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1 Le paradis
2 Le déluge
3 Ur
4 Le secret de la grande pyramide
5 Stonehenge et le pays des hyperboréens
6 Sodome et Gomorrhe
7 Les ténèbres d’Égypte
8 Le veau d’or et l’agneau pascal
9 Le passage de la mer rouge
10 La tour de Babel
11 Les amazones
12 Phaétons
13 L’étoile des rois mages
14 Les ténèbres du Golgotha
15 Les symboles des quatre évangélistes
16 Le symbole des premiers chrétiens
17 Saint Georges et le dragon
18 Le culte de marie
19 « In hoc signo vinces »
20 La bataille des champs catalauniques
21 Vinland ou le pays de la vigne
22 Le royaume du prêtre jean
23 Monsalvat, refuge du saint-graal
24 Iles fantômes, îles enchantées
25 Le hollandais volant
26 Le serpent de mer
27 Le monstre du Loch Ness
© Robert Laffont, 1957
1
Le Paradis
Le paradis terrestre de la Bible a-t-il réellement existé ? Et,
dans l’affirmative, où était-il ? Nos contemporains, à vrai dire, ne
se soucient plus guère de répondre à ces questions. Ils considèrent,
pour la plupart, le récit de la Genèse comme une pieuse légende,
semblable à beaucoup d’autres aussi vénérables qui ne prétendent
pas à la vérité historique. Il y a déjà eu tant de « paradis terrestres
» à travers les âges, que la folie des hommes a anéantis, qu’un
paradis de plus ou de moins ne change, pensent-ils, rien à l’affaire.
Mais tel n’était pas l’avis des générations qui nous ont
précédés. Du XIIe au XVIe siècle, la chrétienté se passionna pour
ces recherches. Elle ne doutait pas qu’on pût retrouver le jardin
d’Eden. Les croisades venaient de révéler l’Orient aux peuples
d’Occident ; d’autre part, avec la fin des invasions mongoles, les
voies de communications vers l’Inde et la Chine s’ouvraient, à
travers le continent, à un trafic chaque jour plus intense. C’est
pourquoi, dès le XIIIe siècle, de nombreux voyageurs chrétiens qui
reviennent d’Asie évoquent l’énigme du paradis terrestre et
cherchent à découvrir son emplacement exact. Vers 1165, le «
basileus » de Byzance et le pape de Rome reçoivent les lettres
fameuses, mais apocryphes, du Prêtre Jean, mythique roi de l’Inde,
qui leur signalent que le paradis est situé à trois jours de route
seulement de son royaume. Plus tard, Christophe Colomb lui-
même s’intéresse à la question : quand il eut découvert
l’embouchure de l’Orénoque, persuadé qu’il était d’avoir abordé la
côte orientale de l’Asie, il affirma que ce fleuve immense devait
sortir du paradis terrestre.
De nos jours, en dépit d’un scepticisme quasi universel, il y eut
cependant des savants fort distingués et d’éminents chercheurs
pour s’efforcer de découvrir quels faits réels pouvaient être à
l’origine du récit biblique touchant le paradis. Mais il y eut aussi
d’aimables fantaisistes. Ainsi, en 1924, un certain Franz von
Wendrin soutint que le paradis se serait trouvé... aux confins du
Mecklembourg et de la Poméranie ! La petite ville de Demmin en
aurait été le centre et les Hébreux en auraient été chassés par les
Germains ! Allusion serait même faite à cet événement dans les
célèbres peintures rupestres du sud de la Suède, qu’il faudrait
considérer comme des cartes géographiques établies par les
anciens Germains.
De toutes les hypothèses relatives à l’emplacement du paradis
terrestre (il y en a bien quatre-vingts !) il faut signaler celle de
l’orientaliste Albert Hermann, qui pensait trouver le paradis dans
l’Hadramaout arabique, pays des boswellies ou arbres à encens.
Mais la plus intéressante nous semble être celle de l’Anglais sir
William Willcox, encore que non exempte d’éléments relevant de
l’imagination pure. Willcox, qui s’efforçait de rendre à la
Mésopotamie son antique fertilité en la dotant d’un ingénieux
système d’irrigation, connaissait admirablement ce pays. Dans une
conférence faite à Alexandrie, qui est demeurée célèbre, il essaya
de dégager le contenu technique de plusieurs récits bibliques : le
paradis terrestre, Adam et Eve, Caïn et Abel, Noé et le déluge, et
l’essentiel de son argumentation fut puisé dans les données de
l’hydrographie locale.
Avec un luxe étonnant de détails, Willcox affirma qu’il avait
réussi à découvrir l’emplacement du paradis : ce dernier s’étendait
au nord de la région où le Tigre et l’Euphrate tendent à se
rejoindre, non loin de deux agglomérations, Hit et Anah, au nord-
ouest de Bagdad. C’est là, dit Willcox, qu’il faut chercher le beau
jardin d’Eden dont parle la Bible (le mot « paradis », qui viendrait
du perse « pardes », « parc », ne se trouve pas dans le texte
biblique), car c’est là qu’on peut reconnaître les quatre fleuves
évoqués dans la Genèse. Autrefois, une végétation luxuriante
couvrait tout le pays, parcouru de cours d’eau coupés de cataractes.
Avec leur disparition, la région devint un désert ; c’est alors que les
Juifs fixés dans le pays durent l’abandonner.
Certes, l’hypothèse de Willcox demeure invérifiable, mais rien
de décisif ne peut lui être opposé. Apprécions au passage
l’imagination de son auteur : l’épée flamboyante de l’ange qui
chassa les hommes du paradis était tout simplement, assure-t-il, le
reflet de puits de bitume en flammes dans la partie orientale du
pays, c’est-à-dire dans le dos des Juifs en route vers le couchant.
Que nous dit la Bible des quatre fleuves du paradis ? « Un
fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin et de là il se divisait en
quatre bras. Le nom du premier est Pishôn ; c’est celui qui entoure
tout le pays de Havila où se trouve l’or. Le nom du second fleuve
est Gihôn, c’est celui qui entoure tout le pays de Kush. Le nom du
troisième est Hiddékel, c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie.
Le quatrième, c’est le Phrat. » Le Phrat, c’est l’Euphrate, nul n’en a
jamais douté, mais les trois autres dénominations bibliques ont
donné lieu aux hypothèses les plus diverses, souvent contra-
dictoires.
On crut reconnaître le Pishôn dans l’Oued-el-Rauma qui
coulait autrefois, dit-on, dans le pays de Nedjed, en Arabie.
Certains avancèrent que le Pishôn n’était autre que le Gange, le
Hiddékel le Tigre, le Gihôn le Nil et le Phrat, bien entendu,
l’Euphrate. Les tenants de cette interprétation ajoutent que le texte
biblique se fonderait aussi sur des observations astronomiques : la
Voie Lactée serait ainsi le symbole du quadruple fleuve arrosant le
paradis...
Quant à Willcox, sa théorie est beaucoup plus simple et plus
vraisemblable. H parle tout bonnement d’une oasis située sur
l’Euphrate dans le district d’Hairlah à deux cent cinquante
kilomètres au nord de Bagdad : elle constituerait le dernier vestige
du paradis antique ; c’est là que le grand fleuve qui l’arrose se
serait divisé en quatre bras. Hypothèse intéressante, qui n’explique
pas cependant les allusions de la Bible aux pays de Havila et de
Kush, ce dernier désignant communément la Haute-Egypte.
Quoi qu’il en soit, ces fleuves du paradis ont de tout temps
excité l’imagination des hommes. Jordanus a commenté ainsi
l’expression : « ... où se trouve l’or » : « C’est quelque part en
Orient, entre l’Ethiopie et l’Inde, que le paradis terrestre doit se
situer, car c’est de ces pays-là que descendent les quatre fleuves qui
charrient l’or le plus pur et les pierres les plus précieuses. » A vrai
dire, on ne saura jamais exactement ce que l’auteur inconnu du
récit biblique a voulu indiquer en parlant des quatre fleuves du
paradis. Aussi bien n’est-ce pas un problème capital. D’autant plus
qu’il est à peu près certain que toutes sortes d’influences ont joué
dans la composition de cette partie de la Bible. Le cas n’est
d’ailleurs pas unique. L’ « Arbre de vie » qui se trouve au paradis a
été visiblement emprunté à une antique légende hindoue qui parle
d’un arbre semblable dans le jardin de Jina sur le mont Hukairya.
On peut également rapprocher ce thème du mythe grec du Jardin
des Hespérides, de la saga nordique d’Iduna et de l’épopée
babylonienne de Gilgamesh, laquelle a, d’autre part, influencé
plusieurs autres épisodes des textes bibliques.
Bref, si l’on veut à toute force situer l’emplacement du paradis
sur la terre, il faut, semble-t-il, s’en tenir à la Mésopotamie, que ce
soit à l’endroit indiqué par Willcox ou ailleurs. C’est là, et là
seulement, que la mention des quatre fleuves est justifiable.
L’Euphrate et le Tigre furent sans doute deux des fleuves du
paradis ; pour les deux autres, l’ignorance est totale. La majeure
partie de la Mésopotamie, que des siècles de négligence ont rendue
au désert, était autrefois d’une exceptionnelle fécondité, d’où la
possibilité que le paradis s’y soit bel et bien trouvé. Une politique
d’irrigation, comme le préconisait Willcox, menée avec des moyens
modernes, pourrait peut-être rendre vie à ce sable, mais il serait
vain de vouloir y faire renaître le paradis de la Bible : notre pauvre
terre ignorera le paradis demain, comme, au fond, elle l’a toujours
ignoré.
2
Le Déluge
Chacun connaît le récit que nous fait la Bible du terrible déluge
qui se déchaîna à l’époque de Noé et anéantit toute l’humanité
pécheresse, à l’exception des êtres humains et des animaux
réfugiés dans l’arche de Noé. La Genèse nous dit que la pluie tomba
pendant quarante jours et quarante nuits sans arrêt et que l’eau
monta jusqu’à dépasser de quinze coudées le sommet des plus
hautes montagnes. Toute vie terrestre fut anéantie et l’arche erra
pendant un an et onze jours avant de s’échouer sur le mont Ararat.
Que ce récit prenne quelques libertés avec la réalité, cela nous
paraît certain. Même si les chutes de pluie avaient duré bien plus
de quarante jours et de quarante nuits (ce qui, dans l’Asie des
moussons, par exemple, n’a rien d’extraordinaire), jamais
l’atmosphère terrestre n’aurait pu fournir assez d’eau pour qu’un
grand pays, à plus forte raison toute la terre, fussent recouverts
jusqu’au-dessus des plus hautes montagnes. Le géologue anglais
Lyell l’a souligné en son temps et Suess, en 1883, montra que
l’événement rapporté par la Bible n’avait pu être que local et se
produire que dans un pays très plat.
L’impossibilité d’une inondation recouvrant toute la terre y
compris les plus hautes montagnes n’est plus discutée. Seuls
s’obstinent encore quelques esprits d’une intransigeante
orthodoxie. C’est ainsi qu’en 1899 un dictionnaire ecclésiastique
affirmait encore : « Nous devons nous en tenir à l’universalité
géographique du déluge, parce qu’elle nous a été révélée ! »
Faudrait-il croire aussi que le monde a été créé en sept jours et que
Noé a rassemblé dans son arche les millions de variétés animales et
végétales actuellement connues ? Comme si les récits les plus
anciens de la Bible perdaient de leur intérêt à être considérés
comme des traditions populaires particulièrement dignes
d’attention !
Certes, il est frappant de constater combien la tradition d’un
déluge universel est répandue à travers le monde. Sans doute, les
missionnaires chrétiens ont-ils contribué à cette diffusion, mais
cette explication est insuffisante. Car si cette action avait été aussi
profonde que certains l’ont cru, nous verrions d’autres traditions
légendaires, comme celles du paradis et du péché originel,
également répandues sur la terre — or, ce n’est pas le cas.
Sauf chez les Arabes, les Cafres et les Noirs (excepté les
Massaï), on retrouve partout des traditions très anciennes relatives
à une immense inondation. En 1891, Andree dénombra quatre-
vingt cinq légendes de cette espèce. Depuis lors, on en a découvert
bien d’autres, de telle sorte qu’on en connaît aujourd’hui plus de
cent. Si l’on écarte toutes celles qui peuvent avoir été inspirées par
des missionnaires, il en reste soixante-huit susceptibles d’être
considérées comme autochtones. L’Asie nous offre ainsi treize
récits différents du déluge, l’Europe quatre, l’Afrique cinq,
l’Australie et l’Océanie neuf, le Nouveau-Monde trente-sept, à
savoir seize en Amérique du Nord, sept en Amérique Centrale et
quatorze en Amérique du Sud. La durée de l’inondation varie de
cinq jours à cinquante-deux ans (chez les Aztèques). Dans dix-sept
cas, ce sont des averses qui ont provoqué l’inondation ; ailleurs, ce
sont des chutes de neige, la fonte des glaciers, des cyclones, des
orages, des tremblements de terre, des raz de marée. Chez les
Chinois, c’est un esprit malin, Kung-Kung, qui, dans un moment de
colère, donna un coup de tête qui ébranla l’une des colonnes du ciel
; le firmament s’écroula alors sur la terre entraînant des trombes
d’eau.
On a souvent tenté d’expliquer scientifiquement la possibilité
d’un déluge universel. Autrefois, on prenait à la lettre le récit du
premier Livre de Moïse. Aujourd’hui, on pense que l’existence de
nombreuses traditions locales quasiment identiques implique qu’à
un certain moment et presque partout sur la terre, d’immenses
inondations ont eu lieu. Mais ce n’est qu’une hypothèse et elle n’est
pas entièrement satisfaisante.
En 1894, un Russe d’origine allemande, Schwarz, publia un
copieux ouvrage où il cherchait à démontrer qu’une immense mer
intérieure, située autrefois en Asie Centrale, la mer Mongolique, de
4 000 kilomètres de long sur 1 400 de large, profonde de 2 000
mètres, s’était vidée brusquement, en 2297 ou 2357 avant Jésus-
Christ, à la suite d’un tremblement de terre ou de quelque autre
mouvement du sol, provoquant ainsi « le déluge » aussi bien à l’est
qu’à l’ouest. Cette thèse pourrait confirmer la tradition chinoise qui
signale une terrible crue du Hoang-Ho sous le règne de l’empereur
Yu. Mais elle ne saurait expliquer les récits rapportant un « déluge
» dans les autres parties du monde.
A l’époque où parut l’ouvrage de Schwarz, je tentai moi-même
d’établir un rapport entre le déluge et l’ère glaciaire, avançant
l’hypothèse que les précipitations accrues, causées par l’extension
des glaciers au Nord, auraient provoqué des inondations dans le
Sud plus tempéré. Mais on croyait alors que la période glaciaire
avait été relativement courte et que, de plus, elle était assez récente
; aujourd’hui, nos idées sur ce point sont toutes différentes. En
1894 également, Stentzel, se fondant sur la théorie de Falb des «
jours critiques », émit l’hypothèse suivante : en 3332 avant Jésus-
Christ, une perturbation survenue dans l’équilibre de la terre aurait
précipité les grands océans recouvrant alors l’hémisphère Nord sur
l’hémisphère Sud ; en l’an 7132 de notre ère, le phénomène se
reproduirait, mais en sens contraire, ainsi qu’il arrive tous les dix
mille cinq cents ans en liaison avec la précession des équinoxes. La
doctrine platonicienne des « âges de la terre » n’aurait pas d’autre
fondement, de même que la croyance, curieusement identique, des
anciens Aztèques au sujet des quatre âges de la terre. Dans le
Timée, Platon évoque entre autres la conviction des prêtres
égyptiens que le grand « torrent du ciel » (« ouranion rheuma »),
semblable à une épidémie, se déchaîne périodiquement sur
l’humanité. Mais toutes ces spéculations ne sont que des
amusettes, si séduisantes qu’elles apparaissent. La géologie n’a
jamais trouvé trace d’une inondation universelle qui aurait eu lieu
tout à fait au début des temps historiques ou tout à la fin de la
préhistoire. On peut en conclure qu’il n’y a pas eu de catastrophe
universelle à l’époque où les hommes se trouvaient déjà sur la
terre.
On a souvent affirmé que la rencontre de poissons et de
mollusques fossilisés dans les régions montagneuses et à une
grande altitude était un argument de poids, voire décisif, en faveur
de l’universalité du déluge. Certains récits du déluge mentionnent
expressément l’existence de ces fossiles, entre autres, les traditions
en vigueur chez les habitants des îles Samoa, des îles occidentales
de l’archipel de la Société et chez plusieurs tribus d’Esquimaux. A
Rome déjà, Apulée citait de telles découvertes pour expliquer
l’épisode de Deucalion, et Eusèbe, l’un des Pères de l’Eglise,
affirmait que les traces de poissons trouvées sur les hauteurs du
Liban constituaient une preuve certaine de l’authenticité du récit
biblique du déluge. Le Suisse Scheuchzer défendit encore en 1735
cette erreur manifeste. Aujourd’hui, on sait parfaitement à quoi
s’en tenir sur ces vestiges marins.
Ce fut Riem qui, en 1906, s’efforçant de mettre sur pied une
explication géophysique du déluge, exposa la théorie la plus
intéressante et la plus audacieuse. Il fit du déluge un phénomène
unique qui aurait frappé la terre tout entière au même moment et à
une époque géologique relativement récente, en tout cas à une épo-
que où les hommes peuplaient déjà notre planète. Sa théorie met
au premier plan l’aspect catastrophique de l’inondation, ainsi que
sa soudaineté, et accorde une grande importance à l’apparition
d’arcs-en-ciel quand les eaux commencèrent à se retirer. Ces arcs-
en-ciel sont, chose curieuse, évoqués par cinq récits partiellement
indépendants les uns des autres : la Genèse, le récit babylonien
(repris, en vérité, par la Genèse), les récits des Indiens, des
Lithuaniens primitifs et, enfin, des Massaï. Riem suppose que la
terre, avant le déluge, était entourée d’une éppisse et permanente
couche de nuages, comme c’est le cas aujourd’hui encore pour la
planète Vénus. Eu ce temps-là, la chaleur terrestre, la température
de l’atmosphère et son degré d'humidité s’équilibraient
mutuellement, maintenant sur toute la planète un climat égal,
chaud, humide, semblable à celui d’une serre, sans aucun
changement de saisons. Il s’évaporait plus d’eaux terrestres qu’il
n’en retombait sous forme de pluie, jusqu’au moment où, à la suite
du refroidissement progressif du globe, ces immenses masses
nuageuses se condensèrent et retombèrent sous forme d’intermi-
nables averses sur toute la surface du globe. Riem pense que ces
averses ont pu durer des mois sans perdre de leur intensité, étant
donné que l’humidité de l’atmosphère se renouvelait d’elle-même.
Ce n’est qu’après cette catastrophe que les hommes connurent le
soleil, la lune, l’arc-en-ciel, etc. Les conditions de vie sur la terre
changèrent du tout au tout.
