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LE DOUBLE
Poème pétersbourgeois
* Le Litéïny est une des principales rues perpendiculaires à la perspective Nevski. (Toutes les notes
sont du traducteur.)
CHAPITRE II
Toute cette matinée se passa dans une agitation terrible pour Monsieur
Goliadkine. Se retrouvant sur la perspective Nevski, notre héros voulut
qu’on l’arrêtât devant le Gostinny Dvor*. Il bondit de son équipage, courut
sous une arcade, accompagné de Pétrouchka, et se rendit tout de suite dans
une boutique d’orfèvrerie et d’argenterie. On pouvait voir rien qu’à la seule
apparence de Monsieur Goliadkine qu’il avait des soucis par-dessus la tête,
une montagne de choses à faire. Il parvint, à force de marchander, à
acquérir un service de table et un service à thé complets pour une somme de
mille cinq cents roubles-assignats et, au terme d’un autre marchandage, et
pour la même somme, une boîte à cigares de forme alambiquée plus un
nécessaire à barbe, complet, en argent, et non sans s’être enfin enquis du
prix d’objets utiles et agréables de la même espèce, Monsieur Goliadkine
finit par promettre de repasser absolument dès le lendemain, voire
d’envoyer quelqu’un chercher la marchandise dans le courant de la journée,
nota le numéro de la boutique, écouta attentivement le commerçant qui
s’agitait pour demander “deux ou trois sous d’acompte”, et promit, le
moment venu, deux ou trois sous d’acompte. Après quoi, il prit très vite
congé du marchand stupéfait et s’enfonça dans la galerie, poursuivi par
toute une volée de commis, se retournant à chaque instant vers Pétrouchka,
et cherchant avec diligence on ne savait trop quelle nouvelle boutique. En
passant, il fit un saut chez le changeur et changea toutes ses grosses
coupures contre des petites, et, même s’il y perdit, il les changea quand
même, et son portefeuille en gonfla à vue d’œil, ce qui, visiblement, lui
procura une satisfaction intense. Enfin, il s’arrêta dans un magasin offrant
plein de tissus pour dames. Là encore, après avoir marchandé pour une
somme conséquente, Monsieur Goliadkine promit au marchand de repasser
sans faute, il prit le numéro de la boutique et, à la question des “deux-trois
sous d’acompte”, il répéta, une nouvelle fois, que les “deux-trois sous”
arriveraient en temps et en heure. Ensuite de quoi, il visita encore quelques
autres boutiques ; il marchanda partout, demanda le prix de toutes sortes
d’objets, débattit parfois longuement avec les commerçants, sortit de la
boutique et y revint trois fois de suite – il fit preuve, en un mot, d’une
activité hors du commun. Quittant le Gostinny Dvor, notre héros se rendit
dans un célèbre magasin de meubles où il marchanda de quoi meubler six
pièces, admira une toilette de dame dernier cri, très à la mode et tout à fait
alambiquée et, après avoir assuré le marchand qu’il enverrait chercher le
tout sans faute, sortit du magasin, selon sa coutume, non sans promettre
deux ou trois sous d’acompte, puis il passa encore ailleurs, et marchanda
encore divers autres objets. Bref, il n’y avait plus de fin, visiblement, à son
agitation. Bientôt, tout cela, sembla-t-il, finit par ennuyer très fort Monsieur
Goliadkine lui-même. Même, et Dieu sait à quelle occasion, il fut soudain, à
l’improviste, rongé par le remords. Pour rien au monde, par exemple, il
n’aurait accepté de rencontrer à présent Andréï Filippovitch, ou ne serait-ce
que Krestian Ivanovitch. Les horloges de la ville finirent par sonner trois
heures. Quand Monsieur Goliadkine s’installa définitivement dans le
carrosse, de toutes les acquisitions qu’il avait faites ce matin-là, il ne se
trouva en réalité qu’une seule paire de gants et un flacon de parfum à un
rouble cinquante-assignats. Comme il était encore relativement tôt pour
Monsieur Goliadkine, il ordonna à son cocher de s’arrêter devant un
restaurant renommé de la perspective Nevski, restaurant dont, jusqu’alors, il
n’avait fait qu’entendre parler, il sortit du carrosse et courut casser une
petite croûte, se reposer, et attendre l’heure dite.
Après avoir mangé comme mange quelqu’un qui a en perspective un
riche dîner en ville, c’est-à-dire grappillant à la hâte, comme on dit, juste
pour casser la graine, et avoir bu un petit verre de vodka, Monsieur
Goliadkine s’installa dans un fauteuil et, regardant humblement à la ronde,
se plongea paisiblement dans un chétif journal national. Il lut deux lignes,
puis se leva, regarda autour de lui, se redressa et arrangea ses habits : puis il
s’approcha d’une fenêtre et regarda si son carrosse l’attendait toujours…
ensuite de quoi il se rassit et reprit son journal. On pouvait voir que notre
héros était en proie à une agitation extrême. Il regarda l’heure, vit qu’il
n’était encore que trois heures et quart, et que, donc, il lui restait encore un
bon bout de temps d’attente, et se disant aussi qu’il était indécent de rester
là comme ça, Monsieur Goliadkine se commanda un chocolat, dont il faut
bien avouer qu’il n’avait pas grande envie sur le moment. Il but son
chocolat, remarqua que le temps avait un peu passé, et sortit donc payer.
C’est là que, tout à coup, quelqu’un lui tapa sur l’épaule.
Il se retourna et vit devant lui deux de ses camarades de travail, ceux-là
mêmes que, le matin, il avait rencontrés sur le Litéïny – des gars encore très
jeunes, tant par l’âge que par le grade. Notre héros se tenait avec eux entre
deux eaux – pas d’amitié, mais pas de haine ouverte. Il va de soi que les
convenances étaient observées de part et d’autre ; il n’y avait aucun autre
rapprochement, et il ne pouvait pas y en avoir. Au moment présent, cette
rencontre était extrêmement déplaisante pour Monsieur Goliadkine. Il
grimaça un peu et, pendant une minute, il se troubla.
— Iakov Pétrovitch, Iakov Pétrovitch ! se mirent à pépier les deux
régistrateurs**. Vous ici ? mais par quel…
— Ah ! c’est vous, messieurs ! les interrompit précipitamment Monsieur
Goliadkine, un peu confus et scandalisé par la stupeur des fonctionnaires et,
en même temps, par la familiarité de leurs manières, mais tout en jouant, du
reste, le gaillard désinvolte malgré lui. – On déserte, messieurs, hé-hé-
hé !… Là, pour ne pas déchoir et faire preuve de condescendance devant
cette jeunesse administrative, il voulut essayer de tapoter l’épaule de l’un
des jeunes gens ; mais cette tentative de faire peuple ne réussit pas à
Monsieur Goliadkine, et, au lieu d’un geste empreint de bienséance
familière, cela donna quelque chose de tout autre.
— Bon, et alors, notre ours est toujours là ?…
— Qui ça, Iakov Pétrovitch ?
— Mais, enfin, notre ours, comme si vous ne saviez qui c’est, notre
ours ?… – Monsieur Goliadkine se mit à rire et se retourna vers le serveur
qui lui tendait sa monnaie. – Je parle d’Andréï Filippovitch, messieurs,
poursuivit-il, et, après en avoir fini avec le serveur, cette fois, c’est d’un air
des plus graves qu’il s’adressa aux fonctionnaires. Les deux régistrateurs se
firent un clin d’œil des plus significatifs.
— Il est toujours là et il a demandé de vos nouvelles, Iakov Pétrovitch,
répondit l’un d’entre eux.
— Il reste là, hein ! Eh bien, qu’il y reste, messieurs. Et il a demandé de
mes nouvelles, hein ?
— Il en a demandé, Iakov Pétrovitch ; mais qu’est-ce qui vous arrive,
vous êtes tout parfumé, tout pommadé, tout dandy comme ça ?…
— C’est ainsi, messieurs, c’est ainsi ! Laissez… répondit Monsieur
Goliadkine, en regardant de biais avec un sourire crispé. Voyant que
Monsieur Goliadkine souriait, les fonctionnaires éclatèrent de rire.
Monsieur Goliadkine en fut un peu fâché.
— Je vous dirai, messieurs, comme à des amis, dit notre héros après un
certain silence, comme s’il s’était décidé (à la guerre comme à la guerre) à
faire une révélation aux fonctionnaires, vous, messieurs, vous me
connaissez tous, mais, jusqu’à présent, vous ne me connaissiez que d’un
côté. En l’occurrence, il n’y a là de reproche à faire à personne, et, je
l’avoue, j’en suis un peu responsable moi-même.
Monsieur Goliadkine se mordit les lèvres et lança un regard vers les
fonctionnaires. Les fonctionnaires échangèrent un nouveau clin d’œil.
— Jusqu’à présent, messieurs, vous ne me connaissiez pas. M’expliquer
ici et maintenant serait assez malvenu. Je ne vous parlerai donc qu’à peine
et en passant. Il est des hommes, messieurs, qui n’aiment pas les chemins
de traverse et ne se masquent que pour les bals masqués. Il est des gens qui
ne voient pas la vraie destination de l’homme dans le cirage de parquet avec
ses semelles. Il est aussi des hommes, messieurs, qui ne diront pas qu’ils
sont heureux et vivent leur vie à plein pour peu, mettons, que leur pantalon
leur aille. Il est enfin des hommes, messieurs, qui n’aiment pas sauter et
gambader comme des cabris, flatter et courtiser, et, surtout, mettre leur nez,
messieurs, où personne ne le leur demande… J’ai, messieurs, presque tout
dit ; permettez-moi à présent de me retirer…
Monsieur Goliadkine s’éloigna. Comme messieurs les régistrateurs
étaient à présent pleinement satisfaits, d’un coup, ils éclatèrent tous deux
d’un rire des plus discourtois. Monsieur Goliadkine s’empourpra.
— Riez, messieurs, riez en attendant ! Vous vieillirez, vous verrez ! dit-il,
avec un air de dignité offensée, tout en récupérant son chapeau et en se
retirant vers les portes. Mais je dirai plus, messieurs, ajouta-t-il, s’adressant
une dernière fois à messieurs les régistrateurs, je dirai plus, nous sommes,
messieurs, ici, entre quatre z’yeux. Voilà, messieurs, quelles sont mes
règles : – j’échoue, je ne perds pas courage, je réussis – je tiens, et, de toute
façon, je ne creuse de chausse-trape sous personne. Car – pas un intrigant,
moi – et j’en suis fier. Comme diplomate, je n’aurais pas convenu. On dit
encore, messieurs, que c’est l’oiseau qui trouve le chasseur. Certes, et je
suis prêt à admettre : mais qui est le chasseur, qui est l’oiseau ? Là est
encore la question, messieurs !
Monsieur Goliadkine se tut éloquemment, et de l’air le plus grave du
monde, c’est-à-dire haussant les sourcils et serrant les lèvres au degré
suprême, il salua messieurs les fonctionnaires, ensuite de quoi il sortit, les
laissant dans une stupeur totale.
— On va où ? demanda d’une voix assez sévère Pétrouchka, qui en avait
déjà assez, visiblement, de faire le pied de grue dans le froid. On va où ?
demanda-t-il à Monsieur Goliadkine, croisant son regard terrible et
exterminateur qui avait déjà, par deux fois depuis le matin, servi de défense
à notre héros et auquel il eut recours à une troisième reprise, cette fois-là
alors qu’il descendait les escaliers.
— Au pont Izmaïlovski.
— Au pont Izmaïlovski ! Fouette !
“Leur repas ne commencera pas avant quatre heures, et même peut-être
cinq heures, pensait Monsieur Goliadkine, ce n’est pas trop tôt en ce
moment ? Du reste, je peux bien arriver en avance ; en plus, c’est un repas
de famille. Je peux, comme ça, sans-façon, comme ils disent entre gens
bien. Pourquoi je n’aurais pas le droit d’être sans-façon ? Notre ours aussi,
il a dit que tout serait sans façon, et donc, moi aussi…” Ainsi pensait
Monsieur Goliadkine : et pourtant son inquiétude ne faisait que croître de
plus belle. On pouvait remarquer qu’il se préparait à quelque chose de très
délicat, pour ne pas dire plus, qu’il chuchotait tout seul, agitait le bras droit,
lançait sans arrêt des regards par les fenêtres du carrosse, au point qu’à
observer à présent Monsieur Goliadkine, vraiment, personne n’aurait pu
dire qu’il s’apprêtait à bien manger, tout simplement, et, qui plus est, dans
un cercle de famille – sans-façon, comme ça se dit entre gens bien.
