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La lutte pour la fin de l’oppression coloniale en Afrique noire


« francophone » : une composante essentielle de la Révolution
multipolaire impulsée par la Chine, la Russie et les brics
Nkolo Foé
Président de W.E.B. Du Bois Institute for Global and China-Africa
Studies
Membre du Comité Consultatif International de l’Institut
Chine-Afrique
L’impérialisme et le (néo)colonialisme constituent des formes
particulières de globalisation incompatibles avec la souveraineté des
peuples et la diversité des civilisations. Telle est la leçon que nous
pouvons tirer des pressions (diplomatiques, politiques, militaires,
économiques, culturelles) que les anciennes puissances colonisatrices
européennes continuent d’exercer sur le continent africain, malgré la
contestation de plus en plus vive de cette domination dans divers pays.
Or, en prenant comme exemples des pays comme le Mali, le Burkina
Faso, la République centrafricaine, le Niger, mais aussi le Cameroun, la
contestation de la domination occidentale s’amplifie chaque jour
davantage, notamment en Afrique noire dite « francophone ». Pour
comprendre la profondeur du mécontentement populaire en cours, il
convient de rappeler qu’au moment de l’accession de ces pays à
l’indépendance dans les années 1960, la France, sous la présidence du
général Charles de Gaulle, avait mis en place un « système de
coopération » dont le but explicite était de maintenir les liens de
dépendance. C’est ce qui a fait dire à certains analystes que la
« coopération est la continuation de la colonisation par d’autres
moyens ». Ainsi, le 15 juillet 1960, le premier ministre français Michel
Debré déclarait :
On donne l’indépendance à condition que l’État s’engage, une
fois, indépendant, à respecter les accords de coopération
signés antérieurement. Il y a deux systèmes qui entrent en
vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de
coopération. L’un ne va pas sans l’autre.
Ainsi, les Accords particuliers conclus les 11, 13 et 15 août 1960 entre le
Gouvernement de la République Française et les Gouvernements
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respectifs de la République Centrafricaine, de la République du Congo et


de la République du Tchad stipulent :
ANNEXE III concernant les matières premières et produits
stratégiques.
Art. 1er. — Dans l’intérêt de la défense commune, les parties
contractantes décident de suivre une politique concertée des
matières premières stratégiques et d'adopter en ce domaine
les mesures prévues ci-après.
Art. 2. — Sont considérés comme matières premières et
produits stratégiques :
- Les hydrocarbures liquides ou gazeux,
- L’uranium, le thorium, le lithium, le béryllium,
- L’hélium, leurs minerais et composés.
Des modifications pourront être apportées à cette liste par
échange de lettres entre les parties contractantes.
Art. 3. — La République française, la République
centrafricaine, la République du Congo et la République du
Tchad procèdent à des consultations régulières, notamment au
sein de la conférence des chefs d'État et de Gouvernement et
du conseil de défense, sur la politique qu’elles sont appelées à
suivre dans le domaine des matières premières et produits
stratégiques, compte tenu en particulier des besoins généraux
de la défense commune, de l’évolution des ressources dans les
Etats de la Communauté et de la situation du marché mondial.
Dans le cadre de la politique concertée, la République
centrafricaine, la République du Congo et la République du
Tchad tiennent la République française informée des
mesures générales ou particulières qu’elles se proposent
de prendre en ce qui concerne la recherche, l’exploitation
et le commerce extérieur des matières premières et
produits stratégiques. La République française communique
à la République centrafricaine, la République du Congo et la
République du Tchad les éléments d'appréciation dont elle
dispose concernant les questions évoquées au présent alinéa.
La République centrafricaine, la République du Congo et la
République du Tchad l'informent des décisions prises.
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Art. 4. — La République centrafricaine, la République du


