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Boudon - Justice Sociale Et Intérêt Général
Boudon - Justice Sociale Et Intérêt Général
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to Revue française de science politique
RAYMOND BOUDON
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réglées de manière à servir au mieux les intérêts des individus les plus
désavantagés et soient d'autre part attachées à des offices et positions
ouverts à tous dans des conditions d'égalité des chances (second principe).
Sans entrer dans le détail de la démonstration de Rawls, je me
contenterai de faire apparaître succinctement comment certaines propo-
sitions se « déduisent » des postulats relatifs à la « position originelle »
(lire : « l'état de nature ») telle qu'elle est décrite par Rawls. Ainsi, à
partir du moment où on suppose les contractants non envieux, ces derniers
n'ont aucune raison d'inscrire l'égalité des conditions parmi leurs exi-
gences. Plus précisément, puisqu'ils sont ignorants de la position qu'ils
occuperont dans la société, ils doivent préférer à un système égalitaire où
tous auraient une certaine quantité de « biens primaires » un système
inégalitaire qui permettrait d'assurer à chacun une quantité de biens
primaires au moins égale.
L'égalité des chances d'accès aux emplois se « déduit » de manière
analogue : ignorant leurs aptitudes et talents, sachant seulement qu'il
existe des inégalités naturelles entre les hommes, acceptant par ailleurs
l'inégalité des conditions pourvu qu'il en résulte un bénéfice collectif
qui tourne au bénéfice de chacun, les contractants admettent le principe
d'une compétition pour l'accès aux emplois. Mais ils ne peuvent
admettre que l'issue de la compétition soit prédéterminée par les apti-
tudes naturelles car, dans ce cas, ils devraient envisager l'éventualité où,
leurs talents étant modestes, ils seraient voués à une condition basse. Si
on suppose que les contractants se placent, par prudence, dans cette
hypothèse pessimiste on conclut que chacun devrait alors considérer les
positions sociales favorables comme réservées aux autres. Dans ce cas
il leur serait impossible, puisqu'ils ne sont pas altruistes, d'admettre
le principe d'une inégalité des conditions. On conclut donc que l'accepta-
tion de l'inégalité des conditions implique que l'égalité des chances soit
réalisée, c'est-à-dire que les handicaps susceptibles d'affecter l'égalité de
la compétition soient neutralisés. Aucune limite à l'égalité des chances ne
peut ainsi être déduite des prémisses contenues dans la description de la
situation originelle.
Je ne me dissimule pas que le résumé qui vient d'être présenté de
certains points essentiels de la théorie de Rawls est superficiel et ne
rend pas compte de sa richesse. Il est cependant suffisant à la compré-
hension des objections qui suivent.
Ces objections, qui me conduisent, comme on verra, à un désaccord
profond avec Rawls, sont de deux types. Les premières sont de nature
logique. Il ne me semble pas que la laborieuse « déduction » à laquelle se
livre l'auteur de A Theory of Justice nous fasse avancer d'un seul pas au-
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litaire que A. Mais, n'étant pas envieux, ils négligent ce point et consi-
dèrent seulement que, quelle que soit leur position future, qu'ils
appartiennent à la classe la plus favorisée ou à la classe la plus défa-
vorisée, leur sort sera meilleur en B. Si une société peut réaliser les
états A et B ils préféreront donc B à A, même si la répartition B est plus
inégalitaire. Dans le langage de la théorie des jeux, B est une stratégie
dominante : quelle que soit leur condition future, en d'autres termes
qu'ils soient voués à la classe la plus favorisée ou à la plus défavorisée,
leur lot sera meilleur s'ils choisissent la répartition B. Comme le lecteur
l'a noté, j'ai supposé dans le graphique de la figure 1 que deux réparti-
tions sont inégalitaires au même degré lorsque le rapport de la part qui
revient au représentant de la classe la plus favorisée à celle qui revient au
représentant de la classe la plus défavorisée est le même. Ainsi, tous les
points de la demi-droite OO' sont considérés comme représentant des
degrés identiques d'inégalité.
Comparons maintenant les répartitions A et C : si le contractant
s'identifie à l'individu le plus favorisé, il doit préférer A à C. S'il
s'identifie à l'individu le plus défavorisé, il doit au contraire préférer
C à A. Mais nous savons qu'ignorant sa position future, il ne peut s'iden-
tifier ni à l'un ni à l'autre. Ignorant aussi les proportions des individus qui
appartiennent aux deux classes, il est incapable de calculer et de comparer
les espérances correspondant aux deux états A et C. Dans cette condition
d'incertitude maximale, la seule stratégie raisonnable, argumente Rawls,
consiste pour le contractant à minimiser les risques qu'il encourt, bref
à choisir la situation qui lui assure en tout état de cause le plus grand des
minimums. De ce point de vue, C est préférable à A puisque le maximum
minimorum, brièvement le maximin, correspond à C. Le contractant
préférera donc C à A.