Finalement, juste devant le pont Izmaïlovksi, Monsieur Goliadkine indiqua
un immeuble ; le carrosse, à grand fracas, pénétra dans la cour et s’arrêta
sur le perron de la façade droite. Remarquant une silhouette féminine à la
fenêtre du premier étage, Monsieur Goliadkine lui envoya un baiser de la
main. Du reste, il ne savait pas lui-même ce qu’il faisait, parce que,
réellement, il était plus mort que vif à cet instant. Du carrosse, il sortit pâle,
perdu ; il monta sur le perron, ôta son chapeau, se redressa machinalement
et, sentant, du reste, un léger tremblement dans les genoux, il entreprit de
monter l’escalier.
— Olsoufi Ivanovitch ? demanda-t-il au serviteur qui lui ouvrit.
— Il est là, monsieur, c’est-à-dire, il n’est pas là, il n’est pas là.
— Quoi ? ça ne va pas, mon ami ? – Je viens pour le repas, mon bon. Tu
me connais bien ?
— Je pense bien que je vous connais ! Mais Monsieur a dit qu’on ne vous
reçoive pas.
— Tu… tu… mon bon… tu te trompes certainement, mon bon. C’est
moi. Je suis invité, mon bon ; je viens pour le repas, prononça Monsieur
Goliadkine, rejetant son manteau et manifestant une intention très nette
d’entrer dans l’appartement.
— Je vous en prie, monsieur, ce n’est pas possible. Monsieur a dit qu’on
ne vous recevait pas, j’ai ordre de vous refuser. Voilà !
Monsieur Goliadkine blêmit. Au même instant, la porte donnant sur les
pièces intérieures s’ouvrit et l’on vit entrer Guérassimytch, le vieux
chambellan d’Olsoufi Ivanovitch.
— Voilà, Emélian Guérassimovitch, Monsieur veut entrer, et, moi…
— Et vous, vous êtes bête, Alexéïtch. Rentrez dans les appartements, et
amenez ici cette fripouille de Sémionytch. Pas possible, monsieur, dit-il,
s’adressant avec déférence mais résolution à Monsieur Goliadkine. C’est
absolument impossible. Monsieur vous prie de l’excuser ; Monsieur ne peut
pas vous recevoir.
— C’est ce que Monsieur a dit, qu’il ne peut pas me recevoir ? demanda
Monsieur Goliadkine d’une voix hésitante. Excusez-moi, Guérassimytch.
Mais pourquoi c’est absolument impossible ?
— C’est absolument impossible, monsieur. J’ai annoncé ; Monsieur a
dit : prie-le de m’excuser. Monsieur ne peut pas, n’est-ce pas, vous recevoir.
— Mais pourquoi ? mais comment ? qu’est-ce…
— Permettez, permettez !…
— Mais pourtant, mais comment ? Ça ne se fait pas ! Annoncez… Enfin,
mais comment donc ? je viens pour le repas…
— Permettez, permettez !…
— Ah, mais, remarquez, c’est autre chose – il prie qu’on l’excuse ; mais
pourtant, permettez, Guérassimytch, comment ça se fait, Guérassimytch ?
— Permettez, permettez ! répliqua Guérassimytch, repoussant d’un bras
fort résolu Monsieur Goliadkine et ouvrant un large passage à deux
messieurs qui entraient dans le vestibule juste à ce moment-là. Les deux
messieurs qui entraient étaient Andréï Filippovitch et son neveu, Vladimir
Sémionovitch. Tous deux posèrent un regard stupéfait sur Monsieur
Goliadkine. Andréï Filippovitch voulut dire quelque chose, mais Monsieur
Goliadkine s’était déjà décidé ; il sortait déjà du vestibule d’Olsoufi
Ivanovitch, tout rouge, les yeux baissés, en souriant d’un air complètement
perdu.
— Je repasserai plus tard, Guérassimytch ; je m’expliquerai ; j’espère
que tout cela s’expliquera en son temps, prononça-t-il sur le seuil et en
partie dans l’escalier.
— Iakov Pétrovitch, Iakov Pétrovitch !… fit la voix d’Andréï
Filippovitch, lequel descendait à la suite de Monsieur Goliadkine.
Monsieur Goliadkine se trouvait alors sur le premier palier. Il se retourna
très vite vers Andréï Filippovitch.
— Vous désirez, Andréï Filippovitch ? dit-il, d’une voix assez résolue.
— Mais qu’est-ce qui vous arrive, Iakov Pétrovitch ? De quelle façon ?…
— Ce n’est rien, Andréï Filippovitch. Je suis là à titre indépendant. C’est
ma vie privée, Andréï Filippovitch.
— Pardon ?
— Je dis, Andréï Filippovitch, que c’est ma vie privée et qu’ici, telle est
mon impression, on ne peut rien trouver de répréhensible quant à mes
relations officielles.
— Quoi ! vos relations officielles… Mais que vous arrive-t-il donc, mon
bon monsieur ?
— Rien, Andréï Filippovitch, absolument rien ; une fille sans vergogne,
rien d’autre…
— Quoi !… quoi ?! – Andréï Filippovitch se retrouva perdu de stupeur.
Monsieur Goliadkine, lequel, jusqu’alors, parlait depuis le bas de l’escalier
avec Andréï Filippovitch, le regardait comme si, semblait-il, il était prêt à
lui sauter tout droit au fond des yeux – voyant que son chef de département
était un peu troublé, il fit, presque sans s’en rendre compte, un pas en avant.
Andréï Filippovitch fit un pas en arrière. Monsieur Goliadkine regrimpa une
marche, puis une autre. Andréï Filippovitch lança un regard inquiet autour
de lui. Monsieur Goliadkine regrimpa soudain très vite l’escalier. C’est
encore plus vite qu’Andréï Filippovitch, quant à lui, bondit à l’intérieur de
l’appartement et claqua la porte. Monsieur Goliadkine resta seul. Il voyait
trouble. Il se retrouvait complètement perdu, et il restait à présent pris dans
une espèce de réflexion absurde, comme s’il se souvenait d’une espèce
d’aventure, là encore complètement absurde, une aventure survenue tout
récemment. “Ah, ah !” chuchota-t-il, en s’efforçant de sourire. Entre-temps,
en bas, on entendit des voix et des pas, sans doute de nouveaux invités
reçus par Olsoufi Ivanovitch. Monsieur Goliadkine reprit un peu ses esprits,
releva très vite, aussi haut que possible, son col de raton, se cacha de son
mieux derrière lui – et se mit, en boitillant, en trottinant, courant et
trébuchant, à descendre l’escalier. Il sentait en lui-même une espèce de
faiblesse, d’hébétude. Son trouble en arrivait à une telle intensité que,
sortant sur le perron, il n’attendit pas son carrosse mais traversa lui-même
toute la cour boueuse jusqu’à son équipage. Arrivant jusqu’à son équipage
et s’apprêtant à s’y installer, Monsieur Goliadkine se découvrit
mentalement un désir de s’effondrer sous terre ou de se cacher au moins
dans un trou de souris, et lui et le carrosse. Il lui semblait que tout ce qu’il y
avait dans la maison d’Olsoufi Ivanovitch, tout sans exception était en train
de le regarder par toutes les fenêtres. Il savait qu’il allait mourir, là, sur
place, à coup sûr, s’il se retournait.
— Qu’est-ce que tu as à rire, crétin ? dit-il très vite à Pétrouchka qui
s’apprêtait à l’installer dans le carrosse.
— Pourquoi je rirais ? je fais rien ; où on va, maintenant ?
— A la maison, file…
— A la maison, fouette ! cria Pétrouchka, grimpant sur le marchepied
d’arrière.
“Une vraie voix de corbeau !” se dit Monsieur Goliadkine. Pendant ce
temps, le carrosse était déjà arrivé à une certaine distance du pont
Izmaïlovski. Soudain, notre héros tira de toutes ses forces sur le cordon et
cria au cocher de revenir en arrière. Le cocher fit tourner les chevaux et,
deux minutes plus tard, il entrait à nouveau dans la cour d’Olsoufi
Ivanovitch. “Pas la peine, imbécile, pas la peine ; demi-tour !” s’écria
Monsieur Goliadkine – c’était à croire que le cocher s’attendait à cet ordre :
sans la moindre réplique, sans s’arrêter devant le perron, et en faisant le tour
de la cour tout entière, il ressortit dans la rue.
Monsieur Goliadkine ne rentra pas chez lui, mais, une fois passé le pont
Sémionovski, il donna l’ordre de tourner dans une ruelle et de s’arrêter
devant une auberge d’aspect assez modeste. Une fois sorti du carrosse,
notre héros régla le cocher, et, de cette façon, se débarrassa enfin de son
équipage. Il donna l’ordre à Pétrouchka de rentrer à la maison et d’attendre
son retour, lui-même il pénétra dans l’auberge, prit une chambre particulière
et commanda un repas. Il se sentait tout à fait mal, la tête en pleine
déconfiture, en plein chaos. Il arpenta longtemps la pièce, très agité ; il finit
par s’asseoir sur la chaise, appuya son front dans ses paumes et se mit à
essayer, de toutes ses forces, de réfléchir et d’éclaircir certains aspects de sa
situation concrète…
* Grande galerie marchande de Pétersbourg .
** Il s’agit du grade le plus faible (le 14e) de la fonction impériale.
CHAPITRE IV
Ce fut les larmes aux yeux que Monsieur Goliadkine étreignit son invité,
et, finissant par s’émotionner tout à fait, il confia à son invité quelques-uns
de ses secrets les plus intimes, ce que faisant, il insista beaucoup sur Andréï
Filippovitch et Klara Olsoufievna. “Bon, mais on sera ensemble, toi et moi,
Iakov Pétrovitch, disait notre héros à son invité, toi et moi, Iakov
Pétrovitch, on va vivre comme le poison et l’eau, comme des frères ; nous
autres, mon vieux frère, on va ruser, on va ruser ensemble ; de notre côté,
on va mener l’intrigue, histoire de les démolir… on les démolira, avec
l’intrigue, eux. Mais, eux, toi, ne leur fais jamais confiance. Parce que je te
connais, Iakov Pétrovitch, et je le comprends, ton caractère ; toi, tu serais
capable de tout raconter, avec ton cœur pur ! Toi, vieux frère, méfie-toi
d’eux, tous tant qu’ils sont.” L’invité était pleinement d’accord, il remerciait
Monsieur Goliadkine et, lui aussi, il finit par verser quelques larmes. “Tu
sais, Iacha, continuait Monsieur Goliadkine, d’une voix tremblante, tout
alanguie, toi, Iacha, installe-toi chez moi pour un temps, ou installe-toi pour
toujours. On sera ensemble. C’est vrai, quoi, vieux, hein ? Ne t’en fais pas,
ne proteste pas si, entre nous, maintenant, il y a une circonstance comme
ça ; c’est un péché, vieux frère, de murmurer ; c’est la nature ! Parce que la
mère nature est généreuse, voilà, vieux frère Iacha ! Je t’aime, je t’aime
fraternellement, je te dis. Non, toi et moi, Iacha, on va ruser, et, de notre
côté, on va creuser des chausse-trapes, et on leur mouchera le nez.” Le
punch en arriva au troisième puis au quatrième verre pour chaque frère, et
c’est alors que Monsieur Goliadkine se mit à éprouver deux sensations : la
première, c’était qu’il était extraordinairement heureux, et l’autre – c’est
qu’il n’arrivait plus à tenir sur ses jambes. L’invité, cela va de soi, fut prié
de rester dormir. On fit un lit, tant bien que mal, avec deux rangs de chaises
mises côte à côte. Monsieur Goliadkine-cadet déclara que, sous un toit ami,
le sommeil était doux même sur un plancher nu, que, de son côté, il pouvait
s’endormir n’importe où, avec humilité et reconnaissance ; qu’à présent il
se trouvait au paradis et que, finalement, il avait supporté dans sa vie
beaucoup de malheurs et de peines, il avait tout vu, tout traversé et – qui
pouvait connaître l’avenir ? – peut-être qu’il en verrait encore. Monsieur
Goliadkine-aîné protesta contre cela et se mit à démontrer qu’il fallait
mettre tout son espoir en Dieu. L’invité tomba parfaitement d’accord du fait
que, c’était l’évidence, il n’y avait personne de mieux que Dieu. Là,
Monsieur Goliadkine-aîné remarqua que les Turcs avaient, d’un certain
point de vue, raison, quand ils invoquaient, jusque dans leur sommeil, le
nom de Dieu. Ensuite, montrant un désaccord, du reste, avec certains
savants sur certaines calomnies portées contre le prophète des Turcs
Mahomet, et en le reconnaissant, dans un certain sens, comme un grand
politique, Monsieur Goliadkine passa à une description tout à fait
intéressante d’une boutique de barbier algérois, qu’il avait lue récemment
dans un livre (section “mélanges”). L’hôte et son invité rirent beaucoup de
la simplicité des Turcs ; du reste, ils ne pouvaient ne pas s’étonner devant
leur fanatisme excité par l’opium… L’invité entreprit enfin de se
déshabiller, tandis que Monsieur Goliadkine se retirait derrière la cloison,
partie par bonté d’âme, comme quoi, voilà, n’est-ce pas, il n’avait pas
même une chemise convenable, et pour ne pas faire honte à un homme qui
avait déjà assez souffert, et partie aussi pour s’assurer autant que possible
de Pétrouchka, le mettre à l’épreuve, l’égayer, si possible, le choyer un peu,
pour que, cette fois, tout le monde soit heureux et que personne n’ait une
dent contre les autres. Il faut remarquer que Pétrouchka continuait toujours
de troubler un peu Monsieur Goliadkine.
