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RICHARD HENNIG

LES GRANDES ÉNIGMES


DE L’UNIVERS
TABLE DES MATIÈRES

1 Le paradis
2 Le déluge
3 Ur
4 Le secret de la grande pyramide
5 Stonehenge et le pays des hyperboréens
6 Sodome et Gomorrhe
7 Les ténèbres d’Égypte
8 Le veau d’or et l’agneau pascal
9 Le passage de la mer rouge
10 La tour de Babel
11 Les amazones
12 Phaétons
13 L’étoile des rois mages
14 Les ténèbres du Golgotha
15 Les symboles des quatre évangélistes
16 Le symbole des premiers chrétiens
17 Saint Georges et le dragon
18 Le culte de marie
19 « In hoc signo vinces »
20 La bataille des champs catalauniques
21 Vinland ou le pays de la vigne
22 Le royaume du prêtre jean
23 Monsalvat, refuge du saint-graal
24 Iles fantômes, îles enchantées
25 Le hollandais volant
26 Le serpent de mer
27 Le monstre du Loch Ness
© Robert Laffont, 1957
1
Le Paradis
Le paradis terrestre de la Bible a-t-il réellement existé ? Et,
dans l’affirmative, où était-il ? Nos contemporains, à vrai dire, ne
se soucient plus guère de répondre à ces questions. Ils considèrent,
pour la plupart, le récit de la Genèse comme une pieuse légende,
semblable à beaucoup d’autres aussi vénérables qui ne prétendent
pas à la vérité historique. Il y a déjà eu tant de « paradis terrestres
» à travers les âges, que la folie des hommes a anéantis, qu’un
paradis de plus ou de moins ne change, pensent-ils, rien à l’affaire.
Mais tel n’était pas l’avis des générations qui nous ont
précédés. Du XIIe au XVIe siècle, la chrétienté se passionna pour
ces recherches. Elle ne doutait pas qu’on pût retrouver le jardin
d’Eden. Les croisades venaient de révéler l’Orient aux peuples
d’Occident ; d’autre part, avec la fin des invasions mongoles, les
voies de communications vers l’Inde et la Chine s’ouvraient, à
travers le continent, à un trafic chaque jour plus intense. C’est
pourquoi, dès le XIIIe siècle, de nombreux voyageurs chrétiens qui
reviennent d’Asie évoquent l’énigme du paradis terrestre et
cherchent à découvrir son emplacement exact. Vers 1165, le «
basileus » de Byzance et le pape de Rome reçoivent les lettres
fameuses, mais apocryphes, du Prêtre Jean, mythique roi de l’Inde,
qui leur signalent que le paradis est situé à trois jours de route
seulement de son royaume. Plus tard, Christophe Colomb lui-
même s’intéresse à la question : quand il eut découvert
l’embouchure de l’Orénoque, persuadé qu’il était d’avoir abordé la
côte orientale de l’Asie, il affirma que ce fleuve immense devait
sortir du paradis terrestre.
De nos jours, en dépit d’un scepticisme quasi universel, il y eut
cependant des savants fort distingués et d’éminents chercheurs
pour s’efforcer de découvrir quels faits réels pouvaient être à
l’origine du récit biblique touchant le paradis. Mais il y eut aussi
d’aimables fantaisistes. Ainsi, en 1924, un certain Franz von
Wendrin soutint que le paradis se serait trouvé... aux confins du
Mecklembourg et de la Poméranie ! La petite ville de Demmin en
aurait été le centre et les Hébreux en auraient été chassés par les
Germains ! Allusion serait même faite à cet événement dans les
célèbres peintures rupestres du sud de la Suède, qu’il faudrait
considérer comme des cartes géographiques établies par les
anciens Germains.
De toutes les hypothèses relatives à l’emplacement du paradis
terrestre (il y en a bien quatre-vingts !) il faut signaler celle de
l’orientaliste Albert Hermann, qui pensait trouver le paradis dans
l’Hadramaout arabique, pays des boswellies ou arbres à encens.
Mais la plus intéressante nous semble être celle de l’Anglais sir
William Willcox, encore que non exempte d’éléments relevant de
l’imagination pure. Willcox, qui s’efforçait de rendre à la
Mésopotamie son antique fertilité en la dotant d’un ingénieux
système d’irrigation, connaissait admirablement ce pays. Dans une
conférence faite à Alexandrie, qui est demeurée célèbre, il essaya
de dégager le contenu technique de plusieurs récits bibliques : le
paradis terrestre, Adam et Eve, Caïn et Abel, Noé et le déluge, et
l’essentiel de son argumentation fut puisé dans les données de
l’hydrographie locale.
Avec un luxe étonnant de détails, Willcox affirma qu’il avait
réussi à découvrir l’emplacement du paradis : ce dernier s’étendait
au nord de la région où le Tigre et l’Euphrate tendent à se
rejoindre, non loin de deux agglomérations, Hit et Anah, au nord-
ouest de Bagdad. C’est là, dit Willcox, qu’il faut chercher le beau
jardin d’Eden dont parle la Bible (le mot « paradis », qui viendrait
du perse « pardes », « parc », ne se trouve pas dans le texte
biblique), car c’est là qu’on peut reconnaître les quatre fleuves
évoqués dans la Genèse. Autrefois, une végétation luxuriante
couvrait tout le pays, parcouru de cours d’eau coupés de cataractes.
Avec leur disparition, la région devint un désert ; c’est alors que les
Juifs fixés dans le pays durent l’abandonner.
Certes, l’hypothèse de Willcox demeure invérifiable, mais rien
de décisif ne peut lui être opposé. Apprécions au passage
l’imagination de son auteur : l’épée flamboyante de l’ange qui
chassa les hommes du paradis était tout simplement, assure-t-il, le
reflet de puits de bitume en flammes dans la partie orientale du
pays, c’est-à-dire dans le dos des Juifs en route vers le couchant.
Que nous dit la Bible des quatre fleuves du paradis ? « Un
fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin et de là il se divisait en
quatre bras. Le nom du premier est Pishôn ; c’est celui qui entoure
tout le pays de Havila où se trouve l’or. Le nom du second fleuve
est Gihôn, c’est celui qui entoure tout le pays de Kush. Le nom du
troisième est Hiddékel, c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie.
Le quatrième, c’est le Phrat. » Le Phrat, c’est l’Euphrate, nul n’en a
jamais douté, mais les trois autres dénominations bibliques ont
donné lieu aux hypothèses les plus diverses, souvent contra-
dictoires.
On crut reconnaître le Pishôn dans l’Oued-el-Rauma qui
coulait autrefois, dit-on, dans le pays de Nedjed, en Arabie.
Certains avancèrent que le Pishôn n’était autre que le Gange, le
Hiddékel le Tigre, le Gihôn le Nil et le Phrat, bien entendu,
l’Euphrate. Les tenants de cette interprétation ajoutent que le texte
biblique se fonderait aussi sur des observations astronomiques : la
Voie Lactée serait ainsi le symbole du quadruple fleuve arrosant le
paradis...
Quant à Willcox, sa théorie est beaucoup plus simple et plus
vraisemblable. H parle tout bonnement d’une oasis située sur
l’Euphrate dans le district d’Hairlah à deux cent cinquante
kilomètres au nord de Bagdad : elle constituerait le dernier vestige
du paradis antique ; c’est là que le grand fleuve qui l’arrose se
serait divisé en quatre bras. Hypothèse intéressante, qui n’explique
pas cependant les allusions de la Bible aux pays de Havila et de
Kush, ce dernier désignant communément la Haute-Egypte.
Quoi qu’il en soit, ces fleuves du paradis ont de tout temps
excité l’imagination des hommes. Jordanus a commenté ainsi
l’expression : « ... où se trouve l’or » : « C’est quelque part en
Orient, entre l’Ethiopie et l’Inde, que le paradis terrestre doit se
situer, car c’est de ces pays-là que descendent les quatre fleuves qui
charrient l’or le plus pur et les pierres les plus précieuses. » A vrai
dire, on ne saura jamais exactement ce que l’auteur inconnu du
récit biblique a voulu indiquer en parlant des quatre fleuves du
paradis. Aussi bien n’est-ce pas un problème capital. D’autant plus
qu’il est à peu près certain que toutes sortes d’influences ont joué
dans la composition de cette partie de la Bible. Le cas n’est
d’ailleurs pas unique. L’ « Arbre de vie » qui se trouve au paradis a
été visiblement emprunté à une antique légende hindoue qui parle
d’un arbre semblable dans le jardin de Jina sur le mont Hukairya.
On peut également rapprocher ce thème du mythe grec du Jardin
des Hespérides, de la saga nordique d’Iduna et de l’épopée
babylonienne de Gilgamesh, laquelle a, d’autre part, influencé
plusieurs autres épisodes des textes bibliques.
Bref, si l’on veut à toute force situer l’emplacement du paradis
sur la terre, il faut, semble-t-il, s’en tenir à la Mésopotamie, que ce
soit à l’endroit indiqué par Willcox ou ailleurs. C’est là, et là
seulement, que la mention des quatre fleuves est justifiable.
L’Euphrate et le Tigre furent sans doute deux des fleuves du
paradis ; pour les deux autres, l’ignorance est totale. La majeure
partie de la Mésopotamie, que des siècles de négligence ont rendue
au désert, était autrefois d’une exceptionnelle fécondité, d’où la
possibilité que le paradis s’y soit bel et bien trouvé. Une politique
d’irrigation, comme le préconisait Willcox, menée avec des moyens
modernes, pourrait peut-être rendre vie à ce sable, mais il serait
vain de vouloir y faire renaître le paradis de la Bible : notre pauvre
terre ignorera le paradis demain, comme, au fond, elle l’a toujours
ignoré.
2

Le Déluge
Chacun connaît le récit que nous fait la Bible du terrible déluge
qui se déchaîna à l’époque de Noé et anéantit toute l’humanité
pécheresse, à l’exception des êtres humains et des animaux
réfugiés dans l’arche de Noé. La Genèse nous dit que la pluie tomba
pendant quarante jours et quarante nuits sans arrêt et que l’eau
monta jusqu’à dépasser de quinze coudées le sommet des plus
hautes montagnes. Toute vie terrestre fut anéantie et l’arche erra
pendant un an et onze jours avant de s’échouer sur le mont Ararat.
Que ce récit prenne quelques libertés avec la réalité, cela nous
paraît certain. Même si les chutes de pluie avaient duré bien plus
de quarante jours et de quarante nuits (ce qui, dans l’Asie des
moussons, par exemple, n’a rien d’extraordinaire), jamais
l’atmosphère terrestre n’aurait pu fournir assez d’eau pour qu’un
grand pays, à plus forte raison toute la terre, fussent recouverts
jusqu’au-dessus des plus hautes montagnes. Le géologue anglais
Lyell l’a souligné en son temps et Suess, en 1883, montra que
l’événement rapporté par la Bible n’avait pu être que local et se
produire que dans un pays très plat.
L’impossibilité d’une inondation recouvrant toute la terre y
compris les plus hautes montagnes n’est plus discutée. Seuls
s’obstinent encore quelques esprits d’une intransigeante
orthodoxie. C’est ainsi qu’en 1899 un dictionnaire ecclésiastique
affirmait encore : « Nous devons nous en tenir à l’universalité
géographique du déluge, parce qu’elle nous a été révélée ! »
Faudrait-il croire aussi que le monde a été créé en sept jours et que
Noé a rassemblé dans son arche les millions de variétés animales et
végétales actuellement connues ? Comme si les récits les plus
anciens de la Bible perdaient de leur intérêt à être considérés
comme des traditions populaires particulièrement dignes
d’attention !
Certes, il est frappant de constater combien la tradition d’un
déluge universel est répandue à travers le monde. Sans doute, les
missionnaires chrétiens ont-ils contribué à cette diffusion, mais
cette explication est insuffisante. Car si cette action avait été aussi
profonde que certains l’ont cru, nous verrions d’autres traditions
légendaires, comme celles du paradis et du péché originel,
également répandues sur la terre — or, ce n’est pas le cas.
Sauf chez les Arabes, les Cafres et les Noirs (excepté les
Massaï), on retrouve partout des traditions très anciennes relatives
à une immense inondation. En 1891, Andree dénombra quatre-
vingt cinq légendes de cette espèce. Depuis lors, on en a découvert
bien d’autres, de telle sorte qu’on en connaît aujourd’hui plus de
cent. Si l’on écarte toutes celles qui peuvent avoir été inspirées par
des missionnaires, il en reste soixante-huit susceptibles d’être
considérées comme autochtones. L’Asie nous offre ainsi treize
récits différents du déluge, l’Europe quatre, l’Afrique cinq,
l’Australie et l’Océanie neuf, le Nouveau-Monde trente-sept, à
savoir seize en Amérique du Nord, sept en Amérique Centrale et
quatorze en Amérique du Sud. La durée de l’inondation varie de
cinq jours à cinquante-deux ans (chez les Aztèques). Dans dix-sept
cas, ce sont des averses qui ont provoqué l’inondation ; ailleurs, ce
sont des chutes de neige, la fonte des glaciers, des cyclones, des
orages, des tremblements de terre, des raz de marée. Chez les
Chinois, c’est un esprit malin, Kung-Kung, qui, dans un moment de
colère, donna un coup de tête qui ébranla l’une des colonnes du ciel
; le firmament s’écroula alors sur la terre entraînant des trombes
d’eau.
On a souvent tenté d’expliquer scientifiquement la possibilité
d’un déluge universel. Autrefois, on prenait à la lettre le récit du
premier Livre de Moïse. Aujourd’hui, on pense que l’existence de
nombreuses traditions locales quasiment identiques implique qu’à
un certain moment et presque partout sur la terre, d’immenses
inondations ont eu lieu. Mais ce n’est qu’une hypothèse et elle n’est
pas entièrement satisfaisante.
En 1894, un Russe d’origine allemande, Schwarz, publia un
copieux ouvrage où il cherchait à démontrer qu’une immense mer
intérieure, située autrefois en Asie Centrale, la mer Mongolique, de
4 000 kilomètres de long sur 1 400 de large, profonde de 2 000
mètres, s’était vidée brusquement, en 2297 ou 2357 avant Jésus-
Christ, à la suite d’un tremblement de terre ou de quelque autre
mouvement du sol, provoquant ainsi « le déluge » aussi bien à l’est
qu’à l’ouest. Cette thèse pourrait confirmer la tradition chinoise qui
signale une terrible crue du Hoang-Ho sous le règne de l’empereur
Yu. Mais elle ne saurait expliquer les récits rapportant un « déluge
» dans les autres parties du monde.
A l’époque où parut l’ouvrage de Schwarz, je tentai moi-même
d’établir un rapport entre le déluge et l’ère glaciaire, avançant
l’hypothèse que les précipitations accrues, causées par l’extension
des glaciers au Nord, auraient provoqué des inondations dans le
Sud plus tempéré. Mais on croyait alors que la période glaciaire
avait été relativement courte et que, de plus, elle était assez récente
; aujourd’hui, nos idées sur ce point sont toutes différentes. En
1894 également, Stentzel, se fondant sur la théorie de Falb des «
jours critiques », émit l’hypothèse suivante : en 3332 avant Jésus-
Christ, une perturbation survenue dans l’équilibre de la terre aurait
précipité les grands océans recouvrant alors l’hémisphère Nord sur
l’hémisphère Sud ; en l’an 7132 de notre ère, le phénomène se
reproduirait, mais en sens contraire, ainsi qu’il arrive tous les dix
mille cinq cents ans en liaison avec la précession des équinoxes. La
doctrine platonicienne des « âges de la terre » n’aurait pas d’autre
fondement, de même que la croyance, curieusement identique, des
anciens Aztèques au sujet des quatre âges de la terre. Dans le
Timée, Platon évoque entre autres la conviction des prêtres
égyptiens que le grand « torrent du ciel » (« ouranion rheuma »),
semblable à une épidémie, se déchaîne périodiquement sur
l’humanité. Mais toutes ces spéculations ne sont que des
amusettes, si séduisantes qu’elles apparaissent. La géologie n’a
jamais trouvé trace d’une inondation universelle qui aurait eu lieu
tout à fait au début des temps historiques ou tout à la fin de la
préhistoire. On peut en conclure qu’il n’y a pas eu de catastrophe
universelle à l’époque où les hommes se trouvaient déjà sur la
terre.
On a souvent affirmé que la rencontre de poissons et de
mollusques fossilisés dans les régions montagneuses et à une
grande altitude était un argument de poids, voire décisif, en faveur
de l’universalité du déluge. Certains récits du déluge mentionnent
expressément l’existence de ces fossiles, entre autres, les traditions
en vigueur chez les habitants des îles Samoa, des îles occidentales
de l’archipel de la Société et chez plusieurs tribus d’Esquimaux. A
Rome déjà, Apulée citait de telles découvertes pour expliquer
l’épisode de Deucalion, et Eusèbe, l’un des Pères de l’Eglise,
affirmait que les traces de poissons trouvées sur les hauteurs du
Liban constituaient une preuve certaine de l’authenticité du récit
biblique du déluge. Le Suisse Scheuchzer défendit encore en 1735
cette erreur manifeste. Aujourd’hui, on sait parfaitement à quoi
s’en tenir sur ces vestiges marins.
Ce fut Riem qui, en 1906, s’efforçant de mettre sur pied une
explication géophysique du déluge, exposa la théorie la plus
intéressante et la plus audacieuse. Il fit du déluge un phénomène
unique qui aurait frappé la terre tout entière au même moment et à
une époque géologique relativement récente, en tout cas à une épo-
que où les hommes peuplaient déjà notre planète. Sa théorie met
au premier plan l’aspect catastrophique de l’inondation, ainsi que
sa soudaineté, et accorde une grande importance à l’apparition
d’arcs-en-ciel quand les eaux commencèrent à se retirer. Ces arcs-
en-ciel sont, chose curieuse, évoqués par cinq récits partiellement
indépendants les uns des autres : la Genèse, le récit babylonien
(repris, en vérité, par la Genèse), les récits des Indiens, des
Lithuaniens primitifs et, enfin, des Massaï. Riem suppose que la
terre, avant le déluge, était entourée d’une éppisse et permanente
couche de nuages, comme c’est le cas aujourd’hui encore pour la
planète Vénus. Eu ce temps-là, la chaleur terrestre, la température
de l’atmosphère et son degré d'humidité s’équilibraient
mutuellement, maintenant sur toute la planète un climat égal,
chaud, humide, semblable à celui d’une serre, sans aucun
changement de saisons. Il s’évaporait plus d’eaux terrestres qu’il
n’en retombait sous forme de pluie, jusqu’au moment où, à la suite
du refroidissement progressif du globe, ces immenses masses
nuageuses se condensèrent et retombèrent sous forme d’intermi-
nables averses sur toute la surface du globe. Riem pense que ces
averses ont pu durer des mois sans perdre de leur intensité, étant
donné que l’humidité de l’atmosphère se renouvelait d’elle-même.
Ce n’est qu’après cette catastrophe que les hommes connurent le
soleil, la lune, l’arc-en-ciel, etc. Les conditions de vie sur la terre
changèrent du tout au tout.
Une chose est certaine : la hardiesse extrême de la théorie de
Riem ! Certains récits, aussi, la corroborent : la tradition
hellénique, par exemple, qui nous apprend que les premiers
habitants de l’Hellade, les Arcadiens, existaient « avant la création
de la lune », et la Bible elle-même, où l’on remarque que le soleil et
la lune ne sont créés qu’après la catastrophe ; enfin, les récits où il
est question d’arcs-en-ciel viennent à l’appui de l’hypothèse de
Riem. Mais il y a des objections, et qu’on ne peut passer sous
silence. La catastrophe, si elle avait eu lieu dans les conditions
avancées par Riem, aurait dû laisser des traces d’érosion
gigantesque sur les massifs montagneux, or ces traces n’existent
nulle part. De plus, l’hypothèse d’un climat égal et constant sur
toute la terre ne saurait déjà plus s’appliquer au tertiaire, puisque,
dès cette époque, on découvre ça et là des traces de déserts. Enfin,
cette hypothèse est en contradiction avec l’existence nettement
prouvée d’époques glaciaires durant le laurentien, le silurien et le
carbonifère. Il est donc difficile de croire à un « climat de serre »
régnant sur toute la terre avant le déluge. Pour finir, Riem ne nous
dit pas pourquoi l’Egypte et d’autres vastes régions d’Afrique ont
été épargnées par le déluge... D’ailleurs, sa théorie, au bout du
compte, n’a généralement pas été retenue.
Certes, il n’est pas invraisemblable qu’autrefois la terre ait été,
comme aujourd’hui Vénus, entourée d’une impénétrable couche de
nuages et que cette couche, en se déchirant, ait causé de profonds
bouleversements. Mais que cet événement ait eu lieu à une époque
géologique récente — il y a quelques dizaines de milliers d’années
—, quand l’humanité possédait déjà une certaine civilisation, voilà
qui est en contradiction, non seulement avec toutes les théories
existantes, mais ce qui est plus important, avec les faits.
Si la terre tout entière avait été submergée par quelque
immense inondation, celle-ci serait décelable, tout comme le sont
des périodes glaciaires. En l’absence de toute trace, il faut bien en
conclure que la submersion universelle n’a pas eu lieu. Aucun
fabricant d’hypothèse ne peut rien contre ce fait. Force est bien
d’admettre que toutes les traditions populaires évoquant de gigan-
tesques inondations sont nées d’événements purement locaux.
Dans le cas du récit biblique (qui, ici, nous occupe principalement),
on peut même estimer vérifiée cette affirmation, car aussi bien
l’ethnographie que des fouilles méthodiques ont apporté des
indices très précis concernant une terrible inondation qui ravagea
la Mésopotamie et dont le souvenir aurait précisément été
conservé par la Bible.
Nous avons déjà cité l’Anglais Willcox à propos du paradis
terrestre. Cet homme qui s’attacha passionnément à la remise en
état de la Mésopotamie ruinée par des siècles d’incurie turque,
s’intéressa aussi au problème du déluge. Dans sa conférence
d’Alexandrie, il avança des hypothèses fort séduisantes, mais très
fragiles, sur l’origine et l’ampleur du déluge. Selon lui, l’Euphrate
aurait rompu ses digues, inondant ainsi toute la plaine située en
aval dont aucun habitant ne survécut, animaux compris. La
rupture aurait eu lieu en un point situé près de l’actuelle
agglomération de Sakhlavia. Le niveau du fleuve dépassait à ce
moment-là de seize pieds la normale, ce qui explique la
submersion totale du bas pays. Noé, qui avait auparavant conçu
des doutes sur la solidité de la digue, aurait construit son arche en
prévision du désastre. Celle-ci lui permit de quitter sain et sauf la
région de l’actuelle Kerbela, où il avait ses foyers. Porté par les
flots, il parvint au pays de Gurna où l’Euphrate et le Tigre se
rapprochent le plus. Là, les eaux ayant baissé, l’arche s’échoua.
L’idée est intéressante, mais elle appartient plus à la « science
fiction » qu’à la science tout court, car toute une série de faits
historiques et géographiques ainsi que l’exégèse des textes la
contredisent.
Le récit biblique du déluge, qui fut rédigé sans doute autour de
600 avant Jésus-Christ, n’est nullement un texte original. C’est une
transposition fortement dramatisée d’anciennes légendes
babyloniennes et assyriennes. En 1872, près de Kujundjik, on a
retrouvé les vestiges de la bibliothèque royale de Ninive, entre
autres le texte d’une épopée babylonienne écrite en caractères
cunéiformes et datant de 2600 environ avant Jésus-Christ, connue
depuis sous le nom d’ « épopée de Gilgamesh ». La onzième
tablette de cette épopée nous montre le héros Gilgamesh se
rendant chez son aïeul Utnapishti qui lui fait le récit du déluge tel
qu’il l’a vécu. Utnapishti est le Noé babylonien : averti par un signe
de l’imminence de la catastrophe, il construit à temps un navire
semblable à l’arche biblique, où il se réfugie, lui et les siens, échap-
pant ainsi au désastre. Après sept jours de navigation, le navire
s’échoue sur le mont Nizir, à l’est du Tigre. Tout comme Noé,
Utnapishti lâche successivement une colombe, une hirondelle et un
corbeau pour savoir si les eaux se sont bien retirées. Le corbeau ne
revenant pas, il abandonne l’arche. L’épopée de Gilgamesh, dont
l’original se trouve à Londres au British Muséum, fut traduite par
Smith en 1876.
La version assyrienne du déluge ressemble beaucoup à celle de
Babylone. Le Gilgamesh assyrien s’appelle Izdubar, et Utnapishti,
le constructeur de l’arche, Hasis-Adra ou Xisuthros. Dans le récit
assyrien, la catastrophe est certes causée par la colère divine, mais
celle-ci n’entend anéantir que la seule ville de Chouroupak, qui se
situait à mi-chemin entre Hilleh et Bagdad, près de l’actuelle
colline de Abou-Habba. C’est la Bible qui a rajouté à ces traditions
primitives des détails aussi invraisemblables que l’extinction du
genre humain, la submersion des plus hautes montagnes, etc. Si
nous tenons compte de ces additions, nous pouvons en conclure
avec assez de certitude que la catastrophe a dû affecter les basses
terres du bassin de l’Euphrate et du Tigre. Et sans doute ne s’agit-il
même que du territoire avoisinant l’embouchure des deux fleuves.
Le mont Ararat, sur lequel s’échoua finalement l’arche biblique,
n’est pas du tout cette haute montagne d’Arménie, qui ne fut bap-
tisée ainsi que beaucoup plus tard, mais une toute petite éminence
située précisément dans cette région et qui portait ce nom.
Rappelons ici que Luther n’a pas traduit correctement le texte
original hébreu quand il écrit : « Je vais faire venir un déluge d’eau
», alors qu’il faut lire : « Je vais faire venir un déluge à partir de la
mer. » Cette rectification permit à Suess d’affirmer, dès 1883, que
le déluge fut un violent raz de marée du golfe Persique consécutif à
un tremblement de terre.
Ce raz de marée, qui sont des inondations par la mer, omt, de
tout temps, été très fréquents, bien que leurs causes exactes
demeurent souvent inconnues. Ainsi, le 21 juillet 365, un flux
violent ravagea les côtes de la Méditerranée orientale à la suite
d’un séisme sous-marin. Plus récemment, des catastrophes
analogues furent provoquées par le tremblement de terre de
Lisbonne (1er novembre 1755) et par l’effondrement du volcan de
Krakatoa dans l’archipel de la Sonde (27 août 1883). Des cyclones
ou des orages peuvent avoir des effets semblables : le golfe du
Bengale nous en a donné plus d’un exemple. Ainsi, dans la nuit du
12 octobre 1737, Calcutta et l’embouchure du Gange et du
Brahmapoutre furent ravagées par un violent cyclone ; en 1800, ce
fut au tour de l’embouchure du Kistna. Ces cyclones soulevèrent de
véritables raz de marée qui submergèrent les régions côtières. Le
1er novembre 1876, à l’embouchure du Brahmapoutre, le flux
ravagea plus de 8 000 kilomètres carrés et coûta la vie, selon le
gouverneur sir Richard Temple, à 250 000 personnes. La
destruction, le 28 octobre 1724, du port péruvien de Callao par un
raz de marée d’origine sismique qui fut fatal à presque tous ses
habitants, les ravages causés par un phénomène identique à la ville
chilienne de Concepcion et à son port de Talcahuana le 20 février
1835, la destruction du port nord-américain de Galveston par une
tempête le 8 septembre 1900, autant d’exemples de « déluges »
locaux, comme il peut en survenir à tous moments. En cent
quarante ans, de 1737 à 1876, dans le seul golfe du Bengale, cent
douze cyclones plus ou moins violents ont causé la mort de plus de
500 000 personnes.
C’est un événement semblable qui eut lieu sans doute il y a 6
000 ans le long du cours inférieur du Tigre et de l’Euphrate. Le
texte babylonien et le récit biblique évoqueraient un raz de marée
accompagné d’un tremblement de terre et qui remonta le pays en le
ravageant, alors qu’une inondation causée par le fleuve serait
venue à sa rencontre. Quand la Bible nous dit : « Les sources du
grand abîme jaillirent », elle fait allusion à un fait souvent vérifié :
des nappes d’eau souterraines transformées en geysers par un
tremblement de terre. Si le Noé babylonien, Utnapishti, atterrit
avec son arche sur le mont Nizir, son parcours à partir de
l’embouchure des deux fleuves fut de deux cent soixante kilomètres
à l’intérieur des terres.
Mais on a fait assez récemment une importante constatation :
en effectuant des fouilles sur l’emplacement d’Ur, Wolley découvrit
des traces non équivoques d’une gigantesque inondation qui
pourrait bien avoir été le déluge. Une immense couche de limon, de
six cents kilomètres sur cent cinquante, en témoigne : la région où,
autrefois, l’Euphrate et le Tigre se jetaient séparément dans le golfe
Persique, subit un raz de marée de sept mètres de haut et l’on
comprend que, dans ce pays plat, « tout ce qui avait souffle de vie
et qui était sur la terre sèche mourut ». Pour qu’un phénomène
comme celui-là fût aussi meurtrier que le dit la Bible, il fallait un
pays effectivement sans relief et presque au niveau de la mer.
L’existence de quelques petits monticules eût suffi à réduire
considérablement les pertes en vies humaines ; une arche même
eût été inutile.
Si tel fut l’événement, eh bien, ce fameux déluge a été surpassé
par bien d’autres catastrophes semblables au cours des temps. Ce
sont des vagues non de sept, mais de douze et de quatorze mètres,
qui s’enfoncèrent en 1737 et en 1876 dans les deltas du Gange et du
Brahmapoutre. A Lisbonne, en 1755, le flot dévastateur s’éleva à
vingt mètres, et à Krakatoa, en 1883, il atteignit même trente-six
mètres de haut. Le déluge, en vérité, fut peu de chose en
comparaison.
Les esprits pieux, qui croient que le déluge fut une catastrophe
sans commune mesure avec aucune autre, n’admettent pas l’hypo-
thèse de Wolley : la couche de limon ne saurait être un vestige du
déluge, le raz de marée que cette couche suppose étant par trop «
insignifiant » ! Or, tout dépend du point de vue où on se place : les
habitants des basses terres de Mésopotamie, qui furent surpris par
des vagues de sept mètres où ils se noyèrent, ne jugèrent
certainement pas l’événement « insignifiant » et les rares
survivants en firent spontanément une catastrophe cosmique.
Certes, dans le golfe Persique, tremblements de terre et raz de
marée sont plus rares que dans le golfe du Bengale ou sur les côtes
d’Extrême-Orient, ou dans le golfe du Mexique et aux Antilles.
Mais il y en a eu néanmoins : le 1er mai 1769, Bagdad et plusieurs
agglomérations de Mésopotamie furent ravagées par un ouragan
accompagné d’une pluie « diluvienne » et de grêle, tandis qu’une
secousse tellurique détruisait de nombreuses maisons. En octobre
1842, un cyclone causa plus d’un naufrage dans le golfe d’Aden et
se répercuta jusqu’au golfe Persique où l’île de Bahrein fut ravagée.
D’autre part, il est possible que la Bible renferme effectivement
deux récits du déluge, car l’épisode de la Création semble bien faire
allusion à un déluge dans les deux versets suivants : « Dieu dit :
Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul
lieu et que le sec apparaisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec
terre, et il appela l’amas des eaux mers. » Depuis les travaux du
théologien bâlois de Wette, la critique biblique estime que l’Ancien
Testament présente deux récits du déluge fondus l’un dans l’autre :
un plus ancien, de tradition « jahviste », datant du IXe siècle avant
Jésus-Christ, et l’autre de tradition « élohiste », datant du VIe
siècle, ce qui permet de résoudre certaines contradictions, ainsi la
durée même du déluge qui est tantôt de quarante, tantôt de cent
cinquante jours.
Nous avons aujourd’hui toutes raisons de croire qu’une
submersion universelle, anéantissant tout le genre humain, n’a
jamais eu lieu. Ce dont nous parle la Genèse ne désigne qu’une
inondation locale, d’exceptionnelle ampleur, vraisemblablement
causée par un raz de marée consécutif à un séisme dans le golfe
Persique, et qui eut pour théâtre les terres avoisinant l’embouchure
du Tigre et de l’Euphrate.
Certes, le déluge biblique est historique. Mais le récit de la
Genèse comporte des exagérations manifestes comme toutes les
traditions populaires. Le déluge a certainement eu lieu avant le
troisième millénaire avant Jésus-Christ, puisque l’épopée de
Gilgamesh date de cette époque-là ; peut-être même a-t-il eu lieu
au début du quatrième millénaire, puisque les nombreux
documents qu’on possède de Babylone, d’Ur, etc., et qui remontent
jusqu’à 3 800 avant notre ère, n’en font jamais mention.
L’historien babylonien Berossus, qui vécut au IIIe siècle avant
Jésus-Christ, place l’événement 36 000 années avant Alexandre le
Grand, mais les Anciens ont souvent jonglé avec les chiffres les
plus invraisemblables quand il s’agissait de dater des événements.
Berossus indique aussi que quatre-vingt-six rois ont régné sur
Babylone avant le déluge, en tout pendant 34 091 années, la durée
de chaque règne variant de trois cents à mille cinq cents ans ! Le
grand âge des patriarches bibliques, de Mathusalem entre autres,
nous donne un autre exemple de ces fantaisies mathématiques.
Point n’est besoin de dire que ces chiffres n’ont aucune valeur. On
peut situer le déluge de façon plausible, aux alentours de l’an 4000
avant Jésus-Christ et les résultats des fouilles paraissent confirmer
cette date.
En somme, les travaux les plus récents sur le déluge n’ont fait
que confirmer les conclusions auxquelles Suess était parvenu dès
1883 :

1. Le phénomène naturel connu sous le nom de déluge a eu lieu


sur le cours inférieur de l’Euphrate ; il a consisté en une
submersion de toutes les basses terres mésopotamiennes.
2. Sa cause fut essentiellement un séisme assez violent qui eut
pour théâtre le golfe Persique.
3. Il est probable qu’au moment des secousses les plus fortes,
un cyclone venant du sud sévit dans le golfe.
4. Aucune tradition ne permet d’affirmer que le raz de marée
qui eut lieu sur le cours inférieur du Tigre et de l’Euphrate ait
dépassé cette région, voire ait submergé toute la terre.

Force est d’admettre que des événements semblables au déluge


de la Bible se répètent plusieurs fois chaque siècle un peu partout
sur la terre. Depuis le déluge biblique, l’humanité a subi quelque
deux cents catastrophes aussi terribles et même souvent bien
davantage.
3
Ur
« Et il les fit sortir d’Ur en Chaldée pour aller au pays de
Chanaan. Ils vinrent jusqu’à Charan et ils y habitèrent. »
Ur dut sa première célébrité à ce verset de la Bible qui y place
la patrie d’Abraham. Puis, pendant longtemps, on n’en sut rien de
plus. Pietro délia Valle en découvrit bien les ruines en 1625, mais
sans soupçonner leur identité. En 1835, Fraser, passant par là, n’y
vit rien d’intéressant. Ce fut en 1850 que lord Loftus y regarda de
plus près, et, en 1853, sir Henry Rawlinson réussit à identifier ces
ruines grâce aux inscriptions trouvées sur place. Taylor entreprit
alors des fouilles sur l’emplacement même de la ville, sans grands
résultats toutefois. Il fallut attendre 1918 pour que des recherches
systématiques et fructueuses fussent effectuées. Si bien
qu’aujourd’hui nous connaissons l’histoire d’Ur et cette histoire
nous a ménagé plus d’une surprise.
Ur ou Ur-kassdim (Ur-en-Chaldée) a été, jusqu’à preuve du
contraire, l’Etat le plus ancien du delta de l’Euphrate.
L’embouchure de ce fleuve était, au temps des Assyriens, fort
éloignée de celle du Tigre : c’est le limon qui, en se déposant dans
le delta, a fait ensuite avancer beaucoup le rivage. Mais, autrefois,
l’Euphrate arrosait Ur, et les navires, le remontant depuis son em-
bouchure, jetaient l’ancre devant une véritable métropole
maritime, dont les restes, aujourd’hui, se trouvent en plein désert,
près d’une agglomération nommée El-Maair, à mi-chemin entre
Bagdad et les rives du golfe Persique, tandis que le fleuve passe à
quinze ou vingt kilomètres de là.
L’histoire d’Ur commence avec le quatrième millénaire avant
Jésus-Christ. Elle est à peu près contemporaine de l’histoire de
l’Egypte ainsi que des civilisations récemment découvertes au
Proche-Orient et dans la vallée de l’Indus, qui sont considérées
comme étant les plus anciennes de l’Antiquité. Partis de l’Indus, les
Sumériens arrivèrent sur l’Euphrate, et, là, ils bâtirent la ville d’Ur
dont ils ne tardèrent pas à faire une puissante cité. Or les fouilles
révélèrent que la civilisation sumérienne, florissante dès le
quatrième millénaire avant notre ère, devait, à ce moment-là, avoir
déjà derrière elle une longue histoire ! Ces Sumériens possédaient
une technique très avancée de la construction. Ils entretenaient
une armée puissante et instruite. Leurs méthodes commerciales
n’avaient presque rien à envier aux nôtres : ils tenaient
comptabilité et leur commerce extérieur poussait ses antennes
jusqu’aux rivages indiens du Malabar. Sayce signale dès 1897 : «
Des relations commerciales unissaient Babylone à un peuple de
langue aryenne vivant dans le bassin de l’Indus. » Or cette
civilisation de l’Indus nous est connue aujourd’hui grâce aux
découvertes sensationnelles de sir John Marshall à Mohenjo Daro
et à Harappa et celles-ci confirment entièrement l’existence du
commerce pratiqué par les marins sumériens sur les côtes
indiennes dès la plus haute antiquité. Ce qui explique ce fait
extraordinaire qu’en 3 000 avant Jésus-Christ, on s’y servait de
tablettes d’argile pour y inscrire des textes. Enfin, on a découvert
de somptueuses tombes royales, où avaient cependant eu lieu des
sacrifices humains, qui remontent à 3500. Le premier roi d’Ur
aurait été un certain Urbagas.
Quant à l’art de construire des Sumériens, il avait atteint un
haut degré de raffinement. Des habitations de deux étages ont été
dégagées, avec salle de séjour, salle de réception, cuisine,
buanderie, et des communs comprenant treize ou quatorze pièces
groupées autour d’une cour intérieure. Abraham, émigrant à
Chanaan, quitta certainement un pays de haute civilisation pour
une région beaucoup plus primitive. Winckler attribue ce départ à
un motif religieux : selon lui, Abraham aurait été le fondateur d’un
mouvement spiritualiste essentiellement monothéiste, dont
l’existence était incompatible avec le culte rendu à la Lune par les
Sumériens.
Le début de l’apogée d’Ur remonte donc à 4 000 ans avant
Jésus-Christ. Cette opulente civilisation atteignit le point
culminant de sa puissance politique sous la troisième dynastie,
entre 2300 et 2170 avant notre ère. Cette prospérité se prolongea
jusqu’au XIXe siècle avant Jésus-Christ. Ur fut alors conquise par
Hammourabi, puis détruite après une tentative de soulèvement,
vraisemblablement vers 1885 avant Jésus-Christ. Par la suite, Ur
ne joua plus un rôle politique important, mais le pays conserva
pendant un assez long temps un certain bien-être. C’est vers le
milieu du VIe siècle que sonna l’heure de la catastrophe :
l’Euphrate dut sans doute changer brusquement de ht et cesser
d’arroser la ville. La contrée ne fut plus irriguée et le désert se mit à
l’envahir. Ur fut abandonnée. L’oubli le plus complet eût été son
lot, si la Bible n’en avait fait mention au sujet de l’origine
d’Abraham.
Les inscriptions découvertes à Ur sur de nombreuses tablettes
d’argile n’ont pu encore être déchiffrées. Elles nous réservent
sûrement de passionnants renseignements sur cette civilisation,
vieille de plus de 5 000 ans, pour le jour où nous en aurons
découvert le secret. Parmi les objets précieux trouvés par les
chercheurs, l’une des plus belles pièces est le fameux poignard d’or,
admirablement travaillé, qu’on découvrit dans une tombe royale.
Ces objets ne le cèdent d’ailleurs en rien à ceux qu’on possède de
l’ancienne Egype et qui datent à peu près de la même époque.
4

Le Secret de la grande pyramide


« Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent
! » lança Bonaparte à ses soldats avant de les envoyer au combat
contre les mameluks, le 21 juillet 1798. Des édifices élevés de main
d’homme et qui sont pratiquement intacts après 5 000 ans, voilà
qui n’existe nulle part sur la terre sauf en Egypte. Telles sont les
pyramides, entre autres la plus grande et la plus célèbre, celle du
pharaon Chéops.
Chéops fut le premier pharaon de la IVe dynastie et régna aux
alentours de l’an 3000 avant Jésus-Christ, mais les dates exactes
de son règne ne sauraient être précisées. Certains égyptologues
penchent pour le faire régner plusieurs siècles avant 3000, d’autres
plusieurs siècles après. Hérodote, qui séjourna en Egypte en 450
avant Jésus-Christ pour y réunir la documentation nécessaire à ses
Histoires, signale que cent mille ouvriers ont travaillé pendant
vingt ans à la construction de la grande pyramide. Une lime oubliée
entre deux pierres de l’édifice, et découverte le 26 mai 1837, prouve
en outre qu’à cette époque-là, les outils en fer météorique étaient
déjà utilisés.
Nombre d’édifices égyptiens, surtout les édifices religieux et,
entre autres, les quelque cent trente pyramides existantes,
présentent de remarquables particularités. Ils sont orientés selon
les quatre points cardinaux et certains détails de leur construction
évoquent avec précision les connaissances astronomiques de
l’époque. Mais il n’y a là rien de surprenant, car le monde antique
nous en donne de fréquents exemples. Toutefois, la pyramide de
Chéops possède une architecture où l’astronomie occupe une place
considérable. Ses quatre faces sont orientées vers les quatre points
cardinaux avec une stupéfiante précision. L’écart est insignifiant :
trois minutes et trente-trois secondes ! Si, aujourd’hui, l’arête sud
est de vingt centimètres plus longue que l’arête nord (230,25
mètres) — différence d’ailleurs infime — c’est que l’ensoleillement
plus direct de la face sud a fait se dilater les pierres. Il est certain
qu’à l’origine, la base formait un carré rigoureusement parfait.
Ces constatations ont permis de reconstituer avec assez de
précision les connaissances astronomiques et mathématiques des
constructeurs. Mais, en général, les égyptologues se sont montrés
plus que réticents dans ce domaine et ils n’ont jamais vu d’un bon
œil les profanes de l’égyptologie flairer les secrets que renfermerait
la grande pyramide. Leur hostilité à l’égard de tous les «
théoriciens de la pyramide » avec leur « mystique des nombres »
est toujours restée très vive. Ils n’ont pas ménagé leurs flèches aux
« sottises pyramidales », pour parler comme l’un d’eux. A les en
croire, les pyramides ne dissimulent aucun secret : ce sont de
simples édifices bâtis avec les moyens primitifs des anciens
Egyptiens. Ainsi la grande pyramide n’aurait jamais été que le tom-
beau du premier pharaon de la IVe dynastie, Chufu pour les
Egyptiens, universellement connu sous le nom hellénique de
Chéops.
Mais tant pis pour les égyptologues ! Car, depuis plus d’un
siècle, les arguments se sont accumulés qui indiquent que la
grande pyramide, contrairement aux autres, est plus qu’un simple
tombeau. D’illustres astronomes comme Herschel ont étudié la
situation et les dimensions de cet édifice, et ils ont eu force
imitateurs. A vrai dire, le zèle de ceux-ci a parfois plus nui à la
manifestation de la vérité objective qu’il ne l’a favorisée, car
certains ont prétendu y faire des découvertes sensationnelles,
affirmant y retrouver des connaissances scientifiques que nous-
mêmes, à 5 000 ans de distance, venions à peine d’acquérir ! Oui, il
est certain qu’on a publié beaucoup de sottises sur la pyramide.
Mais ce n’est pas une raison pour tout rejeter en bloc.
Egyptologues et « théoriciens de la pyramide » y sont, les uns et les
autres, allés trop fort : les premiers ont nié trop systématiquement,
les seconds ont voulu trop découvrir de secrets.
Certes, la pyramide de Chéops est et reste le plus remarquable
et le plus mystérieux des édifices du monde. A l’origine, elle
totalisait 2 521 000 mètres cubes : au bout de 5 000 ans
d’existence, elle en a encore 2 352 000. C’est là un fait unique de
longévité. Mais, de plus, aucune des cent trente pyramides n’a de
dimensions plus importantes, aucune ne présente une telle per-
fection de formes, ni une telle précision dans l’exécution, si bien
que, même avec tout notre progrès technique, nous ne saurions
faire mieux que ses constructeurs. C’est pourquoi la remarque faite
par Eyth à ce propos paraît fort judicieuse : « Ce serait folie de
croire qu’un édifice aussi colossal n’ait eu d’autre raison d’être que
d’abriter le sarcophage d’un seul homme. »
Contrairement aux autres pyramides, beaucoup plus petites et
plus banales, et qui lui sont d’ailleurs postérieures, celle de Chéops
ne renferme pas la moindre inscription, aucun portrait, aucune
momie, aucun objet ayant servi d’offrande funéraire. La chambre
souterraine, creusée dans le rocher servant de soubassement à l’en-
semble, est inachevée, le sol en est brut et raboteux. Le sarcophage
de la chambre dite du Roi est vide, sans couvercle, sans la moindre
inscription ou indication sur sa destination originelle. Il est donc
plus que probable que cette immense construction soit plus qu’un
simple tombeau. Qui sait si les astronomes et les mathématiciens,
venus un peu en profanes à la pyramide n’en ont pas plus pénétré
les secrets que les égyptologues chevronnés ?
Parmi les connaissances scientifiques déduites de l’architecture
de la grande pyramide, relevons la valeur exacte jusqu’à cinq
décimales du nombre « pi » et la longueur de l’année solaire à un
millième de jour près. Certes, on ne saurait refuser à priori aux
prêtres de l’ancienne Egypte la possession de telles connaissances
qu’ils gardaient d’ailleurs secrètes. Mais, d’autre part, soulignons
qu’il n’est plus possible de connaître tout à fait exactement les
dimensions initiales de l’édifice malgré tout rongé par 5 000 ans de
tempêtes de sable. Or cette connaissance exacte serait nécessaire
pour calculer avec certitude des données mathématiques où un
centimètre, voire un millimètre peuvent avoir leur importance. Ces
problèmes mathématiques à propos de la pyramide n’en sont pas
moins passionnants. Certains égyptologues ont d’ailleurs
involontairement contribué à les justifier. Ainsi Borchardt estime à
146,6 mètres la hauteur initiale de la pyramide, aujourd’hui haute
de 137 mètres. Les côtés de la base mesurent chacun 230,348
mètres.
Que l’on divise maintenant le périmètre total de la base, soit
921,392 mètres, par la hauteur de 146,6, on obtient effectivement
la valeur de deux « pi » à très peu de chose près. Mais si la hauteur
initiale, évidemment difficile à mesurer aujourd’hui avec une
exactitude absolue, fut de 146,67 mètres (au lieu de 146,6 mètres),
la division précédente nous donne exactement deux « pi ».
Comment voir là un pur hasard ? Le moins qu’on en puisse
conclure est qu’il convient de réserver son jugement.
La grande offensive des savants en faveur d’une interprétation
mathématique et astronomique de la pyramide commença en 1859
et fut conduite par l’Anglais Taylor qui avait étudié la question
pendant trente ans. L’astronome écossais Piazzi Smyth prit la suite
et poussa plus loin encore les recherches. En Allemagne, un
écrivain qui était en même temps un savant, Max Eyth, fit œuvre
de vulgarisateur, révélant au public les secrets scientifiques de la
pyramide de Chéops et publiant même un roman à ce sujet. Mais
Eyth ne fit pas qu’écrire un roman. Il séjourna plusieurs années en
Egypte (1863 - 1866), à l’époque même de Piazzi Smyth (qui a servi
de modèle à l’un des personnages du roman). Le 14 juin 1901,
devant la société de mathématiques et d’astronomie de la ville
d’Ulm, Eyth exposa les résultats obtenus par Smyth. Notons la date
: Eyth mit ainsi plus de trente-cinq ans à approfondir et à vérifier
la théorie de Smyth sur la pyramide. C’est dire le sérieux de ses
recherches et de ses propres conclusions :
Eyth est convaincu que la pyramide prouve une connaissance
du nombre « pi » jusqu’à cinq décimales, soit 3,14159. C’est peut-
être aller un peu loin, mais même si la division du périmètre de la
pyramide par sa hauteur ne donne « pi » qu’avec deux décimales,
Eyth n’eut pas tort de dire que « cet édifice imposant est la
quadrature du cercle résolue en pierres ». D’autre part, impossible
d’attribuer au hasard que les arêtes latérales de la pyramide
correspondent exactement aux quatre points cardinaux ; cette
disposition est d’ailleurs fréquente dans les édifices religieux des
anciens Egyptiens. Mais il y a beaucoup mieux : le seul passage par
où les chambres intérieures de la pyramide communiquent avec
l’extérieur affecte une pente quasiment impraticable de vingt-six
degrés dix-huit minutes et dix secondes. Voilà qui apparaît à
première vue incompréhensible. Mais l’énigme se dissipe si on
admet avec Smyth et Eyth que cette anomalie a pour raison d’être
une donnée astronomique de grande importance. La pyramide est
située en effet par vingt-neuf degrés cinquante-huit minutes et
vingt-deux secondes de latitude nord. Comme la galerie d’entrée se
trouve exactement dans la direction nord-sud, cette galerie indique
donc la direction du pôle Nord du ciel. L’écart n’est que de trois
degrés quarante minutes et douze secondes. Mais cet écart lui-
même n’est pas dû au hasard. A l’époque où la pyramide fut
construite, le pôle céleste était invisible, comme il l’est encore
aujourd’hui, mais l’étoile polaire, c’est-à-dire l’étoile Alpha de la
Petite Ourse, était distante du pôle céleste de deux fois... trois
degrés quarante minutes et douze secondes ! Dès lors, au moment
de sa culmination inférieure, c’est-à-dire à son passage sur le
méridien du lieu, on pouvait l’apercevoir de l’intérieur de la
pyramide en se tournant vers l’entrée, et cette observation était
même possible de jour, car il suffit pour cela de se trouver au fond
d’une profonde galerie où ne pénètre absolument aucun rayon de
soleil. Il est pratiquement inconcevable que le hasard seul ait
présidé à cet ensemble impressionnant de coïncidences.
L’intention ne fait pas de doute, car il n’y avait qu’une seule
probabilité sur 100 000 ou 1 000 000 que l’entrée de la pyramide
correspondît exactement avec la direction du pôle céleste moins ce
léger écart qui permettait d’observer depuis l’intérieur la
culmination de l’étoile polaire. Une telle probabilité est en pratique
égale à zéro.
Or ces constatations, difficiles à nier, nous conduisent avec une
implacable rigueur à plusieurs conclusions d’ordre chronologique.
L’époque où fut construite la pyramide de Chéops n’a pu être
déterminée jusqu’à présent, quoiqu’on en ait beaucoup discuté. Les
estimations effectuées depuis un siècle et demi vont de 5 000 à 2
000 ans avant Jésus-Christ. L’égyptologie actuelle n’est pas très
fixée sur ce point. La plupart des spécialistes placent le règne de
Chéops au XXVIIe siècle avant l’ère chrétienne. En 1947, Quiring
me signala par contre que les dates les plus probables de ce règne
étaient 3197-3135. Mais l’accord est loin d’être fait : Borchardt
situe les quatrième, cinquième et sixième dynasties entre 3400 et
2700 avant Jésus-Christ, ce qui donnerait pour Chéops, premier
souverain de la quatrième, le XXXIVe siècle, alors que Scharff
s’efforce, non sans peine, de faire commencer l’histoire égyptienne
tout entière avec la période sothiaque qui débute au XXVIIIe siècle.
Mais si la galerie d’entrée de la grande pyramide a été orientée
effectivement d’après la culmination inférieure de l’étoile polaire, il
est impossible de placer le règne de Chéops durant le troisième
millénaire avant Jésus-Christ. Car au XXVIIIe siècle, l’étoile
polaire était à moins d’un degré du pôle céleste. Les astronomes
Kohlschütter et Schaub, de l’observatoire de Bonn, ont calculé sur
ma demande qu’une culmination inférieure de l’étoile polaire à
trois degrés quarante minutes et douze secondes du pôle céleste a
eu lieu deux fois avant notre ère, soit en 3380 et en 2065. Eyth prit
parti pour le xxn' siècle, exactement pour l’an 2160 que Herschel
avait déjà obtenu d’après ses propres calculs. Mais cette opinion
n’a pas été retenue, car elle rétrécit singulièrement l’histoire de
l’ancienne Egypte, la quatrième dynastie ne commençant ainsi
qu’en 2160 ou 2065, alors que l’invasion des Hyksos sous la
quinzième dynastie dut avoir lieu vers 1700 avant Jésus-Christ.
Borchardt, qui s’appuie essentiellement sur la chronologie de
Manéthon, fait débuter la dynastie inaugurée par Chéops entre
3840 et 3310. Or c’est durant ce laps de temps, c’est-à-dire au
XXXIVe siècle, que l’étoile polaire s’est approchée pour la première
fois à trois degrés quarante minutes et douze secondes du pôle
céleste. L’argument est solide pour placer à cette époque-là le
règne de Chéops. Si l’on considère d’autre part les résultats des
fouilles les plus récentes, on constate que la civilisation babylo-
nienne, celle d’Ur, de Mohenjo Daro et d’Harappa, remontent bien
à 4 000 ans avant Jésus-Christ ; il serait donc étonnant que la
civilisation égyptienne, considérée depuis un siècle et demi comme
la plus ancienne, fût au contraire beaucoup plus récente que celles
du Proche-Orient. On a vu qu’en dépit des publications fantaisistes
sur les « secrets » de la grande pyramide, on ne conteste plus
aujourd’hui à ses architectes d’avoir été des astronomes avertis. La
pyramide fut moins un tombeau qu’un observatoire et peut-être
une académie scientifique de prêtres. Il y a donc toutes les chances
qu’elle ait été bâtie effectivement au début du XXXIVe siècle, seule
date désormais plausible.
On ne voit pas pourquoi la plupart des égyptologues actuels —
contrairement à beaucoup de leurs devanciers du XIXe siècle — se
refusent avec tant d’obstination à faire remonter l’histoire de
l’ancienne Egypte jusqu’aux quatrième et cinquième millénaires
avant Jésus-Christ. La civilisation babylonienne, celle du cours
supérieur de l’Indus, sans parler de celle des anciens Mayas d’Amé-
rique Centrale, fleurissaient déjà — on en a la preuve — au
quatrième, voire au cinquième millénaire avant l’ère chrétienne.
S’il est à peu près certain que les traditions des Mayas mentionnent
des événements sidéraux exceptionnels remontant au neuvième
millénaire avant Jésus-Christ, pourquoi les prêtres égyptiens
n’auraient-ils pas disposé de traditions aussi anciennes pour
nourrir leur ésotérisme ? L’égyptologue anglais Petrie l’admet et,
dans un texte récent, a fait remonter l’avènement du premier
pharaon, Manès, à l’an 4326 avant Jésus-Christ. Enfin, il existe une
indication donnée par Hérodote, et qu’il n’a pu inventer, sur
l’ancienneté des connaissances astronomiques des prêtres
égyptiens : « Ils (les prêtres égyptiens) affirment, dit-il, que le
soleil s’est levé deux fois au point où il se couche actuellement et
s’est couché deux fois au point où il se lève aujourd’hui. » C’est
clair : il s’agit là du phénomène appelé « précession des équinoxes
». En effet, notre planète parcourt, axe penché, le trajet de son
orbite, et cet axe, visant tour à tour des points successifs autour
d’une position moyenne, revient à son point de départ au bout de
25 827 ans. Si Hérodote est à prendre au pied de la lettre, cela
prouverait donc que l’astronomie égyptienne remonte à 50 000
ans ! Même si l’observation du ciel par les prêtres égyptiens ne
remonte pas aussi loin, elle s’étendit nécessairement sur de nom-
breux millénaires, sinon la précession n’aurait pu être calculée. Les
Grecs ne la découvrirent qu’en 150 avant Jésus-Christ. Mais on sait
que les Babyloniens la découvrirent de bonne heure, comme ils
connurent un certain nombre de phénomènes astronomiques qui
ne purent avoir lieu qu’à l’époque qu’il est convenu d’appeler « ère
des Gémeaux », de 6500 à 4300 avant Jésus-Christ, quand la
constellation des Gémeaux coïncidait avec le point vernal de
l’année solaire. Rien n’empêche de penser que les anciens
Egyptiens eurent aussi de très bonne heure la connaissance de ce
phénomène, grâce à une longue observation du monde astral,
d’autant plus que le zodiaque du temple de Denderah, qui ne date
que des derniers siècles avant Jésus-Christ, indique précisément
les Gémeaux comme étant le signe du | printemps. Seule
conclusion possible : la science du nionde sidéral des prêtres
égyptiens remonte elle aussi à l’ère des Gémeaux ! Et l’idée de
placer la construction de la grande pyramide au XXXIVe siècle
avant Jésus-Christ n’a plus rien d’invraisemblable ni de stupéfiant.
5