Congo et la République du Tchad réservent à la satisfaction des
besoins de leur consommation intérieure les matières
premières et produits stratégiques obtenus sur leur territoire.
Elles accordent à la République française une préférence
pour l’acquisition du surplus et s’approvisionnent par
priorité auprès d’elle en ces matières et produits. Elles
facilitent leur stockage pour les besoins de la défense
commune et, lorsque les intérêts de cette défense l’exigent,
elles prennent les mesures nécessaires pour limiter ou interdire
leur exportation à destination d’autres pays ».
En langage simple : les matières premières stratégiques des anciennes
colonies sont réservées à la France ; leur exportation à destination
d’autres pays est soit limitée, soit carrément interdite.
Il en est de même de l’accès aux marchés. Car, les mêmes accords
prévoient pour la France, un accès privilégié aux marchés africains.
C’est l’objet de l’article 12 :
TITRE II
Art. 12. — Les parties contractantes conviennent de maintenir
leurs relations économiques dans le cadre d’un régime
préférentiel réciproque […]. Ce régime préférentiel a pour objet
d’assurer à chacune des parties des débouchés privilégiés ; il
doit comporter un ensemble équilibré d’avantages mutuels,
notamment dans le domaine commercial et tarifaire, ainsi que
dans celui des organisations de marchés ».
Cela signifie en d’autres termes que les exportations de produits tant
agricoles que miniers sont réservées à l’Hexagone. De la même
manière, l’accès aux marchés africains est en priorité accordé aux
entreprises françaises.
Les deux exemples ci-dessus présentés signifient que les accords de
coopération signés avec la France sont au service exclusif de l’industrie
et du commerce français.
Au niveau de la défense proprement dite, il est stipulé :
Art. 4. — Chacune des parties contractantes s’engage à
donner aux autres toutes facilités et toutes aides nécessaires à
la défense et en particulier à la constitution, au stationnement, à
la mise en condition et à l’emploi des forces de défense […] En
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particulier afin de permettre à la République française


d’assumer ses responsabilités dans la défense commune
et à l’échelle mondiale, la République centrafricaine, la
République du Congo et la République du Tchad reconnaissent
aux forces armées françaises la libre disposition des bases
qui leur sont nécessaires.
C’est la présence en Afrique des bases militaires françaises qui est ainsi
légitimée. La France s’octroie ainsi la responsabilité d’assurer la défense
de la « famille franco-africaine, y compris à l’échelle mondiale. Cette
dernière formule signifie que la France dote les anciennes colonies de
moyens efficaces pour « former une armée capable de résister aux
pressions de la guerre froide » (David Servenay, « Les accords secrets
avec l'Afrique : encore d’époque ?, L’Obs avec Rue89).
Pour reprendre un mot de Maurice Robert, l’un des piliers de la
Françafrique avec Jacques Foccart, les objectifs prioritaires de la France
en Afrique étaient d’endiguer le communisme et son extension dans les
principaux pays du pré-carré : Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, etc. L’autre
objectif était d’empêcher les Américains d’empiéter sur la zone
d’influence française.
Ces objectifs n’ont pas varié, comme on le voit avec les pressions que la
France exerce sur les pays africains qui ont choisi la voie de la
diversification des partenariats et de leur ouverture aux nouveaux pays
émergents : Russie, Chine, Turquie, etc.
Au cours des dernières années, la France a multiplié des initiatives pour
reconquérir l’Afrique et en chasser la Russie et la Chine. C’est
notamment le sens des tournées africaines organisées par le président
français Emmanuel Macron. Ces tournées ont été précédées d’un
sommet Afrique-France tenu en octobre 2021 à Montpellier. C’est à
l’occasion de ce sommet que l’intellectuel comprador camerounais
Achille Mbembe a rédigé un rapport où il plaide pour un renouveau du
pacte colonial français et son élargissement au niveau européen. Il s’agit
d’assurer l’arrimage de l’Afrique à l’Europe, dans le cadre d’une
« commission euro-africaine permanente ».
Nous plaidons pour que, lors de ce sommet, un engagement
historique soit pris en vue d’un véritable acte fondateur entre
les deux continents, qui mette à plat les politiques actuelles
(commerciale, agricole, industrielle, migratoire,
environnementale, scientifique et universitaire) et fasse
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progresser l’intégration entre l’Afrique et l’Europe. Celui-ci ne


