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LES DRAGONS DE MEEREEN

DU MÊME AUTEUR CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Le Trône de Fer
1. Le Trône de Fer
2. Le Donjon rouge
3. La Bataille des rois
4. L’Ombre maléfique
5. L’Invincible Forteresse
6. Les Brigands
7. L’Épée de feu
8. Les Noces pourpres
9. La Loi du régicide
10. Le Chaos
11. Les Sables de Dorne
12. Un festin pour les corbeaux
13. Le Bûcher d’un roi
14. Les Dragons de Meereen
15. Une danse avec les dragons

90 ans avant le Trône de Fer


Chroniques du chevalier errant

Dans la Maison du ver (illustrée par John Picacio)


GEORGE R.R. MARTIN

LES DRAGONS
DE MEEREEN
Le Trône de Fer, 14
roman

Traduit de l’américain par Patrick Marcel


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Titre original : A SONG OF ICE AND FIRE, BOOK FIVE


A DANCE WITH DRAGONS
(Deuxième partie)

© 2011, George R.R. Martin


© 2012, Pygmalion, département de Flammarion,
pour l’édition en langue française
ISBN : 978-2-7564-0587-2
Ce volume est pour mes fans

pour Lodey, Trebla, Stego, Pod,


Caress, Yags, X-Ray et Mr. X,
Kate, Chataya, Mormont, Mich,
Jamie, Vanessa, Ro,
pour Stubby, Louise, Agravaine,
Wert, Malt, Jo,
Mouse, Telisiane, Blackfyre,
Bronn Stone, Coyote’s Daughter
et le reste des cinglés et des folles furieuses de
la Confrérie sans Bannières

pour les sorciers de mon site web


Elio et Linda, seigneurs de Westeros,
Winter et Fabio de WIC,
et Gibbs de Dragonstone, à l’origine de tout

pour les hommes et les femmes d’Asshai en Espagne


qui nous ont chanté un ours et une gente damoiselle
et les fabuleux fans d’Italie
qui m’ont tant donné de vin

pour mes lecteurs en Finlande, Allemagne,


Brésil, Portugal, France et Pays-Bas
et tous les autres pays lointains
où vous attendiez cette danse

et pour tous les amis et les fans


qu’il me reste encore à rencontrer

Merci de votre patience


L’ERRE-AU-VENT

La nouvelle traversa le camp comme un vent brûlant. Elle


arrive. Son armée s’est mise en marche. Elle fond sur le sud à
destination de Yunkaï pour incendier la ville et passer ses habi-
tants au fil de l’épée, et nous allons monter vers le nord, à sa
rencontre.
Guernouille le tenait de Dick Chaume, qui avait appris la
nouvelle par le vieux Bill les Os qui l’avait sue par un Pentoshi
du nom de Myrio Myrakis, qui avait un cousin qui servait en
qualité d’échanson auprès du Prince en Guenilles. « L’cousin a
entendu dire ça sous la tente de commandement, d’la bouche
même de Caggo, insistait Dick Chaume. On prend la route
avant la fin du jour, zallez voir. »
Cela au moins fut confirmé. L’ordre descendit du Prince en
Guenilles par le truchement de ses capitaines et de ses sergents :
démontez les tentes, chargez les mules, sellez les chevaux, nous
partons pour Yunkaï au point du jour. « Pas de risque que ces
salauds de Yunkaïis veuillent nous voir dans leur Cité Jaune, à
rôdailler autour de leurs filles », prédit Baqq, l’arbalétrier
myrien aux yeux mi-clos dont le nom signifiait haricots et qu’on
appelait donc Fayots. « À Yunkaï on se procurera des vivres, on
aura p’t-êt’ des chevaux frais et après, on continuera vers
Meereen pour aller danser avec la reine dragon. Alors, que ça
saute, Guernouille ! Traîne pas, et affûte bien l’épée de ton
maître. S’pourrait bien qu’t’en aies b’soin sous peu ! »
À Dorne, Quentyn Martell avait été prince ; à Volantis, un
commis de marchand ; mais sur les côtes de la baie des Serfs, il

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LES DRAGONS DE MEEREEN

n’était plus que Guernouille, écuyer du grand chevalier dornien


chauve que les épées-louées appelaient Vertes-tripes. Chez les
Erre-au-Vent, les hommes employaient les noms qui leur chan-
taient et en variaient à leur guise. Ils lui avaient attribué celui
de Guernouille à cause de sa diligence dès que le colosse beuglait
un ordre. « Et qu’ ca saute ! »
Même le commandant des Erre-au-Vent gardait pour lui son
vrai nom. Certaines compagnies libres étaient nées durant le
siècle de sang et de chaos qui avait suivi le Fléau de Valyria.
D’autres, formées hier, disparaîtraient demain. Les Erre-au-Vent
avaient trente ans d’histoire, et sous un seul commandant, un
noble Pentoshi à la voix douce et aux yeux mélancoliques qu’on
appelait le Prince en Guenilles. Ses cheveux et sa maille avaient
le même gris argent, mais sa cape en loques mariait des haillons
de couleurs variées, bleu, gris et mauve, rouge, or et vert,
magenta, vermillon et vert céruléen, tous délavés par le soleil.
Lorsque le Prince en Guenilles avait eu vingt-trois ans, d’après
le récit qu’en faisait Dick Chaume, les magistrats de Pentos
l’avaient choisi pour être leur nouveau prince, quelques heures
après avoir décapité l’ancien. Il avait aussitôt ceint une épée à
sa taille, sauté sur son cheval favori et fui dans les Terres Dispu-
tées, pour ne jamais revenir. Il avait chevauché avec les Puînés,
les Rondaches de Fer et les Hommes de la Pucelle, puis s’était
associé à cinq compagnons d’armes pour former les Erre-au-
Vent. De ces six fondateurs, lui seul avait survécu.
Était-ce la vérité, Guernouille n’en avait pas la moindre idée.
Depuis qu’il avait paraphé son entrée dans les Erre-au-Vent à
Volantis, il n’avait aperçu le Prince en Guenilles que de loin. Les
Dorniens étaient des recrues fraîches, des novices à former, de
la chair à flèches, trois parmi deux mille. Leur commandant
fréquentait des cercles plus élevés. « Je ne suis pas un écuyer »,
avait protesté Quentyn quand Gerris Boisleau – qu’on connais-
sait ici sous le nom de Gerrold le Dornien, pour le distinguer
de Gerrold Dos-Rouge et de Gerrold le Noir, et parfois comme
le Buveur, car le mastodonte, par bourde, l’avait appelé ainsi –
avait suggéré cette ruse. « J’ai gagné mes éperons à Dorne. Je
suis autant chevalier que vous. »
Mais Gerris avait prévalu ; Archie et lui étaient ici pour proté-
ger Quentyn, et cela signifiait qu’ils devaient le garder auprès
du mastodonte. « De nous trois, Arch est le meilleur guerrier,
avait fait observer Boisleau, mais vous seul pouvez espérer
épouser la reine dragon. »

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L’ERRE-AU-VENT

L’épouser ou la combattre ; en tout cas, je vais bientôt être


face à face avec elle. Plus Quentyn entendait parler de Daenerys
Targaryen et plus il appréhendait leur rencontre. Les Yunkaïis
soutenaient qu’elle nourrissait ses dragons de chair humaine et
se baignait dans le sang des vierges pour entretenir la souplesse
et le satin de sa peau. Fayots en riait, mais il raffolait des anec-
dotes sur les appétits sexuels de la reine d’argent. « Un de ses
capitaines descend d’une lignée où les hommes ont une anguille
d’un pied de long, leur raconta-t-il, mais même lui, il est pas
assez épais pour elle. Elle a vécu parmi les Dothrakis où elle a
pris l’habitude de se faire fourbir par des étalons, si bien qu’au-
cun homme peut plus la satisfaire, désormais. » Et Bouquine,
l’habile reître volantain qui semblait avoir en permanence le nez
plongé dans un rouleau friable, jugeait la reine dragon aussi
meurtrière que folle. « Son khal a tué son frère pour la faire
reine. Ensuite, elle a tué son khal pour devenir khaleesi. Elle
pratique des sacrifices sanglants, elle ment comme elle respire,
elle se retourne contre les siens par caprice. Elle a violé des
trêves, torturé des ambassadeurs… Son père était fou, lui aussi.
Ça se transmet par le sang. »
Ça se transmet par le sang. Oui, le roi Aerys II était fou, tout
Westeros le savait. Il avait banni deux de ses Mains et condamné
au bûcher une troisième. Si Daenerys est aussi meurtrière que
son père, dois-je l’épouser quand même ? Le prince Doran n’avait
jamais abordé cette éventualité.
Guernouille serait content de laisser Astapor derrière lui. La
Cité Rouge était le plus proche équivalent de l’enfer qu’il ait
jamais imaginé fréquenter. Les Yunkaïis avaient consolidé les
portes enfoncées afin de confiner les morts et les agonisants à
l’intérieur de la ville, mais les scènes qu’il avait vues en parcou-
rant à cheval ces rues de brique rouge hanteraient à jamais
Quentyn Martell. Un fleuve charriant des cadavres. La prêtresse
dans ses robes en lambeaux, empalée sur un pieu et environnée
d’une cour de mouches vertes luisantes. Des mourants qui titu-
baient à travers les rues, couverts de sang et d’ordure. Des
enfants qui se disputaient des chiots à moitié cuits. Le dernier
roi libre d’Astapor, hurlant nu au fond de l’arène, tandis qu’une
vingtaine de dogues affamés se jetaient sur lui. Et des feux, par-
tout des incendies. Il pouvait clore les yeux et les voir encore :
des flammes se déployant contre des pyramides de brique plus
hautes que tous les châteaux qu’il avait jamais contemplés, des

