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Finances, monnaie, impôts : mots qui rebutent bien souvent et pourtant,


pour ceux qui aiment l’Histoire et qui, surtout, veulent la comprendre,
l’étude de ces notions est indispensable.
Gabriel Ardant montre qu’aujourd’hui comme hier, dans l’Antiquité
comme de nos jours, les États ont besoin d’avoir les moyens de leur
politique. Et que si l’ambition et l’idéologie jouent un rôle dans la
construction des États et la naissance des Empires, leur réussite et leur
continuité ne sont assurées que s’ils s’appuient sur des techniques solides :
finances, monnaie, impôts.
 
Gabriel Ardant

Histoire financière
De l’Antiquité à nos jours

Gallimard
 

Sommaire

Couverture

Présentation

Page de titre

INTRODUCTION

Première partie - NAISSANCE ET DÉGRADATION DE L’IMPOT, DE

LA MONNAIE ET DE L’ÉTAT

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER - Naissance de l’impôt

DU PILLAGE AU TRIBUT

DE LA CORVÉE À LA TAXE

DE LA LEVÉE EN MASSE À L’ARMÉE SOLDÉE

CHAPITRE II - Naissance de la monnaie

LES COMPORTEMENTS INDIVIDUELS

L’ACTION DE LA COLLECTIVITÉ

L’INTERVENTION DE L’ÉTAT

CHAPITRE III - Des premiers empires et des premiers impôts

CHAPITRE IV - L’économie antique, l’impôt et la monnaie

PRODUCTIVITÉ ET FISCALITE

LA STRUCTURE DE L’ÉCONOMIE ANTIQUE ET LES POSSIBILITÉS

D’ÉTABLISSEMENT DE L’IMPÔT

L’IMPÔT ET LA MONNAIE

CHAPITRE V - L’économie antique et l’État

PRÉCOCITÉ DE L’IMPÉRIALISME ÉCONOMIQUE

DIMENSIONS ET CARACTÈRES DES PREMIERS EMPIRES

CORRÉLATIONS ENTRE LES PÉRIODES D’AFFAIBLISSEMENT DE


L’ÉCONOMIE D’ÉCHANGE, DE L’IMPÔT ET DE L’ÉTAT

CHAPITRE VI - L’empire d’Alexandre et les royaumes hellénistiques

Les États hellénistiques

L’empire des Lagides

CHAPITRE VII - Moyens financiers de la conquête romaine et de

l’exploitation du monde méditerranéen

L’EXPANSION DE ROME ET LE COMMERCE MÉDITERRANÉEN

L’EXPLOITATION DU MONDE

UN PROBLÈME D’ARITHMÉTIQUE POLITIQUE

CHAPITRE VIII - Bases économiques et financières de la grandeur de

l’Empire

LE SYSTÈME FISCAL D’AUGUSTE

INFRASTRUCTURE ÉCONOMIQUE DU SYSTÈME FISCAL DES

DEUX PREMIERS SIÈCLES

CHAPITRE IX - Décadence de la monnaie. de l’impôt et de l’État

LE PROBLÈME DE LA MONNAIE

LE RENDEMENT DES IMPÔTS LIMITÉ PAR L’INSUFFISANCE DES

ÉCHANGES

RÉACTIONS DES EMPEREURS

CHAPITRE X - Une société forgée pour l’impôt : le Bas-Empire et le

régime des castes

L’ASSERVISSEMENT AU SERVICE PUBLIC

L’ASSERVISSEMENT À LA TERRE : LE COLONAT

L’impôt foncier

La capitation

L’ASSERVISSEMENT À L’IMPÔT : LES CURIALES

Conclusion

CHAPITRE XI - L’État sans impôt Le démembrement de l’Empire romain


et la tentative carolingienne

LES ÉTATS SUCCESSEURS DE L’EMPIRE

LA TENTATIVE CAROLINGIENNE

CHAPITRE XII - Le maintien de la monnaie, de l’impôt et de l’État en


Orient et dans le monde arabe

Deuxième partie - LA RECONSTITUTION DE L’IMPOT, DE LA


MONNAIE ET DE L’ÉTAT

INTRODUCTION

TITRE I - L’IMPOT ET LA MONNAIE, FACTEURS DE PUISSANCE,

DE LIBÉRATION ET DE PROGRÈS

CHAPITRE PREMIER - La renaissance du commerce, de l’impôt, de la

monnaie et de l’État

LA RENAISSANCE DU COMMERCE

LA RECONSTITUTION DE L’IMPÔT

LA RENAISSANCE DE LA MONNAIE ET DU CRÉDIT

L’ÉVOLUTION DE L’EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE

LE XIVe SIÈCLE : CRISE ÉCONOMIQUE, CRISE FISCALE, CRISE

POLITIQUE

CHAPITRE II - La renaissance de l’impôt et l’affranchissement des

hommes

LES AFFRANCHISSEMENTS EFFECTUÉS PAR LES SEIGNEURS

DE LA LIBÉRATION DES HOMMES DANS LE CADRE DES

PRINCIPAUTÉS

CHAPITRE III - L’économie monétaire et la constitution des États

modernes

L’EXEMPLE DE L’ESPAGNE

HÉGÉMONIE ET DÉFAITE DE LA FRANCE

TITRE II - LA RÉSISTANCE DU MILIEU

CHAPITRE PREMIER - L’insuffisance de la monnaie

CHAPITRE II - La recherche et l’afflux des métaux précieux

RECHERCHE ET DÉCOUVERTE DES MÉTAUX PRÉCIEUX

CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES DE L’AFFLUX

D’OR ET D’ARGENT

CHAPITRE III

CHAPITRE IV - L’infrastructure de l’impôt

FAIBLESSE DE LA PRODUCTION ET STRUCTURE DE L’ÉCONOMIE

RECOURS AUX IMPÔTS INDIRECTS

NÉCESSITÉ DE L’IMPÔT DIRECT

CONSÉQUENCES DE L’IMPERFECTION DE L’IMPÔT

CHAPITRE V - L’impôt retarde le développement économique

LE COMMERCE LIGOTÉ PAR LE FISC

L’INVESTISSEMENT FREINÉ PAR L’ARBITRAIRE

Le remplacement de la taille dans les villes

Les critiques des économistes

LES TERRES ABANDONNÉES

LES PROGRÈS DE LA CULTURE DÉCOURAGÉS PAR LA DIME

Difficultés d’application de la dîme

Difficultés d’utilisation du produit de la dîme

Les critiques des économistes

LA CAPITATION

Extension de la capitation

Conclusion

CHAPITRE VI - Les révoltes fiscales

LES RÉVOLTES FISCALES DU XIVe SIÈCLE

LES RÉVOLTES FISCALES DU XVIIe SIÈCLE

Les révoltes françaises

Les révoltes en Europe

TITRE III - LA RÉPONSE DES ÉTATS

CHAPITRE PREMIER - Solution politique du problème financier : le

système de la contrainte

ORIGINE FISCALE DE LA STRUCTURE ADMINISTRATIVE

FRANÇAISE

Naissance de l’institution

Attributions des intendants

ORIGINE FINANCIÈRE DE LA CENTRALISATION

ADMINISTRATIVE

Les états provinciaux

Institution de la tutelle administrative

LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE, INSTRUMENT DE LA

CONTRAINTE FISCALE

Évolution de la juridiction administrative en France sous l’Ancien Régime

De la persistance de la juridiction administrative au XIXe siècle

CHAPITRE II - Mercenaires et privilégiés

L’ARMÉE DE MÉTIER INSTRUMENT DE LA CONTRAINTE


FISCALE

Les classes privilégiées et le fisc

Hiérarchie des privilèges

Problèmes financiers posés par l’existence des privilèges

CHAPITRE III - Origine fiscale de la démocratie

POURQUOI LES RÉGIMES REPRÉSENTATIFS NAQUIRENT-ILS À


CETTE ÉPOQUE ?

BESOINS FINANCIERS ET RÉGIME REPRÉSENTATIF

CHAPITRE IV - Débuts du régime constitutionnel de la Grande-Bretagne

DE LA GRANDE CHARTE À L’AVÈNEMENT DES TUDORS

LES TUDORS

LES STUARTS

CHAPITRE V - Origine financière des états généraux

PHILIPPE LE BEL ET LES PREMIERS ÉTATS GÉNÉRAUX

LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1355 À 1358

LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE CHARLES V À CHARLES VIII

LES ÉTATS GÉNÉRAUX AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES

CHAPITRE VI - Évolutions comparées des institutions politiques


européennes

TITRE IV - LA RÉPONSE ÉCONOMIQUE : MERCANTILISME ET


SERVAGE

CHAPITRE PREMIER - La solution de l’Europe occidentale : le


mercantilisme

LA MONNAIE ET L’ÉCONOMIE

LE MERCANTILISME ET LA CONSTRUCTION DES ÉTATS


MODERNES

CHAPITRE II - La solution de l’Europe orientale : origine fiscale du

servage russe

FONDEMENTS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES DE

L’ASSERVISSEMENT

LES ORIGINES DE L’ASSERVISSEMENT

L’ACTION DE PIERRE LE GRAND ET DE CATHERINE II

L’ÉVOLUTION D’AUTRES RÉGIONS DE L’EUROPE CENTRALE ET

ORIENTALE

Troisième partie - LE XVIIIe SIÈCLE RÉFORMES ET RÉVOLUTIONS

INTRODUCTION

TITRE I - L’ÉLARGISSEMENT DES BASES FINANCIÈRES DU

POUVOIR

CHAPITRE PREMIER - Progrès des conceptions et des techniques

financières

CHAPITRE II - Les nouveaux apports de métaux précieux

CHAPITRE III - Les progrès de l’économie, de la fiscalité et de la


puissance

L’EXEMPLE AUTRICHIEN

ÉVOLUTION COMPARÉE DE LA FRANCE ET DE L’ANGLETERRE

TITRE II - LE DESPOTISME ÉCLAIRÉ

CHAPITRE PREMIER - Aspects financiers du despotisme éclairé

L’AUGMENTATION DE LA PRODUCTION AGRICOLE

LA LIMITATION DES OBSTACLES À LA PRODUCTION ET À LA


CIRCULATION DES PRODUITS

LA LUTTE CONTRE LES PRIVILÈGES

CHAPITRE II - Résultats de la politique des despotes éclairés

LA CRAINTE DES SOUVERAINS

LES OBSTACLES ÉCONOMIQUES

LE NÉO-MERCANTILISME

CHAPITRE III - Le problème financier français

LA MONNAIE ET LE CRÉDIT

LE PROBLÈME FISCAL

LA PUISSANCE DES PRIVILÉGIÉS

LA STRUCTURE DE L’ÉCONOMIE ET LES DIFFICULTÉS DE

L’ASSIETTE

LA TECHNIQUE DE LA RÉPARTITION ET LES ILLUSIONS DES


RÉFORMATEURS

LA COURSE À LA RÉVOLUTION

TITRE III - L’ÈRE DES RÉVOLUTIONS

CHAPITRE PREMIER - La Révolution américaine

CHAPITRE II - Œuvre financière de la Révolution française

CHAPITRE 111 - Désintégration de l’impôt et de la monnaie dans la

France révolutionnaire

CHAPITRE IV - Les réformes de la Révolution

LES RÉFORMES DURABLES DE LA RÉVOLUTION

La refonte des impôts directs

La contribution foncière

La contribution mobilière

Les patentes

L’enregistrement et le timbre

LES LACUNES DU SYSTÈME FISCAL RÉVOLUTIONNAIRE

La disparition des impôts indirects

Le poids excessif de l’impôt foncier

Le mythe de la décentralisation et la destruction des administrations

fiscales

CHAPITRE V - La fiscalité jacobine

L’ACTION DES MASSES ET LES TAXES RÉVOLUTIONNAIRES

LE SYSTÈME FISCAL ET LES ASPIRATIONS ÉGALITAIRES

CHAPITRE VI - Système financier du Consulat et de l’Empire

LA RECONSTRUCTION DES ADMINISTRATIONS ET


L’ORGANISATION DE LA TRÉSORERIE

LE RÉTABLISSEMENT DES IMPÔTS INDIRECTS

LA PRÉPARATION DE L’AVENIR. LE CADASTRE

CHAPITRE VII - Le financement des guerres de la Révolution et de


l’Empire

FONDEMENTS DE LA PUISSANCE FRANÇAISE

Les profits des conquêtes

LA LIMITE DES RESSOURCES FRANÇAISES

LES FAIBLESSES DU BLOCUS

LES FONDEMENTS DE LA PUISSANCE BRITANNIQUE

Quatrième partie - LE XIXe SIÈCLE

INTRODUCTION

TITRE I - LE SYSTÈME FINANCIER DE LA BOURGEOISIE

TRIOMPHANTE

CHAPITRE PREMIER - Un puissant mécanisme d’exploitation : le système

financier

LE RÉGIME DU CRÉDIT

L’ACTIVITÉ BANCAIRE

CHAPITRE II - La force des États

CHAPITRE III - La révolution industrielle, l’impôt et la monnaie

L’ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION ET LE RENDEMENT


DES IMPÔTS

LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉCONOMIE D’ÉCHANGE

L’ÉVOLUTION MONÉTAIRE ET L’ÉVOLUTION POLITIQUE

CHAPITRE IV - Progrès techniques. structure économique et commodité


fiscale. Les impôts indirects

DES MATIÈRES IMPOSABLES PLUS PRODUCTIVES ET PLUS


VARIÉES

LE CONTRÔLE DE LA CIRCULATION

L’évolution du contrôle à la circulation en France au cours du XIXe siècle

Un exemple typique de l’importance des droits d’entrée : le régime italien

LE PROGRÈS TECHNIQUE FACILITE LE CONTRÔLE DE LA


PRODUCTION

CHAPITRE V - L’impôt direct indiciaire expression d’une société

CARACTÈRES COMMUNS ET FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DE

CES DIFFÉRENTS IMPÔTS

DES AUTRES MODALITÉS D’IMPOSITION DE LA FORTUNE : LES


DROITS DE TIMBRE ET D’ENREGISTREMENT

CHAPITRE VI - L’esprit de la fiscalité du XIXe siècle

SIGNIFICATION SOCIALE DU SYSTÈME FISCAL DU XIXe SIÈCLE

INCIDENCE ÉCONOMIQUE DE LA FISCALITÉ DU XIXe SIÈCLE

ANALOGIES DES DIVERS SYSTÈMES EUROPÉENS

LA CONTREPARTIE DU SYSTÈME FISCAL DU XIXe SIÈCLE

TITRE II - VERS L’IMPOT ÉGALITAIRE

CHAPITRE PREMIER - L’évolution politique et l’évolution fiscale de la


fin du XIXe siècle à 1914

CHAPITRE II - L’income tax : l’arme antirévolutionnaire destructrice de

la Chambre des lords

UNE ARME FINANCIÈRE CONTRE LA RÉVOLUTION

LE RÉTABLISSEMENT D’UN INSTRUMENT DE LUTTE CONTRE LA


VIE CHÈRE

LA LUTTE POUR LA DISCRIMINATION ET LA PROGRESSIVITÉ

CHAPITRE III - Une fiscalité scientifique et autoritaire :


l’Einkommensteuer

CHAPITRE IV - Le combat commun des classes rurales et ouvrières : les

États-Unis

CRÉATION ET SUPPRESSION DE L’IMPOT SUR LE REVENU

LE RÉTABLISSEMENT DE L’IMPOT SUR LE REVENU

CHAPITRE V - L’impôt sur le revenu et les luttes politiques de la IIIe


République

CHAPITRE VI - Infrastructure économique des impôts sur le revenu

DE LA DIME À L’« INCOME TAX »

L’EXEMPLE ITALIEN

CHAPITRE VII - Progrès et illusions

PERFECTIONNEMENTS TECHNIQUES ET PROGRÈS POLITIQUES

LA PART DES ILLUSIONS

Cinquième partie - LE XXe SIÈCLE

INTRODUCTION

TITRE I - LES FAIBLESSES FINANCIÈRES A L’ORIGINE DE LA


SECONDE GUERRE MONDIALE

CHAPITRE PREMIER - L’inflation destructrice

DE QUELQUES CAUSES DES PHÉNOMÈNES INFLATIONNISTES DE


L’APRÈS-GUERRE

Changes et transferts

Causes intérieures de l’inflation

L’impôt remplacé par l’emprunt.

CONSÉQUENCES SOCIALES ET POLITIQUES DE L’INFLATION

CHAPITRE II - Les réactions contre la fiscalité égalitaire et la lutte contre

la démocratie

ÉVOLUTION FISCALE ET POLITIQUE DES PAYS ANGLO-SAXONS

LES NOUVELLES DONNÉES DU PROBLÈME FISCAL ET

L’AVÈNEMENT DU FASCISME

Fascisme el fiscalité

DIVERS ASPECTS DE L’HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA FRANCE

CHAPITRE III - De la crise économique au déclenchement de la Seconde


Guerre mondiale

TITRE II - LA RÉVOLUTION FINANCIÈRE DE L’OCCIDENT

CHAPITRE PREMIER - La transformation des esprits

CHAPITRE II - Les gouvernements mieux armés pour lutter contre


l’inflation de pénurie

Rationnement et réglementation de l’économie

Fonction « équilibrante » de l’impôt

L’impôt et l’emprunt

De la détermination de la politique financière dans le cadre d’un budget


économique national

Définition de la fonction économique de l’impôt durant la guerre et les


premières années qui suivirent.

CHAPITRE III - Résultats de la nouvelle politique financière

Les États-Unis.

L’Allemagne

La Suède

CHAPITRE IV - Productivité de l’économie et neutralité de l’impôt

LE COMBAT POUR LA NEUTRALITÉ FISCALE

DE L’IMPÔT SUR LE CHIFFRE D’AFFAIRES À LA TAXE SUR LA

VALEUR AJOUTÉE

L’EXTENSION DE LA TAXE SUR LA VALEUR AJOUTÉE AU SEIN


DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE

AUTRES APPLICATIONS DE LA NOTION DE NEUTRALITÉ

FISCALE

CHAPITRE V - Incidence des impôts égalitaires sur l’activité, l’épargne et

l’investissement

L’IMPÔT ET L’ACTIVITÉ

L’IMPÔT ET L’ÉPARGNE

L’IMPÔT ET L’INVESTISSEMENT

TITRE III - LA RÉVOLUTION INACHEVÉE

CHAPITRE PREMIER - La révolution monétaire pour le plein emploi et

contre l’inflation
CHAPITRE II - La réforme des structures fiscales

PEUT-ON FAIRE DES IMPÔTS DE CONSOMMATION LES


INSTRUMENTS D’UNE ÉGALISATION PLUS PRONONCÉE ?

L’IMPOSITION DU CAPITAL PEUT-ELLE ATTÉNUER L’IMPOSITION


DU REVENU ?

CRÉATION D’UNE FISCALITÉ DE L’ENVIRONNEMENT

INCITATION PAR LA FISCALITÉ AUX ÉCONOMIES D’ÉNERGIE ET

DE MATIÈRES PREMIÈRES

Conclusion

TITRE IV - LE SYSTÈME FINANCIER DES RÉGIMES


COLLECTIVISTES

CHAPITRE PREMIER - Comment peut-on résoudre les problèmes de


l’économie collectiviste ?

COMMENT ASSURER LA LIBERTÉ DU CONSOMMATEUR ET DU


TRAVAILLEUR ?

COMMENT L’IMPÔT PEUT-IL ASSURER LA LIBERTÉ DE


L’ENTREPRISE ET LA QUALITÉ DE LA GESTION ?

La productivité de l’entreprise

Du mécanisme de récompenses et de sanctions en régime collectiviste

De l’autonomie financière de l’entreprise

CHAPITRE II - Le système financier soviétique

L’ABANDON DU COMMUNISME DE GUERRE

L’IMPÔT, LA LIBERTÉ DU CONSOMMATEUR ET L’ÉQUILIBRE DE


L’ÉCONOMIE

L’impôt sur le chiffre d’affaires

La lutte contre l’inflation

L’IMPÔT, INSTRUMENT D’INITIATIVE ET DE PRODUCTIVITÉ

LA RÉFORME DE 1965

Mesures visant à rendre l’entreprise plus libre

La contrepartie : le mécanisme de récompenses et de sanctions

RÉSULTATS DE LA RÉFORME

Ces obstacles peuvent-ils être surmontés ?

CHAPITRE III - Réforme de l’économie et de la fiscalité agricole en


U.R.S.S.

LES RÉFORMES DE 1965

Autonomie de gestion

Régime fiscal des kolkhozes

Imposition des exploitations individuelles

Réforme des sovkhozes

INCIDENCE DU SYSTÈME FISCAL SUR LA PRODUCTION

CHAPITRE IV - Réforme économique et réforme financière dans l’Europe


de l’Est, particulièrement en Hongrie

La réforme économique et fiscale de la Hongrie

CONCLUSION

La résistance des privilégiés

La force des préjugés

L’ignorance

Notes

Copyright d’origine

Achevé de numériser

INTRODUCTION

La monnaie, l’impôt, le crédit, il est peu d’institutions qui aient plus


marqué la vie des hommes, leurs relations ou leurs progrès.
Nous trouvons le souci de se procurer des ressources monétaires à la
source des événements qui ont transformé la condition humaine, par
exemple de cette grande opération financière, la libération des serfs en
Europe occidentale à partir du XIe siècle.
L’impôt fut la cause ou du moins le prétexte d’un très grand nombre
d’émeutes, de révoltes, de révolutions ou de guerres d’indépendance. On a
été surpris en France, durant ces dernières années, de voir se multiplier les
oppositions au fisc. On se serait moins étonné si l’on s’était reporté à
l’histoire et l’on aurait vu que les mêmes régions avaient connu, dans le
passé, des mouvements analogues. La connaissance de l’histoire eût
préservé de l’étonnement, peut-être eût-elle préservé de l’événement.
Elle pourrait apporter bien d’autres secours à ceux qui cherchent à
réformer l’État ou la société. Le régime d’un pays comme la France s’est
édifié pour répondre aux besoins des finances publiques avec sa cheville
ouvrière, l’intendant, responsable de la levée de l’impôt et du maintien de
l’ordre perpétuellement menacé par les réactions hostiles des
contribuables. Or l’administration napoléonienne, qui est encore la nôtre,
est l’héritière directe de ces institutions, Bonaparte n’ayant fait que
systématiser la construction édifiée du XIVe au XVIIIe siècle.
L’impôt est aussi à l’origine du système représentatif né du souci de
désarmer les contribuables et d’obtenir leur acquiescement en les faisant
participer aux préoccupations du gouvernement.
L’influence de la monnaie n’est pas moins forte. Depuis des millénaires
les variations des apports d’or ou d’argent n’ont cessé d’agir sur la vie des
sociétés. Joint à la fuite des contribuables, l’exode des métaux précieux de
la Méditerranée vers l’Orient fut une des causes de la décadence de
l’Empire romain. D’une façon générale les époques de pénurie monétaire
furent également des périodes de dépression économique et de régression
politique. Inversement la découverte de nouveaux gisements ou la mise en
circulation des métaux thésaurisés facilitèrent le fonctionnement des États à
l’époque hellénistique comme durant la Renaissance, le XVIIIe siècle ou le
milieu du XIXe.
Malgré son utilisation très imparfaite, la monnaie de banque fut un des
éléments qui transformèrent les moyens d’action des dirigeants politiques.
Dans le détail même des éléments, l’influence de la finance se retrouve,
qu’il s’agisse de l’avènement de Charles Quint à l’empire grâce aux lettres
de change des Fugger, des défaites françaises de Crécy, de Poitiers ou
d’Azincourt, ou du soutien accordé par les banquiers au coup d’État de
Bonaparte comme plus tard aux mouvements fascistes.
La finance apparaît constamment à la source du pouvoir.

Il ne suffit pas de constater et de décrire à grands traits l’histoire


conjointe de l’État, de la monnaie. du crédit et de l’impôt. Il faut tenter
d’expliquer.
L’efficacité des mécanismes financiers tient à leur caractère essentiel : ce
sont des techniques libérales. Grâce au jeu combiné de l’impôt et de la
monnaie, le souverain peut eviter ces méthodes grossières que sont le
pillage et la confiscation ou même le système complexe des prestations de
biens ou de services grâce auquel Charlemagne et ses successeurs tentèrent
de faire vivre des États. Le jour où les souverains purent remplacer les
tumultueuses levées féodales par des troupes soldées, nourries, équipées et
par suite disciplinées, du jour où ils purent rémunérer leurs fonctionnaires
et payer leurs approvisionnements, ce jour-là il y eut quelque chose de
changé dans le fonctionnement de la puissance publique et l’État moderne
fit son apparition.
L’histoire récente n’est pas moins significative. Quelques années après la
révolution de 1917, c’est en rétablissant l’impôt et la monnaie que l’Union
soviétique put sortir de l’économie de guerre. De nos jours, dans
l’ensemble de l’Europe de l’Est, l’utilisation judicieuse des techniques
financières est une des conditions des réformes qui visent à assouplir le
mécanisme économique en faisant des directeurs d’usines des chefs
d’entreprise plus libres et plus responsables.
*

On a souvent disserté des fondements des grands mouvements politiques


et ceux-là mêmes qui se refusent aux conclusions du marxisme n’ont pas pu
ne pas être sensibles aux lumières qu’apporte à l’histoire la recherche de
son infrastructure économique. On tend à y ajouter, de nos jours, l’effet des
variations du climat et de la démographie. Sous ne prétendons pas
substituer l’infrastructure financière à l’infrastructure économique ou
démographique. Dans l’enchaînement des causes et des effets qui
conduisent les hommes à subir, en attendant de le dominer, l’effet des
conditions géographiques, des progrès scientifiques et des rapports
économiques, les techniques financières se situent comme un des derniers
maillons, un de ceux que les gouvernements et les contribuables ressentent
le plus directement.
Lorsqu’on examine les conditions pratiques de la vie des États on
s’aperçoit que l’espace, la population, la fertilité du sol et du sous-sol ne
suffisent pas à procurer la puissance.
A maintes reprises, on a vu de vastes empires battus par de simples cités
ou par des royaumes plus petits mais financièrement plus solides. Des
Plantagenêts à Napoléon, l’Angleterre moins peuplée et sans doute moins
riche fut souvent victorieuse de la France, d’une France dont les techniques
financières étaient perpétuellement en retard sur celles de son voisin. Tout
ceci s’explique par les mécanismes mêmes de la finance. Prenons l’impôt
comme exemple. Sur quels éléments peut-on le fonder ? Comment évaluer
la matière imposable, comment amener les individus à payer ? Cette simple
analyse permet de se rendre compte que l’impôt est très difficile à établir
lorsque l’administration ne peut fonder son action sur la surveillance de
ces mouvements de marchandises, de ce flux et de ce reflux de produits et de
monnaie qui constituent l’économie d’échange. Les économies paysannes,
situées à l’écart du trafic, les petites exploitations éparpillées ou les
courants de trafic de faible amplitude dilués sur tout le territoire n’offrent à
l’État que de faibles moyens d’appréhension.
L’impôt est une technique libérale, mais pour que cet avantage soit
réellement apprécié il faut que l’individu ait la possibilité de se procurer
par la vente de ses produits sur un marché suffisamment étendu les
ressources monétaires qui lui sont demandées. Dans la négative il préférera
la corvée, l’entretien du seigneur ou la fourniture des produits de sa terre.
Ce n’est pas tout. Lorsqu’elle ne trouve pas dans l’économie d’échange,
avec ses marchés, ses mercuriales, ses relations financières entre les
hommes, le moyen d’évaluer les produits, les bénéfices ou les fortunes,
l’administration est obligée de s’en tenir à des appréciations sommaires,
vagues, arbitraires, qui risquent d’écraser les uns tout en ménageant les
autres, de compromettre le développement de l’économie et même de
provoquer l’exode des contribuables. Par ce biais, on conçoit que l’impôt,
favorable à la libération des hommes dans un certain type d’économie, ait
pu, lorsque le commerce, les marchés, les villes faisaient défaut, provoquer
l’asservissement des contribuables. C’est pourquoi les préoccupations
fiscales figurent parmi les causes de la reconstitution du servage en Russie
du XVe au XVIIIe siècle.
Sans doute les souverains essayèrent-ils de contourner ces obstacles en
recourant à la monnaie, en la manipulant, en la multipliant. Mais la
monnaie métallique ne peut offrir aux monarques besogneux que des
ressources relativement limitées. Quant à la monnaie de banque, son
acclimatation et par suite son utilisation au profit de la puissance publique
supposent, elles aussi, des échanges relativement actifs : il n’est, pour s’en
convaincre, que de se reporter aux dates et aux lieux de création des
premières banques d’émission. Quant au crédit, il permet de reporter les
difficultés, il ne les résout pas.
Ainsi l’impôt et la monnaie apparaissent-ils comme des transformateurs
de la richesse économique en puissance politique. Pour apporter aux rois
les ressources correspondant à leurs ambitions, il est nécessaire de pouvoir
compter sur un certain type de structure, disons en gros sur des échanges
suffisamment actifs. Dire que la finance est la source du pouvoir, ce n’est
pas atténuer le rôle de l’infrastructure économique, c’est démonter un des
mécanismes essentiels de son action.

Dans un précédent ouvrage je m’étais particulièrement attaché à l’une


des techniques financières, l’impôt. Je m’étais déjà rendu compte qu’il était
impossible de retracer l’histoire de l’impôt et de l’État sans faire intervenir
le crédit et la monnaie puisque les souverains furent toujours tentés d’éviter
les réactions des contribuables en recourant à l’emprunt ou à l’inflation. Il
m’est apparu nécessaire de reprendre l’ensemble du problème en axant plus
directement la recherche sur l’étude des États et de l’arrière-plan de leur
puissance, c’est-à-dire sur l’ensemble des techniques financières. La place
donnée à l’impôt reste plus importante que celle qui est consacrée à la
monnaie. La variété des techniques fiscales en est largement la cause.
Cependant l’existence de l’Histoire de l’impôt1 m’a permis d’alléger très
sérieusement un certain nombre de développements. J’ai pu renoncer, sauf
exception, à multiplier les références, laisser de côté les détails techniques
et tenter de me concentrer sur l’essentiel.
Le même souci d’alléger cet ouvrage m’a conduit à renoncer à examiner
les pays étrangers à l’Europe et à l’Amérique du Nord, c’est-à-dire les pays
où se sont constitués  —  sur une base d’économie monétaire et de
fiscalité — les « États modernes ». Ce n’est pas que je sous-estime la place
que des empires d’Asie ou d’Afrique comme le monde musulman ont tenue
dans l’histoire de l’humanité et leurs apports à ce que nous appelons la
civilisation. Bien plus, à certaines époques, l’État qui se désagrégeait en
Occident s’est maintenu en Orient. Il n’en demeure pas moins que
l’évolution de ces derniers pays a suivi une voie différente, on peut même
dire divergente de celle de l’Europe. Tous ces phenomènes ont trop
d’importance pour être sommairement decrits. Je me reserve d’y revenir
ailleurs et de me demander s’il n’est pas possible d’en tirer quelques
enseignements concernant le Tiers Monde.

Si la finance dépend étroitement de l’économie, on peut cependant en


tirer un parti plus ou moins satisfaisant. Une technique fiscale et surtout
une technique monétaire maladroite peuvent engendrer des catastrophes.
La Seconde Guerre mondiale en est un des exemples. Depuis la révolution
industrielle qui a transformé les conditions de vie des États, on a le
sentiment que, pour une série de raisons, les techniques financières sont en
retard sur les possibilités offertes au monde par le progrès accéléré des
techniques matérielles. C’est là peut-être le plus grand enseignement
pratique de cette étude qui doit déboucher naturellement du passé vers
l’avenir.
 

Première partie

NAISSANCE ET DÉGRADATION DE
L’IMPOT, DE LA MONNAIE ET DE
L’ÉTAT

DE L’ANTIQUITÉ

À LA FIN DE L’EMPIRE

DE CHARLEMAGNE
 
INTRODUCTION

La culture classique nous ayant rendu relativement familiers les récits de


ce qui s’est passé, il y a plusieurs millénaires, dans la partie du monde qui
est située autour de la Méditerranée et dans le Proche-Orient, nous ne nous
étonnons pas des grandes lignes de ce que nous considérons comme le
début de l’histoire, non seulement parce que nous en avons des témoignages
écrits, mais aussi parce qu’elle vit apparaître des États qui ressemblent, par
bien des aspects, à nos constructions politiques actuelles. Pourtant, bien des
caractères pourraient entraîner notre surprise, à commencer par la date de
telles réalisations.
Nous pouvons comprendre pourquoi des zones riches en limons fertiles,
faciles à irriguer, servirent de siège, sinon aux premières collectivités
organisées, du moins à celles qui prirent une relative ampleur. Mais, à côté
de cette première constatation, que de traits pourraient nous étonner  :
l’existence d’empires commerçants, filiformes, unissant une série de
comptoirs dispersés le long des côtes, presque privés de base territoriale, la
dimension d’autres empires, dont certains ont atteint de telles limites que
leur reconstitution est restée, pendant des siècles et jusqu’à nos jours,
l’ambition des hommes d’État les plus audacieux, dimension qui paraît
surprenante pour une époque où les moyens matériels et notamment les
instruments de communication et de transport étaient relativement réduits.
La précocité de certaines préoccupations économiques a semblé
singulière. Les choix mêmes qui ont présidé à la constitution des empires,
tel celui qui, à une certaine époque, entraîna Rome vers l’Orient, ont fait
l’objet des discussions de plusieurs historiens. Ajoutons les vicissitudes des
empires, ces vicissitudes qui ont retenu l’attention des moralistes de
l’Antiquité et dont la plus frappante est peut-être la longue décadence de la
construction politique qui a le plus marqué la conception que nous nous
faisons d’une société organisée, vicissitudes et décadence que la fougue des
Barbares et le hasard des batailles ne semblent pas expliquer à eux seuls.
L’examen de l’impôt, de la monnaie et du crédit nous fournit une clé, s’il
est vrai que l’État, une certaine sorte d’État, soit intimement lié aux
techniques financières.
 
CHAPITRE PREMIER

Naissance de l’impôt

DU PILLAGE AU TRIBUT

Au VIIIe siècle de notre ère, les guerriers arabes qui venaient de


conquérir l’Irak demandèrent à se partager les terres. Le Calife Omar dut
leur expliquer qu’il s’agirait là d’une politique à courte vue, incapable de
répondre aux intérêts mêmes des vainqueurs. Il souligna que le butin n’avait
qu’un temps et qu’il fallait songer au fonctionnement des services publics
essentiels, à commencer par la défense des nouvelles provinces. Il montra
tout ce que l’on pouvait tirer de la population soumise en lui laissant la
possession de ses domaines tout en exigeant, en contrepartie, un impôt
foncier et une capitation 1.
 

La conquête du Kansou par Gengis Khan donna lieu au même type de


débats.
Observant l’inutilité des nouveaux sujets chinois considérés à tort ou à
raison comme impropres à la guerre, un des généraux mongols proposa de
les exterminer purement et simplement et de convertir le sol en pâturages
pour la cavalerie. Il fallut toute la dialectique d’un des conseillers du
souverain pour faire rejeter ce projet. Il dut énumérer tout ce que l’on
pourrait percevoir chaque année, grâce à des impôts sur la terre et sur les
marchandises, des onces d’argent, des pièces de soie, des sacs de grain. Les
territoires chinois conquis, cessant d’être livrés aux pillages, furent alors
divisés en dix départements avec un personnel de fonctionnaires mongols et
de lettrés chinois.
 

Quoique postérieurs à la période que nous évoquons ces faits nous


révèlent une des origines de l’impôt. Celui-ci apparut lorsque les
conquérants se rendirent compte qu’il valait mieux substituer à un
prélèvement désordonné la perception d’un tribut, en définitive plus
productif.
Certains le comprirent plus vite que d’autres. Les Assyriens gardèrent
l’habitude des raids de terreur, les Égyptiens, au contraire, eurent de bonne
heure le souci de créer des «  protectorats  » soumis à redevance, l’empire
perse dut sa réputation de libéralisme au fait qu’il s’attachait à lever un
tribut, tout en assurant un minimum de protection sinon de liberté aux pays
conquis.
 

Comparable au pillage, la réquisition pure et simple sans procédure et


sans contrepartie constitue une des méthodes les plus destructrices de
l’activité des paysans et des artisans, toujours incertains de ce qui subsistera
du produit de leur travail. Elle détruit l’arbre avec ses fruits. Établir au
contraire un minimum de règles visant à proportionner le prélèvement aux
ressources de chacun met à la disposition de l’État des biens
renouvelables — éventuellement de la monnaie — avec lesquels il achètera
ce dont il aura besoin, au moment où il en aura besoin.
Cette complication apparente est une grande commodité. L’individu ne
risque pas d’être privé de ce à quoi il tient le plus de son animal de labour
par exemple. Il peut sacrifier les biens auxquels il est le moins attaché. Il
peut travailler davantage pour se procurer de quoi payer ce qui devient un
impôt.

DE LA CORVÉE À LA TAXE

Largement utilisée en Égypte, la corvée présentait des inconvénients


analogues à ceux de la réquisition des biens. Elle pouvait détourner
l’individu de son travail au moment où il avait le plus besoin de l’effectuer.
Ne valait-il pas mieux laisser l’individu libre de travailler comme il
l’entendait, mais lui demander de fournir une fraction du produit de son
travail, une partie de sa récolte, par exemple, et payer ainsi les travaux
volontaires d’autres hommes ?
Quant à l’esclave, son rendement est médiocre : mieux vaut l’affranchir
et lui imposer une redevance avec laquelle on achètera le travail et les
produits des hommes libres.
En fait, sauf pour les travaux particulièrement durs, il ne semble pas que
l’esclavage ait été très répandu dans les premières monarchies d’Orient.
Il en fut autrement dans le monde gréco-romain, où l’industrie tenait une
plus grande place, où le travail de l’homme libre était plus onéreux, où
l’absence de stimulant pouvait être compensée par l’organisation du travail,
où, à tort ou à raison, les maîtres grecs ou romains se croyaient capables de
diriger efficacement leurs exploitations, où il pouvait être difficile de
retenir, sans la surveillance inhérente à la servitude, les hommes
brutalement déracinés par la guerre.
Ainsi, freinée par le recours à l’esclavage et à la corvée, la fiscalité dut
apparaître, dans les premiers États de l’Orient, comme le moyen de procurer
économiquement des travailleurs et des produits.

DE LA LEVÉE EN MASSE À L’ARMÉE SOLDÉE

La Bible montre les Juges rassemblant les hommes valides pour lutter
contre les peuples environnants. Tite-Live décrit les premières guerres
menées par la réunion des familles patriarcales, le chef de la gens
commandant lui-même sa famille et ses clients. Chacun s’équipait ou plutôt
son équipement était assuré par la tribu. Chacun emportait sa nourriture et
la renouvelait par le pillage.
Ce système avait des inconvénients et des limites. Facile pour certains,
s’équiper était trop onéreux pour d’autres. On pouvait en tenir compte et
fixer l’équipement en fonction de la fortune, imposant aux plus riches
l’armement le plus lourd. L’histoire a gardé trace de cette évolution. A
Athènes, comme à Rome, les plus riches servaient dans la cavalerie, les
membres de la classe moyenne dans l’infanterie lourde, les citoyens les plus
pauvres étaient, en cas de besoin exceptionnel, enrôlés comme rameurs ou
dans l’infanterie légère 2.
Mais la fortune pouvait appartenir à des hommes trop âgés, à des
invalides ou à des femmes, notamment à des veuves. On leur demandait une
contribution permettant d’aider ceux qui étaient mobilisables à s’équiper et
même à compenser la perte de leur travail.
Restait le problème de la durée du service. Bien vite, on comprit que les
campagnes limitées à une courte période ne pouvaient suffire. Il fallait
choisir  : laisser les hommes abandonner l’armée ou les retenir par une
solde.
C’est la solution vers laquelle les cités méditerranéennes s’orientèrent à
partir d’une certaine époque.
A Rome, la guerre de Véies, par sa durée qui ne s’accommodait plus des
levées annuelles, fut, selon Tite-Live, l’origine de la solde et de l’impôt
direct.
L’armée soldée, il devint possible, et il fut nécessaire, de faire appel aux
dernières classes, aux « prolétaires » que Marius fut le premier à enrôler. La
technique combinée de la solde et de l’impôt permit à la République de
lever l’armée à défaut de laquelle elle n’eût pu mener des guerres longues
sur des théâtres d’opérations relativement éloignés, à défaut de laquelle, en
un mot, l’Empire n’aurait pu être constitué.
 
CHAPITRE II

Naissance de la monnaie

On a toujours affirmé que l’émission de la monnaie constituait un droit


régalien — un de ceux que les bâtisseurs d’État prennent ou reprennent aux
féodaux qui se les sont appropriés.
Cependant il y eut des États relativement organisés qui vécurent sans
monnaie, au sens que nous donnons actuellement à ce terme. On observe
d’autre part des phénomènes de création de monnaie relativement
spontanés.
Pour comprendre l’origine de la monnaie et même son évolution la plus
récente, il importe de ne jamais oublier sa double origine  : de multiples
comportements individuels et quelques décisions étatiques.

LES COMPORTEMENTS INDIVIDUELS

Il n’est pas de collectivité qui ne connaisse des échanges. L’observation


des périodes de rationnement comme celle des camps de prisonniers montre
que, malgré toutes les interdictions, les hommes troquent ce qu’ils jugent
superflu contre ce qu’ils estiment plus utile. Durant les époques antérieures
à la monnaie les échanges prirent les formes les plus variées 3.
Le troc lui-même devait donner naissance à un phénomène de caractère
monétaire. Les hommes ont dû rapidement accepter, en contrepartie de leur
superflu, des objets qu’ils ne souhaitaient pas utiliser mais qu’ils savaient
pouvoir échanger facilement. On conçoit que l’objet qui avait la valeur
d’usage la plus répandue ait pris peu à peu le caractère d’une monnaie
puisqu’il était désiré pour l’échange plus que pour son usage direct. Suivant
les types de société tel ou tel bien remplit ce rôle, l’orge ici, le bétail ailleurs
ou des lingots de tel ou tel métal. Ceux-ci avaient le grand avantage d’être
faciles à stocker, à dissimuler, à transporter, particulièrement les plus rares.
Les commerçants  —  qui apparurent de très bonne heure  —  utilisèrent
d’abord le troc, un troc qui pouvait se faire à très longue distance. Ils
emportaient des produits fabriqués, des armes, des vases et toute une série
d’objets de «  pacotille  » qu’ils échangeaient contre des produits
bruts — des métaux, des épices, des perles, etc. 4.
Pour ces trafiquants la valeur d’échange comptait plus que la valeur
d’usage  ; de bonne heure, ils estimèrent que certains produits étaient plus
faciles à échanger, plus transportables et plus stockables que d’autres. Ils en
vinrent à mettre leur estampille sur des lingots de métal afin d’en attester le
poids et la composition. Mais la véritable façon de garantir la qualité d’un
morceau d’argent ou d’or  —  et par suite d’en faciliter l’utilisation dans
l’échange  —  consiste à le revêtir sur toutes ses surfaces d’empreintes qui
rendent plus difficile la contrefaçon et le rognage  : on en arrive alors à la
monnaie frappée qui revêt généralement la forme de disques,  —  cette
monnaie « sonnante et trébuchante » que nous connaissons encore.

L’ACTION DE LA COLLECTIVITÉ

Comprise dans ses différents sens d’étalon de valeur, d’instrument


d’échange et de moyen d’épargne, la monnaie n’est pas née des seules
initiatives individuelles : l’action de la collectivité fut déterminante.
Il n’est guère de société, même sommairement organisée, qui n’ait établi
une échelle de peines  —  souvent des amendes ou des dommages-
intérêts — en fonction de la gravité des fautes et de la qualité des victimes.
Comment fixer les amendes ou les indemnités ? On pouvait dire : celui qui
a cassé le bras d’un autre homme lui livrera soit un bœuf soit telle quantité
d’orge, soit tel poids de cuivre, etc. Répéter des énumérations de ce genre à
chaque article du « Code » aurait été compliqué et fastidieux. Mieux valait
choisir un bien  —  le plus répandu, celui qui avait déjà une valeur
d’échange —, l’orge par exemple, et dire : pour un bras cassé telle quantité
d’orge, pour une jambe le double, pour un meurtre le quintuple, etc. Il
restait entendu que telle quantité d’orge pouvait être remplacée par un bœuf,
ou plusieurs moutons, ou un lingot de tel poids suivant un barème
d’équivalence 5.
Dans cet exemple, l’orge jouait le rôle d’étalon de valeur, une des
fonctions essentielles de la monnaie. En ce sens, elle pouvait faciliter le
paiement d’un impôt tout aussi bien que d’une indemnité, d’une amende ou
d’un traitement. Le produit qui servait d’étalon de valeur (ou si l’on préfère
de base de référence) pouvait servir et servait souvent de moyen de
règlement, mais on pouvait en utiliser un autre.
En Chaldée, dans des temps très anciens, l’orge servit de base à toutes les
transactions. Avant le troisième millénaire on y ajouta le cuivre et l’argent
en lingots : orge et argent devinrent deux étalons auxquels on comparait la
valeur de toutes choses et qui servaient souvent de moyens de règlement.
Au temps d’Hammourabi, les émoluments des fonctionnaires royaux étaient
fixés en orge comme les salaires des ouvriers agricoles et l’on payait en
argent artisans, maçons, charpentiers, architectes ou médecins.
Mais l’État devait aller plus loin. Recevoir suivant les contribuables
tantôt un bœuf, tantôt des sacs de céréales, tantôt des lingots de cuivre, etc.,
n’était pas extrêmement pratique. Il fallait les emmagasiner, se préoccuper
de leur conservation, les échanger contre les biens ou les services dont les
dirigeants avaient besoin. Mieux valait faire choix d’un bien facile à
conserver et à transporter que chaque contribuable devrait verser et que
chaque fournisseur serait heureux de recevoir. Ainsi le mécanisme impôt-
dépense substitué au mécanisme réquisition ou corvée prenait tout son
avantage.
Cela n’est pas une vue de l’esprit.

L’INTERVENTION DE L’ÉTAT

Les milieux qui donnèrent naissance à l’impôt donnèrent également


naissance à la monnaie.
Si nous prenons le mot monnaie dans le sens restrictif de « lingot pesé et
garanti par l’État », le monnayage primitif parait avoir été le fait des villes
marchandes d’Asie Mineure puis de Grèce. Mais il semble qu’un souverain,
Crésus, ait créé une des premières monnaies d’or et d’argent (fin du VIIIe
ou VIIe siècle) afin de percevoir un tribut sur les cités grecques 6. Darius
frappa les dariques afin de régulariser le recouvrement des impôts de l’Asie
Mineure et de payer les mercenaires. A Carthage, les premières émissions
de monnaie eurent pour objet le paiement des armées. A Rome, l’émission
de pièces d’argent accompagna la pénétration militaire en Campanie, la
première frappe de monnaie d’or permit de solder les troupes opérant en
Macédoine.
Ce n’est pas que l’impôt ne puisse être payé en nature. Il le fut pendant
longtemps, plus ou moins suivant les pays. Toutefois, à partir d’une certaine
époque, les dirigeants eurent le désir de percevoir l’impôt en monnaie. Ils
voulurent vivre dans une économie monétaire plus simple, plus commode,
pour eux sinon pour les contribuables. Il est possible  —  nous aurons à y
revenir  —  que cette ambition, souvent trop précoce, ait eu d’importantes
conséquences en ce qui concerne la vie des sociétés et la durée des empires.
En outre, les autorités publiques estimèrent que l’émission de monnaie
comparable au contrôle des poids et mesures constituait une de leurs
fonctions. Le souci de faciliter les transactions s’accompagnait enfin du
désir de s’approprier les bénéfices de la frappe 7.
 
CHAPITRE III

Des premiers empires et des premiers impôts

Il n’est pas facile de savoir dans quelle mesure les premiers États eurent
recours à la corvée, à la réquisition et à l’impôt. Les fouilles nous révèlent
l’importance des magasins royaux de Mésopotamie, d’Égypte ou de Crète.
Mais les entrepôts pouvaient contenir le produit des pillages et des
réquisitions, aussi bien que des fermages ou des taxes.
Rares, les textes sont généralement peu explicites sur l’existence ou du
moins sur le degré de généralisation et sur les modalités d’application de
l’impôt.
C’est à l’aide d’indications éparses, en utilisant des arguments a
contrario, en interprétant les titres des fonctionnaires, que nous pouvons
essayer de dégager ce que furent les systèmes fiscaux des premières grandes
constructions politiques.
C’est ainsi que les chartes d’immunités de l’ancien empire égyptien
permettent de déduire a contrario le régime de droit commun : les paysans
devaient à la fois des corvées, des taxes, des livraisons de récoltes brutes ou
de produits manufacturés, et l’entretien des messagers royaux ou de la cour
lorsqu’elle passait sur leurs terres 8.
On peut également tenir compte des documents qui évoquent le
recensement de personnes car celui-ci pouvait servir soit à lever l’impôt soit
à convoquer les hommes pour la corvée ou le service militaire. Avec plus
d’assurance on peut se fonder sur les textes ou les peintures retraçant des
opérations d’arpentage destinees à l’établissement ou au contrôle d’impôts
ou de redevances, par exemple une peinture du temps de Thoutmès IV
(XVIIIe dynastie) représentant la mensuration d’un champ de blé mûr  :
l’arpenteur déroule un cordeau, un scribe relève le volume des tas de blé.
Citons enfin, du temps de Ramsès V, le rapport d’agents chargés de taxer
les terres appartenant a des temples, à d’autres institutions ou a l’État, le
Wilbour Papyrus que son traducteur, Alan Gardiner, jugeait aussi important
que le Domesday book.
Sur les États du Proche-Orient asiatique, nos informations sont peu
nombreuses et souvent imprécises. Nous connaissons l’existence et parfois
le montant des tributs auxquels les pays conquis étaient soumis, mais nous
ignorons la façon dont la répartition était effectuee entre les contribuables
de chacune des provinces ou de chacun des États vassaux. D’une façon
générale, nous ne possédons que de rares indications sur les conditions dans
lesquelles les impôts étaient établis 9.

Ce que nous pouvons dire c’est que l’histoire traditionnelle et les


documents qui se précisent au fur et a mesure que nous descendons le cours
du temps semblent lier assez nettement la création d’États puissants a
l’apparition ou au développement de l’impôt.
Lorsque les habitants d’Israël font part a Samuel de leur désir de voir
instituer la royauté, celui-ci leur prédit l’établissement de l’armée
permanente et de l’impôt 10.
En Perse, nous voyons, au travers d’Hérodote, la constitution par Darius
d’une monarchie administrative fondée sur les mécanismes financiers.
En Chine une série de principautés, «  les Royaumes combattants  »
suivant la terminologie traditionnelle, constituèrent des États, dont les
armées, plus efficaces, se substituèrent aux levées féodales grâce à une série
de réformes fiscales et monétaires.
La création d’un impôt foncier, le dixième de la récolte effective ou de la
moyenne annuelle des récoltes, s’accompagna d’une libération des paysans,
les premières lois pénales furent édictées, des circonscriptions
administratives remplacèrent les anciens fiefs, des monnaies furent
frappées 11.
C’est dans l’État de Ts’in que l’on vit réalisées, au milieu du IVe siècle
avant J.-C., les réformes les plus cohérentes et les plus radicales. Il s’agit
d’une veritable rationalisation de la société et de l’État — évoquant ce que
seront, bien plus tard en Europe, l’action ou plutôt les intentions des
despotes éclairés. L’armee fondée sur un service militaire obligatoire fut
commandée par des professionnels. De grands travaux furent entrepris, de
multiples taxes frappèrent l’artisanat et le commerce Un impôt fixe tenant
compte de l’étendue des champs avait été substitué au prélèvement sur la
récolte dont les inconvénients pratiques avaient été reconnus.
Grâce à cette solide armature militaire, administrative et financière, l’État
de Ts’in s’élargit à la dimension d’un empire, en 221 avant J.-C. Le premier
empereur n’eut qu’à transposer, sur un plan plus vaste, les réformes mises
en œuvre dans le cadre d’une principauté : un impôt foncier, payé en nature,
assis sur la superficie des terres, une capitation, des taxes sur les
commerçants, des monopoles 12, et un seul type de monnaie de cuivre.

Durant ces diverses périodes, l’impôt n’était, certes pas, la seule


ressource des États. Les corvées et le travail des prisonniers de guerre
permirent d’effectuer un grand nombre de constructions et d’aménagements
fonciers. En outre, à plusieurs reprises les souverains accordèrent aux
prêtres, aux fonctionnaires et aux soldats, des domaines, dotés d’ailleurs de
chartes d’immunités qui exemptaient les possesseurs, comme leurs
tenanciers, des impôts, des corvées et des réquisitions.
Mais l’abandon de l’impôt et la substitution des concessions de terres
aux rémunérations semblent s’être accompagnés, à plus ou moins longue
échéance, d’une dislocation de l’État.
Chacune des grandes périodes de l’histoire égyptienne connut ce type
d’évolution. Durant une première phase s’instauraient un pouvoir fort, un
régime administratif centralisé, une hiérarchie de fonctionnaires disciplinés,
un développement de l’individualisme et, on le présume pour certaines
époques, on peut l’établir pour d’autres, un système fiscal. Puis la
centralisation se relâchait, les fonctionnaires et les prêtres se voyaient
concéder des terres exemptes d’impôts et de corvées, les moyens de l’État
diminuaient, l’empire s’acheminait vers le désordre intérieur et la victoire
de l’étranger 13.
Comment de tels phénomènes s’expliquent-ils  ? A cette question on ne
peut répondre sans examiner l’infrastructure de l’impôt et de la monnaie,
c’est-à-dire les conditions sociologiques, psychologiques, économiques, de
leur création, de leur maintien et de leur extension.
 
CHAPITRE IV

L’économie antique, l’impôt et la monnaie

Malgré leurs avantages, l’impôt et la monnaie ne pouvaient naître sans


une évolution de la société et une transformation des esprits.
Né, en partie, de la substitution du tribut au pillage, l’impôt était marqué
du signe de la défaite et de l’humiliation. C’est pourquoi on vit la
distinction s’établir si nettement entre les peuples conquérants, exonérés de
l’impôt mais tenus à l’obligation militaire, et les peuples tributaires,
dispensés de servir, mais soumis à l’obligation fiscale.
On ne pouvait dispenser indéfiniment une fraction de la population de
toute contribution, mais, pour y soumettre ceux qui n’avaient pas été
vaincus, il fut nécessaire de procéder avec beaucoup de circonspection.
L’impôt dut souvent apparaître comme un cadeau dont le caractère,
facultatif à l’origine, devenait insensiblement obligatoire. L’offrande à la
divinité sous forme de prémices put faciliter ce passage  ; c’est une des
raisons pour lesquelles les impôts du type de la dîme apparurent de bonne
heure dans la plupart des sociétés.
Des prélèvements de nature fiscale naquirent aussi de la dispense d’un
service ou d’une réquisition. La Grèce et Home montrent nettement ce type
d’évolution.
Il y avait d’autres solutions, par exemple la participation des citoyens les
plus riches à des dépenses d’intérêt général, à l’embellissement de leur
ville, à l’armement d’un bateau de guerre, etc. Ces « liturgies » qui tenaient
une grande place dans le système fiscal athenien ou des solutions
comparables, utilisées dans l’Empire romain, permirent de « deguiser » le
caractère de l’impôt et d’en compenser la charge par toutes les satisfactions
de prestige qui s’y trouvaient attachées.
Les difficultés psychologiques ou sociologiques ne firent, bien souvent,
que traduire les difficultés économiques  : l’absence d’un milieu propice à
l’impôt.
PRODUCTIVITÉ ET FISCALITE

Aucune taxe ne peut être prélevée durablement, sinon sur la marge entre
ce que l’individu produit et ce qu’il consomme pour assurer la subsistance
de sa famille et la continuation de son activité.
La récolte du paysan doit permettre la vie de son ménage ; une certaine
quantité de grains doit être mise de côté pour les semailles de la récolte
suivante. C’est seulement sur ce qui reste, après ces deux prélèvements, que
l’État peut opérer une ponction. Encore doit-il, sous peine de tarir l’impôt
futur, laisser disponible ce qu’il faut pour acheter des outils ou réparer des
bâtiments d’exploitation.
On conçoit que les premières grandes puissances soient apparues dans les
régions de limons fertiles où, même avec une technique rudimentaire, les
récoltes étaient relativement abondantes par rapport au travail qu’elles
exigeaient  : l’Égypte, la Mésopotamie, le bassin de l’Indus, la terre jaune
chinoise 14.
Les conquérants issus de montagnes ou de steppes ne purent former de
véritables États que lorsqu’ils mirent la main sur une de ces régions de l’eau
et du soleil, mais ils purent alors constituer de vastes empires.
Ces pays donnent toutes leurs possibilités lorsque de multiples travaux
ont assuré la maîtrise des eaux par l’irrigation ou le drainage. La nécessité
d’un minimum d’organisation pour construire et entretenir des ouvrages
hydrauliques était une raison de plus de voir naître, de bonne heure, des
collectivités organisées dont la dimension devait tendre à rejoindre celle des
bassins fluviaux. Ces travaux eux-mêmes supposaient un système de
corvées organisées, sinon de véritables impôts 15.
On ne saurait considérer la richesse de la terre indépendamment de la
densité des hommes qu’elle fait vivre. Lorsque la population augmente au-
delà de certaines limites sans un accroissement correspondant de la
productivité — ce qui a tendu constamment à se produire sur les terres les
plus fertiles  —, le surplus s’amenuise considérablement. Cette
surabondance de population entraîne naturellement une plus grande
difficulté de perception. Les résistances au fisc s’accentuent, ce qui se
traduit non seulement par des phénomènes de vagabondage et de révolte,
mais aussi par la concession de chartes d’immunités à de hauts
fonctionnaires, à de grands propriétaires ; d’où l’apparition d’un régime de
caractère féodal, c’est-à-dire d’une sorte de démembrement de l’État.
Condition nécessaire de l’impôt, un minimum de productivité n’en est
pas la condition suffisante. Son établissement suppose la mise en œuvre de
techniques liées elles-mêmes à la structure de l’économie.

LA STRUCTURE DE L’ÉCONOMIE ANTIQUE ET LES


POSSIBILITÉS D’ÉTABLISSEMENT DE L’IMPÔT

Dès une époque relativement reculée, des pays fertiles, riches de leurs
céréales, de leur huile ou de leur vin, voulurent se procurer les matières
premières, le bois et les métaux, qui leur faisaient défaut  —  cela sans
préjudice de produits de luxe plus ou moins élaborés, la pourpre, les perles,
la soie, par exemple, que les privilégiés désiraient faire venir des contrées
les plus éloignées.
Cet arrière-plan économique, sommairement retracé, signifiait l’existence
de trafics par mer, sur les fleuves, au travers des steppes ou des déserts,
trafics qui pouvaient se prêter aux impôts les plus simples, les péages. Faire
payer en fonction du tonnage des navires ou du nombre des animaux de bât,
prélever une part des marchandises de grande valeur, sur les lieux de
débarquement ou aux points de passage obligé, ce fut dès les temps les plus
reculés le moyen le plus simple de lever l’impôt. Comme les brigands, le
fisc se place volontiers aux carrefours des grands chemins, sur les ponts, sur
les sols, dans les défilés.
Il était beaucoup plus difficile de saisir les ventes en tant que telles : ces
transactions étaient trop dispersées. On conçoit l’intérêt porté par
l’administration aux lieux de rassemblement et de concentration des
échanges, aux foires, aux marchés, plus généralement aux villes 16. On
comprend aussi que les impôts de ce genre aient été parfois limités à des
catégories de ventes faciles à connaître et à surveiller, par leur nature même,
aux ventes aux enchères par exemple.
Tout ceci pouvait fournir des ressources appréciables aux cités et aux
États commerçants, mais ne pouvait suffire aux grands empires agraires.
Les quelques villes marchandes qu’ils englobaient ne pouvaient procurer
toutes les ressources dont les souverains avaient besoin pour administrer de
vastes espaces. Il fallait faire payer les agriculteurs.
Comment déterminer ce que le paysan pouvait verser ? Prélever une part
de la récolte simplifiait le problème : il suffisait de compter le nombre des
gerbes, des tas d’olives ou des jarres d’huile. et le paysan n’avait pas a se
préoccuper de vendre.
Mais comment connaître le volume de la production ? Faut-il exiger que
la récolte se fasse en présence d’un agent du fisc ou, du moins, ne soit
enlevée que devant lui ? Il semble que cette règle ait été fixée dans certains
pays, en Égypte notamment. On conçoit la difficulté de ce genre
d’opérations.
On pouvait imaginer des discussions entre l’administration et
l’agriculteur au moment où la récolte était sur le point d’être faite. Au vu de
la promesse des champs, on pouvait essayer de déterminer la dette de
chacun.
Ces discussions difficiles, pouvaient-elles être évitées en fixant, une fois
pour toutes, ce que chaque exploitation pourrait fournir  ? Ne pouvait-on
classer les terres suivant leur degré de fertilité et, dans les pays de l’Orient
et du bassin méditerranéen, suivant qu’elles étaient ou non irriguées  ? Il
suffisait alors de concentrer les efforts d’appréciation sur quelques parcelles
types, puis d’étendre ce résultat à toutes les terres qui présentaient les
mêmes caractéristiques.
Il suffisait... Ce n’était pas si simple. Il fallait d’abord mesurer les
surfaces, opération d’arpentage qui supposait elle-même un certain niveau
de connaissances scientifiques et techniques. On conçoit que, selon
Hérodote, les nécessités fiscales aient été a l’origine de la géométrie.
L’arpentage effectué, restait l’évaluation, relativement facile lorsque la
production était largement commercialisée, beaucoup plus difficile lorsque
les hommes vivaient en consommant ce qu’ils produisaient, sans qu’aucun
marché, aucune mercuriale vînt en indiquer la valeur.
L’État ne pouvait-il se contenter d’appréciations sommaires  ? Il l’a fait
souvent, mais il était alors obligé de s’en tenir à des impôts très légers sous
peine d’écraser certains contribuables. Nous verrons, tout au long de
l’histoire, et dès l’Antiquité, l’importance de cette remarque.

L’IMPÔT ET LA MONNAIE

Dans une économie où l’échange tenait une faible place, le recouvrement


n’était pas moins difficile que l’assiette. L’impôt n’était concevable que si
le contribuable pouvait vendre, afin de payer le percepteur, et si
l’administration trouvait un marché pour acheter ce dont elle avait besoin.
L’impôt pouvait être paye en nature  : commodité pour le contribuable,
difficulte pour l’État qui devait entreposer les produits. les acheminer,
éventuellement les échanger ou les vendre.
Dans certains empires le paiement en nature persista longtemps  —  du
moins pour une partie des impôts. Ce fut le cas de la Chine et ce fut peut-
être un des motifs de la longue durée d’une construction étatique puissante.
Au contraire, les États furent relativement fragiles lorsque les souverains
voulurent établir une fiscalité monétaire dans des sociétés où l’économie
d’échange ne s’était pas suffisamment développée.
Ce n’était pas tout.
Créateur, pour partie, de la monnaie, l’État en a développé largement le
besoin. Le circuit qui menait les espèces des coffres des contribuables aux
caisses de l’État, pour les faire revenir entre les mains des individus, était
un circuit long aux époques primitives, alors que les moyens de
communication étaient relativement lents et les modes de règlement
rudimentaires.
On conçoit que l’utilisation par l’État de l’économie monétaire ait été
une des causes de l’insuffisance de monnaie et par conséquent des
phénomènes de ralentissement des échanges, de hausse du taux de l’intérêt
et de stagnation de l’économie que l’on a constatés, à plusieurs reprises,
dans l’histoire de l’Antiquité, ainsi que de l’aspect particulièrement aigu
que le problème des dettes prit à certaines époques.
Sans doute pouvait-on réduire les besoins de monnaie par l’utilisation de
mécanismes de compensation et de crédit. Un homme qui voulait transférer
de l’argent d’Athènes à Milet pouvait en verser le montant à un autre
Athénien qui voulait, au contraire, rapatrier de Milet une somme
équivalente.
Les négociants qui avaient des dettes et des créances dans divers pays
étaient bien placés pour effectuer ces opérations de compensation pour leur
compte comme pour celui de particuliers. Elles pouvaient être faites par les
changeurs de monnaie comme par ceux qui recevaient des dépôts,
effectuaient des virements et consentaient des prêts.
Le crédit avait un effet analogue aux opérations de compensation  : il
diminuait le volume des encaisses inutilisées.
Qu’ils aient été, à l’origine, et soient restés, négociants, changeurs ou
prêteurs, les «  banquiers  » pouvaient effectuer toutes ces tâches pour le
compte des gouvernements. Ils pouvaient prendre en charge la levée des
impôts. Facilitant les mouvements de fonds publics ou privés, ils retardaient
le moment où les individus et les États ressentaient la pénurie de monnaie.
On conçoit la place que ces hommes occupèrent dans la vie publique.
Ces mécanismes de transfert et de crédit pouvaient «  économiser  » la
monnaie métallique, ils n’en reposaient pas moins sur l’existence d’un stock
monétaire qui pouvait, en raison du développement des échanges, devenir
insuffisant.
Les effets inévitables du circuit monétaire étaient aggravés lorsque les
fonds séjournaient longtemps dans les caisses publiques — ce qui pouvait
être l’effet de la maladresse de l’administration, d’un souci excessif de
précaution ou d’une volonté d’ostentation. L’empire perse ne sut pas
échapper à ce défaut qui dut en accentuer la fragilité.
Inversement, on comprend l’importance de la « déthésaurisation » qui fut
la suite de l’expédition d’Alexandre. L’aisance monétaire, le développement
des échanges, l’expansion économique des monarchies hellénistiques en
furent, pour partie, la conséquence.
 
CHAPITRE V

L’économie antique et l’État

Les lacunes de notre information ne nous permettent pas de saisir autant


qu’il serait souhaitable cette charnière entre la structure économique et la
puissance politique que constitue le système financier. Cependant, les
corrélations que l’on peut relever entre les progrès ou les régressions de
l’économie d’échange et les progrès ou les régressions des États sont
particulièrement significatives.

PRÉCOCITÉ DE L’IMPÉRIALISME ÉCONOMIQUE

De bonne heure, le souci d’ouvrir et de protéger de grands axes de


circulation joua un rôle capital dans la politique des souverains. Les
pharaons de l’ancien empire eurent la volonté de tenir la route qui menait
vers la Nubie et celles qui conduisaient au Sinaï, vers la mer Bouge ou le
pays de Pouni. et cette orientation ne fut absente chez aucun de leurs
successeurs.
Les souverains des grands empires mésopotamiens, Sargon comme
Hammourabi, s’efforcèrent de dominer les deux extrémités de la grande
voie qui menait de la Méditerranée au golfe Persique.
Darius et ses successeurs donnèrent la plus grande place aux routes
terrestres et maritimes qui formaient l’ossature de leur empire.
A quoi devons-nous rattacher ces préoccupations économiques qui
étonnent certains historiens par leur précocité ?
Il ne suffit pas d’évoquer le besoin de matières premières que les grands
bassins fluviaux ne produisaient pas en quantités suffisantes, ou la crainte
de sédentaires entourés de nomades et de montagnards qu’il paraissait
nécessaire de dominer pour éviter d’être périodiquement pillés.
Il faut également tenir compte des ressources que procurait le commerce
lointain sous forme de péages et de droits d’importation.
Ce qui prouve bien l’importance politique de cet élément, c’est l’effet
que le déclin du commerce ne manqua jamais de provoquer. Lorsque les
débouchés se fermaient, lorsque la circulation était entravée, les exploitants,
petits ou grands, étaient enclins à vivre sur eux-mêmes. Ce que le
commerce extérieur ne lui fournissait plus, le possesseur d’un domaine le
faisait faire par ses serviteurs ou ses tenanciers. A une économie
partiellement orientée vers l’extérieur se substituait une économie de
subsistance qui, pour l’État, se révélait plus difficile à saisir qu’une
économie commercialisée.

DIMENSIONS ET CARACTÈRES DES PREMIERS EMPIRES

Ceci rend plus compréhensible l’extension des premiers empires qui, de


prime abord, semblent démesurés à des époques où les communications
étaient difficiles et l’expérience administrative bien mince.
Indépendamment de leurs ambitions naturelles et du souci de poursuivre les
nomades, les monarques désiraient saisir aussi loin que possible le trafic des
produits relativement coûteux dont la valeur compensait le déplacement et
qui se prêtaient aux prélèvements les plus avantageux
Des considérations analogues préservent de s’étonner de l’importance
précoce des thalassocraties ou plus généralement des États qui semblent
presque réduits à une route, à une voie d’échange, des États à la base
terrienne relativement faible, allongés le long des côtes, des empires de la
Crète, d’Athènes, de Tyr ou de Carthage.
Les péages leur fournissaient des ressources aisées à percevoir de même
que tous les droits auxquels pouvaient donner lieu les entrées et sorties de
marchandises et, plus généralement, l’activité des armateurs et des
négociants. Les routes terrestres pouvaient permettre, elles aussi, la
naissance de puissances politiques fondées sur le péage. On peut citer l’État
de Salomon dû à l’importance que prit, à une certaine époque, la route du
Jourdain entre Tyr et la mer Rouge  ; on peut citer le royaume de Lydie,
installé sur la voie qui unissait Babylone à la mer Égée.
Faut-il opposer à ces constatations l’existence d’empires militaires,
l’Assyrie, la Perse ? L’histoire répond par quelques simples faits.
Des peuples guerriers, des montagnards, des nomades mirent la main sur
des régions économiquement plus évoluées. Mais si ces conquérants
créèrent des empires durables, ce fut en s’appropriant, par une sorte de
symbiose, les mécanismes commerciaux dont ils firent parfois la base de
leur système administratif.
La puissance de l’empire assyrien reposait, dans une large mesure, sur les
voies qu’il contrôlait et cherchait à développer : la grande cité commerçante
de Babylone n’était pas le chef-lieu politique de l’empire, mais sa capitale
économique et la source de son administration confiée à des scribes
babyloniens.
Phénomène voisin, l’hégémonie de la Perse commença par la conquête
de l’État le plus mercantile de l’époque, la Lydie, le royaume de Crésus où
l’on situait la naissance de la monnaie.
Par la suite, le système financier qui permit à Darius d’organiser l’empire
eut pour base principale l’apport des régions commerçantes. Inégalement
touchées par le trafic, les diverses provinces participaient inégalement au
budget de l’État. Attentif à ces problèmes, Strabon l’avait observé.
«  C’est en argent que se perçoivent les tributs des provinces maritimes
mais, dans l’intérieur, l’impôt se paie en nature avec les produits mêmes de
chaque province, substances tinctoriales, drogues, crins, laine, etc., voire en
tètes de bétail 17. »

CORRÉLATIONS ENTRE LES PÉRIODES


D’AFFAIBLISSEMENT DE L’ÉCONOMIE D’ÉCHANGE, DE
L’IMPÔT ET DE L’ÉTAT

L’histoire traditionnelle a souligné ce que la succession des empires dut à


l’apparition successive de populations relativement frustes, tribus du désert
ou de la montagne qui, attirées par la richesse des grandes monarchies
fondées sur l’irrigation, vinrent les détruire grâce à la supériorité militaire
qu’une plus grande barbarie et parfois une supériorité d’armement et de
moyens de transport leur donnaient.
Les conquérants eurent la partie d’autant plus facile qu’ils s’attaquaient à
des monarchies déjà affaiblies. D’où provenait cette décadence  ? Faut-il
incriminer seulement, comme les historiens moralisateurs ont tendance à le
faire, l’usure du pouvoir et le caractère dissolvant de la prospérité des
classes dirigeantes ?
Il semble que les Barbares aient souvent agi à distance, en quelque sorte,
leur apparition détruisant les courants de trafic dont dépendaient les
ressources et la force des États organisés. Il est possible que cette
interruption des communications ait privé les souverains d’une partie de
leurs recettes fiscales  ; il est possible que la perception des impôts soit
devenue plus difficile et que les souverains aient essayé de maintenir une
armature militaire et administrative par le recours à des solutions de type
féodal moins efficaces, de telle sorte que les Barbares finissant par arriver
aux frontières n’avaient plus qu’à donner le coup de grâce à ces États
affaiblis.
Tel fut, semble-t-il, le processus qui conduisit l’Égypte à subir l’invasion
des Hyksos, la monarchie chaldéenne, la domination des Kassites.
De même l’invasion dorienne du XIIIe siècle amena la disparition de
grands États (l’empire égéen et l’empire hittite) ou leur affaiblissement.
(Égypte et Chaldée), non seulement de façon directe, mais aussi
indirectement par la régression économique qui en fut la conséquence.
Dans tout ceci, reconnaissons la part de la conjecture.
Avec des périodes plus récentes, avec les monarchies hellénistiques, avec
Rome et son empire, le rôle de la charnière financière apparaît plus
clairement.
 
CHAPITRE VI

L’empire d’Alexandre et les royaumes hellénistiques

Tous les historiens voient, avec raison, dans la pénétration du commerce


et de la culture hellénique en Macedoine, un des éléments qui permirent a
Philippe de transformer un pays féodal en un État centralisé. Son
administration,.organisée par un Athemen exilé, Callistrate, tirait des
ressources importantes de la douane et du produit des mines d’or du
Pangée. Avec raison, Démosthène s’inquiétait particulièrement de l’avance
de son adversaire vers les cités commerçantes de la Chalcidique.
Son fils ne comprit pas moins l’infrastructure de la puissance politique.
De multiples faits témoignent de l’importance attachée par Alexandre le
Grand aux relations commerciales durant la conquête et l’organisation de
son empire — dans la mesure où le temps lui fut laisse de l’ébaucher : ses
efforts prolongés pour dominer la Bactriane, point d’aboutissement des
caravanes, la conquête des pays de l’Indus et le désir, qu’il ne put satisfaire,
de pousser vers le Gange, afin de saisir au plus près le trafic d’Extrême-
Orient, le voyage de Néarque destine à assurer des relations maritimes
directes entre l’Inde et l’Asie antérieure, le Tigre et l’Euphrate rendus à la
navigation, la reconnaissance des côtes de l’Arabie destinee a mettre en
relation le golfe Persique et l’Égypte, etc.

Les États hellénistiques

Quelles qu’aient été les conceptions et les plans d’Alexandre, tout le


monde s’accorde à voir dans son œuvre le point de départ d’échanges
commerciaux particulièrement actifs, tandis que le démembrement de son
empire donnait naissance à des États dont l’administration évoluée servit de
modèle à l’Empire romain lui-même.
L’empire des Lagides

Ne pouvant les décrire tous, on peut relever l’un d’entre eux, l’empire
des Lagides, dont le système financier nous est relativement bien connu 18.
Il s’agit d’une fiscalité très savante dont il n’y avait probablement pas, à
cette époque, et même à des dates plus tardives, l’équivalent dans le
monde 19.
Comme dans les systèmes fiscaux européens du XIXe siècle on y trouve
des droits de douane, des droits de consommation, des impôts directs sur la
terre ou les maisons, des taxes sur les personnes, des droits
d’enregistrement.
Le rendement d’un tel système repose à la fois sur la richesse de la vallée
du Nil et sur un commerce très actif. L’administration lagide, dirigée par
des techniciens grecs, met en œuvre des procédés relativement
évolués — qu’il s’agisse de la passation des baux des terres domaniales, du
régime des impôts indirects dont la réglementation évoque, même dans le
détail, certains monopoles fiscaux contemporains, ou du réseau de greniers
et de banques publiques qui facilitait le transport des marchandises ou les
mouvements de fonds.
La puissance engendrée par des possibilités financières exceptionnelles
put donner à des hommes d’État l’ambition d’une expansion sans limites.
Antoine et Cléopâtre crurent que les richesses de l’Égypte leur
permettraient de vaincre celui qui détenait les moyens d’action de l’Italie et
d’une partie du monde occidental. Ils échouèrent en raison des excès
auxquels l’administration lagide s’était laissé conduire. Une politique
étrangère trop dispendieuse finit par écraser les contribuables égyptiens
sous le poids d’une fiscalité tellement lourde qu’elle engendra la fuite ou la
révolte des contribuables. Libérée de ces abus l’Égypte resta l’un des
fondements les plus assurés du pouvoir du vainqueur d’Actium et de ses
successeurs.
 
CHAPITRE VII

Moyens financiers de la conquête romaine et de


l’exploitation du monde méditerranéen

L’EXPANSION DE ROME ET LE COMMERCE


MÉDITERRANÉEN

A son origine, Home apparut comme la protectrice des îles


méditerranéennes que les tribus montagnardes voulaient asservir 20. Ce rôle
de « protecteur » lui rapporta les bases financières de son expansion.
Dans ce sens, on a révisé l’idée que l’on s’était faite, pendant longtemps,
de la lutte entre Rome et Carthage. Contre Hannibal et son armée de
Numides, d’Ibères et de Gaulois, Home s’appuyait sur les centres
commerçants et financiers qui appréhendaient a la fois l’hégémonie
économique des Puniques et la violence de leurs auxiliaires 21.
L’un des plus importants n’était autre que Marseille avec ses nombreuses
colonies, sa marine et sa richesse 22.
L’influence des conséquences économiques du conflit sur le déroulement
de la guerre n’est pas moins digne de remarque. Lors de la seconde guerre
punique, la perte de l’Espagne décida, dans une large mesure, la defaite de
Carthage en lui retirant des ressources a défaut desquelles elle ne put
envoyer à Hannibal l’aide militaire ou pecuniaire dont il avait besoin pour
continuer la lutte sur le sol de l’Italie.
On peut également evoquer l’évolution de l’impérialisme romain qui, de
bonne heure, se tourna vers l’Orient, la Macedoine, la Grece, l’empire des
Séleucides. Ce ne fut pas seulement en raison d’une attirance naturelle vers
des terrains propices aux conquêtes faciles et prestigieuses. Tout s’est passé
comme si les dirigeants romains avaient été conscients de la liaison entre le
développement politique, les ressources financières et le système des
échanges. C’est ainsi que Rome soutint les États les plus commerçants de
l’Orient, Pergame, l’Égypte, Rhodes, contre des États plus continentaux,
recherchant, dans un cadre plus vaste, cette symbiose entre un État militaire
et des États commerçants que l’on trouve à l’origine des entités politiques
les plus puissantes.

L’EXPLOITATION DU MONDE

Les considérations financières donnent aussi des indications sur la


motivation de la conquête : l’exploitation du monde.
Rome est un exemple typique de la discrimination fiscale entre un peuple
roi et des peuples sujets. A partir de 167 avant J.-C. les citoyens romains
furent dispensés d’impôt direct 23, tandis que les pays assujettis
supportaient, indépendamment des pillages et de la réduction en esclavage
d’une partie de la population, des contributions exceptionnelles et des
charges permanentes 24. Le territoire des vaincus devenait souvent la
propriété du peuple romain. Une partie était exploitée pour le compte du
domaine, en régie ou par voie de concession.
Ceux qui n’avaient pas été juridiquement dépossédés payaient des impôts
à la puissance dominante.
Les prélèvements sur les récoltes, du type de la dîme, tinrent une large
place. Grâce au procès de Verrès et à la plaidoirie de Cicéron, nous savons
comment le prêteur de Sicile, abusant de ses pouvoirs, permit aux fermiers
de la dîme de réaliser des bénéfices exorbitants  —  bénéfices dont une
grande part allait à Verrès. L’abandon des terres et la dépopulation des
campagnes furent la suite non seulement de ces extorsions mais aussi de
l’incidence de ce prélèvement sur le produit brut qui tend à décourager les
progrès de la culture 25.
C’est pourquoi Rome finit par remplacer la taxe proportionnelle à la
récolte par un impôt fixe, le stipendium.
Dans d’autres régions, on dut confier aux chefs locaux, ou aux
représentants des habitants, le soin de répartir la contribution globale que
les agents de Rome mettaient à la charge de chaque collectivité.
Ce fut le cas dans la province d’Asie  : lorsque les exactions des
publicains furent devenues insupportables, César aurait laissé aux cités
elles-mêmes le soin de percevoir les impôts 26.
Enfin des impôts fixes, fondés sur des cadastres, furent peut-être
maintenus ou établis.
La charge de l’impôt était sérieusement aggravée par les comportements
des gouverneurs qui partaient prendre leur commandement provincial avec
l’objectif avoué de s’enrichir. En Sicile, le scandale, peut-être plus grand
qu’ailleurs, fut davantage mis en lumière. Il n’y a pas de raison d’admettre
que les autres provinces aient été beaucoup mieux traitées.
Aux excès des gouverneurs s’ajoutaient ceux des fermiers de l’impôt, les
publicains. Les fermes, aussi avantageuses que le furent, sous l’Ancien
Régime, les fermes générales, furent également recherchées.
Les fermiers s’efforcèrent de faire rendre le maximum aux droits qu’ils
avaient acquis, usant des prérogatives que leur donnait la loi et les
dépassant fréquemment avec la connivence des gouverneurs qui ne
perdaient évidemment rien à ces tolérances.
Ce prélèvement était plus lourd que celui des anciens souverains parce
qu’il partait pour Rome d’où il revenait en partie sous forme de paiement de
marchandises, du blé notamment que l’Italie importa de plus en plus. Dans
certains cas, la balance des comptes était équilibrée, ce qui signifiait une
sorte de pillage organisé de la région intéressée. Dans d’autres
circonstances, la balance était déséquilibrée, ce qui signifiait un
appauvrissement plus grave de la province, vidée de son stock monétaire,
c’est-à-dire de l’instrument des échanges.
En toute hypothèse, les mouvements de fonds — imparfaitement limités
par la technique bancaire de l’époque augmentaient le besoin de monnaie.
Ce fut une des causes de l’élévation du prix de l’argent. La hausse du taux
de l’intérêt était accentuée par les besoins des collectivités locales qui
avaient peine à faire face aux exigences du fisc romain et de ses agents. Les
publicains, et d’autres trafiquants romains ou italiens, étaient là pour
accorder des prêts à des conditions parfaitement usuraires, aggravant ainsi
la situation des autochtones.
Ce mécanisme d’exploitation provoqua de violents sursauts. Il explique
le soulèvement général de la province d’Asie, dont Mithridate prit la tête et
qui débuta par le massacre général des Italiens.
En tout cas, nous concevons facilement comment le peuple romain,
exoneré d’impôt direct et bénéficiant de prestations gratuites, la noblesse
sénatoriale qui n’avait pas le droit de participer aux fermes de l’État mais
qui, indirectement, nous l’avons vu, en tirait profit, et la classe équestre,
directement et largement intéressée, furent incites à développer la conquête.
On imagine que l’action des publicains dut être, dans certains cas,
déterminante.

UN PROBLÈME D’ARITHMÉTIQUE POLITIQUE

Ce type de sociétés posait un problème d’arithmétique politique. Il fallait


que les membres de la classe privilégiée ne fussent pas trop nombreux pour
ne pas réduire à l’excès l’effectif des contribuables et par suite le montant
des rentrées fiscales, et pour ne pas partager entre un trop grand nombre les
profits de la conquête. Mais les privilégiés ne devaient pas être trop rares
sous peine de ne plus avoir une force suffisante pour réprimer les révoltes
des non-privilégiés 27.
L’État romain s’efforça de résoudre ce problème non seulement en
élargissant progressivement le nombre des citoyens, mais aussi en octroyant
a une série de peuples assujettis des statuts intermédiaires qui faisaient de
ces demi-privilégiés des alliés.
Mais on pouvait se tromper et. dans un désir de gain excessif, restreindre
de façon dangereuse le nombre de ceux qui bénéficiaient de l’exploitation
des peuples vaincus.
La guerre « latine » en 340 avant J.-C. suivit l’annexion de la Campanie
dont le profit avait été réserve a une minorité trop peu nombreuse.
En 209 avant J.-C. douze colonies latines sur trente refuserent de
supporter plus longtemps les efforts militaire et financier qui leur étaient
imposes.
Toutefois Rome put tenir tète a Hannibal parce qu’une grande partie de
ses alliés resterent fidèles. Elle n’avait donc pas si mal calculé la balance
des charges et des privilèges. Mais, après la victoire, elle semble s’être
laissée aller a une absence de ménagements, d’autant plus grave qu’elle
s’ajoutait aux inégalités grandissantes entre patriciens et plébéiens d’abord,
puis entre la noblesse patricio-plébéienne, les chevaliers et la masse du
peuple.
Les Gracques voulaient remédier a ce déséquilibre, c’est-a-dire
augmenter le nombre des privilégiés en distribuant des terres aux citoyens
pauvres, en accordant le droit de cité romain aux Latins, le droit latin aux
alliés. Ils voulurent aussi renforcer les privilèges d’une des classes
supérieures, celle des chevaliers, afin d’obtenir leur appui — au détriment
des provinciaux. Des historiens ont évoqué les magnifiques perspectives
d’enrichissement que Caius Gracchus avait ouvertes aux chevaliers,
notamment par la réorganisation de la fiscalité romaine en Asie 28. Il ne
s’agissait donc pas, pour ces démocrates de l’Antiquité dont le nom est
symbole d’audace et de générosité, de supprimer des privilèges, mais de
donner une base un peu plus large à la pyramide des privilégiés, ce qui
devait lui permettre de peser plus lourdement sur les autres.
L’échec des Gracques signifiait, de la part de la classe dominante, le refus
de rétablir l’équilibre. D’où, au Ier siècle avant J.-C., le soulèvement général
des non-privilégiés  : des alliés italiens à qui l’on refuse le droit de cité
(guerre sociale 90-88), des provinciaux exploités par les fermiers de l’impôt
(guerres de Mithridate et de Sertorius), des prolétaires romains (luttes de
Marius contre Sylla), des esclaves enfin (guerres serviles).
Cette crise devait, en définitive, se traduire par un élargissement des
groupements privilégiés. Les Italiens obtinrent le droit de cité romain.
D’autre part, la réforme militaire de Marius, consistant à incorporer les
prolétaires dans l’armée, instituait un groupement nouveau, à qui ses chefs,
qu’ils se soient appelés Marius, Sylla ou Octave, devaient accorder les
terres de leurs ennemis politiques.
La bourgeoisie des provinces elle-même, prenant peur devant les révoltes
d’esclaves ou les affranchissements 29 —  tel celui auquel Mithridate avait
procédé -, comprit qu’elle figurait, elle aussi, parmi les classes favorisées.
 
CHAPITRE VIII

Bases économiques et financières de la grandeur de


l’Empire

Une exploitation fiscale mal contrôlée constituait un cas particulier d’un


phénomène plus général, le fait que les institutions d’une cité n’étaient pas
adaptées au gouvernement d’un empire. Faut-il voir dans cette distorsion la
cause profonde de la disparition de la République  ? En tout cas, la
construction politique édifiée par Auguste et ses successeurs correspondit
mieux aux problèmes posés par un vaste ensemble de territoires.
Les empereurs disposèrent d’une armée permanente, régulièrement
entretenue et soldée, et de fonctionnaires au sens actuel de ce mot.
Cette monarchie administrative, où les fondateurs des États modernes
trouvèrent un modèle, fut établie sur une base financière à laquelle Auguste
porta une grande attention.

LE SYSTÈME FISCAL D’AUGUSTE

Auguste bénéficia d’abord de l’annexion de l’État qui avait servi de base


à son rival et ou fonctionnait le système fiscal le plus savant de l’époque.
Considérée comme domaine privé du prince, l’Égypte, administrée par un
préfet de rang équestre, vit son accès interdit, en principe, aux sénateurs.
Ses successeurs maintinrent cet ensemble de dispositions que Tacite
considérait comme le secret de leur puissance.
La limitation de la ferme augmenta la part des impôts qui parvenait à
l’État, et la charge des contribuables fut allégée par une administration
provinciale mieux surveillée qu’au temps de la République 30. Les
gouverneurs, proconsuls ou procurateurs, reçurent un traitement et, tout en
bénéficiant de larges avantages qui n’étaient, certes, pas tous réguliers,
virent sans doute leurs exactions sérieusement refrénées.
Auguste eut le souci de perfectionner le système fiscal des provinces.
Tout en maintenant le portorium 31, il se préoccupa d’améliorer la
répartition de l’impôt direct par des mesures imparfaitement connues.
Il est possible, voire vraisemblable, que dans plusieurs régions on ait
établi un véritable cadastre, que dans d’autres on s’en soit tenu à d’autres
modes d’assiette 32. Suivant Ulpien, on consignait sur les registres le nom de
chaque immeuble, le lieu où il était situé et la classe à laquelle il
appartenait  : terrain cultivé avec indication de la superficie, nombre de
pieds de vignes, superficie des oliveraies et nombre des oliviers, etc.
D’après l’Agrimensor Hyginus qui écrivait sous Trajan, ou un peu après,
dans certaines provinces on versait une partie du produit de la récolte.
Par ailleurs. Auguste fit procéder à un recensement de la population et à
un récolement des ressources. Bien que divers auteurs nous parlent de cette
opération et de l’émotion qu’elle souleva dans diverses parties de l’Empire,
nous ne savons pas comment il y fut procédé.
En tout état de cause, une meilleure connaissance de la richesse de
chaque unité administrative pouvait permettre d’améliorer la répartition de
l’impôt entre les provinces, sinon à l’intérieur de celles-ci 33.
Conscient de la difficulté de maintenir la partie de l’Empire où venaient
se rassembler les richesses du monde, exempte de toute imposition,
Auguste institua le centesima rerum venalium, sorte d’impôt sur les
transactions qui portait sur celles qui étaient relativement faciles à saisir, les
ventes aux enchères 34, et un impôt sur les successions (vicesima
hereditatum) qui lui permit de mettre en œuvre une politique nataliste.
Les revenus de l’Empire reposaient donc largement sur les échanges,
avec les droits de douane, les péages, la taxe sur les ventes ou les
prélèvements directs substituée à la dîme.

INFRASTRUCTURE ÉCONOMIQUE DU SYSTÈME FISCAL


DES DEUX PREMIERS SIÈCLES

De telles considérations aident à comprendre la configuration de


l’Empire romain, cet État allongé sur les bords d’une voie naturelle, la
Méditerranée. On a l’impression que Rome a grossi de chair géographique
la ligne des comptoirs grecs et carthaginois. Sans doute l’Empire a-t-il
débordé les rivages de la mer intérieure  ; pour partie, il faut y voir l’effet
d’une volonté de défense, de cette politique des «  glacis  », comme l’a
nommée un historien. Mais, pour une large part, ces extensions ont répondu
à des soucis commerciaux et financiers 35.
La puissance de l’Empire aux Ier et IIe siècles, d’Auguste aux Antonins, a
coïncidé avec un développement caractérisé de l’économie d’échange, du
trafic intérieur et du commerce international.
A l’intérieur, le commerce ne porte pas seulement sur les objets de luxe,
mais aussi sur les produits de première nécessité 36  : grains, vin et huile,
poterie, verrerie, tissus, papyrus. Les sources écrites en témoignent ainsi
que les fouilles 37 qui révèlent l’extension dans tout l’Empire des produits
de certains ateliers, de la poterie italienne, puis gauloise.
L’économie fermée, la polyculture, l’industrie domestique ne
disparaissent pas  ; mais on constate une tendance à la spécialisation de la
culture, au développement de l’industrie artisanale et même à la constitution
de grands ateliers, enfin à la production en séries qui s’accompagne d’une
baisse de qualité.
Au commerce intérieur s’ajoutait un trafic international qui, pour porter
essentiellement sur les objets de luxe, la soie, les épices, n’en présentait pas
moins une réelle importance 38. Des commerçants romains ou leurs agents
rencontraient les caravanes de Chine en Asie centrale, certains suivaient la
voie de la Mésopotamie, d’autres plus nombreux la mer Rouge et l’océan
Indien. Ils utilisaient la périodicité des moussons dont la découverte au 1er
siècle rendit les relations plus faciles entre l’Égypte et l’Inde. Des rapports
s’établirent même, dont parlent les annales chinoises, entre la Chine et
l’Empire romain. Ce n’est pas un hasard si ces liaisons, que l’on ne revit
pas de longtemps, se situent à une époque que d’aucuns considèrent comme
l’âge d’or du plus grand empire de l’antiquité.
L’examen sommaire du système fiscal nous montre la relation entre une
économie d’échange relativement développée et la puissance de l’Empire.
Indépendamment des droits payés toutes les fois qu’une marchandise
traversait une des lignes douanières intérieures qui découpaient l’Empire en
grandes régions, le trafic international donnait lieu à des impôts plus lourds
que l’Empire faisait percevoir, comme autrefois les Ptolémées, à l’entrée en
Égypte des produits d’Extrême-Orient 39.
Strabon souligne l’importance financière du commerce égyptien. Après
avoir rappelé que le tribut annuel imposé à Ptolémée Aulète s’élevait à
12500 talents, il observe :
«  Mais, du moment que l’Égypte pouvait fournir encore d’aussi forts
revenus au plus mauvais, au plus nonchalant de ses rois. que ne peut-elle
pas rapporter aujourd’hui que les Romains surveillent son administration
avec tant de soin et que ses relations commerciales avec l’Inde et la
Troglodytique ont pris tant d’extension. Comme en effet les plus précieuses
marchandises viennent de ces deux contrées d’abord en Égypte, pour se
répandre de là dans le monde entier, l’Egypte en tire un double droit (droit
d’entrée, droit de sortie), d’autant plus fort que les marchandises elles-
mêmes sont plus précieuses 40... »
De toutes ces liaisons, les empereurs ne purent pas ne pas avoir
conscience.
D’où la recherche des voies commerciales qui tint un si grand rôle dans
la politique extérieure. On se contentera de quelques. faits  : la Bretagne
conquise, alors que l’on renonçait à reprendre la politique de pénétration en
Germanie, les expéditions en Arabie, notamment celle d’Aelius Gallus sous
Auguste, les explorations des régions du Haut-Nil, les visées sur l’Arménie,
pays qui commandait, dans une certaine mesure, une route de terre vers
l’Extrême-Orient, la conquète de la Mésopotamie, un des axes du
commerce international, par Trajan...
 
CHAPITRE IX

Décadence de la monnaie. de l’impôt et de l’État

Les causes de la décadence de l’Empire romain sont, depuis plusieurs


siècles, un des sujets favoris de la philosophie de l’histoire. De fait, lorsque
l’on examine cette machine administrative montée par un peuple de soldats,
de juristes et d’administrateurs, on ne peut pas se déprendre d’une
question : pourquoi cette régression, cette décadence et, en définitive, cette
disparition ?
Des diverses explications proposées, aucune n’est entièrement
satisfaisante. La pression des Barbares aurait pu être repoussée, ou
canalisée. L’épuisement du sol aurait pu être corrigé. L’insuffisance de la
technique ne tenait pas seulement à la faiblesse de l’esprit inventif mais
aussi — l’exemple du moulin à eau le montre bien — à l’inexistence d’un
milieu économique propre à encourager la mise en œuvre des découvertes.
L’incidence de l’esclavage appelle des réflexions analogues.
Une autre approche consiste à nous placer devant les difficultés de
l’Empire, telles que ses chefs durent les éprouver, ou plutôt devant les faits
dont les conséquences immédiates furent particulièrement graves. Si, de
façon très simpliste, nous partons de l’histoire événementielle, que
constatons-nous ? Un certain nombre de défaites militaires.
Les historiens, y compris ceux de l’Antiquité, ont eu tendance à les
rattacher à la perte des vertus guerrières des Romains. Si l’on examine les
témoignages de plus près, on constate que la faiblesse des armées de
l’Empire fut d’abord une faiblesse numérique 41,
C’était, dans une large mesure, l’effet de la configuration de l’Empire,
dont l’étirement dut, malgré les raccourcissements du limes, allonger les
frontières et terriblement éparpiller les garnisons.
L’armée de métier coûta d’autant plus cher qu’elle sentit davantage sa
force. La parole que l’on prête à Septime Sévère, donnant à son fils un
ultime conseil  : «  Enrichissez le soldat et moquez-vous du reste  », traduit
une situation grosse de difficultés pour le responsable des finances.
Un phénomène d’entraînement conduisit ce vaste organisme à renforcer
son appareil bureaucratique et son appareil de cour. La multiplication des
provinces et la création d’un échelon intermédiaire, les diocèses, sans parler
du dédoublement du poste suprême et de la préfecture du prétoire,
représentaient de lourdes dépenses.
En définitive. l’Empire n’avait plus les finances de sa défense et de son
gouvernement.

