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Réseaux

Sociabilité et interactions sociales


Louis Quéré

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Quéré Louis. Sociabilité et interactions sociales. In: Réseaux, volume 6, n°29, 1988. L'interaction communicationnelle. pp. 75-
91;

doi : https://doi.org/10.3406/reso.1988.1277

https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1988_num_6_29_1277

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SOCIABILITÉ ET INTERACTIONS

SOCIALES

Louis QUÉRÉ

PUCES CNET/CNRS
"C'est se conformer superficiellement au langage usuel que de
réserver le terme de société aux actions réciproques durables,
particulièrement à celles qui se sont objectivées dans des figures uniformes
caractérisables, tels l'Etat, la famille, les corporations, les églises,
les classes, les groupes d'intérêts, etc. Outre ces exemples, il existe
un nombre infini de relations et de sortes d'actions réciproques entre
les hommes, de médiocre importance, et parfois même futiles si on
considère les cas particuliers, qui contribuent cependant à constituer la
société telle que nous la connaissons, en tant qu'elles se glissent sous
les formes sociales plus vastes et pour ainsi dire officielles (...)• 0n
ne saurait reconstituer la vie de la société, telle que nous la
connaissons par expérience, à partir des seules structures indiquées plus haut,
qui forment les objets traditionnels des sciences de la société ; en
effet celle-ci s'effriterait en un grand nombre de systèmes désordonnés,
sans l'intervention d'innombrables synthèses moins vastes".

G. SIMMEL, "Le domaine de la sociologie", in Sociologie et Epistémolo-


;ie, pp. 89-90.

A quoi peut mener l'étude systématique "des relations et des


ortes d'actions réciproques de médiocre importance entre les hommes" ?
Quel en est l'enjeu sociologique ? On a pris l'habitude de classer
l'analyse des interactions communicative s de la vie courante dans la
catégorie "Etudes de la communication interpersonelle" (par opposition à
"communication de masse" ou à "communication médiatique"). Or ceux qui,
aujourd'hui, s'intéressent à la communication ordinaire raisonnent moins
en termes de types de communication, constituant des objets différents,
qu'en termes de renversement stratégique dans l'analyse de quelques
problèmes centraux de la sociologie. Le changement de perspective est
bien défini par la citation de Simmel placée en exergue de ce texte :
l'étude des actions réciproques, des interactions communicative s et des
relations entre les gens peut nous apprendre autant, sinon plus, sur la
manière dont se fait concrètement la "Vergesellschaf tung" , c'est-à-dire
la socialisation au sens d'assemblage de la société, que celle des
institutions et des organisations supra-Individuelles.

En d'autres termes, l'analyse de la communication de la vie


courante a une portée sociologique générale : elle fait découvrir non
seulement l'organisation des processus de la communication ordinaire,
mais aussi certains des principaux mécanismes de production et de repro-

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duction de la société, pour autant qu'ils ont pour foyer "les actions
réciproques et les relations de médiocre importance entre les hommes".
Encore faut-il que cette analyse se fasse dans une perspective
déterminée : celle que Simmel définit sous le nom de "sociologie formelle".
Celle-ci consiste à appréhender les actions réciproques et les relations
sociales sous l'angle de leur "formung", de leur mise en forme à travers
des opérations que les gens font les uns par rapport aux autres, bref de
leur morphogénèse plutôt que de leur morphologie. J'entends interactions
communicatives dans le sens suivant : il s'agit des interactions dans
lesquelles les ajustements réciproques que les partenaires effectuent
pour organiser ensemble un cours d'action sont régulés par une
production interne d'intelligibilité et d 'assignabili té, donc par des
opérations de compréhension, d'interprétation et de communication. Cette
communication n'est pas nécessairement verbale : elle désigne le fait que,
pour organiser leurs relations et leurs actions réciproques, les
partenaires d'interaction se rendent mutuellement intelligibles, accessibles,
sensibles, observables toute une série de choses sur quoi ils se règlent
pour déterminer leurs contributions respectives à un cours d'action
conjointe. Ces interactions s'opposent à des interactions de type systé-
mique ou fonctionnel, c'est-à-dire à des processus de détermination
réciproque des actions, des paroles et des conduites qui ont lieu dans
le dos des acteurs, à leur insu, en dehors de leur champ ordinaire de
perception et d'intelligibilité (je reprends ici une distinction faite
par Habermas).

Dans les pages qui suivent je voudrais rendre compte, très


schéma tiquement , de la manière dont le double renversement stratégique,
qui consiste à reconstruire les processus de base de la constitution de
la société par une "sociologie formelle" des interactions et des
relations sociales, s'est effectué dans l'histoire de la théorie de la
société, depuis G. Simmel jusqu'à 1 'ethnométhodologie, en passant par
G. H. Mead et E. Goffman. Traitant des relations sociales, je rencontre
le thème sociologique classique de la "sociabilité" ; c'est sous cette
étiquette que les sociologues ont développé une partie de leurs analyses
des relations sociales. Ce thème permettra de mettre en évidence la
différence que je vois entre plusieurs démarches formelles : l'analyse
morphologique, la "sociologie formelle" (au sens de Simmel) et la
pragmatique formelle (à la Habermas).

