Vous êtes sur la page 1sur 17

Iaçã et Açaí

De tout temps, le problème de la nourriture a été au cœur des


préoccupations humaines. Pour le résoudre et faire face à la
famine, l’amour et les Dieux amérindiens s’en sont mêlés. Et ils
ont résolu cette équation insoluble.

Avant que la grande cité de Belem ne s’élève au Nord de la forêt


amazonienne, bien avant même l’arrivée des premiers hommes blancs,
vivait en paix la tribu des Ticunas. Leur chef, le grand cacique Itaki, faisait
preuve de sagesse et de raison en toutes choses, et jamais sans doute village
ne connut une telle opulence. Bientôt, les femmes et les hommes firent des
filles et des fils qui, eux-mêmes, n’eurent de cesse de croître et se
multiplier. Comme les Pagés excellaient dans l’art de prévenir les maladies,
la population enfla à la façon d’un fleuve en crue et partout, dans le village,
ce ne furent que cavalcades, courses et jeux d’enfants qui, en grandissant,
eurent bientôt à leur tour une descendance encore plus nombreuse.
Ce fut alors que le chef Itaki dut se rendre à l’évidence. La forêt, pourtant
si généreuse en gibiers, poissons, baies, fruits ou racines de manioc, ne
parviendrait bientôt plus à nourrir la totalité de la tribu des Ticunas. Pour un
peu de farine, un poisson boucané ou une poignée d’amandes d’inaja, les
hommes commençaient déjà à se battre entre eux. Les femmes, excédées
d’entendre leurs enfants pleurer de faim, se hérissaient et devenaient de
véritables harpies.
Face au chaos qui s’installait, le cacique Itaki fut forcé de prendre une
décision terrible. Après avoir rassemblé toute la tribu des Ticunas sur la
place centrale du village, il leur tint le discours suivant :
« Nous demandons bien plus à la nature que ce qu’elle peut nous offrir.
Aussi, à partir d’aujourd’hui, nous aurons tous l’obligation de sacrifier tous
les enfants qui viendront au monde… »
Dans la foule, des cris de colère et d’indignation s’élevèrent, mais tous
savaient bien que cela était inutile. La terre ne peut pas donner ce qu’elle ne
possède pas.

Lorsqu’elle entendit la décision que son père venait de prendre, la jeune


Iaçã tressaillit. Son ventre était déjà gros et son enfant serait à naître dans
les jours à venir. Alors, elle courut s’enfermer dans sa hutte et pleura toutes
les larmes de son corps. Elle pleura jusqu’à en être saoule et demanda, toute
la nuit au grand Dieu Tupã de lui venir en aide.
Ému par une telle détresse, Tupã résolut d’exaucer les prières de la jeune
femme. Alors que la pleine lune commençait à pâlir dans l’aube, Iaçã
entendit soudain, montant de l’extérieur, des petits cris de bébé. C’étaient
des vagissements qui semblaient très lointains et, tout à la fois, très proches.
Intriguée, épuisée par sa nuit de larmes, elle se glissa hors de sa hutte. Puis,
toujours prêtant l’oreille aux cris du bébé, elle pénétra dans la jungle. Se
tenant au tronc des arbres afin de ne pas tomber à cause de son ventre gros,
elle marcha longtemps et finit par parvenir dans une clairière que le soleil
naissant teintait de rose.
Alors, Iaçã découvrit sur le sol, dans un bouquet d’herbes, un tout petit
enfant. Dès que celui-ci la vit s’avancer vers lui, il cessa de pleurer et
commença à sourire. Exténuée par sa nuit de veille et sa marche, Iaçã prit le
bébé et le serra contre sa poitrine. Puis, s’asseyant à même le sol et
s’adossant au tronc d’un arbre qu’elle ne connaissait pas, elle s’endormit.
Quelques heures plus tard, lorsque le soleil se mit à faire fumer la jungle
de ses rayons, Iaçã s’éveilla et crut devenir folle. Son ventre, la veille
encore gros et lourd, était maintenant vide et plat. Quant au bébé qu’elle
tenait entre ses bras, il avait disparu. Se levant d’un bond, elle l’appela et
l’appela encore, mais seul le silence lui répondit. Elle fouilla tous les
alentours, les bosquets et les fourrés, les berges de la rivière toute proche et
les sous-bois. Hélas, toutes ces recherches restèrent vaines. Désespérée, elle
finit par se laisser choir sur le bouquet d’herbes où elle avait trouvé le bébé.
C’était là qu’elle avait vu l’enfant pour la première fois. C’était là qu’elle
l’attendrait.
Le jour passa. La nuit s’installa. Adossée au tronc de l’arbre inconnu, Iaçã
finit par s’endormir.

