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Journal des savants

Texte, carte et territoire : autour de l'itinéraire d'Io dans le


Prométhée (1ère partie)
Madame Annie Bonnafé

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Bonnafé Annie. Texte, carte et territoire : autour de l'itinéraire d'Io dans le Prométhée (1ère partie). In: Journal des savants,
1991, n° pp. 133-193;

doi : https://doi.org/10.3406/jds.1991.1546

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1991_num_3_1_1546

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TEXTE, CARTE ET TERRITOIRE :
AUTOUR DE L'ITINÉRAIRE D'IO
DANS LE PROMÉTHÉE (ire PARTIE)

AVANT-PROPOS

J'ai voulu, dans cet essai, au travers d'un problème particulier, poser le
problème plus général de notre attitude instinctive face aux civilisations du
passé. Convaincus (avec raison d'ailleurs, me semble-t-il) de retrouver nos
racines dans la civilisation que nous étudions, sensibles par exemple, aux
continuités entre la pensée grecque (c'est l'exemple que j'ai choisi en tant
qu'helléniste) et la nôtre, nous avons de ce fait tendance à être moins
sensibles aux discontinuités, à oublier la spécificité, l'étrangeté essentielle —
et inévitable, vu le temps écoulé — de cette pensée. Notre traitement
instinctif des textes géographiques m'a paru constituer un bon exemple de
cette attitude.
J'ai donc tâché, dans un premier temps, de rappeler de manière rapide,
les principaux problèmes généraux liés aux rapports entre toute carte et le
territoire qu'elle représente, d'une part, toute carte et le texte qu'elle illustre,
de l'autre. Ces prolégomènes m'ont amenée à préciser la notion de carte
mentale, expression qui n'est pas nouvelle1.
J'ai choisi à titre d'exemple les problèmes posés par la représentation
sur une carte de l'itinéraire d'Io tel qu'il est indiqué dans le Prométhée
enchaîné. Ce récit d'itinéraire étant un des plus anciens que nous possédions
constitue, en quelque sorte, un cas extrême et les études auxquelles il a
donné lieu sont assez nombreuses pour mettre en évidence la diversité des
attitudes avec lesquelles ce texte a été abordé. J'ai centré l'attention sur trois
types de commentaires du Prométhée enchaîné qui m'ont paru exemplaires

i. Cf. G. Nicolas-0., L'espace originel. Axiomatisation de la géographie (Berne- Francfort-


New York, Lang. coll. Eratosthène, 1984), p. 220-226.
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des principales tendances que l'on peut relever2 et sur deux types de cartes
susceptibles d'accompagner ces commentaires, l'une qui concrétise les
efforts pour tracer l'itinéraire d'Io sur une carte actuelle et tâche en quelque
sorte de plier le texte à la carte3, l'autre qui, à l'inverse, s'efforce de tirer la
carte du texte, mais sans se dégager de nos conventions cartographiques4.
Si l'on tente, comme j'ai ensuite essayé de le faire, d'oublier ces
dernières pour tâcher de retrouver, de manière hypothétique, ce que peuvent
être les conventions cartographiques implicites dans le texte, la carte de
l'itinéraire d'Io apparaît, me semble-t-il, fort différente de celles auxquelles
nous sommes accoutumés. Mais ses principales étrangetés — primauté
donnée à l'axe Est-Ouest5, déformation du tracé en fonction de cet axe et
primauté accordée à la région orientale suggérant l'hypothèse d'une
orientation l'Est en haut 6 — se retrouvent dans ce que nous pouvons connaître des
cartes d'Ératosthène ou de Strabon au travers de la Géographie de ce dernier
et ne paraissent pas entrer nécessairement en contradiction avec les
documents que nous possédons sur la « carte » ou le rectangle d'Ephore.
C'est ce que j'ai tâché de montrer dans la dernière partie de cet essai, qui ne
constitue donc ni une étude approfondie et exhaustive de l'itinéraire d'Io
dans le Prométhée ni un traité sur la géographie des Grecs, mais un effort de
réflexion librement mené à partir de ces deux thèmes.

2. Celui de Wecklein (1878), ceux de Thomson (1932) et Goblot (1967), celui de Griffith
(1983)-
3. Carte d'André Bernand dans La carte du tragique. La géographie dans la tragédie grecque
(Paris, éd. du C.N.R.S., 1985).
4. Carte de M. Griffith dans son commentaire. J'aurais pu aussi bien m'appuyer sur le
commentaire de Conacher (1980) qui reprend dans ses grandes lignes celui de Bolton dans son
Aristeas of Proconnesus (Oxford, Clarendon Pr., 1962) et sur la carte proposée par ce dernier
dans ce même ouvrage.
5. Cette primauté de l'axe Est-Ouest n'implique pas à elle seule une orientation de la carte
avec l'Est en haut. Une orientation plaçant l'Ouest en haut, comme celle que constate P. Arnaud
à propos du « fragment de carte du pseudo-bouclier de Doura-Europos » (REA, 90, 1-2, 1988),
p. 155 et 158 est également possible. Mais ce n'est pas celle qui ressort du texte du Prométhée.
6. Bien connue des cartes médiévales dites « en T » ou « en T-O » (cf. e.g., F. Joly, La
cartographie, p. 6 et G. Nicolas-O., op. cit., p. 180 sq.) quoique, dans ce domaine aussi, les
habitudes de pensée de notre époque tendent à rester les plus fortes, ainsi que le remarque
M. Alexandre (« Entre ciel et terre... », p. 219, n. 58) à propos de la représentation d'une Imago
Mundi dans un article de Ph. Alexander : « Le graphique p. 213 (The reconstructed Jubilees
World Map) est à rectifier... La carte doit être orientée à l'Est par le jardin d'Eden ». Je tiens à
noter ici tout ce que ma réflexion dans cet essai doit aux conversations stimulantes au sujet des
cartes que j'ai eues avec M. Alexandre au cours de l'été 1986.
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Prolégomènes. De la géographie des modernes


appliquée aux textes anciens.

« Faire coïncider un texte avec un site » 7, un territoire donné, implique,


en réalité, qu'on le fasse aussi — dans un premier temps dont l'influence est
déterminante — coïncider avec une carte. Ensuite seulement vient, s'il y a
lieu, le repérage sur le terrain. Ce qui m'intéresse ici, ce sont les sources
d'erreur possibles au cours de ces deux opérations successives, et non les
problèmes de représentation liés aux rapports entre carte et territoire, entre
le lieu considéré dans sa réalité concrète et changeante et le dessin immuable
qui est censé le représenter schématiquement selon un code particulier et me
fournir ainsi, au travers des symboles dont la légende mise en annexe vient
préciser le sens, les points de repère indispensables pour me déplacer,
physiquement ou en esprit, dans l'espace représenté de la sorte, dans le
territoire correspondant.

1. Le repérage sur le terrain.

Dans le repérage sur le terrain, l'identification que j'opère mentalement


entre une portion du dessin en deux dimensions que j'ai en mains et le
paysage en trois dimensions que j'ai sous les yeux n'est pas une identification
de terme à terme : celle de tel ruisseau, par exemple, à telle ligne bleue. Elle
passe par la reconnaissance d'une similitude ou d'une analogie
nécessairement globale entre deux réseaux de relations qui sont, en fait, de même
nature : celui qui relie les uns aux autres les points et les lignes de la carte et
celui qui relierait entre eux les éléments principaux (et ceux-là seuls) du

7. Formule de P. Vidal-Naquet à propos de l'identification du site d'Hissarlik avec celui de


la Troie évoquée par Y Iliade : « II s'agit toujours, pour bon nombre d'archéologues modernes,
comme pour Schliemann, comme pour Critoboulos, comme pour Julien, comme pour César,
comme pour Alexandre, de faire coïncider un texte avec un site ». P. Vidal— Naquet, L'Iliade
sans travesti, préface à Homère, Iliade (Paris, 1975, Gallimard, coll. Folio), p. 7.
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paysage si, les codant de manière schématique selon les principes adoptés
pour les représenter sur la carte existante, je les situais les uns par rapport
aux autres sur une carte faite de ma main. L'identification du site à la carte
est conditionnée par cette opération mentale préliminaire qui consiste à
comparer, à rapprocher, pour voir si, dans leurs grandes lignes, elles
coïncident, la carte existante (la carte sur papier) et la carte que je pourrais
dresser — et que, dans le même temps, je dresse effectivement en esprit —
du site observé.
Ce truisme en implique plusieurs autres. L'identification est impossible
si les deux cartes — carte réelle, sur papier, et carte éventuelle, carte mentale
— ne sont pas établies selon un même code de représentation. Qui ignore la
manière dont la carte a été dressée — et, au delà, ce qu'est une carte — ne
peut l'utiliser sur le terrain pour repérer l'itinéraire menant du lieu où il se
trouve à tel autre où il veut ou pourrait vouloir aller. Il doit d'abord savoir
lire la carte.
Mais lire une carte n'est pas seulement en déchiffrer le code tel que la
légende l'explicite. Il ne suffit pas de reconnaître le rapport des signes aux
éléments du paysage et de prendre en compte, outre la réduction opérée de
trois à deux dimensions, l'existence de l'échelle. Il est une part du code que
la légende n'explicite plus qu'exceptionnellement, parce que, comme
l'existence même des cartes et la reconnaissance de leur utilité pratique, elle
fait partie de nos structures mentales et va de soi pour nous — du moins
depuis la découverte de la boussole.
Le point de repère premier de toutes nos cartes est le Nord et c'est par
rapport au Nord que s'orientent « naturellement » carte réelle et carte
mentale. Toutes deux inscrites dans des figures géométriques dont la surface
est limitée (et parfois aussi quadrillée) par des droites 8 perpendiculaires,
elles se lisent toutes deux tenues — l'une en esprit, l'autre concrètement —
de la même façon : avec le Nord « au Nord », c'est-à-dire « en haut », du côté
du bord que nous appelons bord supérieur de la carte, celui qui est toujours
le plus éloigné de nos yeux parce que nous tenons « naturellement »,
« spontanément », toute carte de cette façon.
À supposer, d'ailleurs, que nous décidions de rompre avec cette
habitude ancrée en nous par un apprentissage qui est loin d'être uniquement
scolaire, nous nous trouverions vite ramenés au bon sens. Nous sommes

8. Il est rare que nous utilisions les mappemondes et les planisphères pour nous repérer,
concrètement ou en esprit.
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contraints de tenir « comme il se doit » — le Nord vers le haut — la carte
réelle pour pouvoir lire les noms des lieux qui s'y trouvent inscrits. Le haut
et le bas des signes de l'alphabet utilisés pour ce faire sont nécessairement
fonction du haut et du bas de la carte. Les noms de lieux que celle-ci
mentionne sont eux-mêmes orientés au Nord.
Dernière évidence : ces noms inscrits, pour que la carte me soit utile,
doivent coïncider avec ceux que, sur le terrain où je me trouve, on m'indique
(de vive voix ou par un signe écrit) comme étant ceux des lieux entre lesquels
je me déplace. Sans la coïncidence au moins partielle de ces deux
identifications préliminaires de certains points de l'espace (réel ou
représenté) à certains noms — identifications dont, ordinairement, aucune n'est
mon fait, mais dont je suis tributaire, sur lesquelles je ne reviens pas pour les
mettre en question — il n'est pas non plus pour moi, sur le terrain, de
repérage possible.
Du ruisseau que je longe au village que je vois, je peux aller sans l'aide
d'aucune carte. Mais sitôt que, mon champ de vision ne recouvrant plus
dans sa totalité le territoire inconnu de moi où je dois me déplacer, j'ai
recours à une carte, je ne peux aller « là-bas » que si j'ai d'abord acquis la
certitude d'être « ici » (si j'ai identifié sur le terrain le lieu où je suis) et si « là-
bas » et « ici » sont l'un et l'autre identifiés sur la carte que je tiens : nommés
(et non : simplement indiqués), ou, du moins, situés dans un rapport clair à
d'autres lieux qui, eux, se trouvent nommés.
Ces deux points assurés, je pourrai, d' « ici », aller « là-bas » — si, et
seulement si, tenant la carte réelle orientée le Nord en haut, je sais d'abord
repérer (avant même les éléments essentiels du paysage et le réseau de
relations qui permet de déterminer leur situation relative) la direction du
Nord, puis dresser en fonction du Nord, en mettant le Nord en haut, la carte
mentale du territoire où je me trouve et que je crois pouvoir valablement
identifier à une partie du territoire représenté sur la carte que je tiens.
Il existe donc au moins quatre sources possibles d'erreur : la carte réelle
dont je dispose, son territoire de référence, la carte mentale que je dresse et
ce sur quoi je m'appuie pour affirmer que le territoire parcouru, référence de
ma carte mentale, est bien en même temps la référence de la carte réelle, ce
qu'elle entend représenter. Au nombre des fondements de cette
identification, il faut notamment ranger la coïncidence — totale ou simplement
partielle — entre les noms attribués sur le terrain aux lieux que je traverse et
les noms inscrits sur la carte dépliée dans mes mains.
Même si la carte réelle (la carte routière, par exemple) est un bon
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analogue du territoire que le cartographe voulait représenter et si, depuis


qu'elle a été dressée, ce territoire ne s'est pas modifié, il se peut que j'aie tort
d'identifier au territoire représenté sur la carte celui que je traverse. Si je n'ai
pas en ce moment le visage tourné vers le Nord, mais vers le Sud, la carte
que je dresse mentalement de ce que je vois constitue une image inversée de
celle que je devrais dresser pour être en droit de la rapprocher de la carte
réelle et de l'identifier à elle. Si mon visage est tourné vers toute autre
direction que le Nord ou le Sud, pour comparer et identifier à la carte réelle
ma carte mentale du territoire, je dois au moins la faire basculer — ou, si l'on
préfère, la redresser — de plusieurs degrés ; sinon l'identification que j'opère
est erronée. Par ailleurs, que les panneaux de signalisation lus sur ma route
m'aient livré deux noms de lieux que je retrouve selon la même succession
sur ma carte routière ne constitue pas en soi une preuve que je parcours bien
dans le sens voulu le territoire représenté sur la carte (quelqu'un a pu
substituer les panneaux l'un à l'autre). Il en va de manière analogue, avec des
possibilités d'erreur plus grandes encore, si les renseignements concernant
les noms des lieux que je traverse m'ont été simplement donnés oralement,
par un passant.
Il est vrai, que sur le terrain, si je me déplace physiquement à travers un
territoire donné, je serai tôt ou tard en mesure de déceler, sinon de redresser
immédiatement, les erreurs éventuellement commises. N'arrivant pas « là-
bas », mais « ailleurs », constatant de mes yeux que les premières
identifications que j'avais faites sont ensuite à l'évidence contredites par une
divergence entre ce que je vois et ce que je devrais voir, je remettrai
nécessairement en question ces identifications, quelle qu'ait été la cause de
l'erreur. En dernier ressort, c'est ce que je perçois directement et
personnellement, c'est la réalité concrète du territoire que je traverse qui compte et me
permet de trancher, en cas d'hésitation. Je ne vais pas m'engager sur ce que
je vois être une simple piste sur la foi de la carte qui indique à cet endroit une
route carrossable. Je conclurai que la carte, sur ce point, est inexacte — ou
que j'ai mal identifié le point de la carte qui correspond au lieu où je me
trouve.
Mais je ne serai pas à même de déceler qu'il y a eu erreur — que celle-ci
soit de mon fait ou due au cartographe — si je ne parcours ce territoire qu'en
esprit, si je me borne, en fait, à parcourir, non plus la réalité du territoire,
mais sa représentation figurée, la carte.
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2. Les récits de voyage et la carte.

Telle est la situation si, lisant un récit de voyage, je suis l'itinéraire


correspondant étape par étape en situant celles-ci, par l'imagination, sur une
carte géographique réelle représentant le territoire où le voyageur est censé
s'être déplacé. Dans ce cas, les sources d'erreur possibles précédemment
recensées restent les mêmes. Mais le handicap qu'elles représentent
s'aggrave du fait que je ne dispose, en la circonstance, d'aucun moyen de contrôle,
d'aucune possibilité de vérification directe et personnelle. Le territoire réel
(le site), pour moi, dans le moment de ma lecture, n'a pas d'existence
véritable. Il ne s'impose à moi qu'à travers le récit. En outre, c'est à partir
des indications que celui-ci me donne que (parallèlement à ma lecture) je
dresse, pour la confronter à la carte réelle, ma carte mentale de l'itinéraire
suivi par le voyageur. Mes erreurs éventuelles d'orientation et
d'identification sont donc susceptibles de venir s'ajouter à celles que, dans un premier
temps, le voyageur a pu lui-même commettre de ces deux points de vue ;
d'autre part, des indications qu'il donne dans son récit concernant le
territoire qu'il traverse, les plus importantes seront pour moi les noms de
lieux.
Dans le cas d'un récit de voyage contemporain, il n'y a pas, en principe,
de divergences notables entre la carte géographique dont le voyageur s'est
servi pour repérer sa position sur le terrain et celle que j'utilise, en lisant son
récit, pour suivre en pensée l'itinéraire qu'il a parcouru. Par ailleurs,
abstraction faite des risques d'erreur humaine, la manière dont il s'oriente et
celle dont je m'oriente sont identiques (elles donnent toutes deux, ainsi que
le fait, de son côté, la carte, la primauté au Nord magnétique) et les noms
qu'il donne aux lieux traversés sont aussi les noms actuellement en usage :
ceux que la carte leur donne, ceux que je serais moi-même, à la place du
voyageur, susceptible de leur donner conformément aux indications
recueil ies sur le terrain et fournies par la carte. Théoriquement au moins, le code
de représentation utilisé est totalement identique pour le voyageur, pour le
cartographe et pour moi-même : pour le texte, pour la carte réelle et pour la
carte mentale que je dresse, à partir du texte, du territoire auquel celui-ci se
réfère. En outre, ce territoire a, en ce cas — on peut du moins le supposer —
une existence en tous points réelle.
Il n'en reste pas moins que, dans cette situation, la primauté de la carte
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est certaine. Elle a contribué aux opérations de repérage du voyageur sur le


terrain ; elle intervient à nouveau dans les miennes avec une importance au
moins égale à celle du texte.

3. Pouvoirs de la carte.

Or on connaît le pouvoir de persuasion de la carte. Quand bien même le


territoire évoqué par un texte donné est purement imaginaire, la carte jointe
lui prête consistance, lui donne, en fait, naissance, pourvu qu'elle soit assez
précise et n'entre jamais en contradiction visible avec le texte. Cartes d'îles
désertes, avec ou sans trésor, cartes de continents (voire de planètes)
hypothétiques, itinéraires de quêtes diverses, sinuant en pointillés entre
forêts et marais, gravissant les montagnes ou s'enfonçant sous terre...
Comment résister à la carte, ne pas s'y engager à son tour en esprit ?
Comment, en s'y engageant, se rappeler durablement qu'elle n'est pas
« vraie » — j'entends : ne pas conclure inconsciemment, de son existence
tangible, à celle du territoire représenté ? L'alliance du texte et de la carte
favorise ce glissement, mais, des deux, une fois encore, c'est la carte qui
prime, qui convainc le plus aisément. Elle peut se suffire à elle-même ; nous
avons l'habitude de lire des œuvres de pure imagination; les cartes
géographiques que l'on nous donne à lire nous sont, elles, dans leur quasi-
totalité, présentées comme figurant des territoires dont l'existence est réelle.
La force persuasive de la carte, sa capacité à convaincre de la véracité de
tous les renseignements qu'elle donne sur le territoire qu'elle dit représenter,
deviennent beaucoup plus grandes et plus dangereuses encore quand certains
des renseignements qu'elle propose peuvent être objectivement considérés
comme vrais ou apparaissent plausiblement comme tels.
Si l'Eldorado ou les Iles Fortunées sont à l'Ouest de régions connues
que plusieurs voyageurs ont déjà sillonnées, si je connais, grâce à la carte,
leur situation géographique, même si c'est encore de manière approximative,
c'est bien la preuve qu'un chemin y mène. Donc, ces pays existent. Je peux y
aller. La « véracité » d'un détail de la carte, qu'elle soit indéniable ou que le
cartographe nous en ait simplement convaincus par des procédures et à des
fins diverses, « essaime sur les zones directement avoisinantes ». Celle que le
Grand Insulaire d'André Thevet prête aux Isles Menues, par exemple, étayée
par l'existence irréfutable du Détroit de Magellan, « contamine la proche
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Région des Géants, qui trouve là sa garantie », une preuve de son existence9.
D'une certaine manière, il se produit un phénomène de persuasion et de
confusion du même ordre pour tout amoureux de l'antiquité grecque
circulant carte en main lors d'un premier voyage en Grèce ou en Turquie.
La carte est « le support de mille discours » 10 et les noms portés en ce cas sur
la plus banale des cartes routières sont chargés d'une ambiguïté redoutable.
Ici l'emplacement de l'antique Athènes — et l'Athènes moderne ;
l'identification ne fait pas de doute : voici le Parthenon, commun aux deux lieux. Là
Ithaque, là Mycènes; là-bas Troie. Le voyageur s'y rend. Et à l'image
mentale qu'il s'était faite du territoire où s'inscrivaient ses textes préférés —
vieux de plus de deux millénaires — se superpose la vue de celui qu'il est
maintenant en train de parcourir, qui est tout autre. Un instant, tel le
Penthée d'Euripide conduit par Dionysos, il « voit ce qu'il doit voir » n : il
voit double. Puis sa vision redevient normale, c'est-à-dire une, sans être pour
autant correcte : par l'intermédiaire du nom, qui, dans les deux cas, à tort ou
à raison, est le même, l'identification se fait dans son esprit entre l'île ou la
cité mentionnées dans les textes anciens et le site qu'il voit. Ithaque est bien
Ithaque. Hissarlik devient Troie — et Hector, à chaque lecture nouvelle de
Ylliade, appuiera désormais sa lance, en attendant sa mort incarnée par
Achille, sur les pans de muraille dégagés par les fouilles d'Hissarlik. Que
pèse l'indignation de l'historien ou de l'archéologue face au désir que Troie,
la Troie de Y Iliade, la vraie, ait existé un jour — et face au fait, surtout, que
l'emplacement de « Troie », au même titre que celui de Mycènes ou
d'Athènes, est maintenant indiqué sur la carte touristique au lieu même où
Schliemann pensa l'avoir trouvé ?
Or, à supposer même que la Troie de Ylliade ait eu, à une époque
lointaine et mal déterminée, une existence aussi réelle que le champ de
fouilles actuel d'Hissarlik, ainsi que le pensaient les Grecs d'il y a vingt-cinq
siècles, à supposer aussi, que les deux lieux coïncident dans l'espace
géographique, le problème essentiel n'en resterait pas moins entier. Notre
vision du site, pour être correcte, devrait rester « double » et prendre en

9. C. Jacob-F. Lestringant, « Les Iles Menues », Arts et Légendes d'Espace (Paris, 1981,
Pr. de l'E.N.S.), 9-17, p. 13. Le Grand Insulaire d'André Thevet (Bibliothèque nationale, ms.
fr. 15452) date de 1586 environ.
10. Ibid., p. 14.
1 1. Euripide, Bacch. 918-19, 925 : « Au vrai, je crois voir deux soleils et deux fois Thèbes,
la ville aux sept portes... » — « Maintenant tu vois ce que tu dois voir » (trad. J. Roux, Euripide,
Les Bacchantes, Paris, Belles-Lettres, 1970).
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compte le temps écoulé avec les modifications qu'il a nécessairement


imposées au paysage. Elle devrait juxtaposer (et non superposer et identifier
l'une à l'autre) la carte mentale que nous avons dressée, à la lecture de
Y Iliade, de tel ou tel élément du site et la manière dont il nous apparaît en ce
moment. Nous adoptons spontanément cette attitude d'esprit face à un pan
de muraille en ruines. Nous oublions trop souvent de le faire en regardant la
courbe d'un rivage ou les méandres dessinés dans une plaine par le lit d'un
torrent. Or il paraît absurde de supposer qu'ils aient pu rester identiques à
eux-mêmes en quelque trois mille ans.
Pour qui ne confronte pas — en se heurtant à ces difficultés — à la
réalité matérielle der> sites la représentation mentale qu'il s'en fait à partir des
textes, mais lit, comme aurait dit Montaigne, les auteurs anciens sous les
poutres de son « cabinet », l'effet de fascination exercé par la carte se révèle
d'autant plus traître et redoutable que les textes objets de son étude
mentionnent des lieux dont l'existence géographique est moins douteuse. Il
n'y cherchera pas les Iles des Bienheureux, mais il y trouve, par exemple, le
Pont-Euxin (rebaptisé Mer Noire) et le Caucase. Comme elle le fait quand
elle accompagne en annexe l'évocation d'un lieu imaginaire ou mêle sur un
même plan réalité et mythe, la carte pèse alors de tout son poids et s'impose
à l'esprit avec une force plus grande que le texte lui-même.

