Vous êtes sur la page 1sur 192

V i v i a n e K o e n i g

L ' I N D O M P TA B L E P R I N C E S S E
Disponibles sur la digithèque

{ ava n t d e d e v e n i r … }
Une collection dirigée par Gertrude Dordor

Gertrude Dordor
Louis XIV. Les Diamants du cardinal (Tome I)
Louis XIV. Les Princes rebelles (Tome II)
Louis XIV. Un jeune roi dans la tourmente (Tome III)
L’impératrice Joséphine, un destin extraordinaire

Viviane Koenig
Alexandre, le prince conquérant

s y lv i e bag e s
Du Guesclin, les aventures d’un chevalier

catherine de Lasa
Aliénor d’Aquitaine, la duchesse des troubadours

Jean-Paul GourÉ vitch


Jules César, l’ascension d’un chef

catherine loizeau
Mozart, le musicien enchanteur

c h r i s t i n e f é r e t- f l e u ry
Marie Stuart, une reine entre deux royaumes

SYL V IE BAUSSIER
Gandhi, les avantures d’un sage

B r i g i t t e C o pp i n
La reine Margot, une princesse audacieuse

D o m i n i q u e J o ly

Marie-Antoinette, une princesse à la cour de Vienne


sommaire

1 er é p i s o d e

INQUIÉTUDES AU PALAIS D'ALEXANDRIE


I. Le vieux figuier 7
II. Cache-cache 10
III. Le joueur de flûte 13
IV. Petit mensonge 16
V. Le bassin aux lotus 20
VI. Chaleur d’été 24
VII. Mortel ennui 27
VIII. Des vases en verre 31
IX. La Salle d’Apparat 35
X. Une journée qui n’en finit pas 39
XI. Le Port des Rois 43
XII. Le Phare 46
XIII. Impatience 50

2e Épisode
LES SECRETS DE LA BIBLIOTHEQUE
I. Avant l’aube 54
II. Vite à la Bibliothèque 57
III. Six mille talents d’or ! 61
IV. Papyrus et parchemins 65
V. La reine des abeilles 68
VI. Jeux d’été 71
VII. Sous le lit 75
VIII. Les secrets des hiéroglyphes 78
IX. Griffonneurs et gribouillages 82
X. Cinq maîtres 85

3e épisode

UNE LONGUE SUITE DE DRAMES


I. Sur la terrasse 89
II. La fuite 92
III. Vive les reines 95
IV. Historien ou menteur ? 98
V. Triomphe à Rome 101
VI. Assassinats en douce 105
VII. La vis d’Archimède 109
VIII. Un mariage éclair 112
IX. Un palais sens dessus dessous 115
X. Le retour 118
XI. Hommages à Ptolémée 121
XII. Le voyageur 124
XIII. Inquiétudes 127

4e Épisode
RISQUER LE TOUT POUR LE TOUT
I. Une attente interminable 131
II. La mort frappe 134
III. Conciliabule 137
IV. Meurtriers et crocodiles 139
V. La guerre des chefs 143
VI. Confusion 147
VII. Dans le désert d’Orient 150
VIII. Trahison et sauvagerie 154
IX. César entre en scène 157
X. Colère et chagrin 160
XI. Arbitrage 163
XII. L’invitation 166
XIII. Une si longue nuit 169
XIV. César et Cléopâtre au palais 172

Cahier documentaire 176


1 er é p i s o d e

I nqui É tudes
au palais
d ' A lexandrie

© Editions Belin / Humensis


Chapitre i

Le vieux figuier

Alexandrie, au printemps 63 avant notre ère

Ce matin-là, Cléopâtre s’éveilla à l’heure où les étoiles


du ciel s’effacent dans la lumière du petit jour. Elle était
seule dans sa chambre, sans nourrice ni servante. Aucun
bruit, mis à part les cris de mouettes gourmandes, plumes
blanches et becs jaunes, escortant les barques des pêcheurs.
Elle courut sur la terrasse. Quel bonheur de les admirer en
plein vol ! Quelle merveille de sentir le vent sur son visage !
Cléopâtre respira à pleins poumons.
– Eurystè ! cria-t-elle.
Pas de réponse. Où était donc passée sa nourrice ?
– Tout compte fait, je n’ai pas besoin d’elle, s’encouragea-
t-elle, fière de ses six ans.
La fillette attrapa la ceinture abandonnée sur une chaise,
la noua à sa taille et fit blouser son chiton, la longue tunique
des femmes. Puis, armée d’un peigne d’ivoire, elle se re-
coiffa, vite et mal. Malgré tous ses efforts, des mèches folles
partaient encore en tous sens. Tant pis. Elle ouvrit la porte
de sa chambre et s’esquiva le cœur léger. Sortir seule de ses
appartements lui était interdit, quitter le palais également,

7
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

quant à se promener dans les jardins royaux… il ne pouvait


en être question. Eurystè était inflexible à ce sujet !
– Méfie-toi ! Une princesse se doit d’être prudente, lui
avait-elle encore rappelé la veille. Souviens-toi qu’il n’y a
pas longtemps les gardes ont pourchassé un voleur dans les
jardins royaux. Comment était-il arrivé là ? Personne ne
l’a découvert.
– S’il n’a pas été attrapé, nourrice, pourquoi parles-tu
d’un « voleur » ?
– Ça se voit… et puis ne fais pas ta forte tête ! Rassure-toi,
tout va bien maintenant.
– Je ne suis pas inquiète, mais alors pas du tout… pas
comme toi.
– Cesse de m’embrouiller avec tes remarques aigre-
lettes… Bref, même si Sa Majesté Ptolémée ton père a fait
doubler la garde, le danger demeure. Imagine un peu, avait
ajouté Eurystè en un souffle angoissé, si tu rencontrais un
scorpion, un cobra ou une vipère cornue. Que ferais-tu
toute seule ?
– J’adore les animaux, surtout les serpents ! la taquina
Cléopâtre.

Quelques minutes plus tard, dans les jardins royaux, la


princesse, qui connaissait mieux que personne l’art de dé-
sobéir, découvrit avec ravissement des merles nichés dans
un buisson de tamaris. Elle admira des abeilles qui buti-
naient de fleur en fleur, avant de rejoindre le vieux figuier

8
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

qu’elle aimait. Ses fruits durs et verts étaient immangeables


en ce début de printemps, mais elle apprécia l’ombre de
ses larges feuilles dentelées. Cléopâtre se glissa entre ses
branches basses, qui frôlaient le sol et lui offraient une ca-
chette formidable. Elle s’assit. L’activité frénétique d’une
colonne de fourmis et l’agilité d’une araignée crispée au
centre de sa toile la passionnèrent.
– Comme c’est amusant de venir seule ici, murmura-t-
elle pour chasser l’inquiétude qui pourtant la gagnait.
Elle songeait à la colère de sa nourrice, lorsqu’un mous-
tique la piqua.
– Petit insecte, il fait jour, tu devrais dormir et attendre
la nuit pour attaquer, le gronda-t-elle. D’ailleurs, pourquoi
m’agresses-tu ? Je ne t’ai rien fait.
Elle tentait de l’écraser quand elle entendit crisser le sable
de l’allée. Un pas ferme, rapide, énergique. Un garde peut-
être, un jardinier ou… un voleur ?
– Au pied, le chien, au pied !

9
© Editions Belin / Humensis
Chapitre ii

Cache-cache

C’était la voix grave de son père, reconnaissable entre


toutes. Il approchait. Effrayée à l’idée d’être découverte,
Cléopâtre se recroquevilla dans son trou de verdure. Mais
pourquoi n’avait-elle pas écouté Eurystè ?
– Ne peut-on me laisser régner en paix ? grommelait Pha-
raon. Qu’en penses-tu mon chien ? Ah ! Tu me comprends,
toi ! Tu aimes ton roi et tu l’approuves… Tu n’es pas comme
les autres, ces fâcheux qui font des histoires pour rien, ou
pas grand-chose… En fait, ils me haïssent parce que je suis
l’ami de Pompée. Ah ! La belle affaire ! Pompée le Grand,
le Puissant, le…
– Le dangereux Consul1 de Rome ?
Une adorable petite tête surgit d’entre les branches du
figuier, découvrant de grands yeux sombres pétillant d’in-
telligence, un sourire irrésistible et des cheveux noirs, longs
et souples, échappés d’un souvenir de coiffure.
– Cléopâtre, que fais-tu là ?

1. Au temps de la République romaine, deux ou trois hauts magistrats, appelés Consuls,


dirigent le gouvernement et l’armée. Ils sont élus pour un an, ou plus, par les citoyens
riches des Comices (c’est-à-dire l’Assemblée des citoyens).

10
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– J’étudie les insectes, Majesté, répondit-elle avec aplomb.


Dites-moi, savez-vous pourquoi les moustiques piquent la
nuit et dorment le jour ?
Le roi haussa les épaules, agacé.
– Mon père, pourquoi redoutez-vous Pompée s’il est votre
ami ? Parce qu’il est Romain et va venir ici, à Alexandrie ?
C’est ça ?
– Ta place est auprès de ta nourrice et je ne parle pas
politique avec une enfant de ton âge.
– Vous parlez bien avec votre chien qui est plus jeune
que moi !
– Quelle insolence ! Sors de là, Cléopâtre ! Et puisque tu
veux discuter, discutons ! Tu as raison, le Consul risque de
venir, par terre ou par mer, je l’ignore, mais avec son armée,
ça, j’en suis sûr.
Sa voix était devenue rauque et son souffle rapide, comme
après une course. Le roi passa la main dans ses cheveux
clairsemés. Et le regard perdu dans l’immensité des cieux,
il ajouta :
– C’est vrai, je préfère Pompée en ami qu’en enne-
mi ! Sais-tu, petite fille, qu’en quelques mois, il a vaincu
Mithridate roi du Pont2, pris Jérusalem et mis à genoux le
royaume arabe des Nabatéens3, nos plus proches voisins.
Me comprends-tu maintenant ?

2. Pays situé en Asie Mineure, la Turquie d’aujourd’hui.


3. Au sud de la Jordanie d’aujourd’hui.

11
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Je vous comprends fort bien, mais du palais j’entends


les Alexandrins4 qui manifestent en ville depuis des jours
et des jours. Ils crient que Pompée, votre faux ami, rêve de
conquérir l’Égypte, comme tous les Romains.
– Peu m’importe ces braillards des rues, je suis Pharaon,
roi d’Alexandrie et d’Égypte. J’aime et reçois qui je veux,
quand je veux… Ah ! Mon brave chien, où étais-tu passé ?
Haut sur pattes, oreilles dressées et queue en spirale, l’ani-
mal se montra, escortant une Eurystè haletante et les joues
en feu. À la vue de Pharaon, elle s’arrêta, terrifiée. Connu
pour ses colères, le roi risquait de la punir sévèrement, pour
avoir laissé la jeune princesse sans surveillance.
Qu’allait-il dire ? Rien. Cléopâtre ne lui en laissa pas le
temps. En un clin d’œil, elle comprit la situation.
– Oh ! Nourrice ! s’exclama-t-elle pour la sauver de la fu-
reur royale. Je m’étais bien cachée, pas vrai ? J’ai gagné, une
fois encore. Viens, continuons notre partie de cache-cache.
Elle se tourna vers son père pour ajouter :
– Je vous souhaite une bonne journée, Majesté, et, si vous
le désirez, je serai votre conseillère secrète.
– Ma fille, je n’ai besoin de personne et sais gouverner
mon royaume.
Vive et légère, Cléopâtre s’éloigna, abandonnant Pha-
raon à ses ennuis.

4. Les habitants d’Alexandrie.

12
© Editions Belin / Humensis
Chapitre iii

Le joueur de flÛte

Oui, Ptolémée avait bien des soucis. À Alexandrie, les


manifestations prenaient de l’ampleur, gagnaient en vio-
lence, et ses soldats ne parvenaient pas à ramener le calme.
Son principal ennemi n’était-il pas là, de l’autre côté du
mur qui séparait le Quartier des Palais et la ville ? Cette
foule hurlante, incontrôlée, incontrôlable.
« Nous payons trop d’impôts ! s’égosillaient les Alexan-
drins. Pourriture de Pharaon, lâche, vendu ! Cesse de don-
ner notre argent aux Romains ! Pour eux, les cadeaux ! Pour
nous, la misère et la faim ! Non, non et non ! Ptolémée, c’est
assez ! »

« Quels imbéciles ! pestait le roi qui ne les comprenait


pas. Ne voient-ils donc pas qu’ainsi j’ai éloigné et j’éloigne
encore la menace d’une conquête romaine ? »
Comme chaque matin, Ptolémée s’attardait dans les jar-
dins. Il repoussait le moment de rejoindre ses ministres et
ses conseillers dans la Salle des Audiences pour discuter,
une fois encore, des mesures à prendre afin de rétablir

13
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

l’ordre. Il préférait parler à son chien, sûr de ne jamais être


contredit.
– Que ces émeutiers réfléchissent, au lieu de traîner
dans les rues, hurlant des insultes et lançant des pierres !
grognait-il. Ils n’en savent pas moins que nul ne résiste
aux légionnaires5 du Grand Pompée. Pour les protéger et
conserver ma couronne, j’ai réussi, à force de cadeaux et
d’intrigues, à obtenir le titre d’« Allié et ami du peuple romain » !
Ces idiots devraient me remercier… Eh bien, non ! Ils vo-
missent des insultes, me reprochent de dilapider le Trésor
du royaume en multipliant les pots-de-vin à Rome ! C’est
pourtant l’unique solution.
En tout cas, Ptolémée6 le douzième du nom n’en voyait
pas d’autre.
– Ah ! Ces soucis me rongent le cœur ! Puissent les dieux
me venir en aide !
Pharaon caressa son chien dont la queue fouettait l’air
inutilement. Il épongea son front en sueur, s’emporta
contre la chaleur torride de la saison des vents de sable,
avant de maudire sa nuit trop courte, son sommeil agité
et son médecin aux potions inefficaces. Il pesta contre ses
ministres qui l’attendaient pour l’assommer de problèmes
impossibles à résoudre. Il se demanda si, aujourd’hui en-
core, cette promenade solitaire ne serait pas son unique

5. Soldats de l’armée romaine.


6. Ptolémée XII.

14
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

moment de bonheur. Non. Même s’il hésitait à l’admettre,


sa discussion avec l’espiègle Cléopâtre l’avait amusé.
– Elle a l’esprit vif et la repartie facile, reconnut-il à mi-
voix. Elle s’exprime aisément, sait écouter ce qui se dit au-
tour d’elle. Elle raisonne bien et… ment avec une aisance
qui me ravit. Brave petite. Si seulement c’était un garçon !
En effet, malgré ses prières et ses offrandes aux dieux, Pto-
lémée n’avait à ce jour que des filles. Trois filles ! Bérénice,
Cléopâtre et Arsinoé. Quel malheur pour un roi ! Était-il
maudit ?
– Impensable, se rassurait-il, puisque les dieux m’ont
accordé le don de la musique. Ne suis-je pas le meilleur
musicien d’Égypte ? Pas vrai, mon chien ?
Grâce à ses espions, qui surveillaient les conversations au
palais comme en ville, Pharaon savait qu’on se moquait
de lui et de ces petits airs qu’il interprétait si joliment. De
méchantes langues le surnommaient l’Aulète, c’est-à-dire le
joueur de flûte. On racontait même que le roi passait plus de
temps à jouer qu’à s’occuper des affaires du royaume, ce
qui n’était pas faux.

15
© Editions Belin / Humensis
Chapitre iv

Petit mensonge

Tandis que le roi se promenait, Cléopâtre avait regagné


docilement ses appartements. Lavée, parfumée de quelques
gouttes d’essence de jasmin, elle agrafa ses fibules7 préférées
sur un chiton d’une propreté parfaite. Puis, assise sur un
tabouret d’ébène, elle se laissa coiffer.
– Tu me sembles bien silencieuse… s’inquiéta Eurystè, le
peigne à la main.
– Je réfléchis, soupira la princesse.
– D’habitude, cela ne t’empêche pas de parler.
– Ce matin, si !
– Fort bien, mais je te rappelle que tu as promis une partie
d’osselets à Arsinoé.
– Ma sœur attendra. Aujourd’hui, je n’ai pas envie de
jouer avec elle. Ce n’est pas drôle, je gagne à tous les
coups… Appelle plutôt Dioscoride, mon gentil médecin.
– Es-tu malade, Cléopâtre ?
Eurystè posa sa main sur le front de la fillette.
– Tu n’as pas de fièvre.

7. Broches en métal, parfois en or, servant à fixer un vêtement.

16
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Pas encore, nourrice… Regarde ces piqûres de mous-


tique, ici, là, et encore là ! Niluphar… Niluphar !
– Oui, Princesse ?
Âgée d’une douzaine d’années, l’esclave arriva aussitôt,
vive et silencieuse sur ses pieds nus. Cette Égyptienne, à la
peau sombre comme une Nubienne8, était depuis peu au
service de Cléopâtre. Les premiers jours, elle avait traîné
son chagrin, ne comprenant pas un mot de ce qui se disait
autour d’elle. Puis elle avait appris le grec à une vitesse
étonnante et retrouvé le sourire. Un sourire d’autant plus
lumineux que servir la princesse n’était pas fatigant. Si elle
avait travaillé aux cuisines, lavé le linge ou ratissé les allées
des jardins, alors là, ses journées auraient été épuisantes.
Mais sa maîtresse se montrait agréable, amusante, toujours
de bonne humeur et d’une gaieté contagieuse.
– Niluphar, va trouver le docteur à la Bibliothèque… Tu
comprends ? Dis-lui de me rejoindre près du bassin aux lotus.
L’esclave partit si vite qu’elle oublia de retenir la porte qui
claqua derrière elle.
– As-tu vraiment besoin d’un médecin pour des piqûres
de moustique, ma princesse ? Qu’as-tu en tête ?
– Rien.
– Comme tu mens mal, Cléopâtre !
– Tout à l’heure, tu étais bien contente que je mente en
parlant de cache-cache, pas vrai ?

8. Habitante de la Nubie, région au sud de l’Égypte.

17
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Effectivement et je t’en remercie. Dis-moi, veux-tu être


soignée ou juste bavarder avec le savant Dioscoride ?
– Ce n’est pas amusant si tu devines mes pensées. Tu
m’accompagnes ?
La question était superflue ! Eurystè termina de la coiffer
et, avant de quitter le palais, elle drapa, comme il se devait,
un himation9 sur la tête et les épaules de la fillette. Cléo-
pâtre fit de même avec sa nourrice, un jeu qui les amusait
toutes deux.
– Tu es belle, Eurystè ! murmura-t-elle en l’embrassant.
Et c’était vrai. Pharaon avait choisi pour sa fille une nour-
rice ravissante, d’excellente famille, une Grecque évidem-
ment, une femme intelligente capable de lui apprendre à
bien se conduire pour devenir reine un jour. Il lui trouverait
un roi comme mari, même s’il en restait fort peu dans la ré-
gion, les Romains transformant, un à un, tous les royaumes
en simples provinces à leurs ordres.
– Eurystè, l’himation que je suis en train de tisser sera
pour toi ! décida Cléopâtre pour lui faire plaisir.
– Ne souhaites-tu pas le garder ou l’offrir à ta mère ?
– Ma mère ? Je ne la vois jamais. D’ailleurs, je n’en ai
pas envie, et elle non plus. Elle n’est rien, ni épouse du
roi, ni reine. Elle reste dans ses appartements à attendre le
bon vouloir de Pharaon… Ô dieux, protégez-moi d’un tel
avenir !
9. Manteau ou cape fait d’un simple rectangle de tissu (laine ou lin, selon la saison) drapé
autour du corps pour les hommes, du corps et de la tête pour les femmes.

18
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Cléopâtre ! Tu parles de choses que tu ne peux com-


prendre.
– Et toi, tu parles comme mon père, nourrice ! Vous me
prenez tous deux pour une idiote, mais vous vous trompez
et je vous surprendrai. Dans quelques mois, j’aurai sept ans,
le droit d’étudier à la Bibliothèque et de devenir savante !
Savante, comprends-tu ?

19
© Editions Belin / Humensis
Chapitre v

Le bassin aux lotus

Assise sur le rebord de pierre du bassin, Cléopâtre s’amu-


sait à compter les têtards, nombreux au printemps. Certains
avaient deux pattes, d’autres aucune. Elle venait là tous les
jours, considérant qu’éloigner les poissons affamés de ces
créatures sans défense était un devoir. Aussi, lorsqu’un de
ces monstres approchait, elle le faisait fuir à l’aide d’un bâ-
ton. D’ici, elle entendait les cris des manifestants agglutinés
derrière les hauts murs entourant le Quartier des Palais. La
rumeur amplifiait, devenait bourdonnements confus, gron-
dements menaçants, clameurs hostiles !
– Mais que veulent-ils à la fin, Eurystè ?
– Ne crains rien, ma princesse. Les portes du quartier
sont closes et les soldats bien armés.
– Je n’ai pas peur, mais réponds à ma question, que
veulent-ils ?
– Je ne sais que te dire…
– Eh bien, moi, je veux une réponse et je sais que seuls les
savants peuvent me la donner ! Nourrice, je voudrais étudier
à la Bibliothèque, comme Bérénice. Elle a de la chance.

20
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Il ne s’agit pas de chance ou de malchance, Cléopâtre !


Ta sœur a treize ans et toi six, c’est tout.

Dioscoride, le médecin, arriva sur ces entrefaites. Cet


homme, au visage long et aux cheveux rares, avait la
démarche rapide des gens qui ont mille choses à faire et
savent que chaque instant est précieux. Cléopâtre mourait
d’envie de se précipiter vers lui. Cependant, Eurystè lui
ayant maintes fois répété qu’une fille de Pharaon devait
agir dignement, elle ne bougea pas.
– Princesse, vous désirez me voir ? dit le savant, après
l’avoir salué avec le respect dû à son rang.
– Oui, explique-moi pour quelle raison les moustiques
piquent la nuit ? Regarde ce qu’ils m’ont fait et calme ma
douleur !
– Un baume à base d’huile d’inule10 vous soulagera et
éloignera ces insectes, proposa-t-il après un rapide examen
des piqûres. Si vous le désirez, je vous en ferai porter un
pot avant midi.
– Merci, mais… sais-tu pourquoi les poissons mangent les
têtards ? Pourquoi les palmiers sont si grands et… pourquoi
les fleurs se ferment à la tombée du jour ?
– Princesse, j’ai abandonné mes travaux pour venir vous
soigner. Cependant, il me faut regagner la Bibliothèque
sans tarder. On m’y attend.

10. Plante à fleurs jaunes et feuilles dentées, poussant sur les terrains sableux et pierreux.

21
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Bien sûr, Dioscoride, je comprends.


Cléopâtre se leva avec une grâce peu commune chez une
si jeune enfant. Elle le remercia d’un sourire incertain, qui
se dessina sur son visage mince et pâle aux narines frémis-
santes. Dans ses yeux, se lisait une détresse infiniment plus
grave que ses piqûres d’insecte.
– Princesse, qu’attendez-vous vraiment de moi ? deman-
da le médecin, sensible à sa tristesse.
– Explique-moi ce que les Alexandrins reprochent vrai-
ment à Pharaon ? Cette conversation restera entre nous…
Regarde, Eurystè somnole à l’ombre du tamaris.
Après un instant d’hésitation, le savant se lança dans un
bref résumé des faits, convaincu qu’une fillette si jeune n’y
comprendrait rien.
– Princesse, sachez que depuis des années, Pharaon offre
des cadeaux somptueux aux Romains. Alors le Trésor royal
se vide, les impôts augmentent et les esprits s’échauffent,
d’autant plus que les dernières récoltes ont été mauvaises.
– Ce n’est quand même pas la faute de mon père, ça !
Dioscoride ne put retenir un sourire. Cléopâtre l’étonnait.
– Bien entendu. Les récoltes dépendent du fleuve. Une
crue du Nil11 trop faible ou trop forte, et le blé, l’orge ou le
lin pousse mal.
– Alors, je prierai les dieux et leur ferai de riches offrandes
pour qu’ils gonflent les eaux du Nil comme il convient !

11. L’unique fleuve d’Égypte, le Nil, inondait sa vallée tous les étés après une impression-
nante montée du niveau de ses eaux.

22
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Mais, Dioscoride, toi, moi, les Alexandrins, nous savons tous


que les eaux du Nil n’obéissent qu’aux dieux, pas à Pha-
raon, mon père. Alors, cesse tes cachotteries et parle vrai.
Jamais le savant n’avait rencontré une enfant aussi intelli-
gente et énergique. Il pouvait et devait tout lui dire.
– Princesse Cléopâtre, il y a quelques jours, le roi Pto-
lémée a envoyé à Pompée six mille soldats égyptiens, nos
meilleurs cavaliers, pour… contribuer à ses conquêtes asia-
tiques. Depuis, les Alexandrins considèrent qu’il a franchi
les limites de la lâcheté et dépassé celles de… de la…
– Achève, n’aie pas peur.
– On parle de trahison.
– Le mot convient parfaitement, s’indigna la fillette. Mon
père a mal agi. Est-ce tout ?
– Non, il y a pire encore. Pharaon a demandé de l’aide à
Pompée pour mâter les révoltés d’Alexandrie ! Maintenant,
Princesse, vous savez tout.
– Je te remercie de ta franchise, Dioscoride. Adieu.
Et, sans un regard pour Eurystè endormie, Cléopâtre
s’éloigna, furieuse contre le roi, poings serrés et mâchoire
crispée. Elle courut se réfugier sous son vieux figuier et
pleura sa rage et son dégoût.

23
© Editions Belin / Humensis
Chapitre vi

Chaleur d' Été

Été 63 avant notre ère


Les mois passèrent. Pompée ne vint pas, Alexandrie se
calma et l’été arriva. Cruauté du soleil, étouffement de
midi, gestes engourdis, sueur poisseuse et gorge sèche, rien
ne freinait l’énergique petite princesse.
Levée à l’aube, sitôt les prières aux dieux achevées, Cléo-
pâtre se promenait dans les jardins royaux. Elle aurait ap-
précié un peu de solitude mais, par malheur, Eurystè ne la
lâchait pas d’un pouce et Arsinoé, de deux ans sa cadette,
avait découvert sa cachette. Faisant contre mauvaise for-
tune bon cœur, Cléopâtre partagea parfois avec sa jeune
sœur l’ombre bienveillante du vieux figuier. Les princesses
y jouaient aux dés, aux osselets, aux devinettes… et, chaque
fois, Cléopâtre gagnait. Alors, elle lui racontait les aven-
tures de serpents géants, de lions voraces ou de crocodiles
aux mille dents. Arsinoé tremblait de terreur… son aînée
s’ennuyait !
Parfois, lassée de débiter ces histoires ridicules, Cléopâtre
disparaissait soudainement dans les allées surchauffées des
jardins. Elle longeait la haute muraille, écoutait les rumeurs

24
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

de la ville et se demandait pourquoi le calme y régnait de-


puis un mois. La situation avait-elle changé ou, tout sim-
plement, la canicule estivale empêchait-elle de crier ? Et
Pompée, où était-il ?

Aux heures les plus chaudes, Cléopâtre retrouvait son


appartement. Elle reprenait son tissage, une activité qu’elle
détestait et que les mouches collantes rendaient pénible.
Tandis que ses doigts humides de sueur domptaient les fils
de lin, son esprit s’envolait, tentant d’imaginer le monde
qui l’entourait… Soudain, elle abandonna son ouvrage
et courut sur la terrasse. On réfléchit toujours mieux en
contemplant la mer et les navires en partance pour ailleurs,
très loin, mais où ?
– Plus tard, je voyagerai, décida-t-elle… Eurystè, j’ai
faim !
– Nourrice pas là, répondit Niluphar qui maîtrisait en-
core imparfaitement le grec, mais connaissait si bien l’art
d’astiquer les pattes de lion des sièges et des coffres.
– Et où est-elle ?
– Partie.
– Où ?
– Je sais pas. Elle dit jamais ce qu’elle fait. Niluphar parle
peu, mais écoute beaucoup.
Oubliant son ventre affamé, Cléopâtre se tourna vers
son esclave. Elle la dévisagea longuement, comme si elle la
voyait pour la première fois.