Le lendemain, son père Itaki la trouva ainsi prostrée au pied du tronc.


Lorsqu’il s’approcha d’elle, il vit qu’elle offrait en dormant un visage calme
et détendu. Sous les traces de ses larmes qui avaient séché, un sourire
commençait même à poindre. Il la toucha à l’épaule et lui demanda ce
qu’elle faisait ici et pourquoi son ventre était subitement redevenu plat et
lisse. Pour toute réponse, Iaçã indiqua de ses yeux noirs les grappes de
fruits qui, durant la nuit, avaient poussé au sommet de l’arbre inconnu.
Pendant que son père, sur sa demande, montait les cueillir, la jeune femme
expliqua :
« Ces fruits sont l’œuvre du Dieu Tupã. Ils sont beaux et ils sont bons. Il
m’a dit qu’avec eux, nous pourrons faire un jus rouge qui mettra notre tribu
à l’abri de la faim. Nous n’avons plus à sacrifier nos enfants à naître,
puisque le mien est devenu ces fruits… »
Itaki redescendit et comprit toute la chose.
Afin de rendre hommage à sa fille, il lui dit :
« Puisque ton enfant est devenu fruit, il n’est que justice que celui-ci porte
désormais ton nom. Ce ne sera pas Iaçã, puisque c’est le nom que je t’ai
donné. Ce sera donc son inverse exact : Açaí… »
La naissance
de la nuit

Entre histoire d’amour et boîte de Pandore, l’explication de la


naissance de la nuit acquiert, dans ce conte, une poésie
merveilleuse où se mêlent la nature, les humains les esprits et les
animaux.

Lorsque Tupã, le Dieu indien créateur de chaque chose, donna naissance à


la terre, la nuit n’existait pas. Le soleil ne se couchait jamais et la nuit, elle,
avait sa maison dans les abysses, au plus profond des océans. Il n’y avait
pas non plus d’animaux, mais chaque chose parlait : l’arbre, le vent, le feu,
le rocher, la terre. Ou même l’eau.

Le soir de ses noces, un jeune guerrier qui s’était marié avec la fille du
redoutable Cobra-Grande, le Grand-Serpent, voulut rester seul avec sa
femme. Il congédia donc ses trois fidèles serviteurs qui ne le quittaient
jamais et alla retrouver la Princesse dans sa chambre.
Celle-ci, qui avait un peu peur de rester en tête à tête avec son mari, lui
dit :
« Je ne t’accepterai dans ma chambre que lorsqu’il fera nuit. Pas avant. »
Le guerrier s’étonna :
« La nuit ? Mais elle n’existe pas ! Regarde par la fenêtre : depuis que le
monde est monde, il n’y a que le jour !
— Alors, envoie tes serviteurs chez mon père, le grand Roi Cobra-Grande.
Lui seul possède la nuit, et lui seul pourra donc te la donner. »
Le jeune guerrier fit venir à lui ses trois serviteurs et la Princesse leur
expliqua où se trouvait la demeure de son père. Alors, sans perdre de temps,
ils se mirent en route.

En barque, ils voyagèrent longtemps, bien longtemps à travers l’immensité


de l’Amazonie. Ils pagayèrent sans jamais s’accorder une seule seconde de
repos et respectèrent à la lettre les indications fournies par la Princesse.
Enfin, ils trouvèrent la demeure du grand Roi Cobra-Grande.
Devant sa porte, dressé sur un rocher de pierre blanche, celui-ci semblait
attendre les trois serviteurs avec impatience. Dès qu’ils se furent inclinés
devant lui avec le plus profond des respects, Cobra-Grande leur tendit alors
un noyau de tucuman. Cette noix de palmier possédait ses deux
hémisphères solidement scellés l’un à l’autre avec de la cire.
Avec gravité, le grand Roi Cobra-Grande les avertit :
« Emportez cette noix de tucuman jusqu’à la demeure de ma fille mais,
surtout, ne l’ouvrez jamais. Quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez, vous
ne devrez jamais l’ouvrir, sinon tout serait perdu… »
Sans comprendre ces paroles mystérieuses, les trois serviteurs promirent
de n’en rien faire et ils s’en retournèrent aussitôt.

