Vous êtes sur la page 1sur 30

JUSTICE SOCIALE ET INTÉRÊT GÉNÉRAL: à propos de la théorie de la justice de Rawls

Author(s): RAYMOND BOUDON


Source: Revue française de science politique , avril 1975, Vol. 25, No. 2 (avril 1975), pp.
193-221
Published by: Sciences Po University Press

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43115831

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Sciences Po University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access
to Revue française de science politique

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
JUSTICE SOCIALE ET INTÉRÊT GÉNÉRAL
à propos de la théorie
de la justice de Rawls*

RAYMOND BOUDON

quelque six cents pages de A Theory of Justice , cela n'est cepen-


Bien dant quelquedantqu'ipasl siximpossible
impossiblesi onsoitaccepte
centsde difficile
se limiter pages si on Lade A de Theory résumer de of se Justice en limiter quelques , cela à l'essentiel. n'est lignes cepen- les La
à l'essentiel.
théorie rawlsienne de la justice est en effet relativement simple dans son
ossature. Elle procède d'une démarche « déductive » qui s'inspire directe-
ment des philosophies contractualistes : supposons des hommes ignorants
de la position particulière qui leur sera attribuée dans la société dans
laquelle ils vont s'engager, ignorant même la génération à laquelle ils
appartiennent, ayant une connaissance minimale de la nature humaine et
des sociétés, entretenant les uns à l'égard des autres un sentiment fonda-
mental de neutralité qui exclue l'envie et se distingue de l'égoïsme, sachant
qu'ils apprécient des « biens primaires » tels que la richesse, le pouvoir,
l'épanouissement personnel, mais ignorant la liste exacte et l'utilité relative
de ces biens. Imaginons alors qu'on présente à ces hommes diverses
conceptions de la justice, c'est-à-dire des principes qui doivent présider aux
choix des institutions sociales. Selon Rawls, la théorie qu'ils choisiraient
par priorité à toute autre et notamment à toute théorie de type utilitariste
ou intuitioniste - j'aurai l'occasion de préciser la signification de ces
termes par la suite - est celle de la justice en tant qu'équité ( justice as
fairness ) : ils exigeraient d'abord que les libertés fondamentales ( basic
liberties) soient également distribuées entre tous (premier principe) ; en
second lieu que les inégalités sociales et économiques soient d'une part

* John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of


Harvard University Press, 1971. Cet article a été préparé pour la journée d'études
organisée par l'Association française de science politique sur les tendances récentes de la
théorie politique (octobre 1974).

193

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

réglées de manière à servir au mieux les intérêts des individus les plus
désavantagés et soient d'autre part attachées à des offices et positions
ouverts à tous dans des conditions d'égalité des chances (second principe).
Sans entrer dans le détail de la démonstration de Rawls, je me
contenterai de faire apparaître succinctement comment certaines propo-
sitions se « déduisent » des postulats relatifs à la « position originelle »
(lire : « l'état de nature ») telle qu'elle est décrite par Rawls. Ainsi, à
partir du moment où on suppose les contractants non envieux, ces derniers
n'ont aucune raison d'inscrire l'égalité des conditions parmi leurs exi-
gences. Plus précisément, puisqu'ils sont ignorants de la position qu'ils
occuperont dans la société, ils doivent préférer à un système égalitaire où
tous auraient une certaine quantité de « biens primaires » un système
inégalitaire qui permettrait d'assurer à chacun une quantité de biens
primaires au moins égale.
L'égalité des chances d'accès aux emplois se « déduit » de manière
analogue : ignorant leurs aptitudes et talents, sachant seulement qu'il
existe des inégalités naturelles entre les hommes, acceptant par ailleurs
l'inégalité des conditions pourvu qu'il en résulte un bénéfice collectif
qui tourne au bénéfice de chacun, les contractants admettent le principe
d'une compétition pour l'accès aux emplois. Mais ils ne peuvent
admettre que l'issue de la compétition soit prédéterminée par les apti-
tudes naturelles car, dans ce cas, ils devraient envisager l'éventualité où,
leurs talents étant modestes, ils seraient voués à une condition basse. Si
on suppose que les contractants se placent, par prudence, dans cette
hypothèse pessimiste on conclut que chacun devrait alors considérer les
positions sociales favorables comme réservées aux autres. Dans ce cas
il leur serait impossible, puisqu'ils ne sont pas altruistes, d'admettre
le principe d'une inégalité des conditions. On conclut donc que l'accepta-
tion de l'inégalité des conditions implique que l'égalité des chances soit
réalisée, c'est-à-dire que les handicaps susceptibles d'affecter l'égalité de
la compétition soient neutralisés. Aucune limite à l'égalité des chances ne
peut ainsi être déduite des prémisses contenues dans la description de la
situation originelle.
Je ne me dissimule pas que le résumé qui vient d'être présenté de
certains points essentiels de la théorie de Rawls est superficiel et ne
rend pas compte de sa richesse. Il est cependant suffisant à la compré-
hension des objections qui suivent.
Ces objections, qui me conduisent, comme on verra, à un désaccord
profond avec Rawls, sont de deux types. Les premières sont de nature
logique. Il ne me semble pas que la laborieuse « déduction » à laquelle se
livre l'auteur de A Theory of Justice nous fasse avancer d'un seul pas au-

194

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

delà de l'axiomatique qu'il pose au point de départ. La « situation origi-


nelle » de Rawls me paraît à cet égard moins féconde que l'état de
nature des contractualistes classiques. La seconde série d'objections
relève de la sociologie. De même que le mythe rousseauiste de l'homme
sauvage conduit à une grammaire générative de la justice sociale, de
même la situation originelle de Rawls et la théorie qui en découle
débouchent sur une théorie de la légitimité des institutions. Mais à cet
égard, Rawls doit encore céder des points à Hobbes comme à Rous-
seau. Je ne crois pas que la théorie rawlsienne de la justice nous permette
de mieux comprendre les sentiments de légitimité ou d'illégitimité
qu'évoquent les institutions des sociétés auxquelles il s'intéresse au
premier chef, à savoir les sociétés industrielles libérales.

La démarche générale de Rawls est donc identique à celle de Rous-


seau : il s'agit dans les deux cas de déduire les termes du contrat des
caractéristiques de l'état de nature. Mais, point plus important encore et
d'autant plus notable que Rousseau est cité seulement en passant dans
A Theory of Justice, le contractant de Rawls ressemble comme un
frère à 1'« homme sauvage» du Discours sur l'origine de l'inégalité.
Comme lui, il est bon (ni envieux, ni malveillant), nourrit à l'égard de son
semblable un sentiment de neutralité indifférente, n'a qu'une connaissance
rudimentaire de la nature humaine et des sociétés. On retrouve même
chez Rawls, transposé dans un langage moderne, l'ordre lexicographique
introduit par le Discours entre l'instinct de conservation du moi et l'ins-
tinct de conservation de l'espèce. Ce double instinct correspond textuel-
lement au sentiment d'altruisme limité ( limited altruism, p. 146) que
Rawls prête à ses contractants, les distingant ainsi de l'égoïste homo
oeconomicus '. Le point principal sur lequel le contractant de Rawls et
1'« homme sauvage » de Rousseau se distinguent est que le second est

1. «c ...méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine,


j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse
ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire
une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement
nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état
de faire de ces deux principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la
sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel », Discours sur
l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes cité d'après l'édition des
Œuvres complètes de Tean-Jacques Rousseau, Paris, Le Seuil, 1971, tome 2, p. 210.
L'ordination lexicographique des deux principes est évidente d'après le passage suivant :
« ... tant qu'il (l'homme) ne résistera point à l'impulsion intérieure de la commisération,
il ne fera jamais du mal à un autre homme, ni même à aucun être sensible, excepté
dans le cas légitime où, sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de donner
la préférence à lui-même » (ibid.).

195

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

supposé appartenir à un monde d'abondance, tandis que le premier est


confronté à une société de rareté modérée ( moderate scarcity). A cette
notion de rareté est naturellement associé le principe que les contrac-
tants, à cet égard fort peu rousseauistes, préfèrent disposer d'une quantité
plus grande plutôt que moins grande de biens fondamentaux.
L'axiomatique de 1'« homme sauvage » devait se révéler d'une
remarquable fécondité : elle a permis à Rousseau d'ébaucher la théorie de
ce qu'on appellerait aujourd'hui les systèmes d'action collective. Rap-
pelons-nous, pour nous limiter à ce seul exemple la partie de chasse du
second Discours : deux « hommes sauvages » se rencontrent et décident
de coopérer dans une partie de chasse au cerf ; l'un des compères, à
l'affût du cerf, voit passer un lièvre et abandonne le guet ; résultat : un
chasseur bredouille d'un côté, un maigre butin de l'autre2. L'anecdote
est une illustration du célèbre « dilemme des prisonniers » : chacun des
partenaires a intérêt à trahir unilatéralement l'autre, mais, ce faisant,
chacun obtient une rétribution inférieure à l'optimum de Pareto que la
coopération aurait pu assurer. D'où l'on voit que la coopération entre des
individus libres de se retirer unilatéralement d'un contrat peut échouer
même lorsque chacun a avantage à coopérer. Découverte considérable,
puisqu'elle démontre qu'il peut être nécessaire de contraindre à la coopé-
ration des hommes dont on suppose qu'ils désirent effectivement suivre
leur intérêt et qu'ils sont conscients de l'avantage de la coopération. Ce
théorème, fondement même du Contrat social, a reçu une attention
considérable dans la théorie moderne de l'action collective 3.
Je reviendrai sur ce point plus bas. Mon propos à l'étape présente est
seulement de montrer que l'axiomatique de 1'« homme sauvage » a
conduit Rousseau à des découvertes dont on mesure mieux l'originalité en
comparant le contrat rousseauiste au contrat hobbesien : le deuxième
vise à réduire les coûts sociaux de l'affrontement et de la rivalité ; le
premier, à rendre la coopération possible dans le cas de figure à la fois
singulier et fondamental où la coopération échoue même lorsqu'il est dans
l'intérêt de chacun de coopérer et que nul n'éprouve de sentiments d'hosti-
lité ou même de rivalité à l'égard d'autrui. La discussion détaillée que
Rousseau donne, dans le Discours, de l'axiomatique de Hobbes, montre
bien que le reproche fondamental qu'il adresse à ce dernier est en effet de