25
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Quelle idiote je suis d’avoir négligé cette source de


renseignements ! songea-t-elle… Dis-moi, Niluphar, que
raconte-t-on au palais sur Pompée le Romain ?
– On dit qu’il a reçu encore des cadeaux de Pharaon. Les
gens en ville seront pas contents quand ils sauront, mais
savent pas encore.
Son chiffon poussiéreux à la main, elle s’interrompit,
indécise. Elle avait parfois du mal à comprendre ce qu’on
lui disait.
– Est-ce tout ? l’encouragea la princesse.
– Non, on dit aux cuisines que le Romain viendra pas
punir Alexandrie. Il veut juste les cadeaux.
Cléopâtre n’en croyait pas ses oreilles.
– Alors, écoute, nous allons partager un secret.
Le visage de la petite esclave s’illumina de bonheur.
– Niluphar, tu me raconteras tout ce que tu entends au
palais, mais attention, juste quand nous sommes toutes les
deux. Eurystè ne doit rien savoir, compris ?
Et sans attendre sa réponse, puisque de toute façon une
esclave est là pour obéir, Cléopâtre ajouta à haute voix :
– Va me chercher à manger et, si tu laisses traîner tes
oreilles, je saurai te récompenser !

26
© Editions Belin / Humensis
Chapitre vii

Mortel ennui

Automne 63 avant notre ère


En son palais d’Alexandrie, la princesse s’ennuyait de
l’aube au crépuscule. La nuit, elle ne comptait plus les cau-
chemars peuplés de scorpions batailleurs qui se glissaient
jusque dans son lit, de Romains agressifs qui envahissaient
sa chambre ou d’émeutiers fous qui déracinaient son figuier.
Réveillée en sursaut, elle se réfugiait sur sa terrasse, ar-
mée de son pot d’huile anti-moustiques. Là, elle retrouvait
peu à peu son sang-froid en écoutant les craquements des
navires lointains, les clapotements des vagues, les miau-
lements sauvages des chats errants, les hululements des
chouettes ou, à intervalles réguliers, les pas lents et sonores
des gardes royaux. Elle aimait surveiller les vols discrets
des chauves-souris aux piaillements aigus. Et elle se mo-
quait des mises en garde d’Eurystè lui jurant que ces bêtes
s’attaquaient aux longs cheveux des femmes. Elle devait se
tromper puisque jamais rien de tel ne lui était arrivé, mais
elle n’en était pas sûre.
Cette nuit-là, elle observait les reflets mouvants de la lune
sur la mer quand une étoile filante lui arracha un cri de

27
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

joie, une joie qui se teinta aussitôt d’inquiétude. Où avait-


elle disparu ?
– Une question de plus à poser aux savants de la Biblio-
thèque, s’écria la princesse.
Cléopâtre aurait dû garder le silence car Eurystè, soudain
réveillée, la rejoignit, le visage chiffonné et l’œil agacé.
– Regarde le feu au sommet du Phare, là-bas ! s’exclama
joyeusement la fillette, indifférente à l’air grognon de sa
nourrice. N’est-il pas magnifique ?
– Tu devrais dormir, Cléopâtre !
– S’il te plaît, Eurystè… J’aimerais y aller et monter tout
en haut, d’accord ?
– C’est hors de question ! Par les temps qui courent, tu ne
sortiras pas du Quartier des Palais.
– La ville est calme.
– Qu’en sais-tu ?
– Je n’entends plus les cris de la foule en colère.
– Non, c’est non ! N’insiste pas.
– Ma chère Eurystè, une princesse doit connaître le
royaume de son père, n’est-ce pas ?
– Évidemment.
– Et tu m’approuves si je te dis que je ressemble à toutes
les filles d’Alexandrie.
– Oui, mais en beaucoup plus jolie, Cléopâtre… Où
veux-tu en venir à la fin ?
– Donc, si je porte des vêtements ordinaires, je pourrai
visiter le Phare sans être reconnue.

28
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Jamais !
– Alors, j’irai seule avec mes beaux habits de princesse…
S’il m’arrive quelque chose, ce sera ta faute !
Cléopâtre se mordit les lèvres et fronça les sourcils, une
mimique d’enfant capricieuse qui la rendait plus char-
mante encore. Elle devait faire céder sa nourrice, coûte
que coûte. Sans son aide, elle resterait prisonnière en son
propre palais.
– Je croyais que tu m’aimais plus que ta vie, Eurystè !
susurra-t-elle de son adorable petite voix chantante.
Elle s’allongea sur un vaste coussin brodé. Baissant les
yeux, elle enroulait une mèche de cheveux autour de son
doigt. Le silence tomba sur la terrasse où les ombres dan-
saient dans la clarté de la lune.
– Tu me rends folle, ma petite fille ! J’aimerais te faire
plaisir, mais je dois obéir aux ordres de Pharaon.
Telle une statue de pierre, Cléopâtre ne réagit pas.
– Boude si tu veux.
– Je le veux.
– Fort bien ! Pourtant, à six ans, il est temps de te montrer
raisonnable.
– Si j’ai l’âge d’être raisonnable, j’ai l’âge de visiter le
Phare, la merveille d’Alexandrie, non ?
– Ça suffit.
– J’irai, avec ou sans toi !
Ceci dit, la princesse tourna le dos à Eurystè et, tandis
qu’elle réfléchissait à la façon d’y parvenir, le sommeil la prit.

29
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Le lendemain, Cléopâtre, qui avait retrouvé son entrain


et sa bonne humeur, se trouva une occupation formidable.
C’était une idée si simple qu’elle s’étonna de ne pas y avoir
songé plus tôt.
– Niluphar ! cria-t-elle. Tu parles bien grec maintenant,
et je t’en félicite.
La jeune esclave posa une coupe de figues fraîches près
de la princesse.
– Eh bien moi, continua Cléopâtre, j’ai envie de connaître
ta langue, celle du peuple égyptien12, et tu seras mon profes-
seur ! On commence tout de suite. Comment dit-on chat ?
– Myéou, répondit la servante, agenouillée aux pieds de
sa maîtresse.
– Et figue ?
Désormais, chaque soir, la princesse prenait sa leçon.
Bien sûr, Niluphar, ne sachant ni lire ni écrire, ne pou-
vait lui apprendre l’écriture des scribes. Mais Cléopâtre se
consolait en se disant que parler était déjà formidable et
que, pour le reste, elle verrait plus tard.

12. À partir du vie siècle avant notre ère, en Égypte, cette langue et cette écriture appelée
« démotique » (c’est-à-dire « écriture populaire ») est la dernière étape de l’évolution des hié-
roglyphes, qui ne sont alors utilisés que pour les textes très importants, gravés sur pierre.

30
© Editions Belin / Humensis
Chapitre viii

Des vases en verre

Début de l’hiver 63-62 avant notre ère


De joyeux éclats de voix éveillèrent Cléopâtre. Le doux
soleil d’hiver était déjà haut dans le ciel. Et alors ? Elle avait
encore cauchemardé toute la nuit. Cette fois-ci, elle avait
assisté, impuissante, à l’attaque du Phare par un général
romain d’une taille gigantesque, un monstre, probablement
Pompée qui, d’un seul coup de pied, l’avait détruit. Les
pierres s’étaient éboulées avant de disparaître dans la mer,
écrasant au passage des navires par dizaines… L’horreur !
La princesse remonta son épaisse couverture de laine par-
dessus sa tête. Étouffant, elle la rejeta rageusement à ses
pieds et se leva, le cœur gros, enviant les jardiniers ou les
gardes qui riaient de si bon cœur dans les jardins.
– Ils en ont de la chance, soupira-t-elle.
Cléopâtre trouvait la vie bien amère car, malgré ses ruses
et son insistance, elle n’avait toujours pas visité le Phare.
Eurystè la surveillait sans cesse, transformant son palais
en une prison dorée et agréable certes, mais une prison
quand même ! N’étant pas du genre à s’avouer vaincue, la
fillette continuait d’échafauder des plans irréalisables pour

31
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

parvenir à ses fins… Sa nourrice apparut dans l’encadre-


ment de la porte.
– Bien dormi, ma princesse ?
Cléopâtre ne répondit pas. Que faire de sa journée ? Elle
hésitait. Irait-elle jouer avec les poissons du bassin aux lo-
tus ? Se tresserait-elle une couronne de fleurs digne d’une
reine d’Égypte ? Non, aujourd’hui, elle attraperait des sau-
terelles pour découvrir comment de si petites bêtes pou-
vaient sauter si haut et chanter si fort !
– Bien dormi, ma princesse ? répéta Eurystè.
– Oui, oui… Coiffe-moi vite, j’ai beaucoup à faire.
Cléopâtre renoua sa ceinture, se mouilla à peine le visage
et, estimant sa toilette achevée, lui tendit un peigne d’ivoire.
– Je vais chasser, dit-elle, et je ne veux pas d’Arsinoé dans
mes pattes. D’ailleurs, je n’ai plus envie de la voir… Elle
est trop bébé… De toute façon, dans ma famille, il n’y a
pas de place pour les sentiments ! N’oublie pas de prendre
un vase en verre de grande taille… Niluphar, approche le
plateau, j’ai faim !
Dès que les galettes encore tièdes furent à portée de main,
elle en dévora deux. Elle engloutit ensuite un morceau de
fromage, une poignée de dattes fraîches et une coupe de
lait. La dernière tresse achevée, Cléopâtre dévala l’escalier
menant du gynécée13 au rez-de-chaussée. Puis, sans négli-
ger ses prières quotidiennes devant l’autel divin, elle tra-

13. Les appartements des femmes.

32
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

versa la Grande Cour pavée de mosaïques et bordée de


colonnes. Du bout des doigts, elle caressa les tommettes de
faïence bleu vert, si douces au toucher, qui recouvraient les
murs, et gagna en courant les jardins.
– Pas si vite, ma princesse ! gronda Eurystè, qui peinait
à la suivre.
Par cette magnifique journée d’hiver, douce et lumineuse,
aux ombres nettes, les oiseaux gazouillaient et d’insou-
ciantes sauterelles stridulaient dans les buissons et les four-
rés de papyrus.
Cléopâtre prit le vase des mains d’Eurystè, y jeta des
herbes, une brindille, une fleur et, à pas lents, s’approcha
de ces insectes sauteurs qui l’intriguaient tant… L’affaire ne
fut pas aussi simple qu’elle le pensait. À la énième tentative,
elle réussit à en capturer trois. Alors, la main à plat sur l’em-
bouchure du vase, elle regagna fièrement ses appartements.
Là, elle posa son précieux trophée près d’une grande coupe
translucide où deux poissons tournaient en rond.
– Quelle riche idée d’utiliser des vases en verre presque
transparent pour les observer ! se félicita la princesse.
– Cléopâtre, change de chiton, répondit Eurystè, qui
n’appréciait guère ce genre d’activités. Quand cesseras-tu
de te rouler dans la poussière du jardin ? Et je te préviens,
ces petites bêtes mourront si tu les gardes enfermées.
– Je les relâcherai demain. Promis.

33
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Déçue par leur immobilité et leur silence, la princesse


comprit que, dans un si petit vase, ses sauterelles terrifiées
manquaient d’espace.
– Princesse ! annonça Niluphar en saluant sa maîtresse.
Pharaon vous attend tout de suite dans la Salle d’Apparat.
Pour une nouvelle, c’en était une !

34
© Editions Belin / Humensis
Chapitre ix

La salle d'apparat

Ces derniers mois, Cléopâtre n’avait aperçu son père que


lors de fêtes officielles. Elle se plaçait alors avec ses sœurs à
la droite du trône royal, souriait sur commande et s’asseyait
sur ordre, muette comme les poissons du bassin. Ces céré-
monies duraient parfois si longtemps que la jeune princesse
rêvait ou se racontait des histoires. Elle observait aussi les
coiffures et les vêtements, si différents les uns des autres.
Des Alexandrins d’origine grecque, égyptienne, juive, phé-
nicienne, arabe et autres venaient défiler devant Pharaon,
se prosternant à ses pieds et ânonnant des formules de poli-
tesse et de soumission.
– Tous des menteurs ! siffla-t-elle entre ses dents.
Cléopâtre ne croyait pas aux vœux de prospérité, de
bonheur et de longue vie de ces Alexandrins, qui hurlaient
régulièrement leur haine pour Ptolémée l’Aulète. Mais
était-ce les mêmes ?

– Pharaon vous attend dans la Salle d’Apparat, répéta


Niluphar.
– Sais-tu pourquoi mon père me demande ?

35
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Je sais pas, Princesse.


– Tu le sauras bien assez tôt, s’affola Eurystè. Oh la la !
Ma petite fille, tu n’es pas jolie à voir avec ton chiton sale et
de l’herbe jusque dans les cheveux… Viens ici.
– Ce n’est pas grave, nourrice ! J’y vais.
– Pas question.
Une main ferme l’empoigna et Cléopâtre dut se sou-
mettre. Elle se lava, mit un chiton élégant et se laissa recoif-
fer. Elle écouta, sans y prêter attention, les conseils murmu-
rés par Eurystè dans l’escalier menant à la Grande Cour
aux colonnes.
Mais là, au lieu de se diriger vers les jardins, elles prirent
la direction opposée. Elles traversèrent des couloirs inter-
minables et des cours discrètes ornées de sphinx14 et autres
curieuses statues égyptiennes, pour s’arrêter enfin devant
une haute porte décorée d’écailles de tortue. Quatre
hommes armés montaient la garde. Ils s’inclinèrent devant
leur princesse, ouvrirent les deux battants… et Cléopâtre
entra, seule, dans une salle immense, inconnue d’elle. Un
petit air de flûte l’accueillit.
– Ah ! Te voilà ! s’exclama le roi, fâché d’être interrompu
alors qu’il jouait si bien.
Cléopâtre le salua avec respect. Son cœur battait aussi
fort qu’un tambourin. L’excitation probablement, car

14. Statue de pierre représentant un lion couché à tête de roi.

36
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

elle ne ressentait aucune crainte, juste de l’impatience.


Qu’allait-il lui annoncer ?
– Ma fille, le temps des jeux est fini. Tu iras à la Biblio-
thèque le mois prochain, au premier jour de Gamèlion15,
ordonna Pharaon du ton sec des hommes pressés. Respecte
tes maîtres, étudie avec passion et n’oublie jamais que tu es
princesse d’Égypte !
– Je vous obéirai, mon père, promit Cléopâtre, au comble
du bonheur.
Ptolémée gonfla ses joues, ce qui l’enlaidissait davantage,
lui qui n’était déjà pas bien beau. Puis, dosant son souffle,
il joua, les yeux clos. Cléopâtre attendit l’autorisation de
partir. Son père semblait l’avoir oubliée. Pour patienter, elle
admira le pavement de la salle où de jeunes sportifs s’af-
frontaient à la lutte, sur une mosaïque d’une élégance rare.
– Mon père, puis-je vous demander une faveur ? l’inter-
rompit-elle, au risque de le mettre en colère.
– Parle ! aboya le roi.
– M’autorisez-vous à visiter le Phare ?
– Évidemment ! Que ta nourrice… Comment s’appelle-
t-elle déjà ?
– Eurystè.
– Fort bien. Qu’Eurystè demande une escorte au chef des
gardes du palais. Non, elle est probablement trop sotte pour
organiser cela… Gardes ! hurla-t-il.

15. Un des douze mois de l’ancien calendrier grec, correspondant à janvier-février.

37
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

La porte s’ouvrit instantanément.


– Que demain, à l’aube, quatre hommes accompagnent
la princesse Cléopâtre en ville. Maintenant, adieu ma fille.
J’ai beaucoup à faire.
Ptolémée exécutait un petit air très gai, tandis que Cléo-
pâtre, bredouillant remerciements et formules de saluta-
tion, marchait à reculons vers la porte.

38
© Editions Belin / Humensis
Chapitre x

Une journee qui n'en finit pas

– Pharaon est devenu fou ! se désespéra Eurystè. Qu’il


joue de la flûte du matin au soir et boive du vin jusqu’à
plus soif, cela m’indiffère, mais je désire élever ma princesse
comme je l’entends. A-t-il oublié qu’il me l’a confiée ?
Elle bougonna à voix basse, oubliant l’ouïe fine de Cléo-
pâtre.
– Que dis-tu, nourrice ? demanda la fillette sans quitter
des yeux ses poissons dans leur prison de verre.
Elle avait libéré les sauterelles, trop sottes à son goût.
– Je… je me demandais si la visite du Phare ne te fatigue-
rait pas inutilement, bafouilla la nourrice.
– Tu mens. J’ai tout entendu.
– Eh bien, oui ! avoua Eurystè. Aller au Phare est une
folie, et j’ignore si nous serons encore en vie demain. Voilà
le fond de ma pensée ! Es-tu contente ?
– Oui.
– Ma pauvre petite princesse a perdu la tête !
– Je suis folle, comme mon père, c’est bien ce que tu
penses ?

39
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Tais-toi, on pourrait t’entendre… Sais-tu seulement ce


qui se passe en ville ?
– Je brûle de l’apprendre.
– On raconte que le marchand romain qui tua par mé-
garde un chat, l’animal sacré des Égyptiens, a été massa-
cré par des voyous d’Alexandrie… Alors, imagine ce qu’ils
feront s’ils attrapent la fille du roi qu’ils détestent ? Tu veux
bien me le dire ?
Cléopâtre haussa les épaules en guise de réponse.
– Tu t’en moques ? Très bien… Je mourrai donc avec toi
et avec les gardes qui nous attendront au port.
– Pourquoi passer par la mer ?
– Pour ta sécurité, ma petite.
– Sois gentille, nourrice, je voudrais traverser la ville. Je
l’ai vue il y a si longtemps que je m’en souviens à peine.
– C’est très bien comme ça, ma princesse.
– Ce jour-là, j’avais accompagné mon père au temple de
Sérapis16. La reine Cléopâtra17 ne l’accompagnait pas…
Sais-tu pourquoi il l’écarta du pouvoir l’année de ma nais-
sance ?
– Cette histoire ne te regarde pas.
– Dis, nourrice, se sont-ils séparés à cause de moi ?

16. Protecteur d’Alexandrie et de la dynastie des Ptolémées, ce nouveau dieu est un éton-
nant mélange du dieu taureau Apis des Égyptiens et de deux divinités grecques : Zeus, le
roi des dieux, et Asclépios, le guérisseur. Sérapis est représenté comme un Zeus barbu à
cinq mèches enroulées sur le front.
17. Pour éviter des confusions, la reine Cléopâtre VI, sœur et épouse de Ptolémée l’Au-
lète, sera appelée Cléopâtra dans ce roman.

40
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Eurystè garda le silence.


– De toute façon, je le saurai bientôt, fanfaronna la fil-
lette, puisque j’interrogerai les savants de la Bibliothèque.
Si elle avait su écrire, elle aurait dressé la longue liste de
ses questions. Hélas, sa science se limitait aux vingt-quatre
lettres de l’alphabet grec qu’Eurystè lui avait enseignées.
Elle les traçait du bout du doigt sur ses purées de fèves ou
de pois chiches !
– Alpha, bêta, gamma, delta… chantonna la princesse.
Vivement demain.

Histoire de tuer le temps, Cléopâtre entraîna sa nour-


rice dans les jardins en sautillant à cloche-pied. Après
une longue promenade qui lui permit de bavarder avec
les fleurs et les oiseaux, elle regagna ses appartements où
Niluphar l’attendait, éloignant les mouches de son repas.
Elle se lava les mains avant de dévorer des légumes, du pois-
son séché, du pain, du fromage de chèvre et de délicieuses
olives venues de Grèce. Tout fut englouti en un clin d’œil.
La nuit tombait vite au royaume d’Égypte. Accoudée à la
balustrade de pierre, Cléopâtre contempla la silhouette du
Phare au sommet duquel brillait le feu visible de très loin,
sur terre comme sur mer. Elle avait hâte d’y être. Attendre
l’aube lui semblait tout bonnement impossible.
– Quelles rumeurs aux cuisines, Niluphar ? demanda-t-
elle soudain.
– Rien d’amusant, Princesse.

41
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Mais encore ?
– Les gens sont pas contents, car Pharaon organise trop
de banquets pour les Romains qui viennent souvent et
mangent beaucoup. Ça fait encore et encore du travail.
Ils disent qu’ils ont qu’à prendre les cadeaux pour leurs
maîtres et repartir.
– Quels maîtres ?
– Pompée, César… et un troisième, je sais plus son nom.
Cléopâtre soupira. Que faire pour que les richesses de son
royaume ne partent plus à Rome ?

42
© Editions Belin / Humensis
Chapitre xi

Le Port des Rois

Méconnaissables sous leurs vilains chapeaux à larges


bords et leurs himations ordinaires, Cléopâtre et Eurystè
quittèrent le palais au lever du soleil. Niluphar les suivait,
courbée sous le poids d’un panier rempli de gâteaux, de
fruits secs et d’une jarre d’eau. Elles se dirigèrent vers le
Port des Rois. En cette heure matinale, seuls les esclaves
s’activaient et aucun ne leur prêta attention. Elles fran-
chirent la muraille par l’unique porte ouvrant sur la mer.
Sur le quai, des hommes armés jusqu’aux dents mon-
taient la garde autour d’un bateau aussi discret que minus-
cule. Cléopâtre embarqua sans hésiter et s’assit sur un vieux
coussin à l’ombre d’un dais de toiles grossières.
– Viens près de moi, proposa-t-elle à Eurystè au visage
figé d’angoisse.
Sitôt les gardes montés à bord et Niluphar blottie au pied
du mât, les matelots empoignèrent leurs rames et le bateau
s’éloigna du quai. La voile fut hissée en entrant dans le
Grand Port qu’il fallait traverser pour arriver au Phare.
Silence à bord !

43
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Les gardes surveillaient les alentours. Raide et droite, pâle


comme la mort qui la guettait, Eurystè ressemblait à une
statue de pierre. Niluphar, effrayée par le tangage, mar-
monnait d’antiques prières sans lâcher son panier. Ravie,
Cléopâtre admirait les énormes navires qui gagnaient la
pleine mer. Elle éclata de rire lorsque sa frêle embarcation
se mit à danser sur les vagues soulevées par ces monstres
de bois. Le doux soleil d’hiver rosissait ses joues et le vent
soulevait son chapeau, quand le Phare lui apparut, majes-
tueux, magnifique, solitaire, comme perdu au milieu des
flots au bout de son île de Pharos18. Cléopâtre fouilla sa
mémoire pour retrouver le nom de cette chaussée-pont
qu’elle apercevait au loin, de cette route reliant l’île à la
ville : l’Heptastade19 ! Une prouesse architecturale ! En
revanche, elle s’étonnait de voir le Phare bâti de façon si
biscornue : un bâtiment rond en haut, carré en bas et, entre
les deux, une partie comptant sept ou peut-être huit faces.
– Sais-tu pourquoi il est ainsi, nourrice ? demanda-t-elle.
– Pour qu’il soit plus solide, ma princesse.
– Non, il y a certainement une autre raison !
– Alors, je l’ignore et, d’ailleurs, c’est sans importance.
– Pour toi peut-être, pas pour moi ! J’aime savoir ! s’éner-
va Cléopâtre, se levant pour mieux voir.

18. Du nom de cette île, vient notre mot « phare ».


19. L’Heptastade mesurait sept stades de longueur, soit 1,155 kilomètre selon les mesures
en usage à Alexandrie.

44
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Reste assise et sois discrète ! Personne ne doit te recon-


naître.
Comme ses gardes impassibles surveillaient les eaux du
Grand Port, la fillette balaya d’un geste de la main ces
conseils et cria :
– Pour reconnaître quelqu’un, il faut d’abord le connaître,
pas vrai, nourrice ? Je ne cours donc aucun risque ici
puisque j’ai toujours vécu au palais.
– Ô dieux, protégez cette enfant qui a perdu l’esprit !
– Ô Zeus, dont la statue se dresse au sommet du Phare,
redonnez courage à ma chère Eurystè !
Cependant, pour ne pas l’énerver, la gentille Cléopâtre
regagna son vieux coussin sans quitter des yeux la merveille
d’Alexandrie. Tout à coup, un navire gigantesque manœu-
vrant dans le Grand Port passa trop près d’eux.
– Attention ! hurla Apollodore, le chef des gardes.
Ses hommes se précipitèrent, les armes à la main. Ils
firent de leurs boucliers un rempart devant leur princesse.
Recroquevillée sur son panier, Niluphar pleurait. Eurystè
restait là, muette de terreur, affolée par le roulis, le tangage
et l’imminence du danger. De ses mains tremblantes, elle
tenait fermement Cléopâtre. Les gardes se raidirent davan-
tage lorsqu’un second navire, plus gros encore, arriva de la
haute mer. La princesse les jugea tous bien sots et bien peu-
reux, puis elle se ravisa : ils faisaient leur travail, voilà tout.

45
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xii

Le Phare

Le bateau royal accosta au pied du Phare bâti en belles


pierres blanches. Cléopâtre aurait aimé courir à terre, mais
elle dut donner la main à Eurystè et la suivre docilement.
– Vite, Princesse, conseilla Apollodore, visiblement in-
quiet.
La fillette obéit sans discuter. Elle gravit d’un pas alerte
la rampe menant à l’unique porte du Phare. Comme elle
était heureuse ! Son rêve se réalisait enfin ! Et tant pis pour
les peurs d’Eurystè et de Niluphar.
La porte claqua derrière elle et Cléopâtre se retrouva dans
un lieu étonnant. Elle l’avait imaginé désert, elle y découvrit
une foule affairée : des soldats, des Grecs en chiton, des
Égyptiens en pagne court, des Nubiens à la peau noire et
des ânes surchargés de troncs d’arbres, de palmes sèches et
de branchages. Elle décida de suivre ces bêtes qui montaient
le combustible jusqu’au sommet du Phare.
Son escorte lui frayait un chemin dans cette cohue. Voyant
deux de ses gardes à droite, deux à gauche, visages tendus
et poings serrés, Eurystè à son côté et Niluphar derrière,

46
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Cléopâtre réalisa que le danger, qu’elle refusait d’admettre,


était peut-être réel. Un frisson angoissé la parcourut.
– Une princesse n’a jamais peur, songea-t-elle pour la se-
conde fois de la journée. Certains de ces gens me regardent
parce que… parce que…
Elle s’élança derrière un âne gris et son ânier sur une
large rampe de pierre qui montait doucement, tournait
parfois à angle droit, montait encore. En chemin, la fil-
lette remarqua des salles mystérieuses où disparaissaient
des servantes chargées de jarres et de paniers de pains. Elle
dépassa de jeunes esclaves ramassant le crottin lâché par
les bêtes, pesantes à l’aller, légères et rapides à la descente.
Après une interminable ascension, Cléopâtre arriva sur
une terrasse carrée, balayée par le vent d’hiver. Pour pro-
fiter de la vue, elle s’approcha de la rambarde aux angles
ornés de quatre tritons20 de pierre.
– Par temps de brume, on utilise de vraies cornes de triton
pour indiquer aux marins l’entrée du Grand Port, expliqua
Apollodore, qui suivait sa princesse pas à pas.
– Je les entends parfois, surtout au printemps.
– Bien, maintenant que nous sommes arrivées là où tu
voulais, redescendons ! lança Eurystè pleine d’espoir.
Cléopâtre, le nez en l’air, contempla le bâtiment construit
sur cette terrasse. Puis elle en fit le tour. Une, deux, trois…
huit faces et une seule porte.

20. Grands mollusques dont la coquille servait jadis de trompette.

47
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Allez, nourrice, viens, on monte !


– C’est hors de question, gémit la malheureuse, prise de
vertige.
– Comme tu veux, moi, je continue ! Apollodore, qu’y
a-t-il dans cette tour ?
– Un escalier, des pièces de repos pour les hommes et
pour entreposer le combustible.
– Et les ânes ?
– Ils redescendent toujours.
– Attends-moi là, nourrice, décida Cléopâtre. Je serai
prudente.
Après un gentil baiser déséquilibrant davantage leurs
chapeaux, elle disparut dans la tour octogonale avec ses
gardes. Un escalier très raide la conduisit au sommet.
Là-haut, un feu brûlait sous une coupole soutenue par
des colonnes et surmontée par une statue de Zeus. Deux
soldats surveillaient les ouvriers qui jetaient des demi-troncs
de palmier dans les flammes ou emplissaient de cendres
grises des paniers. Cléopâtre les observa, évitant la fumée
du brasier que le vent poussait au large. Elle se cramponna
à son chapeau qui menaçait de s’envoler.
Qu’importe ! Tant de beautés lui tournaient la tête !
Elle admira la mer à perte de vue et les navires minuscules
dansant sur les vagues. Elle découvrit Alexandrie la sublime !
Elle repéra le Quartier des Palais, le temple du Sérapéion21

21. Temple du dieu Sérapis.

48
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

sur l’unique colline de la ville, le Grand Port et le Port du


Bon Retour, où des dizaines de bateaux s’alignaient le long
des quais. Elle crut même apercevoir au loin le Grand Lac.
Des larmes de joie picotaient ses yeux quand elle se mit à
prier. Avec ses mots de petite fille, elle demanda aux dieux
de protéger son royaume des émeutiers imbéciles, des Ro-
mains cruels, des mauvaises crues et, tant qu’à faire, des
folies de son père. Puis elle leur confia son espoir secret : de-
venir reine d’Égypte, devenir une pharaonne inoubliable !
– Ô Sérapis ! Ô divine Isis22 ! Faites que mon rêve de-
vienne réalité !
Et Cléopâtre resta là très longtemps, adossée à une co-
lonne, face à la mer.