Sur les fleuves bleus, verts et jaunes de l’Amazonie, les trois serviteurs
pagayèrent et pagayèrent encore, sans répit, sans jamais dévier de leur
route. Lorsqu’ils furent parvenus à mi-chemin, ils entendirent alors de petits
bruits qui montaient du noyau de tucuman qu’ils avaient installé au milieu
de leur barque. Il s’agissait de sonorités très douces et ils se dirent tout
d’abord que cela ne devait être que le bruit du vent qui chantait dans les
arbres. Bientôt, pourtant, le bruit devint plus insistant.
L’un des serviteurs dit alors :
« Ces bruits viennent du noyau de tucuman, j’en suis sûr. Et si nous
l’ouvrions pour voir ce qu’il se cache là-dedans ? »
Aussitôt, les deux autres serviteurs répliquèrent, avec un bel ensemble :
« Nous avons promis au grand Roi Cobra-Grande de ne pas l’ouvrir. Et
nous tiendrons parole. Sans quoi, tout serait perdu. Ce sont ses propres
mots, ne l’oublions pas. »
Les trois hommes continuèrent donc à ramer mais le bruit, à chaque heure
qui passait, devenait toujours plus fort, toujours plus entêtant.
N’y tenant plus, le deuxième serviteur proposa, à son tour :
« Ouvrons ce noyau de tucuman. Ces bruits me rendent fou et je veux
savoir ce qu’il y a, à l’intérieur. »
Celui qui dirigeait la barque, et qui était le plus sage mais aussi le plus
fidèle des trois, répondit avec fermeté :
« Nous avons promis que nous n’ouvririons pas ce noyau que nous a
confié le Roi Cobra-Grande à l’attention de sa fille. Si nous l’ouvrions, nous
risquerions de tout perdre et de ne plus jamais revoir ni nos femmes, ni nos
enfants. L’avez-vous oublié ? »
Ses deux compagnons, penauds, baissèrent la tête et ne répondirent rien.
Ils reprirent leurs rames et pagayèrent, pagayèrent, sans prononcer un seul
mot de plus. Cependant, le bruit s’accentua, encore et toujours. Il ne faisait
plus songer à la caresse du vent dans les arbres bordant le fleuve.
Désormais, il criait, il hurlait, il s’arrêtait soudain et recommençait son
vacarme de manière plus folle encore. Il devint tellement insupportable que,
à un moment donné, vaincus, les trois serviteurs tombèrent d’accord. Il
fallait ouvrir ce noyau de tucuman afin de savoir, enfin, ce qui se cachait à
l’intérieur.
Au centre de leur barque, dans un petit brasero, les trois hommes
allumèrent un feu. Puis, patiemment, ils firent fondre la cire qui retenait
entre elle les deux parties du noyau. Lorsque toute la cire fut fondue et que
les deux hémisphères se séparèrent, la malédiction du grand Roi Cobra
Grande se réalisa. Soudain, tout devint subitement noir. La nuit envahit tout
l’univers et les trois serviteurs ne pouvaient même plus distinguer les
contours de leurs propres corps. Naissant de la nature elle-même, des
choses prirent vie et se transformèrent en animaux qui courent, qui rampent
ou qui volent. Le panier d’osier devint une once, et les trous de ce même
panier donnèrent naissance aux taches de l’once. Le pêcheur et la barque se
transformèrent en canard : l’homme devint la tête, la barque devint le corps
et les rames devinrent les ailes du canard.
Et il en fut ainsi pour toutes les espèces qui peuplent aujourd’hui
l’immense Amazonie.

