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Du classicisme au naturalisme :

La mort de l’héroïne :
La Princesse de Cleves :
Madame de La Fayette
( 1678)

« —Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je me sens si proche de la mort, que je
ne veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez éclairci trop tard; mais ce
me sera toujours un soulagement d'emporter la pensée que vous êtes digne de l'estime que j'aie eue
pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera
chère, et que, s'il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pour
un autre.
Il voulut continuer; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de Clèves fit venir les médecins; ils
le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une
constance admirable.
Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu'elle perdit quasi l'usage de la raison.
La reine la vint voir avec soin, et la mena dans un couvent, sans qu'elle sût où on la conduisait. »

Manon Lescaut : L’Abbé Prévost


(1731)

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je
n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point
du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein,
pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit,
d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un
langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour.
Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans
lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs
approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses
dernières expressions. Je la perdis; je reçus d'elle des marques d'amour au moment même qu'elle
expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre… »

La Religieuse : Denis Diderot


( 1780)

Dans un autre moment, elle disait : « Nos sœurs sont-elles revenues ? Dites-leur que je suis bien
malade… Soulevez mon oreiller… Déplacez-moi… Je sens là quelque chose qui m’oppresse… La tête
me brûle, ôtez-moi mes coiffes… Je veux me laver… Apportez-moi de l’eau ; versez, versez encore…
Elles sont blanches ; mais la souillure de l’âme est restée… Je voudrais être morte ; je voudrais n’être
point née, je ne l’aurais point vue.

Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, écumant et courant autour de sa
cellule, les mains posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille…
« Éloignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? Ce sont les enfers ; il s’élève de cet abîme
profond des feux que je vois ; du milieu des feux j’entends des voix confuses qui m’appellent… Mon
Dieu, ayez pitié de moi !… Allez vite ; sonnez, assemblez la communauté ; dites qu’on prie pour moi,
je prierai aussi… Mais à peine fait-il jour, nos sœurs dorment… Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ; je
voudrais dormir, et je ne saurais. »

Elle fut saignée : on lui donna les bains ; mais son mal semblait s’accroître par les remèdes. Je n’ose
vous décrire toutes les actions indécentes qu’elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui
lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à son front, comme pour en
écarter des idées importunes, des images, que sais-je quelles images ! Elle se renfonçait la tête dans
son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. « C’est le tentateur, disait-elle, c’est lui ! Quelle forme
bizarre il a prise ! Prenez de l’eau bénite ; jetez de l’eau bénite sur moi… Cessez, cessez ; il n’y est
plus. »
On ne tarda pas à la séquestrer ; mais sa prison ne fut pas si bien gardée, qu’elle ne réussît un jour à
s’en échapper. Elle avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement
deux bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras, elle criait : « Je suis votre supérieure,
vous en avez toutes fait le serment ; qu’on m’obéisse. Vous m’avez emprisonnée, malheureuses !
voilà donc la récompense de mes bontés ! vous m’offensez, parce que je suis trop bonne ; je ne le
serai plus… Au feu !… au meurtre !… au voleur !… à mon secours !… À moi, sœur Thérèse… À moi,
sœur Suzanne… » Cependant on l’avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison ; et elle disait :
« Vous avez raison, vous avez raison, hélas ! je suis devenue folle, je le sens. »

Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut. Quelle mort, monsieur le
marquis ! je l’ai vue, je l’ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière heure ; elle se
croyait entourée d’esprits infernaux ; ils attendaient son âme pour s’en saisir ; elle disait d’une voix
étouffée : « Les voilà ! les voilà !… » et leur opposant de droite et de gauche , elle hurlait, elle criait :
« Mon Dieu !… mon Dieu !… »

Paul et Virginie : Bernardin de Saint-


Pierre
( 1788)

« On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la
poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était
Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à
un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et
assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots
s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme
Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer
même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. »
Levant en haut des yeux sereins, elle parut un ange qui prend son vol vers les cieux. »

La Dame aux Camélias: Alexandre


Dumas
( 1852)

«20 février, cinq heures du soir:

Tout est fini.

