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RDM 023 0434
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Marcel Mauss
Dans Revue du MAUSS 2004/1 (no 23), pages 434 à 450
Éditions La Découverte
ISSN 1247-4819
ISBN 2707142468
DOI 10.3917/rdm.023.0434
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Pour bien parler des techniques, il faut d’abord les connaître. Or il est
une science qui les concerne, celle qu’on appelle la technologie, et qui n’a
pas, en France, la place à laquelle elle a droit.
Il est utile de l’indiquer ici, surtout quand c’est la Société d’études
psychologiques qui organise cette « Journée de psychologie et d’his-
toire ».
En ces matières de psychologie proprement dite, la France a, en fait,
devancé les autres pays. Ceux de ma génération ont assisté à l’invention –
par Binet, Simon2, Victor Henri3, à qui s’adjoignirent tout de suite Piéron4,
puis Meyerson5 et Lahy6, et que d’autres continuent avec efficacité – des
applications de la psychologie aux techniques, et plus particulièrement au
recrutement des ouvriers et des techniciens7.
Ce n’est qu’après la guerre de 1914 que, revenue perfectionnée
d’Amérique, la psychotechnique, qui s’était développée partout, a pris son
essor en France, à Paris surtout, et que des procédés considérables obtinrent
des résultats non moins palpables, indispensables même8.
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À un autre point de vue, l’étude des techniques est encore plus impor-
tante. C’est celui des rapports qu’elle soutient avec les sciences, filles et
mères des techniques29. En fait, aujourd’hui, l’immense majorité des hommes
est de plus en plus engagée dans ces occupations. La plus grande partie de
leur temps est engrenée dans ce travail dont la collectivité garde et aug-
mente le trésor de traditions. Même la science, surtout la magnifique science
de nos jours, est devenue un élément nécessaire de la technique, un
moyen. Nous entendons ou voyons les électrons ou les ions par une tech-
nique, que tout « radio » connaît. Un mécanicien de précision opère des
visées, lit des verniers, qui, autrefois, étaient le privilège des astronomes.
Un pilote d’avion lit une carte comme nous n’en avions pas, en même temps
qu’il voit les hauts des montagnes ou le fond de la mer, comme aucun de
nous dans notre jeunesse ne pouvait rêver. L’hymne à la science et aux
métiers du XIXe est au XXe siècle plus vrai que jamais. L’ivresse de la production
n’est pas perdue. Il est de belles et bonnes machines, de belles automobiles.
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NOTES
1. Le présent texte reproduit l’article publié en 1948 dans Le travail et les techniques,
numéro spécial du Journal de psychologie (Paris, PUF, p. 71-78). Il figure aussi avec indication
de la pagination d’origine in M. Mauss, Œuvres (Éditions de Minuit, t. III, 1969, p. 250-256).
Toutes les notes sont de moi (F.V.), sauf la note 24 qui est une référence bibliographique
donnée par Mauss. Merci à tous ceux que j’ai importunés par mes questions : Alexandra Bidet,
Alain Caillé, Philippe Steiner, Marcel Turbiaux, Claude Vatin.
2. Alfred Binet (1857-1911) joua un rôle essentiel dans la genèse de la psychologie
expérimentale en France et dans l’histoire de son application aux questions scolaires. Directeur
du laboratoire de psychologie physiologique, créé en 1889 à la Sorbonne à l’initiative de
Théodule Ribot dans le cadre de l’École pratique des hautes études, il est l’inventeur avec
Théodore Simon (1873-1961) du célèbre « test Binet-Simon », dit test du quotient d’intelligence
ou QI. Il fut également le créateur en 1895 de l’Année psychologique, modèle éditorial de
l’Année sociologique créée trois ans plus tard par Émile Durkheim.
3. Victor Henri (1872-1940) fut le premier collaborateur d’Alfred Binet; il ne collabora
pas véritablement à la genèse de la psychotechnique.
4. Henri Piéron (1881-1964) remplaça Alfred Binet à la direction du laboratoire de
psychologie physiologique ainsi qu’à celle de l’Année psychologique. Professeur au Collège
de France de 1923 à 1952, il y fut donc collègue de Marcel Mauss, qui y fut élu en 1930. Il
fut très proche du mouvement psychotechnique et notamment de Jean-Maurice Lahy.