Stonehenge et le
Pays des Hyperboréens
Stonehenge est certainement la construction préhistorique la
plus impressionnante et la plus célèbre de toute l’Europe. Ce
vestige unique se trouve dans le sud de l’Angleterre, près de
Salisbury, non loin de la route de Londres à Bristol. Telles quelles,
ces ruines nous en imposent encore.
L’ensemble des monolithes revêt une forme circulaire. Trente
menhirs, hauts de 4 mètres sur 1,25 mètre à 2,50 mètres de large,
formaient un cercle de 88 mètres de diamètre. A l’intérieur de ce
cercle se trouvait disposé un autre cercle de quarante-neuf
menhirs, plus petits, mais mesurant toujours de 1,50 mètre à 1,80
mètre de haut. Les blocs verticaux du cercle extérieur étaient reliés
les uns aux autres par de massifs linteaux de pierre. Cinq énormes
trilithes, disposés en fer à cheval et constitués par deux menhirs
verticaux reliés l’un à l’autre par un linteau, se dressaient à
l’intérieur des deux cercles précédents. Plus au centre encore, et
toujours en fer à cheval, une nouvelle rangée de blocs plus
petits entouraient la pierre d’autel horizontale, point central de
tout le dispositif. A l’extérieur du grand cercle, à une distance de 30
mètres, s’élevait un menhir isolé, dit « pierre astronomique »,
parce que placé en un point où, dit-on, il y a 4 000 ans, un
observateur placé près de la pierre d’autel voyait se lever le soleil à
l’aube du solstice d’été.
Un fossé circulaire de 114 mètres de diamètre entourait
l’ensemble et, à quelque distance de ce fossé, un autre fossé de
menhirs délimitait une sorte de piste large de 106 mètres et de 2,7
kilomètres de circonférence.
Ces blocs de pierre impressionnants ont évidemment provoqué
de bonne heure l’étonnement admiratif des hommes. Les auteurs
anglais du Moyen Age évoquent Stonehenge à plusieurs reprises en
se faisant l’écho des nombreux récits fantastiques auxquels ces
menhirs ont, de tout temps, donné heu. Geraldus Cambrensis écrit
au XIIe siècle : « Autrefois se trouvait en Irlande un formidable
amas de pierres, appelé la danse des Géants, parce que des géants
auraient amené ces blocs de pierre depuis les régions d’Afrique les
plus éloignées, puis entassé dans la plaine de Killarney non loin de
Castel Naas, et l’on admirait à la fois le poids énorme de ces blocs
et leur harmonieuse disposition. Selon une tradition anglaise, le roi
Aurelius Ambrosius aurait fait transporter d’Irlande ces pierres en
Grande-Bretagne avec l’aide de l’enchanteur Merlin. »
Geoffroy de Monmouth, toujours au XIIe siècle, reproduit une
tradition analogue. En 1575, Camden estime que Stonehenge est un
monument funéraire. En 1620, Inigo Jones y voit un temple
romain et John Aubrey, en 1665, un sanctuaire druidique. Stukeley
fut le premier à affirmer, en 1724, que l’entrée de Stonehenge est
orientée d’après le soleil et son imagination débordante y vit
l’œuvre de prêtres égyptiens fugitifs. Bien d’autres explications en
ont été données par la suite et Barclay, en 1895, réunit toute la
littérature écrite jusqu’à cette date sur ce sujet.
Que ces assemblages de pierres aient un caractère religieux n’a
jamais été discuté. Et, sans doute, l’importance de ce sanctuaire de
Stonehenge fut-elle même exceptionnelle, car, si la plupart des
pierres sont des blocs de grès extraits de carrières voisines,
d’autres blocs ne peuvent provenir que des monts Prescellys situés
à 300 kilomètres de là. Ce sont les diabases, ou pierres bleues, dont
le poids est si considérable que leur transport sur une aussi grande
distance pose une énigme technique. Gowland écrit à ce sujet : «
Beaucoup de ces blocs de pierre sont étrangers au pays, mais cela
n’a rien de surprenant, parce qu’ils ont pu être apportés par des
glaciers. » On estime aujourd’hui que ces pierres ont dû être
amenées par eau ou, plus simplement encore, qu’elles proviennent
tout de même de quelque carrière voisine disparue depuis.
L’ancienneté de ce sanctuaire remonte, selon les uns, à 1 000,
selon les autres, à 1 500 et jusqu’à 4000 ans. C’est cette dernière
hypothèse qui semble la plus probable. Montelius a établi que ces
blocs géants n’ont pu être travaillés qu’à l’aide d’outils de pierre,
dont on a retrouvé des exemplaires dans les innombrables
tombeaux découverts aux environs de Stonehenge et qui sont cer-
tainement contemporains du sanctuaire.
Les intempéries n’ont pas épargné Stonehenge. L’une des plus
grandes pierres se serait écroulée peu avant 1574 et une autre en
1620. Le quatrième trilithe s’effondra le 3 janvier 1797 et un autre
le 31 décembre 1900. Le bloc connu sous le nom de « long stone »
tomba le 2 novembre 1911. Mais, en dépit de ces dégradations
successives, on peut se faire une idée très précise de ce que fut le
monument entier.
Les spécialistes ne s’accordent guère sur sa raison d’être exacte.
A l’origine, on y a vu surtout un haut lieu consacré au culte du
soleil. Les travaux scientifiques modernes, ceux de Fergusson en
1872, de Petrie en 1880, concluent pareillement. Mais Lockyer, en
1906, combattit cette hypothèse avec passion, affirmant que
Stonehengue fut simplement un observatoire préhistorique. Ce qui
était peut-être excessif, mais Spengler, en 1937, tomba dans l’excès
inverse en soulignant qu’ « aucun être raisonnable » ne saurait
parler d’observatoire à propos de Stonehenge. En fait, cette
construction doit bien avoir eu quelque rapport avec le culte
antique du soleil. Aujourd’hui encore, le 21 juin, jour du solstice
d’été, une fête populaire, dont l’origine remonte dans la nuit des
temps, se déroule à Stonehenge. Lockyer le signale expressément :
« Suivant une antique coutume, la population de Salisbury et des
localités environnantes se réunit à cet endroit le jour du solstice
d’été pour y assister au lever du soleil. » Kierkebusch estime de son
côté : « La coutume qui veut que la population du pays aille en
pèlerinage à Stonehenge le jour du solstice et y célèbre une fête »
apporte « un argument décisif à l’appui de l’hypothèse d’un temple
religieux».
Or, chez les peuples anciens, observations astronomiques et
cérémonies religieuses souvent ne faisaient qu’un. Seuls, les
prêtres observaient les astres et ces observations étaient en soi des
actes religieux. Schuchhardt préfère le mot de « sanctuaire » à
celui de « temple » et, sans doute, a-t-il raison au sens strict.
D’ailleurs, « observatoire » n’est pas exhaustif non plus. Mais ces
nuances ne sont de mise que dans les ouvrages scientifiques.
Schuchhardt ne nie pas que Stonehenge ait servi à la fois au culte
et à l’observation de l’astre solaire. Mais il pense que, le jour du
solstice, ce n’était pas le lever, mais le coucher du soleil que l’on y
contemplait, contrairement aux coutumes de presque tous les
peuples connus. Car il estime que Stonehenge fut surtout un lieu
consacré au culte des mots, d’où le symbole représenté par le
couchant. Schuchhardt tire argument de l’existence de 483
tonneaux, datant du début de l’âge du bronze et dénombrés à
moins de deux milles à la ronde autour de Stonehenge qui serait
ainsi un temple « dédié aux ancêtres ». L’existence de la piste
circulaire évoquée plus haut paraîtrait confirmer cette thèse, s’il est
vrai, comme le croit Schuchhardt, que cette piste servait à des
courses de chars. L’Iliade ne nous apprend-elle pas qu’Achille
organisa des courses pour célébrer la mémoire de Patrocle ? Qu’il
en ait été de même à Stonehenge n’aurait rien d’extraordinaire.
En vérité, l’hypothèse de Schuchhard — un sanctuaire dédié
aux ancêtres — et celle admise généralement d’un sanctuaire dédié
au dieu solaire Borvon, où, chaque solstice, le peuple se réunissait
pour y observer, sous la direction du prêtre et avec l’aide de la «
pierre astronomique », le lever du soleil, ces deux hypothèses ne
s’excluent nullement. Stonehenge a pu être un sanctuaire servant
au culte du soleil et à la commémoration des morts.
Schuchhardt a d’ailleurs fait une constatation extrêmement
curieuse : des ressemblances assez précises existent entre
l’architecture de Stonehenge, type même du tombeau circulaire, et
celle du célèbre bâtiment également circulaire de Mycènes, plus
récent de trois à quatre cents ans.
D’autre part, si l’on admet que Stonehenge fut, à l’instar de
beaucoup d’autres constructions préhistoriques, un sanctuaire
celte dédié au soleil, on est amené à faire des rapprochements
historiques du plus haut intérêt.
C’est ainsi que nous lisons dans Diodore citant un texte
d’Hécatée d’Abdère : « En face du pays des Celtes existe, à peu de
distance vers le nord, une île au moins aussi grande que la Sicile.
Ses habitants s’appellent les Hyperboréens parce qu’ils échappent
aux atteintes du vent du nord... Il y a sur cette île un bois sacré de
toute beauté, dédié au soleil, ainsi qu’un temple étrange de forme
circulaire... Tous les dix-neuf ans, quand le soleil et la lune
retrouvent leur position l’un par rapport à l’autre, Apollon fait son
entrée dans l’île... Les rois de cette île, qui ont aussi la garde du
bois sacré, descendent de Borée et s’appellent pour cette raison des
Boréades. »
Diodore fait là une allusion très claire à la Grande-Bretagne.
Nilson le souligna déjà en 1866. Quant au temple de forme
circulaire, il y a d’autant plus de chances qu’il s’agisse de
Stonehenge que ce sanctuaire dédié à Borvon, dieu solaire des
Celtes, paraît bien avoir été le haut lieu de tout le peuple celte. Car
il est plus que probable que, les jours de grande fête, les Celtes de
Gaule passaient la Manche pour se rendre en pèlerinage à
Stonehenge.
Quant à ce nom d’ « Hyperboréens », en voici sans doute
l’origine : quand les commerçants de Massilia, ou Marseille,
remontaient le Rhône pour se rendre, via la Manche, soit en
Cornouailles, soit dans les îles Cassitérides, patrie du précieux
étain, ils remarquaient que le mistral, ce vent du nord qui les
affectait cruellement, diminuait à mesure qu’ils approchaient de la
Manche. Bien mieux : il n’y avait plus de vent du tout sur la côte
méridionale de l’Angleterre, où le climat est particulièrement doux,
surtout aux abords de l’île de Wight et de la ville de Bournemouth.
La côte sud-occidentale de l’Angleterre, située sur le cinquante et
unième parallèle, connaît en effet des hivers beaucoup plus
agréables que la ville de Marseille située sur le quarante-troisième
et la végétation y est presque subtropicale. On mentionna donc
l’existence de ce peuple favorisé qui, « au-delà du vent du nord » —
d’où le nom « d’Hyperboréens » — connaissait un climat
exceptionnel. Il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la légende
des Hyperboréens qui a donné lieu à mainte divagation.
Diodore signale d’autre part la visite d’Apollon aux
Hyperboréens tous les dix-neuf ans. Reuter a raison de rapprocher
cette indication du cycle lunaire qui dure effectivement dix-neuf
ans, et il ajoute : « On peut admettre que l’indication donnée par
Diodore sur la grande année lunaire des Hyperboréens... se
rapporte à une observation astronomique notée par Pythéas dans
son ouvrage sur l’ “ Okeanos »
Mais ce n’est pas tout :
Il existe un autre texte relatif au temple élevé par les
Hyperboréens au dieu du soleil et qui consiste en une belle et
poétique description d’une cérémonie religieuse, due à Elien le
Sophiste. Il y est question de cygnes chantants (Cygnus musicus)
et de leurs rapports avec le sanctuaire de Stonehenge. Car le cygne
chantant est une exclusivité de la faune des îles Britanniques et des
pays d’Europe riverains de l’Atlantique-Nord. Dans le sud de
l’Europe, et spécialement en Grèce, n’existe que le cygne ordinaire,
bien muet celui-là (Cygnus olor). Par conséquent, ce récit concerne
bel et bien l’Angleterre :
« Les cygnes tournoient autour du temple et le nettoient en
quelque sorte de leurs ailes. Puis ils se posent dans la cour du
temple qui est très grande et très belle. Quand les pèlerins
entonnent leurs hymnes habituels et que les joueurs de cithares
font retentir leurs accords, de véritables nuages de cygnes
accourent et ces oiseaux, se posant autour du sanctuaire,
accompagnent de leurs chants les hymnes sacrés. Ces oiseaux, qui
ressemblent à autant d’enfants de chœur ailés, célèbrent ainsi par
leurs chants la divinité pendant toute la journée. »
Tout n’est certes pas à prendre à la lettre dans ce récit
poétique, mais il reste qu’un temple mystérieux dédié au dieu du
soleil Borvon s’élevait dans un pays où existaient des cygnes
nordiques. D’autre part, les Grecs hellénisaient volontiers les noms
étrangers ou tout au moins les assimilaient à leurs vocables
familiers : Borvon leur rappela Boreo et ils en conclurent, un peu
rapidement il est vrai, que les rois de Grande-Bretagne
descendaient de Borée parce qu’ils demeuraient « au-delà du vent
du nord ».
Dès 1790, Wernsdorf présuma que les récits relatifs aux
Hyperboréens, à leur culte du soleil et à leurs cygnes chantants ne
faisaient que reprendre d’anciennes traditions historiques du cycle
celtique, bien antérieures en fait au récit d’Hécatée. Le poète Alcée,
qui vécut autour de 600 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire peu après
la fondation de Marseille, nous a laissé le fragment d’un poème où
l’on voit Apollon quitter les Hyperboréens et regagner son
sanctuaire de Delphes sur son char attelé de cygnes : « Quand
Apollon fut né, Zeus lui remit la lyre et l’envoya à Delphes dans un
char attelé de cygnes. Les Delphiens entonnèrent le péan et les
chœurs des vierges rassemblées autour du trépied supplièrent le
dieu de revenir enfin de chez les Hyperboréens. »
L’origine nordique de la légende apparaît dans d’autres détails
encore. Ne disait-on pas des Hyperboréens qu’après avoir vécu
longtemps dans le bonheur, ils mettaient eux-mêmes fin à leur
existence en se précipitant dans la mer du haut de quelque rocher.
Cette coutume exista réellement, si l’on en croit de vieilles tra-
ditions germaniques.
Le fait qu’originellement, le mythe des Hyperboréens naquit
des relations commerciales de l’Antiquité avec les pays nordiques
fut déjà pressenti par Welcker voici un siècle. Celui-ci affirma que
tous les récits mentionnant les peuples « au-delà du vent du nord »
lui paraissaient liés à l’importation de l’ambre. Il ne se trompa pas,
sauf sur l’objet de ce commerce : ce n’était pas l’ambre, mais l’étain
qu’on recherchait chez les Hyperboréens. Le savant suédois Nilson
reconnut en 1866 que l’île citée par Hécatée ne pouvait être que
l’actuelle Angleterre. Crusius affirme que la légende des Hyper-
boréens fut rapportée par les marins argiens et corinthiens au
retour de leurs voyages commerciaux dans « l’extrême ouest ».
Bien que les îles Britanniques aient joué un rôle important dans le
commerce méditerranéen dès 2000 avant Jésus-Christ, Crusius
fait erreur, car les récits sur les Hyperboréens sont tous postérieurs
aux voyages entrepris par les commerçants de Massilia pour
gagner l’Angleterre via la Gaule.
Une remarque s’impose ici : on a souvent cherché à découvrir
dans Hésiode et Homère ce qu’on savait de leur temps au sujet des
îles Britanniques. Or, il paraît bien que les descriptions faites par
Homère du pays des Cimmériens et des sources de l’Océan
reposent précisément sur ce qu’on savait à l’époque, quoique
confusément, des îles Britanniques. Homère connaissait l’étain qui
est cité six fois dans l’Iliade et toujours comme un métal très
précieux. L’étain antique apparut en Méditerranée dès 2 000 avant
Jésus-Christ. Il servait à fabriquer le bronze dont la demande était
alors très forte, et provenait essentiellement des pays d’Europe
occidentale, de Bretagne (où les gisements furent épuisés de bonne
heure), d’Irlande et des îles Britanniques, principalement de
Cornouailles, où l’étain était encore au Moyen Age une source de
richesse.
On crut autrefois que l’étain utilisé dans l’Antiquité par les pays
méditerranéens venait du Proche-Orient, mais c’est inexact.
Quiring souligne qu’il n’existait aucune mine d’étain en Asie
Mineure et dans le Caucase, et les gisements de Perse étaient
ignorés encore au temps d’Hérodote. Certes, des paillettes d’or et
d’étain furent découvertes de très bonne heure dans les cours d’eau
d’Espagne et l’exploitation en fut entreprise sans doute dès le
début du troisième millénaire avant Jésus-Christ, peut-être même
avant dans le sud de l’Espagne. Mais cette production espagnole
fut toujours insuffisante. Les artisans de la fabrication du bronze se
mirent à la recherche de sources plus abondantes et, pour cela,
passèrent la mer. Dès 2 000 avant Jésus-Christ, ils connurent donc
les riches gisements de Bretagne ainsi que ceux des îles
Britanniques qui, par la suite, devinrent leurs fournisseurs les plus
importants. L’Espagne fut, pour toute l’Antiquité méditerranéenne,
le pays du bronze par excellence. Le métal ouvré dans la péninsule
Ibérique trouvait amateurs non seulement en Egypte dès avant
l’époque dynastique, mais aussi dans tout le Proche-Orient. Le
bronze espagnol contribua beaucoup à animer les échanges
méditerranéens et longtemps ce furent les Crétois qui assurèrent
les transports. Des archéologues anglais ont, d’autre part,
découvert que les gisements d’étain de Cornouailles furent décelés
et exploités au début du deuxième millénaire avant notre ère.
On peut donc admettre sans risque d’erreur que l’étain des
pays d’Europe occidentale parvint en Méditerranée via l’Espagne
aux environs de 2000 avant Jésus-Christ. Les allusions d’Homère
au pays de l’étain s’éclairent du même coup. D’autre part, les
inscriptions commerciales de l’Egypte primitive citent l’étain
comme un produit venant exclusivement de l’Ouest et qui fut
parfois même entreposé dans les ports égyptiens pour être expédié
plus loin en Orient, vers l’Arabie et les rivages indiens. Pline
signale, en effet, que l’Inde ne possède pas d’étain et qu’elle s’en
procure en l’échangeant contre des perles et des pierres précieuses!
Schuchhardt a pu établir que la première apparition du bronze,
d’un bronze il est vrai encore imparfait, date de 2500 avant Jésus-
Christ : ce bronze est celui de la statue du pharaon égyptien Pepi.
Par conséquent, même en ces temps reculés, des relations
commerciales unissaient l’Egypte et l’Europe occidentale via
l’Espagne et, dans tous les cas, les îles Britanniques furent bien le
grand fournisseur d’étain des pays méditerranéens de l’Antiquité.
Aujourd’hui, de nombreux savants, de toutes disciplines,
admettent sans discussion que le 'mythe des Hyperboréens et les
textes relatifs à Stonehenge se rattachent étroitement à ces
échanges commerciaux. Le géographe Sieglin, le préhistorien
Schuchhardt et le philologue Philipp s’accordent sur ce point. Moi-
même, dans un travail précédent paru en 1928, ai montré l’erreur
de César affirmant que les habitants des rivages gaulois ne savaient
rien des îles Britanniques. Les Gaulois se refusèrent tout
simplement à livrer à un étranger des informations sur leurs
relations commerciales. Car le trafic sur la Manche entre Celtes
insulaires et continentaux dut être très actif, beaucoup d’indices
nous le confirment.
La thèse de Schuchhardt identifiant le pays des Hyperboréens
avec le sud de l’Angleterre paraît donc aujourd’hui vérifiée. Et
Nilson a raison aussi en soulignant combien le « temple
magnifique » évoqué par Hécatée ressemble au sanctuaire de
Stonehenge, car, dit-il, « il est impossible d’inventer avec autant
d’exactitude ».
Montelius a insisté sur la profonde impression faite par les
ruines de Stonehenge sur les touristes. Les liens qui unissent ce
sanctuaire aux légendes et aux mythes sacrés de la Grèce antique
ne font qu’augmenter l’attrait de ces pierres vénérables.
Affirmer que l’Hellade classique a eu ne serait-ce qu’une vague
notion de l’existence de l’Angleterre aurait été qualifié autrefois de
saugrenu. On crut longtemps, en se trompant d’ailleurs, que les
Phéniciens avaient entretenu des lignes régulières sur les mers du
nord et de l’ouest de l’Europe et que, par conséquent, ils avaient
aussi abordé en Grande-Bretagne. Mais on pensait que les Grecs de
l’époque d’Homère ignoraient tout des pays de l’Europe
occidentale. On est, par la suite, revenu sur toutes ces erreurs.
Après que Voss, dès 1804, eut affirmé que certains paysages de
l’Odyssée ont certainement eu leur modèle en Grande-Bretagne, on
découvrit que Pythéas, au IVe siècle avant Jésus-Christ, ne fut
nullement l’ « inventeur » de l’Angleterre et César son brillant
second.
En fait, plus de 1 000 ans avant Homère, les îles Britanniques
jouaient déjà un rôle en Méditerranée orientale et ces relations,
consistant en la fourniture d’importantes matières premières, se
poursuivirent sans interruption durant l’Antiquité historique, bien
que la littérature ne nous en donne que de rares témoignages. De
tous les monuments préhistoriques où l’on discerne le jeu de ces
influences réciproques, Stonehenge est de loin le plus important et
le plus intéressant. Ce fut un sanctuaire consacré au soleil et au
culte des morts et il servit à des cérémonies religieuses comme à
des observations astronomiques.
En 1900 d’abord, puis en 1921, on chercha à remédier à la
dégradation progressive de cette construction plus que vénérable.
Des blocs écroulés furent redressés et d’autres, qui branlaient,
consolidés. Ceux qui restent aujourd’hui debout bénéficient de la
même protection que les monuments historiques.
6
Sodome et Gomorrhe
« Alors l’Eternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe
du soufre et du feu, de par l’Eternel. Il détruisit ces viles, toute la
plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre... Et
voici que s’éleva de la terre une fumée, comme la fumée d’une four-
naise. »
Les commentateurs ont souvent cherché à élucider le mystère
de cette catastrophe qui eut pour théâtre la Palestine primitive. Des
pluies de feu ou de soufre n’accompagnent jamais les
tremblements de terre ou les éruptions volcaniques. Et pourtant
l’événement est historique, car les historiens païens eux-mêmes le
mentionnent. Ainsi Strabon écrit en l’an 20 après Jésus-Christ : «
Les traditions rapportées par les habitants qui assurent que, jadis,
treize villes prospéraient dans cette contrée sont dignes de foi ; on
dit même que les murailles de Sodome, la cité principale, existent
encore et qu’elles mesurent soixante stades de circonvallation. Le
lac sortit de son lit à la suite d’un grand tremblement de terre et
vomit du bitume bouillant mêlé à de l’eau sulfureuse, tandis que du
feu jaillissait et que les flammes calcinaient les rochers. Les villes
s’enfoncèrent partiellement dans le sol ou furent abandonnées par
les habitants frappés de panique.» La description de Strabon est en
fait plus proche de la réalité que celle de la Genèse, nous ne
tarderons pas à le voir. Mais Strabon ne fut pas le seul écrivain grec
à connaître l’événement : Ptolémée ne l’ignora point puisqu’il
appelle la mer Morte : Sodomorum lacus, et Philon en parle
également.
Chez les Romains, Tacite évoque ainsi, dans ses Histoires, la
destruction de Sodome : « Non loin de la mer Morte s’étendent des
plaines qui furent autrefois fertiles et où s’élevaient de grandes
villes. Mais celles-ci, dit-on, furent frappées de la foudre...
J’admets volontiers qu’autrefois des villes célèbres furent dévorées
par le feu du ciel. » L’historien Flavius Josèphe mentionne de son
côté la catastrophe.
Enfin, le Coran lui-même fait allusion à l’événement. Témoin
ce verset : « Il renversa aussi les villes détruites et ce qu’elles
recouvraient les recouvrit à leur tour. »
Il ne s’agit donc en aucune façon d’une légende forgée de toutes
pièces. Mais la nature exacte de cette catastrophe et la région de
Palestine où elle eut lieu vont désormais nous occuper.
Un passage de la Bible relatif à une époque antérieure à la
destruction des villes signale que les cinq « rois de Sodome,
Gomorrhe, Hadama, Séboïm et Zoer, s’étaient réunis dans « la
vallée de Siddim qui est maintenant la mer Salée », pour y mener
une guerre en commun. Cette « mer Salée » est sans aucun doute
la mer Morte dont la teneur en sel est très élevée. Les apocryphes
nous précisent en outre que « le feu tomba » sur les cinq villes
précitées et que leur emplacement dévasté « fume encore en signe
d’opprobre ». Sodome, Gomorrhe, Séboïm et Hadama furent
détruites : seule la « petite » ville de Zoer, où Loth se serait réfugié,
fut épargnée.
On peut donc se demander si réellement quatre villes furent
rayées de la carte du monde. Sodome était certainement la plus
importante. C’est d’ailleurs de Sodome seulement qu’il va être
question ici. Il n’est pas certain en effet, que Gomorrhe, toujours
citée avec Sodome, fût le nom d’une ville, mais seulement d’une
plaine avoisinante, également submergée, car le sens étymologique
du mot est « plaine recouverte par les eaux ».
Nous pouvons admettre sans plus que la cause immédiate de la
catastrophe fut un tremblement de terre. Mais la pluie de feu et de
soufre ?
On songe tout d’abord à un volcan qui serait entré en éruption.
Les environs de la vallée du Jourdain et de la mer Morte sont
riches en volcans éteints dont le moins célèbre n’est pas le mont
Tabor. Mais tous ces volcans sont muets depuis des dizaines et des
dizaines de milliers d’années. Que l’un d’eux se soit réveillé brus-
quement au début des temps historiques est théoriquement
possible. Un événement géologique aussi récent aurait toutefois dû
laisser des traces faciles à retrouver par les géologues. Lave et
produits éruptifs de toute nature devraient subsister si une
éruption avait eu lieu au début du deuxième millénaire avant
Jésus-Christ. Or, dans toute la région, on n’en trouve pas la
moindre trace. On peut donc affirmer, avec les moindres risques
d’erreurs, qu’aucun événement volcanique n’a eu lieu il y a 4 000
ans en Palestine.
Afin de résoudre cette contradiction entre les textes et les
données de la géologie, Gunkel et Edouard Meyer crurent que la «
légende » de la destruction des deux villes avait son berceau en
Arabie, d’où elle serait passée en Palestine. Mais cette hypothèse ne
mène à rien. La tradition biblique mentionne avec trop de
précision la « mer Salée » dont elle fait le point de repère de son
récit. Et puis il n’y a pas en Arabie de volcan en activité. Si des
éruptions isolées eurent lieu en 1256 ou 1276 près de Médine, en
1824 sur l’île Saddle, en 1834 sur le djebel Tair, etc., leur ampleur
fut toujours limitée et aucune preuve n’existe que, depuis les temps
historiques, une catastrophe volcanique de quelque importance ait
eu lieu en Arabie.
C’est Blanckenhorn qui a résolu l’énigme par ses recherches
effectuées sur place : la mer Morte se serait formée partiellement à
l’époque tertiaire à la suite de l’effondrement du « fossé est-
africain ». L’écorce terrestre s’effondra du lac Nyassa à la Syrie,
donnant naissance à de nombreux volcans, aux grands lacs
africains, à la mer Rouge, à la mer Morte, au lac de Génésareth, dit
aussi de Tibériade. A l’origine, celui-ci ne faisait qu’un avec la mer
Morte, mais, dans ce climat désertique, du fait de l’évaporation
constante des eaux, le lac et la mer finirent par se séparer, tandis
qu’augmentait leur teneur en sel.
La mer Morte est, avec la mer Caspienne et le lac Baïkal, la plus
profonde dépression continentale de l’écorce terrestre. Le fond de
la mer Morte se trouve à 793 mètres au-dessous du niveau de la
Méditerranée, et la surface de ses eaux se trouve elle-même, du fait
de l’évaporation, à 394 mètres au-dessous du niveau méditer-
ranéen. La mer Morte mesure aujourd’hui 78 kilomètres de long,
17 de large et 399 mètres de profondeur. Comme aucun grand
fleuve, hormis le Jourdain, n’y déverse ses eaux, sa teneur en sel
est six fois plus forte que celle des océans. Aucun poisson ne peut
donc y subsister et les pêcheurs ne hantent pas ses rives ; aucun
bateau ne la parcourt. Son nom de « mer Morte » est, par
conséquent, tout à fait justifié.
Mais la mer Morte qui naquit de l’effondrement du sol à
l’époque tertiaire était moins étendue qu’aujourd’hui. Elle s’arrêtait
à la hauteur de la presqu’île actuelle d’El-Lisan située sur son
littoral sud-est. Cette première mer Morte atteignait donc les cinq
sixièmes de celle que nous connaissons, et c’est aujourd’hui la
partie la plus profonde de la dépression. Quant à la partie
méridionale, située au-dessous de la presqu’île d’El-Lisan, elle est
beaucoup plus récente et sa profondeur varie de 1 à 6 mètres au
maximum. Cette région ne fut donc submergée que tardivement.
Au début des temps historiques, elle était encore habitée et
comprenait plusieurs localités.
Cet effondrement fut évidemment d’origine sismique et c’est ce
séisme qui dut détruire Sodome et Gomorrhe. Blanckenhorn nous
dit à ce sujet : « Le sol de la partie méridionale de l’actuelle mer
Morte s’effondra brusquement. Des failles s’ouvrirent,
engloutissant les villes ou les faisant positivement se retourner
dans les profondeurs de la terre, de telle sorte que la mer Morte put
recouvrir tout le pays... On ne saurait songer sérieusement à
l’éruption d’un volcan sous les pieds des Sodomites pas plus qu’à
une inondation de lave incandescente. »
Mais un simple séisme, si violent fût-il, provoquant
l’affaissement de toute une région que les eaux viennent ensuite
submerger, ne rend pas compte du récit biblique dans ce qu’il a de
plus frappant : la pluie de feu et de soufre. Mais ce problème
annexe est aujourd’hui résolu comme l’autre.
Le pays de la mer Morte est riche en sources thermales,
sulfureuses et carboniques, en puits de bitume et d’asphalte, qui
sont autant de témoins de l’intense activité volcanique du sous-sol
environnant. Ainsi, sur la rive méridionale de la mer Morte, il
existe une source fréquemment visitée par les touristes tant est
forte son odeur sulfureuse, et une ancienne tradition populaire,
peu digne de foi, prétend qu’en raison de la puanteur de cette
source, les oiseaux évitent de survoler la mer Morte.
Ces constations nous conduisent à donner plus de poids à la
description de Strabon qu’au récit biblique. Il n’y eut pas sur
Sodome une « pluie » de feu et de soufre : des failles du sol
jaillirent toutes sortes de gaz qui ne tardèrent pas à s’enflammer,
d’où le feu et la fumée qui recouvrirent toute la région. « Et voici
que s’éleva de la terre une fumée comme la fumée d’une fournaise
», reconnaît la Bible, et sans doute est-ce exact.
Cette interprétation a reçu une éclatante confirmation en juillet
1927. Une forte secousse se fit sentir au nord-est de la mer Morte,
près de Zerka, et un nuage de fumée, semblable à celui qu’évoque
la Bible, s’éleva dans les airs. Les gaz jaillirent du sol exactement
comme ils durent le faire il y a 4 000 ans.Ilss’enflammèrent
presque aussitôt et une odeur de soufre se répandit dans
l’atmosphère.
En 1929, le Père Mallon et l’archéologue René Neuville,
effectuant des fouilles pour le compte de l’institut biblique du
Vatican, mirent au jour à six kilomètres du rivage nord-est de la
mer Morte, près de Tel Gessul, une ville antique datant de l’âge du
bronze et qui témoignait d’une très haute civilisation. Des
habitations, de vastes entrepôts de blé, des bijoux artistement
travaillés et incrustés de perles, de nacre et de pierres précieuses,
ainsi que des fragments d’une écriture jusqu’à présent inconnue
furent découverts par les deux chercheurs. Cette ville dut être
détruite par un gigantesque incendie vers l’an 2000 avant Jésus-
Christ. Comme on ignorait tout d’une telle ville à cet endroit de
l’ancienne Palestine, l’idée surgit évidemment qu’on était tombé
sur les ruines de Sodome. Mais cette hypothèse ne saurait être
retenue. En raison d’abord de la chronologie : la destruction de
Sodome doit être plus récente que celle de la ville découverte à Tel
Gessul. Les théologiens catholiques eux-mêmes l’admirent bientôt.
Car la Bible rappelle trop expressément que là où se trouvaient
Sodome et Gomorrhe « s’étend maintenant la mer Salée ». Le
rivage nord-est de la mer Morte servit donc d’emplacement à une
ville dont le nom ne nous est pas parvenu, mais Sodome et
Gomorrhe n’ont pu s’élever qu’à l’endroit actuellement recouvert
par la partie méridionale de la mer Morte. Il est, en effet, établi que
Zoer, où se réfugia Loth, était située au sud-est de la mer Morte, en
un endroit que Flavius Josèphe connut encore. Or, Zoer fut
nécessairement située au voisinage immédiat de Sodome qui, par
conséquent, ne saurait être cherchée ailleurs qu’au sud de la mer
Morte.
La tradition biblique nous fournit encore un autre argument à
l’appui de cette théorie : la femme de Loth, fuyant la catastrophe,
se retourna malgré la défense de Dieu et, pour sa punition, fut
changée en statue de sel. L’explication de cet épisode est facile. Le
rivage méridional de la mer Morte est parsemé de rochers de sel,
aux formes bizarres et changeantes sous l’influence du vent et des
phénomènes atmosphériques. Avec un peu d’imagination,
beaucoup de ces blocs de sel ressemblent à des silhouettes
humaines ou animales. L’un d’entre eux, qui ressemblait sans
doute à une statue de femme, servit de support à l’histoire de la
femme de Loth. Aujourd’hui encore, les Arabes, à qui l’imagination
ne fait jamais défaut, désignent un rocher de sel, le djebel Usdum
(« Usdum » étant la déformation arabe de Sodome), comme étant
« la femme de Loth ». Ce trait de la tradition biblique, quelle qu’en
soit d’ailleurs l’explication, prouve en tout cas que, seule, la rive
méridionale entre ici en ligne de compte et non la région nord-est
du pays. La science et l’histoire sont d’accord : le problème de
Sodome et de Gomorrhe peut être considéré comme résolu.
Pour finir, signalons, sous toute réserve, une hypothèse
d’ailleurs invérifiable. Si la disparition de Sodome et de Gomorrhe
fut effectivement la conséquence d’un affaissement de la croûte
terrestre, la possibilité existe que cette catastrophe eut lieu en
même temps que le grand bouleversement volcanique qui affecta
l’archipel des Santorin dont nous parlerons au chapitre suivant.
Les deux événements datent à peu près de la même époque, soit la
première moitié du deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Des
secousses telluriques ou volcaniques sur un point du globe en
provoquent souvent d’autres ailleurs. La distance qui sépare les
Santorin de la mer Morte n’est pas si grande qu’une liaison entre
les deux événements soit exclue. Mais la preuve est impossible à
fournir. Seule subsiste une possibilité, assez fragile d’ailleurs.
7

Les Ténèbres d’Égypte


Quand le peuple d’Israël voulut quitter l’Egypte, le pharaon n’y
consentit qu’après toute une série de calamités, dont Moïse le
frappa, lui et son peuple. La plupart des « plaies » dont parle la
Bible sont, de toute évidence, des catastrophes qui fondirent
effectivement sur l’Egypte au cours de son histoire, parfois même à
plusieurs reprises : les sauterelles, les moustiques, les grenouilles,
la variole et la peste ont souvent dévasté la vallée du Nil. La grêle
aussi y est fréquente et il arrive même que les eaux du Nil
ressemblent à du sang en raison des grandes quantités de
poussière de sable qui se mélangent à ses eaux. Mais l’une des
plaies d’Egypte apparaît rebelle à toute explication : ce sont les «
épaisses ténèbres » qui recouvrirent soudain l’Egypte, si épaisses
qu’ « on ne se voyait pas les uns les autres et (que) personne ne se
leva de sa place pendant trois jours ».
Que faut-il entendre par là ? Les ténèbres qui marquèrent la
mort du Christ ne durèrent que trois heures, celles d’Egypte
persistèrent pendant trois jours. Il ne saurait donc être question
d’une éclipse. On a dit que des nuages de sable soulevés par le vent
du désert auraient provoqué ce long obscurcissement. Mais pareil
phénomène, courant en Egypte, n’a rien d’une effroyable calamité.
Et puis ces nuages de sable ne cachent jamais tout à fait le soleil. Il
convient donc de chercher ailleurs la nature de ces ténèbres.
L’événement eut lieu certainement au cours du séjour assez
long des Israélites en Egypte. Il a pu aussi lui être antérieur et son
souvenir être assez durable pour que les Israélites en entendissent
abondamment parler. N’évoque-t-on pas encore aujourd’hui, au
Connecticut, un obscurcissement quasi total qui intervint le 19 mai
1780 et ne fut jamais expliqué! S’il ne s’agissait pas d’un pays
chaud et sec comme l’Egypte, on songerait à un brouillard
exceptionnellement épais et persistant, du genre du « fog »
londonien. Mais le climat égyptien ignore les brouillards.
Un obscurcissement aussi total que le dit la Bible n’est
provoqué que par les grandes éruptions volcaniques. Les émissions
de fumée et de cendres assombrissent alors complètement
l’atmosphère sur des centaines de milliers de kilomètres carrés.
Pline nous apprend que la célèbre éruption du Vésuve du 24 août
79, qui détruisit Herculanum et Pompéi, fut marquée par un
obscurcissement qui atteignit Misène, sur l’autre rive du golfe de
Naples, et ces ténèbres étaient si épaisses qu’elles ressemblaient «
non à une nuit d’automne nuageuse et sans lune, mais à l’obscurité
d’un lieu clos où l’on vient d’éteindre la lampe ».
On en connaît d’autres exemples. La violente éruption du
volcan Conseguina au Nicaragua dura du 23 au 27 janvier 1835 et
causa un obscurcissement total de quarante-trois heures.
L’éruption du Krakatoa le 27 août 1883, provoqua la formation
d’un nuage de cendres de 60 kilomètres de haut, visible à 700
kilomètres et qui obscurcit l’atmosphère sur une étendue de 750
000 kilomètres carrés. Mais tous les records furent battus le 10
avril 1815 par le volcan Temboro situé dans la partie septentrionale
de l’île de Sumbawa dans l’archipel de la Sonde. Le fracas de
l’éruption fut entendu à une distance équivalente à celle de Naples
à Koenigsberg, et, à Gresik, soit à 600 kilomètres du foyer vol-
canique, l’obscurité fut plus dense que par une nuit sans étoiles. A
Solo et à Djojakarta, à 850 kilomètres du volcan, la clarté du jour
fit place à la nuit. A 1 050 kilomètres, le soleil était encore voilé par
une épaisse nuée. Pendant trois jours, un espace aussi vaste que la
France et le Bénélux réunis demeura plongé dans les ténèbres.
(Cette durée de trois jours est fréquemment mentionnée dans le
cas de ces ténèbres insolites et il est remarquable que même le récit
de la Bible ne fasse pas exception.) En juin 1912, dans l’Alaska, le
volcan Katmai, de 2 100 mètres d’altitude, connut l’une des plus
violentes éruptions jamais enregistrées : une masse de matières
volcaniques de 21 kilomètres cubes fut projetée dans l’atmosphère
et, sur un rayon de plusieurs centaines de kilomètres, l’obscurité
fut telle qu’une lanterne tenue à bout de bras était invisible !
Les « ténèbres d’Egypte » évoquées par la Bible auraient-elles
une cause semblable ? Dans ce pays inondé de soleil, pareil
événement dut causer une belle panique, tant et si bien qu’on ne
l’oublia pas de longtemps.
Certes, ni l’Egypte ni l’Afrique du Nord ne possèdent de volcan.
Les plus proches se trouvent en Palestine, mais ils sont restés
inactifs depuis l’époque préhistorique. Il y en a aussi en Arabie et,
le 2 novembre 1276, l’un d’eux, près de Médine, entra en éruption.
Mais nous sommes encore loin des ténèbres égyptiennes. Et
pourtant celles-ci furent bien d’origine volcanique, car, à l’époque
même où cette « plaie » s’abattit sur l’Egypte, une explosion
volcanique eut effectivement lieu, la plus considérable peut-être
depuis que l’homme est apparu sur la terre, et le pays du Nil en
subit certainement le contrecoup.
Vers la fin du XIXe siècle, on constata qu’un séisme formidable
avait dû se produire en Méditerranée orientale entre 1550 et 1500
avant Jésus-Christ, causant dans toute cette région de terribles
dégâts. Une expédition scientifique, conduite par von Gaertringen
et le géologue Philippson, effectua en 1899 des fouilles à Thera, la
plus grande île de l’archipel des Santorin en mer Egée. Cette
expédition acquit la preuve que le volcan sous-marin qui, de tout
temps, a fréquemment secoué cette région, entre autres en 1866 et
en 1928, causa, vers le milieu du deuxième millénaire avant Jésus-
Christ, une catastrophe bien plus considérable encore que celle,
récente, de Krakatoa.
Mais notre connaissance très précise de ce qui se passa à
Krakatoa et l’évidente similitude de cette explosion volcanique avec
celle des Santorin nous donnent une idée du cataclysme qui affecta
la mer Egée voici trois millénaires et demi.
Le 20 mai 1883, le double volcan, jusqu’alors presque inconnu,
de l’île déserte de Krakatoa, située entre Java et Sumatra, se
réveilla brusquement. Aucune éruption n’y avait eu lieu depuis
1684, mais celle du 26 août 1883, très violente, permit à la mer de
se frayer un passage dans le cratère plein de matières
incandescentes. L’eau se vaporisa et, au matin du 27 août, cette
masse de vapeur explosa, causant sans doute la plus violente
déflagration naturelle connue depuis 3 000 ans. 23 kilomètres
carrés, sur les quelque 33 que mesurait l’île, volèrent en éclats et la
colonne de cendres, de vapeur et de fumée, qui s’éleva jusqu’à 30
kilomètres dans l’atmosphère, fut aperçue à 700 kilomètres. Des «
bombes » volcaniques furent projetées à 2 000 kilomètres. Des
vagues de 36 mètres de haut furent soulevées dans la mer,
ravageant les côtes jusqu’en Amérique du Sud et causant la mort de
50 000 personnes. Le fracas de l’explosion fut perceptible aux
Philippines, en Australie centrale et jusqu’à Madagascar, soit à 4
775 kilomètres. Sur toute la terre, la pression atmosphérique subit
des perturbations.
La catastrophe des Santorin, au XVIe siècle avant Jésus-
Christ, fut encore plus violente. Les deux îles actuelles, Thera et
Therasia, situées en face l’une de l’autre, sont les vestiges de
l’ancien cratère de 11 kilomètres de diamètre. Leur rivage intérieur
descend verticalement dans la mer, tandis que la pente est douce
sur l’autre versant. La fosse marine qui, à Krakatoa, a pris la place
des terres disparues, est profonde de 250 mètres en son point le
plus bas. Celle du cratère des Santorin atteint 390 mètres.
L’explosion méditerranéenne fut donc beaucoup plus considérable.
Aujourd’hui encore, une couche de 30 mètres de lave, de cendres et
de pierre ponce, témoigne de l’ampleur de cette catastrophe. Et
sous cette couche, on trouva à Thera les traces d’une grande
civilisation, analogue aux civilisations mycénienne et crétoise, ce
qui nous permet par conséquent de dater l’événement.
En Crète, à 100 kilomètres de Thera, la ville royale de Cnossos
présente des traces non équivoques de destructions, destructions
directement causées par le cataclysme de Santorin et fort étendues.
Mais l’événement dut avoir des répercussions graves sur un
beaucoup plus vaste rayon. Moi-même, dans un ouvrage
précédent, ai avancé l’idée que le mythe de Deucalion, qui est la
version hellénique du déluge, a pu naître des raz de marée qui
ravagèrent le littoral grec à partir de Santorin, et c’est le professeur
Stechow, de Munich, qui, le premier, supposa la même origine aux
ténèbres qui, selon la Bible, recouvrirent l’Egypte. J’estime pour
ma part cette hypothèse fort judicieuse : sans elle, le récit biblique
demeure scientifiquement inexplicable.
L’immense nuage de fumée qui dut s’élever au-dessus des
Santorin provoqua évidemment un obscurcissement quasi total,
exactement comme à Krakatoa ou ailleurs. D’autre part, en
Méditerranée orientale, c’est le vent du nord qui est dominant
presque toute l’année. Cette nuée se dirigea donc vers le littoral
nord-africain, plus exactement vers l’Egypte. Nous savons par
exemple que l’éruption du volcan islandais Skaptarjokull, le 11 juin
1783, eut pour conséquence des phénomènes d’obscurcissement en
de nombreuses régions d’Europe. On ne saurait donc s’étonner que
la catastrophe de Santorin obscurcît le ciel d’Egypte pendant un
laps de temps appréciable.
Il n’est pas indispensable que la catastrophe de Santorin se soit
déroulée pendant le séjour des Israélites en Egypte. L’Exode date
de la fin du XIIIe siècle avant Jésus-Christ et l’éruption de
Santorin du XVIe. Le hiatus entre ces deux dates ne prouve rien
contre notre thèse. Le séjour des enfants d’Israël en Egypte se
trouva plus ou moins lié avec la domination des Hyksos sémites
sur le Nil, quoiqu’on n’ait pas encore appris comment. Or, la fin de
la domination des Hyksos intervint au XVIe siècle, ce qui
correspondrait à peu près dans le temps avec la catastrophe de
Santorin et le souvenir des « ténèbres d’Egypte » a bien pu
subsister pendant des siècles.
8

Le Veau d'or et l’Agneau pascal


Le deuxième livre de Moïse qui nous décrit l’exode des enfants
d’Israël renferme un étrange épisode : il s’agit de ce veau d’or élevé
par Aaron au pied du Sinaï et que les Israélites s’empressèrent
d’adorer. Moïse en conçut une terrible colère. Comment les
Israélites, essentiellement monothéistes, succombèrent-ils à une
aussi grossière idolâtrie ? Or, cet errement ne fut pas unique dans
l’histoire d’Israël. Plusieurs siècles après, le roi juif Jéroboam (926
à 907 environ) fit élever un veau d’or semblable au précédent. Il
s’agit donc bel et bien de manifestations répétées, témoignant d’un
état d’esprit qui mit des siècles à disparaître malgré la guerre impi-
toyable que lui fit la loi mosaïque. Pourquoi donc ce culte rendu à
un animal, à un veau par-dessus le marché ? Pour répondre à cette
question, il convient de préciser quel animal exact fut l’objet de ce
culte : non pas un veau, mais la bête adulte, c’est-à-dire le taureau.
Or, l’adoration du taureau fut très répandue entre 4000 et 1000
avant notre ère au Proche-Orient et sur tout le pourtour de la
Méditerranée. Cet animal était vénéré comme un dieu chez les
Hittites, les Phéniciens (Moloch), les Sabéens, puis en Crète (cf. le
Minotaure), en Egypte, en Cappadoce, en Espagne, bref partout où
avait pénétré le culte de Mithra. Les Cimbres eux-mêmes prêtaient
serment sur l’effigie d’un taureau. D’autre part, le culte du Bœuf
Apis était très populaire dans la région du Nil où les Israélites
avaient émigré ; Memphis, Héliopolis et Hermonthis en étaient les
centres. S’il est vrai que le Veau d’or du Sinaï fut en réalité un
Taureau d’or, ce fut une simple imitation du culte égyptien d’Apis,
et Moïse ne pouvait y voir qu’un péché mortel. Une interprétation
moderne de cet épisode voudrait que l’adoration du Veau d’or fût
simplement le culte rendu à Jéhovah personnifié par le taureau,
mais cela n’a aucun sens : pourquoi Moïse se serait-il mis dans une
telle colère si ses compatriotes avaient adoré une image de la
divinité même qu’il leur avait enseignée ? Pourquoi aurait-il fait
mettre à mort trois mille d’entre eux par la tribu de Lévi ?
En réalité, l’adoration du taureau vient en droite ligne de
l’antique culte des astres. Le berceau de ce culte idolâtrique fut
Babylone, capitale de l’astronomie ancienne. La constellation du
Taureau fut, pendant les 2 200 ans qui séparent l’an 4300 de l’an
2100 avant Jésus-Christ, le point vernal, qui, aujourd’hui, se trouve
dans le signe des Poissons. Le jour où le soleil entrait dans le signe
du Taureau était le premier de l’année babylonienne. « Au
commencement est le taureau », lit-on dans une description du
zodiaque de l’ancienne Babylonie datant de l’époque des Arsacides,
ce qui veut dire : tous les bienfaits de l’existence viennent du
taureau. En 4000 avant notre ère, l’astronomie babylonienne était
en effet fort développée, ainsi que l’attestent nombre de faits
précis.
Autour de l’an 2100, du fait de la précession des équinoxes, le
point vernal passa du signe du Taureau dans celui du Bélier, mais
le culte du Taureau se trouvait si fortement enraciné chez certains
peuples qu’il subsista longtemps après, ainsi en Egypte où il fut
conservé plus de 2 000 ans. Les Israélites en eurent forcément con-
naissance. Et c’est ainsi qu’au pied du Sinaï, désemparés par la
longue absence de leur chef Moïse, ils eurent l’idée d’adorer la
divinité égyptienne.
Notre interprétation du culte du Veau d’or se voit confirmée
par un autre fait. Peu avant cet accès d’idolâtrie des Israélites,
Moïse avait ordonné de sanctifier spécialement le « premier mois »
de l’année : la première pleine lune après l’équinoxe de printemps
serait désormais marquée pour tous les croyants par la pâque où
chaque famille mangerait solennellement l’ « agneau pascal ». Ce
repas religieux symbolisait ainsi le passage de l’idolâtrie au
monothéisme. Le Juif pieux était invité à reconnaître le signe du
Bélier (ou agneau), nouveau signe vernal, comme la marque
distinctive de sa religion. Mais cette reconnaissance symbolique ne
dépassa pas le cadre d’un repas de fête : une adoration de l’agneau
pascal était hors de question pour la religion mosaïque,
rigoureusement monothéiste et hostile à toutes les idolâtries.
9