I - A l'origine de 1 'interactionnisme : Simmel

Simmel a construit sa sociologie autour de l'idée que la


société est une "réciprocité d'actions", ou, plus précisément, qu'elle

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s'assemble à travers la mise en forme d'actions réciproques et des
relations que les gens ont entre eux. C'est ce qui l'a conduit à mettre au
premier plan l'étude des interactions et des relations sociales de la
vie courante et à promouvoir une approche formelle. On pourrait dire
aussi "émergentiste" ou "morphogénétique". Il définissait la sociologie
comme l'analyse des "formes de la socialisation". On a pris l'habitude
de traduire ainsi le mot allemand Vergesellf schaf tung . Mais le terme
français prête à équivoque, car il ne fait pas ressortir la dimension
essentielle d'un processus d'assemblage de la société, d'une société
-en-train-de-se-lier à travers les interactions et les relations entre
les gens, en particulier à travers leur mise en forme (formung). C'est,
me semble-t-il, cette liaison que Simmel appelle sociabilité au sens
large. Il en distingue une "sociabilité au sens étroit", correspondant à
la forme ludique et esthétique de la "socialisation". Je vais passer
rapidement en revue quelques concepts importants de cette perspective
sociologique : celui d'action réciproque et de relation sociale, celui
de forme et celui de sociabilité.

a. Action réciproque et relation sociale

Voici d'abord une assez longue citation de Simmel, qui montre


comment son appréhension morphogénétique l'amène à accorder aux
rencontres sociales de la vie courante autant d'intérêt, pour l'analyse
sociologique, qu'aux structures et aux institutions : "la Vergesellschaf tung
se fait et se défait constamment, et elle se refait à nouveau parmi les
hommes dans un éternel flux et bouillonnement qui lie les individus,
même là où elle n'aboutit pas à des formes d'organisation
caractéristiques. Les hommes se regardent les uns les autres, ils se jalousent
mutuellement, ils s'écrivent des lettres et déjeunent ensemble, ils
éprouvent sympathie et antipathie par-delà tout intérêt tangible ; de
même la reconnaissance pour un acte altruiste crée des liens
indéfectibles ; l'un demande son chemin à l'autre ; ils s'habillent et se parent
les uns pour les autres : ces milliers de relations de personne à
personne, momentanées ou durables, conscientes ou inconscientes,
superficielles ou riches en conséquences (...) nous lient constamment les uns
aux autres. C'est en cela que consistent les actions réciproques entre
les éléments qui soutiennent toute la fermeté et l'élasticité, toute la
multiplicité et toute l'unité de la vie en société, à la fois si
manifeste et si énigmatique. Tous les grands systèmes et organisations
supra-individuels auxquels on pense d'ordinaire à propos du concept de
société ne sont rien d'autre que des moyens de consolider -dans des
cadres durables et des figures autonomes- des actions réciproques
immédiates qui relient d'heure en heure ou bien la vie durant les individus.
Elles acquièrent ainsi autorité et autonomie, pour se poser et s'opposer
en fonction des formes d'existence par lesquelles les êtres se condi-

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tionnent réciproquement. En tant qu'elle se réalise progressivement, la
société signifie toujours que les individus sont liés par des influences
et des déterminations éprouvées réciproquement. Elle est par conséquent
quelque chose de fonctionnel, quelque chose que les individus font et
subissent à la fois. Aussi, d'après sa caractéristique fondamentale ne
devrait-on pas parler de société mais de Vergesellschaf tung" (Sociologie
et Epistemologie, p. 90. Ce qui est souligné l'est par moi).

Pourquoi l'étude des relations et des rencontres sociales


insignifiantes de la vie courante permet-elle de saisir "la société dans
son status nascens", "le processus même de la vie sociale" ?
Essentiellement, répond Simmel, parce que "le nombre infini de formes de
relations et de sortes d'actions réciproques entre les hommes, de médiocre
importance" forme le tissu conjonctif sans lequel la société
"s'effriterait en un grand nombre de systèmes désordonnés" ; car c'est en elles
que s'opère, à un niveau spécifique, le travail de synthèse, de liaison,
de configuration, de mise en forme dont procède la société. Pour Simmel,
les notions de "socialisation" et de "forme de socialisation"
appartiennent au concept d'action réciproque. Simmel ne parle pas encore
d'interaction. Mais son concept d'action réciproque en est l'équivalent, car il
signifie un "se déterminer réciproquement" ; c'est dans leurs relations
et dans leurs rencontres que les individus trouvent les éléments en
fonction desquels ils déterminent leurs actions et leurs conduites ;
plus exactement, celles-ci se déterminent réciproquement, s'ajustent les
unes aux autres. C'est aussi dans leurs relations et leurs rencontres
qu'ils acquièrent leur identité personnelle.

b. Qu'est-ce qu'une forme ?