22. Déesse égyptienne associée à cette époque à Sérapis en tant qu’épouse.

49
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xiii

Impatience

Début 62 avant notre ère


Le cœur débordant de souvenirs après sa promenade au
Phare, Cléopâtre supporta avec courage ces journées mo-
roses avec leur lot de tissages, rêveries sous le vieux figuier,
jeux solitaires, poissons dans leur vase et ennuyeuses parties
d’osselets avec Arsinoé. Elle accepta sans broncher l’indiffé-
rence méprisante de Bérénice qui, en tant qu’unique enfant
du roi et de la reine, se prenait pour « la » vraie princesse
royale. Oui, elle en aurait bientôt fini de cette vie étriquée.
Terminé ! Elle n’en garderait que ses leçons d’égyptien avec
Niluphar et le plaisir des flâneries dans les jardins.
– Tu te rends compte, nourrice ! Demain, nous serons le
1 du mois de Gamèlion et j’irai à la Bibliothèque… Si tu
er

savais comme j’ai hâte d’y être !


– Sept ans déjà, ma Cléopâtre ! Le temps passe trop vite,
gémit Eurystè, la voix pleine de sanglots, en l’entraînant
vers son métier et son panier de fils de lin.
– Cependant, n’oublie pas, ma petite, qu’études ou pas,
toutes les femmes doivent tisser, même les princesses et les
reines, surtout les reines.

50
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Cléopâtre connaissait presque mot à mot le récit qui al-


lait suivre, Eurystè lui contant la même histoire depuis des
années.
– Il y a très longtemps, le tissage sauva Pénélope, reine
d’Ithaque, commença-t-elle en s’asseyant devant le métier.
Grâce à lui, elle trompa les hommes qui voulaient l’épou-
ser. Elle tissait le jour et, la nuit, elle défaisait son ouvrage,
promettant de choisir son nouvel époux lorsqu’elle l’achè-
verait. Cette ruse lui permit d’attendre Ulysse, son roi parti
à la Guerre de Troie…
– Oui, oui, je sais tout cela ! s’impatienta la fillette dans
l’espoir de l’arrêter.
Mais Eurystè continua.
– Nul ne savait ce qu’Ulysse était devenu. Était-il mort ?
Avait-il oublié sa femme et son fils ? Quand, après vingt ans
d’absence, il revint…
– Jamais je ne ressemblerai à Pénélope, tu comprends !
l’interrompit Cléopâtre, tirant sur l’horrible nœud surgi,
comme par magie, sur son fil. Jamais je n’accepterai une
bande de prétendants dans mon palais. Je les jetterai tous
dehors. Quand je serai reine d’Égypte, je saurai me faire
respecter !
– Tu deviendras certainement une grande reine, mais
reine d’Égypte, c’est peu probable, ma petite princesse…
Calme tes ambitions et regarde la réalité en face. Oublies-
tu Bérénice, ton aînée ?

51
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Je n’oublie rien. Je travaillerai dur, très dur. En devenant


savante, je contenterai les dieux qui, satisfaits, exauceront
mes vœux… Je le sais. J’ai déjà reçu un signe divin.
– Quel signe ? De quoi parles-tu ?
– C’est mon secret, nourrice… Niluphar ! cria-t-elle.
Apporte-moi un jus de fruit sur la terrasse et une coupe de
raisins secs ! Et ne traîne pas ! Ne m’en veux pas, nourrice,
si je te laisse ces fils tout emmêlés. Je n’ai aucune patience
pour ce genre de chose.
Eurystè ne pouvait la retenir et pourtant elle se méfiait
des longs conciliabules entre sa princesse et la jeune esclave.
Que se chuchotaient-elles en égyptien, cette langue qu’elle
ne comprenait pas ? Cette Niluphar prenait décidément
trop de place dans la vie de sa protégée. Allons, tout compte
fait, il était temps que Cléopâtre aille à la Bibliothèque.

52
© Editions Belin / Humensis
2e épisode

L es secrets
de la
biblioth È que

© Editions Belin / Humensis


Chapitre  i

Avant l'aube

Été 59 avant notre ère


En ce matin d’été, Cléopâtre se leva avant le soleil qui, de
jour comme de nuit, transformait le pays en fournaise. Elle
étudiait à la Bibliothèque avec passion, mais aujourd’hui
elle voulait arriver avant ses sœurs23 pour discuter avec
maître Cléon, loin de leurs oreilles trop curieuses. Si elle
avait voulu être discrète, c’était vraiment manqué ! Dans la
semi-obscurité, elle buta sur un tabouret qui tomba sur le
sol dallé en un bruit sec. Niluphar accourut, inquiète pour
sa maîtresse, et releva le siège.
– Ce n’est rien, murmura Cléopâtre. J’aurai un bleu ou
une petite bosse de rien du tout… Mais c’est toi qui vas
souffrir si tu ne t’occupes pas au plus vite de ma toilette !
— Tout est prêt, Princesse !
— Tu ne dors donc jamais ?
Occupée à verser de l’eau délicieusement fraîche dans
une grande vasque, Niluphar ne répondit pas et Cléopâtre
s’abandonna entre ses mains. Débarbouillage, chiton
propre, fibules d’or ciselées, jolis bracelets et coiffure réussie

23. En 59 avant notre ère, Bérénice a dix-sept ans, Cléopâtre dix ans et Arsinoé huit ans.

54
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

en un tour de main ! Pour finir, l’esclave la parfuma. Frot-


tant son genou meurtri, Cléopâtre songeait à ses leçons.
Savait-elle encore la fable24 d’Ésope25 qu’elle devait réciter
aujourd’hui ? Afin de vérifier sa mémoire, elle commença :
– Un corbeau malade dit à sa mère : « Prie les dieux et ne pleure
pas. » La mère lui demanda : « Quel dieu, mon enfant, aura pitié de toi ?
En est-il un seul à qui tu n’aies pas volé de viande ? » Cette fable montre
que ceux qui se font beaucoup d’ennemis dans leur vie ne trouvent pas
d’amis quand ils sont dans le besoin.
– C’est bien vrai ! approuva Niluphar en tendant un mi-
roir de bronze à sa maîtresse.
Un lointain hennissement de cheval accompagné des cla-
quements secs de sabots les firent sursauter toutes deux.
– Un cavalier, ici, à cette heure ? s’étonna Cléopâtre. Est-
ce un messager pour mon père, l’annonce d’une émeute ou
l’arrivée des Romains ?
– Pas de Romains, une grosse révolte, osa Niluphar. Aux
cuisines, on dit la ville en colère.
– Pourquoi ? Vas-tu parler, petite cachottière !
– Pharaon a envoyé plein de talents d’or26 aux Romains.
– Combien ? Mille, deux mille ?
– Plus, Princesse.

24. « Le corbeau malade », fable d’Ésope n° 168.


25. Écrivain grec à demi-légendaire des viie–vie siècles avant notre ère, auteur de fables,
dont Jean de La Fontaine s’inspirera.
26. Au temps des Ptolémées, des pièces, appelées oboles ou drachmes, circulaient. On
utilisait également le talent (environ 26 kg) et la mine qui, bien sûr, n’existaient pas sous
forme de pièces. La monnaie d’or était plus précieuse que celle en argent ou en bronze.

55
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Trois mille alors ? Non, je ne peux y croire.


– J’ai entendu cinq mille.
Accablée, Cléopâtre jeta un coup d’œil distrait à son
miroir. Le cœur palpitant de fureur, elle hésitait. Son père
était-il un traître, un fou ou les deux à la fois ?

56
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  ii

Vite À la bibliothÈque

Cléopâtre connaissait par cœur le chemin de la Biblio-


thèque. Depuis trois ans, elle s’y rendait chaque matin, sauf
les jours de fêtes où elle participait aux prières accompa-
gnées de sacrifices aux dieux. Trois ans d’étude et jamais
elle n’avait trouvé le temps long, oubliant jusqu’à l’exis-
tence du mot : ennui !
Avec maître Cléon le poète, elle apprenait à lire et à
écrire en grec, à exposer clairement ses idées, à aimer le
théâtre, Homère27 et tous les grands poètes. Avec maître
Sosigène l’astronome, elle découvrait les mathématiques, la
géométrie et les astres du ciel. Quant à maître Dioscoride,
son médecin, il partageait avec elle son art de guérir et ses
secrets sur les plantes et les animaux.
Enchantés de leur jeune élève, les trois savants appré-
ciaient son intelligence, sa curiosité d’esprit et son courage.
Pétillante d’énergie, Cléopâtre avait exigé d’apprendre
d’autres langues que le grec et l’égyptien qu’elle parlait

27. Poète grec, peut-être légendaire, auteur de L’Iliade et de L’Odyssée. Il aurait vécu au
viiie siècle avant notre ère.

57
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

maintenant couramment, grâce à son esclave. Apprendre


l’égyptien ? Cette idée, jamais aucun prince, aucune prin-
cesse d’Alexandrie ne l’avait eu, de mémoire d’homme !
– Si l’histoire des cinq mille talents d’or est vraie, songeait
Cléopâtre en traversant la Grande Cour aux colonnes, les
Alexandrins vont hurler leur colère. Ils lanceront des pierres
et… que se passera-t-il s’ils pénètrent jusqu’ici ?
La fillette frissonnait d’horreur lorsque les gardes ou-
vrirent devant elle la porte gigantesque donnant sur la
grand-rue du Quartier des Palais. Apollodore le Sicilien
l’attendait à l’ombre d’un palmier. En effet, le chef des
gardes avait été choisi par Ptolémée pour accompagner la
jeune princesse, dès qu’elle quittait le palais et ses jardins.
– Le soleil à peine levé, tu es déjà là ! s’étonna Cléopâtre,
qui appréciait, depuis son escapade au Phare, cet homme
discret, au regard fier et droit. Je craignais d’avoir à t’at-
tendre, ajouta-t-elle.
– Je suis toujours prêt quand vous avez besoin de moi.
– Merci, je saurai m’en souvenir.
Et elle lui sourit, un de ces sourires charmeurs qui il-
luminaient son visage et séduisaient toujours ceux à qui
ils étaient destinés. Elle courait presque maintenant. Des
dizaines d’oiseaux se levaient à son approche dans un tu-
multe de piaillements et de battements d’ailes.
– Apollodore, as-tu vu mes sœurs ? demanda-t-elle sans
ralentir.
– Non, Princesse.

58
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Tranquillisée, elle longea le petit temple d’Isis et d’anciens


palais admirables d’élégance avec leurs statues, colonnes,
sphinx à l’égyptienne et bouquets de verdure. Elle savait
que, depuis le premier Ptolémée, chaque pharaon aimait
bâtir son propre palais en belles pierres et marbres poly-
chromes. Que de merveilles ! Les émeutiers allaient-ils les
briser par la faute de son père ? Les incendier ?
Cléopâtre courait toujours en franchissant le mur d’en-
ceinte flanqué d’un portique28, qui s’ouvrait sur une vaste
cour écrasée de soleil. À droite et à gauche, les bâtiments
de la Bibliothèque, au fond le Musée. Comme à son habi-
tude, Apollodore s’arrêta à l’entrée. Il ne suivait jamais sa
princesse là où elle ne risquait rien. Il s’accroupit à l’ombre
du mur et ferma les yeux, certain de pouvoir somnoler plu-
sieurs heures.
À la Bibliothèque, Cléopâtre fut déçue de ne pas y trou-
ver maître Cléon qui, lui dit-on, l’attendait à l’Exèdre29.
Elle ressortit aussitôt, dépassa le bâtiment où logeaient les
savants, traversa une cour, grimpa quatre à quatre un petit
escalier. Enfin, elle aperçut le poète, assis sur un gradin de
pierre blanche à l’ombre d’un bouquet de palmiers.
– Maître Cléon !
Perdu dans ses pensées, il sursauta.
– Vous êtes bien matinale, Princesse.

28. Galerie ouverte au plafond soutenu par des colonnes.


29. Cour entourée de gradins de pierre où il fait bon s’asseoir pour discuter.

59
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Savez-vous ce qu’on raconte aux cuisines ? commença


la fillette, prenant place près de lui.
– Je l’ignore mais, un conseil, méfiez-vous des ragots des
serviteurs.
Cléopâtre afficha un pauvre sourire sur son visage qu’un
voile de tristesse assombrissait déjà.
– Ainsi vous savez, constata le savant. Cinq ou six mille
talents d’or sont partis pour Rome ! Pauvre de nous ! Nous
courons à la catastrophe.

60
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  iii

Six mille talents d'or !

Cléopâtre effleura de la main le gradin de pierre qui,


bientôt, brûlerait tel un fer rougi au feu. Puis, indiffé­
rente au soleil d’été, elle confia au poète les propos de
Niluphar.
– Cléon, dis-moi la vérité, conclut-elle, le cœur broyé
d’inquiétude. Mon père aime-t-il Rome ou Alexandrie ?
Réponds-moi avec franchise, est-il… sain d’esprit ?
– Pharaon honorant rarement la Bibliothèque de sa pré-
sence, je n’ai guère l’occasion de juger de sa santé.
– Mon bon maître, comment vivrons-nous s’il distribue
tout l’or d’Égypte ? D’ailleurs, d’où vient-il, cet or ?
– Des mines cachées dans les secrets du désert. Rares
sont ceux qui en connaissent le chemin… Mais vous deviez
apprendre un texte d’Ésope, il me semble. Je vous écoute,
nous discuterons après.
Élève irréprochable, Cléopâtre récita la fable de sa voix
chantante, tandis que Cléon, charmé, lissait du plat de
la main son chiton immaculé, à croire que la poussière
alexandrine l’évitait et que les tâches le fuyaient.

61
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Alors, que se passe-t-il ici ? insista Cléopâtre. J’ai dix ans


maintenant, je suis en âge de savoir.
Le poète retint un sourire. Sa jeune princesse, la plus
brillante élève qu’il n’ait jamais eue, semblait plus sensée
que le roi !
– Depuis environ un an, Rome est dirigée par trois hommes,
un Triumvirat30 comme ils disent, de tres, trium qui signifie
« trois » en latin et de vir « homme ». Comprenez-vous ?
– M’enseigneras-tu le latin, Cléon ?
– Assurément. Donc, trois noms à retenir : Pompée,
Crassus et César…
– César ?
Ce nom amusa la princesse.
– Oui, Jules César, fils d’une illustre famille de Rome !
Un passionné de culture grecque… un dévoré d’ambition.
– Quelles ambitions, mon maître ? Que veut-il ? Écarter
ses amis du pouvoir ou achever la conquête des terres
d’orient et d’occident ?
– Les dieux seuls le savent, mais César aurait déclaré un
jour : « Je préférerais être le premier dans un misérable vil-
lage, plutôt que le second à Rome ! »
– Il a raison ! murmura si bas Cléopâtre que Cléon ne
l’entendit pas.
En effet, que pouvait-elle espérer de l’avenir ? Elle, la
cadette d’un roi et d’une femme aimée un jour, oubliée

30. Association de trois personnes pour exercer le pouvoir.

62
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

depuis. Si seulement elle était fille de la reine Cléopâtra, si


seulement…
– Quant à Crassus, il est aussi célèbre et puissant que
Pompée, poursuivait le poète. Alors, pour s’assurer la bien-
veillance des trois nouveaux maîtres de Rome, Pharaon
leur a offert six mille talents.
– Six mille !
Cléopâtre n’en croyait pas ses oreilles.
– Peu intéressé par cet or dont il ne manque pas, le richis-
sime Crassus l’accepta cependant. Mais César et Pompée
ont apprécié le cadeau… Ce n’est pas tout, Princesse.
D’une pichenette, Cléon ôta une poussière invisible de
son vêtement et, regardant droit dans les yeux son élève, il
conclut :
– César a été si touché des largesses de Pharaon qu’il
a fait voter par le Sénat de Rome un traité d’alliance
reconnaissant Ptolémée l’Aulète roi légitime d’Égypte…
– Voilà une excellente nouvelle ! s’exclama Cléopâtre.
– Modérez votre enthousiasme, car César s’est bien gardé
d’évoquer le cas de l’île de Chypre31 qui sera annexée par
Rome, si Rome le désire. Pharaon, de son côté, refuse la
discussion sur ce qu’il appelle un « détail », mais cet oubli
sonne comme une menace !
– Enfin, maître Cléon, il n’y a aucun risque puisque
cette île appartient au royaume d’Égypte depuis la nuit des
31. Île de la mer Méditerranée, au nord de l’Égypte, passée sous la domination des
Ptolémées au iiie siècle avant notre ère.

63
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

temps ! En plus, le roi de Chypre est mon oncle, le jeune


frère de mon père !
– Rien de plus exact, Princesse. Enfin, vous vouliez la
vérité, toute la vérité, alors regardez-la en face ! Dans ce
traité d’alliance, Pharaon ne défend ni Chypre ni son frère,
ce qui indigne les Alexandrins, moi le premier. Comprenez-
vous maintenant leur fureur ?
Cléopâtre comprenait si bien qu’elle sentit un froid in-
tense envahir son ventre et glacer sa poitrine.
– Que va-t-il se passer, maître Cléon ?
– Je l’ignore. Cependant, ma chère élève, si vous le per-
mettez, revenons à vos études. Ésope écrivit trois cent
cinquante-huit fables et… suivez-moi à la Bibliothèque.

64
© Editions Belin / Humensis
Chapitre iv

Papyrus et parchemins

Cléopâtre oublia son inquiétude sur le seuil de la Biblio-


thèque. Là, d’innombrables documents écrits dans toutes
les langues de la Terre l’attendaient, sagement rangés sur
leurs rayonnages.
– Sept cent mille rouleaux de papyrus32 et de parche-
mins33 ! avait précisé Cléon. Tous les savoirs du monde à
portée de main !
Un silence studieux régnait dans l’immense bâtiment,
troublé de temps à autre par des murmures confus, des
bruits de pas, des crissements de tabourets malmenés, des
bruissements de rouleaux déroulés avec soin, des petites
toux sèches ou des reniflements furtifs. Des hommes de
tous âges, petits, grands, gros, maigres, rêveurs ou affairés,
étudiaient. Ils faisaient progresser la science en lisant, réflé-
chissant, inventant, écrivant… Seuls les savants et la famille

32. Il ne s’agit pas ici de la plante qui pousse dans les marais égyptiens, mais des
« feuilles » fabriquées en utilisant sa tige. Ces « feuilles » collées bout à bout forment de
longs rouleaux.
33. Peaux d’animaux, souvent de mouton ou de chèvre, préparées pour écrire.

65
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

royale avaient accès à la Bibliothèque. De femmes, il n’y en


avait pas, à l’exception des princesses.
Certaine de devenir reine d’Égypte un jour, ce qu’elle
répétait souvent, surtout à ses sœurs, Bérénice étudiait avec
son maître une carte tracée sur papyrus. Plus loin, Arsinoé
braillait l’alphabet : alpha, bêta, gamma, delta, epsilon…
Cléopâtre avait beau tendre l’oreille, elle ne pouvait en-
tendre ce que disait Bérénice. Elle détestait cette voix fausse-
ment douce, faite pour dissimuler un caractère autoritaire !
Mais les hésitations bruyantes d’Arsinoé lui parvenant trop
nettement, elle se boucha les oreilles du bout des doigts pour
se plonger avec délice dans l’étude de L’Odyssée d’Homère.
Maître Cléon n’avait pas son pareil pour expliquer les
mots compliqués rencontrés au cours de la lecture. Choi-
sissant avec bonheur les passages à copier, dicter ou ap-
prendre par cœur, il savait aussi bien clarifier les règles
de grammaire que communiquer son amour pour cette
épopée d’une beauté admirable, inégalable et inégalée ! Il
savait également que son élève n’aimait guère la reine Pé-
nélope, qui tissait si sagement en attendant le retour de son
Ulysse de mari… Cléon était le meilleur des maîtres, sauf
quand il dictait les textes trop rapidement. Et, justement,
l’épreuve allait commencer. Cléopâtre attrapa sa tablette34
et son stylet35 à toute vitesse.

34. Planchette de bois enduite de cire.


35. La partie pointue du stylet, souvent en métal, permet de graver les lettres dans la
cire. Son autre extrémité, plate, peut les effacer en lissant la cire préalablement ramollie.

66
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Attention, une punition vous attend en cas d’erreurs


grossières ! menaça-t-il. Je commence.
– Mon maître, ne peut-on chasser de la Bibliothèque ces
mouches abominables qui se collent à ma peau, me cha-
touillent et, finalement, me déconcentrent ?
– La majorité des animaux n’obéissent pas plus aux
hommes qu’aux rois, Princesse ! Parlez des insectes avec
Dioscoride. Il connaît tous leurs secrets.
– Si ma dictée est mauvaise, ce sera leur faute, il vous
faudra les punir sévèrement.

67
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  v

La reine des abeilles

Après le cours de Cléon, Cléopâtre rejoignit Dioscoride


le médecin au jardin botanique, situé près de l’Exèdre.
Elle aimait discuter avec lui dans les allées ombragées
d’arbres rares et odorants. Elle ne se lassait pas d’admirer
ces plantes étonnantes venues de loin, légumes biscornus
et fleurs inconnues aux formes et aux parfums étranges.
Les arbres à encens surtout la ravissaient.
Ce jour-là, la porte de la Bibliothèque sitôt franchie, elle
longea le bâtiment sous les portiques aux colonnes. Puis, la
main au-dessus des yeux pour éviter la forte réverbération,
elle traversa les cours écrasées de soleil.
– Comment chasser les mouches de la Bibliothèque, cher
maître ? demanda Cléopâtre, qui en voulait encore à ces
insectes de troubler ses études.
Elle n’espérait pas de réponse et, pourtant, le savant se
révéla intarissable sur le sujet.
– Selon Aristote36, conclut-il enfin, de chacune des petites

36. À la fois philosophe, médecin et précepteur d’Alexandre le Grand, ce célèbre savant


grec (384-322 avant notre ère) écrivit, entre autres, une Histoire des animaux. Son étude
des insectes s’y trouve au livre V.

68
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

larves qui se forment et grandissent dans le fumier sort une


mouche aimant chaleur et soleil.
– D’accord, mais comment les chasser ?
– Princesse, rien ne vaut l’huile d’inule ! Mais je préfé-
rerais vous parler des abeilles qui, et vous y serez sensible,
respectent leur souveraine.
Effectivement, la fillette trouva passionnante la vie de
cette reine, des bourdons sans aiguillon et des abeilles ou-
vrières aux dards redoutables. Elle approuva Dioscoride
lorsqu’il lui proposa d’étudier les ruches du jardin zoolo-
gique royal. Chose curieuse, elle n’y avait encore jamais
mis les pieds.
– Bien sûr, nous attendrons la douceur de l’automne pour
y aller, ajouta-t-il en s’éventant. Quelques espèces rares
vous amuseront.
– Les girafes s’aperçoivent d’ici, mon maître ! Dis-moi, les
panthères ont-elles vraiment des robes tachetées ?
– Tout ce qu’il y a de plus exact.
– Et existe-t-il réellement des animaux avec une corne
sur le museau ? Comme ce doit être laid et malcommode.
– Des rhinocéros ? Oui, vous en verrez deux.
– Mon cher Dioscoride, allons-y sans tarder… Nous res-
terons à l’ombre des arbres, proposa la fillette.
– Princesse, j’admire votre soif de connaissances. Cepen-
dant, je refuse de vous suivre en plein midi, un jour de
canicule. J’ai passé l’âge de ces fantaisies.
– Comment, tu oses freiner les études de ta future reine ?

69
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Soyez raisonnable ! Une heure au zoo et… l’insolation


vous tiendra couchée plusieurs jours. Voilà ce que vous y
gagnerez. Soyez prudente, je vous prie.
– Je le suis, mon bon maître ! Allons, venez.
Attendri par ce courage mêlé d’un brin de folie, le mé-
decin se demanda comment Cléopâtre pouvait imaginer
s’asseoir un jour sur le trône d’Égypte.
– Cessez vos extravagances, lui conseilla-t-il avec douceur.
La situation de votre père est délicate, l’armée romaine à
nos portes, votre sœur aînée Bérénice n’est pas du genre à
céder son trône, et vous avez deux jeunes frères ! Ptolémée
l’Aîné vient de fêter ses deux ans et Ptolémée le Cadet son
premier anniversaire.
– Je ne le sais que trop, s’énerva la princesse.
– Vous avez donc peu de chance de régner sur l’Égypte.
– « Peu » ne signifie pas « aucune » ! s’entêta-t-elle.
C’est alors que Sosigène l’astronome les rejoignit. Surpris
de les trouver dans la fournaise estivale du jardin botanique,
il entraîna Cléopâtre à la Bibliothèque, dont les murs épais
protégeaient si bien de la chaleur.
– J’ai un document étonnant à vous présenter, Princesse,
dit-il, certain de l’intéresser.

70
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  vi

Jeux d'Été

Sosigène n’avait pas menti. Il présenta à sa jeune élève la


traduction récente d’un papyrus mathématique datant des
premiers pharaons.
– L’original a plus de deux mille ans, s’enthousiasma-t-il,
et ces savants calculs ont permis la construction des Grandes
Pyramides !
Avec Cléopâtre, il n’avait jamais besoin d’expliquer deux
fois la même chose. Il appréciait sa façon de résoudre des
problèmes complexes, son art de tracer des figures géo-
métriques, sa passion pour l’étude des étoiles, comme sa
manière de réciter le théorème de Thalès37 sans erreur et
d’une voix si douce qu’il croyait entendre les oiseaux chan-
ter. Cette élève-là était une merveille, un don des dieux !
Néanmoins, le sage Sosigène se gardait bien de le lui dire,
Cléopâtre ayant déjà tendance à l’autosatisfaction.
Quand il annonça la fin du cours, la fillette n’avait pas
vu le temps passer. Bérénice et Arsinoé étaient déjà parties.

37. Philosophe et mathématicien grec, Thalès vécut vers 640-548 avant notre ère.

71
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Tant mieux, bon vent ! Les voir travailler moins qu’elle la


mettait en joie. Assurément la plus jolie des trois, elle se
voulait aussi la plus intelligente et la plus cultivée. Mis à
part quelques parties d’osselets ou des promenades dans
les jardins, les trois sœurs s’évitaient soigneusement depuis
toujours. Leur méfiance réciproque était-elle naturelle ou
née des rivalités déchirant leur dynastie depuis plus de deux
siècles ? Haines farouches et meurtres sauvages pour le pou-
voir étaient en effet une spécialité des Ptolémées !

Les premières étoiles papillotaient dans l’obscurité des


cieux, lorsque Cléopâtre quitta la Bibliothèque. Sitôt de-
hors, elle fut assaillie par un terrible vacarme ! Hurlements
et chocs de pierres. Les Alexandrins manifestaient toujours
et un Apollodore angoissé l’attendait, la main crispée sur le
pommeau de son glaive.
– Vite, Princesse, ils s’attaquent aux portes du Quartier
des Palais.
– Ah ! Et, d’après toi, parviendront-ils à les enfoncer ?
– C’est peu probable, mais sait-on jamais. La foule est
puissante, imprévisible.
– Ne crains rien, Apollodore ! S’ils arrivent jusqu’ici, je
me cacherai… je me cacherai…
– Ô puissant Sérapis, épargnez-nous un tel malheur !
– Je courrai jusqu’au vieux figuier ou… disparaîtrai, là,
sous ces tamaris. Avec l’aide des dieux, je serai invisible !

