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Titre original :
The Sleepwalker
publié par Doubleday, Transworld Publishers, Londres

Couverture : © Paolo Tangari / Arcangel


Conception Graphique : Louise Cand

ISBN : 978-2-7024-4808-3

© 2019 by Joseph Knox


© 2020, éditions du Masque, un département des éditions
Jean- Claude Lattès pour la traduction française.
Tous droits réservés.
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DU MEME AUTEUR AUX EDITIONS DU MASQUE

Sirènes, 2018
Chambre 413, 2019
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Pour Elizabeth K.

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« L’envie de risquer la mort est notre dernière grande
perversion.
Nous venons de la nuit, nous allons vers la nuit.
Pourquoi vivre dans la nuit ? »

John Fowles, Le Mage

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Table des matières

Couverture
Page de titre
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DU MEME AUTEUR AUX EDITIONS DU MASQUE
I - Les gens de la nuit
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II - Théâtre d'ombres
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III - Ré-assassiné
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IV - Désintégration
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V - Dans les flammes
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VI - Rêves de dents
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VII - Passé violent
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VIII - Tout doit disparaître
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IX - Repousser le ciel
1
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3
X - Arrêtons-nous là
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Tessa était déjà prête, avec quelques minutes d’avance. Postée sur le
pas de la porte, elle savourait la douce brise du soir. Il ne faisait pas
tout à fait nuit et le crépuscule bleu pastel, vif, lui apparaissait comme
un spectacle qu’elle n’avait pas eu le temps de contempler depuis des
années. Elle y vit une prémonition, la promesse de toutes les bonnes
choses qui l’attendaient encore, à l’horizon, et inconsciemment, elle
posa la main sur son ventre.
La rue était calme et Tessa entendait la fillette d’à côté travailler la
sonate Au clair de lune de Beethoven. Elle avait beaucoup progressé
ces derniers mois : les gammes hésitantes de la débutante avaient cédé
la place à quelque chose de plus naturel, qui s’échappait de ses doigts
comme de l’eau. Les phares d’une voiture tournèrent au coin,
mitraillant les façades des maisons de chaque côté de la rue, et une
Mercedes noir mat s’engagea dans l’allée de Tessa, pile à l’heure. Le
chauffeur était vêtu d’un élégant costume sombre, et lorsqu’il remonta
l’allée, elle constata qu’il portait des lunettes à verres teintés.
« Mademoiselle Klein ?
— Appelez-moi Tess. »
Il lui demanda s’il pouvait prendre sa valise et elle capta son reflet
dans les lunettes presque noires. La lueur d’amusement dans ses yeux
révélait qu’elle n’était pas coutumière du fait. Elle le suivit jusqu’à la
voiture. Il lui ouvrit la portière et chargea la valise dans le coffre, avant
de reprendre place au volant.
« Où va-t-on ? demanda-t-il, manifestement au courant de la
plaisanterie.
— Surprenez-moi », répondit-elle et elle sentit son sourire lui fendre
le visage.
Le chauffeur lui adressa un hochement de tête dans le rétroviseur et
ressortit de l’allée. Tessa regarda, à travers la vitre, les maisons, les
fenêtres éclairées et toutes les vies qu’elle laissait derrière elle. Ses
paupières de plus en plus lourdes se fermaient peu à peu, et quand elle
les rouvrit, il faisait nuit noire dehors. Le chauffeur s’engagea dans un
étroit chemin de campagne, les pneus faisaient crisser le gravier.
Arrivé devant un petit cottage plongé dans l’obscurité, il s’arrêta et
coupa le contact.
« Surprise », dit-il.
Le silence était tel que Tessa s’entendait respirer. Le chauffeur
descendit de voiture et alla chercher la valise dans le coffre, avant de
lui ouvrir la portière.
Il alluma une Maglite et précéda Tessa vers le cottage.
« On cherche un cactus », dit-il en examinant les pots alignés contre
le mur. Tessa se pencha vers les plantes et trouva la clé cachée sous
l’une d’elles. La porte s’ouvrit dans un soupir, comme si la maison
avait retenu sa respiration jusqu’à ce moment. Elle fit glisser sa main
sur le mur, en quête des interrupteurs, qu’elle abaissa tous en même
temps. Les luminaires étaient dotés d’ampoules à faible consommation
d’énergie, ses préférées, et elle sourit en songeant qu’il les avait
probablement fait changer exprès pour elle. Elles émettaient une
lumière douce qui n’atteignait pas les coins de la pièce, lui conférant
un aspect caverneux. Le vaste rez-de-chaussée dépourvu de cloisons se
composait d’une cuisine et d’un salon ; d’énormes poutres en bois
soutenaient le plafond. Un court instant Tessa en oublia la présence du
chauffeur, et lorsque discrètement il se racla la gorge, elle se retourna
vers lui.
« Oh, pardonnez-moi. Posez ça n’importe où. »
Il entra et déposa la valise à côté du canapé.
« Je peux vous offrir quelque chose à boire ? proposa-t-elle en
marchant vers la cuisine. Même si je ne sais pas où sont rangées les
choses. Sans doute vaudrait-il mieux attendre sa seigneurie. »
Le chauffeur ne répondait pas, aussi, Tessa se retourna de nouveau.
Il était soudain beaucoup plus près, et elle se demanda comment il
avait pu se déplacer de manière aussi silencieuse.
« Je crains qu’il ne vienne pas. »
Elle recula d’un pas.
« Un problème ?
— Oui, on peut dire ça. » Ses lunettes noires rendaient son
expression indéchiffrable. « Je crains que ce soit terminé,
mademoiselle Klein.
— OK », dit-elle en captant une fois encore son reflet dans les
verres teintés. Elle avait peur maintenant, mais elle s’efforça de garder
une voix calme. « OK, mais dans ce cas, je vais rentrer chez moi.
— Tout est terminé, précisa-t-il.
— Non, vous vous trompez. » Elle sourit, soulagée que cette
réponse lui soit venue à l’esprit. « Hier encore on était ensemble… »
Elle repensa à leurs corps entrelacés sur le sol du bureau, elle avait
collé son oreille sur son torse comme si elle essayait de deviner la
combinaison d’un coffre-fort. « …Je suis enceinte.
— Justement, répondit le chauffeur, qui lui semblait reconnaissant
d’avoir abordé un sujet délicat. Justement. Asseyez-vous, dit-il en
montrant la table. J’ai juste besoin d’une chose, et ensuite, tout sera en
ordre. Je vais m’asseoir là. »
Il toucha la chaise la plus éloignée d’elle.
« J’aime mieux rester debout, merci.
— Très bien. Moi aussi. » Il enfonça la main dans sa poche, en sortit
un stylo, une feuille de papier et les déposa sur la table. Quand il les fit
glisser vers Tessa, celle-ci constata qu’ils venaient de chez elle. « C’est
pour vous. J’ai besoin que vous écriviez un mot.
— Si c’est au sujet du bébé…
— Non, non. Allez-y, prenez le stylo. C’est très facile. »
Sans quitter l’homme des yeux, elle se pencha pour prendre le stylo.
« Parfait, dit-il. Maintenant, tout ce que vous avez à faire, c’est de
recopier ceci… » D’une autre poche, il tira une deuxième feuille,
imprimée celle-ci, qu’il avança vers elle.
Tessa commença à lire, et recula, la main sur la bouche.
« Laissez-moi lui parler », dit-elle à travers sa main.
L’homme ne bougea pas.
« Jamais je n’écrirai ça. »
L’homme ôta ses lunettes et la regarda d’un air si compatissant
qu’elle crut avoir touché une corde sensible.
Il sortit alors un autre objet de la poche de sa veste : une pince
coupante.
« Oh, pardon, dit-il en cherchant autre chose. Ah, voilà. »
Il déposa une enveloppe épaisse sur la table.
« De l’argent ? demanda-t-elle, incrédule, en sentant néanmoins le
soulagement se répandre en elle. Il croit qu’il peut m’acheter ? »
L’homme ne dit rien, il ne la regardait plus. Tessa se pencha pour
prendre l’enveloppe et vida son contenu.
Des photos sur papier brillant.
La première montrait sa mère, à la coopérative où elle travaillait.
Sur la deuxième, on voyait son père au volant de sa voiture. Venaient
ensuite des photos de sa sœur, de son beau-frère et de leurs deux
jeunes enfants, Sarah et Max. Enfin, les trois dernières avaient été
prises à l’intérieur de leur chambre, pendant qu’ils dormaient. Tessa
leva les yeux, soudain incapable de parler, de respirer même.
« Tout cela peut avoir une issue positive, dit l’homme. Vous pouvez
leur sauver la vie ce soir, Tess. Pour cela, il suffit que vous écriviez ce
mot.
— Je ne vous crois pas, dit-elle, le souffle coupé. Je ne… »
L’homme sortit son téléphone, fit défiler ses contacts et poussa
l’appareil vers elle. Tessa reconnut le numéro du domicile de sa sœur,
qu’elle n’avait pas composé depuis des années. L’adrénaline faisait
trembler ses doigts. Malgré tout, elle appuya sur « Appeler », en jetant
un regard de défi à l’homme. Quelqu’un décrocha dès la première
sonnerie.
Une voix d’homme, inconnue, demanda : « Vous vous êtes décidée ?
— Qui êtes-vous ?
— Demandez-moi plutôt où je suis. Où je serai dans dix minutes
quand votre sœur rentrera à la maison avec les enfants. Écrivez ce mot,
Tess. Je ne sais pas comment leur rendre la chose plus facile. »
L’homme raccrocha et Tessa sentit le téléphone glisser dans sa main
moite. Elle le laissa tomber et regarda autour d’elle, puis s’assit
lourdement sur la chaise. Elle sécha sa main sur son chemiser pour
pouvoir prendre le stylo. Elle recopia deux phrases de manière
hésitante, avant de s’arrêter sur la troisième, longuement.
Ne me cherchez pas. J’ai fait en sorte qu’on ne retrouve jamais mon
corps.
Lentement, elle recopia ces mots et conclut par une simple initiale.
Quand elle releva la tête, l’homme s’était rapproché ; il se tenait
presque derrière elle.
« Ils me chercheront quand même, dit-elle.
— Mais ils ne trouveront rien. » Il lui massa les épaules. «
Absolument rien. C’est à cause du bébé, vous comprenez. Il pourrait
conduire jusqu’à lui et… C’est un père de famille maintenant. »
En balayant du regard la pièce vide, Tessa crut percevoir des notes
de piano au loin.
« Vous entendez ? demanda-t-elle, main levée, en tendant l’oreille.
— Les gens entendent souvent des choses, dit l’homme. Je peux
vous demander ce que c’est ?
— Beethoven, dit-elle et son regard s’arrêta sur la pince, toujours
posée sur la table. La sonate Au clair de lune. »
L’homme lui agrippa les épaules et elle leva les yeux vers lui, en
essayant de sourire. Il la pressa affectueusement et lui rendit son
sourire.
« C’est magique », dit-il.
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I

Les gens de la nuit


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1

Plus tard, ils appelleraient ça « le week-end perdu ». Une succession


de pannes gigantesques privèrent d’électricité des pâtés de maisons
entiers, durant plusieurs heures, du vendredi après-midi au dimanche
soir, et le centre-ville redevint temporairement un endroit excitant et
mystérieux. Sans l’éclat éblouissant des grands ensembles et des
lampadaires, des vitrines et des devantures criardes, les gens
retrouvèrent une sorte d’innocence qui paraissait révolue à peine
quelques heures plus tôt. Les personnes âgées, incitées à s’aventurer
jusqu’au bout de leur allée, se mirent à commenter des constellations
qu’on ne voyait plus depuis des décennies, et des meutes d’adolescents
errèrent sans but dans les rues, ignorant le couvre-feu imposé par la
police, s’amusant à se faire peur en éclairant les visages de leurs
nouveaux amis grâce à la précieuse lumière de leurs portables. Quand
l’électricité revint, elle enflamma la ville et éblouit les badauds tel un
somptueux décor de Broadway, et on perçut une sorte de frisson
lorsque les gens se virent pour de bon, essayant de faire le meilleur
usage de ce qui apparaissait maintenant comme un instant de sursis,
vital.
En l’absence de lumière, vous aviez le sentiment de pouvoir
aisément disparaître ou vous réinventer, quitter une vie afin d’entrer
dans une autre. En traversant la ville pour prendre mon service,
j’aurais dit que ce sentiment était collectif, qu’il flottait dans l’air, mais
à la réflexion, je pense qu’il était uniquement en moi. J’avais passé une
trentaine de nuits consécutives au St Mary’s Hospital, dans Oxford
Road, à regarder agoniser un homme responsable de plusieurs
meurtres.
Quand les lumières se rallumèrent, c’est là que je me trouvais.
On était dans une petite chambre, la seule occupée dans le couloir,
juste Martin Wick et moi. Bien que trop malade désormais pour se
lever, il était attaché sur son lit, et à cause de ses liens, il ne pouvait
même pas me faire un signe de la main s’il le souhaitait. Ses bras très
maigres lui autorisaient peu de mouvements, et il dépérissait si
rapidement qu’il fallait resserrer les moyens de contention chaque
matin. Et donc, quand la coupure de courant se produisit, je n’avais
aucune raison de détourner le regard, aucune raison d’être nerveux. Si
ce n’est que, durant ces quelques secondes qui s’écoulèrent avant que
le groupe électrogène prenne le relais, j’eus l’impression de le voir
réellement.
Il m’apparaissait toujours de manière plus nette dans l’obscurité.
Ses yeux brillants semblaient éclairés par derrière, comme s’ils
renfermaient un objet incendiaire. Une flamme froide qui menaçait de
continuer à brûler longtemps après que son corps serait mort. Je laissai
échapper un soupir lorsque le courant revint, et qu’une lumière pâle se
répandit dans la chambre.
Quand je levai les yeux vers Martin Wick, il souriait.
Il affirmait qu’il ne se souvenait pas de les avoir tués, d’où son
surnom. Le Somnambule. Personne ne croyait à sa version des faits, à
savoir qu’il s’était réveillé couvert de sang, et les gros titres des
journaux, les articles de fond et les portraits dégoulinaient de
sarcasmes. Même des gens qui ignoraient ce qu’il avait fait se
sentaient mal à l’aise en sa présence. J’avais entendu une infirmière
dire qu’il dégageait une impression de tragédie imminente.
Manifestement, elle ne connaissait pas l’affaire.
La tragédie avait déjà eu lieu.
Elle l’avait fait dévier légèrement du droit chemin quelques années
plus tôt et l’avait emporté dans les profondeurs de ce territoire jamais
exploré. Pour les Martin Wick de ce monde, il n’existait pas de carte,
aucun itinéraire qui ramenait à la civilisation. Et donc, à l’en croire, il
s’était retrouvé totalement perdu, ligoté sur un lit d’hôpital. À l’en
croire, il ignorait comment il avait échoué là.
À l’en croire.
Malgré leur pétillement, ses yeux étaient morts, d’un noir d’encre,
lents. Parfois, ils restaient grands ouverts quand il dormait. Comme
vous ne pouviez pas distinguer la pupille de l’iris, vous ne pouviez pas
savoir s’il contemplait le vide ou s’il vous regardait fixement.
Certaines nuits, on aurait dit que ce n’était ni l’un ni l’autre ; certaines
nuits, les deux. Certaines nuits, quand ses yeux se posaient sur les
miens, j’avais l’impression d’être surveillé, et je ne parvenais pas à me
débarrasser du sentiment qu’une troisième personne visionnait les
images à l’intérieur de sa tête, plan par plan, à la recherche d’une
faiblesse.
Mon boulot consistait à rester assis là pendant dix heures d’affilée, à
attendre qu’il dise ou fasse quelque chose, à enregistrer chacun de ses
gestes. Lorsqu’il restait muet durant tout mon service, je me disais que
c’était comme quand on veut garder un secret. Comme quand on serre
des pièces de monnaie au fond de sa poche dans une cité mal famée. Je
me disais qu’il prenait soin de ne pas trop tinter, de ne rien dévoiler
d’important avant de mourir.
Bien entendu, il s’avéra qu’il attendait, tout simplement.
J’étais là depuis une heure environ quand je perçus un mouvement.
Levant les yeux de mon bouquin, je le vis tendre la main vers le bloc-
notes. Il leva son stylo en grimaçant à cause des liens qui entravaient
ses gestes et écrivit quelque chose. Jamais je n’avais vu une écriture
aussi minuscule, et si je n’avais pas lu les transcriptions de sa
transaction pénale, obligé de plisser les yeux pour dénicher sa
signature rachitique en bas de chaque page, j’aurais cru que ces
messages n’étaient qu’une sorte de manœuvre pour m’obliger à me
lever.
« Ne bougez pas », dis-je.
Je cornai mon livre et traversai la chambre.
Couché là, dans cette lumière d’hôpital, Martin Wick était plus que
pâle. Plus blanc qu’une tache de sperme d’Hitler, aurait dit Sutty.
Résultat de douze années passées à fumer cigarette sur cigarette en
isolement, suivies de ce diagnostic : cancer des poumons au stade
terminal. Son visage ressemblait à un vieux chiffon froissé et sa peau
était aussi fine que du papier calque. Mais vous n’aviez pas envie de
voir ce qu’il y avait dessous. On lui avait retiré un poumon, et l’autre
était truffé de tumeurs ; conséquences, apparemment, de son boulot à
la tête d’une équipe de désamiantage, avant qu’ils l’envoient à
Strangeways1.
Je regardai le moniteur cardiaque pendant que Wick finissait
d’écrire. Les pics en dents de scie et les creux donnaient l’impression
qu’il était en train d’échouer au test du détecteur de mensonges.
Lorsqu’il laissa tomber son stylo sur le lit, je pris le bloc-notes et reçus
une décharge. Le corps de Wick réagissait bizarrement aux draps et
chacun de ses mouvements créait de l’électricité statique, aussi, chaque
fois que je le touchais, je prenais du jus. À croire qu’un courant
dangereux bien supérieur à de mauvaises vibrations parcourait tout son
être. Et je ne pouvais me débarrasser de ce sentiment qu’il voulait faire
passer quelque chose entre nous à chaque étincelle, qu’il était
contagieux, et qu’il le savait.
Sutte, disaient les pattes de mouche. Je laissai tomber le bloc sur le
lit pour ne pas être obligé de le lui rendre, et me dirigeai vers la porte.
J’avais relevé Sutty, mon supérieur, une heure plus tôt seulement, mais
les ordres étaient clairs. Jusqu’à ce qu’il casse sa pipe, tout ce que
Wick voulait, Wick l’obtenait.
« J’espère que vous avez un truc à lui dire ce soir, Martin, dis-je en
ouvrant la porte.
— Quelle importance ? »
Je me retournai. Après plus d’un mois passé à son chevet, je n’avais
jamais entendu Martin Wick prononcer un seul mot. Il avait ôté le
respirateur de sa bouche et quand je plongeai mon regard dans ses
yeux noirs et brillants, je n’aurais su dire s’il fixait le plafond ou s’il
me dévisageait. Ni l’un ni l’autre, pensai-je. Les deux.
Une quinte de toux secoua les graviers qui encombraient son
poumon restant.
« Gâche ta vie, fiston… » Ces paroles étaient un murmure
douloureux. « … De toute façon, c’est un monde cruel. »
Planté sur le seuil, je vis que l’effort produit pour parler le faisait
transpirer. Je hochai la tête et sortis de la chambre à reculons. Tandis
que je marchais vers le flic armé dans le couloir, je me surpris à frotter
mes mains sur mon pantalon, au souvenir de ces étincelles, en me
demandant si je n’avais pas cru l’entendre parler.
Cela faisait plusieurs semaines que je ne dormais pas réellement, et
je ne m’étais pas vraiment réveillé non plus.
Chaque fois que je prenais mon service, j’avais l’impression
d’entrer dans une sorte d’état d’inertie, un épisode de démence
temporaire. Et donc, lorsque les lumières s’éteignirent de nouveau, je
continuai à avancer, à tâtons. Le flic armé se retourna et m’aveugla
avec la lampe fixée sur son Heckler and Koch, mais je n’avais pas
peur, à cet instant. Je ne me sentais pas plus impuissant ni plus
désorienté que d’habitude.
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1. Surnom donné à la prison de Manchester (Toutes les notes sont du traducteur).

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2

Je n’avais vu qu’une seule fois les images de l’arrestation de Martin


Wick, plusieurs années auparavant, mais elles m’avaient fait forte
impression. Il était tôt, une heure avant l’aube, et Wick était invisible
sur le fond noir, jusqu’à ce que la porte se referme derrière lui,
découpant sa silhouette contre la surface grise de la gare.
Sa tête, sa nuque et ses épaules demeurèrent baissées, on aurait dit
une marionnette molle, et quand il s’avança d’un pas lourd dans la
lumière, il traînait la patte. Ses vêtements semblaient entièrement
noirs, et même si la vidéo n’était pas de très bonne qualité, on voyait
qu’il avait boutonné sa veste de travers, ce qui provoquait des plis et
formait une bosse sur une épaule. Il traversa le hall désert d’une
démarche convulsive, par à-coups, vers le guichet abandonné.
Les images neigeuses filmées par la caméra installée derrière le
comptoir semblaient appropriées. Comme si un nuage de parasites
l’entourait, une brume électrique qui estompait les contours de son
corps. Puis il pénétra dans la clarté des lumières d’un jaune sale et là, il
devint enfin net. Le col de sa chemise était retourné, une manche de sa
veste relevée et son pantalon de traviole, les coutures traversaient ses
jambes en diagonale.
Si ma mémoire est bonne, il n’avait qu’une seule chaussure.
Le pied droit était enveloppé dans une chaussette tombante et
humide, qui laissait des empreintes rouges sur le sol à chaque pas.
Quand il atteignit le guichet, il apparut que ses vêtements étaient d’un
noir mouillé, brillant, et plaqués sur son corps à des endroits bizarres.
Derrière lui, les lumières bleues, fantomatiques et lointaines tout
d’abord, se rapprochèrent en palpitant à travers les vitres.
Martin Wick leva vers le guichet un regard vide. Au bout d’un
moment, son attention sembla se fixer sur son reflet dans le Plexiglas
et il recula d’un pas. L’effroi se peignit sur son visage, celui d’un
homme qui se réveille d’un cauchemar pour entrer dans un autre. Alors
qu’il reculait en titubant, loin de lui-même, ses yeux remarquèrent la
caméra qui avait filmé sa traversée du hall.
Cette image donnerait lieu à des débats sans fin.
Fallait-il y voir le tressaillement innocent d’un homme qui ne
comprenait pas où il se trouvait, ni ce qu’il faisait ; ou bien la réaction
calculée d’un psychopathe qui s’assure que sa prestation a bien été
enregistrée ? Après cela, il s’effondra sur le sol et resta là, secoué de
spasmes, la bave aux lèvres.
On découvrit la maison quelques heures plus tard, porte grande
ouverte.
Martin Wick avait traversé la ville avec ses vêtements trempés du
sang de cinq personnes, puis il passa les douze années suivantes à
Strangeways.
Ce n’était pas suffisant.

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3

L’inspecteur principal Sutcliffe ne répondait pas à son téléphone,


mais je le trouvai dans le premier endroit où je le cherchai. Le Temple
était un petit bar souterrain situé sous Great Bridgewater Street, à vingt
minutes à pied de l’hôpital, en marchant d’un bon pas. L’endroit avait
accueilli des toilettes publiques à l’époque victorienne, avant d’être
transformé en bistrot rock’n’roll dans les années 1980. Les tables
étaient petites et collées les unes aux autres, et les murs entièrement
couverts de flyers de groupes musicaux, d’affiches de tournées et de
graffitis. Debout dans un coin, Sutty expliquait quelque chose à un
client. Pour être bien sûr que le type l’écoutait, il l’avait soulevé du sol
par les oreilles et il lui cognait la tête contre le mur au rythme de la
batterie.
En me voyant, il effaça de façon spectaculaire le sourire de son
visage.
« Oh, dit-il en couvrant la musique. C’est la Grande Dépression. Tu
devrais pas faire la queue pour acheter une miche de pain au lieu de
boire de la bière ?
— Wick veut te parler. »
Sutty hocha la tête, reposa le type sur le sol et lui ordonna de foutre
le camp.
« Bizarre, hein ?
— Quoi donc ? » demandai-je en regardant l’homme s’éloigner en
se frottant les oreilles.
Sutty s’essuya le front et me gratifia d’un aperçu de son sourire
jaune terne.
« Que Wick me préfère à ce point à toi ?
— Ouais, curieux. Il est d’humeur bavarde ce soir.
— Ah bon ? » Il en fallait beaucoup pour surprendre Sutty, mais là,
j’avais éveillé son intérêt. « C’est peut-être le grand jour. Qu’est-ce
qu’il a dit ?
— Que je devrais gâcher ma vie. »
Sutty ricana et se retourna pour vider son verre d’un trait.
« Tu as une longueur d’avance sur lui. »
En regardant Sutty picoler, difficile de dire le contraire.
Mon collègue était taillé comme une flasque : une grosse tête sans
cou posée sur des épaules larges. Et l’haleine de whisky qui allait avec.
Il y avait quelque chose d’avarié, de tourné même, dans son visage
totalement décoloré, constellé d’étranges bosses sous-cutanées.
Bizarrement, son faciès s’accordait à sa personnalité, comme les logos
« danger » sur les paquets de mort-aux-rats. Il ne repassait jamais ses
costumes, mais il les remplissait au point d’en faire craquer les
coutures, si bien qu’ils paraissaient impeccables. Il reposa son verre
brutalement et me regarda comme si j’étais un inconnu.
« Qu’est-ce qui me prouve que tu veux pas juste ta soirée ? Ton
ancienne nana travaillait pas ici ?
— Elle est partie, dis-je en cherchant dans mes poches le mot que
m’avait donné Wick.
— C’était pas la première. Tu devais venir trop souvent.
— Ou toi. »
Je trouvai la feuille de papier pliée.
« Beurk, dit Sutty en l’examinant. Dommage qu’on puisse pas lui
attacher les mains dans le dos. » Il reprit son veston croisé sur le
tabouret de bar et l’enfila en force, telle une camisole. « Allons-y, Bi-
Wonder. Sautons dans la chatte-mobile.
— Je suis venu à pied.
— Dans ce cas, je prends un taxi et tu viens avec moi. Dès qu’il
repique du nez, tu reprends ton poste. »
Je lui emboîtai le pas en direction de la sortie.
On gravit l’escalier jusque dans la rue, où Sutty héla un taxi.
Pendant le trajet, on regardait tous les deux les rues défiler à travers les
vitres. Des bénévoles abordaient des sans-abri aux regards hallucinés.
Des garçons torchés se rendaient dans des pubs et des clubs, ou en
sortaient, en se pavanant. Et les filles déambulaient en formation,
pliées en deux, riant de la vie. Habituellement, c’était notre tournée,
mais les choses avaient changé. Assis à côté de moi, Sutty grommelait
et se frottait les mains avec du gel antibactérien. Il en consommait un
flacon par jour, mais bizarrement, il ne se trouvait jamais assez propre.
Parfois, je me demandais s’il absorbait l’alcool directement dans le
sang par les pores de sa peau.
En arrivant à St Mary’s, on vit deux hommes transporter à l’intérieur
une adolescente inconsciente qu’ils tenaient entre eux comme un tapis
roulé. Alors qu’on pénétrait dans l’hôpital, les lumières du hall
s’éteignirent une seconde, avant de se rallumer. Je regardai autour de
moi. Carnages, combats à mains nues, coups de couteau. Des gens
hébétés, désorientés, ivres, défoncés, avec des blessures qui allaient
changer leur vie. Des mères célibataires maigres comme des clous,
nourries par la banque alimentaire, accompagnées de bébés souffrant
d’obésité morbide. Sutty et moi, on se retourna au moment où
l’adolescente revenait à elle, se libérait de ses deux bienfaiteurs et
s’enfuyait pour retourner dans la rue. Seule réaction sensée,
apparemment.

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4

Depuis l’attentat-suicide du 22 mai, on apercevait de plus en plus de


policiers armés dans les rues.
Néanmoins, c’était encore inhabituel d’en voir un posté à l’intérieur
d’un hôpital.
Au départ, l’administration s’y était opposée, jusqu’à ce qu’on lui
présente les Osman Warnings rassemblés dans le dossier de Wick : des
lettres que la police était légalement obligée de transmettre quand on
recevait des menaces de mort crédibles. Wick en avait accumulé un
grand nombre durant ses années passées à Strangeways, et au cours de
l’heure d’entretien que nous avaient accordé les membres du conseil
d’administration, on n’avait pas eu le temps de toutes les passer en
revue. Ils refusèrent d’en entendre davantage et approuvèrent
immédiatement la présence d’un policier armé dans sa chambre.
C’était une stratégie délibérée.
Utiliser cette heure pour évoquer les menaces de mort visant notre
prisonnier nous évitait de leur parler des véritables tentatives de
meurtre dont il avait été victime. Un codétenu l’avait poignardé dans
l’oreille avec un stylo à bille aiguisé, un autre avait tenté de le pendre
avec ses propres draps. Ou encore, plus inventif : un certain nombre de
détenus s’étaient ligués pour noyer Wick dans les toilettes de sa
cellule. Les latrines des prisons possèdent un syphon plus large et un
débit d’eau réduit en prévision de ce genre d’activités de groupe.
D’après le rapport, il avait fallu au moins cinq hommes à la vessie
pleine pour remplir la cuvette et maintenir le niveau afin d’immerger la
tête de Wick pendant une minute environ. Les gardiens l’avaient sauvé
juste à temps, mais tout compte fait, je pense qu’ils avaient été
soulagés de le voir transféré à l’hôpital, en phase terminale.
Sutty et moi avions reçu pour instruction de rester près de lui en
permanence, à tour de rôle. Non pas qu’il représentât une menace pour
quiconque, mais on espérait que l’approche de la mort le rendrait
bavard. Car aujourd’hui encore, douze ans après son arrestation, des
interrogations planaient toujours au-dessus de Martin Wick.
Au départ, quand on avait accepté cette mission, ils nous avaient
expliqué qu’il n’en avait plus que pour cinq ou six jours, et je m’étais
dit : Chouette, ça ne sera pas trop long.
C’était il y a cinq semaines.
La présence de Sutty s’était révélée revigorante : à croire qu’il
pompait la vie qui était en moi pour la donner directement à notre
prisonnier. À la fin de la première semaine, j’aurais parié que Wick
allait mourir d’une seconde à l’autre. La troisième semaine, je trouvais
que son état s’améliorait. La quatrième, j’étais sûr qu’il allait s’en
remettre. Et maintenant que la cinquième semaine de détention
protectrice touchait à sa fin, je craignais que Martin Wick soit
immortel.
Abriter l’ennemi public numéro un pouvait s’avérer délicat et il fut
décidé que Wick serait hospitalisé en secret, au premier étage d’une
aile en travaux. Dans un quart de couloir accessible par une seule
entrée. La porte de l’ascenseur avait été condamnée et on avait installé
une cloison de fortune entre cette portion et le reste du service. Pour
entrer ou sortir, il fallait emprunter une issue de secours qui donnait sur
un escalier en ciment brut. Et pour accéder aux autres parties de
l’hôpital, il fallait descendre au rez-de-chaussée, traverser le hall et
utiliser l’escalier principal. En théorie, cela voulait dire qu’il y avait un
seul moyen d’atteindre la chambre de Martin Wick.
En pratique, j’avais l’impression d’être un rat pris au piège.
Rennick, le policier armé, était à son poste quand j’émergeai de la
cage d’escalier, accompagné de Sutty qui lambinait. Il était assis
derrière ce qui avait été le bureau des infirmières lorsque le service
fonctionnait à plein, et il portait une véritable tenue commando : gilet
pare-balles, mitaines et la toute nouvelle casquette de baseball noire.
Avec tout son matériel fixé sur son gilet – menottes en plastique, radio,
Taser, arme de poing, kit médical et chargeurs de rechange – il
ressemblait à un Action Joe. Il lisait le journal et souriait tout seul, en
se grattant l’oreille avec son fusil d’assaut HK G36.
J’essayai de ne pas le faire sursauter.
« Rennick, dis-je tout bas.
— Waits », répondit-il sans tourner la tête.
Il posa le journal sur le comptoir devant lui et se leva. Le canon de
son arme passa devant moi d’un mouvement fluide.
« Tu as failli te faire une raie au milieu, dis-je.
— J’ai laissé le cran de sûreté.
— Sutty est juste derrière moi, alors je te conseille d’avoir l’air
vivant. »
Il me lança un regard et, d’un pas lent, contourna le comptoir,
comme si l’idée venait de lui. Pas la peine d’en faire un plat, me dis-je.
Rennick avait quatre ou cinq ans de moins que moi, mais on avait
toujours le même grade. J’avais réussi l’examen de sergent récemment,
mais je n’espérais pas décrocher de promotion. Il y avait tellement de
taches suspectes dans mon dossier qu’on aurait pu croire qu’il avait
trempé dans la merde.
Sutty franchit la porte en coup de vent, passa devant moi à grandes
enjambées et s’approcha du bureau des infirmières. Il retourna ses
poches, tendit son téléphone et prit appui sur le comptoir, jambes
écartées.
« Tu me fouilles pas ? »
Sans commentaire, Rennick fit glisser vers lui la feuille
d’émargement. Sutty se redressa, griffonna son nom sur la feuille et
s’éloigna dans le couloir. Il possédait un don troublant pour contrarier
les gens, et le plaisir qu’il en retirait ressemblait à un message de vie.
Il entra dans la chambre de Wick.
« Alors, comment ça va, mon grand garçon courageux ? » brailla-t-
il, avant que la porte se referme derrière lui.
Rennick regarda avec dégoût la feuille d’émargement.
« Il a toujours été comme ça ?
— Depuis que je le connais. »
Il tourna la tête en direction de la chambre de Wick, cherchant à
conserver un air indifférent, mais sa curiosité l’emporta. Il agrippa son
arme et m’adressa un signe de tête.
« Vous êtes de l’équipe de nuit tous les deux…
— C’est le prix de nos péchés. »
À nous deux, Sutty et moi, on avait de quoi faire fuir en hurlant un
prêtre du confessionnal. La brigade de nuit était l’échelon le plus bas
dans la police, et elle exerçait une sorte de fascination morbide chez
ceux qui n’en faisaient pas partie.
Elle ne comptait que deux membres à long terme.
Moi-même et l’inspecteur Sutcliffe. D’autres officiers y passaient
par roulement et ils se méfiaient de nous ; ils craignaient la contagion
ou la menace d’une réaffectation permanente. Par conséquent, on
gérait en toute liberté les crimes minables, sans surveillance ou
presque, et sans côtoyer les autres forces de police. Nos heures de
service allaient de la tombée de la nuit au petit matin, dans une ville où
la vie nocturne était palpitante et en pleine expansion. Les flics à
problèmes effectuaient des passages chez nous, jusqu’à ce qu’ils
rentrent dans le rang ou donnent leur démission. Mais Sutty et moi
étions considérés comme irrécupérables.
« Inspecteur principal Peter Sutcliffe1…, lut Rennick sur la feuille
d’émargement. C’est pas de chance, hein ? »
Des murmures nous parvinrent du fond du couloir.
« Ça lui va bien, je trouve. »
Rennick eut un sourire en coin.
« Notre lieutenant a cru que je me trompais quand je lui ai dit qu’on
vous avait chargés de surveiller Wick tous les deux. Il dit qu’on peut
pas faire confiance à la brigade de nuit pour compter les bites sur une
porte de chiottes.
— Uniquement dans un service d’hôpital, Rennie.
— Je savais même pas qu’ils prenaient des gars de notre âge pour
bosser la nuit, dit-il, ignorant l’insulte. De manière permanente, je
veux dire. » Il baissa la voix. « Qu’est-ce que vous avez fait pour
mériter ça ?
— Rien d’excitant. » Il attendait la suite, aussi, j’ajoutai : « Ce qu’il
fallait, mais pas comme il fallait. »
Il sourit.
« C’est pas ce que j’ai entendu dire. J’en conclus que vous êtes
clean maintenant. » Comme je ne disais rien, il reprit : « Alors,
pourquoi ce changement ? Ça ressemble un peu à la cour des grands
après tout le reste. »
Pour lui, c’était la cour des grands, évidemment. Puisqu’il y était.
« Sutty faisait partie des gars qui ont arrêté Wick, à l’époque.
— Lui ? » Rennick paraissait impressionné. « Je croyais que c’était
ce type… Blake.
— Blake l’a fait condamner, mais Sutty est arrivé le premier sur les
lieux. Quelqu’un a appelé pour signaler un gars qui traversait la ville
couvert de sang, et Sutty a lâché ce qu’il faisait pour arriver avant tout
le monde. »
Rennick fronça les sourcils.
« Alors, douze ans plus tard, ils vont le rechercher à la brigade de
nuit pour tenir la main de Wick pendant qu’il est en train de clamser ?
Je pige pas.
— Tu sais qu’on n’a jamais retrouvé la gamine…
— Bien sûr. Lizzie Moore.
— Exact. » D’un mouvement de tête, je montrai le bout du couloir.
« Maintenant que Wick va crever, c’est la dernière chance pour la
famille de savoir ce qu’il a fait d’elle.
— OK, mais pourquoi vous deux ?
— Quel mot tu utiliserais pour qualifier ce prisonnier ?
— Salopard », répondit Rennick sans la moindre hésitation.
J’acquiesçai.
« Eh bien, Sutty parle la même langue. Couramment. Quand il a
arrêté Wick, ils s’entendaient bien tous les deux. Alors, les gradés ont
pensé qu’il était le mieux placé pour lui tirer les vers du nez.
— Ils s’entendaient bien ? » Rennick grimaça et je crus le voir se
hérisser, cheveux dressés sur le crâne. « Wick a assassiné une femme,
trois enfants… »
Je hochai la tête. Ce n’était pas facile à expliquer.
De prime abord, Sutty ressemblait davantage à un criminel
professionnel qu’à un flic. À cette différence près que les criminels
agissent de manière émotionnelle, mus par la colère ou des nécessités
économiques. Sutty, lui, aimait le crime, et plus c’était sordide, mieux
c’était. Sa carrière de policier n’était qu’un moyen pour lui de côtoyer
le crime en permanence sans risquer sa liberté. Certains jours, s’il
n’avait pas rencontré de problèmes depuis longtemps, il avait une
façon bien à lui d’en provoquer.
Intérieurement, j’étais d’accord avec Rennick.
Ce changement d’affectation était inhabituel, improbable même,
mais je ne voulais pas savoir ce qui l’avait réellement motivé. Quand
les réponses ne cessent d’empirer, vous cessez de poser des questions.
Je ne savais pas trop comment ce changement était survenu, mais je
sentais la main antibactérienne de Sutty derrière tout ça.
« Il est comment ? demanda Rennick, interrompant le fil de mes
pensées.
— Sutty ? »
Il leva les yeux au ciel.
« Martin Wick.
— Je ne sais pas. » Il prit un air dubitatif. « Il ne me parle pas.
— Alors, quand tu restes pendant dix heures avec lui…
— Je note tout ce qu’il fait, et j’appelle Sutty s’il le réclame.
— Tu es retombé sur tes pieds, on dirait.
— Ouais. »
J’avais plutôt l’impression qu’ils étaient cloués au sol.
Je passai derrière lui et retournai le journal posé sur le comptoir. La
une montrait une photo de Martin Wick, notre prisonnier, assis dans
son lit d’hôpital, en train de manger des corn flakes. Elle avait été prise
avec un téléphone portable, du seuil de la chambre.
Céréales Killer !
« Nom de Dieu ! m’exclamai-je en regardant Rennick.
— C’était pas pendant mon service. On me relève toujours avant le
petit déjeuner.
— Si Sutty voit ça, il va se soulager en te pissant dans les yeux. » Je
regardai la date du journal. C’était la première édition du dimanche
matin. Le monde allait découvrir ça en se réveillant dans quelques
heures. « D’où vient ce canard ?
— Je l’ai fauché dans le hall pendant ma pause.
— Et tu n’as pas pensé à nous en parler ?
— La photo a pas été prise pendant mon service, répéta-t-il.
— Tu demandes à tout le monde de vider ses poches ? »
Seul le personnel autorisé avait accès à cette chambre. La présence
des aides-soignants, des agents d’entretien, et même des médecins et
des infirmières était strictement réglementée. Le boulot du flic de
garde consistait à fouiller tout le monde.
Nul n’avait le droit de franchir le contrôle avec un téléphone.
Rennick fronça les sourcils.
« Évidemment ! »
On se retourna en même temps pour voir Sutty sortir de la chambre
de Wick. Il paraissait troublé et j’essayai de me placer entre lui et le
journal.
« Tu as une seconde, Aid ?
— Bien sûr… »
Je vidai mes poches, posai mon téléphone sur le comptoir et signai
la feuille d’émargement pour pouvoir franchir le contrôle. J’avançai
dans le couloir, je voulais mettre une certaine distance entre Rennick et
Sutty avant de lui annoncer la mauvaise nouvelle.
De grandes bâches de plastique couvraient les murs.
Il y avait des seaux remplis de gravats et de poussière. Vestiges des
travaux de rénovation interrompus jusqu’à la mort de Wick.
Sutty ouvrit la porte des toilettes comme s’il m’invitait dans son
bureau. J’entrai et trouvai l’interrupteur. Personne n’était venu ici
depuis des semaines et c’était certainement la pièce la plus propre de
l’hôpital. Je m’assis sur le lavabo. Sutty referma la porte derrière lui, et
s’y adossa afin que personne ne puisse entrer. Ou sortir.
« Wick affirme qu’il ne t’a jamais demandé de venir me chercher…
— Si. Il a écrit ce mot. Si j’ai mal lu, je suis désolé de t’avoir
dérangé. »
Sutty ne dit rien, il réfléchissait. Je regardai son expression se
modifier.
« Beurk, dit-il finalement. Je te crois. Il a écrit ce mot pour que tu
viennes me chercher. Il mijote un truc.
— Tu crois qu’il est en train de crever ?
— Ça fait des mois qu’il est en train de crever. Il devrait être habitué
depuis le temps. Non, c’est autre chose. Il a l’air… d’avoir la trouille.
— Tu crois que quelqu’un est parvenu jusqu’à lui ? » demandai-je
en pensant à la photo du journal. Comme Sutty ne répondait pas, je
baissai la voix. « Pourquoi ? Comment ? »
Sutty regardait le sol en fronçant les sourcils. Finalement, il se
décolla de la porte et l’ouvrit. Il jeta un coup d’œil dans le couloir et
secoua la tête. Tendant le cou à l’extérieur des toilettes, je vis que
Rennick avait repris la lecture de son journal. Le menton appuyé sur le
canon de son fusil d’assaut.
« Koch à la main », dit Sutty.
On sortit dans le couloir et il fit claquer la porte de toutes ses forces.
Rennick sursauta, se leva et se débattit avec son arme. Il eut de la
chance de ne pas se faire sauter la cervelle. Sutty marcha vers le
comptoir d’un pas décidé, consulta la feuille d’émargement et se planta
devant Rennick.
« Agent Rennick, le prisonnier a-t-il reçu de la visite en notre
absence ?
— Quoi ?
— Quoi, inspecteur ? Je pense que quelqu’un a parlé à Wick en
notre absence. Peut-être un médecin ou une infirmière qui n’était pas
sur le planning, quelqu’un que tu n’as pas fait signer. Ou peut-être que
ta curiosité a pris le dessus, j’en sais rien. Mais je pense qu’un type qui
s’apprêtait à nous dire ce qu’il avait fait du corps d’une gamine de
douze ans a décidé soudain de la boucler.
— Personne n’est passé devant moi. »
Les yeux de Sutty se posèrent sur le journal, sur le comptoir. Voyant
la photo de Wick dans son lit d’hôpital, il s’en saisit. Je connaissais ce
regard, et je me réjouissais qu’il ne me soit pas destiné. Un pot de
pisse qui commence à bouillir lentement. Il récupéra son portefeuille
sur le comptoir, l’ouvrit et compta son argent.
Rennick renâcla.
« Je n’ai pas volé votre argent, inspecteur.
— Je sais bien. Aid, comment s’appelait ce type qui proposait ses
services dans le Rising Sun ? »
Je réfléchis.
« Willy la Bombe tuyau.
— Oui, voilà. Il disait qu’il était prêt à péter les membres de
n’importe qui pour quinze livres. » Sutty reposa brutalement son
portefeuille sur le comptoir et se pencha vers Rennick, à quelques
centimètres de son visage. « J’ai son numéro de téléphone et deux
billets de vingt, alors je te conseille d’être convaincant.
— Je suis jamais de service à l’heure du petit-déj. J’étais pas là
quand cette photo a été prise. »
Au bout d’un moment, Sutty se retourna vers moi.
« Confirmation, Aidan. » Il rafla le journal sur le comptoir et se
précipita vers la chambre de Wick. « Et apporte-moi un café. Plus noir
qu’un sprinter. »
J’attendis que la porte claque, puis je hochai la tête et me dirigeai
vers l’escalier, sans croiser le regard de Rennick.

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1. Peter William Sutcliffe était un célèbre serial killer anglais.

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5

Pendant que je descendais, les lumières faiblirent, puis s’éteignirent


de nouveau. Sutty perdait son calme comme d’autres personnes
perdent leurs clés. Négligemment et totalement, sans réfléchir, et
parfois, on avait l’impression qu’il ne le retrouverait jamais. En de plus
rares occasions, il braquait sa colère sur des gens, tel un projecteur, les
arrêtant net, éclairant des choses qu’ils ne voulaient pas montrer. S’il
était déstabilisé par le revirement apparent de Wick, c’est que cela
cachait quelque chose. Et le fait que son flair l’ait conduit directement
vers l’agent Rennick avait de quoi inquiéter.
On avait un long service devant nous et des accidents impliquant des
armes à feu se produisaient en permanence.
Le groupe électrogène se mit en marche et la lumière revint, avec
une intensité divisée par deux. Je me frottai le visage pour essayer de
me mettre en mouvement, je franchis la porte et j’émergeai dans le
chaos organisé du hall d’accueil d’un hôpital du centre-ville un week-
end.
Je traversai le linoléum éraflé aussi vite que possible, en zigzaguant
au milieu de la cohue de patients qui entraient et sortaient.
Je gravis l’escalier principal, loin de cette agitation, juste à temps
pour voir passer à toute vitesse une équipe de médecins et
d’infirmières qui poussaient une civière vers le bloc opératoire. Il n’y
avait aucune fenêtre dans cette partie du bâtiment, mais je devinais
l’heure en fonction de l’état des patients. Ce soir-là, les lits alignés
dans le couloir accueillaient des gens à des stades de détresse variés,
qui tous faisaient la queue dans l’attente d’une place disponible. Je me
faufilai entre eux au moment où déboula une autre équipe de triage,
suivie presque immédiatement par une troisième.
La fièvre du samedi soir.
Au passage de la dernière équipe, je captai le regard vide de
l’homme allongé sur la civière et j’eus le temps de voir sa plaie béante
à la tête. L’équipe bifurqua dans une pièce située sur le côté et les
portes se refermèrent dans un souffle.
« Pardonnez-moi… »
Je toisai une petite femme qui avait suivi l’équipe médicale dans le
couloir. J’essayai de la contourner, mais elle plaqua sa main sur ma
poitrine. Elle paraissait désorientée, et je remarquai des traînées de
sang sur son front. Je songeai qu’elle était en état de choc.
« Vous travaillez ici ? me demanda-t-elle. Vous savez s’il va s’en
tirer ?
— Non, répondis-je en reculant. Je ne travaille pas ici, je veux dire.
»
Je l’esquivai et marchai jusqu’à l’extrémité du couloir. Je tournai au
coin sans me retourner. Je continuai en suivant mes pieds, essayant
délibérément de me perdre dans ce labyrinthe d’unités et de services.
Arrivé dans une portion totalement déserte, je m’adossai au mur et
fermai les yeux.
L’homme avait la moitié du crâne en moins.
Finalement, je me dirigeai vers la machine à café et cherchai de la
monnaie dans mes poches. Je n’étais qu’à quelques pas du couloir où
se trouvait Martin Wick, mais à cause de la cloison, il fallait dix
minutes pour l’atteindre.
En introduisant ma première pièce dans la machine, j’aperçus mon
reflet dans le plastique noir. Baissant les yeux, je vis la tache rouge
sang que la femme inquiète avait laissée sur ma chemise. J’aurais pu y
prélever ses empreintes. Je remis les pièces dans ma poche et poussai
la porte des toilettes pour me nettoyer.

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6

Le miroir au-dessus du lavabo était une plaque de métal poli, afin


que les junkies ne puissent pas le briser et utiliser les morceaux de
verre en guise de couteau. La surface était terne, cabossée par leurs
efforts, et mon image avait un aspect irréel, comme une projection
déformée et désaccordée venant d’une autre dimension. Je me
regardai. Les cernes noirs autour de mes yeux rougissaient lentement.
Confirmation que j’étais bien l’homme dans le miroir.
Les deux premiers distributeurs de savon étaient vides ; j’essayai
malgré tout le troisième, mu par un désir de complétisme. Constatant
qu’il était vide également, je renonçai à ôter la tache de sang, et fermai
ma veste pour la cacher.
Je venais d’ouvrir la porte des toilettes quand j’entendis un bruit
étrange venant d’un des cabinets.
Une sorte de gargouillis. En me retournant, je découvris deux
sachets en plastique noir qui avaient été arrachés aux distributeurs de
savon, déchiquetés et vides. Brillants et aplatis sur le carrelage, on
aurait dit d’énormes limaces écrasées. C’est alors qu’un autre bruit
s’échappa du cabinet. Un long baiser mouillé.
« Hello ? » fis-je.
Pas de réponse.
Les lumières faiblirent au moment où je m’approchais et je
m’arrêtai à mi-chemin, sachant très bien ce que j’allais trouver. La
porte était entrouverte, et quand je la poussai, je découvris une femme
émaciée vêtue d’un survêtement vert dont elle avait relevé la capuche,
assise sur le couvercle de la cuvette, en train d’aspirer le contenu d’une
recharge de savon liquide. On disait que chaque sachet contenait
l’équivalent de six petits verres de vodka, et le résultat était brutal. En
revanche, ça ne vous nettoyait pas vraiment les intestins et les effets
secondaires étaient radicaux.
Amnésie, cécité et relâchement des sphincters.
Au moins, elle avait choisi le bon endroit.
Elle avait des ongles verts et des tatouages sur le visage – des
pentagrammes de dimensions diverses autour des yeux –, mais
impossible de deviner son âge. Ce genre de vie ajoute un paquet de
kilomètres au compteur, ou bien ça en retire autant, tout dépend
comment on voit les choses.
« Fous le camp », m’ordonna-t-elle en aspirant une autre dose de
savon liquide.
J’avais de la peine pour elle, c’est pourquoi je ne fus pas aussi
attentif que j’aurais dû. Je hochai la tête et la laissai faire. Je l’entendis
claquer et verrouiller la porte derrière moi. Je lui aurais bien conseillé
de se rincer la bouche, mais c’était trop déprimant.