Les actions réciproques ne se font pas n'importe comment. De


même les gens ne suscitent pas entre eux des relations quelconques,
indéterminées, arbitraires, contingentes. Les uns comme les autres
émergent dans des formes qui les différencient et les individualisent.
Simmel a une conception de la forme et du, formel qui se distingue de
celle des logiciens mais aussi de celle des sociologues qui s'inscrivent
dans la tradition durkheimienne. "La juxtaposition des individus se
fait, écrit-il, dans des formes d'existence commune et solidaire", ou
plus précisément encore, elle suscite ses propres formes et elle les
transforme continuellement. La forme simmelienné est à la fois une
"configuration cristallisée", avec une logique immanente, qui précède et
contraint l'action réciproque ; mais d'un autre côté, elle est le
résultat d'une opération, dans la mesure ou elle procède d'un processus de
mise en forme des interactions. La notion d'"acte de configuration",
développée par Ricoeur à la suite de 0. Mink pour rendre compte de la
"mise en intrigue" qu'opère le récit, traduit bien, à mes yeux l'idée

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simmelienne de "formung" : toute interaction ou toute rencontre sociale
prend forme à travers un "acte de configuration" qui lie entre eux les
détails hétérogènes qui le constituent de telle sorte qu'émerge une
figure reconnaissable, une totalité intelligible pourvue d'une unité et
d'une identité, un événement typique standardisé, reproductible au sujet
duquel les gens peuvent dire : c'est un x ou un y.

Dans sa préface à l'ouvrage sur Simmel édité par P. Watier,


J. Freund souligne que "l'approche de Simmel n'est pas du tout
morphologique- (au sens d'un substrat de formes préconstituées qui
conditionneraient la vie collective, L.Q.) parce que la forme est la configuration
que l'action réciproque suscite ou modifie dans le cadre de son
déroulement (...)• L'action réciproque taille les formes de son devenir même,
provoquant des ruptures et des failles (...)• L'action réciproque
transforme sans cesse la forme dans laquelle elle se produit, soit pour
supprimer des relations, soit pour en créer de nouvelles, soit pour
revivifier d'autres" (p. 13-14). On peut résumer schémat iquement comme suit
l'idée de forme chez Simmel :

- Elle est ce qui lie, ce qui synthétise les éléments d'une


interaction, non pas comme un ajout externe, mais comme un principe
interne : la forme est impliquée dans leur autodétermination réciproque.
Elle constitue, écrit Simmel, un "Gegenseitiges Sich Bestimmen", un se
déterminer réciproquement.

- Elle est ce qui différencie une occurrence, c'est-à-dire ce


qui introduit de la discontinuité dans le flux continu de l'expérience
vécue.

- Elle est ce qui confère à cette occurrence son individualité


ou son identité.

- Elle appartient au "royaume de l'impersonnel" : les formes


sont soustraites au domaine de la subjectivité, des préférences
individuelles, des opinions personnelles. Elle correspond à la dimension des
actions et des conduites des gens qui est régulière, répétitive,
typique, standardisée, indépendante des caractéristiques personnelles de
ceux qui en sont les sujets. La forme n'est donc pas le style personnel.
Elle ne correspond pas non plus aux "bonnes formes" prescrites par les
règles de l'étiquette ni à la dimension formelle des relations et des
rencontres liée à l'application de conventions ou de règles de
politesse.

Bref la forme, pour Simmel, est une affaire de composition et


de configuration contraintes (au sens où chaque occurrence n'est pas li-

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bre de créer une nouvelle forme). La mise en forme est la production
d'un figure standardisée à travers l'assemblage d'un ensemble d'éléments
divers selon un principe interne de détermination réciproque (cf. par
exemple la manière dont question et réponse se constituent
mutuellement). Si on prend un flux conversationnel d'une certaine durée, il se
présente comme une suite d'événements ou d'actions qui constituent
autant de figures ; ils sont différenciés et individués ; chaque épisode
est identifiable comme exemplaire normal d'une classe d'événements.
Bref, c'est leur forme standard accomplie qui, les différenciant et les
individualisant, permet de décrire la conversation comme une succession
d'épisodes du genre : identification réciproque, salutations, échange de
nouvelles, demande de renseignements, invitation, échange de voeux,
etc.

