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LE DOUBLE

Le quotidien de Goliadkine, entre son appartement pétersbourgeois de la rue des Six-


Boutiques et le ministère où il est fonctionnaire, se brouille peu à peu. Le héros ne cesse en
effet de se sentir persécuté par une réplique identique de sa personne : son double le suit
dans la rue, s’introduit dans son appartement, sur son lieu de travail, va jusqu’à manger à
sa place au restaurant…
Étrange récit que Le Double, texte précoce dans la carrière de l’écrivain (sa parution
date de 1846) où déjà se lisent toutes ses obsessions, et modèle de récit fantastique.
Dostoïevski met là en scène de manière magistrale la présence inquiétante de l’autre, sans
que jamais le lecteur parvienne à faire la part de la folie du héros ou de la bizarrerie du réel.

Né à Moscou le 30 octobre 1821, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski est entré en littérature en


janvier 1846 avec Les Pauvres Gens. Il est mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881.
Toute son œuvre romanesque est disponible en collection Babel dans la traduction d’André
Markowicz.
CHRONOLOGIE
DES ŒUVRES DE DOSTOÏEVSKI
Les Pauvres Gens, 1846.
Le Double, 1845-1846.
Roman en neuf lettres, 1846.
Monsieur Prokhartchine, 1846.
La Logeuse, 1847.
Polzounkov, 1848.
Un cœur faible, 1848.
La Femme d’un autre et le mari sous le lit, 1848.
Un honnête voleur, 1848.
Le Sapin et le Mariage, 1848.
Les Nuits blanches, 1848.
Netotchka Nezvanova, 1848-1849.
Le Petit Héros, 1849.
Le Rêve de mon oncle, 1855-1859.
Le Village de Stepantchikovo et ses habitants, 1859.
Humiliés et offensés, 1861.
Journal de la maison des morts, 1860-1862.
Notes d’hiver sur impressions d’été, 1863.
Les Carnets du sous-sol, 1864.
Le Crocodile, 1864.
Crime et Châtiment, 1866.
Le Joueur, 1866.
L’Idiot, 1868.
L’Eternel Mari, 1870.
Les Démons, 1871.
Journal de l’écrivain 1873 (récits inclus) :
I . “Bobok” ;
II. “Petits tableaux” ;
III. “Le quémandeur”.
L’Adolescent, 1874-1875.
Journal de l’écrivain 1876 (récits inclus) :
I . “L’Enfant « à la menotte »” ;
II. “Le moujik Mareï” ;
III. “La douce”.
Journal de l’écrivain 1877 (récits inclus) :
“Le rêve d’un homme ridicule”.
Les Frères Karamazov, 1880.
Discours sur Pouchkine, 1880.
Titre original :
Dvoïnik
© ACTES SUD, 1998
pour la traduction française
ISBN 978-2-330-08282-6
FÉDOR DOSTOÏEVSKI

LE DOUBLE
Poème pétersbourgeois

roman traduit du russe


par André Markowicz
CHAPITRE I

Il était presque huit heures du matin quand le conseiller titulaire Iakov


Pétrovitch Goliadkine reprit conscience après un long sommeil, bâilla,
s’étira et finit par complètement ouvrir les yeux. Pendant plus ou moins
deux minutes, du reste, il resta immobile allongé dans son lit, tel un homme
pas encore totalement persuadé de savoir s’il est réveillé ou bien s’il dort
encore, si tout ce qui se passe autour de lui est vrai et bien réel, ou si c’est la
poursuite des songes désordonnés de son sommeil. Très vite, cependant, les
sens de Monsieur Goliadkine commencèrent à retrouver plus clairement et
plus distinctement ses impressions habituelles, quotidiennes. Il sentit le
regard familier des murs verdâtres, pas très propres, couverts de suie et de
poussière de sa petite chambrette, de sa commode en acajou, de ses chaises
en simili-acajou, de sa table, peinte couleur acajou, de son divan turc en
moleskine couleur plus ou moins acajou à petites fleurettes vertes et, à la
fin, de ses habits enlevés, la veille, en toute hâte, et jetés en boule sur le
divan. Finalement, la grise journée d’automne, trouble et sale, lui lança un
regard si méchant, accompagné d’une grimace si aigre par la fenêtre terne
de sa chambre, que Monsieur Goliadkine ne fut plus en mesure, d’aucune
façon, de douter qu’il ne se trouvait pas dans je ne sais quel royaume de
contes, mais dans la ville de Pétersbourg, la capitale, rue des Six-Boutiques,
au troisième étage d’un immeuble fort imposant, un immeuble de rapport,
dans son appartement. Cette importante découverte effectuée, Monsieur
Goliadkine ferma fébrilement les yeux, comme s’il regrettait son dernier
rêve et désirait le faire revenir une petite minute. Mais, une minute plus
tard, il sauta d’un seul bond hors de son lit, après, sans doute, être enfin
tombé sur l’idée autour de laquelle tournoyaient ses pensées jusqu’alors
distraites, pas encore mises dans l’ordre qui convenait. Ayant sauté de son
lit, il s’empressa d’accourir vers un petit miroir rond posé sur la commode.
Quoique la tête endormie, un peu myope et à la calvitie largement affirmée
qui se refléta dans le miroir ait eu un caractère si médiocre qu’au premier
coup d’œil, elle n’attirât l’attention exclusive de personne, il n’en reste pas
moins que, visiblement, son propriétaire resta parfaitement satisfait de tout
ce qu’il vit dans ce miroir. “L’histoire que ça ferait, dit à mi-voix Monsieur
Goliadkine, l’histoire que ça ferait si, aujourd’hui, je faisais un faux pas
quelconque, si quelque chose, mettons, ne marchait pas – un petit bouton, je
ne sais pas, étranger, qui surgit, ou s’il arrivait, je ne sais pas, un autre
désagrément ; mais, bon, en attendant, ça va ; pour l’instant, tout
fonctionne.” Très heureux que tout fonctionnât ainsi, Monsieur Goliadkine
reposa le miroir à sa place, et, lui-même, quoiqu’il se trouvât pieds nus et
conservât le costume dans lequel il avait l’habitude de sombrer dans le
sommeil, il courut à la fenêtre, devant laquelle, avec une grande passion, il
se mit à chercher des yeux quelque chose dans la cour de l’immeuble, cour
sur laquelle donnaient les fenêtres de son logement. Là encore, il faut
croire, ce qu’il découvrit dans cette cour lui donna pleine satisfaction ; son
visage s’illumina d’un sourire très content. Ensuite – non sans avoir, du
reste, d’abord jeté un coup d’œil derrière la cloison dans le cagibi de
Pétrouchka, son chambellan, et s’être assuré que Pétrouchka ne se trouvait
pas dans ce cagibi – il s’approcha, à pas de loup, de la table, ouvrit un tiroir,
farfouilla dans le recoin du fond de ce tiroir, tira enfin, de sous un tas de
papiers jaunis et toutes sortes de saletés, un portefeuille vert, usé, l’ouvrit
avec prudence – et, doucement, avec délice, il lança un coup d’œil dans sa
poche la plus enfouie, la plus secrète. Sans doute la liasse de petits papiers
verts, gris, bleus, rouges, et de toutes les couleurs lança un regard, là
encore, tout à fait accueillant et approbateur vers Monsieur Goliadkine : le
visage illuminé, il posa devant lui sur la table le portefeuille ouvert et se
frotta les mains très fort en signe d’indicible plaisir. Il la sortit enfin, sa
liasse consolatrice d’assignats de l’Etat, et recomptant, du reste, pour la
centième fois depuis la veille, il se remit à la compter, froissant
soigneusement chaque billet entre son pouce et son index. “Sept cent
cinquante roubles en assignats !” fit-il, en finissant, dans un demi-murmure.
“Sept cent cinquante… une somme notable ! C’est une somme agréable,
poursuivit-il d’une voix tremblante, quelque peu affaiblie par le plaisir, tout
en serrant la liasse dans ses mains et en souriant d’un sourire grave – une
somme très agréable ! Très agréable, pour tout un chacun ! J’aimerais bien
voir, de nos jours, un homme pour qui cette somme serait une somme de
rien ? On peut aller loin, avec une somme pareille…”
“Mais qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Monsieur Goliadkine,
mais où est donc Pétrouchka ?” Toujours dans la même tenue, il jeta un
nouveau coup d’œil derrière la cloison. Cette fois encore, Pétrouchka ne se
trouva pas derrière la cloison, et il n’y avait là que le samovar, posé par
terre, qui enrageait, s’échauffait et se mettait dans tous ses états, menaçant
toujours de se sauver, et répétait quelque chose avec fougue, très vite, dans
sa langue compliquée, grasseyant et postillonnant, à Monsieur Goliadkine –
sans doute, mais prenez-moi, nom d’un petit bonhomme, braves gens, je
suis complètement prêt et à point.
“Que les diables l’emportent !” se dit Monsieur Goliadkine. “Ce butor
paresseux, il ferait sortir le monde de ses derniers gonds ; où est-ce qu’il
traîne encore ?” Empli d’une juste indignation, il se rendit dans l’entrée,
composée d’un petit couloir, au bout duquel se trouvait la porte du
vestibule, il l’entrouvrit un tout petit peu et vit son serviteur, entouré d’une
masse assez considérable de toutes sortes de laquais, domestiques ou gens
de passage. Pétrouchka racontait quelque chose, les autres écoutaient.
Visiblement, ni le thème de la conversation ni la conversation elle-même ne
plurent à Monsieur Goliadkine. Il héla tout de suite Pétrouchka, et regagna
sa chambre mécontent, voire désappointé. “Cette brute est capable de trahir
son homme pour pas un sou, et à plus forte raison son maître, se dit-il en
lui-même, et il vous l’a trahi, il l’a trahi, à coup sûr, ma main au feu, il l’a
trahi pour pas même un kopeck. Bon, alors ?…”
— Ils ont apporté la livrée, monsieur.
— Mets-la, et arrive.
Sa livrée revêtue, Pétrouchka, non sans un sourire stupide, entra dans la
chambre de son maître. Il avait un costume bizarre au possible. Il portait
une livrée de laquais, verte, fortement usagée, avec des épaulettes dorées et
écaillées, taillée, visiblement, pour une personne qui dépassait Pétrouchka
de bien vingt centimètres. Il tenait à la main un chapeau, lui aussi avec des
galons, et des plumes vertes, et avait à la hanche un glaive de laquais, dans
un fourreau de cuir.
Au bout du compte, pour compléter le tableau, Pétrouchka, suivant son
habitude bien-aimée d’aller toujours en négligé, à la bonne franquette, se
trouvait, cette fois-là également, pieds nus. Monsieur Goliadkine examina
Pétrouchka de bas en haut, resta content. La livrée, il fallait croire, avait été
louée pour un événement solennel. On remarquait aussi que, durant cet
examen, Pétrouchka regardait son maître avec une sorte d’attente bizarre et
suivait avec une curiosité extraordinaire le moindre de ses gestes, ce qui
troublait à l’extrême Monsieur Goliadkine.
— Bon, le carrosse ?
— Le carrosse aussi, il est là.
— Pour toute la journée ?
— Toute la journée. Vingt-cinq, en assignats.
— Les bottes aussi, elles ont été livrées ?
— Les bottes aussi, elles ont été livrées.
— Crétin ! tu ne peux pas dire : “livrées, monsieur”. Amène-les.
Ayant exprimé sa satisfaction que ses bottes tombent bien, Monsieur
Goliadkine demanda du thé, de quoi se laver et se raser. Il se rasa avec un
soin tout particulier, et se lava de même, avala son thé en toute hâte et se
mit à son habillement principal, définitif : il enfila un pantalon presque
totalement neuf ; ensuite, une chemise à petits boutons de bronze, un gilet
orné de petites fleurs fort claires et agréables ; il se noua une cravate de soie
bigarrée et, finalement, revêtit son uniforme de fonctionnaire, uniforme, lui
aussi, flambant neuf et soigneusement brossé. En s’habillant, il regarda
plusieurs fois, avec amour, ses bottes, levant à chaque instant tantôt une
jambe et tantôt l’autre, admirant la découpe, et marmonnant toujours
quelque chose dans sa barbe, non sans envoyer de loin en loin à sa petite
pensée une petite grimace expressive. Du reste, pendant toute cette matinée,
Monsieur Goliadkine fut extrêmement distrait, puisqu’il ne remarqua
presque pas les petits sourires et les grimaces que lui envoyait Pétrouchka
tout en l’aidant à s’habiller. Après en avoir enfin terminé avec tout ce qu’il
fallait, vêtu de pied en cap, Monsieur Goliadkine fourra son portefeuille
dans sa poche, admira définitivement Pétrouchka, lequel avait enfilé des
bottes et se trouvait, de cette façon, lui aussi, fin prêt, et, remarquant que
tout était fait et qu’il ne restait plus rien à attendre, en toute hâte, avec une
grande agitation, le cœur légèrement tremblant, il dégringola les escaliers.
Un carrosse de louage couleur bleu ciel, orné d’on ne savait trop quel
blason, s’approcha du perron à grand fracas. Pétrouchka, échangeant des
clins d’œil avec le cocher et quelques badauds, installa son maître dans le
carrosse ; d’une voix inhabituelle, s’efforçant à grand-peine de se retenir de
rire, il cria : “Fouette !”, bondit sur le marchepied arrière, et tout cela, avec
bruit et fracas, tonnant et craquetant, s’élança vers la perspective Nevski. A
peine l’équipage bleu ciel avait-il eu le temps de s’éloigner de la porte
cochère, Monsieur Goliadkine se frotta fiévreusement les mains et partit
d’un long rire silencieux, inaudible, comme ferait un joyeux drille qui vient
de réussir un coup de maître, et dont ce coup de maître fait l’homme le plus
heureux du monde. Du reste, tout de suite après cette crise de gaieté, le rire
se changea en une espèce d’expression bizarre de souci qui apparut sur le
visage de Monsieur Goliadkine. Quoique le temps fût humide et nuageux, il
baissa les deux vitres du carrosse et, d’un air soucieux, il se mit à guetter les
passants de droite et de gauche, prenant tout de suite un air digne et
respectable sitôt qu’il remarquait que tel ou tel d’entre eux le regardait. En
tournant du Litéïny sur le Nevski*, il tressaillit suite à une impression des
plus pénibles, et, grimaçant comme un pauvre diable qui vient de se faire
écraser un cor au pied, en toute hâte, avec effroi même, il se renfonça dans
le coin le plus sombre de sa voiture. Le fait est qu’il venait de rencontrer
deux de ses collègues, deux jeunes fonctionnaires du département dans
lequel il travaillait lui-même. Ces fonctionnaires, quant à eux, telle fut du
moins l’impression de Monsieur Goliadkine, se trouvaient, eux aussi, de
leur côté, au comble de la stupéfaction, de rencontrer de la sorte leur
collègue ; l’un d’eux pointa même du doigt vers Monsieur Goliadkine.
Monsieur Goliadkine eut même l’impression que l’autre l’appelait, à pleine
voix, par son nom, ce qui, cela va de soi, était du dernier malpoli sur la voie
publique. Notre héros se tapit et se garda de répondre. “Quels chenapans !
commença-t-il à raisonner en lui-même. Eh quoi, qu’y a-t-il de si étrange à
ça ? On prend un équipage ; on a eu besoin de prendre un équipage, et donc
on prend un équipage. Quelle saleté ! Je les connais – juste des chenapans
qui mériteraient des coups de fouet ! Eux, tout ce qu’il leur faut, c’est jouer
aux cartes quand ils ont eu leur paye, et faire un tour où je pense. Je leur
dirais bien quelque chose, à tous, mais bon, voilà…” Monsieur Goliadkine
n’acheva pas et resta figé. Une fringante paire de chevaux de Kazan, que
Monsieur Goliadkine connaissait fort bien, attelée à un landau de dandy,
dépassait rapidement sa voiture par la droite. Le monsieur installé dans le
landau, apercevant par hasard le visage de Monsieur Goliadkine, lequel
Monsieur Goliadkine, assez imprudemment, avait passé la tête par la vitre
du carrosse, fut, lui aussi, visiblement, stupéfait à l’extrême par une
rencontre aussi inattendue, et, penché autant qu’il le pouvait, se mit à
regarder avec passion, plein d’une curiosité extrême, vers le coin du
carrosse dans lequel notre héros s’était empressé de se blottir. Le monsieur
dans le landau était Andréï Filippovitch, le chef de département de cette
administration dans laquelle travaillait aussi Monsieur Goliadkine en tant
qu’adjoint de son chef de bureau. Monsieur Goliadkine, voyant qu’Andréï
Filippovitch l’avait reconnu tout à fait, qu’il le regardait, les yeux
écarquillés, et qu’il était tout à fait impossible de se cacher, rougit comme
une tomate. “Je salue ou je ne salue pas ? Je réponds ou je ne réponds pas ?
Je reconnais ou je ne reconnais pas ?” – se demandait notre héros, pris
d’une angoisse inexprimable, “ou bien je fais semblant que je ne suis pas
moi, que je suis quelqu’un d’autre, je suis juste mon portrait craché, et je
fais comme si de rien n’était ? Parfaitement, ce n’est pas moi, ce n’est pas
moi, un point c’est tout !” répétait Monsieur Goliadkine en ôtant son
chapeau devant Andréï Filippovitch et sans le quitter des yeux. “Je… moi –
rien, chuchotait-il, à l’agonie, moi, c’est absolument rien, ce n’est pas moi
du tout, Andréï Filippovitch, ce n’est pas moi du tout, pas moi, et voilà.”
Bientôt, du reste, le landau dépassa le carrosse, et le magnétisme des yeux
directoriaux cessa de faire son effet. Mais lui, pourtant, il rougissait
toujours, il souriait, il marmonnait toujours quelque chose dans sa barbe…
“Quel crétin j’ai fait de ne pas répondre, se dit-il enfin, il aurait fallu, tout
simplement, sur un pied de franchise et de sincérité, non dénué de
noblesse : n’est-ce pas, c’est comme ça, Andréï Filippovitch, moi aussi, je
suis invité à dîner, et voilà !” Ensuite, se souvenant soudain qu’il avait fait
une gaffe, notre héros s’empourpra comme une flamme, fronça les sourcils
et lança un regard de défi terrifiant vers le coin avant du carrosse, un regard
précisément destiné à réduire en cendres, d’un seul coup, l’ensemble de ses
ennemis. Finalement, soudain, sur une espèce d’inspiration, il tira sur le
cordon attaché au coude du cocher, arrêta le carrosse et donna l’ordre de
faire marche arrière, vers le Litéïny. Le fait est que Monsieur Goliadkine
venait de sentir le besoin impérieux, pour sa propre tranquillité, sans doute,
de dire une chose des plus intéressantes à son docteur, Krestian Ivanovitch.
Et, quoiqu’il n’eût fait la connaissance de Krestian Ivanovitch que très
récemment, ou, pour être précis, qu’il ne lui eût rendu qu’une seule visite,
au cours de la semaine précédente, par suite de tel ou tel de ses besoins,
toujours est-il qu’un docteur, comme on dit, c’est comme un prêtre – faire
des cachotteries aurait été stupide, et puis, connaître son patient, c’est bien
le devoir d’un docteur. “Est-ce que tout sera comme il faut, du reste,
poursuivait notre héros, sortant de son carrosse devant l’entrée d’un
immeuble de quatre étages situé sur le Litéïny auprès duquel il avait fait
arrêter son équipage, est-ce que tout sera bien ? Est-ce que ça sera décent ?
Est-ce que ça tombera bien ? Du reste, et alors ? poursuivait-il en montant
l’escalier, reprenant son souffle et comprimant les battements de son cœur,
lequel avait l’habitude de battre très fort chaque fois que son propriétaire
grimpait un escalier qui n’était pas le sien. Et alors ? je viens pour mes
affaires, et il n’y a rien de criminel là-dedans… Il serait bête de se cacher.
Et donc, je ferai semblant, comme ça, qu’il n’y a rien, comme ça, avec moi,
je viens juste, n’est-ce pas, en passant… Et il verra ce qu’il doit en être.”
Tout en raisonnant ainsi, Monsieur Goliadkine monta jusqu’au premier
étage et s’arrêta devant l’appartement numéro cinq, sur la porte duquel était
fixée une élégante petite plaque de bronze avec cette inscription :
Krestian Ivanovitch Rutenspitz,
docteur en médecine et chirurgie.
S’arrêtant, notre héros s’empressa de donner à son visage une apparence
bienséante, désinvolte, non dénuée d’amabilité, et s’apprêta à tirer sur le
cordon de la clochette. Il s’apprêta à tirer sur le cordon de la clochette,
réfléchit sur-le-champ, et assez à propos, que cela vaudrait peut-être mieux
demain, que ce n’était pas si nécessaire que cela. Mais comme Monsieur
Goliadkine entendit soudain des pas dans l’escalier, il rechangea
immédiatement sa nouvelle décision et, cette fois, pendant qu’il y était,
avec l’air, du reste, le plus résolu, il sonna à la porte de Krestian Ivanovitch.

* Le Litéïny est une des principales rues perpendiculaires à la perspective Nevski. (Toutes les notes
sont du traducteur.)
CHAPITRE II

Le docteur en médecine et chirurgie Krestian Ivanovitch Rutenspitz, un


homme en pleine santé, quoique déjà en âge, doué de sourcils et de favoris
chenus et broussailleux, d’un regard expressif, étincelant, par lequel, et déjà
rien qu’ainsi, visiblement, il chassait toutes les maladies, et, enfin, d’une
médaille tout à fait importante, était assis ce matin-là dans son bureau, dans
son large fauteuil, buvait le café que lui avait servi, personnellement,
Madame le docteur, fumait un cigare et prescrivait de temps en temps une
ordonnance à ses patients. Après avoir prescrit une dernière fiole à un petit
vieux accablé d’hémorroïdes et avoir raccompagné le vieillard douloureux
jusqu’à l’entrée de service, Krestian Ivanovitch se rassit, attendant la visite
suivante. Entra Monsieur Goliadkine.
Visiblement, Krestian Ivanovitch ne s’attendait pas du tout à voir
Monsieur Goliadkine, et ne voulait pas du tout le voir, car, un court instant,
soudain, il se troubla et exprima malgré lui sur son visage une sorte de mine
étrange, on peut même dire, mécontente. Comme, de son côté, Monsieur
Goliadkine se défaisait presque toujours et se perdait à ces moments où il
lui arrivait d’aborder quelqu’un pour ses petites affaires privées, cette fois-
là également, n’ayant pas préparé une première phrase qui formait pour lui
dans ces occasions une véritable pierre d’achoppement, il rougit au
possible, marmonna quelque chose – du reste, semble-t-il, une excuse – et,
ne sachant pas quoi faire, il prit une chaise et s’assit. Mais, se souvenant
qu’il s’était assis sans y avoir été invité, il ressentit tout de suite son
indécence et s’empressa de corriger son erreur en invoquant l’ignorance où
il était du monde et du bon ton, et se releva immédiatement de la place qu’il
venait d’occuper. Puis, reprenant ses esprits et remarquant plus ou moins
qu’il avait fait deux bêtises d’un seul coup, il se décida, sans perdre une
seconde, à en faire une troisième, c’est-à-dire qu’il voulut essayer de se
justifier, marmonna quelque chose, en souriant, rougit, se perdit, tomba
dans un mutisme éloquent et finit par s’asseoir définitivement, cette fois
sans plus se relever, se contentant, juste comme ça, à tout hasard, de se
munir d’un regard de défi des plus terribles qui avait cette force
extraordinaire – mais mentale – d’anéantir et de réduire en cendres tous les
ennemis de Monsieur Goliadkine. En plus de cela, ce regard exprimait
pleinement l’indépendance de Monsieur Goliadkine, c’est-à-dire qu’il disait
clairement que Monsieur Goliadkine, ce n’était rien du tout, qu’il était, bon,
comme ça, comme tout le monde, et qu’il ne regardait pas, de toute façon,
aux fenêtres des voisins. Krestian Ivanovitch toussota, grogna, visiblement
en signe d’encouragement et, d’accord avec tout cela, il dirigea un regard
inquisiteur et interrogateur sur Monsieur Goliadkine.
— Moi, Krestian Ivanovitch, commença Monsieur Goliadkine avec un
sourire, je suis venu vous déranger une deuxième fois et, en ce moment,
j’ose une deuxième fois prier votre condescendance… – Monsieur
Goliadkine, visiblement, éprouvait de la difficulté dans son élocution.
— Hum… oui ! prononça Krestian Ivanovitch, émettant par la bouche
une colonne de fumée et posant son cigare sur son bureau, mais il faut vous
en tenir aux prescriptions ; je vous avais expliqué que votre attitude devait
consister en un changement de vos coutumes… Enfin, des distractions ;
bon, enfin, il faut rendre visite à vos amis, vos connaissances, et, en même
temps, ne pas être ennemi de la bouteille ; de même, se tenir en joyeuse
compagnie.
Monsieur Goliadkine, en souriant toujours, s’empressa de remarquer
qu’il lui semblait qu’il était comme tout le monde, qu’il était maître chez
lui, que ses distractions étaient comme celles de tous les autres… que, bien
sûr, il pourrait aller au théâtre, car, là aussi, comme tout le monde, il avait
des moyens, que, dans la journée, il était au travail, et le soir chez lui, que,
lui – bon, rien ; il remarqua même en passant qu’autant qu’il pouvait en
avoir l’impression, il n’était pas pire que les autres, qu’il vivait chez lui,
dans son propre logement, et, qu’enfin, il avait Pétrouchka. Sur ce,
Monsieur Goliadkine resta muet.
— Hum, non, ce train-là, ce n’est pas ça, et ce n’est pas du tout cela que
je voulais vous demander. En général, ce qui m’intéresse, c’est de savoir si
vous êtes grand amateur des joyeuses compagnies, si vous jouissez
joyeusement de votre temps… Enfin, bon, c’est une vie mélancolique ou
joyeuse que vous menez en ce moment ?
— Moi, Krestian Ivanovitch…
— Hum… je dis, l’interrompit le docteur, que vous devez opérer un
changement complet de votre mode de vie et, d’une certaine façon, briser
votre caractère. (Krestian Ivanovitch accentua fortement le mot “briser” et
s’arrêta une minute, d’un air particulièrement grave.) Ne pas fuir la joyeuse
vie ; visiter les clubs et les spectacles, et, de toute façon, ne pas être ennemi
de la bouteille. Il n’est pas bon de rester chez soi… il vous est absolument
impossible de rester chez vous.
— Moi, Krestian Ivanovitch, j’aime la tranquillité, prononça Monsieur
Goliadkine, jetant un regard profond à Krestian Ivanovitch, et, cherchant
visiblement ses paroles de façon à exprimer sa pensée le plus heureusement
possible – dans mon logement il n’y a que moi et Pétrouchka… je veux
dire : mon serviteur, Krestian Ivanovitch. Je veux dire, Krestian Ivanovitch,
que je suis mon chemin, mon chemin propre, Krestian Ivanovitch. Je suis
maître chez moi, et, autant que je puisse le sentir, je ne dépends de
personne. Et même, Krestian Ivanovitch, je sors me promener.
— Comment ?… Oui ! Se promener en ce moment ne procure aucun
plaisir ; le climat est fort mauvais.
— Certes, Krestian Ivanovitch. Moi, Krestian Ivanovitch, même si je suis
un homme modeste, comme j’ai déjà eu, je crois, l’honneur de vous
l’expliquer, ma route va son chemin à elle, Krestian Ivanovitch. La route de
la vie est très large… Je veux… je veux, Krestian Ivanovitch, dire par là…
Pardonnez-moi, Krestian Ivanovitch, je ne suis pas un maître en beau
langage.
— Hum… non, parlez…
— Je le dis pour que vous m’excusiez, Krestian Ivanovitch, de ce que,
pour autant que je puisse le sentir, je ne suis pas un maître en beau langage,
dit Monsieur Goliadkine d’un ton à demi offensé, un peu perdu et
embrouillé. De ce point de vue, Krestian Ivanovitch, je ne suis pas comme
les autres, ajouta-t-il avec une sorte de sourire particulier, et je ne sais pas
parler beaucoup ; je n’ai pas appris à donner de la beauté à mon style. En
revanche, Krestian Ivanovitch, j’agis ; en revanche, j’agis, Krestian
Ivanovitch !
— Hum… Comment ça… vous agissez ? reprit Krestian Ivanovitch.
Ensuite, pendant une petite minute, il y eut un silence. Le docteur lança une
sorte de regard étrange et méfiant à Monsieur Goliadkine. Monsieur
Goliadkine, lui aussi, à son tour lorgna le docteur d’un œil un peu méfiant.
— Moi, Krestian Ivanovitch, se mit à poursuivre Monsieur Goliadkine
toujours sur le même ton, quelque peu agacé et surpris de l’entêtement
extrême de Krestian Ivanovitch, moi, Krestian Ivanovitch, j’aime la
tranquillité, et pas le bruit du monde. Là-bas, chez eux, je veux dire dans le
grand monde, Krestian Ivanovitch, il faut savoir cirer les parquets avec ses
semelles… (ici, Monsieur Goliadkine fit un peu traîner son pied sur le
plancher), là-bas, n’est-ce pas, c’est cela qu’ils demandent, et le calembour
aussi, ils le demandent… les compliments, aussi, plein d’aromates, qu’il
faut savoir servir, n’est-ce pas… voilà ce qu’on vous demande. Moi, je n’ai
pas appris ça, Krestian Ivanovitch – toutes ces ruses, je ne les ai pas
apprises ; je n’ai pas eu le temps. Je suis un homme simple, franc du collier,
et je n’ai pas d’éclat extérieur en moi. De ce point de vue, Krestian
Ivanovitch, je dépose les armes ; je les dépose, en parlant dans ce sens. –
Tout cela, Monsieur Goliadkine l’avait prononcé, cela va de soi, d’un air
qui donnait clairement à savoir que notre héros, en fait, ne regrettait pas du
tout de déposer les armes dans ce sens et de ne pas avoir appris les ruses, et
que c’était même complètement le contraire. Krestian Ivanovitch,
l’écoutant, regardait par terre avec sur le visage une grimace tout à fait
déplaisante, et comme s’il pressentait à l’avance quelque chose. La tirade de
Monsieur Goliadkine fut suivie par un silence assez durable et plein de
sens.
— Il me semble que vous vous êtes un peu écarté du sujet, dit enfin à mi-
voix Krestian Ivanovitch, je vous avoue que je n’ai pas pu vous comprendre
entièrement.
— Je ne suis pas un maître en beau langage, Krestian Ivanovitch ; j’ai
déjà eu l’honneur de vous l’affirmer, Krestian Ivanovitch, que je ne suis pas
maître en beau langage, dit Monsieur Goliadkine, cette fois d’un ton brutal
et résolu.
— Hum…
— Krestian Ivanovitch ! reprit Monsieur Goliadkine d’une voix douce
mais pleine de sens, en partie dans le genre solennel, et s’arrêtant à chaque
point de son raisonnement. Krestian Ivanovitch ! en entrant ici, j’ai
commencé par des excuses. A présent, je les répète et je demande à
nouveau votre condescendance pour un temps. Moi, Krestian Ivanovitch, je
n’ai rien à vous cacher. Je suis un homme petit, vous le savez bien ; mais,
pour mon bonheur, je ne le regrette pas, d’être un homme petit. Même, au
contraire, Krestian Ivanovitch ; et, pour tout dire, j’en suis même fier, de ne
pas être un homme grand, mais un petit. Et pas un intrigant – et ça aussi,
j’en suis fier. Je n’agis pas en secret, mais franchement, sans détour, même
si, en retour, je pourrais nuire, et je le pourrais très bien, et je sais même à
qui, et comment, Krestian Ivanovitch, mais je ne veux pas me souiller, et,
dans ce sens-là, je m’en lave les mains. Dans ce sens-là, je dis, je me les
lave, Krestian Ivanovitch ! – Monsieur Goliadkine, pour un instant, eut un
silence éloquent ; il avait parlé avec une humble animation.
— J’avance, moi, Krestian Ivanovitch, poursuivit notre héros,
franchement, ouvertement, et sans détour, parce que je les méprise et je
laisse cela aux autres. Je ne m’efforce pas d’humilier ceux qui, peut-être,
sont plus hauts que vous et moi… c’est-à-dire, je veux dire, nous et eux,
Krestian Ivanovitch, je ne voulais pas dire vous. Je n’aime pas les demi-
mots ; je n’ai pas recours aux méprisables doubles jeux ; je méprise les
calomnies et les ragots. Le masque, je ne le mets qu’au bal masqué, et je ne
l’arbore pas tous les jours devant les gens. Je vous demanderai seulement,
Krestian Ivanovitch, comment, vous, vous vous vengeriez de votre ennemi,
de votre pire ennemi – de celui que vous pourriez considérer comme tel,
conclut Monsieur Goliadkine en jetant un regard de défi à Krestian
Ivanovitch.
Monsieur Goliadkine avait, certes, exprimé tout cela avec une clarté, une
rectitude totales, avec assurance, en soupesant ses mots et en comptant sur
l’effet le plus sûr, il n’en regardait pas moins, à présent, avec inquiétude,
avec une grande inquiétude, et une inquiétude extrême, Krestian Ivanovitch.
A présent, il s’était tout entier transformé en regard, et, timidement, empli
d’une impatience dépitée, pleine d’angoisse, il attendait la réponse de
Krestian Ivanovitch. Pourtant, à la stupeur, à la déroute totale de Monsieur
Goliadkine, Krestian Ivanovitch marmonna quelque chose dans sa barbe ;
puis, il ramena son fauteuil vers son bureau et, d’une voix assez sèche,
quoique respectueuse, il lui déclara quelque chose comme quoi le temps lui
était compté, que c’était comme s’il ne comprenait pas tout à fait ; que, du
reste, il était prêt à lui venir en aide, dans la mesure de ses moyens, mais
que, tout ce qui pouvait suivre, tout ce qui ne le concernait pas, lui, il le
laissait de côté. Là, il prit la plume, rapprocha une feuille de papier, en
coupa un petit bout au format ordonnance et déclara qu’il allait prescrire ce
qu’il fallait.
— Non, il ne faut pas, Krestian Ivanovitch ! non, il ne le faut pas du
tout ! prononça Monsieur Goliadkine, se levant à demi de son siège et
saisissant le bras droit de Krestian Ivanovitch. Cela, Krestian Ivanovitch, il
ne le faut pas du tout.
Et cependant, tandis que Monsieur Goliadkine disait tout cela, une sorte
de changement étrange s’était opéré en lui. Ses yeux gris avaient eu comme
un éclat étrange, ses lèvres s’étaient mises à trembler, tous ses muscles, tous
les traits de son visage s’étaient mis à bouger, à remuer. Lui-même, il
tremblait des pieds à la tête. Suite à son premier mouvement, après avoir
retenu la main de Krestian Ivanovitch, Monsieur Goliadkine se tenait à
présent immobile, comme si lui-même ne se faisait pas confiance et
attendait l’inspiration pour la suite de ses gestes.
Alors se produisit une scène assez étrange.
Un peu interloqué, Krestian Ivanovitch se retrouva une seconde figé dans
son fauteuil, et, un peu perdu, il écarquilla les yeux sur Monsieur
Goliadkine, lequel le regardait, lui, de la même façon. Au bout du compte,
Krestian Ivanovitch se releva, en se tenant un petit peu au revers de
l’uniforme de Monsieur Goliadkine. Ils demeurèrent ainsi quelques
secondes, tous les deux immobiles, et sans se quitter des yeux. Alors, d’une
façon du reste extraordinairement étrange, le deuxième mouvement de
Monsieur Goliadkine se résolut, lui aussi. Ses lèvres se mirent à trembler,
son menton à tressauter, et notre héros, d’une façon tout à fait inattendue,
fondit en larmes. Sanglotant, hochant la tête et se frappant la poitrine de la
main droite, alors qu’il tenait de la gauche, lui aussi, le revers de la veste
d’intérieur de Krestian Ivanovitch, il voulait dire quelque chose,
s’expliquer, séance tenante, sur telle ou telle chose, mais il ne pouvait même
pas articuler un mot. Krestian Ivanovitch finit par revenir de sa stupeur.
— Voyons, apaisez-vous, asseyez-vous ! prononça-t-il enfin, essayant de
faire asseoir Monsieur Goliadkine dans le fauteuil.
— J’ai des ennemis, Krestian Ivanovitch, j’ai des ennemis ; j’ai des
ennemis cruels, qui ont juré ma perte…, répondait Monsieur Goliadkine, en
chuchotant avec effroi.
— Voyons, voyons ; des ennemis ! il ne faut pas penser aux ennemis !
c’est absolument inutile. Restez assis, restez assis, poursuivait Krestian
Ivanovitch, faisant définitivement asseoir Monsieur Goliadkine dans le
fauteuil.
Monsieur Goliadkine se rassit enfin, sans quitter Krestian Ivanovitch des
yeux. Krestian Ivanovitch, l’air mécontent, se mit à arpenter son cabinet
d’un angle à l’autre. Un long silence s’ensuivit.
— Je vous suis reconnaissant, Krestian Ivanovitch, tout à fait
reconnaissant, et je suis sensible à tout ce que vous venez de faire pour moi.
Je me souviendrai jusqu’au tombeau de votre bienveillance, Krestian
Ivanovitch, dit enfin Monsieur Goliadkine, se relevant de son siège d’un air
vexé.
— Voyons, voyons, je vous dis, voyons ! répondit Krestian Ivanovitch
d’une voix assez sévère au cri de Monsieur Goliadkine, tout en le faisant
rasseoir une nouvelle fois. – Bon, que vous arrive-t-il ? racontez-moi,
qu’est-ce que c’est, ces désagréments qui vous arrivent en ce moment,
poursuivit Krestian Ivanovitch, et de quels ennemis parlez-vous donc ?
Qu’est-ce qui vous arrive donc ?
— Non, Krestian Ivanovitch, laissons cela pour l’instant, répondit
Monsieur Goliadkine, baissant les yeux à terre, mettons tout cela de côté,
jusqu’au moment venu… jusqu’à un autre moment, Krestian Ivanovitch,
jusqu’à un moment plus approprié, quand tout se découvrira, et le masque
tombera de certains visages, et telle ou telle chose se verra dénudée. Mais,
pour l’instant, après ce qui vient de se passer entre nous, bien sûr… vous
tomberez d’accord avec moi, Krestian Ivanovitch… Permettez-moi de vous
souhaiter une bonne matinée, Krestian Ivanovitch, dit Monsieur Goliadkine,
se levant cette fois d’un air décidé et sérieux et prenant son chapeau.
— Ah, bon… comme vous voulez… hum… (S’ensuivit un silence d’une
minute.) Moi, de mon côté, vous le savez, ce que je peux… et je vous
souhaite sincèrement du bien.
— Je vous comprends, Krestian Ivanovitch, je vous comprends ;
maintenant, je vous comprends tout à fait… Quoi qu’il en soit, excusez-moi
de vous avoir dérangé, Krestian Ivanovitch.
— Hum… Non, ce n’est pas cela que je voulais vous dire. Du reste,
comme vous voulez. Les remèdes, continuez-les comme avant…
— Je continuerai les remèdes, comme vous dites, Krestian Ivanovitch, je
les continuerai, et je les prendrai toujours à la même pharmacie…
Maintenant, même être pharmacien, Krestian Ivanovitch, c’est une chose de
poids…
— Comment ? dans quel sens voulez-vous dire cela ?
— Dans un sens tout à fait normal, Krestian Ivanovitch. Je veux dire que,
vu comme va le monde maintenant…
— Hum…
— Et que le moindre gamin, pas seulement commis de pharmacie,
maintenant, il redresse le nez devant un honnête homme.
— Hum… Comment comprenez-vous cela ?
— Je parle, Krestian Ivanovitch, d’une certaine personne… que nous
connaissons tous les deux, Krestian Ivanovitch, par exemple, ne serait-ce
que de Vladimir Sémionovitch…
— Ah !…
— Oui, Krestian Ivanovitch ; et je connais des personnes, Krestian
Ivanovitch, qui ne se soucient pas de l’opinion publique, pour dire parfois la
vérité.
— Ah !… Comment cela ?
— Oui, comme cela ; du reste, ça n’a rien à voir ; ils savent, pour ainsi
dire, vous présenter la cerise sur le gâteau.
— Quoi ? présenter quoi ?
— La cerise sur le gâteau, Krestian Ivanovitch ; c’est une expression de
chez nous. Ils savent parfois présenter leurs vœux au moment opportun, par
exemple ; il y a des gens comme ça, Krestian Ivanovitch.
— Présenter leurs vœux ?
— Eh oui, les présenter, Krestian Ivanovitch, comme l’a fait ces jours-ci
l’une de mes proches connaissances…
— L’une de vos proches connaissances… ah ! comment donc ? dit
Krestian Ivanovitch, posant un regard attentif sur Monsieur Goliadkine.
— Eh oui, l’une de mes proches connaissances a présenté ses vœux pour
sa promotion, sa promotion au grade d’assesseur, à une autre de mes
proches connaissances, qui plus est un ami, comme on dit, mon ami le plus
doux. Juste, ça s’est bien trouvé. “Je suis profondément, n’est-ce pas, il lui a
dit, heureux de l’occasion de vous faire part, Vladimir Sémionovitch, de
toutes mes félicitations, les félicitations sincères pour votre promotion au
grade. Et j’en suis d’autant plus heureux qu’aujourd’hui, comme on sait,
elles ont bien disparu, les grands-mères qui lisent dans le marc de café.” –
Là, Monsieur Goliadkine hocha la tête d’un air rusé et, non sans cligner de
l’œil, il regarda Krestian Ivanovitch…
— Hum… Alors, il a dit ça…
— Il l’a dit, Krestian Ivanovitch, il l’a dit, et, tout de suite, il a regardé
vers Andréï Filippovitch, vers l’oncle de notre petit chou, vous comprenez,
de Vladimir Sémionovitch. Mais qu’est-ce que ça me fait, moi, Krestian
Ivanovitch, qu’il soit promu assesseur ? Moi, en quoi ça me regarde ? Mais
il veut se marier, alors que le lait, si je puis me permettre, lui mouille encore
les lèvres. Et c’était dit comme ça. N’est-ce pas, je dis, Vladimir
Sémionovitch ! Maintenant, j’ai tout dit ; permettez-moi de me retirer.
— Hum…
— Oui, Krestian Ivanovitch, permettez-moi donc maintenant, je dis, de
me retirer. Et là, pour faire d’une pierre deux coups – je l’avais renversé, le
beau gosse, avec mes grands-mères –, je m’adresse à Klara Olsoufievna
(c’est avant-avant-hier que ça se passait, chez Olsoufi Ivanovitch) – et, elle,
elle venait de chanter une romance à sentiments – je lui dis, n’est-ce pas,
“vous avez chanté, Mademoiselle, la romance avec sentiment, mais j’en
connais qui vous écoutent avec un cœur impur”. Et je fais une allusion très
claire, Krestian Ivanovitch, une allusion très claire comme quoi, ce qu’on
cherche, en ce moment, ce n’est pas en elle, mais plus loin…
— Ah ! et lui, alors ?…
— Il vous l’a avalée, sa couleuvre, Krestian Ivanovitch, comme dit le
proverbe.
— Hum…
— Eh oui, Krestian Ivanovitch. Au vieux, aussi, je lui dis la même chose,
n’est-ce pas, Olsoufi Ivanovitch, je lui dis, je sais tout ce que je vous dois,
j’estime au plus haut point tous vos bienfaits, dont vous m’avez comblé
depuis, si je puis dire, mes années d’enfance. Mais ouvrez les yeux, Olsoufi
Ivanovitch, je lui dis. Regardez. Moi-même, je mène l’affaire au grand jour,
ouvertement, Olsoufi Ivanovitch.
— Ah, tiens donc !
— Oui, Krestian Ivanovitch. C’est comme ça…
— Et lui alors ?
— Quoi, lui, alors, Krestian Ivanovitch ! il marmonne ; ceci, cela, et je te
connais, et que Son Excellence est un homme de grand cœur – et patati, et
toute la brosse… Et quoi, hein ? la vieillesse, comme on dit, l’araignée au
plafond.
— Ah ! voilà maintenant !
— Oui, Krestian Ivanovitch. Et on est tous pareils, quoi ! un petit vieux !
un pied dans la tombe, il passe l’arme à gauche, comme on dit, il suffit que
quelqu’un lance un ragot de bonne femme, lui, ça y est, il écoute ; il est de
tous les ragots…
— Un ragot, vous dites ?
— Oui, Krestian Ivanovitch, ils l’ont lancé, le ragot. Notre ours aussi, il y
a mis la main, et son neveu, le petit chou ; ils s’y sont mis avec les vieilles,
évidemment, et ils ont fait l’affaire. Qu’est-ce que vous auriez cru ? Qu’est-
ce qu’ils ont inventé pour vous tuer votre homme ?…
— Me tuer mon homme ?
— Oui, Krestian Ivanovitch, pour tuer un homme, pour tuer un homme
moralement. Ils l’ont laissé courir… c’est toujours d’un ami proche que je
parle…
Krestian Ivanovitch hocha la tête.
— Ils ont lancé une rumeur sur lui… Je vous l’avoue, j’ai même honte de
vous en parler, Krestian Ivanovitch…
— Hum…
— Ils ont lancé une rumeur comme quoi il avait déjà signé une promesse
de mariage, qu’il était déjà fiancé ailleurs… Et qu’est-ce que vous auriez
cru, Krestian Ivanovitch, fiancé à qui ?
— Eh bien ?
— Une cuisinière, une certaine Allemande peu recommandable, chez qui
il prend ses repas ; au lieu de lui payer ses dettes, il lui propose sa main.
— C’est ce qu’ils disent ?
— Vous le croiriez, Krestian Ivanovitch ? Une Allemande, sale,
dégoûtante, une Allemande impudente, Karolina Ivanovna, si vous
connaissez…
— Je vous avouerai que, pour ma part…
— Je vous comprends, Krestian Ivanovitch, je comprends, et, de mon
côté, je le sens bien…
— Dites-moi, s’il vous plaît, où habitez-vous en ce moment ?
— Où je vis en ce moment, Krestian Ivanovitch ?
— Oui… je veux… vous habitiez, avant, je crois…
— J’y habitais, Krestian Ivanovitch, j’y habitais, aussi avant j’y habitais.
Je pense bien que j’y habitais ! répondait Monsieur Goliadkine,
accompagnant ses mots d’un petit rire, et sa réponse ne fut pas sans troubler
un petit peu Krestian Ivanovitch.
— Non, vous m’avez mal pris ; pour ma part, je voulais…
— Moi aussi, je voulais, Krestian Ivanovitch, pour ma part, moi aussi je
voulais, poursuivait en riant Monsieur Goliadkine. Pourtant, Krestian
Ivanovitch, je vais prendre racine chez vous. J’espère que vous me
permettrez maintenant… de vous souhaiter une bonne matinée…
— Hum…
— Oui, Krestian Ivanovitch, je vous comprends ; à présent, je vous
comprends tout à fait, dit notre héros, minaudant un peu devant Krestian
Ivanovitch. Et donc, permettez-moi de vous souhaiter une bonne matinée…
Là, notre héros esquissa un salut et sortit de la pièce, laissant Krestian
Ivanovitch dans une stupeur profonde. Descendant l’escalier du docteur, il
souriait et se frottait joyeusement les mains. Sur le perron, après un bol
d’air frais, il se sentit libre et fut même réellement prêt à se dire le plus
heureux des mortels pour se rendre tout droit à son département – quand,
brusquement, il entendit le fracas de son carrosse ; il leva les yeux et se
souvint de tout. Pétrouchka lui ouvrait déjà la portière. Une sorte de
sentiment étrange et déplaisant au possible saisit soudain tout l’être de
Monsieur Goliadkine. Ce fut comme si, l’espace d’une seconde, il
rougissait. Quelque chose venait de le piquer. Il avait déjà posé le pied sur
le marchepied du carrosse quand, brusquement, il se tourna et regarda les
fenêtres de Krestian Ivanovitch. Vous pensez bien ! Krestian Ivanovitch se
tenait à sa fenêtre, il se lissait les favoris de la main droite et regardait notre
héros d’un air assez curieux.
“Ce docteur est bête, se dit Monsieur Goliadkine, se renfonçant dans le
carrosse, il est bête au possible. Il soigne peut-être très bien ses patients,
mais, quand même… il est bête comme une bûche.” Monsieur Goliadkine
s’installa, Pétrouchka cria : “Fouette !” – et le carrosse repartit vers la
perspective Nevski.
CHAPITRE III

