Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Texte, Carte Et Territoire: Autour de L'itinéraire D'io Dans Le Prométhée (1ère Partie)
Texte, Carte Et Territoire: Autour de L'itinéraire D'io Dans Le Prométhée (1ère Partie)
Bonnafé Annie. Texte, carte et territoire : autour de l'itinéraire d'Io dans le Prométhée (1ère partie). In: Journal des savants,
1991, n° pp. 133-193;
doi : https://doi.org/10.3406/jds.1991.1546
https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1991_num_3_1_1546
AVANT-PROPOS
J'ai voulu, dans cet essai, au travers d'un problème particulier, poser le
problème plus général de notre attitude instinctive face aux civilisations du
passé. Convaincus (avec raison d'ailleurs, me semble-t-il) de retrouver nos
racines dans la civilisation que nous étudions, sensibles par exemple, aux
continuités entre la pensée grecque (c'est l'exemple que j'ai choisi en tant
qu'helléniste) et la nôtre, nous avons de ce fait tendance à être moins
sensibles aux discontinuités, à oublier la spécificité, l'étrangeté essentielle —
et inévitable, vu le temps écoulé — de cette pensée. Notre traitement
instinctif des textes géographiques m'a paru constituer un bon exemple de
cette attitude.
J'ai donc tâché, dans un premier temps, de rappeler de manière rapide,
les principaux problèmes généraux liés aux rapports entre toute carte et le
territoire qu'elle représente, d'une part, toute carte et le texte qu'elle illustre,
de l'autre. Ces prolégomènes m'ont amenée à préciser la notion de carte
mentale, expression qui n'est pas nouvelle1.
J'ai choisi à titre d'exemple les problèmes posés par la représentation
sur une carte de l'itinéraire d'Io tel qu'il est indiqué dans le Prométhée
enchaîné. Ce récit d'itinéraire étant un des plus anciens que nous possédions
constitue, en quelque sorte, un cas extrême et les études auxquelles il a
donné lieu sont assez nombreuses pour mettre en évidence la diversité des
attitudes avec lesquelles ce texte a été abordé. J'ai centré l'attention sur trois
types de commentaires du Prométhée enchaîné qui m'ont paru exemplaires
des principales tendances que l'on peut relever2 et sur deux types de cartes
susceptibles d'accompagner ces commentaires, l'une qui concrétise les
efforts pour tracer l'itinéraire d'Io sur une carte actuelle et tâche en quelque
sorte de plier le texte à la carte3, l'autre qui, à l'inverse, s'efforce de tirer la
carte du texte, mais sans se dégager de nos conventions cartographiques4.
Si l'on tente, comme j'ai ensuite essayé de le faire, d'oublier ces
dernières pour tâcher de retrouver, de manière hypothétique, ce que peuvent
être les conventions cartographiques implicites dans le texte, la carte de
l'itinéraire d'Io apparaît, me semble-t-il, fort différente de celles auxquelles
nous sommes accoutumés. Mais ses principales étrangetés — primauté
donnée à l'axe Est-Ouest5, déformation du tracé en fonction de cet axe et
primauté accordée à la région orientale suggérant l'hypothèse d'une
orientation l'Est en haut 6 — se retrouvent dans ce que nous pouvons connaître des
cartes d'Ératosthène ou de Strabon au travers de la Géographie de ce dernier
et ne paraissent pas entrer nécessairement en contradiction avec les
documents que nous possédons sur la « carte » ou le rectangle d'Ephore.
C'est ce que j'ai tâché de montrer dans la dernière partie de cet essai, qui ne
constitue donc ni une étude approfondie et exhaustive de l'itinéraire d'Io
dans le Prométhée ni un traité sur la géographie des Grecs, mais un effort de
réflexion librement mené à partir de ces deux thèmes.
2. Celui de Wecklein (1878), ceux de Thomson (1932) et Goblot (1967), celui de Griffith
(1983)-
3. Carte d'André Bernand dans La carte du tragique. La géographie dans la tragédie grecque
(Paris, éd. du C.N.R.S., 1985).
4. Carte de M. Griffith dans son commentaire. J'aurais pu aussi bien m'appuyer sur le
commentaire de Conacher (1980) qui reprend dans ses grandes lignes celui de Bolton dans son
Aristeas of Proconnesus (Oxford, Clarendon Pr., 1962) et sur la carte proposée par ce dernier
dans ce même ouvrage.
5. Cette primauté de l'axe Est-Ouest n'implique pas à elle seule une orientation de la carte
avec l'Est en haut. Une orientation plaçant l'Ouest en haut, comme celle que constate P. Arnaud
à propos du « fragment de carte du pseudo-bouclier de Doura-Europos » (REA, 90, 1-2, 1988),
p. 155 et 158 est également possible. Mais ce n'est pas celle qui ressort du texte du Prométhée.
6. Bien connue des cartes médiévales dites « en T » ou « en T-O » (cf. e.g., F. Joly, La
cartographie, p. 6 et G. Nicolas-O., op. cit., p. 180 sq.) quoique, dans ce domaine aussi, les
habitudes de pensée de notre époque tendent à rester les plus fortes, ainsi que le remarque
M. Alexandre (« Entre ciel et terre... », p. 219, n. 58) à propos de la représentation d'une Imago
Mundi dans un article de Ph. Alexander : « Le graphique p. 213 (The reconstructed Jubilees
World Map) est à rectifier... La carte doit être orientée à l'Est par le jardin d'Eden ». Je tiens à
noter ici tout ce que ma réflexion dans cet essai doit aux conversations stimulantes au sujet des
cartes que j'ai eues avec M. Alexandre au cours de l'été 1986.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 135
paysage si, les codant de manière schématique selon les principes adoptés
pour les représenter sur la carte existante, je les situais les uns par rapport
aux autres sur une carte faite de ma main. L'identification du site à la carte
est conditionnée par cette opération mentale préliminaire qui consiste à
comparer, à rapprocher, pour voir si, dans leurs grandes lignes, elles
coïncident, la carte existante (la carte sur papier) et la carte que je pourrais
dresser — et que, dans le même temps, je dresse effectivement en esprit —
du site observé.
Ce truisme en implique plusieurs autres. L'identification est impossible
si les deux cartes — carte réelle, sur papier, et carte éventuelle, carte mentale
— ne sont pas établies selon un même code de représentation. Qui ignore la
manière dont la carte a été dressée — et, au delà, ce qu'est une carte — ne
peut l'utiliser sur le terrain pour repérer l'itinéraire menant du lieu où il se
trouve à tel autre où il veut ou pourrait vouloir aller. Il doit d'abord savoir
lire la carte.
Mais lire une carte n'est pas seulement en déchiffrer le code tel que la
légende l'explicite. Il ne suffit pas de reconnaître le rapport des signes aux
éléments du paysage et de prendre en compte, outre la réduction opérée de
trois à deux dimensions, l'existence de l'échelle. Il est une part du code que
la légende n'explicite plus qu'exceptionnellement, parce que, comme
l'existence même des cartes et la reconnaissance de leur utilité pratique, elle
fait partie de nos structures mentales et va de soi pour nous — du moins
depuis la découverte de la boussole.
Le point de repère premier de toutes nos cartes est le Nord et c'est par
rapport au Nord que s'orientent « naturellement » carte réelle et carte
mentale. Toutes deux inscrites dans des figures géométriques dont la surface
est limitée (et parfois aussi quadrillée) par des droites 8 perpendiculaires,
elles se lisent toutes deux tenues — l'une en esprit, l'autre concrètement —
de la même façon : avec le Nord « au Nord », c'est-à-dire « en haut », du côté
du bord que nous appelons bord supérieur de la carte, celui qui est toujours
le plus éloigné de nos yeux parce que nous tenons « naturellement »,
« spontanément », toute carte de cette façon.
À supposer, d'ailleurs, que nous décidions de rompre avec cette
habitude ancrée en nous par un apprentissage qui est loin d'être uniquement
scolaire, nous nous trouverions vite ramenés au bon sens. Nous sommes
8. Il est rare que nous utilisions les mappemondes et les planisphères pour nous repérer,
concrètement ou en esprit.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 137
contraints de tenir « comme il se doit » — le Nord vers le haut — la carte
réelle pour pouvoir lire les noms des lieux qui s'y trouvent inscrits. Le haut
et le bas des signes de l'alphabet utilisés pour ce faire sont nécessairement
fonction du haut et du bas de la carte. Les noms de lieux que celle-ci
mentionne sont eux-mêmes orientés au Nord.
Dernière évidence : ces noms inscrits, pour que la carte me soit utile,
doivent coïncider avec ceux que, sur le terrain où je me trouve, on m'indique
(de vive voix ou par un signe écrit) comme étant ceux des lieux entre lesquels
je me déplace. Sans la coïncidence au moins partielle de ces deux
identifications préliminaires de certains points de l'espace (réel ou
représenté) à certains noms — identifications dont, ordinairement, aucune n'est
mon fait, mais dont je suis tributaire, sur lesquelles je ne reviens pas pour les
mettre en question — il n'est pas non plus pour moi, sur le terrain, de
repérage possible.
Du ruisseau que je longe au village que je vois, je peux aller sans l'aide
d'aucune carte. Mais sitôt que, mon champ de vision ne recouvrant plus
dans sa totalité le territoire inconnu de moi où je dois me déplacer, j'ai
recours à une carte, je ne peux aller « là-bas » que si j'ai d'abord acquis la
certitude d'être « ici » (si j'ai identifié sur le terrain le lieu où je suis) et si « là-
bas » et « ici » sont l'un et l'autre identifiés sur la carte que je tiens : nommés
(et non : simplement indiqués), ou, du moins, situés dans un rapport clair à
d'autres lieux qui, eux, se trouvent nommés.
Ces deux points assurés, je pourrai, d' « ici », aller « là-bas » — si, et
seulement si, tenant la carte réelle orientée le Nord en haut, je sais d'abord
repérer (avant même les éléments essentiels du paysage et le réseau de
relations qui permet de déterminer leur situation relative) la direction du
Nord, puis dresser en fonction du Nord, en mettant le Nord en haut, la carte
mentale du territoire où je me trouve et que je crois pouvoir valablement
identifier à une partie du territoire représenté sur la carte que je tiens.
Il existe donc au moins quatre sources possibles d'erreur : la carte réelle
dont je dispose, son territoire de référence, la carte mentale que je dresse et
ce sur quoi je m'appuie pour affirmer que le territoire parcouru, référence de
ma carte mentale, est bien en même temps la référence de la carte réelle, ce
qu'elle entend représenter. Au nombre des fondements de cette
identification, il faut notamment ranger la coïncidence — totale ou simplement
partielle — entre les noms attribués sur le terrain aux lieux que je traverse et
les noms inscrits sur la carte dépliée dans mes mains.
Même si la carte réelle (la carte routière, par exemple) est un bon
138 ANNIE BONNAFE
3. Pouvoirs de la carte.
Région des Géants, qui trouve là sa garantie », une preuve de son existence9.
D'une certaine manière, il se produit un phénomène de persuasion et de
confusion du même ordre pour tout amoureux de l'antiquité grecque
circulant carte en main lors d'un premier voyage en Grèce ou en Turquie.
La carte est « le support de mille discours » 10 et les noms portés en ce cas sur
la plus banale des cartes routières sont chargés d'une ambiguïté redoutable.