En quoi cette perspective formelle dif f ère-t-elle de


l'approche morphologique, de l'analyse formelle ou de la pragmatique formelle ?
L'approche morphologique est pratiquée de manière rigoureuse dans la
linguistique structurale. Elle consiste, selon la définition de Benvé-
niste, à décrire le langage "comme une structure formelle", c'est-à-dire
comme constitué d'éléments discrets articulés entre eux. Comme procédure
de description, elle opère par segmentation et par substitution : elle
dissocie une unité en ses éléments formels, c'est-à-dire non décomposa-
bles qu'elle définit par les relations qui les unissent dans la
dimension syntagmatique et dans la dimension paradigmatique (Problêmes de
linguistique générale, I, p. 119-131). En sociologie on trouve quelque
chose de semblable dans l'étude post-durkheimienne des relations
sociales et des réseaux de sociabilité. Celle-ci prend en considération des
critères morphologiques tels que la densité d'un réseau (de combien de
personnes est-il constitué ?) , son homogénéité (ont-elles la même
origine sociale, le même niveau d'éducation ? Appartiennent-elles aux mêmes
catégories sociales, etc. ?), la fréquence et la continuité des contacts
et des échanges, etc. L'approche morphogénétique à la Simmel en diffère
assez profondément en ceci qu'elle considère la forme non pas comme ce
que dégage une analyse faite d'un point de vue d'observateur externe
mais comme travail de composition interne qui est partie intégrante de
la production d'un événement, d'une action, et dont ceux-ci reçoivent
leur unité et leur identité, et aussi leur caractère d'être des
occurrences typiques, régulières, concordantes, standardisées, reproducti-
bles, répétitives etc. Cette sociologie formelle oriente non pas vers
une analyse objectivante en termes de segmentation et de constitution de
classes de substitution mais vers l'identification des opérations par
lesquelles des occurrences accomplies sont munies de l'intérieur par des
opérations des acteurs de leur caractère discret, de leur
individualité, de leur forme standard et de leur appartenance à une classe
d'équivalence.

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Cette approche morphogénétique ne correspond donc pas non plus
à ce qu'on appelle "analyse formelle" dans la tradition de la logique de
l'étude de la grammaire, ou dans celle de la philosophie du langage.
"Analyse formelle" désigne ici un type d'investigations dont l'objectif
est d'élucider les processus de l'utilisation du langage selon des
critères formels, c'est-à-dire par la formalisation de concepts
fondamentaux (celui de sens par exemple, lorsqu'on définit le sens d'une phrase
en terme de ses "conditions de vérité" c'est-à-dire des conditions qui
doivent être satisfaites pour qu'elle soit vraie -l'existence réelle
d'un certain état de choses qu'elle représente par exemple). Donc c'est
une démarche qui procède par explicitation et formalisation des concepts
et de critères, et par analyse de présuppositions, de systèmes, de
règles etc. Ce que les allemands appellent aujourd'hui "pragmatique
formelle" en est dérivé. Il s'agit ici de reconstruire systématiquement les
conditions générales a priori de possibilité, de type formel au sens
procédural, de la communication ou de la coopération sociale.

С La sociabilité

Simmel introduit la "sociabilité au sens étroit" comme une


forme de la Vergesellschaf tung. On peut en rendre compte en distinguant
deux plans. Le premier serait celui de la mise en forme des
"juxtapositions" de personnes, au sens défini ci -dessus. Le second serait celui de
la stylisation de ce processus ordinaire de configuration. Il entretient
avec le premier le même type de rapport que l'art entretient avec la
réalité. C'est la "sociabilité pure", qui met en scène, par abstraction
et figuration, les formes de l'action réciproque. Dans le chapitre des
Grundlagen der Soziologie, intitulé "la sociabilité. Exemple de
sociologie pure et formelle", Simmel définit la "sociabilité au sens étroit"
dans les termes suivants : "ce n'est pas un simple hasard du langage
usuel si toute sociabilité, même la plus naturaliste, accorde tant
d'importance à la forme, à la bonne forme, lorsqu'elle veut lui
attribuer un sens quelconque et certaine consistance (...). Vue sous l'angle
des catégories sociologiques, je définirai la sociabilité comme la forme
ludique de la Vergesellschaf tung , et mutatis mutandis, elle se comporte
par rapport à sa concrétion déterminée par les contenus à la manière de
l'oeuvre d'art par rapport à la réalité" (op. cit. p. 124-125).

Ainsi pour Simmel, la rencontre sociable est celle où les


formes de l'action réciproque sont détachées des motivations et des
finalités concrètes de l'interaction et sont actualisées pour elles-mêmes :
elles deviennent alors elles-mêmes "fin et matière de leur
développement". La sociabilité écrit-il, "joue les formes de la socialisation" ;
"tous les contenus se dissolvent alors dans le simple jeu de la forme" .

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Dans l'interaction courante, la dimension sociable
n'intervient qu'à titre de médiation de l'action réciproque : la configuration
d'une relation de réciprocité est fonctionnelle pour la coopération
sociale. Elle n'est pas une fin en elle-même. Par contre, dans la
rencontre sociable pure, l'action réciproque est visée pour elle-même. Ce
qui suppose que les partenaires fassent abstraction de leurs
déterminations objectives respectives et se rapportent les uns aux autres comme
égaux. C'est donc le degré d'abstraction de la forme, le degré de
stylisation de l'interaction qui différencie la sociabilité pure de la
sociabilité fonctionnelle.