LE PROBLÈME DE LA MONNAIE

Pour comprendre les difficultés financières de l’Empire, il importe de se


rendre compte qu’une des solutions offertes, à titre provisoire, aux États
contemporains, faisait très largement défaut. L’inflation ne fut pas ignorée
mais l’usage, et même l’abus, de la monnaie métallique ne pouvait procurer
d’avantages très substantiels.
L’Empire romain pouvait frapper, avec la même valeur nominale, des
pièces de plus faible titre ou même de plus faible poids. Il ne s’en fit pas
faute  : c’est pourquoi on vit s’amenuiser la teneur en métal précieux des
monnaies d’argent. Mais ces ressources étaient limitées, car l’État ne
pouvait procéder que par diminutions successives, et chaque fois
relativement restreintes, du poids de métal fin 42.
En outre, ce procédé créait un problème. Il rendait le stock monétaire-
hétérogène. Les anciennes pièces, de valeur intrinsèque supérieure,
continuaient d’exister, leurs possesseurs étaient conduits à les conserver en
attendant de pouvoir les refondre ou les exporter 43.
On voit la différence avec l’inflation de papier qui laisse la monnaie
homogène. Un nouveau billet de banque ne vaut pas moins que l’ancien,
également dévalué par la hausse des prix : rien ne servirait de le thésauriser.
Le monde romain ne ressentit pas seulement les effets de toute inflation,
la hausse des prix à laquelle Dioclétien s’efforça de parer par l’édit du
maximum. L’Empire subit, en outre, les conséquences de l’hétérogénéité de
la monnaie, la fuite des bonnes espèces, la raréfaction du stock de
numéraire effectivement utilisé, la diminution des moyens de paiement et
en définitive, la régression de l’économie d’échange 44.
LE RENDEMENT DES IMPÔTS LIMITÉ PAR
L’INSUFFISANCE DES ÉCHANGES

Pour un gouvernement qui voulait continuer à vivre en économie


monétaire, le recours à l’impôt restait la seule solution possible
Or, l’État butait sur un milieu de moins en moins propice a la fiscalité,
sur une économie agraire qui n’avait bénéficie d’aucune innovation
technique et où les échanges, qui n’avaient jamais été très développés,
allaient se dégradant
Ce que nous savons de la situation économique des deux premiers siècles
de l’Empire ne doit pas nous faire illusion. A cette epoque de prospérité
relative, la structure économique n’était pas de nature a procurer des
ressources très considérables 45, Déjà, au Ier siècle, tout accroissement de
dépenses créait de graves difficultés financières et politiques.
Ce fut une des causes de la révolution qui mit fin au pouvoir de Néron.
Vespasien réussit à rétablir la situation financiere au prix d’une économie
qualifiée d’avarice, et de diverses innovations fiscales. Les difficultés
réapparues sous Domitien expliquent, en partie, la chasse aux héritages et
les confiscations, si nombreuses sous cet Empereur.
L’empire des Antonins ne pouvait plus supporter les charges fiscales de
la politique de grandeur.
Les difficultés des administrations municipales en sont un indice. Trajan
écrit à son ami Pline le Jeune. gouverneur de Bithynie, « que son premier
soin doit être d’examiner les comptes financiers des villes  ». Hadrien les
surveille avec un soin vigilant. Ces préoccupations ne tiennent pas
seulement aux gaspillages ; elles proviennent aussi du malaise économique
qui rendait les charges municipales moins supportables.
Tout ceci nous explique, non seulement la politique d’urbanisation, grâce
à laquelle les empereurs espéraient redonner plus d’ampleur au trafic et a
l’impôt mais aussi l’attitude réaliste d’un Hadrien renonçant a poursuivre
les ambitions de Trajan.
Après les Antonins. les difficultés s’aggraverent. une conjoncture
défavorable venant accentuer les déficiences de la structure économique de
l’Empire.
Les événements de Perse avaient détourné une partie du trafic de
l’Extrême-Orient au détriment de l’Empire romain. Invasions et guerres
civiles accentuerent cet effet destructeur du commerce. Sur le plan politique
et militaire, la grande crise du IIIe siècle fut surmontée. Les empereurs
illyriens rétablirent l’autorité et rejetèrent l’ennemi hors des frontières ou
régularisèrent son installation. Cependant l’Empire ne se remit pas de cette
secousse, parce que les coups portés à l’économie d’échange n’avaient pas
été réparés.
On peut aussi incriminer la structure sociale de l’Empire. Le trafic des Ier
et IIe siècles portant dans une mesure appréciable sur des objets de
consommation courante, relativement standardisés, supposait une clientèle
relativement large. Une inégalité trop accentuée, réservant une trop large
part du pouvoir d’achat à des privilégiés trop peu nombreux, ne permettait
pas l’apparition, le maintien ou le développement d’une production de série.
S’ajoutant aux phénomènes de thésaurisation et d’exportation de
monnaies engendrés par l’inflation métallique, le luxe des classes fortunées
entraîna le drainage des métaux précieux vers l’Extrême-Orient et
l’insécurité provoqua l’enfouissement des trésors.
Cette pénurie de numéraire explique les campagnes de Dacie dont la
colonne Trajane nous a conservé le souvenir imagé 46.
Tout ceci se traduisit par une régression de l’économie d’échange dont il
existe de multiples témoignages.
Les grandes industries exportatrices de la période précédente
disparaissent.
Les manufactures qui subsistent sont le plus souvent des ateliers d’État,
notamment les fabriques d’armes ou de vêtements destinés à l’armée, à la
cour et aux fonctionnaires civils. La population urbaine diminue 47.
Les grands domaines ruraux se constituent où se trouvent rassemblées les
différentes activités nécessaires à la vie de ces groupes de plus en plus
fermés. La structure du Moyen Age se prépare.

RÉACTIONS DES EMPEREURS

Atteignant, au premier chef, les péages, le portorium, les droits de


douane, la régression des échanges conduisait l’Empire à demander
davantage aux impôts directs. Quels impôts et suivant quelles modalités ?
C’est là un des sujets dont les historiens ont le plus disserté 48.
Plutôt que de reprendre une très longue discussion de textes, nous
essayerons de partir des solutions qui s’offraient à Dioclétien ou à ses
successeurs.
Dans la mesure où il existait un cadastre 49, l’Empire pouvait se contenter
de le maintenir en cherchant à en tirer le maximum. Mais, à le supposer
bien établi à l’origine, le cadastre s’était inévitablement périmé 50.
Perturbée par les invasions et les guerres civiles, l’administration de
Dioclétien pouvait-elle refaire ce qui avait pris près de deux siècles dans un
monde relativement paisible, en tout cas plus ordonné ? C’est improbable.
Le maintien (hypothétique) d’anciennes évaluations aurait signifié un
impôt excessif pour certains, trop léger pour d’autres, donc la surcharge
d’un nombre appréciable de contribuables.
Ne pouvant maintenir le cadastre antérieur, ni le refaire, l’administration
pouvait adopter une assiette simplifiée, prendre pour base la superficie en
se contentant de distinguer les bonnes terres des médiocres, et dans certains
cas le nombre d’arbres ou de plants de vigne. C’est bien, semble-t-il, ce qui
aurait été fait, du moins dans certaines régions, si l’on en croit le livre syro-
romain 51, d’après lequel une même base fiscale (nommée le jugum)
correspondait à des superficies variables de terres. 5 jugera de vignobles, 20
jugera de terre arable, ou 40 ou 60 en montagne, 225 souches d’olivier, ou
450 en montagne.
Il est possible que ce système sommaire ait été établi par Dioclétien,
A partir de ses successeurs, tout au moins, l’impôt foncier aurait pris un
caractère de fixité, accentué par une évaluation très simplifiée, créant ainsi,
dès l’origine, ce qu’un cadastre mieux établi crée après l’expiration d’un
certain délai, des exploitations marginales. n’offrant d’autre issue aux
contribuables que la résistance. la fuite ou l’abandon du domaine à un
voisin plus puissant.
Un prélèvement en nature, du type de la dîme, aurait été d’une utilisation
difficile pour une administration relativement centralisée 52. Il aurait eu, en
outre, l’inconvénient de pousser à la culture extensive.
Une répartition arbitraire de l’impôt. confiée aux collectivités locales,
aurait eu pour effet un écrasement des petits propriétaires.
Restait une possibilité  : élargir l’assiette. prendre en considération la
main-d’œuvre. le cheptel. les animaux, l’outillage.
On pouvait créer ou maintenir une capitation au sens strict de ce terme,
c’est-à-dire un impôt fixe dû par chaque homme du seul fait de son
existence.
On pouvait, en même temps, tenir compte dans l’établissement de
l’impôt sur les exploitations agricoles non seulement de la superficie de la
terre, de sa qualité et du nombre des arbres, mais aussi du nombre
d’hommes en état de travailler, ou du nombre des exploitations familiales,
ou de l’un et de l’autre 53.
En supposant que l’on ait pris des dispositions de cette nature, du moins
dans certaines régions, on ne pouvait éviter les conséquences inhérentes à
toute imposition fondée sur les signes extérieurs. Il y a trop de discordance
entre le revenu réel et l’image qu’en donne le système fiscal pour qu’un
certain nombre de contribuables ne soient dans l’incapacité de payer leur
contribution.
Quelle fut, en fait, la solution retenue ?
Il a paru inutile d’ajouter une conjecture de plus à toutes celles qu’a
provoquées le système fiscal du Bas-Empire. Il était plus important de
souligner les types d’impôts auxquels conduisaient inévitablement la
structure et la conjoncture économique de l’époque. Des impôts forfaitaires,
d’un caractère rudimentaire, peut-être accrus par la maladresse des
gouvernements, devaient engendrer abandons de terre et fuites des
contribuables, phénomènes qui se retrouvent toutes les fois que l’on est en
présence d’un système fiscal de ce type. La taille réelle des provinces du
Midi eut les mêmes effets dans la France de Louis XIV (cf. infra).
Cela sans préjudice du mécontentement des contribuables,
mécontentement tel qu’il les amena, sinon à pactiser avec les envahisseurs,
du moins à ne faire preuve que d’une très médiocre résistance.
Par son poids comme par ses modalités techniques, le système fiscal fut
une des causes d’une régression économique plus accentuée et par là,
suivant un processus cumulatif, d’une diminution des ressources financières
et de la disparition de l’État.
Comment les empereurs, dont certains ne manquèrent ni d’intelligence ni
d’énergie, pouvaient-ils préserver l’Empire  ? Plusieurs solutions leur
étaient, apparemment, offertes.
1° Ils pouvaient sortir de l’économie monétaire, imposer des versements
en nature et des prestations de services, revenir à l’obligation du service
militaire. Ils le firent. Mais les paiements en nature engendrent des
gaspillages. Les prestations de services sont peu efficaces. Quant à
l’obligation militaire, dans le climat de l’époque, elle donna de médiocres
résultats.
2° L’État pouvait aussi, et il ne s’en fit pas faute, utiliser des mercenaires,
en l’espèce des Barbares, qu’il rémunérait en leur confiant des terres. Payer
par des concessions de ce genre c’est toujours la solution des
gouvernements à qui le système fiscal, ou plutôt sa base économique, fait
défaut. Elle porte toujours atteinte à la cohésion de l’État. Elle signifiait en
outre l’acceptation, pour ne pas dire l’officialisation, de l’invasion.
3° Restait une troisième solution : modifier la structure de la société pour
la rendre apte à subir les prélèvements fiscaux jugés nécessaires.

CHAPITRE X

Une société forgée pour l’impôt : le Bas-Empire et le régime des


castes

Contrairement à l’image évoquée par le terme de Bas-Empire, le tableau


que nous a laissé un des meilleurs historiens de l’époque, Ammien
Marcellin, nous montre des empereurs inquiets, cruels, défiants et crédules
mais courageux, énergiques, sachant se porter aux postes les plus périlleux,
imbus d’un sentiment très profond  : ils savent qu’ils ont en charge une
civilisation qu’ils doivent défendre à tout prix.
Partant de là, nous pouvons comprendre un système social fondé sur un
mépris généralisé de la liberté des individus : les cultivateurs sont asservis à
la terre, les fonctionnaires à leur administration, les soldats à l’armée, les
ouvriers à leurs manufactures, les bourgeois à leurs municipalités, etc.
Bien souvent, les fils sont tenus de suivre la carrière de leurs pères.
Ce régime des castes  —  particulièrement accentué aux IVe et Ve
siècles  —  eut pour origine les difficultés économiques et financières de
l’Empire.
Préciser comment, au rebours de son action habituelle, l’impôt fut la
source d’un régime restrictif de liberté nous permettra de mieux
comprendre certaines évolutions capitales du monde moderne, notamment
la reconstitution du servage dans l’Europe de l’Est à partir du XVe siècle.
L’ASSERVISSEMENT AU SERVICE PUBLIC

Plus qu’à la médiocrité des ressources économiques, les pouvoirs publics


se heurtaient à la difficulté de leur transmutation en ressources financières,
transformation que ne permettaient ni la technique fiscale, ni la technique
monétaire. Libres de quitter leurs fonctions, les hommes auraient demandé
des rémunérations qui ne pouvaient leur être versées. Pour assurer le
recrutement de l’armée, l’État fut réduit à imposer aux grands et moyens
propriétaires la fourniture de recrues  —  ou le versement d’une somme
destinée au rachat de cette prestation. Il recourut largement à l’enrôlement
volontaire ou forcé des Barbares, meilleurs soldats et moins exigeants.
L’interdiction de quitter le service, l’obligation pour les fils de soldats de
suivre la carrière de leurs pères permettaient également de conserver un
minimum d’effectifs sans recourir exclusivement au régime trop onéreux
des engagements volontaires.
Il est significatif que le recours aux moyens de coercition ait été écarté en
ce qui concerne les emplois administratifs du palais  : les traitements plus
élevés et d’autres avantages suffisaient à en assurer le recrutement.
Par contre, l’obligation parut nécessaire pour maintenir en fonctions, sans
avoir à relever leurs salaires, les ouvriers des ateliers monétaires et des
manufactures d’armes, les employés de la poste publique, des convois du
fisc et des troupes, les ouvriers des manufactures de vêtements destinés à la
Cour, à l’Armée, à l’administration.

L’ASSERVISSEMENT À LA TERRE : LE COLONAT

Pour les mêmes raisons financières, une nouvelle forme d’attachement


héréditaire de l’homme à la terre, le colonat, se substitua aussi bien à
l’esclavage qu’au travail libre, au fermage ou au métavage.
On peut s’expliquer que la conjoncture économique de l’époque ait
conduit à transformer des esclaves en colons. La faiblesse du rendement,
inhérente au travail servile, s’était accentuée en raison de l’évolution vers
une agriculture moins spécialisée. Parallèlement le prix d’achat des esclaves
sur des marches que n’alimentaient plus les conquêtes d’autrefois avait
augmenté. Les grands propriétaires installèrent chaque famille sur un petit
domaine qui devait assurer sa subsistance, à charge de redevances et de
corvées, bien entendu 54.
D’autres éléments modifièrent la condition des hommes libres.
La dépopulation, engendrée par les guerres civiles et les invasions,
permettait aux travailleurs d’être plus exigeants, situation analogue à celle
d’une partie de l’Europe après la Grande Peste ou la guerre de Trente Ans.
Comme les seigneurs du XIVe ou du XVe siècle, les grands propriétaires
romains furent tentés d’utiliser leur puissance pour supprimer le libre
fonctionnement d’un marché du travail qui leur était défavorable. Interdire
aux tenanciers, et à leurs enfants, de quitter la terre, c’était les empêcher de
réclamer de meilleures conditions.
Ces considérations ne sauraient suffire.
Les empereurs se trouvèrent conduits à la solution du colonat par
l’incidence des seuls impôts pratiquement offerts à leur choix :
— l’impôt foncier forfaitaire ;
— la capitation.

L’impôt foncier
Avec un mélange d’irritation et de terreur, les empereurs assistaient aux
abandons de terres que déclenche tout système d’impôl foncier forfaitaire,
d’autant plus qu’il est plus lourd, plus simpliste et plus rarement révisé.
Pour éviter cette fuite devant la matière imposable, l’administration se
trouva conduite à imaginer une série d’institutions.
Le défrichement des terres incultes fut encouragé par des exonérations
temporaires d’impôts ou de redevances. En Afrique du Nord 55 un édit
d’Hadrien permit au premier venu d’occuper des terres incultes et d’en
transmettre la possession à ses héritiers.
Généralisant ce système, Pertinax accorda la propriété des terres incultes
et une exemption temporaire d’impôts à quiconque les exploiterait.
Passant de l’incitation à la contrainte, Constantin mit les terres
abandonnées à la charge des curies avec exemption d’impôt pendant trois
ans, les obligeant ainsi à trouver des preneurs, ou à conserver elles-mêmes
les terres et à payer l’impôt.
Celui qui possédait des terres cultivées entourées de terres désertes devait
défricher celles-ci à peine de confiscation des unes et des autres.
Valentinien II et Gratien défendirent aux héritiers de n’accepter que la
partie jugée fertile du patrimoine successoral : ils devaient tout prendre ou
renoncer à tout. Théodose le Grand imposa les fonds stériles du domaine
d’abord aux voisins, ensuite aux propriétaires plus éloignés. Ainsi se
constitua l’epibole. institution qui consistait à unir les terres stériles ou
désertes aux terres fertiles et cultivées.
Des dispositions de cet ordre ne pouvaient suffire. Si le propriétaire ne
trouvait pas de cultivateur, il était voué à se ruiner progressivement et à ne
plus pouvoir payer l’impôt. Si le propriétaire était en même temps
exploitant, il fallait l’empêcher de fuir en même temps sa terre et l’impôt
excessif qui s’y attachait. Le colonat prit ainsi sa place parmi une série
d’institutions qui visaient toutes au même objet : maintenir en culture des
terres trop lourdement chargées.
Sans doute pouvait-on atténuer le poids de l’impôt foncier par la taxation
de la main-d’œuvre, mais, par un mécanisme à peine différent, la capitation
eut des effets identiques.

La capitation
Au sens précis de ce terme, la capitation ne peut, en principe, être
esquivée. puisqu’elle est liée a l’existence même de l’être humain.
Simple, en apparence, la capitation n’est pas si facile à établir qu’on le
croirait de prime abord. Il suffit que la population se déplace ou se cache au
moment ou elle doit être comptée pour que les résultats en soient faussés.
C’est peut-être un écho de ces difficultés que nous retrouvons dans le
texte souvent cite de Lactance :
«  Les recenseurs mesuraient les terres jusqu’à la moindre-motte,
comptaient les ceps de vigne et les arbres, inscrivaient les animaux de toute
espece, prenaient note de tous les habitants. Les populations des campagnes
avaient ordre de venir se joindre a celles des villes, en sorte que toutes les
places publiques étaient pleines de groupes de familles  ; chacun était la
avec ses enfants et ses esclaves. De tous côtes retentissait le bruit des fouets
et des instruments de supplice  ; on torturait les enfants pour les forcer de
deposer contre leurs pères ; les plus fidèles esclaves contre leurs maîtres, les
femmes contre leurs maris 56. »
Même moins brutaux, des travaux de ce genre ne pouvaient être
constamment refaits. Il y a donc lieu de penser que le recensement, une fois
accompli, restait valable pendant une certaine période, cinq ans ou quinze
ans par exemple. Cette fixité tendait a introduire — comme en matière de
cadastre — une discordance entre la réalité et l’évaluation, décalage que les
déplacements de la population ne pouvaient qu’accentuer dangereusement.
Des impôts de ce genre posent également un problème de recouvrement.
Comment le fisc pouvait-il prendre contact avec de multiples redevables ?
On retrouve un problème que les administrations modernes n’arrivent pas à
résoudre de façon entièrement satisfaisante 57. On conçoit que
l’administration du Bas-Empire ait estimé ne pouvoir y faire face si elle ne
rendait le grand propriétaire responsable des cotes des cultivateurs
employés sur ses terres.
Mais, si le cultivateur pouvait se déplacer, il fallait admettre que le
propriétaire responsable pût être déchargé de la cote d’impôt
correspondante. Interdire le déplacement évitait de réduire l’impôt.
Il restait un danger d’évasion fiscale au propre et au figuré.
En Égypte, sous le règne de Commode, des contribuables s’enfuirent des
villages pour échapper aux réquisitions de main-d’œuvre et aux impôts. Ils
se réfugièrent dans les marécages du delta en nombre tel qu’ils purent se
mesurer aux troupes impériales 58.
En Gaule, les Bagaudes apparurent pour la première fois à la fin du IIIe
siècle ; ils furent écrasés par Maximien, mais plus tard on vit réapparaître
des bandes de ce type.
Pour un des auteurs du Bas-Empire, Salvien, les Bagaudes tirent leur
origine de l’impôt ou plutôt de la façon dont il est appliqué 59.
Un historien contemporain, C. Jullian, estime que ces « gens sans aveu »
contribuèrent pour une large part à la chute de l’Empire 60.
Il n’est donc pas sûr que les régimes restrictifs de liberté aient été
vraiment efficaces. La sujétion peut être, pour certains, une raison de plus
d’échapper à la règle. Celui qui n’eût été qu’un simple vagabond peut
devenir, du fait de la loi, un véritable pillard. La législation du Bas-Empire
accentua l’insécurité en ne laissant aux populations surchargées d’autre
issue que la révolte ouverte.

L’ASSERVISSEMENT À L’IMPÔT : LES CURIALES


Il est possible que l’on ait employé le système de la répartition pour
atténuer les difficultés de l’assiette. La somme globale une fois fixée, un
certain nombre de notables auraient été chargés de la répartir. Responsables
du recouvrement, ils auraient cherché les moyens d’asseoir l’impôt dans des
conditions telles que la perception n’en fût pas compromise. Mais, dans la
mesure où ils auraient pu modifier l’assiette, les curiales auraient été
conduits à introduire un élément d’arbitraire susceptible de faire fuir les
contribuables. C’est sur la tyrannie des curiales qu’insiste Salvien : « Quot
curiales... tot tyranni. » Cette phrase évoque, par anticipation, les abus dont
se rendirent coupables, sous l’ancien régime, les répartiteurs de la taille.
Malgré ce texte, il est difficile de préciser les pouvoirs exacts des
curiales. Il faudrait une étude beaucoup plus approfondie, encore les
conclusions risqueraient-elles de rester incertaines sur bien des points.
En tout cas, ces membres de la bourgeoisie moyenne qu’on appelait les
curiales avaient la responsabilité du recouvrement. Mais l’administration se
déchargeait d’une difficulté en créant un nouveau problème. Si la charge
des curiales excédait un certain niveau, ils étaient enclins à abandonner
leurs fonctions  : de multiples édits leur interdirent de le faire. La liaison
entre les préoccupations fiscales et les dispositions restrictives de la liberté
d’une classe sociale est si évidente qu’il parait inutile d’y insister.

Conclusion
Ce régime de cristallisation de la société s’explique donc par l’incitation
à l’abandon des exploitations marginales, à la fuite et au vagabondage,
inhérente à tout système d’imposition forfaitaire  —  impôt foncier ou
capitation.
Si ces phénomènes atteignirent une telle ampleur, c’est parce que les
charges restaient relativement lourdes dans un Empire qui voulait maintenir
son armature administrative et ses moyens de défense militaire malgré la
régression du système économique.
La charge fiscale globale pouvait être assez faible. L’inégalité de la
répartition n’en rendait pas moins insupportable à certains un impôt
relativement léger pour d’autres contribuables. La surimposition des terres
et des contribuables « marginaux », source elle-même d’une tendance à la
«  fuite devant l’impôt  », nous explique l’influence des préoccupations
fiscales sur la structure de la société du Bas-Empire.
Dans la suite de l’histoire des circonstances analogues donnèrent
naissance à des institutions du même type.
 
CHAPITRE XI

L’État sans impôt Le démembrement de l’Empire


romain et la tentative carolingienne

LES ÉTATS SUCCESSEURS DE L’EMPIRE

Avec les invasions, l’économie d’échange ne disparut pas entièrement.


Un historien, Henri Pirenne, a même souligné le maintien du trafic
international, dans les États d’Occident, jusqu’aux invasions arabes. La
présence de marchands juifs et syriens, l’importation de papyrus, la
continuation du monnayage de l’or en seraient les preuves.
Ce maintien d’un minimum d’échange expliquerait la persistance
d’entités politiques.
Cependant, le volume du trafic semble avoir été médiocre. C’était la
conséquence de toute l’évolution antérieure de l’Empire romain les
dernières invasions n’avaient pu qu’accentuer la désertion des villes et la
destruction du commerce. C’était aussi l’effet de la disparition de
l’instrument des échanges  : l’insécurité s’était accompagnée d’une
thésaurisation dont les fouilles, par le nombre des trésors qu’elles révèlent,
sont un témoignage et les Barbares souhaitaient se procurer les produits de
luxe de l’Orient sans pouvoir les payer en marchandises.
Le commerce de luxe oriental survivra « tant que durera en Occident la
possibilité (et non pas seulement le désir) d’acheter les parures et les riches
costumes offerts par l’industrie orientale, donc tant que subsistera en
Occident une classe de riches, possédant de l’or les souverains, les grands
seigneurs ou les Églises. Ce sont eux qui feront appel aux produits de luxe
de l’Orient, apportés par les Syriens. Ce commerce va s’amenuisant, tout en
se continuant jusque vers la fin du vie siècle. A ce moment on assiste à un
dessèchement complet des courants commerciaux dans l’Occident barbare...
Nous constatons alors une véritable atonie monétaire qui se traduit par un
aspect miserable des monnaies, par une circulation réduite à l’extrême, par
l’arrêt des relations générales. C’est à ce moment que nous pouvons placer
le fond de la courbe économique et le point le plus bas atteint par la
décadence urbaine 61 ».
Les moyens d’action de la monarchie franque et des autres États issus
des invasions germaniques furent à la mesure de ces échanges restreints.
Les monarchies installées en Occident utilisèrent d’abord la monnaie
impériale, c’est-à-dire le sou d’or qui circulait dans toute l’Europe, puis ils
firent frapper dans leurs ateliers des pièces qui imitaient cette monnaie.
Mais, de bonne heure, ils abandonnèrent, en fait, la surveillance de la
frappe comme ils abandonnaient la levée de l’impôt sur les grands
domaines.
Les droits de marché tinrent la place de l’ancien impôt romain sur les
ventes  ; au portorium succédèrent les péages, dont la multiplication ne
révèle pas qu’ils soient devenus très productifs : le fisc démuni tendit à se
rabattre sur le moindre « filet » de circulation économique.
Restaient les impôts directs auxquels les rois francs ne renoncèrent pas,
mais qu’ils ne purent faire fonctionner sans de grandes difficultés.
Celles-ci tenaient pour partie à la maladresse de l’administration, pour
partie à une situation économique qui ne fournissait plus les éléments à
défaut desquels les évaluations s’écartaient de la réalité au point de
provoquer de fortes résistances.
Ces obstacles furent accentués par la constitution de grands domaines qui
tendaient à fonctionner en économie fermée. La puissance des grands
propriétaires était, comme à la fin de l’Empire romain, une entrave aux
recensements. L’octroi d’ «  immunités  » interdisant aux agents du fisc de
pénétrer sur les domaines qui avaient reçu ces privilèges consacra
légalement des états de fait.
Les difficultés d’application de l’impôt foncier semblent avoir conduit à
donner une place notable à un impôt de technique simple : la capitation. Le
recensement des personnes n’en supposait pas moins un appareil
administratif, qui dut se révéler insuffisant à l’époque. En outre, cet impôt,
par l’inégalité propre à son caractère simpliste, provoqua des révoltes
significatives.
On trouve dans Grégoire de Tours des exemples des réactions souvent
violentes auxquelles donnèrent lieu les tentatives effectuées par les rois
francs en vue de maintenir ou de rétablir des impôts — notamment ceux qui
portaient sur l’Église.
Les rois cédèrent à plusieurs reprises et le système fiscal s’affaiblit de
plus en plus.
Le souverain ne fit plus guère que maintenir des impôts déjà établis, les
tentatives de refaire la répartition se heurtant aux oppositions les plus fortes.
Suivant un édit de 615, «  partout où un cens nouveau a été ajouté d’une
manière impie, sur les réclamations du peuple, et après juste enquête, il sera
réformé miséricordieusement ».
La dégradation de la monnaie et de l’impôt s’accompagna de la
dislocation de l’État. L’administration de la justice fut considérée comme
une source de profits, au détriment de l’autorité morale de l’État. Le service
militaire obligatoire des hommes libres, qui n’étaient ni soldés, ni nourris,
ne donna qu’une armée de valeur médiocre, soucieuse de pillage sur les
terres amies comme sur les domaines de l’ennemi.
Demandant à ses domaines une partie importante de ses ressources, la
monarchie fut amenée soit à vivre sur ses propriétés, inaugurant le système
du gouvernement ambulant, soit à les distribuer à ses fidèles, diminuant
progressivement ses recettes et son pouvoir.

LA TENTATIVE CAROLINGIENNE

La politique carolingienne est le type d’une tentative visant au maintien


d’un grand État — d’un État fort, d’un État vaste — dans une économie à
échanges réduits. Elle montre par quels mécanismes un ou plusieurs
hommes de valeur peuvent essayer de surmonter les limitations que leur
oppose la structure économique et par quels mécanismes leurs efforts sont
destinés à échouer 62.
Au sens propre on ne peut dire que l’empire carolingien ait ignoré la
monnaie. L’administration des monnaies avait été réorganisée par Pépin le
Bref. Charlemagne retira de la circulation les pièces anciennes et les
remplaça par des pièces nouvelles d’un type, d’un poids et d’un titre
uniformes. Il s’agissait du denier d’argent dont on comptait 12 au sou et 240
a la livre. On peut même dire que Charlemagne eut le souci de doter son
empire d’une monnaie saine facilitant les multiples règlements qui
s’opéraient par cette voie, notamment sur les marchés.
Cependant l’ensemble du système fut organisé en vue de pouvoir
s’adapter à un type d’économie ou l’emploi de la monnaie était limité. Dans
cet esprit il était réaliste de renoncer a la frappe de monnaies d’or. Les
mêmes remarques s’appliquent à l’impôt qui, lui non plus, ne disparut pas
entièrement.
Les dépenses publiques furent limitées, malgré la fréquence des guerres.
Faute de pouvoir payer une solde, l’empereur obligeait tous ceux qui
possédaient un certain nombre d’exploitations ou « manses » a s’équiper et
à servir.
C’était une sorte d’impôt très simpliste et très inégal, car certaines
manses pouvaient ne rien rapporter et d’autres procurer un revenu
important.
Le monarque se trouvait donc conduit a demander le service militaire, du
moins le plus onéreux, le service a cheval rendu nécessaire par l’évolution
de la tactique, surtout à ceux auxquels il pouvait concéder un domaine, un
bénéfice. De même pouvait-il éviter de rétribuer directement les
fonctionnaires en leur laissant la jouissance de certaines propriétés
publiques.
Un tel système supposait des ressources domaniales importantes. Si la
dynastie carolingienne put, au début, établir un puissant empire, il faut
l’attribuer en partie au fait que les maires du palais d’Austrasie étaient de
riches propriétaires. Mais leur domaine privé ne put suffire, d’autant que la
prépondérance — pour des siècles — de la cavalerie entraînait des charges
nouvelles auxquelles la sécularisation des biens ecclésiastiques par Charles
Martel ne permit de faire face que pour un temps 63.
Du domaine qui n’était pas concédé, Charlemagne s’efforça de tirer le
maximum. Le capitulaire De villis, ce règlement minutieux d’exploitation
agricole, industrielle et ménagère, en fait foi, non sans laisser entrevoir un
gaspillage considérable.
Les attributions de terres aux fonctionnaires ou soldats permirent
d’esquiver le problème de l’exploitation en régie mais, en contrepartie, les
bénéficiaires devinrent des concessionnaires perpétuels dont il fut de plus
en plus difficile de se faire obéir. La concession domaniale était un moyen
de tourner l’insuffisance de l’économie d’échange, mais au prix d’une
réduction — à terme — du pouvoir de l’État.
Conçu comme un expédient pour administrer un pays qui tendait vers
l’économie fermée, le régime féodal vit la régression parallèle de
l’économie d’échange et de la puissance du gouvernement. La force des
États se rétracta à la mesure de leur économie.
 
CHAPITRE XII

Le maintien de la monnaie, de l’impôt et de l’État en


Orient et dans le monde arabe

Très schématiquement, on peut opposer deux évolutions.


En Europe occidentale, on assiste à la désagrégation de l’État, entendons
par là non seulement la dislocation de l’Empire mais aussi l’incapacité où
se trouvent les souverains de maintenir ou de recréer de véritables États.
Au contraire, en Orient et dans une partie du Bassin méditerranéen, des
États se maintiennent, des États puissants dotés d’une administration
centralisée, des États dont les ressources proviennent, dans une large
mesure, de l’impôt, des États dont la monnaie plus abondante et moins
« manipulée » que d’autres était recherchée dans toute l’Europe. Ce fut le
cas de l’empire byzantin, de l’empire des Sassanides, des États arabes et de
l’empire chinois. Lorsque ces pays sont, en tout ou en partie, conquis par
des peuples encore inorganisés, nomades de la grande plaine sibérienne, du
Turkestan et de l’Arabie, ceux-ci conservent ou reconstituent l’appareil
étatique et le système fiscal dont ils se sont emparés.
Cette opposition simplifie à l’extrême et, par là même, déforme la réalité.
On n’aurait pas de peine à montrer les efforts d’un Théodoric ou de tel autre
pour maintenir à l’Ouest la construction impériale et, en Orient, des
périodes d’anarchie et l’apparition de méthodes évoquant le système féodal.
Dans l’ensemble cependant, on ne peut pas ne pas être frappé d’un véritable
contraste.
Bien que les pays d’Orient et le monde arabe aient exercé une grande
influence sur l’évolution de l’Europe, lui fournissant des inventions, des
débouchés, des produits et de la monnaie, il paraît préférable d’en faire
abstraction plutôt que de réduire exagérément la place qui doit leur être
consacrée dans toute histoire de l’État et de la civilisation.
 

Deuxième partie

LA RECONSTITUTION DE L’IMPOT,
DE LA MONNAIE ET DE L’ÉTAT

DU XIIIe AU XVIIe SIÈCLE


 

INTRODUCTION

Durant toute cette période, les pays européens virent se reconstituer une
économie monétaire. Ce fut à la fois l’effet et la cause de la reprise du
commerce sur les bords de la Méditerranée, de la mer du Nord et de la
Baltique, en attendant les grandes échappées vers l’Atlantique et l’océan
Indien.
La renaissance de l’économie monétaire s’accompagna d’une
reconstitution des États, disons plus précisément d’un affranchissement du
système féodal.
Plus ou moins conscients de la source de leur pouvoir, les hommes d’État
de cette époque furent hantés de façon à peu près constante par les
préoccupations financières et, comme toujours, ceux qui les ressentirent le
plus furent ceux qui n’avaient pas voulu y porter suffisamment d’attention.
Les souverains se heurtèrent à deux sortes d’obstacles.
Le premier consistait dans la pénurie de monnaie. A plusieurs reprises les
effets d’une insuffisance de l’instrument des échanges freinèrent l’activité
commerciale et, par là même, la rentrée de l’impôt. Pour surmonter cet
obstacle les souverains s’efforcèrent d’accroître le stock monétaire en
recherchant de nouveaux gisements et en développant les exportations. En
prenant le terme dans un sens très large on peut dire que la politique
mercantiliste a constitué l’accompagnement des efforts de reconstitution des
États.
Le deuxième obstacle résidait dans les réactions provoquées par l’impôt,
les révoltes si fréquentes à certaines époques et qu’ils essayèrent d’apaiser
ou de prévenir en créant des institutions représentatives.
La domination de l’impôt, si caractéristique de cette période, tient à une
sorte de contraste. Les souverains voulurent constituer des monarchies
administratives, parce qu’ils y voyaient la possibilité de réaliser leurs
ambitions les plus hautes comme les plus médiocres et parce qu’ils se
sentaient appuyés par une partie de la population désireuse d’être assurée
d’un minimum d’ordre et libérée d’une série de contraintes.
Ces aspirations ne pouvaient se réaliser que dans un certain cadre
économique. Or la structure de la production et des échanges, qui se prêta,
certes, à cette reconstruction des impôts et des États, ne s’y prêta que dans
une certaine mesure.
Devant la résistance du milieu, les souverains essayèrent diverses
solutions. Les uns cherchèrent à la briser brutalement, d’autres à la
contourner, en usant de persuasion sinon de duperie, d’autres à la faire
disparaître en agissant sur la société elle-même. Les choix, généralement
inconscients, ne furent pas identiques d’un pays à l’autre.
Commandés, au départ, par la plus ou moins grande facilité que donnait
la structure économique et sociologique, ils s’affirmèrent, se durcirent avec
le temps. Les différences profondes qui subsistent de nos jours entre les
institutions et les conceptions politiques des différents pays sont
incompréhensibles si l’on ne remonte pas à l’époque où elles ont débuté.
Comme l’histoire financière, l’histoire de l’individu et celle de l’État, au
cours de cette période où ils se sont reconstitués ou réaffirmés, se
caractérise par ce mouvement dialectique dont nous essayerons de retracer
les trois grands aspects.
 
TITRE I

L’IMPOT ET LA MONNAIE, FACTEURS DE


PUISSANCE, DE LIBÉRATION ET DE PROGRÈS

Depuis le XIIIe siècle, l’idéal des souverains de l’Occident européen fut


de se débarrasser du régime féodal, un système précis, complexe... et peu
efficace.
S’il permettait de faire face aux conflits très limités dans l’espace comme
dans le temps, il ne répondait pas aux besoins de campagnes plus longues 64.
Il ne fournissait que des troupes peu nombreuses et de qualité médiocre. Le
commandement organisé d’avance ne laissait aux chefs que de faibles
possibilités de modifications.
Quant à la transmission des ordres, s’il est vrai que la chaîne féodale, qui
avait cristallisé en quelque sorte la hiérarchie administrative, en offrait
quelques moyens, ceux-ci étaient d’une faiblesse évidente. Comment le
monarque aurait-il pu faire obéir l’ancien fonctionnaire carolingien, devenu
chef héréditaire de son comte ? Inamovible, celui-ci n’accordait plus qu’une
soumission réticente, à la mesure de son intérêt.
Les souverains désiraient d’autant plus changer ce système que le
souvenir idéalisé de l’Empire romain les faisait rêver d’un État ordonné,
puissant, ou la volonté du monarque ferait la loi. Mais la condition premiere
pour sortir du système féodal c’était la possibilité de payer, de payer
fonctionnaires et soldats, de payer aussi fournisseurs de produits et de
services de toute nature. La condition première pour bâtir de véritables
monarchies, c’était l’impôt.
Le désir constant des rois — et des seigneurs dans leur seigneurie — de
sortir du système féodal rencontrait le désir des vassaux, des vilains et des
serfs, d’obtenir plus de liberté. Une solution pouvait donc s’offrir : vendre
la liberté ou du moins les bornes posees à l’arbitraire du pouvoir.
Une place à part doit être faite à une certaine classe qui naquit et se
développa à partir du XIe siècle, classe composée, au départ, de
commerçants, au sens large du terme, c’est-à-dire d’hommes qui voulurent,
pour les besoins de leur trafic, un État fort, capable de faire respecter
l’ordre. Aux souverains ils ne cessèrent d’apporter leur appui, c’est-à-dire
leurs ressources et leur crédit.

Je n’entends pas minimiser l’apport essentiel de cette époque, le progrès


de la science et de la technique. Utilisant au besoin les découvertes des
autres continents, l’Europe constitue ce capital dont la révolution agricole et
la révolution industrielle du XVIIIe et du XIXe siècle représenteront la mise
en œuvre. Par comparaison, les autres continents, et particulièrement le
Moyen-Orient et l’Asie, cette zone d’anciennes civilisations auxquelles la
culture européenne doit tellement, donnent l’impression d’une sorte de
stagnation.
Comment s’explique cette divergence d’évolution ? On ne saurait avoir la
prétention d’apporter plus qu’une contribution à la compréhension de ce
phénomène fondamental de toute l’histoire. Les découvertes prirent
naissance, et surtout furent exploitées, dans un certain nombre de pays,
parce que les hommes y furent incités par un certain climat, économique,
sociologique, politique. On peut penser que n’y furent pas étrangers l’ordre
et la liberté d’action inhérents au système fiscal par comparaison avec les
pillages et les réquisitions, et peut-être à certains types d’impôts par
comparaison avec les autres.

CHAPITRE PREMIER

La renaissance du commerce, de l’impôt, de la monnaie et de l’État

Certains monarques surent utiliser les mécanismes féodaux en vue


d’assurer, de façon relativement satisfaisante, la défense de leur territoire,
un minimum de sécurité et un minimum de justice ; les ducs de Normandie,
les rois d’Angleterre après la conquête, et les souverains normands de
l’Italie du Sud et de la Sicile 65, pour nous en tenir à des exemples
européens.
Les premiers temps d’une conquête, alors que les souverains présentent
inévitablement des qualités de commandement et d’énergie, se prêtent à un
minimum de discipline. Les conquérants savent bien qu’à défaut de cette
solidarité ils seront rapidement éliminés. En outre, les mécanismes féodaux
intelligemment utilisés peuvent être complétés par l’exploitation du
domaine direct du souverain.
Il n’en demeure pas moins que les États de type féodal se désagrègent
lorsque les personnalités exceptionnelles viennent à leur manquer. Les
souverains du genre de ceux que nous venons d’évoquer se préoccupèrent
de bonne heure de créer d’autres mécanismes fondés sur des ressources
financières.
Ils y réussirent dans la mesure où l’évolution économique leur en offrit
les premiers moyens.

LA RENAISSANCE DU COMMERCE
La reconstitution de véritables États apparaît en Europe, à partir du Xe
siècle, parallèlement à la renaissance du commerce. Dans ses traits
généraux, cette évolution répète celle du monde antique.
Une première phase correspond à la création et au développement des
« États commerçants », c’est-à-dire de villes, situées au bord de la mer ou à
un carrefour important de routes fluviales et terrestres, qui se rattachent à
d’autres villes ou fondent des comptoirs sur les voies principales du trafic.
Aux empires de la Crète, de Tyr, d’Athènes ou de Carthage, font pendant,
au Moyen Age, les républiques italiennes, les cités flamandes, certaines
villes de l’Allemagne du Sud, les ports de la Baltique et de la mer du Nord.
Les formules politiques sont diverses, allant d’une relative centralisation à
une fédération telle que la Ligue hanséatique. Comme dans l’Antiquité, les
cités commerçantes tendent à se subordonner quelques possessions «  de
terre ferme ». Celles-ci restent relativement limitées, et les États, si on les
figure sur la carte, apparaissent comme de longs rubans allongés le long de
la mer ou des routes.
Dans une deuxième phase, on voit se constituer, en partie par le
démembrement et l’absorption des États commerçants, en partie par leur
influence économique, des États plus étendus, dont les formes plus
arrondies commencent par ce qu’on appellera plus tard les frontières
naturelles. Les grandes seigneuries, les royaumes existaient, mais ils
manquaient jusque-là des ressources, et par conséquent des institutions et
des méthodes caractéristiques des États modernes  : les unes et les autres
leur viennent progressivement.
Le passage d’une phase à l’autre s’est effectué suivant divers
mécanismes.
Autour des centres de trafic l’économie d’échange s’étendit
progressivement. Les marchands offrirent des produits nouveaux qui,
suscitant des besoins, incitèrent à produire en vue de l’échange.
Réciproquement, les villes industrielles et commerçantes recherchèrent des
matières premières, offrirent des débouchés. Une partie de l’économie
anglaise fut ainsi orientée vers l’échange par les besoins en laines des
drapiers italiens ou flamands.
Des rapports de plus en plus étroits s’établirent entre les États
commerçants et les principautés « territoriales ». Parfois ce fut la conquête
pure et simple, ou la tentative de conquête, telles les guerres de Flandre qui
tinrent une place si importante dans la politique capétienne. Dans d’autres
cas, les États moins évolués économiquement furent les alliés ou les clients
des villes marchandes. Les villes d’Italie jouèrent à l’égard des croisés un
rôle voisin de celui des cités de la Grande Grèce à l’égard de Rome lorsque
la politique de celle-ci fut dirigée vers l’Orient. Des relations plus
complexes, de protection, s’instituèrent entre les communes françaises et le
pouvoir royal.
Entre ces deux phases s’est parfois situé un stade intermédiaire  : les
premières grandes seigneuries, les premières monarchies eurent pour axes
les voies principales de commerce. L’exemple le plus caractéristique est
celui de la maison de Bourgogne, installée dans une région de passage, liée
au centre commercial des Flandres. L’étroitesse de son cadre, où l’on a vu la
cause de sa faiblesse et de sa défaite finale, avait permis un développement
relativement précoce. Antérieurement, l’empire des Plantagenêts présentait
une forme également significative, allongée de la Grande-Bretagne à
l’Aquitaine avec pour axes la route maritime du vin et la voie terrestre qui,
de Bordeaux, remontait par le Poitou vers la Normandie et l’Angleterre. La
monarchie française de son côté trouva dans la route de Paris à Orléans, si
importante par la jonction qu’elle établissait entre deux voies fluviales, la
première base de sa puissance.

LA RECONSTITUTION DE L’IMPÔT
Cette évolution s’explique aisément si l’on considère la place que
tenaient, dans les revenus des seigneurs et des rois, les ressources tirées du
commerce.
A Dinant au XIe siècle, les revenus du comte provenaient principalement
de l’exercice du tonlieu et de la réglementation du commerce local : droit de
quai des bateaux, droit d’étalage, taxe due par chaque échoppe, redevance
des brasseurs 66.
C’est ainsi que les princes purent confier l’administration à des
fonctionnaires rétribués.
Parmi les revenus domaniaux des rois de France, ceux qui étaient tirés
des villes tenaient une place très importante : plus de 40 % du total 67. C’est
grâce à leur concours que Saint Louis trouva les moyens financiers de sa
politique 68.
C’est au trafic que Philippe le Bel demande une partie importante de ses
ressources  ; des contributions de guerre de la Flandre aux emprunts
souscrits par les « riches bourgeois des bonnes villes ».
Ses expédients financiers eux-mêmes témoignent de la renaissance du
commerce : les mesures prises contre les Templiers, les Juifs, les Lombards
sont un signe du développement des échanges d’où les uns et les autres
tiraient ces fortunes que le roi cherchait à s’approprier. Quant aux mutations
monétaires elles n’auraient pu être envisagées avec cette ampleur à défaut
d’une certaine extension de l’économie d’échange.

LA RENAISSANCE DE LA MONNAIE ET DU CRÉDIT


Durant la période féodale la monnaie n’avait pas disparu mais son rôle
était limité par l’importance des prestations de biens et de services qui
caractérisaient ce système.
Le montant des versements prévus à titre d’échange, de redevance ou
d’indemnité était fréquemment stipulé en monnaie, mais le paiement
effectif se faisait souvent en nature 69. Quant à la monnaie métallique dont
la frappe était extrêmement morcelée, comme le pouvoir politique lui-
même, elle consistait en petites pièces d’argent dont le rayon de circulation
était très limité et la qualité très médiocre  : elle permettait surtout de
multiples petits paiements.
Les monnaies d’or avaient disparu, réserve faite de l’utilisation de pièces
byzantines ou arabes, dont on frappait parfois des contrefaçons.
L’évolution économique et politique amena la création de monnaies
mieux appropriées aux besoins d’échanges plus nombreux.
A partir du XIIIe siècle les souverains reprirent progressivement le
monopole de la frappe. En 1262 une ordonnance de Saint Louis posa les
deux principes suivants :
— la monnaie du roi court par tout le royaume ;
— celle des seigneurs qui possèdent le droit de battre la monnaie ne court
que dans leurs propres terres.
Au cours des XIVe et XVe siècles beaucoup de seigneurs abandonnèrent
leur frappe. Au XVIe siècle, à quelques exceptions près, toutes les monnaies
françaises étaient frappées pour le compte du monarque.
Un phénomène analogue s’observait dans les autres pays européens.
Cette concentration s’accompagna d’une modification du régime de la
frappe  : un commerce plus actif et un fisc plus exigeant demandaient des
pièces de plus grande valeur. L’exemple donné, de bonne heure, par les
villes marchandes de l’Italie fut imité par les royaumes européens. On se
mit à frapper des monnaies d’argent relativement lourdes, par comparaison
avec la période antérieure, à Venise en 1203 et à Florence vers 1237.
Vinrent ensuite les « gros tournois » de Saint Louis en 1266 70, les gros de
Flandre vers 1275, les groats anglais en 1279, les groschen de Bohême en
1296.
Le monnayage de l’or reprit vers la même époque, en 1252 à Gênes et à
Florence (le florin), un peu plus tard à Venise (le ducat) et dans les autres
villes italiennes, en Angleterre et en France vers 1260, en Hongrie entre
1308 et 1342, en Flandre avant 1337, en Bohême en 1325, à Lübeck en
1340 et seulement en 1528 en Pologne et en 1568 en Suède.
Cette reprise de la frappe de l’or était rendue possible par l’amélioration
de la balance commerciale entre l’Europe chrétienne d’une part, Byzance et
le monde musulman d’autre part.
La renaissance du commerce fut également l’origine des mécanismes qui
permirent d’économiser l’usage de la monnaie métallique et même de lui
procurer des substituts.
Ce fut, par exemple, l’effet des foires de Champagne situées à mi-chemin
sur la route qui unissait deux régions particulièrement actives, l’Italie et la
Flandre. On y exposait et on y vendait des draps du Nord comme des tissus
de soie ou des épices. Dans ces mêmes lieux de multiples créances étaient
éteintes ou renouvelées. Durant la période des paiements, qui commençait
après la vente, on ne réglait pas seulement les achats effectués à la foire,
mais aussi des dettes nées en de tout autres endroits et stipulées payables en
ce lieu.
Avant de décliner au XIVe siècle, les foires de Champagne avaient
contribué à la généralisation de mécanismes de compensation et de
méthodes de crédit.
Durant la période antérieure, on connaissait les prêts de consommation
effectués souvent par les grands établissements ecclésiastiques qui
pouvaient puiser dans leurs trésors d’orfèvrerie.
Le crédit au commerce, qui facilita la renaissance des échanges en un
temps où la circulation monétaire restait limitée, se développa d’abord en
Italie  : au XIIe siècle les lettres de crédit y sont d’un usage courant. Il
semble d’ailleurs que les Italiens aient été les initiateurs des progrès réalisés
dans les foires de Champagne.
La banque du Moyen Age constituait l’accompagnement soit du change,
soit plus généralement du négoce. Elle permit les prêts aux particuliers, aux
seigneurs, aux villes et aux monarques.
Bien plus, les banquiers prirent en main le maniement des deniers
publics. Il en fut ainsi de l’ordre des Templiers qui, par son implantation en
Europe et en Orient, était particulièrement bien placé pour effectuer les
opérations de transfert. En France, il géra le Trésor public, jusqu’à Philippe
le Bel. De façon plus durable et dans toute l’Europe les financiers italiens
furent souvent chargés de faciliter la trésorerie des souverains, d’assurer la
frappe des monnaies, de lever des impôts.

L’ÉVOLUTION DE L’EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE


A l’évolution de l’Europe occidentale, on peut opposer l’échec du
souverain qui s’efforça de rétablir la puissance impériale par l’utilisation du
système féodal, Frédéric Barberousse.
Son armée était composée des contingents amenés et dirigés par les
princes. Il s’efforça d’agir toujours en coopération avec eux. En Italie, il
renforça les droits des grands seigneurs sur les petits vassaux, estimant qu’il
dirigerait plus facilement l’empire s’il se trouvait au sommet d’une
pyramide féodale sans fissure. Lorsqu’un fief était confisqué pour faute du
vassal il faisait l’objet d’une nouvelle inféodation.
Ses ressources financières étaient peu importantes. L’empereur avait seul
le droit d’établir tonlieux, péages, marchés, mais il concéda ces privilèges
aux seigneurs. Il ne leva aucun impôt, si ce n’est une taille sur ses domaines
composés de possessions dispersées.
Par sa personnalité Frédéric Barberousse tira certes un large parti du
système féodal. Il en voyait cependant les faiblesses  : contingents que les
seigneurs n’amenaient pas, difficulté de placer sous son commandement
direct les diverses unités de l’armée, nécessité de leur adjoindre des
mercenaires.
Il se rendit compte de la puissance de l’argent lorsqu’il vit son adversaire,
le pape, recevoir l’aide financière de la Sicile ou de Byzance ou lorsqu’il se
heurta aux communes soutenues par Venise.
De façon spectaculaire, la défaite de Legnano en 1176 montra la
supériorité des milices urbaines de l’Italie du Nord sur l’armée féodale — et
sur le système féodal — de l’empereur.
Pour Henri Pirenne cet échec était inévitable, parce que la structure
économique de l’Allemagne n’autorisait pas d’autre politique 71. Son
argumentation n’est pas totalement convaincante. L’Allemagne ne manquait
pas de toute activité commerciale. Les villes n’étaient pas inexistantes.
L’empereur abandonna des droits qu’il aurait pu conserver. On a
l’impression qu’il se fit quelques illusions sur la possibilité de créer un État
digne de ce nom sur une base purement féodale.
D’aucuns soutiennent qu’il comprit la nécessité d’appuyer l’empire sur
un pays plus commerçant. Tel pourrait être le sens du mariage de son fils
avec l’héritière de la Sicile.
Son petit-fils, Frédéric II, le roi le plus «  moderne  » de son temps, put
établir, dans ce pays où le commerce était considérable, un système
financier relativement évolué comportant des droits de douane, des impôts
de circulation, peut-être un impôt foncier, une série de monopoles, un
commerce d’État 72.
Par la suite, les empereurs ne réussirent pas à instituer un véritable
système financier, ni un État digne de ce nom.
Leurs efforts s’appuyèrent essentiellement sur le développement des
villes, relativement florissantes dans certaines régions et où seraient apparus
les premiers systèmes d’impôts directs et indirects. Dans l’ensemble, et
jusqu’à la fin du Moyen Age, les revenus publics restèrent entre les mains
des seigneurs et des villes. Mais l’histoire des États particuliers
d’Allemagne montre, elle aussi, l’insuffisance de l’économie d’échange et
la prédominance des prestations de biens et de services. Les principales
ressources consistent, pendant des siècles, en services personnels et en
prestations en nature. comme, auparavant, dans l’Empire lui-même. Les
revenus les plus importants viennent des propriétés foncières du prince, des
fiefs, des redevances attachées à ces propriétés, des droits de justice et
d’administration, des amendes, etc. 73.
En Bohême, en Pologne, en Hongrie, des souverains tentèrent d’asseoir
leurs États sur le développement des échanges. Ils encouragèrent la venue
de colons allemands, surtout de commerçants et d’artisans. Par la suite, les
dynasties des Luxembourg en Bohême, des Anjou en Hongrie, des Piast en
Pologne firent appel à des Italiens, à des Flamands, ou s’appuyèrent sur des
bourgeoisies «  nationales  ». L’objectif restait le même  : développer les
échanges et les villes.
Dans la mesure où ils y réussirent, ils purent édifier des États
relativement forts. Charles IV répartit la Bohême en 12 cercles dont chacun
eut son tribunal et ses administrateurs, établit une administration royale,
fonda des industries, étendit le réseau routier, régularisa le cours de l’Elbe.
En Pologne, Venceslas II et Casimir III le Grand (1333-1370)
s’efforcèrent d’organiser un système financier et une administration
centralisée. Casimir créa de nombreuses villes privilégiées, fit construire
des routes, etc. Cependant, il maintint un système militaire de type féodal.
En définitive, ces tentatives échouèrent. L’équivalent des monarchies
d’Occident ne se constitua dans aucune de ces régions. Ce fut l’effet de
l’arrivée des Turcs et de l’insuffisance des échanges. Malgré les efforts de
leurs souverains, ces pays n’étaient pas en mesure de participer aux trafics
les plus commodes et les plus fructueux.
En Russie, les invasions asiatiques, coupant le commerce qui avait fait la
prospérité de l’État novgorodokievien, eurent pour effet un retour à
l’économie fermée et, par suite, une régression politique.

LE XIVe SIÈCLE : CRISE ÉCONOMIQUE, CRISE FISCALE,


CRISE POLITIQUE
Les monarchies de l’Europe occidentale dont l’évolution peut, dans
l’ensemble, être opposée à celle de l’Europe centrale et orientale connurent
cependant, au XIVe siècle et au début du XVe, une période de stagnation ou
de recul qui affecta leur situation financière et leur évolution politique.
En France, le phénomène fut peut-être plus poussé qu’ailleurs, et la crise
particulièrement violente.
C’était, pour partie, l’effet des évolutions contrastées de la démographie
et de la production. Rendue possible par de larges défrichements et par la
diffusion de nouvelles techniques, l’augmentation de la production fut
dépassée par l’accroissement du nombre des habitants. Avant même de
déclencher la famine, la peste ou la guerre, cette distorsion rendit la levée
de l’impôt plus difficile. En outre, la diminution des échanges, la décadence
des foires de Champagne, l’acheminement du trafic Nord-Sud par la vallée
du Rhin amenuisèrent le rendement de la fiscalité.
Grâce au développement des villes, les Valois purent cependant donner
une large place aux impôts indirects : à plusieurs reprises, les états généraux
accordèrent le droit de lever des taxes sur les ventes. Mais le
développement du trafic encore trop limité rendit nécessaire le recours à des
impôts directs tel le fouage de 1369 qui consistait à faire payer pour chaque
feu 6 francs d’or dans les villes fermées, de 2 francs d’or dans le plat pays,
« le fort portant le faible ».
Ce retard de l’évolution économique et financière fut l’origine des
défaites retentissantes de la France cependant plus riche et plus peuplée que
l’Angleterre. Celle-ci ne fut battue en définitive qu’après la défection de
son alliée, la Bourgogne. Les progrès de la technique militaire anglaise,
l’emploi du grand arc gallois supérieur à l’arbalète, celui de la chevalerie
combattant à pied et les institutions politiques qui associaient le peuple aux
tâches de ses rois y furent pour beaucoup. Mais il faut tenir compte
également du progrès de l’économie d’échange qui facilita l’établissement
d’un système fiscal productif. Les exportations de laine anglaise vers la
Flandre constituaient le type de l’opération commerciale sur laquelle il était
relativement facile de prélever un impôt. Cette ressource permit à Édouard
III et à ses successeurs de ne pas se heurter à toutes les difficultés, à toutes
les oppositions et à toutes les révoltes qui entravèrent l’action des Valois.
Les forces des armées en présence, à Crécy, Poitiers ou Azincourt, étaient
du même ordre 74. Mais l’armée française était dans une large mesure une
armée féodale, avec tous les défauts de ce type de formation 75. C’était pour
partie l’effet des difficultés financières de la monarchie française.
CHAPITRE II

La renaissance de l’impôt et l’affranchissement des hommes

On connaît le début de la fameuse déclaration par laquelle, en 1315,


Louis X le Hutin affranchit les serfs du domaine royal, ou plutôt en
prévoyait la possibilité : c’était le préambule de la commission donnée aux
fonctionnaires chargés de vendre les affranchissements dans le domaine
royal.
Les droits de l’homme eussent été bien moins efficaces si le souci
financier n’était venu donner tout son intérêt à la libération des serfs...

LES AFFRANCHISSEMENTS EFFECTUÉS PAR LES


SEIGNEURS
Abandonnant progressivement l’exploitation directe, les seigneurs
répartirent leurs terres entre des tenanciers moyennant des redevances et des
corvées. Ils assuraient ainsi la culture de la fraction dont ils s’étaient réservé
la gestion directe. Cette « réserve » elle-même tendit à diminuer, en même
temps que les corvées se réduisaient au profit des redevances.
Cette modification de structure ne s’accompagna pas immédiatement de
la suppression des liens de sujétion personnelle. Les tenures pouvaient être
cultivées soit par des hommes «  libres  » soit par des serfs, moins
dépendants que les esclaves antiques, mais soumis à des corvées et à des
redevances décidées de façon discrétionnaire par le seigneur, à la différence
des obligations des autres tenanciers. La condition des serfs se caractérisait
enfin par une série de restrictions à la liberté de se déplacer, de se marier,
etc.
La logique d’un système qui demandait au serf de produire plus en
organisant lui-même son travail devait conduire à une libération plus
complète.
Ce fut l’effet d’une économie plus ouverte.
Opérer des prélèvements monétaires permettait aux seigneurs d’acheter
les produits nouveaux que la renaissance du commerce venait leur offrir.
Ce désir s’accrut avec l’éloignement. Les croisés avaient besoin de
ressources liquides : ils songèrent à se les procurer en libérant les hommes
dont ils ne pouvaient plus diriger constamment les travaux. Le goût de vivre
à la cour des princes ou dans les villes eut une influence analogue.
Le développement des échanges agit d’une autre façon. L’économie
monétaire mettait entre les mains des individus une richesse facile à
dissimuler. Pour se l’approprier, le seigneur était contraint de vendre
quelque chose : la liberté et la sécurité.

DE LA LIBÉRATION DES HOMMES DANS LE CADRE DES


PRINCIPAUTÉS
Dans le cadre des principautés, la même évolution se produisit, facilitée
par les mêmes circonstances.
Sur leurs domaines directs, les souverains agirent comme les seigneurs
transformant les corvées en redevances pécuniaires libérant les serfs.
C’est par les villes et par les campagnes proches de ces premiers centres
d’échange que débuta l’abolition du servage, avec Louis VII et Philippe
Auguste.
Saint Louis commença les grandes libérations rurales ; les hagiographes,
comme l’a remarqué Marc Bloch, ne lui firent pas honneur de ces mesures,
sans doute parce qu’elles ne furent pas gratuites 76.
Philippe le Bel organisa de véritables campagnes d’affranchissement  ;
Louis X le Hutin suivit cet exemple, prévoyant un impôt spécial à la charge
de ceux qui ne demanderaient pas la liberté.

L’affranchissement des serfs constitue un cas particulier du mouvement


d’ensemble qui tendait à substituer l’impôt aux réquisitions de biens et de
personnes.
De bonne heure les souverains proposèrent le rachat du service militaire
à ceux qui y étaient soumis soit par le lien féodal, soit en vertu du principe
suivant lequel tous les habitants devaient contribuer à la défense du
royaume. Il est possible qu’une sanction pécuniaire ait servi de transition 77.
Philippe le Hardi entreprenant la campagne d’Aragon fut obligé de
soumettre les seigneurs qui manquaient à l’appel à une amende et au
paiement d’une somme correspondant à ce qu’ils auraient dépensé s’ils
étaient venus. Il fixa sur la même base la rémunération de ceux qui
servaient au-delà du temps fixé ou qui n’étaient pas astreints au service
gratuit. Sous Philippe le Bel. la substitution du service militaire payé au
service gratuit se développa. Sensiblement plus tôt, la monarchie anglaise
avait fait de même.
D’autres droits furent transformés en redevances pécuniaires.
Les villes et les abbayes étaient obligées de loger le roi et sa suite et de
les défrayer de tout pendant leur séjour. Cette contrainte, très incommode
sans être très profitable au roi, fut remplacée par une redevance pécuniaire.
Les états généraux ou provinciaux ne manquaient pas de demander la
limitation des droits de ce genre en échange de leurs subsides.
Plus complexes, les phénomènes qui accompagnèrent ce que l’on
considère, de façon d’ailleurs trop sommaire, comme l’établissement en
France de l’impôt permanent présentent un caractère analogue.
L’ordonnance de 1439 — dont on admet souvent qu’elle constitue l’acte de
naissance de la taille - avait pour objet principal l’établissement d’une
armée permanente, ou plus exactement l’enrôlement dans des formations
régulières d’une partie des bandes qui avaient combattu ou pillé durant la
guerre de Cent Ans. Cette opération consistait donc à transformer des
troupes qui vivaient sur le pays en formations soldées, devant, en principe,
s’abstenir de ce genre d’exactions. Par la suite, les états généraux insistèrent
à plusieurs reprises pour que les troupes royales fussent régulièrement
payées. En même temps, l’armée devait ramener à la raison ceux qui
n’avaient pu ou voulu être embrigadés. C’est sans doute l’appréciation des
avantages qu’ils trouvaient à cette sorte de conversion de leur charge, plus
que le sentiment des nécessités de défense nationale, qui incita les
populations à accepter la permanence de l’impôt.

CHAPITRE III

L’économie monétaire et la constitution des États modernes

Les États qui se constituèrent progressivement à partir du milieu du XVe


siècle étaient coûteux. Il fallait payer l’administration qui ne reposait plus
sur le service féodal, s’assurer l’appui de la classe nobiliaire par la
distribution de rentes ou de pensions, entretenir des cours dont certaines ont
marqué dans l’histoire de l’art 78.
L’armée coûtait d’autant plus cher qu’elle utilisait avec l’artillerie un
matériel plus évolué et qu’elle reposait dans une large mesure sur
l’utilisation de mercenaires.
Cette simplification du problème de la levée des hommes compliquait
celui de la levée de l’argent  : de ce seul fait, la préoccupation financière
devint prépondérante.
Trivulce répondit à Louis XII qui, se préparant à envahir le Milanais,
demandait au condottiere par quels moyens il pensait assurer le succès de
l’entreprise :
« Très Gracieux Roi, trois choses sont nécessaires : de l’argent, encore de
l’argent et encore de l’argent. »
Charles Quint écrivait en 1548 à son fils Philippe  : «  On a toujours vu
que lorsqu’on a besoin de lever des soldats en Allemagne, il faut avoir
l’argent à la main ; à ce prix vous n’en manquerez jamais 79... »
Lorsqu’ils informaient la Seigneurie de l’état des royaumes, de leur
puissance, de leurs perspectives, les ambassadeurs vénitiens ne manquaient
pas de souligner la situation des finances  ; ils savaient que c’était le
fondement de la grandeur 80.
En 1535 Giustianiano est frappé du pouvoir du roi de France.
« Quant au Roi Très Chrétien, je crois sa puissance plus considérable que
celle d’aucun de ses devanciers. Les soldes sont très bien payées, l’artillerie
est en bon état. »
Il souligne les bases de cette puissance :
« Non seulement il [le roi] est fort par les armes, mais par l’argent aussi
et le dévouement de son peuple. Son revenu ordinaire est de deux millions
et demi d’écus, mais il peut augmenter les tailles à plaisir. Plus ses peuples
sont grevés plus ils payent gaiement. »
Même son de cloche de la part de Marino Cavalli en 1546, de Jean
Capello en 1554.
Jean Michiel insiste comme ses prédécesseurs sur la facilité avec laquelle
les rois de France peuvent faire appel à la fortune de leurs sujets.
En 1563 Marc Antoine Barbaro estime la puissance de la monarchie
française — avec un revenu de 6 millions d’écus  —  supérieure à celle de
l’État espagnol, obligé de se contenter de 5 millions.
D’une façon générale, l’accroissement des ressources financières et plus
précisément des recettes fiscales est une des causes essentielles de la
puissance croissante des États de l’Europe occidentale et de la constitution
de ce que l’on peut appeler les États modernes.
L’achèvement de la guerre de Cent Ans apporta un minimum de sécurité
favorable au commerce. Les ressources minières de l’Europe centrale
mieux exploitées puis les grandes découvertes donnèrent le moyen
d’accroître la circulation monétaire. L’accroissement du trafic intérieur et
extérieur fournit aux gouvernements des ressources relativement faciles à
lever.
L’importance grandissante des droits de douane est particulièrement
significative.
François Ier établit des droits d’entrée sur les épiceries et drogueries
apportées du Portugal, du Levant, de l’Italie, sur l’alun, sur les draps d’or
ou d’argent et les étoffes de soie. En 1577 les droits d’exportation, qui
existaient depuis le XIVe siècle, furent complétés par un nouveau droit de
sortie : la traite foraine domaniale. En 1582, les taxes d’importations furent
généralisées.
Le système douanier espagnol fut réorganisé par Philippe II qui fit un
gros effort pour en accroître le rendement, institua en 1558 un nouveau
droit de sortie sur les laines, augmenta considérablement les droits
d’exportation et d’importation.
Les facilités fiscales renforcèrent la puissance des monarques de
différentes façons notamment en leur permettant de s’affranchir des
assemblées (états ou parlements), soit en ne les réunissant plus comme tel
fut, à peu de chose près, le cas en France sous Charles VIII, Louis XII et
François Ier, soit en tenant un moindre compte de leurs avis et de leurs
doléances, ce que firent Charles Quint ou les Tudors.
Les États situés sur la bordure occidentale de l’Europe  —  Portugal,
Espagne, France, Pays-Bas, Angleterre furent les premiers à ressentir les
effets d’un commerce plus actif 81.
Les souverains purent y établir une administration d’État, appuyée sur les
institutions locales en Angleterre, sur un réseau de fonctionnaires royaux
dans les autres pays, les armées permanentes prirent de plus en plus
d’importance, des systèmes postaux furent établis.
On comprend ainsi que la puissance respective des États ait été
étroitement liée aux variations de leurs échanges.
Les États les plus commerçants finissent par battre ceux qui sont
apparemment plus puissants par leurs dimensions, par leur population, par
leur force militaire, mais où l’économie d’échange est moins développée 82.
Philippe II et ses successeurs sont tenus en échec par la Hollande et battus
par l’Angleterre, les Habsbourg défaits par la France, puis celle-ci battue
par une coalition où entrent l’Angleterre et la Hollande.

L’EXEMPLE DE L’ESPAGNE
Aux temps de ses succès, la monarchie espagnole était menacée par ses
difficultés financières. Ni François Ier, ni Charles Quint ne l’ignoraient.
C’était par l’épuisement de ses finances que le roi de France voulait
neutraliser l’empereur s’il faut en croire l’ambassadeur de Venise, M.
Giustianiano, à qui le roi aurait tenu en 1535 le propos suivant :
« Monsieur l’Ambassadeur, je ne puis nier que je désire vivement voir le
Turc très puissant et prêt à la guerre, non pas pour lui, car c’est un infidèle,
et nous autres nous sommes chrétiens ; mais pour affaiblir la puissance de
l’Empereur, pour le forcer à de graves dépenses, pour rassurer tous les
autres gouvernements contre un ennemi si grand 83. »
Charles Quint ne sous-estimait pas ces problèmes. Dans les instructions
que, d’Augsbourg, le 18 janvier 1548, il adresse à son fils Philippe, il
revient à plusieurs reprises sur les difficultés financières. Une des raisons
principales qui doivent inciter à la paix est l’état de fatigue et d’épuisement
de ses États 84.
Un peu plus loin, parlant du Milanais et de Naples, Charles Quint
s’exprime en ces termes  : «  Un régime équitable et modéré serait fort à
propos pour soulager ces deux États des charges énormes qu’ils ont
supportées jusqu’ici. Je vous recommande ce point tout particulièrement et
vous promets qu’à ce prix vous trouverez toujours leur population soumise
et fidèle 85.  » Cent ans plus tard, un successeur de Charles Quint éprouve,
avec la révolte fiscale de Naples, l’inconvénient qu’il y avait à ne pas suivre
les conseils de son aïeul.
Philippe II devait certes bénéficier de l’afflux des métaux précieux de
l’Amérique et l’on ne peut nier tout ce qu’il put tirer de ses galions pour
recruter des armées et acheter des consciences.
Mais les effets favorables de ces apports s’atténuèrent avec la hausse des
prix et les finances furent compromises par la politique économique et par
la politique religieuse 86.
La monarchie espagnole s’était organisée, plus pour exploiter ses
possessions d’outre-mer que pour développer le commerce et l’industrie de
la métropole, où d’ailleurs il semble que l’économie ait été étouffée par une
réglementation maladroite.
Le commerce était contrecarré par l’intolérance, par l’expulsion des Juifs
et des Morisques, par les persécutions aux Pays-Bas. Aux effets directs de
la politique intérieure s’ajouta l’action des Anglais, des révoltés de
Hollande, des marins de La Rochelle qui, par leurs guerres de course,
diminuaient à la fois les apports de métal précieux d’Amérique et le
commerce de l’Espagne.
La vulnérabilité de la puissance espagnole, atteinte dans son trafic,
permet de mieux comprendre l’Invincible Armada.
En 1587, un commerçant espagnol s’inquiète du départ de Drake en ces
termes :
«  Si Sa Majesté Catholique ne châtie pas ce corsaire, et ceux qui
l’envoient, ils iront là-bas tous les ans  ; car ils ne trouvent pas d’autre
moyen pour affaiblir les forces de Sa Majesté Catholique, que de s’emparer
des flottes, car le nerf de la guerre, c’est l’argent. »
Son correspondant formule le même souhait 87. Les négociants espagnols
ont donc poussé à l’expédition. La puissance de Philippe II survécut au
désastre de l’Armada parce que cette défaite ne fut pour les Anglais qu’un
demi-succès. Les coups portés au trafic de l’Espagne n’en continuèrent pas
moins.
La faiblesse financière de l’Espagne réagit de plusieurs façons sur sa
puissance extérieure. Elle réduisit le nombre ou la qualité de ses troupes. En
diverses circonstances, l’insuffisance de la solde ou de la nourriture des
armées espagnoles fut une des causes de leur échec 88.
L’augmentation de la charge fiscale provoqua, d’autre part, des révoltes
dans lesquelles le sentiment religieux ou le désir de l’indépendance eurent
une part, mais où l’on ne saurait méconnaître l’effet d’impôts jugés
insupportables 89.
Les traités de Westphalie furent le résultat de la ruine économique et
financière de l’Espagne et de l’Empire.

HÉGÉMONIE ET DÉFAITE DE LA FRANCE


La prépondérance française, au XVIIe siècle, n’eut pas seulement pour
fondement une population relativement considérable (19 millions d’après
des estimations courantes, contre 5 à 8 millions en Espagne, 6 millions en
Angleterre), mais aussi des échanges en voie de développement  —  qui
permirent de donner une large place aux impôts indirects.
La France, qui s’était abstenue d’intervenir militairement pendant une
grande partie de la guerre de Trente Ans, eut la possibilité de soutenir
financièrement la Suède et les princes allemands, puis d’obliger l’Espagne à
signer le traité des Pyrénées (1650).
Mais, à partir du moment où la lutte s’engage entre les puissances
maritimes  —  Grande-Bretagne et Hollande  —  et la France, celle-ci
succombe.
La défaite de la France fut la conséquence d’une structure économique
où, malgré les efforts de Colbert, le trafic ne tenait qu’une place restreinte,
jointe à une conjoncture orientée vers la baisse, à partir de 1670 environ.
Les impôts indirects ne tinrent plus la même place dans les ressources de
la Monarchie et l’impôt fut plus difficile à supporter. L’année 1675 vit de
grandes révoltes qui ne furent peut-être pas étrangères à la paix de
Nimègue. Durant les guerres suivantes, il n’y eut pas de réactions fiscales
aussi amples, mais une multitude de petites révoltes 90.
La monarchie dut recourir à une nouvelle extension des impôts directs
d’assiette rudimentaire, signes d’échanges relativement réduits.
En Angleterre, les progrès du commerce facilitèrent la réunion des
ressources financières nécessaires à la guerre.
A la suite de la Hollande, considérée comme le pays classique de
l’accise, l’Angleterre donna, au XVIIe siècle, une grande extension à ce
genre d’impôt 91.
En 1688, le système fiscal comprenait surtout des droits de douane,
940  000 £, et des impôts indirects (accise), 620  000 contre seulement
200 000 £ d’impôts directs.
Sans se dispenser de faire appel à ces derniers 92, l’Angleterre en guerre
put recourir aux droits de douane sans cesse étendus et relevés et à l’accise
sur les boissons, le sel, le charbon, les glaces, la céramique, le malt, le cuir,
le savon, le papier, etc.
La structure de l’économie anglaise donnait une grande place aux
produits importés dont l’imposition était relativement facile.
Les capacités fiscales respectives de la France et de l’Angleterre jouaient
un rôle capital dans le conflit qui les opposait. Ce fait semble avoir été
aperçu par les contemporains, notamment par Davenant qui écrivait, en
1695 :
« Quand la guerre cessera, ce ne sera pas par manque de haine mutuelle
de la part des deux parties en conflit, ni par manque d’hommes aptes à
soutenir leur querelle, mais celui qui devra abandonner sera celui qui, le
premier, manquera d’argent. Si, nous, en Angleterre, pouvons mettre nos
affaires dans un état tel que nous soyons aptes à soutenir nos dépenses plus
longtemps que la France, nous serons en situation d’accorder la paix ; sinon
nous devrons nous contenter de la recevoir. »
La fiscalité ne suffisait pas.
Pour faire face aux besoins financiers des guerres de la fin du règne de
Louis XIV, la France comme l’Angleterre eut recours à la monnaie. Mais,
ici également, se marque l’effet de structures économiques différentes.
Alors que la Grande-Bretagne put établir, en 1694, une banque d’émission
dont le capital était prêté au Trésor, les contrôleurs généraux utilisèrent
l’archaïque procédé des mutations monétaires qui portaient préjudice à un
trafic déjà réduit, ou procédèrent à des émissions de billets de monnaie
auxquels ils hésitaient à donner cours forcé dans tout le royaume.
L’imperfection du marché financier, conséquence d’un négoce moins
développé que celui de la Grande-Bretagne, limitait les possibilités
d’imposition de la monnaie, comme les autres ressources fiscales.
Un témoignage très direct de cette situation n’est autre que la lettre
adressée à Louis XIV par Chamillart, le 16 octobre 1706 93.
Le Contrôleur général des Finances remarque que les difficultés
financières pourront obliger à modifier la politique extérieure. Il rappelle
des avertissements antérieurs et les surcroîts de dépense entraînés par les
défaites.
«  Toutes ces dépenses extraordinaires, jointes à la disproportion des
fonds à la dépense ordinaire, me fit connaître que le temps fatal approchait,
auquel, manque d’argent, il ne serait plus possible de continuer la guerre, et
que, si les ennemis ne voulaient pas la paix, Votre Majesté serait obligée de
la recevoir aux conditions qu’il leur plairait la lui donner. »
Quant au recours aux billets de monnaie, le désordre qu’ils ont produit
est tel qu’il faut chercher de l’argent pour les retirer.
En résumé, les finances anglaises étaient appuyées sur une économie
d’échange plus développée que celle de tous les autres pays d’Europe 94,
plus développée en tout cas que celle de la France, de telle sorte que l’on vit
se reproduire, à la fin du règne de Louis XIV, ce qui s’était passé au temps
des luttes des Plantagenèts, des Lancastres et des Valois.
 
TITRE II

LA RÉSISTANCE DU MILIEU

On pourrait multiplier les exemples des difficultés financières auxquelles


les constructeurs des États modernes ne cessèrent de se heurter. On sait
qu’elles ont infléchi leur politique extérieure, les ont amenés, dans certaines
circonstances, à renoncer à engager une guerre ou à la terminer plus tôt
qu’ils ne l’eussent désiré. On ne méconnaît pas l’existence des causes
financières de l’établissement du régime représentatif comme du
déclenchement d’un grand nombre de révoltes.
Il ne semble pas, cependant, que l’on ait toujours exactement mesuré
l’importance, la nature et, si l’on peut dire, le caractère implacable de telles
servitudes.
Jugeant en fonction de notre expérience actuelle, nous avons tendance à
incriminer l’ignorance, la maladresse et la corruption de ceux qui, dans les
pays de l’Europe de l’Ouest du XIVe au XVIIIe siècle, ont eu la charge la
plus ingrate, celle des finances.
Pour apprécier de façon objective la gestion financière de cette époque, il
importe d’examiner la situation de plus près.
S’il est vrai que la distinction entre la fortune publique et la fortune
privée de ceux qui maniaient les deniers de l’État fut longue à établir, du
moins doit-on reconnaître que les responsables des finances ne furent pas
tous des ignorants et des incapables. Jacques Cœur et Fouquet comme plus
tard John Law avaient bien aperçu les fondements économiques de la
richesse de l’État et Colbert n’eut pas pour successeurs que des médiocres.
L’histoire d’autres pays permettrait des observations analogues.
En vérité, on ne pourra porter un jugement impartial si l’on ne prend
conscience des difficultés auxquelles se heurtaient les ministres des
Finances dans le milieu économique antérieur au XIXe siècle.
La résistance du milieu eut pour effet l’insuffisance de la monnaie, la
faiblesse du crédit, les difficultés de l’inflation, l’imperfection du système
fiscal.
Elle explique les crises politiques, notamment le phénomène si
caractéristique de cette époque : les révoltes fiscales.

CHAPITRE PREMIER

L’insuffisance de la monnaie

Pour comprendre la place que les problèmes financiers tenaient dans les
préoccupations des souverains de ce temps, il faut se souvenir de quelques
données très simples. Vouloir se dégager des formules patrimoniales ou
féodales, vouloir construire ce que nous appelons des États modernes, cela
voulait dire vivre dans une économie monétaire. La perception de l’impôt
puis le règlement des dépenses publiques avaient le même effet. Elles
augmentaient les besoins de paiement. Il fallait que les paysans disposent de
numéraire pour satisfaire le fisc mais ils ne pouvaient se procurer cet argent
que s’ils pouvaient vendre leurs produits sur les marchés et sur les foires.
Or, au fur et à mesure que le commerce se développait et que les États se
dégageaient de l’économie féodale, le stock monétaire devenait insuffisant
pour faire face à ces deux mouvements de fonds, celui des princes et celui
des particuliers.
Plus ou moins conscients de cet arrière-plan de leur volonté de puissance,
les monarques s’efforcèrent de mettre à la disposition de leurs sujets des
moyens de règlement suffisants. Pour comprendre leurs difficultés et leur
politique, il est nécessaire d’examiner les divers types de solutions qui
s’offraient à eux 95.
 

Première solution : la puissance publique pouvait ne rien faire et attendre


une réaction spontanée du marche. Une augmentation du besoin de
monnaie pour les transactions, dans un temps où le stock monétaire était
limité, pouvait se traduire par une baisse de prix permettant de faire face,
avec la même masse d’or et d’argent, à des besoins de règlement plus
importants. Ce phénomène dut se produire mais, pour différentes raisons, il
n’était pas assez accentué. La baisse de prix renforçait les difficultés des
débiteurs, elle augmentait le coût de la main-d’œuvre. En outre ceux qui
avaient de la monnaie étaient enclins à la garder, en attendant une
prolongation de la baisse des prix qui augmenterait la valeur de leur
encaisse, plutôt que de se préparer à fabriquer des produits qui se vendraient
à plus petits prix 96.
 

Deuxième solution  : on pouvait tenter de réduire les emplois non


monétaires des métaux précieux : puiser dans les trésors des églises ou des
ordres religieux.
On pouvait interdire ou limiter la détention de vaisselle ou le port de
vêtements d’or et d’argent. Cet aspect des édits somptuaires ne doit pas être
oublié.
En sens inverse, et de façon inconsidérée, certains souverains aggravèrent
les difficultés de l’économie en accumulant des trésors.
 

Troisième solution  : on pouvait limiter les sorties d’or et d’argent vers


l’étranger soit en interdisant purement et simplement les exportations de
monnaies — c’était l’équivalent du contrôle des changes — soit en limitant
les importations et en augmentant les exportations de marchandises.
Conquérir la route des épices, aller chercher celles-ci à leur source, par là
même les payer moins cher, c’était réduire les sorties d’or et d’argent vers
cette Asie qui épuisait le stock monétaire de l’Empire romain. Nous verrons
ultérieurement que l’on pouvait aussi modifier la structure de l’économie
afin d’accroître les importations d’or et d’argent 97.
 

Quatrième solution : on pouvait s’efforcer et on s’efforça de régler avec


la même quantité de monnaie un plus grand nombre de
transactions  —  publiques ou privées  —  en réduisant le transport des
espèces par des mécanismes de compensation et de crédit. C’était une des
utilités des foires qui jouèrent un grand rôle dans l’économie de toute cette
période. Concentrer dans un même lieu et durant une courte période de
temps un grand nombre de transactions, leur règlement durant les derniers
jours ne laissant à la charge de chaque marchand que le solde de toutes ses
acquisitions et de toutes ses ventes. lui permettre de régler ce solde débiteur
à la prochaine foire (où son solde deviendrait peut-être créditeur), dans
l’intervalle des foires permettre aux commerçants de régler leurs
fournisseurs par un titre de crédit, payable lui aussi à la prochaine foire,
c’est ce que l’on fit dès le XIIe siècle dans les foires de Champagne et plus
tard dans d’autres foires commerciales et financières ou purement
financières. Les souverains en comprirent bien l’avantage. Louis XI
encouragea les foires de Lyon afin de supplanter les foires de Genève,
d’autres favorisèrent les foires de Besançon ou de Plaisance. Les places
financières. Anvers par exemple, jouèrent un rôle analogue. Les souverains
trouvaient à ces foires plusieurs avantages : ils pouvaient lever des impôts
sur leurs transactions. ils favorisaient en même temps le fonctionnement de
leur économie dotée de moyens de règlement supplémentaires, ils pouvaient
enfin contracter des emprunts dans les centres financiers.
Indépendamment des foires les commerçants ou les organismes qui
avaient des implantations et des correspondants dans plusieurs pays
pouvaient effectuer des règlements sans déplacement d’argent. D’où la
force de certains ordres religieux — particulièrement l’ordre des Templiers
avec ses commanderies implantées dans toute l’Europe chrétienne et en
Proche-Orient, d’où l’importance des négociants juifs qui trouvaient dans le
monde chrétien et dans le monde musulman des correspondants de la même
religion et parfois de la même famille, d’où la force des commerçants
banquiers de l’Allemagne du Sud, de l’Italie du Nord, de la Toscane, de
Gênes ou des Pays-Bas. Un des moyens de faciliter les mouvements de
fonds consistait à confier à ces hommes la trésorerie des États — jusqu’au
jour où les rois inquiets de leur puissance tentaient de s’approprier les
ressources de leurs trésoriers, non sans compromettre le fonctionnement de
l’économie de leurs pays. Ajoutons que la mise au point des titres de crédit
négociables  —  telle la lettre de change  —  facilitait les transactions sans
espèces.
 

Cinquième solution : allant plus loin — et l’invention des titres de crédit


y incitait — ne pouvait-on remplacer la monnaie métallique par des billets
émis soit par les États, soit par des banquiers ? Avec l’invention du papier
de chiffons cette solution était techniquement possible. Elle resta, durant
toute la période examinée ici économiquement, socialement,
psychologiquement et politiquement difficile 98. Pour que le papier-monnaie
ou le billet de banque puissent remplacer les espèces d’or ou d’argent il
fallait que leur usage se répandît non seulement chez les négociants
habitués à se faire crédit, mais aussi dans d’autres milieux. Il fallait pouvoir
payer de cette monnaie les agriculteurs, les artisans, les petits commerçants,
les mercenaires. S’y opposaient le manque d’habitudes et une défiance qui
n’était pas injustifiée. Beaucoup de souverains ne tenant pas leurs
engagements, qui donc aurait accepté sans crainte la monnaie de papier
qu’ils auraient émise  ? Certains payèrent leurs fournisseurs ou leurs
prêteurs avec des titres de crédit (les juros espagnols par exemple) mais les
créanciers n’acceptaient de tels règlements que parce qu’ils ne pouvaient
faire autrement et sachant toute l’incertitude du paiement ils majoraient à
due concurrence le prix de leurs fournitures, leurs intérêts ou leurs
commissions 99.
Quant à des billets émis par des banques on aurait craint de voir la
mainmise des rois rendre précaire l’engagement des financiers supposés
honnêtes.
Cette difficulté d’utilisation de la monnaie de papier est une des causes
de la limitation du pouvoir des États durant toute cette période.
Naturellement les souverains pouvaient fournir aux individus des
monnaies frappées dans des matières autres que l’or et que l’argent, utilisant
notamment le cuivre, des métaux analogues ou des mélanges de cuivre et
d’argent. Ces monnaies de billon furent utilisées et parfois très
largement  —  en Espagne notamment à certaines époques. On ne pouvait
guère y avoir recours que pour des transactions de faible importance 100.
Sixième solution  : on pouvait accroître la circulation de telles ou telles
espèces en frappant de nouvelles pièces d’or et d’argent d’un titre ou d’un
poids plus faible et d’une même valeur nominale 101. Mais, ainsi que je l’ai
déjà fait observer, rendre ainsi la circulation hétérogène c’était provoquer la
thésaurisation (ou la fuite) des pièces qui contenaient la plus grande
quantité de métal précieux. Il restait la possibilité de faire refondre les
anciennes monnaies. Mais beaucoup de leurs détenteurs préféraient les
thésauriser, les exporter, voire, malgré les risques, les fondre et frapper eux-
mêmes les nouvelles espèces.
 

Septième solution  : on pouvait aussi, et c’était sans doute la meilleure


solution, profiter de la distinction entre la monnaie de compte et la monnaie
réelle, entendons par ce dernier terme les pièces d’or et d’argent qui
circulaient. On peut prendre comme exemple le cas français en sachant que
le même mécanisme pouvait s’appliquer, en modifiant les dénominations,
aux autres pays.
Il existait une monnaie de compte, la livre, et sa subdivision le denier.
Dans cette monnaie se fixaient les prix, les créances, les traitements, etc. Le
paiement effectif se faisait à l’aide de pièces d’or ou d’argent, des louis ou
des écus par exemple, d’un titre et d’un poids déterminés 102.
L’autorité publique fixait le nombre de livres correspondant à un écu
d’argent et celui qui correspondait a une pièce d’or déterminée. On
s’efforçait de ne pas modifier le poids et le titre de ces pièces. S’il estimait
que l’on manquait de monnaie, le roi pouvait décider que l’écu vaudrait non
plus 3 livres mais 5 livres. que le louis vaudrait non plus 15 livres mais 20
livres. Cette opération, comparable aux modernes dévaluations, s’appelait
«  augmentation  » (parce que l’on augmentait le nombre de livres
correspondant à un écu ou a un louis). Estimant qu’il y avait trop de
monnaie, on pouvait à l’inverse réduire le nombre de livres correspondant à
un louis ou à un écu. Il s’agissait d’une « diminution » (l’équivalent de nos
réévaluations).
On pouvait aussi augmenter le nombre de livres correspondant à une
pièce d’argent sans modifier la valeur de la pièce d’or parce que le stock
d’or avait augmenté plus que le stock d’argent.
Théoriquement ces différentes opérations pouvaient être faites
indépendamment des besoins du trésor royal afin d’assurer aux individus
une monnaie correspondant à leurs besoins. Évidemment l’augmentation
profitait aux débiteurs et la diminution aux créanciers. C’était une
conséquence inévitable et sans doute les souverains inspirés des seules
préoccupations économiques auraient-ils pu ne procéder à ces opérations
que rarement et à juste titre.
Supposant que les États n’aient pas abusé de cette possibilité et l’on peut
admettre que tel ait été le cas dans certains pays des dévaluations (je prends
volontairement le terme moderne) auraient fourni aux transactions les
liquidités nécessaires.
En fait les souverains, beaucoup d’entre eux tout au moins, utilisèrent ces
mécanismes pour se procurer des ressources sans être obligés de lever
l’impôt. Le «  seigneuriage  », c’est-à-dire la différence entre le poids du
métal apporté par les particuliers et le poids des pieces qui leur étaient
rendues, constituait un des éléments principaux du gain procuré par le droit
d’émission de la monnaie 103. On peut donc rattacher les mutations
monétaires au souci d’accroître le seigneuriage 104.
Lorsque l’État décidait que de nouvelles pièces de même poids que les
anciennes vaudraient 20 livres au lieu de 15, il pouvait inciter les
particuliers à lui remettre leurs anciennes espèces, en leur versant, pour
chacune, 18 livres par exemple.
Le bénéfice de cette «  augmentation  »  —  que nous appellerions plutôt
dévaluation — était réparti entre l’État et les clients des hôtels de monnaie.
Le moyen le plus efficace de gagner sur la monnaie consistait à
démonétiser les pièces en circulation, obligeant ainsi leurs détenteurs à les
apporter à la frappe 105.
La tendance naturelle des particuliers était de résister, d’attendre une
dépréciation plus accentuée, de frapper eux-mêmes la monnaie, de
l’envoyer à l’étranger en espérant qu’elle serait prise pour sa valeur
intrinsèque, etc. Malgré les peines très sévères promises aux «  faux-
monnayeurs  », c’est-à-dire à ceux qui frappaient la même monnaie au
même titre et au même poids que l’État, s’appropriant ainsi le seigneuriage,
on ne s’en faisait pas faute.
Ces procédés, comme les précédents, avaient l’inconvénient
d’encourager la thésaurisation et la fuite des espèces, c’est-à-dire la
réduction de la quantité de monnaie en circulation avec tous les
inconvénients qui en résultaient pour l’économie.
En résumé, il était possible de faire face avec un même stock monétaire à
des besoins plus considérables, d’une part en développant les systèmes de
compensation et de crédit, d’autre part en modifiant la définition de l’unité
monétaire. C’est l’utilisation de ces mécanismes qui permit les progrès des
États modernes. Toutefois ces moyens se heurtaient à certaines limites que
j’ai tenté de définir. C’est pourquoi les États comme les particuliers
ressentirent très vivement le besoin d’accroître le stock de métaux précieux.
Ce fut une des sources des grandes découvertes.

CHAPITRE II

La recherche et l’afflux des métaux précieux

Devant les difficultés auxquelles se heurtaient plusieurs solutions du


problème monétaire les souverains devaient sentir s’exacerber leur appétit
d’or et d’argent, un appétit qu’il ne faut pas attribuer à la méconnaissance
des vraies richesses mais à la volonté d’assurer les bases monétaires de
leurs États 106. Leur désir rencontrait l’action des individus d’autant plus
enclins à rechercher le «  fabuleux métal  » que la baisse des prix en
accroissait la valeur.

RECHERCHE ET DÉCOUVERTE DES MÉTAUX PRÉCIEUX


En Europe même il y avait des gisements d’argent insuffisamment
exploités, ceux de l’Europe centrale, Tyrol, Bohême, Silésie, Saxe, etc. Au
cours de la deuxième moitié du XVe siècle et du début du XVIe, l’extraction
augmente considérablement. C’est alors qu’apparaît le Joachimsthaler,
origine du thaler autrichien — nom qui donnera plus tard : dollar.
On pouvait rechercher l’or du Soudan (mines ou sables aurifères) qui
avait facilité le développement des empires du Ghana et du Mali et qui
alimentait les ateliers monétaires des États musulmans : une grande partie
en était transportée par caravanes vers le Maghreb. Des commerçants
européens s’efforcèrent de saisir cet or à sa source. Des Génois le tentèrent
à la fin du XIIIe siècle, d’autres dans la seconde moitié du xve.
Faute d’être assez puissant pour conquérir au Maroc un des points
d’aboutissement de l’or, on pouvait le saisir par la voie maritime. C’était un
des buts et ce fut un des effets de l’exploration méthodique par les Portugais
de la Côte occidentale de l’Afrique. Après avoir poussé au-delà de la
Gambie ils trouvèrent, en Sierra Leone et surtout en Guinée, des quantités
appréciables d’or 107. Ces apports, qui n’eurent pas l’importance de ceux de
l’Amérique du Sud, diminuèrent à partir de 1520 108.
On pouvait aussi tenter de saisir les métaux précieux dans les pays d’Asie
où, depuis l’Empire romain. ils allaient s’accumulant. On pouvait y parvenir
- solution portugaise en achevant de contourner l’Afrique. On pouvait aussi
se diriger vers l’Ouest en se fondant sur les perspectives ouvertes par les
progrès — et les erreurs de la cartographie : ce fut la solution de Christophe
Colomb et des Espagnols.