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7

Je regagnai le service avec deux cafés, et trouvai Rennick au garde-


à-vous. Quand je déposai un gobelet sur le comptoir à son attention, il
ne me regarda même pas, et je me demandai si c’était de la fierté
blessée ou quelque chose de plus grave.
« À la tienne », dis-je, sans obtenir de réponse.
Je me sentais hyper attentif en me dirigeant vers la chambre de
Wick, comme si on m’avait collé une cible dans le dos.
Des murmures me parvenaient à travers la porte et je tendis l’oreille
avant de frapper et d’entrer. Sutty était assis à côté de Wick, il finissait
de raconter une histoire cochonne.
« J’ai entendu parler de pasteurs qui embrassaient les bébés, mais
c’est le premier que je connais qui met la langue. »
Habituellement, Sutty s’animait dans son rôle de conteur salace,
mais ce soir, il manquait d’entrain, aussi le soupçonnai-je de masquer
un changement de sujet brutal.
« Noir », dis-je en lui tendant son café.
Il posa le gobelet et le laissa fumer sur la table. Il ouvrit un nouveau
flacon de gel antibactérien et s’en frictionna les mains.
« C’est toujours la folie en bas ? » demanda-t-il.
Je hochai la tête et regardai Martin Wick. J’avais l’impression de
déranger, mais ses yeux brillants de caméra de surveillance n’avaient
pas bougé depuis que j’étais entré.
« Il est réveillé ?
— Tu ne vois pas ?
— Comment vous vous sentez, Martin ? »
Je vis un tressaillement sur son visage et ressentis un frisson familier
quand ces yeux noirs croisèrent les miens. Sutty se pencha en avant,
approcha son oreille de la bouche de Wick et écouta la réponse
murmurée.
« Il dit que s’il y a une justice sur Terre, il guérira.
— S’il y avait une justice sur Terre, on serait au chômage. Comment
il va réellement ?
— On s’apprêtait à lire son pronostic. » Sutty leva le journal pour
que Wick le voie. En regardant de plus près, je remarquai qu’ils
avaient choisi une photo qui le montrait dans une position d’inconfort
et de détresse manifestes. « Le coût de la vie, dit Sutty en lisant la
légende. D’après des employés de l’hôpital, M. Wick s’accroche à la
vie, mais il n’en a plus que pour quelques jours. » Il reposa le journal
et observa notre prisonnier. « Ne crois pas tout ce que tu lis, Mart. »
Les lèvres de Wick remuèrent et Sutty se pencha de nouveau vers
lui.
« Hmm, fit-il comme s’il répondait à une question. Des employés de
l’hôpital, ça pourrait être n’importe qui dans le service. Médecin,
infirmière, agent d’entretien. Toi, Aid, tu ne vendrais pas ton histoire,
hein ?
— Qui y croirait ? répondis-je. Tu es sûr qu’il a envie de lire ça ? »
Sutty ouvrit le journal sur la photo d’une famille souriante. Ils
étaient cinq. La mère, le père, deux filles et un garçon. Les Moore.
« Une petite plongée dans les souvenirs, ça ne peut pas faire de mal,
hein, Mart ? »
Les lèvres de Wick remuèrent et Sutty se pencha vers lui encore une
fois. Quand il se redressa, son visage s’était assombri, et ses yeux se
levèrent lentement vers moi.
« Peut-être que tu devrais aller nettoyer cette merde sur ta chemise.
»
Je regardai le sang séché resté sur ma poitrine.
« Oui, entendu, dis-je en ressortant de la chambre. Laisse pas ton
café refroidir. »
Sutty se retourna vers Wick, sans me regarder, ni son café. Dans le
couloir, j’entendis le murmure de sa voix derrière la porte. En jetant un
coup d’œil vers le bureau des infirmières, je vis que l’agent Rennick
m’observait. Il se tenait de telle manière que je contemplais le canon
de son arme. Je traversai le couloir pour me rendre aux toilettes, en me
demandant ce qui se passait.

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8

J’allumai la lumière et découvris un autre sachet de savon liquide


vide et aplati, comme dans les toilettes de l’autre côté de la cloison. Il
n’était pas là quand on avait discuté, Sutty et moi, tout à l’heure.
J’examinai les distributeurs fixés au-dessus des lavabos. Tous vides.
La porte du cabinet était entrouverte, et en la poussant, je vis les deux
autres sachets qui flottaient dans l’eau de la cuvette. Je reculai, levai la
tête et remarquai qu’un panneau du faux plafond était descellé, juste
au-dessus du cabinet.
Mon rythme cardiaque enregistra cette anomalie et je ressortis des
toilettes.
Rennick m’observait attentivement.
« Tout va bien ? » demandai-je.
Il ne répondit pas.
« Tout va bien, agent Rennick ? »
Il hocha la tête et je passai devant lui, pour prendre l’escalier.
« Tu as du sang sur toi », me lança-t-il.
À force de monter et de descendre cet escalier depuis des semaines,
je sentais les muscles de mes jambes durcir, et je pressai le pas,
j’enfonçai les portes à l’étage du dessous. Je me frayai un chemin à
travers la foule à l’accueil, en priant pour être parano, et je gravis de
nouveau l’escalier principal pour accéder au service. Toujours aussi
animé. J’empruntai le couloir qui menait aux toilettes, là où j’avais vu
la junkie, une vingtaine de minutes plus tôt. Un homme était posté
devant l’urinoir et je sentis son regard lorsque je commençai à marteler
la cloison du cabinet.
Je n’entendais aucun bruit à l’intérieur.
Je reculai d’un pas, levai la tête et constatai que le panneau du faux-
plafond au-dessus de ce box manquait. D’un coup d’épaule, j’ouvris la
porte pour découvrir un cabinet vide et un sachet de savon liquide qui
flottait dans la cuvette. Au-dessus de la porte, il n’y avait qu’un espace
étroit. La femme avait disparu dans les toilettes avec la chasse d’eau
ou bien elle avait grimpé à l’intérieur du plafond.
« Merde. »
L’utilisateur de l’urinoir ressortit sans se laver les mains. Je le suivis
hors des toilettes, bousculai des patients et des membres du personnel
pour redescendre l’escalier central. Le temps que je traverse
l’embouteillage du hall d’accueil et que j’atteigne la cage d’escalier,
les lumières se remirent à clignoter et à faiblir, avant de s’éteindre de
nouveau.
Je cherchai la rampe à tâtons et commençai à monter.
Une forte odeur chimique flottait dans l’air et je crus entendre des
pas qui descendaient. Mon cœur battait si fort que je craignais qu’il me
brise une côte. Quelque chose de froid me frôla au moment où les
lumières revenaient à la vie en vacillant. Je me retournai et découvris
la femme émaciée en survêtement à capuche vert. Elle dévala les
marches.
« Hé ! » m’exclamai-je.
Je sursautai quand l’alarme incendie se déclencha.
Entre ces murs rapprochés la sonnerie était comme un marteau-
piqueur qui me transperçait les tympans. Je continuai à monter en me
bouchant les oreilles. Alors que je poussai la porte du palier, je vis
immédiatement qu’un truc clochait car Rennick n’était plus à son
poste. Inutile de l’appeler, en raison du vacarme de l’alarme, alors
j’avançai dans le couloir, lentement. Arrivé à la hauteur du bureau des
infirmières, je jetai un coup d’œil par-dessus le comptoir et reculai
d’un pas. L’agent était allongé sur le sol, de l’autre côté, les mains
serrées autour de son cou. Du sang coulait entre ses doigts et on aurait
dit qu’il se noyait.
Au même moment, Sutty jaillit de la chambre de Wick telle une
boule de feu, se cognant d’un mur à l’autre, emplissant le couloir d’un
rugissement de chaleur. Retrouvant mes esprits, je m’emparai d’un
extincteur accroché au mur et braquai le jet sur lui. Sutty tomba à terre
et roula hors des flammes, tandis que les gicleurs se déclenchaient,
nous aspergeaient l’un et l’autre et réussissaient à éteindre Sutty.
Je me faufilai entre mon équipier et le mur pour pénétrer dans la
chambre de Wick. Là, je fus saisi par la puanteur.
Le corps noirci, il se tortillait, menotté au lit qui continuait à brûler.
Je braquai l’extincteur sur son torse. Les flammes moururent, mais je
sentais l’odeur de la peau et des cheveux brûlés, et plaquai mon avant-
bras sur mon visage pour empêcher ce goût d’entrer dans ma bouche.
J’avais envie de ressortir, mais je voyais que Wick était toujours vivant
et s’efforçait de couvrir le hurlement de l’alarme pour attirer mon
attention.
Je m’approchai de lui, fermai les yeux et collai mon oreille à sa
bouche.
« Pas moi », crus-je l’entendre dire.
Je sentais la chaleur qu’il irradiait.
« Je sais, Martin…
— Non, pas ça », dit-il d’un ton pressant. Je le regardai. Ces yeux
noirs au milieu de la peau carbonisée et cloquée. Brillants de colère. «
Les Moore », dit-il. La peau autour de sa bouche se lézarda et son
poing libre martela ma poitrine. Peut-être ajouta-t-il autre chose, mais
l’alarme incendie fusait de toutes les surfaces. Et lorsque son corps
s’affaissa dans le lit qui se consumait, je n’eus pas besoin de palper son
pouls.
Je ressortis dans le couloir en titubant, sonné, trempé par les
gicleurs. Sutty avait rampé vers Rennick et tentait, à deux mains,
d’étancher le sang qui coulait de sa gorge.
Autour de lui, l’eau virait au rouge.
Je marchai vers eux, les dépassai et j’empruntai la cage d’escalier.
Trois étages plus bas, je crus voir une silhouette descendre en courant.
Je m’élançai à sa poursuite, avalant des dizaines de marches à la fois,
je dérapais sur mes semelles mouillées et négociais chaque palier sur
les chapeaux de roue.
En regardant par-dessus la rampe, j’aperçus d’autres silhouettes
dans l’escalier, et lorsque j’atteignis l’étage inférieur, la porte s’ouvrit
à la volée.
Des gens envahissaient l’escalier de secours.
Tandis que je me frayais un chemin au milieu d’eux, il me semblait
apercevoir encore la femme, mais après quelques secondes, je compris
que je l’avais perdue. Même en poussant les gens, même en hurlant, il
me fallut plusieurs minutes pour atteindre le rez-de-chaussée. Lorsque
je rejoignis les personnes massées près de la sortie, toutes affichaient la
même expression où l’envie de vomir se mêlait à l’hébétude. Elles
virent le sang sur mes mains, mon visage, ma chemise, frais et
mouillés à cause des gicleurs. Je grimpai sur le capot d’une ambulance,
puis sur le toit. Les yeux plissés à cause des lumières au sodium du
parking, je voyais la même chose de tous les côtés.
Des gens, la folie, partout.

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9

Il était 4 heures du matin passées. Statistiquement, c’était l’heure à


laquelle il y avait le plus grand nombre de décès. Pour une fois, on
était en avance sur le programme. J’avais lancé un appel de détresse
depuis l’ambulance et une unité de policiers armés était arrivée
quelques minutes plus tard pour sécuriser les lieux. Ensuite, j’avais
fourni un signalement complet de la junkie que j’avais vue se défoncer
au savon liquide dans les toilettes et expliqué les circonstances, d’après
ce que j’en savais, qui avaient débouché sur l’agression de Rennick,
les blessures potentiellement mortelles de Sutty et l’assassinat de
Martin Wick. En parlant, je m’aperçus que je ne savais pas grand-
chose, et l’inspecteur-chef me congédia d’un bref hochement de tête.
Alors que je me levais, espérant trouver un bar où je pourrais
m’écrouler, une main se posa sur mon épaule. C’était la main gantée
d’un agent de police armé, aussi, je me montrai attentif quand il me
parla à l’oreille :
« Superintendant Parrs », dit-il simplement.
Je fermai les yeux, m’attendant presque à voir défiler ma vie.
« Passez devant. »
Il me ramena dans l’escalier qu’on remonta. Je me sentais si sale
que j’avais la peau qui me démangeait, et mon corps empestait le sang,
la peau et les cheveux brûlés. Des policiers armés étaient postés à
chaque étage ; ils empoignèrent fermement leur fusil à notre approche.
Quand on atteignit la dernière porte, celle-ci refusa de s’ouvrir et
l’officier l’enfonça d’un coup d’épaule. Je vis une faible lumière et
sentis le vent remettre de l’ordre dans mes cheveux.
On était sur le toit de l’hôpital.
Cette partie n’avait pas été construite, ni entretenue, dans l’optique
d’accueillir du public, et la surface était tapissée de graviers épars
entre lesquels des mauvaises herbes s’étaient frayé un passage. Des
boîtes de Coca débordaient de mégots de cigarettes. Je remarquai
même quelques bouteilles de gin vides, à moitié cachées derrière des
empilements de briques. L’agent tendit le bras à la manière d’un
animateur de jeu télévisé montrant le lot que je venais de remporter.
Ça ne ressemblait pas au premier prix.
Le superintendant Parrs nous tournait le dos. Seul, il contemplait le
chaos éclairé par les projecteurs tout en bas. Ses cheveux gris, son
manteau gris et son pantalon gris se mêlaient au panorama meurtri de
la ville, dont il devenait inséparable. L’aube ne s’était pas encore levée,
mais une fine bande de lumière brumeuse apparaissait à l’horizon.
Lorsque la porte claqua derrière moi, la tête du superintendant pivota
pour enregistrer ma présence, et je m’aperçus que l’agent nous avait
laissés en tête à tête.
« Aidan Waits. » Son accent écossais paraissait encore plus marqué
que d’habitude. Comme une lame qu’on aiguise sur un parpaing. «
Quand on m’a annoncé que j’avais un homme blessé, c’est votre nom,
bizarrement, qui m’a traversé l’esprit… »
Il se retourna pour me regarder. Ses yeux étaient à ce point injectés
de sang qu’il devait voir rouge.
« Mais vous êtes là, en pleine forme.
— À quelque chose malheur est bon, monsieur. » Il ne répondit pas
et je regardai mes pieds. « Bonjour, monsieur le superintendant.
— Triste jour, plutôt. Nous voilà avec un nouveau fiasco d’Aidan
Waits sur les bras, j’ai l’impression. »
Je plissai les yeux dans la lumière d’avant l’aube, sans rien dire.
« J’ai reçu le rapport de l’inspecteur-chef James. » Je fronçai les
sourcils. J’avais parlé à James dix minutes plus tôt. « Il me dit que
vous ne savez rien. Curieusement, ça sonne vrai. Donc, j’en déduis que
vous n’avez rien à ajouter au petit debrief que vous venez d’avoir avec
lui ? »
J’avais décrit les faits à l’inspecteur-chef James, en laissant de côté
ce que je considérais comme des interprétations personnelles. Je ne
savais pas si je devais évoquer ma brève conversation avec Martin
Wick, et j’avais finalement décidé de m’abstenir.
Mais Parrs nourrissait déjà des soupçons. Il savait repérer sur moi
les contours d’une omission et m’en délester à la manière d’un
pickpocket.
« Juste une chose, monsieur.
— Vous m’étonnez.
— Wick a tenté de me dire un truc avant de mourir.
— À moins qu’il s’agisse de l’emplacement du corps de Lizzie
Moore, je n’ai pas forcément besoin de le savoir.
— Il m’a dit que ce n’était pas lui.
— Il était attaché sur son lit au moment de l’attaque, Aidan.
Évidemment que ce n’était pas lui.
— Non, je parle du crime qui lui valait d’être attaché sur son lit,
monsieur. » Comme Parrs ne réagissait pas, je poursuivis : « Je pense
qu’il voulait me dire qu’il n’avait pas assassiné les Moore.
— La bonne vieille conversion de mourant, hein ? » Le
superintendant paraissait soulagé. « Qu’a-t-il dit exactement ?
— Ce que je viens de vous dire, grosso modo.
— Grosso modo ? répéta Parrs en faisant un pas vers moi.
— Il voulait en dire plus, mais à cause de la sirène, je n’ai pas
entendu. »
Parrs réfléchit.
« Pour quelle raison n’avez-vous pas transmis cette information à
l’inspecteur-chef James ?
— J’ai pensé que vous voudriez l’apprendre d’abord, pour décider
de ce qu’on allait faire.
— Cet homme était un meurtrier condamné par la justice, il est mort
alors qu’il était sous la protection de la police. J’aurais tendance à dire
que nous avons fait tout ce que nous pouvions faire.
— Il y avait quelque chose dans la manière dont il a dit ça,
monsieur.
— Beaucoup de souffrance, j’espère. Quoi qu’il en soit, j’ai des
aveux signés qui ne sont pas du même tonneau et on a suffisamment de
travail sans s’embêter avec ce genre d’histoire.
— Bien, monsieur.
— D’après James, vous n’avez pas bien vu notre cracheur de feu.
— Non, monsieur.
— Une chance.
— Pour qui ?
— Pour lui. Le labo continue à examiner les débris, mais ça
ressemble à un classique du genre. Des engins incendiaires artisanaux.
Bouteilles en verre et bidons d’essence.
— Cocktails Molotov.
— Pour deux. Quelqu’un a ouvert la porte d’un coup de pied pour
leur offrir une tournée. Au moins un cocktail chacun, balancés dans la
chambre. Ils pensent que l’assaillant les a enfermés à l’intérieur
ensuite. »
Les cocktails Molotov que j’avais vus dans le temps explosaient
contre les blindages des véhicules antiémeute et je tressaillis en
imaginant leur effet dans un espace clos.
« Je vous écoute, dit Parrs. Que s’est-il passé à votre avis ?
— La réponse évidente serait un ami ou un parent d’une des
victimes de Wick, une personne liée à la famille Moore. Quelqu’un qui
a vu là la dernière occasion de se venger. À ma connaissance, Wick
n’avait jamais été aussi exposé depuis sa condamnation. Alors,
l’assassin a peut-être découvert où il était et tenté sa chance.
— Plausible….
— On a vu le Mail du dimanche peu de temps avant l’incident. La
photo volée. Elle a pu attirer le meurtrier…
— Le petit déjeuner au lit ? Vous savez d’où peut venir cette photo ?
— J’ai interrogé l’agent Rennick à ce sujet avant l’attentat. Il m’a
répondu qu’il n’était jamais de garde à l’heure du petit déjeuner. On a
consulté le tableau de service avec l’inspecteur-chef James, et c’est
vrai.
— Connaissez-vous le nom de l’officier qui était de faction ?
— Une certaine Louisa Jankowski. Wick a eu des corn flakes au
petit déjeuner seulement quand elle était de service. Elle vient
d’intégrer la brigade de la police armée apparemment, mais…
— Elle a déjà eu le temps de se bâtir une réputation. »
Le nom de Jankowski n’était pas apparu dans la presse, ses œuvres,
oui. En décembre de l’année précédente, elle patrouillait lorsqu’un
énorme camion de marchandises avait foncé sur le marché de Noël
d’Albert Square, fauchant délibérément les passants. Elle avait réagi
prestement et tiré une balle dans la tête du chauffeur, à mi-distance,
sauvant sans doute ainsi des dizaines de vies.
« Ce n’est pas la coupable idéale, commenta Parrs. Votre avis sur
l’agent Rennick ? »
Il me paraissait inutile de mentionner son laxisme, compte tenu de
ce qui s’était passé.
« C’est un témoin oculaire précieux », répondis-je, dans une forme
d’euphémisme. Le coup de couteau qu’il avait reçu dans le cou avait
été asséné par devant. S’il avait les yeux ouverts, il pourrait nous en
apprendre énormément. « C’est sur lui que repose la rapidité de cette
enquête.
— Vous vous portez volontaire ?
— Non, monsieur », répondis-je avec fermeté. Je sentis en moi la
brûlure des yeux rouges de Parrs. « Je pensais être réaffecté à la
brigade de nuit.
— Quelqu’un vient de faire griller votre équipier, Waits. Je sais que
vous ne lui pisseriez pas dessus s’il était en feu, mais…
— C’est moi qui l’ai éteint.
— Il va passer les sept prochains jours dans un coma artificiel.
Remarquez, je ne sais pas comment on fera la différence. Alors, je
vous repose la question : êtes-vous volontaire pour ce travail ? »
Comme je ne répondais pas, il renifla avec mépris. « La tranquillité
avant tout, hein ? »
La tranquillité.
Le superintendant Parrs m’avait confié quelques missions
particulières et j’avais encore les oreilles qui bourdonnaient après la
dernière. Il le savait très bien, mais parfois il aimait bien remettre de
vieux sujets sur le tapis. Au cours de ces deux dernières années, il avait
versé tellement de sel sur mes plaies que j’aurais pu dégivrer l’allée du
jardin avec.
Il sourit.
« J’hésite à vous renvoyer dans la brigade de nuit sans l’inspecteur
principal Sutcliffe dans le rôle de chaperon. Avec lui, je voyais
toujours ce qui s’avançait à pas lents dans le couloir. Il allumait la
pièce, avant même que quelqu’un le transforme en torche. Vous, vous
ressemblez plus à un variateur. Je ne suis pas certain de vouloir vous
laisser rôder dans l’ombre pour le moment, surtout sans lui pour
contrôler vos pires instincts.
— Je les contrôle, monsieur.
— Oh ? Dans ce cas, essayez donc de m’impressionner en me
donnant un aperçu de votre perspicacité. Dites-moi lequel de ces
instincts je redoute le plus à cet instant ? »
Je ne répondis pas tout de suite. Je n’avais que l’embarras du choix.
« L’autodestruction, dis-je afin de les englober tous.
— J’irais plus loin. Je dirais que votre plus grand talent, c’est
l’immolation. D’ailleurs, je m’étonne que Sutty ait déclenché les
gicleurs avant vous. Vous avez réussi, une ou deux fois, à vous arrêter
et à rouler sur le sol pour vous en sortir, mais vous savez ce qu’on dit.
Il n’y a pas de fumée…
— Il n’y a pas de fumée, monsieur.
— Oh, que si. »
J’attendis.
Alors qu’il semblait sur le point de développer, il secoua la tête et
prit une autre direction.
« Personne ne pourra dire que je ne prends pas au sérieux votre
santé mentale, Aidan. J’ai pensé que se retrouver ici pouvait être une
sorte d’évaluation psychologique. Si vous êtes réellement d’humeur
suicidaire, n’hésitez pas à sauter du haut de ce putain de bâtiment. »
Je ne bougeai pas.
« Parfait. Dans ce cas, ne parlons plus de votre retour à la brigade de
nuit.
— Il y a des personnes plus compétentes pour ce travail, monsieur.
— Oh, sans aucun doute, et l’inspecteur-chef James conduira
officiellement l’enquête, ne vous en faites pas pour ça. Son équipe peut
consacrer les prochains jours à retrouver toutes les personnes qui sont
venues ici ce soir, à interroger les anciens codétenus de Wick et à
réexaminer le dossier initial. Et tout ce bon boulot ne les mènera nulle
part. Alors que vous, vous avez un don pour pousser les gens à bout, et
même un peu plus loin. J’ai le sentiment que ça pourrait être utile dans
cette affaire. Vous disiez qu’un acte de vengeance contre Wick, pour
lui faire payer ses crimes, était l’explication la plus évidente, alors je
m’interroge. Quelle est la moins évidente ?
— Si Wick disait vrai en affirmant qu’il n’avait pas tué la famille
Moore, il se peut que le véritable meurtrier ait tenté de le réduire au
silence.
— Ce n’était pas une tentative, Aidan. C’était un succès flamboyant.
— Je ne crois pas à la théorie des parents qui le tuent alors qu’il est
à l’article de la mort. Savaient-ils qu’on essayait de lui soutirer
l’endroit où se trouve le corps de Lizzie Moore ?
— Je crois qu’ils en avaient été informés…
— Dans ce cas, pourquoi éliminer tout espoir ?
— On pourrait répondre que Wick s’en est chargé il y a douze ans.
Mais il y a une troisième option, figurez-vous. C’était une bonne idée
de comparer les affirmations de Rennick avec le tableau de service.
J’ai eu la même intuition. Et il se trouve que c’est vous qui auriez dû
être de garde au moment de l’attentat. »
Je me frottai le visage.
« Mon boulot, c’était d’attendre avec Wick et de trouver Sutty s’il
avait envie de lui parler. Il avait survécu beaucoup plus longtemps que
prévu, mais de toute évidence, il ne lui restait plus beaucoup de temps.
» Je regardai Parrs. De nouveau, je sentis ces yeux rouges et brûlants
pénétrer en moi. « Il s’est réveillé, il a réclamé Sutty et je suis allé le
chercher.
— Je ne dis pas le contraire. Là où je veux en venir, c’est que
quiconque a observé vos mouvements, ou ceux de l’équipe, pouvait
s’attendre à ce que l’inspecteur Aidan Waits soit en faction dans cette
chambre au petit matin.
— Alors ?
— Alors, c’était peut-être bien un assassinat ciblé, finalement.
Supposons que votre nom figure sur une liste ? On dit à l’assassin
d’entrer dans cette chambre et de liquider le connard debout à côté du
lit…
— J’aime penser que personne ne peut me confondre avec Sutty,
monsieur.
— Parfois, je vois une certaine ressemblance. Savez-vous pourquoi
on vous a confié cette mission, Waits ?
— Pour soutirer à Wick l’endroit où est enterrée Lizzie Moore »,
dis-je. Voyant que l’expression de Parrs demeurait inchangée, je
commençai à avoir un mauvais pressentiment. « Pour assister Sutty.
Pour assurer une protection jour et nuit… »
Il secouait la tête.
« Vous ne pensez pas que j’aurais pu demander à n’importe qui de
s’asseoir sur une chaise pour écouter un baratineur qui ne voulait pas
cracher le morceau ? Non. En fait, vous étiez ici pour votre propre
sécurité, je le crains.
— Moi précisément ?
— Oui, vous précisément. Nous avons des raisons de croire que
votre vie est menacée. Lorsque j’en ai parlé avec l’inspecteur principal
Sutcliffe, il y a quelques semaines, nous avons convenu qu’il serait
peut-être préférable de vous retirer des rues en attendant qu’on en
sache plus.
— Et ?
— Et vous l’avez dit vous-même. Pourquoi les derniers membres de
la famille de Lizzie Moore voudraient-ils tuer la seule personne
capable de leur dire où est enterrée la fillette ? »
Je secouai la tête pour essayer d’y voir plus clair.
« D’où vient cette menace contre moi ?
— D’un vieil ami à vous, mais je ne peux pas vous en dire plus,
hélas. » Son sourire exprimait de la pure malveillance. « Puisque vous
refusez de mener cette enquête.
— J’ai cru que vous me laissiez le choix.
— Vous l’avez. Vous pouvez faire ce qu’on vous demande ou bien
vous pouvez être exhumé dans des sacs-poubelles. Étant donné que
c’est justement à cause de ce vieil ami à vous que vous êtes si
impatient de réintégrer la brigade de nuit et de retourner vous cacher,
vous devez accepter la possibilité qu’il ait monté un coup pareil.
— Tout est possible.
— Alors, je vous repose la question : est-ce que cette affaire vous
intéresse ? »
J’essayai de trouver une autre réponse et mes yeux dérivèrent
brièvement vers la corniche.
« Écoutez, reprit-il. C’est très simple. L’inspecteur-chef James et
son équipe agiront en surface, ils pousseront le rocher vers le sommet
de la colline. Je veux que vous examiniez les insectes qui se cachent
dessous. Je m’attends à une tâche difficile, ingrate et sans doute
violente, qui pourrait se conclure par une tête qui roule dans la
poussière, d’un côté ou de l’autre. Nous avons besoin de quelqu’un
dont on peut se passer pour vivre… et croyez-moi, c’est lui que je
regarde. Alors, voilà. C’est votre dernière dernière chance…
— Merci de m’offrir cette possibilité, monsieur. Il s’agit d’une
mission permanente ou temporaire ? »
Il me sourit.
« Regardez où vous en êtes, fiston. La vie est une mission
temporaire. Voyons combien de temps vous tenez, hein ? Considérez
ça comme une occasion de vous réhabiliter. Essayez donc de vivre un
peu car les gens dans votre position meurent beaucoup. Soyez réglo
avec moi et cette affaire pourrait être votre bouée de sauvetage. »
Je ne le croyais pas une seule seconde.
Les bouées du superintendant avaient une curieuse tendance à vous
étouffer, et toutes celles qu’il m’avait lancées s’accompagnaient
toujours d’obligations. Parfois, vous découvriez seulement à la fin de
la mission qu’il avait programmé un succès ou un échec ; il arrivait
même que nous n’ayez jamais une vue d’ensemble, et que vous ne
compreniez pas ce qui se passe. Il m’avait mis dans des situations où
j’avais dû enfreindre la loi pour survivre, et il avait menacé de me faire
arrêter pour ça. Ensuite, il avait veillé à ce que le monde entier sache à
quel point j’étais corrompu ; il me discréditait avec les choses qu’il
m’avait obligé à faire. Il n’avait pas d’égal dès qu’il s’agissait d’isoler
les gens, et il m’avait fallu deux ou trois sales affaires pour
m’apercevoir qu’il apparaissait toujours au moment le plus critique,
quand j’étais au fond du trou. Là, il s’assurait que je comprenais bien
qu’il était mon seul ami, et alors il me lançait une de ses fameuses
bouées, pour m’entraîner encore plus loin des côtes.
Mais cette fois, je ne l’attraperais pas.
Dès qu’il avait évoqué cette menace qui pesait sur moi, mon esprit
s’était emballé. Il avait passé en revue toutes les solutions. Les
stratégies de repli et les moyens de fuite. J’acquiesçai et acceptai cette
affaire, sans aucune intention d’enquêter.
La seule autre façon de quitter ce toit, c’était la tête la première.
« Interrogez la personne qui a laissé fuiter cette photo de Wick et
retrouvez cette junkie. Je suis sûr que vous connaissez quelques-uns
des trous à rats dans lesquels elle a pu se réfugier. Vous croyez que
c’est notre cracheuse de feu ?
— Je ne sais pas, répondis-je, et je revins lentement vers Parrs.
Apparemment, elle a réussi à franchir la cloison en passant par le faux
plafond. C’est trop inhabituel pour être innocent.
— Qu’elle soit coupable ou pas, je n’ai pas besoin de vous expliquer
ce qui se passera si les unités armées la trouvent avant vous.
— Non, monsieur.
— En parlant de ça, je vous conseille de garder un œil sur Rennick.
— On connaît son pronostic ?
— Le même que vous, fiston. Stationnaire pour le moment.
— Je l’interrogerai dès qu’il sera réveillé.
— On est d’accord, donc. On part sur l’hypothèse de la
vengeance…
— Je pense qu’on devrait au moins envisager la possibilité que
Wick ait dit la vérité en mourant, suggérai-je, essentiellement pour
agacer Parrs, afin que ce détail finisse à coup sûr dans le dossier, et il
battit des paupières, comme si je lui avais craché dans l’œil.
— Très bien. Vous devrez interroger l’ancien inspecteur principal
Kevin Blake. Après tout, il a écrit un bouquin sur cette affaire. »
C’était Blake qui avait arraché des aveux à Wick. Un document de
vingt-cinq pages signé par le meurtrier, et que celui-ci avait tenté de
faire supprimer une semaine après le verdict. Ce n’était pas rare et
Blake avait écrit un best-seller qui racontait l’arrestation, le procès et
la condamnation. « Contactez-le avant la presse. Ce n’est pas un très
bon écrivain, mais il a la langue bien pendue.
— Entendu, monsieur.
— Et afin de ne rien négliger, dit-il en me tapant violemment dans le
dos, vous devez aussi envisager l’hypothèse selon laquelle vous étiez
la cible visée.
— Et comment dois-je m’y prendre, selon vous ?
— Réfléchissez. Si vous vous baladez un peu partout, peut-être
qu’ils feront une autre tentative, et dans ce cas, on sera fixés. De plus,
je suis sûr que vous et moi, on pourrait citer le nom d’une personne qui
a une dent contre vous. » Je m’efforçai de ne pas penser à cette
personne, mais Parrs s’en aperçut et il sourit. « Vous devriez essayer
d’aller lui parler, pour prendre de ses nouvelles…
— Je ne saurais pas comment faire.
— Il parait qu’il possède un club en ville… »
Je ne dis rien. Parrs hocha la tête : le sujet était clos.
« Maintenant que Sutty est encore plus comateux que d’habitude,
vous aurez certainement besoin d’aide. Quelqu’un qui veille sur vous.
Je vais vous adjoindre un nouvel équipier. »
Je crus avoir mal entendu.
« À la lumière des événements récents, et compte tenu de la
situation dans laquelle on se trouve, je vous nomme sergent. Plus de
responsabilités. Plus de pression. Pas beaucoup plus d’argent. Quand
j’ai fait part de cette décision à la superintendante en chef Chase, elle a
estimé que vous ne seriez même pas capable de diriger un étron vers la
bonne sortie. Alors, prouvons-lui qu’elle a tort, d’accord ?
— Diriger ?
— Vous connaissez l’adjointe Black.
— L’adjointe Naomi Black ? »
Il tressaillit en m’entendant utiliser son prénom, mais il hocha la
tête. J’étais surpris. Elle avait effectué quelques missions de
surveillance pour moi, et elle m’avait paru intelligente.
Professionnelle, bosseuse, les deux yeux fixés sur sa carrière.
Elle avait dû les fermer une seconde.
Parrs répondit à la question qui se lisait sur mon visage.
« Elle vient d’être transférée à la Criminelle, et quand j’ai demandé
des volontaires pour seconder Aidan Watts, elle est la seule qui a levé
la main. Elle est trop jeune pour comprendre.
— Elle est douée. Elle m’a aidé dans une enquête l’année dernière.
— Oui, Tête de Smiley. Je m’en souviens. Vous avez bien failli la
résoudre, d’ailleurs. Celle-ci sera peut-être la bonne, hein ? »
Il regarda par-dessus mon épaule, d’un air qui ne me disait rien qui
vaille. Et bien évidemment, en me retournant, je découvris Naomi
Black. Était-elle sur le toit depuis le début ? Elle se concentrait sur le
sol, mais elle me jeta un rapide coup d’œil.
« J’ai pensé qu’il serait bon que l’adjointe Black sache à quoi elle va
se heurter, dit Parrs. Je crois que notre jeune ami a besoin de dormir,
Naomi. Peut-être pourriez-vous le raccompagner chez lui ? Je veux
vous voir tous les deux frais et dispos lundi matin, au taquet. »
Je ne connaissais pas très bien Black, mais je devinais que cette
entrée en matière ne venait pas d’elle, et je la sentais gênée par ce
qu’elle venait de voir. Elle s’éloigna de la porte et descendit l’escalier.
Je la suivis et j’entendis Parrs m’emboîter le pas.
« Aidan… »
Je me retournai.
« … si vous pensez que c’est le bon moment pour sonder votre âme,
je vais vous éviter cette peine. Vous n’en avez pas. » Je plongeai mon
regard dans ses yeux rouges. « Vous me l’avez vendue il y a
longtemps. J’ai besoin de vous sur le pont, fiston. » De nouveau, il me
gratifia de son sourire carnassier. « Alors, ne basculez pas par-dessus
bord, d’accord ? » Il eut un mouvement de tête en direction de
l’adjointe Black. « Et faites un double nœud à votre bite. C’est un
ordre. »

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10

Je suivis l’adjointe Naomi Black dans l’escalier, sans un mot.


Depuis que je la connaissais, nous n’avions passé que quelques heures
ensemble. Quand je l’avais invitée à boire un verre ensuite, elle avait
décliné ma proposition, ce qui m’avait obligé à m’interroger sur mes
motivations.
Je ne l’avais jamais vue sans son uniforme, je crois, et j’essayais
d’analyser son style. Jean noir, Doc Martens et grosse parka vert foncé.
Une coupe afro courte dont les pointes étaient teintes en blond. Dans
l’ensemble, elle ressemblait un peu à la demi-sœur de Liam Gallagher.
Elle était métisse, ce qui favoriserait sa carrière autant qu’elle
l’entraverait. La police cherchait désespérément des visages
susceptibles d’ajouter un peu de couleur, et s’ils appartenaient à des
personnes intelligentes, tant mieux. D’un autre côté, la promotion
d’une minorité – un terme qui, dans notre profession, correspondait à
quiconque n’était pas un homme blanc hétérosexuel – était accueillie
dans les services avec cynisme et sous-entendus, et vous pouviez les
multiplier par deux dans les bars de flics. Les promus victimes de ce
mépris étaient confrontés à un choix difficile. Rire avec les autres et se
montrer beaux joueurs ou risquer la mise à l’écart. J’avais le sentiment
que l’adjointe Black avait choisi la seconde option.
Faire équipe avec moi, en revanche, c’était autre chose.
Peut-être qu’on était suicidaires l’un et l’autre.
Sutty, habituellement un bon baromètre pour capter les atmosphères
orageuses au poste, était tombé sur son nom dans mon ultime rapport
sur Tête de Smiley. Et il avait ajouté un commentaire sarcastique dans
la marge : « Ne devrait-elle pas s’appeler plutôt Naomi Demi-Black ?
»
Mais le profilage racial allait plus loin que ça.
Cela faisait deux ans environ que je n’avais pas été bien accueilli
dans un bar de flics, et que je n’avais pas bu avec quelqu’un d’autre
que Sutty. La dernière fois que j’étais allé au Crown, le pub le plus
proche du QG, c’était pour mettre fin à une bagarre qui s’était arrêtée
depuis longtemps à mon arrivée. Avant de repartir, j’avais dû aller aux
toilettes, et ça m’avait amusé de découvrir sur la porte la légende,
minutieusement compilée, de tous les officiers de police locaux.
Chaque nom s’accompagnait d’un surnom et d’un résumé de l’opinion
généralement admise le concernant. Je trouvai aisément le mien : «
Toxico Waits ». Le serpent dessiné à côté signifiait que j’étais
responsable de l’arrestation d’un collègue.
Le serpent avalait sa queue afin d’évoquer la mort du collègue en
question qui en avait résulté.
J’avais vu bien pire à côté de mon nom et, l’espace d’un instant, je
m’étais retrouvé transporté à une autre époque, dans un autre lieu, où
j’avais eu l’impression de faire partie de cette culture, de travailler
avec des personnes que j’aimais. J’avais cherché les noms d’anciens
collègues dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis des années et
dont, certainement, je n’entendrais plus jamais parler. J’avais remarqué
alors qu’il y avait des notes sur dix à côté de chaque nom de femme
flic. Parfois agrémentées de descriptions vulgaires ou d’une
énumération d’actes sexuels, souvent de différentes écritures : ce
qu’elles faisaient au lit ou ce que leurs homologues masculins avaient
envie de leur faire. J’étais tombé par hasard sur Naomi, et j’étais
carrément ressorti.
8/10, pouvait-on lire. Et Le mot en N 1.

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1. N pour « nègre ».

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11

Lorsqu’on atteignit le pied de l’escalier, la faible lumière matinale


suffit à me faire mal aux yeux. Naomi se retourna et regarda par-dessus
mon épaule pour s’assurer que Parrs ne nous suivait plus. Elle fourra
les mains dans les poches de sa parka.
« Sunday, bloody Sunday, dit-elle. Il ne m’a pas prévenue qu’il allait
faire ça. »
Je hochai la tête en balayant du regard le cirque des forces de police
qui nous entouraient. Le parking grouillait d’activité : les équipes se
relayaient. Les ambulances faisaient encore la queue pour entrer et des
Tactical Aid Units, menaçantes, se détachaient de l’ensemble. J’aurais
voulu dire quelque chose en retour, pour la tranquilliser, mais je
m’entendis changer de sujet.
« Y a-t-il un truc que je devrais savoir ? À part ce qui saute aux
yeux ? »
Elle montra l’escalier de secours que l’on venait d’emprunter.
« Vous avez remarqué la porte ?
— Forcée de l’extérieur », répondis-je en me retournant pour
l’examiner.
Je ne l’avais pas remarqué en montant, ni en descendant.
« Pourquoi votre junkie aurait-elle fait ça, alors qu’elle pouvait se
déplacer dans tout le service ni vue ni connue, par les bouches
d’aération ? »
Je ne voulais pas lui fournir la réponse évidente. Quelqu’un d’autre,
quelqu’un de plus dangereux, avait forcé la porte pour accomplir sa
tâche.
« Et les caméras ? demandai-je.
— Il n’y a pas de système de surveillance dans cette aile, mais ils
épluchent les vidéos de l’accueil. J’ai demandé également les
enregistrements du parking. Par contre, on risque de devoir faire la
queue derrière l’inspecteur-chef James et consorts.
— Je suis sûr qu’on travaillera tous main dans la main.
— Et avec quelque chose dans la main, le connaissant…
— Vous avez déjà travaillé sous ses ordres ? »
Elle me dévisagea des profondeurs de sa parka en se balançant
d’avant en arrière sur ses Docs. Je voyais qu’elle ne savait pas
jusqu’où elle pouvait aller.
« Je crois comprendre que vous n’étiez pas vraiment à ses ordres,
comme il l’aurait souhaité ? » dis-je.
Elle rit.
« Pour dire les choses crûment.
— Il a pris ma déposition.
— Comment ça s’est passé ?
— Il a noté tout ce que je disais, au moins. J’ai eu l’impression qu’il
ne se tromperait pas dans la commande. » On échangea un sourire. «
Qu’est-ce qu’on sait d’autre ?
— Une voiture volée. Une Fiat. Juste après le déclenchement de
l’alarme incendie.
— Donc quasiment après l’attentat ? »
Naomi acquiesça.
« Il y a mieux. Le propriétaire a vu la fille… » Elle consulta ses
notes. « Femme de race blanche. Maigre, avec des tatouages sur le
visage. Survêtement vert.
— Je connais. On a transmis son signalement ?
— Oui. Rien pour l’instant. Mais on la retrouvera. C’est qui, à votre
avis ?
— L’auteur de l’attentat peut-être. Ou peut-être qu’elle est juste
impliquée… Elle faisait le guet ? À moins qu’elle se soit trouvée au
mauvais endroit au mauvais moment. » Mon regard se posa sur mon
costume brûlé et taché de sang. « Ça arrive…
— Désolée, dit Naomi, puis soudain, quelque chose lui revint.
Voulez-vous voir l’inspecteur principal Sutcliffe avant qu’on s’en aille
?
— Non. » Voyant son froncement de sourcils, j’expliquai : « Nous
n’entretenons pas ce genre de rapports. »
Je sentais qu’elle ne savait pas quoi dire et je me réjouis du regain
d’agitation en provenance de l’hôpital. Des policiers s’étaient mis à
baragouiner dans leurs radios ; d’autres écoutaient, concentrés. On
s’approcha des deux plus proches pour aller aux nouvelles.
« Que se passe-t-il ? demanda Naomi.
— C’est Rennick, répondit un des deux, la mine sombre.
Hémorragie interne. Ce pauvre enfoiré est mort. »

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12

Bien que je fus à pied, je déclinai la proposition de l’adjointe Black


de me déposer en voiture, essentiellement parce qu’elle avait été
suggérée par le superintendant. Mon affectation auprès de Sutty ces
dernières années répondait à une logique. Parrs aimait garder sous la
main les agents compromis, pour les livrer en pâture à ses supérieurs
ou à la presse si nécessaire, et j’étais le cadeau dont on ne se lasse pas.
Toxicomanie, falsification de preuves et de rapports, morts suspectes.
Mon nom pouvait être accommodé à toutes les sauces en cas de
besoin, et cela offrait à Parrs un moyen de pression : il pouvait
m’obliger à accepter ces missions non officielles.
Voilà pourquoi Naomi Black était trop belle pour être vraie.
Elle était clean, promise à une promotion accélérée et tellement
surqualifiée pour ce poste que ça en devenait risible. Ce qui laissait
deviner une raison cachée derrière cette affectation. Une paire d’yeux
et d’oreilles qui me suivraient partout. Une source digne de confiance
qui pourrait rendre compte fidèlement de mon comportement et
remplir certains des blancs que je laissais dans les rapports destinés au
superintendant. Car avec lui, tout ce que je disais pouvait être retenu
contre moi.
S’il cherchait à monter un dossier à charge, nul doute que Naomi
ferait du bon boulot.
Elle avait l’esprit vif et le flair pour repérer le baratin. Raison de
plus pour la maintenir à distance, et je n’avais pas envie de lui donner
mon adresse.
Il était 6 heures du matin, un dimanche. Le ciel d’automne injecté de
sang peignait l’air en rouge, et toute la ville ressemblait à un bar au
moment où on rallume les lumières pour les dernières commandes. Je
regardai des types achever leur samedi soir en vidant des cannettes de
bière cabossées pendant qu’ils faisaient la queue pour acheter un truc à
manger. Des couples tout neufs hélaient des taxis, les garçons
s’accrochaient aux filles comme des bernacles. Je tournai dans
Portland Street, longeai Chinatown et passai devant les casinos et les
boîtes de strip-tease ouverts 24 h/24. Les clients, les yeux à vif, étaient
éblouis par l’aube.
En levant le regard, je constatai que mes pas m’avaient conduit
devant un des clubs les plus récents de la ville. Le Light Fantastic.
Parrs n’avait pas prononcé ce nom, mais on savait l’un et l’autre que si
j’étais visé par des menaces de mort, elles émanaient de l’homme qui
se trouvait au cœur de ce club. Et on savait aussi qu’on ne pourrait
jamais le prouver. Il était jeune, beau et il portait son sourire étincelant
et immuable comme un masque.
J’avais simplement commis l’erreur de voir derrière.
Arrêté devant l’entrée, je regardai l’unique fenêtre allumée au
premier étage. Et je pris une décision que je repoussais depuis des
années. Deux morts dans le cadre d’une mission de protection, c’était
un nouveau record, même pour moi, un nouvel échec, et que Sutty s’en
sorte ou pas, je savais qu’il y aurait d’autres tentatives, chacune plus
proche que la précédente, jusqu’à…
Je décidai de ne pas les attendre.
Je n’avais plus rien à espérer ici, à part un objet contondant sur
l’arrière du crâne et une tombe anonyme. Accepter cette affaire avait
été une façon de sauter de ce toit et d’échapper au regard rouge du
superintendant, mais je voulais aller plus loin, aussi loin que cela était
humainement possible, sans laisser d’adresse. Je n’avais qu’une seule
personne à saluer, et ce n’était pas le psychopathe qui se cachait
derrière le Light Fantastic.
Je me frottai les yeux et rebroussai chemin pour rentrer chez moi.
Au cours de ces dernières années, j’avais vécu différentes vies dans
cette ville, mais j’avais l’impression d’avoir connu autant de morts. En
jetant un coup d’œil à l’unique fenêtre éclairée par-dessus mon épaule,
je sentis que j’avais atteint la toute dernière.
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II

Théâtre d’ombres
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1

Je relevai une manche et ôtai le couvercle de la citerne. L’eau était


gelée. J’y plongeai entièrement le bras malgré tout, arrachai le gaffer et
récupérai l’enveloppe en plastique scellée que j’avais scotchée à la
porcelaine. Je remis le couvercle en place, me séchai et retournai dans
le salon. On était lundi matin, mais j’étais parfaitement réveillé, bien
qu’encore un peu sonné par la nuit quand je regardai dehors. Mes yeux
allèrent de la skyline neigeuse et floue au bâtiment d’en face, où un
homme était en train d’arroser les plantes accrochées à sa fenêtre.
Je me dis que je ne faisais rien d’autre que tirer les rideaux pour me
protéger de la lumière vive.
J’habitais seul, au premier étage d’un petit immeuble du Northern
Quarter, le cœur battant du centre-ville. Bizarrement, je n’avais jamais
réussi à m’installer en banlieue. Le Quarter était un coin très animé la
nuit, rempli de cafés, de bars, de pubs et de clubs, mais aussi de
friperies et de galeries d’art rudimentaires et crasseuses. Des librairies
indépendantes jouaient des coudes avec des disquaires et des magasins
d’usine ; et les rues étaient vivantes, peuplées de jeunes gens colorés,
non-binaires, face auxquels il était difficile de demeurer cynique. Le
soir, ça pouvait devenir bruyant quand ils envahissaient les rues pour
s’abreuver de la vie nocturne, mais à cette heure-là, en général je
bossais. Quand je rentrais chez moi, et quand j’étais dans de bonnes
dispositions, le sommeil venait assez facilement. Dans la journée, tout
le quartier avait la gueule de bois ou était en pleine descente.
Je savais que ma décision de partir avait été provoquée par
l’émotion, par l’incendie et le meurtre de Martin Wick encore frais, et
par les paroles de Parrs faisant allusion à une menace plus importante
qui pèserait sur moi. Mais dans la lumière froide du jour, elle
apparaissait comme l’unique option, et j’avais passé plusieurs heures,
la nuit précédente, à écrire une lettre à ma sœur cadette, la seule
personne à laquelle je pensais au moment de faire mes adieux.
M’éloigner des gens, définitivement, couper tous les ponts, faisait
partie de mes rares talents innés, mais là, j’avais atteint les limites.
L’envie de m’adresser à elle était une impulsion difficile à expliquer.
Presque impossible à mener à bien.
On avait été séparés enfants, peu de temps après avoir été recueillis,
et on ne s’était pas parlé depuis plus de vingt ans. Toutefois, notre
relation n’avait jamais pris fin, et chacun semblait hanter l’autre, ce qui
avait failli provoquer plusieurs collisions, évitées de justesse. Des
moments où j’aurais juré que l’on s’était croisés dans la rue. J’avais
même fait une tentative avortée pour lui rendre visite dans sa
colocation, au sud de la ville. J’en étais resté pantelant, des taches
lumineuses dansant dans les yeux, paralysé devant sa porte, et je
n’étais jamais allé plus loin.
Annie avait essayé elle aussi, une ou deux fois. Elle savait que
j’étais officier de police, et elle avait demandé après moi quand
quelqu’un avait forcé sa porte. Elle m’avait même envoyé une lettre
après avoir vu mon nom et ma tête aux infos, lorsque j’avais été arrêté
pour avoir volé de la drogue sous scellés.
Je dépliai sa lettre. Je l’avais ouverte et refermée si souvent au cours
de ces deux dernières années que la feuille était usée aux pliures. Avec
le temps, elle finirait peut-être par se désintégrer totalement, ce qui me
dispenserait de l’obligation de répondre. En promenant mes doigts sur
les lignes, je compris de nouveau pourquoi je n’en avais jamais été
capable.
Il n’y avait aucun jugement dans les mots que m’avait écrits ma
sœur, uniquement de la compassion, de la bonté, la tentative de
combler un fossé grandissant.
Comment pourrais-je m’immiscer de cette façon dans la vie de
quelqu’un ?
En un sens, le merdier dans lequel je me retrouvais m’offrait la
solution parfaite. Je devais agir vite, établir un lien immédiat, puis
rompre pour toujours.
Bonjour, au revoir.
Je rassemblai mes notes, la réponse à laquelle j’étais finalement
parvenu, et je me sentis rougir. J’en eus vaguement honte. Je ne voyais
qu’une longue liste de justifications. Pourquoi les choses qu’elle avait
lues à mon sujet n’étaient pas vraies, pourquoi il m’avait fallu toute
une vie pour la contacter, et pourquoi je le faisais maintenant, dans
l’intention de lui annoncer qu’il n’y aurait pas de retrouvailles entre
nous, de mettre fin définitivement à la relation fantomatique que l’on
avait entretenue jusqu’à présent.
Ma lettre me présentait comme un homme qui possédait une excuse
pour tout, un menteur pathologique, et en ce sens, au moins, elle était
honnête. Je commençai à la relire, mais la repliai après quelques
phrases, puis de nouveau en deux, puis encore en deux, la réduisant de
plus en plus, jusqu’à pouvoir la broyer dans mon poing.
Les murs du salon se refermaient autour de moi avec leurs
bibliothèques : seule trace de personnalité que j’avais réussi à imposer
à cet appart. Je fis courir mon index sur la tranche des livres, à la
recherche de certains titres, retirant dix bouquins de poche à l’intérieur
desquels j’avais planqué des sommes d’argent. J’empilai les billets sur
l’enveloppe en plastique et allai chercher l’escabeau dans l’entrée.
Planté au centre de la pièce, je rassemblai mes possessions et grimpai.
Le bon sens m’avait suggéré de cacher chaque chose séparément, mais
le moment était venu de toutes les réunir.
C’était le moment d’être parano.
J’ôtai soigneusement le luminaire au plafond et gravis une marche
de plus pour pouvoir introduire le bras dans l’espace vide et me
contorsionner jusqu’à sentir l’anse d’un sac. Après les événements de
samedi soir et de dimanche matin, j’avais décidé de faire ma valise et
de me tenir prêt à partir.
Au moment où je le faisais glisser vers moi, on frappa à la porte.
Il était 6 h 30, et l’entrée de l’immeuble donnant sur la rue, chaque
visiteur devait sonner en bas. Je restai figé, en retenant ma respiration.
On frappa de nouveau, de manière plus insistante. Je déposai
l’enveloppe en plastique et l’argent liquide dans le faux plafond. Puis,
comme après coup, j’y fourrai également la lettre de ma sœur et ma
réponse.
Le luminaire retrouva sa place aisément. Je redescendis sans bruit de
l’escabeau, le refermai et l’appuyai contre une bibliothèque, en
grimaçant lorsque le cadre produisit un bruit métallique. Après quoi,
j’allai ouvrir la porte à l’adjointe Naomi Black.
Elle me tendit un gobelet de café et me sourit.
« Vous avez entendu le chef. Lundi matin à la première heure, frais
et dispos.
— Comment vous êtes entrée ? demandai-je en bloquant le passage.
— Votre voisin. » Je fronçai les sourcils. « Le vieux bonhomme ? »
L’appart d’en face était inoccupé. En dessous, il y avait deux
étudiants ; et au dernier étage, une vieille femme. Pas de vieux
bonhomme.
« Une seconde », dis-je en la contournant et en prenant soin de tirer
la porte pour qu’elle ne voie pas à l’intérieur. Je sortis sur le palier. Il
n’y avait personne, mais la porte d’en bas était entrouverte.
« Il m’a laissée entrer au moment où il sortait, dit Naomi. Vous êtes
bizarre.
— Faites-moi plaisir. »
Elle murmura quelque chose à propos du plaisir pendant que je
descendais l’escalier. J’entendis un sèche-cheveux dans un des
appartements du rez-de-chaussée et les bruits de la rue. Une silhouette
se découpait derrière le verre dépoli de la porte. Je l’ouvris à la volée,
surpris de découvrir un homme d’une soixantaine d’années, qui lâcha
un grand carton rempli de couvertures.
Il était bien en chair, barbu et chauve.
« Nom de Dieu », dit-il, une main plaquée sur sa poitrine en riant de
lui-même. Il me dévisagea. « Waits ? Je ne suis pas médium. Mais j’ai
croisé les autres. J’emménage au premier. » Laissant le carton à ses
pieds, il me tendit une main épaisse. « Robbie Grant. » J’acceptai sa
poignée de main et bredouillai une excuse pour lui avoir fait peur. «
Vous savez quoi ? me dit-il. Toutes mes affaires sont dans des cartons,
mais je tuerais père et mère pour un café… »
En règle générale, je n’appréciais pas que mes voisins connaissent
mon nom, mais j’avais l’impression de l’avoir bien cherché sur ce
coup-là. Je ramassai le carton et on monta l’escalier. Entre-temps,
Naomi était entrée chez moi. Elle avait ouvert les rideaux et regardait
d’un air perplexe l’escabeau appuyé contre la bibliothèque. Je tendis le
carton à Robbie, dénichai un pot de café en poudre et le déposai sur les
couvertures.
« Une seconde », dit-il en traversant le couloir.
Il avait l’allure et l’autorité d’un ancien flic, une voix trop forte d’un
décibel, et cela me troublait quelque peu.
Naomi sourit.
« Comme je vous le disais : un vieux bonhomme. Vous devriez faire
attention. Si vous flanquez la frousse aux locataires, vous allez finir
par leur faire du bouche à bouche. »
Je cherchai une réplique, mais c’était le genre de choses qui pourrait
bien m’arriver, alors j’allai récupérer l’escabeau pour le remettre sur le
palier.
« Je vous dérange en plein bricolage du lundi matin ? demanda-t-
elle quand je revins.
— Non, absolument pas… » Elle pencha la tête sur le côté. « Je suis
tellement déprimé à cause de Sutty que j’allais me pendre. » Cela ne la
fit pas rire. « Il est 6 heures du matin, adjointe Black, et je ne vous ai
pas dit où j’habitais. Alors, je ne vous attendais pas.
— Appelez-moi Naomi, dit-elle froidement. Et sachez que vous
n’avez plus de secrets. »
Si c’était vrai, je serais certainement en prison.
On continuait à se dévisager quand Robbie revint avec le café. Il se
mit à bavarder, mais Naomi l’interrompit.
« Conférence de presse dans une heure, dit-elle. On ferait bien d’y
aller.
— C’est lequel de vous deux qui commande ? » demanda Robbie.
Je regardai Naomi au moment où elle passait devant nous, en
martelant le sol avec ses Doc Martens.
« C’est compliqué. »