— Toi, Piotr, tu peux te coucher maintenant, dit timidement Monsieur
Goliadkine, entrant dans le cagibi de son serviteur, toi, maintenant, va te
coucher, et, demain, à huit heures, tu me réveilles. Tu comprends,
Pétroucha ?
Monsieur Goliadkine disait cela d’une voix incroyablement douce et
tendre. Mais Pétrouchka se taisait. A ce moment-là, il s’activait autour de
son lit, si bien qu’il ne se retourna même pas vers son maître, ce qu’il aurait
dû faire, du reste, déjà par simple respect.
— Piotr, tu m’as bien entendu ? reprenait Monsieur Goliadkine.
Maintenant, là, tu peux aller te coucher, et demain, Pétroucha, réveille-moi
à huit heures ; tu comprends ?
— Mais oui, je me souviens, enfin, quoi ! grogna Pétrouchka dans sa
barbe.
— Bon, voilà, Pétroucha ; je dis ça juste comme ça, pour que, toi aussi,
tu sois tranquille et heureux. Nous sommes tous heureux maintenant, alors,
toi aussi, sois tranquille et heureux. Et maintenant, je te souhaite une bonne
nuit. Dors bien, Pétroucha, dors bien ; nous tous, nous devons travailler…
Non, vieux frère, tu sais, ne va pas penser je ne sais quoi…
Monsieur Goliadkine commença, et s’arrêta. “Ça ne fera pas trop, se dit-
il, je n’ai pas exagéré ? Toujours pareil ; il faut toujours que j’en fasse trop.”
Notre héros sortit de chez Pétrouchka très mécontent de soi. De plus, la
grossièreté et la raideur de Pétrouchka l’avaient un peu vexé. “On flatte une
fripouille, son maître qui fait un honneur à une fripouille, et, lui, il ne le sent
pas, se dit Monsieur Goliadkine. Du reste, quel sale instinct elle a, toute
cette race !” Tanguant un peu, il retourna dans sa chambre et, voyant que
son invité avait fini de se coucher, il s’assit une minute sur le lit, à son
chevet. “N’empêche, avoue, Iacha, commença-t-il en chuchotant et en
dodelinant de la tête, c’est toi, crapule, non, qui es coupable devant moi ?
c’est toi, mon homonyme, quoi…”, poursuivait-il, jouant d’un ton assez
familier avec son invité. Au bout du compte, Monsieur Goliadkine le quitta
amicalement, et partit se coucher. L’invité, entre-temps, s’était mis à ronfler.
Monsieur Goliadkine, à son tour, entreprit de se coucher, et, pendant ce
temps, en rigolant, il se chuchotait : “Mais t’es soûl, aujourd’hui, mon
pigeon, Iakov Pétrovitch, espèce de canaille, espèce de Goliadkine, le bien
nommé !! Hein, qu’est-ce qui te rend heureux ? Demain, tu vas pleurer,
espèce de pleurnicheur : qu’est-ce que je peux faire avec toi !” Là, une
sensation assez étrange se répandit dans tout l’être de Monsieur Goliadkine,
quelque chose qui ressemblait à un doute, ou à du remords. “Je me suis
lâché la bride, se disait-il, et, maintenant, tout ce bruit dans la tête, et je suis
soûl ; et je n’ai pas su me retenir, espèce d’imbécile ! ces tonnes de bêtises
que je suis allé raconter, et je voulais encore ruser, canaille. Bien sûr, le
pardon et l’oubli des offenses, c’est la première des vertus, mais quand
même, c’est moche ! voilà !” Là, Monsieur Goliadkine se redressa, prit une
bougie, et, sur la pointe des pieds, il alla regarder son invité endormi. Il
demeura longtemps à le regarder, plongé dans une songerie profonde. “Un
tableau déplaisant ! un pamphlet, un pur pamphlet, et voilà tout !”
Monsieur Goliadkine finit par se coucher pour de bon. Dans sa tête, ça
grondait, ça craquait, ça sonnait. Il sombra dans l’oubli, mais un oubli… il
essaya de penser à quelque chose, de se souvenir de quelque chose de très
intéressant, de résoudre une chose tout à fait importante, une affaire des
plus graves – mais il ne pouvait pas. Le songe s’abattit sur sa tête
malheureuse, et il s’endormit comme le font généralement les gens qui,
soudain, sans y être habitués, ont pris cinq verres de punch dans une soirée
entre amis.
* Le peintre russe le plus célèbre, sans doute, de la première moitié du XIXe siècle. Son tableau le
plus fameux, Le Dernier Jour de Pompéi (1833), fut à l’origine d’une grande polémique.
** Revue littéraire à tendance populiste, très conservatrice, et largement diffusée à l’époque.
*** Pseudonyme du journaliste Ossip Senkovski (1800-1858), rédacteur et éditeur d’une revue très
populaire, La Bibliothèque pour la lecture.
CHAPITRE VIII
* Allusion au célèbre Faux Dmitri, qui, en 1610, renversa Boris Godounov en prétendant qu’il était le
fils d’Ivan le Terrible, avant d’être renversé à son tour et massacré en 1612.
CHAPITRE IX
“Voilà, ça, c’est bien. L’affaire est faite ; c’en est venu à l’écrit. Mais la
faute à qui ? C’est à lui la faute : c’est lui qui vous pousse à la nécessité
d’exiger des documents écrits. Moi, je suis dans mon bon droit…”
Monsieur Goliadkine relut sa lettre une dernière fois, il la plia, la cacheta
et appela Pétrouchka. Pétrouchka apparut, comme à son habitude, les yeux
ensommeillés et, pour une raison ou pour une autre, très indigné.
— Vieux frère, tu, là, cette lettre, tu la prendras… tu comprends ?
Pétrouchka se taisait.
— Tu la prendras et tu la porteras au bureau ; là, tu trouveras le
fonctionnaire de service, le secrétaire de province Vakhraméïev. C’est
Vakhraméïev, aujourd’hui, qui est de service. Tu comprends ça ?
— Je comprends.
— Je comprends ! Tu ne peux pas dire : “Oui, monsieur.” Tu demanderas
le fonctionnaire Vakhraméïev et tu lui diras, voilà, n’est-ce pas, enfin, voilà,
n’est-ce pas, mon maître vous salue et vous demande humblement de
regarder dans le registre des adresses de notre département – où habite,
n’est-ce pas, le conseiller titulaire Goliadkine ?
Pétrouchka garda le silence et, du moins Monsieur Goliadkine en eut-il
l’impression, esquissa un sourire.
— Alors, voilà, Piotr, tu lui demanderas son adresse et tu te renseigneras,
savoir où il habite, n’est-ce pas, le fonctionnaire Goliadkine qui est
nouvellement arrivé ?
— A vos ordres.
— Tu demanderas l’adresse et tu porteras cette lettre à cette adresse ; tu
comprends ?
— Je comprends.
— Si, là-bas… enfin, là tu la porteras, cette lettre – ce monsieur à qui tu
donneras cette lettre, Goliadkine… Pourquoi tu ris, crétin ?
— Pourquoi que je rirais ? Ce que ça me fait ! Moi, rien, monsieur. J’ai
pas besoin de rire, moi…
— Bon, donc… si ce monsieur te demande, n’est-ce pas, comment va ton
maître, comment il va, et tout ; enfin, comment, n’est-ce pas… bon, enfin,
s’il se met à te tirer les vers du nez – toi, tu te tais, tu réponds, n’est-ce pas,
mon maître – rien, mais il demande, n’est-ce pas, une réponse manuscrite.
Tu comprends ?
— Je comprends, monsieur.
— Bon, alors, voilà, n’est-ce pas, mon maître, n’est-ce pas, dis-lui, rien,
n’est-ce pas, ça va, il s’apprête à sortir, chez des amis, n’est-ce pas ; mais,
vous, il vous demande une réponse écrite. Tu comprends ?
— Je comprends.
— Bon, vas-y.
“Tout ce travail, encore, avec cet imbécile ! il ricane, un point c’est tout.
De quoi est-ce qu’il ricane ? C’est le malheur qui m’arrive, voilà comment
il m’arrive, le malheur ! Du reste, tout peut encore s’arranger, si ça se
trouve… Ce bandit, je parie, il va traîner pendant deux heures, il va se
perdre, je ne sais où. On ne peut l’envoyer nulle part. Ah mais, quel
malheur !… non mais, ce malheur qui me tombe dessus !…”
Ressentant ainsi complètement son malheur, notre héros se décida à jouer
un rôle passif pendant deux heures, celui de l’attente de Pétrouchka.
Pendant une heure de temps, il marcha dans la pièce, fuma, puis il jeta sa
pipe et se mit à un livre, puis s’allongea sur le divan, puis il reprit sa pipe,
puis il se remit à courir dans la pièce. Il voulut réfléchir, mais il était
résolument incapable de réfléchir à quoi que ce soit. Finalement, l’agonie
de son état passif s’éleva au dernier degré, et Monsieur Goliadkine décida
de prendre une mesure. “Pétrouchka sera de retour d’ici une heure, se
disait-il, on peut laisser la clé au gardien, et, moi, pendant ce temps-là,
c’est-à-dire… j’éclaircirai l’affaire, de mon côté, j’éclaircirai l’affaire.”
Sans plus perdre de temps, pressé d’éclaircir son affaire, Monsieur
Goliadkine prit son chapeau, sortit de la pièce, ferma l’appartement, passa
chez le gardien, lui confia sa clé en même temps que dix kopecks –
Monsieur Goliadkine était devenu comme d’une générosité hors du
commun – et s’élança où il devait. Monsieur Goliadkine s’élança à pied,
d’abord jusqu’au pont Izmaïlovski. Cela fit une demi-heure de marche.
Arrivé au but de son voyage, il entra tout droit dans la cour de cet immeuble
familier et regarda vers les fenêtres du conseiller d’Etat Bérendéïev. A part
trois fenêtres voilées de tentures rouges, toutes les autres étaient sombres.
“Il n’y a pas d’invités ce soir, chez Olsoufi Ivanovitch, sans doute, se dit
Monsieur Goliadkine, ils sont tout seuls chez eux, je parie, en ce moment.”
Notre héros demeura quelque temps dans la cour, il voulait déjà prendre une
décision quelconque. Mais cette décision ne devait sans doute pas être
prise. Monsieur Goliadkine changea d’avis, fit un geste d’impuissance et
retourna vers la rue. “Non, ce n’est pas ici que je devais aller. Qu’est-ce que
je ferais ici ?… Non, maintenant, le mieux, c’est que je… que j’éclaircisse
l’affaire personnellement.” Cette décision prise, Monsieur Goliadkine se
lança vers son bureau. Le chemin n’était pas court, en plus, il y avait une
gadoue terrible et de la neige mouillée tombait par flocons incroyablement
drus. Mais, au moment où il se trouvait, aucune difficulté, visiblement,
n’existait plus pour notre héros. Trempé, certes, il le fut, et il se salit
également, “mais bon, en passant, alors que, le but, il est atteint”. Et, de fait,
Monsieur Goliadkine touchait déjà à son but. La masse obscure de l’énorme
bâtiment administratif faisait déjà une tache noire loin devant lui. “Halte !
se dit-il. Mais où je vais, et qu’est-ce que je vais y faire ? Supposons,
j’apprendrai où il habite ; mais pendant ce temps, je parie, Pétrouchka est
revenu, et il m’a rapporté la réponse. Je suis juste en train de perdre mon
temps pour rien, juste mon temps, comme ça, que j’ai perdu. Bon, ça ne fait
rien ; tout ça, ça peut encore s’arranger. Ou alors quand même, pourtant, je
passe chez Vakhraméïev ? Mais non ! plus tard, un autre jour… Eh ! mais il
ne fallait pas du tout sortir. Non mais, ce caractère ! Cette tendance,
n’empêche, que ça soit bien ou non, de toujours vouloir prendre les
devants… Hum… mais quelle heure est-il ? neuf heures passées, je parie.