4. Carte mentale actuelle et itinéraires anciens.

Par « carte », j'entends ici la représentation mentale de l'espace


géographique que nous portons en nous au cours de notre lecture. Or de
quelle carte s'agit-il ? Forcément, même si nous ne l'avons pas concrètement
sous les yeux, de la carte actuelle du monde — celle des atlas contemporains
— représentant, selon les conventions qui sont les nôtres, les territoires dont
le nom est mentionné dans les textes anciens. Son emprise sur notre esprit
est d'autant plus forte que nous la savons plus « exacte », en dépit des aléas
de la projection sur le plan. Elle n'est plus seulement une représentation
symbolique du territoire concerné établie par recoupements à partir de
mesures précises effectuées sur le terrain. Sa véridicité a reçu caution des
photographies aériennes ou prises d'un satellite12. Tous les problèmes liés
au rapport entre la représentation d'une réalité et la perception immédiate de

12. Cf. e.g., F. Joly, La cartographie (Paris, P.U.F., Que sais-je ?, n° 937, 1985), p. 59-63.
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cette réalité subsistent. Mais le doute que nous aurions pu conserver à


propos de la situation relative de tel ou tel point du territoire, ce doute-là, au
moins, n'a plus de raison d'être. Nous n'avons aucune incertitude sur la taille
et la forme de la Mer Noire, par exemple, ni sur sa situation par rapport à
Argos, l'Egée, la Mer d'Azov et par rapport au Caucase. Nous n'en avons
pas davantage en ce qui concerne l'Ethiopie et le delta du Nil.
Nous voilà donc en mesure de matérialiser sur la carte le tracé et les
principales étapes de l'itinéraire d'Io en fonction des prophéties de
Prométhée ? On pourrait le croire. C'est bien ce que font, par exemple, dans
leurs ouvrages respectifs, M. Griffith et A. Bernand 13. Mais sur quelle carte
le ferons-nous ?
Quelque opinion que l'on se soit formée de l'identité de l'auteur du
Prométhée enchaîné, la pièce paraît en tout cas pouvoir être datée de quelque
deux mille cinq cents ans — soit du deuxième quart, soit de la seconde
moitié, voire de la fin du Ve siècle 14 — et elle est l'œuvre d'un poète qui met
en scène sa vision personnelle d'un mythe connu de son public — l'une des
versions du mythe qui lui semblent intéressantes, si l'auteur est Eschyle. La
géographie des poètes, surtout des poètes grecs de cette époque, n'est pas
nécessairement celle des géographes, la géographie des géographes grecs de
cette époque ne procède pas du même esprit que celle des géographes de
notre époque et la carte du monde qu'imagine ce poète ne nous est connue
qu'à travers son texte — ou ses textes. Il se peut, il paraît même plausible
qu'elle ait quelque point commun avec celle qui ressort du texte d'Hérodote
— et cela, même si ce poète n'avait aucune connaissance de VEnquête —
puisqu'ils étaient sans doute à peu près contemporains15. Il se peut aussi
qu'elle s'inspire seulement, comme celle d'Hérodote, des cartes ioniennes et,
notamment, de celle qu'avait tracée, au début du siècle, Hécatée. Mais une
chose est certaine : la carte mentale du monde sur laquelle le poète suivait en

13. M. Griffith, Aeschylus Prometheus Bound (Cambridge U.P., 1983), carte p. vi.
A. Bernand, La carte du tragique. La géographie dans la tragédie grecque (Paris, éd. du C.N.R.S.,
1985), p. 74-80 et 85-90, carte 8, p. 76.
14 .Cf. e.g., C. J. Herington, The Author of the Prometheus Bound (Austin/Londres, 1970)
et Griffith, p. 31-35. Pour un historique très complet (et raisonné) des controverses sur
l'authenticité de l'attribution à Eschyle et la date de la pièce, voir S. Saïd, Sophiste et tyran ou le
problème du Prométhée enchaîné (Paris, Klincksieck, 1985), p. 25-63.
15. Quoique d'une génération différente, si l'auteur est Eschyle — idée qui ne me
scandaliserait pas.
Sauf indication contraire, les textes cités sont ceux des Éditions de la « Collection des
Universités de France ».
144 ANNIE BONNAFÉ

esprit l'itinéraire d'Io — sans s'inspirer, selon toute probabilité, d'une


expérience directe et personnelle du territoire correspondant — n'était pas la
nôtre. S'il l'a un jour dessinée pour lui-même, son code de représentation
n'était pas le nôtre; il ne pouvait l'être, notamment, en ce qui concerne
l'orientation. Sa géographie dépendait de sa vision des choses et celle-ci était
plus proche de celle de Thevet que de la nôtre. De même que ce dernier
mentionne et localise une Région des Géants, l'auteur du Prométhée
mentionne et localise celle des Amazones ou des Gryphons comme celle des
Gorgones.
Situer un itinéraire dont plusieurs étapes nous paraissent d'ordre
mythique sur une carte géographique aux références uniquement réelles est
en soi une gageure. Faut-il la corser d'une difficulté supplémentaire en
instaurant d'emblée un écart de vingt-cinq siècles (pendant lesquels la vision
des choses, la connaissance du monde, comme les usages cartographiques, se
sont modifiées) entre cette carte réelle et la carte mentale sur laquelle le poète
traçait l'itinéraire ? Il semble qu'en pareil cas, contrairement à ce qui se passe
d'ordinaire, le texte doive primer la carte — « notre carte » — et les
indications qu'il donne, si elles sont précises , nous amener à modifier celle-
ci, plutôt qu'à les laisser elles-mêmes pour compte en les attribuant au peu
de connaissance qu'a leur auteur du monde réel ou du moins de l'idée
qu'actuellement nous nous en faisons. Il nous faut en premier lieu tirer du
texte la carte du poète avant de confronter, éventuellement, celle-ci à notre
carte. Et, de même, en lisant le texte, nous avons, semble-t-il, avantage à
résister à la force persuasive des noms, noms de lieux ou noms de peuples, à
prendre conscience de l'ambiguïté du discours qu'ils nous tiennent. Ce qui
importe n'est pas ce que nous mettons actuellement sous eux, mais ce qu'y
met au juste l'auteur du texte. Son Ethiopie est-elle bien notre Ethiopie, son
Caucase ou son Inde les nôtres ?
L'idée que nous pouvons nous faire des représentations qui s'attachent à
ces noms est forcément hypothétique et approximative, mais nous pouvons
au moins ne pas l'annihiler, tenter de la cerner à l'aide des autres documents
dont nous disposons (les textes antérieurs ou contemporains) et nous servir
comme de points de repère ou de garde-fous du sens que donnaient à ces
noms les géographes grecs de l'époque alexandrine ou romaine, plus proches
de nous par l'esprit, mais moins éloignés que nous le sommes des
conceptions de l'époque dite classique.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 145

II

Le texte et la carte :
cartes de l'itinéraire d'Io dans le Prométhée.

L'insertion de catalogues géographiques ou de récits d'itinéraires dans


une œuvre poétique donnée 16 pose en elle-même une série de questions
d'ordre purement littéraire et en premier lieu celle de sa finalité propre ou, si
l'on préfère, de l'effet qu'elle produit. Elle entraîne parfois aussi une
modification de l'ordre d'énonciation normal — ordre géographique — du
catalogue ou du récit d'itinéraire. Elle implique toujours une modification de
l'esprit dans lequel l'un ou l'autre se trouve perçu par l'auditeur, le
spectateur ou le lecteur de l'œuvre. Insérés dans celle-ci, pour ceux qui, à la
différence du critique, en sont les récepteurs passifs et les appréhendent dans
leur continuité, catalogue géographique et récit d'itinéraire ne sont pas, ne
peuvent être considérés et appréciés isolément. De même qu'ils subissent
nécessairement le contre-coup des circonstances historiques dans lesquelles
l'œuvre est livrée au public, de même ils subissent des interférences
multiples de la part du contexte dans lequel ils apparaissent, contexte de
mots et d'idées mais aussi, parfois, contexte scénique et dramatique. Ils en
reçoivent une coloration et même un sens différents. Simultanément ils
influent sur ce même contexte (pris au sens étroit et au sens large) et, à leur
tour, en modifient le sens, en infléchissent la ligne.

1. L'itinéraire dans le Prométhée.

Nous ignorons les circonstances historiques précises dans lesquelles les


spectateurs du Prométhée enchaîné 17 entendaient les récits qui y sont faits de

16. Je laisserai de côté le problème bien différent des catalogues ou itinéraires en vers qui
constituent des œuvres poétiques séparées, comme le poème de Denys le Périégète. Sur ce
point, voir les travaux de Chr. Jacob.
17. Du fait que le Prométhée enchaîné serait une pièce conçue pour être lue et non jouée, on
n'a jusqu'ici apporté d'autres preuves que l'incapacité à imaginer comment cette pièce aurait pu
être représentée en fonction des moyens techniques de l'époque. Inversement on peut noter
146 ANNIE BONNAFÉ

l'itinéraire qui mène Io d'Argos à Canope, en Egypte, sous le double


aiguillon du taon et de la folie. Mais nous connaissons l'arrière-plan poétique
sur lequel ils s'inscrivaient. Nous savons que cet itinéraire est beaucoup plus
complexe que l'itinéraire indiqué dans la pièce plus ancienne consacrée par
Eschyle aux Suppliantes 18, qu'il diffère profondément de ce dernier et qu'un
rapport de complémentarité le lie à celui que les fragments conservés du
Prométhée délivré attribuent à Héraclès, descendant d'Io et libérateur du dieu
supplicié. Nous savons aussi que, comme celui des courses d'Io 19, le thème
des voyages d'Héraclès était en vogue au milieu du Ve siècle20. Les récits
correspondants des deux Prométhée doivent se lire sur cet arrière-plan, sur
lequel se détache aussi, pour la partie géographique et ethnographique de
son œuvre, l'Enquête menée par Hérodote.
À prendre le terme de contexte poétique dans un sens plus étroit, les
récits du Prométhée enchaîné décrivant l'itinéraire d'Io ne peuvent être
pleinement et justement appréciés si l'on ne tient pas compte de plusieurs
faits.
Ils sont insérés dans une tragédie : dans une œuvre poétique conçue
comme un spectacle. Précédés par l'arrivée en tourbillon d'Io en pleine folie
et suivis de son départ dans les mêmes conditions, ils sont faits (en partie)
par Io revenue au calme et (principalement) par Prométhée cloué à son
rocher. Les uns sont des récits des errances passées d'Io — celles qui l'ont
menée jusqu'au lieu scénique, lieu du supplice de Prométhée, les autres de
ses courses à venir, qui l'éloigneront de ce lieu. Tous s'insèrent dans
l'épisode central de la tragédie et encadrent l'annonce cruciale qui s'y trouve
faite : annonce de la menace qui pèse sur Zeus (responsable des souffrances
du dieu et de la mortelle réunis sur la scène) et du fait que Prométhée délivré
pourra seul, s'il le veut, parer à cette menace; annonce, aussi, de la
délivrance future de Prométhée par un descendant du fils qu'Io doit mettre
au monde au terme de ses épreuves. Le mouvement passé ou à venir que ces
récits impliquent et font imaginer s'oppose au caractère statique de l'épisode
et de la pièce où ils se trouvent insérés. Par le mouvement d'Io qui, pour elle,

qu'Aristote, en la rangeant dans la même catégorie que les Phorcides ou les pièces qui se passent
aux Enfers (Poét. 15.1456a), ne mentionne pas qu'à sa connaissance elle n'ait jamais été
représentée. Sur ce problème comme sur celui de l'auteur de la pièce, voir S. Saïd, p. 1-80. Sur
celui de la date, voir Griffith, p, 31-5.
18. Après 468 av. J.-C, probablement en 463, cf. A. Lesky, HGL, p. 243-4.
19. Eschyle, Suppl. 544-64; Bacchylide, Dithyr. 19 : 'Iw. 'A6y)voûoi.ç ; Hdte I 1, 2, 5 et II41.
20. Pindare, N3. 19-26, O3. 43-5, I4. 11-12, etc.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMETHEE 147
est souffrance, il sera mis fin un jour au supplice de Prométhée, à cette
immobilité forcée et douloureuse que toute la tragédie met en scène.
Enfin, déterminée par des impératifs d'ordre dramatique et artistique, la
composition générale de l'épisode fragmente en plusieurs récits la
description de l'itinéraire qui a mené Io d'Argos au lieu scenique et doit ensuite la
conduire de ce lieu en Egypte.
L'effet premier de la composition circulaire du texte est de centrer
l'attention, par un jeu de symétries, sur l'annonce de la revanche future des
deux victimes de Zeus. Les effets scéniques liés à l'immobilité de Prométhée
et à l'agitation d'Io ou à son calme retrouvé s'inscrivent en contrepoint de
cette composition. Ils soulignent tantôt le parallélisme des sorts du dieu et de
la mortelle ou l'immobilité de leur destin douloureux, tantôt, au contraire,
un changement possible de leurs conditions respectives ou ce qui les oppose.
Avec en arrière-plan constant proposé aux yeux des spectateurs les malheurs
présents de Prométhée, les récits des malheurs passés et futurs d'Io (comme,
aussi, les annonces de sa délivrance finale qui entraînera également celle de
Prométhée et leur revanche à tous deux) s'opposent à la vision de ses
souffrances du moment — vision imposée par son entrée et sa sortie
tumultueuses.

Spectacles RÉCITS
Malheurs présents d'Io. 1
son entrée : v. 562-608
Malheurs y -Malheurs passés d'Io. 1 : d'Argos à Lerne;
v. 673-686 (récit d'Io)
-Malheurs futurs d'Io. 1 : du lieu scenique au
.

Bosphore Cimmérien; v. 707-735 (récit de


Prométhée)
présents —f'— ! •Victoire future d'Io et de Prométhée. 1 :
v. 735-776 (récit de Prométhée)
i

i -Malheurs futurs d'Io. 2 : du Bosphore


! rien à l'Egypte; v. 790-815 (récit de
de ! méthée)
L -Malheurs passés d'Io. 2 : de Lerne au lieu
nique ; v. 827-843 (récit de Prométhée)
■Victoire future d'Io et de Prométhée. 2 :
!

Prométhée v. 844-876 (récit de Prométhée)


Malheurs présents d'Io. 2 — sa
sortie : v. 877-886
148 ANNIE BONNAFÉ

Du fait de cette composition particulière, l'ordre logique des étapes de


l'itinéraire d'Io se trouve soumis à un double éclatement — temporel et
spatial — et celui-ci, tout en renforçant le pathétique, accentue le caractère
erratique et tourbillonnant de sa course 21, déjà mis en lumière par l'agitation
dont s'accompagnent, dans un lieu scénique où rien ne bouge, l'entrée et la
sortie de son personnage.
Dresser la carte de cet itinéraire telle qu'elle ressort du texte ne peut
donc être qu'un premier pas — indispensable, certes, mais sans nul doute,
aussi, minime — vers la compréhension et du sens propre des récits
correspondants et de la représentation de l'espace qu'ils impliquent.
Cela suppose aussi que, dans ce premier temps, on perde de vue et
même contrecarre l'effet que ces récits produisent dans leur contexte. Il faut
en effet d'abord reconstituer l'ordre chronologique et géographique normal
de cet itinéraire, alors que la tragédie le fait volontairement éclater.
Contrairement à l'itinéraire plus simple et plus traditionnel détaillé par
les Danaïdes dans les Suppliantes d'Eschyle22, les courses d'Io ne se limitent
pas, ici, aux rives européennes et asiatiques de l'Egée : Io ne passe plus
d'Europe en Asie par le Bosphore de Thrace. Elle est d'abord allée d'Argos à
Lerne (v. 673-86). Puis, passant par Dodone et longeant ensuite la côte de la
Mer Ionienne qui recevra d'elle son nom (v. 827-43), eu<e a gagné le « golfe
de Rhéa » et, au-delà, le lieu du supplice de Prométhée. De là, selon les
prophéties du dieu, sa course la mènera ensuite d'abord, à travers l'Europe
(v. 707-35), jusqu'au Bosphore Cimmérien, qu'elle devra franchir, puis, à
travers l'Asie (v. 790-815), jusqu'au delta du Nil — plus précisément
(v. 846-52) à Canope. Bien plus tard (comme il est dit aussi dans les
Suppliantes d'Eschyle), sa descendance, à son tour, refermera la boucle en
quittant l'Egypte pour Argos.
Des Suppliantes au Prométhée, l'espace parcouru par Io s'est
considérablement élargi à l'Ouest et à l'Est. Entre les deux bornes immuables —
Argos et l'Egypte — qui en marquent les points de départ et d'arrivée, sa
course enserre maintenant l'ensemble de la Grèce continentale — Epire
comprise — puisqu'elle longe la côte de l'Adriatique, et l'ensemble de la Mer
Noire, puisqu'elle passe d'Europe en Asie par le détroit le plus oriental.

21. V. 589 : tyjç olaTpoStvTjTou xopTjç {cj'. Suppl. 17-18 : r/jç otcjTpoSóvou / f3ooç, 572 :
otCTTpoSóvrjTov 'Iw); v. 788 : tîoXuSovov tzKolvt^.
22. Suppl. 547-64; étapes successives en Asie : Phrygie (548), Mysie (549), Lydie (550),
Cilicie et Pamphylie (551-2), terre d'Aphrodite (Phénicie : 553-5), terre de Zeus (Egypte : 556-
64).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 149

2. D'Argos au lieu tragique.

Situer sur une carte actuelle les deux premières étapes d'Io ne pose pas,
de prime abord, grand problème. D'Argos à Lerne, la distance est si courte
qu'il n'y a, somme toute, comme le dit le poète, qu'un seul bond fou23. En
revanche, si nous connaissons bien l'emplacement de Dodone, Prométhée ne
précise pas comment Io y est parvenue :
« Je laisserai de côté », explique-t-il, « la plus grande partie de la foule de
récits qu'on pourrait faire et j'en viendrai au terme même (TÉpjxa) de tes
courses vagabondes. »24 (v. 827-8)

La formule implique qu'entre Lerne et « l'oracle et le siège de Zeus


Thesprote » (v. 831), la route suivie par Io n'a pas été directe et que
Prométhée, sur ce sujet, pourrait s'étendre longuement.
Mais, sur le détail de cette route, il paraît hasardeux d'émettre quelque
hypothèse que ce soit et, en particulier, d'imaginer, par exemple, comme le
faisait Wecklein commentant ces vers, que « Eschyle la concevait
probablement comme franchissant l'Egée pour gagner l'Asie mineure {cf.
Suppl. 545 sq.) et revenant, de là, par le Bosphore thrace, à Dodone »25. Ce
n'est pas que l'on ne puisse, en soi, envisager, dans la course tourbillonnante
d'Io, une volte de plus. Mais rien, dans le texte du Prométhée, ne le suggère
et, qu'Eschyle en soit ou n'en soit pas l'auteur, il ne semble pas « probable »
que le public de la tragédie, après avoir, quelque cent vers plus tôt (v. 729-
735), entendu Prométhée mentionner avec insistance (v. 731 : èxruspâv, repris
v. 790 : ÔTav Trspàayjç) le moment du passage d'Io d'Europe en Asie comme
un moment essentiel de son itinéraire, puisse l'imaginer précédé d'un
premier circuit en Asie Mineure sans que le poète l'ait mentionné
expressément. Mieux vaut admettre que l'itinéraire d'Io comporte ici, entre

23. V. 675-7 : ... èjif-ixveï ojapT/)[i.aTi


fJCTCTOV TTpOÇ SU7TOTÓV TE Kep/V£t!XÇ pEOÇ
AÉpVTJÇ T£ XpTJVTJV.
pour la position de Lerne, « lieu situé à dix kilomètres d'Argos sur la route de Tripolis et célèbre
par ses sources et ses marais, ...sur la côte occidentale du golfe de Nauplie... au pied du mont
Pontinos et à côté du village moderne de Myli » (A. Bernand, p. 86), cf. Pausanias II. 24.7.
24. V. 827-8 : ô^Xov (xèv oùv tòv irXeToTov sxXsî^o) Xóycov,
Tîpoç aÙTÒ S1 eîjn TÉpfjia tûv TrXavTjfxaTcov.
25. Wecklein, s.v. 827 : « The route from Argos to Dodona is omitted. Aeschylus probably
thought of it as passing over the Aegean to Asia Minor, cf. Suppl. 547 sq., and thence back by
the Thracian Bosporus to Dodona ».
I5O ANNIE BONNAFÉ
l'Argolide et « les plaines des Molosses » (v. 829), un blanc que l'on ne peut
remplir.
Il en va d'ailleurs de même dans les Suppliantes d'Eschyle, où
l'itinéraire d'Io n'est précisé qu'à partir du moment où elle arrive en terre
lointaine — dans ce cas particulier, contrairement à ce qui se produit dans le
Prométhée, en Asie Mineure (Suppl. 547).
En réalité, les étapes grecques d'Io ne présentent pas par elles-mêmes
d'intérêt pour le poète. Seule compte, ici, leur valeur symbolique dans
l'existence d'Io. A Argos, elle attire sur elle le regard amoureux de Zeus et
c'est de là qu'elle est « chassée » par son père, sur l'ordre des oracles de
Delphes et de Dodone (v. 658), comme une bête vouée au dieu (àçexov
v. 666), privée de sa condition proprement humaine et définitivement
arrachée à ses attaches familiales et à son état protégé de jeune fille. Lerne
n'est mentionnée que comme la prairie d'amour26 où, dès les premiers
songes qu'il lui envoyait, Zeus lui suggérait de se rendre (v. 652-4), Dodone
comme le lieu où l'oracle même de ce dieu (v. 834) salue en elle « l'illustre
épouse de Zeus»27.
Ces trois premières étapes d'Io sont des étapes de sa transformation
autant et plus que des étapes géographiques. De toutes celles qui
suivront, aucune n'aura ce caractère, à l'exception de son point d'arrivée,
Canope, qui fera d'Io une mère en lui rendant raison et forme humaines —
et Prométhée rapproche, justement, Canope de Dodone, dans l'ordre
d'exposition de l'itinéraire (qui est celui de l'épisode) comme dans ses
dernières paroles à Io. Peu importe, donc, que nous ignorions le chemin par
lequel Io est parvenue à Dodone : nous savons comment elle en est arrivée à
l'état qui correspond à cette étape, à sa double condition d'animal errant
intouchable et d'épouse du dieu.
Dodone, qui consacre cette transformation d'Io, est, en face de Canope
qui en marque l'arrivée, le véritable point de départ de son itinéraire
purement géographique. C'est là que commencent, au Nord-Ouest d'Argos,
les terres qui ne sont plus la Grèce :
« De là, sous l'aiguillon du taon, par la route qui longe les falaises, tu as
bondi vers le grand golfe de Rhéa — d'où te ramènent en tempête tes