II - Pour en finir avec les dualismes cartésiens : la théorie de


l'action communicative de G. H. Mead

Défini dans ses grandes lignes, 1 'interactionnisme symbolique


qui s'est développé aux Etats-Unis à partir de la pensée de G. H. Mead
est le résultat du croisement de deux traditions : celle du pragmatisme
philosophique correspondant aux oeuvres de Peirce, James, Dewey et
Mead ; celle des sociologues simmeliens de l'école de Chicago (Small,
Park etc.). Il n'est d'ailleurs pas impossible que Mead lui-même ait
suivi les cours de Simmel lors de son séjour à Berlin en 1889-91.
Faisant sienne la recommandation simmelienne -rendre compte du "processus
même de la vie sociale" à travers l'analyse des actions réciproques des
relations "de médiocre importance" entre les gens- Mead a élaboré plus
avant les moyens conceptuels de cette sociologie formelle ; il l'a fait
en rendant les intuitions pragmatistes fécondes pour l'analyse
sociologique. En particulier il a développé les notions d'action réciproque, de
"gegenseitiges sich - Bestimmen" , à l'aide d'une théorie de la
signification, ou plus exactement d'une théorie de la médiation des actions
réciproques par des symboles signifiants et par des normes intersubjec-
tivement valides, théorie qui, à ses yeux, relevait d'un "behaviorisme
social". Davantage, Mead a, comme Habermas l'a récemment bien mis en
évidence, posé les bases d'une émancipation de l'analyse de l'action et
des relations sociales par rapport aux prémisses de la philosophie de la
conscience et aux dualismes de toutes sortes que celle-ci a engendrés.
En ce sens il représente un maillon essentiel, sans lequel il est
impossible de comprendre des figures simmeliennes récentes telles que
Goffman, Garfinkel, les analystes de la conversation. C'est pourquoi il
importe d'évoquer fût-ce très schématiquement son apport. Je définirai
celui-ci par les quatres propositions suivantes :

- Mead a complètement transformé le questionnement


sociologique sur la détermination des actions ;

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- il a rendu compte de leur "gegensei tiges Sich Bestimmen" par
une théorie des médiations symboliques de l'interaction ;

- il a "sequent iali se" cette détermination réciproque ;

- et il a "externalise" les instances et les moyens de


régulation des actions réciproques.

a. La critique du dualisme sujet-structure

On a coutume de rapporter les actions à ce qui les provoque :


un sujet de l'action qui forme des projets, conçoit des intentions,
poursuit des intérêts, formule des raisons d'agir ; un environnement qui
émet des stimuli déclenchant des réactions ; des structures a-temporel-
les qui font faire aux gens ce qu'on les voit faire, etc. Mead remet en
cause cette manière de procéder et, s 'appuyant sur la critique pragma -
tiste de l'opposition sujet-objet, montre comment ces deux termes et
leur relation se constituent dans l'action elle-même, au sens
d'intervention effective sur un cours d'événement ou un état de choses. La
critique du schéma behavioriste stimulus-réponse lui permet d'appliquer le
"se déterminer réciproquement" de Simmel aux relations d'un organisme
agissant à son environnement ainsi qu'aux autres organismes : cet
environnement n'est pas pré-défini ; c'est l'engagement dans une action
concrète qui le compose par des opérations de sélection et de liaison ; et
cette composition détermine en retour quelles actions sont appropriées.
Il en va de même pour les interactions entre individus : l'action de
l'un indique à l'autre, qui l'interprète, ce qu'il doit faire pour
répondre ou continuer de manière intelligible et pertinente ; la réaction
d'Alter contribue elle-même à déterminer le mouvement d'Ego, à la fois
parce que celui-ci l'anticipe et parce qu'elle manifeste, en actes,
comment Alter a identifié, interprêté le geste d'Ego.

b. L'interaction symbolique

Mead n'a jamais employé lui-même cette expression. Mais il en


a fait d'une certaine manière la théorie, essentiellement pour pouvoir
rendre compte du contrôle reflexi f des comportements eť de la conscience
de soi en se passant de la théorie du sujet construite par la
philosophie de la conscience. Dans une interaction Ego peut susciter un
comportement déterminé de la part d'Alter dans' la mesure où, ayant anticipé la
réaction prévisible de celui-ci à son acte, il accomplit celui-ci de
façon à susciter précisément cette réaction. Cette capacité
d'anticipation n'est pas une capacité de calculer mentalement la probabilité
d'occurrence d'un comportement, de la pronostiquer, mais une capacité de
prévoir qui est étayée par une organisation sociale ou intersubjective

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de la prédictibili té des conduites des gens. Cette prévisibilité
socialement organisée repose sur deux éléments essentiellement : des symboles
signifiants et des attentes normatives réciproques de comportement. Dans
un groupe, les individus accordent les mêmes significations aux symboles
et aux gestes, en vertu de conventions de sens constitutives d'un
langage et d'une culture. La signification n'est donc pas un événement
interne ou un processus mental : elle est un fait d'organisation sociale, qui
fait qu'un geste, une expression, un symbole susciteront une réponse
identique de la part de l'émetteur et du destinataire. Et cette
signification est fonctionnelle pour l'organisation de l'interaction : outre
qu'elle permet à des partenaires d'ajuster leurs comportements les uns
aux autres, elle rend possible l'émergence d'une instance de contrôle
réflexif de l'action, le "self". Il en va de même pour les normes
sociales : à partir du moment où leur validité est intersubjectivement
reconnue, elles fondent Ego à attendre d'ALter qu'il agisse d'une certaine
manière compte tenu des circonstances (ce qui laisse toujours à ce
dernier une marge de manoeuvre importante, car sa réponse aurait
toujours pu être différente de ce qu'elle a été effectivement) et qu'il
reconnaisse la légitimité de ses attentes à lui, Ego.