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LES DRAGONS DE MEEREEN

panaches de fumée grasse qui montaient en se lovant comme


d’immenses serpents noirs.
Quand le vent soufflait du sud, l’air sentait la fumée, même
ici, à trois milles de la cité. Derrière ses remparts de brique
rouge décatis, Astapor brûlait toujours, bien que la plupart des
grands brasiers se fussent épuisés, désormais. Des cendres déri-
vaient paresseusement sur la brise comme les gros flocons d’une
neige grise. Quitter ces lieux serait une bonne chose.
Le mastodonte partageait cette opinion. « Il est que trop
temps », déclara-t-il quand Guernouille le trouva en train de
jouer aux dés avec Fayots, Bouquine et le vieux Bill les Os, et
de perdre encore une fois. Les épées-louées adoraient Vertes-
tripes, qui pariait avec toute la témérité qu’il mettait au combat,
mais une bien moindre réussite. « Va me falloir mon armure,
Guernouille. T’as récuré le sang qu’y avait sur ma maille ?
— Oui-da, ser. » La maille de Vertes-tripes était vieille et
lourde, reprisée encore et encore, très usée. Il en allait de même
de son casque, son gorgerin, ses grèves, ses gantelets et le reste
de sa plate dépareillée. L’équipement de Guernouille valait à
peine mieux, et celui de ser Gerris était visiblement pire. L’acier
de la compagnie, selon les termes de l’armurier. Quentyn n’avait
pas demandé combien l’avaient porté avant lui, combien étaient
morts dedans. Ils avaient abandonné leurs propres belles
armures à Volantis, en même temps que leur or et leurs vrais
noms. Des chevaliers fortunés venus de maisons anciennes et
honorables ne traversaient pas le détroit pour louer leurs épées,
à moins d’avoir été exilés pour une infamie. « Je préfère passer
pour pauvre que pour abject », avait déclaré Quentyn quand
Gerris leur avait expliqué sa ruse.
Il fallut aux Erre-au-Vent moins d’une heure pour lever le
camp. « Et maintenant, en selle », commanda le Prince en Gue-
nilles de son énorme palefroi gris, dans un haut valyrien clas-
sique qui était ce qui s’approchait le plus d’une Langue
Commune à la compagnie. Les quartiers arrière pommelés de
son étalon étaient couverts de bandes de tissu, déchirées aux
surcots des hommes qu’avait tués son maître.
La cape du prince avait été cousue selon la même méthode.
L’homme avait un âge certain, plus de soixante ans, mais il se
tenait encore droit et fier sur sa selle, et sa voix avait assez de
vigueur pour porter à chaque recoin du champ de bataille.
« Astapor n’était qu’un amuse-gueule, déclara-t-il. Meereen sera

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L’ERRE-AU-VENT

notre banquet », et les mercenaires poussèrent une féroce cla-


meur. Des rubans de soie bleu ciel palpitaient à leurs piques,
tandis que des bannières en queue d’aronde, bleu et blanc,
l’étendard des Erre-au-Vent, volaient au-dessus.
Les trois Dorniens braillèrent de concert. Leur silence aurait
attiré l’attention. Mais tandis que les Erre-au-Vent prenaient la
direction du nord en empruntant la route côtière, suivant de
près Barbesang et la Compagnie du Chat, Guernouille vint se
ranger à hauteur de Gerrold le Dornien. « Bientôt »,
annonça-t-il dans la Langue Commune de Westeros. La Compa-
gnie comptait d’autres Ouestriens, mais peu, et aucun à portée.
« Nous avons besoin d’agir sans tarder.
— Pas ici », le mit en garde Gerris, avec le sourire vide d’un
comédien. « Nous en reparlerons ce soir, lorsque nous dresse-
rons le camp. »
Cent lieues séparaient Astapor de Yunkaï en prenant la vieille
route côtière ghiscarie, et cinquante de plus de Yunkaï à
Meereen. Les compagnies libres, sur de bonnes montures, pou-
vaient atteindre Yunkaï en six jours de chevauchées forcées, ou
huit à une allure plus mesurée. Les légions de l’ancienne Ghis
en mettraient moitié plus en progressant à pied, et les Yunkaïis
avec leurs soldats esclaves… « Avec les généraux qu’ils ont, c’est
déjà merveille qu’ils avancent pas dans la mer », commenta
Fayots.
Les Yunkaïis ne manquaient pas de généraux. Un vieux héros
du nom de Yurkhaz zo Yunzak exerçait le commandement
suprême, mais les hommes des Erre-au-Vent ne l’apercevaient
que de loin, allant et venant dans un palanquin tellement
énorme qu’il exigeait quarante esclaves pour le transporter.
En revanche, ils ne pouvaient pas manquer de voir ses subal-
ternes. Les petits seigneurs yunkaïis galopaient en tous sens
comme des cafards. La moitié paraissait se nommer Ghazdan,
Grazdan, Mazdhan ou Ghaznak ; distinguer un nom ghiscari
d’un autre semblait un art que peu d’Erre-au-Vent pratiquaient,
si bien qu’ils leur attribuaient des sobriquets moqueurs de leur
cru.
Premier d’entre eux, la Baleine Jaune, un homme obscène de
ventripotence, qui portait de sempiternels tokars en soie jaune
avec des franges dorées. Trop lourd pour pouvoir même tenir
debout sans assistance, il n’arrivait pas à maîtriser ses besoins
naturels et puait donc la pisse en permanence, une si épouvan-
table infection que même de puissants parfums ne parvenaient

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LES DRAGONS DE MEEREEN

pas à la masquer. Mais on le prétendait l’homme le plus riche de


Yunkaï, et il avait une passion pour les grotesques ; ses esclaves
comprenaient un gamin aux pattes et aux sabots de chèvre, une
femme à barbe, un monstre à deux têtes venu de Mantarys et
un hermaphrodite qui réchauffait sa couche, la nuit. « Vit et
connin concurremment, leur dit Dick Chaume. La Baleine pos-
sédait aussi un géant, et aimait l’regarder baiser ses esclaves. Et
puis, l’géant est mort. J’ai entendu dire qu’ la Baleine paierait
un sac d’or pour en avoir un nouveau. »
Il y avait aussi la Générale, qui se déplaçait sur un cheval
blanc à crinière rouge et commandait une centaine de solides
esclaves soldats qu’elle avait formés et entraînés elle-même, tous
jeunes, minces, bosselés de muscles et nus, à l’exception d’un
pagne, de capes jaunes et de longs boucliers de bronze couverts
d’ornementations érotiques. Leur maîtresse, qui ne devait pas
avoir plus de seize ans, se voyait comme la Daenerys Targaryen
de Yunkaï.
Le Ramier n’était pas tout à fait nain, mais on aurait pu s’y
tromper quand la lumière déclinait. Et pourtant, il se pavanait
comme un géant, écartant largement ses petites jambes replètes
et bombant son petit torse grassouillet. Ses soldats étaient les
plus grands qu’aient vus les Erre-au-Vent ; le plus court mesu-
rait sept pieds de haut, et les échasses intégrées aux jambières
de leurs armures ornementées les faisaient paraître encore plus
grands. Des écailles d’émail rose leur couvraient le torse ; sur
leur tête étaient perchés des casques allongés, agrémentés de
becs d’acier pointus et de crêtes de plumes roses qui dansaient.
Chaque homme portait à la hanche une longue épée courbe, et
serrait une pique aussi haute que lui, avec un fer en feuille à
chaque extrémité.
« Le Ramier en fait l’élevage, les informa Dick Chaume. Il
achète de grands esclaves dans le monde entier, accouple les
hommes avec les femmes et garde les plus grands enfants pour
les Hérons. Il espère pouvoir un jour s’ dispenser des échasses.
— Quelques sessions sur un chevalet pourraient accélérer le
processus », suggéra le mastodonte.
Gerris Boisleau éclata de rire. « Une bande qui inspire la ter-
reur. Rien ne me terrifie plus qu’une troupe d’échassiers cou-
verts d’écailles roses et de plumes. Si j’en avais un aux trousses,
je rirais tellement que ma vessie pourrait lâcher.
— Y en a qui trouvent que les Hérons ont d’la majesté,
observa le vieux Bill les Os.

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L’ERRE-AU-VENT

— Ouais, si ton roi bouffe des grenouilles en se tenant sur


une seule patte.
— C’est froussard, les hérons, glissa le mastodonte. Un jour
qu’on chassait, le Buveur, Cletus et moi, on est tombés sur des
hérons qui arpentaient les hauts-fonds en se gobergeant de
têtards et de vairons. Ah, ça, le spectacle valait le coup d’œil,
mais un faucon est soudain passé dans les airs et ils se sont tous
envolés comme s’ils avaient vu un dragon. Ils ont soulevé tant
de vent qu’ils m’en ont culbuté de mon cheval, mais Cletus a
tiré une flèche et en a abattu un. Ça a le goût du canard, en
moins gras. »
Même le Ramier et ses Hérons pâlissaient devant la folie des
frères que les épées-louées avaient baptisés les Lords de la Son-
naille. La dernière fois que les esclaves soldats de Yunkaï avaient
affronté les Immaculés de la reine dragon, ils avaient rompu les
rangs et s’étaient enfuis. Les Lords de la Sonnaille avaient mis
au point un dispositif pour pallier le problème ; ils enchaînaient
les hommes entre eux par groupes de dix, poignet à poignet et
cheville à cheville. « Aucun d’ces pauvres couillons peut s’enfuir
s’ils fuient pas tous, expliqua Dick Chaume en se tordant de
rire. Et s’i’ détalent tous, ils vont pas courir très vite.
— Putain, mais pour marcher, ils vont vraiment pas vite non
plus, maugréa Fayots. On entend leurs bruits de ferraille à dix
lieues. »
Il y en avait d’autres, presque aussi fous, ou pires. Lord Bal-
lotte-bajoues, le Conquérant ivrogne, le Maître des Fauves,
Trogne-de-Gruau, le Lièvre, l’Aurige, le Héros parfumé. Cer-
tains avaient vingt soldats, d’autres deux cents ou deux mille,
tous des esclaves qu’ils avaient formés et équipés eux-mêmes.
Chacun était fort riche et arrogant, capitaine ou commandant,
et ne répondait à personne d’autre qu’à Yurkhaz zo Yunzak,
dédaigneux des vulgaires épées-louées et enclins, sur des ques-
tions de protocole, à des chamailleries aussi interminables qu’in-
compréhensibles.
Dans le temps qu’il fallut aux Erre-au-Vent pour chevaucher
sur trois milles, les Yunkaïis en avaient pris deux et demi de
retard. « Un tas d’imbéciles jaunes qui puent, se plaignit Fayots.
Ils ont toujours pas réussi à comprendre pourquoi les Corbeaux
Tornade et les Puînés sont passés sous les ordres de la reine
dragon.
— Pour l’or, pensent-ils, répondit Bouquine. Pourquoi crois-
tu qu’ils nous paient si bien ?