26. V. 652-4 : ... àXX' e^sXôe 7ipoç Aépvvjç J3a0ùv /


ooç âv tò ATov ôfz[i.a XcoçYjar) ra>0ou.
sur le thème de la prairie d'amour, cf. II. 14.347-9; Hés., Théog. 278-9; H. Dém. I. 5-9 et 417-
30 (amours divines) et voir PNS 2, p. 108-10.
27. V. 834 : y\ Aioç xXsivr) 8àfi.ocp.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMETHÉE 151

courses vagabondes. Et pour les temps à venir, ce profond repli marin,


sois-en sûre, sera appelé Ionien, souvenir de ton passage pour tous les
humains. »28 (v. 836-41)

On peut se demander si, pour l'auteur du Prométhée et pour son public, le


« golfe de Rhéa » se confondait avec l'ensemble de la Mer Ionienne ou
seulement avec sa partie la plus reculée et la plus éloignée de la Grèce29. En
tout cas, l'épithète créée pour préciser la route suivie (v. 836 : 7capaxrtav) et le
mot de [xo^oç, « repli profond » (v. 839), qui enchérit sur celui de « golfe »
(v. 837 : xoXtcov), paraissent dotés d'une valeur d'évocations rapides. Ils
dessinent le trajet d'Io comme longeant, au delà de l'Epire, l'Adriatique — et
une Adriatique conçue comme s'enfonçant profondément à l'intérieur des
terres.
En revanche, le poète ne précise pas la direction de ce rivage escarpé et,
donc, de la course d'Io. Son souci est autre. Le passage d'Io balise les terres
lointaines qu'elle parcourt. Il leur donne forme dans l'imagination grecque
en les marquant de repères auxquels elle donne un nom — nom inspiré,
comme ici, du sien propre ; nom inspiré de ses aventures, dans le cas du
Bosphore, détroit que la « vache » Io traverse toujours, en quelque endroit
qu'on le situe, pour se transporter, pour « passer » d'Europe en Asie.
Pour qui lit ou entend l'épisode de manière normale — c'est-à-dire en
suivant l'ordre d'exposition qui est le sien — un rapprochement s'impose de
lui-même, à travers les reprises d'idées et de termes, entre les vers 840-841
et les vers 732-734, qui les ont précédés et restent encore en mémoire :
Se 6v/]toïç elacxzl Xoyoç
rfjç afjQ jrogetaç, Bocnropoç S'

« II existera pour les mortels à tout jamais un récit plein de grandeur de


ton passage et (le détroit) sera appelé du nom parlant de Bosphore. »
(v. 732-34)

28. V. 836-41 : èvTeûOsv oîcrrpifjtTaaa tyjv TOxpaxrîav


xéXeu6ov $£aç 7ipoç fiiyav xoXttov '
àcp1 ou TtaXijxîtXàyxTotai
Xpóvov 8è tòv [xéXXovTa
<ra<pwç èmcrraff', 'Iovioç
rîjç a% Ttopetai; [i.vîj(i.a toIç Ttâaiv (îpoToïç.
29. Cf. M. Griffith, p. 235 « xóXtov 'Péaç : the Adriatic sea extending North of the Ionian
152 ANNIE BONNAFÉ

Ce point du monde sorti de l'anonymat par le passage d'Io, ce « courant,


frontière entre les continents », qu'elle devra « franchir » (v. 790) marque, à
l'Est, la limite, la borne (repfxa) de ses courses en Europe. Au delà, elle
entrera en Asie (v. 735). Le « profond repli marin » qui, pour les temps à
venir,
« sera appelé Ionien, souvenir de (son) passage pour tous les humains »
... 'Iovioç xexXiqoETai / zfjç ofjç noosiaç fxvyjpia toTç 7ràatv (3pOTOiç (v. 840-41).

marque, de même, l'autre limite — la borne géographiquement opposée et


celle qu'elle n'a pas franchie — de l'errance d'Io à travers ce premier
continent.
Dans le contexte de l'épisode, où la course d'Io n'est pas seulement
errance et tourbillon, mais aussi une épreuve athlétique et gymnique
épuisante 30, xépfza, sans perdre son sens abstrait habituel de « fin » ou
« terme » retrouve une valeur d'image.
L'effet de parallélisme voulu entre les deux passages se trouve renforcé
du fait que, si l'explication mythique du terme du Bosphore par « passage de
la vache » est traditionnelle au Ve siècle et la mention d'un Bosphore
Cimmérien également présente chez Hérodote31, l'auteur du Prométhée
semble bien avoir été le seul à cette époque à relier, au mépris de la métrique,
le nom de la Mer Ionienne à la légende d'Io 32. Dans sa version du mythe, Io
laisse donc, dans la nomenclature géographique, deux traces de son passage
en Europe au lieu d'une et l'ordre d'exposition de l'itinéraire les rapproche
de manière significative pour mieux les opposer.
C'est de -la borne qu'Io n'a pas franchie, « de là » (àcp' ou : v. 838), du
« golfe de Rhéa », du fond de ce « repli marin », qu'elle arrive en tempête
(v. 838 : ~izlV-txC,ri) au lieu où souffre Prométhée. Sur le trajet qu'elle a, pour
cela, suivi et sur sa direction, le dieu ne donne qu'une indication ambiguë :
l'épithète TraXtfXTTÀayxToi; qu'il applique à ses courses (v. 838 : 7raXi[i.7iXàyxo6at,
... Spopunç, littéralement: «des courses égarées en sens inverse». Cette

30. V. 585*6 (1°) : ôc8t]v (as tzoXÛtïXocvoi. 7?Xâvai / yeyufxvàxatnv


v. 591-2 (Pr.) : -roùç u7rsp[i.T)xstç Spofxooç / ...npoç [3îocv
v. 702 ((Pr.) : tÒv à[x<p' éauTTJç à6Xov
Prométhée emploie le même mot à propos de ses propres souffrances (v. 752 : toùç èfioùç àÔXouç).
31. Hérodote IV, 12, 28, 100.
32. Le nom d'Io commence par une longue, contrairement à l'adjectif 'Iovioç. L'histoire du
passage d'Io par la Mer Ionienne reparaît seulement chez Charax de Pergame (GFH II 103, 13).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 153

inversion du trajet d'Io souligne, comme àcp' ou, qu'elle se détourne du golfe
sans le traverser et insiste sur cette volte-face qui fait de sa course un
tourbillon. Elle marque dans l'espace un retour en arrière — que Prométhée
imite d'ailleurs à son tour dans son récit « en revenant à la même piste que
celle que suivaient (ses) récits d'autrefois»33.
Mais, comme le poète n'a employé aucun terme précisant la direction
précédemment suivie par Io à partir de Dodone (alors que, nous le verrons,
il multiplie ce type d'indications dans la partie opposée de l'itinéraire),
l'épithète TraAifJurXayxToc ne permet pas davantage de préciser la localisation
du lieu scénique où Io est amenée par cette course M. Tout au plus implique-
t-elle qu'il est probablement assez loin du « golfe de Rhéa ».

3. Le lieu tragique : l'hypothèse du Caucase.

Quelle situation géographique le poète du Prométhée enchaîné imagine-t-


il pour le supplice du dieu ?
Les premiers vers du prologue (v. 1-2) situent l'action de manière assez
vague
« ...aux frontières lointaines de la terre, au pays scythe, désert où ne vit
nul mortel »

33. V. 845 : zç, tocÙtov èX6ò>v t£>v 7ràX<xi Xóycov tyyoc,.


34. Selon Wecklein {s.v. 838) : « uàXtv means back from the sea into the interior, cf. Od.
13.5 ». Mais cette extrapolation fondée sur Od. 13.5 perd sa force de conviction quand on se
reporte au texte. En Od. 13.4-5 Alcinoos s'adresse à Ulysse pour lui dire qu'il ne pense pas que
ce dernier, dans ses courses errantes, puisse revenir dans son palais de Phéacie :
w 'OSiktsù, ïr.zl ïxeu è[xòv 710TÌ -/jxkxo&xzzç 8ô>
'j^spsçéç, Tw a1 ouTi 7raX[.fj.7tXocYj(6évTa y' òtco
St.']/ Òt.nOVOGTÌ}GZW . . .
Le texte n'implique nullement que le palais d'Alcinoos se situe loin à l'intérieur de la terre des
Phéaciens. L'autre emploi homérique du verbe (//. 1.59) montre bien que le préverbe TiaXijx- a la
seule valeur de « en arrière » (cf. DE s.v.), précisée par ài}/ à7iovocrrYia£i.v :
'ArpstS?; vûv afifis TcaXtji.TcXay^OévTaç àteo
S^ à7lOVOCTTYJO-£l.V...
Dans ce passage, il s'agit de revenir de Troie vers la Grèce, donc de se diriger vers la mer, non
de s'en éloigner. Dans les deux cas ■KOLki\nz'ktxrfxdyivcu semble un simple équivalent de àTcovo<rrr)a£!,v,
qui ajoute à la notion de vooxoç celle de tcXocvy].
154 ANNIE BONNAFÉ

et Prométhée s'étonne plus loin (v. 298-302) de voir arriver Océan « dans
cette contrée mère du fer » 35 . Ce sont là les deux seules indications que le
texte fournisse de manière explicite et directe. Toutes les hypothèses que
l'on peut émettre en se fondant sur les indications indirectes données soit par
le texte soit par d'autres sources devraient les intégrer.
L'argument de la tragédie ajoute à la première indication (« en
Scythie ») la précision : « sur le Caucase » — à quoi la note ultérieure d'un
scholiaste rétorque :
« ...non pas sur le Caucase, contrairement à la version commune, mais
aux confins européens de l'Océan, ainsi qu'on peut le conjecturer par
recoupements d'après ce qui est dit à Io. »36

Ainsi que le remarquait judicieusement Wecklein37, il paraît en effet difficile


d'identifier à un sommet du Caucase le pic où Héphaïstos cloue Prométhée,
puisque, partie de ce lieu, Io devra ensuite accomplir une longue course vers
l'Est (v. 707-21) « avant d'arriver au Caucase même » (v. 719 : izpìv av npoç
auTÒv Kauxaaov [zoXflc).
Certes, les arguments avancés par Thomson en faveur de cette
identification sont nombreux, et Goblot, qui se range également à cet avis,
souligne ce fait38. Malgré le caractère assez flou des menaces d'Hermès à la
fin du Prométhée enchaîné, il semble bien, en effet, que le second supplice du
dieu doive, après un séjour prolongé sous les roches que fera écrouler la
foudre de Zeus, se dérouler dans le même lieu que le premier39. Or un
fragment du Prométhée délivré, dont la teneur nous est connue par une
traduction ou une adaptation en vers latins de Cicéron dans ses Tusculanes,

35- V. 1-2 : ^ôovoç [ilv èç TYjXoupòv yjxojxev


Sxû0Y]v èç olfxov, à6poTov sic èp7][xiav...
V. 298-302 : îx • xi XPW^'1 ■■■ I ■■■ ■rc&Ç ÈTÓX(XTf)CTa<;,
ocÙtÓxtit' àvxpa, rrçv crt.ST)po[/.iQTopa / èXOsïv èç aïav ;
36. ûuoOsatç ■ ... ri (i.èv axY)V7) toû Spà[xaTo<; ûtoxeTtou èv Sxuôta km tò Kauxàatov opoç.
Scholie du Mediceus : tarxéov Se ôti où xarà tov xoivòv Xóyov èv Kauxâaco cpirjffl SsSéaOat. tòv
éa àXXà 7îpoç toTç EùpcoTtatoiç Tsp[i.aaiv toû wxsavoC, wç amò tcòv 7rpòt; tt)v 'Ià> Xeyo[j.évcov ectti
(jupi.6aXEtv. (texte de l'éd. Griffith).
37. Wecklein, p. 24 : « From the narrative of Io's wanderings, especially from 719, the
scholiast has rightly concluded that if Io, after leaving Prometheus, is to make a long and
devious journey and then arrive at the Caucasus, she cannot be understood as starting from the
Caucasus, consequently the Caucasus cannot be the scene of our play ».
38. Thomson, p. 132-3; Goblot, p. 109, n. 2.
39. Cf. L. Sechan, p. 120.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 155

nous parle des « rochers du Caucase » (saxa... Caucasi, v. 28) où Prométhée


est cloué et Strabon précise également que dans cette même pièce, le dieu
« indique à Héraclès les routes qui le mèneront du Caucase jusqu'auprès
des Hespérides. »40

Par ailleurs cette chaîne montagneuse est présentée dès le Ve siècle par
Hérodote comme étant celle qui, « de toutes les montagnes, a l'étendue la
plus grande et l'altitude la plus élevée » 41 et il est indéniable que les
mythographes placent tous sur le Caucase le supplice de Prométhée comme
sa délivrance par Héraclès tuant d'une flèche l'aigle qui le dévorait42.
Mais ces trois faits ne suffisent pas à rendre « pour le moins douteuse »
la « conclusion tirée des indications fournies par Prométhée lui-même
lorsqu'il décrit l'itinéraire d'Io »43. Pour qui tente de reconstituer l'itinéraire
d'Io tel que se le représente l'auteur de la tragédie — Io serait-elle un
personnage historique pour qu'on puisse tenter autre chose ? — les
indications fournies par le dieu doivent, semble-t-il, primer toutes les autres.
En ce qui concerne le Prométhée enchaîné proprement dit, le dieu
indique clairement que le Caucase se trouve loin à l'Est de son supplice. En
ce qui concerne le Prométhée délivré, aucun des fragments conservés en grec
ne comporte, dans son texte même, la moindre mention du Caucase. Restent
les témoignages concordants de Cicéron et de Strabon. Mais l'un et l'autre
sont postérieurs de deux siècles à Apollonios de Rhodes et tous les autres
auteurs anciens cités par Thomson à l'appui de sa théorie et de ce que le
scholiaste appelle fort justement « la version commune du mythe » sont eux-
mêmes de loin postérieurs à Cicéron et à Strabon. Les Argonautiques
d'Apollonios peuvent avoir été leur source unique, de même qu'elles avaient
déjà pu inspirer la précision malencontreuse d'Aristophane de Byzance, s'il
est vrai que celui-ci est l'auteur probable de l'argument44.

40. Prométhée délivré, fr. 193R = 193N (fr. VIII, Griffith = Cic, Tusc. Disp. 2.23-5),
Strabon IV 1.7 : npofXTjOsuc... xaOrjyoûfxsvoç 'HpaxXsT twv óSwv twv xkò Kauxâaou Trpoç ~.xc, 'Eu7:îpî8aç...
(fr. 199R = 199N; fr. XlVa, Griffith).
41. Hdte I 203 : ó Kocûxaau;... èòv òpécov xal rSkrftzi [iiyicrrov xal [xeyàOsi ó^7)XÓTa7ov.
42. Thomson (p. 133), outre Strabon, cite Apollodore I 7.1 (wç 8è yjcGsto ó Zsûç, i-i~xc,z\
'HçaîaTca râ> Kauxàaou opti to ffwfxa aùroû TïpocrrçXwcrai • touto 8è 2x'j0i.xòv Ôpoç èarîv) et II 5.1 1. Il fait
également référence à Philodème, De piet. 30g, Lucien, Prom., passim, Philostrate, Vie d'Apoll.
de T. II 3 et Hygin, fab. 54. Il conclut : « This body of evidence is amply sufficient to outweigh
the statement contained in the Argument ».
43. Goblot, p. 109, n. 2.
44. Apollonios de Rhodes, Argon. II, 1246-50 et III, 851-3. Les deux listes de
156 ANNIE BONNAFÉ
Quant à l'étendue particulière qu'Hérodote prête au Caucase (et c'est là
le seul témoignage qui présente, du point de vue historique, un intérêt pour
l'argumentation, puisqu'il est le seul qui date du même siècle que la pièce),
elle n'implique pas pour autant de manière nécessaire qu'il n'y ait « aucune
difficulté à supposer qu'Io le quittait en un point pour y revenir à un
autre »45. L'argumentation de Thomson ne serait valide que si le texte
n'indiquait pas avec insistance que la seule boucle que fasse en Europe le
trajet d'Io après sa rencontre avec Prométhée se situe précisément au
moment où elle franchit le Caucase.
En l'état actuel de notre connaissance du texte du Prométhée délivré, il
semblerait plus logique de s'en tenir à la lettre des récits du Prométhée
enchaîné et aux textes que nous savons à peu près contemporains de cette
tragédie — en particulier au traité hippocratique Des airs, des eaux, des lieux,
selon lequel
« le désert des Scythes se situe sous les Ourses même et au pied des
monts Rhipées d'où souffle le Borée, ft46

Prométhée est enchaîné aux confins Nord de la terre, en Scythie, et peut-être


le « pic au bout du monde », lieu de son supplice, fait-il, aux yeux du poète
qui l'imagine, partie des monts Rhipées ou d'autres montagnes mythiques
assimilables que l'on a tendance à situer au Nord47. Mais si tel est le cas, la
tragédie ne précise pas leur nom et laisse dans le vague leur identification.
Elle ne fournit même aucune indication susceptible d'étayer solidement
l'hypothèse que le rocher du dieu appartient à une chaîne montagneuse et ne
se dresse pas seul dans les déserts du Nord.

bibliothécaires du Museum d'Alexandrie données par la Souda, d'une part, et le P. Oxy. 1241,
de l'autre, font toutes deux d'Apollonios le prédécesseur d'Aristophane de Byzance, cf. F. Vian,
Apollonios de Rhodes, Argonautiques (Paris, Belles Lettres, 1974), Introduction, p.ix. Pour
Aristophane de Byzance auteur probable de I'otoGectk;, cf. Griffith, p. 79.
45. Thomson, p. 133 : « since we know from Herodotus I 203.1 that the Caucasus was
thought to be the most extensive mountain in the world, there is no difficulty in supposing that
Io left it at one point to return to it at another ».
46. De Aer. 19:7) twv SxuOwv EprjjxiT) xeTtki, utc' auxfjcriv rfjaiv apxToiç xal toTç ôpsai toïç 'Pnroaonjtv
60SV ó Pop£7)<; 7tveL (éd. W. H. S. Jones, Loeb, Londres/Cambridge, Mass. Harvard U. Pr., 1948,
ire éd., 1923).
47. Sur les monts Rhipées, cf. A. Hauvette, « Au-delà des Monts Rhipées ». Revue de
Littérature et d'Histoire anciennes 13 (1889) et la Kleine Pauly, article « Rhipaia Orè ». Les
Alpes "AXraa ont d'abord un statut mythique comparable, cf. Athénée VI 23-25, 223d-234C : xaî
xà T£ 7râXai [xèv 'PiroxTa xaXoójjieva ôp>), £î6' ûaxspov "OX6oa 7rpo<rayop£u6évToc, vûv Se vAX7ua (ëari Sk r/jç
àpyûpw 8i£ppÓ7) (= FGH 87.486).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 157

4. Le lieu tragique : l'hypothèse des bords de l'Océan.

Si, comme l'auteur de la scholie, on renonce, par soumission au texte de


la tragédie, à localiser le supplice de Prométhée sur le Caucase, peut-on pour
autant — toujours au vu de ce texte — le suivre jusqu'au bout dans son
raisonnement et conclure à son exemple, ainsi que le faisait Wecklein et ainsi
que l'indique la carte de Griffith48, que la scène se situe « aux confins
européens de l'Océan » et sur les bords de ce fleuve mythique ?
Si l'on en juge par l'adresse de Prométhée aux Océanides49, l'auteur du
Prométhée enchaîné conserve intacte en lui l'image homérique et hésiodique
du fleuve Océan mythique enserrant dans ses flots le disque (ou le bouclier)
de la surface de la terre. Il ne s'agit pas, chez lui, d'un archaïsme volontaire,
mais, plus probablement, d'un trait d'époque. Si cette vision du monde
n'était pas répandue dans les années où l'Enquête est rédigée, si elle n'était
pas considérée communément, non comme une simple fiction poétique, mais
comme une vérité, Hérodote mettrait sans doute moins de véhémence à la
dénoncer comme absurde. Elle demeure d'ailleurs encore bien vivante
plusieurs siècles après: la Géographie de Strabon en témoigne50.
Mais, à supposer que l'on puisse considérer comme pleinement
assimilés l'un à l'autre, dès le Ve siècle, la Mer Extérieure et le fleuve Océan,
la lecture du texte de la tragédie ne suggère pas réellement que le lieu
tragique, dans l'esprit du poète, se situe sur la rive de ce fleuve circulaire.
Certains détails paraissent même s'opposer à cette localisation.
Ni l'adresse de Prométhée aux vagues marines (v. 89-90), ni sa
constatation (v. 1088) que, dans le chaos final, sous les coups de boutoir de la
foudre de Zeus, l'éther et le flot marin se confondent ne prouvent
nécessairement que la présence proche d'une mer quelconque doit être

48. Wecklein, p. 24, Griffith, p, 80 et carte p. vi, reproduite ici p. 168, d'après la scholie
du Mediceus, citée n. 36.
49. V. 137-40 : -rîjç ttoXotsxvou TtjÔûoç exyovoc
toû Tzzpi Tràffàv 6' eóXi(7CJO[i.évou
'Qxeavoû.
50. Hérodote IV 36 : PeXà» Se ópécov y^ç TiepioSouç ypâ^avTaç ttoXXoùç yj§t) xal oùSéva vóov s/óvtqc
è^Y]yY)(Tâ[i.£vov, oî 'Qxeavóv ts péovra ypacpouao rapii; t?)v y/jv, èoûaav xuxXoxspéa wç àr:ò rópvou. Cf. II 21.
contra, Strabon 1.1.3; 1. 1.7-9; 2.2.5, etc-
158 ANNIE BONNAFÉ
envisagée comme faisant partie du décor de la tragédie51 — j'entends : du
décor suggéré par le texte, indépendamment de toute matérialisation
éventuelle de ce décor dans l'enceinte du théâtre.
Dans le premier passage 52, Prométhée évoque successivement, pour les
prendre à témoin de l'injustice qui le frappe, « l'éther divin » et les souffles
des vents (v. 88), l'eau douce des fleuves et l'eau salée du flot marin (v. 89-
90), la terre, « mère de toutes choses » (v. 90) — qui, ici, est également sa
mère (v. 209-10) — et le soleil (v. 91). Il en appelle à la fois à l'ensemble de
l'univers — aux quatre éléments — et aux divinités les plus anciennes, celles
qui sont le plus à même de compatir à sa souffrance et de s'en indigner.
L'arrivée des Océanides, puis d'Océan, est une réponse à sa prière.
Les derniers vers de la pièce font écho aux premiers mots prononcés par
le dieu et reprennent le même thème dans un ordre à peine différent,
mentionnant successivement les vents et l'éther (v. 1085-88), le flot marin
(v. 1088), sa mère la terre (v. 1091) et, pour finir, l'éther et le soleil (v. 1091-
92). En même temps que Prométhée et les Océanides, c'est l'ensemble de
l'univers naturel et des anciennes divinités que frappe la colère de Zeus.
On ne peut déduire de ces deux passages, comme le fait Wecklein, que
« Prométhée, de sa falaise, a » nécessairement « sous les yeux l'étendue
étincelante de la mer ». Et, de même, les vers où Io se plaint, dans son délire,