Pétrouchka peut rentrer et ne pas me trouver à la maison. J’ai fait une pure
bêtise, de sortir… Ah, mais, quelle histoire !”
Réalisant pleinement ainsi qu’il avait fait une pure bêtise, notre héros se
remit à courir jusqu’à chez lui, rue des Six-Boutiques. Il y parvint fatigué,
épuisé. Le gardien déjà lui apprit que Pétrouchka n’avait pas même montré
le bout de son nez. “Ah bon ! je pressentais ça, se dit notre héros, et,
n’empêche, il est déjà neuf heures. Mais quelle fripouille, celui-là !
Toujours en train de se soûler quelque part ! Seigneur mon Dieu ! Mais
quelle journée, malheureux que je suis !” S’indignant et méditant ainsi,
Monsieur Goliadkine rouvrit son appartement, trouva du feu, se déshabilla
entièrement, fuma une pipe et, épuisé, fatigué, écrasé, affamé, il s’allongea
sur le divan, dans l’attente de Pétrouchka. La bougie faisait une lumière
glauque, la lumière frissonnait sur les murs… Monsieur Goliadkine
regardait, regardait, pensait, pensait, et il finit par sombrer dans un sommeil
de mort.
Il était tard quand il se réveilla. La bougie était presque entièrement
consumée, elle fumait et était prête à s’éteindre complètement d’une
seconde à l’autre. Monsieur Goliadkine bondit, tressaillit et se souvint de
tout, absolument de tout. Derrière la cloison, on entendait le ronflement
épais de Pétrouchka. Monsieur Goliadkine se jeta vers la fenêtre – pas de
lumière nulle part. Il ouvrit la lucarne – tout était calme ; la ville était
comme morte, elle dormait. Donc, il devait être deux ou trois heures : oui,
c’était cela : la pendule, derrière la cloison, fit un dernier effort et sonna
deux heures. Monsieur Goliadkine se jeta derrière la cloison.
Dieu sait comment, après de longs efforts, il finit par réveiller Pétrouchka
et parvint à le faire asseoir sur son lit. Entre-temps, la bougie s’éteignit
complètement. Il se passa une dizaine de minutes avant que Monsieur
Goliadkine réussît à trouver une autre bougie et à l’allumer. Pendant ce
temps, Pétrouchka s’était rendormi. “Espèce de canaille, espèce de
fripouille ! s’exclama Monsieur Goliadkine, le bousculant à nouveau, mais
vas-tu te lever, vas-tu te réveiller ?” Après une demi-heure d’efforts,
Monsieur Goliadkine parvint tout de même à faire bouger complètement
son serviteur et à le traîner de l’autre côté de la cloison. C’est seulement là
que notre héros s’aperçut que Pétrouchka était, comme on dit, ivre mort, et
qu’il tenait à peine sur ses jambes.
— Espèce de fainéant ! s’écria Monsieur Goliadkine. Espèce de bandit !
Tu m’as coupé la tête ! Mon Dieu, mais, la lettre, où est-ce que tu l’as
mise ? Ah, Jésus-Marie, mais comment… Et pourquoi je l’ai écrite ? c’était
bien la peine que je l’écrive ! Je monte sur mes grands chevaux, pauvre
idiot, avec mon amour-propre ! Voilà où ça me mène, l’amour-propre ! Le
voilà, ton amour-propre, espèce de canaille, le voilà, ton amour-propre !…
Non mais ! la lettre, où est-ce donc que tu me l’as fourrée, espèce de
bandit ? A qui tu l’as donnée ?…
— J’ai pas donné de lettre à personne ; j’en avais même pas, de lettre…
voilà !
Monsieur Goliadkine se tordait les bras de désespoir.
— Ecoute, Piotr… non mais, écoute, écoute-moi…
— J’écoute…
— Tu es allé où ? – réponds…
— Où je suis allé… chez des braves gens, je suis allé ! je m’en fous !
— Ah non, mais Seigneur mon Dieu ! Où tu es allé d’abord ? tu es allé au
bureau ?… Ecoute, Piotr ; tu es soûl, peut-être ?
— Moi, je suis soûl ? Qu’on me tue, ici, sur place, pas bu une goutte –
là…
— Non, non, c’est rien, si tu es soûl… Je demandais ça comme ça ; c’est
bien, si tu es soûl ; je ne dis rien, Pétroucha, rien… c’est peut-être juste
comme ça que tu as tout oublié, mais tu te souviens de tout. Bon, non,
souviens-toi, tu es allé chez Vakhraméïev, chez le fonctionnaire – oui ou
non ?
— Jamais, et il existe pas ce fonctionnaire. Tenez, voilà…
— Non, non, Piotr ! Non, Pétroucha, mais, moi – rien, je… Tu vois bien
que c’est rien… Bon, et alors ?… Il fait froid dehors, il fait humide, bon, on
a bu un petit peu, bon, et rien… Je ne suis pas en colère. Moi aussi, vieux,
j’ai bu un petit peu aujourd’hui… Non, mais, avoue, vieux frère, souviens-
toi : tu es allé chez le fonctionnaire Vakhraméïev ?
— Bon, ben maintenant, pisqu’on y est, oui, faut dire ce qui est, j’y ai
été, tenez, voilà…
— Bon, c’est bien, Pétroucha, c’est bien que tu y sois allé. Tu vois, je
t’en veux pas… Et alors, et alors, continuait notre héros, encourageant
toujours son serviteur, lui secouant l’épaule et en lui souriant – bon, tu t’es
pinté, canaille, sur les bords… pour dix kopecks, ou quoi, tu t’es pinté ?
gredin, va ! Bon, mais, non, c’est rien ; bon, tu vois, je ne suis pas en
colère… je t’en veux pas, je t’en veux pas…
— Non, je suis pas un gredin, comme vous voulez, moi… Je suis juste
passé chez des braves gens, mais pas un gredin, moi, jamais j’ai été un
gredin…
— Mais non, mais non, Pétroucha ! écoute-moi, Piotr : moi, mais c’est
rien, je te gronde pas, si je te traite de gredin. C’est pour te consoler que je
te le dis, c’est au sens noble que je te le dis. Parce que ça veut dire,
Pétroucha, il y a des gens que ça peut les flatter, quand on leur dit qu’ils
sont des cracks, comme ça, des fiers lascars, qu’ils n’ont pas les mains dans
les poches et qu’ils ne laisseront personne les rouler dans la farine. Il y a
des gens qui aiment… Non, non, mais rien ! bon, mais dis-moi, Pétroucha,
maintenant, sans rien me cacher, sincèrement, comme à un ami… bon, tu es
allé chez le fonctionnaire Vakhraméïev, et il te l’a donnée, l’adresse ?
— Il m’a donné l’adresse, l’adresse aussi, il me l’a donnée. Un
fonctionnaire bien ! Ton maître, il me dit, c’est un homme bien, un homme,
il me dit, très bien ; moi, n’est-ce pas, dis-lui, il me dit, transmets-lui mes
saluts, il me dit, à ton maître, remercie-le et dis-lui que, moi, n’est-ce pas, je
l’aime, voilà, n’est-ce pas, à quel point que je l’estime, ton maître ! parce
que, il me dit, toi, ton maître, il me dit, Pétroucha, c’est un homme bien, et
toi, il me dit, toi aussi t’es un homme bien, Pétroucha – voilà…
— Ah mais, Seigneur, mon Dieu ! Mais l’adresse, l’adresse, espèce de
Judas ? – Ces dernières paroles, Monsieur Goliadkine les avait prononcées
presque dans un murmure.
— L’adresse… il m’a donné l’adresse.
— Il te l’a donnée ? Alors, où il habite, Goliadkine, le fonctionnaire
Goliadkine, conseiller titulaire ?
— Goliadkine, il me dit, tu le trouveras rue des Six-Boutiques. Donc, il
me dit, tu vas rue des Six-Boutiques, tu prends à droite, l’escalier, au
troisième. C’est là qu’il est, il me dit, Goliadkine…
— Espèce de filou ! s’écria enfin Monsieur Goliadkine, sortant
définitivement de ses gonds. Espèce de bandit ! mais c’est moi ; mais c’est
de moi que tu parles. Mais il y en a un autre, de Goliadkine ; c’est de l’autre
que je parle, espèce de filou !
— Bah, comme vous voulez ! je m’en fous ! Comme vous voulez –
voilà !…
— Mais la lettre, la lettre…
— Quelle lettre ? y en avait pas, de lettre, j’en ai pas vu, de lettre.
— Mais où tu l’as fourrée – espèce de traîne-savate !?
— Je l’ai donnée, je l’ai donnée, la lettre. Salue-le, il me dit, remercie-le ;
il est bien, il me dit, ton maître. Salue-le de ma part, ton maître…
— Mais qui est-ce qui a dit ça ? C’est Goliadkine qui l’a dit ?
Pétrouchka garda le silence et émit un grand ricanement, en regardant
droit dans les yeux de son maître.
— Ecoute-moi, espèce de bandit ! commença Monsieur Goliadkine,
haletant, éperdu de furie. Qu’est-ce que tu as fait de moi ! Mais dis-le, ce
que tu as fait de moi ! Tu m’as tué, espèce de monstre ! Tu m’as décapité,
espèce de Judas !
— Boh, là, c’est comme vous voulez ! je m’en fous ! dit Pétrouchka d’un
ton catégorique, se retirant derrière la cloison.
— Arrive ici, arrive ici, espèce de bandit !…
— J’y retourne plus vous voir, maintenant, j’y retourne plus du tout. Je
m’en fous ! Je retourne chez les braves gens… Mais, les braves gens, ils
vivent honnêtes, les braves gens, ils vivent sans fausseté, ils sont jamais par
deux…
Monsieur Goliadkine sentit ses mains et ses jambes se glacer, son souffle
se coupait…
— Ouiche, poursuivait Pétrouchka, ils sont jamais par deux, ils offensent
pas le bon Dieu et les braves gens…
— Fainéant, va, tu es soûl ! Va dormir, maintenant, espèce de bandit !
Demain, tu vas m’entendre – murmura Monsieur Goliadkine d’une voix à
peine audible. Quant à Pétrouchka, il marmonna encore quelque chose ;
puis on l’entendit se recoucher si lourdement que le lit se mit à craquer, il
émit un long bâillement, s’étira et, plongé dans ce qu’on appelle le sommeil
du juste, reprit ses ronflements. Monsieur Goliadkine se trouvait entre la vie
et la mort. La conduite de Pétrouchka, ses allusions, très étranges, encore
que très lointaines, et contre lesquelles, par conséquent, on ne pouvait pas
s’indigner, d’autant plus que c’était un homme soûl qui parlait, et enfin,
toute la tournure menaçante que prenaient les événements – tout cela avait
bouleversé Monsieur Goliadkine jusqu’à la dernière fibre. “Et quelle
mouche m’a piqué de l’enguirlander au milieu de la nuit, disait notre héros,
tremblant de tout son corps suite à une espèce de sensation douloureuse. Et
cette chance que j’ai eue de tomber sur un ivrogne ! Qu’est-ce que je
pouvais attendre d’un ivrogne ? tout ce qu’il dit, il délire. Mais à quoi est-ce
qu’il faisait allusion, ce bandit ? Seigneur mon Dieu ! Et pourquoi je l’ai
écrite, cette lettre – assassin ; moi, hein, suicidé en puissance ! Pas moyen
de se taire ! Il fallait que ça sorte ! Non mais quoi ! On est perdu, on se
retrouve pareil qu’une serpillière, et non, n’est-ce pas, quand même,
l’amour-propre, n’est-ce pas, mon honneur qui souffre, n’est-ce pas,
l’honneur qu’il faut sauver ! Suicidé en puissance !”