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2

« Tout le service est aujourd’hui en deuil, et nous sommes décidés à


mener cette enquête à son terme. L’assassin ne connaîtra pas le repos et
nous traquerons quiconque décide de l’héberger, de l’aider ou de le
soutenir… » La superintendante en chef Chase s’interrompit et balaya
du regard l’audience captive avant de la libérer. « Je vous remercie. »
Une explosion de flashs accueillit la fin de sa déclaration rédigée à
l’avance, et elle y fit face avec gravité. Elle était flanquée du
superintendant Parrs et du chef Cranston. En temps normal, une
conférence de presse de cette importance aurait échu à Cranston, mais
il prenait sa retraite à la fin de l’année et on avait sans doute décidé de
saisir cette occasion pour présenter aux médias une figure féminine de
premier plan.
Qui sait quand viendrait la prochaine ?
Chase, la petite quarantaine, était plus jeune que les deux hommes et
elle ne s’était pas laissée dépouiller de sa jeunesse ou de la couleur de
sa peau, contrairement à eux. Il aurait été hors de question que Parrs
orchestrât cette conférence de presse. Assis là, avec ses cheveux gris,
son costume gris et sa peau grise, ses yeux rouges ressemblaient à
deux viseurs laser installés sur une arme nouvelle et redoutable. Dans
le cas de Chase, ce n’était qu’un éclat dans l’œil, qu’elle pouvait régler
en fonction du contexte. Sur un plan professionnel, il laissait deviner
une vive intelligence. Socialement, il accentuait un sens de l’humour
inquisiteur, sans doute alimenté par des années passées à interroger des
hommes qui la sous-estimaient.
Aujourd’hui, l’éclat de son œil trahissait la détermination.
La conférence de presse avait débuté à 8 heures, au siège de la
police, et elle faisait salle comble. Du fond de la salle, Naomi et moi
avions écouté Chase donner la version officielle des événements
survenus au St Mary’s Hospital, en insistant sur la mort de l’agent
Rennick. Elle ne mentionna pas mon nom, mais je perçus une légère
hostilité dans sa voix quand elle évoqua l’unique agent sorti indemne
de ce drame.
Pendant tout le trajet, j’avais repensé à la visite inattendue de Naomi
ce matin, et au sac caché dans le faux plafond. Elle se trompait en
affirmant que je n’avais plus de secrets, mais je devinais qu’ils allaient
se faire rares. En tournant la tête, je vis qu’elle m’observait, comme si
elle essayait de déchiffrer mon expression.
Je chassai tout ça de mon esprit, au cas où elle serait aussi capable
de lire dans mes pensées.
Chase commença à répondre aux questions, tandis que les flashs se
calmaient.
Une femme se leva.
« Madame la superintendante en chef, pouvez-vous nous en dire
plus sur le suspect ?
— Je vous le répète, nous sommes à la recherche de cette
personne… »
Chase appuya sur un bouton, sur le bureau, et derrière elle, le visage
de Rennick fut remplacé par une image fixe provenant d’une caméra
de surveillance. Celle de la jeune femme que j’avais vue dans les
toilettes.
La qualité n’était pas très bonne, mais on la reconnaissait.
« Nous pensons que ces marques sur son visage, dit Chase en
retournant vers l’écran, sont des tatouages. Par ailleurs, cette personne
pourrait souffrir de gros problèmes liés à la drogue. Si quelqu’un parmi
vous la reconnaît, nous lui demandons de se manifester.
— Est-elle considérée comme dangereuse pour la population ? »
demanda la journaliste.
Chase parut sur le point de répondre franchement à cette question,
avant de trouver la phrase-choc.
« J’incite la population à ne pas s’approcher de cette personne, que
nous considérons comme extrêmement dangereuse. »
J’ignorais qu’on la considérait ainsi et j’accusai le coup en voyant
cinquante journalistes ajouter cet élément à leurs notes. La femme qui
avait posé la question hocha la tête et se rassit. Chase désigna un
homme au premier rang. Trapu, rougeaud, la voix traînante et le ton
accusateur.
« Madame la superintendante en chef, comme vous pouvez
l’imaginer, nos lecteurs sont terrorisés. Pouvez-vous leur donner
l’assurance que les mesures de sécurité vont être renforcées après cet
attentat ? »
Chase acquiesça.
« Des forces de police armées seront postées à l’hôpital et dans le
centre-ville vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept,
jusqu’à nouvel ordre. Ces agents sont spécialement entraînés pour faire
face à toutes sortes d’attaques, et ils bénéficient de tout mon soutien.
— Merci, madame, dit l’homme, avant de poser sa vraie question.
Estimez-vous que les mesures de sécurité entourant Martin Wick
étaient suffisantes, s’agissant d’un individu ayant échappé à sept
tentatives de meurtre durant son incarcération ? » Un brouhaha se
répandit dans la salle. Ces agressions n’avaient pas toutes été rendues
publiques. Le journaliste se tourna vers ses collègues avec un grand
sourire. « Il semblerait que nos prisons soient des endroits plus sûrs
que nos hôpitaux de nos jours… »
Chase cligna des yeux, assimila la question et se retourna.
« Le superintendant Parrs pourra peut-être répondre sur ce point.
— Bonjour, Charlie, dit Parrs en braquant ses yeux rouges sur
l’homme. À la lumière des événements de samedi soir, nous sommes
bien évidemment en train de revoir les mesures de sécurité mises en
place. » Sa voix était un grognement maîtrisé. « Toutefois, il me
semble important de redire que nous n’avions reçu aucune information
concernant une éventuelle attaque.
— Est-ce que sept tentatives de meurtre ne constituent pas une
menace permanente ? répliqua l’homme.
— En outre, poursuivit Parrs, nous avions réussi à garder secret
l’endroit où se trouvait Martin Wick, jusqu’à ce que votre journal
publie son portrait en première page hier.
— Monsieur le superintendant, êtes-vous en train de suggérer
qu’une photo publiée quelques heures avant l’attaque serait à l’origine
de celle-ci ? Il s’agissait d’une information d’utilité publique. Les
patients hospitalisé à St Mary’s avaient le droit de savoir qu’ils
cohabitaient avec un tueur d’enfants. »
Des murmures parcoururent la salle et Parrs attendit que le calme
revienne avant de continuer.
« Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit d’une piste sérieuse et si le
lien est avéré, je considérerai le journaliste comme complice de la mort
de l’agent Rennick. » Des voix s’élevèrent, les questions se
chevauchèrent. « Vous pourrez alors constater par vous-même que nos
prisons sont de vrais palaces », conclut Parrs.
Chase le jaugea du regard, avant de réclamer le silence d’un geste.
« S’il vous plaît. Monsieur Sloane, comme vous le savez, à la suite
des tragiques événements du 22 mai, je me suis battue, inlassablement
et avec succès, pour une meilleure intégration des unités armées au
sein des activités quotidiennes de la police. Cette attaque, choquante et
préméditée, ne fera que renforcer ma détermination à aller encore plus
loin. »
C’était exactement le discours de dureté qu’ils voulaient entendre et
on sentait presque toutes les personnes présentes rédiger mentalement
leur article. L’homme partagea son sourire entre Chase et Parrs et se
rassit. Ayant repris le contrôle de la presse, la superintendante en chef
conclut son intervention.
« Les deux dernières questions. Oui ? fit-elle en montrant du doigt
un jeune homme.
— Pour en revenir aux agressions dont a été victime Martin Wick en
prison, les responsables ont-ils été interrogés par la police ? »
Chase acquiesça.
« Même si, à ce stade, précisa-t-elle, nous pensons qu’il n’existe
aucun lien entre ces agressions et ce qui s’est passé à l’hôpital, nous ne
négligeons aucune piste. Je peux vous confirmer que ces détenus sont
actuellement interrogés afin d’être mis hors de cause. Il s’agit d’un
exercice relativement aisé, étant donné que la plupart des agresseurs de
Wick purgent une peine d’incarcération à perpétuité. Par ailleurs, je
peux vous indiquer qu’un ancien détenu des prisons de Sa Majesté
nous aide dans notre enquête. »
Naomi et moi, on échangea un regard. L’inspecteur-chef James et
son équipe avaient un jour d’avance sur nous et personne ne nous avait
informés qu’un des agresseurs de Wick avait été libéré.
« Dernière question », dit Chase.
Une jeune femme se leva.
« Avant le décès de Martin Wick, des rumeurs affirmaient qu’il était
disposé à aider la police à localiser la dernière demeure de Lizzie
Moore. Pouvez-vous confirmer si des progrès ont été réalisés en ce
sens avant l’agression, et dans le cas contraire, est-ce que cela sonne le
glas des derniers espoirs de la famille Moore ? »
Chase s’adoucit à cet instant, elle se recalibra pour répondre à cette
question plus personnelle. Elle posa les mains à plat sur la table.
« Malheureusement, malgré tous les efforts de notre équipe, Martin
Wick n’a fourni aucun nouveau détail concernant la mort de Lizzie
Moore. » Je regardai Parrs, mais il ne bougea pas. « Mesdames et
messieurs, c’est une journée noire pour la police du Grand Manchester.
Et pour la police dans son ensemble. Car nous avons perdu non
seulement un détenu placé sous notre protection, mais aussi un
collègue profondément aimé et estimé. Nous sommes bouleversés par
les événements de ce week-end et nous réclamons votre
compréhension, le temps de mener cette enquête. »
Chase souhaitait manifestement conclure sur cette note, mais la
jeune journaliste insista.
« Madame la superintendante en chef, comme vous le savez, Tessa
Klein a été déclarée officiellement morte par le bureau du coroner la
semaine dernière. Son corps n’ayant jamais été découvert, et ce crime
ressemblant fort à une attaque visant la police, pourriez-vous envisager
un lien éventuel ? »
Tessa Klein était une jeune agente de police qui avait démissionné
en évoquant le stress et la dépression, avant de se suicider six mois
plus tôt. On avait découvert sa voiture sur les bords de la rivière Irwell,
portières ouvertes ; un mot expliquant son geste se trouvait sur le
tableau de bord. Chase parut momentanément déconcertée par
l’intrusion de ce sujet dans une conférence de presse par ailleurs plutôt
réussie, mais elle parvint à transformer son embarras en une sorte de
préoccupation universelle.
« Tessa Klein est un cas tragique. Un agent de police souffrant de
dépression démissionne et met fin à ses jours en dehors des systèmes
de soutien aux officiers. Je sais qu’elle est un sujet en or pour la presse,
mais je vous demande de respecter le deuil de ses proches. Nous
parlons aujourd’hui d’une attaque sauvage et préméditée qui n’a
absolument rien à voir. »
La jeune journaliste ne s’était toujours pas assise.
« Compte tenu de cette violence, justement, hésiteriez-vous à
autoriser l’usage de la force létale dans le cadre de la traque de votre
suspect ? »
Chase semblait reconnaissante de cette occasion qui lui était offerte
de conclure sur une note appropriée. Elle fixa son regard au centre de
la salle et régla l’éclat de son œil sur un cran situé au-delà de la
détermination.
« Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour que soit jugé le
meurtrier de l’agent Rennick. »

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3

La conférence terminée, les représentants de la presse se levèrent et


quittèrent la salle comme un seul homme, comparant leurs notes, leurs
plaisanteries et leurs gueules de bois. Je vis Parrs poser sur moi ses
yeux rouges, puis reporter son attention sur le journaliste avec qui il
avait eu une prise de bec. Je hochai la tête, me frayai un chemin au
milieu de la foule et posai la main sur le bras de Charlie Sloane.
On aurait dit une saucisse chaude.
Il se retourna lentement, me montrant son visage rouge et tacheté
façon corned-beef. Ses narines dilatées indiquaient qu’il avait
littéralement flairé cette histoire.
« Pardonnez-moi, monsieur Sloane. Puis-je vous parler ? »
Il me suivit dans une pièce adjacente et je fermai la porte.
Une seconde plus tard, Naomi entra et vint s’asseoir à côté de moi.
Je ne lui avais pas demandé de se joindre à nous, mais je commençais
à m’habituer à avoir une ombre. Je n’avais pas vraiment envie de
parler à Sloane, mais si Parrs l’avait vu repartir comme si de rien
n’était, c’est moi qui me serais sans doute retrouvé à l’hôpital. La salle
de conférence et les salles d’interrogatoire possédaient une esthétique
moderne, insipide, de série. Si le bunker d’Hitler avait été décoré par
Travelodge, il n’aurait pas communiqué plus efficacement un
sentiment de désespoir diffus. Sloane s’affala dans son siège et remua
le petit doigt dans son oreille, on aurait dit qu’il remontait sa
mécanique interne. Il était bâti comme une souche d’arbre et un rictus
de mécontentement lui servait de bouche.
« Eh bien, que puis-je pour vous ? demanda-t-il en tambourinant sur
le bureau avec sa main sans jointures.
— Nous aimerions vous parler de la photo de Martin Wick que vous
avez publiée dans votre édition de dimanche.
— Que le Mail a publiée dans son édition de dimanche, rectifia-t-il.
— Accompagnée de votre signature…
— Rien ne vous échappe, hein ? dit-il dans un sourire. À part les
détenus placés sous votre protection.
— Je ne suis pas certain, Charlie, que Wick qualifierait sa mort
douloureuse d’évasion.
— Et moi, je ne suis pas certain de savoir à qui je parle », rétorqua-
t-il en croisant les bras.
Ils étaient si courts qu’il devait les agripper à deux mains pour les
tenir.
« Je suis l’inspecteur Waits et voici…
— Waits. L’avant-garde en personne. Vous étiez présent… ou vous
étiez censé l’être…
— Cet élément ne figurant pas dans le rapport officiel, je ne vous
demanderai donc pas qui vous en a parlé. En revanche, vous pouvez
comprendre que j’aie envie de savoir qui a pris cette photo.
— Si j’ai bien compris, outre Wick, il n’y avait que trois personnes
sur place, dont deux qui ont morflé. » Il se tourna vers Naomi. « C’est
celui qui le dit qui l’est. Vous devriez arrêter cet homme. »
Elle sourit.
« Vous refusez de nous dire qui vous a vendu cette photo, Charlie ?
— Je protège mes sources.
— Le jeu de mots de votre légende tombe à plat, dit-elle. Wick
n’était pas un serial killer…
— À votre connaissance. Le livre de Kevin Blake considère que
c’est une possibilité, et ainsi que je l’ai expliqué au seigneur des
ténèbres dans la salle d’à côté, les gens avaient le droit de savoir que
leurs bébés naissaient dans le même bâtiment où il remplissait son
bassin.
— Vous auriez préféré qu’il fasse par terre ? répliqua-t-elle.
— J’aurais préféré qu’il meure en prison, comme prévu.
— Il a été condamné à perpétuité. Pas à mort.
— C’est bien dommage. » Naomi voulut réagir, mais il
l’interrompit. « Je n’ai pas terminé, mademoiselle. Si je décide de
parler de ça avec quelqu’un, ce sera avec un adulte. Quelqu’un qui
puisse m’en donner pour mon argent. J’ai cru comprendre que l’affaire
avait été confiée à l’inspecteur-chef James.
— Nous suivons des pistes complémentaires, dit Naomi.
— Votre superintendante en chef ne semblait pas s’intéresser à la
plus prometteuse.
— À savoir ? »
Il sortit son téléphone de sa poche pour nous montrer une photo de
l’ancienne agente Tessa Klein, portée disparue. Visiblement habillée
pour sortir, elle portait une robe noire et un sac à main rose tape-à-
l’œil. Il était probable que l’on se soit croisés dans un couloir ou deux,
mais je ne me souvenais pas de l’avoir rencontrée.
« En quoi est-elle liée à tout ça, selon vous ?
— D’après mes renseignements, elle a obtenu son diplôme la même
année que Rennick…
— Moi aussi, dit Naomi. Pourtant, je ne l’ai jamais vu. Comment un
suicide vieux de six mois pourrait-il avoir un rapport avec ce qui s’est
passé samedi ? »
Sloane haussa les épaules.
« Pourquoi a-t-elle réservé un week-end pour deux avant de se
suicider ? Pourquoi n’avez-vous jamais retrouvé le corps ?
— Parce qu’elle ne raisonnait plus de manière rationnelle, répondit
Naomi. Le corps ? Il finira par réapparaître, Charlie. Comme toujours.
— Pardonnez-moi, dit-il. C’est comment votre nom déjà, ma jolie ?
— Adjointe Black.
— Eh bien, accordez-nous une minute, si vous voulez bien, adjointe
Black. »
Naomi me regarda, puis se leva et sortit en réussissant à paraître
impassible. Je ne possédais pas la même élégance, et dès que la porte
se fut refermée, je me penchai en avant :
« Eh bien ?
— Eh bien, quoi ?
— Qu’avez-vous à me dire ?
— À vous dire ? » Sloane s’esclaffa de nouveau. « Erreur, mon
garçon. » D’un mouvement de tête, il montra la porte que venait de
franchir Naomi. « J’avais tellement de plaisir à reluquer la devanture
de Black Beauty que j’avais hâte de voir l’arrière-boutique. Vous êtes
encore jeune. À votre place, je me débrouillerais pour lui faire tâter de
ma matraque. »
Je me levai et me dirigeai vers la porte. J’avais espéré une
conversation tranquille qui ne mènerait nulle part pour pouvoir
ressortir en douce de l’immeuble sans être suivi par Naomi, mais rien
ne méritait que je supporte ça.
« Attendez un peu », me lança-t-il. Je me retournai. « Vous êtes au
courant, hein ?
— Au courant de quoi ?
— Cette comédie, cette fausse enquête que vous croyez mener, cette
parodie… » J’attendis la suite. « …Vous n’êtes qu’un bouc émissaire.
Et le moment venu, ils vous cloueront au mur. En espérant que vous
n’avez pas de taches de merde au cul, hein ? »
Quelques réparties me traversèrent l’esprit, mais au lieu de cela, je
revins vers lui, l’arrachai à son fauteuil et le flanquai dehors.
« Merci pour votre aide. »
Naomi attendait à l’extérieur, stupéfaite de voir la brutalité avec
laquelle je menais un interrogatoire. Si elle le mentionnait dans son
rapport à Parrs, c’était une des rares choses pour lesquelles il me
taperait dans le dos. Quoi qu’il en soit, Sloane avait l’habitude, et ce
traitement sembla libérer quelque chose en lui. Il consulta sa montre et
aspira entre ses dents.
« Bientôt neuf heures et demie…
— Exact, dis-je. Vous ne devriez pas être caché à l’entrée d’une
école ? »
Il rit.
« Vous savez, le véritable inspecteur, celui qui a arrêté Martin Wick
pour de bon, il va passer à la radio pour tout raconter. » Il remarqua
mon expression. « Je parie que vous ne l’avez pas encore interrogé.
Vous devriez discuter avec lui un de ces jours. Vous pourriez peut-être
apprendre quelque chose. »

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4

« Désolé, dit l’agent de sécurité, vous ne pouvez pas entrer. » On


était dans le hall de Quay House, le siège de la BBC à Media City. On
lui montra notre insigne avant de demander à être accompagnés
jusqu’aux studios. Media City est un site de cent hectares situé sur les
berges du canal maritime. Ce qui, dix ans plus tôt, était une friche
industrielle en plein déclin était devenu un vaste complexe multimédia
flambant neuf d’une valeur de plus d’un milliard. Sept installations
monolithiques abritaient des chaînes de télé, des créateurs de contenu,
des stations de radio et d’autres choses encore.
Le plus grand de ces bâtiments, Quay House, abritait la BBC.
Cette structure de verre de sept étages dominait le canal tel un
glacier préhistorique emporté par le courant. En entrant dans l’atrium,
au milieu, vous vous sentiez écrasé, et en renversant la tête, vous
aperceviez chacun des cinq étages au-dessus. C’était comme se
retrouver au centre d’un stade olympique étonnamment vide. L’agent
de sécurité nous fit monter et nous précéda devant des bureaux
paysagers, des espaces de réunion et des coins détente.
Enfin, on atteignit la zone d’enregistrement. Trop tard.
Un grand panneau de verre nous séparait du studio dans lequel
Kevin Blake était déjà interrogé à propos de la mort de Martin Wick.
Le son était diffusé dans tout l’étage, et dans tout le pays.
La présentatrice nous jeta un coup d’œil à travers la vitre.
« Pour ceux d’entre vous qui nous rejoignent à l’instant, sachez que
nous sommes avec Kevin Blake, ancien inspecteur de police, l’homme
qui a fait condamner Martin Wick. Il est également l’auteur d’un livre,
Somnambule, qui analyse cette affaire. Kevin, pensez-vous que
l’attaque de samedi soir pourrait avoir été préméditée… »
Blake hocha la tête.
« Le meurtrier a neutralisé deux officiers de police, il a exécuté un
prisonnier placé sous protection et réussi à s’enfuir. Cela ne se produit
pas au hasard. »
La petite soixantaine, Blake était plus soigné que tous les anciens
inspecteurs que j’avais pu connaître. Pas de poils de nez semblables à
des pattes d’araignée qui lui sortaient des narines, ni de capillaires
éclatés, mais des costumes sombres, élégants, qui accentuaient sa
pâleur. Les fines lunettes à monture de cuivre s’apparentaient à une
marque d’afféterie en lui donnant l’air d’un intellectuel d’avant-guerre.
Pour autant, je ne le croyais pas forcément vaniteux ; c’était juste
quelqu’un qui voulait qu’on le remarque. Il possédait un fort accent du
Yorkshire qui dégageait un parfum d’honnêteté face à la prononciation
standardisée d’une présentatrice de la BBC.
« Dernière question, dit celle-ci. Nous savons qu’une femme d’une
trentaine d’années, au visage tatoué, est recherchée en lien avec cette
attaque. Avez-vous des détails supplémentaires la concernant ?
— Non, pas d’après ce que j’ai pu entendre. Mais une fois encore, je
dois préciser que je ne participe pas à l’enquête. Toute personne
possédant des informations relatives à cet attentat doit contacter les
autorités compétentes. Mes sources m’indiquent que cette femme
intéresse particulièrement les enquêteurs, en effet, mais je pense que le
point presse de la superintendante en chef Chase ce matin nous en a
appris beaucoup plus…
— Pour ceux qui n’ont pas entendu son intervention, la
superintendante en chef a conseillé à la population de ne pas
s’approcher de cette femme, considérée comme extrêmement
dangereuse.
— Elle est même allée plus loin, dit Blake en soutenant le regard de
la présentatrice. Interrogée sur les mesures de sécurité entourant cette
agression, et sur la principale suspecte toujours en fuite, Chase a laissé
entendre qu’elle n’hésiterait pas à approuver l’usage de la force létale
pour l’appréhender… »
Il laissa ces paroles infuser, puis :
« …Comme vous le savez, il s’agit là d’une terminologie très
particulière, Miranda. Réservée habituellement aux actes de terrorisme
intérieur.
— Très particulière, en effet. Vous parlez de terrorisme intérieur.
Pensez-vous que le public soit en sécurité après cet attentat ? »
Blake réfléchit.
« Martin Wick était une cible unique, vous pouvez me croire. La
personne qui l’a tué estimait obéir à une puissante motivation. Par
conséquent, je serais surpris de voir d’autres attaques de ce type. Cela
étant dit, nous sommes en présence d’une personne dangereuse et je
ferai écho aux propos de la superintendante en chef en conseillant aux
gens de l’éviter.
— Kevin Blake, je vous remercie. »
La présentatrice rendit l’antenne et tous les deux ôtèrent leurs
écouteurs. Derrière la vitre, on n’entendait plus ce qu’ils se disaient
hors micro, mais ils échangèrent quelques mots avant que Blake la
gratifie d’une poignée de main appuyée, à deux mains. Il se leva,
ouvrit la porte et sortit du studio. Afin d’éviter toute confusion sur son
identité, il transportait un exemplaire de son propre livre.
« Kevin Blake, dit Naomi en s’avançant. Je suis l’adjointe Black et
voici mon collègue, l’inspecteur Waits. Nous vous cherchions.
— Comme le monde entier. »
À cause du reflet des lumières dans ses lunettes, je ne voyais pas ses
yeux, et je n’aurais su dire si cette attention provoquait chez lui un
sentiment d’arrogance ou de lassitude.

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5

Blake nous conduisit à la cafétéria, sur le trottoir d’en face, nous


désigna à chacun un siège puis s’assit devant nous et s’empara du
menu. Il commanda des cafés et de l’eau. J’aurais presque pu croire
qu’il était là pour nous interroger. Il posa son livre sur la table, à
l’envers, de sorte que la photo de l’auteur nous observe. Sur la photo,
l’ovale de la mâchoire semblait un peu plus ferme, mais c’était bien le
même visage, franc et honnête. Le livre avait connu un succès suffisant
pour lui permettre de faire carrière en pontifiant dans les médias sur les
meurtriers les plus tristement célèbres et, de manière plus générale, en
monnayant ses opinions. Bien qu’il ait démissionné peu de temps après
l’affaire qui avait bâti sa réputation, il était toujours estimé dans le
milieu de la police, et conservait aux yeux de l’opinion publique
l’image d’un homme informé, alors qu’il était retourné à la vie civile
depuis dix ans. La serveuse nous apporta trois cafés, de l’eau, et sa
monnaie.
Dès qu’elle fut repartie, il porta une tasse à ses narines.
« Je n’ai plus le droit de boire de café, mais je garde une forme de
contact, de loin, grâce à l’arôme.
— Et ça vous maintient éveillé ? » demandai-je.
Il rit.
« Ça pourrait me faire dormir définitivement. J’ai des problèmes de
cœur, hélas. Ne devenez jamais vieux. Pardonnez-moi… votre nom
c’est… ?
— Waits.
— Vous étiez sur les lieux, si j’ai bien compris…
— Vous êtes bien renseigné. »
S’il avait gardé des contacts dans la police, il avait forcément
entendu plein d’autres choses sur moi.
« Désolé, dit-il. Après vingt dans la maison, ça me colle à la peau.
J’essaie de prendre le pouls régulièrement, surtout quand il s’agit de
Martin. Ça m’a fichu un coup quand j’appris pour l’inspecteur
principal Sutcliffe.
— Oui, bien sûr, vous avez dû travailler ensemble…
— Vous étiez son équipier ? » demanda Blake. J’acquiesçai. « Dans
ce cas, vous savez que Sutty pouvait être un peu… » J’acquiesçai de
nouveau. « Vous savez peut-être aussi, ou pas, que je lui avais retiré
l’affaire.
— Je sais juste qu’il est arrivé le premier sur place.
— Il ne manquait pas de talents. Simplement, j’estimais qu’ils
seraient mieux employés ailleurs.
— Comment a-t-il réagi ?
— Vous ne savez pas ? Il a donné sa démission. » J’étais surpris. Je
n’imaginais pas Sutty suffisamment investi dans quoi que ce soit pour
réagir avec une telle virulence. « Mais quelqu’un a dû le convaincre de
ne pas sauter dans le vide, car ensuite, j’ai appris qu’il patrouillait de
nuit.
— J’ignorais tout ça », avouai-je, en songeant que cet homme à la
retraite depuis plus de dix ans connaissait mon équipier mieux que
moi.
La faute de Sutty ou la mienne ?
« Qui vous a refilé cette enquête ? demanda Blake.
— Le superintendant Parrs.
— Le lévrier en personne, hein ? Un chouette type. Saluez-le de ma
part. Je suis sûr qu’il attend beaucoup de vous. Je n’ai jamais travaillé
directement avec Alistair, mais j’ai l’impression qu’il est toujours prêt
à donner un coup de main.
— C’est juste qu’il a parfois un peu trop de poigne.
— Bien vu. » Prenant conscience qu’il s’était concentré trop
longtemps sur moi, Blake se tourna vers Naomi. « Adjointe Black.
Auriez-vous un lien de parenté avec l’agent Terry Black, par hasard ?
— C’est mon père.
— Vous me faites marcher ? » Il frappa sur la table du plat de la
main. « Dans ce cas, nous nous sommes déjà vus. À votre baptême. »
J’ignorais que le père de Naomi avait été flic, et lorsque je me
risquai à la regarder, je la vis rougir. Ce qui faisait ressortir les taches
de rousseur sur sa peau sombre. Blake le remarqua également.
« Rien de tel qu’une bonne mémoire pour vieillir un homme, hein ?
— On compte sur cette mémoire, dis-je. Naomi et moi connaissons
relativement mal le monde de Martin Wick. À la lumière des
événements de St Mary’s, on espérait en apprendre un peu plus sur
cette affaire.
— Je ne vous envie pas, dit-il. Trouver qui l’a tué. » Il rafla sa
monnaie sur la table et l’agita dans sa main. « La première chose que
vous devez savoir, c’est que si je lançais ces pièces par-dessus mon
épaule, j’atteindrais probablement quelqu’un qui souhaitait la mort de
Wick.
— Si vous pouviez atteindre le meurtrier, on vous en serait
reconnaissants », dis-je.
Personne ne rit. Naomi se pencha en avant.
« On sait qu’il était détesté par les tabloïds, mais on s’intéresse
davantage aux personnes qui avaient des liens véritables avec lui, des
rancœurs véritables. Des personnes capables de commettre ce genre
d’action. Selon toute probabilité, Martin Wick connaissait son
meurtrier. Il est donc logique de commencer par son entourage proche.
— Certainement, répondit Blake. Mais n’oublions pas que les
personnes les plus proches de lui depuis douze ans, c’étaient ses
camarades de détention. Et d’après ce que je sais, ils étaient nombreux
à vouloir le liquider. Vous n’avez que l’embarras du choix.
— Heureusement pour nous, la plupart purgent encore leur peine à
Strangeways.
— La plupart ?
— Un de ceux qui l’ont agressé en prison a été remis en liberté
conditionnelle, dit Naomi, répétant ce qu’elle avait entendu lors de la
conférence de presse.
— Ah, oui, dit Blake. Le dealer de spice… » Il plissa les yeux, il
essayait de se remémorer les détails. « Short Back and Sides. “Court
derrière et sur les côtés”. C’était son surnom, je crois.
— Pourquoi ?
— Je ne voudrais pas gâcher l’effet de surprise, mais vous ne serez
pas étonnés d’apprendre que c’est un rebut de l’humanité.
— Vous avez eu affaire à lui ?
— Heureusement non. C’est un gamin. J’étais à la retraite depuis
longtemps. Il a fait un passage de quelques mois à Strangeways,
l’année dernière. J’ai toujours essayé de suivre, de près ou de loin, le
parcours des camarades de jeux de Martin. Si j’ai bonne mémoire, ce
Short Back and Sides a voulu le pendre dans sa cellule avec les draps.
»
Naomi secoua la tête.
« Ce type devrait être en prison…
— Ou six pieds sous terre. Mais figurez-vous que sa condamnation
a été cassée.
— Toutes ces menaces et tous ces actes de violence contre Wick,
dis-je. Je me suis toujours demandé pourquoi il en avait autant bavé en
taule. »
Naomi me regarda.
« Il a tué trois enfants…
— Waits a raison, intervint Blake. À Strangeways, c’est monnaie
courante. Ils pourraient sacrifier un tueur d’enfant chaque jour, il leur
en resterait encore pour Noël.
— C’est à cause de cette histoire de somnambulisme ? demandai-je.
Le déni ? Le refus d’assumer son geste ? »
Blake haussa les épaules.
« Il y a peut-être un peu de ça. Jouer les innocents au milieu de tous
ces taulards qui revendiquent leurs gestes, ou raconter qu’on ne se
souvient plus, ça peut les foutre en rogne, oui. Mais je pense qu’il y a
autre chose. » Il réfléchit de nouveau. « Il était bizarre.
— Bizarre ? répéta Naomi.
— Je le déplore, mais c’est la réalité. Allez dans une cour d’école.
Au premier coup d’œil, vous saurez quel gamin va se retrouver la tête
dans les chiottes dès le premier jour. J’aurais parié mon hypothèque
que Wick allait en chier en prison, hélas.
— Hélas ? » dis-je.
Je n’étais pas en désaccord, mais d’après mon expérience, les vieux
policiers n’étaient pas du genre à se laisser attendrir.
« Une telle campagne, incontrôlée, dans ce qui est censé être un
établissement de haute sécurité ? » Blake mima une grimace de
douleur. « C’est tout le contraire de ce qu’on devrait chercher à
obtenir. Quant à certains de ces types qui l’ont agressé en prison… »
J’approuvai d’un hochement de tête.
« Mais comme on le disait, on peut facilement les éliminer de la
liste des suspects.
— Exact. Vous voulez connaître le contexte.
— Vous étiez l’inspecteur principal de la Division N quand le
premier appel est arrivé… »
Il acquiesça.
« Je ne saurais dire si c’est à force de mijoter dedans ou si j’ai eu
une prémonition à l’époque, mais je dis toujours que c’est cette année-
là que le vent a tourné.
— Le vent ?
— Ou que la bulle a éclaté, que ça a tourné au vinaigre, comme
vous voulez. Vous aviez la crise des subprimes, la récession, les
saisies, etc., puis le bordel en Irak, le lancement de l’iPhone. Le début
de tous ces réseaux sociaux de merde. La fin des nuances et de la
capacité de concentration. » Il secoua la tête. « Pour moi, c’est l’année
où la veilleuse s’est éteinte. On a perdu notre étincelle. » Il se massa
l’arête du nez et sourit, humblement. « En tout cas, j’ai perdu la
mienne. Oui, j’étais aux commandes de la N, mais mon premier
contact avec cette affaire, c’est quand ils ont amené Wick à Chester
House, couvert de sang. De toute évidence, c’était du sérieux, mais au
début, on a ramé pour essayer de comprendre ce qu’il racontait.
— Dans quel état était-il ?
— Agité, confus. Quand on l’a interrogé sur ces taches de sang qu’il
avait sur tout le corps, il a répondu qu’il ne se souvenait pas d’où elles
venaient, comme vous le savez certainement. Mais il était tellement
mal en point qu’on devait y aller avec des pincettes. Il tremblait, il
délirait. En état de choc.
— Pour vous, ça devait être frustrant.
— En temps normal, oui. Mais une fille du standard a fait le
rapprochement entre son signalement et un appel concernant un
individu suspect aperçu au 11 Briars Green. La maison des Moore. Et
là-bas, il y avait de quoi s’occuper, croyez-moi.
— Pouvez-vous nous décrire la scène ?
— J’aimerais mieux l’oublier. Une maison mitoyenne au bout d’un
cul-de-sac. Mais les voisins n’ont pas été réveillés. Quand on est
arrivés, la porte d’entrée était grande ouverte et Maggie… » Il
s’interrompit, but une gorgée d’eau et continua. « Margaret, la mère,
gisait au pied de l’escalier. Il y avait énormément de sang. Elle avait
des plaies au ventre et à la poitrine, des entailles sur les bras et les
mains car elle avait essayé de se protéger. On en a conclu qu’elle avait
tenté de repousser son agresseur, pour l’empêcher de s’en prendre aux
enfants. On les a découverts à l’étage. Les jumeaux. Dans la baignoire.
Ils s’étaient cachés derrière le rideau, mais…
— Inutile d’en dire plus, le coupai-je. À partir de quel moment vous
avez compris que l’aînée avait disparu ?
— On a regardé les photos sur les murs. Ils étaient toujours tous les
cinq. Maggie, la mère. Arthur et Mary, les jumeaux. Frank, le père. Et
Lizzie, l’aînée. Évidemment, notre première préoccupation a été de
retrouver Frank et Lizzie, les deux seuls qui manquaient à l’appel. »
Il hocha la tête en se remémorant ce souvenir.
« Pendant une heure, une bonne heure, je me suis persuadé qu’ils
étaient sains et saufs quelque part, ensemble. Ma fille avait le même
âge que Lizzie à l’époque, douze ans, et je n’ai pas honte de dire que
j’ai appelé ma femme pour qu’elle fasse un gros câlin à notre Lucy. »
Un ajout émouvant.
Que je me souvenais d’avoir entendu mot pour mot dans différentes
interviews que Blake avait données au fil des ans. Je ne doutais pas de
sa sincérité, néanmoins. C’était le genre de détails que vous formuliez
une fois avec des mots et vous n’y touchiez plus ensuite.
« Quand avez-vous compris que Lizzie comptait parmi les victimes
? demanda Naomi.
— De vous à moi ? Quand on a retrouvé Frank Moore, le père, et
qu’il ne savait pas où était sa fille. Les voisins nous avaient déjà
expliqué qu’ils étaient…
— Séparés ? suggéra Naomi.
— Oui, un truc comme ça. Une séparation à l’essai, comme ils
disent. Il avait déménagé, et comme c’était la mère qui gardait les
enfants ce week-end-là, il était au boulot.
— Comment a-t-il réagi ?
— À votre avis ? Il y a certains aspects de ce boulot que je ne
regrette pas, et celui-ci en fait partie. Il s’est effondré, tout simplement.
C’est un gars costaud pourtant, physiquement et mentalement. Un
ancien fusilier marin. C’était comme voir un immeuble s’écrouler, ou
un glissement de terrain. Un spectacle horrible. Il n’arrêtait pas de
répéter : “J’aurais dû être là. J’aurais dû être là.”
— Et quand avez-vous su, officiellement, que Lizzie faisait partie
des victimes ?
— On n’a jamais retrouvé son corps, mais l’ADN relevé sur place a
permis de clarifier les choses.
— Il y en avait énormément, d’après ce qu’on sait…
— Un vrai bain de sang, dit-il, le nez plongé dans son café.
Littéralement. »
Je commençais à comprendre pourquoi il avait pris une retraite
anticipée et pourquoi, peut-être, il continuait à se sentir responsable
envers les victimes, après toutes ces années. Un assassin muet, une
fillette disparue, une mère massacrée en essayant de protéger ses
enfants. Le genre d’affaire dans laquelle vous pouviez vous noyer.
« Qu’est-ce qui a conduit Wick là-bas, à votre avis ? Pourquoi eux ?
— La folie, répondit Blake en secouant la tête. Il voyageait
beaucoup à l’époque, il descendait dans des motels bon marché, des
bed and breakfast. Un chantier de désamiantage l’avait conduit dans le
coin, et il logeait dans une auberge non loin de là, le White Swan.
Notre théorie, c’est qu’il a fait une fixation sur Lizzie, l’aînée. Par la
suite, des parents ont déclaré qu’ils avaient vu un homme
correspondant au signalement de Wick rôder autour d’elle dans son
école. On a également découvert quelques-uns de ses vêtements dans
la chambre d’hôtel et, évidemment, pour finir, l’arme du crime.
— Le couteau de cuisine provenant de la maison des Moore ?
demandai-je en fouillant dans ma mémoire.
— On l’a trouvé derrière le radiateur dans la chambre de Wick, lors
de notre troisième ou quatrième visite.
— Concernant le déroulement des faits…
— Wick débarque dans le coin pour travailler, une semaine avant les
meurtres. Il aperçoit Lizzie, l’aînée, dans la rue, quelque part, et il la
suit. Jusqu’à son école ou chez elle la première fois, pour être sûr de
savoir où la retrouver. Des témoins l’ont vu dans les deux endroits. Il
la traque, il s’entiche d’elle, peut-être même qu’il établit le contact, ou
il imagine qu’ils sont amoureux. Une nuit, il disjoncte, il faut
absolument qu’il la possède. Il brise la fenêtre de derrière, il tue la
mère au pied de l’escalier, il massacre les jumeaux dans la baignoire et
il enlève Lizzie. On a pu reconstituer ses déplacements dans la maison
car il s’était coupé en brisant la fenêtre. Les traces de sang allaient de
la cuisine à l’escalier, puis à la salle de bains, et elles redescendaient
jusqu’à la porte d’entrée. Ensuite, il est retourné en ville en voiture et il
a pénétré dans la gare de Piccadilly, où il a été arrêté. Il avait quatre
groupes sanguins différents sur ses vêtements. Le sien, celui de
Maggie, celui d’Arthur et de Mary et, bien entendu, celui de Lizzie.
Hélas, on est certains qu’elle saignait quand elle a quitté la maison.
— Qu’est devenu son corps ?
— C’est le grand mystère. Ils espéraient qu’il cracherait le morceau
à l’inspecteur Sutcliffe, mais je n’y ai jamais cru. Et je suppose que
maintenant, on ne saura jamais. Pauvre Frank, hein ? »
Je hochai la tête. Je ne savais pas trop ce qu’il était advenu de Frank
Moore, mais il faudrait l’interroger.
« Vous avez découvert des antécédents dans le passé de Wick ?
demandai-je.
— Aucun casier judiciaire. Concernant son comportement, il était
difficile de se faire une idée précise.
— Parce que c’était un solitaire », dit Naomi.
Blake acquiesça.
« D’autant que, ensuite, les gens ne se précipitaient pas pour dire
qu’ils l’avaient connu. En raison de son travail, il se déplaçait souvent.
Il s’occupait de désamiantage, mais en tant qu’entrepreneur
indépendant. Le boulot parfait pour mener une vie de nomade,
solitaire, et c’était ce qu’il semblait rechercher, jusqu’à ce qu’il tombe
sur Lizzie Moore. J’ai interrogé certains gars avec lesquels il avait
travaillé plus régulièrement, mais ça n’a rien donné. Il était discret,
réservé.
— Donc, rien n’indiquait qu’il avait déjà tué ?
— Personnellement, je n’ai jamais rejeté cette possibilité. Il y avait
plusieurs affaires de personnes disparues dans le coin. Jamais
élucidées. Le même profil de filles. Mais on n’a jamais réussi à
déterminer s’il était impliqué ou pas. Tous ces déplacements, et si peu
de monde dans sa vie.
— Et sa famille ?
— Fils unique, parents décédés. Il y a bien son ex-femme,
évidemment… »
Je levai la tête et Naomi cessa de prendre des notes.
« Son ex-femme ? »
En chœur.
« Il a été marié moins d’un an, il a divorcé avant les meurtres. Il n’y
a pas grand-chose à ajouter, mais j’ai peut-être son numéro quelque
part.
— Ça pourrait être très utile.
— Vous disiez que Frank Moore s’était effondré, enchaîna Naomi.
— Oui, mais il a remonté la pente. En fait, on s’est parlé ce matin.
On s’investit dans les mêmes œuvres caritatives.
— Puis-je vous demander quelle était la nature de cette conversation
? interrogea Naomi.
— Vous voulez savoir s’il était heureux de voir Martin Wick brûlé
vif ? Il ne ferait pas partie de la race humaine, sinon…
— Nous aurons besoin de ses coordonnées également.
— Bien sûr. Vous devriez essayer d’écouter son discours du jour. Je
crois qu’il n’est pas terminé…
— Son discours ?
— Oui, il fait des discours de motivation, on peut appeler ça comme
ça. Dans des séminaires de survie. Transformer tous ces traumatismes
en quelque chose de vaguement positif, c’est un boulot
impressionnant. Il faut une putain de volonté. Pardonnez mon langage.
»
Naomi prit note.
« Avez-vous eu des contacts, avez-vous correspondu avec Wick
après sa condamnation ? »
Blake secoua la tête.
« Mon éditeur a suggéré que l’on fasse une interview, pour connaître
sa vision des choses, mais j’ai refusé. Et puis, je vous le répète : il
n’était pas très bavard. Sans oublier qu’il s’est rétracté après avoir
signé des aveux.
— Vous y avez cru ? demanda Naomi.
— À quoi ?
— Au fait qu’il n’ait aucun souvenir du crime. »
Blake réfléchit un instant avant de se tourner vers moi.
« Vous l’avez rencontré, Waits. Votre avis ?
— Quelque chose lui est sorti de la mémoire, c’est certain.
— C’est aussi ma conclusion. Il lui a fallu du temps pour signer des
aveux et laisser tomber cette histoire de somnambulisme, mais il y est
arrivé. »
Je ne voulais pas lui dire que les dernières paroles de Wick avaient
été pour rejeter avec force ces aveux, mais je voulais continuer sur ce
sujet.
« Donc, vous n’avez jamais eu aucun doute ?
— Je ne dirais pas ça. J’avais quelques réticences à le désigner
comme coupable. Face à son comportement, il fallait faire attention à
ne pas en rajouter. Ses grands yeux noirs ne trahissaient presque
aucune émotion, et c’était facile de l’accuser. Je ne devais jamais
oublier qu’on était peut-être en train de le remplir comme une pinte. La
plupart des gars l’ont détesté dès le départ.
— Pas facile.
— Non. D’autant que, d’un autre côté, je devais suivre mon instinct
qui me hurlait que Martin Wick était notre homme. Tous les indices
aussi. On rassemble toujours des preuves, même si on ne s’en aperçoit
pas. Parfois, ce qu’on nomme l’intuition, c’est votre subconscient qui
parvient à une conclusion logique avant la partie de votre cerveau qui
doute de tout. Si vous voulez un conseil, suivez votre instinct.
— Dans quelle direction iriez-vous ? demandai-je.
— Pour trouver le meurtrier de Wick ? La vengeance semble être le
mobile le plus évident, mais ce qui vous ralentit, c’est le code de la
route. Vous doutez de vous parce que votre cerveau cherche la logique.
Vous vous dites : quelqu’un qui tue un meurtrier ne va pas tuer un
policier innocent par-dessus le marché. Et en faire brûler un autre
pendant qu’il y est. » Il nous regarda tour à tour. « Mon véritable
conseil, c’est de ne pas chercher la logique dans une affaire comme
celle-ci. Vous en perdrez le sommeil. Le meurtre n’est pas un acte
rationnel, sauf pour le meurtrier. Aux yeux de quelqu’un, ce qui s’est
passé dans cet hôpital était l’unique plan d’action possible. C’est ce
quelqu’un que je chercherais. »

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6

« Voilà l’homme que j’étais », déclara Frank Moore. On se tenait au


fond du grand salon du Radison Hotel, situé à l’intérieur du Free Trade
Hall. Moore concluait ainsi un discours d’une heure sur le thème «
Comment survivre à la douleur ? ». Il était le père de trois enfants
assassinés et le mari d’une femme elle aussi assassinée.
Si quelqu’un détenait la réponse à cette question, songeais-je, c’était
sans doute lui.
Arrivés en retard, on avait découvert environ deux cents personnes
rassemblées dans une salle qui accueillait habituellement des mariages
ou des galas de bienfaisance. Bien habillées pour la plupart. Des
personnes aisées, prêtes à s’acquitter du prix d’entrée, et qui pouvaient
s’absenter de leur travail en plein après-midi. Quand on y regardait de
plus près, le lien entre elles devenait évident.
Visages creusés et yeux rougis.
En examinant l’assistance, on percevait l’épuisement. Des gens
agités, victimes de démangeaisons sous-cutanées. Certains portaient
les cicatrices visibles du chagrin. Visages décharnés, hantés. Nez
d’alcoolique ou delirium tremens. Troubles du comportement
alimentaire et auto-scarifications. D’autres les cachaient sous des
vêtements de marque et des abonnements dans des salles de sport
largement rentabilisés. Tous dévoraient Frank Moore du regard,
comme s’il était leur dernier espoir.
On comprenait aisément pourquoi.
Il était robuste, beau, 1 m 95 de confiance en soi, portant une
chemise impeccable et ajustée sur un large torse. Un look que
complétaient un pantalon bleu et des mocassins crème. Mais sur lui,
cette tenue ressemblait davantage à un uniforme qu’à un choix
personnel, un vestige peut-être de son séjour dans l’armée. Ses
cheveux noirs étaient presque rasés sur les côtés, un peu longs sur le
dessus et séparés au milieu par un saisissant éclair de cheveux blancs.
Il offrait une symétrie troublante, comme une image de lui-même
photoshopée ; et sa personnalité rassurante, son élocution décontractée,
ses certitudes me rappelaient un bon avocat qui récitait sa plaidoirie
devant le tribunal.
« Je vivais à travers les albums photos, disait-il à l’assistance. Je
ressassais le passé car je n’avais plus d’avenir. C’est alors que j’ai fait
ce qu’il y a de plus difficile : j’ai tourné la page. Jusqu’à ce jour, je
contemplais cette famille dont j’avais la responsabilité : mes filles,
mon petit garçon et une femme que j’étais censé protéger. Mais sur la
page suivante, j’ai découvert autre chose. »
Il leva la tête et posa sur son auditoire un regard pénétrant.
« Je me suis vu. J’avais oublié que j’étais là moi aussi. J’avais
oublié que je figurais dans cet album et que je faisais partie de cette
famille. J’avais oublié que j’avais aimé cet homme autrefois. » Il fit
disparaître la photo de la famille Moore qui s’affichait sur un écran
derrière lui, remplacée par un gros plan de son visage. « C’était un de
ces investissements sûrs dont on a parlé. Un moment de bien-être que
vous voudriez mettre sous cloche, pour essayer de vous protéger contre
les futurs chagrins. »
Hochements de tête approbateurs dans la salle.
« Mais le chagrin est un peu comme un agent de recouvrement,
n’est-ce pas ? Il débarque toujours au plus mauvais moment, et il vous
prend toujours un peu plus que ce que vous pouvez donner. Si vous
avez déjà été frappé par le deuil, d’une manière ou d’une autre, vous
comprendrez ce dont nous avons parlé cet après-midi. S’il ne vous a
pas encore touché, je crains que cela arrive un jour. Car les livres nous
enseignent qu’il existe cinq stades. Le déni. La colère. Le
marchandage. La dépression. Et l’acceptation. » Il regarda autour de
lui et secoua la tête. « Eh bien, ces livres se trompent car en réalité il
n’y a qu’un seul stade. William Shakespeare a dit : “Le monde entier
est une scène.” Et moi, j’ajoute que le monde entier est une scène de
chagrin. Alors, comment faire pour réapprendre son texte ? Comment
faire pour tenir son rôle ? » De nouveau, il balaya la salle du regard, et
pendant un instant, je crus qu’il détenait la réponse. « J’espère que
vous vous joindrez à moi la prochaine fois pour le découvrir. »
Il descendit de scène sous une standing ovation, passa la main dans
l’éclair blanc de ses cheveux et traversa le centre de la salle en
direction de la sortie.
Je n’arrivais pas à croire qu’il avait conclu son speech de cette
manière.
Ça me rappelait trop les patrouilles de nuit pour être drôle. Un
dealer qui offre leur première dose à ses clients et qui augmente ses
prix dès qu’ils sont accros.
Quand on le suivit dehors, Naomi et moi, Frank était déjà installé
derrière une grande table couverte de brochures, de prospectus et de
matériel promotionnel. On était les premiers, mais les gens se
déversaient hors de la salle derrière nous.
J’approchai de la table.
« C’était un discours puissant », dis-je.
Il sembla réfléchir, comme si j’avais dit une chose à laquelle il
n’avait jamais pensé.
« Merci. » Et puis, après une pause. « Vous avez perdu quelqu’un
récemment ?
— Très récemment.
— Vous êtes arrivé en retard. Ce n’est pas grave, mais je crains que
vous n’ayez pas eu un aperçu complet de ce que nous pouvons offrir.
Vous pourriez tirer profit, l’un et l’autre, de nos cours de survie sur
quatre semaines. » Il regarda derrière nous la file qui s’allongeait. «
Nous parlerons de mon histoire et vous aurez l’occasion de nous faire
partager la vôtre. Vous pourrez également bénéficier des conseils de
nos autres survivants au long cours.
— Et quelle est votre histoire ? demandai-je.
— Je pense que vous la connaissez, inspecteur. » Il me gratifia d’un
sourire. « Comme vous pouvez le voir, je risque d’être occupé pendant
au moins deux heures, mais nous pouvons convenir d’un rendez-vous
plus tard dans la journée ? Je serai ravi de discuter avec vous.
— Désolé, nous ne voulions pas… »
Il secoua la tête.
« Je suis flatté que vous vous intéressiez à mon programme. Et je
pensais ce que je disais : vous pourriez en retirer énormément l’un et
l’autre… comme beaucoup de policiers, d’ailleurs.
— Combien coûte ce programme, juste par curiosité ? demanda
Naomi.
— Nous avons différentes formules, adaptées à tous les budgets. Si
vous avez besoin d’aide, coûte que coûte, on y arrivera.
— Kevin Blake vous a appelé pour vous dire qu’on arrivait ?
— Kevin ? Non. Mais vous avez tout d’un agent de police,
mademoiselle… ?
— Adjointe Black », répondit Naomi, tout sourire.
Je jetai un coup d’œil à la file d’attente qui continuait de s’allonger.
« Nous pouvons vous rendre visite plus tard dans la journée. Chez
vous ou ailleurs, comme ça vous arrange.
— Avec plaisir », répondit-il en se levant pour me serrer la main,
mais pas celle de Naomi.
Il me remit sa carte et on sortit de la queue.