2. Discours..., op. cit., p. 229.


3. Si Rousseau est le premier à avoir vu l'importance du cas de figure qui devait
être ultérieurement baptisé « dilemme des prisonniers », il n'est pas le premier à l'avoir
identifié : dans la Guerre du Péioponèse, Périclès tente de convaincre les Athéniens de
rentrer en guerre contre la puissante confédération lacédémonienne en leur représentant
que, en l'absence d'un conseil exécutif, chacun des confédérés se sentant principalement
concerné par ses intérêts particuliers, compte sur l'autre pour servir les intérêts communs
(Thucydide, Œuvres complètes, collection de la Pléiade, p. 783).

196

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

supposer l'état de nature comme caractérisé essentiellement par l'opposi-


tion des intérêts individuels 4.
Malgré la parenté entre l'axiomatique de Rawls et celle de Rous-
seau je ne crois pas que la première ait la même fécondité que la seconde
ou, du moins, que Rawls ait su tirer de ses axiomes des conséquences
aussi fondamentales que Rousseau. En fait, la théorie de la justice qui est
« déduite » de cette axiomatique ne me paraît pas réellement en résulter.
Je soupçonne même que les principes de la théorie de la justice ne peuvent
être obtenus qu'à condition de compléter l'axiomatique de la position
originelle par... les principes qu'on prétend en déduire. Rawls nous
laisse ainsi le choix entre deux possibilités : soit prendre son axiomatique
pour argent comptant et s'efforcer, vainement à mon sens, de comprendre
comment les principes de justice en sont tirés, soit compléter l'axiomatique
de façon convenable, avec la difficulté que, dans ce cas, il devient difficile
de distinguer principes et conséquences et par suite de comprendre l'intérêt
d'une démarche en apparence seulement déductive.
Je me contenterai à cet égard de montrer qu'une pièce essentielle de
la théorie rawlsienne de la justice, le principe d'indifférence, ne
résulte en aucune façon de l'axiomatique de la situation originelle5. Ce
principe correspond à la première moitié du second principe de justice
selon lequel les inégalités doivent être arrangées de manière à servir
l'intérêt du plus défavorisé. Pour le distinguer d'autres types de prin-
cipes distributifs, il est commode d'utiliser la présentation graphique
de Rawls. Imaginons donc qu'on veuille décrire la manière dont un bien
fondamental est distribué dans une société. On peut pour cela utiliser
un système de coordonnées rectangulaires par rapport auquel sont
repérées les parts correspondant à des individus appartenant à des classes
différentes. Dans le cas le plus simple, on utilise deux axes et on porte
en abscisse et en ordonnée la part revenant respectivement à un représen-
tant de la classe la plus défavorisée et à un représentant de la classe la
plus favorisée. Le fait de considérer un « représentant » de chaque classe
plutôt que les classes dans leur ensemble a l'avantage d'éliminer la
complication dérivant des différences dans les effectifs de classes,

4. Cf. Discours..., op. cit., tome 2, pp. 223-224.


5. Brian Barry, The Liberal Theory of Justice, A Critical Examination of the
Principal Doctrines in « A Theory of Justice » by John Rawls, Oxford, Clarendon Press,
1973, a donné une analyse minutieuse de la théorie de Rawls dans laquelle il met en
évidence une série de contradictions que je ne reprendrai naturellement pas ici. Voir
aussi, parmi les nombreux commentaires inspirés par le livre de Rawls : Douglas Rae,
« Rawls, difference principle and an alternative », ronéo, Yale University, Departement of
Political Science. Robert Nisbet, «The pursuit of equality», Public Interest, printemps
1974, pp. 102-120.

197

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

différences qui ne sont pas connues du contractant placé sous le « voile


de l'ignorance » caractéristique de la position originelle.
Ainsi, le point A (figure 1) traduit une répartition telle que le repré-
sentant de la classe la plus défavorisée dispose d'une part du bien
fondamental mesurée par l'abscisse de A, tandis que le représentant de
la classe la plus favorisée a une part mesurée par l'ordonnée de A.

i i y n' /

8»» yE
' /' Aif
ÄC///
¡3 » ' ' / / C¿_ Ä /

yE m ' ' / Aif / / C¿_ Ä C/ /


y ' Classe défavorisée

Figure 1. Répartition d'un bien fondamental entre un représentant de la


classe favorisée et un représentant de la classe défavorisée

Revenons maintenant à l'argumentation par laquelle Rawls prétend


déduire le principe d'indifférence de Taxiomatique de la position origi-
nelle. Les contractants étant supposés non envieux, la plus ou moins
grande égalité de la distribution ne permet pas de déterminer les relations
de préférence ou d'indifférence entre des situations hypothétiques. On a
supposé par ailleurs que les contractants sont dans l'ignorance de la
position qui leur sera finalement attribuée dans la société dans laquelle
ils s'engagent. Enfin, ils savent que cette société est caractérisée par une
situation de rareté modérée et qu'eux-mêmes désirent disposer d'une
quantité plus grande plutôt que moins grande de biens fondamentaux
(primary goods)6.
On conçoit aisément que les contractants dans la situation originelle
préfèrent B à A (figure 1). B correspond à une répartition plus inéga-

6. La définition des « biens fondamentaux » dans le cadre de la théorie de Rawls


pose des problèmes considérables fort bien traités par Brian Barry, op. cit.

198

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

litaire que A. Mais, n'étant pas envieux, ils négligent ce point et consi-
dèrent seulement que, quelle que soit leur position future, qu'ils
appartiennent à la classe la plus favorisée ou à la classe la plus défa-
vorisée, leur sort sera meilleur en B. Si une société peut réaliser les
états A et B ils préféreront donc B à A, même si la répartition B est plus
inégalitaire. Dans le langage de la théorie des jeux, B est une stratégie
dominante : quelle que soit leur condition future, en d'autres termes
qu'ils soient voués à la classe la plus favorisée ou à la plus défavorisée,
leur lot sera meilleur s'ils choisissent la répartition B. Comme le lecteur
l'a noté, j'ai supposé dans le graphique de la figure 1 que deux réparti-
tions sont inégalitaires au même degré lorsque le rapport de la part qui
revient au représentant de la classe la plus favorisée à celle qui revient au
représentant de la classe la plus défavorisée est le même. Ainsi, tous les
points de la demi-droite OO' sont considérés comme représentant des
degrés identiques d'inégalité.
Comparons maintenant les répartitions A et C : si le contractant
s'identifie à l'individu le plus favorisé, il doit préférer A à C. S'il
s'identifie à l'individu le plus défavorisé, il doit au contraire préférer
C à A. Mais nous savons qu'ignorant sa position future, il ne peut s'iden-
tifier ni à l'un ni à l'autre. Ignorant aussi les proportions des individus qui
appartiennent aux deux classes, il est incapable de calculer et de comparer
les espérances correspondant aux deux états A et C. Dans cette condition
d'incertitude maximale, la seule stratégie raisonnable, argumente Rawls,
consiste pour le contractant à minimiser les risques qu'il encourt, bref
à choisir la situation qui lui assure en tout état de cause le plus grand des
minimums. De ce point de vue, C est préférable à A puisque le maximum
minimorum, brièvement le maximin, correspond à C. Le contractant
préférera donc C à A.
On peut, je crois, être convaincu par l'argument, bien que, comme le
souligne à juste titre Barry, les théoriciens des jeux répugnent à admettre
que la stratégie du maximin soit nécessairement préférable à toute autre
dans le cas où l'incertitude sur les probabilités attachées aux différentes
rétributions possibles est maximum. Mais le contractant prendrait assu-
rément un risque considérable en utilisant par exemple la stratégie parfois
préconisée dans les situations de choix dans des conditions d'incertitude
qui consiste à supposer égales les probabilités d'appartenir à chacune des
classes. Il prendrait un risque plus considérable encore en adoptant la
stratégie du maximax que défend Barry.
Certes, il est possible de construire des situations où le maximax
est manifestement une meilleure stratégie que le maximin dans des
conditions d'incertitude. Il est vrai que si j'ignore le temps qu'il va