Toute cette matinée se passa dans une agitation terrible pour Monsieur
Goliadkine. Se retrouvant sur la perspective Nevski, notre héros voulut
qu’on l’arrêtât devant le Gostinny Dvor*. Il bondit de son équipage, courut
sous une arcade, accompagné de Pétrouchka, et se rendit tout de suite dans
une boutique d’orfèvrerie et d’argenterie. On pouvait voir rien qu’à la seule
apparence de Monsieur Goliadkine qu’il avait des soucis par-dessus la tête,
une montagne de choses à faire. Il parvint, à force de marchander, à
acquérir un service de table et un service à thé complets pour une somme de
mille cinq cents roubles-assignats et, au terme d’un autre marchandage, et
pour la même somme, une boîte à cigares de forme alambiquée plus un
nécessaire à barbe, complet, en argent, et non sans s’être enfin enquis du
prix d’objets utiles et agréables de la même espèce, Monsieur Goliadkine
finit par promettre de repasser absolument dès le lendemain, voire
d’envoyer quelqu’un chercher la marchandise dans le courant de la journée,
nota le numéro de la boutique, écouta attentivement le commerçant qui
s’agitait pour demander “deux ou trois sous d’acompte”, et promit, le
moment venu, deux ou trois sous d’acompte. Après quoi, il prit très vite
congé du marchand stupéfait et s’enfonça dans la galerie, poursuivi par
toute une volée de commis, se retournant à chaque instant vers Pétrouchka,
et cherchant avec diligence on ne savait trop quelle nouvelle boutique. En
passant, il fit un saut chez le changeur et changea toutes ses grosses
coupures contre des petites, et, même s’il y perdit, il les changea quand
même, et son portefeuille en gonfla à vue d’œil, ce qui, visiblement, lui
procura une satisfaction intense. Enfin, il s’arrêta dans un magasin offrant
plein de tissus pour dames. Là encore, après avoir marchandé pour une
somme conséquente, Monsieur Goliadkine promit au marchand de repasser
sans faute, il prit le numéro de la boutique et, à la question des “deux-trois
sous d’acompte”, il répéta, une nouvelle fois, que les “deux-trois sous”
arriveraient en temps et en heure. Ensuite de quoi, il visita encore quelques
autres boutiques ; il marchanda partout, demanda le prix de toutes sortes
d’objets, débattit parfois longuement avec les commerçants, sortit de la
boutique et y revint trois fois de suite – il fit preuve, en un mot, d’une
activité hors du commun. Quittant le Gostinny Dvor, notre héros se rendit
dans un célèbre magasin de meubles où il marchanda de quoi meubler six
pièces, admira une toilette de dame dernier cri, très à la mode et tout à fait
alambiquée et, après avoir assuré le marchand qu’il enverrait chercher le
tout sans faute, sortit du magasin, selon sa coutume, non sans promettre
deux ou trois sous d’acompte, puis il passa encore ailleurs, et marchanda
encore divers autres objets. Bref, il n’y avait plus de fin, visiblement, à son
agitation. Bientôt, tout cela, sembla-t-il, finit par ennuyer très fort Monsieur
Goliadkine lui-même. Même, et Dieu sait à quelle occasion, il fut soudain, à
l’improviste, rongé par le remords. Pour rien au monde, par exemple, il
n’aurait accepté de rencontrer à présent Andréï Filippovitch, ou ne serait-ce
que Krestian Ivanovitch. Les horloges de la ville finirent par sonner trois
heures. Quand Monsieur Goliadkine s’installa définitivement dans le
carrosse, de toutes les acquisitions qu’il avait faites ce matin-là, il ne se
trouva en réalité qu’une seule paire de gants et un flacon de parfum à un
rouble cinquante-assignats. Comme il était encore relativement tôt pour
Monsieur Goliadkine, il ordonna à son cocher de s’arrêter devant un
restaurant renommé de la perspective Nevski, restaurant dont, jusqu’alors, il
n’avait fait qu’entendre parler, il sortit du carrosse et courut casser une
petite croûte, se reposer, et attendre l’heure dite.
Après avoir mangé comme mange quelqu’un qui a en perspective un
riche dîner en ville, c’est-à-dire grappillant à la hâte, comme on dit, juste
pour casser la graine, et avoir bu un petit verre de vodka, Monsieur
Goliadkine s’installa dans un fauteuil et, regardant humblement à la ronde,
se plongea paisiblement dans un chétif journal national. Il lut deux lignes,
puis se leva, regarda autour de lui, se redressa et arrangea ses habits : puis il
s’approcha d’une fenêtre et regarda si son carrosse l’attendait toujours…
ensuite de quoi il se rassit et reprit son journal. On pouvait voir que notre
héros était en proie à une agitation extrême. Il regarda l’heure, vit qu’il
n’était encore que trois heures et quart, et que, donc, il lui restait encore un
bon bout de temps d’attente, et se disant aussi qu’il était indécent de rester
là comme ça, Monsieur Goliadkine se commanda un chocolat, dont il faut
bien avouer qu’il n’avait pas grande envie sur le moment. Il but son
chocolat, remarqua que le temps avait un peu passé, et sortit donc payer.
C’est là que, tout à coup, quelqu’un lui tapa sur l’épaule.
Il se retourna et vit devant lui deux de ses camarades de travail, ceux-là
mêmes que, le matin, il avait rencontrés sur le Litéïny – des gars encore très
jeunes, tant par l’âge que par le grade. Notre héros se tenait avec eux entre
deux eaux – pas d’amitié, mais pas de haine ouverte. Il va de soi que les
convenances étaient observées de part et d’autre ; il n’y avait aucun autre
rapprochement, et il ne pouvait pas y en avoir. Au moment présent, cette
rencontre était extrêmement déplaisante pour Monsieur Goliadkine. Il
grimaça un peu et, pendant une minute, il se troubla.
— Iakov Pétrovitch, Iakov Pétrovitch ! se mirent à pépier les deux
régistrateurs**. Vous ici ? mais par quel…
— Ah ! c’est vous, messieurs ! les interrompit précipitamment Monsieur
Goliadkine, un peu confus et scandalisé par la stupeur des fonctionnaires et,
en même temps, par la familiarité de leurs manières, mais tout en jouant, du
reste, le gaillard désinvolte malgré lui. – On déserte, messieurs, hé-hé-
hé !… Là, pour ne pas déchoir et faire preuve de condescendance devant
cette jeunesse administrative, il voulut essayer de tapoter l’épaule de l’un
des jeunes gens ; mais cette tentative de faire peuple ne réussit pas à
Monsieur Goliadkine, et, au lieu d’un geste empreint de bienséance
familière, cela donna quelque chose de tout autre.
— Bon, et alors, notre ours est toujours là ?…
— Qui ça, Iakov Pétrovitch ?
— Mais, enfin, notre ours, comme si vous ne saviez qui c’est, notre
ours ?… – Monsieur Goliadkine se mit à rire et se retourna vers le serveur
qui lui tendait sa monnaie. – Je parle d’Andréï Filippovitch, messieurs,
poursuivit-il, et, après en avoir fini avec le serveur, cette fois, c’est d’un air
des plus graves qu’il s’adressa aux fonctionnaires. Les deux régistrateurs se
firent un clin d’œil des plus significatifs.
— Il est toujours là et il a demandé de vos nouvelles, Iakov Pétrovitch,
répondit l’un d’entre eux.
— Il reste là, hein ! Eh bien, qu’il y reste, messieurs. Et il a demandé de
mes nouvelles, hein ?
— Il en a demandé, Iakov Pétrovitch ; mais qu’est-ce qui vous arrive,
vous êtes tout parfumé, tout pommadé, tout dandy comme ça ?…
— C’est ainsi, messieurs, c’est ainsi ! Laissez… répondit Monsieur
Goliadkine, en regardant de biais avec un sourire crispé. Voyant que
Monsieur Goliadkine souriait, les fonctionnaires éclatèrent de rire.
Monsieur Goliadkine en fut un peu fâché.
— Je vous dirai, messieurs, comme à des amis, dit notre héros après un
certain silence, comme s’il s’était décidé (à la guerre comme à la guerre) à
faire une révélation aux fonctionnaires, vous, messieurs, vous me
connaissez tous, mais, jusqu’à présent, vous ne me connaissiez que d’un
côté. En l’occurrence, il n’y a là de reproche à faire à personne, et, je
l’avoue, j’en suis un peu responsable moi-même.
Monsieur Goliadkine se mordit les lèvres et lança un regard vers les
fonctionnaires. Les fonctionnaires échangèrent un nouveau clin d’œil.
— Jusqu’à présent, messieurs, vous ne me connaissiez pas. M’expliquer
ici et maintenant serait assez malvenu. Je ne vous parlerai donc qu’à peine
et en passant. Il est des hommes, messieurs, qui n’aiment pas les chemins
de traverse et ne se masquent que pour les bals masqués. Il est des gens qui
ne voient pas la vraie destination de l’homme dans le cirage de parquet avec
ses semelles. Il est aussi des hommes, messieurs, qui ne diront pas qu’ils
sont heureux et vivent leur vie à plein pour peu, mettons, que leur pantalon
leur aille. Il est enfin des hommes, messieurs, qui n’aiment pas sauter et
gambader comme des cabris, flatter et courtiser, et, surtout, mettre leur nez,
messieurs, où personne ne le leur demande… J’ai, messieurs, presque tout
dit ; permettez-moi à présent de me retirer…
Monsieur Goliadkine s’éloigna. Comme messieurs les régistrateurs
étaient à présent pleinement satisfaits, d’un coup, ils éclatèrent tous deux
d’un rire des plus discourtois. Monsieur Goliadkine s’empourpra.
— Riez, messieurs, riez en attendant ! Vous vieillirez, vous verrez ! dit-il,
avec un air de dignité offensée, tout en récupérant son chapeau et en se
retirant vers les portes. Mais je dirai plus, messieurs, ajouta-t-il, s’adressant
une dernière fois à messieurs les régistrateurs, je dirai plus, nous sommes,
messieurs, ici, entre quatre z’yeux. Voilà, messieurs, quelles sont mes
règles : – j’échoue, je ne perds pas courage, je réussis – je tiens, et, de toute
façon, je ne creuse de chausse-trape sous personne. Car – pas un intrigant,
moi – et j’en suis fier. Comme diplomate, je n’aurais pas convenu. On dit
encore, messieurs, que c’est l’oiseau qui trouve le chasseur. Certes, et je
suis prêt à admettre : mais qui est le chasseur, qui est l’oiseau ? Là est
encore la question, messieurs !
Monsieur Goliadkine se tut éloquemment, et de l’air le plus grave du
monde, c’est-à-dire haussant les sourcils et serrant les lèvres au degré
suprême, il salua messieurs les fonctionnaires, ensuite de quoi il sortit, les
laissant dans une stupeur totale.
— On va où ? demanda d’une voix assez sévère Pétrouchka, qui en avait
déjà assez, visiblement, de faire le pied de grue dans le froid. On va où ?
demanda-t-il à Monsieur Goliadkine, croisant son regard terrible et
exterminateur qui avait déjà, par deux fois depuis le matin, servi de défense
à notre héros et auquel il eut recours à une troisième reprise, cette fois-là
alors qu’il descendait les escaliers.
— Au pont Izmaïlovski.
— Au pont Izmaïlovski ! Fouette !
“Leur repas ne commencera pas avant quatre heures, et même peut-être
cinq heures, pensait Monsieur Goliadkine, ce n’est pas trop tôt en ce
moment ? Du reste, je peux bien arriver en avance ; en plus, c’est un repas
de famille. Je peux, comme ça, sans-façon, comme ils disent entre gens
bien. Pourquoi je n’aurais pas le droit d’être sans-façon ? Notre ours aussi,
il a dit que tout serait sans façon, et donc, moi aussi…” Ainsi pensait
Monsieur Goliadkine : et pourtant son inquiétude ne faisait que croître de
plus belle. On pouvait remarquer qu’il se préparait à quelque chose de très
délicat, pour ne pas dire plus, qu’il chuchotait tout seul, agitait le bras droit,
lançait sans arrêt des regards par les fenêtres du carrosse, au point qu’à
observer à présent Monsieur Goliadkine, vraiment, personne n’aurait pu
dire qu’il s’apprêtait à bien manger, tout simplement, et, qui plus est, dans
un cercle de famille – sans-façon, comme ça se dit entre gens bien.
Finalement, juste devant le pont Izmaïlovksi, Monsieur Goliadkine indiqua
un immeuble ; le carrosse, à grand fracas, pénétra dans la cour et s’arrêta
sur le perron de la façade droite. Remarquant une silhouette féminine à la
fenêtre du premier étage, Monsieur Goliadkine lui envoya un baiser de la
main. Du reste, il ne savait pas lui-même ce qu’il faisait, parce que,
réellement, il était plus mort que vif à cet instant. Du carrosse, il sortit pâle,
perdu ; il monta sur le perron, ôta son chapeau, se redressa machinalement
et, sentant, du reste, un léger tremblement dans les genoux, il entreprit de
monter l’escalier.
— Olsoufi Ivanovitch ? demanda-t-il au serviteur qui lui ouvrit.
— Il est là, monsieur, c’est-à-dire, il n’est pas là, il n’est pas là.
— Quoi ? ça ne va pas, mon ami ? – Je viens pour le repas, mon bon. Tu
me connais bien ?
— Je pense bien que je vous connais ! Mais Monsieur a dit qu’on ne vous
reçoive pas.
— Tu… tu… mon bon… tu te trompes certainement, mon bon. C’est
moi. Je suis invité, mon bon ; je viens pour le repas, prononça Monsieur
Goliadkine, rejetant son manteau et manifestant une intention très nette
d’entrer dans l’appartement.
— Je vous en prie, monsieur, ce n’est pas possible. Monsieur a dit qu’on
ne vous recevait pas, j’ai ordre de vous refuser. Voilà !
Monsieur Goliadkine blêmit. Au même instant, la porte donnant sur les
pièces intérieures s’ouvrit et l’on vit entrer Guérassimytch, le vieux
chambellan d’Olsoufi Ivanovitch.
— Voilà, Emélian Guérassimovitch, Monsieur veut entrer, et, moi…
— Et vous, vous êtes bête, Alexéïtch. Rentrez dans les appartements, et
amenez ici cette fripouille de Sémionytch. Pas possible, monsieur, dit-il,
s’adressant avec déférence mais résolution à Monsieur Goliadkine. C’est
absolument impossible. Monsieur vous prie de l’excuser ; Monsieur ne peut
pas vous recevoir.
— C’est ce que Monsieur a dit, qu’il ne peut pas me recevoir ? demanda
Monsieur Goliadkine d’une voix hésitante. Excusez-moi, Guérassimytch.
Mais pourquoi c’est absolument impossible ?
— C’est absolument impossible, monsieur. J’ai annoncé ; Monsieur a
dit : prie-le de m’excuser. Monsieur ne peut pas, n’est-ce pas, vous recevoir.
— Mais pourquoi ? mais comment ? qu’est-ce…
— Permettez, permettez !…
— Mais pourtant, mais comment ? Ça ne se fait pas ! Annoncez… Enfin,
mais comment donc ? je viens pour le repas…
— Permettez, permettez !…
— Ah, mais, remarquez, c’est autre chose – il prie qu’on l’excuse ; mais
pourtant, permettez, Guérassimytch, comment ça se fait, Guérassimytch ?
— Permettez, permettez ! répliqua Guérassimytch, repoussant d’un bras
fort résolu Monsieur Goliadkine et ouvrant un large passage à deux
messieurs qui entraient dans le vestibule juste à ce moment-là. Les deux
messieurs qui entraient étaient Andréï Filippovitch et son neveu, Vladimir
Sémionovitch. Tous deux posèrent un regard stupéfait sur Monsieur
Goliadkine. Andréï Filippovitch voulut dire quelque chose, mais Monsieur
Goliadkine s’était déjà décidé ; il sortait déjà du vestibule d’Olsoufi
Ivanovitch, tout rouge, les yeux baissés, en souriant d’un air complètement
perdu.
— Je repasserai plus tard, Guérassimytch ; je m’expliquerai ; j’espère
que tout cela s’expliquera en son temps, prononça-t-il sur le seuil et en
partie dans l’escalier.
— Iakov Pétrovitch, Iakov Pétrovitch !… fit la voix d’Andréï
Filippovitch, lequel descendait à la suite de Monsieur Goliadkine.
Monsieur Goliadkine se trouvait alors sur le premier palier. Il se retourna
très vite vers Andréï Filippovitch.
— Vous désirez, Andréï Filippovitch ? dit-il, d’une voix assez résolue.
— Mais qu’est-ce qui vous arrive, Iakov Pétrovitch ? De quelle façon ?…
— Ce n’est rien, Andréï Filippovitch. Je suis là à titre indépendant. C’est
ma vie privée, Andréï Filippovitch.
— Pardon ?
— Je dis, Andréï Filippovitch, que c’est ma vie privée et qu’ici, telle est
mon impression, on ne peut rien trouver de répréhensible quant à mes
relations officielles.
— Quoi ! vos relations officielles… Mais que vous arrive-t-il donc, mon
bon monsieur ?
— Rien, Andréï Filippovitch, absolument rien ; une fille sans vergogne,
rien d’autre…
— Quoi !… quoi ?! – Andréï Filippovitch se retrouva perdu de stupeur.
Monsieur Goliadkine, lequel, jusqu’alors, parlait depuis le bas de l’escalier
avec Andréï Filippovitch, le regardait comme si, semblait-il, il était prêt à
lui sauter tout droit au fond des yeux – voyant que son chef de département
était un peu troublé, il fit, presque sans s’en rendre compte, un pas en avant.
Andréï Filippovitch fit un pas en arrière. Monsieur Goliadkine regrimpa une
marche, puis une autre. Andréï Filippovitch lança un regard inquiet autour
de lui. Monsieur Goliadkine regrimpa soudain très vite l’escalier. C’est
encore plus vite qu’Andréï Filippovitch, quant à lui, bondit à l’intérieur de
l’appartement et claqua la porte. Monsieur Goliadkine resta seul. Il voyait
trouble. Il se retrouvait complètement perdu, et il restait à présent pris dans
une espèce de réflexion absurde, comme s’il se souvenait d’une espèce
d’aventure, là encore complètement absurde, une aventure survenue tout
récemment. “Ah, ah !” chuchota-t-il, en s’efforçant de sourire. Entre-temps,
en bas, on entendit des voix et des pas, sans doute de nouveaux invités
reçus par Olsoufi Ivanovitch. Monsieur Goliadkine reprit un peu ses esprits,
releva très vite, aussi haut que possible, son col de raton, se cacha de son
mieux derrière lui – et se mit, en boitillant, en trottinant, courant et
trébuchant, à descendre l’escalier. Il sentait en lui-même une espèce de
faiblesse, d’hébétude. Son trouble en arrivait à une telle intensité que,
sortant sur le perron, il n’attendit pas son carrosse mais traversa lui-même
toute la cour boueuse jusqu’à son équipage. Arrivant jusqu’à son équipage
et s’apprêtant à s’y installer, Monsieur Goliadkine se découvrit
mentalement un désir de s’effondrer sous terre ou de se cacher au moins
dans un trou de souris, et lui et le carrosse. Il lui semblait que tout ce qu’il y
avait dans la maison d’Olsoufi Ivanovitch, tout sans exception était en train
de le regarder par toutes les fenêtres. Il savait qu’il allait mourir, là, sur
place, à coup sûr, s’il se retournait.
— Qu’est-ce que tu as à rire, crétin ? dit-il très vite à Pétrouchka qui
s’apprêtait à l’installer dans le carrosse.
— Pourquoi je rirais ? je fais rien ; où on va, maintenant ?
— A la maison, file…
— A la maison, fouette ! cria Pétrouchka, grimpant sur le marchepied
d’arrière.
“Une vraie voix de corbeau !” se dit Monsieur Goliadkine. Pendant ce
temps, le carrosse était déjà arrivé à une certaine distance du pont
Izmaïlovski. Soudain, notre héros tira de toutes ses forces sur le cordon et
cria au cocher de revenir en arrière. Le cocher fit tourner les chevaux et,
deux minutes plus tard, il entrait à nouveau dans la cour d’Olsoufi
Ivanovitch. “Pas la peine, imbécile, pas la peine ; demi-tour !” s’écria
Monsieur Goliadkine – c’était à croire que le cocher s’attendait à cet ordre :
sans la moindre réplique, sans s’arrêter devant le perron, et en faisant le tour
de la cour tout entière, il ressortit dans la rue.
Monsieur Goliadkine ne rentra pas chez lui, mais, une fois passé le pont
Sémionovski, il donna l’ordre de tourner dans une ruelle et de s’arrêter
devant une auberge d’aspect assez modeste. Une fois sorti du carrosse,
notre héros régla le cocher, et, de cette façon, se débarrassa enfin de son
équipage. Il donna l’ordre à Pétrouchka de rentrer à la maison et d’attendre
son retour, lui-même il pénétra dans l’auberge, prit une chambre particulière
et commanda un repas. Il se sentait tout à fait mal, la tête en pleine
déconfiture, en plein chaos. Il arpenta longtemps la pièce, très agité ; il finit
par s’asseoir sur la chaise, appuya son front dans ses paumes et se mit à
essayer, de toutes ses forces, de réfléchir et d’éclaircir certains aspects de sa
situation concrète…
* Grande galerie marchande de Pétersbourg .
** Il s’agit du grade le plus faible (le 14e) de la fonction impériale.
CHAPITRE IV

Le jour, le solennel jour anniversaire de la naissance de Klara Olsoufievna,


fille unique du conseiller d’Etat Bérendéïev, jadis le bienfaiteur de
Monsieur Goliadkine – un jour marqué par un repas étincelant et
somptueux, un repas comme voilà bien longtemps que n’en ont vu les murs
des appartements de fonctionnaires près du pont Izmaïlovski et dans les
environs – un repas qui ressemblait plus à une espèce de festin de Balthazar
qu’à un repas – qui faisait penser à quelque chose de babylonien quant à
l’éclat, au luxe et à la bienséance, avec du champagne-clicquot*, des huîtres
et les fruits des magasins Elisséev et Milioutine**, avec toutes sortes de
veaux gras et la table des rangs de la fonction impériale*** – ce jour solennel
marqué par un repas si solennel se conclut par un bal éblouissant, un bal
familial, modeste, entre intimes, mais tout de même éblouissant quant au
goût, à l’instruction et à la bienséance. Bien sûr, je suis tout à fait d’accord,
ce genre de bals existent, mais c’est rare. Ce genre de bals, qui ressemblent
plus à des joies familiales qu’à des bals, ne peuvent être donnés que dans
des maisons du genre de celle, par exemple, de la maison du conseiller
d’Etat Bérendéïev. Je dirai plus : je doute même que tous les conseillers
d’Etat puissent donner ce genre de bals. Oh, si j’étais poète ! – évidemment,
de l’envergure d’un Homère ou d’un Pouchkine ; pas la peine d’essayer
avec un talent faible – je vous aurais représenté sans faute, avec des teintes
vives et un large pinceau, ô lecteurs, toute cette journée hautement
solennelle. Non, j’aurais commencé mon poème par le repas, et j’aurais,
plus spécialement, insisté sur cet instant bouleversant, et en même temps,
solennel, où fut levée la première coupe en l’honneur de la reine de la fête.
Je vous aurais représenté, d’abord, ces invités, plongés dans le silence de la
vénération ainsi que dans l’attente, un silence qui ressemblait plus à
l’éloquence de Démosthène qu’à du silence. Je vous aurais représenté
ensuite Andréï Filippovitch, l’aîné de tous les invités et l’homme qui avait
même un certain droit à la première place d’honneur, orné de cheveux
blancs et de médailles en harmonie avec ces cheveux blancs, qui se levait
de sa place et levait au-dessus de sa tête, afin de prononcer un toast, une
coupe de vin pétillant – un vin importé tout exprès de quelque royaume
lointain, afin d’être bu dans de telles circonstances – un vin qui ressemblait
plus à un divin nectar qu’à du vin ordinaire. Je vous aurais représenté les
invités et les heureux parents de la reine de la fête, qui levaient, eux aussi,
leur coupe à la suite d’Andréï Filippovitch et qui dardaient sur lui leurs
regards pleins d’attente. Je vous aurais représenté la façon dont cet Andréï
Filippovitch souvent nommé versa d’abord une larme dans sa coupe et
prononça ses vœux et ses salutations, proclama un toast et but à la santé…
Mais, je l’avoue, je l’avoue pleinement, je ne pourrais pas représenter toute
la solennité de cette minute où la reine de la fête elle-même, Klara
Olsoufievna, telle une rose de printemps, rouge de béatitude et de pudeur,
suite au trop-plein de son émotion, tomba dans les étreintes de sa tendre
mère, comment pleura la tendre mère et comment, à cette occasion, le père
lui-même sanglota, lui, le grave vieillard et conseiller d’Etat Olsoufi
Ivanovitch, qui avait perdu l’usage de ses jambes au long service de la
patrie et s’était vu gratifié par le destin, pour prix de son zèle, d’un joli
capital, une jolie maisonnette, quelques jolis villages et une beauté de fille –
il sanglota comme un enfant et proclama à travers ses larmes que Son
Excellence était un bienfaiteur. Je n’aurais pas pu, non, précisément, je
n’aurais pas pu vous représenter ce qui suivit tout de suite cette minute
d’émotion générale des cœurs – une émotion qui s’exprima clairement
jusque dans la conduite d’un jeune régistrateur (lequel, en cet instant,
ressemblait plus à un conseiller d’Etat qu’à un régistrateur), qui versa des
larmes, lui aussi, en écoutant Andréï Filippovitch. Andréï Filippovitch, à
son tour, en cet instant si solennel, ne ressemblait pas du tout à un conseiller
de collège et à un chef d’un certain département – non, il paraissait quelque
chose de tout autre… je ne sais pas quoi précisément, mais pas un conseiller
de collège. Il était plus ! Enfin… oh ! Pourquoi ne possédé-je point le secret
d’un style haut et puissant, d’un style solennel pour représenter tous ces
moments splendides et pleins d’enseignements de notre vie humaine,
donnés comme par un fait exprès pour démontrer que, parfois, la vertu peut
quand même triompher de la malveillance, du libertinage, du vice et de la
jalousie ! Je ne dirai rien, mais, en silence – qui vaudra mieux que tout art
oratoire – je vous indiquerai ce bienheureux jeune homme entrant dans son
vingt-sixième printemps – Vladimir Sémionovitch, le neveu d’Andréï
Filippovitch, qui, à son tour, se lève de sa place, qui, à son tour, prononce
un toast, et vers lequel sont tournés les yeux en larmes des parents de la
reine de la fête, les yeux pleins d’orgueil d’Andréï Filippovitch, les yeux
pudiques de la reine elle-même, les yeux exaltés des invités et même les
yeux pudiquement jaloux de certains jeunes collègues de ce brillant jeune
homme. Je ne dirai rien, quoique je ne puisse pas ne pas faire remarquer
que tout dans ce jeune homme – lequel ressemble plus à un digne vieillard
qu’à un jeune homme, prenant cela en sa faveur – tout, à commencer par les
joues épanouies jusqu’au grade d’assesseur qui lui était conféré, tout cela,
en cette minute solennelle, affirmait presque mieux que des paroles, voilà,
n’est-ce pas, à quelle élévation les bonnes mœurs peuvent porter un
homme ! Je ne décrirai pas, enfin, la façon dont Anton Antonovitch
Sétotchkine, chef de bureau d’un certain département, collègue d’Andréï
Filippovitch et, jadis, d’Olsoufi Ivanovitch, en même temps que vieil ami
de la maison et parrain de Klara Olsoufievna – un petit vieux aux cheveux
blancs comme le cygne, proposant un toast à son tour, chanta d’une voix de
coq et prononça quelques vers gaillards ; la façon dont, par un oubli si
bienséant des bienséances, pour autant que je puisse m’exprimer ainsi, il fit
rire jusqu’aux larmes toute l’assistance et dont Klara Olsoufievna elle-
même, pour une telle gaieté, une telle gentillesse, lui donna un baiser, sur
ordre de ses parents. Je dirai seulement que, pour finir, les invités, qui, on le
pense bien, après un tel repas, devaient se sentir frères, membres d’une
même famille, se levèrent de table ; la façon dont, plus tard, les petits vieux
et les hommes de poids, après une courte période utilisée en une
conversation amicale, en vinrent à certaines confidences, évidemment
aimables et bienséantes, passèrent respectueusement dans une autre pièce
où, sans perdre leur temps précieux, ils se partagèrent en petits groupes,
pleins du sentiment de leur propre dignité, s’installèrent à des tables tendues
de tissu vert ; la façon dont les dames, installées au salon, devinrent soudain
prodigieusement aimables et se mirent à deviser de sujets divers ; comment,
à son tour, le très honoré maître de la maison, qui avait perdu l’usage de ses
jambes par suite de son zèle et de son dévouement au service, et s’était vu
gratifié pour cela de tout ce que nous avons déjà mentionné, se mit en
personne à déambuler, avec ses béquilles, parmi ses invités, soutenu par
Vladimir Sémionovitch et par Klara Olsoufievna, et la façon dont, devenu,
lui aussi, soudain, extrêmement aimable, il décida d’improviser un petit bal
modeste, en dépit des dépenses ; la façon dont, dans ce but, on chargea un
certain jeune homme débrouillard (celui-là même qui, pendant le repas,
ressemblait plus à un conseiller d’Etat qu’à un jeune homme) de la mission
d’aller chercher des musiciens ; la façon dont, ensuite, les musiciens
survinrent, au nombre, carrément, de onze, et la façon dont, pour finir, à
huit heures et demie précises, on entendit les accords d’appel d’un quadrille
français et d’autres danses diverses… Inutile d’insister, ma plume est trop
faible, trop terne et trop débile pour donner une digne représentation du bal
improvisé par obligeance prodigieuse du maître de maison aux cheveux
blancs. Comment, d’ailleurs, je pose cette question, pourrais-je, moi, le
narrateur modeste des aventures – tout à fait curieuses, du reste, en leur
genre – de Monsieur Goliadkine, comment pourrais-je représenter ce
prodigieux et si bienséant mélange de beauté, d’éclat, de convenances, de
gaieté, d’aimable gravité et de grave amabilité, de joie, de contentement,
tous ces jeux et ces rires de toutes ces dames de fonctionnaires qui
ressemblaient plus à des fées qu’à des dames – disant cela en leur faveur –
avec leurs épaules et leurs minois couleur de rose et de lis, leurs tailles
aériennes, et leurs joyeusement joueurs et homéopathiques, parlant un style
sublime, petons ? Comment représenterais-je, enfin, ces cavaliers
fonctionnaires si brillants, radieux et graves jeunes gens, cavaliers enjoués
et convenablement brumeux, fumant leur pipe pendant les entractes entre
les danses dans une petite pièce verte éloignée, et ne fumant pas de pipes
pendant les entractes, des cavaliers arborant, du premier au dernier, un nom
ainsi qu’un grade décent, des cavaliers profondément pénétrés du sentiment
de l’élégance et de celui de leur propre dignité, des cavaliers parlant
essentiellement la langue française avec les dames et, tant qu’à parler russe,
n’utilisant que des expressions de haut style, des compliments et des
phrases profondes – des cavaliers qui ne se permettaient que dans le fumoir
certaines aimables digressions de cette langue de haut style, comme par
exemple : “Dis donc, espèce de et de, Petka, pour la polka, toi, t’es un
chef !”, ou bien : “Alors, dis donc, espèce de et de, tu l’as bien secouée, ta
petite dame.” Pour tout cela, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous
l’expliquer, ô lecteurs, ma plume a des lacunes, et c’est pourquoi je garde le
silence. Tournons-nous plutôt vers Monsieur Goliadkine, le seul, le
véritable héros de notre histoire tout à fait véridique.
Le fait est qu’il se trouve en ce moment dans une situation des plus
étranges, pour ne pas dire plus. Lui aussi, messieurs, il est là, c’est-à-dire
pas au bal, mais presque au bal ; lui, non, ce n’est rien, messieurs ; et
quoiqu’il reste tout seul, en soi, à la minute où nous sommes, il se tient sur
un chemin qui n’est pas tout à fait droit ; il se tient en ce moment – c’est
même étrange à dire – il se tient en ce moment dans l’entrée, dans l’escalier
de service de l’appartement d’Olsoufi Ivanovitch. Mais cela n’est rien, s’il
se tient là ; il est, bon, comme ça. Il se tient, messieurs, dans un petit recoin,
blotti dans l’endroit on ne peut pas dire le plus chaud, mais disons le plus
sombre, en partie caché par une énorme armoire et par de vieux rideaux,
parmi toutes sortes de saletés, de bric-à-brac et de vieux débris, caché,
guettant et observant, mais seulement pour l’instant, la marche générale de
l’événement en qualité d’observateur extérieur. En ce moment, messieurs, il
se contente d’observer ; lui aussi, n’est-ce pas, messieurs, il peut entrer…
pourquoi il ne pourrait pas entrer ? Il suffit juste de faire un pas, et il entre,
il entre le plus habilement du monde. Juste pour l’instant – figé, du reste,
depuis plus de deux heures dans le froid, entre l’armoire et les rideaux,
parmi tout le bric-à-brac, les saletés et tous les vieux débris – il se citait,
pour sa propre justification, une phrase du défunt ministre français Villèle –
Dieu ait son âme –, selon laquelle “tout vient à point à qui sait attendre”.
Cette phrase, Monsieur Goliadkine l’avait lue jadis dans un livre qui, du
reste, n’avait rien à voir, mais, à ce moment, elle lui était revenue à la
mémoire, fort à propos. Cette phrase, d’abord, s’adaptait très bien à sa
situation présente, et puis, ensuite, Dieu sait ce qui peut passer par la tête
d’un homme qui attend depuis bientôt trois heures un heureux dénouement
des circonstances dans lesquelles il se trouve, dans une entrée, dans le noir
et le froid. Citant, comme nous l’avons dit, tout à fait à bon escient, la
phrase de l’ancien ministre français Villèle, Monsieur Goliadkine, au même
moment, nul ne savait pourquoi, se souvint aussi de l’ancien vizir turc
Marzimiris, exactement comme de la margravine Louise****, dont, là aussi,
il avait jadis lu l’histoire dans un livre. Puis il lui revint à la mémoire que
les jésuites avaient même posé comme règle de considérer que tous les
moyens étaient bons pourvu que la fin pût être atteinte. Se redonnant ainsi
un peu courage par ce point historique, Monsieur Goliadkine se dit – et
quoi, n’est-ce pas, les jésuites ? les jésuites, tous, du premier au dernier, ils
sont de grands imbéciles, il leur moucherait le nez, à tous, il suffisait juste
que l’office se vide pour une minute (parce que c’était sur l’office que
donnait cette entrée, dans l’escalier de service, là où Monsieur Goliadkine
se trouvait en ce moment), si bien que, lui, malgré tous les jésuites, vlan, il
passerait d’un coup, d’abord de l’office au salon de thé, puis dans la pièce
où, en ce moment, on jouait aux cartes, et puis directement dans la salle, là
où, en ce moment, on dansait une polka. Et il passerait, il passerait à coup
sûr, il passerait malgré tout – il se faufilerait – un point c’est tout, personne
ne pourrait le remarquer ; et puis, après, là, il savait bien ce qu’il allait
devoir faire. C’est donc dans cette situation, messieurs, que nous trouvons à
présent le héros de notre histoire parfaitement véridique, même si, du reste,
il est assez difficile d’expliquer ce qui lui arrivait au moment où nous
sommes. Le fait est que, l’entrée et l’escalier, il avait su y arriver, pour cette
raison que, n’est-ce pas, pourquoi n’y serait-il pas arrivé, tout le monde y
arrive ; mais, pénétrer plus loin, il n’osait pas, il n’osait pas faire cela
ouvertement… non qu’il n’osât pas faire telle ou telle chose, mais comme
ça, parce que, lui-même, il ne voulait pas, parce qu’il préférait plutôt,
comme ça, en tapinois. Et le voilà donc, messieurs, en train de l’attendre,
son “tapinois”, et voilà précisément deux heures et demie qu’il l’attend. Et
pourquoi il n’attendrait pas ? Même Villèle avait attendu. “Mais quel
rapport avec Villèle ! se disait Monsieur Goliadkine, qu’est-ce qu’il vient
faire là, Villèle ? Ah si je pouvais, en ce moment, enfin… vlan, et entrer ?…
Va donc, espèce de figurant ! dit Monsieur Goliadkine, pinçant d’une main
frigorifiée sa joue frigorifiée, espèce de gros nigaud, de Goliadkine – le
bien-nommé***** !…” Du reste, cette gentillesse à sa propre personne venait,
à la minute présente, juste comme ça, en passant, sans le moindre but
apparent. Mais soudain il se lança, fit un pas en avant ; la minute était
arrivée ; l’office était désert, il n’y avait plus personne ; Monsieur
Goliadkine voyait tout cela par la fenêtre ; en deux pas, il se retrouva devant
la porte et entreprit tout de suite de l’ouvrir. “J’y vais ou je n’y vais pas ?
Bon, j’y vais ou je n’y vais pas ? J’y vais… pourquoi je n’irais pas ? La
fortune sourit aux audacieux !” Se donnant ainsi courage, notre héros, d’une
façon brusque et tout à fait inattendue, battit en retraite derrière les rideaux.
“Non, se disait-il, et si quelqu’un entrait ? Ça y est, il y a quelqu’un ;
pourquoi je bayais aux corneilles quand il n’y avait personne ? Comme ça,
hein, vlan, on entre !… Non, mais quoi, entrer, avec un caractère pareil !
Non mais, cette satanée tendance ! La frousse, comme un poulet. La
frousse, ça, ça nous connaît, voilà ! Faire une saleté, ça, ça nous connaît
toujours, pas la peine de se faire prier. Voilà, tiens, reste ici, comme une
bûche, un point c’est tout ! A la maison, hein, une petite tasse de thé… Ce
serait bien agréable, une petite tasse de thé. Je tarde encore, je parie,
Pétrouchka qui va grogner. Ou je rentre à la maison ? Les diables
l’emportent, tout ça ! J’y vais, un point c’est tout !” Trouvant ainsi l’issue
de sa situation, Monsieur Goliadkine s’avança très vite, à croire que
quelqu’un avait touché en lui comme un ressort ; en deux pas, il se retrouva
à la cuisine, jeta sa cape, ôta son chapeau, fourra le tout précipitamment
dans un coin, s’arrangea et réajusta sa mise ; ensuite… ensuite, il s’avança
jusqu’au salon de thé, du salon de thé il se faufila dans une autre pièce,
glissa, presque inaperçu, parmi les joueurs absorbés par leur passion ;
ensuite… ensuite… Là, Monsieur Goliadkine oublia tout ce qui se passait
autour de lui, et, directement, comme l’orage dans un ciel bleu, il apparut
dans la salle de bal.
Comme par un fait exprès, à ce moment-là, on ne dansait pas. Les dames
se promenaient dans la salle en groupes pittoresques. Les hommes se
regroupaient en petits cercles ou fusaient dans la salle, entreprenant les
dames. Monsieur Goliadkine ne remarquait rien de cela. Il ne voyait que
Klara Olsoufievna ; auprès d’elle, Andréï Filippovitch, puis Vladimir
Sémionovitch, et encore deux ou trois officiers, et encore deux ou trois
jeunes gens, eux aussi tout à fait avenants, pleins de promesses, ou en ayant
déjà tenu certaines, comme on le voyait au premier regard… Il voyait
encore tel ou tel autre. Ou non ; il ne voyait déjà plus personne, il ne
regardait personne… pourtant, poussé par ce même ressort qui l’avait fait
bondir dans un bal où il n’était pas invité, il se poussa en avant, puis avança
encore, et puis encore ; il se cogna en passant contre un certain conseiller,
lui écrasa le pied ; pour faire bonne mesure, il marcha aussi sur la robe
d’une digne vieille dame et la déchira un petit peu, poussa un serviteur avec
un plateau, poussa encore telle ou telle personne et, sans rien remarquer de
cela ou, pour mieux dire, le remarquant, mais, déjà comme ça, tant qu’à
faire, sans regarder personne, s’avançant toujours plus loin, il se retrouva
soudain devant Klara Olsoufievna elle-même. Sans le moindre doute, sans
même ciller, c’est avec le plus grand des plaisirs qu’il se serait effondré
sous terre ; mais ce qui était fait, on ne pouvait plus le défaire… non, on ne
pouvait plus du tout le défaire. Comment agir, donc ? Si ça échoue – ne
perds pas courage, si ça marche, tiens bon. Monsieur Goliadkine, on le
comprend bien, n’était pas un intrigant, et pas un maître à cirer les parquets
avec ses semelles… Cela arriva donc. En plus, les jésuites s’y trouvèrent
mêlés… Mais ce n’était pas aux jésuites, du reste, que pensait Monsieur
Goliadkine ! Tout ce qui marchait, bruissait, parlait, riait, soudain, comme
par un coup de baguette magique, se tut et, peu à peu, s’assembla autour de
Monsieur Goliadkine. Pour Monsieur Goliadkine, du reste, c’était comme
s’il n’entendait rien, ne voyait rien, il ne pouvait pas regarder… pour rien
au monde il ne pouvait regarder ; il avait baissé les yeux à terre et demeurait
ainsi, s’étant fait la promesse, du reste, tant qu’il y était, d’une façon ou
d’une autre, de se brûler la cervelle la nuit même. Après s’être fait cette
promesse, Monsieur Goliadkine se dit mentalement : “A Dieu vat ! ” – et à
son immense stupeur, d’une façon tout à fait inattendue, il se mit soudain à
parler.
Monsieur Goliadkine commença par des vœux d’anniversaire et de
bienséantes salutations. Les vœux se passèrent bien ; mais, sur les souhaits,
notre héros s’arrêta. Il sentait bien que, s’il s’arrêtait, tout s’en irait à tous
les diables. C’était gagné – il s’arrêta, et s’englua… il s’englua et rougit ; il
rougit et se perdit ; il se perdit et releva les yeux ; il releva les yeux et
regarda à la ronde ; il regarda à la ronde et – et il resta figé… Tout se tenait
immobile, tout se taisait, tout attendait ; un peu plus loin, ça s’était mis à
chuchoter ; un peu plus près, ça éclatait de rire. Monsieur Goliadkine lança
un regard soumis et perdu en direction d’Andréï Filippovitch. Andréï
Filippovitch répondit à Monsieur Goliadkine par un regard tel que si notre
héros n’avait pas déjà été complètement, entièrement mort, il aurait été, à
coup sûr, tué net une deuxième fois – si c’est seulement là une chose
possible. Le silence se prolongeait.
— Cela concerne plus mes circonstances domestiques et ma vie privée,
Andréï Filippovitch, prononça d’une voix à peine audible un Monsieur
Goliadkine à moitié mort, ce n’est pas une aventure officielle, Andréï
Filippovitch…
— Vous devriez avoir honte, monsieur, avoir honte ! prononça Andréï
Filippovitch dans un semi-chuchotement, avec un air d’indignation
indicible ; il prononça ces mots, prit la main de Klara Olsoufievna et se
détourna de Monsieur Goliadkine.
— Je n’ai pas à avoir honte, Andréï Filippovitch, répondit Monsieur
Goliadkine, là encore dans un semi-chuchotement, et lançant à la ronde des
regards malheureux, éperdus, et non sans s’efforcer, ce faisant, de découvrir
dans une foule stupéfaite un juste milieu et une position sociale qui fût la
sienne.
— Bon, ça ne fait rien, bon, ça ne fait rien, messieurs ! hein, qu’est-ce
qu’il y a ? hein, ça peut arriver à tout le monde, chuchotait Monsieur
Goliadkine, bougeant petit à petit et s’efforçant de se défaire de cette foule
qui le cernait. On lui céda le passage. Notre héros passa tant bien que mal
entre deux rangs d’observateurs curieux et stupéfaits. Le destin l’entraînait.
Monsieur Goliadkine le sentait bien lui-même, que le destin, n’est-ce pas, il
l’entraînait. Bien sûr, il aurait donné cher pour pouvoir se retrouver à
présent, sans contrevenir aux bienséances, à son poste d’attente dans
l’entrée, sur l’escalier de service ; mais comme cela était résolument
impossible, il se mit à s’efforcer de filer, d’une façon ou d’une autre,
quelque part dans un coin et s’y tenir – modeste, bienséant, à part, sans
toucher personne, sans retenir l’attention exclusive de quiconque, mais, en
même temps, tout en gagnant les bonnes dispositions des hôtes et du maître
de maison. Du reste, Monsieur Goliadkine sentait que c’était comme si
quelqu’un le soulevait, comme s’il chancelait, comme s’il dégringolait.
Finalement, il atteignit un petit recoin et s’y plaça comme un observateur
étranger, plus ou moins indifférent, les deux mains appuyées sur le dossier
de deux chaises, les soumettant ainsi à sa pleine possession et s’efforçant
autant que possible de regarder d’un œil vif les invités d’Olsoufi Ivanovitch
qui s’étaient groupés autour de lui. Le plus proche de lui était un officier, un
grand et beau gaillard, devant lequel Monsieur Goliadkine se sentait
vraiment comme un moucheron.
— Ces deux chaises, lieutenant, sont réservées ; l’une à Klara
Olsoufievna et l’autre à la princesse Tchévtchékhanova, qui danse ici ; je
les garde pour elles, lieutenant, prononça Monsieur Goliadkine, le souffle
court, en adressant un regard de supplique à Monsieur le lieutenant. Le
lieutenant se détourna, sans rien dire, avec un sourire assassin. Repoussé
d’un côté, notre héros voulut tenter sa chance d’un autre et s’adressa
directement à un grave conseiller orné au cou d’une médaille tout à fait
importante. Mais le conseiller le toisa d’un regard si glacé que Monsieur
Goliadkine ressentit très nettement qu’il venait de recevoir sur la tête toute
une bassine d’eau froide. Monsieur Goliadkine se calma. Il décida qu’il
valait mieux se taire, ne pas parler, montrer qu’il était là, comme ça, qu’il
restait en lui-même, que, lui aussi, il était comme tout le monde, et que sa
situation, autant, du moins qu’il pouvait le ressentir, était, elle aussi,
convenable. C’est dans ce but qu’il attacha son regard aux parements de son
uniforme, puis il leva les yeux et les arrêta sur un monsieur au physique qui
inspirait un respect absolu. “Ce monsieur, il a une perruque, se dit Monsieur
Goliadkine, et si on enlève cette perruque, ça lui fera une tête toute nue,
toute nue exactement comme ma paume.” Cette grave découverte effectuée,
Monsieur Goliadkine se souvint aussi des émirs arabes, auxquels, si vous
leur ôtez le turban vert qu’ils portent en signe d’appartenance à la famille
du prophète Mahomet, là aussi, vous aurez une tête toute nue, sans cheveux.
Ensuite, et sans doute à cause, dans sa tête, d’un choc particulier d’idées au
sujet des Turcs, Monsieur Goliadkine en vint aux mules turques et, sur-le-
champ, il se souvint à propos qu’Andréï Filippovitch portait des souliers qui
ressemblaient plus à des mules qu’à des souliers. On pouvait remarquer que
Monsieur Goliadkine s’était un peu fait à sa situation. “Si ce lustre, là, se dit
à l’instant Monsieur Goliadkine, si ce lustre se décrochait, là, en ce
moment, et tombait sur la société, moi, tout de suite, je me jetterais au
secours de Klara Olsoufievna. Une fois que je l’aurais eu sauvée, je lui
dirais : « N’ayez pas peur, madame ; ce n’est rien, votre sauveur, c’est
moi. » Ensuite…” Là, Monsieur Goliadkine tourna les yeux d’un côté, à la
recherche de Klara Olsoufievna, et vit Guérassimytch, le vieux chambellan
d’Olsoufi Ivanovitch. Guérassimytch, d’un air des plus soucieux et des plus
officiellement solennels, se frayait un passage droit jusqu’à lui. Monsieur
Goliadkine tressaillit et grimaça par suite d’une espèce d’impression
inconsciente et, en même temps, très-très désagréable. Il regarda
machinalement autour de lui : il eut presque l’idée, d’une façon ou d’une
autre, comme ça, en douce, à l’anglaise, en tapinois, d’échapper au malheur,
de s’arranger, comme ça – ni vu ni connu, c’est-à-dire de faire comme si,
lui, il n’y était pour rien du tout, comme si, lui, ça ne le concernait pas du
tout. Pourtant, avant que notre héros ait eu le temps de prendre une décision
quelconque, Guérassimytch se tenait déjà devant lui.
— Voyez-vous, Guérassimytch, dit notre héros, s’adressant à
Guérassimytch avec un petit sourire, prenez garde, dites-leur, là-bas, vous
voyez, la bougie dans le candélabre, Guérassimytch – elle va tomber ; alors,
vous savez, dites-leur de la redresser ; parce que, c’est vrai, elle va tomber,
Guérassimytch…
— La bougie ? Non, monsieur, la bougie, elle est droite ; mais, vous, il y
a quelqu’un qui vous demande là-bas.
— Qui est-ce donc qui me demande, Guérassimytch ?
— Ça, vraiment, je ne sais pas, monsieur, qui c’est. Le serviteur de je ne
sais qui. Est-ce qu’il est là, il demande, Iakov Pétrovitch Goliadkine ?
Alors, appelez-le, il dit, c’est une affaire très grave et très urgente… voilà,
monsieur.
— Non, Guérassimytch, vous vous trompez ; là, Guérassimytch, vous
vous trompez.
— Ce serait douteux, monsieur…
— Non, Guérassimytch, ce ne serait pas douteux ; il n’y a rien de
douteux là-dedans, Guérassimytch. Il n’y a personne qui me demande.
Guérassimytch, il n’y a personne qui pourrait me demander, et je suis ici
chez moi, je veux dire à ma place, Guérassimytch.
Monsieur Goliadkine reprit son souffle et regarda autour de lui. On
l’aurait parié ! Tout ce qui se trouvait dans la salle, tout le monde, dardait
littéralement les yeux et les oreilles vers lui, dans une espèce d’attente
solennelle. Les hommes se pressaient plus près et écoutaient. Les dames, un
peu plus loin, chuchotaient avec inquiétude. Le maître de maison lui-même
apparut très près de Monsieur Goliadkine, et même si, à son visage, on ne
pouvait pas remarquer que, lui aussi, à son tour, il prenait une part directe et
immédiate aux démêlés de Monsieur Goliadkine, parce que tout cela se
faisait sur un pied de délicatesse, cependant, tout cela donna clairement à
ressentir au héros de notre récit que la minute qui sonnait pour lui devait
être décisive. Monsieur Goliadkine voyait clairement que sonnait l’heure de
l’assaut audacieux, l’heure de l’opprobre pour ses ennemis. Monsieur
Goliadkine était dans l’agitation. Monsieur Goliadkine sentit une espèce
d’inspiration et reprit d’une voix tremblante et solennelle, s’adressant à
Guérassimytch qui l’attendait :
— Non, mon ami, personne ne m’appelle. Tu fais erreur. Je dirai plus, tu
faisais aussi erreur ce matin, en m’assurant… en osant m’assurer, dis-je
(Monsieur Goliadkine haussa la voix), qu’Olsoufi Ivanovitch, mon
bienfaiteur depuis des années immémoriales, qui, dans un certain sens, me
fut un second père, m’interdisait sa porte et cette minute de joie familiale et
solennelle pour son cœur paternel. (Monsieur Goliadkine regarda autour de
lui avec un air satisfait mais plein d’une émotion profonde. Des larmes
perlèrent à ses cils.) Je le répète, mon ami, conclut notre héros, tu faisais
erreur, tu faisais une erreur cruelle, impardonnable…
La minute était solennelle. Monsieur Goliadkine sentait que l’effet était
imparable. Monsieur Goliadkine se tenait là, les yeux humblement baissés,
attendant l’étreinte d’Olsoufi Ivanovitch. On remarquait parmi les invités de
l’émotion et de la stupeur ; même l’inébranlable et terrifiant Guérassimytch
s’arrêta sur son “ce serait douteux, monsieur…” quand, soudain,
l’impitoyable orchestre, sans prévenir, fit tonner une polka. Tout était perdu,
emporté par le vent. Monsieur Goliadkine tressaillit, Guérassimytch eut un
recul, tout ce qu’il y avait dans la salle se mit à s’agiter, comme la mer, et
Vladimir Sémionovitch volait déjà dans la première paire avec Klara
Olsoufievna, tandis que le beau lieutenant faisait de même avec la princesse
Tchévtchékhanova. Les spectateurs se massaient avec curiosité et exaltation
pour voir les danseurs de polka – une danse intéressante, nouvelle, à la
mode, qui faisait tourner la tête à chacun. Monsieur Goliadkine fut oublié
pour un temps. Mais, brusquement, tout s’inquiéta, se troubla, s’agita ; la
musique se tut… survint une aventure étrange. Fatiguée par la danse, Klara
Olsoufievna, toute haletante de fatigue, les joues en feu et la poitrine
profondément agitée, tomba enfin, dans l’épuisement de ses forces, dans un
fauteuil. Tous les cœurs se précipitèrent vers l’adorable charmeuse, tous
s’empressaient, à qui mieux mieux, de la saluer et de la remercier pour le
plaisir qu’elle leur faisait – soudain, c’est Monsieur Goliadkine qui se
retrouva devant elle. Monsieur Goliadkine était pâle, extrêmement défait ;
on pouvait croire que, lui-même, se trouvait dans une sorte d’épuisement, il
avait de la peine à bouger. Il y avait quelque chose qui le faisait sourire, il
tendait la main d’un geste suppliant. Klara Olsoufievna, stupéfaite, n’eut
pas le temps de retirer sa main et se leva machinalement à l’invitation de
Monsieur Goliadkine. Monsieur Goliadkine chancela vers l’avant, d’abord
une fois, puis une autre, puis il leva la jambe, puis, allez savoir comment, il
essuya le parquet, puis, allez savoir comment, tapa du pied, puis trébucha…
lui aussi, il voulait danser avec Klara Olsoufievna. Klara Olsoufievna
poussa un cri ; tout le monde se précipita pour libérer sa main de la main de
Monsieur Goliadkine, et, d’un seul coup, notre héros fut repoussé par la
foule à presque dix pas de distance. Autour de lui aussi, un petit groupe
s’était massé. On entendit le glapissement, le cri de deux vieilles que
Monsieur Goliadkine avait failli renverser dans sa retraite précipitée. Le
trouble était affreux ; tout posait des questions, tout criait, tout argumentait.
L’orchestre se tut. Notre héros tournoyait dans son cercle et,
machinalement, souriant en partie, marmonnait quelque chose dans sa
barbe, comme quoi, “n’est-ce pas, pourquoi pas, donc, n’est-ce pas, la
polka, autant, du moins, qu’il pouvait le sentir, était une danse nouvelle et
fort intéressante, conçue pour la consolation des dames… mais vu la
tournure des événements, eh bien, lui, ma foi, il était prêt à tomber
d’accord”. Mais, semblait-il, personne ne le demandait, l’accord de
Monsieur Goliadkine. Notre héros sentit que, soudain, une main lui tombait
sur le bras, qu’une autre main s’appuyait sur son dos et qu’on le dirigeait
dans une certaine direction avec un soin tout particulier. Il finit par
remarquer qu’on l’amenait droit vers la porte. Monsieur Goliadkine voulut
dire quelque chose, faire quelque chose… Mais non, il ne voulait déjà plus
rien. Il répondait juste par un rire machinal. Il finit par sentir qu’on lui
enfilait sa pelisse, qu’on lui enfonçait son chapeau jusqu’aux yeux ; au bout
du compte, il se ressentit dans l’entrée, dans le noir et le froid, puis enfin
dans l’escalier. Finalement, il trébucha, il lui semblait qu’il tombait dans un
gouffre ; il voulut crier – et, soudain, il se retrouva dans la cour. L’air frais
lui respira dessus, il s’arrêta une petite seconde ; au même instant, volèrent
jusqu’à lui les sons de l’orchestre qui sonnait à nouveau. Monsieur
Goliadkine se souvint soudain de tout ; il semblait que toutes les forces qui
l’avaient laissé lui revenaient d’un coup. Il s’élança de l’endroit où il se
trouvait jusqu’alors, figé, et, se précipita dehors, n’importe où, vers l’air, la
liberté, où ses yeux le menaient…

* Dostoïevski forge là une sorte de nom commun.