peut pas être fondé sur le vieux socle de l’Eurafrique dont on a
vu les fatales contradictions. Afin de tourner le dos aux
approches fragmentaires et aux déséquilibres du passé, des
mécanismes de gouvernance conjointe doivent être mis en
place. Ils devraient déboucher sur la création d’une véritable
commission euro-africaine permanente.
L’objectif stratégique, précise-t-il « doit être d’arrimer les deux continents
l’un à l’autre », notamment par le moyen des infrastructures. C’est dans
cette perspective que « les grands axes transcontinentaux imaginés à
l’époque coloniale, à l’exemple du transsaharien, de la trans-sahélienne
ou du chemin de fer du Cap au Caire doivent être réactualisés ».
S’inspirant manifestement des Initiatives européenne « Global
Gateway » et américaine « Build Back Better » World (B3W), un tel
projet constituerait une alternative viable à l’initiative chinoise « Belt and
Road Initiative ». Parlant de Global Gateway, Ursula von der Leyen,
Présidente de la Commission européenne affirme :
“The European model is about investing in both hard and soft
infrastructure, in sustainable investments in digital, climate and
energy, transport, health, education and research, as well as in
an enabling environment guaranteeing a level playing field. We
will support smart investments in quality infrastructure,
respecting the highest social and environmental standards, in
line with the EU’s democratic values and international norms
and standards. The Global Gateway Strategy is a template for
how Europe can build more resilient connections with the
world.” (Factsheet on Global Gateway: State of the Union
Address by President von der
Leyenhttps://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip
_21_6433).
S’agissant de Build back Better World, le communiqué de la Maison
blanche qui annonce sa création affirme :
Build Back Better World: An Affirmative Initiative for Meeting the
Tremendous Infrastructure Needs of Low- and Middle-Income
Countries. President Biden and G7 partners agreed to launch
the bold new global infrastructure initiative Build Back Better
World (B3W), a values-driven, high-standard, and transparent
infrastructure partnership led by major democracies to help
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narrow the $40+ trillion infrastructure need in the developing


world, which has been exacerbated by the COVID-19
pandemic. (FACT SHEET: President Biden and G7 Leaders
Launch Build Back Better World (B3W) Partnership, JUNE 12,
2021 •STATEMENTS AND RELEASES:
https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/
2021/06/12/fact-sheet-president-biden-and-g7-leaders-launch-b
uild-back-better-world-b3w-partnership/).
La rhétorique de la démocratie occupe une place importante dans ces
initiatives qui cherchent à prendre le contre-pied de l’initiative chinoise
des Routes de la soie. En tant qu’agent de la reconquête néocoloniale
de l’Afrique par la France et l’Europe le comprador Achille Mbembe
s’inquiète de « la montée en puissance des pays asiatiques dans la
production mondiale et, en particulier, au projet de puissance que
représente la Chine. Il s’agit d’une puissance autoritaire » (Cf. Les
nouvelles relations Afrique-France : Relever ensemble les défis de
demain, octobre 2021, p. 8). Il souligne qu’ « alors que la France
s’embourbe dans les sables sahélo-sahariens, tirée vers le bas par les
régimes tyranniques de son ancien « pré carré », le périmètre d’action de
la Chine s’étend désormais de la mer de Chine méridionale jusqu’en
Afrique ».
C’est l’hypothèse d’un « axe afro-européen » qui constitue la véritable
colonne vertébrale de la proposition de l’auteur dont la prise de distance
par rapport à l’Eurafrique ne convainc guère. Avec Achille Mbembe et
Emmanuel Macron, il est clair, comme l’affirmait en son temps Aimé
Césaire, que « le colonialisme n’est point mort ». Pour se survivre à
lui-même, précisait-il, il excelle dans le renouvellement de ses formes.
Car :
Après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu
les temps plus hypocrites, mais non moins néfastes, de la
politique dite d’association ou d’union. Maintenant, nous
assistons à la politique dite d’intégration, celle qui se donne
pour but la constitution de l’Eurafrique. Mais, de quelques
masques que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. Pour ne
parler que de sa dernière trouvaille, l’Eurafrique, il est clair que
ce serait la substitution au vieux colonialisme national d’un
nouveau colonialisme plus virulent encore, un colonialisme
international » (Aimé Césaire, « Le colonialisme n’est pas mort
», La Nouvelle Critique, n° 51, janvier 1954, p. 28).
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La vérité est que le « système de coopération » mis en place par la


