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Le soir de ses noces, un jeune guerrier qui s’était marié avec la fille du
redoutable Cobra-Grande, le Grand-Serpent, voulut rester seul avec sa
femme. Il congédia donc ses trois fidèles serviteurs qui ne le quittaient
jamais et alla retrouver la Princesse dans sa chambre.
Celle-ci, qui avait un peu peur de rester en tête à tête avec son mari, lui
dit :
« Je ne t’accepterai dans ma chambre que lorsqu’il fera nuit. Pas avant. »
Le guerrier s’étonna :
« La nuit ? Mais elle n’existe pas ! Regarde par la fenêtre : depuis que le
monde est monde, il n’y a que le jour !
— Alors, envoie tes serviteurs chez mon père, le grand Roi Cobra-Grande.
Lui seul possède la nuit, et lui seul pourra donc te la donner. »
Le jeune guerrier fit venir à lui ses trois serviteurs et la Princesse leur
expliqua où se trouvait la demeure de son père. Alors, sans perdre de temps,
ils se mirent en route.
Sur les fleuves bleus, verts et jaunes de l’Amazonie, les trois serviteurs
pagayèrent et pagayèrent encore, sans répit, sans jamais dévier de leur
route. Lorsqu’ils furent parvenus à mi-chemin, ils entendirent alors de petits
bruits qui montaient du noyau de tucuman qu’ils avaient installé au milieu
de leur barque. Il s’agissait de sonorités très douces et ils se dirent tout
d’abord que cela ne devait être que le bruit du vent qui chantait dans les
arbres. Bientôt, pourtant, le bruit devint plus insistant.
L’un des serviteurs dit alors :
« Ces bruits viennent du noyau de tucuman, j’en suis sûr. Et si nous
l’ouvrions pour voir ce qu’il se cache là-dedans ? »
Aussitôt, les deux autres serviteurs répliquèrent, avec un bel ensemble :
« Nous avons promis au grand Roi Cobra-Grande de ne pas l’ouvrir. Et
nous tiendrons parole. Sans quoi, tout serait perdu. Ce sont ses propres
mots, ne l’oublions pas. »
Les trois hommes continuèrent donc à ramer mais le bruit, à chaque heure
qui passait, devenait toujours plus fort, toujours plus entêtant.
N’y tenant plus, le deuxième serviteur proposa, à son tour :
« Ouvrons ce noyau de tucuman. Ces bruits me rendent fou et je veux
savoir ce qu’il y a, à l’intérieur. »
Celui qui dirigeait la barque, et qui était le plus sage mais aussi le plus
fidèle des trois, répondit avec fermeté :
« Nous avons promis que nous n’ouvririons pas ce noyau que nous a
confié le Roi Cobra-Grande à l’attention de sa fille. Si nous l’ouvrions, nous
risquerions de tout perdre et de ne plus jamais revoir ni nos femmes, ni nos
enfants. L’avez-vous oublié ? »
Ses deux compagnons, penauds, baissèrent la tête et ne répondirent rien.
Ils reprirent leurs rames et pagayèrent, pagayèrent, sans prononcer un seul
mot de plus. Cependant, le bruit s’accentua, encore et toujours. Il ne faisait
plus songer à la caresse du vent dans les arbres bordant le fleuve.
Désormais, il criait, il hurlait, il s’arrêtait soudain et recommençait son
vacarme de manière plus folle encore. Il devint tellement insupportable que,
à un moment donné, vaincus, les trois serviteurs tombèrent d’accord. Il
fallait ouvrir ce noyau de tucuman afin de savoir, enfin, ce qui se cachait à
l’intérieur.
Au centre de leur barque, dans un petit brasero, les trois hommes
allumèrent un feu. Puis, patiemment, ils firent fondre la cire qui retenait
entre elle les deux parties du noyau. Lorsque toute la cire fut fondue et que
les deux hémisphères se séparèrent, la malédiction du grand Roi Cobra
Grande se réalisa. Soudain, tout devint subitement noir. La nuit envahit tout
l’univers et les trois serviteurs ne pouvaient même plus distinguer les
contours de leurs propres corps. Naissant de la nature elle-même, des
choses prirent vie et se transformèrent en animaux qui courent, qui rampent
ou qui volent. Le panier d’osier devint une once, et les trous de ce même
panier donnèrent naissance aux taches de l’once. Le pêcheur et la barque se
transformèrent en canard : l’homme devint la tête, la barque devint le corps
et les rames devinrent les ailes du canard.
Et il en fut ainsi pour toutes les espèces qui peuplent aujourd’hui
l’immense Amazonie.
C’est ainsi que naquirent les singes qui, aujourd’hui, sont de mille et une
sortes. Pour savoir quels sont les descendants de ceux qui ont osé ouvrir le
noyau de tucuman, il suffit de se promener dans la jungle et d’observer les
plus hautes branches des arbres. Certains des singes qui les occupent ont la
bouche noire et des traces jaunes sur les bras. Ce sont les traces de la cire
que leurs aïeux ont fait fondre pour ouvrir le noyau qui a libéré la nuit sur le
monde.
Et Tamandaré repeupla le monde