199

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

faire, je peux raisonnablement sortir sans parapluie et jouer ainsi le


maximax (s'il ne pleut pas et si je ne suis pas encombré de mon
parapluie, je serai comblé) plutôt que le maximin (s'il ne pleut pas, je
serai encombré de mon parapluie, mais, s'il pleut, je serai protégé). Mais
le caractère « futile » des exemples avancés par Barry montre bien que la
stratégie du maximax et, de façon générale, toute stratégie impliquant un
degré d'optimisme plus grand que la stratégie du maximin est difficilement
défendable dans le cas, qui est celui de Rawls, où le contractant joue
ses conditions d'existence.
Admettons donc qu'on déduise bien de l'axiomatique de la situation
originelle que les contractants doivent préférer B à A et, en fonction de
considérations différentes, C à A. Je souligne le fragment de phrase pré-
cédent, car, alors que la préférence de B par rapport à A se déduit direc-
tement de l'axiomatique, il n'en va pas de même de la préférence de C
par rapport à A qui suppose la proposition supplémentaire selon laquelle,
en l'absence d'une stratégie dominante, le maximin représente la stratégie
optimale dans le cas d'une décision dans des conditions d'incertitude
maximum.
Mais si on peut suivre Rawls jusqu'à ce point, il me paraît impossible
d'admettre, comme il le fait, l'indifférence des contractants entre B et
C en s'appuyant sur l'axiomatique de la situation originelle. En effet,
quelles que soient les probabilités d'appartenir respectivement à la classe
la plus favorisée et à la classe la plus défavorisée, un contractant qui
désire plutôt une plus grande quantité de biens fondamentaux qu'une
moins grande doit préférer B à C. S'il est voué à appartenir à la classe la
plus défavorisée, il aura le même lot dans les deux cas. S'il est destiné à
la classe la plus favorisée, il est assuré d'une part plus grande si la société
assure la répartition B. D'après l'axiomatique de la situation originelle,
B et C ne peuvent donc appartenir à la même courbe d'indifférence, B
doit au contraire être préféré à C. On ne voit pas, en d'autres termes,
pourquoi le contractant réglerait ses préférences sur la stratégie du
maximin lorsqu'il dispose d'une stratégie dominante.
C'est pourtant sur cette proposition qu'est fondé le principe d'indif-
férence : les contractants préfèrent la répartition représentée par le point
B ou par le point C à la répartition correspondante au point A ; en
revanche, ils sont indifférents entre B et C puisque ces deux répartitions ne
se distinguent pas du point de vue du lot réservé à l'individu le plus
défavorisé. D'où l'allure des courbes d'indifférence qui apparaissent sur
la figure 1 : tant qu'on considère des répartitions où l'individu dont le
lot est porté en ordonnée est privilégié par rapport à l'autre, à savoir les
répartitions appartenant à l'espace compris entre l'axe des ordonnées et la

200

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

demi-droite formant avec lui un angle de 45°, il y a indifférence des


contractants entre deux points situés sur une parallèle à l'axe des ordon-
nées et préférence pour tout point dont la distance à l'axe des ordon-
nées est plus grande que celle d'un point donné. Naturellement, lorsque
l'individu dont le lot est porté en abscisse est le plus défavorisé (réparti-
tions appartenant à l'espace compris entre l'axe des abscisses et la demi-
droite inclinée de 45°), les courbes d'indifférence sont parallèles à l'axe
des abscisses.
Comment sortir de cette contradiction entre l'axiomatique et le
principe d'indifférence ? Le texte de Rawls contient à cet égard quelques
suggestions qu'il convient d'examiner. Ainsi, il est précisé que les
contractants sont supposés non envieux lorsque les inégalités n'excèdent
pas certaines limites : « 11 (le contractant) n'est pas malheureux de savoir
ou de constater que d'autres ont une quantité plus grande de biens sociaux
primaires. Cela est vrai au moins tant que les différences entre lui-
même et les autres n'excèdent pas certaines limites et qu'il ne croit pas
que les inégalités existantes sont fondées sur l'injustice » 7. Ainsi, au-delà
d'un certain degré d'inégalité, l'envie apparaît. On peut donc imaginer
que l'indifférence entre B et C est due à ce que B représente un degré
d'inégalité situé au-delà de ce seuil : l'avantage que le contractant obtien-
drait en choisissant B, qui lui assure dans le cas le plus défavorable la
même quantité de biens fondamentaux que C, serait, selon cette hypo-
thèse, annulé par l'envie qu'il éprouverait s'il se trouvait placé dans la
classe défavorisée. Toutefois, outre qu'il est difficile de donner une expres-
sion précise à cette hypothèse de compensation, elle n'est pas compatible
avec le principe d'indifférence. En effet, elle implique que deux réparti-
tions entre lesquelles le contractant serait indifférent, apparaissent sur
des courbes d'indifférence distinctes. Ainsi, on peut imaginer que le taux
d'inégalité auquel correspond la répartition A' est tel que A' et C sont
perçus comme indifférents. Mais on aboutit à nouveau à une contradiction
puisque A' et C sont situés sur des courbes d'indifférence distinctes.
Remarquons d'ailleurs que, selon le texte cité, l'envie apparaît seulement
lorsque l'inégalité atteint un certain seuil. En conséquence, il est tou-
jours possible de trouver deux points non confondus situés sur une même
courbe d'indifférence, représentant tous deux des répartitions situées en-
deçà du seuil d'apparition de l'envie et tells que l'un de ces points doive,
d'après l'axiomatique de la position originelle, être préférée à l'autre.
Supposons par exemple que C et C' aient ces propriétés. Dans ce cas, C'
7. « He (the contractant) is not downcast by the knowledge or perception that
others have a larger index of primary social goods. Or at least this is true as long
as the differences between himself and others do not exceed certain limits and he does
not believe that the existing inequalities are founded on injustice » (p. 143).

201

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

doit, selon l'axiomatique, être préféré à C. Pourtant, le principe d'indif-


férence place les deux points sur la même courbe d'indifférence.
Le texte cité plus haut suggère encore une autre manière de sortir de
la contradiction. Selon le texte, l'envie apparaît si l'inégalité dépasse un
certain seuil ou si, hypothèse alternative, le contractant perçoit les
inégalités comme fondées sur l'injustice. Ne peut-on alors imaginer
que les répartitions B et C sont jugées indifférentes parce que B est
perçue comme fondée sur l'injustice ? Si l'hypothèse revient à introduire
un mécanisme de compensation entre l'injustice d'une répartition et les
espérances auxquelles elle est associée, on retrouve les difficultés précé-
dentes. Si elle implique que les contractants se demandent d'abord si
deux répartitions sont également justes avant de déterminer leur
préférence, alors de deux choses l'une : ou bien B et C sont perçues
comme également justes et B est préférée à C puisqu'associée à des
espérances plus élevées, ou bien B est considérée comme injuste par
rapport à C et C préférée à B. De nouveau, il apparaît impossible de
déduire l'indifférence des contractants entre B et C.
En d'autres termes, il est impossible même en tenant compte des
nuances apportées par Rawls à l'axiomatique de la situation originelle,
d'en déduire cette pièce essentielle de la théorie de la justice qu'est le
principe d'indifférence. Plus curieusement encore, on ne voit pas comment
l'indifférence des contractants entre B et C est compatible avec la notion
selon laquelle les inégalités doivent être aménagées de manière à
servir les intérêts de la classe la plus défavorisée. Car, si une société peut
réaliser soit la répartition B soit la répartition C, B et C donnant au
représentant de la classe défavorisée un lot de même importance, la plus
grande inégalité de B n'est pas justifiée. De nouveau, on ne comprend pas
pourquoi B et C sont considérés comme indifférents en contradiction avec
la proposition selon laquelle les inégalités doivent être aménagées de
manière à servir le plus défavorisé.
A vrai dire, la seule manière d'évacuer ces contradictions me semble
être de supposer une identification du contractant situé dans la position
originelle avec le représentant de la classe défavorisée. Naturellement, une
telle identification rend une bonne partie du livre de Rawls inutile et
réduit la « déduction » du principe d'indifférence à une répétition triviale.
Mais j'avoue ne voir aucun autre moyen de réconcilier l'axiomatique de la
position originelle avec le principe d'indifférence. J'ajoute qu'une des
raisons avancée à plusieurs reprises par Rawls pour préférer le principe
d'indifférence à 1'« utilitarisme classique » (théorie selon laquelle l'intérêt
général est satisfait par la maximisation de la quantité totale des biens) me
paraît elle aussi en contradiction directe avec son axiomatique.