France se distingue par sa cohérence, avec un ensemble organisé et
articulé d’éléments plus ou moins interdépendants, comme l’avait bien vu
Guy Feuer (« La révision des accords de coopération franco-africains et
franco-malgaches », Annuaire français de Droit international, n° 19,
1973, p. 720). C’est que les accords de coopération et de défense que la
France avait signés avec ses colonies étaient façonnés selon une
architecture et un contenu qui inclut l’ensemble des domaines de
coopération entendus comme Zone franc, coopération militaire,
commerciale et culturelle.
La Fondation de l’innovation pour la démocratie : une
entreprise de reconquête néocoloniale
Face à l’hostilité des gens qui exigent la fermeture des bases militaires,
la fin de la tutelle monétaire, la récusation de la France comme principale
initiatrice et rédactrice des résolutions concernant l’Afrique au Conseil de
sécurité de l’ONU, etc., le président Emmanuel Macron et son supplétif
Achille Mbembe ont opté pour le soft power et la diplomatie culturelle
pour une reconquête néocoloniale du continent africain. C’est le but de la
Fondation de l’innovation pour la démocratie dont la création avait
été annoncée au Sommet Afrique-France de Montpellier en octobre
2021, avec un fonds initial de 30 millions d’euros. De droit sud-africain, la
Fondation se présente comme un « Réseau de campus appelés
Labos », avec pour vocation le rayonnement « sur l’ensemble du
continent, en dialogue avec le reste du monde ». D’après son site Web
(https://www.innovationdemocratie.org/), ces Labos sont eux-mêmes
reliés à des réseaux porteurs d’initiatives originales dans le domaine de
l’innovation pour la démocratie en Afrique ». Il s’agit principalement de
quatre Labos :
• Le Labo Sahel-Méditerranée qui couvre l’ensemble Afrique de
l’Ouest-Sahel-Sahara-Méditerranée;
• Le Labo Arc côtier et central qui couvre l’ensemble Afrique
centrale, pays du Bassin du Congo et des Grands Lacs;
• Le Labo Orient-austral qui couvre les pays du front nilotique et
oriental, de l’Afrique australe et des pays insulaires de l’Océan
indien;
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• Le Labo Nord qui est hébergé par le Campus AFD à Marseille.


Ce dernier Labo fait le lien avec les diasporas et les initiatives
européennes.
L’objectif de cette initiative est de « faire vivre et résonner la voix de la
démocratie » en Afrique. Car :
Face au déficit de pensée sur la démocratie en Afrique, face à
l’urgence de redonner du pouvoir d’agir et de respirer aux
populations, face aux menaces de destruction du vivant, nous
proposons de miser sur la richesse des ressources endogènes,
l’élan de la jeunesse, la voix des femmes, la puissance d’une
pensée en commun qui puise dans les archives africaines et
fait dialoguer les cultures, la créativité et la pertinence de
l’intelligence et de l’action collectives, la mise en mouvement
qui en découle.
Les créateurs de la Fondation présentent les « labos en réseaux »
comme « des lieux de recherche ouverte et de pensée en commun,
d’apprentissage actif, de formation par l’échange et l’action, d’animation
de l’intelligence collective, d’innovation et de développement d’initiatives
ou de projets ».
S’agissant de la programmation, la Fondation envisage :
- La construction de connaissances et réinvention de la
démocratie ;
- L’encapacitation des acteurs et actrices des transitions
démocratiques ;
- L’incubation de projets démocratiques innovants ;
- La production et diffusion de nouveaux savoirs
démocratiques
La Fondation est placée sous l’autorité d’un Directeur général,
qu’assistent :
Un responsable recherche, Analyse et Prospective. Sa mission est
d’animer le réseau de chercheurs impliqués dans les activités de
recherche de la Fondation ; d’assurer une veille des recherches liées aux
sujets innovation, démocratie et prospective sur le continent et produit
une note annuelle sur l’état de ces recherches ; d’organiser les
séminaires et ateliers de recherche, les symposiums et conférences
scientifiques ; de superviser la publication des études et, en lien avec le
responsable de la communication, la tenue des webinaires en amont et
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en aval des activités de recherche et leur conversion en articles, vidéos