Ainsi parlait Monsieur Goliadkine, assis sur son divan et n’osant pas
faire un geste, sous le coup de la peur. Soudain, ses yeux s’arrêtèrent sur un
objet qui éveilla son attention au plus haut point. Effrayé – était-ce une
illusion, une tromperie de l’imagination, cet objet qui avait éveillé son
attention –, il tendit la main vers lui, avec une espérance, une timidité, une
curiosité indescriptibles… Non, ce n’était pas une tromperie ! pas une
illusion ! Une lettre, une vraie lettre, une lettre – absolument, et adressée à
lui… Monsieur Goliadkine prit la lettre sur la table. Son cœur battait à
rompre. “C’est, sans doute, ce gredin qui l’a rapportée, se dit-il, il l’a posée
là, et il l’a oubliée ; ça s’est passé comme ça, sans doute ; ça s’est sans
doute passé comme ça…” La lettre venait du fonctionnaire Vakhraméïev,
jeune collègue et naguère camarade de Monsieur Goliadkine. “Du reste, ça,
je le pressentais d’avance, se dit notre héros, et tout ce qu’il va y avoir dans
cette lettre, je le pressentais aussi…” Voici ce que disait cette lettre :
C’est avec énergie que notre héros se frotta les mains quand il eut achevé
sa missive. Ensuite, il enfila son manteau et mit son chapeau, ouvrit son
appartement avec la deuxième clé, la clé de réserve, et se rendit au bureau.
Le bureau, il y arriva, mais il n’osa pas y entrer ; de fait, il était déjà trop
tard ; la montre de Monsieur Goliadkine indiquait déjà deux heures et
demie. Soudain une circonstance visiblement des plus insignifiantes mit fin
à certains doutes de Monsieur Goliadkine ; de derrière le coin de
l’immeuble du bureau, parut soudain une petite silhouette haletante et toute
rouge, qui, furtivement, d’une espèce de démarche de rat, sauta sur le
perron, puis, tout de suite, dans l’entrée. C’était le scribe Ostafiev, un
homme que Monsieur Goliadkine connaissait fort bien, homme parfois utile
et prêt à tout pour dix kopecks. Connaissant la corde sensible d’Ostafiev et
comprenant que cette éclipse pour un besoin des plus urgents le rendrait
sans doute encore plus disposé à toucher dix kopecks, notre héros se résolut
à ne pas lésiner, bondit aussitôt sur le perron, puis dans l’entrée, derrière
Ostafiev, l’appela, et, d’un air mystérieux, lui demanda de le suivre dans un
coin, le coin le plus reculé, derrière l’énorme poêle de fonte. Quand ils y
furent, notre héros se mit à l’interroger.
— Alors, quoi, mon ami, comment ça se passe là-bas… tu me
comprends ?…
— A vos ordres, Votre Noblesse, bien le bonjour à Votre Noblesse.
— C’est bien, mon ami, c’est bien ; et je saurai te remercier, mon bon
ami. Bon, alors, tu vois, mon ami, c’est comment ?
— Qu’est-ce que Monsieur veut savoir ? – Là, Ostafiev plaqua sa paume
sur sa bouche qui venait, malgré lui, de s’ouvrir.
— Moi, tu vois, mon ami, je, enfin… mais ne va pas penser quelque
chose… Alors, Andréï Filippovitch, il est là ?
— Il est là, monsieur.
— Et les fonctionnaires, ils sont là ?
— Et les fonctionnaires aussi, monsieur, comme il faut.
— Et Son Excellence aussi ?
— Son Excellence aussi, monsieur. – Là, le scribe cacha sa bouche une
seconde fois et lança une sorte de regard curieux et étrange sur Monsieur
Goliadkine. Telle fut, du moins, l’impression qu’en eut notre héros.
— Et il n’y a rien, comme ça, de particulier, mon ami ?
— Non, monsieur ; rien, monsieur.
— Et sur mon compte, mon bon ami, il n’y a rien, enfin, comme ça, ou
quelque chose… hein ? juste comme ça, mon ami, tu me comprends ?
— Non, pour l’instant, on n’entend rien du tout. – Là, le scribe cacha à
nouveau sa bouche et, à nouveau, lança une sorte de regard étrange à
Monsieur Goliadkine. Le fait est que notre héros s’efforçait à présent de
percer l’expression d’Ostafiev, d’y lire quelque chose, de voir si quelque
chose n’était pas en train de s’y cacher. Et, certes, c’était comme s’il y avait
quelque chose qui se cachait ; le fait est qu’Ostafiev devenait comme de
plus en plus grossier, de plus en plus sec, et c’était avec une sympathie
moins forte qu’au début de la conversation qu’il entrait à présent dans les
intérêts de Monsieur Goliadkine. “Il est un peu dans son droit, se dit
Monsieur Goliadkine, qu’est-ce que je suis pour lui ? Il a peut-être déjà été
payé de l’autre côté – pour ça qu’il est parti pour une raison urgente. Mais
tiens, je lui donne…” Monsieur Goliadkine avait compris que le moment
des dix kopecks avait sonné.
— Tiens, mon bon ami…
— Mes mercis les plus humbles à Votre Noblesse.
— J’en donnerai plus.
— A vos ordres, Votre Noblesse.
— Maintenant, tout de suite, je vais t’en donner encore plus, et, quand
l’affaire sera finie, je t’en donnerai autant. Tu comprends ?
Le scribe se taisait, se tenait tout droit, et fixait, immobile, Monsieur
Goliadkine.
— Bon, maintenant, parle : sur moi, on entend quelque chose ?…
— Je crois que, encore, pour l’instant… c’est-à-dire… rien, n’est-ce pas,
pour l’instant. – Ostafiev répondait d’une voix lente, exactement comme
Monsieur Goliadkine, gardant un air mystérieux, haussant un peu les
sourcils, regardant vers le sol, en s’efforçant de trouver le ton juste, bref, il
essayait de toutes ses forces de gagner ce qui lui avait été promis, parce
que, ce qui avait été donné, il le considérait déjà comme définitivement
acquis.
— Et on ne sait rien ?
— Pour l’instant, rien, monsieur.
— Mais, écoute… c’est-à-dire… on le saura, peut-être ?
— Après, évidemment, peut-être, on le saura, monsieur.
“Ça va mal !” – se dit notre héros.
— Ecoute, tiens encore, mon gentil.
— Je remercie profondément Votre Noblesse.
— Vakhraméïev, il était là, hier ?…
— Oui, monsieur.
— Et il n’y a eu personne d’autre, je ne sais pas ?… Rappelle-toi bien,
mon vieux ?
Le scribe fouilla une petite minute dans ses souvenirs et ne se souvint de
rien d’adéquat.
— Non, monsieur, personne d’autre, monsieur.
— Hum ! – Un silence s’ensuivit.
— Ecoute, mon vieux, tiens, prends ça encore ; dis-moi, tout le fond de
l’affaire.
— A vos ordres. – Ostafiev se montrait à présent d’une douceur
angélique : c’était ce qu’il fallait à Monsieur Goliadkine.
— Explique-moi, mon vieux, sur quel pied il se trouve en ce moment ?
— Rien, monsieur, ça va, monsieur, répondit le scribe, écarquillant les
yeux sur Monsieur Goliadkine.
— C’est-à-dire, comment ça va ?
— C’est-à-dire comme ça, monsieur. – Là, Ostafiev haussa gravement les
sourcils. Du reste, il se retrouvait résolument dans une impasse, et ne savait
pas quoi dire de plus. “Ça va mal !” pensa Monsieur Goliadkine.
— Ils n’ont pas quelque chose pour plus tard avec Vakhraméïev ?
— Ben, c’est comme d’habitude.
— Réfléchis bien.
— Ben si, monsieur, ils disent.
— Eh bien, quoi donc ?
Ostafiev cacha sa bouche avec sa main.
— Il n’y a pas une lettre, de là-bas, pour moi ?
— Ben, aujourd’hui, le garde Mikhéïev, il est allé chez Vakhraméïev,
chez lui, là-bas, chez son Allemande, n’est-ce pas, alors, je peux y aller et je
me renseigne, si vous voulez.
— Je t’en prie, mon vieux, au nom du Ciel !… Je dis ça juste comme
ça… Mais, toi, ne va pas penser quelque chose, je dis juste ça comme ça…
Et puis demande-leur, essaie de savoir, mon vieux, s’il n’y a pas quelque
chose, là-bas, qui se prépare sur mon compte. Lui, il agit comment ? voilà
ce dont j’ai besoin ; c’est ça qu’il faut que tu saches, mon bon ami, et, moi,
après, je te remercierai, mon bon ami…
— A vos ordres, Votre Noblesse, et, aujourd’hui, c’est Ivan Sémionytch
qui s’est mis à votre place.
— Ivan Sémionytch ? Ah ! oui ? vraiment ?
— Monsieur Andréï Filippovitch lui a dit de s’asseoir là…
— Vraiment ? mais en quel honneur ? Apprends-moi ça, mon vieux, au
nom du Ciel, apprends-le-moi, mon vieux ; apprends-moi tout ça – moi, je
te remercierai, mon gentil ; voilà ce qu’il me faut… Mais ne va pas penser
quelque chose, mon vieux…
— A vos ordres, à vos ordres, mais, maintenant, je dois y aller, monsieur.
Mais vous, Votre Noblesse, vous n’entrez pas, aujourd’hui ?
— Non, mon ami, je suis comme ça, moi, n’est-ce pas, c’est juste comme
ça, je suis juste venu voir, mon bon ami, et puis, ensuite, je te remercierai,
mon gentil.
— A vos ordres, monsieur. – Le scribe, zélé, rapide comme une flèche,
courut dans l’escalier, tandis que Monsieur Goliadkine se retrouvait seul.
“Ça va mal, se dit-il. Eh, ça va mal, ça va mal ! Eh, notre affaire, hein…
ouh ça va mal, maintenant. Mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? qu’est-
ce qu’elles voulaient dire, précisément, les allusions de cet ivrogne, et de
qui il est, ce truc ? Ah ! maintenant, je le sais, le truc, de qui il est. Voilà le
truc que c’est. Ils l’ont appris, je parie, et ils ont pris la place… Du reste,
qu’est-ce que ça veut dire, pris la place ? c’est Andréï Filippovitch qui l’a
mis à cette place, Ivan Sémionovitch ; mais, du reste, pourquoi est-ce qu’il
l’a mis à cette place, et dans quel but précis est-ce qu’il l’a prise, cette
place ? Ils le savent, je parie… C’est le travail de Vakhraméïev, c’est-à-dire
pas Vakhraméïev, il est bête, c’est juste une bûche de bois mort,
Vakhraméïev ; non, c’est eux tous qui travaillent pour lui, et, le pendard,
c’est pour ça qu’ils l’ont mis ici ; et l’Allemande, elle s’est plainte, la sale
vieille borgne ! J’ai toujours soupçonné que, dans toute cette intrigue, il y
avait anguille sous roche, et que, dans ces ragots de vieille bonne femme,
c’était sûr qu’il y avait quelque chose ; c’est bien ce que j’ai dit à Krestian
Ivanovitch comme quoi, n’est-ce pas, ils ont juré de m’assassiner, au sens
moral, s’entend, et, hop, ils se raccrochent à Karolina Ivanovna. Non, c’est
des spécialistes qui sont à l’œuvre, sûr ! Là, monsieur, c’est une œuvre de
spécialistes, pas de Vakhraméïev. On l’a déjà dit, il est bête, Vakhraméïev,
et, ça… je le sais, maintenant, de qui c’est l’œuvre, ici : c’est l’œuvre de ce
pendard, c’est l’œuvre de l’usurpateur ! Il n’y a que sur ça qu’il tient, ce qui
prouve un peu aussi ses succès dans le grand monde. Ah, c’est vrai, ce
serait bien de savoir sur quel pied il se trouve, maintenant… qu’est-ce qu’il
est, là-bas, chez eux ? Mais pourquoi, seulement, est-ce qu’ils ont pris Ivan
Sémionovitch ? et pourquoi diable est-ce qu’ils ont eu besoin d’Ivan
Sémionovitch ? comme s’ils n’avaient pas quelqu’un d’autre à mettre. Du
reste, ils pouvaient mettre n’importe qui, ç’aurait toujours été la même
chose ; ce que je sais, c’est que, lui, Ivan Sémionovitch, oui, il m’a toujours
paru suspect, ça faisait longtemps que je remarquais : un petit vieux sale,
moche, comme ça – on dit qu’il fait de l’usure, il prend des intérêts de
youpin. Tout ça, c’est l’ours qui vous l’arrange. C’est l’ours qui est mouillé
dans toute cette circonstance. Comme ça que ça a commencé. C’est au pont
Izmaïlovski que ça a commencé ; voilà où ça a commencé…” Là, Monsieur
Goliadkine fit une moue, comme s’il avait mordu dans un citron, se
souvenant sans doute de quelque chose de fort désagréable. “Bon, mais
c’est rien, ceci dit ! se dit-il. – Mais, moi, toujours, je radote. Et pourquoi
Ostafiev ne revient pas ? Il s’est retrouvé coincé, je parie, ou bien quelqu’un
l’a arrêté. D’une certaine façon, c’est bien, un peu, si j’intrigue comme ça,
et si je creuse des galeries de mon côté. Ostafiev, on lui donne dix kopecks,
lui, tout de suite… de mon côté. Seulement, l’affaire, elle est là : est-ce que
c’est sûr qu’il est de mon côté ; si ça se trouve, eux aussi, de leur côté…
eux aussi, de leur côté, ils s’entendent avec lui, et ils intriguent. Parce que,
ce regard qu’il a, de bandit, l’escroc, un vrai bandit ! Il se cache, le
pendard ! « Non, rien, il me dit, je vous suis profondément, Votre Noblesse,
il me dit, reconnaissant. » Espèce de bandit, va !”