51. Wecklein, p. 24 : « In the Prometheus no mention is made of the Caucasus; only a


dreary unpeopled region is described lying at the outermost limit of Scythia (see 117) and near
the sea (573), so that Prometheus from his cliff looks out upon the sparkling expanse of waters (90,
1088) — . Cf. Griffith, p. 80 : « a rocky hill or cliff overlooks the Ocean (15, 20, 571-3) » et
p. 196 (à propos de 573 : àvà tt)v TtapaXîav t};àfAfi.ov) : « this suggests that Io enters into the
orchestra with P. on the slightly elevated stage (representing the cliff-face) and confirms that P.'s
rock is overlooking the sea ». (C'est moi qui souligne).
52. V. 88-92 : a» SToç oùGtjp xal xa^uTiTEpot, 7rvoat
TCOTOCfZCÓV TE TZfpfXÌ TTOVXÎCOV T£ XU[i.àxWV
àvyjpiôfiov yeXaajxa TiafAfAYJxóp x£ yî),
xal tÒv 7ravÓ7TT7)v xóxXov 7]Xioi> xaXw,
Ï8ea0é [i1 oïa 7rpoç 6swv Tràa^co 0soç.
V. 1085-8 : ... axipxâ S' àvéfiwv / 7rv£u|zaxa rcavxcov zìe, àXXvjXa
à7io8£txvófx.£va,
i S' al07]p tovtw.
V. 109 1-3 : a> fziqxpoç £{*% aéoaç, w Trâvxcov
0Ù67)p XOtVOV 9OCOÇ
èffopâç [/,' wç exStxa
V. 572-4 : àXX' £[xè xàv xàXaivav
èÇ èvépwv TTEpwv xuv7)y£X£Ï TcXavâ
xe vyjcrxiv àvà xàv uapaXîav
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 159

qu'on lui donne la chasse « le long des sables qui bordent la mer » (v. 571-3)
ne peuvent donner cette assurance. Pas plus que ceux de Prométhée, ils ne
constituent une indication de décor. Le dieu n'a pas besoin de voir la mer ou
le dieu Pontos pour les prendre à témoin de ses souffrances. La plainte d'Io
s'étend à l'ensemble de ses tourments et ne concerne pas uniquement le
moment qui a immédiatement précédé son entrée en scène. La mention des
sables arides, dans le contexte du délire et de l'histoire d'Io, prend une
valeur symbolique d'ordre général : elle explique la « faim » (v. 574 : vTJcmv)
qui la tourmente au même titre que le taon qu'elle croit sentir. On ne peut se
fonder davantage sur sa prière pour demander à Zeus de mettre un terme à
ses souffrances soit par le feu, soit en l'ensevelissant sous la terre soit en la
livrant en pâture aux monstres dévorants des profondeurs marines (v. 582-
3 : -upi <\lz> cpXsÇov 7] '/Q°vl ^aXu^ov r\ / ttovtiolç Sàxecu 8oç (3opàv). Le désir de
disparaître des héroïnes tragiques, quand il devient plus fort que le simple
souhait de s'enfuir à tire d'aile, prend ces mêmes formes quels que soient le
sujet et le décor de la tragédie53. Aucun de ces passages ne permet de
conclure que le poète situe le lieu tragique à proximité de la mer.
Le texte de sa pièce fournit d'autre part deux indications — ténues,
toutes deux, parce qu'elles sont très indirectes — qui semblent rendre
difficile de localiser le rocher de Prométhée à proximité de l'Océan.
Les eaux de ce dernier et les grottes qu'elles renferment ou qui les
bordent servent ici de demeure au dieu du même nom et à ses filles **,
toujours soumises, apparemment, à la puissance paternelle, quoique la pitié
les ait amenées à s'y soustraire pour rejoindre le Titan. Dès lors, si l'on
suppose que le poète imagine le lieu scénique situé au bord du fleuve
mythique, certaines de ses insistances ont de quoi surprendre. Si le trajet est
court de leurs cavernes au rocher du dieu souffrant, pourquoi mentionne-t-il
que les Océanides sont arrivées par la voie des airs 55 ? Pourquoi, surtout,

53. Cf. A. Bonnafé, Présence, p. 1 172-91.


54. Prométhée s'étonne qu'Océan puisse le rejoindre en quittant sa caverne et le flot qui
porte son nom (v. 299-301 : Xittwv / i-KÛwyLOv te peû^oc xal TusTprjpe^ / ocùtóxtit' âvxpa). Les
Océanides ont évoqué au préalable le vouloir contraire de leur père (v. 130-1 : Traxpwaç / \toyic,
TiapstTToûcra 9pévaç) et leurs grottes où est parvenu le bruit du marteau d'Héphaïstos (v. 133-5).
55. Course ailée des Océanides : v. 124-6 (Prom.); 129, 132, 135, 279-81 (ch.) coursier ailé
d'Océan : v. 394-95.
Griffith ne commente pas ces points. Wecklein explique 8oXox^Ç--x£^£06ou (v. 284) par le fait
qu'Océan vient des profondeurs de la mer (« the way is long because Oceanus comes from the
depths of the sea »).
i6o ANNIE BONNAFE

précise-t-il que, pour être là si tôt après le prologue, elles ont dû rivaliser de
vitesse (v. 129 : 7TTspuycov OoaTç àfjuAXaiç) et s'aider de l'impétuosité des vents
qui les portaient (v. 132) ? On comprend encore moins qu'Océan arrive à son
tour sur une monture ailée et mentionne, dès son entrée en scène, qu'il a fait
une « longue route » (v. 284-5 : tjxco SoXo^<; TÉpfioc xsXsuOou / Siafxei^a^svoc 7rpò<;
ere, npo(X7]6£u).
L'auteur de la tragédie, vu le mythe qu'il a choisi de porter au théâtre et
l'immobilité inévitable de son personnage central, a besoin de grands effets
scéniques — et cela seul suffit à expliquer qu'il choisisse, pour Océan comme
pour le chœur, de faire usage de la machinerie (même si, en ce qui concerne
le chœur, nous avons peine à discerner quel était au juste cet usage).
Mais, de l'emploi de ces procédés techniques comme des vers qui
accompagnent et commentent leur mise en œuvre, il résulte que le public de
la pièce pouvait difficilement s'imaginer de lui-même le lieu scénique, situé
expressément en Scythie au début du prologue, comme se situant aussi au
bord de l'Océan, ceci alors que le poète ne le dit pas et que les divinités dont
il dit qu'elles habitent l'Océan, pour parvenir au lieu scénique, sont obligées
de faire un long trajet à travers les airs.
Peut-être, cependant, cette idée aurait-elle pu venir spontanément à
l'esprit d'un public convaincu de l'existence d'une « mer extérieure » bordant
le Nord de l'Europe. Mais au Ve siècle les voyages de Pythéas (qui, plus de
trois siècles après leur réalisation, laissaient encore Strabon sceptique)
restent encore à faire. Quand le fleuve Océan se confond avec la Mer
Extérieure, c'est, semble-t-il, sur les confins Est, Sud ou Ouest de la terre
habitée 56, non sur les confins Nord, et, s'il arrive qu'une étendue marine soit

56. L'une des explications anciennes des crues du Nil est qu'il prend sa source dans
l'Océan (cf. Hdte II 21 : arcò toû 'Qxsavoû péovxa ocOtòv tocûtsc fryj^avôtcrOou, tòv Sé 'Qxeavòv y/jv Tîspi
7:âaav pésiv; l'existence de cette théorie est confirmée par Diodore I 37.7 : arcò toû 7rspippéovToç rrçv
oîxou[xév7)v wxeavoû çacriv ocùtòv ttjv auarTounv Xa(x6àvsiv). Les itinéraires anciens des Argonautes les
font revenir du Phase en Méditerranée d'abord par l'Océan, confondu avec la Mer Rouge (Pi.
P4 251 : ev t' wxsxvoû izzkó.yzoai [iiyev 7ióvtco t1 èpu0pw), puis par un portage à travers le désert qui
les conduit « de l'Océan » en Libye au lac Triton (Pi. P4 24-7) ou par le Nil. Les scholies
d'Apollonios de Rhodes attribuent cette dernière version (Phase-Océan-Nil) à Hécatée de Milet
(FGH 1.18a 4-6 = Schol. Apoll. Rh. IV 259 : 'ExaTaToç Se ó MiXyjctioç èx toû OàmSoç 8ieX6s!v ziq, tòv
'Qxeavóv, eÏtoc èxeìBev zie, tòv NeïXov, 68ev tic, ttjv Y)[j.ETépav OàXaaaav) et la version « libyenne » à
Hésiode (FGH 1.18a 14-17 = Schol. Apoll. Rh. 259 : 'HaioSoç 8è xai IltvSapoç év no0iov£xouç xaî
'AvTÎ[i.axoç èv AûSy) Stà toû wxsavoû çatnv ooitoÙç sic, Ai6oï]v, xal fkaTaaavTac ttjv 'Apyw zie, to rjfxeTspov
7:éXayoç <7rapa>y£véu9ai.. Cf. Schol. Apoll. Rh. 282 : 'HcnoSoç 8è Six OàatSoç aÙToùç èx7r£7rXe'jxévat, Xéyet
= Hés. fr. 241 M-W). Hérodote tout en niant l'existence d'un Océan circulaire (voir n. 50),
accepte l'idée que la Méditerranée et le Pont-Euxin, la « Mer Extérieure » de l'Ouest et la « Mer
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 161

mentionnée comme avoisinant la Scythie, il s'agit toujours de mers


intérieures, Marais Méotide ou Pont-Euxin, que l'on ne paraît pas avoir
jamais assimilées à l'Océan mythique.
La seule indication qu'il existe, à l'époque du Prométhée, une tradition
concernant l'existence d'une Mer des confins Nord nous est fournie,
paradoxalement, par Hérodote57. Il s'insurge avec force (III 115) contre
l'idée qu'elle puisse exister et souligne que nul ne l'a vue; mais, quand il fait
la liste des peuples du Nord mentionnés par Aristeas de Proconnese (pour
nier leur existence comme contraire au bon sens), il cite, au delà des Scythes
et des Issédones et au delà, même, des Arimaspes et des Gryphons « gardiens
de l'or » des lointains, « les Hyperboréens dont le territoire s'étend jusqu'à la
mer » (IV 13).
Cette référence à V Arimaspée d'Aristéas n'est pas à négliger, puisque
l'itinéraire asiatique d'Io fait mention et des Gryphons et des Arimaspes
(v. 802-806). Mais il faut également noter deux points. Dans ce passage-
même où il s'inspire du poème d'Aristéas, le poète du Prométhée ne le suit
pas en matière de localisation géographique 58. On ne peut donc se fonder sur
sa connaissance indubitable de Y Arimaspée pour en induire qu'il était
convaincu, comme Aristeas, de l'existence d'une mer des confins Nord du
monde, confondue ou non avec le fleuve Océan mythique. Par ailleurs, quelle
qu'ait pu être sa conviction sur ce point, aucun détail ne permettait, en tout
cas, au public de la tragédie, au moment où il assistait au prologue ou aux
épisodes antérieurs à l'arrivée d'Io, de se remémorer le contenu du poème
d'Aristéas et d'établir un lien quelconque entre ce qu'il entendait et voyait et
cette épopée. Seule la Scythie est mentionnée par deux fois et sans aucune
référence aux pays d'au delà du Borée ou au Borée lui-même. Il semble que
le scholiaste, qui redresse à bon droit l'erreur de l'Argument à propos du
Caucase, se guide ensuite, pour préciser que le lieu scénique, quoique en

Rouge » ne font qu'un, cf. I 203 : -ojv fzèv yàp "EXXttjvsç vau-uXXovxai Trâcra xoù tj zz,cù cmrjXécov OàXaaaa 7)
'AtXocvtU xaXso[iiv7) xal Y) 'EpuOpy) fxîa Èoûaa Tuy^âvei.
57. Hérodote III 115 : outc yàp eycoye èv8sxofi.ou 'HpiSavóv riva xaXéscrôou ~poç papoàpoov tzo-ux\iòv
èxSoSóvTX he, OàXaacrav ttjv ~pò<; Popévjv avejxov... oute vtjctouç oïSa KaaaiTcpîSaç èoûaaç... toGto Se oùSevoç
aÙTÓ— tsw ysvo^iévou 8uvoc[i.aa àxoûaat, toGto (AeXeTwv, ôxcoç GàXaaaâ ècm tx hzzKZivcn tv)ç Eûpw7nr)<;. IV 13 :
£97] Se 'Api<jTÉ7]ç ó KauerrpoÔLou àvTjp npoxovvr)<Tto<;, roticov ë^ea, àraxéffOai èç 'IacnjSovaç... 'IctcttjSÓvcov Sé
'jTcspoixéeiv 'Apifxa<r~oùç avSpaç [xouvotpOàXjxouc;, û~èp Se toutcov roùç j(pu(ToçuXaxa<; ypû~aç, toutcov Se Toùç
'T::£pôopéouç xaTTjxovraç é— I OaXaacrav ; pour son scepticisme à l'égard de l'existence des
Hyperboréens, cf. IV 32 et 36; à l'égard de celle des Arimaspes, cf. III 116. Sur Aristeas de
Proconnese, cf. BoLTON J. D. P., Aristeas of Proconnesus (Oxford, 1962).
58. Voir plus loin.
1 62 ANNIE BONNAFE

Scythie, doit être, selon lui, situé « aux bords européens de l'Océan », sur les
connaissances géographiques de son époque plutôt que sur le texte même de
la tragédie.

5. Le lieu tragique : géographie poétique.


D'un point de vue purement géographique, le lieu où souffre Prométhée
et qui voit arriver Io n'est défini que de manière très vague. On peut
difficilement le situer sur une carte. Il est seulement très loin au Nord de
toute terre habitée, près d'un rocher du bout du monde dressé au cœur du
« désert scythe ».
En termes de géographie poétique, en revanche, sa définition est très
claire. Il n'a nul besoin d'être plus nettement délimité et situé dans l'espace.
Il suffit au poète de mentionner la Scythie et les confins de la terre pour
suggérer ce qui, de son point de vue, est véritablement nécessaire : pour
imposer l'idée que le lieu scénique est une région hostile, essentiellement
différente de toute contrée habitable, un lieu abandonné des dieux et déserté
par les hommes. C'est seulement dans cet Ailleurs, dans ce lieu intermédiaire
marqué du signe de l'exclusion où se conjuguent toutes les causes de
souffrance, physiques ou morales, que la mortelle pourchassée et le dieu
immobile, exilés tous deux loin des leurs et loin de tout, peuvent se trouver,
un instant, réunis et voir naître, de cette rencontre, grâce à la connaissance
de l'avenir que détient Prométhée, l'espoir que leurs sorts prennent un jour,
l'un par l'autre, un tour nouveau.
En ce qui concerne Io, le changement est manifeste, marqué dans la
forme même des récits d'itinéraire qui concernent son avenir (v. 707-35,
790-815 et 846-52 : récits de Prométhée) si on les compare aux récits
concernant son passé (v. 827-41 : récit de Prométhée; cf. v. 562-88, 600-608,
673-82 : délires et récit d'Io). La notion d'errance ne disparaît pas
totalement, mais celle de voyage vient la doubler et tend à la supplanter.
Les souffrances d'Io, qui, à travers son délire et ses récits personnels,
apparaissent comme gratuites et, à tous points de vue, dépourvues de sens,
sont redéfinies par Prométhée comme une « épreuve », dotées d'un terme et
orientées — à la fois dans l'espace et vers une fin heureuse. Au lieu d'errer,
comme elle le faisait, au hasard et de manière passive, en fugitive
pourchassée S9, après son passage par le lieu scénique et grâce à Prométhée,

59. Cf. Saï'd, p. 198 sq., errance passive et forcée d'Io avant les prédictions de Prométhée :
reconnue par Io (v. 565 : 7i£7ïXàv7)fiai, v. 572-4 : èfiè xàv xàXaivav / ... xuvtqystsT 7rXavà / te ; v. 577-8 :
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 163
elle suivra, dans un espace désormais jalonné de points de repères multiples
(êtres vivant dans les parages, fleuves et montagnes), une route précise dont
la direction est clairement indiquée. À chaque étape, elle aura à tenir une
conduite particulière, définie par le dieu. Maîtresse de sa course, elle
parviendra au lieu qui doit en marquer le terme et son étape ultime, Canope,
est nommée, connue d'elle, exactement localisée.
De repère en repère, à partir du texte des récits concernant l'itinéraire
futur d'Io, du lieu scénique jusqu'à l'Egypte, à travers l'Europe, puis l'Asie,
une carte, peu à peu, s'esquisse, en fonction des noms mentionnés et des
indications de direction qui sont données. Mais cette carte relève d'une
géographie bien différente de la nôtre et différente, même, sur plusieurs
points de détail et dans son esprit même, de celle qui ressort des textes de la
même époque comme V Enquête d'Hérodote ou le traité Des airs.
6. Du lieu tragique au Bosphore Cimmérien : une géographie différente.
La partie européenne de l'itinéraire (v. 707-35) emprunte deux
directions successives — celle des « levers du soleil » (v. 707-8), puis celle du
Midi, au moment du franchissement du Caucase (v. 721-3). Noms de
peuples et noms de lieux alternent dans les quatre points de repère
principaux indiqués à la voyageuse dont chacun est souligné à la fois par un
verbe au futur indiquant que l'étape sera bien atteinte et par une indication
sur la conduite à éviter ou à tenir dans cette circonstance particulière60. Un

7toT (x' àyouff' <aï8s> T7)/Xé7rXayxT0t îrXàvat ; v. 585-6 : à8y]v y.z toXuixXocvoi TtXàvai / yzy\jy.\)ó.y.xaiM ;
v. 608 : t5 8u<T7îXâvw racpOévco ; v. 622-3 : xép[xa rï)ç £[^Ç ^Xàvvjç / SsT^ov ; v. 682 : yrjv rcpò y/jç
eXauvofxai) ; reconnue par Prométhée (v. 828 : répjxa acav 7rXav7]fz<xTtov ; v. 838 : nxKi[niXó.yxToiGi...
Spofxotç). Le thème persiste pour désigner l'ensemble de ses courses (Prom., v. 787 : tuoXuSovov
T:XâvY)v ; cf. v. 820 : ttjç 7toXi><p0ópou 7iXavY)c), mais les récits d'itinéraires futurs faits par Prométhée
sont encadrés par les v. 706 (wç àv TÉpfiaT1 èxfzâ07)ç óòov) et 823 (tò t:5cv Tioqeiaç r^Sz TÉp(x' àxrjxoev).
Le savoir de Prométhée permet à Io de trouver une issue (uopoç) à ses maux et un moyen de les
traverser (7topetx : 823 ; rspâv : v. 718, 790, 792; èx7îepâv : v. 713, 731, cf. Saïd, p. 201 et n. 78,
79-
60. Directions : v. 707-8 : 7rpwTov [lèv èvOévS' yjXóou 7ipòc àvxoXàç /
v. 72I"3 : àarpoysiTovac Sé xpï)
xopuçàç Û7rep6ocXXou(yav èç (i£(77j[x6pivT]v /
Iers points de repère (Scythes et Chalybes) : v. 709 : àçi^Tj; v. 712 : otç [xt] 7T£XàÇeiv... àXX'... /
èxTîepâv ^6óva; v. 71 5 : °ÛÇ ç'jXà^aaGai az XP"h-
2" points de repère (Hybristès-Caucase) : v. 717 : v\l,ziç, 8è...; v. 718-9 : 5v \xy\ 7î£pâa7]ç... / rcpiv
àv... [Lokt\ç,...
3e point de repère (Amazones) : v. 721 : -/P?) ; v. 723-4 : ëv0'... rfcziç.
4e point de repère (Isthme) : v. 730-1 : ...^eiç, 6v... az içy\ j Xmouaav... èx^cpav...
terme de la partie européenne de l'itinéraire : v. 735 : ^TCipov tj^siç 'AaiâS'. Cf. Boittin, p. 42.
1 64 ANNIE BONNAFÉ

dernier verbe au futur marque le terme de cette première partie de


l'itinéraire :
« Tout d'abord, en partant d'ici, tourne-toi vers les levers du Soleil et
marche par les champs sans labours. Tu parviendras chez les Scythes
nomades qui habitent sous leurs toits de vannerie sans toucher le sol, sur
leurs chariots aux bonnes roues, leur arc à longue portée toujours à l'épaule.
Ne t'approche pas d'eux, mais rase dans ta course les brisants où gémit la mer
pour franchir de bout en bout leur terre. À main gauche demeurent les
Chalybes qui travaillent le fer ; il te faut te garder d'eux : ils ne sont pas
d'humeur civile ni d'une approche aisée pour les étrangers (v. 707-16).
Puis tu arriveras au fleuve Hybristès (au fleuve de Démesure), qui ne
fait pas mentir son nom. Ne le franchis pas — car il n'est pas aisé à franchir à
gué — avant d'être parvenue au Caucase lui-même, le plus haut des monts,
lieu où le fleuve exhale sa fougue depuis les tempes mêmes de la montagne
(v. 717-21).
Il te faut ensuite, en franchissant ses cimes voisines des étoiles, prendre
la route du Midi, lieu où tu arriveras à la troupe guerrière et pleine de haine
pour l'homme des Amazones qui fonderont un jour Thémiscyre aux rives
du Thermôdon, à l'endroit où s'ouvre la rude mâchoire salmydessienne de
la mer, hôtesse hostile aux marins, vraie marâtre des vaisseaux. Celles-là te
serviront de guide, et avec grand plaisir (v. 721-28).
C'est enfin à l'Isthme, aux portes mêmes — étroit passage — de sa
lagune, à l'Isthme Cimmérien, que tu arriveras. D'un cœur intrépide, il te
faut le laisser et franchir de bout en bout le détroit méotique (v. 728-31).
(...) Et, laissant là le sol de l'Europe, tu arriveras sur la terre ferme, en
Asie » (v. 734-5)-

Après avoir quitté le rocher de Prométhée, Io marchera vers le Levant,


traversant le désert scythe dépourvu de cultures avant de parvenir dans la
région que parcourent sur leurs chariots les Scythes nomades et où vivent
également, « à main gauche » des Scythes ou de la route d'Io — dans l'un ou
l'autre cas, au Nord de l'itinéraire — les Chalybes forgerons (v. 707-716). Si
l'on s'en tient aux indications du texte, on ne peut donc situer les Scythes
nomades à l'Ouest du lieu scénique, ainsi que le fait la carte proposée par
A. Bernand, ni les Chalybes au Sud — c'est-à-dire « à main droite » — de la
route qui mène à Io vers l'Est, comme le fait M. Griffith61.