c. Une affaire d'enchaînement

La critique de l'opposition sujet-objet ainsi que celle de la


conception du rapport des acteurs à leur environnement sur le modèle
stimulus-réponse ont amené Mead à mettre l'accent sur la structure
temporelle de l'action et en particulier à tenir compte du caractère
séquentiel de son accomplissement. L'action est pour lui une affaire
d'enchaînement de phases ; l'interaction est une affaire d'enchaînement
de mouvements qui se déterminent les uns les autres ; et l'"acte social
complexe" (un match de football par exemple) est une affaire de
connexion et de composition de contributions individuelles.

d. L'externalisation du sens et du sujet

Dans cette pespective la signification des expressions et des


actions ne peut être fonctionnelle pour l'organisation de l'interaction
que si elle est partagée, publique, observable -et non pas privée ou
interne- et que si la capacité de manifester des actes significatifs se
double de celle d'évaluer le caractère correct des usages des symboles
signifiants. En d'autres termes la signification n'est ni un ajout
psychique ni le produit d'une opération cognitive logée dans la conscience.
C'est pour cela que Mead se définissait comme un "behavioriste social".
Outre qu'il a proposé d'appréhender les phénomènes sociaux d'un point de
vue d'enchaînement d'actions réciproques , il s'est acharné à externali-
ser tout ce que la tradition de la philosophie de la conscience avait

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localisé dans la tête des gens ou dans leur for intérieur -à commencer
par le Mind, le Self et la morale- et à le ramener à des processus
d'organisation sociale dans le cadre de 1 '"intersubjectivité pratique". Mais
d'un autre côté, il est profondément anti-behavi oriste : il considère
que l'orientation des comportements par le sens, qui est visible et
publique, n'est néanmoins pas observable à la manière d'un geste ou d'un
mouvement corporel. Son observabili té a une consistance particulière :
elle est fondée sur l'existence de systèmes de signes -à commencer par
le langage- d'usages de symboles signifiants et d'arrière-plans
normatifs reconnus comme intersubjectivement valides. La base du caractère
public et visible de l'orientation significative des comportements est
donc l'existence d'une communauté de communication, l'adhésion de ses
membres à des conventions de sens et à des normes légitimes, l'émergence
du sujet dans le milieu de la prexis et de la socialite, l'appartenance
du psychisme et des opérations cognitives à l'organisation sociale des
actions réciproques.

III - Pourquoi étudier les "comportements mineurs" dans notre société ?

Je rappelle le point que je veux établir : l'analyse des


interactions communicative s de la vie courante a une portée sociologique
générale ; son objet n'est pas l'étude d'un type de communication,
celui qu'on étiquette "communication interpersonnelle" ; elle correspond
essentiellement à une perspective générale d analyse des phénomènes
sociaux, qu'on peut qualifier d'internaliste, de dynamique et d'anti-
réif icatrice. Elle est internaliste dans la mesure où elle localise
1 'autoconstruction de la réalité sociale dans les actions réciproques et
les relations entre les gens, et plus précisément, dans les processus de
production d'intelligibilité, de sens et d'ordre qui médiatisent leur
organisation endogène. Elle est dynamique dans la mesure où elle
appréhende cette autoconstruction comme un ensemble de processus et
d'opérations de mise en forme ou de configuration qui font émerger ce qui nous
est habituellement accessible sous la forme d'un donné positif,
identifiable et descriptible. Elle est antiréif icatrice dans la mesure où elle
considère qu'on doit pouvoir rendre compte d'une bonne- part de la
réalité sociale et culturelle sans postuler autre chose que la mutualité de
membres d'une collectivité qui se rapportent les uns aux autres selon la
modalité de la relation sujet - sujet, et les opérations qu'ils font les
uns par rapport aux autres. Elle vise donc à réduire la réalité, la
stabilité, et l'objectivité des institutions et des entités collectives
de toutes sortes, à des opérations que font les uns par rapport aux
autres, dans leurs interactions courantes, les membres d'une
col ectivité dont le mode d'existence est l'identité subjective. Reste à savoir

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jusqu'où on peut aller dans cette réduction, et s'il ne faut pas, comme
Habermas l'a récemment proposé, articuler cette perspective avec une
autre qui pose que l 'intersubjectivité instaurée par les interactions
communicative s quotidiennes a une extériorité qui la contraint et la
façonne.

