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George R.R.

Martin

Chroniques du Chevalier errant


90 ans avant le Trône de Fer

Pygmalion

Collection : Fantasy
Maison d’édition : Flammarion

Paul Benita

© 1998, 2004, 2010, George R.R. Martin.


© 2015, Pygmalion, departement de Flammarion, pour la presente edition.
Dépôt légal : mars 2015

ISBN numérique : 978-2-7564-1760-8


ISBN du pdf web : 978-2-7564-1761-5

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-7564-1115-6

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :
Qu’il joute ou qu’il guerroie, le chevalier errant n’a d’autres attaches que
celles de son cœur, d’autre code que celui de l’honneur. Il loue ses services
aux causes les plus nobles et prend la défense des opprimés. Une ligne de
conduite qu’a toujours suivie ser Arlan de l’Arbre-sous, et qu’il s’est
efforcé d’inculquer à son écuyer, Dunk. Mais la rencontre de ce dernier
avec un étrange garçon, qui se fait appeler l’Œuf et qui va devenir son
écuyer, changera à jamais son destin. Car celui-ci, Aegon de son vrai nom,
appartient à la lignée royale… Tous deux vont partager des aventures
trépidantes et lourdes de conséquences…
Quatre-vingt-dix ans avant les événements du Trône de Fer, George R.R.
Martin nous introduit dans ce monde extraordinaire qui lui a assuré un
succès mondial.
Du même auteur
Le Trône de Fer
(Game of thrones)

1. Le Trône de Fer
2. Le Donjon rouge
3. La Bataille des rois
4. L’Ombre maléfique
5. L’Invincible Forteresse
6. Les Brigands
7. L’Épée de feu
8. Les Noces pourpres
9. La Loi du régicide
10. Le Chaos
11. Les Sables de Dorne
12. Un festin pour les corbeaux
13. Le Bûcher d’un roi
14. Les Dragons de Meereen
15. Une danse avec les dragons

Ces titres ont été regroupés en 5 volumes :


LE TRÔNE DE FER Intégrale 1, 2, 3, 4 et 5.
Chroniques
du Chevalier errant

90 ans avant le Trône de Fer


(Game of thrones)
LE CHEVALIER ERRANT
Traduit de l’américain
par Paul Benita
Personnages de l’action

Cendregué

– LORD CENDREGUÉ, sire de Cendregué


– SER ANDROW CENDREGUÉ, son fils
– SER ROBERT CENDREGUÉ, son fils
– LA GENTE DEMOISELLE, sa fille

– PLUMMER, son régisseur

La famille royale
– BAELOR TARGARYEN, dit Briselance, fils aîné du roi DAERON II, Prince
de Peyredragon et Main du Roi
– VALARR TARGARYEN, le « Jeune Prince », son fils aîné
– MESTRE YORMWELL, mestre du prince BAELOR

– MAEKAR TARGARYEN, benjamin des fils du roi DAERON II, prince de


Lestival
– DAERON TARGARYEN, dit l’Ivrogne, fils aîné de MAEKAR
– AERION TARGARYEN, dit le Flamboyant, fils cadet de MAEKAR
– AEGON TARGARYEN, quatrième fils de MAEKAR

Les participants au tournoi de Cendregué

– LORD DAMON LANNISTER, sire de Castral Roc, dit le Lion Gris


– LORD ESTERMONT
– LORD GAWEN SWANN, sire de Pierheaume
– LORD LEO TYRELL, dit Leo l’Épine, sire de Hautjardin
– LORD LYONEL BARATHEON, dit l’Orage Moqueur, sire d’Accalmie
– LORD MANFRED DONDARRION, seigneur des Marches
– LORD PARSIFAL CARON, sire des Marches

– SER ABELAR HIGHTOWER de Villevieille


– SER DUNCAN LE GRAND, chevalier errant
– SER FRANKLYN FREY, chevalier des Jumeaux
– SER HUMPHREY DES ESSAIMS
– SER HUMPHREY HARDYNG, du Val d’Arryn
– SER JOSETH MALLISTER
– SER MEDGAR TULLY, sire de Vivesaigues
– SER NERBOSC
– SER OTHO BRACKEN, dit la Brute de Bracken
– SER ROBYN RHYSLING, dit le Borgne
– SER STEFFON FOSSOVOIE, sire de Cidre
– SER TARLY
– SER TYBOLT LANNISTER, fils aîné de LORD DAMON

– RAYMUN FOSSOVOIE, écuyer et cousin de SER STEFFON


Chevaliers de la Garde royale
– SER ROLAND CRAKEHALL
– SER DONNEL DE SOMBREVAL
– SER WILLEM WYLDE

Le peuple
– TANSELLE, dite la Dégingandée, marionnettiste
– CRÂNE D’ACIER, forgeron
– HENLY, maquignon
– WATE ET YORKEL, serviteurs de MAEKAR TARGARYEN
Les pluies de printemps avaient amolli le sol, si bien que Dunk n’avait
aucun mal à creuser la tombe. Il avait choisi un emplacement sur le versant
ouest d’une colline : l’Ancien avait toujours aimé voir le soleil se coucher.
Encore un jour de passé, avait-il l’habitude de soupirer, et qui sait ce
que demain nous réserve, pas vrai, Dunk ?
Eh bien, l’un de ces lendemains avait apporté des pluies qui les avaient
trempés jusqu’aux os, puis le suivant des rafales de vent humides et le
surlendemain un coup de froid. Le quatrième jour, le vieil homme était trop
faible pour monter à cheval. Et à présent il était parti. À peine quelques
jours plus tôt, bien droit sur sa selle, il chantait la vieille chanson de la
pucelle de Goëville, sauf qu’il avait remplacé Goëville par Cendregué. Les
paroles tournaient dans la tête de Dunk tandis qu’il creusait la terre,
rythmant sa sinistre besogne. En route pour Cendregué et sa belle pucelle !
Halli-ho, halli-ho.
Quand le trou fut assez profond, il souleva le cadavre dans ses bras. De
petite taille et maigre, dépouillé de son haubert, de son heaume et de son
épée, le vieillard n’était guère plus lourd qu’un sac de feuilles pour Dunk.
Celui-ci était incroyablement grand pour son âge : à seize ou dix-sept ans
(nul n’aurait su le dire avec exactitude), c’était un garçon hirsute, à la
démarche traînante et dont l’immense carcasse commençait à peine à se
remplir.
L’Ancien avait souvent loué sa force. À vrai dire, il n’était jamais avare
de compliments. C’était tout ce qu’il pouvait donner.
Après avoir étendu le frêle corps au fond de la tombe, Dunk le
considéra un instant. Une odeur de pluie flottait à nouveau dans l’air. Il
devait combler le trou avant qu’elle n’éclate mais c’était dur de jeter de la
terre sur ce pauvre visage fatigué. Il devrait y avoir un septon ici, quelqu’un
qui sache dire des prières mais il n’a que moi, songea-t-il. Le vieil homme
avait enseigné à Dunk tout ce qu’il savait à propos des armes mais les belles
phrases n’étaient pas son fort.
« Je vous laisserais bien votre épée mais elle rouillerait, s’excusa-t-il
enfin. Les dieux vous en donneront sûrement une autre. Vous allez me
manquer, ser. »
Il s’arrêta, ne sachant trop que dire. Il ne connaissait aucune prière.
L’Ancien n’avait jamais beaucoup prié.
« Vous étiez un vrai chevalier et vous ne m’avez jamais battu sans
raison, poursuivit-il. Sauf ce jour, à Viergétang. C’était le garçon d’auberge
qui avait mangé la tarte de la veuve, pas moi, et je vous l’avais dit. Mais
maintenant, ça n’a plus d’importance. Que les dieux vous gardent, ser. »
D’un coup de pied, il envoya rouler un peu de terre dans le trou qu’il se
mit à combler méthodiquement sans jamais regarder ce qui gisait au fond.
Au moins, il a eu une longue vie. Pas loin de soixante ans. Peu d’hommes
peuvent en dire autant. Et puis, il a vu le printemps.
Le soleil déclinait quand il entreprit de nourrir les chevaux. Ils étaient
au nombre de trois : sa jument, le palefroi du vieil homme et Tonnerre, son
cheval de combat qu’il ne montait que lors des tournois ou des batailles. Le
grand étalon brun n’était plus aussi vif ni aussi puissant qu’autrefois mais il
gardait l’œil brillant et un esprit féroce, et sa valeur dépassait tout ce que
possédait Dunk. Si je vends Tonnerre et Noisette, les selles et les brides,
j’aurais assez d’argent pour… Il grimaça. La seule vie qu’il connaissait
était celle de chevalier errant, voyageant de château en château, s’enrôlant
au service des seigneurs en guerre, ne demeurant sous leur toit que le temps
des hostilités avant de repartir sur les routes. Parfois – rarement – les
hommes de sa condition réussissaient à s’engager dans des tournois mais
certains chevaliers errants se transformaient souvent en brigands durant les
hivers maigres. Jamais l’Ancien ne s’était ainsi déshonoré.
Dunk passa en revue les possibilités qui s’offraient à lui. Je pourrais
trouver un autre chevalier errant ayant besoin d’un écuyer pour s’occuper
de ses bêtes et de ses armes. À moins que j’aille dans une grande ville, à
Port-Lannis ou alors à Port-Réal, m’enrôler dans le corps des gardes.
Ou…
Il avait empilé les biens du vieil homme sous un chêne. La bourse
contenait trois pièces d’argent, dix-neuf de bronze et un grenat rayé.
Comme la plupart des chevaliers errants, l’essentiel de ses richesses se
résumait à ses bêtes, son équipement et ses armes. Dunk possédait à présent
un haubert – une cotte de mailles dont il avait gratté la rouille des milliers
de fois –, un demi-heaume avec une protection pour le nez et une bosse sur
la tempe gauche, une ceinture de cuir craquelé et une longue épée dans un
fourreau de bois et cuir. Plus une dague, un rasoir, une pierre à aiguiser, des
jambières, une lance de guerre de huit pieds de long terminée par une
cruelle pointe de fer et un bouclier de chêne cerclé de métal portant le
blason de ser Arlan de l’Arbre-sous : un calice ailé, de teinte argentée sur
fond marron.
Dunk considéra le bouclier, soupesa la ceinture puis revint au bouclier.
La ceinture, faite pour les maigres hanches du vieil homme, ne pouvait lui
servir, non plus que le haubert. Attachant le fourreau à une corde de chanvre
qu’il se noua autour de la taille, il en tira la longue épée.
La lame était droite et lourde, en bon acier, la poignée de bois
enveloppée de cuir souple, le pommeau, une pierre noire, lisse et polie.
C’était une arme simple mais parfaitement équilibrée et que l’on avait bien
en main. Elle était tout aussi parfaitement aiguisée : bien des soirs avant de
dormir, Dunk l’avait caressée avec une pierre et un chiffon imbibé d’huile.
Elle est parfaite, se dit-il, et il y a un tournoi à Cendregué.

Pied de Biche offrait une bien meilleure assise que la vieille Noisette
mais Dunk n’en était pas moins épuisé et courbaturé quand il repéra
l’auberge, une grande bâtisse de bois et torchis au bord d’une rivière. La
chaude lumière coulant des fenêtres l’appelait irrésistiblement. Après tout,
j’ai trois pièces d’argent. C’est plus qu’assez pour un bon repas et plus de
bières que je pourrai en avaler.
Comme il descendait de selle, un garçonnet nu émergea de la rivière et
courut s’envelopper dans une cape de toile grossière.
« Tu t’occupes des écuries ? » lui demanda Dunk.
Le gamin ne semblait pas avoir plus de huit ou neuf ans. Maigre, le
visage blafard, les pieds nus enfoncés dans la boue jusqu’aux chevilles, il
était totalement chauve.
« Je veux qu’on brosse mon palefroi. Et de l’avoine pour les trois bêtes.
Tu peux t’en charger ? »
Le gamin lui lança un regard effronté. « Je pourrais. Si je le voulais. »
Dunk fronça les sourcils. « Je ne tolérerai pas que tu me parles sur ce
ton. Sache que je suis chevalier.
— Tu n’en as pas l’air ! »
Quelle impudence ! Il se permettait même de le tutoyer.
« Tous les chevaliers se ressemblent-ils ?
— Non, mais aucun d’entre eux ne te ressemble. Tu n’as même pas de
ceinture. Qui a jamais vu un chevalier dont l’épée pend à une corde ?
— Du moment que cette corde tient mon fourreau, je ne lui en demande
pas plus. Maintenant, occupe-toi des chevaux. Tu auras une pièce si tu fais
du bon travail, sinon, je te talocherai l’oreille. »
Il n’attendit pas la réaction du gamin et se dirigea vers l’auberge.
À cette heure, il s’attendait à la trouver bondée mais la grande salle
commune était pratiquement vide. Seul un jeune lord dans un beau manteau
damassé ronflait à une table, la face baignant dans une mare de vin.
Incertain, Dunk regarda autour de lui jusqu’à ce qu’une petite femme
robuste, au visage de papier mâché, émerge des cuisines.
« Asseyez-vous où bon vous semble. Vous désirez boire ou manger ?
— Les deux. »
Dunk prit place près d’une fenêtre, loin du dormeur.
« Il y a un bon agneau rôti aux herbes, et quelques canards que mon fils
a chassés. Que préférez-vous ? »
Cela faisait des mois qu’il n’avait pas mangé dans une auberge.
« Les deux. »
La femme s’esclaffa. « C’est vrai qu’il en faut, pour remplir une grande
carcasse comme la vôtre ! »
Elle tira une pinte de bière qu’elle lui apporta à sa table.
« Vous prendrez aussi une chambre pour la nuit ?
— Non. »
Rien ne lui aurait fait plus plaisir qu’un doux matelas de paille et un toit
au-dessus de sa tête mais Dunk devait veiller à son argent. Les étoiles
étaient d’autant plus belles qu’elles étaient gratuites.
« Je mange, je bois et je pars pour Cendregué. C’est encore loin ?
— À une journée de cheval. Prenez vers le nord, quand la route se
sépare, devant le moulin brûlé. Vous avez vu mon garçon, dehors ? Il
s’occupe de vos chevaux ? Il est bien là, n’est-ce pas, il n’a pas encore
disparu dans la nature ?
— Non, il est là, dit Dunk. Vous n’avez guère de clients, il me semble.
— La moitié de la ville est partie au tournoi. Mes gosses y seraient bien
allés aussi, si je ne le leur avais pas interdit. Ils auront cette auberge après
moi, c’est une bonne affaire, mais le môme préfère traîner avec les soldats
et la fille se morfond en soupirs à chaque chevalier qui passe. Je vous jure,
c’est à n’y rien comprendre ! Les chevaliers ont deux bras et deux jambes,
comme tout le monde, et une joute n’a jamais changé le prix des œufs. »
Elle détailla Dunk avec curiosité : son épée et son bouclier contrastaient
étrangement avec sa tunique grossière et la corde qui lui servait de ceinture.
« Vous venez pour le tournoi ? »
Avant de répondre, il but une gorgée de la bière, brune et épaisse sur la
langue, juste comme il l’aimait.
« Oui. Je vais être champion.
— Ah oui, vraiment ? » demanda l’aubergiste avec politesse.
À l’autre bout de la salle, le lord décolla sa joue de la mare de vin. Sous
sa tignasse d’un châtain sableux, il avait un teint jaunâtre piqueté de poils
de barbe blonde. Il se frotta la bouche, lorgna vers Dunk et annonça en
pointant une main tremblante dans sa direction : « J’ai rêvé de toi. Ne
t’approche pas de moi, c’est compris ? Ne t’approche pas ! »
Dunk le dévisagea, interloqué.
« Messire ? »
L’aubergiste se pencha vers lui. « Ne faites pas attention, ser. Il ne fait
que boire et divaguer à propos de ses rêves. Je vais vous faire à manger,
conclut-elle en s’éloignant.
— Manger ? »
Le lord prononça ce mot comme une obscénité et se leva avec peine,
s’appuyant à la table pour ne pas tomber, sa tunique maculée de taches de
vin.
« Je vais vomir, déclara-t-il. Je voulais une putain mais pas moyen d’en
trouver une ici. Elles sont toutes à Cendregué. Par tous les dieux, du vin ! »
Il quitta la salle en titubant et Dunk l’entendit gravir les marches en
chantant d’une voix d’ivrogne. Triste créature. Mais pourquoi pensait-il me
connaître ? Il réfléchit vaguement à ce mystère en dégustant sa bière.
Il n’avait jamais goûté d’agneau plus délicieux et le canard était encore
meilleur, cuit à point avec des cerises et des citrons. L’aubergiste lui apporta
aussi des pois ruisselants de beurre et du pain d’avoine tout chaud sorti du
four. Voilà ce que c’est d’être chevalier, se disait-il en léchant la dernière
miette de viande sur l’os. Bien manger, bien boire si l’envie me prend et
personne pour me flanquer une taloche. Il prit une deuxième pinte de bière
pour accompagner le repas et une troisième pour faire passer toute cette
succulente nourriture puis une quatrième parce que personne n’était là pour
l’en empêcher. Après quoi, il donna à la femme une pièce d’argent et reçut
en retour une bonne poignée de pièces de bronze.
La nuit était tombée quand Dunk sortit enfin, l’estomac lourd et la
bourse plus légère. Il se dirigeait tranquillement vers l’écurie quand il
entendit un hennissement impatient.
« Doucement ! » fit une voix d’enfant.
Fronçant les sourcils, Dunk pressa le pas.
Il trouva le garçon d’écurie monté sur Tonnerre, vêtu de l’armure du
vieil homme. Le haubert était trop long pour lui et il avait dû repousser le
casque en arrière sur son crâne chauve pour y voir clair. Son air sérieux
accentuait son aspect grotesque. Dunk éclata de rire.
Le garçon se tourna vers lui, s’empourpra et sauta à terre.
« Messire, je ne voulais pas…
— Voleur, dit Dunk, s’efforçant de paraître sévère. Enlève cette armure
et sois content que Tonnerre n’ait pas piétiné ton petit crâne d’idiot. C’est
un cheval de guerre pas un poney ! »
Le garçon retira le casque et le jeta dans la paille.
« Je pourrais le monter aussi bien que vous, répliqua-t-il », audacieux
jusqu’à la témérité.
Dunk remarqua cependant qu’il avait renoncé à le tutoyer.
« Ferme ça. Je ne tolérerai pas plus longtemps ton insolence. Et ôte
aussi cette cotte de mailles. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?
— Comment voulez-vous que je le dise, si je dois me taire ? »
Le gamin se tortilla et le haubert tomba autour de ses chevilles.
« Je t’autorise à l’ouvrir juste pour répondre. Maintenant, ramasse tout
ça, secoues-en la poussière et remets-le où tu l’as trouvé. As-tu nourri les
chevaux, comme je te l’avais demandé ? Et bouchonné Pied de Biche ?
— Oui, dit le garçon en enlevant les brins de paille accrochés à la cotte
de mailles. Vous allez à Cendregué, n’est-ce pas ? Emmenez-moi, ser. »
L’aubergiste avait eu raison de le prévenir.
« Et que dirait ta mère ?
— Ma mère ? Elle n’en dirait pas grand-chose, elle est morte. »
Surpris, Dunk le considéra d’un autre œil. L’aubergiste n’était donc pas
sa mère ? Peut-être n’était-il qu’apprenti ici ? Il n’aurait pas dû boire autant,
se reprocha Dunk ; la tête lui tournait.
« Tu es orphelin, petit ? demanda-t-il, perplexe.
— Et vous ? rétorqua le gamin.
— Je l’ai été », admit Dunk.
Jusqu’à ce que l’Ancien me recueille.
« Si vous m’emmenez, je pourrais vous servir d’écuyer.
— Je n’ai pas besoin d’écuyer.
— Tout chevalier qui se respecte a besoin d’un écuyer. Et vous, plus
encore que d’autres. »
Dunk leva une main menaçante.
« Toi, tu m’as l’air d’avoir besoin d’une bonne taloche. Remplis-moi un
sac d’avoine. Je dois partir pour Cendregué… Seul. »
Si le garçon avait peur, il le cachait bien. Pendant un moment, il resta
planté là, les bras croisés dans une attitude de défi. Puis, juste au moment
où Dunk allait céder et lui accorder ce qu’il demandait, il tourna les talons
et partit chercher l’avoine.
Dunk se sentit soulagé. Quel dommage que je ne puisse… mais il a une
bonne vie, ici, à l’auberge, bien meilleure que celle qu’il aurait à errer sur
les routes avec moi. Je ne lui ferais pas une faveur en l’emmenant.
La déception du garçon crevait les yeux. En remontant sur Pied de
Biche, Dunk décida qu’un sou de bronze lui redonnerait peut-être sa bonne
humeur.
« Tiens, mon gars, pour ton aide. »
Il lui lança la pièce avec un sourire mais le gamin d’écurie n’essaya
même pas de la rattraper et la laissa s’enfoncer dans la boue à ses pieds.
Il la ramassera quand je serai parti, se dit Dunk. Il fit faire volte-face à
sa monture, tirant les deux autres chevaux par la bride. Les arbres luisaient
sous le clair de lune. Le ciel sans nuages était parsemé d’étoiles. Et tandis
qu’il s’éloignait, il sentait entre ses omoplates le regard de l’enfant, triste et
silencieux.

Les ombres de l’après-midi s’allongeaient quand Dunk arriva aux


abords de Cendregué. Trois rangées de tentes avaient été dressées sur
l’herbe grasse de la prairie devant la ville. Modestes ou immenses, rondes
ou carrées, certaines de toile grossière, d’autres en lin ou même en soie,
elles rivalisaient de couleurs, surmontées de longues bannières flottant au
sommet de leurs hampes, plus éclatantes qu’un champ de fleurs sauvages,
avec leurs rouges profonds, leurs jaunes lumineux, leurs innombrables tons
de vert, de bleu, de noir, de gris ou de pourpre.
L’Ancien avait chevauché avec certains de ces chevaliers. Dunk en
connaissait d’autres pour avoir entendu les histoires colportées à leur
propos dans les salles de garde ou autour des feux de camp. À défaut de
l’avoir initié à la magie de l’écriture et de la lecture, le vieil homme n’avait
eu de cesse qu’il lui enseigne l’héraldique au cours de leurs pérégrinations.
Les rossignols appartenaient à messire Caron des Marches, aussi habile
avec une harpe qu’avec une lance. Dunk repéra le chasseur des Tarly,
l’éclair pourpre des Dondarrion, la pomme rouge des Fossovoie. Là-bas, or
sur cramoisi, rugissait le lion des Lannister et, plus près, la tortue de mer
d’un vert sombre des Estermont nageait dans un lac vert pâle. La tente
brune sous l’étalon rouge ne pouvait appartenir qu’à ser Otho Bracken,
qu’on appelait aussi la Brute de Bracken depuis qu’il avait tué Quentin
Nerbosc au cours d’un tournoi trois ans plus tôt, à Port-Réal. Dunk
avait entendu dire qu’il avait abattu sa hache, pourtant non aiguisée, avec
une telle force qu’elle avait traversé la visière du casque de Nerbosc avant
de lui fendre le crâne. Il aperçut aussi quelques-unes des bannières des
Nerbosc, à l’extrémité ouest de la prairie, aussi loin que possible de ser
Otho. Marpheux, Mallister, Cargyll, Ouestrelin, Swann, Mullendore,
Hightower, Florent, Frey, Penrose, Castelfoyer, Darry, Parren, Wylde ; il
semblait bien que chacune des grandes familles du Sud et de l’Ouest avait
envoyé un ou plusieurs chevaliers à Cendregué, en l’honneur de la Gente
Damoiselle.
Pourtant, si vastes que soient ces tentes, Dunk n’avait sa place dans
aucune d’entre elles. Un manteau de laine serait son seul abri pour la nuit.
Tandis que ces lords et autres fameux chevaliers dîneraient de chapons et de
cochons succulents, il se contenterait d’un bout de bœuf salé, dur et
filandreux. Il savait fort bien que s’il dressait le camp sur ce champ
chamarré, il devrait subir un dédain silencieux et de franches moqueries.
Quelques-uns le traiteraient peut-être avec courtoisie, et d’une certaine
façon, ce serait presque pire. Pas question qu’il établisse son campement en
si illustre compagnie. Un chevalier errant devait savoir rester à sa place.
Un jour, je serai l’un des leurs, se promit-il. Si je combats bien, un
seigneur me prendra peut-être à son service. Alors, je chevaucherai en
noble compagnie, je mangerai de la viande fraîche tous les soirs dans un
château et je dresserai mon propre étendard dans les tournois. Mais,
d’abord, je dois faire mes preuves. À regret, il tourna le dos à la ville de
tentes et engagea ses montures parmi les arbres.
À l’écart de la grande prairie, à une bonne demi-lieue de la ville et du
château, il trouva un endroit où le coude d’un ruisseau formait une profonde
crique. Un épais taillis de roseaux poussait sur la berge, sous les ramures
d’un grand orme feuillu. L’herbe printanière était aussi verte que la plus
clinquante des bannières, et plus douce au toucher. C’était un bel
emplacement sur lequel personne n’avait proclamé ses droits. Dunk décida
d’y établir ses quartiers.
Il soigna d’abord ses chevaux avant de se déshabiller et plonger dans la
crique pour se laver de la poussière du voyage. « Un vrai chevalier se doit
d’être aussi propre que pieux », disait toujours l’Ancien, insistant pour
qu’ils procèdent à une toilette complète à chaque nouvelle lune. À présent
qu’il était chevalier, Dunk se promettait de ne pas faillir à cette règle.
Il s’assit nu sous l’orme, pour se faire sécher par la brise tout en
observant une libellule qui volait paresseusement parmi les joncs. Le corps
disproportionné de l’insecte lui fit penser à un dragon. Pourquoi un
dragon ? se demanda Dunk, qui n’en avait jamais vu. Contrairement au
vieil homme, qui lui avait raconté son histoire des centaines de fois. Alors
qu’il était encore petit garçon, ser Arlan avait été amené par son grand-père
à Port-Réal et, là, ils avaient observé le dernier des dragons l’année
précédant sa mort. C’était une femelle verte, petite, rabougrie, aux ailes
flétries. Aucun de ses œufs n’avait éclos. « Certains prétendent que le roi
Aegon l’a empoisonnée, disait le vieil homme. Je parle d’Aegon le
troisième, pas le père du roi Daeron, mais celui qu’on surnommait le Fléau
des Dragons, ou Aegon le Malchanceux. Il avait peur des dragons depuis
qu’il avait vu la bête de son oncle dévorer sa propre mère. Depuis la mort
du dernier dragon, les étés ont été plus courts et les hivers plus longs et plus
cruels », concluait-il invariablement.
L’air fraîchit brusquement quand le soleil plongea derrière les arbres.
Sentant la chair de poule couvrir ses bras, Dunk battit sa tunique et ses
culottes contre le tronc de l’orme pour en chasser la poussière et les renfiler.
Demain, il irait trouver le maître des jeux pour s’inscrire au tournoi mais il
avait encore bien des choses à régler ce soir pour espérer voir accepter sa
candidature.
Il n’avait pas besoin d’étudier son reflet dans l’eau pour savoir que sa
tunique de toile ne ressemblait guère à celle d’un chevalier. Aussi accrocha-
t-il le bouclier dans son dos pour montrer les armes de ser Arlan. Cette
précaution prise, il entrava les chevaux, les laissant brouter l’herbe grasse
avant de repartir à pied vers le site du tournoi.

En temps normal, la prairie servait de communs aux habitants de


Cendregué, située sur l’autre rive de la rivière. Mais aujourd’hui elle leur
avait été confisquée et une deuxième ville avait surgi du néant, plus vaste et
plus belle que son aînée. Des douzaines de marchands avaient installé leurs
échoppes tout autour du campement, vendant fruits et légumes, bottes et
ceintures, peaux et fourrures, faucons de chasse et poteries, pierres
précieuses et étain, épices et plumes, et bien d’autres choses encore.
Jongleurs, troubadours et magiciens opéraient parmi la foule… de même
que les putains et les coupeurs de bourse. Prudent, Dunk gardait une main
sur la sienne.
L’odeur de saucisses rôtissant sur un feu de camp le fit saliver. Il en
acheta une pour un sou ainsi qu’une corne de bière et mangea en assistant
au combat d’un chevalier contre un dragon de bois peint. La marionnettiste
qui manipulait la bête était fort plaisante à regarder : une grande fille
fraîche, à la peau bronzée et aux cheveux noirs de Dorne, mince comme une
lance avec des seins discrets. Dunk aimait son visage et la façon dont ses
doigts faisaient se tortiller et se dresser le dragon au bout des fils. Pour
l’instant, il avait besoin du moindre de ses sous mais il regretta de ne
pouvoir lui en lancer un.
Comme il l’espérait, Dunk trouva des armuriers dans l’allée des
marchands. Un Tyroshi à la barbe bleue fourchue vendait des casques
décorés, de superbes objets surmontés de têtes d’oiseaux ou de bêtes
formidables ciselées d’or et d’argent. Plus loin, des fabricants d’épées
proposaient leurs lames mais ce n’était pas d’une épée qu’il avait besoin.
Ce qu’il recherchait se trouvait au bout d’une des allées : une cotte de
mailles fine et dense et une paire de gantelets d’acier qu’il étudia avec soin.
« Beau travail, déclara-t-il.
— Le meilleur. »
Trapu, l’artisan ne faisait pas plus d’un mètre cinquante de haut mais il
était aussi large que Dunk. Il avait une barbe noire, des mains énormes et
pas la moindre trace d’humilité.
« J’ai besoin d’une armure pour le tournoi, annonça Dunk. Tout
l’ensemble : une cotte de mailles avec un collet, des jambières, et aussi un
casque fermé. »
Le heaume de l’Ancien lui allait mais il désirait une meilleure
protection qu’une simple barre nasale.
L’armurier le détailla des pieds à la tête.
« Tu es grand, mais j’en ai équipé de plus grands encore. » Il contourna
la table. « Agenouille-toi, je veux mesurer tes épaules… et ton cou. »
Dunk obéit. L’armurier étala une lanière de cuir tressé sur ses épaules,
grogna, la glissa autour du cou et grogna encore.
« Lève le bras. Non, le droit. » Il grogna une troisième fois. « Tu peux
te redresser. »
L’intérieur de la jambe, le volume du mollet et le tour de taille
provoquèrent de nouveaux grognements.
« J’ai quelques pièces dans mon chariot qui pourraient te convenir, dit
l’homme quand il eut terminé. Mais attention, rien de mignon avec de
l’argent et des dorures. Rien que du bon acier, solide et massif. Je fais des
casques qui ressemblent à des casques. Avec moi, pas de cochons ailés ou
d’arbre géant sur le crâne mais, si tu prends une lance dans la tête, tu as des
chances d’en sortir vivant.
— C’est tout ce que je désire. Combien ?
— Huit cents cerfs, parce que je suis de bonne humeur.
— Huit cents ? »
C’était bien plus qu’il ne s’y était attendu.
« Je… je pourrais vous donner en échange une vieille armure faite pour
un homme plus petit… un demi-casque, un haubert…
— Crâne d’Acier ne vend que son propre travail, déclara l’homme, mais
le métal pourrait me servir… s’il n’est pas trop rouillé. Je te le prends, et je
t’arme pour six cents pièces. »
Dunk pouvait implorer l’artisan de lui céder l’armure à crédit mais il
savait quelle sorte de réponse lui vaudrait une telle requête. Il avait assez
voyagé avec le vieil homme pour savoir que les marchands se méfiaient des
chevaliers errants : il était vrai que certains ne valaient pas mieux que des
bandits de grand chemin.
« Je vous donne deux pièces d’argent tout de suite. L’armure et le reste
de la somme demain. »
Crâne d’Acier l’examina un moment.
« Tes pièces d’argent te font gagner un jour. Passé ce délai, si un
acheteur se présente, je lui vendrai mon travail. »
Dunk sortit les deux précieuses pièces de sa bourse pour les déposer
dans la main calleuse de l’artisan.
« Vous aurez votre dû. J’ai bien l’intention de devenir champion, ici.
— Vraiment ? Et j’imagine que tous les autres sont juste venus
t’encourager. »

La lune était haute quand il retourna sous son orme. Derrière lui, la
prairie scintillait de feux et de torches. Chants et rires flottaient au-dessus
de l’herbe mais l’humeur de Dunk restait sombre. Il n’avait qu’un moyen de
trouver l’argent pour son armure. Et s’il était vaincu…
« Une victoire, une seule, c’est tout ce qu’il me faut, marmonna-t-il. Ce
n’est pas trop demander. »
Pourtant, cette unique victoire, l’Ancien lui-même ne l’aurait jamais
briguée. Ser Arlan n’avait plus participé à un tournoi depuis le jour où il
avait été désarçonné par le prince de Peyredragon, à Accalmie, bien des
années plus tôt.
« Rares sont ceux qui peuvent se vanter d’avoir brisé sept lances contre
le meilleur chevalier du royaume des Sept Couronnes, disait-il. Je ne puis
rien espérer de mieux, alors pourquoi essaierais-je ? »
Dunk soupçonnait que l’âge de ser Arlan était plus en cause que les
prouesses du prince de Peyredragon mais il n’avait jamais osé le dire. Le
vieil homme avait sa fierté, même vers la fin. Je suis fort et rapide, il l’a
toujours dit. Et je ne suis pas obligé de faire comme lui, se raisonna-t-il
avec obstination.
Spéculant sur ses chances, il se frayait un chemin au travers d’un
buisson de mauvaises herbes quand il aperçut une lueur devant lui. On me
vole ! fut sa première réaction. En un éclair, Dunk saisit son épée et se rua
en avant.
Il jaillit des fourrés en rugissant et en jurant… pour se figer en
découvrant le garçon de l’auberge près d’un feu.
« Toi ! Que fais-tu là ? » Il baissa son arme.
« Je cuis un poisson. Vous en voulez ?
— Ne joue pas l’innocent. Comment es-tu arrivé ici ? Tu as volé un
cheval ?
— J’ai fait le voyage à l’arrière du chariot d’un homme qui apportait
des agneaux pour la table de lord Cendregué.
— Eh bien, tu ferais bien d’aller voir s’il est toujours là, ou de te trouver
un autre chariot. Je ne veux pas de toi, ici.
— Je ne repartirai pas, répliqua le garçon avec impertinence. J’en ai
assez de cette auberge.
— Et moi, j’en ai assez de ton insolence, l’avertit Dunk. Je devrais te
jeter sur mon cheval et te ramener chez toi, séance tenante.
— Il vous faudra chevaucher jusqu’à Port-Réal. Et vous rateriez le
tournoi. »
Port-Réal. Pendant un moment, Dunk se demanda si le gamin se payait
sa tête. Mais comment aurait-il pu savoir que Dunk lui aussi était né à Port-
Réal ? Encore un misérable bâtard, un pauvre rejeton de Culpucier. Qui
pouvait lui reprocher de ne pas vouloir y retourner ?
Il se sentait idiot avec son épée à la main devant un orphelin de huit ans.
Il la rengaina, tout en lançant un regard courroucé au garçon pour bien lui
faire comprendre qu’il devrait lui parler sur un autre ton, mais sans pouvoir
se résoudre à lui administrer la moindre correction. Il jeta un coup d’œil au
campement. Le feu rugissait joyeusement dans un impeccable cercle de
pierres. Les chevaux avaient été étrillés et ses vêtements étaient pendus à
l’orme, séchant au-dessus des flammes.
« Qu’est-ce qu’ils font là ?
— Je les ai lavés. Et je me suis occupé des chevaux, j’ai allumé le feu et
attrapé ce poisson. J’aurais bien dressé votre tente mais je ne l’ai pas
trouvée.
— La voilà, ma tente. »
D’un geste qui ne manquait pas d’orgueil, Dunk montra le grand orme
au-dessus d’eux.
« C’est un arbre », dit le gosse, nullement impressionné.
« C’est la seule tente qui sied à un vrai chevalier. Je préfère dormir sous
les étoiles que sous une toile enfumée.
— Et s’il pleut ?
— Le feuillage me protégera.
— Ça fuit, le feuillage. »
Dunk éclata de rire. « C’est juste. En vérité, je dois l’avouer, je n’ai pas
de quoi m’offrir une tente. Et toi, tu ferais mieux de retourner ce poisson,
sinon il va être brûlé d’un côté et cru de l’autre. Tu ne ferais même pas un
bon garçon de cuisine.
— Je pourrais si je voulais, rétorqua le gamin qui s’empressa néanmoins
de retourner le poisson.
— Qu’est-il arrivé à tes cheveux ?
— On m’a rasé. »
Soudain gêné, le garçon tira la capuche de son manteau pour se couvrir
la tête.
Dunk avait entendu dire qu’on agissait parfois ainsi pour traiter les
poux, la gale ou certaines maladies.
« Serais-tu malade ?
— Non. Comment vous appelez-vous ?
— Dunk. »
Le satané bâtard rugit de rire, comme s’il n’avait jamais rien entendu
d’aussi drôle.
« Dunk ? Ser Dunk ? C’est pas un nom de chevalier. Ça vient de
Duncan ? »
Bonne question. Dunk n’en savait rien. L’Ancien l’avait toujours appelé
Dunk et il ne possédait guère de souvenirs de sa vie précédente.
« Duncan, oui, dit-il. Ser Duncan de… »
Dunk ne possédait ni nom, ni maison, Ser Arlan l’avait trouvé vivant
seul, comme un sauvage, dans les bas-fonds de Port-Réal. Il n’avait jamais
connu son père ni sa mère. Que pouvait-il dire ? Ser Duncan de Culpucier ?
S’il choisissait l’Arbre-sous, il serait bien embarrassé pour le situer. Dunk
n’avait jamais vu l’Arbre-sous et le vieil homme ne lui en avait guère parlé.
Le front plissé, il réfléchit quelques secondes avant de s’exclamer : « Ser
Duncan le Grand ! »
Il était grand, cela personne ne pouvait le nier. Ce nom avait fière allure.
Le petit vaurien ne paraissait pas du même avis.
« Je n’ai jamais entendu parler d’un quelconque Duncan le Grand.
— Connais-tu tous les chevaliers des Sept Couronnes ? »
Le gamin le défia du regard.
« Les bons, oui.
— Je suis aussi bon que n’importe qui. Après le tournoi, tout le monde
le saura. Et toi, as-tu un nom, canaille ? »
Le garçon hésita.
« L’Œuf, marmonna-t-il. »
Dunk ne rit pas. C’est vrai, avec son crâne chauve… Il a une vraie tête
d’œuf. Mais c’était cruel de l’affubler d’un nom pareil.
« L’Œuf, dit-il, je devrais te rosser copieusement et te renvoyer d’où tu
viens mais, à la vérité, je n’ai ni tente, ni écuyer. Si tu promets de faire ce
que je te dirai, je te permettrai de me servir pendant le tournoi. Après cela,
eh bien, nous verrons. Si je décide que tu vaux la peine que je te garde, tu
auras des vêtements sur ton dos et de la nourriture dans ton ventre. Il se
peut que les vêtements soient un peu rudes et que tu doives souvent te
contenter de bœuf et de poisson séchés et, de temps à autre, d’un peu de
venaison mais tu ne crèveras pas de faim. Et je te promets de te battre
uniquement quand tu l’auras mérité. »
L’Œuf sourit.
« Oui, messire.
— Ser, corrigea Dunk. Je ne suis qu’un chevalier errant. »
Il se demanda si l’Ancien le regardait de là où il se trouvait désormais.
Je lui enseignerai les arts du combat, comme vous me les avez enseignés,
ser. Il a l’air d’un bon gars et peut-être qu’un jour il fera un bon chevalier.
Le poisson était encore un peu cru à l’intérieur quand ils le mangèrent et
le garçon n’avait pas ôté les arêtes mais il avait bien meilleur goût qu’un
bout de bœuf salé.
L’Œuf ne tarda pas à s’endormir auprès du feu mourant. Dunk était
allongé à ses côtés, ses grandes mains derrière la tête, contemplant le ciel,
écoutant à peine les échos de musique qui montaient du campement à une
demi-lieue de là. Les étoiles étaient partout, des milliers et des milliers…
Soudain, l’une d’entre elles parut s’embraser, une gerbe de feu d’un vert
éclatant sur le noir du ciel brilla dans son sillage puis elle disparut à jamais.
Apercevoir une étoile filante porte chance. Et eux, ils sont tous dans
leur tente, avec pour unique ciel leur toit de tissu. Elle est donc pour moi,
cette chance.

Au matin, le chant d’un coq le réveilla. L’Œuf était toujours là, enroulé
dans le deuxième manteau de l’Ancien. Eh bien, il ne s’est pas enfui
pendant la nuit, c’est déjà ça. Il le secoua d’un petit coup de talon.
« Debout. Au travail. »
Le gamin se leva aussitôt, se frottant les yeux.
« Aide-moi à seller Pied de Biche.
— Et le petit déjeuner ?
— Du bœuf salé. Après.
— Je préférerais manger le cheval… ser.
— C’est mon poing que tu vas manger si tu ne m’obéis pas. Va chercher
les brosses. Elles sont dans les fontes. Oui, celles-là. »
Ensemble ils brossèrent le cheval rouan, posèrent la meilleure selle de
ser Arlan sur son dos et la fixèrent. L’Œuf travaillait bien, dut reconnaître
Dunk.
« Je pense être absent une bonne partie de la journée, dit-il au garçon en
grimpant sur sa monture. Tu vas rester ici et mettre de l’ordre dans ce
campement. Et assure-toi qu’aucun autre voleur ne traîne par ici.
— Je peux avoir une épée pour les mettre en fuite ? »
L’Œuf avait des yeux bleus très sombres, presque violets. Avec son
crâne chauve, ils semblaient plus immenses encore.
« Non. Un couteau suffira. Et tu as intérêt à être là à mon retour, tu
m’entends ? Si jamais tu me voles et t’enfuis, je te traquerai comme une
bête, je te le jure. Avec des chiens, s’il le faut.
— Vous n’avez pas de chiens.
— J’en trouverai. Rien que pour toi. »
Il lança Pied de Biche au trot vers la prairie, comptant sur sa menace
pour lui assurer la loyauté du garçon. En dehors des vêtements qu’il avait
sur le dos, de l’armure qu’il transportait dans ses fontes et du cheval qu’il
montait, tout ce que possédait Dunk se trouvait au camp. Je suis fou de
placer ma confiance dans ce gamin mais l’Ancien en a fait autant avec moi.
La Mère a dû me l’envoyer pour me permettre de rembourser ma dette.
En traversant le camp, il entendit le bruit des marteaux près de la
rivière, là où des charpentiers élevaient les barrières de joutes et quelques
gradins abrités. De nouvelles tentes se dressaient tandis que les chevaliers
se reposaient des ripailles de la veille ou, au contraire, souhaitaient
bruyamment la bienvenue aux nouveaux arrivants. Sur la prairie flottait une
agréable odeur de feu de bois et de lard grillé.
Au nord du site, coulait la rivière Coquelle, qui se jetait plus loin dans la
puissante Mander. Au-delà du petit gué, se situaient la ville et le château.
Dunk avait traversé de nombreuses cités marchandes lors de ses voyages
avec le vieil homme et trouvait celle-ci parmi les plus jolies qu’il ait jamais
vues. Les maisons blanchies à la chaux avec leur toit de chaume semblaient
accueillantes. Depuis son enfance, il se demandait ce que cela faisait de
vivre dans une maison pareille, de dormir chaque nuit avec un toit au-
dessus de sa tête et de se réveiller chaque matin avec les mêmes murs
autour de soi. Il se peut que je le sache bientôt. Et l’Œuf aussi. Pourquoi
cela n’arriverait-il pas ? Des choses bien plus étranges surviennent chaque
jour.
Le château de Cendregué, solide édifice de pierre, avait été bâti en
forme de triangle. Une tour ronde de dix mètres de haut montait la garde à
chaque pointe, reliée aux autres par d’épais murs crénelés. Des bannières
orange flottaient dans le ciel, arborant le soleil blanc et le chevron du
seigneur des lieux. Des hommes d’armes en livrée orange et blanc munis de
hallebardes gardaient le portail, surveillant les gens qui entraient et sortaient
mais paraissant plus soucieux de plaisanter avec une jolie laitière que
d’empêcher quiconque de pénétrer dans l’enceinte. Dunk s’avança vers le
petit homme barbu qu’il jugea être leur capitaine et demanda le maître des
jeux.
« C’t à Plummer qu’il faut causer. Notre régisseur. »
Dans la cour, un garçon d’écurie se précipita pour prendre soin de Pied
de Biche. Jetant le vieux bouclier de ser Arlan sur son épaule, Dunk suivit
le capitaine des gardes vers une tourelle adossée à la muraille d’enceinte.
Des marches abruptes grimpaient le long du mur.
« Tu viens inscrire ton maître pour le tournoi ? s’enquit le capitaine.
— C’est moi que je viens inscrire.
— Vraiment ? »
L’homme ricanait-il ? Dunk n’en était pas certain.
« C’est cette porte, là. Je te laisse, je dois retourner à mon poste. »
Quand Dunk poussa le battant, il trouva le régisseur assis à une table à
tréteaux, grattant un parchemin à l’aide d’une plume d’oie. Sous ses
maigres cheveux gris, l’homme avait un visage étroit et pincé.
« Oui ? fit-il en levant les yeux. Qu’est-ce que tu veux ? »
Dunk referma la porte.
« Êtes-vous Plummer, le régisseur ? Je suis venu pour le tournoi. Pour
m’engager. »
Plummer plissa les lèvres. « Le tournoi est réservé aux chevaliers. Es-tu
chevalier ? »
Dunk hocha la tête en se demandant si ses oreilles étaient rouges.
« Si tu es chevalier, tu as sans doute un nom, n’est-ce pas ?
— Dunk… »
Pourquoi avait-il dit ça ?
« Ser Duncan… le Grand.
— Et d’où que tu viens, Duncan le Grand ?
— De partout. J’ai été l’écuyer de ser Arlan de l’Arbre-sous depuis
l’âge de cinq ou six ans. Voici son bouclier. » Il le montra. « Il se rendait au
tournoi quand un coup de froid l’a emporté. Je viens à sa place. M’a armé
chevalier avant de mourir, avec son épée à lui. »
Dunk tira l’objet de son fourreau et le posa sur la table.
Plummer n’accorda pas un regard à la lame.
« Voilà certes une épée. Mais je n’ai jamais entendu parler de cet Arlan
de l’Arbre-sous. Tu étais son écuyer, dis-tu ?
— Il a toujours dit qu’il comptait sur moi pour prendre sa suite. Au
moment de mourir, il a tiré son épée et m’a demandé de m’agenouiller. Il
m’a touché une fois l’épaule droite, une fois la gauche. Il a prononcé
quelques mots et, quand je me suis relevé, j’étais chevalier. »
Le régisseur se frotta le nez.
« Hum… tout chevalier peut en faire un autre, c’est vrai, même si la
coutume exige une veille et que le candidat soit oint par le septon avant de
prononcer ses vœux. Il y a eu un témoin à ton adoubement ?
— Rien qu’un rouge-gorge dans un buisson. Je l’ai entendu gazouiller
tandis que le vieil homme prononçait la formule. Il m’a enjoint d’être loyal,
d’obéir aux sept dieux, de défendre le faible et l’innocent, de servir mon
lord avec fidélité et de défendre le royaume de toutes mes forces et j’ai juré
que je le ferais.
— J’en doute pas. »
Dunk ne put s’empêcher de remarquer que Plummer n’avait pas daigné
l’appeler ser.
« Je vais devoir consulter lord Cendregué. Est-ce que toi ou ton défunt
maître êtes connus de l’un des lords rassemblés ici ? »
Dunk réfléchit un moment.
« Je crois avoir vu la bannière de la maison Dondarrion, n’est-ce pas ?
L’étendard noir avec la foudre pourpre ?
— Ce devrait être ser Manfred.
— Ser Arlan a servi son père à Dorne, il y a trois ans de cela. Ser
Manfred se souviendra peut-être de moi.
— Va donc lui parler. S’il se porte garant de toi, faut qu’il t’accompagne
ici demain à la même heure.
— Bien, m’sire. »
Il se dirigea vers la porte.
« Ser Duncan ? » le rappela le régisseur.
Dunk se retourna, étonné par cette soudaine déférence.
« Vous savez, dit Plummer, que ceux qui sont vaincus au cours du
tournoi doivent leurs armes, armures et montures à leurs vainqueurs et ne
peuvent les récupérer qu’en échange d’une rançon.
— Je le sais.
— Et bien sûr vous avez la somme nécessaire pour payer une telle
rançon ? »
À présent, il était certain que ses oreilles étaient violettes.
« Je n’aurai pas besoin d’argent », répliqua-t-il, priant pour que ce soit
vrai.
Il me faut simplement une victoire. Une seule. Si je gagne ma première
joute, j’aurai l’armure et le cheval du perdant ou son or. Je pourrai alors
m’offrir une défaite.
Il descendit lentement les marches. La tâche qui l’attendait maintenant
ne lui disait rien qui vaille. Dans la cour, il arrêta un des garçons d’écurie.
« Je dois parler avec le maître des chevaux de lord Cendregué.
— Je vais vous conduire. »
Il faisait frais et sombre dans les écuries. Un étalon gris turbulent rua à
son passage mais Pied de Biche se contenta de hennir doucement quand
Dunk leva la main pour lui flatter les naseaux.
« Tu es une bonne fille, pas vrai ? » murmura-t-il.
L’Ancien disait toujours qu’un chevalier ne devait jamais se prendre
d’affection pour ses montures, celles-ci mourant trop fréquemment entre
leurs jambes, mais lui-même n’avait jamais suivi son propre conseil. Dunk
l’avait souvent vu dépenser son dernier sou pour offrir une pomme à
Noisette ou un peu d’avoine à Pied de Biche ou à Tonnerre. La jument avait
été la fidèle monture de ser Arlan, le portant inlassablement sur des milliers
de lieues à travers tout le royaume des Sept Couronnes. En la vendant,
Dunk avait l’impression de trahir un vieil ami. Mais il n’avait pas le choix.
Noisette était trop âgée pour valoir quoi que ce soit et il avait besoin de
Tonnerre pour le tournoi.
Le maître des chevaux se faisait attendre. Soudain, une sonnerie de
trompettes dévala des murs. Un héraut cria quelque chose. Dunk retourna
dans la cour au moment où une troupe de chevaliers et d’archers montés
franchissait le portail. Ils étaient une bonne centaine au moins, caracolant
sur certaines des bêtes les plus splendides que Dunk ait jamais vues.
Sûrement un grand lord. Il saisit par le bras un garçon d’écurie qui courait à
leur rencontre.
« Qui c’est ? »
Le gamin lui lança un regard bizarre.
« Vous ne voyez donc pas les étendards ? »
Les étendards… Au moment où Dunk levait la tête, un souffle de vent
gonfla la soie noire au bout d’une lance et le féroce dragon à trois têtes de la
maison Targaryen parut déployer ses ailes, crachant son haleine de feu
écarlate. Le porte-étendard était un grand chevalier en armure blanche
incrustée d’or, assortie à un long manteau d’un blanc virginal cascadant de
ses épaules. Deux autres cavaliers étaient eux aussi revêtus de blanc de la
tête aux pieds. Pas étonnant que lord Cendregué et ses fils accourent si vite,
suivis de près par la Gente Damoiselle, une fille courtaude aux cheveux
jaunes, au visage rond et rose. Elle n’a rien d’extraordinaire, se dit Dunk.
La grande marionnettiste était bien plus jolie.
« Petit, oublie ce bidet et occupe-toi de mon cheval. »
Un des cavaliers venait de mettre pied à terre devant les écuries. C’est à
moi qu’il parle, comprit soudain Dunk.
« Je ne suis pas garçon d’écurie, m’sire.
— Pourquoi ? Tu n’as pas assez de cervelle ?
Le nouveau venu portait un manteau noir, brodé de satin écarlate qui
laissait voir des vêtements flamme, sang et or. Mince et droit comme un
poignard, de taille moyenne, il avait sensiblement le même âge que Dunk.
Des boucles d’un or très pâle encadraient un visage finement ciselé et
volontaire : de hautes pommettes, un nez droit, une peau pâle et lisse sans le
moindre défaut servaient d’écrin à des yeux d’un violet profond.
« Si tu n’es pas capable de t’occuper d’un cheval, va me chercher du vin
et une jolie gaillarde.
— Je… M’sire, pardonnez-moi, je ne suis au service de personne. J’ai
l’honneur d’être chevalier.
— La chevalerie est tombée bien bas », soupira le nouveau venu qui ne
pouvait être qu’un prince du sang.
Un des garçons d’écurie surgissant à cet instant, il se détourna pour lui
jeter les rênes de sa monture, un superbe pur-sang bai, oubliant Dunk en
une fraction de seconde. Soulagé, celui-ci retourna aux écuries. Tous ces
beaux seigneurs le mettaient mal à l’aise, et il n’avait pas grand-chose à dire
à un prince.
Pour lui, les origines du jeune homme blond ne faisaient aucun doute.
Les Targaryen, venus de Valyria, la cité perdue au-delà des mers, se
distinguaient par leur chevelure d’or pâle et leurs yeux violets. Dunk savait
le prince Baelor plus âgé, mais celui qu’il avait vu pouvait fort bien être un
de ses fils : Valarr, qu’on appelait souvent le petit prince pour le distinguer
de son père, ou Matarys, le tout petit prince, comme l’avait surnommé une
fois le fou de lord Swann. Cette lignée comportait encore bien d’autres
princes, cousins de Valarr et de Matarys. Le bon roi Daeron avait quatre fils
adultes, dont trois avaient déjà des fils. La dynastie des rois-dragons avait
failli s’éteindre avec son père mais on disait généralement que Daeron II et
ses fils avaient su assurer leur descendance pour un bon moment.
« Eh, mon gars. Tu m’as demandé ? »
Le visage rougeaud du maître des chevaux de Cendregué jurait
désagréablement avec sa livrée orange.
« Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai pas de temps à…
— Je désire vendre cette jument », l’interrompit promptement Dunk,
peu désireux d’être congédié. « C’est une belle bête, au pied très sûr…
— J’ai pas le temps, je te dis. »
L’homme lança à peine un regard à Pied de Biche.
« Lord Cendregué n’a aucun besoin d’un animal de ce genre. Conduis-
la en ville, peut-être qu’Henly t’en donnera deux ou trois pièces d’argent. »
Là-dessus, il se détourna.
« Merci, fit Dunk avant qu’il ne parte. M’sire, est-ce le roi qui vient
d’arriver ? »
Le maître des chevaux lui rit au nez.
« Non, loués soient les dieux ! Cette infestation de princes est déjà assez
pénible comme ça. Où vais-je trouver la place pour toutes ces bêtes ? Et le
fourrage ? »
Il sortit en hurlant après ses apprentis.
Quand Dunk quitta à son tour les écuries, Cendregué avait déjà escorté
ses invités princiers dans le château mais deux des gardes royaux dans leur
tenue de neige traînaient encore dans la cour, s’entretenant avec le capitaine
des gardes. Dunk s’arrêta devant eux.
« Bien le bonjour, m’sires, je suis Duncan le Grand.
— Bien le bonjour à vous, ser Duncan, répondit le plus élancé des
chevaliers blancs. Je suis ser Roland Crakehall et voici mon frère d’armes,
ser Donnel de Sombreval. »
Les sept champions de la Garde royale étaient les plus formidables
guerriers des Sept Couronnes, à l’exception peut-être du prince royal lui-
même, Baelor Briselance, l’héritier du Trône de Fer.
« Êtes-vous venus vous inscrire au tournoi ? demanda Dunk avec
inquiétude.
— Il ne serait pas convenable pour nous de jouter contre ceux que nous
avons juré de protéger, répondit ser Donnel, rouge de cheveux et de barbe.
— Le prince Valarr a l’honneur d’être un des champions de lady
Cendregué, expliqua Roland, et ses deux cousins comptent bien participer
eux aussi aux compétitions. Nous sommes simplement venus profiter du
spectacle. »
Soulagé, Dunk remercia les chevaliers blancs de leur courtoisie et quitta
précipitamment le château. Trois princes… songea-t-il en menant sa
monture à travers les rues de la cité de Cendregué. Valarr était le fils aîné de
Baelor mais Dunk ignorait s’il avait ou non hérité des légendaires talents de
son père à la lance et à l’épée. Quant aux autres princes Targaryen, il ne les
connaissait pas et ne savait rien de leurs capacités.
Et si je devais combattre un prince ? Comment me comporter ? Serais-je
même autorisé à me mesurer à un aussi noble adversaire ? L’Ancien disait
souvent qu’il était bête comme une porte de prison. Et, en cet instant, il était
tout près de le croire.

Henly apprécia beaucoup Pied de Biche jusqu’à ce qu’il apprenne que


Dunk voulait la vendre. Dès lors le bonhomme ne lui trouva que des défauts
et en offrit trois cents pièces d’argent. Dunk en voulait dix fois plus. Après
moult marchandages et jurons, ils se mirent d’accord sur la somme de sept
cent cinquante cerfs. Ce prix laissait à Dunk l’amère certitude de s’être fait
rouler mais il était évident qu’il ne tirerait rien de plus du marchand. Une
nouvelle discussion animée démarra quand Dunk déclara que cette somme
n’incluait pas la selle, ce que Henly contestait fortement.
Finalement, la vente fut conclue. Tandis que le marchand allait chercher
l’argent, Dunk caressa Pied de Biche.
« Sois brave, ma belle. Si je gagne, je reviendrai te racheter, je te le
promets. »
Il ne doutait pas le moins du monde que, dans l’intervalle, tous ses
défauts auraient miraculeusement disparu et qu’elle vaudrait deux fois le
prix auquel il l’avait cédée.
Henly lui donna trois pièces d’or et le reste en argent. Dunk mordit
l’une des pièces d’or et sourit. C’était la première fois qu’il goûtait l’or. Il
n’en avait même jamais touché. Des dragons, c’était ainsi qu’on appelait
ces pièces, frappées sur une face du dragon à trois têtes des Targaryen
tandis que l’autre présentait le visage du roi. Il reconnut le profil de Daeron
sur deux d’entre elles : quant à la troisième, elle montrait un vieillard dont
le nom était gravé là, sous le portrait, mais Dunk était incapable de le
déchiffrer. L’or ayant été gratté sur les bords de la pièce, Dunk le fit
remarquer bruyamment à Henly qui grommela et lui ajouta quelques pièces
d’argent et une poignée de pièces de bronze en compensation. Dunk lui
rendit aussitôt quelques piécettes en montrant Pied de Biche.
« Pour elle, dit-il. Veillez à ce qu’elle ait de la bonne avoine, ce soir, et
aussi une pomme. »
Le bouclier à son bras, le sac contenant la vieille armure jeté sur son
épaule, Dunk repartit à pied à travers les rues ensoleillées de la ville. Le
poids de toutes ces pièces dans sa bourse lui faisait tout drôle : il se sentait
étourdi et anxieux à la fois. Jamais son maître ne lui avait confié plus d’une
pièce de bronze ou deux à la fois. Avec la somme qui pendait à sa ceinture,
il avait de quoi vivre une année entière. Et après ? Je ferai quoi ? Je vendrai
Tonnerre ? Non, cette route ne menait qu’à la mendicité et au vol. Il devait
participer au tournoi, saisir cette chance qui ne se reproduirait plus, quitte à
prendre tous les risques.
Quand il franchit à nouveau le gué de la Coquelle, la matinée tirait à sa
fin et l’activité reprenait autour du site du tournoi. Les marchands de vin et
de saucisses s’enrichissaient, un ours dansait et se trémoussait tandis qu’un
chanteur braillait un air entraînant où il était question d’un ours et d’une
belle, les jongleurs jonglaient et les marionnettistes achevaient un nouveau
combat.
Dunk s’arrêta pour assister à la mort du dragon. Quand le chevalier lui
trancha la tête, une gerbe de sciure rouge jaillit de son cou et se répandit sur
l’herbe. Dunk éclata de rire et lança deux sous à la fille.
« Un pour hier soir ! » s’exclama-t-il.
Elle attrapa les pièces au vol et lui adressa le plus doux des sourires.
C’est à moi qu’elle sourit ou aux pièces ? Dunk n’avait jamais été avec
une fille et il ne savait pas trop comment se comporter avec elles. Une fois,
trois ans auparavant, alors que la bourse de l’Ancien était pleine après six
mois passés au service de Florent l’Aveugle, celui-ci avait annoncé à Dunk
qu’il était temps de l’emmener au bordel pour faire de lui un homme. Mais
le vieil homme était soûl et, une fois sobre, il ne s’était pas souvenu de son
offre. Dunk n’avait pas osé la lui rappeler. D’ailleurs, il n’était même pas
sûr de vouloir trousser une putain. S’il ne pouvait prétendre à une dame de
haute naissance, comme un vrai chevalier, il en voulait au moins une qui
s’intéressât à lui et non à son argent.
« Veux-tu boire une corne de bière ? demanda-t-il à la saltimbanque
tandis qu’elle remplissait à nouveau son dragon de sciure rouge. Avec moi,
je veux dire ? Ou alors manger une saucisse ? J’en ai goûté hier soir. Elles
sont vraiment bonnes. C’est du porc, je crois.
— Je vous remercie, ser, mais nous devons rejouer. »
La fille se leva et rejoignit en courant la grosse femme à l’air revêche
qui manipulait le chevalier tandis que Dunk restait planté là comme un
idiot… Mais il aimait la voir courir. Jolie fille, et grande, avec ça. Avec elle,
je n’aurais pas besoin de m’agenouiller pour l’embrasser. Embrasser, il
savait. Une fille de taverne lui avait montré à Port-Lannis, un an plus tôt.
Mais elle était si petite qu’elle devait s’asseoir sur une table pour atteindre
ses lèvres. Ce souvenir lui brûla les oreilles. Quel imbécile de songer à ces
choses ! C’était au tournoi qu’il devait songer, pas aux baisers.
Les charpentiers de Cendregué blanchissaient à la chaux les barrières
qui sépareraient les adversaires. Dunk les regarda travailler un moment.
Cinq travées s’étalaient du nord au sud, de façon qu’aucun des adversaires
n’ait le soleil dans les yeux. Une tribune d’honneur à trois étages avait été
dressée à l’est des pistes, surmontée d’un dais orange pour protéger les
seigneurs et les dames de la pluie et du soleil. La plupart prendraient place
sur des bancs mais quatre fauteuils avaient été apportés pour lord
Cendregué, la Gente Damoiselle et les princes invités.
Au bout du camp, une quintaine avait été installée et une douzaine de
chevaliers s’y entraînaient, faisant tourner le bras mobile à chaque fois
qu’ils heurtaient de leur lance le bouclier de bois qui y était suspendu. Dunk
vit la Brute de Bracken s’avancer vers le mannequin, suivie par Caron des
Marches. Ces deux-là ont une meilleure assiette que moi, constata-t-il, mal
à l’aise.
Ailleurs, des hommes s’entraînaient à pied, s’affrontant avec des épées
de bois sous les conseils et les moqueries de leurs écuyers. Dunk remarqua
un solide jeune homme essayant de contenir un chevalier musclé aussi agile
et vif qu’un chat des montagnes. Tous deux arboraient la pomme rouge des
Fossovoie sur leur bouclier mais celle du jeune homme ne tarda pas à être
réduite en miettes.
« Voilà une pomme qui n’est pas encore mûre », constata l’aîné en
abattant son arme sur le casque de son adversaire.
Quand il se rendit enfin, le plus jeune des Fossovoie était en sang et
couvert de bosses, l’autre, pas même essoufflé. Levant sa visière, il regarda
autour de lui, aperçut Dunk et s’exclama : « Eh, toi là ! Oui, oui, le grand, le
chevalier au calice ailé. C’est une longue épée que tu portes ?
— Elle est mienne de droit, se défendit Dunk. Je suis ser Duncan le
Grand.
— Et moi, Steffon Fossovoie. Voudriez-vous me tester, ser Duncan le
Grand ? Je serais ravi de croiser l’épée avec un nouveau partenaire. Comme
vous l’avez vu, mon cousin n’est pas assez mûr.
— Acceptez, ser Duncan, le pressa le plus jeune des Fossovoie en
enlevant son casque. Je ne suis peut-être pas mûr mais mon bon cousin est
pourri jusqu’à la moelle. Faites-lui cracher sa vermine. »
Dunk secoua la tête. Pourquoi ces lords le mêlaient-ils à leur querelle ?
Il ne voulait rien avoir à faire avec eux.
« Je vous remercie, ser, mais j’ai des choses urgentes à régler. »
Il ne mentait pas. Transporter autant d’argent le rendait nerveux. Il avait
hâte de payer son armure à Crâne d’Acier.
Ser Steffon le considéra avec dédain.
« Voyez-vous ça ! Un chevalier errant qui a des affaires à régler. »
Jetant un regard circulaire autour de lui, il ne tarda pas à dénicher un
autre adversaire potentiel.
« Ser Grance, grâce vous soit rendue. Testez-moi. Je connais à présent
toutes les pauvres feintes avec lesquelles mon cousin Raymun compte
devenir célèbre et il semble que ser Duncan doive retourner à ses affaires
errantes. Venez, venez. »
Dunk s’éloigna, le visage cramoisi. Il ne connaissait pas énormément de
feintes lui-même, pauvre ou pas, et il ne désirait pas combattre avant le
tournoi. L’Ancien disait toujours que, plus on connaît son ennemi, plus il
est facile de le vaincre. Des chevaliers tels que ser Steffon possédaient un
regard aiguisé et discernaient facilement les points faibles d’un adversaire.
Dunk avait pour lui sa force, sa rapidité, son poids et son allonge mais il ne
se faisait aucune illusion : son habileté était loin de valoir celle de ces
seigneurs. Ser Arlan l’avait entraîné du mieux qu’il avait pu mais le vieil
homme n’avait jamais été un champion, même dans sa jeunesse. Les grands
chevaliers ne passaient pas leur vie à courir les routes pour finir dans la
boue, sur le bord de l’une d’entre elles. Mais ça ne m’arrivera pas, se
promit Dunk. Je leur montrerai que je peux être plus qu’un chevalier
errant.
« Ser Duncan… »
Le jeune Fossovoie s’était précipité derrière lui.
« Je n’aurais pas dû vous inciter à l’affronter. Son arrogance m’avait
mis hors de moi et vous êtes si grand que je me suis dit… Mais j’avais tort.
Vous ne portez pas d’armure. Il vous aurait brisé la main, s’il l’avait pu, ou
un genou. Il cherche à blesser ses adversaires à l’entraînement de façon à
les rendre plus vulnérables au cas où il devrait les affronter au cours du
tournoi.
— Il ne vous a pas blessé.
— Non, mais nous sommes du même sang, même si le sien provient de
la branche aînée du pommier, comme il ne cesse de me le rappeler. Je suis
Raymun Fossovoie.
— C’est un honneur pour moi de vous rencontrer. Votre cousin et vous
participerez au tournoi ?
— Lui, c’est une certitude. Quant à moi, je le ferais si je pouvais. Mais
je ne suis qu’écuyer pour le moment. Mon cousin a promis de m’armer
chevalier mais il prétend que je ne suis pas encore prêt. »
Raymun possédait un visage carré, un nez camus et de courts cheveux
bouclés. Son sourire était franc et honnête.
« Il me semble, reprit-il, que vous devez être un challenger. Quel
bouclier comptez-vous frapper ?
— Peu importe », répondit Dunk.
C’était la réponse qu’on attendait de tout valeureux chevalier.
« Je n’entrerai pas en lice avant le troisième jour.
— D’ici là, certains champions seront déjà tombés, observa Raymun.
Eh bien, que le Guerrier vous sourie, ser.
— À vous aussi. »
S’il n’est qu’écuyer, comment puis-je être chevalier ? L’un de nous deux
est un fou. Les pièces d’argent dans la bourse de Dunk, qui cliquetaient à
chaque pas, ne le rassuraient guère. Il pouvait tout perdre en un instant, et il
le savait. L’organisation même de ce tournoi ne lui était pas favorable ; il
était fort improbable qu’il affronte un débutant comme lui ou un adversaire
de moindre valeur.
Il existait une douzaine de règles différentes pour organiser un tournoi
et le lord invitant choisissait parmi elles selon son bon plaisir. Il pouvait
demander de faux combats entre des équipes de chevaliers, ou bien de
furieuses mêlées désordonnées où la gloire revenait au dernier debout.
Quand on privilégiait les combats individuels, les deux adversaires
pouvaient être désignés par tirage au sort ou bien par le seigneur des lieux.
Lord Cendregué organisait ce tournoi pour célébrer le treizième
anniversaire de sa fille. La gente damoiselle prendrait place aux côtés de
son père, faisant figure de reine de la Beauté et de l’Amour. Cinq
champions portant ses couleurs combattraient pour elle. Tous les autres
étaient donc forcément au départ des challengers, mais tout homme qui
parvenait à défaire un des champions prenait aussitôt sa place et devenait un
champion à son tour, jusqu’à ce qu’un autre challenger le terrasse. À la fin
des trois jours de joute, les cinq champions restants devaient déterminer si
la Gente Damoiselle gardait la couronne de l’Amour et de la Beauté ou la
concédait à une autre.
Dunk contempla les lices et les sièges vides des gradins, en pesant ses
chances. Une seule victoire lui suffirait ; dans ce cas, il pourrait prétendre
au titre de champion de Cendregué, même si cela ne durait qu’une heure.
L’Ancien avait vécu près de soixante longues années et n’avait jamais été
champion. Si les dieux le veulent bien, ce n’est pas trop espérer. Il repensa à
toutes les chansons qu’il avait entendues et qui célébraient Symeon
l’Aveugle dit Prunelles étoilées, ou le noble Serwyn au Bouclier-Miroir, le
prince Aemon, le Chevalier-Dragon, ou bien encore Florian le Fol. Tous
avaient remporté des victoires contre des adversaires bien plus terribles que
n’importe lequel de ceux qu’il affronterait. Mais c’étaient de grands héros,
des hommes braves de noble naissance, à l’exception de Florian. Et qui
suis-je ? Dunk de Culpucier ? Ou bien ser Duncan le Grand ?
Il n’allait pas tarder à le savoir. Soulevant le sac contenant son armure,
Dunk se remit en route vers l’allée des marchands, à la recherche de Crâne
d’Acier.

L’Œuf avait bien travaillé au campement. Dunk s’en trouva doublement


satisfait, lui qui craignait que son écuyer ne se soit enfui.
« Vous avez eu un bon prix pour la jument ? demanda le gamin.
— Comment sais-tu que je l’ai vendue ?
— Vous êtes parti avec et vous revenez sans. Si on vous l’avait volée,
vous seriez de bien plus mauvaise humeur.
— J’en ai tiré suffisamment pour m’offrir ceci. »
Dunk sortit sa nouvelle armure de son sac pour la montrer au garçon.
« Si jamais tu dois un jour devenir chevalier, tu dois apprendre à
reconnaître un bon acier. Regarde, ça, c’est du bon travail. Cette cotte de
mailles est doublée, tu vois ? Maillon par maillon. Ça protège bien mieux
qu’une cotte simple. Et regarde le casque, Crâne d’Acier en a arrondi le
sommet – tu vois, ici ? –, ce qui fera glisser la lame d’une épée ou d’une
hache. Sur un casque plat, elle s’y enfoncerait. »
Dunk ne put résister à la tentation et enfila le casque qui lui recouvrait
tout le visage.
« Comment me trouves-tu ?
— Il n’y a pas de visière, fit remarquer l’Œuf.
— Il y a des trous d’air. Les visières sont des points faibles… »
C’était du moins ce que Crâne d’Acier avait assuré : « Si tu savais
combien de chevaliers ont pris une flèche dans l’œil au moment où ils
relevaient leur visière pour respirer un peu d’air frais, tu m’en demanderais
pas, mon gars. »
« Il n’y a pas de cimier non plus, dit l’Œuf. Il est tout simple. »
Dunk enleva le casque.
« C’est pour ça que je l’ai pris. Tu vois comme l’acier brille ? Ce sera à
toi de veiller à ce qu’il continue de briller ainsi. Tu sais nettoyer une cotte
de mailles ?
— Dans un tonneau de sable, fit sans hésiter le garçon, mais vous ne
possédez pas de tonneau. Avez-vous aussi acheté une tente, ser ?
— Je ne l’ai pas vendue un tel prix ! »
Ce garçon est trop audacieux, je devrais lui enseigner l’humilité à
coups de taloches, se dit-il. Mais il savait qu’il n’en ferait rien. Il appréciait
cette audace. Lui-même aurait bien besoin de s’en inspirer. Mon écuyer est
plus audacieux que moi… et plus intelligent.
« Tu as fait du bon travail ici, l’Œuf. Demain, tu viendras avec moi. On
ira voir le terrain du tournoi. On achètera de l’avoine pour les chevaux et du
pain frais pour nous. Peut-être même un morceau de fromage. J’ai vu de
bons fromages dans une des échoppes.
— Je ne serai pas forcé d’aller au château ?
— Pourquoi ? Tu n’en as pas envie ? Un jour, j’ai bien l’intention de
vivre dans un château. Et j’espère bien gagner ma place au haut bout de la
table avant de mourir. »
Le garçon ne répondit pas. Peut-être a-t-il peur d’entrer dans la
demeure d’un lord, se dit Dunk. Pas étonnant. Avec le temps, il apprendra à
dominer cette peur.
Il se remit à admirer son armure tout en se demandant combien de
temps il allait la porter.

Ser Manfred était un homme maigre au visage rongé d’amertume. Il


portait un manteau noir zébré de l’éclair pourpre de la maison Dondarrion
mais sa tignasse de cheveux d’un rouge cuivré suffisait à le distinguer.
« Ser Arlan a servi messire votre père, quand avec Lord Caron ils ont
chassé le Roi Vautour des Montagnes Rouges, ser, dit Dunk, un genou en
terre. Je n’étais qu’un enfant à l’époque mais j’étais déjà son écuyer… Ser
Arlan de l’Arbre-sous. »
Ser Manfred fronça les sourcils.
« Je ne le connais pas. Pas plus que toi, garçon. »
Dunk lui montra le bouclier de l’Ancien.
« Voici son blason, le calice ailé.
— Mon père a emmené huit cents chevaliers et près de quatre mille
hommes d’armes dans ces montagnes. Tu ne crois quand même pas que je
me souviens de chacun d’entre eux ou des boucliers qu’ils portaient ? Il se
peut que tu aies été là avec nous mais… »
Ser Manfred haussa les épaules.
Dunk en resta sans voix pendant un moment. L’Ancien a été blessé au
service de ton père, comment peux-tu l’avoir oublié ?
« Ils ne me permettront de participer au tournoi que si un seigneur ou un
chevalier répond de moi.
— Que veux-tu que cela me fasse ? rétorqua Manfred d’un ton
tranchant. Il suffit, laisse-moi. J’ai assez perdu de temps comme ça… »
S’il retournait au château sans lui, il était perdu. Dunk fixa l’éclair
brodé sur le manteau noir de ser Manfred.
« Je me souviens de votre père racontant autour d’un feu de camp
comment sa maison avait obtenu son blason. Par une nuit d’orage, alors
qu’un des hommes de votre avant-garde traversait les marches de Dorne
avec un message, une flèche a tué son cheval sous lui. Il s’est écrasé au sol
tandis que deux Dorniens sortaient des ténèbres en armure et casque ailé.
Dans la chute, l’épée du messager s’était brisée. En voyant les deux autres
fondre sur lui, il a cru sa dernière heure arrivée. Mais au moment où ils
allaient abattre leurs épées sur lui, un éclair a déchiré le ciel… une langue
de feu pourpre et fourchue qui est tombée sur les deux Dorniens, les
foudroyant sur place dans leur armure d’acier. Le message a donné au roi de
l’Orage la victoire sur Dorne. En remerciement, le roi a fait lord le
messager qui devint ainsi le premier seigneur de Dondarrion. Voilà
pourquoi il a pris comme blason l’éclair pourpre sur un champ noir parsemé
d’étoiles. »
Dunk avait mal jugé son interlocuteur en pensant l’impressionner avec
cette histoire.
« N’importe quel serf, n’importe quel garçon d’écurie qui a servi mon
père a entendu ce récit à un moment ou à un autre. Le connaître ne fait pas
de toi un chevalier. Bon vent, ser. »

Ce fut avec un cœur de plomb que Dunk retourna au château, se


demandant ce qu’il allait bien pouvoir dire à Plummer pour que celui-ci
l’autorise à prendre part au tournoi.
Le régisseur n’était pas dans la tourette. Un garde lui expliqua qu’il se
trouvait dans la grande salle.
« Dois-je l’attendre ici ? demanda Dunk. Quand reviendra-t-il ?
— Comment le saurais-je ? Fais ce que tu veux. »
La grande salle n’était pas si grande mais, à vrai dire, Cendregué n’était
pas un grand château. Dunk y pénétra par une porte de côté et repéra
immédiatement le régisseur, debout aux côtés de lord Cendregué et d’une
douzaine d’hommes à l’autre bout de la salle. Dunk se dirigea vers eux,
longeant un mur drapé d’une immense tapisserie représentant des fleurs et
des fruits.
« ... plus inquiet si c’étaient tes fils, je suis prêt à le parier », disait l’un
d’eux, en colère, tandis que Dunk approchait.
Ses cheveux raides et sa barbe impeccablement taillée semblaient
blancs dans la relative obscurité de la salle. De plus près, Dunk vit qu’ils
étaient d’une teinte argentée très pâle parsemée d’or.
« Ce n’est pas la première fois que Daeron agit ainsi, répliqua un autre
que Plummer dissimulait à la vue de Dunk. Tu n’aurais jamais dû lui
ordonner d’entrer en lice. Il n’a rien à faire dans un tournoi, pas plus
qu’Aerys ou Rhaegel.
— Ce qui, si je te comprends bien, signifie qu’il est plus digne de
monter une catin qu’un cheval », reprit le premier homme.
Solidement bâti et puissant, le prince – il ne pouvait s’agir que d’un
prince – portait une brigandine de cuir garnie de clous d’argent sous un
lourd manteau noir doublé d’hermine. Des cicatrices laissées par la vérole
marquaient ses joues, en partie seulement dissimulées par sa barbe.
« Cher frère, je n’ai nul besoin qu’on me rappelle les défauts de mon
fils, reprit-il. Il n’a que dix-huit ans. Il peut changer. Il va changer, par les
dieux de l’enfer, ou je jure que je le tuerai.
— Ne sois pas stupide. Daeron est ce qu’il est mais ce n’en est pas
moins ton sang, et le mien, qui coule dans ses veines. Je suis certain que ser
Roland les retrouvera, lui et Aegon.
— Oui, sûrement après la fin du tournoi.
— Aerion est ici. C’est une bien meilleure lance que Daeron le sera
jamais, si c’est le tournoi qui t’inquiète. »
Dunk voyait à présent celui qui parlait. Il était assis dans un fauteuil,
quelques parchemins à la main, lord Cendregué penché obséquieusement
sur son épaule. Même assis, l’inconnu semblait plus grand que les autres ;
ses interminables jambes allongées devant lui étayaient cette impression.
Ses cheveux courts étaient noirs, poivrés de gris, sa solide mâchoire rasée
de près. Le nez avait sans doute été cassé plus d’une fois. Même
simplement vêtu d’un pourpoint vert, d’un manteau brun et de bottes
usagées, il avait quelque chose d’imposant. Il émanait de lui une formidable
assurance et une souveraineté incontestable.
Soudain, Dunk se dit qu’il venait de surprendre une conversation qu’il
n’aurait jamais dû entendre. Je ferais mieux de partir et de revenir plus
tard, quand ils auront terminé, songea-t-il, mais un peu tard : le prince à la
barbe argentée venait de l’apercevoir.
« Qui es-tu et pourquoi nous interromps-tu ? demanda-t-il brutalement.
— C’est le chevalier que notre bon régisseur attendait », déclara
l’homme assis, souriant à Dunk d’une façon qui laissait supposer qu’il était
conscient de sa présence depuis son arrivée dans la salle. « C’est nous qui
sommes les intrus ici, mon frère. Approchez, ser. »
Dunk obéit, ne sachant pas trop ce qui l’attendait. Il lança un regard à
Plummer mais celui-ci ne lui fut d’aucune utilité. Le visage pincé du
régisseur, qui avait été si autoritaire la veille, restait obstinément baissé vers
le sol.
« Messires, commença Dunk, j’ai demandé à ser Manfred Dondarrion
de se porter garant de moi afin de me permettre d’entrer en lice mais il s’y
refuse. Il dit qu’il ne me connaît pas. Pourtant, ser Arlan l’a servi, je le jure.
J’ai son épée et son bouclier, je…
— Une épée et un bouclier ne font pas un chevalier, déclara Cendregué,
un gros homme chauve avec un visage rond et rouge. Plummer m’a parlé de
vous. Même si ces armes ont effectivement appartenu à ser Arlan de
l’Arbre-sous, il se peut très bien que vous les ayez trouvées après sa mort et
volées. À moins que vous n’ayez d’autres preuves que votre simple parole,
un parchemin ou…
— Je me souviens de ser Arlan de l’Arbre-sous, intervint avec calme
l’homme dans le fauteuil. À ma connaissance, il n’a jamais remporté de
tournoi mais il ne s’est jamais déshonoré non plus. À Port-Réal il y a seize
ans, il a renversé Castelfoyer et le Bâtard d’Harrenhal dans la mêlée et bien
des années plus tôt, à Port-Lannis, il a désarçonné le Lion Gris en personne.
— Il m’en a souvent parlé », dit Dunk.
L’homme l’étudia. « Alors, je ne doute pas que tu te souviennes du
véritable nom du Lion Gris.
Pendant un moment, un gouffre béant s’ouvrit dans la cervelle de Dunk.
Mille fois, mille fois, il m’a raconté cette histoire, le lion, le lion, son nom,
son nom… Le gouffre s’emplissait d’un désespoir atroce quand ça lui revint
soudain : « Ser Damon Lannister ! s’écria-t-il. Le Lion Gris ! C’est le
seigneur de Castral Roc à présent.
— C’est exact, dit l’homme assis avec bienveillance, et il entre en lice
demain. »
Il agita ses parchemins.
« Comment arrives-tu à te souvenir d’un vague chevalier errant qui a eu
la chance de désarçonner Damon Lannister il y a seize ans ? maugréa le
prince à la barbe grise.
— Je me fais une obligation d’en apprendre le plus possible sur mes
adversaires.
— Et pour quelle raison t’es-tu abaissé à jouter avec un chevalier
errant ?
— C’était il y a neuf ans, à Accalmie. Lord Baratheon avait organisé un
tournoi pour célébrer la naissance d’un petit-fils. Le tirage au sort m’avait
attribué ser Arlan au premier tour. Nous avons brisé quatre lances avant que
je parvienne enfin à le désarçonner.
— Sept, insista Dunk, il en a cassé sept contre le prince de
Peyredragon ! »
Ces mots étaient à peine sortis de sa bouche qu’il les regretta. Dunk le
balourd, lourd comme un vrai rempart. Il entendait la voix du vieil homme
le railler.
Le prince au nez cassé sourit gentiment.
« C’est vrai, les histoires grandissent à mesure qu’on les raconte. Ne
reprochez rien à votre vieux maître, mais c’étaient quatre lances seulement,
je le crains. »
Dunk était heureux que la salle soit si obscure. Ses oreilles avaient
rougi, il le sentait.
« Messire… » Non, ce n’est pas ça. « Votre Grâce ! »
Il tomba à genoux et baissa la tête.
« Vous avez raison, c’était bien quatre lances, je ne voulais pas…
jamais… l’Ancien, ser Arlan, il disait toujours que je suis bête comme un
vrai rempart, plus abruti qu’un aurochs.
— Plus fort qu’un aurochs, à en juger d’après votre apparence, observa
Baelor Briselance. Il n’y a pas d’offense, ser, relevez-vous. »
Dunk obéit, se demandant s’il devait garder la tête baissée ou bien s’il
était autorisé à regarder le prince en face. Je suis en train de parler à Baelor
Targaryen, prince de Peyredragon. Main du roi et héritier du Trône de Fer
d’Aegon le Conquérant. Que pouvait oser dire un chevalier errant à un tel
personnage ?
« V… vous lui avez rendu son cheval et son armure sans lui demander
de rançon, je m’en souviens, bafouilla-t-il. L’An… ser Arlan, il me disait
que vous étiez l’âme de la chevalerie et qu’un jour viendrait où les Sept
Couronnes seraient en sécurité entre vos mains.
— Pas avant de nombreuses années, je l’espère, tempéra le prince
Baelor.
— Bien sûr », se reprit Dunk, horrifié.
Il faillit ajouter : « Je ne souhaitais pas la mort du roi », mais s’arrêta
juste à temps.
« Je suis désolé, messires… Votre Grâce. »
Avec un peu de retard, il se souvint que l’homme à la barbe argentée
s’était adressé au prince Baelor comme à son frère. Il est du sang du
dragon, lui aussi, je suis le pire des idiots ! Il ne pouvait s’agir que du
prince Maekar, le plus jeune des quatre fils du roi Daeron. Le prince Aerys
ne vivait que pour ses livres, et le prince Rhaegel était faible d’esprit et
malade. Ni l’un ni l’autre n’auraient traversé la moitié du royaume pour
prendre part à un tournoi. Maekar, lui, avait une réputation de redoutable
guerrier, même s’il restait dans l’ombre de son frère aîné.
« Vous souhaitez entrer en lice, c’est cela ? demanda Baelor. Cette
décision appartient au maître des jeux mais je ne vois aucune raison de vous
dénier ce droit. »
Le régisseur inclina la tête.
« Il en sera fait selon votre souhait, Votre Altesse. »
Dunk essaya de bredouiller quelques remerciements mais Maekar le
coupa : « Très bien, ser, vous êtes reconnaissant. Maintenant, laissez-nous.
— Vous devez pardonner à mon noble frère, ser, intervint Baelor. Deux
de ses fils ont disparu alors qu’ils venaient ici et il nourrit les pires craintes
à leur égard.
— Les pluies de printemps ont gonflé les rivières, dit Dunk. Les princes
ne sont peut-être que retardés.
— Je ne suis pas venu ici pour écouter les hypothèses fumeuses d’un
chevalier errant, déclara Maekar à son frère.
— Vous pouvez nous laisser, ser, fit le prince Baelor à Dunk avec
gentillesse.
— Oui, messire. »
Il s’inclina et tourna les talons mais le prince le rappela : « Ser, encore
une chose. Vous n’êtes pas du même sang qu’Arlan de l’Arbre-sous ?
— Oui, monseigneur. Je veux dire, non. Je ne le suis pas. »
Le prince désigna le bouclier fatigué et le calice ailé.
« Selon la loi, seul un fils est autorisé à hériter des armes d’un chevalier.
Vous devez trouver un nouveau blason, messire, un blason qui vous soit
propre.
— Je le ferai, dit Dunk. Merci encore, Votre Grâce. Je combattrai avec
bravoure, vous verrez. »
Brave comme Baelor Briselance, disait souvent l’Ancien.

Les marchands de vin et de saucisses poursuivaient leur juteux


commerce, tout comme les putains qui déambulaient ouvertement entre les
tentes. Certaines étaient assez jolies, comme cette rouquine dont il ne put
s’empêcher d’admirer les seins qui rebondissaient agréablement sous son
ample chemise à chaque pas. Pensant à son pécule, il se dit qu’il pourrait se
l’offrir pour la nuit si cela lui chantait. Il n’avait jamais dormi avec une
femme et, pour autant qu’il le sût, il pouvait fort bien périr lors de son
premier assaut ; les tournois étaient souvent dangereux… Mais les
prostituées l’étaient tout autant. Et si elle me vole pendant mon sommeil ?
Aussi, quand la rouquine lui lança une œillade par-dessus son épaule, Dunk
secoua la tête et s’éloigna.
Il retrouva l’Œuf au spectacle de marionnettes, assis en tailleur, la
capuche de son manteau baissée sur son front pour cacher son crâne nu. Le
garçon avait eu peur de venir au château, ce que Dunk imputait à parts
égales à la honte et à la timidité. Il ne s’estime pas digne de croiser des
lords et des dames, sans parler des princes. Il avait connu les mêmes
craintes quand il était plus jeune. Au-delà de Culpucier, le monde lui
semblait aussi effrayant qu’excitant. L’Œuf a besoin de temps, c’est tout.
Pour le moment, il lui avait paru plus magnanime de donner quelques sous
au gamin et de le laisser s’amuser parmi les échoppes plutôt que de le
traîner avec lui au château.
Ce matin, les saltimbanques jouaient la fable de Florian et Jonquil. La
grosse femme de Dorne manipulait Florian dans son armure bariolée, tandis
que la grande fille tenait les fils de Jonquil.
« Tu n’es pas chevalier, dit-elle tandis que la bouche de la marionnette
bougeait de bas en haut. Je te connais. Tu es Florian le Fol.
— C’est vrai, madame, répondit l’autre pantin en s’agenouillant. Et je
suis aussi fol que chevalier.
— Fol et chevalier ? repartit Jonquil. Qui a jamais entendu parler d’une
chose pareille ?
— Belle dame, dit Florian, tous les hommes sont des fous, et tous les
hommes sont des chevaliers, quand ils se retrouvent face à une femme. »
Le spectacle était bon, mêlant tristesse et cocasserie. Un duel bondissant
venait relancer la fin et un géant joliment peint s’ajoutait aux deux
protagonistes. Quand ce fut terminé, la grosse femme fit la quête dans la
foule, tandis que la fille remballait les pantins.
Accompagné par l’Œuf, Dunk alla la rejoindre.
« M’sire ? » s’enquit-elle avec un regard de côté et un demi-sourire.
Malgré sa bonne tête de moins que lui, elle demeurait la fille la plus
grande que Dunk ait jamais rencontrée.
« C’était bien, s’enthousiasma l’Œuf. J’adore comment tu les fais
bouger, Jonquil, le dragon et les autres. J’ai vu un spectacle de marionnettes
l’an dernier, mais elles bougeaient moins bien, elles étaient toutes raides.
Les tiennes sont souples. »
Elle remercia le garçon.
« Vos figurines sont bien sculptées, aussi, ajouta Dunk. Le dragon, en
particulier. Il est effrayant. Vous les faites vous-mêmes ? »
Elle hocha la tête.
« Mon oncle les sculpte et je les peins.
— Vous pourriez peindre quelque chose pour moi ? J’ai de quoi vous
payer. »
Dunk fit glisser le bouclier de son épaule pour le lui montrer.
« Je dois recouvrir ce calice. »
L’artiste jeta un œil au bouclier avant de le dévisager à nouveau.
« Et que voudriez-vous que je peigne ? »
Dunk n’y avait pas réfléchi et n’en avait pas la moindre idée. Dunk le
balourd, lourd comme un vrai rempart…
« Je ne… je ne sais pas trop. »
Au comble de la honte, il sentit ses oreilles rougir violemment.
« Vous devez me trouver à moitié fou. »
Elle sourit. « Tous les hommes sont des fous et tous les hommes sont
des chevaliers.
— Quelles couleurs avez-vous ? demanda-t-il, dans l’espoir que cela
l’inspirerait.
— Je peux vous obtenir toutes celles que vous désirez. »
Le brun de l’Ancien avait toujours paru terne aux yeux de Dunk.
« J’aimerais que le champ ait la couleur du soleil couchant, dit-il
subitement. L’Ancien aimait le crépuscule. Quant au motif…
— Un orme, proposa l’Œuf. Un grand orme, comme celui du bord de la
rivière, avec un tronc marron et des branches vertes.
— Oui, approuva Dunk. C’est une bonne idée. Un orme… mais avec
une étoile filante au-dessus. Vous pourriez le faire ? »
La fille hocha la tête.
« Donnez-moi le bouclier. Je le peindrai cette nuit. Il sera prêt demain
matin. »
Dunk le lui tendit.
« Je me présente : ser Duncan le Grand.
— On me nomme Tanselle. Tanselle la Dégingandée, disent les garçons.
— Vous n’êtes pas dégingandée ! s’exclama Dunk. Juste assez pour… »
Comprenant ce qu’il était sur le point de dire, il rougit furieusement.
« Pour ? demanda Tanselle en penchant la tête avec curiosité.
— Pour les marionnettes », conclut-il lamentablement.

Une aube claire, radieuse, se leva sur le premier jour du tournoi. Dunk
avait acheté un plein sac de provisions. Ils purent donc se préparer des œufs
d’oie, du pain grillé et du bacon. Mais une fois le repas prêt, il découvrit
qu’il n’avait pas d’appétit. Son ventre était dur comme de la pierre, même
s’il savait qu’il ne combattrait pas ce jour-là, les premiers défis revenant de
droit aux chevaliers de plus haute naissance et de plus grand renom, aux
lords et à leurs fils, ainsi qu’aux champions d’autres tournois.
Ce fut l’Œuf qui anima la conversation tout au long du petit déjeuner,
passant au crible tous les concurrents, dont il évaluait la valeur et les
chances. Visiblement, il possédait à fond son sujet. Il ne se payait pas ma
tête quand il disait connaître les chevaliers des Sept Couronnes, songea
Dunk avec gêne, trouvant humiliant d’être ainsi pendu aux lèvres d’un
orphelin décharné mais conscient que les connaissances de l’Œuf pourraient
lui servir si jamais il affrontait l’un des hommes qu’il décrivait.

