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F E N Ê T R E S U R G O N C O U R T

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Concours de nouvelles Edition n°1: Juillet 2023


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Thème: Souvenir de jeunesse

Ingénu, Joseph, Koa, Ivanitch, MaîtreVilain, MaxouStirner, Ohime, The Doctor, Veylox
Programme

1. Le Prince de la moquette

2. Totem et fétiche

3. Aionios

4. Voyage d’un jeune Viking en Vinland

5. Stanislas

6. Fils de Rien

7. Les Ricordeaux

8. Sous sol

9. La curieuse affaire
John Furuko
Le Prince de la moquette

Quand le soleil dormait encore à Sartrouville, une humble famille voyait tous ses
agents levés. Parmi les jeunes bruns à peine francophones qui la composaient, le plus petit, un
garçonnet haut comme trois pommes, ne s’attendait en rien à ce qu’une pareille épreuve lui
tombât déjà dessus. L’enfant vivait dans une boîte, d’un bistre comme on n’en voit rarement
d’aussi hideux, autour d’autres boîtes, de couleurs certes variées mais toujours aussi laides.
Debout dans l’embrasure d’une des fenêtres carrées de cette boîte, il passait son quotidien,
béat, à regarder les bolides traverser le boulevard monotone. Derrière lui, sa mère entretenait
en boucle l’appartement où brillaient sur le parquet ses premières étoiles sous le maniement
maternel du plumeau. Seuls sa mère et lui résidaient à plein temps dans l’appartement, tandis
que son père leur apportait le fruit de sa besogne et ses sœurs les meilleures notes de leurs
classes respectives. Un petit nid cimenté dans un platane artificiel.
L’insouciance guidait les derniers pas du moineau dans l’appartement. La salle de
séjour démeublée dans laquelle il courait pour la dernière fois, pâte à modeler dans les mains
plantées derrière le dos, s’étendait sur bien des mètres. Il n’avait aucune connaissance de
l’heure, ni même du boucan que pouvait provoquer ses souliers sur le sol. Les voisins
pouvaient se plaindre autant qu’ils le voulaient, le garçon ne les connaissait pas et ils ne
l’aperceront plus.

La famille montait dans l’imposante Citroën bien chargée, dans laquelle le garçon
fermait les yeux tout le long du trajet qui l'éloignait hors de Sartrouville. Réfugié dans ses
rêves, il pouvait se demander si son père conduisait roue dans la roue avec d’aimables
déménageurs ou s'il avait déjà sélectionné les meubles au préalable, en avait déjà apporté
certains dans le nouvel appartement, voire vendu ou jeté. Il n'en avait que faire et, seconde
après seconde, sa tête s’inclinait vers le bas, ses paupières se fermaient à la manière du repli
des pétales d’une tulipe quand la floraison prend fin. Vingt minutes le séparaient dans le
temps des deux points, soit le temps d’y enchaîner quelques songes. Que se serait-il passé
s’ils étaient restés à croupir entre les barres d’immeuble ? Si le destin ne comptait pas faire
table rase des grands ensembles, ces derniers continueraient sans le moindre doute à
s’enlaidir et à enlaidir leurs résidents. Ils emporteraient en eux des vauriens qui rejettent toute
perspective d’un avenir plus glorieux que celui qui leur est réservé, perdu dans la spirale que
provoquent l’absence d’un sens de la vie couplée à une consommation maladive de
substances meurtrières.
Il rêvait dans la voiture de mille et une merveilles. Autour de lui, des princes du même
âge le tiraient dans leurs nobles jeux d'enfants et le couronnaient à son tour. Les princesses le
regardaient comme des ethnographes loin de chez eux ou comme des visiteurs du zoo de
Thoiry. Ces illustres enfants, qui venaient de pays lointains et fabuleux comme l’Allemagne,
l’Angleterre ou encore l’Italie, lui tenaient la main et l'entraînaient vers l’inconnu. La forêt
traversée, puis l’imposant château fort à sa lisière, les yeux du garçon commençaient à se
rouvrir alors que le soleil pointait le bout de ses rayons. La voiture passait par la ville muette
et ses immeubles du passé qui bénéficiaient de façades plaisantes à regarder. “Comme c’est
joli !” s’exclamèrent les sœurs du garçon, sans savoir que l’âme de leur petit-frère était alors
inondée par un flot lumineux dont la transparence révélait à la face du monde plus qu’un
désir, une volonté de s’élever. “Maman, on va habiter dans l’immeuble ici ?” demanda-t-il
avec une telle passion dans la voix et dans les gestes sur son siège auto pour enfant. “Non…
Quand tu seras grand !” lui répondit-elle en se réveillant de son sommeil léger. Le garçon ne
semblait en rien déçu. Bien au contraire, l’ardeur de son regard enflammait son cœur de sorte
à ce qu’aucune contradiction ne pût lui jeter un froid. Il demanda à son père dans quelle ville
il roulait : “Saint-Germain-en-Laye”. Même si le toponyme est long à prononcer et fastidieux
à articuler, l’enfant fit l’effort nécessaire pour le mémoriser et le répétait sans cesse avant que
la voiture n’arrivât enfin à destination.
La famille aborde le nouveau foyer après que son cocher gara la voiture sous les
groseilliers, seule touche de couleur au décor résidentiel. Le garçon lève ses premiers regards
hors du véhicule sur un îlot urbain dont la banalité lui paraissait déjà exaspérante, lui qui
s’éprit d’une fascination irréductible pour les édifices séculaires de Saint-Germain-en-Laye.
Son nouvel appartement avoisinait les maisonnettes insignifiantes, pavillons Levitt tout droit
sortis du cerveau américanisé de promoteurs vénaux. Il se trouvait dans l’un des seuls
bâtiments habitables de la bourgade qui, à en croire les panneaux de rue, se faisait appeler
Fourqueux. Avec les immeubles de Saint-Germain-en-Laye, “Fourqueux” résonnait dans sa
conscience, si bien qu’il ne prêtait plus aucune attention à son nouveau foyer. Tout ce qui
comptait pour lui, c’était de se construire : non pas de construire son être comme un
architecte philistin construirait des boîtes destinées à loger le plus grand nombre, monotones
et sans damasquinure, mais comme un tournesol qui croît dans son locus amoenus, dans son
environnement propice à la majesté.
Le garçonnet s’empara aussitôt d'une chambre au bout du couloir de l’appartement.
Pas de parquet ici, mais mieux, de la moquette ! Chaleureux, doux et moelleux, ce revêtement
de sol rendit le garçon fou de joie et joueur comme un chaton. Il se roulait sur la moquette,
rampait sur la moquette, dormait sur la moquette. Très vite, il passait ses jours à modeler des
personnages avec sa pâte sur la moquette. La moquette amusait ses pieds, illuminait ses yeux
et brûlait son cœur. De toutes les chambres, il en était vite devenu le seul et unique
propriétaire sans pour autant s’arrêter à la simple conquête des salles moquettées. Désormais,
il se voulait châtelain.

Peu après le déménagement, il intégra la seule école maternelle de la bourgade. Pour y


accéder, il lui suffisait de traverser aux côtés de sa mère la longue rue ascendante - toute
étroite - du maréchal Foch. Sans peine et sans peur, ils marchaient main dans la main vers le
point culminant du village, l’école, rejoindre les camarades. Au premier instant de son entrée
dans la vie sociale, le garçonnet vit dans le sourire des petites têtes blondes une tranquillité
formidable qui forçait le respect. Il se voulait châtelain mais ne maîtrisait même pas un code
de la haute société. Il avait trois ans, et des parents trop modestes pour y penser. Tous ses
autres camarades lui paraissaient bien plus châtelains que lui-même, et c’étaient souvent eux
qui l’invitaient à prendre le thé et à plonger dans la piscine que toute villa foulqueusienne
digne de ce nom se doit de posséder. Très vite, son annuaire mondain gagnait en volume. Il
cumulait les amitiés mais les chérissait toutes du plus profond de son cœur. Jamais un garçon
aussi sensible n’avait animé Fourqueux. Il affichait toujours un sourire resplendissant et
sincère depuis qu’il quitta l’insula natale. Quand on le photographiait lors des banquets
bourgeois qu’il s’imaginait en lieu et place de ses goûters, il était pris dans une curieuse
transe qui parfois virait à l’euphorie, parfois à la crise inexplicable et silencieuse mais qui, au
lit, seule avec le garçon, se trouvait résolue par le dialogue intérieur. Comme un premier
amour ou le venin d’une vipère, la toxicité de cette crise finissait par l’endurcir. La pâte qu’il
était se faisait modeler dans la main de la Heimat. Il avait appris ce mot de la bouche du père
de son meilleur ami, d’origine souabe. Quand il avait demandé à cet ami ce que ce nom
étranger signifiait en français, ni lui ni son père ne surent trouver une réponse convenable.
“Le foyer” ou “la maison” sonnaient au garçon trop prosaïques, comme des noms qui
faisaient office d’un fourre-tout langagier pour parler de son appartement comme de sa ville
au cours d’une conversation. La formulation substantivée de “chez-soi” avait également pour
don de hérisser ses cheveux frisés, tant elle n’avait rien de naturel à être employée en
français. Alors le garçon pensait dans sa chambre, jour après jour, nuit après nuit - surtout la
nuit - dans la quête d’un nom français pour retranscrire toute la poésie de la Heimat.

Un midi ensoleillé, alors que la plupart de ses autres amis déjeunaient à la cantine
scolaire, le garçon regardait la télévision. Les dessins animés occupaient ses yeux quand sa
bouche était occupée par le repas. Tout passait et tout l’intéressait, tout particulièrement la vie
champêtre d’une humble famille vaudoise. La petite vie animée du chalet alpin le fascinait,
comme tous les récits d’enfants grandissant dans un cocon familial niché dans les arbres
blancs des monts enneigés de Suisse et d’Allemagne. Ces dessins animés le dirigeaient dans
la lecture des romans d’où ils tirent leur inspiration. Le garçon se nourrissait des morales de
la comtesse de Ségur, de l’optimisme de Malot, présent même dans les plus atroces des
tragédies, de toute cette littérature pure, lavée de la suif qui obscurcissait leur ère de parution.
S’il se figurait dans ses rêves comme le héros, cadet d’une famille parfaite séjournant au flanc
d’une montagne, la réalité dressait néanmoins de lui un portrait contraire. La fin du XIXe
siècle était comme une mère allaitant deux jumeaux en même temps. L’enfant qui tétait le
sein droit grandit droit dans ses bottes. Fidèle, mesuré, républicain et fier, il plantait le
drapeau du progrès dès l'adolescence dans la sincère complaisance du pouvoir et de sa mère.
Quant à l’enfant qui tétait le sein gauche de sa mère, il finit mal. Sybarite, drogué, marginal
abandonné par le pouvoir et sa mère, il boitait dans les bars éclairés par une modernité
nostalgique avant d’avoir l’âge légal pour y poser gauchement un pied. Le garçon rêveur se
révéla plus familier avec le second enfant du XIXe siècle que du premier, ce qui le distingua
des autres chérubins de Fourqueux.
Il était difficile de ne pas porter une once de tendresse unique à l’égard du pauvre
garçon, “optimiste” à en croire les lettres brodées sur son maillot. Fourqueux l’embrassait
sans bras, et sa conscience recevait le câlin sans l’acter. Il ne vivait pas sur le même plancher
que ses semblables. C’était de la moquette et il l’adorait, sa moquette. Chaque mercredi, lui et
sa mère traversaient Fourqueux et Saint-Germain-en-Laye pour rendre visite à ses grands
amis, les incroyables immeubles et pour rendre visite à sa grande amie, l’exceptionnelle
psychomotricienne. Il lui parlait de sa moquette et jouait avec elle à la pâte à modeler. Elle
était sa meilleure camarade de jeu. Elle saisissait tous les maux de son client et lui laissait une
liberté de jeu infinie.
Soutenu par tous les bords, il ne pouvait tomber dans le ravin de l’angoisse. Le garçon
eut toujours les pieds sur la moquette à Fourqueux. Aucun nom ne put formaliser cette force.
Aujourd’hui encore, aucun nom ne peut la formaliser.
La force du garçon synthétise celle de son entourage saint-germanois et foulqueusien.
D’une part, les nobles immeubles et l’aimable psychomotricienne de Saint-Germain-en-Laye
animèrent en lui l’esprit créateur qui le distinguait de ses semblables de Fourqueux. D’autre
part, ses semblables eux-mêmes le firent triompher sur son domaine. Il était le meilleur ami
d’un prince allemand, il était amoureux d’une princesse écossaise, et lui, il était le prince de
la moquette. Unique à Fourqueux, il arborait dès son plus jeune âge le regard tombant,
comme promené dans d’autres mondes, et la même admiration secrète pour les garçons que
pour les filles, des déviants de la Belle Époque. Il réussit à incarner le prince mondain tant
soufflé par sa voix intérieure, celle qui sans cesse murmurait les noms de
Saint-Germain-en-Laye et de Fourqueux, les noms qui surent l’élever en tout point, le tirer
hors de l’ordinaire.

Six ans de sourires passèrent. Un jour de décembre, il apprit que sa famille et lui
allaient déménager une nouvelle fois vers Sartrouville et s’installer dans un pavillon insipide
dont ils acquirent la propriété. Il baissa la tête non pas en signe de défaite vers la terre mais en
signe d’ambition vers la moquette. S’il allait quitter celle de Fourqueux, c’était pour mieux
embrasser celle de Sartrouville. Son père lui dit qu’il y en aura dans sa chambre.
Il fallut qu’un jour une famille triomphante quitta Fourqueux. Le jeune garçon gratta
une dernière fois sa moquette foulqueusienne. Ses yeux ne purent contenir très longtemps le
bassin de sanglots qui s’écoulait sous ses pupilles. Il se mit à crier contre le destin, à poser la
plus atroce et la plus déchirante des questions : “pourquoi ?”.
Il gratta une dernière fois sa moquette, sans prendre connaissance de son geste qui fut
longtemps exécuté comme un automatisme. Le torrent de larmes céda soudain sa place à un
flash éblouissant et indistinct dans sa vision déjà floutée. Des silhouettes s’approchèrent de
lui l’espace d’une seconde : celles qui contribuèrent à le modeler. Ses camarades de jeu, son
ami allemand, son amoureuse écossaise, sa psychomotricienne saint-germanoise, seuls leurs
traits apparurent dans le brouillard de lumière. Le garçon comprit que l’épreuve de
Fourqueux devait toucher à sa fin. Lorsqu’il reprit ses esprits, il bondit dans le jardin
recueillir un rameau de chêne et retourna dans sa moquette. À son retour, sa chambre avait
déjà été complètement vidée. Il ne restait plus que la moquette, ce qui ne manqua pas de faire
sourire le garçon. Il grava dessus avec le rameau son émotion, puis s’allongea dessus,
l’embrassa d’abord avec les bras puis avec les lèvres, sa moquette chérie, et accepta le
verdict.
Il est inutile d’enquêter sur une hypothétique traduction de la Heimat quand on
l’accueille déjà dans la vie. La Heimat, c’est la moquette. Un havre connecté aux autres à
partir d’un détail sensible. De retour à Sartrouville depuis déjà plus d'une décennie, il y
apporte une passion dure : le poids des livres, des orchestres symphoniques et des drames sur
scène. Toutes ces expériences qui ne lui auraient sans doute jamais été livrées, il les doit à la
chance. La chance d'avoir dressé sa tente chez les bourgeois lui offre un nouveau terrain à
Sartrouville. Dans celui-ci, il n'est plus prince mais empereur.
Il devint toutefois un empereur en proie au vertige, étant monté trop haut, plus haut
que le plafond d'un immeuble de cité depuis le premier étage de son pavillon. Le soleil se
lève à Sartrouville et le garçon mue de l'humilité de sa famille pour revêtir in fine les ailes
d'or et de moquette. Fais attention, Adam, le soleil pourrait bien te les carboniser.
Totem et Fétiche

En prenant de l'âge, on conçoit mieux que le présent ne saurait être seulement que le présent, et
que l'immédiat s'épaissit inévitablement, à mesure que l'on vieillit, de strates de temps qui, en
quelque sorte, l'étayent par en-dessous, le rendant tout à la fois heureusement moins
équivoque, et malheureusement moins magique. De souverain qu'il était à l'âge où la somme des
expériences ne l'appesantissait pas encore, le présent devient, au fil de l'existence, moins
présent à notre esprit, interrompu qu'il est, dans notre conscience, par le surgissement du souvenir.
Quand j'étais petit, il m'est arrivé un jour, comme cela est arrivé à d'autres que moi, de perdre un
doudou. C'était hélas celui auquel je tenais le plus. Le doudou de ma vie, en somme, celui dont j'ai
vu des équivalents plus tard chez des amis adolescents, puis chez des amis adultes, de ces antiques
reliques délabrées que l'on garde dans un coin de sa chambre jusqu'à ce qu'arrive l'âge où l'on se dit
que non, décidément, ça ne fait pas sérieux, qu'il va falloir remiser ça au grenier, que ça fait tache
lorsqu'on reçoit ses premières amours, que l'on ne saurait s'encombrer de cet embarrassant témoin
quand vient l'heure de fonder une famille, etc. Cet âge arrive fatalement. Comment expliquer, sinon,
que l'on ne voit jamais les doudous de ses parents, ou de ses grands-parents ? Les amis adolescents
et adultes dont je parle, eux, n'étaient pas encore parvenus au point de leur existence à partir duquel
l'exposition d'un doudou commencerait à représenter pour eux une gêne, et ces doudous, chez eux
exposés, ont toujours été pour moi comme un crachat qui me serait personnellement adressé,
manière de me faire ressouvenir que, moi, je n'avais pas réussi à conserver le mien, de doudou,
aussi longtemps que mes amis n'avaient su le faire.
Mon doudou s'appelait ouistiti. C'était une merveille de petit singe, moche comme tout, d'accord,
pas plus grand qu'une de mes pognes, d'accord, mais je l'aimais ce petit bout de laine et d'ouate de
cellulose, dont le corps pelucheux devait avoir été confectionné en un temps record par un enfant
guère plus vieux que moi, quelque part en Asie du Sud-Est. Cette merdouille comme n'en produit
que le monde capitaliste, cette marchandise par moi fétichisée, je devais sans doute la promener
partout où je me traînais, alors qu'un doudou, les plus malins d'entre nous le savent : cela se
conserve comme un trésor. Au fond de son lit, sous sa couette, sous ses draps ou son polochon, en
prenant bien garde qu'il ne se perde quand vient à la Mère l'idée incongrue de balancer tout cela au
bac à lessive. Mes parents, par négligence ou par oubli, n'avaient jamais vraiment pris la peine de
m'expliquer qu'il n'y a pas plus grand péril pour un doudou que de se voir promené dans le vaste
monde par son jeune propriétaire : sans ce précieux conseil, statistiquement, il était impossible que
ne survienne, un jour ou l'autre, un grand malheur.
La fortune jouant contre moi, il s'avérait, de surcroît, que j'étais né bourgeois. Mon père, ingénieur,
gagnait confortablement sa vie, et j'avais été placé dans une école privée, aux méthodes
pédagogiques impeccablement innovantes, propres à éviter aux enfants les terribles traumatismes
dont, sans aucun doute, ils sont continûment les victimes à l'école publique. C'était Frenet ou
Montessori, je n'ai jamais parfaitement su entre ces deux systèmes lequel avait été choisi pour moi.
Et comme je n'ai, dans cette école, effectivement subi aucun traumatisme d'ordre pédagogique, je
n'ai jamais vraiment cherché, par la suite, à le savoir.
Le fait n'a de toute façon pas beaucoup d'importance, je ne le rapporte que pour préciser quelques
éléments de contexte : on retiendra surtout que l'école en question, comme la plupart des écoles
privées, disposaient de moyens financiers confortables. Pour cette excellente raison, des institutrices
probablement très investies – et par ailleurs probablement très satisfaites de faire carrière ailleurs
que dans une des institutions indigentes de la République – décidèrent de nous emmener, mes
camarades de grande section de maternelle et moi-même, faire une croisière de trois jours en
péniche, sur le canal du midi, l'axe géographique à l'extrémité duquel, sur le chemin retour,
l'infortune frappa.