On peut, je crois, être convaincu par l'argument, bien que, comme le
souligne à juste titre Barry, les théoriciens des jeux répugnent à admettre
que la stratégie du maximin soit nécessairement préférable à toute autre
dans le cas où l'incertitude sur les probabilités attachées aux différentes
rétributions possibles est maximum. Mais le contractant prendrait assu-
rément un risque considérable en utilisant par exemple la stratégie parfois
préconisée dans les situations de choix dans des conditions d'incertitude
qui consiste à supposer égales les probabilités d'appartenir à chacune des
classes. Il prendrait un risque plus considérable encore en adoptant la
stratégie du maximax que défend Barry.
Certes, il est possible de construire des situations où le maximax
est manifestement une meilleure stratégie que le maximin dans des
conditions d'incertitude. Il est vrai que si j'ignore le temps qu'il va
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13. « It seems that the consistent realization of the two principles tends to raise
the (contribution) curve closer to the ideal of a perfect harmony of interests ».
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14. Mancur Olson, The Logic of Collective Action , Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1965.
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Stratégies de i 9 8 7 6 5 4 3 2 1 0
P (payer)
P (ne pas payer) 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 0,00
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16. J.L. Nicholson, «c The Distribution and Redistributions of Income in the United
Kingdom », in Dorothy Wedderburn ed., Poverty , Inequality and Class Structure ,
Cambridge, Cambridge University Press, 1974, pp. 71-91.
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17. Se reporter pour le cas des Etats-Unis à Lester Thurow, « Education and
Economic Inequality», Public Interest , été 1972, pp. 66-81.
18. C'est l'interprétation de Thurow, art. cit., voir aussi mon article « Educational
Growth and Economic Equality », Quality and Quantity , 8, 1974, pp. 1-10, qui aboutit
à la même conclusion par d'autres voies.
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bution du revenu. Il est donc possible qu'à cet égard A C représente plus
fidèlement l'évolution du système que A D. A E représente finalement
l'effet de dilemme des prisonniers qui résulte du système : de par la
logique de l'agrégation des volontés individuelles, les individus de chaque
classe ont dû payer un coût croissant dans le temps, en termes de temps
de scolarité, pour conserver les mêmes espérances sociales.
Il ne serait pas difficile d'imaginer d'autres exemples de sous-
systèmes conduisant ou pouvant conduire de la même façon à des
évolutions « contradictoires » c'est-à-dire à des effets dont certains sont
acceptables et d'autres inacceptables du point de vue des critères
rawlsiens, ces effets étant indissociables les uns des autres. Je me conten-
terai pour finir de considérer un sous-système idéalisé particulièrement
intéressant dans la mesure où, à la différence du sous-système précé-
dent, il engendre exclusivement des effets défavorables.
Imaginons un système économique simplifié constitué par un duopole.
Une des firmes A prend l'initiative de dépenses publicitaires. Si on
suppose la publicité efficace, l'investissement publicitaire de la firme A
va attirer une partie de la clientèle de la firme B. Celle-ci s'efforcera
alors de récupérer sa clientèle en engageant à son tour des dépenses
publicitaires en quantité convenable. Si le marché est inextensible ou
faiblement extensible, le recours à la publicité aura pour principal effet
d'augmenter les coûts de production. Si les duopolistes répercutent l'aug-
mentation de coûts de production sur le prix, les dépenses publicitaires
auront l'effet net d'appauvrir le consommateur et d'instituer une sorte
d'impôt indirect limité dans sa destination au financement des agences
de publicité.
Naturellement, il n'est pas question d'interpréter ce modèle comme
reflétant fidèlement la réalité : le marché d'un produit n'est pas néces-
sairement inextensible ; la publicité a dans certains cas une fonction
d'information, elle peut contribuer à éclairer le consommateur et jouer un
rôle d'incitation à l'innovation. Le seul point que je souhaite faire appa-
raître à travers ce modèle simplificateur c'est que la liberté de l'entre-
preneur c'est-à-dire la faculté qui lui est garantie de prendre des mesures
unilatérales peut conduire, lorsqu'elle est combinée à une liberté identique
chez autrui, à des conséquences doublement insatisfaisantes d'un point
de vue rawlsien : si on suppose le modèle précédent généralisé à
l'ensemble d'un système économique, il engendre un prélèvement sur
le pouvoir d'achat du consommateur non seulement injustifié mais à
effets clairement inégali taires. Dans le langage du diagramme de la
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