ARRIVÉES D’OR ET D’ARGENT EN ESPAGNE D’APRÈS HAMILTON

Kilos d’or Kilos d’argent


1503-1510 4 965
1511-1520 9 153
1521-1530 4 889 148
1531-1540 14 466 86 193
1541-1550 24 957 177 573
1551-1560 42 620 303 121
1561-1570 11 530 942 858
1571-1580 9 429 1 118 592
1581-1590 12 101 2 103 027
1591-1600 19 451 2 707 626

Portugais, Espagnols ou autres « découvreurs » ne visaient pas seulement


l’or et l’argent mais aussi les épices. Il s’agissait là de produits à ce point
désirés que l’un d’entre eux, le poivre, servit pendant un temps de véritable
monnaie. De toute façon les importateurs étaient sûrs de vendre les épices et
de se procurer, en echange, les ressources monétaires dont ils avaient
besoin.
On sait la suite. L’or des Caraïbes puis l’or accumulé dans les trésors des
Aztèques ou des Incas constituèrent les premiers apports de l’Amérique.
S’y ajoutèrent par la suite le produit des mines, notamment des gisements
d’argent du Potosi.
Le tableau ci-contre montre ce que furent les apports d’or et d’argent en
Espagne.
On observera que l’argent — depuis les années 1560 — tient la première
place grâce à la découverte des mines du Mexique et du Pérou (1545-1546)
et grâce à l’application de l’amalgame au mercure au Mexique (1559-1562)
et au Pérou (1570-1572).
Ces apports étaient sans commune mesure avec ce que l’on avait extrait
jusque-là.

CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES DE


L’AFFLUX D’OR ET D’ARGENT
Aux États qui avaient été les chercher à la source, les métaux précieux et
les épices donnèrent, au moins temporairement, richesse et puissance. Ils
furent à l’origine de l’empire portugais et de l’empire espagnol. Se
diffusant, par la force des choses, c’est-à-dire par la violence des corsaires,
par l’habileté des commerçants et par l’impérialisme des souverains, ils
permirent à d’autres États européens d’accroître leurs stocks de monnaie
dans des proportions considérables. Ils facilitèrent ainsi la construction des
États modernes 109.
On est un peu surpris que quelques centaines, voire quelques milliers de
tonnes de métaux jaunes ou blancs, dont l’utilité directe était faible, aient eu
de tels effets.
Il est facile de remarquer que si l’Europe put acquérir un stock de métaux
précieux beaucoup plus important c’était en raison des progrès qu’elle avait
accomplis. dans le domaine de la technique, de la technique minière, de la
technique de la navigation, de la technique militaire. Les conquistadores de
l’Est ou de l’Ouest étaient matériellement plus forts que les États qu’ils
soumirent. L’or et l’argent seraient la récompense de la puissance au lieu
d’en être la source.
On peut également observer que la reprise économique a commencé en
Europe vers le milieu du XVe siècle, avant les grandes découvertes et le
grand afflux de l’or et de l’argent d’Amérique, et l’on souligne à juste titre
l’effet de l’accroissement de la population, des défrichements et de la fin de
la guerre de Cent Ans 110.
Faut-il aller plus loin et récuser les effets de la découverte de nouvelles
sources de métaux précieux  —  ce fut la tendance de certains économistes
dès le XVIIIe siècle — en alléguant que les prix furent portés à un niveau
supérieur mais que la production n’en fut pas modifiée ?
Ce serait oublier des faits déjà connus au XVIe et au XVIIe siècle mais
que l’on a tendu à sous-estimer jusqu’à une époque toute récente  :
l’existence d’importantes capacités de production inutilisées et d’un grand
nombre d’hommes que l’on appelait « oisifs », en réalité des chômeurs. Il
ne faut jamais méconnaître les changements introduits dans la société par
l’avènement de l’économie monétaire. Au besoin de monnaie pour les
transactions, besoin renforcé par l’augmentation des échanges et par les
impôts, s’ajoutait le souci d’alimenter des encaisses de précaution, plus ou
moins suivant l’insécurité du temps, et le désir d’accumuler de l’argent pour
bénéficier de la baisse des prix. Ajoutons l’attitude de certains souverains
qui croyaient être de bons ménagers de leurs deniers en thésaurisant, sans se
rendre compte des préjudices qu’ils faisaient subir à leur peuple.
Les apports de métaux précieux et les dépenses qu’ils provoquaient
signifiaient une augmentation de la demande globale à laquelle l’utilisation
des capacités de production disponibles permettait de répondre en partie.
En ce sens l’or et l’argent des Indes occidentales furent à l’origine d’une
production accrue qui, elle-même, donna aux rois un surcroît de puissance.
Ajoutons la baisse des taux d’intérêts résultant de l’augmentation du
volume de la monnaie 111, baisse qui, suivant une loi que les praticiens
aperçurent dès cette époque, stimulait les investissements. On ne saurait
donc dire que les grandes découvertes, indépendamment du stimulant
qu’elles apportèrent, par des nouveaux produits qu’elles mirent sur le
marché, n’aient eu un très sérieux effet sur l’économie et la politique de
l’Europe 112.
Il demeure que les effets positifs de l’afflux des métaux précieux
s’atténuèrent, comme les effets de toute inflation, avec la hausse des prix
qu’ils provoquèrent. Un apport de 1  000 tonnes d’argent, par exemple,
n’avait plus qu’une incidence de plus en plus atténuée au fur et à mesure
que croissait le stock auquel il s’ajoutait. A fortiori en était-il ainsi lorsque
les nouvelles arrivées de métal diminuaient en raison de l’épuisement des
mines : ce sont là des phénomènes que l’on vit se produire au XVIIe siècle,
non sans entraîner de graves conséquences économiques et politiques 113.
On doit pousser plus loin l’analyse. L’augmentation de la quantité de
monnaie  —  qu’il s’agisse de monnaie d’or, d’argent ou de papier  —  n’a
d’effets favorables à l’economie que dans la mesure où la production est
apte à répondre à l’augmentation des débouchés, c’est-à-dire dans la
mesure où il existe des capacités de production et de transport disponibles
et des hommes soucieux de les utiliser. Si, au contraire, la possibilité de
produire davantage et le désir d’entreprendre sont bloqués, pour quelque
raison que ce soit, l’augmentation du pouvoir d’achat nominal ne peut que
se traduire par une hausse des prix et par une augmentation d’achats à
l’étranger.
Dans le pays qui reçut au XVIe le plus gros apport de métaux monétaires,
les possibilités d’accroître la production n’étaient pas
inexistantes  —  l’Espagne connut un développement économique
incontestable  —  mais elles étaient réduites par une politique économique
maladroite qui stérilisait les initiatives, par la concentration des
importations d’or et d’argent dans un seul port, par une intolérance qui
priva l’Espagne des éléments les plus actifs, les Juifs, les Musulmans ou les
hommes jugés « mal convertis ». Ajoutons que la capacité de concurrence
de l’Espagne fut réduite par une hausse des prix plus forte que dans les
autres pays européens 114. On conçoit que les galions aient profité davantage
à d’autres États 115.

CHAPITRE III

Les gouvernements trouvèrent, de bonne heure, des financiers pour


faciliter les mouvements de fonds, anticiper la rentrée des recettes fiscales
et même prendre en charge le fonctionnement de l’impôt.
Derrière tel ou tel souverain qui occupe la scène de l’histoire se profilent
tel banquier, tel groupe financier  : Jacques Cœur permet à Charles VII de
constituer une armée et un système fiscal permanents : la banque italienne
et lyonnaise finance les campagnes d’Italie des rois de France ; les Fugger
permettent à Charles Quint d’enlever le trône impérial grâce à une
technique financière perfectionnée 116. Une chronique souvent citée
souligne la puissance de ces négociants banquiers :
« Les noms de Jacob Fugger et de ses neveux sont connus dans tous les
royaumes et pays... Les empereurs, les rois, les princes, les seigneurs ont
traité avec lui, le pape l’a nommé son fils bien-aimé et l’a embrassé  ; les
cardinaux se sont levés devant lui. Tous les négociants du monde le tiennent
pour un génie et tous les Barbares l’admirent  ; il est la gloire de toute
l’Allemagne. »
D’une façon générale l’empire de ce souverain et celui de Philippe II
eussent été impossibles sans l’aide que les financiers de Gênes ou de
l’Allemagne du Sud prêtèrent à leur trésorerie 117.
Encore fallait-il savoir utiliser le crédit. Or beaucoup de souverains
passèrent immédiatement de l’usage des emprunts à leur abus. Ils
s’épargnèrent ou plutôt ils reportèrent des efforts fiscaux difficiles, ils
évitèrent des économies toujours possibles, ils ne surent pas refréner des
ambitions qui dépassaient leurs moyens. Ils acceptèrent des taux d’intérêt
trop élevés puis, ne pouvant rembourser, ils les réduisirent de façon
discrétionnaire, tout en allongeant les délais par voie d’autorité ; en bref, ils
firent faillite. Ce tableau succinct vaut pour la monarchie espagnole comme
pour la monarchie française
Les souverains ne se rendirent pas compte qu’ils se privaient ainsi des
ressources du crédit, empêchant les banquiers ou leurs équivalents de se
procurer les capitaux nécessaires auprès des particuliers, amenant leurs
prêteurs à demander des taux de plus en plus élevés.
Tout en faisant une large part à l’habileté ou à la maladresse des
souverains et de leurs conseillers, on ne doit pas méconnaître l’arrière-
plan — je serais tenté de dire l’infrastructure du crédit. Un large recours à
l’emprunt suppose une économie d’échange assez développée pour qu’il
existe chez les détenteurs de monnaie l’habitude de prêter, voire l’existence
d’intermédiaires capables de canaliser des fonds importants vers les caisses
de l’État. L’impôt dépend d’un marché de produits, l’emprunt suppose un
marché de capitaux.
Dans la plupart des États jusqu’au XVIIIe siècle, sinon plus tard, ce
marché faisait défaut.
Ainsi s’expliquent les efforts accomplis par les ministres des Finances de
la monarchie française pour créer une sorte de marché des capitaux artificiel
en faisant de ceux qui maniaient les deniers publics les prêteurs de l’État. Si
l’État concédait la perception de l’impôt, s’il ne se montrait pas très
rigoureux sur les bénéfices que procurait à ses agents la gestion des caisses
publiques, s’il fermait les yeux sur certaines malversations, c’était en partie
avec l’idée que les profits de ces agents pourraient lui être prêtés et que la
fortune réalisée à ses dépens servirait à assurer le crédit de ceux qui en
tiraient avantage. Ces bénéfices exagérés voire illégitimes devaient donner
confiance aux détenteurs de capitaux, les inciter à prêter aux fermiers et aux
comptables publics l’argent que ces derniers pourraient mettre à la
disposition de l’État.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, un des meilleurs historiens des finances
françaises, Forbonnais, dit nettement au sujet du crédit des receveurs
généraux :
«  Cette dépendance volontaire où l’on s’est tenu d’eux, même dans les
temps d’ordre et de tranquillité, a toujours été fort coûteuse à l’État et leur a
donné les moyens de la rendre forcée dans d’autres circonstances, parce que
l’argent s’est trouvé concentré entre leurs mains... »
Périodiquement, les pouvoirs publics reprenaient ces profits exagérés.
Les surintendants étaient emprisonnés ou exécutés, des juridictions
extraordinaires condamnaient les financiers ou s’efforçaient de leur faire
rendre gorge. Pour beaucoup, tout se terminait par des transactions,
favorisées par l’appui de quelques personnages bien en cour : l’éventualité
d’une condamnation devait figurer parmi les risques du métier et conduire à
une majoration des intérêts et commissions demandés au Trésor ou prélevés
sans le lui dire.
A l’inverse, la Hollande et la Grande-Bretagne durent, à un
développement plus avancé de l’économie d’échange et du marché des
capitaux, une partie des ressources qui leur permirent de tenir tête à
l’Espagne comme à la France et de les battre.
Elles comprirent également que l’emprunt ne pouvait résoudre
indéfiniment le problème financier des gouvernements. La capacité
d’emprunter s’appuyait sur la capacité d’imposer  —  et sur la volonté de
tenir ses engagements.

CHAPITRE IV

L’infrastructure de l’impôt

Devant le caractère impérieux de leurs problèmes financiers, les hommes


d’État  —  ou leurs conseillers  —  imaginèrent d’autres solutions. L’une
d’entre elles, la vénalité des offices, fut très répandue dans toute l’Europe,
de la monarchie pontificale à l’empire turc 118. Il paraît superflu de faire
ressortir toutes les limitations apportées au pouvoir des États par cette mise
à l’encan de la justice et de l’administration.
On pourrait évoquer les confiscations de toute nature mais sans oublier
leurs effets défavorables à l’économie, au crédit et en définitive aux
finances des États. Les réductions autoritaires d’intérêt et les banqueroutes
avaient les mêmes effets.
L’examen de ces expédients confirme les conclusions de l’étude des
techniques financières  : l’obligation plus pressante que de nos jours de
recourir à l’impôt.
Or les systèmes fiscaux de cette époque étaient très imparfaits. C’était
l’effet de maladresses techniques, c’était aussi, beaucoup plus qu’on ne le
croit communément. la conséquence du volume et de la structure de la
production et des échanges.
FAIBLESSE DE LA PRODUCTION ET STRUCTURE DE
L’ÉCONOMIE
Comme à toutes les époques les prélèvements des non-producteurs, des
privilégiés, des propriétaires fonciers, des prêteurs... et de l’État ne
pouvaient s’exercer que sur la part disponible une fois mis de côté ce qui
permet la production future  : les semences de la prochaine récolte, les
dépenses d’exploitation, la nourriture des paysans 119.
Ce produit net et par suite les rendements fiscaux étaient très réduits à
une époque où la productivité de l’agriculture était faible : après les grands
progrès du haut Moyen Age, le collier d’attelage, l’attelage en file et la
charrue à versoir, il faudra attendre le XVIIIe siècle (sauf dans quelques
régions de l’Europe du Nord-Ouest) pour voir restituer à la terre les
principes fertilisants grâce à l’emploi des plantes fourragères, au
développement de l’élevage et de la fumure, et par suite à la suppression de
la jachère. Dans le domaine industriel, les inventions s’étaient succédé  :
généralisation du moulin à eau, progrès de la mécanique et de l’horlogerie,
fabrication des automates, — mais sans que l’homme fût encore parvenu à
tirer de telles découvertes cette production de masse qui résulta de la
révolution industrielle du XVIIIe siècle.
La limite posée par la productivité se combinait avec un phénomène
démographique dont les historiens actuels prennent de plus en plus
conscience. Lorsque la population augmentait dans des proportions
considérables, atteignant une densité relativement importante pour des
économies surtout agricoles, comme elle le fit au XIIIe et au début du XIVe
siècle, puis aux XVIe et XVIIe siècles, la production devait être partagée
entre un nombre croissant de parties prenantes, des terres moins fertiles
devaient être mises en culture, sans que l’évolution de la technique eût
encore permis de surmonter, temporairement, la loi des rendements
décroissants. D’où les phénomènes que Malthus devait, plus tard, mettre en
forme de loi, la paupérisation des masses, les famines ou les épidémies
auxquelles les organismes sous-alimentés offraient un terrain favorable.
L’exemple le plus typique est celui de la peste noire de 1348 qui, dans
certaines localités, entraîna l’élimination du quart, du tiers ou de la moitié
du nombre des habitants.
L’accroissement de la population au-delà de certaines limites ne
provoquait pas seulement ces catastrophes naturelles. Il rendait aussi plus
difficile le paiement de l’impôt, il contribuait au déclenchement de ces
révoltes fiscales, si fréquentes au XIVe et au XVIIe siècle, que l’on peut
considérer, en partie, comme la conséquence de la situation comparée de la
production et de la population.
 

Là ne se bornait pas la domination de l’économie sur la fiscalité.


La structure de la production et des échanges opposait une autre
barrière, plus basse, aux possibilités d’imposition : elle obligeait, en effet, à
employer des techniques imparfaites qui ne permettaient de saisir qu’une
fraction du revenu disponible.
Quelle était en effet l’économie de toute cette période  ? C’était une
économie principalement agricole, c’était souvent une économie de
subsistance, c’était presque toujours une économie de petites exploitations.
Par tous ces traits, les techniciens des finances, à supposer qu’ils aient pu
ignorer les considérations politiques, auraient vu leurs possibilités de choix
étroitement limitées.
Les difficultés inhérentes à l’imposition de l’agriculture étaient
particulièrement accentuées dans les économies rudimentaires de l’Ancien
Régime européen, où le paysan cuisait son pain, mangeait la viande et filait
la laine de son troupeau, tissait l’étoffe de ses vêtements, pressait son raisin,
fabriquait ses meubles et ses outils. Comment le fisc pouvait-il saisir ce
circuit court — le plus court de tous les circuits économiques ?
Apprécier le volume de la récolte n’eut pas suffi. Comment, à défaut
d’échange, en connaître la valeur ? Comment déterminer les frais de culture
lorsqu’on a affaire à des exploitations familiales où les salaires ne sont ni
fixés ni payés, et où l’engrais, d’ailleurs rare, provient du fumier des
animaux ?
Il était également difficile de procéder par voie de comparaison,
appliquant à un ensemble de terres de même nature le revenu d’une parcelle
type, faute d’un nombre suffisant de domaines affermés ou du moins
suffisamment engagés dans l’économie d’échange.
 

L’industrie consistait, même dans les régions très actives, en un grand


nombre de petites exploitations.
En France 120, de nos jours, le fisc a renoncé à taxer le bénéfice réel de
l’artisanat et même de l’industrie de dimension modeste, il se contente d’un
forfait. Notre ancienne administration se heurtait au même type de
difficultés, avec cette différence que les éléments de base du forfait étaient
beaucoup plus incertains et qu’il n’existait pratiquement pas de grandes
entreprises.
Dispersés en petites boutiques 121, les commerçants n’étaient guère plus
faciles à taxer. Des impôts sur les ventes essayés à diverses époques
connurent les vicissitudes de notre taxe sur le chiffre d’affaires appliquée au
petit commerce, difficultés que la France contemporaine n’a cru pouvoir
surmonter que par un autre système de forfait 122.

RECOURS AUX IMPÔTS INDIRECTS


Restait à contrôler la circulation. Vivre dans une ville, même à une
époque où beaucoup de citadins avaient leur jardin ou leur propriété de
campagne, supposait un mouvement de denrées alimentaires et d’objets
fabriqués. Ces produits pouvaient être taxés sur la route, de préférence aux
points de passage obligés, notamment aux entrées dans les villes.
On comprend la prédilection des ministres des Finances — français ou
étrangers  —  pour les impôts indirects, mais ils se heurtèrent au même
obstacle, celui d’une infrastructure économique peu évoluée. La fabrication
trop dispersée se prêtait mal au contrôle à la production 123.
Le Contrôle général des finances et la Ferme générale s’attachèrent à
construire tout un mécanisme ingénieux reposant sur l’utilisation
systématique de titres de mouvement.
A partir du moment où elle sortait du lieu de production, la matière
imposable, une barrique de vin par exemple, devait être accompagnée d’un
titre sur lequel devaient figurer la destination, la durée du parcours et tous
les incidents du trafic, de telle sorte qu’il suffisait d’un contrôle en un lieu
quelconque pour relever l’infraction. En outre les inventaires inopinés chez
les marchands en gros et les débitants permettaient de confronter
constamment ce qui devait rester en stock et ce qui y était effectivement. Ce
mécanisme «  classique  », dans tous les sens du terme, était si savamment
monté qu’il a subsisté, sans grande modification, jusqu’à nos jours.
Il permettait de faire payer les villes  —  c’est si vrai qu’à plusieurs
reprises et dans plusieurs pays les impôts directs des citadins furent
remplacés par des droits d’entrée —, il était insuffisamment efficace pour
atteindre les campagnes où l’autoconsommation était trop répandue. On
s’efforça d’y parer en visant le point faible de l’autarcie paysanne, le
produit dont nul ne peut physiologiquement se passer : le sel. D’où les tarifs
monstrueux de la gabelle, exagérations génératrices de fraudes d’une telle
ampleur qu’il fallut une véritable armée et une série d’obligations
vexatoires pour y parer.
Supposant un certain développement des villes et des échanges, ce
système convenait aux États de l’Ouest plus qu’aux pays de l’Europe
orientale.
En Angleterre, comme en France, c’est vers le milieu du XVIIe siècle
qu’un ensemble d’impôts indirects — dénommé accise — fut établi comme
base des recettes publiques.

NÉCESSITÉ DE L’IMPÔT DIRECT


Malgré tout ce qui militait en faveur de ce mécanisme, il ne pouvait
suffire. De nos jours, lorsque la population agricole représente 20  % ou
même moins de la population active totale, il est possible de se résigner à
une imposition très imparfaite de l’agriculture. Dans un temps où l’élevage
et le labourage constituaient l’activité principale, ce n’était pas possible.
On ne pouvait se dispenser de taxer directement la masse des
contribuables, la masse paysanne.
En France deux techniques furent utilisées.
Dans la partie méridionnale du pays, d’anciennes traditions avaient
conduit à conserver un mécanisme de type cadastral où certains ont vu
l’héritage de la fiscalité romaine.
Le reste de la France connaissait le régime de la taille personnelle, fondée
sur une appréciation vague de la capacité de chacun, grâce aux
connaissances économiques des fonctionnaires et au concours forcé des
petites communautés rurales.
L’examen d’autres pays européens nous amènerait a un tableau différent
mais où se combineraient également l’appréciation vague et arbitraire des
capacités de chacun et l’utilisation de vieilles évaluations qui perdaient, si
elles l’avaient eu, un rapport assez étroit avec la réalité. Peut-être faudrait-il
ajouter l’utilisation d’indices, le nombre des cheminées ou des fenêtres par
exemple, que l’on retrouvera plus répandue durant la période postérieure.
En Angleterre les impôts directs établis du XIIe au XVIIe siècle portaient
sur la terre — en fonction de la superficie et, dans une certaine mesure, de
la qualité du sol — ainsi que sur la richesse mobilière déclarée et contrôlée
par des commissions. Les plus pauvres payaient une capitation 124.
Mais, dans ce pays comme ailleurs, on tendit à « figer » les résultats des
premières évaluations et à en répartir le montant total entre les comtés et les
ordres, quitte à majorer le total à répartir d’un certain pourcentage en
fonction des besoins de l’État.
Après la révolution de 1648 les anciens impôts directs furent remplacés
par les monthly assessments repartis entre les circonscriptions d’après les
impôts qu’elles payaient antérieurement puis distribués entre les
contribuables par les autorités locales 125. Sous la Restauration on essaya
divers autres types d’impôts.
A ces impôts s’ajoutèrent, dans les différents pays, une taxation des
mouvements de capitaux et de ce que l’on pourrait appeler la circulation
juridique, c’est-à-dire une série de prélèvements, ancêtres de nos droits
d’enregistrement et de timbre.

Conscients des limites et des imperfections du système que nous venons


de schématiser et pressés par les besoins des États, les dirigeants
cherchèrent, en tâtonnant, d’autres solutions.
Leurs orientations sont bien caractéristiques des servitudes inhérentes à la
structure de l’économie.
Puisqu’il était difficile d’imposer des échanges trop peu nombreux. ils
cherchèrent à mettre en œuvre des impôts indépendants des échanges.
pensant qu’ils tourneraient ainsi la barrière qui s’opposait aux ambitions
politiques.
D’où les projets d’institution d’une dîme d’État, d’où le recours
fréquent — et décevant — à une capitation plus ou moins complexe.

CONSÉQUENCES DE L’IMPERFECTION DE L’IMPÔT


Tous ces impôts avaient une caractéristique commune  : ils ne
permettaient qu’une connaissance très imparfaite de la matière imposable.
Le revenu global n’était nulle part atteint  : une capitation même graduée,
une estimation faite par les voisins, ou les notables, n’en donnaient qu’une
image très inexacte. Du revenu foncier, de vieux cadastres, eux-mêmes
fondés sur des documents très imparfaits, ne fournissaient qu’une traduction
très infidèle.
Or tout impôt très éloigné de la réalité qu’il veut saisir ne peut avoir
qu’un rendement très faible. Si les taux correspondent aux possibilités de
ceux qui ont les revenus les plus bas, il rapporte peu. Si l’on essaye de
relever les tarifs de façon à atteindre les capacités de paiement des plus
aisés, on dépasse ce que les moins favorisés peuvent supporter.
Par ce biais, l’infrastructure de l’économie a limité étroitement les
pouvoirs des États durant toute cette période. Ceux qui essayèrent de
dépasser cette limite provoquèrent une série de phénomènes défavorables à
la production, à l’investissement, aux échanges sans préjudice de réactions
violentes des contribuables surchargés.

CHAPITRE V

L’impôt retarde le développement économique

Durant toute la période qui s’étend du XIIIe au XVIIIe siècle, les


systèmes fiscaux contribuèrent, de multiples façons, à ralentir le progrès
économique.

LE COMMERCE LIGOTÉ PAR LE FISC


Les péages multipliés à l’époque féodale ne furent guère moins
nombreux aux XVe, XVIe et XVIIe siècles.
Colbert souligne constamment l’effet destructeur des péages et fait
figurer leur réduction parmi les mesures destinées à rétablir le
commerce 126.
De façon non moins révélatrice, il eut le souci constant d’éviter que, par
une politique de réduction des péages étrangers, certains courants
commerciaux ne fussent créés au détriment de ceux qui intéressaient la
France.
Dans des lettres adressées aux résidents français à Mayence et à Cologne,
il s’enquiert des projets hollandais de réduction des péages du Rhin qui
risquaient de défavoriser le transit par la France 127.
Les réductions de péages jouaient donc à cette époque le rôle que tinrent
plus tard les réductions de tarifs ferroviaires ou portuaires destinées à
détourner le trafic d’un pays vers un autre.
Dans le même esprit, Colbert fit supprimer, en 1664, les douanes
intérieures à l’intérieur d’une partie du royaume 128.
De multiples frontières économiques intérieures n’en subsistaient pas
m’oins.
Parmi les causes de l’insuffisance du développement économique du
continent européen, il faut faire une place importante à cet obstacle aux
échanges que constituaient les impôts sur la circulation.
Adam Smith ne s’y trompait pas lorsqu’il écrivait  : «  La liberté du
commerce intérieur, effet d’un système fiscal uniforme, est peut-être la
principale cause de la prospérité de la Grande-Bretagne 129. »

L’INVESTISSEMENT FREINÉ PAR L’ARBITRAIRE


Le retard économique de la France et d’autres États européens sur les
Pays-Bas et l’Angleterre est aussi l’effet de l’arbitraire fiscal.
Les hommes de ce temps s’en rendirent compte. En France les
instructions de Colbert ou des autres contrôleurs généraux et les lettres des
intendants concordent avec les affirmations d’un Vauban et d’un
Boisguilbert.

Le remplacement de la taille dans les villes


C’est au souci d’éviter l’arbitraire — et au désir des plus aisés de ne pas
contribuer à proportion de leur revenu  —  qu’il faut attribuer le
remplacement de la taille par des droits d’entrée dans de nombreuses
localités. Citons entre autres une lettre de M. de Bouville, intendant à
Limoges :
«  Les habitants de Limoges, sauf quelques privilégiés, demandent à
substituer à la capitation un droit d’entrée sur les denrées...
«  Ce changement, si le tarif était bien dressé, aurait l’avantage de ne
point faire déserter les marchands, de conserver le commerce et d’assurer
sur un produit considérable le prompt recouvrement de toutes les affaires
extraordinaires présentes ou à venir 130. »

Les critiques des économistes


L’insuffisance des efforts accomplis explique la vivacité des critiques de
Boisguilbert, Vauban, d’autres encore.
Pour Boisguilbert, l’arbitraire de la taille est, avec les aides et les
douanes, le principe du mal dont souffrent l’économie et par conséquent les
finances françaises.
«  La taille arbitraire contraint un marchand de cacher son argent et un
laboureur de laisser la terre en friche  ; parce que si l’un voulait faire
commerce et l’autre labourer, ils seraient tous deux accablés de taille par les
personnes puissantes, qui sont en possession de ne rien payer ou peu de
chose. »
Comme Boisguilbert et pour les mêmes raisons, Vauban estime que les
tailles sont une des causes de la détresse du temps.
« Par crainte de voir son imposition augmentée, celui qui pourrait joindre
à la culture quelque industrie préfère rester sans rien faire, celui qui pourrait
avoir quelques vaches préfère s’en abstenir, celui qui pourrait travailler plus
profondément et fumer sa terre évite ces améliorations 131. »

LES TERRES ABANDONNÉES


Aux défauts de la taille personnelle Boisguilbert oppose les vertus du
régime en vigueur dans un certain nombre de provinces du midi de la
France, la taille réelle. La répartition de l’impôt se faisait en vertu de
cadastres, les compoix, tenant compte de la valeur et de la superficie des
terres.
Vantant les incidences favorables de ce mode de taxation, Boisguilbert
affirme que « dans la généralité de Montauban, il est impossible de trouver
un pré de terre à qui on ne fasse rapporter tout ce qu’il peut produire ».
Fallait-il donc voir dans la taille réelle la solution du problème de
l’impôt  ? Ce n’était pas l’avis de Vauban, également partisan d’éliminer
l’arbitraire, sans pour autant adopter un système qui, par suite des erreurs
d’évaluation ou des changements survenus dans la valeur des terres, mettait
à la charge de certains fonds des impôts qui pouvaient dépasser le montant
des revenus, incitant non plus à la culture intensive mais à l’abandon des
terres.
Les témoignages les plus nets que l’on possède sur l’effet de la taille
réelle sont ceux des intendants ou d’autres correspondants des contrôleurs
généraux.
En 1688, l’intendant du Languedoc signale que dans le diocèse de
Narbonne «  il y a beaucoup de terres en non-valeur et qui ne sont point
cultivées ». En outre, la taille des terres abandonnées retombe sur celles qui
sont cultivées, «  ainsi il est à craindre que des paroisses entières
n’abandonnent  ». En 1712 son successeur Basville insiste longuement sur
ce phénomène qui lui fait redouter l’abandon général de Mauguio, Vic,
Assas et Beaulieu 132.
Certains intendants se proposent de ne pas suivre les indications du
cadastre. D’autres déplorent qu’il ne puisse être procédé à des révisions ou
demandent que ce travail soit effectué.
Rappelant la législation du Bas-Empire, diverses mesures furent prises
pour combattre les effets de l’impôt  : interdiction d’abandonner une terre
sans abandonner en même temps tous les autres biens possédés dans la
même paroisse, responsabilité de la communauté sur qui retombait l’impôt
dû par les terres abandonnées, dégrèvements temporaires promis à ceux qui
voudraient mettre en valeur les terres désertées.
Est-ce à dire que ce système doive forcément conduire à de telles
conséquences ?
Non, car Boisguilbert n’avait pas tort de faire ressortir les avantages
économiques de la taille réelle, avantages que les économistes attendaient
de l’impôt foncier cadastral au XVIIIe et au XIXe siècle comme ils
l’attendent de nos jours.
Mais ces avantages ne peuvent exister, sans être annulés par de plus
graves inconvénients, que si le cadastre est bien établi et révisé assez
souvent et assez soigneusement.
Cela veut dire que la taille réelle ne permet pas d’esquiver le problème de
l’imposition puisque ses bienfaits sont subordonnés à une bonne évaluation,
elle-même liée à une structure économique fournissant les éléments
d’appréciation nécessaires. A défaut, la destruction de l’économie inhérente
à toute imposition imparfaite prend la forme des abandons de terres.

LES PROGRÈS DE LA CULTURE DÉCOURAGÉS PAR LA


DIME
Faute d’autre solution, on se tournait périodiquement vers la dîme, ce
vieil impôt des premières civilisations.
Dans la Dîme royale, Vauban ne cesse de souligner la supériorité d’une
taxe de ce genre sur la taille personnelle répartie suivant une impression
vague si ce n’est en fonction de la faveur de l’administration ou de
l’animosité des voisins.
A l’avantage d’une assiette non arbitraire, la dîme ajoutait une autre
commodité.
Ce n’est pas un hasard si l’idée de recourir à ce type d’impôt, prélevé en
nature, était apparue à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, à cette
époque de crise économique où la faiblesse des débouchés et l’insuffisance
monétaire rendaient le paiement de l’impôt particulièrement insupportable.
Les archives du Contrôle général des Finances nous ont conservé des lettres
qui suggèrent le paiement en nature de l’impôt.
Hors de France on trouve, à la même époque, des propositions inspirées
du même type de préoccupations 133.
Dans le Traité des taxes et contributions (publié à Londres en 1661),
William Petty demande le paiement en nature, du moins lorsque le roi a
besoin de denrées. «  Lorsque le roi a besoin de ravitailler ses vaisseaux à
Portsmouth, pourquoi ne pas recevoir les bœufs gras et les blés en nature, et
forcer les fermiers à les transporter à six miles par exemple, pour les vendre
et les convertir en espèces ? » Dans l’Arithmétique politique il propose de
faire payer en lin la taxe due en Irlande sur chaque feu ; l’Écosse paierait en
harengs 134.
Durant le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs continuèrent à défendre
l’impôt en nature 135.
A côté de réels avantages, ce type d’impôt présentait de grands
inconvénients.

Difficultés d’application de la dîme


L’application de la dîme n’est simple qu’en apparence. Elle se prête à
toutes les fraudes qui peuvent résulter de la dispersion des exploitations.
Durant tout le XVIe siècle les bénéficiaires ne cessèrent de se plaindre
d’une évasion fiscale qu’un magistrat dijonnais résumait en ces termes  :
« Le payement de la dîme dépend principalement de la conscience de celui
qui la doit ; autrement, le temps de la moisson de la voiture de la gerbe ne
se peut si bien observer que le seigneur de la dîme ne soit frustré de la
moitié. »
Aux états généraux de 1576 et 1588 dix livres de doléances du clergé
sont consacrés à cette fraude.
Pour la limiter plusieurs solutions étaient théoriquement possibles.
L’inventaire des caves, greniers, bâtiments d’exploitation et d’habitation
se heurtait à des difficultés évidentes, celles qui de tout temps ont rendu
difficile l’imposition de l’agriculture.
L’interdiction d’enlever les moissons avant que le dîmeur n’ait passé ou
du moins n’ait été prévenu, édictée en France au XVIe siècle sinon
antérieurement, exposait le cultivateur au risque des intempéries.
Un troisième procédé, l’abonnement, établissement d’une sorte de forfait
après discussion entre le fisc et le contribuable, dut être assez fréquemment
employé.
Est-il besoin de dire que la dîme perd alors son caractère et pose le même
problème que tout impôt foncier ?

Difficultés d’utilisation du produit de la dîme


Par la perception en nature, la dîme évitait les difficultés d’évaluation et,
pour les contribuables, les difficultés de paiement. Mais les produits, à
moins d’être consommés sur place par des résidents, demandaient à être
écoulés, transformés en monnaie ou en autres produits, ceux dont le
bénéficiaire avait besoin.
D’où l’importance des frais de perception, fait suffisamment relevé pour
qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister.

Les critiques des économistes


La dîme est un des impôts sur lesquels s’acharnèrent le plus les
«  économistes  » au sens large du terme, depuis Boisguilbert jusqu’aux
tenants de l’École libérale, en passant par les physiocrates. Leurs critiques
rejoignent celles que formulent, de nos jours, les experts qui recensent les
obstacles au progrès de l’agriculture dans les pays en voie de
développement. Les inconvénients qu’ils trouvent aux régimes de métayage
sont ceux-là mêmes que les hommes du siècle des Lumières voyaient à la
dîme.
Leur analyse est extrêmement simple.
Comme tout prélèvement sur le produit brut, la dîme donne plus d’intérêt
aux économies d’exploitation qu’au développement de la production.
Supposons qu’avec une dépense de 91, le cultivateur puisse accroître sa
récolte de 100, cette opération, fructueuse s’il est imposé sur le bénéfice
net, sera perdante s’il subit un prélèvement de 10 % sur le produit brut.
Toutes choses égales d’ailleurs, la dîme incite à l’abandon des cultures
qui supposent des dépenses relativement importantes ; elle a pour effet de
décourager la culture intensive et de contrarier le progrès économique.

LA CAPITATION
La capitation semble échapper aux servitudes de l’échange. Sous sa
forme la plus simple, elle consiste à faire payer à chaque individu — ou à
chaque homme adulte  —  la même somme. Sous une forme un peu plus
complexe une distinction s’introduit suivant les catégories, juridiques ou
professionnelles.
Prise comme exemple, la capitation instituée en France en 1695
comprenait 22 classes taxées de 1 livre à 2000 livres. La place de chacun
dans cette espèce de «  tchin fiscal  » était marquée soit par les titres de
noblesse soit par la fonction ou profession.

Extension de la capitation
On conçoit que la capitation ait tenu une large place aux époques et dans
les pays où les pouvoirs publics demandaient des ressources relativement
importantes à une économie rudimentaire, peu évoluée ou en régression.
Les impôts directs établis par les monarchies féodales étaient pour partie
des capitations mais, au fur et à mesure que progressait l’économie
d’échange, la part des prélèvements de ce type tendit à s’atténuer.
Il est cependant caractéristique de voir les États européens y recourir à
nouveau à une époque où les difficultés économiques avaient pour effet un
ralentissement des échanges et une réduction des ressources tirées des
impôts indirects.
Les impôts de capitation se rencontrent, depuis le XVIIe siècle, assez
régulièrement en Autriche, en Prusse, en Angleterre, en France. En Prusse,
le Grand Électeur y recourut 2 fois, son successeur 8 fois.
Il ne faut cependant pas se dissimuler les limites de cet impôt.
Par son caractère forfaitaire, la capitation. trop légère pour certains, est
trop lourde pour d’autres.
Si elle reste à l’état pur ou ne comporte que de faibles distinctions, elle a
pour effet d’inciter à l’émigration ou au vagabondage. Le fisc ne peut éviter
la fuite du contribuable que par une restriction de la liberté allant jusqu’à un
véritable servage 136.
C’est pourquoi on est souvent amené a utiliser la capitation comme le
moyen d’établir la contribution d’un groupe déterminé, laissant à des
représentants qualifiés de ce groupe le soin de procéder a la répartition du
contingent entre ses membres, ce qui ne fait que reporter le problème 137.

Conclusion
Un examen plus détaillé des politiques fiscales de cette époque nous
montrerait les responsables des finances se porter successivement vers l’une
puis l’autre des «  solutions  » que nous venons d’évoquer  —  tels des
insectes qui se heurtent successivement aux différentes vitres d’une pièce.
La leçon de ces tàtonnements est tres simple. Malgré l’ingéniosité des
techniciens ou des economistes les États ne peuvent reculer très loin les
limites que la structure de l’économie oppose à leurs ambitions. S’ils
veulent aller au-delà, ils provoquent l’arrêt du commerce, l’abandon des
terres ou la fuite des contribuables, c’est-à-dire, en définitive, la disparition
de la matière imposable.
Et nous n’avons pas encore exposé un autre type d’obstacle : la révolte
des contribuables.

CHAPITRE VI

Les révoltes fiscales

Lorsque, en 1953, un certain nombre de commerçants de Saint-Céré


s’opposèrent à un contrôle fiscal, lorsque ce mouvement se propagea,
s’amplifia, lorsqu’il envoya au Parlement quarante députés, les pouvoirs
publics furent surpris, et l’on peut dire décontenancés, par le caractère
insolite de cet événement. Or les régions d’où partait le poujadisme, celles
où il connut ses plus fortes implantations et ses plus grands succès, étaient
précisément les régions qui, durant les siècles antérieurs, avaient connu de
fréquentes et violentes oppositions fiscales.
Cependant, on ne peut dire que les historiens n’aient parlé de ces
révoltes, de certaines d’entre elles du moins. Mais, dans le souvenir qu’elle
garde des diverses périodes, l’opinion à tendance à sous-estimer ce qui n’est
pas le grand événement spectaculaire, la révolte politique, la guerre de
religion, la lutte pour l’indépendance. On n’oublie pas la chevauchée de
Montmorency ni son exécution dans la cour du Capitole de Toulouse, on
n’oublie pas la révolte des Gueux ou celle des Camisards, on n’oublie pas la
Fronde ou la condamnation à mort de Charles Ier d’Angleterre. Mais on
tend a oublier qu’une réaction antifiscale est à l’origine des mouvements
politiques de plusieurs siècles.
Bien plus, ces faits dont l’histoire couramment connue, disons : l’histoire
du devant de la scène, a gardé le souvenir sont comme enrobés dans une
masse de mouvements beaucoup plus nombreux qui ont formé la trame de
l’histoire politique.
Il s’agit parfois de simples manifestations vite calmées ou réprimées,
mais souvent de réactions beaucoup plus violentes, la mise à mort des
représentants de l’autorité s’accompagnant de tortures très caractéristiques.
Les révoltés se groupaient en bandes assez nombreuses pour que, dans
plusieurs cas tout au moins, les monarchies aient dû envoyer contre eux de
véritables armées. De telles agitations, par leur fréquence et leur acuité,
aident à comprendre des phénomènes plus amples et plus « voyants ». Les
« meneurs » purent émouvoir la population, la mettre en marche contre le
pouvoir établi parce qu’ils trouvèrent un terrain préparé par un
mécontentement dont ils surent d’ailleurs jouer très habilement. Il n’était
pas de moyen plus assuré de devenir populaire que de dénoncer
l’oppression fiscale.
Cette puissance insurrectionnelle de l’impôt, très supérieure à celle des
autres contraintes de l’État, du service militaire ou de la corvée par
exemple, s’explique lorsqu’on observe que ces mouvements se situèrent
plus particulièrement à certaines époques : la première s’étend du début du
XIVe siècle au milieu du XVe, la deuxième correspond au XVIIe siècle, un
XVIIe siècle qu’il faut prolonger jusque vers 1720-1730.

LES RÉVOLTES FISCALES DU XIVe SIÈCLE


Depuis la fin du XIIIe siècle jusque vers le milieu du XVe de véritables
vagues de soulèvements vinrent, à plusieurs reprises, menacer les
fondements mêmes des États.
La période 1376-1382 vit, dans plusieurs pays d’Europe, un véritable
déchaînement contre les pouvoirs établis.
En Angleterre une série d’émeutes culminèrent en 1381 avec la grande
révolte des travailleurs anglais. Partis des comtés du Sud-Est, les insurgés
parvinrent à Londres, firent leur jonction avec le peuple de la capitale,
massacrèrent de hauts dignitaires, obligeant le jeune roi Richard II à une
série de concessions sur lesquelles il revint d’ailleurs après le meurtre du
chef de la révolte, Watt Tyler, et la dispersion de ses partisans.
Le début du règne de Charles VI est également marqué par une série de
mouvements très violents. A Rouen les émeutiers dressent un trône, y
mettent un roi et font jurer la Charte aux Normands. A Paris une troupe de
jeunes gens saccage le quartier des Halles, force l’Hôtel de Ville, s’empare
des maillets de la police — d’où le nom : révolte des maillotins. D’autres
villes et d’autres pays connurent des mouvements analogues.
A la fin du siècle et au début du XVe l’agitation reprend.
En Grande-Bretagne, Richard II est obligé d’abdiquer en faveur de Henri
IV qui lui-même doit faire face aux révoltes de 1402 et 1405. Les désordres
anglais signifient une accalmie pour la France.
Après 1407, la situation est inversée. A Paris, en 1413, sous la conduite
de Caboche l’écorcheur, une véritable terreur sévit dans la capitale.
Tous ces mouvements, dont nous sommes loin d’avoir épuisé la liste 138,
eurent des causes multiples. Les changements de règne et les minorités
furent, comme toujours, l’occasion d’une certaine fermentation. De grandes
défaites particulièrement Poitiers — minèrent l’autorité des dirigeants. Dans
les villes économiquement les plus avancées de la Toscane ou de la Flandre,
la masse des artisans et des compagnons lutta contre l’oligarchie des
commerçants et des métiers privilégiés. Plus généralement, beaucoup de ces
mouvements présentèrent certains caractères d’une lutte de classes.
Il n’en demeure pas moins que la réaction contre l’impôt est à l’arrière-
plan de la plupart des mouvements politiques de cette époque.
Dans son effort de reconquête du Limousin et du Poitou, Charles V
bénéficia des oppositions suscitées par la fiscalité des Plantagenêts.
Inversement, les Anglais n’auraient pu entamer si profondément la
France s’ils n’avaient pu s’appuyer sur la résistance au fisc qui fut pour les
Valois une cause très nette d’affaiblissement.
Occupant une grande partie de la France, les Anglais, eux aussi, durent
établir des impôts et eux aussi provoquèrent une vague d’opposition et de
révolte. déterminant en Normandie une véritable guerre de partisans,
préparant le terrain qui permit à Jeanne d’Arc et à Charles VII de
reconquérir le royaume de France.
Les révoltes flamandes eurent des causes multiples. On peut voir dans les
«  matines brugeoises » l’effet d’une opposition entre le peuple et la haute
bourgeoisie liée à la France. Ce mouvement n’en fut pas moins provoqué
par l’exploitation à laquelle les représentants de Philippe le Bel avaient
soumis la Flandre.
Le soulèvement de la Flandre maritime de 1323 a 1328 prit l’allure d’une
véritable révolte agraire, mais son point de départ, suivant l’avis même de
Henri Pirenne, doit être recherché dans les taxes imposées par les
châtelains.
Quant à la révolte anglaise de 1381, on peut y voir l’effet de
l’interdiction des hausses de salaires, de l’exigence plus âpre des corvées,
de la réglementation des déplacements. Il n’en demeure pas moins que la
capitation instituée en 1379 puis répétée en 1380 fut la cause occasionnelle
de l’insurrection 139.
 

Pourquoi l’impôt fut-il, durant toute cette période, un tel éveilleur de


révoltes ?
On peut, certes, incriminer sa nouveauté. L’explosion de la fin de Charles
V et du début du règne de Charles VI s’explique dans une large mesure par
un sursaut de l’opinion publique devant une institution qu’elle sent devenir
permanente et qu’elle croit pouvoir rejeter.
C’était une illusion, car le recours à l’impôt n’était qu’un des aspects
d’une mutation profonde de la société. Le régime féodal était très oppressif.
Mais, dans la mesure où le seigneur était très proche de ses vassaux, de ses
tenanciers, de ses serfs, l’oppression avait un certain caractère patriarcal.
Au contraire l’institution fiscale, qui libéra et domina les obligations de
service, fit de l’État une puissance plus extérieure à l’individu. Cet
éloignement rendit la contrainte fiscale plus pesante.
Si l’impôt se révélait plus difficile à supporter que des obligations plus
lourdes, c’était pour des raisons économiques très précises. Il y avait un
contraste entre les monarchies ou les grandes seigneuries qui voulaient se
dégager du régime féodal, c’est-à-dire vivre en économie monétaire, et des
hommes dont la plupart étaient encore engagés très avant dans l’économie
fermée. Pour le paysan du XIVe siècle, il était plus difficile de se procurer
de la monnaie pour payer l’impôt que de se rendre à la corvée, de participer
aux charrois du suzerain ou même de répondre à la convocation pour le
service militaire.
Aux problèmes du recouvrement, l’insuffisante progression des échanges
ajoutait les difficultés de l’assiette. La structure de l’économie obligeait à
recourir à des modes d’évaluation à la fois incertains et irritants dont
l’incidence se marque dans le détail même des événements.
Philippe le Bel avait cru qu’une taxe sur les ventes serait relativement
facile à percevoir. Il n’avait pas prévu que cet impôt, dans l’état
économique du temps, et compte tenu d’une certaine maladresse
administrative, se traduirait par des contacts incessants entre le fisc et de
multiples petits contribuables.
Si durant certaines périodes l’Angleterre eut moins de difficultés
financières que la France, c’est parce que sa structure économique créait et
canalisait des courants de trafic qu’elle pouvait imposer. Il n’était pas très
difficile de taxer à l’entrée les vins que les bateaux apportaient de Guyenne
et, à la sortie, les laines que l’Angleterre exportait vers les Flandres. Quand
ces ressources étaient réduites, l’Angleterre elle aussi connaissait des
difficultés fiscales et des soulèvements.
Les difficultés inhérentes à la structure de l’économie furent aggravées
par la conjoncture. Malgré l’insuffisance de nos sources d’information, il
n’est pas douteux que le XVIe et le début du XVe siècle fut une période de
stagnation, de récession. Parmi les causes de cette situation on ne peut
méconnaître le phénomène monétaire 140.
Bien plus, dans certaines circonstances, les souverains prirent des
mesures à contresens, non sans aggraver la situation. Charles V eut le souci
de maintenir la valeur de la monnaie et de thésauriser des lingots d’or et
d’argent  : par cette politique, apparemment sage, en réalité aussi peu
opportune que certaines déflations de notre temps, il accentua une crise de
numéraire qui rendit la levée de l’impôt plus difficile. Certaines révoltes
montrent bien l’influence de l’insuffisance de monnaie. En 1382 les
révoltés de Rouen et de Paris ne s’en prirent pas seulement aux collecteurs
d’impôts : ils malmenèrent les Juifs et plus généralement les prêteurs ; fait
caractéristique, on s’en prit à quiconque tenait un livre de comptes, on
lacéra les registres, etc.
L’impopularité des Marmousets, ces anciens conseillers de Charles V,
n’est pas moins significative. Ils rétablissent l’ordre financier, certes, mais
ils thésaurisent et réévaluent la monnaie, sans se rendre compte qu’ils
aggravent, par là même, la situation économique. Ils préparent ainsi le
mouvement qui les emporte dès que se déclenche la folie de Charles VI.
Les troubles durèrent jusqu’au jour où la lassitude des désordres et de la
guerre engendra la paix, où les échanges reprirent, où les dévaluations
antérieures produisirent leurs effets, où de nouvelles sources de métal furent
découvertes, ou détournées, au profit du progrès de l’économie et de la
construction des États.

LES RÉVOLTES FISCALES DU XVIIe SIÈCLE


Les révoltes françaises
En France, l’apaisement relatif des luttes religieuses mit en relief le
caractère à la fois antifiscal et antiseigneurial des révoltes du XVIIe
siècle 141.
Elle commencèrent dès le règne d’Henri IV avec les révoltes des
Croquants (1594 et 1595) et le soulèvement des provinces de l’Ouest
(1602).
Elles reprirent sous le ministère de Richelieu avec une série
d’insurrections qui comptent parmi les plus violentes de ce siècle, de la
sédition du Quercy en 1624 à la grande révolte des Va-nu-pieds de 1639 et
aux agitations de la fin du règne.
Quant aux seuls mouvements urbains, un historien en compte une
centaine, d’importance évidemment variable, de 1623 à 1648 142.
Au temps de Mazarin une vaste révolte fiscale, la Fronde, mit en cause le
régime lui-même.
Sous Louis XIV, la monarchie absolue ne rencontra, mise à part la guerre
des Camisards, d’autre opposition intérieure que les révoltes fiscales des
Landes (1664) au Vivarais (1670), à la Guyenne, à la Bretagne (1675) et les
multiples émeutes et résistances de la fin du règne.

Les révoltes en Europe


La même année, 1640, vit se produire un certain nombre d’événements
politiques graves.
Au cours d’une émeute provoquée par des montagnards et des
contrebandiers, le vice-roi de Barcelone et les Castillans sont assassinés. La
Catalogne fait sécession et s’unit à la France. Barcelone ne sera reprise par
les troupes royales espagnoles que douze ans plus tard.
Sur la demande des membres de la Chambre des Communes, la Chambre
des Lords décide l’arrestation immédiate et la mise en jugement de
Strafford, principal ministre de Charles Ier. Le procès devait se terminer par
sa condamnation et son exécution. On peut voir dans cet événement le
début de la révolution d’Angleterre.
A la suite d’un complot qui réunissait Jean de Bragance, l’archevêque de
Lisbonne, et des membres de la haute noblesse portugaise, le palais de
Marguerite de Mantoue, vice-reine du Portugal, est envahi et le secrétaire
Vasconcellos assassiné. Jean de Bragance est proclamé roi. C’est le point de
départ d’une guerre de vingt-six ans qui se terminera par l’indépendance du
Portugal.
Les années 1647-1648 ne sont pas moins fertiles en péripéties.
Palerme se rebelle contre le vice-roi qui doit quitter la ville mais, grâce
au concours de la noblesse et du clergé, la révolte est finalement réprimée.
Naples se soulève également contre la domination espagnole. La sédition
gagne les Pouilles, la Calabre, la province de Salerne. S’ensuivent une série
de péripéties : prise de pouvoir d’un crieur de poissons, Aniello, qui établit
une dictature, faisant exécuter nobles. riches, fonctionnaires espagnols  ;
assassinat d’Aniello, proclamation de la République, intervention de
Mazarin puis du duc de Guise acclamé comme duc de la République
napolitaine, envoi puis retrait de la flotte française, reprise de Naples par les
Espagnols en avril 1648.
Le 13 mai 1648 le parlement de Paris se déclare uni avec la Chambre des
comptes, la Cour des aides et le Grand Conseil, par cet arrêt dit d’Union qui
fut considéré par Anne d’Autriche comme «  constituant une espèce de
république dans la monarchie ».
La même année voit l’arrestation du conseiller Broussel, l’émeute
populaire, les barricades, la fuite de la Cour hors de Paris, le début de la
lutte armée entre le pouvoir royal et la Fronde.
Le 24 octobre 1648 le traité de Westphalie est signé. Le 9 février
1649 — Charles Ier est décapité devant Whitehall.
Tous ces événements sont reliés entre eux, non seulement par
l’intervention des gouvernements dans les affaires intérieures des autres
pays ou par la contagion de l’idée révolutionnaire d’un pays à l’autre, mais
aussi parce qu’ils sont l’expression d’une même réalité.
D’après les évaluations de Hamilton 143 les importations d’or et d’argent
en Espagne, de 1503 à 1650, se seraient élevées aux chiffres suivants, les
quantités de métal étant converties en pesos de 450 maravédis :

MOYENNE DES IMPORTATIONS ANNUELLES

EN PESOS PAR PÉRIODES DE DIX ANS

L’évolution est significative  : l’augmentation d’une décennie sur l’autre


cesse avec le début du XVIIe siècle et la décroissance s’accentue à partir de
la décennie 1631-1640 pour se tarir avec le milieu du XVIIe siècle, en
raison, semble-t-il, de la baisse du rendement des mines, d’un besoin de
monnaie en Amérique même, peut-être d’envois d’argent en direction des
Philippines et de la Chine.
La décroissance de ses ressources devait conduire le gouvernement
espagnol à demander plus à l’impôt.
Or la diminution des importations de métal n’avait pas seulement pour
effet de réduire les revenus que le Trésor en lirait directement. Elle entraîna
un ralentissement de la hausse des prix, puis à partir d’une certaine
période, que l’on peut situer aux alentours de 1640, une tendance vers la
stabilité, avec toutefois de très fortes oscillations. D’où, dans l’Europe
entière, une tendance au ralentissement des échanges, c’est-à-dire des
difficultés accrues pour lever l’impôt.
Le XVIIe siècle est aussi la période qui voit se développer les ambitions
des souverains et de leurs ministres, la poursuite d’une politique de
grandeur, la volonté de construire des États modernes. C’est ce qu’il y a de
commun dans la politique des successeurs de Philippe II et de leurs
ministres en particulier d’Olivarès, des Stuarts, de Jacques Ier puis de
Charles Ier et de ses collaborateurs Strafford et Laud. Les adversaires de
Richelieu et de Mazarin ont les mêmes objectifs.
Créer un Etat moderne cela voulait dire lever des impôts, donc supprimer
les privilèges des provinces, centraliser.
Or la structure de l’économie n’avait pas progressé du même pas et les
effets de la conjoncture venaient aggraver les difficultés de la production et
des échanges.
On conçoit que les soulèvements provoqués par la politique de Richelieu
et de Mazarin n’aient pas été particuliers à la France. Comme les révoltes
du XIVe siècle, ils sont la manifestation d’un phénomène plus général 144.
 
TITRE III

LA RÉPONSE DES ÉTATS

Lorsqu’on parcourt la correspondance des hommes qui construisirent les


États modernes, on est frappé de l’appréhension constante des révoltes de
contribuables. Cette possibilité perpétuelle de soulèvement, inhérente à
l’action même de l’État, avait, à certaines époques, un caractère obsédant.
Les moyens de prévention et de répression étaient lents à mettre en œuvre et
les plus énergiques  —  un Richelieu par exemple  —  savaient bien qu’il
fallait souvent tergiverser, compromettre, concéder.
La lecture des dépêches annonçant les premieres agitations, dont on
espère qu’elles seront sans lendemain mais dont on redoute qu’elles se
propagent en ondes concentriques ou en suivant le cours des rivières, la
description des fonctionnaires massacrés avec ces tortures que les opprimés
savent inventer quand ils se défoulent, l’évocation de l’appel à l’étranger
toujours possible, parfois réalisé, tout cela nous fait concevoir quelle
imprégnation cet arrière-plan de la construction des États dut faire subir aux
vues à longue échéance comme à l’action quotidienne des dirigeants.
Réplique des contribuables à l’impôt, la révolte déclenchait à son tour la
réponse des États. A priori deux voies s’offraient à eux.
La première consistait à renforcer la puissance publique, à intensifier ses
moyens de répression, à organiser les institutions administratives et
politiques en vue de réduire la liberté d’action des révoltés éventuels. C’est
ce que l’on peut appeler le système de la contrainte.
La seconde consistait à rechercher l’adhésion des contribuables, à les
informer, à les faire participer en quelque mesure à la gestion des affaires
publiques de façon à obtenir une acceptation au moins relative de la levée
de l’impôt. C’est ce que l’on peut appeler le système de l’assentiment.
Est-il besoin de dire que l’on ne saurait ramener à la seule influence du
facteur fiscal l’acheminement progressif de chaque pays vers l’un ou l’autre
système.
L’établissement de la monarchie absolue peut être rattaché aux ambitions
de la caste dirigeante  —  ministres, hauts magistrats, hauts
fonctionnaires  —  qui se constituait naturellement autour des souverains.
Ces hommes utilisèrent tous les facteurs favorables à l’établissement ou à la
consolidation d’une administration autoritaire et centralisée  : les guerres
fréquentes, les possibilités d’arbitrage offertes par les antagonismes entre le
clergé, la noblesse et la bourgeoisie, le besoin que ces différentes classes,
toutes plus ou moins privilégiées, éprouvaient d’une autorité publique forte,
apte à contenir le mécontentement de la paysannerie et d’une partie de la
population des villes.
Quant au système de l’assentiment il signifia de bonne heure, dans
certains pays, la possibilité pour une bourgeoisie relativement puissante de
participer directement à la gestion des affaires publiques.
Il n’en demeure pas moins que l’influence du facteur fiscal fut très
importante.
En exagérant à peine on serait tenté de dire que c’est autour de la
préoccupation de faire rentrer l’impôt que les ministres de l’Ancien Régime
ont bâti les institutions qui sont encore les nôtres.
Quant au régime constitutionnel de l’Europe occidentale, son origine
fiscale est trop connue pour avoir besoin d’être réaffirmée ; peut-être n’est-
il pas inutile, par contre, de montrer comment son origine a profondément
imprégné ses caractères actuels.

CHAPITRE PREMIER

Solution politique du problème financier : le système de la


contrainte

La monarchie espagnole et la monarchie française représentent peut-être


les deux pays dont les souverains voulurent, avec le plus d’obstination,
créer une monarchie centralisée, administrative, soumettant les libertés des
individus, et même l’exercice de la justice, à la raison d’État.
A l’origine, la monarchie française subit l’influence de la monarchie de
Philippe II. Cependant il paraît logique de prendre comme prototype la
construction édifiée par Richelieu, Mazarin et Louis XIV, régime que les
autres États européens s’efforcèrent d’imiter.
Dégager l’origine de l’administration française c’est donc, indirectement,
expliquer la structure administrative et les conceptions juridiques d’une
série de pays.

ORIGINE FISCALE DE LA STRUCTURE ADMINISTRATIVE


FRANÇAISE
Naissance de l’institution
Dès le XVIe siècle la monarchie avait été conduite à confier une grande
partie des fonctions de la puissance publique à ceux qui avaient pour charge
principale la rentrée de l’impôt. Les bureaux des finances virent leurs
attributions s’étendre, progressivement, au-delà de leur cadre originel 145.
Cette administration avait le défaut d’être composée d’ «  officiers  »,
c’est-à-dire de fonctionnaires qui devenaient de plus en plus propriétaires
de leurs charges. Les deux problèmes étroitement liés, lever l’impôt,
réprimer les révoltes, ne pouvaient être résolus que par des hommes
étroitement dépendants du pouvoir central : ce furent les intendants 146.
Ils semblent avoir été précédés par des fonctionnaires chargés, sous
diverses dénominations, de surveiller la justice, de rétablir l’ordre et de faire
rentrer l’impôt.
Sous le ministère de Richelieu les expériences antérieures furent
généralisées, systématisées avec les «  intendants de justice, police et
finances ». Comme le dirent deux historiens du cardinal « ... les attributions
de finances étaient le fin du fin de leur mission 147 ».
A la mort de Richelieu l’institution était considérée comme une pièce
fondamentale de l’administration monarchique.
La Fronde la visa particulièrement et, en 1648, la régente fut obligée d’en
accepter la suppression. Pour la même raison, Mazarin n’eut rien de plus
pressé que de la rétablir lorsque la guerre civile fut terminée.
Comme Richelieu et Mazarin, Colbert comprit que faciliter la levée de
l’impôt était la tâche essentielle des intendants  : de nombreuses lettres le
montrent nettement.

Attributions des intendants


Leurs diverses attributions elles étaient multiples dérivent presque toutes
de leur tâche fondamentale.
Afin de mieux assurer la rentrée de l’impôt, la monarchie charge les
intendants de veiller à son assiette.
Pour assurer le recouvrement ils peuvent requérir la force publique 148.
Bien plus, ils participent directement à la répression des émeutes.
Parce qu’il est fonctionnaire fiscal l’intendant devient le chef de la
police. Responsable de l’ordre public il lui appartient — on le lui rappelle à
l’occasion — de savoir modérer, si c’est nécessaire, le poids de l’impôt. Il
doit graduer la pression jusqu’au point maximum où elle peut être poussée
sans provoquer de troubles qu’il n’aurait pas le moyen de réprimer
efficacement 148.
Leur tâche de chefs de l’administration économique leur permettait de
connaître les possibilités de recouvrement. Le 10 octobre 1674 Colbert écrit
à l’intendant de Rouen  : «  Vous ne devez pas faire grand fond sur les
plaintes des Normands et même de tous les peuples  ; mais, quand vous
voudrez savoir s ils ont raison, il faut que vous examiniez combien les
bestiaux ont été vendus dans les foires et marchés publics depuis dix ou
douze années, et vous connaîtrez certainement par là s’ils ont sujet de se
plaindre ou non. »
Le 18 décembre 1680 il stimule l’intendant d’Aix, en des termes voisins :
« Je vous dirai de plus, si vous voulez en votre particulier bien et sainement
juger s’il y a de la misère dans la province, considérez si les villes se
dépeuplent, si le commerce, si les mariages diminuent, si les charges, les
terres et les maisons diminuent de prix ou non. Ce sont là les moyens sûrs
de juger l’état auquel est une province  ; et assurément vous trouverez par
cet examen que la province n’est point aussi misérable que l’on veut vous le
persuader 149. »
Se fondant sur ces informations, les intendants devaient s’efforcer de
promouvoir le développement des activités économiques, avec toujours
pour objet de favoriser la rentrée des deniers du roi.
L’instruction du 24 avril 1676 leur demande d’examiner « en détail ce qui
concerne les manufactures, le nombre des bestiaux et le fruit des étalons ».
Ce sont les moyens d’attirer l’argent dans les provinces et de les mettre
en état de secourir le roi en payant bien leurs impositions.
Les attributions judiciaires des intendants et la tutelle des collectivités
locales étaient, elles aussi, les compléments de leur tâche principale, la
rentrée de l’impôt.
ORIGINE FINANCIÈRE DE LA CENTRALISATION
ADMINISTRATIVE
La centralisation administrative, qui différencie l’organisation française
du système anglo-saxon, ne peut être comprise si l’on fait abstraction d’une
évolution orientée par le caractère de contrainte du régime fiscal.

Les états provinciaux


Les états provinciaux avaient été utiles à la monarchie durant la période
où celle-ci n’avait pas encore assis son pouvoir d’imposer. Lorsqu’elle
estima ce droit suffisamment reconnu, elle entreprit la suppression
progressive d’une série d’institutions régionales.
Dès la seconde moitié du XVe siècle, le Limousin, la Marche, l’Anjou, la
Guyenne avaient perdu leurs états.
En 1628, les élections 150 furent créées en Dauphiné  : les états ne se
réunirent à nouveau qu’à la veille de la Révolution. Les états de Normandie
suspendus en 1638 furent définitivement supprimés en 1655.
Les préoccupations de bonne administration ne furent pas étrangères à
cette évolution.
Le pouvoir royal et les intendants durent faire appel à leur autorité ou à
leur influence pour faire procéder à un certain nombre de travaux d’intérêt
régional auxquels les états s’intéressaient insuffisamment à leur gré.
Il n’en demeure pas moins que la réduction du nombre des pays d’états
correspondit dans une large mesure au souci d’obtenir un recouvrement plus
large et plus facile de l’impôt.
Si imparfaitement représentatives qu’elles aient été, les assemblées
régionales constituaient des centres autour desquels la résistance au
fisc  —  et la résistance politique d’un Montmorency  —  pouvaient
s’organiser.
On conçoit qu’à la fin du règne de Louis XIV, la monarchie n’ait
conservé d’états que dans les provinces dont le particularisme était trop
nettement affirmé, comme la Bretagne, le Languedoc et la Bourgogne ou
qui avaient été les plus récemment rattachées, Artois, Flandre, Franche-
Comté, Roussillon, régions frontières qu’il convenait de ménager.
Utile en un sens, cette décentralisation relative n’en constituait pas moins
une gêne pour le responsable des finances.
Institution de la tutelle administrative
Les soucis financiers conduisirent la monarchie à charger les intendants
de la tutelle des administrations communales.
En négligeant les nuances, il semble possible de dire qu’au début du
ministère de Colbert, les villes dont l’indépendance et les privilèges avaient
été progressivement restreints sur les plans militaire et judiciaire restaient
libres de s’administrer et de gérer leurs finances 151.
Cette gestion, qui tendait à devenir le monopole de véritables oligarchies
locales, laissait nettement à désirer.
Une enquête sur l’endettement des villes révéla de graves abus. Pour en
éviter la répétition, les intendants furent conduits à intervenir de plus en
plus dans la gestion financière des villes, c’est-à-dire à passer du contrôle a
posteriori au contrôle préventif.
En 1681 et 1683, furent soumis à l’autorisation du pouvoir royal les
emprunts des villes, les ventes de biens patrimoniaux, communaux et
d’octroi, ainsi que l’établissement des impositions communales. Les
intendants furent chargés de dresser le budget des dépenses des communes
au-dessous d’un certain chiffre.
Ainsi fut instituée avec des modalités qui devaient persister au XIXe et au
XXe siècle, la tutelle administrative des collectivités locales.

LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE, INSTRUMENT DE LA


CONTRAINTE FISCALE
Les contestations entre l’État et les particuliers peuvent être réglées de
deux façons différentes.
Pour les Anglo-Saxons, pas de problème ; les mêmes tribunaux statuent
sur les procès des particuliers et sur les différends qui opposent une
administration et une personne privée. Toute autre conception leur semble
presque inconcevable, contraire à la notion même de la justice.
Le système opposé consiste à faire régler de tels différends par
l’administration elle-même, c’est-à-dire en général par le supérieur
hiérarchique du fonctionnaire dont l’action est contestée, ce supérieur
hiérarchique pouvant d’ailleurs prendre l’avis d’un conseil de
fonctionnaires.
Tel était, en gros, le système de l’an VIII  ; tel était, au XIXe siècle, le
système de nombreux pays 152.
Comment expliquer une telle construction, incompréhensible non
seulement pour les Anglo-Saxons mais aussi pour tout esprit non prévenu ?
Les juristes français ont évoqué le souci de ne pas entraver le cours de
l’administration, de faire juger les problèmes la concernant par des
fonctionnaires bien au courant des nécessités inhérentes au service public ;
ils ont soutenu que l’administration pouvait donner plus de garanties que
des juges ordinaires ; ils ont vanté la jurisprudence du Conseil d’État qui,
dans certains domaines, a donné aux particuliers les garanties que les
tribunaux n’auraient peut-être pas osé leur accorder.
Rien de tout cela n’est tout à fait satisfaisant. On ne peut comprendre le
système français du droit administratif — disons plutôt le système de tous
les pays qui ne se rattachent pas aux conceptions anglo-saxonnes — que si
l’on se reporte à l’histoire, si l’on y voit l’effet de la contrainte fiscale.

Évolution de la juridiction administrative en France sous l’Ancien Régime


Il était à craindre que les tribunaux ordinaires habitués à juger les procès
des particuliers ne fussent influencés par un état d’esprit généralement
hostile au fisc. Cette attitude pouvait s’étendre au jugement des révoltes
contre l’impôt, qui risquaient de ne pas choquer l’opinion publique et celle
des magistrats autant que les crimes ou délits contre les personnes privées.
D’où la solution adoptée par la monarchie  : dessaisir la justice, charger
des fonctionnaires de statuer sur les procès de caractère fiscal ou sur les
crimes de rébellion contre l’impôt.
Pour d’autres causes également, en raison de leur gravité, de la crainte
que les magistrats auraient pu avoir des auteurs d’actes criminels, ce
dessaisissement était prononcé soit d’une façon générale, soit à propos de
telle ou telle affaire déterminée. Mais la plupart des procès qui donnaient
lieu à transfert de compétence étaient de nature fiscale 153.
Cependant la monarchie était obligée de donner quelques garanties à ses
sujets. Les fonctionnaires chargés de juger tendaient à devenir de véritables
magistrats 154.
Ainsi se créèrent de véritables juridictions : les cours des aides recevaient
l’appel d’une série de juridictions fiscales, les greniers à sel jugeaient en
matière de gabelle, les juges des traites en ce qui concerne la douane, etc.
De même le Grand Conseil, chargé à l’origine des affaires dont le roi se
réservait le jugement, devint un véritable tribunal.
C’est le même type d’évolution qui, plus tard, transforma le Conseil
d’État en une véritable juridiction.
Mais à partir du moment où le fonctionnaire avait pris la qualité et l’état
d’esprit du juge, il ne répondait plus à ce que l’État attendait de lui, son
jugement risquait de sacrifier l’intérêt du fisc, d’être insuffisamment sévère
à l’encontre des contribuables fraudeurs ou révoltés. Comme les tribunaux
judiciaires proprement dits, les juridictions administratives furent donc à
leur tour dessaisies au profit des administrateurs actifs, du Conseil du roi et
des intendants.
Sous le ministère de Richelieu l’accentuation du poids de l’impôt
s’accompagne d’une extension de la compétence judiciaire des intendants.
Colbert ne comptait que sur eux pour obtenir la répression des crimes
contre le fisc et contre l’État. Diverses lettres le montrent bien.
Par exemple, en 1672, il écrit à l’intendant de Bordeaux à propos d’une
sédition survenue à Agen que la juridiction ordinaire ne pourra traiter les
coupables assez sévèrement. Il charge l’intendant de juger souverainement
et en dernier ressort 155.
L’accroissement du poids de l’impôt vers la fin du règne de Louis XIV se
traduisit par de multiples dessaisissements de la juridiction ordinaire par
voie de décisions particulières ou générales, le jugement des affaires
contentieuses concernant les impôts directs créés à partir de cette époque fut
remis aux intendants.

De la persistance de la juridiction administrative au XIXe siècle


Lorsque les assemblées révolutionnaires fixèrent les nouvelles
institutions de la France, elles énoncèrent les principes suivant lesquels il
était interdit au juge de troubler les attributions des corps administratifs ou
de connaître des actes d’administration.
On comprend facilement que Napoléon ait conservé une règle qui lui
paraissait nécessaire à l’exercice de son pouvoir de contrainte. Cependant le
système de la monarchie ne put être repris intégralement par ce régime qui
devait maintenir certaines réformes de la Révolution. La compétence en
matière pénale fut donc laissée à la justice ordinaire ainsi que le contentieux
de l’enregistrement et des impôts indirects. En principe les tribunaux
devaient également connaître des affaires de douane. Toutefois, lorsque
celle-ci devint l’instrument d’un système particulièrement lourd, qui heurta
particulièrement l’opinion publique, des juridictions d’exception furent
chargées de juger ce type d’affaires.
Ce qui est plus étrange c’est que la juridiction administrative ait subsisté
en France à partir du moment où le système politique changea, où des
assemblées élues furent chargées de fixer les impôts. Effectivement le
maintien de ce régime juridique fut très violemment critiqué au cours du
XIXe siècle par l’opinion libérale et, à plusieurs reprises, le pouvoir
judiciaire du Conseil d’État faillit disparaître.
Son maintien s’explique à la fois par l’évolution de la procédure et de la
jurisprudence du Conseil d’État et par les traces que le système de
contrainte de l’Ancienne monarchie a laissées en France dans les esprits et
dans les comportements de chacun.

CHAPITRE II

Mercenaires et privilégiés

L’armature administrative et judiciaire d’un régime de contrainte ne peut


suffire à prévenir et à réprimer les révoltes des contribuables. Elle doit être
complétée par un certain type d’armée et par l’action directe des classes
privilégiées.

L’ARMÉE DE MÉTIER INSTRUMENT DE LA CONTRAINTE


FISCALE
L’impôt permit la constitution des armées permanentes, les armées
permanentes permirent la rentrée de l’impôt  : dans la France du XVIIe
siècle le recours à la troupe pour appuyer l’action du fisc était constant.
Mais de quelles armées le pouvoir avait-il besoin ? Trop exclusivement
composées de contribuables, de contribuables qui n’avaient pas été
consultés sur les charges qu’ils subissaient, elles n’eussent pas été très
efficaces. Il n’était pas facile de faire participer les soldats à l’oppression
des habitants de leur village et de leur province. Richelieu le savait bien
lorsqu’il écrivait en 1635, après un soulèvement d’Agen : « Le pis est que
les régiments de ce pays-là ne veulent pas servir contre leurs
compatriotes 156. »
De telles réflexions suffisent à expliquer la place des mercenaires dans
les armées des monarchies absolues. ou en voie de le devenir. La
prédilection des rois de France, et de bien d’autres souverains, pour les
Suisses et les lansquenets peut s’expliquer par les qualités combatives des
montagnards, la compétence technique des professionnels et leur discipline
plus assurée, etc. Le large emploi des mercenaires étrangers répondait a
d’autres considérations  : dans un type de société ou l’impôt était très
durement ressenti, recourir a des soldats nettement séparés de la masse des
contribuables était presque une nécessité.

Les classes privilégiées et le fisc


Indépendamment de la menace inhérente a toute armée de métier, il
manque, à un gouvernement qui ne s’appuie que sur des cohortes de
prétoriens, de janissaires ou de mamelouks, un autre moyen d’action plus
démultiplié, plus enraciné dans l’ensemble du pays, complétant la force
matérielle par des actions plus diffuses, par la puissance de la tradition et
même par tout ce qu’un paternalisme peut ajouter à l’oppression. Pour
parler net, un régime autoritaire ne peut se passer d’une classe privilégiée.
Effectivement, en maintes occasions, l’administration française, aux
prises avec des bandes de paysans rebelles ou des masses d’ouvriers et
d’artisans soulevés contre le fisc, reçut le concours de la noblesse du
voisinage. La plupart des récits de révoltes fiscales nous donnent quelque
image de ce genre. Avec une petite troupe à laquelle s’était jointe une partie
de la noblesse des environs, le sénéchal de Thémine réprime, en 1624, le
soulèvement du Quercy. Des membres de la noblesse aident les
représentants du pouvoir central à rétablir l’ordre à Bordeaux et Agen en
1635, ils offrent leur concours à Bayonne en 1641  ; ils écrasent un
soulèvement à Valence en 1644, en 1670 ils renforcent l’armée qui opère
contre les rebelles du Vivarais.
Les privilégiés adoptaient d’autant plus facilement cette attitude que les
révoltes fiscales tendaient à prendre l’allure de révoltes contre toutes les
formes d’exploitation. En outre, ils défendaient plus facilement la levée
d’impôts auxquels ils n’étaient pas assujettis.
Le pouvoir comptait sur eux. Après la grande révolte de Normandie, en
1640, La Gazette de France publia une «  déclaration du roi portant
injonction aux gentilshommes de la province de Normandie d’empêcher sur
leurs terres toutes assemblées et soulèvements, sous peine d’en répondre en
leurs propres et privés noms comme complices... » 157.

Hiérarchie des privilèges


Dans ce type de régime il y a intérêt à graduer les privilèges, les plus
privilégiés maintenant dans l’obéissance une ou des classes intermédiaires
qui, elles-mêmes, facilitent la soumission de ceux qui supportent la totalité
des charges.
Les provinces étaient inégalement privilégiées 158. L’aristocratie et le
clergé n’étaient pas seuls favorisés, la bourgeoisie des villes l’était
également. Le pouvoir en attendait des contreparties. Les membres de la
classe moyenne constituaient une sorte de milice, la garde bourgeoise,
moins habituée aux armes que la noblesse, apte cependant à s’en servir pour
maintenir l’ordre.
Les membres des catégories à demi privilégiées n’ont pas manifesté
toujours, dès l’origine, leur volonté de concourir à la défense de l’ordre
public.
A Rouen, en 1639, les insurgés pillèrent les bureaux fiscaux, puis les
demeures privées des fermiers et agents du fisc, puis les maisons des
«  suspects  », puis les hôtels des bourgeois riches 159. Cette évolution
modifia le comportement d’abord passif de la bourgeoisie  : le chef des
émeutiers put être arrêté. Il n’en fut pas moins nécessaire d’envoyer la
troupe pour rétablir l’ordre.
C’est l’exemple d’un schéma que l’on observe, avec des variantes, durant
presque toutes les révoltes urbaines du temps de Richelieu.
Ce phénomène très général se retrouve sous Louis XIV. Lors de la grande
sédition bretonne de 1675 les « ordres » participèrent à la défense contre la
révolte d’autant plus qu’ils étaient plus privilégiés.
L’attitude équivoque, ambivalente, de la bourgeoisie s’explique par le fait
qu’elle n’était que partiellement privilégiée et aussi par la répercussion de
toutes les mesures fiscales qui portaient atteinte aux privilèges d’une ville
ou d’une province. Il pouvait même arriver que la noblesse se joignît à la
bourgeoisie pour s’opposer au pouvoir fiscal.
On est donc conduit à se poser la question suivante  : pourquoi les
hommes d’État n’ont-ils pas évité  —  pourquoi ont-ils délibérément
provoqué — les coalitions qui pouvaient être les plus dangereuses pour leur
pouvoir ?

Problèmes financiers posés par l’existence des privilèges


La réponse est très simple. A certains moments les dirigeants ne purent
pas ne pas s’apercevoir qu’ils avaient épuisé la capacité fiscale des non-
privilégiés et qu’ils devaient se retourner vers les provinces ou les classes
plus favorisées.
En de telles circonstances les États couraient de très graves périls. On vit,
à plusieurs reprises, le pouvoir militairement vainqueur reculer en définitive
et consacrer le maintien des privilèges qu’il avait voulu atteindre : l’union
qui rapprochait les différentes classes sociales lui donnait trop à réfléchir.
C’est ce que fit Richelieu dans les différents pays d’états où il voulait
introduire les fonctionnaires fiscaux de la monarchie. Il réprima durement
certaines insurrections, il fit tomber la tète de Montmorency, il n’en
consacra pas moins les privilèges des provinces méridionales.
Mazarin se trouva placé devant une situation encore plus difficile. Le
poids de l’impôt ne permettant plus de le faire supporter aux seuls
contribuables intégraux, les paysans, l’homme des expédients fut contraint
de s’adresser à ceux qui avaient été relativement favorisés  : les habitants
des villes, les bourgeois, les parlementaires.
Les privilégiés répondirent en dénonçant la tyrannie du fisc, en se posant
en protecteurs de la masse. Le front commun des contribuables que Mazarin
avait créé et qu’il ne sut pas desunir rendit la Fronde particulièrement
redoutable, d’autant que la bourgeoisie parisienne trouva quelques grands
seigneurs qui rallierent sa cause 160 Mazarin réussit d’abord a dissocier les
deux Frondes mais ensuite il se crut assez fort pour vaincre à la fois la
Fronde de la noblesse et celle des parlementaires  : il échoua, ce qui
signifiait la nécessité pour la monarchie de s’appuyer au moins sur une
classe privilégiée.
La suite des événements fit apparaître des oppositions de classes entre la
bourgeoisie et la noblesse ainsi qu’entre la bourgeoisie et le peuple - et c’est
bien là ce qui permit la restauration de l’autorité royale.
Mais nous verrons, au cours du XVIIIe siècle, le problème se poser avec
plus d’acuité. Par la nécessaire destruction des privilèges, nécessaires à
leur existence, les régimes de contrainte fiscale recèlent les contradictions
qui les amènent à se détruire eux-mêmes, ou à s’efforcer de devenir des
régimes d’assentiment.

CHAPITRE III

Origine fiscale de la démocratie

A partir du XIIIe ou du XIVe siècle, on vit apparaître dans la plupart des


pays des assemblées aux noms divers, états généraux, Cortès, mais aux
caractéristiques communes  ; la constitution progressive des monarchies
administratives de type absolu amena l’espacement de leurs réunions et
l’atténuation de leur rôle.
Il y eut toutefois une exception : la Grande-Bretagne, où l’institution du
Parlement ne disparut jamais et servit de modèle au système constitutionnel
de l’Europe occidentale.
Ces faits bien connus conduisent à se poser une question. Pourquoi
l’incidence de l’impôt sur les institutions politiques fut-elle, à cette époque,
si puissante ?

POURQUOI LES RÉGIMES REPRÉSENTATIFS NAQUIRENT-


ILS À CETTE ÉPOQUE ?
Pourquoi les empires de l’Antiquité qui n’avaient pas ignoré les impôts
ne donnèrent-ils pas naissance à des institutions du type des états
généraux ?
Ce fut, semble-t-il, en raison de la structure de la société qui permit aux
gouvernements de s’appuyer sur d’autres forces. Les souverains pouvaient
utiliser certaines provinces pour en dominer d’autres. En outre, le système
de l’esclavage créait une classe de privilégiés, celle des hommes libres, qui
avait besoin de l’État pour maintenir l’exploitation des autres hommes.
En revanche, les rois de l’Europe occidentale ne pouvaient créer l’impôt
par la seule contrainte. Les monarchies ne comportaient pas, d’une façon
générale, des régions dominantes et des régions subordonnées. Les
souverains ne pouvaient s’appuyer sur une classe d’hommes libres
dominant un monde d’esclaves, puisque le servage était en voie de
disparition. Quant à la noblesse, soucieuse de conserver son pouvoir
politique, l’État devait commencer par la vaincre. Il pouvait compter sur les
bourgeois des villes, mais devait leur demander une grande partie des
ressources dont il avait besoin. Enfin, les monarchies ne possédaient pas
encore l’armature militaire et administrative nécessaire à l’exercice de la
contrainte fiscale. L’établissement des fondements financiers des États
modernes supposait donc, à ce stade, l’acquiescement d’une fraction au
moins des contribuables.
La situation devait être modifiée par l’avènement d’une nouvelle couche
nobiliaire, par l’octroi à la noblesse, devenue moins dangereuse pour la
monarchie, de privilèges fiscaux qui permirent de s’appuyer sur elle dans la
lutte contre la résistance des contribuables, par la concession de privilèges
importants à la bourgeoisie des villes, par l’établissement progressif d’une
armée permanente et d’une administration. Parallèlement, les états généraux
devaient voir leur rôle s’atténuer ou disparaître — sauf en Angleterre.

BESOINS FINANCIERS ET RÉGIME REPRÉSENTATIF


La participation de la totalité ou d’une fraction des habitants d’un pays à
la gestion de la chose publique peut revêtir deux formes différentes.
Ils peuvent se réunir aussi souvent qu’il est nécessaire pour décider des
principaux problèmes et pour élire des magistrats chargés, pour un temps
généralement bref, d’assurer l’exécution des affaires courantes. C’est le
« gouvernement direct » des « démocraties » urbaines de l’Antiquité.
Ce type de gouvernement est profondément différent du régime
représentatif que caractérise la dualité des pouvoirs partagés entre la
puissance exécutive, héréditaire ou élective, et une assemblée qui ne
rassemble pas les citoyens mais leurs délégués.
Ce qui tend à prouver la différence de nature entre ces deux régimes,
c’est que l’un n’est pas sorti de l’autre. Nulle part le gouvernement direct
des cités méditerranéennes n’a donné naissance à un régime représentatif,
dont les théoriciens de la science politique de l’Antiquité ne concevaient
même pas la possibilité 161.
Les Grecs ne purent passer de la cité à l’État, et Rome ne put constituer
un régime adapté au gouvernement d’un Empire sans supprimer toute
participation des citoyens à la chose publique.
Les Romains avaient su dépasser la limite que mettait à l’extension des
autres cités une conception trop étroite de la citoyenneté. Ils avaient su
octroyer la cité romaine aux Latins, aux Italiens, à de nombreux
provinciaux. Ils ne surent franchir une autre étape.
Cette impossibilité de passer par une évolution continue du
gouvernement direct au régime représentatif provient, dans une large
mesure, du caractère profondément différent du point de départ de ces deux
régimes. Cette différence est elle-même la conséquence de l’origine fiscale
du régime représentatif. La participation des individus à la puissance
publique ayant un objectif bien délimité, le consentement à l’impôt, le
souverain supporte cette restriction de son autorité nécessaire à
l’accroissement de ses moyens d’action, il en prend l’initiative et les
individus acceptent de déléguer leurs pouvoirs, non d’ailleurs sans quelque
réticence.
A l’origine du Parlement d’Angleterre, des états généraux de France, des
Cortès d’Espagne, on trouve la décision des rois soucieux de se procurer les
ressources fiscales nécessaires à la constitution des États modernes.
L’acceptation du contribuable pourrait étonner. S’il se résignait à faciliter
l’établissement de l’impôt par son consentement, c’est d’abord parce qu’il
avait le sentiment de ne pouvoir éviter la contrainte fiscale. En négociant
son acquiescement il pouvait du moins limiter sa charge, en améliorer les
conditions, en stipuler la contrepartie  : suppression ou limitation des
prestations en nature, de la corvée, du service militaire, du droit de gîte, etc.
Il était d’autres compensations, les services publics, en tout premier lieu
une plus grande sécurité. En acceptant de payer, l’individu pouvait espérer
ne plus être pillé par les troupes de son souverain régulièrement soldées, ni
par celles de ses ennemis désormais contenues.
Il s’agissait donc, au point de départ, de questions bien délimitées. Cette
restriction, cette précision des problèmes explique, sans doute, une
procédure de discussion qui, à l’origine, dut sembler surprenante. Que les
délégués d’un canton puissent aller au loin et. réunis à d’autres délégués
nommés comme eux, gérer les affaires du pays est une idée qui ne saurait
venir naturellement. Par contre, il semblait naturel d’envoyer des
représentants chargés seulement de donner, ou de refuser, leur assentiment à
cette opération relativement simple, la levée d’un impôt destiné à un usage
bien déterminé, et de demander quelques concessions pouvant intéresser la
vie quotidienne de chacun. Convoqués pour ce seul objet, les députés
pouvaient partir avec un mandat impératif.
Si l’on comprend l’attitude des contribuables, on conçoit aussi qu’il ne
s’agisse que d’une acceptation et qu’à l’origine leur rôle soit relativement
passif. Ce caractère est si net que l’on verra le souverain chercher à le
réduire, s’efforcer de faire abandonner le principe du mandat impératif,
essayer d’intéresser les représentants, et ceux qu’ils représentent, à l’œuvre
pour laquelle il demande des subsides.
L’institution évolue de la façon suivante : au début, le roi demande aux
représentants d’approuver les impôts nouveaux 162.
Du consentement donné une fois pour toutes, on passe au consentement
périodique, annuel. Parallèlement, l’approbation de l’impôt conduit à
l’approbation des dépenses. C’est d’ailleurs là que le pouvoir central
devient plus hésitant. Il désire intéresser les représentants aux dépenses
dans la mesure où il veut obtenir le vote des subsides, mais il souhaite aussi
que leur curiosité n’aille pas jusqu’au point où elle devient gênante pour sa
politique, où elle risque d’entraver les dépenses somptuaires, l’entretien
d’une cour, l’octroi d’une pension au favori, ou une politique étrangère qui
pourrait être jugée d’un intérêt discutable.
D’où le conflit entre le souverain qui s’aperçoit, tout d’un coup, qu’il a
déclenché un mécanisme dont il n’est plus le maître et l’assemblée qui, par
le fait même de sa réunion, prend conscience de sa force. L’attitude de
Louis XVI devant les États généraux n’est que la répétition d’une scène
dont l’histoire offre d’autres exemples.

Faute de pouvoir le faire dans tous ses détails, et en se référant à un grand


nombre de pays, il a paru utile d’examiner l’origine et l’évolution des
institutions anglo-saxonnes d’une part, des états généraux, en France,
d’autre part.
Les institutions britanniques peuvent être prises comme le prototype du
système de l’assentiment, d’un système dont le caractère fiscal tendit à
s’atténuer au fur et à mesure que l’évolution économique donnait plus
d’importance à la volonté de participation au pouvoir des diverses couches
de la population.
L’examen de l’origine des états généraux en France montre une
institution liée bien davantage aux nécessités d’ordre fiscal. Cette étude
montre aussi comment le caractère négatif de ces préoccupations a pu
entraîner l’échec de l’institution 163.

CHAPITRE IV

Débuts du régime constitutionnel de la Grande-Bretagne

L’histoire de l’Angleterre permet de déterminer la part des difficultés


financières dans l’établissement de ce qui est souvent considéré comme le
type même du régime représentatif. Elle permet aussi de discerner le
moment où d’autres types de préoccupations deviennent le principal facteur
du développement de l’institution parlementaire.

DE LA GRANDE CHARTE À L’AVÈNEMENT DES TUDORS


Par une sorte de paradoxe, la puissance de la monarchie anglaise à ses
débuts a conduit au système de l’assentiment en rendant la contrainte fiscale
plus lourde qu’ailleurs. Aux prestations en argent du système féodal
s’ajoutaient un impôt direct, le tallage, imité de l’ancien danegeld. et une
taxe dénommée scutage ou écuage levée pour la première fois en 1159, en
remplacement de l’obligation militaire des chevaliers.
La fiscalité de Henri II et de Richard Cœur de Lion eut la réputation
d’être dure. Celle de Jean sans Terre le fut plus encore. Le 16 mai 1214, il
ordonne la levée d’un écuage dont ne seront exempts que ceux qui l’ont
accompagné en Poitou (où il vient de se faire battre). Le tarif, très supérieur
au taux coutumier, provoque la réaction des barons qui marchent sur
Londres et obligent le roi à leur accorder la Grande Charte.
La pétition des barons vise avant tout la limitation de la fiscalité royale,
en entendant par ce mot l’utilisation des droits féodaux en même temps que
les prélèvements extraordinaires et l’écuage.
Seuls quelques articles peu nombreux ne visent pas l’impôt mais une
justice plus rapide et plus impartiale, la liberté individuelle garantie, des
shérifs mieux choisis.
Par la suite les préoccupations fiscales continuent à jouer un rôle
prépondérant. Dès le règne de Henri III, le roi ne lève de contributions
qu’avec l’accord du Magnum Concilium, c’est-à-dire des prélats et des
barons. En 1258 la demande d’un subside particulièrement élevé déclenche
une nouvelle agitation, la victoire du baronnage conduit par Simon de
Montfort, et la convocation d’un parlement où figurent des représentants,
des comtés et des bourgs. Par la suite, l’ampleur des dépenses provoquées
par la politique extérieure d’Édouard Ier et d’Édouard III les conduit à
consolider et à faire progresser les institutions représentatives.
Le principal moteur de celle évolution politique fut l’impôt direct, le plus
sensible au contribuable et le plus difficile à asseoir.
A une époque où les échanges étaient encore peu développés, cet impôt
ne pouvait guère reposer que sur une estimation de la fortune de chacun
faite par les autres contribuables. C’est dire que l’on devait redouter non
seulement la révolte ou la résistance passive mais aussi le refus des
habitants de participer à l’assiette et au recouvrement.
Pour vaincre cette réticence, la monarchie se trouvait conduite à un
minimum d’institutions représentatives. Convoquer au centre de l’État des
représentants des contribuables, c’était les mettre au courant de ces affaires
générales qui justifiaient l’impôt, c’était aussi leur permettre d’exposer
toutes leurs difficultés, c’était leur rendre service en jugeant leurs
différends, c’était leur montrer sous des formes très diverses l’envers de la
contrainte publique, c’était au fond essayer de leur donner un minimum de
« conscience politique » sans laquelle ceux qu’ils représentaient n’auraient
pas fourni leur participation 164.
Cette analyse explique la part prépondérante de l’initiative
gouvernementale dans l’établissement du régime représentatif.
Ce sont les souverains les plus énergiques, Édouard Ier et Édouard III, qui
ont fait faire les plus grands progrès à l’institution représentative.
La royauté doit tenir la main à ce que chevaliers et bourgeois répondent
aux convocations.
La venue des délégués est garantie par un certain nombre de cautions ; à
défaut, le shérif prend des garanties sur les biens des députés.
« Ce n’est pas la nation qui demande à être représentée dans le parlement
du roi, c’est le roi qui impose à ses sujets l’obligation de se faire représenter
à son parlement 165. »
 

De bonne heure, l’assemblée désire être informée de l’appropriation des


subsides, c’est-à-dire de l’affectation de l’impôt  : plusieurs fois, sous le
règne d’Édouard III, les Communes demandèrent la justification des
dépenses, et, après avoir résisté, le roi, pressé par le besoin financier, finit
par céder.
Les attributions législatives suivirent les attributions financières.
S’apercevant que les promesses royales n’étaient pas tenues, les députés
exigèrent l’approbation de leurs demandes préalablement au vote des
subsides.
En matière de politique générale les attributions des assemblées semblent
plus restreintes  : il était plus facile d’intéresser les contribuables à
l’administration intérieure, au fonctionnement de la justice, à la répression
des abus des shérifs qu’aux vues de grande politique des Plantagenêts.
 

Le régime représentatif et le caractère « extérieur » de l’État. Un dernier


ordre de faits éclaire l’influence de l’impôt sur l’institution représentative.
C’était lorsque les souverains étaient le plus «  étrangers  » au pays que
l’intervention d’assemblées était le plus nécessaire pour leur permettre de
gouverner. Le terme « étrangers » doit être pris non seulement dans un sens
métaphorique mais aussi dans un sens propre. De par leurs possessions sur
le continent, les Plantagenêts ou les Lancastres apparaissaient de plus en
plus extérieurs à leurs sujets  : le désir des membres du Parlement de
contrôler les dépenses du roi ou de modifier la composition du Conseil et de
l’hôtel était d’autant plus vif que les souverains s’entouraient d’un plus
grand nombre de Bretons ou de Gascons.
Inversement, la pression du système représentatif tendait à se relâcher
lorsque le souverain correspondait le mieux aux aspirations d’une partie au
moins de son peuple. Ce fut le cas de Henri V, le vainqueur d’Azincourt.

LES TUDORS
Le règne des Tudors se marque par un recul ou du moins une stagnation
des institutions représentatives 166.
L’évolution vers l’absolutisme tient sans doute à la période de guerre
civile qui a précédé le règne de Henri VII, au besoin d’ordre de l’ensemble
de la population, à l’affaiblissement de l’aristocratie, à l’imitation des
monarchies du continent.
La cause financière n’en doit pas, pour autant, être sous-estimée. Ayant
renoncé à de coûteuses interventions sur le continent, les Tudors semblent
avoir eu de moindres besoins d’argent par rapport à la richesse du
pays — que leurs prédécesseurs.
Le recours à l’impôt fut limité par la confiscation des biens de l’Église
sous Henri VIII, et par les parts de prises d’Élisabeth dans les pirateries de
ses sujets.
Le développement des échanges facilita le paiement des impôts directs,
tout en augmentant le rendement des impôts sur le trafic 167.
Il y eut enfin sous les Tudors un accord étroit entre la politique du
souverain et les aspirations de la nation ou du moins de la bourgeoisie
commerçante.
Les institutions représentatives subsistèrent cependant. Les Tudors ne
s’affranchirent pas de la règle qui subordonnait l’impôt au vote de
l’assemblée. Les «  déguisements  » qu’ils firent subir à certains
prélèvements constituaient un hommage rendu au principe.
Le principe maintenu du consentement de l’impôt devait constituer un
des fondements de l’évolution ultérieure.