** Les magasins les plus chers de Pétersbourg .
*** Les repas, comme l’ensemble de la vie, étaient soumis à la hiérarchie mise en place dans la
fonction impériale par Pierre le Grand. On servait selon la “table des rangs”, c’est-à-dire en suivant
un ordre hiérarchique très strict.
**** Allusion à un roman populaire de la fin du XVIIIe siècle, L’Histoire des aventures du milord
anglais George et de la margravine du Brandebourg Frédérica-Louisa, suivie de l’histoire de
l’ancien vizir turc Marzimiris et de la reine sarde Thérésa.
***** Le nom “Goliadkine” est signifiant. La racine, “Gol”, désigne quelque chose de nu, de
dépouillé, de pauvre.
CHAPITRE V

Toutes les tours de Pétersbourg qui montrent et sonnent l’heure sonnèrent


exactement minuit quand Monsieur Goliadkine, hors de lui, bondit sur le
quai de la Fontanka, tout près du pont Izmaïlovski, fuyant ses ennemis, les
persécutions, la grêle des horions qui pleuvait sur lui, les cris des vieilles
bouleversées, les “oh” et les “ah” des femmes et les regards assassins
d’Andréï Filippovitch. Monsieur Goliadkine se retrouvait tué – tué
complètement, dans le plein sens de ce terme, et s’il conservait encore à cet
instant la faculté de courir, c’était uniquement suite à une espèce de miracle,
de miracle auquel lui-même, pour finir, se refusait à croire. La nuit était
affreuse, une nuit de novembre – mouillée, brumeuse, pluvieuse, neigeuse,
porteuse d’inflammations, de rhumes, d’états fébriles, d’angines, de fièvres
en tout genre et de toutes les sortes – bref, de tous les dons d’un mois de
novembre à Pétersbourg. Le vent geignait dans les rues désertées, levant
plus haut que les anneaux d’amarrage l’eau noire de la Fontanka, touchant
avec une joie méchante les maigres réverbères du quai, lesquels, à leur tour,
répondaient à ces geignements par un petit grincement ténu et perçant, ce
qui composait ce concert interminable, piailleur et tintinnabulant que
chaque Pétersbourgeois connaît fort bien. Il pleuvait et neigeait à la fois.
Les jets de pluie déchirés par le vent jaillissaient presque à l’horizontale,
comme d’un tuyau de pompier, ils piquaient et fouettaient le visage du
pauvre Monsieur Goliadkine comme des milliers d’épingles et d’aiguilles.
Au milieu du silence nocturne, rompu seulement par le fracas lointain de
quelques carrosses, les hurlements du vent et le grincement des réverbères,
on entendait les clapotements et les cinglements monotones de l’eau qui
dégringolait de tous les toits, des auvents, des gouttières et des corniches
jusqu’au revêtement de granit du trottoir. Il n’y avait pas âme qui vive, ni de
près ni de loin, et, semblait-il, il ne pouvait pas en avoir, à une heure
pareille, et par un temps pareil. Ainsi donc, il n’y avait que le seul Monsieur
Goliadkine, tout seul avec son désespoir, qui trottait à cette heure-là sur le
quai de la Fontanka avec son petit pas habituel, court et pressé, courant à
toute allure jusqu’à sa rue des Six-Boutiques, son troisième étage, jusqu’à
chez lui dans son appartement.
Quoique la neige, la pluie et tout ce qui n’a même pas de nom quand le
vent et la mélassse se déchaînent sous le ciel de novembre de Pétersbourg,
d’un coup, soudain, se soient attaqués à un Monsieur Goliadkine déjà tué
avant cela, sans lui accorder la moindre pitié et le moindre repos, le
transperçant jusqu’aux os, lui collant les yeux, lui soufflant dessus de tout
côté, lui faisant perdre son chemin et ce qui lui restait de raison, quoique
tout cela, d’un seul coup, se soit jeté sur Monsieur Goliadkine, comme se
mettant exprès de mèche et complotant avec tous ses ennemis pour lui
préparer un jour, un soir et une nuit de derrière les fagots – malgré tout cela,
donc, Monsieur Goliadkine resta quasiment insensible à cette dernière
preuve de l’acharnement du destin : tellement il avait été bouleversé et
sidéré par tout ce qui lui était arrivé, voici quelques minutes, chez Monsieur
le conseiller d’Etat Bérendéïev ! Si, à ce moment-là, un quelconque
observateur étranger, non impliqué, avait lancé un regard, comme ça, en
passant, sur la course angoissée de Monsieur Goliadkine, même lui se serait
senti gagné par tout l’effroi terrifiant de ses malheurs et n’aurait pas
manqué de dire que Monsieur Goliadkine avait un air, en ce moment, qui
signifiait que, lui-même, il voulait se cacher loin de lui-même, n’importe
où, que, lui-même, il voulait s’enfuir loin, n’importe où, de lui-même. Oui !
c’était réellement le cas. Disons plus : en ce moment, non seulement
Monsieur Goliadkine voulait s’enfuir loin de lui-même, mais, plus encore, il
désirait s’anéantir entièrement, ne pas être, se transformer en cendre. A la
minute présente, il n’entendait rien de ce qui l’entourait, il ne comprenait
rien de ce qui se faisait autour de lui, et il avait un air qui signifiait, en fait,
que rien n’existait pour lui, ni les désagréments d’une nuit de tempête, ni la
longueur du chemin, ni la pluie, ni la neige, ni tout cet effroyable orage. Le
caoutchouc tombé du soulier droit de Monsieur Goliadkine resta englué
dans la boue et la neige, sur le trottoir de la Fontanka, et Monsieur
Goliadkine ne pensa même pas revenir le chercher et ne remarqua pas sa
perte. Il était tellement troublé que, plusieurs fois, soudain, malgré tout ce
qui l’entourait, pénétré complètement par l’idée de la chute terrifiante qu’il
venait de subir, il s’arrêta, figé comme un poteau, au milieu du trottoir ; à
ces moments-là, il mourait, disparaissait ; puis, soudain, il se précipitait
comme un furieux et il courait, courait sans se retourner, comme si
quelqu’un le poursuivait, comme si un malheur encore plus terrifiant le
suivait aux talons… De fait, la situation était affreuse !… Au bout du
compte, complètement épuisé, Monsieur Goliadkine s’arrêta, s’appuya à la
rambarde du quai, dans la position d’un homme qui, soudain, d’une façon
complètement inattendue, s’est mis à saigner du nez, et se mit à fixer l’eau
noire et trouble de la Fontanka. On ignore combien, précisément, de temps
il demeura ainsi, dans cette occupation. On sait seulement qu’à cet instant,
Monsieur Goliadkine en arriva à un tel désespoir, fut tellement torturé,
tellement épuisé, les faibles restes de son courage se virent tellement bas,
tellement anéantis, qu’il en vint à tout oublier : le pont Izmaïlovski, la rue
des Six-Boutiques, et son présent… Et quoi, de fait ? de fait, tout lui était
égal : l’affaire était réglée, finie, la décision rendue, contresignée ; lui,
qu’est-ce que ça lui faisait ?… Soudain… soudain, il tressaillit de tout son
corps et, malgré lui, bondit de deux pas en arrière. Empreint d’une
inquiétude indicible, il se mit à regarder autour de lui ; mais il n’y avait
personne, il n’était rien arrivé de spécial – pourtant… pourtant, il venait
d’avoir l’impression qu’il y avait eu quelqu’un, là, au moment même, à la
seconde, qui s’était tenu là, près de lui, à côté de lui, lui aussi accoudé à la
rambarde du quai – chose incroyable ! – qu’il lui avait même dit quelque
chose, lui avait dit quelque chose très vite, d’une voix précipitée, pas tout à
fait compréhensible, mais quelque chose qui lui était très proche, quelque
chose qui le concernait. “Qu’est-ce que c’est ? une impression, ou quoi ? dit
Monsieur Goliadkine, regardant toujours autour de lui. – Mais, moi, où est-
ce que je suis ?… Eh ! eh !” conclut-il, hochant la tête, et, pourtant,
empreint d’une sensation inquiète, pleine d’angoisse, même de peur, il se
mit à scruter ces lointains troubles, humides, tendant toutes les forces de sa
vision et essayant de toutes les forces de ses yeux myopes de percer le
milieu humide qui s’étendait devant lui. Pourtant, il n’y avait rien de
nouveau, rien de spécial qui pût se jeter aux yeux de Monsieur Goliadkine.
Tout, semblait-il, était en ordre, tout était comme il fallait, c’est-à-dire que
la neige tombait encore plus drue, plus lourde, plus épaisse ; on ne voyait
rien à une distance de vingt pas, les réverbères grinçaient d’une voix encore
plus perçante qu’avant, et le vent, semblait-il, lançait une chanson
d’angoisse encore plus larmoyante, encore plus pitoyable, comme un
mendiant qui se colle à vos basques, vous suppliant de lui donner un sou de
cuivre pour pouvoir manger. “Eh ! eh ! mais qu’est-ce qui m’arrive
donc ?” – répéta une nouvelle fois Monsieur Goliadkine, reprenant son
chemin et regardant toujours, en coin, autour de lui. Et pourtant, c’est une
espèce de sensation nouvelle qui se répandait à présent dans tout l’être de
Monsieur Goliadkine : pas tout à fait l’angoisse, pas tout à fait la peur… un
tremblement fébrile lui parcourut la moindre veine. La minute était
indiciblement désagréable ! “Bon, ça ne fait rien ! dit-il pour se ragaillardir,
bon, ça ne fait rien : peut-être que ce n’est encore rien du tout, que ça ne
souille l’honneur de personne. Peut-être que c’était ça qu’il fallait,
poursuivait-il, sans comprendre lui-même ce qu’il disait, peut-être que tout
est bien qui finit bien, le temps venu, et il n’y aura pas de reproche, et tout
le monde sera justifié.” Parlant ainsi et se soulageant grâce à ces paroles,
Monsieur Goliadkine se secoua un peu, se débarrassa des flocons de neige
qui s’étaient amoncelés, écorce épaisse, sur son chapeau, son col, son
manteau, sa cravate, ses souliers et tout – mais il n’arrivait toujours pas à
repousser loin de lui, à rejeter de son être ce sentiment étrange, cette
angoisse étrange et sombre. Loin, quelque part, on entendit un coup de
canon. “Quel temps, hein, se dit notre héros – hein, et s’il y avait une
inondation ? l’eau, tiens, elle a monté trop haut.” A peine Monsieur
Goladiakine avait-il dit ou pensé cela, il vit devant lui un passant qui venait
à sa rencontre, un passant qui, lui aussi, sans doute, autant que lui, s’était
attardé pour telle ou telle raison. Une affaire, on aurait pu croire, de rien,
fortuite ; mais, on ne sait pas pourquoi, Monsieur Goliadkine se troubla et
fut même pris de panique, il se retrouva un peu perdu. Non pas qu’il ait eu
peur d’un méchant homme, mais, comme ça, peut-être bien… “Bon, et puis
allez savoir, avec cet attardé, se sentit penser Monsieur Goliadkine en une
seconde, peut-être, lui aussi, c’est pareil, peut-être, c’est lui, si ça se trouve,
l’essentiel là-dedans, et ce n’est pas pour rien qu’il vient, c’est dans un but
qu’il vient, qu’il me traverse ma route et qu’il me frôle.” Peut-être, du reste,
Monsieur Goliadkine ne se dit-il pas précisément cela, c’était peut-être juste
une impression instantanée, quelque chose de semblable et de très
déplaisant. Du reste, pour réfléchir et ressentir, c’était trop tard ; le passant
était déjà à deux pas. Monsieur Goliadkine, tout de suite, selon son habitude
de toujours, s’empressa de prendre un air tout à fait particulier – un air qui
exprimait clairement que, lui, Goliadkine, il était, comme ça, qu’il n’était
rien, que la route était assez large pour tout le monde, et que lui, n’est-ce
pas, Goliadkine, il ne touchait personne. Soudain, il s’arrêta, pétrifié,
comme frappé par la foudre, puis, très vite, il se retourna, dans le dos du
passant qui venait juste de le dépasser – il se retourna avec un air comme si
quelque chose venait de le tirer par-derrière, comme si le vent venait de
faire virer sa girouette. Le passant disparaissait très vite dans la tempête de
neige. Lui aussi, il marchait vite, lui aussi, comme Monsieur Goliadkine, il
était habillé et emmitouflé de la tête aux pieds, et lui aussi, comme lui, il
trottait et courait sur le trottoir de la Fontanka d’un petit pas court et pressé,
avec des petits bonds. “Quoi, qu’est-ce que c’est ?” chuchotait Monsieur
Goliadkine avec un sourire méfiant, mais non sans tressaillir de tout le
corps. Des frissons glacés lui parcoururent le dos. Entre-temps, le passant
avait complètement disparu, on ne voyait plus, on n’entendait plus ses pas,
tandis que Monsieur Goliadkine restait encore figé et regardait dans sa
direction. Pourtant, il finit quand même par reprendre ses esprits. “Mais
qu’est-ce que c’est que ça, se dit-il avec dépit, ou je serais vraiment devenu
fou, alors ?”, il se retourna et reprit sa route, accélérant et augmentant
toujours le nombre de ses foulées et s’efforçant plutôt, tant qu’à faire, de ne
penser à rien. Il finit même par fermer les yeux, dans ce but-là. Soudain,
sous les geignements du vent et le bruit de la tempête, son oreille capta un
bruit de pas tout à fait proche. Il tressaillit et il rouvrit les yeux. Devant lui,
à nouveau, à une vingtaine de pas de lui, il voyait la tache noire d’un petit
homme qui s’approchait très vite. Ce petit homme, il était pressé, il trottait,
se hâtait ; la distance diminuait très vite. Monsieur Goliadkine pouvait
même déjà parfaitement distinguer son nouveau camarade attardé – il le
distingua et poussa un cri de stupeur et d’effroi ; ses jambes fléchirent.
C’était ce même passant qu’il avait déjà vu, que, voilà dix minutes, il avait
laissé passer devant lui, et qui, soudain, d’une façon tout à fait inattendue,
réapparaissait maintenant devant lui. Mais ce n’était pas ce seul miracle qui
avait sidéré Monsieur Goliadkine – or, Monsieur Goliadkine l’était
tellement, sidéré, qu’il s’était arrêté, qu’il poussa un cri, voulut parler – il
s’élança pour rattraper l’inconnu, même il lui cria quelque chose, voulant
sans doute l’arrêter le plus vite possible. L’inconnu s’arrêta réellement,
disons – à une dizaine de pas de Monsieur Goliadkine, et de façon à ce que
la lumière du réverbère qu’il avait auprès de lui tombât complètement sur
toute sa silhouette – il s’arrêta, se retourna vers Monsieur Goliadkine et
attendit avec un air d’impatience soucieuse de savoir ce qu’il dirait.
“Excusez-moi, je me suis peut-être trompé”, prononça notre héros d’une
voix tremblante. L’inconnu se tourna en silence et avec dépit et reprit son
chemin très vite, comme s’il était pressé de rattraper les deux secondes que
Monsieur Goliadkine lui avait fait perdre. Quant à Monsieur Goliadkine,
toutes ses veines furent saisies d’un tremblement, ses genoux se plièrent,
faiblirent, et il s’assit en gémissant sur une borne du trottoir. Du reste,
réellement, il y avait de quoi sombrer dans un état pareil. Le fait est que
l’inconnu venait de lui paraître, d’une façon ou d’une autre, comme très
connu. Cela n’aurait été encore rien. Mais, à présent, il avait reconnu, il
l’avait presque reconnu, cet homme. Il l’avait vu souvent, cet homme, il
l’avait déjà vu, et même tout à fait récemment ; mais où donc ? hier, sans
doute, non ? Du reste, là encore, ce n’était pas l’essentiel, que Monsieur
Goliadkine l’ait vu souvent ; et puis, il n’y avait rien de trop spécial dans
cet homme-là – cet homme, au premier regard, il n’attirait l’attention
spéciale de résolument personne. Non, c’était un homme, comme ça,
comme tout le monde, bien, cela va de soi, et, comme tous les hommes
bien, il avait même quelques qualités, enfin, et peut-être très remarquables –
bref : bref, c’était un homme qui restait seul, en lui-même. Monsieur
Goliadkine ne nourrissait même aucune haine, aucune hostilité, même pas
ne serait-ce que la plus légère inimitié contre cet homme, même au
contraire, semblait-il – et pourtant (et c’est dans cette circonstance qu’était
la force principale), et pourtant, même au prix de tous les trésors de la terre,
il n’aurait pas voulu le rencontrer, et surtout le rencontrer comme, par
exemple, à présent. Disons plus : Monsieur Goliadkine connaissait
parfaitement cet homme ; il savait même comment il s’appelait, son prénom
et son nom de famille ; et pourtant, pour rien au monde, et, là encore, au
prix de tous les trésors de la terre, jamais il n’aurait voulu le nommer, il
n’aurait accepté de dire que, voilà, n’est-ce pas, il s’appelait, lui, comme ça,
et que voilà, n’est-ce pas, voilà son patronyme et son nom de famille.
L’hébétude de Monsieur Goliadkine dura-t-elle peu, dura-t-elle longtemps,
y resta-t-il longtemps assis, sur sa borne de trottoir – je ne peux pas le dire,
toujours est-il que, reprenant enfin un petit peu ses esprits, il se lança
soudain dans une course folle, il courut aussi vite qu’il le pouvait ; il n’avait
plus de souffle ; il trébucha deux fois, faillit tomber – et, dans cette
circonstance, c’est le second soulier de Monsieur Goliadkine qui devint
orphelin, lui aussi lâché par son caoutchouc. Enfin, Monsieur Goliadkine
ralentit un peu, pour reprendre son souffle, regarda hâtivement autour de lui
et découvrit qu’il avait déjà parcouru, sans même le remarquer, tout son
chemin le long de la Fontanka, avait traversé le pont Anitchkov, passé une
partie du Nevski, et se tenait à l’angle du Litéïny. Monsieur Goliadkine
tourna dans le Litéïny. Sa situation à cet instant ressemblait à celle d’un
homme qui se tient au bord d’un gouffre terrifiant, quand la terre s’ouvre
sous lui, qu’elle se casse déjà, bouge, tressaille une dernière fois, tombe,
l’entraîne dans l’abîme, et pourtant, le malheureux n’a pas la force ni
l’esprit assez ferme pour bondir en arrière, pour détourner les yeux de ce
gouffre béant ; le précipice l’entraîne, et, pour finir, il y saute lui-même,
accélérant encore la minute de sa mort. Monsieur Goliadkine savait, il
sentait, il était entièrement persuadé qu’en chemin il lui arriverait,
absolument, encore quelque chose de mauvais, un autre désagrément
devrait encore lui tomber dessus, que, par exemple, son inconnu, il le
rencontrerait encore ; mais – chose étrange, il allait jusqu’à désirer cette
rencontre, il la pensait inévitable et demandait seulement que tout cela se
termine au plus vite, que sa situation, bon, se résolve, d’une façon ou d’une
autre, mais vite. Et pourtant, il continuait toujours de courir, de courir, et
comme s’il était mû par une sorte de force étrangère, car il sentait dans son
être une sorte d’affaiblissement, d’hébétude ; il ne pouvait penser à rien,
même si ses idées s’accrochaient à tout, comme la ronce. Un petit chien
perdu, tout mouillé, tout tremblant, voulut s’attacher à Monsieur
Goliadkine, et, lui aussi, il courait à côté de lui, très vite, la queue basse, les
oreilles rabattues, lui lançant juste, de temps en temps, des regards timides
et compréhensifs. Une sorte d’idée lointaine, une idée oubliée depuis
longtemps – un souvenir sur une sorte de circonstance arrivée il y avait très
longtemps – lui passa cette fois par la tête, elle frappait, comme un petit
marteau, dans sa tête, elle ne le laissait pas tranquille, elle ne se décollait
pas de lui. “Ah, ce sale petit chien !” chuchotait Monsieur Goliadkine qui
ne se comprenait pas lui-même. Au bout du compte, il aperçut son inconnu
à l’angle de la rue Italienne. Seulement, cette fois, l’inconnu ne marchait
plus à sa rencontre, il allait dans la même direction que lui, et il courait
aussi, à quelques pas devant lui. Ils finirent par atteindre la rue des Six-
Boutiques. Monsieur Goliadkine eut le souffle coupé. L’inconnu s’était
arrêté juste devant l’immeuble de Monsieur Goliadkine. On entendit le
tintement de la clochette et, presque au même moment, le grincement du
loquet de fer. La grille s’ouvrit, l’inconnu baissa la tête, fila et disparut.
Presque au même moment, Monsieur Goliadkine y arriva aussi, et, comme
une flèche, il vola sous la porte cochère. Sans écouter le gardien qui se
mettait à grogner, haletant, il se précipita dans la cour et vit tout de suite son
intéressant compagnon qui, lui, l’espace d’une minute, se retrouvait un peu
perdu. L’inconnu jaillit au bas de l’escalier qui menait à l’appartement de
Monsieur Goliadkine. Monsieur Goliadkine se jeta à sa poursuite. L’escalier
était obscur, humide et sale. A tous les paliers on avait amoncelé un chaos
de toutes sortes de bric-à-brac, de telle sorte qu’un étranger, un homme sans
expérience, se retrouvant dans cet escalier à une heure aussi noire, se serait
vu forcer d’y naviguer pendant une demi-heure, au risque de se casser les
jambes et en maudissant, avec cet escalier, ces amis qui auraient choisi un
logement aussi peu pratique. Mais le compagnon de Monsieur Goliadkine
avait l’air de connaître, il était comme chez lui ; il courait facilement, sans
encombre, avec une connaissance parfaite du terrain. Monsieur Goliadkine
le rattrapait presque entièrement ; deux fois, déjà, même, un pan du
manteau de l’inconnu lui avait cogné le nez. Son cœur se figeait. L’homme
mystérieux s’arrêta juste devant la porte de l’appartement de Monsieur
Goliadkine, frappa, et (ce qui, du reste, à un autre moment, aurait surpris
Monsieur Goliadkine) Pétrouchka, dont c’était comme s’il l’avait attendu et
ne s’était pas couché, lui ouvrit tout de suite la porte et suivit, une bougie à
la main, l’homme qui venait d’entrer. C’est hors de lui que le héros de notre
récit bondit dans son logis ; sans ôter ni son manteau ni son chapeau, il
traversa le petit couloir, et comme frappé par la foudre, il s’arrêta sur le
seuil de sa chambre. Tous les pressentiments de Monsieur Goliadkine
s’étaient entièrement réalisés. Tout ce qu’il craignait, tout ce qu’il
soupçonnait, s’était à présent accompli pour de vrai. Il ne respirait plus, sa
tête se mit à tourner. L’inconnu était assis devant lui, lui aussi avec son
manteau et son chapeau, sur son lit à lui, avec un petit sourire, et, plissant
un peu les yeux, il lui faisait un signe amical de la tête. Monsieur
Goliadkine voulut crier, il en fut incapable – protester, d’une façon ou d’une
autre, il n’en eut pas la force. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il
s’assit, comme évanoui d’horreur. Il y avait de quoi, du reste. Monsieur
Goliadkine avait complètement reconnu son ami de la nuit. Son ami de la
nuit, ce n’était autre que lui-même – Monsieur Goliadkine lui-même, un
autre Monsieur Goliadkine, mais exactement semblable à lui – en un mot ce
qui s’appelle un double de tous les points de vue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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CHAPITRE VI

Le lendemain, à huit heures précises, Monsieur Goliadkine reprit


conscience dans son lit. A la seconde, toutes les choses extraordinaires de la
veille et toute cette nuit invraisemblable, frénétique, avec ses aventures
presque impossibles, lui revinrent, d’un coup, soudain, avec tous leurs
effroyables détails, à l’imagination et à la mémoire. Cette haine, tellement
impitoyable, infernale, de ses ennemis, et surtout la dernière preuve de cette
haine, tout cela glaça le cœur de Monsieur Goliadkine. Mais, et en même
temps, tout cela était tellement étrange, incompréhensible, frénétique, cela
semblait tellement impossible que, de fait, il était difficile d’accorder foi à
toute cette affaire ; Monsieur Goliadkine était même prêt à admettre lui-
même que ce n’était qu’un délire irréel, un délabrement momentané de
l’imagination, un abrutissement de l’esprit, si, pour son bonheur, il n’avait
su, de par son amère expérience, à quelles frénésies la haine peut parfois
vous porter, à quel degré de rage elle peut mener un ennemi cherchant
vengeance pour son honneur ou pour son amour-propre. De plus, les
membres brisés de Monsieur Goliadkine, sa tête embrumée, son dos rompu
et son mauvais rhume témoignaient amplement et insistaient sur la
vraisemblance de sa promenade nocturne de la veille, et donc, aussi, d’un
peu tout ce qui lui était arrivé pendant cette promenade. Enfin, Monsieur
Goliadkine savait depuis fort longtemps qu’ils étaient, eux, là-bas, en train
de tramer quelque chose, qu’ils avaient, eux, quelqu’un d’autre. Et quoi ? A
y réfléchir mieux, Monsieur Goliadkine décida de garder le silence, de se
soumettre et de ne pas protester contre cette affaire – jusqu’au moment
venu. “Ils ont peut-être pensé juste m’effrayer un peu, et quand ils auront vu
que, moi, rien, je ne proteste pas, que j’accepte humblement, je supporte
avec humilité, eh bien, ils reculeront, ils reculeront d’eux-mêmes, et ils
seront les premiers à reculer.”
Voilà donc quelles pensées roulaient dans la tête de Monsieur Goliadkine
quand, s’étirant dans son lit et tentant de dégourdir ses membres brisés, il
attendait, cette fois, l’apparition coutumière de Pétrouchka dans sa
chambre. Il attendait déjà depuis un quart d’heure ; il entendait ce fainéant
de Pétrouchka s’activer avec le samovar derrière la cloison, et, pourtant, il
n’arrivait pas à se décider à l’appeler. Disons plus : cette fois, Monsieur
Goliadkine redoutait même un peu une confrontation avec Pétrouchka.
“Dieu sait, se disait-il, Dieu sait comment il regarde cette affaire,
maintenant, ce gredin. Il ne dit rien, il ne dit rien, mais, ses idées, il les a
dans la tête.” La porte grinça enfin et il vit paraître Pétrouchka apportant un
plateau. Monsieur Goliadkine lorgna timidement dans sa direction,
attendant avec impatience la suite des événements, attendant de voir s’il ne
dirait pas quelque chose sur la circonstance que nous savons. Mais
Pétrouchka ne dit rien, au contraire, il était comme plus silencieux, plus dur
et plus en colère que de coutume, il regardait toujours par en dessous ; en
général, on voyait qu’il était, pour telle ou telle raison, extrêmement
mécontent ; il ne regarda même pas une seule fois son maître, ce qui,
disons-le en passant, piqua un peu Monsieur Goliadkine ; il posa sur la table
tout ce qu’il avait apporté, tourna le dos et repartit derrière sa cloison sans
rien dire. “Il sait tout, il sait tout, le fainéant !” grognait Monsieur
Goliadkine, en se mettant à son thé. Pourtant, notre héros ne posa
absolument aucune question à son serviteur, même si, par la suite,
Pétrouchka réapparut plusieurs fois dans la chambre, à la recherche de telle
ou telle chose. Monsieur Goliadkine se trouvait dans une angoisse des plus
grandes. C’était aussi une horreur que de se rendre au département. Il y
avait un grand pressentiment que c’était là, précisément, que quelque chose
clochait. “Parce qu’on y va, se disait-il, et si on tombe sur quelque chose ?
Ce ne serait pas mieux d’avoir un peu de patience ? Ce ne serait pas mieux
d’attendre un peu maintenant ? Eux, ils sont là-bas – qu’ils fassent ce qu’ils
veulent ; moi, aujourd’hui, j’attendrais ici, je reprendrais mes forces, je me
remettrais, je réfléchirais mieux à toute cette affaire, et puis, après, je
trouverais une minute, et ce serait pour eux tous comme un orage dans le
ciel bleu, alors que, moi – frais comme l’œil.” Réfléchissant ainsi, Monsieur
Goliadkine fumait pipe sur pipe ; le temps volait ; il était déjà presque neuf
heures et demie. “Voilà, il est déjà neuf heures et demie, pensait Monsieur
Goliadkine, et c’est trop tard pour apparaître. En plus, je suis malade, bien
sûr que je suis malade, absolument malade ; qui donc ira dire le contraire ?
Qu’est-ce que ça me fait ! Et s’ils envoient vérifier, qu’ils envoient un
huissier ; moi, sérieusement, qu’est-ce que ça me fait ? Tiens, j’ai mal au
dos, je tousse, le nez qui coule ; et puis, enfin, je ne peux pas y aller, je ne
peux absolument pas y aller, avec un temps pareil ; je pourrais tomber
malade, et ensuite mourir, si ça se trouve ; la mortalité qu’il y a, surtout en
ce moment…” Voilà par quels arguments Monsieur Goliadkine parvint pour
finir à calmer entièrement sa conscience et se justifia par avance devant lui-
même de l’algarade qui l’attendait de la part d’Andréï Filippovitch pour
manquement au service. En général, dans tout ce genre de circonstances,
notre héros adorait se justifier à ses propres yeux par toutes sortes
d’arguments irréfutables et donc calmer ainsi entièrement sa conscience.
Ainsi donc, une fois sa conscience entièrement calmée, il se remit à sa pipe,
la bourra et à peine avait-il commencé de la fumer comme il se doit – il
bondit de son divan, rejeta sa pipe, se lava en deux temps trois
mouvements, se rasa, se peigna, enfila son uniforme et tout le reste, saisit
quelques papiers et fila vers le département.
C’est avec timidité que Monsieur Goliadkine entra dans sa section, dans
l’attente tremblante de quelque chose de très vilain – une attente, certes,
inconsciente, obscure, mais, en même temps, désagréable ; c’est avec
timidité qu’il s’assit à sa place réservée, auprès de son chef de bureau,
Anton Antonovitch Sétotchkine. Sans rien regarder du tout, sans se laisser
distraire par rien, il se plongea dans le contenu des papiers qui se trouvaient
devant lui. Il prit la décision et se fit la promesse d’éviter autant que
possible toute attitude de défi, tout ce qui pouvait le compromettre très fort,
comme : les questions immodestes, les plaisanteries de tel ou tel ou les
allusions indécentes au sujet des circonstances de la soirée de la veille ; il
décida même d’éviter des politesses habituelles avec ses collègues, c’est-à-
dire les questions sur la santé et autres. Mais, à l’évidence aussi, il n’était
pas possible de rester comme ça, non, pas possible. L’inquiétude et
l’ignorance de quelque chose qui le touchait de près le torturaient toujours
plus fort que ce qui le frappait de front. Et voilà pourquoi, malgré la
promesse qu’il s’était faite de n’entrer dans rien de ce qui aurait pu se faire,
et d’éviter tout ce qui pouvait se passer, Monsieur Goliadkine, de loin en
loin, en cachette, tout doux, tout doux, relevait la tête, et, sans se faire
remarquer, lançait des regards, vers la droite, vers la gauche, lorgnait les
visages de ses collègues et, rien qu’à ces visages, il essayait déjà de
conclure s’il y avait quelque chose de nouveau et de particulier, quelque
chose qu’on serait venu à lui cacher dans des buts peu louables. Il supposait
un lien nécessaire entre toute la circonstance de la veille et ce qui l’entourait
en ce moment. En fin de compte, dans son angoisse, il commença à vouloir
que, même, d’une façon ou d’une autre, les choses se résolvent le plus vite
possible, fût-ce par un malheur quelconque – tant pis ! Et là, quel tour le
destin joua-t-il à Monsieur Goliadkine : à peine avait-il eu ce désir que ses
doutes se résolurent soudain, et de la façon la plus étrange et la plus
inattendue.
Soudain, la porte de l’autre pièce grinça d’une voix douce et timide,
comme pour montrer que la personne qui entrait était tout à fait
insignifiante, et une silhouette, du reste parfaitement connue de Monsieur
Goliadkine, apparut timidement devant la table précise à laquelle se trouvait
notre héros. Notre héros ne releva pas la tête – non, il ne regarda cette
silhouette qu’une seconde, coup d’œil le plus bref, mais il la reconnut tout
de suite, il comprit tout, jusqu’aux moindres détails. Il fut consumé par la
honte et, sous le coup du malheur, il s’enfouit la tête dans la paperasse,
exactement comme l’autruche, poursuivie par un chasseur, cache la sienne
dans le sable brûlant. Le nouvel arrivant salua Andréï Filippovitch, ensuite
de quoi on entendit une voix bienveillante et officielle, celle que prennent
les chefs dans tous les bureaux de l’administration pour saluer de nouveaux
subordonnés. “Tenez, asseyez-vous là, prononça Andréï Filippovitch,
indiquant au petit nouveau la table d’Anton Antonovitch, ici, en face de
Monsieur Goliadkine – de l’ouvrage, nous vous en trouverons tout de
suite.” Andréï Filippovitch conclut en adressant au nouvel arrivant un bref
geste d’encouragement empreint de bienséance, ensuite de quoi il se
plongea tout de suite dans l’essence de différents papiers qui formaient
devant lui une véritable montagne.
Monsieur Goliadkine releva enfin les yeux et, s’il ne s’évanouit pas, ce
fut uniquement parce que, toute cette affaire, il l’avait entièrement
pressentie, il avait déjà été prévenu de tout cela, il avait deviné au fond de
l’âme qui était ce nouvel arrivant. Le premier mouvement de Monsieur
Goliadkine fut de très vite regarder autour de lui – voir s’il n’y avait pas de
murmures, si un quelconque humour de plumitif ne tombait pas sur ce
compte-là, si le visage de personne n’était saisi par la surprise, si personne,
enfin, sous l’effet de la panique, n’était tombé sous une table. Mais, à la
grande surprise de Monsieur Goliadkine, il ne vit sur personne rien de
semblable. La conduite de messieurs les collègues et camarades de travail
de Monsieur Goliadkine le sidéra. Cela semblait échapper à tout bon sens.
Monsieur Goliadkine fut même affolé par un silence pareil. C’est la réalité
qui parlait pour elle-même ; l’affaire était étrange, monstrueuse, frénétique.
Il y avait de quoi se remuer. Tout cela, évidemment, ne fit que filer comme
un éclair dans la tête de Monsieur Goliadkine. Lui-même, il était sur des
charbons ardents. Il y avait de quoi, du reste. Celui qui, à présent, était assis
en face de Monsieur Goliadkine était – l’horreur de Monsieur Goliadkine,
était – la honte de Monsieur Goliadkine, était – le cauchemar de l’autre nuit
de Monsieur Goliadkine, en un mot, était Monsieur Goliadkine lui-même –
mais pas ce Monsieur Goliadkine qui, en ce moment, était assis sur sa
chaise la bouche ouverte et la plume figée à la main ; pas celui qui
travaillait en qualité de second de son chef de bureau ; pas celui qui aimait
s’effacer et s’enfouir dans la foule ; pas celui, enfin, dont la démarche disait
clairement : “Ne me touchez pas, moi non plus je ne vous toucherai pas”,
ou bien : “Ne me touchez pas, moi, je ne vous ai pas touché”, non, c’était
un autre Monsieur Goliadkine, un autre absolument, mais, en même temps
un Monsieur Goliadkine qui ressemblait point par point au premier – la
même taille, la même conformation, habillé comme lui, la même calvitie –
en un mot, rien, absolument rien n’était oublié pour une ressemblance
complète, de telle sorte qu’à les prendre et à les mettre côte à côte,
personne, absolument personne n’aurait pu prendre sur lui de définir lequel,
au fond, était le vrai Goliadkine et lequel était le faux, lequel était le vieux,
et lequel le tout nouveau, lequel était l’original, et lequel la copie.
Notre héros, s’il est possible de faire une comparaison, se trouvait à ce
moment dans la situation d’un homme victime d’un farceur qui dirigerait
sur lui, pour s’amuser, et en cachette, un verre réfléchissant. “Qu’est-ce que
c’est, c’est un rêve, oui ou non ? se demandait-il, c’est la réalité ou c’est la
suite d’hier ? Mais comment ? mais de quel droit est-ce que tout ça se fait ?
qui a autorisé un fonctionnaire pareil, qui a donné un droit pour ça ? Je dors,
je rêve ?” Monsieur Goliadkine essaya de se pincer tout seul, il essaya
même, sans qu’on le remarque, de pincer quelqu’un d’autre… Non, ce
n’était pas un rêve, un point c’est tout. Monsieur Goliadkine sentit qu’il
suait à grosses gouttes, qu’il lui arrivait quelque chose d’invraisemblable et
d’encore jamais vu, et, en vertu de cela, pour couronner le tout, de
malséant, car Monsieur Goliadkine comprenait et ressentait tout le
désavantage qu’il y avait dans cette affaire ignominieuse à être le premier
exemple. Il commença même, enfin, à douter de son existence propre, et
même s’il était par avance prêt à tout et s’il voulait lui-même que ses doutes
se résolvent d’une façon ou d’une autre, l’essence même de la circonstance
était au moins digne de surprise. L’angoisse l’oppressait et le torturait. Par
instants, il perdait complètement et le sens et la mémoire. Quand il revenait
à lui après de tels instants, il remarquait qu’il menait la plume sur le papier
d’un geste machinal et inconscient. Se défiant de lui-même, il se mettait à
vérifier ce qu’il venait d’écrire – et ne comprenait rien. Finalement, l’autre
Monsieur Goliadkine, qui jusqu’alors était resté tranquille et respectueux, se
leva et disparut par la porte de la section voisine, pour une affaire
quelconque. Monsieur Goliadkine regarda autour de lui – rien, tout était
calme : on n’entendait que le grincement des plumes, le bruit des feuilles
qu’on tournait et les conversations, dans les recoins les plus éloignés du
siège d’Andréï Filippovitch. Monsieur Goliadkine lança un regard en
direction d’Anton Antonovitch et comme, selon toute vraisemblance,
l’apparence de notre héros correspondait à sa réalité et se trouvait en
harmonie avec tout le sens de l’affaire, et donc, d’une certaine façon, devait
être parfaitement remarquable, le brave Anton Antonovitch, posant la
plume, s’enquit de la santé de Monsieur Goliadkine avec une sorte de
sympathie hors du commun.
— Moi, Anton Antonovitch, Dieu soit loué… marmonna, en bafouillant,
Monsieur Goliadkine. – Je me sens parfaitement bien, Anton Antonovitch,
moi, non – rien, en ce moment, ajouta-t-il d’un air indécis, sans trop se fier
à Anton Antonovitch, le si souvent nommé.
— Ah ! il m’avait semblé que vous ne vous sentiez pas bien ; du reste,
c’est bien compréhensible, quoi d’étonnant ! En ce moment, en plus, ces
vents, néfastes. Vous savez…
— Oui, Anton Antonovitch, je sais qu’ils existent, ces vents néfastes…
Moi, Anton Antonovitch, ce n’est pas pour ça, poursuivait Monsieur
Goliadkine, scrutant fixement Anton Antonovitch, je ne sais même pas,
voyez-vous, Anton Antonovitch, c’est-à-dire, comment vous le dire, par
quel côté la prendre, cette affaire, Anton Antonovitch…
— Pardon ? Je vous… savez-vous… je vous avouerais, c’est comme si je
ne vous comprenais pas très bien ; vous… savez, expliquez-vous d’une
façon plus précise, de quel point de vue vous éprouvez une difficulté ici, dit
Anton Antonovitch, avec, lui-même, une certaine difficulté, et voyant que
Monsieur Goliadkine avait même cette fois les larmes aux yeux.
— Moi, vraiment… ici, Anton Antonovitch… je suis fonctionnaire ici,
Anton Antonovitch…
— Mais oui ! je ne saisis toujours pas.
— Je veux dire, Anton Antonovitch, qu’un nouveau fonctionnaire vient
d’entrer dans le service.
— Mais oui ; un homonyme à vous.
— Comment ? s’écria Monsieur Goliadkine.
— Je dis : votre homonyme ; lui aussi un Goliadkine. Ce ne serait pas
votre frère ?
— Non, Anton Antonovitch, je…
— Hum ! dites-moi, s’il vous plaît, moi, il me semblait que ce devait être
un parent proche. Vous savez, une telle ressemblance, pour ainsi dire, un air
de famille.
Monsieur Goliadkine resta pétrifié de stupeur, et, pendant un temps, il en
perdit l’usage de la parole. Traiter aussi légèrement une chose si
scandaleuse, si inouïe, une chose réellement rare en son genre, une chose
qui aurait sidéré l’observateur le plus indifférent, parler d’un air de famille
quand on voyait tout comme dans un miroir !
— Vous savez, ce que je vous conseillerais, Iakov Pétrovitch, poursuivait
Anton Antonovitch. Allez voir le docteur et demandez-lui conseil. Vous
savez, vous avez un air tout à fait mal portant. Vos yeux surtout… vous
savez, ils ont une expression tout à fait particulière.
— Non, Anton Antonovitch, je sens, bien sûr… c’est-à-dire, je veux
toujours vous demander, et pour ce fonctionnaire ?
— Quoi donc ?
— C’est-à-dire, vous n’avez pas remarqué, Anton Antonovitch, quelque
chose de spécial en lui… quelque chose de trop expressif ?
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire, je voulais dire, Anton Antonovitch, une ressemblance
saisissante avec quelqu’un, par exemple, c’est-à-dire avec moi, par
exemple. Vous venez de parler, Anton Antonovitch, d’un air de famille,
vous avez fait la remarque en passant… Vous savez, ça existe, comme ça,
parfois, des jumeaux, c’est-à-dire complètement comme deux gouttes d’eau,
au point qu’on ne peut même pas les distinguer. Voilà, c’est de ça, n’est-ce
pas, que je parle.
— Oui, dit Anton Antonovitch après un temps de réflexion et comme
sidéré lui-même pour la première fois par cette circonstance, oui ! c’est
juste. La ressemblance, de fait, est saisissante, et votre raisonnement est
sans erreur, si bien que, vraiment, on peut vous prendre l’un pour l’autre,
continuait-il, ouvrant les yeux de plus en plus. Et vous savez, Iakov
Pétrovitch, c’est même une ressemblance merveilleuse, fantastique, comme
on le dit parfois, c’est-à-dire absolument comme vous… Vous avez
remarqué, Iakov Pétrovitch ? Je voulais même vous demander des
explications, mais, je l’avoue, au début, je n’y ai pas prêté l’attention
requise. Un miracle, un vrai miracle ! Mais vous savez, Iakov Pétrovitch,
vous n’êtes pas originaire d’ici, n’est-ce pas, je disais ?
— Non.
— Lui non plus, il n’est pas d’ici. Peut-être que vous venez du même
endroit. Votre maman, j’oserais vous le demander, où est-ce qu’elle a passé
la majeure partie de sa vie ?
— Vous avez dit… vous avez dit, Anton Antonovitch, qu’il n’est pas
d’ici ?
— Eh non, il n’est pas d’ici. Mais c’est vrai, tout ça tient du miracle,
continuait le bavard Anton Antonovitch, pour lequel bavarder de tel ou tel
sujet était un vrai plaisir, réellement, il y a de quoi être intrigué ; et, vous
savez, c’est si fréquent, on passe devant lui, on le bouscule, on le pousse, on
ne le remarque pas. Du reste, ne soyez pas si troublé. Ça arrive. C’est, vous
savez – voilà ce que je peux vous raconter – la même chose qui est arrivé à
ma tantine, du côté maternel ; elle aussi, avant de mourir, elle se voyait en
double…
— Non, moi, pardonnez-moi de vous interrompre, Anton Antonovitch,
moi, Anton Antonovitch, je voudrais savoir comment il est, ce
fonctionnaire, c’est-à-dire sur quelle base il est ici.
— Mais à la place du défunt Sémione Ivanovitch, la place vacante ; il y a
eu une vacance, et on l’a remplacé. Parce que, c’est vrai, ce brave Sémione
Ivanovitch, n’est-ce pas, le défunt, il a laissé trois enfants, il paraît, tout
petits. Sa veuve est venue se jeter aux pieds de Son Excellence. Du reste, il
paraît qu’elle en cache : des sous, elle en a, mais elle les cache…
— Non, Anton Antonovitch, moi, je parle toujours de cette circonstance.
— Laquelle ? Ah, oui ! Qu’est-ce donc qui vous intéresse là-dedans ? Je
vous le dis : ne soyez pas si troublé. Tout ça c’est un peu temporaire. Et
quoi ? Vous, vous n’êtes pas concerné ; c’est le Seigneur Dieu qui l’a voulu,
c’est Sa volonté qui a été faite, et ce serait péché d’aller là-contre. On voit
là Sa grande sagesse. Vous, là-dedans, Iakov Pétrovitch, vous n’êtes
coupable de rien. Il y en a des miracles, de par le monde ! La mère nature
est généreuse ; vous, on ne vous demandera pas d’en répondre, ce n’est pas
à vous de répondre de ça. Parce que, tenez, par exemple, puisqu’on y est,
vous avez entendu parler, j’espère, comment, là, est-ce que ça s’appelle, les
frères siamois, ils ont le dos collé, ils vivent comme ça, ils mangent, et ils
dorment ensemble ; cet argent, il paraît, que ça leur fait.
— Permettez, Anton Antonovitch…
— Je vous comprends, je vous comprends ! Oui ! mais, et alors ? – rien
du tout ! Je vous le dis, pour autant que je puisse comprendre la situation, il
n’y a pas là de quoi se troubler. Et quoi ? un fonctionnaire comme un autre ;
il paraît qu’il connaît son métier. Il dit qu’il s’appelle Goliadkine ; il n’est
pas d’ici, il dit, conseiller titulaire. Il s’est expliqué en personne avec Son
Excellence.
— Oh, et alors ?
— Rien ; il paraît qu’il s’est expliqué pas mal, il a fourni des arguments
solides ; il a dit, tenez, n’est-ce pas, voili-voilà, Votre Excellence, je n’ai pas
de fortune, mais je désire servir, et surtout sous votre flatteuse direction…
bon, il a tout exprimé comme il fallait, n’est-ce pas, d’une façon très habile.
Un homme intelligent, je crois bien. Bon, vous pensez, il est venu avec une
recommandation ; sans recommandation, n’est-ce pas, rien à faire…
— Ah, et de qui donc ?… c’est-à-dire, je veux dire qui donc s’est mêlé à
cette affaire honteuse ?
— Oui. Une bonne recommandation, à ce qu’on dit ; Son Excellence, il
paraît, a bien ri avec Andréï Filippovitch.
— Il a ri avec Andréï Filippovitch ?
— Eh oui ; Son Excellence a juste fait un sourire et il a dit que, bon,
pourquoi pas, lui, de son côté, il n’avait rien contre, pourvu seulement qu’il
fasse son office…
— Bon, et quoi d’autre ? Vous me ranimez un petit peu, Anton
Antonovitch ; je vous en supplie – quoi d’autre ?
— Permettez, mais, encore une fois, je vous… Eh, oui ; bon, mais rien ;
une circonstance toute bête ; vous, je vous le dis, ne soyez pas si troublé, il
n’y a rien de bizarre là-dedans…
— Non. Moi, c’est-à-dire, je veux vous demander, Anton Antonovitch,
enfin, Son Excellence n’a rien ajouté d’autre… sur moi, par exemple ?
— C’est-à-dire, mais comment ! Mais si ! Non, mais, bon, rien ; vous
pouvez être parfaitement tranquille ! Vous savez, bon, bien sûr, on
comprend bien, une circonstance assez saisissante et, au début… mais,
tenez, moi, par exemple, au début, je n’ai presque pas remarqué. Je ne sais
pas, vraiment, je n’ai pas remarqué, jusqu’au moment où vous me l’avez
fait remarquer. Mais, du reste, vous pouvez être tout à fait tranquille. Son
Excellence n’a rien dit de spécial, absolument rien, ajouta ce cœur d’or
d’Anton Antonovitch, se levant de sa chaise.
— Eh bien, moi, Anton Antonovitch…
— Ah, excusez-moi. Je parle, comme ça, de bêtises, mais j’ai une affaire
grave, urgente. Il faut que j’y regarde.
— Anton Antonovitch ! fit la voix d’Andréï Filippovitch, appelant avec
une grande déférence, Son Excellence vous demande.
— J’arrive, j’arrive, Andréï Filippovitch, j’arrive tout de suite. – Et
Anton Antonovitch, saisissant une masse de papiers, se précipita d’abord
chez Andréï Filippovitch, puis dans le bureau de Son Excellence.
“Mais comment ça se fait ? se demandait Monsieur Goliadkine. Alors,
c’est ça le jeu que nous menons ! Alors, c’est ça, le vent qui souffle chez
nous… Ce n’est pas mal ; les choses, donc, alors, elles ont pris une tournure
mais des plus sympathiques, se disait notre héros qui se frottait les mains et
ne sentait plus sa chaise sous l’effet de la joie. Et donc, notre affaire, c’est
une affaire banale. Tout se termine, comme ça, par des riens, c’est par rien
que ça se résout. C’est vrai, personne et rien, et pas un geste, les bandits, ils
restent là, ils s’occupent de leurs affaires ; bravo, bravo ! moi, je l’aime
bien, le brave homme, je l’ai toujours aimé et je suis prêt au respect…
D’ailleurs, n’empêche aussi, quand on y pense, cet Anton Antonovitch,
n’est-ce pas… ça fait peur de se confier : les cheveux trop blancs, et puis
gâteux, à force. L’affaire la meilleure, du reste, et la plus énorme, c’est que
Son Excellence n’a rien dit, qu’il a laissé passer tout ça comme ça : ça, c’est
très bien ! j’approuve ! Seulement, de quoi est-ce qu’il vient se mêler,
Andréï Filippovitch, avec ses petits rires ? Lui, qu’est-ce que ça peut lui
faire ? Le vieux nœud coulant ! toujours sur ma route, toujours comme un
chat noir qui cherche à traverser devant vous, toujours en travers, et pour
vous faire du tort ; pour vous faire du tort, toujours, et en travers…”
Monsieur Goliadkine lança un nouveau regard autour de lui, et, de
nouveau, reprit un peu espoir. Il sentait bien, du reste, qu’il y avait une
pensée lointaine qui le troublait, une espèce de pensée pas bien. Il lui vint
même à l’esprit, d’une façon ou d’une autre, de se mêler aux fonctionnaires,
de courir prendre les devants, comme un lièvre, même (d’une façon ou
d’une autre à la sortie du bureau, ou bien en approchant, comme ça, soi-
disant pour le travail), dans la conversation, et de faire une allusion, comme
quoi, n’est-ce pas, messieurs, voili-voilà, c’est une ressemblance réellement
saisissante, une circonstance étrange, une comédie de bas étage – c’est-à-
dire de se moquer un peu lui-même de tout cela et de sonder, ainsi, la
profondeur du danger. “Parce que, le diable, c’est dans la mare qu’il veille”,
conclut mentalement notre héros. Du reste, Monsieur Goliadkine ne fit que
le penser ; il eut le temps de changer d’idée. Il comprit que c’était aller trop
loin. “Non, mais, ta nature, toi alors ! se dit-il à lui-même en se donnant une
petite pichenette sur le front. Tout de suite le grand jeu, et il est content !
une âme juste, tiens ! Non, le mieux, c’est qu’on supporte, toi et moi, Iakov
Pétrovitch, on attend un peu et on supporte !” Néanmoins, comme nous
l’avons déjà dit, Monsieur Goliadkine se ranima d’une pleine espérance,
comme s’il venait de ressusciter d’entre les morts. “Ce n’est rien, se disait-
il, c’est comme une tonne en moins sur la poitrine ! En voilà une, de
circonstance ! Or le coffret s’ouvrait tout simplement* ! Krylov, il avait
raison, il avait raison, Krylov… une tête, un génie, ce Krylov, et un grand
fabuliste ! Eh quoi, au fond, qu’il travaille, qu’il travaille ici tant que ça lui
chante, pourvu qu’il ne dérange personne et qu’il ne touche personne ; qu’il
travaille – je suis d’accord, j’approuve et je suis pour !”
Or les heures passaient, volaient, et quatre heures sonnèrent sans qu’on le
remarquât. La chancellerie fermait ; Andréï Filippovitch prit son chapeau,
et, comme de juste, tout le monde suivit son exemple. Monsieur Goliadkine
tarda un petit peu, le temps nécessaire, et, exprès, il sortit après tout le
monde, bon dernier, quand tous les autres se furent dispersés. Il sortit sur le
trottoir et se sentit comme au paradis, si bien qu’il ressentit même un désir
de faire un détour, et de se promener sur le Nevski. “C’est ça, le destin !
disait notre héros, un retournement inattendu de toute l’affaire. Et le temps
qui est splendide, le gel, comme ça, les traîneaux. Le gel, les Russes, ça leur
plaît bien, les Russes, ça, ça leur convient, le gel ! Moi, je les aime, les
Russes. La neige, la première poudreuse, comme dirait un chasseur ; tiens,
il ne manquerait plus qu’un lièvre sur la première poudreuse ! Eh ouais !
mais bon, rien !”
Ainsi s’exprimait l’enthousiasme de Monsieur Goliadkine, et, pourtant, il
y avait toujours quelque chose qui le chatouillait au fond de la tête, pas une
angoisse, non, mais, parfois, ça lui geignait tellement dans le cœur que
Monsieur Goliadkine ne savait pas comment se consoler. “Du reste,
attendons encore le jour, et, là, nous pourrons nous réjouir. Mais, du reste,
qu’est-ce que c’est que ça ? Bon, on va réfléchir, on va y regarder. Allez,
réfléchissons, mon jeune ami, allez, réfléchissons. Bon, un homme comme
toi, pareil, d’abord, un homme absolument pareil. Bon, et alors ? S’il existe,
cet homme-là, est-ce que c’est à moi de pleurer ? A moi ? – Moi, je n’y suis
pour rien ; moi, je siffle, un point c’est tout ! Tant qu’on y est, un point c’est
tout ! Qu’il y reste, au travail ! Bon, un miracle, et l’étrangeté, qu’ils disent,
eux, les frères siamois… Bon, mais, pour quoi faire, les siamois ?
supposons, c’est des jumeaux, mais il y a eu aussi des grands hommes,
parfois, qui avaient l’air toqués. On le sait même dans l’histoire que le
célèbre Souvorov, il chantait comme un coq… Bon, mais lui, tout ça, c’était
de la politique ; et les grands chefs de guerre… mais, bon, et alors, les chefs
de guerre ? Moi, je suis en moi-même, un point c’est tout, et je ne veux
connaître personne, et, dans mon innocence, je méprise l’ennemi. Pas un
intrigant, et j’en suis fier. Pur, sincère, probe, agréable, sans rancune…”
Soudain, Monsieur Goliadkine se tut, se figea et se mit à trembler comme
une feuille, il ferma même les yeux une seconde. Espérant, du reste, que
l’objet de sa peur n’était qu’une illusion, il finit par rouvrir les yeux et,
timidement, il lorgna vers la droite. Non, ce n’était pas une illusion !… Il
voyait trottiner près de lui son homme de ce matin, qui souriait, lui lançait
des regards, et, semblait-il, attendait l’occasion d’engager la conversation.
Cette conversation, du reste, ne commençait pas. Ils firent ainsi tous les
deux une cinquantaine de pas. Tous les efforts de Monsieur Goliadkine ne
tendaient que vers une chose, s’emmitoufler le plus chaudement possible,
s’enfouir dans le manteau et s’enfoncer le chapeau sur les yeux jusqu’à la
dernière limite. Pour aggraver le dépit, même le manteau et le chapeau de
son ami étaient exactement les mêmes, comme s’ils venaient d’être portés
par Monsieur Goliadkine.
— Monsieur, déclara enfin notre héros en essayant de parler presque en
chuchotant et sans regarder son ami, je crois que nos chemins divergent…
J’en suis même persuadé, dit-il après un court silence. Enfin, je suis
persuadé que vous m’avez même parfaitement compris, ajouta-t-il pour
conclure, d’une voix assez sévère.
— Je voudrais, prononça enfin l’ami de Monsieur Goliadkine, je
voudrais… vous m’excuserez, sans doute, généreusement… je ne sais à qui
m’adresser ici… mes circonstances – j’espère que vous pardonnerez mon
audace – il m’a même semblé que, mû par la compassion, ce matin, vous
éprouviez de la sympathie à mon égard. De mon côté, dès le premier regard,
je me suis senti poussé vers vous, je… – Là, Monsieur Goliadkine souhaita
mentalement à son nouveau collègue de s’enfoncer sous terre. – Si j’osais
espérer, Iakov Pétrovitch, que vous puissiez avoir la bienveillance de
m’entendre…
— Nous – nous, là – nous… allons plutôt chez moi, répondit Monsieur
Goliadkine, traversons plutôt le Nevski, nous serons mieux, vous et moi, là-
bas, et puis, par une petite ruelle… oui, prenons plutôt la petite ruelle.
— Fort bien. Ma foi, prenons la petite ruelle, dit modestement l’humble
compagnon de Monsieur Goliadkine, comme s’il laissait entendre, par le
ton de sa réponse, que, lui, ce n’était pas lui à comprendre, et que, dans sa
situation, il était tout prêt à se satisfaire d’une petite ruelle. Quant à
Monsieur Goliadkine, il ne comprenait absolument pas ce qui lui arrivait. Il
ne se croyait pas lui-même. Il n’était pas encore revenu de sa stupeur.

* Allusion à une fable célèbre d’Ivan Krylov, Le Coffret (1808).