Nous logions, à l'intérieur de la péniche, dans la soute, ou du moins c'est ce que je présume, n'étant
pas parfaitement certain de mes souvenirs, et pas davantage de mon expertise en lexicologie navale.
Nous étions une joyeuse bande d'une quinzaine d'enfants lâchés sans famille, éplorés, bien entendu,

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quand venait le soir et qu'aucune main maternelle ne venait nous border, qu'aucune bouche
familière ne venait se poser sur notre front, mais livrés aux démons de notre imaginaire le reste du
temps, puisque d'institutrices chapeautant ce voyage, dans mon souvenir : point. Courtisées par le
commandant de bord, celui-ci leur narrant les mille-et-unes aventures que devait lui inspirer sa
carrière intrépide de conducteur de péniches, elles devaient avoir bien d'autres chats à fouetter, les
institutrices, que de se préoccuper de sa majesté des mouches étendant jour après jour, sur cette île
flottante, son empire.
La soute de notre péniche, dans mon souvenir, se développait selon une verticalité tout à fait
incroyable pour un enfant de mon âge, et la superposition des lits reliés entre eux par des échelles
métalliques me semblait tout à fait vertigineuse. Cet échafaudage d'alcôves empilées les unes sur les
autres, selon un ordre qui ne me paraît, dans mon souvenir, ne relever ni d'un banal arrangement
orthogonal, ni du souci que devraient inspirer à tous les règles de sécurité les plus élémentaires, était
couvert d'un plafond en berceau renversé, qui se confondait dans l'obscurité souveraine du dortoir,
et l'on n'aurait pu dire à quelle hauteur, exactement, il s'élevait, si quelque ingénieur n'eut eu soin de
percer un hublot en son centre, lequel sous les tropiques eut été placé exactement à l'aplomb du
midi solaire. Ce hublot était, le jour, l'unique source de lumière de notre monde souterrain. La nuit,
quelques veilleuses fatiguées prenaient le relais, mais jamais de sorte qu'on puisse clairement
s'orienter dans ce fatras de matelas et d'échelles, ni éviter les embûches que, fatalement, les enfants
rendus à la liberté que nous étions se tendaient les uns aux autres.
Une de ces journées où la péniche paraissait nonchalamment sur le canal, son hélice clapotant
mollement dans l'eau croupie, et alors que nous étions déjà lassés du spectacle des écluses qui
s'ouvraient à notre passage, le chef de notre clan - du moins devait-il l'être, et qui aurait-il été
sinon ? - eut une idée audacieuse. Je n'ai pas de souvenir très clair de ce à quoi ressemblait
véritablement ce camarade d'école, mais, à n'en pas douter, il devait à ce moment-là avoir l'aspect
d'un mohican peinturluré comme les indiens le sont en temps de guerre, armé d'un arc ou d'une
fronde, asseyant sa suprématie sur nous autres, jeunes papooses moins affirmés, en usant si besoin
de menaces, de violences, mais aussi de mille petites astuces que son esprit imaginatif concevait
pour nous amuser, nous séduire, nous attacher à sa personne. Il nous réunit au milieu de la soute ;
autour de nous, des dizaines de lits défaits montaient en escaliers de tous côtés, marche des géants
de laine et de fonte qui, depuis des jours, formait la frontière stricte du territoire bornant ce qu'était
désormais notre existence. Au-delà, l'inconnu, ou plutôt le trop connu : le monde où l'adulte,
partout, faisait loi, bridant notre volonté de mille interdits absurdes restreignant toujours l'étendue
de notre fantaisie. Nous avions tous très bien compris ce que nous avions à perdre à y retourner :
mais notre chef, lui, ne semblait plus craindre l'inqualifiable coercition qu’exerçaient sur nous, hors
de notre soute, les générations aînées. S'il nous réunissait, ce jour, sous le puits de lumière, c'est
qu'il comptait, lui, s'y manifester de nouveau, dans ce monde adulte, présenter à notre vue son profil
depuis l'extérieur du hublot, et donc depuis l'extérieur de notre cache. Il comptait gagner le pont de
la péniche.
Nous étions ébahis par sa témérité. Quitter le dortoir, cela signifiait non seulement braver la règle
qui nous y confinait, règle dont nous savions qu'une Loi autre que la nôtre disposait qu'elle était
inviolable, mais cela signifiait aussi la totale certitude, chez notre chef, de son empire sur nous, et
de l'impossibilité d'une tentative de putsch pendant son absence, fomentée par l'un ou l'autre d'entre
nous qui aurait absurdement nourri l'idée de le remplacer. Quel panache ! Accompagné de son plus
fidèle lieutenant, il se rendit à l'huis qui enclosait sur lui-même notre monde, et, sans un
trésaillement, le franchit.
Il fallut quelques minutes pour que le rond blanc du hublot ne s'obscurcisse de l'ombre de deux
petites mains, puis que s'y présente une face hilare, celle de notre chef. En terme de subversion,
c'était déjà beaucoup. Mais aussitôt, la face disparaît : les mains également. Celles-ci, cependant,
reviennent bientôt, mais s'apposent sur la vitre bombée selon un angle inverse. Il fallait bien qu'elles
viennent mieux affirmer leur prise, cette expédition ayant été, comme nous le découvrions depuis le
fond de la cale, diligentée par le chef dans un seul et unique dessein : celui de poser son cul, nu, sur
la demi-sphère transparente.
J'avais 5 ans, et, vrai de vrai, c'était la première fois que je voyais un cul. Je m'en trouvais tout
chose. J'avais une petite sœur, déjà, elle devait approcher les deux ans, mais sa présence provoquait
chez moi une telle indifférence que je crois n'avoir jamais cherché, avant qu'elle ne se dote d'une
personnalité mieux affirmée et propre à bouleverser véritablement mon quotidien, à lui connaître un
corps, ni d'ailleurs même une existence. Mes parents étaient très pudiques : jamais je ne les avais
vus autrement qu'habillés. Quant à mon propre cul : il n'y avait pas chez moi de miroir en pied, et
celui, mural, de la salle de bains, était trop haut perché pour que je puisse espérer y voir seulement
mon visage.
Un cul, donc. Nu. Blanc. Largement étale sur la vitre du hublot, à une altitude qui me semblait
incommensurable, bien qu'il est naturellement impossible qu'elle excédait plus de trois ou quatre
mètres de haut. Un rond lumineux dans un ciel noir, et sur ce rond, l'éclipse partielle d'un cul,
l'ombre de ces deux fesses impudiquement offertes, se présentant à notre vue comme un suprême
doigt d'honneur à ce que, intérieurement, nous savions convenable, c'est-à-dire n'excédant pas les
limites des interdits majeurs. Notre chef avait tout d'un chef. Enhardis par son exemple, nous
improvisions dans le secret de nos profondeurs une danse de célébration païenne, nous poursuivant
à cloche-pied selon une spirale qui, par syncopes, tantôt s'élargissait tantôt se resserrait, et nous
hululions comme des chouettes,et nous ricanions comme des hyènes, et nous mugissions comme
des buffles, et tandis que nous poussaient sabots et cornes nous immolions au Grand Bouc tout ce
que notre dortoir comptait d'inflammables, hystérisés de ce que notre chef, s'il ne lui en prenait
seulement que l'envie, pouvait, avec son cul, jeter sur notre monde un voile crépusculaire.
Cependant le jour revenait et mettait fin à notre sabbat, tandis que là-haut, couronnant la voûte de
fer, le parfait cercle apollinien était maintenant embué de deux petits ovales imparfaits, dont
imperceptiblement la trace grasse demeurerait jusqu'à la fin de notre voyage.

Dans ce petit monde enclos, je dormais comme je n'avais jamais dormi, à l'exception de ces nuits
profondes qui, lorsqu'on est enfant, suivent les gros chagrins et les larmes ravalées. Mon doudou,
naturellement, veillait sur mon profond sommeil, avec l'application d'une sentinelle qui sait
l'importance de ce pourquoi elle est missionnée. Son désintéressement, à ce moment, était
exemplaire : car il faisait ce qu'il avait à faire et ce qu'il avait toujours fait, ce même pourquoi, en
Asie du Sud-Est, un enfant sans doute guère plus âgé que moi l'avait manufacturé. Et cela était
d'autant plus admirable qu'il faisait tout cela avec le même esprit de sérieux qu'à l’accoutumée, bien
qu'il fut sans doute conscient, en son for intérieur, que tout était changé. L'abolition de la loi adulte
rendait sa présence problématique. Il avait toujours été là pour me rassurer, pour affermir mon
courage dans un monde où l'absurdité des règles que l'on s'échinait à me faire assimiler me
terrifiaient, comme elles terrifient spontanément tout enfant, parce que tout enfant sait qu'elles sont
contraires à l'ordre naturel des choses. Mais cet ordre naturel, au fond de notre cale, nous l'avions
rétabli (!) : nous avions ressuscité la jouissance innocente, nous avions ressuscité la violence
joyeuse, nous avions ressuscité tout ce que réclamait de nous notre essence profonde ! A quoi peut
bien servir un doudou dans un pareil contexte, quand les vertus consolatrices qui sont les siennes
deviennent brusquement sans objet ?
A ce moment-là, je l'ignorais encore, mais mon doudou était déjà perdu. Lui, probablement, le
savait déjà, mais stoïque et digne, il remplissait, sans jamais s'apitoyer sur lui-même, son exigeant
apostolat. Je lui refusais égoïstement ma reconnaissance ; il ne m'en tenait pas rigueur, et persistait
dans ce pourquoi il avait été conçu.
Le voyage en péniche touchait à son terme. Mon doudou faisait front bravement, verticalement
dressé le long de la paroi du bateau contre laquelle je l'avais adossé, n'offrant aucun signe apparent
d'un quelconque trouble face au sort qui était le sien. Et quand brutalement notre bateau touchait à
son terminus, quand brutalement se défaisait le délire qu'avait été celui de notre tribu, quand sidérés
par un retour à la réalité dont nous ne nous étions pas avisés, jusque-là, qu'il était inévitable, nous
retrouvions nos parents, réunissions nos affaires dans l'obscurité, et retrouvions l'ordre solaire
absurde qui, hors de notre refuge, était celui qui présiderait au reste de nos existences.
D'aucuns de mes camarades oublièrent dans la soute des chaussettes, d'autres un tricot de corps, une
paire de solaires ou une casquette. J'y laissais, pour ma part, mon doudou, esseulée sentinelle
n'ayant plus rien sur quoi veiller. Je m'apercevais rapidement de mon oubli, bien avant que nous
n'arrivions à la maison. D'un coup d'un seul, l'illusoire de la vie que nous avions menée sur la
péniche se déchirait, et je m'étranglais dans mes sanglots. Nous revenions au quai, la péniche était
partie, et alors que la nécessité d'une consolation se faisait de nouveau pressente, je réintégrais le
monde qu'on m'imposait, sans celui qui, jusque-là, m'en avait été le précieux consolateur.

Dire que j'ai beaucoup pleuré ne refléterait pas la réalité de la douleur qui, pendant des jours, a été
la mienne. Mes parents, d'abord confiants dans le fait que je trouve, dans la population de mes
peluches, un remplaçant valable à ouistiti, commencèrent à s'inquiéter. Ils s'entendirent sur un
moyen de m'extraire de ma mélancolie, et, rapidement, une solution fut trouvée, laquelle me fut
soumise : il s'agissait d'aller acheter un autre ouistiti, ou n'importe quoi d'autre qui pourrait en
rendre l'absence moins douloureuse.
Je ne sais plus dans quel état je me rendais, avec ma mère, au magasin de jouets où l'ignoble
stratagème auquel, un peu malgré moi, je concédais mon assentiment, devait jouer son acte final.
J'étais probablement partagé entre le sentiment de perte et celui d'ajouter quelque chose à la somme
de mes possessions. Comme l'âme de l'enfant est faillible ! Comment pouvais-je sortir grandi d'un
tel pacte, moi qui m’apprêtait à me laisser acheter, à indignement commercer la cessation de ma
tristesse ? Je n'avais malheureusement que cinq ans, et on n'est pas sérieux quand on a cinq ans.
Dans le magasin, les peluches me semblaient froides, artificielles, niaises, et elles ne pouvaient se
prévaloir de la moindre ressemblance d'avec mon singe. Je ne concevais pas pouvoir m'attacher à
aucune d'entre elles. Et c'est cela, précisément, qui causa ma perte...
Dans la cour de l'école, certains de mes camarades commençaient, depuis plusieurs mois, à faire
étalage de petits gadgets électroniques qui rendaient très envieux ce qui n'avaient pas la chance d'en
posséder. C'était le début des consoles de jeux portables. Celles-ci proposaient un divertissement
séduisant et facile, et nous attendions tous avec impatience anniversaires et fêtes de fin d'année pour
s'en trouver dotés. En parcourant les allées du magasin où ma mère m'avait amené, j'avais repéré le
rayon dédié à ce genre de marchandises. Ma tristesse, jusqu'à présent, ne m'avait été d'aucun
bénéfice, et je concevais qu'elle puisse constituer une monnaie d'échange d'une valeur appréciable
dans la négociation que je pouvais engager, avec ma mère, pour que l'on m'achète à moi aussi une
console de jeux portable.
Ma mère ne fit pas trop d'histoires. J'orientais mon choix vers un jeu de casse-briques dont le circuit
électronique était enchâssé dans un boîtier gris souris, équipé d'un écran à led et d'une manette
intégrée. « Tu es sûr que c'est ça que tu veux ? » me répéta-t-on trois fois. « Tu ne regretteras
pas ? ». Non, je ne regretterai pas. C'était ça que je voulais. J'en étais sûr.
Le caractère infamant du pacte que je venais de conclure ne m'apparut que dans la voiture, quelques
minutes plus tard. J'étais installé à l'arrière, sur mon siège rehausseur, je tenais entre mes petites
mains ma nouvelle console dans son emballage transparent. Brutalement je conçus l'absurde de la
décision que je venais de prendre. Quelle consolation pouvais-je tirer de la possession de ce bout de
plastique ? Était-il en son pouvoir de parvenir, ne serait-ce que de très loin, à constituer un
quelconque remède au chagrin, au chagrin du ouistiti perdu ? À qui venais-je de vendre mon âme ?
À la loi adulte ? À l'ordre établi ? Au capitalisme ? À la nécessité apparente qu'un deuil doit, un
jour, prendre fin ? Mais quel deuil pouvait bien se dénouer dans pareil troc, dans pareil
marchandage ? En devenir l'une des parties, c'était en devenir la dupe : le deuil ne se résoudrait
jamais, jamais plus.
Intuitivement, je comprenais cela, dans mon petit cerveau d'enfant de cinq ans. Et les sanglots
refluaient dans ma gorge. Mais il m’était impossible, désormais, ne pas tenir compte du pacte que
j'avais signé. On avait acheté ma consolation. J'avais, tacitement, souscrit à un contrat. Il ne
m'appartenait donc plus de pouvoir exprimer ouvertement mon chagrin, et j'étais contraint de
ravaler mes larmes.
J'ai pleuré, bien sûr ; dans le secret de mon lit, après que ma mère, le soir, m'eut bordé. J'ai pleuré
toutes les nuits qui suivirent, et je n'ai jamais ouvert l'emballage de cette nouvelle console que je
m'étais si frivolement laissé offrir. Elle me narguait, neuve et triomphante, dans son emballage
intact, depuis l'étagère où je l'avais cantonnée. Elle était le témoignage toujours présent de mon
indignité, de la bassesse de mon caractère, d'un péché originel qui précédait une longue lignée de
péchés similaires, et qui seraient autant de taches que je ne pourrais plus effacer, autant de poids
supplémentaires ajoutés à la balance des regrets, au fardeau de l'existence. Je venais, brutalement,
de perdre mon innocence.
J'entrepris bien entendu de racheter ma faute. Un jour, profitant de ce que mes parents étaient
occupés ailleurs, je jetais la console dans la poubelle de la cuisine, en lui creusant un tombeau dans
les déchets ménagers afin que l'on ne connaisse pas le sort que je lui avais réservé. Mais se défaire
de l'arme du crime, ce n'est pas se laver du crime. Tout au plus pouvais-je me dire que, si je m'étais
effectivement laissé acheter, du moins n'avais-je pas consommé jusqu'au bout l'acte sacrilège en
profitant du divertissement coupable que m'offrait la console.
La péniche me hantait : elle était l'obscur éden où j'avais laissé mon doudou, et étaient perdus pour
moi doudou et éden. Jamais plus on ne me laisserait accéder au jardin de l'innocence : j'avais croqué
la pomme, le monde était vide, et il n'y avait pas de salut. Mon repentir était sincère, mais inopérant.
Imprimée au fer rouge, ardait désormais sur moi la marque de la bête.
Bien que je sois parvenu à l'âge adulte depuis longtemps maintenant, il m'a fallu bien des années
pour saisir ce qui s'était joué là, et quelles en étaient les implications. Il m'a fallu bien des années
pour comprendre à quel point tout cela relevait d'une fatalité inéluctable : conscientiser cela, ce fut
la possibilité offerte à un certain soulagement, à une certaine libération. La perte du doudou, le
pacte faustien qui suivit, tout cela s'est depuis souvent rejoué, pas exactement selon les mêmes
termes, bien sûr, mais selon un schéma identique : l'épisode ici narré n'a été en fait que la première
itération d'un éternel retour du même. Imaginons un instant que cette scène n'eut pas eu lieu : elle
aurait simplement laissé sa chance à une autre, similaire, qui lui aurait succédé, et lui aurait dérobé
son titre de péché originel. Car péché originel, il y aurait eu, de toute façon. Nul n'est incorruptible.
Nul ne quitte ce monde sans taches, ou alors faut-il le quitter à temps, dans le bref intervalle où
l'innocence demeure préservée, à l'âge où l’Église considère que l'on peut mourir sans être encore
baptisé, et que cela ne nous fait pas perdre le paradis pour autant ; mieux, même, que cela, à coup
sûr, nous le fait gagner. Passé cet âge où il peut encore escompter que les cieux s'ouvrent
automatiquement à lui, l'enfant comprend ce que l'on attend de sa présence au monde : il n'y aura
pour lui, comme consolation, que les mortifications dont il s'auto-gratifiera, pour contrarier le vide
d'un monde sans dessein, et se rapprocher, par on ne sait quelle absurde opération transitionnelle, de
l'éden perdu. Parmi toutes ces mortifications, bien sûr, il en choisira préférentiellement certaines qui
produiront mieux chez lui l'effet recherché – quand bien même il saura, en sa conscience, que
l'illusion du rachat profiterait davantage que ce choix s'opère selon un régime d'indifférence.
L'homme n'est, somme toute, que l'homme ; c'est en ayant admis cela que je peux aujourd'hui, sans
que l'existence ne soit par trop insupportable, fixer ma pensée sur cette sentinelle solitaire, qui,
peut-être, dans le recoin assombri de la cale d'une péniche, poursuit son voyage insensé entre les
deux extrémités du canal du midi, elle toujours fidèle à ce qu'elle est, elle fixée pour toujours dans
sa parfaite incorruptibilité, elle, ubique, sur son bateau et dans ma psyché, régnant sans partage,
jusqu'à ce que la mort ne nous sépare enfin, sur le monde de mes regrets et de mes souvenirs.
Aionios