202

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

L'utilitariste, argumente-t-il, préfère B à C (par exemple pp. 188 sqq.)


parce que B correspond, quelle que soit la ventilation des individus entre
la classe favorisée et la classe défavorisée, à une quantité totale de biens
fondamentaux plus grande. Mais, dit-il, supposer le contractant sensible
à la quantité totale des biens distribués, revient soit à lui donner le statut
d'un observateur extérieur et le faire juge là où il est partie, soit à le
considérer comme altruiste, c'est-à-dire comme sensible à la part qui
revient à autrui comme à celle qui lui revient à lui-même. En outre, la
perspective utilitariste a le désavantage de supposer résolu le problème
de la comparaison interpersonnelle des utilités. L'argument est valable
si on considère deux répartitions telles que D et E (figure 1) situées sur
une droite telle que la somme des biens qui reviennent aux deux classes
est constante (je néglige ici l'hypothèse de convexité généralement intro-
duite par les militaristes) : l'indifférence de l'utilitariste classique entre
ces deux points suppose effectivement un contractant soit altruiste, soit
confondu avec un observateur extérieur. En revanche, l'argument est
spécieux lorsqu'on compare les répartitions B et C de la figure 1. Dans
ce cas, le contractant caractérisé par une neutralité indifférente à
l'égard d'autrui, désireux d'obtenir une quantité plus grande plutôt
que plus petite du bien fondamental doit préférer B à C, même si le
voile de l'ignorance lui interdit de connaître à l'avance la condition
que la société lui réserve.
Il me semble au total que les courbes d'indifférence de Rawls
résultent d'un compromis difficile à admettre entre deux conséquences
contradictoires tirées d'une axiomatique mal explicitée. Les contractants
étant non envieux et préférant une plus grande plutôt qu'une moins
grande quantité de biens primaires doivent préférer B à C. Mais, d'un
autre côté, si B et C sont également réalisables, C doit être préféré à B
puisque les inégalités légitimes sont celles qui tournent à l'avantage des
plus défavorisées. C'est peut-être cette contradiction qui a amené Rawls à
poser l'indifférence des contractants entre B et C et à introduire les
courbes d'indifférence caractéristiques du second principe de justice.
En fait, l'axiomatique de Rawls aurait dû le conduire à une défi-
nition de la notion de rationalité proche de celle qu'on trouve chez
certains théoriciens des jeux8 : il semble que, dans les cas où deux répar-
titions sont telles que l'une d'entre elles représente une stratégie domi-
nante, les contractants doivent, étant donné les passions qui leur sont
attribuées par l'axiomatique de la position originelle, choisir cette
répartition. La stratégie du maximin de son côté, est défendable lorsque

8. Cf. par exemple Anatol Rapoport et Melvin Guyer, « A Taxonomy of


2x2 games », General Systems , XI, 1966, pp. 203-214.

203

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

deux répartitions sont telles qu'il n'existe pas de stratégie dominante. Au


lieu de cela, Rawls admet, en contradiction directe avec son axiomatique,
que les contractants adoptent le maximin même en présence d'une
stratégie dominante.
Il m'est impossible pour des raisons de place, de m'engager plus
avant dans la critique de la cohérence interne de la théorie de Rawls.
Les objections précédentes me paraissent montrer suffisamment que
son ambition de créer une géométrie morale aboutit à un échec : la
primauté accordée au plus défavorisé dans le second principe de
justice non seulement ne se déduit pas de l'axiomatique de la position
originelle, mais apparaît même en contradiction avec elle. On est donc
forcé d'admettre que le second principe de justice découle d'une théorie
de type « intuitioniste » en contradiction avec l'ambition même de
Rawls. Cet échec n'enlève rien cependant à l'originalité et à l'audace
du projet qui expliquent et justifient à la fois la persévérance de Rawls
dans son entreprise et le vaste intérêt qu'elle a suscité.
Dans la seconde partie de cet article, je m'interrogerai sur l'autre
aspect du projet de Rawls : construire une grammaire générative de la
légitimité des institutions sociales, c'est-à-dire un instrument permettant
de distinguer les institutions justes et légitimes des institutions mal
formées ou illégitimes. Comme on le verra, le résultat ne me paraît pas sur
ce point non plus à la hauteur des ambitions.

Dans cette seconde partie, je ferai abstraction de l'ambition déductive


de Rawls et considérerai la théorie de la justice comme une théorie
intuitioniste. Comme on s'en souvient cette théorie inclut deux principes
de justice dont le second est lui-même divisé en deux sous-principes. Je
les rappelle :
1er principe: les libertés fondamentales doivent être également dis-
tribuées entre tous.
2e principe : 1. les inégalités sociales et économiques doivent être
réglées de manière à servir au mieux les intérêts des plus désavantagés ;
2. elles doivent être attachées à des offices et positions ouvertes à tous
dans des conditions d'égalité des chances.
Ces deux principes constituent l'essentiel de la théorie rawlsienne de
la justice. Il faut ajouter que, selon Rawls, ils sont ordonnés : le premier
a priorité sur le second et la seconde partie du second priorité sur la
première partie. En d'autres termes, les libertés fondamentales ne peuvent
être distribuées inégalitairement même dans l'hypothèse où cela aurait

204

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

la conséquence d'améliorer le sort des plus défavorisés. On notera


incidemment que, selon Rawls, une certaine inégalité des libertés peut
toutefois être admise dans certaines conditions historiques si elle permet
à une société de sortir d'un état de dénuement collectif. Il se réfère sur
ce point à des phases de développement largement dépassées par les
sociétés industrielles.
De même, toute déviation du principe de l'égalité des chances est
illégitime même si elle contribue à améliorer le sort des plus défavorisés.
L'ordonnance des principes revient en d'autres termes à exclure des biens
fondamentaux dont la distribution obéit au principe d'indifférence, d'une
part les libertés fondamentales, d'autre part l'égalité des chances : les
contractants ne sauraient accepter de marchander l'égalité des libertés et
l'égalité des chances contre une quantité plus grande des biens fonda-
mentaux, par exemple la richesse ou le pouvoir.
Les raisons de cette ordonnance ont été brièvement évoquées plus
haut, en ce qui concerne du moins les deux parties du second principe
de justice. On a vu, en effet, que les contractants ne peuvent accepter
l'inégalité des conditions que sous une double condition : qu'elle tourne
au bénéfice du plus défavorisé ; que l'égalité des chances dans la compé-
tition pour les emplois soit assurée. Mais la dernière condition domine
la première : en effet, les contractants partent de l'éventualité pessimiste
selon laquelle leurs talents, qu'ils ignorent, sont modérés ; dans cette
éventualité, les conditions favorables qu'une société peut offrir sont
supposées par chacun attribuées aux autres ; n'étant pas altruistes, ils
ne peuvent accepter l'inégalité des conditions à ce prix. L'égalité des
chances conçue comme une correction des handicaps de départ est donc
une condition nécessaire de leur acceptation de l'inégalité des conditions.
La démonstration est, on le voit, obtenue par une nouvelle application
du principe du maximin.
L'antériorité logique du premier principe de justice (égale distribution
des libertés) par rapport au second se déduit de manière analogue : les
contractants ne peuvent accepter de marchander une inégale distribution
des libertés contre une distribution égale des chances ou une amélioration
du sort du plus défavorisé. On notera cependant sur ce point que la
théorie rawlsienne, par suite de son formalisme, ne conduit à aucune
conclusion particulière sur le contenu des libertés ; elle conclut seule-
ment qu'elles doivent être aussi étendues que possible et également
distribuées.

Plusieurs passages du texte de Rawls indiquent clairement que,


selon lui, les institutions fondamentales des sociétés industrielles libérales
et particulièrement de la société américaine obéissent à ces principes

205

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

de justice et par conséquent devraient être perçues par les contractants


comme légitimes 9. Bref, Rawls conçoit les sociétés industrielles libérales
comme des sociétés dont les institutions tendent asymptotiquement à
garantir une égalité des libertés fondamentales et des chances pour tous
et à ne conserver que les inégalités nécessaires à l'amélioration du sort
des plus défavorisés 10.
On ne peut manquer de souligner à ce point que la déduction de
Rawls aboutit à une théorie des inégalités proche de celle que dévelop-
pèrent de nombreux sociologues fonctionalistes et dont Davis et Moore
ont donné une formulation particulièrement explicite 11 . Pour ces auteurs
les inégalités de fortune, de prestige et de pouvoir sont nécessaires
au fonctionnement de toute société caractérisée par la division du travail :
à partir du moment où une société comporte un système de positions
sociales différenciées selon le niveau de compétence, l'importance de
l'investissement scolaire ou de 1'« expérience », les rémunérations doivent
être proportionnelles aux investissements si l'on veut inciter les individus
à investir. Tout système de division du travail implique donc un système
de stratification et d'inégalités. Mais la division du travail contribuant
à l'augmentation du produit social, les inégalités tournent à l'avantage de
tous. Naturellement, pour que le processus de sélection commandé par
l'inégalité des rémunérations attachées aux différentes positions sociales
fonctionne de manière optimale, il faut que l'égalité des chances soit aussi
parfaite que possible.
Une difficulté fondamentale de la théorie de la justice de Rawls aussi
bien que la théorie fonctionaliste des inégalités de Davis et Moore réside
dans l'application illégitime aux sociétés globales d'un schéma qui n'est
à la rigueur applicable qu'à des entités de complexité moindre comme
les organisations. Pour nous en tenir au second principe de justice, on
peut sans trop de difficulté imaginer une organisation qui obéisse à des
règles de fonctionnement telles que : 1. l'égalité des chances des membres
de l'organisation dans la compétition pour les emplois les mieux rému-

9. Certains passage de A Theory of Justice concernent cependant les sociétés socia-


listes. Voir notamment la section 42 : Some Remarks about Economic Systems.
10. Rawls ne dit pas explicitement que les sociétés industrielles tendent vers le
modèle idéal décrit par A Theory of Justice. Si mon interprétation sur ce point est
correcte, les remarques qui suivent démontrent que les sociétés industrielles ne sont pas
conformes au modèle simplificateur de Rawls. Si elle est fausse et si le dessein de Rawls
a été d'offrir aux sociétés industrielles un plan de réforme morale, mes remarques
prennent un autre sens : elles montrent que le modèle de Rawls est utopique, et, en tout
cas, que les sociétés industrielles ne sauraient s'en approcher sans imposer la vertu
aux dépens des libertés, contredisant ainsi le premier principe de justice.
11. Kingsley Davis and Wilbert Moore, «Some Principles of Stratification»,
American Sociological Review, avril 1945, 10, pp. 242-249 ; voir aussi : Melvin Tumin,
Social Stratification , Englewood Cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1967.