5. Neveu du philosophe Émile Meyerson, Ignace Meyerson (1888-1983) est né en Pologne
où il a passé son enfance et sa jeunesse. Après l’insurrection de 1905, il fuit en Allemagne,
puis en France où il rejoint son oncle. Après des études de sciences, de médecine et de
philosophie, et sa participation à la Première Guerre mondiale comme médecin auxiliaire dans
la Légion étrangère, il vit d’expédients dans le milieu des psychologues en raison de sa
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Marcel Turbiaux, Michel Huteau ainsi que la mienne inYves Clot, Les histoires de la psychologie
du travail (Toulouse, Octares, 2e édition augmentée, 1999). Outre les personnes citées par
Marcel Mauss, deux noms doivent être mentionnés, car ils font assurément partie des « autres »
qu’il évoque :
– Henri Wallon (1879-1962). Normalien, agrégé de philosophie, membre du Cercle de
la Russie neuve, pétri de philosophie marxiste, c’est un compagnon de route du Parti communiste
français auquel il adhère dans la clandestinité en 1942. Très lié à Henri Piéron, il est très proche
tout à la fois du milieu des psychotechniciens et de celui des historiens des Annales. Auteur
d’un remarquable ouvrage de synthèse sur la psychotechnique, Principes de psychologie
appliquée (Paris, Armand Colin, 1930), il est élu en 1937 professeur au Collège de France,
où il est donc collègue de Mauss. Henri Wallon est connu comme un des principaux psychologues
français de l’enfance et pour son action pédagogique, qui a débouché sur le fameux plan
Langevin-Wallon, élaboré en 1946-1947 dans le cadre d’une commission ministérielle et qui
visait notamment à développer l’enseignement technique selon le vœu de Marcel Mauss.
– Henri Laugier (1888-1973), physiologiste de formation, était proche de Henri Piéron
et de Jean-Maurice Lahy. Il a fait une carrière plus politique et administrative que scientifique.
En 1925, directeur du cabinet du ministre de l’Instruction publique Yvon Delbos, il défend
le principe de l’école unique dans une commission dont faisaient partie Ferdinand Buisson,
mais aussi Paul Langevin, Henri Wallon et Henri Piéron. Il crée en 1932 la Société de
biotypologie, dédiée à l’étude des caractères psycho-physiologiques des populations à partir
des méthodes d’analyse factorielle, et en 1933, avec Jean-Maurice Lahy, la revue Le travail
humain. Devenu en 1939 professeur de physiologie du travail au CNAM, il contribue à la
formation du CNRS sous le Front populaire et fera, après la guerre, une carrière de diplomate
dans les institutions internationales.
8. Il n’est pas évident de savoir à quoi fait ici référence Marcel Mauss. Le courant
psychotechnique français, celui de Piéron, Lahy et Laugier, ne doit en effet pas grand-chose
à la psychométrie américaine. Dès le début du XXe siècle en revanche, une équipe de psychologues
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ce livre (p. 281-283) le plan du cours effectué en 1892-1893, très proche probablement de
celui que Mauss a suivi.
Émile Durkheim a entretenu une relation ambivalente avec ce philosophe normalien qui
était son aîné. Celui-ci avait fait scandale en 1877 par sa référence au positivisme comtien
dans sa thèse sur les Sociétés animales, qui constitue une source importante d’inspiration pour
la thèse de Durkheim sur la Division sociale du travail soutenue en 1893. De plus, Espinas
œuvra pour la nomination de Durkheim à la faculté de Bordeaux en 1887. Mais les deux
hommes furent ensuite en concurrence en 1894 pour la charge du cours d’économie sociale
à la Sorbonne, et Espinas fut finalement élu, ce qui imposa à Durkheim de « ronger son frein »
jusqu’en 1902 pour revenir à Paris. Durkheim a gardé rancune à Espinas de cet échec. Aussi
met-il en garde, dans une lettre du 15 mai 1894, son jeune neveu de façon particulièrement
violente contre les avances que lui faisait Espinas : « Tu ne me parais pas mettre dans les
relations avec Espinas la réserve qui me paraît convenable, et cela quoique je t’ai averti. […]
maintenant, voilà que tu acceptes du travail pour lui. Je te prie formellement de décliner toute
proposition de cette nature » (Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Philippe Besnard
et Marcel Fournier, Paris, PUF, 1998, p. 31-32). En dépit des réserves de son oncle, Mauss
conserva une relation affectueuse avec son vieux maître, à qui il envoyait régulièrement ses
travaux et qui ne cessa de l’encourager, comme lors de son élection en 1901 à l’École pratique
des hautes études (Fournier, op. cit., p. 189) ou lors de son échec contre Alfred Loisy à la
chaire d’histoire des religions du Collège de France en 1909 (ibid., p. 331).