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LES DRAGONS DE MEEREEN

— L’or, j’aime ça, mais j’aime encore plus la vie, reprit


Fayots. À Astapor, on a dansé avec des estropiés. Tu tiens à
affronter de véritables Immaculés, avec cette bande dans ton
camp ?
— On s’est battu contre des Immaculés à Astapor, protesta
le mastodonte.
— Je parle de vrais Immaculés. Suffit pas de couper les bou-
gettes d’un gamin au hachoir de boucher et de lui donner un
chapeau pointu pour en faire un Immaculé. La reine dragon,
c’est des vrais, qu’elle a, le genre de matériel qui se débande pas
pour prendre ses jambes à son cou quand on pète dans leur
direction générale.
— Eux, et des dragons, aussi. » Dick Chaume leva les yeux
vers le ciel comme s’il imaginait que la simple mention de dra-
gons pourrait suffire à les voir fondre sur la compagnie. « Aigui-
sez bien vos épées, les petits, on va avoir une vraie bataille
sous peu. »
Une vraie bataille, songea Guernouille. Les mots lui restaient
en travers de la gorge. Le combat sous les remparts d’Astapor
ne lui avait pas paru manquer de véracité, mais il savait que les
mercenaires avaient un autre point de vue. « C’était de la bou-
cherie, pas un combat », avait-on entendu Denzo D’han, le
barde guerrier, déclarer à la fin. Denzo était capitaine, vétéran
de cent batailles. L’expérience de Guernouille se limitait à la
cour d’exercice et à la lice de joute, si bien qu’il ne se jugeait
pas apte à contester le verdict d’un combattant aussi aguerri.
Ça ressemblait pourtant bien à une bataille. Il se souvenait
comment son ventre s’était serré quand il avait été réveillé d’un
coup de pied, à l’aube, le mastodonte dressé au-dessus de lui.
« En armure, fainéant, avait tonné le colosse. Le Boucher s’en
vient nous livrer bataille. Debout, debout, si tu ne veux pas finir
comme viande à l’étal.
— Le Roi Boucher est mort », avait-il protesté d’une voix
ensommeillée. Chacun avait entendu la nouvelle en débarquant
des navires qui l’amenaient de l’Antique Volantis. Un second
roi Cleon s’était emparé de la couronne pour périr à son tour,
apparemment, et les Astaporis étaient désormais gouvernés par
une putain et un barbier fou dont les partisans se battaient entre
eux pour le contrôle de la ville.
« Ils ont pu mentir, avait répliqué le mastodonte. Ou sinon,
c’est encore un autre boucher. Peut-être que le premier est

20
L’ERRE-AU-VENT

revenu tout hurlant de sa tombe pour massacrer des Yunkaïis.


On s’en fout un peu, Guernouille. Enfile ton armure. » La tente
abritait dix personnes, et toutes étaient déjà levées, passant leurs
chausses et leurs bottes, glissant de longues cottes de maille
annelée par-dessus leurs épaules, bouclant des pectoraux en
place, assurant les sangles de leurs grèves ou de leurs canons,
empoignant leurs casques, boucliers et baudriers. Gerris, tou-
jours aussi prompt, fut le premier tout équipé, Arch le suivant
de peu. Ensemble, ils aidèrent Quentyn à endosser son propre
harnois.
À trois cents pas de là, les nouveaux Immaculés d’Astapor se
déversaient par les portes de la ville et se rangeaient sous les
remparts abîmés en brique rouge de leur cité, les feux de l’aube
miroitant sur les pointes en bronze de leurs casques et de leurs
longues piques.
Les trois Dorniens quittèrent ensemble leur tente pour
rejoindre les combattants qui couraient vers les lignes de che-
vaux. Le combat. Quentyn s’exerçait avec épée et bouclier depuis
qu’il avait l’âge de marcher, mais cela ne signifiait plus rien,
désormais. Guerrier, rends-moi brave, pria Guernouille tandis
qu’au loin battaient les tambours, BOUM boum BOUM boum
BOUM boum. Le mastodonte lui montra où se trouvait le Roi
Boucher, assis raide et haut sur un cheval caparaçonné d’une
armure dont les écailles de bronze rutilaient au soleil du matin.
Il se souvenait de Gerris qui se coula près de lui comme la
bataille commençait. « Reste près d’Arch, quoi qu’il arrive. Sou-
viens-toi, tu es le seul d’entre nous à pouvoir décrocher la fille. »
Déjà, les Astaporis avançaient.
Mort ou vif, le Roi Boucher prit quand même Leurs Bontés
par surprise. Leurs Yunkaïis couraient encore en tokars cla-
quant au vent pour essayer de disposer leurs esclaves soldats à
demi formés en une approximation d’ordre de bataille lorsque
les piques immaculées s’abattirent sur leurs lignes de siège. Sans
leurs alliés et ces mercenaires tant méprisés, ils auraient sans
doute été submergés, mais les Erre-au-Vent et la Compagnie
du Chat, montés en quelques minutes, fondirent sur les flancs
astaporis dans un fracas de tonnerre, alors même qu’une légion
de la Nouvelle-Ghis se forçait de l’autre côté un passage à tra-
vers le camp yunkaïi et rencontrait les Immaculés, pique contre
pique, bouclier contre bouclier.
Le reste tourna à la boucherie, mais cette fois-ci, le Roi Bou-
cher se retrouva du mauvais côté du couperet. Ce fut Caggo qui

21
LES DRAGONS DE MEEREEN

l’abattit enfin, en traversant sur son monstrueux palefroi les


rangs qui protégeaient le roi, pour trancher Cleon le Grand de
l’épaule à la hanche, d’un coup de son arakh valyrien courbe.
Guernouille n’y avait pas assisté en personne, mais ceux qui
étaient là affirmèrent que l’armure de cuivre de Cleon s’était
fendue comme de la soie et que, de l’intérieur, s’étaient répan-
dues une puanteur ignoble et une centaine de vers des tombes,
tout gigotants. Cleon était bel et bien mort. Les Astaporis aux
abois l’avaient hissé hors de sa tombe pour le barder d’armure
et l’amarrer sur un cheval, dans l’espoir de donner du cœur au
ventre aux Immaculés.
La chute de Cleon le Trépassé signa la fin de l’affaire. Les
nouveaux Immaculés jetèrent armes et boucliers pour décamper
et trouvèrent les portes d’Astapor refermées derrière eux. Guer-
nouille avait tenu son rôle dans le massacre qui suivit, piétinant
à cheval les eunuques affolés, en compagnie des autres Erre-
au-Vent. Il avait galopé avec ardeur aux côtés du mastodonte,
frappant de droite et de gauche tandis qu’ils s’enfonçaient
comme un coin dans la masse des Immaculés, les perçant
comme un fer de pique. Lorsqu’ils émergèrent à l’autre bout, le
Prince en Guenilles les fit volter pour les conduire de nouveau
dans la mêlée. Ce fut uniquement au retour que Guernouille
avait pu bien regarder les visages sous les casques de bronze à
pointe et s’apercevoir qu’ils n’étaient pas plus vieux que lui. Des
bleus qui gueulaient en appelant leur mère, avait-il songé, mais
cela ne l’empêcha pas de les tuer. Le temps qu’il quitte le champ
de bataille, son épée ruisselait de sang et son bras était tellement
épuisé qu’il avait du mal à le soulever.
Et pourtant, ce n’était pas un vrai combat, songea-t-il. La
bataille véritable nous arrivera bientôt, et nous devrons partir
avant qu’elle n’éclate, sinon nous allons nous retrouver en train de
combattre dans le mauvais camp.
Cette nuit-là, les Erre-au-Vent dressèrent le camp sur les rives
de la baie des Serfs. Guernouille tira au sort le premier quart et
on l’envoya garder les lignes de chevaux. Gerris vint l’y rejoindre
juste après le coucher du soleil, tandis qu’une demi-lune brillait
sur les eaux.
« Le mastodonte devrait être là, lui aussi, commenta
Quentyn.
— Il est parti rendre visite au vieux Bill les Os et perdre le
reste de sa monnaie d’argent, expliqua Gerris. Laissez-le en

22
L’ERRE-AU-VENT

dehors de tout ça. Il fera ce que nous lui demanderons, même


si ça ne l’enchante guère.
— Non. » Il y avait en tout cela tant et plus de choses qui
déplaisaient aussi à Quentyn. Naviguer sur un navire bondé bal-
lotté par les vents et les flots, manger du pain dur grouillant de
charançons et boire du tafia noir comme le goudron jusqu’à
perdre conscience, dormir sur des tas de paille moisie, l’odeur
d’inconnus dans les narines… Tout cela, il s’y était attendu en
traçant sa marque sur le bout de parchemin à Volantis, en jurant
au Prince en Guenilles son arme et ses services pour un an.
C’étaient des aléas qu’on endurait, l’étoffe de toutes les
aventures.
Mais ce qui devrait suivre était de la trahison, pure et simple.
Les Yunkaïis les avaient transportés de l’Antique Volantis afin
de combattre pour le compte de la Cité Jaune ; mais à présent
les Dorniens se préparaient à tourner casaque et à passer dans
le camp adverse. Cela signifierait abandonner également leurs
nouveaux frères d’armes. Les Erre-au-Vent n’étaient pas le genre
de compagnons qu’aurait choisis Quentyn, pourtant avec eux il
avait passé la mer, partagé la viande et l’hydromel, combattu,
échangé des histoires – avec les rares dont il comprenait le lan-
gage. Et si tous les contes étaient mensonges, ma foi, tel était le
prix d’une traversée vers Meereen.
« Ce n’est pas ce qu’on pourrait imaginer de plus honorable »,
les avait prévenus Gerris, au Comptoir des Marchands.
« Daenerys se trouve désormais peut-être à mi-chemin de
Yunkaï, avec une armée derrière elle, déclara Quentyn tandis
qu’ils avançaient parmi les chevaux.
— Possible, répondit Gerris, mais ce n’est pas le cas. Nous
avons déjà entendu raconter ça. Les Astaporis avaient la convic-
tion que Daenerys s’en venait au sud avec ses dragons pour
briser le siège. Elle n’est pas venue à l’époque, elle ne viendra
pas maintenant.
— On n’en sait rien, pas avec certitude. Il faut nous éclipser
avant de nous retrouver à combattre la femme qu’on m’a
envoyé séduire.
— Attendons Yunkaï. » D’un geste, Gerris indiqua les col-
lines. « Ces territoires appartiennent aux Yunkaïis. Personne ne
risque de ravitailler ou d’abriter trois déserteurs. Au nord de
Yunkaï, on arrive dans un pays qui n’appartient à personne. »
Il n’avait pas tort. Mais tout de même, Quentyn était mal à
l’aise. « Le mastodonte s’est fait trop d’amis. Depuis le début, il