61. Les deux cartes sont reproduites ici, p. 168.


M. Griffith : carte, p. vi et commentaire de la carte p. 213-9, 226-37 (carte et
commentaire en accord).
A. Bernand : carte 8, p. 76 (« La Scythie et les itinéraires d'Io ») et commentaire de la carte
p. 77-80, 86-7 ; son commentaire p. 79 (« Io devant traverser le pays des Scythes nomades et des
déserts en marchant vers l'Est, il est probable que son point d'étape, à savoir le rocher de
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 165

Pour éviter les Scythes, Io doit « raser les brisants où gémit la mer » en
traversant leur pays (v. 712-3). En laissant « à main gauche » les dangereux
Chalybes (v. 713-16), elle parviendra à un fleuve dont elle doit remonter le
cours jusqu'à sa source où elle pourra le franchir (v. 717-21). Le poète
n'indique pas que le fait de le remonter entraîne pour Io un changement de
direction. Le seul qui soit mentionné se situe au cours de la traversée du
Caucase62, au lieu où le fleuve prend sa source.
C'est seulement après avoir pris la « route du Midi » (v. 722-23) et
atteint, au Sud de la montagne, le pays des Amazones que, sous la conduite
de ces dernières, Io gagnera l'Isthme Cimmérien et le Détroit Méotique qui
le sépare de l'Asie (v. 729 sq.). L'incidente des vers 724-27 sur la fondation
de Thémiscyre par les Amazones vise sans doute à réconcilier les deux
traditions concernant leur localisation géographique par l'idée que cette tribu
singulière a connu des migrations. Mais cette migration — qui se fait ici en
sens inverse de celle qu'envisage également, probablement pour la même
raison, Hérodote 63 — est clairement datée par le poète d'un temps postérieur
au passage d'Io (v. 724-5 : ou Gsfxiaxupav ttots / xaroixiovaiv). Ces vers ne
sauraient donc nullement impliquer que celle-ci se verra « infliger... un tour
de la Mer Noire... après le franchissement du Caucase » et une « arrivée au
bord du Palus Maeotis par l'Ouest, alors qu'elle en était d'abord à l'Est »64.
Io, dont le texte n'indique pas davantage qu'elle se soit trouvée à un moment
quelconque « à l'Est » du Marais Méotide avant de franchir l'Isthme
Cimmérien, arrive à celui-ci, depuis le col du Caucase où l'Hybristès prend
sa source, non de l'Ouest, mais par la « route du Midi » : par une route
Nord-Sud directe.
Si la course d'Io n'est donc pas aussi « folle » qu'on veut parfois le dire,
les indications données par Prométhée suggèrent, en revanche, de manière

Prométhée, est un contrefort de l'Oural, qui borde au Nord-Ouest les steppes de l'Asie
Centrale ») semble s'opposer à sa carte qui, p. 76, place les Scythes à l'Ouest de l'Oural.
62. Cf. le participe présent Ó7rep6àXXou(Tav, v. 722, et les commentaires de Wecklein sur ce
vers.
63. Hdte IV 110.
64. A. Bernand, p. 79 : « Le poète ne précise pas par quelles routes les Amazones
conduiront Io du Sud du Caucase jusqu'en Chersonnèse Taurique et au Bosphore Cimmérien.
Mais il semble bien qu'elles lui feront faire le tour du Pont-Euxin, ce qui justifie la mention de
Thémiscyre, ville de Galatie du Nord de l'Asie Mineure sur le cours inférieur du Thermôdon,
et la mention de Salmydesse, ville de la côte Sud-Est de Thrace, sur le Pont-Euxin, au Sud du
cap Thynias. Rien ne montre mieux la course folle d'Io que ce tour de la Mer Noire qui lui est
infligé après le franchissement du Caucase et que cette arrivée au bord du Palus Maeotis par
l'Ouest, alors qu'elle en était d'abord à l'Est ! ».
1 66 ANNIE BONNAFÉ
curieuse mais indubitable, une carte de ces régions du Nord et du Nord-Est
de l'Europe fort différente de la nôtre et, également, de celle qui paraît se
dégager des autres textes du Ve siècle65. Les Chalybes et le Caucase s'y
trouvent localisés au Nord-Ouest et au Nord (et non au Sud-Ouest et au
Sud) du Bosphore Cimmérien.
Les Chalybes semblent avoir été comme attirés au Nord par leur état
reconnu de forgerons et l'idée que le poète se fait de la Scythie. Il voit en
celle-ci une « terre du fer » (v. 301-2), quoique les Scythes soient
essentiel ement à ses yeux des nomades semblables à ceux que décrit le traité Des airs.
Les Chalybes deviennent donc apparemment pour lui une sorte de tribu
sédentaire (v. 715 : oixovgi) parente des Scythes et responsable du lien qu'on
établit entre la Scythie et le fer. La même association entre les deux peuples
existe dans l'esprit d'Eschyle, si l'on en juge d'après Les Sept contre Thebes,
et c'est la version des choses qui l'emportera bien plus tard encore chez
Hésychius, en dépit des géographes prosateurs66.
Le déplacement du Caucase au Nord du Détroit Méotique ne paraît pas
relever d'une explication poétique ou symbolique du même ordre. Sur ce
point, l'auteur du Prométhée enchaîné porte visiblement en lui une carte
mentale du monde différente de la nôtre et de celle d'Hérodote, bien qu'il
mentionne comme ce dernier la hauteur remarquable du Caucase (v. 719-
20 : ôpôjv u^uttov, cf. Hdte I 203).
De même, la mer qui longe ici la Scythie et le pays des Chalybes à main
droite — c'est-à-dire au Sud de la route d'Io, si l'on s'en tient au texte —
s'étend jusqu'à une latitude beaucoup plus septentrionale que celle qui, dans
YEnquête, longe, de même, au Sud le pays des Scythes67. Ou bien, dans
l'esprit du poète, il s'agit là, en dépit d'Hérodote, d'une autre mer que le
Pont-Euxin, ou bien, dans son imagination, le Pont-Euxin s'étend
démesurément vers le Nord — si bien que l'arrivée d'Io sur sa rive septentrionale

65. Je laisse de côté, parce qu'elle n'intervient pas directement dans l'établissement de la
carte des courses d'Io, la confusion qui semble exister dans l'esprit du poète entre le site de
Thémiscyre et celui de Salmydesse. Sur ce point, cf. les précisions topographiques de
A. Bernand, p. 79 (voir n. précédente) et les commentaires de Wecklein, Griffith, p. 218,
etc.
66. L'association entre les Scythes et la métallurgie apparaît peut-être déjà chez Hésiode,
cf. fr. 282 M-W : AéXocç 8è aXXoç 'I&aïoç eupe /aXxoû xpâaiv, wç Se 'HcuoSoç, £xu6?)<;. Pour l'association
Chalybes-Scythes-fer, cf. Esch., Sept 728-30 (XâXuooç Exu0wv xt.oixoç... aóSapoc) et Hésych., s.v.
XâX'jooi (e6voç t% ZxoOîaç ôttou atS^poç ywe-rai) = schol. Apoll. Rh. 1.1321, 2.375, contra Hécatée
FGH 1.203; Hdte 1.28; Xén., Anab. 4.5.34, 4.6.5; Strab. 1 1.4.5.
67. Cf. Hérodote, IV 13, 99, 201.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 167

n'est pas nécessairement, à ses yeux, « extrêmement soudaine ». Seul le souci


de faire coïncider sur ce point la carte qu'il trace à partir du texte avec ce que
nous savons de la Mer Noire peut amener M. Griffith à préférer voir, dans
les vers 712-13, une « référence à l'Océan (sur la gauche d'Io) » et, dans les
vers concernant les Chalybes qu'elle laisse sur sa gauche, un indice du fait
qu'Io prend dès ce moment la direction du Sud « quoique nulle indication
d'un changement de direction semblable ne soit donnée » dans le texte68.
Mais — l'exemple de la carte d'A. Bernand le prouve au premier coup
d'oeil — il est de toute manière impossible de dessiner sur une carte
géographique réelle, sur notre carte, l'itinéraire d'Io et de respecter, ce
faisant, les indications (de direction et de position relative des points de
repère) données par le texte de la tragédie. Il semble bien qu'il ne serait pas
beaucoup plus facile de le dessiner, en respectant ces indications, sur une
carte du monde telle que celle qui semble se dégager du texte d'Hérodote 69 :
l'idée que celui-ci se fait des dimensions de la Mer Noire et de la place du
Caucase diffère, en somme, assez peu de la nôtre. Les ressemblances entre
l'évocation rapide des mœurs des Scythes nomades dans les vers 708-11 et
les descriptions correspondantes d'Hérodote et du traité Des airs10 ne
doivent pas faire illusion. Elles sont d'ailleurs limitées à ces deux inversions
des mœurs grecques que sont l'absence d'agriculture et la maison mobile et
aérienne (v. 710 : TOîSàpcnoi vatouai) au lieu de stable et enracinée dans le sol
(spisSoç). À supposer que sur ces points le poète se soit inspiré de l'un ou
l'autre de ces deux textes ou des mêmes sources qu'eux plutôt que d'une

68. Griffith, p. 216, s.v. 714-5 : « Some commentators argue that, if the Chalybes are to
her left, then the shore which she is skirting (712-3) must be on her right, in which case it is the
Black Sea, not Ocean. But her arrival there, from the far North-West, would be very sudden
and it is better to see 712-3 as referring to Ocean (on her left), with 714-5 representing a turn
southwards, even though no indication of such a turn is given ». Wecklein (s.v. 714) supposait
même qu'il y avait une lacune après le v. 713, ou que « Io having passed the Nomad Scythians
in her course along the shore is to leave the Chalybes at her left, that is wander inland and
southwards between the Scythians and Chalybes until she reaches the river Hybristes ».
69. Cf. e.g., la carte proposée par A. Barguet, Historiens grecs : Hérodote, Thucydide (Paris,
Pléiade, 1964), « L'Enquête d'Hérodote », carte I : « Le monde connu d'Hérodote », p. 1828-9,
d'après Ch. van Paassen, The classical traditions of Geography (Groningen, 1957), p. 65-211.
70. Hérodote IV, 1-32, 46-82; De Aer. 18-22.
Les ressemblances avec les v. 708-10 se limitent à Hérodote, IV 19 (vo^âSeç... SxuOai... oute
ti CT7r£ÎpovT£ç oûSèv oûte àpoGvTcç) et IV 46 (toîcti yàp [X7)te acrrsa ji^te tzijzx fj èxTi.(T[Z£va, àXXà çspéoixoi
èovT£Ç 7:âvT£ç £oo<n for7ioToì;ÓTai, ^wovteç \ù\ àm"1 àpó-rou àXX' òbro xtyjvÉwv, olxY)[iaTà te açi fj ÈttÌ. ÇEuyÉcov,
xwç oùx àv EÏï)aav outoi a(xa^oó te xai a7iopoi 7rpoo[jLty£Tv ;) et à De Aer. 18 (ÈvxaûOa xal ol Sxû6ai
StaiTEÛvrai, NofxaSsç Se xaXEUvrai. ôti oùx éctiv otx^jxara àXX' èv àjxâqrjanv oÎxeucrv). Hésiode fr. 151 M-
W (rXaxToçpâywv... à^vaç oïxi' è^óvtwv) est tout aussi proche du texte du Prométhée.
PL i : Les voyages d'Io. Cartes dressées d'après « Prométhée enchaîné ».
o c
Y*<

o
O

Byblitu Me 5-te
-r ^'
v ETHIOPIENS

i. Carte
Cambridge
de MarkUniversity
Griffith Aeschylus
Press, 1983).
Prometheus Bound (Cambridge Greek and Latin Classics,

Roc de Fromithit

2. Carte d'André Bernand : La carte du tragique. La géographie dans la tragédie grecque (Éd.
du CNRS Paris, 1985).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 169

tradition orale ou poétique beaucoup plus vague, il n'a pas en tout cas la
même vision qu'eux de la région correspondante. Pour se convaincre du
contraire, il n'est que de remarquer qu'il ne fait aucune allusion à ce qui
constitue, pour les deux autres auteurs, les deux caractéristiques
géographiques principales de la Scythie : le froid et la présence, non pas d'un fleuve,
mais de fleuves multiples71.
Si l'on essaie d'oublier toute carte mentale actuelle de cette région du
monde pour tenter de dessiner l'itinéraire d'Io et la carte correspondante
d'après les seules indications du texte, on se heurte à de nouvelles difficultés.
Les renseignements sont insuffisants, en dehors même du fait que le point de
départ de l'itinéraire d'Io jusqu'au Bosphore — le lieu scénique — est, ainsi
qu'on l'a vu, localisé de manière fort vague.
Quelles sont au juste, en effet, les positions relatives du Caucase et des
« brisants » qu'Io doit longer ? De ceux-ci au « plus haut des monts », Io suit
la rive d'un fleuve qu'elle ne peut traverser à gué. Mais le poète ne précise ni
qu'elle le rencontre à son estuaire (et qu'il se jette donc sur la côte qu'elle
parcourt) ni dans quel sens coulent ses eaux. Arguer du fait que nul
changement de direction dans la course d'Io n'est mentionné pour conclure
qu'elle continue à marcher vers l'Est (et, par suite, que le fleuve coule d'Est
en Ouest, que le Caucase est plus à l'Est encore) est tentant. Mais le texte
reste muet sur ce point et cette conclusion demeure du domaine de
l'hypothèse. De même, les « tempes » de la montagne (v. 721 : xpoxàcpcov àrc'
aÙTÔOv) désignent sans doute ses premiers contreforts ; mais il serait hasardeux
d'en déduire quoi que ce soit sur la direction dans laquelle est tourné le
« front » du Caucase et, par suite, sur l'orientation probable de la chaîne
montagneuse dans l'esprit du poète. Seule celle du col qu'emprunte Io pour
le traverser, une fois la source du fleuve atteinte, se trouve précisée. Rien,
dans le texte, ne s'oppose à ce que la « route du Midi » qu'elle suit dès ce

71. Froid : Hérodote IV 28 : outco jxèv 8r) toùç òxtw [xVjvaç SkxteXéei /Et.fzwv èó>v, toùç S' stuXoittouc
TÉocrspaç t^ù/ea aÙT00o ecttL cf. De Aer. 19 : ...wote tòv (xèv ^et[xcova aïs! slvou, tò Sé tìépoc òXóyac v^épaç,
xal TaOTaç [ayj Xujv.
Les deux auteurs attribuent au froid l'existence de bœufs sans cornes ; Hdte IV 29 : Soxéei
Sé fica xal to yévoç râv [ìocóv tò xóXov Stà Taûxa où çùsiv xÉpsa aoTÓOi,... Èv touti GspfjioTcrt ~x/y TrapayweaOat
Ta xépsa • èv Se toTcto iajvpoXai ^û'/zai rt où 9ÙE1 xépsa tì xty)V£oc àp^/jv y] cpûovTa çûei j^oyiç. cf. De Aer.
18 : où yàp e^oum xépxTa 6— ò toû ^u^ouç.
Fleuves nombreux : Hdte IV 47 : rt te... yr; èoGaa ~eSi.àç jcût7) — otcoSrjç ts xai suuSpós; èem, T:oTa[i.oî
te Si' aÙTYJç péou<7i où TîoXXtô tew àpi6ftòv eXaaaovsc twv èv AlyûrrTco Stcopù^wv. Il fait le catalogue de ces
fleuves en IV 48-58 et conclut en IV 82 : ©wjxàfna Se y] "/wpy] airr/} oùx ë/£i, x<°pU î &'<■ ~oTa[Aoùç te
-oXXw (AsyÛTTOix; xal àpt6[xòv tìXeÌcttouì;. Cf. De Aer. 18 : /) Se Hx-j6Écov èpr^r] xaXE'jji.évrj ~EStàç èaTt xal
Xeifi/vcôS/jç xal ^tXyj xxl ëvuSpoç [jiETpocjç " r:oTa[xol yàp ziai (xéyaXoi oî È^oxETîûoucri tò GScop èx tûv tteSîwv.
170 ANNIE BONNAFÉ
moment soit perpendiculaire à l'axe du Caucase et que celui-ci s'étende
d'Ouest en Est. C'est ainsi que le dessine M. Griffith, sans doute avec
raison. Mais, sur ce point encore, on ne peut avoir de certitude.
Le fleuve « qui ne fait pas mentir son nom » (v. 717 : iféeiç S' uêpisTTjv
TTOTûtfxov où ^£uSwvup.ov — à moins qu'il ne faille écrire : Têpurr/jv) ne nous
renseigne pas davantage. De quel « nom », d'ailleurs, s'agit-il ? Aucun autre
texte de géographe ou de poète ne fait mention d'un fleuve appelé Hybristès
en raison de ses eaux pleines d'hybris — comme le sont celles du Gyndès
chez Hérodote (I 189). Devons-nous suivre le scholiaste qui voyait dans
ûêpt<rr/)v une simple épithète, plutôt que le nom du fleuve, et donnait comme
solution de l'énigme le nom de l'Araxe, que le poète s'expliquerait comme
dérivé du verbe àpàao-eiv, vu la violence de ses eaux « heurtant » ou
« frappant » leurs rives 72 ? L'idée est séduisante, mais, à supposer que le
vers 717 fasse allusion à ce fleuve au lieu de mentionner un « fleuve
d'Orgueil » complètement imaginaire, il ne constituerait pas pour autant une
notation véritablement géographique — j'entends : utile pour dresser une
carte. À s'en tenir, en effet, au seul texte d'Hérodote, le nom d'Araxe
s'applique indifféremment à trois fleuves différents, dont l'un est peut-être
l'Oxus (l'Amou-Daria, à l'Est de la Caspienne), un autre probablement la
basse Volga, entre l'ancien pays des Scythes et la Cimmerie, et dont le
dernier, qui, aux dires d'Hérodote, constitue, avec la Caspienne, la limite
nord de l'Asie et coule vers l'Orient, semble bien être totalement
imaginaire73. Ce « fleuve à l'extrême Nord-Est du monde » participe tout autant que
le ferait un fleuve Hybristès de l'imprécision qui s'attache aux régions

72. Schol. v. 717 : óSpia-r/jv • tÒv 'ApàÇvjv rapa to àpàasciv xal ï]X£^v t* xûjiaTa aù-roù; cf.
Eustathe, Comment, sur Denys le Périégète (GGM, t. II), v. 739 : toG Se Mxoaxyzzixoû xal toû
'Apà^ou (xé(xv7)Tai xal Aîa^uXoç xal àpécrxsTai. xal êxsTvoç à?:ò toG àpàaaav xaXelaôai. aÙTÓv. Cette
identification est celle qui est le plus généralement acceptée, cf. Saïd, p. 197 (« L'Araxe est
désigné par un nom qui ne ment pas et souligne sa violence : il devient l'Hybristès ») et
Herington, p. 18 1-2.
73. Identification d'A. Barguet, op. cit., « Notes à l'Enquête », p. i34i-i53O/>as., Araxe =
Oxus = Amou-Daria : Hdte 1.202. Pour Hérodote, qu'il soit mal informé ou que l'Amou-Daria
ait depuis changé de cours, cet Araxe se jette dans la Caspienne, comme l'Araxe d'Arménie, et
non plus dans la mer d'Aral. C'est cet Araxe que Cyrus franchit pour marcher contre les
Massagètes (Hdte 3.36), Araxe-Volga : Hdte 4.1 1 (même identification de Ph. E. Legrand).
Araxe limite Nord de l'Asie et coulant vers l'Est : Hdte 4.40. Sur ce problème de l'Araxe, voir
Ph. E. Legrand, Hérodote, Histoire I (Paris, Belles-Lettres, 1932), p. 194, n. 1 : « Hérodote a
confondu trois fleuves en un seul » (à propos d'Hérodote 1.202) et ibid., Ill (Paris, Belles-
Lettres, 1939), p. 64, n. 2 (à propos d'Hérodote 3.36) où il semble ébranlé par l'argumentation
de S. Casson, « Herodotus and the Caspian », CL Ph. (1935) concernant les changements de
cours de l'Amou-Daria.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHEE 171

lointaines. Si le poète du Prométhée enchaîné y fait réellement allusion, nous


ne pouvons avoir la moindre idée de la situation et de l'orientation
géographiques qu'il lui attribuait en esprit, ni de celles que les auditeurs ou
les lecteurs de ses vers étaient à leur tour susceptibles de lui prêter.
Ainsi s'accuse peu à peu, en dépit du caractère précis que le poète
semble avoir voulu donner à cette partie de l'itinéraire par opposition à
d'autres, tout ce qui sépare de la nôtre la carte mentale du monde qu'il porte
en lui. La différence est d'ordre qualitatif plutôt que quantitatif. Ce qui, de
l'une à l'autre, rend la superposition et l'identification difficiles tient certes
en partie au fait que les connaissances encodées sont différentes et que la
quantité de renseignements exacts (ou actuellement vérifiables) fournis n'est
pas la même dans les deux cas. Mais la différence réside plus encore dans le
fait que les notions d'exactitude et de précision ne sont pas comprises de la
même façon, que les exigences, de part et d'autre, ne sont pas de même
nature.
La comparaison avec Hérodote, sur ce point de détail que constitue,
dans YEnquête, l'identité flottante de PAraxe, est, à sa manière, instructive.
Elle prouve que ce caractère particulier de la carte mentale du poète n'est lié
ni à sa personne, ni au genre, mais constitue plutôt un trait d'époque.
Hérodote, à propos de l'Araxe, ne paraît pas avoir conscience de ce qui, pour
nous, fait question. Il ne s'efforce pas d'expliquer ou de résoudre ce qui nous
apparaît comme une série de contradictions déconcertantes. Il n'en relève
même pas l'existence.

7- Du Bosphore Cimmérien à Canope : une carte mentale différente.

En ce qui concerne le poète du Prométhée enchaîné, le caractère


spécifique de sa vision du monde et le fait qu'elle est, en réalité, irréductible
à la nôtre, s'accentuent dans le récit de la partie asiatique de l'itinéraire d'Io
(v. 790-815) :
« Quand tu auras franchi le courant qui sert de frontière aux continents,
marche vers les levers flamboyants du Soleil, franchissant la mer qui jamais
ne mugit 74, jusqu'au moment où tu atteindras les plaines gorgonéennes de

74. Je suis ici, pour les v. 791-2, la lecture proposée par M. Griffith :
Trpoç àvToXàç 9Xoyâ>7Ta<; tjXîou cmosi (corr. de Hartung)
172 ANNIE BONNAFÉ

Kisthène où habitent les filles de Phorcys — vierges chenues, toutes trois


d'une blancheur de cygne, qui se partagent la possession d'un œil unique,
qui n'ont qu'une dent, sur qui le soleil ne pose pas le regard de ses rayons,
pas plus que l'orbe des nuits, en aucun temps. Au voisinage, les sœurs de ces
dernières, toutes trois ailées sous leur toison de serpents : les Gorgones,
horreur des humains, que nul mortel ne pourra voir en gardant souffle de
vie. Voilà d'abord l'avant-poste 75 que je te signale ici (v. 790-801).
Mais il est un autre spectacle — écoute ! — dont il est difficile de
s'accommoder. Car, avec leur bec acéré, on trouve là les chiens de Zeus qui
jamais n'aboyèrent, les Gryphons : garde-toi d'eux et de la troupe guerrière
à l'œil unique des Arimaspes montés sur leurs chevaux, qui demeurent près
des flots où l'or roule du Gué de Plouton. De ceux-là, pour ta part, ne
t'approche pas (v. 802-7).
Et tu arriveras sur une terre du bout du monde, chez une tribu noire
qui habite près des sources du Soleil, pays du fleuve Aithiops »v. 807-9).
Suis dans ta marche les rives de ce dernier, jusqu'au moment où tu
arriveras à la Descente, au lieu où, des montagnes de Byblos, le Nil déverse
son cours auguste et ses bonnes eaux (v. 810-12).
C'est lui qui te servira de guide jusqu'au triangle de terre nilotique où
justement le destin, ô Io, vous a réservé, à toi et à tes enfants, de fonder ta
colonie lointaine » (v. 813-15).