On entendit un bruit… Monsieur Goliadkine se tapit et sauta derrière le
poêle. Quelqu’un descendit l’escalier et sortit sur le trottoir. “Qui donc ça
pourrait être, maintenant ?” se demanda notre héros. Une minute plus tard,
on entendit d’autres pas… Là, Monsieur Goliadkine n’y tint plus et sortit de
son refuge le plus minuscule petit bout de son nez – il le sortit, et, tout de
suite, il se jeta en arrière, comme si quelqu’un venait de lui piquer le nez
avec une épingle. Cette fois, on sait bien qui était en train de passer, c’est-à-
dire ce pendard, l’intrigant et le débauché – qui passait, comme à son
habitude, de son sale petit pas pressé, en trottinant et en soulevant les
jambes, comme s’il s’apprêtait à donner un coup de pied. “Crapule !” se dit
notre héros. Du reste, Monsieur Goliadkine ne pouvait pas ne pas remarquer
que la crapule portait sous le bras une énorme serviette verte qui appartenait
à Son Excellence. “C’est encore sur mission spéciale”, se dit Monsieur
Goliadkine, qui avait rougi et s’était recroquevillé encore plus sous le coup
du dépit. A peine Monsieur Goliadkine-cadet avait-il jailli devant Monsieur
Goliadkine-aîné, sans le remarquer le moins du monde, qu’on entendit
encore un troisième pas, et, cette fois, Monsieur Goliadkine comprit que ce
pas-là appartenait à un scribe. De fait, une silhouette de scribe toute
ratatinée vint lui rendre visite derrière son poêle ; ce scribe, du reste, n’était
pas Ostafiev, mais un autre scribe qui s’appelait Pissarenko. Cela sidéra
Monsieur Goliadkine. “Pourquoi il a mêlé quelqu’un dans le secret ? se dit
notre héros. – Ah, les barbares ! ils n’ont vraiment rien de sacré !”
— Eh bien, mon ami ? prononça-t-il, s’adressant à Pissarenko, qui c’est
qui t’envoie, mon ami ?…
— Voilà, n’est-ce pas, c’est pour votre affaire. Pour l’instant, n’est-ce
pas, pas de nouvelle, de personne. Si qu’il y en aura, n’est-ce pas, on vous
le dit tout de suite.
— Et Ostafiev ?
— Votre Noblesse, lui, il peut pas du tout. Son Excellence a fait déjà
deux tours dans la section, et moi non plus, en ce moment, j’ai pas trop le
temps.
— Merci, mon gentil, merci beaucoup… Mais dis-moi seulement…
— Je vous jure, j’ai pas le temps… On me demande, n’est-ce pas, sans
cesse… Si Monsieur veut bien attendre encore un peu ici, ben, s’il y a
quelque chose de nouveau, au sujet de son affaire, on prévient Monsieur
tout de suite…
— Non, mon ami, euh, dis-moi…
— Je vous en prie, pas le temps, disait Pissarenko, essayant de s’arracher
à Monsieur Goliadkine qui le retenait par un pan de son habit. Vraiment,
j’ai pas le temps. Si Monsieur veut bien attendre un peu ici, on lui fera
savoir tout de suite.
— Tout de suite, tout de suite, mon ami ! tout de suite, mon ami ! Voilà
quoi maintenant ; voilà une lettre, maintenant ; moi, je saurai te remercier,
mon gentil.
— A vos ordres, monsieur.
— Essaie de la donner, mon gentil, à Monsieur Goliadkine.
— Goliadkine ?
— Oui, mon ami, à Monsieur Goliadkine.
— Bien, monsieur ; je range un peu, et je lui porte, monsieur. Mais vous,
attendez ici. Ici, personne ne vous verra…
— Non, moi, mon ami, ne va pas penser… si je reste ici, ce n’est pas
pour que personne ne me voie… D’ailleurs, maintenant, mon ami, ce n’est
plus ici que je serai… je serai là-bas, tiens, dans la ruelle. Il y a un petit
café ; c’est là que je t’attendrai, et, toi, s’il y a quelque chose qui se passe,
renseigne-moi sur tout, tu comprends ?
— Bien, monsieur, mais laissez-moi, seulement ; je comprends…
— Et moi je saurai te remercier, mon gentil ! criait Monsieur Goliadkine
dans le dos de Pissarenko, qui s’était enfin libéré… “Le pendard, je crois
bien, il est devenu plus grossier après, se dit notre héros sortant en cachette
de derrière son poêle. – Il y a un piège là-dessous. C’est clair. Au début, il
était couci-couça… Ceci dit, c’est vrai qu’il était pressé ; peut-être qu’ils
ont beaucoup de travail. Et Son Excellence a fait deux tours dans le
département… Comment ça se fait, ça ? Ouh ! mais bon, rien ! ce n’est
rien, du reste, peut-être, et nous, on verra bien, si ça se trouve…”
Là, Monsieur Goliadkine voulut ouvrir la porte et il s’apprêtait déjà à
sortir dans la rue quand, brusquement, au même instant, on entendit le
carrosse de Son Excellence. Monsieur Goliadkine n’eut pas le temps de
comprendre ce qui se passait, la portière du carrosse s’ouvrit de l’intérieur
et le monsieur qui y était assis bondit dehors. Le nouvel arrivant n’était
autre que ce même Monsieur Goliadkine-cadet, lequel était sorti juste dix
minutes auparavant. Monsieur Goliadkine-aîné se souvint que
l’appartement du directeur se trouvait à deux pas. “Mission spéciale”, se dit
notre héros en lui-même. Pendant ce temps, Monsieur Goliadkine-cadet
saisit dans le carrosse la serviette verte et d’autres papiers, donna, pour finir,
un ordre au cocher, ouvrit la porte, bousculant presque Monsieur
Goliadkine-aîné, et, faisant exprès de ne pas le remarquer, agissant donc
ainsi pour le blesser, s’élança à toutes jambes dans l’escalier du
département. “Ça va mal ! se dit Monsieur Goliadkine, hou là, notre affaire,
les sphères où elle se trouve, maintenant ! Lui encore, Seigneur mon
Dieu !” Durant une trentaine de secondes, notre héros resta encore
immobile, parcouru, du reste, de grands frissons au fond du cœur et tous ses
membres pris de tremblements, puis il s’élança à la poursuite de son bon
ami dans l’escalier. “Bah ! on verra bien ; moi, qu’est-ce que ça me fait ?
moi, ça ne me regarde pas”, se disait-il en ôtant son chapeau, son manteau
et ses caoutchoucs dans le vestibule.
Lorsque Monsieur Goliadkine entra dans sa section, l’obscurité était déjà
complète. Ni Andréï Filippovitch ni Anton Antonovitch ne se trouvaient
dans la pièce. Tous les deux, ils s’étaient rendus dans le bureau du directeur,
pour faire leurs rapports ; le directeur, quant à lui, on le savait à des
rumeurs, courait à son tour chez monsieur le ministre. Suite à de telles
circonstances, et aussi parce que la nuit s’y mêlait et que l’heure de la
fermeture approchait, certains des fonctionnaires, surtout des jeunes, à la
minute même où notre héros entra, s’occupaient à une sorte, dans son genre,
d’oisiveté, se regroupaient, bavardaient, discutaient, riaient, et il y en avait
même, parmi les vraiment jeunes, c’est-à-dire parmi les fonctionnaires les
plus insignifiants qui, en tapinois, et au couvert d’une rumeur générale,
s’étaient mis à jouer aux cartes dans un coin, à la fenêtre. Bien au fait des
convenances, et éprouvant à la minute présente une sorte de besoin tout
particulier de se poser et de “se trouver”, Monsieur Goliadkine alla
immédiatement chercher un tel et puis tel autre, de ceux avec lesquels il
s’entendait le mieux, pour leur souhaiter le bonjour, etc. Mais la réponse de
ses collègues au salut de Monsieur Goliadkine fut comme un peu étrange. Il
fut désagréablement surpris par une espèce de froideur générale, une
sécheresse, et même, on peut le dire, une certaine sévérité de la réponse.
Personne ne lui tendit la main. Certains répondirent simplement “bonjour”
et s’éloignèrent ; d’autres se contentèrent d’un signe de tête, tel autre, tout
simplement, se détourna et donna à comprendre qu’il n’avait rien
remarqué ; certains, pour finir – et, ce qui blessa le plus Monsieur
Goliadkine, certains gamins, de la jeunesse la plus insignifiante, lesquels,
comme l’avait dit à juste titre Monsieur Goliadkine, savaient juste faire une
partie de croix ou pile à l’occasion, et puis courir les lieux qu’on sait –,
entourèrent peu à peu Monsieur Goliadkine, se groupèrent autour de lui et
l’empêchèrent presque de sortir. Ils le regardaient tous avec une sorte de
curiosité blessante.
C’était mauvais signe. Monsieur Goliadkine le sentait bien et,
raisonnablement, il s’apprêta, de son côté, à ne rien remarquer. Soudain,
une circonstance absolument inattendue anéantit, pour ainsi dire, et acheva
complètement Monsieur Goliadkine.
Dans le petit groupe des jeunes collègues qui l’entouraient, soudain, et
comme par hasard, à la minute où Monsieur Goliadkine se sentait le plus
mal, apparut Monsieur Goliadkine-cadet, comme toujours enjoué, avec son
petit sourire de toujours, tournoyant comme toujours, bref : le farceur, le
coureur, le flatteur, le rieur, agile du jarret et de la langue, comme toujours,
comme avant, exactement comme la veille, par exemple, dans une minute
tout à fait déplaisante pour Monsieur Goliadkine-aîné. Montrant les dents,
tournicotant, trottinant, avec ce petit sourire qui disait “bonsoir” à tout le
monde, il s’immisça dans le groupe des fonctionnaires, serra la main de
l’un, flatta l’épaule de l’autre, fit un baiser léger à un troisième, expliqua à
un quatrième quelle était la mission que lui avait confiée Son Excellence,
où il était allé, ce qu’il avait fait, ce qu’il avait ramené ; le cinquième, sans
doute son ami le plus proche, il lui fit carrément un baiser sur les lèvres –
bref, tout se passait exactement comme dans le rêve de Monsieur
Goliadkine-aîné. Quand il eut sautillé tout son soûl, qu’il en eut fini avec
chacun, qu’il les eut tous mis dans sa poche, qu’il eut – calcul ou pure
lubie ? – échangé des mamours avec chaque personne, Monsieur
Goliadkine-cadet, soudain, et sans doute par erreur, parce qu’il n’avait pas
encore eu le temps de remarquer son ami le plus vieux, tendit aussi la main
à Monsieur Goliadkine-aîné. Là aussi, sans doute, par erreur, encore qu’il
ait eu tout le temps nécessaire pour remarquer le malhonnête Monsieur
Goliadkine-cadet, notre héros, à la seconde, saisit avidement la main qui lui
était tendue d’une façon si surprenante, et la serra de la façon la plus ferme
et la plus amicale, il la serra avec une sorte de mouvement intérieur étrange,
tout à fait surprenant, une sorte d’émotion larmoyante. Notre héros fut-il
trompé par le premier geste de son indécent ennemi, ou bien, juste, ne
savait-il pas quoi faire, ou sentait-il, comprenait-il tout au fond de son âme
jusqu’à quel point il était sans défense – il est malaisé de le dire. Le fait est
que Monsieur Goliadkine-aîné, sain de corps et d’esprit, volontairement et
devant témoins, serra solennellement la main de celui qu’il appelait son
ennemi mortel. Mais quelle fut la stupeur, la rage, la frénésie, quelle fut
l’horreur et la honte de Monsieur Goliadkine-aîné quand son fléau, son
ennemi mortel, le malhonnête Monsieur Goliadkine-cadet, réalisant l’erreur
de cet homme innocent, traîtreusement trompé, de cet homme qu’il
persécutait, sans la moindre honte, sans émotion, sans compassion ni
conscience, soudain, avec une insolence insupportable, d’un mouvement
grossier, arracha sa main de celle de Monsieur Goliadkine-aîné ; bien plus –
quand il la secoua comme si le contact venait de la salir dans quelque chose
de pas bien du tout ; plus – quand il cracha, accompagnant le crachat du
geste le plus offensant ; plus – qu’il sortit son mouchoir et que, séance
tenante, de la façon la plus indélicate, il s’essuya la main, doigt après doigt,
parce que ses doigts avaient été en contact, une petite seconde, avec la main
de Monsieur Goliadkine-aîné. Agissant de cette manière, Monsieur
Goliadkine-cadet, selon sa sale petite habitude, faisait exprès de regarder
autour de lui, pour que tout le monde voie ce qu’il faisait, cherchait les yeux
de tous, et, visiblement, s’efforçait de souffler à tout le monde quelque
chose de très déplaisant pour Monsieur Goliadkine. On eut l’impression que
la conduite du détestable Monsieur Goliadkine-cadet éveillait l’indignation
des fonctionnaires qui l’entouraient ; même la jeunesse frivole montra son
mécontentement. Un murmure et des voix s’élevèrent alentour. Le
mouvement général ne pouvait pas échapper aux oreilles de Monsieur
Goliadkine-aîné ; mais, soudain, une plaisanterie lancée à bon escient, et
qui jaillit des lèvres de Monsieur Goliadkine-cadet, brisa, anéantit les
dernières espérances de notre héros et fit pencher la balance en faveur de
son ennemi mortel et inutile.