206

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

nérés soit assurée, et 2. les inégalités de rémunération soient réglées de


manière à assurer un produit social optimum et ainsi tourner à l'avantage
de tous. Ce modèle a fait l'objet d'analyses classiques de la part de
Max Weber. Mais la question est de savoir s'il peut être appliqué sans
modification majeure aux sociétés. La réponse est à mon avis négative.
Dans ce cas, les inégalités qui apparaissent au niveau global ne peuvent,
même à titre d'approximation, être déduites d'un modèle de type
fonctionaliste.
Sans m'étendre sur ce point ici, je dirai seulement que le fondement
de la solution de continuité entre le niveau organisationnel et le niveau
que, avec Parsons, on peut qualifier de « sociétal » réside notamment
dans le fait que le niveau sociétal inclut de nombreuses classes de
comportements qui Í. peuvent être adoptés sans consultation ou appro-
bation d'autrui, 2. ont des effets externes marginaux voisins de zéro,
J. peuvent engendrer quand ils sont agrégés des effets externes considé-
rables. Il est exceptionnel que les trois caractères soient simultanément
présents au niveau organisationnel. Il ne serait pas difficile de montrer
que, non seulement Rawls, mais de nombreux sociologues méconnaissent
cette distinction fondamentale et sont ainsi amenés à considérer les
sociétés comme des organisations complexes. Par voie de conséquence,
ils attribuent volontiers la responsabilité des phénomènes indésirables
qu'on observe dans les sociétés à des institutions et/ou à des groupes
particuliers, et manquent de voir que nombre des phénomènes qui appa-
raissent au niveau sociétal ne dérivent ni des finalités des institutions,
ni de la « volonté » de groupes particuliers. On examinera dans la suite
plusieurs exemples de situations caractérisées par d'importants effets
d'agrégation.
Considérons l'exemple de la relation entre les inégalités sociales et
économiques d'une part, l'inégalité des chances devant l'enseignement
d'autre part. Il a l'avantage de montrer qu'au niveau des sociétés glo-
bales, les institutions peuvent être impuissantes, même lorsqu'elles se
donnent cet objectif, à réaliser simultanément la double exigence rawl-
sienne de l'égalité des chances et de 1'« optimisation » des inégalités.
Ainsi des institutions fondamentales légitimes au sens de Rawls peuvent
coïncider avec des mécanismes sociaux dont les résultats sont
illégitimes.
Tout le monde sait aujourd'hui que l'institution scolaire, n'est pas,
beaucoup s'en faut, également accessible à tous. Certaines théories attri-
buent cet état de choses au fait que l'école, de par sa fonction même,
transmet et valorise une culture dont les classes supérieures ont la pro-
priété. Ainsi, les enfants des classes supérieures étant mieux préparés

207

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

par le contexte familial à répondre aux exigences du système scolaire


ont par là plus de chances d'atteindre un niveau scolaire élevé. Si cette
théorie était suffisante, les principes de justice de Rawls se satisferaient
de mesures visant à compenser notamment dans les premières années du
cursus scolaire l'inégalité culturelle d'origine familiale.
En réalité, il n'est pas difficile de montrer que cette théorie explique
seulement dans une faible mesure l'inégalité des chances devant l'ensei-
gnement. Celle-ci paraît provenir essentiellement, comme j'ai essayé de le
montrer ailleurs, de ce que, selon la classe sociale à laquelle appartient
un adolescent, la prolongation de la scolarité à chaque point de bifur-
cation du cursus représente des coûts et bénéfices socio-économiques
variables n. Ainsi, l'utilité de la prolongation de la scolarité est une
fonction croissante de la classe sociale d'origine : plus cette dernière
est élevée et plus l'utilité de la prolongation de la scolarité est élevée.
Certes des mesures ont été prises dans la plupart des sociétés industrielles
pour réduire le nombre et la rigidité des points de bifurcation du
système scolaire. La prolongation de la scolarité obligatoire, la mise en
place d'un tronc commun pendant les premières années du cycle secon-
daire, tendent à réduire le nombre de ces points et partant l'inégalité
des chances. Toutefois, sauf dans un système utopique où tous les
enfants suivraient un cursus commun pendant un nombre d'années iden-
tique pour tous, un certain nombre de points de bifurcation doivent
être maintenus, cela résultant simplement de l'existence d'un système de
division du travail. En conséquence, les effets inégalitaires dus à la
liaison entre la classe sociale et l'utilité de la prolongation de la
scolarité sont multipliés autant de fois qu'il existe de points de bifur-
cation. Cet effet exponentiel explique que, même dans un pays comme
les Etats-Unis où une large batterie de réformes institutionnelles visant à
réduire l'inégalité des chances devant l'enseignement a été appliquée au
cours de la dernière décennie, celle-ci reste assez marquée pour qu'un
adolescent d'origine sociale élevée ait dix fois plus de chances d'obtenir
un diplôme universitaire qu'un adolescent d'origine sociale basse.
Si cette analyse est correcte, elle oppose à la théorie rawlsienne de la
justice une difficulté insurmontable. En effet, s'il est vrai que les coûts
et bénéfices de la prolongation de la scolarité varient en fonction de la
position sociale des familles et que les réformes institutionnelles du sys-
tème scolaire ne peuvent pour leur part, sauf dans l'hypothèse d'un
système scolaire utopique, neutraliser cet effet du système de stratifi-
cation, il s'ensuit que tout système de stratification engendre inévita-

12. L'inégalité des chances, Paris, A. Colin, 1973.

208

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

blement un degré non négligeable d'inégalité des chances devant


l'enseignement. On aboutit ainsi à une contradiction avec la théorie
rawlsienne selon laquelle les inégalités attachées aux emplois et offices
ne peuvent être justifiées que si l'égalité des chances d'accès à ces
emplois et offices est réalisée. Comment réconcilier ces principes avec
le fait que, concrètement, les inégalités socio-économiques, ou, pour
parler le langage des sociologues, le système de stratification soit la
cause ultime de l'inégalité des chances devant l'enseignement et par
conséquent engendre inévitablement une inégalité des chances d'accès
aux emplois et offices ? Il est en réalité difficile à cet égard d'imaginer
un système social obéissant textuellement aux deux parties du second
principe de justice, si du moins on entend ne pas violer le premier
principe, par exemple en limitant autoritairement l'accès des classes
supérieures à l'éducation.
En réalité la théorie de Rawls repose sur une représentation réduc-
trice des sociétés : elle admet que les sentiments de justice ou d'injustice
engendrés par un système social s'appliquent aux finalités explicites
des institutions plutôt qu'aux effets sociaux complexes qu'elles engendrent.
Il ne peut d'ailleurs en être autrement à partir du moment où les
contractants hypothétiques sont supposés n'avoir qu'une notion limitée
de la complexité des mécanismes sociaux. L'hypothèse a l'avantage de
soustraire les contractants aux préjugés qui dérivent de la position acquise.
Mais n'est-il pas absurde de chercher à déduire les sentiments d'injustice
effectivement éprouvés par les membres de sociétés réelles des sentiments
d'injustice attribués à des contractants qu'on suppose dépourvus de
toute vue précise sur les sociétés ? A cette question, je serais tenté de
donner une réponse positive et, puisque Rawls insiste longuement sur
l'inspiration kantienne de sa démarche, j'ajouterai que Hegel, notamment
le Hegel des Grundlinien der Rechtsphilosophie, me paraît être un
meilleur départ pour une théorie de la justice sociale.
Plus précisément, le modèle fonctionaliste que Rawls admet implici-
tement le conduit à méconnaître le caractère souvent « contradictoire »
au sens de la dialectique hegelienne et post-hegelienne des « institutions
fondamentales » ( basic institutions) ou, comme il dit encore, de la « struc-
ture fondamentale » ( basic structure) des sociétés : comme on vient de le
voir on ne peut faire par exemple que les inégalités n'aient simulta-
nément le double effet d'augmenter la production sociale de certains
biens fondamentaux et d'engendrer une inégalité des chances non
négligeable.
Une question générale implicitement soulevée par la théorie de la
justice de Rawls est donc de savoir si les sociétés industrielles peuvent

209

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

être assimilées à des systèmes dont la structure fondamentale conduit à


des conséquences compatibles avec les principes de justice. Dans la série
de remarques qui suit j'examinerai plus particulièrement la conformité
des sociétés industrielles aux principes distributifs introduits par la
théorie de la justice et tenterai de montrer qu'on peut multiplier les
exemples faisant apparaître le caractère « contradictoire » de certaines
« institutions fondamentales ». Je veux dire par là que leurs conséquences
pour une part obéissent au critère d'indifférence et aux critères impli-
citement utilisés par Rawls et pour une autre les contrarient.
Afin de préciser la discussion, reprenons la schématisation de Rawls
et représentons la répartition d'un bien fondamental par un système de
deux coordonnées rectangulaires (figure 2). Imaginons qu'une certaine
répartition A soit donnée.