Une chose est certaine : la hardiesse extrême de la théorie de
Riem ! Certains récits, aussi, la corroborent : la tradition
hellénique, par exemple, qui nous apprend que les premiers
habitants de l’Hellade, les Arcadiens, existaient « avant la création
de la lune », et la Bible elle-même, où l’on remarque que le soleil et
la lune ne sont créés qu’après la catastrophe ; enfin, les récits où il
est question d’arcs-en-ciel viennent à l’appui de l’hypothèse de
Riem. Mais il y a des objections, et qu’on ne peut passer sous
silence. La catastrophe, si elle avait eu lieu dans les conditions
avancées par Riem, aurait dû laisser des traces d’érosion
gigantesque sur les massifs montagneux, or ces traces n’existent
nulle part. De plus, l’hypothèse d’un climat égal et constant sur
toute la terre ne saurait déjà plus s’appliquer au tertiaire, puisque,
dès cette époque, on découvre ça et là des traces de déserts. Enfin,
cette hypothèse est en contradiction avec l’existence nettement
prouvée d’époques glaciaires durant le laurentien, le silurien et le
carbonifère. Il est donc difficile de croire à un « climat de serre »
régnant sur toute la terre avant le déluge. Pour finir, Riem ne nous
dit pas pourquoi l’Egypte et d’autres vastes régions d’Afrique ont
été épargnées par le déluge... D’ailleurs, sa théorie, au bout du
compte, n’a généralement pas été retenue.
Certes, il n’est pas invraisemblable qu’autrefois la terre ait été,
comme aujourd’hui Vénus, entourée d’une impénétrable couche de
nuages et que cette couche, en se déchirant, ait causé de profonds
bouleversements. Mais que cet événement ait eu lieu à une époque
géologique récente — il y a quelques dizaines de milliers d’années
—, quand l’humanité possédait déjà une certaine civilisation, voilà
qui est en contradiction, non seulement avec toutes les théories
existantes, mais ce qui est plus important, avec les faits.
Si la terre tout entière avait été submergée par quelque
immense inondation, celle-ci serait décelable, tout comme le sont
des périodes glaciaires. En l’absence de toute trace, il faut bien en
conclure que la submersion universelle n’a pas eu lieu. Aucun
fabricant d’hypothèse ne peut rien contre ce fait. Force est bien
d’admettre que toutes les traditions populaires évoquant de gigan-
tesques inondations sont nées d’événements purement locaux.
Dans le cas du récit biblique (qui, ici, nous occupe principalement),
on peut même estimer vérifiée cette affirmation, car aussi bien
l’ethnographie que des fouilles méthodiques ont apporté des
indices très précis concernant une terrible inondation qui ravagea
la Mésopotamie et dont le souvenir aurait précisément été
conservé par la Bible.
Nous avons déjà cité l’Anglais Willcox à propos du paradis
terrestre. Cet homme qui s’attacha passionnément à la remise en
état de la Mésopotamie ruinée par des siècles d’incurie turque,
s’intéressa aussi au problème du déluge. Dans sa conférence
d’Alexandrie, il avança des hypothèses fort séduisantes, mais très
fragiles, sur l’origine et l’ampleur du déluge. Selon lui, l’Euphrate
aurait rompu ses digues, inondant ainsi toute la plaine située en
aval dont aucun habitant ne survécut, animaux compris. La
rupture aurait eu lieu en un point situé près de l’actuelle
agglomération de Sakhlavia. Le niveau du fleuve dépassait à ce
moment-là de seize pieds la normale, ce qui explique la
submersion totale du bas pays. Noé, qui avait auparavant conçu
des doutes sur la solidité de la digue, aurait construit son arche en
prévision du désastre. Celle-ci lui permit de quitter sain et sauf la
région de l’actuelle Kerbela, où il avait ses foyers. Porté par les
flots, il parvint au pays de Gurna où l’Euphrate et le Tigre se
rapprochent le plus. Là, les eaux ayant baissé, l’arche s’échoua.
L’idée est intéressante, mais elle appartient plus à la « science
fiction » qu’à la science tout court, car toute une série de faits
historiques et géographiques ainsi que l’exégèse des textes la
contredisent.
Le récit biblique du déluge, qui fut rédigé sans doute autour de
600 avant Jésus-Christ, n’est nullement un texte original. C’est une
transposition fortement dramatisée d’anciennes légendes
babyloniennes et assyriennes. En 1872, près de Kujundjik, on a
retrouvé les vestiges de la bibliothèque royale de Ninive, entre
autres le texte d’une épopée babylonienne écrite en caractères
cunéiformes et datant de 2600 environ avant Jésus-Christ, connue
depuis sous le nom d’ « épopée de Gilgamesh ». La onzième
tablette de cette épopée nous montre le héros Gilgamesh se
rendant chez son aïeul Utnapishti qui lui fait le récit du déluge tel
qu’il l’a vécu. Utnapishti est le Noé babylonien : averti par un signe
de l’imminence de la catastrophe, il construit à temps un navire
semblable à l’arche biblique, où il se réfugie, lui et les siens, échap-
pant ainsi au désastre. Après sept jours de navigation, le navire
s’échoue sur le mont Nizir, à l’est du Tigre. Tout comme Noé,
Utnapishti lâche successivement une colombe, une hirondelle et un
corbeau pour savoir si les eaux se sont bien retirées. Le corbeau ne
revenant pas, il abandonne l’arche. L’épopée de Gilgamesh, dont
l’original se trouve à Londres au British Muséum, fut traduite par
Smith en 1876.
La version assyrienne du déluge ressemble beaucoup à celle de
Babylone. Le Gilgamesh assyrien s’appelle Izdubar, et Utnapishti,
le constructeur de l’arche, Hasis-Adra ou Xisuthros. Dans le récit
assyrien, la catastrophe est certes causée par la colère divine, mais
celle-ci n’entend anéantir que la seule ville de Chouroupak, qui se
situait à mi-chemin entre Hilleh et Bagdad, près de l’actuelle
colline de Abou-Habba. C’est la Bible qui a rajouté à ces traditions
primitives des détails aussi invraisemblables que l’extinction du
genre humain, la submersion des plus hautes montagnes, etc. Si
nous tenons compte de ces additions, nous pouvons en conclure
avec assez de certitude que la catastrophe a dû affecter les basses
terres du bassin de l’Euphrate et du Tigre. Et sans doute ne s’agit-il
même que du territoire avoisinant l’embouchure des deux fleuves.
Le mont Ararat, sur lequel s’échoua finalement l’arche biblique,
n’est pas du tout cette haute montagne d’Arménie, qui ne fut bap-
tisée ainsi que beaucoup plus tard, mais une toute petite éminence
située précisément dans cette région et qui portait ce nom.
Rappelons ici que Luther n’a pas traduit correctement le texte
original hébreu quand il écrit : « Je vais faire venir un déluge d’eau
», alors qu’il faut lire : « Je vais faire venir un déluge à partir de la
mer. » Cette rectification permit à Suess d’affirmer, dès 1883, que
le déluge fut un violent raz de marée du golfe Persique consécutif à
un tremblement de terre.
Ce raz de marée, qui sont des inondations par la mer, omt, de
tout temps, été très fréquents, bien que leurs causes exactes
demeurent souvent inconnues. Ainsi, le 21 juillet 365, un flux
violent ravagea les côtes de la Méditerranée orientale à la suite
d’un séisme sous-marin. Plus récemment, des catastrophes
analogues furent provoquées par le tremblement de terre de
Lisbonne (1er novembre 1755) et par l’effondrement du volcan de
Krakatoa dans l’archipel de la Sonde (27 août 1883). Des cyclones
ou des orages peuvent avoir des effets semblables : le golfe du
Bengale nous en a donné plus d’un exemple. Ainsi, dans la nuit du
12 octobre 1737, Calcutta et l’embouchure du Gange et du
Brahmapoutre furent ravagées par un violent cyclone ; en 1800, ce
fut au tour de l’embouchure du Kistna. Ces cyclones soulevèrent de
véritables raz de marée qui submergèrent les régions côtières. Le
1er novembre 1876, à l’embouchure du Brahmapoutre, le flux
ravagea plus de 8 000 kilomètres carrés et coûta la vie, selon le
gouverneur sir Richard Temple, à 250 000 personnes. La
destruction, le 28 octobre 1724, du port péruvien de Callao par un
raz de marée d’origine sismique qui fut fatal à presque tous ses
habitants, les ravages causés par un phénomène identique à la ville
chilienne de Concepcion et à son port de Talcahuana le 20 février
1835, la destruction du port nord-américain de Galveston par une
tempête le 8 septembre 1900, autant d’exemples de « déluges »
locaux, comme il peut en survenir à tous moments. En cent
quarante ans, de 1737 à 1876, dans le seul golfe du Bengale, cent
douze cyclones plus ou moins violents ont causé la mort de plus de
500 000 personnes.
C’est un événement semblable qui eut lieu sans doute il y a 6
000 ans le long du cours inférieur du Tigre et de l’Euphrate. Le
texte babylonien et le récit biblique évoqueraient un raz de marée
accompagné d’un tremblement de terre et qui remonta le pays en le
ravageant, alors qu’une inondation causée par le fleuve serait
venue à sa rencontre. Quand la Bible nous dit : « Les sources du
grand abîme jaillirent », elle fait allusion à un fait souvent vérifié :
des nappes d’eau souterraines transformées en geysers par un
tremblement de terre. Si le Noé babylonien, Utnapishti, atterrit
avec son arche sur le mont Nizir, son parcours à partir de
l’embouchure des deux fleuves fut de deux cent soixante kilomètres
à l’intérieur des terres.
Mais on a fait assez récemment une importante constatation :
en effectuant des fouilles sur l’emplacement d’Ur, Wolley découvrit
des traces non équivoques d’une gigantesque inondation qui
pourrait bien avoir été le déluge. Une immense couche de limon, de
six cents kilomètres sur cent cinquante, en témoigne : la région où,
autrefois, l’Euphrate et le Tigre se jetaient séparément dans le golfe
Persique, subit un raz de marée de sept mètres de haut et l’on
comprend que, dans ce pays plat, « tout ce qui avait souffle de vie
et qui était sur la terre sèche mourut ». Pour qu’un phénomène
comme celui-là fût aussi meurtrier que le dit la Bible, il fallait un
pays effectivement sans relief et presque au niveau de la mer.
L’existence de quelques petits monticules eût suffi à réduire
considérablement les pertes en vies humaines ; une arche même
eût été inutile.
Si tel fut l’événement, eh bien, ce fameux déluge a été surpassé
par bien d’autres catastrophes semblables au cours des temps. Ce
sont des vagues non de sept, mais de douze et de quatorze mètres,
qui s’enfoncèrent en 1737 et en 1876 dans les deltas du Gange et du
Brahmapoutre. A Lisbonne, en 1755, le flot dévastateur s’éleva à
vingt mètres, et à Krakatoa, en 1883, il atteignit même trente-six
mètres de haut. Le déluge, en vérité, fut peu de chose en
comparaison.
Les esprits pieux, qui croient que le déluge fut une catastrophe
sans commune mesure avec aucune autre, n’admettent pas l’hypo-
thèse de Wolley : la couche de limon ne saurait être un vestige du
déluge, le raz de marée que cette couche suppose étant par trop «
insignifiant » ! Or, tout dépend du point de vue où on se place : les
habitants des basses terres de Mésopotamie, qui furent surpris par
des vagues de sept mètres où ils se noyèrent, ne jugèrent
certainement pas l’événement « insignifiant » et les rares
survivants en firent spontanément une catastrophe cosmique.
Certes, dans le golfe Persique, tremblements de terre et raz de
marée sont plus rares que dans le golfe du Bengale ou sur les côtes
d’Extrême-Orient, ou dans le golfe du Mexique et aux Antilles.
Mais il y en a eu néanmoins : le 1er mai 1769, Bagdad et plusieurs
agglomérations de Mésopotamie furent ravagées par un ouragan
accompagné d’une pluie « diluvienne » et de grêle, tandis qu’une
secousse tellurique détruisait de nombreuses maisons. En octobre
1842, un cyclone causa plus d’un naufrage dans le golfe d’Aden et
se répercuta jusqu’au golfe Persique où l’île de Bahrein fut ravagée.
D’autre part, il est possible que la Bible renferme effectivement
deux récits du déluge, car l’épisode de la Création semble bien faire
allusion à un déluge dans les deux versets suivants : « Dieu dit :
Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul
lieu et que le sec apparaisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec
terre, et il appela l’amas des eaux mers. » Depuis les travaux du
théologien bâlois de Wette, la critique biblique estime que l’Ancien
Testament présente deux récits du déluge fondus l’un dans l’autre :
un plus ancien, de tradition « jahviste », datant du IXe siècle avant
Jésus-Christ, et l’autre de tradition « élohiste », datant du VIe
siècle, ce qui permet de résoudre certaines contradictions, ainsi la
durée même du déluge qui est tantôt de quarante, tantôt de cent
cinquante jours.
Nous avons aujourd’hui toutes raisons de croire qu’une
submersion universelle, anéantissant tout le genre humain, n’a
jamais eu lieu. Ce dont nous parle la Genèse ne désigne qu’une
inondation locale, d’exceptionnelle ampleur, vraisemblablement
causée par un raz de marée consécutif à un séisme dans le golfe
Persique, et qui eut pour théâtre les terres avoisinant l’embouchure
du Tigre et de l’Euphrate.
Certes, le déluge biblique est historique. Mais le récit de la
Genèse comporte des exagérations manifestes comme toutes les
traditions populaires. Le déluge a certainement eu lieu avant le
troisième millénaire avant Jésus-Christ, puisque l’épopée de
Gilgamesh date de cette époque-là ; peut-être même a-t-il eu lieu
au début du quatrième millénaire, puisque les nombreux
documents qu’on possède de Babylone, d’Ur, etc., et qui remontent
jusqu’à 3 800 avant notre ère, n’en font jamais mention.
L’historien babylonien Berossus, qui vécut au IIIe siècle avant
Jésus-Christ, place l’événement 36 000 années avant Alexandre le
Grand, mais les Anciens ont souvent jonglé avec les chiffres les
plus invraisemblables quand il s’agissait de dater des événements.
Berossus indique aussi que quatre-vingt-six rois ont régné sur
Babylone avant le déluge, en tout pendant 34 091 années, la durée
de chaque règne variant de trois cents à mille cinq cents ans ! Le
grand âge des patriarches bibliques, de Mathusalem entre autres,
nous donne un autre exemple de ces fantaisies mathématiques.
Point n’est besoin de dire que ces chiffres n’ont aucune valeur. On
peut situer le déluge de façon plausible, aux alentours de l’an 4000
avant Jésus-Christ et les résultats des fouilles paraissent confirmer
cette date.
En somme, les travaux les plus récents sur le déluge n’ont fait
que confirmer les conclusions auxquelles Suess était parvenu dès
1883 :
Stonehenge et le
Pays des Hyperboréens
Stonehenge est certainement la construction préhistorique la
plus impressionnante et la plus célèbre de toute l’Europe. Ce
vestige unique se trouve dans le sud de l’Angleterre, près de
Salisbury, non loin de la route de Londres à Bristol. Telles quelles,
ces ruines nous en imposent encore.
L’ensemble des monolithes revêt une forme circulaire. Trente
menhirs, hauts de 4 mètres sur 1,25 mètre à 2,50 mètres de large,
formaient un cercle de 88 mètres de diamètre. A l’intérieur de ce
cercle se trouvait disposé un autre cercle de quarante-neuf
menhirs, plus petits, mais mesurant toujours de 1,50 mètre à 1,80
mètre de haut. Les blocs verticaux du cercle extérieur étaient reliés
les uns aux autres par de massifs linteaux de pierre. Cinq énormes
trilithes, disposés en fer à cheval et constitués par deux menhirs
verticaux reliés l’un à l’autre par un linteau, se dressaient à
l’intérieur des deux cercles précédents. Plus au centre encore, et
toujours en fer à cheval, une nouvelle rangée de blocs plus
petits entouraient la pierre d’autel horizontale, point central de
tout le dispositif. A l’extérieur du grand cercle, à une distance de 30
mètres, s’élevait un menhir isolé, dit « pierre astronomique »,
parce que placé en un point où, dit-on, il y a 4 000 ans, un
observateur placé près de la pierre d’autel voyait se lever le soleil à
l’aube du solstice d’été.
Un fossé circulaire de 114 mètres de diamètre entourait
l’ensemble et, à quelque distance de ce fossé, un autre fossé de
menhirs délimitait une sorte de piste large de 106 mètres et de 2,7
kilomètres de circonférence.
Ces blocs de pierre impressionnants ont évidemment provoqué
de bonne heure l’étonnement admiratif des hommes. Les auteurs
anglais du Moyen Age évoquent Stonehenge à plusieurs reprises en
se faisant l’écho des nombreux récits fantastiques auxquels ces
menhirs ont, de tout temps, donné heu. Geraldus Cambrensis écrit
au XIIe siècle : « Autrefois se trouvait en Irlande un formidable
amas de pierres, appelé la danse des Géants, parce que des géants
auraient amené ces blocs de pierre depuis les régions d’Afrique les
plus éloignées, puis entassé dans la plaine de Killarney non loin de
Castel Naas, et l’on admirait à la fois le poids énorme de ces blocs
et leur harmonieuse disposition. Selon une tradition anglaise, le roi
Aurelius Ambrosius aurait fait transporter d’Irlande ces pierres en
Grande-Bretagne avec l’aide de l’enchanteur Merlin. »
Geoffroy de Monmouth, toujours au XIIe siècle, reproduit une
tradition analogue. En 1575, Camden estime que Stonehenge est un
monument funéraire. En 1620, Inigo Jones y voit un temple
romain et John Aubrey, en 1665, un sanctuaire druidique. Stukeley
fut le premier à affirmer, en 1724, que l’entrée de Stonehenge est
orientée d’après le soleil et son imagination débordante y vit
l’œuvre de prêtres égyptiens fugitifs. Bien d’autres explications en
ont été données par la suite et Barclay, en 1895, réunit toute la
littérature écrite jusqu’à cette date sur ce sujet.
Que ces assemblages de pierres aient un caractère religieux n’a
jamais été discuté. Et, sans doute, l’importance de ce sanctuaire de
Stonehenge fut-elle même exceptionnelle, car, si la plupart des
pierres sont des blocs de grès extraits de carrières voisines,
d’autres blocs ne peuvent provenir que des monts Prescellys situés
à 300 kilomètres de là. Ce sont les diabases, ou pierres bleues, dont
le poids est si considérable que leur transport sur une aussi grande
distance pose une énigme technique. Gowland écrit à ce sujet : «
Beaucoup de ces blocs de pierre sont étrangers au pays, mais cela
n’a rien de surprenant, parce qu’ils ont pu être apportés par des
glaciers. » On estime aujourd’hui que ces pierres ont dû être
amenées par eau ou, plus simplement encore, qu’elles proviennent
tout de même de quelque carrière voisine disparue depuis.