72
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Dans l’allée bordée d’arbres et de buissons fleuris, un


Égyptien au pagne fatigué coupait des fleurs fanées.
– Le crois-tu dangereux, Apollodore ? murmura Cléo-
pâtre. En veut-il à ma vie ? Dissimule-t-il un poignard sous
son pagne ?
Le garde brandit son arme.
– Mais, non, regarde, ajouta la fillette dans un éclat de
rire. Un souffle de vent et il tomberait le nez dans les bleuets.
Apollodore n’ayant pas le cœur à rire, il la pria de presser
le pas. Sa peur ne s’envola que lorsque la porte du palais
se referma derrière elle. Alors, il fit demi-tour et se dirigea
vers le vieux bâtiment où il habitait.

La chaleur régnait en maître sur sa terrasse, pourtant


Cléopâtre s’y précipita. Accoudée à la balustrade, les yeux
clos, elle aimait sentir l’air brûlant et salé venant de la mer.
Eurystè lui conseilla de se reposer sur son lit en attendant
le dîner.
– Je me reposerai quand je serai vieille !
L’infatigable princesse chanta un long moment, s’accom-
pagnant à la lyre. Lorsqu’elle en eut assez, elle choisit dans
une corbeille cinq balles de tissu, bien rembourrées, et les
fit passer d’une main à l’autre avec adresse.
– Niluphar, apporte mon repas ici ! N’oublie pas l’huile
anti-moustiques !
Pieds nus et ceinture dénouée pour être plus à l’aise,
Cléopâtre jongla longtemps. Puis, alors que toutes les fil-

73
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

lettes de son âge auraient souhaité dormir, elle interrogea


son esclave sur les ruches qu’elle avait probablement vues
quand elle vivait au bord du Nil. Hélas, Niluphar n’avait
jamais prêté attention aux abeilles. Aussi fut-elle grondée,
et vite pardonnée quand elle s’exclama :
– Princesse, vous parlez aussi bien l’égyptien que moi !
C’était pour Cléopâtre un compliment magnifique.

74
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  vii

Sous le lit

Bien que vêtue légèrement, Cléopâtre ne dormit guère


cette nuit-là. L’esprit en ébullition, elle réfléchissait à la
situation du royaume et plus elle réfléchissait, mieux elle
comprenait les angoisses des émeutiers, d’Apollodore et de
maître Cléon.
– César a oublié Chypre, songeait-elle, mais il reconnaît
la légitimité de mon père, un bâtard puisqu’il est, comme
moi, l’enfant du roi et d’une femme autre que la reine…
Tel père telle fille !
– À qui parles-tu ? s’inquiéta Eurystè, d’une voix engour-
die de sommeil.
Cléopâtre sursauta. Elle ne l’avait pas entendue arriver.
– Que se passe-t-il ? Des soucis, ma princesse ?
– Non, non, tout va bien… laisse-moi, s’il te plaît.
Déterminée à ne jamais discuter de choses sérieuses avec
elle, la fillette lui tourna le dos et, faisant semblant de dor-
mir, elle reprit ses réflexions là où elle les avait laissées.
– Évidemment, il me reste l’insoluble problème de ma
mère… Mais, l’Aulète roi légitime grâce à César, me voilà

75
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

fille d’un vrai pharaon. Cela ne vaut-il pas six mille talents
d’or ? Non, c’est cher payé, quand le pays a faim !
Cléopâtre sombra enfin dans un sommeil agité. Tout
était silencieux, lorsqu’elle s’éveilla le cœur battant, la
bouche pâteuse, un bras hors du lit. Un crissement déplai-
sant l’avait tirée d’un de ces cauchemars dont elle avait
le secret.
Elle tendit l’oreille. C’était un frôlement indéfinissable
et menaçant, un couinement, un sifflement qui n’en était
pas un. Elle attendit, elle attendit peu de temps. Le bruit
résonna à nouveau, si proche qu’elle le localisa : il venait
de sous son lit ! Elle se recroquevilla dans son drap crai-
gnant la présence d’un serpent. Cobra ou vipère cornue ?
Les deux amenaient la mort et elle était trop jeune pour
mourir ! Pas à dix ans !
– Ô dieux, venez à mon secours ! pria-t-elle.
Surtout, pas de gestes brusques qui effraieraient le reptile,
pas de cris, pas d’appels à l’aide… Mais pourquoi Eurystè
ne venait-elle jamais quand on avait besoin d’elle ?
Nouveau bruissement, nouvelle alerte et, soudain, un
miaulement bref, clair, aisément reconnaissable. Certaine
que les serpents ne miaulaient pas, Cléopâtre sauta au bas
de son lit.
À genoux sur le sol, elle aperçut une boule de poils
gris tachetés de blanc et deux yeux verts étincelants
comme les étoiles du ciel. Elle attrapa le chaton terrorisé
et l’embrassa.

76
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Vilain, tu m’as fait une de ces peurs ! le gronda-t-elle.


L’animal miaula et, en quelques coups de langue râpeuse,
fit de Cléopâtre sa meilleure amie.

77
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  viii

Les secrets des hIÉroglyphes

Été 58 avant notre ère


Un an s’était écoulé. Les rues d’Alexandrie avaient en-
fin retrouvé leur calme. Au fil des jours, Cléopâtre deve-
nait toujours plus belle. Apercevoir à la Bibliothèque sa
silhouette élancée, sa démarche gracieuse et son visage
souriant aux yeux pétillants d’intelligence était un plaisir
apprécié des savants, jeunes ou vieux, tous prêts à faire ses
quatre volontés.
Hélas, Eurystè était d’une autre trempe que ces hommes-
là. Elle osait contrarier sa princesse !
– Pas de chat ici ! avait-elle décrété en découvrant l’ani-
mal ce matin-là.
Pour la faire changer d’avis, Cléopâtre avait utilisé l’art
de bien parler, enseigné par maître Cléon. Mais, belle rhé-
torique38 ou pas, elle avait essuyé un terrible échec. La pre-
nant alors par les sentiments, elle avait parlé de sa solitude,
de son amour des animaux. Rien n’y avait fait. Changeant
de tactique, elle l’avait effrayée, exagérant le danger de souris

38. L’art des beaux discours.

78
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

ou, pire, de rats au palais ! La résistance d’Eurystè n’avait


faibli que lorsque l’animal avait disparu sur la terrasse.
– S’il reste là-bas, l’accepteras-tu ? avait proposé la prin-
cesse, à court d’arguments.
Eurystè avait enfin capitulé. Cléopâtre riait chaque fois
qu’elle repensait à cette discussion épique ! Maintenant, sa
nourrice aimait son chat presqu’autant qu’elle.

Mais aujourd’hui, la princesse n’avait pas le temps de


bavarder avec l’une, ni de jouer avec l’autre. Pressée de
découvrir la surprise promise la veille par maître Sosigène,
elle déposa un baiser rapide sur le museau de son chat,
embrassa tendrement Eurystè, attrapa son voile en courant
et s’en alla.
– Amusez-vous bien et surtout pas de bêtises ! leur dit-elle.
À ce soir !
Après les prières matinales et l’habituel détour par les jar-
dins royaux, la fillette prit le chemin de la Bibliothèque. Une
fleur de lotus fraîchement cueillie dans ses cheveux, elle y
découvrit Sosigène en pleine discussion avec un homme au
crâne rasé, grand et voûté, vêtu d’un long pagne plissé à
l’égyptienne. Un prêtre-savant probablement, un de ceux
qui habitaient les temples de la vallée du Nil que la fillette
rêvait de découvrir.
– Ah ! Vous voilà, Princesse ! s’exclama son maître. Venez
que je vous présente Setné, que notre Bibliothèque s’ho-
nore d’accueillir.

79
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

L’homme salua Cléopâtre avec respect et se replongea


dans la lecture du papyrus qu’il tenait à la main. Son regard
était doux, profond, émouvant.
– L’immense savoir élaboré au cours des siècles par le
clergé39 égyptien n’a aucun secret pour ce prêtre d’Hélio-
polis40, chuchota Sosigène à l’oreille de son élève. Et…
et… nous commençons la traduction en grec d’un de leurs
papyrus, un document d’une importance capitale.
– Je vous envie, cher maître, mais vous m’aviez parlé de
surprise. Quelle est-elle ?
– Princesse, désirez-vous toujours écrire la langue égyp-
tienne, celle que vous parlez avec votre esclave ?
– Évidemment !
– Alors, ma surprise s’appelle Setné. Il vous enseignera
l’écriture démotique en usage aujourd’hui et, si cela vous
intéresse, les secrets des hiéroglyphes.
– Quels secrets ?
– Je me suis mal exprimé, bafouilla le savant. De secrets,
il n’y en a pas ! Seuls les sots parlent ainsi. Ni secrets ni
mystères, je voulais juste souligner la difficulté de cette
langue qui ressemble à des dessins.
– Mon maître, je désire commencer aujourd’hui même.
Est-ce possible ?

39. Ensemble des prêtres et autres personnes au service des dieux.


40. Située au sud du delta du Nil, cette célèbre ville d’Égypte joua au rôle religieux impor-
tant dès les premiers pharaons. Son grand temple fut le centre du culte au dieu soleil Rê.

80
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Ayant prévu l’impatience de Cléopâtre, Sosigène la laissa


en compagnie de Setné pour son premier cours.

81
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  ix

Griffonneurs et gribouillages

Cléopâtre ignorait encore que cette journée si agréable-


ment commencée avec le prêtre Setné lui réservait une
autre surprise.
Peu avant midi, maître Cléon lui fit signe de le rejoindre
sur le perron du Musée, le superbe bâtiment jouxtant la
Bibliothèque !
Le cœur battant, la princesse passa cette porte qu’elle
n’avait encore jamais franchie et pénétra dans une salle
gigantesque propice aux réunions, avec son promenoir
entouré d’arcades aux fines colonnes et, juste au-dessus,
la balustrade du premier étage.
Des savants y travaillaient assis, debout, isolés ou en
groupes, établissant les éditions originales des auteurs
grecs, débarrassant les textes d’annotations inutiles, véri-
fiant les traités de mathématiques et d’astronomie, com-
parant, complétant !
– Maître Cléon, connais-tu le surnom du Musée ?
demanda Cléopâtre à mi-voix.
– Je m’intéresse peu à ce genre de propos, grommela-t-il.

82
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– On l’appelle la « cage des Muses41 » ! Les Muses pour les


arts et les sciences, et une cage comme pour les animaux
captifs. Et sais-tu pourquoi ?
Cléon haussa ses sourcils qu’il avait épais. Ce genre de
discussion l’exaspérait.
– Parce que ceux qui y viennent sont des oiseaux rares
et précieux, des oiseaux de luxe dans une volière de luxe !
– Votre histoire n’a ni queue ni tête, Princesse !
Cléopâtre n’avait pas voulu le vexer. Elle regrettait ses
paroles, mais ce qui a été dit ne peut être effacé. Le poète
se gratta la tête et, se laissant aller à la colère, il explosa.
– Quelle sottise ! Seuls les envieux et les aigris colportent
de tels propos. Ils oublient que nous autres, savants du
Musée et de la Bibliothèque, sommes les invités de Pharaon
qui nous offre repas, logements, appointements et tout ce
qui est nécessaire à la poursuite de nos travaux !
Cléon reprit son souffle. Il chassa rageusement un cheveu
égaré sur son chiton et ajouta, moins agressif  :
– Où entendez-vous ce genre de ragots, Princesse ?
– Mon esclave Niluphar me raconte, en égyptien, ce qui
se dit dans les cuisines. Mais c’est juste pour m’amuser !
– Si je désapprouve vos distractions, je vous félicite pour
votre compréhension de la langue du Nil.

41. Les neuf Muses sont neuf déesses, toutes sœurs. Leurs chants réjouissaient Zeus et
les autres dieux. Elles présidaient à la « pensée » sous toutes ses formes : Calliope pour la
poésie, Clio pour l’histoire, Uranie pour l’astronomie, etc.

83
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Mon maître, ne te fâche pas. Tu es le plus bel oiseau de


la « cage des Muses » ! On vous appelle aussi…
– Je m’attends au pire !
– On vous appelle les charakitai, c’est-à-dire les griffonneurs,
enfin… ceux qui font des gribouillages !
– Une niaiserie de plus.
Cléopâtre eut un sourire désolé.
– Parle-moi d’Ulysse, l’homme aux mille ruses, lui de-
manda-t-elle pour se faire pardonner.
Ravi d’aborder un de ses sujets préférés, maître Cléon
oublia ces humiliantes rumeurs. Une heure plus tard, il dis-
courait encore.

84
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  x

Cinq maîtres

De retour à la Bibliothèque, Cléopâtre étudia avec


Dioscoride qui, comme d’habitude, chanta les louanges
d’Hippocrate42 le médecin.
– Je l’approuve ! N’en déplaise à certains, s’énerva-t-il.
Oui, j’applaudis lorsqu’il écrit que les maladies ont des
causes naturelles et ne sont pas provoquées par les colères
des dieux.
– Dis-moi, Hippocrate a-t-il étudié à Alexandrie ?
Sosigène éclata de rire.
– Voyons, Princesse, ce grand homme a vécu bien avant
la fondation de cette ville… Alexandre le Grand n’était
pas encore né, alors, vous pensez… Pas d’Alexandre, pas
d’Alexandrie, et pas d’Alexandrie, pas de Bibliothèque !
Vexée d’avoir proféré une telle stupidité, la fillette cher-
chait comment survivre à la honte qui enflammait ses joues,
lorsque Sosigène l’astronome arriva. Son sauveur ! Elle l’ac-
cueillit d’un magnifique sourire, vivante image du bonheur.

42. Hippocrate, le plus célèbre des médecins grecs, vécut vers 460-370 avant notre ère.

85
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Si elle avait su que le cours que ce dernier lui avait préparé


se révélerait aussi difficile à suivre, elle aurait montré moins
de plaisir. Ô dieux, qu’il était parfois confus !
– La Terre est ronde, sans l’ombre d’un doute, et sa cir-
conférence nous est connue depuis plus d’un siècle ! toni-
trua Sosigène, en guise de conclusion.
– Comment le sais-tu, mon maître ? Les dieux t’ont-ils
envoyé un message à ce sujet ?
– Non, Ératosthène43 l’a calculée, dit-il en jouant avec ses
doigts courts et grassouillets, si bien assortis à son ventre
rebondi. Ce savant mesura la différence de l’ombre portée
par son bâton, exactement à la même heure, à Syène44 et à
Alexandrie. Connaissant dès lors la distance et la courbure
du sol entre ces deux villes, il en déduisit la circonférence
de la Terre !
– Mais, pour d’autres savants, la Terre est plate comme
un tambour.
– Sottises, Princesse, sottises ! Aristote lui-même l’imagi-
nait sphérique… Avez-vous regardé les bateaux quitter le
port ?
– Oui, je les admire souvent et rêve de voyages.
– Quand un navire s’éloigne, qu’est-ce qui disparaît en
premier ?
– La coque ! répondit sans hésiter Cléopâtre.

43. Ce savant grec (vers 284-192 avant notre ère) travailla des années à la Bibliothèque
d’Alexandrie, et calcula la circonférence de la Terre avec une remarquable exactitude.
44. Ville au sud de l’Égypte, appelée aujourd’hui Assouan.

86
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Bravo ! Voilà la preuve, la preuve irréfutable ! Quand


un bateau gagne le large, nous le voyons s’enfoncer peu à
peu derrière l’horizon, d’abord plus de coque, puis plus de
voile… Si la Terre était plate, le navire rapetisserait en son
entier, deviendrait minuscule, puis invisible. Mais ce n’est
pas ce qui se passe : il disparaît comme s’il glissait sur une
pente, et cette pente c’est la courbure de la Terre !

La chaleur ne se résignait pas à tomber quand Cléopâtre


retrouva son professeur d’araméen45, un homme charmant
et d’une patience étonnante, un des nombreux Juifs qui
habitaient Alexandrie et participaient à la renommée de
la cité.
La nuit était tombée, lorsqu’elle regagna le palais où Eu-
rystè et Niluphar l’attendaient. Bavardages et toilette du
soir. Comme la princesse aimait ces moments d’intimité !
Prendre soin de son corps, le laver, le sécher et l’enduire
d’un onguent parfumé pour adoucir la peau, ensuite dîner,
chanter ou jouer avec son chat tout en écoutant Niluphar
lui raconter les derniers ragots… Ragots qu’elle ne répétera
plus jamais à maître Cléon de peur d’essuyer une nouvelle
réprimande !

45. Cette langue parlée dans tout le Proche-Orient antique fut celle de Jésus-Christ.

87
© Editions Belin / Humensis
3e épisode

U ne longue
suite de drames

© Editions Belin / Humensis


Chapitre  i

Sur la terrasse

Fin d’été 58 avant notre ère


En cette fin d’été, l’air sentait la poussière, la chaleur, les
dattes et les figues mûres. Les jours comme les nuits deve-
naient plus doux mais, ce soir-là, rien ne se passa comme
d’habitude. Aucun bateau ne sortait du port. Aucun oiseau
ne volait dans le ciel. Aucune brise marine ne rafraîchis-
sait la princesse qui, le front humide de sueur, s’installa sur
sa terrasse où régnait une odeur infecte. Elle connaissait
bien ce parfum-là, violent et acre, un mélange d’eau, de
sel de natron46 et d’une poignée d’inules odorantes. Et elle
en avait assez.
– Niluphar ! cria-t-elle.
L’esclave accourut, suivie du chat.
– Tu es vraiment insupportable ! la réprimanda Cléo-
pâtre. Je t’ai demandé d’asperger le sol en milieu d’après-
midi, afin que cette puanteur se dissipe avant mon arrivée.

46. Dès les premiers pharaons, cette substance rocheuse blanche contenant du sodium,
du bicarbonate et du chlore est utilisée en raison de ses propriétés absorbantes et anti-
septiques. Nécessaire lors de toute momification, le natron est la grande richesse du
Ouadi Natroun, une oasis située à 80 km au sud-est d’Alexandrie.

89
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Si je l’utilise trop tôt, le remède magique ne servira à


rien contre les moustiques, les mouches et même les puces,
qui aiment autant les princesses que les servantes.
– Ne discute pas, obéis ! Dis-moi, où est passée Eurystè ?
– Je sais pas du tout.
– Bon, elle finira bien par réapparaître… Allons, Nilu-
phar, ne fais pas cette tête ! Chante-moi plutôt une ber-
ceuse de ton enfance, et doucement que j’en comprenne
les paroles !
L’esclave retrouva son sourire et, assise aux pieds de sa
maîtresse, elle se mit à chanter. En saisir le sens s’avéra
tellement difficile que Cléopâtre la pria de recommencer,
encore et encore. Son chat ronronnant sur ses genoux, elle
contemplait par-delà la balustrade la mer mouchetée de
blanc. À mesure que le ciel fonçait, les flots viraient du vert
au noir. Les étoiles lui semblèrent étonnamment pâles.
Soudain, un grand bruit se fit entendre, comme le cla-
quement du tonnerre, suivi de pas précipités. Cléopâtre
sursauta. Par réflexe, elle empoigna le bijou en or suspendu
à son cou, sa déesse Isis, son amulette protectrice préférée.
Elle s’attendait à voir surgir des Alexandrins révoltés, des
soldats romains ou des monstres de l’Enfer, quand Eurystè
arriva sur la terrasse, en sueur, haletante.
– Ah ! Ma pauvre petite princesse ! geignit-elle en s’éven-
tant de la main. Le malheur est sur nous ! Quelle effroyable
nouvelle ! Quelle abomination !
– Par tous les dieux, reprends ton souffle et explique-toi !

90
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Cléopâtre s’attendait au pire, mais elle ignorait encore en


quoi le pire consistait.

91
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  ii

La fuite

Adossée à la balustrade de pierre de la terrasse, Eurystè


tremblait, bras croisés, indifférente aux chuchotements de
la nuit montant des jardins endormis. Elle avala d’un trait
la coupe d’eau vite apportée par Niluphar. La main sur son
cœur qui battait trop vite, elle répéta d’une voix blanche :
– Le malheur est sur nous, ma princesse ! Une véritable
catastrophe… Que les dieux nous protègent !
– Mais de quoi parles-tu à la fin, nourrice ?
– Le royaume de Chypre est tombé aux mains des Ro-
mains !
– Tu exagères toujours. Tu sais bien que mon oncle le roi
va les repousser avec l’aide de Pharaon.
Cléopâtre s’arrêta net devant les yeux noyés de larmes
d’Eurystè. Jamais elle ne l’avait vue pleurer.
– Le roi de Chypre est mort, ma petite. Il a préféré le
poison au déshonneur et à l’humiliation des vaincus.
Cléopâtre bondit, à croire qu’une abeille l’avait piquée.
Contrarié d’être ainsi dérangé dans sa sieste, le chat s’éloi-
gna, arrondissant le dos et miaulant son mécontentement.

92
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Alors, mon père le vengera, Eurystè !


– Votre père a fui !
À cette nouvelle, la fillette s’effondra dans le grand fau-
teuil qui lui tendait les bras.
– Fui, mon père ? C’est impossible, nourrice, tu dis n’im-
porte quoi !
– Princesse, je ne mens jamais.
– Où est-il ?
– Il a quitté la ville, emportant son Trésor et son chien.
Certains murmurent qu’il vogue vers l’île de Rhodes47,
d’autres qu’il file à Rome. Ô divin Sérapis, aie pitié de nous !
Eurystè éclata en lourds sanglots sous le regard effaré de
Cléopâtre. Muette de stupeur, les genoux sous le menton,
celle-ci se recroquevilla, les yeux secs et la rage au cœur.
Elle ne s’étonnait plus ni des grondements de la mer, ni
de l’absence de vent, ni de la pâleur des étoiles, autant de
signes prouvant que les dieux condamnaient la conduite de
l’Aulète. Tendant l’oreille, elle crut distinguer le bruit sourd
et régulier de rames frappant les flots. Était-ce les rameurs
de son père ?
– Nourrice, finit par ajouter la fillette au comble de la
fureur, un roi fuyant son propre pays mérite-t-il autre chose
que haine, mépris et colère ?
Eurystè hoqueta une réponse incompréhensible à travers
ses larmes. « Peureux, lâche, vendu ! » Tels étaient les cris que

47. Île grecque en mer Égée, loin au nord de l’Égypte.

93
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

la princesse entendait depuis toujours par-dessus les murs


d’enceinte du Quartier des Palais. La foule avait raison.
Une foule composée de petites gens comme de puissants
et riches Alexandrins : ouvriers, artisans, commerçants,
banquiers, militaires, hommes de la haute administration,
citoyens d’Alexandrie ou pas, Grecs descendant en droite
ligne des soldats d’Alexandre le Grand… Ils avaient tous
fait de cette cité ce qu’elle était aujourd’hui, la plus belle et
la plus riche du monde.
– Me voilà orpheline à onze ans, dans un palais sans roi,
une ville sans souverain, un royaume sans pharaon ! Ne
pleure pas, ma bonne Eurystè. Tout problème a une solu-
tion… plus ou moins bonne, hélas.

La princesse abandonnée arpenta sa terrasse toute la


nuit. Le sommeil l’avait fui. L’esprit en ébullition et la res-
piration précipitée, elle réfléchissait. De temps à autre, elle
admirait les reflets de la lune morcelés par les vagues de la
mer en colère. Elle sondait l’obscurité des jardins royaux ou
priait les dieux. Ainsi, elle attendait l’aube pour courir à la
Bibliothèque et discuter avec ses maîtres de la situation du
royaume. Elle brûlait de connaître les projets de Bérénice
qui, que cela lui plaise ou non, était l’aînée de Ptolémée
l’Aulète, l’unique enfant de la reine Cléopâtra.

94
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  iii

Vive les reines

Quelques jours plus tard, maître Cléon annonça à sa


jeune élève que les puissants d’Alexandrie avaient confié le
trône à la princesse Bérénice et à la reine Cléopâtra. Il lui
parla avec ménagement, car il connaissait mieux que per-
sonne les ambitions de la fillette et son grand regret d’être
la seconde de sa fratrie.
– Votre sœur a dix-huit ans, lui rappela-t-il avec douceur.
– Je ne le sais que trop, s’étrangla-t-elle, furieuse de n’avoir
que onze ans.
Sentant les larmes se bousculer sous ses paupières, elle
tenta de les refouler.
– Alors, ne les enviez pas, Princesse. Nos reines ont une
lourde charge ! Gouverner ce pays ne sera pas facile.
– Surtout avec les Romains si pressés de conquérir
Alexandrie et l’Égypte !
– Effectivement, nous sommes l’un des derniers pays à ne
pas leur appartenir.
– Tant que je vivrai, Rome n’envahira pas mon royaume !
s’écria Cléopâtre. Je partirai à la tête de mes troupes. Je…

95
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Pour cela, il faudrait savoir monter à cheval, s’amusa


le poète.
– Eh bien ! Apollodore m’apprendra.
– Vous, Princesse, à cheval ? J’ignore ce qu’en dira notre
Pharaon…
Réalisant sa sottise, Cléon se mordit les lèvres. Trop tard !
– Que veux-tu qu’il en dise ? se déchaîna-t-elle, har-
gneuse. Il a fui comme un lâche et d’ailleurs, tu sais qu’il
ne se préoccupe guère de l’éducation de ses enfants… Que
raconte-t-on encore dans les hautes sphères du palais ?
– On cherche un époux digne d’assumer la fonction
royale au côté de Bérénice.
– Eh bien, je plains le pauvre homme qui devra supporter
ma sœur nuit et jour ! Ont-ils trouvé une victime ?
– Je l’ignore, mais que diriez-vous de rejoindre Diosco-
ride au jardin botanique ?
Le médecin y était en effet, un panier à la main. Il cueillait
des plantes aux vertus médicinales : inules odorantes pour
éloigner les insectes et feuilles d’acacia pour calmer les yeux
irrités. Avec l’aide de Cléopâtre, il préleva la sève d’un pis-
tachier-térébinthe aux mille vertus, avant d’arracher une
racine de coloquinte excellente contre les rhumatismes.
Cependant, ce matin-là, le charme des discours du savant
n’agit pas. D’habitude attentive et prompte à sourire, la
fillette semblait ailleurs.
– Dioscoride, sais-tu où est parti mon père ? demanda-t-
elle, tout à coup.

96
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– À Rome probablement, simple supposition de ma part.


– Quoi ? Tu penses vraiment qu’il s’est réfugié chez ceux
qui ont envahi Chypre et poussé mon oncle au suicide ?
– Princesse ! Laissez ces préoccupations à nos reines, mi-
nistres et conseillers. Le trône n’est pas vacant et vous êtes
bien jeune, si je puis me permettre de vous le rappeler.
– Dioscoride, explosa-t-elle, tu es un excellent médecin,
mais ne t’avise plus de me conseiller l’immobilité et l’indif-
férence ! Plus jamais ! Le royaume a besoin de moi, je le sais.
Sur ce, charmante en son chiton de lin, Cléopâtre l’aida
à cueillir des fruits de jujubier. Elle regrettait déjà son mou-
vement de colère.
– Pardon, mon maître, murmura-t-elle. Partageras-tu un
jour ton secret avec moi ? ajouta-t-elle avec douceur.
– Quel secret, Princesse ?
– L’art de confectionner les pâtes qui calment la toux à
partir de ces fruits ?

97
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  iv

Historien ou menteur ?

Premiers jours du printemps 57 avant notre ère


Les mois avaient passé. Au cours de l’hiver qui fut par-
ticulièrement clément, Cléopâtre grandit beaucoup, son
corps changea. À douze ans, elle était devenue une jeune
fille au charme bouleversant, presque une femme.
Chaque soir, lorsqu’elle s’abandonnait aux mains de
son esclave, elle se félicitait de sa dernière découverte : elle
avait déniché dans un vieux papyrus les secrets d’une crème
pour adoucir la peau. Sous l’œil expert de Dioscoride, elle
avait réalisé ce mélange subtil de miel, de sel de natron
rouge et de sel du nord. Avec cette merveille, vite appelée
Baume des pyramides, les massages de Niluphar devinrent plus
agréables et plus longs. Cléopâtre en profitait pour repen-
ser aux cours de ses maîtres. Furieuse de ne pas les avoir
interrogés sur ceci ou sur cela, elle préparait de nouvelles
questions. Comme elle regrettait l’absence de Cléon depuis
la fin de l’été !

– Tu m’abandonnes ? s’était-elle étonnée lorsqu’il était


venu lui dire au revoir.