et autres matériaux ; de mettre en relation les chercheurs et les collectifs
dans le cadre de projets de recherche et d’études scientifiques initiées
par la Fondation.
Un responsable pédagogie, Formation et accompagnement des
collectifs. Sa mission est d’assurer une veille des recherches liées aux
sujets innovation et formation, pédagogie et démocratie sur le continent
et rédige une fois l’an une note à ce sujet ; de mettre à la disposition du
public en général, et des collectifs et des initiatives-phares financées ou
labellisées par la Fondation, les ressources disponibles dans ces
domaines ; d’accompagner et mettre en réseau les porteurs de projets et
initiatives financées ou labellisées par la Fondation ; de concevoir et
animer les démarches d’intelligence collective, la recherche ouverte et
les différents parcours pédagogiques ; de préparer, à destination des
utilisateurs et utilisatrices de la plateforme numérique, les supports
capitalisant sur les activités de la Fondation dans le secteur de
l’innovation, de la formation et de la pédagogie.
Pour une reconquête coloniale efficace, le gouvernement français a
choisi quatre catégories d’acteurs capables de mobiliser des foules,
selon les termes d’une note diplomatique du Centre d’Analyse, de
Prévision et de Stratégie du Ministère français de l’Europe et des
Affaires Étrangères, publiée le 24/03/2020 :
Les premiers sont les autorités religieuses : « Si des institutions
ont accepté d’accompagner les premières consignes (Eglise
catholique, certaines confréries musulmanes), d’autres
pourraient vouloir défier l’ordre public pour imposer le leur dans
ce moment de faiblesse de l’Etat, des entrepreneurs
politico-religieux musulmans au Sahel avec un agenda
socio-politique aux Eglises du Réveil sur la Côte avec un
agenda plus eschatologique. Ils ont fondé leur succès sur la
canalisation politique des émotions populaires.
●Les deuxièmes sont les diasporas : elles ont un devoir
d’information civique. C’est d’Europe, depuis les relais
d’information organisés par les diasporas, que sont considérées
les informations fiables lues et diffusées sur le Covid à travers
l’Afrique francophone.
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●Les troisièmes sont les artistes populaires : ils restent – à


quelques exceptions près – des autorités morales crédibles et
façonnent les opinions publiques.
●Les quatrièmes sont les entrepreneurs économiques et les
businessmen néo-libéraux. Riches et globalisés, ils se
positionnent comme les philanthropes du continent : ils peuvent
jouer un rôle s’ils décident d’engager leurs moyens ou de se
poser en intermédiaires entre le système de gouvernance
mondiale et l’Afrique, mais dans tous les cas, ils souligneront la
faillite de l’Etat. Face à l’incapacité de l’Etat à protéger ses
populations et face aux ambitions politico-opportunistes de
certains, il convient en outre de soutenir des paroles publiques
d’experts africains scientifiques et spécialistes de la santé
D’après Achille Mbembe et Emmanuel Macron, le renouveau de la
démocratie en Afrique passe par ces nouveaux acteurs. Il s’agit donc de
« tourner la page et de mettre à la disposition de ceux et celles qui
souhaitent s’engager dans la réinvention de la démocratie des parcours
qui permettent de faire une pause, de prendre de la hauteur, de tisser
des liens, et de recouvrer la capacité de penser et d’innover ensemble,
en collectifs rassemblant chercheurs, activistes journalistes, blogueurs,
fact-checkers, artistes, institutionnels, agents des collectivités locales,
élus, dirigeants, entrepreneurs et autres » (De nouveaux fondements
intellectuels pour la démocratie en Afrique :
legrandcontinent.eu/fr/2022/03/19/de-nouveaux-fondements-intellectuels
-pour-la-democratie-en-afrique/).
C’est cette idée qui est reprise dans le Rapport sur « Les nouvelles
relations Afrique-France ». Achille Mbembe parle en effet de la nécessité
et de l’urgence d’une « nouvelle charte politique, aussi bien avec les
États et gouvernements africains qu’avec les forces vives du continent et
les nouveaux acteurs du changement (sociétés civiles, entrepreneurs,
cadets sociaux, artistes et créateurs, femmes et jeunes » (p. 4), acteurs
du monde sportif (p. 74).
Luttes anticoloniales et solidarité afro-asiatique
Les luttes anticoloniales expliquent en grande partie l’amitié, la fraternité
et la solidarité entre la Chine et la communauté noire. Quelques
exemples pris tout au long du XXe suffisent comme illustration.
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Alors que les Boxers étaient engagés dans la lutte anticoloniale et