23
LES DRAGONS DE MEEREEN

sait que notre plan demandait de s’enfuir pour rejoindre


Daenerys, mais il ne va pas apprécier d’abandonner des hommes
auprès desquels il s’est battu. Si nous attendons trop longtemps,
nous aurons l’impression de déserter à la veille de la bataille.
Jamais il ne voudra. Tu le connais aussi bien que moi.
— Ce sera une désertion, où que nous la décidions, objecta
Gerris, et le Prince en Guenilles n’aime pas beaucoup les déser-
teurs. Il nous enverra des chasseurs aux trousses, et les Sept nous
viennent en aide s’ils nous attrapent. Si on a de la chance, ils se
borneront à nous trancher un pied pour s’assurer que nous ne
courrons plus jamais. Si on n’en a pas, ils nous confieront à la
Belle Meris. »
Ce dernier argument donna à réfléchir à Quentyn. La Belle
Meris lui faisait peur. Une Ouestrienne, mais plus grande que
lui, un pouce au-dessous de six pieds. Au bout de vingt ans
passés dans les compagnies libres, elle n’avait plus rien de beau,
ni à l’extérieur, ni à l’intérieur.
Gerris l’attrapa par le bras. « Attendez. Encore quelques
jours, c’est tout. Nous avons traversé la moitié du monde,
patientez encore quelques lieues. Quelque part au nord de
Yunkaï, notre occasion se présentera.
— Si tu le dis », soupira Guernouille sur un ton sceptique.
Mais pour une fois les dieux prêtaient l’oreille, et leur chance
se présenta bien plus tôt que cela.
C’était deux jours plus tard. Hugues Sylvegué arrêta sa mon-
ture près du feu où ils cuisaient leur repas et lança : « Dorniens.
On vous demande sous la tente de commandement.
— Lequel d’entre nous ? voulut savoir Gerris. Nous sommes
tous dorniens.
— Eh bien, tous, en ce cas. » Morose et lunatique, affligé
d’une main estropiée, Sylvegué avait tenu quelque temps le poste
de trésorier de la compagnie, jusqu’à ce que le Prince en Gue-
nilles le surprît à voler dans les coffres et lui retirât trois doigts.
Désormais, il n’était plus que sergent.
De quoi peut-il s’agir ? Jusque-là, rien n’indiquait à Guer-
nouille que leur commandant connût même son existence.
Toutefois, Sylvegué était reparti au galop, si bien que l’heure
n’était plus à poser des questions. Restait à aller quérir le masto-
donte pour se présenter au rapport, selon les ordres. « N’avouez
rien et soyez prêts à vous battre, conseilla Quentyn à ses amis.
— Je suis toujours prêt à me battre », riposta le mastodonte.

24
L’ERRE-AU-VENT

Le grand pavillon en toile de voile grise que le Prince en Gue-


nilles aimait à appeler son château de toile était comble quand
les Dorniens arrivèrent. Il ne fallut qu’un instant à Quentyn
pour se rendre compte que la plupart des membres de l’assis-
tance venaient des Sept Couronnes, ou s’enorgueillissaient de
leur sang ouestrien. Exilés ou fils d’exilés. Dick Chaume revendi-
quait la présence d’une soixantaine d’Ouestriens dans la compa-
gnie ; un bon tiers était réuni ici, dont Dick lui-même, Hugues
Sylvegué, la Belle Meris et Lewis Lanster aux blonds cheveux,
le meilleur archer de la compagnie.
Denzo D’han se trouvait sur place, lui aussi, avec Caggo,
énorme à côté de lui. Caggo Tue-les-Morts, comme les hommes
l’appelaient désormais, mais pas en face ; il était prompt à
s’enrager, et son épée noire et courbe était aussi méchante que
son propriétaire. Il y avait au monde des centaines d’épées
longues valyriennes, mais à peine une poignée d’arakhs valy-
riens. Ni Caggo ni D’han n’étaient ouestriens, mais tous deux
étaient capitaines, haut placés dans l’estime du Prince en Gue-
nilles. Son bras droit et son gauche. Il se trame quelque chose
d’important.
Ce fut le Prince en Guenilles lui-même qui parla. « Des ordres
sont arrivés de Yurkhaz, annonça-t-il. Les Astaporis survivants
ont rampé hors de leurs tanières, apparemment. Il ne reste plus
que des cadavres, à Astapor, et ils se répandent donc dans la
campagne environnante, par centaines, peut-être par milliers,
crevant tous de faim et de maladies. Les Yunkaïis ne veulent
pas les voir traîner autour de la Cité Jaune. On nous a ordonné
de les traquer et de leur faire rebrousser chemin, de les repousser
vers Astapor ou au nord, vers Meereen. Si la reine dragon veut
les accueillir, grand bien lui fasse. La moitié d’entre eux ont
la caquesangue, et même les valides représentent des bouches
à nourrir.
— Yunkaï est plus proche que Meereen, objecta Hugues Syl-
vegué. Et s’ils ne veulent pas changer de direction, messire ?
— C’est pour ça que vous portez des piques et des épées,
Hugues. Mais les arcs seraient peut-être d’un meilleur usage.
Tenez-vous bien à distance de ceux qui manifestent les symp-
tômes de la caquesangue. J’envoie la moitié de nos forces dans
les collines. Cinquante patrouilles, de vingt cavaliers chacune.
Barbesang a les mêmes ordres, si bien que les Chats seront sur
le terrain, eux aussi. »

25
LES DRAGONS DE MEEREEN

Les hommes échangèrent des coups d’œil, et quelques-uns


grommelèrent dans leur barbe. Si la compagnie des Erre-au-
Vent et celle du Chat étaient toutes deux sous contrat avec
Yunkaï, un an plus tôt dans les Terres Disputées, ils s’étaient
retrouvés sur les lignes de bataille dans des camps opposés, et
le ressentiment persistait. Barbesang, le féroce commandant des
Chats, était un géant tonitruant avec un farouche appétit de
massacre qui ne faisait pas mystère de son dédain pour « les
vieux barbons en chiffons ».
Dick Chaume s’éclaircit la gorge. « J’ vous demande pardon,
mais on est tous natifs des Sept Couronnes, ici. Zaviez encore
jamais cassé la Compagnie par origine, messire. Pourquoi nous
envoyer d’un seul paquet ?
— La question mérite réponse. Vous devrez chevaucher vers
l’est, pénétrer dans les collines, puis contourner Yunkaï à bonne
distance et vous diriger vers Meereen. Si vous deviez croiser des
Astaporis, repoussez-les vers le nord ou tuez-les… mais sachez
que tel n’est pas le but de votre mission. Au-delà de la Cité
Jaune, vous avez des chances de rencontrer les patrouilles de la
reine dragon. Des Puînés ou des Corbeaux Tornade. Les uns ou
les autres feront l’affaire. Rejoignez-les.
— Les rejoindre ? s’exclama le chevalier bâtard, ser Orson
Roche. Vous voudriez nous faire tourner casaque ?
— Oui », répondit le Prince en Guenilles.
Quentyn Martell faillit éclater de rire. Les dieux sont fous.
Les Ouestriens s’agitèrent, mal à l’aise. Certains fixaient leur
coupe de vin, comme dans l’espoir d’y trouver quelque sagesse.
Hugues Sylvegué fit grise mine. « Vous pensez que la reine
Daenerys nous accueillera…
— En effet.
— Mais en ce cas, qu’adviendra-t-il ? Sommes-nous des
espions ? Des émissaires ? Songez-vous à changer
d’allégeance ? »
Caggo se renfrogna. « C’est au prince de décider, Sylvegué.
Votre rôle est d’exécuter les ordres.
— Toujours. » Sylvegué leva sa main à deux doigts.
« Parlons franc, intervint Denzo D’han, le barde guerrier. Les
Yunkaïis ne m’inspirent aucune confiance. Quelle que soit l’issue
de cette guerre, les Erre-au-Vent se doivent de partager le butin
de la victoire. Notre prince est sage de nous garder toutes les
issues ouvertes.

26
L’ERRE-AU-VENT

— Meris vous commandera, ajouta le Prince en Guenilles.


Elle connaît mon avis sur ce chapitre… et peut-être Daenerys
Targaryen acceptera-t-elle plus aisément une autre femme. »
Quentyn jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la Belle
Meris. Quand le regard froid et mort de la femme croisa le sien,
il se sentit frissonner. Ça ne me plaît pas.
Dick Chaume avait encore des doutes, lui aussi. « La fille
serait sotte de nous faire confiance. Même avec Meris. Surtout
avec Meris. Enfer, je lui fais pas confiance, moi, et je l’ai baisée
plusieurs fois. » Il grimaça un sourire, mais personne ne rit. Sur-
tout pas la Belle Meris.
« Vous avez tort, je crois, Dick, lui répondit le Prince en Gue-
nilles. Vous êtes tous ouestriens. Des amis de chez elle. Vous
parlez la même langue qu’elle, adorez les mêmes dieux. Quant
à vos motivations, vous avez tous subi des vexations de ma
part. Dick, je t’ai fouetté plus que n’importe quel homme de la
Compagnie, et tu as ton dos pour preuve. Ma discipline a fait
perdre trois doigts à Hugues. Meris a été violée par la moitié de
la Compagnie. Pas celle-ci, bien entendu, mais inutile d’entrer
dans les détails. Will des Forêts, ma foi, tu es de la racaille. Ser
Orson me blâme d’avoir envoyé son frère aux Chagrins, et ser
Lucifer bout encore de rage à propos de l’esclave que Caggo lui
a prise.
— Il aurait pu la restituer après en avoir profité, protesta
Lucifer Long. Il n’avait aucune raison de la tuer.
— Elle était laide, déclara Caggo. C’est assez de raison. »
Le Prince en Guenilles poursuivit comme si personne n’avait
rien dit. « Tyssier, tu conserves des revendications sur des terres
perdues, à Westeros. Lanster, j’ai tué ce garçon qui te plaisait
tant. Vous, les trois Dorniens, vous pensez que nous vous avons
menti. Le butin d’Astapor était bien moindre qu’on vous l’avait
promis à Volantis, et j’en ai prélevé la part du lion.
— Cette dernière partie est vraie, commenta ser Orson.
— Les meilleures ruses renferment toujours un germe de
vérité, répondit le Prince en Guenilles. Chacun d’entre vous a
d’amples raisons de vouloir m’abandonner. Et Daenerys Targa-
ryen le sait, les épées-louées sont une race volage. Ses propres
Puînés et les Corbeaux Tornade ont pris l’or yunkaïi, mais n’ont
pas hésité à la rejoindre quand le flot de la bataille a commencé
à s’orienter vers elle.
— Quand devons-nous partir ? demanda Lewis Lanster.