Chaque nuit, au plus profond de mon esprit, se trame la même histoire ; et pour chaque réveil, dans
le noir de mon âme, s’éteint une vie qui brûle en cendres de mémoires. Je ne sais qui j’abandonne
sur le pas de cette porte, même si je sais au moins que chaque soir je retrouverai ce caractère
désolé, réapparaissant inlassablement.

Je t’en supplie, rêve éternel, ne me laisse plus te survivre, et ne laisse surtout plus jamais le soleil te
percer, car je n’ai jamais de souvenir que ces larmes qui viennent de couler sur ton inextinguible
beauté.

*
* *

D’aussi loin que je me souvienne, me réveiller n’a jamais été une tâche facile, que ce soit le
matin ou bien la volonté. Commencer est pour moi un fléau, du moins mon incapacité à le faire :
faut-il qu’il y ait une raison pour que les choses se fassent ? Si c’est le cas, il m’en manque alors
une, je n’arrive pas à me sortir de cette mélasse abrasive sans horizon à fixer.
Pourtant, je le sens, le sentiment d’aujourd’hui n’a plus rien à voir. Alors que je peine à ouvrir les
yeux, une chaleur estivale vient contraster avec la nuit de décembre que j’ai par moi-même
arpentée. L’esprit enserré dans une gorge sèche et des draps humides qui me collent à la peau, je me
débats à peine. Le temps peut bien venir me chercher, rien ne saura troubler le calme qui suit des
jours de fête : que celui qui souhaite troubler ce repos vienne me faire flairer des restes de dinde,
peut-être que l’écœurement me fera marcher.
Enfin, cela fonctionnerait si je ne sentais au contraire cette faim qui me tenaille. Ai-je tant dormi ?
Il est vrai que le soleil brille fort, si fort qu’il pourrait en blanchir les morts, mais jamais soleil
d’hiver ne s’est pourtant fait pareil aux enfers. Les oreilles bourdonnant sous l’effet de leur clarté,
je constate de mon regard affaibli les rayons tapissant ma chambre d’un motif d’abeille. Puis,
mettant mes lunettes, je reste médusé face aux croisillons de mes fenêtres, aplats noirs sur fond bleu
qui affrontent le ciel devenu si menaçant et viennent fondre sur mon visage. D’un coup, je balaie
lentement la pièce du regard : des lumières obliques, je passe par mon bureau, toujours en désordre
dissemblable, pour finalement arriver vers la bibliothèque à ma droite.
Un regard me pénètre.
Mon ami, assis, si proche de moi, que fait-il ici ?
« Te voilà, me sort-il de son doux sourire, tu en as mis du temps, ce matin.
- Ce matin ? »
À vrai dire, mon esprit a opéré par la suite des errances qui ne me permettent de tout saisir. Tout
semble normal, tout va selon le bon cours des choses. Une histoire sombre au départ, des séquelles
et traumatismes à la fin, très bien. Cinq ans de mémoire auraient sauté, et continueront de le faire. Je
ne comprends pas très bien, mais il prend le temps de tout m’expliquer avec la délicatesse la plus
mesurée et des mots choisis pour leur tendresse presque mielleuse, de peur de me brusquer.
Ainsi, je serais bloqué à mes vingt ans, en aurais actuellement cinq de plus, et suis toujours
incapable de créer le moindre souvenir nouveau, suite à des événements troubles.
La nouvelle me parvient bien, mais j’y suis comme imperméable. J’ai bien du mal à réaliser le poids
de ce qui m’est annoncé avec si peu de gravité, la pluie des idées frappe avec légèreté le creux de
mon crâne.

Ainsi, chaque jour serait celui d’une personne différente qui partage les mêmes souvenirs, ceux du
misérable être que je suis, ceux d’un jeune mal dégrossi, qui n’a jamais rien accompli de sa vie ?

10
Que c’est doux, d’imaginer que d’autres que moi pourront partager mes erreurs, mes tares, mes
complexes… Cela veut-il dire que d’autres ont pu vivre tout cela avant moi, qu’en est-il de ma
mère ?
Il est muet, je le comprends.
L’envie de demander plus de détails étant ajournée, mon ami étant parti en me disant que je n’ai rien
de prévu pour aujourd’hui, je pense n’avoir rien à faire de plus qu’attendre. Quelle drôle de maladie
que la mienne, je n’aurai donc plus jamais d’autres souvenirs que ceux que je possède déjà, tout ce
que je ferai aujourd’hui sera déjà oublié à mon prochain réveil ; sans doute jusqu’à ce que je ne sois
plus que vieillesse sans profondeur, que je n’aie plus la jeunesse au corps mais qu’elle soit la seule
chose ayant lieu et place dans mon âme : un éternel Apollon qui ressemblera de plus en plus à
Héphaïstos.
Hier était donc le décembre d’il y a cinq ans, et je vis maintenant mon vingt-et-unième été une
cinquième fois.
Je remarque un petit carnet gondolé sur ma table de chevet, il a dû prendre l’eau. De très brèves
notes y figurent, sorte de compilation des efforts de tous ces mois passés, cristallisés dans leur
ambre. Je le feuillette, sans trop d’appétence pour ce qui est un monde sans moi, enregistrements
étrangement optimistes et de toute façon indifférents à ma cause.
Sur une note datant d’il y a deux ans figure un sobre : « Maman est morte. ». Je m’y attendais, la vie
avait déjà tout perdu, je crois comprendre celui qui a écrit cela, il est plus honnête que ceux qui ont
suivi.
Plus la peine de lire, je vagabonde du regard dans ma chambre, reproduisant le balayage de tantôt.
M’y attendent les mêmes objets que je chéris depuis enfant : une guitare électrique dont les cordes
métalliques reflètent plaisamment la lumière entrante, posée proche d’une fenêtre ; mon bureau,
savamment désorganisé, exhibant fièrement ses étagères pleines à craquer de différents jeux ; et ma
bibliothèque débordant de livres en tout genre, de la littérature plus ou moins classiques, aux
ouvrages philosophiques que j’ai commencés – il y a maintenant plus de cinq ans, certes.
Peu à peu, divers souvenirs me reviennent, tous rattachés à ces objets qui n’ont pas changé de place.
Comme mes souvenirs, chacun de ces objets m’est à la fois éloigné car inaccessible, et pourtant si
proche du coeur. Tout semble appartenir à un simple ‘hier’.
Je m’en souviens, cette guitare est la seule que j’aie jamais eue, mais elle incarne toutes les envies
que j’aie jamais pu avoir, toutes les mélodies que j’ai ensuite contemplées et reproduites, toutes les
sonorités qui m’ont traversé, moi qui ne suis rien sans son clair. Ces jeux, quant à eux, me
rappellent tous les après-midis passés avec mon ami et d’autres personnes – je me demande ce
qu’elles sont devenues. Mais surtout, mes livres siègent en maîtres dans la pièce qu’ils surplombent.
Hauts de leur majesté légitime, ils constituent le lien que j’ai su tisser entre idéal voulu et triste
réalité. Ma mère était bien contente de savoir que je ferais des études littéraires, elle se disait que
j’allais peut-être me lancer à corps perdu dans quelque chose.
Ce qui a perdu ce corps, c’est surtout sa forme. Quelle déchéance, les mois précédents n’ont rien dû
en faire. Je n’ai jamais été sportif, mais force est de constater qu’eux non plus. C’est si risible, si
détestable de ma part : je rejette la faute sur les autres, mais il ne s’agit que de moi.
Je me lève, enfin, j’en fais l’effort, il le faut, pour saisir un livre, ça ne me fera pas de mal, je crois.
En voyant cette pièce lue en cours, Prométhée enchaîné, je me rappelle les déboires rencontrés en
classe préparatoire, dans ce milieu que je pensais pourtant prêt à m’accueillir :
« Ce qui t’inspire, c’est une corneille ou une hirondelle, mais c’est la terre qui t’aspire. Tu vis en
totale Acédie, entre la terre et l’éther, tes pieds sont fixés bien bas, et rien de tes idées velléitaires
n’y changera. », c’étaient les paroles de ma mère au repas de Noël, les dernières dont je me
souviens. La suite m’est un brouillard.
Peut-être avait-elle raison, mais je n’ose pas le savoir. Est-ce cela ma punition, être toujours
confronté à ce qui ne peut plus être, mais aura toujours été ?
Maintenant que j’y pense, même ces souvenirs, qui ne pourront pourtant jamais changer, ont un
goût d’inachevé. Douloureux miroirs de la réalité que mes fuites : Combien de livres abandonnés en
cours de route ? Combien de soirées de jeu proposées mais aussitôt déclinées ? Combien de
journées passées à penser que je pourrais répéter plus tard ? Je n’ose plus les compter, même si le
passé est désormais figé. Je manquais au fond déjà d’énergie. Déjà, si jeune.

Je me souviens de tout, des cris qui ont surgi des tréfonds de l’ennui, de cette voix qui m’agitait
dans toutes les directions, de cette friction sans mouvement, des instants creusés en eau-forte dans
mon cerveau, de mon dernier souvenir :
« La vie t’a toujours été offerte sur un plateau ! Quand vas-tu cesser de tout repousser, de tout vivre
comme une incommodité ?
- Je ne sais pas. »
Oui, ‘je ne sais pas’. C’était donc cela, la dernière réponse que je sais avoir donnée à ma mère. Rien
de ce que j’ai pu lui dire par la suite ne me reviendra. Peut-être avons-nous pu en parler par la suite,
ou peut-être sommes-nous restés en froid pour la vie, et jusqu’à la mort.
Je ne le saurai jamais, car tout ce qu’il me reste, c’est l’image d’une jeunesse défaite.

Fort de mon désarroi, je partis sans ne plus jamais rien dire. C’en était fini, je l’avais
compris, mon esprit n’était plus capable de s’imaginer être au monde. De ma chambre, j’observais
sans le voir un aplat de noir sans bruit, où se cachaient des forêts sans vert. Puis je m’en allai, je
quittai ma famille, pour emplir mes veules poumons d’un air pur et indolent, pour en finir avec
cette posture austère et qu’on se dise : « Mourons. »
Passée la lisière sylvestre, mes souvenirs sont succincts : un chemin de poudreuse ; une rivière que
je n’osai traverser, de peur de tout oublier ; et ce tas de neige où je décidai de m’allonger, visage
en avant, pour une fois.

Cet ultime antan, revenu comme une fronde, m’a fait oublier le présent écoulé depuis un moment.
Dans une chambre qui a troqué ses lumières blanches pour les figer dans l’ambre, la moite chaleur
de l’été colle la mémoire à la peau. Ainsi, je ferai toujours la même chute, chaque matinée, de mon
suicide vers la vieillesse.
Rempli de honte, je prends mon carnet, mon crayon, et quitte la maison, sans prévenir ; il me faut
retourner dans cette forêt. J’arpente les chemins sinueux, les montées escarpées, et traverse la
rivière. Une fois installé sur un rocher, je me mets en tailleur, pour observer ce ciel de succin qui
zèbre le sol au travers des branches. Mes pensées sont erratiques, et plus rien n’arrive dans l’ordre,
mais il me faut écrire, j’en éprouve le besoin, celui de vaincre ce temps et moi-même, par moi-
même :

À moi, toi qui n’as plus rien à contempler du haut de ton âge, je vis actuellement la
vieillesse du jour, et j’aimerais pouvoir te conter le crépuscule de ta jeunesse. Tout ce qui est déjà
écrit est vrai, et peut-être que tout ce que tu as pensé l’a déjà été avant.
Qu’il est dur de se renouveler en partant toujours du même point de départ. Peut-être as-tu déjà
songé à cette jeunesse que tu as gâchée, à cette famille disparue dans le creux de ton oubli ? Peut-
être que je l’ai déjà fait, je ne sais pas. Je sais que je vais m’éteindre à l’arrivée de la nuit, et qu’un
autre jour tu t’allumeras, tu seras toujours un moi un peu étranger, mais je serai toujours un toi
regretté. Je te chéris déjà, je comprends toutes tes craintes, car nous ne vivrons plus jamais qu’avec
nos souvenirs communs et une journée isolée de toutes les autres.
Alors, chère partie si vite abrogée, je viens te faire part d’un de tes derniers souvenirs de jeunesse,
celui que tu n’auras jamais, celui que je t’apporte par volonté de vivre, enfin.

Une fois que j’ai fini d’écrire, l’âme libérée, je me dirige lentement vers la nuit dans laquelle
sommeille ma maison. Après être rentré et avoir inutilement rassuré mon ami, je monte dans ma
chambre, et je me blottis dans mon lit, en serrant très fort ce fragment de moi-même qui me survivra
bientôt.
Cela, il ne le saura jamais, mais que j’aurais aimé pouvoir enfin continuer sur cette lancée.
Dans le silence du vide qui m’attend, pour que renaisse un autre, à mesure que je disparais dans les
bras de Morphée, je n’ai plus qu’à laisser couler mes larmes sur ce carnet.
Voyage d’un jeune viking en Vinland

C’était quand j’étais encore jeune, j’étais insouciant et les guerres ne m’atteignaient pas.
J’étais un héros comme ceux décrits dans les livres, courageux, fin guerrier et poète à mes
heures perdues.