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7

« Vous croyez qu’il va nous parler ? demanda Naomi, alors qu’on


regagnait la voiture.
— Je ne pense pas qu’il essayait de se défiler. Si vous avez autre
chose de prévu dans la journée, je peux l’interroger seul, pas de
problème. »
J’étais conscient de prendre un risque, mais si je voulais laisser
tomber cette affaire et foutre le camp, je devais me débarrasser de
Naomi à un moment donné.
« Vous préférez ? » demanda-t-elle, après une courte hésitation.
J’aurais presque préféré mener cette enquête avec Sutty. Le
superintendant Parrs avait toujours clairement défini notre dynamique.
L’un de nous deux portait le cercueil, l’autre la responsabilité. Il se
fichait de savoir qui faisait quoi. Avec Naomi, je ne connaissais pas
son rôle, j’ignorais ce qu’elle portait. Ça pouvait être une branche
d’olivier, ça pouvait être un micro.
Néanmoins, cela avait été intéressant de voir Frank Moore se
hérisser face à elle.
« Il serait peut-être bon d’attaquer cette affaire sous différents
angles, dis-je. Je ne vois pas ce que ça apporte qu’on soit là tous les
deux… »
Elle ne répondit pas tout de suite.
« Qu’avez-vous pensé de la théorie du superintendant, selon laquelle
vous auriez pu être la cible de cette attaque ?
— Pardon ? »
Elle prit un air coupable, comme si elle n’était pas censée savoir.
« Quand on était sur le toit, avec le superintendant Parrs, après le
meurtre de Wick, il nous a conseillé d’envisager cette éventualité. Il
semblerait que ce soit le seul angle que…
— Je ne pense pas qu’il s’inquiétait sérieusement. » Elle ne réagit
pas. « Il y a autre chose qui vous tracasse ? » Je savais qu’elle
s’interrogeait à mon sujet, et qu’elle avait dû voir son lot de graffitis
scandaleux, elle aussi, accompagnés de mon nom. J’espérais qu’en lui
posant directement la question, elle ferait marche arrière.
Peine perdue.
« Parrs a dit que cet homme qui souhaitait votre mort était un vieil
ami à vous. Qui est-ce ?
— C’était une façon de parler, répondis-je, soulagé qu’on approche
de la voiture. Le fruit de son imagination.
— Vous ne me faites pas confiance, hein ? »
Je sentais son regard posé sur moi, mais je ne levai pas la tête en
ouvrant la portière.
« Je devrais ? »
Elle ne répondit pas, et lorsqu’on monta en voiture, je crus voir ses
méninges s’activer pour aborder le problème différemment. Ses yeux
se posèrent sur le livre de Kevin Blake, qu’il nous avait offert après
notre entrevue.
Elle me le tendit.
« C’est à vous, au fait. J’ai acheté l’édition de poche dimanche.
— Intéressant ?
— Comme le disait le superintendant, ce n’est pas un écrivain. On
dirait un rapport de police croisé avec un dictionnaire de synonymes.
Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout…
— Somnambule, lus-je sur la jaquette. Le réveil de la bête. » Je
posai le livre sur le tableau de bord. « J’ai déjà du mal avec le titre.
— Je croyais que vous étiez un gros lecteur… » Je la regardai, elle
haussa les épaules. « … Chez vous, les bibliothèques.
— C’est un isolant bon marché, répondis-je pour mettre fin à la
conversation. Quand on sera de retour au poste, j’aimerais que vous
contactiez l’inspecteur-chef James et son équipe au sujet des images de
surveillance de St Mary’s. C’est notre meilleure chance de résoudre
cette enquête rapidement. »
Elle me regarda, sans rien dire.
« Vous risquez d’y passer plusieurs jours, si vous vous sentez de le
faire…
— Entendu.
— Par ailleurs, vous devriez sans doute rédiger un rapport sur ce
que nous ont appris Blake et Moore, même si je suis sûr que James
nous talonne. »
Elle hocha la tête.
Parrs ne pourrait pas me reprocher de lui confier ce genre de tâches,
et cela me permettrait peut-être de respirer. Je voulais la dissuader de
creuser cette hypothèse selon laquelle j’aurais été la cible de cette
attaque. Que ce soit vrai ou pas, il n’y avait rien de bon au bout de ce
filon, pour aucun de nous deux. La radio s’anima, mais Naomi me
devança.
« Adjointe Black, j’écoute. »
Son regard s’illumina en entendant l’opératrice annoncer que la
femme au survêtement vert avait peut-être été repérée. Elle mit le
contact, alluma la sirène et effectua un demi-tour. On allait de l’avant,
malgré tous mes efforts.

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8

La Fiat volée sur le parking de St Mary’s fut retrouvée dans Lower


Ormond Street, un quartier huppé de la ville qui accueillait un centre
culturel entouré d’immeubles de brique rouge. Elle avait été incendiée,
ce qui voulait dire que la femme que j’avais vue à l’hôpital avait pu en
disposer à sa guise pendant vingt-quatre heures sans se faire prendre.
Peut-être qu’elle n’était pas aussi défoncée qu’elle en avait l’air.
On arriva juste à temps pour voir les pompiers éteindre les flammes.
Un moyen efficace d’effacer les empreintes.
« Oui, confirma la femme qui avait signalé le véhicule. Un
survêtement vert. Je l’ai trouvée louche. Et tout à coup, j’ai vu la
voiture prendre feu.
— Avez-vous remarqué si elle transportait quelque chose ? »
interrogea Naomi.
La femme ferma les yeux.
« Elle avait un sac à dos, je crois… de couleur claire, mais
dégoûtant. C’est d’elle dont ils parlent aux infos ?
— Possible, dit Naomi en prenant note. Savez-vous dans quelle
direction elle est partie ?
— Désolée, je m’occupais des enfants. »
On traversa la rue et on regarda les pompiers remballer leur
matériel.
« Rusée », commenta Naomi, d’un air sombre. Elle marqua une
pause pour me permettre de renchérir, mais je continuai à observer les
pompiers. « Et maintenant ? On inspecte les environs ? »
Elle faisait tout pour éviter que je la largue à Central Park.
« On ne saurait même pas par où commencer, répondis-je. On est à
deux minutes de marche de la rue la plus animée de la ville en pleine
heure de pointe. En allant vers le nord, vous arrivez à la gare, et
ensuite, n’importe où. Au sud, on a le choix entre les deux facs. On
pourrait envoyer des agents faire du porte à porte, mais au mieux, on
saura par où elle est partie.
— J’ai l’impression qu’on a juste cinq minutes de retard sur elle…
— Je vous suggère de laisser tomber.
— Ah, fit-elle. Vous vous en fichez… » Je regagnai la voiture. « …
complètement, hein ?
— Tout le monde s’en fiche, répondis-je sans me retourner.
— Tous les journaux de ce matin disent le contraire. La conférence
de presse dit le contraire.
— Ils s’intéressent au monstre qui est parti en flammes, pas à la
vérité qui se cache derrière.
— Alors, heureusement que nous, on s’y intéresse, rétorqua-t-elle en
me rejoignant. Le superintendant Parrs a dit qu’on devait retrouver
cette fille avant les unités armées, pourquoi ?
— Si vous avez écouté Chase ce matin, je suis sûr que vous pouvez
deviner.
— Oui, mais je me demande si vous le savez.
— Ils pensent qu’elle a tué Rennick, dis-je en la regardant. Et s’ils la
retrouvent, ils l’abattront dans la rue.
— Et ça ne vous pose pas de problème ?
— J’ai connu ça il n’y a pas longtemps.
— C’est quoi, ça ?
— Être dans le camp des perdants, adjointe Black. Bienvenue à
bord. Si vous trouvez cette fille pour l’envoyer en taule, ils la tueront
là-bas. C’est leur façon de faire.
— Qui ça, “ils” ? »
Ignorant sa question, je repartis vers la voiture.
« Vous avez joué les infiltrés. » Je m’arrêtai et elle s’adressa à mon
dos. « Vous cherchiez la corruption dans la police, paraît-il. » Je ne dis
rien. « Et j’en conclus que vous l’avez trouvée… »
Je vis mon reflet dans la vitre.
« Partout où je regardais. »
Elle demeura muette un instant.
« Très bien, dit-elle finalement. Ça, c’est eux. Là, on parle de vous.
Vous serez content s’ils la trouvent avant nous et s’ils l’abattent ? Vous
aurez la mort d’une femme sur la conscience.
— Une de plus ou une de moins », répondis-je en ouvrant la portière
pour monter à bord.
Quand je me retournai vers Naomi, elle regardait droit devant elle,
le front légèrement plissé, comme si elle ne reconnaissait pas cette rue,
comme si elle était perdue. Je ne croisai pas son regard lorsqu’elle
s’installa au volant. Elle démarra sans un mot et, de nouveau, je captai
mon image dans le rétroviseur extérieur. Je me renversai contre le
dossier pour ne plus être obligé de me voir.

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9

On n’échangea aucune parole sur le trajet qui nous ramenait au


poste de police et j’avais hâte de me débarrasser de l’adjointe Black,
de la laisser s’immerger dans l’ennui de la diligence raisonnable de
l’inspecteur-chef James et de son équipe. Les premières heures de
notre association n’avaient guère été prometteuses, et je savais que
cela était essentiellement dû à mon cynisme et à mon manque
d’investissement, mais compte tenu des circonstances, ce n’étaient pas
des traits de caractère que je pensais modifier. Du côté de Naomi, la
frustration que je provoquais en elle se manifestait par une manière de
conduire brutale et impatiente, accompagnée d’obscénités lancées aux
autres automobilistes.
« Bouge-toi de là, connard ! » cria-t-elle à un type qui venait de lui
faire une queue de poisson.
Lorsqu’il s’arrêta et essaya de lui lancer un regard menaçant, elle lui
fit un double doigt d’honneur à travers le pare-brise, histoire de le
mettre au défi de réagir. Il repartit.
Et quand on passa devant le poste sans s’arrêter, je la regardai.
« Où on va, adjointe Black ?
— Je pensais que… »
Mon téléphone se mit à vibrer contre ma poitrine.
« Une seconde », dis-je en le sortant de ma poche pour prendre
l’appel.
« Aidan Waits ? »
La femme prononça mon nom bizarrement, comme si elle
m’ordonnait de ne pas bouger.
« Je cherche Aidan Waits.
— C’est moi. »
Elle commença à dire quelque chose, mais la communication fut
coupée. Je regardai l’écran. L’appel provenait d’un numéro masqué. Sa
voix me paraissait familière, cependant, mais impossible de mettre un
nom dessus. Finalement, mon esprit me ramena dans l’instant présent.
À cette déviation inattendue.
« Eh bien ? » demandai-je en regardant Naomi.
D’un mouvement de tête, elle montra le pare-brise.
« On y est. »
On s’engagea sur une route secondaire de Newtown Heath, non loin
du siège de la police. Naomi se pencha par la vitre pour montrer son
insigne à un agent vêtu d’un gilet fluorescent sale. Il nous fit signe de
passer et Naomi roula jusqu’à un vaste entrepôt à l’aspect abandonné,
sur lequel une enseigne indiquait Coleridge and Whites. Tout d’abord,
je songeai que c’était le genre d’endroit où un tueur pouvait
abandonner un corps, une autre scène de crime, mais lorsqu’elle coupa
le moteur, j’entendis des coups de feu.
« Dites-moi que vous n’avez pas organisé un rendez-vous avec
l’unité armée sur le champ de tir.
— Non, promis.
— Je les entends, Naomi.
— Oui, mais ils ne savent pas qu’on est là, dit-elle en ouvrant sa
portière. Venez. »
Je repensai à la question de mon nouveau voisin, ce matin : C’est
lequel de vous deux qui commande ?
Les unités armées s’entraînaient sur plusieurs sites isolés, en ville et
aux alentours. C’était l’un d’eux, supposais-je.
« Louisa Jankowski », dit Naomi, alors qu’on approchait du
bâtiment. Elle parlait de l’officier qui était de garde, supposait-on, au
moment où Martin Wick avait été photographié sur son lit d’hôpital. «
J’ai pensé qu’on pourrait la prendre par surprise.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de surprendre une
personne armée d’un fusil d’assaut. »
Elle m’adressa un clin d’œil.
« C’est pour ça que j’ai apporté mon bouclier humain. »
Avant que j’aie eu le temps de rire, un officier posté à l’entrée de
l’entrepôt avança vers nous. Il arborait une barbe de hipster qui
rebiquait, comme si elle voulait escalader son visage. Je le détestai
d’emblée.
« Adjointe Black, dit Naomi en montrant sa carte. Et voici
l’inspecteur Waits. On aimerait parler à un de vos supérieurs.
— Désolé, trésor, répondit-il, comme s’il s’adressait à une enfant de
dix ans. On les dérange seulement pour des questions de vie ou de
mort.
— Dans ce cas, on a de la chance car c’est une question de mort.
— La mort de qui ? demanda-t-il en nous regardant tour à tour, tout
sourire. Il y en a tellement.
— On préférerait en parler à l’intérieur, dit Naomi. Mais si on a
besoin d’un cadavre tout frais… »
Le type grimaça et j’intervins :
« Je sais que c’est ennuyeux de monter la garde, mais on n’est pas
venus pour bavarder. Quelqu’un a transformé un de nos collègues en
passoire dimanche matin à l’aube et on enquête.
— Rennick ? » demanda-t-il d’un air sombre. J’acquiesçai. « Vous
pourriez formuler ça de manière un peu plus respectueuse, non ?
— Si vous voulez, trésor. »
Il me foudroya du regard. Bizarrement, je suis incapable de dire à
des types armés ce qu’ils ont envie d’entendre.
« Suivez-moi, dit-il. J’espère qu’on retrouvera ce salopard avant
vous. »
Naomi haussa un sourcil. Je n’aurais su dire si j’étais remonté ou
redescendu dans son estime.
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10

On nous fit entrer dans un vaste espace dégagé. Les murs étaient
constitués de parpaings sur une hauteur de deux mètres environ, par-
dessus lesquels on avait fixé des plaques de métal. Un des avantages
du catastrophique déclin industriel, c’était qu’il offrait un tas de
champs de tir ad hoc.
Le bruit des détonations était absolument assourdissant.
Six policiers alignés nous tournaient le dos. Ils vidaient leurs armes
sur des cibles situées à une quinzaine de mètres. Leur sergent se tenait
en retrait. Il fronça les sourcils et ôta son casque antibruit en nous
voyant entrer. Il s’adressa au type posté à l’entrée, nous regarda et
hocha la tête. Un par un, ses hommes cessèrent de tirer et se
retournèrent. Tous sauf l’unique représentante de la gente féminine.
Louisa Jankowski.
Elle continua à canarder les cibles et rechargea pour recommencer,
comme si elle voulait repousser une force irrépressible. Finalement,
sentant que ses collègues la regardaient, elle baissa son arme et se
retourna à son tour. Je crus voir un bref mouvement de recul dans son
regard, un pas en arrière presque imperceptible, le temps qu’elle
évalue la situation, puis elle retira son casque et marcha vers nous.
Je la reconnus pour l’avoir vue à l’hôpital.
Elle m’avait fait signer le registre plusieurs fois quand j’arrivais ou
repartais, mais on n’avait jamais eu l’occasion de bavarder. Une fille
d’immigrés polonais, de la deuxième ou troisième génération, pensai-
je. Avec cette ossature, cette peau luminescente et ces dents blanches
qui émergeaient rarement du patrimoine génétique de la ville.
Athlétique et presque aussi grande que moi. Alors qu’elle s’approchait
de nous, je remarquai qu’elle était essoufflée et transpirait légèrement.
Ajoutez à cela son arme et elle paraissait aussi solide qu’intrépide.
« Louisa, dit son sergent, ces deux officiers souhaiteraient vous
parler.
— Waits, dit-elle en me reconnaissant elle aussi. Que se passe-t-il ?
— On ferait peut-être mieux d’aller bavarder ailleurs, dit Naomi.
— Vous n’avez pas besoin de votre arme », ajoutai-je.
Au moment où on ressortait de l’entrepôt, je vis ses collègues
échanger des regards. Louisa marchait devant nous, à grands pas,
comme si elle attendait cette confrontation avec impatience.
Tranquillement, elle contourna notre voiture et s’appuya contre le toit,
qui semblait ainsi lui servir d’armure. On l’avait entraînée à trouver les
positions privilégiées, et je me demandais si cela allait se refléter dans
sa conversation.
« C’est au sujet de Rennick ?
— Toutes nos condoléances, Louisa.
— Je crois que vous perdez votre temps.
— J’étais présent au moment de l’attaque, dis-je, espérant établir un
terrain d’entente. Rennick était un gars bien. »
Je ne le connaissais pas personnellement, mais c’était peut-être vrai.
Juste après leur mort, les gens semblaient connaître une période de
grâce.
« Racontez-moi ce qui s’est passé, alors.
— Je ne sais pas, répondis-je en toute franchise.
— Mais c’est ce qu’on aimerait découvrir, ajouta Naomi. Vous étiez
proches lui et vous ?
— Proches ? répéta Jankowski. Vous savez, je suppose, que c’est un
mot lourd de sens entre deux officiers de sexe opposé. Et vous deux ?
Vous êtes proches ?
— Non », répondit Naomi, avec une vigueur qui me surprit.
Jankowski étouffa un ricanement et regarda son reflet dans le toit de
la voiture.
« Eh bien, Rennie et moi, on était potes. Je m’attendais à le voir
franchir cette porte aujourd’hui…
— Vous aviez l’air sacrément acharnée tout à l’heure, fit remarquer
Naomi.
— Visualisation. Je pensais à la salope qui l’a buté. On en est où
d’ailleurs, à ce sujet ? Il paraît qu’elle a été repérée, et puis plus rien.
— Nous ne sommes pas encore sûrs que c’est bien elle, dit Naomi
en quêtant du regard mon soutien.
— Pardon ?
— Le cas Martin Wick complique la situation, dis-je. Nous
enquêtons sur son meurtre, parallèlement à celui de Rennick. »
Jankowski renifla avec mépris.
« Rennie mérite mieux que ça. Ils sont liés l’un à l’autre maintenant,
pour toujours. C’est dégueulasse. » Elle desserra les poings. « En quoi
est-ce que le meurtre de Wick complique les choses ? »
Naomi me regarda pour que je réponde, ce que je fis à contrecœur.
« Il obscurcit le mobile.
— Le mobile ? Qu’est-ce que ça peut être, à part quelqu’un qui a
voulu se faire justice lui-même ? Les gens le haïssaient, c’est pour ça
qu’on était là…
— Il pourrait y avoir un autre problème, sans rapport ; ou bien des
questions restées sans réponses depuis sa condamnation, dis-je, lui
balançant deux options. D’après ce qu’on sait, un des policiers de
garde aurait pu être la personne visée. »
Je sentis le regard de Naomi se poser sur moi, brièvement.
Jankowski réfléchit et plissa le front.
« Dites-moi en quoi je peux vous aider. »
Naomi sortit son carnet de sa poche.
« Vous faisiez partie de l’équipe chargée de protéger Wick durant les
semaines qui ont précédé l’attaque. Avez-vous vu ou entendu quelque
chose d’inhabituel ?
— Non. Je l’aurais signalé. Vous pensez qu’elle traînait à St Mary’s
depuis un moment ? Cette fille en survêt ?
— Et les fouilles ? demanda Naomi, ignorant la question. Étiez-vous
satisfaite de la rigueur avec laquelle vous avez appliqué les procédures
de contrôle ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Naomi poursuivit sur le même ton :
« Je vous demande si vous étiez satisfaite de la rigueur avec laquelle
vous avez appliqué les procédures de contrôle.
— Toujours, répondit Jankowski. Les procédures ont une raison
d’être. Je suis capable d’arrêter et de fouiller quelqu’un dans mon
sommeil, adjointe Black. Et vous ? Quel rapport avec le fait que
Rennie a été poignardé ? Je n’étais même pas là.
— Où étiez-vous, par pure curiosité ? »
La mâchoire de Jankowski se crispa.
« J’étais de garde.
— Avez-vous vu le Mail d’hier ? »
Elle secoua la tête, mais j’avais du mal à la croire. C’était le fait
marquant de la journée et elle était personnellement concernée. Je me
surpris à l’observer un peu plus attentivement.
Naomi ouvrit la portière du conducteur pour récupérer un
exemplaire du journal de dimanche. Elle le posa sur le toit, avec la
photo de Wick bien visible.
« Nous avons des raisons de penser que cette photo a été prise
pendant votre service, Louisa. »
Jankowski se décolla de la voiture et se dressa de toute sa hauteur.
« N’importe quoi. J’étais pas la seule à le surveiller au petit
déjeuner.
— Vous seule étiez de garde la fois où on lui a servi des corn flakes,
comme sur la photo… »
Je pris le relais.
« Quand Rennick a été agressé, je n’ai pas pu appeler
immédiatement les secours car j’avais déposé mon téléphone avant
d’entrer dans le service.
— Rennick a fait son boulot, ajouta Naomi. Contrairement, semble-
t-il, à la personne qui était de garde quand cette photo a été prise.
— Je proteste contre cette version des faits, répondit Jankowski.
— Cette version des faits est la seule qu’on a », rétorqua Naomi.
Jankowski secoua la tête et me regarda.
« Vous venez me donner des leçons ? Vous ? Comment s’appelait
votre supérieur, déjà ?
— Sutcliffe.
— Ouais, voilà. Il se tordait de rire toute la journée avec un tueur
d’enfants. Il devrait avoir honte.
— Il a le rouge au front maintenant, si ça peut vous consoler. » Elle
parut effarée que j’ose plaisanter au sujet des blessures de Sutty, mais
il me semblait utile de mettre les points sur les i. « Entre lui et moi, ce
n’est pas le grand amour, et si l’enquête prouve ce que vous dites, je le
menotterai moi-même à son brancard. Mais il y a une chose qui n’a
pas été rendue publique. Son boulot consistait à gagner la confiance de
Wick. Il devait lui faire avouer l’endroit où il a enterré une de ses
victimes, Lizzie Moore. » Je crus voir l’expression de Jankowski se
modifier légèrement. « Ce que vous avez vu ne correspondait peut-être
pas à la réalité », suggérai-je.
Elle regarda le journal.
« Je n’ai rien à voir là-dedans.
— La feuille d’émargement indique que Sutcliffe et Waits se
relayaient, reprit Naomi. Aucun des deux n’était présent dans le
service. Elle indique également qu’il n’y avait ni médecin ni
infirmière. Et, corrigez-moi si je me trompe, la procédure vous
obligeait à escorter jusque dans la chambre les aides-soignantes qui
apportaient ses repas à Wick. » Jankowski acquiesça. « Avez-vous
suivi la procédure ?
— À la lettre.
— Vous étiez donc seule dans ce couloir. Et vous n’avez rien
remarqué ?
— Vous me posez toujours la même question. Il était là, lui, quand
l’assassinat a été commis. » Elle me désigna d’un mouvement de tête.
« Est-ce qu’il a remarqué quelque chose ?
— Oui, dis-je. Un policier égorgé et un prisonnier sous protection
policière en train de brûler vif.
— Je commence à avoir l’impression que je devrais appeler mon
délégué.
— Nous sommes venus ici sans préjugés, dis-je. Mais nous sommes
certains que quelqu’un a dit au meurtrier de Wick où il se trouvait,
quelles étaient les mesures de sécurité et comment arriver jusqu’à lui.
Ce qui suggère une complicité interne. Je suis certain que l’inspecteur-
chef James interrogera tout le monde.
— Sauf votre boss.
— Il n’est pas au mieux de sa forme pour le moment. En fait, ils
l’ont plongé dans un coma artificiel. Mais croyez-moi, mon visage sera
la première chose qu’il verra à son réveil. S’il se réveille. »
Elle hocha la tête, comme si elle reconnaissait enfin que nous
n’étions pas là pour disculper Sutty.
« On a terminé ?
— Pour le moment, répondit Naomi.
— Si jamais quelque chose vous revient, appelez-moi. » Je lui tendis
ma carte, qu’elle fit rouler entre ses doigts à la manière d’une
croupière au blackjack. « Notre seul objectif, c’est de découvrir la
vérité. »
Cette entrevue s’était mal passée et je voulais conclure sur une note
positive.
Je n’avais pas besoin que d’autres tueurs surentraînés me prennent
pour cible.
Jankowski contourna la voiture pour regagner l’entrepôt. En nous
retournant pour la suivre du regard, nous découvrîmes plusieurs flics
armés à l’entrée. Ils s’écartèrent pour la laisser passer, puis refermèrent
les rangs, sans nous quitter des yeux.
Elle provoquait la méfiance et nous le mépris.
Je comptai cinq fusils d’assaut pointés vaguement sur nous.
Naomi pivota vers moi.
« Merci de vous être réveillé à la fin, c’était…
— C’était à vous de jouer. Et puis, j’ai eu l’impression que vous
saviez ce que vous faisiez.
— Je ne savais pas que je faisais équipe avec un partenaire muet.
Vous pensez qu’elle mentait ?
— Pourquoi pas ? Comme tout le monde. »
On remonta en voiture et Naomi changea de sujet.
« Vous avez vu la façon dont ils se sont regardés quand on l’a
conduite dehors ? » Encore une chose que j’aurais préféré qu’elle ne
remarque pas. « On aurait cru qu’ils ne lui faisaient pas confiance.
— Ça peut vouloir dire n’importe quoi. Ce n’est pas facile de
travailler quand on est l’objet de soupçons. » Naomi me regarda et je
devinai qu’elle croyait que je parlais de moi. Je ne pouvais
qu’imaginer le genre de soupçons auxquels elle pensait.
« Vous croyez qu’ils pourraient lui pourrir la vie ?
— Ce n’est pas sa vie qui m’inquiète. Je pense que je ne vais pas me
faire de nouveaux amis sur ce coup-là. »
Elle mit le contact. Je baissai le son du scanner et allumai la radio
pour essayer de remplir le silence grandissant entre nous. Je n’aimais
pas le rythme auquel progressait cette affaire, la manière dont les gens
semblaient se métamorphoser devant nos yeux, et je ne pouvais pas
traîner davantage les pieds sans éveiller les soupçons de Naomi.
Elle était trop intelligente pour qu’on lui mente, et ses relations avec
le superintendant Parrs, quelles qu’elles soient, la protégeaient de mon
pouvoir de manipulation.
Peut-être que si je demeurais spectateur de cette enquête, elle
demanderait sa mutation, mais était-ce réellement ce que je voulais ?
Quelques questions commençaient à me démanger. Comment peut-on
approcher suffisamment près d’un policier armé pour le poignarder ?
Et qui assassine un homme qui va mourir dans quelques jours ?
La seule chose dont j’étais sûr après cette visite surprise, c’était que
je ne pouvais pas continuer à louvoyer, de crainte que Naomi continue
à nous prendre au dépourvu, nos suspects et moi.
Quand je consultai mon téléphone, je découvris que j’avais un autre
appel en absence. Numéro masqué.
Quelqu’un essayait de me contacter.

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11

Il était tard, pourtant, pas un instant Frank Moore ne baissa les yeux,
et j’étais obligé de me casser le cou pour le regarder en face. Je
remarquai avec intérêt que Kevin Blake, dont j’avais supposé qu’il
appartenait à l’ancien monde, s’était montré très à l’aise face à un
officier de police de sexe féminin, alors que Moore, beaucoup plus
jeune, semblait avoir du mal. Chaque fois que Naomi parlait, il
l’écoutait attentivement, puis se tournait vers moi pour répondre. Peut-
être n’était-ce pas dû au fait qu’elle était une femme, mais à son passé
militaire, à ma supériorité hiérarchique supposée. Il me faisait
l’impression d’être du genre à vouloir parler au directeur.
S’il savait.
Après avoir largué l’adjointe Black dans la salle de visionnage des
images de surveillance pour quelques heures, j’avais tenté de quitter le
poste sans elle. Mais quand j’avais regagné la voiture, elle m’attendait
à l’intérieur. Faisant comme si je pensais la trouver là, j’étais monté à
bord sans rien dire. On s’était rendus au domicile de Frank Moore dans
notre silence habituel, uniquement brisé par les grésillements du
scanner en fond sonore.
Il habitait une maison de brique rouge, récente et symétrique, à
Heaton Mersey, et il eut un moment d’hésitation en nous voyant passer
la porte.
« En général, on enlève nos chaussures… »
Il nous précéda dans l’appartement en passant devant une série de
photos de famille en accord avec l’ordre ambiant. J’aurais pu croire
que c’étaient des images vendues avec le cadre, et jamais retirées, si je
n’avais pas reconnu le sourire droit et coincé de Frank qui irradiait sur
chacune de ces photos. Elles le montraient avec sa nouvelle compagne
et leurs trois enfants dans diverses configurations, tellement mises en
scène qu’elles ressemblaient à des publicités pour des crédits
immobiliers.
Lorsque Frank nous fit entrer dans le salon, tout aussi ordonné,
j’hésitai à m’asseoir. Les deux canapés étaient recouverts de housses
de protection en vinyle transparent. En regardant Naomi, je constatai
qu’elle était confrontée au même dilemme. On resta plantés là, à côté
de la cheminée décorative. Une grande bibliothèque encastrée dans le
mur accueillait quelques livres. Des manuels de motivation. Je songeai
alors que je n’avais jamais lu un ouvrage de développement personnel.
C’était peut-être ça mon problème.
Les étagères contenaient surtout d’autres photos encadrées des
enfants. Seuls, en groupe, avec toute la famille. Après ce qui était
arrivé à ses trois premiers enfants, ça me semblait normal.
« Monsieur Moore, dit Naomi, nous aimerions vous poser quelques
questions au sujet de Martin Wick.
— Allez-y, répondit-il en me regardant, comme si c’était moi qui
avais parlé. Mais je ne le connaissais pas.
— Apparemment, personne ne le connaissait vraiment, dis-je. Le
fait marquant de sa vie s’est déroulé au 11 Briars Green. Avant et
après, il n’y a pas grand-chose à raconter. »
Moore me toisa.
« Un fait marquant pour moi aussi.
— Oui, bien sûr, enchaîna Naomi. Avez-vous rencontré Martin
Wick ? Lui avez-vous parlé ? »
Moore secoua la tête.
« Je l’ai vu au procès, mais il n’a pas dit grand-chose. »
Si Martin Wick et Frank Moore s’étaient livrés à un duel silencieux,
j’étais surpris qu’ils n’y soient pas encore.
« Mais vous n’avez jamais douté que la police avait arrêté la bonne
personne », dit Naomi.
Il fronça les sourcils.
« Pourquoi en aurais-je douté ?
— Il n’a jamais pu fournir un récit détaillé de cette nuit-là.
— Évidemment. » Il se tourna vers moi de nouveau, comme si je
pouvais le comprendre plus facilement. « Il n’allait pas se passer la
corde au cou…
— Logique, dit Naomi pour essayer de conserver l’attention de
Moore. Qu’avez-vous ressenti en apprenant sa mort ? »
Il se pencha légèrement en avant et caressa avec son index l’éclair
blanc dans ses cheveux. Je me dis qu’il aurait aimé le lui planter dans
l’œil. Au lieu de cela, il sourit de nouveau.
« Pas grand-chose.
— Vous ne vous êtes pas réjoui ? » Moore plissa le front, mais
Naomi poursuivit. « La plupart des gens que nous avons rencontrés se
seraient fait un plaisir de l’éliminer…
— Je crois que je n’aimerais pas faire votre travail », la coupa-t-il en
lui adressant directement cette réponse, pour la première fois. «
Comme vous avez pu le constater, mon objectif c’est d’aider les gens
qui se noient dans le chagrin. Je ne peux pas les en extirper tout seul,
mais je peux leur tendre la main. Et j’ai toujours pensé que Martin
Wick allait à la dérive lui aussi dans tout ce chagrin. S’il avait sollicité
mon aide, nous aurions peut-être pu nous secourir mutuellement.
— Mais il ne l’a pas fait ? demandai-je.
— Non, hélas.
— Pardonnez-moi de dire ça, mais vos conseils semblent plutôt
s’adresser à une autre catégorie de personnes.
— Je ne vais pas m’excuser de faire payer mes séminaires. Ils me
permettent de gagner ma vie, mais c’est accessoire. Ce qui me plaît,
c’est qu’ils financent notre travail avec les groupes à risque.
— Comment définissez-vous cette notion ?
— Ce sont des gens qui ont besoin de notre aide, mais n’ont pas les
moyens de se l’offrir. Ça peut être une mère de famille en deuil, une
personne toxicomane, ou un sans-abri. Je veux éviter que le prochain
Martin Wick atteigne son point de rupture. J’ai discuté avec quelques
officiers de police à l’époque.
— Kevin Blake est-il venu vous trouver dans cette optique ? »
Moore secoua la tête.
« Kev est plus comme vous.
— C’est-à-dire ? demandai-je.
— Il garde tout à l’intérieur. Désolé, je le sens. Néanmoins, j’ai
trouvé ça révélateur qu’il quitte la police juste après la condamnation
de Martin Wick…
— Pourquoi donc ?
— C’était la preuve de la magnitude de cette affaire. S’il en était
besoin. Cet homme n’a pas seulement détruit ma famille, il a détruit
tous ceux qui ont été en contact avec lui. Je pense que Blake a résisté
admirablement.
— Diriez-vous que vous êtes amis ?
— Non, absolument pas. Impossible de briser sa coquille. Mais nos
chemins se croisent souvent. Dans les galas de bienfaisance et ainsi de
suite…
— Étiez-vous informé de l’espérance de vie de Martin Wick ?
demanda Naomi.
— Oui. Votre agent de liaison avec les familles, une fille adorable,
nous avait expliqué qu’il y avait encore un espoir qu’il révèle
l’emplacement de la dernière demeure de Lizzie. »
Sa voix se brisa à l’évocation de sa fille et involontairement il porta
la main à sa poitrine, comme pour indiquer où elle se trouvait
réellement.
« Comment avez-vous réagi à cette nouvelle ?
— J’ai dit à vos collègues qu’ils perdaient leur temps, je crois. »
Sans doute remarqua-t-il le regard que me lança Naomi, car il
développa. « Vous devez bien comprendre que Lizzie a été déclarée
morte avec les autres. Et en un sens, ça m’a aidé. Je pouvais… » Il
tendit ses énormes mains devant lui comme si elles agrippaient un
objet volumineux pour le plaquer au sol… « Je pouvais tout enfouir au
même endroit. Et tourner la page. Après une tragédie comme celle-ci,
vous devez aller de l’avant. Cela signifie pardonner et oublier.
— Vous avez pardonné à Martin Wick ? » demanda Naomi.
Mouvement de tête agacé.
« Je me suis pardonné à moi-même.
— Puis-je vous demander quoi ?
— La culpabilité du survivant. Si les êtres humains forment des
familles, ce n’est pas sans raison. Les mères servent à élever les
enfants, elles apportent une conscience dans le foyer. Les pères sont là
pour apporter la nourriture, la chaleur et la protection. J’ai échoué. »
Je ne partageais pas cet avis, mais pas facile de contredire cette
affirmation car dans son cas, c’était vrai. Peut-être que sa femme et ses
enfants seraient toujours en vie s’il avait été là.
« Je crois que Margaret et vous étiez séparés à l’époque ? dit Naomi.
— Vous croyez, hein ?
— Nous essayons juste d’établir la chronologie des faits, répondit-
elle calmement.
— Oui, nous étions séparés, mais dans notre esprit, ce n’était pas
définitif, je pense. Nous faisions une pause.
— Une pause dans quoi ?
— Un jour, quand vous serez un peu plus âgée, quand vous serez en
couple, peut-être que vous comprendrez. Un mariage, c’est comme un
océan. Infini, sans fond, mystérieux. Mais changeant, soumis aux
marées, imprévisible. Nous traversions une période de mauvais temps.
»
Il conclut sa phrase de manière abrupte et je m’aperçus, avec
stupéfaction, que c’était sa réponse.
Naomi insista.
« Quel genre de mauvais temps ?
— Si vous voulez la sinistre vérité, je fréquentais de mauvaises
personnes, répondit-il en esquivant la question d’une autre façon. Je
n’étais pas un père ni un mari idéal, mais j’en ai tiré des
enseignements.
— Du style ? demanda Naomi, et je compris qu’elle continuerait
jusqu’à ce qu’elle obtienne une réponse franche.
— J’ai pu enseigner à mes enfants une leçon précieuse, dit-il en
hochant la tête en direction des photos encadrées sur les étagères.
Chérissez chaque jour qui passe. Vivez-le comme si c’était le dernier. »
Je trouvais que c’était une leçon un peu brutale pour des tout-petits,
mais j’essayai de ne rien laisser paraître.
« Je m’en veux d’insister, dit Naomi, mais qu’est-ce qui vous
rendait imparfait avant cela ?
— Je combattais des choses, répondit-il, avec un soupçon de
menace dans la voix.
— Quel genre de choses ?
— Maggie. Les enfants. Moi-même. » Il les énumérait comme s’il
s’agissait d’entités totalement séparées. « Désormais, j’ai une devise, à
laquelle j’essaie de me conformer. Prendre les choses telles qu’elles se
présentent.
— J’essaierai de m’en souvenir », dit Naomi.
Moore dressa le menton, à la manière d’un chanteur qui tente
d’atteindre une note élevée.
« Autre chose ? demanda-t-il. Ils vont bientôt rentrer et je préfère
qu’ils restent en dehors de tout ça.
— Bien sûr, dit Naomi. Ça nous aiderait de savoir où vous étiez
samedi soir et dimanche matin.
— Je suis l’homme le plus heureux au monde. » Il rayonnait. Je
songeais à ses enfants massacrés. Curieuse définition du bonheur. «
J’étais ici, au lit, à côté de ma femme.
— Eh bien, merci, dit Naomi. Et merci encore de nous avoir accordé
un peu de votre temps.
— Je vous raccompagne », dit-il en nous escortant jusqu’à la porte.
Au passage, je regardai de nouveau les photos de famille. Et je fus
frappé par la ressemblance entre la nouvelle compagne de Frank et
Margaret Moore, assassinée.
« Nous étions faits pour nous rencontrer, dit Frank qui avait suivi
mon regard. Parfois, le hasard fait bien les choses. »
Je dus paraître perplexe parce qu’il se mit à improviser sur cette
notion quand des voix nous parvinrent de l’allée. Une clé tourna dans
la serrure. La porte s’ouvrit et trois enfants entrèrent. Tout d’abord, je
crus qu’ils étaient étonnés de nous voir, intimidés de découvrir deux
inconnus en compagnie de leur père. Puis je compris qu’ils entraient
toujours de cette façon.
En silence, leurs chaussures à la main.
Ils restèrent plantés là, bien alignés, attendant que leur mère arrive
pour les précéder. Quand celle-ci s’avança, j’eus l’impression de
rencontrer Margaret Moore. Elle lui ressemblait trait pour trait, jusqu’à
la tresse.
Naomi sourit aux enfants.
« Vous devez être…
— Elizabeth, répondit la mère en désignant son aînée d’un
mouvement de tête. Et voici Arthur et Mary.
— Becky, ma merveilleuse épouse », dit Frank.
On échangea des bonjours et elle poussa ses enfants dans le salon.
« Madame Moore », dit Naomi en leur emboîtant le pas.
Je regardai le sourire figé de Frank pivoter dans leur direction,
tandis qu’on entendait sa femme confirmer son alibi.
« Merci », dit Naomi.
Elle nous rejoignit dans le vestibule, dit au revoir et marcha vers
notre voiture en s’emmitouflant dans sa parka.
Dehors, il faisait nuit et je sentais la froideur du soir.
« Ils sont pour moi une bénédiction », dit Frank au moment où je
sortais.
J’aurais voulu en revenir à sa famille, au hasard qui faisait si bien
les choses. L’inquiétude n’avait pas quitté son visage depuis qu’il avait
émis cette remarque ; il semblait s’apercevoir qu’il avait commis un
faux pas quelque part. Je m’attardai sur le seuil, devinant qu’il aimait
avoir le dernier mot.
« Inspecteur, votre collègue m’a demandé ce que j’avais ressenti en
apprenant la mort de Martin Wick, et je pense que ma réponse n’était
pas totalement sincère.
— Oh ?
— On a beau se répéter des devises. Prendre les choses telles
qu’elles se présentent. Quand je vois ma famille aujourd’hui, quand je
songe à tout ce que cet homme m’a volé… Si ça ne tenait qu’à moi, on
déterrerait ce salopard pour le faire cramer une deuxième fois. » Je ne
dis rien et il sourit. « Mais c’est juste une opinion personnelle.
— Bien sûr. Bonsoir, monsieur Moore. »
En descendant l’allée, je songeai qu’on aurait pu tout aussi bien
interroger une de ses photos encadrées. Sa conclusion incendiaire
ressemblait à un désir de détourner l’attention. Je rejoignis Naomi dans
la voiture. On resta muets un instant. Le moteur tournait.
« Les enfants », dit-elle.
J’acquiesçai et regardai la maison par-dessus mon épaule. La
silhouette de Frank Moore s’encadrait dans la fenêtre, il nous
observait.
Arthur, Elizabeth et Mary. Ils portaient les prénoms de ses enfants
assassinés.
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III

Ré-assassiné
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1

Je me réveillai tôt, enfilai un short, un T-shirt et des baskets, et


commençai mon jogging dans Thomas Street en direction de l’Irwell,
que je traversai pour rejoindre Black Friars Road et suivre vaguement
la direction de Spinningfields au sud-est. La révélation concernant les
enfants de Frank Moore m’avait perturbé, et j’estimais qu’il avait un
problème avec Naomi. Avec les femmes tout simplement.
Mauvais pour un type dont l’épouse a été assassinée.
Je quittai l’Irwell, accélérai, freinai autour du musée des Sciences et
de l’Industrie, et revins vers le Northern Quarter en sprintant durant le
dernier kilomètre, laissant la plupart de mes problèmes pour morts,
temporairement du moins. Impossible, toutefois, de me débarrasser du
sentiment qu’un truc énorme s’agitait derrière l’affaire Moore. Comme
des plaques tectoniques qui se déplacent.
Au moment où j’arrivais devant chez moi et introduisais la clé dans
la serrure, j’entendis une voiture s’arrêter dans mon dos, et, en me
retournant, je vis l’inspecteur-chef James au volant. Je ne l’avais
rencontré qu’une seule fois, lorsqu’il avait pris ma déposition au sujet
des événements qui s’étaient déroulés à St Mary’s. Il portait alors un
costume banal, et sa façon de parler, douce et monotone, sa manière de
remuer les mains, m’avaient fait penser à un présentateur météo. Il
coupa le moteur, descendit de voiture et s’appuya sur le toit pour parler
par-dessus.
« J’avais entendu dire que vous étiez accro à la vitesse1, mais là,
c’est ridicule…
— En quoi je peux vous aider ?
— Vous, m’aider ? » Il sourit. « Ça m’étonnerait, mon gars. Je
passais dans le coin…
— SOS Détresse, c’est la rue d’après. Bonne journée.
— Pendant que je suis là, je voulais vous parler d’un truc…
— Si c’est au sujet de l’enquête, ne vous donnez pas cette peine.
Personnellement, je vous la laisse.
— Vous vous êtes porté volontaire.
— Vous croyez qu’on peut se porter volontaire pour travailler avec
Parrs ?
— Donc, c’est Parrs qui bande pour Wick. Oui, logique… »
J’attendis la suite.
« … D’après ce que j’ai entendu dire, il n’en a plus pour longtemps.
Chase va prendre du galon et ils n’ont jamais pu se sentir. L’affaire
Wick, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il voulait mener
l’enquête, mettre son meilleur homme sur le coup, mais elle a refusé,
alors il est allé quémander, en disant que vous vous sentiez
personnellement responsable. Que vous étiez effondré à cause de
Sutty, et que vous l’aviez supplié de vous donner cette affaire.
N’importe quoi pour pouvoir garder un pied à l’intérieur », dit-il en
secouant la tête comme si un recoin de l’humanité, masqué jusqu’à
présent, lui était apparu.
« C’est bon à savoir, poursuivit-il. Mais je ne suis pas ici pour ça.
Où êtes-vous allé immédiatement après l’incendie de St Mary’s ?
— Je suis resté un moment avec Parrs, ensuite je suis rentré chez
moi.
— En voiture ?
— J’ai marché.
— Sauf qu’une vilaine agression a été commise tout près de
Piccadilly. Dimanche matin à l’aube. Le type a reçu des coups de pied
dans la tête, et son agresseur correspond à votre signalement.
— Je vous le répète : je suis rentré chez moi à pied.
— Vous vous êtes arrêté quelque part ? »
Je secouai la tête.
« Donc, vous n’avez pas repris vos vieilles habitudes après une sale
nuit au boulot ? Un peu de meth pour vous détendre…
— Je suis rentré directement chez moi et je me suis couché. Si vous
pensez que je me drogue, réclamez un échantillon d’urine.
— Vous me le donneriez ?
— Je crois que je pourrais vous atteindre d’ici.
— Ce n’est pas le bon jour pour faire un concours de celui qui pisse
le plus loin, mon gars. » Il contourna sa voiture en tenant à la main une
image provenant d’une caméra de surveillance, moi en l’occurrence,
prise dimanche matin à l’aube, indiquait l’horodatage, après
l’agression.
Je levais les yeux vers la caméra. Mon expression défiait toute
description.
« Et alors ? » demandai-je.
James me montra un second cliché, presque identique au premier,
mais pris six minutes plus tard. Je n’avais quasiment pas bougé, et je
m’aperçus que je regardais fixement le Light Fantastic.
« Quand on nous a signalé cette agression, on a fait le tour des
commerces du coin. Un type nous a dit avoir vu un truc bizarre. Alors
qu’il fermait son club, il a jeté un coup d’œil par la fenêtre de son
bureau. Et là, dans la rue, il a vu un jeune gars en colère qui levait les
yeux vers sa fenêtre. Il est resté là presque dix minutes. Le signalement
qu’il nous a donné ressemblait à celui de notre agresseur, alors on a
tiré ces images. Imaginez notre surprise…
— La nuit avait été longue. J’hésitais à aller boire un verre.
— C’était fermé, dit James. À double tour. Les agents envoyés sur
place vous ont reconnu, ils ont fait un rapport à leurs supérieurs. Le
rapport a traversé Central Park et il a atterri sur le bureau de Chase.
Elle m’a demandé de vous en toucher en mot, discrètement, entre
nous…
— Un mot à quel sujet ?
— Écoutez, dit-il comme s’il voulait jouer franc-jeu avec moi.
Personne ne s’intéresse à cette agression… Un petit dealer, tout le
monde s’en fout. Mais je suis obligé de vous demander si vous
connaissez le propriétaire de ce club.
— Non, répondis-je en entendant le tremblement dans ma voix.
— Vous n’essayiez pas de faire passer un message quelconque en
dévisageant cet homme ? »
Je secouai la tête.
« Bizarre. À ce qu’il paraît, c’était votre dealer. La prochaine fois
que vous passez par hasard devant le Light Fantastic, rendez-nous un
petit service. Continuez à marcher en regardant droit devant vous. »

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1. Speed addict dans le texte anglais : allusion au speed, les amphétamines.

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2

Je montai jusqu’à mon appart et claquai la porte derrière moi. Le


Light Fantastic appartenait à un certain Zain Carver. Si on creusait un
peu plus, Carver percevait sans doute un pourcentage sur toute la
drogue vendue en ville. En ce sens, peut-être qu’il avait été mon
dealer, en effet, mais bizarrement, sa réputation était meilleure que la
mienne. Si son nom apparaissait de temps à autre dans le journal,
c’était toujours en relation avec des investissements ou des entreprises
du bâtiment, des actions, des obligations, des sociétés et des
immeubles. Si vous lui posiez la question, il vous répondrait que
c’étaient de simples placements, des dérivés de sa fortune personnelle.
Le véritable talent de Zain, c’était d’acheter les gens.
Prostituées, politiciens, officiers de police. Il ne se montrait ni plus
ni moins impitoyable avec ces personnes qu’avec n’importe quelle
autre source de revenus. Quand ses actions chutaient, il les larguait.
Quand des sociétés coulaient, elles étaient déclarées en faillite et leurs
actifs liquidés. Quand des immeubles ne servaient plus à rien, des
défauts électriques surgissaient soudain et du jour au lendemain ils
partaient en fumée, remboursés par l’assurance.
Et donc, quand une personne dans laquelle avait investi Carver
déclinait, il la balançait de la même manière. Quand elle ne rapportait
plus, elle se retrouvait mystérieusement en faillite, liquidée.
Quand elle ne servait plus à rien, elle partait en fumée.
Il était inévitable que le Light Fantastic connaisse tôt ou tard le
même sort car il appartenait à Zain Carver. Je regardai le cliché que
James m’avait laissé, vaguement nauséeux. Car, en un sens, j’avais
moi aussi appartenu à Zain Carver, à une époque. Je projetai mon
esprit en arrière et repensai à toutes ces personnes que je connaissais
qu’il avait achetées au fil des ans. Se pouvait-il réellement qu’il ne
restât plus que moi ?
Le superintendant Parrs avait tort en disant que je lui avais vendu
mon âme. Elle était déjà hypothéquée jusqu’à la garde.