Lorsqu’ils y arrivèrent, la prairie grouillait de monde, chacun essayant à


coups de coude de se frayer un passage vers la barrière afin de jouir
pleinement du spectacle. Grâce à sa force et à sa stature, Dunk n’eut aucun
mal à les mener, l’Œuf et lui, jusqu’à une petite butte toute proche de
l’enceinte. Il hissa l’enfant sur ses épaules pour compenser sa modeste
taille. De l’autre côté du terrain, la tribune d’honneur se remplissait peu à
peu de seigneurs et de dames, de quelques riches bourgeois et d’un certain
nombre de chevaliers qui avaient décidé de ne pas entrer en compétition
aujourd’hui. Dunk n’aperçut nulle part le prince Maekar mais reconnut le
prince Baelor aux côtés de Cendregué. Un rayon de soleil ricochait sur
l’épingle d’or qui retenait son manteau à l’épaule et sur la mince couronne
qui ceignait son front ; cela dit, sa mise était infiniment plus simple que
celle de la plupart des lords. Il ne ressemble pas à un Targaryen, avec ces
cheveux noirs. Dunk avait dû parler à haute voix car l’Œuf lui répondit.
« Il les tient de sa mère. C’était une princesse de Dorne. »
Les cinq champions avaient dressé leurs tentes au nord de la lice, entre
celle-ci et la rivière. Les deux plus petites étaient orange et les boucliers
posés devant arboraient des chevrons soleil et blanc, les couleurs de
Cendregué. Sûrement ses deux fils, Androw et Robert, les frères de la Gente
Damoiselle. Dunk n’avait jamais entendu parler de leurs prouesses, ce qui
signifiait qu’ils seraient probablement les deux premiers à tomber.
Derrière les tentes orange, s’en élevait une autre, bien plus vaste, d’un
vert profond. La rose dorée de Hautjardin flottait sur l’étendard qui la
couronnait et elle était aussi gravée sur le grand bouclier vert accroché
devant l’entrée.
« Leo Tyrell, sire de Hautjardin, commenta l’Œuf.
— Je le savais, fit Dunk avec irritation. L’Ancien et moi avons servi à
Hautjardin bien avant ta naissance. »
Il se souvenait à peine de cette époque lui-même mais ser Arlan parlait
souvent de Leo l’Épine, comme il l’appelait parfois : un jouteur sans pareil,
malgré ses cheveux gris.
« Ce doit être lord Leo près de la tente, l’homme mince en vert et or
avec la barbe grise.
— Oui, approuva l’Œuf. Je l’ai vu à Port-Réal une fois. Je ne vous
conseille pas de le défier, ser.
— Petit, je n’ai pas besoin de tes conseils pour savoir qui je dois
défier. »
La quatrième tente était constituée d’un patchwork de losanges de toile
rouges et blancs. Dunk eut besoin des lumières de l’Œuf, qui lui apprit qu’il
s’agissait là des couleurs d’un chevalier du val d’Arryn, Humphrey
Hardyng.
« Il a remporté une grande mêlée, l’an dernier, à Viergétang, ser, et il a
aussi jeté à terre ser Donnel de Sombreval et les lords Melwyn et Royce aux
cours des joutes. »
La dernière tente était celle du prince Valarr. Tendue de soie noire, avec
des oriflammes écarlates pendant du toit telles de longues flammes rouges.
Le bouclier sur son socle était d’un noir profond, décoré du dragon à trois
têtes des Targaryen. L’un des chevaliers de la Garde royale se tenait là, son
armure blanche se détachant nettement sur le noir de la tente. En le voyant
là, Dunk se demanda si l’un des challengers oserait toucher le bouclier au
dragon. Après tout, Valarr était le petit-fils du roi et le fils de Baelor
Briselance.
Les cornes soufflant pour rassembler les challengers le tirèrent de ses
vaines spéculations, appelant tous les champions de la Damoiselle, sans
exception, à se battre pour elle. Un intense murmure d’excitation parcourut
la foule au moment où ils apparurent au sud de la prairie, annoncés par des
hérauts. L’un après l’autre, ils vinrent s’immobiliser devant la loge et
baisser leur lance devant lord Cendregué, le prince Baelor et la Gente
Damoiselle avant de former un cercle à l’extrémité nord du terrain pour
choisir leurs adversaires. Le Lion Gris de Castral Roc frappa le bouclier de
lord Tyrell, tandis que son héritier aux cheveux d’or défiait le fils aîné des
Cendregué. Lord Tully de Vivesaigues cogna le bouclier en forme de
losange de Humphrey Hardyng. Ser Abelar Hightower choisit celui de
Valarr, tandis que le plus jeune des Cendregué était appelé par le fameux ser
Lyonel Baratheon, plus connu sous le nom d’Orage Moqueur.
Les challengers retournèrent au trot vers l’extrémité sud des lices pour
attendre l’attaque, ser Abelar dans ses couleurs de fumée et d’argent, une
tour de pierre couronnée de feu sur son bouclier, les deux Lannister vêtus de
pourpre, arborant le lion doré de Castral Roc, Orage Moqueur étincelant
dans sa livrée dorée avec un cerf noir sur la poitrine et sur son bouclier et
une paire de bois de fer jaillissant de son casque, lord Tully portant un
manteau rayé rouge et bleu maintenu par une broche d’argent sur chaque
épaule. Tous pointèrent vers le ciel leurs lances de tournoi à bouts carrés de
douze pieds de long, tandis qu’un bon vent matinal faisait claquer les
oriflammes.
Au nord de la piste, les écuyers retenaient les destriers aux caparaçons
flamboyants que les champions n’allaient pas tarder à enfourcher, tandis
que ceux-ci enfilaient leurs casques, s’emparaient de leurs lances et de leurs
boucliers, égaux en splendeur à leurs adversaires : les soies oranges et
ondoyantes des Cendregué, les diamants rouges et blancs de ser Humphrey,
Lord Leo sur son cheval blanc avec son harnachement de satin vert orné de
roses dorées et, bien sûr, Valarr Targaryen. Le cheval du petit prince était
aussi noir que la nuit, aussi noir que son armure, sa lance, son bouclier, le
caparaçon de son étalon. Son casque était couronné d’un dragon à trois
têtes, aux ailes déployées gravées d’émail rouge, dont un jumeau ornait la
surface lustrée du bouclier. Chacun portait un ruban de soie orange autour
du bras, signe de la faveur de la Gente Damoiselle.
Tandis que les champions se mettaient en position, le silence descendit
sur la prairie. Puis une trompette souffla et, en un éclair, le tumulte vint
remplacer le calme. Dix paires d’éperons dorés s’enfoncèrent dans les
flancs de dix grands chevaux de guerre, un millier de voix se mirent à hurler
et à vociférer, quarante sabots de fer martelèrent et arrachèrent l’herbe de la
prairie, dix lances plongèrent à l’horizontale. La terre tremblait. Puis ce fut
au tour de l’air et du ciel, quand champions et challengers se mêlèrent, dans
un fracas de bois et d’acier. En une fraction de seconde, les cavaliers
s’étaient croisés. Ils firent volte-face pour un nouvel assaut. Messire Tully
oscilla, mais parvint à rester en selle. Quand la foule comprit que les dix
lances s’étaient brisées, un rugissement d’approbation s’éleva. C’était un
superbe présage pour le succès du tournoi, témoignage de l’habileté des
compétiteurs.
Les écuyers tendirent à leurs maîtres des lances intactes et, une fois
encore, la terre vibra. Sur les épaules de Dunk, l’Œuf criait sa joie en
agitant ses maigres bras. De là où ils se tenaient, le petit prince était
nettement visible. Dunk vit la pointe de sa lance glisser sur la tour ornant le
bouclier de son rival puis descendre pour piquer sa poitrine, tandis que la
lance de ser Abelar volait en éclats contre l’armure de Valarr. Le grand
étalon rua sous l’impact, et ser Abelar Hightower se trouva violemment
projeté au sol.
Lord Tully était à terre lui aussi, désarçonné par ser Humphrey
Hardyng, mais il bondit immédiatement sur ses pieds et dégaina sa longue
épée. Humphrey jeta sa lance – intacte – et sauta de selle pour continuer le
combat. Ser Abelar, lui, était demeuré à l’endroit de sa chute, apparemment
sonné. Son écuyer accourut, le débarrassa de son casque et dut demander de
l’aide. Deux hommes relevèrent le chevalier malchanceux et le
raccompagnèrent à sa tente. Sur le terrain, les six compétiteurs restés en
selle s’élancèrent pour leur troisième assaut. D’autres lances furent brisées
et, cette fois, lord Leo Tyrell visa sa cible avec une telle précision qu’il
arracha le casque de la tête du Lion Gris. Tête nue, le sire de Castral Roc
leva la main et descendit de selle, reconnaissant sa défaite. Pendant ce
temps, ser Humphrey avait forcé Tully à se rendre, se montrant aussi habile
à l’épée qu’il l’avait été à la lance.
Tybolt Lannister et Androw Cendregué chargèrent encore à trois
reprises avant qu’Androw ne perde l’équilibre, son bouclier et l’assaut en
même temps. Le plus jeune des Cendregué tint un peu plus longtemps,
brisant pas moins de neuf lances contre Lyonel Baratheon, l’Orage
Moqueur. Champion et challenger furent désarçonnés en même temps, à la
dixième charge, mais se redressèrent aussitôt pour poursuivre le combat à
terre, épée contre masse. Finalement, Robert Cendregué, perclus de coups,
se reconnut vaincu. Dans la tribune d’honneur, Cendregué ne semblait pas
le moins du monde déçu. Ses deux fils avaient certes tous deux été chassés
des rangs des champions mais ils avaient combattu plus qu’honorablement,
face à deux des meilleurs chevaliers des Sept Couronnes.
Il faudra que je fasse encore mieux, pensa Dunk en regardant vainqueur
et vaincu s’étreindre et quitter la lice ensemble. Je ne peux me contenter de
bien combattre et de perdre. Je dois au moins gagner le premier défi, sinon
je perds tout.
Tybolt Lannister et Orage Moqueur allaient maintenant remplacer parmi
les champions ceux qu’ils avaient vaincus. Déjà, les tentes orange étaient
démontées. À quelques pas de là, le petit prince était confortablement assis
dans un fauteuil installé devant sa grande tente noire. Il avait ôté son
casque, révélant une chevelure aussi sombre que celle de son père, que
barrait cependant une mèche dorée. Un serviteur lui apporta un gobelet
auquel il but une gorgée. De l’eau, s’il est sage. Du vin, s’il ne l’est pas, se
dit Dunk, se demandant une nouvelle fois si Valarr avait hérité des talents
guerriers de son père ou bien s’il avait simplement eu la chance de tomber
sur l’adversaire le plus faible.
Une fanfare de trompettes annonça que trois nouveaux challengers
entraient en lice. Les hérauts crièrent leurs noms.
« Ser Parsifal de la maison Caron, sire des Marches. »
Une harpe d’argent était gravée sur son bouclier, des rossignols
chantaient sur son manteau.
« Ser Joseth de Mallister, qui nous arrive de Salvemer. »
Celui-ci arborait un casque ailé et, sur son bouclier, un aigle gris volant
dans un ciel indigo.
« Ser Gawen de la maison Swann. Sire de Pierheaume sur le cap de
l’Ire. »
Une paire de cygnes, l’un noir, l’autre blanc, luttaient, furieusement
enlacés, sur ses armes. L’armure de lord Gawen, son manteau et le
harnachement de sa monture mêlaient le noir et le blanc, jusqu’aux rayures
qui zébraient sa lance et le fourreau de son épée.
Lord Caron, harpiste, chanteur et chevalier de renom, toucha de la
pointe de sa lance la rose de Tyrell. Joseth jeta son dévolu sur les losanges
de Humphrey Hardyng. Et le chevalier noir et blanc, Gawen Swann, défia le
prince noir. Dunk se frotta le menton. Gawen était encore plus vieux que
l’Ancien, et ce dernier était mort.
« L’Œuf, quel est le moins dangereux de ces challengers ? demanda-t-il
au garçon sur ses épaules qui en savait tellement sur ces chevaliers.
— Lord Gawen, répondit-il aussitôt. L’adversaire de Valarr.
— Du prince Valarr, corrigea Dunk. Un écuyer doit toujours se montrer
déférent, mon garçon. »
Les trois challengers gagnèrent leurs places, tandis que les trois
champions montaient en selle. Dans la foule, on prenait des paris et on
lançait des encouragements. Dunk, lui, n’avait d’yeux que pour le prince. À
la première passe, il frappa le bouclier de Gawen d’un coup oblique, la
pointe émoussée de la lance glissant sur ce dernier comme elle l’avait fait
sur celui d’Abelar Hightower. Seulement, cette fois-ci, elle fut déviée dans
le vide, occasion dont profita son adversaire. Cependant, la lance de lord
Gawen se brisa proprement contre la poitrine du prince, même si Valarr
parut un instant sur le point de perdre l’équilibre avant de se rattraper.
Au deuxième passage, Valarr baissa sa lance vers la gauche, visant la
poitrine de son rival mais l’atteignant à l’épaule. Le coup fut toutefois assez
violent pour faire perdre sa lance au chevalier. Son bras battit l’air, et
Gawen tomba. Le petit prince fit faire volte-face à sa monture et dégaina
son épée mais l’homme à terre releva sa visière et agita les mains devant
lui.
« Je me rends, Votre Grâce ! s’exclama-t-il. Ce fut un beau combat. »
Les chevaliers de la tribune d’honneur crièrent en écho : « Beau
combat ! Beau combat ! »
Valarr s’agenouilla pour aider le chevalier grisonnant à se redresser.
« C’était pas terrible, se plaignit l’Œuf.
— Tais-toi, ou tu retournes au camp. »
Plus loin, Joseth Mallister était emporté, inconscient, tandis que le
seigneur à la harpe et le seigneur à la rose s’en donnaient à cœur joie avec
leurs longues haches non aiguisées pour le plus grand plaisir de la foule.
Mais toute l’attention de Dunk était focalisée sur Valarr Targaryen, avec une
telle intensité qu’il ne voyait plus les autres. Un bon chevalier mais sans
plus, se surprit-il à penser. J’aurais une chance contre lui. Si les dieux le
veulent bien, je pourrais le désarçonner, et dans un combat à pied, ma force
et mon poids feront la différence.
« Vas-y ! criait l’Œuf, tout excité, perché sur les épaules de Dunk. Vas-
y ! Cogne ! Oui ! Il est à toi, il est à toi ! »
Il semblait soutenir lord Caron. Le harpiste jouait un air bien différent, à
présent, faisant reculer lord Leo encore et encore, le fer chantant contre le
fer. Le public semblait également partagé entre les deux protagonistes, si
bien que jurons et encouragements se mêlaient dans la brise matinale. Des
éclats de bois peints volaient du bouclier de Leo tandis que la hache de
Parsifal taillait les pétales de la rose dorée l’un après l’autre, jusqu’à ce que,
finalement, le bouclier se fende puis éclate en morceaux. Mais la lame de la
hache resta coincée dans le bois, permettant à l’arme de messire Leo de
s’abattre sur le manche de celle de son adversaire, le rompant à trente
centimètres de la main. Jetant son bouclier brisé, il passa à son tour à
l’offensive. En quelques secondes, le harpiste se retrouva à genoux, clamant
sa reddition.
Les joutes se prolongèrent jusque dans l’après-midi, toujours suivant le
même schéma : les challengers se présentaient par deux, trois ou cinq en
même temps, les trompettes sonnaient, les hérauts criaient les noms, les
chevaux de guerre chargeaient, la foule acclamait, les lances se cassaient
comme des brindilles et les épées s’écrasaient contre les casques et les
cottes de mailles. Ce fut – le petit peuple autant que les lords en convinrent
– une splendide journée. Ser Humphrey Hardyng et ser Humphrey des
Essaims, un brave jeune chevalier arborant des rayures noires et jaunes
agrémentées de trois ruches sur son bouclier, brisèrent pas moins de douze
lances dans un assaut épique que la foule ne tarda pas à baptiser « la
Bataille des Humphrey ». Ser Tybolt Lannister fut désarçonné par John
Penrose et son épée se fracassa dans la chute. Il parvint néanmoins à se
battre avec son seul bouclier, à remporter l’assaut et à demeurer un
champion. Ser Robyn Rhysling le Borgne, un vieux chevalier grognon à
la barbe poivre et sel, perdit son casque lors de sa première charge contre
messire Leo mais refusa néanmoins de se rendre. Trois fois encore, ils
s’élancèrent l’un contre l’autre, le vent fouettant la chevelure de Robyn
tandis que les éclats de lance brisée volaient autour de son visage nu, tels de
minuscules poignards de bois, ce qui stupéfia Dunk, d’autant que l’Œuf lui
expliqua que messire Robyn avait perdu son œil à cause d’une écharde de
lance endommagée, cinq ans auparavant. Leo Tyrell était trop
chevaleresque pour viser le visage non protégé de Robyn, ce qui n’ôtait rien
au courage obstiné – à la folie ? – de Rhysling, Dunk en fut abasourdi.
Finalement, le seigneur de Hautjardin toucha son armure juste au-dessus du
cœur et l’expédia à terre.
Ser Lyonel Baratheon remporta lui aussi plusieurs assauts mémorables.
Il rugissait de rire quand des adversaires moins réputés venaient toucher son
bouclier et il ne cessait de s’esclaffer en montant en selle, chargeant et leur
faisant vider leurs étriers. Si ses challengers portaient un cimier sur leur
casque, il prenait un malin plaisir à l’arracher du bout de sa lance et à
l’expédier dans la foule. Les cimiers étant fréquemment des ornements
coûteux de bois sculpté ou de cuir, parfois recouverts d’or ou d’émail,
parfois aussi taillés dans de l’argent massif, ses victimes n’appréciaient
guère cette habitude, qui faisait de lui l’un des favoris de la foule. Bientôt,
seuls des chevaliers sans cimier le défièrent. Malgré les victoires et les rires
de ce fort en gueule, Dunk estimait que les honneurs du jour devaient
revenir à ser Humphrey Hardyng, qui avait vaincu quatorze chevaliers,
chacun plus formidable que le précédent.
Le petit prince, lui, montrait une certaine nonchalance. Assis devant sa
tente noire, buvant à son gobelet d’argent, il se levait de temps à autre pour
chevaucher sa monture et vaincre tel ou tel adversaire de moindre valeur. Il
remporta ainsi neuf victoires sans la moindre gloire aux yeux de Dunk. Il a
la partie facile avec des vieillards, des écuyers de fraîche date et quelques
chevaliers de haute naissance particulièrement malhabiles.
Plus tard dans la journée, une fanfare assourdissante annonça l’entrée en
lice d’un nouveau challenger. Il chevauchait un grand destrier presque
rouge dont la barde noire était striée de jaune, d’écarlate et d’orange.
Comme il approchait de la tribune d’honneur pour faire son salut, Dunk
aperçut son visage sous la visière levée et reconnut le prince qu’il avait
rencontré dans les écuries de lord Cendregué.
Les jambes de l’Œuf se crispèrent autour de son cou.
« Eh, arrête ! aboya Dunk en les écartant. Tu veux m’étouffer ?
— Le prince Aerion le Flamboyant, annonça un héraut. Du Donjon
Rouge de Port-Réal, fils de Maekar, prince de Lestival de la maison
Targaryen, petit-fils de Daeron le Bon, Second de son nom, roi des Andals,
des Rhoynars, des Premiers Hommes et Souverain des Sept Couronnes. »
Aerion arborait sur son bouclier le dragon à trois têtes, mais peint de
façon bien plus spectaculaire que celui de Valarr : une des têtes était orange,
l’autre jaune et la troisième rouge, et les flammes qu’elles soufflaient
possédaient l’éclat des feuilles d’or. Son manteau semblait un tourbillon de
fumée et de feu tissés ensemble et son casque noir était surmonté d’une
crête de flammes d’émail rouge.
Après un arrêt pour baisser sa lance devant Baelor – si brièvement qu’il
parut presque impoli –, il galopa vers le nord du terrain, passa devant la
tente de lord Leo et celle d’Orage Moqueur, ralentissant seulement en
approchant celle de Valarr. Le jeune prince se dressa avec raideur devant
son bouclier et, pendant un instant, Dunk eut la certitude qu’Aerion allait le
frapper… mais il éclata de rire et passa son chemin au trot pour heurter
violemment les losanges de Humphrey Hardyng.
« Sors de là, sors de là, petit chevalier, chantonna-t-il d’une voix forte et
ironique, il est temps que tu affrontes le dragon. »
Ser Humphrey inclina sèchement la tête vers son challenger avant de
l’ignorer avec le plus parfait dédain tandis qu’on lui amenait sa monture. Il
enfila posément son casque, prit sa lance et son bouclier. Les spectateurs se
turent soudain, tandis que les deux hommes gagnaient leur place. Le silence
était tel que Dunk entendit le petit claquement métallique de la visière du
casque d’Aerion qui s’abaissait. Bientôt les trompettes sonnèrent.
Humphrey démarra sans hâte, accélérant doucement, tandis que son
adversaire plongeait ses éperons dans les flancs de son destrier rouge pour
le lancer au grand galop. Les jambes de l’Œuf se contractèrent à nouveau.
« Tue-le ! cria-t-il soudain. Tue-le ! Il est à toi ! Tue-le, tue-le ! »
Dunk ne savait pas trop à quel chevalier il s’adressait.
La lance du prince Aerion, au bout doré et peinte de rayures rouges,
orange et jaunes s’inclina par-dessus la barrière. Il est bas, trop bas, pensa
Dunk. Il va le rater et toucher son cheval, il faut qu’il la redresse. Puis,
avec une horreur grandissante, voyant que la hausse de la lance ne variait
pas, il commença à soupçonner Aerion d’agir volontairement. Ce n’est pas
possible, il ne va pas…
Au dernier moment, l’étalon de ser Humphrey, les yeux fous de terreur,
rua pour s’écarter de cette pointe qui fonçait sur lui. Mais il était déjà trop
tard. La lance d’Aerion atteignit l’animal juste sous l’armure qui protégeait
son poitrail et plongea dans son cou, d’où jaillirent des flots de sang
écarlate. Hurlant, la pauvre bête s’écrasa à terre, fracassant la barrière de
bois sous son poids. Humphrey essaya de bondir pour sauter à bas de sa
monture mais un de ses pieds resta pris dans son étrier, et tous entendirent
son cri quand sa jambe se trouva broyée entre la barrière et le cheval.
La plaine entière vociférait. Des hommes accoururent pour dégager le
chevalier emprisonné mais l’étalon, dans son agonie, ruait follement des
quatre fers, les empêchant d’approcher. Aerion, ayant tranquillement
contourné le carnage, avait gagné l’extrémité de la lice. Il fit faire volte-face
à sa monture et revint au galop. Il criait, lui aussi, mais Dunk n’entendait
pas ce qu’il disait tant les gémissements presque humains du cheval à
l’agonie étaient assourdissants. Sautant de selle, Aerion dégaina son épée et
s’avança vers son adversaire à terre. Ses propres écuyers et l’un de ceux de
Humphrey durent le retenir. L’Œuf se tortilla sur les épaules de Dunk.
« Laissez-moi descendre, dit-il. Le pauvre cheval, laissez-moi
descendre. »
Dunk avait la nausée à ce spectacle. Que ferai-je s’il arrive une telle
chose à Tonnerre ? Quand un homme d’armes muni d’une hache mit un
terme aux souffrances et aux hurlements de l’étalon, Dunk se détourna et se
fraya un passage à travers la foule. Dès que celle-ci se fit moins dense, il
souleva l’Œuf de ses épaules et le déposa à terre. La capuche du gamin était
retombée et il avait les yeux rouges.
« C’est vrai, dit Dunk, c’était terrible. Mais un écuyer doit être fort. Tu
verras des choses bien pires, j’en ai peur. Cette erreur…
— Ce n’était pas une erreur, affirma l’Œuf, les lèvres tremblantes.
Aerion l’a fait exprès. Et vous le savez. »
Dunk fronça les sourcils. C’était effectivement ce qu’il avait pensé mais
il était difficile d’accepter qu’un chevalier puisse faire preuve d’une telle
veulerie, particulièrement un chevalier dans les veines duquel coulait le
sang du dragon.
« J’ai vu un chevalier perdre le contrôle de sa lance, conclut-il avec
obstination. Je ne veux plus rien entendre à ce sujet. Le tournoi est terminé
pour aujourd’hui, on dirait. Viens, petit. Rentrons. »

Dunk avait raison à propos du tournoi : il avait pris fin sur ce drame.
Quand le chaos qui régnait sur le terrain fut enfin résorbé, le soleil se
couchait, et lord Cendregué déclara les « réjouissances » terminées pour la
journée.
Tandis que les ombres du soir glissaient sur la prairie, des torches par
dizaines furent allumées dans l’allée des marchands. Dunk s’accorda une
corne de bière et en offrit une demie au garçon, qui avait bien besoin d’un
remontant. Ils traînèrent un moment, écoutant les airs entraînants qui
jaillissaient des flûtes et des tambourins, admirant un spectacle de
marionnettes mettant en scène Nyméria, la reine guerrière aux dix mille
navires. Les artistes ne disposaient que de deux bateaux ; elles se
débrouillèrent néanmoins pour donner l’illusion d’une véritable bataille
navale. Dunk aurait bien voulu s’enquérir de son bouclier, mais force lui
était d’attendre la fin du spectacle pour parler à Tanselle, comptant bien en
profiter pour lui offrir un rafraîchissement.
« Ser Duncan, lança une voix derrière lui, ser Duncan ! »
Avec retard, Dunk se rappela que c’était de lui qu’il s’agissait.
« Je vous ai vu parmi le commun aujourd’hui, avec ce gamin sur les
épaules », dit Raymun Fossovoie en le rejoignant, tout sourires. « À vrai
dire, il était difficile de ne pas vous remarquer.
— Ce garçon est mon écuyer. L’Œuf, voici Raymun Fossovoie. »
Dunk dut tirer le garçon par la main pour qu’il s’avance et, même ainsi,
il garda la tête obstinément baissée sur les bottes de Raymun tout en
marmonnant une salutation.
« Ravi de te rencontrer, jeune homme, dit gentiment Raymun. Ser
Duncan, pourquoi ne venez-vous pas dans la tribune d’honneur ? Tous les
chevaliers y sont les bienvenus. »
Dunk était à son aise parmi les petites gens et les serviteurs. L’idée de
prendre place parmi les seigneurs, les dames et les nobles chevaliers lui
paraissait incongrue.
« Je ne tiens pas à voir de plus près le théâtre des événements auxquels
nous venons d’assister. »
Raymun grimaça.
« Moi non plus. Lord Cendregué a déclaré ser Humphrey vainqueur et
lui a accordé le destrier du prince Aerion. Cela n’empêche pas que, pour lui,
le tournoi est fini. Sa jambe a été brisée en deux endroits. Le prince Baelor
a envoyé son propre mestre le soigner.
— Un autre champion prendra-t-il la place de ser Humphrey ?
— Lord Cendregué avait envisagé de désigner Lord Caron, ou alors
l’autre ser Humphrey, celui qui a donné tant de fil à retordre à Hardyng lors
de cet assaut superbe, mais le prince Baelor a fait valoir qu’il ne serait pas
convenable de retirer le bouclier et les couleurs de ser Humphrey dans de
telles circonstances. Je pense qu’ils vont continuer avec quatre champions
au lieu de cinq. »
Quatre champions, pensa Dunk. Leo Tyrell, Lyonel Baratheon, Tybolt
Lannister et le prince Valarr. Il en avait assez vu au cours de cette première
journée pour savoir les maigres chances qu’il aurait contre les trois
premiers. Il ne restait donc…
Un chevalier errant ne peut pas défier un prince. Valarr est le second
prétendant légitime au Trône de Fer. Il est le fils de Baelor Briselance et
son sang est celui d’Aegon le Conquérant, celui du prince Aemon, le
Chevalier-Dragon, et je ne suis qu’un gamin trouvé derrière une échoppe
de soupe de Culpucier.
Il avait mal à la tête rien que d’y penser.
« Qui votre cousin compte-t-il défier ? demanda-t-il à Raymun.
— Ser Tybolt, si les choses restent en l’état. Son style lui convient. Mais
mon cousin observe chaque assaut dans les moindres détails. Que l’un des
champions soit blessé demain, ou bien qu’il montre le moindre signe de
faiblesse ou de fatigue, Steffon sera le premier à frapper son bouclier,
croyez-moi. Personne ne l’a jamais accusé de faire preuve d’un excès de
grandeur d’âme. »
Il rit comme pour adoucir les sarcasmes contenus dans ces paroles.
« Ser Duncan, reprit-il, puis-je vous offrir une coupe de vin ?
— J’ai une affaire à régler, répondit Dunk, mal à l’aise d’accepter une
invitation qu’il ne pourrait rendre.
— Je peux patienter ici et vous apporter votre bouclier quand le
spectacle sera terminé, intervint l’Œuf. Ils vont jouer l’histoire de Symeon
Prunelles étoilées, tout à l’heure, et le dragon va combattre à nouveau.
— Là, vous voyez, votre affaire est réglée. Le vin attend, insista
Raymun. Un cru de la Treille, ça ne se refuse pas. »
À court d’excuses, Dunk n’eut d’autre choix que de le suivre, laissant
l’Œuf au théâtre de marionnettes. La pomme de la maison Fossovoie flottait
sur la tente dorée où Raymun servait son cousin. Non loin de là, au-dessus
d’un petit feu de camp, deux serviteurs enduisaient un mouton d’herbes et
de miel.
« Il y a de quoi manger aussi, si vous avez faim », annonça
négligemment Raymun en soulevant le rabat de la tente.
Un feu de charbons éclairait l’intérieur et réchauffait agréablement
l’atmosphère. Raymun remplit deux coupes de vin.
« Aerion est furieux, paraît-il, que lord Cendregué ait donné son destrier
à ser Humphrey, commenta-t-il, mais je suis prêt à parier que c’est son
oncle qui en a eu l’idée. »
Il tendit une coupe à Dunk.
« Le prince Baelor est un homme d’honneur, déclara solennellement ce
dernier.
— Tandis que son neveu ne l’est pas ? »
Raymun éclata de rire.
« Ne faites pas cette tête, ser Duncan, reprit-il, nous sommes seuls ici,
tous les deux. Ce n’est un secret pour personne qu’Aerion ne vaut pas
grand-chose. Les dieux en soient remerciés, il vient très loin dans la liste
des prétendants au trône.
— Vous croyez vraiment qu’il voulait tuer le cheval ?
— En doutez-vous ? Si le prince Maekar avait été là, les choses auraient
été différentes, je vous le promets. Aerion est un vrai preux sous les yeux de
son père. Mais, en son absence…
— En effet, j’ai vu que le siège du prince Maekar restait vide…
— Il a quitté Cendregué, en compagnie de Roland Crakehall de la
Garde royale, pour partir à la recherche de ses fils. Une folle rumeur circule
à propos de chevaliers brigands, mais je suis prêt à parier que le prince est
simplement ivre mort quelque part. »
Le vin, doux et fruité, était un des meilleurs que Dunk ait jamais goûtés.
Il le fit rouler sur sa langue et l’avala avant de demander : « De quel prince
s’agit-il au juste ?
— Du fils de Maekar. Il s’appelle Daeron, comme le roi. On le
surnomme aussi Daeron l’Ivrogne, mais jamais devant son père. Le plus
jeune de ses fils l’accompagnait. Ils ont quitté Lestivall ensemble mais ne
sont jamais arrivés à Cendregué. »
Raymun acheva sa coupe avant de conclure : « Pauvre Maekar.
— Pauvre ? s’étonna Dunk. Le fils du roi ?
— Le quatrième fils du roi, dit Raymun, ni aussi brave que le prince
Baelor, ni aussi intelligent que le prince Aerys, ni aussi noble que le prince
Rhaegel. Et, à présent, Maekar doit supporter de voir ses fils dominés par
ceux de son frère : Daeron, un sot, Aerion, la cruauté incarnée. Le troisième
fils montrait si peu d’aptitudes pour le métier des armes qu’il a été placé à
la Citadelle pour prendre la chaîne de mestre. Quant au plus jeune…
— Ser ! Ser Duncan ! »
L’Œuf surgit dans la tente, haletant. Sa capuche était de nouveau
tombée sur ses épaules et la lueur du brasier se reflétait dans ses immenses
yeux sombres.
« Venez ! Venez tout de suite ! Il est en train de lui faire du mal ! »
Surpris, Dunk se redressa.
« Qui ça ?
— Aerion ! cria le garçon. Il lui fait du mal. À la fille des marionnettes.
Vite ! »
Faisant volte-face, le gamin s’évanouit dans la nuit.
Dunk s’apprêtait à le suivre quand Raymun le retint par le bras.
« Ser Duncan, Aerion est un prince du sang. Soyez prudent, je vous en
conjure. »
C’était un bon conseil, il le savait. L’Ancien lui aurait donné le même.
Mais, impatient d’agir, il se libéra violemment et se rua hors de la tente.
Aussitôt, il perçut des cris en provenance de l’allée des marchands et vit
l’Œuf courant, là-bas au loin. Dunk se lança à sa poursuite. Ses jambes
étant bien plus longues que celles du gamin, il ne tarda pas à le rattraper.
Un mur de spectateurs s’était rassemblé autour des marionnettistes.
Dunk les bouscula sans ménagement. Un homme d’armes en livrée royale
se dressa devant lui pour le retenir. Sans même s’arrêter, Dunk l’expédia
dans la poussière d’une simple bourrade.
Le petit théâtre de fortune gisait, brisé, sur le sol, près de la grosse
Dornienne qui pleurait. Un soldat lui arracha les pantins représentant
Florian et Jonquil pour y mettre le feu. Trois autres gardes ouvraient des
coffres et en renversaient le contenu pour le piétiner. Le dragon de bois
peint était en miettes : une aile brisée ici, la tête là, la queue en trois
morceaux. Et au milieu de tout cela se dressait le prince Aerion,
resplendissant dans son manteau de feu aux longues manches, tordant le
bras de Tanselle. À genoux, elle le suppliait. Aerion l’ignorait. D’une
poigne de fer, il la força à ouvrir la main pour lui saisir un doigt. Dunk resta
figé stupidement, n’arrivant pas à en croire ses yeux. Puis il entendit un
crac et Tanselle hurla. Alors, il se précipita.
L’homme d’Aerion qui essaya de le retenir s’envola par-dessus les
premiers spectateurs. En trois grands pas, Dunk eut rejoint le prince, qu’il
attrapa par l’épaule, l’obligeant à se retourner. Il avait depuis longtemps
oublié son épée et sa dague, et tout ce que l’Ancien lui avait enseigné. Son
poing décolla Aerion de terre, sa botte le cueillit en plein ventre. Quand
Aerion voulut s’emparer de son couteau, Dunk lui écrasa le poignet d’un
coup de talon et lui expédia un nouveau coup de pied dans la bouche. Il
aurait continué à le frapper à mort si les hommes du prince ne s’étaient pas
jeté sur lui : un à chaque bras et un troisième sur le dos. Il se débattit
furieusement mais dès qu’il en chassait un, deux autres survenaient.
Finalement, ils parvinrent à le mettre à terre, lui clouant bras et jambes
au sol. Aerion se releva, explorant sa bouche en sang d’un doigt prudent.
« Tu m’as cassé une dent, se plaignit-il, on va donc commencer par te
briser toutes les tiennes. »
Repoussant la mèche de cheveux qui tombait sur les yeux de Dunk il
s’exclama : « Mais je te connais !
— Vous m’avez pris pour un garçon d’écurie, l’autre jour. »
Aerion eut un sourire sanglant.
« Je m’en souviens. Tu as refusé de t’occuper de mon cheval. Pourquoi
as-tu jeté ta vie aux ordures ? Pour cette putain ? »
Tanselle était recroquevillée à terre, tenant sa main blessée. Aerion lui
balança un coup de pied méprisant.
« Elle n’en vaut pas la peine, reprit-il. Et c’est une traîtresse. Le dragon
ne doit jamais être vaincu. »
Il a beau être fou à lier, il n’en reste pas moins fils de prince, et il a
l’intention de me tuer. L’heure était venue de prier mais Dunk ne
connaissait aucune prière. Il s’étonna de ne pas avoir peur, mais la situation
semblait trop irréelle pour susciter le moindre sentiment.
« Rien à ajouter ? demanda Aerion. Vous êtes d’un ennui mortel, ser. »
Il porta à nouveau la main à sa bouche avant de se tourner vers un de
ses hommes.
« Trouve un marteau, Wate, commanda-t-il, et brise-lui toutes les dents.
Ensuite, éventre-le. Montre-lui la couleur de ses entrailles ! »
« Non ! fit une voix d’enfant. Ne le touchez pas ! »
Par les dieux, le gamin ! Il est brave… et inconscient, songea Dunk,
tentant en vain de dégager ses bras des hommes qui le maintenaient.
« Tiens ta langue, stupide gamin. Va-t’en. Fuis. Ils vont te faire du
mal ! »
L’Œuf s’approcha.
« Non, ils ne le feront pas. S’ils le font, ils devront en répondre devant
mon père. Et aussi devant mon oncle. Lâchez-le, je vous dis. Wate, Yorkel,
vous me reconnaissez. Obéissez. »
Les mains retenant son bras gauche l’abandonnèrent puis ce fut au tour
des autres. Dunk ne comprenait pas ce qui se passait. Les hommes d’armes
reculaient. L’un d’entre eux alla même jusqu’à s’agenouiller. Puis la foule
s’écarta pour livrer passage à Raymun Fossovoie. Il avait revêtu son casque
et sa cotte de mailles et sa main reposait sur la garde de son épée. Derrière
lui, son cousin Steffon avait déjà dégainé la sienne et, avec lui, la demi-
douzaine d’hommes d’armes arborant la pomme rouge sur leur poitrine.
Le prince Aerion ne leur accorda pas la moindre attention.
« Espèce de petit morveux impudent », dit-il à l’Œuf, crachant du sang
aux pieds du garçon. « Qu’est-il arrivé à tes cheveux ?
— Je les ai rasés, cher frère, répliqua tranquillement le gamin, pour ne
pas te ressembler. »

De lourds nuages charriés par un fort vent d’ouest assombrirent le


deuxième jour du tournoi. Avec un temps pareil, il devrait y avoir moins de
monde, pensa Dunk. Sans le coup de théâtre de la veille, le gamin et lui
auraient facilement trouvé de la place au bord du terrain. L’Œuf aurait pu
s’asseoir sur la barrière et moi je serais resté debout à côté, se dit-il.
Au lieu de quoi, l’Œuf allait s’installer dans la tribune d’honneur, vêtu
de soie et de fourrures, tandis que la vision de Dunk resterait limitée par les
quatre murs de la cellule de la tour dans laquelle les gardes de Cendregué
l’avaient enfermé. La pièce possédait bien une fenêtre mais elle donnait à
l’opposé du terrain de joute. Ce qui n’empêcha pas Dunk de se vautrer, dès
le lever du soleil, dans la chaise qui lui faisait face pour contempler avec
morosité la ville, les champs et la forêt au-delà. La veille, on l’avait délesté
de sa ceinture de corde, de sa dague et de son épée, ainsi que de sa bourse.
Il espérait au moins que l’Œuf ou Raymun se souviendraient de Noisette et
de Tonnerre.
« L’Œuf ! » marmonna-t-il dans sa barbe.
Son écuyer… ce pauvre gosse ramassé dans les bas-fonds de Port-Réal !
Avait-on jamais vu chevalier plus demeuré que lui ? Dunk le balourd, lourd
comme un vrai rempart, aussi abruti qu’un aurochs. Mais aussi, comment
aurait-il pu deviner si invraisemblable situation ?
Depuis que les gardes de lord Cendregué s’étaient saisis de lui, on ne
l’avait pas autorisé à parler à l’Œuf. Pas plus qu’à Raymun, Tanselle, ou à
quiconque. Il se demandait s’il reverrait jamais l’un de ses amis. Pour ce
qu’il en savait, on pouvait très bien le garder enfermé ici jusqu’à la fin de
ses jours. Qu’est-ce que j’espérais donc ? se tança-t-il. J’ai frappé un fils de
prince et, comme si ça ne suffisait pas, je lui ai envoyé mon pied dans la
figure !
Sous ce ciel grisâtre, la fine fleur de la chevalerie et les grands
champions ne resplendiraient certes plus comme la veille. Le soleil,
enfermé derrière les nuages, ne caresserait plus les casques rutilants de ses
rayons : les incrustations d’or et d’argent des armures ne scintilleraient plus.
Cela ne diminuait pas pour autant le regret de Dunk de ne pouvoir assister
aux joutes. Un temps parfait pour des chevaliers errants ! se dit-il, pour des
hommes comme lui, aux cottes de mailles ternes et banales, sur des chevaux
tout aussi dépouillés d’ornements.
Mais au moins pouvait-il entendre ce qui se passait. Les sonneries des
trompettes portaient jusque-là et, de temps à autre, les rugissements de la
foule lui indiquaient une chute, ou un quelconque acte de bravoure. Il
percevait faiblement le roulement des sabots et, parfois, le cliquetis des
épées ou le claquement sec d’une lance qui se rompait. Dunk grimaçait à
chaque fois qu’il entendait ce bruit. Il lui rappelait trop celui qui avait
retenti quand le doigt de Tanselle s’était brisé. D’autres sons lui
parvenaient, plus proches ceux-ci : des échos de pas dans le couloir derrière
la porte, des cris et des voix à l’intérieur des murs du château. Parfois, ils
couvraient ceux du tournoi.
Les chevaliers errants sont l’honneur de la confrérie, lui avait dit
l’Ancien bien des années plus tôt. Les autres chevaliers servent le seigneur
qui les paie ou dont ils gardent les terres. Nous servons uniquement ceux
que nous avons choisis, parce que leur cause nous paraît juste. Chaque
chevalier jure de protéger le faible et l’innocent mais, à mon sens, nous
sommes les seuls à faire véritablement honneur à nos vœux.
C’était étrange comme ces mots étaient restés gravés en lui alors que
Dunk croyait les avoir oubliés – comme, peut-être, le vieil homme les avait
lui-même oubliés vers la fin. Aujourd’hui, ils resurgissaient spontanément à
son esprit.
L’après-midi remplaça la matinée. Au loin, la rumeur du tournoi faiblit
lentement avant de mourir. Le crépuscule commença à se glisser dans la
cellule mais Dunk restait toujours assis devant la fenêtre, fixant les ombres
qui se rassemblaient au-dehors tout en essayant d’ignorer les plaintes de son
ventre vide.
C’est alors qu’il entendit des bruits de pas tout proches et le tintement
de lourdes clés de fer. Il déplia sa longue carcasse et se dressa au moment
où la porte s’ouvrait. Deux gardes entrèrent dont l’un portait une lampe à
huile. Un serviteur les suivait avec un plateau de nourriture. Enfin apparut
l’Œuf.
« Laissez la lampe et la nourriture et partez », leur ordonna le garçon.
Ils obéirent, mais Dunk remarqua qu’ils évitèrent de refermer
complètement la massive porte de bois. L’odeur de nourriture avivait sa
faim. Il y avait là du pain chaud et du miel, un bol de bouillie de pois et une
énorme brochette de viande et d’oignons frits. Il s’assit devant le plateau,
coupa le pain avec ses mains et en avala une bouchée.
« Il n’y a pas de couteau, observa-t-il. Ont-ils peur que je te poignarde,
petit ?
— Ils ne m’ont pas dit de quoi ils avaient peur. »
L’Œuf portait un pourpoint fort bien ajusté de laine noire, froncé à la
taille, avec de longues manches ourlées de satin rouge. Sur sa poitrine était
brodé le dragon à trois têtes des Targaryen.
« Mon oncle affirme que je dois humblement vous demander pardon
pour vous avoir trompé.
— Ton oncle, réfléchit Dunk. Il doit s’agir du prince Baelor ? »
Le garçon semblait au supplice.
« Je n’ai jamais voulu vous mentir.
— Mais tu l’as fait. Sans vergogne. En commençant par ton nom. Qui a
jamais entendu parler d’un prince nommé l’Œuf !
— C’est le diminutif d’Aegon 1. C’est mon frère Aemon qui m’a
surnommé ainsi, celui qui est à la Citadelle pour apprendre à devenir
médecin. Et Daeron m’appelle l’Œuf, lui aussi, de temps en temps, tout
comme mes sœurs. »
Dunk mordit dans la brochette. Du mouton, parfumé avec une épice
raffinée qu’il n’avait encore jamais goûtée. De la graisse lui coula sur le
menton.
« Aegon, répéta-t-il. Bien sûr, ça ne pouvait être qu’Aegon. Comme
Aegon le Dragon. Combien d’Aegon ont été rois ?
— Quatre, dit le garçon. Il y a eu quatre Aegon. »
Dunk mâcha, avala, se coupa encore un peu de pain.
« Pourquoi as-tu agi ainsi ? Pour me faire une mauvaise farce ? Pour te
moquer d’un stupide chevalier errant ?
— Non. »
Les yeux du garçon étaient emplis de larmes mais il ne les baissait pas
et continuait à lui faire vaillamment face.
« Je devais servir d’écuyer à mon frère Daeron mais, n’étant pas très
bon chevalier, il ne voulait pas participer au tournoi. Un peu après avoir
quitté Lestival, il a faussé compagnie à notre escorte. Au lieu de retourner
en arrière, il a continué vers Cendregué, pensant qu’on ne songerait pas à
nous chercher dans cette direction. C’est lui qui m’a rasé la tête. Il savait
que mon père enverrait des hommes à notre recherche. Daeron a des
cheveux châtain clair qui n’ont rien de remarquable mais les miens sont
comme ceux d’Aerion et de mon père, repérables au premier coup d’œil.
— Le sang du dragon, dit Dunk. Des cheveux d’or et d’argent et des
yeux violets, tout le monde sait cela. »
Dunk le balourd…
« Oui. C’est pour cela que Daeron les a rasés. Il voulait qu’on se cache
jusqu’à la fin du tournoi. Seulement, vous m’avez pris pour un garçon
d’écurie et… »
Il baissa les yeux.
« Je me moquais que Daeron se batte ou pas, mais je tenais à être
écuyer. Je suis désolé, ser. Sincèrement. »
Dunk le considéra pensivement. Il savait ce que c’était de désirer
quelque chose au point de raconter le pire des mensonges, ne serait-ce que
pour s’en approcher.
« Je croyais que tu étais comme moi, dit-il. Peut-être l’es-tu, après tout.
Mais pas de la façon que j’imaginais.
— Nous venons quand même tous deux de Port-Réal », fit le garçon
avec espoir.
Dunk ne put s’empêcher de rire.
« Oui ; toi, tu es né au château, et moi au pied de la colline où il se
dresse.
— Ce n’est pas si loin, ser. »
Dunk mordit dans un oignon.
« Faut-il que je t’appelle Altesse, Votre Grâce ou quelque chose de ce
genre ?
— À la cour, admit le garçon. Autrement, vous pouvez continuer à
m’appeler l’Œuf, si vous voulez, ser.
— Que vont-ils faire de moi, l’Œuf ?
— Mon oncle veut vous voir. Quand vous aurez fini de manger, ser. »
Dunk repoussa le plateau et se leva.
« J’ai fini, alors. J’ai déjà frappé un prince, je n’ai pas intérêt à en faire
attendre un autre. »

Lord Cendregué avait cédé ses propres appartements au prince Baelor


pour la durée de son séjour. Ce fut donc dans la salle principale du maître
du château que l’Œuf – non, Aegon, il allait devoir s’y faire ! – conduisit
Dunk. Baelor lisait, assis près d’une chandelle. Le chevalier errant
s’agenouilla devant lui.
« Relevez-vous, dit le prince. Désirez-vous un peu de vin ?
— Comme il vous plaira, Votre Grâce.
— Donne à ser Duncan une coupe de ce doux vin dornien, Aegon,
commanda le prince. Et essaie de ne pas lui en renverser dessus ; tu lui as
déjà causé assez de problèmes.
— Il ne le renversera pas, Votre Grâce, dit Dunk. C’est un bon garçon.
Un bon écuyer. Et je sais qu’il ne me voulait aucun mal.
— On fait souvent le mal sans le vouloir. Aegon aurait dû venir me
trouver en voyant son frère s’attaquer à ces saltimbanques. Au lieu de cela,
il a couru vers vous. Ce n’était pas un service qu’il vous rendait. Quant à
vous, ser, ce que vous avez fait… Eh bien, je crois que j’aurais agi
exactement pareil, mais je suis un prince du royaume, pas un chevalier
errant. Il n’est jamais sage de frapper le petit-fils d’un roi, quelle qu’en soit
la raison. »
Dunk acquiesça avec morosité. L’Œuf lui tendit un gobelet d’argent
rempli de vin. Il l’accepta et but une longue gorgée.
« Je hais Aerion, déclara l’Œuf avec véhémence. Et je n’avais pas
d’autre choix que d’aller trouver ser Duncan, mon oncle, le château était
trop loin.
— Aerion est ton frère, répliqua le prince avec fermeté, et les septons
disent qu’on doit aimer ses frères. Aegon, laisse-nous à présent, je désire
parler à ser Duncan en privé. »
Le garçon posa la carafe de vin et s’inclina avec raideur.
« Comme vous voulez, Votre Grâce. »
Il disparut derrière la porte qu’il referma doucement derrière lui.
Baelor Briselance dévisagea longuement Dunk.
« Ser Duncan, permettez-moi une question délicate… Êtes-vous
vraiment un bon chevalier ? Possédez-vous un réel talent, les armes à la
main ? »
Dunk ne sut que répondre.
« Ser Arlan m’a enseigné à me servir d’une épée et d’un bouclier,
déclara-t-il d’un ton hésitant. Il m’a appris à m’entraîner avec les quintaines
et autres mannequins. »
Cette réponse ne parut guère réjouir le prince Baelor.
« Mon frère Maekar est revenu au château il y a quelques heures. Il a
retrouvé son héritier ivre, dans une auberge, à une journée de cheval au sud
d’ici. Maekar ne l’admettra jamais, mais je crois qu’il nourrissait le secret
espoir que ses fils domineraient les miens lors de ce tournoi. Et voilà qu’ils
se sont tous deux couverts de honte. Mais il ne peut les désavouer. Ils sont
la chair de sa chair, le sang de son sang. Maekar est furieux et son courroux
a besoin d’un objet. Cet objet, c’est vous.
— Moi ? fit Dunk d’un ton misérable.
— Aerion lui a farci la tête de ses lamentations. Et Daeron ne vous a pas
aidé non plus. Pour excuser sa propre couardise, il a dit à mon frère qu’un
immense chevalier brigand, rencontré par hasard sur la route, s’était enfui
avec Aegon. Je crains qu’on ne vous accuse d’être ce chevalier brigand.
Selon Daeron, il aurait passé tous ces jours derniers à vous pourchasser par
monts et par vaux pour retrouver son frère.
— Mais l’Œuf dira la vérité. Aegon, je veux dire.
— L’Œuf la dira, je n’ai aucun doute à ce sujet, approuva Baelor. Mais
nul n’ignore que le garçon a tendance à mentir, comme vous avez de bonnes
raisons de le savoir. Quel fils mon frère croira-t-il ? Quant à ces
marionnettistes, quand Aerion en aura fini de déformer les faits, leur
agression sera devenue un haut fait, destiné à châtier des traîtres. Le dragon
est le symbole de la maison royale. En représenter un abattu, avec de la
sciure rouge qui lui jaillit du cou… eh bien, c’est sans doute innocent, mais
loin d’être sage. Aerion dit qu’il s’agit d’une attaque à peine voilée contre
les Targaryen, une incitation à la révolte. Maekar lui donnera probablement
raison. Mon frère est doté d’un caractère ombrageux et, ayant déjà été
tellement déçu par Daeron, il a placé ses derniers espoirs en Aerion. »
Le prince but une gorgée de vin avant de poursuivre :
« Quoi qu’il en soit, peu importe ce que mon frère croit ou pas, un fait
demeure : vous avez levé la main sur un prince du sang. Pour cette offense,
vous devez être jugé, condamné et puni.
— Puni ? »
Dunk n’aimait pas ce qu’il entendait.
« Aerion voudrait votre tête, avec ou sans dents. Il ne l’aura pas, je vous
le promets, mais je ne puis lui refuser un jugement. Mon royal père se
trouvant à des centaines de lieues d’ici, mon frère et moi devrons présider
au jugement, ainsi que lord Cendregué sur les terres duquel nous nous
tenons et lord Tyrell de Hautjardin, son suzerain. La dernière fois qu’un
homme a été jugé coupable d’avoir porté la main sur un membre de la
maison royale, il a été décrété que la main offensante devait être coupée.
— Ma main ? » fit Dunk, éberlué.
« Et votre pied. Vous lui avez aussi flanqué un coup de pied, je crois ? »
Dunk ne répondit pas.
« Soyez sûr que je demanderai aux autres juges de faire preuve de pitié.
Je suis la Main du roi et l’héritier du trône, ma parole n’est pas sans valeur.
Mais celle de mon frère n’en possède pas moins. Là réside le risque.
— Je, commença Dunk. Je… Votre Grâce, je… »
Elles ne voulaient trahir personne, c’était simplement un dragon de
bois, elles ne voulaient pas qu’on le prenne pour un prince royal, voulait-il
dire, mais les mots le fuyaient une fois de plus. Il n’avait jamais été doué
avec les mots.
« Cependant, vous avez un autre choix, ajouta calmement le prince
Baelor. Qu’il soit meilleur ou pire, je ne puis en juger, mais je vous rappelle
que tout chevalier accusé d’un crime a le droit d’exiger le jugement des
dieux. Donc, je vous le redemande, ser Duncan le Grand… êtes-vous bon
au combat ? Vraiment bon ? »

« Un jugement des Sept, dit le prince Aerion en souriant. C’est mon


droit, je crois, non ? »
Fronçant les sourcils, le prince Baelor eut un geste d’impatience. À sa
gauche, Cendregué hocha lentement la tête.
« Pourquoi ? demanda le prince Maekar, se penchant vers son fils.
Aurais-tu peur d’affronter seul ce chevalier errant et de laisser les dieux
décider de la véracité de tes accusations ?
— Peur ? fit Aerion. De ce misérable ? Ne soyez pas absurde, père. Je
pense surtout à mon frère bien-aimé. Daeron a été lui aussi offensé par ser
Duncan et, à vrai dire, avant moi. Il a la primeur. Un jugement des Sept
nous permettra à tous deux d’effacer cet affront.
— Je me passerai volontiers de tes faveurs, frère », maugréa Daeron
Targaryen.
Le troisième fils du prince Maekar avait encore plus mauvaise mine que
lorsque Dunk l’avait rencontré à l’auberge. Il semblait sobre, cette fois-ci,
son pourpoint rouge et noir vierge de toute tache de vin, mais ses yeux
étaient injectés de sang et son front luisait de transpiration.
« Je me contenterai de t’applaudir quand tu abattras ce misérable,
ajouta-t-il.
— Tu es trop bon, mon cher frère », fit Aerion, tout sourires, « mais il
serait égoïste de ma part de te priver du droit de prouver la justesse de tes
propos. J’insiste pour que ce soit un jugement des Sept. »
Dunk n’y comprenait rien.
« Votre Grâce, messeigneurs, dit-il à l’auguste assemblée. Je ne
comprends pas. Qu’est-ce qu’un jugement des Sept ? »
Le prince Baelor s’agita sur son siège.
« C’est une autre forme de jugement des dieux. Ancien, rarement
invoqué. Ces sont les Andals qui l’ont importé dans ce royaume. Ils avaient
sept dieux et leurs jugements se concluaient invariablement par un combat,
l’accusateur et l’accusé demandant aux dieux de décider de l’issue de leur
affrontement. Sept étant un chiffre magique, les Andals croyaient que si
sept champions combattaient de chaque côté, les dieux, se sentant ainsi
honorés, seraient mieux à même d’intervenir, et donc de délivrer une
sentence plus juste.
— Peut-être avaient-ils simplement le goût des duels, intervint lord Leo
Tyrell, un sourire cynique aux lèvres. Quoi qu’il en soit, Aerion est en droit
d’invoquer ce jugement des Sept. Nous l’acceptons.
— Je devrai donc combattre sept adversaires ? demanda Dunk au
désespoir.
— Pas seul, ser, dit le prince Maekar avec impatience. Ne jouez pas les
idiots, cela ne vous servira à rien. Ce sera sept contre sept. Vous devez
trouver six autres chevaliers pour combattre à vos côtés. »
Six chevaliers ! Ils auraient aussi bien pu lui demander d’en dénicher six
mille. Il n’avait ni frère, ni cousin, ni vieux camarade avec qui il ait partagé
guerres et batailles. Pourquoi six étrangers risqueraient-ils leur vie pour
défendre un chevalier errant contre deux princes royaux ?
« Votre Grâce, messires, s’enquit-il, et si personne ne prend mon
parti ? »
Maekar le dévisagea froidement.
« Si une cause est juste, les vrais preux se battent pour elle. Si vous ne
pouvez trouver aucun champion, ser, ce sera parce que vous êtes coupable.
Cela me paraît l’évidence même. »

Jamais Dunk ne s’était senti aussi seul. Les grilles du château de


Cendregué se rabattirent derrière lui dans un fracas sinistre. Une pluie,
légère comme de la rosée lui chatouillait la peau, le faisant pourtant
frissonner. De l’autre côté de la rivière, d’incertains halos de couleur
entouraient les rares tentes dans lesquelles brûlait encore un feu. La nuit
était à moitié passée. L’aube serait là dans quelques heures. Et avec l’aube,
la mort.
Piètre consolation, ils lui avaient rendu son épée et son argent. Il
traversa le gué, se demandant s’ils s’attendaient à le voir seller un cheval et
s’enfuir. Rien ni personne ne l’en empêchait. Mais ce serait la fin de ses
rêves de chevalerie : il ne serait plus alors qu’un hors-la-loi, jusqu’au jour
où un lord quelconque le trouverait et lui trancherait la tête. Mieux vaut
mourir en chevalier que vivre ainsi, dans la honte et la peur, se dit Dunk
avec son obstination coutumière. De l’eau jusqu’aux genoux, il passa
devant les lices désertes. La plupart des tentes étaient sombres à présent. De
doux gémissements et des cris de plaisir lui parvinrent de derrière un mur
de toile, et il se demanda s’il était voué à mourir sans avoir jamais connu de
femme.
Puis il entendit un hennissement de cheval qu’il reconnut aussitôt :
Tonnerre. Changeant de direction, il se mit à courir et ne tarda pas à
apercevoir Noisette devant une tente ronde faiblement éclairée de
l’intérieur. Sur son mât central, la bannière pendait, trempée. Dunk reconnut
néanmoins les courbes de la pomme des Fossovoie, ce qui lui redonna
quelque espoir.

« Un jugement des dieux, fit Raymun avec un soupir. Les dieux ont bon
dos, Duncan. Ça signifie un combat à la lance, à la masse d’armes, à la
hache… Et je peux vous assurer que les épées ne seront pas émoussées !
— Raymun l’Hésitant », se moqua Steffon, son cousin.
Une pomme d’or et de grenat fermait son manteau de laine jaune.
« Tu n’as rien à craindre, cousin, reprit-il, c’est un combat de chevaliers.
N’étant pas chevalier, tu ne risques pas grand-chose. Ser Duncan, vous
disposez néanmoins d’un Fossovoie. Le plus mûr. J’ai vu ce qu’Aerion a
fait à ces saltimbanques. Je suis avec vous.
— Et moi aussi ! s’exclama Raymun avec colère. Je voulais simplement
dire… »
Son cousin le coupa : « Qui d’autre combattra avec nous, ser
Duncan ? »
Dunk leva des mains impuissantes. « Je ne connais personne. Ah, il y a
bien messire Manfred Dondarrion. Mais il n’a même pas voulu se porter
garant de moi pour me permettre de participer au tournoi, il ne risquera
jamais sa vie pour moi. »
Cela ne parut guère perturber Steffon.
« Dans ce cas, il nous faut encore trouver cinq hommes de valeur. Fort
heureusement, j’ai plus de cinq amis. Leo l’Épine, Orage Moqueur, lord
Caron, les Lannister, ser Otho Bracken… oui, et les Nerbosc aussi,
quoiqu’il y ait peu de chances que les Nerbosc et Bracken combattent du
même côté. Je vais aller leur parler.
— Ils ne seront pas ravis d’être réveillés à pareille heure, objecta son
cousin.
— Parfait, déclara Steffon. S’ils sont en colère, ils ne se battront
qu’avec plus de férocité. Vous pouvez compter sur moi, ser Duncan.
Cousin, si je ne suis pas revenu avant l’aube, apporte mon armure et veille à
ce que Courroux soit sellé et bardé. Je vous retrouverai sur le pré. »
Il éclata de rire.
« C’est un jour dont on se souviendra longtemps, je crois », ajouta-t-il.
Là-dessus, il quitta la tente, l’air presque joyeux.
Ce qui était loin d’être le cas de Raymun.
« Cinq chevaliers, fit-il d’un ton lugubre après le départ de son cousin.
Duncan, je ne voudrais pas jouer les rabat-joie mais…
— Si votre cousin ramène les chevaliers dont il a parlé…
— Leo l’Épine ? La Brute de Bracken ? Orage Moqueur ? »
Raymun se mit à arpenter la tente.
« Il les connaît tous, il n’y a aucun doute là-dessus mais je doute qu’eux
le connaissent. Steffon voit dans cette affaire une occasion de se couvrir de
gloire. Peu lui importe que vous y risquiez votre vie. Vous devriez trouver
d’autres hommes. Je vous aiderai. Mieux vaut avoir trop de champions que
pas assez. »
Un bruit à l’extérieur lui fit tourner la tête.
« Qui va là ? demanda Raymun tandis qu’un gamin se faufilait sous le
rabat de la tente, suivi par un homme maigre à la cape trempée de pluie. »
Dunk bondit.
« L’Œuf ? Que fais-tu ici ?
— Je suis votre écuyer, dit le garçon. Vous avez plus que jamais besoin
d’un écuyer, ser.
— Ton père sait-il que tu as quitté le château ?
— Par les dieux, j’espère bien que non, intervint Daeron Targaryen en
dégrafant l’attache de son manteau qui glissa sur ses maigres épaules.
— Vous ? Êtes-vous fou de venir ici ? »
Dunk dégaina sa dague.
« Je devrais vous enfoncer ceci dans le ventre.
— Probablement, admit le prince Daeron. Mais je préférerais que vous
me serviez une coupe de vin. Regardez mes mains. »
Il les tendit afin que chacun puisse voir combien elles tremblaient.
L’œil noir, Dunk se dirigea vers lui.
« Je me moque de vos mains. Vous avez menti à mon sujet.
— Il fallait bien que je raconte quelque chose quand mon père m’a
demandé où était passé mon petit frère. »
Ignorant le couteau de Dunk, il s’assit.
« Pour vous dire la vérité, je ne m’étais même pas rendu compte que
l’Œuf avait disparu. Il n’était pas au fond de ma coupe, et comme je n’ai
regardé nulle part ailleurs… »
Il soupira.
« Ser, mon père va se joindre aux sept accusateurs, intervint l’Œuf. Je
l’ai supplié de ne pas le faire mais il n’a pas voulu m’écouter. Il dit que
c’est la seule façon de racheter l’honneur d’Aerion et de Daeron.
— Je n’ai jamais demandé à ce qu’on rachète mon honneur, déclara le
prince Daeron avec amertume. S’il ne tenait qu’à moi, je laisserais bien
mon honneur là où il se trouve – s’il se trouve quelque part. Mais je ne suis
pas seul en jeu. En ce qui vous concerne, ser Duncan, vous n’avez pas
grand-chose à craindre de moi. Je déteste les épées, encore plus que les
chevaux. Ces choses lourdes, tranchantes… Je ferai de mon mieux pour
avoir l’air vaillant lors de la première charge mais après cela… Eh bien,
peut-être pourriez-vous me donner un joli coup sur le côté du casque.
Débrouillez-vous pour qu’il soit bruyant mais pas trop, si vous voyez ce que
je veux dire. Mes frères sont excessivement doués pour se battre, danser,
penser ou apprendre mais aucun ne m’arrive à la cheville pour ce qui est de
rester inconscient dans la boue. »
Dunk le contemplait avec des yeux ronds, incapable de savoir si le
prince se payait sa tête.
« Pourquoi êtes-vous venu ?
— Pour vous prévenir de ce qui vous attend, dit Daeron. Mon père a
ordonné aux chevaliers du roi de combattre avec lui.
— La Garde royale ? fit Dunk, abasourdi.
— Eh bien, ils ne sont que trois ici. Dieu merci, oncle Baelor avait
laissé les quatre autres à Port-Réal auprès de notre royal grand-père. »
L’Œuf cita les noms : « Ser Roland Crakehall, ser Donnel de Sombreval
et ser Willem Wylde.
— Ils n’ont guère le choix, en l’occurrence, dit Daeron. Ils ont fait
serment de protéger le roi et la famille royale et mes frères et moi sommes
le sang du dragon. Les dieux soient avec nous ! »
Dunk compta sur ses doigts. « Cela fait six. Qui est le septième ? »
Le prince Daeron haussa les épaules.
« Aerion trouvera quelqu’un. S’il en a vraiment besoin, il se paiera un
champion. Ce n’est pas l’or qui lui manque.
— Et vous, qui avez-vous ? demanda l’Œuf.
— Le cousin de Raymun, ser Steffon. »
Daeron grimaça.
« Un seul chevalier !
— Ser Steffon est parti recruter des amis à lui.
— Je peux vous trouver des chevaliers moi aussi, dit l’Œuf.
— L’Œuf, répondit Dunk, gêné, je vais combattre tes propres frères. Je
ne peux te demander de m’aider.
— Mais vous ne ferez aucun mal à Daeron, puisqu’il a été convenu
qu’il tomberait. Quant à Aerion… Je me souviens… quand j’étais petit, il
avait l’habitude de venir dans ma chambre la nuit pour me mettre un
couteau entre les jambes. Il avait trop de frères, disait-il, alors peut-être
qu’une nuit, il ferait de moi une sœur qu’il pourrait épouser. Il a jeté mon
chat dans le puits. Il prétend que ce n’est pas lui mais il ment tout le
temps. »
Le prince Daeron haussa les épaules avec lassitude.
« L’Œuf dit vrai. Aerion est un monstre. Il s’imagine être un dragon qui
a pris forme humaine. C’est pour cela qu’il a si peu apprécié le spectacle de
marionnettes. Quel dommage qu’il ne soit pas né Fossovoie ! Il se serait
pris pour une pomme et nous aurions tous été bien plus tranquilles. »
Il se pencha pour ramasser son manteau et le secouer pour en chasser la
pluie.
« Je dois retourner au château avant que mon père ne se demande
pourquoi je mets aussi longtemps pour affûter mon épée mais, avant de
partir, je voudrais vous entretenir en privé, ser Duncan. Voulez-vous
m’accompagner ? »
Dunk l’examina avec suspicion puis rengaina sa dague.
« Si vous le souhaitez, Votre Grâce. De toute manière, je dois aller
chercher mon bouclier.
— L’Œuf et moi allons trouver les chevaliers qui vous manquent »,
promit Raymun.
Le prince Daeron remit son manteau, prenant bien soin de baisser sa
capuche sur son visage, et ils se dirigèrent vers les chariots des marchands.
« J’ai rêvé de vous, commença le prince.
— C’est ce que vous avez dit à l’auberge.
— Eh bien, c’est exact. Mes rêves ne sont pas comme les vôtres, ser
Duncan. Les miens révèlent la vérité. Ils me font peur. Vous me faites peur.
Voyez-vous, j’ai rêvé de vous et d’un grand dragon. Une bête gigantesque,
avec des ailes si grandes qu’elles auraient pu recouvrir toute cette plaine. Il
était tombé sur vous mais vous étiez vivant, et le dragon était mort.
— L’avais-je tué ?
— Je ne saurais le dire mais vous étiez là et le dragon aussi. Autrefois,
nous autres, Targaryen, étions les maîtres des dragons. À présent, ils ont
disparu mais nous sommes restés. Je ne tiens pas à mourir aujourd’hui. Les
dieux seuls savent pourquoi, mais c’est ainsi. Alors, accordez-moi une
faveur et assurez-vous que c’est Aerion que vous truciderez.
— Je ne tiens pas non plus à mourir, dit Dunk.
— Eh bien, ce ne sera pas moi qui vous tuerai, ser. Je retirerais
volontiers mon accusation mais cela ne servirait à rien tant qu’Aerion ne
retire pas la sienne. » Il soupira. « Il se peut que mon mensonge vous coûte
la vie. S’il en est ainsi, je le regrette. De toute manière, je suis voué à un
enfer quelconque, je le sais. Un enfer sans vin, sûrement. »
Il frissonna et ils se séparèrent là, dans la pluie fine et froide.

Les marchands avaient tiré leurs chariots vers un des bords de la prairie,
sous un bosquet de bouleaux et de frênes. Debout sous les arbres, Dunk
contemplait, impuissant, l’emplacement vide où s’était tenu celui des
saltimbanques. Partis. C’était ce qu’il avait craint. Si je n’étais pas aussi
balourd, j’aurais fui depuis longtemps, moi aussi. Et voilà qu’il se
retrouvait sans bouclier ! Comment allait-il se battre sans bouclier ? Certes,
il lui restait de l’argent. Encore fallait-il qu’il en déniche un à acheter.
« Ser Duncan ! » appela une voix dans l’obscurité.
Dunk pivota pour découvrir Crâne d’Acier debout derrière lui, une
lanterne de fer à la main. Sous son court manteau de cuir, l’armurier était nu
au-dessus de la taille. Son torse puissant et ses bras épais étaient couverts de
poils noirs.
« Si vous êtes venu chercher votre bouclier, elle me l’a laissé. »
Il détailla Dunk de pied en cap.
« Vous avez tous vos abattis. Ce sera donc un combat, hein ?
— Le jugement des Sept. Comment le savez-vous ?
— M’aurait étonné qu’ils vous embrassent et vous donnent un titre pour
votre comportement chevaleresque. Et comme il ne vous manque ni bras ni
jambe… Allez, suivez-moi. »
Son chariot était facilement repérable, avec l’épée et l’enclume peintes
sur ses flancs. Dunk suivit l’artisan à l’intérieur. L’armurier pendit la
lanterne à un crochet, enleva son manteau humide et enfila une tunique de
toile grossière. Un panneau suspendu tomba de l’une des parois pour se
transformer en table.
« Tenez », dit-il en poussant un tabouret vers lui.
Dunk s’assit.
« Où est-elle partie ?
— S’en sont retournés à Dorne. L’oncle de la fille a de la jugeote. Plus
loin on est, plus vite on est oublié. Rester, c’était s’exposer au regard mortel
du dragon. Pis il s’est dit qu’il valait mieux qu’elle vous voie pas mourir. »
L’homme se dirigea vers le fond du chariot où il fouilla un moment dans
l’ombre, avant de revenir avec le bouclier.
« Le rebord était en vieil acier pire que de la merde, rouillé et cassant,
dit-il. J’y en ai posé un autre deux fois plus épais et j’y ai rajouté des
plaques par-derrière. Il sera plus lourd mais plus solide. La fille a fait la
peinture. »
Son travail dépassait tout ce qu’il aurait pu espérer. Même à la lueur de
la lanterne, les couleurs du coucher de soleil déployaient leur somptueux
chatoiement. L’arbre, grand, fort et noble, éclatait de vérité. L’étoile filante
faisait comme une griffe brillante sur le ciel en bois de chêne. Malgré la
qualité du dessin, quelque chose chiffonnait Dunk. Il dut regarder plusieurs
minutes avant de découvrir de quoi il s’agissait. L’étoile tombait. Quelle
sorte de blason était-ce là ? Tomberait-il aussi vite ? Et le coucher de soleil
annonçait la nuit…
« J’aurais dû garder le calice ! » s’exclama-t-il, soudain déprimé. « Au
moins, il avait des ailes pour s’envoler, et ser Arlan disait toujours que la
coupe était pleine de loyauté, d’amitié autant que de bonnes choses à boire.
Ce nouveau blason, on dirait un présage de mort.
— L’orme est vivant, fit observer Crâne d’Acier. Regardez comme les
feuilles sont vertes… Des feuilles d’été, pour sûr. J’ai vu des boucliers avec
des crânes, des loups, des corbeaux, et même des pendus ou des têtes
ensanglantées dessus. Ça les empêchait pas de protéger ceux qui les
portaient, comme le fera celui-ci. Vous vous souvenez du dicton ? Chêne et
fer, gardez-moi fort…
— ... ou bien suis mort, bon pour l’enfer », acheva Dunk.
Il n’avait pas pensé à ce dicton depuis des années. L’Ancien le lui avait
appris, bien longtemps auparavant.
« Combien voulez-vous pour le nouveau rebord et le reste ? demanda-t-
il à Crâne d’Acier.
— De vous ? »
L’artisan se gratta la tête.
« Une pièce de bronze. »
La pluie avait cessé quand les premières taches de lumière caressèrent
le ciel d’orient, mais elle avait accompli son œuvre. Le terrain du tournoi,
que les hommes de lord Cendregué avaient débarrassé de ses lices, n’était
plus qu’une immense fondrière de boue et d’herbe détrempée. Des
filaments de brume s’accrochaient au sol comme de pâles serpents blafards
tandis que Dunk se dirigeait vers le pré des challengers, accompagné de
Crâne d’Acier.
La tribune d’honneur commençait déjà à se remplir, seigneurs et dames
se serrant dans leurs manteaux pour se protéger de la froidure matinale. Le
petit peuple n’était pas en reste et déjà des centaines de spectateurs se
pressaient contre la barrière d’enceinte. Ils sont bien nombreux à venir me
voir mourir, se dit amèrement Dunk mais il se trompait lourdement sur le
compte de ces gens.
Quelques pas plus loin, une voix de femme lui parvint : « Bien de la
chance à toi. »
Un vieil homme sortit de la foule et lui tendit la main.
« Qu’les dieux vous donnent la force, ser ! »
Puis un mendiant en haillons prononça une bénédiction sur son épée et
une jeune fille lui embrassa la joue.
Ils sont avec moi.
« Pourquoi ? demanda-t-il à l’armurier. Que suis-je pour eux ?
— Un chevalier qui s’est souvenu de ses vœux. »
Raymun les attendait à l’extrémité sud du terrain, tenant par la bride le
cheval de son cousin et celui de Dunk. Tonnerre renâclait sans cesse sous le
poids des œillères et du lourd manteau de mailles dont il n’avait pas
l’habitude. Crâne d’Acier inspecta l’armure et déclara qu’elle était de bonne
facture, même si elle n’avait pas été forgée par ses soins. D’où qu’elle
vienne, Dunk était soulagé.
Puis il vit les autres : le borgne à la barbe poivre et sel, le jeune
chevalier aux rayures jaunes et noires avec la ruche sur son bouclier. Robyn
Rhysling et Humphrey des Essaims, se dit-il avec stupéfaction. Et ser
Humphrey Hardyng aussi. Hardyng était monté sur le destrier rouan
d’Aerion, à présent bardé de ses losanges rouges et blancs.
Il vint à leur rencontre.
« Sers, j’ai une dette envers vous.
— C’est Aerion qui a une dette, répliqua Humphrey Hardyng, et nous
avons bien l’intention de la lui faire payer.
— On a dit que vous aviez la jambe brisée ?
— C’est exact, dit Hardyng. Je ne peux pas marcher. Mais tant que je
reste en selle, je suis capable de me battre. »
Raymun entraîna Dunk à l’écart.
« J’espérais que Hardyng voudrait régler quelques comptes avec
Aerion, et il a sauté sur l’occasion. Il se trouve que l’autre Humphrey est
son frère par alliance. L’Œuf a ramené ser Robyn, qu’il a connu lors
d’autres tournois. Vous êtes donc cinq.
— Six », corrigea Dunk, abasourdi, en tendant la main.
Un chevalier pénétrait dans le pré, un écuyer tenant son destrier derrière
lui.
« Orage Moqueur. »
D’une tête de plus que Raymun, presque aussi grand que Dunk, ser
Lyonel portait un manteau d’or frappé du cerf couronné de la maison
Baratheon ainsi que son casque aux bois spectaculaires sous le bras. Dunk
lui offrit sa main.
« Ser Lyonel, je ne pourrai jamais assez vous remercier d’être venu, ni
messire Steffon pour vous avoir appelé. »
Ser Lyonel lui lança un regard perplexe.
« Ser Steffon ? C’est votre écuyer qui est venu me trouver. Le garçon,
Aegon. Mon propre écuyer a essayé de le chasser mais le gamin lui a glissé
entre les pattes et m’a renversé un carafon de vin sur la tête. »
Il rit.
« Il n’y a pas eu de jugement des Sept depuis une bonne centaine
d’années, le saviez-vous ? Je n’allais pas rater l’occasion de combattre les
chevaliers de la Garde royale et de tordre le nez au prince Maekar du même
coup.
— Six, dit Dunk à Raymun avec espoir, tandis que ser Lyonel rejoignait
les autres. Votre cousin amènera sûrement le dernier. »
Un frémissement parcourut la foule. Au nord de la prairie, une colonne
de cavaliers franchissait le gué. Les trois chevaliers de la Garde royale
chevauchaient en tête, tels des fantômes dans leur armure d’émail blanc,
leurs longs manteaux blancs flottant derrière eux. Même leurs boucliers
étaient blancs et vierges de tout blason tels des champs de neige nouvelle.
Derrière eux venaient le prince Maekar et ses fils. Aerion était monté sur un
cheval gris pommelé, des flammes orange et rouges jaillissant du caparaçon
de la bête. Le destrier de son frère était un bai plus petit, couvert d’une cotte
aux écailles noires et dorées. Une plume de soie verte ornait le casque de
Daeron. Mais celui qui présentait l’aspect le plus redoutable était bien leur
père. Des dents noires de dragon griffaient son dos, ses épaules et la crête
de son casque. L’énorme masse d’armes aux clous formidables qui pendait
de sa selle était l’arme la plus effroyable que Dunk eût jamais vue.
« Six ! s’exclama Raymun. Ils ne sont que six ! »
C’était vrai, constata Dunk. Trois chevaliers noirs et trois blancs. Mais
il leur manque un homme à eux aussi. Était-il possible qu’Aerion n’ait pas
été capable de trouver un septième homme ? Qu’est-ce que cela signifiait ?
Combattraient-ils à six contre six ?
L’Œuf se glissa auprès de lui tandis qu’il essayait de deviner ce qui
allait se passer.
« Ser, il est temps de revêtir votre armure.
— Merci, écuyer. Si tu veux bien m’aider ? »
Crâne d’Acier leur donna un coup de main. Haubert et gorgerin, cotte
de mailles et plastron, ils le transformèrent en homme d’acier, vérifiant
chaque boucle, chaque attache – et plutôt deux fois qu’une. Ser Lyonel était
assis, aiguisant son épée sur une pierre, tandis que les deux Humphrey
bavardaient tranquillement. Ser Robyn priait et Raymun Fossovoie faisait
les cent pas, se demandant où était passé son cousin.
Dunk était en armure quand ser Steffon se présenta enfin.
« Raymun, appela-t-il, mon armure, je te prie. »
Il s’était changé et portait un pourpoint doublé qu’il garderait sous
l’armure.
« Ser Steffon, dit Dunk, où sont vos amis ? Nous ne sommes que six
pour l’instant. Il nous faut encore un chevalier.
— Je crains qu’il ne vous en faille deux », déclara Steffon.
Raymun laçait le dos de son haubert.
Dunk ne comprenait pas.
« Deux, ser ? »
Steffon ramassa un gantelet de fines écailles d’acier qu’il enfila à sa
main gauche, fléchissant les doigts pour s’assurer de sa flexibilité.
« Je ne vois que cinq chevaliers ici, dit-il tandis que Raymun nouait la
ceinture de son épée. Des Essaims, Rhysling, Hardyng, Baratheon et vous-
même.
— Et vous, dit Dunk. Vous êtes le sixième.
— Je suis le septième, le reprit ser Steffon avec un sourire, mais pour
l’autre camp. Je combats pour le prince Aerion et les accusateurs. »
Raymun, qui allait lui tendre son casque, se figea, comme pétrifié.
« Non !
— Si. »
Steffon haussa les épaules.
« Ser Duncan comprendra, j’en suis sûr. Mon devoir m’appelle aux
côtés de mon prince.
— Tu lui as dit de compter sur toi. »
Raymun était devenu très pâle.
Son cousin lui prit le casque des mains.
« Vraiment ? Nul doute que je devais être sincère à ce moment-là.
Apporte-moi mon cheval.
— Va le chercher toi-même, rétorqua Raymun. Si tu crois que je vais
continuer à t’aider après cela, tu es aussi stupide que vil.
— Vil ? Tss, tss… Surveille ton langage, Raymun. Nous sommes deux
pommes du même arbre. Et tu es mon écuyer. Ou bien aurais-tu oublié tes
vœux ?
— Non. C’est toi qui as oublié les tiens. Tu as fait le serment d’être un
chevalier.
— Je serai plus qu’un simple chevalier avant que ce jour ne s’achève.
Lord Fossovoie. Voilà un titre qui fait plaisir à entendre. »
Toujours souriant, il enfila son deuxième gantelet, tourna les talons et
traversa le pré jusqu’à son destrier. Tous le contemplaient avec mépris mais
aucun ne fit le moindre geste pour l’arrêter.
Dunk suivit Steffon des yeux tandis qu’il traversait le terrain sur sa
monture. Ses poings étaient serrés, autant que sa gorge, et il était incapable
de prononcer le moindre mot. De toute manière, rien de ce que j’aurais pu
dire ne l’aurait fait changer d’avis.
« Faites-moi chevalier. »
Le saisissant par l’épaule, Raymun força Dunk à se retourner.
« Je prendrai la place de mon cousin. Ser Duncan, faites-moi
chevalier. »
Il posa un genou en terre.
Complètement perdu, Dunk saisit la garde de son épée puis hésita.
« Raymun, je… je ne devrais pas.
— Il le faut. Sans moi, vous n’êtes que cinq.
— Ce garçon n’a pas tort, dit Lyonel Baratheon. Faites-le, ser Duncan.
Tout chevalier peut armer un autre chevalier.
— Doutez-vous de mon courage ? demanda Raymun.
— Non, fit Dunk. Ce n’est pas cela mais… »
Il hésitait encore.
Une fanfare de trompettes déchira la quiétude matinale. L’Œuf revint
vers eux en courant.
« Ser, lord Cendregué vous appelle. »
Orage Moqueur fit un geste impatient de la tête.
« Allez-y, ser Duncan. Je vais faire prononcer ses vœux à Raymun. »
Il tira son épée et écarta Dunk d’une bourrade.
« Raymun de Fossovoie, commença-t-il solennellement en posant la
lame sur l’épaule droite de l’écuyer, au nom du Guerrier, je te demande
d’être brave. »
L’épée passa sur l’épaule gauche.
« Au nom du Père, je te demande d’être juste. »
Retour sur la droite.
« Au nom de la Mère, je te charge de défendre le faible et l’innocent. »
La gauche.
« Au nom de la Jouvencelle, je te charge de protéger toute femme… »
Dunk les quitta là, en proie à un sentiment partagé où le soulagement le
disputait à la culpabilité. Il nous en manque encore un, pensa-t-il, tandis que
l’Œuf lui amenait Tonnerre. Où vais-je le trouver ? Il monta en selle et se
dirigea lentement vers la tribune d’honneur où lord Cendregué l’attendait
debout. De l’autre extrémité du terrain, le prince Aerion s’avança à sa
rencontre.
« Ser Duncan, s’exclama-t-il d’une voix enjouée, il semblerait que vous
n’ayez que cinq champions !
— Six, dit Dunk. Ser Lyonel est en train d’adouber Raymun Fossovoie.
Nous nous battrons à six contre sept. »
Certains hommes se sont battus sous des augures bien plus
défavorables et ont néanmoins remporté la victoire, se rassura-t-il.
Mais lord Cendregué secoua la tête.
« Cela n’est pas permis, ser. Si vous ne pouvez trouver un autre
chevalier pour se joindre à vous, vous serez déclaré coupable des crimes
dont vous êtes accusé. »
Coupable, pensa Dunk. Coupable d’avoir cassé une dent ! Et pour cela,
je devrais mourir.
« M’sire, accordez-moi un moment, je vous prie.
— Vous l’avez. »
Dunk poussa Tonnerre le long de la tribune remplie de chevaliers.
« M’sires, clama-t-il haut et fort, l’un d’entre vous se souvient-il de ser
Arlan de l’Arbre-sous ? J’étais son écuyer. Nous avons servi nombre
d’entre vous. Mangé à vos tables, dormi dans vos châteaux. »
Il aperçut Manfred Dondarrion assis tout en haut des gradins.
« Ser Arlan a été blessé au service de votre père. »
Le chevalier dit quelque chose à la dame assise à ses côtés, sans prêter
la moindre attention à Dunk, qui ne put que continuer à avancer.
« Lord Lannister, ser Arlan vous a désarçonné une fois au cours d’un
tournoi. »
Le Lion Gris examina ses mains gantées, refusant de lever les yeux vers
lui.
« C’était un homme bon, et il m’a enseigné l’art d’être chevalier. Pas
seulement à manier l’épée et la lance, mais aussi à préserver l’honneur. “Un
chevalier doit défendre l’innocent”, disait-il. Et je n’ai jamais rien fait
d’autre. Il me manque encore un chevalier pour combattre à mes côtés. Un
seul, c’est tout. Lord Caron ? Lord Swann ? »
Lord Swann rit doucement quand Caron lui murmura quelque chose.
Dunk s’immobilisa devant ser Otho de Bracken, baissant la voix.
« Ser Otho, tout le monde sait que vous êtes un grand champion.
Joignez-vous à nous, je vous en supplie. Au nom des anciens et des
nouveaux dieux. Ma cause est juste.
— C’est possible », dit la brute de Bracken, qui eut au moins la grâce de
lui répondre. « Mais c’est votre cause, pas la mienne. Je ne vous connais
pas, mon garçon. »
Ravagé, Dunk fit faire volte-face à Tonnerre qu’il lança au galop devant
ces hommes au visage pâle et froid. Le désespoir le fit hurler.
« N’Y A-T-IL DONC AUCUN VRAI CHEVALIER PARMI VOUS ? »
Seul le silence lui répondit.
Derrière lui, le prince Aerion éclata de rire.
« Nul ne se moque impunément du dragon », tonna-t-il.
Puis une voix s’éleva : « Je me joindrai à ser Duncan. »
Un étalon noir émergea de la brume sur la rivière, un chevalier noir sur
son dos. Dunk vit le dragon sur le bouclier, l’émail rouge de la crête
surmontant le casque avec ses trois gueules rugissantes. Le petit prince…
Les dieux soient loués ! est-ce vraiment lui ?
Lord Cendregué commit la même erreur : « Prince Valarr ?
— Non. »
Le chevalier noir souleva la visière de son heaume.
« Je ne pensais pas entrer en lice à Cendregué, messire, aussi n’ai-je pas
apporté mon armure. Mon fils a eu la bonté de me prêter la sienne. »
Le prince Baelor souriait presque tristement.
La confusion s’empara des accusateurs. Le prince Maekar s’avança au
galop.
« Frère, aurais-tu perdu la raison ? Cet homme a attaqué mon fils. »
Il désignait Dunk d’un doigt couvert de fer.
« Cet homme a protégé le faible, comme tout vrai chevalier doit le faire,
répliqua Baelor. Laissons les dieux décider s’il a eu raison ou non. »
Il tira sur les rênes et lança l’énorme destrier noir de Valarr au trot vers
le pré des accusés.
Dunk amena Tonnerre à ses côtés et ses compagnons se rassemblèrent
autour de lui : Robyn Rhysling et ser Lyonel, les Humphrey… Tous de vrais
preux, des hommes bons et braves. Mais seraient-ils assez forts ?
« Où est Raymun ?
— Ser Raymun, si vous le voulez bien. »
Il apparut, un sourire sévère éclairant son visage sous son casque à
plume.
« Mille pardons, ser. Je devais effectuer un léger changement à mon
blason afin qu’on ne me confonde pas avec mon méprisable cousin. »
Il leur montra son bouclier. Le champ doré restait le même, ainsi que la
pomme des Fossovoie, mais celle-ci était verte, et non rouge.
« Je crains de ne pas être encore très mûr mais mieux vaut être vert que
bouffé par les vers, n’est-ce pas ? »
Ser Lyonel éclata de rire et Dunk sourit malgré lui. Même le prince
Baelor parut approuver.
Le septon de lord Cendregué s’était avancé au-devant de la tribune
d’honneur pour appeler la foule à prier.
« Écoutez-moi tous, dit calmement Baelor. Les accusateurs seront armés
de lourdes lances de guerre pour la première charge. Des lances de frêne, de
huit pieds de long, renforcées pour ne pas se briser et munies de pointes
assez aiguisées pour s’enfoncer dans une armure, propulsées par le poids et
la vitesse d’un cheval de guerre.
— Nous prendrons les mêmes », déclara Humphrey des Essaims.
Derrière lui, le septon appelait les Sept à daigner baisser les yeux du ciel
pour juger de cette dispute et accorder la victoire au parti dont la cause était
juste.
« Non, répliqua Baelor. Au contraire, nous choisirons des lances de
tournoi.
— Les lances de tournoi sont faites pour se rompre, objecta Raymun.
— Mais elles font aussi douze pieds de long. Si nos pointes touchent
leurs cibles, les leurs ne pourront nous atteindre. Visez le casque ou la
poitrine. Au cours d’un tournoi, il est de bon ton de briser sa lance contre le
bouclier de son adversaire, mais ici, cela peut signifier la mort. Si nous
parvenons à les désarçonner tout en restant en selle, nous aurons
l’avantage. »
Il se tourna vers Dunk.
« Si ser Duncan est tué, il sera admis que les dieux l’ont jugé coupable
et le combat sera terminé. Si ses deux accusateurs sont tués, ou bien s’ils
retirent leurs accusations, il en sera de même. Autrement, il faudra attendre
que les sept chevaliers d’un côté ou de l’autre soient morts ou capitulent
pour que le jugement soit estimé rendu.
— Le prince Daeron ne se battra pas, dit Dunk.
— Pas bien, en tout cas, ricana ser Lyonel. D’un autre côté, nous aurons
contre nous trois Épées blanches. »
Baelor prit cela avec calme.
« Mon frère s’est trompé quand il a exigé que la Garde royale combatte
pour son fils. Leur serment leur interdit de blesser un prince du sang. Et je
suis un prince du sang. »
Il leur adressa un petit sourire.
« Tenez les autres à l’écart de moi assez longtemps pour que je
m’occupe des trois chevaliers blancs.
— Mon prince, est-ce chevaleresque ? » demanda lord Lyonel
Baratheon, tandis que le septon achevait ses invocations.
« Les dieux vous répondront », dit Baelor.

Un silence oppressant s’abattit sur le champ de Cendregué.