antiimpérialiste, la communauté noire des Etats-Unis fit aussitôt des
parallèles entre l’oppression dont étaient victimes les Chinois et la
condition des Noirs en Afrique et dans les Amériques.
Ainsi, aux soldats noirs invités à s’engager dans la guerre contre la
Chine, l’évêque noir Henry Turner déclara que l’agression de
l’impérialisme occidental contre la Chine ne devait en aucun cas
impliquer la communauté noire. Il dit : «This war is not our war ! ». Ces
mots furent suivis de sévères imprécations à l’endroit tout homme noir
qui s’impliquerait dans un acte d’agression contre la Chine : “The black
man that puts a gun upon his shoulder to go and fight China should find
the bottom of the ocean before he gets there”. Henry Turner demandait
au Noirs de se souvenir de la tragédie de l’esclavage, avant de consentir
à soutenir le tyran britannique qui opprimait les peuples de couleur
d’Asie, les Chinois et les Philippins en particulier.
Ces mots de l’évêque noir méthodiste résonnaient encore dans les
esprits au moment où W.E.B. Du Bois prononçait un mémorable discours
en 1959 à l’Université de Pékin. S’adressant à la communauté noire
d’Afrique et de la diaspora, le père du panafricanisme déclara : “China is
flesh of your flesh, and blood of your blood ».
Dans ces rappels, comment oublier le très sinophile Paul Robeson ? Au
plus fort de la guerre de résistance à l’impérialisme japonais, ce chanteur
noir d’exception qui avait rejoint la résistance antijaponaise, s’était
fortement impliqué dans la collecte des fonds dans le cadre de la China
Aid Council et du United China Relief, afin de soutenir l’effort de guerre
des patriotes chinois. Je souligne que dans les années 1930-1940, le
chant patriotique la Marche des Volontaires doit au moins une partie de
son succès dans le monde à Paul Robeson. En effet, depuis que le
chanteur l’avait interprété au Lewisohn Stadium de New York en 1940,
Qilai était devenu le cri de ralliement des opprimés qui refusaient de se
résigner à leur sort. « Debout ! Les gens qui ne veulent plus être des
esclaves ». Tel est le premier commandement de la Marche des
volontaires ! Le chant des partisans avait été puisé dans le répertoire du
résistant chinois, Liu Liangmo. En raison de cet engagement aux côtés
des patriotes chinois, Madame Sun Yat Sen s’était liée d’amitié avec
Paul Robeson. Le « Grand Noir », comme on l’appelait, méritait bien
cette haute marque d’estime de l’une des personnalités publiques les
plus marquantes de la Chine moderne. Paul Robeson était lui-même une
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personnalité attachante, attentive à l’égalité des races et à la dignité de


chaque peuple. Il avait consacré une bonne partie de sa vie à
déconstruire les préjugés raciaux sur la Chine et ses habitants. Car,
durant ces époques ténébreuses, les imaginaires des occidentaux
étaient peuplés de visions bizarres d’une contrée lointaine, pays de la
soie, du thé et de la porcelaine ; une contrée étrange, peuplée d’une
espèce d’hommes pittoresques, aux mœurs grossières, source
permanente de menace ; des hommes terrifiants qui semblaient voués à
imposer aux nations civilisées leur idéologie despotique, tout en
ambitionnant de supplanter l’Amérique dans l’hégémonie mondiale.
Malgré le temps passé, ces préjugés sur la Chine demeurent, comme on
a pu le constater avec la pandémie du COVID-19. Cette dernière a
ressuscité le vieux fantasme du « Péril jaune », lequel, tout au long des
années 2020 et 2021, s’était décliné sous des formes variées, où se
mêlaient racisme et anticommunisme. On se souviendra toujours des
noms d’opprobre : « Virus de Wuhan », du « Virus chinois » ou encore
du « Virus du PCC » ? Homologue médiatique du New Tang Dynasty TV,
le journal du Falun Gong Epoch Times, prétend désigner le virus en
indexant le « responsable de sa diffusion dans le monde », à savoir le
Parti communiste chinois.
Revenons donc au chanteur noir pour dire qu’à ses contemporains, Paul
Robeson enseignait que la Chine était un peuple d’antique sagesse,
raffiné dans les mœurs, modéré dans l’action et cultivant, plus que tout
autre peuple au monde, le goût des fleurs, de l’art et de la musique.
Le contexte de la lutte contre le colonialisme et le racisme faisait que ces
paroles prenaient une résonnance particulière. Créée en 1927 par la IIIe
Internationale, la ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale
avait davantage rapproché Chinois et Africains. Madame Sun Yat Sen,
représentante de la Chine, y avait côtoyé les principales figures noires
de la lutte de libération en Afrique : le Sénégalais Lamine Senghor,
l’Algérien Messali Hadj, les Sud-Africains Josuah T. Gumede et James
Arnold La Guma Zulu, etc.
Pourquoi rappeler ces séquences de notre histoire commune ? C’est
parce que l’Occident et les élites compradores d’Afrique ont lancé une
opération de falsification de l’histoire pour justifier la subordination de
l’Afrique à l’Europe. Par exemple, la prétention d'Achille Mbembé et de
ses partisans est de rééquilibrer la relation historique avec l’Europe.
Celle-ci n’aurait pas d’autre choix que de favoriser l’émergence de
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l’Afrique au sein d’un bloc eurafricain en compétition avec le bloc