CHAPITRE VII

C’est dans l’escalier qu’il reprit un peu conscience, au moment d’entrer


chez lui. “Ah, mais, quelle tête d’âne ! se gronda-t-il mentalement. Hein,
mais où est-ce que je l’emmène ? C’est moi-même qui me passe la corde au
cou. Que pensera donc Pétrouchka en nous voyant ensemble ? Qu’est-ce
que cette fripouille ira penser maintenant ? soupçonneux comme il est…”
Mais il était trop tard pour se repentir ; Monsieur Goliadkine frappa, la
porte s’ouvrit et Pétrouchka se mit en devoir de débarrasser son maître et
l’invité. Monsieur Goliadkine lança un regard, juste, comme ça, un coup
d’œil vers Pétrouchka, essayant de lire dans sa figure et de deviner ses
pensées. Mais, à son étonnement le plus profond, il vit que son serviteur ne
songeait nullement à s’étonner et même, au contraire, que c’était comme
s’il attendait quelque chose de ce genre. Bien sûr, même cette fois, il faisait
des yeux de loup, il vous lorgnait de biais, comme s’il s’apprêtait à vous
manger. “Ils n’auraient pas été ensorcelés, tous, aujourd’hui ? se demandait
notre héros, un démon qui leur est tombé dessus ! C’est clair, il a
absolument dû leur arriver quelque chose, à tous, aujourd’hui. Que le diable
m’emporte, mais quelle torture !” Et donc, pensant toujours, réfléchissant
ainsi, Monsieur Goliadkine introduisit son hôte dans sa chambre et le pria
humblement de s’asseoir. L’hôte, visiblement, était dans le plus grand des
troubles, il était pris de timidité, il suivait humblement le moindre geste de
son propriétaire, captait ses regards et, d’après eux, semblait-il, essayait de
lire ses pensées. Quelque chose d’humilié, d’écrasé, d’apeuré se lisait dans
ses gestes, si bien que, si l’on me permet cette comparaison, il ressemblait
un peu, à cette minute, à un homme qui, n’ayant pas d’habits à lui, a
emprunté ceux de quelqu’un d’autre : les manches remontent, la taille arrive
presque à la nuque, et, lui, soit il ne cesse de tirer sur son petit gilet
misérable, soit il essaie de tout prendre de biais et il s’esquive, soit il essaie
de se cacher quelque part, il tente d’attraper votre regard, il tend l’oreille,
savoir si les gens ne parlent pas des circonstances qu’il traverse, s’ils ne se
moquent pas de lui, s’ils ne le ridiculisent pas – et il rougit, cet homme-là,
et il se perd, cet homme-là, et l’amour-propre qui souffre… Monsieur
Goliadkine posa son chapeau sur le rebord de la fenêtre ; suite à un
mouvement hâtif, le chapeau dégringola par terre. L’invité, à la seconde, se
précipita pour le ramasser, l’épousseter, le reposer délicatement à sa place,
et mit le sien par terre, à côté de la chaise sur un coin de laquelle,
humblement, lui-même, il avait trouvé place. Cette petite circonstance
ouvrit un peu les yeux de Monsieur Goliadkine ; il comprit que le besoin
qu’il éprouvait était extrême, et c’est pourquoi il n’éprouva plus de gêne
pour savoir comment commencer avec son invité, en lui laissant, à lui, le
soin, comme cela devait être, de le faire. L’invité, de son côté, lui non plus,
ne commençait rien – honte ou timidité, ou déférence qui lui faisait attendre
que ce soit son hôte qui le fasse – nul ne le sait, c’était difficile à savoir. Sur
ces entrefaites, Pétrouchka fit son entrée, il fixa des yeux le côté le plus
opposé à celui où se trouvaient son maître et l’invité.
— Pour le repas, vous voudrez que j’en prenne deux portions ? demanda-
t-il d’une voix insouciante et un peu enrouée.
— Je, je ne sais pas… vous – oui, prends-en, vieux, deux portions.
Pétrouchka repartit. Monsieur Goliadkine lança un regard en direction de
son invité. L’invité avait rougi jusqu’aux oreilles. Monsieur Goliadkine était
un brave homme et c’est pourquoi, vu la bonté de son âme, il se bâtit
aussitôt une théorie : “Un pauvre homme, se disait-il, et puis, sa place, il ne
l’a que depuis un seul jour ; il a souffert, il faut croire ; si ça se trouve, le
seul bien qu’il a, c’est un habit correct, mais, lui-même, il n’a pas de quoi se
payer un repas. Hou, ce qu’il est écrasé ! Bon, ça ne fait rien ; en partie,
même, c’est mieux…”
— Veuillez me pardonner si je… commença Monsieur Goliadkine, du
reste, puis-je savoir votre nom ?
— Ia… Ia… Iakov Pétrovitch, chuchota presque son invité, comme s’il
avait honte et rougissait, comme s’il demandait pardon du fait que, lui
aussi, il s’appelait Iakov Pétrovitch.
— Iakov Pétrovitch ! répéta notre héros, incapable de dissimuler son
trouble.
— Oui, exactement, n’est-ce pas… Un homonyme à vous, répondit
l’humble invité de Monsieur Goliadkine, en essayant de sourire et de dire
quelque chose de plaisant. Mais, tout de suite, il se recula sur sa chaise,
prenant un air des plus sérieux, quoique, du reste, encore un peu troublé,
remarquant que son hôte, à ce moment-là, ne pensait pas trop à plaisanter.
— Vous… permettez-moi donc de vous demander, que me vaut
l’honneur ?…
— Connaissant votre générosité et vos vertus, l’interrompit très vite
l’invité, avec la même humilité, en se soulevant un peu de sa chaise, j’ai
pris sur moi de m’adresser à vous et de demander votre… amitié et votre
protection…, conclut son invité, qui avait visiblement du mal à trouver ses
phrases, et choisissait des mots aussi peu flatteurs et humiliants que
possible, pour ne pas compromettre par trop son amour-propre, mais pas
non plus trop téméraires, qui auraient eu une teinte d’égalité inconvenante.
Dans l’ensemble, on pouvait dire que l’invité de Monsieur Goliadkine se
conduisait comme un mendiant plein de noblesse, vêtu d’un frac rapiécé,
avec un passeport de noblesse dans la poche, qui n’avait pas encore
l’expérience adéquate pour tendre la main.
— Vous me troublez, répondit Monsieur Goliadkine, s’examinant lui-
même, ses murs et son invité, comment pourrais-je… c’est-à-dire, je veux
dire, de quel point de vue particulier pourrais-je vous servir en quoi que ce
soit ?
— J’ai ressenti, Iakov Pétrovitch, une attirance vers vous dès le premier
regard, et, ayez la générosité de me pardonner, j’ai mis en vous mon
espérance, j’ai osé mettre en vous mon espérance, Iakov Pétrovitch. Je… je
suis perdu ici, Iakov Pétrovitch, je suis pauvre, j’ai souffert ô combien,
Iakov Pétrovitch, et ici encore à nouveau. Apprenant qui vous étiez, avec
les vertus habituelles, innées, de votre âme si pure, et mon homonyme…
Monsieur Goliadkine fit la moue.
— Mon homonyme, et natif, qui plus est, des mêmes lieux que moi, j’ai
pris la décision de m’adresser à vous et de vous exposer toute la difficulté
de ma situation.
— Fort bien, fort bien ; vraiment, je ne sais que vous dire, répondit
Monsieur Goliadkine d’une voix troublée, tenez, mangeons, et, ensuite,
nous pourrons bavarder…
L’invité inclina la tête ; le repas fut servi. Pétrouchka mit la table – et
l’invité, en même temps que son hôte, entreprit de se rassasier. Le repas ne
dura pas longtemps ; les deux hommes étaient pressés – l’hôte parce qu’il
n’était pas dans son assiette normale, et qu’en plus il avait un peu honte que
le repas soit mauvais – il avait un peu honte aussi parce qu’il avait envie
que l’invité fasse un bon repas, et en partie parce qu’il voulait montrer qu’il
ne vivait pas dans la misère. De son côté, l’invité était en proie à un trouble
des plus grands, une confusion extrême. Ayant pris du pain une fois et ayant
mangé son morceau, il avait peur de tendre la main vers un deuxième, il
avait honte de prendre les morceaux les meilleurs et assurait à tout instant
qu’il n’avait pas du tout faim, que le repas était magnifique et que, lui, pour
sa part, il était parfaitement content, et que c’était là une chose qu’il
ressentirait jusqu’à la tombe. Quand le repas fut achevé, Monsieur
Goliadkine alluma une pipe, en proposa une autre, réservée aux visiteurs, à
l’invité – les deux hommes s’installèrent l’un en face de l’autre, et l’invité
se mit à raconter ses aventures.
Le récit de Monsieur Goliadkine-cadet dura bien trois-quatre heures.
L’histoire de ses aventures était fait, du reste, des circonstances les plus
creuses, les plus insignifiantes, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il s’agissait de
son service dans une administration judiciaire de province, de procureurs et
de présidents, de telles ou telles intrigues administratives, de l’âme
dépravée de l’un de ces ronds-de-cuir, du révizor, d’un changement inopiné
de direction, de la façon dont Monsieur Goliadkine-second avait souffert en
dépit d’une innocence totale ; de sa vieille tante, Pélaguéïa Sémionovna ; de
la façon dont, suite à différentes intrigues de ses ennemis, il avait perdu sa
place et s’était rendu à pied jusqu’à Pétersbourg ; dont il souffrait et vivait
dans la misère ici, à Pétersbourg ; dont, pendant longtemps, en vain, il avait
cherché une place, avait dépensé tout son argent, n’avait plus le sou, était
pour ainsi dire à la rue, ne mangeait que du pain noir qu’il arrosait avec ses
larmes, dormait par terre ; et dont, enfin, un brave homme s’était occupé de
son sort, l’avait recommandé et, généreusement, lui avait trouvé cette
nouvelle place. L’invité de Monsieur Goliadkine pleurait en racontant et
essuyait ses larmes avec un mouchoir à carreaux qui ressemblait fort à une
nappe. Il conclut en s’ouvrant complètement à Monsieur Goliadkine et
avoua que, pour l’instant, non seulement il n’avait nulle part où vivre et
s’installer un tant soit peu, mais qu’il n’avait pas de quoi se faire un
uniforme un peu présentable ; comme quoi, voilà, conclut-il, même pour les
chaussures, il était sec, et cet uniforme, là, c’était quelqu’un qui le lui avait
prêté, et pour peu de temps.
Monsieur Goliadkine était bouleversé, sincèrement touché. Du reste, et
même si cette histoire de son invité n’était qu’une histoire des plus creuses,
chaque mot de cette histoire tombait à présent sur son cœur comme, pour
ainsi dire, une manne céleste. Le fait est que Monsieur Goliadkine oubliait
ses derniers doutes, ouvrait son cœur à la liberté et à la joie, et, pour finir,
mentalement, se traitait lui-même d’imbécile. Tout était tellement naturel !
Et il y avait bien de quoi souffrir, battre un tocsin pareil ! Bon, certes, il y
avait une circonstance délicate – mais, là non, ce n’était pas un malheur :
cela ne pouvait pas souiller un homme, entacher son amour-propre et briser
sa carrière, quand cet homme-là n’était pas coupable, quand c’était la nature
elle-même qui s’en était mêlée. De plus, cet invité demandait protection, cet
invité pleurait, l’invité accusait le destin, il paraissait si simple, si dénué de
ruse et de méchanceté, si pauvre, si insignifiant, et, semblait-il, il était le
premier à avoir honte, à présent, quoique, peut-être, d’un autre point de vue,
de cette ressemblance étrange avec le visage de son hôte. Quant à sa
conduite, elle inspirait la plus grande confiance, il ne regardait qu’au plaisir
de son hôte, et le regard qu’il avait, c’était le regard d’un homme torturé par
des remords de conscience et qui se sent coupable devant autrui. La
conversation touchait-elle, par exemple, tel ou tel point discutable, l’invité
tombait toujours de l’avis de Monsieur Goliadkine. Mais si, par mégarde, il
se lançait dans un avis contraire à Monsieur Goliadkine, et remarquait qu’il
faisait fausse route, il corrigeait tout de suite son discours, s’expliquait et
donnait aussitôt à savoir que, tout cela, il le concevait exactement de la
même façon que son hôte, qu’il pensait comme lui, et posait sur tout cela
exactement le même regard que lui. Bref, l’invité faisait absolument tous
ses efforts pour “toucher” Monsieur Goliadkine, si bien que Monsieur
Goliadkine finit par conclure que son invité devait être un homme aimable
de tous les points de vue. Sur ces entrefaites, on servit le thé ; il était déjà
huit heures passées. Monsieur Goliadkine se sentait d’une humeur radieuse,
il s’égaya, se laissa aller, se débrida et se lança peu à peu dans une
conversation des plus vives et des plus passionnantes avec son invité.
Monsieur Goliadkine, sous le coup de la joie, aimait parfois raconter des
choses intéressantes. Cette fois aussi : il raconta plein de choses à son invité
sur la capitale, ses distractions et ses beautés, le théâtre, les clubs, un
tableau de Brioullov* ; sur la façon dont deux Anglais étaient venus exprès
d’Angleterre à Pétersbourg pour voir la grille du Jardin d’été, et qu’ils
étaient repartis tout de suite ; sur le travail, sur Olsoufi Ivanovitch et sur
Andréï Filippovitch ; sur le fait que la Russie marchait d’heure en heure
vers la perfection et que c’était là que
Fleurissent les sciences du langage ;
sur la petite histoire lue récemment dans L’Abeille du Nord**, et comme
quoi il y avait en Inde un serpent boa d’une force extraordinaire ; enfin, sur
le baron Brambéus***, etc., etc. Bref, Monsieur Goliadkine était pleinement
content, d’abord parce qu’il était entièrement tranquille ; ensuite, parce que
non seulement il n’avait pas peur de ses ennemis, mais il était même prêt, à
présent, à les défier tous pour le combat décisif ; et enfin parce que c’était
lui-même, en sa personne, qui se montrait un protecteur, et, enfin, faisait
une bonne action. Il reconnaissait, du reste, dans son âme, qu’il n’était pas
encore tout à fait heureux en cette minute, qu’il y avait quand même un
vermisseau en lui, le plus petit, du reste, et que, même à présent, ce
vermisseau, il lui rongeait le cœur. Il était torturé plus qu’on ne peut dire
par le souvenir de la veille, chez Olsoufi Ivanovitch. Il aurait donné cher à
présent, s’il avait pu effacer telle ou telle chose de ce qu’il y avait eu la
veille. “Du reste, mais ce n’est rien !” conclut notre héros, et il décida
fermement de se conduire bien dorénavant, et de ne plus tomber dans des
faux pas pareils. Comme, à présent, Monsieur Goliadkine s’était
complètement lancé et qu’il était devenu soudain presque entièrement
heureux, il lui vint même en tête de profiter un peu de la vie. Du rhum fut
servi par Pétrouchka, et l’on en fit du punch. L’hôte et son invité vidèrent
jusqu’à deux verres. L’invité s’avéra encore plus aimable qu’auparavant et,
de son côté, il montra plus d’une preuve de sa sincérité et de son caractère
heureux, il entrait pleinement dans les plaisirs de Monsieur Goliadkine,
semblait-il, n’avait pour joie que sa seule joie à lui et le regardait comme
son bienfaiteur unique et véritable. Prenant une plume et une feuille de
papier, il demanda à Monsieur Goliadkine de ne pas regarder ce qu’il
s’apprêtait à écrire, et, ensuite, après avoir fini, il montra lui-même à l’hôte
ce qu’il venait d’écrire. Il s’avéra que c’était un quatrain écrit assez
sensiblement, du reste avec un style et une écriture splendides et c’était,
visiblement, une œuvre personnelle de l’aimable invité. Les vers étaient les
suivants :
S’il se peut que tu m’oublies,
Moi, je ne t’oublierai pas –
Tout arrive dans la vie
Toi non plus, ne m’oublie pas !

Ce fut les larmes aux yeux que Monsieur Goliadkine étreignit son invité,
et, finissant par s’émotionner tout à fait, il confia à son invité quelques-uns
de ses secrets les plus intimes, ce que faisant, il insista beaucoup sur Andréï
Filippovitch et Klara Olsoufievna. “Bon, mais on sera ensemble, toi et moi,
Iakov Pétrovitch, disait notre héros à son invité, toi et moi, Iakov
Pétrovitch, on va vivre comme le poison et l’eau, comme des frères ; nous
autres, mon vieux frère, on va ruser, on va ruser ensemble ; de notre côté,
on va mener l’intrigue, histoire de les démolir… on les démolira, avec
l’intrigue, eux. Mais, eux, toi, ne leur fais jamais confiance. Parce que je te
connais, Iakov Pétrovitch, et je le comprends, ton caractère ; toi, tu serais
capable de tout raconter, avec ton cœur pur ! Toi, vieux frère, méfie-toi
d’eux, tous tant qu’ils sont.” L’invité était pleinement d’accord, il remerciait
Monsieur Goliadkine et, lui aussi, il finit par verser quelques larmes. “Tu
sais, Iacha, continuait Monsieur Goliadkine, d’une voix tremblante, tout
alanguie, toi, Iacha, installe-toi chez moi pour un temps, ou installe-toi pour
toujours. On sera ensemble. C’est vrai, quoi, vieux, hein ? Ne t’en fais pas,
ne proteste pas si, entre nous, maintenant, il y a une circonstance comme
ça ; c’est un péché, vieux frère, de murmurer ; c’est la nature ! Parce que la
mère nature est généreuse, voilà, vieux frère Iacha ! Je t’aime, je t’aime
fraternellement, je te dis. Non, toi et moi, Iacha, on va ruser, et, de notre
côté, on va creuser des chausse-trapes, et on leur mouchera le nez.” Le
punch en arriva au troisième puis au quatrième verre pour chaque frère, et
c’est alors que Monsieur Goliadkine se mit à éprouver deux sensations : la
première, c’était qu’il était extraordinairement heureux, et l’autre – c’est
qu’il n’arrivait plus à tenir sur ses jambes. L’invité, cela va de soi, fut prié
de rester dormir. On fit un lit, tant bien que mal, avec deux rangs de chaises
mises côte à côte. Monsieur Goliadkine-cadet déclara que, sous un toit ami,
le sommeil était doux même sur un plancher nu, que, de son côté, il pouvait
s’endormir n’importe où, avec humilité et reconnaissance ; qu’à présent il
se trouvait au paradis et que, finalement, il avait supporté dans sa vie
beaucoup de malheurs et de peines, il avait tout vu, tout traversé et – qui
pouvait connaître l’avenir ? – peut-être qu’il en verrait encore. Monsieur
Goliadkine-aîné protesta contre cela et se mit à démontrer qu’il fallait
mettre tout son espoir en Dieu. L’invité tomba parfaitement d’accord du fait
que, c’était l’évidence, il n’y avait personne de mieux que Dieu. Là,
Monsieur Goliadkine-aîné remarqua que les Turcs avaient, d’un certain
point de vue, raison, quand ils invoquaient, jusque dans leur sommeil, le
nom de Dieu. Ensuite, montrant un désaccord, du reste, avec certains
savants sur certaines calomnies portées contre le prophète des Turcs
Mahomet, et en le reconnaissant, dans un certain sens, comme un grand
politique, Monsieur Goliadkine passa à une description tout à fait
intéressante d’une boutique de barbier algérois, qu’il avait lue récemment
dans un livre (section “mélanges”). L’hôte et son invité rirent beaucoup de
la simplicité des Turcs ; du reste, ils ne pouvaient ne pas s’étonner devant
leur fanatisme excité par l’opium… L’invité entreprit enfin de se
déshabiller, tandis que Monsieur Goliadkine se retirait derrière la cloison,
partie par bonté d’âme, comme quoi, voilà, n’est-ce pas, il n’avait pas
même une chemise convenable, et pour ne pas faire honte à un homme qui
avait déjà assez souffert, et partie aussi pour s’assurer autant que possible
de Pétrouchka, le mettre à l’épreuve, l’égayer, si possible, le choyer un peu,
pour que, cette fois, tout le monde soit heureux et que personne n’ait une
dent contre les autres. Il faut remarquer que Pétrouchka continuait toujours
de troubler un peu Monsieur Goliadkine.
— Toi, Piotr, tu peux te coucher maintenant, dit timidement Monsieur
Goliadkine, entrant dans le cagibi de son serviteur, toi, maintenant, va te
coucher, et, demain, à huit heures, tu me réveilles. Tu comprends,
Pétroucha ?
Monsieur Goliadkine disait cela d’une voix incroyablement douce et
tendre. Mais Pétrouchka se taisait. A ce moment-là, il s’activait autour de
son lit, si bien qu’il ne se retourna même pas vers son maître, ce qu’il aurait
dû faire, du reste, déjà par simple respect.
— Piotr, tu m’as bien entendu ? reprenait Monsieur Goliadkine.
Maintenant, là, tu peux aller te coucher, et demain, Pétroucha, réveille-moi
à huit heures ; tu comprends ?
— Mais oui, je me souviens, enfin, quoi ! grogna Pétrouchka dans sa
barbe.
— Bon, voilà, Pétroucha ; je dis ça juste comme ça, pour que, toi aussi,
tu sois tranquille et heureux. Nous sommes tous heureux maintenant, alors,
toi aussi, sois tranquille et heureux. Et maintenant, je te souhaite une bonne
nuit. Dors bien, Pétroucha, dors bien ; nous tous, nous devons travailler…
Non, vieux frère, tu sais, ne va pas penser je ne sais quoi…
Monsieur Goliadkine commença, et s’arrêta. “Ça ne fera pas trop, se dit-
il, je n’ai pas exagéré ? Toujours pareil ; il faut toujours que j’en fasse trop.”
Notre héros sortit de chez Pétrouchka très mécontent de soi. De plus, la
grossièreté et la raideur de Pétrouchka l’avaient un peu vexé. “On flatte une
fripouille, son maître qui fait un honneur à une fripouille, et, lui, il ne le sent
pas, se dit Monsieur Goliadkine. Du reste, quel sale instinct elle a, toute
cette race !” Tanguant un peu, il retourna dans sa chambre et, voyant que
son invité avait fini de se coucher, il s’assit une minute sur le lit, à son
chevet. “N’empêche, avoue, Iacha, commença-t-il en chuchotant et en
dodelinant de la tête, c’est toi, crapule, non, qui es coupable devant moi ?
c’est toi, mon homonyme, quoi…”, poursuivait-il, jouant d’un ton assez
familier avec son invité. Au bout du compte, Monsieur Goliadkine le quitta
amicalement, et partit se coucher. L’invité, entre-temps, s’était mis à ronfler.
Monsieur Goliadkine, à son tour, entreprit de se coucher, et, pendant ce
temps, en rigolant, il se chuchotait : “Mais t’es soûl, aujourd’hui, mon
pigeon, Iakov Pétrovitch, espèce de canaille, espèce de Goliadkine, le bien
nommé !! Hein, qu’est-ce qui te rend heureux ? Demain, tu vas pleurer,
espèce de pleurnicheur : qu’est-ce que je peux faire avec toi !” Là, une
sensation assez étrange se répandit dans tout l’être de Monsieur Goliadkine,
quelque chose qui ressemblait à un doute, ou à du remords. “Je me suis
lâché la bride, se disait-il, et, maintenant, tout ce bruit dans la tête, et je suis
soûl ; et je n’ai pas su me retenir, espèce d’imbécile ! ces tonnes de bêtises
que je suis allé raconter, et je voulais encore ruser, canaille. Bien sûr, le
pardon et l’oubli des offenses, c’est la première des vertus, mais quand
même, c’est moche ! voilà !” Là, Monsieur Goliadkine se redressa, prit une
bougie, et, sur la pointe des pieds, il alla regarder son invité endormi. Il
demeura longtemps à le regarder, plongé dans une songerie profonde. “Un
tableau déplaisant ! un pamphlet, un pur pamphlet, et voilà tout !”
Monsieur Goliadkine finit par se coucher pour de bon. Dans sa tête, ça
grondait, ça craquait, ça sonnait. Il sombra dans l’oubli, mais un oubli… il
essaya de penser à quelque chose, de se souvenir de quelque chose de très
intéressant, de résoudre une chose tout à fait importante, une affaire des
plus graves – mais il ne pouvait pas. Le songe s’abattit sur sa tête
malheureuse, et il s’endormit comme le font généralement les gens qui,
soudain, sans y être habitués, ont pris cinq verres de punch dans une soirée
entre amis.

* Le peintre russe le plus célèbre, sans doute, de la première moitié du XIXe siècle. Son tableau le
plus fameux, Le Dernier Jour de Pompéi (1833), fut à l’origine d’une grande polémique.
** Revue littéraire à tendance populiste, très conservatrice, et largement diffusée à l’époque.
*** Pseudonyme du journaliste Ossip Senkovski (1800-1858), rédacteur et éditeur d’une revue très
populaire, La Bibliothèque pour la lecture.
CHAPITRE VIII

Comme d’habitude, le lendemain, Monsieur Goliadkine se réveilla à huit


heures ; il se réveilla donc, se souvint sur-le-champ de toutes les aventures
de la veille – il s’en souvint et fit la moue. “Eh, mais quel imbécile j’ai fait,
hier ! se dit-il, se dressant dans son lit et regardant le lit de son hôte.” Mais
quelle ne fut pas sa surprise quand il vit que, non seulement cet hôte, mais
le lit dans lequel l’hôte avait dormi, avaient disparu de la chambre !
“Qu’est-ce que c’est que ça ? – faillit presque crier Monsieur Goliadkine –
qu’est-ce donc qui est arrivé ? C’est quoi, maintenant, cette nouvelle
circonstance ?” Tandis que Monsieur Goliadkine, stupéfait, bouche bée,
regardait la place vide, la porte grinça et Pétrouchka entra avec le thé. “Où
il est ? où il est ?” murmura, d’une voix à peine audible, notre héros,
indiquant du doigt l’endroit qui, la veille, avait été réservé à l’hôte.
Pétrouchka commença par ne rien répondre, il ne regarda même pas en
direction de son maître, il tourna les yeux vers la droite, de telle sorte que
Monsieur Goliadkine fut obligé de regarder vers le coin droit. Du reste,
après un certain silence, Pétrouchka, d’une voix enrouée et grossière,
répondit que “son maître n’était pas là”.
— Imbécile ; mais c’est moi, ton maître, Pétrouchka, murmura Monsieur
Goliadkine, d’une voix hoquetante, les yeux écarquillés sur son serviteur.
Pétrouchka ne répondit rien, mais il lança vers Monsieur Goliadkine un
regard tel que ce dernier en rougit jusqu’aux oreilles – on sentait dans ce
regard une espèce de reproche humiliant, qui ressemblait à de l’injure pure
et simple. Monsieur Goliadkine en resta même les bras ballants, comme on
dit. Finalement, Pétrouchka répondit que l’autre était déjà parti depuis une
heure et demie et n’avait pas voulu attendre. Bien sûr, la réponse était
crédible et vraisemblable ; on voyait que Pétrouchka ne mentait pas, que
son regard humiliant et que cette formule, l’autre, qu’il avait utilisée,
n’étaient que la suite de la détestable circonstance que nous savons ; mais,
tout de même, il comprenait, encore que d’une façon trouble, qu’il y avait là
quelque chose qui n’allait pas, et que le destin lui préparait encore un autre
petit cadeau, pas tout à fait plaisant. “C’est bien, nous verrons, se disait-il
en lui-même, nous verrons, en temps et en heure nous débrouillerons tout
ça… Ah, mais, Seigneur mon Dieu ! – gémit-il en conclusion, d’une voix
cette fois toute différente – et pourquoi donc est-ce que je l’ai invité, à
quelle fin est-ce que j’ai fait tout ça ? parce que, vraiment, c’est moi qui me
passe leur corde au cou, leur corde de bandits, c’est moi-même qui la tresse,
la corde. Ah, ma tête, hein, ma tête ! et pas moyen, hein, de t’empêcher de
faire des bêtises, comme un gamin quelconque, un quelconque rond-de-cuir,
une saleté, quelconque, de sans-grade, une lavette, une serpillière pourrie,
potinière, va, bonne femme !… Jésus-Marie ! Et ce poème, le pendard, qu’il
m’a écrit, et il m’a fait des déclarations d’amour ! Non mais, comment,
quoi… Comment le mettre à la porte le plus décemment possible, ce
pendard, s’il revient encore ? Evidemment, il y en a plein, de moyens, de
procédés… Voilà, n’est-ce pas, vu mon faible salaire… Ou lui faire peur,
enfin, je ne sais pas, comme quoi, n’est-ce pas, étant donné et ci, et ça, je
me vois obligé de m’expliquer… n’est-ce pas, le toit et le service, on le
paye moitié-moitié, et ça se règle d’avance. Hum ! Non, que le diable
m’emporte, non ! Ça va me souiller. Ce n’est pas tout à fait délicat ! Ou
alors, peut-être, faire ça comme ça : s’arranger, mettre ça dans la tête de
Pétrouchka, que Pétrouchka, d’une façon ou d’une autre, il lui fasse une
saleté, qu’il se montre négligent, je ne sais pas, ou grossier, et le mettre
dehors comme ça ? Les virer tous, comme ça, ensemble… Non, que le
diable me prenne, non ! C’est dangereux, et puis, encore, ça dépend de quel
point de vue on regarde – non, quand même, ce n’est pas bien ! Ce n’est pas
bien du tout ! Bon, et s’il ne revenait pas ? ça, ça ne sera pas bien ? la gaffe
que j’ai faite avec lui, hier !… Ah, ce n’est pas bien, ce n’est pas bien ! Ah
là là, notre affaire, ce qu’elle est mal en point ! Ah, mais quelle tête je suis,
malédiction dessus, tiens ! Pas moyen, jamais, de te mettre quoi que ce soit
dans le crâne, de te faire entrer un argument ! Bon, et s’il revient et qu’il
refuse ? Et puis, oui, pourvu ça, qu’il revienne ! Je serais très content s’il
pouvait venir ; je donnerais cher, s’il pouvait venir…” Voilà ce que se disait
Monsieur Goliadkine, avalant son thé et lançant à chaque instant des
regards vers sa pendule. “Il est neuf heures moins le quart, maintenant ; il
serait déjà temps qu’il revienne. Mais il va se passer quelque chose ; qu’est-
ce qui va se passer ? J’aimerais bien savoir ce qui se cache vraiment de
particulier comme ça – le but, n’est-ce pas, la direction, ou toutes les sortes,
n’est-ce pas, d’embrouillaminis. Ce serait bien de savoir ce qu’ils
recherchent vraiment, tous ces gens-là, et ce que ce sera, leur premier
pas…” Monsieur Goliadkine, incapable d’attendre plus longtemps,
abandonna sa pipe inachevée, s’habilla et se rendit au bureau, cherchant à
voiler, autant que possible, le danger, et s’assurer de tout par lui-même. Or,
le danger, il existait : cela, il le savait parfaitement, que le danger existait.
“Bon, et c’est qu’on va… la débrouiller”, disait Monsieur Goliadkine, ôtant
son manteau et ses caoutchoucs dans le vestibule, “toutes ces affaires, là, on
va les disséquer”. S’étant ainsi résolu à agir, notre héros se reprit en main,
afficha un air officiel et bienséant, et il voulait juste passer dans la pièce
suivante quand, soudain, juste à la porte, il tomba sur sa relation de la
veille, son bon ami et camarade. Monsieur Goliadkine-cadet, semblait-il, ne
remarquait pas Monsieur Goliadkine-aîné, quoiqu’il se trouvât presque nez
à nez avec lui. Monsieur Goliadkine-cadet était, semble-t-il, occupé, il
courait Dieu sait où, il haletait ; il avait un air tellement officiel, tellement
professionnel, que, semblait-il, chacun pouvait lire directement sur son
visage : “chargé de mission spéciale”…
— Ah, c’est vous, Iakov Pétrovitch ! dit notre héros, saisissant le bras de
son hôte de la veille.
— Plus tard, plus tard, pardonnez-moi, vous me raconterez plus tard,
s’écria Monsieur Goliadkine-cadet, se précipitant droit devant lui.
— Pourtant, permettez ; je crois que vous vouliez, Iakov Pétrovitch,
n’est-ce pas…
— Pardon ? Expliquez-vous vite. – Là, l’hôte de la veille de Monsieur
Goliadkine s’arrêta comme forcé, et malgré lui, et se plaça l’oreille juste
contre le nez de Monsieur Goliadkine.
— Je vous dirai, Iakov Pétrovitch, que je m’étonne du procédé… d’un
procédé auquel, vraiment, je ne pouvais pas m’attendre.
— Il y a une forme pour tout, monsieur. Présentez-vous au secrétaire de
Son Excellence et faites votre rapport comme il se doit à Monsieur le chef
de bureau. Vous avez une requête ?…
— Vous, je ne sais pas, Iakov Pétrovitch ! vous me stupéfiez, tout
simplement, Iakov Pétrovitch ! visiblement, vous ne me reconnaissez pas,
ou bien vous plaisantez, vu cette gaieté innée qui est la vôtre.
— Ah, c’est vous ! dit Monsieur Goliadkine-cadet, comme si c’était
seulement maintenant qu’il venait de reconnaître Monsieur Goliadkine-
aîné, alors c’est vous ? Alors, vous avez bien dormi ? – Là, Monsieur
Goliadkine-cadet, avec un léger sourire – un sourire officiel et formel, mais
pas du tout comme il aurait dû (parce que, n’est-ce pas, dans ce cas-là, il
aurait dû exprimer sa reconnaissance envers Monsieur Goliadkine-aîné), et
donc, avec un sourire officiel et formel, ajouta que, de son côté, il était très
heureux que Monsieur Goliadkine eût bien dormi ; ensuite, il se pencha un
peu, piétina un petit peu, regarda à droite, à gauche, puis baissa les yeux à
terre, lorgna vers la porte latérale et, chuchotant à la hâte qu’il avait une
mission spéciale, fila dans la pièce voisine. Ni vu ni connu.
— Ah bah ça alors !… chuchota notre héros, pétrifié une seconde. Ah
bah ça alors ! Alors, voilà, c’est ça la circonstance qu’il y a ici !… Là,
Monsieur Goliadkine sentit qu’il était, il ne savait pourquoi, traversé de
frissons dans le corps. – Du reste, poursuivait-il en lui-même, traînant des
pieds vers son bureau – du reste, ça fait longtemps que j’en parle, de cette
circonstance ; je le pressentais depuis longtemps, qu’il avait une mission
spéciale – hier, justement, je disais ça, que, c’était sûr, cet homme-là, il était
là sur mission spéciale de je ne sais qui…
— Vous avez fini, Iakov Pétrovitch, votre papier d’hier ? demanda à
Monsieur Goliadkine Anton Antonovitch Sétotchkine, lequel venait de
s’asseoir à côté de lui. – Vous l’avez ici ?
— Je l’ai, chuchota Monsieur Goliadkine, lançant sur son chef de bureau
un regard quelque peu égaré.
— Ah bon. Si je le dis, c’est qu’Andréï Filippovitch l’a déjà demandé
deux fois. Si Son Excellence allait le demander à son tour…
— Non, il est fini…
— Bon, c’est bien.
— Je crois, Anton Antonovitch, que j’ai toujours accompli mon devoir
comme il faut, et que j’assure avec zèle les missions que me confient mes
supérieurs, oui, j’y travaille avec zèle.
— Soit. Et que voulez-vous dire par là ?
— Moi, rien, Anton Antonovitch. Ce que je veux seulement expliquer,
Anton Antonovitch, c’est que je… c’est-à-dire, je voulais exprimer que,
parfois, la malveillance et la jalousie n’ont d’égards pour personne, quand
elles cherchent leur détestable pain de tous les jours…
— Excusez-moi, je ne vous comprends pas très bien. C’est-à-dire à
quelle personne faites-vous allusion en ce moment ?
— C’est-à-dire, je voulais seulement dire, Anton Antonovitch, que
j’emprunte un chemin qui va tout droit, et que je méprise les chemins de
traverse, que je ne suis pas un intrigant et que, s’il m’est seulement autorisé
de m’exprimer, c’est là une chose dont j’ai le droit d’être tout à fait fier…
— Oui. Tout cela est bel et bon, et, à ce que je puis en comprendre, je
rends tout à fait justice à votre raisonnement ; mais permettez-moi à mon
tour, Iakov Pétrovitch, de vous faire remarquer que, dans la bonne société,
les attaques personnelles ne sont pas pleinement admissibles ; derrière le
dos, par exemple, je puis le supporter – parce que, derrière le dos, qui donc
n’est pas soumis à la critique ! mais, en face, c’est comme vous voulez,
mon bon monsieur, moi, par exemple, je ne permettrai pas qu’on me
manque de respect. Moi, mon bon monsieur, mes cheveux ont blanchi au
service de l’Etat, et, au déclin de mes jours, je ne permettrai pas qu’on me
manque de respect…
— Mais non, Anton Antonovitch, je, vous, voyez-vous, Anton
Antonovitch, je crois, Anton Antonovitch, que vous ne m’avez pas tout à
fait compris. Et moi, je vous jure, Anton Antonovitch, de mon côté, je ne
peux considérer que comme un honneur…
— Et moi aussi, je vous demande pardon. Je suis de l’école ancienne.
Que je me mette à la vôtre, à la nouvelle, c’est trop tard. Ma façon de
penser, jusqu’à présent, elle m’a suffi au service de l’Etat. Comme vous
n’êtes pas vous-même, mon bon monsieur, sans le savoir, j’ai une médaille
pour vingt ans de service irréprochable…
— Je le sens, Anton Antonovitch, en ce qui me concerne, je le sens
parfaitement de mon côté. Mais ce n’était pas de cela, c’était du masque que
je parlais, Anton Antonovitch…
— Du masque ?
— C’est-à-dire, encore une fois, vous… je crains que, là encore, vous ne
preniez dans l’autre sens la signification, c’est-à-dire la signification de mes
paroles, comme vous le dites vous-même, Anton Antonovitch. Je développe
juste le thème, c’est-à-dire, je fais passer l’idée, Anton Antonovitch,
comme quoi les gens qui portent un masque sont à présent loin d’être très
rares, et, à présent, sous le masque, il est difficile de reconnaître les gens…
— Non, là, vous savez, ce n’est pas si difficile que ça. Parfois, n’est-ce
pas, c’est assez facile, parfois, il n’y a pas besoin d’aller bien loin.
— Non, vous savez, n’est-ce pas, Anton Antonovitch, ce que je dis, ce
que je me dis en moi-même, c’est que, moi, par exemple, je mets un
masque seulement quand la nécessité s’impose, c’est-à-dire uniquement
pour le carnaval ou bien les réunions joyeuses, en parlant au sens propre,
mais je ne me masque pas devant les gens au quotidien, parlant dans un
autre sens, plus caché. Voilà ce que je voulais dire, Anton Antonovitch.
— Soit, mais, pour l’instant, nous laisserons tout cela ; et puis, je n’ai pas
le temps, dit Anton Antonovitch, se levant de sa place et ramassant
quelques papiers pour faire son rapport à Son Excellence. Quant à votre
affaire, je suppose qu’elle ne tardera pas à s’éclaircir. Et vous verrez vous-
même qui vous devez accuser et à qui vous devez en vouloir, et ensuite, je
vous demanderai très humblement de me dispenser de toute explication ou
conversation privée ultérieures, lesquelles nuisent au service…
— Mais non, Anton Antonovitch, commença un Monsieur Goliadkine
qui avait légèrement pâli tandis qu’Anton Antonovitch continuait de
s’éloigner, non, Anton Antonovitch, je ne pensais pas du tout à ça. “Mais
que se passe-t-il ? continuait notre héros, cette fois, pour lui-même, resté
seul. – Qu’est-ce donc que ces vents qui se mettent à souffler ici, qu’est-ce
que c’est que ce nouveau piège ?” Au moment même où notre héros, perdu
et à demi mort, se préparait à résoudre cette nouvelle question, on entendit
du bruit dans la pièce voisine, il se découvrit une sorte de mouvement dans
le service, la porte s’ouvrit, et Andréï Filippovitch, qui venait juste de
s’éloigner pour affaire dans le bureau de Son Excellence, en toute hâte,
apparut à la porte et appela Monsieur Goliadkine. Sachant de quoi il
s’agissait et se refusant à faire attendre Andréï Filippovitch, Monsieur
Goliadkine bondit de sa place et, comme de juste, déploya une agitation
frénétique et immédiate, choyant et bichonnant le cahier qu’on lui
demandait une fois pour toutes, et s’apprêtant à se rendre lui-même, derrière
le cahier et Andréï Filippovitch, dans le bureau de Son Excellence. Soudain,
et presque de sous le bras d’Andréï Filippovitch qui se tenait alors juste à la
porte, on vit jaillir dans la pièce Monsieur Goliadkine-cadet, qui s’agitait,
haletait, s’épuisait au service, empreint d’un air grave, officiel et résolu – il
se retrouva tout de suite devant Monsieur Goliadkine-aîné, lequel pouvait
s’attendre à tout, sauf à une agression pareille…
— Les papiers, Iakov Pétrovitch, les papiers… Son Excellence demande
s’ils sont prêts, se mit à pépier, à mi-voix, en toute hâte, l’ami de Monsieur
Goliadkine-aîné. – Il y a Andréï Filippovitch qui vous attend…
— Je n’ai pas besoin de vous pour le savoir, qu’il m’attend, répondit
Monsieur Goliadkine-aîné, lui aussi, très vite et à mi-voix.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire ; ce n’est pas du tout ça, Iakov
Pétrovitch ; je compatis, Iakov Pétrovitch, je suis mû par une pleine
compassion…
— Que je vous demande humblement de m’épargner. Permettez, mais
permettez donc…
— Vous les envelopperez, bien sûr, n’est-ce pas, dans une petite
enveloppe, Iakov Pétrovitch, et, à la page 3, vous mettrez un marque-page,
permettez, Iakov Pétrovitch…
— Mais, vous, permettez, enfin…
— Mais il y a une petite tachounette d’encre, Iakov Pétrovitch, vous ne
l’avez pas remarquée, la petite tachounette d’encre ?…
Là, Andréï Filippovitch appela Monsieur Goliadkine pour la deuxième
fois.
— Tout de suite, Andréï Filippovitch ; j’arrive juste tout de suite, je suis
là, je… Monsieur, mais est-ce en chinois que je vous parle ?
— Le mieux ce serait de la gratter au couteau, Iakov Pétrovitch, faites-
moi plutôt confiance : n’essayez pas vous-même, Iakov Pétrovitch, confiez-
vous à moi – moi, là, tout de suite, au couteau…
Andréï Filippovitch appela Monsieur Goliadkine pour la troisième fois.
— Mais, voyons, où est-elle, votre tachounette ? Il n’y en a pas du tout,
je crois, de tachounette !
— Une petite tachounette énorme, la voilà ! voilà, permettez, je viens de
la voir ; voilà, permettez… non mais, permettez-moi seulement, Iakov
Pétrovitch, moi, un petit peu, ici, au couteau, par compassion, Iakov
Pétrovitch, au couteau, du fond du cœur… voilà, et on n’en parle plus.
Là, d’une manière tout à fait inattendue, Monsieur Goliadkine-cadet,
soudain, sans prévenir, dominant Monsieur Goliadkine-aîné dans la lutte
instantanée qui éclata entre eux, et, en tout cas, absolument contre son gré,
s’empara du papier que demandaient les supérieurs et, au lieu de le gratter
au petit couteau du fond du cœur, comme il assurait traîtreusement en avoir
l’intention à Monsieur Goliadkine-aîné – il le roula très vite, se le fourra
sous l’aisselle, et, en deux enjambées, se retrouva auprès d’Andréï
Filippovitch, qui n’avait remarqué aucun de ses coups fourrés, puis il fila
avec lui jusqu’au bureau du directeur. Monsieur Goliadkine-aîné resta
comme fixé sur place, le petit couteau dans la main, et comme s’il
s’apprêtait à gratter quelque chose avec…
Notre héros ne comprenait pas encore tout à fait la nouvelle circonstance
dans laquelle il se retrouvait. Il n’était pas encore revenu à lui. Il avait senti
un coup, mais il pensait que c’était encore, bon, comme ça. Plein d’une
angoisse terrible, indescriptible, il finit par bondir de sa place et s’élança
tout droit vers le bureau du directeur, suppliant, du reste, le Ciel en chemin
que tout se passe, là-bas, enfin, le mieux, que ce soit comme ça, rien…
Dans la dernière pièce avant le bureau directorial, il se trouva nez à nez
avec Andréï Filippovitch et son homonyme. Les deux rentraient déjà :
Monsieur Goliadkine s’écarta. Andréï Filippovitch parlait d’un ton joyeux,
en souriant. L’homonyme de Monsieur Goliadkine-aîné souriait, lui aussi, il
se démenait, trottinait à une distance respectueuse d’Andréï Filippovitch et,
d’un air exalté, il lui chuchotait quelque chose à l’oreille, à quoi Andréï
Filippovitch hochait la tête d’un air des plus bienveillants. En une seconde,
notre héros avait compris toute la situation. Le fait est que son travail
(comme il devait l’apprendre plus tard) avait presque dépassé les
espérances de Son Excellence et était tombé vraiment à point, au bon
moment. Son Excellence avait été extrêmement satisfaite. On disait même
que Son Excellence avait dit merci à Monsieur Goliadkine-cadet ; elle avait
dit qu’elle se souvenait, et qu’elle n’oublierait pas… On pense bien que le
premier geste de Monsieur Goliadkine fut de protester, de protester de
toutes ses forces, jusqu’à la dernière limite. A peu près totalement hors de
lui, pâle comme la mort, il se lança vers Andréï Filippovitch. Mais Andréï
Filippovitch, entendant que l’affaire de Monsieur Goliadkine était une
affaire privée, refusa d’écouter, faisant remarquer d’un air tranchant qu’il
n’avait pas une minute de libre même pour ses propres besoins.
La sécheresse du ton et la violence du refus foudroyèrent Monsieur
Goliadkine. “Bon, je vais plutôt passer d’un autre côté… plutôt Anton
Antonovitch.” Pour le malheur de Monsieur Goliadkine, Anton
Antonovitch, lui aussi, se trouva absent : lui aussi, il était occupé à quelque
chose. “Mais ce n’est pas pour rien qu’il m’a demandé de le dispenser des
explications et des raisonnements ! se dit notre héros. – Voilà ce qu’il
voulait dire – le vieux nœud coulant ! Dans ce cas-là, j’oserai tout
simplement supplier Son Excellence.”
Encore blême, sentant toujours toute sa tête en pleine déconfiture,
doutant très fort de savoir ce qu’il fallait faire précisément, Monsieur
Goliadkine s’assit un peu sur une chaise. “Ce serait beaucoup mieux, si,
tout ça, c’était juste comme ça, se disait-il sans cesse. De fait, une affaire
sombre comme celle-là, c’est même complètement invraisemblable. Cela,
d’abord, c’est n’importe quoi, et, deuxièmement, ça ne peut pas arriver. Ça
devrait être, sans doute, une espèce d’impression, ou bien c’est autre chose,
et pas ce que c’est réellement ; ou bien, sans doute, c’est moi qui y suis
allé… et moi-même, je ne sais pas, je me suis pris pour un autre… bref,
c’est une affaire complètement impossible.”
A peine Monsieur Goliadkine avait-il décidé que c’était une affaire
complètement impossible, que Monsieur Goliadkine-cadet entra soudain
dans le bureau, des papiers dans les deux mains, et sous le bras. Il dit
quelques mots nécessaires à Andréï Filippovitch, échangea quelques
phrases avec tel ou tel, fit quelques compliments à tel autre, glissa quelques
petits mots plaisants à un troisième, Monsieur Goliadkine-cadet qui n’avait
visiblement pas de temps à perdre en vain, s’apprêtait déjà, semblait-il, à
sortir de la pièce, mais, par bonheur pour Monsieur Goliadkine-aîné, il
s’était arrêté juste à la porte et s’était mis à parler à deux-trois jeunes
fonctionnaires qui s’étaient trouvés là. Monsieur Goliadkine-aîné se jeta
droit vers lui. A peine Monsieur Goliadkine-cadet eut-il perçu la manœuvre
de Monsieur Goliadkine-aîné qu’il commença tout de suite, plein d’une
grande inquiétude, à regarder autour de lui, cherchant un endroit où filer.
Mais notre héros s’accrochait déjà à la manche de son invité de la veille.
Les fonctionnaires qui entouraient les deux conseillers titulaires s’écartèrent
et attendirent la suite. L’ancien conseiller titulaire comprenait très bien
qu’au moment présent, l’opinion favorable n’était pas de son côté, il
comprenait très bien qu’on complotait sous ses pieds : il était d’autant plus
nécessaire de se montrer ferme. La minute était décisive.
— Eh bien ? prononça Monsieur Goliadkine-cadet, avec un regard assez
téméraire sur Monsieur Goliadkine-aîné.
Monsieur Goliadkine-aîné n’arrivait presque plus à respirer.
— Je ne sais pas, monsieur, commença-t-il, de quelle façon expliquer en
ce moment l’étrangeté de votre conduite à mon égard.
— Eh bien. La suite ? – Là, Monsieur Goliadkine-cadet lança un regard
autour de lui et cligna de l’œil en direction des fonctionnaires qui
l’entouraient, comme pour donner à savoir que c’était là, précisément, que
la comédie devait commencer.
— L’audace et l’insolence des procédés dont vous usez, monsieur, à mon
égard, vous accusent encore plus dans le cas présent que mes paroles. Ne
comptez pas sur votre jeu : il est assez mauvais…
— Bon, Iakov Pétrovitch, maintenant, dites-moi une chose : vous avez
bien dormi ? répondit Goliadkine-cadet, regardant droit dans les yeux de
Monsieur Goliadkine-aîné.
— Monsieur, vous vous oubliez, dit, complètement perdu, le conseiller
titulaire qui sentait le plancher se dérober sous ses semelles, j’espère que
vous allez changer de ton…
— Mon mignon !! murmura Monsieur Goliadkine-cadet, avec une
grimace quelque peu indécente à l’intention de Monsieur Goliadkine-aîné,
et, brusquement, d’une façon tout à fait inattendue, comme pour lui faire
une caresse, il saisit, avec deux doigts, sa joue assez replète. Notre héros
s’empourpra comme une flamme… A peine l’ami de Monsieur Goliadkine-
aîné eut-il remarqué que son adversaire, tremblant de tous ses membres,
muet d’hébétude, rouge comme une écrevisse et, finalement, poussé
jusqu’aux dernières limites, en était prêt à une attaque physique, il le
devança sur-le-champ, et de la façon la plus impudente. Il lui flatta encore
la joue deux fois de suite, le chatouilla deux fois, joua avec lui, immobile et
fou de fureur, pendant encore quelques secondes de la même façon, à la
grande joie de la jeunesse qui l’entourait, ensuite de quoi Monsieur
Goliadkine-cadet, non sans une impudence révoltante, fit une pichenette
définitive sur le ventre serré de Monsieur Goliadkine-aîné, et lui murmura
avec le sourire le plus fielleux, le plus méchamment allusif : “Tu batifoles,
mon vieux Iakov Pétrovitch, tu batifoles ! on va ruser, nous, avec toi, Iakov
Pétrovitch, on va ruser.” Ensuite, et avant que notre héros ait eu, si peu que
ce soit, le temps de reprendre ses esprits après cette dernière attaque,
Monsieur Goliadkine-cadet, soudain (non sans avoir lancé un petit sourire
aux spectateurs qui l’entouraient), prit l’air le plus occupé, le plus affairé, le
plus officiel du monde, baissa les yeux à terre, se recroquevilla, se tassa et,
prononçant très vite “mission spéciale”, fit un petit saut d’appui sur sa petite
jambe et s’échappa vers la pièce voisine. Notre héros n’en croyait pas ses
yeux, il n’était toujours pas en mesure de se remettre…
Il se remit enfin. Réalisant, en une seconde, qu’il était mort, anéanti dans
un certain sens, qu’il s’était souillé, qu’il avait sali sa réputation, qu’il
s’était ridiculisé, couvert de crachats en présence d’étrangers, qu’il était
traîtreusement foulé aux pieds par celui-là même que, la veille encore, il
considérait comme son premier et plus fidèle ami, qu’il était dégommé,
enfin, et dans les grandes largeurs – Monsieur Goliadkine se lança à la
poursuite de son ennemi. A la seconde présente, il ne voulait même plus
penser aux témoins de son humiliation. “Ils sont tous de mèche, là-dedans,
disait-il en lui-même, ils se soutiennent, ils se montent les uns les autres
contre moi.” Pourtant, après avoir parcouru dix pas, notre héros vit
clairement que toutes les poursuites restaient stériles et vaines, et c’est
pourquoi il rentra. “Je t’aurai, pensait-il, ça va te retomber dessus, le
moment venu, il les regrettera, le loup, les larmes de l’agneau.” Empli d’un
sang-froid frénétique, plein de la plus énergique des résolutions, Monsieur
Goliadkine revint jusqu’à sa chaise et s’y assit. “Je t’aurai !” répéta-t-il.
Maintenant, il ne s’agissait plus d’une quelconque défense passive : cela
sentait la bataille décisive, la charge, et quiconque aurait vu Monsieur
Goliadkine à cet instant, la façon dont, rougissant et retenant très mal son
agitation, il venait de plonger sa plume dans l’encrier, et avec quelle rage il
s’était mis à écrire, aurait pu déjà comprendre par avance que l’affaire ne
passerait pas comme ça et qu’elle ne pourrait pas s’achever simplement,
comme ça, en histoire de bonne femme. Au fond de son âme, il avait pris
une décision, et, au fond du cœur, il avait juré de la réaliser. En fait, il ne le
savait pas encore très bien, ce qu’il devait faire, c’est-à-dire, pour mieux
dire, il ne le savait pas du tout ; mais peu lui importait, ça ne faisait rien !
“Non, l’usurpation et l’impudence, mon bon monsieur, au siècle où nous
vivons, elles ne mènent à rien. L’usurpation et l’impudence, mon bon
monsieur, elles ne mènent pas au bien, mais à la corde. Il n’y a que Grichka
Otrépiev*, mon brave monsieur, qui ait gagné avec l’usurpation, en
trompant le peuple aveugle, et encore – pas pour longtemps.” Malgré cette
dernière circonstance, Monsieur Goliadkine décida d’attendre le moment où
le masque tomberait d’un certain nombre de visages et telle ou telle chose
se trouverait mise à nu. A cette fin, il fallait d’abord que les heures de
bureau s’achèvent le plus vite possible, et, jusqu’à ce moment-là, notre
héros décida de ne rien entreprendre. Ensuite, sitôt que les heures de bureau
seraient passées, il prendrait une mesure. Là, il savait comment agir, en
prenant cette mesure, comment disposer le plan de ses actions, pour détruire
la corne de l’orgueil et écraser le serpent qui rongerait la poussière dans le
mépris de l’impuissance. Permettre de se laisser piétiner, comme une
serpillière sur laquelle on essuie ses bottes sales, Monsieur Goliadkine ne le
pouvait pas. Il ne pouvait pas accepter cela, surtout dans le cas présent.
Sans cette dernière honte, notre héros, peut-être, se serait résolu à faire
contre fortune bon cœur, peut-être il se serait décidé à se taire, se soumettre
et ne pas protester trop fort ; bon, il aurait discuté un peu, il aurait répliqué,
un petit peu, il aurait démontré qu’il n’était que dans son bon droit, ensuite
de quoi il aurait un petit peu cédé, ensuite de quoi il aurait, peut-être, cédé
un petit peu plus, puis il aurait été complètement d’accord, puis, et surtout
au moment où la partie adverse aurait admis solennellement qu’il était, lui,
dans son bon droit, ensuite, peut-être, il se serait même réconcilié
complètement, il aurait même été, un petit peu, envahi d’émotion – allez
savoir –, peut-être une amitié nouvelle aurait-elle pu renaître, une amitié
solide, chaleureuse, encore plus forte que l’amitié de la veille, si bien que
cette amitié aurait très bien pu, enfin, finir par éclipser le désagrément de
cette ressemblance quelque peu indécente de deux visages, au point que les
deux conseillers titulaires auraient été si heureux à l’extrême et ils auraient
vécu, enfin, cent ans, etc. Disons-le, pour finir : Monsieur Goliadkine
commençait même un peu à se repentir de s’être révolté pour son honneur
et son bon droit, et il en éprouva tout de suite du désagrément. “Qu’il se
soumette, pensait Monsieur Goliadkine, qu’il dise qu’il plaisantait – je lui
pardonnerais, je lui en pardonnerais même plus, pourvu qu’il l’avoue à voix
haute. Mais, me faire piétiner comme une serpillière, je ne permettrai pas.
Je ne me suis pas laissé piétiner par bien d’autres, à plus forte raison je ne
laisserai pas un débauché essayer de le faire. Je ne suis pas une serpillière ;
non, monsieur, je ne suis pas un serpillière !” Bref, notre héros s’était
résolu. “C’est vous, monsieur, c’est vous qui êtes coupable !” Il avait enfin
décidé de protester, de protester de toutes ses forces, jusqu’à l’extrême
limite. Voilà comme il était ! Il n’accepterait jamais de se laisser offenser, et
d’autant plus de se laisser piétiner comme une serpillière et, enfin, laisser
un débauché essayer de le faire. Nous ne discutons pas, du reste, nous ne
discutons pas. Peut-être, si quelqu’un l’avait voulu, si quelqu’un, par
exemple, avait absolument voulu, comme ça, transformer Monsieur
Goliadkine en serpillière, il l’aurait transformé, il l’aurait transformé sans
résistance et sans danger (Monsieur Goliadkine le sentait parfois lui-même),
et nous aurions obtenu une serpillière, et non un Goliadkine – comme ça,
une serpillière sale, dégoûtante, n’empêche, la serpillière, ce n’aurait pas été
une serpillière toute simple, ç’aurait été une serpillière avec de l’amour-
propre – la serpillière, ç’aurait été une serpillière avec une âme, avec des
sentiments, un amour-propre, si ça se trouve, inconscient, des sentiments, si
ça se trouve, inaperçus, et enfouis très loin dans les plis sales de la
serpillière, mais, bon, des sentiments…
Les heures s’étiraient incroyablement ; quatre heures sonnèrent enfin.
Peu après, tout le monde se leva, et, à la suite du chef, on repartit vers chez
soi, à la maison. Monsieur Goliadkine se mêla à la foule ; son œil veillait et
ne perdait pas de vue qui nous savons. Enfin, notre héros vit que son ami
accourait vers les gardiens de l’administration qui distribuaient les
manteaux, et, selon son ignoble habitude, faisait le beau autour d’eux en
attendant le sien. La minute était décisive. Monsieur Goliadkine parvint à se
frayer un passage à travers la foule et, ne voulant pas être en retard, lui
aussi, il se mit à s’agiter à propos de son manteau. Mais le premier manteau
fut celui du bon collègue et de l’ami de Monsieur Goliadkine, parce que, là
encore, il avait eu le temps, à sa façon, de se placer, de flatter, de chuchoter
et de faire des bassesses.
Quand il eut jeté son manteau sur ses épaules, Monsieur Goliadkine-
cadet lança un regard ironique vers Monsieur Goliadkine-aîné, agissant, de
cette façon, ouverte et audacieuse, pour l’attaquer, puis, avec l’insolence qui
lui était propre, il regarda autour de lui et se remit à trottiner
définitivement – sans doute pour laisser une bonne impression – auprès des
fonctionnaires, il dit un petit mot à l’un, glissa un mot à l’oreille d’un autre,
en flatta respectueusement un troisième, adressa un sourire au quatrième,
tendit sa main au cinquième et fila tout guilleret dans l’escalier. Monsieur
Goliadkine-aîné courut à sa poursuite, et, pour son bonheur indescriptible, il
parvint à le rattraper à la dernière marche, le saisissant par le col de son
manteau. On peut croire que Monsieur Goliadkine-cadet en resta un petit
peu hébété et lança autour de lui un regard perdu.
— Comment dois-je vous comprendre ? chuchota-t-il enfin d’une voix
faible à Monsieur Goliadkine.
— Monsieur, si seulement vous avez de la noblesse, j’espère que vous
vous souviendrez des relations amicales que nous avions hier, murmura
notre héros.
— Ah, oui. Bon, et alors ? vous avez bien dormi ?
Pendant une minute, la fureur ôta la parole à Monsieur Goliadkine.
— Moi, bon, j’ai bien dormi… Mais permettez-moi de vous dire,
monsieur, que votre jeu est on ne peut plus embrouillé…
— Qui dit ça ? Ce sont mes ennemis qui disent ça, répondit violemment
celui qui s’appelait Monsieur Goliadkine, et, en même temps, il se libéra
par surprise des faibles mains du véritable Monsieur Goliadkine. Quand il
se fut libéré, il se jeta dans l’escalier, regarda autour de lui, aperçut un
cocher, courut vers lui, s’assit dans les drojkis et, en une seconde, disparut
au regard de Monsieur Goliadkine-aîné. Désespéré, abandonné de tous, le
conseiller titulaire regarda autour de lui, mais il n’y avait aucun autre
cocher. Il voulut essayer de courir, mais ses jambes fléchissaient. Le visage
ravagé, la bouche ouverte, il se vit lui-même anéanti, écrasé – il s’appuya,
sans force, contre un réverbère et demeura ainsi, pendant quelques minutes,
au milieu du trottoir. Tout, semblait-il, était perdu pour Monsieur
Goliadkine…