LES STUARTS
Les progrès qui, durant cette période, au travers de deux révolutions et
d’une série de conflits mineurs, devaient conduire à faire admettre le
principe de la souveraineté du Parlement ne sont pas dus à la contrainte
fiscale, dans le sens du moins où l’on peut le dire de l’époque des
Plantagenêts.
Ce n’est pas parce qu’ils percevaient l’impôt, c’est parce qu’ils n’étaient
pas en accord avec les aspirations de leurs peuples que Charles Ier et
Jacques 11 furent écartés du pouvoir. C’est pour faire prévaloir leurs
volontés dans les affaires de l’État que les opposants réclamèrent la
limitation de plus en plus étroite de la « prérogative » royale.
On ne doit cependant pas sous-estimer l’importance de l’impôt.
La baisse des prix et le ralentissement de l’activité économique qui se
manifestèrent dans le monde à partir des années 1630-1640 durent
accentuer la pression fiscale 168.
Jacques Ier, Charles II et Jacques II restaient des années sans convoquer
l’assemblée 169. Lorsqu’ils se résignaient à le faire, c’était pour lui
demander de consentir à l’établissement ou au renouvellement des impôts.
Le jour où Charles Ier décida de lever une taxe qui, malgré son déguisement
juridique, était de façon évidente un impôt 170 et de plus un impôt direct, il
provoqua le début de la résistance ouverte 171. En 1640, deux ans après la
condamnation de Hampden, Charles Ier fut contraint de convoquer le
Parlement pour obtenir les ressources nécessaires à la répression de la
révolte écossaise.
On eût dit que les Anglais avaient besoin de l’intervention du fisc pour
sentir qu’ils avaient le droit et le devoir de s’occuper des affaires publiques.
Un prélèvement irrégulier fut considéré comme un signe d’oppression plus
grave que les juridictions extraordinaires créées par les Tudors et
conservées par les Stuarts.
Consentir l’impôt n’étant plus pour elle qu’un instrument, l’assemblée
devait entrer en conflit avec la royauté. Comme sous Édouard II ou Richard
II, l’extension des attributions de l’assemblée représentative 172 provoqua le
refus et la réaction du souverain, et en définitive la double révolution de
1648 et de 1688.
La convention passée avec Charles II, lors de la Restauration, laissa de
larges pouvoirs au roi. Ce n’est qu’en 1688 que la suprématie du Parlement
fut vraiment établie. Les 13 articles de la déclaration des droits de 1689
consacraient à la fois le pouvoir fiscal et le pouvoir législatif de
l’assemblée.
Cependant le principe subsistait de l’existence de deux pouvoirs  : celui
du souverain et celui de l’assemblée. La notion même de pacte, mise en
forme philosophique par Locke, traduisait cette idée de coexistence,
aboutissement normal d’une évolution constitutionnelle d’origine fiscale.

CHAPITRE V

Origine financière des états généraux

En divers pays d’Europe les nécessités financières donnèrent naissance à


des assemblées, mais, à la différence de la Grande-Bretagne, elles
n’évoluèrent pas jusqu’à devenir de véritables Parlements, au sens actuel de
ce terme.
L’étude du cas français, que l’on peut prendre comme prototype, montre
nettement le facteur fiscal à l’origine de cette autre modalité du régime
représentatif.

PHILIPPE LE BEL ET LES PREMIERS ÉTATS GÉNÉRAUX


Il n’est pas facile de distinguer des conseils de seigneurs et de prélats,
auxquels, en certaines circonstances, le roi demandait un avis. les premières
réunions méritant le nom d’états généraux. On peut estimer cependant que
les assemblées de 1302 et de 1308 en présentaient les principaux caractères,
en raison de l’adjonction de représentants des communes aux membres des
deux autres ordres.
Elles étaient motivées par les difficultés financières de la monarchie.
La lutte entre le roi et le pape, origine de l’assemblée de 1302, avait pour
cause profonde la taxation des biens de l’Église à laquelle Boniface VIII
s’était opposé. Il avait convoqué un concile pour délibérer sur les excès
commis en France à l’encontre des laïques comme des clercs.
Ressentant le danger de cet appel a la révolte des contribuables, Philippe
le Bel rechercha l’appui d’une assemblée de clercs, de barons et de
bourgeois.
En 1303 une autre réunion réclama la déchéance de Boniface VIII et vota
des subsides pour réparer les défaites de la guerre des Flandres.
L’assemblée de 1308 avait indirectement un objet financier : le profit que
le roi se promettait de la destruction de l’ordre du Temple.
Les états généraux de 1314 eurent pour seul objet l’octroi de subsides.
Ces dates ne sont pas le fait du hasard. Les premières convocations sont
dues au souverain qui s’efforça d’établir un véritable système fiscal.
Sans doute la transformation des services en prélèvements pécuniaires
avait-elle commencé depuis déjà longtemps, depuis Philippe Auguste au
moins. Poursuivie par Louis VIII, Louis IX et Philippe le Hardi, elle
correspondait à la transformation de l’armée ou les troupes soldées tenaient
une plus grande place.
Avec Philippe le Bel. la fiscalité royale, plus envahissante. rendit
nécessaire la recherche de l’assentiment des contribuables ou de ceux dont
ils dépendaient.
Or. si l’on peut voir dans les états généraux la continuation des
assemblées de barons. on peut y voir aussi la transposition sous une autre
forme d’un système de consultation fiscale qui avait commencé avant le
règne de Philippe le Bel et ne disparut pas avec lui 173.
C’était la conséquence du mouvement d’émancipation des XIIe et XIIIe
siècles. Les chartes accordées aux villes ou villages s’accompagnaient de la
suppression de la taille arbitraire ; elles n’empêchaient pas les souverains de
demander des subsides. Saint Louis de 1248 à 1260 ne leva pas moins de
six impositions sur les villes et. dans son apanage. Alphonse de Poitiers fit
de même 174.
Pour obtenir des ressources, les souverains discutaient avec chaque
communauté. Des commissaires, faisant valoir les avantages que procurait
la protection du roi, obtenaient l’acquiescement des intéressés, partie par
persuasion, partie par intimidation.
Philippe le Bel avait cru pouvoir se dispenser de telles négociations. Les
résistances auxquelles se heurta la levée de divers impôts lui fit comprendre
la nécessité de rechercher un minimum d’assentiment 175.
Dès 1297 et plus encore de 1302 à 1304, il envoya des commissaires
discuter avec les communautés, les assemblées des notables, les bourgeois
des villes.
Un tel système avait le défaut d’être compliqué. L’idée dut venir de le
simplifier en rassemblant les représentants des villes en même temps que
des barons et des prélats.

LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1355 À 1358


De 1356 à 1358 se situe la tentative la plus caractéristique
d’établissement d’un régime représentatif sous la monarchie française.
Les premières défaites de la guerre de Cent Ans avaient mis en relief
l’impéritie du roi et l’incapacité de la noblesse 176.
Les paysans étaient ruinés par l’invasion et par les exactions des grandes
compagnies. La bourgeoisie commerçante souffrait du désordre des
échanges. Étienne Marcel, drapier, en relation d’affaires avec les Flandres,
représentait toute une classe de commerçants qui souhaitaient non
seulement limiter les interventions de l’État mais aussi participer au
gouvernement dont leurs propres intérêts dépendaient de plus en plus.
Les causes fiscales n’en semblent pas moins prépondérantes.
La nécessité de recourir aux prélèvements des plus sensibles, taxes sur
les ventes et impôts directs, conduisit un État dépourvu des moyens de
contrainte à un régime d’assentiment relativement poussé.
L’acquiescement des contribuables ne suffisait pas, il fallait leur
participation. Les dispositions prévues par les états de mars 1356 sont
caractéristiques. Dans chaque cité, trois députés, un pour chaque ordre,
doivent nommer des collecteurs chargés de recevoir de chaque habitant la
déclaration de ses biens, de son état, de ses domestiques et au besoin
d’estimer ses biens sur l’opinion commune et sur la déposition des
voisins 177.

LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE CHARLES V À CHARLES VIII


A partir du règne de Charles V, le gouvernement royal n’entendit plus se
contenter de subsides temporaires. Il voulut l’impôt permanent.
Sous Charles V un régime fiscal s’établit peu à peu, mais les impôts
n’étaient pas véritablement acclimatés. Au début du règne de Charles VI ils
faillirent être tous emportés.
La politique de Charles V fut alors reprise dans des circonstances très
difficiles. Luttant contre un adversaire très puissant, voyant sa légitimité
contestée, Charles VII, comme dauphin puis comme roi, dut s’appuyer sur
le sentiment national. Il convoqua les états généraux ou provinciaux tant
que son trône fut en dispute, leur demandant des subsides, d’autant plus
lourds que la guerre atteignait les échanges et rendait nécessaire un large
recours aux impôts directs.
L’objectif fut atteint. L’impôt devint permanent en même temps que
l’armée.
Grâce aux efforts de ses prédécesseurs et grâce aux circonstances, Louis
XI put se passer d’états généraux. Mais, à sa mort, le gouvernement du
nouveau roi mineur dut convoquer une assemblée afin d’apaiser le
ressentiment provoqué par la fiscalité royale.
Au prix de très larges abattements, elle maintint l’impôt sous réserve de
convocations ultérieures qui n’eurent d’ailleurs pas lieu.

LES ÉTATS GÉNÉRAUX AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES


L’habitude prise de payer l’impôt explique, dans une large mesure,
l’absence à peu près complète d’états généraux sous les règnes de Charles
VIII, à partir de 1484, de Louis XII, de François Ier et d’Henri II.
Les assemblées réunies du règne de François II à 1614 eurent diverses
origines  : faciliter la solution de la question religieuse, discuter de la
succession au trône, faciliter certaines réformes.
D’une façon générale, dans un pays divisé, les états généraux ont du
apparaître comme un moyen de rétablir l’unité ou de confirmer l’autorité
royale. La royauté sentait plus ou moins confusément la force qu’elle
pouvait retirer de ces reprises de contacts, à de rares intervalles, avec les
représentants des trois ordres du pays.
Cependant — mis à part les états de 1593 d’un caractère très particulier
puisque dirigés contre le roi légitime  —  on ne peut nier le caractère
principalement fiscal des préoccupations qui entraînèrent la convocation
des états de 1560 à 1614.
La guerre civile réduisant le rendement de l’impôt indirect, la taille
devait tenir une place relativement importante. Pression fiscale forte,
recours aux modes d’imposition les plus sensibles contribuent à expliquer
que les états généraux aient été convoqués à plusieurs reprises.
Les états s’occupaient de multiples questions, du commerce, de la
réglementation économique, du régime douanier et de la justice, mais le
problème de l’impôt demeurait au centre de leurs préoccupations et de leurs
débats. Ils en discutaient à la fois le montant et les modalités. Ils
demandaient des comptes et des économies.
Ils souhaitaient que le roi rentrât en possession des domaines aliénés et fît
rendre gorge aux financiers.
Ils demandaient à être périodiquement convoqués. Ils voulaient intervenir
dans la composition du Conseil du roi. Ils cherchaient à obtenir l’assurance
que leurs vœux seraient suivis d’effets. Ils revendiquaient le pouvoir
législatif, considéré comme la contrepartie des subsides qui leur étaient
demandés.
Enfin la préoccupation fiscale ne fut pas sans réagir sur leur position vis-
à-vis des affaires générales du royaume. Aux états de 1576, le tiers, qui
avait d’abord pris position en faveur de la lutte contre les protestants,
changea d’attitude lorsqu’il vit que la guerre entraînerait l’accroissement
des impôts. La crainte du fisc fut le commencement de la tolérance.

CHAPITRE VI
Évolutions comparées des institutions politiques européennes

Faire la part de l’incidence de la fiscalité sur les institutions politiques


européennes permet de mieux comprendre les structures étatiques comme
les comportements qui sont actuellement les nôtres et, peut-être, par là
même, de les réformer. Encore convient-il d’insister davantage sur les
motifs des évolutions divergentes de la Grande-Bretagne d’une part, des
principaux pays européens d’autre part.
Les origines se ressemblent. En Angleterre comme sur le continent, cette
contrainte nouvelle qui s’appelait l’impôt parut plus insupportable que les
obligations auxquelles elle se substituait. C’était l’effet de la nouveauté.
C’était aussi le signe de la difficulté que les individus éprouvaient à passer
de l’économie fermée a l’économie monétaire.
Mais dans un cas, en Grande-Bretagne, la contrainte fiscale apparut
moins dure 178. La raison en est simple. Dans un pays orienté de bonne
heure vers le commerce, des ressources importantes purent être tirées des
impôts sur le trafic, notamment sur le plus facile à saisir dans une île, le
trafic avec l’étranger. Le poids de l’impôt direct en fut atténué à l’époque
d’Édouard III comme à celle de Guillaume d’Orange. La même raison,
l’importance que prenait pour les Anglais le commerce extérieur, conduisit
une large fraction de la population à s’intéresser, plus qu’ailleurs, à la
gestion des affaires publiques. Ce souci des Anglais de gérer eux-mêmes
leurs affaires devint progressivement — ce fut très net sous les Stuarts — le
moteur du régime représentatif.
En France, au contraire, la contrainte fiscale resta très dure du Moyen
Age au XVIIIe siècle. Elle était particulièrement ressentie, il faut le redire
une fois de plus, parce que la masse des Français ne souhaitait pas vraiment
participer à la gestion de la chose publique. Elle souhaitait avant tout que
l’État ne l’obligeât point à sortir de l’économie de subsistance. Mais liés
économiquement au reste du monde, les Français s’intéressaient moins que
les Anglais à la conduite de l’État. Les dirigeants eurent, à certains
moments tout au moins, l’impression qu’il ne servirait à rien de tenter
d’intéresser la nation à leurs grandes vues de politique étrangère. Richelieu
en tira la conclusion qu’il fallait renforcer la contrainte, c’est-à-dire bâtir
une monarchie absolue qui ferait le bien des Français malgré eux, les
débarrassant des menaces intérieures et extérieures dont ils ne percevaient
pas bien le danger. Mazarin eut, encore plus nettement, ce sentiment. La
prolongation de la guerre dont il attendait la sécurité, le renforcement et
l’agrandissement de la France, n’intéressait pas beaucoup de Français. Il le
sut, il s’en irrita, on en a des témoignages dans sa correspondance. Lorsqu’il
revint d’exil et reprit le pouvoir, il ne vit d’autre solution que la monarchie
absolue ; il instruisit dans ce sens son royal pupille, le jeune Louis XIV.
L’attitude de la monarchie s’expliquait en partie par celle des états
généraux eux-mêmes. L’évolution des institutions politiques de la France
aurait peut-être été différente si, à l’époque où l’on avait encore recours aux
états généraux, ses membres avaient eu véritablement le souci d’instaurer
en France un régime représentatif. Or, à plusieurs reprises, on vit les
députés reculer devant les possibilités qui s’ouvraient à eux. On peut en
citer un exemple particulièrement typique, celui des états de 1384.
L’assemblée avait été convoquée pour servir d’arbitre entre deux factions,
celle du duc d’Orléans et celle de Beaujeu. Décidant la composition du
Conseil, certains députés soutinrent que les états devaient seulement voter
l’impôt. Philippe Pot réfuta cette opinion en invoquant la souveraineté du
peuple, ce fut sans succès. La majorité déclina le pouvoir qui lui était offert.
Ils laissèrent passer l’occasion d’un progrès politique.
On pourrait relever d’autres exemples et montrer comment, à maintes
reprises, les préoccupations fiscales trop exclusives eurent pour
conséquence des attitudes trop souvent négatives.
Cela revient à dire qu’une nation qui veut le pouvoir doit savoir en payer
le prix, c’est-à-dire accepter l’impôt.
Ce n’est pas tout. En France et dans bien d’autres pays le système
représentatif ne trouvait pas la structure sociologique qui lui aurait permis
de s’acclimater et de s’épanouir. Dans l’Angleterre du Moyen Age les
collectivités locales constituaient des entités plus fortes qu’en France.
Depuis la période anglo-saxonne  —  «  centaines  » et cours de comtés
rassemblaient des individus pour des tâches d’intérêt collectif et les
habituaient à s’occuper d’affaires publiques. Lorsque les institutions
représentatives furent instituées à l’échelle nationale, elles s’appuyèrent sur
des organismes locaux qui leur fournissaient, directement ou indirectement,
des députés. Ce sens communautaire, cette conscience civique facilitaient
l’assiette de l’impôt, ils facilitaient également le fonctionnement du
parlement. Les bourgs et les comtés trouvaient des hommes à qui confier
leurs intérêts.
La moindre vigueur des collectivités locales privait les assemblées
françaises d’un véritable substrat sociologique. Le parlement anglais était
plus enraciné dans le pays que les états généraux du continent.
Ajoutons l’attitude des privilégiés français qui, à différentes reprises,
empêcha les représentants des trois ordres de s’unir.
Si j’insiste sur ces différents points c’est parce que. l’on peut retrouver
dans l’attitude des Français quelque chose de leur ancien comportement.
C’est parce qu’ils sont des contribuables récalcitrants que beaucoup d’entre
eux ne sont pas des citoyens conscients.
Tout ceci revient à dire  —  c’est une autre expression de la même
idée  —  que les techniques constitutionnelles ne suffisent pas à faire
accepter l’impôt. Il faut que les structures économiques se prêtent à la levée
des contributions comme au fonctionnement de la monnaie ou au
développement du crédit.
Restait la possibilité de modifier les structures  : c’est la voie dans
laquelle s’engagèrent les constructeurs des États modernes.
 
TITRE IV

LA RÉPONSE ÉCONOMIQUE :
MERCANTILISME ET SERVAGE

Durant toute la période où ils s’efforcèrent d’édifier des États modernes,


les gouvernements n’ont pas pu ne pas se rendre compte de la raison
profonde des obstacles qu’ils rencontraient, la faiblesse de leur base. la
structure de leur économie, l’insuffisance de leurs échanges.
S’il en avait été besoin ils n’auraient eu qu’à se référer à l’exemple des
facilités offertes aux finances publiques par les républiques marchandes,
celles de l’Italie, celles du Nord de l’Europe.
Le spectacle des Provinces-Unies exerça une influence considérable sur
la politique extérieure comme sur la politique intérieure des autres pays. Ils
ne pouvaient pas ne pas remarquer cette puissance fondée sur le commerce,
cette puissance supérieure à celle d’États dont la superficie et la population
les dépassaient nettement. Colbert eût souhaité faire de la France une vaste
Hollande offrant au roi la base économique de sa puissance, de son
influence, de sa magnificence. Les réactions hostiles et la guerre étaient les
manifestations d’une admiration à peine déguisée.
Ce qui s’était fait, en Hollande, de façon relativement spontanée, pouvait-
on le créer ailleurs par l’action délibérée des gouvernements  ? Ceux-ci
pouvaient-ils modeler le milieu économique, voire la société, les adaptant
au besoin essentiel des États modernes, la levée d’impôts suffisamment
productifs ?
Les gouvernements répondirent par l’affirmative.
Dès le haut Moyen Age, cette préoccupation s’était traduite par la lutte
contre l’économie familiale  : établissement des banalités, politique des
marchés et des foires, politique urbaine 179.
A partir du XVe et du XVIe siècle, deux grandes orientations se
dégagèrent nettement. En effet deux types de solutions étaient possibles.
L’État pouvait encourager l’entreprise privée, lui fournir un cadre, créer
les instruments des échanges, susciter la création de sociétés de commerce
ou d’établissements industriels, voire les créer lui-même quand il le jugeait
indispensable. C’était en gros la solution mercantiliste, celle des États de
l’Europe de l’Ouest.
Avec le même objectif, assurer des rentrées fiscales régulières et
abondantes, l’État pouvait choisir une solution de contrainte beaucoup plus
affirmée. Il pouvait établir ou rétablir le travail forcé ou du moins la
résidence forcée. Ce fut la solution de l’Europe de l’Est.

CHAPITRE PREMIER

La solution de l’Europe occidentale : le mercantilisme

Le mercantilisme constitue un ensemble d’idées et de pratiques qui


dominèrent la pensée et la politique économique des pays européens du
XIVe siècle au XVIIIe. Dès ce dernier siècle et tout au cours du XIXe et du
xxe des économistes «  classiques  » ne cessèrent de se soulever contre cet
étatisme, ce dirigisme  —  je prends le terme contemporain  —  qui
méconnaissaient la force des mécanismes libéraux, contrariaient les
« harmonies naturelles » et diminuaient la richesse des nations.
Les événements qui démentirent leur optimisme, particulièrement les
crises et le chômage, amenèrent un examen plus attentif de la politique
économique des siècles antérieurs et une appréciation plus équitable des
efforts des penseurs et des hommes d’État de cette époque. Malgré
d’indéniables erreurs, les uns et les autres comprirent mieux que leurs
successeurs la liaison entre la monnaie, l’impôt, l’économie et l’État 180.

LA MONNAIE ET L’ÉCONOMIE
Accroître la quantité de monnaie c’était d’abord fournir au commerce les
moyens de règlement dont il avait besoin. Sans l’avoir formulé, on se
rendait compte qu’il n’était pas possible d’attendre des mécanismes
naturels, par exemple d’une baisse des prix très accentuée, l’adaptation de
la monnaie à l’économie. Les récessions du XIXe et du XXe siècle ont
montré le bien-fondé de cette attitude.
Les mercantilistes savaient également, les exposés des motifs des
ordonnances royales le montrent bien, l’influence de la quantité de monnaie
sur le taux d’intérêt et par suite sur les investissements.
Mais à quoi bon, répondent les classiques, plus de monnaie, plus de
demande, plus de désir d’investissement : cela n’accroîtra pas la production
mais seulement les prix. Ils oubliaient, ou voulaient oublier, un fait dont les
hommes du XVIe ou du XVIIe siècle étaient parfaitement conscients  :
l’existence d’une masse d’hommes qui ne trouvaient pas de travail. Il suffit
de parcourir les ouvrages et les documents de l’époque pour voir
l’importance que tenaient les vagabonds ou les oisifs, c’est-à-dire les
hommes que nous nommons les chômeurs. Les pays sous-développés
actuels nous donnent quelque idée de ce chômage endémique. C’était une
préoccupation constante pour les responsables de l’ordre public. Augmenter
les débouchés, augmenter les investissements, défrichements ou
constructions de manufactures, c’était le moyen de mettre ces hommes au
travail par suite de l’existence de capacités de constructions disponibles,
l’augmentation de la quantité de monnaie et de la demande pouvait se
traduire par un accroissement de la production et une diminution du
chômage.
Or, nous l’avons déjà relevé, les possibilités d’agir de la quantité de
monnaie étaient relativement minimes. Faute de pouvoir ou de vouloir
émettre de la monnaie de papier, faute de savoir faire une politique
raisonnable de «  dévaluation », chacun tentait d’accroître sa part du stock
de métaux précieux ou du moins d’en limiter la diminution.
On pouvait y parvenir, théoriquement du moins, en interdisant la sortie
de monnaie. Les différents pays d’Europe connurent l’équivalent du
contrôle des changes de notre époque. Il n’était pas facile d’y parvenir et
surtout l’on pouvait craindre un effet contraire à l’objectif cherché. Interdire
des sorties de monnaie risquait d’empêcher l’achat de produits que l’on
pouvait revendre avec de gros bénéfices à l’étranger. Cela revient à dire, ces
réflexions sont de tous les temps et tous les contrôles des changes les
provoquent. que pour accroître la quantité d’or et d’argent, il faut avant tout
améliorer la balance du commerce, c’est-a-dire vendre à l’étranger plus
qu’on ne lui achète. On pouvait y parvenir en limitant les importations de
produits manufacturés par des droits de douane ou des prohibitions et en
favorisant les exportations. Au contraire il fallait laisser entrer librement les
produits bruts, de la laine par exemple, que les habitants du pays pouvaient
transformer en tissus et vendre à l’étranger. Pour la même raison on pouvait
interdire de taxer la sortie des matières premières. Ainsi le mercantilisme
vit-il s’édifier l’arsenal du protectionnisme.
Mais il ne suffisait pas d’interdire les importations ou de stimuler les
exportations. Encore fallait-il amener les habitants à fabriquer les produits
demandés y compris les produits de luxe dont on ne voulait pas priver les
cours royales et plus généralement les classes privilégiées. Il fallait donc
favoriser la constitution de manufactures, notamment de manufactures de
luxe qui dispensaient des importations les plus coûteuses par des privilèges,
par des subventions, par l’appel aux techniciens et aux ouvriers qualifiés
que les différents États se disputaient à prix d’or.

L’analyse plus ou moins explicite de l’infrastructure de l’impôt


conduisait aux mêmes conclusions. Puisque l’impôt supposait un surplus, il
fallait accroître la production, pour cela augmenter l’investissement et
mettre au travail les hommes inoccupés. Puisque l’impôt sur les échanges
était le plus facile à percevoir, tous les praticiens des finances le savaient, il
fallait orienter la production vers l’échange, vers l’échange intérieur et vers
l’exportation plutôt que vers la seule satisfaction de l’économie fermée des
paysans. Il fallait créer des manufactures qui pouvaient multiplier le trafic
entre les villes et les campagnes comme entre les différents pays. Sur toutes
ces transactions le roi pourrait prélever sa part grâce aux péages, aux taxes
de circulation, aux droits d’entrée et aux droits de douane. C’est la raison
pour laquelle les ministres, un Colbert par exemple, donnaient plus
d’importance à l’industrie et au commerce qu’à l’agriculture, non d’ailleurs
sans compromettre un certain fondement de l’économie.
En un mot il fallait transformer la structure de l’économie pour la rendre
plus apte à renforcer le stock monétaire et à subir le prélèvement fiscal.
Cette politique économique constituait un des fondements essentiels de la
construction des États modernes.

LE MERCANTILISME ET LA CONSTRUCTION DES ÉTATS


MODERNES
On trouve dans les recherches les plus récentes des historiens une mise
en relief des préoccupations économiques de souverains ou d’hommes
d’État dont l’histoire traditionnelle souligne presque exclusivement l’action
proprement politique.
Quelques noms et quelques faits suffisent à le montrer.
On peut citer l’exemple de Louis XI qui, tout en menant sa lutte contre
les grands féodaux, mena une véritable politique commerciale et
industrielle 181, défendit aux Français de fréquenter les foires de Genève,
s’efforça de développer les foires de Lyon, Caen, Rouen, introduisit le
tissage de la soie à Tours, nomma un visiteur général des mines, protégea
l’imprimerie, soutint la draperie de Montpellier et de Poitiers, signa des
traités de commerce, forma le projet de constituer une grande compagnie
pour le commerce d’outre-mer.
En Angleterre la prohibition de l’importation de tissus de soie (en 1455),
de l’exportation des laines par les étrangers (en 1463) et de l’importation
des draps du continent (1464) annonce la politique mercantiliste de Henri
VII (1485-1509). Ce souverain, dont le règne a marqué une étape dans la
construction de l’État, passe des traités de commerce avec la Norvège,
Florence et les Pays-Bas ; il encourage l’expédition de Jean Cabot, etc.
Devant les Communes, le cardinal Morton souligne explicitement le lien
entre cette politique et le souci d’accroître les ressources publiques  : «  Le
roi vous prie de prendre en considération les choses du commerce et des
manufactures du royaume, de telle façon qu’il puisse subsister par lui-
même, que la paresse soit combattue et que le drainage de notre argent par
l’étranger soit arrêté. Vous devez prendre des mesures pour que toute
marchandise amenée d’au-delà des mers soit employée au profit de ce pays,
afin que la richesse nationale ne soit pas diminuée au profit de l’étranger.
Le roi veut vous enrichir  ; vous ne voudriez pas qu’il fût pauvre. Songez
enfin que les royaumes qui nous entourent grandissent de plus en plus et
qu’il ne serait pas bon que le roi se trouvât avec un Trésor vide 182. »
 

Gustave Vasa conclut une série de traités de commerce, réglementa


l’administration des mines, fit venir des fondeurs et des mineurs
d’Allemagne, créa les premières scieries hydrauliques.
Autre fondateur d’un État «  moderne  », le Grand Électeur de
Brandebourg, Frédéric-Guillaume, donna une particulière attention au
développement des échanges. Il fit creuser un canal joignant l’Oder à
l’Elbe, il créa une marine, une compagnie des Indes occidentales et une
compagnie des Indes orientales. Ses successeurs continuèrent dans la même
direction.
La politique économique de Richelieu est un exemple de l’intérêt porté au
développement des échanges par un des hommes d’État qui eut le plus
évidemment la plus grande préoccupation d’accroître la puissance politique
et militaire de son pays 183.
Entré au Conseil en août 1624, chef du Conseil en août, dès mars 1626 il
reçut le titre nouveau de Grand maître et surintendant général du Commerce
et de la Navigation. A l’assemblée des notables de 1626-1627, il souligna
que le relèvement du commerce était une condition nécessaire de
l’augmentation des revenus du roi.
Ses vues se sont traduites en actes concrets : encouragement donné à la
formation de plusieurs compagnies, création d’une marine marchande et
d’une marine militaire, organisation des consulats, conclusion de traités de
commerce avec la Russie et le Maroc, entreprises coloniales, etc.
Richelieu souhaitait faire plus. Il avait un « grand dessein » économique :
ouvrir le commerce de la Perse par la Baltique et la Moscovie.
 

Surintendant des Finances, Fouquet eut une politique économique que


l’action de son adversaire heureux, Colbert, tend à faire oublier.
Pour celui-ci, qui se référait constamment à Richelieu, la politique de
grandeur dépendait des rentrées fiscales, liées elles-mêmes au progrès de
l’économie.
En 1663, il fait part à l’intendant de Montauban de sa préoccupation
d’éviter la disette à Bordeaux, tout en facilitant « le débit des blés du Haut
pays sans lequel votre généralité ne saurait payer la taille 184 ».
En 1666 il définit une politique d’industrialisation liée aux nécessités
fiscales  : «  Outre cette observation d’acheter toujours les marchandises et
d’établir les manufactures en France, par préférence aux étrangers, il faut
encore au-dedans du royaume quelques distinctions : les peuples qui paient
la taille et d’autres impositions, telles qu’il plaît au roi, doivent être plus
chers et plus considérables à Sa Majesté que les peuples des provinces qui
jouissent du privilège des états  ; c’est-à-dire qu’il faut acheter les
marchandises et établir les manufactures en Saintonge, Angoumois, pays
d’Aunis et Poitou, préférablement à la Bretagne 185. »
On comprend la préférence accordée au commerce et à l’industrie, par
comparaison avec l’agriculture relativement négligée.
En exagérant à peine, on peut dire que lorsque Colbert porte attention à la
terre, c’est afin de faciliter le paiement des impôts. Il veut empêcher les
receveurs de saisir les bestiaux «  parce que de leur multiplication dépend
une bonne partie de la richesse du royaume et de la facilité que les peuples
peuvent avoir pour subsister et pour payer les impositions  ». Pour les
mêmes raisons, il considère l’élevage du cheval comme prioritaire 186.
On comprend la conclusion du fameux ouvrage de Thomas Mun,
England’s Treasure by Foreign Trade  : «  Behold then, the true form and
work of foreign Trade, which is the great Revenue of the King, the honour of
the kingdoom, The Noble profession of the Merchant, The school of our
Arts, The supply of our wants, The employment of our poor, The
improvment of our Lands, The Nursery of our Mariner, The Walls [= ships]
of the Kingdom, The means of our Treasure, The Sinews of our Wars, The
terror of our Enemies 187. »
 

Un des aspects du mercantilisme explique que ce phénomène se soit situé


à un moment donné de l’histoire et dans un groupe de pays déterminé.
Le mercantilisme reposait sur l’intervention de l’État, certes, mais aussi
et très largement sur l’initiative 188 privée. Les monarques cherchaient à
stimuler cette iniative, à inciter ceux qui avaient des capitaux à fonder une
compagnie de commerce avec l’Orient ou l’Amérique, à établir une
manufacture, à développer leur commerce. L’État ne prenait en charge
directe la gestion d’une usine ou d’une société de commerce
qu’exceptionnellement, on serait tenté de dire lorsqu’il ne pouvait pas faire
autrement. Il préférait accorder un privilège.
Il n’en reste pas moins que la politique mercantiliste ne pouvait donner
de résultats  — même limités —  qu’en raison de la double caractéristique
de l’économie à cette époque : un certain mélange d’initiative et d’inertie
du secteur privé, mélange qui caractérisait assez bien l’Europe occidentale
du XVe au XVIIIe siècle.
Dans un pays sans commerce, sans bourgeoisie, sans esprit d’entreprise,
la formule mercantiliste eût été impossible. L’État aurait été conduit à une
prise en charge directe de l’économie.
Inversement, dans un pays où les échanges étaient très développés et
l’esprit d’entreprise très répandu, la solution libérale pouvait paraître
suffisante.
Ce fut le cas de la Hollande, où l’intervention de l’État fut moins poussée
que dans d’autres pays européens. La Grande-Bretagne constituait un cas
intermédiaire 189.
Le mercantilisme au contraire était la solution type d’un pays comme la
France où il existait un réseau d’échanges mais où l’économie fermée tenait
une très large place ; d’un pays où il existait un commerce extérieur, mais
insuffisamment actif  ; d’un pays où n’ existait une bourgeoisie, mais trop
attirée vers les carrières de la magistrature au détriment des métiers du
négoce et de l’industrie. On conçoit que le «  colbertisme  » ait paru le
prototype du mercantilisme.
On s’explique également que, sans exclure le mercantilisme, les
souverains de l’Europe orientale aient été conduits à rechercher d’autres
types de solution.

CHAPITRE II

La solution de l’Europe orientale : origine fiscale du servage russe

Nous avons vu comment les dirigeants du Bas-Empire, ressentant tous les


obstacles que l’économie du monde romain opposait à leur volonté de
maintenir un État, cherchèrent à modeler la structure de la société pour
l’adapter aux besoins de la fiscalité.
Cette histoire se répète de façon frappante dans la Russie des tsars. Ici
également on voit, au fur. et à mesure que se renforce la volonté étatique,
bien plus, au fur et à mesure que s’affirme la conception moderne des
souverains, s’instituer, se développer, s’accentuer, un système
d’asservissement qui ne disparaîtra qu’au milieu du XIXe siècle.

FONDEMENTS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES DE


L’ASSERVISSEMENT
L’origine du servage est une des questions dont les historiens russes ont
le plus débattu. Le principe de l’origine étatique, soutenu dès le XVIIIe
siècle, fut contesté par la suite. Pour certains le servage était sorti, en
quelque sorte naturellement, de l’évolution économique. C’était l’effet de
l’endettement du paysan envers le propriétaire foncier ou d’un séjour
durable et ininterrompu sur la terre. Des documents, publiés à partir de
1908 environ, firent de nouveau ressortir l’importance du rôle de l’État. A
l’heure actuelle l’origine étatique, disons plus précisément l’origine fiscale,
du servage semble devoir être admise 190.
Une première série de faits vient à l’appui de cette opinion. Les
souverains qui ont le plus contribué à instituer, à étendre, à renforcer le
servage sont ceux qui peuvent être considérés comme les principaux
fondateurs de l’État, comme les plus soucieux d’accroître ses moyens
d’action et de puissance  : Ivan le Terrible, Boris Godounov, Pierre le
Grand, Catherine II.
L’examen des circonstances dans lesquelles s’est progressivement
institué ce régime fait ressortir encore plus nettement la volonté des
souverains de plier la structure sociale à ce qu’ils considéraient comme une
nécessité pour l’État.
Sans doute ne faut-il pas perdre de vue l’intérêt que les grands
propriétaires fonciers, les boyards, trouvaient à l’établissement d’un régime
qui leur permettait de prélever une large part de la production des paysans.
On ne saurait regarder le gouvernement des tsars comme une entité
abstraite dont l’action aurait été indépendante de la classe dont il était, dans
une très large mesure, l’expression.
Il n’en demeure pas moins que ce pouvoir, une fois établi, a réagi sur la
classe qui l’appuyait, modifiant sa composition et son recrutement, lui
imposant des obligations que ses membres n’auraient pas toujours
souhaitées, en tirant des conséquences sur le plan de la structure de la
société.
Il y eut donc une série d’actions du souverain sur la classe privilégiée et
de la classe sur le souverain, et il semble qu’à partir d’une certaine époque
les monarques aient eu, plus nettement que leurs sujets, la volonté de créer
un État moderne.

LES ORIGINES DE L’ASSERVISSEMENT


Au Moyen Age, en raison du morcellement politique, il était difficile
d’attacher à la terre des hommes qui auraient pu facilement trouver asile
chez les seigneurs ou les princes voisins. Les possesseurs de domaines
accordaient à ceux qui venaient s’installer chez eux 191 des privilèges
judiciaires et fiscaux analogues à ceux qui, en Europe occidentale,
permirent les grands défrichements ou la remise en valeur de terres
dévastées.
A partir de la seconde moitié du XVe siècle, au contraire, l’État
moscovite se forme. Les besoins de l’État augmentent avec les guerres
d’Ivan III (1462-1505) contre les Tartares. Le pouvoir central crée son
armature en distribuant des terres à ses serviteurs militaires ou civils
(pomeslchikys).
Ceux-ci accroissent les redevances et les corvées en même temps
qu’augmentent les impôts d’État.
En outre, l’économie «  monétaire  » créée pour les besoins de l’État
signifiait une tension d’un taux de l’intérêt, la nécessité pour le paysan de
recourir au prêteur. Lorsqu’il était incapable de payer il s’engageait à
travailler pour rembourser sa dette.
L’ensemble de ces charges devait se traduire, dès cette époque, par une
certaine tendance à la fuite, et l’État devait être tenté de limiter
progressivement ce droit au départ — comme le Bas-Empire romain avait
limité le droit d’abandonner les terres.
C’est bien, semble-t-il, de cette façon que s’institua le servage. Le délai
après lequel un fermier pouvait quitter son domaine et le délai durant
lequel, en cas de départ, il pouvait être ramené sur sa terre furent
progressivement allongés. La servitude paraît être sortie de ce que les
historiens russes appellent les « interdictions de passage ».
Le Code de 1494 interdit aux fermiers de quitter leurs maîtres avant la
Saint-Georges d’automne 192.
Au XVIe siècle cette évolution s’accentue. Les besoins de l’État et par
suite les redevances des paysans augmentent. En outre, la conquête des
royaumes tartares de Kazan, en 1552, d’Astrakan en 1556, inclut dans l’État
de Moscou tout le bassin de la Volga 193. Les paysans sont doublement
sollicités par l’émigration.
«  Les terriers du dernier quart du XVIe siècle indiquent 76 à 96  % de
terres complètement abandonnées dans le district de Moscou, de 50 à 86 %
dans d’autres districts centraux et jusqu’à 97  % dans la région
novgorodienne 194. »
Dans ces conditions les titulaires de bénéfices perdaient leurs fermiers et
leurs ressources ; ils ne pouvaient plus remplir leurs obligations militaires.
Les domaines de la couronne cessaient de rapporter. Les fondements de
l’État étaient menacés.
D’accord avec les propriétaires fonciers, les souverains accentuent
l’assujettissement à la terre. Le Code de 1550 autorise les fermiers à faire
leur désaveu mais il fixe une indemnité à payer au propriétaire au moment
du départ.
Vers 1580-1581, le tsar interdit aux paysans de quitter leurs communes
ou leurs maîtres et à ceux-ci de débaucher les paysans ou les fermiers de
leurs voisins.
En 1597 Boris Godounov décide que l’on peut ramener les paysans qui
ont fui durant les cinq années précédentes.
A l’asservissement au propriétaire foncier s’ajoute, dès cette époque, et
ici l’analogie avec le Bas-Empire est frappante, l’attachement au mir, à la
commune, responsable du paiement de l’impôt vis-à-vis du seigneur. Cette
garantie solidaire conduisit à interdire aux «  anciens  », qui possédaient
l’autorité et que l’on peut comparer aux « curiales » romains, d’abandonner
le territoire de leur commune (oukase de 1568) 195.
Aux charges accrues qui pesaient sur la population paysanne, un certain
nombre d’hommes s’efforcèrent d’échapper en gagnant les forêts ou les
régions frontières. Des bandes se formèrent ainsi, analogues à celles des
Bagaudes du Bas-Empire, nées, comme elles, d’une oppression fiscale
excessive. Dans certaines circonstances des masses de paysans révoltés,
ainsi que la population flottante qui vivait dans la zone frontière, se
joignirent aux chefs de bandes.
La croyance populaire dans la survie du tsarévitch Dmitri Ivanovitch se
traduisit par une série de soulèvements. Des boyards s’efforcèrent, comme
ce sera le cas en France lors de la Fronde et en d’autres occasions, de tirer
parti du mécontentement populaire. D’où cette période dite « des troubles »
qui prit fin en 1613, lorsque, devant la crainte du bouleversement, une
assemblée, analogue aux états généraux de l’Occident, élut tsar Michel
Romanov.
Les souverains de la nouvelle dynastie se trouvaient en présence de
tâches non moins onéreuses que leurs prédécesseurs  : guerres contre les
Suédois, les Polonais et les Tartares, nécessité de protéger des frontières très
étendues compte tenu de la faible densité et de la faible richesse du pays. Il
fallut élever des forteresses, faire appel aux mercenaires étrangers, créer
une armée permanente
Quoique relativement faible, le développement com mercial et industriel
de cette époque permit un certain recours aux ressources liées aux
échanges. En 1646, le tarif du sel fut relevé non sans réduire la quantité de
poisson salé, une des nourritures les plus répandues  : un soulèvement en
résulta.
Le gouvernement s’efforça de trouver des ressources en fabriquant des
monnaies de cuivre auxquelles il donna même valeur libératoire qu’aux
monnaies d’argent. Il créait ainsi une monnaie hétérogène avec tous les
inconvénients de ce type d’inflation. Après une révolte, il fallut se résigner,
en 1663, à démonétiser la monnaie de cuivre.
Tout ceci conduisait les tsars à recourir aux méthodes dont les États de
l’Europe de l’Ouest s’étaient affranchis ou tendaient à s’affranchir.
Une série d’institutions eurent pour caractère commun de fixer les
obligations des différentes classes sociales et de limiter la liberté de chacun
afin de mieux assurer le service de l’État.
La loi décida que la possession de la terre serait toujours subordonnée à
l’obligation de servir et, depuis 1620, le nombre des combattants que tout
propriétaire devait fournir fut lié au nombre des exploitations paysannes
établies sur sa terre.
Dans chaque ville les marchands étaient collectivement responsables du
paiement des impôts et, en 1658, il fut interdit aux citadins — y compris à
ceux des faubourgs  —  de quitter leur ville. Une fois de plus on ne peut
manquer d’évoquer le régime du Bas-Empire avec ses curiales rivés à la
curie par l’obligation fiscale.
Les contraintes les plus lourdes sont imposées à la population rurale.
En 1645, le Code d’Alexis Mikhaïlovitch prévoit l’inscription des
paysans sur les rôles de l’État au nom de leurs seigneurs. La prescription est
supprimée 196. Les boyards sont responsables de leurs paysans sur lesquels
ils ont droit de justice. L’oukase de 1658 institue des agents spéciaux pour
rechercher les évadés. Les oukases de 1661 et de 1667 décident d’enlever à
tout propriétaire qui aurait reçu un fugitif quatre paysans.
La rigueur de ce système provoqua des révoltes. La plus violente fut celle
de Stenka Razine, un chef de bande qui proposa de délivrer le tsar, de
libérer le peuple du servage, de la bureaucratie, de l’impôt non consenti. Il
obtint des victoires mais ses troupes ne purent résister aux régiments
exercés à l’européenne. En 1671 la révolte était vaincue.
Un oukase de 1675 autorisa les boyards à vendre les paysans sans la
terre.
L’imperfection du système fiscal était une cause supplémentaire
d’émigration. Au XVIe et jusque vers la fin du XVIIe siècle, l’unité
d’imposition, la sokha, correspondait à une superficie variable suivant la
région et la qualité des terres. A partir de 1647, l’impôt fut réparti non plus
suivant la superficie, mais en raison du nombre des exploitations paysannes.
Il y a lieu de se demander si le caractère rudimentaire d’un système qui ne
paraît pas sans analogie, dans son évolution même, avec celui du Bas-
Empire n’a pas contribué aux abandons de terres que le gouvernement
chercha, par l’établissement ou le renforcement du servage, à empêcher.
L’asservissement définitif des paysans — 1645, 1649 — coïncide à peu près
avec le nouveau régime fiscal fondé sur le nombre des exploitations.

L’ACTION DE PIERRE LE GRAND ET DE CATHERINE II


Au temps de Pierre le Grand les échanges se développèrent mais
l’accroissement des charges de l’État 197 semble avoir été plus rapide que les
progrès de l’économie. Ce décalage devait se traduire par la généralisation
et l’accentuation du servage.
La servitude fut imposée à toute la partie flottante de la population  :
paysans fuyards, esclaves affranchis, bourgeois ruinés, vagabonds ou
mendiants professionnels. Furent également asservis les serviteurs
secondaires des églises, les enfants des popes, les ecclésiastiques sans
emploi régulier, les popes et diacres en retraite.
Le tsar fit opérer par l’armée des razzias de serfs jusque chez les
cosaques. Il obligea tout serf qui quittait son village à se munir d’un
passeport. Il soumit au servage les paysans libres qui se trouvaient encore
dans les districts de Novgorod et d’Arkhangelsk.
La liaison entre l’impôt et la servitude se manifeste de façon
particulièrement nette avec la capitation de 1719, le type de l’impôt qui
provoque naturellement l’exode des contribuables « marginaux ».
Les nobles qui voyaient s’accroître leurs droits vis-à-vis des paysans
étaient obligés de servir l’État pendant toute leur vie à partir de vingt et un
ans.
 

Sous les successeurs de Pierre le Grand 198 la servitude s’accentua,


particulièrement sous le règne de la tsarine qui passait en Europe pour un
des souverains les plus désireux de moderniser son État.
Catherine II, l’amie des philosophes, autorisa les seigneurs à envoyer les
paysans aux travaux forcés. Elle permit de vendre le paysan sans la terre.
Elle établit le servage en Ukraine. D’une façon générale ce pays connut,
avec un certain décalage dans le temps, une évolution analogue à celle de la
Russie proprement dite 199.

L’ÉVOLUTION D’AUTRES RÉGIONS DE L’EUROPE


CENTRALE ET ORIENTALE
Dans d’autres États où le souverain était plus faible, l’aristocratie imposa
la transformation de la société dans son intérêt direct, principal, pour ne pas
dire exclusif.
En Allemagne, au Danemark, dans les Pays baltes, en Pologne...,
l’apparition ou le renforcement du servage semble avoir été provoqué par
les possibilités d’exportation de grains qui apparaissent vers le XVe siècle,
ainsi que par la dépopulation, suite de la guerre de Trente Ans.
Les grands domaines s’étendent, les propriétaires ont besoin de plus de
main-d’œuvre  ; la force politique de l’aristocratie lui permet d’imposer la
résidence, voire le travail forcé.
Toutefois certains souverains surent tirer parti des concessions faites à
l’aristocratie pour renforcer leur appareil financier et militaire.
C’est le cas du Brandebourg où, pour obtenir des assemblées les subsides
nécessaires à la modernisation de l’État et de l’armée, le Grand Électeur est
obligé de renforcer le servage.
 

Un autre cas mérite une mention particulière.


Dans les principautés roumaines les exigences financières de l’État, en
l’espèce le sultan suzerain de ces provinces, seraient comme en Russie
directement à l’origine du servage.
Le tribut ottoman s’étant alourdi, un tribut qu’il fallait payer en espèces,
une structure économique caractérisée par l’existence de petites propriétés
paysannes ne pouvait permettre de satisfaire ces exigences. Que ce fût pour
payer le suzerain ou pour résister à ses demandes, le prince se trouva placé
devant des besoins financiers qu’il estimait ne pouvoir satisfaire sans
attacher plus étroitement l’individu à la terre.
D’où ce que l’on a appelé le « lien de Michel le Brave » 200.
Un décret, dont la date est inconnue, mentionné en 1613 pour la première
fois, pose le principe « que chacun, quel que soit le lieu où il se trouve, soit
serf à perpétuité là où il se trouve ».
 

Troisième partie

LE XVIIIe SIÈCLE RÉFORMES ET


RÉVOLUTIONS
 

INTRODUCTION

Alors que le XVIIe siècle avait vu les ambitions des souverains


étroitement limitées par les résistances du milieu, le XVIIIe siècle devait
apporter aux monarques européens une technique financière et une
économie plus évoluées. Ils purent y puiser des ressources plus
considérables et bâtir des États plus puissants. Une mise en sommeil des
institutions représentatives encore existantes et une atténuation des révoltes
fiscales ne sont pas moins significatives.
Mais une administration plus complexe, des armées mieux équipées et
des guerres plus acharnées signifiaient un tel accroissement des besoins que
ceux-ci dépassèrent les moyens financiers des gouvernements. L’économie
offrait certes plus de ressources potentielles mais pour les extraire il fallait
s’attaquer à une société encore imprégnée du système féodal, et à
d’innombrables privilèges. L’amélioration des finances et le renforcement
du pouvoir passaient par la reconstruction logique, systématique, rationnelle
de l’État, de l’économie, de la société.
Cette politique se heurtait à deux obstacles : l’opposition, d’abord passive
puis délibérément active, de ceux dont les souverains tentaient de réduire
les privilèges et la résistance d’un milieu économique moins évolué qu’ils
ne l’avaient cru. La lutte des souverains, comparable à celle qu’avait menée
leurs prédécesseurs du XIVe au XVIIe siècle, était en un sens plus
redoutable. Il ne s’agissait plus seulement de révoltes paysannes mal
dirigées. Les privilégiés utilisèrent les arguments que pouvait leur fournir le
progrès des Lumières. Ils firent appel à la masse de la population sans se
rendre compte qu’ils déclenchaient un processus révolutionnaire qui
risquait d’emporter leurs privilèges eux-mêmes. Ainsi les efforts de progrès
engendraient naturellement des révolutions.
En résumé on est tenté de ramener l’évolution des États européens au
processus suivant :
L’élargissement des bases économiques et financières des États.
Le combat engagé par le despotisme éclairé pour reconstruire des États
plus riches et plus puissants.
Engendrée par l’ère des réformes, l’ère des révolutions.
 
TITRE I

L’ÉLARGISSEMENT DES BASES FINANCIÈRES


DU POUVOIR

Traçant dans l’Histoire de mon temps 201 le tableau de la puissance


respective des États européens, Frédéric II souligne qu’elle avait peu de
rapports avec ce que la différence de leurs superficies et de leurs
populations aurait pu faire supposer. Ce qui comptait pour lui c’étaient leurs
ressources financières et par suite les effectifs de leurs armées.
Malgré son empire colonial, les revenus de l’État espagnol ne dépassaient
pas 24 millions d’écus et son armée 60000 hommes, alors que les recettes
de la France s’élevaient à 60 millions d’écus et son armée à 130  000
hommes 202.
Autre comparaison : avec une population beaucoup plus faible, le roi de
Sardaigne avait des revenus supérieurs à ceux du roi des Deux-Siciles (5
millions d’écus contre 4) et une armée beaucoup plus importante (30000
hommes au lieu de 12000). Ces ressources reposaient sur l’activité de la
Savoie et du Piémont, avec tout ce que le trafic pouvait rapporter au
« portier des Alpes ».
L’empire des Habsbourg était l’exemple le plus typique de la fragilité,
pour ne pas dire du caractère dérisoire des ambitions politiques qui ne
s’appuyaient pas sur des finances solides.
L’envoyé anglais annonçait la ruine prochaine de cet empire. Le ministre
français des Affaires étrangères partageait ce point de vue. Des instructions
données au duc de Richelieu, ambassadeur de France à Vienne en 1725, on
peut extraire ce passage :
«  A quelque degré de puissance que l’empereur soit parvenu par les
grandes acquisitions qu’il a faites, l’on n’ignore pas que, nonobstant les
secours qu’il a eus de plusieurs princes du dehors et du dedans de l’empire,
les dépenses de la guerre ont mis un grand dérangement dans ses finances,
et que d’ailleurs ceux qu’il retire des Pays-Bas, de la Hongrie, du royaume
de Naples et de Sicile, et du Milanais, suffisent à peine à l’entretien des
places en sorte que indépendamment de ce que chaque partie de ses
nouvelles acquisitions lui est même à charge pendant la paix, il ne serait pas
en état de soutenir les dépenses de la guerre, surtout lorsqu’il ne trouverait
pas les mêmes ressources que l’Angleterre, la Hollande et plusieurs princes
de l’empire lui ont fournies pendant le cours de la dernière 203. »
La défaite de l’Autriche, combien plus vaste et plus peuplée, par la
Prusse de Frédéric II fut la conséquence de cette situation.
Il paraît inutile de souligner ce que les historiens ont fait si souvent, le
contraste que présentait la puissance de la Prusse fondée sur le
développement parallèle de l’économie, des finances et de l’armée 204.
A la mort de Frédéric-Guillaume Ier, l’empereur avait un revenu de 20
millions d’écus et une armée de 82000 hommes, à peine supérieure  —  en
nombre  —  à l’armée du roi de Prusse, 76000 hommes, une armée que ce
dernier entretenait avec un budget de 7 400 000 écus.
La leçon ne fut pas perdue : Marie-Thérèse s’efforça de constituer (ou de
reconstituer) une administration, un système fiscal et une armée, et Joseph
II tenta d’amplifier son œuvre 205.
Une autre série de faits révèle bien la source du pouvoir  ; une série
d’États ne pouvaient s’engager dans la guerre que dans la mesure où les
plus riches, la France et surtout l’Angleterre, leur fournissaient les subsides
nécessaires à la conduite des hostilités.
En définitive celui qui l’emporta fut l’Angleterre, l’empire financier le
plus solide. Son hégémonie ne fut compromise que par son obstination à
s’opposer à la décolonisation de ses possessions d’Amérique du Nord et par
les progrès réalisés par la France. Cela en attendant les guerres de la
Révolution et de l’Empire  : la mobilisation du peuple français et le génie
militaire de Napoléon finirent par être vaincus par une force financière
supérieure.
Comment les États du XVIIIe siècle purent-ils trouver des ressources
supérieures à celles de leurs prédécesseurs  ? On peut relever certes les
progrès des techniques financières, du crédit, de la monnaie, de l’impôt. On
peut également tenir compte de l’apport renouvelé de métaux précieux
d’Amérique, donc d’une véritable abondance monétaire. On doit insister
enfin sur les progrès de la production et plus encore des échanges qui
fournirent les bases des systèmes fiscaux plus productifs.
CHAPITRE PREMIER

Progrès des conceptions et des techniques financières

« Le commerce et le nombre des peuples qui font la


richesse et la puissance d’un État dépendent de la
quantité et conduite des monnoyes. »
Law,

Mémoire sur les banques,

1715.

Dès la fin, avant même la fin du règne de Louis XIV, des hommes
s’efforcèrent de discerner les lacunes des systèmes financiers, notamment
du système financier français, et proposèrent une nouvelle approche de ce
problème.
L’Écossais Law ne fut pas le seul, mais celui dont les premiers succès et
l’échec final furent les plus spectaculaires. Il n’est pas facile de démêler ce
qu’il y eut de fondé et ce qu’il y eut d’excessif dans ses idées et ses
réalisations. Du moins doit-on distinguer leurs divers aspects 206.
Un certain nombre d’observations l’avaient conduit à souligner
l’incidence de la monnaie sur l’activité et la prospérité des États. Il avait
réfléchi comme d’autres sur les insuffisances de la quantité de monnaie en
circulation à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. Il avait bien
discerné la part qu’il fallait faire à la faiblesse du stock monétaire et à
l’insuffisance de la vitesse de circulation de la monnaie. Il avait observé les
entraves apportées à l’activité de certaines régions par l’envoi des encaisses
des comptables provinciaux au Trésor parisien, faute des instruments de
crédit qui auraient dispensé de la longue « voiture des espèces ». Il estimait
qu’une monnaie de papier faciliterait le mouvement des fonds et que l’on
devrait s’acheminer vers la création d’une monnaie tout à fait affranchie
d’une base métallique trop souvent insuffisante. A défaut d’une telle
solution, l’exemple de la Banque d’Angleterre et de la Banque
d’Amsterdam montrait qu’il était possible d’émettre une masse de billets
dépassant le volume des encaisses.
Effectivement la banque de Law fondée en 1716, comme banque privée
en raison de l’opposition des financiers traditionnels, fut un véritable succès
et les Français apprécièrent les commodités offertes par cette nouvelle
monnaie 207.
En 1718 la banque devint banque royale.
Les idées de Law ne s’arrêtaient pas là. Ainsi qu’il l’écrit explicitement
au Régent en décembre 1715  : «  La banque n’est pas la seule ni la plus
grande de mes idées. Je produirai un travail qui surprendra l’Europe par les
changements qu’ils porteront en faveur de la France, des changements plus
grands que ceux qui ont été produits par la découverte des Indes ou par
l’introduction du crédit. »
Impressionné par le succès des compagnies de commerce anglaises et
hollandaises, il fit décider en 1717 l’établissement d’une compagnie
équivalente, la Compagnie d’Occident, qui, absorbant d’autres compagnies
maritimes, devint par la suite la Compagnie des Indes en 1719. L’idée
n’était pas mauvaise en elle-même mais Law s’aveugla sur les difficultés de
sa mise en œuvre. Les bénéfices de la compagnie française étaient
relativement limités en raison du caractère de son domaine colonial. Pour
s’en tenir à cet exemple, on pouvait attendre beaucoup de la Louisiane mais
on ne pouvait espérer la mobilisation rapide des richesses potentielles d’un
territoire encore peu peuplé. En outre, les Français étaient moins enclins
que les voisins du Nord à s’intéresser au commerce d’outre-mer. Colbert
s’était déjà heurté à cet obstacle. Law tenta de le surmonter en faisant
miroiter par une intensive propagande d’énormes bénéfices et en
provoquant une violente spéculation. Les hausses fantastiques des actions
de la compagnie ne pouvaient, de toute évidence, durer indéfiniment. Tout
recul des cours risquait de provoquer l’échec de la compagnie et par là
même de la banque dont les émissions avaient été inconsidérément utilisées
au profit de la spéculation.
Le système de Law présentait un troisième aspect. La compagnie des
Indes prit en charge progressivement une série de tâches financières  : la
ferme du tabac, la fabrication des monnaies, le bail des fermes générales,
les recettes générales.
Enfin la compagnie se chargeait de rembourser la dette publique
moyennant une rente de 45 millions. A cet effet elle émit des actions
nouvelles payables en contrats de rentes, en contrats d’État ou en billets de
la banque. Ce mécanisme apparaissait favorable à l’Etat qui bénéficiait
d’une réduction d’intérêts et aux créanciers qui échangeaient des titres de
valeur incertaine contre des actions dont on espérait des hausses
indéfinies 208.
Tout ceci signifiait une très dure atteinte aux intérêts des financiers
traditionnels auxquels on avait repris la ferme des impôts et ses bénéfices.
Ceux qui avaient été ainsi écartés  —  et leurs protecteurs de la grande
aristocratie  —  surent déclencher une spéculation à la baisse qui, après
diverses péripéties, devait emporter l’ensemble du système, y compris la
banque.
On connaît la suite : la liquidation du système confiée aux adversaires de
Law (les frères Paris) et le retour à la finance traditionnelle.
Certains des aspects du système de Law se retrouvent à l’étranger. Au
lendemain de la paix d’autres hommes d’affaires proposèrent à des
gouvernements de réduire leur dette en substituant aux créances sur l’État
les actions de compagnies de commerce. Ce fut du moins le cas en
Angleterre avec la Compagnie des mers du Sud à laquelle fut confiée le
soin de prendre en charge la dette publique. Ici également, la création de
multiples sociétés et une spéculation effrénée vinrent porter atteinte à ce
qu’il pouvait y avoir de fondé dans le système. L’effondrement des sociétés
fondées sur des bases de plus en plus fragiles atteignit la Compagnie des
Mers du Sud elle-même. Il s’ensuivit une crise politique grave dans le détail
de laquelle je ne saurais entrer.
Notons seulement que le système anglais de crédit ne fut pas durablement
atteint tandis que la chute du système de Law compromit pour longtemps la
possibilité de créer en France une banque d’émission.
Rappelons que dès sa création, en 1694, par les grands marchands de
Londres, la Banque d’Angleterre pouvait émettre des billets pour un
montant correspondant au capital (1 200 000 livres) prêté au roi.
La Banque d’Amsterdam, à son origine (1608), recevait des dépôts et
effectuait des règlements par virements mais n’émettait pas de billets. A
partir de 1683, elle commence à accorder des avances aux particuliers et des
récépissés commencent à circuler comme de la monnaie ordinaire.
Durant le XVIIIe siècle d’autres États s’engagèrent, avec plus ou moins
de succès, dans l’émission de la monnaie de papier.
Les États, comme les particuliers, commençaient à disposer de
techniques inflationnistes analogues à celles de notre époque.
S’y ajoutèrent des progrès en matière de circulation des fonds,
d’émission d’emprunts publics, de négociation des valeurs mobilières.
CHAPITRE II

Les nouveaux apports de métaux précieux

Un autre phénomène devait faciliter la solution du problème des


échanges  : les nouveaux afflux de métaux précieux. Comme toujours, le
manque de monnaie ressenti à la fin du XVIIe et à la fin du XVIIIe
déclencha la recherche de gisements nouveaux ou le développement
d’exploitations existantes. Au Brésil ces efforts aboutirent vers 1703 à la
découverte de gisements aurifères dans la région qui fut dénommée Minas
Gerais. Parallèlement la production des mines d’argent de l’Amérique
espagnole fut développée.
Au cours du XVIIIe siècle la production mondiale d’or et d’argent aurait
évolué de la façon suivante :

MOYENNES ANNUELLES DE LA PRODUCTION D’OR ET D’ARGENT

Kilos d’or Kilos d’argent


1681-1700 10 765 341 000
1701-1720 12 820 355 000
1721-1740 19 080 431 000
1741-1760 24 610 533 000
1761-1780 20 705 625 000
1781-1800 17 790 879 000
1801-1820 17 778 894 150
(D’après Soetber.)

CHAPITRE III

Les progrès de l’économie, de la fiscalité et de la puissance

Malgré les progrès réalisés, l’évolution du crédit ne pouvait soutenir


durablement la force des États que si elle reposait sur une capacité fiscale.
L’Angleterre fut puissante, elle put entretenir sa flotte, ses armées et celles
de ses alliés parce qu’elle emprunta facilement grâce à son souci constant
de recourir à l’impôt pour limiter et rembourser la dette.
La capacité fiscale était étroitement liée non seulement à l’accroissement
de la production — n’oublions pas que le XVIIIe siècle connut ce que l’on a
dénommé la révolution agricole et la révolution industrielle  —  mais aussi
au développement des échanges. Or l’accroissement du commerce fut, à
cette époque, supérieur à celui de la production. Les États purent en tirer
des recettes fiscales plus abondantes et plus faciles à recouvrer. C’est sans
doute aux progrès du trafic que l’on doit le caractère du système fiscal du
XVIIIe siècle, la tendance à recourir plus largement aux douanes et aux
impôts indirects ou, plus exactement, car les gouvernements ont toujours
cherché à faire appel à ce type d’impôt, la possibilité de le faire.

L’EXEMPLE AUTRICHIEN
De la liaison du commerce de la finance et de la puissance, un des
exemples les plus nets est celui de l’Autriche. Les traités d’Utrecht en
avaient fait un État à qui certaines possessions italiennes  —  et surtout la
possession des Pays-Bas  —  donnaient une virtualité commerciale
indiscutable.
Par le seul accroissement des droits d’entrée et de sortie, le
développement de la navigation pouvait fournir un appoint considérable aux
finances publiques en état très médiocre.
Après diverses tentatives, deux hommes d’affaires proposèrent un plan
complet de rénovation financière et commerciale comportant la création
d’une Compagnie privilégiée des Indes et du Levant avec siège à Anvers et
magasins à Ostende. L’empereur recevrait 1/8 des bénéfices, qui lui
permettrait d’acquitter ses dettes en quatre ans.
En 1722, la charte de la Compagnie fut approuvée par l’empereur 209.
Cette volonté de développement commercial inquiéta la Grande-
Bretagne, attentive durant tout ce siècle à freiner le commerce des autres.
Charles VI, à la suite d’une série de péripéties diplomatiques, abandonna la
Compagnie d’Ostende en contrepartie de la reconnaissance de la
Pragmatique Sanction, espérant assurer ainsi l’intégrité de ses États au
profit de sa fille 210.
Plus généralement, l’empereur sacrifia le commerce et la puissance
matérielle de ses États à la collection d’une série de garanties
internationales qui ne furent d’aucune utilité à Marie-Thérèse, car il n’est
guère de gouvernement qui n’ait renié sa signature.
Nous avons vu le résultat de cette politique : un État sans finances et par
conséquent sans armée.

ÉVOLUTION COMPARÉE DE LA FRANCE ET DE


L’ANGLETERRE
En France, l’augmentation des échanges, résultant, en particulier, du
commerce avec les Antilles d’où l’on importait en quantités croissantes des
denrées «  coloniales », provoqua un développement industriel et urbain et
par suite une extension du commerce des produits agricoles.
Il en résulta une augmentation des impôts indirects supérieure à celle des
impôts directs  : de 1715 à 1773, le produit des fermes passa de 60 à 192
millions alors que le produit des impôts directs ne s’élevait que de 101 à
174 211.
Cependant le système fiscal trouvait des limites qui, à plusieurs reprises,
infléchirent la politique extérieure française.
«  Si la guerre commence dans l’année  », concluait le financier Pâris-
Duverney dans un mémoire dont Bourbon donna lecture au conseil en mai
1726, «  il n’y a point de force de génie qui puisse prévenir un état de
décadence. » Cette prise de position contribua à éviter une guerre — qui eût
été d’ailleurs sans intérêt pour la France. De telles considérations peuvent
expliquer, pour partie, la politique pacifique de Fleury.
La politique extérieure de la France entre la guerre de succession
d’Autriche et la guerre de Sept Ans est généralement considérée comme
peu énergique. Ce fut, en partie, en raison des difficultés intérieures
provoquées par les difficultés financières.
Après la guerre de Sept Ans, l’importance donnée par la France, qui
abandonnait les Indes et le Canada, a la conservation des Antilles et au droit
de pêche a Terre-Neuve s’explique par la volonté de Choiseul de garder
l’infrastructure économique des ressources financières nécessaires à une
revanche.
 

Malgré une superficie et une population très inférieures à celles de la


monarchie autrichienne et de la monarchie française 212, la puissance
dominante fut incontestablement l’Angleterre qui, dans une très large
mesure, tirait sa force de ses finances.
Or la structure économique de la Grande-Bretagne fut à la base de sa
capacité fiscale, en lui permettant de donner aux impôts sur les échanges la
plus large place.
De 1736 à 1738, en moyenne annuelle, les impôts directs représentaient
1 135 000 £, les droits sur le trafic (douane, accise, timbre) 4 550 000 £.
Les périodes de guerre rendaient nécessaire le recours à l’impôt direct,
mais une grande partie de l’effort fiscal était demandée au relèvement des
impôts indirects et des droits de douane. Le fait que l’Angleterre était une
île, son climat qui excluait pratiquement la production du vin, son
expansion commerciale qui développait l’usage d’autres denrées — le thé,
le tabac — qu’elle ne produisait pas non plus, tout cela se traduisait par un
trafic relativement facile à surveiller.
La victoire de l’Angleterre de Pitt sur la France de Louis XV fut, comme
la victoire de Guillaume d’Orange, ou antérieurement celle des
Plantagenèts, la victoire du pays le plus commerçant.
Le commerce français s’étant considérablement développé après la
guerre de Sept Ans, la France put prendre sur l’Angleterre la revanche que
représenta la guerre de l’Indépendance américaine.
La France fut victorieuse, mais l’effort qu’elle avait dû consentir rendit le
problème financier insoluble à défaut d’une révolution.
Conscients de toutes les liaisons entre l’économie et la puissance, les
États les moins évolués s’efforcèrent de rattraper leur retard par une
politique systématique de réformes que l’on a dénommée le despotisme
éclairé.
 
TITRE II

LE DESPOTISME ÉCLAIRÉ

Les souverains ne pouvaient se contenter des ressources spontanément


offertes par une production plus abondante et des échanges plus actifs. Des
guerres, et la préparation des guerres, mettaient à leur charge des dépenses
de plus en plus lourdes.
Au début du siècle ils s’en étaient remis aux hommes d’affaires qui
proposaient de restaurer les finances publiques par la création ou
l’extension de compagnies de commerce. Celles-ci, nous l’avons vu, ne
donnèrent pas immédiatement ce que la spéculation anticipait. Les
monarques devaient modifier la structure de la société pour la rendre plus
apte à subir leurs prélèvements.
Concrètement, il s’agissait de libérer les producteurs et les commerçants
d’une série de survivances du régime féodal, voire des vieux systèmes
communautaires, il fallait éliminer les privilèges fiscaux, il fallait instituer
des impôts plus productifs. Cela revient à dire qu’il fallait rebâtir un
système politique, administratif, social qui, construit de pièces et de
morceaux au hasard des successions et des guerres, ne répondait plus aux
impératifs financiers de l’époque.
Les rois pouvaient-ils y parvenir avec l’appui d’assemblées du type de
celles qui avaient permis l’établissement des systèmes fiscaux  ? Cette
approche ne parut pas satisfaisante 213 ?
En effet les états généraux ou provinciaux donnaient une très large place
aux privilégiés, c’est-à-dire à ceux qu’il fallait partiellement déposséder.
La rationalisation de l’État passait, du moins les souverains et leurs
conseillers le crurent-ils, par un despotisme plus complet, disons, en gros,
par l’imitation de la monarchie de Louis XIV. Mais les esprits avaient
évolué. Pour faire accepter leur autorité et leurs prélèvements le droit divin
ne suffisait plus. Les monarques le remplacèrent par la raison. Ils pouvaient
ainsi bénéficier de l’appui des philosophes, des économistes, des écrivains,
c’est-à-dire de ces hommes qui formaient l’opinion de la classe moyenne et
même, dans une certaine mesure tout au moins, de la classe dirigeante. Les
rois s’efforcèrent de prendre la figure de rois philosophes, de despotes
éclairés. Accordant aux intellectuels un peu plus de liberté, une censure
moins tatillonne, une certaine tolérance, éliminant certains abus évidents, la
torture par exemple, ils pouvaient faire accepter les réformes qui leur
tenaient le plus à cœur, les réformes financières et les réformes
économiques.
Les grandes déclarations sur le progrès des lumières, sur le droit des
hommes et sur la recherche du bonheur ne doivent donc pas nous faire
illusion. A la base de l’action de Frédéric II, de Marie-Thérèse, de Joseph
II, de Charles III d’Espagne, de Léopold de Toscane, de divers souverains
allemands ou italiens, nous trouvons le souci très concret de réunir plus
d’argent pour rassembler des troupes plus nombreuses et pour équiper des
flottes plus puissantes. Cela ne veut pas dire que tout était duperie dans les
déclarations des souverains. Ils étaient conscients de ce que les analyses des
physiocrates pouvaient leur apporter. Ils entendaient en prendre ce qui
pouvait servir leur dessein.

CHAPITRE PREMIER

Aspects financiers du despotisme éclairé

Les hommes d’État des siècles antérieurs n’ignoraient pas  —  nous


l’avons vu — les bases économiques de la puissance. Mais ils avaient sous-
estimé l’importance de la production agricole — ou plutôt la possibilité de
l’accroître dans des proportions considérables. Quant à l’industrie et au
commerce, ils avaient négligé ce que l’on pouvait attendre du desserrement
des contraintes corporatives et réglementaires. Les efforts menés dans ces
diverses directions constituent l’originalité de la politique économique du
XVIIIe siècle. 214

L’AUGMENTATION DE LA PRODUCTION AGRICOLE


L’accroissement de la population rendait impérative l’augmentation de la
production alimentaire.
C’est ce que permettaient les techniques agronomiques nouvelles,
l’utilisation des plantes fourragères pour restituer au sol de l’azote et
permettre de réduire ou de supprimer les jachères, un labourage plus
profond, l’emploi d’engrais plus abondants grâce à la combinaison de la
culture et d’un élevage rationnel, toutes méthodes expérimentées puis
généralisées en Flandre et en Angleterre.
On se rendit compte que ces possibilités techniques étaient en partie
stérilisées par les institutions.
Il fallait que le paysan fût libre d’agir et de répartir son temps à sa guise.
Cela veut dire qu’il fallait libérer les paysans du servage ou de la corvée.
Dans ce sens on peut citer l’action de Marie-Thérèse qui supprima le
travail obligatoire dans les domaines de la couronne de Bohême, les
tentatives de Joseph II, la suppression du servage dans les domaines du roi
de Prusse, la libération des serfs et l’abolition des droits féodaux dans la
monarchie de Savoie, l’abolition du servage au Danemark et dans le
royaume des Deux-Siciles, la suppression de la corvée royale par Turgot.
Il fallait que le paysan, débarrassé des « servitudes communautaires », fût
libre d’innover. Ce fut fait en France dans certaines provinces, en
Angleterre sur une beaucoup plus grande échelle.
Il fallait que le paysan fût incité à produire davantage par des débouchés
plus larges et des prix plus élevés. C’est ce que permettait la liberté du
commerce des grains, cette revendication des physiocrates à laquelle Turgot
attachait une importance particulière.
Il fallait que le paysan fût incité à employer des méthodes plus intensives
par la diminution des prélèvements, particulièrement de ceux qui frappaient
le produit brut, ces prélèvements qui, comme la dîme. l’incitaient à
renoncer à certaines dépenses 215.
Pour y parvenir, il fallait :
—  réduire les redevances de type féodal  : ce fut un des objectifs de
Joseph II 216 ;
— supprimer la dîme ecclésiastique ;
— remplacer le métayage — ce partage du produit brut — par le fermage
qui incitait l’agriculteur à produire davantage.
Sur le plan purement fiscal, il fallait atteindre le produit net ; c’était là un
des objectifs essentiels des physiocrates et de tous ceux qui les écoutèrent
Mais comment déterminer le produit net ?
Une première solution consistait à prendre pour base de l’impôt le bail
qui, dans les conditions normales, devait correspondre approximativement
au produit net.
Mais les terres n’étaient pas toutes affermées  : fallait-il donc évaluer
directement le revenu net de chaque exploitation en appréciant à la fois la
récolte et les frais de culture  ? Le faire chaque année et pour chaque
domaine c’était se heurter à des difficultés pratiques insurmontables.
On revenait une fois de plus à la solution cadastrale, c’est-à-dire à
l’évaluation dans chaque circonscription du revenu moyen de quelques
parcelles, définissant ainsi quelques catégories à l’intérieur desquelles
toutes les terres seraient classées. Incitant le cultivateur à produire plus
puisque l’impôt était indépendant de ses résultats effectifs, cette évolution
paraissait la plus séduisante.
Elle résolvait aussi le problème de l’investissement.
Sans doute, les gouvernements pouvaient-ils encourager défrichements,
drainages ou plantations de plusieurs façons.
L’État pouvait organiser un système bancaire accordant des prêts à bon
compte à ceux qui procéderaient à l’amélioration de leurs terres. C’était un
des objets des sociétés de crédit hypothécaires créées par Frédéric II au
bénéfice de la noblesse.
Il pouvait exempter d’impôts les terres défrichées ou assurer à ceux qui
effectuaient ce type d’investissement que leurs impôts n’augmenteraient pas
durant une période relativement longue. En ce sens, une série de
dispositions furent prises dans différents pays, notamment en France.
Le même résultat pouvait être obtenu de façon simple, automatique, par
l’établissement d’un cadastre. Il suffisait de décider que l’évaluation des
terres une fois faite ne serait plus modifiée durant une longue période de
temps, vingt ans par exemple. Ainsi toute amélioration du revenu net
provenant d’un investissement profiterait au propriétaire ou à
l’exploitant — cela dépendait des clauses du contrat de location — durant
une longue période.
Le système cadastral permettait d’atteindre un autre objectif  :
l’élimination, aussi poussée que possible, de l’arbitraire.

LA LIMITATION DES OBSTACLES À LA PRODUCTION ET À


LA CIRCULATION DES PRODUITS
Faciliter la levée de l’impôt, c’était aussi faciliter la production
industrielle par la suppression ou la diminution des règlements corporatifs
ou étatiques 217. C’était surtout augmenter les échanges. Pour y parvenir, on
devait supprimer ou réduire les péages et les douanes intérieures  : dans
divers États, des progrès furent réalisés dans ce sens.
La gêne que les impôts indirects apportaient à la circulation des produits
constituait, pour les économistes, une raison supplémentaire de critiquer ce
type de contributions. Sur ce plan, ils ne furent pas suivis. Les recettes
tirées des échanges avaient trop d’importance pour que les princes aient pu
se dispenser d’y recourir. Bien plus, l’un d’entre eux, Frédéric II, fit venir
une équipe de techniciens français rompus aux méthodes de la ferme
générale pour aménager son système d’impôts indirects.

LA LUTTE CONTRE LES PRIVILÈGES


En raison des conditions dans lesquelles ils s’étaient constitués, au cours
des siècles, les États européens rassemblaient des provinces soumises à des
régimes politiques, juridiques et financiers très différents. Les souverains
s’efforcèrent de soumettre tous leurs territoires aux mêmes lois, aux mêmes
administrations, aux mêmes impôts.
En Espagne, Philippe V supprima les privilèges de l’Aragon, de Valence
et de Barcelone 218. Chefs d’un empire particulièrement hétérogène, les
Habsbourg menèrent, dans le même esprit, une lutte très difficile.
La lutte contre les privilèges fiscaux du clergé s’insère dans un
mouvement plus général visant à restreindre la place de l’Église, ses
privilèges juridiques, son influence, sa richesse.
Les souverains s’efforcèrent non seulement de soumettre l’Église au
régime fiscal de droit commun, mais aussi de s’approprier tout ou partie de
ses possessions. Les gouvernements catholiques refirent ou tentèrent de
refaire ce qu’avaient fait deux siècles plus tôt les monarques passés au
protestantisme. Bien plus, avec l’expulsion, puis la suppression de l’ordre
des Jésuites, on revit l’équivalent de l’élimination des Templiers.

CHAPITRE II

Résultats de la politique des despotes éclairés


Les effets du despotisme éclairé ne furent pas négatifs. On ne peut nier
les progrès accomplis sur le plan de la tolérance, du droit pénal et de
l’impôt.
Cependant, les réformes ne furent pas à la hauteur de l’ambition des
monarques. Bien plus, on observa dans certains pays des retours en arrière
évidents. Comment expliquer cette évolution insuffisamment progressive et
parfois même régressive ?

LA CRAINTE DES SOUVERAINS


La première explication est simple. Devant les résistances qu’ils
provoquaient, les souverains se rendirent compte des fondements de leur
pouvoir. Ils comprirent que la force des monarchies ne se situait pas dans
l’empyrée, que la pureté de leurs intentions et la qualité de leur gestion ne
suffisaient pas à garantir leur autorité. Les rois ne pouvaient se dispenser du
soutien des ordres privilégiés, de la noblesse tout au moins qui fournissait
une partie de l’administration, la plus grande partie des cadres militaires, et
qui étendait sur chaque pays un réseau de propriétaires intéressés au
maintien de l’ordre.
Les monarques n’osèrent pas s’appuyer sur d’autres classes, sur la
bourgeoisie, sur la paysannerie, sur les travailleurs de l’industrie. Auraient-
ils réussi ? Ce n’est pas certain.

LES OBSTACLES ÉCONOMIQUES


Les réformes du despotisme éclairé devaient être appliquées dans un
milieu économique qui avait évolué mais de façon insuffisante.
Un des exemples les plus typiques est celui des Habsbourg. L’instrument
type de la réforme fiscale, le cadastre, fut établi d’abord dans une des
provinces de la monarchie autrichienne, le Milanais 219.
Par ses caractères géographiques  —  une plaine quadrillée par des
canaux —, par son développement, par le trafic que provoquait l’activité de
la cité principale et des villes secondaires, ce pays se prêtait de façon idéale
à l’établissement d’un cadastre. Il n’en était pas de même des autres
territoires des Habsbourg dans lesquels la réforme de l’impôt foncier
inspirée des mêmes principes n’eut pas le même succès.
Se heurtant à une infrastructure économique peu favorable, Marie-
Thérèse dut se contenter, dans certaines provinces, de reconnaissances
incomplètes ou d’estimations superficielles.
La réforme de l’impôt foncier de Joseph II fut techniquement supérieure.
Si, cependant, elle ne fut appliquée que pendant six mois et abrogée par son
successeur Léopold II, ce fut sans doute en raison de l’opposition des
seigneurs fonciers, mais peut-être aussi des difficultés économiques qui
avaient restreint la valeur de ce cadastre.

LE NÉO-MERCANTILISME
Comme leurs prédécesseurs, les souverains du XVIIIe siècle se rendirent
compte que l’accroissement de leur puissance financière supposait une
structure économique plus avancée.
Les uns et les autres s’efforcèrent de développer les échanges extérieurs
et particulièrement le trafic avec l’Asie, l’Amérique et l’Afrique. Ils
utilisèrent à cet effet, suivant les circonstances, le négoce libre ou la
compagnie de commerce.
Cette politique ne suffisait pas. L’infrastructure d’une fiscalité productive
supposait un minimum d’industrialisation en même temps qu’une
agriculture rénovée. Suivant l’exemple de la Grande-Bretagne et des
Provinces-Unies, la France chercha la solution dans un libéralisme
économique plus accentué. D’autres s’engagèrent dans des voies
antérieurement frayées et partiellement abandonnées par les puissances
dirigeantes du siècle.
Ce qu’avaient fait les Anglais au XVIe, les Français au XVIIe, les princes
allemands, l’Autriche, l’Espagne, la Russie s’efforcèrent de le réaliser au
XVIIIe siècle. Le mercantilisme s’y transporta avec ses
méthodes — protectionnisme, subventions à l’industrie privée, création de
manufactures.
A cet égard, la politique de Frédéric II, celle de Marie-Thérèse et de
Joseph II, celle de Philippe V, de Ferdinand VI, de Charles III, se
ressemblent.
Le mercantilisme du XVIIIe siècle — comme celui du XVIIe, mais avec
un accent un peu nouveau — combina l’intervention de l’État avec, dans de
nombreux domaines, une politique libérale  : suppression de douanes
intérieures et de péages, atténuation des liens féodaux ou communautaires,
diminution des privilèges corporatifs, etc.
En tout cela, les mercantilistes rejoignaient les conclusions des nouveaux
économistes, les physiocrates et des disciples d’Adam Smith qui
s’attachaient à démontrer que leur système était, sur le plan fiscal, plus
efficace que celui des mercantilistes.

CHAPITRE III

Le problème financier français

Comment un simple déficit eut-il pour résultat le renversement du régime


plusieurs fois séculaire d’un royaume peuplé, riche, en pleine activité, doté
d’une administration réputée  ? C’est un exemple particulièrement typique
de la faiblesse des pouvoirs apparemment bien assis lorsqu’ils manquent de
bases financières solides.

LA MONNAIE ET LE CRÉDIT
Par comparaison avec son principal adversaire, la France était dotée d’un
système monétaire et d’une organisation du crédit nettement déficients.
Il n’existait pas de banque d’émission analogue à la Banque
d’Angleterre. Sans doute Law avait-il réussi à créer une banque qui eut, au
début, un plein succès. Mais les excès du « système » entraînèrent sa chute
et compromirent pour longtemps ce type d’établissement.
A défaut de techniques monétaires de type moderne, pouvait-on recourir
aux méthodes traditionnelles  ? Faire varier la valeur libératoire de la
monnaie métallique et obliger les particuliers à faire refondre leurs écus ou
leurs louis, ces procédés archaïques ne semblaient plus de mise 220.
Le besoin des services qu’une banque d’émission pouvait offrir aux
milieux commerçants finit par triompher des mauvais souvenirs du début du
siècle : en 1776, le gouvernement permit à une banque privée, la « Caisse
d’escompte », d’émettre des billets. Mais lorsque le contrôleur général, en
1783, demanda une avance à cet établissement, il provoqua une telle
panique qu’il fallut revenir en arrière et renoncer à ce recours.
Le gouvernement pouvait naturellement emprunter mais dans des
conditions difficiles et à des taux très onéreux.
Faute d’un marché bien organisé, le contrôleur général s’adressait à ceux
que l’on appelait les «  financiers  », c’est-à-dire, dans la terminologie de
l’époque, à ceux qui participaient à la gestion des finances publiques.
Certains voulurent délivrer les finances royales de cette servitude. C’était
un des aspects du système de Law et ce fut une des raisons de son échec.
Son insuccès renforça durablement la puissance des « financiers » et rendit
plus difficile la réforme du crédit. Necker eut l’idée de substituer les
banquiers privés aux financiers de la cour. Mais, trop soucieux de réussir, il
emprunta à des conditions très onéreuses et techniquement indéfendables.
Indépendamment du retard du marché monétaire et du marché financier
français, la difficulté d’emprunter tenait au peu de rigueur de la gestion
financière.
A la base des emprunts répétés, des suspensions de paiement et des taux
excessifs nous trouvons non seulement le poids des guerres mais aussi
l’excès des dépenses inconsidérées. Leur volume importait moins que
l’impression de désordre et de facilité qu’elle donnait à l’opinion. La
faiblesse du crédit public tenait aussi — et peut-être surtout — aux lacunes
de la fiscalité.

LE PROBLÈME FISCAL
Les contrôleurs généraux se préoccupèrent assez peu de la réforme des
impôts indirects dont ils se contentèrent de majorer les taux. Eurent-ils le
sentiment qu’il valait mieux s’abstenir de réformer une branche très
rentable, mais difficilement défendable  ? Furent-ils influencés par la
doctrine des physiocrates hostiles aux impôts indirects ou par le souci de ne
pas aggraver la hausse des prix ? Était-ce une des conséquences du régime
de la Ferme que le gouvernement hésitait à modifier parce qu’il utilisait à la
fois la compétence et le crédit de ses dirigeants ?
Pour ces raisons, d’autres peut-être, les réformateurs s’attaquèrent surtout
aux impôts directs.
Comme leurs prédécesseurs les contrôleurs généraux du XVIIIe siècle ne
pouvaient escompter de plus larges recettes que s’ils rendaient la
distribution de l’impôt plus équitable.
Certains pensèrent y parvenir en proportionnant la taille à des éléments
aussi simples que la superficie des terres, leur qualité, ou le nombre des
bêtes de labour. Des mesures prises au début de la Régence en vue d’établir
cette «  taille tarifée  » ne donnèrent de résultats appréciables que dans
quelques provinces.
Sans abolir la taille, il fallut créer un nouvel impôt, nommé le ou les
vingtièmes, un impôt qui ne comportait pas les exemptions inhérentes à la
taille et que l’on s’efforçait d’asseoir de façon plus équitable. Au lieu
d’apprécier de façon très approximative la fortune globale du contribuable,
on tentait d’appréhender chacun de ses revenus par des méthodes
appropriées. Une véritable administration fut montée à cet effet.
Mais la réforme fiscale se heurtait à deux sortes d’obstacles : la puissance
des privilèges et la structure de l’économie.

LA PUISSANCE DES PRIVILÉGIÉS


Aux régimes spéciaux de certaines provinces, particulièrement gênants
pour ceux qui auraient voulu réformer les impôts indirects, s’ajoutaient les
privilèges des deux ordres « supérieurs ».
Le clergé ne payait pas d’impôt proprement dit  : il ne versait qu’une
fraction de sa part sous forme d’un « don gratuit ».
Les membres de la noblesse et certaines catégories de roturiers étaient
exempts de la taille personnelle mais soumis, en principe, aux nouveaux
impôts, à la capitation 221 et aux vingtièmes. Ils étaient donc
particulièrement opposés à l’institution ou à l’extension de cette dernière
contribution.
A côté des privilèges de droit, il y avait les privilèges de fait. Lorsqu’ils
étaient imposés, les seigneurs payaient moins que leur dû et lorsqu’ils ne
l’étaient pas ils réussissaient à faire atténuer la charge de leurs fermiers. Ils
étaient donc hostiles à tout ce qui pouvait rendre l’assiette plus équitable, à
la taille tarifée, comme aux vérifications plus attentives des bases des
vingtièmes.
Les privilégiés ne disposaient pas seulement d’un accès facile à la cour,
ils étaient défendus par l’ensemble des cours de justice et, plus
particulièrement, par les parlements.
La monarchie était absolue. Les états généraux n’avaient pas été
convoqués depuis 1614, le roi détenait tous les pouvoirs.
Mais aucune disposition de caractère législatif ne pouvait être appliquée
sans avoir été enregistrée par les parlements et les autres cours souveraines.
Or ces organismes, particulièrement le parlement de Paris, s’estimaient en
droit d’apprécier si les dispositions prises étaient conformes aux principes
essentiels de l’État, si elles étaient équitables, si elles étaient opportunes 222.
Les parlements étaient les défenseurs des habitudes et des privilèges car
la noblesse de robe n’avait pas moins d’avantages que les autres noblesses.
Comment les membres des cours souveraines ont-ils pu rejeter toute
réforme au nom de la défense des contribuables, alors qu’ils n’étaient mus
que par leurs intérêts les plus particuliers et les moins admissibles ?
Certaines explications vont de soi. Les cours de justice constituaient,
avec les assemblées d’états subsistantes, les seules institutions permettant
de résister officiellement à l’absolutisme monarchique. Toute remontrance
donnait satisfaction à un peuple de sujets privé de tout autre instrument
d’opposition.
On ne peut s’en tenir là. Si toute résistance à un édit fiscal rencontrait un
tel appui de la masse, c’était en raison de ce que l’on pourrait appeler une
sorte d’allergie à l’impôt, qui demande elle-même une explication.

LA STRUCTURE DE L’ÉCONOMIE ET LES DIFFICULTÉS DE


L’ASSIETTE
Faisant ressortir, à juste titre, la carence de l’autorité et l’obstination des
privilégiés, certains historiens ont sous-estimé les difficultés que la structure
économique opposait aux réformateurs.
Devant une hausse des prix agricoles que les salaires n’avaient pas suivis,
on conçoit que les milieux du Contrôle général se soient tournés avec
obstination vers la rente de la terre et les profits de l’agriculture 223. Mais au
XVIIIe siècle, cette rente et ces profits restaient’ en France, très difficiles à
connaître.
Nous en avons une série de preuves.
C’est un fait que la taille tarifée ne réussit bien que dans les pays de
grande culture où le fermage était répandu  : la généralité de Paris et la
Champagne. En Limousin, les difficultés étaient beaucoup plus grandes.
Turgot ne s’y trompait pas. Dans un Mémoire au Conseil sur la surcharge
des impositions, l’intendant de Limoges s’exprimait en ces termes :
«  Dans les provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie, la
Flandre, l’Orléanais, les environs de Paris, rien n’est plus facile que de
connaître la véritable valeur des biens-fonds et son rapport avec le taux de
l’imposition. Toutes les terres y sont affermées, et leur valeur dans les baux
est une chose notoire  ; on connaît même la valeur de celles que quelques
propriétaires font valoir et qui presque toutes ont été affermées  ; tous les
fermiers du canton savent ce qu’ils en donneraient de ferme. La proportion
de la taille au prix des baux est aussi une chose connue et sur laquelle on ne
peut se tromper. On peut dire que, dans ces pays, le cadastre est, pour ainsi
dire, tout fait quant à l’évaluation des fonds.
«  L’état des choses est bien différent dans les provinces pauvres de
l’intérieur du royaume, telles que le Bourbonnais, le Limousin et toutes les
provinces abandonnées à la petite culture, à la culture par métayers. »
Les contrôleurs généraux se rendaient compte de ces difficultés. Si,
malgré des inconvénients économiques et pratiques bien connus, un impôt
fondé sur le partage de la récolte fut essayé ou proposé à plusieurs reprises,
ce n’était pas seulement pour lutter contre les privilèges de fait, c’était aussi
pour simplifier le problème de l’assiette dans un pays où les échanges
encore peu répandus privaient l’administration de moyens d’évaluation
suffisamment précis.

LA TECHNIQUE DE LA RÉPARTITION ET LES ILLUSIONS


DES RÉFORMATEURS
Les difficultés d’assiette étaient telles que beaucoup de bons esprits ne
crurent pouvoir y échapper que par le mécanisme de la répartition.
Les habitants d’un village ne sont-ils pas à même de connaître les
ressources de chacun mieux que les agents du fisc ?
Lorsque le tarif est fixé pour l’ensemble du pays (système de l’impôt dit
de quotité), aucun contribuable n’a intérêt à participer à la taxation de son
voisin. Il en est autrement si la charge d’une communauté est fixée
d’avance et si les membres ou représentants du groupe sont tenus d’en
effectuer la répartition. Ce qui est demandé en moins à tel d’entre eux doit
être demandé en plus à tel autre. Le choc des intérêts contraires doit
conduire à une assiette conforme aux possibilités de chacun.
Turgot (dans le Plan d’un mémoire sur les impositions) et Necker (dans
le Compte rendu 224) voyaient à la répartition un autre avantage, d’ordre
politique.
Dans leur idée, le mécanisme de la répartition était lié à un vaste
programme de décentralisation allant jusqu’à la refonte des structures
politiques du royaume.
Dans le Mémoire sur les municipalités (rédigé par Du Pont de Nemours),
Turgot formule explicitement son objectif : décharger le pouvoir central et
ses représentants, intendants et subdélégués, d’attributions qu’ils ne peuvent
exercer de façon satisfaisante parce qu’il leur faut entrer dans trop de
détails 225. Pour remédier à cette situation, il proposait une hiérarchie
d’assemblées qui toutes auraient eu pour attribution essentielle la répartition
de l’impôt.
Également soucieux d’améliorer l’imposition en décentralisant
l’administration, Necker proposa quelques expériences  : des assemblées
provinciales furent instituées en 1778 dans le Berry, en 1779 en Haute-
Guyenne, en 1780 dans la généralité de Moulins.
En 1787, on généralisa l’expérience.
En fait les assemblées provinciales eurent une action positive, elles
mirent au point de ces petites améliorations concrètes que les
administrations centrales, trop éloignées de la réalité, ont trop tendance à
mépriser.
Tout n’était donc pas faux dans le raisonnement des réformateurs du
XVIIIe siècle. Mais croire trouver dans la répartition le moyen d’esquiver
les difficiles problèmes de l’imposition, pour ne pas dire les difficiles
problèmes de l’administration, c’était faire preuve d’une singulière capacité
d’illusion.
Sans une bonne évaluation de base, comment fixer à un chiffre équitable
le contingent de chaque province, de chaque arrondissement, de chaque
paroisse ? A l’échelon des paroisses comment espérer que les habitants se
sentiraient assez intéressés à une bonne répartition de l’impôt alors qu’ils ne
pouvaient pas ne pas sentir que celle-ci permettrait, un jour, d’en relever le
taux ?
En tout état de cause, remettre aux seuls habitants la mise en œuvre de
cette technique supposait un minimum d’instruction.
L’obstination avec laquelle on se cramponnait à ce que l’on peut appeler
le mythe de la répartition est une preuve de plus de la difficulté que
présentait l’assiette de l’impôt dans un pays qui avait la structure
économique et sociologique de la France de cette époque.