L’ancienneté de ce sanctuaire remonte, selon les uns, à 1 000,
selon les autres, à 1 500 et jusqu’à 4000 ans. C’est cette dernière
hypothèse qui semble la plus probable. Montelius a établi que ces
blocs géants n’ont pu être travaillés qu’à l’aide d’outils de pierre,
dont on a retrouvé des exemplaires dans les innombrables
tombeaux découverts aux environs de Stonehenge et qui sont cer-
tainement contemporains du sanctuaire.
Les intempéries n’ont pas épargné Stonehenge. L’une des plus
grandes pierres se serait écroulée peu avant 1574 et une autre en
1620. Le quatrième trilithe s’effondra le 3 janvier 1797 et un autre
le 31 décembre 1900. Le bloc connu sous le nom de « long stone »
tomba le 2 novembre 1911. Mais, en dépit de ces dégradations
successives, on peut se faire une idée très précise de ce que fut le
monument entier.
Les spécialistes ne s’accordent guère sur sa raison d’être exacte.
A l’origine, on y a vu surtout un haut lieu consacré au culte du
soleil. Les travaux scientifiques modernes, ceux de Fergusson en
1872, de Petrie en 1880, concluent pareillement. Mais Lockyer, en
1906, combattit cette hypothèse avec passion, affirmant que
Stonehengue fut simplement un observatoire préhistorique. Ce qui
était peut-être excessif, mais Spengler, en 1937, tomba dans l’excès
inverse en soulignant qu’ « aucun être raisonnable » ne saurait
parler d’observatoire à propos de Stonehenge. En fait, cette
construction doit bien avoir eu quelque rapport avec le culte
antique du soleil. Aujourd’hui encore, le 21 juin, jour du solstice
d’été, une fête populaire, dont l’origine remonte dans la nuit des
temps, se déroule à Stonehenge. Lockyer le signale expressément :
« Suivant une antique coutume, la population de Salisbury et des
localités environnantes se réunit à cet endroit le jour du solstice
d’été pour y assister au lever du soleil. » Kierkebusch estime de son
côté : « La coutume qui veut que la population du pays aille en
pèlerinage à Stonehenge le jour du solstice et y célèbre une fête »
apporte « un argument décisif à l’appui de l’hypothèse d’un temple
religieux».
Or, chez les peuples anciens, observations astronomiques et
cérémonies religieuses souvent ne faisaient qu’un. Seuls, les
prêtres observaient les astres et ces observations étaient en soi des
actes religieux. Schuchhardt préfère le mot de « sanctuaire » à
celui de « temple » et, sans doute, a-t-il raison au sens strict.
D’ailleurs, « observatoire » n’est pas exhaustif non plus. Mais ces
nuances ne sont de mise que dans les ouvrages scientifiques.
Schuchhardt ne nie pas que Stonehenge ait servi à la fois au culte
et à l’observation de l’astre solaire. Mais il pense que, le jour du
solstice, ce n’était pas le lever, mais le coucher du soleil que l’on y
contemplait, contrairement aux coutumes de presque tous les
peuples connus. Car il estime que Stonehenge fut surtout un lieu
consacré au culte des mots, d’où le symbole représenté par le
couchant. Schuchhardt tire argument de l’existence de 483
tonneaux, datant du début de l’âge du bronze et dénombrés à
moins de deux milles à la ronde autour de Stonehenge qui serait
ainsi un temple « dédié aux ancêtres ». L’existence de la piste
circulaire évoquée plus haut paraîtrait confirmer cette thèse, s’il est
vrai, comme le croit Schuchhardt, que cette piste servait à des
courses de chars. L’Iliade ne nous apprend-elle pas qu’Achille
organisa des courses pour célébrer la mémoire de Patrocle ? Qu’il
en ait été de même à Stonehenge n’aurait rien d’extraordinaire.
En vérité, l’hypothèse de Schuchhard — un sanctuaire dédié
aux ancêtres — et celle admise généralement d’un sanctuaire dédié
au dieu solaire Borvon, où, chaque solstice, le peuple se réunissait
pour y observer, sous la direction du prêtre et avec l’aide de la «
pierre astronomique », le lever du soleil, ces deux hypothèses ne
s’excluent nullement. Stonehenge a pu être un sanctuaire servant
au culte du soleil et à la commémoration des morts.
Schuchhardt a d’ailleurs fait une constatation extrêmement
curieuse : des ressemblances assez précises existent entre
l’architecture de Stonehenge, type même du tombeau circulaire, et
celle du célèbre bâtiment également circulaire de Mycènes, plus
récent de trois à quatre cents ans.
D’autre part, si l’on admet que Stonehenge fut, à l’instar de
beaucoup d’autres constructions préhistoriques, un sanctuaire
celte dédié au soleil, on est amené à faire des rapprochements
historiques du plus haut intérêt.
C’est ainsi que nous lisons dans Diodore citant un texte
d’Hécatée d’Abdère : « En face du pays des Celtes existe, à peu de
distance vers le nord, une île au moins aussi grande que la Sicile.
Ses habitants s’appellent les Hyperboréens parce qu’ils échappent
aux atteintes du vent du nord... Il y a sur cette île un bois sacré de
toute beauté, dédié au soleil, ainsi qu’un temple étrange de forme
circulaire... Tous les dix-neuf ans, quand le soleil et la lune
retrouvent leur position l’un par rapport à l’autre, Apollon fait son
entrée dans l’île... Les rois de cette île, qui ont aussi la garde du
bois sacré, descendent de Borée et s’appellent pour cette raison des
Boréades. »
Diodore fait là une allusion très claire à la Grande-Bretagne.
Nilson le souligna déjà en 1866. Quant au temple de forme
circulaire, il y a d’autant plus de chances qu’il s’agisse de
Stonehenge que ce sanctuaire dédié à Borvon, dieu solaire des
Celtes, paraît bien avoir été le haut lieu de tout le peuple celte. Car
il est plus que probable que, les jours de grande fête, les Celtes de
Gaule passaient la Manche pour se rendre en pèlerinage à
Stonehenge.
Quant à ce nom d’ « Hyperboréens », en voici sans doute
l’origine : quand les commerçants de Massilia, ou Marseille,
remontaient le Rhône pour se rendre, via la Manche, soit en
Cornouailles, soit dans les îles Cassitérides, patrie du précieux
étain, ils remarquaient que le mistral, ce vent du nord qui les
affectait cruellement, diminuait à mesure qu’ils approchaient de la
Manche. Bien mieux : il n’y avait plus de vent du tout sur la côte
méridionale de l’Angleterre, où le climat est particulièrement doux,
surtout aux abords de l’île de Wight et de la ville de Bournemouth.
La côte sud-occidentale de l’Angleterre, située sur le cinquante et
unième parallèle, connaît en effet des hivers beaucoup plus
agréables que la ville de Marseille située sur le quarante-troisième
et la végétation y est presque subtropicale. On mentionna donc
l’existence de ce peuple favorisé qui, « au-delà du vent du nord » —
d’où le nom « d’Hyperboréens » — connaissait un climat
exceptionnel. Il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la légende
des Hyperboréens qui a donné lieu à mainte divagation.
Diodore signale d’autre part la visite d’Apollon aux
Hyperboréens tous les dix-neuf ans. Reuter a raison de rapprocher
cette indication du cycle lunaire qui dure effectivement dix-neuf
ans, et il ajoute : « On peut admettre que l’indication donnée par
Diodore sur la grande année lunaire des Hyperboréens... se
rapporte à une observation astronomique notée par Pythéas dans
son ouvrage sur l’ “ Okeanos »
Mais ce n’est pas tout :
Il existe un autre texte relatif au temple élevé par les
Hyperboréens au dieu du soleil et qui consiste en une belle et
poétique description d’une cérémonie religieuse, due à Elien le
Sophiste. Il y est question de cygnes chantants (Cygnus musicus)
et de leurs rapports avec le sanctuaire de Stonehenge. Car le cygne
chantant est une exclusivité de la faune des îles Britanniques et des
pays d’Europe riverains de l’Atlantique-Nord. Dans le sud de
l’Europe, et spécialement en Grèce, n’existe que le cygne ordinaire,
bien muet celui-là (Cygnus olor). Par conséquent, ce récit concerne
bel et bien l’Angleterre :
« Les cygnes tournoient autour du temple et le nettoient en
quelque sorte de leurs ailes. Puis ils se posent dans la cour du
temple qui est très grande et très belle. Quand les pèlerins
entonnent leurs hymnes habituels et que les joueurs de cithares
font retentir leurs accords, de véritables nuages de cygnes
accourent et ces oiseaux, se posant autour du sanctuaire,
accompagnent de leurs chants les hymnes sacrés. Ces oiseaux, qui
ressemblent à autant d’enfants de chœur ailés, célèbrent ainsi par
leurs chants la divinité pendant toute la journée. »
Tout n’est certes pas à prendre à la lettre dans ce récit
poétique, mais il reste qu’un temple mystérieux dédié au dieu du
soleil Borvon s’élevait dans un pays où existaient des cygnes
nordiques. D’autre part, les Grecs hellénisaient volontiers les noms
étrangers ou tout au moins les assimilaient à leurs vocables
familiers : Borvon leur rappela Boreo et ils en conclurent, un peu
rapidement il est vrai, que les rois de Grande-Bretagne
descendaient de Borée parce qu’ils demeuraient « au-delà du vent
du nord ».
Dès 1790, Wernsdorf présuma que les récits relatifs aux
Hyperboréens, à leur culte du soleil et à leurs cygnes chantants ne
faisaient que reprendre d’anciennes traditions historiques du cycle
celtique, bien antérieures en fait au récit d’Hécatée. Le poète Alcée,
qui vécut autour de 600 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire peu après
la fondation de Marseille, nous a laissé le fragment d’un poème où
l’on voit Apollon quitter les Hyperboréens et regagner son
sanctuaire de Delphes sur son char attelé de cygnes : « Quand
Apollon fut né, Zeus lui remit la lyre et l’envoya à Delphes dans un
char attelé de cygnes. Les Delphiens entonnèrent le péan et les
chœurs des vierges rassemblées autour du trépied supplièrent le
dieu de revenir enfin de chez les Hyperboréens. »
L’origine nordique de la légende apparaît dans d’autres détails
encore. Ne disait-on pas des Hyperboréens qu’après avoir vécu
longtemps dans le bonheur, ils mettaient eux-mêmes fin à leur
existence en se précipitant dans la mer du haut de quelque rocher.
Cette coutume exista réellement, si l’on en croit de vieilles tra-
ditions germaniques.
Le fait qu’originellement, le mythe des Hyperboréens naquit
des relations commerciales de l’Antiquité avec les pays nordiques
fut déjà pressenti par Welcker voici un siècle. Celui-ci affirma que
tous les récits mentionnant les peuples « au-delà du vent du nord »
lui paraissaient liés à l’importation de l’ambre. Il ne se trompa pas,
sauf sur l’objet de ce commerce : ce n’était pas l’ambre, mais l’étain
qu’on recherchait chez les Hyperboréens. Le savant suédois Nilson
reconnut en 1866 que l’île citée par Hécatée ne pouvait être que
l’actuelle Angleterre. Crusius affirme que la légende des Hyper-
boréens fut rapportée par les marins argiens et corinthiens au
retour de leurs voyages commerciaux dans « l’extrême ouest ».
Bien que les îles Britanniques aient joué un rôle important dans le
commerce méditerranéen dès 2000 avant Jésus-Christ, Crusius
fait erreur, car les récits sur les Hyperboréens sont tous postérieurs
aux voyages entrepris par les commerçants de Massilia pour
gagner l’Angleterre via la Gaule.
Une remarque s’impose ici : on a souvent cherché à découvrir
dans Hésiode et Homère ce qu’on savait de leur temps au sujet des
îles Britanniques. Or, il paraît bien que les descriptions faites par
Homère du pays des Cimmériens et des sources de l’Océan
reposent précisément sur ce qu’on savait à l’époque, quoique
confusément, des îles Britanniques. Homère connaissait l’étain qui
est cité six fois dans l’Iliade et toujours comme un métal très
précieux. L’étain antique apparut en Méditerranée dès 2 000 avant
Jésus-Christ. Il servait à fabriquer le bronze dont la demande était
alors très forte, et provenait essentiellement des pays d’Europe
occidentale, de Bretagne (où les gisements furent épuisés de bonne
heure), d’Irlande et des îles Britanniques, principalement de
Cornouailles, où l’étain était encore au Moyen Age une source de
richesse.
On crut autrefois que l’étain utilisé dans l’Antiquité par les pays
méditerranéens venait du Proche-Orient, mais c’est inexact.
Quiring souligne qu’il n’existait aucune mine d’étain en Asie
Mineure et dans le Caucase, et les gisements de Perse étaient
ignorés encore au temps d’Hérodote. Certes, des paillettes d’or et
d’étain furent découvertes de très bonne heure dans les cours d’eau
d’Espagne et l’exploitation en fut entreprise sans doute dès le
début du troisième millénaire avant Jésus-Christ, peut-être même
avant dans le sud de l’Espagne. Mais cette production espagnole
fut toujours insuffisante. Les artisans de la fabrication du bronze se
mirent à la recherche de sources plus abondantes et, pour cela,
passèrent la mer. Dès 2 000 avant Jésus-Christ, ils connurent donc
les riches gisements de Bretagne ainsi que ceux des îles
Britanniques qui, par la suite, devinrent leurs fournisseurs les plus
importants. L’Espagne fut, pour toute l’Antiquité méditerranéenne,
le pays du bronze par excellence. Le métal ouvré dans la péninsule
Ibérique trouvait amateurs non seulement en Egypte dès avant
l’époque dynastique, mais aussi dans tout le Proche-Orient. Le
bronze espagnol contribua beaucoup à animer les échanges
méditerranéens et longtemps ce furent les Crétois qui assurèrent
les transports. Des archéologues anglais ont, d’autre part,
découvert que les gisements d’étain de Cornouailles furent décelés
et exploités au début du deuxième millénaire avant notre ère.
On peut donc admettre sans risque d’erreur que l’étain des
pays d’Europe occidentale parvint en Méditerranée via l’Espagne
aux environs de 2000 avant Jésus-Christ. Les allusions d’Homère
au pays de l’étain s’éclairent du même coup. D’autre part, les
inscriptions commerciales de l’Egypte primitive citent l’étain
comme un produit venant exclusivement de l’Ouest et qui fut
parfois même entreposé dans les ports égyptiens pour être expédié
plus loin en Orient, vers l’Arabie et les rivages indiens. Pline
signale, en effet, que l’Inde ne possède pas d’étain et qu’elle s’en
procure en l’échangeant contre des perles et des pierres précieuses!
Schuchhardt a pu établir que la première apparition du bronze,
d’un bronze il est vrai encore imparfait, date de 2500 avant Jésus-
Christ : ce bronze est celui de la statue du pharaon égyptien Pepi.
Par conséquent, même en ces temps reculés, des relations
commerciales unissaient l’Egypte et l’Europe occidentale via
l’Espagne et, dans tous les cas, les îles Britanniques furent bien le
grand fournisseur d’étain des pays méditerranéens de l’Antiquité.
Aujourd’hui, de nombreux savants, de toutes disciplines,
admettent sans discussion que le 'mythe des Hyperboréens et les
textes relatifs à Stonehenge se rattachent étroitement à ces
échanges commerciaux. Le géographe Sieglin, le préhistorien
Schuchhardt et le philologue Philipp s’accordent sur ce point. Moi-
même, dans un travail précédent paru en 1928, ai montré l’erreur
de César affirmant que les habitants des rivages gaulois ne savaient
rien des îles Britanniques. Les Gaulois se refusèrent tout
simplement à livrer à un étranger des informations sur leurs
relations commerciales. Car le trafic sur la Manche entre Celtes
insulaires et continentaux dut être très actif, beaucoup d’indices
nous le confirment.
La thèse de Schuchhardt identifiant le pays des Hyperboréens
avec le sud de l’Angleterre paraît donc aujourd’hui vérifiée. Et
Nilson a raison aussi en soulignant combien le « temple
magnifique » évoqué par Hécatée ressemble au sanctuaire de
Stonehenge, car, dit-il, « il est impossible d’inventer avec autant
d’exactitude ».
Montelius a insisté sur la profonde impression faite par les
ruines de Stonehenge sur les touristes. Les liens qui unissent ce
sanctuaire aux légendes et aux mythes sacrés de la Grèce antique
ne font qu’augmenter l’attrait de ces pierres vénérables.
Affirmer que l’Hellade classique a eu ne serait-ce qu’une vague
notion de l’existence de l’Angleterre aurait été qualifié autrefois de
saugrenu. On crut longtemps, en se trompant d’ailleurs, que les
Phéniciens avaient entretenu des lignes régulières sur les mers du
nord et de l’ouest de l’Europe et que, par conséquent, ils avaient
aussi abordé en Grande-Bretagne. Mais on pensait que les Grecs de
l’époque d’Homère ignoraient tout des pays de l’Europe
occidentale. On est, par la suite, revenu sur toutes ces erreurs.
Après que Voss, dès 1804, eut affirmé que certains paysages de
l’Odyssée ont certainement eu leur modèle en Grande-Bretagne, on
découvrit que Pythéas, au IVe siècle avant Jésus-Christ, ne fut
nullement l’ « inventeur » de l’Angleterre et César son brillant
second.
En fait, plus de 1 000 ans avant Homère, les îles Britanniques
jouaient déjà un rôle en Méditerranée orientale et ces relations,
consistant en la fourniture d’importantes matières premières, se
poursuivirent sans interruption durant l’Antiquité historique, bien
que la littérature ne nous en donne que de rares témoignages. De
tous les monuments préhistoriques où l’on discerne le jeu de ces
influences réciproques, Stonehenge est de loin le plus important et
le plus intéressant. Ce fut un sanctuaire consacré au soleil et au
culte des morts et il servit à des cérémonies religieuses comme à
des observations astronomiques.
En 1900 d’abord, puis en 1921, on chercha à remédier à la
dégradation progressive de cette construction plus que vénérable.
Des blocs écroulés furent redressés et d’autres, qui branlaient,
consolidés. Ceux qui restent aujourd’hui debout bénéficient de la
même protection que les monuments historiques.