Comme celui qui décrit le chemin menant du lieu scénique au Bosphore


Cimmérien, ce récit d'itinéraire comporte, à première vue, tous les éléments
nécessaires à l'établissement d'une carte : des indications d'orientation, des
points de repère, des étapes dont la succession est soulignée par des verbes
indiquant qu'elles seront bien atteintes et des injonctions concernant la
conduite correspondante à tenir.
Fermement liés par le rappel initial du détroit qu'il faut d'abord
franchir entre Europe et Asie (v. 790 : ôtocv 7i£pà<77)ç x.x.X. cf. v. 730-35), le
point d'arrivée de l'un devenant le point de départ de l'autre, les deux

plutôt que la lecture traditionnelle (zpoç àvToXàç çXoy&Ttaç 7jXio<7T!.6eû; /.../ tcóvtou
çXoTcrôov...). Cf. les justificatifs de Griffith, p. 228-9, s-v- L'énigme uóvtov... acpXoiooov pour
désigner la « mer d'herbe » de la steppe est bien dans le ton des àxpayeïç xûvaç du v. 803. Ce
silence anormal est une marque supplémentaire du fait qu'Io pénètre ici dans un monde
différent.
75. Cf. Chantraine, DE, s.v. çpoupoç : « çpoûpiov... fort (Aesch., Th., X., inscr.), garnison
(Aesch., E., etc). » et Griffith, p. 230, s.v. 801 : « if the reading 9poupwv is sound, it must mean
stronghold, garnison (of Gorgons), a peculiar choice of words... The scholiasts explain it as « a
thing to guard against » (çpoupéco cf. 804 and Hésychius, s.v., çpoûptov), an unparalleled and
unlikely usage. Wakefield's çpoî^iov, adopted by Page, is neat; but 790-801 are not really a
« prelude » to 802 ».
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 173

développements ont des structures similaires et présentent des analogies


remarquables. Dans une nouvelle marche vers l'Est, à rebours du
mouvement apparent du soleil et en remontant, ici, jusqu'à sa « source » (v. 791 :
npòc, àvToXàç, cf. v. 808-9 : Tcpoç rjXiou / ... Tirffciïç), Io parviendra d'abord, une
fois encore (v. 792 : ecjt' àv è£u«), cf. v. 709 : àcpt£r)), dans un lieu étrange
(v. 793 : Fopyovsia usSia, cf. v. 708 : àvrçpoxouç yuaç, et 792 : ttovtov... a<pXotaêov)
peuplé d'êtres dont il faut « se garder » (v. 804 : <puXa£ou, cf. v. 715 :
cpuXàÇaaGoa) et « ne pas s'approcher » (v. 807 : [iy] TcéXocÇs, cf. v. 712 : [LÌ]
izzkóZ,ziv) . Comme dans la partie européenne de l'itinéraire, les premiers
points de repère mentionnés sont de nature négative. Mais, en se répétant,
l'épreuve d'Io, avant de trouver une issue heureuse — - et, cette fois, de
manière définitive — s'aggrave. Aux deux peuplades voisines (Scythes et
Chalybes) objets des recommandations de prudence du premier
développement (v. 709-16) se substituent ici quatre dangers : d'abord des êtres que nul
ne voit ou qu'aucun humain ne voit sans mourir, proches, eux aussi, les uns
des autres (v. 794-801), puis d'autres dont la vision est possible et non létale,
mais toujours aussi dangereuse — et qui sont donc seuls concernés, sur le
territoire unique où ils se mêlent, par les recommandations de prudence
faites à Io (v. 802-7). Vient ensuite, comme dans la partie européenne du
trajet, une double péripétie liée à l'arrivée au point le plus oriental du trajet :
un changement de direction accompagné d'un adoucissement de l'épreuve. À
longer (v. 810, cf. v. 718 sq.) le fleuve qui coule aux sources du Soleil — mais
sans doute en le descendant au lieu de le remonter — Io trouvera le guide
voulu (v. 813 : outoç a' óScóasi cf. v. 728 : aûxat a' óSyjyyjaoucn), pour la mener
au terme de sa route : ici, non plus un peuple ami, mais le Nil lui-même
puisque sa course doit s'achever au delta nilotique76.
Avec ses points de départ et d'arrivée — Détroit Méotique et Delta du
Nil — également connus de nous et bien ancrés dans le réel, ce second récit
d'itinéraire se veut visiblement tout aussi « géographique » que le premier,
qu'il poursuit et complète. Il devient pourtant, cette fois, absolument
impossible de dresser à partir du texte quelque carte en deux dimensions que
ce soit : les points de repère indiqués par le poète entre le Bosphore
Cimmérien et le Nil n'ont pas d'existence réelle à nos yeux et en auraient-ils
que notre code de représentation n'en serait pas moins, de toute façon,
inadéquat.

76. Cf. Saïd, p. 201.


174 ANNIE BONNAFE

Réalité et imaginaire.
Pour nous, l'Asie atteinte, « la trace d'Io... disparaît dans des contrées
imaginaires » 77 : ce point, au moins, fait l'unanimité des commentateurs
modernes.
Il aurait sans doute aussi emporté l'adhésion d'Hérodote. Si celui-ci,
contrairement à nous et comme le faisaient, apparemment, tous les auteurs
anciens, range les Amazones parmi les êtres dotés — au moins dans un
lointain passé — d'une existence réelle 78, il « (se) refuse », en revanche, en
dépit de Y Arimaspée d'Aristéas de Proconnèse, « à croire qu'il existe des
hommes qui n'aient qu'un œil » 79 et, s'il ne se prononce pas explicitement
sur l'existence réelle ou inventée des Gryphons gardiens de trésors, c'est
peut-être parce que, à ses yeux, or des lointains, Gryphons et Arimaspes sont
les trois termes indissociables d'un même problème posé à sa raison, trois
aspects liés d'un même récit merveilleux auquel il dénie, au nom de la
vraisemblance, tout rapport avec la réalité.
C'est, au contraire, ce récit qui sous-tend pour une part (malgré une
divergence dans la localisation de ces êtres étranges) le début de l'itinéraire
asiatique que le poète prête ici à Io. Rien ne nous permet d'évaluer l'intensité
ou la sincérité de la croyance qu'il attachait personnellement à leur existence
ou que son public était susceptible d'y attacher. Mais il les situe
effectivement, au même titre que les Scythes et les Chalybes, sur sa carte mentale du
monde, comme A. Thevet situait sur la sienne les Géants 80 : par rapport à

77. A. Bernand, p. 87, cf. 90, 400; Griffith, p. 228-33, pas., après Wecklein, p. 93,
v. 560 et p. 1 16-8, pas. ; Goblot, p. 148, n. 2-3 ; Boittin, p. 43 ; Saïd, p. 21 i : « la science de
Prométhée n'établit aucune frontière nette entre le réel et le légendaire ».
78. Hérodote, 4.1 10 : ôte "EXXtjveç 'A[zàÇo<rt. ï\Lxyjka<x>Jto, x.t.S.
Ce thème sert notamment à grandir la gloire d'Athènes {cf. e.g., Lys., OF 4-6) et on le trouve
encore dans cet emploi chez Pausanias 5.1 1.7 : 0-rçascoç... fi.ax?)v ttjv 7ipò; 'A[xaÇovaç, tò 'AO-rçvatcov
7:pâ>TOV àvSpayâ0r]fi.a èç où)( ofxocpuXouç.
79. Hérodote, 3.1 16 : TTEÎOojzai Se oùSè toûto, ôxwç fi.ouvoç0aX|i.oi avSp£ç <póovToa, cpûaiv s^ovtsç rrçv
àXXy]v ofioîrjv ToTut, aXXoun àvGpwTroitn. Cf. 4.27 : to Se cenò toutwv to xaTUTiepôe 'Iaa7]Sov£ç tlal oo XéyovTCÇ
toùç (i.ouvo<p0àX[iou<; àvGpamouç xal toùç xpuaocuXaxai; ypÛTtaç slvai, racpà Sè toutwv SxuOai roxpaXaêovTsç
Xéyoufft, roxpà Sè SxuOécov Y)(xsT<; oî àXXoi v£vo[xtxa[jL£v, et 4.16 : ttjç Sè yîjç -r^ç népi ôSs ó Xóyoc ôp[X7]Tai
XéyeaOat, oùSelç oïSs aTpexéwç 0 ti tò xaTU7T£p0é è<m... oùSè yàp oùSè 'ApoaTÉTjç, toù 7rep óXiyco 7rpÓT£pov
TOUTCov pn^fr/jv èTCOteufATjv, oùSè o5toç TtpoacoTspw 'IctotjSÓvcov aÙTOç èv ToTai ineai tioiscov stpyjae à7rtxé(T0ao,
àXXà Ta xaTU7i£p0s ëX£y£ àxo^, 9àç 'I(TCT7]8ovaç eîvai toùç TaÛTa XéyovTaç.
80. Voir n. 9.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 175

des points de repère dont nous admettons la réalité. De même que les Géants
de Thevet, Arimaspes et Gryphons trouvent ainsi, dans cette mise en
parallèle avec des peuples réels comme dans la proximité d'un Bosphore
Cimmérien doté d'une existence indéniable, une « garantie » du fait qu'ils
appartiennent bien à l'univers géographique. À l'intérieur de sa tragédie, du
moins, le poète du Prométhée enchaîné attribue aux uns et aux autres le même
degré de réalité — et le même degré de réalité qu'à Argos, Dodone ou
Canope. Il les situe tous également dans le monde réel, et non dans
l'imaginaire, et convie son public à faire de même.
Sur ce point, sa représentation du monde et, au-delà, sa conception de
ce qui peut être considéré et/ou présenté comme réel se révèlent différentes,
non seulement des nôtres, mais aussi de celles qui paraissent se dégager de la
lecture d'Hérodote ou du traité Des Airs. On ne peut d'ailleurs tirer de cette
constatation aucune conclusion véritablement valide. Le risque est grand, à
prêter abusivement au poète notre propre incrédulité ou même celle
d'Hérodote. Rien ne prouve que seuls l'imagination ou le respect de la
tradition poétique se montrent ici à l'œuvre sans que nulle croyance véritable
à ce que nous considérons comme pure invention relevant du merveilleux s'y
soit mêlée chez le poète. Rien non plus ne permet d'affirmer que la vision des
choses proposée par sa tragédie ait été moins largement partagée par ses
contemporains et doive ou puisse être considérée comme moins typique de
son époque que les vues apparemment plus rationnelles d'Hérodote. Mais les
hypothèses que l'on pourrait formuler en sens contraire seraient fondées sur
des bases tout aussi fragiles.
La prudence s'impose de manière plus imperative encore en ce qui
concerne les Grées (ou Phorcides) et les Gorgones. A leur sujet, en effet,
nous ne pouvons même affirmer que leur existence, comme celle des
Arimaspes, relevait bien, pour l'auteur et son public, d'un merveilleux dont
on pouvait, après tout, ainsi que le faisait Hérodote, douter sans impiété.
L'unique certitude que nous puissions avoir est toute relative : c'est celle qui
se dégage du seul texte de la tragédie.
Celui-ci a pour effet de présenter comme également dotés de réalité,
parce qu'il les situe les uns par rapport aux autres dans un même espace
(celui que parcourt Io), des points de repère dont nous admettons encore
actuellement l'existence et d'autres à qui nous la dénions aujourd'hui — sans
être pour autant en mesure de savoir si le poète et son public la leur
déniaient, de leur côté, si peu que ce fût. C'est là le fait dont il nous faut
partir — au lieu de l'éliminer de prime abord au nom de nos propres
176 ANNIE BONNAFÉ
concepts — si nous voulons nous faire une idée de la carte mentale du monde
qui sous-tend le récit des courses d'Io en Asie comme celui de ses courses en
Europe. Puisque notre carte et celle d'Hérodote se révèlent inadéquates, le
texte doit avoir le pas sur elles.

Une carte irréductible au plan.


Sur le point de la localisation des Arimaspes et des Gryphons gardiens
de trésors, le poète diverge, semble-t-il, par rapport à la tradition dont il
s'inspire en ce qui concerne la réalité de leur existence. Pour autant qu'on
puisse en juger au travers de ce qu'en rapporte Hérodote, cette tradition
plaçait en effet ces êtres étranges et leur or en Europe, au Nord du territoire
des Issédones et, a fortiori, de celui des Scythes81. Ici, au contraire, toujours
liés à l'or (v. 805-6), ils sont mentionnés après le franchissement par Io du
Détroit Méotique : en Asie, par conséquent, puisque le bras de mer forme
« la frontière des deux continents » ; bien au Sud du pays des Scythes, et
franchement à l'Est du Détroit, immédiatement avant l'étape d'Io aux
« sources du Soleil », dans ce lieu qui, de prime abord, semble devoir être
celui de l'Orient absolu. La route de l'Est — ou, plutôt, du Levant et, plus
précisément, des « levers du Soleil » — demeure l'axe principal des courses
d'Io ultérieures à son passage par le lieu tragique, en Asie comme en Europe
(v. 791 : 7rpoç àvxoXàç, cf. v. 707).
C'est sur cette route qu'elle atteint aussi, avant celui des Gryphons et
des Arimaspes, le territoire des Phorcides, proche de celui de leurs sœurs, les
Gorgones (v. 798 : néXaç, S' àSsAçoù tôjvSs) et déjà « gorgonéen » lui-même
(v- 793 : ropyóvsKx izzàia.).
Aucune mention explicite n'est faite ici de la nature divine de ces sœurs
également monstrueuses. Mais l'emploi du patronyme pour désigner les
premières rappelle qu'elles sont filles du dieu Phorcys. L'alliance de mots
qui les décrits, S^vatal xópai (v. 794 : vierges « chenues », « qui vivent depuis
bien longtemps », Stjv) suggère qu'elles sont immortelles ou, du moins,
échappent aux transformations que le temps impose aux humains, et le poète
insiste sur tout ce qui oppose les Gorgones aux mortels (v. 799 :

81. Hérodote, 4. 13 : 'IaairjSóvcov Se UTCEpoixesiv 'Api[xac77ioùç avSpaç fjiouvocpOàXfAouç, uTcèp Se toutcov


toÙç xpiKTCxpûXaxaç ypÙ7taç. Cf. 3.1 16 : TCpoç Se àpx-rou Tyjç Eupwmfjc TtoXXw ti n'kzïaTOÇ, xpucroç çoûvsTat
èwv. "Oxcoç fxèv ytvó[i£voi;, oùx e/co oùSs toûto àrpsxécoç eÎTCa^XéyeTai Se ûnzx twv ypuTîwv
'Api|Aa<77:oùç ôcvSpaç (xouvoç6àX[xouç. Cf. Pausanias, I 24.6.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 177

et v. 800). En outre le séjour des Phorcides, voisin de celui des Gorgones,


échappe en tout temps aussi bien au regard du Soleil qu'à celui de la Lune
(v. 796-7). C'est dire qu'il n'est pas de ce monde : qu'il relève de l'Au-delà,
si l'on considère ce fait du point de vue symbolique ; qu'il ne relève plus de
la terre, mais de ses profondeurs82, si l'on pose le problème en termes
géographiques.
La carte mentale du poète, à la différence de la nôtre et de ce que nous
pouvons savoir des cartes ioniennes de son siècle, prend en compte la
dimension verticale du cosmos, tant d'un point de vue spatial que d'un point
de vue symbolique.

Logique poétique de l'itinéraire et problèmes de représentation.

Considéré sous ce dernier angle, l'itinéraire d'Io est d'une parfaite


logique. Arrachée par Zeus à sa vie ordinaire comme à sa forme et à sa
condition premières, elle ne trouvera d'abord sa place ni dans le monde
humain ni dans le monde divin. Après avoir, en Europe, parcouru, sans
pouvoir s'y fixer, les marges de l'univers où vivent des peuples dont les
usages sont inverses de ceux de tous les autres, mais qui restent humains
dans leur étrangeté83, elle longera sans y pénétrer (à la différence de Persée
qui vole l'œil des Phorcides et tranche la tête de Méduse) un territoire qui est
une sorte d'avant-poste (v. 801 : 9poupiov) de l'Au-Delà, séjour d'êtres dont
la forme ni la nature ne sont plus humaines et où les mortels ordinaires
périssent (v. 800).
Gryphons et Arimaspes relèvent ici du même monde que les Gorgones
et leurs sœurs, bien qu'ils soient relativement moins redoutables 84. Leur

82. Cf. la scholie, s.v. : xaTwxouv Ss óttò yrjv xal outs tjXuo oîjte oeXyjvr] ^aav Ococtou et Esch,
fr. 170 R/N : âç oute rcéficpi!; tjXîou -poaSspxeTou / out' àaTspcoTròv 'ó\L\ia. AïjTcôaç xop7]ç.
83. Elle ne doit pas s'approcher des Scythes et des Chalybes, cf. les interdits et les
injonctions des v. 712 et 715. Les premiers inversent le concept de maison, les seconds celui de
civilisation (v. 716 : àvvjpiepot. yàp) en tant qu'il est fondé sur l'hospitalité (v. 716 : où Se rpociTzXaToi
£évoic). Même si elle doit être bien accueillie par les Amazones, celles-ci se borneront à la guider
et leur inhospitalité traditionnelle est rappelée par l'épithète appliquée à leur séjour futur de
Salmydesse (v. 727 : è^Opócevoc). Io ne partage pas les inversions qui font d'elles une armée, et
une armée dont les rapports avec la moitié masculine de l'humanité sont ceux du dégoût, erruyoç
(v. 723-4 : 'A[j.aÇovwv aTpa-òv / ...aTuyàvop'). Elle-même est seulement àcrrepyxvwp (v. 898) : dans
l'impossibilité d'éprouver de l'affection pour celui qui ne lui a montré aucune douceur, {cf.
Prométhée, v. 739-40 : Tuxpoû 8' cxupaaç, a> xopï), tô>v ctcov yàfzwv / [i.v7joT^poç).
84. Ce pour quoi il paraît difficile de voir dans les v. 792-800 un prélude (9poî[xiov,
Wakefield, cf. n. 75) aux v. 802-7. Les dangers ne vont pas croissant, mais décroissant.
178 ANNIE BONNAFÉ

nature est elle aussi paradoxale (v. 803 : àxpayeîç xuvaç; v. 804
CTTpaTÒv) et la manière dont le poète les présente, fort différente de celle dont
ils étaient présentés dans Y Arimaspée (à en juger, du moins, d'après les
allusions de YEnquête à ce poème), tend à les rapprocher du monde divin et
du monde 'infernal.

Le thème de l'or semble avoir été essentiel, chez Aristéas, en ce qui les
concerne, à en croire Hérodote : les Gryphons y sont les « gardiens de l'or »
(4.13 : toÙç ^pucrocpuXaxaç ypurcxç) et les Arimaspes le leur disputent et le leur
dérobent (3.1 16 : Xéysrai... î>7ièx tcov ypuTrtov àproxÇetv 'Apt,fi.aa7rouç). Ici au
contraire ce thème est presque entièrement occulté. Le nom même de l'or
n'apparaît que de manière incidente, en fin de développement, par
l'intermédiaire d'une épithète appliquée aux eaux dont les Arimaspes habitent les
rives (v. 805-6 : -/puaoppuxov... vàpia). Tout lien entre ce métal et les Gryphons
eux-mêmes disparaît, de même que toute mention d'une hostilité
quelconque les opposant aux Arimaspes, bien que ceux-ci restent leurs voisins et
demeurent une « armée ».
Les Gryphons ne sont ici définis que par la fonction nouvelle que leur
assigne le poète et par le fait qu'ils se trouvent (au double sens du terme)
aussi proches des Grées et des Gorgones que des Arimaspes. Avec ces
derniers et après les Phorcides, ils constituent un « autre spectacle dont il est
difficile de s'accommoder » (v. 802 : aXXrjv... Suct^^P^ Oecopiav) et ils deviennent
en outre, avec leur « bec acéré », les « chiens de Zeus ». Comme les aigles de
l'Olympien, que désigne d'ordinaire cette formule85, ils semblent eux aussi,
au titre de serviteurs, participer du monde divin. De plus, devenus ainsi
également proches du « chien d'Hadès », Cerbère, ils paraissent jouer un rôle
similaire et garder, plutôt que des trésors, les abords de l'étrange pays qui
échappe au regard du Soleil et de la Lune.
Quant au gué dont les Arimaspes, leurs autres voisins, habitent les
rives, il semble lui-même bien proche d'un passage (Tcopoç) menant d'un
monde à l'autre et gardé, peut-être, par leur « armée ». À la différence
du fleuve Hybristès de la partie européenne de l'itinéraire, il joue le rôle
d'une barrière dont Io ne doit pas s'approcher. Mais à la manière de ce
premier cours d'eau énigmatique, il se trouve désigné par une formule

85. Aigle chien de Zeus : PE 1021-2 : Aiòc... / ttojvoç xuoov, Satpoivôç ais-roç; cf. Esch., Agam.
135 ; TrravoTtjiv xual Tcxxpoç (= Aioç) ; Soph., fr. 799 N : ó axYjTCTpoêàfxwv ocletóc, xûcov Aioç. Cerbère,
chien d'Hadès : Hés., Théog. 311, 769; il est « chien de Plouton » chez Euripide (Aie. 360, cf. n.
87).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 179

ambiguë et d'un emploi unique86. S'il s'agit du gué du Plouton, ses eaux,
inconnues d'Hérodote et de tous les géographes de l'Antiquité, portent un
nom « qui ne ment pas » : elles « roulent l'or » (v. 805-6) et font bien de
lui un fleuve de Richesse, ploutos. Cette idée subsiste si Plouton, dieu riche
entre tous, comme son nom l'indique, est le maître des lieux. Mais si l'on
adopte cette dernière interprétation — que l'on ne peut exclure — le gué de
Plouton peut également mener au domaine de ce dieu chthonien « lié au culte
de Corè et de Déméter comme dispensateur des produits de la terre » 87 mais
aussi, semble-t-il, comme une figure particulière du dieu des Enfers, Hadès.
Comme les Gryphons, les Arimaspes semblent vivre, au même titre que les
Phorcides, aux avant-postes d'un autre monde.
Si l'on fait abstraction du problème posé par cette localisation de l'Au-
delà souterrain sur la route des Levers du Soleil et en Asie, entre le Bosphore
Cimmérien et les « sources du Soleil » (et non plus « du côté de la Nuit »,
près du séjour de ses filles, les Hespérides nymphes du Soir, et « au delà du
fleuve Océan »88 qui, ici, n'est pas mentionné), la carte mentale du monde
qui sous-tend les récits d'itinéraire du Prométhée est beaucoup plus proche
de celle d'Hésiode que de la nôtre ou de ce que nous pouvons savoir des
premières cartes ioniennes. Elle situe dans un même espace ce qui est
purement humain et ce qui est divin et, puisque l'Au-delà reste
manifestement souterrain, elle ne s'établit pas en deux, mais en trois dimensions. Il est
normal qu'elle ne puisse nullement coïncider avec la nôtre et qu'il soit
impossible de la dessiner en respectant toutes les indications du texte : elle
fait usage d'un concept de la réalité qui nous est étranger et elle ne s'inscrit
pas uniquement dans le plan.