La Princesse, fille de Cobra-Grande, et son mari vécurent au même instant


et avec une surprise semblable l’arrivée de la nuit.
Comprenant que les trois serviteurs avaient manqué à leur parole, la
Princesse dit à son mari, avec une voix lourde d’amertume :
« Tes trois serviteurs nous ont trahis. Si je n’agis pas très vite, la nuit
régnera sur la terre jusqu’à la fin des temps. Je dois maintenant protéger le
jour de la nuit, sans cela le jour disparaîtra à tout jamais… »
Ce disant, elle prit un fil enchanté et créa un oiseau qu’elle nomma le
Cujubim. Elle choisit aussi de la teinture noire et blanche, et la passa sur ses
plumes.
Puis, elle murmura :
« Cujubim, c’est toi qui chanteras désormais chaque jour pour annoncer
l’aurore, l’aurore qui est la fin de la nuit. »
Avec un second fil enchanté, elle donna naissance à un autre oiseau qu’elle
baptisa Inambuanhanga.
Elle lui dit :
« Inambuanhanga, c’est toi qui chanteras durant la nuit pour marquer les
heures qui passent. Ce sont tes chants qui nous préviendront que la nuit est
bientôt finie. »
Puis, la Princesse se tourna vers son mari et expliqua :
« La nuit est arrivée sur la terre et nous ne pourrons jamais plus rien y
faire. Pourtant, grâce à ces oiseaux, la nuit aura un début, un milieu et une
fin. Chaque chant nous avertira du temps qui passe. Ainsi, au moins la
moitié du jour sera sauvée. »
Lorsque les trois serviteurs furent de retour, la tête basse, tout honteux de
la faute qu’ils venaient de commettre, le jeune guerrier s’indigna :
« J’avais placé ma confiance en vous et vous m’avez trahi ! Par votre
faute, la nuit mange désormais la moitié du jour et vous allez payer votre
forfait ! Soyez transformés en singes ! Vous, vos enfants, les enfants de vos
enfants et tous ceux qui suivront, vous marcherez désormais sur les
branches des arbres ! »

C’est ainsi que naquirent les singes qui, aujourd’hui, sont de mille et une
sortes. Pour savoir quels sont les descendants de ceux qui ont osé ouvrir le
noyau de tucuman, il suffit de se promener dans la jungle et d’observer les
plus hautes branches des arbres. Certains des singes qui les occupent ont la
bouche noire et des traces jaunes sur les bras. Ce sont les traces de la cire
que leurs aïeux ont fait fondre pour ouvrir le noyau qui a libéré la nuit sur le
monde.
Et Tamandaré repeupla le monde

Cette légende, qui n’est pas sans rappeler l’épisode de Noé


confronté au déluge, est courante chez les Indiens du Brésil. Une
nouvelle fois, c’est par l’être humain que les catastrophes se
produisent et que l’humanité frôle son extinction.

Un jour, Tupã1, le Dieu indien créateur de chaque chose, en eut assez de


voir ses enfants se battre entre eux, mentir, voler, trahir. Pour les punir, il
décida de demander à la Déesse des Eaux, l’immense Amanaci, de réunir la
totalité des nuages de l’univers et de faire pleuvoir sur terre comme, jamais
encore, il n’avait plu. Il devrait tomber des trombes d’eau jusqu’à ce que
cette eau touche le ciel.
Ainsi fut fait.
Amanaci fit venir des quatre coins des mondes connus et encore inconnus
des nuages plus noirs que les ténèbres. Alors, la pluie commença à tomber
et à submerger la terre. Frappées de stupeur, toutes les tribus décidèrent de
se réfugier au sommet des montagnes afin de fuir l’inondation. Seul, un
homme fit le choix de demeurer dans la plaine. Ce guerrier, sage et initié
aux secrets des Dieux depuis sa naissance, avait pour nom Tamandaré. Avec
son épouse, il tenta de prévenir les tribus que gravir des montagnes ne
servirait à rien, mais ils ne furent pas écoutés.
Avec sa femme, Tamandaré grimpa au sommet du plus fort palmier de la
forêt. Puis, tous deux, ils regardèrent avec tristesse la terre se couvrir d’eau.
Durant des jours et des nuits, la pluie tomba, engloutissant tout, noyant les
tribus, les montagnes et jusqu’aux animaux. Partout où l’œil se posait, il n’y
eut bientôt plus que cela : de l’eau et encore de l’eau, à perte de vue. Seul,
le palmier résista et ne fut pas submergé, car il grandissait avec la même
régularité que ce que l’eau pouvait monter.
Cette inondation semblait ne jamais prendre fin. Pour ne pas mourir de
soif, le couple but l’eau de la pluie et le lait des noix de coco. Pour ne pas
mourir de faim, ils se nourrirent de la chair de ces mêmes noix que le
palmier leur fournissait à profusion.