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3

Je pris une longue douche brûlante et m’assis devant une tasse de


café noir, en essayant de ressembler à un homme décontracté. Ça ne
vint pas naturellement. Après la visite de James, qui m’avait appris
qu’on m’avait vu devant le Light Fantastic, trois puissantes impulsions
livraient bataille en moi.
La première ressemblait à un instinct de conservation, un impératif
biologique qui m’ordonnait de laisser tomber cette affaire (assortie de
l’idée que j’étais peut-être la cible de l’attaque) et de fuir loin de tout
ça. La deuxième impulsion émanait de ma conscience, que je n’avais
pas écoutée depuis longtemps, et je m’agaçais de cette soudaine
intrusion. Elle suggérait que des vies étaient en jeu, que je devais
prendre ça au sérieux. La troisième impulsion venait de ma propre
curiosité. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si Martin Wick
avait dit la vérité au moment de mourir. Et s’il n’avait rien à voir avec
le massacre de la famille Moore ? Si le véritable meurtrier était
toujours en liberté ?
En pensant à Carver, je sentis mon rythme cardiaque s’accélérer et
je levai les yeux au plafond, ravi d’y avoir caché le sac de voyage. Le
liquide, l’enveloppe en plastique et tout ce qu’elle représentait.
L’espoir d’une nouvelle vie. Une possible libération de toutes les
menaces et des intimidations qui avaient pourri celle-ci.
Mais tout se figea lorsque je remarquai que le luminaire au-dessus
de moi était descellé.
La dernière fois que je l’avais retiré, le matin précédent, je l’avais
soigneusement remis en place avant d’aller ouvrir à Naomi.
Je sortis dans le couloir, en essayant d’ignorer le bourdonnement
dans mes oreilles, j’allai chercher l’escabeau et le déposai au centre de
la pièce pour grimper dessus. Lorsque je tendis la main, je remarquai
qu’elle tremblait. Je déplaçai le luminaire et glissai la main par le trou,
mais il n’y avait plus rien. Je montai sur la dernière marche et me
dévissai le cou pour introduire la partie supérieure de ma tête dans
l’ouverture. Il faisait trop sombre pour voir quoi que ce soit. J’arrachai
mon téléphone de ma poche et promenai la lampe dans tous les coins.
Le sac avait disparu.
J’essayai de respirer, mais je sentais ma poitrine se comprimer, se
replier sur elle-même. L’escabeau branlait, et je m’aperçus que le
tremblement de mes mains s’était propagé dans mes bras et mes
jambes. Je me concentrai pour redescendre, m’assis par terre et
regardai la pièce tournoyer autour de moi. Une galaxie de taches
solaires se déploya devant mes yeux et je constatai que j’étais victime
d’une crise de panique, je perdais tout contrôle.
Des noms et des visages répugnants traversaient mon esprit à toute
allure.
Ceux de tous les individus capables de faire ça. Je m’allongeai sur le
dos, me griffant la poitrine, m’efforçant de ne pas penser à eux. Je
perdis connaissance pendant une seconde, mais finalement, la crise
passa et je me retrouvai en train de frissonner sur le plancher. Je
sentais la sueur glacée sous mes vêtements.
Ce sac contenait une grosse somme d’argent, les économies de toute
une vie, littéralement, et un faux passeport réalisé au prix fort, avec
mon visage et un nouveau nom. Le fait que quelqu’un se soit introduit
chez moi pour voler ce sac signifiait que je courais un danger
immédiat, mais étant privé de mon seul moyen de fuite, je ne pouvais
plus partir.
Je ne savais pas quoi faire.

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4

J’avais rapporté l’escabeau dans le couloir puis entrepris de fouiller


chaque pièce, chaque placard, chaque tiroir de l’appart. Au début,
j’avais agi méthodiquement, mais à mesure que la peur recommençait
à bouillonner en moi, je m’étais surpris à me déplacer plus vite,
arrachant les vêtements dans la penderie et les livres sur les étagères.
Je renversais le contenu des tiroirs sur le sol dans un état proche de la
folie, j’essayais de prendre de vitesse une nouvelle crise de panique.
La sonnerie de l’interphone me fit sursauter.
Il était 5 h 30 du matin et je n’attendais personne.
Je jetai un coup d’œil à l’interphone, mais me dirigeai vers la fenêtre
à la place, et dans la rue, je découvris Naomi qui levait les yeux vers
moi. Son expression était indéchiffrable et après un moment
d’hésitation, j’ouvris la fenêtre en grand.
« Le superintendant veut vous voir », dit-elle.
Je me penchai au-dehors, en me demandant ce qu’ils savaient. Seule
Naomi était entrée chez moi ces derniers jours, lorsqu’elle avait
débarqué à l’improviste, et elle avait vu l’escabeau appuyé contre
l’étagère. Qu’elle réapparaisse justement maintenant ne me disait rien
qui vaille.
« Où on va ? demandai-je.
— Au St Mary’s Hospital.
— Je suppose que Parrs va subir sa transplantation cardiaque…
— Je crois qu’il est encore sur la liste d’attente, répondit-elle avec
un sourire circonspect. Tout va bien ? » Je hochai la tête en ayant
l’impression qu’une voiture stationnait sur ma poitrine. « Il faut qu’on
y soit dans vingt minutes. »
Je me retournai vers le chaos du salon.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— J’en sais rien, mais ça paraissait urgent. »
On atteignit l’hôpital avant 6 heures pour aussitôt se diriger vers
l’agitation, gravissant trois étages à la suite d’une équipe de télé.
Arrivés en haut, on pénétra dans le service où Martin Wick avait été
assassiné. Je m’attendais à ce que l’accès soit condamné, comme une
scène de crime, mais le couloir était noir de monde, débordant
d’activité. Je dévisageai Naomi, en me demandant si c’était un piège.
Je l’avais observée pendant qu’elle conduisait.
Elle dégageait la tension de quelqu’un qui n’a pas dormi de la nuit,
et du coup, j’avais encore moins confiance en elle. Qu’avait-elle fait
pendant tout ce temps ? Avec une certaine inquiétude, je commençais à
imaginer ce que devait penser la personne qui avait découvert le sac.
Le seul policier sorti indemne d’un assassinat téméraire et sanglant,
trouvé en possession d’un faux passeport et d’une grosse somme
d’argent. Je m’étais piégé moi-même.
Le superintendant Parrs s’adressait à un jeune type qui nous tournait
le dos. Son œil rouge s’illumina quand il nous vit et il posa la main sur
l’épaule de l’homme pour le faire pivoter vers nous.
« Aidan Waits, dit-il. Je vous présente votre remplaçant. Deux morts
le premier jour, aucune piste le deuxième jour et muté le troisième
jour. Un nouveau record personnel. »
Ce type me disait quelque chose.
Il avait la trentaine, peut-être un peu moins, et portait un costume
sombre semblable au mien. Sa chemise blanche était froissée et ses
cheveux courts, mieux coiffés que les miens, mais néanmoins en
bataille. Il avait une mâchoire saillante, presque émaciée, une barbe
baissante et des yeux de menteur, creusés, bordés de poches.
« Qu’est-ce qui se passe ? répétai-je.
— Nous filmons la reconstitution. » Le type me sourit. « Je crois
que je suis vous.
— Toutes mes condoléances… »
Mon attention fut distraite par un homme habillé comme Sutty qui
se frayait un chemin dans le couloir. Toute raison semblait m’échapper,
aspirée dans le sillage d’une logique onirique, et je craignais, si je
baissais les yeux, de me voir nu.
« Excusez-nous », dit Parrs en me faisant signe de le suivre d’un
mouvement de tête.
Il me fit rebrousser chemin. Soit il savait et j’étais sur le point d’être
arrêté, soit il ne savait pas et quelqu’un d’autre avait décidé de s’en
prendre à moi.
Je n’arrivais pas à décider ce qui était le pire.
On regagna l’escalier pour monter à l’étage du dessus, loin des
éclats de voix et de l’agitation. Je me retournai à la vue d’une femme
en survêtement vert et au visage tatoué. Parrs secoua la tête d’un air
las. Quand on atteignit la porte qui donnait sur le toit, elle refusa de
bouger, alors on resta recroquevillés dans l’embrasure, sous une
ampoule nue.
« Je n’étais pas au courant de cette reconstitution, dis-je.
— Bienvenue au club. » Il lança un regard acéré par-dessus mon
épaule pour s’assurer que personne ne se trouvait à portée de voix. «
L’excitation de la chasse, dit-il en faisant allusion à la superintendante
en chef 1. Si elle m’avait posé la question, j’aurais suggéré que vous
jouiez votre propre rôle. Après tout, vous avez l’habitude de vous faire
passer pour un inspecteur. Eh bien, où en sommes-nous ?
— Il n’y a pas grand-chose à dire. On a interrogé Sloane, mais il
nous a fait tout un plat sur la protection des sources. Cela étant, il nous
a suggéré de parler à James.
— Évidemment. James devrait porter des couches pour adulte. Il ne
peut pas faire trois pas sans que ça fuie. L’élément clé, c’est Sloane.
— Il s’est montré très ferme sur cette question.
— Si je pouvais apposer les mains sur l’inspecteur principal
Sutcliffe pour le guérir, je le ferais. Mais comme c’est impossible,
vous êtes mon instrument. Si Sloane est ferme, rendez-lui visite avec
votre petit maillet et attendrissez-moi ce salopard. Car si vous n’êtes
pas capable de me dire avant ce soir qui a pris cette photo, je serai
obligé de chercher plus près de nous. Ça vous plairait, Aidan ? Un petit
examen à la loupe ?
— Est-ce que vous me cachez quelque chose, monsieur ? »
Il inspira.
« Cranston part à la fin de l’année. » J’acquiesçai, en songeant à ce
que m’avait dit James à propos de l’équilibre délicat du pouvoir entre
Parrs et Chase. « De vous à moi ? Chase a déjà été désignée pour le
remplacer, et elle ne veut pas de taches sur son auréole. Naturellement,
elle cherche quelqu’un sur qui rejeter la responsabilité de toute cette
affaire, ce qui me place, très temporairement, sur un siège éjectable.
Mais je pourrais très bien me lever pour vous céder la place.
— Moi ?
— Personne n’est plus impliqué que vous, ne l’oubliez pas. Alors,
vous feriez bien d’attaquer sur tous les fronts et de vous démener pour
prouver que vous n’avez rien à voir dans tout ça.
— Je ne suis pas impliqué.
— À l’évidence. Kevin Blake a prévu d’autres apparitions devant la
presse aujourd’hui ?
— Quand on l’a su, il était déjà à l’antenne. On fait de notre mieux.
— L’un de vous, au moins. N’oubliez pas, fiston, je sais toujours –
toujours – quand vous me mentez. Lorsque j’entends les bruits qui
sortent de votre bouche. Si vous laissez pourrir cette affaire, je vais
vous pourrir la vie, croyez-moi. » Je ne dis rien. Après les événements
de ce matin, il allait peut-être devoir attendre son tour. « Allez,
ordonna-t-il. La suite.
— On n’a toujours pas identifié la fille au survêt. Aucune empreinte
dans le service ou dans la voiture, ni…
— J’ai compris le message, me coupa-t-il en m’entraînant à grands
pas. Vous n’avez rien. Et pour le mobile de la vengeance, on en est où

Je secouai la tête.
« Frank Moore est un type bizarre. Je n’arrive pas à déterminer s’il a
vraiment viré New Age ou s’il refoule ses sentiments. Il a donné à ses
trois nouveaux enfants les prénoms de ceux qui ont été assassinés par
Wick. » Cela parut intéresser vaguement Parrs, hélas je n’avais rien
d’autre à lui offrir. « Il a construit toute sa nouvelle vie, ou la façade,
sur l’idée d’aller de l’avant. Le pardon et l’oubli. Il donne des
conférences où il explique comment survivre au chagrin.
— Si on réchappe à tout ça, je nous inscrirai tous.
— Je me suis dit qu’il y avait sûrement anguille sous roche, mais…
— Oui, dit-il en saisissant ma pensée. Sa famille a été assassinée,
comment pourrait-il en être autrement ? » Il glissa la main à l’intérieur
de sa veste et en sortit un journal tout froissé. « Vous avez vu ça ? »
Il me le fourra dans la main. Je le levai vers la lumière.
Murder Ink, clamait la manchette.
L’article, signé Charlie Sloane, racontait comment les forces de
police armées avaient malmené une jeune femme au visage tatoué,
avant de s’apercevoir qu’elle n’était pas la personne recherchée. Il
continuait en indiquant que le seul homme arrêté dans le cadre de ce
meurtre avait été relâché sans qu’aucune charge ne soit retenue contre
lui.
« Il parle de l’ancien compagnon de cellule de Wick ? » demandai-
je.
Parrs acquiesça.
« Un dealer de spice. Il se fait appeler Short Back and Sides.
L’équipe de James l’a libéré sous caution ce matin. Il doit traîner dans
les parages…
— Il leur a refilé quelque chose ?
— La chtouille, s’ils se sont approchés un peu trop près. Il a un
alibi, mais qui sait ce qu’il vaut ? S’il y a une chose qui manque à
l’équipe de James, c’est le talent de votre adjointe Black. Elle a passé
toute la nuit à visionner les images des caméras de surveillance de St
Mary’s. Elle est capable de situer Short Back dans tout le secteur au
cours des sept derniers jours. » Ce qui expliquait la tension et les yeux
rougis de Naomi. « Vous ne vous parlez pas tous les deux, sergent ?
— J’essaie encore de me mettre à niveau. Y a-t-il quelque chose qui
relie directement ce Short Back and Sides à l’attentat ?
— Pas encore, mais à moins qu’ils aient commencé à réaliser des
castrations chimiques ici, je ne vois pas ce qu’il viendrait faire dans le
coin.
— Je vais aller lui dire un mot.
— Un gros, de préférence. Et ne vous embêtez pas à l’amener au
poste. Ce salopard a passé la moitié de sa vie dans des salles
d’interrogatoire. Il ne ferait qu’une bouchée de James et compagnie.
Une fois de plus, j’ai conscience que les talents de l’inspecteur
principal Sutcliffe auraient été plus appropriés, mais s’il vous plaît,
faites au pire.
— On a des nouvelles de Sutty ? »
Parrs me jeta un regard mauvais.
« Vous n’êtes pas encore allé le voir ? » J’ouvris la bouche pour
répondre, mais il secoua la tête. « Avec des amis comme vous…, hein
? L’inspecteur principal Sutcliffe est toujours sous anesthésie. De fait,
il se trouve deux étages juste en dessous. Il vous reste quelques jours
avant qu’ils le réveillent. Vous pourriez aller lui faire coucou en
repartant. »
Je ne dis rien.
« Lisez-le jusqu’au bout pendant que vous y êtes. »
D’un mouvement de tête, il désigna le journal.
Je survolai la suite de l’article et constatai que Sloane avait
enfourché son dada : feu l’agente Tessa Klein. Malgré de nouvelles
pistes, écrivait-il, la police refusait d’enquêter sur sa disparition.
« De nouvelles pistes ? demandai-je en relevant la tête.
— C’est la question que je lui ai posée ce matin. Il paraîtrait qu’elle
avait réservé des vacances avant de se suicider.
— Vous voulez qu’on creuse ?
— Certainement pas. Chase est déjà mécontente de voir le nom de
Klein ressurgir dans les journaux. Elle m’a demandé de lui confirmer
que ce n’était pas vous qui aviez refilé cette info à Sloane durant votre
conversation d’hier…
— Je n’étais pas au courant, dis-je. Et je ne sais toujours rien.
— Continuez. Pour nous, Klein était une civile quand elle est morte,
et elle est morte de ses propres mains. » Son insistance me remplit
d’un mauvais pressentiment, mais je ne relevai pas. « On en est où
avec le troisième mobile ?
— On voulait se concentrer sur Wick pour commencer. Il y a
tellement de pistes qu’il paraît peu probable que…
— Il paraît peu probable que vous désobéissiez aux ordres, sergent.
Je veux que vous éliminiez la possibilité que vous ayez été la cible de
cette attaque. J’en ai marre de ces surprises.
— D’où vient l’info ?
— Ah, enfin. Vous posez la bonne question. Là encore, je vous
suggère d’en parler à votre collègue. Je crois savoir que l’adjointe
Black s’est intéressée à cette question également, la nuit dernière. Elle
a accédé aux dossiers concernés à 23 h 49. J’ai l’impression qu’elle
s’intéresse davantage à votre bien-être que vous-même, sergent. » Je
n’aimais pas l’idée qu’elle avait fouillé dans mon historique, mais
c’était un peu moins grave que de savoir qu’elle avait fouillé mon
appart. « Bon, reprit-il. Au sujet de cette affaire Louisa Jankowski… »
La veille au soir, j’avais laissé un message à Parrs lui recommandant
de la cantonner à des tâches administratives. Je ne savais pas quel était
son problème, mais il me paraissait anormal d’autoriser un agent
possiblement compromis à arpenter les rues avec une arme à feu
chargée.
« Lorsque j’ai fait part de votre inquiétude à la superintendante en
chef Chase, il y a eu un long silence, après quoi elle m’a demandé de
la retrouver ici. Elle a dit qu’elle pouvait nous accorder cinq minutes. »
Il me regarda en plissant les yeux. « Vous avez bu ?
— Pas ce matin. »
Il hocha la tête et commença à redescendre.
« C’est peut-être le moment de vous y mettre. »

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1. Chase : la chasse.

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5

Ils filmèrent rapidement la reconstitution en intérieur. Le clou du


spectacle serait les scènes en extérieur montrant la fuite de la femme
en survêtement vert. La reconstitution avait censément pour but de
rafraîchir la mémoire de toute personne susceptible de la reconnaître.
Mais plus que cela, ça ressemblait surtout à un exercice de relations
publiques. Après des années de gros titres accusant la police de
corruption, difficile de faire naître un sentiment de compassion pour un
officier mort, qui plus est chargé de la protection d’un tueur d’enfants.
Je regardai la scène se dérouler une seconde fois devant mes yeux.
Martin Wick semblait n’avoir aucun mauvais pressentiment,
Rennick n’affichait aucun comportement louche et l’homme qui
incarnait Sutty n’exprimait aucun soupçon naissant vis-à-vis des
événements en cours. L’acteur qui jouait mon rôle paraissait lent
d’esprit ; il intervenait au mauvais moment et bafouillait ses rares
répliques. C’était le seul élément réaliste, d’autant qu’il existait une
forte ressemblance entre nous.
Peut-être qu’ils feraient de nouveau appel à lui si je venais à
disparaître.
La différence entre la reconstitution et la réalité était si frappante
qu’elle cristallisa les faits dans mon esprit. Il s’était passé quelque
chose cette nuit-là, sous la surface. Le brutal changement d’attitude de
Wick, le bavardage inquiet de Sutty alors qu’il essayait de m’attirer
hors de la chambre.
Il y avait quelque chose de louche.
« OK ! s’écria le réalisateur. Merci, les gars. »
L’équipe de tournage commença à remballer son matériel et la
superintendante en chef Chase émergea de la foule, vêtue d’un tailleur
chic. Ses cheveux n’étaient pas attachés en arrière comme lors de la
conférence de presse ; ils cascadaient élégamment sur une épaule.
Humaniser la police en solitaire n’était pas une tâche aisée, mais elle
donnait le sentiment contraire.
D’un signe de tête, elle nous intima, à Parrs et à moi, de la suivre.
Après avoir poussé trois ou quatre portes derrière lesquelles des
gens travaillaient, on opta finalement pour les toilettes, où Sutty et moi
avions tenu notre petite réunion le soir de l’attentat. On était déjà
entrés lorsqu’on s’aperçut qu’il y avait quelqu’un dans le cabinet.
L’inspecteur-chef James en sortit.
« Pardon, dit-il en essayant de se faufiler hors des toilettes.
— Non, dit Chase. Je préfère que vous restiez. »
N’ayant pas de place, il retourna dans le box. Il évitait mon regard,
comme si notre conversation de ce matin n’avait pas eu lieu.
Chase me sourit et hocha la tête.
« Sergent, j’ai entendu énormément de choses à votre sujet.
Concernant le problème Jankowski…
— Madame, intervint Parrs au moment adéquat. Comme je vous l’ai
indiqué, le sergent Waits a fait part de son inquiétude concernant la
fiabilité de…
— Oui, oui, dit Chase. Et je vais vous expliquer pourquoi ça ne me
plaît pas. Premièrement, je n’ai toujours pas entendu de preuve
sérieuse contre l’agente Jankowski. Deuxièmement, le sergent
Halliday, son supérieur, a lui aussi exprimé ses inquiétudes. Il estime
qu’un faux pas pourrait isoler Jankowski et provoquer l’hostilité de
son équipe. Troisièmement, la presse et ses collègues en concluront
qu’elle est complice du meurtre de l’agent Rennick. Ce qui pourrait
s’avérer particulièrement néfaste au moment même où nous nous
battons pour avoir plus de policiers armés dans nos budgets et dans nos
rues. »
Elle nous regarda tour à tour.
« Cela étant dit, toutes ces objections s’envoleront face à la moindre
information prouvant que Louisa Jankowski est impliquée dans tel ou
tel complot. » Elle s’interrompit un instant. « Son palmarès est
exceptionnel, ses résultats aux tests au-dessus de la moyenne, et
surtout, elle bénéficie de la loyauté, de l’amitié et de la confiance de
ses collègues. » Le regard de Chase se posa sur moi. « Des choses
auxquelles je suis très attachée, sergent.
— Madame, dis-je. Il n’y avait personne d’autre dans ce couloir
quand la photo de Wick a été prise.
— À votre connaissance.
— Et elle a nié avoir vu cette photo vingt-quatre heures plus tard.
— Est-ce si surprenant ?
— Cette photo figurait partout. Cela voudrait dire qu’elle n’a vu
aucun journal, aucune info télé, alors que ce sujet la touche
personnellement.
— Avez-vous lu les journaux il y a deux ans quand vous étiez
suspendu pour une histoire de drogue, sergent ? »
J’hésitai.
« Pas attentivement. »
Elle reporta son attention sur James.
« Vous avez parlé à Jankowski. Qu’en pensez-vous ?
— Je pense qu’elle semblait ébranlée par cette accusation. J’ai
insisté sur le fait qu’elle affirmait ne pas avoir vu la photo. Elle m’a
répondu que ce n’était pas son truc. Et qu’elle ne lisait pas non plus les
articles qui faisaient d’elle une héroïne. »
Les yeux de Chase revinrent sur moi.
« Ce que nous savons sur Jankowski, c’est que son intervention et sa
rapidité de réflexion à Noël dernier ont sauvé des dizaines de vies.
Alors, revenez me voir quand vous aurez droit à ce genre d’articles,
sergent. N’oublions pas qu’il y avait sur place d’autres officiers de
police qui pourraient tout aussi bien être impliqués… »
Parrs inspira.
« Il semble peu probable que Rennick ou Sutcliffe aient participé à
un complot destiné à les mutiler et à les assassiner.
— D’après ce que je sais de l’inspecteur Sutcliffe, ce n’est pas
inconcevable. Et Rennick était un novice. De plus, ajouta-t-elle sans
cesser de me regarder, un seul officier s’en est sorti sain et sauf…
— Vraiment ? » rétorquai-je.
Ma réponse sembla l’amuser, mais on frappa à la porte des toilettes
avant qu’elle ait le temps de me réprimander.
« J’arrive », dit-elle. Elle baissa la voix et son regard dériva vers le
cabinet. « James redoute une contamination si deux équipes travaillent
sur cette affaire…
— Exact, confirma-t-il. Si on avait été les premiers à interroger
Jankowski, ça aurait été plus facile. Ça aurait pu nous éviter tous ces
ennuis.
— C’est pour cette raison que vous ne nous avez pas dit que vous
interrogiez l’ancien compagnon de cellule de Wick ? » demandai-je,
aussi poliment que possible.
Je crus sentir Parrs s’éloigner encore un peu plus de moi.
Chase se tourna vers lui.
« James est parfaitement qualifié pour mener cette enquête sans être
suivi par une ombre, Alistair. Je comprends que vous vous sentiez tenu
de nettoyer votre merdier, mais si Waits n’a rien à mettre sur la table,
je propose qu’il tire sa révérence dans deux jours pour reprendre son
service de nuit. Nous avons un officier de police mort sur les bras. Ce
n’est pas le moment d’apprendre sur le tas.
— Je pourrais certainement trouver une nouvelle position pour
l’adjointe Black », suggéra James.
J’étouffai un rire, en me demandant quel genre de position il avait
en tête.
Chase acquiesça.
« Si vous voulez bien m’excuser. »
Elle passa devant nous et sortit. Parrs attendit que la porte se
referme avant de se pencher pour regarder à l’intérieur du cabinet.
« Allez vous faire foutre, James. »
L’inspecteur principal émergea du box et le toisa.
« Les choses sont en train de changer ici, Al. » Il se tourna vers moi.
« Prenez tout votre temps, Waits. Vous n’irez nulle part. »
Il sortit à son tour des toilettes et Parrs me foudroya du regard. Tout
bas il demanda :
« Vous avez entendu ?
— Monsieur ?
— Elle a commis une erreur, fiston. Ce n’est pas mon merdier, c’est
le vôtre, et le jour où j’écouterai ce bisounours de James, je changerai
de sexe. Apportez-moi un truc que je puisse utiliser, aujourd’hui.
Dites-moi qui a pris cette putain de photo ou je détruis votre vie. »
Je voulus rétorquer, mais sa voix couvrit la mienne.
« Encore plus. »
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6

« Je peux vous parler ? » demanda Naomi.


On roulait en direction du domicile de Christopher Back, alias Short
Back and Sides, l’ancien compagnon de cellule de Martin Wick.
Naomi était restée à vif toute la matinée, et après m’être entretenu
avec le superintendant Parrs, je devinais pourquoi. Elle avait passé la
nuit à visionner des images de surveillance afin que je ne puisse pas la
mettre sur la touche dans la journée.
« De quoi voulez-vous parler ? » demandai-je sans la regarder.
Une Mercedes noir mat, roulant trois voitures derrière nous, nous
suivait depuis le centre-ville et je ne voulais pas la perdre de vue.
« Eh bien… »
La sonnerie de mon portable l’empêcha de continuer. Je répondis.
« Aidan Waits ? » fit la femme à l’autre bout.
Cette même femme qui s’était fait raccrocher au nez la veille. Et
l’espace d’un instant, je me demandai si elle se trouvait à bord de la
Mercedes, mais j’entendais nettement des bruits de bureau en fond
sonore.
« Lui-même.
— Bonjour, monsieur Waits. Je m’appelle Sandra Allen. Je suis
assistante sociale à la mairie de Brighton et Hove City. Je ne vous
dérange pas ? J’essaie de vous joindre depuis plusieurs jours.
— Non, ça va, répondis-je en jetant un regard à Naomi. Que puis-je
pour vous ?
— Pouvez-vous me confirmer que votre mère est bien Mme
Christine Farrow ? »
Je décollai l’appareil de mon oreille et faillis couper la
communication. Le regard en coin que me jeta Naomi produisit un
éclair blanc et je me tournai vers la portière.
« Monsieur Waits ?
— Je suis toujours là. En fait, le moment est peut-être mal choisi.
— Il faut absolument que je vous parle. »
Je fermai les yeux.
« Oui, elle s’appelait Christine Waits quand je l’ai connue, mais ça
remonte à il y a plus de vingt ans. » Je cherchais ce que je pouvais
ajouter. « Je suppose qu’elle s’est mariée.
— Je vois, dit Sandra Allen en étirant cette syllabe. Monsieur Waits,
quand avez-vous vu votre mère pour la dernière fois ? »
Je sentais le poids de la présence de Naomi à côté de moi. J’avais la
quasi-certitude que cette conversation serait répétée mot pour mot au
superintendant Parrs. Si je lui offrais l’occasion de faire un tour de vis
supplémentaire, afin de m’accrocher au mur. Je réfléchis un instant
pour essayer de formuler cette relation de manière plus neutre, avant
de renoncer.
« On ne s’est pas parlé depuis mes huit ans. Elle se prénommait
Christine, en effet, mais je ne peux pas vous en dire plus. »
Pour une fois, je disais la vérité.
Nous n’avions pas eu de véritable contact depuis plusieurs
décennies et je ne savais même pas si elle était vivante ou morte.
Toutefois, j’aurais pu émettre une préférence.
Comme Sandra restait muette, je lui demandai si elle voulait autre
chose.
« Monsieur Waits, je suis désolée de devoir vous l’annoncer, mais
votre mère, votre mère biologique, souffre de problèmes mentaux
depuis longtemps.
— J’étais là quand ça a commencé, alors je suis au courant. »
J’entendis le ton de ma voix, je sentis Naomi remuer sur son siège et
j’essayai de faire un effort supplémentaire. « Mais je vous le répète, ça
remonte à loin.
— Ces crises, elles sont anciennes, donc ?
— Dans mon souvenir, oui. Maintenant, si vous…
— Puis-je vous demander comment elles se manifestaient à
l’époque ? »
Je vis passer un scintillement de taches solaires et je fermai les yeux
pour les repousser. Il ne manquerait plus que je fasse une crise de
panique dans la voiture.
« Elle était dans une relation violente et elle l’a transmise.
— À vous ? demanda Sandra, après une courte pause.
— Et à ma petite sœur, dis-je en ouvrant les yeux. Vous avez
l’habitude de parler de ces choses au téléphone ?
— Je collecte des informations, rien de plus. Nous faisons tout notre
possible pour l’aider. Les troubles de Christine ont-ils été
diagnostiqués à votre connaissance ?
— Non, et ça m’étonnerait qu’elle soit allée voir un spécialiste. Elle
se soignait elle-même et on bougeait beaucoup. C’était une autre
époque.
— Pas tant que ça, hélas. Mais il y avait moins d’aides disponibles.
— Je doute que vous puissiez l’aider, même maintenant. Et c’est
pour ça que vous m’appelez, je suppose ?
— Euh, oui. Hier, nous avons obtenu un mandat nous autorisant à
pénétrer au domicile de votre mère pour procéder à une évaluation de
son état mental…
— Je peux vous éviter cette peine, si vous voulez la mienne…
— À ce stade, compte tenu de ce que nous savons déjà, cette
évaluation est une simple formalité. À l’issue de cette réunion,
Christine sera internée conformément à la législation sur la santé
mentale… »
Je fis descendre la vitre de deux centimètres et j’attendis.
« … Cette évaluation devrait avoir lieu dans une semaine environ,
en fonction des disponibilités de la police. »
J’avais moi-même pris part à de nombreuses interventions de ce
type, à l’époque où j’étais en uniforme. Cela signifiait que ma mère
était considérée comme un danger pour elle et pour les autres. J’aurais
pu le leur dire il y a vingt-trois ans.
« Si je vous appelle c’est parce que, dans l’idéal, il est souhaitable
qu’un membre de la famille soit présent…
— À ma connaissance, elle n’a pas de famille.
— Je comprends ce que vous ressentez, mais il s’agit d’une affaire
sensible. Vous avez parlé d’une sœur. » Je l’entendais remuer des
feuilles, elle cherchait son nom. « Euh…
— Pardonnez-moi. C’est quoi votre nom, déjà ?
— Sandra Allen.
— Vous travaillez pour les services sociaux ? Je peux vous
demander comment vous avez eu mon numéro ?
— J’agis en toute légalité, si c’est ce qui vous inquiète, monsieur
Waits. Votre nom figurait dans le dossier, et quand j’ai demandé à
votre mère, elle m’a donné votre numéro. »
Je voyais la rue défiler, tout allait trop vite.
« Comment pouvait-elle connaître mon numéro ?
— Je ne lui ai pas posé la question, mais n’hésitez pas à le faire. Je
suppose qu’elle s’est renseignée. »
Je ne dis rien.
« Ah, voilà, reprit Sandra en lisant mon dossier. Votre sœur. Née
Anna Waits. Frère : Aidan. Elle doit avoir vingt-huit ans aujourd’hui ?
— Je crois qu’elle se fait appeler Anne », dis-je.
Je n’aimais pas le son de ma voix.
« Vous croyez qu’Anne pourrait nous accorder un peu de temps ?
— Notre mère utilisait le bras de ma sœur comme cendrier, dis-je,
renonçant à tout simulacre de conversation polie. Alors, non, je ne
pense pas. »
Je sentis la vitesse augmenter légèrement.
Naomi avait hâte d’atteindre notre destination.
« Vous voulez bien me transmettre les coordonnées d’Anne ?
J’aimerais lui parler officiellement.
— On nous a séparés quand on est devenus pupilles de la Nation.
Moi-même, je ne lui ai pas parlé depuis mes huit ans.
— Vous m’en voyez désolée, et comme je le disais, je suis navrée de
vous importuner… »
Je devinais qu’elle rassemblait ses forces pour un ultime effort et
essayai de mettre fin à la conversation.
« Vous exécutez un mandat qui vous autorise à évaluer l’état mental
de ma mère en vue de son internement. J’ai compris. Ça me semble
logique. Si vous pouviez retirer mes coordonnées de votre dossier et ne
plus m’appeler à ce sujet, je vous en serais reconnaissant. »
Je sentis le regard de Naomi se poser sur moi.
« Très bien, dit Sandra après un silence.
— Et merci pour votre appel. »
Je coupai la communication en appuyant sur le téléphone à m’en
faire mal au pouce. Finalement, je levai les yeux vers Naomi. Elle resta
concentrée sur la route, mais sa peau avait rougi.
« Désolé…
— Tout va bien ?
— Impec. Alors, de quoi vous vouliez parler ?
— Ça peut attendre. »
Je hochai la tête et repensai à la Mercedes noir mat qui nous suivait.
Quand je regardai dans le rétro, elle avait disparu.

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7

Short Back and Sides habitait dans une cité glauque à Harpurhey, un
quartier du centre à la mauvaise réputation. À une époque, il avait été
qualifié de quartier le plus économiquement défavorisé du pays, avec
des taux de chômage et de criminalité atteignant des sommets. Naomi
conduisait ; on tourna la tête en même temps vers un immense graffiti
sous un pont : SPICE WORLD.
Le spice était l’unique secteur de l’économie locale en plein essor,
grâce essentiellement à des dealers tels que Short Back and Sides, qui
travaillaient d’arrache-pied pour prendre dans leurs filets de jeunes
hommes, dont beaucoup de sans-abri et d’individus à risques. Il
s’agissait d’une drogue de synthèse vendue dans de petits emballages
brillants, comme des bonbons. Malheureusement, les bonbons avaient
un goût de plastique brûlé et provoquaient des palpitations, des crises
de panique, des vomissements et un état de confusion quasi
apocalyptique.
Le spice était également associé à des psychoses, des problèmes
d’insuffisance rénale et des crises cardiaques.
Et ça, c’était les bons côtés.
Qu’un peu d’évasion mérite de tels risques en disait long sur notre
époque, et il était impossible d’ignorer les effets visibles de cette
drogue dans toute la ville. Habituellement, un taux de mortalité élevé
limitait la propagation d’une drogue, mais en cette période d’austérité,
on avait l’impression que le bilan humain ne parviendrait jamais à
prendre de vitesse l’accroissement du nombre de sans-abri.
Je m’étais plongé avidement dans la lecture du dossier de Short
Back and Sides, pour essayer de ne plus penser à la disparition de mon
sac, au coup de téléphone concernant ma mère et à la voiture qui,
pensais-je, nous suivait. Mais tout ce que je ressentais à cet instant,
c’était une colossale vague de colère qui montait en moi et peignait
mon cerveau en noir. D’après son dossier, Short Back était spécialisé
dans un dérivé particulièrement toxique de cette drogue, baptisé Posh
Spice. Il avait passé les quinze dernières années à alterner prison et
logements sociaux et son pedigree se lisait comme un catalogue
complet de tous les délits existants. L’information fournie par Kevin
Blake, selon laquelle sa dernière condamnation avait été annulée, était
exacte, et je sentis ma vue devenir floue en en lisant les détails.
Il avait accordé à un de ses clients fidèles, un sans-abri, un crédit de
100 £. L’homme ne pouvant pas rembourser, Short Back avait suggéré
un autre mode de paiement, qu’il appelait un discount à cinq doigts.
Si le type acceptait de recevoir un coup de poing pour chaque livre
qu’il devait, sa dette serait effacée. Afin de bien faire passer le
message, il choisit de faire ça dans un de ses squats, devant d’autres
personnes, qui elles aussi avaient des arriérés en matière de drogue.
Certains témoins partirent, d’autres se rassemblèrent autour du
spectacle, effrayés ou fascinés. Quelques-uns tentèrent d’intervenir,
mais ils en furent empêchés par les sbires de Short Back. Tant que sa
victime demeura consciente, elle affirma à l’assistance que tout allait
bien, même lorsqu’il devint évident que Short Back y prenait plaisir et
ne retenait aucun de ses coups.
Même lorsqu’il devint évident qu’il avait enfilé un poing américain.
Short Back asséna les cent coups à divers endroits du corps de son
débiteur. Celui-ci perdit connaissance autour du soixante-dixième, et
ne se réveilla plus jamais. En raison d’antécédents médicaux et de son
statut économique, sa mort fut jugée, avec le minimum d’efforts,
comme un homicide involontaire. Et lorsque le juge demanda à Short
Back s’il espérait vraiment échapper à la prison, celui-ci répondit par
une sorte de haussement d’épaules. Sans doute vendrait-il davantage
de Posh Spice à l’intérieur de Strangeways qu’à l’extérieur.
Naomi me vit lever les yeux du dossier et me frotter le visage.
Elle hocha la tête.
« Ce sont ces gens-là qui rendent notre métier salutaire. »
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8

On sonna à l’interphone de l’appartement de Short Back, au dernier


étage d’une tour HLM de style brutaliste qui en comptait dix.
L’immeuble semblait avoir survécu à une explosion contrôlée, avant
d’être évacué dans la crainte d’une répétition. En levant les yeux, je vis
plusieurs drapeaux anglais en lambeaux qui pendaient aux fenêtres, à
l’image d’un destroyer partant au combat. Personne ne répondit à
l’interphone et la porte refusa de s’ouvrir. On essaya d’autres
appartements. En vain.
« Et maintenant ? » demanda Naomi.
J’avais insisté pour qu’on prenne ma voiture ce matin, en songeant
qu’il me serait plus facile de foutre le camp dans la journée, et j’eus un
éclair de génie. J’allai chercher le kit de crochetage caché dans le
coffre sous la roue de secours. Je retournai devant la porte de
l’immeuble, j’introduisis la clé de torsion et je sélectionnai une tige de
cuivre tordue.
Naomi haussa un sourcil.
« Vous avez entendu l’appel au sujet de ma mère ? »
Elle acquiesça, une expression indéfinie sur le visage.
« On a fait notre apprentissage à la maison. »
La serrure produisit un déclic et je poussai la porte.
« Votre mère a l’air d’être une sacrée femme…
— C’était une psychopathe, dis-je, me surprenant moi-même. Et
apparemment, ça n’a pas changé. »
On pénétra dans le hall humide couvert de graffitis qui sentait le
renfermé. Le bouton de l’ascenseur avait été arraché du mur et une
rubalise déchirée pendait devant la porte. Alors, on prit l’escalier.
« Vous n’avez pas envie de contacter votre sœur, parfois ? demanda
Naomi, et je me tournai vers elle involontairement. Je n’ai pas pu
m’empêcher d’écouter…
— Non, pas vraiment.
— Je suis sûre qu’elle serait d’heureuse d’avoir de vos nouvelles.
— Oh, elle réagirait comme moi quand j’ai reçu cet appel au sujet
de ma mère. »
Naomi hésita.
« C’est-à-dire ? »
Je regardai autour de moi : l’escalier étroit, la hauteur jusqu’au
dernier étage, le plafond bas.
« Elle se sentirait prise au piège, répondis-je avant de presser le pas.
Blake disait que votre père est flic ?
— Était », rectifia-t-elle, mettant ainsi fin à la conversation, et j’eus
vaguement l’impression d’être floué.
Je m’aperçus que j’en savais aussi peu sur l’adjointe Black que sur
Sutty.
Arrivés au dernier étage, je me tournai vers Naomi, m’attendant à la
voir essoufflée, mais elle n’avait même pas ralenti. On dépassa un
caddie renversé, à l’intérieur duquel quelqu’un dormait, et on s’arrêta
devant l’appartement de Short Back. Un poster de Victoria Beckham
taché était scotché sur la porte, et lorsque je cognai, un chien se mit à
aboyer.
« Police ! criai-je. Ouvrez ou j’enfonce la porte. »
Naomi me gratifia d’un froncement de sourcils, mais il faut parfois
paraître plus fou que les personnes auxquelles vous vous adressez.
Et après la matinée que je venais de passer, je commençais à me
sentir dans la peau du rôle.
« Qu’est-ce que vous voulez ? lança une voix bourrue à l’intérieur.
— À votre avis ? Savoir comment Vicky a pu écrire tous ces succès

Je balançai quelques coups de pied dans la porte pour appuyer ma
question.
« Il vous a déjà parlé.
— Il a parlé à un agent de la circulation qui pète plus haut que son
cul et on ne partira pas d’ici tant qu’il ne nous aura pas parlé à nous. Si
l’envie lui prend de se sauver, il va devoir passer par la fenêtre des
chiottes. Ça fait haut… »
La porte s’entrouvrit, bloquée par une grosse chaîne à toute épreuve,
laissant apparaître un skinhead massif, avec le mot HATE1 tatoué sur
les jointures de sa main visible.
« Tu sais écrire alors ? dis-je.
— Vous êtes du genre bavard, hein ?
— N’ayant pas de mots inscrits sur le corps, je suis obligé de
communiquer d’une autre manière. On peut entrer ? »
Le type me gratifia d’un sourire aux dents en or et me claqua la
porte au nez. Il ôta la chaîne, rouvrit la porte et nous précéda dans un
salon presque vide.
Le mot HATE était aussi tatoué sur son autre main.
Deux canapés, épuisés et tapissés de brûlures de cigarette, se
faisaient face de part et d’autre d’une table basse au plateau en miroir.
Un cendrier plein à ras bord sentait le plastique brûlé et un million de
cannettes, de tasses et de verres avaient laissé des auréoles sur le verre.
Le pitbull qui aboyait dans la pièce voisine était une assurance au cas
où un de leurs clients aurait une idée derrière la tête ou déciderait de
négocier un rabais avec un couteau de cuisine. Je m’approchai de la
table basse et regardai brièvement mon reflet, avant de donner un
grand coup de talon au milieu, la brisant en mille morceaux.
« Putain de merde ! » s’exclama le skinhead.
Je choisis l’éclat de miroir le plus grand parmi les débris et le tins à
la manière d’un couteau.
« Disons que je suis parano », dis-je en m’asseyant dans un des
canapés, face à lui.
Il se tourna vers Naomi.
« Ce type est fourni avec une laisse ? »
Elle ne dit rien, mais vint s’asseoir à côté de moi.
« Bien. » Il tapa dans ses mains. « Je m’appelle Axel. Vous voulez
que je prenne vos manteaux ?
— Va plutôt dire à Short Back and Sides qu’il a de la visite.
— Sides est dans les vapes. Et il en a encore pour plusieurs
heures…
— Je suis sûr que tu peux le réveiller. » Alex avait gardé les mains
jointes depuis qu’il les avait frappées l’une contre l’autre et je
remarquai qu’elles se trituraient mutuellement. « … Et si tu n’y arrives
pas, on peut toujours essayer de lui chatouiller les pieds avec ça. »
Je levai l’éclat de miroir dans la lumière.
« Je vais voir ce que je peux faire. »
On attendit quelques minutes, puis la porte s’ouvrit et un type chétif
fit son apparition, vêtu d’un peignoir ouvert et d’un slip kangourou
jauni. Il avait les traits fripés qu’on associe généralement au syndrome
d’alcoolisme fœtal. Une petite tête aux yeux perçants, un nez étroit et
des lèvres fines. Son visage avait la couleur d’un hématome de la
veille, mais même cela faisait pâle figure, si on peut dire, à côté du
principal signe distinctif de Short Back.
Il avait le centre de la tête enfoncée.
Un côté, plus sombre que l’autre, était constitué d’un patchwork de
tissus cicatriciels : des greffes de peau réalisées dans l’urgence.
Quelqu’un lui avait défoncé le crâne. Après avoir lu son casier, je
regrettais que personne n’ait récidivé. Il portait plusieurs tatouages,
dont le plus visible était le chiffre 105 écrit en caractères gothiques
dans son cou.
Il s’écroula dans le canapé d’en face et fixa sur nous son regard vide
chimiquement assisté. Pour éviter de scruter sa tête, je jetai un coup
d’œil à la main qu’il avait glissée dans son slip, visiblement afin de se
tripoter les couilles.
« Tu sais, dis-je, elles ne vont pas tomber si tu les lâches.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Et si tu veux les compter, on peut sans doute te faire gagner du
temps… »
Quand il sourit, je vis qu’il avait un grillz en or dans la bouche. Il
nous regarda, Naomi et moi, puis ôta la main de son slip pour nous la
tendre.
Aucun de nous deux ne bougea.
Un sourire crispa sa bouche et sa main retourna dans le slip.
« Vous inquiétez pas pour ça, dit-il en parlant du coin de la bouche
et en regardant Naomi. Ça m’aide à réfléchir. »
Elle sourit.
« Dans ce cas, vous devriez utiliser les deux mains. Voici
l’inspecteur Waits et je suis l’adjointe Black. On…
— J’adorais cette table basse, adjointe Black, la coupa-t-il. Elle
ressemblait beaucoup à votre chatte. Je pouvais me reluquer dedans…
»
J’examinai mon éclat de miroir.
« Merci de nous recevoir, Christopher.
— Je vous interdis de prononcer mon nom.
— Alors, ferme ta gueule une minute. On est là pour parler de
Martin Wick et rien d’autre.
— Je viens de sortir de taule… allez interroger vos potes de Central
Park. Je l’ai pas vu et je lui ai pas parlé depuis que je suis rentré de
Strangeways. Point à la ligne.
— Vous saviez qu’il était malade ? demanda Naomi.
— Contrairement à d’autres…
— Qu’est-ce que ça veut dire ? » Il ne répondit pas. « Il a été votre
compagnon de cellule pendant six mois, j’imagine que vous le
connaissiez bien.
— Écoutez… J’ai tenté de le buter. Il a survécu. Ça arrive. Je suis
pas rancunier. Mais vous pouvez pas comprendre si vous avez pas fait
de taule.
— Tu voulais te faire respecter. »
Il fit craquer son cou.
« Ici, je me balade les couilles au vent. » Pour illustrer son propos, il
les secoua. « En taule, faut se faire un nom rapidement.
— C’est aussi simple que ça ?
— Ouais, aussi simple que ça.
— Tu dis que, contrairement à d’autres, tu savais que Martin Wick
était malade. Pourquoi ?
— J’ai dit ça ? »
Il haussa les épaules et sa main libre palpa son crâne enfoncé. Il
pouvait presque y loger son poing.
« M’en souviens pas.
— Alors, presse tes couilles de toutes tes forces et réfléchis une
seconde. Pour nous, c’est toi qui es malade. Tu as tué un type pour
cent livres.
— Le tribunal a dit que ça comptait pas, il était souffrant.
— C’est fréquent chez les gens qui viennent de recevoir cent coups
de poing. »
Je sentais que Naomi me regardait.
Qu’elle regardait l’éclat de miroir que je pointais sur Short Back.
Je l’abaissai et tentai de revenir au sujet qui nous occupait.
« Je pense qu’en taule Wick était un gars bien, peinard, qui restait
dans son coin. C’est ça que tu supportais pas.
— Un gars bien ? ricana-t-il. Bravo, Columbo. Un gars bien avec
des photos de gamins sous son oreiller.
— Quels gamins ?
— Vous êtes demeuré ou quoi ? Ceux qu’il a butés. Surtout cette
gamine qui lui filait la trique.
— Lizzie Moore ?
— La blonde.
— Pourquoi tu n’as pas parlé de ces photos aux matons ?
— Ça se passe pas comme ça en taule. Et puis, qu’est-ce qu’ils
auraient fait ? Ils lui auraient attaché les mains dans le dos pour
l’empêcher de se branler ?
— Ça te plaisait pas, on dirait…
— Des gamins… » Il secoua la tête. « C’est pour ça que je suis
comme ça. » Il montra son crâne enfoncé. « En essayant d’empêcher
mon beau-père de se taper ma petite sœur. »
Je regardai le plancher et vis des taches solaires s’insinuer à la
périphérie de mon champ de vision.
« Alors, vous avez décidé de punir Wick vous-même, conclut
Naomi.
— Dans la vie, faut pas partager sa chambre avec n’importe qui. »
Short Back sortit la main de son slip et la sentit. « J’ai déjà raconté tout
ça aux autres. J’ai tiré un trait dès que je me suis retrouvé dehors. Loin
des yeux, loin du cœur.
— Alors, comment se fait-il qu’on vous ait vu traîner deux fois
autour de l’Hôpital St Mary’s la semaine dernière ? demanda Naomi.
Ça, vous n’en avez pas parlé… »
Short Back resta muet un instant, puis il glissa lentement la main
sous l’élastique de son slip, en décrivant un mouvement circulaire,
comme on se masse les tempes.
« Fallait que je fasse examiner ma tête.
— Oui, c’est une bonne idée, dit-elle. Seulement, vous n’avez
jamais été enregistré comme patient. » Il nous montra son grillz. «
Alors pourquoi est-ce que vous rôdiez autour de l’hôpital où Martin
Wick, ce type que vous aviez soi-disant complètement oublié, était en
train de mourir ?
— J’allais voir un ami…
— Oui, bien sûr, dis-je. Axel se faisait retirer son froncement de
sourcils et tu lui apportais du raisin. » Il ne réagit pas. « Nos collègues
t’ont laissé repartir parce qu’ils ne connaissaient pas toute l’histoire,
mais nous si, et tu es dedans. Si on conclut que tu es impliqué dans le
meurtre de Martin Wick, ça ne sera pas difficile de te le coller sur le
dos. Avec tes antécédents, l’agression précédente et les images des
caméras de surveillance qui t’ont filmé dans les parages, c’est nous qui
devrions nous faire examiner la tête si on te laissait filer.
— J’ai un alibi pour samedi soir. J’étais ici avec Axe. Et si vous
pouvez pas prouver que j’étais là-bas, vous pouvez prouver que dalle.
C’est la loi.
— Jamais entendu parler de ce truc, dis-je. Qu’est-ce que tu foutais
à St Mary’s ?
— J’allais voir un ami, répéta-t-il. Une amie, en fait.
— Décris-la-moi »
Son expression changea. Finalement, il hocha la tête.
« Une traînée. Avec des tatouages sur le visage. »
Je sortis de ma poche le tirage montrant la femme au survêtement
vert, le dépliai et le lui tendis.
« Qu’est-ce qu’elle a de si important ? demanda-t-il.
— C’est le suspect numéro un pour le meurtre de Martin Wick. Et
toi, tu es le suspect numéro deux. Si on la retrouve, peut-être que ta vie
deviendra beaucoup plus simple. » Il ne dit rien, mais je vis au
mouvement circulaire de sa main qu’il réfléchissait. « Comment elle
s’appelle ? »
Il regarda le plafond.
« Elle m’a dit de l’appeler Esther…
— Esther comment ?
— Esther J’en-Sais-Foutre-Rien.
— Comment tu l’as rencontrée ?
— Allez chier.
— 105, dis-je en regardant le tatouage dans son cou. C’est le
nombre jusqu’où tu sais compter ou bien ça veut dire quelque chose ?
— C’est l’âge auquel je mourrai. »
Je réfléchis un instant.
« Frank Sinatra ?
— “Young at Heart”, dit-il, impressionné. Si tu devais vivre jusqu’à
cent cinq ans…
— Le problème c’est que tu compteras ces années derrière les murs
de Strangeways si tu ne nous dis pas comment tu as rencontré Esther.
On ne parle pas des combines dans lesquelles tu trempes
habituellement, Short Back. On parle d’un meurtre de flic. Le genre de
merde qui retombe toujours sur la tête de quelqu’un, et si on n’arrive
pas à mettre la main sur cette femme…
— Elle a débarqué ici la semaine dernière et elle m’a dit que je
pouvais gagner du fric vite fait.
— Comment ?
— Elle a dit qu’elle était journaliste. » Il rit. « Elle ressemblait pas à
ceux que j’ai pu voir, mais faut de tout pour faire un monde. C’est
comme ça qu’elle a su où j’habite. Elle voulait une photo de Wick, en
train de clamser, pour son journal. Les gens voulaient le voir, elle m’a
dit. Seulement, y avait pas une seule photo de lui depuis qu’il était en
taule, et personne savait à quoi il ressemblait maintenant. Elle avait
besoin de quelqu’un qui puisse le reconnaître. »
Dans le style tordu, ça se tenait, pensai-je. L’aspect de Martin Wick
s’était tellement altéré au cours de ces douze dernières années que les
photos n’auraient eu aucune valeur sans une confirmation
indépendante. Et qui était mieux placé que son ex-compagnon de
cellule, récemment libéré ?
Short Back haussa les épaules.
« Alors, j’y suis allé. Elle m’a montré la photo. Elle m’a payé, fin de
l’histoire.
— Combien elle t’a payé ?
— Mille balles.
— Elle t’a dit comment elle avait eu cette photo ?
— C’est vous le flic. Interrogez son canard.
— Vous avez un moyen de la contacter ? demanda Naomi.
— Non.
— J’ai du mal à le croire, dit-elle.
— J’ai juste là un truc que vous auriez beaucoup de mal à croire,
adjointe Black… »
Le regard de Naomi se posa sur l’entrejambe de Short Back et elle
sourit.
« On dirait un texte en braille, Chris.
— Dans ce cas, fermez les yeux et passer les doigts dessus. Je vous
le répète, elle s’est pointée ici, elle m’a donné rendez-vous à l’hosto.
Elle a pas voulu me filer son numéro de téléphone ni rien. La première
fois qu’elle a essayé de prendre la photo, elle a pas réussi, mais elle
m’a quand même filé la moitié du fric pour que je revienne. » On
attendit la suite. « Réglo. J’ai essayé de connaître son numéro. Je me
disais qu’elle avait peut-être envie de connaître Popaul. »
Naomi nous regarda l’un et l’autre.
« Popaul ?
— Sa bite, expliquai-je. Comment elle a réagi ?
— Elle m’a regardé comme si j’étais une merde sur sa chaussure.
— Crédible.
— C’est un peu fort, venant d’une fille qui boit du savon…
— Avant de mourir, Martin Wick m’a dit qu’il n’avait pas tué les
Moore. Tu as partagé sa cellule pendant presque un an. Est-ce qu’il t’a
dit quelque chose dans ce genre ?
— Comme quoi il était innocent ? » Short Back nous regarda, et son
sourire se transforma en fou rire. « Si vous le croyez, alors mon trou
du cul a une étoile au Michelin. »

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1. Haine.