Au bout du terrain, l’étalon gris d’Aerion hennissait d’impatience,
martelant la boue de ses sabots. En comparaison, Tonnerre restait
maintenant très calme : c’était un vieux cheval, vétéran d’une cinquantaine
de combats, et il savait ce qui l’attendait. L’Œuf tendit son bouclier à Dunk.
« Que les dieux soient avec vous, ser ! »
La vue du grand orme et de l’étoile filante réconforta Dunk qui glissa
son bras dans les lanières de cuir et serra la poignée. Chêne et fer, gardez-
moi fort. Ce fut la seule pensée qui lui vint à l’esprit en ce moment crucial.
Crâne d’Acier apporta la lance, mais l’Œuf insista pour la déposer lui-
même dans la main de Dunk.
À ses côtés, ses compagnons s’emparaient de leurs lances et s’étiraient
en une longue ligne. Il avait le prince Baelor à sa droite et ser Lyonel à sa
gauche mais les fentes étroites de son casque limitaient son champ de vision
à ce qui se trouvait directement en face de lui. La tribune d’honneur avait
disparu, tout comme la populace massée contre les barrières. Ne restaient
que le terrain boueux, la rivière, les lambeaux de brume pâle, la ville et le
château au loin, et surtout le prince sur son cheval gris, avec les flammes
sur son casque et le dragon sur son bouclier. Dunk vit l’écuyer d’Aerion lui
tendre sa lance de guerre aussi noire que la nuit. Il me l’enfoncera dans le
cœur à la première occasion, se dit-il.
Une trompette retentit.
Pendant une fraction de seconde, Dunk se pétrifia, telle une mouche
prise dans de l’ambre, tandis que les chevaux démarraient. Une violente
panique lui tordit le ventre. J’ai tout oublié, pensa-t-il, affolé, j’ai tout
oublié, je vais me couvrir de honte, je vais tout perdre.
Tonnerre le sauva. À la différence de son cavalier, le grand étalon brun
savait précisément ce qu’il devait faire. Il se lança au trot. Alors,
l’entraînement de Dunk reprit le dessus. Il donna au cheval un léger coup
d’éperon, tout en abaissant sa lance. Dans le même mouvement, il leva son
bouclier de façon à protéger l’essentiel de son flanc gauche, tout en le
gardant incliné pour dévier les coups. Chêne et fer, gardez-moi fort.
La rumeur de la foule lui parvenait à peine, comme le grondement de
vagues lointaines. Tonnerre passa au galop. Les dents de Dunk
s’entrechoquèrent sous la violence du train. Il pressa les talons contre les
flancs de sa monture, serrant les jambes de toutes ses forces et laissant son
corps accompagner les mouvements de l’animal. Je suis Tonnerre, et
Tonnerre est moi, nous ne sommes qu’un. Sous son casque, l’air était déjà si
brûlant qu’il pouvait à peine respirer.
Au cours d’une joute de tournoi, son adversaire aurait été à sa gauche,
de l’autre côté de la lice, et il aurait dû tenir sa lance en travers de
l’encolure de Tonnerre. Sous un tel angle, le bois éclatait au premier impact.
Mais aujourd’hui, il s’agissait d’un jeu plus mortel. Nulle barrière ne les
séparant, les destriers fonçaient droit l’un vers l’autre. L’énorme étalon noir
du prince Baelor était bien plus rapide que Tonnerre et, du coin de l’œil,
Dunk l’aperçut qui chargeait. Il sentait les autres plus qu’il ne les voyait. Ils
ne comptent pas. Seul compte Aerion. Il n’y a que lui, rien que lui, se
répétait-il.
Soudain, le dragon arriva. Des mottes de boue jaillissaient sous les
sabots de l’étalon gris et Dunk voyait ses naseaux frémissants. La lance
noire était encore dressée à la verticale. Un chevalier qui tient sa lance
droite et la pointe au dernier moment risque toujours de la baisser un peu
trop, lui avait dit l’Ancien. Il dirigea sa propre pointe vers le centre de la
poitrine du prince. Ma lance fait partie de mon bras, se dit-il. C’est mon
doigt, un doigt de bois. Tout ce que je dois faire, c’est le toucher avec mon
long doigt de bois.
Il essaya de ne pas regarder la pointe d’acier aiguisée terminant la lance
noire d’Aerion, qui grossissait à chaque foulée. Le dragon, regarde le
dragon, s’ordonna-t-il. La grosse bête à trois têtes couvrait le bouclier du
prince, ailes rouges et feu d’or. Non, regarde uniquement là où tu veux
frapper, se rappela-t-il subitement. Mais sa lance avait déjà commencé à
dévier hors de la ligne. Dunk essaya de corriger, mais il était trop tard. Il vit
sa pointe heurter le bouclier d’Aerion, frapper le dragon entre deux de ses
têtes, creusant un sillon dans une flamme peinte. Un craquement étouffé
retentit et la force de l’impact ébranla Tonnerre sous lui, le faisant trembler.
Une fraction de seconde plus tard, quelque chose lui heurta le flanc avec
une force effroyable. Les chevaux se percutèrent violemment. Tonnerre
trébucha. La lance de Dunk éclata et lui échappa. Puis il se retrouva derrière
son adversaire, s’accrochant à la selle dans un effort désespéré pour ne pas
tomber. Tonnerre dérapa sur le sol boueux et Dunk sentit ses antérieurs se
dérober. Ils glissèrent irrémédiablement. L’étalon plia les jambes.
« Debout ! rugit Dunk en lui labourant le flanc de ses éperons. Debout,
Tonnerre ! »
Et, dans un effort terrible et désespéré, le vieil étalon parvint à se
redresser.
Dunk s’accrocha à son encolure. Une atroce douleur lui labourait le
flanc et son bras gauche pendait. La lance d’Aerion avait traversé le chêne
et le fer ; trois pieds de frêne brisé et d’acier émergeaient de sa poitrine. De
la main droite, Dunk saisit le morceau de lance juste sous la pointe et tira
sauvagement. Un flot de sang jaillit, ruisselant à travers les mailles de son
haubert, maculant son manteau. L’univers tournoya. Il crut un instant qu’il
allait perdre connaissance. Vaguement, à travers la douleur, il entendit des
voix crier son nom. Son beau bouclier était inutile à présent. Il le jeta… il
jeta son bel orme et son étoile filante pour dégainer son épée, mais la
souffrance était telle qu’il ne pensait pas être capable de la soulever.
Faisant volter Tonnerre, il essaya de voir ce qui se passait sur le terrain.
Ser Humphrey Hardyng s’accrochait à la crinière de son cheval, visiblement
blessé. L’autre Humphrey gisait, immobile, dans une mare de boue
ensanglantée, une lance brisée plantée dans l’aine. Il vit le prince Baelor
galoper droit devant, la lance encore intacte, et désarçonner un des
chevaliers blancs. Un autre des chevaliers de la Garde royale était déjà à
terre et Maekar avait lui aussi été éjecté de sa selle. L’épée à la main, le
troisième chevalier blanc repoussait ser Robyn Rhysling.
Aerion, où est Aerion ? Soudain, le bruit formidable de sabots broyant
le sol lui fit tourner la tête. Tonnerre beugla et rua, tandis que l’étalon gris
l’éperonnait de plein fouet.
Cette fois, il n’y avait aucun espoir d’éviter la chute. La longue épée de
Dunk lui échappa et le sol vint à sa rencontre. Il s’écrasa à terre avec une
violence qui lui broya les os, lui arracha les poumons. La douleur le
submergea, si aiguë qu’il sanglota. Pendant un instant, il resta là, immobile
sur le sol, aussi inerte qu’un tas de ferraille. Dunk le balourd, qui
s’imaginait pouvoir devenir chevalier… Il savait qu’il devait se remettre
debout s’il ne voulait pas mourir. Gémissant, incapable de respirer, il se
força à prendre appui sur ses mains et ses genoux, totalement aveuglé, les
fentes de son casque étant bouchées par de la boue. Titubant en aveugle, il
parvint à se dresser sur ses jambes. Il gratta la boue d’un doigt couvert de
fer et…
À travers ses doigts, il eut la vision du dragon qui volait et d’une masse
d’armes qui tournoyait au bout d’une chaîne. Puis il lui sembla que sa tête
éclatait en morceaux.
Quand il rouvrit les yeux, il était à nouveau à terre, étalé sur le dos. La
boue, sur son casque, avait été remplacée par du sang. Au-dessus de lui, il
ne distinguait plus que le ciel sombre et gris. Quelque chose cognait à
l’intérieur de son crâne et il sentait le contact froid du métal lui enserrant les
tempes et les joues. Il m’a fracassé le crâne et je suis en train de mourir, se
dit-il. Pis encore, les autres allaient mourir avec lui. Raymun et le prince
Baelor. Je les ai trahis. Je ne suis pas un champion. Je ne suis même pas un
chevalier errant. Je ne suis rien. Il se souvint du prince Daeron se vantant
de pouvoir s’allonger mieux que quiconque. Mais il ne connaissait pas
Dunk le balourd ! En cet instant, la honte l’emportait sur la douleur.
Le dragon apparut au-dessus de lui.
Il avait trois têtes et des ailes comme des flammes, rouges, jaunes et
orange. Et il ricanait.
« Es-tu déjà mort, chevalier errant ? Demande grâce et admets ton
crime, et peut-être que je ne réclamerai qu’une main et un pied. Oh, et puis
tes dents, mais qu’est-ce que quelques dents ? Un homme comme toi peut
vivre des années avec de la bouillie de pois. »
À nouveau, le dragon éclata de rire.
« Non ? Alors mange ça ! »
La boule hérissée de clous monta haut dans le ciel avant de tomber sur
lui à la vitesse d’une étoile filante.
Dunk eut le réflexe, va savoir comment, de rouler de côté.
Il ignorait d’où lui venait cette force, mais il la trouva. Il se jeta dans les
jambes d’Aerion, lançant un bras enveloppé de fer autour de sa taille,
l’attirant avec lui dans la boue. Le prince poussa un juron tandis que Dunk
roulait sur lui. À quoi lui sert sa masse, maintenant ? Le prince essaya de le
frapper au visage avec la tranche de son bouclier mais ce fut son casque
cabossé qui encaissa l’impact. Aerion était fort mais Dunk l’était plus
encore, et surtout plus grand et plus lourd. Il saisit le bouclier à deux mains
et le tordit jusqu’à ce que les lanières se déchirent. Puis il l’abattit sur le
casque du prince, encore et encore, broyant les flammes d’émail. L’écu
d’Aerion était plus épais que celui de Dunk, taillé dans du chêne solide
bardé d’acier. Une flamme se brisa. Puis une autre. Le prince avait perdu
toutes ses flammes bien avant que Dunk n’arrête de frapper.
Aerion lâcha finalement la poignée de sa masse inutile pour dégainer le
poignard glissé dans sa ceinture. Il parvint à le sortir de son fourreau mais,
d’un coup de bouclier sur le poignet, Dunk le lui fit sauter de la main.
Il aurait pu vaincre ser Duncan le Grand mais il ne pouvait rien contre
Dunk de Culpucier. L’Ancien lui avait enseigné l’épée et les joutes, mais le
combat au corps à corps auquel il se livrait à présent, il l’avait appris bien
plus tôt, dans les ruelles sombres et déshéritées de la ville. Dunk jeta le
bouclier pour saisir la visière du casque d’Aerion, se rappelant les paroles
de Crâne d’Acier. Mais le prince avait depuis longtemps cessé de se battre.
Ses yeux exorbités étaient injectés de sang et de terreur. Dunk fut pris de la
soudaine envie d’en attraper un entre deux doigts de fer et de le sortir de
son orbite, mais cela n’aurait pas été chevaleresque.
« RENDS-TOI ! hurla-t-il.
— Je me rends », murmura le dragon, sans presque remuer ses lèvres
blêmes.
Dunk cligna des paupières. Pendant un instant, il n’en crut pas ses
oreilles. Alors, c’est fini ? Il tourna lentement la tête de part et d’autre,
essayant de voir. La fente de son casque avait été partiellement fermée par
le coup qu’il avait reçu sur le crâne mais il aperçut le prince Maekar qui
essayait de se frayer un chemin vers son fils à coups de masse, tandis que
Baelor le retenait.
Dunk se dressa et souleva sans ménagement le prince Aerion. Arrachant
les lanières de son casque, il s’en débarrassa. Aussitôt, il fut noyé de bruits
et d’images : des grognements et des jurons, les cris de la foule, un étalon
qui hurlait, un autre, dépourvu de cavalier, qui galopait de long en large sur
le terrain. Partout, l’acier cognait l’acier. Raymun et son cousin se lardaient
de coups devant la tribune d’honneur, tous deux à pied. Leurs boucliers
n’étaient plus que monceaux d’échardes, la pomme rouge et la verte se
trouvaient toutes deux réduites en miettes. Un des chevaliers blancs portait
son frère inconscient hors du terrain. Le troisième gisait à terre et Orage
Moqueur avait rejoint le prince Baelor dans son combat contre le prince
Maekar. Masses, haches et épées montaient et descendaient, martelant
casques et boucliers. Maekar prenait trois coups pour chacun de ceux qu’il
rendait, et Dunk comprit que ce serait bientôt terminé. Je dois arrêter tout
cela avant que l’un d’entre nous se fasse tuer, se dit-il.
Profitant de sa distraction, le prince Aerion voulut soudain plonger vers
sa masse. D’une bourrade, Dunk le renvoya à terre, lui écrasant le visage
dans la boue. Puis, le saisissant par une jambe, il le traîna comme un sac
d’ordures jusqu’à la tribune d’honneur. Quand ils arrivèrent devant lord
Cendregué, le beau prince était plus sale qu’un pot de chambre. Dunk le
remit debout de force et le secoua, expédiant un peu de boue sur lord
Cendregué et sur la Gente Damoiselle.
« Dis-leur ! » ordonna-t-il à son ennemi.
Le prince Aerion cracha de l’herbe et de la terre puis articula
péniblement : « Je retire mon accusation. »

Après cet instant mémorable, Dunk n’aurait su dire s’il avait quitté le
terrain sur ses propres jambes ou si on l’avait porté. Il se souvenait de la
douleur lancinante qui avait repris possession de son corps, et aussi de
s’être demandé avec émerveillement et incrédulité : je suis vraiment
chevalier, à présent ? Je suis vraiment un champion ?
L’Œuf l’aida à enlever ses jambières et ses protections d’épaules,
secondé de Raymun et de Crâne d’Acier. Mais Dunk était trop hébété pour
les différencier nettement. Il sentait des mains, des doigts, percevait des
voix. Rapidement cependant, Crâne d’Acier se distingua par ses plaintes :
« Regardez ce qu’il a fait de mon armure ! La v’là toute trouée et cabossée.
Et va falloir que je la découpe sur lui, ma parole !
— Raymun ! souffla Dunk d’une voix pressante en prenant la main de
son ami. Les autres. Comment vont-ils ?
— Des Essaims a été tué par Donnel de Sombreval lors de leur première
charge. Ser Humphrey est gravement blessé. Le reste d’entre nous ne
souffre que de quelques plaies et bosses, rien de plus. À part vous.
— Et eux ? Les accusateurs ?
— Ser Willem Wylde de la Garde royale a été emmené inconscient, et je
crois avoir brisé quelques côtes à mon cousin. En tout cas, je l’espère.
— Et le prince Daeron ? A-t-il survécu ?
— Une fois que ser Robyn lui a eu fait vider ses étriers, il est resté
immobile là où il était tombé. Il a peut-être un pied cassé ; son propre
cheval l’a piétiné en cherchant à se dégager. »
Malgré son état, Dunk éprouva un immense soulagement.
« Alors, son rêve était faux. Le dragon mort. À moins qu’Aerion ne soit
mort. Mais il ne l’est pas, n’est-ce pas ?
— Non, dit l’Œuf. Vous l’avez épargné. Vous ne vous en souvenez
pas ? »
Déjà, ses souvenirs du duel se faisaient vagues et confus.
« J’ai l’impression d’être à moitié endormi, sauf quand la douleur me
reprend. À ces moments-là, j’ai tellement mal que je suis certain d’être en
train de mourir », bafouilla-t-il.
Ils l’obligèrent à s’allonger sur le dos et se mirent à discuter tandis qu’il
contemplait les nuages de plomb qui roulaient dans le ciel. Dunk avait
l’impression que la matinée n’était pas achevée. Il se demanda combien de
temps avait duré le combat.
« Par les dieux, la pointe de la lance s’est profondément enfoncée dans
les chairs ! entendit-il s’exclamer Raymun. Cela le tuera sûrement si on…
— Soûlez-le et versez de l’huile bouillante dessus, suggéra quelqu’un.
C’est ainsi que procèdent les mestres.
— Du vin ! »
Cette nouvelle voix possédait une étrange résonance métallique.
« Pas d’huile, cela le tuera. Du vin bouillant. J’enverrai mestre
Yormwell s’occuper de lui une fois qu’il aura fini de soigner mon frère. »
Un grand chevalier se tenait auprès de lui. Son armure noire était
marquée et déformée par de nombreux coups. Le prince Baelor. Le dragon
écarlate sur son casque avait perdu une tête, ses deux ailes et la plus grande
partie de sa queue.
« Votre Grâce, dit Dunk. Je suis à votre service. S’il vous plaît. À votre
service. Je suis votre homme. »
Le chevalier noir posa une main sur l’épaule de Raymun pour se
stabiliser.
« J’ai besoin d’hommes de votre valeur, ser Duncan. Le royaume… »
Sa voix semblait curieusement déformée. Peut-être s’était-il mordu la
langue.
Dunk était très fatigué. Il avait du mal à rester éveillé.
« Votre homme… » murmura-t-il une fois de plus.
Le prince tourna lentement la tête de part et d’autre.
« Ser Raymun… Mon casque, si vous le voulez bien. La visière… la
visière est cassée et mes doigts… mes doigts sont comme du bois…
— Tout de suite, Votre Grâce. »
Raymun saisit le heaume du prince à deux mains et grogna : « Crâne,
mon bon, aidez-moi. »
Crâne d’Acier s’approcha avec un tabouret.
« Il est écrasé à la base, Votre Grâce, sur le côté gauche. Mais c’est du
bon acier, pour avoir résisté à un choc pareil.
— La masse de mon frère, sûrement, dit Baelor d’une voix épaisse. Il
est fort. »
Il grimaça.
« C’est… drôle. J’ai…
— On y est. »
Crâne souleva le casque défoncé.
« Par tous les… Ô dieux, ô dieux, ô je vous en prie… »
Dunk vit quelque chose de rouge et humide tomber du casque.
Quelqu’un poussa un cri aigu, terrible. Sur le morne ciel de plomb, le grand
prince en armure noire vacilla. Il ne lui restait que la moitié du crâne. Dunk
vit le sang rouge et l’os pâle en dessous et quelque chose d’autre, quelque
chose de spongieux, d’un gris bleuâtre. Une étrange expression de trouble
passa sur le visage de Baelor, comme un nuage passe devant le soleil. Il
leva la main pour se toucher l’arrière de la tête avec deux doigts… oh, si
légèrement… Puis il tomba.
Dunk le retint.
Les autres racontèrent plus tard à celui-ci qu’il avait ordonné :
« Debout ! Debout, debout ! »
Mais il ne s’en souvint jamais, et le prince ne se releva pas.

Baelor de la maison Targaryen, Prince de Peyredragon, Main du Roi,


Protecteur du Royaume, Héritier du Trône de Fer des Sept Couronnes de
Westeros, fut incinéré dans la cour du château de Cendregué, sur la rive
nord de la Coquelle. D’autres grandes maisons auraient choisi d’enfouir
leur mort dans la terre sombre ou bien de l’abandonner à la froide mer verte
mais les Targaryen étaient du sang du dragon et leur fin ne pouvait se faire
que dans l’envol des flammes.
Il avait été le meilleur chevalier de son époque et certains prétendaient
qu’il aurait dû partir affronter les ténèbres en armure, son épée à la main.
Mais finalement, les vœux de son père prévalurent, et Daeron II était d’un
naturel pacifique. Quand Dunk passa près de la bière de Baelor, le prince
arborait une tunique de velours noir ornée du dragon écarlate à trois têtes
brodé sur la poitrine. Autour de sa gorge se trouvait une lourde chaîne en or.
Son épée était rengainée dans son fourreau à son côté et il portait un casque,
un mince casque doré dont la visière avait été laissée ouverte afin que tous
puissent voir son visage.
Valarr, le jeune prince, veillait debout devant la dépouille de son père.
Le fils était plus petit, plus fin, plus beau garçon que le père, dénué de ce
nez deux fois brisé qui avait altéré le noble faciès de Baelor. La brune
chevelure de Valarr était traversée par la fameuse mèche entre or et argent
caractéristique de la famille. En la voyant, Dunk pensa à Aerion mais
la comparaison ne se justifiait pas, il le savait. Les cheveux de l’Œuf
repoussaient et seraient bientôt aussi luxuriants que ceux de son frère, et
l’Œuf était un brave enfant, pour un prince !
Quand il s’immobilisa pour témoigner maladroitement sa sympathie,
largement mêlée de remerciements, le prince Valarr tourna vers Dunk des
yeux d’un bleu glacé.
« Mon père n’avait que trente-neuf ans. Il aurait été un grand roi, le plus
grand depuis Aegon le Dragon. Pourquoi les dieux l’ont-ils repris et vous
ont-ils laissé, vous ? »
Il secoua la tête, éperdu de chagrin.
« Partez, ser Duncan. Partez. »
Sans un mot, Dunk quitta en boitant le château pour regagner son camp
près de la rivière. Il n’avait aucune réponse à offrir à Valarr. Pas plus qu’à
lui-même. Les mestres et leur vin bouilli avaient fait leur œuvre et sa
blessure cicatrisait rapidement mais il en garderait une profonde balafre
entre le bras et le mamelon gauches. Et, inévitablement, cette blessure lui
rappellerait Baelor. Il m’a sauvé une fois avec son épée et une autre fois
avec ses mots, et il l’a payé de sa vie. L’univers perdait tout sens quand un
prince mourait pour un chevalier errant. Dunk s’assit sous l’orme pour
contempler ses pieds d’un air lugubre.

Quand quatre hommes d’armes en livrée royale apparurent quelques


jours plus tard dans son camp, au crépuscule, il fut certain qu’ils étaient
finalement venus le tuer. Trop faible et trop las pour s’emparer de son épée,
il resta assis, adossé à l’orme et attendit.
« Notre prince requiert la faveur d’un entretien privé.
— Quel prince ? demanda Dunk avec méfiance.
— Celui-ci », fit une voix brusque avant que le capitaine ne réponde.
Maekar Targaryen sortit de l’ombre.
Dunk se leva lentement.
Que me veut-il à présent ? s’inquiéta-t-il.
Maekar fit un geste, et les gardes disparurent aussi soudainement qu’ils
étaient apparus. Le prince étudia longuement le chevalier errant avant de se
détourner pour se poster au bord de la crique où il contempla son propre
reflet dans l’eau.
« J’ai envoyé Aerion à Lys, annonça-t-il abruptement. Quelques années
dans les Cités libres lui feront peut-être du bien. »
Dunk n’avait jamais été dans les Cités libres, aussi ne sut-il que
répondre. Il était néanmoins content d’apprendre qu’Aerion avait quitté le
royaume des Sept Couronnes et il espérait bien qu’il n’y remettrait jamais
les pieds mais ce n’était pas une chose qu’on pouvait dire à un père à
propos de son fils. Il resta silencieux.
Le prince Maekar se retourna pour lui faire face.
« Certains prétendent que je voulais tuer mon frère. Les dieux savent
que c’est un mensonge mais j’entendrai ces murmures jusqu’au jour de ma
mort. Et c’est bien ma masse qui a porté le coup fatal, sans le moindre
doute. Les seuls autres adversaires qu’il a affrontés au cours de la mêlée
étaient les chevaliers de la Garde royale, à qui leurs vœux interdisaient de
faire autre chose que se défendre. Donc, c’était moi. C’est étrange à dire,
mais je ne me souviens pas du coup qui lui a brisé le crâne. Est-ce un bien
ou une malédiction ? Un peu des deux, sûrement. »
À la façon dont il regardait Dunk, il semblait que le prince attendait une
réponse.
« Je ne saurais le dire, Votre Grâce. »
Peut-être aurait-il dû haïr Maekar mais, en cet instant, il éprouvait une
étrange sympathie pour cet homme.
« C’est votre masse qui a frappé, messire, mais c’est pour moi que le
prince Baelor est mort. Je l’ai donc tué, moi aussi, tout comme vous.
— Oui, admit le prince. Vous les entendrez murmurer ça aussi. Le roi
est vieux. Quand il disparaîtra, Valarr montera sur le trône de Fer à la place
de son père. À chaque fois qu’un combat sera perdu ou une moisson
gâchée, les idiots diront : “Avec Baelor, ça ne serait pas arrivé mais le
chevalier errant l’a tué.” »
Dunk reconnut la justesse de ces paroles.
« Si je n’avais pas combattu, vous m’auriez tranché la main. Et le pied.
Parfois, je suis assis sous cet arbre à regarder mes pieds et je me demande si
j’ai vraiment besoin d’eux. Comment un de mes pieds peut-il valoir la vie
d’un prince ? Sans parler des deux autres, les deux Humphrey, c’étaient des
hommes valeureux, eux aussi. »
Ser Humphrey Hardyng avait succombé à ses blessures la nuit
précédente.
« Et quelle réponse vous donne votre arbre ?
— Aucune que j’entende. Mais l’Ancien, ser Arlan, quotidiennement, à
la tombée du jour, il avait l’habitude de dire : “Je me demande ce que
demain apportera.” Il n’en savait rien, pas plus que nous. Alors, il se
pourrait bien qu’un jour je puisse avoir besoin de ce pied. Que le royaume
ait besoin de ce pied, peut-être plus que de la vie d’un prince ? »
Maekar réfléchit à cela, mâchoires serrées sous sa barbe d’argent pâle
qui rendait son visage si dur.
« Cela ne paraît guère probable, dit-il enfin avec rudesse. Le royaume
possède autant de chevaliers errants qu’il y a d’arbres dans cette forêt,
chacun avec ses deux pieds.
— Si Votre Grâce a une meilleure réponse, j’aimerais l’entendre. »
Maekar fronça les sourcils. « Il se peut que les dieux aient un goût
malsain pour les plaisanteries cruelles. Ou peut-être qu’il n’y a pas de
dieux. Peut-être que rien de tout ceci ne possède la moindre signification.
J’ai posé la question au Grand Septon mais, la dernière fois que je suis allé
le consulter, il m’a dit que nul homme ne peut vraiment comprendre les
desseins des dieux. » Il grimaça avant de poursuivre : « Mon plus jeune fils
semble s’être pris d’affection pour vous, ser. Il est temps qu’il devienne
écuyer mais il me dit qu’il ne servira nul autre chevalier que vous. C’est un
garçon désobéissant, comme vous l’avez certainement remarqué. Le
prendrez-vous ?
— Moi ? »
Ébahi, Dunk ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit.
« L’Œuf… Aegon, je veux dire… C’est un bon garçon, Votre Grâce, et
je sais que c’est un honneur que vous me faites mais… je ne suis qu’un
chevalier errant.
— On peut y remédier, dit Maekar. Aegon doit retourner dans mon
château de Lestival. Il y a une place pour vous là-bas, si vous le souhaitez.
En tant que chevalier de ma maison, vous m’offrirez votre épée et Aegon
pourra devenir votre écuyer. Pendant que vous l’éduquerez, mon maître
d’armes achèvera votre propre entraînement. »
Le prince le considéra avec un air entendu.
« Ser Arlan a fait tout ce qu’il a pu pour vous, j’en suis persuadé, mais il
vous reste encore beaucoup à apprendre.
— Je le sais, m’sire. »
Dunk regarda autour de lui. L’herbe verte et les roseaux, le grand orme,
les rides ondulant à la surface de l’eau. Une libellule volait au-dessus de la
rivière. Que veux-tu, Dunk ? se demanda-t-il. Les libellules ou les dragons ?
Quelques jours auparavant, il aurait répondu sans la moindre hésitation
à cette question ; Maekar lui offrait tout ce dont il avait toujours rêvé. Mais
à présent, cette perspective l’effrayait.
« Juste avant qu’il ne meure, j’ai juré au prince Baelor de le servir.
— C’était présomptueux de votre part, dit Maekar. Qu’a-t-il répondu ?
— Que le royaume avait besoin d’hommes de valeur.
— C’est la vérité. Alors ?
— Je prendrai votre fils comme écuyer. Votre Grâce, mais pas à
Lestival. Pas avant un an ou deux. À mon humble avis, il a connu trop de
châteaux. Je le prendrai uniquement s’il m’accompagne sur les routes. »
Il montra le vieux Noisette.
« Il montera ma vieille carne, portera mon vieux manteau et il aiguisera
mon épée et entretiendra ma cotte de mailles. Nous dormirons dans des
auberges ou des écuries et, de temps à autre, dans un château appartenant à
un lord quelconque, et peut-être aussi sous un arbre quand nous n’aurons
pas d’autre choix. »
Le prince Maekar lui lança un regard incrédule.
« Le combat aurait-il troublé ta raison, mon gars ? Aegon est un prince
du royaume. En lui coule le sang du dragon. Les princes ne sont pas faits
pour dormir dans des fossés et manger du bœuf salé. »
Il vit l’hésitation de Dunk.
« Qu’avez-vous peur de me dire ? Parlez selon votre cœur, ser.
— Daeron n’a jamais dormi dans un fossé, je suis prêt à le parier, dit
Dunk très calmement. Et le bœuf qu’a mangé Aerion a toujours été épais,
saignant et tendre, pour le moins. »
Maekar Targaryen, prince de Lestival, dévisagea longuement Dunk,
l’enfant de Culpucier, sans pouvoir réprimer les mouvements spasmodiques
de sa mâchoire sous sa barbe d’argent. Finalement, il tourna les talons et
s’en fut, sans ajouter le moindre mot. Dunk entendit des chevaux qui
s’éloignaient dans la nuit. Après cela, ne subsista plus que l’infime
frottement des ailes de la libellule voletant au-dessus de l’eau.

Le gamin arriva au matin, juste au moment où le soleil se montrait. Il


portait de vieilles bottes, une culotte brune, une tunique de laine tout aussi
brune et un vieux manteau de voyage.
« Messire mon père dit que je dois vous servir.
— Vous servir, ser, lui rappela Dunk. Tu peux commencer par seller les
chevaux. Noisette est à toi, traite-le avec gentillesse. Je ne veux pas te voir
sur Tonnerre à moins que je ne t’y autorise. »
L’Œuf alla chercher les selles.
« Où allons-nous, ser ? »
Dunk réfléchit à cela un moment. « Je n’ai jamais été dans les
montagnes Rouges. Ça te plairait de connaître Dorne ? »
L’Œuf sourit. « J’ai entendu dire que les spectacles de marionnettes
étaient excellents là-bas. »
L’ÉPÉE LIGE
Traduit de l’américain
par Jean Sola
Personnages de l’action

Au fortin de Piéferme

– SER EUSTACE OSGRIS, chevalier de Piéferme

– Ses gens :
– SAM-LA-VOUSSURE, son intendant
– SER BENNIS AU BOUCLIER BRUN, chevalier errant à son service
– SER DUNCAN LE GRAND, chevalier errant à son service
– AEGON TARGARYEN, dit l’Œuf, écuyer de SER DUNK
– MUDGE, septon improvisé
– TREB, LEM, WAT-LE-MOUILLÉ, WAT ET WAT, GROS ROB et autres
soldats improvisés

Au castel de Froide-Douve
– LADY ROHANNE TYSSIER, dite la Veuve Rouge, dame de Froide-Douve

– Ses gens :
– SER LUCAS MILOPIN, dit le Double-Flandrin, gouverneur de Froide-
Douve
– LADY HELLICENT, veuve de SER ROLAND UFFERING, quatrième époux
de LADY TYSSIER
– SEPTON SEFTON, son septon, frère de feu SER SIMON STAUNTON,
troisième époux de LADY TISSIER
– MESTRE CERRICK, son mestre
– WOLMER et JORGEN, paysans
Au carrefour, deux cadavres d’hommes étaient en train de pourrir dans
une cage de fer.
L’Œuf fit halte au-dessous pour les examiner un peu. « Qui étaient-ils,
d’après vous, ser ? » Trop aise du répit, Mestre, son mulet, entreprit de
brouter l’herbe-au-diable sèche et brunie qui poussait sur les bas-côtés, sans
souci des deux énormes futailles de vin qu’il charriait sur son dos.
« Des voleurs », répondit Dunk. Juché sur Tonnerre, il se trouvait
beaucoup plus près des morts. « Des violeurs. Des meurtriers. » Des
auréoles sombres maculaient sa vieille tunique verte sous les deux aisselles.
Comme le ciel était d’un azur sans nuages, et que le soleil, d’un éclat
insoutenable, chauffait dur, il avait sué des pintes depuis qu’ils avaient levé
le camp, le matin.
L’Œuf retira son chapeau de paille à larges bords avachis, ce qui révéla
son crâne chauve et luisant, puis s’en servit comme d’un chasse-mouches.
Elles grouillaient par centaines sur les deux charognes, et des milliers
d’entre elles voletaient paresseusement dans l’air torride que n’animait
aucune brise. « Ça n’a pas dû être une partie de plaisir, pour eux, qu’on les
laisse crever comme ça dans une cage à corbeaux. »
L’Œuf pouvait quelquefois se montrer aussi judicieux que n’importe
quel mestre, mais il lui arrivait aussi de réagir encore comme un gosse de
dix ans. « Il y a seigneurs et seigneurs, observa Dunk. Certains se
contentent de trois fois rien pour mettre un type à mort. »
La cage de fer étant à peine assez grande pour contenir un seul
condamné, il avait fallu salement tasser pour y en emprisonner deux. Ils s’y
trouvaient face à face, les bras et les jambes enchevêtrés, leurs dos plaqués
contre les noirs barreaux de fer bouillants. L’un d’entre eux avait essayé de
dévorer l’autre, en lui déchiquetant le cou et l’épaule. Les corbeaux
s’étaient acharnés équitablement sur le couple. Quand Dunk et l’Œuf
avaient commencé à contourner la colline, les oiseaux s’étaient envolés
comme une nuée d’encre, en un essor si compact qu’ils avaient effarouché
Mestre.
« Quelle qu’ait été leur identité, ça m’a tout l’air de crève-la-faim »,
remarqua Dunk. Des squelettes enveloppés de peau, la peau verdâtre et en
putréfaction. « Se pourrait qu’ils aient piqué du pain ou braconné un daim
dans quelque forêt seigneuriale. » Avec la sécheresse qui commençait à
sévir pour la deuxième année consécutive, la plupart des lords étaient
devenus moins tolérants pour le braconnage, sans que la tolérance dans ce
domaine ait d’ailleurs jamais été leur péché mignon.
« Ou les restes d’une bande de hors-la-loi. » À Dosk, ils avaient entendu
un harpiste chanter Le jour qu’on pendit Robin le Noir, et, depuis lors,
l’Œuf n’avait pas arrêté d’apercevoir d’aimables malandrins embusqués
derrière chaque fourré.
Dunk avait croisé sur sa route quelques bandits du temps où il était
l’écuyer de feu l’Ancien, et il n’était pas spécialement pressé de renouveler
l’expérience. Aucun de ceux qu’il avait connus ne l’avait frappé par un
excès de galanterie. Il se souvenait de l’un d’entre eux que ser Arlan avait
contribué à faire pendre et dont le dada favori consistait à voler des bagues.
Pour se procurer celles-ci, il tranchait les doigts des hommes, mais c’était à
coups de dents qu’il préférait procéder avec les femmes. À la connaissance
de Dunk, aucune chanson n’avait célébré ce héros-là. Hors-la-loi ou
braconniers, peu importe. Les morts font une piètre compagnie. Il poussa
Tonnerre à faire au petit pas le tour de la cage. Les orbites vides paraissaient
invariablement dardées sur lui. L’un des cadavres avait la tête baissée, la
bouche grande ouverte. Il n’a pas de langue, s’avisa Dunk. Il supposa que
les corbeaux l’avaient boulottée. D’après ce qu’il avait ouï dire, ces
charmantes bestioles becquetaient d’abord les yeux des morts, mais la
langue était peut-être leur friandise suivante. À moins qu’un lord ne la lui
ait fait arracher pour le punir de l’avoir eue trop longue d’une manière ou
d’une autre.
Dunk se passa les doigts dans sa tignasse dégoulinante de sueur. Il ne
pouvait strictement rien faire en faveur des deux macchabées, et il fallait
rapporter à Piéferme les barriques de vin. « Nous sommes arrivés par où ? »
demanda-t-il en regardant tour à tour chaque tronçon des deux routes. « Me
voici complètement désorienté.
— Piéferme se trouve par ici, ser. » L’Œuf pointa un index péremptoire.
« Eh bien, allons-y. Nous pourrions être de retour vers le crépuscule, à
condition du moins de ne pas rester ici toute la journée à compter les
mouches. » Il toucha Tonnerre des talons et fit volter le grand destrier en
direction de l’embranchement de gauche. L’Œuf recoiffa son galure avachi
et tira d’un coup sec sur les rênes de Mestre. Le mulet renonça à brouter
l’herbe-au-diable et obtempéra pour une fois sans discuter. Il crève de
chaleur, lui aussi, songea Dunk, et ces futailles de pinard doivent sacrément
lui peser.
La cuisson du soleil estival avait durci la chaussée comme de la brique.
Les ornières étant assez profondes pour qu’un cheval s’y brise une jambe,
Dunk prit soin de maintenir Tonnerre sur le terre-plein qui courait entre
elles. Il s’était lui-même fait une entorse à une cheville le jour de leur départ
de Dosk, pendant qu’il marchait la nuit pour bénéficier des heures les plus
fraîches. Un chevalier devait apprendre à supporter une existence de peines
et de douleurs, se plaisait à répéter l’Ancien. Ouais, mon garçon, et de
fractures et d’estafilades. Cela fait autant partie de la chevalerie que les
épées et les boucliers. Tandis que si Tonnerre devait se briser une jambe…,
eh bien, terminé, tout ça, parce qu’un chevalier sans cheval n’était plus
chevalier du tout.
L’Œuf le suivait à cinq ou six pas, avec Mestre et ses barriques. Le
gamin marchait pieds nus, l’un dans l’ornière et l’autre en dehors, de sorte
qu’il se haussait et s’abaissait à chaque pas. Son poignard lui battait la
hanche dans son fourreau, ses bottes ballottaient dans son dos en travers de
son paquetage, sa tunique brune en loques était retroussée et nouée autour
de sa taille. Sous son chapeau de paille à larges bords, il avait le museau
crasseux et maculé, de grands yeux sombres. À dix ans, il mesurait près de
cinq pieds de haut. Il s’était mis tout récemment à pousser d’un coup, mais
il aurait encore un long long chemin à faire avant de rattraper Dunk. Il avait
exactement la dégaine du petit palefrenier qu’il n’était pas, et pas du tout
celle de l’individu qu’il était en réalité.
Les suppliciés ne tardèrent guère à disparaître derrière eux, mais Dunk
se rendit compte qu’il ne cessait pas pour autant de s’en préoccuper. Le
royaume pullulait d’hommes sans foi ni loi, ces derniers temps. La
sécheresse ne faisait nullement mine de vouloir prendre fin, et les petites
gens en étaient venus à se jeter au hasard des routes, en quête de quelque
endroit que les pluies n’aient pas encore délaissé. Lord Freuxsanglant avait
eu beau leur intimer l’ordre de regagner leurs terres auprès de leurs
seigneurs et maîtres, fort peu avaient obéi. Une grande partie de la
population les tenait pour responsables, lui et le roi Aerys, de cette
sécheresse. Elle était un châtiment divin, car le parricide est voué à la
malédiction. Mais s’ils avaient une once de jugeote, ils se gardaient de le
clamer sur tous les toits. Combien d’yeux lord Freuxsanglant possède-t-il ?
disait la devinette que l’Œuf avait entendue courir les rues de Villevieille.
Mille, et rien qu’un.
À Port-Réal, six ans plus tôt, Dunk l’avait vu de ses propres yeux
remonter la rue de l’Acier sur un palefroi pâle, à la tête de cinquante Dents
de Freux. Cela se passait avant que le prince Aerys n’ait accédé au Trône de
Fer et ne l’ait choisi pour lui tenir lieu de Main, mais il en imposait déjà
sacrément, dans ses atours écarlate et fumée, Noire Sœur lui battant la
hanche. Son teint blême et sa chevelure d’une blancheur d’os lui donnaient
l’allure d’un cadavre ambulant. En travers de sa joue et de son menton
s’étalait une marque de naissance lie-de-vin censée ressembler à un corvidé
pourpre, mais Dunk n’y avait rien vu de mieux qu’une grosse éclaboussure
bizarroïde de peau violacée. Quitte à écarquiller les yeux si fort que
Freuxsanglant s’était senti observé. Le sorcier du roi s’était détourné pour
l’examiner tout en passant. Il n’avait qu’un œil, et cet œil unique était
rouge. Le second se réduisait à une orbite vide, présent que lui avait fait
Aigracier à la bataille d’Herberouge. Et pourtant, Dunk avait eu
l’impression que tous les deux l’avaient sondé par-delà la peau jusqu’au
tréfonds de son âme même.
En dépit de la moiteur, ce souvenir le fit frissonner. « Ser ? appela
l’Œuf. Vous ne vous sentez pas bien ?
— Si si, fit Dunk. J’ai aussi chaud et aussi soif qu’eux. » Il désigna dans
le champ voisin des rangées de melons qui se ratatinaient sur les pieds de
vigne. Le long des talus, des églantiers et des touffes d’herbe-au-diable se
cramponnaient encore à la vie, mais les récoltes étaient loin de se comporter
aussi vaillamment. Dunk éprouvait précisément la même chose que les
melons. Ser Arlan se plaisait à répéter qu’aucun chevalier sans fief ne
devait jamais se laisser altérer. « Pas aussi longtemps du moins qu’il
possède un heaume pour recueillir la pluie. Il n’y a rien de meilleur à boire
que l’eau de pluie, mon garçon. » Sauf que l’Ancien n’avait jamais subi
d’été pareil à celui-ci. Dunk avait laissé son heaume à Piéferme. Outre qu’il
était trop pesant et mettait la cervelle en ébullition, il n’aurait guère eu à
recueillir de précieuse eau de pluie. De quel recours un chevalier
buissonnier dispose-t-il quand les buissons eux-mêmes sont desséchés,
grillés, moribonds ?
Peut-être qu’en atteignant la rivière il lui serait possible de prendre un
bain… Il se mit à sourire, rien qu’à penser au formidable plaisir que ce
serait de s’y précipiter tout droit et d’en ressortir à tordre jusqu’aux moelles,
à l’extase de sentir ruisseler l’eau le long de ses joues et de ses cheveux en
broussaille, d’avoir sa tunique imbibée plaquée contre sa peau. L’Œuf en
aurait peut-être la même envie, tout frais et sec qu’il apparaissait, plus
poussiéreux qu’en nage. Il ne transpirait jamais beaucoup. Il aimait bien la
chaleur, lui. À Dorne, il se baladait torse nu et prenait le teint hâlé d’un
Dornien. C’est à cause de son sang de dragon, se dit Dunk. Quiconque a-t-
il jamais entendu parler des sueurs de dragon ? Il aurait volontiers, lui, jeté
sa tunique aux orties, mais ç’aurait été de la dernière inconvenance. Un
chevalier errant pouvait se permettre de chevaucher nu comme un ver si la
fantaisie lui en prenait ; il ne déshonorait personne d’autre que lui-même.
Mais il en allait tout autrement quand vous aviez engagé la foi de votre
épée. Lorsque tu acceptes le boire et le manger d’un seigneur, chacun de tes
actes engage sa réputation personnelle, disait toujours ser Arlan. À toi
d’agir toujours au-delà de ses attentes, jamais en deçà. Ne renâcle jamais
devant aucune tâche ou aucune épreuve. Et, par-dessus tout, garde-toi de
jamais jeter d’opprobre sur le maître que tu sers. À Piéferme, « le boire et
le manger » se composaient de bière et de poulet, mais ser Eustace en
personne était logé à la même enseigne.
Dunk ne se défit donc pas de sa tunique et continua bravement de
suffoquer.

Ser Bennis au Bouclier Brun les attendait planté sur le pont de planches
vétuste. « Vous voilà quand même de retour, lança-t-il. Vous étiez partis
depuis si longtemps que je vous soupçonnais d’avoir déguerpi avec l’argent
du vieux. » Il montait son bourrin poilu et mâchouillait une chique de
surelle qui lui ensanglantait la bouche.
« Il nous a fallu nous taper toute la route jusqu’à Dosk pour réussir à
trouver du vin, lui répliqua Dunk. Les seiches des îles de Fer ont fait une
razzia sur Petit-Dosk. Elles ont raflé les biens, emmené les femmes et
incendié la moitié de ce qu’elles n’ont pas emporté.
— Ce Dagon Greyjoy cherche décidément la corde, dit Bennis. Ouiche,
mais à qui de le pendre ? Vous avez vu le vieux Pat Pince-Cul ?
— On nous a dit qu’il était mort. Les Fer-nés l’ont tué quand il a essayé
de les empêcher d’enlever sa fille.
— Par les sept enfers ! » Bennis se détourna pour cracher. « J’ai vu c’te
greluche une fois. Méritait pas qu’on crève pour, si vous me demandez. Et
cet abruti de Pat me devait un demi-dragon d’argent. » L’aspect du
chevalier brun n’avait nullement changé depuis leur départ ; et, pour
comble, son odeur non plus. Il portait tous les jours le même costume :
chausses brunes, tunique de bure informe, bottes en cuir de cheval.
Lorsqu’il s’armait, il enfilait un surcot brun flottant par-dessus une cotte de
mailles rouillée. Son baudrier d’épée n’était qu’une lanière de cuir bouilli,
et sa gueule toute couturée aurait pu être bricolée dans le même matériau.
On la prendrait pour l’un de ces melons ratatinés que nous avons admirés
au passage. Même ses dents étaient brunes, sous les bavures rouges laissées
par la surelle qu’il se plaisait à mastiquer. De toute cette palette de bruns ne
se détachaient que les yeux ; ils étaient d’un vert pâle, petits et louchons,
très rapprochés, et étincelants de méchanceté. « Rien que deux barriques…,
observa-t-il. Ser Sert-à-rien en voulait quatre.
— Encore du pot qu’on en ait trouvé deux, rétorqua Dunk. La
sécheresse a fini par atteindre La Treille à son tour. À ce qu’il paraît, les
grappes virent aux raisins secs dans les vignobles, et ces pirates de Fer-nés
ont en plus…
— Ser ? l’interrompit l’Œuf. L’eau a disparu. »
L’attention de Dunk s’était si fort concentrée sur Bennis qu’il ne s’était
avisé de rien. Sous les planches de bois déformées du pont ne demeuraient
plus que de la pierraille et du sable. Bizarre, ça. La rivière était déjà basse
quand nous sommes partis, mais elle coulait encore.
Bennis se mit à rigoler. Il avait deux sortes de rires. À certains
moments, il gloussait comme une volaille, à d’autres, il émettait un
braiment plus tonitruant que tous ceux du mulet de l’Œuf. Là, c’était son
rire de volaille. « Complètement tarie pendant votre absence, j’ai
l’impression. Ça serait pas le genre de trucs que provoque une sécheresse,
des fois ? »
Dunk en fut consterné. Eh bien, ce n’est pas aujourd’hui que je me
baignerai. Il sauta à bas de sa selle. Qu’est-ce qu’il va advenir des
récoltes ? La moitié des puits du Bief étaient déjà à sec, et l’étiage affectait
toutes les rivières, même et y compris la fougueuse Néra et la puissante
Mander.
« Une foutue saloperie, l’eau, décréta Bennis. J’en ai bu trois gouttes,
un jour, et ça m’a rendu malade comme un chien. Le pinard, c’est mieux.
— Pas pour l’avoine. Pas pour l’orge. Pas pour les carottes, les oignons,
les choux. Même la vigne a besoin d’eau. » Dunk secoua la tête.
« Comment ça se fait qu’elle se soit asséchée si vite ? Nous n’avons été
absents que six jours.
— Pour commencer, y avait déjà pas tant de flotte que ça dedans, Dunk.
Dans le temps, je pouvais pisser plus copieux que ce filet-là.
— Pas de Dunk, fit Dunk. Je vous l’ai dit cent fois. » Il se demanda
pourquoi diable il ne s’en fichait pas. Bennis était une teigne, et ça
l’amusait de se gausser du monde. « On m’appelle ser Duncan le Grand.
— Qui ça ? Ton chiot chauve ? » Il dévisagea l’Œuf et repartit de son
rire de volaille. « Bon, t’es plus grand que quand tu cirais les bottes à ton
Arbre-sous, mais avec la dégaine que tu te paies, eh bien, moi je trouve que
Dunk te va toujours comme un gant. »
Dunk se frotta la nuque et fixa les galets du lit. « Qu’est-ce qu’on
devrait faire ?
— Rentrer le vin et avertir ser Sert-à-rien que sa rivière s’est asséchée.
Le puits de Piéferme donne encore, ça l’empêchera d’avoir soif.
— Ne l’appelez pas Sert-à-rien. » Dunk chérissait leur vieil Osgris de
maître. « Vous couchez sous son toit, ne lui manquez pas de respect.
— Tu le respectes assez pour nous deux, Dunk, répliqua Bennis. Je
l’appellerai comme ça me chante. »
Les planches d’un gris argenté craquèrent méchamment quand Dunk
s’avança vers le bord du pont pour aller contempler d’un air renfrogné les
bancs de sable et de pierraille qui se trouvaient en contrebas. Quelques
maigres flaques brunâtres luisaient dans la caillasse, constata-t-il, pas plus
grandes au mieux que sa propre main. « Des poissons crevés, là et là, vous
voyez ? » La puanteur qu’ils dégageaient lui remémora les cadavres du
carrefour.
« Oui, je les vois, ser », dit l’Œuf.
Dunk sauta dans le lit de la rivière et, accroupi sur ses talons, retourna
une pierre. Sec et brûlant dessus, humide et boueux dessous. « Ça ne peut
pas faire longtemps que l’eau s’est retirée. » Se remettant debout, il balança
la pierre d’un revers en direction de la berge, et elle s’y écrasa contre un
surplomb qui s’éboulait en y soulevant un nuage d’humus aride et brun.
« La terre est craquelée le long des rives, mais molle et bourbeuse au
milieu. Ces poissons vivaient encore hier.
— “Dunk le balourd”, qu’il t’avait surnommé, l’Arbre-sous, je me
souviens. » Ser Bennis cracha une chique de surelle sur les rochers. Elle
luisait dans le soleil d’un rouge gluant. « Les balourds devraient jamais
essayer de penser, y-z-ont la cervelle foutrement trop épaisse pour ça. »
Dunk le balourd, lourd comme un vrai rempart. De la part de ser Arlan,
c’étaient des termes affectueux. Un homme pétri de gentillesse, voilà ce
qu’il avait été, l’Ancien, même quand il vous tarabustait. Dans la bouche de
ser Bennis au Bouclier Brun, l’expression avait une tout autre résonance.
« Ser Arlan est mort depuis près de deux ans, dit Dunk, et on m’appelle ser
Duncan le Grand. » Il était sacrément démangé d’envoyer son poing à
travers la gueule du chevalier brun et de réduire en charpie ces pourritures
de chicots rouges. Bennis au Bouclier Brun risquait salement de lui donner
du fil à retordre, mais Dunk avait sur lui l’avantage d’un bon pied et demi,
sans compter cinquante bonnes livres. Il pouvait bien être un rustre, il
n’avait rien d’un gringalet. Il avait parfois l’impression de s’être cogné le
crâne à la moitié des linteaux de porte de Westeros, et ce pour ne rien dire
de chacune des poutres de chaque auberge depuis Dorne jusque dans le
Neck. Le frère de l’Œuf, Aemon, avait mesuré sa taille, à Villevieille, et
trouvé qu’il ne s’en manquait que d’un pouce pour faire sept pieds, mais six
mois s’étaient écoulés depuis. Il avait peut-être encore grandi, entre-temps.
Grandir était la seule et unique chose que Dunk faisait réellement bien,
soulignait volontiers l’Ancien.
Dunk retourna vers Tonnerre et se remit en selle. « L’Œuf, rentre à
Piéferme avec le vin. Je vais aller me rendre compte de ce qui s’est passé
pour l’eau.
— Les rivières qui s’assèchent, ç’arrive tout le temps, objecta Bennis.
— Je veux juste jeter un œil…
— Comme t’as fait sous ce caillou ? Tu devrais pas aller retourner les
cailloux, balourd. On sait jamais ce que ça pourrait faire sortir dehors. Nous
nous sommes dégotté des paillasses en paille de première bourre, à
Piéferme. Il y a plus de jours avec des œufs que sans, et pas beaucoup plus
à faire que d’écouter ser Sert-à-rien rabâcher quel type formidable il était
dans le temps. Laisse tomber ça, je dis. La rivière s’est asséchée, et c’est
marre. »
Mais Dunk était bouché et borné comme personne. « Ser Eustace attend
toujours son vin, dit-il à l’Œuf. Dis-lui de quoi je suis allé m’occuper.
— Je n’y manquerai pas, ser. » Le gamin tira sur les rênes de Mestre. Le
mulet remua les oreilles mais redémarra sur-le-champ. Il meurt d’envie
qu’on le déleste enfin de ces barriques. Dunk n’allait certes pas lui en faire
grief.
Comme la rivière coulait vers le nord et l’est – lorsqu’elle coulait –, il
poussa Tonnerre vers le sud et l’ouest. Il n’avait pas parcouru vingt pas que
Bennis le rattrapa. « Autant que je vienne m’assurer que tu vas pas te faire
pendre. » Il se fourra de la surelle fraîche dans la bouche. « Au-delà de ce
taillis d’aulnes, toute la rive droite est le domaine des araignées.
— Je resterai sur notre bord à nous. » Dunk ne tenait pas du tout à avoir
des ennuis avec la Dame de Froide-Douve. Il courait à Piéferme
d’effroyables rumeurs sur elle. La Veuve Rouge, on la qualifiait, à cause de
tous les maris qu’elle avait portés en terre. Le vieux Sam-la-Voussure
l’accusait d’être une sorcière, une empoisonneuse et pire encore. Deux ans
plus tôt, elle avait expédié ses chevaliers de l’autre côté de la rivière se
saisir d’un homme d’Osgris pour vol de moutons. « Quand m’sire est allé le
redemander à Froide-Douve, on lui a dit de le chercher au fond du fossé,
avait raconté Sam. Elle avait fait coudre ce pauvre Dake dans un sac de
pierres et l’avait noyé. C’t à la suite de ça que ser Eustace a pris ser Bennis
à son service, pour tenir ces araignées à l’écart de ses propres domaines. »
Tonnerre ne se départait pas d’un pas lent et régulier sous le soleil
torride. Le ciel était d’un bleu dur, et l’on n’y voyait nulle part le moindre
plumet de nuage. Le cours sinueux de la rivière contournait des buttes
rocheuses et circulait entre des saules pitoyables, des collines brunes
dénudées et des champs de céréales mortes ou moribondes. À une heure de
marche en amont du pont, ils se retrouvèrent à chevaucher sur la lisière de
la petite forêt d’Osgris dénommée le Bois de Wat. De loin, sa verdure avait
un aspect engageant, et Dunk en avait eu la cervelle farcie de perspectives
de gorges ombreuses et de ruisselets babillards mais, en l’atteignant, les
arbres qu’ils y découvrirent étaient malingres et dépenaillés, membrures en
berne. Certains des chênes énormes se dépouillaient de leurs feuilles au
petit bonheur, et la moitié des pins étaient aussi bruns que ser Bennis lui-
même, leurs troncs cernés de monceaux d’aiguilles sèches. De pire en pire,
songea Dunk. Une seule étincelle, et tout s’embrasera comme des sarments.
Pour l’instant, toutefois, les inextricables taillis qui longeaient
l’Échiquetée se trouvaient encore foisonner de ronces grimpantes, d’orties,
de buissons d’églantines et de jeunes saules. Plutôt que de s’y frayer
passage de vive force, ils traversèrent le lit à sec pour gagner la berge de
Froide-Douve, où l’on avait abattu les arbres au profit de pâtures. Au milieu
des herbages roussis et calcinés, qu’émaillaient des fleurs sauvages
décolorées, broutaient quelques moutons à museau noir. « J’ai jamais connu
de bestiau plus bête qu’un mouton, commenta ser Bennis. Ils seraient pas de
ta parenté, des fois, dis, balourd ? » Dunk s’étant abstenu de répondre,
l’autre se remit à rire de son rire de volaille.
Une demi-lieue plus au sud, ils tombèrent sur le barrage.
Sans être aussi massif que la plupart de ses semblables, il avait
néanmoins l’air costaud. Deux grosses palissades de bois avaient été
plantées d’une rive à l’autre en travers du cours d’eau. Elles se composaient
de troncs d’arbre encore pourvus de leur écorce. L’intervalle qu’elles
délimitaient avait été bourré de pierres et de terre tassées à mort. En arrière,
les flots montaient peu à peu le long des berges et se déversaient dans une
tranchée ouverte à même les champs de lady Tyssier. Dunk se dressa sur ses
étriers pour un examen plus approfondi. Les chatoiements du soleil sur
l’eau trahissaient l’existence d’une vingtaine de canaux secondaires qui
s’éparpillaient dans toutes les directions pour former comme une toile
d’araignée. Ils sont en train de nous piquer notre rivière. La découverte de
ce spectacle souleva son indignation, et celle-ci ne fit qu’empirer quand il
devina sourdement que les arbres utilisés pour la construction du barrage
avaient sûrement dû être prélevés dans le Bois de Wat.
« Voilà ce que t’es allé fabriquer, balourd, grommela Bennis. Tu pouvais
pas admettre tout bonnement que la rivière s’était desséchée, oh que
non. Peut-être bien que cette histoire commence avec de l’eau, mais elle
finira avec du sang. Le tien et le mien, c’est plus que probable. » Le
chevalier brun dégaina son épée. « Eh ben, c’est du tout cuit, mainʼnant. Il y
a tes maudits terrassiers là-bas, sacrebleu. Tant vaut-y leur flanquer la
trouille. » Il fouailla les flancs de son bourrin avec les éperons et fonça au
galop à travers la prairie.
Dunk fut bien forcé de suivre, il n’avait pas le choix. La longue épée de
ser Arlan lui battait la hanche, et c’était une pièce d’acier fameusement
raide. Si ces creuseurs de tranchées ont un brin de bon sens, ils se
contenteront de déguerpir. Les sabots de Tonnerre faisaient voler de tous
côtés des mottes de terre.
L’un des bonshommes laissa bien choir sa pelle en voyant survenir les
chevaliers, mais ce fut là tout. Ils étaient une vingtaine à l’œuvre, des
courtauds et des échalas, des vieux et des jeunes, tous hâlés comme des
pruneaux par la cuisson du soleil. Ils formèrent une ligne de front plutôt
décousue, les mains crispées sur leurs bêches et leurs pioches, pendant que
le Bennis ralentissait son train. « Vous êtes ici sur les terres de Froide-
Douve ! » brailla l’un d’entre eux.
« Et ça, c’est une rivière Osgris, riposta Bennis en pointant son épée
pour la désigner. Qui c’est qu’a bricolé cette saloperie de barrage ?
— C’est mestre Cerrick qui l’a construit, répondit un jeune manœuvre.
— Non pas, affirma un homme plus âgé. Le mioche en gris a indiqué
des trucs et il a dit : “Fais ci”, “Fais ça”, mais c’est nous autres qu’on l’a
fait.
— Alors, vous pouvez foutrement bien vous le démolir. »
Dans les regards des terrassiers ne se lisait qu’insolence et méchante
humeur. L’un d’eux torcha la sueur de son front d’un revers de main. Pas un
seul ne souffla mot.
« Vous êtes un rien durs de la feuille, ramassis de gueux que vous
êtes…, reprit Bennis. C’est-y qu’il me faut couper une ou deux oreilles pour
me faire entendre ? À qui l’honneur d’être le premier ?
— Ici, c’est des terres Tyssier. » Le vieux terrassier était du genre
décharné, voûté, têtu comme une mule. « Vous n’avez pas le droit d’y être.
Amusez-vous à couper des oreilles, et M’dame vous noiera dans un sac. »
Sans démonter, Bennis se rapprocha. « Je ne vois pas de dames ici, je ne
vois qu’une grande gueule de bouseux. » Avec la pointe de sa lame, il
asticota la poitrine noiraude du vieillard juste assez fort pour y faire perler
une goutte de sang.
Il va trop loin. « Relevez votre épée, l’avertit Dunk. Cette histoire n’est
pas de son fait. La besogne leur a été ordonnée par ce mestre.
— C’est pour les récoltes, ser, plaida un type aux oreilles en anses de
cruche. Le blé était en train de crever, d’après ce que le mestre a dit. Et les
poiriers pareil.
— Eh bien, peut-être leurs poiriers crèvent, ou peut-être c’est vous.
— Causez toujours, vous ne nous faites pas peur, répliqua le vieillard.
— Non ? » Bennis fit siffler sa longue épée qui alla balafrer la joue du
bonhomme de l’oreille au bas de la mâchoire. « J’ai dit, leurs poiriers
crèvent, ou bien c’est vous. » Tout un côté du visage de sa victime pissait le
sang.
Il n’aurait jamais dû faire une chose pareille. Dunk se vit contraint de
ravaler sa rogne. En l’occurrence, Bennis était de son propre bord. « Fichez-
moi le camp d’ici ! cria-t-il à l’adresse des terrassiers. Retournez au château
de votre dame.
— Et au pas de course ! » appuya Bennis.
Après s’être carrément débarrassés de leurs outils, trois d’entre eux
s’exécutèrent à la lettre, en détalant à toutes jambes à travers les prés. Mais
un de leurs compères, aussi bronzé que musculeux, soupesa une pioche en
déclarant : « Sont jamais que deux, ces gugusses…
— Pelles contre épées font combat de fols, Jorgen », avertit le vieillard,
la main plaquée sur sa figure. Ça ruisselait tout rouge entre ses doigts. « Les
choses vont pas en rester là. Vous imaginez surtout pas le contraire.
— Un mot de plus, et toi, tu pourrais en tout cas rester sur le carreau,
crois-moi.
— Nous ne vous voulions aucun mal, intervint Dunk pour la gouverne
du vieillard blessé. Nous ne réclamions rien d’autre que notre eau. Dites-le
à votre dame.
— Oh, ça, on va lui dire, ser, promit le balèze, toujours agrippé à sa
pioche. Ça, pour sûr. »

Pour rentrer chez eux, ils coupèrent par le cœur du Bois de Wat, trop
heureux de l’ombre maigrichonne que leur dispensaient les frondaisons. Ils
y cuisaient ferme, néanmoins. À supposer que des cerfs hantaient encore le
couvert, les seules créatures vivantes qu’ils y virent étaient des mouches.
Elles harcelèrent de leurs bourdonnements le visage de Dunk pendant la
chevauchée, tout en grouillant sans relâche autour des yeux de Tonnerre
qu’elles exaspéraient. L’atmosphère était pétrifiée, suffocante. À Dorne, au
moins, les journées avaient beau être sèches, la température descendait si
bas, la nuit, que je frissonnais dans mon manteau. Dans le Bief, en
revanche, les nuits étaient à peine plus fraîches que les jours, si loin que
l’on fût au nord.
Profitant d’un moment où il lui fallait baisser la tête pour se glisser sous
une branche tombante, Dunk cueillit une feuille et la froissa entre ses
doigts. Elle s’y réduisit en poudre comme un parchemin millénaire. « Il
n’était pas nécessaire de taillader ce type, dit-il à Bennis.
— J’ai fait qu’y chatouiller la tronche, et pas plus, pour lui apprendre à
surveiller sa langue. En fait, j’aurais dû lui trancher sa putain de gorge,
seulement, les autres auraient alors détalé comme des lapins, et ça nous
aurait obligés à galoper derrière toute la bande pour la liquider.
— Vous auriez trucidé vingt hommes ? demanda Dunk, incrédule.
— Vingt-deux. C’ qu’en fait deux de plus que tous tes doigts et tous tes
orteils, lourdaud. Te faut les zigouiller tous, autrement ils vont raconter des
blagues. » Ils contournèrent un abatis. « On aurait mieux fait de dire à ser
Sert-à-rien que c’était la sécheresse qu’avait complètement mis à sec son
petit pissadou de rivière.
— Ser Eustace. Vous lui auriez menti.
— Ouais, et pourquoi pas ? Qui c’est qu’ira lui dire n’importe quoi
d’autre ? Les mouches ? » Bennis s’épanouit en un grand sourire moite et
cramoisi. « Ser Sert-à-rien quitte jamais la tour, sauf pour descendre voir
ses loupiots dans les buissons de mûres.
— Un homme lige doit la vérité à son seigneur et maître.
— Y a vérités et vérités, balourd. Y en a des qui sont inutiles. » Il
cracha. « C’est les dieux qui fourguent les sécheresses. Un homme peut pas
faire un bordel de tous les diables à propos des dieux. Mais la Veuve Rouge,
par contre… Qu’on avertisse, nous, le Sert-à-rien que cette garce de chienne
y a piqué son eau, et il va se sentir obligé d’honneur à la lui reprendre.
Attends voir un peu. Il pensera qu’il lui faut faire quelque chose.
— Tel serait son devoir. Nos petites gens ont besoin de cette eau pour
leurs récoltes à eux.
— Nos petites gens ? » Ser Bennis y alla de son braiment de rire.
« J’étais parti m’accroupir chier, peut-être, quand ser Sert-à-rien a fait de toi
son héritier ? Combien de petites gens tu te figures que t’as obtenus ? Dix ?
Et encore en comptant le fils à demi demeuré de Jeyne la Bigleuse qui sait
même pas par quel bout tenir une hache. Va te bricoler chevaliers chacun de
ceux-là, et ça nous en fera deux fois moins que la Veuve, et je t’en fous des
écuyers qu’elle a, et de ses archers et de sa séquelle. T’aurais besoin de tes
deux mains et de tes deux pieds pour les compter tous, et puis des doigts et
des orteils de ton mouflet chauve, en plus.
— Je n’ai que faire d’orteils pour compter. » Dunk en était au bord de
l’écœurement, de l’air en ébullition, des mouches et de la compagnie du
chevalier brun. Le bougre peut bien avoir chevauché un jour en compagnie
de ser Arlan, mais il y a des années et des années de ça. Il est devenu aussi
méchant qu’hypocrite et pleutre. Il donna des talons dans les flancs de son
grand destrier et prit la tête au trot, de manière à distancer la pestilence.

Piéferme était qualifié de château par pure politesse. Il avait beau se


dresser bravement au sommet d’un piton rocheux d’où on le découvrait des
lieues à la ronde, il n’était rien de plus qu’une tour d’habitation. Comme
celle-ci s’était partiellement effondrée quelques siècles plus tôt, la
reconstruction rudimentaire qui s’était imposée se traduisait au-dessus des
fenêtres des faces nord et ouest par un appareillage de moellons gris clair
qui tranchait avec la noirceur des pierres antérieures sous-jacentes. Des
tourelles étaient venues s’adjoindre à la ligne de faîte pendant la
restauration, mais uniquement au-dessus des parties relevées ; aux deux
autres angles étaient accroupies d’antiques effigies de pierre fantastiques, si
sévèrement amochées par les bourrasques et les intempéries qu’il était à peu
près impossible de deviner ce qu’elles avaient pu représenter à l’origine. La
couverture en bois de pin se voulait plate mais, grièvement déformée,
voilée, elle manifestait une fâcheuse propension à fuir.
Un sentier tortueux grimpait depuis le pied de la butte jusqu’à la tour, si
étriqué que l’on n’y pouvait chevaucher qu’à la queue-leu-leu. Dunk mena
le train pendant l’ascension, immédiatement talonné par Bennis. Il
discernait l’Œuf qui les surplombait, là-haut, juché sur une saillie rocheuse
avec son grand chapeau de paille avachi.
Ils immobilisèrent leurs montures devant la minuscule écurie de bric et
de broc nichée au bas de la tour et à demi dissimulée sous des plaques
lépreuses de mousse violette. Le hongre gris du vieux en occupait l’une des
stalles, à côté de Mestre. L’Œuf et Sam-la-Voussure avaient déjà rentré le
vin, semblait-il. Des poules baguenaudaient dans la cour. L’Œuf survint au
trot. « Est-ce que vous avez découvert ce qui s’est passé pour la rivière ?
— La Veuve Rouge y a établi un barrage. » Dunk mit pied à terre et
tendit au gamin la bride de Tonnerre. « Ne le laisse pas trop boire d’un seul
trait.
— Non, ser. J’y veillerai.
— Eh, marmot, le héla ser Bennis. Emmène aussi mon cheval, tant que
t’y es. »
L’Œuf lui décocha un coup d’œil insolent. « Je ne suis pas votre
écuyer. »
Cette langue qu’il a finira tôt ou tard par lui valoir un mauvais coup,
songea Dunk. « Tu vas t’occuper de son cheval, ou il t’en cuira d’une
taloche à l’oreille. »
L’Œuf adopta un air renfrogné mais entreprit d’exécuter l’ordre.
Cependant, comme il tendait la main pour saisir la bride, ser Bennis se racla
la gorge et cracha. Un mollard d’un rouge luisant vola se coller entre deux
des orteils du garçon. Lequel darda un regard glacial sur le chevalier brun.
« Vous m’avez craché sur le pied, ser. »
Bennis dévala pesammment de sa selle. « Ouais-da. Le prochain coup,
c’t à la gueule que j’ te cracherai. Je supporterai plus un seul mot de ta
putain de langue. »
Dunk vit la colère flamboyer dans les prunelles du petit. « Soigne les
bêtes, l’Œuf, dit-il avant que la situation ne tourne au vinaigre. Il nous faut
aller nous entretenir, nous autres, avec ser Eustace. »
Il n’était possible d’accéder à l’intérieur de Piéferme que par une porte
de chêne bardée de fer qui s’ouvrait vingt pieds au-dessus de leurs têtes.
Les marches du bas étaient constituées de blocs de pierre noire lisse et
tellement usée qu’elle formait une cuvette au beau milieu. Ensuite, elles
étaient supplantées par un escalier de bois raide comme une échelle qui
pouvait se relever à la manière d’un pont-levis en période de troubles. Dunk
chassa les volailles qui barraient le passage et se mit à grimper deux à deux.
Piéferme était plus vaste qu’il ne paraissait au premier abord. Ses caves
et celliers s’enfonçaient profondément dans une grande partie de la colline
qui lui servait de perchoir. Au-dessus du sol, la tour s’enorgueillissait de
quatre niveaux. Les deux étages supérieurs possédaient des fenêtres et des
balcons, les deux inférieurs ne comportant que des meurtrières. Il faisait
plus frais, dedans, mais si sombre que Dunk dut s’accorder le loisir
d’accommoder. La femme de Sam-la-Voussure se trouvait agenouillée près
de l’âtre qu’elle déblayait de ses cendres. « Ser Eustace est au-dessus ou au-
dessous ? la questionna Dunk.
— En haut, ser. » La vieille était tellement contrefaite qu’elle avait la
tête plus basse que les épaules. « Il vient juste de rentrer de sa visite aux
garçons, là-bas, dans les buissons de mûres. »
Les garçons en question étaient les fils d’Eustace Osgris : Edwyn,
Harrold, Addam. Edwyn et Harrold avaient été chevaliers, et le jeune
Addam simple écuyer. Ils avaient tous péri, voilà quinze ans de ça, lors de
la bataille d’Herberouge, vers la fin de la rébellion Feunoyr. « Ils sont morts
d’une bonne mort, en valeureux défenseurs du roi, contait ser Eustace à
Dunk, et je les ai ramenés à la maison pour les enterrer parmi les buissons
de mûres. » La sépulture de sa femme s’y trouvait également. Chaque fois
que le vieux mettait en perce une nouvelle barrique de vin, il se rendait au
bas de la colline afin de répandre une libation sur la tombe de chacun de ses
rejetons. « Vive le roi ! » lançait-il à pleine gorge avant de se mettre à boire
incontinent.
La chambre à coucher de ser Eustace occupait le troisième étage de la
tour, juste au-dessus de sa loggia. C’était dans cette dernière qu’à n’en point
douter le trouverait Dunk, à ronronner parmi ses coffres et ses futailles. Les
massives murailles grises de la loggia étaient tapissées de bannières
conquises et de matériel de guerre rouillé, tous butins glorieux de batailles
livrées de longs siècles auparavant et dont personne d’autre que le maître
des lieux ne conservait plus le moindre souvenir. La moitié des bannières
étaient moisies, et toutes, affreusement déteintes, étaient couvertes de
poussière, leurs éclatants coloris de jadis s’étant mués en tonalités grisâtres
et verdâtres.
Ser Eustace était occupé à décrasser avec un bout de chiffon un machin
démantibulé quand Dunk émergea de l’escalier, le capiteux Bennis collé sur
ses talons. Les yeux du vieux chevalier semblèrent s’éclairer un peu à la
vue de Dunk. « Mon bon géant, déclara-t-il, et ce brave ser Bennis. Venez
voir un peu ça. Je l’ai découvert dans le fond de ce coffre. Un vrai trésor,
quoique lamentablement négligé. »
Il s’agissait d’un bouclier, de ce qu’il en subsistait du moins. D’assez
piètres vestiges, à la vérité. Près de la moitié en avait disparu sous les
coups, le reste étant gris et plus ou moins en miettes. La bordure de fer
n’était plus qu’un amas de rouille, et le bois plus qu’une dentelle de trous de
vers. De vagues écailles de peinture s’y agrippaient encore, mais en trop
petit nombre pour suggérer l’ombre d’un blason quelconque.
« M’sire », débuta Dunk. Les Osgris n’étaient plus sires de rien du tout
depuis des éternités, mais cela faisait plaisir à ser Eustace de s’entendre
décerner ce titre, en écho du brillant renom dont avait effectivement joui
jadis son antique maison. « Qu’est-ce que c’est ?
— Le bouclier du Petit Lion. » Le vieux frotta la bordure, et quelques
bribes de rouille s’en détachèrent. « Ser Wilbert Osgris le portait lors de la
bataille qui lui fut fatale. Je suis certain que vous connaissez l’histoire.
— Non, m’sire, fit Bennis. Il se trouve que non. Le Petit Lion, vous
avez dit ? C’est donc qu’il était nain, ou quelque chose comme ça ?
— Sûrement pas ! » La moustache du vieux chevalier tremblota. « Ser
Wilbert était un homme de grande taille et d’une force herculéenne, ainsi
qu’un prodigieux chevalier. Il reçut ce surnom dès sa tendre enfance, en sa
qualité de benjamin de cinq frères. De son temps, il régnait encore sept rois
dans les Sept Couronnes, et la guerre faisait souvent rage entre le Roc et
Hautjardin. Les rois verts nous gouvernaient alors, les Jardiniers. Ils étaient
du sang du légendaire Garth Mainverte, et leur bannière royale portait une
main verte sur champ blanc. Gyles III emmena ses bannières à l’est
affronter le roi de l’Orage, et les frères de Wilbert l’accompagnèrent tous
car, à cette époque, le lion échiqueté flottait toujours aux côtés de la main
verte quand le roi du Bief partait guerroyer.
» Or, il advint que, pendant que le roi Gyles se trouvait au loin, le roi du
Roc se dit qu’il tenait là l’occasion inespérée d’arracher une bouchée du
Bief, si bien qu’il rassembla une armée d’Ouestiens et fondit sur nous. Étant
donné que les Osgris étaient les maréchaux des marches du Nord, la tâche
de se porter à sa rencontre incomba au Petit Lion. C’était le quatrième roi
Lancel qui menait les Lannister, si je ne m’abuse, ou peut-être bien le
cinquième. Ser Wilbert barra le passage au roi Lancel et lui ordonna de
s’arrêter. “Ne va pas plus loin, lui dit-il. Tu es le malvenu ici. Je t’interdis
de poser le pied dans le Bief.” Mais le Lannister n’en commanda pas moins
à toutes ses bannières d’avancer.
» Ils s’affrontèrent toute une demi-journée, le lion d’or et le lion
échiqueté. Le Lannister étant muni d’une épée valyrienne avec laquelle ne
pouvait rivaliser aucun acier commun, le Petit Lion se trouva durement
pressé, son bouclier réduit en charpie. À la fin, grièvement ensanglanté par
une douzaine de blessures et n’ayant plus au poing que sa propre lame
brisée, il se rua tête baissée contre son adversaire. Le roi Lancel le coupa
quasiment en deux, selon les chanteurs, mais, pendant qu’il agonisait, le
Petit Lion sut nonobstant trouver le défaut de l’armure du roi au creux de
l’aisselle et y plonger victorieusement sa dague. En voyant leur souverain
mort, les Ouestiens tournèrent casaque, et le Bief fut sauvé. » Le vieux
caressa le bouclier rompu avec autant de tendresse que s’il s’était agi d’un
enfant.
« Tudieu, m’sire, coassa Bennis, un homme comme ça nous serait
fichtrement utile, aujourd’hui. Dunk et moi, on est allés jeter un coup d’œil
à votre rivière, m’sire. Sèche comme un os, qu’elle est, puis pas par la faute
à la sécheresse. »
Le vieillard mit ses reliques de côté. « Narrez-moi cela. » Il prit un siège
et les incita d’un geste à faire de même. Pendant que le chevalier brun
débitait son récit, il se fit tout oreilles, droit comme une lance, le menton
dressé et les épaules bien carrées.
Dans sa jeunesse, ser Eustace Osgris avait dû être l’incarnation même
de la chevalerie, avec sa haute taille, son torse puissant et la noblesse de ses
traits. Le temps et le deuil avaient eu beau lui infliger leur inflexible
ouvrage, il n’avait pas plié si peu que ce soit, conservant malgré tout sa
forte charpente, ses larges épaules, son torse vaste comme un foudre et une
physionomie aussi énergique et acérée que celle d’un vieil aigle. Ses
cheveux taillés ras avaient pris la blancheur du lait, mais la moustache drue
qui lui masquait la bouche restait d’un gris cendré. Ses sourcils étaient de la
même teinte et, d’une nuance de gris plus claire, les yeux qu’ils
surmontaient étaient empreints de tristesse.
Leur tristesse parut encore s’intensifier lorsque Bennis aborda le
chapitre du barrage. « On connaît cette rivière sous son nom de
l’Échiquetée depuis un millier d’années, voire davantage, dit le vieux
chevalier. J’y ai attrapé du poisson quand j’étais tout gosse, et mes fils l’ont
tous fait à leur tour. Alysanne aimait à y faire de gros ploufs dans les creux,
par les journées d’été torrides comme celle-ci. » Alysanne était sa fille,
morte au printemps. « C’est sur les berges de l’Échiquetée que j’ai
embrassé une fille pour la première fois. Une cousine, que c’était, la plus
jeune des filles de mon oncle, un des Osgris de Lacfeuillu. Ils ont tous
disparu, maintenant, même elle. » Sa moustache se mit à trembler. « Il n’est
pas possible de tolérer cela, sers. La drôlesse n’aura pas mon eau. Elle
n’aura pas mon eau échiquetée.
— Le barrage est bâti solide, avertit ser Bennis. Trop solide pour que,
moi et ser Dunk, on l’abatte en une heure, même avec l’aide du marmot
chauve. Il va nous falloir des cordes et des pioches et des haches et une
douzaine d’hommes. Et ça rien que pour le travail, pas pour le combat. »
Ser Eustace considéra fixement le bouclier du Petit Lion.
Dunk s’éclaircit la gorge. « À ce propos, m’sire, quand nous sommes
tombés sur les terrassiers, ben…
— Dunk… ! Embête pas m’sire avec des broutilles, intervint Bennis.
J’ai fait que donner une leçon à l’un de ces crétins, rien de plus que ça. »
Ser Eustace releva les yeux d’un air acerbe. « Quel genre de leçon ?
— Avec mon épée, pour tout dire. Un petit peu de raisiné en travers de
sa joue, c’est tout ce qu’il a eu, m’sire. »
Le vieux chevalier le dévisagea longuement. « Ce… c’était malavisé à
vous, ser. La drôlesse a un cœur d’araignée. Elle a assassiné trois de ses
maris. Et tous ses frères sont morts au maillot. Cinq, il y en avait. Ou peut-
être six, je ne m’en souviens pas. Ils se dressaient entre elle et le château.
Elle écorcherait à coups de fouet le moindre de ses manants qui lui
déplairait, je n’en doute pas, mais que vous lui en égratigniez un…, ça, non,
elle ne va pas subir une pareille insulte sans broncher. Ne vous y méprenez
pas. Elle viendra tout exprès pour vous, comme elle l’a fait pour Lem.
— Dake, m’sire, fit Bennis. Sauf le respect dû à Votre Hautesse, puisque
vous l’avez connu et moi jamais, n’empêche, il se nommait Dake.
— Si tel était le bon plaisir de m’sire, je pourrais toujours me rendre à
Boisdoré pour parler à lord Rowan de ce barrage », intervint Dunk. Rowan
était le suzerain du vieux chevalier. Les terres de la Veuve Rouge relevaient
également de son autorité.
« Rowan ? Non, n’escomptez aucune aide de ce côté-là. La sœur de lord
Rowan a épousé le cousin de lord Wyman Tyssier, Wendell, de sorte qu’il
est apparenté à la Veuve Rouge. Au surplus, il ne me porte pas dans son
cœur. Il vous faudra faire demain la tournée de tous mes villages, ser
Duncan, et y ramasser chaque homme valide en âge de se battre. Je suis
vieux, mais je ne suis pas mort. La drôlesse ne va pas tarder à s’apercevoir
que le lion échiqueté a encore ses griffes ! »
Deux, songea Dunk avec morosité, et je suis l’une d’elles.

Les domaines de ser Eustace englobaient trois maigres villages, tous


réduits à une poignée de masures, de parcs à moutons et de pourceaux. Le
plus important s’enorgueillissait d’un septuaire à toit de chaume dont les
murs de l’unique pièce étaient embellis de portraits des Sept frustement
gribouillés au charbon. C’était un ancien porcher tout courbé par les ans,
Mudge, qui, pour avoir mis les pieds à Villevieille une fois dans sa vie, y
assurait les offices religieux tous les septièmes jours. Deux fois l’an, un
authentique septon passait absoudre en coup de vent les péchés de
l’assistance au nom de la Mère. Si les petites gens se sentaient fort aises de
l’absolution, cela ne les empêchait nullement d’exécrer les visites du saint
homme, parce qu’il leur fallait à toute force le nourrir.
L’apparition de Dunk et de l’Œuf ne sembla pas les enchanter
davantage. On connaissait Dunk dans les villages, ne serait-ce qu’en sa
qualité de nouveau chevalier de ser Eustace, mais il ne s’y vit même pas
offrir une coupe d’eau. Compte tenu du fait que la plupart des hommes se
trouvaient aux champs, ce furent essentiellement des femmes et des enfants
que leur intrusion fit surgir des chaumines, ainsi qu’une poignée de
croulants trop infirmes pour travailler. L’Œuf trimbalait la bannière Osgris,
le lion échiqueté vert et or, rampant sur son champ neigeux. « Nous venons
de Piéferme vous apporter les citations à comparaître de ser Eustace,
annonça Dunk aux villageois. Il est enjoint à tous les hommes valides âgés
de quinze à cinquante ans d’avoir à se rassembler à la tour demain.
— C’est la guerre ? demanda une femme frêle qui avait deux gosses
planqués derrière ses jupes et un nouveau-né en train de lui pomper le sein.
C’est-y que le dragon noir est de retour ?
— Il n’y a pas de dragons dans cette affaire, ni rouge ni noir, lui
répondit Dunk. Tout se passe entre le lion échiqueté et les araignées. La
Veuve Rouge s’est emparée de votre eau. »
La femme opina du chef, mais elle prit un air méfiant quand l’Œuf retira
son chapeau pour s’éventer le visage. « Ce petit drôle a pas un cheveu.
C’est-y qu’il est malade ?
— Rasé », fit l’Œuf. Il se recoiffa le crâne et, faisant tourner la tête de
Mestre, s’éloigna d’un pas nonchalant.
Il est d’humeur chatouilleuse, aujourd’hui. Il avait à peine desserré les
dents depuis leur départ. Dunk ne fit qu’effleurer Tonnerre de l’éperon, et il
eut tôt fait de rattraper le mulet. « Tu m’en veux tant que ça de n’avoir pas
pris ton parti contre ser Bennis, hier ? » demanda-t-il à son écuyer, frappé
par sa mine maussade, pendant qu’ils se dirigeaient vers le hameau suivant.
« Je ne l’aime pas plus que toi, mais il est chevalier. Tu devrais t’adresser à
lui de façon courtoise.
— Je suis votre écuyer, pas le sien, répliqua l’enfant. Il est sale comme
un peigne, il a une langue de vipère, et il n’arrête pas de me pincer. »
S’il se doutait si peu que ce soit de ton identité, il mouillerait ses
chausses avant de lever le petit doigt sur toi. « Il me pinçait, moi aussi. »
Dunk avait oublié ce détail jusqu’à ce que l’accusation de l’Œuf le lui
remémore. Ser Arlan et ser Bennis avaient fait partie d’un groupe de
chevaliers recrutés par un négociant dornien pour assurer sa sécurité depuis
Port-Lannis jusqu’à la Passe-du-Prince. Dunk n’était alors pas plus âgé que
l’Œuf, quoique de plus grande taille. Il me pinçait si violemment sous le
bras que j’en avais des bleus. Ses doigts me faisaient l’effet de tenailles de
fer, mais je n’en ai jamais pipé mot à ser Arlan. L’un des autres chevaliers
du convoi s’était volatilisé dans les parages de Pierremoûtier, et il s’était
ébruité que Bennis l’avait étripé à l’occasion d’une dispute. « S’il s’avise de
te pincer de nouveau, parle-m’en, et j’y mettrai fin. D’ici là, soigner son
cheval ne te coûte pas grand-chose.
— Il faut bien que quelqu’un le fasse, convint l’Œuf. Bennis ne l’étrille
jamais. Il ne nettoie jamais sa stalle. Il ne lui a même pas donné de nom !
— Certains chevaliers n’en attribuent jamais à leurs montures, lui
expliqua Dunk. Comme ça, quand elles sont tuées sur un champ de bataille,
le chagrin de leur perte est moins dur à porter. Il est toujours possible de
s’en procurer d’autres, alors que la disparition d’un ami fidèle vous fait une
peine affreuse. » C’est en tout cas ce qu’assurait l’Ancien, quitte à se
démentir lui-même invariablement. Il a donné un nom à chacun des
chevaux qu’il a jamais possédés. Et Dunk avait procédé de même. « Nous
verrons bien combien d’hommes se pointent à la tour. Mais que ce soit cinq
ou cinquante, il te faudra t’occuper d’eux aussi. »
L’Œuf prit un air indigné. « Je devrai servir des petites gens ?
— Pas servir. Aider. Nous allons avoir à faire d’eux des combattants. »
À condition que la Veuve Rouge nous en laisse le loisir. « Si les dieux
daignent nous favoriser, quelques-uns auront déjà été plus ou moins soldats,
mais la plupart seront aussi verts que les herbages printaniers, et le
maniement des houes leur sera plus familier que celui des piques. Il n’en
reste pas moins qu’un jour peut venir où nos vies dépendront d’eux. Quel
âge avais-tu quand tu as empoigné ta première épée ?
— J’étais tout petit, ser. C’était une épée de bois.
— Les gamins du commun se bagarrent avec des épées de bois, eux
aussi, seulement, les leurs ne sont que des bâtons et des branches cassées.
Ces hommes risquent de te paraître des butors, l’Œuf. Ils ne connaîtront pas
les termes spécifiques des différentes pièces d’armure, pas plus que les
armoiries des maisons du plus haut parage, et ils ne sauront pas quel est
celui de nos rois qui a aboli le droit de cuissage du seigneur lors de la
première nuit… Mais traite-les tout de même avec respect. Tu as beau être
un écuyer issu d’une noble lignée, tu n’es encore qu’un petit garçon. La
majorité d’entre eux seront des hommes faits. Tout homme a sa fierté,
quelque humble que puisse être sa naissance. Tu aurais l’air tout aussi
stupide et perdu dans leurs villages à eux. Et, si tu doutes de ce fait, va donc
sarcler une rangée et tondre un mouton, puis dis-moi, tiens, le nom de
toutes les mauvaises herbes et des fleurs sauvages qui poussent dans le Bois
de Wat. »
Le gamin réfléchit un moment. « Je pourrais leur enseigner les
armoiries des grandes maisons et comment la reine Alysanne s’y prit pour
persuader le roi Jaehaerys d’abolir la première nuit. Et eux pourraient
m’enseigner quelles sont les meilleures plantes pour concocter des poisons,
et si ces baies vertes sont comestibles sans danger.
— Ils en seraient capables, effectivement, lui confirma Dunk, mais
avant d’en venir au roi Jaehaerys, mieux vaudrait que tu nous prêtes main-
forte pour leur apprendre comment on se sert d’une pique. Et garde-toi de
manger quoi que ce soit des trucs auxquels Mestre s’abstient de toucher. »

Le lendemain vit une douzaine de guerriers en herbe prendre le chemin


de Piéferme et s’y rassembler parmi les poulets. L’un d’eux était beaucoup
trop vieux, deux trop jeunes, et un adolescent maigrichon se révéla être une
adolescente maigrichonne. Ces cinq-là, Dunk les renvoya dans leurs
villages, n’en conservant que huit : trois Wat, deux Will, un Lem, un Pat, et
pour finir Gros Rob le simple d’esprit. Un ramassis navrant, ne put-il
s’empêcher de penser. On y aurait vainement cherché les superbes manants
vigoureux dans la fleur de l’âge qui conquéraient le cœur des damoiselles
de haute extraction dans les chansons. Ils étaient tous plus crasseux les uns
que les autres. Lem avait cinquante ans bien tassés, et Pat l’œil larmoyant ;
ils étaient les deux seuls à avoir jamais été soldats. Ils étaient partis se battre
avec ser Eustace et ses fils lors de la rébellion Feunoyr. Les six autres
étaient aussi verts que l’avait appréhendé Dunk. Ils avaient des poux tous
les huit. Deux des Wat étaient frères. « À croire que votre mère connaissait
pas d’autre prénom », lâcha Bennis dans un gloussement.
Pour ce qui en était du chapitre des armes, ils trimbalaient une faux,
trois houes, un vieux couteau, plus quelques gros gourdins de bois. Lem
possédait un bâton taillé en pointe qui pouvait tenir lieu de pique, et l’un
des Will confessa son adresse à lancer des pierres. « Nous voilà sacrément
parés, fit Bennis, voilà qu’on s’est dégotté un putain de trébuchet. » De là
vint que sur ces entrefaites on affubla le malheureux du sobriquet de Treb.
« Y aurait-il parmi vous des archers habiles ? » leur demanda Dunk.
Tous les pieds raclèrent la poussière, pendant que les poules picoraient
le sol autour d’eux. « Sans offense, ser, mais m’sire nous permet pas les
grands arcs. Les cerfs Osgris sont pour les lions échiquetés, pas pour les
ceusses de notre espèce.
— On va avoir des épées, des heaumes et des cottes de mailles ? eut
envie de savoir le plus jeune des trois Wat.
— Oh mais, bien sûr que tu vas en avoir, dit Bennis, juste aussitôt que
t’auras tué l’un des chevaliers de la Veuve et dépouillé son putain de
cadavre. Et oublie surtout pas d’enfoncer ton bras jusqu’au coude dans le
cul de son canasson, parce que c’est là qu’ils planquent leurs picaillons. » Il
pinça le petit Wat sous le bras jusqu’à ce que la douleur le fasse couiner,
puis il entraîna l’ensemble de la bande vers le Bois de Wat afin d’y couper
des piques.
À leur retour, ils étaient munis de huit piques durcies au feu de
longueurs épouvantablement inégales et de boucliers rudimentaires en
entrelacs de branches. Ser Bennis s’était lui aussi bricolé une pique, et il
leur montra comment les pousser de la pointe et en utiliser la hampe pour
parer, ainsi que les endroits à piquer pour tuer. « Le ventre et le gosier sont
ce qu’y a de mieux, je trouve. » Il se martela la poitrine avec le poing. « Y a
le cœur juste là, ça peut toujours faire l’affaire aussi. L’ennui, c’est qu’y a
les côtes en travers. Le bide, lui, c’est tendre et c’est mou. Faut du temps
pour que ça se vide, mais ça pardonne pas. Jamais on a vu un type survivre
avec ses tripes qui lui pendent au-dehors. Maintenant, si y en a un d’assez
couillon pour aller vous tourner le dos, foutez-y-moi votre pointe entre ses
omoplates ou dans ses rognons. C’est ici que ça se passe. Ils vivent pas
longtemps quand vous leur avez une bonne fois épinglé les rognons. »
Le fait qu’il se trouvait trois Wat dans le tas causait pas mal de méprises
quand Bennis essayait de leur dire quoi faire. « Nous devrions leur donner
des noms de villages, ser, suggéra l’Œuf, comme ser Arlan, votre vieux
maître, l’avait fait de l’Arbre-sous. » La méthode aurait pu marcher,
seulement leurs villages non plus n’avaient pas de noms. « Eh bien, reprit
l’Œuf, nous pourrions les nommer d’après leurs cultures, ser. » L’un des
villages était sis au milieu de champs de haricots, un autre cultivait surtout
de l’orge, et le troisième alignait principalement des rangées de choux, de
carottes, d’oignons, de navets et de melons. Comme personne ne voulait pas
plus entendre parler d’être un Navet qu’un Chou, les ressortissants de ce
dernier devinrent les Melons. Et l’on finit par se retrouver avec quatre
Graindorge, deux Melons et deux Haricots. Mais les frères Wat étant tous
les deux des Graindorge, une distinction plus poussée s’imposait encore.
Après que le cadet eut fait état d’être un jour tombé dans le puits du village,
Bennis l’adouba « Wat-le-Mouillé », et le tour fut joué. Et tous furent aux
anges de s’être vu décerner des « noms de seigneur », hormis Gros Rob qui
ne parvint apparemment pas à se rappeler s’il était un Graindorge ou un
Haricot.
Une fois ces braves équipés chacun d’une pique et d’un nom, ser
Eustace sortit de Piéferme pour leur adresser un brin de discours. Le vieux
chevalier se campa sur le seuil de la porte de la tour, revêtu de sa maille et
de sa plate sous un long surcot de laine que les ans avaient plutôt jauni que
blanchi. Par-devant comme par-derrière, il arborait le lion échiqueté, cousu
en petits carreaux verts et or. « Les gars, dit-il, vous vous souvenez tous de
Dake. La Veuve Rouge l’a fourré dans un sac et noyé. Elle a pris sa vie, et
maintenant, c’est notre eau qu’elle entend prendre aussi, l’Échiquetée qui
nourrit nos récoltes…, mais elle ne le fera pas ! » Il brandit son épée au-
dessus de sa tête. « Pour Osgris ! clama-t-il d’une voix retentissante. Pour
Piéferme !
— Osgris ! » reprit Dunk en écho. L’Œuf et les recrues le firent à leur
tour en vociférant : « Osgris ! Osgris ! Pour Piéferme ! »
Dunk et Bennis se mirent à exercer leur escouade au milieu des volailles
et des cochons, pendant que ser Eustace contemplait la scène du haut du
balcon. Sam-la-Voussure avait bourré quelques vieux sacs avec de la paille
souillée. Ils en firent leurs ennemis. Les néophytes commencèrent à
s’entraîner au maniement de la pique et Bennis à leur aboyer : « Plantez,
vrillez, dégagez ! Plantez, vrillez, dégagez… mais sortez-le-moi, ce foutu
machin ! Vous en aurez bien assez tôt besoin pour votre adversaire
suivant… ! Trop lent, Treb, foutrement trop lent ! Si tu peux pas faire ça
plus vite, retourne lancer des cailloux ! Lem, fous-moi tout ton poids
derrière ta poussée ! C’est comme une bite que t’as ! Dedans dehors dedans
dehors ! Encule-les avec, c’est ça, le truc, dedans dehors, ‘rrache-leur-z-y,
‘rrache-leur-z-y, ‘rrache-leur-z-y ! »
Quand les sacs eurent été bien défoncés, bien étripés par des centaines
de coups de pique et toute leur paille éparpillée par terre, Dunk endossa sa
maille et sa plate puis s’empara d’une épée de bois pour voir comment les
hommes se comporteraient face à un adversaire plus vivant.
Pas trop trop bien fut la réponse. Seul Treb se montra assez rapide pour
porter une botte au-delà du bouclier de Dunk, et encore n’y réussit-il qu’une
seule fois. Dunk esquivait l’un après l’autre leurs piètres assauts de traviole,
repoussait de côté leurs piques et ne savait dans quelle ouverture foncer. Si
son arme avait été non de pin mais d’acier, il aurait abattu chacun d’eux dix
fois. « Une fois que j’ai dépassé votre pointe, vous êtes morts », les prévint-
il, tout en leur martelant les jambes et les bras pour mieux faire entrer la
leçon. Du moins Treb et Lem et Wat-le-Mouillé apprirent-ils bientôt à céder
du terrain. Gros Rob laissa tomber sa pique et prit la fuite, ce qui força
Bennis à lui donner la chasse et à le ramener en larmes par la peau du cou.
La fin de l’après-midi vit tout ce beau monde tapissé de bleus et de bosses,
et des ampoules toutes fraîches commençaient à cloquer sur tous les points
où les mains calleuses s’étaient crispées pour tenir les piques vaille que
vaille. Dunk s’en tira pour sa part absolument intact, mais il était à demi
noyé dans ses suées lorsque l’Œuf l’aida à se dépecer littéralement de son
armure.
Alors que le soleil déclinait peu à peu, Dunk emmena leur modeste
troupe dans la cave et contraignit à prendre un bain même ceux de ses
membres dont le précédent remontait juste à l’hiver dernier. Après quoi, la
femme de Sam-la-Voussure leur servit à tous une écuellée d’un plantureux
ragoût d’orge, de carottes et d’oignons. Les hommes étaient fourbus jusqu’à
fond de carcasse mais, à les entendre, aucun ne doutait de devenir en un
rien de temps deux fois plus meurtrier qu’un chevalier de la Garde royale.
Ce leur était un supplice presque insoutenable que de devoir attendre pour
administrer la preuve de leur valeur. Ser Bennis s’acharna à les exalter en
leur vantant les béatitudes de l’existence soldatesque ; femmes et butin
principalement. Les deux vétérans abondèrent dans son sens. Lem s’était
ramené de la rébellion Feunoyr un couteau et une belle paire de bottes, à ce
qu’il prétendait ; bon, les bottes étaient trop petites pour qu’il les chausse,
mais il les avait toujours sous les yeux, suspendues à son mur. Quant à Pat,
il ne fut que trop intarissable sur certaines des traînées de camp qu’il s’était
besognées dans le sillage du dragon.
Sam-la-Voussure leur avait installé huit paillasses dans la cave, et ils ne
se furent pas plus tôt rempli la panse qu’ils partirent tous roupiller. Bennis,
lui, s’attarda suffisamment pour régaler Dunk de mines écœurées. « Ser
Sert-à-rien aurait fallu baiser un tout petit peu plus de bouseuses, tant qu’y
lui restait ‘core une goutte de jus dans les pauvres vieilles couilles qu’il a,
décréta-t-il. S’il se serait semé sa jolie moisson de bâtards, à l’époque, peut-
être qu’on aurait des soldats, maintenant.
— M’ont pas l’air si pires que n’importe quelle autre levée de
paysans. » Dunk en avait vu marcher quelques-uns de ce genre alors qu’il
servait d’écuyer lui-même à ser Arlan.
« Ouais, fit ser Bennis. Ça se pourrait que, dans une quinzaine, ils
arrivent à pas lâcher pied contre un paquet d’autres culs-terreux. Mais
contre des chevaliers ? » Il secoua la tête et cracha l’un de ses glaviots
favoris.