Le Passage de la Mer Rouge


« Moïse étendit sa main sur la mer. Et l’Eternel refoula la mer
par un vent d’orient qui souffla avec impétuosité toute la nuit. Il
mit la mer à sec et les eaux se fendirent. Les enfants d’Israël
entrèrent au milieu de la mer à sec et les eaux formaient comme
une muraille à leur droite et à leur gauche. Les Egyptiens les pour-
suivirent ; et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses
cavaliers, entrèrent après eux au milieu de la mer... Moïse étendit
sa main sur la mer. Et vers le matin, la mer reprit son impétuosité,
et les Egyptiens s’enfuirent à son approche. Mais l’Eternel précipita
les Egyptiens au milieu de la mer. Les eaux revinrent et couvrirent
les chars, les cavaliers et toute l’armée de Pharaon qui étaient
entrés dans la mer après les enfants d’Israël; et il n’en échappa pas
un seul. »
Tel est le récit que fait la Bible de cet épisode célèbre qui
marqua l’Exode hors d’Egypte des enfants d’Israël.
Au premier abord, ce récit apparaît fantastique, rebelle à toute
interprétation scientifique. Aussi l’essai a-t-il rarement été fait de
chercher une explication naturelle à ce miracle pour le faire entrer
dans l’histoire. Le nationahsme des anciens Israélites a certes
beaucoup contribué à embellir le récit biblique, mais l’événement
n’en a pas moins une base réelle, pour autant qu’on puisse savoir.
Le pharaon de la Bible fut vraisemblablement le plus grand des
souverains égyptiens. Ramsès II en personne (1292-1225). C’est, en
effet, sous son règne que le séjour des Israélites en Egypte aurait
pris fin.
L’événement apparemment miraculeux du passage de la mer
Rouge n’est pas unique dans l’histoire. Hérodote nous rapporte un
épisode de la guerre contre les Perses qui lui ressemble
étrangement. Lorsque les Perses d’Artabaze assiégeaient Potidée
en 479 avant notre ère, il leur arriva un malheur semblable à celui
qui frappa l’armée du pharaon. « Après trois mois de siège, écrit
Hérodote, un reflux de la mer se produisit qui parut devoir durer
un certain temps et ouvrit un large passage. Les Barbares
décidèrent d’en profiter pour marcher sur Pallène. Mais quand ils
eurent franchi les deux cinquièmes du passage, la mer revint avec
une impétuosité telle que les habitants de la ville affirmèrent
n’avoir jamais vu marée aussi violente. Tous ceux qui ne savaient
pas nager furent noyés et la flotte des Potidéens extermina les
autres. » La ressemblance entre le récit biblique et celui
d’Hérodote est, comme on voit, frappante.
Mais comment expliquer scientifiquement de tels événements?
Le vent d’orient, fort et persistant, dont parle la Bible pour nous
expliquer l’assèchement de la mer, est certes capable d’assécher en
bordure des côtes des trous d’eau peu profonds. Mais aussi bien, la
mer, en revenant, ne saurait-elle y noyer des années entières. Il
faut donc chercher ailleurs. Des séismes sous-marins provoquent
fréquemment des mouvements de la mer en tout point semblables
à ceux qui nous ont été rapportés ci-dessus. Le tremblement de
terre de Pisko au Pérou, en 1690, provoqua sur la côte un reflux de
la mer qui découvrit une bande de terre de quinze kilomètres de
large et dura trois pleines heures, puis la mer revint. Il en fut de
même le 11 janvier 1693 près de Catane où un tremblement de
terre fit se retirer la mer sur une étendue de 2 000 brasses et
pendant un temps assez long. Un événement semblable rendit
particulièrement meurtrier le terrible séisme de Lisbonne du 1er
novembre 1755. La mer se retira ce jour-là très loin des côtes et la
population qui fuyait la ville en train de s’écrouler se rassembla sur
le rivage et le long du port où elle se crut sauvée. Mais elle y périt
presque tout entière, car la mer revint par vagues de vingt mètres
de haut, arrachant les bateaux à leurs amarres et submergeant les
quais noirs de monde. Pendant le tremblement de terre qui
détruisit la ville chilienne de Concepcion, le 20 février 1835, la mer
se retira complètement pendant une demi-heure, puis elle revint et
des vagues de six à sept mètres de haut se succédèrent toutes les
vingt ou trente minutes pendant trois jours. Des observations
analogues furent effectuées lors des grands tremblements de terre
d’Arica en 1868 et d’Iquique en 1877.
C’est peut-être un événement semblable qui marqua l’Exode
des Israélites : un séisme sous-marin provoquant un reflux, la
troupe de Moïse s’échappe par le passage habituellement couvert
d’eau et soudain libéré par la mer ; l’armée égyptienne, lui ayant
emboîté le pas, est surprise par le retour brutal des eaux et
partiellement anéantie.
Mais tout se passa peut-être beaucoup plus simplement,
l’enthousiasme national ayant largement embelli l’événement,
ainsi qu’il est courant, afin de glorifier la puissance de Jéhovah et
servir le prestige de Moïse. Le jeu normal des marées permet
souvent de passer à pied sec en des endroits momentanément
libérés par les eaux, et, quelques heures plus tard, le flux vient les
recouvrir, ce qui peut provoquer des catastrophes pour les
retardataires.
Un événement historique, relativement récent et peu connu,
eut justement le golfe de Suez pour théâtre et rappelle étrangement
l’épisode biblique. Nous le trouvons rapporté dans les
Conversations de Gœthe avec Eckermann. Gœthe note en effet, le 7
avril 1829, un entretien sur les campagnes de Napoléon relatées
par Bourienne : « Il fut question entre autres de l’arrivée de Napo-
léon et de son armée à l’extrémité de la mer Rouge. C’était la marée
basse et les Français s’engagèrent dans le lit de la mer alors à sec.
Mais ils furent rattrapés par le flux, de sorte que l’arrière-garde dut
patauger avec de l’eau jusqu’aux épaules et cette entreprise
téméraire faillit avoir un épilogue proprement pharaonique. » Les
marées du golfe de Suez présentent des différences de plus de deux
mètres, ce qui peut déjà être périlleux pour qui se laisse
surprendre. Mais un pharaon égyptien et ses généraux pouvaient-
ils ignorer ce phénomène quotidien à Suez ? C’est pourquoi il
semble malgré tout que l’événement dont parle la Bible a dû être
exceptionnel et faire partie du domaine de l’imprévisible.
10
La Tour de Babel
Les chrétiens se demandèrent longtemps quelle réalité
attribuer à l’histoire célèbre de la tour de Babel que nous rapporte
la Genèse. Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour dissiper le
mystère et interpréter correctement les invraisemblances du récit
biblique.
« Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet
touche au ciel et faisons-nous un nom afin que nous ne soyons pas
dispersés sur la face de toute la terre. » Telles sont les paroles que
la Bible place dans la bouche des constructeurs. Certes, on ne
comprend pas très bien cette crainte d’être d’être dispersés « sur la
face de toute la terre », mais cet illogisme ne saurait nous arrêter.
Ce qui importe, c’est que la Bible nous présente la construction
inutile de la tour de Babel comme une manifestation de la
démesure humaine. Aujourd’hui, nous connaissons mieux les
données du problème.
Des « tours », il en existait dans toutes les villes importantes
du pays babylonien, à Eridu, à Larsa, à Ur, pour ne citer que ces
exemples, et les fouilles effectuées en Mésopotamie vers 1899 ont
fait la lumière sur elles.
Nous avons déjà signalé que la plus ancienne des civilisations
de Mésopotamie venait certainement du bassin de l’Indus. Or, c’est
un fait que ces civilisations indiennes plaçaient toujours les
sanctuaires de leurs divinités sur des collines, et la Mésopotamie
est désespérément plate. Pour les émigrants des bords de l’Indus,
un véritable sanctuaire n’était imaginable que sur quelque hauteur.
Et comme ils n’en avaient plus à leur disposition, ils en élevèrent
d’artificielles. Les nouveaux sanctuaires furent donc de massives
constructions appelées « ziggurats ». A Ur, qui célébrait le culte de
la Lune sous le nom de Sin ou de Nannar, cet ersatz de colline était
fait de terrasses superposées qui allaient diminuant vers le haut. La
terrasse inférieure avait trois mètres de haut et était construite en
briques diversement colorées : une couche inférieure noire, celle
du milieu bleue, celle du haut jaune doré. Ces couleurs, bien sûr,
étaient symboliques : le noir rappelait le dieu des enfers (Ea) ; le
bleu, celui de la Terre (Bel) et le jaune, le Soleil (Anu). Chaque
terrasse était sans doute plantée d’arbres, comme dans les
sanctuaires égyptiens. Sur la dernière terrasse, tout en haut,
s’élevait le sanctuaire proprement dit ; à Ur, c’était un temple de
quatre étages, dédié à la Lune, avec une tour en gradins. L’édifice
avait soixante mètres de long sur quarante-cinq de large et ses
lignes étaient légèrement incurvées comme dans les temples grecs.
A Babylone, la disposition était la même, mais les dimensions
beaucoup plus importantes. Cette tour, surmontée d’un temple,
s’appelait Borsippa, et elle n’était pas terminée sous le règne de
Nabuchodonosor. Chronologiquement, ce n’était pas la première,
mais, selon La Roncière, c’est bien elle la tour de la confusion des
langues dont parle la Genèse, la Borsippa détruite des textes
sumériens, bref la tour de Babel, couronnée par le temple d’Esagil
et qui dressa sa masse orgueilleuse à partir de l’an 2200 avant
notre ère. Toutefois, elle ne fut achevée que vers 570 avant Jésus-
Christ, donc à une époque où les Juifs vivaient captifs à Babylone,
ce qui leur permet d’être témoins de son achèvement. L’existence
de la tour et du temple de Nabuchodonosor nous est confirmée par
Hérodote, qui connaissait bien l’Orient pour y avoir effectué
plusieurs voyages. Il nous en donne même une description assez
complète : « Au centre de l’enceinte sacrée s’élève une tour massive
de un stade (185 mètres) de côté et sur cette tour s’en élève une
seconde, et ainsi de suite, soit huit en tout. Les escaliers d’accès
sont extérieurs et unissent les tours les unes aux autres. »
Cette description est complétée par un précieux document du
IIIe siècle avant Jésus-Christ, en l’espèce un rapport sur l’état de
la tour écrit par le prêtre Anu-Bel-Shunn, le vingt-sixième jour du
mois de Kislimum de la quatre-vingt-troisième année de la
chronologie des Séleucides, soit, selon le calendrier julien, le 12
décembre de l’an 229 avant Jésus-Christ. Selon ce texte, les
hauteurs des différents étages rectangulaires en commençant par
le haut, non compris le temple situé tout en haut, étaient entre
elles suivant le rapport 2, 3, 5, 8, 13. L’escalier extérieur, réservé au
dieu et qui présentait une inclinaison de trente-six degrés, servait
certainement d’observatoire astronomique, comme les observa-
toires de l’Inde antique qui possèdent toujours de tels escaliers
extérieurs.
Les fouilles ont confirmé en gros toutes ces descriptions. On a
découvert une tour de sept étages, de sept cents mètres de
périmètre, auxquels on accédait par des escaliers extérieurs en
colimaçon. Pour le dieu Mardouk, dont c’était le sanctuaire, un
escalier spécial était réservé, incliné à trente-six degrés et qui
parvenait directement au second étage. Dans le temple du sommet
étaient disposés un trône et un lit de repos pour le dieu. Aucun être
humain n’avait le droit de gravir le grand escalier réservé
exclusivement à l’usage divin. Ce temple s’appelait Etemenanki,
c’est-à-dire « la pierre angulaire du ciel et de la terre ».
Babylone eut sa première tour dès le troisième millénaire avant
Jésus-Christ. Cette tour fut plusieurs fois détruite et chaque fois
rebâtie. Le roi assyrien Sennachérib la détruisit en même temps
que Babylone en 689 avant notre ère. Ses successeurs, Asarhaddon
(680-669) et Assourbanipal (668-626), la reconstruisirent à la
même place. Puis elle fut à nouveau détruite, mais partiellement
seulement, par Nabuchodonosor (604-562) et derechef
reconstruite pour être finalement rasée par Xerxès en 469 avant
Jésus-Christ. Alexandre le Grand voulut la reconstruire une fois de
plus, mais sa mort prématurée l’en empêcha ; il en fut de même
avec Séleucus II Soter.
La tour de Babylone a été reconstituée aussi complètement que
les résultats des fouilles l’ont permis. La reconstitution qui existe
au Musée de Berlin est elle-même impressionnante. On comprend
que les Juifs qui en contemplèrent l’original en gardèrent un
profond souvenir. Martiny a d’ailleurs signalé que l’épisode
biblique de l’échelle de Jacob montant jusqu’au ciel a pu être
inspiré par l’escalier divin de la tour de Babylone.
Pour en revenir à la tour de Babel de la Genèse, remarquons
que le narrateur insinue qu’elle n’a jamais été terminée après que
la foudre l’eut frappée. Il est impossible de vérifier le bien-fondé de
cette affirmation. Certes, un édifice de quatre-vingt-dix mètres de
haut a bien pu attirer la foudre. Si tel a été le cas, des témoins
malveillants ou, simplement, les adeptes des religions étrangères à
la ville ont dû y voir une punition du ciel frappant la démesure des
constructeurs. Mais les fouilles n’ont rien révélé d’une destruction
totale ou partielle de la tour de Babel par la foudre. Les tours mises
au jour par les chercheurs ont toutes été achevées sans encombre.
Les Israélites connurent la tour de Babylone au temps de leur
captivité sous le règne de Nabuchodonosor après la prise de
Jérusalem par les Assyriens (586 avant Jésus-Christ). Dans leurs
Livres, ils attribuèrent une signification particulière à cette tour
dont la raison d’être leur échappait. Il est clair qu’ils souhaitèrent
souvent qu’une intervention divine la détruisit, en la foudroyant
par exemple. Mais rien n’indique que cette intervention ait eu lieu.
D’ailleurs, la Bible elle-même, si on prend son texte au pied de la
lettre, n’indique pas que la tour ait été abandonnée avant son
achèvement. Car voici la version correcte du verset 5 ici en cause :
« Alors l’Eternel descendit pour voir la ville et la tour. » Il y a là
une interférence certaine avec les croyances babyloniennes
concernant la venue du dieu Mardouk dans le temple via le grand
escalier.
Des inscriptions cunéiformes attestent d’autre part
l’achèvement de l’édifice. Ainsi une inscription de Nabuchodonosor
proclame : « J’ai rétabli au sommet la magnifique et imposante
demeure de Mardouk, mon seigneur », et un peu plus loin : «
Etemenanki demeurera éternellement. »
Grossière erreur ! Comme il arrive toujours dans l’histoire,
cette éternité fut de courte durée, tout juste cent ans. La
destruction ordonnée par Xerxès sonna le glas définitif de la tour
de Babylone.
11
Les Amazones
Les amazones, ces peuples composés d’êtres du sexe féminin à
l’exclusion de tout élément mâle, auraient existé un peu partout, si
l’on en croit les traditions les plus diverses et les plus anciennes,
aussi anciennes que la plupart des mythes remontant à l’humanité
primitive. Edouard Meyer nous apprend qu’on n’est pas encore
parvenu à découvrir d’où cette légende multiforme est sortie ni
quel fut son sens originel. Aussi bien ignore-t-on pourquoi elle s’est
localisée ici où là plutôt qu’ailleurs.
Nous n’avons pas la prétention de faire ici toute la lumière sur
ce sujet. Nous nous bornerons à étudier quelques points
particuliers, recherchant ce qui a pu donner naissance à ces
traditions tantôt ici tantôt là sur la terre.
La version la plus ancienne et la plus célèbre du mythe des
amazones nous vient de la Grèce pré-homérique. Dans l’Iliade, il
est fait à trois reprises mention des amazones. Priam et
Bellérophon auraient, dans leur jeunesse, guerroyé contre elles. La
poésie post-homérique nous montre la reine des amazones,
Penthésilée, venant au secours des Troyens après la mort d’Hector.
Homère, d’ailleurs, ne nous donne sur ce peuple de femmes guer-
rières que des détails confus et incertains ; il est donc probable
que, de son temps, le mythe fût déjà sur son déclin.
Mais nombreux sont les textes grecs qui évoquèrent le sujet et
l’embellirent souvent de mille manières. Les amazones
apparaissent dans les légendes d’Hercule, de Thésée et d’Achille.
L’histoire des Argonautes situe les amazones dans l’île de Lemnos
et la tradition veut qu’un grand nombre de villes d’Asie Mineure
aient été fondées par les amazones, ainsi Ephèse, Smyrne,
Mytilène, Pitane, Sinope, Myrine. etc. Il est inutile de chercher à
vérifier le contenu ou l’origine de ces traditions. La plupart ne sont
que des affabulations postérieures venues s’ajouter à la légende
originelle. Mais remarquons que les Grecs, en parlant des
amazones, songent toujours à l’Asie Mineure et à certaines îles de
la mer Egée. C’est là sans doute le berceau de la légende, plus
précisément la région d’Asie Mineure arrosée par le fleuve
Thermodon. Ce fleuve s’appelle aujourd’hui le Thermeh, il est de
faible longueur, mais roule toujours d’abondantes eaux et se jette
dans la mer Noire. C’est là qu’Eschyle, Hérodote et Strabon situent
le pays des amazones et Diodore et Pausanias font état de la même
tradition. Mais les Grecs arrivèrent de bonne heure dans ces con-
trées et naturellement n’y trouvèrent pas trace d’amazones. On
prétendit alors, Hérodote le premier, que les amazones avaient
émigré des bords du Thermodon ou qu’elles en avaient été
chassées. Elles avaient trouvé, disait-on, une nouvelle patrie
quelque part dans le Nord, en Scythie, non loin de l’actuelle mer
d’Azov. Strabon précise que les amazones ont quitté le Thermodon
pour le nord du Caucase, mais ce n’est là sans doute qu’une
variante de la tradition rapportée par Hérodote. Par contre,
Diodore en reproduit une autre, beaucoup plus récente, selon
laquelle les amazones viendraient d’une île du lac des Tritons,
c’est-à-dire de la Petite Syrte. Elles auraient entrepris, à partir de
là, de vastes expéditions guerrières aussi bien vers l’Est que vers
l’Ouest, et, finalement, se seraient établies en Asie Mineure. De
toute manière, cette légende revêt des formes si diverses chez les
seuls auteurs de l’Antiquité qu’on ne saurait unifier tant de
versions différentes.
Voici maintenant comment cette légende s’est transformée à
travers les âges.
Les écrivains du Moyen Age reprirent évidemment les récits
antiques dont la véracité fut longtemps pour eux un dogme. Orose
parle du Thermodon comme de la patrie des amazones et confond
d’ailleurs les exploits de ces femmes-guerriers avec les invasions
des Cimmériens au VIIe siècle avant Jésus-Christ. Paul Diacre, au
VIIIe siècle, parle de combats entre les amazones et les Lombards.
Un siècle plus tard, le roi d’Angleterre. Alfred le Grand, donne le
nom de « Magdaland » à un pays peuplé de femmes, situé, dit-on,
quelque part dans le nord de l’Europe. L’Arabe Ibn Yacoub partit
en 972 des rives de l’Adriatique et traversa toute l’Europe centrale
jusqu’à la Baltique ; il séjourna quelque temps à la cour impériale,
sans doute en qualité d’interprète ; lui aussi nous rapporte
l’existence d’une « ville de femmes » quelque part dans le Nord-
Est: « Cette ville existe en vérité. Huto (Othon le Grand), le roi de
Rome, m’en a parlé lui-même. » La thèse suivant laquelle Yacoub
aurait simplement mal compris le nom de Magdebourg est
séduisante, mais ne saurait être retenue, car notre voyageur arabe
connaissait Magdebourg pour y avoir été lui-même et la mentionne
d’ailleurs dans ses écrits sous le nom de Magdifund.
La chronique d’Adam de Brème, qui date du XIe siècle, signale
aussi un pays d’amazones quelque part dans le nord-est de
l’Europe. Selon cette chronique, il existe en mer Baltique «
plusieurs îles, peuplées de sauvages barbares dont les marins
s’écartent avec effroi. Sur ces rivages se trouve également une
Terra feminarum où demeurent des amazones. Certains prétendent
que l’absorption d’une certaine eau suffit à les engrosser. D’autres,
au contraire, prétendent, et c’est plus vraisemblable, qu’elles
utilisent dans ce but soit des commerçants de passage, soit des
prisonniers qu’elles retiennent, soit encore des êtres monstrueux
qui, là-bas, ne sont pas rares. Les enfants auxquels elles donnent
naissance, s’ils sont de sexe masculin, ont des têtes de chien, mais
leurs filles sont très belles. »
Un autre chroniqueur arabe, du XIIIe siècle celui-là, reproduit
le rapport d’une ambassade maure auprès de la cour impériale
d’Othon le Grand. Cette ambassade puisa sans doute ses
renseignements aux mêmes sources qu’Ibn Yacoub : elle
mentionne aussi l’existence d’une ville de femmes, mais précise
qu’elle se trouve dans une île, ce qui exclut toute confusion avec
Magdebourg. Kazouini — c’est le nom de ce chroniqueur — nous
apprend en effet que « la ville des femmes est une grande cité
disposant d’un vaste territoire sur une île de la mer occidentale.
Ses habitants sont des femmes qui n’obéissent à aucun homme.
Elles montent à cheval et font même la guerre avec beaucoup de
bravoure. Elles ont aussi des esclaves. Chacun d’eux se rend à son
tour auprès de sa maîtresse pour y passer la nuit, mais, à l’aurore,
l’esclave se lève et rentre secrètement chez lui. Si l’une d’entre elles
accouche d’un garçon, il est aussitôt mis à mort ; si c’est une fille,
on la laisse vivre. »
Il est curieux de voir justement les géographes arabes du
Moyen Age s’intéresser à ce point aux prétendues îles à amazones
du nord de l’Europe. Outre les deux chroniqueurs déjà nommés,
spécialisés en quelque sorte dans l’histoire de l’Europe centrale et
septentrionale, Ibn-al-Bahloul au Xe siècle, le célèbre Edrisi au xii *

et Ibn Saïd au XIIIe siècle ont signalé la fameuse île des amazones.
Nous voyons donc les amazones « européennes » ou « proche-
européennes » cantonnées essentiellement dans deux régions : au
Sud-Est, près du Pont-Euxin et dans la mer Egée, puis au Nord
dans les parages de la Baltique. Mais il existe des traditions
exactement semblables, en tout cas très proches parentes, hors
d’Europe, dans des régions qui ont toujours ignoré les mythes de la
Grèce antique, ainsi en Extrême-Orient, sur toute la bordure
occidentale du Pacifique, de Sumatra au Japon. Nous lisons dans le
« Livre des Merveilles », ouvrage arabe de la fin du Ixe siècle ou du
commencement du Xe siècle : « A la limite de la mer de Chine, il
existe une île dont on raconte qu’elle n’est peuplée que de femmes.
Le vent les féconde et elles ne mettent au monde que des filles. On
dit aussi que c’est en mangeant les fruits d’un certain arbre qu’elles
deviennent enceintes. Elles se nourrissent d’or qui pousse dans les
tiges creuses de plantes semblables aux bambous. »
Ce n’est pas là un récit fantaisiste, sorti de l’imagination d’un
conteur arabe, mais bien une authentique tradition extrême-
orientale qui a été retrouvée en Chine et en Malaisie. Les Malais
parlent d’une île, du nom d’Engano, située près de Sumatra et
peuplée d’amazones, celle-là même sans doute que Pigafetta,
compagnon et chroniqueur de Magellan, évoque dans ses récits.
Un bouddhiste chinois du début du Moyen Age, Hui-Sen,
signale l’existence d’une île à amazones située « à mille lis à l’est de
Fousang ». Fousang est une terre de l’océan Pacifique, sans doute
une grande île japonaise. Mille lis équivalent à cinq cents
kilomètres environ, mais ce n’est là qu’un chiffre approximatif qui
signifie simplement : très loin à l’est. Autrement dit : l’île en
question est située quelque part en plein océan Pacifique.
Les auteurs chinois qui eurent connaissance des littératures
non asiatiques mentionnent l’existence d’amazones ailleurs qu’en
Extrême-Orient. L’un des plus grands voyageurs chinois du Moyen
Age, Huan-Tsang, qui, pendant seize ans (629-645), parcourut
l’Asie centrale jusqu’aux confins de l’Inde, signale même une île à
amazones dans les eaux européennes, au sud-ouest de Byzance. «
Sur une île au sud-ouest du royaume de Folin (Folin, c’est-à-dire «
polis », en grec : « ville », la ville par excellence : Byzance) s’étend
l’empire des femmes de l’Occident. On n’y rencontre que des fem-
mes et pas un seul homme. Ce pays renferme de grandes quantités
d’objets rares et précieux qui sont vendus au royaume de Folin. En
échange, le roi de Folin leur renvoie chaque année des hommes
avec qui elles s’accouplent. Mais si elles mettent des garçons au
monde, la loi du pays leur interdit de les élever. »
Impossible de savoir, même approximativement, à quoi fait
allusion le récit de Huan-Tsang. Est-ce pure fable ou bien notre
voyageur a-t-il entendu quelque bribe d’une tradition grecque ? Au
sud-ouest de Byzance, il y a bien l’île de Lemnos où les Argonautes
ont aussi aperçu des amazones... En fait, le problème reste entier.
Le récit de Huan-Tsang n’est plus pour nous qu’une curiosité, sans
plus.
Hors l’Europe et l’Asie Mineure, c’est l’océan Indien qui fait
prime en matière d’amazones. Une île peuplée d’amazones aurait
été située quelque part entre l’Inde et les côtes orientales de
l’Afrique. Le premier à nous en parler, et le plus copieusement,
n’est autre que le célèbre Marco Polo : dans sa description du
littoral indien, le Vénitien mentionne, sans préciser autrement, un
royaume de Khesmakoram à propos duquel il ajoute : « Loin de
Khesmakoram, à environ cinq cents milles plus au sud, en plein
océan, existent deux îles distantes l’une de l’autre de trente milles.
Sur l’une n’habitent que des hommes sans femmes, c’est l’île des
Hommes ; sur l’autre, rien que des femmes sans hommes, c’est
pourquoi elle s’appelle l’île des Femmes. Les habitants de ces deux
îles sont de la même race. Ils sont chrétiens. Les hommes se
rendent dans l’île des Femmes et y demeurent trois mois, mars,
avril et mai, chaque homme demeurant avec sa femme dans une
habitation particulière.Ilsretournent ensuite dans l’île des Hommes
où, le reste de l’année, ils vivent sans femmes. Les femmes gardent
les fils jusqu’à l’âge de douze ans, après quoi ils sont renvoyés chez
leurs pères. Par contre, elles gardent les filles avec elles jusqu’à ce
qu’elles soient nubiles et les marient ensuite aux hommes de l’autre
île. » Frère Jordan, un missionnaire dominicain du XIVe siècle, qui
évangélisa le littoral indien, évoque pareillement l’île des Hommes
et celle des Femmes.
L’existence de ces deux îles de l’océan Indien nous est encore
signalée dans d’autres textes, très différents les uns des autres, si
bien qu’il est difficile de mettre en doute leur réalité. Une
géographie allemande de l’Océan Indien, il est vrai assez fantaisiste
et sans grande valeur scientifique, rédigée en vers, signale au XIIIe
siècle cette île des Femmes en plein océan. Mais il y a ce récit
surprenant qui accompagne la carte de Fra Mauro (1457 ou 1458)
et où se trouve rapportée une expédition de voyageurs arabes en
1420. Cette expédition atteignit le cap de Bonne-Espérance et
poussa très loin dans l’Atlantique Sud. Les deux îles s’y trouvent
mentionnées quoique brièvement : « Un bateau servant d’habitude
aux relations avec l’Inde partit en l’an du Seigneur 1420 pour
effectuer un voyage dans la mer Indienne : il dépassa les îles des
Hommes et des Femmes ainsi que le cap Diab (Bonne-Espérance),
etc. »
S’agit-il de Socotora et des îlots voisins près d’Aden ? On l’a cru
souvent. Mais le voyageur italien Nicolo Conti, qui circula sans
interruption de 1419 à 1444 et visita personnellement toutes les
régions alors connues de l’océan Indien, différencie expressément
Socotora des deux îles précitées : « Je passai, dit-il, deux mois sur
l’île Sechutera (Socotora) qui est située à cent milles à l’ouest du
continent... Non loin d’elle, à moins de cinq milles, se trouvent
deux autres îles distantes l’une de l’autre de cent milles. L’une n’est
habitée que par des hommes et l’autre que par des femmes. »
Cette précision inéquivoque nous permet d’écarter Socotora.
Mais les îles Kourian et Mourian, où Pauthier voudrait placer les
îles à amazones, n’entrent pas davantage en ligne de compte, car
elles sont situées bien plus loin de Socotora que ne l’indique le
texte de Conti. L’interprétation de l’atlas vénitien de Coronolli
(1696) paraît la plus vraisemblable : l’île des Hommes et celle des
Femmes seraient deux petites îles dans les parages du cap
Guardafui, peut-être les îles Abdul-Kuri. Mais une identification
précise importe peu. Par contre, à la lumière des citations
précédentes, on ne saurait guère douter de l’existence, entre les
XIIIe et XVe siècles, de ces deux îles, des Hommes et des Femmes,
dans les parages de Socotora.
Des îles à amazones, il y en eut enfin, selon la tradition, dans
une autre région du monde : l’océan Atlantique jusque près des
côtes américaines. Il est significatif que Christophe Colomb, lors de
son premier voyage d’Amérique, mentionne à deux reprises dans
son journal de bord, les 13 et 15 janvier 1493, l’existence probable
d’îles à amazones aux environs du Nouveau Monde. Lors de son
deuxième voyage, les Indiens lui parlèrent d’une île Matutino où
n’habiteraient que des femmes et qu’on peut sans doute identifier
avec la Martinique ou avec Sainte-Lucie.
L’existence d’une « Insula puellarum » dans l’Atlantique a
toute une histoire. J’ai démontré dans un ouvrage précédent — et
on le verra dans un chapitre ultérieur, celui des îles fantômes —
que les îles fantaisistes signalées par les anciennes cartes marines
ont pour origine une vieille légende celtique d’origine irlandaise.
Selon cette tradition, il y aurait eu en plein océan une grande île
exclusivement peuplée de jeunes et belles personnes et que les
Irlandais appelaient tantôt Tir-na-m-Ingen (île des Vierges) tantôt
Tir-na-m-Ban (îles des Femmes) ou encore O’Brazil (île des
Bienheureux). Cette légende induisit en erreur le Catalan Dulcert
qui fit figurer une « île des Vierges » dans sa carte de 1339 ;
d’autres cartes la reprirent par la suite et Colomb les eut peut-être
sous les yeux. Car il parle d’une « Ile des Onze Mille Vierges », ce
qui est une réminiscence de l’hagiographie des débuts du
christianisme. Une carte datant de 1500, conservée à la
Bibliothèque de Munich, mentionne cette « Ile des Onze Mille
Vierges » dans la mer des Antilles. Les îles Vierges, qui aujourd’hui
font partie des Antilles, doivent certainement leur nom à cette
vieille légende irlandaise. Et il est très vraisemblable que l’île dite «
des Diablesses », mentionnée vers 1150 par le géographe arabe
Edrisi, n’ait elle-même pas d’autre origine.
Nous constatons que les sources de cette croyance à peu près
générale aux amazones sont très diverses, souvent indépendantes
les unes des autres. La tradition irlandaise de l’île Brazil, purement
imaginaire, tendrait en somme à nous faire croire qu’il ne s’agit
jamais que d’une fiction, d’une légende populaire née des mirages
qui font souvent surgir des îles fantômes au large de l’Irlande.
L’Irlande n’est d’ailleurs pas la seule région du globe où les mirages
sont monnaie courante : des îles fantômes ont existé, si l’on peut
dire, un peu partout. Sous certaines conditions atmosphériques les
côtes allemandes connaissent aussi ces apparitions de terres
irréelles dans le lointain. C’est ainsi que du 17 au 20 septembre
1939, à partir de l’île Nordstrand, on put en apercevoir qui se
détachaient admirablement sur la mer. Il est naturel que la
littérature populaire et la superstition en aient fait leurs choux
gras, dotant ces îles de toutes les beautés du paradis et les
réservant à l’usage exclusif de « bienheureux ». Les Celtes
d’Irlande, fort portés sur les plaisirs des sens, peuplèrent volontiers
ces îles fabuleuses d’innombrables jeunes femmes prêtes à l’amour
: leur « île des Vierges », analogue au Vénusberg wagnérien,
réservait à tout être humain qui avait réussi à y aborder une
existence faite de plaisirs perpétuels. Si Plutarque a cru pouvoir
placer à cinq jours de voyage des côtes occidentales de l’Angleterre
la célèbre Ogygie de l’Odyssée, domaine de la nymphe Calypso, c’est
à cause des traditions celtiques relatives à cette île privilégiée en
plein océan. Mais l’horizon des géographes s’élargit peu à peu au
cours des siècles et force fut bien de constater qu’il n’y avait pas
d’île peuplée de jeunes femmes, au large de l’Irlande : cette
fameuse île fut alors simplement repoussée plus loin vers l’ouest.
Elle devint l’île Brazil et figura sur toutes les cartes marines des
XIVe et XVe siècles. Bien entendu, elle demeura introuvable et
bientôt tout ce qui en resta fut les îles Vierges des Antilles et le
Brésil, soit deux simples noms géographiques.
Très différente est l’origine des amazones « nordiques ». Il
semble là que la légende ait puisé à plusieurs sources différentes.
Müllenhof semble en avoir dégagé une importante, en l’occurrence
une simple confusion de mots. Voilà qui étonne à première vue,
mais on est ébranlé si l’on songe que le nom même de l’Amazone,
le grand fleuve sud-américain, est né d’une confusion semblable.
Orellana, qui fut le premier Blanc à explorer le cours supérieur de
l’Amazone, entendit les Indiens prononcer le mot « amassonas » («
destructeur de bateaux ») en désignant le fleuve. La ressemblance
avec « amazone » lui donna des idées et le pas fut vite franchi par
son imagination : il y avait peut-être dans cette région de véritables
et authentiques amazones ! Et voilà comment naissent les fables
et... les noms géographiques !
Eh bien, l’origine des amazones de la Baltique ne serait guère
différente, si l’on en croit Müllenhof. Les Finnois appelaient leur
pays : « kainulaiset », ce qui signifie « pays bas et sans relief ». Or
le mot gothique « qino » et le nordique « kona » signifient l’un et
l’autre « femme » ou « reine », et des composés tels que «
Cvênland », « terre » ou « royaume des femmes », en ont été
formés par la suite. D’autre part, Tacite mentionne dans sa «
Germanie » la tribu des Sitons comme étant soumise au « sceptre
d’une femme ». Müllenhof était convaincu que le passage de Tacite
visait la légende d’un « Cvêna land » et que tous les récits
mentionnant une « terre des femmes » en Europe du Nord prove-
naient en fin de compte d’une mauvaise traduction germanique du
mot finnois. Le nom de « Cvêna land » serait le pendant exact de
notre actuel Queensland et l’affirmation de Tacite au sujet d’une
tribu germanique gouvernée par une femme en descendrait tout
droit. Chez Paul Diacre, le Cvêna-land est déjà devenu tout un
peuple de femmes, et cette histoire prit enfin sa forme définitive
chez Adam de Brème, Ibn Yacoub, etc. Il est encore fait mention du
« Kvanland » dans la description des pays du nord de l’Europe que
le roi Alfred le Grand ajouta en 890 à sa traduction des ouvrages
d’Orose, en se fondant sur les récits du Norvégien Ottar, car Orose,
hormis le pays de Thulé, ignore tout des régions nordiques de
l’Europe.
La théorie de Müllenhof n’est peut-être pas exhaustive, car des
textes arabes laissent entendre que d’autres éléments ont pu jouer
que nous ne connaissons pas.
A mon sens, la meilleure explication des légendes anciennes et
modernes sur les amazones est d’essence ethnographique : çà -et là
sur le globe et surtout dans les archipels, la séparation radicale des
sexes a été pratiquée autrefois, l’union n’était permise qu’à de
longs intervalles et seulement à certaines époques de l’année en
dehors desquelles tout rapport était sévèrement interdit. Cette
coutume était motivée par la pauvreté naturelle de ces pays :
partout où un territoire limité dans sa surface et sa fertilité ne
pouvait produire de nourriture que pour un chiffre donné de
population, cette forme de malthusianisme a dû naître
spontanément. Cette coutume de la séparation des sexes a
naturellement été observée dans les îles ou archipels de taille
moyenne les plus éloignés des continents. Non loin des îles de fem-
mes, il y avait presque toujours des îles d’hommes et, de fait, les
auteurs anciens qui nous ont signalé l’existence des amazones ont
souvent ajouté qu’il existait dans leur voisinage des îles «
masculines ».
Mais ces phénomènes malthusiens eurent lieu aussi sur des
continents. Palladius nous rapporte que, quelque part près du
Gange, les hommes et les femmes d’une tribu vivaient séparés les
uns des autres par le fleuve : les sexes n’avaient le droit de s’unir
que pendant quarante jours par an. Une telle coutume fut peut-être
observée dans les temps préhistoriques sur les bords du
Thermodon en Asie Mineure, d’où la légende des amazones qui
hantaient, disait-on, ces lieux.
Cependant, presque toutes les traditions relatives aux
amazones ont une île pour cadre. Il est donc presque certain que
leur point de départ ait été des pratiques malthusiennes destinées à
éviter une surpopulation locale. Ces coutumes avaient
principalement cours dans le Pacifique, d’où les îles à amazones
signalées en mer de Chine et du Japon ou dans l’archipel de la
Sonde. C’est d’ailleurs dans le Pacifique que la coutume de la
séparation des sexes a dû subsister le plus longtemps, sans qu’on
sache exactement jusqu’à quelle époque, peut-être récente,
quelques dizaines d’années tout au plus. Les indigènes des îles
Trobriand, à l’est de la Nouvelle-Gui née, affirment aujourd’hui
encore l’existence d’une île Kaytalugi quelque part au nord et qui,
autrefois, n’aurait été peuplée que de femmes : « L’étrange pays de
Kaytalugi n’est peuplé que de femmes extrêmement ardentes, dont
les excès épuisent à mort les hommes qui, d’aventure, abordent à
leur île. » Ma théorie ethnographique, qui vaut peut-être aussi
pour les traditions antiques, se voit en quelque sorte confirmée par
un fait historique que je tiens du professeur Behrmann. Le
rassemblement d’individus du sexe féminin dans des « réserves » a
pu être effectivement un réflexe d’autodéfense contre la surpo-
pulation et la faim : quand les Hollandais s’installèrent aux
Moluques, ils estimèrent que le meilleur moyen d’obtenir
l’extinction progressive des populations indigènes sans effusion de
sang était de séparer de force les sexes sur des îles différentes.
Bien que l’origine de la tradition nordique puisse s’expliquer,
ainsi qu’on l’a vu, par un simple contresens, la séparation des sexes
sur des îles différentes a pu être pratiquée aussi bien en Europe
septentrionale. On ne sait pas où exactement, mais certains
auteurs arabes s’expriment sur ce point de façon catégorique. Ibn-
al-Bahloul cite au Xe siècle deux îles de la mer du Nord, dont l’une
ne serait peuplée que de femmes et l’autre d’hommes. Edrisi, dont
nous avons déjà cité les textes sur les amazones nordiques, ajoute à
ce sujet : « L’île occidentale ne contient que des hommes, et aucune
femme n’y demeure. L’autre n’est peuplée que de femmes et pas un
seul homme n’y séjourne. Chaque année, au printemps, les
hommes gagnent en bateau l’autre île où ils vivent avec les femmes
durant un mois environ, puis ils retournent dans leur île et y
restent jusqu’à l’année suivante, où ils reviennent près de leurs
femmes, et ainsi de suite. » Ibn Saïd reprend la même version,
précisant que les deux îles sont distantes l’une de l’autre de dix
milles et que les mères gardent les garçons jusqu’à leur puberté,
après quoi ceux-ci émigrent dans l’île des hommes.
Même les traditions irlandaises, pourtant de toutes les plus
nourries d’imagination pure, ne sont pas sans exprimer de vagues
réminiscences de cette séparation artificielle des sexes. Zimmer,
spécialiste de l’antiquité celtique, cite des traditions irlandaises où
il est question de « pays masculins » voisins du merveilleux « pays
des jeunes femmes ».
Selon Humboldt, « les amazones ont inspiré toute une
littérature qui a fleuri sous tous les cieux et qui appartient au petit
nombre d’idées et de rêves où l’imagination poétique et religieuse
de toutes les races humaines s’est complu de tout temps ». Voilà
qui, à mon sens, est un peu vite dit. Les amazones n’ont pas « fleuri
sous tous les cieux », mais seulement dans des régions bien pré-
cises du globe, fort éloignées les unes des autres. De même, il ne
s’agit pas exclusivement de « rêves » et d’ « imagination poétique
et religieuse ». On a trop souvent sous-estimé le bien-fondé des
anciennes légendes. J’estime que, dans la plupart des cas, des faits
réels, exactement observés, leur ont servi de point de départ. La
fantaisie n’est venue qu’après, brodant ses folles arabesques autour
du noyau de vérité. Les amazones en sont un exemple : les taxer de
pures fables serait abusif. Elles n’appartiennent pas à la seule
mythologie, en dépit du mystère qui les entoure. Car, si l’on fait
appel à l’ethnographie, le problème soulevé par les amazones revêt
un aspect positif, sans doute très proche de la vérité.
12
Phaéton
Phaéton supplia un jour son père, Apollon, de l’autoriser à
conduire les chevaux divins attelés au char du soleil. Apollon, hé
par une promesse antérieure, y consentit à contrecœur. Or, le jeune
homme était tout à fait incapable de mener à bien pareille
entreprise. Les chevaux s’emportèrent et le soleil se rapprocha si
près de la terre que celle-ci s’embrasa. Zeus dut intervenir, mais
l’attelage n’était plus à maîtriser : Zeus fut contraint de foudroyer
l’aurige téméraire. Phaéton tomba dans l’embouchure de l’Eridan.
Ses sœurs, les Héliades, recherchèrent sa dépouille mortelle et lui
donnèrent une sépulture, le pleurant à tel point que la divinité
compatissante les transforma en peupliers pleurant des larmes
d’ambre. Telle est, en peu de mots, l’histoire de Phaéton, fils du
soleil, selon les Métamorphoses d’Ovide.
Comme tous les mythes de cette espèce, celui-ci eut pour point
de départ un événement réel, en l’occurrence sans doute la chute
d’un météore, de taille exceptionnelle et d’une puissante
luminosité. Kugler fut le premier à émettre cette hypothèse qui
nous paraît tout à fait féconde, bien qu’elle ne fût tout d’abord
accueillie qu’avec réticence. Mais les découvertes scientifiques des
dernières décennies montrèrent que cette hypothèse demeurait la
plus vraisemblable.
Les chutes de météores ne sont pas rares, contrairement aux
apparences et eu égard au petit nombre de météorites figurant
dans les collections scientifiques. On a estimé entre six et sept
cents le nombre des météorites qui, chaque année, tombent sur
toute la surface de la terre, soit près de deux par jour ! Il n’est
même pas exceptionnel que leur chute cause de sérieux dommages.
Cependant les célèbres « pluies de pierres » qui sont des chutes
simultanées de centaines, voire de milliers de corps en provenance
des espaces de l’univers, sont en général restées inoffensives, en
raison des très faibles dimensions des projectiles célestes. La «
pluie de pierres » de Juillac (Landes), le 24 juillet 1790, et surtout
celle de Laigle en Normandie, le 26 avril 1803, où quelque 3 000
pierres tombèrent des cieux, furent suivies de beaucoup d’autres.
En voici les plus importantes :

Pierres
22 mai 1808, près de Stannein (Moravie) 200-300
3 février 1812, près de Mocs (Transylvanie) 3 000
16 septembre 1843, en Alsace ?
9 juin 1886, près de Knyahinya (Hongrie) 2 000-3 000
30 janvier 1868, près de Poultousk 100 000
1 janvier 1869, près de Hesslé (Suède) ?
23 septembre 1873, près de Khaïpur (Inde) ?
12 février 1875, près de Homestead (Iowa) 100
19 juillet 1912, près de Holbrook (Arizona) 14000