Marguerite est entrée en agonie cette nuit à deux heures environ. Jamais martyre n'a souffert
pareilles tortures, à en juger par les cris qu'elle poussait. Deux ou trois fois elle s'est dressée tout
debout sur son lit, comme si elle eût voulu ressaisir sa vie qui remontait vers Dieu.

Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom, puis tout s'est tu, elle est retombée épuisée sur son lit.
Des larmes silencieuses ont coulé de ses yeux.

Depuis ce temps elle n'a pas dit une parole et n'a pas fait un mouvement. Vingt fois je l'aurais crue
morte, si je n'avais entendu l'effort de sa respiration.

Alors, je me suis approchée d'elle, je l'ai appelée, et comme elle ne répondait pas, je lui ai fermé les
yeux et je l'ai embrassée sur le front.
Puis, je l'ai habillée comme elle m'avait priée de le faire, je suis allée chercher un prêtre à Saint-Roch,
j'ai brûlé deux cierges pour elle, et j'ai prié pendant une heure dans l'église.

J'ai donné à des pauvres de l'argent qui venait d'elle. »

Madame Bovary : Gustave Flaubert


( 1857)

Et elle se coucha tout du long sur son lit.


Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.
Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle
entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui
respirait.
– Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini !
Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.
Cet affreux goût d’encre continuait.
– J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle.
– Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.
– Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !
Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous
l’oreiller.
A huit heures, les vomissements reparurent.
Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la
porcelaine.
– C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il.
Mais elle dit d’une voix forte :
– Non, tu te trompes !
Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu.
Il se recula tout effrayé.
Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules.

Elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque
insensible maintenant.
Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une
vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à
toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu
à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle
allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria :
– Ah ! c’est atroce, mon Dieu !
Il se jeta à genoux contre son lit.
– Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel ! »

Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle avait les membres crispés, le
corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une
corde de harpe près de se rompre.
Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l’invectivait, le suppliait de se
hâter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui
faire boire.

Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.


Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ;
ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte,
sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait
des bonds pour se détacher.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une
voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :

« Souvent la chaleur d’un beau jour


Fait rêver fillette à l’amour. »

Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.

« Pour amasser diligemment


Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne. »

– L’Aveugle s’écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du
misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.
« Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s’envola ! »

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.

Nana : Emile Zola


(1880)

Rose donna un dernier coup d'oeil pour laisser la pièce en ordre. Elle tira un rideau devant la fenêtre;
puis, elle songea que cette lampe n'était pas convenable, il fallait un cierge; et, après avoir allumé
l'un des flambeaux de cuivre de la cheminée, elle le posa sur la table de nuit, à côté du corps. Une
lumière vive éclaira brusquement le visage de la morte. Ce fut une horreur. Toutes frémirent et se
sauvèrent.

— Ah! elle est changée, elle est changée, murmurait Rose Mignon, demeurée la dernière. »

Elle partit, elle ferma la porte. Nana restait seule, la face en l'air, dans la clarté de la bougie. C'était
un charnier, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin.
Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l'autre; et, flétries, affaissées, d'un
aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe,
où l'on ne retrouvait plus les traits. Un oeil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le
bouillonnement de la purulence; l'autre, à demi ouvert, s'enfonçait, comme un trou noir et gâté. Le
nez suppurait encore. Toute une croûte rougeâtre partait d'une joue, envahissait la bouche, qu'elle
tirait dans un rire abominable. Et, sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les
beaux cheveux, gardant leur flambée de soleil, coulaient en un ruissellement d'or. Vénus se
décomposait. Il semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce
ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui remonter au visage et l'avait pourri.

La chambre était vide. Un grand souffle désespéré monta du boulevard et gonfla le rideau.

— A Berlin! à Berlin! à Berlin! »

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