Le puits de Piéferme se trouvait au-dessous du cellier, dans une pièce à


l’atmosphère humide et glaciale et aux murs de pierre et de terre. C’était là
que la femme de Sam-la-Voussure savonnait, frottait et battait le linge avant
de le charrier jusqu’au toit en terrasse pour le séchage. Le cuvier de pierre
massif servait également de baignoire. Les bains exigeaient qu’on tire l’eau
du puits seau après seau, qu’on la mette à chauffer au-dessus de l’âtre dans
un grand chaudron de fer, qu’on vide le chaudron dans la cuve et que l’on
recommence l’ensemble des opérations. Il fallait quatre seaux pour emplir
le chaudron, et trois chaudrons pour emplir la cuve. Le temps que le dernier
chaudron parvienne à ébullition, l’eau du premier s’était refroidie jusqu’à
n’être plus que tiède. On avait entendu déclarer à ser Bennis que se taper
tout ce bordel, c’était foutrement trop d’emmerdes, et cela expliquait assez
qu’il grouillât de poux et de puces et qu’il embaumât tout autant qu’un
fromage pourri.
Dunk bénéficiait au moins de l’aide de l’Œuf lorsqu’il éprouvait le
besoin urgent de s’accorder un bon décrassage, ce qu’il fit ce soir-là. Le
gamin tira l’eau sans sortir d’un mutisme maussade, et à peine ouvrit-il le
bec pendant qu’elle chauffait. « L’Œuf ? finit par l’interpeller Dunk alors
que le troisième chaudron commençait à frémir. Il y a quelque chose qui
cloche ? » N’obtenant pas de réponse, il reprit : « Donne-moi un coup de
main pour le chaudron. »
Ensemble, ils s’échinèrent à le transporter de l’âtre jusqu’au cuvier en
prenant bien garde de ne pas s’éclabousser. » Ser, se décida le petit, qu’est-
ce que vous pensez que ser Eustace compte faire ?
— Démolir le barrage et repousser de vive force les gens de la Veuve
s’ils essaient de nous interrompre. » Il avait parlé d’une voix forte, de
manière à se faire entendre par-dessus les bruyantes cascades de l’eau du
bain. Tandis qu’ils versaient s’élevait un rideau blanc de vapeur qui lui
empourpra la figure.
« Leurs boucliers ne sont qu’en lacis de bois, ser. Un coup de lance
risquerait de passer au travers comme dans du beurre, ou bien un carreau
d’arbalète.
— Nous pourrons toujours dénicher pour eux quelques pièces d’armure,
quand ils seront prêts. » Il n’était pas possible de rien espérer de mieux.
« Ils pourraient bien se faire tuer, ser. Wat-le-Mouillé est à peine sorti de
l’enfance. Will Graindorge doit se marier lors de la prochaine visite du
septon. Et Gros Rob n’est même pas capable de différencier son pied
gauche de son pied droit. »
Dunk laissa retomber bruyamment le chaudron vide sur le sol de terre
battue. « Roger de l’Arbre-sous était plus jeune que Wat-le-Mouillé quand il
périt sur le champ de bataille d’Herberouge. Il y avait aussi dans l’armée de
ton père des hommes qui venaient tout juste de se marier, et d’autres qui
n’avaient jamais seulement embrassé une fille. Et il y en avait des centaines
qui ne savaient pas non plus différencier leur pied gauche de leur pied
droit… voire des milliers.
— Ce n’était pas pareil, affirma l’Œuf. Cela, c’était la guerre.
— Ceci en est une aussi. La même chose, mais en plus petit, voilà tout.
— En plus petit et plus absurde, ser.
— Il n’appartient ni à moi ni à toi d’en trancher, l’avisa Dunk. C’est
leur devoir de partir en guerre quand ser Eustace les en somme. Et de
mourir, si besoin est.
— Alors, nous n’aurions pas dû leur donner de noms, ser. Cela ne
servira qu’à aggraver notre chagrin lorsqu’ils mourront. » Il grimaça de tous
ses traits. « Si nous nous servions plutôt de ma botte…
— Non. » Dunk se jucha sur un pied pour déchausser l’autre.
« N’empêche que mon père…
— Non. » Sa seconde botte suivit le chemin de la première.
« Nous…
— Non. » Dunk retira sa tunique tachée de sueur par-dessus sa tête et la
lui jeta. « Demande à la femme de Sam-la-Voussure de me lessiver ça.
— Je le ferai, ser, mais…
— Non, j’ai dit. Il te faut une taloche à l’oreille pour t’affiner un peu
l’ouïe ? » Il délaça ses chausses. Dessous, il ne portait rien d’autre que lui-
même ; il faisait trop chaud pour mettre des sous-vêtements. « C’est une
bonne chose, que tu t’inquiètes pour Wat et Wat et Wat et pour tous les
autres, mais il est entendu que la botte, c’est uniquement en cas de nécessité
absolue. » Combien d’yeux lord Freuxsanglant possède-t-il ? Mille, et rien
qu’un.
« Que t’a commandé ton père, quand il t’a envoyé me servir d’écuyer ?
— De n’avoir les cheveux que rasés ou teints, et de ne révéler mon nom
véritable à homme qui vive », répondit le garçon avec une répugnance non
dissimulée.
Cela ne faisait jamais qu’une bonne année et demie que Dunk avait
l’Œuf à son service, mais on aurait dit certains jours que c’en faisait vingt.
Ils avaient de conserve gravi la Passe-du-Prince et traversé les hautes dunes
de Dorne, les rouges comme les blanches. Une barque leur avait fait
descendre à la perche la Sang-vert jusqu’à Bourg-Cabanes où ils s’étaient
embarqués sur la galéasse La Dame blanche à destination de Villevieille. Ils
avaient couché dans des étables, dans des auberges et dans des fossés,
rompu le pain avec de saints moines, des gaupes et des cabotins, suivi cent
spectacles de marionnettes. L’Œuf avait tenu le cheval de Dunk bien
pomponné, bien franche de rouille sa maille et sa rapière bien affûtée. Il
s’était montré d’une aussi bonne compagnie que quiconque pouvait en
rêver, et le chevalier errant en était venu à le considérer presque comme un
petit frère.
Il ne l’est pas, pourtant. Ce qui avait donné ce poussin-là, c’étaient des
dragons, pas des volailles. L’Œuf pouvait bien tenir lieu d’écuyer à un
obscur chevalier errant, Aegon, de l’illustre maison Targaryen, n’en était
pas moins le benjamin des quatre fils de Maekar, prince de Lestival, lui-
même quatrième fils de feu Sa Majesté Daeron le Bon, deuxième du nom,
qui avait occupé le Trône de Fer durant vingt-cinq années, jusqu’à ce que le
fauche le fameux Fléau de Printemps.
« Pour autant que cela regarde la plupart des gens, Aegon Targaryen est
retourné à Lestival avec son frère Daeron après le tournoi de Cendregué,
rappela Dunk au gamin. Ton père n’avait pas la moindre envie de laisser
savoir que tu étais en train de courir les Sept Couronnes avec un rien du tout
de chevalier sans fief. Qu’il ne soit donc plus question de ta botte entre
nous. »
Pour toute réplique, il dut se contenter d’un regard. L’Œuf avait de
grands yeux que son crâne rasé faisait quelquefois paraître encore plus
grands. À la lueur de la lanterne qui entamait à peine les ténèbres de la
cave, ils avaient l’air noirs, mais un éclairage plus vif permettait de mieux
apprécier leur véritable couleur : un violet sombre, insondable. Des
prunelles valyriennes, songea Dunk. À Westeros, rares étaient les êtres qui,
sans être issus du sang du dragon, en possédaient d’analogues ou dont la
chevelure, entretissée de fils d’argent, avait l’éclat de l’or martelé.
Durant la descente à la perche de la Sang-vert, les petites orphelines
s’étaient fait un jeu de tripoter son crâne rasé en guise de porte-bonheur.
Ces enfantillages rendaient l’Œuf plus cramoisi qu’un grenadier en fleur.
« Les filles sont d’une stupidité ! disait-il. La prochaine qui me touche, je la
jette à l’eau ! » Dunk fut obligé d’intervenir. « Alors, c’est moi qui te
toucherai. En te flanquant une telle taloche à l’oreille que tu entendras
carillonner des cloches pendant toute une lunaison. » La menace n’eut
d’autre effet que d’exacerber l’exaspération du gamin. « Plutôt vos cloches
que ces gourdes de filles ! » maintint-il, mais il ne balança jamais qui que
ce soit dans la rivière.
Dunk pénétra dans le cuvier et s’y plongea jusqu’à ce que l’eau lui
arrive au ras du menton. Elle était encore brûlante à la surface, mais
nettement plus fraîche vers le fond. Il serra les dents pour réprimer un
hurlement qui n’aurait pas manqué de faire s’esclaffer le petit. L’Œuf
adorait que l’eau soit archibouillante pour ses propres bains.
« Désirez-vous que je vous en mette davantage à bouillir, ser ?
— Ça ira comme ça. » Dunk se frictionna les bras tout en regardant la
crasse qui s’en détachait former d’épaisses nuées grises. « Va me chercher
le savon. Oh, et puis la brosse à long manche, tant que tu y es. » Le seul fait
d’avoir pensé aux cheveux de l’Œuf lui rappela que les siens étaient une
véritable dégoûtation. Il prit bravement son souffle et se laissa couler sous
l’eau pour les nettoyer comme il faut. Lorsqu’il refit surface dans un geyser
d’éclaboussures, l’Œuf se tenait près de la baignoire avec le savon et la
brosse de crin à long manche. « Tu as des poils sur la joue, fit observer
Dunk tout en s’emparant du savon. Deux. Là, tiens, sous l’oreille. N’oublie
pas de les faire sauter, la prochaine fois que tu te raseras le crâne.
— Oui, ser. » Il paraissait enchanté de la révélation.
Il s’imagine sans doute qu’un brin de barbe fait de lui un homme. Dunk
se l’était lui aussi figuré le jour où il s’était découvert un semblant de duvet
qui ombrait sa lèvre supérieure. J’ai tâché de le raser avec ma dague, et j’ai
bien failli m’emporter le nez. « Va prendre un peu de repos, maintenant,
reprit-il. Je n’aurai plus besoin de toi jusqu’au matin. »
Il lui fallut un temps infini pour se récurer de toute la poussière et la
sueur accumulées. Cela terminé, il mit le savon de côté, s’allongea du
mieux qu’il lui fut possible et ferma les yeux. L’eau s’était quelque peu
refroidie, sur ces entrefaites. Après l’implacable chaleur de la journée, ce
soulagement était le bienvenu. Il se laissa barboter jusqu’à ce que ses pieds
et ses mains s’en trouvent tout ridés et que l’eau soit carrément froide et
grise. Seulement alors, non sans regrets, il s’extirpa de la baignoire.
On avait eu beau installer pour l’Œuf et pour lui de grosses paillasses de
paille dans le cellier, Dunk préféra grimper dormir sur le toit comme le
petit. L’atmosphère y était plus fraîche, et il arrivait qu’un rien de brise y
souffle de temps à autre. Ils n’avaient d’ailleurs guère à redouter d’y
essuyer la pluie. La prochaine fois qu’il leur pleuvrait là-haut sur le râble
serait la toute première.
L’Œuf était assoupi quand Dunk atteignit la terrasse. Il se coucha sur le
dos, les mains derrière la tête, et se mit à contempler le ciel. Les étoiles
scintillaient de toutes parts, des milliers et des milliers. Ce spectacle lui
remémora une nuit de Cendregué, avant que ne débute le tournoi. Il avait vu
cette nuit-là une étoile filante. Les étoiles filantes étant censées vous porter
chance, il avait fait peindre celle-ci par Tanselle sur son bouclier, mais
Cendregué s’était révélé tout sauf chanceux pour lui. Le tournoi n’était pas
seulement terminé qu’il s’en était fallu de peu qu’il ne se voie mutiler d’un
pied et d’une main, puis que trois hommes valeureux y passent de vie à
trépas. J’y ai gagné un écuyer, néanmoins. L’Œuf me tenait compagnie
lorsque j’ai quitté Cendregué. De tous les événements qui se sont produits
là, c’est le seul heureux qui me soit échu.
Pourvu qu’il n’y ait pas d’étoiles filantes, cette nuit, se prit-il à espérer.

Des montagnes rouges barraient les lointains, et il avait sous les pieds
des dunes blanches. Occupé à creuser, Dunk plongeait une pelle dans le sol
aride et brûlant puis rejetait le sable fluide par-dessus son épaule. Il était en
train de faire un trou. Une tombe, songea-t-il, une tombe pour l’espoir.
Plantés près de là, trois chevaliers dorniens le regardaient s’y employer tout
en se moquant de lui à voix basse. Beaucoup plus au large, les négociants
attendaient avec leurs mulets, leurs chariots et leurs traîneaux des sables. Ils
n’aspiraient qu’à se remettre en route, mais il leur était impossible de partir
avant qu’il n’ait fini d’ensevelir Noisette. Et lui, il se refusait à abandonner
son vieil ami à la merci des serpents, des scorpions et des chiens du désert.
L’Œuf sur son dos, l’étalon avait succombé à la soif durant
l’interminable traversée des sables entre la Passe-du-Prince et Vaith. Ses
pattes de devant semblaient simplement s’être ployées sous lui, puis il
s’était agenouillé tout de suite et, roulant sur le flanc, il avait expiré. Sa
carcasse gisait à côté de la fosse. Elle était déjà raidie. Encore un peu, et
elle commencerait à sentir.
Dunk pleurait tout en creusant, et cela divertissait fort les chevaliers
dorniens. « L’eau est précieuse dans le désert, dit l’un, vous ne devriez pas
la gaspiller, ser. » Un autre déclara en gloussant : « Pourquoi pleurez-vous ?
Ce n’était jamais qu’un cheval, et pas bien fameux, en plus. »
Noisette, songea Dunk entre deux pelletées, il s’appelait Noisette, et il
m’a porté sur son dos pendant des années, sans jamais rechigner ni mordre.
Le vieil étalon avait certes fait piètre figure à côté des fringants destriers des
sables que montaient les Dorniens, avec leurs têtes élégantes, leurs longues
encolures et leurs flots de crinières, mais il n’en avait pas moins donné
jusqu’à la dernière seconde tout ce qu’il avait à donner.
« Pleurer pour un canasson ensellé ? dit ser Arlan de sa voix de
vieillard. Enfin, mon garçon, tu n’as jamais pleuré pour moi, qui t’ai
pourtant juché sur lui. » Il émit un petit rire, afin de montrer qu’il
n’entendait pas le peiner avec ce reproche. « Voilà bien Dunk le balourd,
lourd comme un vrai rempart.
— Il n’a pas versé de larmes pour moi non plus, fit remarquer Baelor
Briselance du fond de sa tombe. Et cependant, j’étais son prince, l’espoir de
Westeros. L’intention des dieux n’a jamais été que je meure aussi jeune.
— Mon père n’avait que trente-neuf ans, fit le prince Valarr. Il aurait été
un grand roi, le plus grand depuis Aegon le Dragon. » Il fixa sur Dunk un
regard d’un bleu glacé. « Pourquoi les dieux l’ont-ils repris et vous ont-ils
laissé, vous ? » Le petit prince avait les cheveux brun clair de son père, mais
il y coulait une traînée d’argent doré.
Vous êtes morts ! brûla de leur crier Dunk, vous êtes morts tous les trois,
pourquoi ne voulez-vous pas me ficher la paix ? Ser Arlan était mort d’un
refroidissement, le prince Baelor du coup de masse que lui avait assené son
propre frère Maekar au cours de l’épreuve judiciaire à sept en faveur de
Dunk, et son fils Valarr emporté par le fameux Fléau de Printemps. On ne
saurait me faire grief de cette calamité-là. Nous étions à Dorne, et nous
n’en avons même pas eu vent.
« Tu es dément, lui dit l’Ancien. Nous ne creuserons pas de trou pour
toi, quand tu te tues toi-même avec cette folie. Au fin fond des dunes, un
homme se doit d’épargner précieusement son eau.
— Hors de ma vue, ser Duncan ! s’exclama Valarr. Hors de ma vue ! »
L’Œuf l’aidait à fouir le sol. Il n’avait pas de pelle, seulement ses mains,
et à peine étaient-elles parvenues à l’en rejeter que le sable était déjà revenu
s’écouler dans la fosse. On aurait dit qu’il s’efforçait de creuser un trou
dans la mer. Il faut que je continue à creuser, se dit Dunk, en dépit de ses
épaules et de son dos tout endoloris par l’effort. Il me faut l’enterrer assez
profondément pour empêcher les chiens des sables de le trouver. Il me
faut…
« ... mourir ? » dit Gros Rob le simplet du fond de la tombe. Couché là,
tellement inerte et froid, avec une abominable plaie rouge lui béant au beau
milieu du ventre, il ne paraissait plus du tout si gros que ça.
Dunk s’interrompit pour le regarder fixement. « Tu n’es pas mort, toi.
Tu es en train de dormir dans la cave, en bas. » Il se tourna vers ser Arlan
pour le prier d’intervenir. « Dites-le-lui, ser, le conjura-t-il, dites-lui de
sortir de la tombe. »
Seulement, ce n’était plus du tout ser Arlan de l’Arbre-sous qui se
dressait au-dessus de lui, c’était ser Bennis au Bouclier Brun. Le chevalier
brun se contenta de glousser. « Dunk le balourd, dit-il, le bide, faut du
temps pour que ça se vide, mais ça pardonne pas. Jamais on a vu un type
survivre avec ses tripes qui lui pendent au-dehors. » Des bulles rouges lui
écumaient aux lèvres. Il se détourna pour cracher, et la blancheur des sables
pompa tout. Treb se tenait derrière lui, l’œil percé d’une flèche, et pleurait
de lentes larmes rouges. Et il y avait aussi là Wat-le-Mouillé, le crâne fendu
presque en deux, tout comme Lem et ce chassieux de Pat et les autres, tous.
La première idée qui vint à l’esprit de Dunk, c’est qu’ils avaient dû se
mettre à chiquer de la surelle avec Bennis, et puis il finit par comprendre
que c’était du sang qui leur ruisselait de la bouche. Morts, songea-t-il, tous
morts, et le chevalier brun se fendit d’un braiment. « Eh ouais, ‘lors faudrait
mieux te manier le cul ! T’as tout plein d’autres tombes à creuser, balourd.
Huit pour eux plus une pour moi plus une pour le vieux ser Sert-à-rien plus
une dernière pour ton marmot chauve. »
La pelle glissa des mains de Dunk. « L’Œuf ! rugit-il, fuis ! Il faut nous
enfuir ! » Mais le sable se dérobait sous leurs pieds. Lorsque le petit tenta
d’escalader à quatre pattes les bords du trou, leur éboulement permanent
s’accentua, et puis ils s’effondrèrent d’un seul coup. Dunk vit le sable
submerger le gosse et achever de l’ensevelir alors qu’il ouvrait la bouche
pour hurler. Il se démena tant et plus pour essayer de le rejoindre, mais le
sable était en train de monter tout autour de lui, l’aspirant à son tour dans la
tombe et lui emplissant la bouche, le nez, les yeux…

Au point du jour, ser Bennis entreprit d’apprendre à leurs recrues à


former un rempart de boucliers. Il les aligna tous les huit épaule contre
épaule, bouclier contre bouclier, les pointes de leurs lances dardées au
travers comme autant de longues dents de bois acérées. Là-dessus, Dunk et
l’Œuf se mirent en selle et les chargèrent.
Mestre refusa de s’aventurer à plus de dix pieds des piques et se pétrifia
brusquement, mais Tonnerre avait été entraîné pour ce genre d’assaut.
L’énorme cheval de guerre fonça droit devant lui tout en prenant de la
vitesse. Les poules détalèrent entre ses jambes en battant des ailes avec des
piaulements stridents. Leur panique devait avoir été contagieuse. Une fois
de plus, Gros Rob fut le premier à lâcher sa pique et à déguerpir, ouvrant
une brèche au beau milieu du fameux rempart. Au lieu de la refermer, les
autres guerriers de Piéferme grossirent à qui mieux mieux la débandade.
Tonnerre piétina leurs boucliers abandonnés au petit bonheur avant que
Dunk ne parvienne à le retenir. Avec des craquements navrants, ses sabots
ferrés réduisirent en miettes les entrelacs de branches tandis que ser Bennis
égrenait un chapelet malsonnant de blasphèmes et que les volailles et les
paysans s’éparpillaient dans toutes les directions. L’Œuf lutta vaillamment
pour refouler son hilarité, mais il finit par perdre la bataille.
« Suffit comme ça. » Dunk immobilisa sa monture, déboucla son
heaume et s’en décoiffa d’un geste brutal. « S’ils se comportent de cette
manière au combat, pas un d’entre eux n’en réchappera. » Et vous et moi
non plus, selon toute apparence. Si tôt matin, l’atmosphère était déjà
torride, et il se sentait aussi sale et gluant que s’il n’avait jamais pris de
bain. La migraine lui martelait la cervelle, et le rêve qu’il avait fait la nuit
dernière persistait à le hanter malgré lui. Ça ne s’est jamais passé de cette
façon, tâcha-t-il de se dire. Il n’y a rien eu de tel. Noisette était bien mort
durant la longue et assoiffante chevauchée vers Vaith, ce détail-là était
véridique. L’Œuf le montait avec lui jusqu’à ce que son frère leur fasse
présent de Mestre. Mais tout le reste…
Je n’ai jamais pleuré. J’ai pu en avoir envie, mais je ne l’ai jamais fait.
Il avait aussi voulu enterrer le cheval, mais les Dorniens avaient refusé
d’attendre. « Les chiens des sables doivent manger et nourrir leurs
portées », lui avait déclaré l’un des chevaliers dorniens tout en l’aidant à
dépouiller l’étalon de sa selle et de son harnais. « Sa viande nourrira les
chiens ou nourrira les dunes. D’ici un an, il sera proprement récuré jusqu’à
l’os. C’est Dorne, ça, l’ami. » En y repensant, Dunk ne put s’empêcher de
se demander qui se nourrirait de la viande de Wat et de Wat et de Wat. Peut-
être qu’il y a des poissons échiquetés, en bas, sous l’Échiquetée.
Il ramena Tonnerre vers la tour et mit pied à terre. « L’Œuf, va aider ser
Bennis à les regrouper et à les ramener ici. » Il lui fourra son heaume entre
les bras puis partit à longues foulées vers l’escalier.
Ser Eustace se porta au-devant de lui pour l’accueillir dans la pénombre
de la loggia. « Ça n’a pas donné des résultats bien éblouissants.
— Non, m’sire, reconnut Dunk. Ils ne voudront pas servir. » Un homme
lige doit à son seigneur et maître service et obéissance, mais là, nous
nageons en pleine folie.
« C’était une première, pour eux. Leurs pères et leurs frères étaient aussi
nuls, voire pires, quand ils ont commencé à s’entraîner. Mes fils les ont fait
travailler en personne, avant que nous partions seconder le roi. Chaque jour,
pendant une bonne quinzaine. Et ils en ont fait des soldats.
— Et quand la bataille a eu lieu, m’sire ? questionna Dunk. Comment se
sont-ils comportés, alors ? Combien d’entre eux en est-il revenu avec
vous ? »
Le vieux chevalier le considéra longuement. « Lem, déclara-t-il
finalement, et Pat, et Dake. Dake nous servait de fourrageur. Il était un aussi
brillant fourrageur qu’aucun de ceux que j’aie jamais connus. Nous n’avons
jamais marché le ventre vide. Trois sont rentrés chez eux, ser. Trois, plus
moi. » Sa moustache se mit à trembloter. « Il se peut que cela prenne plus
d’une quinzaine.
— M’sire, objecta Dunk, il se pourrait que la drôlesse se présente ici dès
demain avec tous ses hommes. » Nos gars sont bien braves, songea-t-il,
mais ils ne tarderont pas à être des gars morts, si leur promotion consiste à
affronter les chevaliers de Froide-Douve. « Il doit bien y avoir un autre
moyen.
— Un autre moyen… » Ser Eustace effleura d’une caresse le bouclier
du Petit Lion. « Je n’obtiendrai pas justice de lord Rowan, ni de ce roi-
là… » Il agrippa l’avant-bras de Dunk. « Il me revient à l’esprit que, par le
passé, quand régnaient les rois verts, vous aviez la possibilité de payer le
prix du sang, si vous aviez tué l’une des bêtes ou l’un des paysans de
quelqu’un.
— Le prix du sang ? » Dunk n’était pas certain d’avoir tout à fait
compris.
« Un autre moyen, tu as dit. J’ai quelques sous de côté. Ce n’a été qu’un
petit peu de raisiné sur la joue, d’après ser Bennis. Je pourrais verser pour
ça un dragon d’argent au bonhomme, plus trois à la gueuse pour l’outrage.
Je pourrais, et je le ferais… si elle consentait pour sa part à démolir le
barrage. » Le vieillard fronça les sourcils. « Il ne m’est pas possible d’aller
la trouver, néanmoins. Pas à Froide-Douve. » Une grosse mouche noire lui
bourdonna autour de la tête avant d’atterrir sur son bras. « Le château était à
nous, autrefois. Vous saviez cela, ser Duncan ?
— Ouais, m’sire. » Sam-la-Voussure le lui avait appris.
« Pendant un millier d’années avant la Conquête, nous fûmes les
maréchaux des marches du Nord. Une vingtaine de seigneurs de moindre
importance étaient nos vassaux, ainsi qu’une centaine de chevaliers fieffés.
Nous possédions à l’époque quatre châteaux, ainsi que des tours de guet sur
les hauteurs pour être prévenus de l’arrivée de nos ennemis. Froide-Douve
était la plus imposante de nos résidences. Lord Perwyn Osgris en fut le
bâtisseur. Perwyn l’Altier, on l’appelait.
» Après la défaite du Champ de Feu, Hautjardin passa des rois aux
intendants, et les Osgris déclinèrent en s’amoindrissant. Ce fut le roi
Maegor, fils d’Aegon, qui nous dépouilla de Froide-Douve, quand lord
Ormond Osgris protesta haut et fort contre sa décision de supprimer les
Étoiles et les Épées, comme on appelait les Pauvres Compagnons et les Fils
du Guerrier. » Sa voix s’était enrouée. « Les portes de Froide-Douve sont
surmontées par l’effigie sculptée du lion échiqueté. Mon père me la montra,
la première fois qu’il m’emmena rendre visite au vieux Reynard Tyssier. Je
l’ai montrée tour à tour à chacun de mes propres fils. Addam… Addam
servit à Froide-Douve en qualité de page et d’écuyer, et une… une
certaine… affection grandit entre lui et la fille de lord Wyman. Aussi
revêtis-je un jour d’hiver mes plus riches atours pour aller proposer à lord
Wyman de les marier. Il m’exprima son refus en termes courtois mais,
comme je me retirais, je l’entendis s’esbaudir avec ser Lucas Milopin.
Après quoi je n’ai jamais remis les pieds à Froide-Douve, sauf une fois,
lorsque la drôlesse s’arrogea le droit de me ravir l’un de mes propres sujets.
C’est cette fois-là qu’il me fut déclaré d’aller repêcher ce malheureux Lem
au fond du fossé…
— Dake, fit Dunk. Bennis prétend qu’il s’appelait Dake.
— Dake ? » La mouche descendait le long de sa manche en s’arrêtant
de-ci de-là pour se frotter les pattes, ainsi que le font volontiers ces insectes.
Ser Eustace la chassa d’un geste puis se frictionna la lèvre sous sa
moustache. « Dake. C’est bien ce que j’ai dit. Un gaillard loyal, je me le
rappelle parfaitement. Il nous a servi de fourrageur, pendant la guerre. Nous
n’avons jamais marché le ventre vide. Lorsque ser Lucas m’informa de ce
qu’on avait fait à mon pauvre Dake, je me suis juré sur ce que j’ai de plus
sacré que je ne remettrais plus jamais les pieds dans ce château-là, sauf pour
en prendre possession. Ainsi, vous voyez, ser Duncan, il ne m’est pas
possible d’aller là-bas. Pas plus pour y payer le prix du sang que pour
quelque autre motif que ce soit. Je ne le peux pas. »
Dunk comprit à demi-mot. « Moi, je pourrais y aller, m’sire. Je n’ai fait
aucun serment qui s’y oppose.
— Vous êtes un homme de bien, ser Duncan. Un brave chevalier, et
fidèle. » Ser Eustace lui pressa doucement le bras. « Que les dieux n’ont-ils
daigné m’épargner mon Alysanne. Vous êtes exactement le genre d’homme
que j’avais toujours souhaité qu’elle puisse épouser. Un véritable chevalier,
ser Duncan. Un véritable chevalier. »
Dunk était en train de virer au rouge. « J’irai transmettre vos propos à
lady Tyssier, en ce qui concerne le prix du sang, mais…
— Vous préserverez ser Bennis du sort de Dake. Je le sais. Je ne m’y
connais pas trop mal en hommes, et vous êtes l’acier incarné. Vous les
amènerez à réfléchir, ser. Ils n’auront qu’à vous voir. Quand cette gueuse se
rendra compte que Piéferme possède un pareil champion, elle risque fort
d’abattre ce barrage de son propre gré. »
Dunk ne sut que répondre à cette assertion. Il s’agenouilla. « M’sire. Je
m’y rendrai dès demain, et j’agirai du mieux que je pourrai.
— Demain. » La mouche revint tournicoter avant de se poser sur la
main gauche de ser Eustace. Lequel leva sa main droite et écrabouilla
l’importune. « Oui. Demain. »

« Un autre bain ? se récria l’Œuf, abasourdi. Vous vous êtes lavé hier !
— Et puis j’ai passé en armure toute une journée, à mariner dans ma
transpiration. Boucle ton bec et remplis le chaudron.
— Vous vous êtes lavé le soir où ser Eustace nous a pris à son service,
récidiva néanmoins l’Œuf. Et la nuit dernière. Et, maintenant, vous
recommencez… Ça fait trois fois, ser.
— Il me faut traiter avec une dame de haute naissance. Tu voudrais
peut-être que je me pointe au bas de son siège aussi puant que ser Bennis ?
— Vous seriez obligé de vous vautrer dans un plein cuvier de crottins de
Mestre pour puer aussi fort, ser. » L’Œuf emplit le chaudron. « Sam-la-
Voussure prétend que le gouverneur de Froide-Douve est aussi grand que
vous. Il a beau s’appeler Lucas Milopin, sa taille lui a valu le sobriquet de
Double-Flandrin. Vous croyez vraiment qu’il est aussi grand que vous, ser ?
— Non. » Il s’était écoulé des années depuis que Dunk n’avait plus
rencontré quiconque d’aussi grand que lui. Il attrapa le chaudron et le
suspendit au-dessus du feu.
« Vous voulez le combattre ?
— Non. » Dunk aurait presque souhaité le contraire. Il pouvait n’être
pas le plus remarquable bretteur du royaume, la taille et la force n’allaient
pas sans compenser des tas de lacunes. Pas celles de l’esprit, cependant.
Les mots n’étaient pas son fort, et il se montrait encore plus piteux avec les
femmes. Le gigantisme éventuel de ce Lucas Double-Flandrin lui coupait
deux fois moins les jambes que la perspective du face-à-face avec la Veuve
Rouge. « Je vais avoir un entretien avec la Veuve Rouge, voilà tout.
— Qu’est-ce que vous allez lui dire, ser ?
— Qu’il lui faut démolir le barrage. » Vous devez démolir votre
barrage, m’dame, sans quoi… « Enfin, lui demander de démolir le barrage,
j’entends. » Daignez avoir la bonté de nous rendre notre eau échiquetée.
« Si tel est son bon plaisir. » Un peu d’eau, m’dame, s’il vous plaît… Ser
Eustace ne voulait pas entendre parler de supplications quémandeuses.
Comment je le dis, alors ?
L’eau commença bientôt à émettre de la vapeur et des bulles. « Aide-
moi à trimbaler ça jusqu’à la baignoire », ordonna Dunk au gamin. D’un
même mouvement, ils soulevèrent le chaudron de l’âtre et traversèrent le
cellier vers le grand cuvier de bois. « Je ne sais pas comment on parle aux
dames de haute naissance », avoua-t-il pendant qu’ils versaient. « Nous
aurions bien pu nous faire tuer tous les deux à Dorne, en raison de ce que
j’ai dit à lady Vaith.
— Lady Vaith était folle furieuse, lui rappela l’Œuf, mais vous auriez pu
vous montrer plus galant. Les femmes raffolent des galanteries. Si vous
aviez à sauver la Veuve Rouge comme vous avez sauvé la jeune
marionnettiste des entreprises d’Aerion…
— Aerion se trouve à Lys, et la Veuve n’a nul besoin de sauvetage. » Il
n’avait vraiment pas la moindre envie de parler de Tanselle. On l’appelait
Tanselle la Dégingandée, mais elle n’était pas trop dégingandée pour moi.
« Eh bien, repartit l’enfant, d’aucuns chevaliers chantent des chansons
galantes à leurs dames, ou bien ils leur jouent des airs sur un luth.
— Je n’ai pas de luth. » Dunk prit un air morose. « Et, le soir où j’avais
trop bu, à Bourg-Cabanes, tu m’as dit que je chantais comme un bœuf
vautré dans sa fange.
— Je l’avais oublié, ser.
— Comment est-ce que tu as pu l’oublier ?
— Vous m’avez commandé de l’oublier, ser, répondit l’Œuf avec une
ingénuité parfaite. Vous m’avez promis une bonne taloche à l’oreille pour la
prochaine fois où je mentionnerais cet épisode.
— Il n’y aura pas de séance de chant. » Même s’il avait eu la voix
requise pour ce faire, la seule chanson qu’il connaisse de bout en bout étant
L’Ours et la Belle, Dunk doutait fort que ce type de répertoire contribue
efficacement à emporter l’adhésion de lady Tyssier. Le chaudron fumait une
fois encore. Ils le charrièrent jusqu’au-dessus de la baignoire et l’y vidèrent.
Après que l’Œuf eut tiré l’eau nécessaire pour le remplir une troisième
et dernière fois, il retourna se hisser sur la margelle du puits. « Vous feriez
mieux de ne rien manger ni rien boire à Froide-Douve, ser. La Veuve Rouge
a empoisonné tous ses maris.
— Il y a peu de chances que je l’épouse. Elle est une dame de noble
parage et – tu te rappelles ? – moi, je ne suis que Dunk de Culpucier. » Il
fronça les sourcils. « Combien ça fait au juste de maris qu’elle a eus, tu le
sais ?
— Quatre, dit l’Œuf, mais pas d’enfants. Chaque fois qu’elle met au
monde, un démon vient la nuit ravir le résultat. La femme de Sam-la-
Voussure assure qu’elle a vendu ses bébés à naître au Sire des Sept Enfers
pour qu’il lui enseigne les arts de sa magie noire.
— Les dames de noble parage ne se commettent pas dans la magie
noire. Elles dansent et chantent et font de la broderie.
— Peut-être bien qu’elle danse avec des démons et qu’elle brode des
maléfices, répondit l’Œuf qui s’en pourléchait. Et puis d’abord comment
sauriez-vous ce que font les dames de noble parage, ser ? Lady Vaith est la
seule que vous ayez jamais connue. »
C’était une insolence mais la vérité. « Il se pourrait que je ne connaisse
pas de dames de noble parage, mais je connais un galapiat qui m’a tout l’air
de réclamer une bonne taloche à l’oreille. » Dunk se frotta la nuque. Une
journée en cotte de mailles, ça vous la rendait toujours dure comme du bois.
« Tu as connu des reines et des princesses, toi. Est-ce qu’elles dansaient
avec des démons et s’adonnaient à la magie noire ?
— Lady Shaïra, oui. La maîtresse de lord Freuxsanglant. Elle se baigne
dans le sang pour garder sa beauté. Et, une fois, ma sœur Rhae a mis un
philtre d’amour dans ce que je buvais pour que je l’épouse, elle, au lieu de
ma sœur Daella. »
L’Œuf parlait d’un semblable inceste comme s’il s’agissait de la chose
la plus naturelle du monde. Pour lui, ce l’est. Cela faisait des centaines
d’années que les Targaryen s’épousaient entre frères et sœurs afin de
préserver la pureté du sang du dragon. Et bien que le dernier dragon, au
sens littéral du terme, fût mort avant la naissance de Dunk, les rois-dragons
persévéraient. Peut-être que les dieux ne voient aucun inconvénient à ce
qu’ils épousent leurs propres sœurs. « Et le philtre a agi ? demanda Dunk.
— Il aurait pu, décréta l’Œuf, mais je l’ai recraché. Je ne veux pas
d’épouse. Je veux être un chevalier de la Garde royale et vivre uniquement
pour servir et défendre le roi. La Garde fait solennellement vœu de célibat.
— C’est un parti très noble, mais, une fois devenu plus vieux, tu risques
de découvrir qu’une fille te plairait mieux qu’un manteau blanc. » Dunk
pensait en l’occurrence à Tanselle la Dégingandée et à la façon qu’elle avait
eue de lui sourire, à Cendregué. « Ser Eustace a prétendu que j’étais le
genre d’homme qu’il avait espéré voir sa fille épouser. Elle s’appelait
Alysanne.
— Elle est morte, ser.
— Je sais bien qu’elle est morte, fit Dunk d’un ton contrarié. Si elle
était vivante, il a dit. Si elle l’était, il aimerait bien qu’elle m’épouse. Ou
quelqu’un comme moi. Jamais un lord ne m’avait offert sa fille, auparavant.
— Feu sa fille. Et les Osgris ont bien pu être lords dans les anciens
temps, ser Eustace n’est plus rien d’autre qu’un simple chevalier fieffé.
— Je sais ce qu’il est ! C’est d’une taloche à l’oreille que tu as envie ?
— Eh bien, répliqua l’Œuf, je prendrais une taloche plus volontiers
qu’une épouse. Surtout une épouse morte, ser. Voilà le chaudron qui fume. »
Ils transportèrent l’eau vers le cuvier, et Dunk retira sa tunique par-
dessus sa tête. « Je mettrai ma tunique dornienne pour Froide-Douve. » Elle
était en soie sauvage, c’était le plus beau vêtement qu’il possédât, avec
peint dessus son orme à l’étoile filante.
« Si vous la portez pendant le trajet, elle va être toute mouillée de sueur,
ser, l’avisa l’Œuf. Mettez plutôt celle que vous portiez aujourd’hui. Je vous
emporterai l’autre en réserve, et vous n’aurez qu’à vous changer quand
vous atteindrez le château.
— Avant que j’atteigne le château. J’aurais bonne mine, de me changer
sur le pont-levis ! Et qui a dit que tu m’accompagnais ?
— Un chevalier fait meilleure impression, quand un écuyer l’escorte. »
C’était la pure vérité. En telles matières, le gamin avait un tact très sûr.
Rien de plus naturel. Il a servi deux années comme page à Port-Réal.
Malgré cela, Dunk répugnait à le mettre en péril. Il n’avait pas la plus petite
idée du genre d’accueil qu’on lui réserverait à Froide-Douve. Si cette
fameuse Veuve Rouge était aussi pernicieuse qu’on l’affirmait, il pourrait
bel et bien finir dans une cage à corbeaux, comme les deux hommes qu’ils
avaient vus au croisement. « Tu resteras ici pour servir d’acolyte à ser
Bennis avec nos rustauds, dit-il à l’Œuf. Et ne me regarde pas de cet air
grognon ! » Il se débarrassa de ses chausses à coups de pied puis grimpa
dans le cuvier d’eau fumante. « Allez, file-moi roupiller, maintenant, que je
prenne mon bain tranquille… Il n’est pas question que tu viennes, et un
point c’est tout. »

L’Œuf était déjà levé et parti quand Dunk se réveilla, le soleil matinal en
pleine figure. Bonté divine ! comment peut-il être aussi brûlant d’aussi
bonne heure ? Il se dressa sur son séant, s’étira en bâillant puis se jucha sur
ses pieds et descendit en titubant de sommeil jusqu’au puits, alluma une
grosse chandelle de suif puis, après s’être sommairement éclaboussé le
museau d’eau froide, enfila ses vêtements.
Lorsqu’il émergea dans la fournaise, au-dehors, Tonnerre patientait près
de l’écurie, sellé et harnaché. L’Œuf attendait aussi, en compagnie de son
Mestre de mulet.
Le mioche avait chaussé ses bottes. Il avait pour une fois l’allure d’un
écuyer digne de ce nom, sanglé qu’il était dans un beau pourpoint à
carreaux verts et or et moulé dans des chausses de lainage blanc. « Les
chausses étaient déchirées aux fesses, mais la femme de Sam-la-Voussure
me les a ravaudées, annonça-t-il.
— C’étaient des affaires d’Addam », dit ser Eustace, tout en extrayant
de sa stalle son propre hongre gris. Un lion échiqueté adornait le manteau
de soie effiloché qui flottait aux épaules du vieillard. « Le doublet s’est un
tantinet moisi dans la malle, mais il devrait tout de même aller. Un chevalier
fait meilleure impression, quand un écuyer l’escorte, aussi ai-je décidé que
l’Œuf devait vous accompagner à Froide-Douve. »
Embabouiné par un freluquet de dix ans. Dunk lorgna l’Œuf et, en
silence, articula les mots : taloche à l’oreille. Le gosse s’épanouit.
« J’ai quelque chose aussi pour vous, ser Duncan. Approchez. » Ser
Eustace exhiba un manteau qu’il secoua d’un geste théâtral pour le
déployer.
La laine blanche en était bordée de carreaux de satin vert et de brocart
d’or. Un manteau de laine était bien la dernière chose dont Dunk eût besoin
par une chaleur pareille, mais après que ser Eustace le lui eut drapé aux
épaules, une telle fierté se lut sur sa physionomie que le bénéficiaire se
trouva dans l’incapacité de refuser. « Je vous remercie, m’sire.
— Il vous sied à merveille. Que ne puis-je, hélas, vous offrir
davantage… ! » Sa moustache se gondola. « J’ai expédié Sam-la-Voussure
fouiller à la cave parmi les effets de mes fils, mais Edwyn et Harrold étaient
plus petits, plus étroits du buste et beaucoup plus courts de la jambe. Rien
de ce qu’ils ont laissé ne saurait vous aller, c’est navrant à dire.
— Le manteau suffit bien assez, m’sire. Je ne lui infligerai pas
d’opprobre.
— Je n’en doute point. » Il gratifia son cheval d’un tapotement. « Je me
suis mis en tête de chevaucher avec vous un bout du chemin, si vous n’y
voyez pas d’objection.
— Aucune, m’sire. »
Haut perché sur Mestre, l’Œuf prit la tête pour descendre la colline. « Il
lui faut absolument porter ce chapeau de paille avachi ? demanda ser
Eustace à Dunk. Ça lui donne une allure un brin ridicule, ne trouvez-vous
pas ?
— Pas aussi ridicule que quand son crâne se met à peler, m’sire. »
Même à cette heure où le soleil n’avait guère dépassé la ligne d’horizon, il
faisait affreusement chaud. Dans l’après-midi, les selles seront assez
brûlantes pour nous faire cloquer le derrière. Pour élégant que pût
actuellement passer l’Œuf dans les atours du garçon défunt, il ne
manquerait pas d’avoir une bille d’œuf dur à la tombée du jour. Dunk aurait
au moins le recours de se changer ; sa sacoche de selle renfermait sa bonne
tunique, et il avait sur le dos sa vieille verdâtre.
« Nous allons suivre l’itinéraire de l’ouest, annonça ser Eustace. On
l’emprunte moins souvent depuis ces dernières années, mais c’est encore le
plus direct pour se rendre de Piéferme à Froide-Douve. » Le chemin leur fit
contourner la colline vers l’arrière, longer le bosquet de mûriers où la
femme et les fils du vieux chevalier dormaient de leur dernier sommeil.
« Ils adoraient cueillir des mûres dans ce coin, mes garçons. Quand ils
étaient tout petits, il me suffisait de les voir revenir le museau barbouillé,
poisseux et les bras couverts d’égratignures pour savoir exactement d’où ils
provenaient. » Il sourit d’un air attendri. « Votre Œuf me rappelle mon
Addam. Si courageux, pour un enfant si jeune… Addam s’efforçait de
protéger son frère Harrold, qui était blessé, quand la mêlée les a submergés.
Un riverain au bouclier frappé de six glands lui a emporté le bras d’un coup
de hache. » Le gris chagrin de ses prunelles chercha le regard de Dunk.
« Ce vieux maître que tu avais, le chevalier de l’Arbre-sous, il s’est battu
lors de la rébellion Feunoyr ?
— Oui, m’sire. Avant qu’il ne me prenne à son service. » À cette
époque-là, Dunk ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans, et il courait
à demi nu les venelles de Culpucier, moins en marmot qu’en chaton
sauvage.
« Il était pour le dragon rouge ou pour le dragon noir ? »
Rouge ou noir ? était une question dangereuse, même aujourd’hui.
Depuis le temps d’Aegon le Conquérant, les armes de la maison Targaryen
avaient comporté un dragon tricéphale, rouge sur noir. Daemon le
Prétendant avait inversé ces couleurs sur ses bannières personnelles, ainsi
que le faisaient nombre de bâtards. Ser Eustace est mon suzerain, se
remémora Dunk. Il est en droit de poser la question. « Il combattait sous la
bannière de lord Fengué, m’sire.
— Fretté vert sur champ d’or, un vert clair onduleux ?
— Cela se pourrait, m’sire. L’Œuf risque de savoir, lui. » Le gamin était
capable de réciter par cœur les armoiries de la moitié des chevaliers de
Westeros.
« Lord Fengué était un loyaliste notoire. Le roi Daeron fit de lui sa
Main juste avant la bataille. Beurpuits s’était montré si lamentable dans
l’exercice de ses fonctions que bien des gens mettaient en doute sa féauté,
tandis que lord Fengué s’était distingué comme un inconditionnel de la
première heure.
— Ser Arlan se trouvait à ses côtés lorsqu’il tomba. Abattu par un lord
au bouclier frappé de trois châteaux.
— Maints braves périrent en ce jour, d’un bord comme de l’autre.
L’herbe n’était pas du tout rouge avant la bataille. Est-ce que ton ser Arlan
t’a conté cela ?
— Ser Arlan a toujours manifesté une répugnance invincible à parler de
cette bataille. Son écuyer y avait également péri. Il s’appelait Roger de
l’Arbre-sous. Il était le fils de la sœur de ser Arlan. » Du simple fait d’en
avoir prononcé le nom, Dunk se sentit vaguement coupable. Je lui ai volé sa
place. Seuls les princes et les très grands seigneurs avaient les moyens
d’entretenir deux écuyers. Si Aegon l’Indigne avait donné son épée non
point à son Daemon de bâtard mais à son héritier légitime, Daeron, peut-
être que la rébellion Feunoyr n’aurait jamais eu lieu, et Roger de l’Arbre-
sous serait peut-être toujours en vie. Il serait chevalier quelque part, un
chevalier plus authentique que je ne le suis. J’aurais finalement dû
connaître la potence ou me retrouver emballé pour la Garde de Nuit où
j’aurais arpenté le Mur jusqu’à mon dernier souffle.
« Une grande bataille est une chose effroyable, reprit le vieux chevalier,
mais, au milieu du sang et du carnage, il y a parfois aussi de la beauté, une
beauté à vous briser le cœur. Je n’oublierai jamais de quoi le soleil avait
l’air lorsqu’il se coucha sur le champ d’Herberouge… Dix mille hommes y
avaient trouvé la mort, l’atmosphère était saturée de gémissements et de
lamentations, mais le ciel qui, sur nos têtes, virait à l’or, au pourpre et à
l’orange était d’une telle splendeur que j’en ai pleuré de me dire que mes
fils ne le contempleraient jamais. » Il soupira. « La partie avait été
beaucoup plus serrée qu’on ne vous le fait accroire, actuellement. N’eût été
Freuxsanglant…
— J’avais toujours entendu dire que c’était Baelor Briselance qui avait
remporté la victoire, suggéra Dunk. Lui et le prince Maekar.
— Le marteau et l’enclume ? » La moustache du vieillard se tordit.
« Les chanteurs en omettent tant et plus. Daemon fut le Guerrier par
excellence, ce jour-là. Personne n’était capable de lui tenir tête. Il réduisit
en pièces l’avant-garde de lord Arryn et tua les chevaliers de Neufétoiles et
Wyl Vanbois le Farouche avant d’en venir aux prises avec ser Gwayne
Corbray de la Garde royale. On les vit près d’une heure danser ensemble
sur leurs chevaux, tourbillonner, se tourner autour et se cingler de coups
tandis que des hommes mouraient à la ronde. On raconte que, chaque fois
que se croisait l’acier de Feunoyr et celui de Dame Affliction, l’éclat s’en
percevait dans un rayon d’une lieue. Cela faisait, dit-on, mi-chanson mi-cri.
Mais lorsque, à la fin, se mit à fléchir Dame, Feunoyr fendit de part en part
le heaume de ser Gwayne qui perdit la vue ainsi que son sang. Daemon mit
pied à terre pour veiller à ce que son adversaire démonté ne se fasse pas
piétiner, puis il le fit emporter par Rougeboutoir auprès des mestres de
l’arrière. Et ce fut là son erreur fatale, car les Dents de Freux avaient
conquis le faîte de Crête-en-Pleurs, et Freuxsanglant aperçut l’étendard
royal de son demi-frère qui flottait à quelque trois cents pas de là sur
Daemon et ses fils. Il tua tout d’abord Aegon, l’aîné des jumeaux, car il
savait qu’en dépit des traits blancs qui pleuvaient à verse, Daemon ne
consentirait jamais à abandonner le garçon tant que lui resterait un rien de
chaleur dans le corps. Et il n’en fit effectivement rien, quoiqu’il fût percé de
sept flèches, décochées autant par des sorcelleries que par l’arc de
Freuxsanglant. Mais comme le jeune Aemon s’était emparé de Feunoyr
quand l’épée s’échappa des doigts de son père agonisant, Freuxsanglant le
tua lui aussi, le cadet des jumeaux. Ainsi périrent le dragon noir et ses fils.
» Il s’en est passé tant et plus ensuite, je le sais bien. J’en ai vu des
miettes de mes propres yeux… les rebelles en fuite, Aigracier retournant la
déroute et menant sa charge insensée… son propre duel avec Freuxsanglant,
qui ne survint qu’après celui qui avait opposé Daemon à Gwayne
Corbray… le coup de boutoir du prince Baelor défonçant les arrières de la
rébellion, les Dorniens hurlant tous à la fois en faisant fuser des nuées de
lances… Mais, à la fin de la journée, cela n’avait plus aucune importance.
La disparition de Daemon avait signifié la fin de la guerre.
» Une partie tellement serrée… Si Daemon avait abandonné Gwayne
Corbray à son sort en poussant son cheval par-dessus, il aurait pu rompre la
gauche de Maekar avant que Freuxsanglant ne parvienne à s’emparer de la
crête. La journée aurait alors appartenu aux dragons noirs et, avec la mort
de la Main, la route de Port-Réal aurait été grande ouverte devant eux.
Daemon se serait éventuellement retrouvé installé sur le Trône de Fer avant
que le prince Baelor ne parvienne à se présenter avec ses seigneurs de
l’Orage et ses Dorniens.
» Libre aux chanteurs de nous tanner encore et toujours avec leur
marteau et leur enclume, ser, mais ce fut bien le parricide qui renversa la
marée avec une flèche blanche et un sortilège noir. C’est aussi lui qui nous
gouverne à présent, ne vous méprenez pas. Le roi Aerys est sa créature. Il
n’y aurait rien de surprenant à apprendre que Freuxsanglant avait ensorcelé
Sa Majesté, pour La plier à sa volonté. Pas étonnant que nous soyons
maudits. » Ser Eustace secoua la tête et tomba dans un mutisme lourd de
ruminations. Dunk se demanda jusqu’à quel point l’Œuf avait entendu, mais
il n’y avait pas moyen de l’interroger. Combien d’yeux lord Freuxsanglant
possède-t-il ? songea-t-il.
L’atmosphère devenait déjà plus irrespirable. Même les mouches se sont
volatilisées, remarqua Dunk. Les mouches ont plus de jugeote que les
chevaliers. Elles évitent le grand soleil. À Froide-Douve, s’interrogea-t-il,
l’Œuf et lui se verraient-ils offrir l’hospitalité ? Une bonne chope de brune
bien fraîche ne demanderait qu’à trouver la descente… Dunk était en train
de s’abîmer complaisamment dans cette perspective quand il se ressouvint
de ce que l’Œuf lui avait rapporté, que la Veuve Rouge empoisonnait ses
maris. Sa soif se dissipa instantanément. Il y avait des trucs cent fois pires,
allez, qu’un gosier sec.
« Il fut un temps où la maison Osgris tenait toutes les terres maintes
lieues à la ronde, de Nonnains, à l’est, à Toits-de-lauzes, poursuivit ser
Eustace. Froide-Douve était à nous, ainsi que les monts Fer-à-cheval, les
grottes des Bas-Derring, les villages de Dosk, de Petit-Dosk et de Fond-de-
Gnôle, les deux côtés de Lacfeuillu… Des damoiselles Osgris épousaient
des Florent, des Swann et des Tarbeck, même des Hightower et des
Nerbosc. »
La lisière du Bois de Wat se voyait enfin. Dunk s’abrita les yeux d’une
main et guigna vers la végétation. Il envia pour une fois le galurin flapi de
l’Œuf. Nous allons avoir un semblant d’ombre, au moins.
« Le Bois de Wat s’étendait jadis tout du long jusqu’à Froide-Douve,
reprit ser Eustace. Je ne me rappelle pas qui c’était, ce Wat. Avant la
Conquête, on pouvait y lever des aurochs, cependant, ainsi que de
gigantesques élans de vingt paumes et plus. Il s’y trouvait plus de daims
rouges qu’aucun homme n’en pouvait abattre en toute une vie, car personne
d’autre que le roi et le lion échiqueté n’était autorisé à chasser ici. Même du
temps de mon père, il y avait des arbres sur les deux rives, mais les
araignées ont déboisé l’autre bord afin d’y faire des pâturages pour leurs
moutons, leurs vaches et leurs chevaux. »
Un petit doigt de sueur lui dégoulinant le long de la poitrine, Dunk se
surprit à désirer de toute son âme que son seigneur et maître garde le
silence. Il fait trop chaud pour parler. Il fait trop chaud pour chevaucher. Il
y a juste qu’il fait foutrement trop chaud.
Dans les bois, ils tombèrent sur le cadavre d’un énorme chat sauvage
brun grouillant d’asticots. « Pouah ! s’exclama l’Œuf en faisant décrire à
Mestre un large détour, ça pue pire que ser Bennis. »
Ser Eustace tira sur les rênes. « Un chat sauvage. J’ignorais qu’il en
subsistait encore dans ces bois. Je voudrais bien savoir ce qui l’a tué. »
Constatant que personne ne répondait, il poursuivit : « Je vais faire demi-
tour ici. Vous n’avez qu’à continuer vers l’ouest, et vous tomberez sur
Froide-Douve. Vous avez l’argent ? » Dunk opina du bonnet. « Bon.
Revenez avec mon eau, ser. » Le vieux chevalier s’éloigna au petit trot par
le chemin qu’ils avaient suivi jusque-là.
L’Œuf attendit qu’il eût disparu pour déclarer : « J’ai réfléchi à la
manière dont il faudrait vous adresser à lady Tyssier, ser. Vous devriez la
rallier à votre point de vue avec des compliments galants. » Le petit
semblait aussi frais et fringant dans sa tunique échiquetée que l’avait été ser
Eustace dans son manteau.
Serais-je le seul et unique à suer ? « Des compliments galants, fit Dunk
en écho. Quelle sorte de compliments galants ?
— Vous savez bien, ser. Lui dire à quel point vous la trouvez belle et
gracieuse. »
Dunk ne fut qu’à demi convaincu. « Elle a survécu à quatre maris, elle
doit être aussi âgée que lady Vaith. Si je m’aventure à vanter ses grâces et
sa beauté quand elle est vieille et couverte de verrues, elle me prendra pour
un sacré menteur.
— Vous n’avez qu’à trouver quelque chose de vrai à dire sur sa
personne. C’est ce que fait mon frère, Daeron. Même les putes hideuses et
décaties peuvent avoir de jolis cheveux ou des oreilles bien ourlées, il dit.
— Des oreilles bien ourlées ? » Le scepticisme de Dunk ne faisait
qu’empirer.
« Ou des yeux charmants. Dites-lui que sa robe rehausse à ravir la teinte
de ses prunelles. » Il s’accorda un moment de méditation. « À moins qu’elle
n’en ait qu’une seule, comme lord Freuxsanglant. »
Madame, cette robe rehausse à ravir la teinte de votre prunelle. Dunk
avait entendu des chevaliers et de nobles damoiseaux débiter de semblables
galanteries à d’autres dames. Ils les confisaient tout de même un tout petit
peu plus. Noble dame, cette robe est un enchantement. Elle rehausse à ravir
la teinte de vos deux adorables prunelles. Certaines des dames en question
étaient des antiquités décharnées, ou bien de gros tas rougeauds, ou encore
des mochetés toutes grêlées de petite vérole, mais elles portaient toutes des
robes et avaient deux yeux, et, pour autant que s’en souvînt Dunk, elles
s’étaient montrées tout à fait grisées par ces propos fleuris. Quelle adorable
robe, Madame. Elle rehausse à ravir l’adorable beauté de vos beaux yeux
teintés. « La vie d’un chevalier errant donne lieu à plus de simplicité, fit
Dunk d’un ton morose. Si je lui dis ce qu’il ne faut pas dire, elle ne
manquera pas de me coudre dans un sac de pierres et de me jeter dans sa
douve.
— Je doute qu’elle ait un sac aussi grand que ça, ser, objecta l’Œuf.
Nous pourrions utiliser ma botte, à la place.
— Non, gronda Dunk, nous ne pourrions pas. »
Lorsqu’ils émergèrent du Bois de Wat, ils se retrouvèrent très en amont
du barrage. L’eau avait suffisamment monté pour permettre à Dunk de
prendre la fameuse baignade dont il avait si fort rêvé. Assez profonde pour
noyer un homme, songea-t-il. Sur le bord opposé, on avait entaillé la berge
et creusé un fossé pour dévier une partie du courant vers l’ouest. Le fossé
courait le long de la route et alimentait une myriade de rigoles qui sinuaient
à travers les champs. Une fois traversée la rivière, nous sommes au pouvoir
de la Veuve. Dunk se demanda dans quel guêpier il était en train de se
fourrer. Il n’était jamais qu’un homme seul, avec un mouflet de dix ans pour
toute arrière-garde.
L’Œuf s’éventa la figure. « Ser ? Pourquoi sommes-nous arrêtés ?
— Nous ne le sommes pas. » Dunk donna des talons dans les flancs de
sa monture et se jeta dans la rivière avec un énorme plouf. L’Œuf suivit sur
son mulet. L’eau s’éleva jusqu’au ventre de Tonnerre avant de commencer à
baisser de nouveau. Ils gravirent tout dégoulinants la rive de la Veuve.
Devant eux, la tranchée filait aussi droit qu’une lance, moirée de verts et
d’ors sous le soleil ardent.
Lorsqu’ils discernèrent les tours de Froide-Douve au bout de plusieurs
heures, Dunk fit halte afin d’enfiler sa bonne tunique dornienne et de faire
jouer sa longue rapière dans le fourreau. Il ne tenait pas à ce que la lame y
reste collée s’il devait lui arriver de se trouver contraint à dégainer. L’Œuf
donna lui-même une secousse à la poignée de sa dague, la mine solennelle
sous son chapeau flasque. Ils se remirent en chemin côte à côte, Dunk sur
son grand destrier, le mioche sur son mulet, la bannière Osgris flottant plus
ou moins en berne en haut de sa hampe.
L’aspect de Froide-Douve leur causa un rien de désappointement, après
toutes les grandiloquences de ser Eustace. Comparé à Accalmie ou à
Hautjardin comme à telles autres résidences seigneuriales qu’avait pu voir
Dunk, c’était un château bien modeste… Mais c’était un château tout de
même, et non une simple tour de guet fortifiée. Ses murailles extérieures
munies de créneaux culminaient à quelque trente pieds, elles comportaient
des tours à chaque angle, chacune de ces dernières moitié plus haute que
Piéferme. À toutes ses échauguettes et tous ses pignons pendouillaient
pesamment des bannières noires Tyssier, invariablement frappées de
l’araignée mouchetée sur sa toile d’argent.
« Ser ? dit l’Œuf. Regardez donc sur quoi débouche la tranchée. »
Elle aboutissait sous le rempart oriental et se déversait dans la douve
dont le château tirait son nom. Le gargouillis de cascatelle fit grincer les
dents de Dunk. Elle n’aura pas mon eau échiquetée. « Viens », dit-il à
l’Œuf.
Au-dessus de l’arceau de la porte principale se flétrissaient dans l’air
immobile toute une rangée de bannières à l’araignée, surmontant le vieil
emblème antérieur profondément gravé dans la pierre. Des siècles de
bourrasques et d’intempéries l’avaient prodigieusement érodé, mais sa
silhouette arrivait encore à se discerner : un lion rampant tapissé de
carreaux en damier. Au-dessous, les battants étaient ouverts. Tandis que le
pont-levis retentissait sous les sabots de leurs montures, Dunk nota combien
le niveau des douves s’était abaissé. D’au moins six pieds, estima-t-il.
Deux hommes armés de piques leur barrèrent l’accès de la poterne. L’un
d’eux avait une barbe noire, l’autre la figure glabre. La barbe exigea de
savoir le but de leur visite. « Messire Osgris m’envoie traiter avec lady
Tyssier, lui répondit Dunk. Je m’appelle ser Duncan le Grand.
— Oh, ça, je savais bien que vous êtes pas ser Bennis, intervint le garde
imberbe. Lui, on l’aurait senti venir. » Il lui manquait une dent, et il portait
un emblème à l’araignée mouchetée cousu au-dessus du cœur.
La barbe continuait de loucher vers Dunk d’un air soupçonneux.
« Personne voit Sa Seigneurie que s’il a l’autorisation de Double-Flandrin.
Vous venez avec moi. Votre palefrenier a qu’à rester avec les bourrins.
— Je suis un écuyer, pas un palefrenier, s’insurgea l’Œuf. Tu es aveugle
ou simplement stupide ? »
L’imberbe éclata de rire. La barbe poussa la pointe de sa pique contre la
gorge du petit. « Redis-le-me-le. »
Dunk administra une taloche à l’oreille de l’Œuf. « Non, tu la boucles et
tu t’occupes de nos montures. » Il mit pied à terre. « Je vais voir ser Lucas
sur-le-champ. »
La barbe abaissa sa pique. « Il est dans la cour. »
Ils passèrent sous la herse hérissée de pointes de fer et sous un
assommoir avant de déboucher dans le poste extérieur. Des limiers
aboyaient à pleine gueule dans les chenils, et Dunk perçut des chants qui
filtraient à travers les vitraux à réseaux de plomb d’un septuaire heptagonal
en bois. Sur le pas de la forge, un maréchal-ferrant était en train de ferrer un
cheval de guerre, assisté d’un petit apprenti. Non loin de là, un écuyer
décochait des flèches à des cibles de tir, tandis qu’une jeune fille à taches de
rousseur et longue tresse rivalisait avec lui coup pour coup. La quintaine
tournoyait aussi sans relâche, car une demi-douzaine de chevaliers en
surcots matelassés fonçaient à tour de rôle la frapper.
Ils trouvèrent ser Lucas Double-Flandrin parmi les spectateurs de la
quintaine, en grande conversation avec un énorme diable de septon gras qui
transpirait encore plus que Dunk et qui, rond comme un pudding blanc,
arborait des robes aussi trempées que s’il les avait gardées pour prendre son
bain. Double-Flandrin faisait l’effet d’une lance à côté de lui, par sa roideur
et son allure d’un seul jet, sa taille très élevée…, pas aussi élevée
néanmoins que celle de Dunk. Six pieds sept pouces, estima ce dernier, et
chaque pouce plus hautain que le précédent. Il avait beau être vêtu de soie
noire et de brocart d’argent, ser Lucas avait au surplus l’air aussi frais que
s’il était en train d’arpenter le Mur.
« Ser ! le héla le garde barbu. Le lascar que voilà s’est radiné de la tour
foireuse pour avoir une audience avec Sa Seigneurie. »
Le septon fut le premier à se retourner, et il émit un ululement de
délices si ahurissant que Dunk se demanda s’il n’était pas soûl. « Et c’est
quoi, ce pendard ? Un chevalier miteux ? Alors, il y a des mites
gigantesques, dans le Bief ! » Il fit un signe de bénédiction. « Puisse le
Guerrier toujours combattre à vos côtés. Je suis septon Sefton. Un nom
plutôt malsonnant, mais n’empêche que c’est bel et bien le mien. Et vous ?
— Ser Duncan le Grand.
— Si ce n’est point de la modestie, pour le coup… », reprit le religieux
à l’adresse de ser Lucas. « J’aurais des dimensions pareilles, je me
qualifierais pour ma part de ser Sefton l’Incommensurable. Ser Sefton le
Donjon. Ser Sefton les-Oreilles-dans-les-Nuées. » Sa face de lune était
cramoisie, et des taches de pinard maculaient ses frusques.
Ser Lucas examina Dunk. Il était plus âgé que lui, quarante ans au
moins, voire la cinquantaine, plus en nerfs qu’en muscles, et il était d’une
laideur des plus remarquables. Il avait la lippe épaisse, un fouillis de dents
jaunes, un pif épaté, charnu, des yeux globuleux et proéminents. Et il est en
rogne, pressentit Dunk, avant même que l’autre ne déclare : « Les
chevaliers sans feu ni lieu ne sont dans le meilleur des cas que des
mendigots affublés d’une épée, que des coupe-jarrets dans le pire. Fous-moi
le camp. On ne veut personne de ton engeance ici. »
Dunk se rembrunit. « Ser Eustace Osgris m’envoie de Piéferme entrer
en pourparlers avec la dame du château.
— Osgris ? » Le septon décocha un coup d’œil au Double-Flandrin.
« Des Osgris au lion échiqueté ? Je croyais éteinte la maison Osgris.
— Bah, c’est tout comme. Le vieux en est l’ultime survivant. Nous lui
avons laissé conserver pour habitation une espèce de tour en ruine à
quelques lieues d’ici vers l’est. » Ser Lucas fronça les sourcils à l’adresse
de Dunk. « Si ser Eustace tient à parler avec Sa Seigneurie, il n’a qu’à venir
en personne. » Il plissa les yeux. « C’est toi qui étais avec Bennis au
barrage. Pas la peine de le nier. Je devrais te pendre.
— Les Sept nous préservent ! » Le septon se servit de sa manche pour
tamponner son front ruisselant. « Un malandrin, que c’est ? Puis pas un
gringalet, en plus… Repentez-vous, ser, de vos mœurs à la diable, et la
Mère aura de vous merci. » Il lâcha là-dessus un pet qui coupa court à sa
pieuse homélie. « Oh là là ! Excusez mes vents, ser. Voilà l’effet que ça
produit, manger du pain d’orge et des haricots…
— Je ne suis pas un malandrin », leur affirma Dunk avec toute la dignité
qu’il lui fut possible de rassembler.
Sa dénégation n’ébranla nullement le Double-Flandrin. « N’abusez pas
de ma patience, ser, si tant est que vous soyez ser. Retournez dare-dare à
votre tour foireuse dire à ser Eustace de livrer son ser Bennis Pue-brun. S’il
nous épargne l’ennui d’aller le déterrer nous-mêmes à Piéferme, il se peut
que Sa Seigneurie se montre plus encline à la clémence.
— Je veux parler à Sa Seigneurie de ser Bennis et de l’incident du
barrage, ainsi d’ailleurs que du vol de notre eau.
— Du vol ? réagit ser Lucas. Parlez en ces termes à notre dame, et vous
nagerez dans un sac avant le coucher du soleil. Êtes-vous tout à fait certain
de désirer la voir ? »
Le seul désir que Dunk fût tout à fait certain d’éprouver, c’était
d’envoyer son poing fracasser les chicots jaunes de ce Lucas Milopin-là.
« Je vous ai spécifié ce que je voulais.
— Oh, laissez-le donc parler avec elle, conseilla vivement le septon.
Quel mal pourrait-il y avoir à cela ? Ser Duncan a dû chevaucher des heures
sous ce soleil abominable pour venir, tant vaut qu’il dise ce qu’il a à dire. »
Ser Lucas détailla de nouveau leur visiteur. « Notre septon est un saint
homme. Venez. Je vous saurai gré d’être bref. » Sur ce, il entreprit de
traverser la cour à si longues foulées que Dunk n’eut pas d’autre choix que
de se précipiter à sa suite.
Les portes du septuaire du château s’étaient entre-temps ouvertes, et des
flots de fidèles descendaient le perron. Il y avait là des chevaliers et des
écuyers, une douzaine d’enfants, plusieurs vieillards, trois septas à robes
blanches encapuchonnées… et une grande dame molle et pulpeuse, atourée
d’une robe en damas bleu sombre bordée de dentelle de Myr et si longue
que ses ourlets traînaient dans la poussière. Dunk lui donna quarante ans.
Une résille d’argent couvrait des cheveux auburn coiffés en une espèce de
pyramide, mais ce qu’elle avait de plus rubicond, c’était son visage.
« Madame, lui déclara ser Lucas une fois parvenu devant elle et ses
septas, ce chevalier errant se prétend porteur d’un message de ser Eustace
Osgris. Consentez-vous à en connaître la teneur ?
— Si vous le souhaitez, ser Lucas. » Elle darda sur Dunk un regard si
dur qu’il ne put s’empêcher de se rappeler les imputations de sorcellerie
dont lui avait fait part l’Œuf. J’ai peine à croire que cette créature prenne
des bains de sang pour conserver sa vénusté. La Veuve était carrée, trapue,
et elle avait un crâne singulièrement pointu que son échafaudage de
cheveux ne réussissait guère à dissimuler qu’en partie. Elle avait la bouche
trop petite et le nez trop grand. Elle avait en définitive deux yeux, constata-
t-il avec soulagement, mais toute velléité de galanteries l’avait déserté pour
lors. « Ser Eustace m’a commandé de vous entretenir à propos de l’incident
récemment survenu à votre barrage. »
Elle papillota. « Le… barrage, dites-vous ? »
Des tas de gens s’amassaient autour d’eux. Dunk sentait peser sur lui
des regards inamicaux. « La rivière, articula-t-il, l’Échiquetée. Votre
Seigneurie a édifié un barrage en travers de son cours, et…
— Oh ! je suis absolument sûre que non, répondit-elle. De fait, j’ai
consacré toute la matinée à mes dévotions, ser. »
Dunk entendit ser Lucas glousser. « Je n’entendais pas par là soutenir
que Votre Seigneurie avait édifié le barrage de ses propres mains, mais
uniquement que… que, sans cette eau, nos propres récoltes vont toutes
périr… nos manants ont dans leurs champs des haricots, de l’orge et des
melons qui…
— Vraiment ? Je suis très friande de melons. » Sa bouche en cul-de-
poule s’arqua joyeusement. « De quelle variété de melons s’agit-il ? »
Dunk promena un coup d’œil inquiet sur les visages de l’auditoire qui
les cernaient, et il sentit s’échauffer sa propre figure. Il y a quelque chose
qui cloche, ici. Le Double-Flandrin est en train de se payer ma gueule.
« M’dame, nous serait-il possible de poursuivre notre entretien dans un
endroit moins… plus privé ?
— Une pièce d’argent que le grand benêt se propose de la baiser ! »
blagua quelqu’un, ce qui déchaîna tout autour une tempête de rires gras. La
dame eut un mouvement de recul à demi terrifié, tout en levant les deux
mains pour se couvrir la face. L’une des septas se porta vivement près d’elle
et lui entoura les épaules d’un bras protecteur.
« Que se passe-t-il ici de si drôle ? » La voix trancha sur l’hilarité
générale par son calme et sa fermeté. « Ne se trouvera-t-il personne pour
me faire partager la plaisanterie ? Ser chevalier, pourquoi tourmentez-vous
ma belle-sœur ? »
C’était la jeune fille que Dunk avait précédemment repérée face aux
cibles de tir. Un carquois de flèches lui battait la hanche, et elle tenait un arc
aussi grand qu’elle. S’il manquait un pouce à Dunk pour mesurer sept
pieds, il en manquait un à la sagittaire pour en mesurer cinq. Elle avait une
taille qu’il aurait pu enserrer entre ses deux mains. Ses cheveux rouges
étaient coiffés en une natte si longue qu’elle lui frôlait le bas des cuisses, et
elle avait une fossette au menton, le nez retroussé, un léger semis de taches
de son sur les joues.
« Pardonnez-nous, lady Rohanne. » Celui qui venait de prendre la
parole était un avenant godelureau de lord qui arborait le centaure Caswell
brodé sur son doublet. « Ce grand benêt a pris dame Helicent pour vous. »
Le regard de Dunk se porta tour à tour de l’une à l’autre. « C’est vous,
la Veuve Rouge ? » s’entendit-il finalement gaffer. « Mais vous êtes trop…
— Jeune ? » La fille jeta son arc au jouvenceau efflanqué qui lui tenait
auparavant lieu de partenaire d’entraînement. « Il se trouve que j’ai vingt-
cinq ans. Ou bien c’était trop petite que vous vouliez dire ?
« ... ravissante. C’était ravissante. » Dunk ne comprit pas d’où lui était
venue sa réplique, mais qu’elle lui fût venue le combla d’aise. Il aimait bien
le nez qu’elle avait, tout comme le roux mielleux de sa chevelure et les
seins, menus mais joliment tournés, que laissait deviner son justaucorps de
cuir. « Je pensais que vous seriez… je veux dire… on prétendait que vous
étiez quatre fois veuve, de sorte que…
— Mon premier époux est mort quand j’avais dix ans. Il en avait douze,
il était l’écuyer de mon père et il a péri lors de la bataille d’Herberouge.
Mes maris ne me durent guère, je crains. Le dernier est mort lors du
printemps. »
Cette singulière expression s’appliquait toujours aux gens qui avaient
succombé à l’effroyable Fléau de Printemps, deux années plus tôt. Il est
mort lors du printemps. Il y avait eu des dizaines de milliers de victimes
lors du printemps, notamment un vieux roi plein de sagesse et deux princes
des plus prometteurs. « Je… je compatis à toutes vos pertes, M’dame. »
Une galanterie, bougre de balourd, sers-lui une galanterie. « Je trouve que
votre… votre robe…
— Ma robe ? » Elle baissa les yeux vers ses bottes et ses braies, sa
tunique flottante de lin, son justaucorps de cuir. « Je ne porte pas de robe…
— Votre chevelure, je voulais dire… Elle est douce et…
— Et comment diable le sauriez-vous, ser ? S’il vous était jamais arrivé
d’y toucher, je m’en souviendrais, peut-être, j’imagine.
— Pas douce », se reprit lamentablement Dunk. « Rouge, je voulais
dire. Votre chevelure est très rouge.
— Très rouge, ser ? Oh ! pas aussi rouge que votre figure, j’espère ! »
Elle se mit à rire, et toute l’assistance l’imita.
Toute, sauf ser Lucas Double-Flandrin. « Dame, intervint-il, cet
individu est l’un des reîtres à la solde de Piéferme. Il se trouvait au barrage
avec lui lorsque ser Bennis au Bouclier Brun a assailli vos terrassiers et
tailladé le visage de Wolmer. Le vieil Osgris l’envoie traiter avec vous.
— En effet, M’dame. Je m’appelle ser Duncan le Grand.
— Ser Duncan la Buse serait plus plausible ! » décocha un chevalier
barbu qu’ornait le triple éclair Bonleu. Les gros esclaffements se
multiplièrent. Dame Helicent elle-même s’était à présent suffisamment
remise pour émettre un gloussement.
« La courtoisie se serait-elle éteinte à Froide-Douve avec messire mon
père ? » interrogea la jouvencelle. Non, pas une jouvencelle, une femme
adulte. « D’où vient que ser Duncan ait pu commettre une telle méprise, s’il
vous plaît ? »
Dunk foudroya Milopin d’un regard mauvais. « Le tort m’en incombe.
— Vraiment ? » La Veuve Rouge étudia Dunk de pied en cap, mais son
regard s’attarda surtout sur sa poitrine. « Un arbre et une étoile filante. Je
n’avais jamais vu ces armes auparavant. » Elle toucha sa tunique en laissant
errer deux doigts sur l’une des branches de l’orme. « Et peintes, pas
cousues. Les Dorniens peignent leurs soieries, d’après ce que j’ai ouï dire,
mais vous me paraissez trop colossal pour être un Dornien.
— Tous les Dorniens ne sont pas petits, M’dame. » Il percevait le
contact des doigts à travers la soie. La Veuve avait aussi la main tapissée de
taches de rousseur. Je gagerais qu’elle en a partout. Il avait la bouche
étrangement sèche. « J’ai séjourné une année à Dorne.
— Est-ce que tous les chênes y poussent aussi haut ? » reprit-elle, tout
en laissant ses doigts courir le long d’une autre branche autour de son cœur.
— C’est censé être un orme, M’dame.
— Je m’en souviendrai. » Elle retira sa main, solennelle. « Le poste est
trop écrasé de chaleur et de poussière pour une conversation. Septon,
veuillez conduire ser Duncan dans ma salle d’audience.
— Avec un immense plaisir, belle-sœur.
— Notre hôte doit mourir de soif. Vous pouvez également envoyez
quérir un flacon de vin.
— Le dois-je réellement ? » Le poussah rayonna. « Très bien, si tel est
votre bon plaisir.
— Je vous rejoindrai dès que j’aurai changé de tenue. » Elle déboucla
son ceinturon et son carquois pour les tendre à son compagnon de tir.
« J’aurai aussi besoin de mestre Cerrick. Ser Lucas, allez le prier de venir
m’assister.
— Je vais vous le ramener tout de suite, Madame », répondit le Double-
Flandrin.
Elle gratifia le gouverneur d’un regard glacial. « Pas la peine. Vous avez
des quantités de tâches à accomplir pour la bonne tenue du château, je le
sais. Il vous suffira de mander mestre Cerrick à mes appartements.
— M’dame, repartit Dunk sur ces entrefaites alors qu’elle s’éloignait
déjà. Mon écuyer s’est vu ordonner d’attendre aux portes. Lui serait-il
permis de se joindre à nous, lui aussi ?
— Votre écuyer ? » Elle se mit à sourire, et elle eut alors l’air non plus
d’une femme de vingt-cinq ans mais d’une gamine de quinze. D’une
gamine ravissante débordant de rires et d’espièglerie. « Bien entendu, si
vous le souhaitez. »