o M

Figure 2. Les combinaisons possibles entre quatre critères distributifs

La région O'AN contient les vecteurs obéissant simultanément au cri-


tère d'indifférence de Rawls, au critère de Pareto (nul n'obtient une
situation plus défavorable que celle qu'il avait au point de départ), au
principe d'égalité (l'inégalité de la répartition diminue) et au critère
utilitariste (la quantité totale des biens croît). Dans la région P' A O', le
critère d'égalité n'est pas satisfait mais les trois autres le sont. Dans
la région P'AM' seul le critère utilitariste est satisfait. Dans la région
M' AO, aucun des quatre critères n'est satisfait. En OAP seul le
critère d'égalité est satisfait. En P A M le critère d'égalité et le critère

210

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

d'indifférence de Rawls sont satisfaits. En M A N, outre ces deux critères,


le critère utilitariste est satisfait.
Comme on Ta vu, la théorie de Rawls n'inclut officiellement que le
critère d'indifférence, mais l'axiomatique conduit à tenir compte des
autres : le critère utilitariste intervient puisque chacun est supposé
désirer une quantité plus grande plutôt que moins grande de biens
fondamentaux ; le critère d'égalité intervient aussi puisque l'envie appa-
raît au-delà d'un certain seuil d'inégalité et que les inégalités doivent
être justifiées. Enfin, une société juste est celle où les avantages des plus
favorisés ne sauraient être réduits sans préjudice pour les moins favorisés.
Son évolution obéit donc au critère de Pareto.
Par-delà les incohérences de la théorie, plusieurs passages confirment
clairement que, selon Rawls, une société obéissant aux principes de
justice doit connaître une évolution satisfaisant simultanément les quatre
critères. Cette proposition apparaît avec une parfaite netteté à la page 104
de A Theory of Justice : « Il semble que l'application persévérante des
deux principes (de justice) tende à rapprocher la courbe (de contribution)
de l'idéal de la parfaite harmonie des intérêts » 13. Voici ce que cela
signifie : la « courbe de contribution » représente les répartitions pos-
sibles dans une société donnée, à un moment donné, d'un bien fonda-
mental. Elle a la forme représentée à la figure 3. Selon le critère

>n '
' W
M| J /

Figure 3. Courbes de « contribution » décrivant les répartit


d'un bien fondamental entre un représentant de la classe favo
représentant de la classe défavorisée

13. « It seems that the consistent realization of the two principles tends to raise
the (contribution) curve closer to the ideal of a perfect harmony of interests ».

211

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

d'indifférence, une société juste choisira la répartition M, qui maximise


la part du plus défavorisé. Par opposition, un « utilitariste classique »
choisirait la répartition N qui maximise la quantité totale du bien. Mais
la proposition importante est que, si les principes de justice sont appliqués
avec constance, les courbes de contribution vont se déplacer vers la
ligne d'égalité (vers « l'idéal de la parfaite harmonie des intérêts ») : la
répartition se déplacera donc dans le temps de M à M', avec l'effet que
les quatre critères précédemment dégagés (égalité, critère de Pareto,
critère de Rawls et critère utilitariste) seront satisfaits. Ainsi, bien que
les principes de justice ne contiennent explicitement qu'un seul de ces
critères distributifs, leur application est supposée conduire à une évo-
lution de la répartition des biens fondamentaux satisfaisants les trois
autres.

Ce que je voudrais suggérer maintenant à l'aide de quelques exemples


succinctement développés c'est que la « structure fondamentale » des
sociétés industrielles ne garantit nullement une évolution rawlsienne de la
répartition des biens. On peut en effet, aisément identifier des sous-
systèmes d'action collective engendrant simultanément des vecteurs
appartenant à des régions différentes de l'espace de la figure 3 et étant,
par là, inégalement acceptables d'un point de vue rawlsien.
Considérons d'abord le problème des rétributions économiques. On
peut dire que, dans les dernières décennies, elles ont évolué de manière
rawlsienne dans la plupart des sociétés industrielles : la situation des plus
défavorisés s'est améliorée de façon plus ou moins régulière. Mais il est
difficile d'admettre que l'inégalité des rétributions économiques résulte,
comme le voudrait Rawls, d'une nécessité fonctionnelle. On peut certes
expliquer les revenus comparativement élevés des garbage collectors aux
Etats-Unis par la nécessité d'inciter un nombre suffisant de personnes
à remplir une tâche qui serait autrement peu recherchée. Mais il est
impossible d'expliquer l'ensemble des différences de revenus de cette
manière. On sait bien que des mécanismes étrangers à l'analyse fonctio-
naliste de Rawls, expliquent pour une part importante l'intensité des
inégalités économiques ainsi que leur constance au cours des dernières
décennies dans la plupart des sociétés industrielles.
Un de ces mécanismes est la difficulté d'augmenter au-delà d'un
certain seuil la fiscalité directe, dont les effets peuvent en théorie être
plus aisément égalitaires, aux dépens de la fiscalité indirecte. Comme
l'a montré Oison, cette « difficulté » résulte de la logique même de
l'action collective 14 : supposons que N personnes désirent un bien col -

14. Mancur Olson, The Logic of Collective Action , Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1965.

212

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

lectif, c'est-à-dire un bien qui profitera à tous une fois produit ;


imaginons que son coût total soit égal à C, que sa valeur totale V soit
égale à deux fois son coût et que V/N soit la valeur du bien pour
un individu quelconque dans la communauté. Admettons en outre que
chacun puisse, sans encourir de sanction, se retirer unilatéralement de
l'opération. Dans ce cas, il est facile de montrer que dans des condi-
tions générales, la structure de l'action collective est celle du dilemme
des prisonniers : bien que chacun ait un intérêt à obtenir le bien collectif,
personne n'a avantage à en payer le prix. Le bien ne sera donc pas
produit 15. Considérons en effet un individu quelconque (/) ; la première
ligne de la matrice ci-dessous correspond à la rétribution qu'il reçoit
en payant sa part, la deuxième à la rétribution qu'il reçoit en ne payant
pas (on a supposé N = 10, C = 10, V = 20). Naturellement ces deux
types de rétribution sont une fonction du nombre des payeurs. Les
colonnes donnent le bénéfice de l'individu en fonction du nombre des
payeurs autres que lui. En consultant cette matrice on constate immé-
diatement que la stratégie P (ne pas payer) est dominante :

Nombre de payeurs autres que i

Stratégies de i 9 8 7 6 5 4 3 2 1 0
P (payer)

P (ne pas payer) 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 2,00 0,00

Quel que soit le comportement des autres, chacun a donc avanta


à ne pas payer, bien que tout le monde ait intérêt à acquérir le bie
collectif. La seule solution au dilemme consiste, on le sait depu
Rousseau, à contraindre les individus à suivre leur propre intérêt.
Cette structure fondamentale explique, selon Oison, le caractèr
nécessairement coercitif de l'impôt direct, ainsi que le sentiment
contrainte intolérable qu'il inspire au-delà d'un certain seuil. P
contraste, l'impôt indirect est perçu comme indistinctement incorpor
au prix à payer pour l'acquisition d'un bien individuel même si, comm
l'impôt direct, il contribue à la production de biens collectifs. La structu
du dilemme des prisonniers n'apparaît donc pas dans le cas de l'imp
indirect. D'où son caractère généralement plus « indolore ».
L'importance relative de la fiscalité indirecte explique pour un
bonne part, comme le montre par exemple Nicholson à propos de l'Angl

15. Russel Hardin, « Collective Action as an Agreable n-Prisoner's dilemma »


Behavioral Science , 16, 1971, pp. 472-481.

213

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

terre, à la fois le caractère limité des transferts réalisés par le système


fiscal, la stabilité des transferts dans le temps et la relative importance
des inégalités de revenu 16. Il est clair que cette explication est entière-
ment étrangère à l'analyse fonctionaliste de Rawls. On en déduit
directement qu'une société n'évolue pas nécessairement du point de vue
de la répartition des biens économiques selon les canons de la théorie
rawlsienne de la justice : reportons-nous à la figure 3 et supposons que
le choix soit ouvert entre la voie A E et la voie AD. A partir du
moment où les deux voies sont possibles, la théorie rawlsienne considère
A D comme légitime et A E comme illégitime. Pourtant, à supposer que la
solution AD soit obtenue par une politique d'augmentation relative
de la fiscalité directe, elle peut engendrer ou menacer d'engendrer des
protestations suffisantes pour que l'autorité politique la considère légi-
timement comme contraire à l'intérêt général : les conclusions de la
théorie de la justice seraient alors en contradiction avec le principe de
l'intérêt général sur lequel elle prétend pourtant se fonder. Alternati-
vement, la voie A D pourrait être empruntée au prix d'un renforcement
de la contrainte de l'autorité politique sur ses mandants. Mais cette
« solution » contredit à nouveau la théorie rawlsienne de la justice,
selon laquelle l'application du second principe ne saurait être obtenue aux
dépens du premier.
Il est intéressant de noter que Rawls (p. 278) défend sur ce chapitre
le principe d'un impôt proportionnel sur la consommation qu'il préfère
à l'impôt progressif sur le revenu. La raison en est que, si on suppose les
inégalités de revenu justifiées, on ne peut justifier leur correction.
L'impôt perd alors sa fonction redistributive pour ne garder que sa
fonction de financement des biens collectifs. Rawls reconnaît sans doute
que, si sa préférence pour l'impôt sur la consommation se déduit des
principes de justice, les imperfections des sociétés réelles peuvent jus-
tifier le recours à d'autres formes de taxation. Mais il ne voit pas que,
à partir du moment où les inégalités sont, au moins pour une part, dues
à des causes non fonctionnelles, il est impossible de déterminer si
et dans quelle mesure elles sont légitimes.
Cet exemple montre en résumé que la théorie rawlsienne, par l'ordi-
nation lexico-graphique qu'elle impose aux principes de justice, méconnaît
le caractère « dialectique » des valeurs introduit dans ces principes. D'un
autre côté, il montre que les inégalités ont certainement dans les
sociétés que nous connaissons, au moins pour une part, d'autres raisons

16. J.L. Nicholson, «c The Distribution and Redistributions of Income in the United
Kingdom », in Dorothy Wedderburn ed., Poverty , Inequality and Class Structure ,
Cambridge, Cambridge University Press, 1974, pp. 71-91.