27
LES DRAGONS DE MEEREEN

— Sur-le-champ. Méfiez-vous des Chats et des Longues


Lances que vous pourriez croiser. Nul ne saura que votre défec-
tion est une ruse, hormis ceux d’entre nous sous cette tente.
Retournez trop tôt vos jetons et on vous mutilera comme déser-
teurs ou on vous éventrera comme tourne-casaque. »
Les trois Dorniens quittèrent en silence la tente de comman-
dement. Vingt cavaliers, parlant tous la Langue Commune,
songea Quentyn. Chuchoter vient tout juste de devenir une acti-
vité nettement plus dangereuse.
Le mastodonte vint lui flanquer une claque vigoureuse dans
le dos. « Eh bien. Voilà qui est bon, Guernouille. Une chasse
au dragon. »
L’ÉPOUSE REBELLE

Asha Greyjoy siégeait dans la grande salle de Galbart Glover,


à boire le vin de Galbart Glover, quand le mestre de Galbart
Glover vint lui apporter la lettre.
« Madame. » Le mestre parlait d’une voix inquiète, comme
toujours lorsqu’il s’adressait à elle. « Un oiseau venu de Tertre-
bourg. » Il lui tendit vivement le parchemin, comme s’il avait
hâte de s’en débarrasser. L’objet, roulé serré, était scellé par un
bouton dur de cire rose.
Tertre-bourg. Asha essaya de se remémorer qui régnait à
Tertre-bourg. Un seigneur nordien, personne qui soit mon ami. Et
ce sceau… Les Bolton de Fort-Terreur marchaient à la bataille
sous des bannières roses éclaboussées de gouttelettes de sang.
Il semblait logique qu’ils employassent également de la cire à
cacheter rose.
C’est du poison que j’ai en main, se dit-elle. Je devrais le jeter
au feu. Mais elle rompit le sceau. Un bout de cuir voleta pour
tomber dans son giron. Quand elle lut le texte brun et sec, sa
méchante humeur s’assombrit encore. Noires ailes, noires nou-
velles. Jamais les corbeaux n’apportaient d’heureuses informa-
tions. Le dernier message expédié à Motte-la-Forêt était venu
de Stannis Baratheon, pour exiger hommage. Celui-ci était pire.
« Les Nordiens ont pris Moat Cailin.
— Le Bâtard de Bolton ? s’enquit Qarl, près d’elle.
— Ramsay Bolton, sire de Winterfell, signe-t-il. Mais il y a
d’autres noms, également. » Lady Dustin, lady Cerwyn et quatre
Ryswell avaient ajouté leur propre paraphe au sien. Auprès
d’eux était figuré un géant grossier, la marque d’un Omble.

29
LES DRAGONS DE MEEREEN

Ceux-ci étaient tracés avec de l’encre de mestre, un mélange


de suie et de coaltar, mais le texte au-dessus était rédigé en brun
d’une ample écriture toute en piques. Elle décrivait la chute de
Moat Cailin, le retour triomphal du gouverneur du Nord en ses
domaines, et un mariage à conclure promptement. Les premiers
mots annonçaient : « J’écris cette lettre avec du sang de Fer-
nés », les derniers : « J’adresse à chacun de vous un morceau de
prince. Attardez-vous sur mes terres et vous partagerez son sort. »
Asha avait cru son petit frère mort. Plutôt mort que ceci. Le
fragment de peau lui avait chu sur ses genoux. Elle le porta à la
bougie et regarda la fumée s’entortiller jusqu’à ce qu’il eût été
consumé et que la flamme lui léchât les doigts.
Le mestre de Galbart Glover attendait près de son coude,
avec des flottements d’inquiétude. « Il n’y aura pas de réponse,
l’informa-t-elle.
— Puis-je partager ces nouvelles avec lady Sybelle ?
— Si vous y tenez. » Dire si Sybelle Glover puiserait grande
joie dans la chute de Moat Cailin, Asha ne l’aurait su. Lady
Sybelle vivait pratiquement dans son bois sacré, priant pour le
retour, sains et saufs, de ses enfants et de son époux. Encore une
prière qui risque de ne pas se voir exaucée. Son arbre-cœur est
aussi sourd et aveugle que notre dieu Noyé. Robett Glover et son
frère Galbart avaient chevauché vers le sud en compagnie du
Jeune Loup. Si les contes qu’on leur avait faits des Noces Pour-
pres avaient seulement pour moitié de vérité, ils avaient peu de
chances de retourner dans le Nord. Ses enfants sont vivants, au
moins, et cela, elle me le doit. Asha les avait laissés à Dix-Tours
aux bons soins de ses tantes. La plus petite de lady Sybelle tétait
encore, et elle avait jugé la fillette trop fragile pour l’exposer aux
rigueurs d’une nouvelle traversée dans la tempête. Asha fourra
la lettre entre les mains du mestre. « Tenez. Qu’elle y trouve
réconfort, si elle le peut. Vous avez ma permission de vous
retirer. »
Le mestre inclina la tête et s’en fut. Après son départ, Tris
Botley se tourna vers Asha. « Si Moat Cailin est tombée, Quart-
Torrhen ne saurait tarder. Puis ce sera notre tour.
— Pas avant un moment. Le Gueule-en-Deux leur fera pisser
le sang. » Quart-Torrhen n’était pas une ruine à l’instar de Moat
Cailin, et Dagmer avait du fer jusque dans l’os. Il mourrait avant
que de se rendre.
Si mon père vivait encore, Moat Cailin ne serait jamais tombée.
Balon Greyjoy savait que Moat était la clé pour tenir le Nord.

30
L’ÉPOUSE REBELLE

Euron le savait aussi ; simplement, il s’en moquait. Pas plus qu’il


n’avait cure du sort de Motte-la-Forêt ou de Quart-Torrhen.
« Euron se fout des conquêtes de Balon. Mon oncle s’en va
chasser le dragon. » L’Œil-de-Choucas avait convoqué à Vieux
Wyk toute la puissance des îles de Fer et pris le large vers les
profondeurs des Mers du Crépuscule, son frère Victarion sur ses
talons comme un chien battu. Il ne restait sur Pyk personne vers
qui l’on pût se tourner, sinon le seigneur son époux. « Nous
sommes seuls.
— Dagmer les écrasera », assura Cromm, qui n’avait jamais
rencontré de femme qu’il aimât moitié autant qu’une bataille.
« Ce ne sont que des Loups.
— Tous les Loups ont été tués. » De son ongle, Asha grattait
la cire rose. « Et voilà les écorcheurs qui les ont abattus.
— Nous devrions gagner Quart-Torrhen pour nous joindre
au combat », les pressa Quenton Greyjoy, un lointain cousin et
capitaine de la Luronne.
« Certes », appuya Dagon Greyjoy, un cousin encore plus
éloigné. Dagon le Poivrot, comme l’appelaient les hommes, mais
ivre ou pas, il adorait combattre. « Pourquoi le Gueule-en-Deux
devrait-il garder toute la gloire pour lui ? »
Deux des serviteurs de Galbart Glover apportèrent le rôti,
mais ce lambeau de peau avait coupé l’appétit d’Asha. Mes
hommes ont renoncé à tout espoir de victoire, comprenait-elle
avec abattement. Tout ce qu’ils recherchent, désormais, c’est une
belle mort. Les Loups la leur fourniraient, elle n’en doutait pas.
Tôt ou tard, ils viendront reprendre ce castel.
Le soleil sombrait derrière les grands pins du Bois-aux-Loups
quand Asha gravit les degrés de bois menant à la chambre à
coucher qui avait naguère appartenu à Galbart Glover. Elle
avait bu trop de vin et la tête lui battait. Asha Greyjoy avait
beaucoup d’affection pour ses hommes, tant capitaines qu’équi-
page, mais la moitié étaient des idiots. De vaillants idiots, mais
des idiots quand même. Aller retrouver le Gueule-en-Deux, oui-
da, comme si nous le pouvions…
Entre Motte-la-Forêt et Dagmer s’étiraient de longues lieues,
des collines rudes, des forêts épaisses, des rivières sauvages et
plus de Nordiens qu’elle n’aimait en envisager. Asha possédait
quatre vaisseaux et pas tout à fait deux cents hommes… en
comptant Tristifer Botley, sur lequel on ne pouvait point comp-
ter. En dépit de toutes ses belles déclarations enamourées, elle