Les phénomènes ci-dessus ne causèrent pratiquement pas de


dommages, les fragments de météorites étant chaque fois très
petits, mais une grêle de pierres s’abattit un jour sur une grande
ville : le 10 février 1896 à Madrid. Si les pierres avaient été aussi
grosses qu’il arrive parfois, les dégâts eussent pu être importants.
Le 2 février 1943, un météore détruisit plusieurs maisons de la ville
de Carhuamayo (Pérou). Plus anciennement, on note des dégâts
semblables causés par des météorites à Barbotan (France) en 1790,
à Bénarès en 1798, à Maessing (Bavière) en 1803, à Braunau en
1847, à Aussun (France) en 1851 et à Pillistfer (Livonie) en 1863.
Des météorites ont théoriquement pu causer mort d’hommes,
mais les cas doivent être très rares. Deux moines, l’un en 1511 près
de Crémone, l’autre en 1650 à Milan, auraient été frappés par des
météorites ; de même, deux matelots en 1674 sur un navire
suédois; enfin, en 1906, le rebelle nicaraguayen Pablo Castillianis
aurait été tué en plein conseil de guerre par une météorite qui le
frustra d’une victoire imminente. Mais les preuves manquent et un
certain scepticisme est justifié dans la plupart de ces cas. Fritz
Heide, spécialiste en la matière, affirme en effet : « Il n’existe pour
le moment aucun exemple prouvé d’une météorite ayant tué ou
blessé un être humain. » Pareil accident est cependant dans l’ordre
du possible. Un statisticien américain s’est amusé à calculer qu’un
habitant des Etats-Unis ne risque de recevoir une météorite sur la
tête que tous les 9 300 ans ! Mais les bases de ce savant calcul nous
échappent totalement. Ce qui est certain, c’est que même les plus
grandes grêles de pierres du dernier siècle n’ont jamais blessé
personne. En 1911, près de Nakhla, en Egypte, une météorite tua
un chien. C’est là la seule victime reconnue ! Quant au passage de
l’Ancien Testament où les Amoréens, fuyant devant les Israélites,
sont décimés près de la montagne de Beth-Horon par une pluie de
pierres (Luther parle de « grêle », il ne connaissait pas les
météores), il évoque peut-être la chute d’une grande quantité de
météorites, mais sans doute s’agit-il d’une de ces exagérations
patriotiques dont sont bourrés les récits guerriers de tous les
peuples, y compris celui d’Israël qui ne fut pas le dernier à embellir
la réalité historique.
Depuis 1927 toutefois, la science a dû reconnaître que les
dangers présentés par la chute éventuelle, bien que rare, de bolides
géants ne sont pas négligeables, comme on l’avait cru auparavant.
On supposait depuis longtemps que la configuration étrange du
sol terrestre en tel ou tel point déterminé n’était que l’empreinte
laissée par des météorites géantes tombées autrefois. On se pencha
avec ardeur sur le cas du lieu dit « Coon Butte », appelé aussi
cratère « des ratons-laveurs », dans le Canon Diablo en Arizona :
c’est une dépression importante, profonde de 184 mètres et de
2800 mètres de tour. Le trou ainsi creusé représente plus de 62
millions de mètres cubes, tandis que, sur ses bords, une sorte de
remblai de 50 mètres de haut en fait le tour. Le paysage fait penser
aux célèbres cratères lunaires. On ignore tout de l’événement, mais
il dut avoir lieu dans les temps historiques, car des légendes des
Indiens Navajos nous apprennent qu’autrefois une bête
monstrueuse tomba en flammes du haut du ciel et qu’une divinité
s’abattit — tout comme Phaéthon — dans une nuée de feu. Il est
donc certain qu’un gigantesque météore a chu en cet endroit,
d’autant plus qu’on trouve aujourd’hui encore des fragments
métalliques aux alentours. Le Musée National de Washington s’en
est approprié un de 9 quintaux, mais la plupart ont été emportés
au cours des temps et sont perdus pour nous. L’analyse des
fragments conservés révéla la présence de cobalt, de nickel et de
métaux précieux. On crut un temps que la masse principale du
météore s’était enfoncée dans la terre et que, sous ce cratère, un
bloc métallique de 250 millions de tonnes, où figuraient les métaux
précieux, platine et iridium, pour 2 000 quintaux, attendait les
amateurs. Ces estimations péchaient certainement par optimisme,
mais même partiellement exactes, il valait la peine d’opérer des
forages. Cependant tous les espoirs durent être déçus. En tout cas,
on n’a jamais plus entendu parler de trésor. Car il est possible que,
sous la violence du choc, la masse principale du météore ait
rebondi jusque dans les espaces interplanétaires.
L’explorateur Alfred Wegener, qui périt tragiquement au
Groenland en 1930, affirma que des formations analogues à celle
du cratère « des ratons-laveurs » de l’Arizona devaient exister en
plus d’un point du globe terrestre. Cette hypothèse, qui date des
années 20, se vérifia par la suite plus abondamment que ne croyait
son auteur.
En 1927, l’attention des savants du monde entier fut attirée par
un fait dont l’intérêt apparut bientôt exceptionnel. Voici de quoi il
s’agissait :
Le 30 juin 1908, les sismographes des stations d’Iéna, de Tiflis,
de Tachkent et de quelques autres villes s’étaient violemment
émus, mais on n’avait ensuite signalé nulle part de tremblement de
terre. Or, le même jour, les voyageurs du Transsibérien avaient
aperçu au nord de la gare de Kansk un immense météore qui
s’abattait sur la terre, tandis qu’avec un écart de quelques instants,
retentissait une forte détonation. Comme il n’en fut plus
autrement question, l’événement passa pratiquement inaperçu et,
pendant dix-neuf ans, on eut le temps de l’oublier. Ce n’est qu’en
1927 qu’une expédition russe, conduite par Kulik, donna les
premiers renseignements sur ce qui s’était passé. A 80 kilomètres
au nord-ouest de Vanovara, en Toungouska Moyenne, on découvrit
en pleine sylve primitive, par soixante degrés cinquante-cinq
minutes de latitude nord et cent un degrés cinquante-sept minutes
de longitude ouest, une surface totalement dévastée de 8 000
kilomètres carrés. Des centaines de millions d’arbres y étaient en
miettes, et plus de deux cents trous dans le sol indiquaient que les
fragments d’une énorme météorite avaient volé là en éclats. Des
morceaux de fer, ramassés aux alentours du point de chute par les
nomades toungouses, furent repérés dans les tribus de la région.
Là aussi, la masse principale du bolide, après avoir heurté la terre,
avait rebondi dans les espaces intersidéraux. On calcula qu’il
s’agissait d’une masse météorique d’un demi-million de tonnes,
sans aucun doute la plus gigantesque météorite connue jusqu’à
présent. Sa vitesse de chute paraît avoir été de l’ordre de 70
kilomètres-seconde. Des fragments atteignant jusqu’à 650 tonnes
furent dispersés dans la toundra, sans toucher personne, ce qui est
remarquable. Ce fut une chance que le choc eût lieu en une région
désertique. Si le bolide s’était abattu dans des pays à population
dense, voire sur une grande ville, les conséquences en eussent été
inimaginables.
La découverte de Kulik en 1927 confirma définitivement un fait
que, jusqu’alors, on pressentait plutôt qu’on ne le connaissait avec
certitude : des météores géants, aux dimensions fantastiques,
peuvent entrer en collision avec la terre. Aucune preuve certaine
n’en existait auparavant, les plus grosses météorites connues
dépassant rarement quelques douzaines de tonnes.
On se mit donc, après 1927, à rechercher avec ardeur les
vestiges d’autres chutes semblables, et ces recherches furent à
plusieurs reprises couronnées de succès. Du même coup, certaines
énigmes morphologiques du sol terrestre, connues depuis
longtemps, parfois depuis des siècles, furent résolues : un météore
était tombé par là et voilà tout !
Nous citerons par exemple le « cratère » de Sali, dans l’île
d’Oesel, à l’entrée du golfe de Riga. Son aspect étrange intriguait
depuis longtemps les géographes qui en avaient décrit les
particularités en 1827, puis en 1849, sans en deviner la cause. A 18
kilomètres d’Arensburg, chef-lieu de l’île, le parc du château de Sali
se signale par une butte haute de 6 mètres et de 285 mètres de
diamètre et qui présente en son sommet une dépression en forme
d’entonnoir dont le fond mesure 50 mètres de diamètre. Ce «
cratère » a une profondeur de 15 mètres et un petit étang en occupe
le fond. Restes d’un volcan ? On n’y crut jamais. L’énigme
géologique du parc de Sali paraissait insoluble. Aujourd’hui, par
contre, aucune hésitation n’est permise. Il s’agit bien là des vestiges
d’un météore, car la ressemblance du lieu avec d’autres points de
chute connus est frappante. Le bolide devait être de taille
moyenne, très inférieure à celle du météore de la Toungouska.
Mais c’est le seul cas certain de ce genre en Europe et c’est pour
cette raison que le « cratère » de Sali est digne d’être mentionné.
A l’heure actuelle, on connaît au moins douze endroits où
d’énormes météores métalliques se sont enfoncés dans l’écorce
terrestre et nous ont laissé les traces visibles de leur chute. Ils se
répartissent comme suit : quatre en Amérique, quatre en Asie,
deux en Afrique, un en Europe et un en Australie. En fait, il doit y
en avoir beaucoup plus et les progrès de la science dans ce domaine
nous permettront sûrement d’en découvrir d’autres, sans compter
que la plus grande partie de la surface terrestre est recouverte par
les océans et les mers : combien de grands météores ne sont-ils pas
tombés dans la mer sans bien entendu laisser de traces ! On a
avancé l’hypothèse que plusieurs disparitions de navires seraient à
imputer à des météores géants ou aux remous violents soulevés par
leur chute. Dans l’état actuel de la question, la possibilité de tels
accidents, bien que restreinte, peut être admise.
Des quatre cratères météoriques d’Amérique, outre celui déjà
cité en Arizona, deux se trouvent aux Etats-Unis. On connaît en
Caroline du Sud une impressionnante dépression de terrain
parsemée de nombreux trous de forme elliptique, dont le plus
grand mesure 3 kilomètres de diamètre. Tout donne à croire que
ces trous ont été creusés par les éclats d’un météore tombé en cet
endroit, mais ce n’est pas absolument prouvé. Par contre, on a,
depuis 1927, la preuve qu’une dépression bizarre située au Texas, à
14 kilomètres au sud-ouest de la ville d’Odessa, est de formation
météorique : le cratère y a 160 mètres de diamètre et 5 mètres et
demi de profondeur, ses bords sont surélevés de 90 centimètres.
Dès 1920, des fragments de fer météorique y furent découverts, si
bien qu’aucun doute n’est permis.
Beaucoup plus imposant est le « cratère » sud-américain de
Campo del Cielo, près de la station de Cancedo, dans le district du
Gran Chaco. Sur une longueur de 150 kilomètres, toute une série
de petits lacs témoignent de la chute d’un météore dans ces
parages, car, dès 1576, on y trouva des blocs de fer, dont le plus
gros ne pèse pas moins de 15 quintaux.
En Afrique, deux cratères météoriques sont actuellement
connus. L’un d’eux est situé au sud-ouest du désert libyen, à 300
kilomètres de Koufra. L’expédition topographique de Clayton y
découvrit, le 29 décembre 1932, par vingt-cinq degrés vingt-cinq
minutes de latitude nord et vingt-cinq degrés trente minutes de
longitude est, une aire de 80 kilomètres de long sur 25 de large
parsemée d’une grande quantité de météorites de verre ou tektites,
qui sont le résultat de la vitrification des sables sous l’action des
fragments incandescents d’un météore. La plus grande de ces
tektites pesait 5 kilos. Mais l’autre découverte fut plus intéressante
: il s’agit du lac Bosumtwi, situé en pleine forêt vierge dans le pays
des Ashantis en Côte de l’Or par six degrés trente minutes de
latitude nord et un degré vingt-cinq minutes de longitude ouest. Ce
lac excita de tout temps la curiosité des explorateurs et des savants.
Ses eaux sont extrêmement poissonneuses et les Noirs les tiennent
pour sacrées. Or, ce lac doit justement sa naissance à la chute d’un
bolide géant. Des fragments de fer météorique y ont été retrouvés,
bien que l’événement soit sûrement très ancien. La dépression
dont ce lac est le centre est encore plus vaste que celle de l’Arizona
: 11 kilomètres de diamètre et 350 mètres de profondeur. Le lac lui-
même est large de 9 kilomètres, presque rond, et profond d’au
moins 73 mètres. Ses bords tombent pour ainsi dire presque
verticalement et la surface des eaux atteint 70 kilomètres carrés.
Mais si la berge est à pic, le fond du lac est presque entièrement
plat. Le lac Bosumtwi est donc situé au fond d’un immense cratère
météorique, qui ressemble étrangement à celui de l’Arizona ainsi
qu’aux cratères lunaires. On distingue encore très bien les bords
extérieurs du cratère qui, en certains points, surplombent de près
de 120 mètres le sol environnant.
Outre le météore de Toungouska, l’Asie nous donne trois
exemples de cratères météoriques, tout récemment découverts.
L’un a été reconnu en Perse orientale, mais les détails manquent à
son sujet. Un autre fut repéré en février 1932 par l’Anglais Philby
dans une région presque inexplorée d’Arabie, non loin de
l’agglomération d’Ouarbar, à 360 kilomètres au sud du golfe de
Bahreïn, par vingt-neuf degrés vingt-neuf minutes de latitude nord
et cinquante degrés quarante minutes de longitude est. Plusieurs
cratères secondaires furent identifiés, dont l’un, presque rond,
mesure 100 mètres de diamètre, et l’autre, de forme elliptique, 55
mètres de long sur 40 de large. Philby put mettre la main sur de
nombreux fragments du météore qui avait explosé avant de
toucher terre et couvert d’éclats toute la région. L’un de ces
fragments pesait 7 kilos et mesurait 27 centimètres de long sur 9
d’épaisseur. Ce n’était pas le plus gros de tous, mais Philby le prit
avec lui. On constata qu’il s’agissait d’un morceau de fer portant
des incrustations de sable quartzique vitrifié. Le cas ressemble à
celui du désert de Libye : le météore incandescent a vitrifié aussi le
sable arabique, or le sable quartzique ne fond qu’à 1 670 degrés !
Enfin on connaît la chute d’un autre, météore en février 1947 dans
un massif montagneux au nord de Vladivostock. Les détails
manquent, mais on sait que, dans la région, une quantité appré-
ciable de fragments météoriques furent réunis, qui pesaient
ensemble plusieurs quintaux. Ce bolide dut également éclater en
l’air avant de toucher le sol. Sa chute a donné naissance à cent huit
cratères différents et l’on estime son poids total à un millier de
tonnes. C’est tout ce qu’on sait à son sujet.
Une découverte du même genre fut faite en mai 1931, en plein
centre de l’Australie, à 80 kilomètres au sud des monts Mac-
Donnell, sur la Finke-River. On dénombre sur un demi-mille carré,
treize cratères et plus de huit cents fragments de fer météorique et
de tektites, dont le plus gros pesait cent quarante kilos. La plupart
des cratères étaient ronds et leurs diamètres varient de 9 à 70
mètres, leurs profondeurs de 7 à 8 mètres. Il y avait en outre un
cratère elliptique de 200 mètres de long sur 110 de large et 17 de
profondeur. L’ensemble de ces cratères reçut le nom de « Double
Punch Bowl » ou « Double Tasse de Punch ». Quant à la date de
l’événement, elle ne saurait être précisée, même approximative-
ment. Dans les douze cas reconnus de météores géants tombés sur
la terre, la date de la chute ne doit pas remonter à plus de deux ou
trois mille ans, bien qu’on ne puisse évidemment parler ici de
certitude.
Durant la nuit du 30 octobre 1937, l’observatoire de Heidelberg
braqua pendant deux heures un objectif photographique sur la
constellation des Poissons, et découvrit à cette occasion un corps
céleste inconnu gravitant à proximité de notre Terre. Ce minuscule
planétoïde, sorti de son orbite entre Mars et Jupiter, vagabondait
dans l’espace, singulièrement près de notre orbite terrestre. Il reçut
le nom d’Hermès. En 1932 et 1936, deux planétoïdes semblables
avaient été découverts, qui furent baptisés Apollon et Adonis.
Précédemment, le 13 août 1898, l’observatoire de Treptow à Berlin
avait découvert le planétoïde n° 433 qui, périodiquement,
réapparaît entre la Terre et Mars et a été baptisé Eros. Son
diamètre mesurait de 5 à 800 mètres, ce qui était largement suf-
fisant pour qu’une éventuelle collision avec la Terre pût avoir
d’imprévisibles conséquences. Jusqu’alors, le corps céleste qui, à
part la Lune, s’était le plus rapproché de la Terre avait été la
comète de Lexell. Celle-ci s’était trouvée, le 1er juillet 1770, à moins
de deux millions de kilomètres de la Terre dont elle avait traversé
l’orbite. Or, la planète Hermès se rapprocha de nous le 30 octobre
1937 jusqu’à une distance de 420 000 kilomètres, à peine plus que
la Lune par conséquent qui est à 384 420 kilomètres. Mais
l’humanité n’eut pas à subir le choc de cette « bombe atomique »
céleste : les deux planètes passèrent au même point de notre orbite
à quelques heures d’intervalle.
Le météore du 30 juin 1908 fut peut-être un corps céleste
analogue, sorti lui aussi de son orbite, mais ses dimensions étaient
heureusement beaucoup plus faibles que celles des planétoïdes que
nous venons de citer. Le soufflet que la Terre reçut ce jour-là fut
néanmoins le plus cuisant qu’elle eût reçu depuis longtemps. Si, le
30 octobre 1937, le vagabond céleste Hermès s’était abattu sur la
Terre, la rencontre n’aurait sans doute pas eu lieu aussi
discrètement que dans la Toungouska. Car le planétoïde de 1937
était un morceau beaucoup plus gros que le bolide tombé en
Sibérie.
Bolides et petites planètes ont entre eux des liens certains de «
parenté ». Hoffmeister précise que rien ne s’oppose à ce que les
planétoïdes, les bolides ou météores et toutes les « poussières » de
la lumière zodiacale soient de même nature. Toutefois, point ne
serait besoin d’un corps céleste aussi volumineux que ceux
mentionnés plus haut pour causer de sérieux accidents sur notre
globe. De très petits bolides y suffiraient. Au cours de l’automne
1924, une forte détonation fut entendue de nuit à Hambourg. On
aurait dit l’explosion d’une chaudière : les pompiers de Hambourg
et d’Altona furent mis en état d’alerte. Pendant des heures, on se
demanda ce qui s’était passé, aucun accident n’étant signalé nulle
part. Mais, le lendemain, on apprit qu’au sud de la ville, on avait
aperçu un double éclair dans le ciel. Trois ans plus tard, on
retrouva les restes du météore profondément enfoncés dans un
champ. Le bolide avait volé en éclats et certains de ses fragments
mesuraient jusqu’à vingt centimètres. Réunis, ils pesaient
plusieurs quintaux. Les dégâts qu’un météore de ce genre pourrait
causer dans une agglomération ne sont donc pas à sous-estimer.

Voici, classés selon leur poids, les plus gros météores tombés
récemment sur la terre :
A ceux-ci s’ajoutent le météore de la Coon Butte en Arizona et
celui de la Toungouska en Sibérie. Leur masse principale ayant
rebondi dans les espaces intersidéraux, ils n’ont laissé derrière eux
que des fragments : l’un de ces derniers n’en pesait pas moins six-
cent cinquante tonnes ! Des « bombes atomiques » célestes
seraient donc tout à fait capables de faire voler la Terre en éclats
sans aucun concours humain.
On a découvert un bloc de fer météorique de quarante-cinq
tonnes sur la « Montagne de fer » à Melville-Bai au Groenland par
soixante-quatorze degrés de latitude nord. Les Esquimaux l’ont
exploité de tout temps pour fabriquer des armes ou tous autres
objets. Pour autant qu’on en puisse juger, il s’agit bien là d’une
authentique météorite, alors que d’autres blocs de fer pur trouvés
en 1870 par Nordenskjôld sur le littoral de l’île groenlandaise de
Disko par soixante-dix degrés de latitude nord, et dont l’un fut
estimé à vingt et une et l’autre à huit tonnes, ne seraient pas
d’origine cosmique, mais tellurique, c’est-à-dire arrachés aux
entrailles de la Terre par quelque éruption volcanique des premiers
temps géologiques. Par ailleurs, un bloc imposant de ferro-nickel,
découvert à Tsumeb dans le Sud-Ouest Africain, et qui pèse
cinquante tonnes, est certainement d’origine météorique.
Certes, la Terre compte aujourd’hui plusieurs millions d’années
et, pendant tout ce temps, plus d’un météore a dû entrer en
collision avec elle, sans qu’aucune de ces collisions ne lui ait été
fatale. La Terre est une robuste nature, elle encaisse bien les
soufflets : elle n’enregistra vraiment celui de 1908 que dix-neuf ans
après. Cette immunité durera bien encore quelques autres millions
d’années. Nous pouvons dormir tranquilles. Les bombes atomiques
fabriquées par l’homme sont beaucoup plus inquiétantes...
Les recherches effectuées à propos des météores n’ont pas
qu’un intérêt scientifique, elles nous permettent aussi de mieux
pénétrer le sens d’antiques légendes et de mythes vieux comme
l’humanité. Bien qu’on ne puisse l’affirmer absolument, le récit de
la chute de Phaéton fait par Ovide eut sans doute pour origine la
chute d’un météore de taille exceptionnelle. L’étude objective de
l’Antiquité nous a permis de constater que légendes et mythes à
contexte géographique, climatique ou technique, sont rarement le
fruit de la pure imagination, mais, la plupart du temps, une simple
réminiscence d’un événement particulièrement impressionnant
pour ses contemporains. La tradition est venue ensuite orner cet
événement de mille détails poétiques jusqu’à le rendre
méconnaissable.
Les chutes de météores ont sûrement joué un rôle dans la
religion et la mythologie des peuples antiques. A Rome, sous le
règne de Numa Pompilius, un bloc de fer serait tombé du ciel et les
Romains l’entourèrent aussitôt d’une superstitieuse dévotion. Ce
bloc était certainement d’origine météorique. A La Mecque, la
célèbre « pierre noire » de la Kaaba, vénérée par tous les pèlerins
musulmans qui viennent l’embrasser, n’est autre qu’une météorite.
Nous savons qu’au temps de l’Antiquité classique, des météores
sont tombés près d’Orchoménos en Béotie et près d’Ægos Potamos,
le célèbre champ de bataille de l’an 405 avant Jésus-Christ. Rien
d’étonnant que ces messagers célestes aient été des objets de
vénération. Les nègres Wanikos adorèrent comme une divinité une
météorite d’une livre qui tomba le 6 mars 1853 près de Durmma,
en Afrique orientale.
Dans le désert du nord de la Syrie, il existe un village du nom
de Karakoej qui présente cette particularité unique dans son genre
d’être entièrement bâti en pierres météoriques. Or, on ignore tout
de la chute d’un météore en cet endroit, bien qu’historiquement
cette région soit connue depuis 4 000 ans en chiffres ronds. Seule,
une tradition locale, rapportée par les habitants, mentionne
l’événement. Nous avons donc tout lieu de croire que la légende de
Phaéton, elle aussi, a pour point de départ un phénomène céleste
de la même espèce.
13

L’étoile des rois mages


La célèbre étoile des rois mages a déjà donné bien du fil à
retordre aux chercheurs et aux savants. Selon la Bible, elle
conduisit les « mages de l’Orient » jusqu’à Bethléem où le Christ
venait de naître. Souvent, certains milieux ecclésiastiques, surtout
chez les catholiques, se sont refusé à toute discussion sur ce point,
affirmant à priori le miracle pour expliquer la venue des « rois » en
Terre Sainte. Dans ces conditions, il est normal que le débat n’ait
pas abouti. Et pourtant un miracle est plus difficile à admettre
qu’un événement confirmé à la fois par l’histoire et par la science.
Or, l’étoile des rois mages, dans l’état actuel de la recherche
scientifique, présente justement une historicité à peu près
incontestable. Cette fameuse étoile n’est même plus une énigme :
désormais, c’est le cas de le dire, on y voit clair !
Voici trois siècles et demi déjà, en 1606, l’illustre astronome
Képler pressentit la vérité, mais comme une simple hypothèse de
travail. Depuis lors, différentes découvertes ont pu établir la
véritable version de l’événement et même, il y a quelques années,
011 a pu observer dans le ciel ce qui se passa exactement au moment
de la naissance du Christ.
Certains chercheurs commencèrent pas assimiler l’étoile
miraculeuse à une comète ou à une « nova », ces étoiles qui brillent
soudain au firmament, puis s’éteignirent de même, ainsi la célèbre
étoile de Tycho-Brahé qui, le 11 novembre 1572, s’alluma dans
Cassiopée. Mais, comète ou « nova », l’explication ne vaut rien. Car
nous savons avec précision quelles furent les comètes et les « novae
» observées durant les siècles qui entourèrent la naissance du
Christ. Tous les principaux événements astronomiques de ce
temps-là nous sont parfaitement connus, en raison du haut niveau
de l’astronomie antique, y compris en Asie et surtout en Chine.
Nous savons qu’en 134 avant Jésus-Christ, ainsi qu’en 123 et 173
après sa naissance, des « novae » sont apparues, et qu’en 44 et 17
avant notre ère ainsi qu’en 66 de notre ère, des comètes
particulièrement brillantes surgirent et firent sensation. Ces dates
seules suffisent à empêcher toute confusion avec l’événement
observé par les rois mages. Notre chronologie à partir de la
naissance du Christ, établie par le moine Denys en 530, a beau être
inexacte, l’écart n’est pas si grand pour qu’une des dates citées ci-
dessus puisse entrer en ligne de compte à propos de la naissance de
Jésus. Il avait échappé à Denys que l’année de la mort d’Hérode le
Grand, sous le règne de qui naquit le Christ, est connue avec
exactitude grâce à la tradition. Hérode mourut au début de l’an 4
avant notre ère selon l’actuelle chronologie. Cette date est donc la
date limite après laquelle la naissance du Christ n’a pas pu avoir
lieu. Mais comme Hérode lança son fameux ordre de mettre à mort
tous les enfants de Bethléem au-dessous de deux ans assez
longtemps avant sa propre mort, il est permis de situer la
naissance du Christ trois ou quatre ans plus tôt, ce qui nous donne
à peu près l’an 7 ou l’an 8 avant notre ère, toujours selon notre
actuelle chronologie. Le meurtre des enfants de Bethléem est un
fait historique, car si Josèphe, l’historien des Juifs, l’ignore, un
écrivain païen bas-latin, Macrobe (vers 400), nous le confirme
expressément. Dans un recueil d’anecdotes sur le règne de
l’empereur Auguste, Macrobe cite au passage un propos fort sévère
d’Auguste sur Hérode son contemporain qui a fait massacrer « des
garçons au-dessous de deux ans » (« infra bimatum »). Macrobe
disposait certainement de sources qui, par la suite, se sont perdues.
Son témoignage inattaquable n’en pèse que plus lourd et nous
confirme le massacre de Bethléem. Mais alors quel fut l’événement
qui, en 7 ou 8 avant notre ère, poussa le roi à cette tuerie ? Eh bien,
c’est cet événement que nous allons décrire avec la quasi-certitude
d’être dans le vrai.
En 1606, Képler émit l’hypothèse que l’étoile des rois mages ne
fut rien d’autre que la très rare triple conjonction de Jupiter et de
Saturne dans le signe des Poissons. Ces deux planètes, visibles
l’une et l’autre à l’œil nu, les plus lentes et les plus grandes des cinq
planètes connues des Anciens, se trouvent en conjonction simple
tous les vingt ans. La plupart de ces conjonctions sont difficiles à
observer ; souvent même, le phénomène est complètement
invisible, sauf un bref instant avant le lever et après le coucher du
soleil, et encore à condition d’y apporter une grande attention. Les
conjonction triples, elles, n’ont lieu que tous les deux cent
cinquante-huit ans ! La dernière, qui se déroula dans le signe du
Bélier, fut observée en 1940-1941, du mois d’août à février. Ce fut
un beau spectacle, passionnant pour tout astronome digne de ce
nom, et qu’on ne reverra plus avant l’année 2198 !
Eh bien, en l’an 7 avant Jésus-Christ, le firmament fut le
théâtre d’une de ces conjonctions triples et dans des circonstances
telles que ses contemporains ne pouvaient que l’interpréter comme
annonçant la naissance du libérateur tant attendu par le peuple
juif, de ce Messie qui devait chasser l’étranger...
Un savant juif du XIIe siècle, Maïmonide, écrivit en 1170 que
tous les Juifs étaient certains que le Messie viendrait quand Jupiter
et Saturne entreraient en conjonction dans le signe des Poissons.
Ce fut le cas en 1464 — pour une conjonction simple d’ailleurs — et
un autre savant juif, Abarbanel, ne manqua pas d’affirmer en 1497
dans son commentaire du prophète Daniel que le Messie tant
espéré était certainement né, bien qu’on ne sût pas encore où.
Abarbanel signala en outre qu’une conjonction semblable des deux
planètes dans le signe des Poissons avait déjà annoncé la naissance
de Moïse, et, de même que celui-ci avait délivré le peuple juif de
l’esclavage égyptien, le Messie jouerait bientôt le même rôle auprès
des Juifs dispersés.
Or, Abarbanel se trompait. Il situe la « conjonction de Moïse »
en 1397 avant notre ère et la naissance de Moïse en 1394. Ces dates
ne correspondent pas à la réalité. Premièrement, Moïse n’a vécu
qu’au XIIe siècle avant notre ère et, ensuite, il n’y eut pas en 1397
de conjonction de Jupiter et de Saturne dans le signe des Poissons.
De conjonctions triples, comme nous en avons observé une en
1940 dans le signe du Bélier, il n’y en eut depuis 4 000 ans dans le
signe des Poissons qu’en 860 et en 7 avant notre ère, et, après, plus
jamais. Donc, pas de conjonction « mosaïque » en 1397. Mais cette
conviction qu’un phénomène astral devait coïncider avec un grand
renouveau politique pour le peuple juif existait bien au Moyen Age
comme durant l’Antiquité Quand les Juifs se révoltent contre la
domination romaine de 132 à 135 après Jésus-Christ, ils prennent
leur chef Siméon pour le Messie et le surnomment Bar Kochba ou
« fils de l’étoile », nom sous lequel Siméon est entré dans l’histoire.
C’est un verset du Livre des Nombres qui est sans doute à l’origine
de cette croyance en l’annonce du Messie par un phénomène
sidéral : « Un astre sort de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël. »
Le phénomène eut donc lieu en l’an 7 avant notre ère. Du point
de vue astronomique, il était impressionnant. En fait, des
conjonctions simples de Jupiter et de Saturne dans le signe des
Poissons avaient déjà eu lieu en 126 et en 66 avant notre ère, mais
presque impossibles à observer : la première fois, la conjonction
eut lieu au début de la soirée, quand les rayons du couchant la
rendaient presque invisible, et, la deuxième fois, ce fut en plein
jour, à un moment où les deux planètes se trouvaient tout à fait
hors de vue. Seule, la conjonction de l’année 7 avant notre ère fut
parfaitement visible ; bien plus : elle se répéta trois fois, avec des
maxima successifs les 29 mai, 3 octobre et 4 décembre. Comment,
dans ces conditions, ne pas y voir une manifestation divine : allons!
Cette fois, ça y est, le Messie est né !
La preuve existe que cet événement céleste fut considéré
comme annonçant la naissance du Messie et qu’il émut pour cette
raison tout le peuple juif. La Bible nous précise au sujet de l’arrivée
des mages en quête du « roi des Juifs qui vient de naître » : « Le roi
Hérode, ayant appris cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. »
Mais ce trouble fut sans doute le fait du seul Hérode qui,
usurpateur étranger placé sur son trône par les Romains, voyait
soudain son trône menacé par un roi national juif sur le point de
paraître au grand jour. Quant à Jérusalem, elle fut sans doute
moins troublée qu’heureuse d’apprendre ce qu’annonçaient les
mages de l’Orient. C’est un fait qu’aussitôt après la conjonction des
planètes, vers 6 avant notre ère, le peuple juif fut en proie à
l’attente messianique comme rarement dans son histoire. Josèphe
en parle abondamment et signale qu’Hérode frappa de peines
draconiennes tous ceux qui entretenaient cet espoir national en un
Messie. C’est pourquoi, tandis que tous les docteurs de la loi
citaient Bethléem comme devant être le lieu de naissance du
Messie, l’ordre donné par Hérode de mettre à mort tous les
garçons de Bethléem au-dessous de deux ans correspond tout à fait
à ce qu’on sait du personnage qui, avec les gêneurs, avait la main
lourde et flairait partout des conspirations. Le massacre de
Bethléem avait l’avantage de faire place nette en rayant des vivants
le futur rival. Josèphe signale d’autre part que, durant l’agitation
messianique de l’an 6, le bruit courut dans le peuple que « Dieu
avait décidé de mettre fin au règne d’Hérode », car un « signe divin
» avait annoncé l’avènement d’un souverain juif. Ce signe divin ne
peut qu’avoir été l’étoile de Bethléem : un théologien français nous
l’a lui-même affirmé il y a peu de temps. A l’époque de Jésus,
l’espoir en la prochaine venue du Messie était partagé par toutes
les couches du peuple juif, et les prophéties, lancées en cette année
6 avant notre ère et répandues partout, causèrent même des
émeutes. La secte des Pharisiens était à la pointe du mouvement,
avec l’appui du peuple juif tout entier qui croyait en l’avènement
du roi de la terre devant sortir de Palestine.
Tous ces faits nous permettent d’imaginer ce qui se passa à
Jérusalem après le « signe divin » de la conjonction des planètes.
Les mages venus de l’Orient n’étaient bien entendu nullement des
rois, comme la légende dorée du christianisme l’affirma par la
suite. La Bible elle-même ne parle que de mages. Mais ces « mages
» étaient avant tout des astrologues et, en ce temps-là, Babylone
était la capitale de l’astrologie. Et, à Babylone, dès l’époque du
prophète Daniel, il y eut des astrologues juifs. Que les « rois mages
» en fussent n’est guère douteux. Seuls, de pieux astrologues juifs
étaient susceptibles d’être émus par la triple conjonction des deux
planètes au point d’entreprendre le long voyage de Babylone à
Jérusalem pour rechercher le Messie nouveau-né. En outre, eux
seuls pouvaient, en annonçant le phénomène céleste, déclencher la
fébrile attente messianique de l’an 6. Que la conjonction ait aussi
été observée à Babylone, une inscription cunéiforme, trouvée dans
les ruines mêmes de la ville, l’atteste. Cette inscription mentionne
parmi d’autres l’observation effectuée pendant cinq mois de l’an 7
avant notre ère par l’école astronomique de Sippar près de
Babylone : « Jupiter et Saturne dans le signe des Poissons. » Les
non-Juifs n’en furent nullement bouleversés. Seuls des fidèles de la
loi mosaïque pouvaient en perdre leur calme quotidien. On
comprend ainsi pourquoi seuls, ces « mages venus de l’Orient »
étaient au courant de l’étoile merveilleuse, tandis qu’Hérode et
tous les astrologues non juifs n’y avaient rien vu de particulier.
Cet épisode gagne encore en clarté si l’on observe que Luther a
commis une erreur dans sa traduction de l’original grec de
l’évangile de saint Matthieu. Luther ignorait évidemment tout de
l’astronomie. C’est pourquoi il a inexactement traduit le mot
essentiel : « anatolê ». Il ne faut nullement dire : « Nous avons vu
son étoile en Orient », mais : « Nous avons vu se lever son étoile
dans les rayons de l’aurore et sommes venus ici pour l’adorer. » Il
s’agit là d’un phénomène bien connu des astronomes : la
réapparition d’un astre resté invisible depuis quarante jours en
raison de la proximité du soleil. On peut fixer, à un ou deux jours
près, cette réapparition de Saturne et de Jupiter dans le signe des
Poissons, soit vers le 12 avril de l’an 7 avant notre ère. La première
conjonction des deux planètes eut lieu en fin mai. Mais le climat
étouffant de la Mésopotamie ne favorise guère les voyages en été ;
aussi les mages ne quittèrent-ils Babylone qu’au moment sans
doute où le signe divin se répéta, tel un avertissement, au début
d’octobre, le 3, qui était justement la fête de la Réconciliation. Le
voyage de Babylone à Jérusalem durait alors un mois et demi
environ. Les mages arrivèrent donc à Jérusalem vers la deuxième
quinzaine de novembre. La question qu’ils posèrent dès leur
arrivée effraya grandement Hérode. Il est clair que personne à
Jérusalem n’avait été ému par l’étoile prophétique et c’est auprès
des mages qu’Hérode « s’enquit soigneusement depuis combien de
temps l’étoile brillait ». Puis le roi interrogea les docteurs de la loi
pour savoir où le Messie avait pu naître. Ingénument, ils
répondirent que c’était à Bethléem, selon ce verset du prophète
Michée : « Et toi, Bethléem Ephrata, petite entre les milliers de
Juda, de toi sortira pour moi celui qui dominera Israël. » Hérode
invita alors les mages à se rendre là-bas — Bethléem n’est qu’à huit
kilomètres de Jérusalem — pour y effectuer des recherches plus
précises. Pendant le séjour des mages à Jérusalem, la conjonction
des deux planètes eut lieu pour la troisième fois, soit le 4 décembre
: l’émotion fut poussée à son paroxysme. Décidément, le Messie ne
devait pas être loin ! L’original grec décrit d’ailleurs sans équivoque
les sentiments des mages après la troisième conjonction : «
Lorsqu’ils aperçurent l’étoile, la joie qui les réjouit fut très grande.»
Or, Bethléem est exactement au sud de Jérusalem et, en ce
temps-là, on voyageait de préférence l’après-midi. Par conséquent,
l’étoile prophétique qui, lors de la troisième conjonction, était
visible au sud au moment du crépuscule, marcha effectivement «
devant eux », comme le dit la Bible, « jusqu’à ce qu’étant arrivée
au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta ». Mais les
mages qui devaient rendre compte à Hérode de leur visite à
Bethléem conçurent certainement des soupçons au sujet des
intentions du souverain et « ils rentrèrent dans leur pays par un
autre chemin ». Le roi s’estima joué et en éprouva une violente
colère. Du coup, il ordonna le massacre des enfants de Bethléem.
L’enchaînement des faits apparaît ainsi rigoureusement logique. Le
récit biblique, dans son texte original, abstraction faite des erreurs
ultérieures de traduction comme celle de Luther, perd ainsi son
aspect mythique et prend toute la valeur d’un document historique,
d’autant plus que le phénomène astronomique dont il fait mention
est indiscutablement réel, ce qui implique que son auteur a puisé à
des sources contemporaines de ces événements. Même des savants
de stricte obédience catholique comme Steinmetzer ou le Père
Hontheim ont admis que les choses ont bien dû se passer ainsi.
Les mages ont-ils réellement adoré Jésus dans son berceau ?
Les historiens ne sauraient répondre avec certitude. Il est possible
que la légende dorée ait ajouté à l’événement des détails de son
cru. Mais une chose est sûre et pratiquement prouvée : le fait
astronomique évoqué au deuxième chapitre de saint Matthieu est
historique et son interprétation ne pouvait être différente : il
annonçait bien la naissance d’un roi des Juifs. Sur ce point, le
témoignage de Macrobe sur le meurtre des enfants de Bethléem
vient encore confirmer le texte de saint Matthieu qui décrit donc
une histoire vraie.
Chaque année, de 1933 à 1937, durant la période de Noël,
devant douze à treize mille spectateurs en tout, j’ai reconstitué
artificiellement la marche de « l’étoile des mages » au planétarium
de Dusseldorf et le public fut toujours très impressionné. Une
ordonnance nazie arrêta ces démonstrations et, par la suite, le
planétarium fut détruit par un bombardement aérien. Mais on peut
refaire l’expérience à l’aide de n’importe quel planétarium et c’est
toujours, pour un public chrétien, un spectacle émouvant.
14

Les Ténèbres du Golgotha


« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des
ténèbres sur tout le pays », précise l’Evangile de saint Matthieu et
les deux autres synoptiques confirment cette allégation. Or, ce
passage du récit évangélique a donné lieu à un grand nombre
d’interprétations diverses, sans que l’énigme ait pu être
absolument résolue.
La sixième heure du texte de saint Matthieu correspond à notre
heure de midi et la neuvième à 15 heures, soit au milieu de l’après-
midi. Des ténèbres recouvrant entièrement le pays à ce moment de
la journée ne pourraient provenir que d’une éclipse de soleil. Mais
il est rigoureusement exclu qu’il y eut une éclipse de soleil le jour
de la mort du Christ, car la crucifixion eut lieu la veille de la Pâque
et la Pâque correspond toujours à la pleine lune : seule une éclipse
de lune est possible en temps de pleine lune, jamais une éclipse de
soleil, celle-ci ne pouvant se produire qu’en période de nouvelle
lune. Dans ces conditions, que faut-il retenir du texte évangéhque
sur ce point ?
Faute de mieux, on a souvent parlé d’un éventuel
obscurcissement de l’atmosphère par une tempête de sable. Cette
explication n’est pas du tout satisfaisante. Une tempête de sable ne
peut enténébrer tout un pays : l’obscurcissement est toujours local
et passager et, dans un pays où ces tempêtes sont monnaie
courante, personne n’en aurait été ému. De plus, l’obscurcissement
causé par une tempête de sable n’est jamais total ; la lumière
solaire revêt une teinte rougeâtre et le mot « ténèbres » est tout à
fait inadéquat. Force est donc de chercher une meilleure
explication.
Ce qui importe en premier lieu, c’est de fixer exactement la
date du jour où le Christ fut mis à mort, car l’astronome doit
évidemment connaître la date précise à laquelle s’est déroulé un
phénomène céleste, s’il veut que ses calculs puissent ensuite servir
de preuve. Durant les années de la vie active du Christ, qui s’étend
de 29 à 33, la fête de Pâque ne tomba que deux fois un samedi ; or
la mort du Christ eut lieu un vendredi précédant la Pâque ; c’est
pourquoi on s’accorde depuis longtemps sur deux dates : la Pâque
du 8 avril 30, selon le calendrier julien, et celle du 4 avril 33, qui
toutes deux tombaient un jour de sabbat. Le jour de la crucifixion
n’a donc pu être que le 7 avril 30 ou le 3 avril 33. Jusque-là, les
commentateurs sont unanimes, mais ils se divisent quand il s’agit
de choisir entre ces deux dates. L’une et l’autre ont leurs partisans
qui ne manquent pas d’arguments. Mais il paraît de plus en plus
que c’est l’année 33 qui a l’avantage. La question est même résolue,
si l’on accorde aux deux points suivants une réelle valeur
probatoire : d’une part, la précision d’un écrivain chrétien du Bas-
Empire qui signale, sur la foi de documents aujourd’hui perdus,
que le Christ fut crucifié sous le consulat de Sylla et de Sulpicius,
et, deuxièmement, la constatation qu’une éclipse eut lieu
effectivement au soir du 3 avril 33 à Jérusalem, mais une éclipse de
lune. Ces deux arguments à eux seuls peuvent, en effet, être
considérés comme apportant la preuve que la crucifixion eut bien
lieu le 3 avril de l’année 33.
Le chroniqueur chrétien auquel nous avons fait allusion vécut
au Ve siècle : il s’agit de Jean Malalas dont les textes sont très
précis en matière de dates. La chronologie qu’il emploie est celle
d’Antiochus, par ailleurs assez rarement utilisée et seulement à
Antioche, d’où on peut conclure que ses sources, fort anciennes,
furent puisées dans cette ville. Voici ce qu’il nous dit : « Durant le
septième mois de la dix-neuvième année du règne de l’empereur
Tibère, Jésus-Christ, notre Sauveur, âgé de trente-trois ans, fut
trahi par son disciple Judas Iscariote. Notre-Seigneur Jésus-Christ
fut crucifié au mois de mars, le septième jour avant les calendes
d’avril, quand la lune se trouvait en son quatorzième jour..., sous le
consulat de Sulpicius et de Sylla, en l’an 79 de la chronologie
d’Antiochus, alors que Cassius était gouverneur de Syrie, ayant été
nommé proconsul de ce pays par Tibère. »
Il s’agirait donc du 25 mars. Pourquoi cette date ? Tout
simplement parce qu’elle était à l’époque celle de l’équinoxe de
printemps (tout comme on plaça le jour de la naissance du Christ
au solstice d’hiver). Le 25 mars ne tomba un vendredi qu’en
l’année 29, par conséquent ne saurait être retenu comme date de la
mort du Christ ; de plus, il ne coïncida jamais avec le quatorzième
jour de Nisan (« quand la lune se trouvait en son quatorzième jour
»). Mais, à part cela, l’indication donnée par Jean Malalas est très
importante. Car le règne de Tibère commença le 17 septembre 14 ;
par conséquent, le septième mois de la dix-neuvième année de ce
règne correspond à la période qui va du 17 mars au 16 avril 33 et
cette date nous est en outre confirmée par les noms des consuls
qui, cette année-là furent effectivement Servius Sulpicius Galba (le
futur empereur Galba) et Cornélius Sylla Félix. Cependant
l’histoire ne mentionne pas de proconsul de Syrie nommé Cassius.
Mais il est possible qu’entre le proconsul Ælius Lamia qui cessa ses
fonctions en 32 et le proconsul Lucius Pomponius Flaccus qui
gouverna jusqu’en 35, un certain Cassius ait été pour peu de temps
proconsul de Syrie. Mais ce point importe assez peu. Le texte de
Jean Malalas nous donne donc bien l’année 33 comme étant celle
de la mort du Christ.
Si, par conséquent, le 3 avril 33 a toutes les chances d’être la
bonne date, l’énigme de l’éclipse se trouve résolue du même coup.
Des calculs astronomiques nous apprennent en effet que, ce jour-
là, eut lieu à Jérusalem une éclipse de lune. Elle commença à 17 h
44, heure locale de Jérusalem, avant même le lever de la lune.
Celle-ci se leva à 18 h 3, soit trois minutes après le début du
quinzième jour de Nisan qui était la Pâque, car, chez les Juifs, la
journée commençait à 18 heures. L’éclipse fut partielle et dura
jusqu’à 18 h 37. Il est compréhensible qu’en apercevant à l’orient la
lune se lever, obscurcie et comme recouverte d’un voile de deuil,
les témoins de la tragédie du Golgotha furent profondément
impressionnés. Et quand le centurion romain s’écria : « Vraiment,
celui-ci était fils de Dieu ! » il ne fit que traduire les sentiments de
tous les témoins de cet événement bouleversant.
Notre hypothèse de l’éclipse de lune reçoit une confirmation
inattendue de la part d’un apocryphe, l’Evangile des
Hiérosolymitains : « Et la lune perdit son éclat et les étoiles
tombèrent. »
Il est évident qu’une impossibilité subsiste dans le récit des
synoptiques : la durée même des ténèbres, « de la sixième à la
neuvième heure ». Or, celui des quatre Evangiles qui est
certainement le plus sûr, celui de saint Jean, témoin oculaire de
l’événement, paraît tout ignorer de ces ténèbres entre la sixième et
la neuvième heure. Bien plus, il nous précise qu’à la sixième heure,
autrement dit à midi, Pilate siégeait encore... Mais on voit d’où
peut provenir l’erreur des synoptiques.
Durant les années de la vie active de Jésus, il y eut une éclipse
totale de soleil, comme il n’y en a que tous les deux cents ans dans
une région donnée, et cette éclipse dura effectivement de la sixième
à la neuvième heure. Elle eut lieu le 24 novembre de l’année 29 du
calendrier julien. On peut présumer qu’elle impressionna fort ses
témoins, voire les frappa de terreur, comme ce fut le cas pour
toutes les éclipses de l’Antiquité. Le savant byzantin Photius nous
en parle encore au IXe siècle : « Ce fut une grande éclipse de soleil,
comme les siècles précédents n’en avaient jamais vue. Les ténèbres
furent si épaisses à la sixième heure que l’on aperçut les étoiles. »
Même dans les temps modernes, alors que tout le monde sait
pourquoi et comment ont lieu les éclipses de soleil, une éclipse
totale fait encore sensation, ainsi que le prouva l’éclipse de soleil
qui eut lieu à Vienne le 8 juillet 1842. Mais, autrefois, seuls les
astronomes étaient familiarisés avec ces phénomènes, le vulgaire
n’y comprenait rien et tombait dans la pire panique quand ils se
produisaient à l’improviste, et les témoins en gardaient longtemps
un souvenir horrifié. Le drame du Golgotha dut secouer
pareillement les partisans du Christ, si bien que l’éclipse partielle
de la lune eut sur eux le même effet que l’éclipse solaire de l'an 29.
N’est-on donc pas en droit de penser que le souvenir de la
grande éclipse a été confondu dans les synoptiques avec l’éclipse de
lune du 3 avril 33 ?
On l’est d’autant plus qu’il est fréquent de voir, dans
l’Antiquité, les peuples sous le coup de l’impression profonde
causée sur eux par les éclipses rattacher celles-ci aux grands
événements de leur histoire, jusqu’à affirmer ensuite leur
simultanéité, même si plusieurs mois, voire des années, séparent le
phénomène céleste du fait historique. L’homme réunit volontiers
deux événements qui l’ont particulièrement ému, et, très vite, il
croit dur comme fer à la réalité de cette concomitance forgée par
lui-même. L’Antiquité classique nous en fournit maint exemple.
J’en ai cherché moi-même et trouvé plus d’un. Hérodote signale
qu’une éclipse de soleil eut lieu quand l’armée de Xerxès partit de
Sardes pour marcher sur la Grèce. Or, nous savons que l’armée
perse démarra au printemps de 480 avant Jésus-Christ. Et la seule
éclipse de soleil tant soit peu remarquable qui fut visible à cette
époque-là en Asie Mineure ne se produisit que deux ans après, le 17
février 478 du calendrier julien. Mais, dans le souvenir des
contemporains, les deux événements, considérables l’un et l’autre,
se confondirent. Plus frappante encore est la description, dans les
sagas norvégiennes, de la bataille de Stiklestad, où le roi de
Norvège Olaf le Saint trouva la mort en combattant des paysans
révoltés. Les textes nous affirment qu’en pleine bataille, le jour
s’obscurcit à tel point qu’il devint impossible aux adversaires de se
distinguer mutuellement. Or, quelle est la vérité ? La bataille eut
lieu le 29 juillet 1030. Cinq semaines après, le 31 août, la Norvège
connut une éclipse totale de soleil, dont la date exacte fut par la
suite confondue avec celle de la bataille de Stiklestad afin
d’augmenter l’effet dramatique de ces deux événements.
Les anciens Grecs comme les Romains semblent avoir eu
beaucoup de goût pour ce genre de coïncidences post-fabriquées.
Ils en citent tellement que la méfiance s’éveille d’elle-même. Car,
si, dans les deux cas ci-dessus, il est facile de démontrer le
rapprochement abusif, pareille démonstration est souvent
impossible. Innombrables sont les cas où l’on nous signale que
deux batailles ont eu lieu le même jour, ou que l’une d’elles a été
immédiatement précédée ou suivie par une éclipse de soleil ou de
lune. C’est ainsi que le 28 mai 585 avant notre ère, l’éclipse de
soleil de Thalès aurait coïncidé avec une bataille entre Mèdes et
Lydiens ; en 480, la victoire grecque de Salami ne sur les Perses
aurait eu lieu le même jour que la victoire des Grecs sur les Cartha-
ginois à Himera ; en 479, la victoire grecque de Platée aurait
coïncidé avec la victoire, grecque également, de Mycale ; le 3
septembre 404, la victoire remportée à Phères par Lycophron sur
les Thessaliens aurait eu lieu le jour d’une éclipse partielle de soleil
; en 356, naissance d’Alexandre le Grand le jour même de
l’incendie du temple d’Artémise à Ephèse ; le 20 septembre 331,
bataille d’Arbèles coïncidant avec une éclipse totale de lune ; le 19
octobre 202, victoire des Romains à Zama accompagnée d’une
banale éclipse de lune ; le 22 juin 168, victoire des Romains à
Pydna au lendemain d’une éclipse totale de lune ; 15 mars 44,
César est assassiné et durant la même journée, l’atmosphère s’obs-
curcit brusquement ; 18 octobre 69 de notre ère, victoire de
Vespasien sur Vitellius près de Crémone, le jour d’une éclipse
partielle de lune, etc. Et voici le plus beau : des éclipses de soleil
auraient eu lieu tant le jour où Romulus fut engendré que celui de
sa mort !
Dans le cas de César, la fabulation est flagrante, car il n’y eut
pas d’éclipse de soleil en 44 avant Jésus-Christ.
La mentalité antique admettait volontiers que la mort des grands
hommes et d’exceptionnels phénomènes célestes eussent entre eux
des liens secrets. La foi qu’on peut ajouter à ce genre d’histoires est
presque nulle, témoin cette affirmation de l’écrivain Dion Cassius
au sujet de la mort de l’empereur Macrin annoncée soi-disant par
une éclipse annulaire de soleil. Macrin mourut le 8 juin 218 et
l’éclipse eut heu... quatre mois plus tard, soit le 7 octobre ! En
vérité, le doute est plus que permis sur toutes ces coïncidences
pseudo-historiques ! Celles-ci ont causé bien des mécomptes aux
historiens qui s’imaginèrent, en se fondant sur elles, pouvoir
établir à posteriori, grâce à des calculs astronomiques, les dates
exactes des batailles d’Arbèles, de Zama, de Pydna et de Crémone.
Mais il fallut déchanter, tant cette méthode se révéla hasardeuse.
Pour finir, citons Plutarque qui signale que la fondation de Rome
eut lieu le 21 avril 753 avant notre ère et que cette journée fut
marquée par une éclipse de soleil. Mais celle-ci n’eut lieu que...
trois ans plus tard, soit le 24 avril 750.
Qu’on ne s’imagine pas que des erreurs semblables ne se
produisent plus aujourd’hui. La vie de Goethe nous en offre un
exemple remarquable : le 5 février 1783, la Calabre fut secouée par
un terrible tremblement de terre et cette catastrophe agita
longtemps l’esprit de Goethe. Le 6 avril 1783, il écrit à Mme de
Stein que, la nuit précédente, il a vu « une aurore boréale dans la
direction du sud-est (sic)... Pourvu, ajoute-t-il, que ce ne soit pas
un tremblement de terre ! » Or, durant cette nuit-là, il n’y eut nulle
part de tremblement de terre, Mais voici ce que le besoin de
merveilleux fit affirmer à un « témoin de toute confiance »,
quelques dizaines d’années plus tard : Eckermann nous raconte
qu’il rencontra par hasard sur la route d’Erfurt un homme âgé du
nom de Sutor, qui avait été le valet de chambre de Goethe durant
l’année 1783. « Une fois, lui raconta Sutor, Goethe me sonna au
milieu de la nuit et, quand j’entrai dans sa chambre, je le vis qui
avait poussé son lit de fer tout contre la fenêtre. Ainsi couché, il
observait le firmament. « N’as-tu rien vu dans le ciel? » me
demanda-t-il, et comme je répondais que non : « Va-t’en trouver la
garde et demande à la sentinelle si elle n’a rien vu. » Ce que je fis,
mais la sentinelle n’avait rien vu et je revins le dire à mon maître
qui, toujours couché, observait encore attentivement le ciel. «
Ecoute-moi, me dit-il alors, nous vivons maintenant un moment
important : ou bien nous avons en cet instant un tremblement de
terre, ou bien nous allons en subir un. » Il s’avéra peu après qu’il
avait vu juste, car, quelques semaines plus tard, parvint la nouvelle
que, cette nuit-là, une partie de Messine avait été détruite par un
tremblement de terre. »
Si la lettre à Mme de Stein s’était perdue, nous aurions là une
magnifique histoire de télépathie, exclusivement fondée sur une
confusion de dates semblable en tout point à celles citées plus haut.
Ces précédents, qui sont de tous les temps et de tous les pays,
nous permettent de penser qu’effectivement le récit évangélique
sur les ténèbres qui marquèrent la mort du Christ amalgame deux
événements différents, postérieurement confondus en un seul. A
cause de l’éclipse de lune, le souvenir de la grande éclipse du 24
novembre 29 fut inconsciemment uni au drame du Golgotha, d’où
l’erreur commise par les synoptiques au sujet des ténèbres « qui
recouvrirent tout le pays de la sixième à la neuvième heure ».
15

Les symboles des quatre évangélistes


On a toujours doté chacun des quatre évangélistes du Nouveau
Testament d’un signe emblématique dont l’art sacré s’est
fréquemment servi : pour saint Jean un aigle, pour saint Marc un
lion, pour saint Luc un taureau et pour saint Matthieu un ange. Le
plus célèbre est le lion de saint Marc que la République de Venise
prit pour emblème à l’époque de sa prospérité. Souvent même, les
emblèmes sont représentés seuls, sans les évangélistes.
L’origine de ces représentations symboliques est bien connue.
Mais nous n’en sommes guère avancés pour autant, car des
relations astronomiques fort mystérieuses s’y dissimulent et il est
très difficile de les reconstituer toutes.
Ces symboles sont tirés des visions de l’Apocalypse,
principalement de ces deux versets du quatrième chapitre : «
Devant le trône, on dirait une mer, transparente autant que du
cristal. Au milieu du trône, autour de lui, se tiennent quatre
Vivants, constellés d’yeux par-devant et par-derrière. Le premier
Vivant est comme un lion ; le deuxième est comme un jeune
taureau ; le troisième Vivant a comme un visage d’homme ; le qua-
trième Vivant est comme un aigle en plein vol. »
La tradition chrétienne, frappée par le nombre quatre, a
assimilé, abusivement sans doute, les quatre Vivants de la
Révélation aux quatre évangélistes. En soi, cette assimilation est
sans intérêt pour nous. Mais le problème devient passionnant si
nous recherchons le pourquoi et le comment de cette vision des
quatre Vivants dans l’Apocalypse, car nous retrouvons ainsi les
relations mystérieuses qui, de tout temps, ont uni poésie et astro-
logie.
L’Apocalypse reprend nombre d’idées empruntées aux vieux
mythes astrologiques les plus divers. Ces quatre « Vivants »
existent encore aujourd’hui dans les espaces de l’univers : les «
yeux devant et derrière » sont les étoiles et il s’agit de quatre signes
du Zodiaque situés à quatre-vingt-dix degrés l’un de l’autre. Le
Lion et le Taureau se passent de commentaires ; le « Vivant qui a le
visage d’un homme » est le Verseau, l’un des signes du Zodiaque à
figure humaine. Quant à l’Aigle, il n’appartient pas au Zodiaque.
Rigoureusement parlant, le quatrième Vivant devrait être le
Scorpion. Mais ce signe était honni des Anciens. Les scorpions sont
des animaux dangereux dans les pays méridionaux ; quant au signe
de ce nom, difficile à observer dans nos latitudes, il ressemble de
façon frappante à un scorpion qui avance son dard. L’Antiquité,
naturellement superstitieuse, n’aimait guère avoir affaire à lui et il
est très fréquent de voir les descriptions astrologiques anciennes
remplacer le Scorpion par la constellation voisine, plus
sympathique, de l’Aigle en plein vol, dont une étoile de première
grandeur, Altaïr, est facile à observer. L’Apocalypse fit de même :
elle remplaça le vilain Scorpion par l’Aigle, dont on fit plus tard le
symbole de saint Jean.
Mais poussons plus loin nos recherches : pourquoi
l’Apocalypse a-t-elle justement choisi ces quatre signes du
Zodiaque pour encadrer les quatre côtés du trône céleste ? Sur ce
point, Jérémias, qui fut un grand orientaliste, nous a donné de
précieuses indications. Pour les astronomes et astrologues de
l’ancienne Babylonie, dont les Juifs ainsi que les premiers
chrétiens reprirent beaucoup d’idées scientifiques, ces quatre
signes du Zodiaque, le Lion, le Taureau, le Scorpion et le Verseau,
étaient les signes où entrait le soleil au début de chaque saison.
Durant les troisième et quatrième millénaires avant Jésus-Christ,
le Taureau fut le signe de l’équinoxe du printemps, le Lion celui du
solstice d’été, le Scorpion celui de l’équinoxe d’automne et le
Verseau celui du solstice d’hiver. En raison du mouvement dit
précession des équinoxes, dont la période est, en chiffres ronds, de
25 000 ans, ces données astronomiques ont considérablement
changé depuis l’époque babylonienne qui avait fait des quatre «
Vivants » les gardiens du ciel. En 2100 avant Jésus-Christ, le «
point vernal » est passé dans le signe du Bélier, puis, en 100 après
Jésus-Christ, dans le signe des Poissons. Pour la même raison, le
solstice d’été n’a plus lieu dans le Lion, mais dans les Gémeaux,
après avoir passé dans le Cancer ; l’équinoxe d’automne est allé du
Scorpion dans le signe de la Vierge en passant par la Balance, et le
solstice d’hiver est sorti du Verseau pour entrer dans le Capricorne,
puis dans le Sagittaire. Mais, à l’exemple de l’Antiquité classique,
nous parlons encore aujourd’hui du Cancer et du Capricorne pour
les solstices et du Bélier pour le point vernal, bien que, depuis 1
900 ans, ce soit une erreur ! Rien d’étonnant donc que les hommes
de l’Antiquité aient eux-mêmes conservé les données de l’astro-
nomie primitive de Babylone et que les quatre « Vivants » de
l’Apocalypse aient continué à garder le ciel, bien que cela fît vingt
et un siècles que la « relève » avait eu lieu. C’est un fait qu’en
matière astronomique, les hommes se sont toujours montrés
curieusement conservateurs, ainsi qu’on le verra aussi dans le
chapitre suivant. C’est pourquoi, de nos jours encore, nous voyons
l’art sacré représenter les quatre évangélistes par le Taureau, le
Lion, l’Ange (le « Vivant » à visage humain) et l’Aigle, bien que ces
signes ne correspondent plus dans le ciel à ce qu’ils représentaient
originellement et que les Poissons, les Gémeaux, la Vierge et le
Sagittaire les aient remplacés.
16