Mon très cher Jack, assois-toi et prends un chocolat chaud. Je t’emmène dans le nord lorsque
j’étais un mousse en mer baltique. Je me souviendrai toujours de cette brise glaciale faisant
rougir mes oreilles ce matin de printemps. La verdure remplaçait la neige. Nous voguâmes
vers les confins de ce monde, là où des monstres marins vivaient. De ce fait, peu d’hommes
s’aventuraient en ces eaux troublées mais un homme du nom de Leif, mon père. C’était un
marin d’exception et par-dessus-tout, un explorateur. Notre voyage se compliquait au fil des
semaines, la nourriture se raréfiait et l’eau manquait. Terrifié par la tempête, je me suis
recroquevillé dans la tente du drakkar durant la première semaine. Le vent soufflait dans la
voile, mon père à la barre ne lâchait rien contre le courant. Ses hommes s’occupaient de la
voile bloquant le boute dans le taquet mais un jour une rafale cassa le cordage. Une stratégie
avait été mise en place, on ramait tous en ayant un objectif, trouver une terre. Lors du milieu
de la deuxième semaine, nous aperçûmes une terre boisée et brumeuse.
Nous apercevions des animaux connus tels que des cerfs avec leurs bois majestueux. Cette
nouvelle terre était l’Amérique du Nord que mon père nomma « Vinland ». Longeant la côte
des heures durant, nous accostâmes sur le rivage en fin d’après-midi, tirant le drakkar hors de
l’eau. Du haut de mes 16 ans, je dus rester au campement et nous réchauffer grâce à des
brindilles. Notre venue sur ce nouveau continent avait bouleversé l’ordre naturel des choses,
nous sentions que nous étions observés. Seul près cette immense forêt de pins, le vent se
faufilait entre chacun d’entres eux. Je commençais à chanter.
« Derrière ces eaux sombres
Quelle merveille se cache ?
Dans cette forêt ?
Dans ce ruisseau ?
Dans ces plaines ?
Il me tarde à savoir
Sont-ils des monstres ?
Je m’en vais
Regarder chaque recoin
Toutefois bloqué

14
Par ce devoir »
Surpris par mon père qui me donna une claque dans le dos et ses compagnons ramenant du
gibier.
Leif, mon père dit : « Cet endroit est inconnu, je te propose de le découvrir, ensemble ! »
— Très bien fis-je d’un air sérieux alors que je trépignais d’impatience, en me précipitant vers
les bois.
Tout d’un coup, mon père me retint par derrière et soupira : « pas maintenant, pas maintenant,
Einar. » Souriant, il me demanda d’allumer le feu, ce que je fis. Durant le crépuscule, le ciel
changea pour laisser paraitre un ciel rougeâtre. Cela me faisait penser à un passage d’un
monde à l’autre. Je me suis demandé si on pouvait apercevoir une branche d’Yggdrasil sur
cette extrémité de Midgard mais rien à l’horizon, même pas une feuille. Dans la bonne
humeur et dévorant cette viande après une traversée mouvementé. L’heure était au chant, à la
poésie.
— Voyez ces marins, ils ont bravé la colère d’Njörd. ô Njörd ! Nous te remercions
grassement avec cette viande fraichement découpée. Accepte cette offrande. Combien se sont
heurtés à ton courroux ? Dans les siècles à venir, nos descendants chanterons la légende de
Leif et de son équipage. Trottez, suivez le chemin d’Einar ! A l’ouest, se couche le soleil,
bientôt vous irez à aveuglette. Quand tomberons les ombres de la nuit, le visage de cette terre
se révèlera. Peut-être que les ombres viendront nous rendre visite ?
Mon père et ses compagnons me félicitèrent en me disant que j’avais un vrai don pour le
chant. Je me rappelle de m’être endormi. A vrai dire, cette escale dura deux jours avant de
repartir en Islande. Pourtant, ces deux journées ont été les plus importantes de ma vie. Ce fut
le moment où je fis la rencontre d’un autre peuple. Celui-ci vivait près de la rivière.
Le matin d’après, il ne restait que des cendres. La fête n’était plus qu’un souvenir.
Finalement, comment transmet-on les souvenirs ? Ce sont les chants. Ils gardent en mémoire
les moments importants de la vie de chacun, l’histoire de notre peuple. A mon réveil, il y avait
ce peuple, brun de peau. Je n’avais jamais rien vu de tel. Mes yeux s’étaient baissés en
direction de leurs pieds : des mocassins. Habillés d’un pagne en peau de bête, le torse
découvert. Je me suis avancé pour les observer en détail, tatoués d’étranges symboles : un
oiseau fait de foudre. De nos jours, ce peuple est appelé Iroquois, décimé par les grands
explorateurs. Caractérisés par leurs longs cheveux noirs et armés de leur carquois, toujours
prêts à tirer une flèche. Un des guerriers de mon père avait résisté, une flèche dans la tête.
Nous fûmes menés en canots, trois pour être exacte. Ceux-ci étaient instables, ils ne
résisteraient pas à notre mer où nous luttons continuellement contre elle. Sur la berge, je
pouvais observer une grande palissade circulaire. A l’intérieur, ils avaient de grandes maisons
longues. A première vue, le matériel utilisé paraissait rudimentaire par rapport aux palais de
nos Jarls. Ce peuple avait utilisé des écorces ainsi que du bois.
A notre arrivée, tous les regards étaient tournés vers nous : des enfants, des jeunes, des
vieillards et des femmes. Leurs femmes étaient vêtues d’une robe d’été faite en peau de bête.
Elles avaient des colliers d’une dent d’un animal inconnu.
Nous fûmes trainés à travers ce village. Au fond se trouvait une hutte, située au centre des
habitations. A l’intérieur siégeaient un homme et une femme. L’homme était vêtu
différemment des autres, une coiffe en plumes de couleur blanche avec une teinte de rouge à
l’extrémité. Celui-ci semblait être leur chef. Un des guerriers s’adressa à lui avec le respect
qu’on a pour les Jarls. Ils débâtèrent durant de nombreuses heures sans que je ne comprenne
un seul mot. Pourtant, j’ai observé leurs gestes et regards dans le moindre détail. Ma
conclusion était simple : Nous étions les premiers à les rencontrer.
Cependant, le chef se pencha pour nous parler, il détacha mon père et il commença à
communiquer grâce à sa gestuelle. De ce que je compris, il demanda d’où nous venions. Mon
père dessina un drakkar en départ de l’Islande pour tracer notre route de manière hasardeuse.
Il se présenta comme un homme de paix non comme un guerrier. Le chef heureux, recula et
ordonna à ses hommes de préparer une chose importante. Je me rappelle qu’il s’est rapproché
de nous puis mangea de la viande. Cela voulait dire qu’une chose : nous étions invités à un
banquet.
A ma surprise, je fus séparé de mes compagnons. La nuit était tombée. Un homme m’amena à
ce qui fut la personne qui changera ma vie à jamais, l’espace d’une journée. Loin du banquet
des adultes, se déroulait une tablée qui rassemblait tous les enfants. Lors de mon arrivé, ils me
regardèrent d’un œil étrange. En face de moi, se trouvait une fille. Celle-ci avait mon âge. Elle
était magnifique, ses yeux dégageaient une beauté insondable, allant de pair avec une curiosité
intarissable. Ses cheveux noirs lui donnaient l’impression d’être une déesse. Cet amour a été
éphémère, comme la vie d’un papillon. Durant ce repas, je me fichais des autres personnes,
seul elle importait. Je mangeais sans parler, ne sachant pas comment communiquer.
Elle fit le premier pas en me dessinant accompagné d’un point d’interrogation. A ce moment-
là, je vis son sourire pour la première fois. Je ne l’oublierai jamais et je l’ai emporté dans ma
tombe. Ce sourire me donnait envie de composer un chant à son honneur. Je répliquai en
représentant le chant, l’épée et le sentiment d’aventure qui me rongeait. J’écrivis mon nom :
Einar. Elle rigola et écrivit le sien à son tour. Son alphabet différait totalement du nôtre. Le
seul regret de ma vie fut de ne pas savoir son nom.
Nous échangeâmes ainsi durant le reste du repas. La rencontre de ce peuple a été une chance
dans cette mésaventure. J’appris qu’elle était la fille du chef, elle ne voulait pas de cette
responsabilité. Elle souhaitait vivre avec ses frères et sœurs en compagnie de leurs dieux. A la
place, son père avait pour projet de la marier avec un clan adverse. Elle sera arrachée à sa
terre afin de se sacrifier dans le but d’une paix durable. La paix ? Je n’avais jamais effleuré
cette utopie. Le monde où je suis né est marqué par la guerre. Sur ce nouveau continent, la
guerre a aussi laissé son empreinte. Finalement, c’est un cycle sans fin. Personne n’est
épargné. Je jetai un œil en direction de mon fourreau, avec un certain dégout. Dans cette
euphorie, un cri inhumain, glacial se fit entendre. Le sourire sur son visage avait disparu.
Celle-ci paniqua, et m’emmena dans une étable. Elle s’était agrippée à ma main en me
montrant une personne enfermée dans une cage. Cette personne était cachée dans les ténèbres.
Le peu que je puis voire m’avait rebuté. L’homme était émacié à un point extrême, sa peau
desséchée tirée et tendue sur ses os. Avec ses os poussant contre sa peau, elle-même de la
couleur des cendres grises de la mort, et ses yeux repoussés au plus profond de leurs orbites, il
ressemblait à un squelette récemment déterré de sa tombe. Ses lèvres, étaient en lambeaux,
souillé de sang et de souffrance et de suppurations de la chair, celui-ci dégageait une odeur
étrange et inquiétante de dégradation et de décomposition, de mort et de corruption.
Horrifié et fasciné. Ce monstre me fascinait, je ne compris réellement la menace qu’il
représentait lorsque que je vis sa peau hérissé. Mon regard plongé sur celui de la créature,
cette chose n’avait plus rien d’humain mais je sentais qu’il restait une once d’humanité en lui.
Je fis de grands gestes à propos de la créature. Voici comment j’ai interprété sa gestuelle :
« Autrefois un homme
Aujourd’hui un démon
Un des sept péchés capitaux
Dans le froid d’une nuit d’hiver »

C’était du cannibalisme. Il a été maudit pour avoir manger les siens et Freyja l’a puni. Sur
ce nouveau continent, ceux qui commettent cette atrocité sont transformés. Soudain, je me
souviens de m’être interrogé, « pourquoi l’ont-ils gardé malgré cette peur ?» Cette question
était compliquée à comprendre pour elle, ses gestes restaient flous. Cette gestuelle indiquait
que la personne était importante à sa personne. Qui était-il ? Un frère ? Un ami ? Son amant ?
Cette dernière supposition me faisait du mal. Par égoïsme, je voulais écarter cette théorie. Je
ne sus trouver la réponse. Au fur et à mesure, que notre lumière diminuait, les ténèbres
avançaient. Prêt à dégainer mon épée, j’avais peur.
Je n’étais pas inexpérimenté, j’avais déjà mes mains souillé de sang. Elle me tira vers la
sortie, je me souviendrai de cette rencontre. Durant mes années de mousse, jamais je n’avais
rencontré une telle chose. Son visage joyeux avait disparu, pourquoi s’était-elle excusée ? Je
le saurai jamais. C’était étrange, j’étais heureux d’avoir partagé ce moment anormal avec elle.
Elle me guida dans ce qui semblait être un dortoir. Dans ce ciel étoilé, j’observai ses
magnifiques cheveux. Nous nous quittions cordialement, sans un geste.
Devant, se trouvait mon père et ses compagnons au sol : Ivres. Las, je me suis endormi raide.
Cette nuit-là, je pensais qu’à elle, qu’allions nous faire le lendemain ? J’eus le loisir de le
découvrir dès mon réveil, comme dans un songe, la pièce me paraissait irréelle. Je suis
demandé si la veille n’était pas qu’un rêve. Il y avait une longue rangée de lits en peau de
bêtes. Au loin, se trouvait la sortie.
Je me suis avancé pas à pas. Dans le doute et l’excitation, la lumière du soleil était là, Sol
ayant réussi son voyage. A l’entrée, se tenait la fille, ce n’était donc pas un rêve. Elle s’était
ruée sur moi, se serrant dans ses bras. J’étais déstabilisé puisque nous nous connaissions
depuis moins d’une journée. Je sentais qu’une certaine tristesse émettait d’elle.
Je me suis laissé guider par sa main, elle me mena près de la rivière où l’eau était claire. Nous
observions les poissons. Elle tenait un filet et se mit à crier. Cela m’avait fait sursauter. C’est
alors qu’un petit saumon se coinça dans son filet. Celle-ci prépara un feu et me donna mon
repas. Le poisson était délicieux, c’était la première fois que je pêchais de cette manière.
J’étais heureux, je voulais la paix. Elle me demanda si nous péchions dans notre terre
d’origine grâce à l’intermédiaire d’un dessin. J’acquiesçais, je lui dessinai qu’on mangeait
même des œufs de mouettes qu’on récupérait sur les falaises au péril de notre vie. C’est mon
plat préféré.
Jack ! Je te ferai ce plat un jour, je te le promets ! Où étais-je rendu ? Oui ! La forêt. Après la
pêche, elle m’emmena dans la forêt de pins. Un havre de paix, nous étions en symbiose avec
la nature, embelli par le chant des oiseaux. Nous observâmes un animal ressemblant à un cerf
en plus massif qui était dans une clairière. J’avais senti qu’elle voulait tuer cet animal. D’un
coup, j’ai projeté ma lame d’un coup sec dans son estomac. Ses boyaux commençaient à
ressortir, la bête gémissait et je croisai son regard. Elle implorait ma pitié : je ne ressenti rien,
ce n’était qu’un animal parmi d’autres.
Celle que j’aime s’était retournée, un regard déçu et dégouté mélangé à de la colère. J’avais
exaucé son souhait. A ce moment-là, je m’étais perdu. Quelle était ma faute ? Des larmes
coulèrent de mes yeux malgré moi. J’étais resté, alors qu’elle s’était précipitée en direction du
blessé en larmes. Je la vis le caresser avec tendresse, murmura quelques mots de sa langue et
l’acheva avec respect. Je venais de réaliser que cette complicité que nous avions, a été perdue
à cause d’une erreur. Je mis le gibier sur mon épaule.
Je fis le reste de la balade derrière elle, je me remettais en question chaque seconde qui
passait. Lorsque qu’elle me fit signe de me rapprocher, son chagrin s’était apaisé. J’eus du
mal à la regarder dans les yeux, manquant de confiance en moi. Elle m’expliqua que son
peuple entretenait une relation avec la nature, ils se doivent de respecter le gibier en exécutant
la tradition. Je ne le savais pas à l’époque, je le regrette. Ne regrette jamais ! Je suis plein de
regrets, ils m’ont rongé toute ma vie. Ris tant que tu le peux ! Cours tant que tu le peux ! Dans
l’heure finale, sans espoir de survire. Bats-toi tant que tu le peux ! Sans témoin, protège ceux
que tu aimes. Sans récompense, sacrifie-toi !
Je deviens sentimental, n’est-ce pas ? Jack ? Ne t’inquiète pas, j’ai toujours un tour dans mon
sac. Les fleurs, les fleurs, les fleurs. Je me souviens de leur odeur. Pour me rattraper, je lui
offris une fleur violette, sa nouvelle porteuse me serra à nouveau dans ses bras, heureuse de
j’aie compris son désaccord. L’être humain est simple et complexe à comprendre. A mes
yeux, elle n’était qu’une énigme à laquelle dont j’avais la moitié de la réponse. Nous
mangeâmes en tête à tête, l’animal que nous avions tué, dépecé et Rotti.
Le vent soufflait fort, je me sentais presque à la maison. Il manquait la neige et les chants.
Ensuite, elle vint sur le rivage, se dévêtit et se jeta à l’eau. Je fis de même, nous nous
arrosâmes mutuellement. Le temps passa, je vis le crépuscule. A peine sorti de l’eau, nous
étions observés. Était-il un allié ou un ennemi ? Je me suis rhabillé puis je m’avancé accroupi,
prêt à brandir ma lame. La personne se cachait derrière le pin. Je me rapprochais de plus en
plus, ce qui me permit d’entendre sa respiration. Son souffle me fit comprendre que c’était un
homme d’un âge mûr, ayant certainement des cheveux gris. Je fis une pirouette et ma plaça
ma lame au niveau de sa gorge. C’était mon père. Il me prit à part et me dit :
— Einar, nous devons partir vite, rapidement. Ce soir, nous remonterons la rivière grâce à
leurs embarcations et reprendrons la mer. Ne parle plus à cette fille, elle n’est pas des nôtres.
— Père ? Nous ne ferons de mal à personne. Tu le promets ?
— Bien sûr ! Reste près de la rivière et attend-nous.
— Oui Père !
A l’époque, je ne savais pas, j’étais naïf. Je ne pensais qu’un incident tragique arriverait. Je
n’ai pas écouté mon père et je suis retourné la voir. Je lui ai expliqué que je devais partir ce
soir et je l’ai remercié. Tristes, nous observions les astres. Le ciel me paraissait mélancolique
ce soir-là. Les minutes défilèrent : Que faisait mon père ?
Tout d’un coup, elle me montra de la fumée, c’était son village. Que s’était-il passé ? Nous
courions aussi que nous pûmes. A mon désarroi, le feu venait de la grange. Là où se trouvait
la créature. Ce n’étais pas un hasard. Le responsable, je le connaissais : Mon père.
La rage me gagnait. Dans les flammes, elle était là, sortie de sa cage. Tous me regardaient
avec mépris. Mes propres yeux virent la créature dévorer les habitants un à un. Arrachant la
chaire encore chaude, Arrachant les yeux vivants. C’était le purgatoire, les cris me rendait
fou. Celle qui se tenait à mes côtés m’abandonna à jamais, fuyant dans la forêt.
Malgré le danger, je ne bougeais plus : par culpabilité. Le coupable, mon père m’appela pour
partir. Trainé de force à la rive, depuis ce jour, je le hait. Nous tirâmes les embarcations. Sur
l’autre rive, je la vis, m’appelant à l’aide. La seconde d’après, elle se fit dévorer par la
créature en sanglot. Le bonheur est éphémère, il faut le chérir car ça ne dure qu’un temps.
Dans le calme de la nuit, par honte, ils évitaient mon regard.
— Père ?
— Oui ?
— Tu m’as menti. Elle est morte par ta faute m’exclamais-je larmoyant.
— J’étais obligé, je suis désolé, tu m’en aurais empêché.
Je garde ce doux et amer souvenir de jeunesse.
— Einar ? Où elle est-elle maintenant ? Ne peux-tu pas la retrouver ?
— Morte. Elle est dans la demeure de ses dieux. C’est pourquoi je ne pourrais jamais la
revoir. Je te remercie de m’avoir écouté, toi expert de ce peuple. Après tout, ce sont tes
ancêtres.
Stanislas

L'autre fois j'ai croisé Stanislas au bar du quartier.