16. Cette définition est à rapprocher de celle qui figure dans « Les techniques du corps »
(1934 – Sociologie et anthropologie, p. 363-386, ici p. 371) et de celle qui figure dans le
Manuel d’ethnographie : « Les techniques se définiront comme des actes traditionnels groupés
en vue d’un effet mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels » (op. cit., p. 29).
Cette conception de la technique comme « action traditionnelle » était déjà présente chez
Espinas : « Un art est cependant plutôt un ensemble de règles fixes qu’une collection d’initiatives
raisonnées » (op. cit., p. 6).
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dans l’Australie centrale, M. Van G. arrive à lui ôter tout sens en l’expliquant par une histoire
ethnographique : il y aurait eu des tribus, une civilisations australienne à filiation utérine, et
des tribus, une civilisation australienne à filiation masculine; le confluent de ces deux aires
serait représenté par les systèmes complexes à classes matrimoniales » (Année sociologique,
10, 1907, repris in Mauss, Œuvres, t. 1, Éditions de Minuit, 1968, p. 70-73). Il y revient
en 1913 à l’occasion d’une critique du père Schmidt (cf. infra sur celui-ci) : « Le père Schmidt
a commencé une étude sur les langues australiennes qui mérite un sérieux examen. Il s’est
efforcé de montrer que les aires linguistiques coïncident avec les aires de culture matérielle
et celle des systèmes de filiation. Mais, ces coïncidences fussent-elles établies d’une manière
incontestée, elles ne prouvent rien relativement à la filiation des conceptions religieuses »
(Mauss, Œuvres, t. 1, p. 87-88). La même année, il s’attaque directement à un ouvrage de
F. Graebner (Methode der Ethnologie, Heidelberg, 1910) : « D’ailleurs, l’exemple même de
M. Graebner montre que la meilleure méthodologie ne met pas le savant à l’abri des erreurs.
C’est ainsi que M. G., en combattant les théories insoutenables du P. Schmidt sur l’organisation
kurnai, leur substitue, comme une vérité démontrée, l’interprétation qu’il a proposée des
mêmes faits et qui est plus que conjecturale » (Année sociologique, t. 12, repris in Œuvres,
t. 2, p. 489-493, ici p. 490).
La plume de Mauss se fait plus dure après la guerre. Il reprend cette polémique en 1923 dans
sa nécrologie de l’ethnologue anglais W. H. R. Rivers (ibid., p. 465-472, ici p. 468), en citant
cette fois Graebner comme l’auteur ayant « popularisé » cette méthode. Deux ans plus tard,
il se fait plus critique encore dans son compte rendu d’un nouvel ouvrage de Graebner,
Ethnologie (Leipzig, 1923) : « M. Graebner, ne tenant en effet aucun compte des objections
qui lui furent présentées à l’époque et de divers côtés, continue d’abord à croire à sa division
et à sa chronologie des sociétés australiennes, il a même systématisé cela davantage : il y aurait
les civilisations à descendance utérine, opposées aux civilisations à descendance masculine.
[…] Les unes et les autres sont en relation avec les diverses techniques, etc. […] Tout ceci
n’est qu’échafaudage d’hypothèses fondées sur une sociologie hypothétique » (p. 497).
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que l’on est surpris de rencontrer sous la plume d’un savant, alors même qu’il appartient à
une congrégation religieuse : par exemple, à la p. 524 du t. IV d’Anthropos, on traite deux
collaborateurs de l’Année d’“auteurs juifs” » (« L’origine de l’idée de Dieu d’après le
père Schmidt », Année Sociologique, t. 12, 1913, Œuvres, t. 1, p. 86-88, ici p. 87).