Tel est, me semble-t-il, ce qui est en jeu dans l'étude de


l'ordre de l'interaction. Ceci étant, ceux qui s'y engagent sont
confrontés à plusieurs choix. J'en retiens deux. La première n'a pas une
importance fondamentale. Il s'agit de savoir si on a besoin d'une
théorie de la communication pour rendre compte de l'organisation des
actions réciproques et des relations, et laquelle est préférable. Quand
on considère les textes des gens qui font autorité en ce domaine, on
s'aperçoit que les choix sont très variables : il y a ceux qui
raisonnent en termes de production et de traitement d'informations et il y a
ceux qui raisonnent en termes ď intercompréhension, de production de
sens et de réalisation d'une entente ; il y a ceux qui, privilégiant la
communication par le langage, proposent des modèles discursifs, et ceux
qui, partant de la coprésence corporelle, substituent à la communication
proprement dite une gamme d'opérations beaucoup plus riches à l'aide des
desquelles les partenaires se rendent mutuellement accessibles -dans
l'ordre de l'intelligible, du visible, de l'observable, du sensible, et
pas seulement dans celui du logos- toute une série de choses en fonction
desquelles ils déterminent ce qu'ils ont à dire ou à faire. Mon opinion
est qu'il n'y a pas lieu de décider a priori en fonction de préférences
théoriques, et qu'il faut plutôt déconstruire ces concepts par une mise
au jour des processus concrets d'organisation interne des interactions.

Un second choix porte sur le statut à donner à l'ordre de


l'interaction : faut-il l'appréhender comme un ordre de faits parmi
d'autres, susceptible d'investigations empiriques rigoureuses dans la
tradition positiviste des sciences naturelles ? Ou plutôt comme ce qu'on
peut appeler un "transcendental", c'est-à-dire comme le lieu ou le
milieu dans lequel se construisent, intersubjectivement , la réalité et
l'objectivité d'un monde commun, la socialite des cadres de l'existence,
des événements et des pratiques, l'identité subjective et individuée des
groupes et de leurs membres. Les principales figures simmeliennes
contemporaines peuvent être situées sur une ligne qui relie ces deux
pôles. Un auteur comme Goffman (il faudrait; y adjoindre ceux qui
travaillent sous le label "ethnographie de la communication") s'est
décidé en faveur de la première option. Par contre Garfinkel, le
fondateur de 1 'ethnométhodologie, prolonge la fécondation réciproque de la
tradition phénoménologique et de la tradition meadienne, déjà connectée
l'une à l'autre par A. Schù'tz et par M. Natarnson, en prenant la seconde
option et en la développant sous la forme tout à fait particulière d'une

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théorie, très peu systématisée au demeurant, de 1 'intersubjectivité
pratique (au contraire d'un Habermas qui, prenant la même option,
considère 1 'intersubjectivité comme linguistique, comme instaurée par la
communication quotidienne en tant qu'elle est médiatisée par le
langage). Entre les deux, mais sans doute beaucoup plus proche du
premier pôle que du second, on peut situer l'analyse de conversation
initiée par Sacks et Schegloff, qui s'intéresse à 1 'autoorganisation
d'événements conversationnels.

Ce qui fait de Goffman une figure simmelienne de premier


ordre, est sa préoccupation d'analyser "les comportements mineurs" de
notre société, sa conviction qu'on peut, par là, rendre compte de la
manière dont se constitue la vie de la société, son intérêt pour les
contacts, les rencontres et les relations sociales, enfin son souci de
la ritualisation sociale qui reprend et prolonge les réflexions de
Simmel sur la sociabilité comme jeu sur les formes du lien social. Sur
le fond, je tends cependant à penser que si Goffman contribue au
développement du programme de "sociologie formelle" de Simmel c'est en la
traduisant dans une perspective morphologique d'inspiration durkheimi en-
ne. Ceci est assez net par exemple dans son naturalisme et dans son
intérêt pour les échanges rituels et pour la ritualisation sociale.
Goffman, prenant l'éthologie pour modèle s'est efforcé d'observer le
plus minutieusement possible la manière dont les gens, dans nos
sociétés, gèrent et ordonnent leurs situations sociales, c'est-à-dire les
occasions où ils se trouvent corporellement en présence les uns des
autres : comment transforment-ils cette simple co-présence en un
contact, une rencontre, une relation, une conversation, etc. ? Il a cherché
à dégager des "schémas naturels" à travers l'observation des
comportements manifestés dans ces occasions, c'est-à-dire au fond à décomposer
ces comportements en constituants de niveau inférieur ou en éléments
formels, et à mettre en évidence la grammaire de leur composition ou la
fonction intégrative qu'ils remplissent dans une unité de niveau
supérieur. Les échanges rituels qu'il a longuement analysés -depuis les
salutations jusqu'aux excuses- correspondent à de tels "schémas
naturels" : ce sont des procédés, formalisés, spécialisés et convent i onnali-
sés, de gestion de la coprésence corporelle, qui sont fonctionnels pour
la conjonction de ce qui s'exprime sur les corps, à savoir l'ordre des
personnes. De ce point de vue Goffman a en quelque sorte
refonction alisé la "formalité" des rencontres et des relations sociables que Simmel
avait défonctionnalisé pour en faire une affaire de jeu et d'esthétique.
D'autre part il a interprêté la notion simmelienne de "formung" plus en
termes de formalisation -au sens de standardisation et de ritualisation-
qu'en termes de mise en forme ou de configuration.