6
Sodome et Gomorrhe
« Alors l’Eternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe
du soufre et du feu, de par l’Eternel. Il détruisit ces viles, toute la
plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre... Et
voici que s’éleva de la terre une fumée, comme la fumée d’une four-
naise. »
Les commentateurs ont souvent cherché à élucider le mystère
de cette catastrophe qui eut pour théâtre la Palestine primitive. Des
pluies de feu ou de soufre n’accompagnent jamais les
tremblements de terre ou les éruptions volcaniques. Et pourtant
l’événement est historique, car les historiens païens eux-mêmes le
mentionnent. Ainsi Strabon écrit en l’an 20 après Jésus-Christ : «
Les traditions rapportées par les habitants qui assurent que, jadis,
treize villes prospéraient dans cette contrée sont dignes de foi ; on
dit même que les murailles de Sodome, la cité principale, existent
encore et qu’elles mesurent soixante stades de circonvallation. Le
lac sortit de son lit à la suite d’un grand tremblement de terre et
vomit du bitume bouillant mêlé à de l’eau sulfureuse, tandis que du
feu jaillissait et que les flammes calcinaient les rochers. Les villes
s’enfoncèrent partiellement dans le sol ou furent abandonnées par
les habitants frappés de panique.» La description de Strabon est en
fait plus proche de la réalité que celle de la Genèse, nous ne
tarderons pas à le voir. Mais Strabon ne fut pas le seul écrivain grec
à connaître l’événement : Ptolémée ne l’ignora point puisqu’il
appelle la mer Morte : Sodomorum lacus, et Philon en parle
également.
Chez les Romains, Tacite évoque ainsi, dans ses Histoires, la
destruction de Sodome : « Non loin de la mer Morte s’étendent des
plaines qui furent autrefois fertiles et où s’élevaient de grandes
villes. Mais celles-ci, dit-on, furent frappées de la foudre...
J’admets volontiers qu’autrefois des villes célèbres furent dévorées
par le feu du ciel. » L’historien Flavius Josèphe mentionne de son
côté la catastrophe.
Enfin, le Coran lui-même fait allusion à l’événement. Témoin
ce verset : « Il renversa aussi les villes détruites et ce qu’elles
recouvraient les recouvrit à leur tour. »
Il ne s’agit donc en aucune façon d’une légende forgée de toutes
pièces. Mais la nature exacte de cette catastrophe et la région de
Palestine où elle eut lieu vont désormais nous occuper.
Un passage de la Bible relatif à une époque antérieure à la
destruction des villes signale que les cinq « rois de Sodome,
Gomorrhe, Hadama, Séboïm et Zoer, s’étaient réunis dans « la
vallée de Siddim qui est maintenant la mer Salée », pour y mener
une guerre en commun. Cette « mer Salée » est sans aucun doute
la mer Morte dont la teneur en sel est très élevée. Les apocryphes
nous précisent en outre que « le feu tomba » sur les cinq villes
précitées et que leur emplacement dévasté « fume encore en signe
d’opprobre ». Sodome, Gomorrhe, Séboïm et Hadama furent
détruites : seule la « petite » ville de Zoer, où Loth se serait réfugié,
fut épargnée.
On peut donc se demander si réellement quatre villes furent
rayées de la carte du monde. Sodome était certainement la plus
importante. C’est d’ailleurs de Sodome seulement qu’il va être
question ici. Il n’est pas certain en effet, que Gomorrhe, toujours
citée avec Sodome, fût le nom d’une ville, mais seulement d’une
plaine avoisinante, également submergée, car le sens étymologique
du mot est « plaine recouverte par les eaux ».
Nous pouvons admettre sans plus que la cause immédiate de la
catastrophe fut un tremblement de terre. Mais la pluie de feu et de
soufre ?
On songe tout d’abord à un volcan qui serait entré en éruption.
Les environs de la vallée du Jourdain et de la mer Morte sont
riches en volcans éteints dont le moins célèbre n’est pas le mont
Tabor. Mais tous ces volcans sont muets depuis des dizaines et des
dizaines de milliers d’années. Que l’un d’eux se soit réveillé brus-
quement au début des temps historiques est théoriquement
possible. Un événement géologique aussi récent aurait toutefois dû
laisser des traces faciles à retrouver par les géologues. Lave et
produits éruptifs de toute nature devraient subsister si une
éruption avait eu lieu au début du deuxième millénaire avant
Jésus-Christ. Or, dans toute la région, on n’en trouve pas la
moindre trace. On peut donc affirmer, avec les moindres risques
d’erreurs, qu’aucun événement volcanique n’a eu lieu il y a 4 000
ans en Palestine.
Afin de résoudre cette contradiction entre les textes et les
données de la géologie, Gunkel et Edouard Meyer crurent que la «
légende » de la destruction des deux villes avait son berceau en
Arabie, d’où elle serait passée en Palestine. Mais cette hypothèse ne
mène à rien. La tradition biblique mentionne avec trop de
précision la « mer Salée » dont elle fait le point de repère de son
récit. Et puis il n’y a pas en Arabie de volcan en activité. Si des
éruptions isolées eurent lieu en 1256 ou 1276 près de Médine, en
1824 sur l’île Saddle, en 1834 sur le djebel Tair, etc., leur ampleur
fut toujours limitée et aucune preuve n’existe que, depuis les temps
historiques, une catastrophe volcanique de quelque importance ait
eu lieu en Arabie.
C’est Blanckenhorn qui a résolu l’énigme par ses recherches
effectuées sur place : la mer Morte se serait formée partiellement à
l’époque tertiaire à la suite de l’effondrement du « fossé est-
africain ». L’écorce terrestre s’effondra du lac Nyassa à la Syrie,
donnant naissance à de nombreux volcans, aux grands lacs
africains, à la mer Rouge, à la mer Morte, au lac de Génésareth, dit
aussi de Tibériade. A l’origine, celui-ci ne faisait qu’un avec la mer
Morte, mais, dans ce climat désertique, du fait de l’évaporation
constante des eaux, le lac et la mer finirent par se séparer, tandis
qu’augmentait leur teneur en sel.
La mer Morte est, avec la mer Caspienne et le lac Baïkal, la plus
profonde dépression continentale de l’écorce terrestre. Le fond de
la mer Morte se trouve à 793 mètres au-dessous du niveau de la
Méditerranée, et la surface de ses eaux se trouve elle-même, du fait
de l’évaporation, à 394 mètres au-dessous du niveau méditer-
ranéen. La mer Morte mesure aujourd’hui 78 kilomètres de long,
17 de large et 399 mètres de profondeur. Comme aucun grand
fleuve, hormis le Jourdain, n’y déverse ses eaux, sa teneur en sel
est six fois plus forte que celle des océans. Aucun poisson ne peut
donc y subsister et les pêcheurs ne hantent pas ses rives ; aucun
bateau ne la parcourt. Son nom de « mer Morte » est, par
conséquent, tout à fait justifié.
Mais la mer Morte qui naquit de l’effondrement du sol à
l’époque tertiaire était moins étendue qu’aujourd’hui. Elle s’arrêtait
à la hauteur de la presqu’île actuelle d’El-Lisan située sur son
littoral sud-est. Cette première mer Morte atteignait donc les cinq
sixièmes de celle que nous connaissons, et c’est aujourd’hui la
partie la plus profonde de la dépression. Quant à la partie
méridionale, située au-dessous de la presqu’île d’El-Lisan, elle est
beaucoup plus récente et sa profondeur varie de 1 à 6 mètres au
maximum. Cette région ne fut donc submergée que tardivement.
Au début des temps historiques, elle était encore habitée et
comprenait plusieurs localités.
Cet effondrement fut évidemment d’origine sismique et c’est ce
séisme qui dut détruire Sodome et Gomorrhe. Blanckenhorn nous
dit à ce sujet : « Le sol de la partie méridionale de l’actuelle mer
Morte s’effondra brusquement. Des failles s’ouvrirent,
engloutissant les villes ou les faisant positivement se retourner
dans les profondeurs de la terre, de telle sorte que la mer Morte put
recouvrir tout le pays... On ne saurait songer sérieusement à
l’éruption d’un volcan sous les pieds des Sodomites pas plus qu’à
une inondation de lave incandescente. »
Mais un simple séisme, si violent fût-il, provoquant
l’affaissement de toute une région que les eaux viennent ensuite
submerger, ne rend pas compte du récit biblique dans ce qu’il a de
plus frappant : la pluie de feu et de soufre. Mais ce problème
annexe est aujourd’hui résolu comme l’autre.
Le pays de la mer Morte est riche en sources thermales,
sulfureuses et carboniques, en puits de bitume et d’asphalte, qui
sont autant de témoins de l’intense activité volcanique du sous-sol
environnant. Ainsi, sur la rive méridionale de la mer Morte, il
existe une source fréquemment visitée par les touristes tant est
forte son odeur sulfureuse, et une ancienne tradition populaire,
peu digne de foi, prétend qu’en raison de la puanteur de cette
source, les oiseaux évitent de survoler la mer Morte.
Ces constations nous conduisent à donner plus de poids à la
description de Strabon qu’au récit biblique. Il n’y eut pas sur
Sodome une « pluie » de feu et de soufre : des failles du sol
jaillirent toutes sortes de gaz qui ne tardèrent pas à s’enflammer,
d’où le feu et la fumée qui recouvrirent toute la région. « Et voici
que s’éleva de la terre une fumée comme la fumée d’une fournaise
», reconnaît la Bible, et sans doute est-ce exact.
Cette interprétation a reçu une éclatante confirmation en juillet
1927. Une forte secousse se fit sentir au nord-est de la mer Morte,
près de Zerka, et un nuage de fumée, semblable à celui qu’évoque
la Bible, s’éleva dans les airs. Les gaz jaillirent du sol exactement
comme ils durent le faire il y a 4 000 ans.Ilss’enflammèrent
presque aussitôt et une odeur de soufre se répandit dans
l’atmosphère.
En 1929, le Père Mallon et l’archéologue René Neuville,
effectuant des fouilles pour le compte de l’institut biblique du
Vatican, mirent au jour à six kilomètres du rivage nord-est de la
mer Morte, près de Tel Gessul, une ville antique datant de l’âge du
bronze et qui témoignait d’une très haute civilisation. Des
habitations, de vastes entrepôts de blé, des bijoux artistement
travaillés et incrustés de perles, de nacre et de pierres précieuses,
ainsi que des fragments d’une écriture jusqu’à présent inconnue
furent découverts par les deux chercheurs. Cette ville dut être
détruite par un gigantesque incendie vers l’an 2000 avant Jésus-
Christ. Comme on ignorait tout d’une telle ville à cet endroit de
l’ancienne Palestine, l’idée surgit évidemment qu’on était tombé
sur les ruines de Sodome. Mais cette hypothèse ne saurait être
retenue. En raison d’abord de la chronologie : la destruction de
Sodome doit être plus récente que celle de la ville découverte à Tel
Gessul. Les théologiens catholiques eux-mêmes l’admirent bientôt.
Car la Bible rappelle trop expressément que là où se trouvaient
Sodome et Gomorrhe « s’étend maintenant la mer Salée ». Le
rivage nord-est de la mer Morte servit donc d’emplacement à une
ville dont le nom ne nous est pas parvenu, mais Sodome et
Gomorrhe n’ont pu s’élever qu’à l’endroit actuellement recouvert
par la partie méridionale de la mer Morte. Il est, en effet, établi que
Zoer, où se réfugia Loth, était située au sud-est de la mer Morte, en
un endroit que Flavius Josèphe connut encore. Or, Zoer fut
nécessairement située au voisinage immédiat de Sodome qui, par
conséquent, ne saurait être cherchée ailleurs qu’au sud de la mer
Morte.
La tradition biblique nous fournit encore un autre argument à
l’appui de cette théorie : la femme de Loth, fuyant la catastrophe,
se retourna malgré la défense de Dieu et, pour sa punition, fut
changée en statue de sel. L’explication de cet épisode est facile. Le
rivage méridional de la mer Morte est parsemé de rochers de sel,
aux formes bizarres et changeantes sous l’influence du vent et des
phénomènes atmosphériques. Avec un peu d’imagination,
beaucoup de ces blocs de sel ressemblent à des silhouettes
humaines ou animales. L’un d’entre eux, qui ressemblait sans
doute à une statue de femme, servit de support à l’histoire de la
femme de Loth. Aujourd’hui encore, les Arabes, à qui l’imagination
ne fait jamais défaut, désignent un rocher de sel, le djebel Usdum
(« Usdum » étant la déformation arabe de Sodome), comme étant
« la femme de Loth ». Ce trait de la tradition biblique, quelle qu’en
soit d’ailleurs l’explication, prouve en tout cas que, seule, la rive
méridionale entre ici en ligne de compte et non la région nord-est
du pays. La science et l’histoire sont d’accord : le problème de
Sodome et de Gomorrhe peut être considéré comme résolu.
Pour finir, signalons, sous toute réserve, une hypothèse
d’ailleurs invérifiable. Si la disparition de Sodome et de Gomorrhe
fut effectivement la conséquence d’un affaissement de la croûte
terrestre, la possibilité existe que cette catastrophe eut lieu en
même temps que le grand bouleversement volcanique qui affecta
l’archipel des Santorin dont nous parlerons au chapitre suivant.
Les deux événements datent à peu près de la même époque, soit la
première moitié du deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Des
secousses telluriques ou volcaniques sur un point du globe en
provoquent souvent d’autres ailleurs. La distance qui sépare les
Santorin de la mer Morte n’est pas si grande qu’une liaison entre
les deux événements soit exclue. Mais la preuve est impossible à
fournir. Seule subsiste une possibilité, assez fragile d’ailleurs.
7
et Ibn Saïd au XIIIe siècle ont signalé la fameuse île des amazones.
Nous voyons donc les amazones « européennes » ou « proche-
européennes » cantonnées essentiellement dans deux régions : au
Sud-Est, près du Pont-Euxin et dans la mer Egée, puis au Nord
dans les parages de la Baltique. Mais il existe des traditions
exactement semblables, en tout cas très proches parentes, hors
d’Europe, dans des régions qui ont toujours ignoré les mythes de la
Grèce antique, ainsi en Extrême-Orient, sur toute la bordure
occidentale du Pacifique, de Sumatra au Japon. Nous lisons dans le
« Livre des Merveilles », ouvrage arabe de la fin du Ixe siècle ou du
commencement du Xe siècle : « A la limite de la mer de Chine, il
existe une île dont on raconte qu’elle n’est peuplée que de femmes.
Le vent les féconde et elles ne mettent au monde que des filles. On
dit aussi que c’est en mangeant les fruits d’un certain arbre qu’elles
deviennent enceintes. Elles se nourrissent d’or qui pousse dans les
tiges creuses de plantes semblables aux bambous. »
Ce n’est pas là un récit fantaisiste, sorti de l’imagination d’un
conteur arabe, mais bien une authentique tradition extrême-
orientale qui a été retrouvée en Chine et en Malaisie. Les Malais
parlent d’une île, du nom d’Engano, située près de Sumatra et
peuplée d’amazones, celle-là même sans doute que Pigafetta,
compagnon et chroniqueur de Magellan, évoque dans ses récits.
Un bouddhiste chinois du début du Moyen Age, Hui-Sen,
signale l’existence d’une île à amazones située « à mille lis à l’est de
Fousang ». Fousang est une terre de l’océan Pacifique, sans doute
une grande île japonaise. Mille lis équivalent à cinq cents
kilomètres environ, mais ce n’est là qu’un chiffre approximatif qui
signifie simplement : très loin à l’est. Autrement dit : l’île en
question est située quelque part en plein océan Pacifique.
Les auteurs chinois qui eurent connaissance des littératures
non asiatiques mentionnent l’existence d’amazones ailleurs qu’en
Extrême-Orient. L’un des plus grands voyageurs chinois du Moyen
Age, Huan-Tsang, qui, pendant seize ans (629-645), parcourut
l’Asie centrale jusqu’aux confins de l’Inde, signale même une île à
amazones dans les eaux européennes, au sud-ouest de Byzance. «
Sur une île au sud-ouest du royaume de Folin (Folin, c’est-à-dire «
polis », en grec : « ville », la ville par excellence : Byzance) s’étend
l’empire des femmes de l’Occident. On n’y rencontre que des fem-
mes et pas un seul homme. Ce pays renferme de grandes quantités
d’objets rares et précieux qui sont vendus au royaume de Folin. En
échange, le roi de Folin leur renvoie chaque année des hommes
avec qui elles s’accouplent. Mais si elles mettent des garçons au
monde, la loi du pays leur interdit de les élever. »
Impossible de savoir, même approximativement, à quoi fait
allusion le récit de Huan-Tsang. Est-ce pure fable ou bien notre
voyageur a-t-il entendu quelque bribe d’une tradition grecque ? Au
sud-ouest de Byzance, il y a bien l’île de Lemnos où les Argonautes
ont aussi aperçu des amazones... En fait, le problème reste entier.
Le récit de Huan-Tsang n’est plus pour nous qu’une curiosité, sans
plus.
Hors l’Europe et l’Asie Mineure, c’est l’océan Indien qui fait
prime en matière d’amazones. Une île peuplée d’amazones aurait
été située quelque part entre l’Inde et les côtes orientales de
l’Afrique. Le premier à nous en parler, et le plus copieusement,
n’est autre que le célèbre Marco Polo : dans sa description du
littoral indien, le Vénitien mentionne, sans préciser autrement, un
royaume de Khesmakoram à propos duquel il ajoute : « Loin de
Khesmakoram, à environ cinq cents milles plus au sud, en plein
océan, existent deux îles distantes l’une de l’autre de trente milles.
Sur l’une n’habitent que des hommes sans femmes, c’est l’île des
Hommes ; sur l’autre, rien que des femmes sans hommes, c’est
pourquoi elle s’appelle l’île des Femmes. Les habitants de ces deux
îles sont de la même race. Ils sont chrétiens. Les hommes se
rendent dans l’île des Femmes et y demeurent trois mois, mars,
avril et mai, chaque homme demeurant avec sa femme dans une
habitation particulière.Ilsretournent ensuite dans l’île des Hommes
où, le reste de l’année, ils vivent sans femmes. Les femmes gardent
les fils jusqu’à l’âge de douze ans, après quoi ils sont renvoyés chez
leurs pères. Par contre, elles gardent les filles avec elles jusqu’à ce
qu’elles soient nubiles et les marient ensuite aux hommes de l’autre
île. » Frère Jordan, un missionnaire dominicain du XIVe siècle, qui
évangélisa le littoral indien, évoque pareillement l’île des Hommes
et celle des Femmes.
L’existence de ces deux îles de l’océan Indien nous est encore
signalée dans d’autres textes, très différents les uns des autres, si
bien qu’il est difficile de mettre en doute leur réalité. Une
géographie allemande de l’Océan Indien, il est vrai assez fantaisiste
et sans grande valeur scientifique, rédigée en vers, signale au XIIIe
siècle cette île des Femmes en plein océan. Mais il y a ce récit
surprenant qui accompagne la carte de Fra Mauro (1457 ou 1458)
et où se trouve rapportée une expédition de voyageurs arabes en
1420. Cette expédition atteignit le cap de Bonne-Espérance et
poussa très loin dans l’Atlantique Sud. Les deux îles s’y trouvent
mentionnées quoique brièvement : « Un bateau servant d’habitude
aux relations avec l’Inde partit en l’an du Seigneur 1420 pour
effectuer un voyage dans la mer Indienne : il dépassa les îles des
Hommes et des Femmes ainsi que le cap Diab (Bonne-Espérance),
etc. »
S’agit-il de Socotora et des îlots voisins près d’Aden ? On l’a cru
souvent. Mais le voyageur italien Nicolo Conti, qui circula sans
interruption de 1419 à 1444 et visita personnellement toutes les
régions alors connues de l’océan Indien, différencie expressément
Socotora des deux îles précitées : « Je passai, dit-il, deux mois sur
l’île Sechutera (Socotora) qui est située à cent milles à l’ouest du
continent... Non loin d’elle, à moins de cinq milles, se trouvent
deux autres îles distantes l’une de l’autre de cent milles. L’une n’est
habitée que par des hommes et l’autre que par des femmes. »
Cette précision inéquivoque nous permet d’écarter Socotora.
