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féminisme et écriture féminine qui a dominé les années 1970 en France, et caractérisé les

notions de "féminisme français" à l'étranger, s'est disloquée.

L'ÉCRITURE DANS UN CLIMAT POSTFÉMINISTE ?

Alors que les années 1970 ont été marquées par la recherche de nouveaux modes d'expression
de l'expérience féminine qui frôlaient sans doute l'essentiel, dans les années 1990, l'écriture
féminine s'est transformée en un "chœur de voix diverses, voire parfois discordantes" (Rye et
Worton 2002b : 8), en aucun cas unies par un programme féministe spécifique. L'impulsion
politique résolument féministe donnée à l'écriture par le féminisme de la deuxième vague - à
savoir la déconstruction du phallogocentrisme - ne s'est généralement pas répercutée sur les
objectifs de la plupart des auteures contemporaines. Bien que nombre d'entre elles se
définissent comme féministes, elles se gardent bien d'aligner explicitement leur "féminisme"
sur leur production textuelle. Bien qu'elles aient hérité des générations précédentes de
féministes et qu'elles s'y soient engagées, on ne peut nier que cela s'accompagne généralement
d'une mise en garde : "pas dans l'écriture". Et bien que leurs œuvres traitent souvent
d'expériences qui sont au cœur des préoccupations féministes, ces écrivaines rejettent
ouvertement toute étiquette qui pourrait précéder leur statut d'écrivaine ou lier leur écriture à
des catégories sexuées particulières. Les attitudes des six auteurs - Nothomb, Devi,
Darrieussecq, Abecassis, Beyala et Bouraoui - que cette thèse va explorer illustrent ce point.
Comme Jordan (2007b : 135) l'a noté, le rejet des catégories " écriture féminine " et " femme
écrivain " est courant chez les jeunes auteures françaises, même s'il est évident qu'une grande
partie de leurs écrits est consacrée à l'articulation de l'expérience des femmes, qu'ils sont
commercialisés en tant que tels et qu'ils trouvent un écho collectif.

Alors que Jordan suggère que la description de ces auteurs comme "féministes" devrait être
comprise comme un "point de départ acquis", Morello et Rodgers (2002b : 45) observent que
ces écrivains se conçoivent comme implicitement féministes, tout en produisant des textes qui
ne peuvent pas être facilement récupérés par la pensée féministe. Pour Jordan, cela signale une
relation trouble avec le féminisme qui est "conceptuellement nébuleuse et incohérente de
manière intéressante" (Jordan 2007b : 135). Ailleurs, elle a inventé le terme de "fuzzy
feminism" pour décrire les positions confuses que les écrivains de cette nouvelle génération
semblent adopter à l'égard des questions de féminité (Jordan 2004 : 38).

Le terme " postféministe " a également été récemment utilisé pour décrire le climat de l'écriture
féminine en France après les années 1970 (Holmes 2005 : 108 ; Jordan 2007b : 133-5 ; Rye