LA COURSE À LA RÉVOLUTION
Joints au poids des guerres et à la faiblesse des rois, tous les obstacles se
conjuguèrent pour entraîner la dégradation progressive de la situation
financière.
L’histoire de la France pendant soixante-dix ans se résume en une
succession de tentatives de réformes  : celle du duc de Noailles ne réussit
pas ; celle de Pâris-Duverney qui fit instituer un prélèvement sur la récolte,
le cinquantième, entraîna la chute du duc de Bourbon et conduisit au long
ministère, financièrement passif, du cardinal Fleury  ; Machault
d’Arnouville voulut faire du vingtième un impôt modéré, bien assis et sans
privilège d’aucune sorte : il dut partir sous la pression du clergé ; Silhouette
fut chassé et ridiculisé pour avoir voulu instituer un impôt foncier ; Bertin
prescrivit un recensement exact de tous les biens-fonds  : il provoqua
l’opposition furieuse des parlements. L’endettement s’accentuant, l’abbé
Terray, après avoir fait une série de banqueroutes partielles, profita du
renvoi des parlements pour améliorer le fonctionnement de l’administration
du vingtième : il fut écarté à la mort de Louis XV dont le successeur, Louis
XVI, rappela les parlements  ; Turgot s’occupa d’économie plus que de
fiscalité mais ses réformes suffirent à le rendre suspect aux privilégiés et
décidèrent son renvoi.
Tous ces ajournements du problème financier fondamental entraînèrent
un tel endettement qu’il fallut confier la direction des finances françaises à
un banquier genevois. Necker fit face aux dépenses de la guerre
d’Amérique par des emprunts très onéreux  : ce n’est d’ailleurs pas ce qui
entraîna son départ mais sa volonté de mieux contrôler les dépenses.
Après quelques intermèdes, on se tourna Vers un habile fonctionnaire,
Calonne, qui réussit encore à emprunter pour un temps mais dut en venir à
proposer un programme de réformes, dont certaines étaient techniquement
bien conçues ; elles reposaient sur l’élimination des privilèges ; cela suffit à
le faire écarter, mais-son successeur, Loménie de Brienne, ne put que
reprendre l’essentiel de ses projets. Après diverses péripéties, devant
l’opposition des parlements et les désordres généralisés, le roi finit par se
résoudre à convoquer les états généraux.
Ainsi, la France, le pays qui vit publier un des’ premiers ouvrages de
sociologie politique, naître une des premières écoles d’économistes, paraître
une des premières encyclopédies modernes des sciences et des techniques,
est aussi le pays où les tentatives de réforme furent le plus souvent freinées,
contrecarrées, interrompues.
Le contraste entre un esprit critique relativement répandu, une volonté
réformatrice plusieurs fois affirmée et le blocage perpétuel des réformes
constituait un mélange explosif, plus explosif que la situation d’autres pays
européens où les conceptions des souverains étaient souvent en avance sur
celles de la grande majorité de la population.
 
TITRE III

L’ÈRE DES RÉVOLUTIONS

Pour étonnant que cela puisse paraître à ceux pour qui révolution signifie
exaltation, enthousiasme, luttes sanglantes, volonté de rupture avec le passé,
audace généreuse et irréfléchie, les révolutions furent la suite, le
prolongement de ce grand mouvement rationaliste que constituait le
despotisme éclairé.
Les révolutions qui réussissent sont celles qui ont été longuement et
sérieusement préparées. Les hommes qui se soulèvent n’ont pas le temps de
méditer ce qu’ils feront  : il faut un minimum de solutions toutes prêtes
substituant de nouveaux mécanismes à ceux qu’ils éliminent, assurant les
ressources nécessaires aux individus comme aux États.
Or, depuis le début du XVIIIe siècle ou antérieurement, des hommes
avaient réfléchi à ce que pourrait être une nouvelle société  ; ils avaient
imaginé des constitutions, des institutions, des impôts. Bien plus. lorsque
des réformes avaient été tentées, réalisées, même localement, elles avaient
permis d’essayer des mécanismes dont on pouvait penser qu’il suffirait de
les généraliser pour répondre à tout un ensemble d’aspirations. Les
réformes des administrateurs éclairés préparaient les révolutions en les
rendant plus faciles.
Elles les préparaient aussi par les réactions qu’elles provoquaient.
Lorsque l’opposition des nantis était plus forte que la volonté des
souverains, l’échec des réformes montrait qu’il faudrait aller plus loin et,
pour parler net, que les réformateurs devaient devenir révolutionnaires.
Les privilégiés, de leur côté, sentaient bien qu’ils ne pouvaient s’en tenir
à une position négative. Pour éviter la perte de leurs avantages, ils avaient
besoin de participer au pouvoir. Ils devaient mettre en tutelle ces rois ou ces
empereurs incapables de respecter les termes du contrat tacite qui les
unissait aux classes favorisées de leurs États. Désireux de limiter le
despotisme, ils pouvaient s’allier à d’autres, notamment à la bourgeoisie,
également soucieuse de participer au pouvoir.
En France, par exemple, l’échec de la politique coloniale contrariait les
intérêts des milieux commerçants et en 1786 la conclusion d’un traité de
commerce mal préparé livra les manufactures françaises aux assauts des
usines anglaises ; les chefs d’entreprise eurent le sentiment que les résultats
eussent été meilleurs s’ils avaient eu leur mot à dire. Que dire enfin des
menaces de banqueroute, dans un monde où les titres d’État s’étaient
diffusés ?
Pour des motifs différents, une partie de l’aristocratie et la bourgeoisie
souhaitaient également tenir le pouvoir en tutelle.
A fortiori en était-il ainsi dans les territoires dépendant d’une métropole
qui n’hésitait pas à sacrifier leurs intérêts, notamment leurs intérêts
commerciaux, à ceux de la puissance dominante  : c’était le cas des
possessions anglaises de l’Amérique du Nord et de l’Irlande comme de la
Belgique.
 

La puissance des États était trop forte pour qu’une aristocratie et une
bourgeoisie plus ou moins unies puissent venir à bout d’administrations
déjà évoluées et d’armées relativement puissantes. Mais la conjoncture
économique, favorable en un sens à la tranquillité des peuples, était, en un
autre sens, source de mécontentement et de troubles.
L’augmentation de la population et l’afflux monétaire avaient déclenché
une hausse des prix dépassant l’augmentation des revenus nominaux des
ouvriers et des paysans qui ne possédaient pas suffisamment de terres ou
supportaient de trop lourdes charges pour vivre en économie fermée.
Que le climat vînt à défavoriser les récoltes, alors se posaient de graves
problèmes de subsistance.
Les peuples rendaient le pouvoir responsable des famines d’autant plus
que les idées du temps incitaient certains administrateurs à ne pas
intervenir. La police des grains, peut-être inefficace, donnait du moins aux
affamés le sentiment que l’État se préoccupait de leur misère. Les attitudes
d’abstention leur semblaient intolérables.
On conçoit que les révolutions de la fin du XVIIIe siècle aient tenu à
l’influence des phénomènes financiers pour une part importante, mais non
exclusive.
L’impôt restait un des grands éveilleurs de la conscience politique et de
la conscience nationale. Mais ce n’était pas le seul. S’y ajoutait, plus ou
moins consciente, la volonté de participer au pouvoir. C’est parce que le
comportement des insurgés n’était pas purement négatif que le XVIIIe
siècle finissant vit s’ouvrir une ère qui n’était plus seulement une ère de
révoltes, mais aussi de révolutions  ; des révolutions qui détruisirent
beaucoup, mais surent également construire dans bien des domaines,
notamment dans le domaine financier.
Deux révolutions doivent être examinées ici, l’américaine et la française,
en raison de leur origine financière et surtout des modifications qu’elles
apportèrent à la conception de l’État 226.

CHAPITRE PREMIER

La Révolution américaine

Jugeant que les colonies d’Amérique avaient tiré profit des sacrifices
consentis par. la mère patrie durant la guerre de Sept Ans, le gouvernement
anglais voulut leur faire supporter une partie du fardeau financier  : d’où
l’établissement en 1765 de l’impôt du timbre 227.
C’était oublier que les colons étaient imbus d’une tradition plusieurs fois
séculaire qui rattachait le pouvoir d’imposer au système représentatif.
Devant l’opposition des délégués de neuf colonies réunis à New York, le
gouvernement britannique supprima l’impôt du timbre 228. Mais peu après
Townshend fit voter par le Parlement une série de droits indirects. Une autre
loi réorganisa le Service des douanes, créa des tribunaux de l’Amirauté pour
juger les procès de contrebande, stipulant que l’argent ainsi recueilli
servirait à payer des dépenses du gouvernement colonial : c’était retirer aux
colons une des armes dont ils disposaient à l’encontre des fonctionnaires
britanniques.
L’agitation reprit. Les colons employèrent, à nouveau et avec plus de
vigueur, l’arme du boycott, de telle sorte que les importations anglaises en
Amérique baissèrent dans des proportions très importantes. Le 5 mars 1770,
trois citoyens de Boston furent tués par des soldats britanniques.
La métropole céda de nouveau : les droits indirects furent abolis, à une
réserve près. Pour maintenir le droit d’imposer les colonies, une taxe sur le
thé fut maintenue.
Pour les Anglais, il s’agissait d’affirmer un principe, pour les Américains
de le contester. Ceux-ci n’étaient guère préoccupés du poids de ce dernier
impôt, pas plus que ne l’avaient été certains sujets des Stuarts, un Hampden
par exemple qui accepta de faire de la prison pour ne pas payer une taxe
illégale de quelques shillings. Comme les bourgeois puritains de l’époque
de Charles Ier, les Américains voulaient autre chose que le rejet de l’impôt.
Ils voulaient l’abolition du pacte colonial qui leur interdisait de commercer
à leur guise et d’établir des manufactures, la métropole se réservant le droit
de leur vendre des objets fabriqués et d’acheter leurs matières premières. La
non-participation au pouvoir, la non-représentation au Parlement de
Westminster, l’obligation de subir des impôts votés par d’autres signifiaient
l’impossibilité de défendre leurs intérêts. Dans le monde anglo-saxon, la
formule «  no taxation without representation  » avait une valeur de choc.
Les Anglais ne surent pas prendre au mot leurs compatriotes, ils ne leur
offrirent même pas d’être des citoyens britanniques à part entière.
Dans ce contexte psychologique, l’agitation fut relancée en 1773. Voulant
faciliter l’écoulement d’une partie des stocks de la Compagnie des Indes, le
gouvernement anglais lui donna le monopole de la vente du thé aux
colonies. Les commerçants américains répondirent par une contrebande à
laquelle la Compagnie essaya d’opposer une baisse de prix, lésant ainsi les
marchands et les fraudeurs. En outre, le monopole du thé pouvait être le
prélude à l’établissement d’autres monopoles. Des Américains déguisés en
Indiens prirent d’assaut des bateaux de thé et jetèrent les cargaisons à la
mer.
La «  partie de thé de Boston  » et les sanctions qui s’ensuivirent
déclenchèrent la résistance. Un nouveau Congrès, réuni à Philadelphie,
protesta contre les lois de répression (5 septembre 1774). En avril 1775. des
troupes britanniques qui voulaient mettre la main sur des dépôts d’armes
furent repoussées par des insurgés. La guerre commençait.
Le 4 juillet 1776. le Congrès adopta la déclaration d’indépendance.
La fiscalité n’avait pas été la seule cause de la lutte pour
l’indépendance 229. Elle avait largement contribué à son déclenchement.
Elle avait fourni une admirable justification. No taxation without
representation, c’était la règle pour laquelle les Anglais s’étaient battus tout
au long de l’histoire.
Il paraît inutile de souligner l’influence de cette révolution américaine sur
les révolutions du continent européen.
CHAPITRE II

Œuvre financière de la Révolution française

L’œuvre financière de la Révolution, comme l’ensemble de son action,


est difficile non seulement à juger, ce qui n’est pas la tâche de l’historien,
mais à définir.
D’un côté, on observe une véritable destruction : destruction de l’impôt,
destruction du crédit, destruction de la monnaie. D’un autre côté, et
indépendamment des tentatives sans portée immédiate (la fiscalité
montagnarde ou jacobine), les assemblées entreprirent un véritable effort de
reconstruction. Dès le temps de l’Assemblée constituante on vit s’édifier un
nouveau système d’impôts qui correspondit assez bien aux aspirations de la
nouvelle société puisqu’il subsistait encore au début du XXe siècle,
puisqu’il représente, encore maintenant, la base de la fiscalité locale et
puisqu’il a influencé plus ou moins profondément le régime politique et
financier de l’Europe du XIXe siècle.

CHAPITRE 111

Désintégration de l’impôt et de la monnaie dans la France


révolutionnaire

Lors de la réunion des États généraux le régime financier constituait le


problème central et le Tiers État sut fort habilement en tirer parti.
Le 13 juin l’Assemblée nationale déclara que les impôts existants étaient
nuls, comme ayant été établis sans le consentement de la nation, mais que
leur perception pourrait continuer jusqu’au jour où l’Assemblée serait
dissoute. Après l’établissement d’une Constitution, les représentants du
pays se préoccuperaient de doter la France du système fiscal dont elle avait
besoin. Ainsi le roi ne pouvait renvoyer l’Assemblée sans se trouver privé
de toute ressource financière.
Politiquement habile, cette attitude n’était pas faite pour encourager les
contribuables à respecter les contrôles et à payer leurs impôts. L’agitation
fiscale, qui avait commencé dès le premier semestre, devait s’accentuer
après le 14 juillet 230. Dirigée d’abord contre l’État, elle se tourna
rapidement contre les seigneurs  : la lutte contre l’impôt se prolongeait en
jacquerie.
Tous ces mouvements diversement combinés donnèrent naissance à la
crainte diffuse qui surgit un peu partout et se répandit dans le pays tout
entier : la Grande Peur.
Durant la nuit du 4 Août, l’Assemblée s’efforça de répondre à ce
désordre généralisé par la suppression de toute obligation où l’on pouvait
voir un reste de la féodalité. Encore fallait-il se préoccuper de la pénurie du
Trésor. Après bien des hésitations, la Constituante autorisa l’émission
d’emprunts puis la levée d’un subside extraordinaire reposant sur la
déclaration non contrôlée des contribuables. Dans le même esprit,
l’Assemblée reçut les dons patriotiques qui donnèrent lieu à toutes les
manifestations sentimentales si caractéristiques de cette époque.
Même en période révolutionnaire, les problèmes financiers ne sont pas
résolus par l’appel aux bons sentiments : on dut s’en apercevoir.
Dans ces conditions, l’idée de recourir aux biens de l’Église ne pouvait
pas ne pas venir. Renforcer l’État en faisant du clergé une administration,
tout en augmentant les ressources de la puissance publique, c’était un des
aspects de ce « despotisme éclairé » dont les réformateurs français étaient
imprégnés. Encore fallait-il mobiliser cet énorme capital foncier. Après
avoir décrété, en décembre 1789, l’émission de titres de créances admis de
préférence dans le paiement des biens nationaux et productifs d’intérêt, en
avril 1790 l’Assemblée décida de donner cours légal à ces «  assignats  »,
c’est-à-dire d’en faire une véritable monnaie.
Les créations d’assignats se multipliant en progression géométrique, leur
dépréciation s’accéléra. Les Assemblées révolutionnaires essayèrent de
freiner le mouvement en recourant à la taxation des prix. Pour les besoins
de la guerre, elles furent amenées à la réquisition et à la conscription. Des
hommes se soulevèrent contre cette nouvelle forme de contrainte comme
leurs ancêtres s’étaient révoltés contre l’impôt 231. La Terreur répondit aux
révoltes et les représentants en mission remplirent les mêmes tâches que
leurs prédécesseurs, les intendants de la royauté 232.
La fin de la Terreur fut aussi le début du relâchement de la contrainte : la
monnaie s’effondra suivant un processus que nous avons vu se répéter après
les grandes guerres du XXe siècle. Le système fiscal reprit toute son
importance.
CHAPITRE IV

Les réformes de la Révolution

Lorsque l’on oppose, comme s’il s’agissait d’éléments antagonistes, la


réforme et la révolution, on oublie les caractères les plus marquants de
l’histoire française durant le siècle qui a précédé et durant celui qui a suivi
1789. L’œuvre constructive, l’œuvre durable de la Révolution c’est ce
qu’avaient préparé les réformateurs du XVIIIe siècle, c’est ce qu’avaient
expérimenté dans leurs provinces tel ou tel intendant, c’est ce qu’avaient
essayé un certain nombre de contrôleurs généraux.
Beaucoup de ces réformes ne purent aboutir, mais, lorsqu’il fallut bâtir
une nouvelle société, il n’y eut d’autre solution que de se tourner vers ce qui
avait été préparé.
Là où les problèmes n’avaient pas été sérieusement étudiés et où, a
fortiori, les réformes n’avaient été ni amorcées ni expérimentées, la
Révolution n’a presque rien réalisé, à moins qu’elle n’ait improvisé des
institutions dénuées de consistance qui n’ont pu résister au temps.
Cet ensemble de constatations s’applique notamment à la fiscalité.

LES RÉFORMES DURABLES DE LA RÉVOLUTION


Débordant le domaine strictement fiscal, trois grandes réformes
permirent la construction d’un nouveau système d’impôts directs.
La suppression des privilèges n’avait pas seulement pour avantage de
ramener chacun à la loi commune : elle permettait aussi la mise en œuvre
d’améliorations techniques importantes.
L’abandon des particularismes provinciaux rendit possible l’élimination
des droits de douane intérieurs et des péages : la frontière douanière et la
frontière politique coïncidèrent.
Cette réforme avait fait l’objet d’une série d’études. Calonne l’avait
proposée à l’Assemblée des notables, l’Assemblée constituante n’eut qu’à
la mettre en œuvre.
La troisième grande réforme, la suppression de la dîme et des droits
féodaux, permettait à l’État d’asseoir et de lever plus facilement ses propres
impôts.
Sur le plan intellectuel, la suppression de la dîme avait été longuement
préparée  : les économistes n’avaient cessé de dénoncer l’incidence
défavorable de ce prélèvement sur le produit brut.
La suppression des droits féodaux avait été débattue 233, mais les
difficultés et le risque que représentait ce genre de discussion eurent pour
effet une certaine improvisation. L’Assemblée vota l’abolition des droits
féodaux, mais, quand il fallut traduire juridiquement et pratiquement les
décisions de la nuit du 4 Août, on s’aperçut qu’il n’était pas facile de
distinguer les droits nés de la féodalité de ceux qui avaient fait l’objet d’une
véritable opération d’achat. Cette insuffisante préparation d’une réforme
capitale pesa sur la suite des événements ; elle contribua au malaise et aux
désordres des campagnes.

La refonte des impôts directs


Le système fiscal élaboré par les assemblées révolutionnaires constituait
l’aboutissement des tentatives visant à faire de la taille personnelle un impôt
fondé sur la connaissance de chaque élément de l’exploitation, des
expériences de taille tarifée menées par certains intendants, Tourmy, Turgot,
Rouillé d’Orfeuil, Bertier de Sauvigny, de l’action des contrôleurs généraux
réformateurs qui s’étaient particulièrement attachés à faire du vingtième un
véritable impôt foncier et des directions du vingtième une administration
fiscale digne de ce nom.

La contribution foncière
La loi du 1er décembre 1790 sur la contribution foncière porte la marque
des réalisations et des projets antérieurs, consacrant la revendication
physiocratique de l’imposition du produit net, reprenant les systèmes de
déduction forfaitaire des frais d’entretien expérimentés dans la généralité de
Paris ainsi que les encouragements accordés en 1764 et 1766 à ceux qui
desséchaient des marais ou défrichaient des terres incultes.

La contribution mobilière
L’établissement de la contribution mobilière s’inspire des conceptions
qui, dans plusieurs villes, avaient conduit les «  administrateurs éclairés à
répartir l’ancienne capitation à raison des loyers et avaient trouvé ce moyen
plus propre que tout autre à prévenir les inégalités et les injustices 234  ».
Après diverses modifications, la loi du 3 nivôse an VII reprit les principes
de 1791 en simplifiant leurs modalités  : à quelques réserves près cette loi
régit la contribution mobilière jusqu’au début du XXe siècle.

Les patentes
La contribution des patentes n’avait pas été primitivement prévue cet
impôt sur l’activité commerciale et industrielle ne faisait pas partie des
conceptions physiocratiques, de telle sorte que le système établi resta
beaucoup trop simpliste. Il fallut attendre le milieu du XIXe siècle pour
élaborer un mécanisme fiscal relativement perfectionné, en ce sens que l’on
s’efforça de trouver pour chaque profession les signes caractéristiques de
son activité.

L’enregistrement et le timbre
En ce qui concerne l’enregistrement, l’Assemblée constituante reprit les
grandes lignes de la législation antérieure avec quelques améliorations et
aussi des imperfections que la loi du 22 frimaire an VII fit disparaître : on
conçoit que cette loi ait constitué si longtemps et constitue encore sur bien
des points la base de la législation française.
Quant au timbre l’Assemblée reprit jusque dans le détail le projet soumis
à l’Assemblée des notables.
Si l’œuvre financière de la Révolution ne doit pas être sous-estimée, on
ne doit pas en méconnaître les faiblesses.

LES LACUNES DU SYSTÈME FISCAL RÉVOLUTIONNAIRE


Trois grandes lacunes pesèrent lourdement sur la Révolution  : la
suppression des impôts indirects, le poids excessif de l’impôt foncier,
l’absence d’administration fiscale. Les unes et les autres s’expliquent par
les insuffisances, les erreurs ou les illusions des réformateurs.

La disparition des impôts indirects


Il peut paraître injuste d’imputer aux constituants l’abandon d’un système
d’impôts indirects que les mouvements populaires firent voler en éclats.
Les émeutiers qui brisaient les barrières d’octroi et pillaient les bureaux
de contrôle n’avaient sans doute pas lu les œuvres des physiocrates. Les
opinions de la seule école économique existante n’en ont pas moins pesé
sur le comportement de ceux qui finirent par sacrifier un système fiscal
auquel ils ne croyaient pas.

Le poids excessif de l’impôt foncier


Mis à part les droits d’enregistrement, le timbre et les droits de douane, le
système fiscal de l’Assemblée constituante demandait tout à l’impôt direct,
presque tout à l’impôt foncier.
C’était la réalisation du vœu des physiocrates, c’était la suite de l’action
des réformateurs qui s’étaient efforcés de faire porter l’imposition directe
sur la terre de façon presque exclusive.
Il en résultait une charge qui fut dissimulée durant la période des
assignats mais apparut écrasante le jour où les contribuables furent obligés
de payer en monnaie métalliques 235.
Prisonniers d’une analyse économique incomplète, les réformateurs,
écrivains ou patriciens, ne s’étaient pas souciés de créer des impôts directs
faisant participer aux charges publiques la fortune mobilière, l’industrie, le
commerce, les professions libérales et les bénéficiaires de traitements ou de
créances. C’était difficile, ce n’était pas impossible. Or l’on sait après quels
tâtonnements on aboutit à une contribution personnelle et mobilière et à une
contribution des patentes qui fussent viables. Ici également les
révolutionnaires pâtirent de la carence des réformateurs.

Le mythe de la décentralisation et la destruction des administrations


fiscales
Encore fallait-il appliquer cet impôt foncier, pièce essentielle du budget
révolutionnaire. Or l’Assemblée constituante se rendit délibérément
incapable de le mettre en œuvre en détruisant une administration qui avait
le mérite d’exister.
Turgot et Necker avaient cru que le pouvoir central serait débarrassé de la
difficulté et de l’impopularité de l’imposition si le soin en était confié à des
assemblées locales.
L’illusion qu’ils se faisaient sur l’efficacité du système de la répartition
fut une des causes directes des illusions de l’Assemblée constituante, du
système administratif qu’elle établit, des conséquences qui en résultèrent.
A force de répéter que le pouvoir central ne devait agir que par des
volontés générales, on finit par le dessaisir de toute possibilité d’imposer
des décisions particulières. La nécessité de gouverner conduisit, par
réaction, aux méthodes dictatoriales de la Convention et à la centralisation
napoléonienne : les unes et les autres étaient en germe dans les méditations
théologiques du jeune Turgot.
En effet, l’idée de la répartition exerça une grande influence sur le
système d’administration locale, élaboré par l’Assemblée constituante. Les
administrations de communes, de districts, de départements sont toutes
élues, le pouvoir central n’est nulle part représenté. Toute administration
centralisée de l’impôt direct disparaît. Des commissions d’habitants de la
commune procèdent à l’assiette de l’impôt. La confection des matrices est
confiée aux officiers municipaux, la surveillance de l’expédition des rôles
aux directoires de district.
On s’aperçut très vite qu’il n’était pas facile d’obtenir de bons effets de
la décentralisation fiscale lorsque le milieu social ne s’y prêtait pas. Le
défaut d’instruction et le manque d’esprit civique se conjuguant, les retards
se multiplièrent, des biens furent omis, d’autres systématiquement sous-
évalués.
En 1798 seulement on institua une « Agence des contributions directes »,
armée de commissaires (5000), ayant pour objet de surveiller les travaux
des municipalités.
Réforme utile, mais insuffisante : il fallut attendre le Consulat pour voir
recréer une véritable administration des impôts directs.

Il n’a pas paru inutile de procéder à cet ensemble d’analyses techniques


un peu fastidieuses en raison des conclusions d’ordre général qui s’en
dégagent et qui, encore une fois, débordent le secteur de l’impôt.
Si l’œuvre de la Révolution n’a pas totalement disparu, c’est parce
qu’elle avait été préparée par un vaste effort d’analyse, de réflexion, et par
des tentatives de réformes.
C’est dans la mesure où ces efforts préalables avaient été insuffisants
que la Révolution fut suivie d’une réaction, de l’instauration du pouvoir
personnel, de son cortège de guerres incessantes et de l’épuisement du
pays.
CHAPITRE V

La fiscalité jacobine

Improvisé dans le désordre, la guerre civile et la guerre étrangère, le


programme fiscal des Jacobins ou des Montagnards était une œuvre de
circonstance.
Il répondait aussi à des vues plus profondes.

L’ACTION DES MASSES ET LES TAXES


RÉVOLUTIONNAIRES
ans la mesure où l’on peut dégager l’histoire de la Révolution des
péripéties de détail et des conflits de personnes, il est possible de discerner
une opposition entre les hommes politiques qui s’appuyèrent sur la
bourgeoisie riche, assise, conservatrice, et ceux qui cherchèrent à s’assurer
le concours de la petite bourgeoisie et du prolétariat des villes, voire des
campagnes. Les masses populaires, très atteintes par les conséquences
économiques de la Révolution, par la pénurie de produits alimentaires, par
le manque de pain, par le chômage, par une hausse des prix supérieure au
relèvement des salaires, se demandaient quel était le contenu social de la
transformation politique qu’on leur demandait de défendre. Elles trouvèrent
des orateurs pour appuyer leurs revendications.
La Montagne désirait prolonger la démocratie politique par une
démocratie sociale comportant une taxation des denrées de première
nécessité, la distribution de secours publics, le droit au travail, des lois sur
l’héritage et, pour assurer le financement des dépenses «  sociales  », des
impôts progressifs sur la fortune 236.
De tels programmes furent mis en œuvre dans les départements. De
divers côtés, sous la pression populaire, la recherche des stocks dissimulés
fut organisée, les prix du blé — et parfois d’autres denrées — furent fixés
par les autorités, des impôts sur les riches ou des emprunts forcés furent
établis, en tenant compte de la richesse présumée et du civisme, également
présumé.
On conçoit ce que de telles mesures pouvaient comporter
d’improvisation, de désordre et d’arbitraire.
La Convention s’efforça de limiter ou même de réparer certains abus.
Cependant, sous la pression des émeutes parisiennes, elle se trouva conduite
à s’orienter elle-même dans cette voie.
Cette attitude provenait aussi d’une conception plus profonde.

LE SYSTÈME FISCAL ET LES ASPIRATIONS ÉGALITAIRES


Les principaux hommes politiques de la Révolution étaient obligés
d’admettre la recherche d’une certaine égalité de fait  —  disons plutôt  :
d’une certaine atténuation des inégalités.
D’un autre côté, ils étaient hostiles à tout changement dans la structure de
l’économie, à toute atteinte à la propriété. S’ils admirent un régime de
réquisition et de fixation autoritaire des prix, ce fut, en partie, sous la
menace des émeutes, en partie pour faire face aux besoins de la guerre : ils
n’y virent que des expédients regrettables.
Le recours à l’impôt ne pouvait pas ne pas apparaître comme le moyen
de concilier des préoccupations contradictoires.
En 1792, Brissot pose le problème  : «  Dans toute démocratie, les lois
doivent détruire et prévenir la trop grande inégalité de fait entre les
citoyens, sans cela l’égalité de leurs droits serait une chimère : l’indigent se
vendrait au riche, et celui-ci dominerait.
« Mais ces institutions favorables à l’égalité doivent être introduites sans
commotion, sans violence, sans manquer de respect au premier des droits
sociaux : la propriété 237. »
Se référant à l’exemple athénien, il propose la suppression de l’héritage
et l’exonération du « nécessaire physique 238 ».
Sous une forme violente, Hébert dit la même chose en 1793, dans le 192e
numéro du Père Duchêne.
Barrère fait voter le texte suivant : « La Convention nationale décrète la
peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire ou toute autre,
subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles. »
Il ajoute que cette disposition doit s’accompagner de l’institution de
l’impôt progressif dont la Convention décrète le principe. Le 20 mai 1793 la
levée d’un emprunt forcé à tarif progressif est décidée. Sous le Directoire
deux emprunts analogues sont établis, en frimaire an IV et en thermidor an
VII 239.
En fait, les emprunts forcés rendirent peu. Le principe de la progressivité,
joint à l’arbitraire de l’assiette de ces prélèvements, n’en provoqua pas
moins une grande crainte chez les possédants.
Le Consulat devait en sortir.

CHAPITRE VI

Système financier du Consulat et de l’Empire

Par son arbitraire, l’emprunt forcé de thermidor an VII eut pour effet la
thésaurisation, la hausse du taux de l’intérêt, un arrêt des affaires, une
recrudescence du chômage.
Il provoqua, de la part de ceux qui étaient atteints ou se sentaient
menacés, une violente réaction contre le Directoire. Plus directement, il
détermina un certain nombre de capitalistes à fournir à Bonaparte un
minimum de moyens financiers  —  et à lui laisser espérer une aide s’il
réussissait 240.
De fait, lorsque le 3 frimaire le Premier Consul réunit un certain nombre
de banquiers, il reçoit la promesse d’un concours de 12 millions d’ailleurs
réduit par la suite. Il sait - et c’est là le fait important pouvoir compter sur
l’appui du milieu financier. Naturellement, une des premières décisions du
nouveau pouvoir consiste dans l’abrogation de l’emprunt forcé : dès le 23
brumaire an VIII, un message du gouvernement consulaire demande aux
commissions intermédiaires de «  faire disparaître du code de notre
législation une loi qui le déshonore 241 ».
Bonaparte n’eut garde d’oublier cette leçon  : le système financier qu’il
consolida et qu’il compléta ne pouvait déplaire à la bourgeoisie d’argent 242.
Il ne se trouvait pas devant une table rase. La Révolution avait éliminé
les privilèges ainsi que la dîme et les droits féodaux qui constituaient une
sorte de parafiscalité. Elle avait construit un système d’impôts directs,
maintenu et amélioré la législation de l’enregistrement et du timbre.
Que restait-il à faire ?
Reconstruire une administration capable de mettre en œuvre la législation
fiscale ; créer une banque d’émission et monter un système de trésorerie ;
rétablir des impôts indirects dont, manifestement. le budget ne pouvait se
passer ; enfin, préparant l’avenir, entamer la confection du cadastre.

LA RECONSTRUCTION DES ADMINISTRATIONS ET


L’ORGANISATION DE LA TRÉSORERIE
L’administration des douanes et celle de l’enregistrement avaient survécu
non sans pâtir de toutes les difficultés auxquelles se heurtaient les services
publics  : crédits insuffisants, traitements amenuisés par l’inflation,
interventions intempestives des autorités locales et des représentants en
mission. Tout cela pouvait être remis en ordre  : deux directions générales
furent instituées.
En ce qui concerne les impôts directs, la situation était plus grave  :
l’administration avait été proprement détruite. Le Directoire avait
commencé à la reconstruire avec son Agence des contributions directes,
mais celle-ci ne donnait pas réellement satisfaction.
Une nouvelle direction fut créée  : elle fit naturellement appel aux
fonctionnaires du vingtième qu’elle put retrouver.
Il devenait enfin possible de procéder normalement à l’émission des
rôles.
Le crédit de l’État en fut directement renforcé.
Sachant que les impôts rentreraient en temps voulu, l’administration put
en anticiper le recouvrement sous forme de « rescriptions », souscrites par
les receveurs généraux et dont la mobilisation fournit les ressources de
trésorerie indispensables. Tout cela est décrit dans les mémoires de Mollien
qui proposa et mit en œuvre un ingénieux mécanisme permettant à la fois
d’anticiper les recettes fiscales grâce aux engagements des comptables
publics et d’améliorer les mouvements de fonds publics et privés.
Restait à créer une autre administration  —  celle des contributions
indirectes, mais ici la législation elle-même restait à établir.

LE RÉTABLISSEMENT DES IMPÔTS INDIRECTS


Dans une société où l’agriculture constituait encore la principale
occupation, il était pratiquement impossible d’alimenter le budget avec les
seules contributions directes.
Cependant le mouvement d’opinion hostile aux impôts indirects avait
pris une telle ampleur qu’il n’était pas facile de remonter le courant.
Au début, le Consulat se contenta de poursuivre un mouvement que le
Directoire avait amorcé : la création d’octrois municipaux fut généralisée.
Convaincu qu’il fallait aller plus loin, le ministre des Finances Gaudin ne
put parvenir à dissiper les appréhensions du Premier Consul jusqu’au
moment où les besoins de la guerre renforcèrent la valeur de ses arguments.
Indépendamment de la création d’un impôt sur le sel et du rétablissement
du monopole du tabac, il fallait s’adresser aux matières imposables les plus
évidentes : les boissons.
Dans ce domaine, il fut procédé en deux temps.
Un impôt assis à la production à l’aide d’un inventaire chez les vignerons
provoquant de vives réactions 243, on revint à ce qui constituait, en
définitive, la base du système de l’Ancien Régime  : la surveillance de la
circulation, le recensement des entrepôts et le contrôle des débits 244.
Pour faire fonctionner ce système, l’Empire recourut, suivant
l’expression de Caillaux, aux «  échappés de la Ferme générale  »  : ils
n’eurent qu’à mettre en œuvre les règlements qu’ils connaissaient bien.
C’était en définitive un mécanisme bien conçu pour l’époque. Les
techniques de l’Ancien Régime avaient été conservées dans leurs principes,
mais dégagées de ce qui les rendait le plus odieuses : plus d’obligation de
consommer une quantité minimale de sel, plus d’intrusion chez les
particuliers, ou même chez les producteurs de boissons, sauf dans des
conditions bien définies.
On conçoit que ce système ait traversé plusieurs régimes et qu’il subsiste
encore de nos jours.

LA PRÉPARATION DE L’AVENIR. LE CADASTRE


Le problème de la répartition de l’impôt direct restait posé. A l’époque
où l’Assemblée constituante s’était efforcée d’établir un système fiscal plus
équitable, le Comité des contributions avait proposé à l’Assemblée de se
fonder sur la répartition de la charge fiscale telle qu’elle existait à l’époque.
Ce calcul cristallisant les inégalités fiscales de l’Ancien Régime, les
avantages fiscaux des pays d’états, la surcharge des pays d’élections, les
plaintes affluerent de ces dernières régions. Le Directoire se contenta de
consacrer plusieurs dégrèvements à réduire la part des départements
présumés surchargés.
Pouvait-on fonder la répartition de l’impôt entre les circonscriptions
comme entre les individus sur une hase plus sérieuse ? L’établissement d’un
cadastre pouvait apporter la solution.
Les obstacles inhérents à l’imposition du revenu foncier peuvent, en
effet, être surmontés grâce a la distinction de deux étapes.
Dans un premier stade, l’administration détermine «  en combien de
classes chaque nature de propriétés doit être divisée, à raison des divers
degrés de fertilité du terrain et de valeur du produit » 245.
Pour chaque classe de chaque nature de culture, une parcelle déterminée
est choisie «  pour servir de point de comparaison et être une espèce
d’étalon » (Recueil méthodique, n° 513). On s’efforce d’en trouver dont la
superficie soit assez étendue et le sol bien homogène  ; a l’aide des
documents les plus sûrs, actes de location de préférence, on détermine leur
revenu moyen et, par suite, celui des terres de la classe dont elles font partie
Toutes les autres parcelles sont alors classées dans ce cadre général.
Vient ensuite une opération de recoupement qui consiste à comparer,
pour un certain nombre de propriétés, le revenu résultant du classement au
revenu réel lorsque celui-ci peut être connu. Les discordances ou les
contestations des contribuables peuvent conduire à des révisions générales
ou particulières.
En ce qui concerne les immeubles bâtis, le système est analogue  : les
différences tiennent au fait que les maisons sont plus fréquemment louées et
que leur «  individualité  » plus accentuée rend plus difficile de les faire
entrer dans des catégories.
Cet ensemble d’opérations était long, minutieux. coûteux.
Il fallait des instruments d’arpentage. Le ministre chargea les six
ingénieurs mécaniciens les plus distingués de Paris de les fabriquer et en
avança le prix aux géomètres. Cela nous rappelle les réflexions d’Hérodote
sur la naissance de la géométrie en Égypte au temps où les scribes du
pharaon procédaient à ces opérations.
Le système métrique facilita le travail. Une circulaire de 1803 ne manqua
pas de le souligner.
Cependant, il fallut quarante ans pour achever ce monument.
 

A l’impôt foncier à base cadastrale dont les principes sont toujours en


vigueur s’ajoutaient les impôts hérités de la période révolutionnaire  : la
patente, la contribution personnelle-mobilière, l’impôt des portes et
fenêtres, auxquels s’ajoutaient quelques taxes somptuaires.
Le système fiscal français avait pris la forme qu’il devait conserver
jusqu’en 1914. — et même sur bien des points jusqu’à nos jours.

CHAPITRE VII

Le financement des guerres de la Révolution et de l’Empire

Malgré ses progrès l’économie européenne de la fin du XVIIIe siècle ne


pouvait fournir les bases d’un système fiscal très productif. La
prépondérance d’une agriculture de faible rendement, la faiblesse de
l’industrie, l’insuffisance des échanges, tous ces traits subsistaient dans les
divers pays, à l’exception de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas.
Comment, dans ces conditions, des conflits presque incessants purent-ils
être financés ? Comment la France put-elle lever des armées de plus en plus
nombreuses, les équiper, faire face à une série de coalitions, porter la guerre
jusqu’au cœur de la Russie ? Quant à la défaite finale de l’Empire, doit-elle
être attribuée aux seules fautes militaires et politiques ou faut-il faire la part
des facteurs économiques, financiers, fiscaux ?

FONDEMENTS DE LA PUISSANCE FRANÇAISE


Il convient de rappeler, pour mémoire, les explications politiques les plus
simples.
Aux époques les plus critiques la France fut sauvée par le manque de
cohésion de ses adversaires et la discordance de leurs intérêts.
On ne doit pas manquer d’observer l’importance relative de la
population française par rapport à la population européenne.
La structure économique française était sans doute, mis à part
l’Angleterre et la Hollande, la plus évoluée. Commerce plus actif, industrie
plus avancée signifiaient des ressources plus considérables 246, notamment
la possibilité de monter, lorsque l’évolution politique le permit, un appareil
fiscal relativement productif.
Au contraire, les États de l’Europe continentale éprouvèrent des
difficultés considérables à mener la lutte contre la France.
La Prusse dut emprunter en Hollande, en 1792 et 1794, puis tenter en
1795 un emprunt intérieur qui échoua.
Le système fiscal autrichien continuant de pâtir des privilèges et de la
structure de l’économie, le gouvernement dut recourir à l’émission d’un
papier-monnaie qui, en 1809, perdit les trois quarts de sa valeur.
Mais les subsides de l’Angleterre permirent aux États continentaux de
continuer ou de reprendre la guerre.
La question reste donc posée.
La Révolution française procura d’abord les profits de la confiscation.
Mal utilisés et vendus dans des conditions telles que les acquéreurs
s’enrichirent scandaleusement, les biens nationaux représentèrent cependant
des ressources importantes. Sans eux les assignats n’auraient pu « tenir » si
longtemps.
Ce recours généralisé au papier-monnaie distingue les guerres de la
Révolution de celles qui les ont précédées 247.
Toutefois cette ressource ne fut pas indéfinie. Sous le Directoire,
l’effondrement des assignats, puis des mandats territoriaux, priva le
gouvernement de toute solution de ce genre. Il fallut s’adresser de nouveau
à l’impôt.
La reconstruction d’une administration fiscale fut facilitée par la
suppression des privilèges du clergé et de la noblesse ainsi que par
l’abolition des droits féodaux et de la dîme, ce qui permit aux propriétaires
fonciers et aux exploitants de payer l’impôt plus facilement et à l’État
d’établir un système rationnel.
Toutefois ces avantages ne furent pas immédiatement utilisés  : durant
toute la période révolutionnaire le système fiscal ne procura que des
ressources insuffisantes.
Même sous l’Empire le total des impôts levés dans les limites de la
France de 1789 ne dépassait pas, si l’on tient compte de la hausse des prix,
les rentrées de la monarchie.
D’après diverses évaluations l’augmentation de la charge fiscale serait
inférieure à celle de la production 248.
Cet allégement s’explique dans une mesure appréciable par la réduction
de la dette publique. Malgré tout, en l’absence d’un recours systématique à
l’emprunt, on ne peut comprendre l’ampleur et la continuité de l’effort de
guerre si l’on ne tient compte de deux éléments très importants : le retour
aux prestations de biens et de services d’une part, les profits de la conquête
d’autre part.
La levée en masse permit aux assemblées révolutionnaires d’opposer aux
coalisés des armées nombreuses, insuffisamment formées au début, mais
moins coûteuses 249.
Ce changement profond était lié à une révolution, à la possibilité de faire
appel à ce que les adversaires appelaient le « fanatisme », c’est-à-dire à la
volonté de larges fractions de la population soucieuses de conserver
l’essentiel du régime nouveau.
La mobilisation des hommes s’accompagna de la réquisition des produits
et de la fixation autoritaire des prix.
L’utilisation de la conscription permit à Napoléon de limiter le recours à
l’impôt et par conséquent d’éviter, lui aussi, les révoltes fiscales qui
paralysaient les politiques de grandeur des ministres de l’Ancien Régime.
Les réactions contre l’impôt restèrent limitées. Les bulletins de police de
Fouché font état de petites « rébellions » provoquées par le rétablissement
des impôts indirects, notamment par les inventaires effectués chez les
producteurs de vin et de cidre 250. Ce fut une des causes de l’abolition de ce
mode d’assiette remplacé, en 1808. par l’imposition du transport des
boissons. Encore que les « droits réunis », très impopulaires, aient contribué
à la désaffection de beaucoup de Français, on n’observe pas sous l’Empire
l’équivalent des grandes révoltes des Croquants ou des Va-nu-pieds.
Moins coûteuse qu’une armée de métier 251, la machine de guerre
napoléonienne acquit trop d’ampleur pour être entretenue avec les seules
ressources de la France traditionnelle. Une exploitation systématique des
pays vaincus lui procura, comme à la Convention et au Directoire, les
moyens financiers de sa politique.

Les profits des conquêtes


Très vite, le gouvernement révolutionnaire organisa la mise en coupe
réglée des pays qu’il occupait : Belgique ou rive gauche du Rhin. Le profit
résultait à la fois des réquisitions, des contributions et de la mise en
circulation des assignats dans des régions nouvelles, ce qui freinait leur
dépréciation.
Cambon se félicitait le 1er février 1793 d’avoir déjà tiré 611 millions de
la Belgique. Par cette politique, la France s’aliéna des pays occupés par ses
troupes et, devant ce reflux de l’opinion, les gouvernements
révolutionnaires furent conduits à prononcer des annexions, sans trop
s’occuper des vœux des populations.
Cette méthode exerça une influence sur la stratégie elle-même.
D’après Carnot, la pénurie doit conduire à l’offensive :
«  Nous sommes perdus si vous n’entrez bien vite en pays ennemi pour
avoir des subsistances et des effets de tout genre, car la France ne peut
soutenir longtemps l’état forcé où elle se trouve en ce moment... Il faut
vivre aux dépens de l’ennemi ou périr... La défensive nous déshonore et
nous tue 252. »
Bonaparte agit dans le même sens, dès la première campagne d’Italie,
avec toutefois le souci d’éliminer le pillage et même de réduire les
réquisitions au profit des achats régulièrement payés grâce aux
contributions imposées au Piémont comme aux États de Modène et de
Parme, ou au Saint-Siège 253,
Comme les directives de Carnot, la stratégie de Bonaparte s’explique par
ce qui fut, à l’origine, une nécessité : vivre sur le pays. Pour un théoricien
militaire du XVIIIe siècle comme Guibert, l’habitude de former, des
magasins et de traîner derrière soi des convois de vivres était la cause de la
lenteur, de la lourdeur et du coût des opérations militaires. Il estime que
dans les pays habités et fertiles de l’Europe, une armée point trop
nombreuse, sobre, patiente, disciplinée, pourrait trouver de grandes facilités
pour subsister 254.
La leçon ne fut pas perdue. Bonaparte s’en inspira 255 a ce point que
suivant un théoricien militaire 256 le schéma de la campagne napoléonienne
peut se résumer de la façon suivante : allégé par l’élimination des convois
de vivres, donc plus rapide que son adversaire, Bonaparte effectue un
mouvement tournant qui lui permet d’une part de se saisir des magasins de
vivres et de munitions de son adversaire, d’autre part de le désorienter et de
l’obliger à livrer une bataille désordonnée.
Cette stratégie facilitait la solution du problème financier.
Le Directoire, qui ne pouvait plus rien tirer du papier-monnaie, vivait des
sommes que lui envoyait le général en chef de l’armée d’Italie. C’est ainsi
que ce dernier put se permettre des initiatives contraires à ses instructions et
méconnaître les directives qu’il recevait. L’Empereur utilisa les mêmes
procédés 257.
Les profits des conquêtes figurent parmi les ressources financières de
l’Empire. Que ce soit là le résultat d’une politique systématique, il n’est
pour s’en convaincre que de parcourir la correspondance de Napoléon avec
ses généraux, avec Joseph roi de Naples ou avec Eugène vice-roi d’Italie. A
chaque instant, il leur enjoint de tirer davantage du pays qu’ils occupent ou
qu’ils gouvernent de façon à faire vivre telle ou telle fraction de l’armée
française 258,

LA LIMITE DES RESSOURCES FRANÇAISES


Ainsi peut-on voir pourquoi Napoléon l’a emporté si longtemps.
On voit aussi pourquoi il fut battu.
La stratégie qui réussissait parfaitement dans les «  riches plaines de la
Lombardie » n’était pas adaptée aux pays pauvres — l’Espagne — ni aux
vastes étendues de l’Allemagne de l’Est, de la Pologne, de la Russie 259.
C’est pourquoi les campagnes devinrent de plus en plus difficiles et de
moins en moins décisives.
En outre, l’exploitation des peuples finit par susciter leur résistance. La
misère aurait contribué au soulèvement de la Hesse en décembre 1806 et
aux attaques isolées contre les troupes françaises en Poméranie et en Prusse.
Les licenciements d’officiers et de fonctionnaires, destinés à faciliter le
paiement des indemnités de guerre, les appréhensions des étudiants en quête
d’emploi favorisèrent des mouvements nationalistes, tels que le Tugenbund.
Le soulèvement du Tyrol, en 1809, eut pour origine non seulement
l’annexion par la Bavière d’une province attachée à la maison d’Autriche,
mais aussi l’accroissement des impôts, la réduction du trafic par la
fermeture des frontières italiennes et autrichiennes, et la conscription 260.
Comme les gouvernements révolutionnaires, Napoléon put limiter l’appel
aux ressources financières par la conscription, cette institution
fondamentale de l’Empire. Mais ce ne fut pas sans difficulté. Il n’est que de
parcourir les bulletins adressés par Fouché à l’Empereur, ces bulletins où le
maître de la police rassemblait les informations sur l’état de l’Empire et
naturellement sur les résistances des individus à l’emprise de l’État, pour
être frappé du nombre de «  rébellions  » contre la conscription 261. Ce ne
sont pas en général de véritables révoltes, encore que telle d’entre elles dans
la région de Plaisance en ait bien eu le caractère, il s’agit de quelques
hommes, de quelques dizaines d’hommes qui, dans telle ou telle commune,
attaquent les gendarmes et permettent aux conscrits réfractaires de s’enfuir.
Mais ces « rébellions » sont très nombreuses.

LES FAIBLESSES DU BLOCUS


Aux profits des conquêtes qui finirent par fatiguer les Français et
soulever les peuples occupés s’opposaient les ressources anglaises, fondées
sur le trafic.
Napoléon avait compris qu’il devait tarir la source de la puissance
anglaise, c’est-à-dire son commerce. Cette idée était à l’origine de
l’expédition d’Égypte — ce fut la base du Blocus continental 262.
L’empereur ne vit pas que les exportations anglaises continueraient parce
que le blocus était forcément limité. L’occupation permettait d’étirer la
ligne tenue par les douaniers français le long des côtes de la mer du Nord et
de la Méditerranée, elle n’évitait pas les fissures que les gains de la
contrebande déterminaient inévitablement.
D’ailleurs, plus qu’au commerce proprement dit, c’est à la monnaie que
s’attaqua Napoléon. S’il voulait empêcher les exportations britanniques
c’était avec l’idée que l’Angleterre, obligée de décaisser son or, verrait son
système monétaire anéanti, et par là même toute sa vie économique.
Il ne comprit pas qu’un pays d’économie évoluée pouvait vivre avec une
monnaie fiduciaire inconvertible et, par là même, utiliser son encaisse or à
financer des importations et à fournir des subsides à ses alliés. Pour
Napoléon, toute monnaie de papier devait, comme l’assignat, s’effondrer.
La méconnaissance des ressources de la monnaie et du crédit fut
probablement une des causes de sa chute.
L’activité économique de l’Angleterre fut atteinte. Les difficultés
d’exportation de produits fabriqués entraînèrent du chômage, les difficultés
d’importation eurent pour effet un ravitaillement difficile, une menace de
famine, des troubles populaires.
Mais, obsédé par le problème monétaire, Napoléon accepta une série de
« tolérances » qui affaiblirent le blocus 263.
En 1808, l’Empereur avait admis que Louis, roi de Hollande, accordât
des licences pour exporter en Grande-Bretagne, à condition que l’on
n’achetât rien en échange. «  Il faut qu’ils paient en numéraire, jamais en
marchandises, jamais, entendez-vous ! »
Bien plus, cette préoccupation conduisait à tolérer, sinon même à faciliter
l’envoi par l’Angleterre de l’or avec lequel elle subventionnait les coalitions
dirigées contre la France 264.
Une autre considération guida l’Empereur. Se refusant à l’emploi du
crédit 265, rejetant l’utilisation de la monnaie comme mode de financement,
ne pouvant renouveler indéfiniment les profits de la conquête, il dépendait
étroitement des recettes fiscales. Or celles-ci étaient liées aux échanges.
Interdire tout commerce maritime, tout achat de denrées coloniales, ce à
quoi menait le Blocus, c’était réduire à peu de chose les droits de douane,
c’était rendre plus difficile la perception des impôts indirects, c’était
compromettre la rentrée de l’impôt direct.
Le souci de relever les recettes douanières conduisit l’Empereur à prévoir
l’octroi de licences d’exportation, système généralisé en 1810 266.
Ainsi la nécessité de maintenir l’infrastructure économique du système
fiscal — c’est-à-dire un minimum d’échanges — était en contradiction avec
la volonté d’hégémonie de l’Empereur et l’empêcha de mettre en œuvre les
moyens qu’il avait imaginés.

LES FONDEMENTS DE LA PUISSANCE BRITANNIQUE


L’économie anglaise put fournir le moyen de faire face à une longue
guerre en payant une flotte, une armée et des alliés.
Les besoins furent considérables. Les guerres de la Révolution et de
l’Empire coûtèrent 831 millions de livres sterling, soit beaucoup plus que
les précédentes qui, de la guerre de Succession d’Espagne à la guerre de
l’Indépendance d’Amérique incluse, auraient occasionné, au total, 272
millions de livres sterling de dépenses.
Des 831 millions de livres sterling, 622 furent obtenus par l’emprunt.
La possibilité de recourir à ce mode de financement était liée à la
structure économique de l’Angleterre, à la fois directement et
indirectement. L’autorisation donnée à la Banque d’Angleterre, en 1797, de
suspendre la convertibilité en or de ses billets ne servit que dans une faible
mesure à des avances directes au Trésor  ; elle permit surtout les prêts à
l’industrie et au commerce privés. Par là même, la Banque d’émissions
augmentait suffisamment la monnaie en circulation pour maintenir le taux
d’intérêt relativement bas et faciliter le placement des emprunts publics.
C’est le mécanisme que l’Angleterre utilisa de nouveau durant la guerre de
1914-1918.
Si la monnaie anglaise ne se déprécia pas au même degré que les
monnaies de papier du continent, ce fut en raison d’un effort fiscal limité
par rapport aux besoins de la guerre, mais assez prononcé pour donner le
sentiment qu’un jour la reprise des paiements en or interviendrait.
Or les impôts auxquels l’Angleterre s’adressa furent de deux sortes.
Une très large part des recettes supplémentaires fut demandée aux
impôts directement assis sur les échanges.
En 1797, on pouvait estimer que depuis le commencement de la guerre
(c’est-à-dire depuis 1793) l’impôt sur le vin avait été doublé, l’impôt sur
l’alcool quadruplé, le droit sur le thé porté de 12,5  % à 20  % suivant la
qualité. Les droits de douane et de timbre avaient été relevés. Le
gouvernement avait établi un impôt sur la navigation intérieure, sur les
assurances maritimes et, en 1797, une taxe de convoi, destinée à faire
participer les navires marchands aux frais d’escorte.
S’y ajoutait l’impôt sur le revenu créé en 1798, aboli à la paix d’Amiens,
rétabli après la reprise de la guerre : au prélèvement primitif, celui de 1798,
fut alors substitué le mécanisme « cédulaire » qui devint le type classique
des impôts sur les revenus.
Cette formule permettait d’adopter le mode d’évaluation à chaque sorte
de revenus : le revenu des créances peut être indiqué par les débiteurs, celui
des employés par leur administration, etc. Un tel mécanisme suppose une
économie relativement différenciée où, aux revenus que l’homme tire
directement de la terre, s’ajoutent ceux que le salarié reçoit de son patron, le
propriétaire de son fermier, le créancier de l’État ou d’un débiteur.
L’Angleterre était un pays où le fermage s’était développé, y créant ce
milieu économique que les physiocrates jugeaient nécessaire à la bonne
assiette de l’impôt, mais qu’ils ne trouvaient en France que dans certaines
régions. D’une façon générale, le commerce et l’industrialisation plus
avancée qu’ailleurs multipliaient les rapports d’échanges entre les hommes
et par suite facilitaient leur imposition 267.
Un contexte économique, différent de celui du continent, était à la base
de ce progrès technique, l’income tax.
En définitive, partant de 17,3 millions de livres sterling en 1792, les
recettes fiscales atteignirent 74 millions de livres sterling en 1815, dont 14,6
provenaient de l’income tax et 39 des impôts de consommation.
Un maniement plus sûr de la monnaie, du crédit et de l’impôt avait
permis aux Anglais de soutenir et de gagner la guerre.
 

Quatrième partie

LE XIXe SIÈCLE
 

INTRODUCTION

Dans les pays de la Révolution industrielle en gros l’Europe de l’Ouest,


l’Amérique du Nord et quelques possessions britanniques — le XIXe siècle
se divise en deux phases.
La première voit se consolider ou s’établir la victoire de la bourgeoisie.
Alliée à la classe ouvrière naissante elle réussit à mettre en échec les forces
conjuguées de l’aristocratie foncière et de l’autocratie. Là même où celle-ci
conserve (Allemagne, Autriche-Hongrie) ou reprend le pouvoir (Second
Empire français) elle est obligée de tenir compte des revendications
essentielles de la bourgeoisie. On conçoit que le régime juridique ait été
l’expression des intérêts de cette classe  —  ou plutôt de l’idée que cette
classe se faisait de ses intérêts. Il en fut de même, de façon encore plus
saisissante, du régime financier, de la fiscalité, du budget, du crédit, de la
monnaie.
Le régime put s’établir et rencontrer le relatif assentiment d’autres
classes, de la plus nombreuse, la paysannerie, de la petite bourgeoisie et
même, à certains moments, du prolétariat parce que l’évolution économique
fournit au pouvoir des ressources plus faciles que durant les siècles
précédents.
Mais la bourgeoisie fut, de plus en plus, contestée  ; elle-même se
contesta. L’établissement brusque ou progressif du suffrage universel, la
diffusion de l’éducation, la force des organisations ouvrières ne permirent
plus de maintenir le régime du premier XIXe siècle. Il apparut nécessaire de
corriger les effets du régime capitaliste à l’état pur : le système financier en
offrit les possibilités, des possibilités qui ne furent pas admises partout sans
des luttes longues et difficiles.
 
TITRE I

LE SYSTÈME FINANCIER DE LA BOURGEOISIE


TRIOMPHANTE

La bourgeoisie triomphait en un double sens.


Elle triomphait parce qu’elle bénéficiait d’un mécanisme d’exploitation
dont le régime économique — un « libéralisme » sans frein — n’était pas le
seul élément. A y regarder de près, le système financier était peut-être plus
oppressif.
Elle triomphait aussi parce qu’elle disposait de l’État — un État que ses
bases financières rendait plus puissant que les grandes autocraties des
siècles antérieurs.

CHAPITRE PREMIER

Un puissant mécanisme d’exploitation : le système financier

Le système financier des pays industriels correspondait de façon


frappante aux intérêts de la bourgeoisie ou plutôt à ses préjugés en même
temps qu’à ses privilèges.
Il en était ainsi non seulement du système fiscal 268 mais aussi du régime
du crédit et du système monétaire.

LE RÉGIME DU CRÉDIT
Les États abandonnèrent les pratiques d’autrefois, le traitement
désinvolte de leurs créanciers, les banqueroutes délibérées, les réductions
autoritaires d’intérêts. L’exemple fut donné par le baron Louis le jour où il
décida Louis XVIII à respecter les dettes de l’Empire. Certains n’eurent pas
les mêmes scrupules  —  leur crédit s’en ressentit. Ils empruntèrent plus
difficilement et plus cher.
A des taux différents les uns et les autres purent avoir recours à des
emprunts largement répandus dans le public, grâce à l’action des banquiers
qui y trouvèrent de larges bénéfices.
Au premier rang de ces banquiers figurent les Rothschild. On sait
comment plusieurs frères originaires de Francfort s’étaient dispersés en
Europe au moment de l’Empire.
En raison de leur habileté et particulièrement de l’adresse de celui qui
s’installa en Angleterre, Nathan, ils surent organiser les mouvements de
fonds entre l’Angleterre et les armées que celle-ci envoyait ou
subventionnait sur le continent. Ils utilisèrent toutes les occasions, ils
profitèrent du désir de Napoléon d’appauvrir l’Angleterre de son or, ils se
servirent mieux que d’autres des lettres de change. Ils surent aussi spéculer
judicieusement grâce à un bon système d’information et à une bonne
prévision.
En définitive, au moment de la défaite de l’Empereur, Nathan et ses
frères apparurent comme les banquiers de la coalition victorieuse et de la
France vaincue. Les versements que la France devait faire aux alliés
supposaient de larges opérations de crédit. Les Rothschild surent
s’entremettre. Ils profitèrent de l’amitié des puissances alliées pour offrir
leur concours à des taux très élevés. Ils souscrivaient aux émissions des
titres de rente français à des cours très bas et les plaçaient à de bien
meilleures conditions. Ils réussirent dans d’autres pays des opérations
analogues.
Leur crédit était tel qu’ils purent jouer un rôle politique important. Ils ne
se contentèrent pas de soutenir la Sainte-Alliance — c’est-à-dire la victoire
du conservatisme sur la révolution. Ils furent, il faut bien le dire, des
facteurs de paix en se refusant à prêter aux fauteurs de guerre. En ce sens ils
furent à la source d’un pouvoir réactionnaire, certes, mais aussi
relativement pacifique.

L’ACTIVITÉ BANCAIRE
Aux profits que permettait le placement des valeurs mobilières publiques
ou privées s’ajoutaient les bénéfices résultant de la gestion des dépôts.
Moyennant de substantiels intérêts, les banques prêtaient les sommes
déposées par les entreprises ou les particuliers, satisfaits de pouvoir réduire
leurs encaisses. Pour les gestionnaires prudents, les risques étaient
relativement réduits. Les phénomènes de panique qui amenaient les
déposants à vider leurs comptes soudainement et tous ensemble n’étaient
pas fréquents. Dans les conditions courantes, les banquiers aménageaient
leur trésorerie de façon à faire face, sans difficultés, aux retraits de fonds
que le calcul des probabilités permettait de prévoir.
Ils disposaient en outre des mécanismes que les siècles précédents
n’ignorèrent pas mais qui se perfectionnèrent au cours du XIXe siècle. A
condition de prêter à court terme et à bon escient, les banquiers pouvaient
« mobiliser » leurs créances auprès de l’institut d’émission, sous forme de
réescompte ou de toute autre façon. Du jour au lendemain les prêts à
échéance rapprochée des banques de dépôt pouvaient être transformés en
argent comptant : cette seule possibilité suffisait généralement à rassurer les
déposants.
Sans doute, les porteurs de billets de banque pouvaient-ils en demander
le remboursement en pièces d’or ou d’argent. Mais, si la Banque centrale
conservait suffisamment d’espèces métalliques dans ses coffres et se
contentait de réescompter les traites à brève échéance, le risque d’un rush
des porteurs de billets était relativement mince. En cas de besoin le
gouvernement pouvait interdire provisoirement les remboursements en
espèces : il le faisait en temps de guerre ou de révolution.
Ce schéma comportait naturellement des variantes. Au mécanisme que
nous venons d’évoquer, celui de la France, on pourrait opposer le système
anglais qui reposait sur un emploi beaucoup plus répandu du chèque comme
moyen de paiement et sur une structure bancaire différente. Dans le fond,
les diverses techniques étaient voisines.
Elles reposaient, en définitive, sur le droit accordé aux banquiers de
créer de la monnaie. Que signifiait, en effet, le prêt, même à court terme, de
sommes déposées à vue ? Le déposant gardait la disposition de son pouvoir
d’achat qu’il pouvait utiliser du jour au lendemain en payant ses
fournisseurs par voie de virement ou de chèque. L’emprunteur détenait
également un pouvoir d’achat immédiatement utilisable. Le pouvoir d’achat
originel, celui du déposant, avait été doublé. Il pouvait même avoir été créé
purement et simplement. Prêtant à un commerçant, le banquier lui ouvrait
normalement un compte de dépôt pouvant donner lieu à chèques ou
virements, chèques ou virements qui entraînaient l’alimentation du compte
d’une autre personne dans une autre banque ou dans la même.
Curieusement, on mit un certain temps à discerner le caractère réel de ces
opérations combinées de dépôt et de prêt. Au début du XXesiècle
seulement, un Anglo-Saxon le résuma dans la formule brève mais
explicite  : les prêts font les dépôts («  loans make deposits  ») 269. Pendant
longtemps on ne se rendit pas compte de la source de profits que constituait
le droit accordé aux banques de dépôt.
 

Les possibilités d’exploitation inhérentes au régime financier des pays


industriels étaient renforcées par les caractères de l’unité monétaire. Celle-
ci correspondait à un poids déterminé d’un seul métal, soit d’or soit
d’argent (monométallisme), ou à un poids d’or et à un poids, évidemment
différent, d’argent (bimétallisme).
Le bimétallisme ne fonctionnait pas sans difficultés. En effet, lorsque la
production de l’un des métaux augmentait dans des proportions
considérables, il devenait avantageux d’en faire frapper des quantités
considérables et de stocker l’autre métal. Suivant l’expression devenue
habituelle, la mauvaise monnaie chassait la bonne. C’est la raison pour
laquelle, en définitive, les principaux pays finirent par adopter le
monémétallisme or ou argent, or le plus souvent 270.
Dans un cas comme dans l’autre, l’émission monétaire ne pouvait
dépasser un certain volume et, de ce chef, l’augmentation des crédits
bancaires (et des dépôts) était elle-même limitée. Au-delà, les porteurs de
billets auraient craint de ne pouvoir être tous remboursés en or  —  ou en
argent. Cette crainte, à elle seule, aurait suffi à provoquer des demandes de
monnaie métallique et à inciter les particuliers à stocker les pièces
« sonnantes et trébuchantes ». La convertibilité n’évitait pas l’inflation, elle
lui fixait des bornes. Les pays qui s’en affranchissaient de façon durable et
dont la monnaie de papier se dévaluait passaient pour des puissances de
second ordre sur le plan financier et leur prestige politique lui-même était
compromis 271.
L’impossibilité de dépasser un certain volume d’émission présentait de
graves inconvénients économiques. Si le besoin de monnaie augmentait, en
raison de l’activité croissante des transactions et de la hausse des prix, le
stock existant pouvait ne plus suffire. A partir du moment où ce phénomène
commençait à se manifester, les individus étaient enclins à thésauriser. Il en
résultait une réduction de la production, une baisse de prix, une hausse du
taux de l’intérêt, une diminution de l’investissement, de la mévente, du
chômage, un affaiblissement des recettes fiscales, une tendance au
déséquilibre du budget.
Le même phénomène pouvait être provoqué d’une autre façon. Si les
désirs d’épargne tendaient à croître — du fait notamment de l’inégalité des
fortunes  —  sans que les volontés d’investir augmentent dans la même
proportion, les individus étaient enclins à thésauriser. L’ensemble des
demandes de biens de consommation et de biens d’investissement ne
suffisait pas à absorber la masse de la production possible, les prix étaient
naturellement orientés vers la baisse  ; celle-ci décourageait les entreprises
d’investir car elles redoutaient une prolongation de la diminution des prix
de vente qui les eût obligées à vendre au-dessous de leurs prix de revient.
De multiples façons un système économique fondé sur la propriété privée et
l’inégalité des fortunes, combiné avec un système monétaire fondé sur la
convertibilité, risquait d’engendrer périodiquement des crises relativement
brèves ou de longues récessions. Les unes et les autres signifiaient un
accroissement des faillites, du chômage, des troubles sociaux et
politiques 272.
On aurait pu y faire face en modifiant de temps en temps la définition de
l’unité monétaire 273.
On se détourna de ces solutions 274  : on aurait eu le sentiment d’entrer
dans le royaume de l’arbitraire, celui des dévaluations de l’Ancien Régime
avec toutes les possibilités d’inflation indéfinie qui en auraient été la
conséquence. Il y avait une autre raison. Pour les économistes de cette
époque, les mécanismes naturels devaient maintenir l’équilibre entre la
production, la consommation et l’investissement. On ne croyait pas à la
possibilité d’une crise générale de surproduction  : après certains
précurseurs, Marx soutint cette possibilité ; il ne fut écouté que d’une partie
de la population. L’économie classique continuait de régner sur les esprits.
Ce n’était pas un hasard. De façon consciente ou inconsciente, la
bourgeoisie qui souffrait des crises ou des récessions dut en voir les
avantages. Ces coups d’arrêt à l’expansion rappelaient aux ouvriers que leur
emploi restait précaire et que des exigences de rémunération « excessive »
pouvaient le compromettre. Les longues récessions portaient atteinte aux
profits des entreprises mais elles créaient cette masse d’hommes inoccupés
dont la seule existence pesait sur les salaires et freinait les revendications.
Marx avait fort bien mis en relief cet effet déprimant de l’ «  armée de
réserve des travailleurs ». Ce fut peut-être le facteur principal du succès de
la propagande socialiste au cours de la seconde partie du XIXe siècle. Mais
les ouvriers, s’ils remirent en cause l’ensemble du système social, ne
s’attachèrent pas à discuter la technique monétaire dont ils subissaient
lourdement les effets.
Comment les gouvernements purent-ils mettre en œuvre ce système sans
se heurter à l’opposition de la masse de la population, de la paysannerie, de
la classe ouvrière, de la petite-bourgeoisie ? Celles-ci étaient capables de se
battre et de risquer leur vie. On s’en aperçut au cours des journées de Juillet
1830, des grandes émeutes de la monarchie de Juillet, des journées de Juin
1848. En d’autres pays, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Pologne, en
Autriche, en Hongrie, en Angleterre, on observa de semblables
mouvements. Les hommes se mobilisèrent contre l’occupation étrangère,
contre les conditions de travail, contre l’insuffisance des salaires et surtout
contre le chômage ; ils ne se mobilisèrent pas contre l’ensemble du régime
financier.
La lutte pour un impôt moins inéquitable tint une grande place dans les
batailles politiques de la fin du XIXe siècle. Mais nous avons très peu
d’exemples d’une action dirigée contre le régime monétaire 275. La
propagande des partis socialistes ne portait pas sur la monnaie fiduciaire. La
suite de l’histoire nous montrera que des aveuglements plus étranges se sont
répétés — se répètent jusqu’à nos jours.
Quant aux critiques du système fiscal, elles restèrent relativement
modérées jusqu’aux grandes luttes politiques pour l’impôt sur le revenu.
Comment la bourgeoisie réussit-elle, durant une grande partie du siècle, à
faire accepter son système fiscal  ? Pour comprendre la source de son
pouvoir et par là même du pouvoir des États européens, il faut répondre à
cette question. Elle mérite une analyse relativement détaillée.

CHAPITRE II

La force des États

En même temps que sur sa richesse, le pouvoir de la bourgeoisie reposait


sur la force de l’État  —  cet État qui par son régime juridique, par
l’interdiction des grèves et des syndicats, par les marchés publics, par la
concession des grandes ressources naturelles ou des moyens de transport,
par l’emploi de la diplomatie et de l’armée au profit des intérêts financiers,
lui procurait de larges bénéfices  —  ou les gaspillait dans d’absurdes
conflits 276.
Paradoxalement, le XIXe siècle voyait se réaliser ce dont avaient rêvé les
monarques absolus du XVIIe, ou leurs ministres  : des Etats centralisés,
dotés d’une administration nombreuse, hiérarchisée, des armées importantes
dès le temps de paix, réunissant en temps de guerre de tels effectifs que l’art
de les mettre en mouvement devint une des principales conditions des
succès militaires.
Les limites que les assemblées vinrent apporter progressivement aux rois
restés en place ou aux présidents des jeunes républiques nous font oublier
qu’ils disposaient d’une puissance bien supérieure à celle de Charles Quint
ou de Louis XIV.
Tout cela se traduisait par une augmentation incessante des budgets.
En France le total des dépenses nationales et locales passe de près de 1
milliard sous la Restauration à près de 5 milliards en 1911.
En Grande-Bretagne, où de 1817 à 1833 les dépenses avaient diminué,
elles augmentent sans interruption depuis cette dernière date.
C’était là un phénomène européen, car partout s’observe une progression
rapide des budgets, en Belgique comme dans le canton de Genève ou la
Suisse germanique.
Ce qui est curieux, ce n’est pas la propension à multiplier les dépenses,
c’est qu’elle ne se soit pas heurtée aux obstacles que, dans le passé, les
monarques les plus autoritaires rencontrèrent sur leur route.
Sans doute, le financement de l’État a-t-il été rendu plus aisé par le
recours plus général au crédit public et par les appels aux banques
d’émission. Ces deux possibilités donnèrent à l’action des gouvernements
une « élasticité » qu’elle n’avait pas, au même degré, aux siècles antérieurs,
sauf en Grande-Bretagne 277.
Mais le recours accentué, systématique, à l’emprunt, comme à l’émission
de monnaie de banque, ne pouvait durer indéfiniment. A cette époque,
comme aux précédentes, la capacité d’emprunt et la capacité d’inflation
devaient s’appuyer sur une capacité fiscale.
Pourquoi celle-ci put-elle soutenir l’avènement de ce monstre, de ce
Léviathan : l’État du XIXe siècle ?
Faut-il y voir l’effet d’une évolution politique  ? Celle-ci y contribua
certainement en achevant l’élimination des privilèges de la noblesse et du
clergé et en généralisant, tout au long du XIXe siècle, le régime
représentatif  : vers la fin du XIXe siècle l’empire des tsars  —  et l’empire
turc - étaient à peu près seuls à l’ignorer. Le vote de l’impôt par les
assemblées élues facilitait son acceptation par les contribuables.
Mais les assemblées auraient pu s’opposer à l’accentuation de la fiscalité.
L’évolution politique ne suffit donc pas à nous expliquer pourquoi les
contribuables de ce temps supportèrent mieux que leurs ancêtres des
charges relativement lourdes.
Pour le comprendre il est nécessaire de se tourner vers la structure de
l’économie.

CHAPITRE III

La révolution industrielle, l’impôt et la monnaie

La révolution industrielle fournit aux États l’infrastructure d’un système


financier correspondant à leurs besoins

L’ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION ET LE
RENDEMENT DES IMPÔTS
Nous pourrions prendre comme exemple n’importe lequel des États de
l’Europe occidentale.
En France, d’après les calculs effectués par l’équipe qui s’est attachée à
fournir des bases d’une histoire quantitative, la production par habitant
augmenta considérablement : de 252 F de 1815 à 1824, elle passe à 651 F
de 1905 à 1913 278. La marge sur laquelle pouvait s’exercer le prélèvement
fiscal, c’est-à-dire ce qui dépassait les besoins d’entretien et de
renouvellement de l’appareil productif ainsi que le minimum vital de
chacun, était en moyenne beaucoup plus élevée à la fin de la période.
En Grande-Bretagne même constatation  : à prix constant le produit
physique par habitant aurait à peu près doublé au cours du siècle, passant de
11,3 £ en 1821 à 20,6 £ en 1901 279.
Ici également le prélèvement fiscal était plus facile du seul fait que le
« produit net » était plus important.
Dans les autres pays touchés par la révolution industrielle, on trouverait
des chiffres équivalents.
A côté de l’accroissement de la production et de la productivité, il
convient de tenir compte du développement de l’économie d’échange qui, à
lui seul et à production équivalente, facilita considérablement l’assiette et
la perception de l’impôt.

LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉCONOMIE D’ÉCHANGE


La classe capable de vivre en vase clos, la classe paysanne, devenait
relativement moins importante. L’existence d’ouvriers et de travailleurs du
secteur tertiaire de plus en plus nombreux permettait de demander de plus
amples ressources aux denrées et aux objets de consommation. On ne s’en
fit pas faute.
Les agriculteurs eux-mêmes participèrent plus largement au mouvement
des échanges, aussi bien comme vendeurs que comme acheteurs, cependant
que les apports d’un commerce lointain tenaient une place de plus en plus
grande dans la vie de chacun.
Des économistes ont décrit le paysan du XIXe siècle buvant un café
d’Afrique ou d’Amérique, le sucrant avec un produit qui venait peut-être
des Antilles, bourrant sa pipe avec un tabac où la récolte du Périgord se
mêlait à celle de la Virginie ou du Kentucky, mettant une chemise tissée
avec un coton originaire d’Amérique, donnant à ses enfants une tablette de
chocolat... Tout cela avait traversé les mers, tout cela avait payé des droits à
l’arrivée au Havre, à Gènes ou à Hambourg. Plus largement que le sel de
l’Ancien Régime, les denrées «  coloniales 280  » avaient brisé l’autarcie
paysanne.
D’autres denrées de large consommation étaient produites dans de
grandes usines, brasseries 281, raffineries ou distilleries, relativement faciles
à surveiller.
Le progrès technique et l’évolution économique avaient permis une très
large extension des impôts les moins sensibles perçus sous la forme de
droits de douane ou de taxes intérieures.
Bien entendu, ces avantages variaient avec la situation géographique.
Les contrées du Nord se prêtaient mieux que les régions du Sud à la
taxation des boissons. L’Angleterre demandait une large partie de ses
ressources au vin qu’elle ne produisait pas, au tabac qu’elle s’interdisait de
cultiver, au thé, au café, au cacao, au sucre dont elle importait la matière
première.
Le thé 282 et surtout l’alcool fournissaient une grande part des recettes
budgétaires de l’empire des tsars.
Le recours aux impôts de ce genre était plus difficile dans les pays
méditerranéens, pays pauvres qui consommaient peu de denrées de demi-
luxe et pays producteurs de vin. Il fallait donc taxer les denrées de première
nécessité, le sel, le blé, la viande, etc.
 

Il va de soi que l’infrastructure économique de la puissance politique


n’agit pas seulement par le biais de l’impôt. Les industries sidérurgiques,
mécaniques et chimiques étaient à la base des fabrications d’armement
tandis qu’un bon réseau de voies ferrées apparut assez vite comme la
condition d’une mobilisation rapide et d’un approvisionnement efficace.
Mais la puissance industrielle agit aussi sur la puissance politique des
États par l’intermédiaire de son influence sur leurs finances et, plus
précisément. sur leur capacité fiscale.
La faiblesse de l’Autriche-Hongrie n’était pas seulement la conséquence
de l’hétérogénéité de ce pays et des forces centrifuges qui se manifestèrent
dès le XIXe siècle. mais aussi de l’état médiocre de ses finances. De 1830 à
1848, le retard économique de l’Autriche se traduisit sur le plan
financier  —  déficit endémique comblé par l’emprunt  —  et sur le plan
politique. D’où les projets du baron de Kubeck, président de la Chambre
aulique  : il prépara l’introduction des chemins de fer et s’efforça
d’industrialiser le pays. Il ne réussit que partiellement. La politique de
centralisation des Habsbourg se révéla trop lourde pour les finances du
pays.
La Russie fut également affaiblie, non seulement par son état social, mais
aussi par une économie qui rendit précaire sa situation financière.

L’ÉVOLUTION MONÉTAIRE ET L’ÉVOLUTION POLITIQUE


Évolution monétaire, évolution fiscale et budgétaire, évolution et
révolutions politiques furent étroitement mêlées.
Le progrès des échanges et la modification des esprits permirent le
développement ou la création de banques d’émission et de banques de
dépôt, également créatrices de monnaie.
Comme les trafics commerciaux, les mouvements de fonds publics en
furent facilités. On réduisit le transfert en espèces du produit des impôts
qui, à lui seul, occasionnait dans le monde du XVIIe et du XVIIIe siècle de
graves difficultés aux entreprises 283. Cette commodité s’accompagnant
d’un crédit public nettement mieux dirigé qu’il ne l’était, en Europe
continentale tout au moins sous l’Ancien Régime, les possibilités d’action
des gouvernements en furent nettement renforcées.
Mais la convertibilité, en argent ou en or, limitait les possibilités
d’émission de la monnaie fiduciaire ou de la monnaie de banque.
L’évolution économique et par suite l’évolution politique subirent donc les
répercussions de la production de métaux précieux. Celle-ci, relativement
faible durant la première moitié du XIXe siècle, pesa sur la situation de
l’économie et des finances publiques. Heureusement pour les ministres des
Finances, durant cette période de paix, les dépenses furent limitées.
Les incidences de la monnaie n’en furent pas moins sensibles. Malgré
toutes les incitations au développement résultant de la mise en œuvre des
découvertes, le monde connut à intervalles réguliers des crises économiques
relativement graves, une des plus fortes se situant en 1847. Ces
crises  —  qui démentaient les vues optimistes des premiers
économistes  —  se traduisaient par des fermetures d’usines et par un
chômage durement ressenti par la classe ouvrière.
Le sous-emploi périodique accentué ajoutait des souffrances
supplémentaires à celles que l’industrialisation faisait peser sur les
travailleurs. C’était une incitation aux émeutes, aux insurrections, c’était un
appui supplémentaire aux partis d’opposition de la bourgeoisie libérale. Le
début des années 1830 fut particulièrement difficile. La crise de 1847
engendra de véritables révolutions.
La découverte de nouveaux gisements, notamment en Californie,
provoqua, au contraire, le développement économique des années 1850 à
1870 : en France ce fut le support du Second Empire.
A partir de 1873 environ et jusque vers la fin du XIXe siècle, la réduction
relative de la production d’or fut une des causes des difficultés que
rencontrèrent les États pour équilibrer leurs budgets et faire face aux
revendications sociales.
Il fallut la mise en production des gisements du Transvaal pour redonner
aux États une puissance financière, dont ils ne firent pas d’ailleurs le
meilleur usage, puisqu’ils s’en servirent pour préparer la Première Guerre
mondiale.

Compte tenu de cette incidence de la conjoncture, les gouvernements


dépendirent de la structure de leurs conomies.
L’examen plus détaillé des principales catégories d’impôts fait ressortir
avec plus de précision l’influence qui, par l’intermédiaire de la technique
fiscale, subordonne la puissance des États à la contexture de leurs
entreprises et à l’importance de leurs échanges 284.

CHAPITRE IV

Progrès techniques. structure économique et commodité fiscale.


Les impôts indirects

Observant la prédilection pour les impôts indirects de tous ceux qui


dirigèrent la France depuis l’époque romaine, Joseph Caillaux avait
l’impression de se heurter à toute la force de tous les ministres des Finances
de vingt siècles d’histoire.
Il y voyait l’effet d’une attitude politique, nous dirions d’un réflexe de
classe. Il aurait pu faire la même remarque à propos de bien d’autres États.
En fait, préoccupé de justifier ses propositions de transformation des,
impôts français, l’homme d’État tendait à méconnaître tout ce qui faisait
des systèmes fiscaux européens l’expression d’une structure économique.
Dans des sociétés qui étaient restées, dans une large mesure, des sociétés
agraires, les impôts directs rencontraient des difficultés dont les problèmes
que pose actuellement la taxation de l’agriculture, du petit commerce et de
l’artisanat, peuvent donner une idée. Par contre, les débuts de
l’industrialisation, le développement des villes, les progrès de l’économie
d’échange permettaient d’atteindre les mouvements qui portaient les
denrées alimentaires vers les centres urbains et les produits manufacturés
vers les campagnes 285.
Aux partisans de ce type de prélèvements la marche vers la société
industrielle offrait des matières imposables plus productives et des moyens
de contrôle plus efficaces.

DES MATIÈRES IMPOSABLES PLUS PRODUCTIVES ET


PLUS VARIÉES
Durant les siècles précédents, alors que beaucoup de revenus étaient très
proches du minimum vital — au sens le plus strict de ce terme —, l’État se
croyait obligé de taxer et de surtaxer des produits de première nécessité : le
sel, la farine et la viande. Des prélèvements de ce genre n’auraient pu
persister indéfiniment sans provoquer de vifs mécontentements et sans
porter atteinte au système politique en vigueur. On peut en donner pour
preuve l’incidence des droits de mouture et d’abattage que les Belges durent
subir, du fait de leur appartenance au royaume des Pays-Bas. Ce fut une des
raisons de leur hostilité et de leur désir d’indépendance. Le roi des Pays-Bas
finit par le comprendre en 1829, trop tardivement.
Par la suite, les classes dirigeantes durent éliminer ce genre de
contributions. Elles y parvinrent en taxant d’autres denrées, boissons
fermentées, vin, bière ou cidre suivant les régions et partout alcool, tabac,
sucre, sans parler des denrées «  exotiques  »  : café, thé, chocolat, tous
produits dont la vente augmenta considérablement.
Quelques chiffres le montrent bien.
En 1910, en moyenne, chaque Français consommait 3 fois et demie plus
d’alcool que son ancêtre de 1831, 3 fois plus de bière, 4 fois plus de vin, 7
fois plus de sucre, 11 fois plus de thé, 30 fois plus de chocolat.
Dans le Royaume-Uni, de 1840-1849 à 1880-1883, la consommation de
thé par habitant avait été multipliée par 3.
 

Les hommes d’État, comme les théoriciens des finances, évoquaient


l’intérêt fiscal de ces «  produits de demi-luxe  »  —  qu’ils pouvaient taxer
avec bonne conscience.
Les préoccupations d’hygiène leur apportaient des justifications
supplémentaires. La consommation d’alcool prit une telle extension que les
gouvernements purent dégrever le vin, le cidre  —  dénommés en France
«  boissons hygiéniques  »  —  ou la bière, compensant les pertes de recette
par une imposition renforcée de l’alcool.
Les statistiques de la mortalité, de la morbidité, de la criminalité ainsi
que les campagnes de toute une partie de l’opinion fournissaient de
multiples arguments.
Toutefois les recettes tirées de l’alcool étaient telles que certains
chanceliers de l’Échiquier ne pouvaient manquer de s’en féliciter, tel
Austen Chamberlain, déplorant en 1905 l’extension des réunions sportives,
des jeux de plein air, des représentations théâtrales, des excursions qui
diminuaient la clientèle des débits de boissons. « Un tel changement est de
nature à satisfaire presque tous les membres de la Chambre des Communes,
à l’exception du chancelier de l’Échiquier, mais il laisse dans notre système
financier un trou qu’il faut boucher par d’autres moyens. »
Heureusement pour les responsables des finances, les Anglais
continuèrent à boire du thé, de la bière et de l’alcool...
A l’extension de la matière imposable s’ajoutait la plus grande facilité du
contrôle.

LE CONTRÔLE DE LA CIRCULATION
Parmi les denrées de « demi-luxe », les boissons fermentées figuraient en
bonne place. Or la production de beaucoup d’entre elles était trop
disséminée pour qu’il fût possible de les saisir à la source. Asseoir l’impôt,
chez le vigneron, pour s’en tenir à cet exemple, aurait multiplié des contacts
difficiles et irritants.
L’expérience confirmant le raisonnement montra qu’il fallait s’efforcer
de taxer les matières imposables à l’occasion des échanges, ou du moins
des transports, auxquels elles donnaient lieu, là où on était obligé de
rassembler la marchandise, de la stocker, de la faire transiter, de la vendre.
Deux exemples concrets, l’exemple français et l’exemple italien,
montrent bien comment, suivant la structure et la tradition de ces pays, le
fisc parvenait à saisir la circulation 286.

L’évolution du contrôle à la circulation en France au cours du XIXe siècle


La loi du 25 novembre 1808 porta tout le poids de l’impôt sur la
circulation.
La sortie de l’exploitation donnait lieu au droit de gros, le franchissement
de l’enceinte des villes de plus de 2000 habitants au droit d’entrée, la vente
par les commerçants aux particuliers au droit de détail.
Retenant le principe des vieux péages auxquels les impôts modernes
ressemblent plus qu’on ne le croirait, le fisc avait trouvé commode
d’imposer la boisson à chacun de ses lieux de passage.
Cette superposition de droits alimentait naturellement le mécontentement
des contribuables.
Dès 1817, il fallut atténuer la rigueur de ce régime : le droit de gros et le
droit de détail ne pouvaient plus se cumuler, mais le droit d’entrée
demeurait un impôt de superposition.
En 1897-1900 seulement la boisson fut soumise à un seul impôt, dit droit
de circulation, quel que fût son circuit commercial. Le législateur renonçait
à saisir la matière imposable à deux de ses points de passage : les barrières
des villes et les boutiques des détaillants ou les cabarets 287.

Un exemple typique de l’importance des droits d’entrée : le régime italien


Pays méditerranéen, moins bien doté que d’autres régions européennes
en matière énergétique, l’Italie du XIXe siècle ne fournissait pas aux impôts
indirects les mêmes bases économiques que les nations plus industrialisées
de l’Europe. Elle avait cependant un atout : dans cette contrée qui en était
encore restée, dans bien de ses parties, au stade de la civilisation agraire, les
paysans vivaient rassemblés dans de grandes bourgades d’où ils partaient
chaque matin cultiver des champs parfois très éloignés. Ce paysage humain
encore si caractéristique du Mezzogiorno comportait sur le plan
économique de sérieux inconvénients 288. Il avait du moins l’avantage
d’offrir au fisc la possibilité de saisir les matières imposables à un point de
passage particulièrement favorable, l’entrée dans ces grosses bourgades qui
ont souvent conservé — de nos jours encore — leurs enceintes du Moyen
Age.
C’était le moyen d’imposer, au profit de l’État comme des communes, les
principaux produits d’alimentation, boissons, viande, farine, riz, huile,
beurre et sucre. Ce vaste échantillon de produits taxés et plus encore la
technique fiscale utilisée reflétaient très exactement la géographie humaine
de l’Italie.
Le régime des dazi di consumo reposait sur une différence essentielle
entre les communes «  fermées  » et les communes «  ouvertes  », toute
commune de plus de 8000 habitants étant considérée comme fermée 289.
La distinction se marquait dans tous les domaines.
Dans les communes ouvertes n’étaient imposées que les boissons et la
viande, produits jugés plus faciles à saisir.
Dans les communes fermées les objets étaient imposés lors de leur
introduction ou de leur production, dans les communes ouvertes au moment
de la vente, en principe tout au moins. En fait, dans les communes ouvertes,
la municipalité ou le fermier des impôts traitait avec les corporations de
débitants  : des abonnements se substituaient à une assiette précise jugée
trop difficile à défaut d’une concentration suffisante des hommes et d’un
bon point de passage.
Les tarifs variaient suivant la population, les plus forts affectant les
centres les plus peuplés.
Résultat : vers la fin du XIXe siècle, les habitants des communes fermées
supportaient un impôt indirect de 19,72 lires par habitant, ceux des
communes ouvertes 1,48 lire seulement 290.

LE PROGRÈS TECHNIQUE FACILITE LE CONTRÔLE DE LA


PRODUCTION
L’évolution technique permit de saisir plus facilement la production de
toutes les denrées fabriquées dans de grandes unités industrielles, sucreries,
brasseries et distilleries.
Les Anglais le comprirent de bonne heure.
Vers la fin du XIXe siècle, un inspecteur général des Finances français
envoyé en mission dans le Royaume-Uni relevait le caractère minutieux du
contrôle des distilleries. Les principaux passages fermés au moyen de
cadenas dont l’agent du fisc possède la clé. Les tuyaux doivent être d’une
seule pièce, visibles en toutes leurs parties...
Le rapport soulignait que cette réglementation était la conséquence d’une
certaine structure industrielle :
«  De telles conditions ne sauraient être évidemment imposées à des
usines de médiocre importance : aussi la loi exige-t-elle en Angleterre une
contenance minimale de 18 hl pour les alambics... Par suite de cette
restriction, principale à laquelle s’ajoutent beaucoup d’autres obstacles,
aucune distillerie secondaire ne peut s’établir.  » Il n’existait alors que 13
distilleries en Angleterre, 87 en Irlande et 12 en Écosse.
D’après le Dictionnaire de Léon Say qui cite ce rapport, les rédacteurs
des règlements français sur les distilleries auraient à peu près copié les
textes anglais.
Mais il n’y avait pas que les grandes distilleries. Le nombre et la
dispersion des bouilleurs de cru mettaient l’administration devant un
problème très difficile.
La solution la plus simple, interdire de bouillir à domicile, fut au cours du
XIXe et du XXe siècle essayée, abandonnée, puis rétablie au gré des
consultations électorales. On essaya de favoriser, du moins, l’utilisation des
coopératives ou des ateliers publics, c’est-à-dire l’installation sur la place
du village d’un bouilleur ambulant auquel chacun viendrait remettre son
chargement de pommes, de cerises ou de marc. L’administration française
se retrouvait dans la situation de l’administration des Ptolémées qui
obligeait le fellah à utiliser le pressoir commun, ou des seigneurs du Moyen
Age qui brisaient les meules domestiques afin d’empêcher une fabrication
de farine qui ne passât point par le moulin banal 291.
Cet exemple a contrario montre à quel point la concentration de la
production favorisait la mise en œuvre de techniques fiscales simples et
efficaces. Plus tard, l’industrie du pétrole devait procurer au fisc une
commodité d’assiette qui constitue indubitablement un des motifs du poids
des impôts sur l’essence.

CHAPITRE V

L’impôt direct indiciaire expression d’une société

D’après un auteur allemand, Wagner, le système français d’impôts directs


du début du XIXe siècle avait précédé celui de la plupart des autres pays et
leur avait servi de modèle. Il évoque en particulier la technique fiscale,
« étonnante en son genre », de l’impôt français des professions.
Cette situation paradoxale, si l’on songe à la défaite de l’Empire,
s’explique cependant. La France ayant été conduite à reconstruire
l’ensemble de son régime fiscal, ce système se présentait avec une relative
simplicité et une particulière cohérence.
Motif plus important, la Révolution et l’Empire avaient réalisé les
ambitions des despotes éclairés : les souverains de l’Europe, y compris ceux
de la Sainte-Alliance, n’étaient pas indifférents au surcroît de puissance
qu’ils pouvaient en attendre.
On conçoit que le schéma du régime français se retrouve en Belgique ou
dans le grand-duché de Luxembourg, que dans le royaume des Pays-Bas
comme dans les provinces occidentales de la Prusse la confection du
cadastre se soit poursuivie conformément aux méthodes en vigueur au
temps de la domination française, que le régime français des patentes ait
influencé la réforme russe de 1883 ou le régime espagnol de 1893.

CARACTÈRES COMMUNS ET FONDEMENTS


ÉCONOMIQUES DE CES DIFFÉRENTS IMPÔTS
Ce système peut être considéré comme correspondant aux intérêts et au
pouvoir d’une classe : la bourgeoisie. On peut également y voir l’expression
d’une société où les échanges s’étaient développés, mais dans une mesure
limitée, où la part de l’agriculture avait diminué, mais restait importante,
où l’industrialisation avait progressé, mais modérément.
L’impôt foncier conservait une place très notable dans des économies qui
restaient largement agricoles. Malgré le développement des échanges, les
exploitations étaient trop morcelées, le faire valoir direct ou le métayage
trop répandus pour qu’il fût possible, suivant le système anglais, de taxer le
propriétaire d’après le montant du bail.
Par contre, il était devenu plus facile d’établir un cadastre 292. Il y avait
suffisamment de terres louées en argent pour fixer des types auxquels les
parcelles cultivées par leurs propriétaires pourraient être comparées.
Divers pays procédèrent au cours du XIXe siècle à la confection ou à la
révision de leur cadastre 293.
On ne pouvait plus se contenter de l’impôt foncier. L’industrialisation et
le développement du secteur tertiaire étaient suffisants pour qu’il ne fût plus
question de laisser de côté les artisans, les manufacturiers, les commerçants
ou les membres des professions libérales.
Déterminer le bénéfice d’une masse d’entreprises de faible dimension
restait cependant très malaisé.
Mais, dans le monde de l’époque, il semblait possible de se raccrocher à
quelques indices simples  : la population de la localité où les commerces
étaient exercés, la valeur locative des ateliers, des boutiques et des
logements dans certains cas, le nombre et la nature des machines et
l’effectif des employés.
Quant aux professions libérales, chacune d’entre elles faisait l’objet d’un
tarif particulier.
Il n’était pas question de dégager le bénéfice net réel, mais le bénéfice
net possible, exactement comme le cadastre indiquait le revenu net possible
de chaque propriété 294.
Comme le revenu professionnel, le revenu global était estimé en fonction
de quelques indices.
Dans un monde où les hommes étaient plus stables qu’ils ne le sont
devenus par la suite, l’habitation était révélatrice de leurs ressources. A
Paris, celui dont les affaires s’amélioraient changeait d’arrondissement ; il
se dirigeait vers les « beaux quartiers ».
Les réceptions, autre moyen de s’assurer un surcroît de considération,
supposaient des locaux relativement vastes, les anciennes maisons de ville
en témoignent par la place, qui paraît maintenant disproportionnée, des
pièces de réception.
Je n’insiste pas sur l’impôt des portes et fenêtres qui n’avait en sa faveur
que la commodité 295.
A tous ces éléments, s’ajoutait très souvent une capitation que l’on
trouvait, simple ou graduée, dans la contribution personnelle française 296.
D’autres éléments représentatifs de la richesse pouvaient être taxés : les
chevaux et les équipages tous les romans du XIXe siècle nous montrent
combien la considération sociale en dépendait  —, les bougies accessoires
indispensables des réceptions mondaines les cercles qui tenaient une large
place dans l’existence des bourgeois de l’époque. Comme disait le
rapporteur. Casimir-Périer, dans le langage moralisateur de l’époque  :
« S’ils ont l’inconvénient d’enlever trop de maris au foyer domestique, ils
sont une ressource pour le célibataire 297. »
Parmi les jeux de l’époque, figurait le billard. Au lieu d’être obligé
d’aller au café, les éléments les plus fortunés de la population pouvaient y
jouer chez eux c’était là une autre manifestation de la richesse, que le fisc
pouvait saisir 298.
Taxant les chevaux, les voitures, les cercles, les billards, les spectacles,
les ministres des Finances estimaient avoir atteint la vie de l’homme élégant
et fortuné — ou voulant paraître tel de la Belle Époque.
Ce système avait été rendu possible par l’industrialisation, le
développement des villes, l’extension de l’économie d’échange et
l’importance des marchés. y compris le marché immobilier.
Un fait, entre autres, le montre bien. En France, la contribution mobilière
devait être assise sur des valeurs locatives. Ce principe, approximativement
respecté dans les villes, était ouvertement violé dans les campagnes. En fait,
les répartiteurs tenaient compte de la fortune présumée de chacun. Ils
n’auraient pas admis que les notables ne fussent imposés qu’en fonction de
la valeur réelle de leur habitation. Cette façon de faire pouvait provoquer
des recours contentieux, elle n’en persistait pas moins. Par son arbitraire, la
répartition des contributions mobilières des communes rurales s’apparente
de très près à celle de la taille personnelle de l’Ancien Régime. C’est un des
exemples les plus nets de la force des structures économiques auxquelles la
fiscalité doit se plier dans son application sinon dans ses textes 299.