Lorsque l’eau atteignit enfin le ciel, Tupã ordonna à Amanaci de faire


cesser la pluie. Très lentement, l’eau se retira et le palmier, peu à peu, reprit
sa taille normale, au beau milieu de la plaine. En posant à nouveau les pieds
sur le sol, Tamandaré entendit alors le bruissement d’ailes d’un Guanumbi,
un colibri. C’était le signal que la terre avait achevé sa purification et qu’un
nouveau cycle pouvait démarrer pour l’humanité.

Alors, Tamandaré et son épouse repeuplèrent le monde.

1. De Tu : magnifique et Pã : qui es-tu ?


Comment le manioc vint au monde

Un peu à la manière de la légende du Boto2 – qui n’explique les


faux pas des jeunes femmes que par l’intervention de phénomènes
surnaturels –, ce conte Tupi-Guarani en dit long sur le courage des
Amérindiennes. De plus, il apporte aussi une touche poétique sur
la façon dont le manioc, nourriture de base des tribus, est apparu
sur terre.

Il y a bien longtemps de cela, au cœur de l’infinie forêt d’Amazonie, le


chef d’une tribu Tupi-Guarani reçut dans sa case royale la visite de sa fille
la plus jeune. Cette Princesse se prénommait Mani et son père n’avait eu,
jusqu’à ce jour, qu’à se louer d’elle. Respectueuse, douce et obéissante,
Mani était un modèle de jeune femme. Elle savait les secrets des plantes qui
guérissent et comprenait les langages des animaux, des arbres et même ceux
du vent et de la pluie.
Lorsque le Chef vit Mani pénétrer dans sa case, la tête baissée, le front
buté, il se douta immédiatement qu’un malheur venait de se produire. D’une
voix inquiète, il questionna sa fille. Qu’avait-elle de si grave à lui révéler ?
Pourquoi ces yeux brillants de larmes, ce visage fuyant ? Celle-ci, après un
long temps de silence, finit par avouer la vérité à son père. Elle était
enceinte. Puis, elle ajouta qu’elle ne pouvait dire qui était le responsable
puisqu’elle n’avait encore jamais eu d’amoureux, et n’avait donc jamais
fauté.
Aussitôt, le Chef entra dans une rage folle. Mani, sa fille la plus
irréprochable, avait jeté le déshonneur sur toute la famille et, ce faisant, sur
l’ensemble de la tribu ! Voulant absolument savoir quel était le misérable
responsable de ce malheur, il hurla, menaça, cria, implora, supplia pour
qu’elle lui révèle le nom du père. Mais la Princesse Mani se figea dans sa
position. Elle était enceinte, cela ne faisait aucun doute. Pourtant, elle était
innocente. Elle ignorait par quel miracle ou par quelle malédiction un enfant
poussait désormais dans son ventre.

Déçu de ne pas obtenir d’autre réponse, le Chef de la tribu finit par


congédier sa fille. Resté seul dans sa case, il veilla jusque tard dans la nuit,
bien décidé à trouver le moyen d’apprendre qui était le père de cet enfant.
Dès qu’il lui mettrait la main dessus, il lui ferait payer sa faute.
Lorsque le soleil caressa le faîte des grands arbres, il s’endormit d’un
sommeil agité et fit alors, à l’instant de l’aube, un rêve étrange. Dans ce
songe, un homme qu’il n’avait encore jamais rencontré s’adressa à lui. Cet
inconnu était grand. Il avait la peau blanche, parfaitement blanche, et de
longs cheveux couleur de paille qui tombaient jusque dans son cou.
D’une voix posée, avec un sourire bienveillant, cette apparition s’adressa à
lui et le rassura en ces termes :
« Grand Chef, votre fille, la Princesse Mani, est innocente de tout. Vous
pouvez la croire, car elle est honnête. N’ayez aucune colère contre elle.
Soyez patient et un prodige se produira bientôt… »
À son réveil, le chef de la tribu ne souffla mot de son rêve à personne. Il fit
venir Mani près de lui et, obéissant aux conseils de l’inconnu, il pardonna.
Puisque c’était écrit, Mani aurait un enfant. Si les Dieux le voulaient bien,
peut-être trouverait-elle un homme pour réparer la faute. Après avoir
beaucoup pleuré, Mani remercia chaudement son père et retourna
s’enfermer dans sa hutte.