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2001 : 18), et c'est une notion qui, d'une certaine manière, pourrait être considérée comme le
cadre de notre analyse dans le cadre de notre projet de thèse. Toutefois, étant donné que les
termes "postféministe" et "postféminisme" ont été diversement définis dans des cadres
philosophiques, politiques et culturels, ils nécessitent un décryptage minutieux et une
manipulation délicate. Il est essentiel de distinguer tout d'abord que, dans la veine d'autres
critiques travaillant sur l'écriture féminine contemporaine, notre thèse n'a aucunement
l'intention de s'insérer dans le contexte d'un retour de bâton contre le féminisme. Il ne s'agit pas
d'un appel à "ce qui vient après", dans le sens où le travail du féminisme est terminé, ni d'une
suggestion selon laquelle les politiques féministes ne sont plus pertinentes pour la société
contemporaine. Non seulement ce n'est assurément pas le cas, mais des notions aussi stridentes
et aussi brutales ne sont pas non plus apparentes dans les œuvres des écrivains étudiés. Si le
terme "postféministe" a été utilisé pour caractériser les écrits féminins contemporains dans ce
contexte particulier, il ne doit pas être interprété comme ayant quelque chose en commun avec
le backlash signalé par Susan Faludi (1992), avec le nouveau traditionalisme ou avec le rejet
pur et simple du "victim feminism" de la deuxième vague en faveur du "power feminism" prôné
par des auteurs tels que Réné Denfeld (1996), Katie Roiphe (1994) ou Naomi Wolf (1993). Un
exemple significatif de ces attitudes en France est celui de la rédactrice en chef de Elle, Valérie
Toranian, dont le Pour en finir avec la femme (2004) appelle également à une dissociation
radicale de la féminité avec l'innocence et la victimisation, et se distancie du féminisme au
motif qu'il n'est pas seulement complice de l'assujettissement des femmes, mais qu'il en est
l'instanciateur. Nous ne souhaitons pas nous aligner sur ces positions, ni sur celles des écrivains
que nous analyserons par la suite : cette étude ne veut pas ignorer le travail des vagues
précédentes de féminisme, ni négliger l'importance actuelle des questions qui y sont soulignées,
dont la plupart, sinon toutes, restent sous-représentées et non résolues aujourd'hui. Nous
voulons donc utiliser le terme "postféministe" avec prudence, d'autant plus que nous sommes
extrêmement réticents à nous y attacher en tant que politique. Néanmoins, nous pensons qu'il
s'agit d'une manière utile de réfléchir à la complexité des réactions contemporaines au
féminisme en tant que négociation d'un domaine d'interactions et de rencontres, au sein duquel
les généalogies et les trajectoires du féminisme sont incorporées dans des réponses plus
multicouches aux questions de genre, d'agence et de pouvoir, et en ouvrant un espace théorique
qui n'est pas nécessairement un mouvement vers l'avant ou vers l'arrière, un "après" résolu à ce
qui l'a précédé, mais qui attire différents courants critiques dans une toile ou un réseau de
significations culturelles.
Si les auteurs étudiés dans le cadre de ce projet peuvent être décrits comme écrivant dans un
climat postféministe, il s'agit ici d'un positionnement multiple, dans lequel le féminisme, son
héritage, sa pertinence continue et ses reformulations critiques peuvent être implicitement
contenus. Pour deux raisons spécifiques, nous comprenons ce positionnement multiple
davantage en termes d'ambivalence que de confusion ou d'incohérence que le "féminisme flou"
pourrait impliquer. Premièrement, alors que le féminisme peut être conceptuellement embrassé
par ces auteurs, et qu'une grande partie de leur travail concerne l'articulation de l'expérience
des femmes, il est également caractérisé par un engagement avec des préoccupations moins
spécifiques au sexe où le "féminisme" lui-même n'exerce peut-être pas une influence
primordiale en tant que politique pure. Deuxièmement, il semble utile d'interpréter le
mouvement "au-delà" du féminisme qui est suggéré par le rejet d'étiquettes telles que "écrivain
féministe" ou "femme écrivain" en termes de positions défensives que ces catégories mêmes
peuvent sembler provoquer. De telles attitudes s'apparentent à un sentiment plus généralisé,
dans la culture contemporaine, d'hésitation face au terme "féministe", qui en est venu à être
considéré comme anachronique, militant ou élitiste, et qui se traduit par la mise en garde trop
fréquente des (jeunes) femmes qui abordent les questions sociopolitiques qui les concernent :
"Je ne suis pas féministe, mais...". Toril Moi a fait des observations utiles sur ce positionnement
défensif, en particulier en ce qui concerne la question de l'écriture féminine. Elle aussi attire
l'attention sur le fait que les réticences que les écrivains contemporains semblent avoir à l'égard
du terme semblent coïncider avec un manque d'attention à la relation entre les femmes et
l'écriture dans la théorie féministe actuelle, par rapport au statut privilégié de la littérature dans
les premières années du féminisme (Moi 2008 : 259). Plus loin, elle démontre que si les
hommes ressentent rarement, voire jamais, le besoin de nier leur sexe ou leur genre, le terme
"femme écrivain" provoque une double réaction défensive qui, d'une part, exige des femmes
qu'elles se conforment à un code de ce qui pourrait être perçu comme une "écriture féminine"
et, d'autre part, leur donne paradoxalement le sentiment que si elles ne le font pas, elles doivent
faire le contraire, c'est-à-dire écrire nécessairement comme un "être humain générique" (Moi,
2008 : 266). Compte tenu des observations de Moi, le terme " postféministe " pourrait être
déployé comme un moyen de réfléchir au climat particulier de l'écriture féminine
contemporaine, comme étant informé par cette relation plutôt anxieuse avec le travail du
féminisme.