98
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Absolument pas ! Je pars pour Héliopolis étudier avec


Setné au temple du divin Rê le Soleil, mais je vous laisse
entre les mains de Sosigène et Dioscoride.
– Tu me manqueras… Enfin, j’accepte ton départ à
condition que tu me racontes tout, absolument tout, de
ton voyage au bord du Nil !
– Soyez sans crainte, je vous promets un récit détaillé.
– Verras-tu les pyramides ?
– Certainement.
– Et le Grand Sphinx ?
– Bien sûr.
– Quelle chance tu as !
– Un jour, vous découvrirez votre royaume, Princesse.
Mais, aujourd’hui, votre place est ici, à la Bibliothèque.
Avez-vous oublié votre souhait de devenir la plus savante
des reines ?
Cléopâtre avait souri.
– Je n’oublie rien, maître Cléon.
– Alors, patience ! Lisez donc en mon absence les Histoires
d’Hérodote48. Dans le « Livre ii », il raconte son séjour en
Égypte à une époque où Alexandrie n’existait pas encore…
Ce récit vous enchantera. D’ailleurs, il ne laisse personne
indifférent. Les uns appellent Hérodote le « père de l’His-
toire », les autres le traitent de « roi des menteurs ».

48. Ce savant grec (vers 480-420 avant notre ère) voyagea des années dans les régions
situées à l’Est de la mer Méditerranée, notant tous les événements qu’il jugeait dignes
d’être connus.

99
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Pourrai-je emporter le papyrus dans mes apparte-


ments ? avait osé timidement Cléopâtre. Juste pour une
nuit ou deux ?
– Aucun document ne sort de la Bibliothèque ! Ce règle-
ment s’applique à tous, même à vous, Princesse ! Adieu.
Et le poète s’était éloigné à grandes enjambées, tandis que
Cléopâtre se précipitait vers les rayonnages de la Biblio-
thèque. Elle y avait trouvé facilement les Histoires d’Héro-
dote, de gros rouleaux de papyrus qui n’attendaient qu’elle
pour être lus.

100
© Editions Belin / Humensis
Chapitre v

Triomphe À Rome

En ces journées printanières, Cléopâtre se plongeait


avec délices dans Hérodote, dès qu’elle en avait le temps.
Regrettant de ne pouvoir en parler avec Cléon, elle se lança
à corps perdu dans l’étude du corps et de ses maladies. Elle
serait devenue médecin si elle n’était pas future reine ! Elle
avait l’esprit tranquille. Tout allait bien, ou presque.
À Alexandrie, le calme régnait depuis la fuite de l’Aulète
six mois plus tôt. Rares étaient ceux qui le regrettaient.
Les reines dirigeaient tant bien que mal le pays et la der-
nière crue promettait de bonnes récoltes. Aussi Cléopâtre
étudiait-elle d’arrache-pied, toujours avide de savoir, mul-
tipliant ses « pourquoi » et ses « comment », qui embarras-
saient parfois ses maîtres.
Cet après-midi-là, elle écouta un long moment Sosigène
discourir sur les divisions selon la méthode d’Euclide49.
Le procédé semblait simple. Pourtant, un petit quelque
chose la chiffonnait.

49. Mathématicien remarquable, notamment en géométrie, ce savant grec étudia à


Alexandrie au temps de Ptolémée Ier (iiie siècle avant notre ère).

101
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Maître, comment deviner s’il y aura un reste ou pas ?


demanda-t-elle en levant le nez de sa tablette. Pour les divi-
dendes inférieurs à cent, c’est facile, mais au-dessus ? Et que
faire de ce reste, si reste il y a ?
– Vous ressemblez au moucheron harcelant le chacal,
Princesse ! lui reprocha Sosigène. Par pitié, une seule ques-
tion à la fois !
– Impossible ! Les sept cent mille ouvrages de la Biblio-
thèque attendent que je les lise, les étudie et les comprenne,
je n’ai donc pas un instant à perdre !
Sosigène se frotta les tempes, fatigué par cette migraine
qui le poursuivait depuis trois jours.
– Pardon, s’excusa la princesse, attentive à la lassitude de
son maître. Nous reviendrons aux divisions demain mais,
dis-moi, as-tu des nouvelles de Rome ?
– De votre père ?
– Oui, ce que Niluphar m’a raconté hier dépasse l’enten-
dement. Elle a dû mal comprendre les racontars de cuisine.
Sosigène pâlit, incapable de maîtriser l’agitation de ses
mains. Il fit semblant d’étudier la figure géométrique dessi-
née sur le papyrus qu’il tenait sur ses genoux.
– Mon bon maître, que me caches-tu ? insista Cléopâtre.
Regarde-moi droit dans les yeux, et réponds par oui ou
non, d’accord ?
– Oui, Princesse.
– Parfait ! Est-il vrai que Ptolémée l’Aulète fut fort aima-
blement accueilli par Pompée à Rome ?

102
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Oui.
– Mon père a-t-il assisté au Triomphe célébrant la vic-
toire romaine sur Chypre ?
– Oui.
– A-t-il détourné le regard lors du défilé des malheureux
prisonniers chypriotes et du butin volé sur nos terres ?
– Non, murmura Sosigène.
– Comment était ce Triomphe, raconte ! insista Cléopâtre
de sa voix aussi envoûtante que le chant du rossignol.
– Comme tous les Triomphes, Princesse, doux pour les
vainqueurs, terrible pour les vaincus.
– Mais encore ?
– Le cortège se composait, dans je ne sais quel ordre, de
prisonniers enchaînés par familles entières, riches et pauvres
mêlés, de chariots croulant sous le butin : monceaux d’or et
d’argent, bijoux, armes, statues et autres objets précieux. Il
y avait évidemment le grand général, une couronne de lau-
rier sur la tête, débout sur son char, suivi de ses légionnaires
se rengorgeant sous les acclamations de la foule.
– Dis-moi si je me trompe, Sosigène, mais malgré la sou-
mission de mon père, le Sénat50 lui a-t-il vraiment refusé
l’aide militaire qu’il quémande pour revenir ici, par la force ?
– Oui, s’étrangla le malheureux.

50. À cette époque, le Sénat est une assemblée d’anciens hauts magistrats et de citoyens
issus, en général, des vieilles familles romaines. Jouissant d’une grande autorité, il dirige la
politique extérieure ou conseille les magistrats en activité qui gouvernent la République.

103
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Que deviendront notre chère Bibliothèque, Alexandrie


et l’Égypte, si les Romains s’emparent du pays ? Ne vont-
ils pas se jouer de mon père, l’utilisant, le trompant pour
parvenir à leurs fins ?
Cléopâtre n’obtint aucune réponse. Comme elle, le sa-
vant ignorait tout de l’avenir.

104
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  vi

Assassinats en douce

Une forte fièvre, un léger délire et, en quelques jours,


la vieille reine Cléopâtra mourut. Morte ! De mort natu-
relle ? Probablement. Bérénice, quatrième du nom, régnait
seule désormais. Dans l’urgence, ministres et conseillers
multiplièrent les contacts pour lui trouver un mari. Mais
de mari acceptable, il n’en restait guère dans la région. Ils
espéraient un roi, un prince, un vrai… pas un roitelet fan-
toche soumis à Rome comme un chien à son maître !
Le lendemain de l’enterrement, Cléopâtre se leva tôt.
Elle s’habilla, changea trois fois de bracelets, hésita sur le
choix d’un collier, puis dégusta son petit déjeuner avec une
lenteur inhabituelle. Elle s’amusa avec son chat sur la ter-
rasse, bavarda avec Eurystè et, rêveuse, admira les navires
de toutes tailles qui entraient au port. L’un d’eux venait-il
de Rome avec un message de son père ?
– Un peu de repos te fera grand bien, approuva sa nour-
rice, enchantée de la garder près d’elle. Dis-moi, veux-tu
boire quelque chose ? As-tu faim ?
Tant de gentillesse arracha la fillette à ses rêves.

105
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Je descends aux jardins, répondit-elle.

Près du bassin aux lotus, la princesse découvrit une éton-


nante aigrette à pattes et bec noirs. Elle s’en approchait à
petits pas, de peur de l’effaroucher, lorsque Bérénice, assise
sur un banc de marbre à l’ombre des tamaris, s’écria :
– Ma sotte de sœur s’intéresse toujours aux bêtes ! Tu
auras du mal à la mettre dans un bocal de verre, celle-là.
– Tais-toi, tu vas la faire s’envoler !
Effectivement, l’oiseau s’enfuit à tire d’ailes.
– Que fais-tu ici à part affoler les animaux ? s’emporta
Cléopâtre. N’est-ce pas l’heure du Conseil ?
– Je réfléchis, loin de mes ministres qui savent tout sur
tout et, en fait, ne savent rien.
Elle semblait perdue, anéantie par quelque terrible nou-
velle. Contrairement à ses habitudes, elle pria sa cadette de
s’asseoir près d’elle.
– Le mois passé, commença-t-elle d’une voix mal assurée,
j’ai envoyé à Rome une ambassade, une centaine de per-
sonnes pour obtenir du Sénat ma reconnaissance en tant
que souveraine d’Égypte. Normal, puisque notre père s’est
lui-même déchu de ses droits en fuyant. Eh bien… ils…
ils… sont presque tous morts !
La jeune reine de dix-neuf ans éclata en sanglots.
– Qui ? demanda Cléopâtre, en essuyant les larmes de sa
sœur d’un coin de son chiton. De qui parles-tu ?
– De mes ambassadeurs !

106
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Morts, mais comment ? Noyés au cours d’un naufrage


ou tombés dans une embuscade romaine ?
– Pas du tout, petite sœur. Notre père a tout manigancé…
Pour que mes ambassadeurs n’arrivent pas au Sénat, il en a
fait assassiner un grand nombre, en a corrompu quelques-
uns avec des poignées d’or et a terrorisé les rescapés du
massacre.
Les mains de Bérénice tremblaient, mais son esprit restait
clair et sa voix énergique.
– Continue ! l’encouragea Cléopâtre, horrifiée.
– Les sénateurs n’apprécièrent pas du tout ces meurtres
commis non loin de Rome. Mais ils n’osent ni donner, ni
refuser à Ptolémée l’Aulète les légionnaires et les navires de
guerre qu’il leur réclame pour revenir en force à Alexan-
drie.
– Ont-ils pris une décision ?
– Aucune, mais les dieux ont parlé. Lorsqu’une statue de
Zeus fut frappée par la foudre à Rome, ils consultèrent les
devins qui connaissent l’avenir et obtinrent le conseil sui-
vant : « Ne refusez pas votre amitié au roi d’Égypte, mais ne
lui accordez aucune armée, sinon vous connaîtrez fatigues
et dangers ! »
– Que les dieux soient remerciés ! se réjouit la princesse.
L’affaire est donc réglée ?
– Pas du tout ! Rome traite toujours notre père en ami
sans se décider. Qu’en penses-tu, Cléopâtre ? Que vont-ils
faire ?

107
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Rien, c’est évident ! Les sénateurs vont envoyer quelques


espions de plus à Alexandrie, lui dit-elle, attendre leurs rap-
ports, voir comment les choses tournent ici, discuter, tergi-
verser, remettant à demain tout accord.
– L’immobilisme n’est vraiment pas leur genre ! s’écria
Bérénice. Serais-tu aussi sotte que mes ministres ? Pourquoi
t’ai-je raconté tout cela, je me le demande ! Adieu.

108
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  vii

La vis d'ArchimÈde

Premiers jours de 56 avant notre ère


Cléopâtre passa une journée formidable à étudier les tra-
vaux d’Archimède51 et sa célèbre vis ! Mieux, elle l’utilisa
au jardin botanique.
– Cette invention extraordinaire va changer la vie des
paysans d’Égypte ! prophétisa Sosigène. Je tourne cette
énorme vis creuse… Je tourne… Regardez, Princesse…
L’eau monte à l’intérieur, par le bas, et ressort en haut !
Avec ce système, arroser les champs avec l’eau du Nil de-
vient un jeu d’enfant.
– Les paysans l’utilisent-ils ? Ma sœur Bérénice connaît-
elle cette merveille ? Je lui en parlerai demain.
– Demain, la reine n’aura guère le temps de vous écouter.
Elle prépare son mariage.
Cléopâtre le regarda, stupéfaite.
– Se marier, et avec qui ?
– Les ministres m’ont prié de vous en informer, Princesse.

51. Mathématicien et physicien, Archimède vécut à Alexandrie et en Sicile vers 287-212


avant notre ère. Il calcula la valeur de Pi (3,14) que nous utilisons encore aujourd’hui,
notamment pour calculer le périmètre ou l’aire d’un cercle.

109
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Ils veulent aussi que je vous dise que… que votre père a
quitté Rome.
– Est-il en route pour Alexandrie, seul ou escorté de sol-
dats romains ?
– Non, il est arrivé à Éphèse52. D’après certaines rumeurs,
Pompée a tenté de lui obtenir une force militaire, mais,
jusqu’à aujourd’hui, le Sénat s’y refuse toujours.
– Et évidemment, Bérénice ne m’a parlé de rien ! Nor-
mal, elle m’évite depuis le jour où elle m’a ouvert son cœur,
sans que je sache pourquoi.
– J’ignore la raison de cette froideur, reconnut Sosigène
avec une certaine gêne. De la jalousie peut-être ? Cepen-
dant, considérant que vous êtes la plus cultivée et la plus
perspicace des enfants princiers, les ministres tenaient à
vous prévenir du voyage de l’Aulète.
Ainsi, les Grands du palais étaient conscients de la supé-
riorité de Cléopâtre sur ses quatre frères et sœurs ! Un tel
compliment la fit rougir. Si ce genre de propos parvenait aux
oreilles de la reine, elle ne donnait pas cher de sa peau. Elle
devait donc s’en méfier, éviter toute sensiblerie, tout senti-
mentalisme. Il en allait de sa survie au palais, où les meurtres
dans la famille royale étaient une redoutable habitude.
– Vous me parliez du mariage de Bérénice ? reprit la
princesse.
– Oui, dans dix jours, avec le noble Séleucos.

52. Ville au bord de la mer Égée sur la côte d’Asie Mineure.

110
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Cléopâtre sourit. Elle avait entendu parler de ce noble de


Syrie53, que l’on disait grossier et brutal.
– Ce choix m’étonne et me déplaît ! dit-elle. Mais reve-
nons à la vis d’Archimède. Je reconnais qu’elle est efficace,
même si j’ai le bras douloureux à force de la tourner.
– Laissez, Princesse ! bafouilla Sosigène.
– Ce n’est rien qu’une légère douleur. Je m’amuse et je
m’instruis. Et puis je la préfère aux divisions d’Euclide !
– Voyons, Princesse, ces opérations n’ont plus de secrets
pour vous, n’est-ce pas ?
– Seulement si le diviseur ne dépasse pas cent ! D’ailleurs,
est-ce vrai que les anciens Égyptiens connaissaient l’art de
la division ?
– Probablement, car seuls de très grands savants ont pu
bâtir des pyramides et des temples si beaux et si solides !
– N’oublie pas l’aide des dieux, maître Sosigène ! rectifia
Cléopâtre, frottant ses paumes endolories l’une contre
l’autre.

53. Région située à l’ouest de l’Asie.

111
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  viii

Un mariage Éclair

Tout était calme. L’air exhalait encore les senteurs de la


nuit, les étoiles pâlissaient et le souffle discret du vent alter-
nait avec les ronronnements paisibles du chat effondré aux
pieds de sa maîtresse.
– Cléopâtre, Cléopâtre ! Réveille-toi, insista Eurystè.
Elle chassa de la main l’animal qui n’aurait pas dû quitter
la terrasse et répéta :
– Cléopâtre, écoute-moi ! Le prince Séleucos…
– Il n’est plus prince, mais roi d’Égypte depuis quatre
jours puisqu’il a épousé Bérénice ! Laisse-moi dormir !
Les paupières lourdes et le corps fatigué, la princesse
rabattit sa couverture sur la tête pour ne plus l’entendre.
– Séleucos est… est… Il est mort !
– Mort comment ? rugit Cléopâtre, se dressant sur son lit.
– Étranglé.
– Et Bérénice ?
– Elle va bien, très bien même. On murmure que c’est
elle qui a ordonné de le tuer. Que veux-tu, il faut la com-
prendre… Elle ne pouvait supporter cet homme grossier.

112
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Eh bien, tout est parfait alors ! Enfin… parfait… c’est


vite dit, car… qui peut assassiner un roi peut assassiner une
princesse, pas vrai ?
– Cet homme mauvais n’a eu que ce qu’il méritait.
– Écoute, chuchota Cléopâtre angoissée, si tu entends
d’étranges rumeurs sur mon compte, tu me préviendras,
n’est-ce pas, nourrice ?
– Bien sûr, mais personne ne te menace.
– Je veux qu’Apollodore monte la garde à la porte de ma
chambre chaque nuit !
– D’accord mais, à mon avis, c’est inutile.
– Comme tu es naïve, nourrice ! Moi, je sais que Bérénice
serait ravie de me faire étrangler comme son Séleucos ! Elle
me jalouse tellement qu’elle m’éloigne de toutes les céré-
monies, toutes !
– C’est vrai, mais je ne lui permettrai pas de te faire le
moindre mal.
– Elle ne te demandera pas la permission, Eurystè. Alors,
préviens Apollodore et fais goûter ma nourriture par un
esclave… ou un chat, mais pas le mien ! Et n’oublie pas
mes boissons.
– Tu me fais peur, Cléopâtre.
– Allons, ne fais pas cette tête, nourrice ! Je dois juste me
montrer prudente. Minou, minou… Ah, te revoilà, boule
de poils ! Où étais-tu passé ? La vilaine Eurystè t’avait chas-
sée… la méchante femme !

113
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Elle embrassa tendrement son chat, qui avait bien grandi,


mais restait toujours aussi élégant, museau fin et oreilles
dressées.
– Au fait, nourrice, puisqu’il faut un roi à l’Égypte, je sup-
pose que Bérénice se remariera bientôt. Sais-tu avec qui ?
Eurystè prit un air gêné.
– Allez, avoue, tu sais quelque chose, qui ?
– On parle d’Archélaos de Cappadoce, le fils d’un général,
ami de Mithridate, l’ancien roi du Pont54.
– J’espère que ce second mariage durera plus longtemps
que le premier !
– On dit de belles et bonnes choses sur Archélaos, entre
autres qu’il a hérité des qualités militaires de son père.
Cléopâtre éclata de rire, un rire explosif et joyeux.
– Je préférerais qu’il le surpasse car je te rappelle, nour-
rice, que Mithridate et ses généraux ont été écrasés, mas-
sacrés, anéantis par l’armée romaine. Et j’espère un autre
avenir pour mon royaume !

54. Voir note 2 page 11.

114
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  ix

Un palais sens dessus dessous

Fin du printemps 55 avant notre ère


Un vent léger jouait dans les plumes d’un éventail
abandonné par terre, lorsque Cléopâtre s’éveilla, fébrile et
anxieuse. Elle espérait, sans trop y croire, l’arrivée d’un
messager porteur de bonnes nouvelles. Les mauvaises
étaient quotidiennes et la dernière avait été terrible !
Pour être rétabli sur le trône d’Égypte, l’Aulète avait offert
dix mille talents d’or au gouverneur romain de la province
de Syrie, un certain Gabinius. Trop heureux d’empocher
un tel trésor, celui-ci avait, sans en avertir le Sénat, franchi
la frontière avec ses légionnaires et le vieux Pharaon. Direc-
tion Alexandrie ! À la demande de Bérénice, son jeune mari
Archélaos avait pris la tête de l’armée égyptienne et tentait
de les repousser. Y arriverait-il ? Rien de moins sûr. Les
combats s’éternisaient, âpres et sanglants.
Sa toilette achevée, Cléopâtre abandonna ses cheveux
aux mains expertes d’Eurystè, qui y glissait artistiquement
de fines épingles d’or. Quand la princesse se regarda dans
son miroir de bronze, elle fut satisfaite : une coiffure par-
faite, de jolis yeux sombres et une bouche qui ne demandait

115
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

qu’à sourire… Alors elle sourit. À cet instant, la porte de


la pièce s’ouvrit brutalement et Niluphar apparut, affolée.
– Qu’est-ce que c’est que ces façons ? hurla Eurystè. Mau-
vaise fille, que dirais-tu d’une centaine de coups de bâton
pour t’apprendre les bonnes manières ?
– Pardon, battez-moi si vous voulez mais… mais… il y a
plein de soldats romains, partout dans le palais.
– Que dis-tu ? s’écria Cléopâtre.
– On raconte qu’ils ont gagné la bataille, s’étrangla Nilu-
phar. La reine pleure… Le jeune roi est mort et… et il est
de retour.
– Qui « il » ? Le mort ?
– Mais non ! L’ancien roi, votre père ! J’ai couru vite vous
prévenir et j’ai… j’ai pas pris les galettes au miel que vous
mangez le matin. J’ai oublié.
S’il y avait une chose à laquelle Cléopâtre ne pensait plus,
c’était bien à son petit déjeuner. Le pire était donc arrivé !
Elle se précipita sur la terrasse. De là, elle ne voyait qu’une
partie des jardins royaux, le Phare, les ports et la mer. Pas
l’ombre d’un légionnaire, pas le plus petit indice de com-
bats. Tout était étonnamment tranquille, trop tranquille.
Son chat lui chatouilla les pieds du bout de la queue, lui
lécha les orteils. Il ne demandait qu’à jouer, mais ce n’était
vraiment pas le moment. Cléopâtre le prit dans ses bras et
soudain… elle entendit des hurlements ! Était-ce l’armée
romaine ou une de ces révoltes dont les Alexandrins avaient
le secret ? Elle se précipita vers la porte de ses appartements.

116
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Apollodore, que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une


voix ferme.
Elle n’avait pas peur, bien au contraire, elle débordait
d’énergie et de courage. Pourtant, le garde la repoussa
d’une main ferme vers l’intérieur, claqua derrière lui le
battant et, sans lâcher son arme, lança :
– Princesse, pour l’amour des dieux, je vous en supplie,
ne bougez pas d’ici !

117
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  x

Le retour

Automne 55 avant notre ère


Voici plusieurs mois que Ptolémée l’Aulète avait retrouvé
son palais d’Alexandrie et ses petites habitudes, grâce à ses
nouveaux « amis ». Très vite, il avait ordonné la mise à mort
de Bérénice, sa propre fille, et de tous ceux qui l’avaient
aidée : ministres, conseillers et nobles Alexandrins. Puis,
s’étant emparé de leurs biens, il s’était montré encore plus
généreux avec le gouverneur Gabinius. Maintenant, cer-
tain d’avoir la situation bien en main, il organisait une céré-
monie en son honneur dans la Salle du Trône, en présence
de nombreux Romains. Il la voulait somptueuse, et elle le
serait, personne n’osant lui déplaire. Il exigeait la présence
de ses enfants, surtout celle de ses deux fils âgés de six et
cinq ans.

Cléopâtre faisait, bien entendu, partie des invités. Allon-


gée sur sa terrasse, tandis que Niluphar la rafraîchissait à
grands coups d’éventail, elle se réjouissait d’être encore en
vie. Mais elle savait sa situation délicate. Un faux pas et ce
serait la mort pour elle aussi.

118
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Eurystè ? appela-t-elle tout à coup. Demain, je dois les


éblouir, alors trouve-moi un chiton de soie rouge brodé
d’or ! N’est-ce pas une bonne idée ? Qu’en penses-tu ?
– Je m’en occupe, ma princesse.
Rassurée, Cléopâtre replongea dans ses réflexions. En
peu de temps, sa situation avait changé du tout au tout.
L’assassinat de Bérénice la propulsait au rang de fille aînée
de Pharaon ! Ce qui lui plaisait d’autant plus que ses jeunes
frères et sœur n’étaient pas en âge de lui porter ombrage.
Tout compte fait, le retour de l’Aulète, qui ne montrait
qu’indifférence à son égard, arrangeait ses affaires. Mais la
froideur royale ne cachait-elle pas un danger ? Ne risquait-
elle pas de disparaître, comme sa sœur ? Étranglement, poi-
gnard ou poison ? Elle devait redoubler de prudence.
– J’en discuterai avec Dioscoride ! murmura-t-elle en ava-
lant difficilement sa salive.
– Que dis-tu ? demanda Eurystè.
– Rien, rien.
– Ne t’inquiète pas ! Demain, Ptolémée l’Aulète sera re-
connu roi d’Alexandrie et d’Égypte pour la seconde fois et,
toi, tu réchaufferas son cœur par ta beauté !
Cléopâtre la remercia d’un sourire qui fit pâlir la lumière
du soleil.
– Mon père a-t-il un cœur à réchauffer ? ajouta-t-elle si
bas que personne ne l’entendit.
Pour éviter de répondre à cette question dont elle connais-
sait la réponse, elle ouvrit un coffret d’ébène incrusté

119
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

d’ivoire et de turquoise. Elle en sortit son diadème préféré,


une simple bandelette rehaussée d’or se terminant en deux
longs rubans flottant sur la nuque. Un bijou simple, d’une
élégance rare, parfait pour une princesse de quatorze ans,
une véritable jeune fille.

120
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xi

Hommages À PtolémÉe

Dans le temple d’Isis du Quartier des Palais, Cléopâtre


s’amusa un instant à déchiffrer les hiéroglyphes gravés sur
les murs. Puis elle observa son père qui multipliait prières
et offrandes. Elle le trouva vieilli. Quel âge avait-il donc ?
Plus de soixante ans, d’après sa nourrice. Il avait également
minci. Pourquoi ? Trop de soucis, ou moins de fêtes et de
bons vins ? Mangeait-on si mal à Rome ? Cette idée amusa
la princesse. Le roi et les prêtres allaient et venaient, les
vapeurs d’encens embrumaient l’air.
– Entends-moi, ô Isis, noble déesse ! murmura la jeune
fille, bras levés vers les cieux. Exauce mes souhaits les plus
secrets ! Éloigne les ennemis ! Donne à ce royaume des sou-
verains dignes de sa beauté !
Un corbeau croassa et son cri résonna entre les colonnes
du temple. Cet oiseau de mauvais augure en fit frémir plus
d’un. Un prêtre en lâcha son encensoir. Cléopâtre sut alors
avec certitude que la paix quittait l’Égypte. D’ailleurs,
pourquoi cette cérémonie ne se déroulait-elle pas au grand
temple du Sérapéion d’Alexandrie, hors du Quartier des

121
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Palais ? Ou à Héliopolis, comme pour tous les pharaons


depuis la nuit des temps ? La réponse sauta aux yeux de la
princesse avec une telle évidence qu’elle ressentit un léger
vertige : son père n’osait s’y risquer. Quel terrible aveu de
faiblesse pour un roi !
En cette journée d’automne claire et douce, entouré de sa
garde rapprochée, Pharaon gagna la vaste cour à portique
du palais où se dressait une tribune. Il en gravit les marches
et prit place sur son trône d’or. Le sourire du vainqueur
flottait sur ses lèvres. Ses yeux noirs reflétaient la férocité
du crocodile et ses cheveux, presque blancs, n’atténuaient
en rien cette pénible impression.
Vêtue de soie rouge, éclatante de beauté et de grâce,
Cléopâtre s’assit à ses côtés sur un siège d’or dont les pieds
avaient la forme de pattes de lion. Arsinoé et ses frères
l’imitèrent. Arsinoé bâilla avec discrétion, Ptolémée l’Aî-
né se rongeait les ongles. Quant à Ptolémée le Cadet, il
jouait avec un minuscule cheval de bois caché au creux
de sa main. Le gouverneur Gabinius et quelques gradés
romains, militaires de haut rang, s’installèrent en retrait,
près des ministres de l’Aulète, et la cérémonie commença.
Des dizaines et des dizaines d’hommes riches et puissants
vinrent remercier les dieux du retour de Pharaon et lui
souhaiter longue vie !
– Ont-ils le choix ? chuchota Arsinoé à l’oreille de sa sœur.
– Certainement pas, lui répondit-elle, question de vie ou
de mort.