Le poisson, premier
symbole des chrétiens
Nos recherches du chapitre précédent nous conduiront ici à
donner une réponse assez inattendue à une question souvent
soulevée et jamais tout à fait résolue : pourquoi les chrétiens des
premiers siècles ont-ils utilisé si fréquemment l’image du poisson
pour symboliser la confession chrétienne ?
A l’époque où l’Etat romain et ses dirigeants persécutaient
cruellement le christianisme, l’image du poisson servit de signe
secret de reconnaissance entre les fidèles, un peu comme les
francs-maçons se reconnaissent entre eux par une poignée de main
particulière. On s’est souvent demandé pourquoi précisément un
poisson. L’explication la plus courante est celle-ci : « poisson » en
grec se dit « ichthus », or, chacune des lettres du mot grec pourrait
être l’initiale des mots suivants : « Iesous Christos Theou Uios
Soter », autrement dit : « Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur. »
L’explication est fort ingénieuse, mais elle est fausse. On ne la
formula d’ailleurs que deux cents ans après que cette pratique eut
commencé. Auparavant, aucune explication n’est donnée nulle
part, les auteurs se demandent même ouvertement ce que signifie
en somme ce poisson inattendu, si bien que Tertullien rapprocha
ce symbole du sacrement de baptême : « Nous autres, petits
poissons (pisciculi), nous naissons une seconde fois au Christ dans
l’eau baptismale. » Le moins qu’on puisse dire d’une telle inter-
prétation est qu’elle apparaît fort laborieuse. Mais on n’en donna
jamais d’autre, si bien que Doelger, l’un des meilleurs spécialistes
des premiers temps du christianisme, affirma en 1930 qu’on
n’avait pas encore réussi à résoudre cette « énigme ».
La théologie moderne admet que le choix du poisson-symbole
peut très bien être le résultat d’influences mythologiques
antérieures au christianisme et restées encore inconnues.
Cependant, si nous considérons la fréquence et l’importance
des emprunts faits à l’astronomie par toutes les religions primitives
— et les débuts du christianisme n’en ont pas été exempts —, une
voie imprévue, mais féconde, s’ouvre à nos pas, au bout de laquelle
se profile peut-être la solution.
Les signes du Zodiaque qui, il y a quelques millénaires,
marquaient les débuts des saisons, étaient l’objet d’une vénération
spéciale, voire d’une véritable adoration de la part de nombreux
peuples de l’Antiquité, ainsi que nous l’avons vu dans les chapitres
précédents. Les signes les plus importants du Zodiaque étaient tou-
jours ceux qui correspondaient au début du printemps et de l’été.
Durant le quatrième millénaire avant Jésus-Christ, apogée de
plusieurs civilisations au Proche-Orient et dans le nord de
l’Afrique, les deux signes en question étaient celui du Taureau et
celui du Lion. Nous connaissons déjà la signification du signe du
Taureau. Par contre, le culte du Lion dominait en Asie Mineure, et
plus spécialement en Assyrie où des lions en chair et en os
existaient bel et bien.
En outre, la religion des premières civilisations du monde
antique consistait avant tout en l’adoration des étoiles. Les
planètes les mieux visibles et les étoiles fixes (Sirius chez les
Egyptiens), ainsi que les constellations du Zodiaque, étaient l’objet
d’un culte assuré par des prêtres. Mais, à partir de 2100 avant
notre ère, le Taureau fut remplacé par le Béher en tant que signe
du printemps. A la suite de quoi, nombre de concepts religieux
centrés sur le taureau se déplacèrent sur cet autre animal. C’est
ainsi qu’une religion alors nouvelle, la Loi mosaïque, choisit
l’agneau, autrement dit le jeune bélier, comme symbole du début
de l’année qui, chez les Juifs, était marqué par la nouvelle lune de
printemps. Tous les Juifs pieux durent se reconnaître dans
l’agneau : la Pâque prit la forme d’un repas religieux au cours
duquel un de ces animaux était mangé en commun.
Cela admis, on peut aussi bien avancer d’un nouveau pas dans
la même direction. La naissance du Christ marqua pour le monde
l’essor d’une nouvelle religion et, une fois de plus, le point vernal
entra dans un nouveau signe du Zodiaque : ce ne fut plus le Bélier
qui abrita le soleil au début du printemps, mais... le signe des
Poissons ! C’est pourquoi il n’est pas du tout surprenant que le
nouveau signe du printemps fût choisi à la fois comme symbole et
signe de reconnaissance par les fidèles, d’autant plus que rien dans
la doctrine chrétienne ne s’y opposait. Car il fallait bien que les
premiers chrétiens eussent un signe particulier pour se reconnaître
entre eux sans éveiller l’attention des persécuteurs. Pourquoi donc
ne pas choisir le remplaçant du Bélier ? N’était-ce pas, en effet, un
symbole singulièrement expressif de la doctrine chrétienne se
substituant à la fois à la loi mosaïque et au paganisme gréco-
romain ?
Le passage du point vernal dans les Poissons et le choix du
poisson comme signe de reconnaissance par les chrétiens
coïncident chronologiquement : tous deux eurent lieu en l’an 100
de notre ère. Cette coïncidence paraît donc revêtir une très grande
valeur probatoire. Le poisson-symbole disparut aussitôt après la
victoire de Constantin sur Maxence au Pont Milvius (28 octobre
312), victoire qui ouvrit l’Empire romain au christianisme, rendant
superflu tout signe secret de reconnaissance.
Certes, notre hypothèse n’est nullement vérifiée au sens
rigoureux du terme. Mais peut-on parler de hasard quand, aux
déplacements successifs du point vernal allant du signe du Taureau
à celui du Bélier, puis des Poissons, correspondirent, dans les
religions qui prirent alors leur essor, le choix de l’agneau pascal (ou
bélier), puis celui du poisson, comme symbole du monothéisme
nouveau rejetant le taureau dans l’enfer des idoles ?
17

Saint Georges et le dragon


« Un signe grandiose apparut dans le ciel : c’est une Femme. Le
soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles
couronnent sa tête ; elle est enceinte et crie dans les douleurs et le
travail de l’enfantement. Puis un second signe apparut au ciel : un
énorme dragon rouge feu, à sept têtes et dix cornes, chaque tête
surmontée d’un diadème. Sa queue balaie le tiers des étoiles du ciel
et les précipite sur la terre. En arrêt devant la Femme en travail, le
Dragon s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né... Alors une
bataille s’engagea dans le ciel : Michel et ses anges combattirent le
Dragon. Et le Dragon riposta, appuyé par ses anges, mais ils eurent
le dessous et furent chassés du ciel. On le rejeta donc, l’énorme
Dragon, l’antique Serpent... Se voyant rejeté sur la terre, le Dragon
se lança à la poursuite de la Femme, la mère de l’Enfant mâle. Mais
elle reçut les deux ailes du grand aigle pour voler au désert
jusqu’au refuge où, loin du Serpent, elle doit être nourrie un temps
et des temps, et la moitié d’un temps.
Le Serpent vomit alors de sa gueule comme un fleuve d’eau
derrière la Femme pour l’entraîner dans ses flots. Mais la terre vint
au secours de la Femme : ouvrant la bouche, elle engloutit le fleuve
vomi par la gueule du Dragon. »
De toutes les visions fantastiques contenues dans l’Apocalypse
de saint Jean, la plupart totalement incompréhensibles, celle-ci est
bien l’une des plus caractéristiques. On peut néanmoins y déceler
une certaine signification si l’on remarque qu’ici comme ailleurs
tout au long de l’Apocalypse, des thèmes de mythologie astrale
apparaissent en filigrane. L’indication répétée d’un signe visible «
au ciel » suffit à nous faire deviner que l’interprétation au moins
partielle d’un texte aussi hermétique est à rechercher dans le
monde des astres.
Boll et Lehmann-Nitsche se sont penchés spécialement sur ce
problème avec d’appréciables résultats. Ils montrèrent que la
Femme enveloppée de soleil et qui doit enfanter n’est autre que la
constellation de la Vierge qui, durant l’automne, en septembre-
octobre, abrite effectivement le soleil et, par conséquent, en est «
enveloppée ». Le Dragon qui attend la naissance de l’Enfant pour le
dévorer est sans doute la constellation du Scorpion, située aux
pieds mêmes de la Vierge, tel un véritable scorpion guettant sa
proie. Les pays où existent ces animaux ont toujours considéré
cette constellation avec crainte. (Dans nos latitudes nordiques,
l’observation du Scorpion, qui ne comprend qu’une seule étoile de
première grandeur, est difficile et toujours partielle ; la res-
semblance avec un scorpion n’y apparaît d’ailleurs pas.) Mais
l’image astronomique du scorpion est encore beaucoup plus
frappante et menace plus directement la Vierge si l’on considère
que le signe de la Balance, situé entre lui et la Vierge, faisait
primitivement partie de la constellation du Scorpion et
représentait ses pinces tendues en avant. Ce n’est que vers la
seconde moitié du VIIe siècle avant notre ère qu’à Babylone, le
signe de la Balance fut ajouté aux onze signes déjà existants du
Zodiaque dont il fut ainsi le douzième, de sorte que chaque mois de
l’année eut désormais son signe particulier. Quant aux Grecs, ils ne
connurent la Balance qu’à partir de 237 avant notre ère. Il est
certain que la vision de l’Apocalypse emprunte ses détails à
l’astronomie babylonienne à un moment où celle-ci ignore encore
la Balance, car c’est seulement si la Vierge céleste est prise entre les
pinces du Scorpion que la vision de saint Jean prend tout son sens.
Si l’on remarque en outre que les Babyloniens appelaient « cornes
» les pinces du Scorpion, on comprend le pourquoi des « sept têtes
et des dix cornes » du Dragon de l’Apocalypse, dont le modèle fut
donc bien le Scorpion du Zodiaque.
Une autre preuve de cette identité du Dragon avec le Scorpion
nous est donnée par sa couleur : le Dragon est « rouge feu », or
l’étoile principale du Scorpion, Antarès, qui figura toujours le cœur
ensanglanté de l’animal, possède une couleur rouge si marquée
qu’on l’a comparée à la planète Mars, elle aussi d’un beau rouge.
En outre, on a fort judicieusement remarqué que le passage suivant
: « Sa queue habite le tiers des étoiles du ciel et les précipite sur la
terre », évoque sans doute la région du ciel située autour du dard
caudal du Scorpion et qui se signale par sa pauvreté en étoiles.
Les ailes de l’aigle données à la Femme pour échapper au
Dragon ont également leur pendant céleste. Au-dessus du dard du
Scorpion brille dans le ciel la constellation de l’Aigle qui comprend
l’étoile Altaïr, de première grandeur. Quant au fleuve vomi par le
Dragon, c’est sûrement la Voie Lactée qui, précisément, passe par
la tête du Scorpion.
Mais l’essentiel de la vision johannique consiste dans le combat
livré victorieusement par l’archange saint Michel au Dragon. Le
Scorpion céleste, si l’on en croit la tradition populaire, a toujours
eu un ennemi acharné : Orion, qui, dans la Bible, correspond à
l’archange saint Michel. Les deux constellations ne se trouvent
jamais en même temps à l’horizon : quand l’une se lève, l’autre
disparaît. Elles se livrent donc un « combat » permanent. La
tradition grecque primitive souligne d’autre part qu’Orion fut tué
par la piqûre d’un scorpion. Détail curieux, les Chinois connaissent
aussi ce mythe, il est vrai dans une version légèrement différente :
bien que la constellation d’Orion ressemble étonnamment à une
silhouette humaine, les Chinois, eux, y discernent un tigre, et ce
tigre trépassa sous le dard d’un scorpion ! Dans l’Apocalypse, c’est
l’inverse : le Scorpion a le dessous, car « le Dragon fut chassé du
ciel », et, dans sa chute, il balaya les étoiles du ciel et les jeta sur la
terre, d’où le vide du ciel aux alentours de la queue du Scorpion.
Orion, dont l’attitude est celle d’un homme en position de
combat, son épée bien visible, nous est présenté par la mythologie
comme un guerrier ou un chasseur qui tantôt lutte contre le
Scorpion, tantôt chasse la Grande Ourse, tantôt bataille contre le
signe voisin de la Baleine, tantôt pourchasse les Pléiades. Mais
l’observation antique des astres le fit le plus souvent se dresser
contre le Taureau du Zodiaque qui fonce sur lui, toutes cornes
dehors. Dans la mythologie perse, Orion se confond avec le dieu
Mithra et son combat victorieux contre le taureau y prend une
grande importance. Le dieu et le taureau ont été maintes fois
reproduits par les artistes. Le culte de Mithra, comme celui de bien
d’autres divinités du Proche-Orient, se répandit dans une grande
partie de l’Europe, surtout à la fin de l’Empire romain. Quand le
christianisme eut gagné la partie, les autres religions ne furent pas
sans exercer sur lui une certaine influence, y compris ce culte de
Mithra : c’est ainsi que le « chevalier saint Georges » prit les traits
mêmes du dieu et que, depuis le Moyen Age, saint Georges passe
pour avoir maîtrisé un dragon que la légende situe près de Lasie en
Cappadoce. Saint Georges se vit aussi attribuer certains traits de
l’archange saint Michel et le Dragon de l’Apocalypse fut souvent
assimilé par les chrétiens au démon lui-même.
18

La Constellation de la
Vierge et le culte de Marie
La civilisation humaine est beaucoup plus ancienne que
l’histoire ne nous le fait croire. On a pu démontrer que beaucoup
de peuples anciens possédaient déjà des connaissances
astronomiques très précises au cinquième, voire au sixième
millénaire avant Jésus-Christ, et on parle du neuvième millénaire à
propos des Mayas de l’Amérique centrale.
Il est certain qu’avant l’époque où le Taureau était le signe du
printemps (4300-2100 avant Jésus-Christ), la science des astres
existait et se confondait déjà avec maint concept religieux. L’ « âge
du Taureau » fut précédé par celui dit des Gémeaux, de 6500 à
4300 avant notre ère, quand le point vernal se trouvait dans les
Gémeaux. A cette époque-là, le solstice d’été avait lieu dans le signe
de la Vierge. Or, chez les Babyloniens, la Vierge, qui se trouvait au
zénith de la Voie Lactée, était l’objet d’une grande vénération. Elle
passait pour être la reine du ciel et la mère divine de tout l’univers.
Mais, avant les Babyloniens, les Sumériens de Mésopotamie
honoraient déjà en elle la mère des dieux, des hommes, des
animaux et des plantes. Elle se confond avec l’Ishtar babylonienne,
la mère suprême et la reine des moissons, mais aussi avec
l’Egyptienne Isis, l’Hindoue Lakshmi, la Cybèle d’Asie Mineure, la
Tanit carthaginoise, l’aztèque Tetlo-inau et la Mamahanan des
Incas. La reine des moissons babylonienne fut souvent représentée
tenant un épi de blé dans la main ; il en était de même de la Vierge
du Zodiaque, elle aussi tenait en main un épi et l’étoile la plus
brillante de cette constellation s’appelle encore aujourd’hui * Spica
», autrement dit : « épi ».
Le signe de la Vierge, qui marquait le solstice à l’âge des
Gémeaux, prit une importance exceptionnelle dans toutes les
religions primitives. L’un des meilleurs spécialistes de la question,
Jeremias, nous dit à ce sujet : « Toutes les divinités féminines du
panthéon sumérien-babylonien ne sont que des variantes de la «
magna mater », à la fois reine des cieux et vierge céleste. Il en va de
même des madones de l’Eglise grecque et de celles de l’Eglise
romaine... Toutes ces madones célestes remontent à l’époque
sumérienne... Et « Spica », l’étoile principale du groupe, représenta
souvent toute la constellation. »
Signalons tout de suite que ces affirmations apparemment «
hérétiques » ont été admises par des savants catholiques qui
avaient étudié ces questions. C’est ainsi que Doelger fut amené à
conclure, à l’issue de ses travaux, que le culte de Marie dans
l’Eglise catholique « a partout des précédents dans les cultes païens
de la déesse-mère et de la reine des cieux ». Un autre savant catho-
lique, Habicht, s’est exprimé dans le même sens. Jeremias estima «
que la Vierge et l’Enfant qui figurent dans les représentations
postérieures de la sphère sont d’origine babylonienne, tout comme
la déesse à l’épi ».
Habicht ajoute même, parlant du culte chrétien de Marie, qu’on
peut l’assimiler en quelque sorte à celui de Vénus, d’Astarté et
d’Isis.
La représentation de la reine du ciel enfantant un Dieu,
Sauveur du monde, a sans doute été inspirée par des phénomènes
astronomiques dont l’observation remonte aux origines mêmes de
la civilisation humaine. Partout, la mère du Sauveur divin est à la
fois vierge et mère, tout comme Marie dans le christianisme. Les
Grecs de l’époque alexandrine, à l’instar des chrétiens, célébraient
bien avant l’ère chrétienne la naissance d’un éon né d’une vierge
divine, le jour du solstice d’hiver. L’origine de toutes ces croyances
remonte au cinquième millénaire avant Jésus-Christ et cette
datation n’est pas une simple conjecture.
L’extraordinaire vénération de la reine du ciel Ishtar par les
anciens Babyloniens nous prouve déjà qu’au temps des Sumériens,
le signe de la Vierge était le plus grand et le premier des signes du
Zodiaque, puisqu’à l’origine il abritait le soleil au moment du
solstice d’été. Chez les Arabes, ce signe représente toujours la mère
nourricière de tous les vivants. Bref, la Vierge était le centre
cosmique de toute vie divine, humaine, animale et végétale,
l’origine même de la génération. Il y a d’ailleurs peu de chances que
ce soit par hasard que le signe où le soleil entre neuf mois plus tard
soit justement les Gémeaux.
L’art babylonien représente assez souvent la Vierge céleste sous
les apparences de la déesse à l’épi, plus souvent toutefois sous
celles de la vierge-mère portant l’enfant divin, ainsi chez les
Hindous, les Egyptiens, etc. Elle figure parfois au centre des autres
signes du Zodiaque. La madone des chrétiens n’est pas non plus,
semble-t-il, sans rapports avec l’astronomie. C’est ainsi que Notre-
Dame de Paris possède un Zodiaque où Marie et l’Enfant Jésus
trônent à la place d’honneur là où devrait figurer le signe de la
Vierge. Sur le portail de la cathédrale d’Hildesheim, Marie est
représentée avec, en main, une sorte de plante stylisée,
ressemblant vaguement à une palme, ce qui, dans l’art chrétien, est
absolument incompréhensible, mais l’ensemble évoque
étrangement les représentations anciennes de l’Ishtar
babylonienne avec sa gerbe d’épis. Car, en effet, la Vierge
d’Hildesheim ne porte ni un rameau de feuillage, ni une branche,
ni un fuseau imparfaitement représenté, comme on l’a dit, mais bel
et bien l’épi transposé de la « Spica » du signe de la Vierge !
Il existe une autre preuve, fort convaincante, des rapports du
culte marial catholique avec des phénomènes d’ordre sidéral.
Depuis plus de mille ans, les catholiques célèbrent la nativité de la
Vierge le 8 septembre, et sa mort, ou plutôt son assomption, le 15
août. Certains ont affirmé qu’il est impossible de connaître le
pourquoi de ces deux dates. Or, on peut parfaitement démontrer
que la fête du 8 septembre a été empruntée à des cultes primitifs
orientaux !
Pour commencer, il est frappant de voir — et un hasard est
presque impossible — certaines tribus indiennes du Mexique
célébrer, dès l’époque précolombienne, la fête de leur reine céleste
nationale justement le jour du 7 septembre ! Des rapports secrets,
d’essence astronomique, ont dû jouer ici aussi. D’autre part,
Jeremias a avancé l’hypothèse que la célébration catholique de
l’Assomption le 15 août et de la Nativité le 8 septembre correspond
au coucher et au lever héliaques de l’étoile Spica. Or, on peut fixer
avec assez de certitude l’époque où furent instaurées ces deux fêtes
et savoir à quel moment de l’année l’étoile Spica de la constellation
de la Vierge se perdait alors dans les rayons du soleil et en
ressortait.
L’Eglise catholique ayant emprunté à des sources égyptiennes
ou proches-orientales la fête de la Nativité de la Vierge Marie —
notons à ce propos que le culte d’Isis était fort répandu dans le
pays de Chanaan — il faut donc en rechercher l’origine longtemps
avant la naissance du Christ. Les tribus indiennes d’Amérique
centrale, dont la civilisation était très avancée et qui célébraient
déjà la naissance de la Reine du ciel le 8 septembre, ont
certainement puisé leurs connaissances astronomiques à des
sources asiatiques, sumériennes et babyloniennes. Par quelles
voies ? On ne sait, mais nul n’en doute plus aujourd’hui, si bien que
la Nativité de la Vierge du ciel paraît avoir été couramment
célébrée partout dès l’époque babylonienne. Or, c’est un fait que,
vers 2000 avant Jésus-Christ, le 8 septembre du calendrier julien
était bel et bien le jour où l’étoile Spica, la principale de la
constellation de la Vierge, réapparaissait, après être restée
quarante jours invisible dans le soleil ; elle « naissait » donc ce
jour-là.
Le jour de l’Assomption n’a été fixé qu’à l’époque chrétienne,
sur le modèle de l’Ascension du Christ. Ce fut l’empereur byzantin
Maurice qui, en 582, en fit un jour de fête officiel et en fixa la date
que l’Eglise romaine adopta par la suite. Mais on constate que le 15
août figure déjà comme étant celui de l’Assomption deux cents ans
auparavant, dans le Calendarium Romanae Ecclesiae et, en 431, le
concile d’Ephèse évoque la même date. Si l’hypothèse de Jeremias
est la bonne, il faut donc qu’autour de 400, et même un peu avant,
le 15 août ait été le jour du coucher héliaque de l’étoile Spica et que,
naturellement, l’observation en ait été faite, d’où le choix de cette
date pour commémorer l’Assomption ou « mort » de Marie.
Pour ma part, j’ai pu démontrer le 29 septembre 1936, à l’aide
du planétarium de Dusseldorf, qu’il y a un millénaire et demi, vue
de Constantinople, l’étoile Spica se trouvait le 15 août à deux
cercles horaires à gauche du soleil, de telle sorte que l’éclat de ce
dernier l’éclipsait entièrement, sauf au moment de son coucher où
l’étoile pouvait être aperçue un bref instant : celle-ci était donc bien
en son coucher héliaque ! Et ainsi paraît démontré que les dates de
la Nativité et de l’Assomption mariales correspondraient à des
phénomènes célestes ayant pour cadre la constellation de la Vierge
et concernant l’étoile Spica, la plus brillante du groupe. Par
conséquent, les chrétiens du premier millénaire auraient
effectivement fondé leur culte marial sur des données
astronomiques ! La concordance entre les phénomènes
astronomiques et le calendrier ecclésiastique est si grande qu’un
hasard paraît, en effet, exclu, et ces deux dates, 15 août et 8
septembre, n’ont plus rien du tout de mystérieux.
Mais d’autres rapports existent entre la Vierge catholique et les
reines célestes des peuples antiques, et comme les cultes célébrés
par ces derniers partent toujours de la constellation de la Vierge,
on peut encore découvrir d’autres sources à la vénération mariale
des catholiques d’aujourd’hui.
On a constaté que l’Egypte ancienne a été l’une des nations les
plus attachées au culte de la Vierge dans l’Antiquité. On observait
dans le ciel l’image d’Isis, la vierge divine portant l’enfant. Est-il
donc étonnant que l’idée en ait survécu à l’époque chrétienne ?
Tanit, la vierge et mère carthaginoise, ressemble encore
davantage à la Vierge Marie. Près d’El Margeb, non loin de la «
Leptis magna » des Romains, se trouve un bloc de pierre portant
une inscription en caractères puniques dont la résonance est tout à
fait catholique : « Sainte reine du ciel, sois-nous favorable ! » En
Asie Mineure, la vierge divine la plus importante et aussi la plus
connue fut Cybèle, dont le culte fut aussi très répandu dans
l’Empire romain. Son origine « astronomique » nous est indiquée
par l’animal que l’art antique place habituellement à ses pieds : un
lion. En 4300 avant notre ère, la Vierge du Zodiaque, archétype de
Cybèle, cessa d’être le signe du solstice d’été qui pénétra désormais
dans le signe du Lion, son voisin. D’où la représentation habituelle
de Cybèle avec un lion. Pour les Romains, Cybèle était la « grande
mère de tous les dieux », « magna mater deorum ». Mais quand
vint le christianisme, toutes les divinités anciennes furent assi-
milées au démon et Cybèle fut particulièrement pourchassée par le
zèle des néophytes. Dieux et déesses devinrent autant de démons
et, par un contresens amusant, la « grande mère » devint... une
grand-mère ! Et voilà comment est née la « grand-mère du diable
», qui, aujourd’hui encore, donne matière à plaisanteries. Quand,
par nuit claire, apparaît la constellation de la Vierge avec sa
brillante étoile Spica, nous voyons désormais la grand-mère du
diable !
19

« In hoc signo vinces »


Dans sa biographie de Constantin le Grand, Eusèbe, qui fut un
contemporain de l’empereur, nous conte que celui-ci, avant de
livrer à son rival Maxence la bataille décisive du Pont Milvius,
aperçut dans le ciel un signe en forme de croix, d’où sa promesse
solennelle d’adopter en cas de victoire le christianisme auparavant
persécuté. « Après l’heure de midi, quand le jour commença à
décliner, ils virent de leurs propres yeux le signe annonciateur de la
victoire : une croix lumineuse brillant dans le ciel et portant
l’inscription : Par ce signe tu vaincras ! »
L’expression grecque : « Toutô nika » est d’une remarquable
concision, mais c’est sa traduction latine : « In hoc signo vinces »,
qu’on connaît généralement.
Malgré son aspect « trop-beau-pour-être-vrai », l’épisode
paraît à première vue digne de créance. Mais un politique aussi
réfléchi que Constantin le Grand ne prit sûrement pas une décision
aussi capitale — l’introduction du christianisme dans l’Empire
romain — à partir d’un fait unique dont il eût été témoin, ce fait
fût-il un miracle dans le plein sens du terme. Des considérations
pratiques ont dû jouer et c’est d’autant plus sûr que le « miracle »
en question ne l’émut pas tant que cela, puisqu’il attendit la veille
de sa mort (22 mai 337) pour se faire baptiser, soit un quart de
siècle après l’événement du Pont Milvius. Le fait d’élever le
christianisme au rang de religion jouissant des mêmes droits que le
paganisme (édit de Milan, 313) fut bien, de tous les actes de
Constantin, le plus lourd de conséquences, car le christianisme
devint ensuite religion d’Etat dans tout l’Empire romain. C’est
pourquoi une décision comme celle-là dut avoir des motifs
autrement importants que l’apparition d’une croix dans le ciel.
L’épisode ressemble donc fort à une légende pieuse. Quant à
l’inscription : « In hoc signo vinces », il est certain que c’est pure
invention. Tout au plus peut-on admettre qu’en apercevant la
croix, le pressentiment que « par ce signe tu vaincras » jaillit
soudain dans l’esprit de Constantin.
Cette croix céleste ne pose aucun problème du point de vue
scientifique. De tels phénomènes, s’ils ne sont pas quotidiens, ne
sont pas si rares. Ils dépendent surtout de certaines conditions
atmosphériques. Il s’agit là d’une forme particulière et bien connue
du halo du soleil et de la lune, provoquée par la réfraction de la
lumière dans les petits cristaux de glace en suspension dans
l’atmosphère. Le jeu des interférences lumineuses a pour effet de
produire des traînées de lumière verticales et horizontales formant
croix entre elles avec le soleil ou la lune pour centre. Selon
l’ampleur du phénomène, on peut même apercevoir des soleils (ou
des lunes) latéraux que la superstition médiévale identifia avec les
croix des deux larrons encadrant celle du Christ, tandis que les
cercles qui apparaissent en même temps autour du soleil central
furent souvent pris pour deux serpents en train de se dévorer
mutuellement, puisqu’ils disparaissent ensuite.
Mais ces superstitions n’ont pas à nous retenir autrement. La
Croix de Constantin s’explique par un phénomène optique souvent
observé dans l’atmosphère : celui du halo et rien de plus.
20

La bataille des Champs Catalauniques


et son épilogue « céleste »
Ainsi que beaucoup d’autres œuvres d’art, la Deuxième Guerre
mondiale a anéanti les six grandes fresques de Guillaume von
Kaulbach qui ornaient le grand escalier du Musée de Berlin. La
plus impressionnante d’entre elles représentait la célèbre bataille
des Champs Catalauniques se poursuivant dans les airs après la
mort des combattants : à gauche, figuraient les Goths et les Ro-
mains courant au combat derrière leurs chefs ; à droite, les Huns
conduits par Attila brandissant un flambeau. L’œuvre de Kaulbach
a sans doute beaucoup contribué à la survivance de cette vieille
légende de l’épilogue « céleste » des Champs Catalauniques.
Pour dégager l’arrière-plan psychologique de cette tradition, il
fallait d’abord mettre la main sur son origine littéraire. Ce ne fut
pas très facile. Les recherches demeurèrent longtemps sans
résultat. Je réussis enfin, avec l’aide du professeur Weber de
Dusseldorf, aujourd’hui décédé, à découvrir le premier texte qui
fasse mention de cet épisode : il s’agit de la biographie de saint
Isidore de Péluse écrite par un auteur néoplatonicien, Damaskios,
qui naquit en 470 et vécut donc au VIe siècle, soit quelques
dizaines d’années après le désastre des Huns (451). Il disposait de
sources contemporaines de cette bataille décisive. Voici le passage
qui nous intéresse ici : « Le plus étonnant qu’on raconte à ce sujet
est ce qui suit : quand les combattants furent tombés, les esprits
des morts poursuivirent le combat pendant trois jours et trois nuits
entiers, déployant la même bravoure à se combattre qu’ils avaient
mise à lutter vivants. On vit leurs armes et l’on entendit le choc de
leurs épées. D’autres faits de ce genre ont d’ailleurs été rapportés
depuis lors. »
Sans doute, ce texte n’est-il connu que de rares spécialistes et
très peu d’entre eux ont dû se demander s’il y avait là autre chose
qu’une simple fable. Or, on constate régulièrement (cf. les
chapitres précédents) que des traditions liées à des questions
historiques et géographiques renferment toujours un noyau de
vérité.
Des êtres doués d’un pouvoir imaginatif anormal peuvent très
bien être à l’origine de ce genre de fables. Ainsi, pendant la guerre
de 1914-1918, lors des combats du Mort-Homme, un officier
allemand nommé Segmüller devint subitement fou et affirma voir
les esprits des morts se combattre dans les cieux. Il lança aussitôt
une fusée rouge et verte, déclenchant ainsi un tir d’artillerie de
longue durée. Il est arrivé aussi à des personnes saines de corps et
d’esprit de rapporter l’existence de telles batailles après avoir
assisté à des phénomènes atmosphériques inexplicables pour elles
et, par conséquent, terrifiants. Un exemple de cette suggestion
collective nous est donné par un document appelé Protocole de
Chemnitz et datant de 1680. Cette année-là, une des plus grandes
comètes alors connues apparut dans le ciel. Or, de nombreux
citoyens de Cheninitz parmi les plus considérés signèrent, sous la
foi du serment, une déclaration où ils assuraient avoir aperçu, au
moment du coucher du soleil, deux armées d’esprits se livrer
combat dans les cieux !
Eh bien, c’est un événement semblable qui est à l’origine de la
légende des Champs Catalauniques. Cette légende n’est d’ailleurs
pas la seule de son espèce : le copieux ouvrage de Lycosthenes
mentionne au XVIe siècle un grand nombre de traditions du même
acabit, illustrées en outre de dessins tout à fait fantaisistes.
Toutes ces légendes ont un point de départ identique : ou une
grande comète ou une aurore boréale. Si même aujourd’hui nous
ignorons encore la vraie nature de ces phénomènes, on comprend
d’autant mieux qu’ils effrayèrent si fort les masses médiévales. La
queue géante des comètes ou le flamboiement souvent rougeâtre
des aurores boréales excitèrent l’imagination populaire qui crut
apercevoir des esprits ou des démons se combattre dans le ciel à
coups de lances ou d’épées. L’Antiquité connut des illusions
semblables. L’une d’entre elles précède de près de mille ans la
défaite des Huns. Pausanias nous signale en effet qu’après la
bataille de Marathon (490 avant Jésus-Christ), « on put entendre
chaque nuit les hennissements des chevaux et le bruit fait par les
soldats combattant les uns contre les autres ».
L’historien Josèphe nous parle également d’un combat
d’esprits se déroulant dans les cieux au lendemain de la prise de
Jérusalem par Titus (5 août 70), et c’est sans doute la comète
apparue en 66, peu avant la mort de Néron, qui est à l’origine de ce
récit. Mais des méprises analogues eurent lieu aussi dans d’autres
parties du monde. Nous lisons dans le récit de l’Arabe Ibn Fosslan,
qui représenta le khalife dans la région de la Volga, que, la
première nuit de son arrivée à Bulgar (12 mai 922), on vit dans le
ciel un terrible combat que se livraient des hordes d’esprits. Ce «
terrible combat » fut vraisemblablement une aurore boréale.
Pour montrer jusqu’où peut aller l’imagination dans ce
domaine, signalons que, pendant les guerres contre les Turcs au
XVIe siècle, certains prétendirent distinguer nettement les blasons
turcs et autrichiens sur les boucliers des démons luttant ainsi dans
l’espace !
En dépit de ces précédents, la légende des Champs
Catalauniques n’est pas une simple transposition de la tradition
grecque rapportée par Pausanias au sujet de Marathon. Car toutes
les conditions étaient réunies pour qu’une légende de ce genre
naquît de la défaite des Huns.
En effet, durant cet été de 451 où les Huns furent écrasés près
de Troyes, la comète de Halley, visible tous les soixante-quinze ou
soixante-seize ans, apparut dans toute sa splendeur. Et cette
apparition coïncida exactement avec le point culminant des
combats. Les textes nous apprennent que les Huns stationnèrent
devant Orléans le 24 juin et que, sur le point de prendre la ville, ils
en furent chassés au dernier moment par l’armée des Goths
appelés par l’évêque Anianus. Quelques jours plus tard, donc vers
le début de juillet, les Barbares furent définitivement repoussés
aux Champs Catalauniques. Or, le 3 juillet, la comète de Halley se
trouvait en son périhélie et, chaque soir à partir de ce jour-là, elle
dut illuminer le ciel pendant toute la nuit, tel un gigantesque
flambeau. Le même phénomène s’est répété en 1910 quand cette
comète apparut dans l’hémisphère Sud. Selon le calcul des
astronomes, la comète de Halley fut visible en Occident pendant
quatre semaines à compter du 3 juillet 451, soit jusqu’au 1er août.
De plus, il semble qu’une aurore boréale se soit aussi manifestée en
451. Nous lisons en effet dans l’Histoire des Goths d’Isidore : « A
cette même époque, on put voir des signes dans le ciel et sur la
terre qui firent prévoir cette guerre cruelle. Après de nombreux
tremblements de terre, la lune subit une éclipse en Orient, tandis
qu’en Occident, une comète apparut qui brilla longtemps dans le
ciel. Mais au nord, le ciel se teinta de rouge, comme du feu ou du
sang, et des rayons lumineux plus clairs apparurent, telles des
lances enflammées. »
En voyant ces signes, on crut tout naturellement que l’invasion
qui, alors bouleversait l’Occident, s’était aussi déchaînée dans le
ciel.
Les légendes naissent quand l’imagination des hommes est
fortement impressionnée par quelque événement. L’année 451 fut
particulièrement riche en « impressions fortes ». Le résultat a été
cette légende fantastique qui en a perpétué le souvenir.
21