Mais les îles Kourian et Mourian, où Pauthier voudrait placer les
îles à amazones, n’entrent pas davantage en ligne de compte, car
elles sont situées bien plus loin de Socotora que ne l’indique le
texte de Conti. L’interprétation de l’atlas vénitien de Coronolli
(1696) paraît la plus vraisemblable : l’île des Hommes et celle des
Femmes seraient deux petites îles dans les parages du cap
Guardafui, peut-être les îles Abdul-Kuri. Mais une identification
précise importe peu. Par contre, à la lumière des citations
précédentes, on ne saurait guère douter de l’existence, entre les
XIIIe et XVe siècles, de ces deux îles, des Hommes et des Femmes,
dans les parages de Socotora.
Des îles à amazones, il y en eut enfin, selon la tradition, dans
une autre région du monde : l’océan Atlantique jusque près des
côtes américaines. Il est significatif que Christophe Colomb, lors de
son premier voyage d’Amérique, mentionne à deux reprises dans
son journal de bord, les 13 et 15 janvier 1493, l’existence probable
d’îles à amazones aux environs du Nouveau Monde. Lors de son
deuxième voyage, les Indiens lui parlèrent d’une île Matutino où
n’habiteraient que des femmes et qu’on peut sans doute identifier
avec la Martinique ou avec Sainte-Lucie.
L’existence d’une « Insula puellarum » dans l’Atlantique a
toute une histoire. J’ai démontré dans un ouvrage précédent — et
on le verra dans un chapitre ultérieur, celui des îles fantômes —
que les îles fantaisistes signalées par les anciennes cartes marines
ont pour origine une vieille légende celtique d’origine irlandaise.
Selon cette tradition, il y aurait eu en plein océan une grande île
exclusivement peuplée de jeunes et belles personnes et que les
Irlandais appelaient tantôt Tir-na-m-Ingen (île des Vierges) tantôt
Tir-na-m-Ban (îles des Femmes) ou encore O’Brazil (île des
Bienheureux). Cette légende induisit en erreur le Catalan Dulcert
qui fit figurer une « île des Vierges » dans sa carte de 1339 ;
d’autres cartes la reprirent par la suite et Colomb les eut peut-être
sous les yeux. Car il parle d’une « Ile des Onze Mille Vierges », ce
qui est une réminiscence de l’hagiographie des débuts du
christianisme. Une carte datant de 1500, conservée à la
Bibliothèque de Munich, mentionne cette « Ile des Onze Mille
Vierges » dans la mer des Antilles. Les îles Vierges, qui aujourd’hui
font partie des Antilles, doivent certainement leur nom à cette
vieille légende irlandaise. Et il est très vraisemblable que l’île dite «
des Diablesses », mentionnée vers 1150 par le géographe arabe
Edrisi, n’ait elle-même pas d’autre origine.
Nous constatons que les sources de cette croyance à peu près
générale aux amazones sont très diverses, souvent indépendantes
les unes des autres. La tradition irlandaise de l’île Brazil, purement
imaginaire, tendrait en somme à nous faire croire qu’il ne s’agit
jamais que d’une fiction, d’une légende populaire née des mirages
qui font souvent surgir des îles fantômes au large de l’Irlande.
L’Irlande n’est d’ailleurs pas la seule région du globe où les mirages
sont monnaie courante : des îles fantômes ont existé, si l’on peut
dire, un peu partout. Sous certaines conditions atmosphériques les
côtes allemandes connaissent aussi ces apparitions de terres
irréelles dans le lointain. C’est ainsi que du 17 au 20 septembre
1939, à partir de l’île Nordstrand, on put en apercevoir qui se
détachaient admirablement sur la mer. Il est naturel que la
littérature populaire et la superstition en aient fait leurs choux
gras, dotant ces îles de toutes les beautés du paradis et les
réservant à l’usage exclusif de « bienheureux ». Les Celtes
d’Irlande, fort portés sur les plaisirs des sens, peuplèrent volontiers
ces îles fabuleuses d’innombrables jeunes femmes prêtes à l’amour
: leur « île des Vierges », analogue au Vénusberg wagnérien,
réservait à tout être humain qui avait réussi à y aborder une
existence faite de plaisirs perpétuels. Si Plutarque a cru pouvoir
placer à cinq jours de voyage des côtes occidentales de l’Angleterre
la célèbre Ogygie de l’Odyssée, domaine de la nymphe Calypso, c’est
à cause des traditions celtiques relatives à cette île privilégiée en
plein océan. Mais l’horizon des géographes s’élargit peu à peu au
cours des siècles et force fut bien de constater qu’il n’y avait pas
d’île peuplée de jeunes femmes, au large de l’Irlande : cette
fameuse île fut alors simplement repoussée plus loin vers l’ouest.
Elle devint l’île Brazil et figura sur toutes les cartes marines des
XIVe et XVe siècles. Bien entendu, elle demeura introuvable et
bientôt tout ce qui en resta fut les îles Vierges des Antilles et le
Brésil, soit deux simples noms géographiques.
Très différente est l’origine des amazones « nordiques ». Il
semble là que la légende ait puisé à plusieurs sources différentes.
Müllenhof semble en avoir dégagé une importante, en l’occurrence
une simple confusion de mots. Voilà qui étonne à première vue,
mais on est ébranlé si l’on songe que le nom même de l’Amazone,
le grand fleuve sud-américain, est né d’une confusion semblable.
Orellana, qui fut le premier Blanc à explorer le cours supérieur de
l’Amazone, entendit les Indiens prononcer le mot « amassonas » («
destructeur de bateaux ») en désignant le fleuve. La ressemblance
avec « amazone » lui donna des idées et le pas fut vite franchi par
son imagination : il y avait peut-être dans cette région de véritables
et authentiques amazones ! Et voilà comment naissent les fables
et... les noms géographiques !
Eh bien, l’origine des amazones de la Baltique ne serait guère
différente, si l’on en croit Müllenhof. Les Finnois appelaient leur
pays : « kainulaiset », ce qui signifie « pays bas et sans relief ». Or
le mot gothique « qino » et le nordique « kona » signifient l’un et
l’autre « femme » ou « reine », et des composés tels que «
Cvênland », « terre » ou « royaume des femmes », en ont été
formés par la suite. D’autre part, Tacite mentionne dans sa «
Germanie » la tribu des Sitons comme étant soumise au « sceptre
d’une femme ». Müllenhof était convaincu que le passage de Tacite
visait la légende d’un « Cvêna land » et que tous les récits
mentionnant une « terre des femmes » en Europe du Nord prove-
naient en fin de compte d’une mauvaise traduction germanique du
mot finnois. Le nom de « Cvêna land » serait le pendant exact de
notre actuel Queensland et l’affirmation de Tacite au sujet d’une
tribu germanique gouvernée par une femme en descendrait tout
droit. Chez Paul Diacre, le Cvêna-land est déjà devenu tout un
peuple de femmes, et cette histoire prit enfin sa forme définitive
chez Adam de Brème, Ibn Yacoub, etc. Il est encore fait mention du
« Kvanland » dans la description des pays du nord de l’Europe que
le roi Alfred le Grand ajouta en 890 à sa traduction des ouvrages
d’Orose, en se fondant sur les récits du Norvégien Ottar, car Orose,
hormis le pays de Thulé, ignore tout des régions nordiques de
l’Europe.
La théorie de Müllenhof n’est peut-être pas exhaustive, car des
textes arabes laissent entendre que d’autres éléments ont pu jouer
que nous ne connaissons pas.
A mon sens, la meilleure explication des légendes anciennes et
modernes sur les amazones est d’essence ethnographique : çà -et là
sur le globe et surtout dans les archipels, la séparation radicale des
sexes a été pratiquée autrefois, l’union n’était permise qu’à de
longs intervalles et seulement à certaines époques de l’année en
dehors desquelles tout rapport était sévèrement interdit. Cette
coutume était motivée par la pauvreté naturelle de ces pays :
partout où un territoire limité dans sa surface et sa fertilité ne
pouvait produire de nourriture que pour un chiffre donné de
population, cette forme de malthusianisme a dû naître
spontanément. Cette coutume de la séparation des sexes a
naturellement été observée dans les îles ou archipels de taille
moyenne les plus éloignés des continents. Non loin des îles de fem-
mes, il y avait presque toujours des îles d’hommes et, de fait, les
auteurs anciens qui nous ont signalé l’existence des amazones ont
souvent ajouté qu’il existait dans leur voisinage des îles «
masculines ».
Mais ces phénomènes malthusiens eurent lieu aussi sur des
continents. Palladius nous rapporte que, quelque part près du
Gange, les hommes et les femmes d’une tribu vivaient séparés les
uns des autres par le fleuve : les sexes n’avaient le droit de s’unir
que pendant quarante jours par an. Une telle coutume fut peut-être
observée dans les temps préhistoriques sur les bords du
Thermodon en Asie Mineure, d’où la légende des amazones qui
hantaient, disait-on, ces lieux.
Cependant, presque toutes les traditions relatives aux
amazones ont une île pour cadre. Il est donc presque certain que
leur point de départ ait été des pratiques malthusiennes destinées à
éviter une surpopulation locale. Ces coutumes avaient
principalement cours dans le Pacifique, d’où les îles à amazones
signalées en mer de Chine et du Japon ou dans l’archipel de la
Sonde. C’est d’ailleurs dans le Pacifique que la coutume de la
séparation des sexes a dû subsister le plus longtemps, sans qu’on
sache exactement jusqu’à quelle époque, peut-être récente,
quelques dizaines d’années tout au plus. Les indigènes des îles
Trobriand, à l’est de la Nouvelle-Gui née, affirment aujourd’hui
encore l’existence d’une île Kaytalugi quelque part au nord et qui,
autrefois, n’aurait été peuplée que de femmes : « L’étrange pays de
Kaytalugi n’est peuplé que de femmes extrêmement ardentes, dont
les excès épuisent à mort les hommes qui, d’aventure, abordent à
leur île. » Ma théorie ethnographique, qui vaut peut-être aussi
pour les traditions antiques, se voit en quelque sorte confirmée par
un fait historique que je tiens du professeur Behrmann. Le
rassemblement d’individus du sexe féminin dans des « réserves » a
pu être effectivement un réflexe d’autodéfense contre la surpo-
pulation et la faim : quand les Hollandais s’installèrent aux
Moluques, ils estimèrent que le meilleur moyen d’obtenir
l’extinction progressive des populations indigènes sans effusion de
sang était de séparer de force les sexes sur des îles différentes.
Bien que l’origine de la tradition nordique puisse s’expliquer,
ainsi qu’on l’a vu, par un simple contresens, la séparation des sexes
sur des îles différentes a pu être pratiquée aussi bien en Europe
septentrionale. On ne sait pas où exactement, mais certains
auteurs arabes s’expriment sur ce point de façon catégorique. Ibn-
al-Bahloul cite au Xe siècle deux îles de la mer du Nord, dont l’une
ne serait peuplée que de femmes et l’autre d’hommes. Edrisi, dont
nous avons déjà cité les textes sur les amazones nordiques, ajoute à
ce sujet : « L’île occidentale ne contient que des hommes, et aucune
femme n’y demeure. L’autre n’est peuplée que de femmes et pas un
seul homme n’y séjourne. Chaque année, au printemps, les
hommes gagnent en bateau l’autre île où ils vivent avec les femmes
durant un mois environ, puis ils retournent dans leur île et y
restent jusqu’à l’année suivante, où ils reviennent près de leurs
femmes, et ainsi de suite. » Ibn Saïd reprend la même version,
précisant que les deux îles sont distantes l’une de l’autre de dix
milles et que les mères gardent les garçons jusqu’à leur puberté,
après quoi ceux-ci émigrent dans l’île des hommes.
Même les traditions irlandaises, pourtant de toutes les plus
nourries d’imagination pure, ne sont pas sans exprimer de vagues
réminiscences de cette séparation artificielle des sexes. Zimmer,
spécialiste de l’antiquité celtique, cite des traditions irlandaises où
il est question de « pays masculins » voisins du merveilleux « pays
des jeunes femmes ».
Selon Humboldt, « les amazones ont inspiré toute une
littérature qui a fleuri sous tous les cieux et qui appartient au petit
nombre d’idées et de rêves où l’imagination poétique et religieuse
de toutes les races humaines s’est complu de tout temps ». Voilà
qui, à mon sens, est un peu vite dit. Les amazones n’ont pas « fleuri
sous tous les cieux », mais seulement dans des régions bien pré-
cises du globe, fort éloignées les unes des autres. De même, il ne
s’agit pas exclusivement de « rêves » et d’ « imagination poétique
et religieuse ». On a trop souvent sous-estimé le bien-fondé des
anciennes légendes. J’estime que, dans la plupart des cas, des faits
réels, exactement observés, leur ont servi de point de départ. La
fantaisie n’est venue qu’après, brodant ses folles arabesques autour
du noyau de vérité. Les amazones en sont un exemple : les taxer de
pures fables serait abusif. Elles n’appartiennent pas à la seule
mythologie, en dépit du mystère qui les entoure. Car, si l’on fait
appel à l’ethnographie, le problème soulevé par les amazones revêt
un aspect positif, sans doute très proche de la vérité.
12
Phaéton
Phaéton supplia un jour son père, Apollon, de l’autoriser à
conduire les chevaux divins attelés au char du soleil. Apollon, hé
par une promesse antérieure, y consentit à contrecœur. Or, le jeune
homme était tout à fait incapable de mener à bien pareille
entreprise. Les chevaux s’emportèrent et le soleil se rapprocha si
près de la terre que celle-ci s’embrasa. Zeus dut intervenir, mais
l’attelage n’était plus à maîtriser : Zeus fut contraint de foudroyer
l’aurige téméraire. Phaéton tomba dans l’embouchure de l’Eridan.
Ses sœurs, les Héliades, recherchèrent sa dépouille mortelle et lui
donnèrent une sépulture, le pleurant à tel point que la divinité
compatissante les transforma en peupliers pleurant des larmes
d’ambre. Telle est, en peu de mots, l’histoire de Phaéton, fils du
soleil, selon les Métamorphoses d’Ovide.
Comme tous les mythes de cette espèce, celui-ci eut pour point
de départ un événement réel, en l’occurrence sans doute la chute
d’un météore, de taille exceptionnelle et d’une puissante
luminosité. Kugler fut le premier à émettre cette hypothèse qui
nous paraît tout à fait féconde, bien qu’elle ne fût tout d’abord
accueillie qu’avec réticence. Mais les découvertes scientifiques des
dernières décennies montrèrent que cette hypothèse demeurait la
plus vraisemblable.
Les chutes de météores ne sont pas rares, contrairement aux
apparences et eu égard au petit nombre de météorites figurant
dans les collections scientifiques. On a estimé entre six et sept
cents le nombre des météorites qui, chaque année, tombent sur
toute la surface de la terre, soit près de deux par jour ! Il n’est
même pas exceptionnel que leur chute cause de sérieux dommages.
Cependant les célèbres « pluies de pierres » qui sont des chutes
simultanées de centaines, voire de milliers de corps en provenance
des espaces de l’univers, sont en général restées inoffensives, en
raison des très faibles dimensions des projectiles célestes. La «
pluie de pierres » de Juillac (Landes), le 24 juillet 1790, et surtout
celle de Laigle en Normandie, le 26 avril 1803, où quelque 3 000
pierres tombèrent des cieux, furent suivies de beaucoup d’autres.
En voici les plus importantes :
Pierres
22 mai 1808, près de Stannein (Moravie) 200-300
3 février 1812, près de Mocs (Transylvanie) 3 000
16 septembre 1843, en Alsace ?
9 juin 1886, près de Knyahinya (Hongrie) 2 000-3 000
30 janvier 1868, près de Poultousk 100 000
1 janvier 1869, près de Hesslé (Suède) ?
23 septembre 1873, près de Khaïpur (Inde) ?
12 février 1875, près de Homestead (Iowa) 100
19 juillet 1912, près de Holbrook (Arizona) 14000
Voici, classés selon leur poids, les plus gros météores tombés
récemment sur la terre :
A ceux-ci s’ajoutent le météore de la Coon Butte en Arizona et
celui de la Toungouska en Sibérie. Leur masse principale ayant
rebondi dans les espaces intersidéraux, ils n’ont laissé derrière eux
que des fragments : l’un de ces derniers n’en pesait pas moins six-
cent cinquante tonnes ! Des « bombes atomiques » célestes
seraient donc tout à fait capables de faire voler la Terre en éclats
sans aucun concours humain.
On a découvert un bloc de fer météorique de quarante-cinq
tonnes sur la « Montagne de fer » à Melville-Bai au Groenland par
soixante-quatorze degrés de latitude nord. Les Esquimaux l’ont
exploité de tout temps pour fabriquer des armes ou tous autres
objets. Pour autant qu’on en puisse juger, il s’agit bien là d’une
authentique météorite, alors que d’autres blocs de fer pur trouvés
en 1870 par Nordenskjôld sur le littoral de l’île groenlandaise de
Disko par soixante-dix degrés de latitude nord, et dont l’un fut
estimé à vingt et une et l’autre à huit tonnes, ne seraient pas
d’origine cosmique, mais tellurique, c’est-à-dire arrachés aux
entrailles de la Terre par quelque éruption volcanique des premiers
temps géologiques. Par ailleurs, un bloc imposant de ferro-nickel,
découvert à Tsumeb dans le Sud-Ouest Africain, et qui pèse
cinquante tonnes, est certainement d’origine météorique.
Certes, la Terre compte aujourd’hui plusieurs millions d’années
et, pendant tout ce temps, plus d’un météore a dû entrer en
collision avec elle, sans qu’aucune de ces collisions ne lui ait été
fatale. La Terre est une robuste nature, elle encaisse bien les
soufflets : elle n’enregistra vraiment celui de 1908 que dix-neuf ans
après. Cette immunité durera bien encore quelques autres millions
d’années. Nous pouvons dormir tranquilles. Les bombes atomiques
fabriquées par l’homme sont beaucoup plus inquiétantes...