J'étais assis avec un ami d'enfance qui est devenu gendarme et pratique la gonflette. Stanislas
s'est pointé alors que je fixais les biceps totalement disproportionnés de mon ami d'enfance.
Ses bras étaient plus gros que sa tête, alors avec la perspective, même Stanislas paraissait
minuscule, par rapport aux bras de mon pote.

J'ai directement reconnu Stanislas. Personne n'a cette tête à part lui, donc c'était lui, bien sûr.
Nos regards se sont croisés, j'ai souris. Il a détourné la trajectoire de ses yeux, a longé le bar
vers la terrasse comme un étranger. Il était accompagné de deux garçons à peu près comme
lui, avec le même look de garçon bien élevé, des petites chaussures, un petit manteau, une
petite mèche au vent bien comme il faut.

Alors, tu me réponds, m'as dit mon pote, comme je ne l'écoutais plus et que je regardais
Stanislas se défiler comme ça, comme si lui et moi n'avions jamais rien vécu. J'ai demandé à
mon pote de répéter ce qu'il venait de dire - mon ami Arnaud- et il répéta un propos dégoûtant
sur mon début de calvitie. C'était fort peu à propos surtout venant de lui, il faut savoir que les
spots du bar éclairaient ses golfes proéminents... bref un combat de dégarnis.

Mais revenons-en à Stanislas, le beau chevelu et joufflu aussi. Des lèvres épaisses et
pulpeuses, comme botoxées. Une petite écharpe à carreau, enfin, vous voyez. Il s'avère que
nous étions dans la même classe en CE2, dans une école primaire catholique, Saint-Jean-
Bosco. Cette année-là, une classe verte a été organisé. Comme une classe de neige, mais sans
la neige, dans les montagnes, perdu quelque part. Randonnée, escalade, des grands
espaces, des gîtes... quelques souvenirs épars, un centre éducatif avec des dortoirs,
vraiment un truc montagneux que je ne peux plus situer. C'est hors du temps, hors de
l'espace, dans mes souvenirs.

Stanislas et moi nous étions retrouvés dans la même chambre. Je ne comprends pas pourquoi,
parce que si mes souvenirs sont bons, nous n'étions pas fan l'un de l'autre. A mon avis, le
destin a voulu qu'on se retrouve ensemble, alors que dans la cour on traînait rarement à deux.
Je me rappelle vaguement d'une sensation, un trouble affectif, un petit pincement qui vous
prend quand vous vous rendez compte que finalement personne n'a vraiment voulu de vous et
que par voie de fait, vous vous retrouvez avec l'autre type dont personne n'a voulu.

C'est difficile de disséquer des rapports d'enfants, à l'aune de mes trente-et-un ans, pourtant j'y
arrive sans peine, cette sensation elle est encore vivace, dans ma chaire, toujours aussi
violente, peut-être même que les années passants, elle devient plus violente encore, cette
sensation. Ni lui, ni moi n'étions dupes, on savait tous les deux très bien pourquoi on se
retrouvait ici, dans

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cette chambre avec deux lits superposés, au milieu de la montagne. Nous sommes pourtant
restés cordiaux, plutôt que de faire ressurgir notre frustration quant à nos solitudes d'enfants,
plutôt que de nous comparer à Benjamin Hendrix qui gagnait chaque année le prix de l'amitié.

Petite parenthèse, j'étais vraiment dans une école qui organisait chaque année des "prix",
comme des awards, pour récompenser des valeurs tels que l'amitié, le travail... c'est notamment
lors de l'une de ses cérémonies que j'ai pris conscience de l'absurdité du monde dans lequel on
vit, tout petit mon cœur se serrait, il venait au bord de mes lèvres tellement j'étais triste de ne
rien recevoir, je n'étais rien, je n'étais personne, je rêvais de briller, je rêvais d'être Benjamin
Hendrix, ça me brisait et à mon avis ça en brisait d'autres, les adultes s'employaient à la
destruction des générations futures avec ferveur, tout en arborant des cravates fantaisies. Je les
encules !

Avec Stanislas, donc, l'ambiance était calme, on jouait au Mikado, comme deux êtres sociaux
bardés de fêlures juvéniles inqualifiables. Quelque chose de tacite s'est dessiné autour de notre
cohabitation. Ce jour où les gens se sont appropriés leurs chambres, allant par affinités, les uns
avec les autres et que nous nous sommes retrouvés face à face, tout plein de nigauderie, affreux,
stupides, malade mental alors qu'on avait à peine huit ans, tellement la société était imbuvable
à notre encontre... on a compris que la vie serait dure pour nous et que pour tout le monde en
général, c'était un calvaire. Lui, par contre, il était vraiment paumé, je m'en rendais compte, je
ne sais pas ce que lui faisait subir ses parents, mais putain, ça devait être hard, ils devaient lui
préférer sa petite sœur, ou un truc comme ça.

Si bien qu'une étrange relation s'est nouée entre nous, sans que je ne le veuille vraiment. Après
tout, qui aurait voulu devenir la mère d'un enfant de huit ans, avec constamment la morve au
nez ? Il agitait sans cesse ce mouchoir en tissu immonde, quand il le déroulait ça faisait un bruit
de scratch, il y avait au moins deux kilos de mickeys là-dedans ! Mais c'est bien ça que j'étais
pour lui durant cette semaine : sa mère. Je le consolais, il avait vraiment une vie de merde. C'est
difficile, quand on a sept ou huit ans, de mettre des mots sur des concepts tels que le manque
d'amour, la déréliction. Mais ça se voyait, il me foutait le cafard...

Pour évacuer ma propre tristesse, je l'imaginais crouler sous une montagne de problèmes
insurmontables. Pour m'endormir le soir je rêvais que sa mère le battait, le forçait à manger des
choux de Bruxelles et d'autres sales trucs, bidouillés à partir d'informations que j'entendais ça
et là, sans doute au vingt-heures ; on parlait souvent des pédophiles dans l'Eglise, déjà à
l'époque, et moi j'avais l'impression de vivre dans une Eglise, dans mon école il y en avait une,
on était obligés d'aller se confesser, mais j'avais rien fait alors j'inventais des conneries, comme
par exemple une fois j'ai dis que j'avais volé des stylos dans une trousse qui n'était pas la mienne,
c'était totalement faux, juste pour faire bander ce fils de pute de curé, je me demande ce qu'il
faisait en rentrant chez lui, celui-là, sans doute ses courses au magasin comme tout le monde,
mais après ? mais après ? C'est ça que je voulais savoir !

En gros, si j'avais été plus pervers, Stanislas aurait pu devenir ma chienne. Je l'aurais réduis en
esclavage, sous couvert de lui donner un peu d'affection. Mais non, j'étais un gamin cool, sans
aucune once de méchanceté en moi. J'étais un bon camarade, bien meilleur que Benjamin
Hendrix. J'aimais déjà les gens, j'étais loyal. Je mettais le doigt sur des choses qui semblaient
sans doute totalement abstraites aux autres gamins de mon âge. Bizarre fossé, en plus on ne
pouvait pas dire que j'étais surdoué, à l'époque je me persuadais qu'un carré pouvait rentrer dans
un triangle, j'allais un peu loin dans l'abstraction, entre un retardé et un surdoué franchement la
frontière est poreuse, voire inexistante.

J'essayais donc de réveiller sa force, de lui faire prendre confiance en lui. Vas-y Stan, tu peux
y arriver ! Tu sais faire des choses ! Tu as un talent en toi, je ne sais pas lequel, mais il est là, il
ne demande qu'à être exploiter ! Je ne lui disais pas ça texto, mais j'adoptais ce type d'attitude
qui confine à l'éveil de soi. Mais il y avait du boulot... Stanislas, tes lacets. Stanislas, tu as mis
ta chaussure gauche sur ton pied droit et tu arrives quand même à marcher ? - Ah c'est pour ça
que j'ai mal depuis tout à l'heure ? A la ramasse, ce petit garçon, vraiment...

Tout a dérapé le jour ou nous avons visités la fromagerie. L'odeur infernale de lait caillé m'avait
filé des haut-le-cœur et j'ai eu envie de vomir pendant tout le trajet du retour, en bus, tandis que
le chauffeur psychopathe abordait des virages en tête d'épingle comme une vaste blague, comme
si tout était prévu, avec un trampoline en contre-bas pour le faire rebondir en cas de sortie de
route. J'avais l'impression que l'odeur de la fromagerie m'avait suivi, même dans le bus ça sentait
mauvais. Stanislas était à deux ou trois rangées derrière moi, j'avais pu l'esquiver et me mettre
à côté de Simon Brouke, un intello avec des lunettes rondes et une raie de côté que je n'ai jamais
su imiter.

— Tu trouves pas que ça pue ? m'a demandé Simon.


— Si si.

Autour de nous tout le monde grimaçait de dégoût. Tout le monde, sauf Stanislas. Bizarre.
Impassible, il faisait mine d'observer les falaises et les arbres, l'air un peu hagard. Très pâle,
aussi. En tout cas l'odeur était insoutenable. Marie-Paul l'animatrice du centre qui aidait notre
maîtresse le fit savoir à celle-ci : ça sent le caca, ici. Et c'était vrai, c'était ça que ça sentait : LA
MERDE

Tout le monde était très content de sortir du bus. Le chauffeur s'est essuyé le front et une vive
concertation s'est enclenché entre la maîtresse et les animateurs. Les gens sont toujours très
sérieux quand il s'agit de trouver un coupable et d'autant plus quand il s'agit d'une défécation
inopportune... il faut dire que les gens sont toujours très alertes quand il s'agit de débattre de tel
sujet, je ne sais pas pourquoi mais le "popo" galvanise les foules, ça m'étonne que les classes
politiques n'en fasse pas un sujet majeur, comme l'immigration ou la sécurité, par exemple.

On a retrouvé nos chambres, pour se préparer avant le repas du soir. Dès que j'ai fermé la porte
derrière nous, Stanislas a tout avoué. C'était lui, le chieur fou. Il a fondu en larme, tout de suite
après son aveu. Il m'a fait mal au cœur, je me suis retenu pour ne pas exploser de rire. Après
tout j'étais sa mère, je devais lui apporter mon soutien inconditionnel, quoiqu'il advienne.
— Ce n'est pas grave, Stan, on va trouver une solution. Voilà comment on va procéder, j'ai
commencé avec le sérieux d'un Napoléon qui expose ses plans de conquête mondiale, tout en
ouvrant la fenêtre. Je me vais me tourner. Pendant ce temps, toi tu vas prendre ce sachet
plastique (celui qui contenait mes sous-vêtements), tu vas te déshabiller, mettre ton slip à
l'intérieur et refermer le sachet.

Ses larmes ont coulé, sa morve aussi. L'odeur de merde a soudain emplit la chambre, mais avec
ce que j'avais vécu cette après-midi, dans la fromagerie, j'avais le cœur bien accroché.

— C'est bon, il m'a dit.

Quand je me suis retourné il tenait son vilain forfait entre ses mains, le sac en plastique était
plein. Ni une, ni deux, je m'en suis emparé, je me suis approché de la fenêtre, je l'ai fait tournoyé
au-dessus de ma tête et je l'ai balancé sur la pente herbeuse qui jouxtait la façade du bâtiment.

— Voilà, maintenant on est débarrassés.


— Merci Hugo, vraiment.
— Tu vois, je te l'avais dis, pas besoin de stresser, il y a une solution à tout.
— Merci, merci, merci.

J'ai laissé la fenêtre grande ouverte. Quand on est descendus pour se laver les mains avant le
repas, il est passé aux toilettes pour se nettoyer et enfin, tout était réglé. On a mangés, puis
quand on est allés se coucher, il m'a remercié encore mille fois. Intérieurement j'étais éclaté de
rire, j'ai même dû sortir deux fois ou trois fois de la chambre pour exploser, je me roulais par
terre, pris de convulsions, sans un bruit. Si Marie-Paule était tombée sur moi à ce moment-là,
elle aurait flippé, pour sûr !

Néanmoins, le lendemain matin, quelque chose s'est passé. Marie-Paul frappait à toute les
portes, agacée.

— Rendez-vous dans la salle de réunion, tout le monde, dans cinq minutes ! Nous avons quelque
chose à régler !

Tous les enfants se sont assis en arc-de-cercle, autour du corps enseignant. Stan a changé de
couleur quand il a vu le sachet sur l'estrade. J'ai posé ma main sur son genou.
— T'inquiète, ça va aller. Ne dis rien. Ce n'est pas toi, ok ?
— Ok, a-t-il répondu, totalement mortifié.

Marie-Paul a pris la parole. C'était intolérable, inqualifiable, honteux. Qui avait fait ça ? Elle
voulait le savoir. Que le coupable se dénonce ! Qu'il sorte de son mutisme, sinon pas d'activité
aujourd'hui ! La maîtresse nous passait en revue, les uns après les autres, le regard grave. On
parlait quand même d'un caca dans un sac en plastique, attention !

— Nous sommes dans une classe verte, ici on ne jette pas ses déchets en pleine nature. Il faut
protéger la nature !

Marie-Paul avait la rage. Elle vivait au milieu du beau, elle ne savait rien de la laideur de la
ville. Elle drapait sa folie du caca derrière des prétentions écologiques, c'était pathétique. Tout
ce qu'elle voulait, c'était mettre la main sur le défécateur et l'exposer à la vindicte, qu'il se
dénonce, qu'il se montre et qu'il le fasse encore une fois devant tout le monde.

Stan a tenu le coup, il tenait ma main tellement fort... le pauvre.

— Bon, puisque celui qui a fait ça refuse de prendre ses responsabilités, sortez et regagnez vos
chambres.

On a tous obéis, on s'est tous levés d'un coup d'un seul, abasourdis et terrorisés.

— Stanislas, s'il te plait !

Stan s'est glacé sur place, ses paupières pleines de larmes.

— Hugo...
— Ce n'est qu'un mauvais moment a passer. Sois courageux.

Je suis retourné dans la chambre, ça sentait toujours la merde comme pas possible. Je me suis
roulé par terre, en éclatant de rire cette fois, je n'en pouvais plus, je pleurais, j'exultais, des
spasmes d'hilarités me secouaient dans tous les sens. Stanislas m'a surpris dans cet état, mais il
n'a pas relevé. Il était ailleurs. Il s'est assis dans sur le lit du bas, calme.

— Il y avait mes initiales sur le slip.


En somme, ça signifiait que Marie-Paule, hystérique, était allée jusqu'à ouvrir le sac, a mis les
doigts dans le caca, en espérant trouver un indice. C'était une extrémiste probablement à moitié
scatophile qui faisait payer sa déviance infecte à de pauvres enfants de bonne famille. C'était
injuste, mais c'était comme ça. Les adultes font peser un poids terrible sur les épaules des
enfants. Il leur inculque la douleur et toutes les mauvaises manières pour s'en affranchir. Sous
couvert d'écologie, de civisme, de respect, ce sont des débauchés, des pervers incurables qui
méritent de violents châtiments.

Après cette semaine, la relation entre Stanislas et moi n'a pas perdurée. Elle s'est éteinte, comme
s'éteignent bien souvent les relations d'amitié entre les enfants. Mais le malaise est resté. Quand
nos regards se sont croisés dans le bar, il s'est réveillé subrepticement.

Est-ce que Stanislas s'est souvenu ? Ou est-ce que son instinct de survie s'est chargé de chasser
de sa mémoire cette terrible épreuve ? Ou au contraire, est-ce que ce moment le hante, est-ce
qu'il rêve chaque jour de remonter le temps pour que cela se passe autrement ? Est-ce qu'il a
développé une névrose, une psychose ? Ou est-ce qu'il a fini par se dire que ce n'était rien,
comparé aux atrocités que la vie nous fait subir chaque jour que dieu fait ?

Mais la vraie question, c'est : pourquoi broder des initiales au fond d'un slip ? C'était un slip
sans valeur, blanc, basique, avec un petit pourcentage de coton, sans doute. Stanislas n'était pas
dans le besoin, c'était un enfant plutôt riche. Alors pourquoi ? La maman de Stan s'est
probablement figurée que si son fils perdait son slip, une âme charitable le lui rapporterait,
reconnaissant le S et T brodé en rouge à l'intérieur. Deux belles lettres, calligraphiées. C'est le
slip de Stan ! Je vais lui rapporter ! Qu'est-ce qu'il va faire sans ce sip ! Stan, j'ai trouvé ton slip
! Preuve que quelque chose ne tournait pas rond dans leur foyer. Ou alors, c'est possible aussi,
La maman de Stan venait de divorcer et elle n'avait plus les moyens. "Si Stan perd encore un
slip, c'est la banqueroute !"

J’en viens à me dire que Stanislas s'est fait dessus par protestation. Par défi ! Pour braver un
danger, un interdit ! Il s'est révolté contre l'absurdité kafkaïenne globale de l'humanité, contre
cette folie furieuse qui a poussé Marie-Paule a fourrer ses mains dans la diarrhée d'autrui ! Et
il s'est rendu compte que ça n'en valait pas la peine, que c'était trop dur de ne pas être comme
les autres et de couler ses bronzes publiquement, au nez et à la barbe de tout le monde !