* Allusion au célèbre Faux Dmitri, qui, en 1610, renversa Boris Godounov en prétendant qu’il était le
fils d’Ivan le Terrible, avant d’être renversé à son tour et massacré en 1612.
CHAPITRE IX

Tout, visiblement, et la nature elle-même, s’était armé contre Monsieur


Goliadkine ; mais il était encore sur pied, et pas vaincu ; il le sentait, qu’il
n’était pas vaincu. Il était prêt à lutter. C’est avec une telle émotion, une
telle énergie qu’il se frotta les mains quand il revint à lui après sa première
stupeur, que rien qu’à ce seul air de Monsieur Goliadkine, on pouvait
conclure qu’il ne céderait pas. Du reste, le danger lui pendait au nez, il était
clair ; Monsieur Goliadkine le sentait bien, cela aussi ; mais comment
l’aborder, ce danger ? telle était la question. Même, une seconde, une idée
fusa dans la tête de Monsieur Goliadkine, comme quoi “n’est-ce pas, ne
valait-il pas mieux laisser les choses telles quelles, céder tout simplement ?
Bon, et alors ? bon, et rien. Je vis de mon côté, comme si ce n’était pas moi,
pensait Monsieur Goliadkine, je vois la caravane qui passe ; ce n’est pas
moi, un point c’est tout ; lui aussi, il est à part, si ça se trouve, il va reculer ;
il fera ses tours, le pendard, il fera ses tours, ses tourbillons, et, bon, il
reculera. Voilà ce que c’est ! Je l’aurai à l’humilité. Et où il est, le danger ?
hein, qu’est-ce que c’est, le danger ? Ça me ferait bien plaisir que quelqu’un
me dise en quoi il consiste vraiment, le danger ? Une affaire de rien ! Une
affaire banale !…” Là, Monsieur Goliadkine se tut. Ses mots se figèrent sur
sa langue ; il se gronda même pour cette idée ; même, il s’accusa tout de
suite de bassesse, de lâcheté pour cette idée ; pourtant, malgré tout, l’affaire
en resta au point mort. Il sentait qu’à la minute où il se trouvait, prendre une
décision quelconque devenait une nécessité vitale ; il sentait même qu’il
aurait donné gros à celui qui lui aurait dit ce qu’il fallait, précisément, qu’il
fasse. Oui, mais comment essayer de le savoir ? Du reste, il n’avait pas le
temps d’essayer de le savoir. A tout hasard, pour ne pas perdre de temps, il
héla un cocher et vola jusqu’à chez lui. “Quoi ? alors, comment tu te sens,
maintenant ? se dit-il en lui-même. Comment Monsieur Iakov Pétrovitch
daigne-t-il se sentir maintenant ? Hein, qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-
ce que tu vas faire, maintenant, espèce de canaille, pendard ! Tu te pousses
jusqu’au dernier dessous, et, maintenant, tu pleures, maintenant, tu
pleurniches !” Ainsi Monsieur Goliadkine se narguait-il, tressautant à
chaque cahot de l’équipage de son cocher. Se narguer et jeter du sel sur ses
plaies était, à la minute présente, une sorte de jouissance profonde pour
Monsieur Goliadkine, si nous pouvons dire, une jouissance physique. “Bon,
mais si, je ne sais pas, en ce moment, se disait-il, il y avait, je ne sais pas,
un magicien qui arrivait, ou que ça devait se faire, enfin, par la voie
officielle, qu’on dise : donne un doigt de ta main droite, Goliadkine – et tu
es quitte ; il n’y aura pas d’autre Goliadkine, et tu seras heureux, sauf que tu
auras un doigt en moins – ton doigt, tu le donnerais, tu le donnerais à coup
sûr, sans même bouger un cil, tu le donnerais. Que les diables le prennent,
tout ça ! s’écria enfin, désespéré, le conseiller titulaire. Hein, à quoi ça sert,
tout ça ? Hein, il fallait absolument que ça existe, tout ça ; et ça absolument,
oui, précisément ça, comme si rien d’autre que ça n’était possible ! Et tout
se passait bien au début, tout le monde était heureux, content ; non, il
fallait ! Du reste, que voulez-vous changer avec les mots ? Il faut agir.”
Ainsi donc, après avoir quasiment pris une décision, Monsieur
Goliadkine, de retour dans son appartement, sans attendre une seconde,
saisit sa pipe et, tirant dessus de toutes ses forces, envoyant des nuages de
fumée de droite comme de gauche, se mit, pris d’une agitation extrême, à
courir de long en large dans sa chambre. Pendant ce temps, Pétrouchka
s’était mis à dresser la table. Au bout du compte, Monsieur Goliadkine se
décida complètement, il abandonna soudain la pipe, jeta son manteau sur
ses épaules, dit qu’il ne mangerait pas chez lui, et bondit hors de son
appartement. Dans l’escalier il fut rattrapé par un Pétrouchka hors
d’haleine, qui tenait le chapeau qu’il avait oublié. Monsieur Goliadkine prit
le chapeau, voulut, en passant, se justifier un peu aux yeux de Pétrouchka,
histoire que Pétrouchka n’aille pas penser quelque chose – comme quoi,
voilà, quelle circonstance, oublié le chapeau, voilà – mais comme
Pétrouchka ne voulait même pas le regarder et qu’il était reparti tout de
suite, Monsieur Goliadkine, sans autre explication, mit son chapeau,
dégringola les marches et, se répétant que, tout, peut-être, pouvait encore
aller au mieux, et que l’affaire s’arrangerait, d’une façon ou d’une autre,
même s’il sentait bien, entre autres, une fièvre qui lui descendait jusque
dans les talons, il sortit sur le trottoir, loua un cocher et fila chez Andréï
Filippovitch. “Du reste, peut-être que ce serait mieux demain ? se
demandait Monsieur Goliadkine, saisissant le cordon de la sonnette de
l’appartement d’Andréï Filippovitch. Et puis, qu’est-ce que je lui dirai de
spécial ? Il n’y a trop rien de spécial, justement. L’affaire, c’est une chose
tellement de rien du tout, non mais vraiment de rien, rien du tout, minable,
pour ainsi dire minable… parce que, voilà ce qu’elle est, toute la
circonstance…” Soudain, Monsieur Goliadkine tira sur la clochette ; la
clochette tinta, on entendit des pas à l’intérieur… Là, Monsieur Goliadkine
alla jusqu’à se maudire, un peu pour sa précipitation et son audace. Les
ennuis récents que, vu les affaires courantes, Monsieur Goliadkine avait
presque oubliés, et la rivalité avec Andréï Filippovitch lui revinrent sur-le-
champ en mémoire. Mais il était trop tard pour s’enfuir : la porte s’était
ouverte. Pour le bonheur de Monsieur Goliadkine, on lui répondit
qu’Andréï Filippovitch n’était pas rentré chez lui, et qu’il ne déjeunait pas
chez lui. “Je sais où il déjeune : il déjeune près du pont Izmaïlovski”, se dit
notre héros, et ce fut terrible comme il en fut heureux. A la question du
serviteur de savoir qui il devrait annoncer, il répondit que, voilà, moi, mon
ami, c’est bien, n’est-ce pas, voilà, moi, mon ami, plus tard, n’est-ce pas, et
c’est même avec un certain entrain qu’il courut jusqu’au bas de l’escalier.
Sortant sur le trottoir, il décida de libérer son équipage et paya le cocher.
Quand le cocher lui demanda un pourboire – n’est-ce pas, j’ai attendu,
monsieur, longtemps, et j’ai pas épargné mon coursier pour Votre Grâce – il
lui donna une petite pièce de cinq, en pourboire, et même très volontiers ; et
il repartit à pied.
“L’affaire, bon, c’est vrai, comme elle est, se disait Monsieur Goliadkine,
on ne peut pas la laisser comme ça ; n’empêche, si on raisonne, bon, si on
raisonne sainement, pourquoi je devrais m’agiter comme ça ? Non, mais,
bon, j’y reviendrai toujours, pourquoi il faut que je m’agite ? pourquoi il
faut que je me ronge, que je me débatte, que je me torture, que je me tue ?
D’abord, cette affaire, elle est faite… pas moyen d’y revenir… non, pas
moyen d’y revenir ! Raisonnons : un homme qui apparaît – il apparaît, avec
une recommandation satisfaisante, un fonctionnaire doué, bonne conduite,
mais pauvre et victime d’ennuis divers – des intrigues, tout ça – bon, mais,
pauvreté n’est pas vice ; donc, moi, je ne suis pas concerné. Non, mais,
c’est vrai, qu’est-ce que c’est, ces bêtises ? Bon, ça se trouve, un homme
comme ça, la nature, n’est-ce pas, qui le fabrique, il ressemble comme deux
gouttes à un autre homme, la copie conforme d’un autre homme : et alors,
est-ce que c’est une raison pour ne pas le recevoir dans le département ?
Parce que, si c’est le destin, si c’est seulement le destin, si c’est juste la
fortune aveugle qui est coupable – alors, quoi, on l’écrase comme une
serpillière, on lui refuse d’entrer dans la fonction… où elle sera, la justice,
là-dedans ? Puis c’est quelqu’un de pauvre, de perdu, d’effrayé ; rien qu’à
le voir, on a le cœur qui geint, la compassion qui vous bouleverse ! Oui !
pas à dire, ils seraient bien, les chefs, s’ils réfléchissaient comme moi,
vieille bûche que je suis ! Non, non ! ils ont bien fait, et je leur dis merci,
d’avoir jeté les yeux sur lui, le pauvre infortuné… Bon, mais, supposons,
par exemple, que nous sommes jumeaux, bon, on est nés comme ça, des
frères jumeaux, un point c’est tout – voilà ! Bon, et alors ? Bon, bah, rien !
On peut habituer tous les fonctionnaires… et si c’est quelqu’un d’étranger,
qui entre dans notre service, là, c’est sûr, il n’y trouverait rien d’indécent ou
d’humiliant à cette circonstance. Il y a même quelque chose de touchant, là-
dedans : voilà, n’est-ce pas, l’idée : comme quoi, n’est-ce pas, la
Providence en a créé deux parfaitement pareils, et l’Autorité, bienfaisante,
voyant la providence divine, offre refuge aux deux jumeaux. Bon, bien sûr,
continuait Monsieur Goliadkine, reprenant son souffle et baissant un petit
peu la voix, bon, bien sûr… bien sûr, ç’aurait été mieux, tout ça, si ça
n’avait pas existé, tout ce touchant, et s’il n’y en avait pas du tout, de
jumeaux… Que le diable le prenne, tout ça ! Et pourquoi donc a-t-il fallu
tout ça ? Et quelle nécessité particulière, là-dedans, et absolument
impérieuse ?! Jésus ! Cette cuisine qu’ils nous ont faite, tous les démons !
Parce que, voilà, n’empêche, le caractère qu’il a, joyeux, comme ça,
mauvais – un pendard pareil, une girouette, un lèche-bottes, un lèche-plats,
espèce de Goliadkine ! Je parie, il serait capable de se conduire mal, il va
me souiller mon nom de famille, la crapule. Voilà maintenant, surveille-le,
regarde ! Ah, quelle malédiction ! Bon, mais, et quoi ? Bon, c’est une
canaille – je veux bien, c’est une canaille, mais, l’autre, il est honnête. Bon,
lui, il sera une canaille, et, moi, je serai honnête – et on dira, voilà, ce
Goliadkine-là, c’est une canaille, lui, ne le regardez pas, et ne le confondez
pas avec l’autre ; mais, celui-là, tenez, il est honnête, vertueux, modeste,
gentil, digne de confiance dans le travail, digne d’avancement dans le
service ; voilà ! Bon, c’est bien… mais, si, l’autre… Mais, eux, l’autre,
ils… ils confondaient ! Allez savoir, avec lui ! Ah non, mais Seigneur
Dieu !… Il va vous le substituer, le bonhomme, il va vous substituer,
canaille – comme une serpillière, il va vous le substituer, et il ne se dira pas,
lui, que, l’homme, ce n’est pas une serpillière. Ah mais, Seigneur mon
Dieu ! Mais quelle catastrophe !…”
C’est donc ainsi que, réfléchissant et s’indignant, courait Monsieur
Goliadkine, qu’il courait sans distinguer sa route et sans savoir presque où
lui-même. Il reprit conscience sur la perspective Nevski, et encore, à
l’occasion du fait qu’il se cogna contre un passant, mais si bien et si fort
qu’il en vit trente-six chandelles. Monsieur Goliadkine, sans relever la tête,
marmonna une excuse, et c’est seulement quand le passant, après avoir
bafouillé quelque chose de pas trop flatteur, se fut éloigné à distance
respectable, qu’il redressa le nez et qu’il leva les yeux, histoire de voir où il
se trouvait. Regardant et remarquant qu’il se trouvait juste devant le
restaurant dans lequel il s’était reposé et préparé avant le dîner en ville chez
Olsoufi Ivanovitch, notre héros ressentit soudain des pincements et des
pichenettes dans son estomac, se souvint qu’il n’avait pas mangé, qu’il ne
prévoyait aucun dîner en ville et c’est pourquoi, sans perdre plus de temps,
il grimpa l’escalier du restaurant, pour casser une petite croûte très vite, le
plus vite possible, et ne pas tarder. Et même si, dans ce restaurant, les plats
étaient loin d’être donnés, cette fois-là, cette circonstance n’arrêta pas
Monsieur Goliadkine ; et puis, il n’avait plus le temps de s’arrêter à des
bêtises pareilles. Dans une pièce fortement éclairée, à un comptoir sur
lequel était posée une masse diverse de tout ce qui peut servir aux hors-
d’œuvre des gens honnêtes, se tenait une foule assez compacte de clients.
Le commis avait tout juste le temps de verser, de servir, de recevoir et de
rendre la monnaie. Monsieur Goliadkine attendit son tour, et, après un
temps d’attente, il tendit la main vers un joli petit pâté. Il s’écarta, tournant
le dos à la foule, et, après avoir mangé de bon appétit, il revint vers le
commis, reposa le plateau sur la table, sachant le prix, il sortit dix kopecks-
argent et posa la pièce sur le comptoir, non sans chercher à croiser le regard
du commis, de façon à lui dire : “voilà, n’est-ce pas, une pièce ; un petit
pâté”, etc.
— Un rouble dix, grommela le commis.
Monsieur Goliadkine ne fut pas peu surpris.
— Qu’est-ce que vous dites ? Je… je crois que je n’ai pris qu’un petit
pâté.
— Vous en avez pris onze, répliqua le commis avec assurance.
— Vous… à ce qu’il me semble… je crois que vous vous trompez.
Vraiment, je crois que je n’en ai pris qu’un seul.
— J’ai compté ; vous en avez pris onze. Vous prenez, vous payez ; rien
n’est gratuit chez nous.
Monsieur Goliadkine était stupéfait. “Qu’est-ce que c’est, de la
sorcellerie ? mais qu’est-ce qui se passe avec moi ?” se demanda-t-il. Le
commis attendait toujours la réponse de Monsieur Goliadkine ; Monsieur
Goliadkine se vit entouré ; Monsieur Goliadkine avait déjà fourré sa main
dans sa poche pour sortir un rouble d’argent, payer au plus vite et s’éloigner
au plus vite de tout risque d’ennui. “Bon, si c’est onze, c’est onze, se disait-
il, rouge comme une écrevisse, bon, et alors, si on mange onze petits pâtés ?
Bon, vous avez faim, vous mangez onze petits pâtés ; bon, vous mangez, et
grand bien vous fasse ; bon, il n’y a pas de quoi s’étonner, et pas de quoi
rire…” Soudain, ce fut comme une épingle qui piqua Monsieur Goliadkine ;
il leva les yeux et – d’un coup, il comprit toute l’énigme, comprit toute la
sorcellerie ; toutes ses difficultés se résolurent soudain… Sur le seuil du
salon suivant, presque en face, de dos au commis, et la figure tournée vers
Monsieur Goliadkine, à une porte que, du reste, notre héros avait prise
jusqu’alors pour une glace, se tenait un petit homme – c’est lui qui se tenait,
Monsieur Goliadkine lui-même – pas l’ancien Monsieur Goliadkine, pas le
héros de notre récit, mais l’autre Monsieur Goliadkine, le nouveau
Monsieur Goliadkine. L’autre Monsieur Goliadkine se trouvait, visiblement,
dans une humeur tout à fait excellente. Il souriait à Monsieur Goliadkine-
premier, lui faisait signe de la tête, lui clignait de l’œil, faisait des petits pas
sur place et le regardait de l’air de dire qu’au moindre geste – il se
volatiliserait, d’abord jusqu’au salon suivant, et, puis, peut-être, par les
entrées de service, et, puis, comme ça… et toutes les poursuites seraient
vaines. Il tenait dans ses mains le dernier morceau du dixième petit pâté, un
morceau que, sous les yeux de Monsieur Goliadkine, il s’enfonça dans la
bouche, joignant les lèvres de délectation. “Il m’a substitué, l’ordure ! se dit
Monsieur Goliadkine, dans une grande flambée de honte – il n’a pas eu
honte de la publicité ! Est-ce qu’on le voit ? Je crois que personne ne le
remarque…” Monsieur Goliadkine jeta un rouble-argent comme si ce
rouble venait de lui brûler les doigts, et, sans remarquer le sourire plein de
grave insolence que lui adressait le serveur, un sourire de triomphe et
puissance tranquille, il se fraya un chemin dans la foule et se jeta dehors,
sans se retourner. “Encore heureux qu’il ne vous ait pas compromis
définitivement ! se dit le plus ancien Monsieur Goliadkine. Je peux lui dire
merci, au bandit, à lui et au destin, que tout se soit bien arrangé. C’est
seulement le serveur qui a été grossier. Mais, bon, lui, il était dans son
droit ! Il devait toucher un rouble dix, donc, il était dans son droit. N’est-ce
pas, sans argent, on ne donne rien à personne ! Il aurait pu montrer un peu
de respect, fainéant !…”
Tout cela, Monsieur Goliadkine le disait en descendant de l’escalier
jusqu’au perron. Pourtant, sur la dernière marche, il s’arrêta, foudroyé, et,
d’un coup, il rougit tellement que des larmes lui montèrent aux yeux, dans
un accès de souffrance de l’amour-propre. Il resta trente secondes, planté
comme un piquet, puis, d’un coup, tapa résolument du pied, bondit sur le
trottoir, et, sans se retourner, hors d’haleine, sans sentir sa fatigue, courut
jusqu’à chez lui, rue des Six-Boutiques. Rentré chez lui, sans même ôter
son manteau, malgré son habitude d’être chez lui en tenue d’intérieur, sans
même commencer par s’allumer une pipe, il s’installa tout de suite sur le
divan, approcha l’encrier, prit une plume, sortit une feuille de papier à
lettres et, d’une main tremblante d’agitation intérieure, il se mit à écrire
l’épître que voici :

“Monsieur, Iakov Pétrovitch !


Jamais je n’aurais pris la plume, si les circonstances où je me trouve, et
vous-même, Monsieur, ne m’y aviez contraint. Croyez que la nécessité
seule m’a poussé à engager cette explication avec vous, et c’est pourquoi je
vous demande d’abord de considérer la mesure que je prends comme tout
sauf une intention volontaire, Monsieur, de vous offenser, mais comme la
conséquence inévitable des circonstances qui nous lient en ce moment.”
“Semble-t-il, c’est bien, c’est décent, c’est poli, mais ça ne manque ni de
force ni de fermeté… Il n’a aucune raison de se sentir vexé, semble-t-il. En
plus, je suis dans mon droit”, se dit Monsieur Goliadkine en relisant ce qu’il
venait d’écrire.
“Votre conduite étrange et surprenante, Monsieur, par cette nuit de
tempête, après le traitement grossier et indécent que j’avais subi de la part
de mes ennemis, ennemis dont je tais le nom par mépris, fut l’embryon de
tous les malentendus qui existent entre nous à l’heure actuelle. Votre désir
obstiné, Monsieur, de rester sur vos positions et d’entrer de force dans le
cercle de mon existence et de toutes mes relations dans la vie pratique
dépasse même les limites fixées par la simple politesse et les règles de la
vie en société. Je pense qu’il est inutile de mentionner ici le rapt, commis
par vous, Monsieur, de mon papier et de mon nom d’honnête homme, pour
acquérir l’éloge de l’Autorité – éloge que vous ne méritiez pas. Il est inutile
de mentionner ici vos refus intentionnés et offensants de toutes les
explications capitales que cette occasion aurait méritées. Enfin, pour tout
dire, je ne mentionne pas ici votre dernier geste étrange, on peut le dire,
incompréhensible, à mon égard, au restaurant. Je suis loin de m’indigner
d’avoir perdu pour rien un rouble-argent ; mais je ne peux pas ne pas dire
toute mon indignation au souvenir de l’attentat évident que vous avez
commis, Monsieur, à l’encontre de mon honneur, et, de plus, en présence de
plusieurs personnes, qui, encore que je ne les connusse pas, étaient
parfaitement de bon ton…”
“Je ne pousse pas trop loin ? se demandait Monsieur Goliadkine. – Ça ne
fera pas trop ? ça ne sera pas trop vexant – cette allusion au bon ton, par
exemple ? – Mais, bon, ça ne fait rien ! Il faut lui montrer la fermeté du
caractère. Du reste, on peut, pour adoucir, comme ça, le flatter un peu à la
fin, arrondir les angles. Nous verrons bien.”
“Mais je ne serais jamais allé, Monsieur, vous importuner par ma lettre si
je n’étais pas fermement persuadé que la noblesse des sentiments du cœur
ainsi que votre caractère franc et ouvert vous indiqueront à vous-même les
moyens de corriger tous ces manquements et de tout rétablir comme avant.
Je persiste à garder le plein espoir que vous ne prendrez pas cette lettre
comme une offense, mais, en même temps, que vous ne refuserez pas de
vous expliquer expressément à cette occasion, par lettre, par l’entremise de
mon valet.
Dans l’attente, j’ai l’honneur d’être, Monsieur,
votre très humble serviteur,
I. Goliadkine.”

“Voilà, ça, c’est bien. L’affaire est faite ; c’en est venu à l’écrit. Mais la
faute à qui ? C’est à lui la faute : c’est lui qui vous pousse à la nécessité
d’exiger des documents écrits. Moi, je suis dans mon bon droit…”
Monsieur Goliadkine relut sa lettre une dernière fois, il la plia, la cacheta
et appela Pétrouchka. Pétrouchka apparut, comme à son habitude, les yeux
ensommeillés et, pour une raison ou pour une autre, très indigné.
— Vieux frère, tu, là, cette lettre, tu la prendras… tu comprends ?
Pétrouchka se taisait.
— Tu la prendras et tu la porteras au bureau ; là, tu trouveras le
fonctionnaire de service, le secrétaire de province Vakhraméïev. C’est
Vakhraméïev, aujourd’hui, qui est de service. Tu comprends ça ?
— Je comprends.
— Je comprends ! Tu ne peux pas dire : “Oui, monsieur.” Tu demanderas
le fonctionnaire Vakhraméïev et tu lui diras, voilà, n’est-ce pas, enfin, voilà,
n’est-ce pas, mon maître vous salue et vous demande humblement de
regarder dans le registre des adresses de notre département – où habite,
n’est-ce pas, le conseiller titulaire Goliadkine ?
Pétrouchka garda le silence et, du moins Monsieur Goliadkine en eut-il
l’impression, esquissa un sourire.
— Alors, voilà, Piotr, tu lui demanderas son adresse et tu te renseigneras,
savoir où il habite, n’est-ce pas, le fonctionnaire Goliadkine qui est
nouvellement arrivé ?
— A vos ordres.
— Tu demanderas l’adresse et tu porteras cette lettre à cette adresse ; tu
comprends ?
— Je comprends.
— Si, là-bas… enfin, là tu la porteras, cette lettre – ce monsieur à qui tu
donneras cette lettre, Goliadkine… Pourquoi tu ris, crétin ?
— Pourquoi que je rirais ? Ce que ça me fait ! Moi, rien, monsieur. J’ai
pas besoin de rire, moi…
— Bon, donc… si ce monsieur te demande, n’est-ce pas, comment va ton
maître, comment il va, et tout ; enfin, comment, n’est-ce pas… bon, enfin,
s’il se met à te tirer les vers du nez – toi, tu te tais, tu réponds, n’est-ce pas,
mon maître – rien, mais il demande, n’est-ce pas, une réponse manuscrite.
Tu comprends ?
— Je comprends, monsieur.
— Bon, alors, voilà, n’est-ce pas, mon maître, n’est-ce pas, dis-lui, rien,
n’est-ce pas, ça va, il s’apprête à sortir, chez des amis, n’est-ce pas ; mais,
vous, il vous demande une réponse écrite. Tu comprends ?
— Je comprends.
— Bon, vas-y.
“Tout ce travail, encore, avec cet imbécile ! il ricane, un point c’est tout.
De quoi est-ce qu’il ricane ? C’est le malheur qui m’arrive, voilà comment
il m’arrive, le malheur ! Du reste, tout peut encore s’arranger, si ça se
trouve… Ce bandit, je parie, il va traîner pendant deux heures, il va se
perdre, je ne sais où. On ne peut l’envoyer nulle part. Ah mais, quel
malheur !… non mais, ce malheur qui me tombe dessus !…”
Ressentant ainsi complètement son malheur, notre héros se décida à jouer
un rôle passif pendant deux heures, celui de l’attente de Pétrouchka.
Pendant une heure de temps, il marcha dans la pièce, fuma, puis il jeta sa
pipe et se mit à un livre, puis s’allongea sur le divan, puis il reprit sa pipe,
puis il se remit à courir dans la pièce. Il voulut réfléchir, mais il était
résolument incapable de réfléchir à quoi que ce soit. Finalement, l’agonie
de son état passif s’éleva au dernier degré, et Monsieur Goliadkine décida
de prendre une mesure. “Pétrouchka sera de retour d’ici une heure, se
disait-il, on peut laisser la clé au gardien, et, moi, pendant ce temps-là,
c’est-à-dire… j’éclaircirai l’affaire, de mon côté, j’éclaircirai l’affaire.”
Sans plus perdre de temps, pressé d’éclaircir son affaire, Monsieur
Goliadkine prit son chapeau, sortit de la pièce, ferma l’appartement, passa
chez le gardien, lui confia sa clé en même temps que dix kopecks –
Monsieur Goliadkine était devenu comme d’une générosité hors du
commun – et s’élança où il devait. Monsieur Goliadkine s’élança à pied,
d’abord jusqu’au pont Izmaïlovski. Cela fit une demi-heure de marche.
Arrivé au but de son voyage, il entra tout droit dans la cour de cet immeuble
familier et regarda vers les fenêtres du conseiller d’Etat Bérendéïev. A part
trois fenêtres voilées de tentures rouges, toutes les autres étaient sombres.
“Il n’y a pas d’invités ce soir, chez Olsoufi Ivanovitch, sans doute, se dit
Monsieur Goliadkine, ils sont tout seuls chez eux, je parie, en ce moment.”
Notre héros demeura quelque temps dans la cour, il voulait déjà prendre une
décision quelconque. Mais cette décision ne devait sans doute pas être
prise. Monsieur Goliadkine changea d’avis, fit un geste d’impuissance et
retourna vers la rue. “Non, ce n’est pas ici que je devais aller. Qu’est-ce que
je ferais ici ?… Non, maintenant, le mieux, c’est que je… que j’éclaircisse
l’affaire personnellement.” Cette décision prise, Monsieur Goliadkine se
lança vers son bureau. Le chemin n’était pas court, en plus, il y avait une
gadoue terrible et de la neige mouillée tombait par flocons incroyablement
drus. Mais, au moment où il se trouvait, aucune difficulté, visiblement,
n’existait plus pour notre héros. Trempé, certes, il le fut, et il se salit
également, “mais bon, en passant, alors que, le but, il est atteint”. Et, de fait,
Monsieur Goliadkine touchait déjà à son but. La masse obscure de l’énorme
bâtiment administratif faisait déjà une tache noire loin devant lui. “Halte !
se dit-il. Mais où je vais, et qu’est-ce que je vais y faire ? Supposons,
j’apprendrai où il habite ; mais pendant ce temps, je parie, Pétrouchka est
revenu, et il m’a rapporté la réponse. Je suis juste en train de perdre mon
temps pour rien, juste mon temps, comme ça, que j’ai perdu. Bon, ça ne fait
rien ; tout ça, ça peut encore s’arranger. Ou alors quand même, pourtant, je
passe chez Vakhraméïev ? Mais non ! plus tard, un autre jour… Eh ! mais il
ne fallait pas du tout sortir. Non mais, ce caractère ! Cette tendance,
n’empêche, que ça soit bien ou non, de toujours vouloir prendre les
devants… Hum… mais quelle heure est-il ? neuf heures passées, je parie.
Pétrouchka peut rentrer et ne pas me trouver à la maison. J’ai fait une pure
bêtise, de sortir… Ah, mais, quelle histoire !”
Réalisant pleinement ainsi qu’il avait fait une pure bêtise, notre héros se
remit à courir jusqu’à chez lui, rue des Six-Boutiques. Il y parvint fatigué,
épuisé. Le gardien déjà lui apprit que Pétrouchka n’avait pas même montré
le bout de son nez. “Ah bon ! je pressentais ça, se dit notre héros, et,
n’empêche, il est déjà neuf heures. Mais quelle fripouille, celui-là !
Toujours en train de se soûler quelque part ! Seigneur mon Dieu ! Mais
quelle journée, malheureux que je suis !” S’indignant et méditant ainsi,
Monsieur Goliadkine rouvrit son appartement, trouva du feu, se déshabilla
entièrement, fuma une pipe et, épuisé, fatigué, écrasé, affamé, il s’allongea
sur le divan, dans l’attente de Pétrouchka. La bougie faisait une lumière
glauque, la lumière frissonnait sur les murs… Monsieur Goliadkine
regardait, regardait, pensait, pensait, et il finit par sombrer dans un sommeil
de mort.
Il était tard quand il se réveilla. La bougie était presque entièrement
consumée, elle fumait et était prête à s’éteindre complètement d’une
seconde à l’autre. Monsieur Goliadkine bondit, tressaillit et se souvint de
tout, absolument de tout. Derrière la cloison, on entendait le ronflement
épais de Pétrouchka. Monsieur Goliadkine se jeta vers la fenêtre – pas de
lumière nulle part. Il ouvrit la lucarne – tout était calme ; la ville était
comme morte, elle dormait. Donc, il devait être deux ou trois heures : oui,
c’était cela : la pendule, derrière la cloison, fit un dernier effort et sonna
deux heures. Monsieur Goliadkine se jeta derrière la cloison.
Dieu sait comment, après de longs efforts, il finit par réveiller Pétrouchka
et parvint à le faire asseoir sur son lit. Entre-temps, la bougie s’éteignit
complètement. Il se passa une dizaine de minutes avant que Monsieur
Goliadkine réussît à trouver une autre bougie et à l’allumer. Pendant ce
temps, Pétrouchka s’était rendormi. “Espèce de canaille, espèce de
fripouille ! s’exclama Monsieur Goliadkine, le bousculant à nouveau, mais
vas-tu te lever, vas-tu te réveiller ?” Après une demi-heure d’efforts,
Monsieur Goliadkine parvint tout de même à faire bouger complètement
son serviteur et à le traîner de l’autre côté de la cloison. C’est seulement là
que notre héros s’aperçut que Pétrouchka était, comme on dit, ivre mort, et
qu’il tenait à peine sur ses jambes.
— Espèce de fainéant ! s’écria Monsieur Goliadkine. Espèce de bandit !
Tu m’as coupé la tête ! Mon Dieu, mais, la lettre, où est-ce que tu l’as
mise ? Ah, Jésus-Marie, mais comment… Et pourquoi je l’ai écrite ? c’était
bien la peine que je l’écrive ! Je monte sur mes grands chevaux, pauvre
idiot, avec mon amour-propre ! Voilà où ça me mène, l’amour-propre ! Le
voilà, ton amour-propre, espèce de canaille, le voilà, ton amour-propre !…
Non mais ! la lettre, où est-ce donc que tu me l’as fourrée, espèce de
bandit ? A qui tu l’as donnée ?…
— J’ai pas donné de lettre à personne ; j’en avais même pas, de lettre…
voilà !
Monsieur Goliadkine se tordait les bras de désespoir.
— Ecoute, Piotr… non mais, écoute, écoute-moi…
— J’écoute…
— Tu es allé où ? – réponds…
— Où je suis allé… chez des braves gens, je suis allé ! je m’en fous !
— Ah non, mais Seigneur mon Dieu ! Où tu es allé d’abord ? tu es allé au
bureau ?… Ecoute, Piotr ; tu es soûl, peut-être ?
— Moi, je suis soûl ? Qu’on me tue, ici, sur place, pas bu une goutte –
là…
— Non, non, c’est rien, si tu es soûl… Je demandais ça comme ça ; c’est
bien, si tu es soûl ; je ne dis rien, Pétroucha, rien… c’est peut-être juste
comme ça que tu as tout oublié, mais tu te souviens de tout. Bon, non,
souviens-toi, tu es allé chez Vakhraméïev, chez le fonctionnaire – oui ou
non ?
— Jamais, et il existe pas ce fonctionnaire. Tenez, voilà…
— Non, non, Piotr ! Non, Pétroucha, mais, moi – rien, je… Tu vois bien
que c’est rien… Bon, et alors ?… Il fait froid dehors, il fait humide, bon, on
a bu un petit peu, bon, et rien… Je ne suis pas en colère. Moi aussi, vieux,
j’ai bu un petit peu aujourd’hui… Non, mais, avoue, vieux frère, souviens-
toi : tu es allé chez le fonctionnaire Vakhraméïev ?
— Bon, ben maintenant, pisqu’on y est, oui, faut dire ce qui est, j’y ai
été, tenez, voilà…
— Bon, c’est bien, Pétroucha, c’est bien que tu y sois allé. Tu vois, je
t’en veux pas… Et alors, et alors, continuait notre héros, encourageant
toujours son serviteur, lui secouant l’épaule et en lui souriant – bon, tu t’es
pinté, canaille, sur les bords… pour dix kopecks, ou quoi, tu t’es pinté ?
gredin, va ! Bon, mais, non, c’est rien ; bon, tu vois, je ne suis pas en
colère… je t’en veux pas, je t’en veux pas…
— Non, je suis pas un gredin, comme vous voulez, moi… Je suis juste
passé chez des braves gens, mais pas un gredin, moi, jamais j’ai été un
gredin…
— Mais non, mais non, Pétroucha ! écoute-moi, Piotr : moi, mais c’est
rien, je te gronde pas, si je te traite de gredin. C’est pour te consoler que je
te le dis, c’est au sens noble que je te le dis. Parce que ça veut dire,
Pétroucha, il y a des gens que ça peut les flatter, quand on leur dit qu’ils
sont des cracks, comme ça, des fiers lascars, qu’ils n’ont pas les mains dans
les poches et qu’ils ne laisseront personne les rouler dans la farine. Il y a
des gens qui aiment… Non, non, mais rien ! bon, mais dis-moi, Pétroucha,
maintenant, sans rien me cacher, sincèrement, comme à un ami… bon, tu es
allé chez le fonctionnaire Vakhraméïev, et il te l’a donnée, l’adresse ?
— Il m’a donné l’adresse, l’adresse aussi, il me l’a donnée. Un
fonctionnaire bien ! Ton maître, il me dit, c’est un homme bien, un homme,
il me dit, très bien ; moi, n’est-ce pas, dis-lui, il me dit, transmets-lui mes
saluts, il me dit, à ton maître, remercie-le et dis-lui que, moi, n’est-ce pas, je
l’aime, voilà, n’est-ce pas, à quel point que je l’estime, ton maître ! parce
que, il me dit, toi, ton maître, il me dit, Pétroucha, c’est un homme bien, et
toi, il me dit, toi aussi t’es un homme bien, Pétroucha – voilà…
— Ah mais, Seigneur, mon Dieu ! Mais l’adresse, l’adresse, espèce de
Judas ? – Ces dernières paroles, Monsieur Goliadkine les avait prononcées
presque dans un murmure.
— L’adresse… il m’a donné l’adresse.
— Il te l’a donnée ? Alors, où il habite, Goliadkine, le fonctionnaire
Goliadkine, conseiller titulaire ?
— Goliadkine, il me dit, tu le trouveras rue des Six-Boutiques. Donc, il
me dit, tu vas rue des Six-Boutiques, tu prends à droite, l’escalier, au
troisième. C’est là qu’il est, il me dit, Goliadkine…
— Espèce de filou ! s’écria enfin Monsieur Goliadkine, sortant
définitivement de ses gonds. Espèce de bandit ! mais c’est moi ; mais c’est
de moi que tu parles. Mais il y en a un autre, de Goliadkine ; c’est de l’autre
que je parle, espèce de filou !
— Bah, comme vous voulez ! je m’en fous ! Comme vous voulez –
voilà !…
— Mais la lettre, la lettre…
— Quelle lettre ? y en avait pas, de lettre, j’en ai pas vu, de lettre.
— Mais où tu l’as fourrée – espèce de traîne-savate !?
— Je l’ai donnée, je l’ai donnée, la lettre. Salue-le, il me dit, remercie-le ;
il est bien, il me dit, ton maître. Salue-le de ma part, ton maître…
— Mais qui est-ce qui a dit ça ? C’est Goliadkine qui l’a dit ?
Pétrouchka garda le silence et émit un grand ricanement, en regardant
droit dans les yeux de son maître.
— Ecoute-moi, espèce de bandit ! commença Monsieur Goliadkine,
haletant, éperdu de furie. Qu’est-ce que tu as fait de moi ! Mais dis-le, ce
que tu as fait de moi ! Tu m’as tué, espèce de monstre ! Tu m’as décapité,
espèce de Judas !
— Boh, là, c’est comme vous voulez ! je m’en fous ! dit Pétrouchka d’un
ton catégorique, se retirant derrière la cloison.
— Arrive ici, arrive ici, espèce de bandit !…
— J’y retourne plus vous voir, maintenant, j’y retourne plus du tout. Je
m’en fous ! Je retourne chez les braves gens… Mais, les braves gens, ils
vivent honnêtes, les braves gens, ils vivent sans fausseté, ils sont jamais par
deux…
Monsieur Goliadkine sentit ses mains et ses jambes se glacer, son souffle
se coupait…
— Ouiche, poursuivait Pétrouchka, ils sont jamais par deux, ils offensent
pas le bon Dieu et les braves gens…
— Fainéant, va, tu es soûl ! Va dormir, maintenant, espèce de bandit !
Demain, tu vas m’entendre – murmura Monsieur Goliadkine d’une voix à
peine audible. Quant à Pétrouchka, il marmonna encore quelque chose ;
puis on l’entendit se recoucher si lourdement que le lit se mit à craquer, il
émit un long bâillement, s’étira et, plongé dans ce qu’on appelle le sommeil
du juste, reprit ses ronflements. Monsieur Goliadkine se trouvait entre la vie
et la mort. La conduite de Pétrouchka, ses allusions, très étranges, encore
que très lointaines, et contre lesquelles, par conséquent, on ne pouvait pas
s’indigner, d’autant plus que c’était un homme soûl qui parlait, et enfin,
toute la tournure menaçante que prenaient les événements – tout cela avait
bouleversé Monsieur Goliadkine jusqu’à la dernière fibre. “Et quelle
mouche m’a piqué de l’enguirlander au milieu de la nuit, disait notre héros,
tremblant de tout son corps suite à une espèce de sensation douloureuse. Et
cette chance que j’ai eue de tomber sur un ivrogne ! Qu’est-ce que je
pouvais attendre d’un ivrogne ? tout ce qu’il dit, il délire. Mais à quoi est-ce
qu’il faisait allusion, ce bandit ? Seigneur mon Dieu ! Et pourquoi je l’ai
écrite, cette lettre – assassin ; moi, hein, suicidé en puissance ! Pas moyen
de se taire ! Il fallait que ça sorte ! Non mais quoi ! On est perdu, on se
retrouve pareil qu’une serpillière, et non, n’est-ce pas, quand même,
l’amour-propre, n’est-ce pas, mon honneur qui souffre, n’est-ce pas,
l’honneur qu’il faut sauver ! Suicidé en puissance !”
Ainsi parlait Monsieur Goliadkine, assis sur son divan et n’osant pas
faire un geste, sous le coup de la peur. Soudain, ses yeux s’arrêtèrent sur un
objet qui éveilla son attention au plus haut point. Effrayé – était-ce une
illusion, une tromperie de l’imagination, cet objet qui avait éveillé son
attention –, il tendit la main vers lui, avec une espérance, une timidité, une
curiosité indescriptibles… Non, ce n’était pas une tromperie ! pas une
illusion ! Une lettre, une vraie lettre, une lettre – absolument, et adressée à
lui… Monsieur Goliadkine prit la lettre sur la table. Son cœur battait à
rompre. “C’est, sans doute, ce gredin qui l’a rapportée, se dit-il, il l’a posée
là, et il l’a oubliée ; ça s’est passé comme ça, sans doute ; ça s’est sans
doute passé comme ça…” La lettre venait du fonctionnaire Vakhraméïev,
jeune collègue et naguère camarade de Monsieur Goliadkine. “Du reste, ça,
je le pressentais d’avance, se dit notre héros, et tout ce qu’il va y avoir dans
cette lettre, je le pressentais aussi…” Voici ce que disait cette lettre :

“Monsieur, Iakov Pétrovitch,


Votre valet est ivre, et l’on ne peut rien attendre de sensé de sa part ; voilà
pourquoi je préfère répondre par écrit. Je m’empresse de vous déclarer que
j’accepte d’accomplir en toute exactitude et diligence la mission que vous
m’avez confiée, mission qui consiste en la transmission à la personne que
nous savons, par mes mains, d’une lettre. Cette personne que vous
connaissez fort bien et qui, à présent, remplace pour moi un ami, personne
dont je tais le nom (car je ne veux pas noircir pour rien la réputation d’un
homme entièrement innocent), habite avec nous dans l’appartement de
Karolina Ivanovna, dans ce même meublé où, naguère encore, alors que
vous viviez chez nous, avait vécu l’officier d’infanterie qui venait de
Tambov. Du reste, vous pouvez trouver cette personne partout parmi les
gens honnêtes et sincères de cœur, chose qu’il est impossible à dire de
certains autres. A compter de ce jour, j’ai l’intention de rompre tout rapport
avec vous ; il est impossible de conserver notre ton d’amitié et nos relations
qui furent celles de la camaraderie, et c’est pourquoi je vous demande,
monsieur, de me renvoyer, immédiatement à réception de la présente, les
deux roubles que vous me devez pour le rasoir de modèle étranger, vendu
par moi, si vous daignez vous en souvenir, à crédit, voici sept mois, alors
que vous habitiez avec nous chez Karolina Ivanovna, que je respecte du
fond de l’âme. Si j’agis de la sorte, c’est que, selon le récit qu’en font
certaines personnes, vous avez perdu votre amour-propre et votre réputation
et êtes devenu dangereux pour la moralité de personnes innocentes et
encore pures, car je connais des personnes qui vivent en dehors des voies de
la vérité et dont, de plus, les paroles sont mensongères, et l’allure avenante
douteuse. Quant à relever l’offense faite à Karolina Ivanovna, qui a toujours
fait preuve d’une conduite de la plus haute moralité, qui est une femme
honnête, et qui se trouve, qui plus est, jeune fille, quoique d’un âge déjà
avancé, mais d’une noble famille étrangère, on trouvera pour cela, toujours
et partout, des hommes capables, ce que certaines personnes me prient de
mentionner dans ma lettre, en passant, et parlant pour elles-mêmes.
Toujours est-il que vous apprendrez tout en temps et en heure, si vous ne
l’avez pas déjà appris, même si vous vous êtes déshonoré, selon le récit de
certaines personnes, dans tous les coins de la capitale et si, par conséquent,
vous avez déjà eu le temps de recevoir en de nombreux endroits les
renseignements qui vous reviennent sur votre compte. En conclusion de ma
lettre, je vous déclare, monsieur, que la personne que vous savez, et dont je
ne mentionne pas le nom pour les raisons, nobles, que vous savez, jouit du
plus grand respect des hommes les mieux pensants ; de plus, elle est de
caractère joyeux et agréable, avance dans sa carrière, là encore parmi les
hommes les mieux pensants, reste fidèle à sa parole ainsi qu’en amitié et
n’offense pas derrière leur dos ceux avec qui, en face, elle se trouve en
relation de camaraderie.
Je reste quoi qu’il en soit,
votre humble serviteur,
N. Vakhraméïev.

P. S. Quant à votre serviteur, chassez-le : c’est un ivrogne et il ne vous


vaut, selon toute vraisemblance, que trop d’ennuis, et prenez Efstafi, qui
travaillait auparavant chez nous, et qui se trouve à présent sans place. Pour
votre actuel serviteur, non seulement c’est un ivrogne, mais, en plus, c’est
un voleur, car, la semaine dernière, il a vendu une livre de sucre, en petits
morceaux, à Karolina Ivanovna, pour une somme modique, chose qu’il n’a
pu faire, à mon avis, qu’après vous avoir volé de la façon la plus perfide,
petit à petit, et à divers moments. Je vous écris cela, désirant votre bien,
même s’il existe certaines personnes qui ne savent que tromper et offenser
tous les hommes, de préférence les gens honnêtes et qui jouissent d’un bon
caractère ; de plus, en leur absence, ils les insultent et les représentent en
sens contraire, seulement par jalousie et parce qu’eux-mêmes, ils ne
peuvent se dire tels.
V.”

Après avoir lu la lettre de Vakhraméïev, notre héros demeura encore


longtemps dans une position immobile sur son divan. Une sorte de lumière
nouvelle perçait sous ce brouillard peu clair et mystérieux qui l’entourait
depuis déjà deux jours. Notre héros comprenait peu à peu… Il voulut
essayer de se relever du divan et faire quelques pas dans la chambre, pour
se rafraîchir, rassembler, d’une façon ou d’une autre, ses pensées brisées,
les diriger sur l’objet que nous savons, afin, ensuite, un petit peu rétabli, de
penser sa situation d’une façon plus mûre. Mais à peine voulut-il se relever
que, tout de suite, saisi d’impuissance, sans aucune force, il retomba sur le
divan. “Bien sûr, tout cela, je le prévoyais d’avance ; mais, pourtant, qu’est-
ce qu’il écrit, et quel est le sens direct de ces paroles ? Le sens, mettons, je
le connais ; mais où est-ce que ça va mener ? Il l’aurait dit directement :
voilà, n’est-ce pas, c’est comme ci et comme ça, on demande ci et ça, moi,
je l’aurais fait. Mais la tournure, l’allure, hein, qu’elle prend, cette affaire,
ce qu’elle est déplaisante ! Ah, vite arriver jusqu’à demain, vite arriver
jusqu’à l’affaire ! maintenant, je sais ce que je dois faire. N’est-ce pas,
voili-voilà, je suis d’accord pour tous les arguments, je ne vendrai pas mon
honneur, et, tout ça… ma foi ; du reste, c’est elle, la personne que nous
savons, cet être peu recommandable, comme il se retrouve mêlé ? et
pourquoi il est mêlé précisément à ça ? Ah, mais, pourvu que demain arrive
vite ! Ils continuent à me déshonorer, ils intriguent, ils travaillent à ma
ruine ! Surtout – pas de temps à perdre, et, maintenant, par exemple, au
moins écrire une lettre et juste laisser passer comme quoi, n’est-ce pas, c’est
comme ci et comme ça, et, pour ça, et ci, je suis d’accord. Et, demain, à
l’aube, l’envoyer, et moi-même, le plus tôt possible, voilà… et, de l’autre
côté, la contre-attaque, et je les prends de vitesse, les petits canards… Ils
vont me déshonorer, et voilà tout !”
Monsieur Goliadkine sortit une feuille de papier, prit une plume et écrivit
l’épître suivante, en réponse à la lettre du secrétaire de province
Vakhraméïev :

“Monsieur, Nestor Ignatiévitch !