Ici l'emplacement de l'antique Athènes — et l'Athènes moderne ;
l'identification ne fait pas de doute : voici le Parthenon, commun aux deux lieux. Là
Ithaque, là Mycènes; là-bas Troie. Le voyageur s'y rend. Et à l'image
mentale qu'il s'était faite du territoire où s'inscrivaient ses textes préférés —
vieux de plus de deux millénaires — se superpose la vue de celui qu'il est
maintenant en train de parcourir, qui est tout autre. Un instant, tel le
Penthée d'Euripide conduit par Dionysos, il « voit ce qu'il doit voir » n : il
voit double. Puis sa vision redevient normale, c'est-à-dire une, sans être pour
autant correcte : par l'intermédiaire du nom, qui, dans les deux cas, à tort ou
à raison, est le même, l'identification se fait dans son esprit entre l'île ou la
cité mentionnées dans les textes anciens et le site qu'il voit. Ithaque est bien
Ithaque. Hissarlik devient Troie — et Hector, à chaque lecture nouvelle de
Ylliade, appuiera désormais sa lance, en attendant sa mort incarnée par
Achille, sur les pans de muraille dégagés par les fouilles d'Hissarlik. Que
pèse l'indignation de l'historien ou de l'archéologue face au désir que Troie,
la Troie de Y Iliade, la vraie, ait existé un jour — et face au fait, surtout, que
l'emplacement de « Troie », au même titre que celui de Mycènes ou
d'Athènes, est maintenant indiqué sur la carte touristique au lieu même où
Schliemann pensa l'avoir trouvé ?
Or, à supposer même que la Troie de Ylliade ait eu, à une époque
lointaine et mal déterminée, une existence aussi réelle que le champ de
fouilles actuel d'Hissarlik, ainsi que le pensaient les Grecs d'il y a vingt-cinq
siècles, à supposer aussi, que les deux lieux coïncident dans l'espace
géographique, le problème essentiel n'en resterait pas moins entier. Notre
vision du site, pour être correcte, devrait rester « double » et prendre en
9. C. Jacob-F. Lestringant, « Les Iles Menues », Arts et Légendes d'Espace (Paris, 1981,
Pr. de l'E.N.S.), 9-17, p. 13. Le Grand Insulaire d'André Thevet (Bibliothèque nationale, ms.
fr. 15452) date de 1586 environ.
10. Ibid., p. 14.
1 1. Euripide, Bacch. 918-19, 925 : « Au vrai, je crois voir deux soleils et deux fois Thèbes,
la ville aux sept portes... » — « Maintenant tu vois ce que tu dois voir » (trad. J. Roux, Euripide,
Les Bacchantes, Paris, Belles-Lettres, 1970).
142 ANNIE BONNAFÉ
12. Cf. e.g., F. Joly, La cartographie (Paris, P.U.F., Que sais-je ?, n° 937, 1985), p. 59-63.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 143
13. M. Griffith, Aeschylus Prometheus Bound (Cambridge U.P., 1983), carte p. vi.
A. Bernand, La carte du tragique. La géographie dans la tragédie grecque (Paris, éd. du C.N.R.S.,
1985), p. 74-80 et 85-90, carte 8, p. 76.
14 .Cf. e.g., C. J. Herington, The Author of the Prometheus Bound (Austin/Londres, 1970)
et Griffith, p. 31-35. Pour un historique très complet (et raisonné) des controverses sur
l'authenticité de l'attribution à Eschyle et la date de la pièce, voir S. Saïd, Sophiste et tyran ou le
problème du Prométhée enchaîné (Paris, Klincksieck, 1985), p. 25-63.
15. Quoique d'une génération différente, si l'auteur est Eschyle — idée qui ne me
scandaliserait pas.
Sauf indication contraire, les textes cités sont ceux des Éditions de la « Collection des
Universités de France ».
144 ANNIE BONNAFÉ
II
Le texte et la carte :
cartes de l'itinéraire d'Io dans le Prométhée.
16. Je laisserai de côté le problème bien différent des catalogues ou itinéraires en vers qui
constituent des œuvres poétiques séparées, comme le poème de Denys le Périégète. Sur ce
point, voir les travaux de Chr. Jacob.
17. Du fait que le Prométhée enchaîné serait une pièce conçue pour être lue et non jouée, on
n'a jusqu'ici apporté d'autres preuves que l'incapacité à imaginer comment cette pièce aurait pu
être représentée en fonction des moyens techniques de l'époque. Inversement on peut noter
146 ANNIE BONNAFÉ
qu'Aristote, en la rangeant dans la même catégorie que les Phorcides ou les pièces qui se passent
aux Enfers (Poét. 15.1456a), ne mentionne pas qu'à sa connaissance elle n'ait jamais été
représentée. Sur ce problème comme sur celui de l'auteur de la pièce, voir S. Saïd, p. 1-80. Sur
celui de la date, voir Griffith, p, 31-5.
18. Après 468 av. J.-C, probablement en 463, cf. A. Lesky, HGL, p. 243-4.
19. Eschyle, Suppl. 544-64; Bacchylide, Dithyr. 19 : 'Iw. 'A6y)voûoi.ç ; Hdte I 1, 2, 5 et II41.
20. Pindare, N3. 19-26, O3. 43-5, I4. 11-12, etc.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMETHEE 147
est souffrance, il sera mis fin un jour au supplice de Prométhée, à cette
immobilité forcée et douloureuse que toute la tragédie met en scène.
Enfin, déterminée par des impératifs d'ordre dramatique et artistique, la
composition générale de l'épisode fragmente en plusieurs récits la
description de l'itinéraire qui a mené Io d'Argos au lieu scenique et doit ensuite la
conduire de ce lieu en Egypte.
L'effet premier de la composition circulaire du texte est de centrer
l'attention, par un jeu de symétries, sur l'annonce de la revanche future des
deux victimes de Zeus. Les effets scéniques liés à l'immobilité de Prométhée
et à l'agitation d'Io ou à son calme retrouvé s'inscrivent en contrepoint de
cette composition. Ils soulignent tantôt le parallélisme des sorts du dieu et de
la mortelle ou l'immobilité de leur destin douloureux, tantôt, au contraire,
un changement possible de leurs conditions respectives ou ce qui les oppose.
Avec en arrière-plan constant proposé aux yeux des spectateurs les malheurs
présents de Prométhée, les récits des malheurs passés et futurs d'Io (comme,
aussi, les annonces de sa délivrance finale qui entraînera également celle de
Prométhée et leur revanche à tous deux) s'opposent à la vision de ses
souffrances du moment — vision imposée par son entrée et sa sortie
tumultueuses.
Spectacles RÉCITS
Malheurs présents d'Io. 1
son entrée : v. 562-608
Malheurs y -Malheurs passés d'Io. 1 : d'Argos à Lerne;
v. 673-686 (récit d'Io)
-Malheurs futurs d'Io. 1 : du lieu scenique au
.
21. V. 589 : tyjç olaTpoStvTjTou xopTjç {cj'. Suppl. 17-18 : r/jç otcjTpoSóvou / f3ooç, 572 :
otCTTpoSóvrjTov 'Iw); v. 788 : tîoXuSovov tzKolvt^.
22. Suppl. 547-64; étapes successives en Asie : Phrygie (548), Mysie (549), Lydie (550),
Cilicie et Pamphylie (551-2), terre d'Aphrodite (Phénicie : 553-5), terre de Zeus (Egypte : 556-
64).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 149
Situer sur une carte actuelle les deux premières étapes d'Io ne pose pas,
de prime abord, grand problème. D'Argos à Lerne, la distance est si courte
qu'il n'y a, somme toute, comme le dit le poète, qu'un seul bond fou23. En
revanche, si nous connaissons bien l'emplacement de Dodone, Prométhée ne
précise pas comment Io y est parvenue :
« Je laisserai de côté », explique-t-il, « la plus grande partie de la foule de
récits qu'on pourrait faire et j'en viendrai au terme même (TÉpjxa) de tes
courses vagabondes. »24 (v. 827-8)
inversion du trajet d'Io souligne, comme àcp' ou, qu'elle se détourne du golfe
sans le traverser et insiste sur cette volte-face qui fait de sa course un
tourbillon. Elle marque dans l'espace un retour en arrière — que Prométhée
imite d'ailleurs à son tour dans son récit « en revenant à la même piste que
celle que suivaient (ses) récits d'autrefois»33.
Mais, comme le poète n'a employé aucun terme précisant la direction
précédemment suivie par Io à partir de Dodone (alors que, nous le verrons,
il multiplie ce type d'indications dans la partie opposée de l'itinéraire),
l'épithète TraAifJurXayxToc ne permet pas davantage de préciser la localisation
du lieu scénique où Io est amenée par cette course M. Tout au plus implique-
t-elle qu'il est probablement assez loin du « golfe de Rhéa ».
et Prométhée s'étonne plus loin (v. 298-302) de voir arriver Océan « dans
cette contrée mère du fer » 35 . Ce sont là les deux seules indications que le
texte fournisse de manière explicite et directe. Toutes les hypothèses que
l'on peut émettre en se fondant sur les indications indirectes données soit par
le texte soit par d'autres sources devraient les intégrer.
L'argument de la tragédie ajoute à la première indication (« en
Scythie ») la précision : « sur le Caucase » — à quoi la note ultérieure d'un
scholiaste rétorque :
« ...non pas sur le Caucase, contrairement à la version commune, mais
aux confins européens de l'Océan, ainsi qu'on peut le conjecturer par
recoupements d'après ce qui est dit à Io. »36
Par ailleurs cette chaîne montagneuse est présentée dès le Ve siècle par
Hérodote comme étant celle qui, « de toutes les montagnes, a l'étendue la
plus grande et l'altitude la plus élevée » 41 et il est indéniable que les
mythographes placent tous sur le Caucase le supplice de Prométhée comme
sa délivrance par Héraclès tuant d'une flèche l'aigle qui le dévorait42.
Mais ces trois faits ne suffisent pas à rendre « pour le moins douteuse »
la « conclusion tirée des indications fournies par Prométhée lui-même
lorsqu'il décrit l'itinéraire d'Io »43. Pour qui tente de reconstituer l'itinéraire
d'Io tel que se le représente l'auteur de la tragédie — Io serait-elle un
personnage historique pour qu'on puisse tenter autre chose ? — les
indications fournies par le dieu doivent, semble-t-il, primer toutes les autres.
En ce qui concerne le Prométhée enchaîné proprement dit, le dieu
indique clairement que le Caucase se trouve loin à l'Est de son supplice. En
ce qui concerne le Prométhée délivré, aucun des fragments conservés en grec
ne comporte, dans son texte même, la moindre mention du Caucase. Restent
les témoignages concordants de Cicéron et de Strabon. Mais l'un et l'autre
sont postérieurs de deux siècles à Apollonios de Rhodes et tous les autres
auteurs anciens cités par Thomson à l'appui de sa théorie et de ce que le
scholiaste appelle fort justement « la version commune du mythe » sont eux-
mêmes de loin postérieurs à Cicéron et à Strabon. Les Argonautiques
d'Apollonios peuvent avoir été leur source unique, de même qu'elles avaient
déjà pu inspirer la précision malencontreuse d'Aristophane de Byzance, s'il
est vrai que celui-ci est l'auteur probable de l'argument44.
40. Prométhée délivré, fr. 193R = 193N (fr. VIII, Griffith = Cic, Tusc. Disp. 2.23-5),
Strabon IV 1.7 : npofXTjOsuc... xaOrjyoûfxsvoç 'HpaxXsT twv óSwv twv xkò Kauxâaou Trpoç ~.xc, 'Eu7:îpî8aç...
(fr. 199R = 199N; fr. XlVa, Griffith).
41. Hdte I 203 : ó Kocûxaau;... èòv òpécov xal rSkrftzi [iiyicrrov xal [xeyàOsi ó^7)XÓTa7ov.
42. Thomson (p. 133), outre Strabon, cite Apollodore I 7.1 (wç 8è yjcGsto ó Zsûç, i-i~xc,z\
'HçaîaTca râ> Kauxàaou opti to ffwfxa aùroû TïpocrrçXwcrai • touto 8è 2x'j0i.xòv Ôpoç èarîv) et II 5.1 1. Il fait
également référence à Philodème, De piet. 30g, Lucien, Prom., passim, Philostrate, Vie d'Apoll.
de T. II 3 et Hygin, fab. 54. Il conclut : « This body of evidence is amply sufficient to outweigh
the statement contained in the Argument ».
43. Goblot, p. 109, n. 2.
44. Apollonios de Rhodes, Argon. II, 1246-50 et III, 851-3. Les deux listes de
156 ANNIE BONNAFÉ
Quant à l'étendue particulière qu'Hérodote prête au Caucase (et c'est là
le seul témoignage qui présente, du point de vue historique, un intérêt pour
l'argumentation, puisqu'il est le seul qui date du même siècle que la pièce),
elle n'implique pas pour autant de manière nécessaire qu'il n'y ait « aucune
difficulté à supposer qu'Io le quittait en un point pour y revenir à un
autre »45. L'argumentation de Thomson ne serait valide que si le texte
n'indiquait pas avec insistance que la seule boucle que fasse en Europe le
trajet d'Io après sa rencontre avec Prométhée se situe précisément au
moment où elle franchit le Caucase.
En l'état actuel de notre connaissance du texte du Prométhée délivré, il
semblerait plus logique de s'en tenir à la lettre des récits du Prométhée
enchaîné et aux textes que nous savons à peu près contemporains de cette
tragédie — en particulier au traité hippocratique Des airs, des eaux, des lieux,
selon lequel
« le désert des Scythes se situe sous les Ourses même et au pied des
monts Rhipées d'où souffle le Borée, ft46
bibliothécaires du Museum d'Alexandrie données par la Souda, d'une part, et le P. Oxy. 1241,
de l'autre, font toutes deux d'Apollonios le prédécesseur d'Aristophane de Byzance, cf. F. Vian,
Apollonios de Rhodes, Argonautiques (Paris, Belles Lettres, 1974), Introduction, p.ix. Pour
Aristophane de Byzance auteur probable de I'otoGectk;, cf. Griffith, p. 79.
45. Thomson, p. 133 : « since we know from Herodotus I 203.1 that the Caucasus was
thought to be the most extensive mountain in the world, there is no difficulty in supposing that
Io left it at one point to return to it at another ».
46. De Aer. 19:7) twv SxuOwv EprjjxiT) xeTtki, utc' auxfjcriv rfjaiv apxToiç xal toTç ôpsai toïç 'Pnroaonjtv
60SV ó Pop£7)<; 7tveL (éd. W. H. S. Jones, Loeb, Londres/Cambridge, Mass. Harvard U. Pr., 1948,
ire éd., 1923).
47. Sur les monts Rhipées, cf. A. Hauvette, « Au-delà des Monts Rhipées ». Revue de
Littérature et d'Histoire anciennes 13 (1889) et la Kleine Pauly, article « Rhipaia Orè ». Les
Alpes "AXraa ont d'abord un statut mythique comparable, cf. Athénée VI 23-25, 223d-234C : xaî
xà T£ 7râXai [xèv 'PiroxTa xaXoójjieva ôp>), £î6' ûaxspov "OX6oa 7rpo<rayop£u6évToc, vûv Se vAX7ua (ëari Sk r/jç
àpyûpw 8i£ppÓ7) (= FGH 87.486).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 157
48. Wecklein, p. 24, Griffith, p, 80 et carte p. vi, reproduite ici p. 168, d'après la scholie
du Mediceus, citée n. 36.
49. V. 137-40 : -rîjç ttoXotsxvou TtjÔûoç exyovoc
toû Tzzpi Tràffàv 6' eóXi(7CJO[i.évou
'Qxeavoû.
50. Hérodote IV 36 : PeXà» Se ópécov y^ç TiepioSouç ypâ^avTaç ttoXXoùç yj§t) xal oùSéva vóov s/óvtqc
è^Y]yY)(Tâ[i.£vov, oî 'Qxeavóv ts péovra ypacpouao rapii; t?)v y/jv, èoûaav xuxXoxspéa wç àr:ò rópvou. Cf. II 21.
contra, Strabon 1.1.3; 1. 1.7-9; 2.2.5, etc-
158 ANNIE BONNAFÉ
envisagée comme faisant partie du décor de la tragédie51 — j'entends : du
décor suggéré par le texte, indépendamment de toute matérialisation
éventuelle de ce décor dans l'enceinte du théâtre.
Dans le premier passage 52, Prométhée évoque successivement, pour les
prendre à témoin de l'injustice qui le frappe, « l'éther divin » et les souffles
des vents (v. 88), l'eau douce des fleuves et l'eau salée du flot marin (v. 89-
90), la terre, « mère de toutes choses » (v. 90) — qui, ici, est également sa
mère (v. 209-10) — et le soleil (v. 91). Il en appelle à la fois à l'ensemble de
l'univers — aux quatre éléments — et aux divinités les plus anciennes, celles
qui sont le plus à même de compatir à sa souffrance et de s'en indigner.
L'arrivée des Océanides, puis d'Océan, est une réponse à sa prière.
Les derniers vers de la pièce font écho aux premiers mots prononcés par
le dieu et reprennent le même thème dans un ordre à peine différent,
mentionnant successivement les vents et l'éther (v. 1085-88), le flot marin
(v. 1088), sa mère la terre (v. 1091) et, pour finir, l'éther et le soleil (v. 1091-
92). En même temps que Prométhée et les Océanides, c'est l'ensemble de
l'univers naturel et des anciennes divinités que frappe la colère de Zeus.
On ne peut déduire de ces deux passages, comme le fait Wecklein, que
« Prométhée, de sa falaise, a » nécessairement « sous les yeux l'étendue
étincelante de la mer ». Et, de même, les vers où Io se plaint, dans son délire,
qu'on lui donne la chasse « le long des sables qui bordent la mer » (v. 571-3)
ne peuvent donner cette assurance. Pas plus que ceux de Prométhée, ils ne
constituent une indication de décor. Le dieu n'a pas besoin de voir la mer ou
le dieu Pontos pour les prendre à témoin de ses souffrances. La plainte d'Io
s'étend à l'ensemble de ses tourments et ne concerne pas uniquement le
moment qui a immédiatement précédé son entrée en scène. La mention des
sables arides, dans le contexte du délire et de l'histoire d'Io, prend une
valeur symbolique d'ordre général : elle explique la « faim » (v. 574 : vTJcmv)
qui la tourmente au même titre que le taon qu'elle croit sentir. On ne peut se
fonder davantage sur sa prière pour demander à Zeus de mettre un terme à
ses souffrances soit par le feu, soit en l'ensevelissant sous la terre soit en la
livrant en pâture aux monstres dévorants des profondeurs marines (v. 582-
3 : -upi <\lz> cpXsÇov 7] '/Q°vl ^aXu^ov r\ / ttovtiolç Sàxecu 8oç (3opàv). Le désir de
disparaître des héroïnes tragiques, quand il devient plus fort que le simple
souhait de s'enfuir à tire d'aile, prend ces mêmes formes quels que soient le
sujet et le décor de la tragédie53. Aucun de ces passages ne permet de
conclure que le poète situe le lieu tragique à proximité de la mer.
Le texte de sa pièce fournit d'autre part deux indications — ténues,
toutes deux, parce qu'elles sont très indirectes — qui semblent rendre
difficile de localiser le rocher de Prométhée à proximité de l'Océan.
Les eaux de ce dernier et les grottes qu'elles renferment ou qui les
bordent servent ici de demeure au dieu du même nom et à ses filles **,
toujours soumises, apparemment, à la puissance paternelle, quoique la pitié
les ait amenées à s'y soustraire pour rejoindre le Titan. Dès lors, si l'on
suppose que le poète imagine le lieu scénique situé au bord du fleuve
mythique, certaines de ses insistances ont de quoi surprendre. Si le trajet est
court de leurs cavernes au rocher du dieu souffrant, pourquoi mentionne-t-il
que les Océanides sont arrivées par la voie des airs 55 ? Pourquoi, surtout,
précise-t-il que, pour être là si tôt après le prologue, elles ont dû rivaliser de
vitesse (v. 129 : 7TTspuycov OoaTç àfjuAXaiç) et s'aider de l'impétuosité des vents
qui les portaient (v. 132) ? On comprend encore moins qu'Océan arrive à son
tour sur une monture ailée et mentionne, dès son entrée en scène, qu'il a fait
une « longue route » (v. 284-5 : tjxco SoXo^<; TÉpfioc xsXsuOou / Siafxei^a^svoc 7rpò<;
ere, npo(X7]6£u).
L'auteur de la tragédie, vu le mythe qu'il a choisi de porter au théâtre et
l'immobilité inévitable de son personnage central, a besoin de grands effets
scéniques — et cela seul suffit à expliquer qu'il choisisse, pour Océan comme
pour le chœur, de faire usage de la machinerie (même si, en ce qui concerne
le chœur, nous avons peine à discerner quel était au juste cet usage).
Mais, de l'emploi de ces procédés techniques comme des vers qui
accompagnent et commentent leur mise en œuvre, il résulte que le public de
la pièce pouvait difficilement s'imaginer de lui-même le lieu scénique, situé
expressément en Scythie au début du prologue, comme se situant aussi au
bord de l'Océan, ceci alors que le poète ne le dit pas et que les divinités dont
il dit qu'elles habitent l'Océan, pour parvenir au lieu scénique, sont obligées
de faire un long trajet à travers les airs.
Peut-être, cependant, cette idée aurait-elle pu venir spontanément à
l'esprit d'un public convaincu de l'existence d'une « mer extérieure » bordant
le Nord de l'Europe. Mais au Ve siècle les voyages de Pythéas (qui, plus de
trois siècles après leur réalisation, laissaient encore Strabon sceptique)
restent encore à faire. Quand le fleuve Océan se confond avec la Mer
Extérieure, c'est, semble-t-il, sur les confins Est, Sud ou Ouest de la terre
habitée 56, non sur les confins Nord, et, s'il arrive qu'une étendue marine soit
56. L'une des explications anciennes des crues du Nil est qu'il prend sa source dans
l'Océan (cf. Hdte II 21 : arcò toû 'Qxsavoû péovxa ocOtòv tocûtsc fryj^avôtcrOou, tòv Sé 'Qxeavòv y/jv Tîspi
7:âaav pésiv; l'existence de cette théorie est confirmée par Diodore I 37.7 : arcò toû 7rspippéovToç rrçv
oîxou[xév7)v wxeavoû çacriv ocùtòv ttjv auarTounv Xa(x6àvsiv). Les itinéraires anciens des Argonautes les
font revenir du Phase en Méditerranée d'abord par l'Océan, confondu avec la Mer Rouge (Pi.
P4 251 : ev t' wxsxvoû izzkó.yzoai [iiyev 7ióvtco t1 èpu0pw), puis par un portage à travers le désert qui
les conduit « de l'Océan » en Libye au lac Triton (Pi. P4 24-7) ou par le Nil. Les scholies
d'Apollonios de Rhodes attribuent cette dernière version (Phase-Océan-Nil) à Hécatée de Milet
(FGH 1.18a 4-6 = Schol. Apoll. Rh. IV 259 : 'ExaTaToç Se ó MiXyjctioç èx toû OàmSoç 8ieX6s!v ziq, tòv
'Qxeavóv, eÏtoc èxeìBev zie, tòv NeïXov, 68ev tic, ttjv Y)[j.ETépav OàXaaaav) et la version « libyenne » à
Hésiode (FGH 1.18a 14-17 = Schol. Apoll. Rh. 259 : 'HaioSoç 8è xai IltvSapoç év no0iov£xouç xaî
'AvTÎ[i.axoç èv AûSy) Stà toû wxsavoû çatnv ooitoÙç sic, Ai6oï]v, xal fkaTaaavTac ttjv 'Apyw zie, to rjfxeTspov
7:éXayoç <7rapa>y£véu9ai.. Cf. Schol. Apoll. Rh. 282 : 'HcnoSoç 8è Six OàatSoç aÙToùç èx7r£7rXe'jxévat, Xéyet
= Hés. fr. 241 M-W). Hérodote tout en niant l'existence d'un Océan circulaire (voir n. 50),
accepte l'idée que la Méditerranée et le Pont-Euxin, la « Mer Extérieure » de l'Ouest et la « Mer
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 161
Rouge » ne font qu'un, cf. I 203 : -ojv fzèv yàp "EXXttjvsç vau-uXXovxai Trâcra xoù tj zz,cù cmrjXécov OàXaaaa 7)
'AtXocvtU xaXso[iiv7) xal Y) 'EpuOpy) fxîa Èoûaa Tuy^âvei.
57. Hérodote III 115 : outc yàp eycoye èv8sxofi.ou 'HpiSavóv riva xaXéscrôou ~poç papoàpoov tzo-ux\iòv
èxSoSóvTX he, OàXaacrav ttjv ~pò<; Popévjv avejxov... oute vtjctouç oïSa KaaaiTcpîSaç èoûaaç... toGto Se oùSevoç
aÙTÓ— tsw ysvo^iévou 8uvoc[i.aa àxoûaat, toGto (AeXeTwv, ôxcoç GàXaaaâ ècm tx hzzKZivcn tv)ç Eûpw7nr)<;. IV 13 :
£97] Se 'Api<jTÉ7]ç ó KauerrpoÔLou àvTjp npoxovvr)<Tto<;, roticov ë^ea, àraxéffOai èç 'IacnjSovaç... 'IctcttjSÓvcov Sé
'jTcspoixéeiv 'Apifxa<r~oùç avSpaç [xouvotpOàXjxouc;, û~èp Se toutcov roùç j(pu(ToçuXaxa<; ypû~aç, toutcov Se Toùç
'T::£pôopéouç xaTTjxovraç é— I OaXaacrav ; pour son scepticisme à l'égard de l'existence des
Hyperboréens, cf. IV 32 et 36; à l'égard de celle des Arimaspes, cf. III 116. Sur Aristeas de
Proconnese, cf. BoLTON J. D. P., Aristeas of Proconnesus (Oxford, 1962).
58. Voir plus loin.
1 62 ANNIE BONNAFE
Scythie, doit être, selon lui, situé « aux bords européens de l'Océan », sur les
connaissances géographiques de son époque plutôt que sur le texte même de
la tragédie.
59. Cf. Saï'd, p. 198 sq., errance passive et forcée d'Io avant les prédictions de Prométhée :
reconnue par Io (v. 565 : 7i£7ïXàv7)fiai, v. 572-4 : èfiè xàv xàXaivav / ... xuvtqystsT 7rXavà / te ; v. 577-8 :
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 163
elle suivra, dans un espace désormais jalonné de points de repères multiples
(êtres vivant dans les parages, fleuves et montagnes), une route précise dont
la direction est clairement indiquée. À chaque étape, elle aura à tenir une
conduite particulière, définie par le dieu. Maîtresse de sa course, elle
parviendra au lieu qui doit en marquer le terme et son étape ultime, Canope,
est nommée, connue d'elle, exactement localisée.
De repère en repère, à partir du texte des récits concernant l'itinéraire
futur d'Io, du lieu scénique jusqu'à l'Egypte, à travers l'Europe, puis l'Asie,
une carte, peu à peu, s'esquisse, en fonction des noms mentionnés et des
indications de direction qui sont données. Mais cette carte relève d'une
géographie bien différente de la nôtre et différente, même, sur plusieurs
points de détail et dans son esprit même, de celle qui ressort des textes de la
même époque comme V Enquête d'Hérodote ou le traité Des airs.
6. Du lieu tragique au Bosphore Cimmérien : une géographie différente.
La partie européenne de l'itinéraire (v. 707-35) emprunte deux
directions successives — celle des « levers du soleil » (v. 707-8), puis celle du
Midi, au moment du franchissement du Caucase (v. 721-3). Noms de
peuples et noms de lieux alternent dans les quatre points de repère
principaux indiqués à la voyageuse dont chacun est souligné à la fois par un
verbe au futur indiquant que l'étape sera bien atteinte et par une indication
sur la conduite à éviter ou à tenir dans cette circonstance particulière60. Un
7toT (x' àyouff' <aï8s> T7)/Xé7rXayxT0t îrXàvat ; v. 585-6 : à8y]v y.z toXuixXocvoi TtXàvai / yzy\jy.\)ó.y.xaiM ;
v. 608 : t5 8u<T7îXâvw racpOévco ; v. 622-3 : xép[xa rï)ç £[^Ç ^Xàvvjç / SsT^ov ; v. 682 : yrjv rcpò y/jç
eXauvofxai) ; reconnue par Prométhée (v. 828 : répjxa acav 7rXav7]fz<xTtov ; v. 838 : nxKi[niXó.yxToiGi...
Spofxotç). Le thème persiste pour désigner l'ensemble de ses courses (Prom., v. 787 : tuoXuSovov
T:XâvY)v ; cf. v. 820 : ttjç 7toXi><p0ópou 7iXavY)c), mais les récits d'itinéraires futurs faits par Prométhée
sont encadrés par les v. 706 (wç àv TÉpfiaT1 èxfzâ07)ç óòov) et 823 (tò t:5cv Tioqeiaç r^Sz TÉp(x' àxrjxoev).
Le savoir de Prométhée permet à Io de trouver une issue (uopoç) à ses maux et un moyen de les
traverser (7topetx : 823 ; rspâv : v. 718, 790, 792; èx7îepâv : v. 713, 731, cf. Saïd, p. 201 et n. 78,
79-
60. Directions : v. 707-8 : 7rpwTov [lèv èvOévS' yjXóou 7ipòc àvxoXàç /
v. 72I"3 : àarpoysiTovac Sé xpï)
xopuçàç Û7rep6ocXXou(yav èç (i£(77j[x6pivT]v /
Iers points de repère (Scythes et Chalybes) : v. 709 : àçi^Tj; v. 712 : otç [xt] 7T£XàÇeiv... àXX'... /
èxTîepâv ^6óva; v. 71 5 : °ÛÇ ç'jXà^aaGai az XP"h-
2" points de repère (Hybristès-Caucase) : v. 717 : v\l,ziç, 8è...; v. 718-9 : 5v \xy\ 7î£pâa7]ç... / rcpiv
àv... [Lokt\ç,...
3e point de repère (Amazones) : v. 721 : -/P?) ; v. 723-4 : ëv0'... rfcziç.
4e point de repère (Isthme) : v. 730-1 : ...^eiç, 6v... az içy\ j Xmouaav... èx^cpav...
terme de la partie européenne de l'itinéraire : v. 735 : ^TCipov tj^siç 'AaiâS'. Cf. Boittin, p. 42.
1 64 ANNIE BONNAFÉ
Pour éviter les Scythes, Io doit « raser les brisants où gémit la mer » en
traversant leur pays (v. 712-3). En laissant « à main gauche » les dangereux
Chalybes (v. 713-16), elle parviendra à un fleuve dont elle doit remonter le
cours jusqu'à sa source où elle pourra le franchir (v. 717-21). Le poète
n'indique pas que le fait de le remonter entraîne pour Io un changement de
direction. Le seul qui soit mentionné se situe au cours de la traversée du
Caucase62, au lieu où le fleuve prend sa source.
C'est seulement après avoir pris la « route du Midi » (v. 722-23) et
atteint, au Sud de la montagne, le pays des Amazones que, sous la conduite
de ces dernières, Io gagnera l'Isthme Cimmérien et le Détroit Méotique qui
le sépare de l'Asie (v. 729 sq.). L'incidente des vers 724-27 sur la fondation
de Thémiscyre par les Amazones vise sans doute à réconcilier les deux
traditions concernant leur localisation géographique par l'idée que cette tribu
singulière a connu des migrations. Mais cette migration — qui se fait ici en
sens inverse de celle qu'envisage également, probablement pour la même
raison, Hérodote 63 — est clairement datée par le poète d'un temps postérieur
au passage d'Io (v. 724-5 : ou Gsfxiaxupav ttots / xaroixiovaiv). Ces vers ne
sauraient donc nullement impliquer que celle-ci se verra « infliger... un tour
de la Mer Noire... après le franchissement du Caucase » et une « arrivée au
bord du Palus Maeotis par l'Ouest, alors qu'elle en était d'abord à l'Est »64.
Io, dont le texte n'indique pas davantage qu'elle se soit trouvée à un moment
quelconque « à l'Est » du Marais Méotide avant de franchir l'Isthme
Cimmérien, arrive à celui-ci, depuis le col du Caucase où l'Hybristès prend
sa source, non de l'Ouest, mais par la « route du Midi » : par une route
Nord-Sud directe.
Si la course d'Io n'est donc pas aussi « folle » qu'on veut parfois le dire,
les indications données par Prométhée suggèrent, en revanche, de manière
Prométhée, est un contrefort de l'Oural, qui borde au Nord-Ouest les steppes de l'Asie
Centrale ») semble s'opposer à sa carte qui, p. 76, place les Scythes à l'Ouest de l'Oural.
62. Cf. le participe présent Ó7rep6àXXou(Tav, v. 722, et les commentaires de Wecklein sur ce
vers.
63. Hdte IV 110.
64. A. Bernand, p. 79 : « Le poète ne précise pas par quelles routes les Amazones
conduiront Io du Sud du Caucase jusqu'en Chersonnèse Taurique et au Bosphore Cimmérien.
Mais il semble bien qu'elles lui feront faire le tour du Pont-Euxin, ce qui justifie la mention de
Thémiscyre, ville de Galatie du Nord de l'Asie Mineure sur le cours inférieur du Thermôdon,
et la mention de Salmydesse, ville de la côte Sud-Est de Thrace, sur le Pont-Euxin, au Sud du
cap Thynias. Rien ne montre mieux la course folle d'Io que ce tour de la Mer Noire qui lui est
infligé après le franchissement du Caucase et que cette arrivée au bord du Palus Maeotis par
l'Ouest, alors qu'elle en était d'abord à l'Est ! ».
1 66 ANNIE BONNAFÉ
curieuse mais indubitable, une carte de ces régions du Nord et du Nord-Est
de l'Europe fort différente de la nôtre et, également, de celle qui paraît se
dégager des autres textes du Ve siècle65. Les Chalybes et le Caucase s'y
trouvent localisés au Nord-Ouest et au Nord (et non au Sud-Ouest et au
Sud) du Bosphore Cimmérien.
Les Chalybes semblent avoir été comme attirés au Nord par leur état
reconnu de forgerons et l'idée que le poète se fait de la Scythie. Il voit en
celle-ci une « terre du fer » (v. 301-2), quoique les Scythes soient
essentiel ement à ses yeux des nomades semblables à ceux que décrit le traité Des airs.
Les Chalybes deviennent donc apparemment pour lui une sorte de tribu
sédentaire (v. 715 : oixovgi) parente des Scythes et responsable du lien qu'on
établit entre la Scythie et le fer. La même association entre les deux peuples
existe dans l'esprit d'Eschyle, si l'on en juge d'après Les Sept contre Thebes,
et c'est la version des choses qui l'emportera bien plus tard encore chez
Hésychius, en dépit des géographes prosateurs66.
Le déplacement du Caucase au Nord du Détroit Méotique ne paraît pas
relever d'une explication poétique ou symbolique du même ordre. Sur ce
point, l'auteur du Prométhée enchaîné porte visiblement en lui une carte
mentale du monde différente de la nôtre et de celle d'Hérodote, bien qu'il
mentionne comme ce dernier la hauteur remarquable du Caucase (v. 719-
20 : ôpôjv u^uttov, cf. Hdte I 203).
De même, la mer qui longe ici la Scythie et le pays des Chalybes à main
droite — c'est-à-dire au Sud de la route d'Io, si l'on s'en tient au texte —
s'étend jusqu'à une latitude beaucoup plus septentrionale que celle qui, dans
YEnquête, longe, de même, au Sud le pays des Scythes67. Ou bien, dans
l'esprit du poète, il s'agit là, en dépit d'Hérodote, d'une autre mer que le
Pont-Euxin, ou bien, dans son imagination, le Pont-Euxin s'étend
démesurément vers le Nord — si bien que l'arrivée d'Io sur sa rive septentrionale
65. Je laisse de côté, parce qu'elle n'intervient pas directement dans l'établissement de la
carte des courses d'Io, la confusion qui semble exister dans l'esprit du poète entre le site de
Thémiscyre et celui de Salmydesse. Sur ce point, cf. les précisions topographiques de
A. Bernand, p. 79 (voir n. précédente) et les commentaires de Wecklein, Griffith, p. 218,
etc.
66. L'association entre les Scythes et la métallurgie apparaît peut-être déjà chez Hésiode,
cf. fr. 282 M-W : AéXocç 8è aXXoç 'I&aïoç eupe /aXxoû xpâaiv, wç Se 'HcuoSoç, £xu6?)<;. Pour l'association
Chalybes-Scythes-fer, cf. Esch., Sept 728-30 (XâXuooç Exu0wv xt.oixoç... aóSapoc) et Hésych., s.v.
XâX'jooi (e6voç t% ZxoOîaç ôttou atS^poç ywe-rai) = schol. Apoll. Rh. 1.1321, 2.375, contra Hécatée
FGH 1.203; Hdte 1.28; Xén., Anab. 4.5.34, 4.6.5; Strab. 1 1.4.5.
67. Cf. Hérodote, IV 13, 99, 201.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 167
68. Griffith, p. 216, s.v. 714-5 : « Some commentators argue that, if the Chalybes are to
her left, then the shore which she is skirting (712-3) must be on her right, in which case it is the
Black Sea, not Ocean. But her arrival there, from the far North-West, would be very sudden
and it is better to see 712-3 as referring to Ocean (on her left), with 714-5 representing a turn
southwards, even though no indication of such a turn is given ». Wecklein (s.v. 714) supposait
même qu'il y avait une lacune après le v. 713, ou que « Io having passed the Nomad Scythians
in her course along the shore is to leave the Chalybes at her left, that is wander inland and
southwards between the Scythians and Chalybes until she reaches the river Hybristes ».
69. Cf. e.g., la carte proposée par A. Barguet, Historiens grecs : Hérodote, Thucydide (Paris,
Pléiade, 1964), « L'Enquête d'Hérodote », carte I : « Le monde connu d'Hérodote », p. 1828-9,
d'après Ch. van Paassen, The classical traditions of Geography (Groningen, 1957), p. 65-211.
70. Hérodote IV, 1-32, 46-82; De Aer. 18-22.
Les ressemblances avec les v. 708-10 se limitent à Hérodote, IV 19 (vo^âSeç... SxuOai... oute
ti CT7r£ÎpovT£ç oûSèv oûte àpoGvTcç) et IV 46 (toîcti yàp [X7)te acrrsa ji^te tzijzx fj èxTi.(T[Z£va, àXXà çspéoixoi
èovT£Ç 7:âvT£ç £oo<n for7ioToì;ÓTai, ^wovteç \ù\ àm"1 àpó-rou àXX' òbro xtyjvÉwv, olxY)[iaTà te açi fj ÈttÌ. ÇEuyÉcov,
xwç oùx àv EÏï)aav outoi a(xa^oó te xai a7iopoi 7rpoo[jLty£Tv ;) et à De Aer. 18 (ÈvxaûOa xal ol Sxû6ai
StaiTEÛvrai, NofxaSsç Se xaXEUvrai. ôti oùx éctiv otx^jxara àXX' èv àjxâqrjanv oÎxeucrv). Hésiode fr. 151 M-
W (rXaxToçpâywv... à^vaç oïxi' è^óvtwv) est tout aussi proche du texte du Prométhée.
PL i : Les voyages d'Io. Cartes dressées d'après « Prométhée enchaîné ».
o c
Y*<
o
O
Byblitu Me 5-te
-r ^'
v ETHIOPIENS
i. Carte
Cambridge
de MarkUniversity
Griffith Aeschylus
Press, 1983).
Prometheus Bound (Cambridge Greek and Latin Classics,
Roc de Fromithit
2. Carte d'André Bernand : La carte du tragique. La géographie dans la tragédie grecque (Éd.
du CNRS Paris, 1985).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 169
tradition orale ou poétique beaucoup plus vague, il n'a pas en tout cas la
même vision qu'eux de la région correspondante. Pour se convaincre du
contraire, il n'est que de remarquer qu'il ne fait aucune allusion à ce qui
constitue, pour les deux autres auteurs, les deux caractéristiques
géographiques principales de la Scythie : le froid et la présence, non pas d'un fleuve,
mais de fleuves multiples71.
Si l'on essaie d'oublier toute carte mentale actuelle de cette région du
monde pour tenter de dessiner l'itinéraire d'Io et la carte correspondante
d'après les seules indications du texte, on se heurte à de nouvelles difficultés.
Les renseignements sont insuffisants, en dehors même du fait que le point de
départ de l'itinéraire d'Io jusqu'au Bosphore — le lieu scénique — est, ainsi
qu'on l'a vu, localisé de manière fort vague.
Quelles sont au juste, en effet, les positions relatives du Caucase et des
« brisants » qu'Io doit longer ? De ceux-ci au « plus haut des monts », Io suit
la rive d'un fleuve qu'elle ne peut traverser à gué. Mais le poète ne précise ni
qu'elle le rencontre à son estuaire (et qu'il se jette donc sur la côte qu'elle
parcourt) ni dans quel sens coulent ses eaux. Arguer du fait que nul
changement de direction dans la course d'Io n'est mentionné pour conclure
qu'elle continue à marcher vers l'Est (et, par suite, que le fleuve coule d'Est
en Ouest, que le Caucase est plus à l'Est encore) est tentant. Mais le texte
reste muet sur ce point et cette conclusion demeure du domaine de
l'hypothèse. De même, les « tempes » de la montagne (v. 721 : xpoxàcpcov àrc'
aÙTÔOv) désignent sans doute ses premiers contreforts ; mais il serait hasardeux
d'en déduire quoi que ce soit sur la direction dans laquelle est tourné le
« front » du Caucase et, par suite, sur l'orientation probable de la chaîne
montagneuse dans l'esprit du poète. Seule celle du col qu'emprunte Io pour
le traverser, une fois la source du fleuve atteinte, se trouve précisée. Rien,
dans le texte, ne s'oppose à ce que la « route du Midi » qu'elle suit dès ce
71. Froid : Hérodote IV 28 : outco jxèv 8r) toùç òxtw [xVjvaç SkxteXéei /Et.fzwv èó>v, toùç S' stuXoittouc
TÉocrspaç t^ù/ea aÙT00o ecttL cf. De Aer. 19 : ...wote tòv (xèv ^et[xcova aïs! slvou, tò Sé tìépoc òXóyac v^épaç,
xal TaOTaç [ayj Xujv.
Les deux auteurs attribuent au froid l'existence de bœufs sans cornes ; Hdte IV 29 : Soxéei
Sé fica xal to yévoç râv [ìocóv tò xóXov Stà Taûxa où çùsiv xÉpsa aoTÓOi,... Èv touti GspfjioTcrt ~x/y TrapayweaOat
Ta xépsa • èv Se toTcto iajvpoXai ^û'/zai rt où 9ÙE1 xépsa tì xty)V£oc àp^/jv y] cpûovTa çûei j^oyiç. cf. De Aer.
18 : où yàp e^oum xépxTa 6— ò toû ^u^ouç.
Fleuves nombreux : Hdte IV 47 : rt te... yr; èoGaa ~eSi.àç jcût7) — otcoSrjç ts xai suuSpós; èem, T:oTa[i.oî
te Si' aÙTYJç péou<7i où TîoXXtô tew àpi6ftòv eXaaaovsc twv èv AlyûrrTco Stcopù^wv. Il fait le catalogue de ces
fleuves en IV 48-58 et conclut en IV 82 : ©wjxàfna Se y] "/wpy] airr/} oùx ë/£i, x<°pU î &'<■ ~oTa[Aoùç te
-oXXw (AsyÛTTOix; xal àpt6[xòv tìXeÌcttouì;. Cf. De Aer. 18 : /) Se Hx-j6Écov èpr^r] xaXE'jji.évrj ~EStàç èaTt xal
Xeifi/vcôS/jç xal ^tXyj xxl ëvuSpoç [jiETpocjç " r:oTa[xol yàp ziai (xéyaXoi oî È^oxETîûoucri tò GScop èx tûv tteSîwv.
170 ANNIE BONNAFÉ
moment soit perpendiculaire à l'axe du Caucase et que celui-ci s'étende
d'Ouest en Est. C'est ainsi que le dessine M. Griffith, sans doute avec
raison. Mais, sur ce point encore, on ne peut avoir de certitude.
Le fleuve « qui ne fait pas mentir son nom » (v. 717 : iféeiç S' uêpisTTjv
TTOTûtfxov où ^£uSwvup.ov — à moins qu'il ne faille écrire : Têpurr/jv) ne nous
renseigne pas davantage. De quel « nom », d'ailleurs, s'agit-il ? Aucun autre
texte de géographe ou de poète ne fait mention d'un fleuve appelé Hybristès
en raison de ses eaux pleines d'hybris — comme le sont celles du Gyndès
chez Hérodote (I 189). Devons-nous suivre le scholiaste qui voyait dans
ûêpt<rr/)v une simple épithète, plutôt que le nom du fleuve, et donnait comme
solution de l'énigme le nom de l'Araxe, que le poète s'expliquerait comme
dérivé du verbe àpàao-eiv, vu la violence de ses eaux « heurtant » ou
« frappant » leurs rives 72 ? L'idée est séduisante, mais, à supposer que le
vers 717 fasse allusion à ce fleuve au lieu de mentionner un « fleuve
d'Orgueil » complètement imaginaire, il ne constituerait pas pour autant une
notation véritablement géographique — j'entends : utile pour dresser une
carte. À s'en tenir, en effet, au seul texte d'Hérodote, le nom d'Araxe
s'applique indifféremment à trois fleuves différents, dont l'un est peut-être
l'Oxus (l'Amou-Daria, à l'Est de la Caspienne), un autre probablement la
basse Volga, entre l'ancien pays des Scythes et la Cimmerie, et dont le
dernier, qui, aux dires d'Hérodote, constitue, avec la Caspienne, la limite
nord de l'Asie et coule vers l'Orient, semble bien être totalement
imaginaire73. Ce « fleuve à l'extrême Nord-Est du monde » participe tout autant que
le ferait un fleuve Hybristès de l'imprécision qui s'attache aux régions
72. Schol. v. 717 : óSpia-r/jv • tÒv 'ApàÇvjv rapa to àpàasciv xal ï]X£^v t* xûjiaTa aù-roù; cf.
Eustathe, Comment, sur Denys le Périégète (GGM, t. II), v. 739 : toG Se Mxoaxyzzixoû xal toû
'Apà^ou (xé(xv7)Tai xal Aîa^uXoç xal àpécrxsTai. xal êxsTvoç à?:ò toG àpàaaav xaXelaôai. aÙTÓv. Cette
identification est celle qui est le plus généralement acceptée, cf. Saïd, p. 197 (« L'Araxe est
désigné par un nom qui ne ment pas et souligne sa violence : il devient l'Hybristès ») et
Herington, p. 18 1-2.
73. Identification d'A. Barguet, op. cit., « Notes à l'Enquête », p. i34i-i53O/>as., Araxe =
Oxus = Amou-Daria : Hdte 1.202. Pour Hérodote, qu'il soit mal informé ou que l'Amou-Daria
ait depuis changé de cours, cet Araxe se jette dans la Caspienne, comme l'Araxe d'Arménie, et
non plus dans la mer d'Aral. C'est cet Araxe que Cyrus franchit pour marcher contre les
Massagètes (Hdte 3.36), Araxe-Volga : Hdte 4.1 1 (même identification de Ph. E. Legrand).
Araxe limite Nord de l'Asie et coulant vers l'Est : Hdte 4.40. Sur ce problème de l'Araxe, voir
Ph. E. Legrand, Hérodote, Histoire I (Paris, Belles-Lettres, 1932), p. 194, n. 1 : « Hérodote a
confondu trois fleuves en un seul » (à propos d'Hérodote 1.202) et ibid., Ill (Paris, Belles-
Lettres, 1939), p. 64, n. 2 (à propos d'Hérodote 3.36) où il semble ébranlé par l'argumentation
de S. Casson, « Herodotus and the Caspian », CL Ph. (1935) concernant les changements de
cours de l'Amou-Daria.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHEE 171
74. Je suis ici, pour les v. 791-2, la lecture proposée par M. Griffith :
Trpoç àvToXàç 9Xoyâ>7Ta<; tjXîou cmosi (corr. de Hartung)
172 ANNIE BONNAFÉ
plutôt que la lecture traditionnelle (zpoç àvToXàç çXoy&Ttaç 7jXio<7T!.6eû; /.../ tcóvtou
çXoTcrôov...). Cf. les justificatifs de Griffith, p. 228-9, s-v- L'énigme uóvtov... acpXoiooov pour
désigner la « mer d'herbe » de la steppe est bien dans le ton des àxpayeïç xûvaç du v. 803. Ce
silence anormal est une marque supplémentaire du fait qu'Io pénètre ici dans un monde
différent.
75. Cf. Chantraine, DE, s.v. çpoupoç : « çpoûpiov... fort (Aesch., Th., X., inscr.), garnison
(Aesch., E., etc). » et Griffith, p. 230, s.v. 801 : « if the reading 9poupwv is sound, it must mean
stronghold, garnison (of Gorgons), a peculiar choice of words... The scholiasts explain it as « a
thing to guard against » (çpoupéco cf. 804 and Hésychius, s.v., çpoûptov), an unparalleled and
unlikely usage. Wakefield's çpoî^iov, adopted by Page, is neat; but 790-801 are not really a
« prelude » to 802 ».
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 173
Réalité et imaginaire.
Pour nous, l'Asie atteinte, « la trace d'Io... disparaît dans des contrées
imaginaires » 77 : ce point, au moins, fait l'unanimité des commentateurs
modernes.
Il aurait sans doute aussi emporté l'adhésion d'Hérodote. Si celui-ci,
contrairement à nous et comme le faisaient, apparemment, tous les auteurs
anciens, range les Amazones parmi les êtres dotés — au moins dans un
lointain passé — d'une existence réelle 78, il « (se) refuse », en revanche, en
dépit de Y Arimaspée d'Aristéas de Proconnèse, « à croire qu'il existe des
hommes qui n'aient qu'un œil » 79 et, s'il ne se prononce pas explicitement
sur l'existence réelle ou inventée des Gryphons gardiens de trésors, c'est
peut-être parce que, à ses yeux, or des lointains, Gryphons et Arimaspes sont
les trois termes indissociables d'un même problème posé à sa raison, trois
aspects liés d'un même récit merveilleux auquel il dénie, au nom de la
vraisemblance, tout rapport avec la réalité.
C'est, au contraire, ce récit qui sous-tend pour une part (malgré une
divergence dans la localisation de ces êtres étranges) le début de l'itinéraire
asiatique que le poète prête ici à Io. Rien ne nous permet d'évaluer l'intensité
ou la sincérité de la croyance qu'il attachait personnellement à leur existence
ou que son public était susceptible d'y attacher. Mais il les situe
effectivement, au même titre que les Scythes et les Chalybes, sur sa carte mentale du
monde, comme A. Thevet situait sur la sienne les Géants 80 : par rapport à
77. A. Bernand, p. 87, cf. 90, 400; Griffith, p. 228-33, pas., après Wecklein, p. 93,
v. 560 et p. 1 16-8, pas. ; Goblot, p. 148, n. 2-3 ; Boittin, p. 43 ; Saïd, p. 21 i : « la science de
Prométhée n'établit aucune frontière nette entre le réel et le légendaire ».
78. Hérodote, 4.1 10 : ôte "EXXtjveç 'A[zàÇo<rt. ï\Lxyjka<x>Jto, x.t.S.
Ce thème sert notamment à grandir la gloire d'Athènes {cf. e.g., Lys., OF 4-6) et on le trouve
encore dans cet emploi chez Pausanias 5.1 1.7 : 0-rçascoç... fi.ax?)v ttjv 7ipò; 'A[xaÇovaç, tò 'AO-rçvatcov
7:pâ>TOV àvSpayâ0r]fi.a èç où)( ofxocpuXouç.
79. Hérodote, 3.1 16 : TTEÎOojzai Se oùSè toûto, ôxwç fi.ouvoç0aX|i.oi avSp£ç <póovToa, cpûaiv s^ovtsç rrçv
àXXy]v ofioîrjv ToTut, aXXoun àvGpwTroitn. Cf. 4.27 : to Se cenò toutwv to xaTUTiepôe 'Iaa7]Sov£ç tlal oo XéyovTCÇ
toùç (i.ouvo<p0àX[iou<; àvGpamouç xal toùç xpuaocuXaxai; ypÛTtaç slvai, racpà Sè toutwv SxuOai roxpaXaêovTsç
Xéyoufft, roxpà Sè SxuOécov Y)(xsT<; oî àXXoi v£vo[xtxa[jL£v, et 4.16 : ttjç Sè yîjç -r^ç népi ôSs ó Xóyoc ôp[X7]Tai
XéyeaOat, oùSelç oïSs aTpexéwç 0 ti tò xaTU7T£p0é è<m... oùSè yàp oùSè 'ApoaTÉTjç, toù 7rep óXiyco 7rpÓT£pov
TOUTCov pn^fr/jv èTCOteufATjv, oùSè o5toç TtpoacoTspw 'IctotjSÓvcov aÙTOç èv ToTai ineai tioiscov stpyjae à7rtxé(T0ao,
àXXà Ta xaTU7i£p0s ëX£y£ àxo^, 9àç 'I(TCT7]8ovaç eîvai toùç TaÛTa XéyovTaç.
80. Voir n. 9.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 175
des points de repère dont nous admettons la réalité. De même que les Géants
de Thevet, Arimaspes et Gryphons trouvent ainsi, dans cette mise en
parallèle avec des peuples réels comme dans la proximité d'un Bosphore
Cimmérien doté d'une existence indéniable, une « garantie » du fait qu'ils
appartiennent bien à l'univers géographique. À l'intérieur de sa tragédie, du
moins, le poète du Prométhée enchaîné attribue aux uns et aux autres le même
degré de réalité — et le même degré de réalité qu'à Argos, Dodone ou
Canope. Il les situe tous également dans le monde réel, et non dans
l'imaginaire, et convie son public à faire de même.
Sur ce point, sa représentation du monde et, au-delà, sa conception de
ce qui peut être considéré et/ou présenté comme réel se révèlent différentes,
non seulement des nôtres, mais aussi de celles qui paraissent se dégager de la
lecture d'Hérodote ou du traité Des Airs. On ne peut d'ailleurs tirer de cette
constatation aucune conclusion véritablement valide. Le risque est grand, à
prêter abusivement au poète notre propre incrédulité ou même celle
d'Hérodote. Rien ne prouve que seuls l'imagination ou le respect de la
tradition poétique se montrent ici à l'œuvre sans que nulle croyance véritable
à ce que nous considérons comme pure invention relevant du merveilleux s'y
soit mêlée chez le poète. Rien non plus ne permet d'affirmer que la vision des
choses proposée par sa tragédie ait été moins largement partagée par ses
contemporains et doive ou puisse être considérée comme moins typique de
son époque que les vues apparemment plus rationnelles d'Hérodote. Mais les
hypothèses que l'on pourrait formuler en sens contraire seraient fondées sur
des bases tout aussi fragiles.
La prudence s'impose de manière plus imperative encore en ce qui
concerne les Grées (ou Phorcides) et les Gorgones. A leur sujet, en effet,
nous ne pouvons même affirmer que leur existence, comme celle des
Arimaspes, relevait bien, pour l'auteur et son public, d'un merveilleux dont
on pouvait, après tout, ainsi que le faisait Hérodote, douter sans impiété.
L'unique certitude que nous puissions avoir est toute relative : c'est celle qui
se dégage du seul texte de la tragédie.
Celui-ci a pour effet de présenter comme également dotés de réalité,
parce qu'il les situe les uns par rapport aux autres dans un même espace
(celui que parcourt Io), des points de repère dont nous admettons encore
actuellement l'existence et d'autres à qui nous la dénions aujourd'hui — sans
être pour autant en mesure de savoir si le poète et son public la leur
déniaient, de leur côté, si peu que ce fût. C'est là le fait dont il nous faut
partir — au lieu de l'éliminer de prime abord au nom de nos propres
176 ANNIE BONNAFÉ
concepts — si nous voulons nous faire une idée de la carte mentale du monde
qui sous-tend le récit des courses d'Io en Asie comme celui de ses courses en
Europe. Puisque notre carte et celle d'Hérodote se révèlent inadéquates, le
texte doit avoir le pas sur elles.
82. Cf. la scholie, s.v. : xaTwxouv Ss óttò yrjv xal outs tjXuo oîjte oeXyjvr] ^aav Ococtou et Esch,
fr. 170 R/N : âç oute rcéficpi!; tjXîou -poaSspxeTou / out' àaTspcoTròv 'ó\L\ia. AïjTcôaç xop7]ç.
83. Elle ne doit pas s'approcher des Scythes et des Chalybes, cf. les interdits et les
injonctions des v. 712 et 715. Les premiers inversent le concept de maison, les seconds celui de
civilisation (v. 716 : àvvjpiepot. yàp) en tant qu'il est fondé sur l'hospitalité (v. 716 : où Se rpociTzXaToi
£évoic). Même si elle doit être bien accueillie par les Amazones, celles-ci se borneront à la guider
et leur inhospitalité traditionnelle est rappelée par l'épithète appliquée à leur séjour futur de
Salmydesse (v. 727 : è^Opócevoc). Io ne partage pas les inversions qui font d'elles une armée, et
une armée dont les rapports avec la moitié masculine de l'humanité sont ceux du dégoût, erruyoç
(v. 723-4 : 'A[j.aÇovwv aTpa-òv / ...aTuyàvop'). Elle-même est seulement àcrrepyxvwp (v. 898) : dans
l'impossibilité d'éprouver de l'affection pour celui qui ne lui a montré aucune douceur, {cf.
Prométhée, v. 739-40 : Tuxpoû 8' cxupaaç, a> xopï), tô>v ctcov yàfzwv / [i.v7joT^poç).
84. Ce pour quoi il paraît difficile de voir dans les v. 792-800 un prélude (9poî[xiov,
Wakefield, cf. n. 75) aux v. 802-7. Les dangers ne vont pas croissant, mais décroissant.
178 ANNIE BONNAFÉ
nature est elle aussi paradoxale (v. 803 : àxpayeîç xuvaç; v. 804
CTTpaTÒv) et la manière dont le poète les présente, fort différente de celle dont
ils étaient présentés dans Y Arimaspée (à en juger, du moins, d'après les
allusions de YEnquête à ce poème), tend à les rapprocher du monde divin et
du monde 'infernal.
Le thème de l'or semble avoir été essentiel, chez Aristéas, en ce qui les
concerne, à en croire Hérodote : les Gryphons y sont les « gardiens de l'or »
(4.13 : toÙç ^pucrocpuXaxaç ypurcxç) et les Arimaspes le leur disputent et le leur
dérobent (3.1 16 : Xéysrai... î>7ièx tcov ypuTrtov àproxÇetv 'Apt,fi.aa7rouç). Ici au
contraire ce thème est presque entièrement occulté. Le nom même de l'or
n'apparaît que de manière incidente, en fin de développement, par
l'intermédiaire d'une épithète appliquée aux eaux dont les Arimaspes habitent les
rives (v. 805-6 : -/puaoppuxov... vàpia). Tout lien entre ce métal et les Gryphons
eux-mêmes disparaît, de même que toute mention d'une hostilité
quelconque les opposant aux Arimaspes, bien que ceux-ci restent leurs voisins et
demeurent une « armée ».
Les Gryphons ne sont ici définis que par la fonction nouvelle que leur
assigne le poète et par le fait qu'ils se trouvent (au double sens du terme)
aussi proches des Grées et des Gorgones que des Arimaspes. Avec ces
derniers et après les Phorcides, ils constituent un « autre spectacle dont il est
difficile de s'accommoder » (v. 802 : aXXrjv... Suct^^P^ Oecopiav) et ils deviennent
en outre, avec leur « bec acéré », les « chiens de Zeus ». Comme les aigles de
l'Olympien, que désigne d'ordinaire cette formule85, ils semblent eux aussi,
au titre de serviteurs, participer du monde divin. De plus, devenus ainsi
également proches du « chien d'Hadès », Cerbère, ils paraissent jouer un rôle
similaire et garder, plutôt que des trésors, les abords de l'étrange pays qui
échappe au regard du Soleil et de la Lune.
Quant au gué dont les Arimaspes, leurs autres voisins, habitent les
rives, il semble lui-même bien proche d'un passage (Tcopoç) menant d'un
monde à l'autre et gardé, peut-être, par leur « armée ». À la différence
du fleuve Hybristès de la partie européenne de l'itinéraire, il joue le rôle
d'une barrière dont Io ne doit pas s'approcher. Mais à la manière de ce
premier cours d'eau énigmatique, il se trouve désigné par une formule
85. Aigle chien de Zeus : PE 1021-2 : Aiòc... / ttojvoç xuoov, Satpoivôç ais-roç; cf. Esch., Agam.
135 ; TrravoTtjiv xual Tcxxpoç (= Aioç) ; Soph., fr. 799 N : ó axYjTCTpoêàfxwv ocletóc, xûcov Aioç. Cerbère,
chien d'Hadès : Hés., Théog. 311, 769; il est « chien de Plouton » chez Euripide (Aie. 360, cf. n.
87).
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 179
ambiguë et d'un emploi unique86. S'il s'agit du gué du Plouton, ses eaux,
inconnues d'Hérodote et de tous les géographes de l'Antiquité, portent un
nom « qui ne ment pas » : elles « roulent l'or » (v. 805-6) et font bien de
lui un fleuve de Richesse, ploutos. Cette idée subsiste si Plouton, dieu riche
entre tous, comme son nom l'indique, est le maître des lieux. Mais si l'on
adopte cette dernière interprétation — que l'on ne peut exclure — le gué de
Plouton peut également mener au domaine de ce dieu chthonien « lié au culte
de Corè et de Déméter comme dispensateur des produits de la terre » 87 mais
aussi, semble-t-il, comme une figure particulière du dieu des Enfers, Hadès.
Comme les Gryphons, les Arimaspes semblent vivre, au même titre que les
Phorcides, aux avant-postes d'un autre monde.
Si l'on fait abstraction du problème posé par cette localisation de l'Au-
delà souterrain sur la route des Levers du Soleil et en Asie, entre le Bosphore
Cimmérien et les « sources du Soleil » (et non plus « du côté de la Nuit »,
près du séjour de ses filles, les Hespérides nymphes du Soir, et « au delà du
fleuve Océan »88 qui, ici, n'est pas mentionné), la carte mentale du monde
qui sous-tend les récits d'itinéraire du Prométhée est beaucoup plus proche
de celle d'Hésiode que de la nôtre ou de ce que nous pouvons savoir des
premières cartes ioniennes. Elle situe dans un même espace ce qui est
purement humain et ce qui est divin et, puisque l'Au-delà reste
manifestement souterrain, elle ne s'établit pas en deux, mais en trois dimensions. Il est
normal qu'elle ne puisse nullement coïncider avec la nôtre et qu'il soit
impossible de la dessiner en respectant toutes les indications du texte : elle
fait usage d'un concept de la réalité qui nous est étranger et elle ne s'inscrit
pas uniquement dans le plan.
L'Ethiopie du poète.
89. À propos des BuêXiva ôpy] (v. 81 1), une scholie précise : òltzò ttj; yivo[xévt)<; zap' ocùtoïç
BliSXou e^Xatrev -ex Bû6Xtva ôpTj. KaTa6aa[i.oç (ibid.) apparaît comme un doublet poétique du
substantif pluriel qu'Hérodote utilise au génitif d'origine pour désigner le point où commencent
l'Egypte et le Nil (Hdte 2.17 : AiyuTrrov... àp£a[iiv»)v / NsîXoç àp^àjzsvoç... arcò (twv) xaTaSoÛTrwv).
Quant aux Ethiopiens, AE0iotusç, ce sont les hommes « au visage brûlé » (cf. Chantraine, DE, s.v.
aïOco).
90. Cf. e.g., Philostrate, Vie Apoll. 6,23 : ot K<xTà8ou7roi yewSir) Ôpirj... xaxàppouç Ss òltz aùxwv
çépsTai NeïXoç.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 181
102. Sur ce point, cf. J. P. Vernant, « Manger au pays du soleil », dans La cuisine du
sacrifice, p. 239-49, et plus particulièrement p. 244-7.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 185
des Éthiopiens 103 ou du contingent commandé par Arsamès 104 dans lequel
les Éthiopiens sont mêlés aux Arabes. Il semble bien, au contraire, qu'il les
oppose alors ensemble aux Ethiopiens groupés avec les Indiens dans un
second contingent de l'armée perse : les « Ethiopiens du pays des Levers du
Soleil », appelés aussi, dans le même passage, « Éthiopiens du pays du
Soleil » et « Éthiopiens d'Asie » (ol èx ttjç 'Achtqç AIOiottsç) par opposition à
« ceux de Libye » (01 èx r/jç Ai6ut)ç).
Ces deux grands groupes se différencient par leur chevelure — crépue
ou raide — et par la langue. Leurs tenues de combat et leurs armements
diffèrent 105. Ils ne doivent pas le même tribut 106. Tous n'en sont pas moins
des Visages-Brûlés : des Éthiopiens. Ce trait purement physique, qui fait
leur unité en dépit même des différences de langue et de coutumes,
s'explique, du point de vue rationaliste qui est celui d'Hérodote, par la
proximité et donc la chaleur plus grandes du soleil — à son lever et chaque
jour, s'ils vivent aux confins Est du monde ; en hiver, s'ils vivent à ses
confins Sud. Explicitée par Aristote 107 qui a pourtant une image du monde
différente, cette thèse est liée à l'idée d'une terre plate au-dessus de laquelle
le soleil se déplace d'Est en Ouest et selon un arc de cercle qui, selon la
saison, se déplace également d'un tropique à l'autre, le rapprochant l'été de
la Grèce, l'hiver de l'Egypte et de l'Ethiopie. Elle sous-tend le développe-
103. 4.197 : Aoousç (i.èv xaî AlOiorcsç aÙTO^Ôovsç, oî [lèv zx rcpôç j3opéco, oî Se zx rcpoç vótou t% Aidûtjç
oÎxsovteç...
104. 7-7° : Twv [ilv St) ûrcèp AîyûrcTou AìOiórcwv xal 'Apaoîcov r)p}(£ 'Ap<rà(Zï)ç, ol Se arcò -rçXîou
àvaToXécov AWwrzzc, (Si^ol yàp S>) èaTpaTEuovTo) Tzpoazzzzxy^xzo zoïai 'IvSoTcti, SiaXXàacrovTsç eîSoç [xèv oùSèv
ToTai ÉTÉpoiCTt, çcovTjv Se xal Tpt^cofxa [xoûvov. oî [ièv yàp arcò rjXtou AlQlonzi; iQûzpr/ê.:; zIgi, ot S' èx tyjç Aioûyjç
oyXó-rarov Tpó/co^a ïyoxjai tzÌvtwv àvQpwTïcov.
IO5- 7-7° : ouToi Se oî èx ttjç 'Aaty]ç Al0io7reç, contra 71 : At6ueç 8k x.t.X.
106. Les Ethiopiens d'Asie (AîOîotcsç oî èx tyjç 'Actîtjç) groupés avec les Paricaniens versent
400 talents (3.94). Les Éthiopiens frontaliers de l'Egypte (AîOîotcsç oî Tipoaoupoi, A'tyÛ7îTco) ne
paient pas tribut, mais apportent tous les deux ans des présents : or brut, ébène, ivoire et jeunes
garçons (3.97). Sur ce problème et sur les Ethiopiens de l'Est, voir Ballabriga, p. 180-2, 184-6,
190-215.
107. Aristote, Météorologiques 364a 27 : dzp[iózzpx [ièv Ta arcò -rr); eco twv arcò Sucrfx9jç Ôti rcXetw
ó urcò tòv t^Xióv èeiTt zx àrc' àvaroX^ç, Ta S1 arcò Sucrji.% àrcoXsîrcsi Te 05ttov xaì rcXTjatà^ei tw TÓrcw
p
Posidonios (cf. Strabon, II 2.3) expliquait de même par la chaleur et la sécheresse des zones
tropicales xa6' xç, y]\iia\> rcwç [ngvoç axzx xopucpr)v ècttiv ó tjXioç, les traits physiques de leurs habitants :
Stórcsp o>j\ózpv/xc, xal oòXóxepwc xal rcpo/stXouç xal rcXaT'jppivaç ysvvâtrOaf Ta yàp axpa aÙTcôv
1 86 ANNIE BONNAFÉ
ment d'Hérodote sur le climat de l'Inde 108 (où la chaleur est maximale dans
la matinée et non à midi) et sa discussion des théories proposées avant lui et
de son temps pour expliquer la crue et la décrue du Nil, hors saison toutes
deux par rapport au régime des cours d'eau en Grèce. Le teint des
« Éthiopiens » s'explique par la chaleur, donc la proximité plus grande, du
soleil et, inversement, ce même teint prouve l'existence de cette chaleur.
Pour Hérodote, il ne saurait y avoir de neige en Ethiopie puisque les
Ethiopiens sont noirs 109.
Après Hérodote et au fil des siècles, les explications et les interprétations
rationalistes des géographes grecs se succèdent face au problème posé par la
bilocation de l'Ethiopie affirmée dès Y Odyssée. Elles varient en fonction de
leurs théories sur la forme de la terre et la définition de l'oekoumène n0
comme en fonction de leurs connaissances plus ou moins étendues
concernant l'existence d'hommes « au visage brûlé ». De notre point de vue,
Hérodote situe essentiellement ces derniers au Sud et à l'Est de l'Egypte ; à
l'époque où l'on connaît une partie de la côte Ouest de l'Afrique, on les situe
au Sud et à l'Ouest de celle-ci et on ne fait plus mention des « Éthiopiens »
de l'Inde. Mais en réalité, ainsi que le montrent les raisonnements de
Strabon sur ce sujet111, il s'agit toujours, en quelque sorte, pour les Grecs,
108. III 104 : 0sp[i.OT<xToç Sé è<m ó -qXioc toutoioi Tolai àv0pw~oi<n tò ewÔivov, où xarà rsp
aXXoiat, (xsaafAOpiTji;, àXX' Û7rspT£tXaç [xé^piç ou àyopîjç SiaXuaioç" toûtov Se tÒv /póvov xafei tcoXXw jxaXXov 15
T7J (i.eaa[i.6pÎ7) ttjv 'EXXàSa, ... fAEaouaa Ss v\ ^[t-èpi] ay_s8òv 7rapa7îX7)CHw<; xaisi touç <ts> aXXouç àv0pw7rouç xal
toÙç 'IvSoûç' à7îoxXwo[zév7)ç Se t?)ç fi.£<rafz6pi7]ç yivrrai acpo ó tjXioç xarà Tisp rotai. aXXoiai ó ÉwGivoç' xal to
arcò toutou àTuoov ztX [iâXXov ^ó^ei, tç 6 êîtl 8ua[ifiai ècav xal tò xàpra ^ó^ei. Sur le changement de
trajectoire du soleil d'hiver, cf. Hérodote, II. 24-6.
109. Il récuse l'idée que la crue puisse s'expliquer par la fonte des neiges sur
d'hypothétiques montagnes où il prendrait sa source en Libye (II 22 : xwç wv Stjtoc péoi âv àreò
Xtovoç, àiro twv 6£p[xoTaTcov pécov èç Ta ^u^pÓTepa ;). Une des preuves de la chaleur particulière des
régions où il prend sa source tient aux nommes qu'on y voit (tclxx Se oî avGpcoTcoi ûtco toû xaujiaToç
[xéXaveç èovTeç). Il préfère expliquer les basses eaux d'hiver, cf. II 24 : ttjv x^fj-epiv^v ûp^
àîisXauvofjiEvoç ó t^Xioç ex T7Jç àpxaiY]ç Sie^óSou ùizb twv X£ifJ-wvG)v ep^eTai t^ç Aiêûrjç Ta ava). 'Qç (jiév vuv èv
èXa^iCTTO) Sï)Xôio"a[., uâv eïp7)Tai' t^ç yàp àv ày^OTaTco te f) yûpr\ç outoç ó 6eOç xal xarà T^vTiva, TauT7)v otxoç
Siij/^v ts ûSoctcov [xàXtCTTa xal ix ey^wpta peûjiaTa [xapaivscôai twv 7roTa(i.wv.
contra 25 : flpTjuvofiivou Se toû yzi^xS^oç, à7iépxsTai ó t^Xioi; sç (xétrov tov oùpavòv òmaoì, xal tò èvôsÛTev ì^Srj
ô[xoi(i>ç arcò TtàvTcov êXxst twv 7ioTa[i.wv : (...) '0 Se NeîXoç, èwv avo[x6po<;, eXxofxevoc Se Û7to toû tjXîou, (i.oûvoç
TCOTafxwv toûtov tov xpóvov oÌxÓtwc aÙTOç Iwutoû pési TtoXXôi Û7roSséaT£poc; 15 toû Qipzoç t6t£ [xèv yàp [xsra
7TavTwv twv ûSàrwv ïcov £Xx£Tat, tov Ss ^ei(jicôva (aoûvoç uté^ETat.
1 10. Sur ce point un des meilleurs exposés est sans doute l'étude de Strabon I et II dans la
thèse de F. Jacobs, p. 784 sq.
m. Cf. Strabon 1.2. 24-28.
L'ITINÉRAIRE D'IO DANS LE PROMÉTHÉE 187
1 12. C'est déjà le cas chez Hérodote, cf. III 1 14-5 : 'A—oxXivopLévyjç Se \jLZGot.[i.ïJç>iriç, — apYjxsi ~poç
Suvovtx rjXiov Y) Ai6iO7TÎ7) X^P7) ^X*'1"") *^>v oixsofzévcov ocÛty) Se xpuaóv te yipzi — oXXòv xai èX£9avTa<;
à[xçiXa9Éa<; xai SévSpsa ^avxota aypia xai ëoevov xoù àvSpaç pLsyîtrTouç xal xaXXia-rouç xal [xaxpo6[.a>Tâ70uc;.
Aurai (xév vuv ev te t9) 'Actiyj kcr/jx.-vixi zìa xal èv rf) Ao6ûyj.
contra 106 : — pôç tyjv yjw layó-zy] tcìv oîxsojxévcov tj 'IvSixrj ectti.
107 : 7tpoç 8' au fxs<ja[A6pu)<; ècr^aT-/] 'ApaoiY) twv oìxEO[xéva>v -/^péwv ha-zl.
115 : TTEpl 8è twv èv T?) Eùpw— 7) tûv ~poç éa~ép7]v zg~/ch.~ì.ìi>>v z/Jiì [xèv oòx àrpsxéwç Xéysiv.
113. Cf. Strabon, I 2.25 et 26.
1 14. Cf. les visions opposées des Ethiopiens de l'Ouest dans le Périple de Hannon (GGM I,
p. 1-14, § 7) et chez le pseudo-Scylax {ibid., p. 15-95, § 112). Sur ce sujet, cf. Ballabriga,
p. 220 sq. A propos des Éthiopiens proches de l'Egypte, Strabon, 17.2. 1-3, lutte contre cette
tendance.
115. Schol., Pi. Pio 72b (FGH 673.148b) : ... èv -roû; AîOiotïixoïç â èctti ~c.bc, àvaToXvjv xal
1 88 ANNIE BONNAFÉ
117. Cf. Ballabriga, p. 167-75, à propos du traité De Aer., notamment p. 168 : « L'arc de
l'horizon compris entre les directions du levant d'hiver et d'été, variable avec la latitude de
l'observateur, vaut 6o° pour la latitude grecque moyenne (36°). Il en va de même bien sûr pour
l'arc symétrique des couchants. En conséquence, dans les deux arcs restants, les directions Nord
et Sud couvrent un éventail de 1200 », et p. 169 : « Nous nous rapprochons du schéma archaïque
à direction prédominante Est-Ouest puisque nous avons affaire à un Nord et un Sud vagues et
seulement déterminés par la course annuelle du Soleil ».
118. Id., p. 61-62 : « Les pays du Nord sont brumeux comme l'Ouest, ceux du Sud
lumineux comme l'Est... De tous ces faits il résulte, comme l'a montré N. Austin que la polarité
aurore vs. ténèbres occidentales (eôs vs. zophos) englobe toutes les autres... un ensemble diurne
auroral associant l'Est, le Sud, le ciel et un ensemble nocturne-occidental associant l'Ouest, le
Nord et les Enfers»; et p. 152 : «Tous les pays du Sud-Est semblent s'aligner sur une
diagonale solsticiale avec le levant d'hiver pour point de fuite, tout comme les pays du Nord-
Ouest nous ont paru s'aligner sur le couchant d'été ».
119. Fr. 192N. Strabon, I 2.27 : <t>7](i.l fi.ecT7]fz[3pivà racvxa AîGiOTuav xaXeïcrôou xà Tzpoç wjcescvw.
Mapxupeî Se xà xoiaCxa."O xe yàp Aîa^oXoç èv FIpofiTjosT tù Xuofzévcp cpY)crlv ouxco *
cpoivi.xÓ7T£Sóv x' èpuGpâç tspòv
j^aXxoxépauvóv xs roxp' 'Oxeavw
Xtfxvav 7ravxoxpó<pov AìOiÓttgjv,
îv' ó TTavxÓTrxac "HXtoç atei
Xpwx' àQàvaxov xâji.axov 6' fer
Qsç>\icàç CSaxoç
(xaXaxoû Tïpo/oaïç [x'] àvarcaósc
I9O ANNIE BONNAFÉ
le Soleil et l'Aurore sont liés : qu'il s'agit donc de l'Orient 12°. Quant au texte
même du fragment du Prométhée délivré, il mêle de manière énigmatique les
notions de Mer « Rouge », d'Océan, d'Ethiopie et d'eaux où le soleil se
délasse — sans qu'on puisse d'ailleurs, malgré la mention des Éthiopiens,
avoir la certitude que ces eaux se confondaient bien, dans l'esprit du poète,
avec les « sources du Soleil » mentionnées dans le Prométhée enchaîné.
Annie Bonnafé.
Note de l'éditeur : La seconde partie de l'essai (III. La carte mentale de l'itinéraire d'Io et
les autres cartes du monde) et la bibliographie seront publiés dans le prochain numéro de la
revue.