86. V. 806 : àfitpi vâfza IIXoutwvoç Trópou


nXouTcovoç peut-être apposition à Tiópou et nom du cours d'eau, ou génitif complément de
TTÓpou, avec une valeur de possessif.
87. Chantraine, DE, s.v. ttXoOtoç et Nilson, Gr. Relig., I, 471 sq. Pour l'assimilation
Plouton-Hadès, cf. Eur., Aie. 360 (ó FIXootcovoc xûwv désignant Cerbère) et Soph., Antig. 1200,
où Plouton est prié en même temps que l'IvoSta 6soç, Hécate.
88. Hésiode, Théog. 270, 274-5.
Oópxui S' au K^tw Fpaôaç tsxs [...]
Popyoûç 6' aî vaîouai 7i:ép7)v xXutoû 'Qxeavoïo
éa^aTif) Tzpoç vuxtoç, W 'EaTZzpfàzç Xiyjçcovoi.
Sur l'interprétation ou l'assimilation du monde souterrain et des lieux « au-delà du fleuve
Océan », cf. A. Bonnafé, PNS i, p. 182-6.
i8o ANNIE BONNAFE

L'Ethiopie du poète.

La suite de l'itinéraire met en évidence une autre différence essentielle.


Aux « sources du Soleil », qu'on est tenté d'assimiler spontanément à l'Est,
Io trouvera un peuple noir chez qui coule un fleuve Aithiops ; puis en
longeant ce dernier, elle parviendra au Nil dont le cours la « guidera »
jusqu'au Delta et jusqu'à l'emplacement de la future Canope.
En termes de géographie poétique, rien de plus logique, rien de plus
cohérent, en soi et par rapport à la première partie de l'itinéraire suivi par Io
après son passage par le lieu tragique. Dans ce voyage qu'elle effectue
d'abord, parce qu'il est un arrachement à sa condition première et à la
normalité, à rebours des mouvements naturels (cours des fleuves et course
apparente du Soleil), une fois parvenue à l'origine de l'axe cosmique sur
lequel s'est alignée sa course et à la « source » même de cet axe, Io doit
nécessairement, pour reprendre le cours normal de sa vie de princesse
grecque (retrouver forme humaine et devenir mère d'un fondateur de cité)
inverser la direction première de sa course, l'aligner sur celle des fleuves et
marcher dans le sens normal du soleil : tourner le dos au Levant, au lieu de
marcher vers lui, et descendre le Nil. Il serait dans la logique du texte de
supposer qu'elle descend également l'Aithiops.
Par rapport à ce que nous savons ou entrevoyons des connaissances
géographiques de l'époque probable de la pièce, les étapes mentionnées ne
posent pas de véritables problèmes. Nous ne connaissons pas plus de fleuve
Ethiops (Visage-Brûlé) dont le cours mène à celui du Nil que de Monts des
Papyrus (Byblos) où situer la « Descente », c'est-à-dire la Cataracte qui
marque l'entrée du Nil en Egypte. Mais il s'agit une fois encore de « noms
parlants »89. Liée à l'Egypte, l'idée de l'existence de Monts du Papyrus n'a
rien qui puisse choquer l'esprit, et ces montagnes, par ailleurs inconnues,
pourraient — devraient, en bonne logique — justifier par leur hauteur
l'expression traditionnelle de « Descente » du Nil ^ — voire le phénomène

89. À propos des BuêXiva ôpy] (v. 81 1), une scholie précise : òltzò ttj; yivo[xévt)<; zap' ocùtoïç
BliSXou e^Xatrev -ex Bû6Xtva ôpTj. KaTa6aa[i.oç (ibid.) apparaît comme un doublet poétique du
substantif pluriel qu'Hérodote utilise au génitif d'origine pour désigner le point où commencent
l'Egypte et le Nil (Hdte 2.17 : AiyuTrrov... àp£a[iiv»)v / NsîXoç àp^àjzsvoç... arcò (twv) xaTaSoÛTrwv).
Quant aux Ethiopiens, AE0iotusç, ce sont les hommes « au visage brûlé » (cf. Chantraine, DE, s.v.
aïOco).
90. Cf. e.g., Philostrate, Vie Apoll. 6,23 : ot K<xTà8ou7roi yewSir) Ôpirj... xaxàppouç Ss òltz aùxwv
çépsTai NeïXoç.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 181

étonnant de ses crues estivales. L'existence d'Éthiopiens noirs, habitants des


confins et proches du monde divin, est déjà mentionnée dans Ylliade et
Y Odyssée91 et si le nom d'Aiyu^xoç désigne dans Y Odyssée aussi bien le pays
d'Egypte que le Nil qui le traverse92, il n'y a pas en soi d'invraisemblance à
supposer que l'Ethiopie implique de même l'existence, non seulement
d'Ethiopiens à peau sombre, mais aussi d'un fleuve Ethiops.
La manière dont le poète reconstitue en esprit cette partie du monde
qu'il ignore est tout aussi raisonnable (tout aussi conforme aux connaissances
de son temps et au critère de vraisemblance) que la manière dont Hérodote
procède de son côté pour reconstituer la partie du cours du Nil qui lui reste
inconnue93. Les voyages de ce dernier lui ont permis d'ancrer solidement au
sud d'Eléphantine l'Ethiopie qu'on sait proche de l'Egypte94. Le poète du
Prométhée connaît (ou veut retenir) seulement, comme le Ménélas de
YOdyssée95 y la proximité des deux pays — et son exposé des courses d'Io ne

91. Iliade 1.423-5; 23.206-7; Odyssée 1.22-6, 5.282-3, 286-7.


92. AïyvTiTOç fleuve (ó Aïyu7iToç TroTafxoç)
Od. 4.477-8 : Alyu7TTOio SiuistÉoç -rcoTafioTo / ... ûSwp
4.581-2 : xty S' sic AtyûuToto Sutcsteoç TcoxajjioTo / trnjaou véaç
14.257-8 : AtyiOTTOV èùppeÎTTjv txofzarôa,
cTTYjaa S1 èv AîyÛ7iTtp 7toTa[xto véaç àficpisXìaaac
(14.258 = I7.427)
AïyvnxoQ pays (yj Aïyu7tTOç) : 17.448 (mxpTjv Aïyu7rrov)
formules ambiguës :
Od. 3.300 : (véaç) AlyÓTmo èuÉXaaas tpépcov avE[i.oç te xal ûSwp
4.351 : AîyOTCTG)... véscrôai
4.354-5 : AiyÛTCTOu 7tpo7ràpoi0s
4.483 (= 17.426) : AïyuuTOv S' ìsvai
14.246 : Aïyu7iTOvSe vauxtXXsaGai
Chez Pindare ou Eschyle, le vocabulaire distingue nettement tj AiywtToc, l'Egypte, de ó
NsîXoç, le Nil, mais les périphrases utilisées pour désigner l'Egypte donnent au Nil une place
prépondérante {cf. e.g., Pi. P4.56, 72.42; Esch., Suppl. 559-61) et le Nil reste le symbole même
de l'Egypte (Esch., Suppl. 281, 496-8, 854-7).
93. Hérodote, 2.33-4 (opposé à ce qu'il peut affirmer « aatpéwç » = 2.31).
94. Hérodote, 2.22 : (NetXoç) pési fxèv èx Aioûyjç 8tà [xécrov AìGiótccov, èxStSoT 8è ks; AtyuTTTov... amò
Twv oepfxoTscTcov péwv èç rà tpuxpoTspa. 2.28 (à propos de la théorie égyptienne qui place les sources
du Nil entre Syène et Elephantine) : tò \ikv y)[ju<tu toû ûSaxoç È7î1 Alyûnzou péeiv xal ^poç Bopé7]v
àvs[i.ov, to 8' STspov 7^[i.iau èr:1 AlôiOTÛrjç rt xal votou. 4. 197 : Aî6usç [xèv xal A't0io7î£ç aÙTÓ^ovec, oî (ièv Ta
Bopéw, oî 8è Ta Tipòc vótou tîjç Ai6utjç
95. C/. Ménélas, 0<i. 4.83-4 :
) T£ xal
IxÓjxtjv...
1 82 ANNIE BONNAFE

contrevient pas à cette idée. S'il situe également l'Ethiopie et l'extrême


Orient aux « sources du Soleil », c'est là chose conforme à la logique de
l'ensemble de son récit d'itinéraire et chose conforme, aussi, à la tradition
poétique. Sitôt que l'on accorde, dans les poèmes consacrés à la défense
d'Ilion, un rôle privilégié à Memnon l'Ethiopien, le peuple dont ce fils de
l'Aurore est le roi96 tend inévitablement à se trouver lui-même localisé au
Levant du monde 97. Io trouvera donc le peuple des Visages Brûlés à l'Est du
Bosphore Cimmérien comme à l'Est de Canope et cependant sera alors
parvenue à proximité de l'Egypte.
Pour le public de la tragédie, il n'y avait sans doute, dans cette fin des
voyages asiatiques d'Io, pas plus d'incohérence géographique que
d'incohérence poétique.
L'Ethiopie des Grecs du Ve siècle est d'abord un pays des confins. Sa
caractéristique essentielle est d'être au bout du monde. Toute précision
supplémentaire concernant sa localisation apparaît en fait comme accessoire.
Pays de confins, elle a aussi d'emblée la plupart des traits des pays mythiques
— ce qui implique, notamment, bilocation et localisation flottante98 : dès
Y Odyssée, les Ethiopiens sont représentés comme « partagés en deux »,
quoique toujours « au bout du monde», scr^a^oi àvSpwv", et, de l'époque
homérique à celle d'Auguste, la situation dans l'espace des deux groupes
d'Éthiopiens dont on affirme l'existence ne cesse de varier en fonction des
époques comme des géographes.
Cette caractéristique de l'Ethiopie n'est d'ailleurs pas seulement liée à sa
nature de pays mythique, quoique celle-ci soit évidente et persiste à travers
toute l'Antiquité. Elle tient aussi aux habitudes de pensée des Grecs. Leur

96. Cf. Hés., Théog. 984-5 :


Ti0wvà> S' 'Hwç Tsxs Mé[i.vova )[aXxo>copu<rrY)v,
—cov
97. De même quand Euripide cherche un cadre pour son Phaéton, il situe le palais de son
héros, autre fils de l'Aurore (cf. Théog. 986-7) au Levant, cf. fr. 771 N (cité par Strabon, I 2.27).
98. Cf. M. Alexandre : « Entre ciel et terre : les premiers débats sur le site du Paradis
(Gén. 2, 8-15 et ses réceptions) », notamment p. 198 (« bilocation du Paradis ») et p. 215-6 : « de
notre monde, mais hors de notre atteinte, le Paradis est aussi bien aux sources du Gange qu'à
celles du Nil, selon l'ambivalence des confins, ...terrestre, céleste, transocéanique... toujours
plus à l'extrême Orient des merveilles et de l'excellence, vers l'Inde, Taprobane, l'Indochine ou
la Chine, au-delà de l'Océan, parfois à l'Occident, ou toujours plus haut... ».
99. Od. 1.22-26 :
ALÔioTCaç... tt]Xó61 èóvTac,
A'Mqtzxç toI Siyftot. SsSatarai, eo^orroi. àvSpcôv,
al fxèv Suaofxévou 'Y7iîp[ovo<;, ol S' àviovroç.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 183

Ethiopie ne se définit pas par des frontières naturelles. Sa définition est


ethnique plus que proprement géographique et les Ethiopiens se
reconnaissent principalement au teint sombre qui leur vaut d'être appelés ainsi. C'est
une simple similitude de noms qui, créant l'illusion d'une identité entre ce
que les Grecs nomment la terre des Ethiopiens et ce que nous entendons par
Ethiopie, crée aussi, pour nous seuls, l'illusion d'une difficulté d'ordre
géographique.
Une fois encore la comparaison avec les textes qui appartiennent au
même siècle que le Prométhée s'impose.
Pour le roi Pélasgos des Suppliantes d'Eschyle 10°, l'allure si peu
grecque, si barbare, de la troupe des Danaïdes (v. 234-6 : ôjjuXov tóvS'
àv£XX7]vó<rroXov / ttétcXoicti (3ap6àpoun... / xXÊovxa) fait qu'il ne peut reconnaître en
elles des Argiennes (v. 236-7, v. 276-7). Elles sont pour lui, nécessairement
des « étrangères » (v. 277 : £évoa) venues de pays lointains. Mais cette
constatation faite, il lui semble qu'elles peuvent tout aussi bien arriver de
Libye, d'Egypte, de Chypre ou de l'Inde — cette Inde qu'il peuple de
femmes nomades parcourant à dos de chameau les terres proches de celles
des Ethiopiens (v. 284-6 : 'IvSoùç... vopiàSocç... / .../ôova / 7cap' AlQio^iv àaTuyetTO-
voufxévaç). N'était qu'elles n'ont pas d'arcs, il verrait tout aussi bien en elles
des Amazones. Les seuls points communs entre tous les pays qu'il cite sont
que les mœurs, surtout en ce qui concerne l'habillement et les occupations
des femmes, y sont différentes, mais, plus encore, qu'on y a, comme les
Danaïdes elles-mêmes (v. 154-5 : pisXavOèç / tjXióxtuttov yévoç), le teint sombre
à cause du soleil. La localisation précise du pays chaud qui a vu naître les
Danaïdes importe peu : tous les peuples énumérés tendent à se confondre
dans un même exotisme.
Hérodote s'interdit dé procéder à des assimilations aussi hâtives. Le seul
fait qu'il remarque le teint sombre et les cheveux crépus des Colchidiens ne
l'amènerait pas (cf. xcd toûto ptèv eç oùSèv àvigxei * elal yàp xai, exspoi toioGtoi) à se
convaincre que « les Colchidiens sont manifestement des Egyptiens » 101 s'il

100. Esch, Suppl. 274-89.


101. II 104-5 : (t)aûvovTou fxèv yàp èovTcç ol KóX^oi Atyu7moi. No^craç Se 7rpÓTEpov ocÛtOç ^ àxouaaç
àXXwv Xéyar a>ç Sé fiot èv çpovnSo èyévc-ro, eïpofZTjv à[i.<poxépouç, xai [xâXXov ol KóXj^oi è(/.e(i.véaTO tûv
ALyuTTTtcov -rç ot Alyj^Tioi twv RóX^wv vo[nÇew S' éçaaav [oî] AtyÓTrrioi t^ç Seacoarpioç erxpaTi% eïvou toÙç
KoXxouç. Aù-rôç Se sïxaaa TfjSr xal ôti [leXàyxpoéç elcri xal ouXoxpr^zc (xal toùto [xèv èç oùSèv àvyjxer étal
yàp xal ETepoi TOtoÛTOi), àXXà toTctSs xai (i.àXXov oti (ioûvot Travxcov àvOpcÓTrcov KóX/oi xal Aîy07îT[.oi xal
AîOioiTEÇ 7î£pt-râ[i.vovTai art' àpx^Ç Ta alSoTa. (...) <Dép£ vuv xal àXXo zitzoî Tzepi twv KóX^tov, wç Aiyj7:TÎoi(n
éeç elcrî" Xîvov [xoOvot. ouxot te xal AlyuTTTiot èpyâÇovTxi xaxà raùxà. Kal r\ Co?) tzxgo. xal î]
ÈC7TI àXXif)X0i.CTl.
1 84 ANNIE BONNAFÉ
ne croyait pouvoir constater aussi que ces deux peuples sont seuls à travailler
le lin, seuls, avec les Ethiopiens, à pratiquer la circoncision caz1 àp^%, et
qu'ils ont des manières de vivre et des langages apparentés. Il faut également
que l'enquête menée auprès des uns et des autres paraisse confirmer qu'ils
ont conscience du lien qui les unit. Mais l'hypothèse, en fait, a précédé
l'enquête ; c'est l'aspect physique des Colchidiens qui, d'abord, a fait naître
la conjecture (sixaaa) et ce n'est pas ici le lieu de se demander si celle-ci est
ou non conforme à ce que nous croyons savoir de l'histoire de ce peuple et de
celle des Égyptiens. La manière dont la pensée d'Hérodote fonctionne dans
ce passage de YEnquête alors même qu'il se défend de céder à l'entraînement
des idées communément acceptées à son époque est révélatrice de ce que
sont ces dernières.
C'est leur aspect physique aussi qui, en dépit des différences de langue
et d'usages qu'Hérodote souligne lui-même, fait inévitablement, de tous les
Visages Brûlés connus de lui, des Ethiopiens. Ici encore, quelle que puisse
être sa valeur aux yeux des philologues modernes, c'est la manière dont on
explique communément ce nom dans l'Antiquité qui est à prendre en
compte. Parce qu'il réduit la définition de l'identité de ceux qu'il désigne à
leur apparence, il crée nécessairement l'illusion de l'existence d'une ethnie
unique.
Les « Ethiopiens Longue- Vie fixés en Libye sur la mer du Sud » (3.17 :
toÙç fxaxpoêiouç AîOlottccç, ofoajiiivouç Se Aiêu7]ç kizl t9) voti?) GaXàacr/]), vivant,
comme ils le font, des mets que, selon eux, la Table du Soleil leur fournit
d'elle-même, sont, chez Hérodote, même s'il récuse personnellement cette
explication merveilleuse, les plus proches des Ethiopiens homériques qui
tiennent banquet avec les dieux. Leur richesse et leur mépris de l'or, leurs
mœurs, leur fontaine d'huile parfumée qui est peut-être source de jouvence,
leur taille, leur beauté et leur longévité (3.1 14 : avSpaç fjisyicrrouc xaì xocXàécttouç
xaì [AocxpoêicoTaTouç), tout fait de leur Ethiopie un pays mythique102.
Entre l'Egypte et eux, Hérodote situe « les Ethiopiens frontaliers de
l'Egypte », ceux que Cambyse écrase lors de son expédition désastreuse
contre les Longue- Vie (3.97 '■ AiQioizzç, 01 Ttpóaoupot, AtyuTiTcp, toùç Kafz6ua7]ç
èXauvcov È7Ù xoùç [xaxpoeiouc AEOioTiaç xaTcsTpé^aro). On ne peut être certain qu'il
ne les confonde pas dans une même ethnie lorsqu'il parle de l'autochthonie

102. Sur ce point, cf. J. P. Vernant, « Manger au pays du soleil », dans La cuisine du
sacrifice, p. 239-49, et plus particulièrement p. 244-7.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 185
des Éthiopiens 103 ou du contingent commandé par Arsamès 104 dans lequel
les Éthiopiens sont mêlés aux Arabes. Il semble bien, au contraire, qu'il les
oppose alors ensemble aux Ethiopiens groupés avec les Indiens dans un
second contingent de l'armée perse : les « Ethiopiens du pays des Levers du
Soleil », appelés aussi, dans le même passage, « Éthiopiens du pays du
Soleil » et « Éthiopiens d'Asie » (ol èx ttjç 'Achtqç AIOiottsç) par opposition à
« ceux de Libye » (01 èx r/jç Ai6ut)ç).
Ces deux grands groupes se différencient par leur chevelure — crépue
ou raide — et par la langue. Leurs tenues de combat et leurs armements
diffèrent 105. Ils ne doivent pas le même tribut 106. Tous n'en sont pas moins
des Visages-Brûlés : des Éthiopiens. Ce trait purement physique, qui fait
leur unité en dépit même des différences de langue et de coutumes,
s'explique, du point de vue rationaliste qui est celui d'Hérodote, par la
proximité et donc la chaleur plus grandes du soleil — à son lever et chaque
jour, s'ils vivent aux confins Est du monde ; en hiver, s'ils vivent à ses
confins Sud. Explicitée par Aristote 107 qui a pourtant une image du monde
différente, cette thèse est liée à l'idée d'une terre plate au-dessus de laquelle
le soleil se déplace d'Est en Ouest et selon un arc de cercle qui, selon la
saison, se déplace également d'un tropique à l'autre, le rapprochant l'été de
la Grèce, l'hiver de l'Egypte et de l'Ethiopie. Elle sous-tend le développe-

103. 4.197 : Aoousç (i.èv xaî AlOiorcsç aÙTO^Ôovsç, oî [lèv zx rcpôç j3opéco, oî Se zx rcpoç vótou t% Aidûtjç
oÎxsovteç...
104. 7-7° : Twv [ilv St) ûrcèp AîyûrcTou AìOiórcwv xal 'Apaoîcov r)p}(£ 'Ap<rà(Zï)ç, ol Se arcò -rçXîou
àvaToXécov AWwrzzc, (Si^ol yàp S>) èaTpaTEuovTo) Tzpoazzzzxy^xzo zoïai 'IvSoTcti, SiaXXàacrovTsç eîSoç [xèv oùSèv
ToTai ÉTÉpoiCTt, çcovTjv Se xal Tpt^cofxa [xoûvov. oî [ièv yàp arcò rjXtou AlQlonzi; iQûzpr/ê.:; zIgi, ot S' èx tyjç Aioûyjç
oyXó-rarov Tpó/co^a ïyoxjai tzÌvtwv àvQpwTïcov.
IO5- 7-7° : ouToi Se oî èx ttjç 'Aaty]ç Al0io7reç, contra 71 : At6ueç 8k x.t.X.
106. Les Ethiopiens d'Asie (AîOîotcsç oî èx tyjç 'Actîtjç) groupés avec les Paricaniens versent
400 talents (3.94). Les Éthiopiens frontaliers de l'Egypte (AîOîotcsç oî Tipoaoupoi, A'tyÛ7îTco) ne
paient pas tribut, mais apportent tous les deux ans des présents : or brut, ébène, ivoire et jeunes
garçons (3.97). Sur ce problème et sur les Ethiopiens de l'Est, voir Ballabriga, p. 180-2, 184-6,
190-215.
107. Aristote, Météorologiques 364a 27 : dzp[iózzpx [ièv Ta arcò -rr); eco twv arcò Sucrfx9jç Ôti rcXetw
ó urcò tòv t^Xióv èeiTt zx àrc' àvaroX^ç, Ta S1 arcò Sucrji.% àrcoXsîrcsi Te 05ttov xaì rcXTjatà^ei tw TÓrcw
p
Posidonios (cf. Strabon, II 2.3) expliquait de même par la chaleur et la sécheresse des zones
tropicales xa6' xç, y]\iia\> rcwç [ngvoç axzx xopucpr)v ècttiv ó tjXioç, les traits physiques de leurs habitants :
Stórcsp o>j\ózpv/xc, xal oòXóxepwc xal rcpo/stXouç xal rcXaT'jppivaç ysvvâtrOaf Ta yàp axpa aÙTcôv
1 86 ANNIE BONNAFÉ

ment d'Hérodote sur le climat de l'Inde 108 (où la chaleur est maximale dans
la matinée et non à midi) et sa discussion des théories proposées avant lui et
de son temps pour expliquer la crue et la décrue du Nil, hors saison toutes
deux par rapport au régime des cours d'eau en Grèce. Le teint des
« Éthiopiens » s'explique par la chaleur, donc la proximité plus grande, du
soleil et, inversement, ce même teint prouve l'existence de cette chaleur.
Pour Hérodote, il ne saurait y avoir de neige en Ethiopie puisque les
Ethiopiens sont noirs 109.
Après Hérodote et au fil des siècles, les explications et les interprétations
rationalistes des géographes grecs se succèdent face au problème posé par la
bilocation de l'Ethiopie affirmée dès Y Odyssée. Elles varient en fonction de
leurs théories sur la forme de la terre et la définition de l'oekoumène n0
comme en fonction de leurs connaissances plus ou moins étendues
concernant l'existence d'hommes « au visage brûlé ». De notre point de vue,
Hérodote situe essentiellement ces derniers au Sud et à l'Est de l'Egypte ; à
l'époque où l'on connaît une partie de la côte Ouest de l'Afrique, on les situe
au Sud et à l'Ouest de celle-ci et on ne fait plus mention des « Éthiopiens »
de l'Inde. Mais en réalité, ainsi que le montrent les raisonnements de
Strabon sur ce sujet111, il s'agit toujours, en quelque sorte, pour les Grecs,