122
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Cléopâtre, qui détestait depuis son plus jeune âge ces


interminables défilés officiels, ne s’ennuya pas cette fois-
ci. Observant les Romains comme les Alexandrins, elle
perçut chez certains une pointe de respect, chez d’autres
une haine viscérale. En tant que fille aînée d’un roi veuf,
la princesse devait saluer, comme lui, ceux qui se proster-
naient. Elle salua donc et s’adressa à eux dans leurs propres
langues. Elle trouvait toujours le mot juste, ce qui lui valut
un grognement satisfait et jaloux de l’Aulète. La charmante
Cléopâtre remarqua aussi que l’aisance de ses propos, la
douceur de sa voix, la fraîcheur de ses quatorze ans, l’éclat
de son sourire et la vivacité de son regard ne laissaient per-
sonne indifférent. Une bouffée d’orgueil lui fit murmurer :
– Sur cette tribune royale, je suis seule digne de porter le
titre de reine d’Égypte !
Et elle avait raison. Elle était en bien mauvaise compagnie.
Le soleil baissait à l’horizon, lorsque les invités royaux
gagnèrent le pavillon dressé non loin de là. C’était une
tente gigantesque, aux fines colonnes de bois peint où
s’accrochaient tentures et rameaux de myrte ou de lau-
rier. Les tapis persans semblaient flotter sur le sol jonché de
fleurs où une centaine de lits de banquet tout en or avait été
posée. Une nuée d’esclaves s’affairait près des tables basses
couvertes de vaisselle précieuse. Sitôt Pharaon installé au
centre du pavillon, les musiciens jouèrent, les danseuses
dansèrent, tandis que des mets exquis et des vins rares com-
blèrent les gourmets les plus exigeants.

123
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xii

Le voyageur

Hiver 55 avant notre ère


La fête terminée, la vie reprit son cours. Ptolémée l’Au-
lète ne demanda jamais à revoir ses enfants. Cléopâtre s’en
inquiéta, mais ses angoisses s’envolaient toujours sur le seuil
de la Bibliothèque ou du Musée. Pour rien au monde, elle
n’aurait perdu une seule heure d’étude avec ses maîtres,
surtout l’hiver quand un vent glacé soufflait de la mer. Et
justement, en ce mois de Poséidon55, un brouillard épais
enveloppait Alexandrie, à tel point que la princesse fut
réveillée par la corne de brume du Phare.
– Niluphar, mon chiton de laine bleu et mon himation
le plus chaud ! Nourrice, coiffe-moi… Vite, vite ! Je suis en
retard… Te souviens-tu de notre escapade sur l’île de Pharos ?
Eurystè hocha la tête d’un air irrité.
– Et depuis, aucune promenade loin du Quartier des
Palais ! Dis-moi, franchement, est-ce une vie ?
– Cesse de te plaindre, Cléopâtre ! Crois-moi, les visites
et les voyages sont fatigants.

55. Décembre-janvier.

124
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Pense comme tu veux mais moi, plus tard, je voyagerai


par tous les temps, sur mer comme sur terre.
– Les tempêtes te rendront malade, ma princesse, alors
tu feras comme tout le monde, tu attendras la belle saison
pour naviguer.
– Non, une reine d’Égypte ne craint ni les tempêtes, ni
les orages.
– Cesse de bouger si tu veux être coiffée ! s’énerva la mal-
heureuse Eurystè avant d’ajouter d’un ton mystérieux, une
surprise t’attend à la Bibliothèque !
Cléopâtre eut beau la supplier, sa nourrice refusa d’en
dire plus. Aussi, sous un soleil noyé de brume, courut-elle
directement rejoindre ses maîtres.
Assis sur les gradins de l’Exèdre, Sosigène et Dioscoride
bavardaient avec un homme que la jeune fille ne voyait
que de dos. Qui était-il ? Des épaules puissantes, un chiton
d’une blancheur surprenante…
– Maître Cléon !
Le poète se leva pour saluer la princesse.
– Je te croyais mort ! Tu es parti il y a si longtemps.
– Plus de deux ans, et je m’en excuse.
– Tu ne seras pardonné que si tu tiens ta promesse !
– Je suis un homme de parole, dit-il, la main sur le cœur.
– Bien sûr, Cléon ! Alors, raconte ! Qu’as-tu fait, qu’as-tu
vu ? Le temple d’Héliopolis ? Memphis56 la ville aux Murs
Blancs, les pyramides et le Grand Sphinx ?
56. La plus ancienne capitale d’Égypte située non loin des pyramides.

125
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Oui, et bien d’autres merveilles, car j’ai descendu le Nil


pendant des jours et des jours.
Un vol d’oies sauvages traversa le ciel en jappant, la corne
de brume hurlait au loin, le vent se déchaîna. Cléopâtre les
entendit à peine, voyageant en esprit avec Cléon.
– As-tu vu les sources du Nil ? demanda-t-elle, resserrant
sur elle son himation de laine. Et les temples bâtis par les
Ptolémées ?
– À Latopolis57, j’ai étudié dans le temple du divin
Khnoum le Bélier, avant de poursuivre vers le sud, jusqu’à
la première cataracte ! Là, le Nil rugit, plus de champs
parsemés de palmiers, plus de lointaines et calmes mon-
tagnes désertiques. Dans ce pays hostile, les eaux du fleuve
bouillonnent, sautent, éclaboussent des rochers de granit
sombre et des îles de toutes tailles… Et ici, Princesse, quoi
de nouveau que je ne sache déjà ?
Cléopâtre hésita avant de répondre. Ne s’était-elle pas
jurée de se méfier de tous, même des savants ? Cependant,
elle savait au plus profond de son cœur qu’elle n’avait rien
à redouter de ses maîtres.
– Toute la ville craint l’Aulète, avoua-t-elle d’une voix
faible, et j’ai peur, moi aussi.

57. La ville du poisson sacré Latos, aujourd’hui appelée Esna.

126
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xiii

InquiÉtudes

Printemps 54 avant notre ère


Laissant à Alexandrie des centaines de légionnaires pour
soutenir son ami Pharaon en cas de besoin, Gabinius rega-
gna sa province.
Il se croyait malin. Cependant, il avait mal joué. Pour
ne pas avoir consulté le Sénat avant d’intervenir en
faveur de l’Aulète, il avait déclenché les foudres des séna-
teurs, qui ne décoléraient pas et lui promettaient une rude
sanction.
– Et pour l’Égypte, que préparent-ils ? se demandait
Cléopâtre, du haut de ses quinze ans. Qu’attendent-ils pour
oser sa conquête ?
Ces terribles questions la torturaient le jour et la ré-
veillaient la nuit. Pendant ses insomnies, elle jouait avec son
chat et retrouvait, chaque matin, ses maîtres qui la récon-
fortaient le mieux possible.
– Je vous jure par tous les dieux, s’écria-t-elle au cours
d’une de leurs innombrables discussions, que je jouerai un
rôle dans le drame qui se trame ! Jamais les Romains ne me
manœuvreront comme mon père !

127
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– De grâce, parlez moins fort, la supplia Cléon, assis sur


les gradins de l’Exèdre.
La jeune fille jeta un coup d’œil circulaire à l’entour. Per-
sonne, mis à part un esclave balayant l’allée. Cet homme
était-il chargé par l’Aulète de la surveiller ? Tout était pos-
sible. Les espions rôdaient dans les couloirs du palais, à la
Bibliothèque, partout.
– D’abord, je ne distribuerai aucun pot-de-vin aux Ro-
mains, reprit-elle à voix basse. Ils seront mes hôtes tant qu’ils
voudront afin de comprendre qu’Alexandrie surpasse Rome,
car je les éblouirai… Oui, je les éblouirai par la richesse, le
luxe, le raffinement, la culture d’une reine d’Égypte !
– Je doute qu’ils renoncent facilement aux cadeaux aux-
quels Pharaon les a habitués, grommela Sosigène.
– Avec moi, ils oublieront l’ivrognerie de mon père, ses
petits airs de flûte et toute forme de corruption.
– Princesse, privés des largesses royales, je crains qu’ils ne
nous envoient leurs légionnaires.
L’esclave balayeur s’éloigna, son balai de palmes sèches
sur l’épaule.
– Mon maître, l’armée égyptienne compte, elle aussi, de
valeureux soldats et d’excellents généraux !
– Certainement, mais…
Cléopâtre détestait leurs « mais ». Hélas, elle savait qu’ils
avaient raison. Alors, de discussion en discussion, de nuit
blanche en nuit blanche, elle cherchait une solution et elle
la trouverait.

128
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Il faut agir avec finesse, Princesse, la mit en garde Dis-


coride. Votre vie est en jeu et, une fois morte, mes remèdes
ne vous seront d’aucune aide.

De la finesse, Cléopâtre n’en manquait pas. En appa-


rence respectueuse, elle disait à qui voulait l’entendre
qu’elle n’avait jamais trahi son père, ce qui était la vérité,
et qu’elle avait souhaité son retour, ce qui était moins vrai.
Quelques indiscrétions lui apprirent que l’Aulète la trou-
vait séduisante et intelligente ! Elle ne voyait dans ces pro-
pos aucune trace d’affection. Son père avait besoin d’elle
puisqu’il devait officiellement l’associer au trône. Un roi
avait toujours une reine chez les Ptolémées, selon une règle
immuable !
Cléopâtre voulait encore, au moins en apparence, se rap-
procher de ses frères et sœur. Aucune complicité entre eux,
mais un danger commun à affronter, la peur d’être éliminés
comme Bérénice. Aussi se força-t-elle à bavarder avec Arsi-
noé qui avait maintenant treize ans. Elle la trouva moins
sotte, mais terriblement jalouse. Avec ses frères de sept et
six ans, les contacts se révélèrent faciles. Elle jouait avec
eux à la balle ou à cache-cache dans les jardins royaux.
Cependant, elle ne dévoila jamais la question qui la tarau-
dait sans cesse : « D’où viendra le coup mortel, de Pharaon
ou de Rome ? »
Cléopâtre avait beau interroger les dieux, ceux-ci gar-
daient un silence angoissant !

129
© Editions Belin / Humensis
4e épisode

R isquer le tout
pour le tout

© Editions Belin / Humensis


Chapitre  i

Une attente interminable

Alexandrie, à l’été 51 avant notre ère


Depuis des années, le pouvoir de Pompée, fidèle soutien
de l’Aulète, n’avait cessé de croître. Quant à César, l’autre
puissant Consul de Rome, il n’était pas hostile au vieux
Pharaon.
Pourtant, Cléopâtre était persuadée que les rives du Nil
verraient, un jour ou l’autre, le déferlement de leurs légion-
naires. Elle ferma les yeux. La nuit était tombée, chaude
comme un four. La lumière des lampes à huile faisait dan-
ser des ombres sur son visage. Elle soupira, tenta de chasser
l’angoisse de son cœur, écoutant d’une oreille distraite les
bavardages de l’intarissable Niluphar.
– Savez-vous, maîtresse, ce qu’on dit de vous ?
L’esclave plongea l’index dans un pot d’onguent parfumé.
Puis elle réchauffa la crème au creux de ses mains, avant de
la poser par petites touches sur les épaules de Cléopâtre.
– Comment veux-tu que je le sache ?
– On dit que vous êtes splendide à voir et à entendre !
Que vous pouvez conquérir les cœurs ennemis de l’amour
ou ceux glacés par l’âge.

131
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– J’adore les compliments, mais es-tu sûre de ne pas exa-


gérer ?
– Pas du tout, je le jure sur la tête de la personne que je
respecte le plus au monde !
– Et cette personne s’appelle ?
– C’est vous, Princesse !
– Oh la la, malheureuse ! Ne jure pas, tu vas m’attirer des
ennuis ! Est-ce tout ?
– On raconte aussi que… que… Pharaon est au plus mal.
Et un royaume sans roi est comme un bateau sans pilote…
perdu !
– Rassure-toi, Niluphar, à dix-huit ans, j’ai l’âge de succé-
der à mon père ! Et, crois-moi, l’Égypte est dans un tel état
que je ne peux qu’améliorer sa situation.

Cléopâtre demeura peu de temps endormie. Après une


toilette rapide, un copieux petit déjeuner et de brèves
prières, elle courut au jardin botanique, certaine d’y trouver
Dioscoride qui, seul, pouvait connaître l’avis des médecins
royaux sur la santé de l’Aulète. Elle ne se trompait pas. Le
savant aux mains ridées par l’âge l’y attendait. Il étudiait les
fleurs rares qu’il avait obtenues à partir de graines venues
d’Asie. Il lançait des coups d’œil sévères aux pucerons qui
osaient s’y poser, soufflait dessus pour les chasser.
– Bonjour mon maître ! lança la princesse, qui n’était pas
d’humeur à s’occuper de botanique. Comment va mon
père ?

132
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Cette question ne surprit pas le savant.


– Sauf intervention divine, Pharaon rejoindra le sombre
royaume d’Hadès58 avant la fin de l’été.
Resplendissante de beauté dans la lumière du petit matin,
Cléopâtre secoua la tête, incrédule.
– En es-tu sûr ?
Dioscoride ramassa trois graines tombées au sol. Il les
posa dans une coupelle de terre cuite et répondit :
– Absolument certain ! D’ailleurs, hier en fin de journée,
votre père a dicté son testament.
– Que dit-il ?
– Je l’ignore, Princesse.
Cléopâtre sentit monter en elle un écœurant dégoût, une
colère noire, et quelque chose d’amer éclata au fond de sa
gorge.
– Quel terrible héritage que le sien, mon bon maître !
Corruption, mauvaises crues, disettes, famines et violences
de toutes sortes dans un royaume accablé d’impôts ! Ô
dieux, ayez pitié d’Alexandrie et de l’Égypte !

58. Dieu des Morts chez les Grecs.

133
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  ii

La mort frappe

Ptolémée l’Aulète mourut le soir même. Dans son tes-


tament, il désignait clairement ses successeurs : Ptolémée
l’Aîné59 et Cléopâtre ! Un roi d’à peine dix ans, une reine
de dix-huit ans, qui devenait en fait l’unique souveraine,
car la seule en âge de régner.
À l’annonce de cette nouvelle, Cléopâtre ressentit d’abord
un grand vide, comme un vertige glacé, puis un élan de
vie extraordinaire. Elle allait enfin agir, punir si nécessaire,
éloigner l’ennemi et redonner à l’Égypte le faste des siècles
passés, sa douceur de vivre, en un mot le bonheur ! Rome,
la puissante Rome, allait la craindre ! Oui, tout était pos-
sible, tout !
Pleine de fougue et d’espoir, la reine se mit au travail dès
le lendemain dans la Salle des Audiences du palais. Les
ministres, les généraux et les scribes de son père l’y atten-
daient ainsi que Théodote, un des précepteurs du jeune
roi. Elle avait réclamé la présence de ses trois maîtres, des

59. Ptolémée XIII.

134
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

hommes sages, savants, calmes et pondérés, ses meilleurs


conseillers. Laissant dans son sillage un parfum de jasmin,
elle s’assit sur son trône d’or.
– Mon frère Ptolémée et moi attendons de vous efficacité,
honnêteté et dynamisme, commença-t-elle d’une voix assu-
rée. Après avoir décidé ce qui doit l’être pour les funérailles
de Pharaon, j’écouterai vos rapports sur l’état du royaume.
Les mains nonchalamment posées sur ses genoux, Cléo-
pâtre tenta de lire sur les visages des membres du Conseil
qui lui serait fidèle et qui ne le serait pas. Comment sa-
voir ? Seuls ses espions lui apporteraient des renseigne-
ments fiables. Hier, l’un d’eux lui avait décrit l’ambiance
à Alexandrie. À l’en croire, beaucoup se réjouissaient de
savoir leur jolie princesse sur le trône. Quelques anxieux
prédisaient de nouveaux ennuis. Certains ne cachaient pas
leur mécontentement de voir sur le trône un roi enfant et
une reine, une femme, une bâtarde, une savante ridicule et
prétentieuse. Tous craignaient les Romains. Les rumeurs
allaient bon train, mais le calme régnait en ville.
Dans la Salle des Audiences, la réunion du Conseil dura
jusqu’au milieu du jour. Infatigable, la reine questionnait,
écoutait, s’étonnait. Elle exigeait une précision, donnait
un ordre, interrogeait encore, discutait… Quand enfin elle
descendit du trône, elle pria ministres, généraux et scribes
de revenir le lendemain, même lieu, même heure. Puis, se
tournant vers ses maîtres, elle ajouta :
– Je serai ravie de vous accompagner à la Bibliothèque !

135
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Elle releva la mèche de cheveux échappée de son diadème


d’or, leur sourit et sortit. Sur le seuil de la salle, Apollo-
dore l’attendait. Cléopâtre l’avait nommé chef de sa garde
personnelle. Désormais, elle ne ferait plus un pas sans lui,
même à la Bibliothèque.

136
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  iii

Conciliabule

L’ombre des palmiers et des esclaves aux paniers dé-


bordants de victuailles plus appétissantes les unes que les
autres attendaient la reine et ses maîtres sur les gradins de
l’Exèdre.
– Vos conseils m’ont été précieux aujourd’hui, les remer-
cia-t-elle en avalant une coupe de jus de raisin pour calmer
sa soif. Mais je tenais à vous voir pour… Enfin, je… Que
pensez-vous de Théodote ?
– Le maître de rhétorique de notre jeune roi a la colère
fréquente.
Mangeant debout pour éviter de tâcher son chiton, Cléon
baissa la voix avant d’ajouter :
– Il a aussi le cœur noir comme une plume de corbeau.
– Je l’ai senti très hostile, précisa Dioscoride.
– Il l’était ! le coupa Cléopâtre. Il représente mon frère au
Conseil, veut décider à sa place et, peut-être, m’écarter du
pouvoir. Je n’ai pas l’intention de le laisser faire.
– Le roi peut et doit participer au Conseil, lui rappela
Sosigène, ou envoyer Théodote à sa place.

137
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Que mon frère vienne ! Il ne me gêne pas. Mais pas cet


homme !
– Théodote et Pothin, l’esclave de notre jeune souverain,
forment une paire d’hommes ambitieux et sans scrupule,
reprit le poète. Ils le manipulent comme une poupée !
– Ajoutez à cela leur amitié avec le redoutable général
Achillas ! s’échauffa Sosigène. Un Égyptien prêt à tout, sur-
tout aux basses besognes.
Le visage dur, Cléopâtre haussa les épaules.
– Mes bons maîtres, vous m’aviez prévenue que ma tâche
serait difficile et je vous remercie de votre franchise. Donc,
résumons : certains Alexandrins me reprochent d’être
femme, bâtarde et trop savante.
– Oubliez ces sornettes ! s’écria Cléon.
– Ne m’interromps pas, je te prie. En outre, les conseil-
lers de mon frère me haïssent et l’étau romain se resserre
de jour en jour… Depuis que César a soumis la Gaule, ses
légionnaires s’ennuient. Que me conseillez-vous ?
La reine croqua dans une figue mûre à point, ses maîtres
qui ne savaient que dire gardaient le silence.
– Rien ? Alors, je vais prier les dieux ! À demain !
Attrapant au passage un pain au miel, Cléopâtre s’éloi-
gna vers le temple d’Isis.

138
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  iv

Meurtriers et crocodiles

50 avant notre ère


Depuis un an maintenant, Cléopâtre faisait preuve de
courage et d’audace politique. Elle dévalua la monnaie afin
de faciliter les exportations et redonner un souffle à l’éco-
nomie. Elle renfloua les caisses de l’État avec des emprunts
obligatoires. Elle se rapprocha du riche clergé égyptien, et
évita tout conflit avec Rome, sans verser un seul pot-de-vin.
Un miracle !
Hélas, la Pharaonne ne put neutraliser Pothin, Théodote
et Achillas. Ce trio infernal distilla adroitement fausses
rumeurs et calomnies pour la discréditer, la ridiculiser,
manipulant avec habileté Ptolémée l’Aîné, Arsinoé et les
Alexandrins.

Un soir, peu avant la tombée de la nuit, seule sur sa ter-


rasse, Cléopâtre se régalait d’une délicieuse purée de fèves
parsemée de menthe hachée quand Eurystè arriva, en
proie à une étonnante agitation.
– Ma reine, une affaire d’une extrême urgence ! cria sa
nourrice.

139
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Laisse-moi au moins finir mon repas !


– Non, va vite dans la Salle des Audiences.
Cléopâtre quitta à regret son dîner, son chat et sa terrasse.
Elle mordilla ses lèvres pour les rendre plus rouges, releva
la mèche de cheveux qui lui tombait dans l’œil, toujours
la même, et jeta son himation sur les épaules. Sous bonne
escorte, elle traversa de nombreuses cours, suivit d’intermi-
nables couloirs, passa devant la porte décorée d’écailles de
tortue de la Salle d’Apparat et s’arrêta à quelques pas de là.
Des hommes armés montaient la garde devant la Salle des
Audiences. Ils s’inclinèrent, lui ouvrirent la porte. Les deux
battants se refermèrent derrière la reine en un claquement
sec, sonore et menaçant.
À la vue de l’inconnu couvert de poussière qui l’attendait,
Cléopâtre craignit un piège. Allait-elle mourir, là, assassinée ?
L’homme ne portait pas d’armes, mais ses mains puissantes
étrangleraient aisément un bœuf  ! Surmontant un début de
panique, la Pharaonne avança jusqu’au trône et s’y installa.
Savoir Apollodore à portée de voix, juste derrière la porte,
la rassura.
– Que se passe-t-il de si urgent ? demanda-t-elle d’une
voix coupante.
– Majesté ! Les messagers de Bibulus, le nouveau gouver-
neur romain de Syrie, ont été assassinés !
– Assassinés ? Et par qui ?
– Par des soldats romains ! Ceux qui, après avoir aidé au
retour de Ptolémée l’Aulète, n’ont jamais quitté la ville.

140
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– C’est donc un règlement de comptes entre Romains.


En connais-tu la cause ?
– Noble reine, ce n’est pas tout ! Le pire est que… que…
– Parle !
L’homme se balançait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.
Il cherchait les mots justes et ne les trouvait pas. Il était
un homme d’action, pas un beau parleur. Enfin, après un
toussotement nerveux, il se lança :
– Les deux victimes, fils du gouverneur Bibulus, avaient
été chargées par leur père de recenser ces deux mille lé-
gionnaires oubliés à Alexandrie.
– Les malheureux ! souffla la reine. Mourir parce que
leurs anciens soldats, maintenant mariés et pères de famille,
n’ont aucune envie de combattre pour Rome !
De sa voix douce, Cléopâtre exigea l’arrestation rapide
des meurtriers. Puis elle regagna ses appartements dans
un état d’abattement extrême. Toute la nuit, elle tourna
et retourna le problème dans sa tête, consciente que ces
meurtres risquaient d’envenimer les rapports entre Rome
et l’Égypte. À l’aube, sa décision était prise : elle enver-
rait les assassins enchaînés à Bibulus, afin qu’il les punisse
comme il l’entendait, une vengeance proportionnée à son
chagrin. C’est ce qu’elle fit.

Peu de temps après, fidèle aux lois romaines, le gouver-


neur renvoya à Alexandrie les meurtriers avec ce message :
ce n’était pas à lui de les punir, mais au Sénat de Rome !

141
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Pour Cléopâtre, ce terrible échec diplomatique était


aussi une incroyable surprise : il existait donc des Romains
intègres et droits ! Des sénateurs et des Consuls, aucune
nouvelle, aucune menace, mais les conseillers de Ptolémée
l’Aîné saisirent l’occasion pour dénoncer, une fois encore,
l’incompétence de la pharaonne. Quant aux assassins, on
les oublia, et personne ne sut s’ils finirent leurs vies dans les
mines lointaines, entre les griffes des lions du désert ou dans
les mâchoires des crocodiles du Nil.

142
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  v

La guerre des chefs

49-48 avant notre ère


La guerre civile à Rome éloigna pour un temps le risque
d’une conquête éclair de l’Égypte. Crassus60, le troisième
homme du Triumvirat, était mort et, depuis, l’hostilité n’avait
cessé de grandir entre les deux autres Consuls : Pompée et
César. Maître de Rome, Pompée intriguait, afin que César
n’obtienne pas un deuxième Consulat. Mais ce dernier,
auréolé de ses victoires en Gaule, n’avait pas l’intention de
le laisser faire. Il fonça sur Rome avec ses légionnaires et y
entra ! Pompée n’eut d’autre choix que de s’enfuir, d’abord
en Espagne, puis en Grèce, poursuivi par César.
Jour après jour, Cléopâtre suivit ces événements à l’issue
incertaine. Elle se sentait impuissante, simple spectatrice de
cette tragédie moderne dont l’avenir de l’Égypte dépendait.
Un soir, à la nuit tombée, elle gagna le jardin botanique
suivie de près par Apollodore. Elle aimait ces instants de
calme absolu, la lumière douce et rassurante de la lune.
Rasant la cime de palmiers poussiéreux, un vol d’hiron-
delles attira son regard. Au loin, un cheval hennit. Cléo-

60. Crassus meurt en 53 avant notre ère en combattant les Parthes en Asie.

143
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

pâtre respira à pleins poumons la brise marine et poursuivit


sa promenade.
– Que fais-tu là ? s’exclama-t-elle, surprise de rencontrer
Dioscoride au détour d’un sentier.
– Je vous attendais, ma reine, tout simplement !
– Quel charmant mensonge ! Mais… Dis-moi… À ton
avis, qui sera vainqueur, César ou Pompée ?
– Seuls les dieux le savent !
– Certes, pourtant, tu as bien un avis ?
Elle contempla le visage du vieux médecin aux yeux
enfoncés, mais vifs et brillants comme ceux d’un jeune
homme.
– Je me méfie de César, ajouta-t-elle. Mais je peux comp-
ter sur Pompée, l’éternel soutien de mon père. J’ai accepté
de l’aider.
– Ainsi, les rumeurs disent vraies.
– Quelles rumeurs ? Qu’as-tu entendu ?
– On dit qu’après avoir fort bien reçu le fils de Pompée,
vous l’avez laissé enrôler plus de cinq cents hommes déni-
chés parmi les soldats oubliés par Gabinius à Alexandrie.
– Un Romain recrutant des légionnaires romains, je ne
vois vraiment pas où est le mal ! s’énerva Cléopâtre.
– Je vous l’accorde. Cependant, on murmure que ce
jeune homme quitterait le port demain avec une soixan-
taine de bateaux de guerre égyptiens. Il les aurait, disons,
« confisqués », sous prétexte que Pompée en manquerait
face à César. D’autres affirment que vous les lui avez « prê-

144
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

tés ». Quoi qu’il en soit, avez-vous songé à la colère des


Alexandrins ?
Un « oui » étranglé sortit des lèvres sèches de la reine.
Son trouble était presque palpable. Elle pâlit, mais garda
le silence.
– Comment avez-vous pu laisser ce Romain agir comme
si Alexandrie lui appartenait ? Qu’il emmène quelques cen-
taines de légionnaires abandonnés, d’accord. Mais nos na-
vires chargés des vivres nécessaires pour le voyage… Ah, ça
non ! Et, croyez-moi, vous pouvez faire confiance aux amis
de Ptolémée l’Aîné pour attiser la fureur de la foule ! Vous
leur offrez une belle occasion de vous traîner dans la boue.
– Je… Je ne… pouvais m’y opposer, Dioscoride ! Le fils
de Pompée m’a rappelé que… que… si je n’étais pas avec
lui, j’étais contre lui. Alors j’ai pensé que si je le décevais, il
s’allierait avec les conseillers de mon frère !
– Les dieux sont avec vous ma reine, murmura le savant,
prenant ses mains entre les siennes. Ne l’oubliez plus jamais.

Quelques mois plus tard, au milieu de l’été61, César


écrasa Pompée et son armée. Par chance, il ne coula pas
les navires égyptiens qui rentrèrent tous à Alexandrie.
Cléopâtre avait fait le mauvais choix, c’était évident. Af-
faiblie, elle dut supporter les calomnies déversées sur son
compte par Pothin, Théodote et Achillas. Ces langues de
61. La bataille de Pharsale, près d’Athènes en Grèce, se déroula probablement le 9 août
48 avant notre ère.

145
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

vipères répétaient que, bien sûr, une femme ne pouvait gou-


verner intelligemment, qu’ils le savaient depuis toujours, et
donc que Ptolémée l’Aîné, leur protégé, leur pantin, devait
régner seul. Seul ? Non, avec leur aide bien sûr, le roi était
si jeune !

146
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  vi

Confusion

En quelques jours, la situation devint plus tendue. Les


calomnies se transformèrent en intimidations, et les inti-
midations en menaces. Un soir, entourée de sa garde per-
sonnelle, Cléopâtre traversa au plus vite les couloirs et les
cours de son palais pour rejoindre ses appartements. Elle
avait renoncé aux promenades dans les jardins royaux, aux
plaisirs de la lecture à la Bibliothèque et aux discussions
sans fin avec ses maîtres. Désormais, dès qu’elle quittait la
Salle des Audiences, elle se réfugiait sur sa terrasse.
– Apollodore, sens-tu comme moi le danger qui rôde ?
murmura-t-elle au pied de l’escalier de la Grande Cour
aux colonnes.
– Oui, Majesté, ils rêvaient de votre mort, maintenant ils
la préparent activement.
– Alors, je dois fuir vite, très vite. Partir pour mieux re-
venir… Je sais où trouver des appuis. As-tu tout préparé
comme je te l’avais demandé ?
– Je n’attends que votre décision.
– Elle est prise. Agissons ce soir.