« Ne buvez pas le vin, ser », lui chuchota l’Œuf tandis qu’ils


patientaient dans la salle d’audience en compagnie du septon. Les dalles de
pierre du sol étaient recouvertes de jonchées capiteuses, les murs tendus de
tapisseries représentant des scènes de batailles et de tournois.
Dunk émit un reniflement. « Elle se soucie comme d’une guigne de
m’empoisonner, chuchota-t-il en retour. Je ne suis à ses yeux qu’un copieux
balourd farci de purée de pois entre les oreilles, figure-toi.
— Il se trouve d’aventure que ma belle-sœur aime beaucoup la purée de
pois, déclara septon Sefton qui reparut au même instant, porteur d’un flacon
de vin, d’une carafe d’eau et de trois coupes. Oui, oui, j’ai entendu. Je suis
obèse mais pas sourd. » Il emplit de vin deux des coupes et la troisième
d’eau. Cette dernière, il la remit à l’Œuf qui la contempla longuement d’un
air soupçonneux avant de la repousser de côté. Le septon n’y prit pas garde.
« Ceci est un cru de La Treille, expliquait-il à Dunk. D’une extrême
délicatesse, et le poison lui confère un piquant tout particulier. » Il fit un
clin d’œil à l’Œuf. « Je touche rarement au fruit de la grappe, mais c’est ce
que j’ai entendu dire. » Il tendit une coupe à Dunk.
Le vin était épais et sucré, mais Dunk le sirota allégrement, après
seulement toutefois que leur hôte eut lampé la moitié du sien en trois
lippées goulues et glougloutantes. L’Œuf croisa les bras et persista à ignorer
son eau.
« Elle aime vraiment beaucoup la purée de pois, repartit le septon, et
votre personne de même, ser. Je suis bien placé pour connaître ma belle-
sœur. Dès que je vous ai vu dans la cour, j’ai presque espéré que vous seriez
quelque prétendant venu de Port-Réal rechercher la main de ma dame. »
Dunk plissa son front. « Comment avez-vous su que j’étais originaire de
Port-Réal, septon ?
— Les Port-Réalais ont une certaine façon de parler. » Le religieux
s’envoya une nouvelle gorgée, la fit clapoter dans sa bouche, avala puis
poussa un soupir d’extase. « J’ai servi là-bas nombre d’années, comme
assistant de notre Grand Septon, au Grand Septuaire de Baelor. » Il poussa
cette fois un soupir chagrin. « Vous ne reconnaîtriez pas la ville depuis le
printemps. Les incendies l’ont tellement changée… Un quart des maisons
parti en fumée, un autre quart désert. Les rats ont disparu aussi. C’est
l’aspect des choses le plus extravagant. Je ne me serais jamais imaginé voir
un jour une cité privée de rats. »
Dunk en avait déjà eu vent lui-même. « Vous y étiez pendant que
sévissait le Fléau de Printemps ?
— Oh, certes ! Une période abominable, ser, abominable. Au petit
matin, de solides gaillards s’éveillaient en pleine forme, et ils étaient morts
au crépuscule. Il en mourait tant et si vite qu’on n’avait pas le loisir de les
enterrer. À la place, on les empilait à Fossedragon, et quand le monceau de
cadavres y atteignait dix pieds de profondeur, lord Rivers ordonnait aux
pyromanciens de les carboniser. L’éclat du brasier illuminait les baies
vitrées de la même manière que lorsque, au temps jadis, des dragons vivants
nichaient encore sous le dôme. La nuit, le flamboiement s’en voyait de tous
les coins de la ville, le flamboiement vert sombre du feu grégeois. La
couleur verte n’a pas arrêté de me hanter jusqu’à aujourd’hui. On assure
que le printemps fut affreux à Port-Lannis et pire encore à Villevieille, mais
il terrassa quatre habitants sur dix à Port-Réal. Ni les jeunes ni les vieux,
personne ne fut épargné, ni les riches ni les pauvres, ni les grands ni les
humbles. Notre cher Grand Septon fut emporté, lui, la propre voix des dieux
sur terre, avec un tiers de Leurs Saintetés et la quasi-totalité de nos sœurs
silencieuses. Sa Majesté le roi Daeron, le doux Matarys et le fier Valarr, la
Main…, oh, quelle période abominable ce fut là ! Vers la fin, la moitié de la
ville adressait ses prières à l’Étranger. » Il se resservit. « Et vous, ser, où
vous trouviez-vous à l’époque ?
— À Dorne, répondit Dunk.
— Grâces en soient rendues à la miséricorde de la Mère, dans ce cas. »
Le maudit Fléau de Printemps n’avait jamais touché Dorne, peut-être parce
que les Dorniens avaient fermé leurs frontières et leurs ports, ainsi que
l’avaient fait les Arryn pour le Val, qui s’en était tiré indemne lui aussi.
« Tous ces récits de mort suffiraient à vous faire passer le goût du vin, mais
il est de plus en plus difficile de se remonter le moral dans une époque
semblable à celle que nous vivons. La sécheresse s’opiniâtre, en dépit de
toutes nos prières. Le Bois-du-Roi est une prodigieuse boîte d’amadou, et
les incendies y font rage nuit et jour. Aigracier et les fils de Daemon
Feunoyr trament des complots à Tyrosh, et les seiches de Dagon Greyjoy
sillonnent la mer occidentale comme une meute de loups, poussant leurs
razzias jusqu’aussi loin au sud que La Treille. Ils ont emporté la moitié des
biens de Belle Île, à ce que l’on dit, plus une centaine de femmes. Lord
Farman est en train de réparer ses défenses, mais je suis frappé par la
similitude de ses précautions avec celles de l’homme qui renferme dans une
ceinture de chasteté sa fille enceinte quand elle a déjà la bedaine aussi
joliment distendue que la mienne. Lord Bracken se meurt à petit feu sur le
Trident, et l’aîné de ses fils a péri lors du printemps. Ce qui signifie qu’il
aura forcément ser Otho pour successeur. Et, comme jamais les Nerbosc ne
digéreront d’avoir pour voisin la Brute de Bracken, la guerre finira
fatalement par éclater. »
L’antique hostilité que se vouaient Bracken et Nerbosc était connue de
Dunk. « Leur suzerain ne saura-t-il pas les contraindre à la paix ?
— Hélas… ! répliqua septon Sefton, lord Tully est un garçonnet de huit
ans, et il n’a que des femmes pour entourage. Vivesaigues n’y fera guère, et
le roi Aerys moins encore. À moins qu’un mestre n’y consacre un traité, ce
sujet-là risque d’échapper entièrement à la connaissance de Sa Majesté. Il
est hautement improbable que lord Rivers laisse aucun des Bracken accéder
auprès d’Elle. Gardez-vous d’omettre que notre Main est à demi Nerbosc
par sa naissance. S’il agit le moins du monde, ce sera uniquement pour
aider ses cousins à réduire la Brute aux abois. La Mère a imposé sa marque
sur lord Rivers le jour de sa venue au monde, et Aigracier lui en a imposé
une seconde sur le champ de bataille d’Herberouge. »
Dunk n’ignorait pas qu’il entendait par là Freuxsanglant, dont Brynden
Rivers était le véritable patronyme de bâtardise, puisqu’il avait eu pour
mère une Nerbosc et pour père adultérin le roi Aegon IV.
Après avoir lampé son vin, le gros lard reprit, intarissable : « Pour ce
qui est de Sa Majesté Aerys, Elle s’intéresse bien plus aux parchemins de
jadis et aux prophéties poussiéreuses qu’aux lords et aux lois. Elle ne se
remue pas même pour s’engendrer un héritier. La reine Alinor a beau
multiplier ses oraisons quotidiennes au Grand Septuaire et supplier la Mère
d’En Haut de lui accorder la grâce d’un enfant, son pucelage n’en demeure
pas moins intact. Aerys se confine dans ses propres appartements et, s’il
faut en croire les commérages, il se plairait à prendre plus volontiers un
bouquin dans sa couche que n’importe quelle femme. » Il emplit à nouveau
sa coupe. « N’allez pas vous leurrer, c’est lord Rivers qui nous gouverne,
avec ses sortilèges et ses mouchards. Il n’y a personne pour s’opposer à lui.
Le prince Maekar boude à Lestival, s’y abreuvant de ses griefs contre son
royal frère. Le prince Rhaegal est aussi docile que fol, et ses enfants sont…,
bref, des enfants. Les amis et les favoris de lord Rivers occupent toutes les
places, les seigneurs du Conseil restreint lui lèchent la main, et cette espèce
de nouveau Grand Mestre que nous avons barbote autant que lui dans la
sorcellerie. Le Donjon Rouge est aux mains d’une garnison de Dents de
Freux, et nul au monde ne voit le roi sans son autorisation. »
Dunk se trémoussa dans son fauteuil, on ne peut plus mal à l’aise.
Combien d’yeux lord Freuxsanglant possède-t-il ? Mille, et rien qu’un. Il se
prit à espérer que la Main du roi n’ait pas mille oreilles et rien qu’une.
Certains des propos que prononçait septon Sefton fleuraient la félonie. Il
jeta un coup d’œil furtif à l’Œuf pour voir de quelle façon il prenait tout
cela. Le gamin luttait manifestement de toutes ses forces pour tenir sa
langue.
Leur compagnon se leva pesamment. « Ma belle-sœur va encore se faire
désirer un bon moment. À l’instar de toutes les grandes dames, elle doit
trouver que les dix premières robes qu’elle essaie ne siéent pas à son
humeur. Que diriez-vous de reprendre une goutte de vin ? » Sans se soucier
d’attendre une réponse, il resservit les deux coupes.
« La dame sur l’identité de laquelle je me suis mépris tout à l’heure,
aventura Dunk, afin de parler coûte que coûte d’autre chose, c’est votre
propre sœur ?
— Nous sommes tous enfants des Sept, ser, mais à part cela… pauvre
de moi, non. Lady Helicent était la sœur de ser Rolland Uffering, le
quatrième époux de lady Rohanne, décédé lors du printemps. Mon frère en
était le troisième, ser Simon Staunton, qui eut le malheur épouvantable de
s’étouffer sur un os de poulet. Froide-Douve grouille de revenants, force est
d’en convenir. Les maris meurent, mais leurs parents demeurent, aussi
calamiteux que des sauterelles roses et dodues accoutrées de velours et de
soie, afin de déguster les vins de ma dame et ses sucreries. » Il s’épongea la
bouche. « Et néanmoins, elle doit absolument se remarier, et le plus tôt sera
le mieux.
— Doit absolument ? fit Dunk.
— Le testament du seigneur son père l’exige. Lord Wyman voulait des
petits-fils pour assurer la continuité de sa lignée. Lorsqu’il est tombé
malade, il a prétendu lui faire épouser le Double-Flandrin, pour pouvoir
mourir avec la certitude qu’elle dispose d’un gaillard solide pour la
protéger, mais Rohanne a refusé tout net. Aussi le doux sire s’en est-il
vengé dans ses dernières volontés. Si elle n’est toujours pas remariée lors
du second anniversaire de la disparition d’icelui, Froide-Douve et tous ses
domaines écherront à son cousin Wendell. Peut-être aurez-vous entrevu ce
dernier dans la cour. Un homme courtaud, le col agrémenté d’un goître, et
qui se signale par une généreuse propension à la flatulence. Encore que je
sois mal venu de faire état de ce dernier point, puisque je suis moi-même
affligé d’un excès de vents. Enfin, advienne que pourra. Ser Wendell est
stupide et cupide, mais dame son épouse est non seulement la sœur de lord
Rowan mais aussi… diantrement féconde, on ne saurait lui dénier cette
vertu-là. Elle met bas aussi souvent qu’il pète. Leurs fils le valent en
vilenie, leurs filles les surclassent, et ils se sont tous mis à compter les jours.
Lord Rowan a soutenu l’exécution du testament, si bien que notre bonne
dame n’a plus pour se décider que jusqu’à la nouvelle lune.
— Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps ? » s’étonna Dunk à haute
voix.
Le septon haussa les épaules. « À parler sans fard, il y a eu pénurie de
prétendants. Ma belle-sœur n’est pas précisément d’un aspect répugnant,
vous l’aurez remarqué, et un bon gros château assorti de vastes domaines
ajoute à ses charmes. Vous penseriez par conséquent que tout un essaim de
cadets de bonne famille ou de chevaliers sans terres bourdonnerait comme
des mouches autour de Sa Seigneurie. Vous feriez erreur. Les quatre époux
défunts les rendent circonspects, et il y a des gens pour soutenir qu’elle est
stérile, en plus… quand ils sont sûrs du moins qu’elle n’entende pas, sauf
s’ils aspirent à jouir du confort d’une cage à corbeaux. Elle a porté deux
enfants à terme, un garçon et une fille, mais ils n’ont ni l’un ni l’autre assez
vécu pour fêter un anniversaire. Quant aux rares galants qui ne se laissent
point rebuter par les ragots d’empoisonnement et de sorcellerie, ils
renâclent à se frotter au Double-Flandrin. Lord Wyman l’a en effet chargé
sur son lit de mort de défendre sa fille contre des soupirants inacceptables,
tâche qu’il a pris à cœur d’appliquer à tous les soupirants. Quiconque
entendrait obtenir la main de lady Rohanne serait d’abord obligé d’affronter
son épée à lui. » Il acheva son vin et reposa sa coupe. « Cela ne revient pas
à dire pour autant qu’il ne s’en est présenté aucun. Cleyton Caswell et
Simon Bonleu se sont montrés les plus persévérants, mais leur passion
s’adressait selon toute apparence à ses biens plus qu’à sa personne. S’il me
fallait à tout prix gager, je miserais de préférence sur Gerold Lannister. Il en
est encore à faire son apparition, mais on dit qu’il est d’une blondeur d’or,
plein d’à-propos, qu’il a plus de six pieds de haut…
— ... et que ses lettres occupent infiniment lady Tyssier. » La dame en
question se tenait sur le seuil, flanquée d’un jeune mestre dont le trait le
plus saillant était un immense nez crochu. « Vous perdriez votre pari, beau-
frère. Gerold ne délaissera jamais de bon gré les plaisirs de Port-Lannis et la
splendeur de Castral Roc pour une seigneurie de rien du tout. Il exerce plus
d’influence en sa qualité de frère et de conseiller de lord Tybolt qu’il n’en
pourrait jamais espérer en celle de mon époux. Quant aux autres, ser Simon
aurait à vendre la moitié de mes possessions pour payer ses dettes, et ser
Cleyton tremble comme la feuille lorsque par hasard le Double-Flandrin
condescend à lorgner de son côté. En outre, il est plus joli que moi. Et pour
ce qui est de vous, septon, vous avez la plus grande gueule de Westeros.
— Une grosse bedaine réclame une grande gueule, rétorqua Sefton, pas
décontenancé pour un sol. Sans quoi elle aurait tôt fait de devenir toute
menue.
— C’est vous, la Veuve Rouge ? demanda l’Œuf d’un air abasourdi. Je
suis presque aussi haut que vous !
— Un autre garçon m’a fait la même observation il n’y a pas six mois.
Je l’ai expédié sur le chevalet pour le rehausser. » Une fois que lady
Rohanne se fut installée sur le haut siège de l’estrade, elle ramena sa natte
en avant par-dessus son épaule gauche. Celle-ci était d’une telle longueur
que l’extrémité s’en lova dans son giron comme un chat assoupi. « Ser
Duncan, je n’aurais pas dû vous taquiner dans la cour, alors que vous
déployiez tant d’efforts pour vous montrer gracieux. C’est simplement que
vous aviez rougi de façon si violente… Il ne se trouvait donc pas de jeune
fille pour vous taquiner, dans le village où vous avez si prodigieusement
grandi ?
— C’était Port-Réal, le village. » Il ne mentionna pas Culpucier. « Il s’y
trouvait bien des jeunes filles, mais… » Le genre de taquineries qui se
pratiquait à Culpucier avait plutôt des fois de quoi vous couper la chique.
« Je présume qu’elles avaient peur de vous taquiner. » Lady Rohanne
caressa sa natte. « Sans doute votre taille les terrifiait-elle. Ne prenez pas
ombrage de l’attitude de lady Helicent, je vous en conjure. Ma belle-sœur
est une créature un peu simplette mais totalement dépourvue de malignité.
En dépit de toutes ses bondieuseries, elle serait incapable de s’habiller elle-
même sans le secours de ses septas.
— Elle n’était pour rien dans ce qui s’est passé. Je suis le seul coupable
de la méprise.
— Vous mentez le plus galamment du monde. Je sais que tout le mal
venait de ser Lucas. La cruauté fait partie de son caractère, et vous l’avez
offensé au premier regard.
— Comment cela ? s’ébahit Dunk. Je ne lui ai fait aucun mal de ma
vie. »
Elle sourit d’un sourire qui le fit désirer qu’elle se montre plus explicite.
« Je vous ai vu vous tenir devant lui. Vous le surpassez d’une main, ou bien
peu s’en faut. Cela faisait belle lurette que ser Lucas n’avait croisé personne
qu’il ne pût toiser de son haut. Quel âge avez-vous, ser ?
— Presque vingt ans, ne déplaise à M’dame. » Dunk aimait bien faire
sonner vingt, quitte à se vieillir d’une année selon toute probabilité, si ce
n’est de deux. Là-dessus, personne ne savait à quoi s’en tenir au juste, et lui
moins que quiconque. Il devait avoir eu une mère et un père comme tout le
monde, mais il ne les avait jamais connus, même pas de nom, et nul à
Culpucier ne s’était jamais soucié outre mesure de chercher à savoir ni
quand il était né ni de qui.
« Êtes-vous aussi fort que vous en avez l’air ?
— J’ai l’air fort comment, M’dame ?
— Oh, suffisamment fort pour enquiquiner ser Lucas. S’il est le
gouverneur ici, ce n’est pas de mon fait. Je l’ai hérité de mon père au même
titre que Froide-Douve. Avez-vous accédé à la chevalerie sur un champ de
bataille, ser Duncan ? Vos façons de parler suggèrent que vous n’êtes pas né
de sang noble, si vous voulez bien me pardonner de m’exprimer ainsi.
Je suis né d’un sang de caniveau. « Un chevalier errant nommé ser
Arlan de l’Arbre-sous m’a pris à son service pour lui tenir lieu d’écuyer
quand j’étais encore tout mioche. C’est lui qui m’a enseigné la chevalerie et
les arts de la guerre.
— Et c’est ce même ser Arlan qui vous a fait chevalier ? »
Dunk agita les pieds avec embarras. L’une de ses bottes était à demi
délacée, vit-il. « Il n’y avait personne de mieux placé que lui pour le faire.
— Où se trouve actuellement ser Arlan ?
— Il est mort. » Il releva les yeux. Sa botte, il pourrait toujours la
relacer plus tard. « Je l’ai enterré au flanc d’une colline.
— Est-il tombé en preux au cours d’un combat ?
— Il y avait des pluies. Il a pris froid.
— Les vieillards sont fragiles, je sais cela. Je l’ai appris de mon
deuxième époux. J’avais treize ans à notre mariage. Il en aurait eu
cinquante-cinq à son prochain anniversaire s’il avait assez vécu pour le voir.
Il était en terre depuis six mois quand je lui donnai un fils, mais lui aussi,
l’Étranger est venu le prendre. Les septons ont dit que son père voulait
l’avoir à ses côtés. Qu’en pensez-vous, ser ?
— Ben…, répondit Dunk sans grande assurance, ça se pourrait,
M’dame…
— Des idioties, riposta-t-elle. L’enfant était né trop faible. Une si petite
chose. À peine s’il avait assez de force pour téter. N’empêche. Les dieux
avaient accordé à son père cinquante-cinq années de vie. On aurait pu croire
qu’ils consentiraient à concéder plus de trois jours au fils.
— Ça oui. » Dunk était tout sauf ferré sur les dieux. Il se rendait au
septuaire de temps à autre, et il y priait le Guerrier de bien vouloir prêter
vigueur à ses bras, mais, à part cela, il laissait les Sept bien peinards.
« Je suis désolée que votre ser Arlan soit mort, reprit-elle, et encore plus
désolée que vous ayez pris du service chez ser Eustace. Les vieux ne sont
pas tous les mêmes, ser Duncan. Vous en agiriez bien de retourner chez
vous à l’Arbre-sous.
— Je n’ai pas d’autre chez moi que là où je voue la foi de mon épée. »
Dunk n’avait jamais vu l’Arbre-sous ; il n’aurait même pas su dire si ça se
trouvait dans le Bief.
« Vouez-la ici, alors. Les temps sont incertains. J’ai besoin de
chevaliers. Vous m’avez l’air d’avoir un formidable appétit, ser Duncan.
Combien de poulets êtes-vous capable d’engloutir ? À Froide-Douve, vous
auriez votre content de viande rose chaude et de tartes aux fruits
délicieuses. La mine de votre écuyer trahit aussi le besoin de se sustenter. Il
est si décharné qu’il en a perdu tous ses cheveux. Nous lui ferons partager
la cellule d’autres garçonnets de son âge. Il aimera bien. Mon maître
d’armes est capable de l’exercer à tous les arts de la guerre.
— C’est moi qui me charge de l’exercer, rétorqua Dunk sur la
défensive.
— Et qui d’autre ? Bennis ? Le vieil Osgris ? Les volailles ? »
Il était arrivé certains jours à Dunk de faire pourchasser les volailles par
l’Œuf. Cela concourt à le rendre plus rapide, songea-t-il, tout en sachant
pertinemment que, s’il s’avisait d’en parler, lady Rohanne éclaterait de rire.
Elle lui ôtait sa présence d’esprit, avec ses taches de rousseur et son nez
retroussé. Il lui fallut faire un effort pour se rappeler dans quel but ser
Eustace l’avait dépêché en ces lieux. « Mon épée est vouée à ser Osgris,
M’dame, répondit-il, et c’est un fait acquis.
— Soit, alors, ser. Venons-en donc à des sujets moins agréables. » Elle
tirailla sèchement sa natte. « Nous ne tolérons pas que l’on assaille Froide-
Douve ou ses gens. Aussi m’expliquerez-vous pour quelle raison je devrais
m’abstenir de vous faire coudre dans un sac.
— Je suis venu parlementer, lui rappela-t-il, et j’ai bu votre vin. » Il en
avait encore la saveur riche et moelleuse sur les papilles. Et l’excellent cru
ne l’avait pas encore empoisonné pour l’instant. Peut-être même est-ce
grâce à lui qu’il osa s’enhardir. « Et vous ne possédez pas de sac assez
grand pour moi. »
À son intense soulagement, la plaisanterie empruntée à l’Œuf la fit
sourire. « J’en possède néanmoins plusieurs qui seraient bien assez grands
pour Bennis. Mestre Cerrick affirme que le visage de Wolmer était tailladé
quasiment jusqu’à l’os.
— Ser Bennis s’est laissé emporter par la colère, M’dame. Je suis
envoyé par ser Eustace afin de payer le prix du sang.
— Le prix du sang ? » Elle s’esclaffa. « Votre maître est un vieil
homme, je le sais bien, mais je ne m’étais pas encore aperçue à quel point.
S’imagine-t-il que nous vivons toujours à l’Âge des Héros, où la vie d’un
homme était estimée ne valoir rien de plus qu’une bourse d’argent ?
— Le terrassier n’a pas été tué, M’dame, lui remémora Dunk. Personne
n’a été tué, sous mes yeux du moins. C’est d’une balafre qu’il a écopé, pas
plus. »
Elle fit courir paresseusement ses doigts le long de sa natte. « À
combien ser Eustace estime-t-il la valeur de la joue de Wolmer, je vous
prie ?
— À un dragon d’argent. Plus trois pour vous, M’dame.
— Ser Eustace met mon honneur à bien vil prix, même si trois pièces
d’argent sont toujours mieux que trois poulets, je vous le concède. Il ferait
mieux de me remettre ser Bennis pour que je le châtie.
— Cela impliquerait-il le fameux sac auquel vous faisiez allusion ?
— Éventuellement. » Elle enroula la natte autour d’une de ses mains.
« Osgris peut garder son argent. Le sang seul peut payer le sang.
— Eh bien, dit Dunk, peut-être en va-t-il comme vous le déclarez, mais
pourquoi ne pas envoyer quérir l’homme qu’a blessé Bennis et lui
demander ce qu’il aimerait le mieux : Bennis dans un sac ou un dragon
d’argent ?
— Oh ! mais il empocherait l’argent, s’il ne pouvait obtenir les deux
choses à la fois. Cela, j’en suis convaincue, ser. Seulement, ce n’est pas à
lui qu’appartient le choix. L’affaire présente concerne le lion et l’araignée,
pas la joue d’un quelconque manant. C’est Bennis que je veux, et Bennis
que j’aurai. Nul ne se permet de chevaucher sur mes terres et de maltraiter
l’un des miens pour aller s’en gausser dès qu’il a déguerpi.
— Votre Seigneurie s’est bien elle-même permis pourtant de chevaucher
sur les terres de Piéferme et de maltraiter l’un des gens de ser Eustace »,
riposta Dunk du tac au tac, on ne peut plus à l’étourdie.
« Ah bon ? » Elle se remit à tirailler sa natte. « Si vous entendez par là
le voleur de moutons, c’était un coquin notoire. Je m’en étais plainte à deux
reprises auprès d’Osgris, mais sans qu’il bouge pied ni patte. Je ne réclame
pas trois fois. La loi du roi m’accorde les pouvoirs de cul-de-basse-fosse et
de potence. »
C’est en l’occurrence de l’Œuf que lui arriva la réponse. « Sur vos
propres domaines, spécifia-t-il. La loi du roi donne aux seigneurs les
pouvoirs de cul-de-basse-fosse et de potence sur les domaines qui leur sont
propres.
— Petit malin ! dit-elle. Si tu en sais autant, tu sauras aussi que les
chevaliers fieffés n’ont aucunement le droit de punir sans la permission de
leur suzerain. Ser Eustace tient Piéferme de lord Rowan. En versant le sang,
Bennis a rompu la paix du roi, et il lui faut répondre de ce crime. » Elle se
tourna cette fois vers Dunk. « Si Ser Eustace consent à me le remettre,
Bennis aura le nez fendu, et l’affaire en restera là. Mais s’il me force à venir
le prendre, je ne promets plus rien du tout. »
Dunk se sentit brusquement comme barbouillé, au creux de l’estomac.
« Je lui en ferai part, mais il n’abandonnera pas ser Bennis. » Il hésita. « Le
barrage a été la cause de tous ces problèmes. Si Votre Seigneurie voulait
bien consentir à le démolir…
— Impossible, déclara le jeune mestre qui se tenait auprès de lady
Rohanne. Froide-Douve entretient vingt fois plus de petites gens que ne le
fait Piéferme. Sa Seigneurie possède des champs de blé, de maïs et d’orge
qui sont tous en train de mourir de la sécheresse. Elle possède une demi-
douzaine de vergers, des pommiers, des abricotiers, plus trois variétés de
poiriers. Elle possède des vaches sur le point de véler, cinq cents têtes de
moutons à nez noir, et elle élève les plus beaux chevaux du Bief. Nous
avons une douzaine de juments sur le point de pouliner.
— Ser Eustace possède des moutons, lui aussi, répliqua Dunk. Il a des
melons, dans ses champs, des haricots, de l’orge, et…
— C’est pour la douve que vous prenez l’eau ! » proféra vertement
l’Œuf.
J’étais en train d’en venir à la douve, songea Dunk.
« La douve est essentielle pour les défenses de Froide-Douve, affirma le
mestre. Suggéreriez-vous à lady Rohanne de s’exposer à découvert contre
des assaillants éventuels, en des temps aussi incertains que ceux-ci ?
— Ma foi, déclara posément Dunk, une douve sèche est encore une
douve. Et M’dame possède des murs solides et des hommes plus qu’à
suffisance pour en interdire l’accès.
— Ser Duncan, intervint lady Rohanne, j’avais dix ans quand se dressa
le dragon noir. Je conjurai mon père de ne pas se mettre lui-même en péril
ou du moins de laisser mon époux. Qui donc me protégerait, si mes
hommes étaient tous deux partis ? Alors, il me fit monter sur les remparts et
me signala les principaux points forts de Froide-Douve. “Maintiens-les
forts, dit-il, et ils te garderont saine et sauve. Si tu veilles à tes défenses, nul
homme au monde ne risque de te malmener.” Le premier qu’il me désigna
fut la douve. » Elle se caressa la joue avec la pointe de sa natte. « Mon
premier époux périt sur le champ d’Herberouge. Mon père m’en trouva
d’autres, mais l’Étranger s’empara d’eux également. Les hommes, je ne
m’y fie plus, dussent-ils sembler plus qu’à suffisance. Ma confiance, je la
mets dans la pierre, dans l’acier, dans l’eau. Je la mets dans les douves, ser,
et ma douve à moi ne sera pas sèche.
— Ce qu’a dit votre père est certes bel et bon, rétorqua Dunk, mais cela
ne vous donne pas pour autant le droit de prendre l’eau Osgris. »
Elle imprima un coup sec à sa natte. « Je suppose que ser Eustace vous
a raconté que la rivière lui appartenait.
— Depuis un millier d’années, confirma Dunk. Elle porte d’ailleurs le
nom d’Échiquetée. Voilà qui est clair et net.
— Assurément. » Nouvelles saccades, une fois, deux, trois. « Tout
comme la Mander porte le sien, bien que les Manderly aient été chassés de
ses rives il y a un millier d’années. Hautjardin demeure Hautjardin, bien
que le dernier Jardinier soit mort sur le Champ de Feu. Castral Roc
fourmille de Lannister, et l’on y chercherait en vain l’ombre d’un Castral.
Le monde change, ser. Cette Échiquetée prend sa source dans les monts Fer-
à-cheval, qui se trouvaient être intégralement ma propriété, la dernière fois
que j’y ai jeté un œil. L’eau m’appartient de même. Montrez-lui donc mes
titres de propriété, mestre Cerrick. »
Le mestre descendit de l’estrade. Il avait beau n’être pas beaucoup plus
âgé peut-être que Dunk, ses robes grises et la chaîne qu’il portait au col lui
conféraient un air de sapience austère difficilement compatible avec sa
juvénilité. Il tenait en main un vieux parchemin. « Voyez par vous-même,
ser », annonça-t-il tout en le déroulant avant de le présenter à Dunk.
Dunk le balourd, lourd comme un vrai rempart. Il sentit à nouveau
s’empourprer ses joues. D’un geste précautionneux, il se saisit du document
et loucha sur le texte qui s’y étalait. Pas un seul mot ne lui en était
intelligible, mais il reconnut le sceau de cire apposé sous les fioritures du
seing – le dragon tricéphale de la maison Targaryen. Le sceau du roi. Ce
qu’il avait sous les yeux devait plus ou moins être quelque sorte de décret
royal. Dunk fit aller et venir sa tête dans les deux sens afin de donner à ses
vis-à-vis l’impression qu’il était en train de lire. « Il y a là un mot que je
n’arrive pas à déchiffrer », marmonna-t-il au bout d’un moment. « Viens
voir un peu ça, l’Œuf, tu as de meilleurs yeux que moi. »
Le gamin se précipita près de lui. « Quel mot, ser ? » Dunk pointa le
doigt. « Celui-là ? Oh. » Après une lecture preste, l’Œuf releva les yeux
vers son maître et lui adressa un imperceptible hochement.
La rivière est bel et bien à elle. Un papier l’atteste. Dunk eut le
sentiment qu’un coup de poing venait de lui défoncer l’estomac. Le propre
sceau du roi. « Ceci… il doit y avoir une erreur. Le vieil homme a perdu ses
deux fils au service de Sa Majesté, pourquoi l’aurait-Elle dépossédé de sa
rivière ?
— Il aurait dû perdre la tête par la même occasion, si le roi Daeron
s’était révélé d’un caractère moins enclin au pardon. »
Pendant une fraction de seconde, Dunk ne sut plus du tout où il en était.
« Que voulez-vous dire ?
— Sa Seigneurie veut dire, intervint mestre Cerrick, que ser Eustace
Osgris est un rebelle et un félon.
— Ser Eustace avait pris le parti du dragon noir contre le rouge, dans
l’espérance qu’un souverain Feunoyr rétablirait les Osgris dans la
possession des domaines et des châteaux qu’ils avaient perdus sous les
Targaryen, expliqua lady Rohanne. Tout spécialement dans celle de Froide-
Douve. C’est sa trahison que ses fils ont payée de leur vie. Quand il
rapporta leurs os chez lui et remit sa fille en otage aux gens du roi, sa
femme se précipita du haut de la tour de Piéferme. Ser Eustace vous a-t-il
conté cela ? » Elle sourit d’un air affligé. « Non, n’est-ce pas ?
— Le dragon noir… » Tu as voué la foi de ton épée à un félon, balourd.
Tu as mangé le pain d’un traître et couché sous le toit d’un rebelle.
« M’dame, reprit-il non sans bafouiller quelque peu, le dragon noir… c’était
il y a quinze ans. Ce dont il s’agit se passe aujourd’hui, et aujourd’hui sévit
une sécheresse. Même s’il fut un rebelle autrefois, ser Eustace n’en
demeure pas moins avoir besoin d’eau. »
La Veuve Rouge se leva et lissa ses jupes. « Il ferait mieux de prier pour
la pluie, dans ce cas. »
Ce fut à cet instant précis que Dunk se ressouvint des mots d’adieu,
Ramenez-moi mon eau, ser, prononcés par Osgris dans le bois. « Si vous
refusez de lui accorder la grâce de partager l’eau pour sa propre sauvegarde,
daignez y consentir en faveur de son fils.
— De son fils ?
— Addam. Il a servi ici même en qualité de page et d’écuyer de votre
père. »
Le visage de lady Rohanne demeura de marbre. « Approchez-vous. »
Il ne sut que faire d’autre qu’obtempérer. L’estrade la haussait d’un bon
pied, mais cela n’empêchait pas Dunk de continuer à la dominer largement.
« À genoux », dit-elle. Il s’exécuta.
Elle concentra toutes ses forces dans le soufflet qu’elle lui administra, et
elle était beaucoup plus forte qu’elle n’en avait l’air. À part que sa joue lui
cuisait et qu’il avait dans la bouche le goût du sang provenant d’une lèvre
entamée, non, elle ne lui avait pas réellement fait bien mal. Pendant un
instant, la seule idée qui lui traversa l’esprit fut de l’attraper par cette garce
de natte rouge, de se la coller en travers des genoux et de vous la fesser
comme un moutard gâté. Si je le fais, l’ennui, c’est qu’elle va se mettre à
piailler et que vingt chevaliers fonceront dedans m’étriper.
« Vous avez l’audace d’en appeler à moi au nom d’Addam ? » Ses
narines se dilatèrent. « Retirez-vous de Froide-Douve, ser. Immédiatement !
— Je n’ai jamais eu l’intention…
— Filez, ou je trouverai un sac assez grand pour vous, dussé-je en
coudre un sur mesure de mes propres mains. Dites à ser Eustace de me
livrer lui-même ser Bennis au Bouclier Brun dès demain, sans quoi c’est
moi qui viendrai le chercher moi-même par le fer et par le feu. Vous
m’entendez ? Par le fer et par le feu ! »
Septon Sefton prit Dunk par le bras et l’entraîna dare-dare hors de la
pièce, l’Œuf quasiment collé sur leurs talons. « Il ne se pouvait plus
malavisé, ser, chuchota le gros lard tout en les reconduisant vers l’escalier.
On ne peut plus malavisé. Mentionner Addam Osgris…
— Ser Eustace m’a conté qu’elle en était amoureuse.
— Amoureuse ? » Le septon souffla comme un bœuf. « Folle de lui
qu’elle était, et lui d’elle. Les choses ne sont jamais allées au-delà d’un
baiser ou deux, mais…, mais si la bataille d’Herberouge lui a fait verser des
torrents de larmes, ce ne fut pas pour l’époux qu’elle connaissait à peine
mais bien pour ser Addam. À ses yeux, et à juste titre, ser Eustace est
coupable de cette mort. Le garçon n’avait que douze ans. »
Dunk savait trop bien ce que c’était que de porter une blessure. Chaque
fois qu’il arrivait à quelqu’un d’évoquer le champ de Cendregué, la pensée
l’assaillait des trois braves tombés pour sauver sa main et son pied, et elle
ne manquait jamais de lui retourner le couteau dans la plaie. « Veuillez
assurer M’dame que c’est sans aucune male intention que je l’ai blessée.
Conjurez-la de daigner me pardonner.
— Je m’y emploierai de tout mon possible, ser, promit septon Sefton,
mais dites bien à ser Eustace, vous, de venir lui livrer Bennis, et vite. Faute
de quoi, il en ira mal pour lui. Il en ira très mal. »

Il fallut que les murailles et les tours de Froide-Douve se soient


totalement évanouies derrière, à l’ouest, pour que Dunk finisse par se
tourner vers l’Œuf pour lui demander : « Qu’est-ce qu’il y avait d’écrit, sur
ce papier ?
— Il s’agissait d’une concession de droits, ser. À lord Wyman Tyssier,
de la part du roi. En reconnaissance de ses loyaux services au cours de la
rébellion précédente, lord Wyman s’y voyait attribuer, ainsi que ses
descendants, tous les droits sur l’Échiquetée, depuis sa source dans les
monts Fer-à-cheval jusqu’aux rivages du lac Feuillu. Il était également
spécifié que lord Wyman et ses descendants jouiraient du droit de prélever
des lapins, des daims rouges et des sangliers chaque fois qu’il leur en
prendrait fantaisie dans le Bois de Wat et d’y couper vingt arbres chaque
année. » Le gamin se racla la gorge. « Ladite concession n’était toutefois
décernée qu’à titre temporaire. Le document spécifiait encore en effet que,
s’il advenait à ser Eustace de décéder sans héritier mâle issu de ses propres
œuvres, Piéferme ferait retour à la Couronne, et que par la même occasion
seraient abolis les privilèges consentis à la lignée de lord Tyssier. »
Et les Osgris furent les maréchaux des marches du Nord pendant un
millénaire… « On n’a donc laissé pour tout compte au vieil homme qu’une
tour où mourir.
— Et sa tête, ajouta l’Œuf. Sa Majesté lui a laissé sa tête, ser. En dépit
du fait qu’il était tout de même un rebelle. »
Dunk lui décocha un regard. « Tu la lui aurais ôtée, toi ? »
L’Œuf dut s’accorder le loisir de la réflexion. « Il m’est quelquefois
arrivé, à la Cour, d’assurer le service au Conseil restreint. On s’y querellait
fréquemment sur ce sujet-là. Oncle Baelor affirmait que rien ne valait la
clémence lorsqu’on réglait le sort d’un homme d’honneur du parti adverse.
Si un vaincu croit pouvoir compter sur le pardon, on ne saurait exclure qu’il
consente à déposer l’épée et ployer le genou. Dans le cas contraire, il se
battra jusqu’à son dernier souffle en faisant périr davantage encore de sujets
fidèles et d’innocents. Seulement, lord Freuxsanglant prétendait, lui, que
pardonner à des rebelles n’équivaut à rien d’autre qu’à semer les graines de
la rébellion suivante. » Un profond scepticisme affectait sa voix. « Qu’est-
ce qui a bien pu inciter ser Eustace à se dresser contre le roi Daeron ? Celui-
ci fut un bon roi, nul n’a grief à son égard. Il adjoignit Dorne au royaume et
fit des Dorniens nos amis.
— C’est à ser Eustace qu’il te faudrait poser la question, l’Œuf. » Dunk
pensait connaître la réponse, mais elle n’était pas forcément du genre que le
petit aurait envie d’entendre. Il a désiré un château dont la poterne soit
surmontée d’un lion, mais il n’a obtenu pour toute récompense que des
tombes au milieu de buissons de mûres. Quand vous avez engagé par
serment votre épée à quelqu’un, vous avez promis de le servir et de lui
obéir, de vous battre au besoin pour lui, pas de fourrer le nez dans ses
affaires ou de contester ses allégeances… mais toujours était-il que ser
Eustace ne l’en avait pas moins floué comme un parfait couillon. Il m’a bel
et bien dit que ses fils étaient morts en combattant pour le roi, et il m’a fait
en plus accroire que la rivière lui appartenait.
La nuit les surprit dans le Bois de Wat.
La faute en revenait à Dunk. Il aurait dû rentrer directement, par le
chemin pris à l’aller, tandis qu’il avait préféré passer par le nord afin de
jeter un nouveau coup d’œil au barrage. Il avait vaguement dans l’idée
d’essayer de le démolir à mains nues. Mais il se trouva que les Sept et ser
Lucas Double-Flandrin ne poussèrent pas l’obligeance aussi loin. Lorsqu’il
finit par y arriver, Dunk découvrit les lieux gardés par une paire
d’arbalétriers sur les justaucorps desquels était cousu l’emblème à
l’araignée. L’un d’eux s’était commodément assis pour laisser ses pieds nus
tremper dans l’eau volée. Dunk l’aurait de grand cœur étranglé rien que
pour cela, mais l’homme les entendit venir et récupéra son arme en deux
temps trois mouvements. Son camarade eut encore plus vite encoché un
carreau et paré à toute éventualité. Le mieux que put faire Dunk fut de les
foudroyer d’un renfrognement menaçant.
Après cela, il ne lui restait rien d’autre à accomplir que de revenir sur
ses pas. Il était loin de connaître aussi bien les parages que ser Bennis ; et
quelle humiliation ç’aurait été pour lui que de se perdre dans un bois d’une
aussi médiocre étendue que celui de Wat ! Vers l’heure où ils retraversèrent
la rivière avec moult éclaboussures, le soleil flottait déjà presque au ras de
l’horizon, et les premières étoiles commençaient à poindre, escortées par
des nuées d’insectes. Une fois au sein de la noirceur élancée des troncs,
l’Œuf retrouva sa langue. « Ser ? Ce gros lard de septon a eu l’audace de
prétendre que mon père boudait à Lestival.
— Du vent, les mots.
— Mon père ne boude pas.
— Bah…, décréta paisiblement Dunk, il se pourrait que si. Tu boudes
bien, toi.
— Nenni. Ser. » Il fronça les sourcils. « Est-ce que je boude ?
— Des fois. Pas trop trop, d’accord. Sans quoi, je te donnerais des
taloches à l’oreille plus souvent que je ne le fais.
— Vous m’en avez donné une devant la poterne.
— Ce n’était au mieux qu’une demi-taloche. Si jamais je t’en flanque
une tout entière, tu le sauras.
— Eh bien, vous, c’en est une tout entière que la Veuve Rouge vous a
flanquée. »
Dunk tâta sa lèvre enflée. « Tu pourrais t’abstenir d’en montrer autant
de plaisir. » Personne n’a jamais taloché l’oreille de ton père, au fait. C’est
peut-être pour cette raison que le prince Maekar se comporte comme il le
fait. « Lorsque le roi désigna lord Freuxsanglant pour être sa Main, le
seigneur ton père refusa de faire partie de son Conseil et quitta Port-Réal
pour se retirer dans sa résidence personnelle, rappela-t-il à l’Œuf. Il a déjà
passé un an à Lestival, plus la moitié d’un autre. Comment appelles-tu cela,
si ce n’est bouder ?
— Je l’appelle être courroucé, décréta l’Œuf d’un ton altier. C’est mon
père que Sa Majesté aurait dû choisir pour Main. Il est son frère, et le
royaume ne possède pas de chef de bataille plus éminent que lui depuis le
décès d’Oncle Baelor. Lord Freuxsanglant n’est même pas un lord
authentique, ce titre-là n’est qu’un absurde titre de courtoisie. Il est un
sorcier, et au surplus de basse naissance.
— Né bâtard, oui, mais pas de basse naissance. » Freuxsanglant pouvait
bien n’être qu’un lord de pacotille, il était néanmoins d’ascendance noble
des deux côtés. Sa mère avait été l’une des innombrables maîtresses du roi
Aegon l’Indigne. Les bâtards procréés de la sorte s’étaient révélés un fléau
permanent pour les Sept Couronnes depuis la disparition du vieux
souverain. Il avait légitimé la totalité de cette engeance sur son lit de mort ;
pas seulement les Grands Bâtards, tels les Daemon Feunoyr, Freuxsanglant,
Aigracier, qu’il avait engendrés avec des dames du meilleur monde, mais
même ceux de rien du tout qu’il avait eus en forniquant avec des putes et
des serveuses de taverne, de vulgaires filles de marchands, des batteuses
d’estrade et les flopées de paysannes dont le joli minois lui accrochait l’œil
par hasard. Sang et Feu, telle était la devise de la maison Targaryen, mais
Dunk avait ouï dire à ser Arlan, jadis, qu’Aegon aurait plutôt dû faire sienne
Lavez-moi cette gueuse et puis fourrez-la dans mon lit.
« D’un trait de plume, le roi Aegon a proprement savonné
Freuxsanglant de sa bâtardise, remémora-t-il à l’Œuf pour sa gouverne.
Exactement comme il l’a fait pour tous ses pareils.
— L’ancien Grand Septon a expliqué à mon père que les lois du roi sont
une chose, et les lois des dieux une autre, riposta le gosse avec opiniâtreté.
Les enfants légitimes sont conçus dans un lit nuptial et bénis par le Père et
la Mère d’En Haut, alors que les bâtards sont issus du stupre et de la
dissolution, a-t-il dit. Le roi Aegon a eu beau décréter que ses bâtards
n’étaient pas des bâtards, il n’était pas en son pouvoir de changer leur
nature. Le Grand Septon a prétendu que tous les bâtards naissaient avec la
félonie dans le sang… Daemon Feunoyr, Aigracier, Freuxsanglant lui-
même. Pour s’être montré plus matois que les deux autres, il disait, lord
Rivers n’en finirait pas moins par se révéler tôt ou tard un traître lui aussi.
Le Grand Septon donna à mon père le conseil de ne jamais placer la
moindre espèce de confiance en lui, pas plus qu’en aucun des autres
bâtards, grands ou petits. »
Nés avec la félonie dans le sang, songea Dunk. Nés du stupre et de la
dissolution. Indignes d’inspirer la confiance, grands ou petits. « L’Œuf, dit-
il, est-ce qu’il ne t’est jamais arrivé de penser que je pourrais être un
bâtard ?
— Vous, ser ? » L’apostrophe avait complètement désarçonné le gamin.
« Vous ne l’êtes pas.
— Je risque pourtant de l’être. Je n’ai jamais rien su de ma mère ni de
ce qu’il était advenu d’elle. Peut-être que je suis venu au monde trop gros et
que je l’ai tuée. Mais il est plus probable qu’elle était une putain ou une
serveuse de taverne. On ne trouve pas de dames de haut parage à Culpucier.
Et s’il lui est jamais arrivé d’épouser mon père, eh bien, qu’est-il donc
advenu de lui, dans ce cas ? » Dunk n’aimait guère se voir rappeler ce
qu’avait été son existence avant que ser Arlan ne vienne le dénicher. « Il y
avait une gargote, à Port-Réal, où j’allais vendre habituellement des rats,
des chats et des pigeons pour leur ragougnasse. Le cuistot jurait
constamment que mon père était un voleur ou un coupeur de bourse. “Y a
de fortes chances que je l’aie vu pendre, me rabâchait-il tant et plus, mais,
après tout, peut-être qu’on l’a juste expédié au Mur.” À l’époque où je
servais ser Arlan en qualité d’écuyer, je passais mon temps à lui demander
si nous ne pourrions pas un jour ou l’autre monter par là-bas nous faire
engager à Winterfell ou dans tel ou tel des châteaux du Nord. Je m’étais
imaginé que, si je réussissais seulement à atteindre le Mur, j’aurais
éventuellement l’occasion d’y tomber nez à nez avec une vieille crapule, un
gaillard vraiment gigantesque qui me ressemblerait. Mais nous n’y sommes
jamais allés. Ser Arlan répétait qu’il n’y avait pas de haies dans le nord pour
abriter les chevaliers errants, et que toutes les forêts pullulaient de loups. »
Il secoua la tête. « Bref, en un mot comme en cent, il y a des chances
innombrables pour que tu sois l’écuyer d’un bâtard. »
Pour une fois, l’Œuf en demeura sans voix. Les ténèbres s’épaississaient
autour d’eux. Des constellations de bestioles luisantes baguenaudaient
lentement à travers les arbres, leurs loupiotes à la dérive comme autant de
minuscules météorites. Il y avait également des étoiles dans le firmament,
plus d’étoiles que quiconque au monde n’aurait pu se flatter d’en compter
jamais, dût-il jouir d’une aussi prodigieuse longévité que le roi Jaehaerys.
Dunk n’avait qu’à lever les yeux pour renouer avec des compagnons
familiers : l’Étalon et la Truie, la Couronne du Roi et la Lanterne de
l’Aïeule, la Galère, le Spectre et la Vierge de Lune. Mais la direction du
nord étant voilée par des nuages, il aurait été fort en peine d’y déceler l’œil
bleu du Dragon de Glace, l’œil bleu qui désignait le septentrion.
La lune s’était levée lorsqu’ils arrivèrent en vue de Piéferme, sombre
silhouette tout en hauteur au sommet de sa colline. Une vague lueur
jaunâtre pâlissait les ouvertures supérieures de la tour, constata Dunk.
Presque tous les soirs, ser Eustace allait se coucher aussitôt qu’il avait
achevé de souper, mais tel n’était apparemment pas le cas, cette nuit. Il nous
attend, saisit Dunk.
Bennis au Bouclier Brun veillait lui aussi dans l’attente de leur retour.
Ils le trouvèrent assis sur les marches, en train d’affûter sa rapière au clair
de la lune tout en mâchouillant sa surelle. Le lent crissement de la pierre sur
le métal s’entendait de loin. Autant ser Bennis pouvait faire preuve de
laisser-aller en ce qui concernait sa personne comme ses effets, autant il
entretenait ses armes avec minutie.
« Voilà le balourd de retour, lâcha-t-il. J’étais justement en train d’affiler
mon acier pour aller t’arracher aux griffes de cette foutue Veuve Rouge.
— Où sont les hommes ?
— Treb et Wat-le-Mouillé montent la garde sur le toit, au cas où la
veuve viendrait nous rendre visite. Les autres sont allés se fourrer au pieu
en pleurnichant. Moulus comme des damnés qu’il sont. Je les ai fait
travailler dur. J’ai tiré une once de sang de ce grand pendard de simplet,
histoire de le rendre dingue, et c’est tout. Il se bat mieux quand il est
dingue. » Il se fendit de son sourire rouge et brun. « Jojo, la lèvre en sang
que tu t’es dégottée ! Le prochain coup, va pas te casser la gueule sur de la
caillasse. Qu’est-ce qu’elle a dit, l’autre garce ?
— Elle a bien l’intention de garder l’eau, et elle vous réclame
également, pour avoir tailladé ce terrassier à elle près du barrage.
— Me doutais que c’était couru d’avance. » Il cracha. « Des tas
d’emmerdes pour une racaille de bouseux. Lui qui devrait plutôt me
remercier. Les femmes ont un faible pour les types qu’ont des cicatrices.
— Alors, ça vous sera égal qu’elle vous fende le nez en deux.
— Des clous ! Si j’avais envie d’avoir le nez fendu en deux, je me l’y
mettrais tout seul. » Il brandit son pouce vers les étages. « Tu trouveras ser
Sert-à-rien là-haut, dans ses appartements, à ruminer sur ses grandeurs
passées. »
L’Œuf prit subitement la parole. « Il s’est battu pour le dragon noir. »
Sa remarque aurait pu lui valoir une taloche à l’oreille de la part de
Dunk, mais le chevalier brun ne fit qu’en rigoler. « ’videmment que oui !
T’as qu’à le regarder. Tu lui as vraiment trouvé la dégaine du gus qui
choisit le parti gagnant ?
— Pas plus qu’à vous. Sans quoi vous ne seriez pas des nôtres ici. »
Dunk se tourna vers l’Œuf. « Va t’occuper de Tonnerre et de Mestre, et puis
monte nous rejoindre. »
Lorsque Dunk émergea de la trappe, le vieux chevalier se trouvait
installé en chemise de nuit au coin de sa cheminée, dans laquelle on n’avait
pourtant pas allumé de feu. Il tenait à la main la coupe de son père, une
lourde coupe en argent qui avait été ciselée pour qui sait quel lord Osgris
d’avant la Conquête. Elle était décorée de particules d’or et de jade à
l’effigie d’un lion échiqueté qui avait de-ci de-là perdu certains éclats de ce
dernier. En entendant le bruit des pas de son visiteur, le vieil homme releva
les yeux en papillotant comme quelqu’un qui s’éveille d’un songe. « Ser
Duncan. Vous voilà de retour. Votre vue a-t-elle donné à réfléchir à Lucas
Milopin, ser ?
— Pas que j’aie remarqué, m’sire. Elle l’a plutôt mis de méchante
humeur. » Dunk entra du mieux qu’il put dans tous les détails de sa visite,
quitte à omettre dans son récit l’incident survenu avec lady Helicent et qui
lui donnait par trop l’air d’un imbécile achevé. Il en aurait aussi volontiers
exclu la gifle dont il avait écopé, mais sa lèvre fendue s’était boursouflée
jusqu’à doubler de volume, et ser Eustace ne pouvait manquer de s’en
aviser.
Ce qu’il fit effectivement, les sourcils aussitôt froncés. « Votre lèvre… »
Dunk la palpa d’un doigt précautionneux. « Sa Seigneurie m’a gratifié
d’un soufflet.
— Elle vous a frappé ? » Sa bouche s’ouvrit et se referma. « Elle a osé
frapper mon émissaire, qui venait à elle sous l’égide du lion échiqueté ?
Elle a eu l’impudence de s’en prendre à votre personne ?
— D’une seule main, ser. Nous n’avions pas seulement quitté le château
que j’avais déjà cessé de saigner. » Il serra le poing. « Ce qu’elle veut, c’est
ser Bennis, pas votre argent, et il n’est absolument pas question qu’elle
démolisse le barrage. Elle m’a fait voir un parchemin sur lequel il y avait
quelque chose d’écrit, et qui portait le propre sceau du roi. Il spécifiait que
la rivière était à elle. Et… » Il hésita. « Elle a prétendu que vous aviez…
que vous vous étiez…
— ... rebellé avec le dragon noir ? » Ser Eustace eut l’air de se tasser.
« Je craignais qu’elle ne le fasse. Si vous souhaitez quitter mon service, je
ne vous en empêcherai pas. » Le vieux chevalier plongea son regard dans sa
coupe, sans que Dunk parvienne à deviner ce qu’il pouvait bien y chercher.
« Vous m’aviez raconté que vos fils étaient morts en se battant pour le
roi.
— Et tel fut en effet le cas. Pour le roi légitime, Daemon Feunoyr. Le-
Roi-qui-portait-l’Épée. » Sa moustache grise fut agitée de tremblements.
« Les partisans du dragon rouge s’étaient arrogé l’appellation de loyalistes,
mais nous qui avions choisi le noir, nous étions tout aussi loyaux, dans le
temps. Tandis qu’aujourd’hui… Tous ceux qui marchaient à mes côtés pour
asseoir le prince Daemon sur le Trône de Fer se sont évaporés comme la
rosée du matin. Il se pourrait que je les aie rêvés. Mais le plus probable est
que lord Freuxsanglant et ses Dents de Freux leur ont finalement mis la
peur au ventre. Il est impossible qu’ils soient tous morts. »
Dunk n’allait pas nier qu’il y avait du vrai là-dedans. Jusqu’à cet
instant-ci, il n’avait jamais rencontré un homme qui eût combattu en faveur
du Prétendant. Ç’a bien dû m’arriver, pourtant. Il y en avait des milliers…
La moitié du royaume avait pris parti pour le dragon rouge et l’autre moitié
pour le dragon noir. « On s’est aussi vaillamment battu d’un côté que de
l’autre, à ce que disait toujours ser Arlan. » Il se figurait que le vieux
chevalier serait heureux d’entendre cela.
Ser Eustace berça sa coupe de vin au creux de ses deux mains. « Si
Daemon avait laissé son cheval piétiner Gwayne Corbray… si Boulenfeu
n’avait pas été tué au soir de la bataille… si les Hightower et les Tarbeck et
les du Rouvre et les Beurpuits nous avaient secondés de toute leur
puissance au lieu d’essayer de garder un pied dans chaque camp… si
Manfred Lothston avait tenu sa parole au lieu de la trahir… si des tempêtes
n’avaient pas retardé lord Bracken quand il faisait voile avec les arbalétriers
de Myr… si Mainleste ne s’était pas fait pincer avec les Œufs de dragon
dérobés… Tant de si, ser… un seul d’entre eux mis en sens contraire, et il
aurait pu retourner totalement l’issue. Et alors, c’est nous que l’on
qualifierait de loyalistes, et c’est la mémoire des dragons rouges que l’on
flétrirait en les taxant de gens qui se sont battus pour maintenir sur son
trône volé l’usurpateur Daeron l’Hypocrite-né et qui ont échoué dans leur
entreprise.
— Il se peut en effet qu’il en soit ainsi, m’sire, lui concéda Dunk, mais
les choses ont tourné comme elles ont tourné. Il s’est passé bien des années
depuis, et vous avez été pardonné.
— Ouais, nous fûmes pardonnés. Dans la mesure où nous consentîmes à
ployer le genou et à lui remettre un otage qui garantisse notre loyauté à
venir, Daeron pardonna aux traîtres et aux rebelles. » Sa voix se chargea
d’amertume. « Je rachetai ma tête avec la vie de ma fille. Alysanne avait
sept ans quand ils l’emmenèrent à Port-Réal et vingt quand elle mourut en
sœur du Silence. Je partis la voir, un jour, à Port-Réal, et elle ne voulut pas
même m’adresser la parole, à moi, son propre père. Les mercis royales sont
des présents empoisonnés. Daeron Targaryen me laissa le jour, mais il me
déposséda de ma fierté, de mes rêves et de mon honneur. » La tremblote
gagna ses mains, et du vin se répandit, bien écarlate, dans son giron, sans
qu’il y prenne seulement garde. « J’aurais dû emprunter le chemin de l’exil
avec Aigracier, ou mourir aux côtés de mes fils et de mon souverain bien-
aimé. Ç’aurait été là une mort digne d’un lion échiqueté qui descendait
d’un si grand nombre de seigneurs altiers et de guerriers puissants. La merci
de Daeron m’a rapetissé. »
Dans son cœur, comprit subitement Dunk, le dragon noir n’a jamais
péri.
« Messire ? »
C’était la voix de l’Œuf. Il était entré pendant que ser Eustace parlait de
sa mort. Celui-ci le regarda en clignant les yeux comme s’il le voyait pour
la première fois. « Oui, mon garçon ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Sauf votre respect, je vous prie… La Veuve Rouge prétend que vous
vous êtes rebellé pour avoir son château. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?
— Le château ? » Il parut perdre pied. « Froide-Douve… Froide-Douve
m’avait bien été promis par Daemon, oui, mais… ce ne fut pas pour l’appât
du gain, non…
— Alors dans quel but ? questionna l’Œuf.
— Dans quel but ? » Ser Eustace fronça les sourcils.
« Dans quel but avez-vous trahi ? Puisque ce n’était pas à seule fin
d’obtenir le château… ? »
Ser Eustace le dévisagea longuement avant de répondre. « Tu n’es
encore qu’un petit garçon. Tu ne comprendrais pas.
— Ma foi, dit l’Œuf, peut-être bien que si.
— “Trahison” n’est rien de plus qu’un mot. Lorsque deux princes
s’affrontent pour un siège qu’un seul d’entre eux peut occuper, les grands
de ce monde autant que les gens du commun se voient dans l’obligation de
choisir. Et quand la lutte aura pris fin, les vainqueurs se verront tresser les
couronnes de fidèles et loyaux sujets, tandis qu’on accablera à jamais les
vaincus sous les termes injurieux de rebelles et de félons. Tel fut mon sort. »
L’Œuf prit le temps de méditer la chose. « Oui, messire. Seulement, le
roi Daeron était homme de bien. Pourquoi lui avez-vous préféré Daemon ?
— Daeron… » C’est en l’entendant prononcer ce nom presque en
bafouillant que Dunk se rendit compte que ser Eustace était à moitié ivre.
« Daeron était filiforme, avec les épaules en dedans et un brin de bedaine
qui ballottait à chacun de ses pas. Daemon se tenait droit comme un i,
fièrement, et il avait le ventre plat et dur comme un bouclier de chêne. Et il
savait se battre. Tant à la hache qu’à la lance ou au fléau d’armes, il
déployait autant d’adresse qu’aucun chevalier que j’aie jamais vu, mais à
l’épée, là, il était le Guerrier en personne. Quand le prince Daemon maniait
Feunoyr, il n’était homme au monde susceptible de l’égaler… Non, dût-il
s’agir d’Ulrick Dayne avec Aube, non, personne, pas même le Chevalier-
Dragon avec Noire Sœur.
» Tu peux connaître un homme à ses amis, l’Œuf. Daeron s’entourait de
mestres, de septons et de baladins. Il y avait toujours des femmes en train
de lui susurrer à l’oreille, et sa Cour foisonnait de Dorniens. Et comment en
aurait-il été autrement, quand il avait pris une Dornienne dans sa couche et
vendu sa propre sœur au prince de Dorne, bien que ce fût Daemon qu’elle
aimait ? Daeron portait le même nom que le Jeune Dragon, mais, lorsque
son épouse dornienne lui donna un fils, c’est du nom de Baelor qu’il baptisa
l’enfant, d’après le roi le plus débile qui ait jamais occupé le Trône de Fer.
» Alors que Daemon… Daemon n’était pas plus pieux qu’il ne sied à un
roi de l’être, et il avait pour entourage naturel tous les chevaliers éminents
du royaume. Comme les affaires de lord Freuxsanglant n’en iraient que
mieux si leurs noms à tous étaient oubliés, il nous a interdit de leur
consacrer des chansons, mais moi, je me les rappelle. Robb Reyne, Gareth
le Gris, ser Aubrey Ambrose, lord Gormon Peake, Noir Byren Flowers,
Rougeboutoir, Boulenfeu… Aigracier ! Je te pose la question, exista-t-il
jamais plus noble compagnie, cercle de héros plus insigne ?
» Dans quel but, mon garçon ? Tu me demandes dans quel but ? Pour la
bonne et simple raison que Daemon était le meilleur prétendant. Le vieux
roi s’en rendit compte, lui aussi. C’est à Daemon qu’il donna l’épée.
Feunoyr, l’épée d’Aegon le Conquérant, l’épée même qu’avait maniée tour
à tour chacun des souverains targaryens depuis la Conquête… C’est cette
épée-là qu’il plaça dans la main de Daemon le jour où il l’adouba chevalier,
tout gosse qu’il était, n’ayant que douze ans.
— Mon père assure qu’il le fit parce que Daemon était homme d’épée,
ce que Daeron ne fut jamais, répliqua l’Œuf. À quoi bon offrir un cheval à
un homme qui ne sait pas monter ? L’épée n’était pas le royaume, il dit. »
Les mains du vieux chevalier sursautèrent si brutalement qu’un geyser
de vin gicla de la coupe d’argent. « Ton père est un âne.
— Sûrement pas ! » s’insurgea le gamin.
La colère tordit les traits d’Osgris. « Tu m’as posé une question, et j’y ai
répondu, mais certes pas pour tolérer des insolences. Ser Duncan, vous
devriez rosser ce moutard plus souvent. Sa courtoisie laisse beaucoup à
désirer. S’il me faut à tout prix m’en charger personnellement, je me…
— Non pas, l’interrompit Dunk. Vous n’en ferez rien. Ser. » Il était
désormais résolu. « Il fait nuit noire. Nous partirons dès le point du jour. »
Ser Eustace le considéra d’un air accablé. « Vous comptez partir ?
— Quitter Piéferme. Votre service. » Vous nous avez menti. Baptisez-le
comme il vous plaira, mais c’était forfaire à l’honneur. Il dégrafa son
manteau, le roula en boule et le déposa dans le giron du vieil homme.
Les yeux d’Osgris se rétrécirent. « Est-ce que la drôlesse vous a proposé
d’entrer à son service ? Est-ce que vous m’abandonnez pour le lit de cette
putain ?
— J’ignore si elle est une putain, répondit Dunk, ou une sorcière ou une
empoisonneuse ou quoi que ce soit de semblable. Quoi qu’elle puisse être
est complètement égal. Nous n’allons pas nous rendre à Froide-Douve mais
reprendre la clef des champs.
— Vous voulez dire des fossés. Vous m’abandonnez pour filer courir les
bois comme des loups, pour aller détrousser les honnêtes gens sur les
routes. » Ses mains tremblaient si fort que la coupe lui échappa des doigts et
roula au sol qu’elle éclaboussa de vin. « Déguerpissez, alors. Déguerpissez.
Je ne veux pas de vous deux ici. Jamais je n’aurais dû vous engager.
Déguerpissez !
— Entendu, ser. » Dunk fit un signe, et l’Œuf lui emboîta le pas.
Cette ultime nuit-là, Dunk entendit la passer aussi loin que possible
d’Eustace Osgris ; aussi descendirent-ils dormir dans le cellier, parmi les
maigres vestiges des troupes de Piéferme. Ce fut une nuit des moins
reposantes. Lem et Pat aux yeux rouges ronflaient de concert, l’un par accès
tonitruants, l’autre avec une impeccable constance. Des vapeurs chargées
d’humidité qui s’élevaient de la trappe d’accès aux caves inférieures
saturaient la pièce. Dunk se tourna et se retourna sur sa couche rêche, ne
dérivant de-ci de-là dans un demi-sommeil que pour se réveiller en sursaut
dans le noir. Les piqûres que lui avaient faites les insectes des bois le
démangeaient furieusement, et la paille en plus fourmillait de puces. Quel
bon débarras ça va être de ne plus subir cet endroit, quel bon débarras, de
ne plus voir l’autre vieux croûton, ser Bennis et tout le reste de leur bande !
Peut-être le temps était-il finalement arrivé qu’il emmène l’Œuf à Lestival
rejoindre son père. Il se promit de l’interroger sur ce chapitre le lendemain,
sitôt qu’ils se trouveraient bien au large.
Le matin lui sembla terriblement long à venir, cependant. Il avait la tête
farcie de dragons, des rouges et des noirs. Farcie de lions échiquetés, de
boucliers antédiluviens, de bottes éculées. Farcie de rivières et de barrages,
ainsi que de documents frappés du prestigieux sceau du roi mais qu’il était
incapable de déchiffrer.
Et elle l’obsédait aussi, elle, la Veuve Rouge, Rohanne de Froide-
Douve. Il la voyait clair et net, avec son minois constellé de taches de
rousseur, ses bras minces, sa longue natte rouge. Il en éprouvait un
sentiment de culpabilité. C’est de Tanselle que je devrais être en train de
rêver. Tanselle la Dégingandée, on la surnommait, mais elle n’était pas
dégingandée pour moi. Elle lui avait peint des armoiries sur son bouclier, et
lui l’avait sauvée du prince Flamboyant, mais elle s’était volatilisée dans la
nature dès avant l’épreuve judiciaire à sept. Elle n’aurait pu supporter de
me voir périr, se disait souvent Dunk, mais qu’en savait-il, au fond, lui qui
était lourd comme un vrai rempart ? Le seul fait de penser à la Veuve Rouge
en était une preuve plus que suffisante. Tanselle m’a souri, mais nous ne
nous sommes jamais étreints l’un l’autre, jamais embrassés, ne serait-ce
que sur la joue. Rohanne au moins l’avait touché ; il avait sa lèvre
boursouflée pour le lui attester. Ne sois pas stupide. Elle n’est pas pour tes
pareils. Elle est trop petite, trop intelligente et beaucoup trop dangereuse.
Ayant à la longue fini par s’assoupir, il se mit à rêver. Il courait dans une
clairière au cœur du Bois de Wat, courait follement vers Rohanne, tandis
qu’elle lui décochait des volées de flèches. Chacun des traits qu’elle lâchait
volait au but et lui transperçait la poitrine, mais en lui faisant un mal d’une
étrange douceur. Il aurait dû tourner les talons et prendre la fuite, mais il
n’en courait pas moins vers elle au lieu d’agir de la sorte, courait au ralenti
comme on le fait toujours en rêve, comme si l’air lui-même s’était
métamorphosé en glu mielleuse. Une autre flèche survint, puis encore une
autre. On aurait dit que la jeune femme disposait d’un inépuisable carquois.
Ses yeux étaient gris et vert et pleins d’espièglerie. Votre robe rehausse à
ravir la teinte de vos prunelles, se proposait-il de lui dire, mais elle ne
portait aucune espèce de robe, ni la moindre espèce de vêtements. Ses seins
menus étaient imperceptiblement éclaboussés de son, et ils avaient des
pointes rouges et dures comme de petites baies. Lui, les flèches lui
donnaient l’aspect d’un gigantesque porc-épic lorsqu’il vint finalement en
titubant s’affaisser à ses pieds, mais encore trouva-t-il quand même la force
d’empoigner sa natte. D’une violente saccade, il la fit s’effondrer sur lui et
se mit à l’embrasser.
Il se réveilla brusquement. Un cri venait de retentir.
Dans le cellier enténébré, ce fut le comble de la confusion. Des
échanges de jurons et de récriminations se faisaient écho, et les hommes
trébuchaient les uns sur les autres en cherchant à tâtons leurs piques ou
leurs chausses. Personne ne savait ce qui se passait. L’Œuf dénicha le bout
de chandelle et réussit à l’allumer pour éclairer les lieux vaille que vaille.
Dunk fut le premier à se ruer dans l’escalier. Il faillit de peu emboutir Sam-
la-Voussure qui le dégringolait pour sa part en haletant comme un soufflet
de forge et en bafouillant de manière incohérente. Dunk dut l’agripper par
les deux épaules pour l’empêcher de faire la culbute. « Qu’est-ce qui se
passe, Sam ?
— Le ciel, geignit le vieil homme. Le ciel ! » Faute de pouvoir lui
arracher rien de plus sensé, tout le monde se précipita vers le toit pour se
rendre compte. Ser Eustace les y avait devancés, et il se tenait près des
parapets en chemise de nuit, le regard tendu vers le lointain.
Le soleil était en train de se lever à l’ouest.
Il fallut un bon moment à Dunk pour comprendre ce que cela signifiait.
« C’est le Bois de Wat qui flambe ! » articula-t-il d’une voix étranglée. Du
bas de la tour leur parvinrent les jurons retentissants de Bennis qui déversait
un flot si insurpassable de termes immondes qu’ils auraient risqué de faire
rougir Aegon l’Indigne en personne. Sam-la-Voussure se mit à prier.
Ils se trouvaient beaucoup trop loin pour distinguer les flammes, mais le
rougeoiement qui embrasait la moitié occidentale de l’horizon éclipsait peu
à peu le scintillement des étoiles elles-mêmes. La Couronne du Roi ne se
discernait déjà plus qu’à demi, masquée derrière un voile ascendant de
nuées fuligineuses.
Par le fer et par le feu, elle avait dit.

L’incendie fit rage jusqu’au matin. Aucun des habitants de Piéferme ne


dormit cette nuit-là. Ils ne furent pas longs à percevoir l’odeur de la fumée
puis à voir les flammes danser au loin comme des jouvencelles en jupes
écarlates. Tous se demandaient si le brasier n’allait pas les engloutir. Planté
derrière les parapets, Dunk, les yeux en feu, guettait la survenue de
cavaliers dans les ténèbres. « Bennis, dit-il, quand le chevalier brun fut
monté le rejoindre en mastiquant sa sempiternelle surelle, c’est vous qu’elle
veut. Vous devriez peut-être vous en aller.
— Quoi, m’enfuir ? se mit-il à braire. Sur mon bourrin ? Tant vaudrait
que j’essaie de prendre l’air sur l’un d’ ces putains d’ poulets !
— Alors, rendez-vous. Elle se contentera de vous fendre le nez.
— Mon nez me plaît comme il est, balourd. Qu’elle tente seulement de
m’attraper, et nous verrons bien qui c’est qu’aura la fente grande ouverte. »
Il s’assit en tailleur et, le dos calé contre un merlon, extirpa de sa bourse
une pierre à aiguiser qu’il se mit à passer et repasser sur le tranchant de son
épée. Ser Eustace resta planté au-dessus de lui. À voix basse, ils évoquèrent
les mesures à prendre pour mener la guerre. « Le Double-Flandrin doit
compter nous voir venir au barrage, entendit Dunk déclarer par le vieux
chevalier. Au lieu de cela, nous brûlerons donc ses récoltes. Feu pour feu. »
Ser Bennis trouva que c’était exactement la chose à faire, à ce détail près
peut-être que l’on devrait aussi passer le moulin de la veuve à la torche.
« C’est à six lieues de l’autre côté du château, le Double-Flandrin va pas
s’attendre à nous chercher là. Brûler son moulin et tuer son meunier, ça lui
coûtera cher, à la dame. »
L’Œuf était tout oreilles, lui aussi. Il toussa puis regarda Dunk avec de
grands yeux blancs. « Ser, il faut absolument que vous les en empêchiez.
— Comment ? » demanda Dunk. La Veuve Rouge les arrêtera. Elle, et
son Lucas de Double-Flandrin. « Ils font seulement du boucan, mon
garçon. C’est ça ou bien compisser leurs braies. Et nous n’avons plus rien à
voir là-dedans, maintenant. »
L’aube arriva, les ciels étaient d’un gris brumeux et l’air brûlait les
yeux. Dunk entendait lever le camp de bonne heure, mais après leur nuit
sans sommeil il ne savait pas jusqu’où ils pourraient aller. L’Œuf et lui
déjeunèrent d’œufs durs pendant que Bennis emmenait les autres au-dehors
pour un simulacre d’entraînement supplémentaire. Eux sont des gens
d’Osgris, pas nous, se dit-il. Il s’envoya quatre des œufs, ser Eustace lui
devait bien ça, estima-t-il. Le gamin en avala deux. Ils en assurèrent la
descente avec de la bière.
« Nous pourrions nous rendre à Belle Île, ser, suggéra le garçon pendant
qu’ils rassemblaient leurs effets personnels. Si les Fer-nés sont en train d’y
faire des razzias, lord Farman risque d’être en quête d’épées. »
C’était une généreuse pensée. « Tu es déjà allé à Belle Île ?
— Non, ser, reconnut l’Œuf, mais on dit que c’est une belle île. La
résidence de lord Farman est belle, elle aussi. On l’appelle Belcastel. »
Dunk se mit à rire. « Eh bien, va pour Belcastel. » Il eut l’impression
qu’on venait de délester ses épaules d’un énorme poids. « Je m’occuperai
des chevaux, reprit-il après avoir fait un ballot bien noué de son armure
qu’il acheva d’arrimer avec une corde de chanvre. Toi, monte sur le toit
récupérer nos couchages, écuyer. » La dernière chose dont il eût envie, ce
matin, c’était une nouvelle confrontation avec le lion échiqueté. « Si tu
aperçois ser Eustace, laisse-le vivre sa vie.
— Bien, ser. »
À l’extérieur, Bennis avait aligné ses recrues armées de leurs piques et
de leurs boucliers, et il s’efforçait de leur apprendre à avancer de concert.
Le chevalier brun ne condescendit pas à Dunk la plus infime attention
lorsque celui-ci traversa la cour. Il va tous les mener à la mort. La Veuve
Rouge pourrait survenir à n’importe quel moment. L’Œuf franchit en
trombe la porte de la tour et dévala bruyamment l’escalier de bois avec
leurs couchages. Au-dessus de lui, ser Eustace se roidissait sur le balcon, les
mains posées sur le rebord. Quand son regard croisa celui de Dunk, sa
moustache se mit à trembloter, et il se détourna bien vite. Des bouffées de
fumée brouillaient l’atmosphère.
Bennis avait son bouclier accroché en travers de son dos, un bouclier
haut comme un cerf-volant, dont le bois sans peinture, assombri par
d’innombrables couches de vieux vernis, était entièrement cerclé de fer.
Dépourvu de blason, il ne comportait au centre qu’un ombilic bombé dont
l’aspect évoqua pour Dunk celui d’un gros œil hermétiquement clos. Aussi
aveugle qu’il l’est lui-même. « Comment comptez-vous la combattre ? »
demanda Dunk.
La bouche empourprée de surelle, ser Bennis considéra ses soldats.
« On peut pas tenir la colline avec si peu de piques. Faudra forcément que
ce soit la tour. Tous, qu’on sera terrés dedans. » Il désigna la porte d’un
mouvement de tête. « Rien qu’une seule entrée. Hissé c’t escalier de bois,
‘ra plus moyen pour eux de nous atteindre en haut.
— Jusqu’à ce qu’ils fabriquent des marches de leur façon. Ils pourraient
aussi se munir de cordes et de grappins puis vous tomber dessus en passant
par le toit. À moins qu’avec leurs arbalètes ils ne se tiennent en retrait pour
vous truffer de carreaux pendant que vous vous efforcerez de tenir la
porte. »
Les Melons, Haricots et Graindorge écoutaient tout ce qui se disait.
Toute leur bravoure verbale s’était envolée, bien qu’il n’y eût pas le
moindre souffle de vent. Cramponnés à leurs bâtons taillés en pointe, ils
stationnaient là, pétrifiés, à guigner tantôt Dunk, tantôt Bennis, et à s’entre-
lorgner.
« Vous ne tirerez pas un clou qui vaille de ces malheureux, reprit Dunk
en désignant du menton l’armée déguenillée d’Osgris. Les chevaliers de la
Veuve Rouge les tailleront en pièces si vous les laissez en plein air, et leurs
piques ne serviront à rien si vous les enfermez dans la tour.
— Ils pourront toujours larguer des trucs du haut du toit, rétorqua
Bennis. Treb est adroit à lancer des pierres.
— Il se pourrait qu’il réussisse à en balancer une ou deux, le cas
échéant, riposta Dunk, avant que l’un des arbalétriers de la Veuve lui fiche
un carreau au travers du corps.
— Ser ? » L’Œuf vint se planter à ses côtés. « Ser, si nous sommes
censés partir, nous ferions mieux d’être déjà partis, si la Veuve arrive. »
Il avait raison. À nous attarder davantage, nous nous retrouverons pris
dans la nasse. Dunk n’en persista pas moins à hésiter. « Laissez-les filer,
Bennis.
— Quoi, perdre nos vaillants gaillards ? » Bennis loucha sur les paysans
et fit fuser son braiment de rire. « Allez pas vous faire des idées, vous
autres, les prévint-il. J’étriperai tous ceux qui tenteraient de fuir.
— Ne vous y risquez pas, Bennis, ou c’est moi qui vous étriperai. »
Dunk tira son épée. « Rentrez tous chez vous, les gars, leur conseilla-t-il.
Retournez dans vos villages vous assurer que le feu a épargné vos récoltes
et vos maisons. »
Personne ne bougea. Le chevalier brun fixa Dunk en mâchouillant plus
que jamais. Dunk l’ignora. « Décampez », dit-il aux pauvres bougres une
fois de plus. Tout se passait comme si quelque dieu le faisait parler de la
sorte. Pas le Guerrier. Y a-t-il un dieu pour les nigauds ? « DÉCAMPEZ !
répéta-t-il, mais en rugissant, pour le coup. Emportez vos piques et vos
boucliers, mais décampez, ou vous ne serez plus vivants demain pour voir
se lever le jour. Vous voulez encore embrasser vos femmes ? Vous voulez
encore tenir vos enfants ? Rentrez chez vous ! Êtes-vous tous devenus
sourds ? »
Ils ne l’étaient pas. Une galopade effrénée s’ensuivit parmi la volaille.
Gros Rob écrasa une poule en prenant ses jambes à son cou, et Pat fut à
deux doigts d’éboyauter Will Haricot quand il s’empêtra les pieds dans sa
propre pique mais, pour décamper, ils décampèrent, et vite fait. Les Melons
d’un côté, les Haricots d’un autre, et les Graindorge d’un troisième. Ser
Eustace eut beau les rappeler à grands cris du haut de son balcon, aucun
d’entre eux ne se soucia si peu que ce soit de lui. Au moins sont-ils sourds à
son endroit, songea Dunk.
Quand le vieux chevalier finit par émerger de sa tour et dégringola les
marches quatre à quatre, il ne restait plus parmi les poulets que Dunk et
l’Œuf avec Bennis. « Revenez ! hurla-t-il à son armée qui détalait comme
une volée de moineaux. Je ne vous ai pas donné mon congé ! Vous n’avez
pas mon congé !
— Inutile, m’sire, dit Bennis. Ils sont partis. »
Sa moustache tremblant de fureur, ser Eustace s’en prit à Dunk avec
véhémence. « Vous n’aviez aucun droit de les licencier ! Aucun droit ! Je
leur ai dit de ne pas partir, je l’ai interdit. Je vous ai interdit de les renvoyer.
— Nous n’avons absolument rien entendu de tel, messire. » L’Œuf
retira son chapeau pour s’en éventer contre la fumée. « Les poulets
caquetaient trop fort. »
Le vieillard s’effondra sur la plus basse marche de Piéferme. « Que
vous a offert la drôlesse pour que vous me livriez à elle ? demanda-t-il à
Dunk d’une voix blanche. Combien d’or vous a-t-elle donné pour me trahir,
pour congédier mes hommes et pour m’abandonner ici tout seul ?
— Vous n’êtes pas tout seul, m’sire. » Dunk rengaina son épée. « J’ai
dormi sous votre toit et mangé vos œufs ce matin. Je vous dois encore un
certain service. Je ne vais pas me défiler avec la queue entre les jambes.
Mon épée est encore ici. » Il en toucha la garde.
« Une seule épée. » Le vieux chevalier se remit lentement sur pied.
« Que peut se flatter de faire une seule épée contre cette femme ?
— Tâcher de la maintenir à l’écart de vos terres, pour débuter. » Dunk
n’aurait pas demandé mieux que d’éprouver l’assurance qu’il affichait.
La moustache du vieux chevalier tremblotait chaque fois qu’il inspirait
une goulée d’air. « Oui, fit-il enfin. Mieux vaut marcher hardiment que se
camoufler derrière des murs de pierre. Mieux vaut périr en lion qu’en lapin.
Nous avons été les maréchaux des marches du Nord pendant mille années.
Je dois endosser mon armure. » Il entreprit de gravir l’escalier.
L’Œuf avait les yeux levés vers Dunk. « Je ne m’étais jamais douté que
vous aviez une queue, ser, commenta-t-il.
— Tu veux une taloche à l’oreille ?
— Non, ser. Voulez-vous votre armure ?
— Elle, répondit Dunk, et une autre chose en plus. »
Il fut d’abord question de décider si ser Bennis les accompagnerait,
mais ser Eustace finit par lui ordonner de rester pour tenir la tour. Son épée
ne servirait pas à grand-chose contre les risques qu’ils allaient
probablement courir, et le voir ne ferait qu’enflammer davantage encore
l’ire de la Veuve.
Le chevalier brun ne se montra pas excessivement difficile à
convaincre. Après que Dunk l’eut aidé à débloquer les supports de fer qui
maintenaient la partie volante de l’escalier contre la maçonnerie, il grimpa
prestement dénouer la vieille corde de chanvre grise et tira dessus de toutes
ses forces. Avec des craquements et des grincements sinistres, l’échelle de
bois remonta en oscillant se placer dix pieds au-dessus de la plus haute des
marches de pierre jusqu’au niveau de l’unique porte d’accès à la tour. Sam-
la-Voussure et sa femme étaient déjà réfugiés tous deux à l’intérieur. La
volaille en serait réduite à se débrouiller toute seule. D’en bas, juché sur son
hongre gris, ser Eustace lança d’une voix forte : « Si d’aventure nous ne
sommes toujours pas de retour à la tombée de la nuit…
— Je galoperai d’une traite jusqu’à Hautjardin, m’sire, et j’informerai
lord Tyrell de ce que l’autre garce a mis le feu à votre bois et vous a
assassiné. »
Dunk descendit la colline derrière l’Œuf et Mestre. Le vieux chevalier
fermait le ban, dans son armure qui quincaillait doucement. Le vent qui se
levait pour une fois permettait d’entendre claquer les pans de son manteau.
Là où prospérait naguère le Bois de Wat ne s’étendait plus sous leurs
yeux qu’un désert fumant. Le feu s’y était largement éteint de lui-même
quand ils atteignirent les lieux, mais il brûlait encore çà et là par plaques
formant des îlots de fournaise au sein d’une mer de cendres et de scories.
Ailleurs, les fûts d’arbres calcinés jaillissaient vers le ciel comme autant de
piques noircies. D’autres arbres s’étaient abattus et gisaient en travers du
trajet vers l’ouest dans un fouillis de branches brisées et carbonisées, tandis
que couvaient au creux de leur cœur de lugubres rougeoiements de braises.
Le sol de la forêt était lui-même parsemé de zones incandescentes, et la
fumée s’était amoncelée à certains endroits comme par nappes grises de
brouillard bouillant. Ser Eustace fut affligé de quintes de toux telles que
pendant un moment Dunk redouta qu’il ne soit contraint de rebrousser
chemin, mais l’accès finit par passer.
Leur chevauchée leur fit croiser la carcasse d’un daim rouge et, plus
tard, les restes de ce qui avait peut-être été un blaireau. Nulle trace de vie de
rien nulle part, les mouches exceptées. À croire que les mouches étaient
capables de survivre à n’importe quelle espèce de calamité.
« Le Champ de Feu a dû présenter ce genre d’aspect, commenta ser
Eustace. C’est là que débutèrent tous nos malheurs, il y a deux cents ans de
cela. Le dernier des rois verts périt au cours de cette bataille, avec la plus
fine fleur du Bief tout autour de lui. Mon père assurait que le dragonfeu
répandait une chaleur si insoutenable que les épées des combattants
fondaient entre leurs mains. Après coup, les lames furent regroupées pour
aller servir à la fabrication du trône de Fer. Hautjardin fut dépossédé de ses
rois au profit d’intendants, et les Osgris déclinèrent en s’amenuisant, tant et
si bien que les maréchaux des marches du Nord finirent par n’être plus rien
que des chevaliers fieffés voués à la féauté vis-à-vis des Rowan. »
Faute de rien avoir à répliquer, Dunk laissa retomber le silence pendant
un certain temps, jusqu’à ce que ser Eustace reprenne après une nouvelle
quinte de toux : « Ser Duncan, vous vous rappelez l’anecdote que je vous ai
contée ?
— Peut-être bien, ser, confessa Dunk. Laquelle ?
— Celle du Petit Lion.
— Je me la rappelle, en effet. Il était le benjamin de cinq fils.
— Bon. » Il toussa de nouveau. « Lorsqu’il abattit Lancel Lannister, les
gens de l’ouest firent demi-tour. Sans roi, il n’y avait plus de guerre. Vous
comprenez le sens de ce que je dis là ?
— Mouais », convint Dunk, non sans répugnance. Pourrais-je tuer une
femme ? Une fois n’étant pas coutume, il aurait bien voulu être en
l’occurrence véritablement aussi lourd qu’un vrai rempart. Il faut coûte que
coûte empêcher les choses d’en venir là. Je dois coûte que coûte empêcher
les choses d’en venir là.
Une poignée d’arbres verts se dressait encore à l’endroit où le chemin
de l’ouest franchissait l’Échiquetée. Leur tronc n’était brûlé et charbonneux
que d’un seul côté. Juste au-delà, les eaux miroitaient sombrement. Bleu et
vert, songea Dunk, mais il ne reste plus trace d’or. La fumée avait voilé le
soleil.
Ser Eustace fit halte en arrivant au bord des flots. « J’ai fait un vœu
sacré. Je ne traverserai pas cette rivière. Pas tant que les terres de l’autre
rive seront à elle. » Il était revêtu de maille et de plate par-dessous son
surcot jauni. Son épée reposait sur sa hanche.
« Et si elle ne vient jamais, ser ? » questionna L’Œuf.
Par le fer et par le feu, songea Dunk. « Elle viendra. »
Et elle vint, au bout de moins d’une heure. Ils entendirent d’abord ses
chevaux, et puis le vague cliquetis métallique d’armures tintinnabulantes
qui se renforçait progressivement. Il était difficile, à cause des nuées
capricieuses de la fumée, de préciser à quelle distance se trouvaient les
survenants, et le doute ne cessa que lorsque le porte-étendard de la dame
émergea du rideau gris dépenaillé. Sa hampe était couronnée par une
araignée de fer peinte en rouge et blanc. Au-dessous pendait mollement la
bannière noire des Tyssier. En les apercevant sur l’autre berge, l’homme fit
à son tour halte sur le bord de l’eau. Ser Lucas Milopin fit son apparition un
clin d’œil après, armé de pied en cap.
C’est alors seulement que lady Rohanne se présenta elle-même, montée
sur une jument d’un noir de charbon, parée de fils de soie d’argent qui
l’enveloppaient comme dans une toile d’araignée. Le manteau de la Veuve
était taillé dans le même matériau. Il virevoltait autour de ses épaules et de
ses poignets avec une légèreté aérienne. Elle avait elle aussi revêtu une
armure complète aux écailles émaillées de vert et damasquinées d’or et
d’argent. Cette tenue lui allait comme un gant, et elle avait l’air de s’être
tapissée de feuilles estivales. Sa longue natte rouge lui battait les reins au
rythme de sa monture. Septon Sefton marchait auprès d’elle, le teint
cramoisi, sur un grand hongre gris. Elle était flanquée de l’autre côté par
son jeune mestre, Cerrick, sur un mulet, lui.
Des chevaliers venaient derrière, une demi-douzaine, assistés par autant
d’écuyers. Une colonne d’arbalétriers montés constituaient l’arrière-garde,
qui se déploya de part et d’autre de la route en atteignant l’Échiquetée
lorsqu’elle avisa Dunk qui attendait immobile sur le bord opposé. En tout
état de cause, il avait face à lui trente-trois combattants, si l’on exceptait le
septon, le mestre et la Veuve elle-même. L’un des chevaliers lui attira tout
particulièrement l’œil par son allure de gros baril chauve accoutré de maille
et de cuir, sa physionomie coléreuse et l’affreux goître qui lui déformait le
cou.
La Veuve Rouge fit avancer sa jument jusqu’au bord de l’eau. « Ser
Eustace, ser Duncan, lança-t-elle par-dessus les flots, nous avons vu votre
incendie sévir durant la nuit.
— Vu ? riposta ser Eustace d’une voix tonitruante. Ouais, vous l’avez
vu… après l’avoir allumé.
— Voilà une infâme accusation.
— Digne de l’infamie commise.
— Je dormais dans mon lit, la nuit dernière, entourée de toutes mes
femmes. Ce sont les appels lancés du haut des murs qui m’ont réveillée,
comme ils ont réveillé presque tout le monde. Des vieillards ont escaladé
les marches abruptes de la tour pour savoir ce qui se passait, et l’éclat rouge
de l’illumination a fait pleurer de terreur des enfants au sein. Et voilà tout ce
que je sais de votre incendie, ser.
— C’était votre incendie, femme, maintint ser Eustace. Mon bois a
disparu. Je dis bien, disparu ! »
Septon Sefton s’éclaircit le gosier. « Ser Eustace, fit-il d’une voix de
stentor, il éclate des incendies jusque dans le Bois-du-Roi, et même par
temps de pluie. La sécheresse a transformé tous les nôtres en fagots de
sarments. »
Lady Rohanne leva une main puis la tendit alentour. « Regardez un peu
mes champs, Osgris. À quel point ils sont desséchés. J’aurais été démente
d’allumer du feu. Si le vent avait changé de direction, les flammes auraient
risqué tout aussi bien de sauter la rivière et brûlé la moitié de mes propres
récoltes.
— Auraient risqué ? brailla ser Eustace. Ce sont mes bois qui ont brûlé,
et c’est vous qui les avez brûlés ! Tout laisse présumer que vous avez tramé
quelque charme maléfique pour orienter le vent, de même que vous avez
recouru à votre magie noire pour faire périr vos maris et vos frères ! »
Les traits de lady Rohanne prirent une expression durcie. Du genre de
celle que leur avait vue adopter Dunk juste avant qu’elle ne le gifle.
« Balivernes ! répliqua-t-elle au vieillard. Je ne gaspillerai pas un instant de
plus à discuter avec vous, ser. Livrez vous-même Bennis au Bouclier Brun,
ou nous viendrons personnellement nous emparer de lui.
— Cela, vous ne le ferez pas ! déclara ser Eustace d’une voix tonnante.
Cela, jamais vous ne le ferez ! » Sa moustache se tordit. « N’allez pas plus
loin. Ce côté de la rivière m’appartient, et vous y êtes indésirable. N’y
escomptez aucune hospitalité de ma part. Ni pain ni sel, pas plus que
d’ombre et d’eau. Je vous défends de poser le pied sur les terres Osgris. »
Lady Rohanne attira sa natte par-dessus son épaule. « Ser Lucas », dit-
elle en tout et pour tout. Le Double-Flandrin fit un geste, les arbalétriers
mirent pied à terre, tendirent les cordes de leurs armes à l’aide du croc
enfilé dans l’étrier, puis retirèrent des carreaux de leurs carquois. « À
présent, ser, cria Sa Seigneurie dès qu’elle vit chacun de ses hommes prêts à
tirer, quelle est la défense que vous m’avez faite ? »
Dunk en avait assez entendu. « Si vous vous aventurez à traverser la
rivière sans y être autorisée, vous allez enfreindre la paix du roi. »
Septon Sefton fit avancer son cheval d’un pas. « Le roi n’en saura rien
ni ne s’en souciera, lança-t-il. Nous sommes tous les enfants de la Mère, ser.
Pour l’amour d’Elle, écartez-vous. »
Dunk fronça les sourcils. « Je ne sais pas grand-chose des dieux, septon,
mais ne sommes-nous pas également les enfants du Guerrier ? » Il se massa
la nuque. « Si vous essayez de traverser, c’est moi qui vous arrêterai. »
Ser Lucas Double-Flandrin éclata de rire. « Voici un chevalier des
buissons qui brûle de jouer les hérissons, Madame, déclara-t-il à la Veuve
Rouge. Prononcez-en l’ordre, et nous lui mettrons une douzaine de carreaux
au travers du corps. À cette distance, ils lui transperceront son armure
comme s’il s’agissait là d’un vulgaire crachat.
— Non. Pas encore, ser. » Lady Rohanne considéra Dunk attentivement
par-dessus les eaux. « Vous êtes deux hommes et un gamin. Nous sommes
trente-trois. Par quel moyen projetez-vous donc de nous empêcher de
traverser ?
— Eh bien, répondit Dunk, je vous le dirai. Mais à vous seule.
— Soyez satisfait. » Elle talonna les flancs de sa monture et la fit entrer
dans le courant. Quand la jument eut de l’eau jusqu’au ventre, lady
Rohanne l’immobilisa pour attendre. « Me voici. Approchez-vous, ser. Vous
avez ma parole que je ne vous coudrai pas dans un sac. »
Dunk n’eut pas le temps de répliquer que ser Eustace l’empoigna par le
bras. « Allez la retrouver, lui dit-il, mais souvenez-vous du Petit Lion.
— À vos ordres, m’sire. » Dunk poussa Tonnerre dans les flots puis,
s’arrêtant auprès d’elle, articula : « M’dame.
— Ser Duncan. » Elle tendit la main et lui posa deux doigts sur sa lèvre
enflée. « Est-ce moi qui vous ai fait cela, ser ?
— Personne d’autre ne m’a souffleté au visage dernièrement, M’dame.
— Ce fut mal à moi. Un manquement à l’hospitalité. Le bon septon
m’en a vertement grondée. » Son regard se reporta vers ser Eustace sur la
rive. « Je ne me souviens pour ainsi dire plus de ser Addam. Plus d’une
moitié de ma vie s’est écoulée depuis. Je me rappelle que je l’aimais,
toutefois. Je n’ai aimé aucun des autres.
— Son père l’a mis parmi les buissons de mûres, avec ses frères, dit
Dunk. Il était très friand de mûres.
— Je me rappelle. Il les cueillait à mon intention, et nous les dégustions
dans une jatte de crème.
— Le roi a pardonné au vieil homme pour Daemon, lui repartit Dunk. Il
est temps que vous lui pardonniez pour Addam.
— Donnez-moi Bennis, et j’y réfléchirai.
— Ce n’est pas à moi qu’il appartient de donner Bennis. »
Elle poussa un soupir. « J’aimerais autant n’avoir pas à vous tuer.
— J’aimerais autant n’avoir pas à mourir.
— Alors, donnez-moi Bennis. Nous lui couperons le nez puis nous le
rendrons, et c’en sera fini de tout cela.
— Non pas, cependant, objecta Dunk. Il reste toujours à régler le
problème du barrage, ainsi que celui de l’incendie. Nous remettrez-vous les
hommes qui l’ont allumé ?
— Il y avait des insectes luisants dans ce bois, dit-elle. Ce sont peut-être
eux qui l’ont allumé avec leurs petites lanternes.
— Veuillez cesser de me taquiner désormais, M’dame, l’avertit Dunk.
Nous n’avons pas de temps à perdre à cela. Démolissez le barrage, et
concédez à ser Eustace l’eau pour compenser la perte de son bois. Ce n’est
que justice, non ?
— Ce pourrait l’être, si j’avais brûlé le bois en question. Ce que je n’ai
nullement fait. Je me trouvais à Froide-Douve, au chaud dans mon lit. »
Elle abaissa ses yeux vers le courant. « Qu’y a-t-il donc qui puisse nous
empêcher de franchir carrément la rivière ? Avez-vous disséminé des
chausse-trapes parmi les rochers ? Caché des archers sous les cendres ?
Dites-moi ce que vous croyez susceptible de nous arrêter.
— Moi. » Il retira l’un de ses gantelets. « À Culpucier, j’étais
invariablement plus grand et plus vigoureux que les autres garçons, ce qui
me permettait de les rosser jusqu’au sang puis de les voler. Mon vieux
maître m’a appris à ne pas le faire. C’était mal, disait-il, et au surplus il se
trouvait quelquefois que des gamins aient pour frères aînés de solides
gaillards. Tenez, jetez donc un coup d’œil à ceci. » Dunk fit tourner
l’anneau qu’il portait au doigt pour le retirer puis le lui tendit. Elle fut
forcée de lâcher sa natte pour le prendre en main.
« De l’or ? fit-elle en en constatant le poids. Qu’est-ce que c’est là,
ser ? » Elle le retourna dans le creux de sa paume. « Un sceau. Or et onyx. »
Ses yeux verts se plissèrent tandis qu’elle l’examinait. « Où avez-vous
trouvé cela, ser ?
— Dans une botte. Enveloppé de chiffons et fourré bien tassé à
l’emplacement du gros orteil. »
Les doigts de lady Rohanne se reployèrent dessus. Elle loucha vers
l’Œuf et le vieux ser Eustace. « Vous avez pris un énorme risque en me
montrant cet anneau, ser. Mais quelle valeur a-t-il pour nous autres ? Si
j’ordonnais à mes hommes de traverser…
— Eh bien, fit Dunk, cela signifierait qu’il me faut me battre.
— Et mourir.
— Selon toute probabilité, reconnut-il, et puis l’Œuf retournerait d’où il
vient raconter ce qui s’est passé ici.
— Pas s’il mourait aussi.
— J’ai peine à croire que vous tueriez un enfant de dix ans, rétorqua-t-il
en espérant qu’il ne se trompait pas. Cet enfant de dix ans, non, vous ne le
tueriez pas, lui. Vous disposez là de trente-trois hommes, ainsi que vous
l’avez dit. Les hommes parlent. Ce gros lard-là notamment. Si profond que
vous creusiez les tombes, il n’importe, la vérité finirait par sortir. Et alors,
ma foi, il se pourrait fort qu’une piqûre d’araignée mouchetée soit capable
de terrasser un lion, mais un dragon est tout de même une espèce de fauve
autrement coriace.
— J’aimerais mieux être l’amie du dragon. » Elle essaya d’enfiler
l’anneau sur ses propres doigts. Il était trop large même pour son pouce.
« Dragon ou pas, il faut que j’aie Bennis au Bouclier Brun.
— Non.
— Vous avez sept pieds de haut d’opiniâtreté.
— Moins un pouce. »
Elle lui rendit l’anneau. « Je ne puis retourner les mains vides à Froide-
Douve. On dira que la Veuve Rouge a perdu son mordant, qu’elle s’est
révélée trop pusillanime pour faire justice, qu’elle n’a pas été capable de
protéger ses petites gens. Vous ne comprenez pas, ser.
— Il se pourrait que si. » Mieux que vous ne savez. « Je me souviens
qu’un jour je ne sais quel hobereau des terres de l’Orage prit ser Arlan à son
service pour l’aider à combattre je ne sais quel autre hobereau. Quand
j’interrogeai mon vieux maître sur ce qui motivait leurs affrontements, il
répondit : “Rien, mon gars. Des bisbilles d’emmerdeurs, c’est tout.” »
Lady Rohanne le foudroya d’une mine scandalisée qu’elle ne put
contrôler plus d’une fraction de seconde avant que celle-ci ne s’épanouisse
en un radieux sourire. « J’ai subi dans ma vie des milliers de politesses
creuses, mais vous êtes bien le premier chevalier qui se soit jamais permis
en ma présence le terme d’emmerdeurs ! » Son visage constellé de son se
rembrunit. « Ces bisbilles d’emmerdeurs ne servent aux seigneurs qu’à
mesurer leurs forces respectives, et malheur à n’importe lequel de ces
hommes qui montre la moindre faiblesse. Une femme se trouve devoir
forcément s’afficher deux fois plus emmerdante, si elle se berce de
l’espérance de gouverner. Et si le malheur veut en outre que cette femme-là
soit toute petite… Lord Mothecassel convoite mes monts Fer-à-cheval, ser
Clifford Conklyn se prévaut d’anciens droits sur Lacfeuillu, ces minables de
Durouelle ne subsistent qu’en volant du bétail… et, sous mon propre toit,
j’ai le Double-Flandrin. Il ne se passe pas de jour que je ne me réveille en
me demandant si ce n’est pas celui qu’il aura choisi pour m’épouser de
force. » Sa main se resserra sur sa natte aussi violemment que s’il s’agissait
d’une corde qui la retenait en suspens, ballante, au-dessus d’un précipice.
« Il veut le faire, je le sais. Il ne se contient que de peur d’essuyer ma
colère, exactement comme Conklyn et Mothecassel et les Durouelle
suspendent prudemment leurs pas sur les chapitres où leurs intérêts
risqueraient de froisser ceux de la Veuve Rouge. Si l’un d’entre eux se
figurait pendant un seul instant que je me suis amadouée, que j’ai cessé
d’être implacable… »
Dunk renfila l’anneau à son doigt puis tira sa dague.
À la vue de l’acier dénudé, les yeux de la Veuve s’agrandirent
démesurément. « Que faites-vous là ? se récria-t-elle. Avez-vous donc perdu
l’esprit ? Il y a une douzaine d’arbalètes braquées sur vous !
— Vous avez souhaité sang pour sang. » Il appliqua la lame contre sa
propre joue. « On vous a menti. L’estafilade à votre terrassier, ce n’est pas
Bennis qui l’a faite, c’est moi. » Il appuya le tranchant de la lame dans sa
chair et la taillada vivement de haut en bas. Lorsqu’il secoua l’arme souillée
de sang, quelques gouttelettes éclaboussèrent le visage de lady Rohanne. De
nouvelles taches de rousseur, songea-t-il. « Et voilà, la Veuve Rouge a son
dû. Joue pour joue.
— Vous êtes complètement fou. » La fumée lui avait rempli les yeux de
larmes. « Si vous étiez mieux né, c’est vous que j’épouserais.
— Ouais, M’dame. Et si les pourceaux possédaient des ailes, des
écailles et crachaient des flammes, ils seraient aussi valeureux que des
dragons. » Dunk reglissa le poignard dans son fourreau. Sa blessure
commençait à élancer. Le sang ruisselait le long de sa joue et dégouttait sur
son gorgerin. L’odeur fit renâcler Tonnerre qui piaffa dans l’eau. « Donnez-
moi les hommes qui ont incendié le bois.
— Personne n’a incendié le bois, répliqua-t-elle, mais si l’un de mes
gens l’avait réellement fait, ç’aurait été forcément pour me complaire.
Comment pourrais-je vous donner quelqu’un de semblable ? » Elle jeta un
regard en arrière vers son escorte. « L’idéal serait que ser Eustace accepte
tout simplement de retirer son accusation.
— Les pourceaux susdits cracheront d’abord du feu, M’dame.
— Dans ce cas, je me vois dans l’obligation de soutenir mon innocence
aux yeux des dieux et des hommes. Avertissez ser Eustace que j’exige des
excuses… ou une épreuve judiciaire. À lui de choisir. » Et, sur ce, elle fit
volter sa monture afin d’aller retrouver ses compagnons.

La rivière leur tiendrait lieu de champ de bataille.


Septon Sefton vint en se dandinant prononcer des prières où il adjura le
Père d’En Haut de daigner abaisser ses regards sur les deux hommes en
présence et de les juger en toute équité, puis il supplia le Guerrier de prêter
sa force à celui d’entre eux dont la cause était juste et véridique, avant de
conjurer la merci de la Mère en faveur du menteur et de consentir à ce que
lui soient pardonnés ses péchés. Après qu’il en eut terminé dans les formes
requises, il se tourna vers ser Eustace Osgris une dernière fois. « Ser, dit-il,
je vous en supplie encore un coup, veuillez retirer votre accusation.
— Je n’en ferai rien », répliqua le vieillard dont la moustache
tremblotait.
Le gros septon s’adressa pour lors à lady Rohanne. « Belle-sœur, si
vous avez commis ce forfait, confessez votre culpabilité et offrez à
l’honorable ser Eustace quelque réparation pour la perte de son bois. Sans
cela, le sang devra couler.
— Mon champion va établir la preuve de mon innocence sous les yeux
des dieux et des hommes.
— Il existe d’autres recours qu’un duel judiciaire, repartit le septon,
immergé dans l’eau jusqu’à la ceinture. Rendons-nous à Boisdoré, je vous
en implore tous deux, et soumettons votre différend au jugement de lord
Rowan.
— Jamais ! » riposta ser Eustace. La Veuve Rouge secoua la tête elle-
même en signe de dénégation.
Les traits empreints d’une fureur noire, ser Lucas Milopin dévisagea
lady Rohanne. « Une fois terminée cette pantalonnade, il vous faudra bien
m’épouser ! Ainsi que monseigneur votre père en avait exprimé le désir.
— Messire mon père ne vous a jamais aussi bien connu que moi »,
répliqua-t-elle.
Dunk mit un genou en terre auprès de l’Œuf dans la main duquel il
replaça le sceau : quatre dragons tricéphales, deux par deux, les armoiries
de Maekar, prince de Lestival. « Remets-le dans la botte, dit-il, mais si
jamais je succombe, va trouver le plus proche des amis de ton père et fais
en sorte qu’il te ramène à Lestival. Garde-toi d’essayer de traverser
l’ensemble du Bief par tes seuls moyens. Veille à t’en souvenir, ou mon
fantôme viendra te talocher l’oreille.
— Oui, ser, fit l’Œuf, mais je préférerais que vous ne mouriez pas.
— Il fait beaucoup trop chaud pour mourir. » Dunk coiffa son heaume,
et l’Œuf l’aida à l’arrimer fermement à son gorgerin. Ser Eustace avait eu
beau déchirer son manteau pour contribuer à réprimer l’hémorragie de la
plaie, le sang lui empoissait la figure. Il se releva pour aller enfourcher
Tonnerre. La fumée s’était presque entièrement dissipée, constata-t-il en
sautant en selle, mais le ciel demeurait extrêmement sombre. Des nuages,
songea-t-il, des nuages noirs. Les premiers depuis une éternité. Peut-être
est-ce là un présage. Mais un présage en faveur de qui, de lui ou de moi ?
Dunk n’était pas calé, en matière de présages.
Sur la rive opposée, ser Lucas s’était également juché sur sa monture.
Celle-ci était un coursier alezan ; une bête splendide, vive et vigoureuse,
mais moins haute que le destrier. Les points qu’elle lui rendait pour la taille
étaient cependant compensés par son armement ; elle était équipée d’un
chanfrein, d’une cervicale et d’un caparaçon en chaîne de mailles légère.
Quant au Double-Flandrin, il était revêtu de plate émaillée de noir et de
maille annelée argent. Une araignée d’onyx s’agrippait d’un air malfaisant
sur son heaume, mais ses armoiries personnelles figuraient sur son
bouclier : une barre de bâtardise échiquetée de noir et blanc sur champ gris
clair. Sous les yeux de Dunk, ser Lucas le tendit à son écuyer. Il n’a donc
pas l’intention de l’utiliser. En voyant un autre écuyer lui remettre une
hache d’armes, il comprit pourquoi. Elle était d’une longueur mortelle, avait
un manche cerclé de métal, une tête massive munie d’une effroyable pointe
à l’arrière, mais c’était à deux mains qu’elle se maniait. Le Double-Flandrin
allait devoir ne compter que sur son armure pour le protéger. À moi de
l’amener à se repentir de ce choix.
Lui-même avait son bouclier au bras gauche, le fameux bouclier sur
lequel Tanselle avait peint l’orme et l’étoile filante. Une comptine puérile
résonna dans sa tête :
Chêne et fer,
Gardez-moi fort
Ou bien suis mort,
Bon pour l’enfer.
Il fit glisser sa longue épée hors du fourreau. Le seul fait d’en éprouver
la pesanteur lui procura un singulier bien-être.
Il pressa des talons les flancs de son grand destrier pour le faire
descendre dans la rivière. De l’autre côté, ser Lucas en fit autant. Dunk
biaisa vivement vers la droite, de manière à ne présenter au Double-
Flandrin que son flanc gauche, protégé par le bouclier. C’était là une chose
que ser Lucas n’était pas disposé à lui concéder volontiers. Il fit
promptement volter son coursier, et tous deux en vinrent aux prises dans un
grand fracas d’acier gris et d’éclaboussures vertes. Ser Lucas abattit sa
hache d’armes, ce qui força Dunk à pivoter sur sa selle pour faire encaisser
le coup par son bouclier. La violence de l’assaut lui rabattit le bras en le
faisant grincer des dents. Son épée vola riposter par une taillade latérale qui
atteignit l’autre au-dessous de son bras dressé. L’acier sonna contre l’acier
de façon stridente, mais ce fut tout.
À coups d’éperons, le Double-Flandrin fit décrire un cercle à son
coursier pour essayer de se porter vers le flanc découvert de Dunk en le
tournant, mais Tonnerre vira de bord pour s’avancer à sa rencontre en
tâchant de mordre son congénère. Ser Lucas assenait sans discontinuer des
coups formidables, dressé sur ses étriers pour peser de toute sa force et de
tout son poids derrière la hache. Dunk levait son bouclier pour parer chaque
attaque au fur et mesure. À demi pelotonné derrière son bois de chêne, il
taillait cependant aux bras, aux jambes et aux côtes, mais la plate de
Milopin dérivait tous les coups. Ils tournèrent ainsi, tournèrent, tournèrent
l’un autour de l’autre, l’eau leur clapotant furieusement aux jambes. Le
Double-Flandrin multipliait les offensives, Dunk se maintenait toujours sur
la défensive, à l’affût du moindre point faible.
Qu’il découvrit finalement. Chaque fois que ser Lucas brandissait sa
hache pour l’abattre une fois de plus, une faille se discernait au creux de son
aisselle. Il s’y trouvait bien de la maille et du cuir, sans compter le
matelassage au-dessous, mais pas l’ombre de plate d’acier. Tout en
maintenant brandi son bouclier, Dunk s’attacha dès lors à guetter la seconde
propice à l’attaque. Bientôt. Bientôt. Après s’être abattue dans un boucan
d’enfer, la hache se dégagea, reprit l’air. Là ! Dunk enfonça ses éperons
dans le ventre de Tonnerre pour l’obliger à se rapprocher puis, d’une
brusque détente, fit jaillir la pointe de sa longue épée droit sur la faille.
Mais la faille s’évanouit aussi vite qu’elle s’était montrée. La pointe de
l’épée n’égratigna qu’une rondelle, et Dunk, en surextension, fut à deux
doigts de perdre son assiette. La hache redescendit et, dans un fracas
épouvantable, prit en biais le cerclage de fer du bouclier de Dunk, grinça
contre la paroi latérale de son heaume et finit par aboutir obliquement le
long de l’encolure de Tonnerre.
Avec un hennissement suraigu, le destrier se cabra sur ses deux jarrets,
roulant un œil blanc de douleur tandis que l’atmosphère se chargeait de
l’âpre senteur cuivrée du sang. Il battit l’air de ses sabots ferrés juste au
moment où le Double-Flandrin repartait à la charge. L’un d’entre eux prit
ser Lucas en pleine figure, l’autre sur l’épaule. Après quoi le lourd cheval
de guerre vint s’écraser par-dessus le coursier.
Tout se passa dès lors en un clin d’œil. Les deux chevaux s’effondrèrent
enchevêtrés, ruant et se mordant l’un l’autre, barattant l’eau et la boue du
fond. Dunk tenta de se jeter à bas de sa selle, mais l’un de ses pieds
s’embarrassa dans un étrier. Il tomba face en avant, tout en aspirant
désespérément une goulée d’air, avant que la rivière ne se rue dans son
heaume par la fente de la visière. Son pied était toujours emprisonné, et il
ressentit une secousse atroce quand les soubresauts désordonnés de
Tonnerre manquèrent lui déboîter la jambe. Et c’est encore en un éclair
qu’il se retrouva libre, libre de tournoyer, de couler à pic. Pendant un
moment, il se démena vainement dans les flots. Le monde était bleu et vert
et brun.
Le poids de son armure l’entraîna vers le fond jusqu’à ce que son épaule
vienne heurter le lit de la rivière. Si c’est là le bas, c’est dans l’autre sens
qu’est le haut. Ses mains gantées d’acier farfouillèrent parmi les pierres et
le sable, et il finit qui sait comment par rassembler ses jambes sous lui et
par se relever. Il était titubant, dégouttant de vase, de l’eau ruisselait par les
ventaux de son heaume cabossé, mais il était bel et bien debout. Il se gorgea
les poumons d’air.
Il avait toujours, passablement amoché, son bouclier accroché au bras
gauche, mais son fourreau était vide, et son épée avait disparu. Il y avait
dans son heaume aussi bien du sang que de l’eau. Lorsqu’il s’efforça de
déplacer sa masse, un élancement douloureux fusa de sa cheville jusqu’en
haut de sa jambe. À force de se débattre, les deux chevaux avaient fini par
se retrouver sur leurs sabots, s’aperçut-il. Il tourna la tête en louchant d’un
seul œil au travers d’un voile sanglant pour essayer de repérer son
adversaire. Bernique, songea-t-il, il a dû se noyer, ou bien Tonnerre lui a
écrabouillé le crâne.
Ser Lucas surgit brusquement de l’eau juste devant lui, l’épée au poing.
Il lui décocha un coup formidable à la hauteur du col, et Dunk ne dut de
garder la tête sur les épaules qu’à l’épaisseur de son gorgerin. Il ne
possédait plus de rapière pour répliquer, rien d’autre que son bouclier. Il
céda du terrain, harcelé par le Double-Flandrin qui vociférait en taillant à
tout va. Le bras levé de Dunk écopa d’un coup qui l’engourdit au-dessus du
coude. Une blessure à la hanche lui arracha un grognement de douleur.
Comme il continuait à reculer, une pierre se déroba sous ses pieds, et il
s’effondra sur un genou, plongé dans l’eau jusqu’à la poitrine. Il brandit son
bouclier pour se couvrir mais, cette fois, ser Lucas y assena un coup d’une
telle violence que le chêne massif se fendit en plein milieu et qu’il en
repoussa les vestiges jusque dans la figure de Dunk. Les oreilles toutes
bourdonnantes et la bouche pleine de sang, celui-ci n’en entendit pas moins,
quelque part, au loin, l’Œuf piauler : « Sus à lui, ser, sus, sus, il est juste où
il faut ! »
Dunk plongea en avant. Ser Lucas avait dégagé son épée pour frapper à
nouveau. Dunk lui rentra dedans à la hauteur de la taille et lui fit perdre
l’équilibre. Les flots les engloutirent à nouveau tous deux mais, cette fois,
Dunk était prêt. Enlaçant d’un bras inexorable le Double-Flandrin, il l’attira
de force vers le fond. Des flots de bulles avaient beau s’échapper de
derrière sa visière martelée, tordue, l’autre persistait tout de même à lutter.
Il dénicha une pierre dans le lit de la rivière et se mit à en marteler Dunk à
la tête et aux mains. Dunk tâtonna du côté de son ceinturon. Aurais-je aussi
perdu ma dague ? songea-t-il. Non, elle était bien là. Son poing se referma
sur la poignée de l’arme qu’il dégaina au plus vite avant de l’enfoncer
lentement au sein des remous puis au travers des mailles de fer et des cuirs
bouillis sous le bras du Double-Flandrin, vrillant la lame au fur et à mesure
qu’il la poussait plus avant. Ser Lucas sursauta en se tortillant, puis ses
forces l’abandonnèrent. Dunk s’écarta d’une poussée pour remonter à la
surface. Il avait la poitrine en feu. Un poisson lui fila sous le nez, un
poisson blanc et mince, tout en longueur. C’est quoi ? se demanda-t-il, c’est
quoi ? C’est quoi ?