Haudricourt relate avec humour la verve de Mauss contre Schmidt, encore vingt-cinq ans
plus tard : « Mauss était aussi polémique; l’adversaire dont il critiquait et réfutait les théories
était le père Schmidt, un des auteurs de l’école allemande des Kulturkreise. Il rappelait que
ce dernier avait traité Hubert et Mauss d’auteurs juifs. “J’accepte pour moi, disait-il, mais
pour Hubert, qui descend de Pascal, je ne suis pas d’accord” (Haudricourt, Les pieds sur
terre…, Paris, Métailié, 1987, p. 25-26). On imagine qu’en 1941, ce souvenir avait pris une
résonance particulière.
Signalons enfin que la théorie des Kulturkreise est diffusée en France dans l’entre-deux-
guerres par un anthropologue d’origine suisse, le docteur Georges Montandon (1879-1944),
dans l’Ologénèse culturelle. Traité d’ethnologie cyclo-culturelle et d’ergologie systématique
(Paris, Payot, 1934). Ce dernier traduit Kulturkreis par « cycle culturel » (op. cit., p. 30). Il
considère que « le cycle culturel est, en ethnographie, ce qu’est la race en anthropologie –
exactement » (ibid., p. 7). L’ouvrage est cité, faussement daté de 1928 (confusion avec
l’Ologenèse humaine du même auteur – Alcan, 1928) parmi les « traités généraux » dans le
Manuel d’ethnographie (op. cit., p. 10) avec la mention « livre à utiliser avec précaution ».
On peut penser que cette notation est bien de la main de Mauss car l’ensemble de cette première
bibliographie est antérieure à 1937.
Montandon, entré en 1928 à l’Institut d’ethnologie grâce au soutien de Mauss, titulaire
de la chaire d’ethnologie à l’École d’anthropologie de 1932 à 1939 (date à laquelle il dut
démissionner en raison de sa nationalité helvétique), nommé conservateur du musée Broca
en 1936, devint en 1943 directeur de l’Institut d’étude des questions juives et ethno-raciales.
Pro-bolchevique jusqu’en 1926 (il s’était marié en 1922 avec une communiste russe à
Vladivostok), il devint à la fin des années trente un raciologue antisémite particulièrement
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retrouvé dans les travaux de son disciple : « Quand, après avoir suivi plusieurs années ses
cours à l’École des hautes études, j’ai publié un ouvrage, d’une témérité rare, qui s’intitulait
la Civilisation du renne, Mauss m’a simplement dit qu’il se considérait comme une poule qui
aurait couvé un canard » (Les racines du monde, op. cit., p. 35).
Leroi-Gourhan avait pris ses distances dès 1936 avec la pensée technologique de Mauss
(cf. supra), à qui il reprocha plus tard son dilettantisme en la matière : « Il percevait les liens
qui unissent les techniques à l’ensemble des autres domaines de l’étude des sociétés et il
nous a permis de prendre conscience de ces liens essentiels. Je crois qu’en matière de technique,
Mauss avait des idées assez justes, mais une expérience pratique à peu près nulle » (ibid.).
On ne peut manquer de sentir dans ces propos une sorte de dénégation d’une filiation par
ailleurs évidente. Leroi-Gourhan le reconnaît d’ailleurs lui-même – comme dans un regret de
leur acidité : « En fait, un maître, on ne sait jamais ce qu’on lui doit. Il y a tant de pensées
que l’on construit avec un arrière-plan dont on ne se rend pas compte et qui peut vous avoir
été communiqué par quelqu’un qui pensait mieux que vous ou différemment » (ibid.).
L’absence de référence à Montandon s’explique plus aisément. Il importe toutefois de
signaler que toute la deuxième partie de son Ologenèse culturelle constitue, sous le titre
« Ergologie systématique », un vaste travail de technologie comparée qui ne peut manquer
d’évoquer la démarche de Leroi-Gourhan.
26. Marcel Mauss fait ici référence à Henri Bergson, qui a développé cette notion dans
l’Évolution créatrice en 1907 : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si pour
définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire
nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne
dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber » (Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959,
p. 487-977, ici p. 613). Mauss faisait déjà référence à Bergson sur ce point de façon ambivalente
en 1927 : « “Homo faber”, dit M. Bergson. Ces formules ne signifient rien d’évident ou
signifient trop, parce que le choix d’un tel signe cache d’autres signes également évidents.
Mais celle-ci a pour mérite de réclamer pour la technique une place d’honneur dans l’histoire
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peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la matière par lesquelles
on se représentait confusément qu’elle pût réussir » (op. cit., p. 115-116).