C'est en cela, du moins en partie, qu'il diffère de Garfin-


kel ; les deux auteurs ont chacun sa manière d'appréhender

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l'organisation de la vie en société en termes d'actions réciproques et
de relations "de médiocre importance" entre les gens. Pour faire bref,
je me contente de relever les principaux points sur lesquels se fait
leur différence.

a) L'autonomie de l'ordre de l'interaction

Goffman en fait un principe méthodologique : il s'agit là d'un


ordre particulier de faits qui mérite d'être analysé en soi et qui peut
l'être de manière systématique et rigoureuse, à l'aide des procédés de
la micro-analyse. Ce qui intéresse Garfinkel ce n'est pas tant
l'interaction en soi que la construction sociale de la réalité et la production
de l'ordre social en tant qu'elles ont pour lieu essentiel
l'organisation endogène, par les gens, de leurs activités pratiques concertées
(cf. la fameuse proposition de Garfinkel dans la préface des Studies in
Ethnomethodology : "Toute référence au "monde réel" (...) est une
référence aux activités organisées de la vie quotidienne").

b) Le traitement de la dimension "scénique" de la vie sociale

C'est Goffman qui, dès le départ, a mis l'accent sur le fait


que "la vie sociale est une scène" et que l'ordonnancement des
rencontres sociales était une affaire de mise en scène, c'est-à-dire dans son
esprit, d'expression d'un ordre invisible (celui des personnes, des
intentions, de l'esprit, etc.) dans des comportements, des gestes, des
postures observables. D'une certaine manière il s'appuyait ce faisant
sur un modèle de la communication conçu comme production et traitement
d'informations par des canaux à la fois verbaux et non-verbaux.
Garfinkel refuse cette manière de raisonner et développe l'idée du
caractère "scénique" de la vie sociale dans le prolongement du
"behaviorisme social" de Mead : l'organisation endogène des activités
concertées passe par le fait que les partenaires d'interaction se
rendent mutuellement accessibles, visibles, observables, sensibles tout
un ensemble de choses qui leur permettent de s'ajuster les uns aux
autres, à commencer par le sens, par la structure et par le caractère de
"fait social" de ce qu'ils disent et de ce qu'ils font. La théorie
Garf inkélienne de 1 ' "accountability" se substitue en quelque sorte à un
modèle communicationnel de l'interaction.

c) Le traitement du caractère formel des conduites sociales

J'ai dit que Goffman faisait un traitement morphologique


plutôt que morphogénétique de l'ordre de l'interaction et qu'il abordait
la dimension de la "formalité" des pratiques en termes de rituels et de
ritualisation. C'est sur ce point que l'innovation de Garfinkel est sans
doute la plus importante :

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à une régulation des activités concertées par la norme ou par
l'expression il substitue une régulation par la forme. Les gens agissent sous
une contrainte d'intelligibilité et de pertinence ; or leurs conduites
ne sont intelligibles et reconnaissables comme appropriées que pour
autant qu'elles manifestent, dans leur forme même, un certain nombre de
traits, tels que la typicité, la standardisation, la répétitivité, la
reproductivité, 1' impersonnalité, la concordance, etc. Ce sont des
traits qui sont produits, composés par les acteurs ; et cette mise en
forma, qui est le coeur même de leur action, a une fonction éminemment
pratique : c'est ce qui permet à un partenaire de continuer, de
répondre, d'enchaîner un acte intersubjectivement pertinent, etc. C'est ce
mode de traitement de la "formalité" des pratiques (c'est une expression
de M. De Certeau) par Garfinkel qui me conduit à lui conférer un profil
simmelien. Mais cette catégorisation n'a pas grande importance.

Par contre ce sur quoi les deux auteurs s'entendent


profondément, et je concluerai par là, c'est sur une certaine manière de
procéder dans le cadre de la perspective ainsi dessinée. Goffman termine sa
préface de Forms of Talk en rappelant que ce qu'il a toujours cherché à
montrer c'est que "la vie sociale est une scène", mais que plutôt que de
se livrer à de grandes déclarations et a de grandes théorisations sur le
sujet, il préférait procéder par des démonstrations "techniques",
c'est-à-dire faire voir la pertinence de son intuition centrale à
travers la résolution des problèmes techniques d'une analyse de données
empiriques ou d'observations traitées pour elles-mêmes. C'est aussi, me
semble-t-il, le point de vue de Garfinkel, bien qu'il l'ait fait
beaucoup moins bien que Goffman. Mais c'est un trait remarquable des
pratiques de recherche que l'un comme l'autre ont impulsées que de ne
faire que de la théorie "incarnée" de l'interaction sociale.

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