C’est le cœur douloureusement surpris que j’ai lu votre lettre offensante à
mon égard, car je vois clairement que, sous la dénomination de certaines
personnes peu convenables et de faussement bien intentionnées, vous me
sous-entendez moi-même. C’est avec une douleur réelle que je vois avec
quelle rapidité et quel succès la calomnie a poussé des racines profondes, au
détriment de mon bien-être, de mon honneur et de ma bonne réputation. Et
cela est d’autant plus douloureux et humiliant que même les gens honnêtes,
les gens dont la pensée est empreinte d’une réelle noblesse, et qui, surtout,
sont doués d’un caractère franc et ouvert, se détournent des intérêts des
gens honnêtes et adhèrent par les meilleures qualités de leur cœur, à une
puante pourriture – qui, par malheur, en cette époque écrasante et immorale
qui est la nôtre, se développe très fortement, avec les plus mauvaises
intentions. En conclusion, je vous dirai que je considère comme un devoir
sacré de vous rendre dans sa totalité la dette que vous mentionnez, de deux
roubles-argent.
Quant à ce qui touche, monsieur, vos allusions à la personne de sexe
féminin que nous savons, au sujet des intentions, des calculs et des
différents projets de cette personne, je vous dirai, monsieur, que je n’ai
compris ces allusions que de manière trouble et peu claire. Permettez-moi,
monsieur, de conserver immaculées mes honnêtes pensées et l’honneur de
mon nom. Toujours est-il que je suis prêt à accepter que nous nous
expliquions personnellement, préférant la justesse de l’explication
personnelle à l’écrit, et, de plus, je suis prêt à différents accords pacifiques,
bien entendu mutuels. A cette fin, je vous demande, monsieur, d’indiquer à
cette personne que je suis prêt à un accord personnel, et, de plus, lui
demander de fixer l’heure et le lieu du rendez-vous. Ce n’est pas sans
amertume que j’ai lu, monsieur, vos allusions au fait que je vous aurais
offensé, que j’aurais trahi votre amitié originelle, et j’aurais mal parlé de
vous. J’attribue cela à un malentendu, une odieuse calomnie, à la jalousie et
aux mauvaises intentions de ceux que je puis justement appeler mes
implacables ennemis. Mais ils ignorent, sans doute, que l’innocence est
forte déjà de son innocence même, que l’impudeur, l’insolence et la
révoltante familiarité de certaines personnes, tôt ou tard, mériteront le sceau
du mépris général et que ces personnes se perdront pour une seule raison, à
savoir leur propre inconvenance et la dépravation de leur cœur. En
conclusion, je vous demande, monsieur, d’indiquer à ces personnes que
leurs prétentions étranges et leur désir inconvenant et fantastique d’expulser
d’autres personnes des limites occupées par ces autres personnes dans leur
existence en ce monde, et d’occuper leur place, méritent la stupeur, le
mépris, la pitié et, qui plus est, l’asile de fous ; que, de plus, ce genre de
relations est strictement interdit par la loi, ce qui, à mon avis, est
entièrement juste, car chacun doit se satisfaire de la place qui est la sienne.
Il est des limites à tout et si c’est une plaisanterie, c’est une plaisanterie
inconvenante, je dirai plus : tout à fait immorale, j’ose vous assurer,
Monsieur, que mes idées, ci-dessus exposée sur ses places sont purement
morales.
Quoi qu’il en soit, j’ai l’honneur d’être
votre humble serviteur,
I. Goliadkine.”
CHAPITRE X

En général, on peut dire que les aventures de la veille avaient bouleversé


Monsieur Goliadkine jusqu’au tréfonds de son être. Notre héros dormit fort
mal, c’est-à-dire qu’il fut tout à fait incapable de s’endormir complètement
plus de cinq minutes d’affilée : comme si une espèce de farceur lui jetait du
poil à gratter dans le lit. Il passa toute la nuit dans une espèce de demi-
sommeil, demi-veille, se tournant d’un côté à l’autre, d’un flanc à l’autre,
poussant des “oh”, des “ah”, geignant, s’endormant une minute, s’éveillant
à nouveau une minute plus tard, et tout cela s’accompagnait d’une sorte
d’angoisse étrange, de souvenirs brumeux, de visions monstrueuses – bref,
de tout ce qu’on pouvait trouver de plus désagréable… Soit il voyait
paraître devant lui, dans une espèce de pénombre étrange, mystérieuse, la
silhouette d’Andréï Filippovitch – une silhouette sèche, une silhouette
rageuse, au regard sec et dur, et aux injures voilées par une déférence
glaciale… Et à peine Monsieur Goliadkine se mettait-il à approcher
d’Andréï Filippovitch, pour, d’une façon ou d’une autre, comme il pouvait,
se justifier à ses yeux et lui prouver qu’il n’était pas du tout tel que l’avaient
décrit ses ennemis, qu’il était, n’est-ce pas, comme ci et puis comme ça et
qu’il possédait même, en plus de ses qualités ordinaires, innées, tenez, ceci,
et puis cela, c’est là qu’apparaissait cette personne aux penchants indécents
et, par tel ou tel moyen qui vous retournait l’âme tout entière, elle détruisait
toutes les entreprises de Monsieur Goliadkine, sur-le-champ, sous les yeux
mêmes de Monsieur Goliadkine, noircissait jusqu’à la racine toute sa
réputation, traînait dans la boue son amour-propre et puis, tout de suite,
immédiatement, prenait sa place dans le service et dans la société. Soit la
tête de Monsieur Goliadkine se sentait chatouillée par une espèce de
pichenette, récemment acquise et envoyée d’une façon humiliante,
pichenette reçue tantôt en société, ou tantôt, d’une autre façon, sur son lieu
de service, et contre laquelle il était difficile de protester… Et pourtant,
Monsieur Goliadkine commençait à se creuser la tête pour savoir pourquoi,
précisément, c’était si difficile de protester contre ne serait-ce qu’une
pichenette – alors que cette idée de la pichenette, sans qu’on le remarque,
peu à peu, prenait telle ou telle autre forme – la forme d’une petite infamie
que nous savons, d’une infamie petite, voire plus importante, qu’il avait
vue, entendue ou accomplie lui-même – et accomplie souvent sur une base
non infâme, et même sans la moindre intention infâme, juste comme ça –
parfois, par exemple, par hasard – par délicatesse, ou d’autres fois parce
qu’on se trouve sans la moindre défense, bon et, maintenant, parce que…
parce que, bref, Monsieur Goliadkine le savait parfaitement, pourquoi ! Là,
Monsieur Goliadkine rougissait dans son sommeil, et, surmontant sa
rougeur, il marmonnait en lui-même que, bon, n’est-ce pas, là, par exemple,
il aurait pu montrer la fermeté de son caractère, il aurait pu montrer une
fermeté de caractère tout à fait significative… ensuite de quoi il concluait
que, “eh quoi, la fermeté du caractère, c’est bien le moment de
l’évoquer !…”. Mais ce qui énervait, ce qui faisait enrager le plus Monsieur
Goliadkine, c’était que, là, précisément, à une minute pareille, qu’il eût été
appelé ou non, on voyait se montrer cet être dont nous connaissons la
monstruosité et la tendance satirique et, lui aussi, même si, pouvait-on
croire, le fond de l’affaire était déjà clair – lui aussi, pareil, il marmonnait,
avec un petit sourire inconvenant, que, “voilà, n’est-ce pas, tu parles, la
fermeté du caractère ! qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse, toi et moi,
Iakov Pétrovitch, de la fermeté du caractère !…”. Sinon, il venait en rêve à
Monsieur Goliadkine qu’il se trouvait dans une splendide compagnie,
connue pour la spiritualité et la noblesse de ton de toutes les personnes qui
la composaient ; que Monsieur Goliadkine, à son tour, se distinguait sur le
plan de l’amabilité et de l’humour, que tout le monde l’aimait, et même
certains de ses ennemis, qui se trouvaient là, se mettaient à l’aimer, ce qui
faisait vraiment plaisir à Monsieur Goliadkine ; tout le monde lui cédait la
première place et, pour finir, Monsieur Goliadkine lui-même, non sans
plaisir, entendait le maître de maison qui, là devant lui, entraînant à l’écart
tel ou tel de ses invités, faisait l’éloge de Monsieur Goliadkine… et,
brusquement, comme un orage dans le ciel bleu, apparaissait l’être que nous
savons, l’être si malintentionné, porté par des désirs si bestiaux, sous
l’apparence de Monsieur Goliadkine-cadet, et là, tout de suite, en une
seconde, rien que par son apparition, Monsieur Goliadkine-cadet réduisait à
néant tout le triomphe et toute la gloire de Monsieur Goliadkine-aîné,
éclipsait Monsieur Goliadkine-aîné, il traînait dans la boue Monsieur
Goliadkine-aîné, et, pour finir, il démontrait pleinement que Monsieur
Goliadkine-aîné, qui était le vrai – n’était pas du tout le vrai, qu’il était
faux, et que c’était lui, le vrai, et qu’enfin Monsieur Goliadkine-aîné n’était
pas du tout ce qu’il semblait, qu’il était et ceci et cela, et que, par
conséquent, il ne devait pas, il n’avait pas le droit d’appartenir à une société
de personnes bien intentionnées et de bon ton. Et tout cela se faisait si vite
que Monsieur Goliadkine-aîné n’avait même pas le temps d’ouvrir la
bouche, que tous, de corps et d’âme, se livraient au monstrueux et au faux
Monsieur Goliadkine, et, avec le mépris le plus profond, le rejetaient, lui, le
véritable et l’innocent Monsieur Goliadkine. Il ne restait personne dont le
monstrueux Monsieur Goliadkine ne retournât en une seconde l’opinion en
sa faveur. Il n’y avait personne, même parmi les membres les plus
insignifiants de toute la compagnie, que l’inutile et faux Monsieur
Goliadkine n’essayât de flatter à sa façon, de la manière la plus doucereuse,
qu’il n’essayât d’aborder à sa façon, devant laquelle il ne fumât pas, comme
à son habitude, une espèce d’encens aussi doux qu’agréable, de telle sorte
que la personne enfumée ne faisait que humer et tousser jusqu’aux larmes,
en signe de plaisir extrême. Et, surtout, tout cela se faisait en un clin d’œil :
la rapidité de mouvement de l’inutile et douteux Monsieur Goliadkine était
sidérante ! Avait-il réussi, par exemple, à flatter telle personne, à mériter ses
bonnes dispositions – sans qu’on ait eu le temps de ciller, lui, il en
entreprenait une autre. Il le flatte, il le flatte, en tapinois, il lui arrache un
petit sourire bienveillant – puis, d’une détente de sa petite jambe toute
courte, toute boudinée, et fort pataude du reste – le voilà déjà auprès d’un
troisième, et il lui passe la brosse, à ce troisième, et, lui aussi, il lui fait de la
lèche, en bon ami ; vous n’avez pas le temps d’ouvrir la bouche, vous
n’avez pas le temps d’être sidéré – il est déjà auprès du quatrième, et, avec
le quatrième, il vous refait le même cirque – une horreur, de la sorcellerie,
voilà tout ! Et tout le monde est content de le voir, tout le monde l’aime,
tout le monde vous le porte au pinacle et clame en chœur que son amabilité
et son esprit satirique valent mieux, et sans commune mesure, que
l’amabilité et l’esprit satirique du véritable Monsieur Goliadkine, et ils en
font le reproche au véritable et à l’innocent Monsieur Goliadkine, et ils
rejettent le juste Monsieur Goliadkine, et les voilà qui chassent à coups de
pied le bien intentionné Monsieur Goliadkine, et les pichenettes pleuvent
sur le véritable Monsieur Goliadkine, lui qui est si connu pour son amour
envers son prochain !… Empli d’angoisse, d’effroi, de fureur, Monsieur
Goliadkine martyrisé se précipite dehors et entreprend de louer un fiacre,
pour voler directement jusqu’à Son Excellence, et, à défaut, au moins chez
Andréï Filippovitch, mais – horreur ! les cochers refusent catégoriquement
de prendre Monsieur Goliadkine : “n’est-ce pas, c’est pas possible d’en
conduire deux pareils ; n’est-ce pas, Votre Noblesse, un homme bien, ça
essaie de vivre honnête, et pas n’importe comment, et ça existe jamais par
paire”. Au dernier degré de la honte, le si honnête Monsieur Goliadkine
regarde autour de lui et, de fait, il s’assure, de ses propres yeux, que les
cochers, et Pétrouchka, qui est passé de leur côté, ont entièrement raison ;
car le pervers Monsieur Goliadkine se trouve de fait ici, auprès de lui, et pas
à une distance lointaine, et, suivant sa vile habitude, là aussi, même dans ce
cas critique, il s’apprête coûte que coûte à faire quelque chose de tout à fait
inconvenant et qui ne démontre nullement cette noblesse de caractère
particulière qu’on acquiert d’habitude avec l’éducation – une noblesse dont
se faisait une si grande gloire, à chaque occasion, le détestable Monsieur
Goliadkine-second. Complètement hors de lui, bouleversé de honte et de
désespoir, l’éperdu et l’entièrement honnête Monsieur Goliadkine se met à
courir, sans but, là où ses yeux le portent, au gré du destin, au hasard ; mais,
à chacun de ses pas, à chaque appui du pied sur le granit du trottoir, il lui
jaillit, comme venu de sous la terre, un Monsieur Goliadkine exactement
pareil, semblable, et aussi détestable par la perversité du cœur. Et tous ces
parfaitement semblables, sitôt qu’ils apparaissent, se mettent à courir, tous,
à la queue leu leu, en longue chaîne, comme des oies marchant en file, ils
s’étirent et clabaudent derrière Monsieur Goliadkine-aîné, si bien qu’il n’y a
plus de refuge devant ces parfaitement semblables – si bien que Monsieur
Goliadkine, si digne de compassion à tous points de vue, en a, d’horreur, le
souffle coupé – si bien qu’il finit par en naître des abîmes terribles de
parfaitement semblables – si bien que toute la capitale se voit complètement
encombrée, au bout du compte, de parfaitement semblables, et qu’un
gendarme, voyant cet attentat aux convenances, est obligé de prendre tous
ces parfaitement semblables par le collet et de les enfermer dans sa guérite,
laquelle se trouve juste là… Engourdi, glacé d’effroi, notre héros se
réveillait et, engourdi, glacé d’effroi, il sentait bien que, dans la réalité, sa
vie ne serait guère plus joyeuse… C’était oppressant, torturant… C’était
une telle angoisse, comme si quelqu’un vous mangeait le cœur de
l’intérieur…
Enfin, Monsieur Goliadkine se sentit incapable d’en supporter davantage.
“Non, ça ne se fera pas, tout ça !” s’écria-t-il, se redressant dans son lit avec
résolution, et, sur cette exclamation, il reprit complètement ses esprits.
Le jour, visiblement, s’était levé depuis longtemps. La lumière dans la
chambre était comme exceptionnellement forte ; les rayons du soleil
perçaient en flots les vitres blanchies de gel et s’essaimaient en abondance
dans la chambre, ce qui ne manqua pas d’étonner Monsieur Goliadkine ; car
c’était seulement à midi que le soleil lui lançait un clin d’œil à son tour ;
avant, il n’y avait presque jamais eu de pareils changements dans le cours
de l’astre solaire, du moins autant que Monsieur Goliadkine était capable de
s’en souvenir. A peine notre héros avait-il eu le temps de s’étonner que la
pendule, derrière la cloison, se mit à bourdonner et, de cette manière, se
prépara à sonner tout à fait. “Ah, voilà !” se dit Monsieur Goliadkine et,
dans une attente pleine d’angoisse, il s’apprêta à écouter… Pourtant, à la
stupeur complète et définitive de Monsieur Goliadkine, sa pendule se tendit
et ne sonna qu’une fois. “Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?” cria notre
héros, bondissant tout à fait de son lit. Tel qu’il était, n’en croyant pas ses
oreilles, il se précipita derrière la cloison. La pendule affichait réellement
une heure. Monsieur Goliadkine regarda le lit de Pétrouchka ; mais il n’y
avait dans la chambre pas même une ombre de Pétrouchka ; le lit,
visiblement, avait été fait et rangé depuis longtemps ; les souliers, eux aussi,
se révélaient introuvables – signe définitif de ce que Pétrouchka était
absent. Monsieur Goliadkine se précipita vers les portes : les portes étaient
fermées. “Mais où est donc Pétrouchka ?” continuait-il en chuchotant, plein
d’une agitation extrême et tous les membres parcourus par un tremblement
assez puissant… Soudain, une idée lui passa par la tête… Monsieur
Goliadkine se précipita vers son bureau, le parcourut du regard, fouilla
autour – bien sûr : la lettre qu’il avait écrite la veille à Vakhraméïev n’y
était plus… Pétrouchka, lui non plus, n’était pas du tout derrière sa cloison ;
la pendule affichait une heure, et, dans la lettre qu’il avait reçue de
Vakhraméïev, des points nouveaux avaient été ajoutés, des points, du reste,
réellement peu clairs, mais qui, à présent, s’expliquaient tout à fait. En fin
de compte, Pétrouchka aussi – c’était un Pétrouchka visiblement acheté !
Oui, oui, c’était bien ça !
“Mais alors c’est là que le grand nœud s’est noué ! s’écria Monsieur
Goliadkine en se tapant sur le front et en ouvrant les yeux de plus en plus
large – alors, c’est dans le nid de cette grippe-sou d’Allemande qu’elle se
cache, la grande force démoniaque ! Mais alors, elle a juste fait, je parie,
une diversion stratégique en m’indiquant le pont Izmaïlovski – elle me
détournait les yeux, elle m’embrouillait (la sale sorcière !) et c’est de cette
façon-là qu’elle creusait des galeries !!! Oui, c’est ça ! Il suffit qu’on
regarde cette histoire de l’extérieur, tout ça, ça sera exactement comme ça !
et l’apparition de la crapule, elle aussi, maintenant, elle s’explique
complètement : tout ça, c’est du pareil au même. Ils le gardaient en réserve
depuis longtemps, ils le préparaient, ils se le mettaient de côté pour les jours
noirs. Alors, donc, c’est comme ça, voilà comme ça se révèle ! Comme tout
s’explique, hein ! Mais, bon, ça ne fait rien ! Il n’est pas encore trop
tard !…” Là, Monsieur Goliadkine se souvint avec effroi qu’il était déjà une
heure passée. “Et s’ils avaient déjà eu le temps maintenant… – Un
gémissement jaillit de sa poitrine… – Mais non, bêtises, ils n’ont pas eu le
temps – on verra bien…” Il s’habilla à la hâte, saisit une feuille de papier,
une plume, et griffonna la missive suivante :

“Monsieur, Iakov Pétrovitch !


Soit vous, soit moi, mais pas nous deux en même temps ! C’est pourquoi
je vous déclare que votre désir étrange, ridicule et, en même temps,
impossible, de paraître mon jumeau et de vous donner pour tel ne mènera
qu’à votre déshonneur complet et votre déroute. C’est pourquoi je vous
demande, pour votre propre bien, de vous écarter, et de céder le passage à
des gens authentiquement honnêtes, mus par les buts les mieux
intentionnés. En cas contraire, je suis prêt à me résoudre aux mesures les
plus extrêmes. Je pose la plume et j’attends… Je reste cependant à votre
disposition, soit pour votre service – soit pour les pistolets.
I. Goliadkine.”

C’est avec énergie que notre héros se frotta les mains quand il eut achevé
sa missive. Ensuite, il enfila son manteau et mit son chapeau, ouvrit son
appartement avec la deuxième clé, la clé de réserve, et se rendit au bureau.
Le bureau, il y arriva, mais il n’osa pas y entrer ; de fait, il était déjà trop
tard ; la montre de Monsieur Goliadkine indiquait déjà deux heures et
demie. Soudain une circonstance visiblement des plus insignifiantes mit fin
à certains doutes de Monsieur Goliadkine ; de derrière le coin de
l’immeuble du bureau, parut soudain une petite silhouette haletante et toute
rouge, qui, furtivement, d’une espèce de démarche de rat, sauta sur le
perron, puis, tout de suite, dans l’entrée. C’était le scribe Ostafiev, un
homme que Monsieur Goliadkine connaissait fort bien, homme parfois utile
et prêt à tout pour dix kopecks. Connaissant la corde sensible d’Ostafiev et
comprenant que cette éclipse pour un besoin des plus urgents le rendrait
sans doute encore plus disposé à toucher dix kopecks, notre héros se résolut
à ne pas lésiner, bondit aussitôt sur le perron, puis dans l’entrée, derrière
Ostafiev, l’appela, et, d’un air mystérieux, lui demanda de le suivre dans un
coin, le coin le plus reculé, derrière l’énorme poêle de fonte. Quand ils y
furent, notre héros se mit à l’interroger.
— Alors, quoi, mon ami, comment ça se passe là-bas… tu me
comprends ?…
— A vos ordres, Votre Noblesse, bien le bonjour à Votre Noblesse.
— C’est bien, mon ami, c’est bien ; et je saurai te remercier, mon bon
ami. Bon, alors, tu vois, mon ami, c’est comment ?
— Qu’est-ce que Monsieur veut savoir ? – Là, Ostafiev plaqua sa paume
sur sa bouche qui venait, malgré lui, de s’ouvrir.
— Moi, tu vois, mon ami, je, enfin… mais ne va pas penser quelque
chose… Alors, Andréï Filippovitch, il est là ?
— Il est là, monsieur.
— Et les fonctionnaires, ils sont là ?
— Et les fonctionnaires aussi, monsieur, comme il faut.
— Et Son Excellence aussi ?
— Son Excellence aussi, monsieur. – Là, le scribe cacha sa bouche une
seconde fois et lança une sorte de regard curieux et étrange sur Monsieur
Goliadkine. Telle fut, du moins, l’impression qu’en eut notre héros.
— Et il n’y a rien, comme ça, de particulier, mon ami ?
— Non, monsieur ; rien, monsieur.
— Et sur mon compte, mon bon ami, il n’y a rien, enfin, comme ça, ou
quelque chose… hein ? juste comme ça, mon ami, tu me comprends ?
— Non, pour l’instant, on n’entend rien du tout. – Là, le scribe cacha à
nouveau sa bouche et, à nouveau, lança une sorte de regard étrange à
Monsieur Goliadkine. Le fait est que notre héros s’efforçait à présent de
percer l’expression d’Ostafiev, d’y lire quelque chose, de voir si quelque
chose n’était pas en train de s’y cacher. Et, certes, c’était comme s’il y avait
quelque chose qui se cachait ; le fait est qu’Ostafiev devenait comme de
plus en plus grossier, de plus en plus sec, et c’était avec une sympathie
moins forte qu’au début de la conversation qu’il entrait à présent dans les
intérêts de Monsieur Goliadkine. “Il est un peu dans son droit, se dit
Monsieur Goliadkine, qu’est-ce que je suis pour lui ? Il a peut-être déjà été
payé de l’autre côté – pour ça qu’il est parti pour une raison urgente. Mais
tiens, je lui donne…” Monsieur Goliadkine avait compris que le moment
des dix kopecks avait sonné.
— Tiens, mon bon ami…
— Mes mercis les plus humbles à Votre Noblesse.
— J’en donnerai plus.
— A vos ordres, Votre Noblesse.
— Maintenant, tout de suite, je vais t’en donner encore plus, et, quand
l’affaire sera finie, je t’en donnerai autant. Tu comprends ?
Le scribe se taisait, se tenait tout droit, et fixait, immobile, Monsieur
Goliadkine.
— Bon, maintenant, parle : sur moi, on entend quelque chose ?…
— Je crois que, encore, pour l’instant… c’est-à-dire… rien, n’est-ce pas,
pour l’instant. – Ostafiev répondait d’une voix lente, exactement comme
Monsieur Goliadkine, gardant un air mystérieux, haussant un peu les
sourcils, regardant vers le sol, en s’efforçant de trouver le ton juste, bref, il
essayait de toutes ses forces de gagner ce qui lui avait été promis, parce
que, ce qui avait été donné, il le considérait déjà comme définitivement
acquis.
— Et on ne sait rien ?
— Pour l’instant, rien, monsieur.
— Mais, écoute… c’est-à-dire… on le saura, peut-être ?
— Après, évidemment, peut-être, on le saura, monsieur.
“Ça va mal !” – se dit notre héros.
— Ecoute, tiens encore, mon gentil.
— Je remercie profondément Votre Noblesse.
— Vakhraméïev, il était là, hier ?…
— Oui, monsieur.
— Et il n’y a eu personne d’autre, je ne sais pas ?… Rappelle-toi bien,
mon vieux ?
Le scribe fouilla une petite minute dans ses souvenirs et ne se souvint de
rien d’adéquat.
— Non, monsieur, personne d’autre, monsieur.
— Hum ! – Un silence s’ensuivit.
— Ecoute, mon vieux, tiens, prends ça encore ; dis-moi, tout le fond de
l’affaire.
— A vos ordres. – Ostafiev se montrait à présent d’une douceur
angélique : c’était ce qu’il fallait à Monsieur Goliadkine.
— Explique-moi, mon vieux, sur quel pied il se trouve en ce moment ?
— Rien, monsieur, ça va, monsieur, répondit le scribe, écarquillant les
yeux sur Monsieur Goliadkine.
— C’est-à-dire, comment ça va ?
— C’est-à-dire comme ça, monsieur. – Là, Ostafiev haussa gravement les
sourcils. Du reste, il se retrouvait résolument dans une impasse, et ne savait
pas quoi dire de plus. “Ça va mal !” pensa Monsieur Goliadkine.
— Ils n’ont pas quelque chose pour plus tard avec Vakhraméïev ?
— Ben, c’est comme d’habitude.
— Réfléchis bien.
— Ben si, monsieur, ils disent.
— Eh bien, quoi donc ?
Ostafiev cacha sa bouche avec sa main.
— Il n’y a pas une lettre, de là-bas, pour moi ?
— Ben, aujourd’hui, le garde Mikhéïev, il est allé chez Vakhraméïev,
chez lui, là-bas, chez son Allemande, n’est-ce pas, alors, je peux y aller et je
me renseigne, si vous voulez.
— Je t’en prie, mon vieux, au nom du Ciel !… Je dis ça juste comme
ça… Mais, toi, ne va pas penser quelque chose, je dis juste ça comme ça…
Et puis demande-leur, essaie de savoir, mon vieux, s’il n’y a pas quelque
chose, là-bas, qui se prépare sur mon compte. Lui, il agit comment ? voilà
ce dont j’ai besoin ; c’est ça qu’il faut que tu saches, mon bon ami, et, moi,
après, je te remercierai, mon bon ami…
— A vos ordres, Votre Noblesse, et, aujourd’hui, c’est Ivan Sémionytch
qui s’est mis à votre place.
— Ivan Sémionytch ? Ah ! oui ? vraiment ?
— Monsieur Andréï Filippovitch lui a dit de s’asseoir là…
— Vraiment ? mais en quel honneur ? Apprends-moi ça, mon vieux, au
nom du Ciel, apprends-le-moi, mon vieux ; apprends-moi tout ça – moi, je
te remercierai, mon gentil ; voilà ce qu’il me faut… Mais ne va pas penser
quelque chose, mon vieux…
— A vos ordres, à vos ordres, mais, maintenant, je dois y aller, monsieur.
Mais vous, Votre Noblesse, vous n’entrez pas, aujourd’hui ?
— Non, mon ami, je suis comme ça, moi, n’est-ce pas, c’est juste comme
ça, je suis juste venu voir, mon bon ami, et puis, ensuite, je te remercierai,
mon gentil.
— A vos ordres, monsieur. – Le scribe, zélé, rapide comme une flèche,
courut dans l’escalier, tandis que Monsieur Goliadkine se retrouvait seul.
“Ça va mal, se dit-il. Eh, ça va mal, ça va mal ! Eh, notre affaire, hein…
ouh ça va mal, maintenant. Mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? qu’est-
ce qu’elles voulaient dire, précisément, les allusions de cet ivrogne, et de
qui il est, ce truc ? Ah ! maintenant, je le sais, le truc, de qui il est. Voilà le
truc que c’est. Ils l’ont appris, je parie, et ils ont pris la place… Du reste,
qu’est-ce que ça veut dire, pris la place ? c’est Andréï Filippovitch qui l’a
mis à cette place, Ivan Sémionovitch ; mais, du reste, pourquoi est-ce qu’il
l’a mis à cette place, et dans quel but précis est-ce qu’il l’a prise, cette
place ? Ils le savent, je parie… C’est le travail de Vakhraméïev, c’est-à-dire
pas Vakhraméïev, il est bête, c’est juste une bûche de bois mort,
Vakhraméïev ; non, c’est eux tous qui travaillent pour lui, et, le pendard,
c’est pour ça qu’ils l’ont mis ici ; et l’Allemande, elle s’est plainte, la sale
vieille borgne ! J’ai toujours soupçonné que, dans toute cette intrigue, il y
avait anguille sous roche, et que, dans ces ragots de vieille bonne femme,
c’était sûr qu’il y avait quelque chose ; c’est bien ce que j’ai dit à Krestian
Ivanovitch comme quoi, n’est-ce pas, ils ont juré de m’assassiner, au sens
moral, s’entend, et, hop, ils se raccrochent à Karolina Ivanovna. Non, c’est
des spécialistes qui sont à l’œuvre, sûr ! Là, monsieur, c’est une œuvre de
spécialistes, pas de Vakhraméïev. On l’a déjà dit, il est bête, Vakhraméïev,
et, ça… je le sais, maintenant, de qui c’est l’œuvre, ici : c’est l’œuvre de ce
pendard, c’est l’œuvre de l’usurpateur ! Il n’y a que sur ça qu’il tient, ce qui
prouve un peu aussi ses succès dans le grand monde. Ah, c’est vrai, ce
serait bien de savoir sur quel pied il se trouve, maintenant… qu’est-ce qu’il
est, là-bas, chez eux ? Mais pourquoi, seulement, est-ce qu’ils ont pris Ivan
Sémionovitch ? et pourquoi diable est-ce qu’ils ont eu besoin d’Ivan
Sémionovitch ? comme s’ils n’avaient pas quelqu’un d’autre à mettre. Du
reste, ils pouvaient mettre n’importe qui, ç’aurait toujours été la même
chose ; ce que je sais, c’est que, lui, Ivan Sémionovitch, oui, il m’a toujours
paru suspect, ça faisait longtemps que je remarquais : un petit vieux sale,
moche, comme ça – on dit qu’il fait de l’usure, il prend des intérêts de
youpin. Tout ça, c’est l’ours qui vous l’arrange. C’est l’ours qui est mouillé
dans toute cette circonstance. Comme ça que ça a commencé. C’est au pont
Izmaïlovski que ça a commencé ; voilà où ça a commencé…” Là, Monsieur
Goliadkine fit une moue, comme s’il avait mordu dans un citron, se
souvenant sans doute de quelque chose de fort désagréable. “Bon, mais
c’est rien, ceci dit ! se dit-il. – Mais, moi, toujours, je radote. Et pourquoi
Ostafiev ne revient pas ? Il s’est retrouvé coincé, je parie, ou bien quelqu’un
l’a arrêté. D’une certaine façon, c’est bien, un peu, si j’intrigue comme ça,
et si je creuse des galeries de mon côté. Ostafiev, on lui donne dix kopecks,
lui, tout de suite… de mon côté. Seulement, l’affaire, elle est là : est-ce que
c’est sûr qu’il est de mon côté ; si ça se trouve, eux aussi, de leur côté…
eux aussi, de leur côté, ils s’entendent avec lui, et ils intriguent. Parce que,
ce regard qu’il a, de bandit, l’escroc, un vrai bandit ! Il se cache, le
pendard ! « Non, rien, il me dit, je vous suis profondément, Votre Noblesse,
il me dit, reconnaissant. » Espèce de bandit, va !”
On entendit un bruit… Monsieur Goliadkine se tapit et sauta derrière le
poêle. Quelqu’un descendit l’escalier et sortit sur le trottoir. “Qui donc ça
pourrait être, maintenant ?” se demanda notre héros. Une minute plus tard,
on entendit d’autres pas… Là, Monsieur Goliadkine n’y tint plus et sortit de
son refuge le plus minuscule petit bout de son nez – il le sortit, et, tout de
suite, il se jeta en arrière, comme si quelqu’un venait de lui piquer le nez
avec une épingle. Cette fois, on sait bien qui était en train de passer, c’est-à-
dire ce pendard, l’intrigant et le débauché – qui passait, comme à son
habitude, de son sale petit pas pressé, en trottinant et en soulevant les
jambes, comme s’il s’apprêtait à donner un coup de pied. “Crapule !” se dit
notre héros. Du reste, Monsieur Goliadkine ne pouvait pas ne pas remarquer
que la crapule portait sous le bras une énorme serviette verte qui appartenait
à Son Excellence. “C’est encore sur mission spéciale”, se dit Monsieur
Goliadkine, qui avait rougi et s’était recroquevillé encore plus sous le coup
du dépit. A peine Monsieur Goliadkine-cadet avait-il jailli devant Monsieur
Goliadkine-aîné, sans le remarquer le moins du monde, qu’on entendit
encore un troisième pas, et, cette fois, Monsieur Goliadkine comprit que ce
pas-là appartenait à un scribe. De fait, une silhouette de scribe toute
ratatinée vint lui rendre visite derrière son poêle ; ce scribe, du reste, n’était
pas Ostafiev, mais un autre scribe qui s’appelait Pissarenko. Cela sidéra
Monsieur Goliadkine. “Pourquoi il a mêlé quelqu’un dans le secret ? se dit
notre héros. – Ah, les barbares ! ils n’ont vraiment rien de sacré !”
— Eh bien, mon ami ? prononça-t-il, s’adressant à Pissarenko, qui c’est
qui t’envoie, mon ami ?…
— Voilà, n’est-ce pas, c’est pour votre affaire. Pour l’instant, n’est-ce
pas, pas de nouvelle, de personne. Si qu’il y en aura, n’est-ce pas, on vous
le dit tout de suite.
— Et Ostafiev ?
— Votre Noblesse, lui, il peut pas du tout. Son Excellence a fait déjà
deux tours dans la section, et moi non plus, en ce moment, j’ai pas trop le
temps.
— Merci, mon gentil, merci beaucoup… Mais dis-moi seulement…
— Je vous jure, j’ai pas le temps… On me demande, n’est-ce pas, sans
cesse… Si Monsieur veut bien attendre encore un peu ici, ben, s’il y a
quelque chose de nouveau, au sujet de son affaire, on prévient Monsieur
tout de suite…
— Non, mon ami, euh, dis-moi…
— Je vous en prie, pas le temps, disait Pissarenko, essayant de s’arracher
à Monsieur Goliadkine qui le retenait par un pan de son habit. Vraiment,
j’ai pas le temps. Si Monsieur veut bien attendre un peu ici, on lui fera
savoir tout de suite.
— Tout de suite, tout de suite, mon ami ! tout de suite, mon ami ! Voilà
quoi maintenant ; voilà une lettre, maintenant ; moi, je saurai te remercier,
mon gentil.
— A vos ordres, monsieur.
— Essaie de la donner, mon gentil, à Monsieur Goliadkine.
— Goliadkine ?
— Oui, mon ami, à Monsieur Goliadkine.
— Bien, monsieur ; je range un peu, et je lui porte, monsieur. Mais vous,
attendez ici. Ici, personne ne vous verra…
— Non, moi, mon ami, ne va pas penser… si je reste ici, ce n’est pas
pour que personne ne me voie… D’ailleurs, maintenant, mon ami, ce n’est
plus ici que je serai… je serai là-bas, tiens, dans la ruelle. Il y a un petit
café ; c’est là que je t’attendrai, et, toi, s’il y a quelque chose qui se passe,
renseigne-moi sur tout, tu comprends ?
— Bien, monsieur, mais laissez-moi, seulement ; je comprends…
— Et moi je saurai te remercier, mon gentil ! criait Monsieur Goliadkine
dans le dos de Pissarenko, qui s’était enfin libéré… “Le pendard, je crois
bien, il est devenu plus grossier après, se dit notre héros sortant en cachette
de derrière son poêle. – Il y a un piège là-dessous. C’est clair. Au début, il
était couci-couça… Ceci dit, c’est vrai qu’il était pressé ; peut-être qu’ils
ont beaucoup de travail. Et Son Excellence a fait deux tours dans le
département… Comment ça se fait, ça ? Ouh ! mais bon, rien ! ce n’est
rien, du reste, peut-être, et nous, on verra bien, si ça se trouve…”
Là, Monsieur Goliadkine voulut ouvrir la porte et il s’apprêtait déjà à
sortir dans la rue quand, brusquement, au même instant, on entendit le
carrosse de Son Excellence. Monsieur Goliadkine n’eut pas le temps de
comprendre ce qui se passait, la portière du carrosse s’ouvrit de l’intérieur
et le monsieur qui y était assis bondit dehors. Le nouvel arrivant n’était
autre que ce même Monsieur Goliadkine-cadet, lequel était sorti juste dix
minutes auparavant. Monsieur Goliadkine-aîné se souvint que
l’appartement du directeur se trouvait à deux pas. “Mission spéciale”, se dit
notre héros en lui-même. Pendant ce temps, Monsieur Goliadkine-cadet
saisit dans le carrosse la serviette verte et d’autres papiers, donna, pour finir,
un ordre au cocher, ouvrit la porte, bousculant presque Monsieur
Goliadkine-aîné, et, faisant exprès de ne pas le remarquer, agissant donc
ainsi pour le blesser, s’élança à toutes jambes dans l’escalier du
département. “Ça va mal ! se dit Monsieur Goliadkine, hou là, notre affaire,
les sphères où elle se trouve, maintenant ! Lui encore, Seigneur mon
Dieu !” Durant une trentaine de secondes, notre héros resta encore
immobile, parcouru, du reste, de grands frissons au fond du cœur et tous ses
membres pris de tremblements, puis il s’élança à la poursuite de son bon
ami dans l’escalier. “Bah ! on verra bien ; moi, qu’est-ce que ça me fait ?
moi, ça ne me regarde pas”, se disait-il en ôtant son chapeau, son manteau
et ses caoutchoucs dans le vestibule.
Lorsque Monsieur Goliadkine entra dans sa section, l’obscurité était déjà
complète. Ni Andréï Filippovitch ni Anton Antonovitch ne se trouvaient
dans la pièce. Tous les deux, ils s’étaient rendus dans le bureau du directeur,
pour faire leurs rapports ; le directeur, quant à lui, on le savait à des
rumeurs, courait à son tour chez monsieur le ministre. Suite à de telles
circonstances, et aussi parce que la nuit s’y mêlait et que l’heure de la
fermeture approchait, certains des fonctionnaires, surtout des jeunes, à la
minute même où notre héros entra, s’occupaient à une sorte, dans son genre,
d’oisiveté, se regroupaient, bavardaient, discutaient, riaient, et il y en avait
même, parmi les vraiment jeunes, c’est-à-dire parmi les fonctionnaires les
plus insignifiants qui, en tapinois, et au couvert d’une rumeur générale,
s’étaient mis à jouer aux cartes dans un coin, à la fenêtre. Bien au fait des
convenances, et éprouvant à la minute présente une sorte de besoin tout
particulier de se poser et de “se trouver”, Monsieur Goliadkine alla
immédiatement chercher un tel et puis tel autre, de ceux avec lesquels il
s’entendait le mieux, pour leur souhaiter le bonjour, etc. Mais la réponse de
ses collègues au salut de Monsieur Goliadkine fut comme un peu étrange. Il
fut désagréablement surpris par une espèce de froideur générale, une
sécheresse, et même, on peut le dire, une certaine sévérité de la réponse.
Personne ne lui tendit la main. Certains répondirent simplement “bonjour”
et s’éloignèrent ; d’autres se contentèrent d’un signe de tête, tel autre, tout
simplement, se détourna et donna à comprendre qu’il n’avait rien
remarqué ; certains, pour finir – et, ce qui blessa le plus Monsieur
Goliadkine, certains gamins, de la jeunesse la plus insignifiante, lesquels,
comme l’avait dit à juste titre Monsieur Goliadkine, savaient juste faire une
partie de croix ou pile à l’occasion, et puis courir les lieux qu’on sait –,
entourèrent peu à peu Monsieur Goliadkine, se groupèrent autour de lui et
l’empêchèrent presque de sortir. Ils le regardaient tous avec une sorte de
curiosité blessante.
C’était mauvais signe. Monsieur Goliadkine le sentait bien et,
raisonnablement, il s’apprêta, de son côté, à ne rien remarquer. Soudain,
une circonstance absolument inattendue anéantit, pour ainsi dire, et acheva
complètement Monsieur Goliadkine.
Dans le petit groupe des jeunes collègues qui l’entouraient, soudain, et
comme par hasard, à la minute où Monsieur Goliadkine se sentait le plus
mal, apparut Monsieur Goliadkine-cadet, comme toujours enjoué, avec son
petit sourire de toujours, tournoyant comme toujours, bref : le farceur, le
coureur, le flatteur, le rieur, agile du jarret et de la langue, comme toujours,
comme avant, exactement comme la veille, par exemple, dans une minute
tout à fait déplaisante pour Monsieur Goliadkine-aîné. Montrant les dents,
tournicotant, trottinant, avec ce petit sourire qui disait “bonsoir” à tout le
monde, il s’immisça dans le groupe des fonctionnaires, serra la main de
l’un, flatta l’épaule de l’autre, fit un baiser léger à un troisième, expliqua à
un quatrième quelle était la mission que lui avait confiée Son Excellence,
où il était allé, ce qu’il avait fait, ce qu’il avait ramené ; le cinquième, sans
doute son ami le plus proche, il lui fit carrément un baiser sur les lèvres –
bref, tout se passait exactement comme dans le rêve de Monsieur
Goliadkine-aîné. Quand il eut sautillé tout son soûl, qu’il en eut fini avec
chacun, qu’il les eut tous mis dans sa poche, qu’il eut – calcul ou pure
lubie ? – échangé des mamours avec chaque personne, Monsieur
Goliadkine-cadet, soudain, et sans doute par erreur, parce qu’il n’avait pas
encore eu le temps de remarquer son ami le plus vieux, tendit aussi la main
à Monsieur Goliadkine-aîné. Là aussi, sans doute, par erreur, encore qu’il
ait eu tout le temps nécessaire pour remarquer le malhonnête Monsieur
Goliadkine-cadet, notre héros, à la seconde, saisit avidement la main qui lui
était tendue d’une façon si surprenante, et la serra de la façon la plus ferme
et la plus amicale, il la serra avec une sorte de mouvement intérieur étrange,
tout à fait surprenant, une sorte d’émotion larmoyante. Notre héros fut-il
trompé par le premier geste de son indécent ennemi, ou bien, juste, ne
savait-il pas quoi faire, ou sentait-il, comprenait-il tout au fond de son âme
jusqu’à quel point il était sans défense – il est malaisé de le dire. Le fait est
que Monsieur Goliadkine-aîné, sain de corps et d’esprit, volontairement et
devant témoins, serra solennellement la main de celui qu’il appelait son
ennemi mortel. Mais quelle fut la stupeur, la rage, la frénésie, quelle fut
l’horreur et la honte de Monsieur Goliadkine-aîné quand son fléau, son
ennemi mortel, le malhonnête Monsieur Goliadkine-cadet, réalisant l’erreur
de cet homme innocent, traîtreusement trompé, de cet homme qu’il
persécutait, sans la moindre honte, sans émotion, sans compassion ni
conscience, soudain, avec une insolence insupportable, d’un mouvement
grossier, arracha sa main de celle de Monsieur Goliadkine-aîné ; bien plus –
quand il la secoua comme si le contact venait de la salir dans quelque chose
de pas bien du tout ; plus – quand il cracha, accompagnant le crachat du
geste le plus offensant ; plus – qu’il sortit son mouchoir et que, séance
tenante, de la façon la plus indélicate, il s’essuya la main, doigt après doigt,
parce que ses doigts avaient été en contact, une petite seconde, avec la main
de Monsieur Goliadkine-aîné. Agissant de cette manière, Monsieur
Goliadkine-cadet, selon sa sale petite habitude, faisait exprès de regarder
autour de lui, pour que tout le monde voie ce qu’il faisait, cherchait les yeux
de tous, et, visiblement, s’efforçait de souffler à tout le monde quelque
chose de très déplaisant pour Monsieur Goliadkine. On eut l’impression que
la conduite du détestable Monsieur Goliadkine-cadet éveillait l’indignation
des fonctionnaires qui l’entouraient ; même la jeunesse frivole montra son
mécontentement. Un murmure et des voix s’élevèrent alentour. Le
mouvement général ne pouvait pas échapper aux oreilles de Monsieur
Goliadkine-aîné ; mais, soudain, une plaisanterie lancée à bon escient, et
qui jaillit des lèvres de Monsieur Goliadkine-cadet, brisa, anéantit les
dernières espérances de notre héros et fit pencher la balance en faveur de
son ennemi mortel et inutile.
— C’est notre Faublas russe, messieurs ; permettez-moi de vous
présenter le jeune Faublas, se mit à piailler Monsieur Goliadkine-cadet,
trottinant et tournoyant avec son insolence coutumière parmi les
fonctionnaires et désignant l’authentique Monsieur Goliadkine qui était à la
fois pétrifié et furieux. “On s’embrasse, coco ?” continuait-il avec une
familiarité insupportable, s’avançant vers l’homme qu’il avait
traîtreusement humilié. La petite plaisanterie de l’inutile Monsieur
Goliadkine trouvait, semblait-il, un écho chez qui de droit, d’autant plus
qu’elle portait une allusion perverse à une certaine circonstance, déjà,
visiblement, rendue publique et propagée. Notre héros ressentit d’une façon
écrasante la main de ses ennemis sur ses épaules. Du reste, il s’était déjà
décidé. Les yeux brûlants, le visage blême, le sourire figé, il parvint à se
sortir de la foule, et, d’une démarche inégale, précipitée, il se dirigea tout
droit vers le bureau de Son Excellence. Dans l’avant-dernière pièce, il
tomba sur Andréï Filippovitch, qui sortait juste de chez Son Excellence, et
même si, dans cette pièce, il y avait alors pas mal d’autres personnes,
complètement étrangères à Monsieur Goliadkine, notre héros ne voulut pas
accorder la moindre attention à cette circonstance. Franc, décidé,
courageux, s’étonnant presque de lui-même et se louant, à l’intérieur, pour
son courage, il aborda, sans perdre une seconde, Andréï Filippovitch, lequel
ne fut pas peu surpris par un assaut pareil.
— Ah ! qu’y a-t-il ?… que désirez-vous ? demanda le chef de section,
sans écouter Monsieur Goliadkine dont la langue avait fourché sur une
parole.
— Andréï Filippovitch, je… puis-je, Andréï Filippovitch, avoir, tout de
suite, maintenant, en tête à tête, une conversation avec Son Excellence ?
déclara notre héros d’une voix tonnante et posée, tout en braquant un regard
des plus résolus sur Andréï Filippovitch.
— Pardon ? bien sûr que non. – Andréï Filippovitch toisa Monsieur
Goliadkine de la tête aux pieds.
— Andréï Filippovitch, si je le dis, tout ça, c’est que je m’étonne que
personne, ici, ne démasque l’usurpateur et la crapule.
— Pardooon ?
— La crapule, Andréï Filippovitch.
— Et qui donc traitez-vous de la sorte ?
— La personne qu’on sait, Andréï Filippovitch. Moi, Andréï
Filippovitch, je fais allusion à la personne qu’on sait ; je suis dans mon bon
droit… Je pense, Andréï Filippovitch, que l’Autorité devrait encourager ce
genre de mouvements, ajouta Monsieur Goliadkine, visiblement hors de lui.
Andréï Filippovitch… vous le voyez sans doute vous-même, Andréï
Filippovitch, que c’est un mouvement plein de noblesse et qui indique que
je suis on ne peut mieux intentionné – de considérer le chef comme un père,
Andréï Filippovitch, la noble Autorité, laquelle est paternelle, et de lui
confier aveuglément mon destin. Voilà, n’est-ce pas… voilà… – Ici, la voix
de Monsieur Goliadkine se mit à trembler, son visage s’empourpra et deux
larmes perlèrent à ses deux paupières.
Ecoutant Monsieur Goliadkine, Andréï Filippovitch fut tellement surpris
qu’il recula, comme involontairement, de deux pas en arrière. Ensuite, et
non sans inquiétude, il regarda autour de lui… Il est difficile de dire
comment l’affaire se serait achevée… Toujours est-il que la porte de Son
Excellence s’ouvrit soudain, et que Son Excellence sortit, accompagné par
certains fonctionnaires. Tous ceux qui se trouvaient dans la pièce le
suivirent à la queue leu leu. Son Excellence appela Andréï Filippovitch et
ils marchèrent côte à côte, parlant de telle ou telle affaire. Dans le
mouvement général, une fois que tous furent sortis, Monsieur Goliadkine
reprit ses esprits à son tour. Il se calma et vint chercher refuge sous l’aile
d’Anton Antonovitch Sétotchkine, lequel, lui aussi, boitillait derrière tout le
monde, et, comme Monsieur Goliadkine en eut l’impression, avec un air
des plus sévères et des plus soucieux. “Là aussi, j’ai gaffé ; là aussi, j’ai mal
fait, se dit-il en lui-même, mais, bon, ça ne fait rien.”
— J’espère que vous, au moins, Anton Antonovitch, vous accepterez de
m’écouter et de comprendre mes circonstances, prononça-t-il d’une voix
douce et un peu tremblante d’émotion. Rejeté par tous, je m’adresse à vous.
Je ne comprends toujours pas ce que signifiaient les paroles d’Andréï
Filippovitch, Anton Antonovitch. Expliquez-les-moi, si c’est possible…
— Tout s’expliquera en temps et en heure, répondit Anton Antonovitch
d’une voix sévère et grave, et, comme Monsieur Goliadkine en eut
l’impression, avec un air qui signifiait clairement qu’Anton Antonovitch ne
souhaitait nullement poursuivre la conversation. Vous saurez tout dans les
plus brefs délais. Aujourd’hui même, vous serez informé de tout par la voie
officielle.
— Comment ça, la voie officielle, Anton Antonovitch ? pourquoi ça, par
la voie officielle ? demanda timidement notre héros.
— Ce n’est pas à nous, ni à vous ni à moi, Iakov Pétrovitch, de discuter
les opinions de nos chefs.
— Pourquoi ça de nos chefs, Anton Antonovitch ? prononça Monsieur
Goliadkine, encore plus affolé. Pourquoi ça, de nos chefs ? Je ne vois pas de
raison qui fasse qu’on ait besoin de déranger nos chefs, Anton
Antonovitch… Vous voulez peut-être dire quelque chose au sujet d’hier,
Anton Antonovitch ?
— Mais non, pas au sujet d’hier ; il y a quelque chose d’autre qui cloche
avec vous.
— Qu’est-ce que c’est qui cloche, Anton Antonovitch ? il me semble,
Anton Antonovitch, que je n’ai rien qui cloche.
— Et avec qui aviez-vous l’intention de ruser ? fit brutalement Anton
Antonovitch, interrompant un Monsieur Goliadkine complètement
interloqué. Monsieur Goliadkine tressaillit et devint plus blanc qu’un linge.
— Bien sûr, Anton Antonovitch, murmura-t-il d’une voix à peine
audible, si l’on écoute la voix de la calomnie et qu’on écoute nos ennemis,
et si l’on ne prend pas, pour se justifier, d’un autre côté, bien sûr… bien sûr,
Anton Antonovitch, alors, on peut avoir à en souffrir, Anton Antonovitch, à
souffrir innocent et pour rien.
— C’est cela ; et votre geste indécent à l’encontre de la réputation d’une
honnête jeune fille de l’honnête et respectable famille qui vous a comblé de
bienfaits ?
— Mais quel geste, Anton Antonovitch ?
— C’est cela… Et rapport à une autre jeune fille, qui, encore que pauvre,
est d’une respectable origine étrangère, votre geste peu flatteur, là aussi,
vous l’oubliez ?
— Permettez, Anton Antonovitch… Veuillez daigner, Anton
Antonovitch, m’entendre…
— Et votre geste de Judas, et votre calomnie à l’encontre d’une autre
personne – accuser autrui d’un petit péché que vous commettez vous-
même ? hein ? ça s’appelle comment ?
— Moi, Anton Antonovitch, je ne l’ai pas chassé, prononça notre héros
qui se mit à trembler, et Pétrouchka non plus, mon serviteur, n’est-ce pas, je
ne lui ai jamais rien appris de tel… Il a mangé mon pain, Anton
Antonovitch ; il a usé de mon hospitalité, ajouta notre héros d’une voix
expressive, pleine d’un sentiment profond, au point que son menton se mit
un peu à tressauter et que des larmes furent, une nouvelle fois, toutes prêtes
à surgir.
— Ça, Iakov Pétrovitch, c’est juste vous qui le dites, qu’il a mangé votre
pain, répondit Anton Antonovitch avec une mine agressive, et l’on sentait
dans sa voix une malice méchante, au point que quelque chose se mit à
ronger le cœur de Monsieur Goliadkine.
— Permettez-moi encore, Anton Antonovitch, de vous demander très
humblement : Son Excellence est-elle au courant de toute cette affaire ?
— Mais comment ! Du reste, maintenant, laissez-moi. Je n’ai pas de
temps à perdre avec vous… Aujourd’hui même, vous saurez tout ce que
vous avez à savoir.
— Permettez-moi encore, au nom du Ciel, une petite minute, Anton
Antonovitch.
— Vous nous le raconterez plus tard…
— Non, n’est-ce pas, Anton Antonovitch ; moi, n’est-ce pas, voyez-vous,
écoutez-moi, n’est-ce pas, juste un peu, Anton Antonovitch… Moi, ce n’est
pas du tout le libertinage, Anton Antonovitch, je fuis le libertinage ; je suis
tout à fait prêt de mon côté, et j’ai même plus d’une fois envisagé l’idée…
— Très bien, monsieur, très bien. Vous me l’avez déjà dit…
— Non, n’est-ce pas, je ne vous l’ai pas encore dit, Anton Antonovitch.
C’est autre chose, Anton Antonovitch, c’est bien, c’est vraiment bien, ça
fait du bien à entendre… J’ai envisagé, comme je l’ai dit plus haut, l’idée,
Anton Antonovitch, selon laquelle la Providence a créé deux êtres
complètement semblables, et que l’Autorité, dans ses bienfaits, voyant la
Providence divine, a donné, n’est-ce pas, abri aux deux jumeaux. Vous
voyez que c’est très bien, Anton Antonovitch, et que je suis loin du
libertinage. Je prends l’Autorité dans ses bienfaits comme une instance
paternelle. N’est-ce pas, voilà, Autorité, dans vos bienfaits, vous, enfin…
n’est-ce pas… un jeune homme, il faut lui trouver une place… Soutenez-
moi, Anton Antonovitch, prenez ma défense, Anton Antonovitch… Moi,
n’est-ce pas, rien… Anton Antonovitch, au nom du Ciel, encore un mot…
Anton Antonovitch…
Mais Anton Antonovitch était déjà loin de Monsieur Goliadkine… Notre
héros ne savait plus où il était, ce qu’il entendait, ce qu’il faisait, ce qui lui
était arrivé et ce qui devait lui arriver encore – tant il avait été troublé et
bouleversé par ce qu’il venait d’entendre et tout ce qui lui était survenu.
C’est avec un regard suppliant qu’il chercha Anton Antonovitch dans la
foule des fonctionnaires, pour se justifier encore plus à ses yeux et lui dire
quelque chose d’on ne peut mieux intentionné et de très noble, et d’agréable
par rapport à sa propre personne… Du reste, peu à peu, une lumière
nouvelle commençait à percer à travers la grande confusion de Monsieur
Goliadkine, une lumière nouvelle, terrifiante, qui illuminait devant lui, d’un
coup, sans prévenir, toute une perspective de circonstances absolument
inconnues et, jusqu’alors, même, pas soupçonnées le moins du monde… A
cette minute, quelqu’un donna une bourrade dans le côté de notre héros
complètement perdu. Il se retourna. C’était Pissarenko.
— Une lettre, Votre Noblesse.
— Ah !… tu as déjà eu le temps d’y aller, mon gentil ?
— Non, c’est ce matin à dix heures, encore, qu’on l’a apportée, n’est-ce
pas. Serguéï Mikhéïev, le concierge, l’a apportée de chez le secrétaire de
province Vakhraméïev.
— C’est bien, mon ami, c’est bien, moi je saurai te remercier, mon gentil.
Sur ces mots, Monsieur Goliadkine cacha la lettre dans la poche latérale
de son uniforme, uniforme qu’il boutonna jusqu’au col ; ensuite, il regarda
autour de lui, et, à sa grande surprise, il remarqua qu’il se trouvait déjà dans
le vestibule de son département, au milieu d’une petite foule de
fonctionnaires qui s’étaient amassés devant la sortie, car la journée était
finie. Non seulement Monsieur Goliadkine n’avait toujours pas remarqué
cette circonstance, mais il n’avait pas remarqué non plus, il ne se souvenait
pas, comment il s’était soudain retrouvé vêtu de son manteau, chaussé de
ses caoutchoucs, son chapeau à la main. Tous les fonctionnaires se tenaient
immobiles et dans une attente pleine de déférence. Le fait est que Son
Excellence s’était arrêté au bas de l’escalier, dans l’attente de son équipage
qui, pour une raison ou pour une autre, devait être en retard, et qu’il menait
une conversation des plus intéressantes avec deux de ses conseillers et
Andréï Filippovitch. Un peu à l’écart des deux conseillers et d’Andréï
Filippovitch, on pouvait voir Anton Antonovitch Sétotchkine et quelques
autres fonctionnaires qui affichaient un franc sourire, voyant que Son
Excellence daignait sourire et plaisanter. Les fonctionnaires massés en haut
de l’escalier souriaient, eux aussi, et attendaient que Son Excellence daigne
se remettre à rire. Le seul à ne pas rire était Fédosséïtch, le suisse
ventripotent, qui, tendu comme une flèche, tenait une poignée de la porte, et
attendait, non sans impatience, une portion de son plaisir quotidien, qui
consistait, d’un seul geste de la main, d’un seul coup, à ouvrir un battant de
la porte, et ensuite, courbé comme un arc, respectueusement laisser passer
Son Excellence. Mais le plus heureux, celui qui ressentait, sans doute, le
plus grand plaisir, était l’indigne et le malhonnête ennemi de Monsieur
Goliadkine. A cet instant, il avait même oublié tous les autres
fonctionnaires, il avait cessé de tournoyer, de tournicoter parmi eux, selon
son infâme habitude, il avait même oublié, profitant de l’occasion, de venir
en flatter tel ou tel. Il n’était plus que vision et qu’oreilles, se tenait comme
bizarrement tassé, sans doute pour mieux entendre, sans quitter des yeux
Son Excellence, et c’est seulement de temps en temps, d’une façon presque
imperceptible, qu’un tic lui traversait les mains, les jambes et la tête, un tic
qui trahissait tous les mouvements secrets, les plus intimes de son âme.
“Non mais, l’effet que ça lui fait ! se dit notre héros. Le gredin, il a l’air
d’un favori ! J’aimerais bien savoir – comment il fait pour y arriver dans la
société du grand monde ? Ce n’est pas l’esprit, ni le caractère, ni
l’instruction, ni le sentiment ; le pendard, il est né coiffé ! Seigneur mon
Dieu ! comme il y en a qui peuvent monter vite, quand on y pense, et « en
trouver » chez tout le monde ! Et il montera, ce gars-là, il montera haut, le
pendard, il y arrivera – né coiffé, le pendard ! J’aimerais bien savoir aussi
ce qu’il peut bien leur souffler à l’oreille, à tous ? Quels mystères il partage
avec tous ces gens-là, et quels secrets est-ce qu’ils se mettent à avoir ?
Seigneur mon Dieu ! Comment je pourrais, enfin… avec eux, aussi, un petit
peu… ou voilà, n’est-ce pas, lui demander… Voilà, n’est-ce pas, moi, je ne
recommencerai plus ; c’est ma faute, n’est-ce pas, mais le jeune homme,
Votre Excellence, il faut qu’il travaille par les temps d’aujourd’hui ; ma
circonstance obscure, bon, elle ne me gêne pas du tout – absolument ! je
n’irai pas protester, enfin, comme ça, d’une façon ou d’une autre, tout ça je
le supporterai avec patience et humilité – absolument ! C’est ça, donc, qu’il
faut faire ?… Mais pas moyen de le toucher, le pendard, il n’y a pas de mots
pour le toucher ; et pas moyen de lui faire entrer, voilà, les arguments, dans
sa tête de lard… Remarquez, essayons. Si ça se trouve, je tomberai bien, je
peux toujours essayer…”
Pris dans son inquiétude, son angoisse et son trouble, sentant qu’il ne
pouvait pas rester comme ça, qu’une minute décisive venait de sonner, qu’il
fallait s’expliquer, d’une façon ou d’une autre, notre héros se mit à avancer,
peu à peu, vers l’endroit où se trouvait son indigne et mystérieuse
connaissance ; mais, à l’instant même, on entendit dans la cour le fracas de
l’équipage, si longuement attendu, de Son Excellence. Fédosséï se tendit
sur la porte, et, courbé comme trois arcs, laissa passer devant lui Son
Excellence. Tous ceux qui attendaient se précipitèrent dans un flot vers la
sortie et, une seconde, séparèrent Monsieur Goliadkine-aîné de Monsieur
Goliadkine-cadet. “Tu ne m’échapperas pas !” disait notre héros, se frayant
un chemin à travers la foule, sans quitter des yeux qui nous savons. La foule
se dispersa enfin. Notre héros se sentit libre et s’élança à la poursuite de son
ennemi.
CHAPITRE XI