Les recherches effectuées à propos des météores n’ont pas
qu’un intérêt scientifique, elles nous permettent aussi de mieux
pénétrer le sens d’antiques légendes et de mythes vieux comme
l’humanité. Bien qu’on ne puisse l’affirmer absolument, le récit de
la chute de Phaéton fait par Ovide eut sans doute pour origine la
chute d’un météore de taille exceptionnelle. L’étude objective de
l’Antiquité nous a permis de constater que légendes et mythes à
contexte géographique, climatique ou technique, sont rarement le
fruit de la pure imagination, mais, la plupart du temps, une simple
réminiscence d’un événement particulièrement impressionnant
pour ses contemporains. La tradition est venue ensuite orner cet
événement de mille détails poétiques jusqu’à le rendre
méconnaissable.
Les chutes de météores ont sûrement joué un rôle dans la
religion et la mythologie des peuples antiques. A Rome, sous le
règne de Numa Pompilius, un bloc de fer serait tombé du ciel et les
Romains l’entourèrent aussitôt d’une superstitieuse dévotion. Ce
bloc était certainement d’origine météorique. A La Mecque, la
célèbre « pierre noire » de la Kaaba, vénérée par tous les pèlerins
musulmans qui viennent l’embrasser, n’est autre qu’une météorite.
Nous savons qu’au temps de l’Antiquité classique, des météores
sont tombés près d’Orchoménos en Béotie et près d’Ægos Potamos,
le célèbre champ de bataille de l’an 405 avant Jésus-Christ. Rien
d’étonnant que ces messagers célestes aient été des objets de
vénération. Les nègres Wanikos adorèrent comme une divinité une
météorite d’une livre qui tomba le 6 mars 1853 près de Durmma,
en Afrique orientale.
Dans le désert du nord de la Syrie, il existe un village du nom
de Karakoej qui présente cette particularité unique dans son genre
d’être entièrement bâti en pierres météoriques. Or, on ignore tout
de la chute d’un météore en cet endroit, bien qu’historiquement
cette région soit connue depuis 4 000 ans en chiffres ronds. Seule,
une tradition locale, rapportée par les habitants, mentionne
l’événement. Nous avons donc tout lieu de croire que la légende de
Phaéton, elle aussi, a pour point de départ un phénomène céleste
de la même espèce.
13
Le poisson, premier
symbole des chrétiens
Nos recherches du chapitre précédent nous conduiront ici à
donner une réponse assez inattendue à une question souvent
soulevée et jamais tout à fait résolue : pourquoi les chrétiens des
premiers siècles ont-ils utilisé si fréquemment l’image du poisson
pour symboliser la confession chrétienne ?
A l’époque où l’Etat romain et ses dirigeants persécutaient
cruellement le christianisme, l’image du poisson servit de signe
secret de reconnaissance entre les fidèles, un peu comme les
francs-maçons se reconnaissent entre eux par une poignée de main
particulière. On s’est souvent demandé pourquoi précisément un
poisson. L’explication la plus courante est celle-ci : « poisson » en
grec se dit « ichthus », or, chacune des lettres du mot grec pourrait
être l’initiale des mots suivants : « Iesous Christos Theou Uios
Soter », autrement dit : « Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur. »
L’explication est fort ingénieuse, mais elle est fausse. On ne la
formula d’ailleurs que deux cents ans après que cette pratique eut
commencé. Auparavant, aucune explication n’est donnée nulle
part, les auteurs se demandent même ouvertement ce que signifie
en somme ce poisson inattendu, si bien que Tertullien rapprocha
ce symbole du sacrement de baptême : « Nous autres, petits
poissons (pisciculi), nous naissons une seconde fois au Christ dans
l’eau baptismale. » Le moins qu’on puisse dire d’une telle inter-
prétation est qu’elle apparaît fort laborieuse. Mais on n’en donna
jamais d’autre, si bien que Doelger, l’un des meilleurs spécialistes
des premiers temps du christianisme, affirma en 1930 qu’on
n’avait pas encore réussi à résoudre cette « énigme ».
La théologie moderne admet que le choix du poisson-symbole
peut très bien être le résultat d’influences mythologiques
antérieures au christianisme et restées encore inconnues.
Cependant, si nous considérons la fréquence et l’importance
des emprunts faits à l’astronomie par toutes les religions primitives
— et les débuts du christianisme n’en ont pas été exempts —, une
voie imprévue, mais féconde, s’ouvre à nos pas, au bout de laquelle
se profile peut-être la solution.
Les signes du Zodiaque qui, il y a quelques millénaires,
marquaient les débuts des saisons, étaient l’objet d’une vénération
spéciale, voire d’une véritable adoration de la part de nombreux
peuples de l’Antiquité, ainsi que nous l’avons vu dans les chapitres
précédents. Les signes les plus importants du Zodiaque étaient tou-
jours ceux qui correspondaient au début du printemps et de l’été.
Durant le quatrième millénaire avant Jésus-Christ, apogée de
plusieurs civilisations au Proche-Orient et dans le nord de
l’Afrique, les deux signes en question étaient celui du Taureau et
celui du Lion. Nous connaissons déjà la signification du signe du
Taureau. Par contre, le culte du Lion dominait en Asie Mineure, et
plus spécialement en Assyrie où des lions en chair et en os
existaient bel et bien.
En outre, la religion des premières civilisations du monde
antique consistait avant tout en l’adoration des étoiles. Les
planètes les mieux visibles et les étoiles fixes (Sirius chez les
Egyptiens), ainsi que les constellations du Zodiaque, étaient l’objet
d’un culte assuré par des prêtres. Mais, à partir de 2100 avant
notre ère, le Taureau fut remplacé par le Béher en tant que signe
du printemps. A la suite de quoi, nombre de concepts religieux
centrés sur le taureau se déplacèrent sur cet autre animal. C’est
ainsi qu’une religion alors nouvelle, la Loi mosaïque, choisit
l’agneau, autrement dit le jeune bélier, comme symbole du début
de l’année qui, chez les Juifs, était marqué par la nouvelle lune de
printemps. Tous les Juifs pieux durent se reconnaître dans
l’agneau : la Pâque prit la forme d’un repas religieux au cours
duquel un de ces animaux était mangé en commun.
Cela admis, on peut aussi bien avancer d’un nouveau pas dans
la même direction. La naissance du Christ marqua pour le monde
l’essor d’une nouvelle religion et, une fois de plus, le point vernal
entra dans un nouveau signe du Zodiaque : ce ne fut plus le Bélier
qui abrita le soleil au début du printemps, mais... le signe des
Poissons ! C’est pourquoi il n’est pas du tout surprenant que le
nouveau signe du printemps fût choisi à la fois comme symbole et
signe de reconnaissance par les fidèles, d’autant plus que rien dans
la doctrine chrétienne ne s’y opposait. Car il fallait bien que les
premiers chrétiens eussent un signe particulier pour se reconnaître
entre eux sans éveiller l’attention des persécuteurs. Pourquoi donc
ne pas choisir le remplaçant du Bélier ? N’était-ce pas, en effet, un
symbole singulièrement expressif de la doctrine chrétienne se
substituant à la fois à la loi mosaïque et au paganisme gréco-
romain ?
Le passage du point vernal dans les Poissons et le choix du
poisson comme signe de reconnaissance par les chrétiens
coïncident chronologiquement : tous deux eurent lieu en l’an 100
de notre ère. Cette coïncidence paraît donc revêtir une très grande
valeur probatoire. Le poisson-symbole disparut aussitôt après la
victoire de Constantin sur Maxence au Pont Milvius (28 octobre
312), victoire qui ouvrit l’Empire romain au christianisme, rendant
superflu tout signe secret de reconnaissance.
Certes, notre hypothèse n’est nullement vérifiée au sens
rigoureux du terme. Mais peut-on parler de hasard quand, aux
déplacements successifs du point vernal allant du signe du Taureau
à celui du Bélier, puis des Poissons, correspondirent, dans les
religions qui prirent alors leur essor, le choix de l’agneau pascal (ou
bélier), puis celui du poisson, comme symbole du monothéisme
nouveau rejetant le taureau dans l’enfer des idoles ?
17
La Constellation de la
Vierge et le culte de Marie
La civilisation humaine est beaucoup plus ancienne que
l’histoire ne nous le fait croire. On a pu démontrer que beaucoup
de peuples anciens possédaient déjà des connaissances
astronomiques très précises au cinquième, voire au sixième
millénaire avant Jésus-Christ, et on parle du neuvième millénaire à
propos des Mayas de l’Amérique centrale.
Il est certain qu’avant l’époque où le Taureau était le signe du
printemps (4300-2100 avant Jésus-Christ), la science des astres
existait et se confondait déjà avec maint concept religieux. L’ « âge
du Taureau » fut précédé par celui dit des Gémeaux, de 6500 à
4300 avant notre ère, quand le point vernal se trouvait dans les
Gémeaux. A cette époque-là, le solstice d’été avait lieu dans le signe
de la Vierge. Or, chez les Babyloniens, la Vierge, qui se trouvait au
zénith de la Voie Lactée, était l’objet d’une grande vénération. Elle
passait pour être la reine du ciel et la mère divine de tout l’univers.
Mais, avant les Babyloniens, les Sumériens de Mésopotamie
honoraient déjà en elle la mère des dieux, des hommes, des
animaux et des plantes. Elle se confond avec l’Ishtar babylonienne,
la mère suprême et la reine des moissons, mais aussi avec
l’Egyptienne Isis, l’Hindoue Lakshmi, la Cybèle d’Asie Mineure, la
Tanit carthaginoise, l’aztèque Tetlo-inau et la Mamahanan des
Incas. La reine des moissons babylonienne fut souvent représentée
tenant un épi de blé dans la main ; il en était de même de la Vierge
du Zodiaque, elle aussi tenait en main un épi et l’étoile la plus
brillante de cette constellation s’appelle encore aujourd’hui * Spica
», autrement dit : « épi ».
Le signe de la Vierge, qui marquait le solstice à l’âge des
Gémeaux, prit une importance exceptionnelle dans toutes les
religions primitives. L’un des meilleurs spécialistes de la question,
Jeremias, nous dit à ce sujet : « Toutes les divinités féminines du
panthéon sumérien-babylonien ne sont que des variantes de la «
magna mater », à la fois reine des cieux et vierge céleste. Il en va de
même des madones de l’Eglise grecque et de celles de l’Eglise
romaine... Toutes ces madones célestes remontent à l’époque
sumérienne... Et « Spica », l’étoile principale du groupe, représenta
souvent toute la constellation. »
Signalons tout de suite que ces affirmations apparemment «
hérétiques » ont été admises par des savants catholiques qui
avaient étudié ces questions. C’est ainsi que Doelger fut amené à
conclure, à l’issue de ses travaux, que le culte de Marie dans
l’Eglise catholique « a partout des précédents dans les cultes païens
de la déesse-mère et de la reine des cieux ». Un autre savant catho-
lique, Habicht, s’est exprimé dans le même sens. Jeremias estima «
que la Vierge et l’Enfant qui figurent dans les représentations
postérieures de la sphère sont d’origine babylonienne, tout comme
la déesse à l’épi ».
Habicht ajoute même, parlant du culte chrétien de Marie, qu’on
peut l’assimiler en quelque sorte à celui de Vénus, d’Astarté et
d’Isis.
La représentation de la reine du ciel enfantant un Dieu,
Sauveur du monde, a sans doute été inspirée par des phénomènes
astronomiques dont l’observation remonte aux origines mêmes de
la civilisation humaine. Partout, la mère du Sauveur divin est à la
fois vierge et mère, tout comme Marie dans le christianisme. Les
Grecs de l’époque alexandrine, à l’instar des chrétiens, célébraient
bien avant l’ère chrétienne la naissance d’un éon né d’une vierge
divine, le jour du solstice d’hiver. L’origine de toutes ces croyances
remonte au cinquième millénaire avant Jésus-Christ et cette
datation n’est pas une simple conjecture.
L’extraordinaire vénération de la reine du ciel Ishtar par les
anciens Babyloniens nous prouve déjà qu’au temps des Sumériens,
le signe de la Vierge était le plus grand et le premier des signes du
Zodiaque, puisqu’à l’origine il abritait le soleil au moment du
solstice d’été. Chez les Arabes, ce signe représente toujours la mère
nourricière de tous les vivants. Bref, la Vierge était le centre
cosmique de toute vie divine, humaine, animale et végétale,
l’origine même de la génération. Il y a d’ailleurs peu de chances que
ce soit par hasard que le signe où le soleil entre neuf mois plus tard
soit justement les Gémeaux.
L’art babylonien représente assez souvent la Vierge céleste sous
les apparences de la déesse à l’épi, plus souvent toutefois sous
celles de la vierge-mère portant l’enfant divin, ainsi chez les
Hindous, les Egyptiens, etc. Elle figure parfois au centre des autres
signes du Zodiaque. La madone des chrétiens n’est pas non plus,
semble-t-il, sans rapports avec l’astronomie. C’est ainsi que Notre-
Dame de Paris possède un Zodiaque où Marie et l’Enfant Jésus
trônent à la place d’honneur là où devrait figurer le signe de la
Vierge. Sur le portail de la cathédrale d’Hildesheim, Marie est
représentée avec, en main, une sorte de plante stylisée,
ressemblant vaguement à une palme, ce qui, dans l’art chrétien, est
absolument incompréhensible, mais l’ensemble évoque
étrangement les représentations anciennes de l’Ishtar
babylonienne avec sa gerbe d’épis. Car, en effet, la Vierge
d’Hildesheim ne porte ni un rameau de feuillage, ni une branche,
ni un fuseau imparfaitement représenté, comme on l’a dit, mais bel
et bien l’épi transposé de la « Spica » du signe de la Vierge !
Il existe une autre preuve, fort convaincante, des rapports du
culte marial catholique avec des phénomènes d’ordre sidéral.
Depuis plus de mille ans, les catholiques célèbrent la nativité de la
Vierge le 8 septembre, et sa mort, ou plutôt son assomption, le 15
août. Certains ont affirmé qu’il est impossible de connaître le
pourquoi de ces deux dates. Or, on peut parfaitement démontrer
que la fête du 8 septembre a été empruntée à des cultes primitifs
orientaux !
Pour commencer, il est frappant de voir — et un hasard est
presque impossible — certaines tribus indiennes du Mexique
célébrer, dès l’époque précolombienne, la fête de leur reine céleste
nationale justement le jour du 7 septembre ! Des rapports secrets,
d’essence astronomique, ont dû jouer ici aussi. D’autre part,
Jeremias a avancé l’hypothèse que la célébration catholique de
l’Assomption le 15 août et de la Nativité le 8 septembre correspond
au coucher et au lever héliaques de l’étoile Spica. Or, on peut fixer
avec assez de certitude l’époque où furent instaurées ces deux fêtes
et savoir à quel moment de l’année l’étoile Spica de la constellation
de la Vierge se perdait alors dans les rayons du soleil et en
ressortait.
L’Eglise catholique ayant emprunté à des sources égyptiennes
ou proches-orientales la fête de la Nativité de la Vierge Marie —
notons à ce propos que le culte d’Isis était fort répandu dans le
pays de Chanaan — il faut donc en rechercher l’origine longtemps
avant la naissance du Christ. Les tribus indiennes d’Amérique
centrale, dont la civilisation était très avancée et qui célébraient
déjà la naissance de la Reine du ciel le 8 septembre, ont
certainement puisé leurs connaissances astronomiques à des
sources asiatiques, sumériennes et babyloniennes. Par quelles
voies ? On ne sait, mais nul n’en doute plus aujourd’hui, si bien que
la Nativité de la Vierge du ciel paraît avoir été couramment
célébrée partout dès l’époque babylonienne. Or, c’est un fait que,
vers 2000 avant Jésus-Christ, le 8 septembre du calendrier julien
était bel et bien le jour où l’étoile Spica, la principale de la
constellation de la Vierge, réapparaissait, après être restée
quarante jours invisible dans le soleil ; elle « naissait » donc ce
jour-là.
Le jour de l’Assomption n’a été fixé qu’à l’époque chrétienne,
sur le modèle de l’Ascension du Christ. Ce fut l’empereur byzantin
Maurice qui, en 582, en fit un jour de fête officiel et en fixa la date
que l’Eglise romaine adopta par la suite. Mais on constate que le 15
août figure déjà comme étant celui de l’Assomption deux cents ans
auparavant, dans le Calendarium Romanae Ecclesiae et, en 431, le
concile d’Ephèse évoque la même date. Si l’hypothèse de Jeremias
est la bonne, il faut donc qu’autour de 400, et même un peu avant,
le 15 août ait été le jour du coucher héliaque de l’étoile Spica et que,
naturellement, l’observation en ait été faite, d’où le choix de cette
date pour commémorer l’Assomption ou « mort » de Marie.
Pour ma part, j’ai pu démontrer le 29 septembre 1936, à l’aide
du planétarium de Dusseldorf, qu’il y a un millénaire et demi, vue
de Constantinople, l’étoile Spica se trouvait le 15 août à deux
cercles horaires à gauche du soleil, de telle sorte que l’éclat de ce
dernier l’éclipsait entièrement, sauf au moment de son coucher où
l’étoile pouvait être aperçue un bref instant : celle-ci était donc bien
en son coucher héliaque ! Et ainsi paraît démontré que les dates de
la Nativité et de l’Assomption mariales correspondraient à des
phénomènes célestes ayant pour cadre la constellation de la Vierge
et concernant l’étoile Spica, la plus brillante du groupe. Par
conséquent, les chrétiens du premier millénaire auraient
effectivement fondé leur culte marial sur des données
astronomiques ! La concordance entre les phénomènes
astronomiques et le calendrier ecclésiastique est si grande qu’un
hasard paraît, en effet, exclu, et ces deux dates, 15 août et 8
septembre, n’ont plus rien du tout de mystérieux.
Mais d’autres rapports existent entre la Vierge catholique et les
reines célestes des peuples antiques, et comme les cultes célébrés
par ces derniers partent toujours de la constellation de la Vierge,
on peut encore découvrir d’autres sources à la vénération mariale
des catholiques d’aujourd’hui.
On a constaté que l’Egypte ancienne a été l’une des nations les
plus attachées au culte de la Vierge dans l’Antiquité. On observait
dans le ciel l’image d’Isis, la vierge divine portant l’enfant. Est-il
donc étonnant que l’idée en ait survécu à l’époque chrétienne ?