DES AUTRES MODALITÉS D’IMPOSITION DE LA


FORTUNE : LES DROITS DE TIMBRE ET
D’ENREGISTREMENT
Les impôts indiciaires ne constituaient pas les seuls moyens d’atteindre
directement la fortune.
La richesse était taxée à l’occasion des actes juridiques qui en
constataient l’étendue ou des mutations auxquelles elle donnait lieu.
Cette façon de faire participer la fortune était acceptée des classes mêmes
qui en supportaient principalement le poids. Une fois de plus, la loi suivant
laquelle l’impôt sur l’échange provoque moins de réactions que tout autre
se vérifiait.
On ne peut méconnaître l’importance des impôts de ce genre. En France,
en 1913, les recettes de l’enregistrement et du timbre s’élevèrent à 1  223
millions, soit nettement plus que les contributions directes (part de l’État) :
570 millions 300.

CHAPITRE VI
L’esprit de la fiscalité du XIXe siècle

Dépendant de son infrastructure économique, le système fiscal européen


du XIXe siècle était également l’expression presque parfaite des intérêts
d’une classe.
On conçoit qu’il ait eu pour apologiste, pour défenseur acharné,
infatigable, l’homme qui incarna le mieux l’avènement de la bourgeoisie.
En 1848, dans son livre sur la propriété, Thiers vantait les mérites de
l’impôt indirect, l’ «  impôt des pays avancés en civilisation tandis que
l’impôt direct est celui des pays barbares ».
Devant l’Assemblée nationale de 1871, s’opposant aux velléités
d’introduction de l’impôt sur le revenu, il célébrait en termes lyriques les
vertus du système en vigueur, l’ «  œuvre la plus laborieuse, la plus
intelligente, la plus équitable de la Révolution française ».
Il examine ensuite les impôts existants, de l’impôt foncier aux droits
d’enregistrement  : «  Voilà, concluait-il, des impôts qui portent, ou sur la
propriété transmise sous toutes ses formes, ou sur les personnes
conformément à leur aisance démontrée, non pas vaguement, non pas parce
qu’il plaira à tel ou tel de l’appeler la richesse, mais démontrée par les
signes les plus certains.
«  Je demande qui peut contester qu’une suprême justice ait présidé à
cette distribution de l’impôt 301 ? »

SIGNIFICATION SOCIALE DU SYSTÈME FISCAL DU XIXe


SIÈCLE
Malgré de notables divergences d’un pays à l’autre, le système fiscal
européen du XIXe siècle favorisait, de façon évidente, la fortune acquise ou
en voie de formation et les revenus élevés.
Les impôts sur les consommations courantes atteignaient plus lourdement
les classes pauvres, obligées d’y affecter un plus grand pourcentage de leurs
ressources que les classes riches dont le revenu était pour partie consacré à
des dépenses de luxe ou à l’épargne. La valeur locative, base de la plupart
des impôts directs, n’avait qu’une vague relation avec la fortune. Avec un
revenu décuplé, tel contribuable pouvait se contenter d’un logement deux
fois plus important que tel autre.
Ces caractères de l’impôt direct en entraînaient d’autres. Étant éloignés
de la réalité, on ne pouvait majorer leurs tarifs au-delà de certaines limites
sous peine de les rendre insupportables.
La personnalité, c’est-à-dire la prise en considération de l’ensemble des
facultés des contribuables, avec la possibilité de ménager particulièrement
certains d’entre eux, était exclue par la nature même de l’impôt. Il en était
pratiquement de même de la progressivité. Comment, par exemple,
appliquer un tarif progressif à la contribution mobilière qui ne reflétait que
de très loin les revenus des contribuables  ? On ne pouvait guère aller au-
delà de modestes exonérations en faveur des très petits loyers, voire d’un
léger abattement à la base.
Ainsi la menace même de voir établir et a fortiori relever des tarifs
progressifs se trouvait écartée.

INCIDENCE ÉCONOMIQUE DE LA FISCALITÉ DU XIXe


SIÈCLE
Favorisant la bourgeoisie, c’est-à-dire la classe des épargnants et des
chefs d’entreprise, le système fiscal renforçait aussi les moteurs de son
action. La taxation de la dépense 302 encourageait l’esprit d’épargne, la
relative fixité de l’impôt favorisait l’esprit d’entreprise.
Il en était ainsi, de façon évidente, de l’impôt foncier cadastral et l’on a
vu que cet effet avait été délibérément recherché. La patente présentait dans
une mesure plus limitée des caractères analogues. L’industriel ou le
commerçant qui développait son affaire n’avait pas à redouter de payer
davantage s’il réussissait à produire plus avec le même équipement et le
même effectif.

ANALOGIES DES DIVERS SYSTÈMES EUROPÉENS


Les caractères du système français ne se retrouvaient pas identiques dans
tous les pays européens.
Le système italien d’impôts directs, établi en 1864, reposait sur la
taxation des diverses sortes de revenus, avec des tarifs différents, mais une
fraude généralisée compensait, pour les moins scrupuleux, la relative
sévérité des taux.
Les pays germaniques connaissaient l’impôt sur le revenu combiné avec
l’impôt sur le capital, mais il s’agissait, dans les principaux États, de
créations de la fin du XIXe siècle.
D’ailleurs un des constructeurs des États modernes, Bismarck, déplorait
de n’avoir pu donner plus d’importance aux impôts indirects. «  Quand je
pense, disait-il en 1881, que l’impôt des boissons en France rapporte 450
millions, que le tabac rapporte presque autant, le timbre et l’enregistrement
davantage, j’en éprouve une certaine humiliation et je me dis  : est-ce que
nous serions moins intelligents, est-ce que nous aurions moins le sens des
affaires que les Français 303. »
De fait, en trois ans, de 1878-1879 à 1881-1882, les impôts indirects
progressèrent en Allemagne de 433 millions de marks, soit de 179 %.
La Grande-Bretagne avait rétabli l’impôt sur le revenu en 1842. Mais
l’income tax du XIXe siècle frappait séparément les diverses sortes de
revenu, sans chercher à en faire le total pour connaître le revenu global des
individus. C’est dire qu’il n’était pas possible d’introduire une véritable
progressivité. Celle-ci eût atteint lourdement le contribuable dont les
revenus avaient une seule origine par comparaison avec celui qui bénéficiait
à la fois de revenus fonciers, mobiliers, industriels. L’existence d’une
exonération et d’une déduction à la base d’un taux très modéré ne portait
qu’une légère atteinte à ce principe.
Ajoutons que, mis à part les années 1854-1856, le tarif durant tout le
XIXe siècle se tint entre les limites de 0,83 % à 3,33 %.
Si l’on tient compte de l’importance des droits perçus en Grande-
Bretagne sur le thé, la bière, l’alcool et le tabac, on peut dire que le système
anglais du XIXe siècle était au fond, dans son principe et ses caractères,
relativement voisin du système français.
En s’en tenant au principe de la proportionnalité des tarifs 304, les
gouvernements savaient qu’ils écartaient de l’esprit des contribuables
fortunés non seulement le désagrément de tarifs un peu plus élevés, mais
plus encore la crainte de les voir s’aggraver dans l’avenir.
C’est ce que disait Gladstone en 1889, Goschen en 1894 : « Quand vous
êtes une fois embarqué dans le système de la progression, vous n’avez plus
de règle, plus de borne pour guider vos pas. Il n’y a plus de principe de
justice qui vous dise où vous arrêter. C’est cette absence de limite qui fait
que les socialistes du continent ont toujours favorisé cette doctrine. »
L’abandon de la proportionnalité à l’orée du XXe siècle inquiétait les
capitalistes, moins par les tarifs eux-mêmes que par la possibilité
d’extension qu’ils comportaient pour l’avenir.

LA CONTREPARTIE DU SYSTÈME FISCAL DU XIXe SIÈCLE


Ce système n’était pas sans contrepartie, non seulement par ses
conséquences sociales, mais aussi par son effet économique. La propension
à l’épargne était certaine, mais l’incitation à l’investissement n’existait que
dans la mesure où le capitaliste désireux d’épargner était soucieux
d’investir. Or tel n’était pas toujours le cas. La limitation du pouvoir
d’achat, donc de la consommation des classes pauvres, réduisait les
débouchés et par conséquent les profits escomptés de l’investissement.
Cet effet d’un système fiscal inégalitaire, ajoutant à ceux du système
monétaire ainsi qu’à la structure de la société, ne fut pas sans contribuer à la
répétition de crises souvent violentes, à la longue durée de certaines
périodes de dépression, à la tendance des capitalistes de l’Europe
occidentale, et plus particulièrement de la France, à rechercher au-dehors
des placements dont le profit paraissait devoir être plus considérable que
celui de l’équipement de leur pays.
Ce n’est peut-être pas un hasard si le pays où ces tendances se
manifestèrent avec le maximum d’acuité fut la France, où le système fiscal
présenta plus qu’ailleurs et plus longtemps un caractère anti-égalitaire
favorable au développement de l’esprit d’épargne.
Il y eut, peu d’années avant la Première Guerre mondiale, un grand débat
sur les placements des capitaux français.
Certains soutenaient que, sous l’impulsion des établissements financiers à
la recherche de commissions plus substantielles, l’épargne française avait
servi à créer des richesses hors du pays, laissant l’industrie nationale
démunie de capitaux.
« La place de Paris était devenue la terre de Canaan des États en quête de
capitaux 305. » L’engouement pour les emprunts russes est assez connu pour
n’avoir pas besoin d’être commenté.
Cette situation s’expliquait par l’ensemble des caractères de la structure
économique ; mais on peut penser que l’incidence d’un système fiscal plus
favorable à l’esprit d’épargne qu’à l’esprit d’entreprise - favorisé en un
sens, contrarié par ailleurs  —  a contribué à réduire l’incitation à
l’investissement dans l’économie française et par conséquent à mener à la
recherche de placements, même illusoires, à l’étranger.
 
TITRE II

VERS L’IMPOT ÉGALITAIRE

La révolution industrielle avait donné naissance à de telles injustices que


les populations ouvrières s’efforcèrent, dès le début du XIXe siècle, d’en
obtenir l’atténuation. Les travailleurs de l’industrie pouvaient souhaiter la
transformation complète du système social, ils pouvaient aussi s’efforcer de
conquérir, pas à pas, une série d’améliorations, hausses de salaires,
réglementation de la durée et des conditions de travail, défense contre la
maladie, régimes de retraites, etc. Dans cet ensemble de revendications
concrètes. la réforme fiscale trouvait sa place : grâce aux contributions plus
importantes des catégories les plus favorisées, on pourrait détaxer la
nourriture des pauvres et financer des dépenses «  sociales  » profitant au
plus grand nombre.
Qu’ils se soient heurtés à la résistance des milieux les plus réactionnaires,
on l’admettra sans peine. Toutefois. l’opposition des éléments modérés de la
bourgeoisie ne fut pas totale.
Ceux-là mêmes qui redoutaient le bouleversement de la société devaient
penser que le seul moyen de conserver un ensemble de libres entreprises.
capables d’assurer une production de plus en plus abondante. consistait à
répartir cette production de façon plus équitable.
Durant la Révolution française, un certain nombre d’hommes, soucieux
comme Périclès, Eubule ou Démosthène d’éviter une réforme agraire,
présentèrent l’impôt comme un autre moyen de corriger l’inégalité des
revenus.
Au XIXe siècle, il n’était plus question d’éviter un bouleversement
foncier comme au temps de Démosthène ou même de Robespierre, il
s’agissait de trouver un substitut à l’étatisation générale de l’industrie. Il ne
s’agissait plus de désarmer Gracchus Babeuf, mais Marx, Engels,
Liebknecht ou Jules Guesde.
Ce fut la conception de certains conservateurs, celle d’un Robert Peel,
d’un Bismarck  ; ce fut surtout la conception des partis qui voulaient
concilier le respect des structures économiques et le progrès social. ce que
représentaient le parti radical en France, ses homologues dans d’autres
pays.
Encore fallait-il inscrire ces conceptions dans les systèmes fiscaux. Ceux
qui étaient en vigueur au début du XIXe siècle en Europe sur le continent et
même l’income tax anglaise s’y prêtaient malaisément. Mais les barrières
techniques étaient, ici comme ailleurs, le reflet des obstacles inhérents à la
structure de l’économie. Pour mettre en œuvre des impôts de type égalitaire,
il fallait cet avènement des sociétés industrielles qui ne s’implantèrent
réellement que durant le dernier tiers du XIXe siècle et le début du XXe.
Ce fut aussi une période d’accroissement des dépenses des États, des
dépenses sociales et, plus encore, des dépenses militaires. Comment faire
face à cet alourdissement des budgets  ? Les impôts indirects étaient déjà
lourds, les impôts directs étaient constitués par un ensemble de taxes
indiciaires, commodes à asseoir et peu gênantes pour les contribuables mais
singulièrement éloignées de la réalité. Des impositions aussi approximatives
pouvaient être supportées tant qu’elles restaient modérées. Au-dessus d’un
certain seuil, elles ne pouvaient pas ne pas devenir, au sens propre du terme,
insupportables, comme le furent les impôts de Dioclétien, la taille réelle de
l’Ancien Régime ou les taxes des empereurs Ming. Pour demander
davantage aux impôts directs, il fallait les répartir plus équitablement.
Rejoignant les soucis de pure justice, cette considération financière fut un
des principaux motifs de l’abandon des vieilles contributions du XIXe
siècle.

CHAPITRE PREMIER

L’évolution politique et l’évolution fiscale de la fin du XIXe siècle à


1914

A partir de 1870 environ, dans un nombre croissant d’États, le suffrage


universel tend à s’établir et le régime parlementaire à s’instaurer. Des partis
soucieux de modifier la répartition des richesses tendent à l’emporter sur les
partis conservateurs, cette évolution s’accentuant vers la fin du XIXe siècle,
et s’accompagnant de l’apparition et du progrès des partis socialistes.
Quelques faits marquent bien la traduction financière de ce changement
politique.
 

Le dégrèvement de denrées de première nécessité est compensé par le


développement des impôts sur les consommations superflues ou d’utilité
relative.
Des impôts sur le revenu sont établis en Suède en 1861, en Italie en 1864,
au Japon en 1867, en Saxe en 1874 dans le grand-duché de Bade en 1884,
dans divers Etats allemands de 1891 à 1903, aux États-Unis en 1913.
La discrimination des tarifs applicables aux revenus du travail et à ceux
du capital apparaît en Italie dès 1864, en Grande-Bretagne en 1907.
Dans divers États, la discrimination est obtenue par l’institution d’un
impôt complémentaire sur le capital  : en 1892 aux Pays-Bas, en 1893 en
Prusse, en 1902 en Saxe.
Dans plusieurs pays. la progressivité se manifeste d’abord dans le
domaine des droits de succession : en Grande-Bretagne en 1894, en France
en 1901, au Mexique en 1901, au Danemark en 1903.
La progressivité apparaît également dans les impôts sur le revenu  ; en
Prusse en 1891, aux Pays-Bas en 1893, en Autriche en 1896, dans divers
États allemands de 1891 à 1903.
 

Ces rapprochements de dates suffisent à indiquer le parallélisme de


l’évolution politique et de l’évolution fiscale.
L’institution de la progressivité s’est affirmée, de bonne heure. dans deux
pays ou groupes de pays que l’on considérait avant 1914 comme les plus
démocratiques : la Suisse et l’Australasie 306.
Sans prétendre entrer dans le détail, il ne paraît pas inutile de montrer, par
quelques exemples, à quel point l’histoire fiscale du XIXe et du début du
XXe siècle fut liée à l’histoire politique.

CHAPITRE II

L’income tax : l’arme antirévolutionnaire destructrice de la


Chambre des lords
UNE ARME FINANCIÈRE CONTRE LA RÉVOLUTION
Le caractère de l’income tax apparaît dès son origine.
Conscient de la nécessité de ressources nouvelles pour faire face à la lutte
contre la France et s’étant rendu compte de l’insuffisance de diverses
contributions de type indiciaire, Pitt comprit qu’il fallait taxer le revenu lui-
même.
Plus équitable que d’autres, ce nouvel impôt ne devait cependant pas
modifier la répartition des richesses. « Se plaindre de cette inégalité, c’est
se plaindre de la répartition de la propriété ; c’est critiquer la constitution de
la société. Essayer d’y remédier, ce serait suivre l’exemple de la démagogie
audacieuse des législateurs d’un autre pays... »
Le prélèvement qui servit de modèle à l’impôt égalisateur avait été créé
par un adversaire de l’égalisation...
Abrogée lors de la paix d’Amiens en 1802, l’income tax fut rétablie dès
la reprise des hostilités.
La réaction qui suivit Waterloo devait emporter un impôt qualifié
d’arbitraire, de partial, d’injuste, de scandaleux, d’abominable, un impôt
accusé de saper les fondements de la vertu publique. Non contente de
l’abolir, en 1816, la Chambre vota la destruction des rôles 307, mais, par la
suite, l’accentuation de l’industrialisation et de la misère reposa le problème
fiscal.

LE RÉTABLISSEMENT D’UN INSTRUMENT DE LUTTE


CONTRE LA VIE CHÈRE
Durant des années de crise, particulièrement dures pour la classe
ouvrière, Robert Peel, le type du conservateur intelligent, comprit que l’on
ne pouvait taxer davantage les articles de grande consommation des classes
ouvrières. Faire appel à l’impôt éprouvé trente ans plus tôt permettrait de
réduire les droits de douane, autre moyen de relever le niveau de vie de la
masse, tout en augmentant le pouvoir de compétition de l’industrie anglaise.
La loi de 1842 rétablit l’impôt de 1806. Voté pour trois ans, il ne disparut
plus des institutions britanniques.
Il permit d’aller, en 1846 et 1849, plus loin dans la voie du libre-
échange : les droits sur les céréales furent alors réduits puis abrogés.
Reprenant la formule d’un historien, on peut penser que « la baisse des
prix du blé, du sucre, de toutes les denrées nécessaires, ne fut pas étrangère
au calme avec lequel l’Angleterre et l’Écosse purent traverser la crise
financière de 1847 et la crise politique de 1848 » 308.

LA LUTTE POUR LA DISCRIMINATION ET LA


PROGRESSIVITÉ
Avec le principe de la proportionnalité, légèrement corrigé par une
exonération et des abattements à la base, l’impôt sur le revenu de Peel
n’était pas un élément d’égalisation très prononcé.
Dès le milieu, mais plus encore à la fin du siècle, le problème de la
discrimination et celui de la progressivité furent posés.
Des objections techniques ainsi que l’évolution insuffisante des esprits, et
plus particulièrement l’hostilité de Gladstone, retardèrent la mise en œuvre
de nouvelles réformes.
La victoire libérale de 1892 et la retraite de Gladstone eurent pour effet
l’introduction de la progressivité dans l’impôt sur les successions ainsi que
l’accentuation des abattements en matière d’income tax (1894). Mais le
chancelier de l’Échiquier estimait le système progressif incompatible avec
l’income tax en raison de «  difficultés administratives et pratiques  » qu’il
n’avait pu résoudre.
Durant les dix années suivantes, les discussions fiscales attirèrent moins
l’attention de l’opinion publique, préoccupée de la politique extérieure et de
la guerre des Boers.
L’évolution politique du début du XXe siècle relança la question de
l’impôt.
Lors des élections de 1906, les conservateurs unionistes qui proposaient
des mesures protectionnistes subirent une défaite sans précédent. Le parti
libéral qui faisait campagne contre les « droits sur la nourriture du peuple »
eut 400 députés, le parti ouvrier 29.
Dans la Chambre dont l’aspect même avait changé - nombre de députés
venaient siéger en veston — furent votées une série de lois « ouvrières », y
compris la création de retraites pour la vieillesse aux frais de l’État.
Pour trouver les ressources nécessaires le nouveau chancelier de
l’Échiquier, Lloyd George, proposa la création d’un impôt progressif sur le
revenu global, l’augmentation des taxes successorales sur les grosses
fortunes, l’imposition des plus-values foncières. Provoquant dans les
milieux financiers un véritable sentiment d’horreur, ces projets furent
condamnés par une réunion de grands banquiers présidée par Rothschild.
La Chambre des lords les rejeta.
Le Premier ministre fit appel à la nation : la Chambre des communes fut
dissoute. Grâce à l’alliance étroite des partisans de la réforme, 273 libéraux
furent élus avec 41 membres du Labour et 82 nationalistes irlandais. contre
273 unionistes. Le gouvernement proposa de réduire les pouvoirs des lords.
Le conflit entre les deux Chambres entraîna une seconde élection
(décembre 1910). Les résultats furent les mêmes. Sous la menace d’une
fournée de pairs, les lords finirent par accepter ce qu’ils ne pouvaient
empêcher. Ils renoncèrent au droit de rejeter les lois touchant les finances
(était considérée comme telle toute loi à laquelle le président de la Chambre
des communes donnerait cette qualification). Quant aux autres, ils n’avaient
plus qu’un veto suspensif de deux ans.
Bien entendu, les projets financiers du gouvernement furent adoptés.
Né au cours de la lutte contre la France révolutionnaire, l’impôt sur le
revenu avait pratiquement détruit une des institutions traditionnelles de
l’Angleterre.

CHAPITRE III

Une fiscalité scientifique et autoritaire : l’Einkommensteuer

Le mouvement socialiste, plus précisément le souci de faire obstacle à


son extension, ne fut pas étranger aux réformes prussiennes de 1891-1893.
Tout en faisant voter des lois d’exception contre le socialisme, Bismarck
s’efforçait de reprendre à son compte les parties acceptables du programme
de ses adversaires.
Le parti de Marx et celui de Lassalle s’étaient unis en 1875 pour former
le Parti ouvrier socialiste d’Allemagne. Le programme rédigé en commun,
dit Programme de Gotha. comprenait deux parties. La première était de
caractère proprement politique. L’autre demandait un certain nombre de
réformes sociales immédiates : l’impôt progressif unique y figurait à côté de
la liberté de coalition, de la limitation de la durée du travail, du contrôle
sanitaire du travail, etc. 309.
La réforme de l’impôt sur le revenu ne fut pas réalisée par Bismarck,
écarté du pouvoir en 1890, mais elle s’insère dans la même ligne que la
création d’un régime de sécurité sociale, une ligne qu’il définissait en ces
termes :
«  Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le
peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de son bien-être 310. »

La réforme fiscale réalisée, en 1891 et 1893, par le ministre des Finances


du royaume de Prusse, von Miquel, comprenait plusieurs éléments.
La loi créait un impôt sur le revenu global et non, comme l’income tax,
une série d’impôts sur les revenus. La déclaration du contribuable était
soumise à l’examen d’une commission, composée en majorité d’éléments
élus, qui pouvait interroger des témoins.
Le tarif était modérément progressif.
La discrimination était réalisée par l’institution d’un impôt
complémentaire sur le capital au taux de 0,5 % 311.
Un impôt sur les successions à tarif progressif s’y ajoutait.
La création de l’impôt sur le revenu, dont les rendements furent
immédiatement appréciables, permit de réformer la fiscalité locale. Les
impôts directs, autres que l’impôt sur le revenu, supprimés en tant
qu’impôts d’État, furent mis intégralement à la disposition des collectivités
locales. Celles-ci pouvaient tirer des recettes de l’impôt foncier, de l’impôt
sur les propriétés bâties, de l’impôt sur le commerce et l’industrie, le tout
sans préjudice de centimes additionnels à l’impôt d’État.
Le prélèvement sur le revenu global avec la déclaration obligatoire
contrôlée qui l’accompagnait inévitablement fit un peu figure
d’epouvantail, en France tout au moins. Paul Deschanel parlait «  de
procédés inquisitoriaux de ce pays hiérarchisé et militarisé à outrance dans
lequel, suivant le mot de M. de Bismarck, chacun naît avec un uniforme ».

CHAPITRE IV

Le combat commun des classes rurales et ouvrières : les États-Unis


Par bien des traits, le combat des Américains pour l’impôt sur le revenu
ressemble à celui de leurs homologues européens 312.
On y voit cependant des aspects particuliers, dus eux-mêmes à la
différence du contexte économique et du milieu social.
Les oppositions de classes n’avaient pas le même caractère dans un
monde où, à côté des ouvriers, la classe rurale se considérait comme
particulièrement exploitée et où ses membres figuraient parmi les
défenseurs les plus acharnés d’un système de taxation plus équitable 313.
Ajoutons la lutte des classes défavorisées contre un système monétaire où
elles voyaient une des causes de leur exploitation.

CRÉATION ET SUPPRESSION DE L’IMPOT SUR LE REVENU


Un premier impôt fédéral sur le revenu avait été établi lors de la guerre
de Sécession et supprimé en 1872.
Durant la période qui suivit, la lutte pour l’impôt sur le revenu s’articula,
comme en Europe, avec le mouvement politique, celui du monde ouvrier et,
plus encore peut-être, celui du monde rural.
La situation des fermiers était affectée par la déflation qui- alourdissait
leurs dettes, par les abus des compagnies de chemins de fer, qui réservaient
leurs tarifs de faveur à la grande industrie, par le protectionnisme qui
augmentait le prix des produits manufacturés, vêtements ou machines
agricoles, et par la législation fiscale qui favorisait la richesse mobilière.
Les premières organisations ouvrières ne demandaient pas seulement
l’amélioration des conditions de vie et de travail, mais aussi l’égalité devant
l’impôt.
En 1872, le Greenback Party 314, dont le nom indique l’objectif
inflationniste, fusionnant avec le Labor Reform Group, proposa la réforme
monétaire et l’impôt progressif sur le revenu.
Il disparut aux élections de 1888.
Un autre parti lui succéda, le parti «  populiste  », dont la plate-forme
présentée en 1892 comportait :
— la création d’une monnaie souple ;
— des emprunts à 2 % d’intérêt ;
— la frappe libre et illimitée de l’or et de l’argent ;
— la nationalisation des chemins de fer, du télégraphe, du téléphone ;
— le scrutin secret ;
— ... et l’impôt progressif sur le revenu 315.
Cette dernière revendication figurait dans les programmes de tous les
Congrès de fermiers.
La victoire des démocrates, avec l’élection de Cleveland en 1892, fut la
conséquence de tous ces mouvements 316.
Le débat fiscal vit s’opposer au Congrès les mêmes types d’adversaires et
les mêmes genres d’arguments qu’en Europe. On dénonçait comme
spécialement scandaleuse cette législation de classe, qui pénaliserait
l’épargne et le succès, offrirait une prime à la malhonnêteté et encouragerait
le parjure. On ne manqua pas. bien entendu, d’incriminer les professeurs
européens avec leurs livres, les socialistes avec leurs systèmes, les
anarchistes avec leurs bombes.
Hostile, sinon au principe de la loi, du moins au niveau élevé des
exemptions, un sénateur y voyait du socialisme, du communisme, du
diabolisme...
L’impôt, adopté en août 1894, fut abrogé pour inconstitutionnalité par la
Cour suprême 317.

LE RÉTABLISSEMENT DE L’IMPOT SUR LE REVENU


Comme toujours, les besoins financiers firent progresser la cause de
l’impôt sur le revenu 318. Pendant la guerre avec l’Espagne (1898), le
Congrès établit un impôt sur les bénéfices bruts des raffineries de sucre et
de pétrole, mais en le baptisant : droit d’accise 319. Cette dénomination évita
la condamnation de la Cour suprême.
La campagne des pays de l’Ouest en faveur d’un impôt sur le revenu n’en
continua pas moins : elle était liée à la critique du tarif douanier. En partie
pour en faire voter le renouvellement, les dirigeants républicains
acceptèrent l’institution d’un impôt sur les sociétés. En outre, le président
Taft, républicain, se convertit à l’adoption d’un amendement constitutionnel
donnant au Congrès le droit d’adopter un impôt sur le revenu. Ce seizième
amendement fut voté en 1909 320.
Il permit l’adoption, en 1913, de l’impôt fédéral sur le revenu.
Comme le système anglais de l’époque, il combinait la perception à la
source et la progressivité du tarif grâce à l’institution d’une supertax.
CHAPITRE V

L’impôt sur le revenu et les luttes politiques de la IIIe République

En France, toute évolution vers la «  gauche  » posait le problème de


l’impôt sur le revenu.
En 1876, Gambetta proposa l’institution d’un impôt proportionnel sur les
revenus.
Lorsque le parti républicain se scinda entre les opportunistes et l’extrême
gauche, c’est-à-dire les radicaux, ceux-ci conservèrent dans leur programme
l’institution de l’impôt sur le revenu. Le projet déposé en 1889 par le
ministre des Finances Peytral ne fut même pas discuté 321.
Un déplacement notable vers la gauche à la suite des élections de 1893
entraîna une série d’initiatives parlementaires 322 et l’institution d’une
commission.
En 1895, un ministère radical homogène, dirigé par Léon Bourgeois, et
où Doumer avait les Finances, annonça l’institution d’un impôt progressif
sur les successions, d’un impôt général sur le revenu, et le développement
de l’assistance publique.
En 1896, le projet Doumer d’impôt général sur le revenu fut accepté par
la Chambre, mais le ministère dut, un peu après, se retirer devant un vote
hostile du Sénat 323.
L’opposition entre les partisans et les adversaires de l’impôt sur le revenu
tint la plus grande place dans les luttes politiques des années suivantes et
notamment dans les élections. En 1898, le ministère Brisson, bien que
composé de radicaux, dut renoncer à l’impôt progressif.
Néanmoins le glissement vers la gauche permit a Caillaux, ministre des
Finances du cabinet Waldeck-Rousseau, de déposer en 1900 un projet
visant a établir un impôt général sur le revenu. Ce projet ne fut pas adopté,
mais en 1901 la progressivité fit son apparition dans le système fiscal
français en matière de droits de succession 324.
En 1906 325, radicaux et socialistes alliés remporterent une victoire
électorale  ; dès 1907, Caillaux déposa un projet qui juxtaposait un impôt
cédulaire sur les revenus et un impôt sur le revenu global, de caractere
progressif.
Le projet fut voté par la Chambre en 1909.
Le Sénat en poursuivit l’examen avec une lenteur calculée et vota un
texte profondément différent.
A la suite de diverses péripéties, le principe de l’impôt général sur le
revenu fut introduit dans la loi de finances du 15 juillet 1914. La loi du 31
juillet 1917 institua les impôts cédulaires sur les revenus.
Il ne paraît pas inutile de rappeler que les élections de 1914 avaient
donné la moitié des sièges aux groupes de gauche (des radicaux aux
socialistes).

Un fait se dégage de cette histoire  : l’importance attachée par les


radicaux au problème de l’impôt sur le revenu.
C’était la logique d’un parti soucieux de compenser les effets d’une
concentration croissante des moyens de production tout en respectant le
régime de la propriété.
Le recours à l’impôt personnel et progressif était considéré comme le
moyen d’obtenir des réformes sociales sans modifier la structure de la
société. Diverses déclarations le montrent bien 326.

CHAPITRE VI

Infrastructure économique des impôts sur le revenu

Abstraction faite des créations d’impôts sur le revenu presque


exclusivement déclenchées par les événements politiques  —  celles qui se
produisirent en 1848 et qui précisément ne furent pas durables  —, dans
l’ensemble, l’impôt sur le revenu a été institué à titre définitif dans un pays
à peu près à l’époque où le développement des échanges permettait de le
faire  : d’abord en Angleterre, puis dans les États allemands les plus
commerçants ou les plus industriels 327, et dans d’autres pays  —  dont la
France — à partir de la guerre de 1914-1918 environ.
Il existe, certes, des exceptions au moins apparentes. Les États-Unis ne
connurent d’impôt fédéral sur le revenu qu’en 1913, mais ce fut pour des
raisons constitutionnelles.
Inversement, en Italie dès 1864 fut institué un système inspiré de
l’income tax, mais l’application de cet impôt semble avoir été très
défectueuse.
Un impôt sur le revenu institué en Autriche dès 1896 fut un impôt
d’importance secondaire dont l’application reposait sur un large recours aux
signes extérieurs 328.
Le mouvement social et politique n’étant pas sans relation avec
l’évolution économique, il est difficile de dire si celle-ci est plus ou moins
que celui-là cause de l’institution de l’impôt sur le revenu. Lorsqu’on
considère les dates, on a même tendance à penser que c’est par le biais de
son influence sur les faits politiques que l’évolution économique a
déclenché l’apparition des impôts sur le revenu.
Il n’en demeure pas moins que c’est le progrès des échanges qui a rendu
possible l’application d’impôts de ce genre.

DE LA DIME À L’« INCOME TAX »


La recherche d’un mode d’imposition adapté aux divers types de revenus
n’a pas attendu l’income tax. Mais ce système n’a pris racine, de bonne
heure, qu’en Angleterre, dans le pays de la révolution industrielle, dans le
pays des échanges multipliés.
C’est sur la possibilité d’atteindre facilement un certain nombre de
revenus nets lors de l’échange auquel donne lieu leur perception que repose
l’income tax britannique.
Dans tous les pays où la production et le commerce étaient assurés par de
nombreuses petites entreprises, l’établissement de l’impôt sur le revenu
était difficile. Plus importantes, les usines anglaises se prêtaient mieux au
contrôle. Les salariés plus nombreux qu’ailleurs ne pouvaient se dérober. Le
développement des sociétés de capitaux, relativement précoce en
Angleterre, facilitait la tâche de l’administration fiscale. L’impôt sur les
dividendes pouvait être perçu à la source, de même que les intérêts des
obligations. Le contrôle des associés sur le montant réel du bénéfice
complétait celui du fisc.
C’est pourquoi, dans la plupart des pays, les sociétés firent l’objet d’une
imposition spéciale avant les autres entreprises.
L’impôt sur le revenu des valeurs mobilières, institue en 1872, fut le
premier impôt sur le revenu réel établi en France depuis la Révolution.
On a souvent justifié cette imposition particulière par les avantages
inhérents à la forme sociétaire. Cette justification n’est vraisemblablement
pas l’explication d’un type d’imposition qu’il faut rattacher dans son
origine à la commodité de l’assiette.
Là où une structure économique moins avancée conservait les traits de
l’économie ancienne, et où cependant l’impôt sur le revenu fut institué,
l’administration financière n’a cessé de se heurter à d’incessantes
difficultés.

L’EXEMPLE ITALIEN
L’exemple italien le montre bien. Créé en 1864 l’ « impôt sur les revenus
de la richesse mobilière donna lieu à des fraudes d’une si grande
importance qu’en 1877 le ministre des Finances Depretis consacra de longs
passages d’un de ses discours à en fournir quelques preuves 329 et qu’un
ouvrage entier fut consacré à ce problème 330.
Au début du XXe siècle, avec un taux d’impôt quatre à cinq fois plus
élevé que celui d’Angleterre ou de Prusse, le produit total était moins de
moitié de ce qu’il était en Prusse, moins du tiers de ce qu’il était en
Angleterre 331.
On ne pouvait s’en étonner lorsqu’on apprenait qu’en 1874 le revenu
moyen des pharmaciens s’élevait à 688 lires, celui des avocats à 756, des
médecins à 398, etc.
La situation n’a guère changé lorsque, en 1910, Pierre Perdrieux observe
que l’administration établit l’impôt en utilisant quelques indices et en
procédant à des « accommodements » avec les contribuables.
Cette évasion fiscale était liée, dans une large mesure, à la structure
économique de l’Italie.
En effet, là où le contrôle était facile, l’impôt était beaucoup mieux assis.
C’était le cas des sociétés dont la part était, en 1877, de 37  %, chiffre
vraisemblablement supérieur à la réalité.
Le ministre des Finances relevait également l’imposition plus exacte des
salariés « qui ne pouvaient cacher aucune partie de leur revenu ».
Cela revient à dire que si l’Italie avait compris plus de sociétés et plus de
salariés, l’impôt sur le revenu eût été beaucoup plus productif.
On peut penser que l’on s’était trop facilement accommodé des
«  accommodements  », il n’en demeure pas moins que la structure
économique italienne n’offrait pas au contrôle les mêmes facilités que
l’économie britannique ou allemande.

CHAPITRE VII

Progrès et illusions

PERFECTIONNEMENTS TECHNIQUES ET PROGRÈS


POLITIQUES
Au début du XXe siècle, le système fiscal des pays industriels avait subi
ou était sur le point de subir des transformations profondes.
Plus que les impôts indirects ou les droits d’enregistrement qui avaient
conservé les procédés traditionnels mis au point par des générations de
financiers, les impôts directs furent l’objet des progrès techniques les plus
manifestes.
Dès le début du XIXe siècle l’impôt sur le revenu avait été porté par
l’Angleterre à un tel degré de précision qu’il sembla difficile de le
perfectionner. Sans doute existait-il d’autres systèmes  : l’impôt hollandais
ou l’Einkommensteuer des États allemands en constituaient le prototype. Il
n’était pas difficile d’opposer l’une à l’autre la finance anglo-saxonne et la
finance germanique. En fait, elles s’étaient rapprochées, amorçant une
évolution qui devait se poursuivre.
Un premier acquis se dégageait nettement : l’avantage incontestable de
la perception ou de l’information à la source.
De même qu’il était facile de saisir les produits fabriqués avant leur
distribution, lorsqu’ils étaient rassemblés à l’usine ou dans les entrepôts, il y
avait tout avantage à saisir le revenu avant qu’il n’eût atteint son
bénéficiaire, là où on le distribuait, au siège de la société qui se préparait à
répartir les dividendes comme dans les bureaux qui établissaient les feuilles
de paie.
On n’avait peut-être pas encore compris toute la souplesse du système.
On oubliait parfois que ce mécanisme, qui se prêtait naturellement à la
perception d’impôts séparés, pouvait aussi améliorer le fonctionnement
d’un impôt global sur le revenu. Il suffisait de remplacer la perception à la
source par l’information à la source. En rassemblant tous les
renseignements des banques, des sociétés et des employeurs, voire de
quelques autres payeurs, l’agent du fisc pouvait connaître plus facilement le
revenu total de chaque contribuable.
On pouvait aussi considérer la perception à la source comme un
précompte, une liquidation intervenant à la fin de l’année au vu de tous les
éléments qui pouvaient affecter le revenu d’ensemble et notamment des
déductions qui pouvaient être admises. On pouvait donc mettre la technique
de l’impôt cédulaire au service de l’impôt global sur le revenu.
On pouvait aussi introduire dans l’income tax des modalités d’assiette
dont on avait cru, pendant un temps, qu’elles étaient réservées aux impôts
du type de l’Einkommensteuer.
Pour la discrimination, c’était facile. On pouvait même penser que
l’income tax s’y prêtait mieux que toute autre puisqu’elle séparait nettement
l’assiette de chaque type d’impôt, de l’impôt sur le travail comme de
l’impôt sur le capital. Il suffisait d’appliquer à chacun un tarif distinct : les
Italiens le firent de bonne heure 332.
Ce n’était pas tout à fait si simple  : comment procéder lorsqu’on avait
affaire non pas au revenu pur du travail ou au revenu pur du capital, mais a
un mélange de l’un et de l’autre ? Comment taxer le profit de l’artisan, de
l’industriel, du commerçant ?
La solution la plus « élégante », au sens mathématique du terme, c’était
la solution germanique : compléter un impôt frappant du même tarif tous les
revenus par un impôt sur le capital qui opérait automatiquement la
distinction souhaitable.
On ne pouvait, en tout cas, se dispenser de tenir compte du revenu global
si l’on voulait introduire la notion de progressivité. Agir autrement, c’était
risquer de surtaxer celui dont le revenu n’avait qu’une origine au bénéfice
de celui qui voyait converger des recettes de différentes sources ; le même
homme pouvait être a la fois propriétaire foncier, possesseur d’un
portefeuille de valeurs mobilières et membre de conseils d’administration
bien rémunérés.
Les Anglais trouvèrent une solution : garder l’income tax et la compléter
par un deuxième impôt portant sur le revenu global. mais seulement lorsque
celui-ci était relativement élevé.
La combinaison de l’income tax et de la super tax fut imitée par d’autres
pays, par la France en premier lieu.
La solution était viable, évidemment un peu complexe. On conçoit que,
par la suite, on se soit oriente vers un impôt unique sur le revenu alimenté
par toutes les informations prélevées à la source, voire recouvrées a la
source sous réserve de liquidations complémentaires.
On pouvait penser que le monde de l’avenir possederait l’outil fiscal
d’une politique de progrès.

LA PART DES ILLUSIONS


Il y avait dans tout cela un mélange de vérités et d’illusions.
On n’ignorait pas les difficultés de l’imposition et l’existence de la
fraude. On n’avait pas mesuré l’ampleur qu’elle pourrait prendre lorsque les
contribuables auraient détecté les possibilités de fuites. A titre d’exemple, il
existait une lacune grave : celle de l’application d’un impôt progressif aux
revenus de valeurs mobilières. On n’avait pas vu que le système anglais
bénéficiait du caractère nominatif des actions et des obligations. Dans les
pays où les titres au porteur étaient répartis entre de multiples portefeuilles,
l’évasion était plus facile.
Plus généralement, on n’avait pas suffisamment compris que l’impôt sur
le revenu n’avait vraiment réussi que dans un pays, la Grande-Bretagne, le
pays de la révolution industrielle, des grandes entreprises, des sociétés de
capitaux, du salariat généralisé.
Il y avait les exemples allemands et hollandais  : l’administration y
bénéficiait de la conjonction d’un progrès industriel très avancé et d’une
population très disciplinée.
Les responsables français savaient qu’ils auraient plus de difficultés.
C’était une des raisons de l’attachement excessif de certains auteurs,
comme Stourm, au vieux système. C’était l’explication de la démarche
hésitante des hommes politiques le jour où ils se trouvaient en situation de
procéder aux réformes qu’ils avaient promises. Ils n’avaient pas
suffisamment réfléchi à toutes les transformations  —  y compris les
transformations administratives  —  qui devraient permettre d’adapter un
système fiscal du XXe siècle à une structure économique qui était encore
celle du XIXe siècle, sinon du XVIIIe.
Bien plus, on n’avait pas mesuré, en Angleterre comme en France, en
Amérique ou ailleurs, que l’income tax et l’Einkommensteuer
fonctionnaient avec des tarifs très modérés, un peu accentués en Grande-
Bretagne lors des grands conflits, réduits dès que les circonstances le
permettaient.
On n’avait pas pensé que des taux considérablement rehaussés poseraient
une série de problèmes nouveaux : la fraude amplifiée, dans des proportions
telles que toute l’équité du système en serait compromise, l’incidence sur
une économie dont le moteur avoué était le profit, d’une taxation beaucoup
plus accentuée du profit. Ces réalités n’étaient pas ignorées : on n’en avait
pas suffisamment mesuré le poids.
Peut-être n’avait-on pas suffisamment recherché les moyens d’atténuer le
poids de l’impôt sur le revenu.
Avait-on suffisamment étudié certains aspects des systèmes hollandais et
germanique ?
Avait-on porté une attention suffisante aux impôts indirects  ? Avait-on
recherché la possibilité de moduler les tarifs d’impôts indirects en fonction
de préoccupations égalitaires ?
Comment nous étonner de tout cela ? Sommes-nous assurés que de notre
temps, après de nouvelles expériences, nous ayons nettement pris
conscience de toutes ces réalités ?

Les illusions du XXe siècle commençant eurent de graves répercussions


au cours des années suivantes, non seulement sur le plan financier, mais
aussi, et plus qu’on ne le croit, sur le plan politique. Elles ne furent pas
étrangères aux troubles de l’après-guerre ces troubles qui devaient mener à
une nouvelle guerre.
 

Cinquième partie

LE XXe SIÈCLE
 

INTRODUCTION

Depuis la Première Guerre mondiale les gouvernements disposent de


techniques financières beaucoup plus efficaces que celles du passé. La
réduction progressive du nombre relatif des agriculteurs et des petites
entreprises industrielles facilite l’assiette de l’impôt et rend supportables
des pressions fiscales très élevées.
Fondée sur une monnaie de banque largement utilisée, l’inflation
n’apporte pas seulement de nouvelles ressources aux trésors publics. Elle
provoque aussi la mobilisation des ressources latentes stérilisées. Dans
certains pays la mise en œuvre de richesses sous-employées permit de
doubler la production au cours de récents conflits. C’est ainsi que les
conflits du XXe siècle purent durer beaucoup plus longtemps que les
économistes de 1914 ne l’avaient prévu.
Cet énorme accroissement de puissance peut être mis en œuvre pour le
meilleur ou pour le pire.
Ces moyens financiers n’excluent pas les actions plus directes. Mais la
direction, l’orientation ou le contrôle de l’économie reposent également sur
les techniques financières. Avec le crédit, les subventions, les exonérations
fiscales, l’État tente d’amener les entreprises à consacrer plus d’efforts à
l’exportation, à la recherche, à la décentralisation. Les pays collectivistes
eux-mêmes ont été conduits à assouplir leur régime économique en
diminuant les commandements du plan au profit de stimulants financiers.
Avec l’utilisation de plus en plus large de ces techniques libérales, le
présent continue l’évolution millénaire des sociétés humaines.
Il ne faut pas dissimuler les ombres du tableau.
Les États ne donnent pas à leurs peuples les conditions de vie et de
travail que ceux-ci attendent de la puissance publique. Un sentiment général
d’insatisfaction domine un monde plus riche en virtualités de toutes sortes.
Une des raisons de cet état de choses peut être résumée de la façon
suivante. A d’autres époques l’État ne disposait que d’une prise réduite sur
le monde. Les meilleurs systèmes fiscaux ou monétaires se heurtaient à une
infrastructure économique récalcitrante. De nos jours les techniques
financières sont en retard sur les possibilités offertes. Le phénomène était
flagrant entre les deux guerres, alors que beaucoup de gouvernements se
refusaient à utiliser la monnaie pour combattre la crise. Depuis, de
nouvelles idées ont vu le jour et de nouveaux procédés sont couramment
admis. Mais l’application reste hésitante et souvent maladroite. Bien plus,
des dirigeants hésitent devant le perfectionnement nécessaire de leurs outils
financiers, qu’il s’agisse de la fiscalité, du crédit trop souvent distribué
suivant les antiques traditions ou de la monnaie génératrice de désordres
incontrôlés.

Malgré de profondes ressemblances, le rôle des instruments financiers


n’est pas le même, en première analyse tout au moins, dans les pays qui ont
conservé des entreprises individuelles et dans ceux où les exploitations
privées ont pratiquement disparu. Il est donc nécessaire d’examiner
successivement ces deux types de sociétés.
 
TITRE I

LES FAIBLESSES FINANCIÈRES A L’ORIGINE


DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Confiants dans un progrès continu, les hommes du XIXe siècle n’avaient


pas prévu que les pays qui s’étaient avancés sur le chemin de la démocratie
pourraient s’en détourner, instaurant un ordre qui rejetterait la démocratie
considérée comme pernicieuse, la justice comme dérisoire, l’égalité comme
néfaste. Cette monstrueuse régression pose une question à tout historien,
quel que soit l’aspect de l’histoire à laquelle il s’est attaché.
Pour apporter une réponse il faudrait tenir compte de tout un ensemble de
données qui sont du ressort de la science politique, de la psychologie des
peuples et même de la psychanalyse. On ne saurait cependant se dissimuler
l’importance des facteurs économiques et plus particulièrement de la
maladresse avec laquelle les gouvernements utilisèrent les techniques
financières. Par l’acceptation trop facile de l’inflation, par la mise en œuvre
parfois maladroite des systèmes fiscaux, et surtout par l’inaptitude à
maîtriser une crise économique d’une exceptionnelle violence, une série de
pays se trouvèrent engagés dans un processus qui devait aboutir au
deuxième conflit mondial.
On serait tenté de résumer cet entraînement en quelques mots : l’inflation
des premières années de l’après-guerre détruisit la confiance des salariés et
des épargnants dans les capacités de l’État  ; la réaction de certains
possédants devant les menaces de fiscalité égalitaire les incitèrent à soutenir
les mouvements opposés à la démocratie  ; le maintien prolongé d’un
système monétaire périmé acheva de désespérer les hommes sans emploi et
de fournir au nazisme les recrues dont il avait besoin.

CHAPITRE PREMIER
L’inflation destructrice

Il paraît superflu de rappeler ce que fut la situation monétaire durant les


premières années qui suivirent l’armistice de 1918  : les mouvements
désordonnés des changes, la hausse accélérée des prix amputant l’unité de
certains pays de la plus grande partie de sa valeur, la disparition complète
de plusieurs monnaies eurppéennes. Il paraît plus important d’essayer de
dégager quelques-unes des causes et quelques-uns des effets durables de ce
bouleversement du système des échanges.

DE QUELQUES CAUSES DES PHÉNOMÈNES


INFLATIONNISTES DE L’APRÈS-GUERRE
Changes et transferts
Les erreurs d’analyse contribuèrent dans une large mesure sinon à
l’inflation du moins à son ampleur et à sa gravité.
On ne saurait oublier l’origine première des mouvements violents qui
affectèrent les changes : la rupture de la solidarité financière qui unissait les
monnaies des puissances alliées.
Une meilleure réflexion sur les problèmes économiques qui se posent
naturellement après un conflit dans les pays qui en ont supporté le poids
aurait conduit la puissance financièrement la plus solide, les États-Unis, à
ne pas retirer prématurément son appui à ses alliés. L’exemple même du
plan Marshall montre que des méthodes différentes de celles qui prévalurent
en 1919 auraient pu être utilisées.
De même aurait-on pu analyser avec plus de perspicacité les conditions
dans lesquelles le pays vaincu pourrait réparer les destructions qu’il avait
commises. Sans adopter dans son intégralité l’opinion d’un jeune
fonctionnaire de la trésorerie britannique, John Maynard Keynes, du moins
devait-on juger un peu trop simpliste la thèse suivant laquelle les
«  mécanismes naturels  » de l’économie classique suffiraient à résoudre le
problème des transferts. Devant une dette d’un montant indéfini la tentation
fut grande pour les dirigeants allemands d’accepter ou du moins de ne pas
contrecarrer une sorte d’apocalypse monétaire.

Causes intérieures de l’inflation


La même confiance dans les vertus de l’économie libérale conduisait à
croire que l’on pouvait renoncer à la réglementation de l’économie de
guerre qui, durant les hostilités, avait empêché un énorme pouvoir d’achat
de se déverser sur les marchés mal alimentés. Le retour trop rapide à la
liberté des transactions, joint à l’absence de toute prévision sérieuse des
conditions dans lesquelles les hommes devaient reconvertir leurs activités,
entraîna une hausse des prix de plus en plus forte.
Parmi les causes de cette passivité devant l’événement figure une erreur
scientifique  : la méconnaissance de tout ce qui empêche la stabilisation
spontanée des prix durant les périodes de pénurie accentuée. Les hommes
ne se résignent pas à certaines privations, ils préfèrent mobiliser toutes leurs
réserves monétaires, ou simplement dépenser, au début du mois ou de la
quinzaine, une plus grande partie de leurs salaires, se portant acheteurs des
produits disponibles à des prix de plus en plus élevés. Quand bien même ils
acceptent ces privations de la période suivante, la hausse des prix n’en est
pas entravée, les intermédiaires enrichis par la hausse peuvent se porter
acheteurs des biens qui consolident leurs profits, leur évitent les privations
ou assurent leur prestige 333.
C’est ainsi que l’on peut assister durant les périodes d’inflation à la
coexistence de la misère des uns et de l’enrichissement des autres.
Cette évolution pouvait être freinée par une action délibérée vigoureuse.
On ne le vit pas, on ne voulut pas le voir. Parmi les pays de l’Europe
centrale qui échappèrent à la destruction de leur monnaie, on ne peut guère
citer que la Tchécoslovaquie dont le ministre des Finances Rasin n’hésita
pas à effectuer une opération rigoureuse d’échange monétaire.
Sans doute convient-il de tenir compte de la structure des diverses
économies. Les pays encore faiblement engagés dans la voie de
l’industrialisation, de l’Europe centrale et orientale ou de la Méditerranée,
ne disposaient pas des mêmes moyens que les pays de l’Europe
occidentale 334, L’exemple même de la Tchécoslovaquie le confirme  : il
s’agissait de la partie la plus industrielle de la monarchie des Habsbourg :
l’action d’un Rasin y trouva plus de facilité qu’ailleurs. En sens inverse la
France et l’Italie, où la population agricole et les petits producteurs
difficiles à taxer étaient plus nombreux qu’en Angleterre, eurent de ce chef
plus de difficulté à mener une politique fiscale énergique.

L’impôt remplacé par l’emprunt.


Tout en faisant la part de ces données de fait, on n’en doit pas moins
souligner les illusions qui furent à la base de la politique de facilité suivie
par certains pays. Indépendamment du mythe — l’Allemagne paiera — la
gestion financière française pâtit de la croyance suivant laquelle on pouvait
impunément remplacer l’impôt par l’emprunt. On oubliait que la fiscalité
réduit le pouvoir d’achat des individus  —  et par là même constitue un
instrument essentiel de lutte contre la hausse des prix. Il n’en est pas de
même de l’emprunt de l’emprunt volontaire s’entend  —  car celui qui
souscrit conserve son revenu et par suite sa possibilité d’acquisition. Sans
doute se prive-t-il de liquidités mais on peut penser que s’il le fait c’est
parce qu’il n’avait pas le désir du moins pas un désir bien vif  —  de
dépenser. Souscrire un emprunt n’est pas un acte d’épargne, c’est un acte de
placement qui n’exerce pas d’action déterminante sur les décisions d’achat
des souscripteurs et par conséquent sur la hausse des prix.
On serait tenté de s’étonner de la persistance de fausses idées de cette
sorte, si l’on ne songeait à tous les avantages que la classe possédante peut
en tirer 335.

CONSÉQUENCES SOCIALES ET POLITIQUES DE


L’INFLATION
Durant les premières années qui suivirent la Première Guerre mondiale,
les peuples furent d’autant plus disposés à accepter le recours à des
formules autoritaires que l’inflation avait été plus forte. On a justement
observé que le seul pays de l’Europe centrale qui ait échappé complètement
aux tendances fascisantes au lendemain de la Première Guerre mondiale fut
la Tchécoslovaquie, le seul qui ait su conserver à sa monnaie un minimum
de stabilité.
En Italie, dans les mouvements populaires qui précédèrent la prise de
pouvoir du fascisme, la dégradation de la monnaie eut sa part : la hausse des
prix contribua au déclenchement de grèves incessantes  ; des expéditions
ouvrières dans les boutiques furent provoquées par la lutte contre la vie
chère.
En Pologne le dollar qui valait en principe 5,18 zlotys, passa à 9,50 en
décembre 1925, à 11,10 en mai 1926. Le 12 mai Pilsudski, avançant avec
trois régiments sur Varsovie, prit le pouvoir.
En Allemagne l’atteinte portée à la classe moyenne et à sa confiance dans
l’État, la prépondérance donnée aux spéculateurs, la remise en cause
incessante du pouvoir d’achat des salariés, la ruine de ceux qui avaient
épargné, tous ces faits s’accumulant créèrent tout un milieu hostile au
régime de Weimar. La crise, dégageant une masse encore plus importante
de mécontents, donna le coup de grâce.
Des exemples analogues pourraient être relevés dans les pays voisins.

CHAPITRE II

Les réactions contre la fiscalité égalitaire et la lutte contre la


démocratie

Dans la mesure où les gouvernements s’efforcèrent de faire de la fiscalité


l’instrument principal du combat contre l’inflation ou de la poursuite d’une
politique relativement égalitaire, ils provoquèrent des réactions de plus ou
moins grande ampleur. Dans les pays anglosaxons, la lutte se déroula
conformément aux règles du jeu constitutionnel  ; ailleurs elle fut un des
éléments du renversement ou de la contestation violente de la démocratie.

ÉVOLUTION FISCALE ET POLITIQUE DES PAYS ANGLO-


SAXONS
Dans les pays anglo-saxons l’histoire fiscale suit de près l’histoire
politique.
Le désir de faire servir l’impôt à l’avènement d’une société plus juste
s’affirme toutes les fois que les partis «  de gauche  » prennent le pouvoir.
Lorsque les formations «  de droite  » l’emportent à leur tour, elles
s’efforcent de réduire la part de l’impôt sur le revenu ou la fortune grâce à
un plus large recours aux droits de consommation. Cette lutte se situe dans
le cadre normal de la démocratie.
 

En Grande-Bretagne, les taux de l’income tax, fortement majorés durant


la guerre de 1914-1918, sont réduits, les droits de douane et d’accise
relevés 336.
En 1924-1925, les travaillistes vainqueurs aux élections diminuent ces
derniers impôts.
La reprise du gouvernement par les conservateurs se traduit par la
politique inverse : rétablissement des droits de douane supprimés, réduction
de l’income tax et de la surtax.
Les travaillistes revenant au pouvoir, le chancelier de l’Échiquier
augmente les impôts directs (Finance Act, 1930-1931).
 

Aux États-Unis, les impôts sur le revenu et la fortune ayant été


considérablement accrus durant la guerre, le pourcentage des recettes de
l’income tax par rapport à l’ensemble des recettes intérieures passe de
18,7 % en 1914 à 76,89 en 1918.
Le retour au pouvoir des républicains entraîne une série de dégrèvements,
réduction du taux de l’impôt sur le revenu (maximum fixé à 50  %) et
suppression, à partir de 1922, de la taxe sur les excédents de bénéfices.
Cette politique s’accentue par la suite. En 1924, le Revenue Act réduit
l’impôt sur le revenu, mais accroît la progression des droits de succession et
institue un impôt sur les donations. Le président Coolidge critique cette
« véritable pénalisation de l’énergie et de l’esprit d’entreprise ».
Le Revenue Act de 1926 tient compte de ces critiques. Il abaisse les tarifs
de l’income tax et des droits de succession, supprime l’impôt sur les
donations.
Roosevelt s’engage dans une direction opposée  : augmentation de la
progressivité de l’impôt sur le revenu et des droits de succession (1933).
Le président marque nettement, dans son message du 19 juin 1935, que
l’imposition du revenu constitue l’instrument le plus efficace pour obtenir
une juste contribution de ceux qui sont capables de la fournir. Des
opposants critiquent vivement ce plan de partage de la fortune (« Share the
wealth program »).

LES NOUVELLES DONNÉES DU PROBLÈME FISCAL ET


L’AVÈNEMENT DU FASCISME
Dans certains pays l’opposition à la fiscalité égalitaire fut une des causes
de la critique et même du renversement du régime démocratique.
Devant les charges de la reconstruction, l’idée apparut que les procédés
classiques ne suffiraient pas et qu’il fallait essayer de liquider les
conséquences financières de la guerre en prélevant une partie des sommes
nécessaires sur le capital. L’importance des profits que les impôts sur les
bénéfices de guerre, malgré leur apparence draconienne, n’avaient
qu’insuffisamment repris, renforçait cette tendance.
En France, le parti socialiste demande l’établissement d’un impôt sur le
capital, mais sans succès, de même qu’en Grande-Bretagne où l’on se
contente de vœux et de propositions.
En Allemagne, la réforme fiscale d’Erzberger comporte, à côté des
impôts sur le revenu, un prélèvement extraordinaire sur le capital
(Reichsnotopfer), établi en 1919, remplacé en 1922 par un impôt sur la
fortune de caractère permanent.
En Italie, les décrets-lois du 21 novembre 1919 instituent un impôt
extraordinaire sur le patrimoine, à tarif progressif payable en trente ans, un
impôt sur l’accroissement du patrimoine dû à la guerre et un impôt
extraordinaire sur les dividendes et intérêts de valeurs mobilières.
Pour la plupart l’impôt sur le capital restait une menace, l’impôt sur le
revenu était une réalité dont ils avaient appris à paralyser les effets, grâce au
caractère anonyme des valeurs mobilières.
Découper soi-même les coupons des grandes feuilles bariolées qui
s’empilaient dans les trésors capitalistes, aller les toucher soi-même, de
façon anonyme, ou les faire percevoir par des personnes de confiance au
guichet des banques, s’abstenir, bien entendu, de les déclarer, c’était un
moyen bien assuré d’échapper à la progressivité de l’impôt sur le revenu
global.
Pour combler cette lacune deux solutions venaient à l’esprit.
La plus simple consistait à supprimer les titres au porteur et à prescrire
aux payeurs de coupons, sociétés débitrices ou banques, de relever et de
communiquer les noms de ceux qui avaient reçu intérêt ou dividende 337.
On pouvait aussi, solution plus compliquée, obliger quiconque percevait
un coupon à le faire inscrire sur un carnet dont le fisc pourrait prendre
connaissance ou faire établir par le payeur un bordereau transmis à
l’administration.
Cet ensemble de réalisations ou de perspectives fit prendre conscience à
certains hommes du danger que représentait l’évolution engagée au cours
du XIXe siècle. Le régime de la démocratie représentative, avec l’extension
du droit de suffrage, risquait de se traduire par une révolution qui, pour
être légale et non violente. n’en signifiait pas moins une véritable
dépossession. La crainte provoquée par la puissance croissante des
syndicats, par les grèves, par les hausses de salaires, par la réglementation
des conditions de travail, allait dans le même sens.
C’est une des raisons profondes de l’audience que les théories hostiles au
système parlementaire, ou même simplement représentatif, rencontrèrent
durant des années.
Ce sentiment était naturellement alimenté par tout ce qui, à cette époque,
revêtit l’allure de violence anarchique.
Les tendances antidémocratiques pouvaient aussi recevoir l’appui de tous
ceux que la fiscalité nouvelle contrariait moins par ses tarifs que par les
inquisitions qui l’accompagnaient. Les possédants modestes pouvaient
représenter la piétaille que manœuvreraient les grands condottieri du
capitalisme. Ce que l’on sait par l’histoire de l’impôt, de l’art avec lequel
les privilégiés ont toujours su faire marcher au profit de la défense d’une
minorité la masse des défavorisés, laisse soupçonner ce type d’actions que
les recherches d’archives viendront peut-être confirmer. D’ores et déjà
certains faits parlent en ce sens.
Cette reconstitution présente un caractère conjectural  ; on a cependant
l’impression que bien des événements se déroulèrent comme si les craintes
qui viennent d’être évoquées avaient sérieusement infléchi le cours des
événements.
Un des exemples les plus significatifs est celui du fascisme mais, sous
une forme atténuée, les combats politiques qui se livrèrent dans différents
pays d’Europe montrent le même genre de préoccupations.

Fascisme el fiscalité
En Italie les prélèvements fiscaux s’étaient accumulés, au moins sur le
papier  : droits de succession qui pouvaient dépasser le montant de la
fortune, impôts sur le patrimoine et sur son accroissement, conversion
obligatoire en titres nominatifs de tous les titres au porteur émis par l’État
ou par les sociétés. Cette dernière loi resta lettre morte, mais le coup avait
été porté 338.
Cette politique n’était d’ailleurs pas contraire au plan initial du fascisme
(1919) qui comportait une confiscation des biens par une législation
successorale appropriée, un impôt sur le capital, un cadastre des fortunes.
C’était le premier programme, correspondant à la première phase des
mouvements de cette nature, celle durant laquelle ils s’efforcent de capter
des mouvements populaires pour pouvoir ensuite vendre leur appui à des
éléments capitalistes.
Ceux-ci ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés. Aussitôt après la marche
sur Rome, le ministre des Finances, Stefani, se hâta de déclarer  : «  Un
système financier qui a pour base la persécution du capital est entaché de
folie 339. »
Le gouvernement Mussolini avait été constitué le 30 octobre 1922 ; le 10
novembre de la même année, un décret supprima l’obligation de donner aux
titres la forme nominative.
Il s’agissait « de faire comprendre à l’Italie et à l’étranger que l’ère de la
finance démagogique était définitivement close » 340.
On ne peut pas ne pas penser à l’attitude de Bonaparte supprimant au
lendemain du 18 Brumaire l’emprunt forcé du Directoire.
L’évolution continua dans le même sens. Un décret du 20 août 1923
supprima tout impôt sur les successions dévolues dans le cercle familial,
c’est-à-dire entre ascendants et descendants, conjoints, frères, sœurs et
neveux. Pour les parents plus éloignés, les droits furent considérablement
abaissés.
D’autre part, de 1924 à 1930, les droits portant sur les denrées de large
consommation furent fortement relevés.
Cette histoire se répète en Allemagne 341. Le programme nazi de 1920
comportait l’étatisation de la Reichsbank et le contrôle des banques privées,
la mise des titres au nominatif en vue de les transformer en participations
personnelles, la fermeture des bourses et  —  sous l’influence de Feder la
suppression de l’intérêt. Il fallait attirer des prolétaires ou des petits-
bourgeois pour avoir des troupes permettant d’obtenir l’appui financier de
la grande industrie.
En fait, la prise du pouvoir par Hitler se caractérisa par un certain nombre
de mesures destinées à la fois a lutter contre le chômage en stimulant les
investissements et à favoriser les détenteurs de capitaux.
La loi du 15 juillet 1933 accorda des exemptions d’impôts en faveur des
nouvelles entreprises ou des nouveaux investissements. Une réduction de
moitié des impôts non payés fut accordée aux fraudeurs a condition qu’ils
participent aux emprunts de lutte contre le chômage.
On peut noter également la déduction des charges entraînées par les
domestiques, assimilés aux enfants mineurs.
La «  réforme fiscale  » du 16 octobre 1934 comportait entre autres
dispositions l’abrogation de la loi de 1922 relative à l’impôt sur
l’accroissement de fortune, l’extension de l’impôt sur le revenu aux sociétés
cooperatives, la réduction très sensible des droits de succession entre époux
en ligne directe, etc.
Il ne paraît pas inutile, ne serait-ce qu’afin d’avertir ceux qui resteraient
encore tentés par des mouvements de ce genre, de rappeler ce que devinrent
les systèmes fiscaux fascistes et nazis.
Les nécessités budgétaires, dues elles-mêmes à la place que tenaient dans
ce type de régimes les dépenses militaires, la police, l’aide aux privilégiés
et la guerre, obligèrent à demander un plus gros effort financier aux classes
possédantes.
En Italie, dès 1926, et plus encore à dater de la guerre d’Éthiopie, se
manifeste une tendance sensiblement différente de celle qui était apparue
lors de l’installation du régime 342.
C’est surtout à partir de 1935 que se marque cette évolution, dont on
pourrait dire qu’elle est la seconde duperie du fascisme, celle des
capitalistes après celle des travailleurs. En 1935 une taxe spéciale sur les
titres au porteur est créée et les distributions de dividendes sont limitées,
cette dernière disposition étant remplacée en 1936 par un impôt
extraordinaire et progressif sur les dividendes, en même temps que sont
institués un impôt extraordinaire et un emprunt forcé sur la propriété
immobilière. Apparaissent un impôt extraordinaire sur le capital des
sociétés de capitaux en 1937, et sur le capital des sociétés de personnes et
des entreprises individuelles en 1938 343, en attendant l’impôt ordinaire sur
le patrimoine des personnes physiques et morales de 1939.
En Allemagne la pression fiscale est également renforcée en 1936, 1938
et 1939.

DIVERS ASPECTS DE L’HISTOIRE FINANCIÈRE DE LA


FRANCE
L’histoire financière d’autres pays confirme l’influence de certaines
dispositions techniques, particulièrement des mesures dirigées contre la
fraude, dont bien des hommes politiques n’ont compris ni l’importance ni
l’incidence.
En France (1924) le « cartel des gauches » se manifesta notamment par
un projet de prélèvement sur le capital, qui amena la chute du ministère
Painlevé et, en 1926, par l’institution, sous le ministère R. Péret, du carnet
de coupons dont l’application fut ajournée. Ce vote ne fut pas sans influer
sur l’attitude des porteurs de capitaux et sur la série d’événements
financiers et politiques qui amenèrent la constitution, en 1926. du cabinet
Poincaré. Les mesures fiscales de ce gouvernement comportaient certains
relèvements ou créations d’impôts sur la fortune : impôt sur le revenu des
valeurs mobilières, contribution foncière, taxe à la première mutation, etc.
Mais il s’agissait d’impôts qui, n’ayant pas le caractère de personnalité,
devaient moins inquiéter les détenteurs de capitaux. La progressivité des
tarifs de l’impôt général sur le revenu et des droits de succession fut
atténuée  ; les impôts de consommation furent augmentés. Le carnet de
coupons fut supprimé 344.
Sans chercher à suivre, même dans leurs grandes lignes, l’évolution
politique et l’évolution fiscale de la France, on peut noter que le programme
du cabinet Doumergue de 1934 comportait notamment un abaissement du
taux de l’impôt général sur le revenu. Il se caractérisait aussi par l’absence
de mesures de contrainte pour lutter contre la fraude en matière de valeurs
mobilières : il se contentait de prévoir des avantages fiscaux en faveur des
titres nominatifs et le contrôle du train de vie des contribuables 345.

Si importante qu’eût été l’incidence des systèmes fiscaux égalitaires sur


la vie politique et sur le développement des courants hostiles à la
démocratie, cependant on ne peut nier l’influence déterminante d’autres
mesures, disons plus  : d’autres conceptions financières, celles qui
conduisirent dans un premier temps à une inflation sans frein, dans un
deuxième temps à l’extension d’une crise économique.
Les milieux possédants qui n’hésitèrent pas à favoriser les mouvements
capables d’écarter la démocratie et sa fiscalité n’auraient pu réussir si les
dirigeants n’avaient trouvé l’audience de tous ceux que ruina l’inflation
puis de tous ceux que la crise priva de tout espoir.

CHAPITRE III
De la crise économique au déclenchement de la Seconde Guerre
mondiale

La crise de 1929 était analogue à toutes celles que le XIXe siècle avait vu
se répéter à intervalles réguliers mais son ampleur dépassait ce que l’on
avait connu jusqu’à présent. Le cataclysme financier se prolongeait en
catastrophe économique.
Il paraît inutile de rappeler les faillites multiples, les millions de
travailleurs licenciés, la production réduite de 30  %, 40  % 50  % dans
certains pays.
Par son ampleur, la crise économique semblait réaliser les prédictions de
Marx  ; c’était la crise catastrophique, celle qu’il trouvait au bout de ses
équations, celle qu’il croyait, à vrai dire, beaucoup plus proche. Un seul
pays industriel y échappait, l’U.R.S.S. L’ensemble du système économique
et du régime politique des pays capitalistes était compromis, discuté, remis
en cause.
 

Dans les pays où les mécanismes démocratiques reposaient sur des


fondations anciennes, solides, ils subsistèrent. Les électeurs firent appel,
conformément aux règles du jeu, à de nouveaux dirigeants qui firent preuve
d’imagination. C’est ainsi que les Américains élurent Roosevelt qui, par les
diverses actions du New Deal, s’efforça de surmonter la crise.
Comme l’Amérique, le Royaume-Uni, les Dominions britanniques, les
pays scandinaves n’hésitèrent pas à procéder à la dévaluation de leur
monnaie.
Les pays dits du Bloc or se refuserent pendant longtemps à remettre en
cause leur parité monétaire. La France encouragea, par là même, des
mouvements politiques violents ; la crise était à l’arrière-plan des émeutes
du 6 février 1934, de la déconsidération du Parlement, du recours à un
gouvernement doté de pouvoirs exceptionnels, le gouvernement
Doumergue. du développement de tendances fascistes qui, elles-mêmes,
devaient provoquer l’avènement du Front populaire.
 

Là où le libéralisme politique n’était pas solidement établi, où les ruines


de l’inflation s’étaient ajoutées aux rancœurs de la défaite, le régime
démocratique ne résista point à la crise, une crise accentuée, il faut bien le
dire, par le chancelier Brüning. Suivant en cela les conseils d’économistes
orthodoxes, cramponnés à leur orthodoxie malgré tous les démentis que
tous les événements leur apportaient, le gouvernement allemand fit baisser
ou s’efforça de faire baisser les prix, les traitements, les intérêts, les loyers.
Par là même il restreignit les débouchés, accentua la crise, fit passer le
nombre des chômeurs de 3 à 6 millions.
Il est rare que les erreurs financières aient eu des conséquences aussi
rapides, aussi amples, aussi néfastes.
Hitler n’eut pas de peine à recruter les membres de ses sections d’assaut
parmi les hommes sans travail et sans espoir.

Doit-on rendre responsable la fiscalité ? Non, mais on peut dire que les
charges fiscales renforcées à contre-courant aggravèrent la situation. Faute
d’une analyse correcte, les responsables ne virent pas que la dépression
tenait à l’insuffisance de la demande globale, c’est-à-dire de la masse des
débouchés offerte à la production.
Ils ne virent pas que les difficultés de leurs budgets tenaient à l’incidence
de la baisse de la consommation, de l’investissement, de la production et
des revenus sur les recettes fiscales. Aggraver les impôts pour réduire le
déficit c’était diminuer un peu plus le pouvoir d’achat des individus et des
entreprises, c’était restreindre les débouchés, c’était accentuer le déficit.
Hantés par les souvenirs des inflations d’après guerre, les ministres des
Finances ne virent pas que l’industrie reconstruite, bien outillée, bien
équipée aurait gagné à des déficits budgétaires délibérés qui, augmentant
directement et indirectement le pouvoir d’achat, auraient permis la remise
au travail des chômeurs, l’accroissement de leurs ressources et, par une
série de réactions en chaîne, le rétablissement de l’économie.
Certains le comprirent, mais trop tardivement.
 
TITRE II

LA RÉVOLUTION FINANCIÈRE DE
L’OCCIDENT

La puissance des États industriels de l’Occident, disons mieux  : leur


capacité à satisfaire les besoins des hommes, a subi, depuis la Seconde
Guerre mondiale, une véritable mutation.
Il ne s’agit pas seulement des découvertes des sciences physiques ou
biologiques et des techniques qui en dépendent. Il s’agit de quelque chose
de plus important pour l’avenir de la société  : la maîtrise, encore très
imparfaite mais beaucoup plus forte, de l’économie.
Il suffit, pour s’en rendre compte, de se reporter un peu en arrière. Les
dirigeants du siècle passé avaient accru leur capacité financière et par là
même leur capacité militaire, leur capacité administrative et même, dans
une certaine mesure, leur « capacité sociale », mais ils restaient dépendants
des mouvements de l’économie, une dépendance qui tenait à de véritables
blocages idéologiques en même temps qu’aux intérêts de la classe
dirigeante, ou plutôt au sentiment que cette classe avait de ses intérêts. Il en
résultait une inaptitude à corriger les lentes fluctuations ou les brusques
tornades de la production. La monnaie n’était qu’un instrument des
échanges dont il fallait préserver la convertibilité — sauf durant les guerres.
L’impôt n’était que le moyen de lever les sommes nécessaires au
fonctionnement des services publics ou d’atténuer légèrement l’inégalité.
Devant l’ampleur des bouleversements provoqués par leur système
financier, les gouvernements ont été conduits à franchir les barrières
mentales qui les empêchaient d’adopter des conceptions économiques et,
par suite, des techniques financières nouvelles.
Ils se sentent responsables de l’équilibre de l’économie, c’est-à-dire de
l’emploi, de l’investissement, de la productivité, de la croissance.
Certain économiste de l’Europe de l’Est ne se trompait pas lorsqu’il
observait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, que l’application
des idées économiques et des techniques financières nouvelles renforcerait
la puissance des États capitalistes, affranchis désormais — pour un certain
temps du moins — de la menace d’une crise catastrophique.
Reste à savoir si les dirigeants des sociétés contemporaines ont compris
tout le parti qu’ils pouvaient tirer des techniques financières et, par suite,
des énormes ressources du monde actuel.
Après avoir fait le bilan de ce qui a été accompli, il sera possible de
relever les faiblesses du système actuel et, si l’on peut dire, l’inachèvement
de la révolution financière.

CHAPITRE PREMIER

La transformation des esprits

On ne peut comprendre le rôle des techniques financières et, par suite, la


puissance des États contemporains sans évoquer les grands traits d’une
construction intellectuelle qui, malgré les critiques, demeure à la base de la
politique financière des pays industriels de notre époque.
Le point de départ est très simple.
Lorsque les particuliers s’enrichissent, ils ne dépensent pas toute
l’augmentation de leurs revenus. Pour ne pas réduire les débouchés et
l’emploi, cette limitation de la consommation devrait être compensée par
d’autres dépenses, des dépenses d’investissement. Mais l’investissement ne
peut se développer indéfiniment si la consommation se restreint.
L’école socialiste en avait tiré cette conclusion que la gestion de
l’économie par les représentants de la collectivité était nécessaire non
seulement à la justice sociale, mais aussi au plein emploi des ressources
productives.
Keynes a complété ces réflexions par la prise en considération des
phénomènes monétaires 346. Si la construction d’usines ou l’acquisition de
machines ne compensent pas forcément la diminution des achats de
vêtements ou de chaussures, c’est parce que l’investissement n’est
considéré comme avantageux que s’il rapporte  —  plus exactement si les
chefs d’entreprise escomptent qu’il rapportera  —  plus que le taux de
l’intérêt. Or, le taux de l’intérêt lui-même dépend de la quantité de monnaie
d’une part, des avantages que présente la conservation de monnaie d’autre
part. Ces avantages peuvent être tels que le loyer de l’argent soit supérieur
au niveau qui permettrait la réalisation d’un volume d’investissements
suffisant pour assurer le plein emploi.
De cette analyse on a déduit une série de techniques dont l’ensemble
constitue ce que l’on appelle la politique du plein emploi.
Puisque les pauvres dépensent une plus grande proportion de leurs
revenus que les riches, l’égalisation des fortunes augmentera les débouchés
et par là même stimulera la production. Les systèmes fiscaux modernes,
particulièrement l’impôt sur le revenu à taux progressif, constituent un des
moyens de réaliser cette égalisation.
Puisque le taux d’intérêt dépend de la quantité de monnaie en circulation,
augmenter ce volume grâce au crédit bancaire ou par l’achat de titres sur le
marché financier fera baisser le taux d’intérêt, redonnant ainsi une
rentabilité à des investissements qui n’en avaient plus.
Si ce stimulant des investissements privés ne suffit pas, de grands travaux
publics offriront aux chefs d’entreprises des débouchés et aux chômeurs des
emplois.
Par des dépenses supplémentaires non financées par l’impôt, l’État peut
provoquer une augmentation de la demande globale  : le déséquilibre
budgétaire devient un moyen de rétablir le plein emploi.
L’ensemble de cette politique économique, qui se caractérise par l’emploi
de moyens financiers, se distingue de l’autre solution, la prise en charge par
l’État de la production et de la répartition des richesses 347. On conçoit donc
que la politique du plein emploi soit apparue comme le substitut de la
solution collectiviste du problème de l’équilibre économique, c’est-à-dire
comme une action globale qui laissait intactes des décisions particulières
des individus.
Cette politique a fourni des instruments de lutte contre l’inflation, aussi
bien que contre les phénomènes de crise ou de stagnation de l’économie.

CHAPITRE II

Les gouvernements mieux armés pour lutter contre l’inflation de


pénurie

Née de l’observation d’un état de sous-emploi et du souci d’y porter


remède, la Théorie générale a été formulée presque au moment où
l’accélération du réarmement, puis la guerre et la reconstruction posèrent le
problème inverse : celui de l’inflation.
Or l’analyse des conditions de l’équilibre économique peut aider la lutte
contre la hausse des prix, comme elle facilite le combat contre le chômage.

Rationnement et réglementation de l’économie


Les tenants des idées nouvelles ont été les premiers à souligner la
nécessité de mettre en œuvre, en temps de guerre et de pénurie, une
réglementation des prix de la production et des échanges beaucoup plus
stricts que celle du passé. Grâce à cette méthode, la hausse des prix fut,
dans certains pays, le Royaume-Uni et les États-Unis, beaucoup moins forte
pendant la Seconde Guerre mondiale que durant la précédente.

Fonction « équilibrante » de l’impôt


L’analyse globale de l’économie conduit également à ne pas attendre
d’une action purement monétaire plus que celle-ci ne peut donner.
L’intervention la plus efficace consiste à restreindre le volume de la
demande en utilisant l’impôt non seulement pour faire face aux dépenses de
l’État mais aussi pour éliminer une partie du pouvoir d’achat et par suite de
la consommation des individus. Dans certaines circonstances, la lutte contre
l’inflation doit s’appuyer sur le suréquilibre du budget.

L’impôt et l’emprunt
On comprend mieux ce qui distingue l’impôt d’un autre procédé de
«  financement  », l’emprunt. Très voisin de l’impôt, lorsqu’il s’agissait
essentiellement de recueillir de l’argent, l’emprunt en est très différent
lorsqu’on apprécie l’effet de la politique financière sur la demande. On
n’avait, sans doute, pas besoin de cette analyse pour éviter une confusion
qui pesa sur les finances de certains pays — de la France notamment — au
lendemain de la Première Guerre mondiale. Il n’est cependant pas inutile de
la rappeler. En effet, à plusieurs reprises durant les trente dernières années,
des gouvernements se figurèrent à nouveau avoir conjuré l’action d’une
demande très vive sur un marché très restreint par le lancement de grands
emprunts publics. L’expérience a montré qu’il n’en était rien 348.
L’analyse de la fonction économique de l’impôt incite à l’utilisation de
procédés intermédiaires entre l’emprunt et l’impôt.
Il en est ainsi de l’emprunt forcé, des systèmes de pécules ou des limites
apportées à la distribution des dividendes. Ces mécanismes intermédiaires
ressemblent à l’emprunt en ce sens que les sommes bloquées restent dans le
patrimoine de leurs titulaires ; ils ressemblent à l’impôt en ce sens que, le
blocage excluant toute possibilité de négociation, il n’est pas possible de
reconstituer directement les liquidités correspondantes.
De façon délibérée un certain nombre de pays y ont eu recours en vue
d’obtenir des effets économiques voisins de ceux de l’impôt 349.
A l’heure actuelle, les restrictions apportées au crédit à la consommation
constituent un autre moyen non fiscal de réduction des dépenses
privées — et de lutte contre l’inflation.

De la détermination de la politique financière dans le cadre d’un


budget économique national
Les indications qui précèdent conduisent à penser que le volume de
l’impôt ne peut être déterminé, comme dans le système classique, par la
seule considération du montant des dépenses publiques. Si l’objet de
l’impôt consiste à réduire la consommation autant qu’il est nécessaire pour
éviter une demande globale excessive mais sans provoquer le sous-emploi,
on se trouve conduit à l’établissement d’un tableau dont le schéma général
est le suivant. Prévoir ce que sera la production totale du pays majorée de
l’excédent des importations sur les exportations  ; en regard de ces
ressources, évaluer les emplois, consommation privée, investissements
privés ou publics, autres dépenses publiques.
Le total des emplois ne doit pas dépasser le total des produits disponibles,
sous peine d’entraîner l’inflation  ; il ne doit pas leur être inférieur sous
peine de provoquer un état de dépression et de chômage. Le volume de
l’impôt dépend donc de tous les autres éléments, notamment de l’épargne
volontaire prévisible, des investissements privés et des perspectives de la
balance du commerce. Sur ces différents éléments, il est possible d’agir par
une politique de rationnement ou par une politique de crédit qui restreint ou
stimule les investissements privés.
Le budget économique doit ainsi conduire à situer la politique fiscale et
plus généralement la politique financière par rapport aux autres procédés
d’action sur la demande.
Bien entendu, son établissement n’est pas facile car il repose sur une
série de prévisions. Certains éléments sont difficiles à évaluer,
particulièrement le volume de l’épargne volontaire. Le budget économique
n’en presente pas moins cet avantage d’obliger les pouvoirs publics à
donner un minimum de cohérence a leur politique. On conçoit que son
emploi se soit largement répandu.

Définition de la fonction économique de l’impôt durant la guerre et


les premières années qui suivirent.
C’est surtout depuis la dernière guerre que  —  dans certains pays du
moins  —  les gouvernements ont expressément reconnu la fonction
économique de l’impôt, considéré comme un moyen de maintenir
l’équilibre de l’offre et de la demande globales.
Il ne paraît donc pas inutile de relever quelques déclarations des autorités
financières anglo-saxonnes.
Dès le 12 avril 1943, le chancelier de l’Échiquier, Sir Kingeley Wood,
souligna le «  but essentiel  » de l’impôt  : «  La nécessité de limiter encore
davantage le pouvoir d’achat par de nouvelles mesures fiscales. »
Le 6 avril 1948, Sir Stafford Cripps expose les divers moyens d’agir
contre une pression inflationniste. Il marque bien la nécessité de déterminer
le montant de l’impôt en fonction des perspectives de l’épargne volontaire.
Dans les budgets plus récents, la même doctrine ne cesse d’être affirmée.
Le 10 avril 1951 Sir Hugh Gaitskell montre comment les mesures
fiscales et monétaires permettent de restreindre les procédés d’action
directe, la réglementation de la répartition, ce qu’il appelle les « contrôles
matériels  ». Le caractère de techniques libérales de la monnaie et de
l’impôt y est ainsi nettement affirmé 350.
Le chancelier de l’Échiquier du gouvernement conservateur, M. Butler,
dans son exposé du 11 mars 1952, soutient les mêmes idées.
 

En Amérique, ces principes sont énoncés par le président des États-Unis


dans ses messages budgétaires et dans les rapports sur la situation
économique préparée par ses conseillers.
Le rapport du Comité des conseillers économiques du président, relatif à
la revue économique de l’année 1950, énumère les divers types de
restriction de la demande, parmi lesquels il situe la fiscalité dont le rôle
economique est ainsi nettement défini.
« Il existe trois principales catégories de contrôles :
« 1° Les contrôles indirects, tels que les mesures fiscales et les mesures
touchant le crédit, qui annulent ou limitent le développement d’un pouvoir
d’achat excédentaire ;
« 2° Les contrôles indirects de la production et de la distribution, tels que
les répartitions et les limitations d’emploi, qui attribuent les ressources
selon les objectifs essentiels ;
« 3° Les contrôles directs des prix et des salaires, destinés à supprimer la
spirale prix-salaires. »
Un peu plus loin les conseillers insistent sur les avantages de la fiscalité,
cette méthode globale qui n’impose pas une intervention directe et difficile
de l’État.
«  La fiscalité est une méthode supérieure a toutes les autres lorsqu’il
s’agit de comprimer les depenses des consommateurs et des entreprises.
Elle ne fait pas fond sur une action volontaire. Elle n’empêche pas les
souples ajustements du marché. »
Turgot ne s’exprimait pas autrement lorsqu’il proposait de remplacer la
corvée par l’impôt.

CHAPITRE III

Résultats de la nouvelle politique financière

Un fait domine l’histoire des sociétés industrielles de 1945 à 1973.


Durant vingt-huit ans il n’y a pas eu l’équivalent de la catastrophe des
années 30.
Cette absence de crise, au plein sens de ce terme, a permis une croissance
nettement plus prononcée que celles du passé.
Prenons une période qui a fait l’objet de l’examen particulier d’une
organisation internationale, l’O.C.D.E., 1955-1965, et comparons-la,
comme l’a fait un groupe d’experts, à 1925-1938 351.
La Belgique et la France qui n’avaient pas progressé de 1925 à 1938 ont
atteint, durant la période 1955-1965, un taux de croissance annuelle de 4 %
pour l’une, de 5,50 % pour l’autre. L’Italie passe de 2 % à 6 %, les États-
Unis de 1 % à 4 %.
Cette évolution se traduit par la situation de l’emploi.
De 1925-1938 à 1955-1965 le niveau moyen du chômage, en
pourcentage de la population active, passe de 8 % à 2 % en Allemagne, de
15 % à 5 % aux États-Unis, de 3 % à 1 % en France, de 9 % à 1,50 % dans
le Royaume-Uni, etc. 352.
A quoi devons-nous attribuer cette situation ?
 

Il est difficile de ne pas l’imputer à la nouvelle politique financière.


Quelques exemples le montrent bien.

Les États-Unis.
Les États-Unis sont un des pays où l’emploi du budget et de la fiscalité
comme instruments d’équilibre s’est heurté pendant longtemps aux plus
grandes résistances.
Le dogme de l’équilibre budgétaire y a toujours été l’objet d’une grande
révérence. Il n’est peut-être pas exagéré de dire que les atteintes qui y furent
portées lors du New Deal ont revêtu aux yeux de certains un caractère
véritablement diabolique 353.
Cet arrière-plan psychologique explique, pour partie, la politique
économique du président Eisenhower dont l’action restrictive devait
entraîner une forte progression du chômage ; de 4 % en 1955-1956 à 7 % en
1960-1961.
Kennedy se fixe, au contraire, comme premier objectif, la pleine
utilisation des ressources du pays et la réduction du chômage.
Une importante augmentation des dépenses accompagnée d’une
augmentation d’impôts ne suffisant pas, il demande au Congrès de donner
au président le droit de réduire temporairement le tarif de l’impôt sur le
revenu et d’accélérer les dépenses d’équipement. Aucune de ces demandes
n’aboutit. Vers la fin de 1962 le Congrès se contente d’ouvrir 900 millions
de dollars de crédits pour les travaux publics.
Convaincu de la nécessité de lutter contre les principes budgétaires
traditionnels, Kennedy déclenche une campagne d’information qui
commence par un discours à l’Université de Yale.
Il n’en demeure pas moins nécessaire d’attendre treize mois, durant
lesquels le chômage n’est jamais inférieur à 5,3 %, avant de faire accepter
par le Congrès des réductions d’impôt.
La situation de l’emploi s’améliorant rapidement, l’opinion publique finit
par admettre que l’impôt et le crédit peuvent être utilisés au bénéfice de
l’économie.

L’Allemagne
Jusqu’à 1960 les dirigeants de la R.F.A. considéraient que les
mécanismes automatiques du marché et des mesures monétaires suffisaient
à résoudre les problèmes de l’équilibre économique. Toutefois certaines
expériences  —  notamment l’accroisement considérable du chômage en
1967 — ont conduit les dirigeants allemands à réviser leur position.
Ils ont tenté de se donner les instruments fiscaux et budgétaires d’une
politique de croissance plus équilibrée.
D’après la loi de stabilisation de 1967 le gouvernement est autorisé à
majorer ou à réduire les dépenses budgétaires, dans certaines limites, en
deçà ou au-delà des crédits votés par le Parlement.
Il peut bloquer une partie des recettes de l’État fédéral et des Länder dans
un « compte conjoncturel » à la Banque centrale et les débloquer quand la
situation économique le rend opportun.
Il peut augmenter ou réduire de 10 % au maximum les tarifs des impôts
sur le revenu. D’autres dispositions fiscales intéressant les investissements
et les amortissements des entreprises peuvent également être décidées.
La prise de toutes ces mesures n’est subordonnée qu’à une procédure
parlementaire très sommaire.
C’est là un bon exemple des modifications constitutionnelles que le souci
d’une croissance équilibrée peut rendre souhaitables 354.

La Suède
Dès 1933 Gunnar Myrdal proposait d’utiliser délibérément le budget et
l’impôt en vue d’assurer l’équilibre économique et le plein emploi. Cette
idée fut retenue et le principe d’une politique budgétaire anticyclique
officiellement adopté en 1937  ; le budget des opérations courantes devait
être équilibré en longue période mais il pouvait comporter des années de
déficit, ultérieurement compensées par des années d’excédent.
Par la suite, la Suède s’engage délibérément dans la recherche de
l’équilibre économique, utilisant à la fois l’octroi des permis de construire,
le crédit, la fiscalité et les dépenses publiques.
Parmi les moyens qui permettent d’agir rapidement sur la conjoncture
figurent trois séries de dispositions.
Outre les crédits normaux d’investissement, le Parlement vote un crédit
additionnel de 10 % que le ministre des Finances peut utiliser en période de
récession.
Il peut également faire appel à un budget d’intervention conjoncturelle
dans lequel figurent des projets d’investissement précis dont l’étude a été
suffisamment poussée pour que leur démarrage puisse être effectué dans un
bref délai.
Un troisième mécanisme permet d’agir sur les investissements des
entreprises privées. Toute entreprise peut affecter, en franchise d’impôt,
40  % de ses bénéfices a une réserve pour investissement. 46  % de cette
réserve doivent être déposés à un compte bloqué à la Banque centrale.
L’ensemble de ces fonds peut être débloqué, suivant diverses modalités qui
toutes visent à favoriser les investissements dans les régions où le chômage
est important, dans certains secteurs, ou pour constituer des stocks
supplémentaires 355.

Ce bilan est incomplet. Il ne fait pas ressortir la contrepartie de la


croissance  : la hausse des prix plus forte qu’entre les deux guerres, une
hausse qui, durant la période suivante, s’est accélérée. C’est là, nous le
verrons, une conséquence de ce qu’il y avait d’inachevé dans la révolution
financière de l’Occident.

CHAPITRE IV

Productivité de l’économie et neutralité de l’impôt

Visitant les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des


Européens observèrent que pour fabriquer le même produit il fallait en
Amérique deux et parfois trois fois moins d’heures de travail qu’en Europe.
Cette différence paraissait tenir essentiellement à l’organisation, aux
méthodes, à la gestion, et une série d’efforts furent accomplis pour y
remédier en favorisant la normalisation, la manutention, la formation des
cadres, etc.
En fait, l’amélioration de la productivité dépendait plus généralement du
plein emploi et des institutions juridiques, administratives, bancaires,
fiscales.
Il paraît utile d’insister sur ce dernier point. Le souci d’améliorer
l’efficacité des entreprises a conduit à combattre les impôts
discriminatoires : c’est ce que l’on a désigné sous le nom de recherche de la
neutralité fiscale.

LE COMBAT POUR LA NEUTRALITÉ FISCALE


L’histoire nous a montré que l’humanité ne cessait de recourir à l’impôt
afin de permettre aux individus et aux entreprises de choisir les modes
d’action qu’ils estiment les plus avantageux.
Encore convient-il de se demander si la fiscalité ne dérègle pas le
mécanisme libéral, s’il ne modifie pas l’attitude des producteurs et des
commerçants. Le mode de production le plus efficace ne se trouve-t-il pas,
du seul fait de l’impôt, moins avantageux pour l’individu, alors qu’il reste
moins coûteux pour la collectivité ?
Lorsqu’une taxe atteint un facteur de production  —  une matière
première, un type d’outillage plus que d’autres, elle rend son emploi plus
onéreux qu’il ne résulte de la nature des choses et de l’état de la technique.
Elle incite à utiliser d’autres moyens moins productifs au détriment de la
collectivité  : même phénomène si l’impôt défavorise tel mode
d’exploitation, telle structure des entreprises.
Les physiocrates faisaient remarquer que, la gabelle majorant les prix du
sel dans des proportions très importantes, certaines améliorations foncières
et le progrès de l’élevage s’en trouvaient atteints.
Au XIXe siècle, malgré un taux beaucoup plus modéré, «  le retard
apporté en France à comprendre l’intérêt présenté par une détaxation du sel
destiné à la soude aurait été la cause de l’implantation en territoire belge des
usines Solvay 356 ».
Aux États-Unis, avant la guerre de Sécession, l’alcool exonéré avait de
multiples applications : éclairage, cuisine domestique, fabrication du vernis,
médicaments, etc. L’établissement, après la guerre, de la taxe sur les
spiritueux aurait bouleversé, voire détruit certaines industries.
En France, plus récemment, le prix très élevé de l’alcool aurait empêché
l’installation ou le développement de certaines industries chimiques.
Ces conséquences sont, pour partie, l’effet des progrès techniques qui ont
«  remonté » l’assiette de l’impôt au stade du commerce de gros ou mieux
encore de la production. En ce sens la commodité fiscale s’est trouvée en
opposition avec le souci de ne pas déformer l’activité économique.
Ce genre de préoccupation n’est pas seulement du domaine du passé.
Le fisc n’est pas disposé à renoncer aux possibilités de contrôle matériel
que lui assure une production très concentrée, surtout lorsque les tarifs sont
élevés. C’est pourquoi les différents États conservent des impôts spécifiques
sur l’alcool, le tabac et l’essence. Ils se sont efforcés de résoudre les
problèmes d’incidence économique posés par ces modes d’assiette. Les
titres de mouvement, la surveillance de la circulation et de la mise en œuvre
des produits permettent d’exempter certains emplois. La dénaturation
constitue un autre procédé.
Il ne suffit pas de corriger les distorsions inhérentes aux impôts qui
frappent tel produit ou tel moyen de production. Les impôts généraux sur
les échanges peuvent eux aussi donner naissance à des phénomènes
contraires à la productivité.