31
LES DRAGONS DE MEEREEN

n’imaginait pas Tris se ruer à Quart-Torrhen pour y périr aux


côtés de Dagmer Gueule-en-Deux.
Qarl la suivit en haut jusqu’à la chambre de Galbart Glover.
« Sors, lui ordonna-t-elle. Je veux rester seule.
— Ce que tu veux, en fait, c’est moi. » Il tenta de l’embrasser.
Asha le repoussa. « Si tu me touches encore, je…
— Tu quoi ? » Il dégaina son poignard. « Déshabille-toi, ma
fille.
— Va te faire foutre, puceau.
— C’est toi que je préfère foutre. » Un rapide coup de lame
dégrafa le justaucorps d’Asha. Elle tendit la main vers sa hache,
mais Qarl, lâchant son poignard, la saisit par le poignet, lui
tordant le bras en arrière jusqu’à ce que l’arme tombât des
doigts d’Asha. Il repoussa la jeune femme vers le lit de Glover,
l’embrassa avec brutalité et arracha sa tunique pour lui libérer
les seins. Quand elle essaya de lui flanquer un coup de genou
dans le bas-ventre, il esquiva d’une torsion et, avec les genoux,
la força à écarter les cuisses. « Je vais te prendre, maintenant.
— Vas-y, cracha-t-elle, et je te tuerai dans ton sommeil. »
Elle était complètement mouillée quand il la pénétra. « Crève,
dit-elle. Crève crève crève. » Il lui suça les pointes de seins jus-
qu’à la faire crier, à demi de douleur, à demi de plaisir. Son
conet devint le monde. Elle oublia Moat Cailin, Ramsay Bolton
et son petit fragment de peau, oublia les états généraux de la
royauté, oublia son échec, oublia son exil, ses ennemis et son
époux. Ne comptaient plus que les mains de l’homme, sa
bouche, ses bras autour d’elle, son vit en elle. Il la baisa jusqu’à
ce qu’elle hurlât, et puis recommença jusqu’à ce qu’elle pleurât,
avant de répandre enfin sa semence dans le ventre d’Asha.
« Je suis une femme mariée, lui rappela-t-elle ensuite. Tu m’as
souillée, godelureau sans barbe. Le seigneur mon époux te cou-
pera les couilles et te fera porter une jupe. »
Qarl roula sur lui-même pour la libérer. « S’il arrive à s’extir-
per de sa chaise. »
Dans la chambre, il faisait froid. Asha se leva du lit de Gal-
bart Glover et retira ses vêtements déchirés. Le justaucorps
aurait besoin de nouveaux lacets, mais on ne pourrait pas
sauver la tunique. Bah, je ne l’ai jamais aimée. Elle la jeta dans
les flammes. Elle laissa le reste en une flaque de tissu à côté du
lit. Elle avait les seins tout dolents, et la semence de Qarl lui
dégouttelait le long de la cuisse. Elle devrait se préparer un thé

32
L’ÉPOUSE REBELLE

de lune ou courir le risque de mettre au monde une seiche nou-


velle. Quelle importance ? Mon père est mort, ma mère agonise,
on écorche mon frère et je suis impuissante à agir en quelque
manière que ce soit. Et je suis mariée. Mariée et déflorée… certes,
pas par le même homme.
Lorsqu’elle vint se glisser de nouveau sous les fourrures, Qarl
dormait. « À présent, ta vie m’appartient. Où ai-je mis ma
dague ? » Asha se pressa contre le dos de l’homme et l’entoura
de ses bras. Dans les îles, on le connaissait sous le nom de Qarl
Pucelle, en partie pour le distinguer de Qarl Berger, de Qarl
Kenning Lestrange, de Qarl Prompte-Hache et de Qarl le Serf,
mais surtout pour ses joues lisses. La première fois qu’Asha
l’avait rencontré, Qarl essayait de se laisser pousser la barbe.
« Du duvet de pêche », avait-elle tranché, en riant. Qarl avoua
n’avoir jamais vu de pêche, aussi Asha l’invita-t-elle à l’accom-
pagner lors du voyage suivant qu’elle fit dans le Sud.
C’était encore l’été, à l’époque ; Robert occupait le Trône de
Fer, Balon se morfondait sur le Trône de Grès, et la paix régnait
sur les Sept Couronnes. Avec le Vent noir, Asha avait caboté,
pour commercer. Ils avaient fait escale à Belle Île, Port-Lannis,
et vingt autres ports de moindre taille avant d’atteindre La
Treille, fameuse pour ses énormes pêches sucrées. « Tu vois »,
avait-elle dit la première fois qu’elle en avait placé une contre la
joue de Qarl. Quand elle avait encouragé le jeune homme à y
mordre, le jus lui avait dégouliné sur le menton, et elle avait dû
le nettoyer de ses baisers.
Cette nuit-là, ils l’avaient passée à se régaler de pêches et de
leurs deux corps et, le temps que revienne le jour, Asha était
repue, poisseuse et heureuse comme elle l’avait rarement été.
Cela remontait à quoi ? Six, sept ans ? Le souvenir de l’été s’effa-
çait, et voilà trois ans qu’Asha n’avait plus dégusté de pêche.
Elle continuait d’apprécier Qarl, en revanche. Les capitaines et
les rois n’avaient peut-être pas voulu d’elle, mais Qarl, si.
Asha avait connu d’autres amants ; certains partageaient son
lit une moitié d’année, d’autres, une moitié de nuit. Qarl la satis-
faisait plus que tout le reste pris ensemble. Il ne se rasait peut-
être que deux fois par mois, mais la barbe en broussaille ne fait
point l’homme. Elle aimait le contact de sa peau lisse et douce
sous ses doigts ; la façon dont les longs cheveux raides de Qarl
lui tombaient sur les épaules ; sa manière d’embrasser ; son sou-
rire quand elle frottait du pouce la pointe de ses pectoraux. Le

33
LES DRAGONS DE MEEREEN

poil entre les jambes de Qarl avait une nuance sable plus sombre
que ses cheveux, mais il était doux comme du duvet en compa-
raison avec la fourrure rêche autour du sexe d’Asha. Cela lui
plaisait aussi. Il avait un corps de nageur, long et svelte, dénué
de toute cicatrice.
Un sourire timide, des bras vigoureux, des doigts habiles et deux
épées fiables. Que pouvait demander de plus une femme ? Elle
aurait pris Qarl pour mari, et de grand cœur, mais elle était la
fille de lord Balon et Qarl était d’origine vulgaire, un petit-fils
de serf. De trop basse naissance pour que je l’épouse, mais point
trop bas pour que je lui suce la queue. Ivre, souriante, elle se
faufila sous les fourrures et le prit en bouche. Qarl remua dans
son sommeil et, au bout d’un moment, commença à raidir. Le
temps qu’elle l’ait de nouveau rendu dur, il était réveillé et elle
était humide. Asha drapa de fourrures ses épaules nues et
enfourcha Qarl, l’attirant si profondément en elle qu’elle
n’aurait su dire qui avait le conet et qui le vit. Cette fois-ci, tous
deux atteignirent leur paroxysme ensemble.
« Ma douce dame, murmura-t-il ensuite d’une voix encore
pâteuse de sommeil. Ma douce reine. »
Non, songea Asha. Je ne suis pas reine, ni jamais ne le serai.
« Rendors-toi. » Elle le baisa sur la joue, traversa pieds nus la
chambre à coucher de Galbart Glover, et ouvrit largement les
volets. La lune était presque pleine, la nuit si claire qu’elle aper-
cevait les montagnes, et leurs cimes couronnées de neige.
Froides, sinistres et inhospitalières, mais magnifiques au clair de
lune. Leurs crêtes luisaient, pâles et déchiquetées comme une
rangée de crocs aiguisés. Les contreforts et les premiers pics
étaient perdus dans l’ombre.
La mer se situait plus près, à peine à cinq lieues au nord, mais
Asha n’en voyait rien. Trop de collines lui bouchaient la vue. Et
des arbres, tant d’arbres. Le Bois-aux-Loups, le nommaient les
Nordiens. En général, la nuit, on entendait l’appel des loups
entre eux dans le noir. Un océan de feuillages. Si cela pouvait
être un océan d’eau.
Motte-la-Forêt pouvait bien être plus proche de la mer que
Winterfell, elle en demeurait trop éloignée au goût d’Asha. L’air
sentait le pin et non le sel. Au nord-est de ces mornes montagnes
grises se tenait le Mur, où Stannis Baratheon avait dressé ses
bannières. L’ennemi de mon ennemi est mon ami, répétait-on,
mais le revers de cette médaille impliquait : L’ennemi de mon

34
L’ÉPOUSE REBELLE

ami est mon ennemi. Les Fer-nés étaient les ennemis des sei-
gneurs nordiens dont ce prétendant Baratheon avait désespéré-
ment besoin. Je pourrais lui offrir mon séduisant jeune corps,
songea-t-elle en écartant de ses yeux une mèche de cheveux,
mais Stannis était marié et elle aussi, et les Fer-nés et lui étaient
adversaires de longue date. Durant la première rébellion du père
d’Asha, Stannis avait écrasé la Flotte de Fer au large de Belle
Île et soumis Grand Wyk au nom de son frère.
Les murailles moussues de Motte-la-Forêt tenaient enclose
une large colline bombée au sommet aplati, couronnée par une
maison commune vaste comme une caverne, avec les cinquante
pieds d’une tour de guet à une extrémité, qui dominait la colline.
À son pied s’étendait la cour intérieure, avec ses écuries, son
pré, sa forge, son puits et sa bergerie, défendus par des douves
profondes, un talus de terre et une palissade en rondins. Les
défenses extérieures dessinaient un ovale, qui suivait les
contours du terrain. Il y avait deux portes, chacune protégée par
deux tours carrées en bois, et des chemins de ronde suivaient le
périmètre. Sur le flanc sud du château, la mousse garnissait les
palissades d’une couche épaisse et montait à mi-hauteur des
tours. À l’est et à l’ouest s’étendaient des champs vides. Y pous-
saient de l’avoine et de l’orge, lorsque Asha s’était emparée du
château, qu’on avait piétinées au cours de l’attaque. Une série
de gels féroces avait tué les récoltes qu’ils avaient plantées par
la suite, ne laissant que de la boue et de la cendre, et des tiges
flétries en train de pourrir.
C’était un vieux château, mais pas une forteresse. Asha l’avait
pris aux Glover, et le Bâtard de Bolton le prendrait à Asha.
Il ne l’écorcherait pas, toutefois. Asha Greyjoy n’avait aucune
intention de se laisser capturer vivante. Elle mourrait comme
elle avait vécu, une hache à la main et un rire aux lèvres.
Le seigneur son père lui avait confié trente navires pour
s’emparer de Motte-la-Forêt. Il en restait quatre, en comptant
son propre Vent noir, et l’un d’eux appartenait à Tris Botley, qui
l’avait rejointe quand tous ses autres hommes avaient fui. Non.
Ce n’est pas juste. Ils avaient pris la mer pour rendre hommage à
leur roi. Si quelqu’un a fui, c’était moi. Ce souvenir continuait
de lui inspirer de la honte.
« Va-t’en », l’avait pressée le Bouquineur, tandis que les capi-
taines descendaient la colline de Nagga en portant son oncle
Euron, qui s’en allait coiffer la couronne de bois flotté.