L'utilisation de l'expression "écriture féminine" pour décrire les auteurs féminins


contemporains écrivant en français est donc complexe et nécessite une attention critique

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soutenue afin d'éviter les généralisations et les regroupements faciles. Parfois, ces auteurs
mettent en avant des expériences féminines et/ou leur propre positionnement en tant que
femmes, et parfois non. En décidant de continuer à utiliser l'expression "écriture féminine",
nous souhaitons poursuivre le développement des relations entre le féminisme et les textes
écrits par des femmes, mais, à l'instar de Moi, lorsque nous affirmons que ces auteurs sont des
femmes écrivains, tout ce qu'il faut reconnaître ici, c'est qu'elles ont été perçues comme des
femmes qui écrivent et qu'elles se considèrent elles-mêmes comme des femmes (Moi 2008 :
267). Nous n'utilisons pas l'expression "écriture féminine" principalement pour signaler que
ces auteurs ou leurs œuvres appartiennent à un corpus littéraire méconnu et marginalisé,
entièrement mis à l'écart par l'élite culturelle dominante. Bien que les préoccupations de
Morello et Rodgers concernant le statut encore marginal des auteurs féminins en France au
début du XXIe siècle soient certainement pertinentes, il convient de noter que les auteurs que
nous analyserons dans le cadre de ce projet ont tous été nominés ou ont reçu des prix
importants, et qu'ils sont tous, à des degrés divers, des auteurs de best-sellers. Néanmoins, cette
étude souhaite mettre ces écrivaines en contact avec un lectorat critique plus large, et il sera
important de rester conscient des traces de l'histoire culturelle et du caractère récent de la
montée en puissance de l'écriture féminine en français. Il sera également intéressant de garder
à l'esprit les implications de la manière dont la présence florissante des auteurs féminins sur la
scène littéraire a été déclenchée par les médias de masse, et l'impact que les choix des
consommateurs ont sur ce qui s'écrit précisément.

Il est essentiel de noter que nous n'utilisons pas le terme "écriture féminine" pour faire des
généralisations sur un programme politique commun ou pour aligner l'écriture féminine
contemporaine sur une nouvelle "vague" de féminisme. Nous nous méfions également de
l'utilisation d'expressions telles que "la nouvelle génération de l'écriture féminine", qui
sembleraient implicitement signaler une nouvelle vague ou une révision de la relation initiale
entre le féminisme et l'écriture féminine, et qui ont également été artificiellement et
stratégiquement imposées aux écrivains et aux textes littéraires par le marketing et les médias.
Comme l'a affirmé Ruth Cruickshank (2009 : 11), ces étiquettes risquent à la fois de faussement
réifier un domaine hétérogène par des impulsions de catégorisation induites par le marché, et
de promettre des "tournants" qu'elles "ne parviennent pas systématiquement à concrétiser". On
pourrait dire que le premier de ces risques ne peut être évité en utilisant l'étiquette "écriture
féminine". Dans notre thèse, cependant, il apparaîtra clairement que notre intérêt est d'utiliser
le terme non pas comme une étiquette, mais comme un moyen de réfléchir à un domaine
d'écriture aussi hétérogène.

Les œuvres littéraires de Nothomb, Devi, Darrieussecq, Abecassis, Beyala et Bouraoui qui
seront analysées dans notre thèse ne sont pas toujours motivées par des considérations
politiques et, comme beaucoup d'écrits contemporains, leurs textes franchissent les frontières
entre la culture supérieure et la culture populaire. Il s'agit d'auteurs érudits dont les études dans
les domaines de la littérature, de la linguistique, de la philosophie et de l'anthropologie, ainsi
qu'une conscience aiguë de leurs héritages littéraires et culturels, sont souvent très visibles dans
leurs écrits, parfois de manière consciente. En même temps, leurs œuvres, comme la plupart
des best-sellers, sont en phase avec les plaisirs populaires de la lecture. Il arrive donc que ces
auteurs transmettent un programme féministe ou qu'ils réifient des stéréotypes de genre. Dans
certains cas, elles peuvent remettre en question l'ordre dominant et, dans d'autres, rétablir des
espaces d'identification sûrs. Parfois, ils peuvent faire tout cela en même temps. Mais c'est
précisément dans ce dépassement des frontières qu'elles offrent un terrain fertile à la critique
littéraire féministe pour cultiver les questions contemporaines sur le genre, l'agence et le
pouvoir et pour envisager des réponses aux préoccupations et aux angoisses à plusieurs niveaux
concernant les expériences féminines dans l'environnement culturel actuel. Nous utilisons
délibérément le terme "critique littéraire féministe". En effet, notre position est que, en lisant
ces œuvres littéraires qui peuvent être caractérisées par des attitudes putativement
postféministes, la pertinence et la nécessité du féminisme et de la critique féministe dans le
domaine contemporain deviennent d'autant plus évidentes. Tout en jetant un regard féministe
sur le climat multicouche et ambivalent de l'écriture féminine contemporaine en français, notre
thèse veillera à ne pas utiliser ces termes de manière essentialisante, mais avec une conscience
critique de leur glissement, et des façons dont l'écriture étudiée peut leur résister ou s'y opposer.