On est peut-être passé à côté d'un grand homme, voilà tout ce que j'avais à dire il n'y aura pas
de chute autre que celle-ci, l'Histoire étant ce qu'elle est, écrite par les vainqueurs, par ceux qui
savent retenir une envie pressante, par ceux qui gagnent les prix, par ceux qui dorment sur leurs
deux oreilles, on ne peut en altérer le cours. On écrase le potentiel de tout le monde, on pervertit,
on manipule à des fins belliqueuses, par haine de l'autre.
Fils de rien

On était quatre et on s'emmerdait. On avait déjà essayé d'exploser des escargots sur les
planches en béton du stade de foot mais on avait épuisé notre stock. On traînait sur le
trottoir en short, t-shirt large et baskets à scratch. La vie nous paraissait déjà ennuyeuse et on
n'avait que onze ans.
Le soleil était en plein milieu du ciel et inondait toute la rue, mais il manquait de
couleurs, il manquait d'envie comme tout le quotidien qui se noyait, seul et inerte, au milieu
de ces années 90. On était des fils de rien, jetés dehors comme on avait rejeté notre
éducation. La morale avait perdu ses valeurs et on semblait être juste des rejetons expulsés
d'une vie sans but. Des enfants de Satan, et on n'en savait même rien. Le catéchisme, on
pensait que c'était pour les nuls, on crevait les pneus des vélos des autres gosses quand on y
allait et un jour on a balancé un gars qu'on n'aimait pas sous une caisse, avant de se barrer.
P'tet bien qu'il était mort.
— Putain on s'emmerde, a balancé ce rital de Dino. Moi j'ai envie de baiser.
Il pensait qu'au cul, il nous disait tout le temps qu'il en avait déjà baisé plusieurs, des
gonzesses, mais moi je le croyais pas trop. Je savais juste qu'une fois sous une tente il avait
demandé qu'on lui enfile une branche dans le fion, l'année dernière. Il avait 10 ans. Mais je
sais pas si on lui a vraiment fait ou pas. Il passait son temps à se gratter le cul et à se sentir
les doigts. Pleins de merde, on disait, qu'ils étaient, ses doigts.
— T'as même jamais baisé, je lui ai dit.
— C'est ta mère que je vais baiser, il a répondu en rigolant devant les autres.
Mais personne ne rigolait. On se fait trop chier pour rire. L'ennui noie le rire, l'ennuie tue
le rire. Un jour d'ennui, la blague la plus drôle du monde a autant de saveur qu'une pluie qui
rouille dans une gouttière abandonnée.
— On irait pas dans le stade ? a demandé Jo.
Il avait toujours des idées qui nous foutaient dans la merde, mais il s'en sortait toujours
bien, donc ça lui allait.
— Allez, on y va.
C'est Karim qui a répondu, c'était le rebeu du groupe et le plus vieux. Alors il fallait pas
qu'il se dégonfle quand un de nous sortait une idée à la con.
On a été chacun notre tour sur le petit compteur électrique du stade, une connerie blanche
en plastique, de là on pouvait s'accrocher à la dernière planche du mur et passer par-dessus.
Moi j'avais toujours un peu de mal, j'étais le plus petit, et les autres se foutaient toujours
de ma gueule, mais j'y arrivais quand même. Je laissais de la peau sur le bord du béton, mais
j'arrivais à passer de l'autre côté, sur les genoux, les bras, les coudes ou la tronche, mais
j'arrivais à retomber de l'autre côté. Et je râlais jamais de cette peau que je laissais s'envoler
dans un ciel sans avenir. C'était comme une épreuve pour passer dans un univers différent.
Un univers pour les grands.
On était tous dans le stade, un petit stade de foot municipal, avec deux terrains seulement,
qui entourait trois ou quatre baraques, et on était pas plus avancés.
— C'est aussi mort que sur la lune aujourd'hui.
— Ouaip.
— Vouais.
— J'ai réussi à choper une clope à mon père, les gars. Je parie qu'y en a pas un qui a les
couilles de fumer, a dit Jo.
— Moi si.
C'était Karim. Il était presque obligé de se lancer.
— Tu peux même pas manger de chips au bacon, j'ai dit. T'as pas le droit de fumer, mec,
avec ta religion.
J'en savais trop rien mais c'est ce que je pensais de sa religion.
— Si, si, on a le droit aux clopes.
Il avait dit pareil quand on avait décidé de tous se branler un jour, qu'il avait le droit. J'en
savais trop rien et puis je m'en foutais.
Jo lui a filé la clope et un briquet. Aucun de nous n'avait encore fumé. Il l'a mise dans sa
bouche, l'a allumée en deux ou trois coups et a aspiré, a recraché aussitôt, sans tousser, et a
dit :
— Voilà, facile, à toi, en la montrant à Jo.
— T'as même pas avalé. Il faut avaler, sinon t'es un gamin, moi quand je fume j'avale, il a
dit Dino.
— Ben, tiens, avale, il lui a craché, Karim, en lui foutant la clope dans la bouche.
Il a tiré une grosse latte et nous a montré qu'il avalait bien et là il s'est mis à tousser
comme un éléphant intoxiqué ou un gros clown qui aurait avalé une mouche.
— TAPETTE, on a crié.
On a fumé chacun notre tour, je crois que tout le monde faisait pareil, en tout cas moi je
faisais ça, je tirais dessus, et je faisais semblant d'avaler, en montrant bien les poumons qui
gonflaient, et je recrachais tranquillement, même par le nez des fois quand j'en avalais un
peu quand même. Pour du vrai.
La clope, on l'a vite finie, dépucelés du bec qu'on était. On avait grandi et Jo était notre
chef.
La clope consommée et consumée, on avait déjà plus rien à branler. Rien à faire, l'ennui
est revenu au galop aussitôt que les ailes de la passion ont eu fini de brûler.
Y avait des petits graviers au bord du stade, on savait pas trop quoi en faire alors on les
lançait contre les planches en béton, mais ça leur faisait pas si mal que ça, aux planches. Y
avait des gros cailloux aussi, mais ça leur faisait pas trop d'effet non plus. Les planches
bronchaient pas, le béton savait fermer sa gueule. Et Dino a trouvé une idée, il a balancé un
caillou au-dessus des planches, vers une baraque. On a entendu un petit bruit « Ting », un
joli bruit qui nous a transportés près des étoiles et des comètes. Il avait touché soit un toit,
soit un mur, soit des fenêtres, mais c'était plutôt le toit, je crois.
Alors Jo a pris les commandes :
— On va tous balancer des cailloux sur la baraque du père Raymond.
On a pris des cailloux, moi j'ai pris les plus petits parce que je l'aimais bien quand même
le père Raymond alors je voulais pas trop abîmer son toit, ses murs ou ses fenêtres et on a
tout balancé.
« Ding », « Gling », « Ting », le ciel était bleu et vide mais une pluie de météorites
s'abattait sur la baraque de Raymond. Les cailloux comme des météores expulsés des cimes
de l'ennui venaient frapper les briques et le crépi d'une maison en train de roupiller.
On a continué comme ça pendant une dizaine de secondes qui avaient l'air aussi longue
qu'une dizaine de vies et on a entendu la porte de la maison s'ouvrir, et le vieux Raymond,
on l'a entendu gueuler comme quoi il allait nous attraper et nous faire bouffer les cailloux.
Le Jo il a tout de suite compris, et il s'est mis à courir le premier, dans le stade, les autres
ont suivi et moi j'étais en dernier, je savais pas où on allait, ça allait tellement vite, on a
dépassé les vestiaires, on a tourné à droite au milieu du premier stade, y avait un petit terrain
avec des arbres, ils avaient l'air d'avoir peur aussi avec nous, tout allait si vite et la
correction nous collait aux basques alors on évitait de regarder derrière pendant qu'on
courait sans savoir où aller.
Karim a disparu, je savais pas où il était passé, mais il fallait trouver un endroit où se
planquer, Dino et Jo ont pris à gauche, je me suis dit qu'ils allaient passer au-dessus du mur
pour rejoindre la nationale, mais y avait rien pour grimper et moi, j'étais trop petit. Je suis
trop petit, je me disais, je pourrai jamais grimper, je me retrouvais comme un lapin au fond
de sa cage en train d'attendre qu'on le chope par les oreilles pour le bouffer. Alors j'ai pris à
droite, mais à droite je revenais sur la route, la rue, la rue dans laquelle la baraque du père
Raymond se trouvait, mais juste un peu plus loin, à une cinquantaine de mètres, alors si je
sautais là c'est sûr, on allait me voir.
J'ai grimpé au-dessus d'un mur un peu avant la route, et au loin derrière moi, j'ai vu Dino
et Jo qui arrivaient à passer au-dessus pour rejoindre la liberté. Ils sont sortis d'affaire, je me
suis dit, comme d'habitude. Pour moi c'était pas encore gagné, je me suis retrouvé dans une
sorte de jardin, un jardin un peu abandonné d'une baraque qui était entourée par le stade.
J'entendais que plusieurs voisins avaient rejoint Raymond pour nous chercher, comme une
battue, comme pour traquer le gibier. Je vais me faire choper, je me disais, je me fais
toujours choper. Déjà l'hiver d'avant, c'est moi qui m'étais fait choper quand on avait balancé
des boules de neige sur les voitures qui passaient et qu'une des caisses avait freiné de travers
et s'était pris le muret. Le type était sorti et nous avait coursés, et moi j'avais glissé dans la
neige et le type m'avait attrapé par le colback et j'étais fichu, pendant que les autres avaient
réussi à rentrer chez eux et à se planquer sous leur couette ou la table de la cuisine.
Et cette fois ça sera pareil, je me disais. Les adultes faisaient une battue, ils cherchaient la
bête à pendre et c'était moi. J'ai que onze ans bordel, je pensais, on peut pas faire ça à un
gosse de onze ans, je pourrais être en train de manger des bonbons, de jouer à la console ou
de tirer sur les couettes de la petite Manon, mais j'avais pas à être là caché dans un buisson
pour pas qu'on me trouve. Et qu'est-ce qu'on allait me faire ? On va peut-être me pendre ou
me jeter des cailloux je me disais.
C'était rien que des cailloux qu'on avait jetés, et je suis sûr qu'on n'avait rien cassé.
J'entendais tout le monde qui se rapprochait, j'avais trop peur, j'en pouvais plus, j'en étais
pas vraiment sûr mais je crois que je me suis pissé dessus, et j'en avais pas honte, faut pas
croire, fallait s'être trouvé là à ma place pour pouvoir juger sinon on peut pas juger comme
ça, sans l'avoir vécu. C'est pas la honte, que je me disais.
— Je crois que j'en ai entendu un sauter dans le jardin, j'ai entendu dire.
Ça y est, j'allais me faire prendre, je me suis recroquevillé le plus possible, je me cachais
derrière les arbustes, les branches et les feuilles, mais assez pour pouvoir voir les gens qui
arrivaient. Je voulais pas être pris par surprise. J'entendais des fous arriver comme si on
cherchait une sorcière bouffeuse d'enfants. J'ai jamais bouffé d'enfants, j'avais envie de crier.
Mes parents allaient me tuer.
Finalement, j'ai vu qu'une seule personne venir dans mon coin. C'était un gosse, un petit
blond, il devait avoir six ans. Qu'est-ce qu'il fait là, je me demandais, on devrait pas dire à
des gosses de choper d'autres gosses, c'est pas normal ça.
Il est venu vers moi, je sais pas vraiment s'il m'a vu mais moi je le voyais, il était à deux
ou trois mètres, il doit me voir, je me disais, il doit me voir. Alors comme j'étais pas trop sûr,
je restais bien planqué et au cas où j'ai mis mon doigt sur ma bouche comme pour lui dire de
la fermer, comme pour lui faire comprendre qu'entre gosses, on doit rester des gosses, on
doit pas se balancer comme ça, et se donner à bouffer à des bêtes aveugles et folles et
furieuses, à des adultes qui s'ennuient eux aussi et c'est vrai que peut-être qu'ils aiment pas
ça, qu'on balance des caillasses sur leurs tuiles, mais quand même, on reste des gosses.
Et puis il a fait demi-tour, je savais pas trop s'il m'avait vu ou pas, mais il a fait demi-tour
et il a dit qu'il y avait personne dans le jardin, j'étais soulagé.

Je suis resté là encore une bonne demi-heure pendant que tout le monde se calmait puis je
suis sorti en regardant bien que personne n'était là, à me surveiller.
J'ai fait semblant de revenir de loin, et j'ai vu Jo et Dino qui discutaient avec Raymond,
qui leur disait qu'il y avait des jeunes qui foutaient la merde et tout ça dans le coin.
J'ai entendu les deux dire que c'était sûrement des jeunes d'un quartier voisin et qu'ils les
avaient croisés en revenant de chez des amis.
Je suis arrivé près d'eux et j'ai fait comme si je les avais pas vus depuis quinze ans. J'ai dit
que je revenais de la ville d'à côté et que j'avais été voir un pote tout l'après-midi et c'est
passé nickel.
Karim était pas là, je crois qu'il est resté planqué derrière un arbre dans le stade jusqu'au
bout de la nuit, c'était le plus vieux et moi le plus petit, mais je suis sûr que lui aussi, quand
il a entendu les cris des voisins comme des chiens qui aboient en courant derrière une proie
apeurée, je suis sûr que lui aussi il s'est pissé dessus, sous le soleil blanc des années 90,
comme un fils de rien. Et c'est ce qu'on était tous, toute notre génération, des fils de rien.
Les Ricordeaux

Je ne pensais pas que je pleurerais en évoquant ces instants. Ma regrettée campagne me ronge
de mélancolie. Et Papa. J’avais renoncé à écrire à son propos, mais les Ricordeaux sont venus
me chercher. Vieille maison à une heure de Paris.
On quittait notre rez-de-chaussée le temps de deux soirées. On empaquetait nos affaires, puis
si vite attachés, on partait. On partait en fait une fois rendue pour la quatrième fois par la
porte massive de notre haussmann, dans une ultime mission pour ramener des chaussons, puis
la vie, puis le reste. Alors papa grognait un sublime “La Barbe !”, bien sonore, et Sully et moi
on riait. On regardait “Laurence” s’affairer à travers les grandes fenêtres du mur à bossage,
sous lesquelles la voiture était garée. Et elle poursuivait ses allées, ses venues entre
l’appartement et la 208, dans un doux balancier de métronome, ou comme une cigogne
aimante qui donne la becquée dans le nid de ses petits. Et si Papa s’emportait, on savait bien,
tous les trois, qu’on ne reprocherait pas longtemps à maman ses retards antillais. Elle était
jeune et belle; on lui pardonnait tout.
Ainsi, on partait: à quatre et sans soucis. Le terne soûl de Paris défilait. En partant, on ne
passait jamais par les boulevards, mais par la petite rue Notre-Dame-des-Champs, qui me
laisse toujours un goût amer en bouche quand je couple son nom à ses paysages. Se
succédaient le Lucernaire, puis cette mosaïque si mystique au camaïeu fade et poussiéreux,
qui suscitait en moi à la fois émerveillement et aversion. Une forme animale avec un long bec
triangulaire et des ailes en forme d’arc de cercle qui pointent vers le bec. Elle m’est restée.
La ville traversée, on finissait par se retrouver en face des quartiers de grands buildings qui
affichaient le nom de leurs firmes en gros sur leur façade et qui ont coutume de jouxter les
grands axes. Avec Sully, on attendait l’aile de sortie qui nous déverserait dans les rapides
avenues de l’autoroute. Au début, la voiture plongeait toujours sous un long tunnel bordé de
petits rectangles lumineux et oranges, pour émerger dans une voie ceinturée de talus verdis
sur un fond urbanisé. On se retournait pour observer la bouche du tunnel qui nous avait
recrachés, peinturlurée de tags multicolores, en guettant ceux qui avaient éventuellement
disparu depuis notre dernière échappée. Une fois engagés, on allumait la radio, station
Nostalgie, et on roulait sur du Alain Chamfort. Lors des embouteillages, papa tambourinait
des doigts contre la portière, ou déposait sa main sur la cuisse de maman, l’A6 dans le
pare-brise.
Un portail de bois blanc en demi-cercle emprisonné dans la pierre, fécondée à son tour par le
lierre. À sa gauche immédiate, un autre porche, végétal celui-ci, vous appelait d’une voix
séduisante pour vous initier à la profondeur d’un minuscule sous-bois pentu qui jouxtait la
propriété. Une fois qu’on y pénétrait, on se baignait les yeux dans le plafond luxuriant peu
élevé qui nous enfermait avec douceur. On cueillait le petit bois dans cette galerie humide de
humus, dont la moiteur du revêtement naturel avait coutume de me dégoûter. Le charme se
rompait lorsqu’on s’aventurait trop loin: on se retrouvait sur le gris clair de la route voisine.
Alors on remontait avec nos petites jambes, en apercevant au passage le terrain de tennis
niché dans les bois en contrebas, sombre et gagné par la mousse, à travers des grillages bleus
et rugueux de rouille.
Quand le portail ouvrait sa double-porte, ou déboulait sur un lit de gravier au gris blanchâtre.
Sur le côté dormait l’édifice et ses générations. Il dissimulait en partie la grave toison de
gazon tout étendue sur un hectare en pente infinie, dont un aperçu nous était offert, au-delà du
gravier. Ici, pas de vis-à-vis. nous étions soigneusement bordés par une dense muraille de
longs arbres aux prises avec leurs diverses feuilles.
Derrière la maison, le domaine. Les mots me manquent aujourd’hui, je m’en passais jadis. Il
fallait donc longer la bâtisse pour embrasser cette épaisse pelouse habillée de son manteau
arborescent. Un épais tapis vert qui descend, s’enfonce dans un abîme boisé.
C’est une histoire d’étages, où les sens se dilatent, se diluent, à chaque pas hardi. On
s’avance, que dis-je, on court, on gambade dans cette rusticité qui vous caresse les mollets,
vous les agripperait presque, pour que jamais vous n’en sortiez. On saisit un bâton, qui
devient un sabre émoussé, et on donne à son compagnon l’estoc. Maman, de la fenêtre, nous
commande d’arrêter; on convient de poursuivre plus tard. Mais voilà qu’on se retrouve déjà à
un niveau en dessous. Nous étions happés, bercés par les ressacs, les remous, mais la côte
désormais s’atténue pour laisser place à l’étage inférieur de la maison: nous voici au seuil de
la grande porte de la grange, cousine du portail d’entrée. Elle nous sourit. C’est ici qu’on a
condamné Billy Bi, lapin nain. Une entreprise de nos parent consistait à nous faire imaginer
que le jeune lagomorphe survivrait dans l’obscure transpiration de l’établi, et ce trente jours
et trente nuits, à condition que l’on déposât sur le sol une montagne de croquettes dans une
quantité suffisante pour qu’il s’en repaisse durablement. Mon déchirement se matérialisa par
une splendide striure, qui imprima ma poitrine un temps, comme un testament rédigé dans la
peur par la supplicié que je me refusais à lâcher une fois le stratagème fut parvenu à mes
oreilles, quelques instants précédant le départ.
Le tas moisi fut retrouvé à peine entamé, et l’embrasure de la porte que nous avions laissée
ouverte, symbolisait par métonymie l’interstice dans lequel le perclus domestique avait jeté
son dernier soupçon d’instinct. Recueilli par un clan sauvage ? Éventré par un renard ? Seules
ces deux fables ne parvenaient à mon cerveau réduit en tant qu’éventualités. Son souvenir
demeure. Mais son casier judiciaire s’est vu rempli après coup, lorsque j’appris que son
compagnon de chambrée, Berlioz, le cochon d’Inde, n’avait pas eu la chance de retourner à
l’animalerie, pour échapper à la noire et blanche provoquée par le lapin dans leur colocation,
comme on me l’avait pourtant garanti. Peut-être Billy Bi a-t-il purgé sa peine, comme nous
partageons sans doute la nôtre dans la lignée. Nous sommes tous des meurtriers dans la
famille.
Sous sol

Un écho lointain, puissant et insaisissable, me traverse.