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9

Des rires s’échappaient de la suite de Charlie Sloane et un chariot


chargé d’assiettes vides attendait dehors, devant la porte. On avait
deviné que, à l’instar de la plupart des journalistes venus de la capitale
pour couvrir la mort de Wick, il logeait au Holiday Inn d’Oxford Road.
La réception l’avait confirmé à Naomi et nous avait indiqué le numéro
de sa chambre au troisième étage.
Naomi n’avait pas relevé le fait que j’avais pulvérisé la table basse
de Short Back d’un coup de talon, ni mon comportement agressif de
manière générale ; néanmoins, j’avais l’impression qu’elle se tenait un
peu plus en retrait que d’habitude.
J’essayai de me contenir pour frapper à la porte.
« Y a personne ! répondit Sloane, dans un éclat de rire alcoolisé.
— C’est la police, Charlie. Ils viendront m’ouvrir si je le leur
demande. »
On entendit des voix, puis des pas qui s’approchaient de la porte.
Sloane l’entrouvrit et je la poussai entièrement.
« Je ne suis pas seul », dit-il.
Regardant par-dessus son épaule, je découvris une chambre sens
dessus dessous.
Des serviettes, des draps et des vêtements étaient éparpillés sur le
sol, au milieu de bouteilles et d’emballages de fast-food. Les rideaux
étaient tirés ; la seule lumière provenait d’une chaîne d’infos en
continu dont le son était coupé. Je vis la silhouette d’une femme qui
s’habillait en toute hâte de l’autre côté du lit. Elle s’exprimait d’un ton
furieux, dans une langue qui ressemblait à du roumain.
Sloane posa sur moi son regard aviné.
« Si on ne commet pas de péchés, Jésus est mort pour rien… »
Lorsque la femme marcha vers la porte, sans cesser de baragouiner,
je remarquai qu’elle était enceinte de plusieurs mois. Elle continua de
s’adresser à Sloane, mais celui-ci se contentait de nous regarder, sans
lui prêter attention.
« Où est votre portefeuille, Charlie ? »
Il leva les yeux au ciel et indiqua la table de chevet d’un mouvement
de tête. J’allai le chercher, pris les deux billets de cinquante qui s’y
trouvaient et les tendis à la femme. Elle sourit, ajouta quelque chose à
l’attention de Sloane, fourra les billets dans son sac et sortit en ajustant
sa robe.
J’ouvris en grand les rideaux, puis la fenêtre. Je vis Sloane plisser
les yeux dans la lumière, hébété. Je savais reconnaître une gueule de
bois, et on aurait dit qu’il jonglait avec trois ou quatre spécimens à la
fois. Il contourna le lit, aussi grâcieux qu’une poubelle à roulettes, et
s’y écroula, un bras sur le visage.
« Les affaires et le plaisir, dit Naomi sur le seuil.
— C’était pour lui rendre service…
— Vraiment ? Elle est enceinte de combien… Cinq ou six mois ?
— Voyez ça comme des soldes avant cessation d’activité.
— Je préfère pas.
— Votre collègue est choquée, j’ai l’impression, dit-il en
m’adressant un clin d’œil. Ah, les bonnes âmes, hein, Waits ? »
Naomi fit un pas vers lui.
« Si vous continuez à parler de moi comme si je n’étais pas là, je
vous balance par la fenêtre, Charlie. Comme une bonne âme. »
Sloane l’observa, le visage cramoisi.
« Je ne pensais pas qu’ils faisaient encore des fosses à merde aussi
profondes, dis-je. Et vous nagez en apnée.
— Vous ressemblez à une mauvaise blague, tous les deux. Et je me
suis renseigné sur votre compte, Aidan Waits. » Il se tourna vers
Naomi. « Votre partenaire est un dodécaèdre, ma jolie. Ce salopard est
un objet à douze faces d’après mes amis de la police. Il est passé de
flic à criminel et vice-versa.
— Et je risque de rechuter à tout instant, alors essayons de faire vite.
Non seulement vous nous avez caché qui vous a vendu cette photo,
mais il se trouve que c’est également notre suspect numéro un.
— Oh, bon sang, je n’ai jamais rencontré la fille qui m’a vendu cette
photo. Comment je pourrais savoir que c’est votre suspect numéro un ?
Sincèrement, je ne pensais pas que vous remonteriez jusque-là.
— Comment vous l’avez dégotée ?
— C’est comme votre cul et votre tête, sergent : vous avez tout
inversé. C’est elle qui m’a contacté. Elle a lu quelques-uns de mes
articles sur Wick. Elle m’a demandé si je serais intéressé par une photo
de lui en train de crever. Merci beaucoup, j’ai dit. Combien ça me
coûterait ? Dix mille, elle m’a répondu et on est tombés d’accord sur
cinq. »
Quand il s’arrêta de parler, il était essoufflé, et son visage
ressemblait à un morceau de viande crue. Malgré tout, je le croyais.
Cela expliquait comment la fille avait pu refiler ses mille livres à Short
Back.
« Et ensuite ? »
Il écarta les bras.
« Elle m’a envoyé la photo.
— Vous avez payé cash ?
— Dans une drop-box de supermarché.
— Comment vous saviez qu’elle était authentique ? Il n’existait
aucune photo récente de Wick…
— Elle m’a dit qu’elle pouvait trouver quelqu’un pour l’authentifier.
— Qui pouvait savoir à quoi ressemblait Martin Wick désormais ?
— Une armée de matons ? Je n’en avais rien à foutre, du moment
qu’ils étaient réglos…
— Mais elle n’a pas eu recours à un gardien de prison, hein ?
— Elle connaissait le nom d’un ancien compagnon de cellule… Elle
m’a dit que si je dénichais son adresse, elle se chargerait du reste.
— Eh bien, elle a tenu parole. Vous êtes conscient que si cette fille
est une tueuse à gages, vous avez utilisé les ressources de votre journal
pour lui permettre d’identifier Martin Wick ? » Pour la première fois
depuis qu’on avait fait sa connaissance, Charlie Sloane semblait muet.
« Sans parler du fait que vous avez indiqué l’endroit où il se trouvait à
un homme qui avait déjà essayé de le tuer six mois plus tôt.
— Ce n’est pas moi, c’est elle.
— Vous marchez sur des œufs, Charlie. Et avec votre corpulence…
»
Il se tourna vers Naomi.
« Vous avez entendu, ma jolie ? Il se moque de mon poids.
— Attendez un peu que je vous fasse traverser le hall en caleçon
avec une paire de menottes. » Je le laissai se représenter la scène avant
d’ajouter : « Une sacrée sortie dans un hôtel rempli de journalistes. On
vient de rendre visite à l’ancien compagnon de cellule de Wick, au fait.
Un personnage…
— Ouais, fit-il d’une voix traînante. Il a dansé la gigue sur la cage
thoracique d’un sans-abri. Il me briserait le cou en moins de deux. Ce
que vous oubliez, c’est que je ne les ai pas mis en contact. J’ai
simplement découvert où il habitait. Comment pouvais-je deviner ce
qui allait se passer ? Cette fille s’exprimait bien. Et elle a foutu le feu à
un service hospitalier.
— Elle s’exprimait bien ? répéta Naomi. Vous disiez ne pas l’avoir
rencontrée.
— Il y a un truc qui s’appelle le téléphone.
— Son numéro, alors. »

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10

Naomi transmit le numéro que nous avait donné Charlie Sloane


pendant que, assis dans le hall de l’hôtel, je regardais les clients arriver
et partir. Avant de quitter Sloane, on lui avait promis que son nom
figurerait en bonne place dans notre rapport au superintendant Parrs, et
il savait que c’était infiniment plus grave qu’une simple arrestation.
Maintenant, avec un peu de chance, grâce à ce numéro de téléphone,
on allait peut-être retrouver la femme qui avait photographié Wick. La
prénommée Esther, à en croire Short Back.
Ma colère semblait avoir accéléré le rythme de l’enquête, et
l’éloigner encore un peu plus d’un lien éventuel avec moi. Néanmoins,
restait la question du sac volé. Impossible de frapper plus près de la
cible. Mon téléphone vibra pour annoncer un texto.
Peter Collins
Je le lus et le relus. Je fermai la page, la rouvris et relus encore.
Peter Collins était le nom qui figurait sur mon faux passeport.
Quand Naomi me rejoignit, je contemplais encore ce texto. Je
m’empressai de ranger mon téléphone.
« Ils vont nous rappeler quand ils auront localisé le téléphone, mais
ça peut prendre une heure, annonça-t-elle. Pour ce qui est de la
propriétaire, ils vont contacter les opérateurs dès aujourd’hui. Vous
êtes tout pâle. » Je hochai la tête, je l’écoutais à peine. « Je sais que le
moment est mal choisi, Aidan, mais peut-être qu’on pourrait bavarder
un peu si vous avez une minute ?
— Désolé, dis-je en me levant. Je viens de me souvenir que j’avais
un truc à faire.
— Et le traçage du téléphone ?
— Je fais le plus vite possible. Si la réponse arrive avant, appelez-
moi. » Une seconde plus tard, je franchissais la porte de l’hôtel et
m’éloignai sur le trottoir, en jetant un coup d’œil par-dessus mon
épaule pour m’assurer que personne ne me suivait. Je regardais mon
téléphone, mon doigt hésitait au-dessus de la touche « appel », mais je
résistais. Je ne voulais pas aggraver les choses en laissant des traces
inutiles qui me relieraient à quiconque se trouvait derrière ce numéro.
Je dénichai une des dernières cabines téléphoniques survivantes,
glissai beaucoup trop de pièces dans la fente et composai le numéro. Il
sonna pendant une minute, avant d’être coupé. J’envisageai d’autres
options, mais utiliser les canaux officiels ferait remonter la piste
jusqu’à moi, idem si je répondais au texto
Je ressortis de la cabine, qui se mit à sonner au moment où je lui
tournais le dos. Je retournai à l’intérieur et décrochai violemment le
combiné.
« Un téléphone public ? dit la femme au bout du fil. Peut-être que
vous n’êtes pas aussi stupide qu’il y paraît. »
Je reconnus sa voix.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »

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11

On se retrouva au Gas Lamp, un des bars souterrains de la ville.


Autrefois, dans les années 1800, c’était une mission qui accueillait des
enfants, à l’époque où Deansgate était encore un quartier de taudis ; on
y servait des repas gratuits à ceux qui, sans cela, seraient morts de
faim. C’était également un refuge pour les jeunes garçons livrés à eux-
mêmes.
Je n’avais jamais aimé cet endroit, ayant moi-même grandi dans un
centre d’accueil.
Ils avaient conservé le carrelage d’origine, et je songeai qu’il
faudrait encore deux cents ans pour que le désespoir s’efface
totalement.
J’avais suggéré le Gas Lamp car c’était discret et proche, et j’y
arrivai à temps pour me brûler le fond de la gorge avec un double
Jameson’s. Je la vis dans le miroir derrière le bar, mais la laissai venir
jusqu’à moi et me taper sur l’épaule. À mes yeux, c’était elle qui tenait
les rênes, et lorsque je me retournai vers une Louisa Jankowski tout
sourire, je vis qu’elle pensait la même chose.
« Salut », dit-elle en se penchant vers moi pour me serrer dans ses
bras.
Quiconque assistait à cette scène aurait pensé qu’on sortait
ensemble. Elle était habillée de manière décontractée, jean noir et
blouson de cuir, mais impossible de ne pas voir l’excitation sur son
visage. Elle écarquilla les yeux, comme pour tout enregistrer ; une
expression pas très éloignée de celle qu’elle affichait au stand de tir.
Sur le coup, je m’étais demandé si elle avait réussi à trouver le
meilleur poste d’observation au cours de notre conversation, mais elle
était allée un peu plus loin que ça.
« Je peux vous offrir quelque chose ? proposai-je.
— Je ne bois pas, mais je veux bien une eau gazeuse. »
Je commandai l’IPA la plus alcoolisée que je voyais et une eau
gazeuse, et la suivis jusqu’à une table. Le Gas Lamp était un dédale
d’alcôves et de petites salles, et il était assez facile de dénicher une
table isolée dans un coin. Il y avait une bougie dessus, et peu de place,
si bien qu’on se retrouva collés l’un à l’autre. En voyant Louisa sourire
et gigoter pour ôter son blouson, j’eus l’impression qu’elle s’amusait.
« À la vôtre », dit-elle en levant son verre.
Je la regardai, éteignis la bougie entre mon pouce et mon index, et
bus une longue gorgée de ma pinte sans trinquer. Quand je reposai
mon verre, elle me sourit, dévoilant ses dents parfaites.
« Je ne suis jamais venue ici, je crois…
— Qu’est-ce qu’il y a, Louisa ?
— Il n’y a aucune raison pour que ça ne se passe pas de manière
amicale. » Son regard croisa le mien. « Rien ne nous oblige à être
ennemis.
— Je ne pensais pas que c’était le cas.
— Vous n’avez pas freiné votre collègue quand on a discuté. Je l’ai
trouvée très malpolie avec moi.
— Vraiment ?
— Ça peut paraître vache…
— Vous vous êtes introduite chez moi. Alors, je vous en prie, ne
vous donnez pas trop de mal pour rester dans mes petits papiers.
— Elle m’a fait l’impression d’être une de ces femmes qui
éprouvent le besoin de détruire les autres femmes. Je ne l’ai pas vue
chercher des poux dans la tête des gars.
— Aucun d’eux n’était en service quand un détenu sous protection a
été pris en photo. Si elle posait des questions, c’était uniquement pour
Rennick, votre ami…
— Et je lui ai dit la vérité. Je n’ai rien à voir avec la mort de
Rennick, ou de Martin Wick.
— Drôle de façon de prouver votre innocence. »
Elle me dévisagea et posa sa main sur la mienne comme si on était
amants. En arrivant, je m’attendais à des menaces, de l’intimidation,
du chantage, mais elle se comportait comme si on en était à notre
troisième rencard.
« Je n’ai pas dit que j’étais innocente. J’ai dit que je n’avais rien à
voir avec la mort de Rennick. J’avais besoin d’une assurance, voilà
tout.
— Une assurance contre quoi ?
— Les femmes flic trop zélées et remplies de haine de soi, pour
commencer.
— Je me hais, mais dire que je suis trop zélé et me traiter de femme,
c’est exagéré.
— Très drôle. Ce que je veux dire, c’est que vous devriez tenir votre
chienne en laisse. » Je retirai ma main. « J’ai touché un point sensible,
hein ? Vous vous entendez bien tous les deux ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, Louisa.
— Ouais, c’est ça. Je pense que vous avez envie autant que moi de
lui mettre un collier autour du cou.
— Et pourquoi donc ? »
Elle rit de tout son corps, et avec le blanc de ses yeux.
« Pourquoi est-ce qu’ils affecteraient leur enfant chérie à une
enquête secrète avec leur bad boy attitré ? Pour le remettre dans le
droit chemin ou pour clouer le couvercle de son cercueil ?
— Vous êtes loin du compte… »
Louisa humecta ses lèvres et se pencha vers moi.
« Je suis pote avec un type des archives. Il paraît que l’adjointe
Black a fouillé dans vos dossiers la nuit dernière.
— Je lui ai demandé de s’occuper de la paperasse en retard.
— C’est sans doute pour ça qu’elle épluchait vos rapports, vos états
de service, vos fréquentations connues… »
J’hésitai.
« Ça n’explique toujours pas ce qu’on fait ici.
— Vous êtes corrompu, Aidan Waits. J’ai entendu ce qu’on raconte :
la drogue, les filles, les liens avec la pègre. J’ai pensé qu’en vous
suivant jusque chez vous, je trouverais peut-être quelque chose d’utile.
Vous en compagnie de personnes peu fréquentables, peut-être, ou en
train de sauter votre collègue. Jamais dans mes rêves les plus fous
j’aurais imaginé que…
— OK.
— Non, pas OK. » Elle se pencha un peu plus vers moi et chuchota.
« En fait, je crois que c’est un faux passeport. Très bien fait. Comment
est-ce qu’on peut se procurer un truc pareil ?
— Grâce à des amis dans des endroits malfamés.
— C’est moi qui aurais dû vous interroger.
— Mais vous ne l’avez pas fait. J’en déduis que vous savez quelque
chose. » Elle sourit et se renversa en arrière. « Écoutez, Louisa. Des
gens dangereux sont impliqués.
— Et je pense que vous en faites partie », dit-elle en reprenant ma
main pour planter ses ongles dans ma peau.
Je la retirai.
« Des gens qui pourraient vouloir ma mort.
— Je n’aimerais pas que ça arrive.
— Qu’est-ce que vous voulez, alors ? Pourquoi vous faites ça ?
— Peut-être que je sais ce que c’est d’avoir des secrets.
— Si c’est l’idée que vous vous faites de la compassion, alors…
— S’il vous plaît. J’ai déjà eu droit à un cours intensif sur les gens
qui utilisaient ma compassion contre moi.
— De cette façon ? En faisant du chantage ?
— Oh, soyez adulte. Vous n’êtes pas le premier qui se fait doubler
parce que certaines personnes savent ce que vous cachez. Devinez
combien d’inspecteurs-chefs je pourrais recracher. »
Je ne dis rien, alors elle continua, d’un ton plus dur.
« Je suis la meilleure gâchette de la police, cela ne fait aucun doute.
Aucun. Et vous savez quoi ? Je n’ai pas pu me faire recruter avant
d’avoir avalé, avalé et avalé encore. Avant d’avoir avalé toute ma
fierté. » Je détournai le regard et elle poursuivit. « Nos secrets ne font
pas de nous des gens mauvais, voilà ce que je veux dire. C’est juste
que, de temps en temps, on est obligés de faire de mauvaises choses
pour les protéger.
— Allez-y, alors. C’est quoi, votre secret ? Je sais que ce n’est pas
de coucher avec des flics mariés. »
Elle prit mon verre et le vida d’un trait ; sa tête tangua un peu
ensuite.
« Pour commencer, je ne suis pas censée boire. »
Ça ressemblait à la partie émergée de l’iceberg.
« Qu’est-ce que vous n’êtes pas censée faire d’autre ?
— Les hommes, les femmes, les collègues surtout. Ça devient
compliqué. Boire… (D’un mouvement de tête, elle montra mon verre
vide.) Ça aussi, ça devient compliqué. Sans doute qu’on passerait un
super moment si on se connaissait mieux.
— Je ne vois dans tout ça aucune raison de vous introduire chez
moi.
— Alors, mettez-moi au défi de vous expliquer. »
Ses pupilles étaient dilatées et elle respirait plus fort.
« C’est ridicule. »
Elle écarquilla les yeux.
« OK, je vous mets au défi de me le dire.
— Il y a une quinzaine de jours, j’ai rencontré une fille à St Mary’s.
La fille en survêt vert, celle que vous recherchez.
— Esther. »
Elle parut impressionnée.
« Vous vous débrouillez mieux que je croyais. Esther voulait
approcher Martin Wick, le temps de prendre une photo. J’entre et je
sors, disait-elle. Elle passerait même pas par l’escalier. Tout ce que
j’avais à faire, c’était de regarder ailleurs pendant cinq minutes…
— Pour combien ?
— Deux mille.
— Vous avez pris le risque de foutre votre vie en l’air pour deux
mille livres ?
— C’est pas mal pour cinq minutes de boulot.
— J’y crois pas. »
Elle haussa les épaules.
« Quand j’arrive pas à dormir, je joue au poker. Et pour une raison
quelconque, je dors quasiment pas ces temps-ci. Du coup, j’avais
quelques petits problèmes de liquidités.
— Si c’était aussi grave que ça, deux mille de plus ou de moins…
— Ça m’a permis de repartir. Et même plus que ça. Depuis que j’ai
découvert votre magot, je recommence à gagner. » Je fermai les yeux.
« Sincèrement. J’ai doublé votre mise. Je vous le répète : je considère
qu’on est amis.
— Qu’est-ce qui a foiré, alors ? demandai-je pour la ramener à la
raison de notre présence dans ce bar. Vous ne me racontez pas tout ça
par bonté d’âme.
— Rien n’a foiré. La fille m’a filé le fric et elle a pris sa photo.
C’était aussi simple que ça.
— À moins qu’elle ait prévu de commettre un meurtre pendant que
vous aviez le dos tourné.
— Elle aurait agi à ce moment-là, si c’était son intention.
— Il y a forcément un problème, sinon je ne serais pas en train
d’écouter tout ça. Exception faite des deux morts, on dirait que vous
vous en êtes bien tirée.
— Je n’ai rien à voir avec ces deux morts, déclara-t-elle très
sérieusement. Je n’étais même pas là quand ça s’est passé. Et rien ne
me relie à cette fille, à part le téléphone avec lequel elle m’a appelée. »
Nous y voilà.
Je me renversai contre ma chaise et regardai Louisa. Si on trouvait
Esther en possession de ce téléphone, et s’il contenait le numéro de
Jankowski, elle était foutue.
« Je me disais que si je vous donnais le numéro, vous pourriez le
localiser…
— On connaît déjà le numéro. Et la localisation est en cours.
— Ah.
— Pourquoi vous ne l’avez pas fait vous-même ?
— Comment j’aurais expliqué que j’avais son numéro ? Et puis,
j’aurais refilé le téléphone à la police.
— C’est ce qui se passera si vous me conduisez jusqu’à lui.
— Oui, mais on est amis maintenant, non, Aidan ? Vous dites que
vous êtes en train de le localiser ? » Elle réfléchit. « C’est encore
mieux. Pas besoin d’envoyer un tuyau anonyme. Tout ce que je
demande, c’est que mon numéro ne soit plus dans ce téléphone quand
il sera enregistré comme pièce à conviction, et que rien n’indique
qu’elle m’a appelée. C’est tout. Ensuite, vous pourrez récupérer votre
sac, votre passeport, votre fric, ni vu ni connu.
— Je peux effacer un numéro dans un portable, dis-je. Mais tôt ou
tard, ils éplucheront la liste des appels. Et je crois deviner que vous
serez dessus.
— C’est vous qui menez l’enquête. Vous vous renseignez et vous
expliquez que c’est un numéro de téléphone jetable. Un cul-de-sac.
— Et si on retrouve Esther en même temps que le téléphone ? Si elle
a envie de parler ? On ne peut pas effacer la mémoire d’une personne
aussi facilement.
— C’est la partie délicate. » Elle regarda la table. « Tout dépend, je
pense, de votre envie de ne pas aller en prison. »
Je secouai la tête.
« Enterrer un portable, c’est une chose…
— Vous devez bien réfléchir. S’ils trouvent mon numéro dans ce
téléphone, ou s’ils retrouvent cette fille, et si elle leur raconte ce qui
s’est passé, ils découvriront votre butin en ma possession quand ils
viendront m’arrêter. Votre faux passeport aussi. Sans doute même que
je pourrai m’en servir pour négocier une réduction de peine.
— Oui, sans doute.
— Franchement, c’est un miracle, quand on y réfléchit. Vous étiez
présent au moment d’un double meurtre, et vous vous en êtes sorti sans
une égratignure…
— J’ai toujours eu de la chance à ce niveau-là.
— … Alors, si j’étais vous, je me démènerais pour me faire laisser
en dehors de cette affaire. »
Je réfléchis, puis hochai la tête.
« Le téléphone ne suffira pas, dis-je. Ne pas la tuer, non plus. Vous
allez empiler les mensonges les uns sur les autres jusqu’à ce qu’ils
vous tombent dessus.
— Jusqu’à ce qu’ils nous tombent dessus, vous voulez dire ?
Pourquoi est-ce que vous vous braquez ? Vous ne croyez pas
sérieusement que c’est une junkie qui a tué Rennick ou dompté
Sutcliffe. Vous disiez avoir des doutes…
— Et je les ai encore, pour la plupart. »
Elle sourit.
« Je fais ça pour Rennie, autant que pour moi. Je vous donne une
bonne info. Vous suivez une mauvaise piste. J’ai simplement tourné la
tête cinq minutes, pendant que cette fille prenait une photo. Si vous
résolvez cette affaire correctement, si vous trouvez le véritable
meurtrier, plus personne ne pensera à Esther. Ou à moi. »
Je hochai la tête, distraitement.
« Au fait, demanda-t-elle. Qui est Anne ? » Un scintillement de
taches solaires passa devant mes yeux et j’agrippai la table. « Je n’ai
pas lu les lettres, aucune des deux. Ça m’avait l’air personnel… »
Je repoussai ma chaise et dévisageai Louisa Jankowski en essayant
de me maîtriser.
La lettre que m’avait envoyée ma sœur et ma réponse avortée. Je les
avais laissées dans le sac lorsque Naomi avait frappé à ma porte.
« Je suis une proie idéale, Louisa, c’est certain. Mais faites-moi une
fleur, entre êtres humains. Laissez-la en dehors de tout ça, s’il vous
plaît. »
Après un moment de réflexion, elle acquiesça ; elle semblait presque
émue par cette démonstration d’émotion. Glissant la main dans son
sac, elle en sortit la lettre de ma sœur et me la tendit.
« Un gage de bonne foi, dit-elle en se levant. Appelez-moi, Aidan.
Vous avez mon numéro. » Elle m’embrassa dans le cou et me glissa à
l’oreille : « Moi, en tout cas, j’ai le vôtre. »

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12

Je m’étais absenté moins d’une heure lorsque je regagnai le Holiday


Inn, mais ça ressemblait à une éternité. Naomi ne m’ayant pas
contacté, j’en déduisis que le téléphone n’avait toujours pas été
localisé. Avec un peu de chance, songeai-je, peut-être qu’il avait été
endommagé, éteint ou détruit.
Je n’arrivais même pas à imaginer ce que je ferais si on le retrouvait.
Comme l’avait dit Louisa, tout dépendait de mon envie d’échapper à
la prison. En retournant à l’hôtel à pied, je m’étais surpris à penser à
Tessa Klein. Qui avait laissé un mot expliquant son suicide, mais pas
de cadavre. Déclarée morte. Je commençais à me dire que c’était une
option envisageable pour moi.
Naomi était assise dans le hall. Au téléphone.
« Je vous rappelle, dit-elle en mettant fin à sa conversation.
— Désolé. Du nouveau au sujet du portable ?
— Toujours pas. Écoutez, Aidan…
— Vous disiez que vous vouliez parler, alors parlons.
— Vous êtes sûr d’avoir le temps ? »
Je soutins son regard une seconde de trop, puis hochai la tête et la
précédai vers le bar de l’hôtel. C’était calme, seuls deux couples
partageaient une bouteille ou des cocktails d’après-midi. Je
m’approchai de la barmaid et me retournai vers ma collègue. Je
n’aimais pas la manière dont Louisa avait parlé d’elle et, après mon
comportement récent, je me demandais si finalement elle pourrait
accepter un poste dans l’équipe de James.
« La même chose que vous, dit-elle.
— Deux pintes de Guinness, s’il vous plaît. »
Pendant qu’elle allait s’asseoir, je commandai un autre double
Jameson’s, que je bus d’un trait.
Elle avait choisi une table de coin qui donnait sur la rue. En croisant
son regard, je perçus la même vigilance que précédemment. Même
dans le cadre d’une enquête sur un double meurtre, ça me semblait
anormal. Je n’aurais su dire si c’était à cause du désarroi inhabituel du
superintendant Parrs, du coup de téléphone concernant ma mère ou de
l’affaire.
Le problème Louisa Jankowski, c’était tout autre chose, et j’essayais
de le repousser au fond de mon esprit, aussi loin qu’il voulait bien
aller. Tandis que Naomi préparait ce qu’elle allait dire, je commençai à
comprendre, avec une certaine inquiétude, que c’était peut-être moi le
problème. Quand mon regard revint se poser sur la table, je m’aperçus
que j’avais bu environ un tiers de ma bière sans m’en apercevoir.
Naomi continuait à m’observer.
« C’est la première fois que je bois pendant le service…
— C’est ce qui fait tout le plaisir », répondis-je en essayant
d’esquisser un sourire. Qu’elle ne me rendit pas. « Ne vous sentez pas
obligée, surtout.
— Oh, je vous en prie », dit-elle en soulevant son verre pour
trinquer et le porter à ses lèvres
Elle but une gorgée et demanda :
« Cet appel au sujet de votre mère…
— Non, pas ça.
— Bien. Quand Sloane disait que vous aviez douze visages…
— Il est mal informé. Je n’en ai que deux, juré. » Comme elle ne
riait pas, je poursuivis. « Je suis désolé pour aujourd’hui. Sloane, Short
Back… »
Elle haussa les épaules à l’intérieur de sa parka.
« Encore deux types qui ont fait une overdose de pilules contre les
petites bites. C’est fréquent. »
La façon dont elle me regardait laissait entendre que j’appartenais
peut-être au même club.
« Eh bien, de quoi vous vouliez parler ?
— Stuart Hawley, ça vous dit quelque chose ?
— Vaguement… » Je réfléchis. « Il est entré au Whisky Shop dans
Exchange Street. Mais ils étaient fermés. C’était en pleine nuit.
— Et ensuite ?
— On l’a arrêté et on l’a ramené au Park.
— Il a résisté ?
— Bien au contraire. Quand on a débarqué, il était assis dans la
boutique avec une bouteille. Il s’est présenté et nous a demandé à qui il
avait le plaisir de parler.
— Et vous lui avez répondu ?
— Bien sûr, dis-je. Il nous a suivis gentiment.
— Pas de violences ?
— Non.
— Pas même de la part de l’inspecteur Sutcliffe ?
— Non. »
Elle sortit son téléphone et le posa sur la table entre nous. Elle fit
défiler des photos et s’arrêta. Je reconnus Stuart Hawley, le type qu’on
avait arrêté.
Couvert d’hématomes.
Les yeux gonflés et fermés, la lèvre inférieure fendue à deux
endroits.
« Non », répétai-je en regardant Naomi. Ma voix paraissait moins
ferme tout à coup. « Pensez ce que vous voulez, mais c’est pas moi.
— Je ne sais pas… J’ai cru que vous alliez faire un deuxième trou
dans le crâne de Short Back tout à l’heure.
— Vous m’en auriez voulu ? »
J’essayais de prendre un ton léger, mais elle hocha la tête.
« Oui.
— Écoutez, la semaine a été dure…
— C’est justement ce que je me demandais, dit-elle en regardant son
téléphone. C’était une mauvaise semaine ?
— On raconte un tas de trucs sur moi, mais pas ça.
— Hmmm… », dit-elle en posant de nouveau son doigt sur le
téléphone.
Je la regardai faire défiler d’autres photos. Des visages dont je me
souvenais, ou que je reconnaissais à moitié, photographiés sur des
scènes de troubles à l’ordre public ou de crime, dans des salles
d’interrogatoire, au fil des ans. Des visages défigurés par des bleus ou
des égratignures, au mieux ; de véritables blessures et des nez cassés
au pire.
« Aucun d’eux ne vous a jamais accusé nommément. Ils disent tous
qu’on les a agressés peu de temps avant ou après leur arrestation, et
qu’ils ont reconnu un officier de police. Pour l’instant, ils se contentent
de tracer les points, Aidan, en attendant que quelqu’un les relie. Parrs
l’a fait, on dirait. Moi aussi maintenant. Et d’autres suivront. »
Je repensai, sombrement, à la visite de l’inspecteur-chef James ce
matin. Une agression près du Light Fantastic, juste au moment où je
passais.
L’agresseur me ressemblait.
Naomi tenta de me ramener dans le présent.
« S’il s’agit d’une sorte de complot contre vous, il est au point.
— Les criminels passent leur temps à mentir au sujet des violences
policières.
— Ah oui ? Et les agressions sexuelles ? Une de ces femmes affirme
avoir été pelotée. Un officier correspondant à votre signalement lui a
fait comprendre qu’elle pourrait être relâchée si elle voulait bien…
— Comment elle s’appelle ? »
Naomi me regarda.
« Sérieusement ? Je ne vous le dirai pas. Même pas la peine de poser
la question.
— Qu’est-ce que je ferais, à votre avis ? »
Je vis ses yeux se poser inconsciemment sur le téléphone.
« Peu importe, dit-elle. Ce qui compte, c’est que des dizaines de
personnes évoquent un usage excessif de la force. Cette femme parle
d’un comportement déplacé. Que des individus avec lesquels vous
avez été en contact au cours de l’année écoulée. Tôt ou tard, quelqu’un
va faire le rapprochement. C’est un travail subtil. Celui qui incite ces
gens à se manifester veut vous crucifier.
— Là-dessus, on est d’accord.
— Je ne comprends pas : vous lui fournissez le marteau et les clous.
Supposons une seconde que ces accusations ne reposent sur rien.
— Ces accusations ne reposent sur rien », dis-je.
Je vis des têtes se tourner vers nous.
Naomi baissa la voix.
« Quelqu’un les a quand même rassemblées. Cela veut dire trouver
des personnes disposées à se placer dans ce type de situations, tout
d’abord, à prendre le risque d’avoir un casier judiciaire. Puis leur
infliger ce genre de blessures, les guider dans leurs dépôts de plainte et
les encourager à aller jusqu’au bout. À une telle échelle, je n’ai jamais
vu ça. Et vous ? »
Je fus obligé de secouer la tête.
« On parle de quelqu’un qui a beaucoup de temps et beaucoup
d’argent, quelqu’un qui a des relations. » Elle s’interrompit le temps de
respirer. « Quelqu’un qui a beaucoup de haine, Aidan. »
Je bus une gorgée de bière.
« Et vous savez qui c’est, n’est-ce pas ? » La masse de tout ce
qu’elle venait de dire était trop dense pour être traversée par un
mensonge et j’acquiesçai. « Votre ami auquel faisait allusion le
superintendant… Parlez-moi de lui, vous me devez bien ça. »
Lentement, je demandai : « Qu’est-ce que vous savez sur Zain
Carver ? »
Je regardais le mur, au-dessus de son épaule, mais je la vis baisser la
tête, légèrement.
« Vous avez certainement entendu dire que j’avais un problème de
toxicomanie, ajoutai-je. Que j’avais été surpris en train de voler de la
drogue enregistrée comme pièce à conviction. Et vous avez sans doute
entendu un tas d’autres choses.
— Je n’écoute pas les ragots.
— C’est la vérité, Naomi. Tout est vrai. »
Elle ferma les yeux une seconde.
« Et maintenant, vous avez une dette envers lui ?
— Oui, en quelque sorte.
— Je ne comprends pas… Il ne peut pas détester à ce point tous les
flics qui ont croisé son chemin.
— Non, pas tous. » Je vidai mon verre et me levai. « On ferait bien
d’y aller. »
Naomi resta assise ; elle regardait fixement le fauteuil que je venais
de libérer.
« J’essaie de vous aider, j’essaie de comprendre.
— Et moi, je vous demande d’arrêter, d’accord ?
— C’est quoi votre problème avec moi ? Je sais que ce n’est pas
mon travail. »
Son téléphone se mit à vibrer sur la table et je m’en saisis, ravi de ce
dérivatif.
« Inspecteur Waits, j’écoute… Oui. Oui… Merci. » Je reposai
l’appareil sur la table, plus fort que je le souhaitais. « On a localisé
Esther. »
Naomi hocha la tête, récupéra son téléphone, se leva et partit.
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13

Le téléphone avait été localisé au Cornerhouse, un ancien centre


culturel-cinéma indépendant, qui avait fermé ses portes trois ou quatre
ans auparavant et demeurait inoccupé depuis. Il était situé à cinq
minutes environ de l’endroit où on avait découvert la voiture incendiée
la veille, et Naomi eut la bonté de ne pas me rappeler qu’elle avait
suggéré qu’on inspectât les alentours.
Il faisait nuit maintenant, la rue était un fatras de lumières qui se
croisaient. Les taxis, les bus et les motos livraient bataille contre les
néons des commerces.
Le bâtiment en question se dressait au coin de Whitworth et
d’Oxford Street. Même à l’époque où c’était un centre culturel, il avait
toujours eu un petit côté délabré et excitant. Mais rien à voir avec cet
état d’abandon. Coincé entre deux immeubles d’habitation modernes,
face au Palace Theatre, on aurait dit une dent morte au milieu d’un
sourire éclatant. Pendant quelque temps après la fermeture, le fronton
lumineux du cinéma avait accueilli un message de remerciements
adressé aux spectateurs, mais les lettres étaient tombées, ou bien
avaient été volées, et remplacées par des tags et des slogans politiques
peints à la bombe.
J’avais vaguement noté le changement de ton des graffitis au cours
de ces derniers mois, mais je m’apercevais maintenant qu’ils
employaient un langage militant et faisaient référence au MAN, le
Manchester Activist Network, un groupe de squatteurs anarchistes qui
avait fait les gros titres de la presse après avoir réquisitionné plusieurs
immeubles inoccupés dans le quartier. Cette ville possédait le taux le
plus élevé de bureaux vides de tout le pays : presque un tiers. Du fait
de l’accroissement du nombre de sans-abri, cela avait débouché sur
l’apparition de ces « super squats », dans le centre et autour.
Régulièrement, tous les deux ou trois mois, des huissiers débarquaient
en masse, de nuit, accompagnés de forces de police anti-émeute ; ils
renvoyaient les gens dans la rue et confisquaient tout ce qu’ils
possédaient. Ces opérations coûtaient plus cher à la ville que de louer
certains de ces bâtiments pour en faire des refuges officiels, mais cela
l’aurait obligée à reconnaître l’existence du problème.
On s’approcha de la porte pour essayer de regarder à travers la vitre.
Il me semblait voir bouger des formes dans la pénombre, mais il faisait
trop sombre pour en être sûr. Je serrai le poing et cognai au carreau.
À l’intérieur, les formes se figèrent.
On attendit un instant, puis un visage barbu émergea de l’obscurité.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »
Le type paraissait effrayé.
« Police… » Avant que j’aie pu en dire plus, il s’éloigna de la vitre.
« On essaie de retrouver une personne disparue ! » criai-je, les deux
mains plaquées contre le carreau.
Je croyais apercevoir sa silhouette, à quelques pas de là.
« Il vous faut un ordre d’expulsion, répondit-il en haussant le ton à
chaque mot.
— On ne vient pas pour expulser qui que ce soit, on veut juste
parler. »
Pas de réponse. Je me tournai vers Naomi.
Elle regarda ailleurs.
Je m’apprêtais à élaborer un autre plan lorsqu’un bus passa. Ses
phares balayèrent le bâtiment, éclairant le hall pendant une seconde. À
cet instant, on vit le barbu, réfugié au fond du hall, en train de parler à
une femme maigre aux cheveux jaunes.
« S’il vous plaît ! criai-je à travers la porte. Une personne est peut-
être en danger de mort… »
Je faisais référence à Esther, mais j’aurais pu tout aussi bien parler
de moi. Un moment s’écoula, et soudain, il y eut un éclair de peau pâle
et de cheveux peroxydés, et la femme qu’on avait entraperçue apparut
à la porte. Elle me dévisagea à travers la vitre sale, puis dévisagea
Naomi qui se tenait derrière moi. La lueur dans ses yeux disait « Bats-
toi ou tire-toi », mais je misais sur une troisième option. Elle scruta la
rue pour voir s’il y avait quelqu’un d’autre. Je m’écartai afin qu’elle
puisse constater qu’on était seuls.
« Qui est en danger de mort ? demanda-t-elle avec un fort accent
irlandais.
— Une jeune femme, et si ça peut vous aider, on pense qu’elle dort
dans la rue. »
La fille m’observa de nouveau, puis sembla prendre une décision.
J’entendis un tintement de clés. Le déclic d’un cadenas qu’on ouvre et
le bruit d’une chaîne qu’on retire autour des poignées de porte. Elle
l’ouvrit et se tint devant nous, raide, maigre, agitée de tressaillements,
triturant les petites peaux autour de ses ongles.
Ça ressemblait plus à un problème neurologique qu’à des frissons.
« Jazz », se présenta-t-elle.
Elle avait des joues extrêmement rouges et portait un épais et ample
sweatshirt à capuche sur un legging qui avait été rose. J’entrai avec
Naomi et on se présenta à notre tour, tandis qu’elle remettait la chaîne.
« Suivez-moi », dit-elle en allumant une petite lampe torche, et elle
nous précéda telle une ouvreuse de cinéma.
On traversa le hall pour pénétrer dans une des anciennes salles de
projection où ils avaient apparemment dressé leur camp. Les sièges
étaient toujours en place, tournés vers un immense trou noir qui
autrefois devait accueillir l’écran. Quelques lampes de poche posées
ici et là conféraient un aspect intemporel à cet espace. Bien que l’on
fût tout près d’une rue très fréquentée, la salle était hermétiquement
close : on se serait cru dans un abri anti-aérien abandonné, équipé pour
assister à la fin du monde. Le barbu qu’on avait vu à la porte
s’adressait à un groupe de cinq ou six clochards. Ils posèrent sur nous
des regards méfiants et se turent quand nous nous approchâmes.
« Alors ? demanda Jazz, toujours secouée de spasmes, en regardant
partout, sans jamais s’arrêter sur nous.
— On cherche une fille, dis-je. Ou tout ce que vous pouvez nous
dire sur elle.
— On est tous là, dit le barbu. »
Jazz posa la main sur son épaule.
« Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle est ici ?
— On a localisé son téléphone à cette adresse », dis-je. Ils
échangèrent des regards. « Écoutez… En ce qui me concerne, vous
êtes chez vous. Et vous avez le droit de nous envoyer paître, mais cette
fille a des ennuis…
— Quel genre d’ennuis ? demanda Jazz.
— Les pires qui soient. Elle était sur les lieux d’une violente
agression il y a quelques jours et des gens dangereux la cherchent. »
Je perçus un changement dans l’ambiance de la salle.
« Des gens dangereux comme qui ?
— Je ne peux pas vous le dire, mais…
— Qui nous prouve que vous êtes pas dangereux vous aussi ?
demanda le barbu.
— On aurait pu entrer sans problème avec une unité armée. On
aurait enfoncé la porte et cinq minutes plus tard, vous étiez tous à la
rue ou au poste. » Lorsqu’un des types fit un pas vers moi, je compris
que je ne parlais pas de manière hypothétique : c’était un scénario
qu’ils avaient probablement vécu. « Il ne s’agit pas d’une menace. Je
dis juste qu’il y a une différence.
— Elle est comment, cette fille ? demanda Jazz.
— À peu près bâtie comme vous, entre vingt et trente-cinq ans.
Mais surtout, dis-je en glissant la main dans ma poche pour sortir le
tirage, elle a le visage tatoué. » Je le tendis au groupe et l’un d’eux le
prit. « La photo n’est pas très nette, mais ce sont des pentagrammes
qu’elle a autour des yeux, comme des étoiles. »
Pendant qu’ils examinaient le cliché, un des types recula. Il
contourna les rangées de siège en faisant un détour et quitta la salle.
Une seconde plus tard, deux autres l’imitèrent.
« J’en déduis que sa tête vous parle ?
— Elle gueule, même », répondit le barbu en s’éloignant de nous.
Jazz me rendit la photo.
« Elle était ici, c’est vrai.
— Était ?
— Elle est repartie. Elle est venue récupérer ses affaires, mais j’étais
pas là, alors…
— Quelles affaires ? demanda Naomi.
— Un sac. On a un placard fermé à clé là-haut, et y a que moi qui ai
la clé. J’étais pas là pour lui ouvrir.
— Donc, son sac est toujours là ? » Jazz acquiesça. « Et vous
connaissez son nom ? »
Elle se tourna vers le barbu.
« Elle a dit qu’elle s’appelait Esther. Mais ici, personne la
connaissait. Elle est juste restée deux nuits.
— Vous pouvez nous conduire jusqu’à ses affaires ? demanda
Naomi.
— J’ai le choix ?
— Non, pas si vous voulez l’aider… »
Jazz réfléchit une seconde, puis esquissa un hochement de tête et
passa devant nous pour se diriger vers la sortie.
On lui emboîta le pas, mais le barbu nous apostropha :
« Vous avez pas besoin d’y aller tous les deux, si ?
— J’y vais », dis-je et je repartis avant que Naomi ait eu le temps de
protester.
Jazz m’entraîna dans un escalier étroit et ralluma sa lampe-torche.
La dernière fois que j’étais entré dans ce bâtiment, il était encore
ouvert. C’était à Noël, quatre ou cinq ans auparavant. Je marchais dans
la rue, un peu ivre, et j’étais entré pour voir une projection en matinée
de La vie est belle. Après le film, j’avais bu un verre au bar et je
m’étais tapé les trois étages de galerie d’art, en passant d’un tableau à
l’autre. De l’art tellement contemporain que la peinture ne devait pas
être encore sèche, mais c’était un chouette souvenir.
En ressortant dans la rue, j’avais appelé SOS Suicide.
Au bout d’une vingtaine de minutes, j’avais eu l’impression d’avoir
contaminé le type au bout du fil. Tout cela me semblait si lointain
aujourd’hui que ça aurait pu arriver à quelqu’un d’autre. Mon esprit
dériva vers l’appel que j’avais reçu un peu plus tôt, au sujet de cette
inconnue, Christine Farrow, internée conformément à la loi sur la santé
mentale. Et bizarrement, cela me fit penser à la manière dont Naomi
m’avait regardé toute la journée, essayant d’anticiper mes phases de
colère et de paranoïa.
Peut-être étais-je bien le fils de ma mère, après tout.
Quand on arriva devant le placard, Jazz sortit une clé pour l’ouvrir.
Ses mains tremblaient tellement que je songeai qu’elle était en pleine
descente ou en manque. Dans un cas comme dans l’autre, elle s’était
tapé un aller-retour en enfer. Je le savais car j’avais plusieurs fois fait
le même trajet. Elle s’accroupit pour fouiller à l’intérieur du placard et
en extirpa un sac à dos blanc sale.
« C’est ça », dit-elle en me le tendant.
Je le pris et regardai à l’intérieur. Je reconnus le survêtement vert
que portait Esther quand je l’avais vue à l’hôpital et en fouillant plus
profondément, je découvris le portable qu’on avait localisé. Une
étincelle de soulagement s’alluma en moi. Je ne savais pas quoi faire
ensuite, mais cela me donnait un semblant de contrôle.
« Merci. »
La sonnerie de mon téléphone nous fit sursauter. C’était Naomi.
« Vous feriez bien de redescendre, dit-elle. Tout de suite. »

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14

Quand on redescendit au rez-de-chaussée, Jazz et moi, Naomi nous


attendait en bas des marches.
« Ils ont bloqué la rue, annonça-t-elle. Ils ont dû localiser le
téléphone car il y a quatre ou cinq TAU devant.
— Merde », lâchai-je, en essayant de réfléchir.
Jazz nous regardait tour à tour.
« C’est quoi, des TAU ?
— Tactical Aid Units », dis-je. Elle se précipita aussitôt vers la
porte, mais je la retins par le poignet. « Ce n’est pas le moment de
paniquer. » Je me retournai vers Naomi. « Où sont les autres ?
— Dans la salle de projection.
— Jazz, si vous leur dites ce qui se passe, ils risquent de mal réagir.
Quelqu’un pourrait être blessé. » Je lâchai son poignet, qu’elle massa
rageusement. « Je suis désolé, mais laissez-moi sortir pour essayer de
discuter. »
Elle hocha la tête, sans cesser de trembler violemment, et ses joues
avaient pris une teinte violacée, douloureuse.
J’effectuais des calculs.
Louisa Jankowski avait quitté le Gas Lamp peu de temps après que
je lui avais annoncé qu’on attendait de localiser le téléphone d’Esther.
Si elle avait repris son poste ensuite, elle se trouvait peut-être là
dehors, armée d’un fusil d’assaut. Et peut-être que je pourrais lui
refiler le sac, désamorcer le problème et nous sauver tous les deux.
Je me dirigeai vers la porte, mais Naomi m’arrêta d’un geste. Elle
montra le sac.
« C’est celui d’Esther ? Le téléphone aussi ? »
Je déglutis.
« Il est dedans.
— Si vous le leur remettez et s’il contient des informations
susceptibles de conduire jusqu’à cette fille, elle pourrait en pâtir. Vous
l’avez dit vous-même. »
On tenait maintenant chacun une anse du sac.
Je m’efforçai d’intégrer ce facteur dans mon raisonnement : en
remettant le sac à Jankowski et en me protégeant, je risquais de
condamner quelqu’un d’autre. Finalement, je compris que je n’avais
pas le choix, et je lâchai le sac.
Naomi le hissa sur son épaule et se tourna vers Jazz.
« Il y a une sortie derrière ?
— Une issue de secours qui donne sur la station de…
— Il me faut la clé de la porte d’entrée », dis-je.
La jeune femme tremblait tellement qu’elle la laissa échapper avant
de me la remettre.
« C’est rien, dis-je en la ramassant. Si ça tourne mal, si vous
apercevez une arme, levez les mains et faites ce qu’ils vous
demandent. » Elles hochèrent la tête. « Accordez-moi une minute et
filez. »
Je retournai dans le hall en comptant soixante secondes à rebours.
Mon cœur cognait comme un tam-tam et j’entendais un hélicoptère
tourner au-dessus du bâtiment. Sur lequel il braquait son projecteur, ce
qui voulait dire qu’ils me voyaient, alors que je ne pouvais pas les voir.
Ils étaient venus avec l’artillerie lourde et ils la pointeraient sur moi
dès que je sortirais. La main en visière, j’approchai de la porte, ouvris
le cadenas et déroulai la chaîne.
En sortant, je fus terrassé par le vacarme de l’hélico.
Je m’avançai. Le projecteur tremblait autour de moi et un
mégaphone produisit un effet larsen strident…
« Police ! À terre ! »
J’avais déjà les mains en l’air, mais je m’agenouillai et criai que
j’étais officier de police. En plissant les yeux, je distinguai quatre ou
cinq vans antiémeute qui bloquaient le carrefour dans toutes les
directions, et les gilets fluos des agents en uniforme qui
m’encerclaient. Ce n’étaient pas eux qui m’inquiétaient.
Les armes à feu se fondaient dans l’obscurité.
L’hélicoptère descendit légèrement et je sentis les pales découper
l’air ; le projecteur me brûlait les yeux. Je crus apercevoir Halliday, le
supérieur de Louisa Jankowski, en première ligne, pointant sur moi un
fusil d’assaut G36. En élargissant mon champ de vision, je vis que
plusieurs autres membres de l’équipe l’entouraient. Je savais que
Jankowski était là elle aussi. Du coup, j’éprouvai un sentiment de
gratitude lorsque l’inspecteur-chef James, visiblement stupéfait,
émergea de la lumière aveuglante pour faire un pas dans ma direction.
« Waits ?
— Je suis content de vous voir…
— Qu’est-ce que vous foutez ici, sergent ?
— Je suivais une piste liée à la femme au survêtement vert.
— Seul ?
— Elle n’est pas à l’intérieur », dis-je, esquivant sa question.
Il fit un pas de plus et cria :
« Je vous ai demandé si vous étiez seul !
— Inspecteur… » Me retournant, je découvris Jankowski,
caparaçonnée dans sa tenue d’intervention, pousser Naomi vers moi. «
Je l’ai surprise en train de filer par l’issue de secours. »
La métamorphose de la femme avec qui j’avais discuté quelques
heures plus tôt était à peine croyable. Son arme n’était pas pointée
directement sur mon équipière, mais la menace était implicite.
James me regarda et haussa la voix pour couvrir le vacarme de
l’hélico.
« Je rêve. Il s’agit du sac que transportait notre suspect quand elle a
été aperçue à proximité de la voiture incendiée ?
— On le pense, monsieur.
— Adjointe Black, dit-il. Remettez immédiatement ce sac à
Jankowski. »
Naomi hésita ; elle croisa mon regard.
Dans son esprit, on perdait notre unique piste et on mettait la vie
d’Esther en danger. Je savais que c’était pire que ça, mais cela pouvait
se terminer de manière encore plus moche. Je ne voyais que cette arme
pointée vaguement sur Naomi. Je hochai la tête et elle tendit le sac à
Jankowski. Qui le lui arracha des mains et recula.
« Agente Jankowski, dit James. Pouvez-vous me confirmer que le
téléphone se trouve bien dans ce sac ? »
Elle ouvrit la fermeture éclair et jeta un coup d’œil à l’intérieur.
« Confirmation, monsieur.
— Faites-le enregistrer comme pièce à conviction. Immédiatement.
»
Il ne m’avait pas quitté du regard, aussi ne vit-il pas le soulagement
sur le visage de Jankowski. Elle se dirigea vers un des vans des TAU,
d’un pas de plus en plus rapide. Si elle avait l’intention de détruire ou
de trafiquer une preuve, je savais que je devais dire quelque chose,
mais ce serait signer mon arrêt de mort.
« Debout », ordonna James. Je me relevai et il se rapprocha encore
un peu pour se faire entendre distinctement dans l’air tourbillonnant
qui nous entourait. « Y a-t-il une chose que nous devons savoir avant
d’entrer ?
— Je ne comprends pas ce…
— Y a-t-il une chose que nous devons savoir, sergent ?
— Oui, monsieur. Il y a cinq ou six sans-abri non armés à l’intérieur.
Ils ne connaissent pas la fille et elle n’est pas avec eux. »
James adressa un hochement de tête à Halliday, qui fit signe à deux
de ses hommes de le suivre.
« Ne tirez pas ! » criai-je par-dessus le vrombissement. Ils me
regardèrent et un instant, il n’y eut plus que la lumière aveuglante et
les moteurs, l’air qui nous taillait en pièces. Tous dans le faisceau du
projecteur. « Ces gens ont obtempéré à chaque instant, inutile d’avoir
recours à la violence. »
James se crispa de manière visible, puis se tourna vers Halliday.
« Envoyons d’abord les agents en uniforme. Essayons de faire ça en
douceur.
— Bien, inspecteur. »
Halliday me foudroya du regard.
« Quant à vous deux, ajouta James, j’adresserai un rapport détaillé à
la superintendante en chef Chase. Je vous suggère de trouver une
histoire convaincante. En attendant, disparaissez de ma vue. »
Accompagné de Naomi, je rejoignis la foule qui commençait à se
rassembler au-delà du périmètre de sécurité. Sans quitter des yeux le
van à l’intérieur duquel avait disparu Jankowski. Lorsqu’il démarra et
s’éloigna, je constatai qu’il était suivi par un autre véhicule : une
Mercedes noir mat, semblable à celle qui nous avait filé le train
précédemment. Je n’eus pas le temps de voir l’immatriculation.
En tournant au coin de la rue avec Naomi, je m’aperçus qu’on avait
le souffle court. Le vrombissement lointain de l’hélico était comme
une migraine qui s’estompe.
Avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit, elle sortit son
téléphone de sa poche. Mais ce n’était pas son téléphone. Je m’arrêtai
net.
« Je l’ai échangé avec le mien avant qu’ils m’arrêtent, expliqua-t-
elle. Tout ce qu’ils verront, ce sont des photos de vos arrestations
musclées. » Elle hésita une seconde avant de me tendre l’appareil. « Il
est verrouillé, mais je vous conseille de regarder l’écran d’accueil. »
J’allumai le téléphone.
Le fond d’écran du portable d’Esther était une photo de la famille
Moore assassinée.
Je levai les yeux vers Naomi et vis qu’elle pensait la même chose
que moi. Ce n’était pas le fond d’écran d’une journaliste mercenaire,
quelle que soit la qualité de son déguisement. C’était le fond d’écran
de quelqu’un qui était personnellement lié à cette affaire,
personnellement impliqué.
« Qui est cette fille ? » demanda Naomi.