— C’est notre Faublas russe, messieurs ; permettez-moi de vous
présenter le jeune Faublas, se mit à piailler Monsieur Goliadkine-cadet,
trottinant et tournoyant avec son insolence coutumière parmi les
fonctionnaires et désignant l’authentique Monsieur Goliadkine qui était à la
fois pétrifié et furieux. “On s’embrasse, coco ?” continuait-il avec une
familiarité insupportable, s’avançant vers l’homme qu’il avait
traîtreusement humilié. La petite plaisanterie de l’inutile Monsieur
Goliadkine trouvait, semblait-il, un écho chez qui de droit, d’autant plus
qu’elle portait une allusion perverse à une certaine circonstance, déjà,
visiblement, rendue publique et propagée. Notre héros ressentit d’une façon
écrasante la main de ses ennemis sur ses épaules. Du reste, il s’était déjà
décidé. Les yeux brûlants, le visage blême, le sourire figé, il parvint à se
sortir de la foule, et, d’une démarche inégale, précipitée, il se dirigea tout
droit vers le bureau de Son Excellence. Dans l’avant-dernière pièce, il
tomba sur Andréï Filippovitch, qui sortait juste de chez Son Excellence, et
même si, dans cette pièce, il y avait alors pas mal d’autres personnes,
complètement étrangères à Monsieur Goliadkine, notre héros ne voulut pas
accorder la moindre attention à cette circonstance. Franc, décidé,
courageux, s’étonnant presque de lui-même et se louant, à l’intérieur, pour
son courage, il aborda, sans perdre une seconde, Andréï Filippovitch, lequel
ne fut pas peu surpris par un assaut pareil.
— Ah ! qu’y a-t-il ?… que désirez-vous ? demanda le chef de section,
sans écouter Monsieur Goliadkine dont la langue avait fourché sur une
parole.
— Andréï Filippovitch, je… puis-je, Andréï Filippovitch, avoir, tout de
suite, maintenant, en tête à tête, une conversation avec Son Excellence ?
déclara notre héros d’une voix tonnante et posée, tout en braquant un regard
des plus résolus sur Andréï Filippovitch.
— Pardon ? bien sûr que non. – Andréï Filippovitch toisa Monsieur
Goliadkine de la tête aux pieds.
— Andréï Filippovitch, si je le dis, tout ça, c’est que je m’étonne que
personne, ici, ne démasque l’usurpateur et la crapule.
— Pardooon ?
— La crapule, Andréï Filippovitch.
— Et qui donc traitez-vous de la sorte ?
— La personne qu’on sait, Andréï Filippovitch. Moi, Andréï
Filippovitch, je fais allusion à la personne qu’on sait ; je suis dans mon bon
droit… Je pense, Andréï Filippovitch, que l’Autorité devrait encourager ce
genre de mouvements, ajouta Monsieur Goliadkine, visiblement hors de lui.
Andréï Filippovitch… vous le voyez sans doute vous-même, Andréï
Filippovitch, que c’est un mouvement plein de noblesse et qui indique que
je suis on ne peut mieux intentionné – de considérer le chef comme un père,
Andréï Filippovitch, la noble Autorité, laquelle est paternelle, et de lui
confier aveuglément mon destin. Voilà, n’est-ce pas… voilà… – Ici, la voix
de Monsieur Goliadkine se mit à trembler, son visage s’empourpra et deux
larmes perlèrent à ses deux paupières.
Ecoutant Monsieur Goliadkine, Andréï Filippovitch fut tellement surpris
qu’il recula, comme involontairement, de deux pas en arrière. Ensuite, et
non sans inquiétude, il regarda autour de lui… Il est difficile de dire
comment l’affaire se serait achevée… Toujours est-il que la porte de Son
Excellence s’ouvrit soudain, et que Son Excellence sortit, accompagné par
certains fonctionnaires. Tous ceux qui se trouvaient dans la pièce le
suivirent à la queue leu leu. Son Excellence appela Andréï Filippovitch et
ils marchèrent côte à côte, parlant de telle ou telle affaire. Dans le
mouvement général, une fois que tous furent sortis, Monsieur Goliadkine
reprit ses esprits à son tour. Il se calma et vint chercher refuge sous l’aile
d’Anton Antonovitch Sétotchkine, lequel, lui aussi, boitillait derrière tout le
monde, et, comme Monsieur Goliadkine en eut l’impression, avec un air
des plus sévères et des plus soucieux. “Là aussi, j’ai gaffé ; là aussi, j’ai mal
fait, se dit-il en lui-même, mais, bon, ça ne fait rien.”
— J’espère que vous, au moins, Anton Antonovitch, vous accepterez de
m’écouter et de comprendre mes circonstances, prononça-t-il d’une voix
douce et un peu tremblante d’émotion. Rejeté par tous, je m’adresse à vous.
Je ne comprends toujours pas ce que signifiaient les paroles d’Andréï
Filippovitch, Anton Antonovitch. Expliquez-les-moi, si c’est possible…
— Tout s’expliquera en temps et en heure, répondit Anton Antonovitch
d’une voix sévère et grave, et, comme Monsieur Goliadkine en eut
l’impression, avec un air qui signifiait clairement qu’Anton Antonovitch ne
souhaitait nullement poursuivre la conversation. Vous saurez tout dans les
plus brefs délais. Aujourd’hui même, vous serez informé de tout par la voie
officielle.
— Comment ça, la voie officielle, Anton Antonovitch ? pourquoi ça, par
la voie officielle ? demanda timidement notre héros.
— Ce n’est pas à nous, ni à vous ni à moi, Iakov Pétrovitch, de discuter
les opinions de nos chefs.
— Pourquoi ça de nos chefs, Anton Antonovitch ? prononça Monsieur
Goliadkine, encore plus affolé. Pourquoi ça, de nos chefs ? Je ne vois pas de
raison qui fasse qu’on ait besoin de déranger nos chefs, Anton
Antonovitch… Vous voulez peut-être dire quelque chose au sujet d’hier,
Anton Antonovitch ?
— Mais non, pas au sujet d’hier ; il y a quelque chose d’autre qui cloche
avec vous.
— Qu’est-ce que c’est qui cloche, Anton Antonovitch ? il me semble,
Anton Antonovitch, que je n’ai rien qui cloche.
— Et avec qui aviez-vous l’intention de ruser ? fit brutalement Anton
Antonovitch, interrompant un Monsieur Goliadkine complètement
interloqué. Monsieur Goliadkine tressaillit et devint plus blanc qu’un linge.
— Bien sûr, Anton Antonovitch, murmura-t-il d’une voix à peine
audible, si l’on écoute la voix de la calomnie et qu’on écoute nos ennemis,
et si l’on ne prend pas, pour se justifier, d’un autre côté, bien sûr… bien sûr,
Anton Antonovitch, alors, on peut avoir à en souffrir, Anton Antonovitch, à
souffrir innocent et pour rien.
— C’est cela ; et votre geste indécent à l’encontre de la réputation d’une
honnête jeune fille de l’honnête et respectable famille qui vous a comblé de
bienfaits ?
— Mais quel geste, Anton Antonovitch ?
— C’est cela… Et rapport à une autre jeune fille, qui, encore que pauvre,
est d’une respectable origine étrangère, votre geste peu flatteur, là aussi,
vous l’oubliez ?
— Permettez, Anton Antonovitch… Veuillez daigner, Anton
Antonovitch, m’entendre…
— Et votre geste de Judas, et votre calomnie à l’encontre d’une autre
personne – accuser autrui d’un petit péché que vous commettez vous-
même ? hein ? ça s’appelle comment ?
— Moi, Anton Antonovitch, je ne l’ai pas chassé, prononça notre héros
qui se mit à trembler, et Pétrouchka non plus, mon serviteur, n’est-ce pas, je
ne lui ai jamais rien appris de tel… Il a mangé mon pain, Anton
Antonovitch ; il a usé de mon hospitalité, ajouta notre héros d’une voix
expressive, pleine d’un sentiment profond, au point que son menton se mit
un peu à tressauter et que des larmes furent, une nouvelle fois, toutes prêtes
à surgir.
— Ça, Iakov Pétrovitch, c’est juste vous qui le dites, qu’il a mangé votre
pain, répondit Anton Antonovitch avec une mine agressive, et l’on sentait
dans sa voix une malice méchante, au point que quelque chose se mit à
ronger le cœur de Monsieur Goliadkine.
— Permettez-moi encore, Anton Antonovitch, de vous demander très
humblement : Son Excellence est-elle au courant de toute cette affaire ?
— Mais comment ! Du reste, maintenant, laissez-moi. Je n’ai pas de
temps à perdre avec vous… Aujourd’hui même, vous saurez tout ce que
vous avez à savoir.
— Permettez-moi encore, au nom du Ciel, une petite minute, Anton
Antonovitch.
— Vous nous le raconterez plus tard…
— Non, n’est-ce pas, Anton Antonovitch ; moi, n’est-ce pas, voyez-vous,
écoutez-moi, n’est-ce pas, juste un peu, Anton Antonovitch… Moi, ce n’est
pas du tout le libertinage, Anton Antonovitch, je fuis le libertinage ; je suis
tout à fait prêt de mon côté, et j’ai même plus d’une fois envisagé l’idée…
— Très bien, monsieur, très bien. Vous me l’avez déjà dit…
— Non, n’est-ce pas, je ne vous l’ai pas encore dit, Anton Antonovitch.
C’est autre chose, Anton Antonovitch, c’est bien, c’est vraiment bien, ça
fait du bien à entendre… J’ai envisagé, comme je l’ai dit plus haut, l’idée,
Anton Antonovitch, selon laquelle la Providence a créé deux êtres
complètement semblables, et que l’Autorité, dans ses bienfaits, voyant la
Providence divine, a donné, n’est-ce pas, abri aux deux jumeaux. Vous
voyez que c’est très bien, Anton Antonovitch, et que je suis loin du
libertinage. Je prends l’Autorité dans ses bienfaits comme une instance
paternelle. N’est-ce pas, voilà, Autorité, dans vos bienfaits, vous, enfin…
n’est-ce pas… un jeune homme, il faut lui trouver une place… Soutenez-
moi, Anton Antonovitch, prenez ma défense, Anton Antonovitch… Moi,
n’est-ce pas, rien… Anton Antonovitch, au nom du Ciel, encore un mot…
Anton Antonovitch…
Mais Anton Antonovitch était déjà loin de Monsieur Goliadkine… Notre
héros ne savait plus où il était, ce qu’il entendait, ce qu’il faisait, ce qui lui
était arrivé et ce qui devait lui arriver encore – tant il avait été troublé et
bouleversé par ce qu’il venait d’entendre et tout ce qui lui était survenu.