Tanit, la vierge et mère carthaginoise, ressemble encore
davantage à la Vierge Marie. Près d’El Margeb, non loin de la «
Leptis magna » des Romains, se trouve un bloc de pierre portant
une inscription en caractères puniques dont la résonance est tout à
fait catholique : « Sainte reine du ciel, sois-nous favorable ! » En
Asie Mineure, la vierge divine la plus importante et aussi la plus
connue fut Cybèle, dont le culte fut aussi très répandu dans
l’Empire romain. Son origine « astronomique » nous est indiquée
par l’animal que l’art antique place habituellement à ses pieds : un
lion. En 4300 avant notre ère, la Vierge du Zodiaque, archétype de
Cybèle, cessa d’être le signe du solstice d’été qui pénétra désormais
dans le signe du Lion, son voisin. D’où la représentation habituelle
de Cybèle avec un lion. Pour les Romains, Cybèle était la « grande
mère de tous les dieux », « magna mater deorum ». Mais quand
vint le christianisme, toutes les divinités anciennes furent assi-
milées au démon et Cybèle fut particulièrement pourchassée par le
zèle des néophytes. Dieux et déesses devinrent autant de démons
et, par un contresens amusant, la « grande mère » devint... une
grand-mère ! Et voilà comment est née la « grand-mère du diable
», qui, aujourd’hui encore, donne matière à plaisanteries. Quand,
par nuit claire, apparaît la constellation de la Vierge avec sa
brillante étoile Spica, nous voyons désormais la grand-mère du
diable !
19
Le Hollandais volant
ou le Vaisseau Fantôme
Les légendes populaires les plus connues sont parfois d’origine
récente, témoin l’histoire du « Hollandais volant », célèbre aussi
sous le nom du « Vaisseau fantôme ». Son thème essentiellement
maritime n’a pu naître que dans des temps relativement modernes,
car les Hollandais n’ont bourlingué sur les océans qu’après
l’époque des grandes découvertes. Le « Hollandais volant »
commença à faire parler de lui dans les parages du cap de Bonne-
Espérance qui fut, comme on le sait, découvert au mois d’août
1488 par Bartoloméo Diaz. La légende date donc tout au plus du
XVIe, voire du XVIIe siècle, où la marine hollandaise connut son
apogée.
L’histoire du « Hollandais volant » se transmit de bouche à
oreille pendant plusieurs siècles, et ce n’est qu’en 1830 qu’on la fixa
par écrit. En 1834, Henri Heine en tira une ballade où l’on voit
l’amour fidèle d’une femme délivrer ce Juif errant marin de la
malédiction qui pèse sur lui et le conduire au repos étemel. Puis en
1843, Richard Wagner composa son opéra et, du même coup,
assura une célébrité définitive au Hollandais maudit.
En fait, la légende du Vaisseau fantôme se situe au carrefour de
nombreuses traditions différentes. Cette multitude de sources se
reflète dans les variantes du nom du Hollandais commandant le
fameux vaisseau. Tantôt il s’agit d’un certain van der Straeten,
tantôt d’un van der Decken, tantôt d’un van Falkenburg, ou encore
d’un capitaine Barent Fokke qui vécut au XVIIe siècle. Ce dernier
était, paraît-il, un être souverainement déplaisant qui jurait et
sacrait comme un Templier, mais aussi un marin hors pair, pour
qui l’art de la navigation n’avait pas de secret et qui mettait ainsi
beaucoup moins de temps que ses collègues à couvrir le trajet
d’Amsterdam-Batavia. Via le Cap, il lui suffisait parfois de trois
mois et, pour l’aller-retour, de cinq. Ce n’était pas naturel, dit-on
bientôt, et il passa pour se faire aider du démon. Aussi, lorsqu’il
disparut corps et biens avec tout son équipage, sans laisser la
moindre trace, on ne fut pas étonné : le diable qui l’avait tant
favorisé venait enfin de lui faire payer sa dette.
Ce n’est toutefois pas ce Barent Fokke, mais un certain
capitaine van der Decken qui, ayant juré qu’aucun vent contraire,
aucune tempête ni aucune force de la nature ne l’empêcheraient
jamais de doubler le cap de Bonne-Espérance, aurait été maudit et
condamné à parcourir les mers jusqu’à la fin des temps pour s’être
montré si présomptueux. Selon une autre tradition, cette même
punition aurait été infligée à un capitaine van der Straeten pour
avoir appareillé un vendredi saint. Enfin, on cite un second van der
Decken, qui aurait vécu au début du XIXe siècle et, revenant des
Indes, se serait vu refuser l’accès de tous les ports placés sur son
itinéraire à cause d’une épidémie de béri-béri sévissant à bord de
son bateau. Le bateau ne serait jamais rentré à son port d’attache
et aurait dès lors servi de modèle au Vaisseau fantôme.
De fait, les conditions atmosphériques qui régnent au large du
cap de Bonne-Espérance rendaient souvent très difficile la
navigation à voile dans ces parages. Les bateaux se voyaient
immobilisés pendant des journées entières, voire des semaines. Il
arrivait qu’un calme désespérant empêchât un bateau d’avancer
d’un pouce, alors qu’à quelques encâblures, on en voyait un autre
marcher bon train, un vent généreux gonflant ses voiles toutes
dehors. Les marins sont souvent superstitieux : ceux du bateau
immobilisé croyaient volontiers à quelque intervention maligne du
démon.
Bien plus, les parages du Cap connaissent des mirages
extraordinaires, témoin ce cas presque incroyable : un mirage
jouant sur une distance de 550 kilomètres ! Un capitaine anglais,
du nom d’Owen, s’apprêtait à pénétrer avec son bateau dans
Simonsbay, quand il vit soudain tout près la frégate Barracouta,
qu’il connaissait bien, manœuvrant comme pour l’arraisonner. Il
distingua même les silhouettes à bord et observa qu’on mettait un
canot à la mer, et c’est ce qui lui fit penser que les marins de la
frégate ne tarderaient pas à monter à bord de son propre bateau.
Or, à ce moment-là, cette frégate se dirigeait bel et bien vers
Simonsbay, mais elle n’y pénétra que... sept jours plus tard ! Le
mirage avait eu lieu sur une distance équivalente à celle de Biarritz
à Noirmoutier ! Que de tels faits aient apporté de l’eau au moulin
du Vaisseau fantôme n’a rien pour nous surprendre.
La navigation à voiles fut peu à peu remplacée par celle à
vapeur, et, du même coup, les vents capricieux du cap de Bonne-
Espérance gênèrent beaucoup moins les bateaux croisant dans ces
parages. La légende du « Hollandais volant » cessa de fleurir dans
cette région du globe, elle émigra vers un autre cap où le climat est
bien pire et les conditions de navigation bien plus difficiles : le cap
Horn.
Le cap Horn est battu et rebattu par de terribles tempêtes et le
fantôme du Hollandais volant y est à coup sûr bien mieux à sa
place qu’à Bonne-Espérance. Car les hallucinations menacent
davantage l’être superstitieux préalablement plongé dans un état
de frayeur et d’émotivité que l’être calme et maître de lui. C’est
pourquoi le Vaisseau fantôme fut rarement aperçu en plein jour,
mais le plus souvent de nuit ou bien au crépuscule, quand les
ténèbres ou les éléments déchaînés cernent le navire de toutes
parts. C’est pourquoi, de tous les points du globe, le cap Horn est le
lieu d’élection des fantômes de la mer.
Une circonstance particulière, et dont l’énigme n’a été résolue
qu’assez récemment, montre combien le cap Horn offre un cadre
idéal aux apparitions de fantômes. Sur le rivage de la Terre de Feu,
en un point dénommé « Le Maire », par conséquent non loin du
cap Horn, existe un énorme rocher qui, à une certaine distance et
lorsque la nuit tombe ou que règne le brouillard, ressemble éton-
namment à un voilier de grandes dimensions. Ce n’est pas un cas
unique, il y en a d’autres, à Corfou, dans les parages de Malte et
près de Cadix. Quand le temps est mauvais, le rocher du cap Horn
ressemble à un voilier en perdition, luttant pour ne pas couler.
Voici quelques dizaines d’années, le voilier italien Corona d’Italia
se porta au secours de ce pseudo-bateau en péril et donna lui-
même sur le rocher. Pour cet accident dont on eut connaissance,
combien d’autres eurent lieu sans doute qui restèrent ignorés. Ce
détail explique peut-être cette précision de la légende selon
laquelle le Vaisseau fantôme fait eau, mais ne coule jamais. Le
bateau norvégien Servia fut aussi abusé par le fameux rocher : à
son retour, il en signala le danger, et à partir de ce moment-là les
cartes marines américaines signalèrent le rocher en ajoutant cette
remarque : « Rocher ressemblant à un bateau. »
Le désagrément d’une rencontre vraie ou supposée avec le
Hollandais volant au large du cap Horn fut éprouvé en son temps
par le roi George V d’Angleterre, qui mourut en 1935. Il avait à
l’époque seize ans et faisait son tour du monde en qualité de
midship à bord du navire-école Bacchante. L’événement eut lieu
dans la nuit du 11 juillet 1881, c’est-à-dire en plein hiver pour ces
régions du globe. Pas une lumière ne brillait sur la mer nocturne.
Brusquement, une lueur rouge fut aperçue par treize hommes de la
Bacchante qui virent en outre, à 200 mètres environ de leur bateau,
un mystérieux brick à bord duquel aucune lumière ne brillait,
éclairé seulement par le sinistre halo rougeâtre. Les ténèbres ne
tardèrent pas à se refermer et, au même instant, le matelot de vigie
tomba du haut du mât et fut tué sur le coup.
Cette histoire de fantôme dont furent témoins treize personnes
est difficile à expliquer naturellement. La chute du matelot est due
sans aucun doute à la frayeur consécutive à l’apparition et à
quelque imprudence commise par manque de sang-froid. Mais la
lumière rouge ? Et pourquoi le brick n’était-il pas éclairé, s’il
s’agissait d’un navire ordinaire ? Le halo rougeâtre a pu être celui
d’un météore tombant au loin juste à ce moment-là. Ce qui est
plausible, sans plus. Mais le bateau — à supposer que c’en fût un et
non quelque illusion d’optique causée par la frayeur qui provoque
parfois des hallucinations extraordinaires — le bateau a pu être une
épave abandonnée par son équipage. Cette sorte de rencontres
n’est pas très rare dans les parages du cap Horn. Cette explication
a-t-elle quelque valeur ? On ne saurait en décider avec certitude.
C’est une simple hypothèse, faute de mieux. Mais l’événement
donna à la légende du Vaisseau fantôme une actualité nouvelle
dont les amateurs de frissons ne se privèrent pas.
L’époque contemporaine a aussi eu ses « Hollandais volants ».
C’est ainsi qu’en 1934, au sud-est de la Nouvelle-Zélande, on
signala de plusieurs côtés l’apparition d’un « vaisseau fantôme »,
qui ne fut jamais tirée au clair.
Les marins ont, de tout temps, admis l’existence de vaisseaux
fantômes. Témoin cette légende ancienne, bien antérieure au «
Hollandais volant », où nous est contée la mort du chanceher des
provinces frisonnes, Justus van Wetter, haï par son peuple. En
voici l’épilogue tragique :
« On ignorait encore tout de la mort de Wetter quand des
pêcheurs des îles de Langeoog et Spiekeroog jetèrent l’ancre devant
Harlinger. Ils avaient l’air terrifié : Nous naviguions, racontèrent-
ils, à proximité de nos filets et avions mis le cap sur le rivage,
quand, vers minuit, un voilier, toutes voiles dehors, passa au large
de notre flottille. La coque en était complètement noire et les voiles
aussi. Il avançait sans faire le moindre bruit et, bien que les
ténèbres fussent totales, nous pûmes apercevoir nettement
l’équipage composé de plusieurs centaines de diables (!) qui
parcouraient le pont en tous sens et se démenaient dans les
haubans. A l’arrière, un diable plus affreux que les autres était à la
barre, tenant dans ses griffes une loque humaine qui se débattait
désespérément et poussait des cris de détresse chaque fois que le
démon le serrait un peu plus fort. Mais quelle ne fut pas notre
frayeur, quand nous sentîmes brusquement nos bateaux repoussés
par quelque invisible main loin du vaisseau noir, puis immobilisés
sur les vagues, tandis qu’une voix puissante nous lançait dans la
nuit : « Dites à vos compatriotes que, cette nuit, le diable est venu
chercher votre chancelier! » L’horrible vaisseau gagna alors la
haute mer, d’où nous parvint encore l’écho d’un immense éclat de
rire. Nous nous sommes alors hâtés de quitter ces lieux sinistres. »
Des légendes comme celle-ci échappent à la critique. Il faut les
prendre pour ce qu’elles sont. Il suffit de se rappeler que l’homme,
craintif dès que la lumière baisse, est sujet à toutes sortes
d’hallucinations. Autrefois, on croyait voir le démon ; aujourd’hui,
on songe aussitôt à des cambrioleurs. Un cas typique
d’hallucination collective fut celui des marins russes au cours du
périple qui amena la flotte de l’amiral Rodjestwenski de la Baltique
en Extrême-Orient pendant la guerre russo-japonaise de 1904. Un
bruit sans fondement aucun et d’ailleurs invraisemblable — des
sous-marins japonais croisant dans la mer du Nord — suffit à
provoquer le drame : durant la nuit du 22 octobre, plusieurs
centaines d’officiers et de marins aperçurent effectivement des
sous-marins japonais croisant aux alentours du Doggerbank et les
canonnèrent vigoureusement. Las ! il ne s’agissait que de
malheureux bateaux de pêche de Hull, mais les morts n’en furent
pas moins nombreux. La « bataille du Doggerbank » est devenue
un exemple classique de ce qui peut arriver à un être humain
quand il perd son sang-froid et que la nuit tombante abuse ses sens
et excite son imagination. Et quand l’alcool, est de la partie, c’est
encore pire.
Mais il arrive cependant qu’une existence de marin soit
traversée par des événements où les ténèbres trompeuses et l’alcool
ne jouent aucun rôle et qui ont bel et bien l’allure de faits
humainement inexplicables. On connaît des histoires modernes de
vaisseaux fantômes du plus pur type « Hollandais volant ».
Le 26 mars 1933, par un brouillard très dense qu’aggravait
encore une tempête de neige, l’équipage du navire anglais Sickby,
croisant au large de Terre-Neuve, aperçut tout à coup, à quelques
encâblures, un vapeur sans fumée, sans pavillon, sans aucun signe
de vie à bord, bref le type même du « Hollandais volant », sauf que
celui-ci marche de préférence à la voile plutôt qu’à la vapeur. Mais
l’ingénieur-mécanicien du Sickby ne s’en laissa pas conter, il
examina avec soin le « fantôme » et put établir qu’il s’agissait de
l’épave d’un navire de Liverpool, le Wyer Sargent, que son équi-
page avait été contraint d’abandonner quatre ans auparavant et
dont on pensait qu’il avait sombré depuis belle lurette. Jusqu’à
présent, l’anecdote est banale. Mais quinze mois plus tard, durant
l’été 1934, le même Sickby, passant au large de la baie de
Chesapeake par temps calme et léger brouillard, heurta un bateau
qui avait soudain surgi devant lui et qui, chavirant, coula aussitôt.
Quelques instants après, des débris du bateau coulé purent être
recueillis. Quelle ne fut pas la stupéfaction des marins du Sikby en
constatant qu’il s’agissait encore de l’épave du Wyer Sargent, le
vaisseau fantôme de l’année précédente désormais bien parti pour
l’éternel repos.
Durant la seule année 1934, ces épaves flottantes causèrent
soixante-douze collisions au cours desquelles cent quatorze
personnes perdirent la vie. En principe, ces épaves sont canonnées
et coulées par de petits bateaux de guerre sitôt qu’on les a repérées,
mais il arrive toujours que quelques-unes échappent à toutes les
recherches. Les courants marins les entraînent alors parfois sur
d’énormes distances.
Bien plus : ces épaves ne se contentent pas toujours de flotter à
la surface de l’eau, ce qui suffirait déjà à les rendre dangereuses
pour la navigation. Il leur arrive de plonger entre deux eaux pour
réapparaître soudain là où on les attend le moins. De telles
apparitions sèment évidemment la panique chez leurs témoins. De
plus, elles risquent de mettre un bateau en périlleuse posture.
On en a des exemples stupéfiants :
Durant une tempête, un courrier d’Amérique du Sud, qui avait
Raguse pour port d’attache, vit soudain en haute mer un bateau de
1 200 tonnes surgir des flots. C’était le 26 mars 1931 et l’on put
même lire le nom de l’épave : Birgit. Ce Birgit était un bateau qui
avait eu en 1926 un accident grave près des îles Falkland et que
tout le monde s’accordait à considérer comme coulé depuis
longtemps. Une autre épave, qui fut longtemps un danger public
sur les mers, fut celle du voilier anglais Mary Ann qui coula en 1924
avec tout son équipage : la Mary Ann continua à sillonner les mers,
tantôt juste sous la surface de l’eau, tantôt en eau plus profonde.
Mais l’aventure la plus étrange fut bien celle de l’épave du cutter
norvégien Sigridson qui avait coulé en 1909 sous un coup de
blizzard au large des côtes de l’Amérique du Nord et dont
l’équipage avait pu être sauvé. Nul ne songeait plus à ce bateau,
lorsqu’en 1914 le navire dalmate Federico Katalin, en route pour
Montevideo, aperçut par clair de lune un cutter dépourvu de
gréement comme de feux de position. On pensa d’abord qu’il
s’agissait d’un bateau se livrant à quelque contrebande. Le
capitaine du Federico Katalin, un nommé Lujak, voulut examiner le
bateau suspect d’un peu plus près, mais celui-ci disparut aussitôt
sous les flots comme par enchantement. Or, vingt-quatre heures
plus tard, toujours à minuit, le même mystérieux bateau réapparut
juste à côté du Federico Katalin qui, entre-temps, avait couvert une
belle distance. L’équipage était terrorisé. Mais le capitaine, homme
de sang-froid et pas superstitieux pour un sou, ordonna de mettre
une chaloupe à la mer et grimpa lui-même sur le fantôme : c’était
l’épave du Sigridson qui fut ensuite envoyée par le fond à coup de
grenades. Qu’on songe un peu aux récits fantastiques auxquels
cette aventure aurait donné lieu parmi tous les marins du monde,
si le capitaine Lujak n’avait été un homme résolu et courageux ! Et
qui sait ce qu’on aurait découvert sur le bateau infernal de Justus
van Wetter si un capitaine Lujak s’était trouvé à proximité !
De nos jours, le « Hollandais volant » n’a pas tout à fait
désarmé, mais il se manifeste moins. Il gagne peu à peu le
panthéon des fantômes en retraite. La fin de la marine à voile lui a
porté un coup mortel. Certes, une bonne partie du romantisme de
la mer a disparu avec lui. D’autre part, il vaut mieux que les
hommes qui parcourent les océans ne soient plus sujets aux ter-
reurs engendrées par les vieilles croyances aux fantômes. Un gallup
récent a démontré qu’un tiers seulement des marins, surtout de
vieux pêcheurs, croient encore à la réalité du « Vaisseau fantôme ».
Pour la grande majorité des hommes, ce n’est plus qu’un thème
d’opéra.
26
Le Serpent de mer
— Le serpent de mer? Quelle bonne blague! s’écrie l’un des
personnages d’une pièce satirique du siècle dernier, consacrée au
journalisme.