Il se réveilla dans le mauvais château.


Quand ses yeux s’ouvrirent, il ne sut pas où il se trouvait. Il régnait là
une fraîcheur exquise. Le goût du sang lui gâtait la bouche, et il avait un
linge en travers des yeux, un linge pesant qui embaumait une variété
d’onguent. Il lui sembla reconnaître l’odeur – un parfum de clous de girofle.
Dunk leva une main tâtonnante vers sa figure et en retira le linge. Au-
dessus de lui, la flamme d’une torche se jouait des ombres d’un plafond très
haut. Des corbeaux qui arpentaient les poutres de celui-ci l’épiaient de leurs
petits yeux noirs en lui adressant des croâ croâ. Au moins ne suis-je pas
aveugle. Il occupait la tour d’un mestre. Sur les murs s’alignaient des
rayonnages encombrés d’herbes et de potions contenues dans des pots de
terre cuite et dans des fioles de verre vert. Une longue table à tréteaux toute
proche était surchargée de parchemins, de livres et d’instruments bizarres
en bronze, le tout éclaboussé par les déjections des oiseaux logés dans la
charpente. Il entendait nettement ces derniers se marmonner des choses.
Il essaya de se dresser sur son séant. Ce qui se révéla être une belle
bévue. La tête se mit à lui tourner, et sa jambe gauche hurlait au martyre
pour peu qu’il lui imposât le poids le plus infime. Sa cheville était
enveloppée de bandages en lin, s’aperçut-il, et des bandages similaires lui
entouraient également le torse et les épaules.
« Ne vous agitez pas. » Un visage apparut, qui se pencha vers lui, un
visage jeune aux traits tirés, dont les yeux marron sombre flanquaient un
nez crochu. Ce visage-là n’était pas un inconnu pour Dunk. L’homme
auquel il appartenait était entièrement vêtu de gris, et un collier en forme de
chaîne ballottait autour de son cou. Une chaîne de mestre aux maillons
forgés en toutes sortes de métaux. Dunk lui attrapa le poignet. « Où… ?
— À Froide-Douve, répondit le mestre. Comme vous étiez blessé trop
grièvement pour regagner Piéferme, lady Rohanne nous a ordonné de vous
transporter ici. Buvez-moi ceci. » Il éleva une coupe de… quelque chose
jusqu’aux lèvres de Dunk. La potion avait une saveur aussi âpre que du
vinaigre, mais qui avait en tout cas le mérite d’évacuer celle du sang.
Dunk se contraignit à l’absorber jusqu’à la dernière goutte. Ensuite, il
ploya, déploya les doigts de sa main d’épée puis fit pareil avec ceux de
l’autre. Au moins mes mains fonctionnent-elles encore, ainsi que mes bras.
« Que… Je me suis amoché quoi ?
— Quoi pas, plutôt ? » Le mestre émit un reniflement. « Une cheville
brisée, un genou foulé, une fracture de la clavicule, des quantités
d’ecchymoses… La partie supérieure de votre poitrine ne lésine guère sur le
vert et le jaune, et votre bras droit est d’un noir violacé. Je vous croyais le
crâne également fêlé, mais il se révèle que non. Il y a aussi cette plaie au
visage, ser. Elle vous laissera une cicatrice, j’en ai bien peur. Oh, et puis
vous étiez noyé quand on vous a finalement retiré de l’eau.
— Noyé ? s’étonna Dunk.
— Je ne m’étais jamais douté qu’un seul homme puisse ingurgiter
autant d’eau, dût-il être aussi gigantesque que vous, ser. Tenez-vous pour
chanceux que je sois fer-né. Les prêtres du dieu Noyé savent comment s’y
prendre pour noyer un homme et pour le faire revenir à lui, et je me suis fait
une étude de leurs croyances et de leurs pratiques. »
J’ai été noyé. Dunk fit une nouvelle tentative pour s’asseoir, mais il
n’en eut pas la force. Je me suis noyé dans de l’eau qui ne m’arrivait même
pas jusqu’au cou. Il se mit à rire avant de pousser un gémissement de
douleur. « Ser Lucas ?
— Mort. Vous en doutiez ? »
Non. Dunk doutait de bien des choses mais pas de celle-là. Il se rappela
de quelle manière toute vigueur s’était retirée des membres du Double-
Flandrin, d’un seul coup. « Œuf, hoqueta-t-il. Œuf, je veux.
— La faim est un bon symptôme, riposta le mestre, mais c’est de
sommeil que vous avez besoin pour l’instant, pas de nourriture. »
Dunk secoua la tête et s’en repentit sur-le-champ. « L’Œuf. C’est mon
écuyer…
— Vraiment ? Un gamin courageux, et plus costaud qu’il n’en a l’air.
C’est lui qui vous a retiré de la rivière. Il nous a aussi aidés à vous
désarmer, et il a tenu à monter dans la charrette à bord de laquelle nous
vous avons amené ici. Il a refusé de dormir lui-même et s’est installé à votre
chevet, votre épée en travers de ses genoux, au cas où quelqu’un tenterait de
vous faire du mal. Même moi, ses soupçons ne m’ont pas épargné, et il a
exigé que je goûte la moindre des choses que je prétendais vous faire avaler.
Un enfant singulier, mais d’un dévouement… !
— Où est-il ?
— Ser Eustace l’a prié de l’assister pour le festin des noces. Il n’y avait
personne d’autre pour ce faire de son côté. Il aurait été discourtois au petit
de se récuser.
— Le festin des noces ? » Dunk ne comprenait pas.
« Vous ne sauriez être au courant, bien sûr. Froide-Douve et Piéferme se
sont réconciliés après votre combat. Lady Rohanne a prié le vieux ser
Eustace de lui accorder la permission de traverser ses terres pour aller se
recueillir sur la tombe d’Addam, et il a exaucé son vœu. Elle s’est
agenouillée devant les buissons de mûres et s’est mise à pleurer, et il en a
été si bouleversé qu’il est allé la réconforter. Ils ont passé la nuit entière à
parler du jeune Addam et du noble père de ma dame. Lord Wyman et ser
Eustace avaient été amis intimes jusqu’à la rébellion Feunoyr. Leurs
Seigneuries ont été mariées ce matin par notre cher septon Sefton. Eustace
Osgris est désormais le maître de Froide-Douve, et son lion échiqueté flotte
à côté de l’araignée Tyssier sur chaque tour et chaque muraille. »
Le monde de Dunk se mit à tourner lentement tout autour de lui. Cette
potion. Il m’a poussé à me rendormir. Il ferma les yeux et laissa toute la
douleur s’écouler hors de lui. Il entendait les corbeaux croasser et se piailler
des tas de choses, il entendait sa respiration personnelle et quelque chose
d’autre encore…, un bruit plus doux, plus régulier, plus dru, qui avait un je
ne sais quoi d’apaisant. « Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il d’une voix
endormie. Ce bruit-là… ?
— Ça ? » Le mestre prêta l’oreille. « Ce n’est que la pluie. »

Il ne la revit que le jour où ils prirent congé.


« C’est de la démence, ser », se lamenta septon Sefton, lorsque Dunk
traversa la cour appuyé sur une béquille en balançant son pied cassé qui le
faisait terriblement boiter. « Mestre Cerrick est formel, il s’en faut encore
de plus de moitié que vous ne soyez vraiment guéri et, avec ce déluge…
Vous n’allez pas manquer de prendre un refroidissement, si tant est que
vous ne vous noyiez pas derechef. Attendez au moins que la pluie s’arrête.
— Cela peut prendre des années. » Dunk était plein de gratitude à
l’endroit de ce gros lard de septon qui lui avait rendu visite presque chaque
jour… Afin de prier pour lui, selon l’affiche officielle, quitte à consacrer
plus de temps, semblait-il, à le régaler d’histoires et de commérages. Il allait
regretter sa langue vive et bien pendue, tout comme le réconfort de sa
compagnie, mais cela ne changeait rien à l’affaire. « Il me faut absolument
partir. »
La pluie cinglait les alentours et lui flagellait le dos de mille froides
lanières grises. Son manteau était déjà à tordre. C’était le manteau de
lainage blanc que ser Eustace lui avait fait naguère endosser, liséré de
carreaux alternativement verts et or. Le vieux chevalier avait expressément
tenu à l’en draper une fois de plus en guise de cadeau d’adieu. « En
hommage à votre bravoure et à vos loyaux services, ser », avait-il spécifié.
La broche qui le lui agrafait à l’épaule était elle aussi un présent ; elle
figurait une araignée d’ivoire à pattes d’argent que mouchetaient des semis
de grenats sertis sur son dos.
« J’espère que vous ne projetez pas là de vous lancer follement à la
poursuite de Bennis, reprit septon Sefton. Vous êtes tellement meurtri et
contusionné que je craindrais franchement pour vos jours, si vous tombiez
dans un pareil état sur cette espèce de canaille. »
Bennis, songea Dunk avec amertume, putain de Bennis. Tandis que lui-
même était en train de se battre pied à pied dans la rivière, Bennis avait
ligoté Sam-la-Voussure et sa femme, mis Piéferme à sac du haut en bas,
puis décampé en emportant tous les objets de valeur qu’il avait pu trouver,
depuis les chandeliers, le matériel de guerre et les vêtements jusqu’à
l’antique coupe d’argent d’Osgris et à un petit magot d’espèces que le
vieillard avait dissimulé dans sa loggia derrière une tapisserie moisie. Dunk
espérait bien qu’un jour le remettrait en présence de Bennis au Bouclier
Brun, et ce beau jour-là… « Bennis attendra.
— Où comptez-vous aller ? » Le septon soufflait comme un bœuf. Tout
branlant qu’était Dunk avec sa béquille, le gros homme était beaucoup trop
gras pour soutenir l’allure.
« Belle Île. Harrenhal. Le Trident. Il y a des haies partout, pour un
chevalier errant. » Il haussa les épaules. « J’ai toujours eu envie de voir le
Mur.
— Le Mur ? » Le septon s’arrêta en sursaut. « Je désespère de vous, ser
Duncan ! » s’écria-t-il, planté dans la gadoue, les deux mains grandes
ouvertes sous la pluie qui s’acharnait à l’environner. « Priez, ser, priez
l’Aïeule d’éclairer vos voies ! » Dunk poursuivit sa marche.
Elle l’attendait à l’intérieur des écuries, debout près des balles de foin
jaune, vêtue d’une robe aussi verte que l’été. « Ser Duncan », dit-elle quand
il franchit tant bien que mal le seuil. Rejetée par-devant, sa natte rouge lui
balayait les cuisses. « C’est un bonheur de vous voir sur pied. »
Vous ne m’avez jamais vu sur le dos, songea-t-il. « M’dame. Qu’est-ce
qui vous amène aux écuries ? Voilà une journée bien pluvieuse pour monter
à cheval.
— Je pourrais vous dire la même chose.
— L’Œuf vous a prévenue ? » Je lui dois une autre taloche à l’oreille.
« Soyez heureux qu’il l’ait fait, sans quoi j’aurais expédié des hommes
à vos trousses pour vous ramener de force. C’était cruel à vous que de
prétendre vous esquiver sans ne serait-ce qu’un mot d’adieu. »
Elle n’était jamais venue le visiter pendant qu’il se trouvait confié aux
bons soins de mestre Cerrick, jamais, pas une seule fois. « Ce vert vous va
bien, M’dame, dit-il. Il met en valeur la couleur de vos yeux. » Il déplaça
gauchement sa masse sur la béquille. « Je suis ici pour récupérer mon
cheval.
— Rien ne vous oblige à partir. Il y a une place pour vous ici, quand
vous serez parfaitement remis. Capitaine de mes gardes. Et l’Œuf peut se
joindre à mes autres écuyers. Son identité ne regarde personne.
— Je vous remercie, M’dame, mais c’est non. » Tonnerre occupait une
stalle à dix ou douze places de là. Dunk se dirigea clopin-clopant vers lui.
« Ravisez-vous, ser, je vous prie. Ces temps sont périlleux, même pour
des dragons et pour leurs amis. Restez jusqu’à ce que vous soyez guéri. »
Elle s’était mise à marcher à ses côtés. « Cela ferait également plaisir à lord
Eustace. Il a beaucoup d’affection pour vous.
— Beaucoup d’affection, convint Dunk. Si sa fille n’était pas morte, il
aurait voulu me la voir épouser. Vous pourriez dès lors être dame ma mère.
Je n’ai jamais eu de mère, et à plus forte raison de mère dame. »
Le temps d’un demi-battement de cœur, lady Rohanne parut sur le point
de le souffleter une seconde fois. Peut-être va-t-elle envoyer simplement
baller ma béquille au diable d’un coup de pied.
« Vous êtes en colère contre moi, ser, dit-elle à la place. Vous devez me
permettre de faire amende honorable.
— Eh bien, répondit-il, vous pourriez toujours m’aider à seller
Tonnerre.
— J’avais autre chose en tête. » Elle tendit la main pour saisir la sienne,
une main toute mouchetée de son, aux doigts minces et vigoureux. Je
gagerais qu’elle a des taches de rousseur partout. « Vous vous connaissez
bien en chevaux ?
— J’en monte un.
— Un vieux destrier dressé pour la bataille, lent d’allure et d’humeur
ombrageuse. Pas un cheval fait pour se rendre de place en place.
— S’il me faut me rendre de place en place, c’est avec lui ou avec
eux. » Dunk désigna ses pieds.
« Vous avez de grands pieds, observa-t-elle. Ainsi que de grandes
mains. M’est avis que vous devez être grand de partout. Trop grand pour la
plupart des palefrois. Ils auraient l’air de poneys, avec vous perché sur leur
dos. Néanmoins, une monture plus rapide vous rendrait de réels services.
Un puissant coursier, qui aurait en plus l’endurance d’un destrier des sables
dorniens. » Elle pointa le doigt vers la stalle qui faisait face à celle de
Tonnerre. « Un cheval comme elle. »
D’un bai rouge sang, elle avait l’œil étincelant et une longue crinière de
feu. Lady Rohanne tira de ses manches une carotte qu’elle lui donna tout en
la flattant au chanfrein. « La carotte, pas les doigts, lui signifia-t-elle avant
de se retourner vers Dunk. Je l’appelle Flamme, mais libre à vous de lui
donner un autre nom. Amende honorable, si vous préférez. »
Il demeura un moment sans voix. Appuyé sur sa béquille, il contempla
le bai rouge sang avec des yeux nouveaux. C’était une véritable splendeur.
Un meilleur cheval qu’aucun de ceux qu’avait jamais possédés l’Ancien. Il
suffisait de regarder ses longues jambes nettes pour voir de quels galops
d’enfer elle était susceptible.
« Je l’ai élevée pour sa beauté et pour sa vitesse. »
Il retourna vers Tonnerre. « Je ne puis la prendre.
— Pourquoi donc ?
— Elle est trop bien pour moi. Vous n’avez qu’à la regarder. »
Une rougeur envahit le visage de Rohanne. Elle empoigna sa natte et se
mit à la tortiller entre ses doigts. « Il fallait coûte que coûte que je me
marie, vous le savez. Le testament de mon père…, oh, ne soyez donc pas
bête à ce point !
— Que devrais-je être d’autre ? Je suis lourd comme un vrai rempart et
bâtard de naissance, en plus.
— Prenez la jument. Je refuse de vous laisser partir si vous n’emportez
quelque chose en souvenir de moi.
— Je me souviendrai de vous, M’dame. Soyez sans crainte à cet égard.
— Prenez-la ! »
Dunk attrapa la natte pour attirer son visage contre le sien. C’était une
entreprise malaisée, vu la béquille et leur différence de taille. Il faillit se
casser la figure avant que ses lèvres ne se plaquent sur les siennes. Il
l’embrassa avec violence. Un des bras de lady Rohanne lui enlaça le cou,
l’autre les reins. Il en apprit en un moment sur le baiser plus qu’il n’en avait
jamais su par la seule observation. Mais lorsqu’ils se séparèrent finalement,
il tira sa dague. « Je sais ce que je veux emporter en souvenir de vous,
M’dame. »
L’Œuf l’attendait à la porterie, monté de neuf sur un beau palefroi
alezan et tenant la longe de Mestre. En voyant Dunk venir les rejoindre au
trot de Tonnerre, il ne cacha pas sa surprise. « Elle disait qu’elle voulait
vous donner un nouveau cheval, ser…
— Les grandes dames elles-mêmes n’obtiennent pas tout ce qu’elles
veulent », affirma Dunk tandis qu’ils franchissaient le pont-levis. « Ce n’est
pas d’un cheval que j’avais envie, moi. » La douve était si haute qu’elle
menaçait de déborder. « J’ai pris quelque chose d’autre en souvenir d’elle à
la place. Une mèche de ces fameux cheveux rouges. » Il fourragea sous son
manteau, puis exhiba la natte et sourit.
Dans la cage de fer du carrefour, les cadavres s’étreignaient encore. Ils
avaient l’air navrés de solitude et de désespoir. Les mouches elles-mêmes
les avaient abandonnés, les corbeaux aussi. Il ne restait plus sur les os des
morts que de vagues lambeaux de peau et quelques touffes de cheveux.
Dunk fit halte, les sourcils froncés. Sa cheville lui faisait mal à cause de
la chevauchée, mais cela n’avait pas d’importance. La douleur faisait tout
autant partie intégrante de la chevalerie que les épées et les boucliers. « De
quel côté se trouve le sud ? » demanda-t-il à l’Œuf. C’était difficile à savoir,
quand le monde n’était que déluge et que boue, le ciel aussi gris qu’un mur
de granit.
« Le sud est par là, ser. » Le gamin pointa l’index. « Par là, c’est le
nord.
— Lestival est au sud. Ton père.
— Le Mur est au nord. »
Dunk le dévisagea. « Il y a un sacré bout de route à faire…
— J’ai un nouveau cheval, ser.
— Effectivement. » Dunk ne put s’empêcher de sourire. « Et pourquoi
aurais-tu envie de voir le Mur ?
— Ma foi, répondit l’Œuf, il passe pour être singulièrement grand. »
L’ŒUF DE DRAGON
Traduit de l’américain
par Patrick Marcel
Personnages de l’action

À Murs-Blancs

– Le marié :
– LORD AMBROSE BEURPUITS, sire de Murs-Blancs

– Les gens du marié :


– TOMMARD HEDDLE LE NOIR, chevalier de la maison Beurpuits
– SER ARGRAVE LE BELLIQUEUX, chevalier de Nonnains
– SER COSGROVE, maître des jeux

– La mariée :
– LADY BEURPUITS, née Frey

– Les gens de la mariée :


– LORD FREY, sire du Pont, père de la mariée
– SER FRANKLYN FREY, chevalier des Jumeaux, oncle de la mariée
– SER ADDAM FREY, cousin de la mariée

– Les invités de la noce :


– LORD ALYN CHANTECOQ
– LORD JOFFREY CASWELL, sire de Pont-l’Amer et défenseur des Gués
– LORD CHAUNEY
– LORD COSTAYNE
– LORD GORMON PEAKE, sire de Stellepique
– LORD PETIBOIS
– LORD SUNDERLAND
– LORD & LADY VOUYVÈRE
– SER BUFORD BULWER, chevalier de Noircouronne, dit le Vieil Aurochs
– SER HARBERT PAEGE
– SER KIRBY PIMM
– SER LUCAS QUENENNY DE SORCEFANGIER
– SER MORTIMER TOURBIER

– Les chevaliers errants :


– SER DUNCAN LE GRAND (et L’ŒUF, AEGON TARGARYEN, son écuyer)
– SER GALTRY LE VERT

– SER GLENDON BOULE


– SER JEHAN LE MÉNÉTRIER
– SER KYLE, LE CHAT DE LANDE-AUX-BRUMES

– SER MAYNARD PRÜNH


– SER UTHOR ENVERFEUILLE, dit l’Escargot

À la cour des Sept Couronnes

– Le roi sur le Trône de Fer :


– AERYS Ier TARGARYEN, fils de DAERON II TARGARYEN, dit le Bon ; et
petit-fils d’AEGON IV, dit l’Indigne

– Ses frères :
– BAELOR TARGARYEN, dit Briselance, mort en tournoi
– RHAEGEL TARGARYEN
– MAEKAR Ier TARGARYEN, père de DAERON ; d’AERION, dit le Prince
Flamboyant (en exil) ; d’AEMON ; et d’AEGON, dit l’Œuf

– Son conseiller :
– Lord BRYNDEN RIVERS, dit Freuxsanglant, Main d’AERYS Ier et demi-
frère de DAERON II

– Les prétendants au Trône de Fer :


– DAEMON FEUNOYR, dit le dragon noir, mort au champ d’Herberouge,
demi-frère de DAERON II et père d’AEGON FEUNOYR ; d’AEMON FEUNOYR ;
de DAEMON FEUNOYR (considéré comme son héritier légitime, DAEMON II
FEUNOYR) ; et d’HAEGON FEUNOYR
– AEGOR RIVERS, dit Aigracier, demi-frère de DAERON II (en exil)
Dunk et l’Œuf prirent congé de Pierremoûtier sous une fine averse
d’été.
Dunk chevauchait Tonnerre, son vieux destrier, l’Œuf à ses côtés sur le
fringant jeune palefroi qu’il avait baptisé Pluie, menant Mestre, leur mule.
Sur l’échine de Mestre étaient chargés l’armure de Dunk et les livres de
l’Œuf, leurs couchages, leur tente et leurs vêtements, plusieurs pièces de
bœuf salé coriace, une demi-bouteille d’hydromel et deux outres d’eau. Le
vieux chapeau de paille de l’Œuf, informe et large de bord, protégeait de la
pluie la tête de la mule. Le jeune garçon avait pratiqué des orifices pour
laisser passer les oreilles de Mestre. L’Œuf arborait son nouveau chapeau de
paille. Les deux trous pour les oreilles mis à part, les deux couvre-chefs se
ressemblaient beaucoup, du point de vue de Dunk.
En approchant des portes de la ville, l’Œuf tira brusquement sur les
rênes. Tout au-dessus de la porte, on avait fiché la tête d’un traître sur une
pique de fer. Elle était fraîche, à la voir, la chair plus rose que verte, mais
les corbeaux amateurs de charogne étaient déjà à l’œuvre sur elle. Le défunt
avait les lèvres et les joues déchiquetées, lacérées ; ses yeux, deux trous
bruns, laissaient couler de lentes larmes rouges, tandis que les gouttes de
pluie se mêlaient au sang coagulé. La bouche du mort béait mollement,
comme pour apostropher des voyageurs franchissant la porte en contrebas.
Dunk avait déjà assisté à ce genre de spectacle. « À Port-Réal, quand
j’étais gamin, j’ai un jour volé une tête sur sa pique », raconta-t-il à l’Œuf.
À la vérité, c’était la Fouine qui avait escaladé le mur pour chiper la tête,
après que Rafe et Boudin avaient soutenu qu’il n’oserait jamais, mais
lorsque les gardes avaient accouru, il l’avait jetée en bas, et Dunk l’avait
rattrapée. « C’était un seigneur félon ou un chevalier brigand. Ou peut-être
un simple assassin. Une tête reste une tête. Elles se ressemblent toutes, une
fois qu’elles ont passé quelques jours au bout d’une pique. » Ses trois amis
et lui avaient employé la tête à terroriser les filles de Culpucier. Ils leur
donnaient la chasse à travers les ruelles et les forçaient à baiser la tête avant
de les libérer. Voilà une tête qu’on avait beaucoup baisée, pour autant qu’il
se souvienne. Il n’y avait aucune fille à Port-Réal qui courût aussi vite que
Rafe. Mais mieux valait épargner à l’Œuf cette partie de l’histoire. La
Fouine, Rafe et Boudin. De vrais petits monstres, ces trois-là, et j’étais le
pire du lot. Ses amis et lui avaient conservé la tête jusqu’à ce que la chair
vire au noir et commence à se liquéfier. Ça avait retiré tout le plaisir de la
chasse aux filles ; aussi, une nuit, avaient-ils fait irruption dans une échoppe
de soupe pour en jeter les vestiges dans la marmite. « Les corbeaux
attaquent toujours par les yeux, expliqua-t-il à l’Œuf. Ensuite, les joues
s’évident, la chair tourne au vert… » Il plissa les yeux. « Minute. Je le
connais, ce visage.
— Oui-da, ser, confirma l’Œuf. Il y a trois jours. Le septon bossu que
nous avons entendu prêcher à l’encontre de lord Freuxsanglant. »
Cela lui revint. C’était un saint homme dédié aux Sept, même si en effet
il prêchait la trahison. « Il a les mains rouges du sang d’un de ses frères, et
de celui de ses jeunes neveux aussi, avait clamé le bossu à la foule
assemblée sur la place du marché. Une ombre à ses ordres est venue
étrangler les fils du valeureux prince Valarr dans le ventre de leur mère. Où
est-il, désormais, notre Jeune Prince ? Et où est-il, son frère, le doux
Matarys ? Où s’en est allé le bon roi Daeron, et Baelor Briselance,
l’intrépide ? La tombe s’en est emparée, de tous et de chacun, et pourtant il
demeure, ce pâle oiseau au bec ensanglanté qui perche sur l’épaule du roi
Aerys et lui croasse à l’oreille. Il porte sur le visage et dans son orbite vide
la marque de l’enfer, et il nous a apporté la sécheresse, l’épidémie et le
meurtre. Soulevez-vous, vous dis-je, et remémorez-vous notre roi véritable
de l’autre côté de la mer. Il y a sept dieux, et sept couronnes, et le dragon
noir a engendré sept fils ! Soulevez-vous, gentilshommes et gentes dames.
Soulevez-vous, preux chevaliers et robustes paysans, et jetez à bas
Freuxsanglant, cet ignoble sorcier, de crainte que vos enfants, et les enfants
de vos enfants, ne soient maudits à jamais. »
Chacun de ses mots était une trahison. Néanmoins, Dunk était choqué
de le trouver ici, des trous béants à la place des yeux. « Certes, c’est lui,
reconnut-il, et une raison supplémentaire de laisser cette ville derrière
nous. » Il toucha Tonnerre des éperons, et l’Œuf et lui passèrent les portes
de Pierremoûtier, en écoutant le doux babil de la pluie. Combien d’yeux lord
Freuxsanglant possède-t-il ? disait la devinette. Mille, et rien qu’un.
Certains prétendaient que la Main du Roi était un adepte des arts obscurs,
capable de changer de visage, d’adopter l’apparence d’un chien borgne,
voire de se muer en brouillard. Des meutes de loups gris efflanqués
traquaient ses ennemis, racontait-on, et des corbeaux charognards
espionnaient pour son compte et lui soufflaient des secrets à l’oreille. La
plupart de ces contes n’étaient que cela, des contes, Dunk n’en doutait pas,
mais nul ne pouvait nier que Freuxsanglant eût des informateurs partout.
À Port-Réal, Dunk l’avait vu en personne, de ses propres yeux. Blancs
comme l’os étaient la peau et les cheveux de Brynden Rivers, et son œil – il
n’en avait qu’un, ayant perdu l’autre aux mains de son demi-frère Aigracier
sur le champ d’Herberouge – était rouge comme sang. Sur la joue et le cou
il portait la tache de vin qui lui avait valu son nom.
Une fois la ville loin derrière eux, Dunk s’éclaircit la gorge et déclara :
« Sale affaire, de trancher la tête de septons. Il se bornait à parler. Les mots
sont du vent.
— Certains sont du vent, ser. D’autres sont de la trahison. » L’Œuf était
fluet comme une brindille, tout en côtes et en coudes, mais il ne manquait
pas de bouche.
« Te voilà qui parles comme un vrai petit prince. »
L’Œuf prit cela comme une insulte, ce qui était le cas. « Il était peut-être
septon, mais il prêchait des mensonges, ser. La sécheresse n’était pas le fait
de lord Freuxsanglant, ni le Fléau de Printemps, non plus.
— Ce n’est pas faux, mais si on se met à trancher le col de tous les
idiots et de tous les menteurs, la moitié des villes des Sept Couronnes vont
se retrouver vides. »

Six jours plus tard, la pluie n’était plus qu’un souvenir.


Dunk avait retiré sa tunique pour jouir de la chaleur du soleil sur sa
peau. Quand une légère brise se leva, fraîche, douce et parfumée comme le
souffle d’une pucelle, il poussa un soupir. « De l’eau, annonça-t-il. Tu la
sens ? Le lac ne doit plus être loin, désormais.
— Tout ce que je sens, c’est Mestre, ser. Il pue. » L’Œuf donna un coup
féroce sur la longe de la mule. Mestre s’était arrêté pour grignoter l’herbe
en bord de route, ainsi qu’il le faisait de temps en temps.
« Il y a une vieille auberge sur les berges du lac. » Dunk y avait un jour
fait halte, lorsqu’il était écuyer de l’Ancien. « Selon ser Arlan, ils brassaient
une bonne bière brune. On pourrait y goûter, tout en attendant le bac. »
L’Œuf lui jeta un coup d’œil plein d’espoir. « Pour faire descendre le
repas, ser ?
— De quel repas parles-tu ?
— Une tranche de rôti ? Un morceau de canard, un bol de ragoût ? Tout
ce qu’ils peuvent avoir, ser. »
Leur dernier repas chaud remontait à trois jours. Depuis, ils vivaient de
récoltes de hasard et de tranches de vieux bœuf salé, dures comme du bois.
Il serait bon de nous caler l’estomac de vraie nourriture avant de prendre
la direction du nord. Il n’est pas tout près, ce Mur.
« Et nous pourrions aussi passer la nuit, suggéra l’Œuf.
— Souhaiteriez-vous un lit de plume, m’sire ?
— La paille me suffira bien, ser, rétorqua l’Œuf, vexé.
— Nous n’avons pas les moyens de payer un lit.
— Nous avons vingt-deux sous, trois étoiles, un cerf et le vieux grenat
ébréché, ser. »
Dunk se gratta l’oreille. « Il me semblait que nous possédions deux
pièces d’argent.
— Si fait, jusqu’à ce que vous achetiez la tente. À présent, nous n’en
avons plus qu’une.
— Nous n’en aurons plus du tout si nous commençons à dormir dans les
auberges. Tu tiens à partager le lit d’un camelot et à te réveiller avec ses
puces ? » Dunk ricana. « Pas moi. J’ai les miennes, et elles n’aiment guère
les étrangers. Nous dormirons à la belle étoile.
— L’étoile est belle, admit l’Œuf, mais le sol est dur, ser, et il est parfois
bon de poser la tête sur un oreiller.
— Les oreillers sont faits pour les princes. » L’Œuf était un écuyer
parfait, pour un chevalier, mais de temps en temps il avait des humeurs
princières. Le gamin a le sang du dragon, ne l’oublie jamais. Pour sa part,
Dunk avait du sang de mendiant… du moins, c’est ce qu’on lui répétait au
temps de Culpucier, quand on ne lui prédisait pas qu’il finirait sur
l’échafaud. « On aura peut-être les moyens de s’offrir de la bière et un repas
chaud, mais pas question que je dépense du bon argent pour un lit. Nous
devons économiser nos sous pour le nocher. » La dernière fois qu’il avait
franchi le lac, le bac ne coûtait que quelques pièces en cuivre, mais cela
remontait à six ans, voire sept. Tout avait augmenté, depuis.
« Eh bien, proposa l’Œuf, nous pourrions utiliser ma botte pour
traverser.
— Nous pourrions. Mais nous ne le ferons pas. » Il était dangereux
d’employer la botte. La rumeur allait se répandre. Les rumeurs se
répandaient toujours. Ce n’était pas un hasard si son écuyer était chauve.
L’Œuf avait les yeux mauves de l’ancienne Valyria, et des cheveux qui
brillaient comme de l’or battu et des fils d’argent tressés ensemble. Autant
porter une broche avec un dragon à trois têtes que de laisser pousser sa
chevelure. L’époque était périlleuse, à Westeros, et… bref, mieux valait ne
pas courir de risques. « Encore un mot sur ta foutue botte, et je te fiche une
telle taloche sur l’oreille, que c’est en volant que tu vas le traverser, ce lac.
— Plutôt nager, ser. » L’Œuf était bon nageur ; pas Dunk. Le gamin se
retourna sur sa selle. « Ser ? Quelqu’un arrive par la route, derrière nous.
Vous entendez les chevaux ?
— Je ne suis pas sourd. » Dunk voyait également leur sillage de
poussière. « Un groupe important. Et pressé.
— Vous croyez que ce pourrait être des hors-la-loi, ser ? » L’Œuf se
dressa sur ses étriers, avec plus d’intérêt que de crainte. Le gamin était
ainsi.
« Des hors-la-loi seraient plus discrets. Seuls des seigneurs produisent
autant de vacarme. » Dunk secoua la poignée de son épée pour dégager la
lame dans son fourreau. « Néanmoins, nous allons quitter la route pour les
laisser passer. Il y a seigneurs et seigneurs. » Un brin de prudence ne faisait
jamais de mal. Les routes n’étaient plus aussi sûres qu’au temps où le bon
roi Daeron siégeait sur le trône de Fer.
L’Œuf et lui se cachèrent derrière un buisson d’aubépine. Dunk
décrocha son bouclier et le glissa à son bras. C’était une vieillerie, haute et
lourde, en forme d’amande, en pin cerclé de fer. Il l’avait acheté à
Pierremoûtier pour remplacer celui que le Double-Flandrin lui avait mis en
pièces durant leur combat. Dunk n’avait pas eu le temps d’y faire peindre
son orme à l’étoile filante, si bien qu’il arborait encore les armes du
propriétaire précédent : un pendu en train de se balancer, sinistre et gris,
sous un gibet. Ce n’était pas des armoiries qu’il aurait choisies pour lui,
mais le bouclier ne lui avait pas coûté cher.
Les premiers cavaliers passèrent au galop quelques instants plus tard :
deux jeunes nobliaux montés sur une paire de coursiers. Celui qui
chevauchait le bai portait un heaume en acier doré découvrant son visage,
avec trois grands panaches de plumes : un blanc, un rouge et un or. Des
plumets assortis ornaient la barde d’encolure de son cheval. L’étalon noir à
ses côtés était drapé de bleu et d’or. Son caparaçon se plissait au vent de sa
course tandis qu’il filait dans un bruit de tonnerre. Côte à côte galopèrent
les cavaliers, avec force cris et rires, leurs longues capes volant derrière
eux.
Un troisième seigneur suivit à un train plus pondéré, à la tête d’une
longue file. L’équipage comptait deux douzaines de personnes, palefreniers,
cuisiniers et serviteurs, tous au service de trois chevaliers, plus des gens
d’armes et des arbalétriers montés, et une douzaine de chariots lourdement
encombrés de leurs armures, tentes et provisions. Accroché à la selle du
seigneur pendait son écu, orange sombre, chargé de trois châteaux noirs.
Dunk connaissait ces armes, mais d’où ? Le seigneur qui les arborait
était un homme d’âge mûr, la lippe amère et la mine morose sous une barbe
poivre et sel coupée court. Peut-être se trouvait-il au champ de Cendregué,
se dit Dunk. À moins que je n’aie exercé dans son château lorsque j’étais
écuyer de ser Arlan. Le vieux chevalier errant avait servi dans tant de
citadelles et de châteaux différents au cours des ans que Dunk en avait
oublié la moitié.
Le seigneur tira subitement sur les rênes, considérant le buisson
d’aubépine avec une grimace. « Vous, là. Dans le fourré. Montrez-vous. »
Derrière lui, deux arbalétriers glissèrent des viretons dans l’encoche. Le
reste poursuivit sa route.
Dunk traversa les hautes herbes, bouclier au bras, la main droite posée
sur le pommeau de sa flamberge. La poussière soulevée par les chevaux
avait changé son visage en masque ocre rouge, et il était torse nu. Il
présentait un aspect débraillé, il en avait conscience, bien que ce fût sans
doute sa taille qui fit hésiter l’autre. « Nous ne cherchons pas querelle,
m’sire. Nous ne sommes que deux, mon écuyer et moi. » Il fit signe à l’Œuf
d’avancer.
« Un écuyer ? Vous prétendez-vous chevalier ? »
Dunk n’aimait guère la façon dont l’individu le regardait. Ces yeux
pourraient écorcher vif un homme. Il lui parut prudent d’ôter sa main de son
épée. « Je suis chevalier errant, en quête de service.
— Tous les chevaliers brigands que j’ai pendus en disaient autant. Vos
armes pourraient se révéler prophétiques, ser… si ser il y a bien. Un gibet et
un pendu. Ce sont vos armes ?
— Nenni, m’sire. J’ai besoin de faire repeindre ce bouclier.
— Pourquoi ? En avez-vous dépouillé un cadavre ?
— Je l’ai acheté, contre bonne monnaie. » Trois châteaux, noirs sur
orange… où ai-je déjà vu ça ? « Je ne suis pas un brigand. »
Les yeux du lord étaient des éclats de silex. « Comment avez-vous
récolté cette cicatrice à votre joue ? Une coupure de fouet ?
— Un poignard. Bien que mon visage ne soit nullement votre affaire,
m’sire.
— Je serai seul juge de ce qui me regarde. »
Entre-temps, les deux chevaliers plus jeunes étaient revenus au trot voir
ce qui retardait leur groupe. « Ah, te voilà, Gormy », lança le cavalier sur le
cheval noir, un jeune homme mince et souple, au visage accort et glabre,
aux traits séduisants. Des cheveux noirs lui tombaient, luisants, sur les
épaules. Il portait un pourpoint en soie bleu sombre, bordé de satin doré.
Une croix engrêlée était brodée au fil d’or en travers de sa poitrine, avec
une vielle dorée dans les premier et troisième quartiers, une épée dorée dans
les second et quatrième. Ses yeux reflétaient le bleu profond de sa cotte et
pétillaient d’amusement. « Alyn craignait que tu ne sois tombé de cheval.
Clairement, un prétexte, il me semble ; j’allais lui laisser avaler ma
poussière.
— Qui sont ces deux brigands ? » s’enquit le cavalier sur le cheval bai.
L’Œuf se hérissa sous l’insulte. « Vous n’avez nul lieu de nous traiter de
brigands, messire. Quand nous avons vu votre panache de poussière, nous
avons pensé que vous pourriez, vous, être des hors-la-loi – c’est pour cette
seule raison que nous nous sommes cachés. Voici ser Duncan le Grand, et je
suis son écuyer. »
Les nobliaux n’y accordèrent pas plus d’attention qu’ils ne l’eussent fait
aux coassements d’un crapaud. « Voilà, je crois, le plus immense maraud
que j’aie jamais vu », affirma le chevalier aux trois plumes. Il avait le
visage empâté sous une chevelure frisée d’une couleur miel sombre. « Sept
pieds à coup sûr, j’en gagerais. Quel fracas il produira en s’écroulant. »
Dunk sentit le rouge lui monter au visage. Tu perdrais ton pari, songea-
t-il. La dernière fois qu’on l’avait mesuré, le frère de l’Œuf, Aemon, l’avait
déclaré un pouce au-dessous des sept pieds.
« Est-ce là votre palefroi, ser Géant ? s’enquit le nobliau emplumé. Je
suppose que nous pourrions l’abattre pour sa viande.
— Lord Alyn oublie fréquemment les règles de la courtoisie, intervint le
chevalier aux cheveux noirs. Veuillez pardonner l’impertinence de ses
paroles, ser. Alyn, tu vas demander pardon à ser Duncan.
— S’il le faut. Voulez-vous me pardonner, ser ? » Il n’attendit pas la
réponse, faisant virer son bai pour partir au trot sur la route.
L’autre s’attarda. « Êtes-vous en route vers les noces, ser ? »
Quelque chose dans le ton de sa voix donnait à Dunk envie de courber
la tête. Il résista à cette impulsion et déclara : « Nous faisons route vers le
bac, m’sire.
— Nous également… mais les seuls seigneurs ici présents sont Gormy
et le vaurien qui vient de nous quitter, ser Alyn Chantecoq. Je suis comme
vous un chevalier buissonnier, sans terre. Ser Jehan le Ménétrier, m’appelle-
t-on. »
C’était bien le genre de nom qu’aurait pu choisir un chevalier errant,
mais Dunk n’avait encore jamais vu de chevalier errant vêtu, armé ou
monté avec tant de splendeur. Le chevalier d’or errant, se dit-il. « Vous
connaissez mon nom. Mon écuyer s’appelle l’Œuf.
— Heureux de la rencontre, ser. Venez, chevauchez en notre compagnie
jusqu’à Murs-Blancs et rompez quelques lances pour aider lord Beurpuits à
célébrer son nouveau mariage. Je gage que vous pourrez y faire bonne
impression. »
Dunk n’avait pas participé à une joute depuis le champ de Cendregué.
Si je pouvais remporter quelques rançons, nous mangerions amplement en
faisant route vers le Nord, songea-t-il, mais le seigneur aux trois châteaux
sur l’écu déclara : « Ser Duncan se doit de poursuivre sa route, comme
nous. »
Jehan le Ménétrier ne prêta aucune attention à son aîné. « Je serais ravi
de croiser le fer avec vous, ser. Je me suis mesuré à des hommes de bien des
pays et des races, mais jamais à aucun de votre taille. Votre père était-il
grand, lui aussi ?
— Je n’ai jamais connu mon père, ser.
— Je suis marri de l’apprendre. Mon propre géniteur m’a trop tôt été
ravi. » Le Ménétrier se tourna vers le seigneur aux trois châteaux. « Nous
devrions demander à ser Duncan de se joindre à notre joyeuse compagnie.
— Nous n’avons nul besoin de gens de son espèce. »
Les mots manquèrent à Duncan. Il n’était pas fréquent qu’on invitât des
chevaliers errants sans le sou à chevaucher avec des seigneurs de haute
naissance. J’aurais plus en commun avec leurs serviteurs. À en juger par la
longueur du cortège, lord Chantecoq et le Ménétrier avaient amené des
palefreniers pour veiller sur leurs chevaux, des cuisiniers pour les nourrir,
des écuyers pour polir leurs armures, des gardes pour les défendre. Dunk
avait l’Œuf.
« Son espèce ? » Le Ménétrier s’esclaffa. « Mais de quelle espèce
parlez-vous ? Celle des colosses ? Regardez donc sa taille ! Nous
recherchons des hommes forts. Jeune épée vaut mieux que nom ancien, ai-
je souvent entendu dire.
— Par des sots. Vous en savez tant et moins sur cet homme. Ce pourrait
être un brigand, ou un des espions de lord Freuxsanglant.
— Je ne suis l’espion de personne, répliqua Dunk. Et vous n’avez nul
besoin de parler de moi comme si j’étais sourd ou mort, ou à Dorne,
m’sire. »
Ces yeux de silex le toisèrent. « Vous seriez fort bien à Dorne, ser. Vous
avez ma permission d’y aller.
— Ne faites pas attention à lui, intervint le Ménétrier. C’est un vieux
grognon – il soupçonne tout le monde. Gormy, cet homme me fait bonne
impression. Ser Duncan, voulez-vous venir avec nous à Murs-Blancs ?
— M’sire, je… » Comment pourrait-il partager un camp avec de tels
personnages ? Leurs serviteurs allaient dresser leurs pavillons, les
palefreniers bouchonner leurs montures, leurs cuisiniers leur serviraient à
chacun un chapon ou un rôti de bœuf, tandis que Dunk et l’Œuf rongeraient
de coriaces tranches de bœuf salé. « Je ne saurais…
— Vous voyez bien, commenta le seigneur aux trois châteaux. Il connaît
sa place, et elle n’est pas auprès de nous. » Il tourna sa monture vers la
route. « Lord Chantecoq a déjà dû prendre une demi-lieue d’avance.
— Je suppose qu’il va me falloir de nouveau lui donner la chasse. » Le
Ménétrier décocha à Dunk un sourire d’excuse. « Peut-être nous reverrons-
nous un jour. Je l’espère. Je serais ravi de mettre ma lance à l’épreuve
contre vous. »
Dunk ne savait que répondre à cela. « Bonne chance sur les lices,
m’sire », réussit-il enfin à articuler, mais ser Jehan avait déjà fait demi-tour
pour se jeter à la poursuite de la colonne. Le seigneur plus âgé galopa à sa
suite. Dunk se félicita de le voir s’éloigner. Il n’avait pas apprécié le silex
de son regard, ni l’arrogance de lord Alyn. Certes, le Ménétrier avait été
courtois, mais il y avait également chez lui quelque chose de bizarre.
« Deux vielles et deux épées, une croix engrêlée », détailla-t-il à l’Œuf,
tandis qu’ils contemplaient le panache de leur départ. « Quelle est cette
maison ?
— Aucune, ser. Je n’ai jamais vu cet écu dans aucun rôle d’armes. »
Peut-être est-ce bien un chevalier errant, après tout. Dunk avait choisi
ses propres armes au champ de Cendregué, quand une marionnettiste du
nom de Tanselle la Dégingandée lui avait demandé ce qu’il souhaitait qu’on
peigne sur son écu. « Et l’autre seigneur, était-il parent de la maison
Frey ? » Les Frey portaient sur leurs boucliers des châteaux, et leurs
domaines n’étaient guère éloignés d’ici.
L’Œuf leva les yeux au ciel. « Les armes des Frey sont deux tours
bleues, réunies par un pont, sur champ gris. Ici, c’étaient trois châteaux,
noirs sur orange, ser. Avez-vous vu un pont ? »
« Non. » Il cherche uniquement à m’agacer. « Et la prochaine fois que
tu lèves les yeux au ciel devant moi, je vais te flanquer une taloche sur
l’oreille, si fort qu’elle va se recroqueviller une bonne fois pour toutes dans
ta tête. »
L’Œuf parut contrit. « Je ne voulais pas…
— Peu importe, ce que tu voulais. Dis-moi simplement de qui il
s’agissait.
— Gormon Peake, seigneur de Stellepique.
— C’est dans le Bief, ça, non ? Est-ce qu’il possède vraiment trois
châteaux ?
— Uniquement sur son écu, ser. La maison Peake en possédait trois,
jadis, mais elle en a perdu deux.
— Comment peut-on perdre deux châteaux ?
— En se battant pour le dragon noir, ser.
— Oh. » Dunk se sentit tout bête. Encore cette histoire.
Deux siècles durant, le royaume avait été régi par les descendants
d’Aegon le Conquérant et de ses sœurs, qui avaient unifié les Sept
Couronnes et forgé le trône de Fer. Leurs royales bannières arboraient le
dragon à trois têtes de la maison Targaryen, rouge sur noir. Il y avait seize
ans de cela, un fils bâtard du roi Aegon IV, du nom de Daemon Feunoyr,
s’était soulevé et révolté contre son frère de naissance légitime. Daemon
avait lui aussi exhibé le dragon à trois têtes sur ses bannières, mais en en
inversant les couleurs, à la mode de nombreux bâtards. Sa révolte avait pris
fin sur le champ d’Herberouge, où Daemon et ses fils jumeaux avaient
trouvé la mort sous la pluie de flèches de lord Freuxsanglant. Les rebelles
qui avaient survécu et ployé le genou avaient reçu un pardon, mais certains
avaient perdu des terres, d’autres des titres, d’autres encore de l’or. Tous
avaient cédé des otages pour garantir leur loyauté à venir.
Trois châteaux, noirs sur orange. « Ça me revient, à présent. Ser Arlan
n’a jamais aimé parler du champ d’Herberouge mais, un jour qu’il avait bu,
il m’a raconté comment le fils de sa sœur avait péri. » Il pouvait presque
entendre à nouveau la voix du vieil homme, sentir le vin sur son haleine.
« Roger de L’Arbre-sous, c’était son nom. Il a eu la tête fracassée par une
masse que maniait un seigneur avec trois châteaux sur son bouclier. » Lord
Gormon Peake. L’Ancien n’a jamais su son nom. Ou n’a jamais voulu le
connaître. Désormais, lord Peake, Jehan le Ménétrier et leur cortège se
réduisaient à un panache de poussière rouge au loin. C’était il y a seize ans.
Le Prétendant a péri, et ceux qui l’avaient suivi ont été exilés ou pardonnés.
De toute façon, cela n’a rien à voir avec moi.
Un moment, ils chevauchèrent sans rien dire, en écoutant les cris
plaintifs des oiseaux. Au bout d’une demi-lieue, Dunk s’éclaircit la gorge
pour déclarer : « Beurpuits, a-t-il dit. Est-ce que ses terres sont proches ?
— Sur l’autre berge du lac, ser. Lord Beurpuits était Grand Argentier au
temps où le roi Aegon siégeait sur le trône de Fer. Le roi Daeron l’a nommé
Main, mais pas longtemps. Ses armes sont ondées de vert, de blanc et de
jaune, ser. » L’Œuf adorait faire parade de sa science de l’héraldique.
« Est-ce un ami de ton père ? »
L’Œuf fit la grimace. « Mon père ne l’a jamais aimé. Durant la
Rébellion, le cadet de lord Beurpuits a lutté pour le Prétendant, et son aîné
pour le roi. De cette façon, il était assuré de se retrouver du côté du
vainqueur. Lord Beurpuits ne s’est battu pour personne.
— D’aucuns le jugeraient prudent.
— Mon père le traite de capon. »
Certes, c’est bien son style. Le prince Maekar était un homme dur, fier
et plein de morgue. « Nous devons passer par Murs-Blancs pour rejoindre la
route Royale. Pourquoi ne pas nous remplir la panse ? » Cette seule idée
suffisait à faire gargouiller son estomac. « Il se peut qu’un des invités de la
noce ait besoin d’une escorte pour regagner son propre domaine.
— Vous avez dit que nous allions vers le nord.
— Le Mur a tenu huit mille ans, il durera encore un peu. Il y a mille
lieues entre ici et là-bas, et avoir plus d’argent dans notre bourse ne nous
ferait aucun mal. » Dunk se représentait à cheval sur Tonnerre, galopant sus
au vieux seigneur morose aux trois châteaux sur son écu. Ce serait bien
plaisant. « C’est l’écuyer du vieux ser Arlan qui vous a défait », je pourrais
lui annoncer, lorsqu’il viendrait verser rançon pour récupérer ses armes et
son armure. « Le gamin qui remplacé le jeune homme que vous avez tué. »
Cela aurait plu à l’Ancien.
« Vous ne songez pas à vous inscrire sur les lices, si, ser ?
— Le moment est peut-être venu.
— Non, ser.
— Le moment est peut-être venu de te ficher une taloche sur l’oreille. »
Je n’aurais à remporter que deux joutes. Si je pouvais gagner deux rançons
et n’en payer qu’une, nous mangerions un an durant comme des rois. « S’il
y avait une mêlée, je pourrais m’y inscrire. » La taille et la force de Dunk le
serviraient mieux dans une mêlée que sur les lices.
« On n’a pas coutume d’organiser de mêlée lors d’un mariage, ser.
— On a coutume de donner un banquet, en revanche. Nous avons un
long chemin à parcourir. Pourquoi ne pas nous mettre en route le ventre
plein, pour une fois ? »

Le soleil était bas sur l’ouest quand ils virent enfin le lac, ses eaux
scintillant de rouge et d’or, brillant comme une plaque de cuivre battu.
Lorsqu’ils aperçurent les tourelles de l’auberge au-dessus de quelques
peupliers, Dunk revêtit de nouveau sa tunique trempée de sueur et fit halte
pour s’asperger le visage d’eau. Il se lava de son mieux de la poussière de la
route, et passa ses doigts mouillés dans son épaisse crinière de cheveux
décolorés par le soleil. On ne pouvait rien changer à sa taille, ni à la
cicatrice qui lui marquait la joue, mais il voulait quelque peu atténuer ses
airs de chevalier brigand sauvage.
L’auberge était plus grande qu’il ne s’y attendait, une vaste bâtisse en
rondins, grise et coiffée de tourelles, pour moitié construite sur des pilotis
au-dessus de l’eau. On avait posé un cheminement en planches
grossièrement taillées sur la berge boueuse du lac jusqu’à l’embarcadère,
mais on ne voyait ni bac ni mariniers. De l’autre côté de la route se dressait
une écurie avec un toit de chaume. Un muret en pierraille ceinturait la cour,
mais le portail était ouvert. À l’intérieur, ils découvrirent un puits et un
abreuvoir. « Occupe-toi des bêtes, ordonna Dunk à l’Œuf, mais veille à ce
qu’elles ne boivent pas trop. Je vais me renseigner sur la nourriture. »
Il trouva l’aubergiste en train de balayer les marches. « Vous venez pour
le bac ? s’enquit la commère. Vous arrivez trop tard. Le soleil se couche et
Ned aime pas traverser de nuit, à moins que la lune soit pleine. Il sera de
retour au point du jour.
— Savez-vous combien il demande ?
— Trois sous pour chacun de vous, et dix pour vos chevaux.
— Nous avons deux chevaux et une mule.
— Pareil pour la mule, c’est dix. »
Dunk fit ses comptes dans sa tête, et totalisa trente et six, plus qu’il
n’espérait payer. « La dernière fois que je suis passé par ici, ce n’était que
deux sous, et six pour les chevaux.
— Voyez ça avec Ned, c’est pas mes affaires. Si vous cherchez un lit,
j’en ai pas à vous offrir. Lord Chauney et lord Costayne ont amené leur
suite. Je suis pleine à craquer.
— Lord Peake est ici, lui aussi ? » Il a tué l’écuyer de ser Arlan. « Il
accompagnait lord Chantecoq et Jehan le Ménétrier.
— Ned les a pris à bord pour sa dernière traversée. » Elle toisa Dunk de
haut en bas. « Vous faisiez partie de leur suite ?
— Nous les avons rencontrés en route, simplement. » Une bonne odeur
s’exhalait par les fenêtres de l’auberge, un fumet qui mit l’eau à la bouche
de Dunk. « Peut-être aimerions-nous goûter un peu à ce que vous faites
cuire, si ce n’est pas trop cher.
— C’est du sanglier sauvage, répondit la commère, poivré à cœur et
servi avec des oignons, des champignons et une purée de rutabagas.
— Nous nous passerons bien des rutabagas. Quelques tranches de
sanglier et une chope de votre bonne bière brune nous suffiraient. Combien
en demanderiez-vous ? Et pourrions-nous avoir une place par terre dans
votre écurie, peut-être, où coucher pour la nuit ? »
C’était une erreur. « L’écurie, c’est pour les chevaux. C’est pour ça
qu’on appelle ça une écurie. Z’êtes haut comme un cheval, je vous
l’accorde, mais je vous vois que deux jambes. » Elle agita son balai vers lui,
pour le chasser. « Faudrait pas s’attendre à ce que je nourrisse les Sept
Couronnes au grand complet. Le sanglier est réservé à mes clients. Et ma
bière, pareil. Je voudrais pas que des seigneurs s’en aillent raconter que je
suis tombée à court de nourriture ou de boisson avant qu’ils soient rassasiés.
Le lac regorge de poissons, et vous trouverez d’autres vauriens qui campent
du côté des souches. Des chevaliers errants, à les entendre. » Le ton de sa
voix laissait clairement deviner qu’elle ne s’en laissait pas conter. « Il se
peut qu’ils aient de la nourriture à partager. C’est pas mes affaires. Allez,
filez, à présent, j’ai de l’ouvrage, moi. » La porte se ferma derrière elle avec
un claquement vigoureux, avant même que Dunk ait songé à demander où
ces souches pouvaient se situer.
Il rejoignit l’Œuf qui était assis sur l’abreuvoir à chevaux, les pieds
trempant dans l’eau, en train de s’éventer avec son grand chapeau informe.
« Est-ce qu’ils grillent du cochon, ser ? Ça sent le pourceau rôti.
— Le sanglier sauvage, précisa Dunk d’un ton lugubre, mais qui irait
manger du sanglier quand on a du bon bœuf salé ? »
L’Œuf fit la grimace. « Est-ce que je pourrais pas plutôt manger mes
bottes, ser, s’il vous plaît ? Je m’en fabriquerai une nouvelle paire avec le
bœuf salé. Ce sera plus résistant.
— Non, répondit Dunk en essayant de ne pas sourire. Pas question de
manger tes bottes. Mais encore un mot, et c’est mon poing que tu vas
manger. Retire-moi donc tes pieds de cette auge. » Il trouva son heaume sur
la mule et le lança à l’Œuf d’un tir lobé. « Puise de l’eau au puits et fais-y
ramollir le bœuf. » Si l’on ne le trempait pas très longuement, le bœuf salé
était capable de vous casser les dents. Il avait meilleur goût quand on
l’attendrissait dans la bière, mais l’eau ferait l’affaire. « Et ne prends pas
l’eau de l’abreuvoir, non plus. J’ai pas envie d’avoir le goût de tes pieds.
— Mes pieds ne pourraient qu’en améliorer le goût, ser », répliqua
l’Œuf en gigotant des orteils. Mais il obéit aux instructions.

Localiser les chevaliers errants ne se révéla pas une tâche ardue. L’Œuf
repéra leur feu qui clignotait dans les bois, sur la berge du lac, aussi se
dirigèrent-ils vers lui, suivis des animaux à la longe. Le gamin tenait sous
un bras le heaume de Dunk, clapotant à chaque pas qu’il faisait. Désormais,
le soleil n’était plus qu’un souvenir cramoisi à l’ouest. Assez vite, les arbres
s’écartèrent, et ils se retrouvèrent dans ce qui devait être jadis un bosquet de
barrals. Seuls subsistaient un cercle de souches blanches et un lacis de
racines pâles comme l’os pour indiquer où se dressaient les arbres, au temps
où les enfants de la forêt régnaient sur Westeros.
Entre les souches de barrals, ils virent deux hommes accroupis près
d’un feu de cuisine, se passant une outre de vin de la main à la main. Leurs
chevaux broutaient l’herbe à l’extérieur du bosquet, et les hommes avaient
disposé leurs armes et armures en empilements soignés. Un homme bien
plus jeune s’était assis à l’écart des deux autres, adossé à un marronnier.
« Bien le bonjour, sers », lança Dunk d’une voix joviale. Il n’était jamais
conseillé d’arriver par surprise parmi des hommes armés. « Je m’appelle ser
Duncan le Grand. Ce gamin, c’est l’Œuf. Pouvons-nous partager votre
feu ? »
Un homme trapu d’âge mûr se leva pour les accueillir, vêtu d’atours
déguenillés. Une extravagante barbe rousse lui encadrait le visage. « Bien le
bonjour, ser Duncan. Vous êtes fort grand… et tout à fait bienvenu,
assurément, de même que votre palefrenier. L’Œuf, c’est ça ? Qu’est-ce
donc que ce nom, s’il vous plaît ?
— Un nom court, ser. » L’Œuf n’était pas assez sot pour révéler que
c’était le sobriquet d’Aegon. Pas à des inconnus.
« Certes. Qu’est-il arrivé à vos cheveux ? »
Les vers de racines, pensa Dunk. Explique-lui que c’étaient des vers de
racines, petit. C’était l’histoire la plus sûre, celle qu’ils racontaient le plus
souvent… bien que, parfois, l’Œuf se mît en tête de s’adonner à des
momeries.
« Je les ai rasés, ser. J’ai l’intention de demeurer ainsi jusqu’à ce que je
remporte mes éperons.
— Noble vœu. Je suis ser Kyle, le Chat de Lande-aux-Brumes. Sous le
marronnier là-bas est assis ser Glendon, euh… Boule. Et voici le brave ser
Maynard Prünh. »
L’Œuf dressa l’oreille à ce nom. « Prünh… seriez-vous parent avec lord
Viserys Prünh, ser ?
— Lointain parent », avoua ser Maynard, un homme grand, maigre et
voûté, aux longs et raides cheveux filasse, « bien que je doute que Sa
Seigneurie le reconnaisse. On pourrait dire qu’il appartient à la branche
suave des Prünh, tandis que je viens du côté aigre ». Malgré des bords
élimés et sa médiocre teinture, la cape de Prünh avait le mauve de son nom.
Une broche en opale, grosse comme un œuf de poule, la retenait à l’épaule.
Par ailleurs, il portait du coutil de couleur brune et du cuir teinté en marron.
« Nous avons du bœuf salé, annonça Dunk.
— Ser Maynard a un sac de pommes, répondit Kyle le Chat. Et j’ai des
œufs marinés et des oignons. Ma foi, tous ensemble, nous avons de quoi
préparer un festin ! Asseyez-vous, ser. Nous avons un ample choix de
souches pour assurer votre confort. Nous sommes ici jusqu’au milieu de la
matinée, si je ne m’abuse. Il n’y a qu’un seul bac, et il n’est pas assez grand
pour tous nous charger à bord. Les seigneurs et leurs escortes devront
traverser les premiers.
— Aide-moi avec les chevaux », demanda Dunk à l’Œuf. À eux deux,
ils débarrassèrent de leurs selles Tonnerre, Pluie et Mestre.
Ce fut seulement une fois les bêtes nourries, abreuvées et entravées pour
la nuit que Dunk accepta l’outre de vin que lui proposait ser Maynard.
« Même de la piquette vaut mieux que rien du tout, déclara Kyle le Chat.
Nous boirons de plus grands crus à Murs-Blancs. Lord Beurpuits a la
réputation d’avoir les meilleurs vins au nord de La Treille. Il a été autrefois
Main du Roi, comme le père de son père avant lui, et on le dit homme
pieux, par-dessus le marché, et très riche.
— Sa fortune lui vient entièrement des vaches, poursuivit Maynard
Prünh. Il devrait adopter un pis gonflé pour blason. C’est du lait qui coule
dans les veines des Beurpuits, et les Frey ne valent pas mieux. Ce sera un
mariage entre voleurs de bétail et agents d’octroi, une clique de grippe-
monnaie qui se joint à une autre. Lorsque le dragon noir s’est rebellé, notre
seigneur des vaches a dépêché un de ses fils auprès de Daemon et un autre
auprès de Daeron, afin de garantir qu’il y aurait un Beurpuits dans le camp
des vainqueurs. Tous deux ont péri sur le champ d’Herberouge, et son
benjamin est mort lors du printemps. Voilà pourquoi il conclut ce nouveau
mariage. Si sa nouvelle épouse ne lui donne pas de fils, le nom des
Beurpuits s’éteindra avec lui.
— Il le devrait. » Ser Glendon Boule frotta une fois encore son épée
avec sa pierre à aiguiser. « Le Guerrier hait les poltrons. »
Le mépris dans sa voix incita Dunk à regarder le jeune homme de plus
près. Ser Glendon portait des vêtements de bonne étoffe, mais fort usés et
dépareillés, avec l’apparence de fripes de seconde main. Des épis de
cheveux brun sombre dépassaient de sous son demi-heaume de fer. Le jeune
homme lui-même était courtaud et trapu, avec de petits yeux rapprochés,
une lourde carrure et des bras musclés. Ses sourcils broussailleux
ressemblaient à deux chenilles au terme d’un printemps pluvieux, il avait le
nez bulbeux et le menton pugnace. Et il était jeune. Seize ans, peut-être.
Dix-huit, pas plus. Dunk l’aurait sans doute pris pour un écuyer si ser Kyle
n’avait usé du ser en le nommant. En lieu de barbe, le jeune homme avait
les joues couvertes de boutons.
« Depuis combien de temps êtes-vous chevalier ? lui demanda Dunk.
— Suffisamment. La moitié d’un an, au prochain changement de lune.
C’est ser Morgan Donestable des Sauts Périlleux qui m’a adoubé, deux
douzaines de personnes en ont été témoins, mais je me prépare à la
chevalerie depuis ma naissance. Je chevauchais avant que de marcher, et
j’ai fait sauter une dent de la mâchoire d’un adulte avant que d’avoir perdu
la moindre des miennes. J’ai l’intention d’établir ma réputation à Murs-
Blancs, et de remporter l’œuf de dragon.
— L’œuf de dragon ? Serait-ce la récompense du champion ? En
vérité ? » Le dernier dragon avait péri un demi-siècle plus tôt. Ser Arlan
avait toutefois vu un jour une couvée de ses œufs. Ils étaient durs comme la
pierre, mais magnifiques à regarder, avait raconté l’Ancien à Dunk.
« Comment lord Beurpuits est-il entré en possession d’un œuf de dragon ?
— Le roi Aegon a fait présent de l’œuf au père de son père, après avoir
passé une nuit comme invité dans son ancien château, expliqua ser Maynard
Prünh.
— Était-ce en récompense de quelque valeureuse prouesse ? » s’enquit
Dunk.
Ser Kyle ricana doucement. « On pourrait appeler ça comme ça. La
rumeur veut que l’ancien lord Beurpuits ait eu trois filles pucelles, lorsque
Sa Grâce est passée lui rendre visite. Au matin, elles avaient toutes trois un
bâtard royal dans leur petit bedon. Une chaude nuit de travail, on peut le
dire. »
Dunk avait déjà entendu de tels propos. Aegon l’Indigne aurait couché
avec la moitié des donzelles du royaume et donné à toutes des bâtards, à ce
qu’on prétendait. Pire, le vieux roi les avait tous légitimés sur son lit de
mort ; autant les gueux, nés de filles de taverne, de putains et de bergères,
que les Grands Bâtards, dont les mères étaient de haute lignée. « Nous
serions tous des bâtards du vieux roi Aegon, si la moitié de ces histoires
étaient fondées.
— Et qui peut dire que nous ne le sommes pas ? plaisanta ser Maynard.
— Vous devriez venir avec nous à Murs-Blancs, ser Duncan, le pressa
ser Kyle. Votre taille attirera à coup sûr l’œil de quelque nobliau. Vous
pourriez vous retrouver bien employé, là-bas. Je sais que ce sera mon cas.
Joffrey Caswell sera présent à ces noces, le sire de Pont-l’Amer. Quand il
avait trois ans, je lui ai fabriqué sa première épée. Je l’ai sculptée dans du
pin, à la taille de sa main. Quand j’étais plus vert, j’ai juré mon épée à son
père.
— Était-elle aussi taillée dans du pin, celle-là ? » s’enquit ser Maynard.
Kyle le Chat eut la bonne grâce d’en rire. « C’était une épée de bon
acier, je vous l’assure. J’aurais plaisir à la manier de nouveau au service du
Centaure. Ser Duncan, même si vous décidez de ne pas jouter, joignez-vous
donc à nous, pour le banquet des noces. Il y aura des chanteurs et des
musiciens, des jongleurs et des acrobates, et une troupe de nains
comiques. »
Dunk fit la moue. « L’Œuf et moi avons un long trajet devant nous.
Nous allons vers le nord, et Winterfell. Lord Beron Stark rassemble des
épées pour chasser une bonne fois pour toutes les Seiches de ses côtes.
— Trop froid pour moi, là-haut, commenta ser Maynard. Si vous tenez à
tuer des Seiches, partez à l’ouest. Les Lannister construisent des navires
pour riposter contre les Fer-nés sur leurs îles natales. Voilà comment on en
finit avec Dagon Greyjoy. Le combattre sur terre est stérile, il se contente de
reprendre la mer. C’est sur l’eau qu’il faut le vaincre. »
Cela avait des accents de vérité, mais la perspective d’affronter des Fer-
nés en mer n’enchantait guère Dunk. Il en avait eu un avant-goût à bord de
la Dame Blanche, en partance de Dorne pour Villevieille, lorsqu’il avait
revêtu son armure afin d’aider l’équipage à repousser des pirates. La lutte
avait été désespérée et sanglante et, à un moment, il avait failli tomber à
l’eau. Ça aurait été sa fin.
« Le Trône devrait prendre exemple sur Stark et Lannister, déclara ser
Kyle le Chat. Ils se battent, eux au moins. Que fichent les Targaryen ? Le
roi Aerys se cache parmi ses bouquins, le prince Rhaegel gambade tout nu à
travers les salles du Donjon Rouge, et le prince Maekar rumine à Lestival. »
L’Œuf tisonnait le feu avec une baguette, pour libérer des étincelles qui
s’envolaient dans la nuit. Dunk se réjouit de le voir ignorer la mention du
nom de son père. Peut-être a-t-il enfin appris à tenir sa langue.
« Pour ma part, je blâme Freuxsanglant, poursuivit ser Kyle. Il est Main
du Roi, et pourtant, il ne fait rien, alors que les Seiches sèment les flammes
et la terreur d’une extrémité à l’autre des mers du Crépuscule. »
Ser Maynard haussa les épaules. « Il garde l’œil rivé sur Tyrosh, où
siège Aigracier en exil, à comploter avec les fils de Daemon Feunoyr. Et
donc, il conserve les vaisseaux du roi à portée de main, de crainte qu’ils ne
tentent une traversée.
— Certes, c’est sans doute cela, admit ser Kyle, mais beaucoup
verraient le retour d’Aigracier d’un œil favorable. Freuxsanglant est à la
source de tous nos malheurs, le ver blanc qui ronge le cœur du royaume. »
Dunk fronça les sourcils, en se remémorant le septon bossu de
Pierremoûtier. « De telles paroles pourraient vous coûter votre tête.
D’aucuns pourraient vous accuser de parler trahison.
— Comment la vérité pourrait-elle être une trahison ? lui demanda Kyle
le Chat. Au temps du roi Daeron, un homme n’avait pas à redouter de dire
ce qu’il pensait, mais à présent ? » Il émit un bruit obscène. « Freuxsanglant
a placé le roi Aerys sur le trône de Fer, mais pour combien de temps ?
Aerys est faible et, lorsqu’il mourra, éclatera une guerre sanglante entre lord
Rivers et le prince Maekar pour la couronne, la Main contre l’héritier.
— Vous oubliez le prince Rhaegel, mon ami, intervint ser Maynard
d’une voix douce. Il vient en succession directe après Aerys, et non Maekar,
et après lui, ses enfants.
— Rhaegel est un simple d’esprit. Quoi, je ne lui veux aucun mal, mais
c’est comme si ce drôle était déjà mort, et ses jumeaux pareillement. Reste à
savoir s’ils périront sous la massue de Maekar ou les sortilèges de
Freuxsanglant… »
Que les Sept nous protègent, songea Dunk tandis que montait, aiguë et
sonore, la voix de l’Œuf. « Le prince Maekar est le frère du prince Rhaegel.
Il l’aime bien. Jamais il ne lui ferait de mal, ni à lui ni aux siens.
— Tais-toi donc, petit, gronda Dunk. Ces chevaliers n’ont que faire de
tes opinions.
— Je parlerai si je veux.
— Non, jeta Dunk. Tais-toi. » Ta gueule te fera tuer, un de ces jours. Et
moi par la même occasion, probablement. « Le bœuf salé a suffisamment
trempé, je pense. Une tranche pour chacun de nos amis, et ne lambine pas. »
L’Œuf rougit et, l’espace d’un demi-battement de cœur, Dunk eut peur
que le gamin ne réplique. Mais il se contenta d’une mine boudeuse,
fulminant comme seul sait le faire un garçon de onze ans. « Bien, ser », dit-
il, partant à la pêche au fond du heaume de Dunk. Son crâne rasé prenait
des reflets rouges à la clarté du feu tandis qu’il distribuait le bœuf salé.
Dunk reçut sa part et s’escrima sur elle. L’imbibition avait mué la
viande de bois en cuir, mais c’était tout. Il en suçota un coin, ruminant le
goût du sel en essayant de ne pas songer au sanglier rôti de l’auberge,
croustillant sur sa broche et ruisselant de graisse.
Au fur et à mesure que le crépuscule s’approfondissait, les taons et les
moustiques montaient du lac par essaims. Les taons préféraient harceler
leurs chevaux, mais les moustiques avaient une préférence pour la chair
humaine. La seule façon d’éviter les piqûres était de s’asseoir près du feu, à
respirer la fumée. Cuire ou être dévoré, songea lugubrement Dunk. Voilà
bien un choix de gueux. Il se gratta les bras et se rapprocha du feu.
L’outre ne tarda pas à refaire un tour. Le vin était aigre et fort. Dunk but
longuement et fit circuler l’outre, tandis que le Chat de Lande-aux-Brumes
se mettait à conter comment il avait sauvé la vie du sire de Pont-l’Amer, au
cours de la rébellion Feunoyr. « Lorsque le porte-bannière de lord Armond
est tombé, j’ai sauté à bas de mon cheval, avec des traîtres tout autour de
nous…
— Ser…, intervint Glendon Boule. Qui étaient-ils, ces traîtres ?
— Les hommes de Feunoyr, je voulais dire. »
Les lueurs du feu rutilèrent sur l’acier dans la main de ser Glendon. Les
marques sur son visage grêlé flambaient du rouge des plaies ouvertes, et
chacun de ses muscles était aussi tendu qu’une arbalète. « Mon père a
combattu pour le dragon noir. »
Encore cette histoire. Dunk renâcla. On ne posait jamais la question
rouge ou noir ? à quelqu’un. Cela créait toujours des problèmes. « Je suis
certain que ser Kyle n’avait aucune intention d’insulter votre père.
— Aucune, confirma ser Kyle. C’est une vieille histoire, le dragon
rouge et le noir. Aucune raison de nous chamailler à ce sujet maintenant,
mon garçon. Nous sommes tous des frères errants, ici. »
Ser Glendon sembla soupeser les paroles du Chat, pour juger si on se
moquait de lui. « Daemon Feunoyr n’était pas un traître. C’est à lui que le
vieux roi a transmis l’épée. Il a perçu la valeur de Daemon, quand bien
même il était né bâtard. Pourquoi sinon lui aurait-il mis Feunoyr en main,
plutôt qu’à Daeron ? Il comptait lui faire hériter aussi du royaume. Daemon
était le meilleur des deux. »
Un silence tomba. Dunk entendait doucement crépiter le feu. Il sentait
des moustiques se poser sur sa nuque. Il leur assena une claque, surveillant
l’Œuf, voulant de toutes ses forces qu’il se tienne tranquille. « Je n’étais
qu’un enfant quand on a livré bataille sur le champ d’Herberouge »,
déclara-t-il lorsqu’il apparut que personne d’autre ne prendrait la parole,
« mais j’ai été l’écuyer d’un chevalier qui s’est battu avec le dragon rouge,
et j’en ai plus tard servi un autre qui avait lutté pour le noir. Il y a eu des
braves dans les deux camps.
— Des braves », reprit en écho Kyle le Chat, d’une voix un peu éteinte.
« Des héros. » Glendon Boule fit pivoter son écu, afin que tous puissent
voir l’emblème qui y était peint, une boule de feu filant, rouge et jaune, à
travers un champ noir comme la nuit. « Je descends d’un sang de héros.
— Vous êtes le fils de Boulenfeu », comprit l’Œuf.
Ce fut la première fois qu’ils virent ser Glendon sourire.
Ser Kyle le Chat étudia le jeune homme de près. « Comment est-ce
possible ? Quel âge avez-vous ? Quentyn Boule est mort…
— … avant ma naissance, acheva ser Glendon, mais il revit en moi. » Il
renfonça d’un coup sec son épée au fourreau. « Je vous en ferai
démonstration à tous, à Murs-Blancs, quand je remporterai l’œuf de
dragon. »

Le lendemain prouva la pertinence de la prophétie de ser Kyle. Le bac


de Ned n’était en aucune façon assez grand pour accueillir tous ceux qui
souhaitaient traverser, aussi les lords Costayne et Chauney durent-ils passer
les premiers, avec leurs escortes. Cela exigea plusieurs voyages, chacun
prenant plus d’une heure. Il fallait compter avec les bancs de vase, les
chevaux et les chariots qu’on devait conduire au long des planches pour les
charger sur le bateau et les débarquer à nouveau sur l’autre berge du lac.
Les deux seigneurs ralentirent encore les affaires en se lançant dans un
assaut d’invectives sur la question de la préséance. Si Chauney était l’aîné,
Costayne se considérait comme mieux né.
Pour Dunk, il n’y avait rien d’autre à faire, sinon attendre en transpirant.
« On pourrait passer les premiers si vous me laissiez employer ma botte,
suggéra l’Œuf.
— On pourrait, répondit Dunk, mais on ne le fera pas. Lord Costayne et
lord Chauney étaient là avant nous. D’ailleurs, ce sont des seigneurs. »
L’Œuf fit la moue. « Des seigneurs rebelles. »
Dunk lui jeta un regard noir. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ils en tenaient pour le dragon noir. Enfin, lord Chauney, et le père de
lord Costayne. Aemon et moi, on a reconstitué la bataille sur la table verte
de mestre Melaquin, avec des soldats peints et de petites bannières. Les
armoiries de Costayne écartèlent un calice d’argent sur champ noir avec une
rose noire sur or. Cette bannière se tenait sur le flanc gauche de l’ost de
Daemon. Chauney se trouvait avec Aigracier sur la droite, et il a failli
succomber à ses blessures.
— De l’histoire ancienne, et enterrée. Ils sont ici à présent, non ? C’est
donc qu’ils ont ployé le genou et que le roi Daeron leur a accordé son
pardon.
— Oui, mais… »
Dunk pinça les lèvres du gamin pour le faire taire. « Tiens ta langue. »
L’Œuf tint sa langue.
À peine le dernier chargement des hommes de Chauney s’était-il écarté
de la rive que lord et lady Petibois se présentèrent au débarcadère avec leur
propre cortège, aussi l’attente fut-elle de nouveau prolongée.
La fraternité des errants n’avait pas survécu à la nuit, on le constatait
clairement. Ser Glendon demeurait à l’écart, rogue et morose. Kyle le Chat
avait jugé que midi arriverait avant qu’on les laisse monter dans le bac,
aussi s’était-il détaché des autres pour tenter de gagner les faveurs de lord
Petibois, qu’il connaissait vaguement. Ser Maynard passait le temps à
échanger des ragots avec l’aubergiste.
« Tiens bien tes distances, avec celui-là », avertit Dunk en s’adressant à
l’Œuf. Il y avait chez Prünh quelque chose qui le dérangeait. « Ce pourrait
être un chevalier brigand, pour ce qu’on en sait. »
La remarque parut seulement augmenter l’intérêt de l’Œuf envers ser
Maynard. « Je n’ai jamais rencontré de chevalier brigand. Croyez-vous
qu’il a l’intention de voler l’œuf de dragon ?
— Lord Beurpuits aura placé l’œuf sous bonne garde, j’en suis
certain. » Dunk gratta les piqûres de moustiques sur sa nuque. « Crois-tu
qu’il puisse l’exposer durant le banquet ? J’aimerais en voir un.
— Je vous montrerais bien le mien, ser, mais il se trouve à Lestival.
— Le tien ? Tu as un œuf de dragon ? » Dunk regarda le gamin en
fronçant les sourcils et en se demandant s’il se moquait. « D’où sort-il ?
— D’une dragonne, ser. On l’a déposé dans mon berceau.
— Tu veux une taloche sur l’oreille ? Il n’y a plus de dragons.
— Non, mais il y a des œufs. Le dernier dragon en a laissé une couvée
de cinq, et ils en ont encore d’autres sur Peyredragon, des anciens
remontant à avant la Danse. Mes frères en ont tous, aussi. Celui d’Aerion
semble fait d’or et d’argent, avec des veines de feu qui courent à travers. Le
mien est vert et blanc, tout en spirales.
— Ton œuf de dragon. » On l’a déposé dans son berceau. Dunk avait
tellement l’habitude de l’Œuf qu’il en oubliait parfois qu’Aegon était
prince. Bien sûr, qu’on a déposé un œuf de dragon dans son berceau. « Bon,
ben, veille à ne pas parler de ton œuf quand quelqu’un pourrait t’entendre.
— Je ne suis pas idiot, ser. » L’Œuf baissa la voix. « Un jour, les
dragons reviendront. Mon frère Daeron l’a rêvé, et le roi Aerys l’a lu dans
une prophétie. Ce sera peut-être mon œuf qui va éclore. Ce serait
magnifique.
— Vraiment ? » Dunk avait des doutes.
Pas l’Œuf. « Aemon et moi avions coutume d’imaginer que ce seraient
nos œufs qui écloraient. En ce cas, nous pourrions voler à travers ciel à dos
de dragon, comme le premier Aegon et ses sœurs.
— Certes. Et pour peu que tous les autres chevaliers du royaume
trépassent, je serais lord Commandant de la Garde Royale. Si ces foutus
œufs sont tellement précieux, pourquoi lord Beurpuits offre-t-il le sien ?
— Pour démontrer au royaume l’étendue de sa richesse ?
— Je suppose. » Dunk se gratta de nouveau le cou et jeta un coup d’œil
vers ser Glendon Boule, qui resserrait les sangles de sa selle en attendant le
bac. Ce cheval ne conviendra jamais. La monture de ser Glendon était un
poney au dos creux, rabougri et vieux. « Que sais-tu de son père ? Pourquoi
l’appelait-on Boulenfeu ?
— Parce qu’il était une tête brûlée et qu’il avait les cheveux roux. Ser
Quentyn Boule était maître d’armes au Donjon Rouge. Il a appris à mon
père et à mes oncles à se battre. Aux Grands Bâtards également. Le roi
Aegon avait promis de l’élever jusqu’à la Garde Royale, aussi Boulenfeu a-
t-il envoyé son épouse rejoindre les sœurs du Silence ; seulement, le temps
qu’une position s’ouvre, le roi Aegon était mort, et le roi Daeron a nommé à
sa place ser Willem Wylde. Mon père raconte que c’est Boulenfeu autant
qu’Aigracier qui a convaincu Daemon Feunoyr de revendiquer la couronne,
et qui l’a sauvé quand Daeron a envoyé la Garde Royale l’arrêter. Plus tard,
Boulenfeu a tué lord Lefford aux portes de Port-Lannis et envoyé le Lion
Gris se cacher à l’intérieur du Roc. Lors du passage de la Mander, il a occis
un par un les fils de lady Penrose. On prétend qu’il a épargné la vie du
benjamin par bonté pour sa mère.
— Voilà qui était chevaleresque de sa part, dut reconnaître Dunk. Ser
Quentyn a-t-il péri sur le champ d’Herberouge ?
— Avant, ser. Un archer lui a transpercé la gorge d’une flèche alors
qu’il mettait pied à terre près d’un ruisseau pour aller boire. Un banal
homme du commun, personne ne sait qui.
— Ces hommes du commun peuvent être dangereux, sitôt qu’ils se
mêlent d’occire seigneurs et héros. » Dunk vit le bac qui approchait
lentement sur le lac. « Le voilà.
— Il est lent. Est-ce que nous allons passer à Murs-Blancs, ser ?
— Pourquoi pas ? J’ai envie de voir cet œuf de dragon. » Dunk sourit.
« Si je gagnais le tournoi, nous en aurions tous les deux, des œufs de
dragon. »
L’Œuf lui jeta un regard sceptique.
« Quoi ? Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ?
— Je pourrais vous répondre, ser, déclara le jeune garçon avec dignité,
mais j’ai besoin d’apprendre à tenir ma langue. »