DE L’IMPÔT SUR LE CHIFFRE D’AFFAIRES À LA TAXE SUR


LA VALEUR AJOUTÉE
Née de la Première Guerre mondiale, créée entre 1915 et 1920 en
Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Italie, en France, au Canada, la
taxe sur le chiffre d’affaires ne cessa de se répandre. Un tel succès provenait
de la commodité d’un impôt qui pesait sur la plupart des produits et, dans
un grand nombre de cas tout au moins, à toutes les étapes qui précédaient la
vente au consommateur définitive. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que
cette perception de taxes «  en cascade  » favorisait toute activité
économique ne donnant pas lieu à échange proprement dit, c’est-à-dire
aussi bien l’économie fermée des petits producteurs que l’intégration des
grandes entreprises.
Dans certains pays on s’efforça de corriger cette « déformation » fiscale
de l’activité en frappant les entreprises « intégrées » ou en détaxant certains
échanges.
On pouvait aussi ne frapper qu’un seul stade. Étant donné l’objet de cet
impôt, atteindre le consommateur, il aurait pu sembler logique de taxer le
seul détaillant, qui lui-même n’aurait pas manqué de répercuter cette charge
sur ses prix. On aurait risqué une application difficile et une évasion
importante compte tenu du tarif qui aurait été très lourd et du nombre des
assujettis. Le fisc a donc «  remonté  » l’assiette de l’impôt là où les
redevables étaient moins nombreux et plus faciles à atteindre.
Les Anglais avaient d’emblée choisi les commerçants de gros  : la
purchase tax britannique était perçue une seule fois à l’échelon des
grossistes  —  ou des industriels qui en assumaient la fonction  : il y a un
certain nombre d’années ils n’étaient que 45  000 alors que l’on comptait
plus de 300 000 détaillants.
En France, les difficultés pratiques de la taxe sur le chiffre d’affaires
amenèrent naturellement à créer des taxes uniques partout où la
concentration de la production y invitait une administration familiarisée
avec ce type d’assiette. En 1936, on généralisa cette méthode en instituant
une taxe à la production.
Une taxe sur les transactions ayant été rétablie en 1939, sans que la taxe à
la production eût disparu, l’inconvénient réapparut de taxer certains circuits
économiques plus que d’autres.
En effet ce que l’on peut appeler le circuit court n’est pas toujours plus
productif qu’un circuit long. Une entreprise de construction peut travailler
dans de meilleures conditions en achetant des éléments préfabriqués plutôt
qu’en les fabriquant elle-même. Une entreprise n’a pas forcément intérêt à
fabriquer elle-même certains accessoires qui peuvent être produits en
grande série par une entreprise spécialisée, etc. Or, l’impôt peut rendre
financièrement plus avantageux ce procédé économiquement moins
productif.
Il était possible d’éviter cet inconvénient en imposant, à chaque stade, la
différence entre les ventes et les achats, c’est-à-dire la valeur ajoutée 357.
Cette modification n’évitait pas seulement la pénalisation de certains
circuits commerciaux. Elle permettait aussi de détaxer les investissements.
Dans le régime de la taxe à la production, en effet, les biens
d’investissement étant imposés, les produits fabriqués avec des machines
étaient surchargées par comparaison avec les objets fabriqués à la main ou
avec un outillage moins coûteux. Certains perfectionnements mécaniques
de nature à limiter l’utilisation de la main-d’œuvre pouvaient être rendus
impossibles  —  quoique économiquement favorables  —  pour de simples
raisons fiscales. La taxation de la valeur ajoutée permettant de déduire tous
les achats  —  y compris les acquisitions d’outillage  —  évitait cet
inconvénient d’une taxation discriminatoire de procédés de fabrication plus
avancée.
En 1954 les taxes à la production furent remplacées par une taxe à la
valeur ajoutée et par une taxe sur les prestations de services. Plus
récemment — en 1971 — la T.V.A. a été étendue au commerce de détail.

L’EXTENSION DE LA TAXE SUR LA VALEUR AJOUTÉE AU


SEIN DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE
La création d’une Communauté économique repose sur cette idée que les
produits d’un des pays ne doivent faire l’objet d’aucune discrimination
lorsqu’ils sont vendus dans un autre. A l’intérieur de la Communauté les
conditions de concurrence doivent être identiques.
Les organismes communautaires se rendirent compte que la T.V.A., par
la neutralité qui la caractérisait, constituait le meilleur moyen d’appliquer
ce principe 358. En effet, il est difficile de savoir quel impôt ont payé les
produits d’un pays où chaque stade donne lieu à la perception d’une taxe. Si
l’on suppose trois stades, par exemple, l’exportateur d’un produit qu’il a
fabriqué lui-même sera avantagé ; il pourra, pour cette simple raison fiscale,
concurrencer facilement les produits d’un autre pays. La T.V.A. supprime
cette difficulté. Au passage de la frontière, l’exportateur se voit rembourser
la taxe ou les taxes qui ont frappé le produit ; qu’il ait passe par une ou par
dix mains, le remboursement est identique A l’entrée, l’importateur paye la
taxe sur la valeur que représente alors le produit.
Une directive européenne a donc prévu l’institution dans chacun des
pays de la Communauté d’une taxe sur la valeur ajoutée dont les principes
et même les modalités mais non les tarifs sont très voisins de ceux que la
France applique depuis le 1er janvier 1968 359.

AUTRES APPLICATIONS DE LA NOTION DE NEUTRALITÉ


FISCALE
Le souci de la neutralité fiscale peut conduire non seulement à ne pas
encourager une technique de fabrication au détriment d’une autre mais à ne
pas favoriser telle ou telle forme d’entreprise, tel ou tel mode d’utilisation
des capitaux.
La mise en œuvre de ce principe a entraîne un certain nombre de
réformes.
Imposer une société pour la part des bénéfices qu’elle retire des revenus
de sa participation dans une autre société peut détourner d’un mode de
financement Divers aménagements ont été opérés en vue de limiter cet
effet  : exemption des sociétés d’investissement au titre des impôts sur le
revenu, exemption des dividendes versés par une filiale à sa société mère,
exemption partielle dans les autres cas. Dans la plupart, sinon dans toutes
les législations, on trouve des dispositions de ce genre avec des modalités
variables.
Dans divers pays les bénéfices des sociétés sont imposables et la part de
ces bénéfices distribuée sous forme de dividendes est également frappée
lorsqu’elle parvient aux actionnaires.
On sait que l’élimination partielle de cette double imposition, réalisée en
France par le mécanisme dit de l’avoir fiscal, a donné lieu à tout un
mouvement d’opinion qui ne fut pas exempt d’une certaine confusion 360.
On peut également rattacher au souci de ne pas favoriser fiscalement
certains types de placement l’imposition des plus-values ou des gains en
capital qui figure dans la législation de pays tels que l’Italie, la Grande-
Bretagne ou les États-Unis et a fait l’objet en France d’une loi récente 361.

CHAPITRE V

Incidence des impôts égalitaires sur l’activité, l’épargne et


l’investissement

Dans les sociétés contemporaines les conservateurs des privilèges ne


manquent pas de dénoncer les effets défavorables exercés par les impôts à
tendance égalitaire 362 sur les facteurs essentiels du développement
économique, l’activité, l’épargne et l’investissement. Ceux qui souhaitent
l’évolution, voire la révolution, du monde actuel ne doivent pas, pour
autant, négliger des critiques parfois excessives mais souvent fondées car
elles peuvent orienter leur réflexion et leur action. Elles permettent
d’ailleurs de mieux comprendre les caractères des systèmes fiscaux
contemporains  : leurs exceptions, leurs régimes spéciaux, leur complexité
s’expliquent dans une large mesure par le souci de corriger de telles
répercussions.

L’IMPÔT ET L’ACTIVITÉ
Il y a deux siècles, ceux qui écrivaient sur l’impôt, beaucoup d’entre eux
du moins, relevaient son caractère stimulant. C’était devenu une sorte de
lieu commun 363.
Au XXe siècle, des économistes, des chefs d’entreprise, des hommes
d’État insistent au contraire sur la réduction d’activité provoquée par
l’impôt.
Ce contraste s’explique par le double effet de l’impôt  : d’un côté il
stimule, de l’autre il freine.
Il stimule parce qu’il réduit le revenu, incitant le contribuable à travailler
plus pour récupérer, en partie, ce qu’il a dû payer.
Il freine toutes les fois qu’il porte sur le produit de l’activité.
Ce sont là des conséquences évidentes, mais non exclusives, de l’impôt
sur le revenu. Les impôts indirects ont également cette double incidence  :
augmentant les prix, ils diminuent le pouvoir s’achat réel des individus.
Cependant ils portent une moindre atteinte aux dispositions pour le travail,
on peut y échapper en voyageant à l’étranger, les produits sont inégalement
taxés et surtout, il faut bien le dire, leur poids se sent beaucoup moins.
Il faut également faire intervenir un effet de frustration. Payer un impôt
visible, inscrit sur la feuille de paye en cas de retenue à la source, provoque
le sentiment d’être dépouillé. L’homme a l’impression que son activité est
pénalisée.
Ces phénomènes de freinage sont renforcés par la progressivité des
tarifs. L’heure supplémentaire est plus taxée que l’heure normale, le travail
supplémentaire plus que l’activité courante. Or tout supplément de travail
augmente la fatigue et le désir de repos. Avec la progressivité de l’impôt, la
« désutilité » du travail l’emporte plus vite sur son utilité. Le contribuable
estime que la société ne souhaite pas le voir travailler davantage.
Indépendamment des mesures à prendre pour réduire la frustration 364,
peut-on compenser les effets restrictifs de l’activité ?
On peut, s’attaquant directement à un aspect du problème, détaxer le
produit des heures supplémentaires. Divers pays le font à l’heure actuelle.
la République fédérale allemande, l’Autriche, l’Italie.
Une autre façon de rechercher l’égalisation sans atteindre exagérément
l’activité consiste à faire un plus large appel aux impôts de consommation,
quitte à différencier leurs tarifs.
On peut enfin recourir aux impôts fixes dont le montant est, par
définition, indépendant des résultats de l’activité. Réduisant les ressources
des individus ils les incitent à travailler davantage et, comme la contribution
n’augmente pas en fonction de l’augmentation des revenus, rien, en
première analyse, n’incite un redevable à modérer son effort au-delà des
propensions naturelles au repos et au loisir.
C’est là un des effets de la capitation. Dans certains pays, notamment en
Afrique, il fut, au XIXe siècle, largement utilisé. Mais il est difficile de
donner une large place à une contribution de ce genre dans les sociétés
industrielles. Par contre on peut penser, nous le verrons, à l’impôt sur le
capital.

L’IMPÔT ET L’ÉPARGNE
De différentes façons les systèmes modernes d’impôts tendent à
restreindre la propension à l’épargne 365.
Lorsqu’un homme met de côté une fraction de revenu qui a déjà supporté
l’impôt, il sait que le revenu de son placement sera également frappé.
On peut soutenir que l’individu épargnera plus pour compenser un
prélèvement fiscal. Mais il est possible qu’un double prélèvement ait un
effet inverse 366.
Les impôts de consommation n’ont pas cet effet. Ils n’atteignent le
revenu que lorsque celui-ci est dépensé.
Certains caractères des impôts contemporains balancent partiellement les
effets défavorables a la propension à l’épargne individuelle mais non sans
affecter les modes de gestion des entreprises.
Dans les pays où n’existent ni impôt sur le capital ni impôt général sur
les gains en capital — c’était jusqu’à 1976 le cas de la France, réserve faite
de la taxation des gains immobiliers ou des plus-values des entreprises —,
les individus peuvent choisir des placements dont ils espèrent retirer, sous
forme d’une augmentation de la valeur de leur capital, des profits qui ne
devront rien au fisc 367.
Il faut tenir compte, d’autre part, du développement de l’épargne des
sociétés, elle-même provoquée, dans une large mesure, par la législation
fiscale.
Tout ceci provoque, dans les méthodes de financement des entreprises,
des distorsions dont on a pu dénoncer les inconvénients. Que l’épargne
tende à s’investir là où elle a pris naissance n’est pas, du point de vue de
l’économie générale, la solution la meilleure.
Des États ont donc adopté des mesures destinées, de façon explicite, à
encourager les actes d’épargne individuelle, en exonérant des placements
déterminés ou des engagements d’épargne.
Ces règles sont-elles efficaces ? Nous aurons à nous poser la question.

L’IMPÔT ET L’INVESTISSEMENT
Les investissements sont particulièrement atteints par l’impôt à tendance
égalitaire :
— parce qu’il s’agit d’un impôt sur le revenu ;
— parce que cet impôt est progressif ;
— parce que la progressivité comporte, en elle-même, une menace pour
l’avenir.
Les investissements les plus atteints sont ceux qui ont la plus grande
utilité pour la société.
 

Frappant le produit de l’investissement, l’impôt sur le revenu valorise et


surtout valorisait, à l’origine, d’autres placements  : les profits de la
spéculation, les gains en capital, les bénéfices de la thésaurisation ou, pour
dire autrement, de la liquidité. Il favorise également la possession de bijoux,
d’objets d’art et de collection.
 

L’incidence propre à l’impôt sur le revenu est très accentuée par la


progressivité des tarifs.
Supposons, en effet, un individu disposé à investir une certaine somme,
soit de façon sûre pour un rendement escompté de 5 %, soit avec certains
risques contre un rendement  —  escompté mais de façon plus
douteuse  —  de 10  %. La différence correspond à la marge qu’il estime
nécessaire pour compenser le risque.
Un impôt sur les profits — de 50 % par exemple — réduit le rendement
de l’investissement sûr de 2,50, celui de l’investissement aléatoire de 5, et
la marge ainsi réduite peut être considérée comme insuffisante 368.
L’impôt progressif tend donc à réduire l’investissement dans les
industries qui comportent des alternances marquées de profits et de
pertes 369.
L’effet de l’imposition sur la propension à l’investissement ne dépend pas
seulement d’une analyse rationnelle des pertes et profits pécuniaires. Il y a
dans l’investissement, particulièrement dans celui dont les résultats sont les
plus aléatoires, un élément de jeu. Même si des profits exceptionnels très
importants par rapport au capital engagé ont très peu de chances d’être
obtenus, leur seule possibilité constitue un facteur qui peut agir de façon
très sensible sur le désir d’entreprendre, au moins chez certains individus.
Une réduction très sensible des profits exceptionnels peut donc diminuer la
propension à investir dans une proportion beaucoup plus forte que le calcul
des probabilités ne le ferait prévoir.
 

Ressentis ou redoutés, ces effets ont été atténués par une série de
mesures dont l’adoption successive constitue un des aspects de l’histoire
contemporaine de la fiscalité.
L’une d’entre elles consiste dans le report des pertes. Le risque sera plus
facilement accepté si l’on sait que l’on pourra déduire le déficit d’un
exercice du bénéfice imposable de l’un des quatre, cinq ou six exercices
suivants. Certaines législations admettent aussi que les pertes soient
imputées sur les profits d’une année antérieure.
La constitution de provision en franchise d’impôt permet de déduire du
bénéfice d’un exercice des risques futurs éventuels 370.
L’extension des facilités d’amortissement est un des moyens les plus
utilisés pour développer l’investissement.
En principe, il s’agit de déduire une somme correspondant aussi
exactement que possible à la dépréciation effective d’un immeuble ou d’une
machine, qu’il s’agisse d’une dégradation physique, l’usure, ou
économique, la désuétude, notion exprimée par le terme anglo-saxon
difficilement traduisible d’ « obsolescence ». Des forfaits ont naturellement
été établis pour les diverses sortes de bâtiments et d’outillages.
Le souci d’accroître la puissance de leur industrie et celui de lutter contre
la stagnation et le chômage par une «  relance  » de l’investissement ont
conduit les gouvernements  —  la propension est assez générale  —  à
envisager plus libéralement le problème de l’amortissement. Ils ont
raccourci les délais et substitué à l’amortissement dit linéaire
l’amortissement dégressif. Lorsqu’on estime que la vie utile d’une machine
durera cinq ans, au lieu d’autoriser l’entreprise à verser chaque année à un
fonds d’amortissement 20  % de la valeur de cet outillage (amortissement
linéaire), on peut lui accorder le droit de porter la première déduction à un
taux nettement supérieur, 40  % ou 50  % par exemple (amortissement
dégressif).
On peut soutenir que la dépréciation économique la plus forte se situe au
début  : une machine neuve du jour de son achat devient une machine
d’occasion. Il n’en demeure pas moins que l’amortissement dégressif
permet à l’entreprise de réaliser un bénéfice appréciable grâce au placement
des sommes mises de côté en franchise d’impôts 371.

A ces mesures générales s’ajoutent une série de dispositions particulières


prises en faveur d’investissements qui, tout en étant risqués ou peu
rentables, sont jugés nécessaires au développement de l’économie.
Dans divers pays, une partie appréciable des bénéfices bruts des sociétés
minières peut être affectée, en franchise d’impôt, à des provisions pour
reconstitution de gisements 372.
Des avantages ont été accordés en vue de compenser le risque
supplémentaire inhérent aux investissements visant à faciliter l’exportation
qui, pour certains, reste une «  aventure  » comme au temps de Colbert. Il
s’agit d’un ensemble de décisions d’autant plus complexes que chaque
gouvernement s’efforce de ne pas violer délibérément les engagements
internationaux.
La recherche scientifique et technique des entreprises suppose une masse
d’investissements qui peuvent rapporter beaucoup ou n’entraîner que des
pertes. Compte tenu de l’importance de ce facteur de développement, on
conçoit que l’on en soit arrivé à bâtir une véritable fiscalité de la recherche.
 
TITRE III

LA RÉVOLUTION INACHEVÉE

Nous avons retracé quelques aspects de la transformation des systèmes


financiers contemporains et nous n’avons pas dissimulé — c’est une donnée
de fait  —  l’amélioration qu’ils ont apportée à la condition des hommes.
Malgré ces progrès, les habitants des sociétés industrielles ont un sentiment
général de malaise et d’insatisfaction. L’inflation non maîtrisée désorganise
les échanges et fait craindre à beaucoup la diminution progressive de leurs
ressources. L’emploi reste  —  surtout dans certaines régions  —  insuffisant
et, lui aussi, perpétuellement menacé. L’inégalité reste flagrante. Les
perfectionnements techniques se traduisent, trop souvent, par des conditions
de vie plus difficiles. Pollution, «  nuisance  », encombrement,
assourdissement, empoisonnement, il n’est guère d’individu qui ne ressente
cette détérioration constante de son existence. Est-il besoin d’ajouter le
danger d’une diminution des richesses naturelles dont on n’a su prévoir ni
l’économie ni le remplacement.
La place qu’ont tenue tout au long de l’histoire et notamment dans le
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale les grandes institutions
financières conduit à se demander si le malaise actuel ne provient pas, dans
une large mesure tout au moins, de l’insuffisance ou plutôt de
l’inachèvement de la « révolution financière ».
 

LA MONNAIE
 

Nous avons non sans peine, disons plutôt  : non sans douleur et
catastrophe, dépassé la monnaie de Gyges corrigée par les banquiers des
temps modernes. Mais faut-il vraiment s’en tenir à cette monnaie fiduciaire,
un des meilleurs instruments d’exploitation que l’homme ait su monter
puisque certains peuvent, en fabriquant du papier, s’approprier le travail et
la richesse des autres  ? Que les partis révolutionnaires ne se soient pas
attaqués à ce talon d’Achille du système capitaliste, on serait tenté de s’en
étonner. On sera encore plus surpris que des réformateurs ne se soient pas
avises qu’il existait peut-être des moyens de réaliser le plein emploi sans
tomber dans l’inflation. Nous verrons, à propos du problème de l’équilibre
et de la croissance, que la révolution monétaire reste à faire car elle seule
peut fournir un des éléments essentiels de la solution.
 

LE CRÉDIT
 

Qu’il soit fabricant de monnaie ou qu’il utilise ses capitaux propres, le


banquier détient un des instruments les plus puissants, un instrument qu’il
peut manier à son seul profit ou au bénéfice de l’intérêt général. L’utiliser
pour lui seul veut dire se préoccuper exclusivement de l’intérêt et du
remboursement de son prêt. Sans doute ce souci le conduit-il à ecarter les
firmes médiocres dont on peut craindre qu’elles ne fassent pas honneur à
leur signature. Mais il peut se faire qu’une entreprise bien gérée, engagée
sur la voie d’innovations prometteuses, ne puisse apporter au banquier
toutes les garanties financières souhaitées — une hypothèque par exemple.
Au contraire, une entreprise routinière riche surtout de ce que les fondateurs
ont laissé, peut offrir terrain, bâtiment, machines et portefeuille. Le
banquier oublie trop souvent qu’aucune garantie financière n’est tout à fait
solide, que la gestion paresseuse et craintive est souvent perdante.
A certains moments des gouvernements semblaient avoir compris la
puissance de l’arme du crédit. Subordonner l’octroi des prêts à l’utilité de
l’investissement effectué — utilité pour la collectivité en même temps que
pour l’entreprise —, c’était un des moyens de faire réaliser un plan, tout en
respectant l’initiative des industriels ou des commerçants. En ce sens, on
s’orienta vers ce que l’on pourrait appeler la sélection du crédit et l’on mit
au point toute une série de techniques particulières permettant de l’assurer.
Sans disparaître  —  dans certains pays, on ne fera pas certains
investissements considérables sans une étude et une décision des autorités
gouvernementales  —  la sélectivité tend à s’atténuer. Il a fallu la crise
actuelle de l’énergie pour amener à y revenir davantage. Encore n’a-t-on
pas su — réserve faite de quelques expériences — tirer tout le parti possible
de cet instrument de progrès.
 

LA FISCALITÉ
 

L’impôt a-t-il suffisamment changé depuis le temps où il n’avait d’autre


objet que de procurer au gouvernement un argent que l’on ne pouvait
acquérir par d’autres moyens  ? On sait, en principe, que l’impôt est un
moyen d’adapter le pouvoir d’achat des individus aux capacités de la
production — encore le sait-on mal, encore agit-on bien souvent comme si
on ne le savait pas. Par son incidence l’impôt permet également d’orienter
l’activité des entreprises dans le sens de l’intérêt général, mais a-t-on
réellement su l’employer dans ce sens  ? Sa médiocre utilisation en faveur
de l’environnement suffirait, à elle seule, à en faire douter. L’impôt est enfin
un des moyens de conserver une structure d’entreprises relativement libres,
en corrigeant les effets de cette liberté par une «  redistribution  » des
richesses. Mais cette égalité est-elle vraiment atteinte  ? N’est-elle pas
gravement compromise par la législation ou son application ? Pour tous ces
motifs la fiscalité doit faire l’objet d’une transformation profonde, sinon
d’une véritable révolution.
 

LA TECHNIQUE BUDGÉTAIRE
 

Comme l’impôt, le budget conserve toute son utilité politique : son vote
reste le meilleur moyen, pour une assemblée, d’éviter une prépondérance
excessive du pouvoir exécutif. Il présente également une utilité
économique. Le seul fait de rassembler dans un même document et de
confronter toutes les dépenses et toutes les recettes de l’État permet — ou
plutôt devrait permettre  —  de ne pas sacrifier l’essentiel à l’accessoire, le
plus utile au moins utile. Encore faut-il que l’on sache tirer parti de cette
institution. Pour que le budget permette à la collectivité de choisir en
connaissance de cause, il faut fournir à ses représentants et à l’opinion tout
entière des informations précises et claires. Il faut que chacun sache ce que
coûte chaque service et ce qu’il rapporte afin de se demander si ce qu’il
apporte en bien-être, en sécurité, en enseignement, etc., en vaut la peine. 373
Cette idée était à la base des travaux entrepris au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale par le Comité central d’enquête sur le coût et le
rendement des services publics. Elle a été reprise, sous une terminologie un
peu différente, avec ce que les Anglo-Saxons appellent Planing
Programming Budgeting System (P.P.B.S.) et ce que l’on nomme en France
Rationalisation des choix budgétaires (R.C.B.). De telles méthodes ont été
mises en œuvre. Mais nul n’oserait prétendre qu’elle ait été toujours
employée et toujours suivie  : s’il en avait été ainsi, un certain nombre de
gaspillages et de scandales seraient invraisemblables. A notre connaissance,
il n’existe pas un budget au monde qui soit réellement un budget de prix de
revient. Dans ce domaine la révolution n’est pas inachevée, elle est à peine
entamée.
Nous ne saurions nous étendre autant qu’il le faudrait sur chacune de ces
institutions, notamment sur le crédit et le budget. Il a paru préférable de
reprendre quelques grands problèmes et de montrer que l’emploi judicieux
des techniques financières — ce qui suppose, dans certains cas, un véritable
bouleversement des méthodes et des conceptions actuelles  —  permettrait
seul de les résoudre. Il en est ainsi du problème de l’équilibre économique,
qui commande aussi bien le problème de l’emploi que celui de l’inflation,
du problème conjoint de l’égalité et de la productivité, du problème de
l’environnement.

CHAPITRE PREMIER

La révolution monétaire pour le plein emploi et contre l’inflation

Le problème fondamental de l’équilibre économique Comment assurer le


plein emploi  ? Comment éviter l’inflation  ? peut être résumé de la façon
suivante.
Une première révolution financière a permis d’éviter les crises
catastrophiques (ou les longues récessions) et, par là même, de donner à
l’économie un taux de croissance relativement élevé. Mais ces progrès
incontestables ont été payés d’une hausse des prix, relativement modérée
durant une certaine période, très accentuée depuis quelques années. On
croyait savoir freiner la hausse des prix en provoquant un mouvement de
déflation mais celui-ci s’accompagne d’une baisse appréciable du niveau de
l’emploi, une baisse que les travailleurs des sociétés industrielles supportent
de moins en moins – une baisse qui paraît absurde dans un monde où tant
de besoins restent insatisfaits 374.
La question doit donc être posée dans les termes suivants  : peut-on
assurer simultanément le plein emploi et, sous réserve peut-être d’une
légère hausse, le maintien de la valeur de la monnaie ?
Une première réponse vient à l’esprit : les techniques financières du plein
emploi n’ont pas toujours été appliquées. Certains hommes d’État ne
crurent pas aux idées économiques nouvelles. D’autres estimèrent suffisante
l’action sur le crédit ou la monnaie : ils ne comprirent pas la nécessité d’un
ensemble convergent d’actions économiques et financières. D’autres ne
surent pas mettre au point des services de statistique, d’analyse et de
prévision suffisants. D’autres enfin ne surent ou ne voulurent agir assez
énergiquement et assez rapidement. L’adaptation nécessaire des institutions
traditionnelles aux conceptions nouvelles n’a pas toujours été réalisée. De
ce seul fait des progrès importants sont possibles.
Ce n’est pas tout et ce n’est pas l’essentiel. On doit se demander s’il ne
faut pas réviser la politique du plein emploi en dégageant nettement les
postulats de la théorie générale dont les politiques économiques
couramment suivies dans le monde occidental ne constituent en fait que des
applications.
 

La Théorie générale repose sur l’observation du monde industriel des


années 30, c’est-à-dire de sociétés développées dotées d’une agriculture
évoluée, d’une industrie bien outillée, de moyens de transport et d’échange
satisfaisants. Par suite de l’insuffisance de la demande. tout cet ensemble
était paralysé mais prêt a repartir. On le vit bien lorsque les divers pays
augmentèrent leurs débouchés grâce à une politique financière judicieuse.
Du jour au lendemain, ou presque, la main-d’œuvre reprit le chemin des
usines, les machines se remirent à tourner, locomotives et wagons reprirent
leur ronde incessante.
Il ne saurait en être de même là où l’insuffisance de l’emploi provient de
l’insuffisance des moyens de production, là où les agriculteurs ne peuvent
améliorer leurs récoltes ni les écouler faute de moyens de transport, là où
les hommes sans travail ne sauraient aller dans des usines qui n’existent
pas. C’est le cas des pays en voie de développement et c’est la raison pour
laquelle l’utilisation inconsidérée de la technique keynesienne ne peut
déterminer une augmentation suffisante de la production, dont les
instruments font défaut, et déclenche une hausse violente des prix.
Il en est de même dans les régions sous-développées des pays les plus
prospères. Sans doute l’expansion conduit-elle les industriels à s’installer là
où ils trouvent facilement de la main-d’œuvre et de la place. Mais cette
«  décentralisation  » ne peut se faire rapidement, malgre les aides prévues
par les différents États. Pour déterminer les chefs d’entreprise il faut une
telle augmentation de la demande qu’elle risque de provoquer une
augmentation des prix dans les régions ou les secteurs déjà très actifs.
Le même phénomène peut se produire en raison des goulots
d’étranglement que l’expansion fait apparaître : des routes sont engorgées,
des machines, des produits intermédiaires et des accessoires font défaut. On
peut y remédier en les faisant venir de l’étranger mais non sans porter
atteinte à la balance des comptes. Il se peut que le prix de ces éléments rares
s’élève considérablement, provoquant un mouvement d’ensemble. A
l’heure actuelle le cas de l’énergie est particulièrement frappant mais ce
n’est pas le seul.
Le moyen d’éviter ces goulots consiste à les prévoir et à veiller à ce que
les moyens de l’expansion soient tous réunis. Alors les réseaux ferroviaires
ou routiers correspondent au besoin de transports plus massifs, les
logements sont à la disposition de la main-d’œuvre, les moyens
d’approvisionnement sont assurés. Prévoir tout cela, déterminer les moyens
nécessaires pour atteindre des objectifs, c’est l’utilité de la planification.
Celle-ci ne dispense pas d’une politique de plein emploi mais elle peut en
assurer le succès en déblayant les voies du développement : encore faut-il
qu’elle soit bien faite et bien appliquée...
Elle ne peut en tout cas éviter tout imprévu.
 

Deuxième postulat : la politique keynésienne suppose implicitement une


économie libérale où les mécanismes de la concurrence fonctionnent de
façon satisfaisante.
Dès le xixe siècle cette condition n’était pas réalisée, elle l’est encore
moins de nos jours. Les monopoles ou les oligopoles sont de plus en plus
puissants. La concentration permet aux entreprises qui ont une position
dominante de fixer les prix. Le cloisonnement des marchés crée de petites
zones de concurrence limitée. Ajoutons la création de « faux besoins » par
une publicité de plus en plus lancinante. Toutes les imperfections de la
concurrence constituent des facteurs de hausse. Elles tendent à bloquer les
baisses des prix que le progrès technique devrait normalement engendrer.
En ce sens la « société d’abondance » est une société d’inflation 375. Quant
aux lois contraires aux ententes, elles sont, tout le monde l’admet,
relativement peu efficaces.
Cette situation ne pourrait changer que si les États prenaient délibérément
en main le rétablissement de la concurrence, n’hésitant pas à créer des
entreprises pilotes qui vendraient au plus juste prix et le baisseraient lorsque
les conditions de fabrication ou d’approvisionnement le permettraient.
On peut aussi se servir de la fiscalité en s’inspirant de ce que fut, durant
la guerre, le régime des « produits utilités » britanniques.
De la zone intermédiaire entre le chômage massif et le plein emploi.
Devant un chômage d’une très grande ampleur, Keynes ne s’était pas
suffisamment préoccupé de ce qui se passerait lorsque, le sous-emploi étant
largement résorbé, des demandes d’emploi non satisfaites coexisteraient
avec des offres de travail sans réponse. Or  —  c’est un fait  —, après une
première période où les entreprises trouvent facilement la main-d’œuvre
dont elles ont besoin, on arrive à un «  état intermédiaire  » où
l’augmentation des débouchés provoque un accroissement de la production
plus restreint et une hausse des prix plus accentuée.
Cette situation provient du manque de mobilité des travailleurs — ou des
entreprises — et des défauts de la formation professionnelle. Les chômeurs
qui demandent un emploi n’ont pas toujours la qualification dont les
entreprises ont besoin.
Un des remèdes à cette situation consiste dans une politique de
reclassement, de recyclage, de perfectionnement — plus généralement dans
la refonte du système d’éducation qui retarde l’arrivée de l’économie au
stade intermédiaire.
On peut penser que dans beaucoup de pays les efforts accomplis sont
insuffisants.
L’approche du plein emploi a un autre effet : elle permet aux travailleurs
d’obtenir plus facilement des augmentations de salaires. Or celles-ci
peuvent dépasser les progrès de la productivité provoquant une hausse des
coûts, elle-même répercutée sur les prix. On est donc conduit à se poser la
question suivante  : ne peut-on amener les travailleurs à modérer leurs
revendications afin d’éviter un phénomène inflationniste  ? Les intéressés
n’ont pas manqué de faire observer que les autres parties prenantes, chefs
d’entreprise, actionnaires, intermédiaires, devraient réduire leurs profits.
S’il en était ainsi on aboutirait à ce que l’on nomme la politique des
revenus.
Mais celle-ci se heurte à des difficultés d’application en même temps
qu’à des obstacles psychologiques et politiques. Il est relativement facile de
limiter les revenus connus, salaires et dividendes, mais comment faire
lorsqu’il s’agit des profits que le fisc lui-même ne saisit
qu’imparfaitement ? On peut, certes, les réduire par une action sur les prix.
Il est facile de montrer les inconvénients de ces blocages, même partiels,
qui empêchent le jeu du marché, du marché du travail comme du marché
des produits. Malgré ces obstacles la politique des revenus est difficile à
éviter, en certaines circonstances : il n’est guère de gouvernement qui n’y
ait eu recours. Encore faut-il qu’elle soit socialement et politiquement
possible et que la technique financière vienne apporter une meilleure
connaissance de tous les revenus. Cependant elle ne saurait suffire car on ne
saurait méconnaître les motifs qui amènent les chefs d’entreprise à ne pas
rejeter les demandes de la main-d’œuvre, fût-ce en tournant les mesures de
blocage.
 

Dernier postulat keynésien : l’absence de remise en cause de la monnaie


fiduciaire. Une des raisons profondes de l’intensité des poussées
inflationnistes dans un monde qui n’est pas sujet à la pénurie 376 provient de
la conviction générale que les hausses de prix sont inéluctables et
irréversibles.
C’est, dans une certaine mesure, l’effet de la politique de plein emploi
suivie depuis la dernière guerre. Les mécanismes qui amenaient autrefois de
violentes déflations notamment la convertibilité en or des monnaies — ont
disparu. Pourquoi le chef d’entreprise hésiterait-il devant une augmentation
de ses coûts de productions  ? Quelles que soient les décisions de blocage
des prix, il sait qu’il finira par obtenir des augmentations faciles à justifier.
L’attitude des différents partenaires du jeu économique. patrons.
salariés, intermédiaires et consommateurs, serait différente s’ils savaient
que la monnaie ne se crée pas sans limite et que les prix ne montent pas
sans arrêt.
On ne saurait, pour autant, recommander le retour à l’étalon-or  : nous
avons vu les catastrophes qui résultèrent d’un attachement obstiné à
d’anciennes parités.
Reste une solution  : une monnaie gagée par un ensemble de produits
assez nombreux pour que l’expansion ne soit pas freinée, comme elle l’a été
trop souvent par la faible élasticité de la production des mines d’or. Il s’agit
de définir l’unité monétaire comme équivalant à la somme de x grammes
d’or, y grammes d’argent, z grammes de cuivre, m quintaux de blé, n kilos
de coton, etc. Il conviendrait naturellement de retenir les produits à la fois
«  définissables  » et stockables sans coût excessif. La monnaie ainsi
réformée pourrait être une monnaie internationale, une monnaie nationale
ou la monnaie d’une communauté de pays.
Ainsi les hommes pourraient créer la monnaie correspondant à leurs
besoins mais ils ne pourraient pas la fabriquer avec des mécanismes
comptables ou les presses de l’Institut d’émission.
Des économistes qui se sont penchés sur ce problème 377, Fizaine, Franck
Graham, Jean de Largentaye, l’auteur de cet ouvrage et, plus récemment,
Kaldor et Tiberghien et un homme politique, Pierre Mendès France, ont
reconnu les avantages de cette formule.
On peut poser le problème en termes différents en observant qu’à une
réserve près les techniques keynésiennes ont le défaut d’être difficilement
réversibles.
Les seules qui le soient réellement, le maniement du taux d’intérêt et
l’action sur le volume du crédit, ne sont pas, à elles seules, suffisamment
efficaces.
Réduire les impôts est facile, les relever en cas de menace inflationniste
se heurte à des obstacles psychologiques et politiques.
Il faut des délais pour lancer les grands travaux et les chantiers ouverts, il
n’est pas facile de les arrêter.
D’où l’avantage de méthodes plus réversibles consistant à faciliter le
stockage de matières premières et de produits demi-produits sinon de
produits finis. En période de sous-emploi, les commandes pour le stock
feraient repartir la production et réduiraient le chômage. Lorsqu’une
menace inflationniste apparaîtrait l’excès de la demande trouverait en face
d’elle des marchandises prêtes à être reversées sur le marché.
Cette politique de stockage permettrait en même temps de stabiliser les
prix des produits de base avec tous les avantages qui en découlent pour les
pays en voie de développement comme pour les pays industrialisés 378.
Que la mise au point d’un tel système suppose un certain nombre
d’études complémentaires, on ne saurait le nier. On peut aussi comprendre
l’attitude de refus de ceux qui profitent — ou plutôt qui croient profiter du
système actuel, par la fabrication et l’utilisation d’une «  monnaie de
réserve  ». La plus grande difficulté n’est peut-être pas là. Elle consiste à
faire accepter une idée nouvelle, une idée qui suppose pour beaucoup de
théoriciens et de praticiens une révision de leurs concepts. Il s’agit donc, au
sens propre, d’une véritable révolution.

CHAPITRE II

La réforme des structures fiscales

Devant les effets économiques défavorables de la fiscalité


contemporaine, il est nécessaire d’envisager des réformes profondes de la
structure de l’impôt.
Certaines d entre elles vont à l’encontre des idées couramment reçues.

PEUT-ON FAIRE DES IMPÔTS DE CONSOMMATION LES


INSTRUMENTS D’UNE ÉGALISATION PLUS PRONONCÉE ?
Moins ressentis que les impôts sur les revenus, les droits de
consommation freinent l’activité dans une moindre mesure et réduisent
moins que d’autres les désirs d’épargne et d’investissement. Ces avantages
conduisent à leur laisser une place importante dans le système fiscal.
Faut-il donc se résigner à l’inégalité  ? Non. On peut d’abord accentuer,
dans certains pays tout au moins, les droits qui frappent les consommations
inutiles, voire nuisibles : l’alcool, le tabac. On peut échelonner, plus qu’on
ne le fait, les tarifs des taxes sur la valeur ajoutée augmentant l’écart entre
la charge du nécessaire, de l’utile, du moins utile, du superflu et du luxe.
Les discriminations du système français ne sont peut-être pas suffisantes.
Or elles sont nettement supérieures à celles d’autres pays européens. Plutôt
que de les restreindre  —  comme certains le proposent  —  mieux vaudrait
faire adopter par l’ensemble des pays de la Communauté européenne des
écarts plus accentués.
Allant plus loin, on pourrait utiliser le système de produits utilités auquel
nous avons déjà fait allusion. Il s’agit en somme de détaxer tous les produits
répondant à certaines caractéristiques.
Ils doivent être utiles sans répondre uniquement aux besoins
élémentaires. Ils peuvent comprendre des objets tels que des manteaux de
fourrure, des ustensiles ménagers relativement complexes, des moyens de
culture voire de distraction, etc. Leur liste doit réunir tout ce dont les
hommes ont réellement besoin pour vivre convenablement et agréablement.
Évitant une diversification excessive  —  sans tomber dans l’uniformité,
les produits utilités pourraient être fabriqués en grande série, donc aux
moindres frais. Assurés d’un large marché, ils seraient distribués avec une
marge commerciale réduite.
Leurs normes devraient être définies par les diététiciens et les
hygiénistes  : on n’y verrait pas de chaussures déformant les pieds ni de
vêtements comprimant exagérément le corps.
La plus grande partie des biens ne risquerait-elle pas de devenir des
produits utilités, ce qui reviendrait à annuler le rendement des impôts
indirects  ? Le croire serait sous-estimer tout ce qui dans la consommation
répond au désir de se distinguer des autres.
Il n’est pas question, en effet, d’interdire toute variation sur le thème de
la consommation. Pourquoi un individu n’achèterait-il pas un vêtement
beaucoup plus cher, quoiqu’il ne soit ni de meilleure étoffe, ni mieux coupé
qu’un vêtement utilité  ? Certains seront tentés par des empaquetages
relativement coûteux, le conditionnement du produit utilité sera suffisant
mais exempt des enjolivements qui n’ont guère pour objet que d’attirer
l’attention du public, etc.
Cette division de la consommation en deux catégories qui ne seraient
plus le nécessaire et le superflu mais l’utile et l’inutile transformerait
profondément notre société. Née dans d’autres conditions et pour d’autres
motifs, l’expérience britannique montre qu’elle est réalisable 379.
L’introduction d’une forte dose d’égalité dans les impôts de
consommation ne suffirait pas à satisfaire nos aspirations vers une société
plus juste. L’impôt direct, en première ligne l’impôt sur le revenu, reste
nécessaire.

L’IMPOSITION DU CAPITAL PEUT-ELLE ATTÉNUER


L’IMPOSITION DU REVENU ?
Dans le monde actuel, la question de l’impôt sur le capital se trouve
posée de différentes façons. On ne saurait y répondre en quelques mots
comme le font trop souvent ses partisans ou ses détracteurs. Il convient, ici
comme ailleurs, d’étudier les arguments qui militent en faveur de cette
solution et ceux qui y sont contraires, en n’oubliant pas les problèmes
d’application et les précautions à prendre en tout état de cause.
L’imposition du capital aurait, en première analyse du moins, des effets
favorables à l’activité et à la productivité. Le chef d’entreprise serait obligé
de payer une contribution même s’il ne réalisait pas de bénéfice. Incapable
de tirer parti de son usine, il devrait la vendre à celui qui serait plus apte à la
gérer. La collectivité gagnerait à l’élimination des affaires de famille
médiocrement gérées par les descendants des fondateurs.
Ce sont les avantages de l’impôt foncier cadastral, fondé en principe sur
ce que la terre pourrait fournir, compte tenu de sa qualité et de sa situation.
Appliquer le même principe aux terrains à bâtir obligerait les propriétaires à
ne pas se contenter d’attendre la hausse des prix, stérilisant ainsi une partie
des richesses de la collectivité.
Les préoccupations égalitaires vont dans le même sens. Elles ne sauraient
s’accommoder de la seule imposition, même fortement progressive, du
revenu. Le capital qui peut provenir du hasard, de la naissance ou du jeu ne
doit-il pas être taxé en tant que tel  ? Les droits de succession réduisent
l’inégalité de départ mais il est difficile, sous peine de porter atteinte à l’un
des motifs de l’activité humaine, de pousser la taxation de l’héritage au-delà
de certaines limites.
On peut poser le problème en d’autres termes. Les auteurs du travail ne
devraient pas supporter le même tarif que les revenus du capital. Depuis
quelques années cette « discrimination » est passée de mode et l’on tend à
appliquer le même taux à tous les revenus quelle qu’en soit l’origine 380.
Cette évolution discutable — certains seraient tentés de parler de progrès
à rebours — peut trouver un début de justification dans la difficulté même
de la discrimination. Il existe, en effet, le problème du «  revenu mixte  ».
Celui du chef d’entreprise comprend à la fois les fruits de son activité et
ceux de son capital. On peut l’imposer à un tarif intermédiaire entre celui
du salarié et celui du propriétaire d’un immeuble ou d’un portefeuille de
valeurs mobilières mais, suivant les entreprises, la répartition entre les
revenus de l’activité et ceux du capital peut être très différente.
Pourquoi ne pas simplifier le problème en appliquant le même tarif à tous
les revenus mais en le complétant par un impôt modéré sur le capital ? C’est
la solution qu’avaient retenue les auteurs de l’impôt sur le revenu hollandais
et prussien 381  ; d’une façon générale, les systèmes fiscaux de type
germanique comprennent un impôt sur la fortune qui complète l’impôt sur
le revenu.
Doit-on considérer la cause comme entendue ? Ce serait trop simple.
On peut craindre que l’impôt sur le capital n’exerce un effet défavorable
sur l’investissement. Il est vrai qu’on peut le compenser, en partie, par les
tarifs favorables aux investissements jugés les plus utiles.
Le plus grave n’est pas là mais bien plutôt dans un phénomène
d’anticipation. Dans plusieurs pays, l’impôt sur le capital risque d’être
considéré comme une mesure révolutionnaire, le prélude à la confiscation
générale de toutes les propriétés, le début du « Grand Soir » financier. Un
tarif modéré n’est pas redoutable en lui-même, mais par la crainte de toutes
les augmentations qu’il pourra subir dans l’avenir. Pour certains,
l’institution d’un impôt sur le capital signifierait que l’on a perdu le respect
de la propriété : leur activité, leur goût d’entreprendre et d’investir risquent
d’en être atteints.
On pourrait leur répondre que l’impôt complémentaire sur le capital fut
institué par un chancelier de l’Empire de Guillaume II qui ne passait pas
pour révolutionnaire ou par un gouvernement hollandais qui n’avait pas
l’intention de bouleverser la société. C’était pour eux une façon « élégante »
de realiser la discrimination des différents types de revenus. Dans les pays
latins cette argumentation risque d’être peu opérante.
On doit en conclure que l’impôt sur le capital devrait, en première ligne,
faire l’objet d’une étude très attentive pour en évaluer toutes les
conséquences, le danger d’évasion des capitaux par exemple. Il faudrait
examiner de près les conditions d’application afin de ne pas absorber
l’activité des services fiscaux au détriment d’une assiette plus exacte de
l’impôt sur le revenu.
Pour éviter les obstructions systématiques comme les improvisations
irréfléchies, il serait utile de procéder à ce type d’études dans chaque pays
et, plus généralement, dans la Communauté économique européenne.

CRÉATION D’UNE FISCALITÉ DE L’ENVIRONNEMENT


Aux yeux des premiers économistes « classiques », la recherche du profit
individuel doit mener aux résultats les plus favorables à la société.
Recherchant le plus grand bénéfice, le chef d’entreprise fabrique au
meilleur compte les objets les plus désirés, il invente de nouveaux procédés
qui se diffuseront, il tente d’élargir son marché par la baisse des prix, etc.
Pour reprendre une métaphore bien connue, l’homme poussé par son seul
intérêt est conduit, comme par une main invisible, à rendre service aux
autres hommes.
Un Adam Smith savait que cette coïncidence ne se produisait pas
toujours parce que l’individu ne retirait pas toujours un avantage personnel
d’une action utile à la collectivité. L’exemple classique est celui des forêts.
Celui qui boise les pentes d’une montagne en retirera un revenu assez faible
dans un délai très éloigné. Cependant il défend la collectivité contre
l’érosion et contre les inondations, il améliore le climat, il procure de
l’agrément, etc. Il est donc naturel que des allégements fiscaux incitent le
« reboiseur » à poursuivre son activité 382.
Comme le propriétaire de forêts, le chef d’entreprise qui reçoit des
apprentis et forme des ouvriers qualifiés ou des cadres risque de ne pas
bénéficier de son effort. Il est possible que l’homme formé ou perfectionné
fasse bénéficier de son expérience une autre entreprise qui n’aura fait
aucune dépense de ce genre. C’est la raison pour laquelle la France et bien
d’autres pays avaient créé la « taxe d’apprentissage », redevance que devait,
en principe, toute entreprise en fonction de l’importance de son personnel
mais dont elle pouvait être détaxée en fonction des dépenses consacrées à
l’éducation. Étendue à l’ensemble des actions de formation et de
promotion 383, une taxe de ce genre existe dans un grand nombre de pays. Il
serait intéressant de savoir si elle pourrait être étendue et améliorée 384.
 

L’entreprise et l’individu doivent être crédités des avantages qu’ils


procurent, ils doivent être débités des inconvénients qu’ils entraînent.
Par un système fiscal approprié, on peut inciter les transporteurs à se
servir de camions qui dégradent les routes moins que d’autres ou à payer la
contrepartie de la charge qu’ils imposent à la collectivité. A la suite
d’expériences menées aux États-Unis, en France et sans doute ailleurs, des
taxes spéciales ont été instituées à cet effet. En France, il s’agit de la taxe à
l’essieu, des observations ayant montré que l’usure de la route dépendant
moins de la charge totale de chaque camion que du poids supporté par
chaque essieu 385.
Il existe dans divers pays une fiscalité de l’eau. Toute entreprise-qui
rejette dans une rivière des eaux malsaines doit mettre en œuvre des
procédés d’épuration ou payer ce que coûterait un système collectif de
défense contre la pollution. Ainsi la loi française de 1964 a créé dans
chacun des grands bassins fluviaux une agence financière qui accorde des
subventions à ceux qui améliorent la qualité des eaux et perçoit des
redevances sur les « pollueurs » publics ou privés.
On pourrait multiplier les exemples de ce qui est ou pourrait être fait. Les
véhicules utilisant les moteurs les moins polluants et les moins bruyants
devraient être largement détaxés. En ce qui concerne les autres sources
d’impuretés, chaudières, moyens de chauffage, moteurs fixes, des
recherches approfondies devraient conduire non seulement à des
interdictions mais aussi à des taxes incitant à l’utilisation de procédés plus
propres que d’autres. L’accumulation de détritus pose le même type de
problèmes. Par l’emploi de certains emballages les entreprises réduisent
leurs frais généraux tout en augmentant les depenses de la collectivité,
embarrassée de déchets difficiles à detruire. Pour les dissuader  —  ou les
faire payer  —  le financier doit proposer des techniques, credits, taxes et
subventions.
En d’autres termes il s’agit de réviser profondément le système d’impôts
afin de construire une véritable fiscalité de l’environnement.

INCITATION PAR LA FISCALITÉ AUX ÉCONOMIES


D’ÉNERGIE ET DE MATIÈRES PREMIÈRES
Dans le monde actuel les problèmes de pollution semblent passer au
second plan, à tort d’ailleurs. On est davantage préoccupé de l’insuffisance
ou du coût de l’énergie et des matières premières.
Est-il besoin de dire que la fiscalité peut ici également apporter sa
contribution ?
Sans entrer dans le détail des mesures à prendre, on peut poser quelques
questions.
1° Les dispositions qui incitent les compagnies minières ou pétrolières à
rechercher de nouveaux gisements sont-elles bien adaptées à leur objet ?
2° La fiscalité de la recherche suffit-elle à conduire les individus et les
entreprises à rechercher les procédés qui économisent énergie ou matières
premières ?
3° La fiscalité pourrait-elle orienter le trafic vers les modes de transport
qui ont le rendement énergétique le plus élevé ?
4° D’une façon générale on pourrait adapter le système des produits
utilités à nos préoccupations actuelles. Il suffirait de se reporter  —  avec
moins de rigueur — au régime britannique de la guerre qui subordonnait la
détaxation à l’économie de matières premières. On y ajouterait l’emploi de
procédés de fabrication utilisant une quantité d’énergie relativement réduite.

Conclusion
L’utilisation de l’impôt comme instrument de progrès doit bien entendu
se combiner avec celle du crédit ou de la subvention  —  cet impôt à
rebours — et de la tarification des services publics 386.
L’essentiel consiste à ne plus séparer l’impôt — chargé de procurer des
ressources au Trésor — de la dépense publique.
Il faut se dire constamment que l’impôt doit non seulement faire rentrer
de l’argent mais aussi réduire les charges de la collectivité. Cette optique
nouvelle n’est pas suffisamment familière aux praticiens des finances. Dans
ce seul sens on pourrait parler d’une révolution fiscale.
 
TITRE IV

LE SYSTÈME FINANCIER DES RÉGIMES


COLLECTIVISTES

A la fin du XIXe siècle on se faisait souvent une image très simple et très
simpliste de ce que pourrait être le collectivisme. Il ne pourrait s’agir que
d’une économie de caserne  ; l’État déterminerait la tâche de chacun  ; il
fixerait produits et services attribués à chacun  : nourriture, logement,
habillement, distraction, etc. Le problème du choix ne se poserait pas.
L’autorité publique déciderait pour chacun.
Dans un tel régime les techniques financières — qui sont avant tout des
techniques de choix et d’initiative  —  perdraient de leur importance. On
pourrait, à la rigueur, se passer de monnaie et d’impôt sans parler de crédit
et d’emprunt.
En fait, le souci d’assurer à la production un maximum d’efficacité, au
consommateur un maximum de satisfaction et au travailleur un maximum
de liberté conduit à maintenir ou à réintroduire les principales techniques
financières.
Une analyse économique simple permet de déterminer les lignes
principales de ce que doit être le système financier d’un régime de ce type.
L’examen de l’évolution de l’U.R.S.S. et d’un autre pays de l’Europe de
l’Est montre comment les faits se sont conformés à la logique des choses. Il
montre aussi qu’un recours plus complet aux techniques financières
permettrait de surmonter les difficultés économiques de ces pays 387.

CHAPITRE PREMIER

Comment peut-on résoudre les problèmes de l’économie


collectiviste ?
COMMENT ASSURER LA LIBERTÉ DU CONSOMMATEUR
ET DU TRAVAILLEUR ?
Le collectivisme n’implique pas le rationnement, à la fois lourd et peu
satisfaisant, le bon sens suffit à l’indiquer. Comme en pays capitaliste, les
méthodes de répartition autoritaire des biens de consommation n’ont de
raison d’être que durant les périodes de pénurie.
Il est également possible de laisser les hommes libres de choisir leur
métier et leur entreprise, les différences de salaire suffisant à orienter les
individus vers les professions et les établissements qui ont particulièrement
besoin de main-d’œuvre.
Cette conception suppose un marché de produits de consommation, des
possibilités de changements offerts aux travailleurs et, bien entendu, cet
instrument du choix que représente la monnaie.
 

Le maintien ou la réintroduction de mécanismes monétaires pose un


problème d’équilibre économique.
Si la masse des revenus distribués est inférieure à la masse des biens de
consommation offerts, le décalage entraîne sinon le chômage du moins la
mévente 388.
Si la masse des revenus distribués est supérieure à la masse des biens de
consommation offerts 389, on se trouve en situation
inflationniste — exactement comme en régime capitaliste.
La fixation des prix par voie réglementaire n’empêche pas le
déséquilibre. S’ils ne sont pas au niveau qui assure l’égalité de l’offre et de
la demande, des phénomènes bien connus se produisent : allongement des
files d’attente devant les boutiques, marché noir, tous phénomènes que l’on
peut essayer de restreindre par le rationnement, mais non sans porter
atteinte à la liberté du consommateur.
S’il veut éviter de tels effets, l’État doit, comme dans tout autre régime,
maintenir, entre le montant des biens produits et celui des revenus
disponibles, une marge correspondant à la somme des investissements et
des dépenses publiques.
Cette marge peut résulter, automatiquement, du niveau auquel sont fixés
les salaires et les prix des biens de consommation. S’en tenir là voudrait
dire l’apparition dans les comptes des entreprises d’un profit, ou plutôt de
l’apparence d’un profit, relativement important. Il peut être dangereux de
laisser une telle somme à la disposition de dirigeants tentés de relever les
salaires, de faire des dépenses relativement inutiles, de réaliser des
investissements non prévus par le plan.
La marge doit être absorbée par une action de nature fiscale.
Le plus simple consiste dans un impôt sur le chiffre d’affaires.
Une taxe de ce genre ne permet pas seulement de rétablir l’équilibre
global mais aussi de faire face à des déséquilibres partiels.
En effet des situations de pénurie relative, limitées à tels ou tels produits,
peuvent découler de circonstances inévitables, de la rareté de certaines
matières premières ou des erreurs de la planification.
Si le prix des produits « rares » est relevé dans la mesure nécessaire pour
assurer l’équilibre de l’offre et de la demande, les conditions du marché
classique se trouvent reconstituées.
Un impôt dont le taux peut différer d’un produit à l’autre permet
également d’orienter la consommation vers les dépenses jugées les plus
utiles aux individus et à la collectivité, non par des mesures autoritaires
mais par la voie fiscale qui laisse plus de liberté à chacun.
Si l’impôt indirect tient une place qui, dans un régime collectiviste, ne
peut manquer de surprendre, c’est parce que l’État, fixant lui-même les
salaires, peut réaliser l’égalisation des revenus, qu’il juge possible et
souhaitable, sans passer par le biais de l’impôt.
On ne peut s’en tenir à des impôts sur les produits qui laisseraient entre
les mains des entreprises des marges trop importantes. D’autres types de
prélèvement doivent les absorber.
Leur choix ne doit pas être commandé seulement par le souci de
l’équilibre, mais aussi par la recherche des procédés de taxation les plus
favorables à la productivité des individus et des entreprises.

COMMENT L’IMPÔT PEUT-IL ASSURER LA LIBERTÉ DE


L’ENTREPRISE ET LA QUALITÉ DE LA GESTION ?
On a souvent tendance à considérer que l’insuffisance de la productivité
constitue la pierre d’achoppement des régimes collectivistes, privés de la
recherche du profit. Ne peut-on reconstituer ce moteur  ? C’est là un des
problèmes essentiels du socialisme, au sens large du terme.

La productivité de l’entreprise
Une entreprise ne saurait être bien gérée si ses dirigeants ne peuvent
prendre des initiatives, s’ils sont obligés d’attendre des ordres tardifs et mal
adaptés à la situation.
Mais la liberté de gestion d’une entreprise dont le gérant n’est pas
propriétaire risque d’être défectueuse, entachée du goût de produire et de
construire sans souci du prix de revient. Il est donc indispensable que
l’initiative s’accompagne de responsabilité, disons plus nettement d’un
mécanisme de récompenses et de sanctions.
L’impôt peut en être l’instrument.

Du mécanisme de récompenses et de sanctions en régime collectiviste


Le régime collectiviste ne connaissant pas la faillite  —  sanction du
régime capitaliste —, celle-ci doit être remplacée par un système permettant
de prendre, en cas de mauvaise gestion, des mesures équivalentes,
révocation des dirigeants, obligation de réformer le statut, suppression de
certains avantages, etc. Encore faut-il avoir un « indicateur » de bonne et de
mauvaise gestion, afin de donner à la décision du pouvoir central une
objectivité analogue à celle que le mécanisme du marché peut assurer en
régime libéral 390.
La mise en œuvre d’un mécanisme de récompenses suppose elle aussi un
indicateur de gestion.
En effet, pour stimuler la direction et le personnel, en leur réservant une
partie des bénéfices obtenus grâce à leurs efforts, deux procédés sont
théoriquement possibles.
On peut essayer de chiffrer toutes les améliorations de productivité dues
aux travailleurs, aux cadres, et leur attribuer une série de primes. Un autre
système consiste à leur accorder une partie du résultat qui n’est pas
indépendant de leur action. Dans cette hypothèse, on déduit du bénéfice
brut non seulement les dépenses de salaires et les achats de matières
premières, mais aussi tout ce qui correspond aux avantages « non gagnés »
par l’usine. Le surplus peut être considéré comme l’effet du travail et de
l’intelligence des cadres et du personnel. Une large part peut leur être
laissée, en sus de leurs traitements et salaires.
Encore faut-il déterminer le vrai résultat de l’exploitation.

De l’autonomie financière de l’entreprise


L’autonomie comptable et financière est la condition de l’autonomie de
gestion. Il faut que l’entreprise soit créditée de la valeur de ce qu’elle
produit ou plutôt de ce qu’elle vend, débitée de la valeur de ce qu’elle
reçoit.
Les fournitures d’une entreprise à l’autre ne doivent pas être sous-
évaluées. Les tarifs des services, ceux des transports en particulier, doivent
être fondés sur le prix de revient.
La valeur des moyens de production mis à la disposition de l’entreprise,
terre, bâtiments, machines, doit être prise en compte pour déterminer le
bénéfice.
Il faut évaluer les avantages naturels, situation, qualité d’un gisement,
dont dispose une entreprise, et l’en débiter par voie fiscale.
L’institution d’un impôt sur le capital est un moyen simple de le faire.

On comprend pourquoi les impôts directs sur les patrimoines et les


revenus individuels peuvent ne tenir qu’une faible place dans ce régime.
S’il faut les conserver c’est pour tenir compte des charges de famille, pour
éviter les pouvoirs d’achats trop élevés de ceux qui ont bénéficié de primes
importantes, pour éviter que l’accumulation individuelle et la transmission
des épargnes ne soit excessive, pour imposer les activités difficiles à
rémunérer par voie de salaires, notamment les ressources des membres des
professions libérales.
 

Il s’agit là, est-il besoin de le dire, d’une analyse schématique qui néglige
beaucoup de problèmes particuliers. Elle peut permettre cependant de
mieux comprendre l’évolution du régime économique de l’Union
soviétique, comme celle des autres pays collectivistes.

CHAPITRE II

Le système financier soviétique

Sans que le système financier soviétique soit entièrement conforme au


schéma que nous avons essayé de tracer, il a tendu à s’en rapprocher.
C’est ce que montrent l’abandon du «  communisme de guerre  »,
l’utilisation de mécanismes financiers et les réformes économiques
récentes.

L’ABANDON DU COMMUNISME DE GUERRE


Lorsque, en 1921, l’U.R.S.S. a remplacé les réquisitions de produits
agricoles par un impôt en nature, elle a parcouru un chemin analogue à
celui de l’Europe occidentale du Moyen Age.
La nouvelle politique économique consistait à remplacer la réquisition
par un impôt en nature «  tendant à assurer une gestion rationnelle et
pondérée de l’économie basée sur l’octroi aux agriculteurs d’une plus libre
disposition des ressources de leur exploitation » 391.
L’impôt s’accompagnait de la suppression d’une série de fournitures de
produits ou de services gratuits par les entreprises d’État.
Aux prélèvements multiples fut substitué en mars 1922 un impôt unique
perçu en poids de seigle ou de blé que les cultivateurs pouvaient remplacer
par d’autres produits suivant un barème d’équivalence.
Un progrès ultérieur consista dans l’adoption de l’impôt en numéraire,
décidée en 1923 par le XIIe Congrès du parti communiste.
Le service du travail obligatoire et le service obligatoire du transport
firent l’objet de la même transformation. En 1921, ils furent remplacés par
un impôt qui, dès 1922, fut perçu en numéraire.
Sans doute cette réintroduction de l’impôt s’accompagnait-elle d’un
certain retour aux procédés de l’économie privée que par la suite les
dirigeants devaient combattre en employant, ici aussi, la technique
fiscale 392.
Pour répondre aux besoins des consommateurs, tout en assurant un
volume d’investissements correspondant aux ambitions des plans, il fallait
pousser plus loin dans le sens de l’utilisation des techniques financières.

L’IMPÔT, LA LIBERTÉ DU CONSOMMATEUR ET


L’ÉQUILIBRE DE L’ÉCONOMIE
Le rationnement fut en U.R.S.S le moyen d’assurer la répartition des
biens de consommation durant les périodes de grande pénurie qui furent
l’effet des guerres ou des années d’industrialisation intensive.
Ce qui rendait particulièrement difficile l’équilibre entre l’offre et la
demande de biens de consommation, c’était l’état de pauvreté dont était
parti le pays et le caractère ambitieux de l’objectif d’équipement rapide et
d’industrialisation. On a estimé que depuis 1928 l’investissement net
représentait de 20 à 30  % du revenu brut. Il convient, bien entendu,
d’ajouter le poids des dépenses militaires. En 1937 les recettes budgétaires
correspondaient selon certaines estimations à 36  % du revenu national
brut 393.
Les dirigeants soviétiques ont eu recours à des mécanismes d’épargne
forcée, les emprunts qui jusqu’à une certaine époque étaient placés
périodiquement participant du caractère des impôts 394.
Après la Seconde Guerre mondiale, une opération d’échange monétaire
particulièrement rigoureuse 395 leur permit d’éliminer le rationnement de
guerre. Indépendamment de mesures de ce genre, il fut et demeure
nécessaire de monter un système fiscal relativement lourd.

L’impôt sur le chiffre d’affaires


L’impôt sur le chiffre d’affaires apparut comme un instrument commode
pour assurer l’équilibre de l’offre et de la demande sur les différents
marchés et pour orienter la consommation des individus tout en leur laissant
une certaine possibilité de choix.
C’est pourquoi le pourcentage de la taxe sur le chiffre d’affaires par
rapport au total des recettes budgétaires passa de 35  % en 1928-1929 à
70 % en 1935. Bien que ce chiffre ait tendu à décroître de 41 % en 1954 a
37,8 % en 1965 et 31,7 % en 1970, la taxe demeure une pièce importante du
système fiscal et du système économique soviétiques.
Son taux moyen par rapport au chiffre d’affaires, taxe comprise, a varié :
de 21,5 % en 1928-1929 à 54,7 % en 1953, et 30 % en 1963.
Très prononcée, la différenciation des taux répond à tout un ensemble de
considérations  : caractère plus ou moins luxueux des objets, nature des
matières utilisées, état de pénurie de certaines d’entre elles, désirs
d’encourager ou de décourager certaines consommations, etc.

La lutte contre l’inflation


Instrument de l’équilibre économique, le systeme financier soviétique a-
t-il évité l’inflation ?
Pour la période située entre les deux guerres, on doit répondre par la
négative  : de 1928 à 1940, les prix des biens de consommation ont été
multipliés par 10.
Cette inflation serait due à la conjonction des deux phénomènes suivants.
Les entreprises étaient fortement incitées à élever les salaires. Elles y
étaient poussées par les programmes d’investissements dont la réalisation
supposait peut-être des moyens supérieurs à ceux dont elles disposaient, par
l’attitude de la main-d’œuvre, particulièrement de la plus rare, par le
caractère des objectifs fixés en volumes de production, ce qui rendait les
dirigeants moins soucieux des prix de revient des résultats.
Les chefs d’entreprise pouvaient élever la rémunération de la main-
d’œuvre et surpayer matières premières ou demi-produits, en raison des
ressources dont ils disposaient, c’est-à-dire de la marge entre les prix de
vente et des prix de revient majorée des crédits bancaires. Quant à la
réglementation des salaires, il était facile de la tourner par les procédés
classiques de surqualification, de primes, etc.
Une série de mesures furent adoptées en vue de restreindre ces
possibilités  : les pouvoirs de la banque furent renforcés afin d’établir un
parallélisme entre le volume des salaires payés et le pourcentage
d’exécution du plan, un contrôle s’exerça sur les mouvements de la main-
d’œuvre et la distribution des moyens de production les plus importants,
etc. 396.
Durant la guerre, d’autres facteurs inflationnistes jouèrent évidemment :
réduction de la production de biens de consommation, relèvements des prix
obtenus par les agriculteurs en contrepartie de leurs produits. Ne pouvant
dépenser ces profits, les paysans accumulèrent un pouvoir d’achat que
l’échange monétaire, accompagné de forts prélèvements, absorba dans une
large mesure en 1947.
A la suite de cette opération, du renforcement de la réglementation, de
l’augmentation de la production des biens de consommation, l’U.R.S.S. ne
connut plus de mouvements inflationnistes analogues à ceux qui avaient
caractérisé la période précédente.

L’IMPÔT, INSTRUMENT D’INITIATIVE ET DE


PRODUCTIVITÉ
L’insuffisance de l’autonomie de gestion et par suite de l’initiative et de
la responsabilité des dirigeants des entreprises n’a pas été ignorée, dans son
principe, par les dirigeants de l’U.R.S.S.
A, maintes reprises, Staline avait souligné la nécessité de développer la
responsabilité personnelle et la comptabilité économique 397.
Pour une série de raisons, répercussions d’états de pénurie, préparation et
conduite de la guerre, hésitations devant l’initiative de cadres
insuffisamment formés, réticences sans doute accentuées par la tendance
naturelle des administrations centrales à ne pas déléguer le pouvoir de
décider, et par le caractère de Staline, le régime économique soviétique
restait très centralisé  : c’était une des causes de l’insuffisante productivité
que ses dirigeants ne cessaient de dénoncer.
Avec l’augmentation de la production, l’atténuation de la pénurie, la
formation des cadres, la complexité croissante de l’économie, cet
inconvénient fut de plus en plus évident.
Commencée avant la mort de Staline, la lutte contre le socialisme
bureaucratique fut largement accentuée par Khrouchtchev.
Celui-ci crut y parvenir par les mesures de régionalisation décidées en
1957. Vingt-cinq ministères furent supprimés et leurs pouvoirs délégués à
des conseils économiques régionaux (sovnarkhozes) au nombre d’une
centaine environ.
Ce transfert de pouvoirs laissait intact le problème de la gestion des
entreprises : reportée au stade régional, l’intervention administrative n’était
pas moins oppressive que celle des ministères.
Considérés comme «  inadaptés  » à leur tâche, les sovnarkhozes furent
supprimés en 1965.
Du moins fut-il possible de discuter le bien-fondé des systèmes en
vigueur et de proposer de nouvelles méthodes, débats qui préparèrent la
réforme de 1965.

LA RÉFORME DE 1965
En 1962 un professeur à l’université de Kharkhov, Evsei Liberman,
proposa de modifier profondément les conditions de gestion des
entreprises 398. Ces idées donnèrent lieu à une série de discussions et de
critiques 399. Celles-ci se poursuivirent à l’Académie des sciences qui
approuva les propositions de Liberman, mais avec des réserves. Ces
discussions ne furent pas inutiles. Fournissant une explication du
ralentissement de la croissance économique de l’U.R.S.S., offrant des
propositions qui avaient subi l’épreuve de la critique, elles venaient à leur
heure. Elles inspirèrent la réforme de 1965 400.
Celle-ci visait a la fois une plus grande autonomie de l’entreprise et, ce
qui en était la condition, l’établissement d’un mécanisme de récompenses et
de sanctions.

Mesures visant à rendre l’entreprise plus libre


La liberté des entreprises résulte en premier lieu de la reduction du
nombre des directives, dénommées indices, auxquelles elles etaient
soumises.
Au lieu de recevoir de multiples instructions qui ne leur laissaient aucune
liberté, les entreprises sont tenues de respecter deux indices : la valeur de la
production vendue et le rapport du profit à l’actif de l’affaire. Toute
amélioration de cet indice de rentabilité signifie non seulement que
l’entreprise a fabriqué et vendu, mais aussi que son prix de revient a
diminué, que ses débouchés se sont élargis, que les stocks ont été bien
calculés, que l’outillage a été plus complètement utilisé.
En principe, sous réserve de quelques autres indices, l’entreprise est libre
de combiner les moyens qui lui permettront d’atteindre ce résultat  :
entretenir des relations directes avec d’autres entreprises, embaucher,
licencier et fixer les rémunérations, à condition d’en respecter la
réglementation générale et de ne pas s’écarter du fonds des salaires qui lui
est assigné.

La contrepartie : le mécanisme de récompenses et de sanctions


Faire jouer un mécanisme de récompenses et de sanctions cela suppose
d’abord que les résultats expriment aussi exactement que possible la qualité
de la gestion.
Parmi les éléments du coût figure un élément négligé jusque-là  : l’actif
de l’entreprise, son capital ou, suivant l’expression soviétique, son fonds de
production. On ne peut savoir ce que l’entreprise coûte à la collectivité si on
ne lui impose le versement d’une somme, appelée taxe, redevance, intérêt
ou impôt, représentant un certain pourcentage de ce que la nation, d’une
façon ou de l’autre, a mis à sa disposition. L’impôt sur le capital fixé à 6 %,
3  % pour certains secteurs, constitue un élément essentiel d’une meilleure
détermination du bénéfice. En outre, les investissements nouveaux réalisés
par voie d’emprunts à la Gosbank doivent payer un intérêt.
Il faut également que les prix des matières achetées et des produits
vendus correspondent aussi exactement que possible à la réalité  : des prix
trop bas ne permettraient pas aux entreprises d’être rentables, des prix trop
élevés feraient apparaître des marges excessives 401.
Enfin, certaines entreprises sont soumises à des prélèvements
correspondant à l’existence de «  rentes  » tenant à leur situation
géographique, à l’emploi de matières premières très bon marché, ce qui ne
dépend pas d’elles puisque leurs fournisseurs leur sont imposés, ou à des
prix de gros fixés à un niveau très supérieur au coût. En fait, ces
prélèvements intéressent le plus souvent l’industrie extractive.
 

Les résultats mieux connus doivent permettre de faire fonctionner un


système de récompenses par des versements aux fonds de «  stimulation
économique ». Le fonds d’encouragement matériel permet de distribuer des
primes aux travailleurs. Le fonds socio-culturel est destiné aux services
collectifs. Un fonds de développement de la production finance les
équipements décidés et réalisés par l’entreprise.
Ces fonds existaient déjà, mais ils prennent une plus grande importance.
Les versements dépendent d’abord du pourcentage d’accroissement des
ventes prévues dans le plan de l’entreprise par rapport à l’année précédente
et du pourcentage d’accroissement de la rentabilité également prévu.
L’alimentation du fonds ne peut d’ailleurs être effectuée que si le Plan a été
exécuté. Cette double condition provient de la crainte constante de voir les
responsables sous-estimer leurs possibilités et se laisser fixer des objectifs
trop faciles à atteindre.
Après le paiement de la redevance sur les fonds productifs, c’est-à-dire
de l’impôt sur le capital, et les versements aux fonds de stimulation, le solde
peut être versé à l’État.
Telle est, du moins dans ses principes, l’économie de la réforme.
On voit la place donnée aux mécanismes financiers.

RÉSULTATS DE LA RÉFORME
Le nombre des entreprises appliquant le nouveau système augmenta
progressivement. En 1970 elles assuraient 93 % de la production totale de
l’industrie.
Très appréciable au début, la progression des résultats a tendu à
s’atténuer par la suite. La réforme n’a donc pas répondu entièrement aux
espoirs qu’elle avait suscités. Les observateurs, tant soviétiques
qu’étrangers, en ont déjà longuement disserté. Il semble que les raisons
suivantes puissent être données.
 

1° La réforme n’a pas été intégralement appliquée. Les administrations


ont continué d’imposer des indices théoriquement supprimés et de modifier
les plans en cours d’année. Les relations directes entre les entreprises ont
été entravées. L’utilisation des fonds d’encouragement a été gênée par la
banque d’État.
2° Même exactement appliquée, la réforme ne donne aux entreprises que
des libertés très mesurées et ne procure que des encouragements
relativement limités.
L’entreprise a peu ou n’a pas de liberté pour ajuster ses prix, pour créer
des investissements non planifiés, pour établir des relations avec d’autres
entreprises, pour aménager les salaires et même pour distribuer les primes
du fonds d’encouragement. La partie du prélèvement sur les bénéfices, qui a
pris le nom de versement «  du solde disponible du profit  », n’est pas,
comme son nom semblerait l’indiquer, le versement de ce qui reste après
dotation des fonds de stimulation. L’administration continue à le fixer de
façon discrétionnaire.
Il faut aller au-delà de ces remarques.
L’atténuation de la liberté des entreprises et de l’efficacité des stimulants
peut être attribuée à la fois aux mécanismes qui n’ont pas été modifiés et à
l’état de l’économie.
Le Fonds de développement doit permettre la réalisation
d’investissements non planifiés. Encore faut-il pouvoir acheter les biens
d’équipement nécessaires. L’état du marché ne le permet pas toujours. La
fabrication de machines, d’outils ou de matériaux de construction ne suffit
pas à répondre à la fois aux exigences du Plan et aux commandes
spontanées des entreprises. Celles-ci sont réduites à demander aux services
centraux le droit de s’insérer dans les mécanismes administratifs qui
permettent l’obtention de moyens de production supplémentaires  : les
bureaux retrouvent, par ce biais, tous leurs pouvoirs de direction.
Quant aux aménagements de salaires ou à la distribution de primes,
l’insuffisance des biens de consommation risque d’en faire des moteurs
d’inflation. Les administrations sont donc naturellement incitées à ne les
autoriser qu’avec beaucoup de précautions.

Ces obstacles peuvent-ils être surmontés ?


Sommes-nous dans un cercle vicieux avec une liberté de gestion entravée
par une pénurie qu’elle devrait permettre d’éliminer ?
Il semble que certains obstacles pourraient être surmontés, notamment
ceux qui résultent de l’insuffisance de la réforme fiscale.
Les administrations centrales ont peur que les entreprises ne disposent de
profits excessifs, car ceux-ci peuvent permettre des hausses de salaires
exagérées, sinon des gaspillages de biens d’équipement. Mais ces profits ne
sont-ils pas excessifs parce que l’impôt sur le capital des entreprises a été
fixé trop bas  ? Plus élevé, il obligerait les entreprises à une gestion plus
serrée, à une meilleure utilisation de leurs moyens, et ce qui subsisterait
pourrait être utilisé plus librement. Effectivement, certains économistes ont
proposé de porter l’impôt sur le capital à un taux nettement plus élevé,
10 %, 12 % ou même 15 % au lieu de 6.
Il est donc normal de conserver un prélèvement sur les bénéfices. Encore
celui-ci pourrait-il être réglementé plus nettement, de telle façon que
l’entreprise, ses dirigeants et ses travailleurs sachent que, s’ils obtiennent tel
résultat, ils en retireront tel bénéfice.
Si, malgré toutes ces mesures, le profit de l’entreprise restait relativement
élevé, cela voudrait dire soit qu’elle bénéficie de rentes de situation que l’on
n’a pas su taxer, soit que les prix de vente sont trop élevés, faute de les
avoir fait baisser, soit que la gestion de l’entreprise, la qualité et l’activité de
sa main-d’œuvre lui donnent une nette supériorité sur d’autres. Ne serait-il
pas opportun dans ce cas de lui permettre de se développer, de s’étendre,
d’adjoindre même des fabrications annexes, ce qui lui procurerait
l’utilisation naturelle d’une large part de ses profits ?
Quant aux travailleurs, s’ils bénéficient de primes relativement élevées,
celles-ci pourraient être dirigées vers des circuits d’épargne et partiellement
reprises par un système d’impôt sur le revenu personnel d’une progressivité
un peu plus accusée ou par des taxes plus lourdes sur les produits,
notamment sur les produits de luxe 402.
Je simplifie beaucoup un problème économique plus complexe et plus
difficile. On n’échappe pas cependant à l’impression que la fiscalité, qui a
déjà permis un réel assouplissement et des résultats appréciables, pourrait
être plus largement utilisée, conformément à sa nature et à sa destination.
L’examen du problème agricole conduit aux mêmes conclusions.

CHAPITRE III

Réforme de l’économie et de la fiscalité agricole en U.R.S.S.

En vue d’abréger, je me contente d’indiquer ce que fut, dans le domaine


agricole, la réforme de 1965 et de rechercher des raisons de l’insuffisance
des résultats obtenus.

LES RÉFORMES DE 1965


Les réformes de 1965 comportent des mesures à la fois économiques et
fiscales, les unes visant à permettre une gestion plus libre, les autres à la
rendre plus avantageuse.

Autonomie de gestion
Les kolkhozes 403 ont plus de liberté quant au choix de leurs productions :
ils n’ont plus à respecter qu’un plan de vente. Ils ont le droit de développer
les activités non agricoles, notamment de créer des entreprises auxiliaires et
d’artisanat pour employer la main-d’œuvre durant la morte-saison.

Régime fiscal des kolkhozes


Indépendamment des avantages financiers résultant de l’annulation des
dettes antérieures à 1965 et de plus larges possibilités de crédit, les
kolkhozes bénéficient d’un régime fiscal — au sens large du terme — plus
encourageant.
Des avantages de prix sont accordés à ceux qui vendent des produits à
l’État en sus du plan de collecte ; les majorations se situent entre 50 % et
100 % : c’est l’équivalent d’une fiscalité dégressive, donc favorable à une
production accrue 404.
Les impôts directs semblent avoir été allégés.
Le revenu net du kolkhoze n’est imposable que dans la mesure où il
dépasse 15 % de la valeur des fonds fixes, c’est-à-dire des bâtiments et de
l’outillage. Le tarif est progressif depuis 1970, mais, dans aucun cas, le total
de l’impôt ne peut dépasser 25 % de la partie imposable du revenu.
Encore faut-il empêcher que le kolkhoze élude toute charge fiscale
directe en distribuant tout son revenu à ses membres sous forme de salaires.
C’est pourquoi la partie du fonds de rémunération des kolkhoziens qui
dépasse la somme nécessaire pour assurer à chacun un traitement de 60
roubles par mois est imposée à 8 %.

Imposition des exploitations individuelles


L’impôt sur les exploitations individuelles des kolkhoziens vise à les
inciter à ne pas délaisser les tâches collectives : une majoration de 50 % est
appliquée lorsque, sauf raison valable, les membres de la famille ne font pas
un minimum de travail pour le kolkhoze.

Réforme des sovkhozes 405


Comme pour les entreprises industrielles, on n’a conservé que quelques
indices obligatoires (production en nature, fonds total des salaires, profit
rapporté aux fonds productifs) ; les prix de vente ont été relevés, afin que
tout sovkhoze convenablement géré puisse obtenir un certain niveau de
rentabilité  ; les fonds d’encouragement auxquels s’ajoute un fonds
d’assurance contre les risques de mauvaise récolte peuvent être dotés
suivant les résultats.

INCIDENCE DU SYSTÈME FISCAL SUR LA PRODUCTION


L’ensemble de ce système encourage les progrès de la production
minimale obligatoire, les revenus des kolkhozes et ceux des kolkhoziens
sont modérément taxés. Cependant il ne semble pas que les distinctions
établies entre les kolkhozes relevant des différentes zones de prix soient
suffisantes pour atteindre la rente, c’est-à-dire tout ce que la diversité de la
fertilité des terres et des facilités d’irrigation apporte d’avantages à certains,
de difficultés à d’autres.
On ne peut pas ne pas se demander, comme un agronome le faisait il y a
un certain nombre d’années 406, pourquoi la terre n’est pas soumise à un
prélèvement, impôt ou redevance peu importe le mot, qui encouragerait
plus nettement l’augmentation de la production, la réalisation
d’aménagements fonciers et le meilleur emploi des instruments de culture.
Pourquoi ne pas établir un véritable cadastre ? Sans doute s’agit-il d’une
opération longue et relativement délicate 407. Elle doit être facilitée par les
caractères de la plaine russe et par l’existence de vastes exploitations. Un
impôt foncier permettrait de réduire — ou même d’annuler — l’obligation
des livraisons, les variations des prix suffisant à orienter les cultures
conformément aux objectifs du Plan, d’autant que des contrats à long terme
pourraient toujours être passés entre les organismes d’achat et les
kolkhozes.
Cette réforme intéresserait naturellement les fermes d’État aussi bien que
les organismes coopératifs.
 

Sans entrer dans le détail, observons seulement que dans l’ensemble des
pays de l’Europe de l’Est, des réformes analogues à celles de l’U.R.S.S. ont
été apportées à la gestion des entreprises agricoles et à leur fiscalité.

CHAPITRE IV

Réforme économique et réforme financière dans l’Europe de l’Est,


particulièrement en Hongrie

Au cours de ces dernières années, on a observé dans l’ensemble de


l’Europe de l’Est, comme en Union soviétique, un mouvement de réforme
visant à assouplir la gestion des entreprises et à renforcer les mécanismes de
récompense et de sanction 408.
Dans les différents pays, la réforme économique a été de pair avec une
réforme fiscale qui en constituait une des conditions. Partout un impôt sur
le capital des entreprises a été créé.
Compte tenu de cette tendance générale, on constate, d’un pays à l’autre,
de nettes différences. On est tenté de distinguer deux groupes, le premier
réunissant la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Bulgarie, où la liberté de
gestion de l’entreprise a été la plus accentuée, le second, composé de la
République démocratique allemande, de la Pologne et de la Roumanie, où
la libéralisation de l’économie a été moins marquée.
En fait, l’évolution de la Bulgarie et de la Tchécoslovaquie les a
rapprochées du deuxième groupe.
Plutôt que d’étudier chaque pays, il a paru utile de donner quelques
précisions sur la réforme hongroise qui montre les possibilités et les
conditions, notamment les conditions fiscales, d’une libéralisation
relativement poussée, ainsi que les obstacles auxquels elle se heurte 409.

La réforme économique et fiscale de la Hongrie


Préparée dès 1963, décidée en 1966, mise en œuvre en 1968, la réforme
hongroise donne au chef d’entreprise une plus grande liberté qu’il n’en
avait antérieurement. Au cours d’un voyage d’études effectué en 1968, nous
avons entendu partout les mêmes réflexions : « Enfin, nous sommes libres
de décider de la meilleure utilisation de nos moyens : plus responsables, il
sera normal que nous soyons effectivement sanctionnés en cas d’échec. »
Les chefs d’entreprise sont libres d’organiser la production, de modifier
les salaires — dans certaines limites —, d’embaucher et de licencier 410. Ils
ont droit de choisir leurs fournisseurs ; certains peuvent entrer directement
en rapport avec leurs acheteurs et leurs vendeurs étrangers.
Une grande partie des investissements est décidée par les entreprises  :
40 % en 1968 et 50 % en 1969 du montant total.
Cette liberté est orientée dans le sens du Plan par une série de
mécanismes économiques et financiers, notamment par les prix, le crédit et
l’impôt. Dans les déclarations ou les articles des économistes et des
dirigeants politiques, on retrouve l’équivalent de l’image classique de
l’économie libérale, la référence a la main invisible qui doit amener chacun
à travailler dans le sens de l’intérêt général, tout en poursuivant son intérêt
particulier.
La main invisible est guidée par le mécanisme de récompenses et de
sanctions. On observera d’abord le souci de proportionner le taux
d’intéressement au degré de responsabilité de chacun. Si les résultats sont
favorables, le personnel de direction peut recevoir un supplément allant
jusqu’à 85 % de son salaire, mais ce salaire peut être réduit de 25 % en cas
de perte.
Les cadres moyens peuvent recevoir une rémunération supplémentaire
correspondant à 50  % de leur salaire, mais celui-ci peut être amputé de
15 % en cas de déficit.
Pour les autres membres du personnel, le supplément ne peut dépasser
15 %, mais leur salaire ne peut être diminué.
Si les résultats sont très défavorables, l’entreprise peut être mise en
faillite.
Le profit alimente à la fois le fonds d’intéressement d’où proviennent les
primes, un fonds de réserve et un fonds de développement, grâce auquel les
investissements supplémentaires pourront être effectués.
Pour que le mécanisme de récompenses et de sanctions ait un sens, il faut
que les résultats soient exactement déterminés.
C’est l’effet du système des prix mieux adapté à la réalité des coûts et de
la demande, du taux d’intérêt des crédits bancaires et du système fiscal.
La Hongrie a institué un impôt de 5 % sur le capital.
Il existe une contribution sur les salaires correspondant notamment aux
charges de Sécurité sociale.
Une taxe spéciale permet de reprendre tout ou partie des « rentes » dont
bénéficient certaines entreprises en raison de leur situation géographique,
de la qualité de leur équipement ou des avantages inhérents a la fixation des
prix.
Le profit ce qui subsiste après le jeu de ces impôts  —  est affecté aux
différents fonds d’investissement et de développement, non sans qu’un
nouvel impôt ait été levé.
Sur le fonds de développement, le taux proportionnel est de 60 %.
Sur le fonds d’intéressement, l’impôt est progressif. de 0 à 70 % suivant
la proportion entre sa valeur et le montant de la masse des salaires.
L’entreprise paie également un impôt lorsque la hausse des salaires
dépasse un certain pourcentage.
 

La réforme a donné des résultats appréciables, inférieurs cependant à ce


qui avait été espéré.
Il serait trop long d’exposer en détail les causes de ce phénomène 411. Il y
a lieu de se demander s’il ne faut pas retenir, entre autres, certaines lacunes
du système financier.
Les profits des entreprises ont beaucoup augmenté  : ils ont pesé sur le
marché des biens d’équipement et, par l’accroissement des primes et des
salaires, sur les prix des biens de consommation  : le gouvernement fut
conduit à des mesures de blocage ou de freinage des prix et salaires.
Mais ces profits n’ont-ils pas été «  artificiellement  » gonflés par le
régime des prix et le système fiscal ? L’impôt a-t-il été utilisé pour éliminer,
aussi complètement que possible, certaines «  rentes  »  ? L’impôt sur le
capital n’a-t-il pas été trop faible ? La même question peut être posée en ce
qui concerne les taux d’intérêt des prêts bancaires 412.
Des aménagements des techniques économiques et financières ne
pourraient-ils permettre de se rapprocher davantage des résultats que la
réforme hongroise permet d’escompter ?
 

CONCLUSION

La conclusion de cet ouvrage pourrait tenir en quelques lignes. Dans


notre monde actuel et sous tous les régimes les techniques financières sont
sous-estimées. On méconnaît l’apport que le système monétaire, le système
fiscal, le système du crédit pourraient apporter à la vie des sociétés. On ne
se rend pas compte que les techniques financières pourraient aider à
résoudre les problèmes actuels : l’inégalité, l’inflation, l’environnement, la
planification, l’énergie, le sous-emploi et le sous-développement de la plus
grande partie de l’humanité. On oublie que l’on a affaire à des mécanismes
libéraux capables d’orienter l’action des hommes dans le sens de l’intérêt
général, tout en bénéficiant de la productivité inhérente aux libres
initiatives. Les techniques financières permettent de corriger l’économie de
profit comme de substituer l’économie d’incitation à l’économie de
commandement.
A l’heure actuelle l’utilisation judicieuse de la monnaie et de l’impôt est
à la base des réformes économiques de l’Europe de l’Est. Aller plus loin
dans ce sens constitue la condition d’une économie plus productive. Les
pays occidentaux ont également à apprendre dans ce domaine. La solution
du vaste problème de la pollution ne suppose pas seulement des
interdictions draconiennes mais aussi des régimes alternés de taxation et de
subvention, c’est-à-dire une véritable fiscalité. Il faut faire contribuer
chacun en proportion de ce qu’il coûte à la collectivité.
A côté de la méconnaissance de l’instrument financier nous avons relevé
une utilisation souvent maladroite. A maintes reprises des impôts ont été
créés, trop ambitieux pour leur époque et pour leur milieu. L’idée vint
fréquemment d’imposer le chiffre d’affaires, le revenu ou le capital mais,
faute de moyens d’action, on n’arriva qu’à de médiocres solutions de
compromis, l’alcavala en Espagne, le sou pour livre en France ou les
« taxes jacobines » de la Révolution française. Pour insuffisants et injustes
qu’ils aient été, les impôts indiciaires français, les «  quatre vieilles  »
contributions du XIXe siècle, eurent du moins le mérite d’exister et d’être
faciles à établir.
Les grands financiers furent ceux qui surent adapter le système monétaire
et le système fiscal ou le système bancaire aux conditions de leur pays et de
leur temps.
Comment ne pas être frappé d’un monde où l’on sait que le régime
monétaire est périmé, où cependant on se contente de placer ses pas dans
les vieux sentiers  ? Manquer de réalisme ce n’est pas seulement dépasser
son temps, c’est aussi ne pas voir les possibilités ouvertes par des
conditions nouvelles à de nouvelles techniques.
Tout ceci n’est pas l’effet du hasard. Pour comprendre le mauvais usage
des techniques financières, il faut tenir compte à la fois des privilèges, des
préjugés et de l’ignorance.

La résistance des privilégiés

C’est, pourrait-on croire, la partie la mieux connue de cette histoire. Qui


ne se souvient de la lutte des despotes éclairés et de leurs homologues les
ministres réformateurs de Louis XIV ou de Louis XV ? L’histoire financière
de ce siècle doublet ou plutôt soubassement de graves défaites militaires
françaises se résume en une série de tentatives d’hommes de valeur un
Machault d’Arnouville par exemple qui tentèrent de monter un système
d’impôts adapté à leur temps et ne cessèrent de se heurter. A qui  ? Aux
privilégiés certes, c’était évident et naturel, mais aussi, ce qui l’était moins,
à la masse de la population solidaire de ces bastilles des privilégiés, les
parlements et les autres cours souveraines. Comme l’école de guerre
prussienne étudiait les causes de la défaite d’Iéna, comme l’école de guerre
française recherchait les causes de la défaite de 1870, il vaut la peine de s’y
arrêter et de s’étonner  —  au profond sens du terme  —  de l’habileté avec
laquelle les privilégiés savent s’assurer le concours des plus défavorisés.
Croit-on qu’à notre époque l’opposition généralisée latente de la majeure
partie de la population à la lutte contre la fraude fiscale ne tienne pas à des
phénomènes du même ordre ?
Nous sommes ici au cœur de notre problème. Comment se fait-il que la
masse  —  cette masse qui en régime démocratique doit parvenir au
pouvoir  —, comment se fait-il qu’elle ne voie pas les intérêts qui
s’opposent aux réformes financières les plus utiles, les plus réalisables ?