35
LES DRAGONS DE MEEREEN

« Dit le corbeau à la corneille. Venez avec moi. J’ai besoin de


vous pour soulever les hommes de Harloi. » À l’époque, elle
avait la ferme intention de se battre.
« Les hommes de Harloi sont ici. Ceux qui comptent. Cer-
tains criaient le nom d’Euron. Je ne dresserai pas Harloi
contre Harloi.
— Euron est fou. Et dangereux. Ce cor infernal…
— Je l’ai entendu. Va-t’en, Asha. Une fois couronné, Euron
va se lancer à ta recherche. Ne laisse pas son œil se poser sur toi.
— Si je me tiens auprès de mes autres oncles…
— … tu mourras bannie, toutes les armes tournées contre
toi. En jetant ton nom face aux capitaines, tu t’es soumise à leur
jugement. Tu ne peux aller à l’encontre de ce jugement, désor-
mais. Le choix des états généraux n’a été renversé qu’une seule
fois. Lis donc Haereg. »
Seul Rodrik le Bouquineur pouvait évoquer un vieux grimoire
alors que leurs vies étaient en équilibre sur le fil de l’épée. « Si
vous restez, je reste aussi, avait-elle affirmé avec entêtement.
— Ne sois pas idiote. Euron offre ce soir au monde son
visage avenant, mais quand viendra demain… Asha, tu es la
fille de Balon, et tes prétentions sont plus fondées que les
siennes. Tant que tu respireras, tu représenteras pour lui un
danger. Si tu restes ici, tu seras tuée, ou mariée au Rameur
Rouge. Je ne sais ce qui serait pire. Va-t’en. L’occasion ne se
représentera pas. »
Asha avait échoué le Vent noir sur l’autre côté de l’île en prévi-
sion d’une telle éventualité. Vieux Wyk n’était guère étendue.
La jeune femme pourrait regagner son navire avant que le soleil
se lève, prendre la mer vers Harloi avant qu’Euron ne s’aper-
çoive de sa disparition. Néanmoins, elle hésita jusqu’à ce que
son oncle ajoute : « Fais-le pour l’amour que tu me portes, mon
enfant. Ne me contrains pas à te regarder mourir. »
Aussi s’en fut-elle. À Dix-Tours tout d’abord, pour faire ses
adieux à sa mère. « Longtemps risque de s’écouler avant que je
revienne », la prévint Asha. Lady Alannys n’avait pas compris.
« Où est Theon ? demanda-t-elle. Où est mon tout-petit ? » Lady
Gwynesse voulait seulement savoir quand lord Rodrik revien-
drait. « Je suis de sept ans son aînée. Dix-Tours devrait
m’échoir. »
Asha se trouvait encore à Dix-Tours en train de charger à
bord des provisions lorsque la nouvelle de son mariage lui par-
vint. « Ma rebelle de nièce a besoin qu’on la dresse, aurait

36
L’ÉPOUSE REBELLE

déclaré l’Œil-de-Choucas, et je connais l’homme qui s’en char-


gera. » Il l’avait mariée à Erik Forgefer et désigné le Brise-
enclumes pour gouverner les îles de Fer tandis que lui-même
chassait les dragons. Erik avait été un grand homme en son
temps, un hardi razzieur qui pouvait se vanter d’avoir navigué
avec l’aïeul de l’aïeul d’Asha, ce même Dagon Greyjoy en l’hon-
neur duquel on avait nommé Dagon le Poivrot. Sur Belle Île, les
vieilles effrayaient encore leurs petits-enfants avec les contes de
lord Dagon et ses hommes. Aux états généraux de la royauté,
j’ai blessé l’orgueil d’Erik, songea Asha. Il y a peu de chances
qu’il l’oublie.
Elle devait rendre justice à son oncle. D’un coup, d’un seul,
Euron avait changé un rival en soutien, protégé les îles durant
son absence et éliminé la menace d’Asha. Et ri de bien bon cœur,
au surplus. Selon Tris Botley, l’Œil-de-Choucas avait employé
un phoque pour tenir la place d’Asha au mariage. « J’espère
qu’Erik n’a pas insisté pour qu’il y ait consommation »,
avait-elle répliqué.
Je ne peux rentrer chez moi, se dit-elle, mais je ne puis plus
m’attarder encore ici. Le silence des forêts la troublait. Elle avait
passé sa vie sur des îles et des navires. Jamais la mer ne se taisait.
Asha avait dans le sang la rumeur du ressac sur une côte
rocailleuse, mais il n’y avait pas de vagues à Motte-la-Forêt…
Seuls les arbres, les arbres sans fin, pins plantons et vigiers, bou-
leaux et frênes, et les chênes vénérables, les châtaigniers, les fer-
rugiers et les sapins. Le bruissement qu’ils produisaient était
plus doux que celui de la mer, et elle ne l’entendait que lorsque
le vent se levait ; alors, ce soupir semblait monter de partout
autour d’elle, comme si les arbres murmuraient ensemble dans
une langue qu’elle ne comprenait pas.
Ce soir, ils paraissaient chuchoter plus fort qu’avant. Une
envolée de feuilles mortes, se dit Asha, des branches nues qui grin-
cent au vent. Elle se détourna de la fenêtre, se détourna des
forêts. J’ai besoin de sentir de nouveau un pont sous mes pieds.
Ou à défaut d’avoir de la nourriture dans le ventre. Elle avait bu
trop de vin, ce soir, mais trop peu mangé de pain et rien de ce
superbe rôti saignant.
Le clair de lune était assez vif pour qu’elle retrouvât ses vête-
ments. Elle enfila un épais haut-de-chausses noir, un gambison
matelassé et un justaucorps de cuir vert recouvert d’écailles
d’acier chevauchantes. Laissant Qarl à ses rêves, elle descendit

37
LES DRAGONS DE MEEREEN

à pas de loup l’escalier extérieur de la tour, les marches craquant


sous ses pieds nus. Un des hommes qui montaient la garde sur
le rempart l’aperçut qui descendait et il leva sa pique à son
adresse. Asha lui répondit par un coup de sifflet. Lorsqu’elle
traversa la cour intérieure pour gagner les cuisines, les chiens de
Galbart Glover se mirent à aboyer. Parfait, se dit-elle. Voici qui
couvrira le bruit des arbres.
Elle taillait une part de fromage jaune dans une meule aussi
grosse qu’une roue de chariot quand Tris Botley entra dans la
cuisine, emmitouflé dans une épaisse cape de fourrure. « Ma
reine.
— Pas de moquerie.
— Toujours vous régnerez sur mon cœur. Ce ne sont pas ces
gueulards imbéciles aux états généraux qui pourront y changer
quoi que ce soit. »
Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de cet enfant ? Asha ne dou-
tait pas de son dévouement. Non seulement il avait été son
champion sur la colline de Nagga et crié son nom, mais il avait
par la suite traversé la mer pour la rejoindre, en délaissant son
roi, les siens et sa maison. Non qu’il ait osé défier Euron en face.
Quand l’Œil-de-Choucas avait pris la mer avec sa flotte, Tris
était simplement resté à la traîne, ne changeant de cap qu’une
fois les autres navires hors de vue. Mais même pour cela il fallait
un certain courage ; jamais il ne pourrait revenir dans les îles.
« Du fromage ? lui proposa-t-elle. Il y a également du jambon
et de la moutarde.
— Ce n’est pas de nourriture que j’ai besoin, madame. Vous
le savez bien. » À Motte-la-Forêt, Tris s’était laissé pousser une
épaisse barbe brune. Il affirmait qu’elle l’aidait à lui tenir le
visage au chaud. « Je vous ai vue, de la tour de guet.
— Si tu es de garde, que fiches-tu ici ?
— Cromm est là-haut, avec Hagen la Trompe. De combien
d’yeux avons-nous besoin pour surveiller des feuillages frisson-
ner au clair de lune ? Il faut que nous discutions.
— Encore ? » Elle poussa un soupir. « Tu connais la fille
d’Hagen, celle qui a les cheveux roux. Elle tient un navire aussi
bien qu’un homme et a un joli minois. Dix-sept ans, et je l’ai
vue te regarder.
— Je ne veux pas de la fille d’Hagen. » Il faillit la toucher,
avant de se raviser. « Asha, il est temps de partir. Moat Cailin
était la seule chose qui retenait la marée. Si nous restons ici, les
Nordiens nous tueront tous, vous le savez.

38
L’ÉPOUSE REBELLE

— Voudrais-tu que je m’enfuie ?


— Je voudrais que vous viviez. Je vous aime. »
Non, pensa-t-elle, tu aimes une innocente jeune fille qui ne vit
que dans ta tête, une enfant affolée qui a besoin de ta protection.
« Je ne t’aime pas, déclara-t-elle sans ambages, et je ne suis pas
femme à m’enfuir.
— Qu’y a-t-il ici qui vous retienne si fortement, sinon des
pins, de la boue et des ennemis ? Nous avons nos navires. Prenez
la mer avec moi, et nous entamerons en mer de nouvelles vies.
— Comme pirates ? » Elle était presque tentée. Que les Loups
récupèrent leurs bois sinistres. Reprends la mer.
« Comme négociants, insista-t-il. Nous partirons en Orient,
comme l’Œil-de-Choucas, mais nous reviendrons avec des soie-
ries et des épices, plutôt qu’une corne de dragon. Un voyage en
mer de Jade, et nous serons riches comme des dieux. Nous pour-
rons avoir une demeure à Villevieille ou dans l’une des Cités
libres.
— Toi, moi et Qarl ? » Elle le vit broncher à la mention du
nom de Qarl. « La fille d’Hagen aimerait peut-être parcourir
la mer de Jade avec toi. Je demeure la fille de la Seiche. Ma
place est…
— … Où ? Vous ne pouvez pas retourner dans les îles. Sauf
si vous avez l’intention de vous soumettre au seigneur votre
époux. »
Asha essaya de se représenter au lit avec Erik Forgefer, écra-
sée sous sa masse, endurant ses étreintes. Plutôt lui que le
Rameur Rouge ou Lucas Morru, dit Main-gauche. Le Brise-
enclumes avait été jadis un géant rugissant, d’une terrifiante
vigueur, d’une loyauté farouche, absolument dénué de peur. Ce
ne serait peut-être pas si mal. Il a de bonnes chances de claquer
la première fois qu’il tentera d’accomplir son devoir conjugal. Cela
ferait d’elle la veuve d’Erik au lieu de sa femme, ce qui pourrait
être mieux ou bien pire, en fonction des petits-fils du Brise-
enclumes. Et de mon noncle. Au bout du compte, tous les vents
me rabattent vers Euron. « J’ai des otages, sur Harloi, lui rap-
pela-t-elle. Et il y a toujours la presqu’île de Merdragon… Si je
ne puis avoir le royaume de mon père, pourquoi ne pas m’en
créer un ? » La presqu’île n’avait pas toujours été si chichement
peuplée qu’elle l’était à l’heure actuelle. On trouvait encore des
ruines anciennes parmi ses collines et ses tourbières, les vestiges