Ils assirent les chevaliers errants tout au bas bout de la table, plus près
des portes que de l’estrade.
Murs-Blancs était pratiquement neuf, en termes de château, ayant été
élevé à peine une quarantaine d’années plus tôt par l’aïeul de son seigneur
actuel. Le peuple de la région le surnommait la Laiterie, car ses murailles,
ses donjons et ses tours se composaient de belle pierre taillée blanche,
prélevée dans les carrières du Val et transportée à grands frais par-dessus les
montagnes. À l’intérieur, on trouvait des sols et des colonnes en marbre
d’un blanc laiteux veiné d’or ; les solives au plafond étaient taillées dans
des troncs de barrals, blancs comme l’os. Dunk n’aurait su imaginer le coût
de tout cela.
La grand-salle n’était pas si vaste que d’autres qu’il avait connues,
cependant. Au moins, on nous a acceptés sous son toit, se dit Dunk en
prenant place sur le banc, entre ser Maynard Prünh et Kyle le Chat. Bien
que n’ayant pas été invités, tous trois avaient été assez promptement
accueillis au banquet ; refuser l’hospitalité à un chevalier le jour de ses
noces portait malheur.
Le jeune ser Glendon avait toutefois rencontré plus de difficultés. Dunk
entendit l’intendant de lord Beurpuits lui déclarer, d’une voix de stentor :
« Boulenfeu n’a jamais eu de fils. » Le jouvenceau riposta avec ardeur, et le
nom de ser Morgan Donestable fut cité à plusieurs reprises, mais l’intendant
demeurait inébranlable. Quand ser Glendon porta la main à la poignée de
son épée, une douzaine de gens d’armes surgit, piques en main, et il sembla
un instant que le sang coulerait. Seule l’intervention d’un grand chevalier
blond du nom de Kirby Pimm sauva la situation. Dunk se trouvait trop loin
pour entendre, mais il vit Pimm passer un bras autour des épaules de
l’intendant et lui murmurer à l’oreille, en riant. L’intendant se rembrunit et
adressa à ser Glendon quelques mots qui firent virer le visage du jeune
homme à l’écarlate. On dirait qu’il va fondre en larmes, se dit Dunk, en
observant la scène. Ça, ou tuer quelqu’un. Au terme de tout ce désordre, on
admit finalement le jeune chevalier dans la grand-salle du château.
Le pauvre Œuf n’eut pas autant de chance. « La grand-salle est réservée
aux seigneurs et aux chevaliers », les avait informés avec morgue un sous-
intendant, lorsque Dunk avait essayé de faire entrer le jeune homme.
« Nous avons dressé des tables dans la cour intérieure pour les écuyers, les
palefreniers et les hommes d’armes. »
Si tu avais le moindre soupçon de son identité, tu l’aurais installé sur
l’estrade, dans un trône rembourré. Dunk n’avait guère aimé la mine des
autres écuyers. Quelques-uns étaient des gamins de l’âge de l’Œuf, mais la
plupart étaient plus vieux, des guerriers vétérans qui avaient depuis
longtemps choisi de servir un chevalier plutôt que d’en devenir un eux-
mêmes. Mais avaient-ils eu le choix ? L’état de chevalier exigeait plus que
de l’esprit de chevalerie et une habileté aux armes ; il demandait également
une monture, une épée et une armure, et tout cela coûtait cher. « Surveille ta
langue », recommanda-t-il à l’Œuf avant de le laisser en leur compagnie.
« Ce sont des adultes ; ils supporteront mal tes insolences. Assieds-toi,
mange et écoute, tu pourrais apprendre des choses. »
Pour sa part, Dunk s’estimait déjà heureux d’avoir quitté le soleil
cuisant, avec une coupe de vin face à lui et l’occasion de se remplir la
panse. Même un chevalier errant peut se lasser de ruminer une demi-heure
chaque bouchée de nourriture. De ce côté, au bas bout, la chère serait
ordinaire, plutôt que recherchée, mais elle ne ferait pas défaut. Le bas bout
convenait tout à fait à Dunk.
Mais l’orgueil du paysan est la honte du nobliau, comme disait
l’Ancien. « Ce ne peut être la place qui m’est due », déclara avec
emportement ser Glendon Boule au sous-intendant. Il avait revêtu pour le
banquet un justaucorps propre, un vieux vêtement de belle allure, avec de la
dentelle dorée aux manchettes et au col, et les chevrons rouges à besants
blancs de la maison Boule brodés en travers de son torse. « Sais-tu qui était
mon père ?
— Un noble chevalier et un puissant seigneur, je n’en doute point,
répondit le sous-intendant, mais il en va de même pour nombre de gens, ici.
Je vous prie de prendre place ou congé, ser. Cela m’est tout égal. »
Le jouvenceau finit par s’asseoir au bas bout de la table avec tous les
autres, la bouche morose. La longue salle blanche se remplissait et les
chevaliers se pressaient au fur et à mesure sur les bancs. L’assistance était
plus importante que Dunk ne s’y attendait et, apparemment, certains invités
venaient de très loin. L’Œuf et lui n’avaient plus côtoyé autant de seigneurs
et de chevaliers depuis le champ de Cendregué, et il n’y avait aucun moyen
de deviner qui d’autre risquait de se présenter. Nous aurions dû rester parmi
les haies, à dormir sous les arbres. Si on me reconnaît…
Lorsqu’un serviteur déposa une miche de pain noir sur la pièce d’étoffe
placée devant chacun d’eux, Dunk lui fut reconnaissant de lui changer les
idées. Il fendit la miche dans le sens de la longueur, évida la moitié
inférieure pour en faire un tranchoir, et mangea la moitié supérieure. Elle
était rassise, mais, comparée à son bœuf salé, c’était un délice. Au moins,
on ne devait pas la tremper dans de la bière, du lait ou de l’eau afin de
l’attendrir suffisamment pour pouvoir la mastiquer.
« Ser Duncan, vous paraissez attirer une attention considérable », fit
observer ser Maynard Prünh tandis que lord Vouyvère et sa suite passaient
avec ostentation pour aller prendre des places de grand honneur au haut
bout de la salle. « Ces damoiselles sur l’estrade semblent incapables de
détacher les yeux de vous. Je parierais qu’elles n’ont jamais vu un homme
d’une telle taille. Même assis, vous dépassez d’une demi-tête n’importe qui
dans la salle. »
Dunk arrondit les épaules. Il avait l’habitude d’être dévisagé, mais cela
ne signifiait pas qu’il l’appréciait. « Qu’elles regardent.
— C’est le Vieil Aurochs là-bas sous l’auvent, nota ser Maynard. On le
qualifie de colosse, mais il me semble que sa bedaine est ce qu’il a de plus
énorme. Vous êtes un bougre de géant, à côté de lui.
— Certes, ser », intervint un de leurs compagnons sur le banc, un
homme hâve, maussade, vêtu en gris et vert. Il avait de petits yeux madrés,
proches l’un de l’autre sous de fins sourcils arqués. Une barbe noire soignée
lui encadrait la bouche, pour compenser son front dégarni. « Dans un
domaine tel que celui-ci, votre taille devrait suffire à faire de vous un des
plus formidables concurrents.
— Je m’étais laissé dire que la Brute de Bracken viendrait peut-être »,
commenta un autre homme, plus loin sur le banc.
« Je ne crois pas, répondit l’homme en vert et gris. C’est une simple
joute pour célébrer les noces de Sa Seigneurie. Un assaut de lances dans la
cour pour marquer l’assaut sous les draps. Ça n’en vaut guère la peine, pour
des gens comme Otho Bracken. »
Ser Kyle le Chat but une gorgée de vin. « Je parierais que messire de
Beurpuits n’entrera pas sur les lices non plus. Il encouragera ses champions
depuis sa loge de seigneur, à l’ombre.
— En ce cas, il verra ses champions tomber, se vanta ser Glendon
Boule, et pour finir, il me remettra son œuf.
— Ser Glendon est le fils de Boulenfeu, expliqua ser Kyle au nouveau
venu. Nous ferez-vous l’honneur de dire votre nom, ser ?
— Ser Uthor Enverfeuille. Le fils de personne d’important. » Les
vêtements d’Enverfeuille étaient de bonne étoffe, propres et bien entretenus,
mais de coupe simple. Une broche d’argent en forme d’escargot agrafait sa
cape. « Si votre lance se rapporte à votre langue, ser Glendon, vous pourriez
même donner du fil à retordre au grand gaillard ici présent. »
Ser Glendon jeta un coup d’œil à Dunk tandis qu’on versait le vin. « Si
nous nous rencontrons, il tombera. Sa taille m’importe peu. »
Dunk regarda un serveur remplir sa coupe de vin. « Je me débrouille
mieux avec une épée qu’une lance, reconnut-il, et mieux encore avec une
hache de bataille. Y aura-t-il une mêlée, ici ? » Sa taille et sa force
joueraient en sa faveur dans une mêlée, et il savait qu’il pouvait rendre coup
pour coup. La joute était un autre problème.
« Une mêlée ? À un mariage ? » Ser Kyle parut scandalisé. « Ce ne
serait pas convenable. »
Ser Maynard laissa échapper un petit rire. « Tout mariage est une mêlée,
n’importe quel homme marié pourra vous le confirmer. »
Ser Uthor rit aussi. « Il n’y a que la joute, je le crains, et, en sus de l’œuf
de dragon, lord Beurpuits a promis trente dragons d’or au perdant de la
dernière rencontre, et dix à chacun des chevaliers défaits lors de la manche
précédente. »
Dix dragons, ce n’est pas si mal. Dix dragons lui paieraient un palefroi,
si bien que Dunk n’aurait pas besoin de monter Tonnerre, sinon au combat.
Dix dragons achèteraient une armure de plates pour l’Œuf, et un pavillon de
chevalier convenable, brodé de l’orme à l’étoile filante de Dunk. Dix
dragons signifieraient de l’oie rôtie, du jambon et de la tourte de pigeon.
« Il y a également des rançons à percevoir, pour ceux qui remportent
leur assaut, expliqua ser Uthor tout en évidant son tranchoir, et j’ai entendu
dire par la rumeur que certains placent des paris sur les rencontres. Lord
Beurpuits lui-même n’est guère homme à courir des risques, mais parmi ses
invités, il en est qui sont de gros parieurs. »
À peine avait-il parlé qu’Ambrose Beurpuits fit son entrée, au son d’une
fanfare de trompettes partie de la galerie des ménestrels. Dunk se remit
debout avec tous les autres tandis que Beurpuits escortait sa nouvelle
épouse jusqu’à l’estrade, bras dessus bras dessous, le long d’un tapis myrien
ornementé. La donzelle avait quinze ans et était tout juste fleurie, le
seigneur son époux cinquante, et tout juste veuf. Elle était rose, il était gris.
Sa traîne de mariée s’étirait derrière elle, en broderies ondées de vert, de
blanc et de jaune. La parure semblait si chaude et si lourde que Dunk se
demanda comment elle pouvait l’endurer. Lord Beurpuits donnait lui aussi
l’impression d’avoir chaud et d’être lourd, avec ses bajoues massives et ses
rares cheveux blond pâle.
Le père de la mariée la suivait de près, main dans la main avec son
jeune fils. Lord Frey du Pont était un homme mince, élégant, en bleu et
gris ; son héritier, un garçonnet de quatre ans dépourvu de menton, dont le
nez dégoulinait de morve. Suivaient les seigneurs Costayne et Risley, avec
ces dames leurs épouses, filles de la première épouse de lord Beurpuits.
Venaient ensuite les filles de Frey, avec leurs maris respectifs. Puis ce furent
lord Gormon Peake ; les seigneurs Petibois, et Chauney ; divers moindres
seigneurs et chevaliers fieffés. Parmi eux, Dunk aperçut Jehan le Ménétrier
et Alyn Chantecoq. Lord Alyn semblait pris de boisson, bien que le banquet
n’eût pas encore véritablement commencé.
Le temps que tous aient gagné l’estrade d’un pas alerte, le haut bout de
la table était aussi encombré que les bancs. Lord Beurpuits et son épouse
s’assirent sur de dodus coussins de duvet dans un trône double en chêne
doré. Le reste se carra sur de hauts fauteuils aux bras plaisamment sculptés.
Sur le mur derrière eux, pendaient des solives deux immenses bannières :
les tours jumelles de Frey, bleu sur gris, et l’ondé vert, blanc et jaune des
Beurpuits.
Il incomba à lord Frey de porter les toasts. « Le roi ! » débuta-t-il,
simplement. Ser Glendon brandit sa coupe de vin au-dessus de la cuvette
d’eau. Dunk fit tinter la sienne contre elle, et contre celles de ser Uthor ainsi
que des autres. Ils burent.
« Lord Beurpuits, notre gracieux hôte, clama ensuite Frey. Puisse le
Père lui accorder longue vie et de nombreux fils. »
Ils burent à nouveau.
« Lady Beurpuits, l’épouse pucelle, ma fille chérie. Puisse la Mère la
rendre fertile. » Frey lança à la jeune femme un sourire. « J’exige un petit-
fils avant le terme de l’an. Des jumeaux me conviendraient encore mieux,
aussi baratte bien le beurre ce soir, ma douce. »
Les rires résonnèrent contre les poutres, et les invités burent encore une
fois. Le vin était fort, rouge et sucré.
Puis lord Frey annonça : « Je bois à la Main du Roi, Brynden Rivers.
Puisse la lampe de l’Aïeule éclairer son chemin vers la sagesse. » Il leva
haut sa coupe et but, en même temps que lord Beurpuits et son épouse, et
les autres sur l’estrade. Au bas bout de la table, ser Glendon retourna sa
coupe pour en renverser le contenu sur le sol.
« Triste gaspillage de bon vin, commenta Maynard Prünh.
— Je ne bois pas aux fratricides, répliqua ser Glendon. Lord
Freuxsanglant est un sorcier et un bâtard.
— Né bâtard, concéda avec bonhomie ser Uthor, mais son royal père l’a
légitimé sur son lit de mort. » Il but à grands traits, de même que ser
Maynard et bien d’autres dans la salle. Presque autant avaient baissé leur
coupe, ou l’avaient retournée, à l’instar de Boule. Celle de Dunk lui pesait
lourdement dans la main. Combien d’yeux lord Freuxsanglant possède-t-il ?
demandait la devinette. Mille, et rien qu’un.
Les toasts succédèrent aux toasts, proposés tantôt par lord Frey, tantôt
par d’autres. Ils burent au jeune lord Tully, seigneur lige de lord Beurpuits,
qui s’était excusé de ne pouvoir assister au mariage. Ils burent à la santé de
Leo l’Épine, sire de Hautjardin, que la rumeur disait souffrant. Ils burent à
la mémoire de leurs morts valeureux. Certes, songea Dunk en se souvenant,
je boirai volontiers à leur santé.
Ser Jehan le Ménétrier lança le toast final. « À mes braves frères ! Je
sais qu’ils sourient, ce soir ! »
Dunk n’avait pas eu l’intention de boire autant, avec des joutes le
lendemain, mais on remplissait de nouveau les coupes après chaque toast, et
il se découvrit assoiffé. « Ne jamais refuser une coupe de vin ou une corne
de bière, lui avait dit un jour ser Arlan, un an pourrait passer avant que tu en
voies une autre. » Il aurait été discourtois de ne pas boire à la santé de la
mariée et de son époux, se justifia-t-il, et dangereux de ne pas boire au roi
et à sa Main, parmi tous ces étrangers.
Miséricordieusement, le toast du Ménétrier était le dernier. Lord
Beurpuits se leva lourdement, pour les remercier d’être venus et promettre
de belles joutes pour le lendemain. « Que le banquet commence ! »
Au haut bout de la table, on servit du cochon de lait, un paon rôti dans
son plumage, un grand brochet dans une croûte d’amandes broyées. Pas une
bouchée de tout cela n’atteignit le bas bout. En lieu de cochon de lait, ils
eurent du porc salé, humecté au lait d’amande et agréablement poivré. En
lieu de paon, des chapons croustillants, dorés à point et farcis d’oignons, de
fines herbes, de champignons et de châtaignes grillées. Plutôt que du
brochet, ils mangèrent des portions de morue blanche friable dans une
croûte pâtissière, avec un genre de sauce brune savoureuse que Dunk ne sut
pas tout à fait identifier. Il y eut en complément de la bouillie de pois, des
navets au beurre, des carottes arrosées de miel, et un fromage blanc bien fait
qui sentait aussi fort que Bennis au Bouclier Brun. Dunk se régala, et se
demanda tout du long ce qu’on servait à l’Œuf, dans la cour. À tout hasard,
il glissa un demi-chapon dans la poche de sa cape, avec quelques quignons
de pain et un peu de l’odorant fromage.
Pendant qu’ils mangeaient, vielles et cabrettes emplissaient la salle
d’airs enjoués, et la conversation s’orienta vers les joutes du lendemain.
« Ser Franklyn Frey jouit d’une belle réputation le long de la Verfurque »,
estimait Uthor Enverfeuille, qui semblait bien connaître ces héros
régionaux. « C’est lui, là-bas, sur l’estrade, l’oncle de la mariée. Lucas
Quenenny vient de Sorcefangier, il ne faudrait pas le négliger. Non plus que
ser Mortimer Tourbier, de la presqu’île de Claquepince. Par ailleurs, tout
ceci devrait être un tournoi de chevaliers de maison et de héros de village.
Kirby Pimm et Galtry le Vert sont les meilleurs d’entre eux, même si aucun
d’eux n’égale le gendre de lord Beurpuits, Tom Heddle le Noir. Un mauvais
drôle, celui-là. Il a remporté la main de la fille aînée de Sa Seigneurie en
tuant trois des autres prétendants de la belle, raconte-t-on, et a une fois
désarçonné le sire de Castral Roc.
— Quoi, le jeune lord Tybolt ? demanda ser Maynard.
— Non, le vieux Lion Gris, qui est mort lors du printemps. » C’est ainsi
qu’on parlait de ceux qui avaient succombé au cours du Fléau de Printemps.
Il est mort lors du printemps. Ils étaient des dizaines de milliers à être morts
lors du printemps et, parmi eux, un roi et deux jeunes princes.
« Ne prenez pas ser Buford Bulwer à la légère, intervint Kyle le Chat.
Le Vieil Aurochs a occis quarante hommes sur le champ d’Herberouge.
— Et le décompte monte tous les ans, nota ser Maynard. Le temps de
Bulwer est révolu. Regardez-le. Soixante ans passés, mou, gras et
pratiquement aveugle de l’œil droit.
— Ne vous donnez pas la peine d’écumer la salle pour trouver le
champion, déclara une voix derrière Dunk. Me voici, sers. Admirez de tous
vos yeux. »
Dunk se retourna pour découvrir ser Jehan le Ménétrier qui le dominait,
un demi-sourire aux lèvres. Son pourpoint de soie blanche avait des
manches à crevés doublées de satin rouge, si longues que leurs pointes
pendaient plus bas que ses genoux. Une lourde chaîne en argent s’arquait en
travers de son torse, cloutée d’énormes améthystes sombres de couleur
assortie à celle de ses yeux. Sa chaîne vaut autant que la totalité de mes
biens, se dit Dunk.
Le vin avait coloré les joues de ser Glendon et enflammé ses boutons.
« Qui êtes-vous, pour prononcer de telles vantardises ?
— On m’appelle Jehan le Ménétrier.
— Êtes-vous musicien ou guerrier ?
— Il se trouve que je peux faire chanter de belle façon la lance autant
que l’archet résiné. Tout mariage a besoin d’un chanteur, et chaque tournoi
d’un chevalier mystère. Puis-je me joindre à vous ? Beurpuits a eu la bonté
de me placer sur l’estrade, mais je préfère la compagnie de mes camarades
chevaliers errants à celle de grosses dames en rose et de vieillards. » Le
Ménétrier donna une claque sur l’épaule de Dunk. « Ayez l’obligeance de
vous pousser, ser Duncan. »
Dunk obtempéra. « Vous arrivez trop tard pour le repas, ser.
— Peu importe. Je sais où sont les cuisines de Beurpuits. Il reste encore
du vin, j’espère ? » Le Ménétrier embaumait les oranges et les citrons, avec,
par-dessous, un soupçon de quelque étrange épice d’Orient. La muscade,
peut-être. Dunk n’aurait pu l’assurer. Que connaissait-il à la muscade ?
« Vos rodomontades sont inconvenantes, déclara ser Glendon au
Ménétrier.
— Vraiment ? En ce cas, je me dois de vous demander pardon, ser.
Jamais je ne voudrais offenser un fils de Boulenfeu. »
La déclaration prit le jeune homme à contre-pied. « Vous savez qui je
suis ?
— Le fils de votre père, j’espère.
— Regardez, coupa ser Kyle le Chat. La tourte de mariage. »
Six marmitons la poussaient par les portes, sur un large chariot à
roulettes. La tourte était brune, croustillante et immense, et des bruits
montaient de l’intérieur, pépiements, caquètements et chocs. Lord et lady
Beurpuits descendirent de l’estrade pour aller à sa rencontre, épée en main.
Quand ils la fendirent, une cinquantaine d’oiseaux en jaillirent pour
s’envoler dans toute la salle. Dans d’autres banquets de noces auxquels
Dunk avait assisté, les tourtes étaient farcies de colombes ou d’oiseaux
chanteurs, mais dans celle-ci se pressaient des geais et des alouettes, des
pigeons et des colombes, des merles et des rossignols, de petits moineaux
bruns et un grand papegai rouge. « Vingt et une sortes d’oiseaux, commenta
ser Kyle.
— Vingt et une sortes de fientes d’oiseaux, amenda ser Maynard.
— Votre âme est dénuée de poésie, ser.
— Votre épaule est maculée de fiente.
— C’est la façon traditionnelle de farcir une tourte », expliqua ser Kyle
avec un reniflement dédaigneux, tout en nettoyant sa tunique. « La tourte
symbolise le mariage, et un mariage véritable renferme bien des choses
différentes – la joie et le chagrin, la douleur et le plaisir, l’amour, le désir et
la loyauté. Il convient donc d’y placer des oiseaux de maintes espèces. Nul
homme ne sait vraiment ce que son épouse lui apportera.
— Son connin, rétorqua Prünh, sinon où serait l’intérêt ? »
Dunk s’écarta de la table. « J’ai besoin d’aller prendre l’air. » À vrai
dire, il avait besoin d’aller pisser, mais en si bonne compagnie que celle-ci,
il était plus courtois de parler d’air. « Je vous prie de m’excuser.
— Hâtez-vous de revenir, ser, lui lança le Ménétrier. Il y a encore des
bateleurs qui vont se produire, et il ne faudrait pas que vous manquiez le
coucher. »
Dehors, le vent de la nuit lécha Dunk comme la langue d’un énorme
animal. La terre battue de la cour semblait se mouvoir sous ses pas… ou
peut-être était-ce qu’il tanguait.
On avait installé les lices au centre de la cour extérieure. Sous les
murailles, on avait érigé une tribune à trois niveaux de gradins en bois, afin
que lord Beurpuits et ses invités de haute naissance fussent bien ombragés
sur leurs sièges garnis de coussins. Aux deux extrémités des lices se
dressaient des tentes où les chevaliers endosseraient leur armure, ainsi que
des râteliers de lances à leur disposition. Quand le vent souleva un instant
les bannières, Dunk sentit l’odeur de la chaux sur la palissade des lices. Il
partit en quête de la cour intérieure. Il devait dénicher l’Œuf et envoyer le
garçonnet voir le maître des jeux afin de l’inscrire sur les listes. Cette tâche
incombait à l’écuyer.
Toutefois, Murs-Blancs lui était inconnu et, sans savoir comment, Dunk
s’en fut dans une mauvaise direction. Il se retrouva devant les chenils, où
les molosses, flairant sa présence, se mirent à aboyer et à hurler. Ils veulent
m’arracher la gorge, se dit-il, à moins que ce ne soit le chapon sous ma
cape qui leur fasse envie. Il rebroussa chemin, en longeant le septuaire. Une
femme passa en courant, riant à en perdre le souffle, un chevalier chauve
lancé à ses trousses. L’homme ne cessait de trébucher, si bien que la femme
finit par revenir pour l’aider à se relever. Je devrais me glisser dans le
septuaire et demander aux Sept de faire de ce chevalier mon premier
adversaire, songea Dunk. Mais cela aurait été une impiété. Ce dont j’ai
vraiment besoin, c’est d’un lieu d’aisances, et pas d’une prière. Il y avait
des buissons à proximité, sous une volée de degrés en pierre pâle. Cela fera
l’affaire. Il se fraya un passage derrière eux et se délaça les braies. Sa vessie
semblait près d’éclater. Il pissa interminablement.
Quelque part au-dessus, une porte s’ouvrit. Dunk entendit des pas sur
les marches, le frottement des bottes sur la pierre. « … un banquet de
mendiants, que vous nous offrez. Sans Aigracier…
— Qu’Aigracier aille se faire foutre, insista une voix familière. On ne
peut pas se fier à un bâtard, pas même à lui. Quelques victoires sauront lui
faire promptement traverser la mer. »
Lord Peake. Dunk retint son souffle… et son urine.
« Les victoires, on en parle plus facilement qu’on ne les remporte. »
Celui qui s’exprimait avait une voix plus grave que Peake, un grondement
de basse avec une nuance de colère. « Le vieux Sang-de-Lait s’attendait à
ce que le petit l’ait avec lui, et il en ira de même pour tous les autres. Les
discours habiles et le charme ne peuvent pas remplacer ça.
— Un dragon le pourrait. Le prince assure que l’œuf éclora. Il l’a rêvé,
tout comme il a un jour rêvé de la mort de ses frères. Un dragon vivant nous
gagnera toutes les épées que nous pourrions vouloir.
— Un dragon est une chose, un rêve en est une autre. Je vous garantis
que Freuxsanglant ne rêve pas, lui. Il nous faut un guerrier, pas un rêveur.
Ce garçon est-il bien le fils de son père ?
— Contentez-vous donc de jouer votre rôle comme promis, et laissez-
moi m’en inquiéter. Une fois que nous aurons l’or de Beurpuits et les épées
de la maison Frey, Harrenhal suivra, puis les Bracken. Otho sait qu’il ne
peut espérer tenir… »
Les voix s’amenuisaient avec l’éloignement des discoureurs. L’urine de
Dunk se remit à couler. Il secoua sa queue une fois, et se relaça. « Le fils de
son père », marmonna-t-il. De qui parlaient-ils ? Du fils de Boulenfeu ?
Le temps qu’il émerge de sous l’escalier, les deux seigneurs avaient
traversé une bonne partie de la cour. Il faillit les héler, pour les obliger à
montrer leur visage, mais se ravisa. Il était seul et sans armes, et à moitié
ivre par-dessus le marché. Peut-être plus qu’à moitié. Il resta planté là un
moment, sourcils froncés, puis il reprit le chemin de la salle.
À l’intérieur, on avait servi le dernier plat et les attractions avaient
commencé. Une des filles de lord Frey jouait « Deux cœurs qui battent
comme un seul » sur la harpe bardique, très mal. Quelques jongleurs
s’échangèrent un moment des torches embrasées, puis des bateleurs
exécutèrent des pirouettes dans les airs. Le neveu de lord Frey entonna « La
Belle et l’Ours » tandis que ser Kirby Pimm battait la mesure sur la table,
avec une cuillère en bois. D’autres se joignirent à lui, jusqu’à ce que la salle
tout entière beugle : « Un ours ! Un ours ! Tout noir et brun, tout couvert de
poils ! » Lord Caswell perdit connaissance à table, le visage dans une flaque
de vin, et lady Vouyvère fondit en larmes, sans que nul sût avec certitude la
cause de son désarroi.
Tout du long, le vin continua de couler. Les riches rouges de La Treille
cédèrent la place à des crus locaux, du moins le Ménétrier l’affirma-t-il ; à
vrai dire, Dunk ne voyait pas de différence. Il y eut également de
l’hypocras, il lui fallut en goûter une coupe. Un an pourrait passer avant
que j’en aie une autre. Les autres chevaliers errants, tous vaillants gaillards,
avaient commencé à discourir des femmes qu’ils avaient connues. Dunk se
surprit à se demander où se trouvait Tanselle, ce soir-là. Il savait où était
lady Rohanne – au lit, au castel de Froide-Douve, le vieux ser Eustace à son
côté, ronflant dans sa moustache –, aussi essaya-t-il de ne pas penser à elle.
Songent-elles jamais à moi ? s’interrogea-t-il.
Ses idées mélancoliques furent interrompues sans ménagement par une
troupe de nains grimés qui jaillirent du ventre d’un cochon de bois à
roulettes, pour se lancer autour des tables à la poursuite du fou de lord
Beurpuits, et le frapper avec une vessie de porc gonflée qui produisait des
bruits obscènes chaque fois qu’un coup portait. C’était le spectacle le plus
cocasse que Dunk ait vu depuis des années, et il s’esclaffa avec tous les
autres. Leurs facéties séduisirent tant le fils de lord Frey qu’il y prit part,
cognant les invités de la noce avec une vessie empruntée à un nain. Cet
enfant avait le rire le plus agaçant que Dunk ait jamais entendu, un rire aigu
et perçant, en hoquet, qui lui donnait envie de coucher le gamin en travers
de son genou, ou de le jeter au fond d’un puits. S’il me frappe avec sa
vessie, je ne réponds de rien.
« Voilà le poupon qui a conclu le mariage, commenta ser Maynard alors
que le morveux sans menton passait en hurlant.
— Comment cela ? » Le Ménétrier tendit une coupe vide, et un serveur
qui s’approchait la remplit de vin.
Ser Maynard jeta un coup d’œil vers l’estrade, où la mariée offrait des
cerises à manger à son mari. « Sa Seigneurie ne sera pas le premier à
beurrer ce biscuit. Son épouse a été déflorée aux Jumeaux par un marmiton,
à ce qu’on raconte. Elle se glissait dans les cuisines pour le rencontrer.
Hélas, une nuit, son petit frère s’est faufilé à sa suite. Lorsqu’il les a vus en
train de faire la bête à deux dos, il a poussé un glapissement, et les
cuisiniers et les gardes ont accouru, pour trouver Madame et son fouille-au-
pot en train de copuler sur la dalle en marbre où la cuisinière étale la pâte,
tous deux nus comme au jour de leur naissance et farinés de pied en cap. »
Ça ne peut pas être vrai, se dit Dunk. Lord Beurpuits avait de vastes
domaines et de pleins pots d’or jaune. Pourquoi irait-il épouser une fille
flétrie par un casserolier, et céderait-il son œuf de dragon pour marquer leur
union ? Les Frey du Pont n’étaient pas plus nobles que les Beurpuits. Ils
possédaient un pont plutôt que des vaches, voilà l’unique différence. Les
seigneurs. Qui saura jamais les comprendre ? Dunk croqua des noix et
songea à la discussion qu’il avait surprise pendant qu’il pissait. Dunk le
poivrot, qu’imagines-tu avoir entendu ? Il but une nouvelle coupe
d’hypocras, car le goût de la première lui avait plu. Puis il cala sa tête sur
ses bras croisés et ferma les yeux, juste un instant, pour les reposer de la
fumée.

Lorsqu’il les rouvrit, la moitié des invités de la noce, debout,


braillaient : « Au lit ! Au lit ! » Ils produisaient un tel vacarme qu’ils
avaient tiré Dunk d’un rêve agréable où intervenaient Tanselle la
Dégingandée et la Veuve Rouge. « Au lit ! Au lit ! » réclamaient les cris.
Dunk se redressa et se frotta les yeux.
Ser Franklyn Frey tenait la mariée dans ses bras, et il la portait en
remontant l’allée, dans une bousculade d’hommes et de jeunes garçons. Au
haut bout de la table, les dames avaient encerclé lord Beurpuits. Lady
Vouyvère, remise de son chagrin, essayait de haler Sa Seigneurie hors de
son trône, tandis qu’une de ses filles lui délaçait les bottes et qu’une Frey
lui ôtait sa tunique. Beurpuits se débattait contre elles sans effet, en riant. Il
était soûl, constata Dunk, et ser Franklyn était passablement plus soûl
encore… à tel point qu’il faillit laisser choir la mariée. Avant que Dunk ait
vraiment compris ce qui se passait, Jehan le Ménétrier l’avait mis debout de
force. « Par ici ! s’écria-t-il. Que le géant la porte ! »
Il se retrouva subitement en train de gravir l’escalier d’une tour, avec la
mariée qui lui gigotait entre les bras. Savoir comment il arrivait à tenir
debout le dépassait. La fille refusait de rester tranquille, et les hommes les
cernaient de toutes parts, lançant des saillies grivoises qui conseillaient de
bien la fariner et de la pétrir avec soin, tout en lui retirant ses vêtements.
Les nains se mirent également de la partie. Ils grouillaient dans les jambes
de Dunk, criant, riant et lui battant les mollets à coups de vessies. Il avait
bien du mal à ne pas trébucher sur eux.
Dunk n’avait aucune idée de l’emplacement de la chambre de lord
Beurpuits, mais les autres hommes le poussèrent et l’aiguillonnèrent jusqu’à
ce qu’il y parvienne. La mariée, désormais écarlate, était hilare et
pratiquement nue, à l’exception d’un bas sur sa jambe gauche, qui avait on
ne sait comment survécu à l’ascension. Dunk était pivoine lui aussi, et pas à
cause de ses efforts. Son excitation aurait été évidente si quiconque lui avait
prêté attention, mais, par bonheur, tous les regards se portaient sur la
mariée. Lady Beurpuits n’avait rien de commun avec Tanselle, mais la
présence de l’une, qui se tortillait à demi nue dans ses bras, avait rappelé
l’autre à Dunk. Tanselle la Dégingandée, la trop grande, voilà comment on
l’appelait, mais pour moi, elle n’était pas trop grande. Il se demanda s’il la
retrouverait un jour. Certaines nuits, il avait l’impression de l’avoir rêvée.
Mais non, balourd, tu as simplement rêvé qu’elle t’aimait.
La chambre à coucher de lord Beurpuits était vaste et luxueuse, une fois
qu’il l’eut découverte. Des tapis de Myr en recouvraient les parquets, cent
bougies parfumées brûlaient dans les recoins et les alcôves, et une armure
de plates rehaussée d’or et de joyaux montait la garde près de la porte. La
pièce disposait même de son propre lieu d’aisances installé dans une petite
enclave de pierre pratiquée dans le mur extérieur.
Lorsque Dunk laissa enfin choir la mariée sur son lit de noces, un nain
bondit à ses côtés et lui agrippa un sein pour la peloter un brin. La jeune
femme poussa un cri perçant, les hommes éclatèrent de rire et Dunk saisit le
nain au collet et, malgré ses coups de pied, l’écarta de force de Madame. Il
transportait le petit homme à travers la pièce pour le flanquer dehors, quand
il vit l’œuf de dragon.
Lord Beurpuits l’avait placé sur un coussin de velours noir coiffant un
piédestal de marbre. Il était beaucoup plus gros qu’un œuf de poule,
quoique moins que Dunk ne l’avait imaginé. De fines écailles rouges
couvraient sa surface, brillant d’un éclat de pierres précieuses à la lumière
des lampes et des chandelles. Dunk abandonna le nain et prit l’œuf, rien que
pour le soupeser un instant. Il était plus lourd qu’il ne s’y attendait. On
pourrait enfoncer le crâne d’un homme avec ça, sans même briser la
coquille. Les écailles étaient lisses sous ses doigts, et le rouge profond et
sombre semblait rutiler, tandis qu’il tournait l’œuf entre ses mains. Le sang
et les flammes, se fit-il réflexion, mais il y avait également des paillettes
dorées là-dedans, et des spirales d’un noir de minuit.
« Hé là, vous ! Qu’est-ce que vous croyez que vous faites, ser ? » Un
chevalier inconnu de lui le foudroyait du regard, un homme massif avec une
barbe d’un noir de charbon et des boutons, mais ce fut la voix de l’homme
qui lui fit cligner les yeux ; une voix grave, lourde de colère. C’était lui,
celui qui accompagnait Peake, comprit Dunk, alors que l’homme lui
ordonnait : « Posez-moi ça. Je vous serais reconnaissant de ne pas tripoter
de vos pattes grasses les trésors de Sa Seigneurie, sinon, par les Sept, vous
allez le regretter. »
L’autre chevalier était loin d’être aussi éméché que Dunk, aussi parut-il
sage à ce dernier d’obtempérer. Il redéposa l’œuf sur son coussin, avec
grand soin, et s’essuya les doigts sur sa manche. « Je n’avais pas de
mauvaises intentions, ser. » Dunk le balourd, lourd comme un vrai rempart.
Puis il dépassa l’homme à la barbe noire et prit la porte.
Il y avait du vacarme dans l’escalier, des cris joyeux et des rires
féminins. Les femmes apportaient lord Beurpuits à son épouse. Dunk
n’avait aucune envie de les croiser, aussi monta-t-il plutôt que de descendre,
et se retrouva-t-il sur le toit de la tour sous les étoiles, avec le castel pâle
luisant au clair de lune tout autour de lui.
Le vin lui faisait tourner la tête, et il s’appuya à un parapet. Est-ce que
je vais vomir ? Pourquoi s’était-il mêlé de toucher l’œuf de dragon ? Il se
remémora le spectacle de marionnettes de Tanselle, et le dragon de bois qui
avait déclenché tous les problèmes là-bas, à Cendregué. Dunk se sentit
coupable, à ce souvenir, comme à chaque fois. Trois braves hommes morts,
pour sauver le pied d’un chevalier errant. Ça n’avait aucun sens, ça n’en
avait jamais eu. Tires-en la leçon, benêt. Il ne sied pas aux gens de ton
espèce de fricoter avec des dragons ou leurs œufs.
« On dirait presque qu’il est fait de neige. »
Dunk se retourna. Jehan le Ménétrier se tenait derrière lui, souriant dans
sa soie et son drap d’or.
« Qu’est-ce qui est fait de neige ?
— Le château. Toutes ces pierres blanches au clair de lune. Êtes-vous
jamais allé au nord du Neck, ser Duncan ? On me dit que, là-bas, il neige
même en été. Avez-vous jamais vu le Mur ?
— Non, m’sire. » Qu’est-ce qu’il me raconte, avec son Mur ? « C’est là
que nous allons, l’Œuf et moi. Vers le nord, à Winterfell.
— Que ne puis-je me joindre à vous. Vous pourriez me montrer le
chemin.
— Le chemin ? » Dunk fronça les sourcils. « C’est tout au bout de la
route Royale. Si vous restez sur la route et que vous continuez vers le nord
sans vous arrêter, vous ne pouvez pas le manquer. »
Le Ménétrier rit. « Non, sans doute pas… Quoique… Vous seriez
surpris de ce que certains hommes peuvent manquer. » Il alla au parapet et
contempla le château. « On raconte que ces Nordiens sont un peuple
sauvage, et que leurs bois sont remplis de loups.
— M’sire ? Pourquoi êtes-vous monté ici ?
— Alyn était à ma recherche, et je ne tenais pas à ce qu’on me trouve. Il
devient ennuyeux quand il boit, Alyn. Je vous ai vu vous éclipser de cette
chambre des horreurs, et je me suis faufilé à votre suite. J’ai trop bu de vin,
je vous le concède, mais pas assez pour affronter un Beurpuits nu. » Il
adressa à Dunk un sourire énigmatique. « J’ai rêvé de vous, ser Duncan.
Avant même que de vous rencontrer. Quand je vous ai vu sur la route, j’ai
tout de suite reconnu votre visage. On aurait dit que nous étions amis de
longue date. »
Dunk éprouva alors la plus étrange des sensations, comme s’il avait déjà
vécu tout cela. J’ai rêvé de vous, a-t-il dit. Mes rêves ne sont pas comme les
vôtres, ser Duncan. Les miens révèlent la vérité. « Vous avez rêvé de moi ?
demanda-t-il d’une voix empâtée par le vin. Quel genre de rêve ?
— Ma foi, répondit le Ménétrier, j’ai rêvé que vous étiez tout de blanc
vêtu, de pied en cap, avec un long manteau blanc qui flottait sur ces larges
épaules. Que vous étiez Blanche Épée, ser, frère juré de la Garde Royale, le
plus grand chevalier de toutes les Sept Couronnes, et que vous ne viviez
que pour garder, servir et satisfaire votre roi. » Il posa une main sur l’épaule
de Dunk. « Vous avez fait le même rêve, je le sais. »
Il l’avait fait, c’était la vérité. La première fois que l’Ancien m’a laissé
tenir son épée. « Tous les gamins rêvent de servir dans la Garde Royale.
— Seuls sept d’entre eux en grandissant portent le manteau blanc,
cependant. Vous plairait-il d’être l’un d’eux ?
— Moi ? » Dunk délogea d’un haussement d’épaule la main du nobliau,
qui avait commencé à la lui pétrir. « Cela me plairait. Ou pas. » Les
chevaliers de la Garde Royale servaient à vie, et juraient de ne point
prendre femme, ni de détenir des terres. Je pourrais retrouver Tanselle, un
jour. Pourquoi n’aurais-je pas une épouse, et des fils ? « Peu importent mes
rêves. Seul un roi peut adouber un chevalier de la Garde Royale.
— Cela signifie que je vais devoir m’emparer du trône, je suppose, en
ce cas. J’aimerais nettement mieux vous enseigner la vielle.
— Vous êtes ivre. » Et le corbeau un jour accusa la corneille d’être
noire.
« Merveilleusement ivre. Le vin rend toutes les choses possibles, ser
Duncan. Vous ressembleriez à un dieu, en blanc, ce me semble, mais si la
couleur ne vous sied pas, peut-être préféreriez-vous devenir un seigneur ? »
Duncan lui rit au nez. « Non, je préférerais encore me voir pousser de
grandes ailes bleues pour m’envoler. L’un est aussi probable que l’autre.
— Vous me raillez, à présent. Jamais un authentique chevalier ne
raillerait son roi. » Le Ménétrier paraissait vexé. « J’espère que vous
accorderez plus de foi à ce que je vous dis, quand vous verrez le dragon
éclore.
— Un dragon va éclore ? Un dragon vivant ? Quoi, ici ?
— J’en ai rêvé. Ce pâle château blanc, un dragon jaillissant d’un œuf,
j’ai rêvé tout cela, exactement comme j’ai un jour rêvé de mes frères
couchés morts. Ils avaient douze ans et je n’en avais que sept, aussi ont-ils
ri de moi, et ils ont péri. J’en ai vingt-deux, à présent, et j’ai foi en mes
rêves. »
Dunk se remémorait un autre tournoi, se souvenant comment il avait
marché sous les douces pluies de printemps avec un autre petit prince. J’ai
rêvé de vous et d’un dragon mort, lui avait dit Daeron, frère de l’Œuf. Une
bête gigantesque, avec des ailes si grandes qu’elles auraient pu couvrir
toute cette plaine. Il était tombé sur vous mais vous étiez vivant, et le
dragon était mort. Et il l’était en effet, pauvre Baelor. Les rêves étaient un
terrain trop plein de duplicité pour y bâtir. « Comme vous dites, m’sire,
répondit-il au Ménétrier. Je vous prie de m’excuser.
— Mais où allez-vous, ser ?
— Dans mon lit, pour dormir. Je suis ivre comme un chien.
— Soyez mon chien, ser. La nuit regorge de promesses. Nous pourrons
hurler de concert et réveiller même les dieux !
— Mais que voulez-vous de moi ?
— Votre épée. Je voudrais vous avoir à moi, et vous donner un rang
élevé. Mes rêves ne mentent pas, ser Duncan. Vous aurez ce manteau blanc,
comme je dois remporter l’œuf de dragon. Je le dois, mes rêves me l’ont
clairement montré. Peut-être que l’œuf éclora, à moins que… »
Derrière eux, une porte s’ouvrit avec un violent claquement. « Il est là,
messire. » Une paire de gens d’armes émergea sur le toit. Lord Gormon
Peake se trouvait juste derrière eux.
« Gormy, commenta le Ménétrier sur un ton traînant. Mais que faites-
vous donc dans ma chambre à coucher, messire ?
— C’est un toit, ser, et vous avez abusé du vin. » Lord Gormon fit un
geste rapide, et les gardes s’avancèrent. « Permettez-nous de vous aider à
regagner ce lit. Vous joutez demain, souvenez-vous, je vous prie. Kirby
Pimm peut s’avérer un ennemi redoutable.
— J’avais espéré jouter avec le brave ser Duncan, ici présent. »
Peake jeta à Dunk un regard sans indulgence. « Plus tard, peut-être.
Pour votre première joute, vous avez tiré ser Kirby Pimm.
— Alors, Pimm devra tomber ! Comme tous les autres ! Le chevalier
mystère prévaut face à tous les défis, et l’émerveillement danse sur son
passage. » Un garde saisit le Ménétrier par le bras. « Ser Duncan, il semble
que nous devions nous séparer », lança-t-il tandis qu’on l’aidait à descendre
les marches.
Seul lord Gormon demeura sur le toit avec Dunk. « Chevalier errant,
gronda-t-il, votre mère ne vous a-t-elle jamais appris à ne pas mettre la
main dans la gueule du dragon ?
— Je n’ai jamais connu ma mère, m’sire.
— Cela explique bien des choses. Que vous a-t-il promis ?
— Un titre de lord. Un manteau blanc. De grandes ailes bleues.
— Voici ma promesse à moi : trois pieds d’acier froid dans le ventre si
vous soufflez un mot de ce qui vient de se passer. »
Dunk secoua sa tête pour éclaircir ses idées. Cela ne parut pas efficace.
Il se plia au niveau de la taille, et rendit.
Un peu de vomi éclaboussa les bottes de Peake. Le seigneur jura. « Les
chevaliers errants, s’exclama-t-il avec dégoût. Vous n’avez pas votre place
ici, aucun chevalier véritable ne serait assez discourtois pour se présenter
sans invitation, mais vous autres, créatures des bords de route…
— … ne sommes les bienvenus nulle part et nous présentons partout,
m’sire. » Le vin donnait de l’audace à Dunk, sinon il aurait tenu sa langue.
Il s’essuya la bouche du revers de la main.
« Essayez de retenir ce que je vous ai dit, ser. Il vous en cuira, sinon. »
Lord Peake secoua sa botte pour en chasser le vomi. Puis il disparut. Dunk
s’appuya de nouveau au parapet. Il se demanda qui était le plus fou des
deux, lord Gormon ou le Ménétrier.
Le temps qu’il retrouve le chemin de la grand-salle, il ne restait, de ses
compagnons, que Maynard Prünh. « Avait-elle de la farine sur les nichons
quand vous lui avez ôté son petit linge ? » voulut-il savoir.
Dunk secoua la tête, se versa une nouvelle coupe de vin, la goûta et
décida qu’il avait assez bu.

Les écuyers de Beurpuits avaient préparé, pour les seigneurs et les


dames, des chambres dans le donjon, et pour leurs suites, des couches dans
les dépendances. Le reste des hôtes avait le choix entre une paillasse dans la
cave, ou un lopin de terre sous le rempart ouest où dresser leur pavillon. La
modeste tente en toile de voile que Dunk avait acquise à Pierremoûtier
n’était pas un pavillon, elle le protégeait du soleil et de la pluie. Certains de
ses voisins étaient encore éveillés, les parois de soie de leurs pavillons
brillant dans la nuit comme des lanternes colorées. Des rires émergeaient
d’un pavillon bleu couvert de tournesols, et des bruits amoureux d’un autre,
rayé de blanc et de mauve. L’Œuf avait installé leur tente un peu à l’écart
des autres. Mestre et les deux chevaux étaient entravés à proximité, et les
armes et l’armure de Dunk avaient été empilées avec soin contre les
murailles du château. Lorsqu’il se glissa à croupetons sous la tente, il trouva
son écuyer assis en tailleur auprès d’une chandelle, la tête illuminée tandis
qu’il le regardait par-dessus un livre.
« Tu vas te crever les yeux à lire des livres à la chandelle. » La lecture
demeurait un mystère pour Dunk, bien que le jeune homme ait tenté de la
lui enseigner.
« J’ai besoin d’une chandelle pour distinguer les mots, ser.
— Tu veux une taloche sur l’oreille ? Et quel est donc ce livre ? » Dunk
voyait sur la page des couleurs vives, de petits écus peints tapis au sein des
lettres.
« Un catalogue d’armoiries, ser.
— Tu cherches le Ménétrier ? Tu ne le trouveras pas. On ne range pas
les chevaliers errants dans ces catalogues, rien que les seigneurs et les
champions.
— Ce n’est pas lui que je cherchais. J’ai vu d’autres blasons dans la
cour… Il y a ici lord Sunderland, ser. Il arbore les têtes de trois femmes
pâles, sur champ ondé vert et bleu.
— Un Sœurois ? En vérité ? » Les Trois Sœurs étaient des îles de la
Morsure. Dunk avait entendu des septons affirmer qu’elles étaient des
antres de péché et de cupidité. Sortonne était le plus notoire repaire de
contrebandiers de tout Westeros. « Il vient de loin. Il doit être parent de la
nouvelle épouse de Beurpuits.
— Non, ser.
— Alors, il est venu pour le banquet. On consomme du poisson, sur les
Trois Sœurs, non ? On se lasse du poisson. As-tu assez mangé ? Je t’ai
rapporté une moitié de chapon et du fromage. » Dunk farfouilla dans la
poche de sa cape.
« Ils nous ont servi des côtelettes, ser. » L’Œuf avait le nez plongé dans
l’ouvrage. « Lord Sunderland s’est battu pour le dragon noir, ser.
— Comme le vieux ser Eustace. Ce n’était pas un mauvais bougre, si ?
— Non, ser, mais…
— J’ai vu l’œuf de dragon. » Dunk rangea la nourriture avec leur pain
sec et le bœuf salé. « Il était rouge, dans l’ensemble. Est-ce que lord
Freuxsanglant possède un œuf de dragon, lui aussi ? »
L’Œuf abaissa son bouquin. « Pourquoi en aurait-il un ? Il est de
naissance vile.
— Né bâtard, et non de naissance vile. » Freuxsanglant était né du
mauvais côté des draps, mais il était noble par ses deux ascendants. Dunk
allait parler à l’Œuf des hommes dont il avait surpris la conversation
lorsqu’il remarqua son visage. « Qu’est-il arrivé à ta lèvre ?
— Une bagarre, ser.
— Montre-moi ça.
— Ça a à peine saigné. J’y ai tapoté un peu de vin.
— Avec qui t’es-tu battu ?
— D’autres écuyers. Ils racontaient…
— Peu importe ce qu’ils racontaient. Qu’est-ce que je t’avais dit ?
— De tenir ma langue et de ne pas causer d’esclandre. » Le jeune
garçon toucha sa lèvre fendue. « Mais ils ont traité mon père de fratricide. »
C’est le cas, petit, même si je ne crois pas qu’il en ait eu l’intention.
Dunk avait cent fois répété à l’Œuf de ne pas prendre de telles paroles à
cœur. Tu connais la vérité. Que cela te suffise. Ils avaient déjà entendu de
tels propos, dans des gargotes et des tavernes sordides, et autour des feux de
camp, dans les bois. Tout le royaume savait comment la masse du prince
Maekar avait occis son frère Baelor Briselance au champ de Cendregué.
Les rumeurs de conspiration étaient inévitables. « S’ils savaient que le
prince Maekar est ton père, ils n’auraient jamais dit de telles choses. »
Derrière ton dos, certes, mais jamais en face. « Et toi, qu’as-tu répondu à
ces autres écuyers, au lieu de tenir ta langue ? »
L’Œuf parut penaud. « Que la mort du prince Baelor était un simple
accident. Mais quand j’ai ajouté que le prince Maekar chérissait son frère
Baelor, l’écuyer de ser Addam a répliqué qu’il l’avait chéri jusqu’à la mort,
et celui de ser Mallor qu’il avait l’intention de chérir son frère Aerys de la
même façon. C’est là que je l’ai frappé. Je lui ai flanqué un bon coup.
— C’est moi qui devrais t’en flanquer un, de bon coup. Une taloche qui
te ferait l’oreille enflée, pour aller avec ta lèvre. Ton père agirait de même,
s’il était ici. Crois-tu que le prince Maekar a besoin qu’un petit garçon le
défende ? Qu’est-ce qu’il t’a dit, lorsqu’il t’a envoyé avec moi ?
— De fidèlement vous servir comme écuyer, de ne rechigner à aucune
tâche ni aucune difficulté.
— Et quoi d’autre ?
— D’obéir aux lois du roi, aux règles de la chevalerie, et à vous.
— Et quoi encore ?
— De garder mes cheveux rasés ou teints, répondit le garçonnet avec
une réticence visible, et de ne révéler à personne mon vrai nom. »
Dunk hocha la tête. « Combien de vin avait bu ce garçon ?
— Il buvait de la bière d’orge.
— Tu vois ? C’était la bière qui parlait. Les mots sont du vent, Œuf.
Laisse leur souffle passer.
— Certaines paroles sont du vent. » On ne pouvait nier que le gamin
était têtu. « D’autres sont de la trahison. C’est un tournoi de traîtres, ser.
— Quoi, tout le monde ? » Dunk secoua la tête. « Si c’était vrai, cela
remonte à longtemps. Le dragon noir est mort, et ceux qui ont lutté à ses
côtés ont fui ou ont reçu un pardon. Et ce n’est pas vrai. Les fils de lord
Beurpuits ont combattu dans les deux camps.
— Cela fait de lui la moitié d’un traître, ser.
— Ça date de seize ans. » La douce brume d’ébriété de Dunk s’était
dissipée. Il se sentait furieux, et presque sobre. « L’intendant de lord
Beurpuits est le maître des jeux, un certain Cosgrove. Va le trouver et
inscris mon nom pour les joutes. Non, attends… tiens mon nom caché. »
Avec tant de seigneurs présents, l’un d’entre eux risquait de se souvenir de
ser Duncan le Grand, du champ de Cendregué. « Inscris-moi comme le
Chevalier au Gibet. » Le petit peuple adorait qu’un chevalier mystère
apparaisse soudain dans un tournoi.
L’Œuf se triturait sa lèvre fendue. « Le Chevalier au Gibet, ser ?
— À cause de l’écu.
— Certes, mais…
— Va et fais ce que je te dis. Tu as assez lu pour cette nuit. » Dunk
moucha la chandelle entre son pouce et l’index.

Le soleil se leva, cuisant et rude, implacable.


Des ondes de chaleur montaient en vibrant des pierres blanches du
château. L’air sentait la terre surchauffée et l’herbe arrachée, et aucun
souffle de vent ne bougeait les bannières qui pendaient au sommet du
donjon et de la porte, vert, blanc et jaune.
Tonnerre ne tenait pas en place, d’une façon que Dunk avait rarement
vue. L’étalon secouait la tête d’un côté et de l’autre tandis que l’Œuf
resserrait la sangle de sa selle. Il découvrit même ses grosses dents carrées à
l’adresse du jeune garçon. Qu’il fait chaud, se dit Dunk, trop chaud pour
l’homme ou la monture. Un palefroi n’a pas un tempérament placide, même
dans les meilleures circonstances. La Mère elle-même serait de mauvaise
humeur par une telle chaleur.
Au centre de la cour, les jouteurs entamèrent un nouvel assaut. Ser
Harbert chevauchait un coursier doré bardé de noir et décoré des serpents
rouge et blanc de la maison Paege, ser Franklyn un alezan dont le caparaçon
de soie grise affichait les tours jumelles de Frey. Quand ils se rencontrèrent,
la lance rouge et blanc se rompit tout net en deux, et la bleue explosa en
échardes, mais aucun des deux hommes ne perdit son assiette. Une clameur
monta de la tribune des spectateurs et des gardes sur les remparts du
château, mais elle fut brève, maigre et vide.
Il fait trop chaud pour s’enthousiasmer. Dunk épongea la sueur à son
front. Il fait trop chaud pour jouter. Sa tête battait comme un tambour. Que
je gagne cette joute et une autre, et je m’estimerai satisfait.
Les chevaliers firent tourner leurs chevaux en bout de lices et jetèrent
les restes fracassés de leurs lances, la quatrième paire qu’ils rompaient.
Trois de trop. Dunk avait retardé autant que possible le moment de revêtir
son armure, et pourtant il sentait déjà son petit linge coller à sa peau, sous
son acier. Il y a pire que d’être trempé de sueur, se dit-il, se souvenant du
combat sur la Dame Blanche, lorsque les Fer-nés avaient déferlé par-dessus
le bastingage. Il avait fini cette journée-là trempé de sang.
Des lances neuves en main, Paege et Frey éperonnèrent une nouvelle
fois leurs montures. Des mottes de terre sèche fusèrent en arrière sous le
sabot de leurs chevaux à chaque foulée. Le craquement des lances qui se
brisaient fit grimacer Dunk. Trop bu de vin hier au soir, et trop mangé. Il
avait un vague souvenir d’avoir porté la mariée en haut des marches,
d’avoir rencontré Jehan le Ménétrier et lord Peake sur un toit. Qu’est-ce que
je fichais sur un toit ? On avait discuté dragons, se souvenait-il, ou œufs de
dragon, ou autre chose, mais…
Un bruit interrompit sa rêverie, mi-rugissement, mi-gémissement. Dunk
vit le cheval doré trotter sans cavalier jusqu’au bout des lices, tandis que ser
Harbert Paege roulait mollement sur le sol. Encore deux avant mon tour.
Plus tôt il aurait désarçonné ser Uthor, et plus tôt il pourrait retirer cette
armure, boire quelque chose de frais et se reposer. Il disposerait d’une heure
au moins, avant qu’on ne l’appelle de nouveau.
Le dodu héraut de lord Beurpuits grimpa jusqu’au sommet de la tribune
des spectateurs pour convier la paire de jouteurs suivants. « Ser Argrave le
Belliqueux, clama-t-il, un chevalier de Nonnains, au service de lord
Beurpuits de Murs-Blancs. Ser Glendon Flowers, chevalier de la Feuille de
Rose. Avancez et démontrez votre valeur. » Une rafale de rires courut à
travers la tribune.
Ser Argrave était un homme mince, sec, un chevalier de maison
expérimenté à l’armure grise cabossée, chevauchant une monture sans
barde. Dunk avait déjà rencontré ses pareils ; de tels hommes étaient
coriaces comme de vieilles racines, et connaissaient leur affaire. Son
adversaire était le jeune ser Glendon, monté sur une triste rosse et protégé
d’un haubert en mailles lourdes et d’un heaume de fer, ouvert. À son bras,
son écu arborait l’ardent emblème de son père. Il a besoin d’un pectoral et
d’un casque convenables, songea Dunk. Un coup à la tête ou au torse
pourrait le tuer, vêtu de la sorte.
Ser Glendon était visiblement furieux de la présentation qu’on avait
faite de lui. Il fit tourner sa monture en un cercle colérique et s’écria : « Je
suis Glendon Boule, et non Glendon Flowers. Tu te moques de moi à tes
risques et périls, héraut. Je te préviens, j’ai du sang de héros. » Le héraut ne
daigna pas répondre, mais de nouveaux rires saluèrent les protestations du
jeune chevalier. « Pourquoi est-ce qu’ils rient de lui ? s’interrogea Dunk à
voix haute. Ce serait donc un bâtard ? » On donnait le nom de Flowers aux
bâtards nés de nobles parents, dans le Bief. « Et qu’est-ce que c’est que
cette histoire de Feuille de Rose ?
— Je pourrais aller me renseigner, proposa l’Œuf.
— Non. Ça ne nous regarde pas. Est-ce que tu as mon casque ? » Ser
Argrave et ser Glendon abaissèrent leurs lances devant lord et lady
Beurpuits. Dunk vit Beurpuits se pencher pour chuchoter quelque chose à
l’oreille de son épouse. La jeune femme se mit à pouffer.
« Oui, ser. » L’Œuf avait coiffé son chapeau informe, pour protéger ses
yeux et abriter du soleil son crâne rasé. Dunk aimait plaisanter le garçonnet
sur ce couvre-chef, mais en cet instant, il aurait aimé en porter un identique.
Mieux valait un chapeau de paille que de fer, sous ce soleil. Il repoussa ses
cheveux qui lui tombaient dans les yeux, ajusta son casque en place à deux
mains, et le fixa à son gorgerin. La doublure puait la vieille sueur, et il
sentait peser tout ce fer sur son cou et ses épaules. Sa tête lui palpitait, à
cause du vin de la veille au soir.
« Ser, intervint l’Œuf, il n’est pas trop tard pour vous retirer. Si vous
perdez Tonnerre et votre armure… »
Ma carrière de chevalier sera terminée. « Pourquoi perdrais-je ? » lui
demanda Dunk. Ser Argrave et ser Glendon avaient rejoint les extrémités
opposées des lices. « Ce n’est pas comme si j’affrontais l’Orage Moqueur.
Y a-t-il ici un chevalier susceptible de me donner du fil à retordre ?
— Presque tous, ser.
— Je te devrai une taloche pour cette remarque. Ser Uthor est de dix ans
mon aîné, et il a la moitié de ma taille. » Ser Argrave abaissa sa visière. Ser
Glendon n’en avait pas à abaisser.
« Vous n’avez pas livré une joute depuis le champ de Cendregué, ser. »
L’insolent. « Je me suis entraîné. » Pas aussi régulièrement qu’il aurait
dû, certes. Quand il le pouvait, il prenait son tour à la quintaine ou aux
anneaux, lorsque de tels équipements étaient disponibles. Et parfois, il
ordonnait à l’Œuf de grimper dans un arbre et d’y accrocher un bouclier ou
une douve de barrique sous une branche bien placée pour y courir sus avec
sa lance.
« Vous vous débrouillez mieux avec l’épée qu’avec la lance, déclara
l’Œuf. Avec une hache ou une masse, il en est peu qui rivalisent avec votre
force. »
Il y avait assez de vérité là-dedans pour n’en agacer Dunk que
davantage. « Il n’y a pas de compétition avec les épées et les masses », fit-il
observer, tandis que le fils de Boulenfeu et ser Argrave le Belliqueux
lançaient leur charge. « Va me chercher mon écu. »
L’Œuf fit la moue et partit récupérer le bouclier.
À l’autre bout de la cour, la lance de ser Argrave heurta le bouclier de
ser Glendon et dérapa, laissant une éraflure sur la comète. Mais le rochet de
Boule trouva le centre du pectoral de son adversaire avec une telle force
qu’il fit se rompre la sangle de la selle. Le chevalier et la selle roulèrent
ensemble dans la poussière. Dunk fut impressionné à son corps défendant.
Le gamin joute presque aussi bien qu’il parle. Il se demanda si cela suffirait
à faire taire les rires autour de lui.
Une trompette résonna, assez fort pour faire grimacer Dunk. Une fois de
plus le héraut grimpa à son poste. « Ser Joffrey de la maison Caswell, sire
de Pont-l’Amer et défenseur des Gués. Ser Kyle, le Chat de Lande-aux-
Brumes. Avancez et démontrez votre valeur. »
Ser Kyle portait une armure de bonne qualité, mais vieille et usée,
couverte de bosselures et d’éraflures. « La Mère s’est révélée charitable
avec moi, ser Duncan, annonça-t-il à Dunk et l’Œuf en se dirigeant vers les
lices. On m’envoie affronter lord Caswell, précisément l’homme que je
venais voir. »
S’il était sur les lices un homme qui se sentait plus mal que Dunk ce
matin-là, ce devait être lord Caswell, qui avait bu au banquet jusqu’à perdre
connaissance. « C’est merveille qu’il tienne même sur son cheval, après la
nuit dernière, commenta Dunk. La victoire vous appartient, ser.
— Oh non. » Ser Kyle eut un sourire soyeux. « Le chat qui veut son bol
de crème doit savoir quand ronronner et quand montrer les griffes, ser
Duncan. À la moindre éraflure de la lance de Sa Seigneurie contre mon
bouclier, je vais m’affaler au sol. Ensuite, en lui apportant mon cheval et
mon armure, je complimenterai Sa Seigneurie sur l’ampleur de ses progrès
depuis que je lui ai fabriqué sa première épée. Cela le fera se souvenir de
moi et, avant la fin de ce jour, je serai à nouveau un homme de Caswell, et
chevalier de Pont-l’Amer. »
Il n’y a aucun honneur à cela, faillit s’exclamer Dunk, mais il retint sa
langue. Ser Kyle ne serait pas le premier chevalier buissonnier à troquer son
honneur contre une douillette place au coin du feu. « Comme vous dites,
marmonna-t-il. Que la fortune vous sourie. Ou pas, comme vous
préférerez. »
Lord Joffrey Caswell était un fluet jeune homme de vingt ans, bien qu’il
fît, on se devait de l’admettre, plus forte impression en armure qu’il n’en
avait fait, la veille au soir, lorsqu’il gisait la trogne dans une flaque de vin.
Sur son écu était peint un centaure jaune, bandant un grand arc. Le même
centaure ornait le caparaçon en soie blanche de son cheval, et luisait en or
jaune au sommet de son heaume. Un homme qui a un centaure pour
emblème devrait mieux se tenir à cheval que ça. Dunk ne savait pas avec
quelle habileté ser Kyle maniait la lance, mais à considérer l’assiette de lord
Caswell, on avait l’impression qu’une forte quinte de toux suffirait à le
désarçonner. Le Chat n’aura qu’à le croiser à pleine allure.
L’Œuf tint la bride de Tonnerre pendant que Dunk se hissait avec
lourdeur sur la haute selle rigide. Tandis qu’il attendait, assis, il sentait les
regards posés sur lui. Ils se demandent quelle valeur peut avoir ce grand
chevalier errant. Dunk se posait la même question. Il ne tarderait pas à
avoir la réponse.
Le Chat de Lande-aux-Brumes tint parole. La lance de lord Caswell
tanguait sur toute la largeur des lices, et celle de ser Kyle était mal dirigée.
Aucun des deux hommes ne poussa sa monture au-delà du trot. Néanmoins,
le Chat dégringola quand le rochet de lord Joffrey lui tapa par mégarde
contre l’épaule. Moi qui croyais que tous les chats retombaient sur leurs
pattes avec grâce, songea Dunk alors que le chevalier errant roulait dans la
poussière. La lance de lord Caswell restait intacte. En faisant virer sa
monture, il la brandit de façon répétée, comme s’il venait juste de
désarçonner Leo l’Épine ou l’Orage Moqueur. Le Chat retira son casque et
partit à la poursuite de son cheval.
« Mon écu », demanda Dunk à l’Œuf. Le garçon le lui tendit. Dunk
glissa le bras gauche dans la sangle et referma sa main sur la poignée. Le
poids du bouclier en amande était rassurant, malgré sa longueur qui le
rendait encombrant. Ces armoiries sont de mauvais augure. Il décida de
faire repeindre l’écu au plus vite. Puisse le Guerrier m’accorder une course
aisée et une prompte victoire, pria-t-il tandis que le héraut de Beurpuits
gravissait une fois de plus les marches. « Ser Uthor Enverfeuille, tonna sa
voix. Le Chevalier au Gibet. Avancez et démontrez votre valeur.
« Prenez garde, ser », lui conseilla l’Œuf en tendant à Dunk une lance
de tournoi, une perche en bois pointu longue de douze pieds, terminée par
un rochet en fer arrondi, en forme de poing fermé. « Les autres écuyers
disent que ser Uthor a une bonne assiette. Et qu’il est vif.
— Vif ? » Dunk eut un renâclement de dérision. « Il porte un escargot
sur son écu. À quelle vivacité peut-il bien prétendre ? » Il donna du talon
dans les flancs de Tonnerre et fit lentement avancer la bête, sa lance à la
verticale. Juste une victoire, et je ne suis pas plus mal loti qu’auparavant.
Deux nous laisseraient largement bénéficiaires. Deux, ce n’est pas trop
demander, en une telle compagnie. Les tirages au sort lui avaient été
propices, au moins. Il aurait tout aussi bien pu tirer le Vieil Aurochs, ser
Kirby Pimm ou un autre héros local. Dunk se demanda si le maître des jeux
plaçait délibérément les chevaliers errants les uns contre les autres, afin que
nul nobliau ne dût souffrir l’ignominie de perdre au premier tour face à l’un
d’eux. C’est sans importance. Un ennemi à la fois, c’est ce que disait
toujours l’Ancien. Ser Uthor devrait être ma seule préoccupation pour
l’instant.
Ils se rencontrèrent devant la tribune, où lord et lady Beurpuits
siégeaient sur leurs coussins à l’ombre des remparts du château. Lord Frey,
à leurs côtés, faisait sauter son morveux de fils sur un genou. Une rangée de
servantes les éventait, mais la tunique damassée de lord Beurpuits était
néanmoins tachée aux aisselles, et les cheveux de sa dame trempés de
transpiration. Elle semblait avoir chaud, s’ennuyer et être mal à l’aise, mais
lorsqu’elle vit Dunk, elle bomba le torse d’une façon qui le fit virer au
rouge sous son casque. Il inclina sa lance vers elle et le seigneur son époux.
Ser Uthor agit de même. Beurpuits leur souhaita à tous deux belle joute. Sa
femme tira la langue.
C’était l’heure. Dunk regagna au trot l’extrémité sud des lices. À
quatre-vingts pieds de là, son adversaire prenait lui aussi position. Son
étalon gris était plus petit que Tonnerre, mais plus jeune et plus ardent. Ser
Uthor portait de la plate émaillée de vert, et une cotte de mailles argentée.
Des rubans de soie verte et grise flottaient de son bassinet arrondi, et son
bouclier vert arborait un escargot d’argent. Une bonne armure et un bon
cheval représentent une belle rançon, si je le désarçonne.
Une trompe sonna.
Tonnerre partit au petit trot. Dunk orienta sa lance vers la gauche et
l’abaissa, de façon à ce qu’elle soit à l’oblique au-dessus de la tête du
cheval et de la palissade de bois qui le séparait de son adversaire. Son écu
protégeait le côté gauche de son corps. Il se courba vers l’avant, serrant les
jambes tandis que Tonnerre dévalait les lices. Nous ne faisons qu’un.
L’homme, le cheval et la lance, nous formons une seule bête de sang, de
bois et de fer.
Ser Uthor chargeait sans retenue, les sabots de son gris soulevant des
nuages de poussière. Arrivé à une quarantaine de pas de séparation, Dunk
éperonna Tonnerre pour prendre le galop et dirigea la pointe de sa lance tout
droit vers l’escargot d’argent. Le soleil morose, la poussière, la chaleur, le
château, lord Beurpuits et son épouse, le Ménétrier et ser Maynard,
chevaliers, écuyers, palefreniers, peuple, tout cela disparut. Seul demeurait
l’adversaire. Nouveau coup d’éperons. Tonnerre engagea sa course.
L’escargot se ruait sur eux, grandissant à chaque foulée des longues jambes
du gris… mais en avant arrivait la lance de ser Uthor, avec son poing de fer.
Mon écu est solide ; mon bouclier soutiendra le choc. Seul importe
l’escargot. Frappe l’escargot, et la joute me revient.
Alors qu’il ne restait que dix pas entre eux, ser Uthor déplaça la pointe
de la lance vers le haut.
Un choc résonna aux oreilles de Dunk quand sa lance frappa. Il ressentit
l’impact dans son bras et son épaule, mais ne vit pas le coup toucher au but.
Le poing de fer d’Uthor l’atteignit exactement entre les yeux, avec derrière
lui toute la force de l’homme et du cheval.

Dunk se réveilla sur le dos, à contempler les arceaux d’une voûte.


L’espace d’un instant, il ne sut où il était, ni comment il était arrivé là. Des
voix sonnaient sous son crâne, et des visages flottaient devant lui – le vieux
ser Arlan, Tanselle la Dégingandée, Bennis au Bouclier Brun, la Veuve
Rouge, Baelor Briselance, Aerion le Flamboyant, la triste et folle lady
Vaith. Puis, tout d’un coup, la joute lui revint à la mémoire : la chaleur,
l’escargot, le poing de fer filant vers son visage. Il gémit et se retourna sur
un coude. Le mouvement fit battre son crâne comme un monstrueux
tambour de guerre.
Au moins, ses deux yeux semblaient fonctionner. Il ne sentait pas non
plus de trou dans sa tête, ce qui était une bonne nouvelle. Il se trouvait dans
une sorte de cave, constata-t-il, avec des barriques de bière et de vin de
toutes parts. Au moins, il fait frais, ici, se dit-il, et il y a de quoi boire à
portée de main. Il avait en bouche un goût de sang. Dunk ressentit la pointe
d’une crainte. S’il s’était tranché la langue d’un coup de dents, il allait être
muet en plus d’être lourdaud. « Bien le bonjour », coassa-t-il, simplement
pour entendre sa voix. Les mots résonnèrent contre le plafond. Dunk tenta
de se remettre debout, mais l’effort fit tournoyer la cave.
« Doucement, doucement », conseilla une voix chevrotante, tout près.
Un vieillard voûté apparut auprès du lit, revêtu de robes aussi grises que ses
longs cheveux. Autour du cou, il portait une chaîne de mestre en métaux
divers. Il avait un visage âgé et ridé, et des plis profonds encadraient un
grand nez en bec. « Restez tranquille, et laissez-moi examiner vos yeux. » Il
scruta l’œil gauche de Dunk, puis le droit, les maintenant ouverts entre son
pouce et son index.
« J’ai mal à la tête. »
Le mestre ricana. « Estimez-vous heureux qu’elle vous siège toujours
sur les épaules, ser. Tenez, ceci devrait aider quelque peu. Buvez. »
Dunk se força à avaler l’immonde potion jusqu’à la dernière goutte, et
réussit à ne pas la recracher. « Le tournoi », s’enquit-il, en s’essuyant la
bouche du revers de la main. « Dites-moi. Qu’est-il arrivé ?
— Les mêmes sottises qui arrivent toujours dans ces remue-ménage.
Des hommes en ont fait tomber d’autres de cheval avec des bâtons. Le
neveu de lord Petibois s’est cassé le poignet, et la jambe de ser Eden Risley
a été écrasée sous son cheval, mais personne n’a été tué, jusqu’ici. Bien que
j’aie eu quelques inquiétudes sur votre compte, ser.
— J’ai été désarçonné ? » Il avait la tête comme rembourrée de laine,
sinon il n’aurait posé une aussi sotte question. Dunk la regretta à la seconde
où les mots sortirent.
« Avec un fracas à ébranler les plus hauts remparts. Ceux qui avaient
parié sur vous de coquettes sommes ont été les plus affligés, et votre écuyer
était dans tous ses états. Il serait assis avec vous si je ne l’avais pas fait
déguerpir. Je n’ai pas besoin d’avoir des enfants dans mes jambes. Je lui ai
rappelé quel était son devoir. »
Dunk découvrit qu’il avait lui-même besoin d’un rappel. « Lequel était-
ce ?
— Votre monture, ser. Vos armes et votre armure.
— Certes », répondit Dunk, retrouvant la mémoire. Le gamin était un
bon écuyer ; il savait ce qu’on attendait de lui. J’ai perdu l’épée de l’Ancien
et l’armure que m’avait forgée Crâne d’Acier.
« Votre ménétrier d’ami a pris de vos nouvelles, également. Il m’a
demandé de vous prodiguer les meilleurs soins. Je l’ai fichu dehors, lui
aussi.
— Depuis combien de temps vous occupez-vous de moi ? » Dunk plia
les doigts de sa main d’épée. Ils semblaient tous en ordre de marche. Je n’ai
mal qu’à la tête, et ser Arlan disait toujours que je ne m’en sers jamais, de
toute façon.
« Quatre heures, selon le cadran solaire. »
Quatre heures ; il ne s’en tirait pas si mal. Il avait un jour entendu parler
d’un chevalier frappé si fort qu’il avait dormi quarante ans et s’était réveillé
pour se découvrir vieux et flétri. « Savez-vous si ser Uthor a gagné sa
deuxième joute ? » Peut-être l’Escargot allait-il remporter le tournoi. Cela
adoucirait l’amertume de sa défaite si Dunk pouvait se dire qu’il avait perdu
face au meilleur chevalier en lice.
« Celui-là ? Oh, certes. Contre ser Addam Frey, un cousin de la mariée,
et une jeune lance prometteuse. Sa Seigneurie est tombée en pâmoison à la
chute de ser Addam. On a dû lui prêter la main pour regagner ses
appartements. »
Dunk se força à se remettre debout, titubant en se redressant, mais le
mestre l’aida à se stabiliser. « Où sont mes effets ? Je dois y aller. Je dois…
il faut…
— Si vous ne vous en souvenez pas, ce ne peut être si urgent. » Le
mestre eut un geste d’irritation. « Je vous conseillerais d’éviter les
nourritures trop riches, les boissons trop fortes et de nouveaux chocs entre
les deux yeux… Mais j’ai appris depuis longtemps que les chevaliers sont
sourds au bon sens. Allez-y, allez-y. J’ai d’autres imbéciles à soigner. »
À l’extérieur, Dunk aperçut un faucon qui planait en larges cercles à
travers le ciel bleu vif. Il l’envia. Quelques nuages s’amoncelaient à l’est,
aussi noirs que l’humeur de Dunk. Tandis qu’il retrouvait le chemin des
lices, le soleil lui martela le crâne comme la masse frappe sur l’enclume. La
terre semblait se mouvoir sous ses pieds… à moins qu’il ne fût en train de
tituber. Il avait failli tomber à deux reprises en gravissant les marches de la
cave. J’aurais dû écouter l’Œuf.
Il traversa lentement la cour extérieure, longeant les bords de la foule.
Sur les lices, le replet lord Alyn Chantecoq sortait en clopinant entre deux
écuyers, dernière conquête du jeune Glendon Boule. Un troisième écuyer
portait son casque, aux trois fières plumes cassées. « Ser Jehan le Ménétrier,
clama le héraut, ser Franklyn de la maison Frey, chevalier des Jumeaux, lige
du sire du Pont. Avancez et démontrez votre valeur. »
Dunk resta figé sur place à regarder le grand palefroi noir du Ménétrier
entrer en lice dans un flot de soie bleue, d’épées dorées et de vielles. Son
pectoral était émaillé en bleu également, tout comme ses poulaines, son
coutre, ses grèves et son gorgerin. La maille annelée au-dessous était dorée.
Ser Franklyn montait un cheval gris pommelé à l’abondante crinière
d’argent, assorti au gris de ses soieries et à l’argent de son armure. Sur son
écu et son surcot, et sur le caparaçon du cheval, figuraient les tours jumelles
de Frey. Ils chargèrent, et chargèrent encore. Dunk restait là à les regarder,
mais il ne voyait rien. Dunk le balourd, lourd comme un vrai rempart, se
gourmanda-t-il. Il portait un escargot sur son écu. Comment as-tu pu perdre
contre un homme qui a un escargot sur son écu ?
Des vivats éclatèrent tout autour de lui. Lorsque Dunk leva les yeux, il
vit Franklyn Frey au sol. Le Ménétrier avait mis pied à terre, pour aider son
adversaire tombé à se relever. Il a avancé d’un pas supplémentaire vers son
œuf de dragon, songea Dunk, et moi, où en suis-je ?
En approchant de la poterne, Dunk rencontra la compagnie des nains du
banquet de la veille, qui se préparaient à prendre congé. Ils attelaient des
poneys à leur cochon de bois à roues, et à un second chariot d’un type plus
conventionnel. Ils étaient six, nota-t-il, chacun d’eux plus petit et plus
contrefait que le suivant. Quelques-uns auraient pu être des enfants, mais
tous étaient tellement courts sur pattes qu’on avait du mal à faire la
différence. À la clarté du jour, vêtus de braies en cuir de cheval et de
manteaux capuchonnés en coutil, ils paraissaient moins enjoués qu’en
costume biparti. « Bien le bonjour à vous, lança Dunk pour être courtois.
Alors, vous prenez la route ? Il y a des nuages sur l’est, ça pourrait
annoncer de la pluie. »
Pour seule réponse, il reçut un regard furibond du nain le plus laid.
Était-ce celui dont j’ai débarrassé lady Beurpuits hier soir ? Vu de près, le
petit homme puait les latrines. Une bouffée suffit pour inciter Dunk à
presser le pas.
La traversée de la Laiterie parut prendre autant de temps à Dunk qu’il
en avait mis naguère avec l’Œuf pour franchir les sables de Dorne. Il
gardait un rempart à proximité et, de temps en temps, s’y appuyait. Chaque
fois qu’il tournait la tête, le monde chavirait. À boire, songea-t-il. J’ai
besoin d’eau, sinon je risque bien de m’écrouler.
Un palefrenier qui passait lui indiqua où trouver le puits le plus proche.
Ce fut là qu’il découvrit Kyle le Chat, en tranquille conciliabule avec
Maynard Prünh. L’abattement voûtait les épaules de ser Kyle, mais il leva
les yeux à l’approche de Dunk. « Ser Duncan ? Nous avions entendu dire
que vous étiez mort, ou agonisant. »
Dunk se massa les tempes. « Si seulement c’était vrai.
— Je connais bien cette sensation, soupira ser Kyle. Lord Caswell ne
m’a pas reconnu. Lorsque je lui ai conté comment j’avais taillé sa première
épée, il m’a regardé comme si j’avais perdu l’esprit. Il m’a dit qu’il n’y
avait pas de place à Pont-l’Amer pour des chevaliers aussi faibles que ce
dont j’avais fait la démonstration. » Le Chat rit jaune. « Il n’en a pas moins
pris mes armes et mon armure. Ainsi que ma monture. Qu’est-ce que je vais
devenir ? »
Dunk n’avait aucune réponse à lui donner. Même un franc-coureur avait
besoin d’un cheval : une épée-louée devait posséder une épée pour la louer.
« Vous vous procurerez un autre cheval, lui assura Dunk en remontant le
seau. Les Sept Couronnes en débordent. Vous trouverez un autre seigneur
pour vous armer. » Il plaça ses mains en coupe, les remplit d’eau et but.
« Un autre seigneur. Certes. Vous en connaissez un ? Je ne suis pas aussi
jeune ou aussi robuste que vous. Ni aussi grand. Il y a toujours de la
demande pour les colosses. Lord Beurpuits, par exemple, aime les
chevaliers de large carrure. Regardez ce Tom Heddle. Vous l’avez vu
jouter ? Il a désarçonné tous les hommes qu’il a affrontés. Mais le gamin de
Boulenfeu en a fait autant. Ainsi que le Ménétrier. Si seulement il avait pu
être celui qui m’a jeté à terre. Il refuse de percevoir rançon. Il ne désire rien
d’autre que l’œuf de dragon, affirme-t-il, … ça et l’amitié de ses adversaires
défaits. La fleur de la chevalerie, cet homme. »
Maynard Prünh laissa échapper un rire. « Le vielleux de la chevalerie,
voulez-vous dire. Ce gamin va nous interpréter une bourrasque, et nous
aurions tous intérêt à être partis d’ici avant qu’elle n’éclate.
— Il ne perçoit pas de rançon ? s’étonna Dunk. Le geste est élégant.
— On a aisément le geste élégant, quand on a la bourse gavée d’or,
rétorqua ser Maynard. Il y a une leçon à en tirer, si vous avez assez de bon
sens pour la retenir, ser Duncan. Il n’est pas trop tard pour partir, pour vous.
— Partir ? Mais partir où ? »
Ser Maynard haussa les épaules. « N’importe où. Winterfell, Lestival,
Asshaï-lès-l’Ombre. Peu importe, du moment que ce ne sera pas ici. Prenez
votre cheval et votre armure, et glissez-vous par la poterne sans vous faire
repérer. Nul ne remarquera votre absence. L’Escargot doit songer à sa
prochaine joute, et les autres n’ont d’yeux que pour les rencontres. »
Le temps d’un demi-battement de cœur, Dunk fut tenté. Tant qu’il
resterait armé et monté, il demeurerait plus ou moins chevalier. Sans ses
armes, ce n’était plus qu’un mendiant. Un grand mendiant, mais un
mendiant quand même. Or ses armes et son armure appartenaient désormais
à ser Uthor. De même que Tonnerre. Plutôt mendiant que voleur. Il avait été
les deux, à Culpucier, quand il faisait les quatre cents coups avec la Fouine,
Rafe et Boudin, mais l’Ancien l’avait sauvé de cette existence. Il savait ce
qu’aurait répondu ser Arlan de L’Arbre-sous à la suggestion de Prünh. Ser
Arlan étant mort, Dunk répondit à sa place. « Même un chevalier errant a
son honneur.
— Préférez-vous mourir avec votre honneur intact, ou vivre en l’ayant
souillé ? Non, épargnez-moi la réponse, je sais ce que vous allez dire.
Prenez votre gamin et déguerpissez, Chevalier au Gibet. Avant que vos
armes ne deviennent votre destinée. »
Dunk se hérissa. « Que savez-vous de ma destinée ? Avez-vous fait un
rêve, comme Jehan le Ménétrier ? Que savez-vous de l’Œuf ?
— Je sais que les œufs sont bien inspirés de se tenir à l’écart des coups
durs. Murs-Blancs n’est pas un lieu très sain pour ce gamin.
— Comment vous êtes-vous comporté dans votre propre joute, ser ? lui
demanda Dunk.
— Oh, je n’ai pas couru le risque des lices. Les augures étaient mauvais.
À votre avis, qui va remporter l’œuf de dragon, s’il vous plaît ? »
Pas moi, se dit Dunk. « Seuls les Sept savent. Je l’ignore.
— Oseriez-vous un pronostic, ser. Vous avez des yeux. »
Il réfléchit un moment. « Le Ménétrier ?
— Très bien. Voudriez-vous m’expliquer votre raisonnement ?
— J’ai juste… un simple pressentiment.
— Moi aussi, confia Maynard Prünh. Un mauvais pressentiment envers
quiconque, homme ou enfant, serait assez mal avisé pour se placer en
travers du chemin de notre Ménétrier. »

L’Œuf bouchonnait Tonnerre devant leur tente, mais son regard était
perdu au loin. Le petit a mal vécu ma chute. « Ça suffit, lança Dunk. Si tu
continues, Tonnerre va être aussi chauve que toi.
— Ser ? » L’Œuf laissa choir la brosse. « Je savais qu’un idiot
d’escargot ne pouvait pas vous tuer, ser. » Il jeta ses bras autour de lui.
Dunk chipa l’informe chapeau de paille du petit pour se le poser sur le
crâne. « Le mestre m’a raconté que tu t’étais enfui avec mon armure. »
L’Œuf récupéra son chapeau avec indignation. « J’ai briqué votre maille
et poli vos grèves, votre gorgerin et votre pectoral, ser, mais votre heaume
est fendu et cabossé à l’endroit où a frappé le rochet de ser Uthor. Il vous
faudra le faire redresser par un armurier.
— Que ser Uthor s’en occupe. Il lui appartient, à présent. » Pas de
cheval, pas d’épée, pas d’armure. Peut-être les nains me laisseraient-ils
rejoindre leur troupe. Ce serait un spectacle cocasse, six nains rouant de
coups un géant, avec des vessies de porc. « Tonnerre lui appartient aussi.
Viens. Allons les lui porter et lui souhaiter bonne chance pour le restant de
ses joutes.
— Tout de suite, ser ? N’allez-vous pas payer rançon pour Tonnerre ?
— Avec quoi, gamin ? Des cailloux et des crottes de bique ?
— J’y ai réfléchi, ser. Si vous pouviez emprunter… »
Dunk lui coupa la parole. « Personne ne me prêtera une telle somme,
Œuf. Pourquoi le feraient-ils ? Que suis-je, sinon un grand flandrin qui s’est
prétendu chevalier jusqu’à ce qu’un escargot équipé d’un bâton manque de
lui enfoncer le crâne ?
— Hé bien, vous pourriez prendre Pluie, ser. Je monterais à nouveau
Mestre. Nous irons à Lestival. Vous pourrez entrer au service de la maison
de mon père. Il a des écuries pleines de chevaux. Vous pourriez avoir un
destrier, et aussi un palefroi. »
Les déclarations de l’Œuf partaient d’une bonne intention, mais
impossible pour Dunk de rentrer tout penaud à Lestival. Pas de cette façon,
démuni et vaincu, en quête d’un emploi sans même avoir une épée à offrir.
« Petit, dit-il, c’est aimable à toi, mais je ne veux pas des miettes de la table
du seigneur ton père, ni de ses écuries, non plus. Je me dis que ce serait
peut-être le moment que nos chemins se séparent. » Dunk pourrait toujours
s’éclipser pour entrer au guet de Port-Lannis ou de Villevieille ; on aimait
les grands gaillards pour ce poste. Je me suis cogné la caboche à chaque
poutre de chaque auberge entre Port-Lannis et Port-Réal, il serait peut-être
temps que ma taille me rapporte un peu de numéraire au lieu d’un crâne
couvert de bosses. Mais les hommes du guet n’avaient pas d’écuyers. « Je
t’ai enseigné ce que j’ai pu, et ce n’était pas grand-chose. Tu t’en sortiras
mieux avec un maître d’armes convenable pour se charger de ton
entraînement, un vieux chevalier coriace qui saura par quel bout on tient la
lance.
— Je n’en veux pas, d’un maître d’armes convenable, répliqua l’Œuf.
C’est vous, que je veux. Et si j’utilisais ma… ?
— Non. Pas question. Je ne veux pas en entendre parler. Va rassembler
mes armes. Nous allons les remettre à ser Uthor avec mes compliments. Les
moments difficiles ne font qu’empirer quand on les repousse. »
L’Œuf flanqua un coup de pied dans le sol, son visage aussi abattu que
son grand chapeau informe. « Bien, ser. Comme vous voudrez. »
Vue de l’extérieur, la tente de ser Uthor était tout à fait ordinaire : une
vaste boîte carrée de toile de voile brune amarrée au sol par des cordes de
chanvre. Un escargot d’argent ornait le piquet central au-dessus d’un long
pennon gris, mais c’était l’unique décoration.
« Attends-moi ici », déclara Dunk à l’Œuf. Le gamin tenait Tonnerre
par la bride. Le grand destrier brun était chargé des armes et de l’armure de
Dunk, jusqu’à son vieux bouclier tout neuf. Le Chevalier au Gibet. Quel
lamentable chevalier mystère j’ai fait. « Je ne serai pas long. » Il baissa la
tête et se pencha pour écarter le rabat d’un coup d’épaule.
L’extérieur de la tente l’avait mal préparé au confort qu’il découvrit à
l’intérieur. Le sol sous ses pieds était recouvert de tapis tissés de Myr, aux
riches coloris. Une table sur tréteaux ornementée était entourée de sièges de
camp. Le lit de plume portait un tas de coussins moelleux, et un brasero de
fer brûlait un encens parfumé.
Ser Uthor était assis à la table, une pile d’or et d’argent devant lui et une
carafe de vin près de son coude, en train de compter des pièces avec son
écuyer, un personnage pataud proche de Dunk par l’âge. De temps en
temps, l’Escargot donnait un coup de dent dans une pièce, ou la mettait de
côté. « Je vois que j’ai encore beaucoup à t’apprendre, Will, l’entendit
commenter Dunk. Cette pièce a été retaillée, et l’autre rognée. Et celle-
là ? » Une pièce d’or dansa sur ses doigts. « Mais regarde les pièces avant
de les accepter. Tiens, dis-moi ce que tu vois. » Le dragon tourbillonna dans
les airs. Will tenta de l’attraper, mais la pièce rebondit hors de ses doigts et
tomba sur le sol. Il dut s’agenouiller pour la retrouver. Une fois qu’il l’eut
en main, il la retourna deux fois avant de déclarer : « Celle-ci est bonne,
m’sire. Y a un dragon sur un côté et un roi d’ l’aut’… »
Enverfeuille jeta un coup d’œil vers Dunk. « Le Pendu. J’ai plaisir à
vous voir sur pied, ser. J’avais peur de vous avoir tué. Voulez-vous me faire
une faveur et instruire mon écuyer sur la nature des dragons ? Will, donne
cette pièce à ser Duncan. »
Dunk n’avait d’autre choix que de la prendre. Il m’a jeté à bas de ma
selle, faut-il qu’il me force également à exécuter des tours pour lui ?
Fronçant les sourcils, il soupesa la monnaie dans sa paume, en examina les
deux faces, puis la goûta. « De l’or, ni rogné ni taillé. Le poids semble
correct. Je l’aurais prise aussi, m’sire. Quel est son problème ?
— Le roi. »
Dunk le regarda de plus près. Le visage sur la pièce était jeune, glabre,
séduisant. Sur ses pièces, le roi Aerys portait la barbe, tout comme le vieux
roi Aegon. Le roi Daeron, qui avait régné entre eux deux, était rasé de près,
mais ce n’était pas lui. La pièce ne paraissait pas assez usée pour dater
d’avant Aegon l’Indigne. Dunk scruta avec une moue le mot au-dessous de
la tête. Six lettres. Elles paraissaient identiques à celles qu’il avait vues sur
d’autres dragons. DAERON, disaient les lettres, mais Dunk connaissait les
traits de Daeron le Bon, et ce n’était pas lui. En y regardant de nouveau, il
nota une anomalie dans la forme de la quatrième lettre, ce n’était pas…
« Daemon, s’exclama-t-il. Il y a marqué Daemon. Mais il n’y a jamais eu de
roi Daemon, pourtant. Juste…
— … le Prétendant. Daemon Feunoyr a battu sa propre monnaie,
pendant sa rébellion.
— Mais c’est quand même de l’or, objecta Will. Si c’est d’ l’or, il
devrait être aussi valable que les autres dragons, m’sire. »
L’Escargot lui colla un soufflet sur le coin de l’oreille. « Crétin. Oui-da,
c’est de l’or. L’or des rebelles. L’or des traîtres. Posséder une telle pièce est
de la trahison, et on est deux fois traître de la faire circuler. Je vais devoir la
fondre. » Il souffleta une fois de plus le bonhomme. « File, je ne veux plus
te voir. Ce brave chevalier et moi avons d’autres affaires à discuter. »
Will décampa de la tente sans perdre de temps. « Prenez un siège,
proposa avec urbanité ser Uthor. Voulez-vous du vin ? » Ici, sous sa propre
tente, Enverfeuille paraissait un homme différent de celui du banquet.
Un escargot se cache dans sa coquille, se souvint Dunk. « Je vous
remercie, non. » Il lança la pièce en or à ser Uthor pour la lui rendre. L’or
des traîtres. L’or des Feunoyr. L’Œuf a dit que c’était un tournoi de traîtres,
mais je n’ai pas voulu l’écouter. Il devait des excuses au petit.
« Une demi-coupe, insista Enverfeuille. Vous semblez en avoir besoin. »
Il emplit deux coupes de vin et en tendit une à Dunk. Sorti de son armure, il
évoquait davantage un négociant qu’un chevalier. « Vous êtes venu pour le
forfait, je présume.
— Si fait. » Dunk prit le vin. Peut-être cela aiderait-il à faire taire le
martèlement sous son crâne. « J’ai apporté mon cheval, et mes armes et
mon armure. Prenez-les, avec mes compliments. »
Ser Uthor sourit. « Et c’est ici que je vous dis que vous avez livré une
vaillante course. »
Dunk se demanda si vaillant était une façon chevaleresque de dire
« maladroit ». « C’est fort aimable à vous de le dire, mais…
— Je crois que vous m’avez mal entendu, ser. Serait-il trop hardi de ma
part de vous interroger : comment vous êtes parvenu à l’état de chevalier,
ser ?
— Ser Arlan de L’Arbre-sous m’a découvert à Culpucier, en train de
pourchasser des cochons. Son ancien écuyer venait d’être tué sur le champ
d’Herberouge, si bien qu’il avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de sa
monture et fourbir sa maille. Il a promis de m’enseigner à manier l’épée et
la lance, et à monter un cheval, si j’entrais à son service, et c’est ce que j’ai
fait.
— Le conte est charmant… À votre place, toutefois, je retirerais toute
mention des cochons. Et où est votre ser Arlan, désormais, je vous prie ?
— Il est mort. Je l’ai enterré.
— Je vois. Vous l’avez ramené chez lui, à L’Arbre-sous ?
— Je ne savais pas où c’était. » Dunk n’avait jamais vu L’Arbre-sous de
l’Ancien. Ser Arlan en parlait rarement, pas plus que Dunk n’avait coutume
de parler de Culpucier. « Je l’ai enseveli sur un flanc de colline orienté vers
l’ouest, afin qu’il puisse voir le soleil se coucher. » Le siège de camp grinça
de façon alarmante sous son poids.
Ser Uthor reprit sa place. « Je possède ma propre armure, et un meilleur
cheval que le vôtre. Qu’aurais-je à faire d’une vieille rosse fourbue et d’un
sac de plates cabossées et de mailles rouillées ?
— C’est Crâne d’Acier qui a forgé cette armure, répondit Dunk avec un
soupçon de colère. L’Œuf en a pris grand soin. Il n’y a pas une piqûre de
rouille sur ma maille, et l’acier est bon et robuste.
— Robuste et lourd, déplora ser Uthor, et trop grand pour un homme de
taille normale. Vous êtes d’une taille peu commune, Duncan le Grand.
Quant à votre cheval, il est trop vieux pour la monte et trop filandreux pour
la viande.
— Tonnerre n’est plus si jeune qu’il l’a été, reconnut Dunk, et mon
armure est grande, comme vous le dites. Mais vous pourriez la vendre. À
Port-Lannis et à Port-Réal, il ne manque pas de forgerons qui vous en
débarrasseront.
— Pour le dixième de sa valeur, peut-être, et seulement dans le but de la
fondre pour récupérer son métal. Non. C’est de doux argent que j’ai besoin,
pas de vieux fer. La monnaie du royaume. Et à présent, voulez-vous
acquitter rançon pour vos armes, ou non ? »
Dunk tourna la coupe de vin entre ses mains, rembruni. Elle était en
argent massif, avec une frise d’escargots en or gravée autour du bord. Le
vin aussi était doré, et capiteux sur la langue. « S’il suffisait de le vouloir,
certes, je paierais. De grand cœur. Seulement…
— … vous n’avez pas un cerf vaillant.
— Si vous vouliez bien… si vous me rendiez l’usage de mon cheval et
mon armure, je pourrais payer rançon plus tard. Une fois la somme
amassée. »
L’Escargot parut amusé. « Et où la trouveriez-vous, je vous prie ?
— Je pourrais entrer au service d’un seigneur, ou… » Il avait du mal à
faire sortir les mots. Ils le faisaient passer pour un mendiant. « Cela pourrait
prendre plusieurs années, mais je vous paierais. Je le jure.
— Sur votre honneur de chevalier ? »
Dunk rougit. « Je pourrais apposer ma marque sur un parchemin.
— Le griffonnage d’un chevalier errant sur un bout de papier ? » Ser
Uthor leva les yeux au ciel. « Cela me fournirait un torche-cul. Rien de
plus.
— Vous aussi, vous êtes chevalier buissonnier.
— Vous m’insultez, à présent. Je chevauche où il me sied et ne sers
d’autre homme que moi, c’est vrai… Mais voilà bien des années que je n’ai
dormi sous un buisson de rencontre. Je considère les auberges largement
plus confortables. Je suis chevalier de tournoi, le meilleur que vous aurez
l’occasion de rencontrer.
— Le meilleur ? » Son arrogance indigna Dunk. « L’Orage Moqueur
pourrait ne pas être d’accord, ser. Ni Leo l’Épine, ni la Brute de Bracken.
Au champ de Cendregué, personne n’a parlé d’escargots. Comment cela se
fait-il, si vous êtes un champion de tournoi si réputé ?
— M’avez-vous entendu me qualifier de champion ? Cela conduit à la
renommée. Plutôt attraper la vérole ! Merci, mais non. Je vais remporter ma
prochaine joute, certes ; mais je tomberai en finale. Beurpuits a trente
dragons pour le chevalier qui finira second, cela me suffira… en même
temps que de bonnes rançons et le rapport de mes paris. » Il désigna d’un
geste les piles de cerfs d’argent et de dragons d’or sur la table. « Vous me
faites l’effet d’un gaillard sain et fort grand. La taille impressionne toujours
les sots, alors qu’elle compte tant et moins dans une joute. Will a pu
m’obtenir des cotes de trois contre un contre moi. Lord Chauney offrait
cinq contre un, cet imbécile. » Il saisit un cerf d’argent et le fit tourner sur
place d’une chiquenaude de ses longs doigts. « Le Vieil Aurochs sera le
prochain à tomber. Puis le chevalier de la Feuille de Rose, s’il survit jusque-
là. Le sentiment étant ce qu’il est, je devrais obtenir une belle cote face à
eux. Le petit peuple raffole de ces héros de village.
— Ser Glendon a du sang de héros, laissa échapper Dunk.
— Oh, mais je l’espère. Le sang de héros devrait bien me valoir du deux
contre un. Le sang de catins détermine une cote moindre. Ser Glendon
évoque son géniteur putatif à la moindre occasion, mais avez-vous
remarqué qu’il ne parle jamais de sa mère ? Pour une bonne raison. Il est né
d’une fille de camp. Jenny, elle se prénommait. Jenny Rien-qu’un-Sou,
l’appelait-on, jusqu’au champ d’Herberouge. La nuit qui a précédé la
bataille, elle a couché avec tant d’hommes que, dès lors, on l’a nommée
Jenny d’Herberouge. Boulenfeu l’a prise avant cela, je n’en doute pas, mais
cent autres ont fait de même. Notre ami Glendon s’avance beaucoup, ce me
semble. Il n’a même pas les cheveux roux. »
Du sang de héros, songea Dunk. « Il se dit chevalier.
— Oh, cela au moins est vrai. Le petit et sa sœur ont grandi dans un
bordel, appelé la Feuille de Rose. Après la mort de Jenny Rien-qu’un-Sou,
les autres putains se sont occupées d’eux et ont fait gober au gamin le conte
qu’avait concocté sa mère, sa descendance de la semence de Boulenfeu. Un
vieil écuyer qui vivait dans les parages a donné au garçon une formation,
pour ce qu’elle a été, en échange de bière et de chatte, mais n’étant
qu’écuyer, il ne pouvait adouber le petit bâtard. Il y a six mois, toutefois, un
groupe de chevaliers est descendu au bordel et, l’alcool aidant, un certain
ser Morgan Donestable s’est entiché de la sœur de ser Glendon. À ce qu’il
se trouve, la sœur était toujours vierge et Donestable n’avait point le
montant de sa fleur. Si bien qu’ils ont passé un marché. Ser Morgan a
adoubé son frère chevalier, là, à la Feuille de Rose, devant vingt témoins, et
ensuite, Petite Sœur l’a mené à l’étage et l’a laissé cueillir sa fleur. Et voilà
tout. »
N’importe quel chevalier pouvait faire un chevalier. Quand il était
écuyer de ser Arlan, Dunk avait entendu raconter le cas d’autres hommes
qui avaient acheté leur chevalerie avec une bonté, une menace ou une
bourse de pièces d’argent, mais jamais avec la virginité d’une sœur. « Ce
n’est qu’un conte, s’entendit-il dire. Ça ne peut pas être vrai.
— Je tiens cela de Kirby Pimm, qui soutient qu’il y était, en témoin de
l’adoubement. » Ser Uthor haussa les épaules. « Fils de héros, fils de putain
ou les deux, quand il m’affrontera, ce garçon tombera.
— Les tirages pourraient vous attribuer un adversaire différent. »
Ser Uthor arqua un sourcil. « Cosgrove est aussi friand d’argent que
n’importe qui. Je vous le promets, je tirerai le Vieil Aurochs ensuite, puis le
gamin. Voulez-vous parier là-dessus ?
— Il ne me reste rien à parier. » Dunk ne savait pas ce qui le consternait
le plus : d’apprendre que l’Escargot graissait la patte du maître des jeux
pour obtenir les rencontres de son choix, ou de comprendre que l’homme
avait souhaité l’avoir, lui. Il se leva. « J’ai dit ce que je venais dire. Mon
cheval et mon épée sont à vous, et mon armure tout entière. »
L’Escargot joignit ses mains par le bout des doigts. « Il y a peut-être une
autre possibilité. Vous n’êtes pas totalement dénué de talent. Vous tombez à
merveille. » La lippe de ser Uthor luisait, quand il souriait. « Je vais vous
rendre l’usage de votre monture et de votre armure… si vous entrez à mon
service.
— À votre service ? » Dunk ne comprenait pas. « Quel genre de
service ? Vous avez un écuyer. Avez-vous besoin d’une garnison pour un
château ?
— Je pourrais, si je possédais un château. À parler franc, je préfère les
auberges. Les châteaux coûtent trop cher à entretenir. Non, le service que je
vous demanderais serait de m’affronter dans quelques tournois
supplémentaires. Vingt devraient suffire. Vous en êtes capable, assurément ?
Vous toucherez un dixième de mes primes et, à l’avenir, je promets de
frapper sur ce large torse, et non à la tête.
— Vous voudriez que je vous accompagne dans vos voyages pour être
désarçonné ? »
Ser Uthor gloussa plaisamment. « Vous êtes un si vigoureux spécimen
que nul n’imaginera jamais un vieillard voûté arborant un escargot sur son
écu capable de vous abattre. » Il se frictionna le menton. « À ce propos,
vous avez vous-même besoin de nouvelles armoiries. Ce pendu est sinistre
à souhait, je vous l’accorde, mais… Ma foi, il est pendu, n’est-ce pas ?
Mort et vaincu. Il faudrait quelque chose de plus farouche. Une tête d’ours,
peut-être. Un crâne. Ou trois crânes, encore mieux. Un bébé fiché sur une
pique. Et vous devriez vous laisser pousser les cheveux et la barbe, plus elle
sera ébouriffée et mal tenue, mieux ce sera. Ces petits tournois sont plus
nombreux que vous n’imaginez. Avec les cotes que j’obtiendrais, nous
gagnerions assez pour acheter un œuf de dragon avant que…
— La nouvelle ne se répande que je suis un incapable ? J’ai perdu mon
armure, pas mon honneur. Vous aurez Tonnerre et mes armes, rien de plus.
— L’orgueil sied mal aux mendiants, ser. Vous pourriez plus mal tomber
que de chevaucher avec moi. Au moins, je pourrais vous enseigner une ou
deux choses sur les joutes, sujet sur lequel, à l’heure actuelle, vous êtes
ignorant comme un cochon.
— Vous me feriez passer pour un sot.
— Je l’ai déjà fait tout à l’heure. Et même les sots doivent manger. »
Dunk avait envie de briser d’un coup de poing le sourire sur son visage.
« Je vois pourquoi vous affichez un escargot sur votre écu. Vous n’êtes pas
un véritable chevalier.
— Parlé comme un véritable benêt. Êtes-vous si aveugle que vous ne
voyez pas le péril où vous êtes ? » Ser Uthor écarta sa coupe. « Savez-vous
pourquoi je vous ai atteint où je l’ai fait, ser ? » Il se remit debout et toucha
Dunk avec légèreté au centre de la poitrine. « Un rochet envoyé ici vous
aurait jeté à terre tout aussi vite. La tête est une cible plus réduite, le coup
plus difficile à porter… mais plus susceptible d’être mortel. On m’a payé
pour vous frapper là.
— Payé ? » Dunk s’écarta de lui. « Que voulez-vous dire ?
— Six dragons versés d’avance, quatre autres promis à votre mort.
Piètre montant pour la vie d’un chevalier. Félicitez-vous-en. Si on m’avait
offert davantage, j’aurais pu glisser la pointe de ma lance dans la fente de
votre visière. »
Dunk fut à nouveau saisi de vertige. Pourquoi paierait-on pour me faire
tuer ? Je n’ai fait de tort à quiconque, à Murs-Blancs. Assurément,
personne ne le haïssait à ce point, hormis le frère de l’Œuf, Aerion, et le
Prince Flamboyant était en exil de l’autre côté du détroit. « Qui vous a
payé ?
— Un serviteur a apporté l’argent au lever du soleil, peu après que le
maître des jeux a cloué en place les rencontres. Son visage était caché d’un
capuchon, et il n’a pas prononcé le nom de son maître.
— Mais pourquoi ?
— Je n’ai pas demandé. » Ser Uthor remplit à nouveau sa coupe. « Je
pense que vous avez plus d’ennemis que vous ne le savez, ser Duncan. Et
pourquoi pas ? D’aucuns pourraient prétendre que vous êtes la cause de
tous nos maux. »
Dunk sentit une main glacée sur son cœur. « Précisez ce que vous
entendez par là. »
L’Escargot haussa les épaules. « Je n’étais peut-être pas au champ de
Cendregué, mais la joute est mon pain et mon sel. Je suis les tournois à
distance aussi fidèlement que les mestres suivent les étoiles. Je sais
comment certain chevalier errant a été la cause d’un Jugement des Sept au
champ de Cendregué, avec pour résultat la mort de Baelor Brise-lance, de la
main de son frère Maekar. » Ser Uthor s’assit et étendit ses longues jambes.
« Le prince Baelor était fort aimé. Le Prince Flamboyant avait des amis, lui
aussi, amis qui n’auront pas oublié la cause de son exil. Réfléchissez à mon
offre, ser. Certes, l’escargot laisse derrière lui une trace de bave, mais un
peu de bave ne fait de mal à personne… En revanche, si vous dansez avec
les dragons, il faut vous attendre à brûler. »