La critique dans ce domaine particulier tend à souligner l'importance de la collectivité, de


l'identification collective et de la pensée collective dans les lectures de l'écriture féminine
contemporaine (voir, par exemple, Jordan 2004 : 16 ; Rye 2001 : 51), notions qui ont bien sûr
fait partie intégrante du mouvement féministe tout au long du vingtième siècle. La mise en
évidence des préoccupations collectives motive ici aussi l'analyse en cours. Mais cette
exploration du devenir du corps dans les écrits féminins contemporains en français se heurtera
également à la résistance de la collectivité. Car ce projet est mû par les interactions et les
rencontres, mais aussi par la stratification et la liminalité, par l'irréductibilité et la différence,
et par les contre-courants qui traversent le collectif.

LES COURANTS TRANSVERSAUX DANS LE COLLECTIF : STYLE ET THÈME

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Dans l'introduction d'un ouvrage récent qui cherche à mettre en lumière les tendances de
l'écriture féminine du XXIe siècle en France (Damlé et Rye 2013b), les auteurs ont entrepris
de montrer que depuis l'appel de Cixous à une écriture féminine d'avant-garde susceptible de
créer des ruptures au sein de la représentation masculine (Cixous 1975 ; 1976 ; Cixous et
Clément 1975 ; 1986), l'écriture féminine en français au XXIe siècle a eu tendance à se
caractériser par l'expérimentation textuelle et l'innovation créative. La position critique du
présent projet est conforme à la position que nous entendons défendre dans notre thèse, à savoir
qu'il est néanmoins crucial de situer les tendances récentes de l'écriture féminine plus près d'un
ensemble plus large de tentatives littéraires diverses dans la littérature française de l'" extrême
contemporain ", que Warren Motte (2008 : 15) décrit comme le terrain indéfini du maintenant
tel qu'il nous échappe perpétuellement. Il n'est peut-être pas surprenant de constater que les
écrivains et les critiques se sont préoccupés du statut exact du texte littéraire à ce moment
millénaire, en réfléchissant aux conventions culturelles du passé et en les projetant dans
l'avenir, ou en envisageant de nouveaux horizons parallèlement à des fins apocalyptiques.
Plusieurs critiques ont caractérisé l'évolution de la littérature française par le trope du "retour".
Faisant suite à une période d'expérimentation textuelle autoréflexive complexe et sans doute
inaccessible des Nouveaux Romanciers, de l'Oulipo, de Tel Quel et des praticiens de l'écriture
féminine, le "retour" a diversement annoncé le réexamen de l'histoire, du sujet, de la création
et, surtout, de l'histoire et de la narration. Cependant, la plupart de ces critiques ont tenu à ne
pas définir ce sens du " retour " comme la simple répétition de traditions anciennement établies,
mais comme une revitalisation et une réinvention des formes existantes, comme un dialogue
critique avec le passé culturel dans la création de nouvelles expériences littéraires (Viart 1999
: 114). Ce double mouvement est mis en évidence par Motte (2008 : 16), qui présente les
romans français contemporains comme des personnages d'une fiction plus large, "[u]ne fiction
qui parle dans le "maintenant" mais aussi bien au-delà, dans les deux sens. Une fiction qui se
projette loin dans notre passé culturel et qui se projette dans un avenir que nous ne pouvons
pas encore imaginer.

Parallèlement à ce sentiment de revisitation, de renouvellement et de rajeunissement des formes


littéraires, la notion plus apocalyptique d'une crise de la littérature française s'est également
cristallisée autour du moment millénaire. Comme l'explique Ruth Cruickshank (2009 : 3), il ne
s'agit pas seulement de lamentations familières sur l'évacuation du sens ou d'un "terrain vague
provoqué par des avant-gardes désormais établies". De nouveaux discours millénaires de crise
ont émergé, propres aux facteurs socio-économiques, politiques et culturels contemporains, qui

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