De fait, c’était alors le bon temps ! Chaque année, pendant la
canicule, des serpents de mer apparaissaient avec une régularité de
calendrier. La politique était en vacances comme tout le monde, il
ne se passait rien, et les journaux n’avaient pas toujours de quoi
remplir leurs colonnes. Le serpent de mer devint ainsi l’exemple-
type du bobard. Croire au serpent de mer devint synonyme de
crédulité invétérée. Nul être normalement constitué ne croit au
serpent de mer, pas plus qu’aux cornes du diable ou au lièvre de
Pâques qui pond ses œufs coloriés dans les jardins où les enfants
sages viennent les ramasser.
Oui, mais... voilà ! Les serpents de mer existent bel et bien ! On
en compte même plus de cinquante espèces, toutes de petite taille
il est vrai, un mètre en général, jamais plus de quatre, et inoffensifs
comme des agneaux.
Les plus répandus sont les « Distira cyanociurta » qu’on rencontre
dans l’océan Indien et la mer de Chine.
L’Antiquité nous montre le prêtre troyen Laokoon et ses deux
fils dévorés par un serpent surgi des flots : c’est la plus ancienne
histoire de serpent marin connue. Un serpent de mer se trouve
représenté sur les murs du palais assyrien de Khorsabad : c’est ce
serpent sans doute que le roi Sargon II, voguant vers Chypre,
aurait aperçu de son bateau au VIIIe siècle avant Jésus-Christ.
Aristote signale la présence épisodique de tels animaux dans les
parages d’Afrique du Nord où, parfois, ils gagnent la terre ferme,
s’emparant du bétail et n’en faisant qu’une bouchée. Il est difficile
de savoir jusqu’à quel point ces récits antiques rapportent des faits
exacts. L’imagination y a sans doute une grande part et il n’est pas
impossible que les Anciens aient vu des serpents là où il n’y avait
que des murènes ou des anguilles géantes de mer, lesquelles
peuvent atteindre près de trois mètres.
Un récit scientifiquement plus sérieux est ce « Périplus Maris
Erythraei » qui date de la fin du 1er siècle après Jésus-Christ : il
nous apprend que, dans le golfe du Bengale, on reconnaît qu’on
approche de la terre quand des traînées plus claires et... des
serpents marins apparaissent dans la mer. Il est curieux de
constater que, mille six cents ans plus tard, soit en 1763, un
voyageur revenant de ces contrées répéta cette observation pour
l’avoir entendue de la bouche même des marins de l’océan Indien.
Le Moyen Age crut aux serpents de mer comme à beaucoup
d’autres être fabuleux. Témoin ce récit hautement fantaisiste du
savant Scandinave Olaüs Magnus : « Tous ceux qui se livrent à la
navigation sur les côtes de Norvège, soit pour la pêche du poisson,
soit pour le transport des marchandises, s’accordent à rapporter ce
fait étonnant : il existe aux abords de la ville de Bergen un serpent
monstrueux, long de plus de deux cents pieds et gros de vingt. Il
loge au milieu des rochers, dans une profonde caverne qu’il ne
quitte qu’en été, quand les nuits sont claires, pour dévorer des
veaux, des agneaux ou des porcs, à moins qu’il ne s’enfonce dans
,1a mer pour se nourrir de crustacés de toute espèce. Cet animal
inquiète fort les marins, car il a coutume de surgir brusquement
des flots et, dardant sa tête comme une flèche, il s’empare aussi des
hommes sur les bateaux et les sngloutit dans sa gueule. »
Dans les temps modernes, le monstrueux serpent de mer finit
cependant par rejoindre dans la zoologie pour rire la cigogne
porteuse de bébés.
C’est pourquoi l’ouvrage important du savant hollandais
Oudemans fit sensation en 1892, quand il prit nettement position
en faveur du serpent de mer, tout en signalant que le mot « serpent
» était une erreur et qu’il s’agissait tout au plus d’une sorte de
phoque géant, inoffensif, jusqu’alors inconnu. Oudemans avait
réuni dans son livre cent quatre-vingt-sept relations différentes sur
le fameux serpent de mer, et, s’il était évident que tous ces
témoignages ne constituaient pas des preuves d’égale valeur, bon
nombre d’entre eux étaient manifestement plus que des produits
de l’imagination ou des observations erronées. Il y avait là des
déclarations de témoins oculaires sérieux s’accordant à signaler
l’apparition d’un monstre marin semblable à un serpent et les
circonstances de ces observations excluaient généralement
l’illusion ou l’erreur. Voici quelques-unes des relations les plus
significatives :
Le 6 juillet 1734, le missionnaire danois Paul Egede, naviguant
au large du Groenland par soixante-quatre degrés de latitude nord,
aperçoit l’animal fabuleux qu’un de ses collègues s’empresse de
dessiner et que lui nous décrit comme suit : « Nous avons vu ici
une bête terrible, comme jamais encore on n’en put apercevoir :
elle se dressa au-dessus des flots et sa tête parut dépasser la hune
de notre navire. Son souffle était moins puissant que celui de la
baleine. La tête était plus étroite que le corps qui paraissait mou et
ridé, avec de larges nageoires pendant sous le ventre. Nous
aperçûmes peu après la queue du monstre : sa taille dépassait de
beaucoup la longueur d’un navire. »
Au mois d’août 1746, Lorenz de Ferry, gouverneur de Bergen,
adresse au Conseil de la Couronne une déclaration confirmée sous
serment par deux matelots : lui, Lorenz de Ferry, a vu près de
Molde un serpent de mer de 35 mètres de long, à tête de cheval
avec une crinière blanche ; il a blessé la bête d’un coup de feu et le
monstre, perdant son sang, a plongé et disparu.
En 1809, Eigg, pasteur aux Hébrides, affirme avoir vu son
bateau poursuivi par un serpent de mer. La bête aurait eu près de
21 mètres de long. Un rapport circonstancié, datant de la même
époque, signale qu’un serpent de mer de trente-six pieds de long a
été vu nageant à moins de six pieds d’un bateau près de Molde.
Au mois d’août 1817, un grand nombre d’Américains du
Massachusetts déclarent avoir aperçu un serpent de mer de 20
mètres de long entre Gloucester et le cap Ann. Deux ans plus tard,
des centaines de témoins aperçoivent à plusieurs reprises et d’assez
près sans doute le même animal nageant entre deux eaux.
Oudemans, on le voit, ne manquait pas de documentation.
Jusqu’à Walter Scott qui note dans un de ses romans : « On
connaît l’existence du serpent de mer qui surgit des profondeurs de
l’océan et dresse vers le ciel son cou énorme à crinière de cheval,
tandis que ses yeux brillants fouillent l’espace à la recherche d’une
proie. »
Un rapport signé de plusieurs officiers britanniques fit quelque
bruit en 1833 : ils déclaraient avoir vu un serpent de mer devant
Halifax. Mais la rencontre qui eut lieu le 6 août 1848 entre Sainte-
Hélène et le cap de Bonne-Espérance demeure parmi les plus
célèbres en matière de serpent de mer. Les officiers et l’équipage au
complet de la corvette anglaise Daedalus aperçurent en plein jour,
pendant vingt minutes et à courte distance, un animal totalement
déployé, long de 20 mètres environ, dont la tête, semblable à celle
d’un phoque, émergeait de 1,30 mètre, et qui nageait le plus
paisiblement du monde. Le rapport des hommes du Daedalus sur
cette apparition souleva beaucoup de poussière chez les partisans
et adversaires du serpent de mer. Ce n’était certes pas la première
fois qu’un fait semblable était signalé, mais on considérait
d’ordinaire de tels rapports comme autant de contes à dormir
debout. Cette fois, c’était tout l’équipage, capitaine compris, d’un
navire de guerre anglais qui témoignait pour l’existence de l’animal
fabuleux. De plus, le rapport était assorti de dessins authentiques
pris sur le vif. Le hasard voulut que toute une série de navires
anglais eussent alors le privilège de rencontrer le fameux serpent.
Ainsi, le 31 décembre de la même année, le navire de guerre
Plumper aperçut un serpent de mer dont on dessina aussi la
silhouette ; ce fut ensuite le tour de Ylmogen le 30 mars 1856, entre
Algoabai et Londres; du vapeur Osborne, le 2 juillet 1877 au cap
Vito en Sicile (seule apparition certaine du serpent de mer en
Méditerranée) ; puis du City of Baltimore, le 28 janvier 1879, dans
le golfe d’Aden, etc. Le capitaine Dravar, commandant la Pauline,
affirme même avoir vu, le 8 juillet 1875, un serpent de mer livrer
un combat singulier à une baleine autour de laquelle il s’était
enroulé. Mais cette histoire paraît bien curieuse et sans doute le
digne capitaine en a-t-il rajouté, car il est bien le seul à avoir vu le
serpent de mer dans une attitude aussi belliqueuse. La marine
allemande ne fut pas en reste.
En 1883, l’amiral Hollmann, alors capitaine de vaisseau,
commandait la corvette Elisabeth ; il nota sur son journal de bord,
en date du 26 juillet : « Cinq heures. Aperçu une troupe de cétacés
de tailles diverses et, parmi eux, un animal dont la forme et les
mouvements rappelaient ceux des serpents. Sa couleur était
blanchâtre et il leva la tête et le cou de dix à dix-huit pieds au-
dessus de l’eau, tandis que le reste du corps ondulait dans les
vagues. » L’événement eut lieu à proximité de la côte occidentale
de l’Afrique, au large de Libreville. L’un des officiers de l'Elisabeth
observa la bête inconnue pendant vingt bonnes minutes à l’aide de
ses jumelles et publia par la suite le résultat de ses observations
dans une gazette : l’animal était long de cinquante à soixante-dix
pieds, il avait la tête étroite et pointue et une double queue noire et
blanche de quelque vingt pieds de long. Et le marin-reporter de
conclure : « Nous autres, marins, qui avons vu de nos yeux
l’animal, sommes désormais certains que le serpent de mer de la
légende est bel et bien une réalité. »
Les officiers de marine français eurent aussi leur lot de
serpents de mer. Le lieutenant de vaisseau Lagtésille, commandant
l’Avalante, en aperçut un en juillet 1897 dans la baie d’Along au
Tonkin. On revit l’animal dans les mêmes parages le 24 février
1898 et la Société Zoologique de France classa dans ses archives un
rapport à ce sujet. Le 25 février 1904, toujours en baie d’Along, le
même animal, ou un animal semblable, fut aperçu à plusieurs
reprises par le lieutenant de vaisseau L’Eost, commandant la
Décidée, et la déclaration de cet officier fut contresignée par tout
son équipage. Le professeur Vaillant en fit une communication
dans le Bulletin du Muséum d’Histoire Naturelle. L’ouvrage
d’Oudemans, qui date de 1892, avait déjà « sensibilisé »
spécialistes et sociétés savantes à l’énigme du serpent de mer. Le
27 juin 1904, le professeur Giard fit un exposé à l’Académie des
Sciences sur les observations effectuées en baie d’Along : il exprima
l’avis qu’il s’agissait sans doute de quelque saurien de l’époque
tertiaire, peut-être d’un ichthyosaure. La Société Zoologique de
Londres reçut de son côté en 1906 une communication signée de
deux naturalistes qui signalaient que, le 2 décembre 1905, croisant
au large des côtes brésiliennes sur le yacht Walhalla, ils avaient
aperçu, non loin de Para, par sept degrés quatre minutes de lati-
tude sud et trente-quatre degrés vingt minutes de longitude ouest,
un serpent de mer dont ils avaient pu dessiner la silhouette.
L’animal était long de 6 à 8 mètres, sa tête ressemblait à celle d’une
tortue, sa nageoire dorsale était de grandes dimensions et son cou
mesurait plus de 2 mètres : tel que, il rappelait beaucoup l’animal
aperçu par le Daedalus.
Oudemans avait à tout hasard gratifié la bête si discutée d’un
nom savant : « Megophias megophias ». Le serpent de mer entrait
ainsi par la grande porte dans la zoologie officielle. Et lorsque, le
24 mai 1907, les officiers, l’équipage et les passagers au complet du
paquebot Tampania, de la « Cunard Line », aperçurent à plusieurs
reprises, à moins de cent pieds de distance, près des côtes
d’Irlande, un serpent de mer dont la tête de chat et la queue
émergeaient de l’eau, la première de huit et la deuxième de six
pieds, mais à une distance de trente pieds l’une de l’autre, les
sceptiques furent pratiquement réduits au silence. On admit
désormais l’existence de tels monstres marins.
La guerre de 1914-1918 n’épargna pas les serpents de mer. Des
commandants de sous-marins allemands signalèrent que des
explosions particulièrement fortes avaient fait remonter des
profondeurs de l’océan des monstres marins ressemblant à des
serpents de mer.
Le 23 avril 1928, un monstre fut encore aperçu au cap
Guardafui. Auparavant, en 1920, un vice-amiral anglais, naviguant
à bord du Caesar entre l’Irlande et l’île de Man, vit lui aussi une
espèce de phoque monstrueux dont la tête émergeait de l’eau à une
grande hauteur.
Tout scepticisme n’avait cependant pas désarmé. On objectait
généralement qu’il était impossible qu’un monstre marin d’aussi
grande taille n’eût jamais été capturé ou trouvé mort sur quelque
rivage où la mer l’aurait rejeté. Mais on connaît plus d’un exemple
de monstres marins longtemps contestés jusqu’au moment où un
fait nouveau vient en confirmer l’existence une fois pour toutes.
C’est ainsi que les krakens appartinrent longtemps au domaine
fabuleux : ces bêtes géantes, dont les immenses bras font chavirer
les navires et qui peuvent être si dangereuses pour l’homme,
n’avaient jamais pu, mortes ou vives, être capturées. Il y avait beau
temps que les krakens avaient rejoint les dragons du Moyen Age
quand, le 30 novembre 1861, un bateau de pêche, YAlecton,
s’empara d’une pieuvre géante au large de Ténériffe : l’animal avait
près de 6 mètres et ressemblait absolument aux krakens des
vieilles légendes. Ses bras avaient bel et bien plusieurs mètres et il
pesait dans les quarante quintaux. Depuis lors, d’autres monstres
semblables ont été aperçus et capturés et l’on sait aujourd’hui que
les krakens ne sont pas les produits de la seule imagination des
marins d’autrefois. De même, en 1825, le cadavre d’une baleine
édentée fut déposé par les flots près du Havre et l’on n’en découvrit
jamais un second exemplaire. Certains cétacés, hier innombrables,
n’existent pour ainsi dire plus aujourd’hui. C’est pourquoi le
serpent de mer a pu fort bien échapper jusqu’à présent aux
recherches de l’homme. N’a-t-on pas, tout récemment, péché
vivant près des côtes d’Afrique du Sud un poisson connu seulement
des paléontologues et dont l’espèce était considérée comme éteinte
depuis des millions d’années ?
Il est d’ailleurs faux de dire qu’on n’a jamais pu approcher de
cadavres de serpents de mer. En 1808, la dépouille d’un étrange
monstre marin, d’une espèce inconnue, fut rejetée par les vagues
sur une plage de l’île Stronsay, du groupe des Orkney : cinquante-
cinq pieds de long, une queue effilée, trois paires de nageoires et
une longue crête dorsale, telles étaient les caractéristiques de cet
animal dont on ne sait rien de plus. En 1818, le capitaine de brick
Wilson aperçut dans la baie de Chesapeake, près du cap Henry, un
animal semblable, mais de cent vingt pieds de long.
Ces deux événements sont cependant trop imprécis pour être
intéressants. Le 22 février 1901, Newport Beach, en Californie, vit
s’échouer sur sa plage un monstre marin géant mort en haute mer.
Un Indien et deux Blancs tirèrent la bête sur le rivage et la
dépecèrent, mais si maladroitement qu’il fut impossible de la
conserver pour l’examiner scientifiquement. On put néanmoins
établir que ce serpent de mer était un exemplaire géant du «
Regalecus Bancsii » qu’on ne rencontre qu’en eau profonde.
Des découvertes semblables ont été faites sur les rivages de
Terre-Neuve. En mai 1932, un violent séisme dut bouleverser les
fonds sous-marins : des millions de cadavres d’animaux aquatiques
remontèrent à la surface et couvrirent les plages. Parmi eux, on
remarqua une bête ressemblant fort à un serpent de mer, au
museau pointu et armé de dents particulièrement aiguës. On
mentionna alors que ce n’était pas la première fois qu’une bête
semblable était rejetée sur les rivages terre-neuviens, mais toujours
après un séisme sous-marin, d’où on peut conclure que ces bêtes
ne vivent que dans les grandes profondeurs.
Le capitaine du Tropper aperçut le 20 mars 1906, près de
Dungeness, un autre cadavre de serpent de mer qui avait dans les
cinquante pieds de long avec de longues stries blanches sur le
corps. En novembre 1921, le cadavre d’une bête semblable fut
recueilli dans le golfe du Delaware : il pesait bien quinze tonnes et
sa peau était grise comme celle d’un éléphant.
En somme, on a vu des serpents de mer un peu partout, dans
tous les océans et sous toutes les latitudes, du Groenland aux
Tropiques, sauf dans nos mers européennes : un seul cas en
Méditerranée, pas un seul en mer du Nord ou dans la Baltique.
Rien d’étonnant à cela : ces animaux ne vivent qu’en eau profonde
et la mer du Nord ne descend guère à plus de 60 mètres, tandis que
la Baltique n’atteint 200 mètres qu’en un seul endroit. Par contre,
les parages norvégiens en sont farcis et surtout les environs du Gulf
Stream. Les Norvégiens ont d’ailleurs toujours été les premiers à
croire au serpent de mer.
Tous les récits de serpents de mer ne sont certes pas à prendre
pour agent comptant. Dans beaucoup de cas, on a confondu, de la
meilleure foi du monde, le fameux serpent avec de simples
anguilles de mer, d’innocents dauphins ou d’anonymes requins.
Mais ces confusions sont finalement peu nombreuses. Elles ne
sauraient faire oublier les apparitions de monstres dressant leur
cou interminable au-dessus des flots, pas plus que les observations
scientifiques des savants.
La « bonne blague », prêtée aux journalistes, s’est taillée une
solide place au soleil de la science, bien que les journaux publient
de moins en moins ce genre de nouvelles, tant elles sont
discréditées dans l’opinion publique. Le dernier fait connu date de
janvier 1948 : resté jusqu’à présent invérifié, il est parfaitement
vraisemblable. Le cargo américain Santa Clara, de 8 600 tonnes,
heurta au large de la Caroline du Nord un monstre marin de 15
mètres de long avec une tête triangulaire de serpent et un tronc
cylindrique de 1 mètre de diamètre environ. Le monstre fut coupé
en deux par le navire et disparut aussitôt.
Mais, il y a vingt-quatre ans, un événement sensationnel fit
rebondir le problème à telle enseigne qu’il convient de lui
consacrer un chapitre particulier.
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N° d’édition, 6552
N° d’impression, 9289
Dépôt légal, 3' trimestre 1976
Imprimé en France