108. III 104 : 0sp[i.OT<xToç Sé è<m ó -qXioc toutoioi Tolai àv0pw~oi<n tò ewÔivov, où xarà rsp
aXXoiat, (xsaafAOpiTji;, àXX' Û7rspT£tXaç [xé^piç ou àyopîjç SiaXuaioç" toûtov Se tÒv /póvov xafei tcoXXw jxaXXov 15
T7J (i.eaa[i.6pÎ7) ttjv 'EXXàSa, ... fAEaouaa Ss v\ ^[t-èpi] ay_s8òv 7rapa7îX7)CHw<; xaisi touç <ts> aXXouç àv0pw7rouç xal
toÙç 'IvSoûç' à7îoxXwo[zév7)ç Se t?)ç fi.£<rafz6pi7]ç yivrrai acpo ó tjXioç xarà Tisp rotai. aXXoiai ó ÉwGivoç' xal to
arcò toutou àTuoov ztX [iâXXov ^ó^ei, tç 6 êîtl 8ua[ifiai ècav xal tò xàpra ^ó^ei. Sur le changement de
trajectoire du soleil d'hiver, cf. Hérodote, II. 24-6.
109. Il récuse l'idée que la crue puisse s'expliquer par la fonte des neiges sur
d'hypothétiques montagnes où il prendrait sa source en Libye (II 22 : xwç wv Stjtoc péoi âv àreò
Xtovoç, àiro twv 6£p[xoTaTcov pécov èç Ta ^u^pÓTepa ;). Une des preuves de la chaleur particulière des
régions où il prend sa source tient aux nommes qu'on y voit (tclxx Se oî avGpcoTcoi ûtco toû xaujiaToç
[xéXaveç èovTeç). Il préfère expliquer les basses eaux d'hiver, cf. II 24 : ttjv x^fj-epiv^v ûp^
àîisXauvofjiEvoç ó t^Xioç ex T7Jç àpxaiY]ç Sie^óSou ùizb twv X£ifJ-wvG)v ep^eTai t^ç Aiêûrjç Ta ava). 'Qç (jiév vuv èv
èXa^iCTTO) Sï)Xôio"a[., uâv eïp7)Tai' t^ç yàp àv ày^OTaTco te f) yûpr\ç outoç ó 6eOç xal xarà T^vTiva, TauT7)v otxoç
Siij/^v ts ûSoctcov [xàXtCTTa xal ix ey^wpta peûjiaTa [xapaivscôai twv 7roTa(i.wv.
contra 25 : flpTjuvofiivou Se toû yzi^xS^oç, à7iépxsTai ó t^Xioi; sç (xétrov tov oùpavòv òmaoì, xal tò èvôsÛTev ì^Srj
ô[xoi(i>ç arcò TtàvTcov êXxst twv 7ioTa[i.wv : (...) '0 Se NeîXoç, èwv avo[x6po<;, eXxofxevoc Se Û7to toû tjXîou, (i.oûvoç
TCOTafxwv toûtov tov xpóvov oÌxÓtwc aÙTOç Iwutoû pési TtoXXôi Û7roSséaT£poc; 15 toû Qipzoç t6t£ [xèv yàp [xsra
7TavTwv twv ûSàrwv ïcov £Xx£Tat, tov Ss ^ei(jicôva (aoûvoç uté^ETat.
1 10. Sur ce point un des meilleurs exposés est sans doute l'étude de Strabon I et II dans la
thèse de F. Jacobs, p. 784 sq.
m. Cf. Strabon 1.2. 24-28.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 187

des confins méridionaux du monde, les Ethiopiens limitrophes de l'Egypte


étant, selon l'époque, considérés comme localisés sur ces confins soit au
Couchant, quand on les oppose aux Ethiopiens de l'Inde U2, soit au Levant,
quand on les oppose à ceux dont on a entendu parler en Afrique occidentale.
En outre, l'idée d'une unité réelle du peuple des Éthiopiens en dépit des
endroits fort différents où l'on pense qu'ils se trouvent demeure 113, et, avec
elle, le plus souvent, la conviction que ce peuple si lointain est forcément
exceptionnel lu : sur- ou sous-humain.
Pour le public d'Hérodote, en dépit des différences que celui-ci relève
entre les deux types d'Ethiopiens connus dans l'Empire perse, la conclusion
inévitable est que leur pays est à la fois (de notre point de vue) au Sud et à
l'Est de l'Egypte : à la fois proche de ce pays et proche de l'Inde, ou
confondu avec l'Inde « aux levers du Soleil ». La même idée se retrouve tant
dans l'itinéraire d'Io exposé par Prométhée que dans le passage d'Eschyle
qui situe l'Inde au voisinage de l'Ethiopie. Elle est encore exprimée par un
scholiaste de la Dixième Pythique : « les régions éthiopiques... sont au Levant
et au Midi » 115 — cela sans que les termes dans lesquels leur localisation se
trouve ainsi définis soient, semble-t-il, le moins du monde sentis comme
contradictoires.
Une fois encore le problème essentiel posé par l'itinéraire d'Io ne tient
donc pas au fait qu'il est exposé par un poète, ni même au fait que les
connaissances géographiques de ce dernier sont moins étendues et moins
précises que les nôtres ou moins précises et moins étendues que celles
d'Hérodote. Il tient surtout à des habitudes de pensée différentes des nôtres

1 12. C'est déjà le cas chez Hérodote, cf. III 1 14-5 : 'A—oxXivopLévyjç Se \jLZGot.[i.ïJç>iriç, — apYjxsi ~poç
Suvovtx rjXiov Y) Ai6iO7TÎ7) X^P7) ^X*'1"") *^>v oixsofzévcov ocÛty) Se xpuaóv te yipzi — oXXòv xai èX£9avTa<;
à[xçiXa9Éa<; xai SévSpsa ^avxota aypia xai ëoevov xoù àvSpaç pLsyîtrTouç xal xaXXia-rouç xal [xaxpo6[.a>Tâ70uc;.
Aurai (xév vuv ev te t9) 'Actiyj kcr/jx.-vixi zìa xal èv rf) Ao6ûyj.
contra 106 : — pôç tyjv yjw layó-zy] tcìv oîxsojxévcov tj 'IvSixrj ectti.
107 : 7tpoç 8' au fxs<ja[A6pu)<; ècr^aT-/] 'ApaoiY) twv oìxEO[xéva>v -/^péwv ha-zl.
115 : TTEpl 8è twv èv T?) Eùpw— 7) tûv ~poç éa~ép7]v zg~/ch.~ì.ìi>>v z/Jiì [xèv oòx àrpsxéwç Xéysiv.
113. Cf. Strabon, I 2.25 et 26.
1 14. Cf. les visions opposées des Ethiopiens de l'Ouest dans le Périple de Hannon (GGM I,
p. 1-14, § 7) et chez le pseudo-Scylax {ibid., p. 15-95, § 112). Sur ce sujet, cf. Ballabriga,
p. 220 sq. A propos des Éthiopiens proches de l'Egypte, Strabon, 17.2. 1-3, lutte contre cette
tendance.
115. Schol., Pi. Pio 72b (FGH 673.148b) : ... èv -roû; AîOiotïixoïç â èctti ~c.bc, àvaToXvjv xal
1 88 ANNIE BONNAFÉ

— mais qui ne sont étrangères ni à Hérodote ni aux autres géographes grecs


— et il se pose plutôt en termes de représentation cartographique.

8. L'axe et l'orientation de la carte.


Si, faute de pouvoir situer les étapes de l'itinéraire d'Io sur notre carte
du monde, nous tâchons de tirer des récits correspondants de la tragédie la
carte du monde qui est celle du poète, la différence fondamentale qui se fait
jour est que la carte mentale du poète, outre qu'elle ne s'inscrit pas
uniquement dans le plan, relève d'une manière de s'orienter qui est très
différente de la nôtre, si bien que nous ne pouvons en rendre compte par
l'intermédiaire de notre propre représentation et que nous avons en outre du
mal à imaginer quel système de projection pourrait en donner une idée,
même approximative 116.
Contrairement à la nôtre et contrairement, aussi, à celle d'Hérodote, la
carte implicite dans le texte comporte un axe unique et, en réalité, puisque
seule l'origine de cet axe est nommée, un seul point de référence, celui du
Levant, même si la route d'Io se confond un moment, entre le Caucase et le
pays des Amazones, avec la route du Midi.
Couchant et Nord ne sont jamais nommés, mais simplement impliqués
de manière indirecte en deux passages du texte, en fonction de nos propres
habitudes en matière de repérage spatial : parce que le poète précise que tel
repère se trouve « à gauche » de la route des Levers du Soleil ou parce qu'il
indique qu'Io doit quitter la région des Sources du Soleil et s'en éloigner
sans indiquer pour autant qu'elle se déplace, de ce fait, sur un autre axe
cosmique que celui de la course apparente de l'astre. La région des Levers ou
des Sources du Soleil, origine de cet axe, constitue, au sens géographique
comme au sens figuré du terme, le point de fuite unique de la carte mentale
du monde implicite dans les récits qui sont faits de ses déplacements.
Seule une carte situant l'Est en haut — puisque c'est par rapport à l'Est,
et non par rapport au Nord, qu'Io se situe et s'oriente (le mot retrouvant ici,
pour une fois, son sens plein) — et une carte, aussi, dont toutes les lignes
fuiraient vers cette région unique en une anamorphose générale, aurait
quelque chance de rendre à peu près compte de l'image du monde que le
poète porte en lui et suggère à son public.

116. Cf. F. Joly, La Cartographie, p. 47 : « Le cartographe doit savoir qu'aucune


comparaison, mesure ou superposition n'est possible entre des cartes établies dans des systèmes
de projection différents ».
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 189

Encore cette expression de « point de fuite » n'est-elle, elle aussi, qu'une


approximation. Ainsi qu'en témoigne le traité Des airs, des eaux, des lieux,
l'idée même de point cardinal, quel qu'il soit, n'existe pas encore à l'époque
de la tragédie. La région des Levers (le terme, dans le Prométhée, est toujours
au pluriel) correspond pour la Grçce, sur le cercle de l'horizon, à un arc de
6o°
117, En outre, — l'examen des textes sur l'Inde ou l'Ethiopie en témoigne
— Levant et Midi tendent à s'interpénétrer et à se confondre 118. Les lignes
de la carte fuient en direction devcette zone intermédiaire (si l'on pouvait
parler d'un point de fuite, il faudrait le placer au Levant d'hiver), si bien
qu'on n'est pas absolument fondé, même, à parler d'un véritable
infléchissement de la course d'Io vers le pays des Amazones, à s'en tenir, du
moins, à ce qu'on peut entrevoir de l'idée que l'on se fait, au ve siècle, de la
région des Levers du Soleil ou même de ses « sources ».
C'est Strabon qui assimile aux seules régions du Midi les eaux calmes
du pays des Éthiopiens où, dans un fragment du Prométhée délivré, le soleil
se remet de ses fatigues et repose ses chevaux 119. Le rapprochement avec le
Phaéthon d'Euripide suggère, au contraire, qu'en ce lieu,
« le premier que le soleil ascendant frappe de ses feux d'or »,

117. Cf. Ballabriga, p. 167-75, à propos du traité De Aer., notamment p. 168 : « L'arc de
l'horizon compris entre les directions du levant d'hiver et d'été, variable avec la latitude de
l'observateur, vaut 6o° pour la latitude grecque moyenne (36°). Il en va de même bien sûr pour
l'arc symétrique des couchants. En conséquence, dans les deux arcs restants, les directions Nord
et Sud couvrent un éventail de 1200 », et p. 169 : « Nous nous rapprochons du schéma archaïque
à direction prédominante Est-Ouest puisque nous avons affaire à un Nord et un Sud vagues et
seulement déterminés par la course annuelle du Soleil ».
118. Id., p. 61-62 : « Les pays du Nord sont brumeux comme l'Ouest, ceux du Sud
lumineux comme l'Est... De tous ces faits il résulte, comme l'a montré N. Austin que la polarité
aurore vs. ténèbres occidentales (eôs vs. zophos) englobe toutes les autres... un ensemble diurne
auroral associant l'Est, le Sud, le ciel et un ensemble nocturne-occidental associant l'Ouest, le
Nord et les Enfers»; et p. 152 : «Tous les pays du Sud-Est semblent s'aligner sur une
diagonale solsticiale avec le levant d'hiver pour point de fuite, tout comme les pays du Nord-
Ouest nous ont paru s'aligner sur le couchant d'été ».
119. Fr. 192N. Strabon, I 2.27 : <t>7](i.l fi.ecT7]fz[3pivà racvxa AîGiOTuav xaXeïcrôou xà Tzpoç wjcescvw.
Mapxupeî Se xà xoiaCxa."O xe yàp Aîa^oXoç èv FIpofiTjosT tù Xuofzévcp cpY)crlv ouxco *
cpoivi.xÓ7T£Sóv x' èpuGpâç tspòv
j^aXxoxépauvóv xs roxp' 'Oxeavw
Xtfxvav 7ravxoxpó<pov AìOiÓttgjv,
îv' ó TTavxÓTrxac "HXtoç atei
Xpwx' àQàvaxov xâji.axov 6' fer
Qsç>\icàç CSaxoç
(xaXaxoû Tïpo/oaïç [x'] àvarcaósc
I9O ANNIE BONNAFÉ

le Soleil et l'Aurore sont liés : qu'il s'agit donc de l'Orient 12°. Quant au texte
même du fragment du Prométhée délivré, il mêle de manière énigmatique les
notions de Mer « Rouge », d'Océan, d'Ethiopie et d'eaux où le soleil se
délasse — sans qu'on puisse d'ailleurs, malgré la mention des Éthiopiens,
avoir la certitude que ces eaux se confondaient bien, dans l'esprit du poète,
avec les « sources du Soleil » mentionnées dans le Prométhée enchaîné.

g. La carte et le Prométhée délivré.

On ne peut que déplorer que notre connaissance du Prométhée délivré


soit si mince, si mal assurée et due dans tous les cas aux citations d'une
époque si postérieure à celle de la pièce, si postérieure aussi aux
modifications irréversibles que les travaux géographiques de l'époque hellénistique
ont fait subir, au moins dans l'esprit des érudits, à l'image mentale du
monde.
Selon toutes probabilités, les indications que Prométhée y donnait à
Héraclès sur la route conduisant, nous dit Strabon, au jardin des Hespéri-
des m nymphes du Soir (mais, selon Apollodore 122, en passant par le pays
des Hyperboréens où il trouvait Atlas) contrebalançaient celles qu'il donne à
Io. Elles permettraient peut-être, si nous en disposions dans leur totalité et
en toute certitude, de compléter la carte mentale du monde du poète dans les
directions que la lointaine ancêtre d'Héraclès n'est pas amenée à suivre.
Mais le texte même des quelques fragments conservés 123 dont on a

120. Euripide, fr. 77 iN, Phaéton, v. 2-3 :


•rçv... 7tpa)T7)v ^Góvoc / rp^ioc, àvio^ov xpuaéq. P<xXX£i 9X071.
121. Strabon, 4.1.7 : OtqctI yoûv npo[X7j6sùç 7rap' ocûtw, xa07)you;i.£voç 'HpaxXsT twv óSwv twv arcò
Kauxàtrou 7rpoç tocç 'E<T7r£pt8a<; •
122. Apollodore, 2.5.11.
123. Fr. 195N (cité par Galien, Comment, de Hippocr. Epidem., VI 1, 29, s.v. 7ré[i<pil;)
sû0elocv ïçmz ttjvSs - xoù îipamcrra [xèv
flopsàSaç rjÇaç TXpoç 7rvoàç, ïv' eùXa6oO
(3pó[jLOv xaTaiyiÇovTa fi/rç <y' àvapTràcTY)
8ucF)(£i,(zépo> Tréfxqjiyi cruarpét^aç àvw.
fr. 196N (Etienne de Byzance, Lexicon, 7.5, s.v. "A6101 * Aîa^uXoç ts • Paëtouç Stà toû V èv Auofxévco
S' rfeeiç 8t)[ì.ov ÈvStxwTaxov
<pp0Twv> aTCixvTcav xal cpi
ra6iouç, ïv' out' apoxpov oute
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 191

quelque raison de penser qu'ils se ■ rattachaient à ce récit d'itinéraire ne


comporte qu'une seule véritable référence à une orientation quelconque : la
mention des « souffles boréades » auxquels Héraclès sans doute (mais il n'est
pas nommé) arrivera « en tout premier lieu » sur la route indiquée ; contre
leur « trombe impétueuse » il devra « prendre des précautions ». Il semble
bien qu'on ait ici une reprise de la manière dont Prométhée scande les
précisions qu'il donne à Io sur son itinéraire : un futur souligne l'étape à
atteindre ; une mise en garde l'accompagne, impliquant qu'il faut éviter ce
lieu ou ne pas s'y attarder.
Le fragment sur les Gabies (fr. 196 N) comme celui sur les Ligures
(fr. 199 N) présentent le même futur et le même verbe (fr. 196 : hzzi-za. S' r\-
£eiç... fr. 199 : rfezic, Se...). Mais rien ne prouve que les vers sur les Scythes
« qui se nourrissent de lait de jument caillé », d'hippakè 124, cités par Strabon
doivent être mis en rapport avec le même passage ou même avec le Prométhée
délivré. C'est Etienne de Byzance qui rapproche les Gabies du fr. 196 et les
Abies de YIHade. Les deux peuples n'ont en commun qu'une relative
ressemblance de noms et un égal respect de la justice. C'est peu pour en
déduire que les Gabies sont une peuplade qu'Héraclès rencontrera sur la
route du Nord. Rien, dans le fragment, n'implique la moindre localisation
dans l'espace de ce peuple doté de toutes les vertus à qui la terre fournit « de
quoi vivre en abondance » sans travail ; et l'assimiler aux Abies de Y Iliade, si
tant est qu'on doive admettre cette identification, n'aide guère, non plus, à
préciser leur localisation géographique. Certes, YIHade cite les Abies à la
suite des Thraces et des Hippémolges « trayeurs de juments » dont les

T£[i.vei SîxeXX' apoupav, àXX'


yóoa çépouffi, pîorov atpOovov PpoToTç.
fr. 199N (cité par Strabon, 4.1.7) :
rfcziç, 8è Aiyûcov etç àTàpëïjTov crrpafov
ev6' où (i.àjc/jç, aà<p' oïSa, xal 6oupoç
éjj.t]/'?) ' * 7i£T:pcoTai
[i.èvTaû6' yàp at xal
éXéaOai 8' ouxtv' èx yaiac X£6ov
l^eiç. S7TEÌ toxç X"POÇ èaTi fiaX0axó<;,
î8à)V 8' à(X7]X<XVOGvTÌ <t' Ó ZsÙÇ OtXTipEÏ,
8 Û7T£paj(cov vicpàSi yoyyóXwv Tré
SicooT) paSiwç Atyuv axpaxov.
124. Fr. 198N (cité par Strabon, 7.3.7)
àXX' Î7t7:âx7)ç Ppo-r^pEÇ euvojxoi 2xû6ai.
192 ANNIE BONNAFE

habitudes alimentaires rappellent celles de certains Scythes, mais en


intercalant entre les deux peuples « du Nord » des Mysiens dont la mention
est surprenante125.
On ne peut savoir davantage si le poète localisait bien les Ligures du
fr. 199 au même endroit que Strabon, ni même si, comme le dit ce dernier,
Héraclès rencontrait bien leur armée sur la route menant au jardin des
Hespérides. Pour Hygin, il n'affrontait ce peuple qu'après avoir pris les
troupeaux de Géryon, c'est-à-dire plutôt sur le trajet qui le ramenait des
confins vers la Grèce, Hygin reprenant l'idée de Denys d'Halicarnasse pour
qui les bœufs de Géryon, et non les pommes d'or des Hespérides,
constituent le but de l'expédition d'Héraclès 126. Ainsi que le remarque
Griffith, « les trois testimonia concernant la destination d'Héraclès sont
difficiles à concilier, à moins que Géryon et les Hespérides ne soient le
double but d'un même voyage vers l'Ouest » 127 — ou vers le Nord, si l'on
tient compte de la version d'Apollodore.
Tout est aléatoire dans l'interprétation de ces fragments et, plus encore,
dans la reconstruction, à partir de ces fragments, de l'itinéraire
primitivement indiqué. Tout ce que l'on peut déduire de plus probable, c'est que, en
fonction de la situation que nous prêtons, ou que les auteurs anciens d'une
époque nettement postérieure à la pièce prêtaient, aux étapes que semble
avoir mentionnées Prométhée, les voyages d'Héraclès devaient l'entraîner
vers le Nord et l'Ouest. Rien ne permet de nier, mais rien, non plus, ne
permet d'affirmer ni que ces deux directions étaient l'une et l'autre nommées
ni que, si tel était le cas, elles étaient nettement distinguées ou, au contraire,

125. //. 13.4-6 : Zeus détourne ses regards de Troie :


vóacpiv È7î' Ó7T7TO7róXcov ©pflxwv xaOopcofxevoç aïav
Muawv t' àyx£[iàxwv xat àyavtov 'IiTTrofzoXyôv
yXaxTocpàyoav, 'A6tcov te SixaiOTaTcov àv6pwTccov.
126. Denys d'Halic, Antiquités romaines, 1.41.3 : ... AlayuXoc èv ripofrrjGeT Xoojiivw. n
yàp aùrw ó IIpofr/]0sùç 'HpaxXsT Ta ts àXXa TrpoXéycov wç sxatrrov aùfâ> ti (rufiê^ascrOai êjjieXXs xocTa ty)v
rY)puów)v arpocTeóav xal Syj xat 7tepl toû AiyucmxoO TcoXéfxou • (suit le fragment 199 N).
Hygin, Poet. astr. 2.6 : « Aeschylus autem in fabula quae inscribitur npo[xv)0£Ùç Xuofzsvoç...
dicit... quo tempore Hercules a Geryone boves abduxerit iter fecisse per Ligurum fines; quos
conatos ab eo pecus abducere manus contulisse ».
127. Griffith, op. cit., p. 300 : « The three testimonia as to Heracles' destination are hard
to reconcile, unless Geryones and the Hespérides are both goals of the same westward journey ».
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 193

plus ou moins confondues — symétriquement à ce que suggère le Prométhée


enchaîné en ce qui concerne l'Est et le Sud.
Il faut donc s'en tenir à la moitié de carte implicite dans le seul texte que
nous connaissions en totalité : l'itinéraire d'Io tel que l'expose Prométhée.

Annie Bonnafé.

Note de l'éditeur : La seconde partie de l'essai (III. La carte mentale de l'itinéraire d'Io et
les autres cartes du monde) et la bibliographie seront publiés dans le prochain numéro de la
revue.

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