La force des préjugés

Certes il faut tenir compte de la complexité de certains


problèmes  —  complexité cependant bien limitée. Faut-il beaucoup de
réflexion pour comprendre qu’un système monétaire que rien ne préserve
de la tendance naturelle à l’inflation doit peu à peu révéler un potentiel
inflationniste qui résiste à tous les « remèdes de cheval » ? Le recours à un
nouveau système monétaire n’est pas plus révolutionnaire que bien des
changements introduits dans les mœurs. Mais il se heurte à ceux qui en
bénéficient.
Croit-on que ce soit un hasard si le système de l’étalon-marchandise n’a
donné lieu à aucune étude approfondie lors des réunions monétaires de ces
dernières années  ? Les abbés et les évêques des conciles financiers, plus
avisés que leurs prédécesseurs de Chalcédoine et de Nicée, savent bien que
le meilleur moyen de lutter contre une idée dangereuse ne consiste pas à la
combattre ouvertement. Certains pensent que le manichéisme du Moyen
Age est né et s’est nourri de l’exposé qu’en avait fait saint Augustin pour le
réfuter. Les orthodoxes de la finance savent d’instinct qu’il faut se garder de
discuter les « hérésies » contraires à leur intérêt.
Comment se fait-il que notre époque qui ne manque pas de contestataires,
qui voit relever de façon continue l’impérialisme de telle ou telle
superpuissance, s’en tienne à dénoncer l’intervention des escadres ou les
envois d’armes sophistiquées  ? Comment se fait-il qu’elle néglige cet
impérialisme financier, fondé sur la création d’une monnaie ex nihilo,
cependant plus facile à comprendre que les manœuvres compliquées des
agents secrets ?
Ce n’est pas que les réformistes ou les révolutionnaires se soient toujours
désintéressés des problèmes financiers. Le souci de l’histoire m’a même
conduit à consacrer de longs développements au combat politique qui
remplit la fin du XIXe et le début du xxe siècle — la lutte contre un système
fiscal injuste, la lutte pour l’impôt sur le revenu. Mis à part la bataille des
fermiers et des syndicalistes américains, je ne vois pas que le système
monétaire et le système bancaire aient donné lieu à de semblables conflits.
La méconnaissance des enseignements du passé peut en être la cause.
Il faut se pencher sur l’histoire financière pour discerner les causes
profondes des victoires anglaises de la guerre de Cent Ans, de la guerre de
Sept Ans et des guerres de l’Empire. Il faut un minimum d’attention pour
comprendre le substrat financier de tous les 18 Brumaire  —  de celui de
Bonaparte comme de ceux de Mussolini ou d’Hitler — en attendant ceux de
l’avenir.
Il ne suffit pas de se préoccuper des problèmes financiers. Il faut se
rendre compte des conditions dans lesquelles les institutions sont
appliquées. Un exemple peut suffire.
Il n’est pas d’impôt, si juste soit-il dans son principe, dont la justice ne
dépende des conditions dans lesquelles il est mis en œuvre. Si la fraude
généralisée permet à des catégories entières de citoyens d’esquiver l’impôt,
si faute de poursuivre directement cette fraude on compose avec elle en
établissant des systèmes de forfaits, si en définitive, dans certains secteurs,
20, 30, 50  % du revenu théorique imposable échappe pratiquement à
l’impôt, croit-on que l’on ait atteint un objectif d’équité ? Or l’histoire nous
montre ce que put être la fraude dès les origines de l’impôt sur le revenu.
En Italie l’impôt sur la richesse mobilière établi vers le milieu du XIXe
siècle était, dans son principe, un des plus équitables  —  mais une fraude
généralisée en fit une parodie de justice. A un degré moindre le système
fiscal d’autres pays, celui de la France notamment, compromet
singulièrement les objectifs du législateur  : les rapports du Conseil des
impôts sont assez explicites pour me dispenser d’y insister. Dans d’autres
pays européens on trouverait — plus ou moins forts — des phénomènes de
ce genre. Faute d’y porter attention la Communauté européenne risque de
ne pas atteindre son objectif. Croit-on que les industriels ruinés par
l’avantage que s’approprient les fraudeurs des autres pays accepteront leur
disparition sans réagir ?
Cela n’est pas nouveau. Les protagonistes de la Révolution française,
égarés par les analyses trop sommaires des réformateurs, rejetèrent tous les
impôts indirects — sans se rendre compte de tout ce que l’on aurait pu faire
en les réformant — et firent fond sur le seul impôt direct dont l’assiette fut
remise à des municipalités incapables et peu soucieuses de l’assurer.
La suite des événements, les difficultés financières, l’abus des assignats,
le recours à des impôts simplistes et la réaction qui s’ensuivit étaient en
germe dans ce mépris des conditions d’application.
Avons-nous tellement changé ? A l’heure actuelle c’est paraît-il être « de
gauche  » que de vouloir l’impôt direct, c’est être «  de droite  » que de
défendre l’impôt indirect. J’ai tenté de faire ressortir par la leçon de
l’histoire ce qu’il y avait de sommaire dans une attitude de ce genre et de
montrer comment l’impôt indirect rénové pourrait apporter sa contribution à
une réforme profonde de la société.
Quant au crédit on ne peut méconnaître la place que réserve aux
banquiers le programme de certains partis. Mais croit-on qu’il suffise de
nationaliser des banques pour réformer les méthodes de distribution du
crédit, pour faire des établissements de crédit ces instruments de
transformation de l’entreprise que l’on pourrait souhaiter, pour éviter en
d’autres termes que la société ne voie s’édifier à tous les coins de rue de
luxueuses succursales ?

L’ignorance

Peut-être faut-il aller plus loin et se demander les causes profondes de


l’ignorance des mécanismes financiers.
Il faut certes incriminer le caractère hermétique de ces techniques. Alors
que nul n’hésite à discuter de «  politique  » et d’ «  économie  », on recule
devant la monnaie, l’impôt, le crédit, si ce n’est pour vitupérer ceux qui
manient ces instruments. Considérant ces phénomènes tomme difficiles à
comprendre, on les réserve aux spécialistes. Ceux-ci finissent eux-mêmes
par s’endormir dans leur spécialité. Ils oublient que leur technique n’est pas
une fin en soi. Ils en cultivent volontiers l’ésotérisme. Convaincus que ceux
qui n’ont pas suivi leur initiation seront incapables de comprendre, ils ne
tentent pas de diffuser et de convaincre. Ils s’efforcent de persuader la
masse qu’il ne lui reste qu’une chose à faire : consciente de son ignorance,
se soumettre à quelque chose qui la dépasse.
Quant aux membres des partis d’opposition et même des partis
révolutionnaires, ils préfèrent s’abstenir de réfléchir trop longuement à des
techniques qui obligeraient leurs adhérents à se pencher sur les conditions
concrètes de leurs aspirations, c’est-à-dire à sortir du domaine de l’utopie
chaleureuse pour débattre de la froide réalité.
Tout ceci peut se résumer en quelques mots. Dans un monde de
contestation, les tabous financiers sont les seuls à rester intangibles, pour ne
pas dire révérés. Or ce sont les plus malfaisants. Souhaitons que les
historiens de l’avenir n’aient pas à refaire cette constatation
 

Notes

1
Cf. Livre de l’impôt foncier écrit au VIIIe siècle par le cadi de Bagdad.

2
Ajoutons le système des « liturgies » sur lequel nous reviendrons plus loin.

3
Il paraît inutile de les recenser : « échanges silencieux » encore en vigueur
dans certains pays, cadeaux qui provoquent en contrepartie d’autres
cadeaux (potlatch), etc.

4
Le négoce des Phéniciens reposait essentiellement sur le troc.

5
A ce moment-là, on pouvait presque supprimer la référence à l’orge et se
contenter de fixer l’amende en une monnaie de compte immatérielle dont
chaque unité valait telle quantité de tel produit, telle quantité de tel autre,
etc.

6
Des villes grecques d’Asie Mineure suivirent cet exemple  : Milet, Phocée
puis Égine, Corinthe et Athènes et, vers la fin du Ve siècle, les cités
marchandes de Phénicie. Précisons que parmi les premières monnaies
figuraient des pièces d’électrum, mélange d’or et d’argent.

7
Les monnaies soigneusement contrôlées quant à leur composition et à leur
poids étaient naturellement recherchées, même en dehors du territoire des
États qui les émettaient. Mais si le bénéfice de la frappe était exagéré, les
étrangers — et même les nationaux — avaient tendance à ne plus accepter
les pièces de monnaie que comme de petits lingots en fonction de leur poids
en métal précieux.
Les monnaies «  divisionnaires  » qui facilitaient les petites transactions
pouvaient être acceptées pour leur valeur nominale sur le territoire des États
qui les émettaient.

8
Cf. R. Weill, Les Décrets royaux de l’ancien empire, in «  Chartes
d’immunités dans l’ancien empire  » (A. Moret, Journal asiatique, 1912 à
1917).

9
Parmi les indications à relever citons la correspondance d’Hammourabi,
qui, aux environs du IIe millénaire avant l’ere chrétienne, régnait sur un État
relativement bien organisé. Les palmeraies du domaine royal etaient
entretenues par des jardiniers qui versaient une partie du produit des
dattiers. On evaluait la quantité des dattes vertes sur les arbres. Au moment
de la récolte le jardinier devait verser la moitié ou les deux tiers en dattes
mûres. Le cultivateur dont le champ n’avait pas été arrosé n’etait pas tenu
de payer son lover. C’est là un simple exemple d’une methode qui a persiste
dans cette région jusqu’aux abords de notre epoque.

10
Cf. le Livre des Rois.

11
Les plus anciens spécimens de monnaie remonteraient au Ve siècle.

12
Tel était, du moins, le système fiscal de l’époque des Han (202 av. J.-C.-220
apr. J.-C.).

13
Jacques Pirenne, dans son Histoire des institutions et du droit privé de
l’ancienne Égypte (Bruxelles, 1932-1934, 4 vol.), a insisté sur ce rythme,
dont il a peut-être systématisé le caractere. La réalité de ce phénomène
semble admise par la plupart des historiens actuels, sinon par tous.
14
Ajoutons les sociétés américaines précolombiennes ou la culture du mais
laissait un surplus suffisant pour permettre la création de véritables États

15
Nous ne devons pas oublier que les États avaient la possibilité d’utiliser les
périodes de sous-emploi saisonnier que connaissent les sociétés agraires
J’incline a penser mais ce n’est là qu’une conjecture que la mobilisation des
masses paysannes durant les mois de morte-saison permit de réaliser des
travaux  —  travaux d’hydraulique ou construction de vastes
monuments  —  dont l’ampleur nous étonne encore. Encore fallait-il que
l’État se procurât la nourriture de ces masses de travailleurs. On peut lire à
cet égard les réflexions d’Hérodote sur les quantités de produits
alimentaires utilises pour nourrir ceux qui édifièrent les pyramides.

16
L’examen du régime fiscal des centres urbains et des États commerçants de
l’Antiquité nous montrerait comment l’importance des échanges y rendait
l’assiette et le recouvrement de l’impôt relativement faciles. C’est pourquoi
on vit apparaître, à Athènes en tout cas, cette recherche d’impôts
égalisateurs que l’on ne retrouvera plus guère, mis à part certaines
républiques commerçantes et industrielles, qu’aux abords du XIXe siècle.

17
Strabon, L. XV, § 21.

18
Notre information bénéficie d’une série de coïncidences. Le papyrus permit
à l’Égyptien d’écrire beaucoup  ; l’habitude d’embaumer les cadavres des
hommes, et des animaux sacrés, conduisit à utiliser les vieux papiers pour
fabriquer les cartonnages bariolés qui entouraient les momies ; la sécheresse
du climat nous a conservé les traces multiples d’une des plus anciennes
bureaucraties. Aux papyrus s’ajoutent les ostraca, fragments de poteries sur
lesquels on pouvait écrire quelques notes sommaires et notamment donner
quittance.
Le ventre de tel crocodile sacré, bourré de circulaires et de notes
communes ou particulières, nous fournit des renseignements d’une valeur
inappréciable sur les ressorts intimes des monarchies antiques. Ils
permettent d’observer un pays particulièrement propice à l’établissement
d’un système financier relativement « avancé ». Ils nous montrent aussi les
limites auxquelles se heurtait l’État, même dans un milieu qui constituait à
l’époque, pour le fisc, une sorte de terrain d’élection.

19
Relativement bien connu et particulièrement évolué, le système fiscal des
Lagides mériterait de plus longs développements. Un souci de brièveté
m’oblige à renvoyer au chapitre correspondant de l’Histoire de l’impôt. Je
dois également signaler l’intérêt particulier de l’ouvrage de Claire Préaux,
L’Économie royale des Lagides.

20
C’est l’interprétation d’un historien italien, E. Pais, Histoire romaine,
p. 216.

21
Dans son ouvrage sur L’Influence de la puissance maritime sur l’histoire.
A.T. Mahan a particulièrement insisté sur le fait suivant : dès le début de la
deuxième guerre punique, Rome était pratiquement maîtresse de la mer.

22
Dans son Histoire de la Gaule, livre I, chap. x, Camille Jullian, tout en
soulignant la force de l’empire marseillais, insiste sur l’étroitesse des liens
qui l’unirent a Home. Il parle d’une véritable symbiose entre les deux
républiques.

23
Les citoyens romains bénéficiaient d’autres avantages ; ils étaient exempts
des taxes douanières établies par les villes sujettes, ils n’étaient pas soumis
à l’interdiction de certaines productions dans les provinces, etc.

24
Les contributions de guerre étaient importantes. Les Carthaginois, après la
première guerre punique durent payer 2  200 talents en 20 ans, après la
deuxième guerre punique 10000 talents en 50 ans, Philippe de Macédoine
1000 talents en 10 ans, Antiochus 15000 talents en 12 ans.
25
Je reviendrai dans la IIe partie sur cette incidence de la dîme.

26
C’est ce qu’Antoine aurait rappelé aux envoyés des cités asiatiques venus le
voir après la bataille de Philippes. Antoine continua en indiquant que les
cités avaient avancé à Brutus et Cassius le payement du stipendium pour
dix années. Il exigea la même avance en sa faveur. Appien, Bello civili (5-
4).

27
Cf. L. Homo, L’Italie primitive et les débuts de l’imperialisme romain,
p. 264.

28
Dont une des premières mesures fut de dispenser l’Asie du paiement du
tribut pendant cinq ans. On sait qu’il était en relation avec les révoltés
d’Italie, ce qui marque bien le caractère général de l’effort accompli dans le
monde méditerranéen pour renverser la pyramide.

29
L’appui des propriétaires, effrayés par les réformes sociales de Mithridate,
facilita la victoire de Sylla.

30
La mise en ferme des impôts fut restreinte. Elle semble avoir disparu en ce
qui concerne les impôts directs.

31
Il s’agissait de droits perçus, notamment lors du franchissement des limites
qui séparaient l’Empire de l’etranger ou les provinces les unes des autres.

32
Il reste, dans ce domaine, beaucoup d’incertitude Cf Deléage, «  Les
cadastres, antiques jusqu’à Dioclétien  ». in Études de papyrologie. Le
Caire, 1934, II

33
Suétone et Tacite citent plusieurs décisions de ce genre.

34
Sur l’importance des ventes aux enchères dans l’Antiquite a une époque ou
la publicité n’existait guère, cf. les remarques de List dans Paulys Real
Encyclopédie, verbo Auctio

35
Le texte fameux de Strabon sur le caractère «  providentiel  » de la
disposition des fleuves gaulois est le signe de l’importance attachée par les
Romains au transit par l’ « isthme gaulois ».

36
Rostovtzeff, dans Social and Economie History of Roman Empire, a insisté
sur ce point.

37
Albert Grenier a montré l’importance des corporations de bateliers
(Archéologie gallo-romaine).

38
Cf. notamment Charlesworth, Les Routes et le trafic commercial dans
l’Empire romain (traduction, Paris, 1938).

39
Sur l’importance de ces ressources, sur l’existence à Leuke Corne d’une
petite garnison pour percevoir les droits, sur les perceptions possibles en
Arabie, cf. Charlesworth, Les Routes et le trafic commercial dans l’Empire
romain, p. 79.

40
Géographie, livre XVII. chap. I, p. 13.

41
Cf. Lot, L’Art militaire et les armées au Moyen Age, t. I, p. 24.

42
Sous Néron le poids de l’aureus d’or et celui du denier d’argent s’abaissent
légèrement. La diminution du poids de métal précieux s’accentue sous les
Antonins et plus encore sous Septime Sévère  : à ce moment les monnaies
d’or et d’argent contiennent de 50 à 60 % d’alliage.
Au cours du IIIe siècle la dégradation s’accentue  : Caracalla crée une
monnaie d’argent, l’antoninianus, qui finit par contenir jusqu’à 98,5  %
d’alliage sous Claude II. Il s’agit alors d’une pièce de cuivre ou de plomb
recouverte d’une mince couche d’argent.
Dioclétien reprend la frappe de la monnaie d’argent sur la base de 96 à la
livre (réforme reprise et complétée par Constantin) et la frappe de l’or
réapparaît. Dioclétien s’efforce également de contenir la hausse des prix en
instituant un prix maximum des denrées, salaires et objets usuels  :
Constantin retira l’édit.
Le détail de cette évolution importe moins que la limitation des recettes
inhérentes à ce régime d’inflation métallique et ses effets destructeurs de la
circulation monétaire  : le retour à l’impôt en nature et aux prestations de
services devait en découler.

43
On peut également supposer que d’anciennes espèces continuent de circuler
en tenant compte de leur poids de métal, c’est-à-dire pour une valeur
supérieure à leur valeur nominale. Cet usage, généralement irrégulier mais
qui put être toléré ou accepté par le Pouvoir, limite la fuite devant la
monnaie dans la mesure même où il prive l’État de la possibilité de tirer
grand parti de la monnaie.

44
Nous n’insistons pas sur les autres méthodes qui ont été utilisees. Elles non
plus ne pouvaient procurer que des ressources limitées et non sans perturber
le mécanisme des échanges.

45
Opinion exprimée par Rostovtzeff, Léon Homo, Le Haut-Empire. p. 623.

46
Opinion exprimée par Carcopino dans son etude sur «  Trajan et l’or des
Daces  », étude parue dans son ouvrage Points de vue sur l’impérialisme
romain.

47
Cf. L’Archéologie gallo-romaine de Grenier, «  L’archéologie du sol  :
navigation, occupation du sol », surtout in fine.

48
Cf. Edgar Faure, «  Étude de la capitation de Dioclétien d’après le
Panégyrique VIII », in varia Etudes de droit romain, 1961.

49
Nous avons vu que l’on peut présumer  —  mais non affirmer  —  que les
travaux poursuivis d’Auguste à Trajan avaient conduit à l’établissement
d’un cadastre, au moins dans plusieurs régions.

50
L’exemple même du cadastre napoléonien nous montre l’importance des
distorsions qui peuvent se produire en un siècle.

51
Il s’agit d’un petit traité de pratique remontant au VIe siècle mais
reproduisant sans doute un texte du Ve, et se référant à une mesure attribuée
à Dioclétien.

52
Au contraire, dans la mesure ou il est insoucieux des résultats réels, l’impôt
fixe, de type cadastral, constitue une forte incitation à la culture intensive,
puisqu’une production plus importante ne supportera pas un impôt plus
lourd. Mais on ne peut escompter les effets favorables de l’impôt fixe que si
deux conditions sont réunies que le potentiel de production du sol ait été
judicieusement évalué, que l’impôt ne soit pas trop lourd. Autrement la
prime accordée aux exploitations évoluées est compensee par le grand
nombre de celles qui ne peuvent payer l’impôt.
Or avec le système fiscal du Bas-Empire, impôt lourd dont l’assiette etait
très sommaire, le deuxième effet devait l’emporter sur le premier

53
Ce schema, relativement complique, n’a rien d’inconcevable on en trouve
des exemples a des epoques beaucoup plus recentes

54
Cf. Marc Bloch, «  Comment et pourquoi finit l’esclavage antique  », in
Annales, économies, sociétés, civilisations, 1947, p. 34.

55
Cf. les inscriptions d’Aïn Ouassel et d’Henchir Mettich.

56
De mortibus persecutorum, chap. XXIII.

57
De nos jours, la perception de la contribution mobilière et des faibles cotes
pose des problèmes de ce genre, particulièrement lorsqu’il s’agit de la
population relativement mobile de certains ports méditerranéens.

58
Rostovtzeff, Social and Economic History of Roman Empire, p. 327.

59
Salvien, De gubernatione Del, trad. Grégoire et Colombet, p. 282.

60
Histoire de la Gaule, t. VIII, pp. 175-176, ainsi que le paragraphe consacré
à l’ « insécurité générale » dans le chapitre suivant.

61
M. Lombard, «  L’évolution urbaine pendant le haut Moyen Age  », in
Annales, économies, sociétés, civilisations, janv.-mars 1957, p. 15.

62
L’exagération possible de la thèse d’Henri Pirenne sur l’affaiblissement de
l’économie d’échange au temps des Carolingiens ne change pas une donnée
essentielle : la faiblesse du trafic

63
Sur les effets « institutionnels » de la révolution tactique intervenue a cette
époque, cf. notamment Lynn White, «  Stirrup, mounted shock combat,
feudalism and chivalry  », in Medieval technology and social change.
Oxford, Clarendon Press, 1962.

64
Au début, le service militaire semble avoir été illimité. Au XIIe siècle, les
vassaux cherchèrent à le faire réduire et à se faire rétribuer. A la suite de
cette première évolution, on se trouvait, au début du XIIIe siècle, en
présence de trois systèmes : a) le régime de droit commun : le vassal doit 40
jours de service gratuit ; au-delà il est libre ; s’il consent à rester le suzerain
lui doit une « soudée » (Ile-de-France, Centre-Provence) ; b) la Normandie
était soumise au même régime, mais le roi pouvait contraindre le vassal à
rester ; c) en Picardie, Beauvaisis, Champagne, le service limité à 40 jours
n’était jamais gratuit.

65
Les Normands avaient introduit dans l’Italie du Sud et la Sicile le système
féodal tel qu’il était pratiqué dans le duché de Normandie. Comme l’a fait
observer M. Claude Cahen, ce régime fonctionnait conformément à ce qui
était sans doute l’intention première des Carolingiens. Tenant bien en main
ses vassaux, chaque seigneur rendait au duc, seigneur suprême, des services
nettement précisés dans leur nature et leur étendue ; cf. Claude Cahen, Le
Régime féodal de l’Italie normande.

66
H. Pirenne, Les Villes et les institutions urbaines, t. II, p. 8.

67
Cf. J.J. Strayer, « The royal domaine in the Baillage of Rouen », in Annales
d’histoire économique et sociale, année 1937, p. 199.

68
Vuitry, Études sur le régime financier..., p. 397.

69
Marc Bloch, dans son Histoire monétaire de l’Europe, cite un exemple
caractéristique, tiré du Romancero du Cid. Contraints par la cour de Castille
de rendre au Cid la valeur de 3 000 marcs d’argent qu’ils en reçurent en dot
pour des filles ensuite répudiées, les condamnés, qui n’ont pas de monnaie,
pourront s’acquitter en coursiers, palefrois, mules, épées...
Le même historien signale quelques textes précisant qu’au lieu et place
de numéraire on pouvait s’acquitter des deniers du « chevage » (redevance
due par les serfs) avec diverses denrées. On voit le rôle de la notion de
monnaie de compte qui persistera par la suite.

70
En France le denier devint alors une monnaie d’appoint.

71
Henri Pirenne, Histoire de l’Europe, p. 208.

72
L’historien allemand des finances, Wagner, souligne le caractère avancé des
institutions financières établies en Sicile par Frédéric II, y compris
l’organisation remarquable de la comptabilité et du contrôle  ; cf. Science
des finances, t. IV, p. 69.

73
Wagner, op. cit., t. IV, p. 91.

74
Cf. les études de Lot dans son ouvrage L’Art militaire et les armées du
Moyen Age

75
C’était une armée féodale, lente à se réunir, lente à s’ébranler. Quantité de
nobles restaient chez eux, malgré supplications ou injonctions, ou ne se
mettaient en marche que trop tardivement », Lot, op. cit., II, p. 15.

76
Marc Bloch, Rois et serfs.

77
Dès Philippe Auguste certaines communes obtinrent de fournir le service
d’ost en argent.
78
On pourrait dire que si les monarchies agissaient dans ce sens, c’est parce
qu’elles représentaient les classes privilégiées. Le résultat financier était le
même.

79
Lettre reproduite dans les Papiers d’État du cardinal Granvelle, III, p. 272.

80
Les citations suivantes sont extraites des Relations des ambassadeurs
vénitiens.

81
Il ne faut pas, pour autant, sous-estimer l’importance du trafic
méditerranéen dont F. Braudel, dans son ouvrage La Méditerranée et le
monde méditerranéen au temps de Philippe II, a mis en relief la persistance
durant tout le XVIe siècle et peut-être au début du XVIe.

82
Sans doute de trop petits États finissent-ils par être battus — ou réduits au
rôle de satellites  —  lorsque leur dimension est par trop réduite  : tel fut le
cas du Portugal et de la Hollande. Il n’en demeure pas moins que
l’existence d’un trafic développé contrebalance des différences de
population et de richesse très considérables.

83
Relations des ambassadeurs vénitiens, I, p. 67.

84
Cf. les Papiers d’État du cardinal Granvelle, t. III, p. 272.

85
Ibid., p. 290.

86
Dans le titre suivant, je reviendrai sur ce point.

87
Correspondance entre Francisco de Hontaneda et Simon Ruiz citée par H.
Lapeyre, Une famille de marchands : les Ruiz.

88
Sur les difficultés financières de la monarchie espagnole, cf. l’ouvrage
précité de F. Braudel.

89
Cf. infra.

90
Sur tous ces points et pour plus de détails, cf. le chapitre consacré aux
révoltes fiscales du XVIIe siècle.

91
En ce qui concerne l’évolution de la fiscalité anglaise à cette époque, cf.
essentiellement l’ouvrage de Dowel, History of taxation in England, t II

92
La capitation  —  à la mode en Europe à cette époque  —  fut instituée en
1689. Une taxe sur la propriété transformée en impôt de répartition en 1697
tendait à porter surtout sur la terre. Sous le nom de Land tax elle subsista
jusqu’en 1795.
Un impôt fut établi sur les maisons (1696) compte tenu du nombre des
fenêtres.

93
C.C.G., II, appendice III.

94
Réserve faite de la Hollande. Nous avons vu pour quelle raison l’économie
d’échange d’un pays trop restreint ne suffisait plus à fonder sa puissance
politique.

95
Nous pourrons examiner ensuite, dans une autre partie, comment les
souverains pouvaient extraire de cette économie plus ou moins monétarisée
les ressources dont ils avaient besoin. Je distingue pour la commodité de
l’exposition ces deux attitudes  —  accroître la quantité de monnaie ou
faciliter le mouvement des espèces d’une part, prélever sur ce stock et sur
ce mouvement ce dont l’État avait besoin d’autre part. En fait ces deux
attitudes étaient étroitement liées l’une à l’autre et réagissaient l’une sur
l’autre.

96
Les États contemporains se heurtèrent au même phénomène, notamment
entre les deux guerres mondiales (cf. la Ve partie).
Histoire financière 9

97
Cf. dans le titre IV de cette partie le chapitre consacré à la politique
mercantiliste.

98
Elle était possible puisque la Chine y eut recours de bonne heure. Il serait
trop long de discuter ici les raisons pour lesquelles ce qui était difficile en
Europe fut possible en Extrême-Orient.

99
On assiste cependant, notamment au XVIIe siècle, à la création de banques
d’émission dont l’action pouvait à la fois accroître la quantité de monnaie et
en accélérer la circulation. Ces créations se situèrent, d’une façon générale,
dans les régions commerçantes. Nous aurons à y revenir.

100
Je simplifie naturellement. Pour être plus complet il faudrait étudier
l’utilisation par la Suède d’une monnaie de cuivre d’ailleurs très
encombrante. Il faudrait également s’étendre sur l’utilisation par l’Espagne
d’une abondante monnaie de cuivre à une certaine époque ou sur des
phénomènes analogues qui se sont produits dans divers pays.

101
On le fit durant le Moyen Age, voire durant la période suivante.

102
Les monnaies divisionnaires, de cuivre et de tels métaux courants,
correspondaient, elles aussi, à une certaine fraction d’unité de compte.

103
Plus exactement, il fallait distinguer  : le droit de brassage, correspondant
aux frais de la frappe, et le seigneuriage, c’est-dire le profit de l’autorité
émettrice, le seigneur puis le roi.

104
C’est la thèse exposée par Landry dans son ouvrage Les Mutations de
monnaie en France de Philippe le Bel à Charles VII.

105
Je schématise et simplifie un ensemble d’errements, très variés, très
complexes qui permettait aux « officiers de monnaie » de faire preuve d’une
véritable virtuosité  —  et de réaliser au passage des gains personnels
appréciables.

106
Cf. l’ouvrage de Pierre Vilar, Or et monnaie dans l’histoire.

107
Cf. P. Vilar, op. cit., qui s’est largement fondé sur l’ouvrage de V.M.
Godinho, L’Économie de l’Empire portugais aux XVe et XVIe siècles.

108
Le «  détournement  » du trafic de l’or soudanais devait contribuer aux
difficultés éprouvées par les États musulmans à partir du XVe siècle.

109
Cf supra le chapitre III du titre I

110
Cf. notamment P. Vilar, op. cit., passim.

111
Phénomène méconnu par des économistes du XVIIIe siècle, voire du XIXe,
jusqu’à sa remise à jour par l’analyse économique contemporaine.
112
Il faut ajouter que les métaux monétaires exercèrent une action avant même
d’être découverts. Les dépenses engagées, par les États ou les particuliers,
pour chercher de nouveaux gisements (en Europe centrale), pour envoyer
des expéditions le long de la côte d’Afrique ou vers l’Amérique, la
construction des vaisseaux, le recrutement des équipages et des corps
expéditionnaires, la commande de matériel de mines ou de navigation, tout
cela contribuait à la réanimation de l’économie, en même temps que
d’autres phénomènes, une plus grande sécurité et l’augmentation de la
population.

113
Cf. infra l’explication des révoltes du XVIIe siècle.

114
Ce n’est pas que l’Espagne n’ait vendu à l’étranger mais ses exportations
consistaient en matières premières et en denrées alimentaires plus qu’en
produits manufacturés  : c’était une cause supplémentaire de
renchérissement de la main-d’œuvre et des produits espagnols.
L’observation en a été faite justement par P Vilar, op. cit., p. 187

115
On ne doit pas, pour autant, sous-estimer le surcroît de puissance que la
monarchie espagnole tira pendant un temps appréciable des apports
d’Amérique

116
On sait qu’à la différence du roi de France qui payait comptant, le futur
Charles Quint faisait remettre aux électeurs dont il voulait acheter le vote
des lettres de change payables s’il était élu. Les Fugger avaient mené toute
cette opération, ce qui permit à leur chef de rappeler à l’empereur, dans une
lettre célèbre, qu’il lui devait son trône.

117
Dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque
de Philippe II, M. Braudel a souligné l’importance et la difficulté des
mouvements de fonds entre l’Espagne, où les galions déchargeaient l’or et
l’argent de l’Amérique, et les Flandres où il fallait transporter, sinon des
pistoles ou des écus, du moins le moyen d’en assurer le paiement.

118
Cette institution n’avait pas pour seul objet l’alimentation du Trésor. C’était
aussi un moyen d’associer la bourgeoisie a l’exercice du pouvoir et de la
rendre solidaire de l’État Cf a cet égard les études de Pages et de Roland
Mousnier

119
D’où les efforts accomplis par les monarques en vue de limiter les
prélèvements féodaux même dans des États où la classe seigneuriale
constituait un des fondements de la puissance publique.

120
En tout état de cause, le fermage ne permet pas de connaître le bénéfice
propre du cultivateur, sauf à appliquer des systèmes de coefficients,
systèmes imparfaits que les régimes fiscaux contemporains connaissent
encore, ou connaissaient il y a peu de temps.

121
Sauf les commerçants en gros.

122
A titre d’exemple, un impôt sur les ventes fut essayé en Bohème en 1534. Il
devait atteindre la généralité des produits agricoles ou industriels à raison
de 1/60 du prix de vente. Le vendeur devait évaluer l’impôt et le verser
chaque semaine. Ce fut un échec complet. Faute de contrôle sérieux les
contribuables ne tardèrent pas à se dérober, à peu près entièrement, à
l’impôt. Un nouvel essai, effectué en 1570, fut un nouvel échec. On n’arriva
à un résultat qu’en limitant l’impôt à un petit nombre d’articles relativement
faciles à surveiller  —  c’est-à-dire finalement aux boissons, au bétail et au
poisson
Quant à l’alcavala espagnol, il reposait en fait sur des abonnements
accordés par le fisc aux principaux groupes de commerçants ou d’artisans.

123
Réserve faite de certaines productions, la bière par exemple, qui pouvait
être saisie à la production en se fondant sur le nombre des brassins ou la
quantité de malt mis en œuvre. C’est pourquoi, de bonne heure, l’impôt sur
la bière tint une très grande place dans le système fiscal des pays
germaniques.
Certains produits pouvaient eux aussi être appréhendés au stade de leur
fabrication. C’est pourquoi des pays précocement industrialisés comme la
Grande-Bretagne purent asseoir leurs impôts indirects sur le contrôle de la
production (et plus encore de l’importation).

124
Signalons l’intérêt particulier de l’ouvrage de W. Kennedy, English taxation
1640-1799.

125
Il était apparu que les règles fixées par les lois étaient trop difficiles à
appliquer. C’est la raison pour laquelle l’ordonnance de février 1654 décida
que, dans le cas ou les méthodes prescrites se révéleraient « prejudicial and
obstructive  », les commissaires des différents districts seraient autorisés à
procéder suivant la méthode de taxation la plus équitable.

126
Cf. de multiples indications dans la Correspondance de Colbert.

127
L.I.M. Colbert, t. II, nos 42 et 68.

128
La circonscription dite des «  Cinq grosses fermes  » comprenait les
provinces suivantes : Normandie, Picardie, Champagne, Bourgogne, Berry,
Bourbonnais, Poitou et Anjou.

129
Richesse des Nations, livre V, chap. II, 2e partie, art. IV. L’Angleterre avait
en effet supprimé les droits intérieurs jusqu’à l’époque — XVIIIe et XIXe
siècle — où furent institués des péages correspondant à l’usage des canaux
qui venaient d’être aménagés ou des routes qui venaient d’être ouvertes.
130
C.C G., t I. n°  1282. Citons aussi des lettres de l’intendant de Caen
(n° 1107) ou de Houen, t II, n° 75.

131
Dîme royale, 1re partie, Projet...

132
De nombreux faits de ce genre sont relatés dans la correspondance des
contrôleurs généraux des Finances.

133
D’après Vignes, Histoire des doctrines sur l’impôt en France, Vauban se
serait inspiré du Traité de la politique de France (chap. VII, édit. de 1669,
pp. 146-147) de Paul Hay du Castelet, présenté au roi en 1667 et publié en
1669 en Hollande. Cet auteur propose une taille payable en nature. «  Un
paysan qui aurait dix boisseaux de blé en payerait un très volontiers au roi
et sans incommodité ; mais quand pour payer quarante sols en argent, qu’il
n’a pas, les sergents et collecteurs exécutent et vendent les dix boisseaux de
blé, ce qui s’adjuge à vil prix, et que tout se consomme en frais, n’est-il pas
vrai que le paysan au lieu de 40 sols paie 20 livres, ce qui ne tourne point au
profit du roi et va à la ruine de son peuple ? » Observons seulement que des
conceptions de ce genre apparaissent à toutes les époques de mévente dans
les lettres adressées au Contrôleur général des finances par ses divers
correspondants.

134
Marx avait bien vu l’importance du problème. «  Cette modification [le
paiement des impôts en monnaie et non plus en nature] dépend des
conditions générales de la production. C’est ce que démontre le double
échec subi par l’Empire romain dans ses tentatives de faire payer en
monnaie toutes les contributions. La misère incroyable des populations
rurales françaises sous le règne de Louis XIV, si éloquemment dénoncée par
Boisguilbert et le maréchal Vauban, n’avait point comme cause unique
l’élévation de l’impôt, mais encore la transformation de l’impôt en nature
en impôt en monnaie En Asie, la forme naturelle de la rente foncière
constitue l’élément principal des impôts d’État, elle repose sur les
conditions de la production. Et comme ces conditions se reproduisent avec
l’immuabilité des rapports naturels, cette forme de paiement reprend
rétroactivement l’ancienne forme de production. C’est un des secrets de la
conservation de l’Empire turc », Le Capital, trad. Molitor, t. I, pp. 152-153

135
Vignes en a recensé cinquante en face d’une trentaine d’opposants.
Observons que l’on pouvait concevoir un prélèvement proportionnel à la
récolte payé en argent ou impôt fixe payé en nature.

136
Cf. infra l’origine fiscale du servage russe.

137
En France, la capitation supprimée apres 1695 fut rétablie en 1701 sous la
foin e d’impôt de répartition.

138
Nous pourrions ajouter ceux qui se situèrent hors d’Europe.

139
De l’avis même de Petit-Dutaillis qui, en annexe à la traduction de
l’Histoire constitutionnelle de l’Angleterre de Stubbs, a étudié les Causes et
caractères généraux du soulèvement des travailleurs anglais en 1381

140
Cf. supra le chapitre consacré à l’insuffisance de monnaie.

141
Ce qui ne veut pas dire que les luttes religieuses n’aient laissé un milieu
favorable aux soulèvements et que l’on ne puisse trouver dans bien des
révoltes une influence protestante. Cela sans préjudice, bien entendu, de la
révolte des Camisards.

142
Dans son ouvrage sur Les Soulèvements populaires en France de 1623 à
1648. M. Porchnev évalue à plusieurs centaines les soulèvements urbains de
1623 à 1648, période qui déborde le ministère de Richelieu.
143
Cf. Earl J. Hamilton, « American treasure and the rise of capitalism 1500-
1700 », in Economica, nov. 1929, pp. 338-357.

144
Dans son ouvrage déjà cité, Fureurs paysannes, M. Roland Mousnier a
justement rapproché les révoltes françaises de la révolte russe de Stenka
Razine et des révoltes qui précédèrent et provoquèrent, au milieu du siècle,
la chute de l’empire des Ming.

145
Dans son Essai sur l’évolution des institutions administratives en France du
commencement du XVIe siècle à la fin du XVIIIe. G. Pages a insisté sur cette
formule à laquelle les Valois-Angoulême furent conduits par les besoins
croissants de la fiscalité.

146
Cf. l’ouvrage d’Hanotaux, Les Premiers intendants de province.

147
Hanotaux et La Force, Histoire du cardinal de Richelieu, t. IV, p. 283.

148
Encore maintenant, il faut l’autorisation du préfet pour faire vendre les
biens des contribuables.

149
L.I.M. Colbert, t. IV, p. 267.

150
Rappelons que contrairement à ce que l’on pourrait croire les «  élus  »
étaient des fonctionnaires du pouvoir central. Les pays d’élections étaient
privés d’assemblées provinciales, à la différence des pays d’états où
existaient des assemblées qui devaient théoriquement consentir l’impôt, en
tout cas en assurer la répartition et gérer certains services.

151
Pour simplifier, il ne sera question ici que des villes et de l’évolution
intervenue depuis le ministère de Colbert. Nous faisons également
abstraction des multiples interventions particulières des intendants dans les
élections des corps municipaux. On en trouvera de nombreux exemples
dans le tome I de la Correspondance administrative sous Louis XIV publiée
par Depping.

152
La liaison étroite entre les difficultés fiscales du XVIe ou du XVIIe siècle et
les constructions juridiques actuelles nous a conduit à déborder largement la
période étudiée dans cette partie.

153
Ayant étudié 16653 arrêts rendus par le Conseil d’État, donc à la suite du
dessaisissement de la justice ordinaire, de 1592 à 1610, Noël Valois
conclut : « le plus grand nombre, la presque totalité des arrêts rendus par le
Conseil d’État se réfère à des intérêts fiscaux », Inventaire, t I, p CXXV

154
Il en était ainsi parce que les charges correspondantes étaient achetées, mais
aussi par la nature des choses elle-même.

155
L.I.M. Colbert, t. II, p. 260. Cf. également une lettre du 10 décembre 1674 à
l’intendant de Limoges, ibid., t. II, p. 267.

156
Lettres de Richelieu, V, p. 71.

157
Déclaration du 8 janvier 1640, publiée par La Gazette, n° 26, p. 109.

158
Cette différence provenait aussi du fait que les provinces périphériques
étaient plus éloignées donc plus difficiles à châtier et moins favorisées par
les dépenses publiques. Plus lourde en valeur, la charge fiscale des
provinces proches de la capitale était probablement plus facile à supporter
que celle de provinces apparemment plus favorisées.
159
Bigot de Monville, dans ses Mémoires. note cette évolution du mouvement,
disant que la foule s’en prenait maintenant «  non plus aux partisans mais
aux riches marchands », p. 45.

160
En ce qui concerne la noblesse, ce qu’elle craignait n’était peut-être pas la
menace fiscale (encore que l’épuisement de ses tenanciers réduisît ses
propres redevances) c’était bien souvent la réduction des pensions ou autres
avantages qu’elle possédait. La grande noblesse, entraînant ses clients,
luttait pour accroître les bénéfices qu’elle tirait de l’État, bénéfices qui
n’étaient pas seulement fiscaux. La cour sous Louis XVI craignait à la fois
l’impôt et les politiques d’économies d’un Turgot ou même d’un Necker.

161
Je simplifie, bien entendu. Je pourrais en effet trouver, en Grêce ou ailleurs,
des amorces de systèmes représentatifs Dans l’ensemble, ils ne se sont pas
développés

162
N’oublions pas le caractère particulièrement «  sensible  » de l’impôt
nouveau.

163
Nous aurions pu choisir notre exemple en d’autres pays, en Espagne où
l’histoire des Cortès présente un très grand intérêt, dans les Pays-Bas, en
Allemagne, notamment en Prusse, etc. L’étude relativement précise d’un
pays nous a paru préférable à la description sommaire de l’histoire des
« états » dans l’ensemble des pays européens.

164
Dans son Essai sur l’origine de la Chambre des communes, Pasquet
remarque que «  le roi était à peu prés désarmé si les jurys faisaient
volontairement une estimation trop faible ou si, comme en 1297, une cour
de comté tout entière refusait de payer la somme demandée ».
« Il était donc indispensable pour le bon rendement de l’aide que le roi
put compter sur la bonne volonté et la coopération de la classe dirigeante
des comtés, c’est-à-dire de la classe des Chevaliers », p. 224.
« Ce n’est donc pas précisément pour se faire « accorder » des aides que
le roi a convoqué les délégués des chevaliers et des bourgeois  ; les aides
avaient été perçues jusque-là sans qu’on leur eût demande leur avis, et ce
n’est pas eux qui ont réclame le droit d’aller sieger au Parlement, avec les
prélats et les barons. Mais, pour percevoir l’aide plus facilement, le roi a le
plus grand intérêt à ce que des délégués de chaque comté et de chaque ville
se soient engagés à la payer », p 226

165
Pasquet, op. cit., p. 261.

166
Pendant les treize dernières années du règne de Henri VII, le Parlement ne
fut assemblé que deux fois, sept fois sur les vingt-quatre ans du règne.
Sur la richesse de Henri VII, cf. la relation de V. Quirini, ambassadeur de
Venise en 1506, Relazioni..., vol. I, pp. 18 à 22.

167
On peut en donner une preuve a contrario. Les impôts de Henri VII furent
acceptés facilement dans les provinces du Sud-Est. Il n’en fut pas de même
en Cornouaille, dans le pays de Galles et dans les provinces du Nord : les
paysans du Nord, mécontents des impôts, assassinent le comte de
Northumberland et se soulèvent de 1487 à 1489. En 1490, la Cornouaille
refuse de payer les taxes destinées à la guerre contre l’Écosse. Les
historiens peuvent y voir l’effet du particularisme des populations celtiques,
de la persistance du regime féodal. de l’exemple d’indépendance donné par
les Écossais  ; mais il faut tenir compte également du caractère de ces
régions qui devaient plus que d’autres vivre en économie fermee Du moins
peut-on présenter cette hypothèse qui demanderait évidemment à être
confirmée par des recherches plus approfondies.

168
On sait que M. Trévor Roper donne une très grande importance à la réaction
de la partie de la population la moins adaptee a l’évolution de l’économie,
donc la plus sensible à l’impôt. La these de cet historien si elle s’avérait
donnerait encore plus d’importance aux causes fiscales de l’évolution
politique de l’Angleterre C’est sous cette réserve que les affirmations
présentées dans ce paragraphe doivent être considérées
169
Sous Jacques Ier, de 1614 a 1621 aucun Parlement ne fut convoque Il en fut
de même sous Charles Ier, de 1629 à 1640

170
Notons cependant que le Parlement de 1621 réclama vigoureusement contre
les monopoles. En 1629, Charles Ier fit lever le tonnage et poundage qui
n’avaient pas encore été votés C’est une remontrance contre cette levée
illégale des droits de douane qui fit dissoudre le Parlement que, durant dix
ans, le roi ne devait plus convoquer. De 1629 à 1640, Charles Ier leva une
taxe sur les vins, sur les voitures de place, concéda divers monopoles. Ces
procédés furent impopulaires  ; néanmoins, il fallut l’impôt direct pour
déclencher la résistance ouverte.

171
En 1634, le Ship money fut présenté comme la conversion d’une prestation
de biens, la fourniture de vaisseaux, en une somme d’argent. En 1635, il fut
étendu à tout le royaume. Il put encore être perçu. En 1636, Hampden
refusa de le payer. Son procès se termina en 1638.

172
En 1621, le Parlement engagea Jacques Ier à intervenir contre l’Autriche et
à ne pas marier son fils à une princesse espagnole. Le roi ayant voulu lui
défendre de discuter ce genre d’affaires, la Chambre des communes protesta
hautement de son droit de délibérer sur toutes les affaires de l’État. Le
premier Parlement de Charles Ier, en 1625, examina la politique intérieure et
extérieure, l’état de la religion, la répression du catholicisme. Il fut dissous
moins d’un mois après sa convocation.

173
Cf. Carl Stephenson. «  Les aides des villes françaises aux XIIe et XIIIe
siècles, in Moyen Age, 1922.

174
Cf. la Correspondance administrative d’Alphonse de Poitiers, éditée par
Molinier.
175
Cf. notamment Straver et Taylor, Studies in early french taxation.

176
C’est ainsi qu’aux états de 1347, on rappela au roi qu’il avait par mauvais
conseil tout perdu et néant gagne.

177
Ordonnance du 26 mai 1356, III, p. 53.

178
A partir d’une certaine époque tout au moins : j’ai releve la précocité et la
dureté de la fiscalité des Plantagenêts.

179
Malgré l’intérêt de cette étude pour la compréhension des institutions de
cette époque, j’ai cru devoir faire abstraction de ce type de solutions.

180
Dans sa Théorie générale, Keynes a rendu hommage aux qualités d’analyse
des hommes qui, comme lui, avaient reconnu l’importance des mécanismes
monétaires.

181
Cf. Gandilhon, La Politique économique de Louis XI.

182
Cité par Bémont in Lavisse et Rambaud, t. IV, p. 552.

183
H. Hauser, dans son ouvrage La Pensée et l’action économique du cardinal
de Richelieu, fait justement remarquer que cet aspect de la politique de
Richelieu a été laissé dans l’ombre jusqu’à présent.

184
L.I.M. Colbert, Agriculture, n° 31.

185
Cf. mémoire pour les sieurs Colbert, de Terron et de Seuil, 3 juin 1666,
L.I.M. Colbert, t. III, 1re partie, n°  48. Cf. également une lettre du 20
novembre 1669, L.I.M. Colbert, t. IV, Adm. provinciale, n° 136.

186
C.C.G., II, n° 633.

187
Circulaire aux intendants du 1er juin 1680, Depping, III, p. 38.

188
Je cite en anglais, pour ne pas en affaiblir le style, ce passage, que Hecksher
relève à juste titre (Mercantilism, II, p.  281) et dont on peut donner la
traduction suivante  : «  Considérez la vraie forme et le mécanisme du
commerce extérieur qui est le grand revenu du roi, l’honneur du royaume,
la noble profession du marchand, l’école de nos arts, la fourniture de nos
besoins, l’emploi de nos pauvres, l’amélioration de nos terres, la pépinière
de nos marins, les remparts du royaume, les ressources de notre trésor, les
nerfs de nos guerres, la terreur de nos ennemis. »

189
Pour être plus précis, il faudrait distinguer les différentes époques.
L’Angleterre eut — plus tôt que d’autres — sa période mercantiliste.

190
Disons plutôt l’origine principalement fiscale. En effet il paraît
difficile  —  en l’état de notre information de ne pas faire une place à des
phénomènes proprement économiques, particulièrement à l’endettement des
paysans. C’est ainsi que pour Schkaff, Boris Godounov et Alexis
Mikhaïlovitch « ne firent que régulariser par des oukases ce que la coutume
et l’usage des propriétaires avaient établi depuis longtemps. Les privilèges
judiciaires des seigneurs et la responsabilité de la perception régulière des
impôts, l’exploitation des paysans, le fractionnement des familles et le
transport de villages entiers — tout cela était le résultat d’une pratique de
deux siècles et demi », La Question agraire en Russie, p. 30.
Quelles que soient les modalités, nous retrouvons toujours l’intervention
de l’État pour consacrer ou étendre, sinon pour instituer l’asservissement.
191
Dans son étude sur L’Asservissement du paysan russe publiée dans le
Recueil Jean Bodin, A. Eck souligne nettement cet effet du morcellement
politique du pays.

192
Les indications des historiens variant, le résumé donné ici ne doit être
considéré que comme exprimant les grandes lignes d’une évolution. Il
faudrait une longue étude historique pour préciser chaque étape de
l’asservissement.

193
Une série d’autres faits, guerres, massacres, mauvaises récoltes et famines
eurent le même effet : dépopulation et tendance des paysans à fuir les terres
dévastées.

194
Eck, L’Asservissement du paysan russe, p. 251.

195
Cf. Schkaff, op. cit., p. 28.

196
On trouvera le récit de cette révolte  —  ainsi d’ailleurs que de l’état de la
société russe au XVIIe siècle, dans les chapitres consacrés à la Russie de
l’ouvrage de M. Roland Mousnier intitulé Fureurs paysannes.

197
Le budget de l’armée passe de 700000 roubles en 1680 à plus de 5 millions
de roubles en 1725.

198
Avant Catherine II, Elisabeth (1741-1761) donna aux seigneurs le droit de
faire déporter leurs serfs en Sibérie et, après Catherine II, Paul Ier introduisit
le servage en Crimée et au Caucase.

199
Miller, «  Considérations sur le développement des institutions agraires de
l’Ukraine au XVIIeet au XVIIIesiècle  », in Revue internationale de
sociologie, 1925.

200
Cf. Bratianu, « Servage de la glèbe et régime fiscal », in Annales d’histoire
économique et sociale, 1933, p. 445-599.

201
Publiée dans le livre II des Œuvres de Frédéric le Grand. Nous prenons ces
chiffres sans entrer dans une discussion qui allongerait inutilement cet
exposé  : ce qui importe c’est l’ordre de grandeur  —  et aussi l’impression
que les souverains pouvaient retirer de telles confrontations.

202
Il semble que, vers la fin du siècle, les effectifs de l’armée espagnole aient
atteint le même chiffre que ceux de l’armée française.

203
Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France
(t. I, Autriche, p. 208).

204
Dans son ouvrage intitulé Du militaire et de son institution jusqu’à la fin du
règne de Frédéric-Guillaume, Frédéric II souligne les bases financières de
la force prussienne.

205
Le revenu de l’État s’élevait à peine à 30 millions de florins sous Charles V.
Il était monté à 56 millions en 1773, il dépassait 80 millions à la mort de
Marie-Thérèse.

206
Je souligne l’intérêt des Œuvres complètes de Law publiées par Paul
Harsin.

207
Les particuliers apprécièrent surtout l’avantage suivant : libellés en « écus
de banque » les billets devaient être remboursés au porteur en monnaie du
même titre et du même poids que les espèces déposées. On échappait ainsi
aux effets des mutations monétaires, si fréquentes à l’époque.

208
Toutes ces extensions étaient conformes aux idées exposées par Law dans
un mémoire intitulé «  Restablissement du commerce  », où il proposait un
vaste plan dirigé par l’État dans le sens d’une vigoureuse expansion. Le
document ne semble pas avoir été diffusé par son auteur avant la fin de sa
vie. Il n’en est pas moins significatif de sa pensée et il éclaire son action.

209
Cf. Huisman, La Belgique commerciale sous l’empereur Charles VI  : la
Compagnie d’Ostende, Bruxelles, Paris, 1902.

210
Cette attitude eut aussi pour explication la menace de la guerre. En effet, le
gouvernement anglais exigea, en 1727, la suspension de la Compagnie
d’Ostende pour sept ans, l’abandon du traité de commerce austro-espagnol,
le consentement de l’Autriche au rétablissement des monopoles anglais en
Espagne et aux Indes. C’était l’abandon du plan économique de l’empereur.

211
Il s’agit de valeurs nominales, à réduire bien entendu pour tenir compte de
la hausse des prix.

212
En 1789, la population de l’Angleterre ne dépassait pas 9 millions, alors
que la population française atteignait 26 millions.

213
Réserve faite de la convocation des états généraux en France en 1789.

214
On trouvera dans l’ouvrage de Mirabeau, De la monarchie prussienne sous
Frédéric le Grand (Londres, 1788), dans le 2e tome, livre VI, et dans les
appendices, un exposé détaillé de l’action de Launay, chargé par Frédéric II
de lui monter un système de douanes et d’impôts indirects. Les
appréciations de Mirabeau, hostile comme les physiocrates aux impôts
indirects, sont naturellement très critiques à l’égard de Launay et de son
équipe.

215
Je ne reviens pas sur cette incidence déjà étudiée dans la IIe partie, à propos
de la dîme.

216
Celui-ci, en 1789, supprima la dîme ecclésiastique et fixa une limite aux
prélèvements des seigneurs  : au lieu de verser 10  % de son revenu à
l’Église, 30 % au seigneur et 60 % à l’État, le paysan n’aurait plus à payer
que 30 % environ, moitié au seigneur, moitié à l’État. Devant l’opposition
de la noblesse, Joseph II fut contraint de suspendre l’exécution de ces
mesures. Son successeur rétablit le servage qui ne fut définitivement aboli
qu’en 1848.

217
Exemples : les corporations supprimées en Toscane entre 1770 et 1781, en
Lombardie de 1778 à 1787, les règlements corporatifs assouplis en Suède
après le coup d’État de Gustave III (1772), en Espagne de 1735 à 1789, une
série de mesures libérales prises en matière industrielle.

218
Par contre, la Navarre et les provinces basques gardèrent leurs régimes
particuliers.

219
Décidé en 1719, le cadastre milanais fut terminé vers 1760.

220
En fait, la dernière modification de la parité monétaire de l’Ancien Régime
se situe en 1726. Depuis cette date (à de légères réserves près), et jusqu’à la
Révolution, il n’y eut plus de « manipulation » monétaire.

221
Je laisse de côté cet impôt dont l’assiette resta toujours imparfaite.
222
Cette formalité n’avait, au début, d’autre objet que de porter l’ordonnance à
la connaissance du tribunal chargé de l’appliquer. Mais au XVe siècle, les
parlements estimèrent qu’ils étaient en droit de refuser l’enregistrement.
Du temps du règne personnel de Louis XIV, le droit de remontrance avait
été réduit à plusieurs reprises et plus particulièrement en 1673. Après avoir
protesté, une dernière fois, les parlements s’abstinrent de manifester leur
opposition jusqu’à la mort du roi. On sait comment, ayant obtenu la
cassation du testament de Louis XIV par le parlement de Paris, le régent lui
rendit le droit de présenter des remontrances avant l’enregistrement. Le
parlement de Paris usa largement de cette faculté.

223
Cf. les ouvrages de M. Labrousse, particulièrement La Crise de l’économie
française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution.

224
La taille était un impôt de répartition mais ce mécanisme ne donnait pas
satisfaction.

225
Œuvres de Turgot, t. IV.

226
Nous ne sous-estimons pas, pour autant, d’autres révolutions ou tentatives
de révolutions, celles de l’Angleterre, de l’Irlande, des Provinces-Unies et
des Pays-Bas qui devinrent la Belgique. Il faudrait leur consacrer plus de
place que nous ne pouvons le faire dans cet ouvrage.

227
Des timbres d’un demi-penny à dix livres devaient être apposés sur les
licences, contrats, testaments, pamphlets, almanachs.

228
L’arme la plus efficace fut le boycott de marchandises britanniques.

229
Les historiens insistent sur le fait qu’il y avait bien d’autres éléments et que
les causes fiscales étaient tout à fait secondaires.
Sans doute, on ne peut le nier, la séparation de la métropole répondait-
elle à un certain nombre d’oppositions et à un besoin profondément ressenti
par les colons de décider eux-mêmes dans des domaines qui les
intéressaient au premier chef.
Mais cela ne veut pas dire  —  nous retrouvons un vieux débat, qui
réapparaît à bien des tournants de cette histoire financière  —  que l’impôt
n’ait déclenché la révolution en rendant plus manifeste et plus sensible la
domination exercée par un pays sur un autre. On trouverait aisément dans
l’histoire de la décolonisation des phénomènes qui ne suffisent pas à
expliquer les mouvements de sécession mais qui en ont été un facteur
déterminant, quant à la date où ils se sont produits, quant à la forme qu’ils
ont revêtue.

230
Cf. le Mémoire de la Ferme générale auquel se réfère Marion in Histoire
financière de la France, t. II, p. 7 sq.

231
D’autres, il est vrai, notamment la population pauvre des villes et des
campagnes, se soulevèrent pour obtenir la réglementation et le contrôle des
prix dont ils attendaient des subsistances plus abondantes et moins chères.

232
Rien n’est plus édifiant, à cet égard, que la correspondance des
représentants en mission avec le Comité de salut public.

233
Notamment par Boncerf, ami de Turgot, dans son ouvrage  : Les
Inconvénients des droits féodaux, condamné par le parlement.

234
Cf. le rapport de La Rochefoucauld, Sur le système général d’imposition
(18 août 1794), et les débats devant l’Assemblée.

235
Des propositions lurent faites alors, notamment par d’anciens employés de
la Hégie des aides : elles étaient trop tardives

236
Il devait y avoir aussi, au profit du prolétariat des campagnes, des ventes de
terres à bon marché.

237
Dans un article du Patriote français du 28 décembre 1792, intitulé « Égalité
de fait », cité par Jaurès, Histoire socialiste. pp. 1012-1015.

238
Dans le passé, indépendamment des exemples tirés de l’Antiquité, on peut
citer les tentatives de certaines républiques italiennes, notamment de
Florence où l’on vit apparaître, à une certaine époque, des impôts qui
rappelaient le système athénien et préfiguraient certains aspects de la
fiscalité moderne. Des impôts à tarif progressif sur la fortune furent établis
au XVe siècle. Ils prirent fin en 1529. Ils furent vivement critiqués par
Guichardin.
Pour le détail de cette histoire, cf. Parieu, Les Impôts généraux sur le
capital et le revenu, et Seligman, L’Impôt progressif. Ce dernier auteur cite
quelques autres cas, au Moyen Age et au XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, un
impôt progressif sur le revenu aurait été établi en Saxe (1742), en Hollande
(1748), à Genève.

239
Gracchus Babeuf et ses partisans estimaient insuffisante cette technique
d’égalisation. Ils payèrent de leur vie les efforts qu’ils firent pour faire
prévaloir la technique directe des réformes de structure. Cf. Buonarotti, La
Conspiration pour l’égalité.

240
Sur cette origine du 18 Brumaire, cf. l’ouvrage de Vandal, L’Avènement du
Consulat.

241
Cette ressource fut remplacée par l’addition au principal des contributions
foncières, personnelles et somptuaires, d’un supplément de 25 %.
242
Je passe sur les expédients de toutes sortes qui permirent au Consulat de
faire face, dans des conditions très difficiles au début, à l’insuffisance des
ressources financières. Cf à cet égard H. Stourm, Les Finances du Consulat

243
Cf. la publication d’Hauterive, La Police secrète sous le Premier Empire.

244
L’impôt sur le sel prit la forme d’une taxe modérée perçue à la sortie des
lieux de production  : c’était la réalisation du projet de Calonne. Le
monopole du tabac fut combiné avec la liberté de la culture indigène, elle-
même strictement réglementée.

245
La méthode d’établissement du cadastre a été définie avec une grande
précision au début des opérations ; les instructions furent ensuite (en 1811)
rassemblées dans le Recueil méthodique. Les principes sur lesquels reposait
le cadastre établi dans le Milanais sous le règne de Marie-Thérèse
paraissent analogues à ceux des techniciens français du Premier Empire.

246
On le vit lorsque la France dut développer les fabrications de guerre. On a
souvent relevé les « improvisations » des savants auxquels il fut fait appel.
Mais ces résultats n’eussent pas été possibles sans une «  infrastructure  »
préalable.

247
Beaucoup plus hésitante, l’émission des billets de monnaie lors des guerres
de la fin du règne de Louis XIV ne procura pas les mêmes ressources.

248
Nous n’entrons pas dans le détail de calculs qui ne sont à prendre que sous
réserve.

249
Les armées des coalisés étaient à la fois coûteuses, difficiles à recruter,
lentes à mouvoir Pour qu’il en eût été autrement, il eût fallu un effort visant
à associer le peuple à l’action de l’État, ce que précisément les
gouvernements, soucieux de maintenir l’Ancien Régime, n’osaient faire.

250
Ces bulletins reproduisaient ou résumaient les multiples rapports reçus
quotidiennement par le ministre de la Police générale (rapports des préfets,
des colonels de gendarmerie, des indicateurs, etc.). Ils étaient rassemblés,
recopiés ou résumés à l’ usage de l’Empereur, à qui ils étaient transmis
chaque jour La publication de ces bulletins (ou de leur condensé) par Ernest
d’Hauterive sous le titre  : La Police secrète sous le Premier Empire cette
publication qui couvre la période 1804-1808 donne des indications du plus
grand intérêt sur la réaction des individus contre l’État.

251
Il serait souhaitable de préciser par des chiffres les coûts comparés du soldat
français, autrichien, anglais. Mollien dans ses Mémoires (t. Ier, p.  550)
évalue la dépense à 600 F par homme en comptant la solde et l’entretien,
700 en comprenant aussi la fabrication des armes et la remonte. Dans un
rapport de 1806 relatif à l’entretien des troupes françaises à Naples, Mollien
inclinait à croire que chaque homme devait revenir à 600 F et s’élevait
contre le chiffre réel de 900 F. Il rapprochait ce chiffre de celui de 1 400 F
qui aurait été le coût moyen d’un homme de l’armée d’occupation étrangère
en France, après 1815. Ce dernier chiffre est contesté par Marion (Histoire
financière, t. IV, p.  322). Même avec une correction, un écart semble
probable.

252
Correspondance de Carnot. t. IV, p.  307, citée par Marion, Histoire
financière, t. III, p. 193. On y trouvera une série de déclarations toutes dans
le même sens.

253
Sur cette volonté délibérée de substituer l’impôt au pillage et aux
réquisitions, cf. La Correspondance de Napoléon. Cette attitude peut être
comparée à celle des conquérants arabes et mongols et à celle des
Allemands durant la Seconde Guerre mondiale.

254
Essai général de tactique. Ce sont des vues développées longuement dans
le chapitre XVIII intitulé : « Rapport de la science des subsistances avec la
guerre et particulièrement avec la guerre de campagne. Examen de la
manière dont nous faisons subsister nos armées  » (p.  101). Nous citons
d’après la nouvelle édition (Londres, 1773).

255
C’est ainsi qu’il put expliquer au Directoire, le 21 vendémiaire, an V,
comment il faisait face aux dépenses de la campagne : « ... Vous voyez donc
que, depuis dix mois que nous sommes en campagne, on n’a dépensé que
onze millions. Il reste à vous expliquer pourquoi on a dépensé si peu ; c’est
que  : 1°) on a longtemps vécu de réquisitions  ; 2°) nous avons eu des
denrées en nature de Modène, Parme, Ferrare et Bologne ; 3°) la république
de Venise nous a fourni et nous fournit encore beaucoup de denrées ; enfin,
nous vivons souvent avec les magasins de l’ennemi » (Correspondance. t.
II. n° 1087).

256
Général Camon, Où et comment Napoléon a-t-il conçu son système de
manœuvre.

257
Cf. Correspondance de Napoléon, notamment les bulletins et les lettres
relatifs à la campagne d’Iéna (t. XVIII, n° 15112 et 15901).

258
Cf. par exemple une lettre écrite par Napoléon à Berthier le 11 juillet 1810
afin qu’il dise à Joseph, roi d’Espagne, que celui-ci ne tire pas assez de
ressources du pays. Cette lettre est publiée dans le livre intitulé : Mémoires
du roi Joseph (t. VII, p. 293). Non moins instructifs sont les Mémoires du
prince Eugène ou figurent une série de doléances adressées à l’Empereur
par le vice-roi d’Italie qui ne cesse de se plaindre de l’insuffisance des
fonds qui lui sont envoyés

259
Guibert l’avait prévu quand il écrivait  : «  Je ne suis pas exclusif ni outré
dans mes opinions ; je ne dirai pas à une armée : N’ayez point d’équipages,
de vivres, de magasins, de moyens de transport ; vivez toujours du pays ;
avancez, s’il le faut, dans, les déserts de l’Ukraine, la Providence vous
nourrira » (Essai général de tactique, IIe partie, p. 119).

260
Cf. Marcel Dunan, Le Système continental et les débuts du royaume de
Bavière.

261
Cf. l’ouvrage précité d’Hauterive, La Police secrète sous le Premier
Empire.

262
Le gouvernement révolutionnaire l’avait déjà compris.

263
Cf., à cet égard, les justes observations de G. Lefebvre, Napoléon.

264
Cf. les justes observations de Mollien, Mémoires. t. III, p. 132.

265
Sauf, bien entendu, du multiples modes d’emprunts indirects, des retards de
règlement des fournisseurs, etc. Tout cela ne suffisait pas.

266
Cf. par exemple le décret du 15 juin 1810 permettant l’admission de
Smogleurs, c’est-à-dire de navires contrebandiers, à Dunkerque. à condition
que le total du prix de leur exportation soit rapporté en lingots d’or, en
guinées, en piastres ou en traites. Extrait des Lois et règlements des
douanes, t. VI. 1807-1810, p. 440.
D’une façon générale, cf. la Correspondance de Napoléon, les Mémoires
de Mollien, les Mémoires de Bourrienne.
Lefebvre, dans le chapitre consacré au Blocus continental (Napoléon,
p.  343-399), remarque que Napoléon n’obtint pas tous les résultats
possibles du Blocus continental, parce qu’il respecta l’armature bancaire
internationale. Il indique plus loin  : «  Le papier de commerce est la seule
marchandise qui ne soit pas prohibée.  » C’est là une affirmation peut-être
excessive, car il résulte des Mémoires de Mollien que, les lettres de change
étant interceptées, le commerce se fit au comptant. Il n’en demeure pas
moins que Napoléon méconnut la puissance du crédit et les ressources des
banquiers.

267
Cf. le discours de Pitt du 3 décembre 1798.

268
Je reviendrai sur ce point après avoir examiné les caractères principaux des
impôts du XIXe siècle.

269
Hartley Withers dans l’ouvrage Qu’est-ce que la monnaie ?

270
Il existait aussi un bimétallisme boiteux  —  relativement répandu. Un des
métaux, l’or, pouvait être frappé sans limite, les pièces d’argent
continuaient à circuler (avec un pouvoir libératoire, complet ou non) mais
leur émission était limitée.

271
C’était le cas de certains pays de l’Europe centrale ou orientale et de
l’Amérique latine.

272
Je résume sommairement une analyse qui apparut plus clairement au cours
de la grande crise de 1929 (cf. Ve partie).

273
Comme au temps de la monnaie métallique (cf. IIIe partie).

274
Il y eut cependant des dévaluations dans les pays où les gouvernements
avaient émis des quantités considérables de papier-monnaie dont le cours en
monnaie métallique avait sensiblement et durablement baissé. Pour y porter
remède, les autorités pouvaient décider, par exemple, qu’une pièce d’or ou
d’argent s’échangerait contre une quantité supérieure de monnaie de papier
275
Parmi les exceptions figurent les États-Unis. Durant la deuxième moitié du
XIXe siècle, le problème monétaire déclencha  —  nous aurons à y
revenir  —  l’action combinée des partisans d’une émission plus large de
billets ou d’une frappe libre de l’argent. Parmi les « révolutionnaires » qui
attachèrent de l’importance aux mécanismes du crédit, on doit relever le
nom de Proudhon.

276
E. Beau de Loménie a souligné tous les avantages que les «  dynasties
bourgeoises » du XIXe (et du XXe) siècle retiraient de l’action économique
de l’État.

277
Sous réserve, bien entendu, du large emploi de l’inflation, durant les guerres
de la Révolution et de l’Empire, par la France et par ses adversaires

278
Ces chiffres et les suivants sont tirés de l’étude de M. Marczewski, Le
Produit physique de l’économie française de 1789 à 1913 (comparaison
avec la Grande-Bretagne), chiffres qui reprennent eux-mêmes des travaux
de MM. Toutain (agriculture) et Markovitch (industrie). Il s’agit ici de
francs courants.

279
Durant la. même période, le produit physique par habitant de la France
(évalué en livres, aux prix relatifs anglais) passe de 10,3 à 16,4).

280
Au sens géographique, bien entendu : le sucre des Antilles n’était pas pour
la France une « importation » au sens juridique du terme. Fiscalement, elle
avait les mêmes avantages.

281
On pouvait, il est vrai, fabriquer de la bière de ménage ; cette possibilité ne
semble pas avoir beaucoup préoccupé les administrations fiscales.

282
En 1908, les droits sur le thé représentaient plus du quart des recettes
douanières russes.

283
Le comte Mollien, qui avait connu les inconvénients de la trésorerie de
l’Ancien Régime, eut le souci de monter un mécanisme de mouvements de
fonds qui suppléa, pendant longtemps, l’insuffisance des techniques
bancaires françaises.

284
Il n’a pas paru nécessaire d’insister sur la liaison qui unit le progrès des
échanges au développement du système bancaire et au fonctionnement du
régime monétaire.

285
A fortiori le développement du commerce international offrait des
ressources faciles à percevoir sous forme des droits de douane qui tinrent
une grande place dans les budgets des États industriels du XIXe siècle. Je
n’insiste pas ici sur les avantages qu’en tirèrent les États fédéraux  :
l’Allemagne et les États-Unis

286
Je n’insiste pas sur des produits que les métropoles importaient de leurs
colonies. Café, thé, cacao étaient, je le redis, particulièrement faciles à saisir
à l’entrée dans les ports. La douane en était chargée.

287
Cette vue est un peu schématique. Les points de passage restaient tout de
même utilisés pour la surveillance.

288
On sait que la République italienne s’est efforcée de modifier cette structure
par sa réforme foncière  : les latifundia ont été découpés en de multiples
petits lots sur lesquels les maisons d’habitation et les bâtiments
d’exploitation sont situés.

289
Cf. l’article du B.S.L.C. d’avril 1889 intitulé  : «  Les dazi di consumo  »,
p. 450 sq.

290
A côté des droits d’entrée perçus au profit des États, on trouvait dans divers
pays européens  —  dont la France  —  des taxes perçues dans les mêmes
conditions au profit des communes. Ces droits d’octroi constituaient une
part appréciable des recettes locales.

291
Comme le gouvernement français, le gouvernement italien essaya de
provoquer une modification de structure économique en incitant (en 1886)
les petits propriétaires à s’associer pour distiller en commun leur récolte.

292
Cf. dans la IIIe partie la méthode d’établissement du cadastre.

293
En Autriche, une loi de 1817 avait prescrit la confection d’un cadastre
uniforme basé sur l’arpentage et l’évaluation de toutes les parcelles. Une loi
de 1869 en prescrivit la révision.
La monarchie des Habsbourg avait, en cette matière, une tradition déjà
ancienne. Aussitôt après la prise de possession de la Bosnie et de
l’Herzégovine, le gouvernement autrichien entreprit l’exécution d’un
cadastre qui fut effectué de 1880 à 1886.
En Hongrie, un cadastre fut établi en vertu d’une loi de 1875.
Aux États-Unis où l’impôt foncier était réservé aux États, il existait dans
certaines régions des cadastres géométriques.
Dans certains pays, il n’existait pas de cadastre géométrique, soit parce
que l’agriculture était évoluée c’était le cas de l’Angleterre —, soit pour la
raison inverse ; il en était ainsi notamment des pays anciennement dominés
par les Turcs.
Mentionnons enfin l’apparition, dans certains pays, du système des livres
fonciers  : la seule inscription sur un cadastre, tenu par immeuble, faisait
preuve du droit de propriété ou du droit de créance hypothécaire.

294
Les barèmes de la patente variaient naturellement d’un pays à l’autre.
Certains n’avaient que des droits fixes  : l’Espagne, le Portugal, les Pays-
Bas, la Belgique. D’autres avaient, comme la France, une taxe fixe et une
taxe variable, c’était par exemple le cas de la Bavière. Les tarifs variaient
suivant la profession, la population, parfois l’outillage et le nombre
d’ouvriers — ces différents éléments se combinant de diverses façons.

295
On peut comparer à cet impôt la taxe sur les cheminées ou sur les foyers
que certains pays conservèrent pendant une partie du XIXe siècle. En
Hollande, d’après les lois de 1821-1822, l’impôt sur les foyers était un des
éléments de l’impôt personnel. Il portait suivant un tarif progressif sur le
nombre de cheminées, les poètes étant comptés comme équivalant a un
certain nombre de cheminées.

296
Après avoir essayé un certain nombre de formules relativement
compliquées, on en était arrivé en 1832 au régime suivant  : le taux de la
taxe personnelle, due par tout habitant avant personnellement des moyens
d’existence, était fixé par les conseils généraux : il devait correspondre à la
valeur de trois journées de travail. Cette contribution personnelle était
réunie à la contribution mobilière. Elles étaient établies par voie de
répartition.

297
Les cartes à jouer et les spectacles étaient déjà soumis a des impôts
indirects.

298
Les billards furent imposés aux États-Unis après la guerre de Sécession.

299
On notera également que d’après le système autrichien et celui de certains
États allemands, l’impôt sur les propriétés bâties distinguait :
les villes où existait un véritable marché de location : on y prenait le bail
pour bases ;
les autres localités où l’on procédait par voie de comparaison.
300
N’oublions pas que le produit de l’impôt sur le revenu des valeurs
mobilières (et sur les intérêts des créances et cautionnements), perçu par
l’Administration de l’enregistrement, était compris dans le premier chiffre.

301
Discours du 26 décembre 1871, cité par Stourm, Systèmes généraux
d’impôts.

302
La dépense était taxée non seulement par les impôts de consommation mais
aussi par les impôts de type indiciaire : ceux-ci visaient en effet à atteindre
le revenu présumé en taxant le lover ou des frais somptuaires (cf. chap v).

303
Discours au Landtag prussien du 4 février 1881.

304
Sauf, encore une fois, des exceptions limitées qui apparurent surtout vers la
fin du XIXe siècle.

305
Germain-Martin, Les Finances publiques de la France et la fortune privée.
1925, p. 35.

306
En Suisse en 1870 le canton de Zurich décida la progressivité de l’impôt sur
le capital et sur le revenu. Durant les trente années suivantes, ce système fut
appliqué successivement dans douze cantons.
En Australasie, l’impôt progressif sur les successions est voté à Victoria
en 1870, dans la Nouvelle-Galles du Sud en 1875, dans le Queensland en
1892, dans l’Australie du Sud en 1893, en Tasmanie en 1904. La même
décision avait été prise en Nouvelle-Zélande en 1887.

307
On notera cependant que la motion tendant au maintien de l’impôt ne fut
rejetée qu’à une faible majorité : 37 voix.
308
G. Weill, L’Éveil des nationalités et le mouvement libéral t. XV de la
collection « Peuples et civilisations ».

309
Le Congrès d’Erfurt (1891), qui proposait des réformes politiques et
sociales plus avancées, conserva la revendication de l’impôt progressif
direct.

310
En fait, les socialistes avaient obtenu en 1890 1  500000 voix, presque le
double de 1887. Bismarck rêvait de leur enlever le droit de vote. Il espérait
dit-on une révolte qui eût permis une répression.

311
Système mis en œuvre en 1891 par Pierson, ministre des Finances des Pays-
Bas.

312
Dans ce chapitre, comme dans les précédents, nous avons largement utilisé
l’ouvrage de Seligman, L’Impôt sur le revenu.

313
On trouverait, cependant, quelque chose de comparable en Europe où, dans
différents pays, on débattait vivement des charges respectives de la
propriété foncière et de la propriété mobilière.

314
Les billets émis pendant la guerre de Sécession portaient le nom de
Greenbacks (les verts).

315
Le « People’s Party » recueillit plus d’un million de voix en 1892.

316
Renforcés par les difficultés du monde rural qui s’étaient accentuées avec
l’aggravation de la baisse des prix à partir de 1890.
317
Il semble inutile de s’étendre sur le débat juridique. Rappelons que l’un des
articles constitutionnels invoqués à l’encontre de la loi était formulé dans
les termes suivants : « Il ne sera établi de capitation ou autre impôt direct
qu’en proportion du recensement ou dénombrement qui sera prescrit
dorénavant. » Que fallait-il entendre par « impôt direct » à une époque qui
ne connaissait pas ce que nous appelons : impôt sur le revenu ? C’était un
beau thème de dispute pour des juristes.

318
Je passe sur les vaines tentatives de certains États.

319
«  A special excise tax on the gross receipts of compagnies refining
petroleum or refining sugar. »

320
Il était formulé dans les termes suivants  : «  Le Congrès aura le droit
d’établir et de percevoir des impôts sur le revenu, de quelque source qu’ils
proviennent, sans répartition entre les différents États et sans tenir compte
d’un recensement ou d’un dénombrement de la population. »

321
Cf. Marion, Histoire financière, t. VI, pp.  107-108. Mais Peytral fit
procéder à une enquête sur l’imposition des revenus à l’étranger. Les
résultats de cette enquête furent publiés par le ministère des Finances en
1894.

322
Proposition Pelletan visant la création d’impôts progressifs sur le capital et
le revenu  ; proposition Goblet visant l’institution d’impôts sur le revenu,
proposition Doumer et Cavaignac d’impôts sur le revenu à taux progressif.
D’autres propositions furent déposées, notamment par Jaurès.

323
A propos de crédits pour Madagascar.

324
Lors de la discussion, Caillaux protesta contre toute pensée de niveler les
fortunes par l’impôt.

325
Durant la législature 1902-1906, les problèmes religieux l’emportèrent sur
les problèmes financiers.

326
Par exemple celle de Cavaignac en 1894 ou celle de Jaurès.

327
Dans les quatre États qui avaient adopté l’impôt sur le revenu avant 1870,
deux, Hambourg et Lübeck, sont des villes essentiellement commerçantes.
Ce type d’impôt apparaît ensuite en Saxe en 1874, dans le grand-duché de
Bade en 1884, de Prusse en 1891, en Wurtemberg en 1893, en Bavière en
1910 seulement. Les deux Mecklembourg, en 1913, n’avaient pas encore
d’impôt sur le revenu. De ces indications très sommaires nous négligeons
une série d’États secondaires —, se dégage une liaison assez nette entre le
développement industriel ou commercial et l’apparition de l’impôt sur le
revenu.

328
Nous devons noter que la Belgique ne connut l’impôt sur le revenu que
tardivement, puisqu’elle attendit 1920, alors qu’en Espagne il fut créé en
1900.

329
Exposé des motifs du projet de loi présenté à la Chambre des députés le 10
mars 1877, cf. le B.S.L.C., nov. 1877, p. 261 sq.

330
Pierre Perdrieux, Les Fraudes dans l’impôt italien sur les revenus de la
richesse mobilière. avec une lettre préface de M. Luigi Luzzatti : 1910.

331
Cf. Seligman, op. cit., p. 109.

332
Il n’était pas difficile d’appliquer la discrimination à l’impôt global  ; il
suffisait, il suffit toujours, de déduire un certain pourcentage de la partie du
revenu provenant du travail.

333
Il s’agit là d’un phénomène d’«  anticipation des revenus  » nécessaire à la
compréhension de l’inflation.

334
L’Allemagne fait exception, avec sa puissance industrielle très poussée,
mais cette anomalie s’explique aisément. Après la Première Guerre
l’effondrement de la monnaie allemande semble avoir été, en partie du
moins, délibérément voulu comme une sorte de démonstration de l’excès
des charges que le traité de Versailles imposait au vaincu. Du jour où il y
eut une volonté de rétablir la monnaie, cette restauration se fit à une vitesse
qui étonna les experts.

335
Je reviendrai ultérieurement sur ce point.

336
Les travaillistes avaient soutenu sans succès un projet d’impôt
extraordinaire sur le capital. Cf. Jèze, «  Le rejet de l’impôt extraordinaire
sur le capital comme moyen de liquider les charges financières de la
guerre », in R.S.L.F., 1920, p. 401 sq.

337
Le problème ne se posait pas dans certains pays, notamment en Grande-
Bretagne où tous les titres étaient nominatifs. Une fois de plus, la structure
financière de l’Angleterre fournissait au fisc une base plus assurée.

338
Cf. Daniel Guérin, Fascisme et grand capital. Jèze, «  L’impôt
extraordinaire sur le capital en Italie  », in B.S.L.C.. 1920, p.  247 sq.  ;
«  Italie  —  le régime des valeurs mobilières  », in B.S.L.C., 1923, p.  1037
sq. ; « Italie — la réforme fiscale », in B..S.L.C.. 1924, I, p. 942 sq.

339
François-Perroux, Contribution à l’étude de l’économie et des finances
publiques de l’Italie depuis la guerre, 1929, p. 212.

340
Cf. B.S.L.C.. 1923, II, p. 1307 sq.

341
Cf. Guérin, op. cit. et B.S.L.C.. notamment dans le numéro d’octobre 1934,
« La réforme fiscale », p. 1059 sq.

342
Cf. Dubergé, La Politique fiscale de l’Italie fasciste, 1938 ; Daniel Guérin,
Fascisme et grand capital  ; François Perroux, Contribution à l’étude de
l’économie et des finances publiques de l’Italie depuis la guerre, 1929.

343
Cf. B.S.L.C.. 1938, I, p.  669  ; «  Italie  —  les prélèvements extraordinaires
sur les capitaux depuis 1935  », et B.S.L.C., 1938, II, p.  1237  :
«  Italie  —  l’impôt sur le capital des entreprises industrielles et
commerciales. »

344
Dans l’ensemble, ces mesures étaient conformes aux conclusions du Comité
des experts, créé par décret du 31 mai 1926, dont le rapport a été publié
notamment dans le B.S.L.C. de juin 1926, p. 1065 sq.

345
Cf. R.S.L.F.. 1934, p. 323.

346
Le livre de base reste The general theory of employment interest and money
de Keynes, paru en 1936 et traduit en français par Jean de Largentaye. Il
paraît inutile de relever ici les différents ouvrages consacrés à la théorie
générale pour la critiquer, l’approfondir ou la compléter.

347
En fait, la suite de cet ouvrage le montrera, on peut retenir l’apport de
Keynes dans le domaine de l’analyse sans adopter toutes ses conclusions
car celles-ci reposent sur des jugements de valeur qui n’ont pas de portée
scientifique. D’ailleurs le souci du plein emploi conduit à dépasser les
analyses et surtout les conclusions de Keynes.

348
Cf. l’Inventaire de la situation financière 1913-1946. effectué en France en
1946.

349
Ce fut, par exemple, le cas de la Grande-Bretagne durant la guerre 1939-
1945. La France tout récemment a connu un prélèvement exceptionnel
partiellement remboursable.

350
Parlant de la taxe sur les achats, le chancelier de Échiquier insisté sur la
même idée : « Mais pendant toute la période où l’impôt a été appliqué il a
eu également un autre objet et un autre but, décourager la consommation
intérieure. Cela a une grande importance à l’heure actuelle où nous n’avons
pas seulement besoin de nous procurer davantage de ressources fiscales
mais où il nous faut encore exporter une quantité importante de biens de
consommation et, dans la mesure où cela est possible, diriger vers la
production d’armement la main-d’œuvre, les matières premières et
l’outillage utilisés actuellement à la fabrication de biens de
consommation. »

351
Le rapport des experts, Politique budgétaire et équilibre économique,
leçons du passé, problèmes de perspectives, s’est appuyé notamment sur
une étude intitulée La Politique budgétaire dans sept pays, 1955-1965.

352
Les régimes et les évaluations n’étant pas les mêmes, les comparaisons d’un
pays à l’autre n’ont qu’une signification relative. En particulier elles ne font
pas état du « chômage déguisé » qui, dans certains pays, présente une très
grande importance.

353
Comme d’ailleurs d’autres réalisations du New Deal. Il faut ajouter que les
politiques d’expansion fondées notamment sur l’action budgétaire ou
fiscales apparaissent dans certains milieux comme pouvant entraîner le
recours à des mesures de contrôle des salaires et des revenus ou plus
généralement de l’activité économique mesures jugées par avance
insupportables.

354
Le Comité des experts de l’O.C.D.E. estime que d’autres pays auraient
intérêt à s’inspirer de ce système (dont nous n’avons indiqué que les
grandes lignes) tout en estimant qu’il présente quelques lacunes, notamment
en ce qui concerne les impôts indirects dont les taux devraient pouvoir être
modifiés en fonction de la conjoncture.

355
Cf. Gunnar Eliasson, Investment Funds in Operation, 1965.

356
Maurice Lauré. Traité de politique fiscale, p. 110.

357
Ou plutôt de permettre à chaque producteur de déduire de l’impôt qu’il
paye l’impôt payé au stade antérieur, impôt qui lui a été facturé.

358
Le traité de Rome avait posé certaines règles. L’article 95 interdit toute
discrimination directe ou indirecte en matière d’impôt sur la consommation.
L’article 96 en tire une première conséquence  : le remboursement des
charges fiscales au profit des produits exportés ne peut excéder le montant
de la charge fiscale interne. L’article 97 fait application de ce principe aux
pays qui appliquent une taxe en cascade sur le chiffre d’affaires. Un autre
article  —  l’article 99  —  évoque une perspective d’harmonisation dans le
domaine des taxes sur le chiffre d’affaires et des accises.

359
En ce qui concerne le Royaume-Uni, cf. le Richardson Report (Report of
the Committee on Turnover Taxation). the Nedo Report, et le livre vert
publié par les services officiels en vue de provoquer un large débat sur ce
problème. Le souci d’éliminer les distorsions provoquées par le système
fiscal et de faciliter le remboursement aux exportateurs de toutes leurs
charges fiscales y est particulièrement souligné.

360
Pour ne pas alourdir cet ouvrage je me permets de renvoyer au passage
consacré à ce problème dans mon Histoire de l’impôt.

361
Ici également je me contente d’évoquer une question fiscale
particulièrement complexe et dont l’étude même sommaire demanderait de
longs développements.

362
Entendons par là les impôts progressifs sur le revenu et sur l’héritage.
Cependant il sera surtout question ici des impôts sur le revenu qui jouent le
plus grand rôle dans les systèmes contemporains.

363
On trouvera dans l’ouvrage de Séligman, Incidence et répercussion de
l’impôt, de nombreuses citations d’auteurs anglo-saxons.

364
Cf. infra.

365
Je parle ici de la propension à l’épargne individuelle. Il n’est pas sûr on le
sait que l’accentuation des efforts d’épargne individuelle augmentent
l’épargne globale de la collectivité, épargne qui elle-même s’identifie avec
l’investissement. Sur ce point la démonstration de Keynes n’a pas, a notre
connaissance, été réfutée. En effet, en voulant épargner, les individus
peuvent restreindre les débouchés, créer le sous-emploi et, en définitive,
déterminer une baisse de production qui fera perdre, et au-delà, ce que
certains ont épargné.
On pourrait donc soutenir que le seul problème consiste a favoriser
l’investissement, problème que nous examinerons plus loin.
On peut ne pas s’arrêter à cette objection pour les raisons suivantes :
 

En premier lieu l’incidence contraire a l’épargne globale des efforts


d’épargne individuelle se produit en période de sous-emploi. Si toutes les
capacités de production sont utilisées la situation se présente d’une façon
différente.
En période de développement accéléré la propension a l’épargne peut
modérer la hausse des prix et, par cela même, éviter que les gouvernements
ne freinent l’expansion.
Ajoutons que des États peuvent souhaiter que des efforts d’épargne des
titulaires de revenus modestes évitent l’accentuation de l’inégalité des
revenus.
Que ce soit pour cette raison ou, dans certains cas, par suite d’une
analyse incomplète, certains États favorisent l’épargne individuelle. Il
appartient à l’histoire d’évoquer leurs efforts et de rechercher à quels types
de préoccupations ils répondent

366
Y a-t-il double imposition ? les économistes en discutent. L’important est de
savoir si les individus ressentent cet effet.

367
Ceci n’est pas tout à fait exact. S’ils réalisent la plus-value en vendant leur
capital, les contribuables paieront des droits de mutation, relativement
faibles s’il s’agit de valeurs mobilières, plus élevés s’ils aliènent des
immeubles.

368
Cf. in Black, The Incidence of income taxes, le chapitre XVII consacré à
l’effet que l’impôt sur le revenu peut exercer sur l’acceptation du risque
(«  uncertainty-bearing  »). Cf. également in Kaldor, An Expenditure Tax,
1955, le chapitre III. « Taxation and Risk-bearing ».

369
Le phénomène est si évident qu’il parait superflu d’en donner la
démonstration.

370
On peut, naturellement, être plus ou moins sévère sur le degré de
probabilité nécessaire pour faire accepter une provision.
371
Il est vrai que la dépréciation monétaire continue représente une charge
pour les entreprises, lorsqu’elles sont obligées d’acquérir le nouveau
matériel à un prix nettement supérieur à celui auquel l’ancien avait été
acheté et amorti. On sait que les législateurs prévoient de temps en temps
des réévaluations de bilans permettant, entre autres avantages, d’accroître le
volume des amortissements en fonction de la hausse des prix La
réevaluation des bilans évite aussi de faire apparaître des bénéfices lorsque
certains éléments d’actif sont vendus à un cours supérieur au prix d’achat.
Nous n’avons pas cru devoir entrer dans l’étude de ces mécanismes.

372
Aux États-Unis, les entreprises pétrolières peuvent déduire du revenu
imposable 27,5 % du revenu brut (50 % au maximum du revenu net) en vue
de procéder à des recherches nouvelles. Les déductions à opérer à ce titre
sur les bénéfices bruts sont de 23  % pour l’uranium et les minerais
stratégiques, de 15 % pour d’autres métaux, de 10 % pour le charbon.

373
Cf. Gabriel Ardant, Technique de l’État, et Pierre Mendès-France et Gabriel
Ardant, Science économique et lucidité politique : p. 337 sqq.

374
Par les explosions sociales qu’il déclenche le sous-emploi ne peut même
pas être considéré comme un instrument assuré de freinage des prix.
Indépendamment de telles réactions, les politiques déflationnistes n’arrivent
plus à freiner suffisamment la hausse des prix.

375
Je reprends les termes d’Alain Chenicourt dans son ouvrage sur la société
d’inflation.

376
L’acuité de la pression inflationniste des pays occidentaux n’avait pas
attendu la crise de l’énergie

377
Cf. notamment l’ouvrage de Gabriel Ardant, Le Monde en friche, et
l’ouvrage de Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, Science économique
et lucidité politique.

378
Cf. le rapport de la commission Commerce des produits de base et
développement de l’O.N.U. et notre ouvrage Le Monde en friche.

379
Rappelons que l’institution des produits utilisés avait pour objet de réduire
l’emploi de matières premières dont il fallait réserver la plus grande part
aux fabrications de guerre et, pour la même raison, de diminuer la quantité
de travail incorporée dans chaque objet.
On pourrait d’ailleurs, dans un monde menacé de pénurie, réserver la
qualité utilité aux produits qui consommeraient moins d’énergie et de
matières premières « rares » que d’autres (cf. infra).

380
Cf. par exemple l’évolution concordante de la législation anglaise et de la
législation française.

381
Cf. supra la IVe partie, titre II.

382
Il existe généralement, en France en tout cas, une fiscalité de la forêt et du
boisement. Est-elle bien adaptée à son objet ? Cela ne paraît pas évident. La
même question se pose pour d’autres pays.

383
En France par une loi de 1971 qui avait été précédée par un accord passé
entre les organisations patronales et ouvrières.

384
Un certain nombre de précautions doivent être prises pour que la formation
donnée serve l’intérêt de celui qui la reçoit en même temps que l’intérêt de
l’entreprise qui la fournit.
385
Cf. les rapports de l’organisme dit « Commission Laval », du nom de son
président.

386
Nous n’insistons pas sur l’importance des régimes de tarification et de leur
modulation en fonction des exigences économiques  : tarifs plus accentués
des trafics de pointe, tarifs plus modérés des « heures creuses », etc.

387
J’ai laissé de côté la Chine, non que j’en méconnaisse l’intérêt mais
l’importance même de ce pays et les caractères propres de son régime
obligeraient à des développements trop longs pour trouver place dans cet
ouvrage. Je me permets de renvoyer au chapitre correspondant d’Histoire de
l’impôt.

388
La mévente ne déclenchera pas le chômage, au sens strict du mot, si la
stabilité de l’emploi est assurée, mais elle peut entraîner le chômage
déguisé, c’est-à-dire le maintien d’un personnel inutile.

389
Déduction faite, bien entendu, des tendances à l’épargne.

390
A défaut, les décisions prises risquent de verser dans un arbitraire dont il
n’est pas besoin de souligner quels peuvent être les inconvénients : crainte
exagérée paralysant l’action des gérants, etc.
Il est à noter que la faillite n’est pas la seule ni peut-être la principale
sanction du régime capitaliste. Les établissements financiers, lorsqu’ils
refusent un crédit ou le subordonnent à telle ou telle réorganisation, sont les
instruments d’un système de sanctions. Eux aussi d’ailleurs doivent se
fonder sur des indicateurs de gestion. A cet égard, les vues présentées ici ne
sont pas sans valeur pour les régimes non collectivistes. Le rapprochement
va plus loin. On peut penser que dans les régimes collectivistes il y a
avantage à confier à des établissements de type financier le soin de mettre
en œuvre une partie des sanctions.
391
Résolution du Xe Congrès du parti communiste.

392
Je n’insiste pas sur cet aspect de l’histoire des finances soviétiques. On
pourra se reporter à l’ouvrage de Zverev, Trente années de finances
soviétiques.

393
Cf. Holzman, Soviet taxation.

394
Trois ordres de faits semblent permettre de dire que les emprunts
soviétiques ont eu un effet de limitation de la demande que les emprunts
n’ont généralement pas : encore que leur souscription ait été facultative, les
observateurs occidentaux admettent généralement qu’il était pratiquement
difficile de s’y soustraire  ; les bons n’étaient pas remboursables avant
échéance ; des conversions forcées ont eu lieu.

395
Analogue aux échanges effectués dans les pays d’Europe occidentale,
l’opération soviétique fut accompagnée d’un prélèvement particulièrement
sévère sur les avoirs monétaires et les titres de rente des individus.

396
Dans l’étude : Trente Années de finances soviétiques, Zverev souligne lui-
même la gestion défectueuse des banques  : «  En violation des principes
fondamentaux de la réforme du crédit, les ennemis du peuple consentaient
des crédits aux entreprises, qu’elles aient ou non exécuté les plans  », op.
cit., p. 162.
Pour éliminer ces abus, une série de dispositions furent prises en 1931 :
les crédits devaient être consentis non suivant le plan, mais suivant son
exécution. D’autres réformes, également destinées à renforcer la discipline
du crédit, furent prises en 1932, 1933, 1935, 1936.

397
Cf. Les Questions du léninisme, notamment le titre II, p. 56.
398
Dans des articles antérieurs, Liberman avait formulé des propositions
sensiblement différentes de celles qu’il présenta en 1962.

399
Le 7 février 1969, la Documentation française a publié, sous le titre «  La
discussion », de nombreux extraits des articles des économistes soviétiques
de 1962 à 1965.

400
Cf l’expose de Kossyguine devant le Plénum du Comité central, le 29
septembre 1965.

401
Rappelons que, grâce à la taxe sur le chiffre d’affaires, il est possible que
les prix de vente au détail soient très différents des prix départ usine. Encore
convient-il que cette taxe ne soit pas fixée arbitrairement, qu’elle
corresponde au souci d’absorber les rentes de conjoncture et de situation.
C’est là un des points délicats des réformes de l’Europe de l’Est.

402
Il est possible qu’un certain nombre de mesures du type de celles qui sont
évoquées ici aient été prises.

403
Coopératives de production.

404
Les prix eux-mêmes varient suivant les zones.

405
Fermes d’État.

406
René Dumont, in Kolkhoz. sovkhoz el le problématique communisme.

407
Nous insistons sur ce point que certains réformateurs tendent parfois à
perdre de vue. Les enseignements du passé comme ceux du présent doivent,
ici comme ailleurs, ne pas être oubliés.

408
Cf. 1° les études ou articles des économistes qui ont joué un grand rôle dans
la préparation de la réforme ; 2° les Résolutions du Comité central du Parti
socialiste ouvrier hongrois sur la réforme du mécanisme de l’économie
(1965)  ; 3° des documents d’information générale, tel «  La Réforme du
mécanisme de l’économie en Hongrie », Pannonia, 1969 (interview de M.R.
Nyers, secrétaire du Comité central du P.S.O.H.  ; 4° divers articles du
Courrier des pays de l’Est.

409
Nous devons beaucoup aux observations faites en 1968 au cours d’un
voyage d’études en Hongrie, à des visites d’entreprises, aux entretiens que
nous avons eus notamment avec MM. Bognar et Vajda, ainsi qu’avec le
ministre des Finances.

410
Sous réserve de l’action des syndicats qui doivent désormais jouer un plus
grand rôle.

411
Il faut tenir compte notamment de la modification du régime du travail en
raison de l’introduction de la semaine de 11 heures contre 18 heures
antérieurement.

412
On doit également se demander si le volume des investissements planifiés
n’est pas resté excessif, faute d’avoir été réduit en vue de « faire la place »
aux investissements décentralisés.
 
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