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IV

Désintégration
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1

« Montrez-moi vos papiers », ordonna le garde posté devant la


chambre de Sutty à St Mary’s.
Il parut surpris lorsque je lui annonçai que c’était mon équipier. Il
examina de près ma pièce d’identité, avant d’en faire autant avec moi.
Pour finir, il regarda Naomi par-dessus mon épaule, et sembla lui faire
confiance au premier coup d’œil. On entra et je refermai la porte
derrière nous.
« C’était quoi, cette histoire ?
— Il est posté là depuis quatre jours, répondit Naomi sans me
regarder.
— Et alors ?
— Alors, il se dit certainement que l’équipier de Sutty serait déjà
venu le voir. »
Je hochai la tête et m’approchai du lit. Un rideau l’entourait. Je jetai
un coup d’œil par l’ouverture, juste une seconde. Sutty était
méconnaissable sous ses bandages blancs et toujours plongé dans un
coma artificiel afin d’éviter une crise cardiaque due à la douleur. Je
m’assis, en me demandant ce qu’il ferait si les rôles étaient inversés.
Sans doute ne m’aurait-il pas apporté de fleurs, mais il aurait
probablement arrêté mon agresseur.
Je sentais le regard de Naomi sur moi ; une tension nouvelle
bourgeonnait entre nous. Cette nuit, il m’était venu à l’esprit que,
malgré sa surveillance attentive, ses fouilles dans mes rapports
d’arrestation et mon dossier personnel, à aucun moment elle n’avait
tenté de m’enterrer.
Elle espérait laver ma réputation.
« Quand on a interrogé Blake à la BBC, dit-elle, il a parlé de
Sutty…
— À quel moment ?
— Quand vous êtes allé chercher la voiture. Ils s’étaient croisés par
hasard récemment, lors du pot de départ d’un ancien. Il dit que Sutty a
mentionné votre nom.
— Ah bon ?
— Il a dit que vous étiez très intelligent. »
Je regardai le rideau qui entourait le lit.
« Je ne crois pas, non.
— Vous ne croyez pas qu’il a dit ça, ou vous ne croyez pas être
intelligent ? »
La porte s’ouvrit avant que j’aie le temps de répondre et le
superintendant Parrs fit son entrée. Il était 8 heures du matin et nous
avions rendez-vous ici à son initiative.
« Désolé d’avoir choisi cet endroit, dit-il, mais je pense que vous
devriez éviter de vous montrer au Park l’un et l’autre, tant que je n’ai
pas arrondi les angles avec Chase. Après tout, ce n’est pas tous les
jours qu’on fait décoller d’urgence un hélico de la police pour l’un des
nôtres, n’est-ce pas, sergent ? Je me suis dit que personne n’aurait
l’idée de venir vous chercher ici, au chevet de Sutty. Vous m’avez fait
beaucoup réfléchir. Je vous avais demandé de vous impliquer… »
Je me tournai vers Naomi et dis :
« Nous sommes allés au Cornerhouse à ma demande, monsieur.
— C’est très noble de votre part, fiston, mais je vous ai trouvé
d’autres sacrifices. De mon point de vue, vous suiviez une piste
prometteuse et vous êtes arrivés les premiers. James & Co sont de
mauvais perdants.
— Comment ont-ils localisé le téléphone ? demanda Naomi.
— Ils ne l’ont pas localisé. Ils ont reçu un tuyau anonyme au sujet
de cette fille tatouée. Peut-être qu’un des sans-abri a lu le journal sous
lequel il dormait et vu qu’elle était recherchée. »
Ou alors, songeai-je, Louisa Jankowski nous a suivis jusqu’au
Cornerhouse et a passé un coup de téléphone anonyme. Elle n’avait
plus rien à perdre depuis que je lui avais annoncé qu’on était sur la
piste du téléphone d’Esther, et son plan pour mettre la main dessus
aurait parfaitement fonctionné si Naomi ne l’avait pas échangé avec
son portable.
La veille au soir, quand on était dans la rue, Naomi avait insisté pour
qu’on prévienne Parrs. Il m’avait alors ordonné de garder le portable,
jusqu’à ce qu’on se retrouve le lendemain matin. J’avais tenté de
deviner le code d’accès, la date de l’assassinat des Moore, mais ça
n’avait pas marché, et je n’avais pas osé faire une nouvelle tentative,
de peur de bloquer l’appareil.
Si le numéro de Jankowski y était enregistré, il était fort probable
qu’on l’arrête, et moi ensuite. L’argent liquide et le faux passeport me
désigneraient de manière convaincante comme le meurtrier de Wick.
Après une vie passée à contourner les règles et à violer la loi, tomber
pour un crime que je n’avais pas commis, voilà qui ressemblait à une
dose mortelle d’ironie. Au bout d’un moment, je pris conscience que
Parrs et Naomi m’observaient. Je tendis le portable, à présent protégé
dans un sac en plastique, au superintendant.
« Il est toujours verrouillé ? » demanda-t-il.
Je hochai la tête. Tant qu’il le demeurait, et tant que l’opérateur
traînait les pieds pour fournir la liste des appels, j’avais encore du
temps devant moi. Parrs appuya sur le bouton de mise en marche et
poussa un soupir en découvrant la photo de la famille Moore en fond
d’écran.
« J’ai l’impression que cette femme tatouée est personnellement
impliquée dans cette affaire, commenta Naomi.
— Des empreintes ?
— On a eu le rapport ce matin, dis-je. Elles ont certainement été
essuyées car les seules qu’ils ont identifiées correspondaient aux
miennes et à celles de l’adjointe Black.
— Adjointe Black, le portable que vous avez remis à Louisa
Jankowski doit être enregistré comme pièce à conviction à l’heure
qu’il est…
— Je l’ai localisé ce matin, monsieur. Le signal a disparu dès que je
l’ai remis à Jankowski. Il restait 45 % de batterie, alors soit on l’a
éteint, soit il a été endommagé. Il n’a pas borné depuis le Cornerhouse.
— Vous avez un téléphone de rechange en attendant ? » Elle
acquiesça. « Si votre portable a été égaré ou subtilisé en chemin, avant
d’être enregistré, voilà qui répond à la question concernant
l’implication de l’agente Jankowski… »
Je gardai le silence.
Heureusement, je voyais que l’esprit du superintendant passait déjà
à l’étape suivante. La superintendante en chef Chase s’était opposée à
notre suggestion de suspendre Jankowski. Utilisée à bon escient, cette
information pouvait saper son autorité au sein de la police, plus
particulièrement en ce qui concernait le sujet brûlant des unités
armées. Cela pourrait même aller jusqu’à mettre en danger son
avancement, voire sa position. Bien évidemment, la seule chose
importante aux yeux de Parrs, c’était l’amélioration de sa propre
position.
Il nous gratifia de son sourire carnassier.
« Un bon résultat à tous les niveaux. »
À l’entendre, l’affaire était bouclée.
Naomi intervint :
« Puis-je vous demander ce que vous allez faire de ce téléphone,
monsieur ?
— Je connais au Park un technicien docile en qui je peux avoir
confiance. Il affirme que les derniers modèles sont quasiment
impossible à pirater, et que même les services de sécurité ont du mal à
suivre, mais il fera tout son possible.
— Ce que je voulais savoir, monsieur, c’est ce qu’on va faire des
informations récupérées ? » Comme Parrs ne répondait pas, elle
poursuivit. « Je m’inquiète pour cette fille si les unités armées
prennent une longueur d’avance sur nous encore une fois. »
Parrs parut amusé par cette question, et il s’apprêtait à y répondre
quand on frappa à la porte.
« Entrez », dit-il.
Karen Stromer, ancienne pathologiste, fit son apparition. Elle portait
un tailleur pantalon noir sur sa frêle silhouette d’épouvantail. Elle
s’arrêta sur le seuil en nous voyant. Pas nécessairement parce qu’elle
était surprise, mais pour bien montrer ce qu’elle pensait de ce rendez-
vous clandestin. Elle entra et referma la porte. Stromer était une
professionnelle dans une ville qui ne les estimait pas, ce qui la mettait
à part. Psychologiquement, je trouvais qu’on se ressemblait pas mal.
Professionnellement, on ne pouvait être plus différents. Elle avait des
cheveux bruns, coupés court, de petits yeux profondément enfoncés et
une bouche si fine, et dépourvue de lèvres, qu’on la voyait seulement
quand elle l’ouvrait.
« Ravi que vous ayez pu vous joindre à nous, dit le superintendant.
— Je suis sûre qu’une bonne raison nous empêche d’avoir cette
conversation à Central Park.
— Je crains qu’elle soit devant vous », répondit Parrs en me
montrant d’un mouvement du menton.
Elle me salua d’un hochement de tête à peine perceptible, sans
croiser mon regard.
« Bonjour, Aidan. J’aurais pourtant cru que vous aviez laissé ce
genre de choses derrière vous.
— Comme un couteau planté dans son dos, dit Parrs, me prenant de
vitesse. Rien qu’hier, j’ai reçu trois plaintes différentes concernant le
sergent Waits. » Il se tourna vers moi. « Sloane, Short Back et
l’inspecteur-chef James. J’ai toujours su que vous aviez ça en vous…
— Personnellement, j’espérais que ce n’était pas le cas », répliqua
Stromer. Son regard dériva vers le rideau tiré autour du lit et elle
changea de sujet. « Comment va l’inspecteur Sutcliffe ?
— L’éléphant dans la pièce ? dit Parrs. Il apporte sa contribution
habituelle. »
Je devinais que Stromer ne laisserait pas passer ça sans réagir, mais
elle décida d’abréger.
« Dans ce cas, je ferais bien d’apporter la mienne, dit-elle en
ouvrant sa mallette pour en extraire quelques feuilles. Vous savez tous
comment est mort Martin Wick. Généralement, dans le cas d’un
incendie, on espère que la victime succombe à des inhalations de
fumées toxiques. Je crains que ça ne soit pas le cas ici.
— Waits était avec lui à ce moment-là, souligna Parrs.
— Oui, évidemment. Le plus intéressant c’est qu’après examen,
nous avons découvert un mot qu’il serrait dans son poing. »
Elle distribua des photocopies. Je revis Wick martelant ma poitrine
avant de mourir.
Le feu avait calciné le mot, rendant le texte quasiment illisible.
« Je crois savoir qu’il avait l’habitude de rédiger ce genre de
messages ?
— Pour épargner sa voix, dis-je. Le problème, c’est qu’il écrivait
avec des pattes de mouches…
— En effet. Nous avons fait agrandir le message, mais ça ne nous a
pas beaucoup avancés. Il a écrit strangways… si ça vous dit quelque
chose.
— Strangeways », rectifiai-je, les yeux plissés pour tenter de
déchiffrer le reste.
Je sentis les yeux rouges de Parrs se fixer sur moi.
« Juste avant sa mort, il a parlé avec l’inspecteur principal
Sutcliffe…
— Et ce qu’il lui a dit semble avoir mis Sutty sur les nerfs, ajoutai-
je.
— Est-ce que l’équipe de James a saisi la correspondance de Wick ?
»
Je me tournai vers Naomi, et ce fut elle qui répondit.
« Je ne crois pas, monsieur.
— Alors, filez là-bas, tout de suite. »
Je me dirigeais déjà vers la sortie, soulagé de pouvoir m’esquiver
sans déclencher son détecteur de malhonnêteté. Je refermai la main sur
la poignée de la porte…
« Oh, Aidan…
— Oui, monsieur ?
— Hier, dans toute cette agitation, vous avez oublié de faire quelque
chose pour moi… » Je ne me retournai pas. Une seconde de plus et
j’étais dehors. « Je vous ai demandé à maintes reprises d’envisager
l’hypothèse selon laquelle c’était vous qui étiez visé par cet attentat. Je
crois savoir que l’adjointe Black a enquêté sur ce que je pense être une
campagne menée contre vous ?
— Oui, monsieur.
— Trois fois déjà, je vous ai mis les points sur les i, alors peut-être
que vous pourriez trouver les mots.
— Zain Carver.
— Lui-même. Allez lui parler. Aujourd’hui. Si je suis obligé de
vous le redemander encore une fois, je commencerai à douter
sérieusement de votre implication dans cette affaire.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Oui, bien sûr. Surveillez-le, adjointe Black. Avec Aidan, l’échec
est toujours une option envisageable. »
Ignorant cette remarque, j’ouvris la porte et en sortant, je vis des
taches de soleil. La seule chose dont j’étais certain, c’était que plus
jamais je ne parlerais à Zain Carver de mon plein gré. De toute façon,
si la liste des appels du portable conduisait à l’arrestation de Louisa
Jankowski, j’aurai les menottes aux poignets avant la fin de la journée.

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2

La prison de Sa Majesté était un infâme cloaque. Ce nom sonnait


joyeusement à mes oreilles, comme si la reine venait y passer ses étés
ou je ne sais quoi. Elle avait été rebaptisée à la hâte au début des
années 1990, lorsqu’une émeute de vingt-cinq jours et des
manifestations sur les toits avaient causé des millions de livres de
dégâts et la mort de deux hommes, un gardien et un détenu. Du fait de
la vague de protestations qui avait suivi, et du coup de projecteur sur
les conditions de détention, les autorités avaient été contraintes
d’effectuer des travaux de rénovation colossaux sur les bâtiments
victoriens délabrés.
Mais le changement de nom n’avait pas fonctionné, tout le monde
continuait à l’appeler Strangeways.
Hatton, le directeur, nous accueillit de l’autre côté du sas de sécurité.
Il hocha la tête lorsque nous nous présentâmes, nous dit son nom et
nous entraîna dans le couloir, laissant dans son sillage une odeur de
vieille transpiration. C’était le genre d’accueil froid auquel j’avais
souvent droit lorsque le superintendant appelait à ma place.
« Je peux pas dire qu’on était tristes de le voir partir.
— Nous n’avons encore rencontré personne qui l’ait regretté,
remarquai-je en le rattrapant. Mais la question n’est pas là. »
Il ne dit rien.
« Nous savons que Martin Wick n’était pas très apprécié ici, ajouta
Naomi.
— C’est le moins qu’on puisse dire. On était même surpris qu’il
ressorte vivant.
— Façon de parler.
— S’il avait clamsé dix ans plus tôt, ça aurait évité des tonnes
d’ennuis à tout le monde.
— Quel genre d’ennuis ? » demanda Naomi.
On continuait à visiter les couloirs et je craignais qu’on passât toute
la conversation à regarder les plis de graisse dans le cou de Hatton.
Son col de chemise le garrotait littéralement, et je me demandais s’il
avait fermé le dernier bouton exprès pour nous.
« Oh, fit-il avec un geste vague. Je parle des chiffres. Vous nous les
envoyez plus vite qu’on… » Il se tut, introduisit une clé dans une porte
et l’ouvrit. « Plus vite qu’on…
— Les retrouve pendus dans leurs cellules ? » demandai-je.
Le moyen le plus rapide pour ébranler un flic ou un gardien de
prison, c’est de ne pas lui accorder le respect qu’il pense mériter.
Et le moment semblait venu d’ébranler quelques personnes.
Hatton entra dans son bureau et se retourna vers moi.
« Vous êtes vraiment un des fleurons du superintendant, hein ? Que
puis-je faire pour vous, sergent ?
— Nous venons récupérer la correspondance de Wick.
— Et pendant qu’on vous tient, ajouta Naomi en passant devant moi
pour entrer dans la pièce, on aimerait bien en savoir un peu plus sur
son séjour ici.
— Je peux vous accorder quelques minutes. »
Hatton avait la carrure d’un lit king size, affublé d’un froncement de
sourcils permanent. Son bureau était à ce point imprégné d’une odeur
âcre de transpiration qu’il ne pouvait pas l’ignorer. Je me demandai s’il
s’en servait comme d’un moyen de protection. Ainsi isolé dans cette
pièce, il ne devait pas recevoir beaucoup de visites. Après nous avoir
indiqué très précisément où nous pouvions nous asseoir ou rester
debout, il se glissa derrière son bureau et nous regarda obtempérer. De
toute évidence, il avait l’habitude qu’on lui obéisse, et je voyais en lui
le despote d’un petit État voyou.
« Merci, dit Naomi. Il est difficile d’avoir une image complète de
Wick…
— Vous voulez une image de Martin Wick ? » Hatton regarda
autour de lui en quête d’inspiration, puis ses yeux se posèrent sur son
bureau, sur une feuille blanche. Il la tapota de son index. « La voici ! »
Naomi sourit.
« S’il n’était pas responsable de la mort de quatre personnes, nous
serions certainement de votre avis. De fait, Wick est une sorte de
rareté. Un homme accusé de meurtre, lui-même assassiné. »
Hatton s’agita sur son siège. Je devinai qu’il était déjà en train
d’annuler mentalement son prochain rendez-vous. Il affichait ce même
regard performatif, las, que j’avais remarqué chez plusieurs hommes
face à Naomi. Je me demandais si j’en faisais partie.
« Quand je le compare à une page blanche, c’est par frustration, dit-
il. Pendant tout le temps que ce salopard a passé ici, il est resté
totalement insensible à tous nos efforts. En même temps, il provoquait
une telle hostilité chez les détenus…
— Pourquoi donc ? demandai-je, reprenant la question à laquelle
Kevin Blake n’avait pas su répondre.
— Sincèrement ? On n’a jamais compris. Mais sept tentatives de
meurtre en douze ans, c’est plutôt pas mal, selon n’importe quels
critères.
— J’ignorais que vous aviez des critères ici, dis-je, et il répondit par
un geste de la main. J’ai trouvé ça bizarre que Charlie Sloane sache
combien de tentatives de meurtres avaient visé Wick…
— Ah bon ? » fit Hatton.
Son regard dériva vers le mur vide derrière nous. Intéressant,
songeai-je. Il avait reconnu sans hésiter le nom d’un vulgaire
journaliste. Sa première question aurait dû être : Qui ça ?
J’attendis que son regard revienne se poser sur moi.
« Oui, dis-je. Il a posé une question à ce sujet à la superintendante
en chef Chase durant la conférence de presse. Et je me suis demandé
qui l’avait informé.
— Si vous êtes venus pour ça…
— Non.
— Je ne peux pas être tenu pour responsable de toutes les rumeurs
qui traversent ces murs. Écoutez… si je peux mettre mon grain de sel,
le vrai problème de Wick, c’était son silence. Il donnait l’impression
de critiquer les autres, d’être au-dessus d’eux. Être jugé par un tueur
d’enfant, ça peut vous rester en travers de la gorge. »
Je hochai la tête.
« Et puis, Wick était célèbre…
— Une bonne ou une mauvaise chose. Les vedettes, les types
condamnés pour des grosses affaires, ils peuvent s’en sortir. Les
détenus doivent tuer le temps, d’une manière ou d’une autre, et si vous
avez une histoire à raconter, vous irez loin. Mais si vous restez au-
dessus de la mêlée, si vous faites de… c’est quoi, le mot ?
— De la rétention, dit Naomi.
— C’est comme ça, hélas, que vous vous retrouvez avec un tympan
perforé. On pourrait dire que Wick n’avait aucun don pour la
conversation. Franchement, je pense qu’il aurait été plus à son aise
dans une camisole.
— À votre connaissance, il n’avait aucun ami entre ces murs ?
— Apparemment il s’entendait bien avec son dernier compagnon de
cellule, mais lui, c’est encore autre chose…
— Comment ça ?
— C’est un être perturbé, disons.
— Vous croyez que cet être perturbé accepterait de nous parler ?
demanda Naomi. Je suis sûre que le superintendant Parrs vous serait
reconnaissant… »
La mâchoire de Hatton se serra et se relâcha, comme s’il
mâchonnait son grain de sel.
« Certainement, dit-il. Toutefois, je crains que les dispositions
prennent un certain temps. Les détenus de l’aile E sont confinés dans
leurs cellules. Si vous me prévenez plusieurs jours à l’avance…
— Pour quelle raison sont-ils confinés ? demanda Naomi.
— C’est plus ou moins la norme. Nous n’avons pas assez de
personnel pour les laisser sortir autant qu’on voudrait.
— Combien d’heures par jour passent-ils hors de leur cellule ?
— Dans l’état actuel des choses, une seule », répondit Hatton en
soutenant le regard de Naomi.
Nul n’ignorait que le confinement vingt-trois heures par jour avait
été une des principales causes des émeutes. Difficile de croire que la
municipalité était revenue à la case départ.
« Nous n’avons pas besoin de dispositions particulières, dis-je pour
essayer d’accélérer les choses. Nous irons lui parler dans sa cellule.
— Je vous le déconseille.
— C’est la cellule dans laquelle était enfermé Wick ? demanda
Naomi.
— Durant les cinq dernières années…
— Dans ce cas, on aimerait la voir.
— J’ai peur que vous n’appréciiez pas trop cette visite. Surtout
vous, adjointe Black. »
Elle sourit.
« Je ne suis pas ici pour m’amuser, monsieur le directeur. Croyez-
moi.
— Soit », dit-il, comme s’il la jugeait déraisonnable.
Il y avait une sorte de jubilation dans sa voix, et je songeai qu’il se
réjouirait certainement si le pire se produisait pendant cet
interrogatoire.
« Accordez-moi une minute. »
Il s’extirpa de derrière son bureau, se leva et quitta la pièce.
Naomi ouvrit de grands yeux.
« Il y a un truc qui pue ici… »
C’était sa première visite à Strangeways et je devinais qu’elle ne
l’oublierait pas. Je me levai pour essayer d’ouvrir la fenêtre qui
donnait sur la cour intérieure. Elle me rejoignit et, côte à côte, on
regarda un groupe d’hommes sortir en file indienne dans la lumière du
jour.
« Leur heure de sortie quotidienne… », commenta Naomi. Les
détenus tournaient en rond dans la cour, tête baissée. « C’est bizarre,
ils marchent tous dans le sens des aiguilles d’une montre.
— Sans doute pour faire en sorte que le temps passe plus vite. »

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3

Les détenus de l’aile E dégagent un sentiment de désespoir difficile


à exprimer. La plupart sont des individus dangereux qui purgent des
peines d’emprisonnement à perpétuité et ne ressortiront sans doute pas
avant d’être morts ou très vieux. Malgré une concurrence farouche,
Strangeways avait récemment battu le record du nombre de suicides de
prisonniers dans le pays. Lorsque les murs mesurent cinq mètres
d’épaisseur, c’est le seul moyen d’évasion réaliste. Un gardien nous
escorta jusqu’au quartier d’isolement, tout en nous gratifiant d’un topo.
« La plupart de ces types ne peuvent pas se mêler à la population
générale pour une raison ou pour une autre. Vous avez des cinglés,
vous avez des mineurs condamnés pour des crimes d’adultes et vous
avez ceux qui s’automutilent. » Il introduisit une clé dans la serrure
d’une porte en acier cabossée, qui s’ouvrait sur l’aile en question. « Et,
bien évidemment, vous avez les prédas.
— Les prédas ? demanda Naomi.
— Les agresseurs d’enfants. »
Il referma la porte derrière nous. Elle claqua bruyamment et il
tourna la clé dans la serrure de nouveau.
« Ils sont enfermés dans la même aile que les mineurs ? s’étonna-t-
elle.
— Oui, je sais, dit-il en se méprenant sur le ton de sa voix. Juste
retour des choses, hein ? »
Le gardien nous précéda dans l’aile E. Quatre étages de cellules et
de passerelles au sol grillagé. Le bruit évoquait une batterie de cuisine
qui dégringole dans un escalier. J’entendis des conversations
s’interrompre brutalement alors qu’on passait devant les cellules. Des
détenus s’approchèrent des barreaux pour nous voir et les yeux
s’accrochèrent au sillage de Naomi. Aucun ne cria ni ne fit quoi que ce
soit qui pût nous mettre mal à l’aise, mais j’eus le sentiment qu’ils la
mémorisaient.
« Qu’a fait cet homme, exactement ? demandai-je.
— Cet homme ? ricana-t-il. Vous allez voir…
— Nous sommes déjà suffisamment impatients, pas besoin d’un
élément de surprise.
— Disons qu’Adam est ce qu’on pourrait appeler un alternateur. Des
fois, c’est « il » et des fois, c’est « elle ». Aujourd’hui, il est quelque
part entre les deux.
— C’est pourquoi il est isolé.
— Oui. Et pour un problème de drogue aussi.
— Quel est son poison ?
— Le spice, dit le gardien. Comme tous les autres. Ça donne
l’impression que le temps passe plus vite, du coup c’est un truc très
prisé ici. »
J’avais entendu parler de pères de famille qui entraient clean ici et
ressortaient avec de mauvaises habitudes dont ils ne pouvaient plus se
débarrasser. La vie les trahissait tout d’abord, puis le système. Enterrés
à Strangeways, ils apprenaient à se trahir eux-mêmes.
Lorsqu’on arriva devant la cellule d’Adam, le gardien demanda à
l’autre type qui se trouvait à l’intérieur de bien vouloir nous laisser un
instant. L’homme répondit par un haussement d’épaules docile, alors
qu’Adam était menotté au mur. Délicatement, à cause des cicatrices
d’automutilation, récentes et anciennes, qui couvraient ses bras. Il était
mince, avec de petites couettes et un léger maquillage.
Qui ne masquait pas son œil au beurre noir.
Dessous était tatouée une larme, qui signifiait, devinai-je, qu’il avait
tué quelqu’un. Nul ne parla jusqu’à ce que le garde ait emmené l’autre
détenu sur la passerelle, dans un fracas métallique. Je commençai à me
présenter, mais Adam me prit de vitesse.
« Vous savez que cette prison date de 1868 ? »
Je fis non de la tête et laissai mon regard glisser sur la peinture
écaillée, les lumières blafardes et les entailles dans les murs.
« Je trouve qu’elle fait plus vieille que ça. »
Il rit. Une brève et unique explosion nasale.
« Elle a été construite deux ans après la publication de Crime et
châtiment de Dostoïevski. Qu’est-ce que vous en dites ?
— J’en dis que l’architecte ne l’a pas lu très attentivement. »
Il renifla avec mépris et je lui demandai si on pouvait s’asseoir.
Comme il hocha la tête, je me perchai au bord du lit, ce qui faisait
que Naomi était plus près de lui alors. Je voyais que sa présence le
mettait mal à l’aise. Il détourna le regard, le temps de trouver une autre
question de même nature, et je compris que c’était quelqu’un qui
aimait la conversation, mais qui manquait d’entraînement.
« Donc, vous avez lu Crime et châtiment ? demandai-je pour l’aider.
— Je le vis, rétorqua-t-il. Et vous ?
— Je l’ai commencé plusieurs fois…
— C’est ça, le problème. Faut être condamné à perpète pour
terminer ce putain de bouquin.
— Ça vous a plu ? demanda Naomi.
— J’ai pas eu perpète », dit-il, un peu désorienté visiblement. Il était
assis en face de nous, et recula légèrement. « Mais ça m’a plu quand
même. C’est incroyable. Et ça se termine pas comme on pourrait
croire. Vous devriez le lire. » Il nous adressa un hochement de tête, à
Naomi et à moi. « Ouais, vous devriez tous le lire. » En levant les
yeux, il vit que j’allais poser une question. « Vous avez quel âge ?
s’empressa-t-il de demander.
— Trente et un ans.
— Idem. »
Sa tête retomba légèrement.
« Adam, dit Naomi, nous sommes là pour parler de votre ancien
compagnon de cellule. Martin Wick…
— Bon, c’était chouette, pendant une minute. Une vraie
conversation.
— Personne d’autre dans cette affaire n’a été capable de parler de
livres, dis-je. Croyez-moi.
— J’ai beaucoup de temps pour lire, j’ai même que ça. Vous savez
qui a tué Martin ?
— C’est ce qu’on essaie de découvrir.
— Dans ce cas, je ne sais pas ce que vous faites ici. Personne ne sait
rien ici, au sens propre.
— Vous avez passé pas mal de temps ensemble. Vous êtes peut-être
le mieux placé pour nous aider.
— Martin… » Il massa délicatement les cicatrices sur ses poignets.
« C’était pas une vraie personne.
— Vous n’êtes pas le premier à nous dire ce genre de choses.
Qu’est-ce que vous entendez par-là ? »
Il réfléchit sérieusement avant de répondre.
« Vous avez déjà vu ce film d’horreur, Invasion Los Angeles ?
— John Carpenter, dis-je.
— Je me souviens pas qui jouait dedans, mais le gars trouve des
lunettes de soleil, et quand il les met, il se rend compte que certaines
personnes sont pas des vraies personnes. C’est des créatures déguisées
qui se baladent. Eh bien, il était comme elles.
— Un monstre ? » demanda Naomi.
Adam fronça les sourcils.
« Plutôt l’inverse : une chose qui se fait passer pour une autre. Tout
le monde voyait un monstre, mais derrière tout ça, je le trouvais plutôt
simplet. Des fois, je me demandais s’il était pas retardé ou je sais pas
quoi. Vous avez déjà vu son écriture ?
— Une ou deux fois.
— Il avait honte de son orthographe, je crois que c’est pour ça qu’il
écrivait tout petit. Avant d’arriver ici, il savait à peine lire.
— Vous parliez beaucoup tous les deux ? demanda Naomi.
— Je viens de vous le dire. »
Voyant qu’elle éveillait son hostilité, j’intervins.
« Vers la fin de sa vie, il a renié ses aveux. Vous en avez discuté
avec lui ? »
Adam secoua la tête.
« Nous avons appris par un autre détenu qu’il cachait des photos
dans cette cellule, dont certaines de ses victimes ? »
Adam regarda le sol.
« Qu’est-ce que vous avez ressenti en apprenant qu’il avait été
assassiné ? demanda Naomi.
— À votre avis ? Une bombe incendiaire en plus du cancer. C’est
comme devoir mourir deux fois…
— D’après vous, pourquoi quelqu’un aurait-il voulu faire ça ?
— Parce qu’on est des salopards de merde. Évidemment.
— Adam… », dis-je. Après quelques secondes, ses yeux revinrent
se poser sur moi et une partie de son animosité sembla se volatiliser. «
Vous voyez quelqu’un qui aurait pu vouloir le tuer ?
— À part la moitié de Strangeways ?
— Il n’était pas aimé ? demanda Naomi.
— Je sais que pour vous, on est des bêtes, dit-il tout bas. Mais on
n’est pas tendres avec les tueurs d’enfants. »
Je lui accordai une seconde.
« Un tas de tueurs d’enfants survivent derrière les barreaux…
— Certains sont même traités comme des rois, dit-il.
— Normal, c’est la prison de Sa Majesté. » Il sourit de nouveau,
mais je voyais qu’il faisait un effort pour se contrôler. « Je me disais
que vous saviez peut-être ce qui le différenciait à ce point des autres ?
Comment se fait-il qu’ils le haïssaient ?
— Les tueurs d’enfants. Les violeurs. Ouais, vous pouvez vous en
tirer si vous adoptez la bonne attitude. Mais Martin, lui, il prenait tout
le monde de haut. » Adam frottait ses cicatrices de manière
compulsive désormais et je remarquai que l’une d’elles s’était rouverte
et couvrait son poignet de sang. « C’était juste cette façon qu’il avait
de nous regarder.
— C’est-à-dire ? » Il gardait les yeux fixés sur le sol et plusieurs
secondes s’écoulèrent. « Adam…, dis-je avec douceur.
— Comme cette salope me regarde, là maintenant. Comme si j’étais
un putain de microbe. Et si elle arrête pas dans trois secondes, je lui
arrache les yeux de la tête. »
Naomi me lança un regard hésitant.
« Adjointe Black, vous pourriez peut-être nous laisser un instant ?
— Oui, bien sûr. Merci de nous avoir parlé, Adam. »
Elle se leva et sortit de la cellule dans un même mouvement, et je
sentis une bouffée de son parfum. On écouta ses pas s’éloigner, puis
les bruits du gardien qui ouvrait la porte. Adam tremblait.
« Je suis désolé, dit-il en grattant son vernis à ongle et en se frottant
le visage. Elle est trop mignonne, je suis désolé. »
En le voyant assis là dans cette cellule, dans le quartier d’isolement
de Strangeways, avec ses couettes et les cicatrices qu’il s’était lui-
même infligées, je songeai que je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi
seul. Lorsque je m’approchai de lui, il tressaillit comme si j’allais le
frapper. Je tendis les mains, paumes ouvertes, pour lui montrer qu’il ne
craignait rien, et il leva les yeux, esquissa un sourire et hocha la tête. Il
essuya son visage avec sa chemise de détenu, étalant un peu de
maquillage.
« Je peux vous demander ce que représente cette larme ? demandai-
je en faisant allusion à son tatouage sous l’œil.
— C’est quand vous avez tué quelqu’un…
— Vous ne me faites pas l’impression d’être un tueur, Adam.
— C’est pour moi, pour quand je me tuerai. » Je ne dis rien. « Si je
vous montre un truc, au sujet de ce que vous m’avez demandé, vous
croyez que vous pourriez m’aider ?
— De quelle manière ?
— En me prêtant du fric. Je dois…
— Je pourrais vous prêter de l’argent ou parler aux gardiens…
— Laissez tomber. »
Je sortis mon portefeuille.
« Combien il vous faut ?
— Cinquante », dit-il entre ses doigts.
Je trouvai deux billets de vingt.
« C’est tout ce que je peux faire dans l’immédiat. » Je lui tendis les
billets. « Mais avant, je veux savoir une chose…
— Quoi ? »
Son regard allait et venait de l’argent à moi.
« Qui dirige le trafic de spice à l’intérieur ?
— Franchement ?
— Un gars est sorti d’ici récemment. Short Back and Sides. Ce nom
vous… »
Il éclata de rire.
« Sides ? Vous croyez que je chierais dans mon froc parce que je
dois cinquante livres à Sides ? Il me buterait, c’est tout. » J’attendis et
je vis le courage monter en lui. « C’est plus grave que ça », dit-il dans
un murmure.
Le sang battait à mes oreilles.
« C’est Zain Carver ?
— Moins fort ! Nom de Dieu. »
Je hochai la tête et lui donnai les deux billets de vingt.
« Les gardiens sont de mèche ?
— Tout le monde est de mèche. Les matons font entrer la came, les
dealers la vendent…
— Si les gardes servent juste de mules, pourquoi est-ce qu’ils vous
font des ennuis ?
— Peu importe, dit-il en farfouillant à l’intérieur d’un oreiller. C’est
ça que vous vouliez voir… » Il me tendit une enveloppe froissée, que
j’acceptai. Elle était adressée à Martin Wick, d’une écriture
déterminée. Elle contenait plusieurs articles de journaux, qui tous
reprenaient les photos de Lizzie Moore, douze ans, souriante.
Je sentis ma tête s’affaisser. L’obsession de Wick pour cette fillette
m’écœurait.
« Bien, dis-je finalement.
— Ils l’arnaquent », murmura Adam.
Je levai les yeux de l’enveloppe.
« Les gardiens arnaquent Carver ? »
Il acquiesça, puis regarda le poing à l’intérieur duquel avaient
disparu mes quarante livres.
« Je crois que j’aimerais rester seul maintenant. »
Je me levai et posai la main sur son épaule.
Avant de sortir de la cellule, je me retournai, puis suivis la
passerelle, en direction du garde qui nous avait escortés. Il était trop
loin pour avoir entendu notre conversation, et je m’en réjouissais. Si
vraiment ils arnaquaient Zain Carver, ils n’hésiteraient pas à tuer pour
protéger leur secret.

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4

« Vous vous croyez malin, hein ? » dit Naomi.


On franchissait lentement les contrôles pour quitter Strangeways.
Hatton avait chargé un gardien de nous attendre avec une boîte
contenant la correspondance de Wick. Il n’y avait pas grand-chose et,
compte tenu de ce que m’avait confié Adam au sujet de son degré
d’alphabétisation, je ne m’attendais pas à des révélations. Je signai la
décharge et pris la boîte.
« Malin ? Pourquoi ça ?
— Vous avez fait en sorte que je sois assise près de lui, et vous
m’avez laissée dire tout ce qu’il ne voulait pas entendre.
— Je ne suis pas assez intelligent pour…
— Ce n’était pas intelligent. C’était stupide et manipulateur.
— Je regrette que vous le preniez comme ça. »
Elle laissa passer un gardien avant de reprendre :
« Ce n’est pas ma fierté qui est blessée, c’est cet homme dans cette
cellule. Vous avez remarqué l’état de ses bras ?
— Évidemment.
— Aucune compassion ?
— C’est ce que vous croyez ?
— Je fais avec ce qu’on m’a donné. Vous ne pouvez pas traiter
toutes les personnes que vous croisez comme Short Back and Sides. À
croire que Sutty a vraiment déteint sur vous. »
Je ris.
« Reformulez cette affirmation, je vous prie. »
La dernière porte s’ouvrit et elle passa devant moi, jusqu’au
parking. Je la suivis, en me demandant si elle n’avait pas raison.
Quand j’avais commencé à travailler avec Sutty, j’avais senti naître un
sentiment d’effroi, je méprisais son cynisme et sa cruauté. Et je
songeais maintenant que Naomi pensait peut-être la même chose de
moi. L’ayant rejointe, je déposai la boîte sur la banquette arrière de la
voiture et montai à la place du passager.
« Qu’a-t-il dit après mon départ ? »
Je me retournai vers les murs de la prison. En repensant à
l’enveloppe que m’avait remise Adam. Aux cicatrices qui couvraient
ses bras et à la dette qu’il devait rembourser. À la complicité des
gardiens et, pire que tout, à cet homme qui lui faisait si peur. L’homme
dont moi aussi j’avais peur.
Naomi n’avait pas besoin de Zain Carver dans sa vie. Ni elle ni
personne.
« Il n’a rien dit. Il voulait juste s’excuser de vous avoir agressée.
— Pourquoi est-ce que je ne vous crois pas ?
— Vous êtes une cynique-née. »

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5

De retour au Park, on était en train d’explorer plus d’une décennie


de correspondance de Martin Wick, essentiellement du courrier
juridique, lorsque le téléphone sonna.
« Waits », dis-je en levant les yeux vers Naomi.
Elle posa la lettre qu’elle tenait entre les mains et, sans me regarder,
décrocha l’autre poste pour écouter.
« Linklater à l’appareil, on s’est parlé… »
Le technicien que le superintendant Parrs avait obligé à analyser le
téléphone d’Esther avait accepté cette tâche à contrecœur, en nous
expliquant qu’il y avait peu de chances qu’il puisse en tirer quelque
chose ; il était d’autant plus agacé qu’il devait travailler en cachette de
ses collègues. Une partie de moi-même espérait ne plus jamais
entendre parler de lui.
« … Je crois que vous devriez venir. Vous pouvez passer maintenant

Sachant qu’il était peu probable qu’il ait réussi à faire parler le
portable, j’en déduisis que l’opérateur avait fourni la liste des appels.
Putain de merde, pensai-je. Merde, merde, merde.
« Euh… », dis-je pour tester la température. Cette fois, Naomi leva
les yeux. « Oui, bien sûr. On arrive. »
Je raccrochai, pris ma veste et quittai le bureau sans un mot. Peut-
être qu’elle ne me suivrait pas et que je pourrais circonscrire
l’incendie.
Je marchai droit vers l’ascenseur et appuyai sur le bouton sans me
retourner.
Lorsque je montai dans la cabine, elle était juste derrière moi.
Linklater nous attendait à côté de son bureau, impatient d’en finir.
« Il y a du bon et du moins bon, dit-il en nous faisant entrer. Ce que
vous avez là, c’est un X, le tout nouveau modèle. Les Android et les
Samsung, on rentre dedans comme dans du beurre, mais pour Apple,
c’est une sorte de défi. Chaque nouvelle génération prend de vitesse
les techniciens. Dans un mois ou deux, sans doute que je pourrai le
forcer sans problème, mais… »
Il haussa les épaules.
« Quelle est l’étape suivante ? interrogea Naomi.
— En temps normal, je vous suggérerais d’envoyer une demande
officielle à Apple.
— Ça sert à quelque chose ?
— Rarement. Et ça veut dire leur confier le téléphone pendant
plusieurs mois. Mais comme je vous le disais, d’ici là, on sera sans
doute capables de le débloquer nous-mêmes. La question, c’est : que
fait une sans-abri avec le tout dernier iPhone ?
— Et la réponse ?
— Il a été volé, dit-il en nous adressant un grand sourire. Je n’ai pas
réussi à rentrer dans le téléphone, et on attend toujours les données de
l’opérateur, mais j’ai trouvé une empreinte.
— On l’a déjà relevée, dis-je.
— Pas sur la carte SIM. J’ai repéré une empreinte partielle. »
Je lus ce qui était écrit sur le Post-it qu’il me tendit et fermai les
yeux.
« Kevin Blake ? s’étonna Naomi, penchée par-dessus mon épaule.
Kevin Blake, putain !
— Vous ne pouvez rien nous dire de plus sur cet appareil ? »
demandai-je en sentant le morceau de papier se déchirer dans ma main.
Linklater secoua la tête.
« Mais maintenant que vous connaissez le nom du propriétaire, vous
allez pouvoir l’interroger. Et débloquer le téléphone avec ses données
biométriques. »
J’acquiesçai. En sachant que je devais l’empêcher, d’une manière ou
d’une autre.
« Parrs vous a bien fait comprendre que ça devait rester entre nous ?
dis-je.
— Un ex-flic impliqué dans un meurtre ? Je ne veux même pas en
entendre parler. »
Je me levai et ressortis du bureau. Si on apportait le téléphone à
Blake et s’il le déverrouillait, on y trouverait le numéro de Louisa
Jankowski. Et je ne pourrais plus contrôler la suite des événements.
À savoir son arrestation, rapidement suivie de la mienne.
Je n’osai pas regarder Naomi lorsqu’on monta dans l’ascenseur.
« Nous devons agir avec discrétion », dit-elle.
Je regardais défiler les étages, en essayant de respirer normalement.
Ma vision était floue, parcourue de parasites et de taches solaires.
« Vous mettez la charrue avant les bœufs, dis-je. Il faut d’abord
informer Parrs, et bien réfléchir. On a déjà pris pas mal de libertés avec
la procédure officielle. En arrêtant un ancien officier de police, on
risque de pousser le bouchon un peu trop loin.
— Il ne s’agit pas de l’arrêter, uniquement de lui parler. On doit
absolument entrer dans ce téléphone et…
— Chaque chose en son temps », dis-je en consultant ma montre,
alors qu’on sortait de l’ascenseur.
Pris de vertiges, je fonçai aux toilettes, m’enfermai dans un W.-C. et
arrachai le premier bouton de ma chemise. Mes oreilles bourdonnaient
douloureusement. Je plantai mes ongles dans mes genoux en essayant
de ne pas céder à la panique. Je laissai échapper un cri d’angoisse en
mordant mon avant-bras pour en étouffer le son. Finalement, les
bourdonnements disparurent et j’entendis ma respiration haletante.
Je ne voyais qu’une seule chose à faire et je regagnai mon bureau
avant de me persuader de ne pas la faire. Je récupérai ma veste et
annonçai à Naomi que je devais me rendre quelque part.
« Comme toujours », dit-elle.
J’essayai d’ignorer cette remarque.
« Je vais parler à Parrs, mais il ne faut pas espérer en apprendre plus
aujourd’hui. » Elle fronça les sourcils. « On a fait du bon boulot. On a
des pistes prometteuses, mais il faut les explorer comme il convient. »
Je m’exprimais trop vite, je me comportais bizarrement. « À demain. »
Je sortis du bureau avant qu’elle ait eu le temps de réagir. Dans
l’ascenseur qui descendait, je fus pris d’une nouvelle bouffée
d’angoisse et en levant ma main, je constatai qu’elle tremblait. Le fait
que le portable appartienne à Blake constituait un rebondissement
saisissant, un lien entre l’ancien inspecteur à l’origine de la
condamnation de Martin Wick et la jeune femme que l’on soupçonnait
de l’avoir tué.
Ce lien pouvait être n’importe quoi.
Peut-être avait-elle volé ce portable, en prenant Blake pour cible
parce qu’il était impliqué dans cette affaire. Ou peut-être le lui avait-il
donné. Le fait qu’elle ait pu accéder à cet appareil me faisait pencher
pour cette hypothèse. Dans un cas comme dans l’autre, Naomi avait
raison. En toute logique, l’étape suivante aurait été de l’interroger pour
savoir, mais j’opérais désormais en dehors de toute logique.
Je sortis de l’immeuble et traversai le parking.
« Aidan. » En me retournant, je découvris que Naomi m’avait suivi
jusque dehors. « Expliquez-moi ce qui se passe, bordel !
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, adjointe Black. »
La mention de son grade la fit hésiter.
« Est-ce que j’ai loupé un épisode ? On devrait suivre la piste Blake
en ce moment même. C’est peut-être le fil qui va nous conduire
jusqu’à Esther, et au meurtrier de Wick.
— Je suis d’accord et on va suivre cette piste. Demain matin. »
Je repartis vers la voiture.
« Ce n’est pas suffisant, dit-elle. S’il s’agissait de quelqu’un d’autre,
on l’aurait déjà arrêté. Si je ne savais pas à quoi m’en tenir, je pourrais
croire que vous cherchez à gagner du temps.
— Mais vous savez à quoi vous en tenir, répliquai-je en me
retournant vers elle.
— Vraiment ? Vous traînez les pieds depuis le premier jour, vous
rejetez chaque nouvelle piste, vous maltraitez toutes les personnes
qu’on interroge… » Je secouai la tête, ce qui ne l’empêcha pas de
poursuivre. « Vous êtes allé jusqu’à désobéir au superintendant qui
vous ordonnait d’enquêter sur ces menaces contre vous, alors même
que j’ai épluché les dossiers pour vous informer de ces plaintes.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Elles sont authentiques ?
— Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui tabasse les gens ? »
La voyant hésiter, je secouai la tête.
« Je crois que quelqu’un cherche à vous compromettre, dit-elle en se
reprenant. Et parfois, je me dis que…
— Quoi donc ?
— Je me dis qu’ils ont déjà réussi.
— Qu’est-ce que vous essayez de faire, Naomi ?
— J’essaye de vous croire sur parole. Mais vous rendez la chose
impossible.
— Je n’y suis pour rien. C’est un simple conflit de personnalités.
— Dans ce cas, je devrais peut-être rejoindre l’enquête officielle. »
Elle vit l’étonnement sur mon visage. « James m’a proposé une place
ce matin.
— Oui, dis-je en regardant autour de moi. Peut-être que vous
devriez. Nous avons des manières différentes de procéder.
— Allez vous faire foutre. Ne rejetez pas la faute sur moi. Je suis
des pistes et vous faites comme si elles n’existaient pas.
— C’est une façon de voir les choses.
— Citez-m’en une autre. Je suis tout ouïe.
— Tout ouïe. Je n’aurais pas pu trouver mieux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que je dois faire attention à ce que je raconte devant vous.
— Je suis votre putain d’équipière, connard.
— Et nous savons pourquoi vous et moi.
— Éclairez ma lanterne, dit-elle entre ses dents.
— Pour rapporter à Parrs tous mes faits et gestes. Osez le nier.
— Inutile, c’est des conneries.
— Oui, bien sûr, dis-je en me retournant vers la voiture.
— Vous savez pourquoi je me suis portée volontaire pour ce boulot,
Aidan ? Réellement ? »
Le tremblement dans sa voix m’incita à tourner la tête.
« Parce que je vous aimais bien, bordel ! » Son visage indiquait
qu’elle disait la vérité. « Parce que j’avais une putain d’envie de
travailler avec vous. » J’ouvris la bouche pour dire quelque chose,
mais les mots refusaient de sortir. Elle déchiffra mon expression et
secoua la tête. « Cette possibilité ne vous a jamais traversé l’esprit,
hein ? Ça ne tourne pas rond chez vous, dit-elle avec fougue. Je ne sais
pas si c’est à cause de cette affaire, de Zain Carver, de cette histoire de
famille…
— Exact, vous ne savez pas.
— Mais vous n’avez pas les idées claires. Vous avez besoin d’aide.
— On en reparlera demain matin », dis-je en lui tournant le dos.
Je sentis ma poitrine se comprimer et mes yeux s’embuer. Lorsque
je démarrai, elle était toujours plantée là, hébétée, le regard dans le
vide. Je roulai jusqu’au premier croisement avant de m’arrêter, de
couper le moteur et de marteler le volant avec mes deux poings pour
tenter de repousser une nouvelle crise de panique.
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6