Une brèche se forme, libérant un léger courant d’air. Mes cheveux clairs se retrouvent mêlés
à de minuscules particules de poussière, qui flottent en un silence oppressant. D’un pas
hésitant, je la franchis. Un tunnel oblong m’amène au milieu d’un champs de brume.
Aussitôt mes pieds s’embourbent dans ce qui me semble être de la matière organique.
Je découvre des montagnes de bric-à-brac se faisant absorber par la surface rose pâle et
rougeâtre de cet antre mystérieux. J’entends des tintements métalliques incessants d’objets
divers dégringoler de ces monstrueuses créatures.
Je sens soudainement la paume d’un millier de mains me monter le long du dos. L’étreinte
presqu’irréelle de celles-ci m’emplissent de rêves égarés et de désirs tus. À mesure qu’elles
s’approchent de mes épaules, mon âme engourdie se substitue à la torpeur d’un souvenir.
Un spectre surgit des limbes pour me rencontrer.
« Te souviens-tu du mal que tu m’as fait ? »
Le ton de sa voix foudroie mon intérieur.
« - Je n’ai jamais oublié. »
Deux pas en avant, un pas en arrière. La douleur née de le forge ardente de l’âme incarne la
promesse d’un nouvel aurore. Je lui rends grâce pour celui que je suis devenu. J’accepte,
j’accepte cette souffrance et la fais mienne.
À cette pensée, la silhouette s’éloigne pas à pas, abandonnant peu à peu en son sillage une
nuée d’ondes faisant vrombir mon essence. Ne subsiste qu’une série d’images rémanentes
gravées sur ma rétine.
Les mains, gardiennes de ma mémoire, me poussent vers une deuxième image, cette fois
beaucoup plus sombre. Des nuages noirs s’amoncellent au cœur de moi-même, accompagnés
d’éclairs striant l’horizon. J’inspire, inconfortable.
Une senteur pesante de Vodka et de Marlboro m’envahit et m’enserre.
« Père, est-ce vous ? »
Dos à moi, je ressens son fardeau, son fatum.
« - Je suis ce que je suis. »
De ses lèvres goudronnées, ces mots, en proie à la fureur autodestructrice, portent toutes les
misères du monde. J’essaye de me rapprocher, mais l’espace oppressant qui nous sépare
comprime ma cage thoracique. J’accepte, j’accepte cette souffrance qui est la sienne.
Il se retourne et me regarde un instant, immobile comme une goutte en suspension, puis
disparaît sans fermer la porte.

32
Alors que je me laisse guider par cette force mystérieuse, les souvenirs de ma jeunesse
s’éveillent les uns après les autres. Ils serpentent le long de ma surface. Je les laisse reprendre
une bouffée d’air auprès de moi, et me sens aussitôt submergé par des émotions multiples.
Une photographie se met à danser dans les airs tel un sac plastique, puis trouve sa chute à
mes pieds. Je la ramasse et souffle dessus.
Il fait plein soleil sur un sentier bordé de verdure. Un lézard longe un mur.
« Marine, prends-nous en photo ! »
Je me souviens de l’embarras ressenti à l’annonce de cette sentence.
Âgé de dix ans, la photographie m’apparaissait déjà comme une étrange expérience, car elle
capte l’instant et le fige éternellement. Je préfère vivre chaque seconde naturellement,
pleinement et évanescent. Le passé a trouvé le moyen de résister à l’écoulement du temps.
Je ne sus lui refuser, alors je me tins droit ; elle, penchée sur moi, et je tentai un sourire.
Revenu à moi, l’espace auparavant gluant, infini et d’une couleur organique se transforme
en un mince jardin rectangulaire. L’air avait perdu sa viscosité pour laisser place à
l’innocence pure de la nature.
J’y trouve ma place au bord d’un ruisseau et me laisse emporter par un souvenir.
Avec mon épuisette, j’essaye d’attraper des têtards. Mes grands yeux, pleins d’admiration
pour ces petites bêtes inoffensives, les célèbre. Ces coquins ondulent entre des pierres le long
d’un courant d’eau claire.
Une louche me suffit pour en ôter une dizaine d’un seul coup. Dans le garage familial, un
large aquarium les attend patiemment. J’ai hâte de les observer jour après jour devenir un peu
plus ce qu’ils sont.
J’inhale ces effluves de nature une dernière fois, odeurs particulières de vie erratique et
foisonnante, et mes yeux, imbibés de perles, se ferment pour mieux les apprécier.
Ma vision refait surface. Un flamant rose en plastique se tient fièrement sur une seule patte.
À ses pieds, un hérisson curieux se promène. Je me sens comme lui, sous l’immensité.
Un air de musique s’empare de moi, venu des confins de mon adolescence.
La corne sur mes doigts me fait mal. Cela fait des mois que je m’épanche sur ce morceau
des Pink Floyd, Shine On You Crazy Diamond, et je me demande si, un jour, je serai capable
de ressentir l’émotion de David Gilmour, sur ces cordes en acier nickelé.
Mon rêve, c’était de faire corps avec ma guitare, dont l’âme est sans borne.
Une carpe koï remonte le ruisseau. À rebrousse-temps, je navigue sur le chemin inverse du
fleuve de mon catalogue mémoriel jusqu’à la source originelle. Un hublot donnant sur la Tour
Eiffel, mes petits pieds qui tricotent dans un lit de fortune. Une réplique du film à la
télévision : « C’est roulé sous les aisselles », suivie de nombreux rires. Tout est flou,
indistinct et pourtant mien. Ai-je rêvé ce premier souvenir ou l’ai-je fabriqué de toute pièce ?
La nature a horreur du vide, dit-on…
Je me retrouve projeté hors du jardin. Les mains réapparaissent et me semblent rassénérées,
dansantes et louangeuses. Elles quittent mon dos pour se tenir face à moi, et me murmurent :
« Cet instant viendra. »
À la suite de ces paroles obscures, elles se mettent à composer une toile à même le sol et me
font signe d’y plonger. C’est une peinture simple représentant un escalier descendant, dont la
profondeur rappelle le ventanoir. J’y trempe un pied, puis l’autre, jusqu’au dernier cheveu.
Je me retrouve totalement immergé dans l’obscurité, avec comme seul guide la parfaite
succession des marches sous mes pieds. Je compte chacune d’elles dans l’espoir que le
décompte s’arrête un jour. Ou bien demain… ou bien jamais. La certitude, le ciel pur et clair,
tout me manque. Baroud d’honneur, je me raccroche à une dernière pensée.
Une forme géométrique, semblable à un mandala, se forme en mon esprit.

Je regarde attentivement cette sphère et me perds sur ses bords infinis. Ce n’est qu’en
plissant les yeux que je remarque la présence des anges… Est-ce à dire que je vois le mal en
toutes choses de prime abord, puis seulement le bien par un effort ?
Tout l’inexprimé de ma jeunesse remonte à travers moi.

~
Silence d'une nuit,
fenêtre vers de nouveaux mondes,
recherche d'une forme,
secret du sens,
lutte des contraires,
avenir sans réponse,
l’éclair de ses yeux,
quête amoureuse,
pas hésitant vers toi,
peur des aurevoirs,
regard insistant de l'horloge,
possibilité d'un éveil,
refus d'un temps,
parler notre langue,
offrir une main,
courir sous la pluie,
résister au vent,
rire des rois,
supporter la nausée,
aimer abondement,
trouver l'indicible,
se perdre dans un bois,
voir par-delà,
boire la vérité,
noyer les maux,
arpenter le chemin,
penser sans détours,
suivre le paysage,
crier sur les toits,

libre,

sans condition.
~
Ces mots me vinrent marche après marche.
Sur la dernière, je sentis enfin une surface plane, et mes yeux se réhabituèrent à la lumière
d’une fontaine. Haletant, je m’en approchai et m’en abreuvai jusqu’à la dernière gouttelette.
« Où suis-je ? », demandai-je, comme un appel.
Autour de moi, l’obscurité s’atténua en un battement de cil.
Ce que je découvre est fantasmagorique.
Au beau milieu d’une ville bordée de gratte-ciels, un défilé hypnotique prend place sur la
rue principale. Des masses humaines habituellement si préoccupées par la vie quotidienne,
sont regroupées et observent, médusées, les danses en lévitation d’une haute pagode, avec en
chacune de ses extrémités des phénix et des dragons majestueux dont les ailes translucides
imposent une cadence harmonieuse, puissante et légère, sur le dos d’un éléphant aux milles
couleurs et dont les pas grâcieux font naître des fleurs exotiques et enivrantes sur son passage
; d’une trirème romaine balayant l’espace de ses rames élégantes et dont l’équipage se
compose d’innombrables yōkai sous des formes inimaginables ; de nombreuses sculptures
mythologiques, héritage d’une histoire ancestrale, et autres statues de dieux hindous aux
mains infinies, rythment la marche, en chœur sur cette scène irréelle ; festoyant la renaissance,
le mariage de l’espace et du temps, la communion du passé et du présent.
Se pourrait-il que toutes ces montagnes d’objets dans la première couche de moi-même se
soient ainsi transformées, en un élan de célébration ?
Au deuxième battement de cil, tout disparut.
Je suis assis dans ces ténèbres, amoindri par la perte de mes sens. Ce voyage vers le centre
de moi-même m’a épuisé ; plus rien ne m’habite, outre ces balbutiements de mon être. Dans
l’obscurité, nulle raison d’ouvrir ou de fermer les yeux.
Je reprends mon souffle, et il ne me reste que mon souffle ; je pense, et il ne me reste que
mes pensées ; j’espère, et il ne me reste que l’espoir. Ce qui émerge se désintègre aussitôt.
Malgré tout, dans cette salle obscure et sans fin, je me sens en ma demeure.
Le néant est en moi, il m’appartient.
Il me précède, a toujours été là et continuera d’être après moi ; je ne suis qu’une vague
impression pour lui. Avec l’âge je n’ai fait que l’agrandir, en voulant l’essorer. Sur son trône,
comme un roi las, il observe son royaume s’étendre.
Le néant est en moi, et un beau jour, je lui appartiendrai.
Maintenant je m’en souviens, toute ma jeunesse je fuyais les hommes, le monde,
l’existence, et me retrouvais assis ici-même, auprès de lui. Il venait près de moi, et en silence,
nous contemplions son œuvre. Qu’importe où je vais, ce sera toujours ici.
De cette nuit profonde remonte une dernière envie. Acte impossible de mon enfance et
grand tabou de mon corps : je veux apprendre à danser. Je n’osais pas, sur cette plage de
Crimée, accorder une danse à cette petite blonde. Et que n’ai-je pas osé depuis…
Sous aucun regard, timide, un premier pas.
Des échos de voix atteignent mes rives, elles cherchent ma légèreté, elles veulent s’y marier.
« Que le silence se fasse total. »
J’expire les moindres traces d’idées et d’identités qui se sont incrustées dans les recoins de
mon âme. J’inspire un air neuf, qui emplit en une vague mes crevasses. Comme un baume, le
noir et le silence m’enveloppent. Je perds tout ce que j’ai cru savoir être. Je ne suis plus.
« Je suis là. »
La voix est claire, maintenant. Elle définit mes nouvelles frontières, les enveloppe
d’innombrables frissons.
« Pour danser, il faut se laisser toucher. »
Des sons rebondissent sur mon nouvel être, les notes s’insinuent dans mes parois. Animé
par un instinct inconnu, je les suis sans retenue. Je sens des mains me retenir en me touchant
le dos.
« C'est la gravité de notre monde mêlée à la légèreté de ton âme qui te fera danser. Dans un
monde d’équilibre parfait, il n’existe aucun mouvement. »
Je laisse les mots m’imbiber. Mes mouvements se définissent en synergie avec la musique.
Ensemble, nous devenons un. Je m’abandonne à la volonté de mes membres. Dans le noir
total, je fais un premier grand pas de la droite. Le pied droit le rejoint dans un léger saut qui
me suspend dans le vide.
« Que l’équilibre soit rompu. »
Je tombe. Mon pied droit me rattrape, puis en soutenant tout mon poids me propulse vers la
gauche. Je valse. À chacune de mes impulsions, une rupture me mène au prochain
mouvement. J’inspire, j’expire. Je ne peux retenir mon souffle.
La musique s’intensifie, me prend en elle entièrement, les mains se posent sur ma tête, et en
une caresse la font tourner. Propulsé dans toutes les directions à la fois, je tourbillonne, guidé
par le rythme régulier de la mélodie.
J’emplis l’espace, défiant les lois de mon corps. Puis une grande spirale saisit mes organes,
se fraie un chemin jusqu’à ma gorge, tente une sortie vers ma bouche, que j’ouvre grand. Un
rire en coule; incontrôlable, s’envole, et je ris en virevoltant, je ris fort et grand. J’éclate
partout, en échos qui s’unissent avant de rebondir sur ma peau.
Voilà donc ce qu’est l’extase…
La curieuse affaire Jun Furuko

3 Janvier 2103.

Ma chère amie Marie est morte hier matin. J'ai rêvé, cette nuit, que Dieu m'appelait à mon tour pour
nous juger, elle et moi. Je crois que je la suivrai bientôt. J'ai gardé sur mes épaules beaucoup de
secrets qui me pèsent et j'aimerais, si vous le voulez bien, me délester un peu, car là où je vais la
route est longue et le souffle court ; je crois également que la science, la justice, et la famille Furuko
gagneraient à lire mes mots. Permettez-moi donc, avant de passer aux aveux, ces quelques
réminiscences ;

J'étais, à l'été 2052, une jeune et ambitieuse recrue dans la police criminelle. Rien ne présageait
notre amitié, car Marie Clairmont se trouvait, comme vous vous en souvenez peut-être, de l'autre
côté de la table d'interrogation, en tant que suspecte dans une double enquête. L'affaire Jun Furuko
avait cela de particulier, arbre caché par la forêt, qu'elle s'éclipsait dans l'ombre immense projetée
par l'affaire Clairmont, et même si le public n'en sut jamais rien, l'une ne pouvait qu'accompagner
l'autre.

Mon implication dans l'affaire Clairmont précéda de très loin ma carrière policière et lui donna
même naissance, puisque non content d'avoir personnellement connu -et eu pour amour de
jeunesse- la première victime, j'eus le malheur, la cherchant dans le bois où nous jouions
habituellement, de retrouver son corps sans vie, mutilé d'une manière qui changerait n'importe quel
témoin à jamais ; immaculé des pieds jusqu'au cou, et sectionné par-delà. Son cadavre décapité
gisait en effet entre les branches, comme si l'on pouvait du jour au lendemain trébucher sur une
racine et tomber avec un tel fracas qu'on en perdrait la tête toute entière. Je la reconnus, bien malgré
moi, à ses vêtements. Je crois sincèrement être devenu un adulte ce jour-là, ce jour étrange, à onze
ans d'âge, confus devant une sorte d'horreur que je croyais jusqu'alors confinée dans les frontières
de la fiction. Confus devant la capacité du réel à rivaliser d'ignominie avec l'imagination.

Rongé par la haine, violenté par le souvenir récurrent du corps violacé toutes les nuits, mes tempes
tambourinant d'une rage adolescente pour ne pas succomber à la terreur, je ravalai finalement ma
bile, gelai mon sang à des températures polaires, et prétextai, pour ne pas la nommer froide
vengeance, me trouver au lycée une vocation pour la justice. Je jurai de protéger l'innocent, poussé
par le besoin d'anéantir le coupable. Alors que j'atteignais l'âge adulte et l'opportunité de poursuivre
le tueur, l'affaire se résolut juste avant la fin de ma période d'essai, sans ma participation. Après
vingt ans de sévices, comme pour se vanter, comme pour me refuser toute conclusion cathartique,
l'auteur des faits se rendit de lui-même.

Victor Clairmont, père de Marie, neurochirurgien de renom et élève de l'illustre Sergio Canavero,
fut incarcéré à sa propre demande, et défraya la chronique par ses aveux. Une cinquantaine de
victimes d'homicides au compteur de sa longue carrière criminelle, entre 2031 et 2050. Toutes de
sexe féminin, toutes retrouvées sans traces de sévices, ou presque ; une partie du corps leur avait en
effet été amputée à chaque fois. Tantôt un pied, tantôt un sein, tantôt un doigt. Les rumeurs de rue
nommaient Victor "le tueur au trophée", mais il n'avait, de son propre aveu, entreposé aucune des
parties sectionnées.