Le souffle s’épuisait dans la poitrine de Monsieur Goliadkine ; c’est comme


à tire-d’aile qu’il volait derrière son ennemi qui s’éloignait bien vite. Il
ressentait en lui-même la présence d’une énergie terrible. Du reste, malgré
la présence de cette énergie terrible, Monsieur Goliadkine pouvait espérer,
non sans audace, qu’à la minute où il était, même un simple moustique,
pour peu qu’il eût pu vivre à Pétersbourg par une saison pareille, aurait pu
le renverser le plus tranquillement du monde du bout de son aile. Il
ressentait également qu’il s’était effondré, qu’il n’avait plus la moindre
force, que, ce qui le portait, c’était une force absolument particulière,
absolument étrangère, que ce n’était pas du tout lui-même qui marchait et
qu’au contraire, ses jambes flageolaient, qu’elles refusaient de le servir. Du
reste, tout pouvait encore s’arranger au mieux. “Au mieux ou pas au mieux,
pensait Monsieur Goliadkine, presque hors d’haleine à force de courir, mais
que la partie était perdue, là-dessus, maintenant, il n’y a pas le moindre
doute ; je suis perdu complètement, ça, on le sait, décidé – cachet et
signature.” En dépit de tout cela, notre héros fut comme ressuscité d’entre
les morts, se sentit comme s’il avait gagné une bataille rangée, comme s’il
avait arraché une victoire quand il lui échut de se raccrocher au manteau de
son ennemi, lequel mettait déjà un pied dans le traîneau d’un cocher qu’il
venait de héler. “Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-il enfin à cet ingrat de
Monsieur Goliadkine-cadet qu’il venait de rattraper. Monsieur, j’espère que
vous…”
— Non, vous, je vous le demande, n’espérez plus rien, répondait, se
défilant, l’insensible ennemi de Monsieur Goliadkine, toujours debout, d’un
pied, sur le marchepied du traîneau, tandis que l’autre pied s’efforçait de
rejoindre l’autre côté de l’équipage, et s’agitait vainement dans les airs, tout
en s’efforçant de conserver un équilibre, et non sans essayer à toute force de
dégager son manteau des mains de Monsieur Goliadkine-aîné, manteau
auquel, à son tour, celui-ci s’agrippait de toutes les forces que la nature lui
avait données.
— Iakov Pétrovitch ! seulement dix minutes…
— Pardonnez-moi, je n’ai pas le temps.
— Accordez-moi vous-même, Iakov Pétrovitch… s’il vous plaît, Iakov
Pétrovitch… au nom du Ciel, Iakov Pétrovitch… n’est-ce pas –
s’expliquer… sur un pied de franchise… Une petite seconde, Iakov
Pétrovitch !…
— Mon mignon, pas le temps, répondit avec une indécente familiarité,
mais avec un air de bonté débonnaire, le faussement honnête ennemi de
Monsieur Goliadkine. A un autre moment, croyez-moi, du fond de l’âme et
le cœur sur la main ; mais, en ce moment – je vous jure, non.
“Crapule !” se dit notre héros.
— Iakov Pétrovitch ! s’écria-t-il avec angoisse. Je n’ai jamais été votre
ennemi. De méchantes gens m’ont injustement calomnié… De mon côté, je
suis prêt… Iakov Pétrovitch, vous voulez, vous et moi, Iakov Pétrovitch, on
s’arrête deux secondes, ici ?… Et, là, le cœur sur le main, comme vous
venez justement de le dire, et parlant d’une langue sans mensonge,
honnête… ici, dans ce café : là, tout s’expliquera de soi-même – voilà,
Iakov Pétrovitch ! Là, tout s’expliquera, absolument, de soi-même…
— Le café ? fort bien. Je n’ai rien contre, entrons dans le café, mais à une
seule condition, mon cœur, une seule condition – c’est que, là, tout
s’explique de soi-même. N’est-ce pas, voilà, mon petit chou, marmonna
Monsieur Goliadkine-cadet descendant du traîneau et tapotant, avec quelle
indécence, l’épaule de notre héros. Mon vieux copain ; pour toi, Iakov
Pétrovitch, je suis prêt aux petites ruelles (comme vous l’avez bien
justement remarqué, au temps jadis, Iakov Pétrovitch). Mais quel filou,
celui-là, je vous jure, les gens, il vous en fait ce qu’il veut ! continuait le
faux ami de Monsieur Goliadkine en tournoyant et se contorsionnant autour
de lui.
Le café, éloigné des grandes rues, dans lequel entrèrent les deux
messieurs Goliadkine était à ce moment-là entièrement vide. Une
Allemande assez grosse apparut au comptoir sitôt qu’on entendit le
tintement de la clochette. Monsieur Goliadkine et son indigne ami passèrent
dans la seconde pièce où un serveur joufflu et tondu à la brosse s’affairait
avec un fagot de ramilles auprès du poêle, s’efforçant de ranimer le feu qui
s’éteignait. A la demande de Monsieur Goliadkine-cadet, on servit du
chocolat.
— Pas mal, la bonne femme, prononça Monsieur Goliadkine-cadet, avec
un clin d’œil filou adressé à Monsieur Goliadkine-aîné.
Notre héros rougit et garda le silence.
— Ah, oui, j’oubliais, pardonnez. Je connais votre goût. Nous, mon bon
monsieur, ce qui nous botte, c’est les planches à pain d’Allemagne ; nous,
n’est-ce pas, ce qu’on aime, cœur pur, tiens, Iakov Pétrovitch, toi et moi, ce
qui nous botte, c’est les planches à pain d’Allemagne, mais pas encore
complètement décaties ; on leur loue un appartement, on débauche leur
moralité, on leur consacre notre cœur, on leur signe toutes sortes de papiers,
pour la bier-soupe, et puis pour la milch-soupe – voilà ce qu’on fait, espèce,
tiens, de Faublas, espèce de traître !
Tout cela, Monsieur Goliadkine-cadet l’avait lancé, faisant, de la sorte,
une allusion, complètement inutile, du reste, encore que méchamment
rusée, à une certaine personne du sexe féminin, tout en se contorsionnant
autour de Monsieur Goliadkine, en lui souriant sous un air d’amabilité, et
en montrant faussement, de cette façon, de la sympathie à son égard et de la
joie à le rencontrer. Remarquant pourtant que Monsieur Goliadkine-aîné
était loin d’être aussi bête et qu’il n’était pas privé d’instruction et des
manières du bon ton au point de le croire tout de suite, l’homme
malhonnête se décida à changer de tactique et à mener l’affaire sur un pied
de franchise. A peine eut-il prononcé sa saleté que le faux Monsieur
Goliadkine conclut, avec une indécence et une familiarité qui vous
bouleversaient l’âme, en tripotant l’épaule du grave Monsieur Goliadkine,
et, comme si cela ne lui suffisait toujours pas, il se mit à jouer avec lui
d’une façon complètement indécente dans une société de bon ton, c’est-à-
dire qu’il se prépara à répéter cette saleté qu’il venait de faire, malgré la
résistance et les cris timides d’un Monsieur Goliadkine-aîné empli
d’indignation, à lui pincer la joue. Voyant une telle perversité, notre héros
se mit à bouillonner et ne dit rien… il attendait son heure, du reste.
— C’est le discours de mes ennemis, répondit-il enfin, se retenant avec
bon sens, d’une voix qui tremblait. Au même instant, notre héros se
retourna vers la porte. Le fait est que Monsieur Goliadkine-cadet était,
visiblement, d’une humeur excellente et tout prêt à se lancer dans toutes
sortes de plaisanteries, inacceptables dans un lieu public, et, en général,
inadmissibles selon les codes du monde, et particulièrement dans une
société de bon ton.
— Ah, bon, en ce cas, comme vous voulez, répliqua sérieusement
Monsieur Goliadkine-cadet à la pensée de Monsieur Goliadkine-aîné,
reposant sur la table la tasse de chocolat vidée avec une indécente avidité.
Bon, enfin, je n’ai pas des heures à vous consacrer, remarquez… Bon, et
comment ça va, maintenant, la vie, Iakov Pétrovitch ?
— Je peux juste vous dire une chose, Iakov Pétrovitch, répondit notre
héros avec dignité et sang-froid, je n’ai jamais été votre ennemi.
— Hum… bon, et Pétrouchka ? comment déjà ? C’est Pétrouchka, n’est-
ce pas ? – hum, oui ! Et lui, ça va ? comme d’habitude ?
— Lui aussi, il va comme d’habitude, Iakov Pétrovitch, répondit un
Monsieur Goliadkine-aîné quelque peu stupéfait. Je ne sais pas, Iakov
Pétrovitch… de mon côté… un côté noble et franc, Iakov Pétrovitch,
accordez-le vous-même, Iakov Pétrovitch…
— Mouais. Mais vous savez vous-même, Iakov Pétrovitch, répondit
d’une voix douce et expressive Monsieur Goliadkine-cadet, en jouant
faussement, de cette façon, les êtres nobles, tristes, pleins de remords et de
regret, vous savez bien vous-même… l’époque où nous vivons… Je me
tournerai vers vous, Iakov Pétrovitch ; vous êtes un homme intelligent, vous
saurez me comprendre, conclut Monsieur Goliadkine-cadet, flattant
bassement Monsieur Goliadkine-aîné. – La vie, c’est une chose sérieuse,
vous le savez bien, Iakov Pétrovitch, conclut mystérieusement Monsieur
Goliadkine-cadet, en faisant semblant, ainsi, d’être un homme intelligent et
plein de science qui aurait été capable de raisonner sur des sujets élevés.
— De mon côté, Iakov Pétrovitch, répondit notre héros avec animation,
de mon côté, méprisant les voies de traverse, et parlant franchement,
ouvertement, parlant une langue droite et noble, et mettant toute la chose
sur un pied d’honnêteté, je vous dirai, je peux affirmer, ouvertement et
noblement, Iakov Pétrovitch, que je suis complètement pur et que, vous le
savez bien, Iakov Pétrovitch, une erreur réciproque – tout est possible – le
jugement du monde, les opinions d’une foule servile… Je parle
sincèrement, Iakov Pétrovitch, tout est possible. Je vous dirai encore, Iakov
Pétrovitch, si l’on y réfléchit, si l’on regarde l’affaire avec noblesse et
élévation, je vous dirai franchement, je vous le dirai sans fausse pudeur,
Iakov Pétrovitch, qu’il me sera même agréable de découvrir que je faisais
erreur. Vous le savez bien, vous êtes un homme intelligent et, qui plus est,
plein de noblesse. Sans honte, sans fausse honte, je suis prêt à le
confesser…, conclut notre héros avec noblesse et dignité.
— Le sort, le destin ! Iakov Pétrovitch… mais laissons tout ça, prononça,
non sans un soupir, Monsieur Goliadkine-cadet. Employons plutôt les
brèves minutes de notre rencontre à une conversation plus utile et plus
agréable, comme il siérait entre collègues… Vraiment, je ne sais pas, de
tout ce temps, je n’ai jamais eu le temps de vous dire deux mots… Mais ce
n’est pas ma faute, Iakov Pétrovitch…
— Ni la mienne, l’interrompit notre héros avec fougue, ni la mienne !
Mon cœur me dit, Iakov Pétrovitch, que, cela, ce n’est pas ma faute.
Accusons le destin de tout, Iakov Pétrovitch, ajouta Monsieur Goliadkine-
aîné d’un ton parfaitement conciliant. Sa voix se mettait peu à peu à faiblir
et trembler.
— Eh bien ? Et la santé, ça va, en général ? demanda l’égaré d’une voix
douce.
— Je toussote un petit peu, répondit notre héros encore plus doucement.
— Prenez garde. Maintenant, avec les vents qui soufflent, ce n’est pas
compliqué d’attraper une angine, et, moi, je vous l’avoue, j’ai commencé à
mettre des flanelles.
— C’est vrai, Iakov Pétrovitch, c’est vrai, n’est-ce pas, que ce n’est pas
compliqué d’attraper une angine… Iakov Pétrovitch ! prononça notre héros
après un silence modeste. – Iakov Pétrovitch ! je vois que je me trompais…
Je repense avec émotion à ces minutes heureuses que nous avons eu la
chance de vivre sous mon toit pauvre, mais, j’ose le dire, accueillant…
— Dans votre lettre, remarquez, vous écriviez autre chose, prononça, non
sans un léger reproche, l’absolument juste (du reste, juste seulement de ce
point de vue-là) Monsieur Goliadkine-cadet.
— Iakov Pétrovitch ! je me trompais… Je vois clairement à présent que
je me trompais dans cette malheureuse lettre. Iakov Pétrovitch, je suis saisi
de honte à vous regarder, Iakov Pétrovitch, vous ne me croirez pas…
Donnez-moi cette lettre, que je la déchire, là, sous vos yeux, Iakov
Pétrovitch, ou bien, si c’est vraiment une chose impossible, je vous supplie
de la lire à rebours – à rebours complètement, c’est-à-dire exprès, avec une
intention amicale, donnant un sens amical à tous les mots de ma lettre. Je
me trompais. Pardonnez-moi, Iakov Pétrovitch, tout à fait… je me trompais
douloureusement, Iakov Pétrovitch.
— Vous dites ? demanda d’une voix assez distraite et indifférente l’ami
menteur de Monsieur Goliadkine-aîné.
— Je dis que je me trompais complètement, Iakov Pétrovitch, et que, de
mon côté, c’est absolument sans fausse honte que je…
— Ah, bon, c’est bien ! C’est très bien que vous vous trompiez, répondit
grossièrement Monsieur Goliadkine-cadet.
— Même, Iakov Pétrovitch, j’avais une idée, ajouta noblement notre
héros sincère, qui ne remarquait pas du tout le terrible mensonge de son
faux ami, j’avais même déjà l’idée que voilà, n’est-ce pas, on en a créé
deux, parfaitement semblables…
— Ah ! c’est votre idée !…
Là, Monsieur Goliadkine-cadet, connu pour son inutilité, se leva et saisit
son chapeau. Monsieur Goliadkine-aîné, qui ne remarquait toujours pas la
traîtrise, se leva à son tour, en adressant un sourire simple et noble à son
faux ami et en s’efforçant, dans son innocence, de se montrer gentil, de lui
donner courage et de lier avec lui, de cette façon, une amitié nouvelle…
— Adieu, Votre Excellence, s’écria soudain Monsieur Goliadkine-cadet.
Notre héros tressaillit, il avait remarqué sur le visage de son ennemi
quelque chose, même, de bachique, et – seulement pour se débarrasser de
lui, il glissa dans la main tendue de l’être sans morale deux doigts de sa
main ; mais, là… là, l’obscénité de Monsieur Goliadkine-cadet dépassa
toutes les limites. Saisissant les deux doigts de Monsieur Goliadkine-aîné et
les serrant d’abord, l’être indigne, là, sous les yeux mêmes de Monsieur
Goliadkine, se décida à répéter son obscène plaisanterie du matin. Toute
mesure de la patience humaine était passée…
Il cachait déjà dans sa poche le mouchoir avec lequel il s’était essuyé les
doigts, quand Monsieur Goliadkine-aîné reprit ses esprits et s’élança, à sa
poursuite, dans la pièce voisine où, suivant sa détestable habitude, son
implacable ennemi s’était empressé de filer. Comme si de rien n’était, il se
tenait au comptoir, mangeait des petits pâtés et, tranquillement, comme un
homme des plus vertueux, faisait le galant avec la pâtissière allemande.
“Pas moyen devant les dames”, se dit notre héros et, lui aussi, il vint vers le
comptoir, si agité qu’il était hors de lui.
— Mais c’est vrai qu’elle n’est pas mal, la bonne femme ! Qu’est-ce que
vous en pensez ? demanda Monsieur Goliadkine-cadet, qui reprenait ses
saillies indécentes et comptait visiblement sur la patience infinie de
Monsieur Goliadkine. La grosse Allemande, quant à elle, regardait ses
clients avec des yeux gris-bleu stupides, faute de comprendre, visiblement,
le russe, et avec un sourire avenant. Notre héros s’enflamma comme une
torche aux paroles de l’impudique Monsieur Goliadkine-cadet, et, incapable
de se dominer, il se jeta enfin contre lui, dans l’intention visible de le
déchiqueter et d’en finir ainsi, d’une façon définitive ; mais Monsieur
Goliadkine-cadet, suivant son habitude détestable, était déjà loin ; il avait
décampé, il était déjà sur le perron. On le comprend bien, passé le premier
instant de stupeur qui avait naturellement frappé Monsieur Goliadkine-aîné,
ce dernier reprit ses esprits et se jeta à toutes jambes derrière son offenseur,
lequel s’installait déjà dans un traîneau qui l’attendait, et avec lequel,
visiblement, il avait déjà tout réglé. Mais, à ce même instant, la grosse
Allemande, voyant la fuite de ses deux clients, poussa un cri et agita sa
clochette de toutes ses forces. Notre héros, presque sans s’arrêter, se
retourna, lui jeta de l’argent, pour lui et pour cet homme indécent qui partait
sans payer, sans demander sa monnaie, et, malgré ce retard, il eut le temps,
même si, là encore, tout était fait au vol, de saisir son ennemi. Accroché aux
ailes du traîneau par toutes les forces que la nature lui avait données, notre
héros vola un certain temps dans la rue, en s’efforçant de grimper dans
l’équipage, et repoussé de toutes ses forces par Monsieur Goliadkine-cadet.
Le cocher, pendant ce temps, à coups de fouet, avec ses rênes et ses pieds,
et ses paroles, poussait sa rosse épuisée, laquelle rosse, d’une façon tout à
fait inattendue, se lança au galop, mordant sa bride et ruant dans les
brancards, suivant sa détestable habitude, toutes les trois foulées. Notre
héros parvint enfin à grimper dans le traîneau, face à son ennemi, de dos au
cocher, genoux contre genoux, tandis que sa main droite s’accrochait
désespérément au col en fourrure, bien usé, du manteau de son ennemi
pervers et inflexible…
Les ennemis étaient lancés à toute allure, et, pendant un certain temps, ils
restèrent muets. Notre héros avait du mal à reprendre son souffle ; la route
était des plus mauvaises, et il tressautait, risquant, à chaque foulée, de se
casser le cou. De plus, son implacable ennemi refusait toujours de
s’admettre vaincu et s’efforçait de jeter son adversaire dans la gadoue. Pour
couronner tous ces désagréments, le temps était des plus affreux. La neige
tombait à gros flocons et s’efforçait, de son côté, coûte que coûte, de
pénétrer, d’une façon ou d’une autre, dans le manteau ouvert du véritable
Monsieur Goliadkine. Autour, tout était trouble, on ne voyait pas âme qui
vive. Il était difficile de distinguer dans quelles rues ils filaient, dans quelle
direction… Monsieur Goliadkine eut l’impression qu’il lui arrivait quelque
chose de familier. Une seconde, il essaya de concentrer ses souvenirs, de
savoir si ce n’était pas ce qu’il avait pressenti la veille… dans son rêve, par
exemple… Finalement, son angoisse toucha au dernier degré de l’agonie.
Se jetant sur son ennemi impitoyable, il chercha à crier. Mais son cri
s’étouffait sur ses lèvres… Il y eut une minute où Monsieur Goliadkine
oublia tout, et décida que, tout cela, ce n’était rien, que c’était juste comme
ça, d’une façon ou d’une autre, que cela se faisait d’une façon inexplicable
et que protester suite à cette occasion aurait été une chose inutile,
complètement perdue d’avance… Mais, brusquement, au moment même où
notre héros en venait à cette conclusion, une sorte de cahot imprudent
changea tout le cours de l’affaire. Monsieur Goliadkine, comme un sac de
farine, dégringola de l’équipage, et se mit à rouler, Dieu sait où, ressentant,
avec une justesse absolue au moment de la chute, que réellement, c’était
complètement en vain, et à mauvais escient, qu’il s’était échauffé. Il se
redressa d’un bond et vit qu’ils étaient arrivés quelque part ; l’équipage
s’était arrêté dans une cour, et, au premier coup d’œil, notre héros comprit
que c’était la cour de l’immeuble où habitait Olsoufi Ivanovitch. Au même
moment, il remarqua que son ami avançait déjà jusqu’au perron, et qu’il
allait sans doute chez Olsoufi Ivanovitch. Plein d’une angoisse
indescriptible, il voulut se lancer à la poursuite de son adversaire, mais, par
bonheur, il eut le temps, fort raisonnablement, de changer d’avis. Sans
oublier de payer le cocher, Monsieur Goliadkine se précipita dans la rue, et
se mit à courir, de toutes ses forces, où ses yeux le portaient. La neige
tombait toujours à gros flocons ; il faisait toujours trouble, noir, humide.
Notre héros ne marchait pas, il volait, renversant tout sur son passage –
hommes, femmes et enfants, et rebondissant lui-même, à son tour, sur les
femmes, les hommes et les enfants. Autour de lui, derrière lui, on entendait
des propos apeurés, des cris, des hurlements… Mais Monsieur Goliadkine,
semblait-il, n’avait plus sa conscience, il ne voulait plus faire attention à
personne… Il revint à lui, du reste, déjà au pont Sémionovski, et encore,
seulement parce qu’il venait d’accrocher, un peu maladroitement, et de
renverser deux femmes, deux marchandes ambulantes d’on ne savait trop
quoi, et, en même temps, de s’étaler lui-même. “Ce n’est rien, se dit
Monsieur Goliadkine, tout ça peut encore, et comment !, s’arranger pour le
mieux” – et, tout de suite, il fourra sa main dans sa poche, voulant
s’acquitter pour un rouble d’argent de ce qu’il avait renversé, gâteaux,
pommes, pois cassés et Dieu sait quoi. Soudain, une lumière nouvelle se fit
en Monsieur Goliadkine : au fond de sa poche, il palpa la lettre que, le
matin, le secrétaire lui avait donnée. Se souvenant, entre autres, qu’il
connaissait une taverne tout près, il fit un détour vers la taverne, s’installa
sans perdre une minute à une table éclairée par une chandelle de suif, et
sans plus faire attention à rien, sans écouter le serveur qui attendait sa
commande, il brisa le cachet et il lut ce qui suit, et qui acheva de le
bouleverser :
“Etre plein de noblesse, souffrant pour moi et à jamais cher à mon cœur !

Je souffre, je me meurs – sauve-moi ! Un calomniateur, un intrigant, un


homme connu pour l’inutilité de ses penchants, m’a pris dans ses rets, et je
me meurs ! Je suis déchue ! Mais il me répugne, alors que, toi !… On nous
a séparés, on a intercepté les lettres que je t’écrivais – et tout cela était dû à
cet être immoral, qui profitait de l’une de ses meilleures qualités – de sa
ressemblance avec toi. Toujours est-il qu’on peut être dénué de beauté, mais
séduire par son intelligence, son sentiment profond et ses manières
agréables… Je me meurs ! On me marie de force, et celui qui intrigue le
plus en cette circonstance est mon père, mon bienfaiteur et conseiller d’Etat
Olsoufi Ivanovitch, qui cherche sans doute à occuper ma place et mes
relations dans la société de bon ton… Mais je me suis décidée et je proteste
avec tous les moyens que me donne la nature. Attends-moi en carrosse
aujourd’hui, à neuf heures précises, sous les fenêtres de l’appartement
d’Olsoufi Ivanovitch. Nous avons à nouveau un bal et le beau lieutenant
viendra. Je sortirai, et nous nous envolerons. De plus, il existe d’autres
places dans la fonction où l’on peut être utile à sa patrie. De toute façon,
souviens-toi, mon ami, que l’innocence est forte déjà de son innocence
même. Adieu. Attends en carrosse sous le portail. Je me jetterai sous la
protection de tes étreintes à deux heures précises du matin.
A toi jusqu’au tombeau,
Klara Olsoufievna.”

Après avoir lu cette lettre, notre héros resta comme foudroyé pendant
quelques minutes. Pris d’une angoisse terrible, d’une agitation terrible,
blanc comme un linge, la lettre en main, il marcha plusieurs fois de long en
large dans la pièce ; pour couronner le malheur de sa situation, notre héros
n’avait pas remarqué qu’il était, à la minute présente, l’objet presque
exclusif de l’attention de toute l’assistance. Sans doute le désordre de son
costume, son irrépressible agitation, sa démarche ou, pour mieux dire, sa
course, les gestes de ses deux mains, peut-être quelques paroles
mystérieuses lancées au vent, dans un état second – sans doute tout cela
avait-il donné une fort mauvaise impression de Monsieur Goliadkine au
regard des autres clients ; le serveur lui-même commençait à le regarder
d’un œil torve. Reprenant ses esprits, notre héros remarqua qu’il se tenait au
milieu de la pièce et que, d’une façon presque indécente, impolie, il était en
train de dévisager un petit vieux d’allure tout à fait respectable, lequel petit
vieux, ayant pris son repas et fait une petite prière devant l’icône, venait de
se rasseoir, et, à son tour, ne quittait pas des yeux Monsieur Goliadkine.
Jetant des regards troubles autour de lui, notre héros remarqua que tout le
monde, sans aucune exception, le regardait d’un œil tout à fait torve et
menaçant. Soudain, un militaire à la retraite, au col rouge, demanda d’une
voix forte Les Nouvelles de la police. Monsieur Goliadkine tressaillit et
rougit ; comme par inadvertance, il lança un regard par terre et découvrit
qu’il se trouvait dans un costume si malséant que, même à la maison, il
n’aurait pas été décent, sans parler d’un lieu public. Les bottes, le pantalon
et tout le côté gauche étaient couverts de boue, son sous-pied droit était
arraché, et son frac, même, déchiré à plusieurs endroits. Plein d’une
angoisse insondable, notre héros s’approcha de la table à laquelle il avait lu
et vit que le serveur s’approchait de lui, avec une expression étrange, pleine
d’insistance et de défi. Perdant tous ses moyens, complètement accablé,
notre héros se mit à examiner la table à laquelle il s’était assis. Sur la table,
il y avait les assiettes sales d’un repas, une serviette souillée et un couteau,
une fourchette, une cuillère qu’on venait juste d’utiliser traînaient. “Qui est-
ce donc qui a mangé ? se demanda notre héros. Pas moi quand même ? Bah,
tout est possible ! J’ai mangé, bon, je n’ai rien remarqué ; mais comment je
peux vivre ?” Relevant les yeux, Monsieur Goliadkine revit le serveur
auprès de lui, et le serveur s’apprêtait à lui adresser la parole.
— Combien je te dois, mon brave ? demanda notre héros d’une voix
frissonnante.
Un rire sonore éclata autour de Monsieur Goliadkine ; le serveur lui-
même se permit un ricanement. Monsieur Goliadkine comprit qu’il venait
de faire une bourde, qu’il avait fait il ne savait trop quelle bêtise terrible.
Comprenant tout cela, il en fut si confus qu’il se sentit obligé de fourrer sa
main dans sa poche, à la recherche de son mouchoir, sans doute pour en
faire quelque chose, ne pas rester comme ça ; mais à sa stupeur
indescriptible, et à la stupeur de toute l’assistance, il en sortit, non pas son
mouchoir, mais un flacon d’une sorte de médicament, celui que, quatre
jours auparavant, lui avait prescrit Krestian Ivanovitch. “Les remèdes chez
le même apothicaire”, se sentit penser Monsieur Goliadkine dans un
éclair… Soudain, il tressaillit et faillit crier d’horreur. Une nouvelle lumière
l’illuminait… Le liquide sombre, d’une teinte rougeâtre détestable, brilla
d’un reflet menaçant dans les yeux de Monsieur Goliadkine… La fiole
s’échappa de ses mains et se brisa net. Notre héros poussa un cri, et bondit
de deux pas en arrière, se protégeant du liquide renversé… il tremblait de
tous ses membres, la sueur ruisselait sur ses tempes et son front. “Donc,
c’est la vie qui est en danger !” Entre-temps, il y avait du mouvement dans
la pièce, de l’agitation ; tout le monde entourait Monsieur Goliadkine, tout
le monde parlait à Monsieur Goliadkine, certains, même, saisissaient
Monsieur Goliadkine. Mais notre héros restait muet et immobile, il ne
voyait rien, n’entendait rien, il ne ressentait rien… Enfin, comme s’il
s’arrachait de sa place, il se précipita hors de la taverne, se fraya un passage
à coups de coude parmi tous ceux qui s’efforçaient de le retenir, tomba,
presque évanoui, dans le premier équipage qui se présenta et vola jusqu’à
chez lui.
Au seuil de son appartement, il rencontra Mikhéïev, le gardien du
département, qui portait un pli officiel. “Je sais, mon ami, je sais tout,
répondit d’une voix faible, angoissée, notre héros épuisé, c’est officiel…”
Le pli, de fait, contenait un ordre à Monsieur Goliadkine, signé par Andréï
Filippovitch, de céder les affaires dont il était chargé à Ivan Sémionovitch.
Prenant le pli et tendant une pièce au gardien, Monsieur Goliadkine entra
dans son appartement et vit que Pétrouchka préparait et rangeait en un tas
son bataclan, toutes ses affaires, parce qu’il devait avoir l’intention de
laisser Monsieur Goliadkine et de déménager chez Karolina Ivanovna, qui
l’avait engagé, pour remplacer Efstafi.
CHAPITRE XII

Pétrouchka entra, tanguant un peu, l’air comme étrangement insouciant, un


genre de mine servile et triomphante sur le visage. On voyait qu’il tramait
quelque chose, qu’il se sentait pleinement dans son bon droit et se donnait
l’air d’être un étranger total, c’est-à-dire le serviteur de quelqu’un de tout
autre, et plus du tout l’ancien serviteur de Monsieur Goliadkine.
— Bon, voilà, tu vois, mon gentil, fit, haletant, notre héros, quelle heure
ça nous fait maintenant, mon gentil ?
Pétrouchka, sans rien dire, se rendit derrière la cloison, puis il revint, et,
d’un ton assez indépendant, il déclara qu’il était bientôt sept heures et
demie.
— Bon, c’est bien, mon gentil, c’est bien. Bon, tu vois, mon gentil…
permets-moi de te dire, mon gentil, que, maintenant, je crois bien, entre
nous, tout est fini.
Pétrouchka se taisait.
— Bon, maintenant que tout est fini entre nous, dis-moi, franchement,
dis-moi, comme à un ami, où est-ce que tu étais, mon vieux ?
— Où j’étais ? Chez des braves gens, monsieur.
— Je le sais, mon ami, je sais. J’ai toujours été content de toi, mon gentil,
et je donnerai un certificat… Bon, comment ça va, chez eux, maintenant ?
— Ben quoi, monsieur ! Monsieur sait bien lui-même. On sait bien, un
brave homme, il vous donnera jamais le mauvais exemple.
— Je sais, mon gentil, je sais. Maintenant, ils sont rares, les braves gens ;
apprécie-les, mon ami. Et donc, comment ils vont ?
— On le sait bien, monsieur, comment… Mais, vous servir, vous,
monsieur, maintenant, je peux plus du tout ; Monsieur le sait bien lui-
même.
— Je sais, mon gentil, je sais ; je connais ton zèle, ton dévouement ; j’ai
vu tout ça, mon ami, j’ai remarqué. Moi, mon ami, je te respecte. Un
homme honnête et brave, même si c’est un laquais, je le respecte.
— Ben quoi, je pense bien, monsieur ! Pour nous autres, Monsieur le sait
bien où que c’est le mieux. C’est comme ça. Moi, bon ! Monsieur le sait
bien que c’est pas possible, sans un brave homme.
— Bon, c’est bien, mon vieux, c’est bien ; je sens ça… Tiens, voilà ton
argent, et ton certificat… Bon, maintenant, mon ami, je te demanderai un
service, le dernier service, dit Monsieur Goliadkine d’une voix solennelle.
Vois-tu, mon ami, Dieu sait ce qui peut se passer. Le malheur, mon ami,
frappe même dans les palais dorés, on ne lui échappe pas. Tu sais, mon ami,
que j’ai toujours été bon avec toi…
Pétrouchka se taisait.
— Je crois que j’ai toujours été bon avec toi… Et donc, qu’est-ce qu’on a
comme linge, mon gentil ?
— Ben, tout est là, n’est-ce pas. Six chemises de toile ; trois paires de
chaussettes ; quatre plastrons ; un gilet de flanelle ; et, de caleçons, deux.
Vous savez bien, c’est tout. Moi, n’est-ce pas, ce qui est à vous – rien…
Moi, monsieur, le bien de mon maître, j’y veille dessus. Moi, avec vous,
monsieur, c’est-à-dire… on sait bien… et de péchés, moi, j’en ai jamais rien
eu, monsieur ; ça, vous le savez bien, monsieur…
— Je te crois, mon ami, je te crois. Je ne parle pas de ça, mon ami, je ne
parle pas de ça ; vois-tu, voilà, mon ami…
— On le sait, monsieur ; ça, n’est-ce pas, on le sait bien. Moi, tenez, du
temps que je servais chez le général Stolbniakov, ben, quand il me donnait
mon congé, il repartait, lui-même, à Saratov… un domaine qu’il avait là-
bas…
— Non, mon ami, je ne parle pas de ça ; moi – rien… ne va pas penser
quelque chose, mon très cher ami…
— On le sait, monsieur. Nous autres, notre sort qu’on a, monsieur le sait
bien, c’est pas dur de noircir un homme. Mais, moi, de moi, on a été content
partout. Il y a eu des ministres, des généraux, des sénateurs, des comtes,
n’est-ce pas. Je suis été chez tout le monde, chez le prince Svintchatkine,
chez Péréborkine, le colonel, chez Nédobarov, le général, là aussi, on y
allait, et au domaine aussi, revoir les nôtres. On le sait bien, n’est-ce pas…
— Oui, mon ami, oui ; c’est bien, mon ami, c’est bien. Et moi aussi, à
cette heure, je m’en vais… Chacun suit son chemin, mon gentil, et, on ne
sait jamais lequel c’est, le chemin où on se retrouve. Bon, mon ami, donne-
moi de quoi m’habiller, à cette heure ; oui, et l’uniforme aussi, tu me le
mettras… un autre pantalon, des draps, des couvertures, des oreillers…
— Monsieur veut que je lui noue ça dans un ballot ?
— Oui, mon ami, oui ; si tu veux, noue-moi ça… Qui sait ce qui peut
nous arriver. Bon, maintenant, mon gentil, tu iras me chercher un
carrosse…
— Un carrosse ?…
— Oui, mon ami, un carrosse, et un grand, et pour un temps donné. Mais
ne va pas te faire des idées, mon ami, je ne sais quoi…
— Et Monsieur part loin comme ça ?
— Je ne sais pas, mon ami, ça non plus, je ne sais pas. L’édredon aussi, je
me dis, il faudra l’emmener. Toi-même, qu’est-ce que tu en penses, mon
ami ? je me fie à toi, mon gentil…
— Monsieur veut vraiment partir tout de suite ?
— Oui, mon ami, oui ! Une circonstance, comme ça… c’est comme ça,
mon gentil, c’est comme ça…
— On le sait bien, monsieur ; chez nous, au régiment, au lieutenant, c’est
arrivé pareil ; chez un propriétaire, n’est-ce pas… on a fait l’enlèvement…
— L’enlèvement ?… Quoi ! mon gentil, tu…
— Oui, l’enlèvement, et ils se sont mariés dans un autre domaine. Tout
ça, n’est-ce pas, c’était préparé d’avance. Il y a même eu de la poursuite ;
mais c’est le prince qui est intervenu, le prince défunt, n’est-ce pas – bon,
et, l’affaire, elle s’est tassée…
— Ils se sont mariés, oui… mais toi, mon gentil ? mais, toi, comment ça
se fait que tu le saches, mon gentil ?
— Mais on le sait bien, comment ! La rumeur, elle vous remplit le
monde, monsieur. Je sais tout, moi, monsieur… je pense bien, personne
n’est sans péché. Seulement, je vous le dirai maintenant, monsieur,
permettez-moi de parler simplement, monsieur, comme un esclave ;
puisqu’on y est, maintenant, alors, je peux bien vous le dire, monsieur :
vous avez un ennemi – un rival, monsieur, que vous avez, un rival très
puissant, voilà…
— Je le sais, mon ami, je le sais ; toi aussi, mon gentil, tu le sais… Bon,
alors, je me repose sur toi. Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant, mon
ami ? qu’est-ce que tu me conseilles ?
— Ben voilà, monsieur, si, maintenant, vous, c’est dans cette manière-là,
pour ainsi dire, que vous allez, monsieur, et que vous aurez besoin, enfin,
d’acheter des choses – bon, je sais pas, des draps, des oreillers, un autre
édredon, n’est-ce pas, pour lit double, une couverture, n’est-ce pas, bien –
eh ben, pour ça, vous avez une voisine, là, en bas : une bourgeoise,
monsieur, qu’elle est ; elle a une belle pelisse de renard ; ben on peut aller
voir et l’acheter, on peut, là maintenant, descendre voir. Maintenant,
Monsieur en aura besoin, n’est-ce pas ; un beau manteau, doublé de satin,
tout du renard…
— Bon, c’est bien, mon ami, c’est bien ; je suis d’accord, mon ami, je me
repose sur toi, je me repose tout à fait ; si tu veux, tant qu’à faire, un
manteau, mon gentil… Mais vite, seulement, vite ! au nom du Ciel, plus
vite ! Même la pelisse, je l’achèterai, mais, s’il te plaît, plus vite ! Il est
bientôt huit heures, plus vite, au nom du Ciel, mon ami ! presse-toi un peu,
vite, mon ami !…
Pétrouchka laissa en plan le nœud de son ballot avec le linge, les
oreillers, les couvertures, les draps et tout ce qu’il s’était mis à ramasser et à
nouer, et se précipita hors de la chambre. Monsieur Goliadkine, pendant ce
temps, avait encore repris la lettre – mais il ne pouvait plus la lire. Prenant
sa tête malheureuse dans ses deux mains, il s’adossa au mur, stupéfait. Il ne
pouvait plus penser à rien, il était incapable, tout aussi bien, de faire quoi
que ce soit ; il ne savait même pas ce qui lui arrivait. Voyant enfin que le
temps passait, et que ni Pétrouchka ni la pelisse n’apparaissaient encore,
Monsieur Goliadkine décida d’y aller voir lui-même. Il ouvrit la porte du
vestibule et, en bas, il entendit du bruit, des voix, une dispute, des
conversations… C’étaient quelques voisines qui bavardaient, criaient,
jabotaient, parlaient de quelque chose – mais cela, Monsieur Goliadkine le
savait précisément, de quoi elles parlaient. On entendait la voix de
Pétrouchka ; ensuite, on entendit des pas. “Seigneur mon Dieu ! Mais ils
feront venir la terre entière !” gémit Monsieur Goliadkine, se tordant les
bras de désespoir et se jetant en arrière vers sa chambre. Il courut dans sa
chambre et tomba, presque inconscient, sur le divan, la face sur l’oreiller. Il
demeura ainsi une petite minute, puis il bondit et, sans attendre Pétrouchka,
il mit ses caoutchoucs, son chapeau, son manteau, saisit son portefeuille et
s’enfuit, dévalant l’escalier. “Je n’ai besoin de rien, mon ami, de rien ! moi-
même, tout, moi-même. Pas besoin de toi pour l’instant, et pourtant,
l’affaire, si ça se trouve, elle peut encore s’arranger pour le mieux”,
murmura Monsieur Goliadkine à Pétrouchka quand il le rencontra dans
l’escalier ; puis il se précipita dans la cour, et s’enfuit de chez lui ; son cœur
cessait de battre ; il n’osait pas encore se décider… Comment vivre, quoi
faire, comment agir, là, maintenant, dans ce moment critique ?…
— Voilà, oui : comment agir, Seigneur mon Dieu ? Et il fallait que ça
arrive, tout ça ! s’écria-t-il enfin, au désespoir, courant, clopin-clopant, où
ses yeux le portaient, n’importe où, dans la rue. Il fallait que ça arrive !
Parce que, si ça n’était pas arrivé, ça, précisément, tout se serait arrangé ;
d’un coup, d’un seul, d’un coup habile, énergique, ferme, ça se serait
arrangé. Mon doigt à couper que ça se serait arrangé ! Et je sais même
comment ça se serait arrangé. Voilà comment ça se serait fait, ça : moi,
l’autre, là, comme ça – n’est-ce pas, voili-voilà, mais moi, monsieur, si je
puis me permetttre, plus moyen de moyenner ; n’est-ce pas, les choses, elles
ne se font pas comme ça ; n’est-ce pas, mon bon monsieur, mon très
honorable monsieur, les choses, elles ne se font pas comme ça, et,
l’usurpation, chez nous, ça ne passe pas ; un usurpateur, mon bon monsieur,
que vous êtes, voilà – un homme inutile et sans utilité pour la patrie. Vous le
comprenez, ça ? N’est-ce pas, est-ce que vous le comprenez, vous, ça, mon
très cher monsieur ?! Alors, donc, et voilà, pour ainsi dire… Mais non,
remarquez, de quoi… ce n’est pas du tout, voilà, mais pas du tout… Qu’est-
ce que je délire, moi, crétin que je suis ! espèce de suicidé, tiens ! Voilà,
tiens, espèce de suicidé, mais pas du tout… Parce que, n’empêche, espèce
de débauché, voilà comment ça se fait, maintenant !… Bon, où je vais me
mettre, maintenant ? hein, tenez, maintenant, qu’est-ce que je ferai avec
moi ? c’est vrai, à quoi est-ce que je suis bon, maintenant ? à quoi, hein,
pour ne prendre qu’un exemple, est-ce que tu es bon, maintenant, espèce de
Goliadkine, espèce d’indignité ! Hein, quoi maintenant ? il faut prendre un
carrosse ; voilà, n’est-ce pas, donne-moi un carrosse, séance tenante ; n’est-
ce pas, ça mouillerait les petits pieds, sans le carrosse… Voilà, qui aurait pu
penser ? Ah mais, mademoiselle, ah mais, ma jolie dame ! ah mais, ma
jeune fille de bonne conduite ! ah mais, ma toute précieuse. On se distingue,
madame, rien à dire, on se distingue !… Et tout ça, c’est la faute à
l’immoralité de l’instruction ; et moi, maintenant, quand je le regarde, tout
ça, que je comprends, je le vois bien, que ça ne vient pas d’autre chose que
de l’immoralité. Il fallait, depuis toute jeune, quoi… avec des verges, un
peu, et eux, tiens, les bonbons, eux, ils la bourrent de douceurs, et, le petit
vieux, tout bêta devant elle : n’est-ce pas, ah mon trésor, ah ma jolie, ah ma
gentille, avec un comte, va, que je te marierai !… Et voilà ce qu’elle donne
avec eux, et, maintenant, elle nous les montre, ses cartes ; n’est-ce pas, le
voilà le jeu qu’ils ont ! plutôt que de la garder, à la maison, depuis toute
jeune, eux, en pension, chez une Madame française, chez l’émigrante
Falbala*, ou Dieu sait quoi ; et là, elle y apprend toutes les bonnes choses,
chez l’émigrante Falbala – comme ça que ça arrive, tout ça. Tenez, n’est-ce
pas, réjouissez-vous ! Tenez, trouvez-vous en carrosse, à telle heure précise,
sous les fenêtres, chantez une romance sentimentale, en espagnol ; je vous
attends, et je sais que vous m’aimez, et nous nous enfuirons ensemble, et
nous vivrons dans une chaumière. Mais enfin, mais ça ne se fait pas,
madame – tant qu’on y est – non, ça ne se fait pas du tout, c’est interdit par
la loi, ça, d’enlever une jeune fille honnête et innocente de la maison de son
père, sans le consentement paternel ! Et puis enfin, pourquoi, à quoi bon, et
quelle nécessité est-ce qu’il y a là-dedans ? Bon, elle se serait mariée avec
qui de droit, qui le destin l’avait fixé, bon, et on n’en parle plus. En plus,
moi, je suis fonctionnaire ; moi, ma place, je peux la perdre à cause de ça ;
moi, ma bonne dame, je me peux me retrouver au tribunal à cause de ça !
voilà, oui ! au cas où vous ne le sauriez pas. C’est l’Allemande qui mène ça.
C’est d’elle, la vieille sorcière, que ça vient, tout ça, toutes les histoires,
c’est elle qui me les invente. Parce qu’ils ont calomnié un homme, inventé
un ragot, une fable invraisemblable, sur les conseils d’Andréï Filippovitch,
de là que ça vient. Sinon, pourquoi Pétrouchka il s’y serait mêlé ? lui, ça lui
fait quoi ? quel besoin il avait, le pendard ? Non, je ne peux pas, Madame,
je ne peux pas du tout, pour rien au monde, je ne peux pas… Vous,
Madame, cette fois, d’une façon ou d’une autre, vous m’excuserez. C’est de
vous, Madame, que ça vient, tout ça, ce n’est pas tout de l’Allemande que
ça vient, pas tout de la vieille sorcière, mais purement de vous seule, parce
que, la sorcière, c’est une brave femme, parce que, la sorcière, elle n’est
coupable de rien du tout, non, c’est vous, ma bonne dame, la coupable –
voilà comme c’est ! C’est vous, Madame, qui me mettez dans ces bêtises…
Ici, là, on se perd, de soi-même on se perd, pas moyen de se retenir – tu
parles du mariage ! Et comment ça va finir, tout ça ? comment ça va
s’arranger maintenant ? Je donnerais cher pour le savoir, tout ça !…
Ainsi raisonnait notre héros, au comble du désespoir. Revenant soudain à
lui, il remarqua qu’il se tenait, il ne savait trop où, sur le Litéïny. Il faisait
un temps affreux ; c’était le redoux, il neigeait, il pleuvait – bref,
exactement ce temps inoubliable qu’il faisait l’autre nuit, quand, à cette
heure terrifiante de minuit, tous les malheurs de Monsieur Goliadkine
avaient commencé. “Un voyage ? tu parles !” pensait notre héros, voyant le
temps qu’il faisait. Là, c’est la mort totale… Seigneur mon Dieu ! mais où
je pourrais, par exemple, maintenant, dénicher un carrosse ? Là-bas au coin,
je crois bien, tiens, une masse noire. Regardons, examinons… Seigneur
mon Dieu ! poursuivait notre héros, qui avait dirigé ses pas chétifs et
tremblants vers l’endroit où il avait vu quelque chose qui ressemblait à un
carrosse. – Non, voilà ce que je vais faire : j’y vais, je tombe à ses pieds, si
je peux, très humblement, et j’implore. N’est-ce pas, voili-voilà ; je place
mon destin entre vos mains ; entre les mains de l’Autorité ; n’est-ce pas,
Votre Excellence, protégez, faites le bonheur d’un homme ; voili-voilà,
n’est-ce pas, comme ci et puis comme ça, un acte illégal ; ne faites pas ma
perte, je vous considère comme un père, ne laissez pas… sauvez mon
amour-propre, l’honneur, le nom et la famille… et sauvez-moi du tyran, de
l’homme dépravé… C’est un autre, Votre Excellence, et moi aussi, je suis
un autre ; il est à part, et, moi-même aussi, je suis un autre ; je vous jure, je
suis tout seul, en soi, Votre Excellence, je vous jure, tout seul ; n’est-ce pas,
voilà comme c’est. N’est-ce pas, lui ressembler, je ne peux pas ; changez,
veuillez daigner changer – annuler la substitution sacrilège, unilatérale…
une chose sans exemple, Votre Excellence. Je vous considère comme mon
père ; l’Autorité, bien sûr, la bienfaisante et attentive Autorité se doit de
favoriser ce genre de mouvements… Ici – même quelque chose de
chevaleresque. N’est-ce pas, je vous considère, bienfaisante Autorité,
comme un père, et je vous confie mon destin et ne répliquerai pas, je me
confie et, pour ce qui me concerne, je m’écarte de toute activité… n’est-ce
pas, voilà comme c’est !”
— Alors, mon gentil – cocher ?
— Cocher…
— Un carrosse, mon vieux, pour la soirée…
— Et Monsieur veut aller loin ?…
— Pour la soirée, pour la soirée ; où qu’on aille, mon gentil, où qu’on
aille.
— Pas hors les murs, quand même, monsieur ?
— Si, mon ami, peut-être bien hors les murs. Je n’en suis encore pas sûr
moi-même, mon ami, je ne peux pas te le dire à coup sûr, mon gentil. Parce
que, vois-tu, mon ami, si ça se trouve, tout peut encore s’arranger au mieux.
On sait bien, mon ami…
— Ben, sûr, monsieur, on sait bien ; à la grâce de Dieu, hein…
— Oui, mon ami, oui ; je te remercie, mon gentil ; alors, tu prendras
quoi, mon gentil ?…
— Monsieur veut y aller tout de suite ?
— Oui, tout de suite, c’est-à-dire, non, tu attendras où je te dirai…
comme ça, pas longtemps, tu attendras un peu, mon gentil…
— Ben si Monsieur me prend pour tout le temps, ça vous fera pas moins
de six roubles, vu le temps qu’il fait, pas moyen…
— Bon, c’est bien, mon ami, c’est bien ; et, moi, je saurai te remercier.
Bon, ben, maintenant, tu me conduis, mon gentil.
— Asseyez-vous ; permettez, j’arrange un peu par là ; que Monsieur
s’assoye maintenant. Où Monsieur voudra-t-il qu’on aille ?
— Au pont Izmaïlovski, mon gentil.
Le cocher s’installa lourdement sur son siège et fit bouger sa paire de
maigres rosses, qu’il venait d’arracher, non sans mal, à leur mangeoire, vers
le pont Izmaïlovski. Pourtant, soudain, Monsieur Goliadkine tira sur le
cordon, arrêta le carrosse et demanda d’une voix suppliante de repartir dans
l’autre sens, non pas vers le pont Izmaïlovski, mais vers une autre rue. Le
cocher tourna dans un autre rue, et, dix minutes plus tard, le nouvel
équipage de Monsieur Goliadkine s’arrêtait devant l’immeuble où habitait
Son Excellence. Monsieur Goliadkine sortit du carrosse, demanda d’une
voix insistante au cocher d’attendre tandis que, le cœur figé, lui-même, il
courait dans l’escalier, jusqu’au premier étage ; il tira le cordon, la porte
s’ouvrit, et notre héros se retrouva dans le vestibule de Son Excellence.
— Son Excellence daigne-t-elle être chez elle ? demanda Monsieur
Goliadkine, s’adressant ainsi au serviteur qui lui avait ouvert.
— Monsieur désire ? demanda le laquais, toisant Monsieur Goliadkine de
la tête aux pieds.
— Moi, mon ami, je, enfin… . je suis Goliadkine, fonctionnaire,
conseiller titulaire Goliadkine. N’est-ce pas, voili-voilà, pour
m’expliquer…
— Attendez ; impossible, monsieur…
— Mon ami, je ne peux pas attendre ; mon affaire est importante, une
affaire qui ne peut pas attendre…
— Vous venez de la part de qui ? Pour des papiers ?…
— Non, je, mon ami, je viens tout seul… Annonce-moi, mon ami, n’est-
ce pas, voilà, je viens m’expliquer. Et moi, je saurai te remercier, mon
gentil…
— Impossible, monsieur. Monsieur ne reçoit pas ; Monsieur a des invités.
Que Monsieur repasse demain matin neuf heures…
— Mais annoncez-moi donc, mon gentil ; je ne peux pas, ce n’est pas
possible, pour moi, d’attendre… Mon gentil, vous en répondrez…
— Mais vas-y, annonce ; qu’est-ce que ça te fait : ça t’usera les
semelles ? déclara un autre laquais, qui restait affalé sur un banc et qui,
jusqu’à présent, n’avait rien dit.
— Les semelles ! Mais il reçoit pas, tu sais bien ! C’est le matin qu’il
reçoit.
— Vas-y. T’as peur que ça te coupe la langue ?
— Bon, moi, je veux bien ; ma langue, je la perdrai pas. Il a dit : non.
C’est non. Entrez donc, là, dans la pièce.
Monsieur Goliadkine entra dans la première pièce ; il y avait une pendule
sur la table. Il lui lança un coup d’œil : huit heures et demie. Son cœur se
mit à brûler dans la poitrine. Il voulait déjà revenir sur ses pas ; pourtant, à
cet instant précis, un long échalas de laquais, se plaçant au seuil d’une
deuxième pièce, annonça d’une voix forte le nom de Monsieur Goliadkine.
“Une vraie voix de corbeau ! se dit, dans une angoisse indescriptible, notre
héros… – Hein, il aurait pu dire… n’est-ce pas, voili-voilà, très
humblement soumis, vient s’expliquer – voilà… si Monsieur veut
recevoir… Maintenant, toute l’affaire est gâchée, toute mon affaire,
maintenant, elle est partie aux quatre vents ; pourtant… ah, mais… bon,
rien…” Il n’y avait plus le temps, du reste, de raisonner. Le laquais revint,
dit “je vous en prie”, et fit entrer Monsieur Goliadkine dans le bureau.
Quand notre héros entra, il sentit que c’était comme s’il était devenu
aveugle, parce que, résolument, il ne voyait plus rien. Il vit, en un éclair, du
reste, deux ou trois silhouettes : “Boh, c’est les invités”, se sentit penser
Monsieur Goliadkine, dans un autre éclair. Notre héros se mit enfin à
distinguer l’étoile sur le frac noir de Son Excellence, ensuite, fidèle à la
progression, il passa au frac noir, puis il reçut le don d’une contemplation
totale…
— Eh bien ? dit une voix bien connue au-dessus de Monsieur Goliadkine.
— Conseiller titulaire Goliadkine, Votre Excellence.
— Oui ?
— Je viens m’expliquer…
— Quoi ?… comment ?…
— Mais comme ça. N’est-ce pas, comme ça, je suis venu m’expliquer,
Votre Excellence…
— Mais, vous… qui êtes-vous donc ?…
— Go-go… Monsieur Goliadkine, Votre Excellence, conseiller titulaire.
— Bon, et que puis-je donc pour vous ?
— N’est-ce pas, comme ça, je vous considère comme un père ; je
m’écarte, moi, de toute action, mais défendez-moi de l’ennemi – voilà !
— Que signifie ?…
— On le sait…
— Qu’est-ce qu’on sait ?
Monsieur Goliadkine se taisait ; son menton commençait à tressauter un
peu…
— Eh bien ?
— Je pensais, chevaleresque, Votre Excellence… Qu’ici, n’est-ce pas,
c’était chevaleresque, je prends mon chef comme un père… n’est-ce pas,
voili-voilà, défendez-moi… les la… les larmes aux yeux, je pr… je prie…
et que ces mou… ces mouvements-là, il faut les fav… favoriser…
Son Excellence se détourna. Notre héros, durant quelques secondes, fut
incapable de distinguer quoi que ce fût de ses yeux. Sa poitrine était
oppressée. Son souffle se figeait. Il ne savait plus où il était… Il se sentait
comme tout honteux, et triste. Dieu sait ce qu’il y eut ensuite… Revenu à
lui, notre héros remarqua que Son Excellence parlait avec ses invités et que
c’était comme s’il débattait, brutalement, avec force, sur un certain sujet.
Notre héros reconnut tout de suite l’un de ces invités. C’était Andréï
Filippovitch ; l’autre, qui était-ce ? du reste, son visage, à lui aussi, c’était
comme s’il lui disait quelque chose – un être grand, fort, d’âge respectable,
doté de sourcils et de favoris broussailleux et d’un regard expressif, brutal.
L’inconnu portait une médaille au cou, et un petit cigare au bec. L’inconnu
fumait et, sans ôter son cigare de sa bouche, il hochait gravement la tête,
lançant parfois des regards en direction de Monsieur Goliadkine. Monsieur
Goliadkine se sentit comme gêné ; il détourna les yeux et c’est là qu’il vit
un autre invité des plus étranges. A une porte, que notre héros avait prise
jusqu’alors pour une glace, comme cela lui était déjà arrivé, c’est lui qui
apparut – on sait bien qui, la relation très proche, l’ami de Monsieur
Goliadkine. Monsieur Goliadkine-cadet, de fait, se trouvait jusqu’alors dans
une autre pièce, plus petite, à écrire quelque chose en toute hâte ; à présent,
sans doute, il avait eu besoin de Dieu sait quoi – et il apparaissait, des
papiers sous le bras, il s’approcha de Son Excellence et, d’une manière fort
habile, attendant une attention toute particulière envers sa personne, il eut le
temps de se mêler à la conversation et au conseil, non sans avoir pris sa
place un peu derrière Andréï Filippovitch et se masquant lui-même un peu
derrière l’inconnu qui fumait le cigare. Visiblement, Monsieur Goliadkine-
cadet prenait une part très grande dans la conversation, conversation qu’il
écoutait à présent d’un air plein de noblesse, hochant la tête, trottinant sur
place, souriant, cherchant toujours les yeux de Son Excellence, comme s’il
mendiait du regard le droit, à lui aussi, de placer ne serait-ce qu’un seul
mot. “Crapule !” se dit Monsieur Goliadkine, et, malgré lui, il fit un pas en
avant. A ce moment-là, le général se retourna et, non sans hésitation, se
dirigea en personne vers Monsieur Goliadkine.
— Bon, c’est bien, c’est bien ; partez tranquille. J’examinerai votre
affaire, et, vous, je vous fais reconduire… – Là, le général lança un regard
vers l’inconnu aux favoris épais. L’autre, en signe d’accord, hocha la tête.
Monsieur Goliadkine sentait et comprenait clairement qu’on le prenait
pour quelque chose d’autre, et pas du tout comme il l’aurait fallu. “D’une
façon ou d’une autre, il faut bien s’expliquer, pensa-t-il, voili-voilà, n’est-ce
pas, Votre Excellence.” Là, dans sa stupeur, il baissa les yeux vers le sol et,
à la stupeur la plus complète, il découvrit, sur les bottes de Son Excellence,
une tache blanche importante. “Ça a craqué ?” se demanda Monsieur
Goliadkine. Très vite, pourtant, Monsieur Goliadkine découvrit que les
bottes de Son Excellence n’avaient pas du tout craqué, elles portaient juste
un reflet très puissant – phénomène tout à fait explicable parce que ces
bottes étaient laquées et qu’elles brillaient fort. “Ça s’appelle un rehaut,
pensa notre héros, terme spécialement conservé dans les ateliers d’artistes ;
ailleurs, ça peut s’appeler une arête de lumière.” Là, Monsieur Goliadkine
leva les yeux et vit qu’il était temps de parler, parce que l’affaire pouvait
tourner tout à fait mal… Notre héros fit un pas en avant.
— N’est-ce pas, voili-voilà, Votre Excellence, dit-il, l’usurpation, au
siècle où nous vivons, elle ne peut plus passer.
Le général ne répondit rien, mais tira très fort sur le cordon de la
clochette. Notre héros fit un deuxième pas en avant.
— C’est un homme infâme et perverti, Votre Excellence, dit notre héros,
hors de lui, mourant de peur, et, en même temps, tout en désignant avec
courage et fermeté son indigne jumeau, qui trottinait à cette seconde auprès
de Son Excellence. Voili-voilà, n’est-ce pas, mais, moi, je fais allusion à
une personne qu’on sait.
Les paroles de Monsieur Goliadkine causèrent un mouvement général.
Andréï Filippovitch et l’inconnu se mirent à hocher la tête ; Son Excellence
tirait impatiemment sur le cordon de la clochette, de toutes ses forces, et
appelait ses gens. Là, Monsieur Goliadkine-cadet fit, à son tour, un pas en
avant.
— Votre Excellence, dit-il, je vous demande humblement l’autorisation
de parler. On sentait une sorte de résolution extrême dans la voix de
Monsieur Goliadkine-cadet ; tout démontrait en lui qu’il se sentait
complètement dans son bon droit.
— Permettez-moi de vous demander, reprit-il, devançant par son zèle la
réponse de Son Excellence et s’adressant cette fois à Monsieur Goliadkine,
permettez-moi de vous le demander, en présence de qui venez-vous vous
expliquer ? devant qui vous tenez-vous, dans le bureau de qui vous trouvez-
vous ?… – Monsieur Goliadkine-cadet était tout plein d’une extraordinaire
agitation, tout rouge, enflammé d’indignation et de colère ; des larmes
luisaient même sur ses yeux.
— M. et Mme Bassavrioukov** ! hurla à pleine gorge un laquais qui
venait de paraître à la porte du bureau. “Une famille de bonne noblesse,
originaires d’Ukraine”, pensa Monsieur Goliadkine, et il sentit tout de suite
que quelqu’un, très amicalement, lui posa une main sur le dos ; puis, ce fut
une deuxème main qui se posait dans son dos ; le vil jumeau de Monsieur
Goliadkine trottinait devant lui, lui indiquant le chemin, et notre héros vit
clairement que, semblait-il, on le dirigeait vers les grandes portes du
bureau. “Exactement comme chez Olsoufi Ivanovitch”, pensa-t-il, et il se
retrouva dans le vestibule. Il se retourna et vit auprès de lui deux laquais de
Son Excellence ainsi que son jumeau, tout seul.
— Le manteau, le manteau, le manteau de mon ami ! le manteau de mon
meilleur ami ! se mit à pépier cet homme débauché, arrachant le manteau
des mains d’un serviteur et le jetant, par une raillerie vile et indécente, juste
sur la tête de Monsieur Goliadkine. Se débattant dans son manteau,
Monsieur Goliadkine entendit clairement le rire de deux laquais. Mais, sans
rien écouter et sans faire plus attention à quoi que ce soit d’extérieur, il
sortait déjà du vestibule et se retrouvait dans un escalier éclairé. Monsieur
Goliadkine-cadet – le suivit.
— Adieu, Votre Excellence ! s’écria-t-il à la suite de Monsieur
Goliadkine-aîné.
— Crapule ! lui dit, hors de lui, notre héros.
— Eh oui, crapule…
— Débauché !
— Eh oui, débauché… – répondit au digne Monsieur Goliadkine son
indigne ennemi, et, selon la crapulerie qui lui était propre, il regardait du
haut de l’escalier, tout droit, sans même ciller, dans les yeux de Monsieur
Goliadkine, comme s’il lui demandait de continuer. Notre héros cracha
d’indignation et se précipita sur le perron ; il était tellement anéanti qu’il ne
se rappelait absolument pas qui l’avait installé dans le carrosse, et comment.
Revenu à lui, il vit qu’on l’emmenait vers la Fontanka. “Donc, pont
Izmaïlovski ?” se dit Monsieur Goliadkine… Là, Monsieur Goliadkine eut
encore envie de penser à quelque chose, mais c’était impossible ; ce qu’il y
avait, c’était une chose tellement atroce que c’était même impossible à
expliquer… “Bon – rien !” conclut notre héros, et il se rendit au pont
Izmaïlovski.