Vinland ou le pays de la vigne


Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique. Celle-ci
l’était déjà quand il réussit sa célèbre expédition de 1492. Il y avait
en effet cinq cents ans que le Nouveau Monde avait été aperçu,
puis abordé par des Européens, mais sans que ceux-ci se
rendissent compte de l’extrême importance de leur découverte.
On sait, en effet, depuis 1705, grâce aux travaux du savant
danois Torfaeus, que les Vikings norvégiens, ces hardis marins,
précédèrent Colomb en Amérique. Ils reconnurent le Labrador,
Terre-Neuve et plusieurs autres points du littoral nord-américain,
et ce dès l’an 1000. Puis ils y débarquèrent, certains avec
l’intention de s’y installer. La découverte proprement dite de
l’Amérique par les Vikings, une fois connue, ne fut jamais
contestée. Le « Vinland » ou « Pays de la Vigne », « terre promise
» des anciens Normands, eut ainsi son heure de célébrité. Mais
jusqu’à notre siècle, on crut, à tort, que les Normands n’avaient fait
qu’effleurer l’Amérique du Nord, se bornant à explorer une étroite
bande côtière.
Nansen, explorateur célèbre et homme de science, a prétendu
que les récits concernant le Vinland dans les sagas Scandinaves
sacrifient beaucoup à l’imagination. Mais cette opinion ne saurait
être retenue. Il existe sur le Vinland trop de documents historiques
et géographiques de l’époque précolombienne pour qu’on puisse
conserver Je moindre doute sur l’arrivée en Amérique du Nord dès
985 de colons normands venus du Groenland.
Le texte le plus ancien où il soit question du Vinland nous vient
d’un chroniqueur allemand, Adam de Brème : il date de 1070 et fait
écho à des informations recueillies par l’auteur en 1068 ou 1069 à
la cour danoise de Roeskilde, soit de la bouche même du roi Sven
Estrithson, soit du chef islandais Torkel Gellirson : « Il fut en outre
question d’un pays que de nombreux voyageurs ont découvert dans
cet océan et qu’ils ont appelé Vinland parce que la vigne y pousse à
l’état sauvage. Les moissons y fleurissent sans qu’on qu’on ait
besoin de les semer. Cela n’est pas une rumeur sans fondement,
mais ressort de rapports des commerçants danois les plus sérieux.»
Adam de Brème est un chroniqueur particulièrement digne de
foi et d’esprit fort judicieux. Les « moissons miraculeuses » du
Vinland, c’est ou le maïs sauvage (blé indien) ou le riz sauvage
(zizania aquaticà), dont Cartier découvrit encore d’énormes
étendues en 1534 dans le golfe du Saint-Laurent, ou enfin la folle-
avoine (elymius arenarius). Même aujourd’hui, la vigne sauvage
n’est pas une rareté sur le littoral nord-américain où, autrefois, elle
dut être extrêmement répandue.
Après Adam de Brème, nous trouvons le Vinland cité dans
l’Histoire de l’Eglise de l’Anglais Ordericus Vitalis, quelques
dizaines d’années plus tard, vers 1125. Enumérant les possessions
du roi de Norvège, notre Anglais cite entre autres : « ... les îles
Orkney, Finlanda, l’Islande et le Groenland, au-delà duquel ne se
trouve vers le nord aucun autre pays. »
Cette « Finlanda » n’a absolument rien de commun avec notre
Finlande qui n’a jamais appartenu à la Norvège : il s’agit bel et bien
du Vinland, ainsi que l’admettent même des sceptiques comme
Nansen.
En 1130, le « Islandingabok » islandais fait mention du Vinland
comme d’un pays connu de tous : « On peut en conclure, signale-t-
il en parlant d’une peuplade inconnue, que ce sont là les mêmes
gens que ceux qui habitent le Vinland et que les Normands appel-
lent Skraelinger. »
Les annales islandaises mentionnent en 1121 que le nouvel
évêque du Groenland, Eirik Gnupson, effectua un voyage au
Vinland et le Polychronicon de Ranulph Higden, qui suit de près les
données d’une Geographia universalis du XIIIe siècle, parle en
1350 d’une île Wyntlandia située au loin sur l’océan.
Que les Normands aient effectivement découvert le Vinland ne
fait donc aucun doute.
Parmi les documents écrits indiscutables figure une pierre
runique dont l’inscription est à peu près contemporaine de la
chronique d’Adam de Brème. C’est une inscription mortuaire
dédiée à la mémoire d’un jeune navigateur, sans doute de noble
naissance, qui trouva la mort sans qu’on dise comment, au cours
d’un voyage sur la côte orientale du Groenland. Le nom du mort
n’y est pas mentionné, car il manque le début de l’inscription. La
pierre elle-même a d’ailleurs été perdue, mais nous en connaissons
l’histoire. Elle fut trouvée en 1817 près de Hoenen, petite localité
du sud de la Norvège, dans la circonscription de Ringerike, et
aussitôt examinée par des spécialistes qui en firent des descrip-
tions détaillées. L’inscription fut soigneusement copiée à Bergen,
de sorte que la perte de l’original ne saurait gêner les chercheurs.
En 1894, un grand spécialiste des runes, Sofus Bugge, consacra
toute une étude au texte de Hoenen. D’après la forme des
caractères, il situe l’inscription entre 1010 et 1050 et la traduit ainsi
: « Ils parcoururent de grandes distances, toujours en direction du
Vinland par les déserts de glace. Et ils manquaient de tissus pour
se sécher et aussi de nourriture. Le bonheur peut vous éviter bien
des misères, mais alors on meurt jeune. »
Bugge déclare expressément : « Impossible de se tromper : le
mot Vinland y figure bien. »
Des runologues modernes mirent en doute l’exactitude de la
traduction de Bugge, destin habituel des inscriptions
heureusement déchiffrées : des tard-venus veulent à tout prix en
donner de nouvelles versions. En fait, l’autorité de Bugge n’a pu
être vraiment contestée par aucun spécialiste. Sa traduction a
toutes les chances d’être exacte, d’autant plus qu’elle cadre
admirablement avec un événement historique très précis et bien
connu.
Bugge avait remarqué tout de suite que les « déserts de glace »
étaient une allusion à une mésaventure arrivée au roi de Norvège
Harald le Dur dont nous retrouvons aussi l’écho chez Adam de
Brème : « Il (Harald) explora avec ses bateaux toute la largeur de la
mer nordique, jusqu’à voir les confins de l’univers se perdre dans le
brouillard ; lui-même se trouva alors près d’être englouti dans le
gouffre immense de l’abîme, auquel il n’échappa qu’en faisant
demi-tour avec ses navires et il n’y parvint pas sans peine ni sans
pertes. » Ce texte apparaît incompréhensible au premier abord,
mais il évoque certainement un événement qui se passa au large de
la côte orientale du Groenland et ne put avoir lieu, selon mes
calculs, qu’en l’été de 1065. Le prétendu « gouffre immense de
l’abîme » n’est autre que le tourbillon nordique Ginnungagap, que
l’on imaginait quelque part au sud ou au sud-ouest du Groenland.
L’existence de ce tourbillon fut longtemps la seule explication
qu’on donna de la dérive des glaces entraînées par le courant qui
rend quasi inaccessible la côte orientale du Groenland. Les «
déserts de glace » mentionnés dans l’inscription de Hoenen
désignent à coup sûr la même contrée, totalement déserte et
souvent évoquée dans les sagas précisément sous le nom de «
déserts de glace ». Comment ne pas conclure que l’aventure
commémorée par la pierre de Hoenen et l’expédition du roi
Harald, unique dans l’histoire norvégienne, ne font qu’un seul et
même épisode ? L’une et l’autre ont lieu pour ainsi dire en même
temps ; l’une et l’autre tombent dans le courant glacial du
Groenland et l’une et l’autre, enfin, ne se terminent pas sans
pertes. En outre, la circonscription de Ringerike, où fut découverte
la pierre de Hoenen, n’est autre que le pays natal du roi Harald le
Dur. Et l’on peut se demander si la pierre en question n’a pas été
élevée par Harald lui-même, alors quinquagénaire, pour conserver
la mémoire d’un de ses jeunes compagnons de voyage, mort en
cours de route, peut-être le fils d’un de ses amis d’enfance. Bugge
doutait qu’il y eût un rapport entre la pierre runique de Hoenen et
l’expédition de Harald, mais uniquement parce qu’il croyait, à tort,
que le roi avait exploré l’océan glacial Arctique et non les parages
du Groenland. Or, le fait que le roi ait été entraîné malgré lui par la
dérive des glaces de la côte orientale groenlandaise ne saurait être
mieux prouvé que par l’emploi de l’expression : « gouffre immense
de l’abîme ». Eu égard aux données marines de cette époque-là,
c’est comme si le texte disait expressément : il navigua dans les
eaux du Groenland oriental.
Pour toutes ces raisons, je crois que la conclusion s’impose : le
voyage en mer évoqué par la pierre de Hoenen et l’expédition du
roi Harald décrite par Adam de Brème ne font qu’un. Mais, dans ce
cas, l’expression : « en direction du Vinland » nous éclaire sur le
motif réel de l’audacieux périple royal. Il est plus que probable que
ce roi si hardi, qui avait déjà auparavant frété une expédition pour
explorer le golfe de Bothnie, voulut mettre à profit la seule année
de paix de son règne, 1065, pour connaître à son tour le fameux
Vinland déjà découvert par les Normands. Mais Harald avait mis le
cap trop au nord, de sorte qu’au lieu d’aborder au fertile Vinland,
lui et ses marins s’égarèrent dans les glaces inhospitalières du
Groenland.
En tout état de cause, on ne saurait prétendre que les rapports
des Normands avec le Vinland n’aient été qu’un épisode bref et
sans lendemain. Même s’il est avéré que les peuples
méditerranéens n’en surent pratiquement rien, nous avons tout
lieu de croire que le Vinland ne cessa d’occuper les pensées des
peuples nordiques qui, pendant des siècles, rêvèrent de ce pays si
accueillant. On a prétendu à plusieurs reprises que Christophe
Colomb entendit parler en Islande (où il n’a jamais mis les pieds !)
du Vinland des Normands, si bien que sa découverte de l’Amérique
n’aurait été qu’une imitation tardive et consciente des expéditions
des Vikings : c’est là pure invention sans l’ombre d’une preuve.
Les sources diverses dont nous disposons donnent des versions
assez différentes des conditions de la découverte du Vinland. Si ces
versions s’accordent assez bien sur les faits, elles divergent sur les
noms des personnes qui prirent part à la découverte. C’est là une
particularité des anciennes sagas qui célèbrent les hauts faits tantôt
d’une famille tantôt d’une autre, si bien qu’une .même action est
attribuée à des personnes différentes.
Tous les textes s’accordent cependant sur ceci : un Norvégien,
parti de Norvège pour se rendre au Groenland alors récemment
découvert, fut déporté par la tempête loin vers l’ouest. Il aperçut
soudain une terre inconnue, mais n’y aborda pas, fit sans plus
demi-tour et mit le cap sur le Groenland où il conta son aventure,
ce qui amena un autre Normand à prendre l’affaire en main : celui-
ci partit du Groenland pour retrouver cette terre inconnue.
Le « précurseur » qui ne se soucia pas d’aborder s’appelle
tantôt Bjarni Herjulfson, tantôt Leif Ericson, tandis que
l’explorateur proprement dit est tantôt Leif Ericson, tantôt
Thorfinn Karlsefni.
Le texte le plus ancien sur cette expédition est la «
Heimskringla » de Snorri Sturluson, ouvrage historique
intéressant datant de 1220 à 1230. Mais Sturluson écrivit son
ouvrage en Islande, non au Groenland où il est évident que les
circonstances exactes devaient être mieux connues. La version
groenlandaise, connue sous le nom de « Récit des Groenlandais »,
diffère de celle de Sturluson ; je crois qu’elle est la plus plausible et
que ses épisodes se nouent le plus logiquement. Elle s’appuie sur
les renseignements donnés par Thorfinn Karlsefni, l’un des
membres de l’expédition. Or, ce Thorfinn Karlsefni, dont ce récit
invoque ainsi le témoignage, attribue toute la gloire de la
découverte à Leif Ericson et reste pour sa part tout à fait à l’arrière-
plan. C’est là une raison de plus de lui donner la préférence sur la
tradition islandaise qui le désigne lui comme le véritable «
inventeur » du Vinland. Autre argument, d’ailleurs psychologique,
en faveur de la version groenlandaise : cette saga, tout en
attribuant le mérite de la découverte à Leif Ericson — qui a sa
statue à Boston depuis 1887 —, signale en outre l’existence de ce
Bjarni déjà cité et qui serait celui qui mit Leif sur la voie de sa
découverte ; or, les récits épiques qui n’ont pour support que
l’imagination de leur auteur ne souffrent en général pas que leur
héros partage sa gloire avec l’un de ses compagnons, comme c’est
le cas ici. Nous suivrons donc plutôt le récit groenlandais.
En 985, un Normand, Bjarni Herjulfson, rentra de Norvège en
Islande où il apprit, en arrivant, que son père, en compagnie d’Eric
le Rouge, avait émigré au Groenland, alors tout fraîchement
découvert. Bjarni décida de le rejoindre. Mais, ignorant où se
trouvait le Groenland, il mit au petit bonheur le cap à l’ouest,
certain de tomber sur ce pays dont on lui avait fait une description.
Or, c’est au littoral américain qu’il aboutit, mais il n’aborda pas,
parce que ce rivage ne ressemblait nullement à la description qu’on
lui avait faite de la côte groenlandaise. Remontant ensuite vers le
nord, il aperçut plusieurs autres rivages inconnus, auxquels il
n’aborda pas davantage, et la saga nous dit qu’il eut la chance
extraordinaire d’atteindre finalement le Groenland au point même
où son père s’était établi, à Herjulfness. Bien des années après,
Bjarni, séjournant à la maison d’Eric le Rouge au Groenland,
évoqua cette terre inconnue qu’il avait aperçue au sud-ouest. Eric
le Rouge et son fils Leif, étonnés de son incuriosité, décidèrent
alors de fréter une expédition en vue de reconnaître cette terre
simplement aperçue. Mais au dernier moment, Eric le Rouge subit
un accident qui l’empêcha de partir. Il remit à Leif le
commandement de l’expédition.
Eric le Rouge était un exilé, qui avait dû quitter l’Islande à la
suite d’un meurtre. Arrivé au Groenland vers 981, il y avait établi
son nouveau foyer à Brattahlid, sur la côte occidentale de ce pays
où de nombreux colons normands s’installèrent après lui. Son fils
Leif, ayant séjourné en Norvège à la cour du roi Olaf Tryggvason
jusqu’en 999, embrassa la religion chrétienne qu’il introduisit
ensuite au Groenland, en dépit de son père qui n’en voulut jamais
rien savoir. C’est l’année suivante que Leif partit en direction du
sud-ouest afin de retrouver les rivages aperçus et dédaignés par
Bjarni Herjulfson. De nombreux compagnons le suivirent dans
cette expédition et, parmi eux, un Allemand du nom de Tyrkir.
L’entreprise fut couronnée de succès : nos explorateurs
aboutirent tout d’abord à une région déserte et rude, au üttoral
rocheux, qui fut baptisée Helluland ou « pays de la pierre ». Puis
on poussa davantage vers le sud et ce fut pour apercevoir un pays
de forêts qui reçut le nom de Markland ou « pays de la forêt ». On
n’y aborda pas davantage. Enfin, Leif, poussant toujours plus au
sud, parvint à une terre fort hospitalière où il débarqua et s’installa
pour un assez long séjour. Il y construisit des habitations et cet
établissement prit le nom de Leifbudir ou « maison de Leif ». Les
Groenlandais y passèrent l’hiver. Or, dès leur arrivée, l’Allemand
Tyrkir, qui était originaire d’un pays de vignoble, fit une
découverte sensationnelle : des pieds de vigne sauvage chargés de
raisins !
La saga souligne la profonde impression que cette découverte
fit sur ces hommes rudes : ils en furent positivement bouleversés et
Tyrkir tout le premier. Le soir, Tyrkir ayant disparu, Leif qui l’avait
en haute estime mobilisa aussitôt douze de ses compagnons et
partit à sa recherche.Ilseurent tôt fait de le trouver, mais dans quel
état ! Etrangement excité et comme en extase ! Mais donnons la
parole au chroniqueur :
« Leif se rendit vite compte que son vieil ami était terriblement
ému. — Pourquoi reviens-tu si tard ? s’enquit Leif. Pourquoi t’es-tu
éloigné des autres ? Tyrkir lui répondit en allemand. Il parla
longuement, avec tous les signes d’une grande émotion, roulant les
yeux et faisant des grimaces. Personne ne comprit ses paroles. Il
s’en rendit compte enfin, et s’exprimant dans leur langue nordique,
s’écria : — Je ne suis pas allé très loin, mais j’ai fait une grande
découverte : j’ai trouvé des vignes et des grappes de raisin. — En
es-tu certain ? demanda Leif. — Tout à fait sûr, répondit l’autre,
n’oublie pas que j’ai grandi dans une région où l’on trouve partout
des vignes et des grappes de raisin. »
Nansen a tiré une étrange conclusion de ce récit : Tyrkir ayant
goûté aux raisins, se trouvait abominablement saoul. Neckel est du
même avis. Ces deux estimables savants ont commis là une bévue
de belle taille : jamais personne ne s’est enivré en mangeant des
raisins ! Au contraire, ce que la saga nous décrit, c’est l’intense
émotion du fils d’un pays de vignoble découvrant sur une terre
étrangère le noble fruit de la vigne qui lui rappelle sa patrie. Ce
trait, d’une grande finesse psychologique, plaide nettement en
faveur de la véracité du récit.
Leif et ses compagnons restèrent jusqu’au printemps suivant
dans ce pays qu’ils baptisèrent Vinland ou « pays de la vigne ». Ils
repartirent avec un chargement de bois (fort apprécié au
Groenland pauvre en arbres) et de raisins secs.
« Le bon pays de Vinland », découvert dans les conditions
qu’on a vues par Leif Ericson, demeura toujours un pays de
cocagne aux yeux des Normands installés sur le littoral
inhospitalier du Groenland. Les années qui suivirent le voyage de
Leif ne virent pas moins de cinq expéditions partir du Groenland
pour le Vinland. La dernière qu’on connaisse fut celle qu’entreprit
en 1121 Eric Gnupson, évêque alors récemment nommé du
Groenland. Mais les annales islandaises sont laconiques sur ce
voyage : « L’évêque Eric partit du Groenland pour aller visiter le
Vinland. »
Après 1121, c’est le silence. Les Groenlandais cessèrent-ils
d’aller en Amérique, ou bien ces expéditions, étant devenues
banales, ne furent-elles plus mentionnées ? Il est impossible de le
savoir.
Il semble cependant que la deuxième hypothèse soit la bonne.
C’est ainsi qu’en 1347, une chronique islandaise signale, tout à fait
en passant, qu’un bateau venu du Markland, par conséquent du
littoral oriental de l’Amérique, est arrivé dans un port islandais
après avoir durement souffert de la tempête : « Un bateau arriva
aussi du Groenland. Il était plus petit que la plupart des bateaux
islandais. Il pénétra dans le Straumfjord, ayant perdu son ancre ;
dix-sept hommes étaient à bord.Ilsétaient allés au Markland, mais,
par la suite, la mer leur avait mené la vie dure. »
On constatera ici qu’il est question d’un voyage au Markland
comme d’une affaire tout à fait courante. D’où nous conclurons que
les voyages des Groenlandais en Amérique étaient continuels et
réguliers, sans doute pour assurer le commerce du bois. Broegger,
qui connaît admirablement tout ce qui concerne l’activité des
Normands au Moyen Age, affirme : « Il est certain que, pendant
des siècles, les Groenlandais ont maintenu en permanence le
contact avec le Markland. » Neckel estime aussi qu’ « au XIVe
siècle, les voyages à partir du Groenland vers Terre-Neuve devaient
être fréquents », et que « sans doute, au cours des XIe et XIIe
siècles, nombreuses furent les expéditions en direction du Vinland,
de sorte qu’on peut admettre que des Normands chrétiens
pénétrèrent aussi sur le continent américain ». Le spécialiste
danois Noerlund affirma même qu’en Islande, les voyages
continuels des Groenlandais en Amérique étaient bien connus.
Nous verrons plus loin quelles furent les régions américaines
colonisées par les Normands. Examinons tout d’abord le cas de
cette vigne sauvage qui poussait, dit-on, au Vinland. Le littoral
nord-américain en est riche aujourd’hui encore. Il existe sur les
côtes du Massachusetts une île qui porte le nom évocateur de «
Marthes Vineyard » ou « Vignoble de Marthe » et l’actuelle « Isle
d’Orléans » dans la baie du Saint-Laurent s’appelait, voici
plusieurs siècles, l’île de Bacchus ! Si les explorateurs et
géographes modernes ont attaché assez d’importance à la vigne
sauvage pour que leurs cartes en conservent la trace, s’étonnera-t-
on encore que les habitants des rudes contrées subarctiques aient
donné, dans la joie de la découverte, le nom de Vinland à ce pays
béni où poussait la vigne à l’état naturel ? En vérité, si les
Normands du Groenland ont longé le littoral américain jusqu’au
quarante-huitième parallèle, ils ne pouvaient donner un autre nom
à ce pays. Il n’est que de constater ce qui se passa quand
l’explorateur italien Verrazano, voyageant pour le compte du roi de
France, redécouvrit en 1524 ce littoral couvert de vignes : les
raisins sauvages soulevèrent chez lui le même enthousiasme, la
même émotion que 524 ans plus tôt chez les Normands de Leif et
de Tyrkir. Le journal de voyage de Verrazano l’évoque
expressément : « Les vignes grimpent le long des arbres comme
dans le midi de la France. Si on les soignait convenablement, leurs
raisins donneraient sûrement un vin excellent. Car ces raisins sont
sucrés et à peine inférieurs aux nôtres. Les autochtones semblent
d’ailleurs les apprécier, car là où la vigne pousse, ils favorisent sa
croissance en débarrassant le sol de tous les buissons qui
l’encombrent. »
Humboldt souligna en son temps combien, parmi toutes les
caractéristiques du Vinland des Normands, ce qui a trait à la vigne
sauvage évoque irrésistiblement le pays entre Boston et New York.
Lorsque Rafn prépara son grand ouvrage sur l’Amérique ancienne,
il fit prendre sur place des renseignements pour savoir jusqu’à quel
point les indications qu’on possède sur le climat et la flore du
Vinland, vigne sauvage comprise, se vérifient encore aujourd’hui
dans l’est des Etats-Unis. La « Rhode Island Historical Society » lui
répondit le 30 novembre 1834 : « La vigne sauvage existe encore
abondamment dans toute cette région. » Normalement cette vigne
sauvage voit ses grappes se former vers le 15 juillet et arriver à
maturité à la fin septembre. Une monographie sur le
Massachusetts et le Connecticut la montre qui « grimpe aux arbres
et s’y accroche de toutes parts et... ses raisins sont très appréciés
pour leur digestibilité et leur finesse ». Cette dernière remarque
toutefois fera sourire les gens qui savent ce qu’est un bon vin. Car
le vin obtenu à partir de la vigne sauvage ressemble à un mélange
de muscat et d’huile de girofle et l’on a remarqué à ce propos que «
les anciens Vikings qui n’eurent que ce vin à boire ne furent pas
spécialement favorisés sur ce point » !
Quoi qu’il en soit, à l’époque de la prohibition aux Etats-Unis,
les amateurs de boissons alcoolisées se jetèrent sur la vigne
sauvage et en tirèrent du vin qui, faute de mieux, calma leur soif.
Rien d’étonnant que les rudes Normands qui, à coup sûr, ne furent
pas de grands connaisseurs aient considéré comme un bienfait des
dieux la modeste piquette que leur fournissait le littoral américain !
La vigne sauvage était autrefois très répandue sur la terre. A
l’époque tertiaire, avant l’apparition de l’homme, quand se
formèrent les gisements de lignite, la vigne était en Europe
beaucoup plus abondante qu’aujourd’hui. Mais non seulement en
Allemagne, en France, en Angleterre : en Amérique du Nord, au
Japon, au Groenland et même en Islande, on trouve dans les
couches tertiaires des empreintes de semences et de feuilles de
vignes.
Il est donc tout à fait normal que, parmi toutes les découvertes
américaines des Normands, le Vinland ait occupé une place de
choix.
D’autre part, une preuve absolue que les Normands prirent
réellement pied sur le sol américain nous est donnée par un
passage de la saga où nous voyons Thorfinn Karlsefni, retour du
Vinland, vendre en Norvège à un commerçant de Brème une figure
de proue en beau bois madré pour le prix élevé d’un demi-mark
d’or. Ce détail matériel ne peut avoir été inventé, car l’érable madré
n’existe qu’en Amérique du Nord.
Jusqu’à la fin du siècle dernier, on plaça le Vinland au
Massachusetts, mais, par la suite, on le localisa en cent endroits
divers, sans réussir à en prouver aucun. Storm, Neckel et Niedner
le placèrent dans le sud de la Nouvelle-Ecosse ; Hovgaard et Gray
au cap Cod ; Hermansson près de la baie de Passamaquody, sur la
frontière des Etats-Unis et du Nouveau-Brunswick ; Steenby,
Fossum et Holm, à l’embouchure du Saint-Laurent ; Steche, aux
alentours de la baie de Miramichi dans le Nouveau-Brunswick ;
Babcock a Rhode Island et Gathorne-Hardy à l’embouchure de
l’Hudson.
Toutes ces hypothèses ont entre elles un trait commun : quand
un détail de la saga ou de la tradition les contredit, leurs auteurs
l’écartent sans plus comme douteux ou surajouté ou encore
faussement interprété.
En voici un exemple typique : une récente étude de Tanner
situe le Helluland dans la partie méridionale de la Terre de Baffin,
le Markland dans le sud du Labrador et le Vinland sur la côte nord-
est de Terre-Neuve, plus précisément dans la région de Pistoletbai.
Qu’il n’y ait plus de vigne sauvage à Terre-Neuve n’arrête
nullement notre novateur qui affirme superbement que le Vinland
n’a rien à voir avec la vigne et qu’il faut rapprocher ce mot de
l’allemand « Weideland », « pays de pâturages ». La saga et le récit
d’Adam de Brème n’ont plus de sens, mais notre homme n’en est
nullement troublé : ce ne sont là que fabulations tardives et fausses
conclusions à partir d’un nom mal compris. Avec cette méthode,
n’importe quel texte peut être retourné comme un gant. Sans
compter que c’est une idée quelque peu tirée par les cheveux que
de présenter Terre-Neuve, en l’an 1000, comme un pays de gras
pâturages. Nansen nous apprend en effet qu’ « en 1500, lorsqu’on
redécouvrit Terre-Neuve, l’île était couverte de forêts jusqu’à la
mer ». Par conséquent, les Normands qui y prirent pied ne virent
guère de prairies. Même aujourd’hui, terres cultivées et pâturages
n’y occupent que de faibles étendues. Et c’est un tel pays que les
Normands auraient baptisé « pays des pâturages » ! L’originalité à
tout prix conduit parfois au grotesque !
On prétendit aussi que les « raisins » découverts par les
Normands n’étaient qu’airelles, groseilles, mûres et autres baies
sauvages dont on peut tirer des boissons fermentées. Ferbald émit
le premier cette « idée » en 1910 et Graham la reprit à son compte.
Selon eux, ces baies poussent abondamment au Labrador et les
Normands, qui n’avaient jamais vu de vraies vignes, pouvaient très
bien les prendre pour des raisins, étant donné les boissons
alcoolisées qu’on peut en tirer. Mais en somme, pourquoi chercher
si loin ? Car ce qui est certain, c’est que les sagas parlent de « pieds
de vigne » qui furent coupés par les colons et qui étaient gros
comme des arbres. Il s’agissait évidemment de plants
exceptionnellement vieux, à moins que ce ne fussent de vrais
arbres autour desquels s’enroulaient les vignes, comme nous le
signale Verrazano. Mais dire aujourd’hui que ces plants de vigne
qu’il fallait « couper à la hache » n’étaient que des arbustes,
groseilliers ou mûriers, voilà qui apparaît bien futile et tiré par les
cheveux.
Certes, il n’est pas facile d’arriver à une certitude totale. Mais
nous avons de bonnes raisons de situer le Markland à Terre-Neuve
et le Vinland au Massachusetts. Voici pourquoi :
La saga d’Eric le Rouge, qui nous décrit en détail la découverte
de ces pays, parle du Markland comme d’un pays « couvert de
grandes forêts » et elle ajoute : « Au sud-est se trouvait une île où
ils tuèrent un ours et ils donnèrent à cette île le nom d’ « île des
Ours ». Ce détail, généralement négligé, mais tout à fait vrai-
semblable, revêt toutefois une importance décisive quand il s’agit
de localiser exactement l’incident.
Dans les régions orientales de l’Amérique du Nord n’existe
aujourd’hui que le petit ours brun, dénommé baribal. Le grand
ours nord-américain, le fameux grizzly, ne se rencontre que dans
les Etats de l’Ouest, du Dakota à l’Alaska. Sans doute, cet animal,
dont l’existence est liée à la forêt, existait-il aussi à l’est où il vécut
aussi longtemps que la forêt elle-même y conserva son étendue
primitive. Mais il est peu vraisemblable que les Normands aient
rencontré un grizzly ou un baribal sur leur île près du Markland.
Les Groenlandais ne connaissaient à cette époque-là que l’ours
blanc, l’ours polaire. S’ils avaient donc rencontré près du Markland
un ours brun ou noir, sa petite taille et surtout la couleur du pelage
n’eussent pas manqué de les intriguer et la saga l’aurait mentionné.
Or, celle-ci parle tout simplement d’un « ours ». Il s’agit, par
conséquent, de la seule espèce connue des Normands, l’ours blanc.
Ce dernier n’existe pas sur le continent américain, mais il arrive,
comme en Islande, que ces animaux, portés par des icebergs,
dérivent du nord et soient poussés par les courants océaniques
jusque sur la côte orientale de Terre-Neuve. Si, par conséquent, les
Normands du Groenland ont réellement tué un ours blanc au
Markland, il est prouvé que ce pays se situait sur la côte orientale
ou sud-orientale de Terre-Neuve. Le Vinland doit donc s’être
trouvé plus au sud.
Le Danois Steensby négligea le détail de l’ours blanc et n’en
discerna jamais l’importance : c’est pourquoi, en 1917, il affirma
que le Markland n’était que le sud du Labrador (où ne s’égare
jamais le moindre ours blanc). Et, pour cette raison, ajoutait-il, une
expédition qui longeait la côte devait nécessairement passer par le
détroit de Belle-Isle entre le Labrador et Terre-Neuve pour aboutir
au golfe du Saint-Laurent dont la rive méridionale aurait été le
Vinland. L’hypothèse paraît acceptable au premier abord, car la
vigne sauvage existe bien sur le pourtour du golfe du Saint-
Laurent, surtout sur la rive méridionale. Mais plusieurs faits la
condamnent sans recours.
Le détroit de Belle-Isle n’est pas large et un bateau qui longe de
loin la côte du Labrador en ayant cap au sud ne l’aperçoit pas
facilement, en raison des brouillards épais qui sont l’une des
particularités désagréables des parages de Terre-Neuve, y compris
du golfe du Saint-Laurent et du détroit de Belle-Isle. La moitié du
temps, les côtes du Labrador demeurent donc invisibles. En outre,
le détroit, qui est pris par les glaces jusqu’au début de juillet,
compte de nombreux récifs et la navigation, presque nulle
aujourd’hui, y est très dangereuse. On ne voit donc pas pourquoi
Leif se serait aventuré dans ce détroit peu engageant, au littoral
inhospitalier, alors qu’au sud il apercevait d’autres rivages que
devaient baigner des mers plus chaudes et dont les terres plus
fertiles nécessairement l’attiraient. Cet aspect surtout psy-
chologique du problème me paraît condamner l’hypothèse de
Steensby qui est bien l’exemple-type de travail de cabinet, car les
Normands ne se souciaient évidemment pas de faire le relevé des
côtes américaines : ce qui les intéressait, c’était de découvrir un
pays fertile et accueillant. Il est donc beaucoup plus vraisemblable
que, naviguant en haute mer, les Normands n’ont même pas vu le
détroit de Belle-Isle. Et s’ils l’ont aperçu et qu’en même temps
Terre-Neuve avec ses forêts leur apparut à courte distance, ils
eussent été de bien étranges Vikings si, pour se lancer dans le
détroit sinistre et désertique de Belle-Isle, ils avaient négligé cette
grande île dont le bois était si précieux pour la construction de
leurs navires comme pour leur chauffage ! L’hypothèse de Steensby
est donc à écarter sans plus.
A l’inverse, nous voyons Reuter, spécialiste de l’astronomie
chez les anciens Germains, placer le Vinland en plein sud, dans les
régions subtropicales de Floride. La thèse de Reuter néglige une
foule de données précises qu’on possède sur le Vinland et ne
s’appuie que sur un seul et unique détail astronomique évoqué par
les sagas. Mais ce détail lui-même est contesté, du moins la signi-
fication qu’en donne Reuter. Voici ce que dit la saga : « (Au
Vinland) le jour du solstice d’hiver, le soleil a atteint un eyktarstad
et un dagmalstad. » Eykt désigne à peu près le sud-ouest et dagmal
le sud-est. Le texte de la saga signifierait donc : le 21 décembre, on
pouvait voir le soleil aussi bien au sud-ouest qu’au sud-est. Ce qui
ne pouvait manquer de frapper les Normands habitués aux
journées d’hiver si courtes du Grand Nord, tandis qu’au Vinland,
on voyait le soleil presque en eykt et en dagmal même pendant la
plus courte journée. Reuter entend, pour sa part, donner à eykt et à
dagmal le même sens que Snorri Sturluson en 1220 et qui a cours
encore aujourd’hui en Islande : l’un indiquerait l’est-sud-est et
l’autre l’ouest-sud-ouest. Mais ce sens-là est postérieur. Le recueil
des lois islandaises « Graugans », qui date, lui, de 1122, indique les
directions dagmal et eykt comme s’écartant de cinquante-deux
degrés et demi du méridien et non de soixante-sept et demi. Donc,
à l’époque de la découverte du Vinland, c’est ce sens-là qui avait
cours et non ce dernier. Par conséquent, le 21 décembre, le soleil
ne se levait pas en est-sud-est et il ne se couchait pas en ouest-sud-
ouest : l’angle qu’il faisait avec le méridien était de quinze degrés
plus court. Reuter ne s’obstine pas moins et en conclut que le
Vinland ne pouvait être qu’en Floride, bien que, même là-bas, le
jour du solstice d’hiver, le soleil ne soit pas exactement en est-sud-
est et en ouest-sud-ouest. Reuter ne craint pas d’affirmer : «
L’emplacement du Vinland peut se calculer mathématiquement
avec un risque d’erreur quasi insignifiant. » Or, peut-on tirer des
conclusions à ce point rigoureuses des données malgré tout
approximatives de la saga ? Les marins normands n’avaient ni
théodolites ni autres instruments modernes pour relever avec une
exactitude absolue en quel point se levait et se couchait le soleil.
Un autre argument contre l’hypothèse de la Floride réside dans
le fait que les sagas s’accordent, indépendamment l’une de l’autre,
pour préciser que le Vinland était à deux jours de voyage du
Markland. Or, celui-ci a, comme on sait, toutes les chances d’être
Terre-Neuve. Nous voyons cette précision confirmée par
l’excellente description de la Terre du moine islandais Nicolas,
abbé de Thingeyre (t 1159). Cette description affirme qu’ « au sud
du Groenland se trouve le Helluland, puis le Markland ; de là, la
distance n’est pas très considérable jusqu’au Vinland, d’où certains
pensent qu’on peut gagner l’Afrique ; si cette opinion est exacte,
c’est la mer extérieure (c’est-à-dire l’océan) qui s’étend entre le
Markland et le Vinland ».
Reuter n’accorde aucun crédit à ces témoignages indiscutables.
Il objecte que les voyageurs du Vinland ne sont jamais rentrés la
même année et qu’ils ont toujours hiverné au pays de la vigne : « Si
les distances étaient vraiment aussi courtes que certains contes de
fée le prétendent, ironise-t-il, ces marins expérimentés eussent fait
plusieurs voyages par an, or, il n’en est jamais question. »
L’argument est de peu de poids. Les Normands entendaient
explorer ces terres inconnues. Certains, comme Thorfinn Karlsefni,
cherchèrent même à s’y établir durablement. D’où ces absences de
plusieurs années qui n’ont rien d’étonnant. La précision donnée
par Nicolas de Thingeyre dans son ouvrage essentiellement
scientifique ne peut pas être écartée pour l’amour d’une hypothèse
construite après coup sur la base de données astronomiques incer-
taines selon lesquelles le Vinland aurait été à sept mille kilomètres
du Groenland ! Les Normands n’avaient aucune raison de
descendre jusqu’au vingt-septième degré de latitude nord qu’ils
n’ont jamais atteint, même dans l’Atlantique oriental qu’ils
parcoururent pourtant abondamment. C’est pourquoi on ne voit
vraiment pas pourquoi les Vikings eussent poursuivi un voyage
inutile et aventureux sur plus de quinze degrés de latitude, soit la
distance de la Manche à l’Afrique occidentale, si, dès le Massachu-
setts, ils trouvaient tout ce dont ils rêvaient : des forêts, des
pâturages, du bétail et même des raisins ! D’autant plus que les
sagas, en citant les animaux du Vinland, ne mentionnent que des
espèces appartenant aux régions tempérées de l’hémisphère Nord :
saumons, canards sauvages, animaux à fourrure, particulièrement
des martres (et non des zibelines, comme on a dit, car celles-ci
n’existent que dans le nord de l’Asie). Reuter écarte la difficulté en
prétendant que les saumons, les canards et les bêtes à fourrure de
la saga sont de simples truites saumonées, des mouettes et des
renards gris, parce que ces animaux existent en Floride. Mais voit-
on les autochtones du Vinland n’offrir aux Vikings que des four-
rures aussi misérables que celles des renards gris de Floride ? Ces
fils du Grand Nord qui s’y connaissaient quelque peu les eussent
envoyés promener ! Or, les sagas parlent de petits-gris, de martres
et autres précieuses pelleteries.
Mais ces objections ne démontèrent pas Reuter pour autant. Il
changea simplement son fusil d’épaule, plantant là l’affaire des
points eykt et dagmal pour insister sur l’épisode suivant : le dernier
en date des récits d’expédition au Vinland, qui a pour principale
héroïne Freydis, fille naturelle d’Eric le Rouge, nous apprend que
le voyage de retour qui ramena Freydis au Groenland débuta au
printemps et se termina au début de l’été sans avoir subi de
contretemps. Reuter en déduit qu’il dura six semaines environ et,
estimant à quatre milles marins à l’heure la vitesse d’un bateau
lourdement chargé, il trouve en chiffres ronds une distance de sept
mille kilomètres. Et voilà la Floride confirmée !
Pour ma part, je crains que ce fameux calcul ne prouve
rigoureusement rien. Le passage de la saga est
mal interprété. Il n’est pas question que la traversée commença
avec le printemps, c’est-à-dire autour du 21 mars, mais au
printemps, c’est-à-dire n’importe quand durant cette saison, et
qu’il fut terminé au début de l’été. Les Normands mesurant les
saisons à la longueur des journées, une telle traversée ne devait pas
durer plus de deux semaines et peut-être moins. En conclure au
contraire, comme le fait Reuter, que la traversée fut très longue est
d’autant moins sérieux qu’il existe un point de comparaison :
parlant des traversées, fort courtes au demeurant, entre l’Islande et
le Groenland, les récits anciens mentionnent parfois qu’elles
commençaient « durant un été » et se terminaient « en automne »!
Et si un navigateur hambourgeois, Dithmar Bleefken, signale en
1563 être parti le 10 avril de Hambourg pour arriver le 21 juin en
Islande, en déduira-t-on, comme Reuter nous y inviterait, que
l’Islande est à plus de dix mille kilomètres de Hambourg ? Mais il y
a mieux et c’est la saga elle-même qui nous montre que la distance
Vinland-Groenland n’est pas celle qu’indique Reuter. Elle nous dit
en effet que, lors du voyage aller, la querelleuse Freydis fit
embarquer, au moment du départ, cinq hommes de plus qu’il ne
lui était permis, et que ses compagnons Helgi et Finnbogi ne
découvrirent les passagers clandestins qu’après leur arrivée au
Vinland. Or, les vaisseaux normands étaient de très petite taille.
Peut-on affirmer sérieusement que la présence de cinq hommes en
surnombre ait pu passer inaperçue pendant six pleines semaines ?
Tous ces arguments réunis, joints aux textes qui affirment que le
Vinland n’est qu’à deux jours de Terre-Neuve, excluent des hypo-
thèses aussi saugrenues que celle de Reuter, malgré l’aplomb avec
lequel ce dernier présenta sa « découverte », affirmant de façon
péremptoire que les données des sagas ne se vérifient qu’en Floride
et que le Kielkap souvent nommé par elles ne peut être que le cap
Hatteras. Pareille assurance est d’autant plus téméraire qu’en
même temps que Reuter, Wolfgang Krause se pencha sur la
question et conclut que le point eykt au Vinland désignait «
exactement » la baie de Sops à Terre-Neuve située à quarante-neuf
degrés cinquante-cinq minutes de latitude nord, tandis que le
Kielkap était « sans aucun doute possible » le cap Bauld, à la
pointe nord de Terre-Neuve. Neckel, pour sa part, était non moins
convaincu d’avoir raison en identifiant le Kielkap avec le cap
Breton. De telles divergences dans les conclusions « exactes » des
spécialistes laissent rêveur...
Ce que l’on sait des hivers au Vinland exclut aussi bien
l’hypothèse de Steensby (le golfe du Saint-Laurent) que celle de
Reuter (la Floride). Les sagas nous apprennent en effet que les
Normands connurent un premier hiver extrêmement doux au
Vinland. Le bétail put sans difficulté passer toutes les nuits dehors.
Mais plusieurs années après, au Kielkap, qui devait se situer dans
la partie septentrionale du pays, ils subirent un hiver « très dur ».
Or, au Massachusetts, ces deux sortes d’hiver existent bien. Si les
hivers froids y sont en majorité, il arrive de temps à autre qu’un
hiver particulièrement doux permette de laisser en permanence le
bétail dehors. Un savant américain a établi que ces hivers doux
caractérisent aujourd’hui encore les îles et la bande côtière au sud
de Boston. Nous possédons d’ailleurs une description moderne de
ce climat qui cadre exactement avec les récits des Normands : « La
température y est si agréable que la végétation y gèle rarement. On
appelle cette région le paradis américain, parce que sa situation,
son sol et son climat la distinguent des autres. » Les hivers doux du
Vinland, dont nous parient les sagas, n’existent nullement dans le
golfe du Saint-Laurent proposé par Steensby : la navigation y est
arrêtée cent quarante et un jours par an par les glaces et la
température moyenne des mois de janvier y est de moins treize
degrés. Pour Reuter qui prétend que les hivers doux du Vinland
prouvent la situation subtropicale de ce pays, c’est exactement l’in-
verse. Le rude hiver que connut Thorfinn Karlsefni au sud du
Kielkap, peu après le premier voyage de Leif, annule purement et
simplement son hypothèse. Reuter oublie qu’à une latitude qui est
celle de Casablanca, les Normands de Thorfinn, habitués au climat
groenlandais, ne pouvaient guère trouver rudes les hivers !
Allons, Tout cela nous ramène à notre point de départ : au
Massachusetts et à Rhode Island, où depuis longtemps on pensait
pouvoir situer le Vinland !
Cette hypothèse, la plus ancienne, est bien la plus probable.
Elle s’est vue confirmée récemment par les travaux de Holand
relatifs à une expédition norvégo-suédoise envoyée en Amérique en
1355 par Magnus, roi de Norvège. Ce Holand, qui était norvégien et
vivait aux Etats-Unis, consacra en 1932 un livre à une pierre
runique qui avait été découverte en 1898, enterrée dans le sol près
de Kensington (Minnesota). Cette pierre porte une inscription
disant qu’en cet endroit, donc loin à l’intérieur du territoire
américain, séjournaient en 1362 trente Scandinaves, Norvégiens et
Suédois, dont dix venaient de perdre la vie dans un combat contre
les Indiens. Le texte signale en outre que ces hommes étaient partis
du Vinland et qu’ils se trouvaient là à quatorze jours de marche de
leur bateau.
L’authenticité de cette inscription runique fut longtemps et
passionnément discutée. Jusqu’à ces tout derniers temps, certaines
particularités des caractères runiques incitaient au scepticisme.
Mais divers procédés chimiques permirent d’étudier l’état de
dégradation de la pierre. On eut ainsi la preuve de son ancienneté,
de sorte que la cause est maintenant entendue. L’authenticité de la
pierre de Kensington a été consacrée officiellement le 11 mars 1948
: sur l’initiative des archéologues du « Smithsonian Institute », elle
fut solennellement déposée au Musée National de Washington où
elle passe pour être « le document historique le plus remarquable
qui ait jamais été découvert au Nouveau Monde ».
Le livre de Holand reprend les documents qui prouvent
qu’effectivement en 1355, une expédition composée de Norvégiens
et de Suédois fut envoyée par le roi de Norvège Magnus pour
retrouver la trace des colons groenlandais chassés en 1342 de la
côte occidentale du Groenland par les Esquimaux. Ces colons
avaient pris la mer et mis le cap à l’ouest et, naturellement, l’expé-
dition de secours les rechercha sur le sol américain, quand elle eut
constaté qu’au Groenland on ignorait tout de leur nouvelle
résidence. L’expédition gagna le Vinland où elle pensait trouver les
émigrants. Mais ceux-ci étaient allés s’établir dans l’extrême nord
du continent américain, de sorte que l’expédition envoyée par le roi
ne les trouva pas, bien qu’elle eût exploré une grande partie des
côtes nord-américaines. Son quartier général était à Narragansett-
Bai qui est situé dans la presqu’île du cap Cod et considéré
aujourd’hui encore comme « le meilleur port d’Amérique du Nord
». Mais Holand fit une autre découverte sensationnelle. Près de
Narragansett-Bai, dans le parc de Tauro qui agrémente la station
balnéaire de Newport, il existe la « Newport Tower » ou Tour de
Newport qui, depuis trois cents ans, excite l’intérêt des
archéologues et a déjà donné lieu à bien des hypothèses. C’est une
tour ronde, en pierre, fort bien conservée pour son âge, et qu’on
prenait depuis le XVIIe siècle pour un ancien moulin à vent. Un
examen approfondi conduisit à un résultat tout à fait inattendu.
A la vérité, le savant danois Rafn avait, dès 1839, émis l’opinion
que la tour de Newport pouvait bien être une construction élevée
par les Normands autour de l’an 1000, à l’époque de leurs voyages
au Vinland. Cette idée enthousiasma le poète américain Longfellow
qui composa la « Saga of the Skeleton in Armour » où la tour de
Newport est un château fort bâti par des seigneurs nordiques.
Outre le poète, plusieurs savants penchèrent pour l’hypothèse de
Rafn. Mais la majorité des spécialistes maintinrent celle du vieux
moulin que le gouverneur anglais Arnold (+ 1677) aurait bâti
quand il résidait à Newport et cette opinion fut admise jusqu’à nos
jours. Or, en 1910, le savant français Enlart et le grand spécialiste
des églises scandinaves du Moyen Age, le Suédois Froelen,
affirmèrent que la tour présentait des ressemblances avec les
anciennes églises nordiques.Ilsne furent guère suivis et ce fut
encore l’hypothèse du moulin à vent qui garda la préférence.
Toutefois, juste avant la dernière guerre, Means entreprit un
examen approfondi de l’édifice et Holand, en 1941 et 1942, acheva
le travail.
Il fut établi, pour commencer, que les huit colonnes de pierre
sur lesquelles repose l’ouvrage indiquent exactement les directions
respectives des points cardinaux et collatéraux, ce qui plaide déjà
pour le caractère religieux de l’édifice. Pareille disposition n’existe
pas dans les moulins à vent ! Il en est de même des arcades qui
surmontent ces colonnes : aucun moulin à vent d’Amérique ni du
monde ne présente les caractéristiques de la tour de Newport.
D’autre part, la tour de Newport, démunie de donjon, ressemble en
gros à l’église ronde de Saint-Olaf à Tunsberg en Norvège. On
retrouva même à l’intérieur l’emplacement de l’autel. En outre, la
disposition de l’étage supérieur fait automatiquement songer aux
églises fortifiées du sud de la Suède, telles qu’on les construisait au
Moyen Age : il n’y avait pas d’escalier intérieur, et pour accéder à
cet étage il fallait des échelles placées extérieurement. Il y a encore
en Suède vingt et une églises de cette sorte où, en cas de danger, la
population environnante cherchait refuge. Là aussi, on n’accédait à
l’étage supérieur qu’à l’aide d’échelles extérieures. La porte
d’entrée de dix-huit de ces églises est placée au sud-ouest : celle de
la tour de Newport l’est également. Son étage supérieur était donc
à la fois un refuge et une forteresse, et la présence d’une cheminée
indique qu’au besoin, d’assez longs séjours y étaient prévus.
L’emplacement de cette cheminée, l’architecture de la porte
d’entrée et des fenêtres permettent d’affirmer que cette
construction n’a pu être édifiée qu’au XIVe siècle, à l’époque
justement où l’expédition envoyée par le roi Magnus passa
plusieurs années à explorer la région. Tout donne d’ailleurs à
penser qu’il existait là une colonie normande fixe, car on ne peut
guère imaginer qu’un édifice aussi important et difficile à
construire que la tour de Newport n’ait été bâti que pour quelques
années. Il est clair qu’il était destiné à un long usage.
Mais le plus intéressant est la mention faite par la pierre
runique de Kensington de la direction prise par ces hardis
Scandinaves qui aboutirent au Minnesota : la pierre nous dit que
l’expédition était partie « du Vinland vers l’ouest ». S’il est exact
que son quartier général se trouvait à l’emplacement actuel de
Newport, il est désormais prouvé que le Vinland se trouvait là aussi
et que, par conséquent, c’est bien au Massachusetts et à Rhode
Island qu’il correspond.
On est presque étonné que les Normands n’aient pas émigré
plus nombreux de leur rude Groenland vers ce Vinland béni de
Dieu et où poussait la vigne. Il semble que les Norvégiens se soient
mieux trouvés au Groenland occidental qui leur rappelait leur
patrie qu’au Vinland au climat plus mou. Dans la contrée de
Narragansett-Bai et de Buzzard-Bai, les hivers doux sont fréquents.
L’hiver 1889-1890 ignora toute gelée et l’herbe resta verdoyante
jusqu’au printemps. Ce qui correspond exactement aux
descriptions qu’on possède du Vinland. Il est certain cependant
que les Normands songèrent à une colonisation fixe. Sinon,
pourquoi Thorfinn Karlsefni, partant pour le Vinland en 1004,
emmena-t-il avec lui les femmes de ses compagnons, en tout cent
quarante-huit personnes, plus force têtes de bétail. Si la coloni-
sation permanente finit par échouer, ce fut à cause de l’hostilité des
autochtones. Mais les Normands n’eussent pas été des Normands
si un premier échec avait suffi à les faire renoncer à ce beau pays.
Que les sagas ne mentionnent rien d’un établissement permanent
de colons au Vinland ne prouve pas grand-chose, car elles ne s’in-
téressent qu’aux actions des membres d’une seule famille au
Vinland, celle d’Eric le Rouge. Des autres Vikings groenlandais, il
n’est jamais question.
L’un des meilleurs arguments en faveur de l’existence d’une
colonie permanente de Normands au Vinland est ce voyage, déjà
cité, de l’évêque Eirik Gnupson en 1121. Eirik Gnupson fut le
premier de toute une série d’évêques qui, pendant deux cent
soixante ans, œuvrèrent au Groenland. Gnupson y débarqua en
1112 et fit de Gardar son siège épiscopal. Si, quelques années plus
tard, il quitta son diocèse groenlandais encore inorganisé pour
aller visiter le Vinland, ce n’est pas par esprit d’aventure, mais
plutôt poussé par son zèle de pasteur conscient de ses
responsabiütés à l’égard de ses ouailles.
Il n’y a pas non plus lieu de penser qu’Eirik Gnupson se proposait
d’évangéliser les autochtones du nouveau continent.
Premièrement, ce n’est pas là tâche d’évêque, et surtout le clergé
islandais ne montra jamais beaucoup de zèle missionnaire. Il est
beaucoup plus probable, psychologiquement parlant, que l’évêque
Eirik jugea de son devoir d’aller au Vinland parce que des
Normands chrétiens s’y trouvaient installés et que lui, leur évêque,
avait la charge de leurs âmes. Le chroniqueur groenlandais
Lyschander signale en 1608 qu’ « Eirik du Groenland implanta au
Vinland à la fois des colons et la religion chrétienne ». Lyschander
disposait de sources anciennes perdues depuis : le renseignement
qu’il nous donne sur la double activité de l’évêque Eirik au Vinland
est donc fort précieux. Neckel est de cet avis qui m’écrivit en 1936 :
« Lyschander n’est pas toujours très sûr, mais, dans ce cas précis,
je crois qu’on peut se fonder sur sa chronique. » Neckel a toujours
été partisan de l’existence d’une colonie permanente de Normands
sur le sol américain, bien qu’aucun texte n’en fasse mention. Il
écrivait en 1934 : « La découverte et la colonisation du Vinland
sont des faits. Une colonie fixe s’étendant sur plusieurs générations
est une possibilité. »
On a souvent cru découvrir les traces des établissements fixes
des Normands au Vinland, mais, chaque fois, il s’est agi ou
d’erreurs ou de documents douteux.
La pierre découverte en 1680 près de Taunton par le docteur
Danforth a souvent été citée : on a même affirmé, en interprétant
non sans témérité les caractères à peine lisibles de l’inscription qui
s’y trouve gravée, que cette pierre est une borne-frontière
normande posée là par Thorfinn Karlsefni. Mais, aujourd’hui, ce
document est reconnu sans valeur : les signes gravés ne sont autres
que des griffonnages indiens et il a fallu beaucoup d’imagination
pour y découvrir des signes runiques ou des caractères latins. Ces
pierres indiennes sont légion. Humboldt indique qu’on en trouve
dans les deux Amériques sur une étendue géographique de douze
mille milles carrés.
La plus grande prudence s’impose donc chaque fois qu’on croit
être tombé sur de tels documents. Un savant américain nommé
Horsford, doué d’une puissante imagination, fit tout un roman sur
une prétendue ville normande construite autrefois sur le sol
américain. Il explora à cet effet son pays natal, principalement le
cours de la Charles River dont l’embouchure est près de Boston, et
« découvrit » des traces de canaux et de quais, des pierres
travaillées et trois trous profonds creusés près de la mer et qui
étaient, selon lui, des pièges à poissons. Tout cela, disait-il, ne
pouvait être l’œuvre des Indiens. Notre Américain déterra encore
des mortiers en pierre pour moudre le grain, et ces mortiers res-
semblaient, paraît-il, à ceux en usage autrefois en Norvège, puis il
mit au jour les restes de deux ouvrages fortifiés et de cinq cabanes
semblables aux constructions édifiées par les Normands au
Groenland. La valeur probatoire de ces découvertes est très réduite
et, en général, nul n’y ajouta foi.
Cronau a examiné les objets trouvés dans les tombes indiennes
précolombiennes de Middleboro et de Four Corners près de
Boston. Ces objets figurent dans les collections ethnographiques du
Musée de Copenhague. Or, plusieurs d’entre eux sont d’aspect
typiquement nordique et nullement indien : pointes de flèches en
bronze percées vers le haut, cuillers de cuivre et de bronze munies
d’anneaux pour être accrochées à un clou ; un admirable vase
d’argent, des morceaux d’une ceinture portant des incrustations de
bronze, etc. Tous ces objets excitèrent à bon droit son étonnement,
car l’art de travailler le bronze et l’argent fut toujours ignoré des
Indiens qui n’avaient pas davantage coutume d’accrocher leurs
ustensiles à des clous ou à des crochets de bois. Cronau en conclut
que ces objets, qui ressemblent à ceux dont se servaient les
Normands, n’avaient pu arriver chez les Indiens que grâce à des
étrangers, à la suite d’échanges commerciaux ou comme butin de
guerre. Comme il s’agit de tombes indiennes précolombiennes, ces
objets d’origine nordique sont parvenus chez les Indiens bien avant
1492.
Il y a un siècle environ, en 1831, près de la Fall River, la
découverte d’un squelette avec son armure causa une certaine
sensation. Mais cette découverte ne fut pas examinée par des
spécialistes et l’on n’a jamais pu savoir de quoi il s’agissait
exactement.
Quoi qu’il en soit, il est avéré que les Normands ont pris pied
cinq cents ans avant Colomb sur le sol américain. Ce contact de
l’Europe médiévale avec le Nouveau Monde fut beaucoup plus
étroit qu’on n’a cru jusqu’ici. Les recherches effectuées depuis
quelques dizaines d’années l’ont démontré et la pierre runique de
Kensington comme l’église précolombienne de Newport en sont la
meilleure preuve.
22

Le Royaume du Prêtre jean


« Notre royaume est le pays des éléphants, des dromadaires,
des chameaux, des panthères, des zèbres, des lions blancs et
rouges, des ours blancs, des cigales, des griffons muets, des tigres,
des vampires, des hyènes, des chevaux sauvages, des ânes
sauvages, des bœufs sauvages, des hommes sauvages, des hommes
cornus et n’ayant qu’un œil, des hommes ayant un œil devant et un
œil derrière, des centaures, des faunes, des satyres, des pygmées,
des géants grands de quarante coudées, des cyclopes et des
femmes-cyclopes, de l’oiseau appelé Phényx et de presque toutes
les espèces d’animaux qui existent sous le firmament. »
C’est dans ce style délirant qu’au XIIe siècle le soi-disant Prêtre
Jean décrit son royaume situé quelque part dans les Indes. Qui
était ce singulier Prêtre-Roi ? Sa mystérieuse personnalité
passionna pendant trois ou quatre cents ans la chrétienté
européenne. Au XIIe siècle, le nom du Prêtre Jean excite le fol
espoir de tous les chrétiens d’Europe, mais dès le XIe et le XIIe
siècle, l’illusion sera dissipée et nul n’y songera plus. Aujourd’hui,
seuls les historiens et les spécialistes savent encore de quoi il s’agit.
Le Prêtre Jean est pour les neuf dixièmes un mythe et pour le
reste un personnage historique. Quant à son royaume, immense
bien sûr, puissant au-delà de toute mesure, riche d’inépuisables
trésors, ce fut un Eldorado fantastique sans autre support que la
rêverie populaire.
Comment cette légende du Prêtre Jean, si curieuse à bien des
égards, a-t-elle pu surgir en Occident ? Il suffit pour cela de se
rappeler la diffusion et l’importance primitives du christianisme en
Asie, aujourd’hui le continent le moins chrétien du monde. Le
christianisme prit pied en Asie comme ailleurs, il commença même
par s’y développer rapidement, mais il dut ensuite reculer devant la
contre-offensive des religions autochtones, si bien qu’il n’en
subsista finalement que des îlots restreints en Arménie, en Géorgie
et en Syrie, entre autres.
A l’époque où l’Antiquité fait place au Moyen Age, le
christianisme joue un rôle important en Arabie, en Irak, en Perse,
en Arménie, en Asie Mineure, qui sont aujourd’hui terres d’Islam.
Bien plus : il s’en fallut de peu qu’au VIIe siècle la Chine, le plus
grand pays d’Asie, ne devînt elle-même chrétienne. Un chrétien de
Syrie — à vrai dire un nestorien, c’est-à-dire un hérétique selon
l’orthodoxie romaine — vint s’établir dans l’Empire du Milieu, sans
doute à l’appel de l’empereur Tai-Tsoung (626-649) alors fort
puissant. Il y fut l’objet des plus grands honneurs et l’empereur
chinois, dont il avait l’amitié, lui conféra le titre de « grand prêtre
et protecteur du peuple ». La doctrine chrétienne put ainsi se
répandre pendant deux cents ans, grâce à la bienveillance de tous
les successeurs de Tai-Tsoung. En 781, Adam, « prêtre, évêque et
pape de Chine », fit inscrire sur la célèbre pierre gravée
nestorienne, découverte en 1625 près de Si-Gan-Fou : «
L’empereur a fait élever des églises dans toutes les provinces de
son empire » et « chaque ville a son église ». Si, en ce temps-là, l’un
des empereurs chinois s’était fait baptiser, cet immense pays serait
sans doute devenu chrétien dans sa totalité. Mais ce début de
prospérité fut anéanti par l’avènement, en 841, de l’empereur
xénophobe Wou-Soung, qui, de 843 à 845, ordonna la dissolution
de toutes les religions étrangères. Ce qui fut réalisé en très peu de
temps.
L’occasion se représenta aux alentours des XIIIe et XIVe
siècles : durant la domination mongole, la Chine fut à nouveau tout
près de se faire chrétienne. Il y eut même une brève période, de
1310 à 1312, où régna sur la Chine un empereur baptisé, Wou-
Tsoung, mais sa mort prématurée ainsi que son comportement
personnel rien moins que digne firent une seconde fois avorter la
christianisation de la Chine. Jusqu’à la fin de la dynastie mongole
en 1368 — où un bouleversement des structures politiques de l’Etat
entraîna une résurrection du nationalisme — le christianisme
occupa une position respectée et parfois influente dans l’Empire du
Milieu. De 1307 à 1328, Pékin eut son archevêque, Jean de
Montecorvino, et le reste du pays ne compta pas moins de six
sièges épiscopaux.
Il en fut ainsi durant tout le Moyen Age dans diverses contrées
de l’Asie. Longtemps, Jean de Montecorvino n’eut pas de plus
fidèle soutien qu’un souverain asiatique. Marco Polo eut
connaissance de l’existence de princes chrétiens en Asie centrale.
Les tribus mongoles et turques comptèrent plus d’un chrétien
parmi leurs chefs de guerre ou leurs classes dirigeantes. A vrai dire,
l’appartenance chrétienne n’était le plus souvent qu’un vernis
superficiel et il arrivait que bouddhisme et christianisme se
confondissent dans l’esprit des croyants. Mais le fait demeure que
le nestorianisme connut une grande diffusion sur tout le continent
asiatique.
A cette époque-là, parmi les peuplades turques d’Asie centrale,
figurent les Kara-Kitaï. Leur souverain fut en 1126 un certain Yi-
lou-ta-chi qui montra des qualités exceptionnelles de souverain et
de chef de guerre. Il aurait été chrétien ainsi que la majorité de ses
sujets si l’on en croit les textes arabes du temps, mais sans qu’il soit
possible de le vérifier. Le fait est toutefois plausible. Ce Yi-lou-ta-
chi se tailla en peu de temps un vaste empire en Asie centrale,
après toute une série de campagnes victorieusement menées. Le
centre de cet empire fut Bala-Sagoun, au nord de Tienchan. Le
Turkestan occidental une fois soumis, Yi-lou-ta-chi marcha avec
son armée de trois cent mille hommes, dit-on, sur Khovaresmi,
l’actuelle Khiva, que les Turcs seldjoukides venaient de conquérir
et de convertir à l’islamisme. Les 8 et 9 septembre 1141 eut lieu
près de Samarkande l’une des plus grandes batailles de l’histoire de
l’Islam et les Musulmans y furent écrasés. Yi-lou-ta-chi voulut
poursuivre sa marche en direction de l’Occident, mais ce projet
n’eut pas de suite et l’on ignore pourquoi. Il ne survécut guère à sa
victoire : après sa mort, en 1143 ou 1144, son immense empire se
dilua en une foule de principautés minuscules.
Mais la nouvelle de la bataille de Samarkande parvint aux
chrétiens de Terre Sainte. Les musulmans leur menaient la vie
dure, les harcelant dans leur fragile royaume de Jérusalem, dont ils
s’efforçaient d’enlever les points d’appui les uns après les autres. Le
25 décembre 1144, Edesse tomba aux mains des Infidèles, grave
échec pour les chrétiens. C’est pourquoi la nouvelle d’une terrible
défaite infligée à l’Islam par un souverain chrétien d’Asie éveilla en
eux les plus folles espérances : un allié puissant approchait qui
assurerait la victoire des chrétiens sur l’hérésie musulmane.
L’évêque de Djibai en Syrie rencontra à Viterbe, le 18 novembre
1145, Otto von Freising, l’un des plus grands chroniqueurs
allemands, demi-frère de l’empereur germanique Conrad III.
Freising apprit ainsi l’existence d’un roi chrétien inconnu et c’est à
cette occasion que, pour la première fois, le nom de Jean, associé
au titre de Prêtre et de Roi, entra dans l’histoire. Chrétien certes,
on signala toutefois qu’il devait être nestorien. Son empire se
situait, disait-on, au-delà de la Perse et de l’Arménie, ou plus loin
en Orient. Ainsi expliquait-on en Syrie comment, quatre ans après
Samarkande, rien n’annonçait encore la venue du Prêtre Jean
victorieux.
« Après sa victoire, Jean poussa son armée vers Jérusalem afin
de venir en aide aux chrétiens. Mais, arrivé devant le Tigre, il
manqua de bateaux pour traverser le fleuve. Il remonta alors vers
le nord, ayant appris que, plus haut, l’eau en était gelée. Mais,
ayant attendu en vain pendant plusieurs années que le fleuve fût
pris par les glaces, il se vit contraint de regagner sa patrie. »
Telle était la naïve explication qu’on donnait en Terre Sainte au
sujet de cette armée de secours tant espérée et toujours lointaine.
Pendant ce temps, la légende du Prêtre Jean avait pris corps en
Europe, elle s’y répandit partout, bien que Yi-lou-ta-chi, qui en
était le point de départ, fût déjà mort au moment où Otto von
Freising rapporta cette histoire fabuleuse. Quand l’être humain
s’est mis à espérer fortement quelque chose, il n’abandonne pas
volontiers ses châteaux en Espagne, même si on lui en démontre la
vanité. Ce fut aussi le cas de cette légende : pendant longtemps, il
suffit d’un rien pour que la chrétienté se remît à croire dur comme
fer en la réalité du Prêtre Jean et de ses successeurs en route pour
secourir l’Eglise romaine et ses croisés.
En 1165, le « basileus » de Byzance, Manuel Ier, reçut une
lettre bizarre que le Prêtre Jean lui aurait personnellement
adressée. Des copies en furent envoyées au pape et à l’empereur
germanique Barberousse. C’était un absurde charabia qui ne
pouvait émaner que d’un faible d’esprit, soucieux uniquement de
faire sensation. L’auteur ne s’est néanmoins jamais fait connaître,
mais il est probable que ce faux ait été fabriqué en Europe. On a
avancé le nom de l’évêque Christian de Mayence et certains y ont
cru effectivement. Mais c’est là diffamer le bon évêque qui fut un
véritable homme d’Etat et un général valeureux. Barberousse en fit
son chancelier. Si bien qu’un texte aussi farfelu ne saurait être de
lui.
La citation du début de ce chapitre est assez éloquente en soi :
cette énumération désordonnée d’animaux réels et fabuleux,
d’espèces aussi diverses, lions, ours blancs, etc., tous habitant,
nous dit-on, ce singulier pays, voilà qui donne déjà une idée du
sérieux de ce texte. Mais il y a mieux encore ! Rarement autant
d’exagérations ont été réunies en aussi peu de lignes : « Chaque
jour, trente mille personnes, sans compter celles qui viennent sans
être attendues, mangent à notre table, et chacune se voit gratifiée
de cadeaux de notre part, chevaux ou tous autres objets. La table
est en émeraude précieuse et quatre colonnes d’améthyste la
soutiennent... Chaque mois, sept rois prennent leur tour pour nous
servir, puis soixante-deux ducs, deux cent soixante-cinq comtes et
marquis, sans compter ceux qui sont employés dans plusieurs
autres services. Chaque jour, mangent à notre table douze
archevêques assis à notre droite et vingt évêques à notre gauche,
dont le patriarche de Saint-Thomas, le protopapa de Sarmogène et
l’archipapa de Suse où se trouve le trône de notre gloire dans notre
impérial palais... Notre empire s’étend, d’un côté, sur une distance
de quatre mois de marche, mais, de l’autre côté, personne ne sait
jusqu’où s’exerce notre domination. »
Tel est le style de ce bavardage sans queue ni tête. Son niveau
est décidément bien inférieur à la plus modeste moyenne. Les deux
empereurs d’Europe flairèrent la mystification et se gardèrent d’y
répondre. Mais le pape Alexandre III rédigea une réponse au «
célèbre et magnifique roi des Indiens, le très-saint Prêtre ». Cette
réponse, rédigée à Venise le 27 septembre 1177, fut confiée au
médecin personnel du pape, un certain Philippe, qui fut chargé de
la remettre lui-même au Prêtre Jean. Le médecin-messager se mit
en route et... l’on n’entendit plus jamais parler de lui. Nul ne sut
jamais où il comptait se rendre pour remplir sa mission et où il
avait abouti en réalité. La tentative du pape pour faire adhérer le
Prêtre Jean à l’Eglise romaine resta ainsi sans lendemain.
Un demi-siècle passa sans qu’il fût plus question du Prêtre
Jean. Par sa victoire de Tibériade, le 4 juillet 1187, le sultan Saladin
mit fin au royaume de Jérusalem. La ville sainte fut conquise le 3
octobre suivant par les musulmans et le prêtre-roi fabuleux ne
s’était toujours pas manifesté. Pourtant l’espoir se remit, une fois
encore, à souffler en Palestine, plus fort que jamais. Le Prêtre Jean,
ou l’un de ses successeurs, était en route... Cette fois, c’était certain
! Ce souverain apportait son puissant concours aux croisés
européens pour détruire enfin l’Islam détesté ! Cela se passait en
1221 et, par l’une des ironies les plus tragiques de l’histoire, c’était
le terrible Gengis Khan qui se trouvait à l’origine de cette folle
espérance. Une fois encore, une gigantesque armée, venue
d’Orient, marchait sur l’Europe, assenant des coups terribles à
l’Islam et lui reprenant derechef Samarkande, justement en 1221. A
cette méprise s’ajouta une déception : Georges IV Lascha,
souverain chrétien de Géorgie, avait effectivement promis son aide
militaire aux croisés qui assiégeaient Damiette. Il n’en fallut pas
plus pour qu’une joyeuse exaltation s’emparât de tous les chrétiens
de Terre Sainte, témoin cette lettre enthousiaste que Jacques de
Vitry, évêque d’Akkon, adressa le 18 avril 1221 au pape Honorius
III :
« Ce roi David qui est un puissant seigneur, habile dans l’art de
la guerre et d’une haute intelligence, que Dieu nous a donné pour
être le marteau des païens et le destructeur de la doctrine
pestilentielle de Mahomet l’Infidèle et de sa foi maudite, le peuple
l’appelle le Prêtre Jean... Il est déjà à quinze jours de marche
d’Antioche et accourt vers le pays de la Promesse pour voir le tom-
beau du Christ et rétablir le saint royaume. »
Soulignons que c’est bel et bien le féroce Gengis Khan qui est
ainsi décrit en termes enflammés et que le bon peuple d’Akkon
identifiait avec le Prêtre Jean ! Quant au nom David, qui apparaît
ainsi pour la première fois à propos du Prêtre Jean, il provient
justement d’un malentendu concernant l’histoire du royaume de
Géorgie. Dawith Ier (ou David) fut un roi de Géorgie fort énergique
qui infligea une rude défaite, le 15 août 1121, à une armée
musulmane près de Didgori. Ce roi David mourut dès 1124, mais
c’est bien de lui qu’il s’agit dans la lettre de Jacques de Vitry un
siècle plus tard, car il y est précisé que ce nouveau David, alias
Prêtre Jean, n’a que seize ans. Or, c’est à seize ans que le Dawith de
l’histoire est monté sur le trône de Géorgie. Toutes ces données
composèrent un étrange brouillamini : on confondit en effet de
vieilles réminiscences de l’histoire géorgienne avec les promesses
récentes du roi Georges et les anciens récits concernant le Prêtre
Jean avec les rumeurs nouvelles qui circulaient sur cette armée
venue de l’Orient et menaçant l’Islam. Ce qui fait qu’en 1222, les
chrétiens de Palestine attendirent en même temps une armée
européenne conduite par l’empereur Frédéric II et une armée
asiatique, celle du Prêtre Jean. L’une et l’autre devaient faire leur
jonction en Terre Sainte et y écraser l’Islam. Hélas ! ce qui arriva
fut assez différent !
Au lieu de poursuivre la lutte contre les musulmans, l’armée du
prétendu Prêtre Jean envahit la Géorgie chrétienne et la dévasta
horriblement. Ce qui eut pour effet d’annuler la promesse d’aide
armée que ce pays avait faite aux croisés. Bien au contraire,
Ruffudan, reine de Géorgie, appela le pape au secours. Un corps
d’armée mongol envahit le sud de la Russie où il remporta une
grande victoire le 31 mai 1223, mais il revint sur ses pas et rejoignit
le gros de l’armée qui ne s’ébranla que quinze ans plus tard, en
1238, pour inonder la Russie et pousser ses avant-gardes un peu
partout en Europe : à Liegnitz (9 avril 1241), aux portes de Wiener
Neustadt et sur les rivages de l’Adriatique (1242). Ce Gengis Khan,
en qui on avait cru voir le Prêtre Jean, mourut en 1227 et fut l’un
des pires fléaux de la chrétienté.
La mort du Grand Khan Occoday, le 11 décembre 1241, eut
pour effet de détourner le péril mongol de l’Europe. A partir de
cette date, les souverains chrétiens européens s’efforcèrent de
nouer avec les Mongols des relations amicales, car le bruit courait
que beaucoup d’entre eux étaient chrétiens, en tout cas beaucoup
plus tolérants à l’égard du christianisme que les musulmans
fanatiques. Le pape et le roi saint Louis envoyèrent à plusieurs
reprises des ambassadeurs, généralement ecclésiastiques, à la cour
du Grand Khan, à Kara-Koroum en Mongolie. Mais leur espoir de
convertir les Mongols au christianisme resta vain, ceux-ci ne
s’intéressaient guère à la religion. Cependant ces voyages vers la
lointaine Mongolie contribuèrent beaucoup à étendre les connais-
sances géographiques des contemporains. Les excellents récits de
voyages d’un Pietro Carpini (1245-1247) ou d’un Guillaume von
Rubruk (1253-1255) comptent parmi les meilleurs ouvrages de
géographie écrits au Moyen Age ; ce sont de dignes précurseurs du
plus célèbre des voyageurs de l’époque : Marco Polo.
Tous les voyageurs qui se rendirent en Asie au XIIIe siècle
considérèrent que leur premier devoir était de chercher le royaume
du Prêtre Jean en réunissant sur lui le maximum d’informations.
Mais ce fut toujours en vain. Il fut impossible de recueillir autre
chose que d’imprécises rumeurs. Pendant un siècle, nombreux
furent les voyageurs qui sillonnèrent l’Asie centrale, parfois jusqu’à
la mer, et jamais ils ne réussirent à découvrir l’empire
prétendument immense du Prêtre Jean. Il fallut bien se résigner :
on avait cru à un fantôme. Cet empire fabuleux n’existait ni en Inde
ni ailleurs.
Mais la chère illusion ne fut pas abandonnée pour autant. Elle
changea simplement de continent. Après 1300, l’opinion se
répandit que le véritable royaume du Prêtre Jean se trouvait en
Abyssinie. Marco Polo et le dominicain Jordan soutinrent cette
hypothèse. L’Abyssinie était alors souvent désignée sous le nom d’
« Inde africaine » et le Prêtre Jean, « roi des Indes », pouvait fort
bien y posséder son royaume. Au cours des XIVe et XVe siècles,
cette variante africaine de la légende du Prêtre Jean s’accrédita de
plus en plus au sein de la chrétienté. L’existence du « Prêtre Jean
d’Ethiopie » devint un dogme universellement admis.
On a dit à plusieurs reprises que la lettre envoyée par le pape
au Prêtre Jean en 1177 avait été adressée en réalité au négus
d’Abyssinie. Mais c’est là une confusion de plus. Avant le XIVe
siècle, le royaume du Prêtre Jean n’a jamais été situé ailleurs qu’en
Inde ou dans un pays voisin de l’Inde. L’idée de le situer en
Abyssinie est postérieure à 1300, après que toutes les recherches
faites en Asie eurent fait chou blanc.
Prendre le négus d’Abyssinie pour le Prêtre Jean n’était
cependant qu’une illusion comme toutes les autres. L’aventure
d’Henri le Navigateur en est une curieuse illustration : si le grand
voyageur portugais entreprit sa célèbre expédition, ce fut avant
tout pour amener le souverain chrétien d’Ethiopie à une action
militaire commune contre les Turcs. Henri pensait qu’en
contournant l’Afrique, dont nul ne soupçonnait l’étendue dans l’hé-
misphère austral, ses navires aborderaient nécessairement aux
rivages abyssins, ce qui permettrait de nouer des relations
diplomatiques régulières avec le négus. Il va de soi que la tentative
échoua, faute d’une connaissance exacte de la géographie africaine.
Ce n’est qu’en 1493, soit trente-trois ans après la mort d’Henri le
Navigateur, que Covilham, autre grand marin portugais, aborda en
Abyssinie et l’ambassadeur de Lima, envoyé par la cour de
Lisbonne, lui succéda en 1521. Mais les Portugais constatèrent sans
doute que le souverain d’Ethiopie et son royaume différaient assez
de l’image qu’on s’en faisait en Occident. Toute aide de sa part
contre les Turcs relevait du domaine de la pure rêverie.
Une dernière fois, en 1530, le pape et l’empereur Charles Quint
reçurent des lettres soi-disant écrites par le Prêtre Jean et dont
l’auteur véritable est aussi resté inconnu. Mais l’illusion s’était
dissipée : ni le pape ni l’empereur n’accordèrent la moindre
attention à cette nouvelle mystification. On avait enfin compris que
le Prêtre Jean n’était qu’un fantôme et son puissant empire «
indien » rien d’autre que le néant. Le Moyen Age était terminé. La
carrière du Prêtre Jean aussi. Les temps modernes commençaient.
23