147
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Une ombre se glissa entre les colonnes. Était-il déjà trop


tard ? Non, l’inconnu s’éloigna en direction des jardins et
disparut.
Dans la nuit noire que la lune réduite à un maigre crois-
sant éclairait à peine, une agitation inhabituelle régnait
dans les appartements de Cléopâtre. Pressées par la reine,
Eurystè et Niluphar préparaient à la hâte des coffres et des
ballots remplis de vêtements, d’onguents, de bijoux, de ta-
lents d’or et d’argent. Elles empaquetèrent aussi des vivres
et n’oublièrent pas de glisser un coussin dans le panier pré-
vu pour transporter le chat. Quand tout fut prêt, les trois
femmes vêtues de chitons sombres rejoignirent Apollodore
et ses hommes.

Comment Cléopâtre quitta-t-elle le Quartier des Palais


cerné de hauts murs ? Comment franchit-elle les portes gar-
dées par les hommes grassement soudoyés par les conseil-
lers du jeune roi ? Personne ne sait. Des échelles et des
cordes, des couloirs secrets, des gardes achetés ou tués ?
Peut-être. Quoi qu’il en soit, des barques attendaient les
fuyards au pied des murailles. Cléopâtre et sa poignée de
fidèles embarquèrent. Affolé par des vagues d’une ridicule
légèreté, le chat sauta de son panier comme un monstre
surgit des Enfers. Il détestait l’eau, comme tout félin qui
se respecte. Aussi rapide que le foudre de Zeus, il disparut
dans les rochers du rivage, en trois bonds et un miaulement
furieux.

148
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Pas question de le rattraper, décida la reine à voix basse.


Pressons, question de vie ou de mort.
Les hommes saisirent les rames et gagnèrent le large.
Tournant résolument le dos au Phare, ils se dirigèrent vers
l’orient. Tant qu’elle put, Cléopâtre ne quitta pas des yeux
Alexandrie qui disparut petit à petit dans l’obscurité. Elle
avait souvent rêvé de prendre la mer, mais jamais dans de
si pénibles conditions. Étouffant de rage et de tristesse, fris-
sonnant d’impatience et de dépit, elle refoula ses larmes. Sa
gorge se serra jusqu’à la nausée.
– Non, je ne suis pas vaincue ! souffla-t-elle entre ses dents.
Ô dieux ! À vingt et un ans, est-ce déjà fini pour moi ? Dois-
je vraiment oublier mes rêves, abandonner mon royaume ?
Seul le vent de la nuit, qui jouait dans ses cheveux, l’en-
tendit.
– Ô Sérapis, divin protecteur de mes ancêtres, pria-t-elle,
sauve ce pays du malheur ! Sauve-moi !
Alors les cieux murmurèrent, la lune étincela comme le
soleil de midi et la mer clapota de doux encouragements.
Cléopâtre sourit, certaine que les dieux lui réservaient un
bel avenir.

149
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  vii

Dans le dÉsert d'Orient

Été 48 avant notre ère


Quelle déception pour Ptolémée l’Aîné et ses amis ! Cléo-
pâtre avait fui alors qu’ils finalisaient son assassinat. Pire
encore, l’exilée allait bien !
Chaleureusement accueillie par les tribus arabes à la
frontière orientale de l’Égypte, Cléopâtre menait une vie
de reine. Elle recevait des nouvelles d’Égypte et de Rome,
interrogeait ses messagers et ses espions, discutait, écha-
faudait d’incroyables projets pour son retour… Oui, son
retour ! Toujours fidèle aux lois d’Alexandrie et au testa-
ment de son père, elle signait chacune de ses décisions des
noms : roi Ptolémée et reine Cléopâtre !
Parfois la solitude lui pesait. Elle regrettait l’absence de ses
maîtres et s’inquiétait pour eux. S’étaient-ils réfugiés dans
un temple, lieu sacré où la police et l’armée ne pénétraient
jamais de peur d’irriter les dieux ? Que leur était-il arrivé ?
La reine devait se contenter de nouvelles fort brèves : ils
poursuivaient leurs études, ne quittant guère la Biblio-
thèque… Sa chère Bibliothèque qui lui manquait cruelle-
ment. La nuit, quand le sommeil tardait à venir, Cléopâtre

150
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

quittait sa tente et, Apollodore sur les talons, s’éloignait du


camp pour contempler les cieux. Elle songeait alors aux
leçons de Sosigène l’astronome. Hélas, le savant n’était pas
là pour répondre à ses questions. Et quand elle ne parlait
pas à son chef des gardes, elle se parlait à elle-même.
– Si la Terre est immobile, comme l’écrit Platon62, dit-elle
un soir, les étoiles et la Lune tournent autour d’elle… Pour-
tant, je ne les vois pas bouger ! Cependant, si Aristarque63
dit vrai, avec des étoiles fixes, la Terre fait une ronde autour
du Soleil et… je ne la vois pas bouger non plus… Qu’en
penses-tu, Apollodore ?
Mais Apollodore n’avait que faire de la vie de l’univers.
Il ne pensait qu’à la sécurité de sa reine. Il scrutait l’obs-
curité de la nuit, redoutant une attaque soudaine. Il sur-
veillait l’immensité du désert, ses étendues pierreuses et ses
rochers offrant recoins et cachettes aux ennemis. Il haïs-
sait les hyènes aux rires sournois, les vipères rapides et les
chiens sauvages agressifs qu’il chassait en leur lançant des
pierres. En un mot, il détestait le désert et s’étonnait que sa
reine s’y sente bien.

À Ascalon64, un petit port charmant proche de son cam-


pement, Cléopâtre recruta des hommes prêts à se battre

62. Célèbre philosophe grec, Platon vécut vers 428-348 avant notre ère.
63. Astronome et mathématicien grec, Aristarque de Samos vécut vers 310-230 avant
notre ère.
64. Port situé aujourd’hui au sud d’Israël.

151
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

pour elle. Elle leur offrit une solde65 généreuse, organisa


et surveilla leur entraînement pour les transformer en une
armée efficace. Elle ne ménageait pas sa peine, quand l’épou-
vantable nouvelle arriva : Arsinoé66 régnait avec Ptolémée
l’Aîné depuis les premiers jours d’automne ! Cléopâtre
réussit à cacher son désespoir devant son messager, avant de
courir se réfugier sous sa tente pour laisser éclater sa fureur.
– Arsinoé m’a volé mon trône et ma couronne, Eurystè !
sanglota-t-elle. Elle est reine à ma place ! Que les dieux la
maudissent !
Son cœur étouffait de rage, ses yeux débordaient de
larmes et ses ongles blessaient le creux de ses mains, tant
elle serrait les poings.
– Par Sérapis, une telle abomination est impossible ! osa
sa nourrice. Allons, calme-toi.
– Je ne suis plus rien à Alexandrie, plus rien !
C’est alors qu’Apollodore arriva en courant, la mèche en
bataille, du sable collé sur ses jambes nues.
– Majesté, pardon de vous importuner, mais… un infor-
mateur vient d’arriver… Il sait, de source sûre, que Pothin,
Théodote et Achillas ont levé une armée pour vous barrer
la route du retour.
– Je les briserai ! hurla Cléopâtre, essuyant ses dernières
larmes. Sais-tu où campent leurs hommes ?

65. Somme reçue par un soldat.


66. Arsinoé IV.

152
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– À Péluse67, et Ptolémée l’Aîné est à leur tête.


– Quoi ? Ils osent risquer la vie de Pharaon ! Qui croira
qu’à douze ans il dirige l’armée ? Que font-ils ?
– Ils vous attendent, Majesté, pour vous écraser !
– Fort bien. Je ne les décevrai pas. Écoute, Apollodore,
pour les surprendre voici mon plan.

67. Port égyptien situé au nord-est du delta du Nil.

153
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  viii

Trahison et sauvagerie

Fin de l’été 48 avant notre ère


Sous sa tente inondée de soleil, Cléopâtre se leva de fort
bonne humeur. Elle aimait entendre les bruits familiers du
camp au petit matin, le ronflement lointain de la mer et
les cris des oiseaux. Armée d’eau parfumée et d’éponges
douces, Niluphar s’activait pour la toilette de sa maîtresse.
Eurystè préparait peignes et miroir. La reine s’habilla. Elle
chantonnait quand, soudain, des pas précipités la firent sur-
sauter. Elle sortit de sa tente.
– Apollodore, toi, ici ?
Elle eut un geste agacé.
– Majesté, si vous saviez ce qui s’est passé… Une abomi-
nation ! Le Grand Pompée est mort !
Cléopâtre le dévisagea. Elle crut un instant qu’il était
devenu fou.
– César a donc gagné. Il l’a tué, dit-elle.
– Pas du tout ! Il a été assassiné sur les côtes égyptiennes !
– Explique-toi !
– Ma reine, après sa défaite en Grèce, Pompée a traversé
la mer pour se réfugier en Égypte. Il espérait que César

154
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

ne l’y poursuivrait pas, puisque le royaume n’est pas terre


romaine. Il y a quelques heures, ses navires arrivèrent au
large de Péluse, où il savait trouver Pharaon. Conformé-
ment à l’usage, il envoya quelques hommes au jeune roi, le
priant de l’accueillir, et de lui porter secours au nom de son
amitié pour les Ptolémées et des lois de l’hospitalité.
– Et ensuite ? César l’a-t-il rattrapé ?
– Pas du tout ! Mais Pothin, Théodote, Achillas et leurs
conseillers tinrent conseil. Les uns proposèrent de renvoyer
Pompée, les autres de le recevoir, quand Théodote prit la
parole. Cet expert en l’art du discours expliqua que l’ac-
cueillir ferait du roi un ennemi de César, et de Pompée le
nouveau maître du royaume. Il proposa donc de le tuer…
« Un mort ne mord pas » conclua-t-il en riant !
– Cet homme est abominable, mais en plus il est stupide !
se désespéra la reine. Que décida le Conseil ?
– La proposition de Théodote fut acceptée et aussitôt
exécutée.
Les yeux perdus sur l’horizon que l’aube teintait de rose,
la reine se tordait les mains de désespoir, indifférente aux
appels des vautours et des gypaètes, qui sillonnaient les
cieux avec une grâce étonnante.
– Ô dieux, le malheur est sur nous ! Achève ton récit,
Apollodore, je veux tout savoir de cette folie.
Le chef des gardes transpirait abondamment. La journée
s’annonçait torride et apprendre ces mauvaises nouvelles à
sa reine le bouleversait.

155
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Le général Achillas fut chargé de l’exécution, poursuivit-


il, pressé d’en finir avec son récit. Avec quelques hommes,
il rejoignit le navire de Pompée sur un bateau de pêche et
l’invita à y monter, sous prétexte que les fonds sableux de
la côte empêcheraient son gros navire d’y accéder. Pompée
embrassa sa femme Cornélie et le suivit. La distance était
longue jusqu’au rivage. Tout à coup, un des hommes tira
son épée et transperça le Consul, dans le dos.
– Dans le dos ? Quelle lâcheté !
– Oui, Majesté, soupira Apollodore. Faisant furieusement
usage de leurs épées, ils se ruèrent aussitôt sur Pompée, un
homme dont la droiture était connue de tous ! Le Grand
Pompée, m’a-t-on dit, se couvrit le visage de sa toge et se
livra à leurs coups, sans un cri. Apercevant ce massacre de-
puis leurs navires, les Romains épouvantés prirent la fuite…
Ils étaient si peu et l’armée égyptienne si nombreuse !
– Qu’ont fait ensuite les amis de mon frère ? demanda
Cléopâtre, le regard fixe.
– Ces assassins dépouillèrent leur victime, lui coupèrent
la tête et jetèrent son corps nu à la mer, le privant ainsi de
sépulture.

156
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  ix

CÉsar entre en scÈne

Perdue à l’orée du désert, Cléopâtre attendait, dans une


grande incertitude, la suite des événements. Consciente de
la gravité de la situation, elle gardait quelques atouts en
main, les derniers. Maintenant, tout dépendait du nouvel
homme fort de Rome, Jules César ! Le Consul la traite-
rait certainement comme une ennemie, puisqu’elle avait
prêté sa flotte à Pompée quelques mois plus tôt. Il savait
aussi, car Rome ne manquait pas d’espions, qu’elle était
plus intelligente que ses frères et sœur réunis. Mais César
ne connaissait aucune de ses armes secrètes : sa jeunesse,
sa culture, sa beauté, son amour de la vie et le charme de
sa conversation.
Cléopâtre traversa des journées insupportables, cruelles
ou décourageantes. Enfin, des nouvelles fraîches lui par-
vinrent. Ptolémée l’Aîné avait regagné Alexandrie, dont les
hautes murailles lui offraient un asile plus sûr que le cam-
pement militaire de Péluse. Pressée d’agir, la pharaonne en
exil renforça l’entraînement de ses troupes, sans négliger
pour autant ses autres devoirs de reine. Elle était sur le

157
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

point d’ouvrir la séance sous la Tente du Conseil, un mot


bien excessif mais qui lui plaisait, quand un coursier rapide
demanda à être reçu immédiatement.
– Tu aurais un message d’une extrême urgence, dit-elle à
l’homme essoufflé, couvert de sueur et de poussière, pros-
terné à ses pieds.
– Ô noble Cléopâtre, César le Romain a jeté l’ancre…
au large d’Alexandrie… deux jours après l’assassinat du
Grand Pompée… Peu d’hommes l’accompagnaient… une
ou deux légions68, pas plus dit-on… et quelques centaines
de cavaliers…
Le messager haletait comme un vieux chien malade.
– Veux-tu boire ? lui proposa la reine, pressée de connaître
la fin de son rapport.
L’homme accepta d’un hochement de tête nonchalant
qui scandalisa Apollodore.
– Comment oses-tu répondre à notre souveraine sans
respect, tel un enfant insolent à sa mère ! gronda-t-il en
saisissant son bras.
Il l’aurait bien secoué pour lui remettre les idées en place
et l’obliger à poursuivre son récit, qu’il ait soif ou non, mais
Cléopâtre le retint d’un sourire.
– Bois ! répéta-t-elle, d’une voix unie et douce.
Elle porta elle-même à l’homme une coupe d’eau, sous les
regards sidérés d’Apollodore et de ses conseillers. Autour

68. Au temps de César, une légion compte 6 000 hommes.

158
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

d’eux, le camp s’éveillait. Des bribes de rires et de conversa-


tions, des chocs de jarres et d’armes leur parvenaient portés
par le souffle brûlant, implacable, du vent du désert. Le
messager but d’un trait, s’essuya la bouche d’un revers de
main, posa sa coupe vide sur un coffre de bois et poursuivit :
– Jules César est resté prudemment au large avec ses na-
vires et ses hommes. Il ignore tout du destin tragique de
Pompée.
– Ainsi, César hésite à débarquer en Égypte, l’interrompit
Cléopâtre. Voilà un détail intéressant et que fit-il ensuite ?
L’homme, qui avait ramé ou couru d’Alexandrie à As-
calon, sans manger ni dormir, ouvrit la bouche pour ré-
pondre. Mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il porta la
main à son cœur et tomba sur le sol, évanoui. À moins qu’il
ne soit mort ?

159
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  x

ColÈre et chagrin

La journée fut étouffante, le calme anormal, le temps


suspendu en une longue attente. Enfin, à la tombée de la
nuit, le messager retrouva ses esprits. Cléopâtre sitôt pré-
venue, des lampes à huile furent allumées sous la Tente du
Conseil et l’audition reprit.
– César ne savait rien du meurtre de Pompée, puisqu’il
était en mer lorsque le malheur arriva, reprit l’homme
après avoir supplié la reine de lui pardonner sa faiblesse.
En tout cas, sa présence à l’entrée du port en affola plus
d’un au palais.
– J’imagine leur angoisse, s’amusa la reine. Mais pardon
de t’avoir interrompu, poursuis !
– À l’issue d’une réunion du Conseil, Théodote embar-
qua avec une poignée d’hommes et un esclave chargé d’un
étrange paquet. Moins d’une heure plus tard, monté à
bord du navire romain, il salua Jules César par ces mots :
« Ô vous le plus grand des Romains ! Ptolémée le roi du
Nil, mon souverain, vous présente ce qui manquait à votre
victoire… En votre absence, il a terminé pour vous votre

160
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

guerre et Pompée est tombé sous nos coups… Recevez sous


vos lois le royaume d’Égypte. Acceptez l’empire du Nil. »
– Ce traître, il offre mon royaume à Rome ! s’étrangla la
reine. Ô dieux, ayez pitié !
Sous l’effet d’une colère désespérée, elle se leva aussi pâle
qu’une morte. Murée dans un silence qui ne lui ressemblait
pas, les yeux fixant le sol, elle se mit à faire les cent pas, d’Apol-
lodore au messager. Son bracelet d’or, enroulé à son bras tel
un serpent, scintillait sous les flammes vacillantes des lampes.
– Et ensuite ? dit-elle soudain.
– Ô noble reine, quand Théodote ôta le voile de lin qui
enveloppait son mystérieux paquet, le grand César vit…
– La couronne d’Égypte, je suppose ? ricana-t-elle ner-
veusement.
– Non, la tête de Pompée et son anneau de Consul ! À la
vue de ce sanglant trophée, César détourna les yeux. Puis
s’abandonnant à la douleur, il laissa couler ses larmes.
Étonnée par un tel chagrin, Cléopâtre se souvint alors
que Julia, fille de César, avait jadis épousé Pompée69. Un
mariage politique que l’on disait heureux jusqu’à la dis-
parition de la jeune femme, morte en mettant au monde
un enfant qui ne lui survécut pas… Et voilà que ce stu-
pide Théodote agitait sous le nez du Consul la tête de son
gendre assassiné par ruse ! En outre, songea la reine, Cé-
sar ne pouvait admettre que l’on tue ainsi un Romain, un

69. En 59 avant notre ère.

161
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

homme politique remarquable, un général extraordinaire.


C’était faire injure à Rome, c’était… une déclaration de
guerre ! Cléopâtre arpentait toujours le tapis recouvrant le
sol sableux de la tente.
– Majesté, reprit doucement le messager, j’en ai presque
terminé. Théodote attendait félicitations et remerciements.
Cependant, César exigea que la tête aux yeux définitive-
ment clos et aux cheveux poissés de sang soit enterrée di-
gnement. Puis, gardant l’anneau d’or de Pompée comme
un précieux souvenir, il congédia le traître d’un geste sec.
Théodote jura à César qu’il serait satisfait de l’enterrement
de Pompée, enfin de ce qui restait de lui, son corps ayant
été jeté en pâture aux poissons. Et il regagna Alexandrie à
la hâte, en proie aux plus vives inquiétudes.
– Ce Jules César me plaît, pensa à haute voix Cléopâtre. Tout
serait parfait si ces idiots ne lui avaient offert mon royaume…
Enfin, j’en suis toujours reine. César sait, un, que j’existe et,
deux, que Théodote ne parle pas en mon nom puisqu’il sou-
haite ma mort… Messager, repose-toi jusqu’à l’aube, retourne
à Alexandrie et reviens me raconter ce qui s’y passe.
– Inutile, ma reine, intervint Apollodore. Un de nos meil-
leurs espions est déjà en route.
Cléopâtre le regarda longuement et lui sourit.
– Tant que j’aurai autour de moi des hommes de votre
qualité, Alexandrie et l’Égypte n’auront rien à craindre,
dit-elle.

162
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xi

Arbitrage

Au palais royal, le jeune roi et ses conseillers, qui pen-


saient être récompensés pour leur crime, étaient terrible-
ment déçus. L’annonce du courroux de César amplifia
celui des Alexandrins. Le terrible « Acceptez l’empire du
Nil », conclusion du message de Théodote, vola de bouche
à oreille, de porte en porte. En ville, riches ou pauvres, tous
le blâmaient, tous redoutaient le pire.
– César va faire main basse sur le royaume, affirmaient
les uns. Il va l’annexer à Rome.
– La querelle de Cléopâtre et Ptolémée lui offre une
occasion qu’il ne ratera pas, ajoutaient les autres.
– Il n’en a pas besoin ! reprenaient les premiers. Le
meurtre de Pompée suffit à justifier une intervention ro-
maine. Nous sommes perdus à moins que…
– À moins que quoi ? s’affolaient les moins inventifs.
– À moins que nous ne chassions les conseillers du roi !
– Effectivement, c’est une solution. La reine Cléopâtre
pourrait revenir et ce… Jules César… que sait-on vraiment
de lui ?

163
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Les discussions allaient bon train quand le Consul décida


d’agir. À la tête de ses navires, il fonça vers le Phare, pénétra
dans le Grand Port, accosta et entra officiellement à Alexan-
drie, en vainqueur. Une entrée qu’il jugea triomphale !

Lorsque, dans son lointain désert, un messager lui raconta


en détail l’arrivée des Romains à Alexandrie, Cléopâtre crut
que les dieux l’avaient abandonnée ! Perdue ! Elle était perdue.
Qu’allait-elle devenir ? Elle n’avait guère le choix. Comme son
oncle, le roi de Chypre, devait-elle se donner la mort pour
éviter la honte de la défaite ? Égarée dans ses sombres projets,
elle écoutait son espion d’une oreille distraite.
– L’effet de surprise passé, car personne n’imaginait que
César et ses légionnaires débarqueraient ainsi, continuait-
il, la population d’Alexandrie se souleva. À la nuit, César
se réfugia au palais royal. Les émeutes durèrent plusieurs
jours. Il y eut des morts, plusieurs soldats romains furent
même tués.
L’espoir revint dans le cœur de Cléopâtre.
– Que firent les conseillers de mon frère le roi ?
– Je l’ignore, Majesté. Pourtant, après des jours et des
jours de révolte, César réussit à calmer la foule, expliquant
qu’il restait à Alexandrie car des vents contraires l’empê-
chaient de reprendre la mer.
– Un mensonge audacieux… A-t-il dit autre chose ?
– Oui, et cela vous plaira, noble reine ! César ajouta,
qu’en sa qualité de Consul et vu les liens unissant le Sénat

164
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

de Rome à l’Aulète, il désirait régler la querelle entre les


deux souverains.
– A-t-il parlé d’Arsinoé ?
– Pas un mot.
L’homme se mit à tousser. Il avait la gorge en feu après
avoir dormi dans le désert aux nuits d’été glaciales.
– Qu’on apporte de l’eau ! cria la reine aux gardes postés
à l’entrée de sa tente. Et toi, termine ton récit, je te prie.
Une couleur légère monta aux joues de la souveraine,
un rose délicat, le rose de l’espoir, tandis que son messager
retrouvait le souffle.
– Le Consul romain a dit aussi qu’il désirait voir le roi
Ptolémée et la reine Cléopâtre licencier leurs armées, avant
de venir vider leur querelle devant lui.
La reine comprit alors que son sort dépendait entière-
ment de Jules César.

165
© Editions Belin / Humensis
Chapitre xii

L'invitation

Automne 48 avant notre ère


Oryx et gazelles aux longues cornes, hyènes solitaires ou
troupeaux d’ânes sauvages soulevant des nuages de pous-
sière, Cléopâtre en avait assez de les admirer ou de les
craindre. Elle avait évité trop de vipères, de cobras ou de
scorpions escaladant les poteaux de sa tente dont ils tom-
baient à l’improviste. Seul le profond silence du désert qui
rapproche des dieux lui plaisait encore. Elle se languissait
de son palais d’Alexandrie, de ses jardins et plus encore de
sa Bibliothèque !
Ce matin-là, les nouvelles avaient été rares et les décisions
insignifiantes. Pour occuper cette journée qui s’annonçait
interminable, Cléopâtre s’éloigna du camp et gagna une
hauteur dominant la mer. Elle erra sans but un long mo-
ment. Puis elle s’assit au pied d’un palmier rachitique et se
laissa aller à ses rêves. Quand elle entendit des pas lourds
derrière elle, elle se leva à la hâte, comme prise en défaut,
épousseta son chiton qu’aucun grain de sable ne devait salir
et se retourna.
– Apollodore, que fais-tu là ?

166
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

Son regard très noir, très ferme, se posa sur le visage hon-
nête et droit de son chef des gardes.
– Un message urgent, Majesté !
Cléopâtre saisit le papyrus qu’il lui tendait, le déroula et
lut en silence. Un étrange sourire glissa sur ses lèvres. Elle
relut le message trois fois de suite.
– C’est une lettre de César, dit-elle enfin. Il m’invite à le
rejoindre au palais d’Alexandrie et se flatte de me réconci-
lier avec mon frère. Qu’en penses-tu Apollodore ?
– N’y allez pas, ma reine !
– Oui, je sais… C’est probablement un piège, mais ce
n’est pas certain… Je n’ai rien à craindre du Consul. En re-
vanche, je redoute comme la peste ces canailles de Pothin,
d’Achillas et de Théodote… Rassure-toi, je ne risquerai pas
ma vie en terrain hostile.
– Patientez, Majesté, et, dans quelques mois, vous entre-
rez à Alexandrie à la tête de votre armée !
Cléopâtre se tenait droite, immobile, frémissante avec,
dans le regard, une lueur de triomphe.
– Pas question d’attendre, Apollodore. Il me faut répondre
au Grand César et l’avertir que je risque d’être assassinée sur
la route d’Alexandrie par les hommes de main de Pharaon !
Rayonnante de beauté, la reine s’éloigna vers le campe-
ment, courant sous le soleil qui chauffait à blanc le désert.
– Apollodore, vite ! cria-t-elle en se retournant. Qu’un
messager se tienne à partir immédiatement. Il portera ma
lettre à César. Choisis un homme sûr et rapide !

167
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

Attendre la réponse du Consul sembla une éternité à la


jeune reine. Elle arriva dix jours plus tard.
– J’y vais ! décida Cléopâtre, sitôt la lettre lue.
– Le Consul envoie-t-il des légionnaires pour assurer
votre sécurité ?
– Non.
– Dans ces conditions, Majesté, ce voyage est une folie…
Eurystè le désapprouvera comme moi ! Elle me disait en-
core ce matin…
– Bavardez tant qu’il vous plaira, ma décision est prise.
J’entrerai clandestinement au palais d’Alexandrie où de-
meure César, et tu m’y aideras.
– Mais… mais… c’est tout bonnement impossible !
Songez aux soldats d’Achillas sur la route de Péluse, aux
policiers de Pothin dans les rues d’Alexandrie et jusque
dans les jardins et les couloirs du palais !
– Impossible, dis-tu ?
Cléopâtre éclata de rire.
– Pas pour moi ! J’ai un plan, mais n’en parle à personne,
pas même à ma chère nourrice. Tu sais comme moi que des
espions se cachent parmi les hommes qui disent soutenir ma
cause. J’ai tout prévu… Nous partirons ce soir, tous les deux.

168
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xiii

Une si longue nuit

Au dehors, une nuit noire, sans lune, couvrait la terre


d’un épais mystère. Vêtue de son himation le plus sombre,
Cléopâtre prétexta l’envie d’une promenade solitaire pour
quitter sa tente. Elle refusa la compagnie d’Eurystè qui dé-
testait la marche à pied, mais avait un sens aigu du devoir.
Elle écouta gentiment ses conseils de prudence et, comme
d’habitude, refusa de les suivre.
Après un baiser, qui surprit sa nourrice et augmenta son
inquiétude, la jeune reine prit la direction du rivage. Des
mèches folles voletaient sur ses tempes sous l’effet de la
brise, ou se mêlaient à ses boucles d’oreilles. Par chance, le
coin était désert. Elle pressa le pas.
Bientôt, elle aperçut au loin une forme floue, incertaine,
probablement une barque et son nocher70. La lame d’un
glaive brillait. Quelques instants plus tard, Cléopâtre em-
barqua, sans échanger un mot avec l’homme qui n’était
autre qu’Apollodore.