* Référence à un vers célèbre d’un poème comique de Pouchkine, Le Comte Nouline, dans lequel
l’hôtesse qui accueille le héros pour la nuit a été élevée chez “l’émigrante Falbala”.
** Le nom rappelle celui de Bassavriouk, “le diable à image humaine” d’une nouvelle de Gogol, Le
Soir de la Saint-Jean.
CHAPITRE XIII

On avait l’impression que le temps cherchait à s’arranger au mieux. De fait,


la neige mouillée qui tombait jusqu’alors par nuages entiers se mit à
s’éclaircir peu à peu, à s’éclaircir et, pour finir, s’arrêta tout à fait. On vit le
ciel, et, çà et là, de petites étoiles y scintillèrent. L’air restait juste mouillé,
sale, humide, étouffant, surtout pour Monsieur Goliadkine, lequel, déjà sans
cela, n’avait presque plus aucun souffle. Son manteau trempé et alourdi
imbibait tous ses membres d’une sorte d’humidité désagréable et tiède, et,
sous son poids, faisait fléchir ses jambes déjà fort affaiblies. Une sorte de
tremblement fébrile courait en frissons aigres et piquants dans tout son
corps ; l’épuisement lui provoquait une sueur froide et maladive, au point
que Monsieur Goliadkine avait oublié, à cette occasion bien trouvée, de
répéter avec la fermeté et la résolution qui étaient les siennes sa phrase
préférée comme quoi, bon, tout, si ça se trouvait, tout ça, savait-on jamais,
sûr, ça irait bien et ça s’arrangerait au mieux. “Du reste, tout ça, c’est
encore rien, pour l’instant”, ajouta notre héros, ferme et toujours plein
d’espoir, essuyant de son visage les gouttes d’eau froide qui tombaient en
torrents de son chapeau rond si mouillé que l’eau ne glissait plus à sa
surface. Ajoutant que tout cela, ce n’était encore rien, notre héros essaya de
s’asseoir sur une assez grosse bille de bois qui traînait auprès d’un tas de
bûches dans la cour d’Olsoufi Ivanovitch. Bien sûr, les sérénades
espagnoles et les échelles de soie, il ne fallait plus y songer ; mais, un petit
recoin tranquille, fût-il, bon, pas tout à fait très chaud, mais confortable et
caché, il fallait y penser très fort. Notre héros était très séduit, disons-le en
passant, par ce fameux recoin à l’entrée de l’appartement d’Olsoufi
Ivanovitch, où, quelques jours auparavant, presque au début de cette
véridique histoire, il était resté debout deux heures durant, entre l’armoire et
les vieux paravents, entre tous les débris inutiles, les détritus et les
vieilleries. Le fait est que, cette fois encore, Monsieur Goliadkine était
débout et attendait, depuis déjà deux heures, dans la cour d’Olsoufi
Ivanovitch. Mais, pour ce qui est de ce recoin tranquille et confortable de la
première fois, il se présentait désormais un certain nombre d’inconvénients
qui n’existaient pas auparavant. Le premier inconvénient, c’était que, sans
doute, à l’heure où il était, l’endroit avait été remarqué et qu’on avait pris à
son encontre quelques mesures préventives, depuis l’histoire du dernier bal
d’Olsoufi Ivanovitch ; et puis, ensuite, il fallait bien attendre le signe
convenu de Klara Olsoufievna, parce qu’il fallait bien, obligatoirement,
qu’existe un signe convenu quelconque, comme ça. Cela se faisait toujours
ainsi et, “n’est-ce pas, nous ne sommes ni les premiers ni les derniers”.
Monsieur Goliadkine, à ce propos, au même instant, se souvint en passant
d’un roman qu’il avait lu voici longtemps, et dans lequel l’héroïne avait fait
un signe convenu à Alfred dans une circonstance absolument semblable, en
attachant à sa fenêtre un ruban rose. Mais le ruban rose, là, en pleine nuit, et
vu le climat de Saint-Pétersbourg, connu pour son humidité et sa traîtrise,
ne pouvait pas convenir et, en un mot, était complètement impossible.
“Non, on n’en est plus aux échelles de soie, pensa notre héros, le mieux,
c’est que je reste, comme ça, tranquille, en tapinois… le mieux, tiens, par
exemple, c’est que je me mette là” – et il se choisit une petite place dans la
cour, juste sous les fenêtres, près d’un empilement de bûches. Bien sûr, il y
avait beaucoup d’étrangers qui passaient dans la cour, des postillons, des
cochers ; en plus, les roues résonnaient, les chevaux s’ébrouaient, etc. ;
pourtant, malgré cela, l’endroit était commode : qu’on le remarquât ou non,
l’avantage, dans sa situation, était que, de toute façon, cela se passait, d’une
façon ou d’une autre, dans l’ombre et plus personne ne voyait Monsieur
Goliadkine ; lui, en revanche, il pouvait voir absolument tout. Les fenêtres
étaient fortement éclairées ; il y avait une espèce d’assemblée solennelle
chez Olsoufi Ivanovitch. Du reste, on n’entendait pas encore de musique.
“Donc, ce n’est pas un bal, c’est comme ça, ils reçoivent pour une autre
occasion, pensait, mourant un peu, notre héros. Mais, est-ce que c’est
aujourd’hui, n’empêche ? se sentit-il penser en un éclair. Il n’y aurait pas
une erreur de date ? Possible, tout est possible… Absolument, que tout est
possible… Parce que, si ça se trouve, la lettre, elle a été écrite hier, et, moi,
je ne l’ai pas eue, et si je ne l’ai pas eue, c’est que Pétrouchka s’en est mêlé,
ah, le pendard ! Ou bien demain elle a été… c’est-à-dire, qu’est-ce que je
dis… c’est-à-dire que c’était demain qu’il fallait tout, c’est-à-dire attendre
avec le carrosse…” Là, notre héros se glaça définitivement et chercha la
lettre dans sa poche, pour être sûr. Or, à sa grande surprise, la lettre n’y était
plus. “Comment ça se fait ? chuchota Monsieur Goliadkine à demi mort. Où
est-ce que j’ai pu la laisser ? Je l’aurais perdue, alors ? – il ne manquait plus
que ça ! gémit-il enfin pour conclure. – Et si elle se retrouvait maintenant
entre des mains malintentionnées ? (Et, allez savoir, elle y est déjà !) Mon
Dieu ! qu’est-ce que ça va donner ! Ce que ça va être, c’est… Ah, mais ce
destin, que je le déteste !…” Là, Monsieur Goliadkine trembla comme une
feuille à l’idée que, peut-être, son obscène jumeau, en lui jetant son
manteau sur la tête, avait pour intention de lui voler cette letttre dont, d’une
façon ou d’une autre, par les ennemis de Monsieur Goliadkine, il avait
entendu parler. “En plus, il l’intercepte, pensa notre héros, la preuve, c’est
que… mais quoi, la preuve !…” Après la première crise et le premier
saisissement d’effroi, le sang afflua à la tête de Monsieur Goliadkine.
Gémissant et grinçant des dents, il prit dans ses mains sa tête brûlante,
tomba sur sa bille de bois et se mit à penser à quelque chose… Mais,
bizarrement, ses pensées ne se liaient pas dans sa tête. Il voyait jaillir toutes
sortes de visages, lui revenir à la mémoire, tantôt confusément, tantôt avec
violence, toutes sortes d’événements oubliés depuis longtemps, toutes
sortes de motifs de chansons stupides lui entraient dans la tête…
L’angoisse, c’était une angoisse pas naturelle ! “Mon Dieu, mon Dieu !
pensa notre héros, reprenant quelque peu ses esprits et renfonçant un
profond soupir dans sa poitrine, donne-moi un esprit ferme dans
l’insondable profondeur de mes malheurs ! Que je suis perdu, que j’ai
disparu complètement – il n’y a plus aucun doute, et tout ça est dans l’ordre
des choses, parce que ce n’est même pas possible du tout autrement.
D’abord, j’ai perdu ma place, je l’ai perdue absolument, je ne pouvais pas
du tout ne pas la perdre… Bon, mais, supposons que ça s’arrange, d’une
façon ou d’une autre. Mes sous, mettons, ils me suffiront pour le début ; et
puis – un autre petit appartement, des meubles, d’autres… il faudra bien…
D’abord, je n’aurai plus Pétrouchka. Je peux me débrouiller, même sans le
pendard… comme ça, en sous-louant ; bon, bien ! Tu entres, tu sors quand
tu veux, et plus de Pétrouchka qui grogne que tu rentres tard – voilà ; pour
ça que c’est bien, en sous-louant… Bon, mais, supposons, tout ça, c’est
bien ; mais pourquoi est-ce que je parle toujours pas de ça, que je parle pas
de ça du tout ?” Là, l’idée de sa situation présente éclaira à nouveau la
mémoire de Monsieur Goliadkine. Il regarda autour de lui. “Ah mais,
Seigneur mon Dieu ! Seigneur mon Dieu ! de quoi est-ce que je suis en train
de parler ?” se dit-il, complètement perdu et prenant sa tête brûlante dans
ses mains…
— Monsieur veut y aller bientôt ? fit une voix au-dessus de Monsieur
Goliadkine. Monsieur Goliadkine tressaillit ; mais c’était son cocher qui se
tenait devant lui, lui aussi trempé comme une soupe, et qui, par impatience
et oisiveté, s’était mis dans l’idée d’aller voir Monsieur Goliadkine derrière
ses bûches.
— Moi, mon ami, c’est rien… moi, mon ami, bientôt, très bientôt,
attends, toi…
Le cocher repartit, grommelant dans sa barbe. “Pourquoi est-ce qu’il
grogne ? pensait, les larmes aux yeux, Monsieur Goliadkine. Je l’ai loué
pour la soirée, c’est que, moi, je… je suis dans mon droit, maintenant…
voilà ! loué pour la soirée, et on n’en parle plus. Tu attends là, pareil. Je suis
libre en tout. Libre d’y aller, libre de ne pas. Et si je suis là, à attendre
derrière les bûches, eh bien, ça, c’est absolument rien… et tu n’as rien le
droit de me dire ; n’est-ce pas, ton maître a envie de rester derrière les
bûches, il reste derrière les bûches… et ça ne souille l’honneur de
personne – voilà comme c’est ! Voilà comme c’est, ma bonne Madame, si
seulement vous voulez le savoir. Mais dans une chaumière, ma bonne
Madame, voili-voilà, au siècle où nous sommes, personne ne peut vivre.
Voilà ! Mais sans bonnes mœurs, dans notre siècle de négoce, ma bonne
Madame, ça ne passe pas, ce dont vous servez vous-même, maintenant,
d’exemple édifiant… N’est-ce pas, il faut servir comme greffier, et vivre
dans une chaumière, au bord de la mer. D’abord, ma bonne Madame, au
bord de la mer, il n’y a pas de greffiers, et ce n’est pas possible que je vous
le trouve, n’est-ce pas, le greffier. Parce que, mettons, pour le dire en
exemple, je dépose une demande, je me présente – n’est-ce pas, voili-voilà,
et les greffiers, n’est-ce pas, voilà… défendez-moi de mon ennemi… on
vous dira, Madame, n’est-ce pas, voilà… les greffiers, il y en a beaucoup, et
vous n’êtes pas ici chez l’émigrante Falbala, où vous avez appris les bonnes
mœurs, ce dont vous servez vous-même d’exemple édifiant. Or, les bonnes
mœurs, Madame, ça veut dire rester à la maison, respecter son père et ne
pas penser aux fiancés avant l’heure. Les fiancés, Madame, le moment
venu, on vous les trouvera – voilà comme c’est ! Bien sûr, il faut apprendre,
sans doute, toutes sortes de talents, voilà : jouer quelquefois du pianoforte,
parler français, savoir l’histoire, la géographie, le catéchisme et puis
l’arithmétique – voilà comme c’est ! – mais rien de plus. Avec ça, la
cuisine : la cuisine, elle doit absolument entrer dans le cercle des activités
d’une jeune fille de bonnes mœurs ! Parce que, sinon, c’est quoi ? d’abord,
ma belle dame, ma très bonne Madame, on ne vous laissera pas partir, on se
lancera à votre poursuite, et puis, ensuite, coffrée, au couvent. Et alors,
quoi ? ma bonne Madame ? moi, à ce moment-là, qu’est-ce que vous
voudrez que je fasse ? vous me direz, ma bonne Madame, suite à certains
romans stupides, de venir sur une colline proche et de fondre en larmes, en
regardant les murs glacés de votre réclusion, et enfin de mourir, suivant
l’habitude de certains mauvais poètes et romanciers allemands, c’est ça,
Madame ? Mais, d’abord, permettez-moi de vous le dire en ami, les choses,
elles ne se font pas comme ça, et, ensuite, et vous et vos parents, je vous
donnerais bien le fouet, et d’importance, parce qu’ils vous ont fait lire des
livres français ; parce que les livres français, ils n’appprennent rien de bon.
C’est du poison… un poison mortifère, ma bonne Madame ! Ou vous
pensez, permettez-moi de vous poser la question, ou vous pensez que, n’est-
ce pas, voili-voilà, on va s’enfuir, sans conséquences, et puis… n’est-ce pas,
la petite chaumière, pour vous, et le bord de la mer ; et là, on se mettra à
roucouler et à raisonner sur toutes sortes de sentiments, et on passera
comme ça toute notre vie, dans le contentement et le bonheur ; et puis,
ensuite, on aura un poussin, et nous, alors… n’est-ce pas, voili-voilà, notre
papa et conseiller d’Etat, Olsoufi Ivanovitch, voilà, n’est-ce pas, un petit
poussin au nid, alors, pour cette occasion plaisante, ôtez votre malédiction
et bénissez votre famille ? Non, Madame, encore une fois, les choses ne se
font pas comme ça, et la première chose, c’est que, de roucoulement, il n’y
en aura pas, pas la peine d’espérer. Maintenant, le mari, ma bonne Madame,
c’est un Monsieur, et une bonne épouse, une épouse bien élevée, elle doit
tout faire pour le servir. Et les tendresses, Madame, on n’aime plus trop ça,
dans notre siècle de négoce ; n’est-ce pas, il est passé, le temps de Jean-
Jacques Rousseau. Le mari, par exemple, maintenant, il rentre, affamé, de
son office – dis donc, ma colombe, il n’y a rien à manger, de la vodka, du
hareng ? eh bien, vous, Madame, vous devez avoir tout prêt, et la vodka, et
le hareng. Le mari, il casse la croûte, de bon appétit, et, vous, il ne vous
regarde même pas, il dit, juste : va-t’en, n’est-ce pas, à la cuisine, mon
lapin, et surveille le repas, et, bon, à tout casser, une fois par semaine, il lui
fait un baiser, et encore, avec indifférence… Voilà comme c’est, notre
mode, ma bonne Madame ! et encore, avec indifférence !… Voilà comment
ce sera, tant qu’à faire d’y penser, puisqu’on y est, c’est de cette façon-là
qu’il faut l’envisager, la chose… Et moi, là-dedans, j’y suis pour quoi ?
moi, Madame, vos caprices, pourquoi vous m’y mêlez ? « N’est-ce pas, être
plein de vertus, qui souffre pour moi et aimable à mon cœur de toutes les
façons, etc. » Mais, d’abord, moi, Madame, je ne vous conviens pas, vous le
savez bien, je ne suis pas maître en compliments, je n’aime pas dire, là,
toutes sortes de petits trucs pleins d’aromates pour les dames, je n’apprécie
pas les céladons, et, mon apparence, j’avoue, n’est pas sublime. La fausse
vantardise, la fausse honte, ce n’est pas ça que vous trouverez chez nous,
ça, maintenant, nous vous l’avouons en toute sincérité. N’est-ce pas, voilà,
nous n’avons qu’un caractère franc et entier, et du bon sens ; nous ne
faisons pas d’intrigues. Pas un intrigant, n’est-ce pas, et j’en suis fier – voilà
comme c’est !… Je vais sans masque parmi les bonnes gens, et, tant qu’à
tout vous dire…”
Soudain, Monsieur Goliadkine tressaillit. La barbe rousse et
définitivement trempée de son cocher le regardait à nouveau de derrière les
bûches…
— J’arrive, mon ami ; mon ami, je… tu sais, tout de suite ; oui, mon ami,
dans une seconde, répondit Monsieur Goliadkine, d’une voix frissonnante,
agonisante.
Le cocher se gratta la nuque, puis se lissa la barbe, puis fit un pas en
avant… il s’arrêta, et, non sans méfiance, il regarda Monsieur Goliadkine.
— J’arrive, mon ami ; je, tu vois… mon ami… un petit peu, je, tu vois…
mon ami… juste encore une seconde, ici… tu vois, mon ami…
— Vous y allez pas du tout, alors ? finit par dire le cocher qui s’avança
résolument, définitivement vers Monsieur Goliadkine…
— Non, mon ami, j’arrive. Tu vois, mon ami, j’attends…
— Oui…
— Je, tu vois, mon ami… tu viens de quel village, mon ami ?
— Je suis de la maison du maître…
— Et il est bien, le maître ?
— Ça va…
— Oui, mon ami ; attends un peu ici, mon ami. Toi, tu vois, ça fait
longtemps que tu es à Pétersbourg ?
— Un an que je fais le cocher…
— Et ça te plaît, mon ami ?
— Ça va…
— Oui, mon ami, oui. Remercie la Providence, mon ami. Oui, mon ami,
cherche un brave homme. Maintenant, les braves gens, ils se font rares,
mon gentil ; lui, il te blanchira, il te donnera le vivre et le couvert, mon ami,
le brave homme… Parce que, sinon, tu vois, même dans l’or on verse des
larmes, mon ami… tu vois un exemple touchant ; voilà, mon ami…
Ce fut comme si le cocher se mettait à plaindre Monsieur Goliadkine.
— Moi, si vous voulez, j’attendrai. Mais vous, vous attendrez longtemps,
monsieur ?
— Non, mon ami, non ; moi, non, tu sais, je… je n’attendrai plus, mon
ami. Qu’est-ce que tu en penses, mon ami ? Je me fie à toi. Je n’attendrai
plus ici, non…
— Vous partez plus du tout, alors ?
— Non, mon ami ; non, mais, moi, je saurai te remercier, mon gentil…
voilà comme c’est. Combien je te dois, mon gentil ?
— Ben ce qu’on avait dit, monsieur, c’est ça. J’ai attendu longtemps,
monsieur ; le laissez pas dans la misère, le pauvre homme, monsieur.
— Bon, tiens, mon gentil, tiens. – Là, Monsieur Goliadkine donna tous
les six roubles-argent à son cocher et, après avoir décidé pour de bon de ne
plus perdre de temps, c’est-à-dire de dire au revoir et de partir, d’autant plus
que l’affaire était définitivement réglée et que le cocher venait d’être libéré,
et que, donc, il n’y avait plus rien à attendre, il sortit de la cour, passa la
porte cochère, tourna à gauche, et, sans se retourner, haletant et heureux, il
se mit à courir. “Si ça se trouve, tout s’arrangera au mieux, se disait-il, et
moi, voilà le malheur auquel j’ai échappé.” De fait, soudain, Monsieur
Goliadkine se sentit le cœur comme incroyablement léger. “Ah, si tout
s’arrangeait au mieux ! pensa notre héros, qui croyait peu, du reste, à ses
propres paroles. – Voilà, et moi, alors…, se disait-il. Non, le mieux, ce
serait que je… de l’autre côté aussi… Ou il vaudrait mieux que je fasse
ça ?…” Doutant ainsi et recherchant une clé et une solution à ses doutes,
notre héros courut jusqu’au pont Sémionovski, et, une fois le pont
Sémionovski atteint, se résolut, définitivement, et raisonnablement, à
revenir. “C’est même mieux, se dit-il. Le mieux, c’est de l’autre côté, c’est-
à-dire, voilà. Je serai comme ça – spectateur étranger, je serai, et on n’en
parle plus ; n’est-ce pas, j’observe, ça ne me regarde pas – et voilà, et puis,
n’importe, ce n’est pas ma faute. Voilà comme c’est ! C’est comme ça que
ça sera, maintenant.”
S’étant résolu à revenir, notre héros revint vraiment, d’autant plus que,
selon son heureuse idée, il se voyait maintenant comme un spectateur
complètement étranger. “C’est même mieux : on ne répond de rien, et puis
on voit ce qu’il faut… voilà comme c’est !” C’est-à-dire que le calcul était
sans faille, et on n’en parlait plus. Quelque peu apaisé, il regagna l’ombre
paisible de son tas de bûches aussi protecteur qu’apaisant, et se mit à
regarder les fenêtres, très attentivement. Cette fois, il ne devait plus ni
regarder ni attendre longtemps. Soudain, à toutes les fenêtres à la fois, on
découvrit une sorte de mouvement étrange, des silhouettes se mirent à
courir, on ouvrit les rideaux, des foules entières se pressaient aux fenêtres
d’Olsoufi Ivanovitch, tout le monde cherchait, fouillait des yeux quelque
chose dans la cour. Protégé par son tas de bûches, notre héros, lui aussi, à
son tour, se mit à étudier non sans curiosité ce mouvement général, et c’est
avec passion qu’il tendit la tête de droite comme de gauche, autant que le
permettait, du moins, l’ombre peu longue du tas de bûches qui le cachait.
Soudain, il tressaillit, soupira et faillit s’accroupir sur place, sous le coup de
l’horreur. Il lui sembla – bref, il avait parfaitement deviné – que ce n’était
pas n’importe quoi, n’importe qui qu’on recherchait : on le cherchait tout
simplement, lui, Monsieur Goliadkine. Tout le monde regardait de son côté,
tout le monde cherchait de son côté. Fuir était impossible : on l’aurait vu…
Abasourdi, Monsieur Goliadkine se blottit au mieux qu’il put contre les
bûches et c’est seulement là qu’il remarqua que l’ombre, traîtreusement, le
dénonçait, qu’elle ne le cachait pas entièrement. C’est avec le plus grand
plaisir que notre héros aurait accepté de se faufiler dans une petite fente,
comme une souris, entre les bûches, et, d’y rester bien sagement, si
seulement ç’avait été possible. Mais c’était absolument impossible. Dans
son agonie, il se mit enfin à regarder résolument toutes les fenêtres à la
fois ; c’était même mieux… Et, d’un seul coup, il fut brûlé de honte,
définitivement. On l’avait remarqué tout à fait, tous l’avaient remarqué en
même temps, tous l’appelaient du geste, tous lui hochaient la tête, tous
l’appelaient ; soudain, quelques vitres claquèrent et s’ouvrirent ; plusieurs
voix, d’un coup, lui crièrent quelque chose… “Je m’étonne que, ces
fillettes, on ne les fouette pas quand elles sont petites”, marmonnait notre
héros à part soi, complètement perdu. Soudain, il le vit, lui (on sait bien
qui), se précipiter au bas du perron, sans manteau, tête nue, le souffle court,
il trottinait, tournicotait, il sautillait, il démontrait traîtreusement la joie la
plus terrible d’avoir enfin vu Monsieur Goliadkine.
— Iakov Pétrovitch, se mit à pépier cet homme connu pour son inutilité,
Iakov Pétrovitch, vous êtes là ? Vous allez prendre un rhume. Il fait froid
ici, Iakov Pétrovitch. Entrez donc à l’intérieur.
— Iakov Pétrovitch ! Non, moi – rien, je…, ça va, Iakov Pétrovitch,
marmonna notre héros d’une voix soumise.
— Non, pas possible, Iakov Pétrovitch : on vous demande, on vous
demande humblement, on nous attend. “Faites-nous ce plaisir, n’est-ce pas,
amenez-nous ici Iakov Pétrovitch.” Eh oui.
— Non, Iakov Pétrovitch : moi, je ferais mieux, voyez-vous… Il vaudrait
mieux que je rentre chez moi, Iakov Pétrovitch…, disait notre héros, brûlant
à petit feu et se sentant glacé de honte et d’horreur, tout cela à la fois.
— Taratata ! pépia cet être répugnant. Taratata, pour rien au monde !
Venez ! dit-il d’une voix décidée, et il traîna Monsieur Goliadkine-aîné vers
le perron. Monsieur Goliadkine aîné ne voulait pas du tout y aller ; mais
comme tout le monde le regardait et qu’il aurait été stupide de résister ou de
s’obstiner, notre héros y alla – du reste, on ne peut pas dire qu’il y alla,
parce que, réellement, il ne savait pas ce qui lui arrivait. Mais bon, rien –
puisqu’on y était !
Avant que notre héros ait eu le temps de se remettre un tant soit peu, de
reprendre ses esprits, il se retrouva dans la salle. Il était pâle, échevelé,
dépenaillé ; il posa un regard trouble sur toute la foule – horreur ! La salle,
toutes les pièces – tout, tout complètement, était bourré de monde. Il y avait
tout un gouffre de gens, toute une orangerie de dames ; tout cela se pressait
auprès de Monsieur Goliadkine, tout cela s’approchait de Monsieur
Goliadkine, tout cela portait sur ses épaules Monsieur Goliadkine, qui
remarquait très clairement qu’on voulait le bloquer dans un certain endroit.
“Mais ce n’est pas la porte”, se sentit penser Monsieur Goliadkine. De fait,
ce n’était pas vers la porte qu’on le portait, mais tout droit vers le fauteuil
d’Olsoufi Ivanovitch. Auprès de ce fauteuil, se tenait, d’un côté, Klara
Olsoufievna, pâle, langoureuse, triste, encore que richement vêtue. Ce
furent surtout les petites fleurs blanches dans ses cheveux noirs qui
sautèrent aux yeux de Monsieur Goliadkine, et cela faisait un effet
splendide. De l’autre côté du fauteuil, on pouvait voir Vladimir
Sémionovitch, en frac noir, une nouvelle décoration à la boutonnière.
Monsieur Goliadkine était conduit par les aisselles, et, comme nous venons
de le dire, tout droit vers Olsoufi Ivanovitch – d’un côté, c’était Monsieur
Goliadkine-cadet, qui avait pris un air bienséant à l’extrême et on ne peut
mieux intentionné, ce à quoi notre héros se sentit incroyablement heureux,
et, de l’autre côté, c’était Andréï Filippovitch qui le guidait, une mine des
plus solennelles sur le visage. “Comment ça se fait ?” se demanda Monsieur
Goliadkine. Quand il vit qu’on le conduisait vers Olsoufi Ivanovitch, il fut
comme illuminé par un éclair. L’idée de la lettre interceptée venait de lui
passer par la tête… Notre héros se dressa, dans une agonie insondable,
devant le fauteuil d’Olsoufi Ivanovitch. “Comment je fais maintenant ? se
demanda-t-il en lui-même. Evidemment, tout ça, sur un pied de franchise,
c’est-à-dire une sincérité non dénuée de noblesse ; n’est-ce pas, voili-voilà,
et ainsi de suite.” Mais ce que, visiblement, craignait notre héros n’arriva
pas. Olsoufi Ivanovitch, reçut, semblait-il, fort bien Monsieur Goliadkine
et, encore qu’il ne lui tendît pas la main, toujours est-il qu’en le regardant, il
hocha sa tête chenue et inspirant tout le respect possible – il la hocha d’un
genre d’air solennellement triste, mais en même temps très noble. Telle fut,
du moins, l’impression de Monsieur Goliadkine. Il lui sembla même qu’une
larme venait de luire dans les yeux troubles d’Olsoufi Ivanovitch ; il leva
les yeux et vit que, sur les cils de Klara Olsoufievna aussi, qui se tenait, là
aussi, c’était comme une petite larme qui venait de luire – et même dans les
yeux de Vladimir Sémionovitch, c’était comme s’il venait d’y avoir eu la
même chose – que, finalement, l’inébranlable et tranquille dignité d’Andréï
Filippovitch méritait, elle aussi, la compassion larmoyante de chacun – que
le jeune homme, enfin, qui, naguère, avait de très près ressemblé à un grave
conseiller, sanglotait, quant à lui, amèrement, profitant du moment
propice… Ou bien tout cela, peut-être, ne fut qu’une impression de
Monsieur Goliadkine, parce que, lui-même aussi, il versait bien des larmes
et il sentait ses larmes brûlantes qui coulaient sur ses joues froides… D’une
voix pleine de sanglots, réconcilié avec les hommes et le destin, et aimant
au possible, au moment où il était, non seulement Olsoufi Ivanovitch, non
seulement tous les invités pris ensemble mais même son nuisible jumeau,
lequel, désormais, visiblement, n’était plus ni nuisible, ni même le jumeau
de Monsieur Goliadkine, mais quelqu’un de complètement étranger,
d’extrêmement aimable et de tout seul en soi, notre héros s’adressa à
Olsoufi Ivanovitch dans un épanchement très touchant de son âme ; mais vu
la plénitude de tout ce qui s’y était accumulé, il se voyait entièrement
incapable d’expliquer quoi que ce soit, et c’est seulement d’un geste d’une
parfaite éloquence qu’il put indiquer la place de son cœur… Finalement,
Andréï Filippovitch, cherchant, sans doute, à épargner les sentiments du
vieillard chenu, conduisit Monsieur Goliadkine un petit peu à l’écart et le
laissa, du reste, semblait-il, dans une situation d’indépendance totale.
Souriant, marmonnant quelque chose à part soi, un peu interloqué, mais, de
toute façon, quasiment réconcilié avec les hommes et le destin, notre héros
avança Dieu sait où, à travers la masse épaisse des invités. Tous lui cédaient
le passage, tous le regardaient avec une sorte de curiosité étrange, une sorte
de compassion inexplicable, mystérieuse. Notre héros entra dans une
seconde pièce – la même attention partout ; il entendait vaguement que la
foule tout entière se massait derrière lui, qu’on remarquait le moindre de ses
pas, que, tous, en tapinois, débattaient de quelque chose de tout à fait
passionnant, hochaient la tête, parlaient, jugeaient, discutaient,
chuchotaient. Monsieur Goliadkine aurait vraiment voulu savoir de quoi ils
pouvaient parler, juger, débattre ainsi, et chuchoter. Se retournant, notre
héros remarqua auprès de lui Monsieur Goliadkine-cadet. Ressentant le
besoin de lui saisir la main et de le conduire à l’écart, Monsieur Goliadkine
demanda avec insistance à l’autre Iakov Pétrovitch de lui venir en aide au
cours de ses actions futures, et de ne pas l’abandonner dans une situation
critique. Monsieur Goliadkine-cadet hocha la tête d’un air grave et serra
fermement la main de Monsieur Goliadkine-aîné. Le cœur se mit à
frissonner dans la poitrine de notre héros, suite au trop-plein des émotions.
Du reste, il haletait, il sentait qu’il était oppressé, oui, oppressé ; que tous
ces yeux qui se tournaient vers lui, ils lui pesaient, ils l’écrasaient…
Monsieur Goliadkine aperçut au passage ce conseiller qui portait une
perruque sur la tête. Le conseiller lui adressait un regard sévère, inquisiteur,
pas du tout attendri par la compassion générale… Notre héros s’était décidé
à aller le trouver directement, pour lui sourire et s’expliquer tout de suite ;
mais, d’une façon ou d’une autre, ce fut un échec. Pendant une seconde,
Monsieur Goliadkine perdit presque conscience, il perdit la mémoire, tous
ses esprits… Revenu à lui, il remarqua qu’il tournoyait dans un large cercle
d’invités qui l’entouraient. Soudain, d’une autre pièce, on appela Monsieur
Goliadkine ; le cri, d’un seul coup, traversa toute la foule. Tout s’agita, tout
se mit à bruire, tous se précipitèrent vers les portes de la première salle ;
notre héros se vit presque porté à bout de bras, et le conseiller au cœur dur
et à la perruque se retrouva, d’ailleurs, juste côte à côte avec Monsieur
Goliadkine. Enfin, il le prit par la main et le fit asseoir auprès de lui, face au
siège d’Olsoufi Ivanovitch, à une distance, d’ailleurs, assez respectable.
Tous ceux qui se trouvaient dans les pièces, tous s’assirent sur plusieurs
rangées, autour de Monsieur Goliadkine et d’Olsoufi Ivanovitch. Tout
s’apaisa, se calma, tous observaient un silence solennel, tous regardaient
Olsoufi Ivanovitch, dans l’attente, visiblement, de quelque chose de pas tout
à fait ordinaire. Monsieur Goliadkine remarqua qu’auprès du fauteuil
d’Olsoufi Ivanovitch, et aussi juste en face du conseiller, avaient pris place
l’autre Monsieur Goliadkine et Andréï Filippovitch. Le silence durait ; de
fait, on attendait quelque chose. “Exactement comme dans une famille,
quand il y a quelqu’un qui part pour un voyage lointain ; il ne reste plus
qu’à se lever et faire une petite prière”, pensa notre héros. Soudain, on
perçut un mouvement extraordinaire qui interrompit toutes les méditations
de Monsieur Goliadkine. Il survint quelque chose qu’on attendait depuis
longtemps. “Il arrive, il arrive”, répétait la foule. “Qui est-ce qui arrive ?” se
sentit penser dans un éclair Monsieur Goliadkine, et il tressaillit sous le
coup d’une sorte de sensation étrange. “C’est l’heure !” dit le conseiller, sur
un regard attentif d’Andréï Filippovitch. Andréï Filippovitch, de son côté,
lança un regard à Olsoufi Ivanovitch. Olsoufi Ivanovitch, à son tour, hocha
la tête d’un air grave et solennel. “Levons-nous”, murmura le conseiller,
relevant Monsieur Goliadkine. Tout le monde se leva. Alors, le conseiller
prit par le bras Monsieur Goliadkine-aîné, tandis qu’Andréï Filippovitch
faisait de même avec Monsieur Goliadkine-cadet, et tous deux,
solennellement, amenèrent face à face les deux êtres parfaitement
semblables au milieu de la foule qui les entourait et attendait. Notre héros,
stupéfait, regarda autour de lui, mais on l’arrêta tout de suite et on lui
indiqua Monsieur Goliadkine-cadet, qui lui tendait la main. “Ils veulent
nous réconcilier”, pensa notre héros, et, très ému, il tendit la main à
Monsieur Goliadkine-cadet ; ensuite, ensuite, il lui tendit la tête. L’autre
Monsieur Goliadkine fit la même chose… Là, Monsieur Goliadkine-aîné
eut l’impression que son ami fourbe lui souriait, qu’il faisait un clin d’œil
rapide et farceur à toute la foule qui l’entourait, qu’il y avait quelque chose
de menaçant dans le visage de l’indécent Monsieur Goliadkine-cadet, qu’il
avait même fait un genre de grimace au moment de son baiser de Judas…
La tête de Monsieur Goliadkine se mit à résonner, son regard s’obscurcit ; il
lui sembla qu’un abîme, une vraie foule de Goliadkines parfaitement
semblables se précipitaient avec fracas par toutes les portes de la pièce ;
mais il était trop tard… Un sonore baiser de traître retentit, et…
Là, il y eut une circonstance tout à fait inattendue… Les portes de la salle
s’ouvrirent avec fracas, et un homme apparut sur le seuil, un homme dont la
vue seule glaça Monsieur Goliadkine. Ses pieds se collèrent au plancher. Un
cri mourut dans sa poitrine oppressée. Du reste, Monsieur Goliadkine savait
tout cela à l’avance, il pressentait depuis longtemps quelque chose de
semblable. L’inconnu s’approchait de Monsieur Goliadkine d’une démarche
grave et solennelle… Monsieur Goliadkine connaissait très bien cette
silhouette. Il l’avait déjà vue, il l’avait vue souvent, il l’avait vue le jour
même… L’inconnu était un homme de grande taille, très fort, vêtu d’un frac
noir, portant au cou une croix imposante et doté de favoris épais, noirs
comme jais ; il ne manquait plus que le petit cigare pour que la
ressemblance fût complète… Mais le regard de l’inconnu, comme nous
venons de le dire, glaça d’effroi Monsieur Goliadkine. La mine grave et
solennelle, l’homme terrible s’approcha du pitoyable héros de notre récit…
Notre héros lui tendit la main ; l’inconnu prit cette main et l’entraîna… Le
visage perdu, écrasé, notre héros regarda autour de lui…
— C’est, c’est Krestian Ivanovitch Rutenspitz, docteur en médecine et
chirurgie, une vieille connaissance à vous, Iakov Pétrovitch ! se mit à pépier
une voix détestable juste à l’oreille de Monsieur Goliadkine. Il regarda :
c’était le jumeau de Monsieur Goliadkine, répugnant par les infâmes
qualités de son âme. Une joie indécente, lourde de menaces, luisait sur son
visage ; il se frottait les mains avec exaltation, tournait la tête avec
exaltation, c’est avec exaltation qu’il trottinait autour de tous et de chacun ;
on pouvait croire qu’il était prêt à se mettre à danser, tant il était exalté ;
finalement, il sauta en avant, prit une bougie à un des serviteurs et il ouvrit
la marche, éclairant le chemin de Monsieur Goliadkine et de Krestian
Ivanovitch. Monsieur Goliadkine entendait distinctement que tous ceux qui
se trouvaient dans la salle se précipitaient à sa suite, que, tous, ils se
pressaient, ils s’écrasaient les uns les autres, et, que, tous ensemble, à
l’unisson, ils s’étaient mis à répéter derrière Monsieur Goliadkine : “Ce
n’est rien ; n’ayez pas peur, Iakov Pétrovitch, c’est votre vieil ami, votre
bonne connaissance, Krestian Ivanovitch Rutenspitz…” Ils débouchèrent
enfin sur l’escalier principal, puissamment éclairé ; dans l’escalier, il y avait
une foule de monde ; les portes donnant sur le perron s’ouvrirent avec
fracas, et Monsieur Goliadkine se retrouva sur le perron avec Krestian
Ivanovitch. Juste devant, il découvrit un carrosse, attelé à deux paires de
chevaux, qui bronchaient d’impatience. Monsieur Goliadkine-cadet, empli
d’une joie méchante, en l’espace de trois bonds, avait dégringolé tout
l’escalier, et il ouvrit le carrosse. Krestian Ivanovitch, d’un geste impérieux,
pria Monsieur Goliadkine de s’asseoir. Du reste, le geste impérieux était
parfaitement inutile ; il y avait assez de monde pour le faire asseoir… Le
cœur glacé d’effroi, Monsieur Goliadkine regarda derrière lui : tout
l’escalier puissamment éclairé était empli de monde ; des yeux curieux le
regardaient de partout ; Olsoufi Ivanovitch lui-même siégeait tout au haut
de l’escalier, dans son fauteuil, et, attentivement, avec une puissante
compassion, il regardait tout ce qui s’accomplissait. Tout le monde
attendait. Un murmure d’impatience parcourut la foule quand Monsieur
Goliadkine regarda derrière lui.
— J’espère qu’il n’y a rien ici… rien de répréhensible… ou qui pourrait
éveiller la sévérité… et l’attention de chacun rapport à mes relations
officielles, murmura, éperdu, notre héros. Des murmures, des voix
s’élevèrent tout autour ; tout le monde secouait la tête. Les larmes jaillirent
des yeux de Monsieur Goliadkine.
— En ce cas, je suis prêt… je me confie pleinement… et remets mon
destin entre les mains de Krestian Ivanovitch…
A peine Monsieur Goliadkine avait-il dit qu’il remettait son destin entre
les mains de Krestian Ivanovitch qu’un cri terrifiant, assourdissant, un cri
de joie, retentit chez tous ceux qui l’entouraient, et il roula, ce cri, comme
un écho des plus lourds de menaces, dans toute la foule qui attendait. Là,
Krestian Ivanovitch d’un côté, et, de l’autre, Andréï Filippovitch, prirent
par le bras Monsieur Goliadkine et entreprirent de le faire asseoir dans le
carrosse ; le double, quant à lui, selon sa sale petite coutume, l’installait
par-derrière. L’infortuné Monsieur Goliadkine-aîné jeta un dernier regard
vers tous et vers chacun, et, tremblant comme un chaton qui viendrait de
recevoir un baquet d’eau froide – qu’on nous permette cette comparaison –,
grimpa dans le carrosse ; il fut tout de suite suivi par Krestian Ivanovitch.
Le carrosse se referma ; on entendit le fouet claquer sur les chevaux, les
chevaux s’élancèrent, entraînant l’équipage… tout se précipita à la
poursuite de Monsieur Goliadkine. Les cris, perçants, frénétiques de ses
ennemis se répandirent derrière lui, en guise de viatique. Pendant un certain
temps encore, on vit jaillir quelques visages autour du carrosse qui
emportait Monsieur Goliadkine ; mais, petit à petit, ces visages prirent du
retard, du retard, puis finirent par disparaître complètement. Celui qui
demeura le plus longtemps fut l’indécent jumeau de Monsieur Goliadkine.
Les mains dans les poches du pantalon vert de son uniforme, il courait, l’air
très content, en tressautant d’un côté puis de l’autre de l’équipage ; parfois,
saisissant le cadre de la portière et y restant en suspension, il passait la tête
par la fenêtre et, en signe d’adieu, il envoyait à Monsieur Goliadkine toutes
sortes de petits baisers ; mais, lui aussi, il se fatigua enfin, il n’apparut que
de plus en plus rarement, et disparut tout à fait. Le cœur dans la poitrine de
Monsieur Goliadkine se mit à geindre sourdement ; le sang, à gros coups,
lui battait aux tempes ; il étouffait, il voulait se déboutonner, dénuder sa
poitrine, la couvrir de neige, s’inonder d’eau froide. Il finit par sombrer
dans l’inconscience… Quand il se réveilla, il vit que les chevaux le
portaient sur une route qu’il ne connaissait pas. A droite et à gauche, il
percevait les masses noires des forêts ; tout était sourd et vide. Soudain, il
se figea : deux yeux de flamme le regardaient dans le noir, et, ces deux
yeux, ils luisaient, pleins d’une joie menaçante, satanique. Ce n’était pas
Krestian Ivanovitch ! Qui était-ce ? Ou c’était lui ? Oui, c’était lui ! C’était
Krestian Ivanovitch, mais pas l’ancien, c’était un autre Krestian
Ivanovitch ! Un effroyable Krestian Ivanovitch !…
— Krestian Ivanovitch, je… moi, je crois – rien, Krestian Ivanovitch,
commença notre héros d’une voix timide et tremblotante, cherchant, autant
que possible, à adoucir cet effroyable Krestian Ivanovitch par son humilité,
sa soumission.
— Vous rezefoir lochement d’Etat, jauffache, licht et service combris, ce
dont vous êtes intigne, répondit Krestian Ivanovitch – et cette réponse,
effroyable, sévère, sonna comme un verdict.
Notre héros poussa un cri et se prit la tête dans les mains. Hélas ! C’était
bien cela qu’il pressentait depuis longtemps !
NOTE DU TRADUCTEUR

Les Pauvres Gens, le premier roman de Dostoïevski, avait reçu un accueil


enthousiaste. Toute la critique libérale, celle des Bélinski, Nékrassov ou
Grigorovitch, avait crié au génie, au “nouveau Gogol”. Le Double devait
assurer à son auteur un triomphe définitif. Ce fut un échec brutal. “… Voilà
ce qui est moche, ce qui torture”, écrivait Dostoïevski à son frère le 1er
avril 1846, “tout le monde, les nôtres, Bélinski et tous, sont mécontents de
moi pour Goliadkine. La première impression avait été un enthousiasme
d’instinct, du bruit, des cris, des rumeurs. La deuxième – la critique. C’est-
à-dire que tout le monde, tout le monde, dans un consensus général, trouve
que Goliadkine est tellement morne et ennuyeux, tellement long qu’il n’y a
pas moyen de le lire. […]”
Dostoïevski fut très sensible à ces critiques. Il se mit en devoir de récrire
Le Double, et essaya d’y travailler de 1846 à 1849. Cela lui fut impossible,
pris qu’il était par d’autres projets et la nécessité de livrer sa copie à
l’éditeur à date fixe. Après son arrestation, en 1849, et les dix ans qu’il
passa au bagne puis en relégation (1849-1860), il se remit tout de suite au
travail, et mit au point une nouvelle version en 1861, qu’il publia
finalement en 1866, dans l’édition de ses Œuvres.

Ce n’est pas le lieu ici d’analyser les réactions de la critique de l’époque,


mais elles sont compréhensibles : elles concernent l’essence même du
projet de Dostoïevski, sa conception du personnage, l’intrigue en tant que
telle, et la langue employée. Goliadkine est-il fou ? s’il l’est, à partir de
quand ? s’il ne l’est pas, que lui arrive-t-il ? – Gogol déjà avait parlé de la
folie. Mais Goliadkine éveille-t-il, comme, disons, Akaki Akakiévitch, le
héros du Manteau, la sympathie du lecteur ? – Dès lors que le statut du
“héros” est flou, le lecteur – et à plus forte raison un lecteur de 1846 – ne
peut que se sentir gêné.
Le flou caractérise aussi l’intrigue en tant que telle (à la grande différence
des nouvelles de Gogol). Sommes-nous dans un roman fantastique ou un
roman social ? Ce double, existe-t-il ? Finalement, que se passe-t-il ? Et que
s’est-il passé avant ? – Qui est, par exemple, cette Allemande dont on nous
parle ? Que se passe-t-il avec les lettres ? Incapable de distinguer le vrai du
faux, le lecteur, là encore, ressent un malaise.
Mais le malaise se concentre dans la langue détraquée que Dostoïevski
invente pour accompagner son “héros” dans le malheur de sa “substitution”
par cet autre lui-même. Toute la difficulté de la traduction a consisté à ne
jamais essayer de préciser, à laisser, autant que possible, les maladresses
telles quelles, puisque ce sont elles qui désignent les failles dans la
narration. Monsieur Goliadkine* avance vers l’aphasie. Le lecteur ne
s’étonnera donc pas des “n’est-ce pas”, des “euh”, des “voili-voilà”, des
phrases construites en dépit du bon sens, sur des lieux communs, littéraires
ou administratifs, mal digérés. On ne s’étonnera pas non plus de l’emploi
étonnant de certains mots, comme “circonstances”, terme qui semble
désigner pour le personnage tout un halo de significations (événement,
situation, position, aventures, et encore autre chose), et finalement ne
désigne plus rien que l’impossibilité de dire (ou de penser) quelque chose
de précis, sinon que toute sa vie n’est que “circonstancielle”.
Cette littéralité est, bien sûr, lourde de sens. Goliadkine répète à tout
instant qu’il n’est pas concerné par l’histoire qu’il vit, qu’il continue son
bonhomme de chemin, qu’il est “tout seul en soi”, et que tout finira par
s’arranger “au mieux” (comme si cela devait, par antiphrase, “s’arranger”
au pire). Il dit en russe : “Ia nitchévo.” Littéralement, cela veut dire “je
[suis] rien” (le russe n’emploie pas le verbe être au présent) ; employé tout
seul, le mot nitchévo signifie “rien” mais peut vouloir dire quelque chose
comme “ça va” ; employé avec un pronom personnel, cela devient une
formule d’esquive. Cette expression, en russe “Ia nitchévo”, est possible,
mais, employée telle quelle, comme le fait Goliadkine, elle est bizarre.
Répétée une vingtaine de fois, elle devient obsessionnelle et revient
finalement à son sens littéral : disant “ça va”, Goliadkine finit vraiment par
dire qu’il est “rien”.
Dans cette descente vers le rien, quitte à paraître ici encore un peu plus
bizarre que le russe, nous avons pris le parti de garder le mot clé d’une
façon systématique.
A.M.
* “Monsieur” écrit en toutes lettres, contrairement à l’usage, comme si c’était dans le mot lui-même
que résidait tout “l’honneur” du personnage.

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