asiatique dont le modèle social, politique et culturel serait en décalage
avec notre trajectoire historique et culturelle.
S’il était avéré qu’en termes de modèle social, politique et culturel, les
formations sociales asiatiques divergeaient avec la trajectoire de
l’Afrique, alors qu’est-ce qui explique que des esprits aussi avisés que
W.E.B. Du Bois, Césaire, Nkrumah, Fanon, Cheikh Anta Diop, Marcien
Towa ou Samir Amin eux, n’aient rien remarqué ? Pourquoi donc Kwame
Nkrumah, l’un des plus grands artisans du panafricanisme, affirmait-il
avec fermeté l’impératif du « renforcement de la solidarité
afro-asiatique » et de l’esprit de Bandung ? (Le néocolonialisme, dernier
stade de l’impérialisme, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 258). Pour sa
part, W.E.B. Du Bois, dans un discours mémorable prononcé à
l’Université de Pékin en 1959, avait déclaré :
China, after long centuries has arisen to her feet and leapt
forward. Africa, arise, and stand straight, speak and think! Act!
Turn from the West and your slavery and humiliation for the last
500 years and face the rising sun”.
À l’Afrique, il dit encore ceci :
Africa does not ask alms from China nor from the Soviet Union
nor from France, Britain, nor the United States. It asks
friendship and sympathy and no nation better than China can
offer this to the Dark Continent. Let it be freely given and
generously. Let Chinese visit Africa, send their scientists there
and their artists and writers. Let Africa send its students to
China and its seekers after knowledge. It will not find on earth a
richer goal, a more promising mine of information
W.E.B. Du Bois conclut son propos par ces paroles fortes :
Visit the Soviet Union and visit China. Let your youth learn the
Russian and Chinese languages. Stand together in this new
world and let the old world perish in its greed or be born again
in new hope and promise.
Par la voix de ses porte-paroles les plus qualifiés (Nkrumah, Du Bois,
C.A. Diop, Samir Amin, etc.), l’Afrique est fière de son appartenance au
bloc afro-asiatique. C’est ce bloc qui constitue, selon les termes de
Samir Amin, la colonne vertébrale du grand « front du Sud », dont il
exigeait la reconstruction sous la forme de « Bandung 2 ». C’est ici que
14