70. Personne conduisant une barque.

169
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

– Ô divin Sérapis, ô Isis, et vous tous dieux de mes pères,


protégez-moi ! murmura-t-elle, mains levées vers les cieux.
L’air frémit, les rames frappaient les flots à un rythme
rapide, le rivage s’éloigna. La barque et ses deux passa-
gers disparurent dans la nuit. Le cœur palpitant, Cléopâtre
que l’audace de son voyage n’effrayait pas, voguait vers
son destin. Tournée vers l’avenir, elle n’entendait rien, ne
voyait rien, ne sentait rien. Près d’elle, Apollodore, le visage
tendu, scrutait les ténèbres pour éviter rochers dangereux,
courants mortels ou navires hostiles.
Les heures passèrent ainsi en un silence oppressant. Tout
à coup, le feu étincelant du Phare apparut.
– Vite, Apollodore ! L’aube est proche, murmura la Reine.
Heureusement, la lune resta cachée, tandis que sa barque
longeait la muraille entourant la ville et accostait sur l’île de
Pharos. En échange de quelques pièces d’argent, le gardien
abaissa les chaînes qui fermaient l’entrée du Grand Port.
Puis tout se déroula très vite. Apollodore empaqueta sa
reine dans un tapis qu’il ficela solidement. Il vérifia qu’elle
était bien cachée, murmura un dernier conseil et approcha
du quai. Il sauta à terre, son étrange paquet en équilibre
sur l’épaule, et disparut dans les ruelles désertes d’Alexan-
drie endormie. Il se fit ouvrir certaines portes en se mon-
trant généreux, et entra au palais par les passages réservés
aux esclaves. Apollodore marchait vite. Il aurait couru s’il
n’avait craint d’éveiller la curiosité des gardes du roi et des
légionnaires.

170
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

– Je livre un tapis au puissant César ! expliqua-t-il à


chaque contrôle.
Par chance, aucun soldat n’osa vérifier le contenu de son
colis de peur d’irriter le Consul. Un seul curieux et l’aven-
ture se serait transformée en carnage !

171
© Editions Belin / Humensis
Chapitre  xiv

CEsar et ClEopÂtre au palais

Au palais d’Alexandrie, Apollodore franchit la porte des


appartements de César avec une facilité déconcertante. Il
doutait encore du sérieux des hommes armés rencontrés en
chemin, quand il déroula aux pieds du Consul son tapis…
Alors, Cléopâtre en surgit dans tout l’éclat de sa jeunesse.
Comme elle était jolie dans son chiton de soie orangée,
brodé d’or ! Un diadème précieux illuminait ses cheveux
si élégamment nattés et remontés en un chignon souple.
Elle se releva avec grâce, rajusta une mèche rebelle avant
d’arranger les plis de son vêtement. Puis elle s’agenouilla
devant le Romain qui resta sans voix, ébloui par une telle
apparition.
– Ô César le plus grand des hommes ! Si l’héritière des
Ptolémées, chassée du trône de ses pères, peut encore dans
son malheur se souvenir de son rang, si ta main daigne la
rétablir dans ses droits, alors c’est une reine que tu vois à
tes pieds.
Cléopâtre parla longtemps à la lumière des torches et des
lampes à huile. Elle évoqua le testament de son père qui

172
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

désirait qu’elle règne avec son frère Ptolémée l’Aîné. Elle


expliqua que Pothin, Achillas et Théodote s’étaient empa-
rés de l’esprit du jeune roi, presque un enfant.
– Éloigne du trône ces hommes odieux, meurtriers du
Grand Pompée, car c’est toi qu’ils menacent à présent !
conclut-elle.
Jules César n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles. Il avait
mené bien des batailles, rencontré des centaines de gens ex-
traordinaires, mais, incontestablement, cette jeune femme
les surpassait ! Elle les surpassait tous ! Audace, courage, es-
prit, beauté, tout parlait en sa faveur jusqu’à l’injustice dont
elle était victime. Il l’invita à s’asseoir, lui offrit une coupe
de vin et, au fil des heures, trouva un plaisir extrême à sa
conversation. Sensible aux charmes de la reine et ému par
son destin, il n’oubliait cependant ni l’intérêt de Rome…
ni le sien.
– Je réconcilierai tous les enfants de Ptolémée l’Aulète !
décida-t-il dans la clarté indécise du petit jour.
– La tâche sera difficile, dit-elle.
Et elle recula d’un pas, s’adossa à une colonne de marbre
froid pour dévisager César : la cinquantaine élégante,
mince, musclé, le front haut, les cheveux rares presque
blancs, le visage à peine ridé et les yeux d’une intelligence
profonde, où flottaient tendresse, curiosité et jeunesse du
cœur !
– Ce ne sera quand même pas plus difficile que de paci-
fier la Gaule chevelue ! s’amusa le Consul. Il me suffira de

173
© Editions Belin / Humensis
c l é o p â t r e

rappeler au peuple d’Alexandrie le testament de l’Aulète


qui désirait vous voir régner avec votre frère. Non, non,
Cléopâtre, ne m’interrompez pas ! Je devine ce que vous
espérez.
Un rayon de soleil vint se poser sur le visage de la reine,
plus sérieuse qu’elle ne l’avait jamais été.
– Comment pouvez-vous, noble César, connaître mes
pensées ?
– Je le peux, dites-moi si je me trompe. Vous souhaitez
depuis longtemps que Rome rende Chypre aux Ptolémées ?
– C’est exact.
– Vous ne verrez aucun inconvénient à ce qu’Arsinoé
règne sur cette île ?
– Oui, je n’en verrai aucun.
– Eh bien ! Ce sera chose faite. Quant aux Pothin, Théo-
dote, Achillas et autres, je m’en occupe. Je ne crains ni leurs
intrigues, ni leurs calomnies. Si nécessaire, je leur ferai la
guerre… Alors ?
– Par tous les dieux ! Vous êtes devin !
– Ce soir, un banquet scellera la nouvelle entente entre
les souverains d’Égypte Ptolémée et Cléopâtre ! Rome par
ma voix se portera garant de cet accord. Indomptable pha-
raonne, êtes-vous satisfaite ?
Éperdue d’émotion contenue, les yeux embués de larmes de
joie, la reine remercia les dieux et le Consul. Elle avait gagné !
Assurée du soutien du premier des Romains, elle allait re-
trouver son trône. Mieux encore, même si elle l’ignorait

174
© Editions Belin / Humensis
l’i n d o m p t a b l e p r i n c e s s e

encore, elle avait découvert l’amour car, dès cette première


nuit, Cléopâtre aima César et César aima Cléopâtre.
– Je vous emmènerai à la découverte des merveilles
d’Alexandrie, lui proposa-t-elle, l’entraînant sur la terrasse.
Je serai votre guide à la Bibliothèque, au Musée, jusqu’au
sommet du Phare !
Une étrange caresse à la hauteur des chevilles l’interrompit.
Cléopâtre baissa les yeux. Son chat ronronnait, dos rond
et moustaches attendries, fêtant à sa manière le retour de
sa maîtresse. Elle le prit dans ses bras pour le cajoler. Jules
César l’admirait, les yeux remplis d’amour.
– Le bonheur est enfin revenu, murmura la reine, mais
pour combien de temps ?

175
© Editions Belin / Humensis
Cahier documentaire
REPÈRES CHRONOLOGIQUES

Vers 3200 avant notre ère


Invention des hiéroglyphes et naissance du royaume d’Égypte.

Vers 2500 avant notre ère


Construction des Grandes Pyramides.

Vers 1344-1326 avant notre ère


Vie et mort du pharaon Toutânkhamon,
célèbre pour les trésors découverts dans sa tombe.

Vers 800-700 avant notre ère


Homère (poète légendaire ?) raconte la Guerre de Troie dans L’Iliade
et le retour du roi Ulysse dans L’Odyssée.
Ces événements, qui auraient eu lieu vers 1 200 avant notre ère,
constituent l’une des bases de la culture grecque.

753 avant notre ère


Fondation légendaire de Rome par Romulus et Rémus.
Les rois qui s’y succèdent se contentent d’un petit royaume : Rome et ses
environs.

509 avant notre ère


Après la chute du dernier roi de Rome, naissance de la République romaine.
Le pouvoir appartient aux seuls patriciens, membres des vieilles familles de la
cité.

Vers 490-479 avant notre ère


Les Guerres Médiques opposent les cités grecques
au Grand Roi perse qui tente, en vain, de conquérir la Grèce.

Deuxième moitié du ve siècle avant notre ère


Âge d’Or d’Athènes
La civilisation grecque connaît un épanouissement magnifique

177

© Editions Belin / Humensis


dans cette cité où vécurent les plus grands artistes, les plus célèbres écri-
vains, savants, historiens et philosophes.

Vers 336-323 avant notre ère


Règne d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine.
En 334 avant notre ère, il se lance à la conquête de la Perse.
Dix ans plus tard, son empire s’étend de la Grèce à l’Indus en passant par
l’Égypte.
Partout, la culture grecque se mêle aux cultures locales.
À la mort du conquérant, son empire est partagé entre ses généraux :
l’Égypte revient à Ptolémée.

331 avant notre ère


Fondation d’Alexandrie d’Égypte par Alexandre le Grand.

305-282 avant notre ère


Sous le règne de Ptolémée Ier, fondateur de la dynastie grecque des Lagides
(du nom de son père Lagos), Alexandrie devient une cité magnifique.
La construction du Phare en une quinzaine d’années est un exploit !

De 300 à 264 avant notre ère


Petit à petit, les Romains conquièrent presque toute l’Italie.
Ainsi commence l’époque des grandes conquêtes romaines.

De 264 à 146 avant notre ère


Les Guerres Puniques opposent la République romaine à Carthage,
sa puissante rivale d’Afrique du Nord.
Après la destruction de Carthage en 146 avant notre ère,
les Romains poursuivent leurs conquêtes.

De 201 à 19 avant notre ère


Peu à peu, l’Espagne devient province romaine.

148 avant notre ère


La Macédoine devient province romaine.

178

© Editions Belin / Humensis


146 avant notre ère
Devenue province romaine, la Grèce conserve son prestige intellectuel.

De 106 à 19 avant notre ère


En moins d’un siècle, la Cyrénaïque devient province romaine.

De 100 à 44 avant notre ère


Vie et mort de Jules César.

80 avant notre ère


Ptolémée XII l’Aulète succède à son père sur le trône d’Égypte.

73-71 avant notre ère


Guerre civile à Rome et révolte des esclaves dirigés par Spartacus.

69 avant notre ère


Naissance de Cléopâtre VII au palais d’Alexandrie.

64-63 avant notre ère


Le Romain Pompée transforme la Syrie en province romaine,
prend Jérusalem et met au pas le royaume arabe des Nabatéens.

60 avant notre ère


Premier Triumvirat (alliance de trois hommes) à la tête de Rome :
Pompée, Crassus et César.

58-51 avant notre ère


La Gaule devient province romaine à la suite de la
prise d’Alésia par Jules César
et de la reddition du chef gaulois Vercingétorix.

58 avant notre ère


Prise de l’île de Chypre par les Romains.

58 à 55 avant notre ère


Ptolémée XII l’Aulète fuit Alexandrie.
Règne de la reine Cléopâtra VI et de sa fille Bérénice IV, sœur aînée de
Cléopâtre.

179

© Editions Belin / Humensis


52 avant notre ère
Pompée, unique Consul, est bien décidé à écarter César du pouvoir.

51 avant notre ère


À la mort de leur père, Cléopâtre VII et son frère Ptolémée XIII
lui succèdent sur le trône d’Égypte.

49 avant notre ère


Début de la guerre civile à Rome entre les Consuls Pompée et César.
De retour de Gaule, Jules César marche sur Rome
d’où il chasse Pompée, avant d’être nommé Dictateur à vie.

49-48 avant notre ère


Fuite de Pompée et de ses légions devant Jules César.

48 avant notre ère


Face à l’hostilité de son frère Ptolémée XIII, Cléopâtre s’exile.
Assassinat de Pompée en Égypte par les conseillers de Ptolémée XIII.
Arrivée de Jules César à Alexandrie et retour de Cléopâtre.

47 avant notre ère


Bataille d’Alexandrie opposant Jules César et Cléopâtre
à Ptolémée XIII, qui se noie lors de la Bataille du Nil.
Cléopâtre règne désormais avec son plus jeune frère, Ptolémée XIV.

47 avant notre ère


Retour de Jules César à Rome.
Naissance de Ptolémée Césarion, fils de Cléopâtre et César.

46 avant notre ère


Cléopâtre et son fils rejoignent César à Rome.

44 avant notre ère


Assassinat de Jules César par des sénateurs,
qui craignaient qu’il ne se fasse acclamer roi.
Retour de Cléopâtre à Alexandrie.
Entrée sur la scène politique romaine d’Octave, fils adoptif de César.

180

© Editions Belin / Humensis


41 avant notre ère
Rencontre de Cléopâtre et du Consul romain Marc Antoine à Tarse.
Ils se marieront plus tard et auront trois enfants.

32 avant notre ère


Rome déclare la guerre à Cléopâtre :
c’est Octave et ses légions d’Occident
contre Cléopâtre, Marc Antoine et ses légions d’Orient.

31 avant notre ère


Marc Antoine et Cléopâtre perdent la bataille d’Actium face à Octave.

30 avant notre ère


Prise d’Alexandrie par Octave, suicides de Marc Antoine et de Cléopâtre.
Sur ordre d’Octave, assassinat du jeune Ptolémée Césarion.
L’Égypte devient province romaine.

181

© Editions Belin / Humensis


alexandrie

A u nord d’Alexandrie, un port bien abrité des vents et


des courants ouvre sur la mer Méditerranée. Là, le
premier « Phare » se dresse sur l’île de Pharos, unie à la
ville par une longue chaussée. Au sud de la cité, le lac
Maréotis relie Alexandrie à l’Égypte par un bras du Nil
et des canaux. Ce port fluvial est aussi actif que le port
maritime.
À l’abri de solides remparts, Alexandrie la grecque est
bâtie selon un plan « quadrillé », aux quartiers bien délimi-
tés et très différents. Deux larges avenues la coupent en
croix. Parmi les bâtiments extraordinaires construits par
les Ptolémées, outre les palais, les temples, le théâtre,
l’Agora, le stade et même un hippodrome hors les murs,
remarquons le Musée et la Bibliothèque. Ces édifices
héber­gent de nombreux savants, qui utilisent pour leurs
travaux 700 000 papyrus ou parchemins, ainsi qu’un jardin
botanique, une ménagerie d’animaux rares et un obser­
vatoire pour les astronomes.
Incontestablement, Alexandrie est alors la capitale intel­
lectuelle du monde hellénistique créé par Alexandre le
Grand, dont le tombeau se cache toujours quelque part
dans cette cité.

182

© Editions Belin / Humensis


UN B RE F TOUR D ’ HORI Z ON

D ans les années 3200 avant notre ère, les Égyptiens


inventent l’une des premières écritures du monde :
les hiéroglyphes. Trois mille ans d’histoire, une trentaine
de dynasties, des pharaons puissants et redoutés (par-
fois des étrangers venus d’Asie ou de Nubie), de longues
périodes de désordre, des dieux et des déesses éton-
nants, des pyramides et des temples, des statues et des
bijoux, des milliers de papyrus écrits par des scribes fort
savants… Quelle histoire !

C’est l’Égypte, ce pays admiré de tous, qu’Alexandre le


Grand découvre un jour à la tête de son armée. Qui est-il ?
Au printemps 334 avant notre ère, ce jeune roi de Macé-
doine part à la conquête de l’Asie. Alexandre soumet l’em-
pire perse en commençant par les pays au bord de la mer
Méditerranée : l’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte. Lors de
son bref passage en Égypte, il fonde à l’emplacement d’un
village de pêcheurs, appelé Rakôtis, une nouvelle cité :
Alexandrie. Puis il écrase le Grand Roi perse Darius III au
cœur de l’Asie, avant de continuer vers l’Est. Il ne s’arrê-
tera qu’aux rives de l’Indus.
Alexandre réalise ainsi son rêve. Il mêle harmonieuse-
ment les civilisations des vaincus à la sienne, la grecque,
convaincu de son importance, voire de sa supériorité.

183

© Editions Belin / Humensis


À la mort d’Alexandre le Grand en 323 avant notre ère,
ses généraux se partagent son empire. L’Égypte revient à
Ptolémée qui fonde une nouvelle dynastie. Tous les sou-
verains qui lui succèdent parlent et vivent à la grecque,
porteront ce nom. Le dernier sera Ptolémée XV Césarion,
fils de Jules César et de Cléopâtre.

Ces pharaons assistent, impuissants, à l’irrésistible


ascension de Rome. Peu à peu, les légions romaines
conquièrent de vastes territoires sur tout le pourtour mé-
diterranéen. Cette nouvelle grande puissance inquiète
l’Égypte, puis la menace avant de la soumettre : en 30
avant notre ère, avec la prise d’Alexandrie par Octave,
l’Égypte devient à son tour province romaine.
Mais elle ne sera jamais comme les autres. Jamais ! En
effet, son histoire glorieuse, sa richesse et sa puissance
économique liée à sa situation (à la charnière de trois
continents) font de l’Égypte une province romaine excep-
tionnelle. Elle est donc mise directement sous l’autorité
d’Octave d’abord, puis de l’empereur de Rome représen-
té par un préfet.

Mais d’où viennent ces Romains ? Depuis sa fondation


légendaire par Romulus, Rome est un royaume, avant de
devenir une République en 509 avant notre ère. Après
avoir conquis presque toute la péninsule italienne dans

184

© Editions Belin / Humensis


les années 300 à 260 avant notre ère, les Romains s’em-
parent en deux siècles de nombreux territoires de l’Es-
pagne à la Syrie, en passant par la Grèce et la Gaule…
Ainsi, sans plan précis, Rome bâtit et organise un « vaste
empire » méditerranéen. En 31 avant notre ère, il ne lui
manque que l’Égypte !
Mais tandis que les légionnaires romains multiplient
les victoires, la situation se tend à Rome. Au cours du
ier siècle avant notre ère, sur fond de troubles sociaux et
de guerres incessantes, des généraux ambitieux, auréo-
lés de la gloire de leurs victoires, tentent de s’emparer
du pouvoir. Soutenus par leurs légions, ils s’affrontent :
Marius contre Sylla, César contre Pompée, Octave contre
Marc Antoine…
Telle est l’époque de Cléopâtre VII, reine d’Égypte.

185

© Editions Belin / Humensis


LA V IE DE C LÉOP Â TRE APR È S

E n 48 avant note ère, dans un contexte confus et après


un bref exil, Cléopâtre rentre à Alexandrie. Mais César
échoue dans sa tentative de la réconcilier avec son frère
le roi Ptolémée XIII. La situation est explosive. D’un côté,
Cléopâtre soutenue par César et de l’autre, Ptolémée XIII
et ses conseillers ! Finalement, ces derniers prennent les
armes. La bataille fait rage à Alexandrie. Mis un temps
en difficulté, César et Cléopâtre remportent la victoire. Le
roi s’étant noyé au cours de la Bataille du Nil (début 47
avant notre ère), Cléopâtre règne désormais avec son
plus jeune frère Ptolémée XIV (qui, à 12-13 ans, n’a de roi
que le titre) et vit un grand amour avec Jules César.
Après une croisière sur le Nil en amoureux, César rentre
à Rome et Cléopâtre accouche seule de leur fils, Ptolé-
mée Césarion. Invitée à le rejoindre à Rome, elle y reste
deux ans jusqu’au meurtre de César en 44 avant notre
ère, qui marque son retour immédiat à Alexandrie. Peu
après, Ptolémée XIV est mystérieusement assassiné.
L’aurait-elle ordonné ? Mystère. Cléopâtre règne désor-
mais en associant au pouvoir son fils, qui devient Ptolé-
mée XV Césarion.

Pendant ce temps, les partisans des assassins de Cé-


sar, ceux d’Octave (fils adoptif de César), et ceux du gé-

186

© Editions Belin / Humensis


néral Marc Antoine (ami de toujours de César) s’opposent
violemment. Finalement, en 41 avant notre ère, un accord
confie à Octave les terres romaines d’Occident, à Marc
Antoine celles d’Orient, et à Lépide, le troisième homme
du Triumvirat, celles d’Afrique. Un peu plus tard, Marc An-
toine convoque à Tarse, un port au sud de l’Asie Mineure,
quelques souverains de la région, dont Cléopâtre. Si l’on
en croit les textes anciens, la rencontre entre Cléopâtre
et Marc Antoine est étonnante. Ainsi, un amour qui durera
dix ans naît entre eux.
En 40 avant notre ère, abandonnant Cléopâtre et la dou-
ceur du palais d’Alexandrie, Marc Antoine rentre à Rome,
où ses partisans se heurtent à ceux d’Octave. Un nouvel
accord est conclu entre les deux hommes et Marc Antoine
épouse Octavie, sœur d’Octave.
C’est alors que Cléopâtre met au monde des jumeaux,
enfants de Marc Antoine. Assumant les rituels pharao-
niques négligés par ses prédécesseurs, elle n’est pas
seulement une reine grecque régnant depuis Alexandrie,
ville grecque par excellence. Non, elle est reine de toute
l’Égypte, et en cela, elle est unique.

Après trois ans loin l’un de l’autre, Cléopâtre et Marc


Antoine se retrouvent, toujours aussi amoureux. Marc
Antoine combat les Parthes en 37-36 avant notre ère lors
d’un hiver glacial, et Cléopâtre accouche de leur troisième
enfant.

187

© Editions Belin / Humensis


À Rome, on voit d’un mauvais œil l’amour unissant
la reine et le général. Après la répudiation d’Octavie, le
mariage à l’oriental de Cléopâtre et Marc Antoine déplaît
plus encore. Ambitieux et prudent, Octave souhaite agir,
mais il craint la popularité de Marc Antoine et son génie
militaire. Il tremble à l’idée qu’un jour le jeune Ptolémée
Césarion, fils unique de Jules César, ne vienne réclamer
l’héritage de son père. Il décide donc de ruser, de dénigrer
petit à petit, mais régulièrement, Marc Antoine et surtout
Cléopâtre. En attaquant la reine, il salit aussi la réputation
de son époux.

Il est vrai que Cléopâtre représente de grands dangers


pour Rome. En tant que reine, elle remet en cause la
République romaine. En tant que femme courageuse et
intelligente, aux charmes si nombreux qu’elle fut aimée
par César puis par Marc Antoine, elle blesse la fierté
romaine, dans cette société où la femme est considérée
comme une éternelle mineure. En tant qu’étrangère et en
tant qu’orientale, elle inquiète, car cette région du monde
représente pour Rome débauche et luxe inutile.
C’est pourquoi, en octobre 32 avant notre ère, poussé
par Octave, le Sénat déclare la guerre à l’Égypte. L’issue
de cette guerre est incertaine. À Rome, Octave a le sou-
tien des légions d’Occident. À Alexandrie, Cléopâtre a son
armée, sa flotte et les légions d’Orient de Marc Antoine.

188

© Editions Belin / Humensis


Pourtant, en 31 avant notre ère, c’est Octave qui gagne
la bataille d’Actium. Une victoire décisive, mais pas totale.
Lors des combats, la reine sauve la flotte égyptienne et
regagne Alexandrie avec Marc Antoine, poursuivie par Oc-
tave et ses légionnaires.
En août 30 avant notre ère, Octave encercle Alexan-
drie. Selon les textes anciens, à la fausse nouvelle du
suicide de Cléopâtre, Marc Antoine se jette sur son épée
et se tue. Le jour même, ayant appris sa mort et refusant
d’être capturée, la reine plonge sa main dans un panier
rempli de figues et se laisse piquer par une vipère cornue.
Octave est alors maître d’Alexandrie et de l’Égypte, mais
ni de Marc Antoine ni de Cléopâtre.
Par sa mort, la dernière pharaonne remporte une ultime
victoire. Elle ne sera pas la prisonnière d’Octave et ne
défilera pas le jour de son Triomphe à Rome ! Elle lui a
échappé. Avant de disparaître, elle avait également or-
ganisé la fuite de Ptolémée Césarion, dernier pharaon
d’Égypte, son dernier espoir… Hélas, Octave ordonne de
le rattraper et de l’assassiner. Le royaume d’Égypte n’est
plus qu’une simple province romaine.
La République romaine vit, elle aussi, ses dernières
heures. Désormais, Octave concentre dans ses mains
à peu près tous les pouvoirs, avec l’accord du Sénat.
Trois ans plus tard, en 27 avant notre ère, il porte le titre
d’Auguste.
L’Empire romain est sur le point de naître.

189

© Editions Belin / Humensis


PORTRAIT s
DES GRANDS PERSONNAGES

ACHILLAS
Partisan de Ptolémée XIII et hostile à Cléopâtre, le géné-
ral Achillas commande l’armée égyptienne lorsque le Ro-
main Pompée débarque en Égypte. C’est lui aussi qui est
chargé d’organiser son assassinat, puis d’affronter Jules
César et Cléopâtre retranchés à Alexandrie. Dans un pre-
mier temps, Achillas les met en difficulté. Il est sur le point
de gagner quand, dit-on, la reine Arsinoé IV, jeune sœur
de Cléopâtre, associée au pouvoir de leur frère Ptomélée
XIII, le fait tuer suite à de mystérieuses dissensions.

CÉSAR
Né en 100 avant notre ère, Jules César appartient à
une vieille famille patricienne qui descend, prétend-elle,
de la déesse Vénus. Élu Consul, puis Gouverneur des
provinces romaines du sud de la Gaule, il conquiert ce
pays en quelques années. Il raconte ces campagnes mili-
taires dans un incroyable récit : La Guerre des Gaules.
Puis la guerre civile éclate à Rome entre les deux
Consuls, Pompée et César. Jules César marche sur Rome,
en chasse Pompée, le poursuit jusqu’en Égypte. Là, il réta-
blit sur son trône Cléopâtre, dont il est amoureux.
De retour à Rome en 45 avant notre ère, nommé Dicta-
teur à vie, César accomplit une œuvre considérable. Son
comportement est proche de celui d’un souverain, ce qui

190

© Editions Belin / Humensis


incite des sénateurs qui craignent un retour à la royauté à
l’assassiner l’année suivante.

DIOSCORIDE D'ANAZARBA
Médecin personnel de Cléopâtre, Dioscoride est connu
pour ses textes médicaux, aujourd’hui disparus, et ses
commentaires sur les traités d’Hippocrate, célèbre méde-
cin grec des ve-ive siècles avant notre ère.
L’auteure s’est permis d’imaginer qu’il fut l’un des pré-
cepteurs de la jeune Cléopâtre, ce qui n’a rien d’invrai-
semblable.

POMPÉE
Né en 106 avant notre ère, le général Pompée rétablit
l’ordre en Espagne. Consul, vainqueur des pirates qui
écument la Méditerranée, il guerroie, toujours vainqueur,
et réorganise les provinces romaines d’Orient.
En 60 avant notre ère, il forme avec César et Crassus le
premier Triumvirat, trois hommes pour gouverner Rome.
L’année suivante, il épouse Julia, la fille unique de Jules
César.
À la mort de Crassus, la situation se tend entre César
et Pompée, nommé Consul unique en 52 avant notre ère.
Quatre ans plus tard, il fuit devant son rival et, après une
défaite militaire, il est assassiné en Égypte, où il cherchait
refuge.

191

© Editions Belin / Humensis


POTHIN ET THÉODOTE DE CHIOS
Tous deux sont hostiles à Cléopâtre : le premier est es-
clave ou ancien esclave, le second maître de rhétorique
(l’art de bien parler). En tant que conseillers-ministres du
jeune roi Ptolémée XIII, ils attisent les tensions entre les
souverains.
Après avoir assassiné Pompée, ils complotent contre
Cléopâtre et César. Leurs plans ayant été dévoilés, tandis
que leur allié le général Achillas marche sur Alexandrie,
Pothin est poignardé vraisemblablement sur ordre de Cé-
sar. Quant à Théodote, on perd sa trace.

SOSIGENE D'ALEXANDRIE
Astronome réputé de la Bibliothèque d’Alexandrie, sou-
vent cité par d’autres savants, la vie de Sosigène demeure
un mystère. Nous savons cependant qu’à la demande de
Jules César, dans les années 47-46 avant notre ère, il
met au point un nouveau calendrier, dit « calendrier Ju-
lien ». Celui-ci compte une année de 365 jours, divisée en
12 mois avec un jour supplémentaire tous les quatre ans.
L’auteure s’est permis d’imaginer qu’il fut l’un des pré-
cepteurs de la jeune Cléopâtre, ce qui n’a rien d’invrai-
semblable.

192

© Editions Belin / Humensis

Vous aimerez peut-être aussi