Monsalvat, refuge du Saint-Graal


En ce lointain pays, inaccessible aux pas,
se dresse un château qui a nom Monsalvat.
Ces deux vers de Lohengrin, le célèbre opéra de Richard
Wagner, ont, une fois pour toutes, uni le nom de Monsalvat au
château censé servir de refuge au Saint-Graal. Wagner ne précise
nulle part quel peut être ce « lointain pays », et dans Parsifal, qui
nous mène à l’intérieur même du château, il ne nous donne aucune
indication géographique sur Monsalvat. Par contre, les instructions
de Wagner sur la mise en scène et les décors portent la remarque
suivante : la scène doit représenter « une contrée montagneuse du
Nord de l’Espagne gothique ».
De nos jours, beaucoup vont chercher ce mystérieux château en
Catalogne : le Montserrat, haut de 1241 mètres, et ses alentours
romantiques et tourmentés auraient servi de cadre aux poètes
médiévaux, Chrestien de Troyes et Wolfram von Eschenbach, pour
leur épopée de Parsifal. Un ouvrage scientifique, l’Encyclopedia
Britannica, assimile ainsi, dans sa onzième édition en 1911,
Montserrat à Monsalvat. Il est vrai que l’Encyclopedia n’est pas
toujours sûre en matière de géographie historique, et il convient de
préciser que sa quatorzième édition corrige l’erreur commise à
propos du Montserrat. Mais en 1926, le géographe Lautenbach
désignera encore le Montserrat comme ayant été « le cadre
grandiose de la légende du Graal ».
En fait, l’épopée de Parsifal et le Montserrat n’ont absolument
rien de commun. Mais il s’agit d’une confusion récente qui
remonte au plus à quelques dizaines d’années.
L’identité Montserrat-Monsalvat, que les profanes n’admettent
aujourd’hui que trop volontiers, fut avancée pour la première fois
au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, exactement le 1er
mars 1882, dans une lettre envoyée d’Espagne par l’écrivain
allemand Ludwig Passarge, qui avait affirmé un jour : « La
localisation d’une œuvre poétique imaginaire est une exigence de
ma nature !» Il y a toujours eu des esprits pour cultiver ainsi la
géographie poétique à partir des hauts lieux célèbres du passé ou
du présent. Au XVIIe siècle déjà, un Prussien zélé du nom de
Cluverius « identifia » la Radaune, rivière de son terroir, avec
l’Eridan des Anciens, et le lac Herta dans l’île de Rügen avec le lac
célèbre de la déesse germanique Nerthus cité par Tacite ! Il en
résulta une confusion qui, aujourd’hui même, n’est pas encore tout
à fait dissipée. Le moine irlandais Dicuil fit de même au IXe siècle
à propos de l’Islande qu’on venait alors de découvrir : il prétendit
que c’était la fameuse Thulé, signalée par Pythéas, et aujourd’hui
encore on en parle comme d’une hypothèse plausible, alors qu’il
n’en est rien. Mais revenons à notre Passarge : c’est lui l’auteur du
premier Baedeker sur l’Espagne, qui parut en 1897 et où le
Montserrat est abusivement uni à la légende du Graal. «
Montserrat, écrit-il, est le légendaire Monsalvage du Moyen Age
qui plaça dans cette contrée le château renfermant le Saint-Graal. »
Les Baedeker étaient des guides fort répandus : ils répandirent
aussi cette erreur dans toute l’Allemagne et hors d’Allemagne. Le
public n’y vit que du feu et c’est ainsi qu’est née cette fable.
Un historien de Koenigsberg, Rosenkranz, avait déjà suggéré
cette identité entre les deux noms dans un ouvrage consacré à
Gœthe : « Faut-il chercher ailleurs le Parsifal de Wolfram von
Eschenbach ? écrit-il à propos de Montserrat, car Monsalvage où
les Templiers célébraient le culte du Graal devait également se
trouver quelque part dans le Nord de l’Espagne. » Passarge avait
été d’ailleurs un élève de Rosenkranz et l’influence du maître sur
l’étudiant est certaine. Mais encore, pourquoi cette confusion entre
les deux noms ?
Eh bien, les responsables lointains en sont... Gœthe et
Humboldt ! Sans s’en douter, ils furent à l’origine de ce
rapprochement abusif entre le Montserrat et Monsalvage. Voici
dans quelles circonstances:
Gœthe écrivit en 1784 un poème resté inachevé : « Les secrets
». On y voit un certain Frère Marcus gravissant une montagne
escarpée ; arrivé à mi-pente, il découvre un monastère d’imposante
apparence. Là, un moine vénérable lui fait le récit des hauts faits
du héros Humanus et l’initie aux coutumes des moines du couvent.
Dans la pensée de Gœthe, ce poème resté inachevé devait être un
hommage aux idées de la franc-maçonnerie. Or, Humboldt visita le
Montserrat le 26 mars 1800 et, bien entendu, le monastère qui y
est bâti. D’Espagne, il écrivit à son ami Gœthe que, lors de son
passage au Montserrat, il pensa aussitôt aux « Secrets » qui avaient
là un décor tout trouvé. Gœthe n’y avait certainement jamais
pensé, mais la coïncidence le frappa et, en 1816, à des étudiants de
Kœnigsberg qui lui demandaient la signification profonde du
poème, il répondit dans une lettre que son idée initiale avait été de
peindre un « Montserrat idéal ». L’un de ces étudiants fut peut-être
Rosenkranz. En tout cas, Passarge eut connaissance de cette lettre
en 1846 et quand lui-même visita le Montserrat en 1882, il est tout
à fait plausible que la réminiscence du « Montserrat idéal » de
Gœthe se confondit dans son esprit avec le château du Graal chanté
par Wolfram von Eschenbach. De là à créer de toutes pièces
l’identité Montserrat-Monsalvat, il n’y avait qu’un pas qu’il franchit
aussitôt, et cette assimilation devait, grâce au Baedeker d’Espagne,
se répandre dans le monde entier. Et voilà comment naissent les
légendes qui, par la suite, se révèlent indestructibles !
Ce qui est sûr, c’est qu’avant 1800 le Montserrat n’est évoqué
dans aucune légende ou poème médiéval. Et avant 1847, jamais la
légende du Graal n’est citée à son propos.
Le premier auteur de l’épopée de Parsifal, Chrestien de Troyes,
non seulement ne nomme jamais le château du Graal, mais ne
nous dit rien de son emplacement géographique. C’est le poète
allemand qui, reprenant le sujet, lui donne le nom de « Monsalvage
», dont Wagner a fait Monsalvat. « Monsalvage » ne vient
nullement du latin « salvare », « sauver », ou « salvator », « sau-
veur » ; sa signification est indiscutablement « mons salvaticus »
ou « silvaticus » : « montagne couverte de forêts sauvages », alors
que le massif espagnol s’appelle : « Mons serratus », c’est-à-dire «
Mont pelé », soit juste l’inverse. On a depuis longtemps remarqué
qu’Eschenbach n’avait fait que traduire en un latin très libre le
nom du burg allemand de Wildenberg, près d’Amorbach, où il
composa une grande partie de son poème sur Parsifal. En
l’honneur de son mécène, le comte de Wertheim, il romanisa tout
simplement le nom du château ! Sans doute, son œuvre contient-
elle des allusions à la Castille, mais jamais l’emplacement du
château du Graal n’est autrement précisé. Ce n’est qu’au XIVe
siècle qu’Albert de Scharfenberg plaça expressément la légende du
Graal en Espagne : il fit mention d’une « Terre de Salvaesche », où
se serait trouvé le Graal, mais il songeait à Salvatierra, lieu de
pèlerinage situé au flanc des Pyrénées, dans la partie occidentale
de cette chaîne de montagnes, alors que le Montserrat est situé
beaucoup plus à l’est.
On a souvent essayé, dans les temps modernes, de retrouver ce
fameux Monsalvat. Outre les châteaux de Wildenberg et de Trifels,
on a parlé de Montségur, dans les Pyrénées-Orientales, du mont
Saint-Michel, du monastère San Juan de la Pena, près de Jaca,
mais aucune de ces hypothèses ne résiste à l’examen.
Le célèbre château du Graal est né de la seule imagination
poétique. Aucun édifice réel ne lui a servi de modèle. C’est la
description enthousiaste du Montserrat par Humboldt et l’écho
qu’elle éveilla dans l’esprit de Gœthe qui rapprocha pour la
première fois le Montserrat du poème des « Secrets », mais sans
que son auteur songeât seulement à identifier le Montserrat avec
Monsalvage. Ce sont Rosenkranz et surtout Passarge qui
interprétèrent abusivement un propos de Gœthe et situèrent à tort
le château du Graal sur le Montserrat.
24

Iles fantômes, îles enchantées


Les cartes géographiques de la fin du Moyen Age nous
montrent un océan Atlantique couvert d’îles qui, en réalité, n’ont
jamais existé. Ces îles, nous les voyons portées à l’ouest de l’Irlande
et de l’Espagne ainsi qu’au nord des Canaries. A partir du XVe
siècle, les géographes en désignent d’autres non loin des Açores et
dans les parages de l’équateur. Si certaines d’entre elles sont fort
étendues, la plupart sont de faibles dimensions. De plus elles ont
leurs noms propres et on les voit souvent, au cours des siècles,
réapparaître sur toutes les cartes, sans qu’il soit possible de savoir
comment s’est répandue et enracinée cette géographie fantaisiste
de terres fantômes. Toutefois, si l’on y regarde de près, on constate
que la psychologie populaire y a plus de place au demeurant que la
géographie proprement dite.
Lorsqu’un marin parcourt des mers inconnues ou simplement
mal explorées, les occasions de se tromper ne lui manquent pas
quand il s’imagine apercevoir une terre. Récemment encore on a
frété de véritables expéditions pour vérifier l’existence douteuse de
plusieurs îles, et l’on a même employé l’avion pour ce genre de
besogne dans l’océan Arctique.
En 1687, un marin anglais, Edward Davis, déclara avoir
découvert dans l’océan Pacifique, alors mal connu, une île nouvelle
située par vingt-sept degrés de latitude sud, à cinq cents milles
marins du continent sud-américain. L’Anglais donna force détails
sur son île et celle-ci fut ensuite portée sur les cartes de l’époque
sous le nom de Davis-land. Le marin hollandais Roggeveen
chercha vainement ce Davisland en 1722. En compensation, il
découvrit à cette occasion l’île de Pâques. Nos cartes de l’océan
Glacial portaient jusqu’à ce siècle, au nord des îles de la Nouvelle-
Sibérie, une « Terre de Sannikow » marquée d’un point
d’interrogation. Un explorateur, le baron Toll, y perdit même la vie
en 1902 en cherchant à la relever. Elle resta d’ailleurs introuvable
et on la raya sur les cartes postérieures. Un cas inverse fut celui de
l’île Bouvet dans l’Atlantique Sud. De 1739 à la fin du XIXe siècle,
son emplacement sur les cartes fut aussi marqué d’un point
d’interrogation, mais en 1898 l’expédition de Valdivia prouva
définitivement son existence. Le 1er décembre 1927, l’île Bouvet fut
annexée par la Norvège — en dépit des inévitables protestations de
l’Angleterre — afin de faciliter aux pêcheurs norvégiens la pêche à
la baleine dans les mers australes. En 1912, les marins du navire
anglais Glewalon déclarèrent en arrivant à Valparaiso qu’ils avaient
aperçu une terre inconnue par soixante-quatre degrés de latitude
sud et quatre-vingt-dix degrés dix minutes de longitude ouest. Le
capitaine et tous les officiers confirmèrent ces déclarations. Mais
quand le navire-école chilien Baquedano arriva sur les lieux afin de
vérifier cette nouvelle sensationnelle, il ne trouva rien, pas plus
qu’à plusieurs mille à la ronde. Les causes de cette erreur ne furent
jamais élucidées. En 1923, le bruit se répandit que l’île de Pâques
avait disparu, engloutie par la mer lors du tremblement de terre
qui frappa le Chili, en septembre 1922. Comme l’île ne répondait
plus au télégraphe, on câbla à travers le monde sa disparition dans
les flots. Or, peu après, on retrouva l’île intacte là où elle avait
toujours été. Les bateaux qui l’avaient cherchée en vain s’étaient
sans doute trompés d’endroit. Le câble télégraphique avait certes
été rompu par le tremblement de terre, mais l’île elle-même n’avait
rien ressenti du séisme.
Des inscriptions ou suppressions de petites îles sur les cartes
marines ont lieu encore de nos jours. En dépit de la connaissance
très poussée qu’on a aujourd’hui de l’océan Pacifique, on découvrit
encore le 10 mai 1922 une petite île qui reçut le nom de
Kingmansreef Island. On ne saurait dire si elle était passée
jusqu’alors inaperçue ou si elle venait seulement de sortir de l’eau.
Les deux hypothèses sont plausibles, car des îles assez importantes
peuvent effectivement surgir soudain de l’océan. C’est ainsi que
naquit subitement en 1871 l’île de Camiguin, dans l’archipel des
Philippines : une montagne de 1627 mètres de haut la surplombe !
On a pu établir récemment, en réparant un câble sous-marin
rompu, que, près de Sainte-Hélène, le fond de la mer s’est élevé
depuis peu de temps de près de 3 000 mètres ! Seuls, des
phénomènes volcaniques peuvent expliquer ces mouvements du
sol.
Nombreuses sont ainsi les îles qui naissent, puis disparaissent
sous l’effet de soubresauts de la croûte terrestre. La rive
méridionale du lac Baïkal connaît de fréquents séismes : une île de
grande taille, l’île Stolby, surgit au milieu du lac au XVIIe siècle,
puis disparut. Récemment, elle fit mine de reparaître. En 1886,
une éruption volcanique provoqua l’apparition d’une île au large de
l’archipel des Tonga, en plein océan Pacifique. Elle fut baptisée
Falcon Island, mais en 1898, elle disparut dans la mer. Depuis lors,
elle a réapparu à plusieurs reprises et, aujourd’hui, elle
s’enorgueillit d’un volcan de 100 mètres de haut. Une observation
semblable a pu être faite dans l’archipel des Salomon à peu près à
la même époque : une île y disparut, tandis que, sur une autre, une
montagne vénérée par les indigènes voyait son altitude augmenter
sensiblement. Il fut d’autre part signalé en 1935 que deux îles,
situées d’après la carte dans le Pacifique Sud, les îles Nimrod et
Podesta, n’existaient pas et on les raya. Les tremblements de terre
peuvent amener la disparition d’une île, mais il s’agit généralement
de petites îles. En septembre 1932, l’îlot d’Amagiani, près de la
Chalcidique, disparut à la suite d’un séisme.
Des tempêtes d’une violence exceptionnelle ont failli rayer de la
carte l’île célèbre de Pontikonisi, près de Corfou, ainsi que la dune
d’Helgoland le 23 décembre 1894. Ce fut aussi le cas à deux
reprises, les 31 décembre 1904 et 1913, de l’île de Ruden, à
l’embouchure de la Peene, et l’on ne compte plus les îlots qui
subirent ce sort.
Il est arrivé que des îles, bel et bien découvertes dans toutes les
règles de l’art, n’ont plus jamais été retrouvées, sans qu’on puisse
savoir si elles avaient disparu ou si l’explorateur avait été victime
d’une illusion des sens. En 1742, le capitaine anglais Otton
découvrit en plein Atlantique, à 1 000 milles environ de la côte
occidentale de l’Angleterre, une petite île qu’il appela l’île Otton.
Dès qu’on apprit la nouvelle, le célèbre amiral Rodney fut dépêché
sur les lieux pour annexer l’île à la Grande-Bretagne. Mais l’amiral
ne trouva rien et personne n’a plus jamais revu cette île. En 1762,
plusieurs navires espagnols, naviguant isolément dans l’Atlantique
Sud, signalèrent deux îles qui reçurent le nom d’îles Aurora en
souvenir d’un trois-mâts disparu corps et bien dans ces parages.
Mais un explorateur anglais du pôle sud, le capitaine Weddel, qui
voulut les voir de plus près en 1840, les chercha en vain, et nul
après lui ne les aperçut jamais. L’aventure la plus curieuse dans ce
domaine survint autour des années 30 : un consortium d’Amérique
du Nord voulut produire du coton dans trois îles du Pacifique qui
appartenaient au Japon. Les négociations avec Tokyo se
déroulèrent favorablement. Quelques milliers de colons furent
recrutés et, avec leurs familles, embarqués à San Francisco pour s’y
établir. Mais voilà : les îles furent introuvables ! Il y eut un beau
scandale et des discussions fort animées de part et d’autre, ainsi
que beaucoup d’argent dépensé en pure perte. Le Japon finit,
paraît-il, par proposer trois nouvelles îles non moins favorables à
la culture du coton et qui avaient surtout le mérite d’exister !
Si de pareilles erreurs arrivent de nos jours, quelles ne furent
pas celles du Moyen Age ! Les cartes de l’Atlantique sont alors
littéralement couvertes d’îles imaginaires. Edrisi, le plus grand des
géographes arabes, mentionne en 1150 la présence de vingt-sept
mille îles dans l’Atlantique !
Il arrive souvent que des traînées de nuages bas sur l’horizon
trompent le marin qui s’imagine alors apercevoir des îles
mystérieuses. Soyons certains qu’autrefois, de telles erreurs furent
fréquentes et que les cartes marines en héritèrent largement. Un
navigateur américain moderne, Morison, écrivit récemment dans
une biographie de Christophe Colomb : « L’apparition d’îles
fantômes et de rivages évanescents est chose courante en matière
de navigation. Il suffit d’une vague traînée de brume, d’un nuage à
l’horizon (surtout au coucher du soleil) pour qu’on s’imagine voir
une île. Même des marins expérimentés s’y trompent. »
Mais il arrive aussi, rarement il est vrai, qu’on rencontre en
haute mer de véritables îles flottantes couvertes de végétation. Les
vagues de la mer ou le courant violent d’un fleuve les ont arrachées
à la terre ferme, généralement dans les régions tropicales. Les
courants marins les entraînent alors au loin, parfois sur d’énormes
distances. C’est ainsi qu’en juillet 1892, on aperçut à deux cent
cinquante milles marins au sud-est de Nantucket, un îlot flottant
de 35 mètres carrés et couvert d’arbres de 10 mètres de haut. Deux
mois plus tard, le Gulf-Stream l’avait entraîné de six degrés vers le
nord et de vingt-deux vers l’est. On ne sut jamais où il s’abîma
finalement. Ces îles flottantes sont plus fréquentes dans le
Pacifique que dans l’Atlantique. Le cargo canadien Mandelay
aperçut ainsi une île agrémentée d’une forêt par cent soixante-sept
degrés de longitude ouest et trente-six degrés douze minutes de
latitude nord, soit à un endroit où aucune île n’a jamais existé.
Beaucoup d’autres navires ont fait des expériences semblables.
L’embouchure de l’Amazone, les côtes tropicales des Philippines et
des Moluques servent fréquemment de cadre à ce genre
d’apparitions. Que ces îles temporaires aient été autrefois relevées
sur les cartes n’a rien d’étonnant.
Des monstres marins nageant à la surface de l’eau ont aussi pu
être pris pour des îles. La légende irlandaise de saint Brandan, le
conte arabe de Sindbad le Marin nous apprennent que leurs héros
prirent pied sur des baleines endormies, voire qu’ils y allumèrent
du feu ! L’ « île » se mettait alors en mouvement et nos voyageurs
se trouvaient en grand péril. L’évêque danois Eric Pontoppidan
écrit au XVIIIe siècle : « Les îles flottantes sont toujours des
krakens. »
Les cas les plus fréquents sont ceux où de simples mirages font
croire à des îles qui, évidemment, s’évanouissent dès qu’on s’en
approche. Nous avons là à notre disposition une riche matière dont
les géographes du Moyen Age firent leurs choux gras.
Des mirages, il n’y en a pas qu’au désert, comme on croit trop
souvent. Les rivages marins n’en sont pas exempts et ces
phénomènes, d’ailleurs fréquents, ont de tout temps impressionné
les esprits populaires. C’est ainsi que sur les rives allemandes de la
mer du Nord et de la Baltique, un simple mirage fit croire en son
temps à la résurrection des villages engloutis de Vineta et de
Rungholt. Telle est aussi l’origine d’une foule de légendes en
Irlande, aux Canaries, aux Açores, sur les rives du Massachusetts,
de Chine, du Japon, etc. Innombrables sont les « îles perdues », les
« îles en fuite », tantôt visibles, puis introuvables ou inaccessibles.
Nous sommes d’ailleurs bien renseignés sur les recettes magiques
propres à « fixer » les îles flottantes en un endroit donné afin de
pouvoir s’y installer. Si, par exemple, on réussit à faire tomber un
morceau de fer, une vieille lime entre autres, sur le sol d’une île
enchantée, celle-ci est alors fixée et ne peut plus disparaître ! On
disait de l’île Gotland en mer Baltique qu’autrefois, elle était
invisible de jour et que, la nuit, elle surgissait des flots, jusqu’au
moment où l’on réussit à allumer un feu sur son col, ce qui la « fixa
».
L’un des cas les plus intéressants est celui de l’île Brazil issue
d’une légende irlandaise. Les côtes occidentales de l’Irlande,
fertiles en mirages, ont toujours été marquées par ces apparitions
d’îles enchantées. Jusqu’à Plutarque qui mentionne dans les
parages irlandais l’existence d’îles au climat paradisiaque.
L’historien grec, qui écrivit en l’année 120 après Jésus-Christ, nous
signale qu’à cinq jours de voyage à l’ouest de la Grande-Bretagne se
trouve l’île Ogygie de l’Odyssée, où Ulysse rencontra Calypso et
vécut sept ans. On crut longtemps qu’il s’agissait là d’une
supposition gratuite de Plutarque. Mais il semble que l’écrivain se
soit fait l’écho d’une croyance largement répandue et qui survécut
même au Moyen Age. Nous trouvons au XIIe siècle, chez Honorius
Augustodunensis, mention d’une île enchantée située en plein
océan : « Il existe dans l’océan une île qu’on appelle l’ « Ile perdue
». Elle dépasse en beauté et en fertilité tous les pays connus, mais
elle se cache à la vue des hommes. Parfois, ceux-ci la découvrent
par hasard, mais sitôt qu’on la cherche, elle se rend introuvable.
D’où son nom d’« Ile perdue ». On affirme généralement que c’est
cette île à laquelle aborda Brandan. »
Ce Brandan est un héros légendaire irlandais, un peu comme
l’Ulysse d’Homère. Le personnage est historique : il vécut au VIe
siècle et fut abbé de l’abbaye de Cluain Fearta. Après sa mort, la
tradition populaire fit de lui un voyageur hardi et aventureux. Son
nom servit à désigner l’une de ces îles fantaisistes de l’océan. L’île
Brandan se trouve, en effet, portée sur de nombreuses cartes mari-
nes du Moyen Age, mais son emplacement y est très variable. Il en
va de même de l’île Brazil.
Le nom originel de cette dernière était Breasail, l’île de la
Béatitude. Elle joue dans la littérature légendaire et poétique de
l’Irlande le rôle d’un Vénusberg celtique, peuplé exclusivement de
femmes jeunes et belles, prêtes à l’amour. Seuls, quelques
privilégiés avaient, dit-on, réussi à y aborder et ils s’y croyaient au
paradis, oubliant dans le plaisir de leur sens comblés et leur famille
et leur patrie.
Le nom de Brasil fut par la suite assimilé, mais à tort, au mot
roman « brasile » qui désigna primitivement la couleur
rougeoyante du charbon en ignition, puis n’importe quelle teinte
rouge pourvu qu’elle fût intense. De 1480 à 1497, sept expéditions
partirent de Bristol pour découvrir l’île Brazil. La dernière de ces
expéditions, commandée par un Italien nommé Caboto, passé au
service de l’Angleterre, aboutit à la redécouverte du Labrador, déjà
découvert en l’an 1000 par les Normands et en 1473 par les Danois
et les Portugais. Détail curieux : l’île Brazil, ou tout au moins un «
Brazil Rock », figura sur un grand nombre de cartes marines
jusqu’en 1873 et en des points où aucune île pourtant n’existait !
Quand l’Amérique fut découverte, on s’imagina avoir retrouvé l’île
Brazil tant en Amérique du Nord qu’en celle du Sud où poussait en
abondance ce fameux bois rouge, dit « du Brésil », alors déjà très
recherché. Finalement, le nom de l’île fantôme devint donc celui du
grand pays sud-américain. La confusion qui régnait au Moyen Age
au sujet de cette île introuvable qu’on s’obstinait à chercher,
apparaît le mieux sur la carte dite de Pizigano en 1367 où ne
figurent pas moins de trois îles « Braçil » : à l’ouest, puis au sud-
ouest de l’Irlande et enfin à l’ouest du Portugal.
Une autre contrée riche en îles fantômes fut celle des Canaries.
Les habitants de l’une d’elles, l’île Gomera, crurent pendant des
siècles à une île intermittente, dénommée « Ile du Beurre », qu’il
était impossible d’approcher. Sans doute un mirage en était-il
responsable, car l’île Ferro est parfois visible de Gomera grâce à un
phénomène de ce genre. Au XVe siècle ou au XVIe siècle naquit
l’idée, partagée par Christophe Colomb, que cette île mystérieuse,
située à l’ouest ou au nord des Canaries, pouvait bien être celle dite
de Saint-Brandan. En 1526, deux colons de Gran Canaria frétèrent
une expédition privée pour la découvrir. Le gouverneur espagnol
de Palma, Fernando de Villolobos, en 1570, don Juan de Mur, en
1721, firent rechercher cette île rebelle aux explorateurs. Une carte
française de 1755 place l’île Brandan près de Ferro, en un point
situé à vingt-neuf degrés de latitude nord et cinq degrés de
longitude ouest. On y croyait dur comme fer, à cette île privilégiée,
si bien que Le Tasse s’inspira de ses descriptions dans les atlas du
temps pour évoquer les jardins enchantés d’Armide au quinzième
chant de la « Jérusalem délivrée ». Aujourd’hui encore, cette île a
ses « partisans » : à Gomera et à Ferro, on rencontre de vieux
pêcheurs qui affirment avoir aperçu l’île de « San Borondon »,
exactement comme à Galway, d’autres prétendent avoir vu, l’une
ou l’autre fois, l’île d’ « O-Brasil ».
Une autre île fantôme de l’Atlantique, à laquelle tout le monde
crut au XVe siècle, fut celle d’Antilia. On la disait fort vaste : sept
villes s’y trouvaient ! Les Açores ayant été découvertes en 1431, on
supposa cette île à l’ouest ou au sud de cet archipel. Son existence
faisait si peu de doute que le savant florentin Toscanelli, qui assis-
tait Colomb avant son départ « pour les Indes », lui conseilla de
mettre tout d’abord le cap sur Antilia. Plus tard, on confondit cette
île avec le littoral centre-américain. D’où le nom des Antilles
actuelles.
Voilà donc une de ces îles enchantées « fixées » par les
hommes, il est vrai suivant une méthode différente de celle
préconisée par les anciennes légendes. Les Portugais firent de
même en plaçant d’office l’île de San Zorzo, évanescente au XIVe
siècle, dans le groupe des Açores où, aujourd’hui encore, existe l’île
San Jorge. Une autre île mystérieuse, portée sur les anciennes
cartes, l’île « du Corbeau de Mer », a trouvé asile aux Açores, où
elle s’appelle à présent l’île Corvo.
Il n’y eut pas que des mirages à l’origine des îles enchantées :
un simple banc de nuages a parfois fait l’affaire. L’aventure vécue
au XIVe siècle par le grand voyageur marocain Ibn Battuta en est
un exemple typique. Notre globe-trotter naviguait en haute mer
quelque part dans le Pacifique entre la Chine et Java, loin de toute
terre habitée. Tout à coup, dans ces parages fort bien connus des
marins de cette époque-là, une île surgit soudain, à la stupéfaction
générale. Bien pis : cette île parut se soulever dans les airs et,
brusquement, disparut sans laisser la moindre trace. La panique
s’empara des voyageurs qui croyaient que le navire était la proie
d’un mauvais sort et que la mort les guettait tous, car les hommes
poussent généralement au noir les événements qui leur échappent.
On a longtemps prétendu que l’apparition d’une île enchantée
signifiait de terribles dangers pour ceux qui en étaient témoins. On
racontait que, dans l’Atlantique, près d’une île appelée Satanaxio
ou « Main de Satan », une main géante surgissait des flots et, se
saisissant des navires, les envoyait par le fond.
Une certaine île Frislanda jouit dans la géographie atlantique
du Moyen Age d’une notoriété inhabituelle, puisqu’un Vénitien, du
nom de Zeno, y avait, disait-on, séjourné et connu quelques
aventures. Eh bien, cette « Frislanda », c’était... un mot : l’ «
Islande » et les « Feroë » abusivement amalgamées ! Quant au
récit de Zeno, que plusieurs savants crurent authentiques, ils sont
pure invention, roman adroitement cousu ! Une île Verde figure
aussi sur nombre de vieilles cartes marines : simple traduction de «
Groenland » (ou « Pays vert »), mais des géographes imaginatifs
avaient cru qu’il s’agissait d’une nouvelle île de l’océan. Il y a sur les
cartes marines des XIVe et XVe siècles des douzaines d’îles nées de
telles confusions : dès qu’un nom quelconque est prononcé, on
dessine une nouvelle île n’importe où sur l’océan. Rien d’étonnant
que les îles aient foisonné sur toutes les cartes médiévales de
l’Atlantique !
On s’est longtemps demandé pourquoi la géographie médiévale
a ainsi jonglé avec des îles qui n’existaient même pas. Aujourd’hui,
le mystère peut être considéré comme éclairci et c’est à la
psychologie plus qu’à toute autre chose qu’on a dû faire appel. Un
grand nombre de ces îles fantômes, pas toutes certes, mais les plus
importantes et, en tout cas, les plus célèbres, sont le résultat de
phénomène réels, physiques pour la plupart, observés autrefois,
mais restés incompris et auxquels fut donnée une signification
inexacte, plus superstitieuse que scientifique. Maintenant qu’on
connaît mieux les phénomènes de la nature, il est intéressant de
faire la lumière sur l’origine de ces erreurs, d’autant plus que la
découverte de l’Amérique par Colomb demeure hée à certaine
d’entre elles.
On a souvent, et un peu facilement, dit que les îles aujourd’hui
introuvables ont été tout simplement englouties par la mer ou,
inversement, que de nouvelles îles ont surgi là où il n’y en avait pas
autrefois. Il convient d’y regarder de plus près.
De tout temps, des îles ont surgi ou disparu brusquement à la
suite de poussées volcaniques. Pline en donne déjà de nombreux
exemples. Ceux-ci ne manquent pas davantage aujourd’hui.
L’archipel japonais où les séismes sont violents et fréquents
connaît bien ces îles intermittentes. Ainsi, dans le lac Satsuma, au
sud de Kiou-Shiou, plusieurs îles nouvelles surgirent en 1780 et
1781 : Aneyijima les 11 mai et 7 juin 1780, Jebusijima le 12 juillet,
deux autres îles les 29 septembre et 30 octobre, Irojima le 3 janvier
1781, qui avait un volcan de 165 mètres et qui, d’ailleurs, existe
,
encore aujourd’hui. Le 7 janvier 1781 une dernière île apparut,
mais disparut peu après. Les chroniques japonaises signalent
d’innombrables cas semblables : ces îles n’eurent souvent qu’une
existence éphémère, mais certaines d’entre elles subsistent encore
aujourd’hui.
La disparition progressive d’une île non volcanique est en
général imperceptible au cours d’une génération. Mais quand une
éruption volcanique se met de la partie, de grandes étendues sont
souvent anéanties ou explosent en quelques secondes, ainsi, dans
l’archipel de la Sonde- la célèbre éruption du Krakatoa du 26 au 27
août 1883. Cette nuit-là, plus de la moitié de cette île de 33 kilo-
mètres carrés, heureusement inhabitée, fut rayée de la surface du
globe, y compris son pic de 822 mètres, le Perbuatan. Des tempêtes
exceptionnellement violentes firent subir le même sort à des îles
des rivages hollandais et allemand : la dune d’Helgoland était
autrefois rattachée à l’île principale, mais le 31 décembre 1720, elle
en fut coupée par une tempête.
Une île apparaît généralement plus vite qu’elle ne disparaît.
Témoin la brève histoire de l’îlot Ferdinandea qui, voici plus d’un
siècle, surgit brusquement au large de la Sicile pour disparaître
deux mois plus tard, non sans avoir provoqué mainte complication
internationale. En un point situé en pleine mer et, de tout temps,
marqué par une intense activité sismique, une brigantine sicilienne
découvrit, le 18 juillet 1831, un îlot qui s’élevait de plusieurs mètres
au-dessus du niveau de la mer et au centre duquel s’ouvrait un
cratère fumant. Dès le 20 juillet, des géologues allemands
entreprirent d’étudier de près ce nouveau miracle de la nature : ils
découvrirent une île de 200 mètres de diamètre et haute par
endroits de 15 mètres au-dessus de la mer. Les semaines suivantes,
l’île grandit en hauteur et en surface, si bien que son point
culminant atteignit 50 mètres. Le 2 août, des bateaux anglais his-
sèrent sur elle, suivant une habitude bien britannique, l’Union Jack
! Mais l’Angleterre n’eut pas le temps de se réjouir de cette nouvelle
acquisition. Le 12 août, le cratère s’apaisa et l’île commença
aussitôt à se désagréger, sa matière volcanique se diluant dans la
mer. Dès la fin d’octobre, il n’en restait qu’une parcelle et l’année
n’était pas achevée que l’île éphémère avait totalement disparu. Un
événement semblable eut lieu un peu plus tard, en 1838, mais il
souleva moins de poussière. Le sud-ouest de la Sicile en fut
derechef le théâtre. Un îlot surgit des flots et atteignit 40 mètres
au-dessus de la mer : il reçut le nom d’île Graham, mais les
Anglais, cette fois, ne s’en soucièrent pas et ils firent bien, car cet
îlot volcanique disparut avant la fin de l’année.
Par contre, les cas ne manquent pas d’îles plus durables. Dans
l’archipel des Santorin, une île apparut brusquement en 197 avant
Jésus-Christ et elle existe encore aujourd’hui sous le nom de Paléo
Kameni. Les îles voisines de Mikra Kameni et de Néa Kameni
datent, elles aussi, la première de 1573, la deuxième de 1707. En
1866, d’autres îlots naquirent, ceux de Reka, d’Aphroessa et de
Georgios, ainsi que l’île de Mai et l’année 1928 vit encore cet
archipel se modifier.
Il en va de même d’une autre région de la Méditerranée : celle
des Lipari, au nord de la Sicile. Les deux îles de cet archipel qui
possèdent chacune un volcan encore en activité, Stromboli et
Volcano, semblent dater des temps historiques, bien qu’on ignore
l’année exacte de leur « naissance ». La presqu’île de Volcanello,
qui aujourd’hui fait partie intégrante de l’île de Volcano, fut
d’abord une île à part qui naquit en 138 avant Jésus-Christ et ce
n’est qu’en 1570 qu’une nouvelle éruption de lave la rattacha à
Volcano. Cette île subit de nouvelles et considérables modifications
le 29 novembre 1888, lors d’une violente éruption de son volcan.
On relève des faits de la même espèce près des Açores ainsi qu’en
Islande. Des îles éphémères apparurent aux Açores en 1638, 1720,
1757 et 1811. Au sud-ouest de l’Islande, un volcan sous-marin en
activité au large du cap Reykjaness fit surgir des îles nouvelles en
1240 et en 1783. Des cartes anciennes affirment qu’à mi-chemin
entre l’Islande et le Groenland se trouvait primitivement une île
qui aurait été engloutie au XVe siècle, en 1456 exactement. Mais il
ne s’agit que d’une légende sans support réel. Les récits islandais
du IXe au XVe siècle ignorent tout d’une telle île. D’autre part, la
mer est dans ces parages si profonde qu’il paraît peu probable
qu’une île y ait existé au Moyen Age.
Signalons enfin quelques cas extra-européens. En 1883,
l’archipel de la Sonde vit naître deux petites îles, Steers Island et
Calmeyers Island, comme pour compenser la disparition des deux
tiers de Krakatoa. L’archipel des Tonga est également très remuant
: une éruption volcanique fit disparaître en 1847 l’île d’Amagura ;
par contre en 1886, l’île du Faucon surgit un peu plus loin : elle
avait 3 kilomètres de long et 76 mètres de haut, mais elle ne tarda
pas à éclater en mille morceaux, et en 1913 il n’en restait
pratiquement rien : elle ressortit cependant en 1927, plus grande
qu’avant : haute de 100 mètres au-dessus de l’eau et surmontée
d’un volcan imposant. Mais il y a peu de chances qu’elle dure bien
longtemps, car, dans ces régions, ces îles sont en général très éphé-
mères. Par contre, l’île Camiguin, dans l’archipel des Philippines,
naquit en 1871 seulement et n’a pas bougé depuis. Elle est la seule
île de formation récente à être couronnée d’une montagne de 1 627
mètres.
L’archipel peut-être le plus remuant est celui des Aléoutiennes.
Une île de grande taille, la « Joanna Boguslawska », y surgit en mai
1796 à la suite d’une éruption volcanique et ne cessa ensuite de
grandir, si bien qu’en 1819, elle ne mesurait pas moins de 30
kilomètres de tour pour une hauteur de 500 mètres. Puis elle se
mit à rapetisser, et en 1832 elle n’avait plus que le quart de son
volume de 1819. Mais durant l’automne de 1883, à la suite d’une
nouvelle éruption, une autre grande île, celle de Boguslow, naquit à
proximité et tout indique qu’elle sera durable. Trois autres îlots,
dont l’un avec une montagne de 300 mètres de haut, naquirent en
1890 dans la chaîne des Aléoutiennes. En 1906 naquit l’île de
Perry-Peak, haute de 200 mètres, qui disparut en juillet 1907, mais
pour céder la place à une autre qui surgit non loin. De telles îles
mettent parfois longtemps à disparaître : ainsi l’île de Ship-Rock,
qui prit sa place en 1765 dans l’archipel aléoutien, ne disparut
qu’en 1888, après cent vingt-trois ans d’existence.
On découvrit en 1915 dans la baie d’Hudson... un archipel au
complet : les îles Beltscher ! On ne sait s’il s’agit là d’îles nouvelles
ou si elles avaient jusqu’alors échappé aux explorateurs, car cette
baie est immense et peu fréquentée.
Enfin, en 1937, il paraît qu’une île surgit dans l’océan Glacial
Arctique, par soixante-douze degrés cinq minutes de latitude nord
et cent soixante-treize degrés trente-sept minutes de longitude
ouest, à 55 kilomètres au nord-est de l’île Herald, elle-même située
au nord-est de la Terre de Wrangel. A cause de la guerre, on n’a pas
pu savoir ce qu’il en est advenu.
Une région demeurée longtemps mystérieuse est celle de l’île
Bouvet. Comme on l’a vu, son existence fut longtemps
controversée. Mais il y avait, paraît-il, d’autres îles dans ces
parages, et elles sont toujours restées introuvables : l’Isla Grande,
les îles Saxenberg, Thomson, Thomas et Dougherty. La première,
l’Isla Grande, fut découverte en 1675 par de la Roche qui en donna
une description détaillée : elle était dotée, dit-il, d’un port excel-
lent. Mais il fut impossible de la retrouver et on la raya des cartes
en 1820. Comment savoir aujourd’hui si l’île s’est abîmée dans les
flots ou si de la Roche en a mal relevé la position ? Il en fut de
même de l’île Saxenberg. Un Hollandais, du nom de Lindemann, la
découvrit, nota sa position : cinquante degrés quarante et une
minutes de latitude sud et dix-neuf degrés trente minutes de
longitude ouest, et signala qu’elle était surmontée d’une haute
montagne et possédait un port fort accessible. On revit cette île
Saxenberg, paraît-il, en 1804 et 1816, mais ensuite, plus rien. Peut-
être a-t-elle été engloutie, peut-être était-ce un simple mirage.
La géographie vous réserve parfois d’étranges surprises en
cette matière, témoin cette île bizarre des parages anglais, appelée
Darwen-Water, et qui, chaque année, apparaît, dit-on, quelques
semaines au-dessus de la mer, puis disparaît le reste du temps. Je
n’ai pas vérifié autrement le fait, mais tout est possible dans ce
domaine. Une expédition astronomique partit en 1769 pour l’île de
Saran-Ahu dans le Pacifique afin d’y observer le passage de Vénus
s’interposant exactement entre le Soleil et la Terre. Mais
l’expédition revint bredouille : l’île de Sarah-Anu était introuvable.
Une statistique hollandaise affirme que, durant les dernières
décennies, six nouvelles îles sont nées chaque année, en majorité
de petits îlots et qui, généralement, n’ont pas vécu plus de quelques
mois, sinon quelques semaines ou quelques jours.
Il arrive aussi que de petites îles surgissent dans les lacs
intérieurs, sans aucune cause volcanique. Ce sont le plus souvent
les gaz des marais qui soulèvent de grosses masses de vase et le
poussent à l’air libre. Pline en signale des exemples. On en connaît
aussi de nos jours. C’est ainsi que le 17 mai 1807, le jour même de
la Pentecôte, une île de ce genre surgit par un violent orage dans
un bras du Havel, près de Spandau. Cette « île de la Pentecôte » n’a
plus bougé depuis, sauf qu’elle s’est raccordée au rivage. Une
brasserie a même été bâtie à cet endroit. Dans la nuit du 26 avril
1832, en un point assez profond du lac de Dreetz, près de Friesack,
non loin de l’embouchure du Rhin, une île surgit de l’eau que les
courants du fleuve firent d’ailleurs disparaître quatre mois plus
tard. Il existe en Esthonie une île visible seulement quelques mois
par an ; le reste du temps, elle repose au fond de son lac.
Les îles qui ont ainsi « la bougeotte » sont toujours très petites.
Pareille aventure n’est jamais arrivée à des terres de grande
étendue, telle l’Atlantide de la légende, bien que le public ne soit
que trop porté à croire tout ce qu’on lui raconte à ce sujet : chaque
fois que, dans les temps modernes, fut annoncée la disparition
d’une île de grande taille, telle l’île de Pâques ou l’île Saint-Paul,
cette dernière dans l’océan Indien, ce fut toujours un bobard.
On ne saurait d’ailleurs s’en étonner si l’on songe que les îles de
l’océan — exception faite des atolls de corail — ne sont rien d’autre
que des sommets de montagnes reposant sur le fond de la mer.
Nous ne voyons jamais sur le continent qu’une haute montagne ou
un plateau éclate du jour au lendemain et disparaisse. Pourquoi
semblables phénomènes auraient-ils lieu dans les mers ? Certes,
des volcans s’élèvent parfois brusquement en l’espace d’une nuit :
ainsi le Monte Nuovo, près de Naples, le 29 septembre 1538, et le
Jorullo au Mexique, le 29 septembre 1759. Les annales japonaises
affirment également que la montagne sacrée du Japon, le Fouji-
Yama, s’éleva brusquement en 286 avant Jésus-Christ. Tout
récemment encore, le 20 février 1943, au Mexique, un volcan
naquit en un endroit auparavant complètement plat : il fut baptisé
Paracutin et, au début de 1948, atteignait déjà 700 mètres de haut.
Ce type de phénomènes existe aussi bien dans les mers. D’où les
îles nouvelles qui surgissent et qui, naturellement, ont toujours les
dimensions assez restreintes des cimes volcaniques. Aucune
montagne terrestre n’a de sommet mesurant des centaines de
kilomètres carrés. De même, aucune île de cette taille ne saurait
jaillir de l’océan en quelques heures.
25