C'est dans ce contexte de fabuleuse série de fémicides que la disparition d'un jeune garçon, Jun
Furuko, passa presque inaperçue. Visitant la France avec ses parents, le petit se volatilisa du jour au
lendemain, durant une mortelle visite à Disneyland Paris. Signalé disparu à l'été 2031, les

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recherches furent abandonnées dans le silence, comme la majorité le sont. Le tueur ayant avoué en
détail, non sans un certain cynisme, la plupart de ses forfaits, refusait pourtant jusqu'à ce jour toute
implication dans le cas Furuko. Puisque l'enquête Clairmont, à laquelle je comptais alors vouer mon
existence venait de me filer entre les doigts, et puisque le monstre se trouvait désormais au seul
endroit où je ne pouvais l'atteindre -entre les barreaux-, je me rabattis sur l'affaire Furuko, dans
l'espoir peut-être immature d'ajouter une peine de perpétuité à celles qu'il cumulait déjà.
L'arrestation de Victor mit en lumière un nouveau témoin potentiel, ce qui relança le dossier ; sa
fille, Marie.

Cette dernière, sagement assise dans la salle d'interrogatoire, attendait béatement lors de notre
première rencontre, cherchant la caméra, visiblement plus préoccupée par sa photogénie que par la
gravité de la situation. L'innocence se lisait partout sur son visage enfantin, dans sa gestuelle
ingénue, dans sa patience naïve. Elle devait dépasser les vingt ans, mais on lui en aurait donné dix à
l'écouter parler ou à la voir triturer ses cheveux. Une mèche rebelle échappait en effet à son chignon
de temps en temps pour venir scinder son regard, avant d'être promptement ramenée derrière
l'oreille, d'un doigté de sainte. Elle semblait, plus encore que les autres jeunes femmes du 21ème
siècle, en retard sur son âge. Ni son allure, ni son mal-être visible, ni sa manière apeurée de
répondre ne supposaient une adulte. Un détail perturbait pourtant son allure d'ange ; ses yeux
hétérochromes, l'un vert, l'autre bleu, ajoutaient une aura de mystère à son honnêteté, une asymétrie
dans sa perfection, et peut-être le soupçon d'un mensonge froid et calculé dans son attitude béate.

Quelque chose, à propos d'elle, sonnait faux. Comme la physiognomonie, science morte à l'époque,
n'aurait pas suffi à clore l'affaire Furuko, nous interrogeâmes la petite des heures durant, ne sachant
trop si sa manière gauche de répondre trahissait la complicité ou la niaiserie. Elle s'excusait
profusément pour les actions de son père, mais semblait plus préoccupée par les conditions
d'incarcération de ce dernier, que pour ses victimes.

Marie ne parlait jamais vraiment à ses interlocuteurs, mais plutôt à leur menton, ou à leur torse. Le
monde semblait s'arrêter pour elle à hauteur de cou, et si certaines sont têtes en l'air dans les nuages,
la rêverie de celle-là cherchait plutôt une histoire à raconter dans le mouvement d'une paire de
chaussures, ou dans les taches sur le museau d'un chat. Elle ne nous montrait que ses paupières, ne
soutenait jamais le regard, peut-être de peur d'attirer les soupçons, mais elle les attirait d'autant plus.
J'appris plus tard que Marie détestait ses yeux, et se sentait jugée pour son défaut physique à chaque
échange de regards.

L'interrogatoire pataugea longuement ; questionnée à propos de Jun, Marie, photo du garçon à


l'appui, nia le reconnaître de bout en bout. Furuko, au-delà de son ethnie, ne se démarquait pas
particulièrement. Cheveux bruns, yeux bruns, joues légèrement gonflées, plus par jeunesse que par
surpoids. Elle nous avoua n'avoir jamais fréquenté de garçons dans sa jeunesse, car elle était très
frêle, et le plus clair de son temps alitée. Son père, quand il ne commettait pas à son insu des crimes
abominables, lui faisait son éducation à la maison, ce qui suffirait à expliquer son retard social. Si
vous avez lu les rapports de l'époque, vous savez déjà comment s'est terminée l'affaire ; Marie fut
innocentée, son lien dans l'affaire Clairmont classé sans suite, et son père mourut en prison pour
l'ensemble de ses crimes, à l'exception du cas Furuko, qui ne fut jamais résolu.

Peut-être savez-vous que nous la reconduisîmes chez elle après une crise de panique provoquée par
une question anodine. Nous avions en effet pour théorie qu'après le kidnapping de Furuko, Victor
l'aurait détenu un temps dans sa maison de campagne, où il élevait Marie. Dans l'espoir de
l'entendre nous décrire sa rencontre avec le garçon, nous la questionnâmes sur ses plus vieux
souvenirs. Elle décrivit alors longuement, bien que confusément, l'épisode d'une photographie prise
avec son père au-devant de la tour de Pise. Cette histoire l'enchantait tout particulièrement car, sous
médication lourde toute sa jeunesse, elle n'avait que très peu de ces souvenirs chéris de l'enfance
révolue, souvenirs de vacances ou de voyages, ou bêtes anecdotes de jeu qu'elle jalousait chez les
jeunes femmes de meilleure santé.

Lorsque nous lui demandâmes quand exactement eut lieu leur voyage, et après nous avoir
longuement parlé de Pise, Marie nia pourtant s'être jamais rendue en Italie. Réalisant peut-être que
son témoignage n'avait plus la moindre cohérence, elle fondit en sanglots, s'excusa profusément
d'avoir dit une sottise, et fut prise d'un léger malaise, qui nous obligea à mettre fin à la discussion.
On attribua l'étrangeté de ce dernier témoignage à la fatigue accumulée par la série de questions, car
les tentatives de larmes de crocodiles se soldaient généralement par une sécheresse à toute épreuve,
que les coupables doivent cacher de leurs mains, tandis que des larmes pures inondaient ses joues,
scindant son visage entre deux claires rivières salées. Elle cherchait à contenir le flot de ses doigts,
l'étalait de plus belle, et bientôt son visage entier brilla d'humidité, soulignant l'irritation rouge sous
son oeil de saphir, et l'irritation rouge sous son oeil d'émeraude. Si elle jouait la comédie, pensai-je
ce jour-là, elle était née pour la tromperie.

Voici cependant ce que ni mes collègues ni moi-même n'avons consigné dans le rapport de
l'enquête, et ce que Marie garda auprès d'elle jusqu'à son dernier souffle ; En relisant le dossier de
l'affaire après l'interrogatoire, je ne retrouvai aucune photographie en Italie sur laquelle elle ou son
père apparaîtrait. Une photographie existait bel et bien, cependant, d'une jeune enfant devant la tour
de Pise ; une photographie d'Amélie Merin, mon amie d'enfance, et la première victime décapitée
du tueur.

Le lien enfin établi entre Marie et l'une des victimes, je décidai d'en chercher plus à son propos. Je
me rendis un jour chez elle, dans un parfait écart au protocole, et lui demandai personnellement de
me parler de sa mère. Marie répondit en ces mots ; "Je n'ai jamais connu Maman. Elle a quitté mon
père très tôt après ma naissance. Peut-être savait-elle ce qu'il faisait subir à toutes ces personnes, et
craignait autant de rester avec lui que d'en parler aux autorités. Papa m'a souvent dit qu'elle me
haïrait d'être la fille d'un monstre, mais que quoiqu'on en dise, je n'étais coupable de rien, car je
n'héritais que d'elle. De son sourire, de son regard, de ses cheveux, de chacun de ses gestes
attentionnés, de son innocence. J'aimais entendre ses histoires à propos d'elle, et croyais la connaître
un peu plus quand il me la décrivait, mais il se dénigrait sans faille, et une profonde tristesse me
prenait à l'entendre dire que je ne tenais rien de lui. Je sais que beaucoup sont mortes par sa main,
mais il ne m'a jamais abandonnée, moi, même quand tout le monde semble me reprocher d'être
née."

Réalisant peu à peu que je ne trouverais jamais la mère biologique, j'épluchai son acte de naissance.
Il m'apparut clairement, après vérification, que Victor avait falsifié toute ou partie de l'identité de sa
fille. Possédant enfin quelque chose, un infime fil d'Arianne dans les ténèbres en guise d'indice, un
fil d'araignée tendu comme une corde dans ce bourbier, je tirai dessus avec précaution, comme on
retire la suture d'un estropié, de peur de meurtrir la chair, de rompre la soie, de perdre la piste, et
bientôt la toile hallucinée, la fresque démoniaque des méfaits de Victor Clairmont se révéla sous
mes yeux. Un puzzle impossible que celui de l'affaire Furuko, quand on ne sait ce qu'il reconstitue.
Un écran d'enfer pour tous ceux dans le secret.

Convaincu d'avoir affaire à un degré supérieur de folie, je sautai à la conclusion la plus démente
-mais pas encore assez- qui me venait à l'instant ; Victor n'avait pas de fille, mais avait adopté l'une
de ses victimes. La candidate parfaite était Amélie Merin, que j'avais certes moi-même retrouvée
morte mais, la tête lui manquant malheureusement ce jour-là, seulement reconnue à ses vêtements.
Le cadavre aurait pu être celui d'une autre.
Je savais tenir la réponse sur le bout des doigts, mais tout ne s'imbriquait pas encore ; Marie
partageait avec Amélie des souvenirs à Pise, et peut-être étaient-elles la même personne, mais
Amélie possédait des yeux bruns, certainement pas hétérochromes, et le corps sans tête laissé dans
cette maudite forêt devait bien appartenir à quelqu'un. Furuko ? Je doutai fortement que les
autorités, même de ces années-là, aient pu confondre un cadavre de garçon asiatique avec celui
d'une jeune fille caucasienne.

Tandis que les méninges tournaient à plein régime, une simple vérification me provoqua une avarie
cérébrale qui faillit bien me faire abandonner l'enquête pour de bon ; des tests ADN avaient été
effectués sur le corps sans vie de la jeune Amélie, confirmant sans l'ombre d'un doute sa mort et
l'identité de son corps, et l'impossibilité pour Victor de l'avoir adoptée.

De retour à la case départ concernant Furuko, et de retour avant même la case départ concernant
Marie, puisque non contente de ne pas m'avoir aidé, elle venait d'ajouter le mystère de sa propre
identité à tous les autres, je tentai le tout pour le tout et la convainquis de venir avec moi faire une
batterie de tests biométriques complète. J'agissais alors au-delà du légal, et un simple refus de sa
part aurait tué la tentative dans l'œuf. Poussée peut-être par le besoin de connaître sa mère, ou celui
de se rapprocher de son père, Marie accepta de se soumettre aux tests.

La plupart donnèrent un résultat jugé fiable. Malheureusement, aucun ne donnait le même.


L'empreinte digitale nous assurait que Marie était en réalité Thaïs Chevel, vingtième victime de
Victor, et des résultats ultérieurs sur l'empreinte de ses autres doigts identifièrent également six
autres des victimes. L'empreinte rétinienne, elle, donnait à 99% de fiabilité le nom de Rebecca
Portier, troisième victime, du moins en ce qui concernait l'œil gauche, puisque le droit, à 99% de
fiabilité, nous disait lui que nous avions affaire à Anaïs Morise, quatrième victime. Je passerai les
détails concernant les autres, puisque toutes furent identifiées d'une manière ou d'une autre, pour en
arriver à deux qui retinrent mon attention ; l'analyse dentaire donnait le nom d'Amélie Merin, et le
test ADN celui de Jun Furuko.

Inutile de préciser, au point où nous en sommes, qu'aucun de ces tests n'était défaillant, et que bien
qu'il nous fallût quelques heures pour nous accoutumer à la triste réalité du Prométhée post-
moderne, la conclusion parlait pour elle-même ; Victor, à des fins qu'il emporta avec lui dans la
tombe et que seuls les confins de la folie ou de la science pourraient se figurer, décida un matin
d'arracher le jeune Jun Furuko à ses parents, de le séquestrer chez lui, de décapiter Amélie quelques
semaines plus tard avant de disposer d'elle en pleine forêt, d'effectuer par un miracle plus ironique
encore que les avancées scientifiques en temps de guerre la première greffe de tête réussie de
l'histoire ; de donner au triste hybride Amélie-Jun le nom de Marie, de l'adopter pour sa fille, avant
de lui faire subir les décennies suivantes des dizaines de greffes venues du corps de ses
victimes,offrant à la petite une jeunesse confuse sous anesthésie quasi-permanente, soit dans un
effort de masquer complètement l'identité initiale du corps, soit simplement poussé par la poursuite
d'une beauté morbide, d'une perfection chirurgicale, d'une transhumanité parfaite. Marie mit
quelques mois à se faire à l'idée de n'avoir été, plutôt qu'une femme véritable, qu'une pure création
née du malheur collectif de l'affaire Clairmont, et malgré sa frêle constitution, fut la moins
durablement marquée de tous ceux dans le secret de l'affaire.

Nous crûmes que partagée entre les sensations du corps de Furuko, les souvenirs parasites d'Amélie,
et toutes ces autres parts d'elle-même qui appartenaient à d'autres âmes - dont les cris d'outre-tombe
devaient parvenir à ses oreilles toutes les nuits -, Marie n'arriverait jamais à reconstituer son
identité propre. Elle arriva promptement, pourtant, à la conclusion qu'elle était Marie Clairmont,
qu'elle avait toujours été Marie Clairmont, qu'elle ne pouvait qu'être Marie Clairmont, fille de
Victor par son nom, aussi assurément, malgré sa modification planche après planche, que le bateau
de Thésée ne pouvait se définir que comme le bateau de Thésée.

Comme une masse de jumelles conjointes, ou pire ; comme la dernière sœur en vie d'une masse de
jumelles conjointes, elle lutta toute sa vie sans trop savoir s'il fallait honorer les morts en ne
s'occupant que d'elle-même, ou en se sacrifiant à leur mémoire. S'il fallait les arracher à ses pensées
comme autant de poids morts, ou s'il fallait porter leurs fantômes en permanence auprès d'elle. Sans
savoir si l'on était plus coupable à manquer de remords qu'à se morfondre dedans. Elle fit creuser
dans son jardin une tombe sans corps, où toutes les parties sectionnées des victimes du tueur au
trophée reposeraient, si elles ne se mouvaient encore dans l'étrange créature appelée Marie
Clairmont. Elle s'y recueillit à chacun de ses anniversaires.

Une chose resta sûre dans sa tête jusqu'à son dernier souffle, et elle m'en parla souvent ; elle ne se
reconnaissait dans aucune de ces autres femmes, et pas même dans Furuko. Marie était née sur la
table opératoire de son père, sans mère, et de la plus maculée des immaculées conceptions. Son
étrange lien avec toutes les autres était indéfectible, mais elle n'était aucune d'elles. Cela s'arrêtait là.

Poussés par la volonté de ne pas ruiner une vie innocente de plus, de respecter sa pudeur, et
parfaitement conscients qu'une telle conclusion n'apaiserait pas plus la famille Furuko que celle des
autres victimes, nous décidâmes, d'un commun accord, de garder le secret jusqu'à sa mort.

Vieillir avec une telle amie me fut difficile, pour deux raisons ; je crus longtemps en l'âme, et Marie
fut l'une des plus belles âmes croisées en chemin. Mais je me demandai, plusieurs fois, d'où elle
pouvait bien venir, cette âme, si même son corps n'était pas le sien. Marie, restée une enfant jusqu'à
la fin, ne réfléchit jamais plus que nécessaire à tout cela, car elle trouvait la vie trop courte et déjà
trop pleine de tristesse pour la rumination. Elle m'annonça un jour que la vieillesse finirait par
prendre mes dents, qu'elle finirait par prendre les siennes, que la médecine nous les remplacerait
alors par de la résine ou de la céramique, et me demanda ce qu'ils diraient alors, les flics et les
philosophes, sur notre nature d'humains céramique à tous les deux.

Je ne répondis pas à sa plaisanterie, à cause de la deuxième raison qui me pousse à écrire ici. J'étais
fou amoureux, enfant, de la gamine à qui Marie empruntait une partie de son visage,son crâne, et sa
dentition. Amélie était déjà perdue depuis longtemps, mais une part d'elle, me sembla-t-il, mourrait
encore lorsque ces dents seraient remplacées, et je me surprenais, parfois, à me demander si notre
relation n'existait pas simplement à cause de mon attachement morbide à ce vieux fantôme de
l'enfance. Peut-être voulais-je veiller sur la morte, peut-être voulais-je tenter de vivre, par
procuration, cet avenir qui aurait dû être le nôtre, si l'assassin n'en avait pas décidé autrement.

Peut-être encore espérais-je secrètement qu'un jour le cerveau d'Amélie reprendrait ses droits sur
Marie, me reconnaîtrait comme un être plus cher et plus longtemps connu que ce simple officier
zélé rencontré lors d'un interrogatoire. Je n'en touchai jamais mot à Marie, mais je la sais perceptive
sous sa naïveté de façade. J'espère qu'elle n'est pas morte doutant de ma sympathie ou de mon
intention à son égard, car elle fut, je me dois d'en témoigner face au monde, une personne
exceptionnelle bien au-delà de ses circonstances.

Les hommes me jugeront peut-être bientôt pour mon silence, comme ils la jugeront pour sa
condition, penseront ce qu'ils ont à penser, de ce que nous avons été, de ce que nous avons fait,
concluront ce qu'ils ont à conclure ; mais Marie paraît ce soir au tribunal des anges, et je sais que
parmi les jurés figurent cinquante noms que nous connaissons bien, cinquante noms auxquels sa vie
fit honneur.

Je m'excuse sincèrement envers la famille Furuko, aux dépens de qui se maintint notre secret, et
j'irai joyeusement marcher en enfer, puisque ma colère immaturément tenace y a rendez-vous, sous
peu, avec un certain homme.

Bonsoir, et adieu.

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