Ce paragraphe fait suite à un passage sur l’Homo faber, où Bergson oppose, contrairement
à Hubert et Mauss, la dimension technique et la dimension religieuse de l’« intelligence
primitive » :
« Il y a d’un côté ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut prévoir, ce
dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue physiquement en attendant qu’elle le soit
mathématiquement […] Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle
l’Homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée physiquement, mais
moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons qu’elle agira pour nous. La nature
s’imprégnera donc ici d’humanité » (p. 114).
Cet ouvrage de Bergson, qui comporte dans ses « remarques finales » (p. 1235-1239) une
critique du « machinisme », avait été attaqué par Georges Friedmann dans la Crise du
progrès en des termes qui évoquent ceux de Mauss. Voir F. Vatin, « Machinisme, marxisme,
humanisme : Georges Friedmann avant et après-guerre » (Sociologie du travail, n° 2, 2004).
27. « L’art, c’est l’homme combiné à la nature » (Bacon, Nouvel Organum, 1620). Nous
n’avons pas réussi à retrouver ce passage qui est cité par exemple, par Jean-Marie Guyau
en 1887 : « Et Bacon : Ars est Homo additus naturae. L’artiste entend la nature à demi-mot;
ou plutôt, c’est elle-même qui s’entend en lui » (L’art au point de vue sociologique, Paris,
Alcan, 1887; édition électronique par Pierre Tremblay, « Les classiques des sciences sociales »,
2002, p. 86).
28. Sur la notion de « civilisation » chez Mauss, voir notre introduction.
29. Marcel Mauss a développé ce thème en 1927 dans son article programmatique sur
les « divisions de la sociologie » (op. cit., p. 197-200). Il insiste abondamment sur les relations
réciproques entre technique et science : « Quand on étudie concrètement les arts et les sciences
et leurs rapports historiques, la division en raison pure et raison pratique semble scolastique,
peu véridique, peu psychologique, et encore moins sociologique. On sait, on sent, on voit les
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32. L’expression d’« économie industrielle » est alors peu usitée, sauf dans un cadre
particulier qui n’était pas étranger à Mauss : le Conservatoire national des arts et métiers, où
enseignait son ami François Simiand dont il va évoquer la mémoire un peu plus loin. En
effet, une chaire y fut créée en 1819 pour Jean-Baptiste Say sous cet intitulé, qu’elle conservera
pour ses successeurs Adolphe Blanqui (1834-1854), Jules-François Burat (1865-1885),
Alfred de Foville (1885-1893), André Liesse (1894-1929) et François Divisia (1929-1959) –
à partir de Burat fut ajouté la mention « et statistiques ». Si l’intitulé initial de la chaire fut
donné en partie pour des raisons politiques (« économie politique » sonnant trop « libéral »
sous la Restauration), il eut une résonance à l’époque dans un mouvement intellectuel,
pédagogique et social visant à concevoir une science pratique à destination des ouvriers et des
fabricants, à mi-chemin de la technologie et de la théorie économique, et dont l’illustration
la plus aboutie fut le cours public donné sous cet intitulé entre 1829 et 1835 par Claude-
Lucien Bergery à Metz (voir F. Vatin, Morale et calcul économiques sous la Restauration :
L’économie industrielle de Claude-Lucien Bergery, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
à paraître en 2004).
Dans cet esprit, l’« économie industrielle » se rapproche fort de ce que nous appelons
aujourd’hui la « gestion ». C’est bien ainsi que l’entendirent certains des successeurs de Say
et tout particulièrement André Liesse (1854-1944), économiste libéral dont l’enseignement
est contemporain de l’éclosion du mouvement d’organisation scientifique du travail, qui
renouait avec certaines conceptions de l’« économie industrielle » de la Restauration (cf. la
notice de Michel Armatte sur A. Liesse in C. Fontanon et A. Grelon, Les professeurs du
Conservatoire national des arts et métiers, Paris, INREP-CNAM, 1994, t. 1, p. 132-146, et
sur ce point précis, p. 135). Liesse est notamment l’auteur d’un véritable petit manuel de
gestion issu de son enseignement au Conservatoire, Les entreprises industrielles, fondation
et direction (Paris, Librairie de l’enseignement technique, 1919).
Or, Simiand, entré au Conservatoire en 1919 sur une chaire intitulée « organisation du
travail et associations ouvrières », se retrouva sous la coupe de Liesse, si l’on en croit la plume
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