l’avènement d’un « monde post-occidental » devient une hypothèse


réaliste, car l’afro-asiatisme correspond véritablement à l’idéal d’un
monde post-occidental.
Le renouveau de la Chine et la place de plus en plus grande qu’elle
occupe sur la scène internationale donnent un souffle nouveau au rêve
ancien de constitution d’un puissant bloc afro-asiatique intégré, couplé à
un large Front du Sud, allant au-delà des BRICS, pour embrasser
l’ensemble des pays en voie de développement soucieux de proposer
une alternative crédible à l’ordre actuel du monde. Notons qu’il y a
sous-jacent à ce désir, la volonté d’édifier un monde différent du monde
inégal actuel.
Rappelons que les penseurs qui ont abordé cette problématique
insistent sur les liens étroits existant entre les Nouvelles Routes de la
soie en Afrique et l’avènement d’un nouvel ordre du monde d’essence
post-occidentale. Directeur de recherches à l’Institut de Recherche pour
le Développement et Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales à Paris, Jean-Pierre Dozon a été l’un des premiers
auteurs à établir clairement ce lien dans un article intitulé : « L’Afrique
dans un monde post-occidental ». Pour l’auteur, « l’Afrique, comme la
Chine et d’autres puissances dites “émergentesˮ, participe à une
nouvelle modernité, qui n’est plus européenne, ni même occidentale ».
C’est l’occasion pour lui de dénoncer les « manœuvres » de la Chine
aussi bien « sur le terrain des infrastructures routières et ferroviaires,
d’aménagements urbains, de projets énergétiques ou de
télécommunication » que dans le domaine du « Soft Power, au travers
de ses Instituts Confucius et d’offres de bourses à des étudiants africains
».
Au lendemain du Forum « la Ceinture et la Route » pour la coopération
internationale des 14 et 15 mai 2017, le chroniqueur Patrick Lawrence
publia dans l’hebdomadaire de la gauche américaine The Nation, un
article intitulé : « How China is building the Post-Western World. Dans
cet article, Lawrence affirme que non seulement, elle pourrait constituer
le projet infrastructurel le plus important de toute l’histoire humaine («
Beijing’s Belt and Road project may be the largest single infrastructure
program in human history »), mais aussi et surtout, la Ceinture et la
Route nous situe directement dans le « monde post-occidental », que de
nombreux peuples du monde appellent de leurs vœux.
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Chez Lawrence, il est évident que « les Chinois se considèrent comme


un peuple non-occidental », et l’affirmation de l’appartenance de leur
pays au tiers-monde est sans équivoque. Une telle position ne saurait
s’expliquer par le plus banal des ethnocentrismes, le problème posé par
la Chine supposant au contraire l’affirmation d’un aspect essentiel de
l’identité humaine générique. Car, l’ambition des Chinois est simplement
de revendiquer pour eux-mêmes comme pour les autres peuples
opprimés, « la plénitude de l’existence humaine », censée être détenue
aujourd’hui par la seule humanité occidentale.
Pour Lawrence, il ne fait plus de doute que la Chine et les autres peuples
dominés « commencent à mettre fin à des siècles d’hégémonie
atlantique ». Il s’agit en fait d’imposer à la conscience universelle l’idée
selon laquelle « il existe des approches alternatives qui font appel
autrement à vos sensibilités, qu’il existe d’autres idées de la démocratie,
de la place de l’Etat et de l’individu dans la société, de la valeur des
biens publics, des limites du marché, etc. ». C’est à cela que renvoie
l’idée même de « développement comme liberté » (Amartya Sen).
Le Ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est l’autre
adepte de la théorie post-occidentale. Sa conviction a pour fondement le
fait que les principes polycentriques de l’ordre mondial se renforcent
chaque jour davantage. Car, les peuples aspirent de plus en plus à
préserver la souveraineté et les modèles de développement compatibles
avec leurs identités nationales, culturelles et religieuses. Il va de soi que
ces aspirations légitimes de peuples longtemps dominés, constituent
autant d’entraves au « désir de plusieurs Etats occidentaux de conserver
leur statut d’autoproclamés « leaders mondiaux » et de ralentir le
processus objectif irréversible d’établissement de la multipolarité ».
Lavrov souligne enfin que les désordres et le chaos fomentés par
l’Occident sont désormais incapables d’empêcher le reste du monde de
s’organiser, de coopérer, de se développer et de s’affirmer, notamment
dans le cadre des institutions multilatérales : Organisation du Traité de
sécurité collective, Union économique eurasiatique, Communauté des
Etats indépendants, BRICS, Organisation de coopération de Shanghai.
Toutes ces institutions adhèrent à l’esprit et aux principes des Nouvelles
Routes de la soie.
Les exemples ci-dessus présentés montrent clairement l’importance de
grands blocs politiques, économiques et civilisationnels, pour offrir une
alternative viable à l’hégémonie séculaire de l’Occident. C’est dans cette
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perspective que la reconstitution de l’axe afro-asiatique et la


reconstruction d’un puissant « front du Sud » apparaissent comme un
impératif catégorique.

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