214

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

d'être que celles que postule le principe d'indifférence. En conséquence,


il est absurde de fonder la légitimité des inégalités sur leur contribution
au lot du plus défavorisé.
Je considérerai maintenant un exemple où Ton voit que la répartition
d'un bien évolue de façon satisfaisante du point de vue de la théorie
rawlsienne de la justice, mais entraîne une répartition progressivement
plus inégalitaire d'un autre bien : le premier de ces biens est l'éducation.
Les statistiques nous montrent que dans toutes les sociétés industrielles,
le niveau d'instruction moyen a régulièrement augmenté au cours des
deux dernières décennies. D'un autre côté, la répartition de ce bien est
devenue plus égalitaire. Cependant, il est facile de montrer que le déve-
loppement de l'éducation a probablement entraîné une conséquence de
signe contraire : le niveau d'instruction moyen des individus occupant
des professions associées à un status social élevé a crû en effet plus
vite que celui des individus occupant des professions de status moyen,
lequel a, à son tour, crû plus vite que le niveau d'instruction moyen des
individus occupant des positions les plus basses 17 . Si on admet l'hypo-
thèse que le revenu est une fonction non seulement du status profes-
sionnel mais aussi, et indépendamment, du niveau d'instruction, on conclut
que le développement de l'éducation peut avoir en tant que tel, une
certaine responsabilité dans la stagnation des inégalités économiques 18.
Revenons maintenant au diagramme de la figure 2, et isolons les
deux biens ou variables qu'on vient de considérer de l'univers auquel
elles appartiennent. L'analyse précédente indique qu'une société qui
choisit une « voie » particulière quant à l'évolution de la répartition
d'un bien (éducation) préjuge en même temps de la voie qu'empruntera
la répartition d'un autre bien (revenu) : sous les hypothèses considérées
une progression plus égalitaire de l'éducation est associée, toutes choses
égales d'ailleurs, à une progression plus inégalitaire du revenu. Il est
clair que la théorie rawlsienne de la justice ne permet pas de traiter
aisément de ce type de systèmes où les tendances de type rawlsien
caractérisant la distribution de certains biens sont accompagnées d'une
inégalité croissante dans la répartition d'autres biens. Utilisant le dia-
gramme de la figure 2, l'hypothèse de Rawls est que la répartition des
biens fondamentaux dans une société obéissant aux principes de justice
suit des voies telles que AB, AC ou AD caractérisées à la fois par
l'amélioration de la condition du plus défavorisé et par l'augmentation

17. Se reporter pour le cas des Etats-Unis à Lester Thurow, « Education and
Economic Inequality», Public Interest , été 1972, pp. 66-81.
18. C'est l'interprétation de Thurow, art. cit., voir aussi mon article « Educational
Growth and Economic Equality », Quality and Quantity , 8, 1974, pp. 1-10, qui aboutit
à la même conclusion par d'autres voies.

215

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

de l'égalité. On vient de voir cependant que cette condition peut être


réalisée pour un des biens, et par là-même, ne pas être réalisée pour
d'autres : l'évolution de la répartition de l'éducation selon une des
trois voies A B, A C, ou A D est associée à une évolution de la répar-
tition du revenu selon la voie A E. En même temps, l'analyse précédente
permet d'isoler une autre cause non fonctionnelle de l'inégalité des
revenus.

Le cas de l'éducation fournirait bien d'autres exemples co


l'évolutionisme optimiste de Rawls. J'ai montré ailleurs que
tion rapide de la demande d'éducation dans les sociétés indu
cours des deux dernières décennies avait eu des effets comp
certains correspondent de nouveau au cas de figure du d
prisonniers : les « institutions fondamentales » des sociétés
ont entraîné que d'une période à la suivante, au cours des d
décennies, la croissance de la demande d'éducation a été
dans les classes basses que dans les classes moyennes et
dans les classes moyennes que dans les classes élevées 19 ent
augmentation lente, mais incontestable, de l'égalité des chan
l'enseignement. Cependant, l'égalisation des chances scol
elle-même été accompagnée par une égalisation des chances
si on préfère ce langage, par une augmentation de la mo
c'est-à-dire encore par une diminution de l'héritage social. Ce
qui caractérise toutes les sociétés industrielles, s'expliqu
que l'augmentation de la demande d'éducation a provoq
luation particulièrement rapide des niveaux d'instruction m
on observe, dans la période 1950-1970, que les adolescen
sociale supérieure atteignent dans une grande proportion
proportion croissante dans le temps un niveau d'instruction
mais une proportion non négligeable d'entre eux continue d
seulement à des niveaux d'instruction moyens. Or les espér
attachées à ce niveau décroissent dans le temps. Il en résult
espérances sociales apparaissent comme en moyenne peu
cours de la période. La même conclusion s'applique aux au
ainsi, les adolescents d'origine sociale inférieure ne tirent p
aucun bénéfice en termes d'espérances sociales de l'augment
tivement rapide dans le temps du niveau d'instruction moy
catégorie, car dans le même temps où elle a accédé avec une
fréquence à des niveaux d'instruction plus élevés, ceux-ci se
associés à des espérances sociales décroissantes.

19. Cf. L'inégalité des chances , op. cit.

216

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

Certes, l'augmentation générale de la demande d'éducation est pro-


bablement pour une part responsable de la croissance économique et
partant de l'augmentation générale du niveau de vie. Mais la logique de
l'agrégation des volontés individuelles a pour conséquence que, lorsque
chaque individu demande plus d'éducation qu'un individu semblable en
aurait demandé dans la période précédente, les espérances sociales de
chacun restent stables. Chacun doit donc avoir un niveau d'instruction
plus élevé d'une période à l'autre pour conserver les mêmes chances de
ne pas déchoir ou de s'élever.
On peut résumer le système qui vient d'être décrit à l'aide du dia-
gramme de la figure 4 : l'égalité des chances devant l'enseignement a
évolué dans la direction AB: les représentants de chaque classe sociale
ont eu accès à une quantité d'éducation croissante au cours du temps et

/° /

/ s

/ /

o^~

Figure 4. Vecteurs associés


à un sous-système d'action collective particulier

l'inégalité entre les classes a décru de ce point de vue, comme le mar


le fait que le vecteur A B soit situé au-dessous de O O'. L'inégalité
chances sociales, c'est-à-dire l'intensité de l'héritage social est pou
part restée stable. Ce phénomène est indiqué graphiquement par la bou
A A. Si on admet l'existence d'une relation causale entre le dével
pement de l'éducation et la croissance économique, la première variab
a eu pour effet d'augmenter le niveau de vie de chacun : cette co
quence peut être symbolisée par le vecteur A D. Cependant, une anal
précédente nous a montré que l'augmentation de la demande d'éducat
a pu entraîner aussi des effets inégalitaires du point de vue de la dis

217

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01: Jan 1976 12:34:56 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

bution du revenu. Il est donc possible qu'à cet égard A C représente plus
fidèlement l'évolution du système que A D. A E représente finalement
l'effet de dilemme des prisonniers qui résulte du système : de par la
logique de l'agrégation des volontés individuelles, les individus de chaque
classe ont dû payer un coût croissant dans le temps, en termes de temps
de scolarité, pour conserver les mêmes espérances sociales.
Il ne serait pas difficile d'imaginer d'autres exemples de sous-
systèmes conduisant ou pouvant conduire de la même façon à des
évolutions « contradictoires » c'est-à-dire à des effets dont certains sont
acceptables et d'autres inacceptables du point de vue des critères
rawlsiens, ces effets étant indissociables les uns des autres. Je me conten-
terai pour finir de considérer un sous-système idéalisé particulièrement
intéressant dans la mesure où, à la différence du sous-système précé-
dent, il engendre exclusivement des effets défavorables.
Imaginons un système économique simplifié constitué par un duopole.
Une des firmes A prend l'initiative de dépenses publicitaires. Si on
suppose la publicité efficace, l'investissement publicitaire de la firme A
va attirer une partie de la clientèle de la firme B. Celle-ci s'efforcera
alors de récupérer sa clientèle en engageant à son tour des dépenses
publicitaires en quantité convenable. Si le marché est inextensible ou
faiblement extensible, le recours à la publicité aura pour principal effet
d'augmenter les coûts de production. Si les duopolistes répercutent l'aug-
mentation de coûts de production sur le prix, les dépenses publicitaires
auront l'effet net d'appauvrir le consommateur et d'instituer une sorte
d'impôt indirect limité dans sa destination au financement des agences
de publicité.
Naturellement, il n'est pas question d'interpréter ce modèle comme
reflétant fidèlement la réalité : le marché d'un produit n'est pas néces-
sairement inextensible ; la publicité a dans certains cas une fonction
d'information, elle peut contribuer à éclairer le consommateur et jouer un
rôle d'incitation à l'innovation. Le seul point que je souhaite faire appa-
raître à travers ce modèle simplificateur c'est que la liberté de l'entre-
preneur c'est-à-dire la faculté qui lui est garantie de prendre des mesures
unilatérales peut conduire, lorsqu'elle est combinée à une liberté identique
chez autrui, à des conséquences doublement insatisfaisantes d'un point
de vue rawlsien : si on suppose le modèle précédent généralisé à
l'ensemble d'un système économique, il engendre un prélèvement sur
le pouvoir d'achat du consommateur non seulement injustifié mais à
effets clairement inégali taires. Dans le langage du diagramme de la

20. Le lecteur a naturellement de nouveau reconnu la figure familière du dilemme


des prisonniers.