C’est avec un regard suppliant qu’il chercha Anton Antonovitch dans la
foule des fonctionnaires, pour se justifier encore plus à ses yeux et lui dire
quelque chose d’on ne peut mieux intentionné et de très noble, et d’agréable
par rapport à sa propre personne… Du reste, peu à peu, une lumière
nouvelle commençait à percer à travers la grande confusion de Monsieur
Goliadkine, une lumière nouvelle, terrifiante, qui illuminait devant lui, d’un
coup, sans prévenir, toute une perspective de circonstances absolument
inconnues et, jusqu’alors, même, pas soupçonnées le moins du monde… A
cette minute, quelqu’un donna une bourrade dans le côté de notre héros
complètement perdu. Il se retourna. C’était Pissarenko.
— Une lettre, Votre Noblesse.
— Ah !… tu as déjà eu le temps d’y aller, mon gentil ?
— Non, c’est ce matin à dix heures, encore, qu’on l’a apportée, n’est-ce
pas. Serguéï Mikhéïev, le concierge, l’a apportée de chez le secrétaire de
province Vakhraméïev.
— C’est bien, mon ami, c’est bien, moi je saurai te remercier, mon gentil.
Sur ces mots, Monsieur Goliadkine cacha la lettre dans la poche latérale
de son uniforme, uniforme qu’il boutonna jusqu’au col ; ensuite, il regarda
autour de lui, et, à sa grande surprise, il remarqua qu’il se trouvait déjà dans
le vestibule de son département, au milieu d’une petite foule de
fonctionnaires qui s’étaient amassés devant la sortie, car la journée était
finie. Non seulement Monsieur Goliadkine n’avait toujours pas remarqué
cette circonstance, mais il n’avait pas remarqué non plus, il ne se souvenait
pas, comment il s’était soudain retrouvé vêtu de son manteau, chaussé de
ses caoutchoucs, son chapeau à la main. Tous les fonctionnaires se tenaient
immobiles et dans une attente pleine de déférence. Le fait est que Son
Excellence s’était arrêté au bas de l’escalier, dans l’attente de son équipage
qui, pour une raison ou pour une autre, devait être en retard, et qu’il menait
une conversation des plus intéressantes avec deux de ses conseillers et
Andréï Filippovitch. Un peu à l’écart des deux conseillers et d’Andréï
Filippovitch, on pouvait voir Anton Antonovitch Sétotchkine et quelques
autres fonctionnaires qui affichaient un franc sourire, voyant que Son
Excellence daignait sourire et plaisanter. Les fonctionnaires massés en haut
de l’escalier souriaient, eux aussi, et attendaient que Son Excellence daigne
se remettre à rire. Le seul à ne pas rire était Fédosséïtch, le suisse
ventripotent, qui, tendu comme une flèche, tenait une poignée de la porte, et
attendait, non sans impatience, une portion de son plaisir quotidien, qui
consistait, d’un seul geste de la main, d’un seul coup, à ouvrir un battant de
la porte, et ensuite, courbé comme un arc, respectueusement laisser passer
Son Excellence. Mais le plus heureux, celui qui ressentait, sans doute, le
plus grand plaisir, était l’indigne et le malhonnête ennemi de Monsieur
Goliadkine. A cet instant, il avait même oublié tous les autres
fonctionnaires, il avait cessé de tournoyer, de tournicoter parmi eux, selon
son infâme habitude, il avait même oublié, profitant de l’occasion, de venir
en flatter tel ou tel. Il n’était plus que vision et qu’oreilles, se tenait comme
bizarrement tassé, sans doute pour mieux entendre, sans quitter des yeux
Son Excellence, et c’est seulement de temps en temps, d’une façon presque
imperceptible, qu’un tic lui traversait les mains, les jambes et la tête, un tic
qui trahissait tous les mouvements secrets, les plus intimes de son âme.
“Non mais, l’effet que ça lui fait ! se dit notre héros. Le gredin, il a l’air
d’un favori ! J’aimerais bien savoir – comment il fait pour y arriver dans la
société du grand monde ? Ce n’est pas l’esprit, ni le caractère, ni
l’instruction, ni le sentiment ; le pendard, il est né coiffé ! Seigneur mon
Dieu ! comme il y en a qui peuvent monter vite, quand on y pense, et « en
trouver » chez tout le monde ! Et il montera, ce gars-là, il montera haut, le
pendard, il y arrivera – né coiffé, le pendard ! J’aimerais bien savoir aussi
ce qu’il peut bien leur souffler à l’oreille, à tous ? Quels mystères il partage
avec tous ces gens-là, et quels secrets est-ce qu’ils se mettent à avoir ?
Seigneur mon Dieu ! Comment je pourrais, enfin… avec eux, aussi, un petit
peu… ou voilà, n’est-ce pas, lui demander… Voilà, n’est-ce pas, moi, je ne
recommencerai plus ; c’est ma faute, n’est-ce pas, mais le jeune homme,
Votre Excellence, il faut qu’il travaille par les temps d’aujourd’hui ; ma
circonstance obscure, bon, elle ne me gêne pas du tout – absolument ! je
n’irai pas protester, enfin, comme ça, d’une façon ou d’une autre, tout ça je
le supporterai avec patience et humilité – absolument ! C’est ça, donc, qu’il
faut faire ?… Mais pas moyen de le toucher, le pendard, il n’y a pas de mots
pour le toucher ; et pas moyen de lui faire entrer, voilà, les arguments, dans
sa tête de lard… Remarquez, essayons. Si ça se trouve, je tomberai bien, je
peux toujours essayer…”
Pris dans son inquiétude, son angoisse et son trouble, sentant qu’il ne
pouvait pas rester comme ça, qu’une minute décisive venait de sonner, qu’il
fallait s’expliquer, d’une façon ou d’une autre, notre héros se mit à avancer,
peu à peu, vers l’endroit où se trouvait son indigne et mystérieuse
connaissance ; mais, à l’instant même, on entendit dans la cour le fracas de
l’équipage, si longuement attendu, de Son Excellence. Fédosséï se tendit
sur la porte, et, courbé comme trois arcs, laissa passer devant lui Son
Excellence. Tous ceux qui attendaient se précipitèrent dans un flot vers la
sortie et, une seconde, séparèrent Monsieur Goliadkine-aîné de Monsieur
Goliadkine-cadet. “Tu ne m’échapperas pas !” disait notre héros, se frayant
un chemin à travers la foule, sans quitter des yeux qui nous savons. La foule
se dispersa enfin. Notre héros se sentit libre et s’élança à la poursuite de son
ennemi.
CHAPITRE XI
Après avoir lu cette lettre, notre héros resta comme foudroyé pendant
quelques minutes. Pris d’une angoisse terrible, d’une agitation terrible,
blanc comme un linge, la lettre en main, il marcha plusieurs fois de long en
large dans la pièce ; pour couronner le malheur de sa situation, notre héros
n’avait pas remarqué qu’il était, à la minute présente, l’objet presque
exclusif de l’attention de toute l’assistance. Sans doute le désordre de son
costume, son irrépressible agitation, sa démarche ou, pour mieux dire, sa
course, les gestes de ses deux mains, peut-être quelques paroles
mystérieuses lancées au vent, dans un état second – sans doute tout cela
avait-il donné une fort mauvaise impression de Monsieur Goliadkine au
regard des autres clients ; le serveur lui-même commençait à le regarder
d’un œil torve. Reprenant ses esprits, notre héros remarqua qu’il se tenait au
milieu de la pièce et que, d’une façon presque indécente, impolie, il était en
train de dévisager un petit vieux d’allure tout à fait respectable, lequel petit
vieux, ayant pris son repas et fait une petite prière devant l’icône, venait de
se rasseoir, et, à son tour, ne quittait pas des yeux Monsieur Goliadkine.
Jetant des regards troubles autour de lui, notre héros remarqua que tout le
monde, sans aucune exception, le regardait d’un œil tout à fait torve et
menaçant. Soudain, un militaire à la retraite, au col rouge, demanda d’une
voix forte Les Nouvelles de la police. Monsieur Goliadkine tressaillit et
rougit ; comme par inadvertance, il lança un regard par terre et découvrit
qu’il se trouvait dans un costume si malséant que, même à la maison, il
n’aurait pas été décent, sans parler d’un lieu public. Les bottes, le pantalon
et tout le côté gauche étaient couverts de boue, son sous-pied droit était
arraché, et son frac, même, déchiré à plusieurs endroits. Plein d’une
angoisse insondable, notre héros s’approcha de la table à laquelle il avait lu
et vit que le serveur s’approchait de lui, avec une expression étrange, pleine
d’insistance et de défi. Perdant tous ses moyens, complètement accablé,
notre héros se mit à examiner la table à laquelle il s’était assis. Sur la table,
il y avait les assiettes sales d’un repas, une serviette souillée et un couteau,
une fourchette, une cuillère qu’on venait juste d’utiliser traînaient. “Qui est-
ce donc qui a mangé ? se demanda notre héros. Pas moi quand même ? Bah,
tout est possible ! J’ai mangé, bon, je n’ai rien remarqué ; mais comment je
peux vivre ?” Relevant les yeux, Monsieur Goliadkine revit le serveur
auprès de lui, et le serveur s’apprêtait à lui adresser la parole.
— Combien je te dois, mon brave ? demanda notre héros d’une voix
frissonnante.
Un rire sonore éclata autour de Monsieur Goliadkine ; le serveur lui-
même se permit un ricanement. Monsieur Goliadkine comprit qu’il venait
de faire une bourde, qu’il avait fait il ne savait trop quelle bêtise terrible.
Comprenant tout cela, il en fut si confus qu’il se sentit obligé de fourrer sa
main dans sa poche, à la recherche de son mouchoir, sans doute pour en
faire quelque chose, ne pas rester comme ça ; mais à sa stupeur
indescriptible, et à la stupeur de toute l’assistance, il en sortit, non pas son
mouchoir, mais un flacon d’une sorte de médicament, celui que, quatre
jours auparavant, lui avait prescrit Krestian Ivanovitch. “Les remèdes chez
le même apothicaire”, se sentit penser Monsieur Goliadkine dans un
éclair… Soudain, il tressaillit et faillit crier d’horreur. Une nouvelle lumière
l’illuminait… Le liquide sombre, d’une teinte rougeâtre détestable, brilla
d’un reflet menaçant dans les yeux de Monsieur Goliadkine… La fiole
s’échappa de ses mains et se brisa net. Notre héros poussa un cri, et bondit
de deux pas en arrière, se protégeant du liquide renversé… il tremblait de
tous ses membres, la sueur ruisselait sur ses tempes et son front. “Donc,
c’est la vie qui est en danger !” Entre-temps, il y avait du mouvement dans
la pièce, de l’agitation ; tout le monde entourait Monsieur Goliadkine, tout
le monde parlait à Monsieur Goliadkine, certains, même, saisissaient
Monsieur Goliadkine. Mais notre héros restait muet et immobile, il ne
voyait rien, n’entendait rien, il ne ressentait rien… Enfin, comme s’il
s’arrachait de sa place, il se précipita hors de la taverne, se fraya un passage
à coups de coude parmi tous ceux qui s’efforçaient de le retenir, tomba,
presque évanoui, dans le premier équipage qui se présenta et vola jusqu’à
chez lui.
Au seuil de son appartement, il rencontra Mikhéïev, le gardien du
département, qui portait un pli officiel. “Je sais, mon ami, je sais tout,
répondit d’une voix faible, angoissée, notre héros épuisé, c’est officiel…”
Le pli, de fait, contenait un ordre à Monsieur Goliadkine, signé par Andréï
Filippovitch, de céder les affaires dont il était chargé à Ivan Sémionovitch.
Prenant le pli et tendant une pièce au gardien, Monsieur Goliadkine entra
dans son appartement et vit que Pétrouchka préparait et rangeait en un tas
son bataclan, toutes ses affaires, parce qu’il devait avoir l’intention de
laisser Monsieur Goliadkine et de déménager chez Karolina Ivanovna, qui
l’avait engagé, pour remplacer Efstafi.
CHAPITRE XII
* Référence à un vers célèbre d’un poème comique de Pouchkine, Le Comte Nouline, dans lequel
l’hôtesse qui accueille le héros pour la nuit a été élevée chez “l’émigrante Falbala”.
** Le nom rappelle celui de Bassavriouk, “le diable à image humaine” d’une nouvelle de Gogol, Le
Soir de la Saint-Jean.
CHAPITRE XIII