La journée semblait s’être assombrie quand Dunk émergea du pavillon


de l’Escargot. Les nuages à l’est étaient devenus plus gros et plus noirs et, à
l’ouest, le soleil se couchait en jetant de longues ombres sur la cour. Dunk
trouva Will, l’écuyer, qui inspectait les sabots de Tonnerre.
« Où est l’Œuf ? lui demanda-t-il.
— Le gamin chauve ? Qu’est-ce que j’en sais ? Il a filé je n’ sais où. »
L’idée de dire adieu à Tonnerre lui était insupportable, jugea Dunk. Il a
dû rentrer à la tente, avec ses livres.
Ce n’était pourtant pas le cas. Les bouquins étaient là, assemblés en pile
nette à côté du couchage roulé de l’Œuf, mais du gamin il n’y avait nulle
trace. Quelque chose n’allait pas. Dunk le sentait. Ça ne ressemblait pas à
l’Œuf, de partir flâner sans solliciter sa permission.
Une paire d’hommes d’armes blanchis sous le harnois buvait de la bière
d’orge devant un pavillon à rayures, à quelques pas de là. « … Ouais, va te
faire foutre, une fois, ça m’a suffi, grommelait l’un. L’herbe était verte au
lever du soleil, oui-da… » Il s’interrompit quand l’autre lui donna un coup
de coude, et c’est alors seulement qu’il remarqua Dunk. « Ser ?
— Avez-vous vu mon écuyer ? L’Œuf, il s’appelle. »
L’homme se gratta un chaume gris en dessous d’une oreille. « J’ me
souviens de lui. Moins d’ cheveux que moi, et une gueule trois fois plus
grande que lui. Que’q’z-uns des aut’ petits gars l’ont un peu bousculé, mais
c’était hier au soir, ça. J’ l’ai pas vu d’puis, ser.
— I-z-y ont fait peur », précisa son compagnon.
Dunk lança à celui-là un regard sévère. « S’il revient, dites-lui de
m’attendre ici.
— Si fait, ser. On le f’ra. »
Il se pourrait qu’il soit simplement allé regarder les joutes. Dunk reprit
le chemin des lices. En longeant les écuries, il rencontra ser Glendon Boule
qui bouchonnait un joli destrier alezan. « Avez-vous vu l’Œuf ? lui
demanda-t-il.
— Il est passé en courant, il y a quelques instants. » Ser Glendon tira
une carotte de sa poche et la donna à croquer à l’alezan. « Ma nouvelle
jument vous plaît ? Lord Costayne a envoyé son écuyer pour payer rançon,
mais je lui ai dit de conserver son or. J’ai l’intention de la garder pour moi,
celle-là.
— Sa Seigneurie ne va pas apprécier.
— Sa Seigneurie a affirmé que je n’avais pas le droit d’inscrire une
boule de feu sur mon écu. Il m’a dit que mes armoiries devraient être une
feuille de rose. Que Sa Seigneurie aille donc se faire foutre. »
Dunk ne put retenir un sourire. Il avait soupé à une table comparable, à
devoir avaler les mêmes plats amers servis par des gens tels que le Prince
Flamboyant et ser Steffon Fossovoie. Il éprouvait une certaine fraternité
avec l’ombrageux jeune chevalier. Pour tout ce que j’en peux savoir, ma
mère était catin, elle aussi. « Combien de chevaux avez-vous remportés ? »
Ser Glendon haussa les épaules. « J’ai perdu le compte. Mortimer
Tourbier m’en doit encore un. Il a dit qu’il préférerait manger son cheval
plutôt que de voir un bâtard de putain le monter. Et il a défoncé son armure
à coups de marteau avant de me l’envoyer. Elle est pleine de trous. Je
suppose que je peux quand même en tirer quelque chose, avec le métal. » Il
semblait plus triste que mécontent. « Il y avait une écurie près du… de
l’auberge où j’ai été élevé. J’y ai travaillé quand j’étais petit et, lorsque je
pouvais, je faisais sortir les chevaux en cachette pendant que leurs
propriétaires étaient occupés. J’ai toujours su m’y prendre, avec les
chevaux. Les barbes, les coursiers, les chevaux de trait, de labour, les
palefrois – je les ai tous montés. Même un étalon des sables dornien. Un
vieillard que j’ai connu m’a appris à fabriquer mes propres lances. Je
pensais que, si je leur prouvais mes qualités, ils n’auraient pas d’autre choix
que de me reconnaître comme le fils de mon père. Mais ils s’y refusent.
Même maintenant. Catégoriquement.
— Certains ne le feront jamais, lui dit Dunk. Malgré tout ce que vous
pourrez faire. D’autres, toutefois… ils ne sont pas tous pareils. J’en ai
rencontré de valeureux. » Il réfléchit un moment. « Quand le tournoi sera
fini, l’Œuf et moi avons l’intention de monter vers le Nord. D’entrer au
service de Winterfell et de combattre pour les Stark contre les Fer-nés. Vous
pourriez nous accompagner. » Le Nord était un monde à part, disait toujours
ser Arlan. Personne là-haut ne devait connaître la fable de Jenny Rien-
qu’un-Sou et du chevalier de la Feuille de Rose. Là-haut, personne ne rira
de toi. Ils ne te connaîtront que par ta lame, et te jugeront sur ta valeur.
Ser Glendon lui jeta un coup d’œil soupçonneux. « Pourquoi aurais-je
envie de faire ça ? Êtes-vous en train de me suggérer que je dois m’enfuir et
me cacher ?
— Non. Je me disais simplement… deux épées, plutôt qu’une. Les
routes ne sont plus aussi sûres que dans le temps.
— C’est assez vrai, admit le jeune homme à contrecœur, mais on a jadis
promis à mon père une place dans la Garde Royale. J’ai l’intention de
revendiquer le manteau blanc qu’il n’a jamais pu porter. »
Tu as autant de chances de porter un manteau blanc que moi, faillit
répliquer Dunk. Tu es né d’une putain des équipages, et je suis sorti à
quatre pattes des caniveaux de Culpucier. Les rois ne comblent pas
d’honneurs des gens comme toi et moi. Le gamin n’aurait guère apprécié
cette vérité, toutefois. Et Dunk lui dit plutôt : « Force soit à ton bras, en ce
cas. »
Il ne s’était pas éloigné de plus de quelques pas quand ser Glendon le
héla. « Ser Duncan, attendez. Je… je n’aurais pas dû parler si sèchement. Il
incombe à un chevalier d’être courtois, comme répétait ma mère. » Le jeune
homme semblait lutter pour trouver ses mots. « Lord Peake est venu me
voir, après ma dernière joute. Il m’a offert une place à Stellepique. Il a dit
qu’une tempête montait comme Westeros n’en avait pas vu depuis une
génération, qu’il aurait besoin d’épées, et d’hommes pour les manier. Des
hommes loyaux, qui sachent obéir. »
Dunk avait du mal à le croire. Gormon Peake avait clairement exprimé
son mépris envers les chevaliers errants, autant sur la route que sur le toit.
Cependant, c’était une offre généreuse. « Peake est un grand seigneur,
répondit-il avec circonspection, mais… mais pas un homme auquel je me
fierais, je pense.
— Non. » Le jeune homme rougit. « Il y avait un prix. Il me prendrait à
son service, a-t-il dit… mais je devais d’abord prouver ma loyauté. Il
veillerait à me faire affronter le Ménétrier pour la suite, et il voulait que je
jure de perdre. »
Dunk le crut. Il aurait dû être choqué, il le savait, et pourtant, sans
comprendre pourquoi, il ne l’était pas. « Et qu’avez-vous répondu ?
— J’ai déclaré que je ne pourrais pas réussir à perdre contre le
Ménétrier, même en m’y efforçant, que j’avais déjà jeté à terre de plus
valeureux combattants que lui, que l’œuf du dragon serait à moi avant la fin
de la journée. » Boule eut un pâle sourire. « Ce n’était pas la réponse qu’il
souhaitait. Il m’a alors traité d’imbécile et m’a conseillé de surveiller mes
arrières. Le Ménétrier a beaucoup d’amis, m’a-t-il dit, alors que je n’en ai
aucun. »
Dunk posa une main sur son épaule et la lui pressa. « Vous en avez un,
ser. Deux, une fois que j’aurai retrouvé l’Œuf. »
Le jeune homme le regarda droit dans les yeux et hocha la tête. « Il est
bon de savoir qu’existent encore de vrais chevaliers. »

Dunk eut sa première pleine vision de ser Tommard Heddle tandis qu’il
cherchait l’Œuf parmi les foules autour des lices. Large et lourdement
charpenté, avec un torse en barrique, le gendre de lord Beurpuits portait de
la plate noire par-dessus du cuir bouilli et un heaume ornementé à la
semblance d’un démon écailleux et bavant. Son cheval mesurait trois mains
et pesait trente livres de plus que Tonnerre, une bête monstrueuse
caparaçonnée de maille annelée. Le poids de tout ce fer le ralentissait, si
bien qu’Heddle ne dépassait jamais le petit galop quand il lançait sa
charge ; mais cela ne l’empêcha pas de disposer promptement de ser
Clarence Charlton. Tandis qu’on emportait Charlton des lices sur une
civière, Heddle retira son heaume démoniaque. Il avait la tête large et
chauve, la barbe noire et carrée. De furieux furoncles rouges foisonnaient
sur ses joues et son cou.
Dunk connaissait ce visage. Heddle était le chevalier qui l’avait
apostrophé d’un grondement quand il avait manipulé l’œuf de dragon,
l’homme à la voix grave qu’il avait entendu discuter avec lord Peake.
Un fatras de paroles lui revint en une vague : un banquet de mendiants,
que vous nous offrez … Ce garçon est-il bien le fils de son père…
Aigracier… besoin de l’épée… Le vieux Sang-de-Lait s’attendait… Ce
garçon est-il bien le fils de son père… Je vous garantis que Freuxsanglant
ne rêve pas, lui… Ce garçon est-il bien le fils de son père ?
Il examina la tribune, se demandant si l’Œuf n’aurait pas, qui sait
comment, réussi à prendre sa place légitime au milieu des notables. Il n’y
avait toutefois aucune trace du gamin. Beurpuits et Frey étaient également
absents, quoique l’épouse de Beurpuits fût toujours sur son siège, semblant
conjuguer l’ennui et l’impatience. Voilà qui est étrange, se dit Dunk. Ce
château était celui de Beurpuits, c’étaient ses noces, et Frey était le père de
son épouse. Ces joutes se donnaient en leur honneur. Où avaient-ils pu
aller ?
« Ser Uthor Enverfeuille », tonna le héraut. Une ombre passa sur le
visage de Dunk tandis qu’un nuage avalait le soleil. « Ser Buford de la
maison Bulwer, le Vieil Aurochs, chevalier de Noircouronne. Avancez et
démontrez votre valeur. »
Le Vieil Aurochs présentait un spectacle terrible dans son armure rouge
sang, avec des cornes noires de taureau qui s’élevaient sur son casque. Il eut
cependant besoin qu’un écuyer vigoureux l’aidât à enfourcher son cheval, et
la façon qu’avait sa tête de toujours se tourner pendant qu’il chevauchait
suggérait que ser Maynard avait eu raison sur son œil. Néanmoins, l’homme
fut salué par de solides vivats quand il entra en lice.
Au contraire de l’Escargot, comme il préférait sans doute qu’il en allât.
Au premier passage, les deux chevaliers échangèrent des coups qui
rebondirent. Au second, le Vieil Aurochs brisa sa lance sur le bouclier de
ser Uthor, tandis que le coup de l’Escargot manquait complètement sa cible.
La même chose se produisit au troisième passage, et cette fois-ci, ser Uthor
tangua comme s’il allait basculer. Une feinte, comprit Dunk. Il prolonge la
rencontre afin de faire monter les paris pour la prochaine fois. Il lui suffit
de jeter un coup d’œil à l’entour pour voir Will à l’ouvrage, collectant des
mises pour son maître. Ce n’est qu’alors que l’idée lui vint qu’il aurait pu
arrondir sa propre bourse en pariant une pièce ou deux sur l’Escargot. Dunk
le balourd, lourd comme un vrai rempart.
Le Vieil Aurochs tomba au cinquième assaut, propulsé de côté par un
rochet qui glissa avec habileté sur son bouclier pour le frapper en pleine
poitrine. Au cours de sa chute, son pied se prit à l’étrier, et il fut traîné sur
une quarantaine de pas à travers les lices avant que ses hommes ne
parviennent à contrôler sa monture. De nouveau, on fit venir la civière, afin
de le conduire au mestre. Quelques gouttes de pluie commencèrent à
tomber tandis qu’on emportait Bulwer, et elles assombrirent son surcot dans
leur chute. Dunk regardait sans expression. Il songeait à l’Œuf. Et si cet
ennemi secret avait mis la main sur lui ? Ça avait autant de sens qu’autre
chose. Le petit n’a rien fait. Si quelqu’un a une querelle avec moi, ce ne
devrait pas être à lui d’en répondre.

On armait ser Jehan le Ménétrier pour sa prochaine joute lorsque Dunk


le retrouva. Rien de moins que trois écuyers s’occupaient de lui, bouclant
son armure et assurant le bardage de son cheval, tandis que lord Alyn
Chantecoq, assis à côté, buvait du vin coupé d’eau, le postérieur endolori et
la mine morose. En apercevant Dunk, lord Alyn s’étrangla, recrachant du
vin sur sa poitrine. « Comment se fait-il que vous couriez toujours ?
L’Escargot vous a enfoncé le crâne.
— Crâne d’Acier m’a fabriqué un bon heaume solide, m’sire. Et j’ai la
tête dure comme la pierre, me disait ser Arlan. »
Le Ménétrier rit. « Ne faites pas attention à Alyn. Le bâtard de
Boulenfeu l’a jeté à bas de son cheval sur son petit fessier dodu, et il a
décidé à présent qu’il haïssait tous les chevaliers errants.
— Cette lamentable créature boutonneuse n’est pas fils de Quentyn
Boule, insista Alyn Chantecoq. Jamais on n’aurait dû l’autoriser à
concourir. S’il s’agissait de mes noces, je l’aurais fait fouetter pour son
impudence.
— Quelle fille t’épouserait ? lui demanda ser Jehan. Et l’outrecuidance
de Boule est considérablement moins irritante que tes bouderies. Ser
Duncan, seriez-vous par hasard ami de Galtry le Vert ? Je vais devoir sous
peu le séparer de son cheval. »
Dunk n’en doutait pas. « Je ne connais pas l’homme, m’sire.
— Voulez-vous prendre une coupe de vin ? Du pain et des olives ?
— Rien qu’un mot, m’sire.
— Tous les mots que vous voudrez. Retirons-nous sous mon pavillon. »
Le Ménétrier retint le rabat pour lui. « Pas toi, Alyn. Un peu moins d’olives
ne te fera pas de mal, à franchement parler. »
À l’intérieur, le Ménétrier se retourna vers Dunk. « Je savais que ser
Uthor ne vous avait pas tué. Mes rêves ne se trompent jamais. Et l’Escargot
devra m’affronter sous peu. Une fois que je l’aurai désarçonné, j’exigerai le
retour de vos armes et de votre armure. De votre destrier également, bien
que vous méritiez meilleure monture. En accepteriez-vous une en cadeau ?
— Je… Non… je ne pourrais pas. » L’idée mettait Dunk mal à l’aise.
« Je ne veux pas passer pour un ingrat, mais…
— Si c’est la question de la dette qui vous tracasse, chassez cette idée
de votre esprit. Je n’ai nul besoin de votre argent, ser. Simplement de votre
amitié. Comment pourriez-vous devenir un de mes chevaliers sans
cheval ? » Ser Jehan enfila ses gantelets d’acier en queue de homard et
ploya les doigts.
« Mon écuyer a disparu.
— Parti avec une fille, peut-être ?
— L’Œuf est trop jeune pour les filles, m’sire. Jamais il ne me quitterait
de son plein gré. Si j’étais à l’agonie, il demeurerait jusqu’à ce que mon
cadavre soit froid. Son cheval est encore là. Notre mule aussi.
— Si vous voulez, je peux envoyer mes hommes à sa recherche. »
Mes hommes. Dunk n’aimait guère ce terme. Un tournoi pour les
traîtres, songea-t-il. « Vous n’êtes pas un chevalier errant.
— Non. » Le sourire du Ménétrier débordait de charme juvénile. « Mais
vous le saviez depuis le début. Vous m’appelez m’sire depuis notre
rencontre sur la route, comment cela se fait-il ?
— Votre façon de parler. Votre apparence générale. Votre
comportement. » Dunk le balourd, lourd comme un vrai rempart. « Sur le
toit, la nuit dernière, vous avez dit des choses…
— Le vin me rend trop bavard, mais j’en pensais chaque mot. Nous
sommes liés ensemble, vous et moi. Mes rêves ne mentent pas.
— Vos rêves ne mentent pas, mais vous, si. Jehan n’est pas votre vrai
nom, je me trompe ?
— Non. » Les yeux du Ménétrier pétillaient de malice.
Il a les yeux de l’Œuf.
« Son vrai nom sera révélé bien assez tôt, à ceux qui ont besoin de le
savoir. » Lord Gormon Peake s’était glissé dans le pavillon, la mine grise.
« Chevalier errant, je vous préviens…
— Oh, cesse donc, Gormy, interrompit le Ménétrier. Ser Duncan est des
nôtres, ou le sera bientôt. Je te l’ai dit, j’ai rêvé de lui. » Au-dehors, une
trompe de héraut sonna. Le Ménétrier tourna la tête. « On m’appelle sur les
lices. Veuillez m’excuser, ser Duncan. Nous pourrons reprendre notre
conversation une fois que j’aurai disposé de ser Galtry le Vert.
— Force à votre bras », lui souhaita Dunk. C’était la moindre des
courtoisies.
Lord Gormon demeura après le départ de ser Jehan. « Ses rêves seront
notre perte à tous.
— Qu’a-t-il fallu pour acheter ser Galtry ? s’entendit demander Dunk.
S’est-il contenté d’argent, ou exige-t-il de l’or ?
— Je vois que quelqu’un a parlé. » Peake s’assit sur un siège de camp.
« J’ai une douzaine d’hommes au-dehors. Je devrais les faire entrer et leur
ordonner de vous trancher la gorge, ser.
— Pourquoi ne le faites-vous pas ?
— Sa Grâce le prendrait mal. »
Sa Grâce. Dunk eut l’impression qu’on lui avait assené un coup de
poing dans l’estomac. Encore un dragon noir, se dit-il. Une autre rébellion
Feunoyr. Et bientôt, un autre champ d’Herberouge. L’herbe n’était pas
rouge quand le soleil s’est levé. « Pourquoi ce mariage ?
— Lord Beurpuits souhaitait une nouvelle épouse pour réchauffer son
lit, et lord Frey avait une fille quelque peu abîmée. Leurs épousailles
fournissaient un prétexte plausible pour réunir des seigneurs de même
opinion. La plupart de ceux qu’on a invités ici ont jadis combattu pour le
dragon noir. Le reste a des raisons de maudire le règne de Freuxsanglant,
d’entretenir des griefs et de caresser des ambitions. Nombre d’entre nous
ont vu mener des fils ou des filles à Port-Réal pour garantir notre future
loyauté, mais la plupart des otages ont péri durant le Fléau de Printemps.
Nous n’avons plus les mains liées. Notre heure a sonné. Aerys est faible.
Un homme de livres, pas un guerrier. Le peuple le connaît à peine, et ce
qu’il en connaît ne lui plaît pas. Ses seigneurs l’aiment encore moins. Son
père aussi était faible, c’est vrai, mais quand son trône a été menacé, il avait
des fils pour se battre pour lui. Baelor et Maekar, le marteau et l’enclume…
Mais Baelor Briselance n’est plus, et le prince Maekar se morfond à
Lestival, fâché avec le Roi et la Main. »
Certes, songea Dunk, et voilà à présent qu’un imbécile de chevalier
errant a livré son fils préféré aux mains de ses ennemis. Comment mieux
garantir que le prince ne bougera pas de Lestival ? « Il y a Freuxsanglant,
dit-il. Ce n’est pas un faible, lui.
— Non, admit lord Peake, mais personne n’aime les sorciers, et les
fratricides sont maudits au regard des dieux et des hommes. Au premier
signe de faiblesse ou de défaite, les partisans de Freuxsanglant fondront
comme neiges en été. Et si le rêve qu’a fait le prince se réalise, et qu’un
dragon vivant apparaît ici à Murs-Blancs… »
Dunk acheva pour lui : « … le trône est à vous.
— À lui, corrigea lord Gormon Peake. Je ne suis qu’un humble
serviteur. » Il se leva. « Ne cherchez pas à quitter le château, ser. Si vous le
faisiez, je prendrais cela comme une preuve de traîtrise, et vous en
répondriez de votre vie. Nous sommes allés trop loin pour rebrousser
chemin maintenant. »

Le ciel de plomb crachait sa pluie avec vigueur quand Jehan le


Ménétrier et ser Galtry le Vert empoignèrent des lances neuves à des
extrémités opposées des lices. Certains invités de la noce s’échappaient vers
la grande salle, blottis sous des capes.
Ser Galtry chevauchait un étalon blanc. Un plumet vert avachi adornait
son heaume, un panache assorti la barde crinière de son cheval. Son
manteau était un rapiéçage de nombreux carrés de tissu, chacun d’une
nuance différente de vert. Des incrustations d’or faisaient scintiller ses
grèves et ses gantelets, et son écu affichait neuf étoiles hérissées, jade sur
un champ vert poireau. Il avait même la barbe teinte en vert, à la mode des
hommes de Tyrosh, de l’autre côté du détroit.
Neuf fois le Ménétrier et lui chargèrent lances brandies, le chevalier aux
coupons verts et le jeune nobliau aux épées d’or et à la vielle, et neuf fois
leurs lances se brisèrent. Au huitième passage, le sol était devenu
spongieux, et les grands destriers soulevaient en gerbes les flaques de pluie.
Au neuvième, le Ménétrier faillit perdre son assiette, mais se reprit avant
que de tomber. « Beau coup, lança-t-il en riant. Vous avez failli me jeter à
terre, ser.
— Bientôt, lui cria le chevalier vert à travers la pluie.
— Non, je ne crois pas. » Le Ménétrier lâcha sa lance rompue et un
écuyer lui en tendit une nouvelle.
L’assaut suivant fut leur dernier. La lance de ser Galtry érafla sans effet
l’écu du Ménétrier, tandis que celle de ser Jehan percutait le chevalier vert
nettement au centre de la poitrine et l’arrachait à sa selle, pour le faire choir
dans de grandes gerbes brunes. À l’est, Dunk vit l’éclat de la foudre dans la
distance.
Les tribunes des spectateurs se vidaient rapidement, tandis que petit
peuple autant que nobliaux se hâtaient pour échapper à la pluie. « Regardez-
les s’enfuir », murmura Alyn Chantecoq en se glissant auprès de Dunk.
« Quelques gouttes de pluie, et tous ces hardis seigneurs déguerpissent en
couinant chercher un abri. Que feront-ils lorsque éclatera l’orage véritable,
je me le demande ? »
L’orage véritable. Dunk savait que lord Alyn ne parlait pas du temps.
Que veut-il, celui-là ? A-t-il subitement décidé de fraterniser avec moi ?
Le héraut grimpa une fois de plus sur la plateforme. « Ser Tommard
Heddle, chevalier de Murs-Blancs, au service de lord Beurpuits ! » clama-t-
il tandis que le tonnerre grondait au loin. « Ser Uthor Enverfeuille. Avancez
et démontrez votre valeur. »
Dunk jeta un coup d’œil à ser Uthor à temps pour voir virer à l’aigre le
sourire de l’Escargot. Ce n’est pas la rencontre pour laquelle il a payé. Le
maître des jeux l’a trompé, mais pourquoi ? Quelqu’un d’autre est
intervenu, quelqu’un que Cosgrove estime davantage qu’Uthor
Enverfeuille. Dunk remâcha cette idée un instant. Ils ignorent qu’Uthor n’a
pas l’intention de l’emporter, comprit-il d’un seul coup. Ils le considèrent
comme une menace, aussi comptent-ils sur Tom le Noir pour l’écarter du
chemin du Ménétrier. Heddle lui-même était partie prenante dans la
conspiration de Peake ; on pouvait se fier à lui pour perdre lorsque le besoin
s’en ferait sentir. Ce qui ne laissait plus que…
Et soudain, lord Peake en personne déboula sur le terrain boueux pour
gravir les marches menant à la plate-forme du héraut, sa cape claquant
derrière lui. « On nous a trahis ! s’écria-t-il. Freuxsanglant a mis un espion
parmi nous. On a volé l’œuf de dragon ! »
Ser Jehan le Ménétrier fit volter sa monture. « Mon œuf ? Comment est-
ce possible ? Lord Beurpuits a des gardes placés à l’extérieur de sa chambre
nuit et jour.
— Tués, déclara lord Peake, mais un homme a nommé son assassin
avant de mourir. »
Aurait-il l’intention de m’accuser ? se demanda Dunk. Une bonne
dizaine d’hommes l’avaient vu manipuler l’œuf de dragon la veille,
lorsqu’il avait transporté lady Beurpuits jusqu’à la couche du seigneur son
époux.
L’index de lord Gormon s’abattit en un geste accusateur. « Le voilà. Ce
fils de putain. Emparez-vous de lui. »
À l’autre bout des lices, ser Glendon Boule leva les yeux, abasourdi.
L’espace d’un instant, il ne parut pas comprendre ce qui se passait, jusqu’à
ce qu’il voie des hommes se ruer vers lui de toutes les directions. Là, le
jeune homme se mut plus rapidement que Dunk n’aurait pu le croire. Il
avait à demi tiré son épée du fourreau quand le premier homme jeta un bras
autour de sa gorge. Boule s’arracha à son étreinte, mais deux autres étaient
déjà sur lui. Ils le percutèrent et l’entraînèrent dans la boue. D’autres
hommes s’agglomérèrent sur eux, hurlant et donnant des coups de pied. Ce
pourrait être moi, comprit Dunk. Il se sentit aussi désemparé qu’il l’avait
été à Cendregué, en ce jour où on lui avait annoncé qu’il devait perdre une
main et un pied.
Alyn Chantecoq le tira en arrière. « Ne vous en mêlez pas, si vous tenez
à retrouver votre écuyer. »
Dunk se retourna vers lui. « Que voulez-vous dire ?
— Il se peut que je sache où dénicher le gamin.
— Où ? » Dunk n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes.
À l’autre bout du terrain, on remit rudement ser Glendon sur ses pieds,
immobilisé entre deux hommes d’armes en mailles et demi-heaumes. Il était
crotté de boue de la taille aux chevilles, et le sang et la pluie lui coulaient
sur les joues. Du sang de héros, songea Dunk, tandis que Tom le Noir
mettait pied à terre devant le captif. « Où est l’œuf ? »
Une bave de sang coula de la bouche de Boule. « Pourquoi aurais-je
volé l’œuf ? Je me préparais à le remporter. »
Certes, se dit Dunk, et cela, ils ne pouvaient le laisser faire.
Tom le Noir frappa Boule au visage avec son poing maillé. « Fouillez
ses fontes, ordonna lord Peake. Nous allons y découvrir l’œuf de dragon,
empaqueté et dissimulé, je pourrais le parier. »
Lord Alyn baissa la voix. « C’est bien ce qui va se passer. Venez avec
moi si vous tenez à retrouver votre écuyer. Il n’y aura pas de meilleur
moment que maintenant, pendant qu’ils sont tous occupés. » Il n’attendit
pas de réponse.
Dunk dut obtempérer. Trois grandes enjambées l’amenèrent à hauteur
du nobliau. « Si vous avez fait le moindre mal à l’Œuf…
— Je n’ai aucun goût pour les petits garçons. Par ici. Hâtez-vous, à
présent. »
Passant sous une arche, descendant une volée de marches boueuses,
tournant à un coin, Dunk le suivit à grands pas, faisant voler l’eau des
flaques tandis que la pluie s’abattait autour d’eux. Ils rasèrent les murs,
enveloppés d’ombre, pour s’arrêter enfin dans une cour enclose au pavé de
pierre lisse et glissant. Des bâtiments se pressaient étroitement de toutes
parts. Au-dessus, on voyait des fenêtres, fermées de volets verrouillés. Au
centre de la cour se trouvait un puits, entouré d’une petite margelle en
pierre.
Un lieu isolé, songea Dunk. L’atmosphère ne lui plaisait guère. Un vieil
instinct lui fit tendre la main vers la poignée de son épée, avant qu’il se
souvienne qu’elle avait été remportée par l’Escargot. Alors qu’il tâtonnait
sur sa hanche à la place où aurait dû pendre son fourreau, il sentit la pointe
d’un poignard lui piquer le bas des reins. « Tournez-vous vers moi et je
vous ôte un rein, puis je le donne à frire aux marmitons de Beurpuits pour le
banquet. » Le poignard pénétra, insistant, à travers le dos du justaucorps de
Dunk. « Allez jusqu’au puits. Pas de gestes brusques, ser. »
S’il a précipité l’Œuf dans ce puits, il lui faudra plus qu’un petit
poignard d’enfant pour s’en tirer. Dunk avança avec lenteur. Il percevait la
colère qui enflait dans son ventre.
La lame dans son dos disparut. « Vous pouvez vous retourner et me
faire face, à présent, chevalier errant. »
Dunk obéit. « M’sire. Est-ce à propos de l’œuf de dragon ?
— Non. C’est à propos du dragon. Vous imaginiez-vous que j’allais
rester sans rien faire et vous laisser le voler ? » Ser Alyn grimaça. « J’aurais
dû savoir qu’on ne pouvait se fier à cet incapable d’Escargot pour vous tuer.
Je vais lui faire rendre mon or, jusqu’à la dernière pièce. »
Lui ? s’étonna Dunk. Ce nobliau grassouillet et parfumé, à la figure
terreuse, c’est lui, mon ennemi secret ? Il ne savait pas s’il devait en rire ou
en pleurer. « Ser Uthor a bien gagné son or. J’ai la tête dure, c’est tout.
— Il semblerait, en effet. Reculez. »
Dunk recula d’un pas.
« Encore. Encore. Un de plus. »
Un autre pas, et il se trouva contre le puits. Les pierres lui pressaient
contre le bas du dos.
« Asseyez-vous sur la margelle. Un petit bain ne vous fait pas peur, si ?
Vous ne pouvez guère être plus mouillé que vous l’êtes déjà.
— Je ne sais pas nager. » Dunk appuya une main sur la margelle. Les
pierres étaient trempées. L’une d’elles branla sous la pression de sa paume.
« Comme c’est dommage. Voulez-vous sauter, ou dois-je vous
piquer ? »
Dunk baissa les yeux. Il voyait les gouttes de pluie moucheter l’eau, à
vingt bons pieds au-dessous. Les parois étaient couvertes d’algues gluantes.
« Je ne vous ai jamais fait aucun mal.
— Et vous ne m’en ferez jamais. Daemon est à moi. Je commanderai sa
Garde Royale. Vous n’êtes pas digne d’un manteau blanc.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire. » Daemon. Le nom résonna sous
le crâne de Dunk. Pas Jehan. Daemon, comme son père. Dunk le balourd,
lourd comme un vrai rempart. « Daemon Feunoyr a donné le jour à sept fils.
Deux sont morts sur le champ d’Herberouge, des jumeaux…
— Aegon et Aemon. De misérables brutes sans cervelle, tout comme
vous. Quand nous étions petits, ils prenaient plaisir à nous tourmenter,
Daemon et moi. J’ai pleuré lorsque Aigracier l’a entraîné en exil, et pleuré
encore quand lord Peake m’a annoncé qu’il revenait chez lui. Mais là, il
vous a vu, vous, sur la route, et il a oublié que j’existais. » Chantecoq agita
son poignard de façon menaçante. « Vous pouvez entrer dans l’eau comme
vous êtes, ou en saignant. Que préférez-vous ? »
Dunk referma sa main sur la pierre branlante. Elle se révéla moins
descellée qu’il l’avait espéré. Avant qu’il puisse la dégager, toutefois, ser
Alyn plongea. Dunk se tourna sur un côté, si bien que la pointe de la lame
trancha dans la chair de son bras d’écu. C’est alors que la pierre céda. Dunk
la fit manger à Sa Seigneurie, et il sentit les dents casser sous le choc. « Le
puits, vraiment ? » Il frappa de nouveau le nobliau à la bouche, puis il lâcha
la pierre, saisit Chantecoq par le poignet et le tordit jusqu’à ce qu’un os se
brisât et que le poignard sonnât sur les pavés. « Après vous, m’sire. »
S’effaçant, Dunk tira vigoureusement sur le bras du nobliau et lui flanqua
un coup de pied dans le bas des reins. Lord Alyn dégringola la tête la
première dans le puits. Il y eut une gerbe d’eau.
« Bien joué, ser. »
Dunk pivota. À travers la pluie, tout ce qu’il distinguait, c’était une
forme encapuchonnée et un œil unique, pâle et blanc. Ce fut seulement
quand l’homme s’avança que le visage dans l’ombre du capuchon revêtit les
traits familiers de ser Maynard Prünh, son œil pâle n’étant rien que la
broche d’opale qui retenait sa cape à l’épaule.
Dans le puits, lord Alyn se débattait, éclaboussait et appelait à l’aide.
« Au meurtre ! Aidez-moi, quelqu’un.
— Il a tenté de me tuer, expliqua Dunk.
— Cela peut expliquer tout ce sang.
— Du sang ? » Il baissa les yeux. Son bras gauche était rouge de
l’épaule jusqu’au coude, sa tunique collée à sa peau. « Oh. »
Dunk ne se souvenait pas d’être tombé, mais il se retrouva subitement
par terre, avec des gouttes d’eau qui roulaient sur son visage. Il entendait les
geignements de lord Alyn sortir du puits, mais les bruits d’éclaboussures
étaient devenus plus faibles. « Il faut panser ce bras. » Ser Maynard glissa
le sien sous Dunk. « Allons, debout. Je ne peux pas vous soulever tout seul.
Servez-vous de vos jambes. »
Dunk obtempéra. « Lord Alyn. Il va se noyer.
— Il ne manquera à personne. Au Ménétrier moins qu’à quiconque.
— Ce n’est pas », hoqueta Dunk, blême de douleur, « un ménétrier.
— Non. C’est Daemon de la maison Feunoyr, second du nom. Du
moins est-ce ainsi qu’il se fera appeler, si jamais il accède au Trône de Fer.
Vous seriez étonné de savoir combien de seigneurs préfèrent des rois braves
et stupides. Daemon est jeune et fringant, et il a beaucoup de prestance, sur
un cheval. »
Les clapotis sortis du puits étaient presque trop ténus pour qu’on les
entende. « Ne devrions-nous pas lancer une corde à Sa Seigneurie ?
— Le sauver maintenant pour l’exécuter plus tard ? Je ne pense pas,
non. Qu’il déguste le repas qu’il vous avait préparé. Venez, appuyez-vous
sur moi. » Prünh le guida pour la traversée de la cour. Vu de près il y avait
quelque chose de curieux dans les traits généraux de ser Maynard. Plus
Dunk les regardait et moins il semblait les voir. « Je vous ai encouragé à
fuir, vous vous en souvenez, mais vous prisiez votre honneur par-dessus
votre vie. Il est bel et bon de mourir avec honneur, mais si la vie en jeu n’est
pas la vôtre, qu’en est-il ? Répondriez-vous de la même façon, ser ?
— La vie de qui ? » Du puits monta un dernier clappement d’eau.
« L’Œuf ? Est-ce que vous parlez de l’Œuf ? » Dunk étreignit le bras de
Prünh. « Où est-il ?
— Avec les dieux. Et vous devez savoir pourquoi, je pense. »
La douleur qui tordit le ventre de Dunk à cet instant-là lui fit oublier son
bras. Il poussa un gémissement. « Il a voulu employer la botte.
— C’est ce que je suppose. Il a montré l’anneau à mestre Lothar, qui l’a
livré à Beurpuits, qui s’est sans doute pissé aux braies en le voyant et qui a
commencé à se demander s’il avait choisi le bon camp et ce que
Freuxsanglant savait de la conspiration. La réponse à cette dernière question
est pas mal de choses. » Prünh gloussa.
« Qui êtes-vous ?
— Un ami, répondit Maynard Prünh. Qui vous surveillait et s’étonnait
de votre présence dans ce nid de vipères. Silence à présent, jusqu’à ce que
nous vous ayons ravaudé. »
Restant dans les ombres, ils regagnèrent tous deux la petite tente de
Dunk. Une fois à l’intérieur, ser Maynard alluma un feu, remplit un bol de
vin et le déposa sur les flammes pour le faire bouillir. « Une blessure nette,
et ce n’est pas votre bras d’épée, au moins, diagnostiqua-t-il en fendant la
manche de la tunique trempée de sang de Dunk. Le coup paraît avoir
manqué l’os. Toutefois, il nous faut le laver, ou vous pourriez perdre le bras.
— Ça n’a aucune importance. » L’estomac de Dunk se tordait, et il avait
l’impression qu’il allait vomir d’un instant à l’autre. « Si l’Œuf est mort…
— … vous en portez la responsabilité. Vous auriez dû le tenir bien à
l’écart de ces lieux. Je n’ai jamais dit que le petit était mort, cependant. J’ai
dit qu’il était avec les dieux. Est-ce que vous avez du linge propre ? De la
soie ?
— Ma tunique. La belle, celle que j’ai eue à Dorne. Qu’est-ce que vous
entendez par : il est avec les dieux ?
— Chaque chose en son temps. D’abord, votre bras. »
Le vin ne tarda pas à fumer. Ser Maynard dénicha la belle tunique en
soie de Dunk, la renifla d’un air soupçonneux, puis tira une dague et
entreprit de la découper. Dunk ravala ses protestations.
« Ambrose Beurpuits n’a jamais été ce qu’on pourrait appeler un
homme de décision, expliqua ser Maynard tout en froissant trois bandes de
soie et en les laissant tomber dans le vin. Il entretenait des doutes sur ce
complot depuis le début, des doutes qui se sont embrasés lorsqu’il a appris
que le jeune homme ne portait pas l’épée. Et ce matin, son œuf de dragon a
disparu et, avec lui, ses derniers vestiges de courage.
— Ser Glendon n’a pas volé l’œuf, attesta Dunk. Il a passé la journée
dans la cour, à jouter ou à regarder jouter les autres.
— Peake n’en retrouvera pas moins l’œuf dans ses fontes de selle. » Le
vin bouillait. Prünh enfila un gant de cuir et dit : « Essayez de ne pas crier. »
Puis il pêcha une bande de soie dans le vin en ébullition et se mit à laver la
coupure.
Dunk ne cria pas. Il serra les dents, se mordit la langue, frappa du poing
contre sa cuisse assez fort pour laisser des marques, mais il ne cria pas. Ser
Maynard employa ce qu’il restait de sa belle tunique pour confectionner un
bandage et le lia très fortement autour de son bras. « Comment vous sentez-
vous ? demanda-t-il quand il eut terminé.
— Horriblement mal. » Dunk frissonna. « Où est l’Œuf ?
— Avec les dieux. Je vous l’ai dit. »
Dunk leva le bras et serra sa main valide autour du cou de Prünh.
« Parlez clairement. J’en ai soupé des indices et des clins d’œil. Dites-moi
où trouver le petit, ou je vous brise votre putain de cou, ami ou pas.
— Au septuaire. Vous feriez bien d’y aller armé. » Ser Maynard sourit.
« Est-ce assez clair pour vous, Dunk ? »

Son premier arrêt fut pour le pavillon de ser Uthor Enverfeuille.


Lorsque Dunk se coula à l’intérieur, il ne trouva que Will l’écuyer,
penché sur une bassine, en train de laver le petit linge de son maître.
« Encore vous ? Ser Uthor est au banquet. Vous voulez quoi ?
— Mon épée et mon écu.
— Vous avez apporté la rançon ?
— Non.
— En ce cas, pourquoi j’ vous laisserais prendre vos armes ?
— J’en ai besoin.
— C’est pas une raison suffisante.
— Et si je vous disais : essayez de m’arrêter et je vous tue ? »
Will demeura un instant bouche bée. « Elles sont là-bas. »

Dunk s’immobilisa devant le septuaire du château. Que les dieux


m’accordent de ne pas arriver trop tard. Son baudrier avait retrouvé sa
place habituelle, bien serré autour de sa taille. Il avait accroché l’écu au
gibet à son bras blessé, et son poids propageait à chaque pas des ondes de
douleur en lui. Si quelqu’un venait à le frôler, il craignait bien de hurler. Il
ouvrit les portes d’une bourrade de sa main valide.
À l’intérieur du septuaire, uniquement éclairé par les cierges qui
scintillaient sur les autels des Sept, régnaient la pénombre et le silence. Le
Guerrier avait le plus grand nombre de cierges allumés, comme on pouvait
s’y attendre durant un tournoi ; plus d’un chevalier avait dû venir ici prier
de recevoir force et courage, avant de s’aventurer sur les lices. L’autel de
l’Étranger était enveloppé d’ombre, avec un seul cierge allumé. La Mère et
le Père en avaient chacun des dizaines, le Ferrant et la Jouvencelle un peu
moins. Et sous la lanterne brillante de l’Aïeule était agenouillé lord
Ambrose Beurpuits, tête courbée, priant en silence pour obtenir la sagesse.
Il n’était pas seul. À peine Dunk s’était-il dirigé vers lui que deux
hommes d’armes avancèrent pour lui couper la route, la mine austère sous
leurs demi-heaumes. Tous deux étaient vêtus de maille, sous les surcots
ondés du vert, blanc et jaune de la maison Beurpuits. « Halte, ser, dit l’un.
Vous n’avez rien à faire ici.
— Si. Je vous avais prévenus qu’il me trouverait. »
C’était la voix de l’Œuf.
Lorsque l’Œuf émergea des ombres sous le Père, son crâne rasé luisant
à la lumière des cierges, Dunk faillit se ruer vers lui, pour le soulever avec
un cri de joie et l’étouffer dans son accolade. Quelque chose dans la voix de
l’Œuf le fit hésiter. Il a l’air plus mécontent qu’effrayé, et je ne l’ai jamais
vu paraître aussi sévère. Et Beurpuits est à genoux. Il se passe quelque
chose de bizarre, ici.
Lord Beurpuits se remit debout. Même à la lueur tamisée des cierges, sa
chair semblait pâle et moite. « Laissez-le », ordonna-t-il à ses gardes.
Quand ils s’écartèrent, il fit signe à Dunk d’approcher. « Je n’ai fait aucun
mal au petit. J’ai bien connu son père, lorsque j’étais Main du Roi. Le
prince Maekar doit savoir que rien de ceci n’était mon idée.
— Il le saura, promit Dunk. Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?
— Peake. C’est lui qui a tout organisé, je le jure par les Sept. » Lord
Beurpuits posa une main sur l’autel. « Puissent les dieux me frapper sur-le-
champ si je mens. Il m’a dit qui je devais inviter et qui exclure, et il a fait
venir ici ce petit prétendant. Je n’ai jamais voulu prendre part à aucune
trahison, vous devez me croire. Tom Heddle, lui, il m’a poussé, je ne le nie
pas. Mon gendre, marié à ma fille aînée, mais je ne veux pas mentir : il était
partie prenante.
— C’est votre champion, observa l’Œuf. S’il était mêlé à l’affaire, vous
l’étiez aussi. »
Tais-toi, voulait rugir Dunk. Ta langue folle va nous faire tuer. Pourtant,
Beurpuits sembla trembler. « Messire, vous ne comprenez pas. Heddle
commande ma garnison.
— Vous devez bien avoir quelques gardes qui vous sont loyaux, objecta
l’Œuf.
— Les hommes que voici, dit Beurpuits. Quelques autres. J’ai été trop
négligent, je vous l’accorde, mais jamais je n’ai été un traître. Frey et moi
entretenions depuis le début des doutes sur le compte du prétendant de lord
Peake. Il ne porte pas l’épée ! S’il était le fils de son père, Aigracier l’aurait
armé de Feunoyr. Et toutes ces histoires de dragon… de la folie, de la folie
et du délire. » Sa Seigneurie tapota de sa manche la sueur sur son visage.
« Et à présent, ils ont emporté l’œuf, l’œuf de dragon que mon aïeul
détenait du roi lui-même, en récompense de son féal service. Il était là ce
matin à mon réveil, et mes gardes jurent que personne n’est entré ni sorti de
la chambre à coucher. Il se peut que lord Peake les ait soudoyés, je ne puis
dire, mais l’œuf a disparu. Ils doivent l’avoir pris, ou alors… »
Ou alors, l’œuf a éclos, songea Dunk. Si un dragon vivant
réapparaissait à Westeros, les seigneurs et le peuple accourraient de
concert vers tout prince qui pourrait en revendiquer la possession.
« Messire, dit-il, un mot avec mon… mon écuyer, si vous voulez bien.
— Comme vous voudrez, ser. » Lord Beurpuits s’agenouilla pour prier
de nouveau.
Dunk attira l’Œuf de côté et mit un genou en terre pour discuter avec lui
les yeux dans les yeux. « Je vais te flanquer une taloche sur l’oreille si fort
que ta tête va se retourner sur tes épaules, et que tu passeras le reste de ta
vie à regarder d’où tu viens.
— Vous devriez, ser. » L’Œuf eut la bonne grâce de paraître penaud.
« Je regrette. J’avais simplement l’intention d’envoyer un corbeau à mon
père. »
Afin que je puisse demeurer chevalier. Cela partait d’un bon sentiment.
Dunk jeta un coup d’œil vers Beurpuits en prière. « Que lui as-tu fait ?
— Peur, ser.
— Certes, je le vois bien. Il aura des escarres aux genoux avant la fin de
la nuit.
— Je ne savais pas quoi faire d’autre, ser. Le mestre m’a conduit à eux,
une fois qu’il a vu la bague de mon père.
— Eux ?
— Lord Beurpuits et lord Frey, ser. Il y avait également quelques
gardes. Tout le monde était aux cent coups. On a volé l’œuf de dragon.
— Pas toi, j’espère ? »
L’Œuf secoua la tête. « Non, ser. J’ai su que j’allais avoir des ennuis
quand le mestre a montré ma bague à lord Beurpuits. J’ai pensé raconter
que je l’avais volée, mais je me suis dit qu’il ne me croirait pas. Et puis, je
me suis souvenu de la fois où j’ai entendu mon père rapporter un propos de
lord Freuxsanglant, qu’il valait mieux être effrayant qu’effrayé, aussi ai-je
prétendu que mon père nous avait envoyés ici espionner pour son compte,
qu’il venait ici avec une armée, que Sa Seigneurie ferait mieux de me
libérer et d’abandonner cette trahison, ou que cela lui coûterait sa tête. » Il
eut un sourire timide. « Ça a mieux marché que je n’aurais cru, ser. »
Dunk eut envie d’attraper le garçonnet par les épaules et de le secouer
jusqu’à ce que ses dents s’entrechoquent. Ce n’est pas un jeu, aurait-il
voulu rugir. C’est une question de vie ou de mort. « Est-ce que lord Frey a
entendu tout cela, lui aussi ?
— Oui. Il a souhaité à lord Beurpuits d’être heureux en mariage et
annoncé qu’il regagnait les Jumeaux sur-le-champ. C’est alors que Sa
Seigneurie nous a conduits ici pour prier. »
Frey peut fuir, rumina Dunk, mais Beurpuits n’a pas cette option et, tôt
ou tard, il va commencer à se demander pourquoi le prince Maekar et son
armée n’apparaissent pas. « Si lord Peake devait apprendre ta présence au
château… »
Les portes extérieures du septuaire s’ouvrirent avec fracas. Dunk se
retourna pour voir Tom Heddle le Noir fulminer dans sa maille et sa plate,
l’eau de pluie ruisselant de sa cape détrempée pour former une flaque à ses
pieds. Une douzaine d’hommes d’armes se tenaient avec lui, équipés de
piques et de haches. La foudre flamboya en bleu et blanc en travers du ciel
derrière eux, dessinant des ombres vives sur le sol de pierre pâle. Une rafale
de vent humide fit danser tous les cierges du septuaire.
Oh, par les sept putains d’enfer, fut tout ce que Dunk eut le temps de
penser avant qu’Heddle ne s’écrie : « L’enfant est là. Saisissez-vous de
lui. »
Lord Beurpuits s’était remis debout. « Non. Halte. Il ne faut pas porter
atteinte à l’enfant. Tommard, qu’est-ce que cela signifie ? »
Le visage de Tommard se tordit de mépris. « Nous n’avons pas tous du
lait qui nous coule dans les veines, Votre Seigneurie. Je vais m’emparer de
ce gamin.
— Vous ne comprenez pas. » La voix de Beurpuits s’était muée en un
chevrotement flûté. « Nous sommes perdus. Lord Frey a fui, et d’autres
suivront. Le prince Maekar arrive à la tête d’une armée.
— Raison de plus pour prendre le petit en otage.
— Non, non, se récria Beurpuits. Je ne veux plus rien avoir à faire avec
lord Peake ou son prétendant. Je ne combattrai pas. »
Tom le Noir considéra froidement son seigneur. « Poltron. » Il cracha.
« Racontez ce que vous voudrez. Vous combattrez, ou vous mourrez,
messire. » Il tendit le doigt vers l’Œuf. « Un cerf au premier qui fait couler
le sang.
— Non, non. » Beurpuits se tourna vers ses propres gardes. « Arrêtez-
les, vous m’entendez ? Je vous l’ordonne. Arrêtez-les. » Mais tous les
gardes s’étaient figés, désorientés, ne sachant plus à qui ils devaient obéir.
« Dois-je m’en charger moi-même, alors ? » Tom le Noir tira sa
flamberge.
Dunk l’imita. « Derrière moi, Œuf.
— Rangez votre lame, tous les deux ! hurla Beurpuits. Je ne veux pas
voir couler le sang dans le septuaire ! Ser Tommard, cet homme est le
bouclier juré du prince. Il va vous tuer !
— Uniquement s’il me tombe dessus. » Tom le Noir découvrit ses dents
en un sourire dur. « Je l’ai vu tenter de jouter.
— Je me débrouille mieux avec une épée », le mit en garde Dunk.
Heddle répondit par un grognement de dérision, et il chargea.
Dunk repoussa sans douceur l’Œuf en arrière et se tourna pour affronter
la lame. Il bloqua assez bien le premier coup en taille, mais le choc de
l’épée de Tom le Noir qui mordait dans son écu et la blessure bandée par-
dessous jetèrent un éclair de douleur qui lui crépita dans le bras. Il tenta de
riposter par un coup d’estoc vers la tête d’Heddle, mais Tom le Noir esquiva
et abattit de nouveau son épée. Dunk interposa son bouclier juste à temps.
Des éclisses de pin volèrent et Heddle rit, pressant l’attaque, en bas, en haut
et encore en bas. Dunk para chaque choc avec son écu, mais chaque impact
était un supplice, et il se retrouva en train de céder du terrain.
« Frappez-le, ser, entendit-il l’Œuf lancer. Frappez-le, frappez-le, il est
juste là. » Dunk avait en bouche un goût de sang et, plus grave, sa blessure
s’était rouverte. Une vague de vertige l’engloutit. La lame de Tom le Noir
taillait le bouclier allongé en échardes. Chêne et fer, gardez-moi fort, ou
bien suis mort, bon pour l’enfer, songea Dunk, avant de se souvenir que ce
bouclier-ci était en pin. Quand son dos cogna durement contre un autel, il
tomba un genou en terre et comprit qu’il ne lui restait plus de terrain à
céder.
« Vous n’êtes pas un chevalier, jugea Tom le Noir. Seraient-ce des
larmes, dans vos yeux, rustaud ? »
Des larmes de douleur. Dunk se redressa de sa position agenouillée et
percuta son adversaire, bouclier en avant.
Tom le Noir recula en titubant, conservant toutefois son équilibre, on ne
savait comment. Dunk maintint sa charge contre lui, le choquant de son
bouclier, encore et encore, mettant sa taille et sa force à profit pour
repousser Heddle jusqu’au milieu du septuaire. Puis il écarta le bouclier
d’un geste vif et abattit sa flamberge, et Heddle hurla alors que l’acier,
traversant la laine et le muscle, mordait profondément dans sa cuisse. Sa
propre épée frappa dans un mouvement affolé, mais le coup était désespéré
et malhabile. Dunk laissa son bouclier l’encaisser une fois de plus et il porta
tout son poids dans sa réplique.
Tom le Noir vacilla en arrière d’un pas, et fixa d’un regard horrifié son
avant-bras qui roulait au sol, sous l’autel de l’Étranger. « Tu… hoqueta-t-il,
tu, tu…
— Je vous l’avais dit. » Dunk lui plongea sa lame dans la gorge. « Je
me débrouille mieux avec une épée. »

Deux des hommes d’armes repartirent en courant sous la pluie tandis


qu’une mare de sang s’étalait sous le corps de Tom le Noir. Les autres
serrèrent leur pique et hésitèrent, jetant des coups d’œil soupçonneux vers
Dunk, en attendant que leur seigneur s’exprime.
« C’était… c’était une mauvaise action », réussit enfin à articuler
Beurpuits. Il se tourna vers Dunk et l’Œuf. « Nous devons quitter Murs-
Blancs avant que ces deux autres apprennent à Gormon Peake ce qui s’est
produit. Il a plus d’amis que moi, parmi les invités. La poterne du rempart
nord, nous allons nous enfuir par là… Venez, il faut se hâter… »
Dunk remisa d’une saccade son épée au fourreau. « Œuf, file avec lord
Beurpuits. » Il passa un bras autour du gamin et baissa la voix. « Ne reste
pas plus longtemps avec lui que nécessaire. Lâche les rênes à Pluie et détale
avant que Sa Seigneurie change à nouveau de camp. Prends la route de
Viergétang, c’est plus près que Port-Réal.
— Et vous, ser ?
— Ne t’inquiète pas pour moi.
— Je suis votre écuyer.
— Oui-da. Et tu vas faire ce que je te dis, sinon tu vas te ramasser une
bonne taloche sur l’oreille. »

Un groupe d’hommes quittait la grand-salle, s’arrêtant assez longtemps


pour se coiffer de leur capuchon avant de s’aventurer sous la pluie. Parmi
eux figuraient le Vieil Aurochs, ainsi que le fluet lord Caswell, une fois de
plus en état d’ébriété. Tous deux gardèrent leurs distances avec Dunk. Ser
Mortimer Tourbier le gratifia d’un regard intrigué, mais préféra ne pas lui
adresser la parole. Uthor Enverfeuille ne fut pas si timide. « Vous arrivez
tard au banquet, ser, dit-il en enfilant ses gants. Et je vois que vous portez à
nouveau une épée.
— Vous toucherez votre rançon pour elle, si c’est tout ce qui vous
importe. » Dunk avait laissé derrière lui son bouclier endommagé, et drapé
sa cape par-dessus son bras blessé pour dissimuler le sang. « À moins que je
meure. Auquel cas, vous avez ma permission de dépouiller mon cadavre. »
Ser Uthor s’esclaffa. « Serait-ce de l’esprit chevaleresque, que je hume,
ou simplement de la stupidité ? Ces deux fumets se ressemblent beaucoup, à
mon souvenir. Il n’est pas trop tard pour accepter mon offre, ser.
— Il est plus tard que vous ne pensez », le mit en garde Dunk. Il
n’attendit pas la réponse d’Enverfeuille, mais l’écarta pour franchir les
doubles portes. La grand-salle puait la bière, la fumée et la laine trempée.
En haut, dans la galerie, quelques musiciens jouaient en sourdine. Des rires
résonnaient au haut bout des tables, où ser Kirby Pimm et ser Lucas
Quenenny disputaient un concours de boisson. Sur l’estrade, lord Peake
discutait sur un mode animé avec lord Costayne, tandis que la nouvelle
épouse d’Ambrose Beurpuits siégeait, délaissée, à sa place d’honneur.
Au bas bout de la table, Dunk trouva ser Kyle qui noyait ses chagrins
dans la bière de lord Beurpuits. Son tranchoir était garni d’un épais ragoût
composé des restes de la veille. Dans les échoppes de soupe de Port-Réal,
on appelait un tel plat : « un bol de brun ». Il n’éveillait visiblement aucun
appétit chez ser Kyle. Abandonné, le ragoût avait refroidi et une pellicule
grasse luisait à la surface du brun.
Dunk se glissa sur le banc à côté de lui. « Ser Kyle. »
Le Chat hocha la tête. « Ser Duncan. Voulez-vous de la bière ?
— Non. » La bière était bien la dernière chose dont il avait besoin.
« Seriez-vous souffrant, ser ? Pardonnez-moi, mais vous paraissez… »
… en meilleure forme que je ne me sens. « Qu’a-t-on fait de Glendon
Boule ?
— On l’a conduit aux cachots. » Ser Kyle secoua la tête. « Engeance de
putain ou pas, ce gamin ne m’a jamais fait l’effet d’être un voleur.
— Ce n’en est pas un. »
Ser Kyle le regarda en plissant les yeux. « Votre bras… comment avez-
vous… ?
— Un poignard. » Dunk se tourna pour faire face à l’estrade, fronçant
les sourcils. Il avait par deux fois échappé à la mort, aujourd’hui. Cela
suffirait à la plupart des hommes, il le savait. Dunk le balourd, lourd comme
un vrai rempart. Il se remit debout. « Votre Grâce », lança-t-il.
Sur les bancs voisins, quelques-uns posèrent leur cuillère,
interrompirent leur conversation et se tournèrent pour le regarder.
« Votre Grâce », répéta Dunk, plus fort. Il remonta à grands pas le tapis
myrien en direction de l’estrade. « Daemon. »
À cet instant, le silence se fit dans la moitié de la salle. Au haut bout de
la table, l’homme qui s’était fait appeler le Ménétrier se retourna pour lui
sourire. Il avait revêtu une tunique mauve pour le banquet, nota Dunk.
Mauve, pour faire ressortir la couleur de ses yeux. « Ser Duncan, je suis
ravi de vous voir avec nous. Que souhaitez-vous de moi ?
— Justice, répondit Dunk, pour Glendon Boule. »
Le nom résonna contre les murs et, l’espace d’un demi-battement de
cœur, ce fut comme si chacun dans la salle, homme, femme et enfant, avait
été changé en pierre. Puis lord Costayne abattit un poing contre une table et
s’écria : « C’est la mort, qu’il mérite, pas la justice ! » Une douzaine de
voix lui firent écho, et ser Harbert Paege déclara : « Il est né bâtard. Tous
les bâtards sont des voleurs, quand ce n’est pas pire. Le sang ne trompe
pas ! »
Pendant un instant, Dunk pensa sa cause désespérée. Je suis seul ici.
Mais alors, ser Kyle le Chat se leva avec effort, ne tanguant que très
légèrement. « Le petit est peut-être un bâtard, messeigneurs, mais c’est
celui de Boulenfeu. Ser Harbert l’a dit très justement. Le sang ne trompe
pas ! »
Daemon se rembrunit. « Nul ne respecte Boulenfeu plus que moi,
assura-t-il. Je refuse de croire que ce chevalier factice est de sa semence. Il
a volé l’œuf de dragon, et tué trois braves, ce faisant.
— Il n’a rien volé, ni tué personne, insista Dunk. Si trois hommes ont
été occis, cherchez ailleurs leur assassin. Votre Grâce le sait aussi bien que
moi, ser Glendon a passé toute la journée dans la cour, à courir une joute
après l’autre.
— Certes, reconnut Daemon. Je me suis étonné de cela, moi-même.
Mais on a récupéré l’œuf de dragon dans ses fontes.
— Vraiment ? Et où se trouve-t-il, à présent ? »
Lord Gormon Peake se dressa, l’œil froid et impérieux. « En sécurité, et
sous bonne garde. Et en quoi serait-ce de vos affaires, ser ?
— Qu’on l’apporte, demanda Dunk. J’aimerais l’examiner de nouveau,
m’sire. L’autre nuit, je ne l’ai vu qu’un court instant. »
Les yeux de Peake s’étrécirent. « Votre Grâce, annonça-t-il à Daemon, il
me vient à l’esprit que ce chevalier errant est arrivé à Murs-Blancs en
compagnie de ser Glendon, sans être invité. Il pourrait être mêlé à
l’affaire. »
Dunk l’ignora. « Votre Grâce, l’œuf de dragon que lord Peake a trouvé
parmi les biens de ser Glendon était celui qu’il y avait déposé. Qu’il le
présente, s’il le peut. Examinez-le vous-même. Je vous parie que ce n’est
qu’une simple pierre peinte. »
Le chaos explosa dans la salle. Cent voix se mirent à parler en même
temps, et une douzaine de chevaliers se dressèrent d’un bond. Daemon
paraissait presque aussi jeune et aussi désorienté que l’avait été ser Glendon
lorsqu’on l’avait accusé. « Seriez-vous ivre, mon ami ? »
J’aimerais bien. « J’ai perdu du sang, reconnut Dunk, mais pas la
raison. Ser Glendon a été accusé faussement.
— Pourquoi ? voulut savoir Daemon, perplexe. Si Boule n’a rien fait de
mal, comme vous l’affirmez, pourquoi Sa Seigneurie affirmerait-elle le
contraire et tenterait-elle de le prouver avec un caillou peint ?
— Pour l’écarter de votre chemin. Sa Seigneurie a acheté vos autres
adversaires avec de l’or et des promesses, mais Boule n’était pas à vendre. »
Le Ménétrier vira au rouge. « Ce n’est pas vrai.
— C’est vrai. Faites venir ser Glendon, et posez-lui vous-même la
question.
— C’est ce que je vais faire. Lord Peake, amenez le bâtard sur-le-
champ. Et apportez également l’œuf de dragon. Je désire l’examiner de plus
près. »
Gormon Peake décocha un regard haineux à Dunk. « Votre Grâce, on
est en train d’interroger le bâtard. Encore quelques heures et nous aurons
une confession à vous remettre, je n’en doute pas.
— Par on est en train de l’interroger, m’sire entend on est en train de le
torturer, intervint Dunk. Encore quelques heures et ser Glendon avouera
avoir tué le père de Votre Grâce, et vos deux frères par-dessus le marché.
— Il suffit ! » Le visage de lord Peake était presque mauve. « Encore un
mot, et je vous fais arracher la langue à la racine.
— Vous mentez, dit Dunk. En voilà deux.
— Et vous allez les regretter tous les deux, promit Peake. Qu’on
s’empare de cet homme et qu’on le mette aux fers dans un cachot.
— Non. » La voix de Daemon était dangereusement calme. « Je veux la
vérité sur tout cela. Sunderland, Vouyvère, Petibois, prenez vos hommes et
allez chercher ser Glendon au cachot. Faites-le monter immédiatement, et
veillez à ce qu’il ne lui soit fait aucun mal. Si quiconque cherche à entraver
votre action, dites-lui que vous servez la justice du roi.
— À vos ordres, répondit lord Vouyvère.
— Nous réglerons ceci comme le ferait mon père, annonça le Ménétrier.
Ser Glendon est accusé de crimes graves. En tant que chevalier, il a le droit
de se défendre par la force des armes. Je l’affronterai sur les lices, et que les
dieux déterminent la culpabilité et l’innocence. »

Sang de héros ou de catin, songea Dunk lorsque deux des hommes de


lord Vouyvère laissèrent crouler ser Glendon tout nu à ses pieds, il en
contient considérablement moins qu’auparavant.
Le jeune homme avait été battu avec sauvagerie. Il avait le visage
meurtri et enflé, plusieurs de ses dents étaient brisées ou manquantes, son
œil droit pleurait du sang, et tout le long de son torse sa chair était rougie et
craquelée aux endroits où on lui avait appliqué des fers rouges.
« Vous êtes en sécurité, à présent, lui murmura ser Kyle. Il n’y a ici que
des chevaliers errants, et les dieux savent si notre espèce est inoffensive. »
Daemon leur avait attribué les appartements du mestre, et ordonné de
panser toutes les blessures qu’avait pu recevoir ser Glendon et de veiller à
ce qu’il soit prêt pour les lices.
Trois ongles avaient été arrachés à la main gauche de Boule, constata
Dunk en lavant le sang du visage et des mains du jeune homme. Cela
l’inquiéta plus que le reste. « Êtes-vous capable de tenir une lance ?
— Une lance ? » Du sang et de la bave coulèrent de la bouche de ser
Glendon quand il essaya de parler. « Est-ce que j’ai tous mes doigts ?
— Dix, répondit Dunk, mais sept ongles seulement. »
Boule hocha la tête. « Tom le Noir allait me sectionner les doigts, mais
il a été appelé. Est-ce lui que je vais devoir combattre ?
— Non. Je l’ai tué. »
Cela le fit sourire. « Il fallait que quelqu’un s’en charge.
— Vous allez devoir jouter contre le Ménétrier, mais son vrai nom…
— … est Daemon, certes. On me l’a dit. Le dragon noir. » Ser Glendon
rit. « Mon père est mort pour lui. J’aurais été son homme, et de grand cœur.
J’aurais combattu pour lui, tué pour lui. Pour lui je serais mort, mais je ne
pouvais pas perdre pour lui. » Il détourna la tête et cracha une dent cassée.
« Pourrais-je avoir une coupe de vin ?
— Ser Kyle, apportez l’outre. »
Le jeune homme but à longs traits, puis s’essuya la bouche. « Regardez-
moi. Je tremble comme une donzelle. »
Dunk se rembrunit. « Pouvez-vous encore tenir sur un cheval ?
— Aidez-moi à me laver, et donnez-moi mon bouclier, ma lance et ma
selle, répondit ser Glendon, et vous verrez de quoi je suis capable. »

L’aube était presque venue quand la pluie diminua assez pour que le
combat ait lieu. La cour du château était un champ de boue molle aux
reflets mouillés sous le feu de cent torches. Au-delà du champ, se levait une
brume grise, dressant des doigts spectraux le long des remparts de pierre
pâle, pour agripper les mâchicoulis des murailles. Nombre des invités de la
noce avaient disparu durant les quelques heures d’intervalle, mais ceux qui
restaient gravirent de nouveau la tribune et s’installèrent sur des planches de
pin trempées de pluie. Parmi eux se tenait ser Gormon Peake, entouré par
un noyau de nobliaux et de chevaliers de maisons.
Voilà quelques années seulement que Dunk avait été écuyer du vieux ser
Arlan. Il n’avait pas oublié les gestes. Il serra les boucles sur l’armure mal
ajustée de ser Glendon, lui fixa son heaume sur le gorgerin, l’aida à monter
en selle, et lui tendit son écu. Des affrontements précédents avaient laissé de
profondes éraflures dans le bois, mais on voyait toujours la boule de feu
ardent. Il paraît aussi jeune que l’Œuf, se dit Dunk. Un gamin effrayé, et
morose. Son alezane ne portait aucun bardage, et elle était nerveuse. Il
aurait dû conserver sa propre monture. L’alezane est peut-être de meilleure
race et plus rapide, mais un cavalier monte mieux un cheval qu’il connaît
bien, et celui-ci lui est étranger.
« Je vais avoir besoin d’une lance, déclara ser Glendon. Une lance de
guerre. »
Dunk se dirigea vers les râteliers. Les lances de guerre étaient plus
courtes et plus lourdes que les lances de tournoi employées au cours des
joutes précédentes ; huit pieds de frêne massif terminé par une pointe en fer.
Dunk en sélectionna une et s’en saisit, laissant courir sa main sur sa
longueur pour s’assurer qu’elle ne présentait aucune fêlure.
À l’autre extrémité des lices, un des écuyers de Daemon lui tendait une
lance de même nature. Ce n’était plus un ménétrier. En lieu d’épées et de
vielles, le caparaçon de son palefroi arborait désormais le dragon à trois
têtes de la maison Feunoyr, noir sur champ de gueules. Le prince avait
également lavé ses cheveux de leur teinture noire, si bien qu’ils tombaient
sur son col en une cascade d’argent et d’or qui scintillait comme métal battu
à la clarté des torches. L’Œuf en aurait de tels si jamais il les laissait
pousser, prit conscience Dunk. Il avait du mal à se le représenter ainsi, mais
un jour, il le savait, il le devrait, en admettant qu’ils vivent tous deux assez
longtemps.
Le héraut accéda une nouvelle fois à sa plateforme. « Ser Glendon le
Bâtard est accusé de vol et de meurtre, proclama-t-il, et s’en vient à présent
prouver son innocence au péril de son corps. Daemon de la maison
Feunoyr, second du nom, Roi légitime des Andals, des Rhoynars et des
Premiers Hommes, Seigneur des Sept Couronnes et Protecteur du
Royaume, se présente pour prouver la véracité des accusations portées
contre Glendon le bâtard. »
Et tout d’un coup les années tombèrent, et Dunk se retrouva au champ
de Cendregué, à écouter Baelor Briselance, juste avant qu’ils ne s’élancent
pour livrer le combat de leur vie. Il remit la lance de guerre à sa place,
sélectionna une lance de tournoi sur le râtelier voisin ; douze pieds de long,
fine, élégante. « Utilisez celle-ci, conseilla-t-il à ser Glendon. C’est ce que
nous avons employé à Cendregué, au Jugement des Sept.
— Le Ménétrier a choisi une lance de guerre. Il compte me tuer.
— Il faudra d’abord qu’il vous touche. Si vous visez juste, sa pointe ne
vous atteindra jamais.
— Je ne sais pas.
— Moi, si. »
Ser Glendon lui arracha la lance des mains, fit tourner son cheval et
trotta vers les lices. « Alors, que les Sept nous préservent tous deux. »
Quelque part à l’est, un éclair crépita dans un ciel rose pâle. Daemon
racla de ses éperons d’or le flanc de son étalon et bondit en avant comme un
coup de tonnerre, abaissant sa lance de guerre avec sa mortelle pointe en
fer. Ser Glendon leva son bouclier et galopa à sa rencontre, tournant sa
lance plus longue au-dessus de la tête de sa jument pour la diriger vers le
torse du jeune prétendant. Des gerbes de boue jaillissaient sous les sabots de
leurs chevaux, et les torches semblaient brûler plus fort, au lourd passage
des deux chevaliers.
Dunk ferma les yeux. Il perçut un craquement, un cri, un choc sourd.
« Non, entendit-il lord Peake s’écrier avec douleur. Noooon. » Pendant
l’espace d’un demi-battement de cœur, Dunk eut presque pitié de lui. Il
rouvrit les yeux. Sans cavalier, le grand étalon noir ralentissait pour passer
au trot. Dunk bondit et le saisit par ses rênes. À l’autre bout des lices, ser
Glendon Boule faisait tourner sa jument et levait sa lance rompue. Des
hommes se précipitaient sur la lice à l’endroit où le Ménétrier gisait sans
bouger, le visage dans une flaque. Lorsqu’on l’aida à se relever, il n’était
que boue, de la tête aux pieds.
« Le dragon brun ! » cria quelqu’un. Un rire courut à travers la cour
tandis que l’aube déferlait sur Murs-Blancs.
Ce ne fut que quelques battements de cœur plus tard, tandis que Dunk et
ser Kyle aidaient Glendon Boule à mettre pied à terre, que sonna la
première trompette et que les sentinelles sur les remparts donnèrent
l’alarme. Devant le château venait d’apparaître une armée, surgie des
brumes du matin. « L’Œuf ne mentait pas, finalement », déclara Dunk à ser
Kyle, abasourdi.

De Viergétang était venu lord Mouton, de Corneilla lord Nerbosc, de


Sombreval lord Sombrelyn. Les domaines royaux autour de Port-Réal
avaient dépêché des Fengué, des Rosby, des Castelfoyer, des Massey, et les
propres épées liges du roi, menées par trois chevaliers de la Garde Royale et
renforcées par trois cents Dents de Freux, armées de longs arcs blancs en
bois de barral. Lady Lothston dite Folle Danelle était venue en personne des
tours hantées d’Harrenhal, revêtue d’une armure noire qui la ceignait
comme un gantelet de fer, laissant libres ses longs cheveux roux.
La lumière du soleil levant scintilla sur les pointes de cinq cents lances
et dix fois autant de piques. Les grises bannières de la nuit ressuscitèrent en
une demi-centaine de couleurs chamarrées. Et au-dessus de tout cela
flottaient deux dragons royaux sur des champs noirs comme la nuit : la
grande bête tricéphale du roi Aerys Ier Targaryen, rouge feu, et une furie aux
ailes blanches, crachant une flamme écarlate.
Pas Maekar, en fin de compte, comprit Dunk en voyant ces bannières.
Celles du prince de Lestival présentaient quatre dragons à trois têtes, deux
et deux, les armes du quatrième né du défunt roi Daeron II Targaryen. Un
unique dragon blanc annonçait la présence de la Main du Roi, lord Brynden
Rivers.
Freuxsanglant était venu en personne à Murs-Blancs.
La première rébellion Feunoyr avait péri sur le champ d’Herberouge
dans le sang et la gloire. La deuxième s’acheva dans un geignement. « Ils
ne peuvent nous impressionner », clama le jeune Daemon depuis les
remparts du château, après avoir vu l’anneau d’acier qui les ceinturait, « car
notre cause est juste. Nous nous taillerons un passage à travers eux et nous
galoperons à bride abattue sur Port-Réal ! Faites sonner les trompettes ! »
En fait, chevaliers, seigneurs et hommes d’armes murmurèrent tout bas
entre eux, et quelques-uns commencèrent à s’éclipser, pour se diriger vers
les écuries, une poterne ou une cachette dont ils espéraient qu’elles les
préserveraient. Et lorsque Daemon tira son épée et la leva au-dessus de sa
tête, chacun des hommes présents vit bien que ce n’était pas Feunoyr.
« Nous créerons un nouvel Herberouge, ce jour, promit le prétendant.
— Je pisse là-dessus, petit vielleux, riposta un écuyer grisonnant. Je
préfère vivre. »
Finalement, le second Daemon Feunoyr s’avança seul sur son cheval,
tira les rênes face à l’ost royal et défia lord Freuxsanglant en combat
singulier. « Je vous affronterai, ou ce lâche d’Aerys, ou tout champion qu’il
vous plaira de nommer. » Mais les hommes de lord Freuxsanglant se
bornèrent à l’encercler, le tirèrent à bas de son cheval et lui passèrent des
entraves dorées. La bannière qu’il avait tenue fut plantée en terrain boueux,
et brûlée. Elle flamba longtemps, soulevant un panache tordu de fumée
qu’on put voir à des lieues à la ronde.
Le seul sang versé ce jour-là coula quand un homme au service de lord
Vouyvère se vanta d’avoir été un des yeux de lord Freuxsanglant, et d’en
être bientôt récompensé. « Le temps que la lune tourne, je baiserai des
putains et je boirai du rouge de Dorne », aurait-il déclaré, juste avant qu’un
des chevaliers de lord Costayne lui tranche la gorge. « Bois ça, jeta-t-il
tandis que l’homme de Vouyvère se noyait dans son propre sang. C’est pas
du Dorne, mais il est rouge. »
Sinon, ce fut une colonne morose et silencieuse qui franchit les portes
de Murs-Blancs pour déposer les armes en une pile miroitante avant de se
voir entraver et emporter, en attendant le jugement de lord Freuxsanglant.
Dunk émergea avec le reste d’entre eux, ensemble avec ser Kyle le Chat et
Glendon Boule. Ils avaient cherché ser Maynard pour qu’il se joigne à eux,
mais Prünh s’était évaporé au cours de la nuit.
Il était tard dans l’après-midi quand ser Roland Crakehall de la Garde
Royale trouva Dunk parmi les autres prisonniers. « Ser Duncan. Au nom
des sept enfers, où vous cachiez-vous ? Lord Rivers vous réclame depuis
des heures. Venez avec moi, s’il vous plaît. »
Dunk lui emboîta le pas. La longue cape de Crakehall claquait derrière
lui à chaque saute de vent, aussi blanche que le clair de lune sur la neige.
Cette vision ramena Dunk aux paroles prononcées par le Ménétrier, sur le
toit. J’ai rêvé que vous étiez tout de blanc vêtu, de pied en cap, avec un long
manteau blanc qui flottait sur ces larges épaules. Dunk eut un grognement
de dérision. Ouais, et tu as rêvé de dragons qui sortaient d’œufs de pierre.
C’est aussi vraisemblable l’un que l’autre.
Le pavillon de la Main se trouvait à un demi-mille du château, à
l’ombre d’un orme immense. Une douzaine de vaches broutaient l’herbe à
proximité. S’élèvent et tombent les rois, songea Dunk, vaches et petit peuple
vaquent à leurs affaires. C’était une phrase que l’Ancien avait coutume de
prononcer. « Que vont-ils tous devenir ? demanda-t-il à ser Roland tandis
qu’ils croisaient un groupe de captifs assis dans l’herbe.
— Ils seront conduits à Port-Réal pour y être jugés. Les chevaliers et
hommes d’armes devraient s’en tirer avec une peine assez légère. Ils
suivaient simplement leurs seigneurs liges.
— Et les seigneurs ?
— Certains seront pardonnés, pour peu qu’ils disent la vérité sur ce
qu’ils savent et cèdent un fils ou une fille afin de garantir leur loyauté
future. Il en ira avec plus de dureté pour ceux qui ont reçu un pardon après
le champ d’Herberouge. Ils seront emprisonnés ou frappés de mort civile.
Les pires y perdront la tête. »
Freuxsanglant avait déjà commencé sur ce point, constata Dunk quand
ils arrivèrent à son pavillon. Flanquant l’entrée, les chefs tranchés de
Gormon Peake et de Tom Heddle le Noir étaient plantés sur des piques,
leurs écus en exposition au-dessous. Trois châteaux, noir sur orange.
L’homme qui a tué Roger de l’Arbre-sous.
Même dans la mort, les yeux de lord Gormon étaient durs comme silex.
Dunk les ferma de ses doigts. « Pourquoi avez-vous fait ça ? lui demanda
un des gardes. Les corbeaux les prendront bien assez vite.
— Je lui devais au moins cela. » Si Roger n’était pas mort ce jour-là,
l’Ancien n’aurait jamais accordé un regard de plus à Dunk en le voyant
poursuivre un cochon à travers les ruelles de Port-Réal. Un vieux roi mort a
donné une épée à un fils plutôt qu’à un autre, voilà comment tout a
commencé. Et à présent, je me retrouve ici, et ce pauvre Roger est dans la
tombe.
« La Main attend », ordonna Roland Crakehall.
Dunk le dépassa pour rejoindre lord Brynden Rivers, bâtard, sorcier et
Main du Roi.
L’Œuf se tenait devant lui, baigné de frais et revêtu d’atours princiers,
ainsi qu’il seyait à un neveu du roi. À proximité, lord Frey siégeait sur une
chaise de camp, une coupe de vin à la main et son atroce petit héritier qui se
tortillait sur ses genoux. Lord Beurpuits se trouvait là, lui aussi… à genoux,
visage blême, tout tremblant.
« La trahison n’est pas moins vile parce que le traître se révèle être un
couard, disait lord Rivers. J’ai écouté vos bêlements, lord Ambrose, et j’en
crois un mot sur dix. De sorte que je vous accorderai de conserver la
dixième part de votre fortune. Vous pouvez également conserver votre
épouse. Je vous en souhaite grande joie.
— Et Murs-Blancs ? demanda Beurpuits d’une voix tremblante.
— Confisqué par le Trône de Fer. J’ai l’intention de le démolir pierre à
pierre et de semer de sel le site où il se dresse. Dans vingt ans, nul ne se
souviendra qu’il a existé. De vieux fous et de jeunes mécontents continuent
d’effectuer le pèlerinage au champ d’Herberouge et de planter des fleurs à
l’endroit où est tombé Daemon Feunoyr. Je ne souffrirai pas que Murs-
Blancs devienne un autre monument au dragon noir. » Il agita une main
pâle. « À présent, disparais, cafard.
— La Main est généreuse. » Beurpuits s’en fut en titubant, tellement
aveuglé par le chagrin qu’il ne sembla pas reconnaître Dunk au passage.
« Vous avez aussi ma permission de vous retirer, lord Frey, ordonna
Rivers. Nous discuterons à nouveau plus tard.
— Comme mon seigneur le voudra. » Frey conduisit son fils hors du
pavillon.
C’est alors seulement que la Main du Roi se tourna vers Dunk.
Il était plus vieux que dans le souvenir de Dunk, avec un visage ridé et
dur, mais il avait toujours la peau pâle comme l’os, et sa joue et son cou
portaient encore la vilaine tache de naissance vineuse où certains voyaient
un freux. Ses bottes étaient noires, sa tunique écarlate. Par-dessus il avait
une cape couleur de fumée, retenue par une broche en forme de main de fer.
Ses cheveux lui tombaient aux épaules ; longs, blancs et raides, peignés en
avant afin de dissimuler son œil manquant, celui qu’Aigracier lui avait pris
sur le champ d’Herberouge. L’œil restant était très rouge. Combien d’yeux
lord Freuxsanglant possède-t-il ? Mille, et rien qu’un.
« Nul doute que le prince Maekar avait de bonnes raisons pour autoriser
son fils à servir comme écuyer auprès d’un chevalier errant, dit-il. Mais je
ne saurais imaginer qu’il comptait dans leur nombre le fait qu’il lui livre un
château rempli de traîtres ourdissant une rébellion. Comment se fait-il que
j’arrive pour trouver mon cousin dans ce nid de vipères, ser ? Lord Beurre-
au-cul voudrait me faire croire que le prince Maekar vous a envoyés ici,
afin de flairer la rébellion sous le masque d’un chevalier mystère. Est-ce
bien la vérité ? »
Dunk mit un genou en terre. « Non, m’sire. Je veux dire, si, m’sire.
C’est ce que l’Œuf lui a raconté. Aegon, je veux dire. Le prince Aegon. Si
bien que cette partie est la vérité. Mais ce n’est pas ce qu’on pourrait
qualifier de vérité vraie, pourtant.
— Je vois. Donc, vous avez tous deux appris cette conspiration contre la
couronne et vous avez décidé de la déjouer tout seuls, est-ce ainsi que cela
s’est passé ?
— Ce n’est pas ça non plus. Nous avons, en quelque sorte… nous
sommes tombés dessus par hasard, on pourrait dire, je suppose. »
L’Œuf croisa les bras. « Et ser Duncan et moi avions la situation bien en
main avant que vous n’arriviez avec votre armée.
— Nous avons eu de l’aide, m’sire, ajouta Dunk.
— Des chevaliers errants.
— Certes, m’sire. Ser Kyle le Chat, et Maynard Prünh. Et ser Glendon
Boule. C’est lui qui a désarçonné le Méné… le prétendant.
— Oui, je tiens déjà cette histoire d’une cinquantaine de lèvres. Le
Bâtard de la Feuille de Rose. Né d’une putain et d’un traître.
— Né de héros, insista l’Œuf. Et s’il compte parmi les captifs, je veux
qu’on le trouve et qu’on le libère. Et qu’on le récompense.
— Et qui êtes-vous pour dicter sa conduite à la Main du Roi ? »
L’Œuf ne broncha pas. « Vous savez qui je suis, cousin.
— Vous avez un écuyer insolent, ser, déclara lord Rivers à Dunk. Vous
devriez le battre pour l’en guérir.
— J’ai essayé, m’sire. Mais c’est un prince.
— Ce qu’il est, répondit Freuxsanglant, c’est un dragon. Relevez-vous,
ser. »
Dunk obéit.
« Il y a toujours eu des Targaryen qui rêvaient de choses à venir, depuis
bien avant la Conquête, poursuivit Freuxsanglant, si bien que nous ne
devons pas nous étonner si, de temps en temps, un Feunoyr présente lui
aussi ce talent. Daemon a rêvé qu’un dragon naîtrait à Murs-Blancs, et c’est
le cas. Cet idiot a simplement fait erreur sur sa couleur. »
Dunk regarda l’Œuf. L’anneau, vit-il. La bague de son père. Il la porte
à son doigt, et pas logée au fond de sa botte.
« J’ai à moitié envie de vous ramener à Port-Réal avec nous, annonça
lord Rivers à l’Œuf, et de vous garder à la cour comme… invité.
— Cela ne plairait guère à mon père.
— Non, je suppose. Le prince Maekar est… chatouilleux… de nature.
Peut-être devrais-je vous renvoyer à Lestival.
— Ma place est auprès de ser Duncan. Je suis son écuyer.
— Que les Sept vous préservent tous deux. Comme vous voudrez. Vous
êtes libres d’aller.
— Nous allons partir, dit l’Œuf, mais d’abord, nous avons besoin d’or.
Ser Duncan doit verser à l’Escargot sa rançon. »
Freuxsanglant s’esclaffa. « Qu’est devenu l’enfant réservé que j’ai
rencontré jadis à Port-Réal ? Comme vous voudrez, mon prince. Je donnerai
instruction à mon trésorier de vous verser autant d’or que vous voudrez.
Dans les limites du raisonnable.
— Simplement comme prêt, insista Dunk. Je le rembourserai.
— Quand tu apprendras à jouter, sans aucun doute. » Lord Rivers les
congédia d’un mouvement des doigts, déroula un parchemin et se mit à
marquer des noms d’un trait de plume.
Il indique les hommes qui vont mourir, comprit Dunk. « Messire, dit-il,
nous avons vu les têtes au-dehors. Est-ce… le Ménétrier va-t-il…
Daemon… lui prendrez-vous sa tête également ? »
Lord Freuxsanglant leva le regard de son parchemin. « Ce sera au roi
Aerys de décider… mais Daemon a quatre frères plus jeunes, et des sœurs,
également. Si j’étais assez sot pour trancher sa jolie tête, sa mère porterait le
deuil, ses amis me maudiraient d’avoir assassiné quelqu’un de mon sang, et
Aigracier couronnerait Haegon, son frère. Mort, le jeune Daemon est un
héros. Vivant, il est un obstacle sur la route de mon demi-frère. Il pourra
difficilement faire roi un troisième Feunoyr tant que le second demeure
aussi peu opportunément vivant. D’ailleurs, un si noble captif sera un
ornement pour notre cour, et le vivant testament de la clémence et de la
bienveillance de Sa Grâce le roi Aerys.
— J’ai une question, moi aussi, intervint l’Œuf.
— Je commence à comprendre pourquoi votre père était tellement
disposé à se débarrasser de vous. Que voulez-vous d’autre de moi, cousin ?
— Qui a pris l’œuf de dragon ? Il y avait des gardes à la porte, et
d’autres encore dans l’escalier, aucun moyen pour quiconque d’entrer sans
être vu dans la chambre à coucher de lord Beurpuits. »
Lord Rivers sourit. « Si je devais deviner, je dirais que quelqu’un a
grimpé par l’intérieur du boyau des latrines.
— Le boyau était trop étroit pour qu’on l’escalade.
— Pour un homme. Un enfant l’aurait pu.
— Ou un nain », s’exclama Dunk. Mille yeux, et un. Pourquoi certains
d’entre eux n’appartiendraient-ils pas à une troupe de nains comiques ?
TABLE

Le Chevalier errant
Personnages de l’action

L’Épée lige
Personnages de l’action

L’Œuf de Dragon
Personnages de l’action
Notes
1. En anglais, « œuf », se dit egg. (N.d.T.)
TABLE

Le Chevalier errant
Personnages de l’action

L’Épée lige
Personnages de l’action

L’Œuf de Dragon
Personnages de l’action

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