Le Hollandais volant
ou le Vaisseau Fantôme
Les légendes populaires les plus connues sont parfois d’origine
récente, témoin l’histoire du « Hollandais volant », célèbre aussi
sous le nom du « Vaisseau fantôme ». Son thème essentiellement
maritime n’a pu naître que dans des temps relativement modernes,
car les Hollandais n’ont bourlingué sur les océans qu’après
l’époque des grandes découvertes. Le « Hollandais volant »
commença à faire parler de lui dans les parages du cap de Bonne-
Espérance qui fut, comme on le sait, découvert au mois d’août
1488 par Bartoloméo Diaz. La légende date donc tout au plus du
XVIe, voire du XVIIe siècle, où la marine hollandaise connut son
apogée.
L’histoire du « Hollandais volant » se transmit de bouche à
oreille pendant plusieurs siècles, et ce n’est qu’en 1830 qu’on la fixa
par écrit. En 1834, Henri Heine en tira une ballade où l’on voit
l’amour fidèle d’une femme délivrer ce Juif errant marin de la
malédiction qui pèse sur lui et le conduire au repos étemel. Puis en
1843, Richard Wagner composa son opéra et, du même coup,
assura une célébrité définitive au Hollandais maudit.
En fait, la légende du Vaisseau fantôme se situe au carrefour de
nombreuses traditions différentes. Cette multitude de sources se
reflète dans les variantes du nom du Hollandais commandant le
fameux vaisseau. Tantôt il s’agit d’un certain van der Straeten,
tantôt d’un van der Decken, tantôt d’un van Falkenburg, ou encore
d’un capitaine Barent Fokke qui vécut au XVIIe siècle. Ce dernier
était, paraît-il, un être souverainement déplaisant qui jurait et
sacrait comme un Templier, mais aussi un marin hors pair, pour
qui l’art de la navigation n’avait pas de secret et qui mettait ainsi
beaucoup moins de temps que ses collègues à couvrir le trajet
d’Amsterdam-Batavia. Via le Cap, il lui suffisait parfois de trois
mois et, pour l’aller-retour, de cinq. Ce n’était pas naturel, dit-on
bientôt, et il passa pour se faire aider du démon. Aussi, lorsqu’il
disparut corps et biens avec tout son équipage, sans laisser la
moindre trace, on ne fut pas étonné : le diable qui l’avait tant
favorisé venait enfin de lui faire payer sa dette.
Ce n’est toutefois pas ce Barent Fokke, mais un certain
capitaine van der Decken qui, ayant juré qu’aucun vent contraire,
aucune tempête ni aucune force de la nature ne l’empêcheraient
jamais de doubler le cap de Bonne-Espérance, aurait été maudit et
condamné à parcourir les mers jusqu’à la fin des temps pour s’être
montré si présomptueux. Selon une autre tradition, cette même
punition aurait été infligée à un capitaine van der Straeten pour
avoir appareillé un vendredi saint. Enfin, on cite un second van der
Decken, qui aurait vécu au début du XIXe siècle et, revenant des
Indes, se serait vu refuser l’accès de tous les ports placés sur son
itinéraire à cause d’une épidémie de béri-béri sévissant à bord de
son bateau. Le bateau ne serait jamais rentré à son port d’attache
et aurait dès lors servi de modèle au Vaisseau fantôme.
De fait, les conditions atmosphériques qui régnent au large du
cap de Bonne-Espérance rendaient souvent très difficile la
navigation à voile dans ces parages. Les bateaux se voyaient
immobilisés pendant des journées entières, voire des semaines. Il
arrivait qu’un calme désespérant empêchât un bateau d’avancer
d’un pouce, alors qu’à quelques encâblures, on en voyait un autre
marcher bon train, un vent généreux gonflant ses voiles toutes
dehors. Les marins sont souvent superstitieux : ceux du bateau
immobilisé croyaient volontiers à quelque intervention maligne du
démon.
Bien plus, les parages du Cap connaissent des mirages
extraordinaires, témoin ce cas presque incroyable : un mirage
jouant sur une distance de 550 kilomètres ! Un capitaine anglais,
du nom d’Owen, s’apprêtait à pénétrer avec son bateau dans
Simonsbay, quand il vit soudain tout près la frégate Barracouta,
qu’il connaissait bien, manœuvrant comme pour l’arraisonner. Il
distingua même les silhouettes à bord et observa qu’on mettait un
canot à la mer, et c’est ce qui lui fit penser que les marins de la
frégate ne tarderaient pas à monter à bord de son propre bateau.
Or, à ce moment-là, cette frégate se dirigeait bel et bien vers
Simonsbay, mais elle n’y pénétra que... sept jours plus tard ! Le
mirage avait eu lieu sur une distance équivalente à celle de Biarritz
à Noirmoutier ! Que de tels faits aient apporté de l’eau au moulin
du Vaisseau fantôme n’a rien pour nous surprendre.
La navigation à voiles fut peu à peu remplacée par celle à
vapeur, et, du même coup, les vents capricieux du cap de Bonne-
Espérance gênèrent beaucoup moins les bateaux croisant dans ces
parages. La légende du « Hollandais volant » cessa de fleurir dans
cette région du globe, elle émigra vers un autre cap où le climat est
bien pire et les conditions de navigation bien plus difficiles : le cap
Horn.
Le cap Horn est battu et rebattu par de terribles tempêtes et le
fantôme du Hollandais volant y est à coup sûr bien mieux à sa
place qu’à Bonne-Espérance. Car les hallucinations menacent
davantage l’être superstitieux préalablement plongé dans un état
de frayeur et d’émotivité que l’être calme et maître de lui. C’est
pourquoi le Vaisseau fantôme fut rarement aperçu en plein jour,
mais le plus souvent de nuit ou bien au crépuscule, quand les
ténèbres ou les éléments déchaînés cernent le navire de toutes
parts. C’est pourquoi, de tous les points du globe, le cap Horn est le
lieu d’élection des fantômes de la mer.
Une circonstance particulière, et dont l’énigme n’a été résolue
qu’assez récemment, montre combien le cap Horn offre un cadre
idéal aux apparitions de fantômes. Sur le rivage de la Terre de Feu,
en un point dénommé « Le Maire », par conséquent non loin du
cap Horn, existe un énorme rocher qui, à une certaine distance et
lorsque la nuit tombe ou que règne le brouillard, ressemble éton-
namment à un voilier de grandes dimensions. Ce n’est pas un cas
unique, il y en a d’autres, à Corfou, dans les parages de Malte et
près de Cadix. Quand le temps est mauvais, le rocher du cap Horn
ressemble à un voilier en perdition, luttant pour ne pas couler.
Voici quelques dizaines d’années, le voilier italien Corona d’Italia
se porta au secours de ce pseudo-bateau en péril et donna lui-
même sur le rocher. Pour cet accident dont on eut connaissance,
combien d’autres eurent lieu sans doute qui restèrent ignorés. Ce
détail explique peut-être cette précision de la légende selon
laquelle le Vaisseau fantôme fait eau, mais ne coule jamais. Le
bateau norvégien Servia fut aussi abusé par le fameux rocher : à
son retour, il en signala le danger, et à partir de ce moment-là les
cartes marines américaines signalèrent le rocher en ajoutant cette
remarque : « Rocher ressemblant à un bateau. »
Le désagrément d’une rencontre vraie ou supposée avec le
Hollandais volant au large du cap Horn fut éprouvé en son temps
par le roi George V d’Angleterre, qui mourut en 1935. Il avait à
l’époque seize ans et faisait son tour du monde en qualité de
midship à bord du navire-école Bacchante. L’événement eut lieu
dans la nuit du 11 juillet 1881, c’est-à-dire en plein hiver pour ces
régions du globe. Pas une lumière ne brillait sur la mer nocturne.
Brusquement, une lueur rouge fut aperçue par treize hommes de la
Bacchante qui virent en outre, à 200 mètres environ de leur bateau,
un mystérieux brick à bord duquel aucune lumière ne brillait,
éclairé seulement par le sinistre halo rougeâtre. Les ténèbres ne
tardèrent pas à se refermer et, au même instant, le matelot de vigie
tomba du haut du mât et fut tué sur le coup.
Cette histoire de fantôme dont furent témoins treize personnes
est difficile à expliquer naturellement. La chute du matelot est due
sans aucun doute à la frayeur consécutive à l’apparition et à
quelque imprudence commise par manque de sang-froid. Mais la
lumière rouge ? Et pourquoi le brick n’était-il pas éclairé, s’il
s’agissait d’un navire ordinaire ? Le halo rougeâtre a pu être celui
d’un météore tombant au loin juste à ce moment-là. Ce qui est
plausible, sans plus. Mais le bateau — à supposer que c’en fût un et
non quelque illusion d’optique causée par la frayeur qui provoque
parfois des hallucinations extraordinaires — le bateau a pu être une
épave abandonnée par son équipage. Cette sorte de rencontres
n’est pas très rare dans les parages du cap Horn. Cette explication
a-t-elle quelque valeur ? On ne saurait en décider avec certitude.
C’est une simple hypothèse, faute de mieux. Mais l’événement
donna à la légende du Vaisseau fantôme une actualité nouvelle
dont les amateurs de frissons ne se privèrent pas.
L’époque contemporaine a aussi eu ses « Hollandais volants ».
C’est ainsi qu’en 1934, au sud-est de la Nouvelle-Zélande, on
signala de plusieurs côtés l’apparition d’un « vaisseau fantôme »,
qui ne fut jamais tirée au clair.
Les marins ont, de tout temps, admis l’existence de vaisseaux
fantômes. Témoin cette légende ancienne, bien antérieure au «
Hollandais volant », où nous est contée la mort du chanceher des
provinces frisonnes, Justus van Wetter, haï par son peuple. En
voici l’épilogue tragique :
« On ignorait encore tout de la mort de Wetter quand des
pêcheurs des îles de Langeoog et Spiekeroog jetèrent l’ancre devant
Harlinger. Ils avaient l’air terrifié : Nous naviguions, racontèrent-
ils, à proximité de nos filets et avions mis le cap sur le rivage,
quand, vers minuit, un voilier, toutes voiles dehors, passa au large
de notre flottille. La coque en était complètement noire et les voiles
aussi. Il avançait sans faire le moindre bruit et, bien que les
ténèbres fussent totales, nous pûmes apercevoir nettement
l’équipage composé de plusieurs centaines de diables (!) qui
parcouraient le pont en tous sens et se démenaient dans les
haubans. A l’arrière, un diable plus affreux que les autres était à la
barre, tenant dans ses griffes une loque humaine qui se débattait
désespérément et poussait des cris de détresse chaque fois que le
démon le serrait un peu plus fort. Mais quelle ne fut pas notre
frayeur, quand nous sentîmes brusquement nos bateaux repoussés
par quelque invisible main loin du vaisseau noir, puis immobilisés
sur les vagues, tandis qu’une voix puissante nous lançait dans la
nuit : « Dites à vos compatriotes que, cette nuit, le diable est venu
chercher votre chancelier! » L’horrible vaisseau gagna alors la
haute mer, d’où nous parvint encore l’écho d’un immense éclat de
rire. Nous nous sommes alors hâtés de quitter ces lieux sinistres. »
Des légendes comme celle-ci échappent à la critique. Il faut les
prendre pour ce qu’elles sont. Il suffit de se rappeler que l’homme,
craintif dès que la lumière baisse, est sujet à toutes sortes
d’hallucinations. Autrefois, on croyait voir le démon ; aujourd’hui,
on songe aussitôt à des cambrioleurs. Un cas typique
d’hallucination collective fut celui des marins russes au cours du
périple qui amena la flotte de l’amiral Rodjestwenski de la Baltique
en Extrême-Orient pendant la guerre russo-japonaise de 1904. Un
bruit sans fondement aucun et d’ailleurs invraisemblable — des
sous-marins japonais croisant dans la mer du Nord — suffit à
provoquer le drame : durant la nuit du 22 octobre, plusieurs
centaines d’officiers et de marins aperçurent effectivement des
sous-marins japonais croisant aux alentours du Doggerbank et les
canonnèrent vigoureusement. Las ! il ne s’agissait que de
malheureux bateaux de pêche de Hull, mais les morts n’en furent
pas moins nombreux. La « bataille du Doggerbank » est devenue
un exemple classique de ce qui peut arriver à un être humain
quand il perd son sang-froid et que la nuit tombante abuse ses sens
et excite son imagination. Et quand l’alcool, est de la partie, c’est
encore pire.
Mais il arrive cependant qu’une existence de marin soit
traversée par des événements où les ténèbres trompeuses et l’alcool
ne jouent aucun rôle et qui ont bel et bien l’allure de faits
humainement inexplicables. On connaît des histoires modernes de
vaisseaux fantômes du plus pur type « Hollandais volant ».
Le 26 mars 1933, par un brouillard très dense qu’aggravait
encore une tempête de neige, l’équipage du navire anglais Sickby,
croisant au large de Terre-Neuve, aperçut tout à coup, à quelques
encâblures, un vapeur sans fumée, sans pavillon, sans aucun signe
de vie à bord, bref le type même du « Hollandais volant », sauf que
celui-ci marche de préférence à la voile plutôt qu’à la vapeur. Mais
l’ingénieur-mécanicien du Sickby ne s’en laissa pas conter, il
examina avec soin le « fantôme » et put établir qu’il s’agissait de
l’épave d’un navire de Liverpool, le Wyer Sargent, que son équi-
page avait été contraint d’abandonner quatre ans auparavant et
dont on pensait qu’il avait sombré depuis belle lurette. Jusqu’à
présent, l’anecdote est banale. Mais quinze mois plus tard, durant
l’été 1934, le même Sickby, passant au large de la baie de
Chesapeake par temps calme et léger brouillard, heurta un bateau
qui avait soudain surgi devant lui et qui, chavirant, coula aussitôt.
Quelques instants après, des débris du bateau coulé purent être
recueillis. Quelle ne fut pas la stupéfaction des marins du Sikby en
constatant qu’il s’agissait encore de l’épave du Wyer Sargent, le
vaisseau fantôme de l’année précédente désormais bien parti pour
l’éternel repos.
Durant la seule année 1934, ces épaves flottantes causèrent
soixante-douze collisions au cours desquelles cent quatorze
personnes perdirent la vie. En principe, ces épaves sont canonnées
et coulées par de petits bateaux de guerre sitôt qu’on les a repérées,
mais il arrive toujours que quelques-unes échappent à toutes les
recherches. Les courants marins les entraînent alors parfois sur
d’énormes distances.
Bien plus : ces épaves ne se contentent pas toujours de flotter à
la surface de l’eau, ce qui suffirait déjà à les rendre dangereuses
pour la navigation. Il leur arrive de plonger entre deux eaux pour
réapparaître soudain là où on les attend le moins. De telles
apparitions sèment évidemment la panique chez leurs témoins. De
plus, elles risquent de mettre un bateau en périlleuse posture.
On en a des exemples stupéfiants :
Durant une tempête, un courrier d’Amérique du Sud, qui avait
Raguse pour port d’attache, vit soudain en haute mer un bateau de
1 200 tonnes surgir des flots. C’était le 26 mars 1931 et l’on put
même lire le nom de l’épave : Birgit. Ce Birgit était un bateau qui
avait eu en 1926 un accident grave près des îles Falkland et que
tout le monde s’accordait à considérer comme coulé depuis
longtemps. Une autre épave, qui fut longtemps un danger public
sur les mers, fut celle du voilier anglais Mary Ann qui coula en 1924
avec tout son équipage : la Mary Ann continua à sillonner les mers,
tantôt juste sous la surface de l’eau, tantôt en eau plus profonde.
Mais l’aventure la plus étrange fut bien celle de l’épave du cutter
norvégien Sigridson qui avait coulé en 1909 sous un coup de
blizzard au large des côtes de l’Amérique du Nord et dont
l’équipage avait pu être sauvé. Nul ne songeait plus à ce bateau,
lorsqu’en 1914 le navire dalmate Federico Katalin, en route pour
Montevideo, aperçut par clair de lune un cutter dépourvu de
gréement comme de feux de position. On pensa d’abord qu’il
s’agissait d’un bateau se livrant à quelque contrebande. Le
capitaine du Federico Katalin, un nommé Lujak, voulut examiner le
bateau suspect d’un peu plus près, mais celui-ci disparut aussitôt
sous les flots comme par enchantement. Or, vingt-quatre heures
plus tard, toujours à minuit, le même mystérieux bateau réapparut
juste à côté du Federico Katalin qui, entre-temps, avait couvert une
belle distance. L’équipage était terrorisé. Mais le capitaine, homme
de sang-froid et pas superstitieux pour un sou, ordonna de mettre
une chaloupe à la mer et grimpa lui-même sur le fantôme : c’était
l’épave du Sigridson qui fut ensuite envoyée par le fond à coup de
grenades. Qu’on songe un peu aux récits fantastiques auxquels
cette aventure aurait donné lieu parmi tous les marins du monde,
si le capitaine Lujak n’avait été un homme résolu et courageux ! Et
qui sait ce qu’on aurait découvert sur le bateau infernal de Justus
van Wetter si un capitaine Lujak s’était trouvé à proximité !
De nos jours, le « Hollandais volant » n’a pas tout à fait
désarmé, mais il se manifeste moins. Il gagne peu à peu le
panthéon des fantômes en retraite. La fin de la marine à voile lui a
porté un coup mortel. Certes, une bonne partie du romantisme de
la mer a disparu avec lui. D’autre part, il vaut mieux que les
hommes qui parcourent les océans ne soient plus sujets aux ter-
reurs engendrées par les vieilles croyances aux fantômes. Un gallup
récent a démontré qu’un tiers seulement des marins, surtout de
vieux pêcheurs, croient encore à la réalité du « Vaisseau fantôme ».
Pour la grande majorité des hommes, ce n’est plus qu’un thème
d’opéra.
26

Le Serpent de mer
— Le serpent de mer? Quelle bonne blague! s’écrie l’un des
personnages d’une pièce satirique du siècle dernier, consacrée au
journalisme.
De fait, c’était alors le bon temps ! Chaque année, pendant la
canicule, des serpents de mer apparaissaient avec une régularité de
calendrier. La politique était en vacances comme tout le monde, il
ne se passait rien, et les journaux n’avaient pas toujours de quoi
remplir leurs colonnes. Le serpent de mer devint ainsi l’exemple-
type du bobard. Croire au serpent de mer devint synonyme de
crédulité invétérée. Nul être normalement constitué ne croit au
serpent de mer, pas plus qu’aux cornes du diable ou au lièvre de
Pâques qui pond ses œufs coloriés dans les jardins où les enfants
sages viennent les ramasser.
Oui, mais... voilà ! Les serpents de mer existent bel et bien ! On
en compte même plus de cinquante espèces, toutes de petite taille
il est vrai, un mètre en général, jamais plus de quatre, et inoffensifs
comme des agneaux.
Les plus répandus sont les « Distira cyanociurta » qu’on rencontre
dans l’océan Indien et la mer de Chine.
L’Antiquité nous montre le prêtre troyen Laokoon et ses deux
fils dévorés par un serpent surgi des flots : c’est la plus ancienne
histoire de serpent marin connue. Un serpent de mer se trouve
représenté sur les murs du palais assyrien de Khorsabad : c’est ce
serpent sans doute que le roi Sargon II, voguant vers Chypre,
aurait aperçu de son bateau au VIIIe siècle avant Jésus-Christ.
Aristote signale la présence épisodique de tels animaux dans les
parages d’Afrique du Nord où, parfois, ils gagnent la terre ferme,
s’emparant du bétail et n’en faisant qu’une bouchée. Il est difficile
de savoir jusqu’à quel point ces récits antiques rapportent des faits
exacts. L’imagination y a sans doute une grande part et il n’est pas
impossible que les Anciens aient vu des serpents là où il n’y avait
que des murènes ou des anguilles géantes de mer, lesquelles
peuvent atteindre près de trois mètres.
Un récit scientifiquement plus sérieux est ce « Périplus Maris
Erythraei » qui date de la fin du 1er siècle après Jésus-Christ : il
nous apprend que, dans le golfe du Bengale, on reconnaît qu’on
approche de la terre quand des traînées plus claires et... des
serpents marins apparaissent dans la mer. Il est curieux de
constater que, mille six cents ans plus tard, soit en 1763, un
voyageur revenant de ces contrées répéta cette observation pour
l’avoir entendue de la bouche même des marins de l’océan Indien.
Le Moyen Age crut aux serpents de mer comme à beaucoup
d’autres être fabuleux. Témoin ce récit hautement fantaisiste du
savant Scandinave Olaüs Magnus : « Tous ceux qui se livrent à la
navigation sur les côtes de Norvège, soit pour la pêche du poisson,
soit pour le transport des marchandises, s’accordent à rapporter ce
fait étonnant : il existe aux abords de la ville de Bergen un serpent
monstrueux, long de plus de deux cents pieds et gros de vingt. Il
loge au milieu des rochers, dans une profonde caverne qu’il ne
quitte qu’en été, quand les nuits sont claires, pour dévorer des
veaux, des agneaux ou des porcs, à moins qu’il ne s’enfonce dans
,1a mer pour se nourrir de crustacés de toute espèce. Cet animal
inquiète fort les marins, car il a coutume de surgir brusquement
des flots et, dardant sa tête comme une flèche, il s’empare aussi des
hommes sur les bateaux et les sngloutit dans sa gueule. »
Dans les temps modernes, le monstrueux serpent de mer finit
cependant par rejoindre dans la zoologie pour rire la cigogne
porteuse de bébés.
C’est pourquoi l’ouvrage important du savant hollandais
Oudemans fit sensation en 1892, quand il prit nettement position
en faveur du serpent de mer, tout en signalant que le mot « serpent
» était une erreur et qu’il s’agissait tout au plus d’une sorte de
phoque géant, inoffensif, jusqu’alors inconnu. Oudemans avait
réuni dans son livre cent quatre-vingt-sept relations différentes sur
le fameux serpent de mer, et, s’il était évident que tous ces
témoignages ne constituaient pas des preuves d’égale valeur, bon
nombre d’entre eux étaient manifestement plus que des produits
de l’imagination ou des observations erronées. Il y avait là des
déclarations de témoins oculaires sérieux s’accordant à signaler
l’apparition d’un monstre marin semblable à un serpent et les
circonstances de ces observations excluaient généralement
l’illusion ou l’erreur. Voici quelques-unes des relations les plus
significatives :
Le 6 juillet 1734, le missionnaire danois Paul Egede, naviguant
au large du Groenland par soixante-quatre degrés de latitude nord,
aperçoit l’animal fabuleux qu’un de ses collègues s’empresse de
dessiner et que lui nous décrit comme suit : « Nous avons vu ici
une bête terrible, comme jamais encore on n’en put apercevoir :
elle se dressa au-dessus des flots et sa tête parut dépasser la hune
de notre navire. Son souffle était moins puissant que celui de la
baleine. La tête était plus étroite que le corps qui paraissait mou et
ridé, avec de larges nageoires pendant sous le ventre. Nous
aperçûmes peu après la queue du monstre : sa taille dépassait de
beaucoup la longueur d’un navire. »
Au mois d’août 1746, Lorenz de Ferry, gouverneur de Bergen,
adresse au Conseil de la Couronne une déclaration confirmée sous
serment par deux matelots : lui, Lorenz de Ferry, a vu près de
Molde un serpent de mer de 35 mètres de long, à tête de cheval
avec une crinière blanche ; il a blessé la bête d’un coup de feu et le
monstre, perdant son sang, a plongé et disparu.
En 1809, Eigg, pasteur aux Hébrides, affirme avoir vu son
bateau poursuivi par un serpent de mer. La bête aurait eu près de
21 mètres de long. Un rapport circonstancié, datant de la même
époque, signale qu’un serpent de mer de trente-six pieds de long a
été vu nageant à moins de six pieds d’un bateau près de Molde.
Au mois d’août 1817, un grand nombre d’Américains du
Massachusetts déclarent avoir aperçu un serpent de mer de 20
mètres de long entre Gloucester et le cap Ann. Deux ans plus tard,
des centaines de témoins aperçoivent à plusieurs reprises et d’assez
près sans doute le même animal nageant entre deux eaux.
Oudemans, on le voit, ne manquait pas de documentation.
Jusqu’à Walter Scott qui note dans un de ses romans : « On
connaît l’existence du serpent de mer qui surgit des profondeurs de
l’océan et dresse vers le ciel son cou énorme à crinière de cheval,
tandis que ses yeux brillants fouillent l’espace à la recherche d’une
proie. »
Un rapport signé de plusieurs officiers britanniques fit quelque
bruit en 1833 : ils déclaraient avoir vu un serpent de mer devant
Halifax. Mais la rencontre qui eut lieu le 6 août 1848 entre Sainte-
Hélène et le cap de Bonne-Espérance demeure parmi les plus
célèbres en matière de serpent de mer. Les officiers et l’équipage au
complet de la corvette anglaise Daedalus aperçurent en plein jour,
pendant vingt minutes et à courte distance, un animal totalement
déployé, long de 20 mètres environ, dont la tête, semblable à celle
d’un phoque, émergeait de 1,30 mètre, et qui nageait le plus
paisiblement du monde. Le rapport des hommes du Daedalus sur
cette apparition souleva beaucoup de poussière chez les partisans
et adversaires du serpent de mer. Ce n’était certes pas la première
fois qu’un fait semblable était signalé, mais on considérait
d’ordinaire de tels rapports comme autant de contes à dormir
debout. Cette fois, c’était tout l’équipage, capitaine compris, d’un
navire de guerre anglais qui témoignait pour l’existence de l’animal
fabuleux. De plus, le rapport était assorti de dessins authentiques
pris sur le vif. Le hasard voulut que toute une série de navires
anglais eussent alors le privilège de rencontrer le fameux serpent.
Ainsi, le 31 décembre de la même année, le navire de guerre
Plumper aperçut un serpent de mer dont on dessina aussi la
silhouette ; ce fut ensuite le tour de Ylmogen le 30 mars 1856, entre
Algoabai et Londres; du vapeur Osborne, le 2 juillet 1877 au cap
Vito en Sicile (seule apparition certaine du serpent de mer en
Méditerranée) ; puis du City of Baltimore, le 28 janvier 1879, dans
le golfe d’Aden, etc. Le capitaine Dravar, commandant la Pauline,
affirme même avoir vu, le 8 juillet 1875, un serpent de mer livrer
un combat singulier à une baleine autour de laquelle il s’était
enroulé. Mais cette histoire paraît bien curieuse et sans doute le
digne capitaine en a-t-il rajouté, car il est bien le seul à avoir vu le
serpent de mer dans une attitude aussi belliqueuse. La marine
allemande ne fut pas en reste.
En 1883, l’amiral Hollmann, alors capitaine de vaisseau,
commandait la corvette Elisabeth ; il nota sur son journal de bord,
en date du 26 juillet : « Cinq heures. Aperçu une troupe de cétacés
de tailles diverses et, parmi eux, un animal dont la forme et les
mouvements rappelaient ceux des serpents. Sa couleur était
blanchâtre et il leva la tête et le cou de dix à dix-huit pieds au-
dessus de l’eau, tandis que le reste du corps ondulait dans les
vagues. » L’événement eut lieu à proximité de la côte occidentale
de l’Afrique, au large de Libreville. L’un des officiers de l'Elisabeth
observa la bête inconnue pendant vingt bonnes minutes à l’aide de
ses jumelles et publia par la suite le résultat de ses observations
dans une gazette : l’animal était long de cinquante à soixante-dix
pieds, il avait la tête étroite et pointue et une double queue noire et
blanche de quelque vingt pieds de long. Et le marin-reporter de
conclure : « Nous autres, marins, qui avons vu de nos yeux
l’animal, sommes désormais certains que le serpent de mer de la
légende est bel et bien une réalité. »
Les officiers de marine français eurent aussi leur lot de
serpents de mer. Le lieutenant de vaisseau Lagtésille, commandant
l’Avalante, en aperçut un en juillet 1897 dans la baie d’Along au
Tonkin. On revit l’animal dans les mêmes parages le 24 février
1898 et la Société Zoologique de France classa dans ses archives un
rapport à ce sujet. Le 25 février 1904, toujours en baie d’Along, le
même animal, ou un animal semblable, fut aperçu à plusieurs
reprises par le lieutenant de vaisseau L’Eost, commandant la
Décidée, et la déclaration de cet officier fut contresignée par tout
son équipage. Le professeur Vaillant en fit une communication
dans le Bulletin du Muséum d’Histoire Naturelle. L’ouvrage
d’Oudemans, qui date de 1892, avait déjà « sensibilisé »
spécialistes et sociétés savantes à l’énigme du serpent de mer. Le
27 juin 1904, le professeur Giard fit un exposé à l’Académie des
Sciences sur les observations effectuées en baie d’Along : il exprima
l’avis qu’il s’agissait sans doute de quelque saurien de l’époque
tertiaire, peut-être d’un ichthyosaure. La Société Zoologique de
Londres reçut de son côté en 1906 une communication signée de
deux naturalistes qui signalaient que, le 2 décembre 1905, croisant
au large des côtes brésiliennes sur le yacht Walhalla, ils avaient
aperçu, non loin de Para, par sept degrés quatre minutes de lati-
tude sud et trente-quatre degrés vingt minutes de longitude ouest,
un serpent de mer dont ils avaient pu dessiner la silhouette.
L’animal était long de 6 à 8 mètres, sa tête ressemblait à celle d’une
tortue, sa nageoire dorsale était de grandes dimensions et son cou
mesurait plus de 2 mètres : tel que, il rappelait beaucoup l’animal
aperçu par le Daedalus.
Oudemans avait à tout hasard gratifié la bête si discutée d’un
nom savant : « Megophias megophias ». Le serpent de mer entrait
ainsi par la grande porte dans la zoologie officielle. Et lorsque, le
24 mai 1907, les officiers, l’équipage et les passagers au complet du
paquebot Tampania, de la « Cunard Line », aperçurent à plusieurs
reprises, à moins de cent pieds de distance, près des côtes
d’Irlande, un serpent de mer dont la tête de chat et la queue
émergeaient de l’eau, la première de huit et la deuxième de six
pieds, mais à une distance de trente pieds l’une de l’autre, les
sceptiques furent pratiquement réduits au silence. On admit
désormais l’existence de tels monstres marins.
La guerre de 1914-1918 n’épargna pas les serpents de mer. Des
commandants de sous-marins allemands signalèrent que des
explosions particulièrement fortes avaient fait remonter des
profondeurs de l’océan des monstres marins ressemblant à des
serpents de mer.
Le 23 avril 1928, un monstre fut encore aperçu au cap
Guardafui. Auparavant, en 1920, un vice-amiral anglais, naviguant
à bord du Caesar entre l’Irlande et l’île de Man, vit lui aussi une
espèce de phoque monstrueux dont la tête émergeait de l’eau à une
grande hauteur.
Tout scepticisme n’avait cependant pas désarmé. On objectait
généralement qu’il était impossible qu’un monstre marin d’aussi
grande taille n’eût jamais été capturé ou trouvé mort sur quelque
rivage où la mer l’aurait rejeté. Mais on connaît plus d’un exemple
de monstres marins longtemps contestés jusqu’au moment où un
fait nouveau vient en confirmer l’existence une fois pour toutes.
C’est ainsi que les krakens appartinrent longtemps au domaine
fabuleux : ces bêtes géantes, dont les immenses bras font chavirer
les navires et qui peuvent être si dangereuses pour l’homme,
n’avaient jamais pu, mortes ou vives, être capturées. Il y avait beau
temps que les krakens avaient rejoint les dragons du Moyen Age
quand, le 30 novembre 1861, un bateau de pêche, YAlecton,
s’empara d’une pieuvre géante au large de Ténériffe : l’animal avait
près de 6 mètres et ressemblait absolument aux krakens des
vieilles légendes. Ses bras avaient bel et bien plusieurs mètres et il
pesait dans les quarante quintaux. Depuis lors, d’autres monstres
semblables ont été aperçus et capturés et l’on sait aujourd’hui que
les krakens ne sont pas les produits de la seule imagination des
marins d’autrefois. De même, en 1825, le cadavre d’une baleine
édentée fut déposé par les flots près du Havre et l’on n’en découvrit
jamais un second exemplaire. Certains cétacés, hier innombrables,
n’existent pour ainsi dire plus aujourd’hui. C’est pourquoi le
serpent de mer a pu fort bien échapper jusqu’à présent aux
recherches de l’homme. N’a-t-on pas, tout récemment, péché
vivant près des côtes d’Afrique du Sud un poisson connu seulement
des paléontologues et dont l’espèce était considérée comme éteinte
depuis des millions d’années ?
Il est d’ailleurs faux de dire qu’on n’a jamais pu approcher de
cadavres de serpents de mer. En 1808, la dépouille d’un étrange
monstre marin, d’une espèce inconnue, fut rejetée par les vagues
sur une plage de l’île Stronsay, du groupe des Orkney : cinquante-
cinq pieds de long, une queue effilée, trois paires de nageoires et
une longue crête dorsale, telles étaient les caractéristiques de cet
animal dont on ne sait rien de plus. En 1818, le capitaine de brick
Wilson aperçut dans la baie de Chesapeake, près du cap Henry, un
animal semblable, mais de cent vingt pieds de long.
Ces deux événements sont cependant trop imprécis pour être
intéressants. Le 22 février 1901, Newport Beach, en Californie, vit
s’échouer sur sa plage un monstre marin géant mort en haute mer.
Un Indien et deux Blancs tirèrent la bête sur le rivage et la
dépecèrent, mais si maladroitement qu’il fut impossible de la
conserver pour l’examiner scientifiquement. On put néanmoins
établir que ce serpent de mer était un exemplaire géant du «
Regalecus Bancsii » qu’on ne rencontre qu’en eau profonde.
Des découvertes semblables ont été faites sur les rivages de
Terre-Neuve. En mai 1932, un violent séisme dut bouleverser les
fonds sous-marins : des millions de cadavres d’animaux aquatiques
remontèrent à la surface et couvrirent les plages. Parmi eux, on
remarqua une bête ressemblant fort à un serpent de mer, au
museau pointu et armé de dents particulièrement aiguës. On
mentionna alors que ce n’était pas la première fois qu’une bête
semblable était rejetée sur les rivages terre-neuviens, mais toujours
après un séisme sous-marin, d’où on peut conclure que ces bêtes
ne vivent que dans les grandes profondeurs.
Le capitaine du Tropper aperçut le 20 mars 1906, près de
Dungeness, un autre cadavre de serpent de mer qui avait dans les
cinquante pieds de long avec de longues stries blanches sur le
corps. En novembre 1921, le cadavre d’une bête semblable fut
recueilli dans le golfe du Delaware : il pesait bien quinze tonnes et
sa peau était grise comme celle d’un éléphant.
En somme, on a vu des serpents de mer un peu partout, dans
tous les océans et sous toutes les latitudes, du Groenland aux
Tropiques, sauf dans nos mers européennes : un seul cas en
Méditerranée, pas un seul en mer du Nord ou dans la Baltique.
Rien d’étonnant à cela : ces animaux ne vivent qu’en eau profonde
et la mer du Nord ne descend guère à plus de 60 mètres, tandis que
la Baltique n’atteint 200 mètres qu’en un seul endroit. Par contre,
les parages norvégiens en sont farcis et surtout les environs du Gulf
Stream. Les Norvégiens ont d’ailleurs toujours été les premiers à
croire au serpent de mer.
Tous les récits de serpents de mer ne sont certes pas à prendre
pour agent comptant. Dans beaucoup de cas, on a confondu, de la
meilleure foi du monde, le fameux serpent avec de simples
anguilles de mer, d’innocents dauphins ou d’anonymes requins.
Mais ces confusions sont finalement peu nombreuses. Elles ne
sauraient faire oublier les apparitions de monstres dressant leur
cou interminable au-dessus des flots, pas plus que les observations
scientifiques des savants.
La « bonne blague », prêtée aux journalistes, s’est taillée une
solide place au soleil de la science, bien que les journaux publient
de moins en moins ce genre de nouvelles, tant elles sont
discréditées dans l’opinion publique. Le dernier fait connu date de
janvier 1948 : resté jusqu’à présent invérifié, il est parfaitement
vraisemblable. Le cargo américain Santa Clara, de 8 600 tonnes,
heurta au large de la Caroline du Nord un monstre marin de 15
mètres de long avec une tête triangulaire de serpent et un tronc
cylindrique de 1 mètre de diamètre environ. Le monstre fut coupé
en deux par le navire et disparut aussitôt.
Mais, il y a vingt-quatre ans, un événement sensationnel fit
rebondir le problème à telle enseigne qu’il convient de lui
consacrer un chapitre particulier.
27

Le Monstre du Loch Ness


« Un monstre mystérieux a été aperçu dans le grand lac
écossais du Loch Ness près d’Inverness. » Telle fut la nouvelle qui
fit sensation en Angleterre comme en Allemagne au cours de l’hiver
1933-1934. Aussitôt célèbre, on mit le monstre à toutes les sauces.
Les humoristes en firent leurs choux gras et le carnaval rhénan de
1934 le prit pour thème de ses réjouissances. La pauvre bête jouit
ainsi d’une popularité dont elle ne se douta jamais. Comme toutes
les modes, celle du monstre du Loch Ness passa : après quelques
mois, on s’y intéressa beaucoup moins et bientôt les milieux
scientifiques furent seuls à s’en occuper. L’existence du monstre ne
fait pas de doute et il ne faut accorder aucune créance aux feuilles à
scandales qui affirmèrent que toute l’affaire n’était qu’un canular
monté par le journaliste Mac Thomas.
C’est en mai 1933 qu’il fut, pour la première fois, question d’un
monstre marin mystérieux dont on observait depuis deux mois la
présence dans le Loch Ness et qu’on n’avait pu encore identifier. Ce
Loch Ness est un lac du Nord de l’Ecosse, long de 36 kilomètres,
sur 3 environ de large et d’une profondeur maximum de 225
mètres. Tous les journaux anglais reprirent l’information, jusqu’au
Times, grave et sérieux comme toujours, qui consacra quatre
pleines colonnes au monstre du Loch Ness. Les sociétés savantes
d’Angleterre, le British Muséum et même le Parlement
s’intéressèrent à l’affaire : un député demanda « si l’honorable
secrétaire d’Etat ne voulait pas, dans l’intérêt de la science,
ordonner une enquête minutieuse sur l’existence du monstre et son
identité », et un autre alla jusqu’à interpeller le gouvernement,
l’invitant à drainer le lac dans son entier pour capturer vivant le
mystérieux animal. Bertram Mills, propriétaire du cirque Olympia,
battit tous les records en offrant vingt mille hvres à qui lui livrerait
avant le 25 janvier 1934 le monstre vivant !
L’enquête révéla que la première personne à avoir aperçu
l’animal était une certaine miss Mary Hamilton qui, se promenant
au bord du Loch Ness, remarqua un jour une bête inconnue, de
taille imposante, avec un cou mince et une petite tête, qui nageait
dans les eaux du lac et y faisait surface de temps en temps. Elle
évaluait la longueur du « serpent » à quatre-vingts pieds et, ayant
pu, disait-elle, l’observer à loisir, elle affirmait qu’il se déplaçait
dans l’eau à la vitesse d’au moins dix-sept nœuds à l’heure.
Dès que les journaux eurent commencé d’en parler,
nombreuses furent les personnes qui affirmèrent avoir vu l’animal.
Sir Godfrey Collins, secrétaire d’Etat pour l’Ecosse, fut prié de
détacher des policiers au Loch Ness afin d’y observer les eaux jour
et nuit pour y découvrir le monstre. Mais les cinq policiers n’eurent
pas de chance : leur gibier resta invisible. Ce qui n’empêcha pas les
autorités de placer l’animal fantôme sous leur protection et, le 15
novembre 1933, le lac tout entier fut entouré d’une clôture afin
d’interdire toute supercherie. Sur ces entrefaites, on réaperçut la
bête, on put même la dessiner et le Times pubha les dessins le 9
décembre. Le monstre du Loch Ness souleva tant de poussière et
l’on dépensa tant d’argent à son propos qu’un grincheux
professionnel, député de l’opposition, s’écria en plein Parlement : «
Le ministre des Affaires écossaises ferait mieux de combattre le
monstre du chômage plutôt que de courir après celui du Loch Ness
! » Mais il prêchait dans le désert... Car ce fut un véritable
engouement. On fabriqua des « monstres du Loch Ness » en sucre,
en chocolat, en bois, etc., et le commerce en fut florissant. Quand
on sut que la bête apparaissait au moins deux fois par semaine, le
Times dépêcha un envoyé spécial au Loch Ness, en l’occurrence un
ex-officier de marine, le capitaine Gould. Celui-ci n’eut pas la
chance de voir le monstre, mais il put interroger cinquante et un
témoins oculaires et il revint avec la certitude qu’il existait dans le
Loch Ness une bête marine, de taille géante, encore inconnue des
naturalistes. Mais, selon l’avis du capitaine-journaliste, la bête
n’avait rien d’un « monstre », elle avait bon caractère, était
curieuse de tempérament, bien que timide ; gourmande de
poissons, elle était sûrement inoffensive pour l’homme. L’avenir
allait confirmer entièrement les conclusions de l’envoyé spécial du
Times.
Peu après, des savants de renommée mondiale confirmèrent
l’existence d’une bête extraordinaire dans le Loch Ness : celle-ci
n’était ni le produit de l’imagination humaine ni la matière d’une
bonne blague. Le naturaliste hollandais Oudemans, déjà cité,
consacra deux mémoires à la bête du Loch Ness : les documents
qui s’y trouvaient réunis concluaient positivement. Au 1er
septembre 1934, Oudemans se trouvait en possession des
témoignages de deux cent quinze témoins oculaires. Il avait réuni
en outre six cents descriptions différentes de l’animal et un nombre
appréciable de photographies. Celles-ci ne révélaient jamais qu’une
portion du corps de l’animal, sa presque totalité demeurant
constamment sous l’eau. Aux deux cent quinze témoins oculaires, il
s’en adjoignit bientôt une centaine d’autres. La bête fut filmée deux
fois se mouvant dans l’eau, toujours avec une grande rapidité. L’un
de ces films, tourné le 15 septembre 1934, fut projeté le 2 octobre
devant des spécialistes anglais qui admirent à l’unanimité qu’il
s’agissait d’un phoque de taille exceptionnelle.
Signalons à ce propos que certains lacs écossais étaient
coutumiers de ces bêtes mystérieuses. Au XVIIIe siècle, on en avait
aperçu dans le Loch Shiel, puis dans le Loch Ness. En fait, les
observations de ce genre remontent au XVIe siècle et, de 1827 à
nos jours, il y en eut au moins dix-sept pour le seul Loch Ness :
1853, 1871, 1883, 1885, 1895, 1898, 1902, 1903, 1904, 1908, 1910,
1912, 1914, 1917, 1923, 1929 et 1932, mais, fait curieux, aucune
d’entre elles ne fit sensation comme en 1933! Des touristes de tous
les pays se rendirent en masse au Loch Ness : 3 000 voitures à
Pâques 1934 et 10504 pour une seule semaine d’août, la même
année. Il va de soi que les privilégiés qui purent apercevoir la bête
furent le petit nombre. Un Anglais de Hong-Kong vint tout exprès :
il eut la chance de voir, pendant vingt minutes et à cent vingt
mètres de distance, l’animal se mouvoir dans le lac, sa tête
émergeant de l’eau : c’était le 27 décembre 1934. Notre Anglais
trouva que cette tête ressemblait à celle d’un cerf sans ramure,
alors que d’autres observateurs penchaient plutôt pour celle d’un
cheval ou d’un phoque. Tout le monde s’accordait à comparer la
couleur du « monstre » à celle d’un éléphant ou d’une baleine et à
estimer sa taille entre quinze et trente pieds, et non quatre-vingts,
comme l’avait affirmé la miss pleine d’imagination qui en avait
parlé la première.
On vit certains jours l’animal aspirer de l’eau et la rejeter en
gerbe. Une fois même, à la Noël de 1935, on l’entendit pousser un
léger cri : le temps était brumeux et la sirène d’un bateau passant à
proximité l’avait effrayé. Un naturaliste hollandais, le comte
Bentinck, passa trois semaines, en août 1935, à observer le « mons-
tre » : il le vit à moins de cinquante mètres évoluer entre deux eaux
et perçut même le bruit de sa respiration. Un autre spécialiste de
zoologie, Albert Mackenzie, souligna, au cours d’une conférence
faite à une société savante, combien il était surpris de voir tant de
gens considérer l’événement du Loch Ness comme une pure invrai-
semblance, alors que les témoignages étaient si nombreux qu’on ne
pouvait guère en discuter la réalité.
Il eût été possible de tirer sur l’animal pour le tuer. Mais nul
n’y avait intérêt. Le cadavre aurait coulé au fond du lac et la science
n’y aurait rien gagné. Sans compter que les habitants de toute la
région tenaient fort à conserver cette attraction, unique en son
genre, qui attirait dans le pays une foule de touristes. On calcula
que ceux-ci y laissaient par jour jusqu’à 2500 livres sterling : il en
venait d’Amérique, de Chine, du Japon, de Malaisie et de Nouvelle-
Zélande. Quant à une capture de l’animal, il n’y fallait pas songer :
son agilité dans l’eau et la grande profondeur du lac condamnaient
à l’échec toute entreprise de ce genre. Tout au plus pouvait-on
guetter l’occasion de s’en emparer un jour où il se risquerait hors
de l’eau et gagnerait la terre ferme.
A ce propos, l’un des cas les plus curieux et d’ailleurs
authentiques fut celui d’un étudiant nommé Grant, de l’Université
d’Edimbourg, qui, dans la nuit du 4 janvier 1934, longeant à
motocyclette le Loch Ness, découvrit l’animal sur la terre ferme.
Grant fut ainsi la seule personne à avoir aperçu la bête
intégralement pendant un temps assez long (on lira plus loin son
témoignage). Braquant son phare en plein sur l’animal, Grant
distingua nettement les nageoires antérieures et postérieures dont
les extrémités étaient palmées, l’œil large et ovale, la tête de
dimensions médiocres, la queue courte et épaisse, légèrement
annelée, la peau de couleur sombre comme celle d’une baleine.
Parler de « serpent de mer » ou de « monstre » à propos de la
bête du Loch Ness constitue d’ailleurs un étrange abus de mots.
L’animal était tout à fait inoffensif, sauf pour les poissons du lac
dont il était friand, et il lui arrivait souvent de suivre, à la nage,
bateaux et vedettes qui paraissaient exciter sa curiosité.
Pour autant qu’on sache, c’est en mars 1933 que l’animal serait
remonté de la mer jusque dans le Loch Ness en empruntant le
cours d’eau qui la relie au lac près d’Inverness. Le Loch Ness, très
poissonneux, dut lui convenir, puisqu’il s’y installa. Il y était encore
au moment où la seconde guerre mondiale éclata. Celle-ci fit
oublier le monstre, ce qui est assez naturel.
L’existence de la bête du Loch Ness ne fait donc aucun doute,
bien qu’on n’ait jamais su au juste dans quelle espèce la cataloguer
: un phoque ou une loutre géante sans doute. Cette espèce prospère
indifféremment dans la mer ou l’eau douce et il lui arrive de gagner
la terre ferme. Outre l’étudiant Grant, les époux Spicer aperçurent,
le 22 juillet 1933, la bête se prélassant sur le rivage, un poisson
dans la gueule. Il semble même que ce curieux animal quitta un
certain temps le Loch Ness et gagna par terre le Loch Dochfour
voisin où on l’aurait aperçu le 11 juin 1935. Mais six jours plus tard,
on le revit dans le Loch Ness. On a prétendu aussi qu’il y avait en
réalité deux « monstres » dans le Loch Ness, car, le 2 janvier 1934,
on aperçut l’animal à une heure d’intervalle en deux endroits
distants l’un de l’autre de quinze à vingt milles. Mais ce n’est pas
absolument probant, la bête se déplaçant dans l’eau avec la rapidité
d’une vedette de course. Oudemans avança l’hypothèse qu’il
s’agissait peut-être d’un mâle et d’une femelle ou d’une mère avec
son rejeton.
Les témoignages divergent sensiblement quand il s’agit de
décrire les particularités de l’animal. On parla beaucoup des bosses
visibles sur son dos ; de nombreux témoins les signalent, certains
en virent deux, d’autres trois ; quelqu’un dit qu’elles étaient larges
comme des tonneaux et que la bête ne ressemblait pour cette
raison ni à un phoque ni à une loutre. La famille Steward, qui
aperçut la bête le 15 février 1935, la compara à une gigantesque
chenille de trente pieds de long. Trois témoins qui la virent
d’Invermoriston à deux cents mètres de distance, le 19 avril 1935,
affirmèrent cependant que la tête ressemblait à celle d’un phoque,
le cou à celui d’un serpent. Le touriste de Hong-Kong, déjà cité,
avait comparé la tête à celle d’un cerf veuf de ses bois, deux jeunes
filles parlèrent d’une tête de vache, un certain Mr Ross d’une tête
de mouton, et un chauffeur nommé Fray d’une tête de cheval.
Comme on voit, on est loin de l’unanimité. Mais la description
la plus précise et sans doute la plus exacte est celle de l’étudiant
Grant qui, la nuit du 5 janvier 1934, vit la bête évoluer sur la terre
ferme à quelque trente mètres de lui :
« Je quittai Inverness à minuit quinze, écnt-il, pour rentrer
chez moi sur ma moto. Il pleuvait, mais, au bout d’un mille, la pluie
cessa et la lune apparut. La nuit devint ensuite très claire. Peu
avant 1 heure, je traversai Abriachan et j’aperçus tout à coup le
monstre à cinquante yards devant moi, telle une grosse masse
sombre reposant sur le côté droit de la route. La masse bougea et je
me dis soudain que c’était sûrement le monstre. J’arrêtai ma
machine et dirigeai sur lui la lumière de mon phare. A présent,
trente yards à peine me séparaient de la bête. Assis paisiblement
au bord de la route, le monstre balançait la tête de droite et de
gauche. Il se redressa et fit mine de se rapprocher de moi. D’un
saut, il gagna le milieu de la route, avançant à l’aide de ses
extrémités postérieures qui étaient palmées contrairement à ses
pattes de devant. Je vis l’animal tout entier, de la tête à la queue.
La tête avec sa nuque triangulaire ressemblait à celle d’un serpent :
elle était petite et arrondie. Ce qui m’impressionna le plus fut son
œil large profondément enfoncé dans son orbite. Le corps me parut
disproportionné avec la tête, encore que les mâchoires fussent
assez grandes pour saisir un mouton ou une chèvre. L’animal avait
l’arrière-train gros et large comme celui d’un kangourou, bien
quatre pieds de haut au niveau des pattes de derrière. La queue
était épaisse et légèrement annelée vers le bout. La longueur totale
de la bête, du museau au bout de la queue, était d’environ dix-huit
pieds, certainement pas plus de vingt. Quant à la couleur de sa
peau, elle était grisâtre, presque noire, et faisait penser à celle
d’une baleine. Autant que j’aie pu voir, l’animal grimpa sur le
remblai qui séparait la route du lac où, d’un seul coup, il se laissa
tomber. Laissant là ma moto, je courus après lui, mais je ne vis
plus que des remous qu’on eût dit creusés par une vedette fendant
les flots. Sitôt arrivé chez moi, je racontai l’événement à mon frère
et m’efforçai de dessiner l’animal tel que je l’avais vu. »
Cette précieuse description ne résout certes pas le problème
posé à la zoologie par la bête du Loch Ness, mais elle renforce en
somme la thèse des partisans d’une loutre géante de mer. De fait,
plusieurs naturalistes (Burton, Oudemans) conclurent dans ce
sens. Un autre spécialiste, déjà cité, le comte Bentinck qui, le 8
août 1935, vit émerger la tête de l’animal, pencha plutôt pour un
phoque. Mais les phoques ont en général un appendice caudal
différent, et l’on se demanda s’il ne s’agissait pas tout simplement
de quelque plésiosaure survivant des temps préhistoriques.
Oudemans affirma qu’il était inutile d’aller si loin : la bête du Loch
Ness était sans doute une variété animale encore inconnue, un cas
analogue à celui de ces poissons munis de poumons et de ces qua-
drupèdes à branchies dont l’existence, longtemps contestée, a fini
néanmoins par être reconnue.
L’une des dernières descriptions qu’on possède de l’animal du
Loch Ness date de novembre 1937 : elle résulte d’une observation
qui dura trente minutes et fut effectuée dans les parages
d’Invermoriston :
« Le monstre du Loch Ness a été vu cette semaine par M.
Alexander, officier en retraite, qui demeure à proximité du lac.
L’attention de M. Alexander fut attirée par la forte ondulation de
l’eau causée par le monstre évoluant dans le lac à quelque
cinquante yards du rivage. La tête demeura invisible, mais le
pelage gris-argent qui brillait sous le soleil était nettement
reconnaissable. L’animal nageait parallèlement au rivage, à un
demi-mille environ. M. Alexander estime de trente à quarante
pieds la longueur de l’animal. Au moment de l’observation, le lac
était d’un calme absolu ; mais les vagues soulevées par le monstre
agitèrent le rivage longtemps encore après que l’animal se fut
éloigné. » On ne sait si d’autres observations furent effectuées
pendant la guerre ou après. De même, on ignore si la bête vit
encore dans le Loch Ness ou si elle a regagné la mer ou encore si
elle est morte. Dans ce dernier cas, elle a dû emporter son secret
avec elle, car, certainement plus lourde que l’eau, elle n’a pu que
couler à pic dans les profondeurs du lac. Quoi qu’il en soit,
l’énigme du Loch Ness ne sera résolue qu’au moment où les «
serpents de mer » ne poseront plus de problème aux savants, ce
qui arrivera bien un jour.
L’affaire du Loch Ness ne remua l’opinion mondiale que
pendant un temps assez bref, mais elle eut pour résultat de
sensibiliser l’attention du public à tous les faits de ce genre à
travers le monde. Certes, le scepticisme est souvent permis : le
succès touristique du Loch Ness a pu susciter des envieux. Mais on
peut retenir le cas d’un animal semblable à celui du Loch Ness qui
apparut le 27 août 1930 dans les eaux de Davis-Bay ainsi qu’au
printemps et en octobre 1934 dans le lac Okanagan en Colombie
britannique. Dans ce dernier cas, les observations s’étendirent sur
quinze ans, il y eut plus de cent témoins oculaires et de
nombreuses photographies furent prises. Les pays nordiques
eurent aussi leur part de la grande attraction : les parages de
l’Islande et le littoral suédois furent même particulièrement
favorisés et la dernière fois en 1949.
Avant de conclure, signalons une remarque intéressante faite à
propos du monstre de Loch Ness et qui concerne un point
d’histoire particulier. De nombreuses photos de la bête où l’on voit
sa tête émerger de l’eau présentent des analogies frappantes avec
les anciens dessins du fameux serpent de mer. Mais surtout ces
photos font penser aux figures de proue des drakkars sur lesquels
naviguaient les Vikings. Dès lors, ces effigies de dragons à l’avant
des bateaux scandinaves n’étaient-elles pas simplement des
reproductions d’authentiques monstres ou serpents de mer
aperçus par les navigateurs ? L’hypothèse est d’autant plus
plausible que les apparitions de serpents de mer ont toujours été
très nombreuses au large des côtes de Norvège. Nous avons cité
plus haut les témoignages norvégiens sur l’existence de ces bêtes
monstrueuses et, entre autres, le texte non dépourvu d’imagination
d’Olaüs Magnus qui nous montre le méchant serpent de mer
dévorant les hommes sur les bateaux ou s’emparant de veaux, de
moutons et de porcs sur les rives des fjords. Si les anciens
Normands eurent l’occasion d’apercevoir, au large de leur pays
natal, des monstres de cette espèce surgissant brusquement des
flots, il est facile de comprendre pourquoi ces « dragons » ornaient
la proue de leurs navires : leurs ennemis, pensaient-ils, seraient
pris de panique à la vue de ces figures monstrueuses fendant les
flots et fonçant sur eux comme pour les dévorer...
L’impression de ce livre a été réalisée sur les presses des
Imprimeries Aubin à Poitiers/Ligugé
pour les Editions Robert Laffont

Achevé d’imprimer le 10 septembre 1976

N° d’édition, 6552
N° d’impression, 9289
Dépôt légal, 3' trimestre 1976

Imprimé en France

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