218

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

figure 2, le modèle simule un système se dirigeant dans la voie AG20.


La difficulté opposée par ce cas à la théorie de la justice de Rawls
réside dans le fait que 1'« institution fondamentale » de la liberté d'entre-
prise engendre aussi des sous-systèmes dont les effets principaux sont
acceptables ou désirables selon les critères rawlsiens de justice. Dans ce
cas comme dans les cas précédents, le juge rawlsien qui aurait à
connaître de l'affaire devrait donc conclure au non-lieu : la théorie de
la justice n'a pas prévu que les « institutions fondamentales » puissent
engendrer des effets « contradictoires ».

* *

Je limiterai ici mes exe


difficile de considérer la
rative permettant de dis
mal formées. Sans doute les sociétés industrielles libérales sont-elles
conformes au modèle rawlsien dans le cas de libertés fondamentales
et de biens fondamentaux particuliers. Le niveau de vie des plus défa-
vorisés a augmenté au cours des dernières décennies ; les libertés poli-
tiques fondamentales tendent à être, comme le réclame le premier
principe de justice, également distribuées. Mais il est impossible
d'admettre l'interprétation rawlsienne des inégalités qu'on y observe :
en effet, des inégalités ne sont pas exclusivement explicables - beaucoup
s'en faut - par leur contribution au bon fonctionnement du système
social et par suite, au sort des plus défavorisés. Leur persistance
s'explique dans une mesure certainement non négligeable par la difficulté
de transférer le financement de la production des biens collectifs de la
fiscalité indirecte à la fiscalité directe dans un système où le pouvoir
de contrainte de l'autorité politique est supposé limité. On a vu aussi
que la liberté offerte à tous, à un niveau formel, de « choisir » son niveau
d'instruction peut être considéré comme un des facteurs qui a contribué
à la persistance des inégalités. L'ordination rawlsienne des principes de
justice et des valeurs qu'ils incluent a le défaut fondamental de
méconnaître l'interdépendance, pourtant remarquée par les pionniers de
la théorie politique, Hobbes, Rousseau et d'autres, entre le couple
contrainte/liberté et le couple égalité/inégalité.
De façon générale, Rawls méconnaît la complexité des sous-systèmes
d action collective dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle une
société. Non sans une certaine naïveté, il admet que la distribution des
biens primaires dans une société dont les institutions fondamentales sont
conformes aux principes de justice doit connaître une évolution satis-
faisant non seulement le principe d'indifférence, mais aussi le critère

219

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Raymond Boudon

de Pareto, le critère égalitariste et le critère utilitariste. La crise scolaire


qui affecte les sociétés industrielles n'est pourtant pas sans relation
avec le fait que le développement du système d'éducation a contribué
à accroître la marginalité sociale de tous les jeunes. A moins que le
sentiment d'avoir sa place dans la société à laquelle on appartient ne
puisse être considéré comme un « bien fondamental », on a là l'exemple
d'un bien dont la répartition a évolué défavorablement (vecteur A G
dans la figure 2). Dans le même temps, le développement de l'éducation
a sans doute contribué à la croissance et à l'amélioration du sort des plus
défavorisés (vecteur A D dans la figure 2). Mais les deux vecteurs
apparaissent, si on considère l'histoire des sociétés industrielles dans les
deux dernières décennies, comme indissolublement liés. Dans le langage
du schéma de la figure 2, les « institutions fondamentales » des sociétés
industrielles relatives au système d'éducation ont donc engendré un
système de vecteurs rayonnants dont certains seulement traversent les
courbes rawlsiennes d'indifférence dans le sens et dans la direction
prescrits. Il en va de même d'une autre institution fondamentale, le
marché : le dernier exemple montre qu'elle peut produire des effets
n'obéissant ni au critère de Pareto, ni même au critère d'indifférence
de Rawls. Mais elle engendre aussi sous d'autres aspects des conséquences
désirables au sens de Rawls et éventuellement de Pareto. Naturellement,
il est possible - et souhaitable - de chercher à modifier les institutions
de telle sorte que les conséquences non rawlsiennes d'un système soient
neutralisées. Mais cette modification entraîne généralement des consé-
quences sur l'allure des autres « vecteurs » représentant la distribution
des biens fondamentaux, en même temps que sur l'application des
valeurs inscrites dans le premier principe de justice (libertés) et dans la
seconde partie du deuxième principe (égalité des chances).
Je voudrais éviter de faire à Rawls un procès d'intention. Il n'écrit
pas explicitement que sa théorie de la justice peut être considérée comme
une théorie de la légitimité des institutions des sociétés industrielles.
Mais il me paraît évident que ce dessein est sous-jacent à l'entreprise.
S'il n'est pas explicitement formulé, c'est peut-être que l'échec est
évident : la théorie de Rawls non seulement ne contribue pas à expliquer
la crise de légitimité qui, sous des formes diverses, a atteint les sociétés
industrielles depuis le début des années 60, elle prétend implicitement
nous convaincre de l'illégitimité de cette crise. Elle est, par là, le
pendant optimiste des théories pessimistes selon lesquelles la « structure
fondamentale » des sociétés industrielles conduit nécessairement à une
détérioration croissante soit de la situation relative des plus défavorisés,
soit de la situation de tous. Pour Rawls, les institutions fondamentales

220

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Justice sociale et intérêt général

des sociétés industrielles engendrent des vecteurs de type AB, AC et


AD (cf. figure 2). Pour les pessimistes, les vecteurs sont soit de type
A F soit de type A G. La première variante, plus traditionnelle et plus
fréquemment représentée en Europe, est illustrée par les théories selon
lesquelles la « structure fondamentale » des sociétés industrielles entraîne
nécessairement une répartition de plus en plus inégalitaire de certains
biens fondamentaux (par exemple le pouvoir) dont la somme est sup-
posée constante : en conséquence, la condition du plus défavorisé ne
peut que se dégrader. La seconde variante, plus spécifiquement améri-
caine, correspond aux théories selon lesquelles la « structure fonda-
mentale » des sociétés industrielles entraîne une dégradation de la
condition de tous (cf. Herbert Marcuse, Paul Goodman).
La vérité est que les institutions fondamentales des sociétés indus-
trielles engendrent des sous-systèmes d'action collective caractérisés
par une structure rayonnante des vecteurs qui en représente les effets.
Analyser ces sous-systèmes d'action collective me paraît être une tâche
majeure, jusqu'ici passablement négligée, de la sociologie politique.
A moins que Rawls prétende nous apprendre, non ce que sont les
sociétés industrielles, mais ce qu'elles devraient être. Dans ce cas, le
présent article montrerait que le modèle rawlsien est fondamentalement
utopique.
Je ne crois pas, au total, qu'une théorie déductive de la justice
sociale soit possible. On a constaté d'ailleurs que la théorie de Rawls
n'est déductive qu'en apparence. Au cours de la « déduction », les
axiomes fondamentaux sont progressivement corrigés, « nuancés »,
complétés par des propositions éventuellement incompatibles avec l'axio-
matique de la situation originelle. Seule, pour employer le langage de
Rawls, une théorie de type intuitioniste me paraît possible. Je veux
dire par là qu'on peut idéalement considérer une société comme carac-
térisée, à une étape donnée, par un ensemble de configurations de
vecteurs comme ceux de la figure 2, chaque configuration correspondant
à un sous-système d'action collective. Ces configurations peuvent engen-
drer de la part des groupes sociaux des sentiments positifs, mais aussi
des sentiments négatifs non seulement d'injustice, mais aussi d'absur-
dité, d'aliénation ou de contrainte, sentiments qui ne sont clairement pas
réductibles les uns aux autres bien que Rawls paraisse l'ignorer. Ainsi
l'apparition d'un effet de « dilemme des prisonniers » engendre plutôt
un sentiment d'absurdité que d'injustice. Ces sentiments et leurs expres-
sions diverses à travers les institutions politiques, mais aussi les conflits
sociaux et les idéologies, me paraissent fournir la seule aune qui permette
de mesurer la légitimité ou l'illégitimité des institutions.

221

This content downloaded from


196.200.165.13 on Mon, 10 Oct 2022 01:42:11 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi