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Lecture cursive autobiographie

Marie DARRIEUSSECQ, Mathieu, le 16 mars 2006

Je t'ai rencontré le 16 mars 2006 vers 20h30, dans le bus qui faisait à Paris le tour des boulevards
circulaires. Je suis montée à la staJon Porte d’Orléans, je crois que tu étais déjà là, mais je ne t'ai pas
remarqué tout de suite.
C’était pendant la période finale des travaux du tramway, qui allait précisément remplacer ce vieux
bus. Une apothéose de gravats, de barrières, de plots fluorescents et de poussière. Nous éJons pris dans un
énorme embouteillage. Le bus allait beaucoup moins vite que les piétons sur les troXoirs. La plupart des
passagers avaient choisi de descendre, et nous resJons épars, une peJte dizaine, dans ce long bus arJculé.
Je me rendais au Salon du livre. C’était le soir de l'inauguraJon. Je me suis dit que j’aurais mieux fait
de prendre le métro, et surtout un livre, parce que j'allais m'ennuyer. Mais on n'emporte pas de livre pour
aller au Salon du livre, surtout pour l'inauguraJon, avec les peJts-fours, le champagne, et toutes ces
conversaJons excitées, méchantes ou chaleureuses, que j'ai appris à aimer avec le temps. C'était mon
dixième Salon du livre. Une sorte d'anniversaire, en somme. J'avais 37 ans.
Sur le panneau d'informaJon du bus, on lisait en leXres lumineuses : « DesJnaJon : Porte de
Versailles. 48 minutes ». Normalement, pour rejoindre la porte de Versailles, il faut, je ne sais pas, dix peJtes
minutes.
Il bruinait et je n'avais pas envie de marcher, surtout avec mes chaussures de soirée. Un silence morne
régnait dans le bus. Personne ne parlait. Les passagers s'étaient résignés. Quelqu'un au fond du bus jouait
avec les sonneries de son téléphone portable, et j'entendais le léger grésillement de la musique laJno
qu'écoutait, sur son MP3, ma voisine de derrière.
Il faisait froid. Tu t'agitais, sans faire de bruit. Tu posais ta tête en avant, sur tes mains, puis tu te
renversais en arrière sur ton siège. Tu portais un tee-shirt de foot sans manches, vert et jaune, enfilé sur un
pull bleu. Je crois que ton pantalon était rouge. Tu tenais sur tes genoux un ballon de foot en mousse jaune,
si usé que les losanges noirs avaient presque tous disparu. J'ai pensé, vu ton très jeune âge, que tu étais
courageux. Ton agitaJon restait modérée, et tu subissais l'accablement ambiant sans protester. Tes lèvres
bougeaient, tu te racontais des histoires. Tu te froXais parfois les cuisses. Je me suis dit, sans doute parce
que j'avais un fils de ton âge, que tu n'étais pas assez couvert.
Pendant que je te regardais, une autre parJe de mon cerveau conJnuait à peser le pour et le contre :
descendre du bus ou rester. Marcher ou ne pas marcher. Il était difficile de savoir ce qui serait le plus rapide
pour rejoindre le Salon du livre. Mais bizarrement je ne m'ennuyais plus. C’était grâce à toi. Ta présence me
faisait du bien.
Le bus était arrête à un feu qui changeait de couleur avec régularité. Vert, orange, rouge... vert. Il ne
se passait rien. Je me suis dit que nous éJons embarqués pour toujours dans ce bus, sous les fenêtres
éclairées des immeubles immobiles. Que ceXe immobilité était une condamnaJon pour une faute qui m'avait
échappé, mais qui devait être la même pour tous ceux qui étaient là. Lentement un « nous » se formait :
nous, les passagers échoués dans ce bus. Nous avancions sans vitesse, pour toujours, dans le boyau de ce
bus à l'arrêt.
Il y avait ma voisine à musique laJno, elle-même peut-être sud-américaine, jolie et brune, une
vingtaine d’années; il y avait une grand-mère arabe voilée d'un fichu beige; il y avait un adolescent asiaJque
avec une coupe de cheveux en pétard. A la staJon où j’étais montée, une femme de mon âge, en jogging
rose, lourde et blonde, était montée en Jrant toutes les bouffées possibles d'une cigareXe qu'elle venait
malencontreusement d'allumer (en 2006 les cigareXes coûtaient déjà cinquante cenJmes d'euros pièce). Et
il y avait encore, tout au fond, le jeune homme qui jouait avec son portable. Il avait remonté sa capuche et
de loin on voyait son haleine qui formait une buée blanche dans le froid. Tu étais assis à côté d'un adolescent
taciturne qui avait un casque sur les oreilles. Je supposais que vous éJez frères.
Tu t'es levé. L'embouteillage lui-même, de l'autre côté des vitres, était étrangement silencieux. Les
travaux du tramway duraient depuis deux ans, on n'allait pas se meXre à klaxonner pour les mois d’éternité
qui restaient. Tu t'es dirigé tranquillement vers la plateforme ronde qui tourne à la charnière du bus. C'est un
endroit amusant, d'habitude : un disque sur lequel il faut garder l'équilibre dans les virages. Mais il n'y avait
pas de virage. Ni le bus ni sa charnière ne bougeaient. Tu as un peu tapé dans ton ballon, avec la retenue qui
convient quand on est dans un bus. Je me suis dit que tu t'ennuyais à mourir. J'avais mal pour toi. Mme de
Sévigné, dans une leXre à sa fille, écrit : « J'ai mal à votre douleur. » Moi, je m'ennuyais de ton ennui. Ton
ennui m'ennuyait. Que tu t'ennuies à ce point me semblait au-dessus des forces de ton âge.
Tu t'es rassis, sur une banqueXe à deux sièges, juste derrière ton frère. Je me suis levée et je t'ai dit,
si je me souviens bien : « C'est long, hein... » Un peu comme on dit « il fait froid » ou « il va pleuvoir ». Un
constat sur le temps, un truc assez vague pour pouvoir être ouvert dans tous les sens. Tu n'as pas eu l'air
surpris, tu as gardé le même visage rond et calme, et tu m'as dit une phrase tout aussi vague, le même genre
de constat courtois, tu m'as dit : « Oui, il y a un embouteillage. » Au Salon du livre, on aurait dit que c'était
un ton mondain.
En tout cas j'ai trouvé que c'était une bonne entrée en maJère.
- C'est à cause des travaux du tramway, ai-je finement remarqué.
Tu as gardé le silence. Tu n'avais rien à ajouter à ma phrase. Mais tu t'ennuyais déjà un peu moins, et
mon ennui à moi avait disparu.
J'ai pris un grand air de dame faJguée et je t'ai fait part de mes soucis :
- J'aurais mieux fait de prendre le métro. Je vais être en retard à ma soirée.
Je me suis demandé quelle idée tu te faisais du mot « soirée ». Mais tu n'as pas du tout mordu à l'hameçon.
Tu ne m'as posé aucune quesJon. Alors j'ai conJnué avec une de ces phrases stupides qu’on sert
habituellement aux enfants des amis (parce que c’est compliqué, les enfants des amis), je t’ai demandé : « Tu
as quel âge ? »
- J’ai six ans. J'ai sept ans. Non (tu as réfléchi) j’ai six ans.
Et tu m'as souri.
- J’ai un fils qui a cinq ans et demi, ai-je dit.
Je t’ai dit son prénom. Et nous avons ri ensemble parce que c’était aussi ton prénom. La coïncidence
nous amusait. Et je me suis demandé si je savais parler aux enfants. Je sais parler à mes enfants. Mais je
ne sais pas parler aux enfants de mes amis. Et avant d'avoir des enfants, les enfants me faisaient peur, je
n'avais jamais rien à leur dire.
- J’ai aussi une fille, ai-je conJnué. Plus peJte. Je suis très contente. J'aime beaucoup les enfants.
Mais tu n'as pas été consterne par la pauvreté de ma conversaJon :
- Moi j’ai un frère.
- Celui qui est derrière nous ?
- Non, un autre. Pas celui qui est derrière nous. Celui qui est derrière nous c'est mon frère. Mais un
autre.
- Alors ça fait deux.
Tu t'es mis à réfléchir :
- Ça fait trois.
Nous abordions un sujet compliqué.
- Je peux m'asseoir ? ai-je demandé, toujours sur le ton du Salon du livre.
Tu t'es poussé pour me faire de la place. Et notre conversaJon s'est emballée, à essayer de compter tes
frères, à supposer qu'on te compte dans le nombre ou pas Trois avec toi, deux si on ne te comptait pas
- Et tu as des sœurs ?
À nouveau tu as pris le temps de réfléchir :
- J'ai une sœur
- Alors vous êtes quatre. Ou cinq.
Je montrais mes doigts. Tu montrais les Jens. Nous compJons. Nos mains étaient grandes ouvertes
devant nous. Tu m'as aussi précisé qu'il y avait un bébé après toi, mais nous n'arrivions pas à nous meXre
d'accord pour savoir si le bébé avait déjà été compté dans le nombre de tes frères et sœurs.
Ton frère derrière nous ne bougeait pas. Mais il me surveillait. C'était son rôle. J'ai pris son silence pour
un acquiescement à notre conversaJon, comme on supporte un inconvénient de plus. [...] La grand-mère
arabe, devant nous, semblait tendre l'oreille elle aussi. Je sentais que je devais y aller doucement, pour faire
ta connaissance.
- Tu es en quelle classe ? En maternelle ou à la grande école ?
- Au CP. (Tu arJculais bien, comme on parle à quelqu'un d'un peu lent). J'ai six ans. Toi ton fils, il est
dans quelle classe ?
J'étais contente que tu me poses une quesJon.
- En grande secJon de maternelle.
Tu as eu l'air très content à ton tour. C'était officiel, tu étais plus grand que lui. Et tu as dit : « Je ne suis
pas allé à l’école aujourd’hui. »
Au bout d'un temps tu as ajouté : « Je suis allé chez l'orthophoniste. »
Ton frère t'avait donc accompagné chez l'orthophoniste, et li subissait bravement tout ça, le cadet à
surveiller, l'embouteillage, et la dame qui se mêle de ce qui ne la regarde pas.
- Tu parles très bien, tai-je fait remarquer.
- Mais je sais pas bien lire, as-tu regreXé.
J'ai eu envie de devenir une fée. Je t'ai touché l'épaule, magiquement, et je t’ai dit, tout bas, je voulais
que toi seul entendes : « Quand on parle aussi bien que toi, on sait lire quand on veut. Tu choisiras le
moment. »
J'espère que ça a marché. J'espère que tu lis ces lignes, quelque part, en ce moment.
Tu as repris : « Il y en a, ils sont très forts, ils savent déjà lire. Ils lisent déjà, tu sais. Ils lisent toutes les
phrases. Surtout un dans ma classe. Il est très très fort. Ça leur fait beaucoup de travail. Mais qu’est-ce qu’ils
savent bien lire ! »
Il y avait une immense admiraJon dans ta voix. J'ai marmonné une phrase sur le rythme de chacun, et tu
as repris, avec le même ton sérieux et logique que tu meXais à tout : J’ai froid. »
J'ai eu très envie de meXre mon bras autour de toi, de te réchauffer, mais je n'ai pas osé à cause des
autres passagers. Je t’ai froXé le dos, prudemment.
Tu n'as pas mis de manteau, ce maJn ?
- J'ai pas voulu. Mais j'ai un pull.
J'ai supposé que tu voulais absolument arborer ton tee-shirt de foot, et que tes parents, avec l'énorme
organisaJon que devaient exiger les quatre ou cinq enfants, y compris les rendez-vous chez l'orthophoniste,
avaient déjà dû passer assez de temps à exiger de toi que tu meXes au moins un pull.
Tu m'as montré les épaisseurs : ton beau tee-shirt, le pull dessous, et un autre tee-shirt dessous. Je t'ai
montré, le plus décemment possible, les miennes : un chemisier en soie, un pull en cachemire, un
imperméable japonais hors de prix et qui prend l'eau, et une étole extravagante. J'avais froid moi aussi. Tu as
répété : « J'ai froid ». Toi non plus, tu n'osais pas te serrer contre moi, et ça m'a été insupportable.
J'ai traversé toute la longueur du bus et je suis allée voir le chauffeur.
- Bonsoir monsieur, lui ai-je dit très souriante, ça ne doit pas être facile tous ces embouteillages, dites-
moi, vous ne pourriez pas monter un peu le chauffage ?
- Il est à bloc, a-t-il prétendu.
- On a froid, ai-je mendié.
- On n'a pas fait livrer le charbon, a-t-il ricané.
Je suis restée calme, je me suis dit que cet assassin décérébré avait des excuses, Porte-de-Versailles dans
48 minutes, et qu'il ne fallait pas gâcher ce moment avec toi en me faisant virer du bus pour agression sur
personnel navigant.
Je me suis rassise et je t'ai rapporté mon court dialogue avec le chauffeur. Et je t’ai dit que j’aurais dû, moi
aussi, meXre des épaisseurs de plus, un pull et puis un pull et encore un autre pull, et tous ces pulls
imaginaires nous ont emmitouflés jusqu'à ce que nous ressemblions à des ballons et nous ne puissions plus
bouger les bras, ce qui nous a énormément fait rire.
Puis notre rire est retombé. Et j’ai dit (parce que tu avais froid et que j’en étais navrée), j’ai dit: «
Décidément, j'aurais mieux fait de prendre le métro. » L'impolitesse de ma phrase m'a consternée. « Mais je
ne t'aurais pas rencontré », ai-je rajouté tout de suite, et tu as eu l’élégance de glisser là-dessus en me faisant
remarquer que le métro, lui aussi, subissait parfois des embouteillages. Une fois, m'as-tu raconté, tu étais
avec ton père dans le métro, et vous avez dû aXendre très longtemps, parce que quelqu'un était tombe sur
les rails.
- Ça ne t'a pas impressionné ? al-je demandé.
Tu n’as pas compris le mot.
- Tu n’as pas eu peur ?
- De quoi ?
- Celui qui était tombe sur les rails, il était surement mort.
Je me suis demandé dans quoi je m'embarquais. Je me suis demandé si j’aimerais qu'une inconnue parle de
mort, de suicide et de Dieu sait quoi encore à mon fils dans un autobus. J'ai essayé de prendre un ton
technique :
- Les rails c'est électrique. C’est très dangereux.
- Ah bon ?
- Oui. Il ne faut JAMAIS les toucher. Il ne faut JAMAIS descendre sur la voie. Personne ne t'a dit ça ?
- Mais pas du tout, as-tu protesté. Moi j'ai déjà vu quelqu'un traverser les rails.
- Un fou, ai-je dit.
- Mon papa, as-tu dit. Il travaille à la Ratépé.
J'ai gardé un silence respectueux. Personnellement j'adore la RATP. Paris a le meilleur métro du monde,
le plus rapide, le plus dense, le plus efficace. Le paysage autour des bus (quand il n'y a pas d'embouteillage
et que le chauffeur n'est pas un abruJ), ce paysage est le plus beau du monde, et le tramway, quand il
marchera, sera aussi le plus beau du monde. Vive la RATP, la Régie autonome des transports parisiens.
- C'est l'électricité qui fait tourner les roues du métro, ai-je dit.
Tu gardais un air scepJque. J'adorais parler avec toi.
- L'électricité dans les rails, ai-je insisté. Elle fait avancer le métro.
Tu as pris un ton encore plus technique que moi :
- Non. C'est les roues qui tournent, et qui font avancer le métro.
Mais on n'allait pas se disputer pour ça, alors tu as légèrement changé de sujet :
- Tu es déjà montée devant dans le métro ?
Ton joli visage rond était illuminé.
- Oui ! me suis-je exclamée.
- Mais ton papa ne travaille pas à la Ratépé.
- Non, mais mon fils, celui qui est un peu plus peJt que toi, a voulu un jour monter devant, dans la cabine.
J’étais Jmide, je n’osais pas demander au conducteur. Alors mon fils m’a dit une phrase qui m’a beaucoup
aidée. Une phrase dont je me souviens comme d'une phrase magique
- Quelle phrase ?
- Il m’a dit : « Si il dit non, c'est pas grave » Alors j'ai toqué au carreau et le conducteur a dit oui et nous
avons dévale toute la ligne !
Tu as pris un air rêveur
- J'adore ça... as-tu soupiré.
Puis tu as repris :
- C’était mon papa ?
-Je ne sais pas. Il était plus jeune que ton papa, à mon avis. A mon avis il avait environ vingt ans, et pas
encore d'enfants.
Tu es venu à mon secours :
- Il avait une barbe ?
- Non, ai-je dit.
-Il était grand comme ça ?
Tu as tendu la main vers le haut.
- Je ne crois pas, ai-je dit.
- Alors ce n’était pas mon papa, as-tu constaté avec regret.
À parJr de là nous avons gardé un silence songeur. Et quand nous avons fini par arriver Porte-de-
Versailles, je n'ai pas osé demander à ton frère un numéro de téléphone.
Je t'ai rencontré le 16 mars 2006. Je le sais, parce que j'ai noté la rencontre dans mon agenda, ce qui n'est
pas dans mes habitudes. 2006, cela fait donc neuf ans. Tu dois avoir dans les quatorze ou quinze ans
aujourd'hui. Tu ne te souviens sans doute pas de moi, mais je me souviens de toi parce que notre
conversaJon m'a brièvement rendu le monde plus doux. Et tu t'appelles Mathieu, comme mon fils. Si tu te
reconnais, envoie-moi de tes nouvelles.

Enfances, adolescences- 5 nouvelles inédites Librio, 2015.

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