Neuf mois plus tard, la jeune Princesse accoucha et ce fut, au sein de la


tribu, un événement fêté par des cris et des exclamations de surprise. Le
bébé, une petite fille, était merveilleusement joli. Toutefois, sa peau n’était
pas couleur de cuivre, comme l’est ordinairement celle des Indiens Tupi-
Guarani, mais blanche comme le lait. De plus, dès que l’enfant vint au
monde, elle se mit immédiatement à marcher et à parler comme tout un
chacun. Les cris de surprise redoublèrent devant ce prodige et l’on vint de
loin, jusque de l’autre côté de l’Amazonie, pour voir l’enfant blanc.
Certaines mauvaises langues le raillèrent. D’autres en eurent peur. Mais le
grand-père eut vite fait de rappeler tout le monde à l’ordre et de faire taire
les médisances.
Hélas, cet enfant miraculeux ne vécut pas longtemps, à peine une année
durant laquelle la petite fille fut aimable avec tout le monde. Son visage
pâle, aux proportions parfaites – bien que certains trouvèrent son nez un peu
trop pointu –, souriait sans discontinuer. Pourtant, personne ne l’entendit, ne
fût-ce qu’une seule fois, rire. Elle parlait avec les uns et avec les autres,
mais ses yeux étaient comme frappés d’une tristesse infinie que rien ne
semblait pouvoir jamais soulager.
Sans souffrir, sans la moindre maladie, l’enfant s’éteignit donc au bout de
sa première année, avant même que Mani ait eu le temps de lui donner un
prénom. Alors, il fut décidé qu’elle serait enterrée dans le jardin jouxtant la
hutte de son grand-père, le Chef de la tribu.

Chaque jour, comme le veut la tradition des Indiens Tupi-Guarani, Mani


vint se recueillir sur le tumulus de sa fille. Chaque jour, elle l’arrosa d’un
peu d’eau et de beaucoup de larmes. Chaque jour, elle y posa un bouquet de
fleurs blanches.
Un matin, le bourgeon d’une plante que personne ne connaissait affleura à
la surface de la terre. Comme l’on ne savait pas s’il s’agissait d’une bonne
ou d’une mauvaise herbe, l’on décida de laisser croître ce bourgeon et de
continuer à l’arroser quotidiennement. Les jours succédèrent aux jours, la
plante mystérieuse grandit et forcit. Elle donna des fleurs, elle donna des
fruits. Des oiseaux se posèrent sur ses branches et commencèrent à manger
ces fruits. L’on s’aperçut alors que plus les oiseaux picoraient les fruits, plus
ils s’enivraient. Ils ne tenaient plus sur leurs pattes que de façon maladroite.
Leur tête tournait et leurs chants semblaient se transformer en rires. Comme
ils semblaient adorer cet état, les Indiens adorèrent à leur tour cette plante
aux pouvoirs si étranges.

Un matin, la terre du tumulus se craquela et finit par s’ouvrir. Mani et son


père, suivis par le reste du village, se précipitèrent pour reboucher le trou,
mais ce qu’ils virent les surprit tant qu’ils demeurèrent sans voix. Dans le
sol, à la place du corps de l’enfant, il y avait maintenant une racine toute
blanche. Enroulée sur elle-même, elle faisait étrangement songer à la
silhouette de la petite fille.
Après une longue réflexion, le père de Mani décida que cette racine
semblait comestible. Si elle l’était, il faudrait désormais la cultiver afin que,
jamais plus, la tribu ne connaisse de disette. Ainsi fut fait et cette racine
sembla délicieuse à tous les membres de la tribu. Râpée, elle faisait le
bonheur des cuisinières et des gourmets. Pressée, elle donnait un jus
abondant qui, en fermentant, faisait très agréablement tourner la tête de qui
en buvait.
Le Chef de la tribu et sa fille la plus jeune, la Princesse Mani, donnèrent à
cette plante miraculeuse le nom de Manioc : Mani, car cela était le nom de
sa mère. Oc car, en indien Tupi-Guarani, cela désigne la maison.

2. Voir page 37.

Vous aimerez peut-être aussi