39
LES DRAGONS DE MEEREEN

de vieilles places fortes des Premiers Hommes. Dans les hau-


teurs, il y avait des cercles de barrals laissés par les enfants de
la forêt.
« Vous vous accrochez à Merdragon comme un naufragé
agrippe un débris d’épave. Qu’a donc cette presqu’île qui puisse
intéresser quiconque ? On n’y trouve pas de mines, pas d’or,
d’argent, ni même d’étain ou de fer. La terre est trop humide
pour l’avoine ou le blé. »
Je n’ai pas l’intention de planter de l’avoine ou du blé. « Ce
qu’il y a là ? Je vais te le dire. Deux longues côtes, une centaine
de criques cachées, des loutres dans les lacs, des saumons dans
les rivières, des palourdes sur les plages, des colonies de phoques
au large, de hauts pins pour construire des navires.
— Et qui les construira, ces navires, ma reine ? Où Votre
Grâce trouvera-t-elle des sujets pour son royaume, si les Nor-
diens vous le laissent avoir ? À moins que vous n’ayez en tête de
gouverner un royaume de phoques et de loutres ? »
Elle rit avec amertume. « Les loutres seraient peut-être plus
aisées à gouverner que les hommes, je te l’accorde. Et les
phoques sont plus intelligents. Non, tu as peut-être raison. Je
serais sans doute mieux avisée de rentrer sur Pyk. Il en est sur
Harloi qui se réjouiraient de mon retour. Sur Pyk, également.
Et Euron ne s’est pas gagné des amis à Noirmarées en tuant
lord Baelor. Je pourrais rejoindre mon noncle Aeron, soulever
les îles. » Nul n’avait revu le Tifs-trempés depuis les états géné-
raux de la royauté, mais ses Noyés affirmaient qu’il se cachait
sur Grand Wyk et en sortirait bientôt pour invoquer le courroux
du dieu Noyé sur l’Œil-de-Choucas et ses sbires.
« Brise-enclumes cherche le Tifs-trempés, lui aussi. Et il
traque les Noyés. Beron Noirmarées l’Aveugle a été capturé et
soumis à la question. Même le Vieux Goéland Gris a été mis
aux fers. Comment trouverez-vous le prêtre, alors que tous les
hommes d’Euron ne le peuvent ?
— Il est de mon sang. Le frère de mon père. » Piètre réponse,
et Asha le savait bien.
« Savez-vous ce que je crois ?
— Je ne vais pas tarder, je le soupçonne.
— Je crois que le Tifs-trempés est mort. Je crois que l’Œil-
de-Choucas s’est chargé de lui trancher la gorge. La quête de
Forgefer sert uniquement à nous faire croire à une évasion du
prêtre. Euron craint de passer pour un fratricide.

40
L’ÉPOUSE REBELLE

— Ne t’avise jamais de laisser mon oncle entendre dire ça.


Dis à l’Œil-de-Choucas qu’il a peur de tuer les siens, et il assassi-
nera l’un de ses propres fils simplement pour prouver que tu as
tort. » Asha commençait à se sentir presque sobre. Tristifer
Botley avait sur elle ce genre d’effet.
« Même si vous retrouviez votre oncle le Tifs-trempés, vous
échoueriez, tous les deux. Vous avez tous deux participé aux
états généraux de la royauté, aussi ne pouvez-vous prétendre
qu’il a contrevenu aux lois, comme l’a fait Torgon. Vous êtes
liés à sa décision par toutes les lois des dieux et des hommes.
Vous… »
Asha fronça les sourcils. « Attends. Torgon ? Quel Torgon ?
— Torgon le Retardataire.
— Il a régné durant l’Âge des héros. » Elle se souvenait de
cela, sur lui, mais pas de grand-chose d’autre. « Qu’a-t-il fait ?
— Torgon Greyfer était le fils aîné du roi. Mais le roi se fai-
sait vieux et Torgon ne pouvait tenir en place, aussi arriva-t-il
que, lorsque son père mourut, il multipliait les razzias le long
de la Mander à partir de sa forteresse sur Bouclier Gris. Ses
frères ne lui transmirent pas la nouvelle, convoquant en hâte des
états généraux de la royauté, certains que l’un d’entre eux serait
choisi pour porter la couronne de bois flotté. Mais les capitaines
et les rois préférèrent choisir Urragon Bonfrère pour régner. La
première action du nouveau roi fut d’ordonner qu’on mît à
mort tous les fils de l’ancien roi, ce qui fut fait. Après quoi, les
hommes le dénommèrent Malfrère, bien qu’à dire vrai, ils
n’aient avec lui aucun lien de parenté. Il régna pratiquement
deux ans… »
Asha se souvenait, maintenant. « Torgon est rentré chez lui…
— … et a déclaré les états généraux de la royauté illégitimes,
car il n’était pas sur place pour faire valoir ses droits. Malfrère
s’était révélé aussi ladre qu’il était cruel, et il n’avait plus guère
d’amis dans les îles. Les prêtres le dénoncèrent, les lords se sou-
levèrent contre lui et ses propres capitaines le taillèrent en pièces.
Torgon le Retardataire devint roi et gouverna quarante ans. »
Asha empoigna Tris Botley par les oreilles et l’embrassa sur
la bouche. Lorsqu’elle le lâcha enfin, il était écarlate et avait le
souffle coupé. « Qu’est-ce que c’était que ça ? bredouilla-t-il.
— On appelle ça un baiser. Je veux bien être noyée pour ma
sottise, Tris, j’aurais dû me souvenir… » Elle s’interrompit brus-
quement. Lorsque Tris voulut parler, elle lui intima silence d’un

41
LES DRAGONS DE MEEREEN

chut, tendant l’oreille. « Une trompe de guerre. Hagen. » Sa pre-


mière idée fut qu’il s’agissait de son époux. Erik Forgefer avait-il
pu venir de si loin pour revendiquer son épouse rebelle ? « Le
dieu Noyé m’aime, en fin de compte. Je ne savais que faire et il
m’envoie des ennemis à combattre. » Asha se remit debout et
renfonça d’un claquement son poignard au fourreau. « La
bataille vient à nous. »
Elle trottait, le temps d’atteindre la cour intérieure, Tris sur
ses talons, mais elle arriva quand même trop tard. Le combat
était achevé. Asha trouva deux Nordiens baignant dans leur
sang près du rempart est, pas très loin de la poterne, avec Lorren
Longue-hache, Harl Six-Orteils et Âpre-langue debout au-
dessus d’eux. « Cromm et Hagen les ont vus en train de franchir
le mur, expliqua Âpre-langue.
— Rien que ces deux-là ? demanda Asha.
— Cinq. Nous en avons tué deux avant qu’ils ne parviennent
à passer, et Harl en a occis un autre sur le chemin de ronde. Ces
deux-là ont réussi à atteindre la cour. »
Un homme était mort, son sang et sa cervelle empoissant la
longue hache de Lorren, mais le second respirait encore avec
difficulté, bien que la pique d’Âpre-langue l’eût cloué au sol
dans une mare de sang qui allait en s’élargissant. Tous deux
étaient revêtus de cuir bouilli et de capes tachetées de brun, vert
et noir, avec des branches, des feuilles et des broussailles cousues
autour de leur tête et de leurs épaules.
« Qui es-tu ? demanda-t-elle au blessé.
— Un Flint. Et vous ?
— Asha de la maison Greyjoy. Ce château est le mien.
— Motte est le siège de Galbart Glover. C’est pas un lieu
pour les encornets.
— Il y en a d’autres que toi ? » lui demanda Asha. Comme
il ne répondait pas, elle empoigna la pique d’Âpre-langue et la
tourna ; le Nordien poussa un cri de souffrance, et du sang jaillit
plus fort de sa blessure. « Quelle était ton intention, ici ?
— La dame, dit-il en tressaillant. Dieux, arrêtez. On est
venus pour la dame. Pour la sauver. Y avait que nous cinq. »
Asha le regarda dans les yeux. Quand elle y lut le mensonge,
elle pesa sur la pique en la tordant. « Combien d’autres ? insista-
t-elle. Dis-le-moi, ou je prolonge ta mort jusqu’à l’aube.
— Beaucoup, finit-il par hoqueter entre des hurlements. Des
milliers. Trois mille, quatre… Ahhhh… Par pitié… »

42
LES DRAGONS DE MEEREEN

l’assistance de mon fidèle (et acerbe) acolyte et compagnon de


voyage à l’occasion, Ty Franck, qui soigne mon ordinateur
lorsque Stephen n’est pas là, repousse les hordes virtuelles affa-
mées à mes portes, effectue mes courses, classe mes documents,
prépare le café, déchire grave et compte dix mille dollars pour
changer une ampoule électrique – tout en écrivant le mercredi
des bouquins bien à lui, qui tapent fort.
Et en dernier lieu, mais non le moindre, tout mon amour et
ma gratitude vont à ma femme, Parris, qui a dansé chaque pas
de tout ceci à mes côtés. Je t’aime, Phipps.

George R.R. Martin


13 mai 2011

Le traducteur et l’éditeur remercient chaleureusement les


membres La Garde de Nuit (www.lagardedenuit.com), site fran-
cophone des fans du Trône de Fer, pour leur aide précieuse et
leur relecture attentive.
Cet ouvrage a été mis en pages par

<pixellence>

N° d’édition : L.01EUCN000457.A014
Dépôt légal : novembre 2014

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