De retour chez moi, je versai du gin dans un verre jusqu’à ce qu’il


menace de déborder. Puis je m’assis et je bus, alors que le ciel
s’assombrissait dehors, essayant de repousser ma deuxième ou
troisième crise de panique de la journée.
Dès que Kevin Blake débloquerait son téléphone, celui-ci conduirait
la police jusqu’à Jankowski, qui les conduirait certainement jusqu’à
moi. L’argent liquide et le passeport apparaîtraient comme un paiement
pour le meurtre de Martin Wick, et au vu de ma réputation, de mon
passé d’homme violent, drogué, qui n’hésite pas à enfreindre la loi, je
pouvais m’attendre à une condamnation à perpétuité. Les flics ne
faisaient pas de vieux os à Strangeways. Un stylo et un bloc de feuilles
étaient posés à mes pieds, par terre. J’étais à court d’idées et, d’une
main tremblante, j’avais commencé à rédiger une lettre d’adieu.
Je me surprenais à penser de plus en plus à Tessa Klein.
À sa voiture abandonnée au bord de la rivière, portières ouvertes. Et
je me demandais si j’étais capable d’en faire autant : laisser une lettre
indiquant que je m’étais suicidé, puis disparaître. À peine avais-je écrit
un seul mot que mon plan s’écroula. Je fus obligé d’en rire. Je ne
voyais pas à qui l’adresser. De toute façon, sans le passeport, où
pouvais-je aller ?
Lorsque mon portable se mit à vibrer, j’accueillis cette distraction
avec joie.
« Waits, j’écoute.
— Bonjour, monsieur Waits. Nous nous sommes parlé hier… »
L’assistante sociale qui m’avait appelé au sujet de ma mère. Je bus
une longue gorgée.
« Sandra, je croyais vous avoir demandé de ne plus me contacter…
— Oui, je sais, dit-elle avec une note urgente dans la voix. Mais la
situation a évolué.
— Comment ça ?
— Comme je vous le disais, nous avons obtenu un mandat pour
pénétrer au domicile de votre mère…
— Pardonnez-moi. Pourriez-vous dire Christine en parlant de cette
femme ? Ou Mme Untel ?
— Oui, d’accord, bien sûr. Nous espérions procéder à une
évaluation de…
— Je suis officier de police, Sandra. Je connais la procédure.
— Oui, je comprends. Eh bien, j’ai décidé de ne pas l’appliquer
avant d’avoir contacté votre sœur… euh…
— Anne, dis-je. Et je croyais que vous étiez d’accord pour ne pas le
faire ?
— Sauf votre respect, monsieur Waits, ce n’est pas à vous de
décider. D’autant que vous avez avoué avoir été brouillés, avec votre
sœur.
— Séparés, rectifiai-je.
— J’essaie vraiment de faire au mieux.
— Désolé. Je ne veux pas que vous pensiez que je cherche
l’affrontement. Et je sais que ce n’est pas un travail facile, croyez-moi.
Mais nous parlons d’une personne qui a toujours été néfaste pour nous.
Et je préfère que ma sœur reste en dehors de tout ça.
— De toute façon, j’ai décidé de suspendre la procédure tant que je
ne lui aurais pas parlé. Mais je dois vous informer que votre mère…
Mme Farrow, a été hospitalisée la nuit dernière.
— Que s’est-il passé ?
— Elle a tenté de mettre fin à ses jours. »
Mes yeux se posèrent sur le bloc-notes à mes pieds.
« OK, dis-je en me levant pour m’en éloigner.
— J’ai pensé que vous voudriez le savoir.
— Oui, bien sûr. Merci.
— Par conséquent, la présence d’un membre de la famille de
Christine serait d’autant plus appréciable au moment de l’intervention.
Je ne sais pas si les événements de la nuit dernière modifient vos
sentiments ?
— Vous maintenez l’intervention ?
— Cela peut sembler brutal, mais le problème, c’est que nous ne
pouvons pas garantir sa sécurité. Bien encadrée…
— Il me semble que si vous passez à autre chose, elle résoudra tous
vos problèmes, Sandra. Et les miens. Alors, laissez-la tranquille. »
Elle ne répondit pas immédiatement.
« Je suis désolée, monsieur Waits. Vous m’avez demandé de ne plus
vous contacter et je l’ai fait quand même. C’est ma faute. Cela ne se
reproduira plus. Bonne soirée.
— Attendez… »
Elle coupa la communication avant que je puisse ajouter quoi que ce
soit. Réaction logique. Je restai planté là, le téléphone collé à l’oreille,
les yeux fixés sur le bloc-notes. J’avais toujours eu tendance à
considérer ma mère comme une force malfaisante, une incarnation
simpliste de tout ce qui clochait sur cette terre, mais je savais qu’en
réalité, elle avait été écrasée par la vie, prise au piège de manière
prosaïque.
Émotionnellement, économiquement, mentalement.
Par la difficulté qu’il y avait à être une mère célibataire souffrant de
schizophrénie non diagnostiquée. Par l’homme manipulateur et violent
qui était entré et sorti, à l’improviste, dans nos jeunes vies. Jeune, elle
l’était aussi à ma naissance. Une image me vint à l’esprit : ma mère me
tenant contre elle dans un lit d’hôpital, seule, très certainement. Et
curieusement j’aurais voulu être là adulte. Quelqu’un aurait dû se
trouver près d’elle, pensai-je, quelqu’un aurait dû lui tenir la main.
D’un coup de pied, j’envoyai valdinguer le bloc-notes à travers la
pièce et tentai d’affronter la réalité de ma situation. Dans moins de
vingt-quatre heures, je serais derrière les barreaux, et mon seul espoir
de fuite résidait dans une femme-flic instable qui comptait sur moi
pour la disculper.
Je vidai mon verre d’un trait et une sorte de légèreté s’empara de
moi.
J’avais été réticent à examiner la menace qui pesait sur moi, comme
me l’avait ordonné le superintendant. Même lorsque Naomi m’avait
fourni les preuves de l’ampleur de la rancœur de Carver, du mal qu’il
s’était donné pour salir mon nom, je savais qu’en lui parlant, je ne
ferais que raccourcir mon espérance de vie. Question stérile désormais.
Alors, je reposai brutalement mon verre, et me dirigeai vers la porte.
Peut-être que je pouvais mettre à profit mes dernières heures pour
aider quelqu’un.
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7

Le Light Fantastic ressemblait à un passage vers un autre monde. Ce


club de taille modeste était apparu du jour au lendemain environ deux
ans plus tôt, pour devenir le lieu de prédilection de tous ceux qui
pouvaient se permettre de ne pas regarder l’addition.
J’évitais cet endroit depuis que j’avais découvert à qui il appartenait,
aussi fus-je surpris lorsque le type posté sur le seuil m’accueillit
comme un habitué et me laissa passer sans même me faire payer le
droit d’entrée.
La salle pouvait recevoir plusieurs centaines de personnes, mais elle
n’était qu’à moitié remplie. Des enceintes invisibles, placées en
hauteur, diffusaient une musique électronique discrète, mais la
véritable bande-son provenait des tables, dont certaines étaient nichées
dans des alcôves : le bourdonnement des conversations décontractées,
l’écho de la confiance en soi et du contentement, et surtout, les rires.
Quoi qu’il se passe au-dehors dans le monde, c’était la belle vie pour
les clients du Light Fantastic. Ils en avaient hérité à leur naissance, et
ils la transmettraient à leurs enfants privilégiés quand ils mourraient.
Alors que j’approchais du bar, une hôtesse glissa vers moi. Elle
portait une robe de soirée noire et son sourire semblait offrir une
réponse à tous les problèmes de l’existence.
« Bonsoir, monsieur Waits, dit-elle, à mon grand étonnement. Par
ici, je vous prie. »
Après une seconde d’hésitation, je la suivis dans les profondeurs du
club, disparaissant dans l’obscurité surréaliste des néons, passant
devant des employés rayonnants, tirés à quatre épingles. Leurs
sourires, le blanc de leurs yeux, captaient les lumières ultraviolettes
qui semblaient placées là à cet effet, et les faisaient briller d’une
jeunesse électrique et synthétique.
On me fit asseoir à une table pour deux personnes, baignée d’un
éclairage maussade.
« Vous attendez quelqu’un ? me demanda l’hôtesse.
— Je ne crois… » Je laissai ma phrase en suspens lorsque Naomi
émergea de l’obscurité pour venir s’asseoir face à moi. « Nous ne
serons que tous les deux. »
L’hôtesse sourit et disparut dans la même seconde.
« Je me suis toujours demandé ce que vous faisiez de vos soirées, dit
Naomi.
— Comment vous m’avez retrouvé ?
— Je suis inspectrice, répondit-elle en balayant le décor du regard.
Je vous ai suivi. C’est plus chouette que le dernier endroit où on a bu
un verre.
— N’en soyez pas si sûre. »
L’hôtesse réapparut avec un plateau supportant deux gros verres
givrés remplis de Hennessy on the rocks.
Naomi la regarda.
« D’où vient le nom Light Fantastic ?
— D’un vers de Milton, répondit l’hôtesse, ravie qu’on lui pose la
question. “Come and trip it as you go, on the light Fantastic toe.”
— Ils vous obligent à l’apprendre par cœur ? »
La fille sourit.
« Je prépare un master d’anglais. Monsieur Waits, si vous souhaitez
autre chose, appuyez là… »
Elle désigna un petit bouton encastré dans la table. On aurait dit une
alarme silencieuse, à cette différence près qu’à l’autre bout ne se
trouvait pas la police, mais un sourire et un verre. Elle recula d’un pas,
s’inclina légèrement et s’immergea dans l’ombre.
Naomi examina son cognac.
« Eh bien, à votre santé.
— C’est une cause perdue », répondis-je en trinquant. Nos regards
se croisèrent, différemment cette fois, et je fus le premier à tourner la
tête en buvant une gorgée de Hennessy que je sentis irradier en moi.
Notre relation était déjà suffisamment compliquée, sans que je
m’attarde sur elle. « Si vous voulez monter avec moi, je vous conseille
de boire.
— Pourquoi ça ? demanda-t-elle en cherchant à accrocher de
nouveau mon regard.
— L’homme qui est au-dessus ne nous recevra pas avant que vous
ayez bu. C’est lui qui paye et il aime bien que tout le monde lui soit
redevable… »
Elle but une gorgée de cognac.
« Vous avez une grosse dette envers lui ?
— C’est vraiment ce que vous croyez, hein ? »
Elle haussa les épaules.
« Vous buvez dans son club, les employés vous appellent par votre
nom…
— Je n’ai jamais mis les pieds ici avant ce soir. Je n’ai jamais vu
cette fille, ni le type à l’entrée. Quant à savoir si je lui appartiens ?
Parrs affirme que mon âme est à lui, que mes couilles sont à vous et
mon cerveau à la police. Je ne sais pas ce qui reste…
— Votre cœur ? » répondit-elle en réprimant un sourire.
On fut bien obligés de rire tous les deux.
« Pour une raison quelconque, je ne peux pas m’en séparer. »
Elle plongea les yeux dans son verre et son visage redevint sérieux.
« Vous pouvez quand même me dire ce qu’il y a entre vous…
— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas. »
Je vis quelqu’un marcher vers nous.
« Merci pour votre patience, dit l’hôtesse. M. Carver va vous
recevoir maintenant. »
Je finis mon cognac d’un trait et lui tendis mon verre.
« Deux autres, s’il vous plaît. »
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8

On suivit la jeune femme vers le fond du club, avant de gravir un


escalier métallique en spirale. Le temps qu’on arrive en haut, mon
verre était de nouveau vide. L’hôtesse s’arrêta devant une porte close.
Juste au moment où elle leva la main pour frapper, la porte s’ouvrit à la
volée, et une autre jeune femme, vêtue de la même robe noire, passa
devant nous en masquant son visage. Naomi me lança un regard
inquiet, mais je songeai qu’on lui avait sans doute rendu service en les
dérangeant.
Zain Carver était un magicien dès qu’il s’agissait de gâcher la vie
d’une femme. Il s’entourait de jeunes et belles assistantes, qu’il prenait
ensuite plaisir à découper en morceaux et à faire disparaître. Parfois,
une nouvelle fille suspendue à son bras pouvait se retrouver sur le
trottoir, à l’hôpital ou chez ses parents avec l’impression d’avoir vieilli
de cinq ans, le regard dans le vague pour toujours.
Parfois, on ne les revoyait plus.
Je sentis la température chuter dès qu’on pénétra dans le bureau.
Spacieux, sombre, faiblement éclairé par des sources lumineuses
discrètes. L’hôtesse nous désigna deux sièges et adressa un hochement
de tête au psychopathe qui hibernait derrière son bureau. Quand j’avais
fait sa connaissance, il portait du streetwear haut de gamme, le top de
ce que pouvaient s’offrir ses jeunes clients, il se camouflait parmi eux.
Désormais, il portait des costumes taillés sur mesure, qui suggéraient
qu’il évoluait dans un autre milieu.
Il sourit, laissa son regard dériver dans le sillage de l’hôtesse, même
après qu’elle eut franchi et refermé la porte, comme s’il la sentait de
l’autre côté, en train d’écouter.
« Bonsoir, Aidan. » Ses yeux glissèrent sur moi. « Ou bien dois-je
maintenant t’appeler sergent Waits ? J’espère que tu ne m’en veux pas
d’avoir choisi la boisson à ta place. Je me suis dit qu’il fallait fêter ta
promotion, en souvenir du bon vieux temps…
— Ne nous attardons pas sur le passé.
— Tu devrais essayer. D’après ce qu’on raconte, il se pourrait que tu
n’aies pas d’avenir. Ah, tu es à sec, on dirait. »
D’un mouvement de tête, il montra mon verre.
« Je veux bien boire n’importe quoi, du moment que tu bois la
même chose avant moi. »
Carver se leva, nous servit deux énormes doses de Hennessy et
tendit la bouteille en direction de Naomi. Impassible, elle l’observa
pendant qu’il lui remplissait son verre.
« Je n’ai pas de glace, hélas… »
Il la dévisagea plusieurs secondes, jusqu’à ce que j’intervienne.
« Tu pourras toujours arracher un morceau de ton cœur si vraiment
on est en manque. »
Il sourit.
« Tu ne nous présentes pas, Aidan ?
— Zain Carver, voici l’adjointe Black.
— Naomi, dit-il en s’asseyant sur le bord de son bureau, la bouteille
à la main. Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? »
Elle acquiesça. « Eh bien, comment va votre papa, Naomi ? »
Elle nous regarda tour à tour, Carver et moi.
« Il va bien…
— Il est rentré à la maison, alors ? »
Elle remua la bouche, sans pouvoir émettre un son.
« Vous êtes beaucoup mieux que son équipier précédent. » Ses yeux
avaient dévié sur moi. « Il paraît qu’il passe son temps à dormir au
boulot ces temps-ci ?
— C’est de ça dont on est venus parler », dis-je afin d’éloigner la
conversation de Naomi.
Carver haussa les sourcils, se leva et retourna s’asseoir derrière son
bureau.
« J’espère sincèrement que non. Je suis réglo maintenant, Aidan.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que je suis tellement occupé avec le club que je n’ai pas suivi les
infos. Alors, pourquoi veux-tu me parler de cette histoire ?
— Tu sais qui est Martin Wick ?
— Le type qui a massacré sa famille…
— La famille de quelqu’un d’autre. Il était hospitalisé à St Mary’s, à
l’article de la mort. Mais quelqu’un est intervenu pour accélérer le
processus.
— Si vous retrouvez le meurtrier un jour, filez-lui les clés de la ville.
— Pourquoi le meurtrier ? demanda Naomi.
— Mille excuses, dit Carver. Sexisme ordinaire. En tout cas, homme
ou femme, je ne sais pas qui c’est.
— La personne qui a assassiné Wick a également tué un policier,
dit-elle.
— Vous aimez les flics maintenant ? » Naomi ne dit rien. « Après
toutes ces années durant lesquelles vous n’avez pas parlé à votre père,
je croyais que vous aviez un problème avec eux. »
Elle sourit et s’adressa au plancher.
« Je suis censée être impressionnée, Zain ? Vous devriez entendre
les saloperies qu’ils racontent sur vous.
— Non, vous n’avez aucune raison d’être impressionnée parce que
je me suis renseigné sur vous. On fait tous des recherches poussées sur
nos nouveaux amis, pas vrai ? Mais j’aurais pu vous éviter de perdre
du temps à éplucher le dossier d’Aidan. Le meilleur est entre les
lignes… »
Plusieurs officiers de police étaient à la solde de Carver.
Certains par le biais du chantage ou de l’intimidation, d’autres par le
biais de versements en liquide, indécelables, effectués le premier de
chaque mois. C’était son métier de savoir ce qui se passait, qui avait
été promu et pourquoi, et cela lui avait permis de garder un casier
judiciaire vierge après plus de dix ans d’activités criminelles. Mais à
l’occasion, il aimait bien le faire savoir, pour démontrer sa puissance.
Rappeler que cette ville lui appartenait, et qu’on ne faisait qu’y vivre.
« On parlait de Martin Wick.
— Je préférais un sujet que je connaissais. Pourquoi est-ce que je
m’intéresserais à lui ?
— Parce que j’étais censé me trouver dans le service au moment où
il a été assassiné. Quelqu’un qui connaît bien les petits secrets de la
police, comme toi, devrait le savoir.
— Les petits secrets de la police, répéta-t-il d’un ton sarcastique.
— Tu sais que j’ai été promu, tu connais l’histoire familiale de
l’adjointe Black…
— Des coups de chance…
— Et ma tête est mise à prix ! » Personne ne dit rien pendant un
moment. Je repris : « C’est toi qui l’as fixé. Une hypothèse veut que ce
soit moi qui étais visé. Wick, Rennick et Sutty n’étaient que des
victimes collatérales. »
Carver abandonna son ton moqueur.
« Tu sais bien que je n’ai rien à voir dans cette histoire.
— Comment on pourrait le savoir ? » demanda Naomi.
Carver m’adressa un signe de tête et je répondis à sa place.
« Il n’aurait pas loupé son coup, dis-je. J’imagine que tu as un alibi
pour samedi soir.
— Je pourrais fournir un alibi pour cette putain de conversation si je
voulais. Je pourrais te balancer par la fenêtre, devant cette fille, et le
maire jurerait sur l’honneur que j’étais chez lui. »
J’attendis.
« J’étais chez moi, dit-il en faisant tourner son alliance autour de son
annulaire.
— Félicitations.
— Tout le monde doit se caser tôt ou tard.
— Votre femme devra confirmer votre alibi, dit Naomi. Vous
pouvez nous donner ses coordonnées ?
— Il faudra vous passer sur le corps. » Il sourit. « Je peux vous le
prouver sans l’impliquer. La police surveille mon domicile vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, vous n’avez qu’à les interroger. »
Naomi se tourna vers moi, ne sachant que dire. « Je vais vous faciliter
la tâche, dit Carver en prenant un stylo pour noter quelque chose sur
un bout de papier qu’il lui tendit. « C’est le numéro d’immatriculation
de la voiture banalisée qui était devant chez moi ce soir-là. Je suis sûr
que votre collègue pourra se porter garant. Je peux faire autre chose
pour vous ?
— Merci, dis-je en prenant le bout de papier. Le fait que tu sois chez
toi ne te disculpe pas pour autant. Un homme avec tes moyens peut
sous-traiter ce boulot, recruter un exécutant, un chauffeur pour prendre
la fuite… »
Cette fois, Zain rit pour de bon. C’était rare.
« Laisse-moi t’expliquer un truc au sujet d’un homme qui possède
mes moyens. Premièrement, je n’aurais pas foutu un tel merdier à
l’hôpital, au risque de tuer des innocents. C’est pas mon style.
Absolument pas. Deuxièmement, un chauffeur pour prendre la fuite ?
Si tu fais les choses bien, tu peux repartir en sifflotant, les mains dans
les poches. Troisièmement, et c’est le plus important, le timing, aurait
été parfait.
— Parfait dans quel sens ?
— Pourquoi tuer Aidan alors qu’il est encore flic ? Pourquoi
s’attirer des tonnes d’emmerdes alors que sa tête est si près du billot ?
» Il regarda Naomi. « Je pense qu’un homme qui possède mes moyens
prendrait son temps. Il ajouterait quelques milliers de livres dans la
cagnotte, de temps à autre, pour répandre un peu plus de sang dans
l’eau, histoire d’attirer les requins. Et s’assurer que le nom et l’adresse
d’Aidan sont bien notés dans leurs petits carnets noirs. Un homme
ayant mes moyens mettrait les points sur les i. Pas un penny s’il meurt
en service. Ensuite, un homme qui a mes moyens attendrait que les
plaintes s’accumulent contre ce pauvre minable en chute libre, non ?
— Les plaintes ? demanda Naomi.
— Simple hypothèse, là encore, mais vous avez sans doute
remarqué qu’il a parfois la main un peu lourde ? Demandez-vous
pourquoi il a obtenu cette promotion du jour au lendemain ? Pour ne
pas avoir réussi à empêcher un bain de sang ? Ils ont de quoi le faire
plonger dix fois. Ce qu’il leur faut, c’est une belle grosse tête à couper
lorsque tout ça partira en couilles. Ensuite ? demanda-t-il, tout sourire.
Ensuite, il fera une proie idéale. Et ce qui doit arriver arrivera. Ensuite,
je pourrai le buter en plein jour et repartir les mains dans les poches en
sifflotant.
— Pourquoi voulez-vous le voir mourir ? » dit Naomi, à notre grand
étonnement, à Carver et à moi.
Zain sourit de nouveau.
« Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas. Comment elle
s’appelait déjà, Aidan ?
— Ça suffit, dis-je en me levant.
— On pourrait croire qu’elle a disparu de la surface de la Terre, pas
vrai ? Ça fait combien de temps maintenant ? Deux ans ? Trois ?
— Vous voulez me faire croire que tout ça, c’est à cause d’une
femme ? » La voix de Naomi tremblait, ce qui ne l’empêchait pas de
nous regarder tout à tour. « Allons, on ne le mérite pas.
— Pour moi, ça mérite plus de cent mille livres, dit Carver.
— Ce serait le tueur à gages le plus cher de tous les temps…, dit-
elle.
— Parce qu’on connaît seulement ceux qui se font prendre. Croyez-
moi, il n’y a pas de plafond. Et puis, on parlerait d’Aidan en tant
qu’ex-flic, ajouta-t-il en me jaugeant du regard. Sans oublier les
instructions particulières…
— Du style ? »
Naomi essayait de donner l’impression qu’elle contrôlait encore la
situation.
Je voulus intervenir.
« Que ce soit douloureux », dit Carver.
On resta muets tous les trois, le temps d’absorber ces paroles.
« Il est gentil avec vous, adjointe Black ?
— On est équipiers, répondit-elle.
— Ça n’a pas réussi à celui d’avant. Ça tombe comme des mouches
autour de toi, hein, Aid ? Ça ne doit pas être facile de tenir le compte.
Tu devrais te faire tatouer une petite larme sur le visage à chaque
fois…
— Si j’ai bonne mémoire, certaines de ces larmes t’appartiendraient.
— La différence, c’est que je ne pleure pas sur leur sort. Ne vous
laissez pas avoir par son numéro d’homme triste, Naomi. Dès qu’on
appuie sur le bouton, il peut péter un plomb.
— À propos de larmes, on a interrogé l’ancien compagnon de
cellule de Wick.
— Ah oui ? Où ça ?
— À Strangeways.
— Je n’ai pas le plaisir de connaître. Personne ne veut m’arrêter
dans cette ville.
— N’en sois pas si sûr. Il m’a parlé du trafic de spice à l’intérieur de
la prison… » Carver ne dit rien, mais son sourire sembla se figer, et je
sentis le regard de Naomi posé sur moi. « Je n’en croyais pas mes
oreilles. Un homme comme toi, impliqué dans la distribution d’une
drogue pour sans-abri. Je savais que tu étais tombé bien bas, mais là…
— Où tu veux en venir ? »
Son sourire s’arracha de son visage.
« Tu sais, je pense que les gardiens lui en font baver.
— Dans ce cas, il ferait bien de la boucler.
— Au lieu de raconter qu’ils t’arnaquent ? » demandai-je, abordant
enfin la véritable raison de ma visite.
La présence de Naomi m’avait obligé à évoquer l’hypothèse ridicule
de Parrs selon laquelle Carver était impliqué dans le meurtre de Wick,
mais je croyais le type assis en face de moi. S’il voulait me tuer, je ne
serais pas là.
« Ils m’arnaquent, dit-il, songeur. Vraiment ?
— Oui. Et s’il le murmure dans la bonne oreille, peut-être que son
séjour derrière les barreaux sera plus agréable. »
Carver paraissait réellement inquiet. S’il réussissait à manipuler
aussi facilement les gens, c’était parce qu’il pouvait accéder sans peine
à d’énormes réserves d’empathie. Simplement, il l’utilisait d’une autre
manière.
« Il en chie ?
— Un max.
— S’il y a du vrai là-dedans, je suis sûr que quelqu’un serait
heureux de le savoir. » Il retrouva son sourire. « Je suis sûr que tu as
une bonne raison d’être ici.
— Les verres ont aidé », dis-je en me levant, impatient de m’en aller
avant que quiconque dise ou fasse autre chose.
Naomi me précéda, mais je ne fus pas assez rapide et je me
retournai lorsque Carver me rappela.
« Désolé pour cette ancienne femme flic qui a disparu. Comment
elle s’appelait, déjà ? »
Je mis un certain temps à répondre.
« Tessa Klein ?
— Oui, voilà. »
Son sourire me glaça le sang.
« Ils l’avaient chargée de t’approcher incognito, hein ?
— Elle s’est suicidée, d’après ce que je sais. » Son sourire
s’évanouit de nouveau. « C’est normal qu’on ne retrouve pas le corps ?
»
Je secouai la tête.
« Tu finis toujours par venir fouiner chez moi, hein ? Ne remets pas
les pieds ici, Aid. Tu pourrais te retrouver à côté d’elle. J’ai déjà vu
des types flirter avec le désastre, mais toi tu le raccompagnes jusque
chez lui en espérant un baiser. »
Je quittai le bureau à reculons.
« À chacun ses goûts. »
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9

« Un dernier pour la route ? » demandai-je quand on arriva au pied


de l’escalier en colimaçon. En guise de réponse, Naomi traversa le bar
sans s’arrêter et sortit dans la rue. Je la suivis. « Attendez ! » lui criai-
je en la voyant s’éloigner.
« C’était quoi, ce bordel ? demanda-t-elle, les bras noués autour de
la poitrine.
— Une journée comme une autre.
— Nom de Dieu, Aidan. » Elle secoua la tête et on poursuivit en
silence un moment, traversant Piccadilly vers le Northern Quarter. «
Jurez-moi que vous n’êtes pas à sa botte.
— Plutôt mourir.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a entre vous ?
— Tout.
— Continuez.
— Un jour, il a baissé sa garde devant moi. » Tandis qu’on marchait,
je sentais une douleur sourde, engourdissante, dans le genou droit. « Et
je crois que j’ai dû baisser la mienne aussi.
— Cette femme… » Elle s’arrêta et me regarda. « Écoutez… je
comprends. Il y a une histoire cachée, mais si on doit continuer à
travailler ensemble, j’ai besoin de savoir où elle prend sa source, et si
elle est profonde. »
Je hochai la tête, les yeux baissés ; je vis des gens nous dépasser sur
le trottoir.
« On était tous les deux amoureux d’elle, avouai-je.
— Putain. » On resta muets un instant. « Qu’est-ce qui lui est arrivé

Je m’efforçai de contrôler ma voix.
« En général, quand Zain en a fini avec une personne, elle a
tendance à disparaître. Alors, je suppose qu’il en avait fini avec elle.
— Putain…
— Elle n’était pas la première, elle ne sera pas la dernière. »
Naomi secoua la tête.
« Comment… il arrive à s’en sortir ?
— Des jeunes femmes, des fugueuses, certaines victimes de trafic
sexuel, d’autres droguées ou atteintes de troubles mentaux. Tout le
monde s’en fout.
— Pas vous. »
On se remit en marche.
« Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il paraît qu’il vous a tabassé.
— Le mot est faible. »
Elle sourit.
« J’en déduis que vous aviez fait quelque chose de bien. » On
continua en silence une minute. Je voyais qu’elle réfléchissait. « Vous
avez parlé de jeunes femmes souffrant de troubles mentaux…
— Après votre départ, il a évoqué Tessa Klein.
— Il faut en informer Parrs et…
— Non. On ne dira rien à personne.
— Il a laissé entendre qu’il était impliqué dans le meurtre d’un
officier de police.
— C’est sans doute Parrs qui l’avait envoyée. Comme il l’a fait avec
moi.
— Et alors ? On est coincés entre les deux ?
— C’est comme avoir un diable sur chaque épaule.
— Dites-moi que vous avez quelque chose à boire… »
Lorsque je me retournai après avoir introduit ma clé dans la serrure,
on était à quelques centimètres l’un de l’autre, et je me réjouis de
l’avoir près de moi. Je me réjouis, subitement, d’être vivant. Elle
m’adressa un petit sourire et j’hésitai, essayant d’ignorer à quel point
je la désirais, essayant, consciemment, de savourer ce sentiment
malgré tout. On gravit l’escalier en silence, mais il y avait des voix sur
le palier et je vis Robbie, mon nouveau voisin, en pleine conversation
avec une jeune femme.
« Le voici », dit-il.
Louisa Jankowski se tourna vers moi en souriant. Son rouge à lèvres
couleur camion de pompiers était assorti à sa robe. Elle conserva son
sourire en découvrant Naomi à côté de moi.
« Salut, toi, dit-elle en me touchant le bras. J’ai choisi le mauvais
soir ? »
Avant que j’aie le temps de me retourner vers Naomi, j’entendis ses
pas dévaler l’escalier, la porte de l’immeuble s’ouvrir et claquer
derrière elle.

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10

J’ouvris la porte de mon appartement et entrai sans dire un mot à


Robbie ou à Louisa. Je marchai jusqu’à la fenêtre, dans le noir, et
restai planté devant jusqu’à ce que j’entende la porte se refermer
derrière moi. Louisa alluma la lumière, je me retournai. Elle était
adossée au mur, contre lequel elle avait posé un pied. Vêtue d’une robe
du soir d’un rouge incendiaire, avec des chaussures à talons hauts. Un
petit sac à main noir pendait sur son épaule, mais je voyais qu’elle ne
m’avait pas rapporté mon sac de voyage.
« Je suis tombée au mauvais moment ? »
Je la regardai sans rien dire.
« Vous avez essayé de me baiser.
— Non.
— Pas de la même manière que vous vouliez baiser votre
collègue… » Elle se décolla du mur et avança vers le centre de la
pièce. « …Mais vous avez échangé les téléphones. » Estimant qu’il
était inutile d’accroître son animosité envers Naomi, j’acquiesçai. «
C’était une mauvaise idée, dit-elle en se rapprochant.
— J’avais peur de votre réaction si ce téléphone vous menait jusqu’à
Esther, mais je continue à faire tout mon possible pour vous laisser en
dehors de cette histoire. Sincèrement.
— Comment ? demanda-t-elle, la tête penchée sur le côté. Je sais
que le téléphone a déjà été remis au service technique du Park.
— Oui, mais ils n’ont pas encore reçu la liste des appels. Et ils
n’arrivent pas à le déverrouiller.
— Et si Esther réapparaît ? »
Je craignais qu’elle essaie de retrouver la fille, pour être sûre que
cela n’arrive pas justement.
« En fait, dis-je, le téléphone a été volé à quelqu’un d’autre.
— À qui ?
— Je ne peux pas vous le dire.
— Pourquoi donc ?
— Je ne veux pas qu’il lui arrive malheur. »
Elle sourit et fit deux pas de plus, si bien qu’elle se retrouva juste
devant moi.
« Parfois, il vaut mieux voir les choses sous le même angle, vous ne
croyez pas ? Vous savez comme il me serait facile de vous détruire ?
— Oui, je sais. Le passeport.
— Oh, pas seulement. Pas étonnant que vous ne vouliez pas que je
lise la lettre destinée à votre sœur. Ça ressemble à des aveux signés.
Quand avez-vous pris des amphétamines pour la dernière fois, au fait ?
— Vous disiez qu’elle resterait en dehors de tout ça.
— Ce n’est pas pour elle que vous devriez vous inquiéter.
— Si vous me détruisez, vous vous retrouverez seule.
— Dites-moi à qui appartient ce portable et je vous rends vos
affaires. Le fric, le passeport, la lettre. Vous pourrez partir dès ce soir,
si c’est ce que vous voulez. »
Je fermai les yeux, me frottai le visage, en essayant de ne pas donner
l’impression d’y réfléchir. Finalement, je secouai la tête.
« Vous pensez que je pourrais faire du mal à cette personne ?
— Je ne voudrais pas vous sous-estimer une fois de plus, Louisa.
Vous ne conduisez pas de Mercedes noire, par hasard ?
— Avec mon salaire ? Hélas, non. Dois-je en déduire que quelqu’un
d’autre vous a à l’œil ? » Elle rit. « N’oubliez pas qui était là en
premier, hein ? Si on buvait un verre, pour réfléchir ensemble…
— Il n’y a rien à boire ici.
— Dites ça à quelqu’un qui n’a pas fouillé votre appart. » Sa robe
frôla ma jambe. « Je suis sûre que n’auriez pas sorti ce baratin à votre
jeune collègue…
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— J’ai tué un homme. » Ces paroles semblaient la mettre mal à
l’aise. « À en juger par ce que vous avez écrit à votre sœur, je pensais
que vous connaîtriez ce sentiment… »
Pendant quelques secondes, je fus incapable de parler.
« D’après ce que je sais, dis-je en choisissant mes mots avec soin,
vous en avez sauvé une dizaine d’autres.
— Exact. » Une pellicule de larmes faisait briller ses yeux. « Tout ça
est un jeu. Prendre une vie peut vous permettre d’en gagner une
dizaine…
— Vous en avez parlé à un professionnel ?
— Il faut savoir prendre des risques, dit-elle comme si elle ne
m’avait pas entendu. Et plus ils sont élevés, mieux c’est.
— Vous risquez de tout perdre un jour.
— Oui, mais pas aujourd’hui. » Elle sécha ses larmes. « J’ai misé
sur vous et maintenant, vous m’appartenez…
— De mon point de vue, nous sommes quittes.
— Oh ?
— Vous avez quelque chose qui pourrait me tuer. J’ai quelque chose
qui pourrait vous tuer. Mais aucun de nous deux ne veut voir mourir
l’autre, alors restons-en là, OK ? »
Elle déglutit et d’un geste maladroit posa une main dans mon cou.
« Vous aimez garder la tête baissée ? » Sa peau était glacée et j’en
déduisis qu’elle avait dû attendre longtemps dehors avant que Robbie
la laisse entrer. Je commençais à deviner combien elle devait se sentir
seule. « Rien ne nous oblige à être ennemis…
— Non, dis-je en retirant sa main.
— Libre à vous. » Elle se dirigea vers la porte, vexée, m’oubliant
déjà. « Mais n’essayez plus de me baiser. »
Elle sortit sans se retourner et j’entendis ses talons hauts descendre
l’escalier jusqu’en bas.
« Vous non plus », répondis-je, une fois certain qu’elle était partie.
Je dénichai mon téléphone et fis défiler le répertoire jusqu’au
numéro de Naomi, en me demandant ce que j’allais bien pouvoir lui
dire. Mais je m’inquiétais pour rien. Après trois sonneries, elle me
transféra sur la boîte vocale. Quand je rappelai, son téléphone était
éteint.

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V

Dans les flammes


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1

Comme il était tôt, j’attendis de voir des lumières à l’intérieur de la


maison. Après quoi, je leur accordai encore une demi-heure, puis je
remontai l’allée et frappai à la porte. Un type baraqué, métis, vint
m’ouvrir. Vêtu d’une simple serviette autour de la taille, il me regarda
d’un air perplexe.
« Bonjour, dis-je, je cherche Naomi.
— Aidan Waits…
— Ma réputation me précède.
— Oui, on peut dire ça. »
Il me regarda de la tête aux pieds, puis appela par-dessus son épaule.
Je crus qu’il allait m’inviter à entrer, ou qu’il allait retourner
s’habiller, mais il me laissa planté sur le seuil, en m’observant comme
si j’étais un vampire. Quand Naomi apparut, occupée à finir d’enfiler
sa veste, elle se figea en me voyant, puis marcha vers nous et posa
délicatement la main sur le bras de l’homme pour lui signifier qu’il
pouvait nous laisser.
« Comment vous savez où j’habite ?
— Je suis inspecteur moi aussi. De temps en temps.
— Et ?
— Je voulais m’excuser pour…
— C’est l’heure d’aller l’école ! »
Regardant par-dessus l’épaule de Naomi, je vis un vieux Noir qui
nous dévisageait. Le jeune type qui m’avait ouvert, le prit par les
épaules pour lui expliquer que l’ami de Naomi la conduisait à l’école
aujourd’hui.
Naomi me fit signe de ne rien dire. Elle sortit et ferma la porte
derrière elle. Les oiseaux du matin continuaient à chanter dans les
arbres et le ciel gris, chargé, nous baignait d’une lumière grise.
« Votre réticence vis-à-vis de cette enquête, dit-elle. Les pistes
négligées, les sautes d’humeur. Vos disparitions subites, votre
comportement bizarre le jour où j’ai débarqué chez vous. Tout
s’explique maintenant. Vous couchez avec Louisa Jankowski. »
C’était une des conclusions auxquelles on pouvait arriver, en effet,
et alors que je baissais la tête pour réfléchir à une réponse, elle y vit un
signe d’acquiescement.
« Oh, Aidan… » Je m’aperçus que l’opinion qu’elle avait de moi
avait évolué, et cette fois, je savais dans quelle direction. « Voilà
pourquoi vous ne vouliez pas l’interroger. Et pourquoi vous n’avez
quasiment pas ouvert la bouche quand on est allés la voir, nom d’un
chien ! Ça dure depuis longtemps ?
— Pas très.
— Plus précisément ?
— Je crois qu’on s’est rencontrés en assurant la protection de Martin
Wick.
— Elle a rejoint ce détachement quinze jours seulement avant
l’attaque. J’ai comparé vos plannings respectifs. Vous vous êtes croisés
pour la première fois il y a douze jours.
— Je suis prompt à la manœuvre.
— Sauf quand vous enquêtez sur des homicides. Pourquoi vous ne
m’avez rien dit ?
— Comment aurais-je pu ?
— Comment avez-vous pu ne rien dire ? J’ai dû passer pour une
idiote quand on l’a interrogée.
— Personne ne pourrait vous faire passer pour une idiote.
— Eh bien, j’ai l’impression d’en être une ! Vous êtes toujours
ensemble ? » Je fis non de la tête. « À cause de l’enquête ? Ou parce
que vous m’avez ramenée chez vous hier soir ?
— C’est ce que j’ai fait ?
— C’est peut-être ce que vous pensiez faire. Vous êtes prompt à la
manœuvre, souvenez-vous.
— Louisa et moi, c’était une histoire d’un soir », dis-je. Cela me
semblait être l’explication la plus inoffensive. « Nos chemins se sont
croisés.
— Vous voulez dire que vous l’avez baisée et que vous ne l’avez pas
rappelée ? » J’acquiesçai. « Et quand vous l’avez revue, c’était pour
l’interroger ? Pas étonnant qu’elle ait refusé de vous parler.
— J’ai un problème, je crois.
— Et moi aussi, car je ne vois pas ce qui m’empêche d’aller sur-le-
champ raconter tout ça à Parrs.
— Je peux vous fournir deux raisons. Premièrement, c’est fini entre
elle et moi. D’ailleurs, de mon point de vue, ça n’a jamais commencé.
— Très éclairant, Aidan. Et la seconde ?
— J’ai convoqué Kevin Blake ce matin pour l’interroger. » Elle
parut surprise. « Vous aviez raison, on aurait dû aller le voir hier.
— Pourquoi on ne l’a pas fait ?
— Je m’inquiétais pour Adam. Il fallait d’abord que je parle à
Carver pour arranger les choses à Strangeways.
— C’est uniquement pour ça que nous sommes allés au Light
Fantastic ?
— Zain n’a rien à voir avec le meurtre de Martin Wick. Hélas. »
Elle me dévisagea longuement. Je vis que le bref lien que nous
avions tissé la veille au soir était totalement rompu, et qu’elle m’aimait
beaucoup moins.
« Blake, dit-elle.
— Je veux connaître la nature de ses rapports avec Esther, et je veux
savoir ce qu’il y a dans ce téléphone. Je veux mener cette enquête
comme il convient.
— Je ne suis pas certaine qu’on devrait continuer à travailler
ensemble.
— James vous a vraiment demandé de rejoindre son équipe ? » Elle
hocha la tête. « Je n’y arriverai pas sans vous.
— D’après ce que j’ai vu jusqu’à présent, vous n’y arriverez pas,
avec ou sans moi. Vous me mettez dans une position merdique. »
La façon dont elle me regardait symbolisait la distance entre ce que
j’étais et ce que je devrais être.
« Votre père, dis-je en changeant de sujet.
— Démence sénile.
— Je ne savais pas.
— Tout le monde a ses problèmes, Aidan. »
Elle noua ses bras autour d’elle, sans me quitter des yeux : elle
essayait encore de se faire une opinion.

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2

« Merci d’être venu », dis-je, alors que Kevin Blake s’asseyait face
à moi.
Naomi et moi avions pris place dans une salle d’interrogatoire du
poste de Central Park. Elle avait accepté de nous accorder une journée,
plus par obligation envers l’enquête qu’envers moi. Il me fallait
maintenant anticiper les mouvements du sol qui se dérobait sous moi et
faire avancer les choses sans nous compromettre, Jankowski ou moi.
« Je ferai tout ce que je peux pour vous aider, sergent », dit l’ancien
inspecteur avec un sourire.
Naomi lui tendit une image d’Esther filmée à St Mary’s par les
caméras de surveillance.
« Nous aimerions savoir si vous connaissez cette femme ?
— Bien sûr. » Il leva les yeux vers nous. « C’est la fille que Chase a
pointée du doigt durant la conférence de presse. La personne que vous
recherchez. Difficile d’oublier ce visage.
— Ce que nous voudrions savoir, c’est si vous la connaissiez avant
la conférence de presse, monsieur Blake ? reprit Naomi.
— Appelez-moi Kev, dit-il en examinant de nouveau la photo de la
fille au visage tatoué, avant de nous la rendre. J’ai bien peur que non.
De mon temps, les criminels se contentaient de prendre un air
méchant.
— Dans ce cas, dis-je en sortant d’une enveloppe le portable
retrouvé au Cornerhouse, pouvez-vous me confirmer que ce téléphone
vous appartient ? »
Les paupières de Blake s’abaissèrent un peu plus que nécessaire
lorsqu’il posa les yeux sur le téléphone, pour dissimuler son
expression.
« Je peux ? » demanda-t-il sans nous regarder.
Naomi lui donna l’autorisation et il examina l’appareil à travers le
sachet en plastique scellé.
« Oui, ça ressemble à un des miens.
— Pouvez-vous nous expliquer comment il s’est retrouvé en
possession de cette jeune femme ? demanda Naomi en montrant d’un
mouvement du menton la photo d’Esther.
— Non, pas vraiment », répondit Blake en se redressant sur son
siège. Il reprenait confiance. « Mais j’ai été cambriolé il y a une
quinzaine de jours. On m’a volé ce téléphone.
— Vous avez signalé ce cambriolage ?
— Ça m’est complètement sorti de la tête, j’en ai peur.
— Réponse surprenante de la part d’un ancien officier de police,
Kev…
— Les policiers ont la réputation de faire des choses surprenantes,
sergent. »
Cette réponse ressemblait à une attaque personnelle et je crus
percevoir une pointe d’agacement dans l’utilisation de mon grade.
Je décidai de l’en priver.
« Appelez-moi, Aidan.
— Eh bien, pour répondre à votre question, Aidan : je ne trouve pas
ça surprenant. J’avais l’intention de porter plainte, mais comme rien
n’avait été saccagé et qu’aucun objet de valeur n’avait été volé…
— À part un iPhone dernier modèle, soulignai-je.
— On ne s’en servait pas vraiment. » Il sortit de sa poche un
appareil identique. « Fiona, ma femme, et moi, on les a achetés en
même temps. De vous à moi, elle apprend encore à se servir de
l’ancien. Du coup, l’autre a fini dans un tiroir de mon bureau.
— Il est verrouillé. Comment un voleur lambda a-t-il pu l’ouvrir ?
— J’avais noté le code, et je l’avais laissé dans le tiroir avec
l’appareil.
— Rien d’autre n’a disparu ?
— On avait laissé une fenêtre ouverte la nuit. Faut pas s’étonner.
Quelqu’un est entré et a fauché deux ou trois trucs dans le bureau. Ils
ont dû être dérangés car ils ont laissé l’ordinateur et la télé. Des
gamins, certainement.
— Ou bien ils savaient exactement ce qu’ils cherchaient. Quelles
sont les autres choses qui ont disparu ?
— Des papiers, rien d’important.
— Quand a eu lieu ce cambriolage, exactement ? »
Il fit gonfler ses joues.
« Je ne pourrais pas vous donner de date, comme ça à l’improviste.
— Vous devriez essayer. Habituellement, la police s’intéresse à ce
genre de détails.
— Changez de ton, fiston, d’accord ?
— Parlez-nous de ces documents, monsieur Blake. » Les yeux fixés
sur la table, il frotta son pouce et son index l’un contre l’autre comme
s’il testait la qualité d’un tissu invisible. « Avaient-ils un lien avec
Martin Wick ? » Il leva les yeux une seconde et je me penchai en avant
pour repousser le téléphone vers lui. « J’en déduis que la réponse est
oui.
— Rien de sensible, uniquement des informations d’ordre général.
— Des notes concernant un meurtrier de masse ? C’est ce que
j’appelle un sujet sensible. »
Penché au-dessus de la table, j’appuyai sur le bouton du téléphone
pour allumer l’écran.
La photo de la famille Moore apparut.
On resta tous les trois muets pendant un moment.
« Votre femme a choisi un drôle de fond d’écran…
— Quand elle m’a dit qu’elle n’en avait finalement pas besoin, j’ai
décidé de m’en servir pour écrire. »
Bonne réponse, songeai-je, mais il lui avait fallu une minute de
réflexion.
« Moi, il me faudrait une éternité pour écrire un livre avec ça…
— Ah, très drôle, sergent. J’avais décidé de m’en servir pour mes
recherches sur la nouvelle édition de mon précédent livre.
— Vous avez l’habitude d’utiliser un téléphone différent pour
chaque projet ?
— Pour ce genre de projet, oui. Vous ne voulez pas que ça se
mélange avec votre vraie vie.
— Je devrais essayer. Et vous n’avez pas jugé bon de nous en parler
lorsque le sujet de votre livre a été assassiné, après le vol de votre
téléphone ?
— Je n’avais pas encore commencé la nouvelle édition. Bien
évidemment, s’il avait contenu des éléments sensibles, je l’aurais crié
sur les toits.
— Au lieu de ne rien dire à personne. C’est donc vous qui avez
choisi ce fond d’écran. »
Il acquiesça.
« Je trouve que ce genre de photo aide à se concentrer, ça vous
rappelle pourquoi vous faites ça.
— Il n’y a pas eu de nouveaux développements entre l’incarcération
de Martin Wick et son assassinat, dit Naomi. Alors, pourquoi préparer
une nouvelle édition ?
— Pour aborder son incarcération. Je savais que s’il mourait, il y
aurait un regain d’intérêt pour cette affaire. Et compte tenu de son état
de santé, il n’en avait plus pour longtemps. Je voulais évoquer son
séjour à Strangeways.
— Nous avons visité sa cellule hier, dis-je.
— Sale endroit…
— Je ne peux pas dire le contraire. Ça ne vous ennuie pas de
déverrouiller votre téléphone ? »
J’essayais de conserver un ton détaché, mais je me levai brutalement
en faisant racler ma chaise sur le sol, et je contournai le bureau pour
me placer derrière Blake, comme si je voulais juste protéger une pièce
à conviction. J’évitai le regard de Naomi.
Blake fit glisser son doigt sur l’écran, à travers le plastique.
L’écran se débloqua et je me penchai par-dessus son épaule pour
m’emparer de l’appareil. Je commençai par regarder les messages :
uniquement des mises à jour automatiques de la part de l’opérateur.
Puis j’ouvris le répertoire. Il contenait cinq noms. Je les fis défiler, trop
vite, jusqu’à Louisa. Naomi se leva.
« Vous permettez ? »
Le temps s’arrêta, mais je sus que je me trouvais juste à la limite de
ce que je pouvais faire sans être inquiété. En lui remettant le portable,
je quittai le répertoire afin qu’elle ne sache pas ce que je regardais. Je
retournai de l’autre côté de la table, pendant que Naomi répétait mes
gestes, et se figeait en découvrant le nom de la femme flic.
La preuve tangible.
Lorsqu’elle me la montra, j’essayai de paraître étonné. On se rassit
tous les deux et je me réjouis d’entendre que la respiration de Blake,
devenue plus forte, couvrait la mienne. Il avait même blêmi, et il sortit
de sa poche un tube de comprimés. Il en goba deux dans sa paume, à
sec.
« Vous pourriez peut-être nous présenter les personnes que vous
avez enregistrées dans ce téléphone ? » dit Naomi. Blake hocha la tête
et je sentis le temps s’accélérer de nouveau, par à-coups. « Qui est
Susan ?
— Je vous ai dit que Wick avait été marié pendant un an quand il
était plus jeune…
— Vous aviez même promis de nous fournir le numéro de son ex-
femme.
— Comme vous l’avez démontré, adjointe Black, cette information
m’a été dérobée. Je ne l’ai pas interrogée pour la première version du
livre, mais j’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant de revenir un peu
en arrière.
— Frank Moore », dit Naomi, qui continuait à éplucher le
répertoire.
Je ne savais pas comment l’arrêter.
« Ça me paraît évident. Le mari endeuillé. Certains pourraient dire :
l’ultime survivant. »
Naomi acquiesça.
« Survivant est un mot qui fait très Frank Moore.
— J’ignorais qu’il en détenait le copyright…
— Ne lui donnons pas cette idée. » Elle sourit. « C’est vous qui
nous avez suggéré d’assister à ses séminaires de survie. Vous y êtes
déjà allé vous-même ?
— Si je me souviens bien, je voulais vous donner l’exemple d’une
personne qui se ressaisit.
— N’est-ce pas ce que vous aviez besoin de faire après l’enquête ?
— Je ne suis pas sûr de comprendre votre question, adjointe Black.
— Je veux juste savoir si vous avez assisté à une de ces séances…
— Pas pour moi, c’est pas mon truc.
— Si vous n’avez pas été secoué par cette enquête, pourquoi avez-
vous quitté la police juste après la condamnation de Martin Wick ?
C’était une affaire unique dans une carrière, et vous l’avez menée à
bien. Vous auriez pu faire tout ce que vous vouliez.
— J’ai fait ce que je voulais.
— Vous avez écrit un livre, il y a dix ans. Vous pourriez occuper le
fauteuil du chef Cranston à l’heure qu’il est.
— Là encore, c’est pas mon truc.
— Vous ne diriez pas que cette affaire vous a détruit ? Ce sont les
paroles mêmes de Frank Moore. »
Blake frappa du poing sur la table.
« Je suis assis là, non ?
— Du mauvais côté du bureau, dit Naomi.
— Détruit, vous dites ? » Il croisa et décroisa les bras. « Vous
découvrirez, adjointe Black, que j’avais déjà donné ma démission
quand l’affaire Wick a éclaté. J’ai mené l’enquête par sens du devoir
car cela me semblait s’imposer. Mais elle n’a nullement influé sur ma
décision de partir. » Il se pencha en avant et pointa l’index sur elle. «
Et si vous essayez d’insinuer qu’il existe une relation bizarre entre moi
et Frank Moore, vous êtes totalement à côté de la plaque. Comme je
vous le disais, nos chemins se croisent régulièrement dans diverses
associations caritatives…
— Du style ? »
Mon intervention le hérissa.
« Amis Compatissants, une association destinée aux familles
d’enfants assassinés. Ou encore la Fondation du Doux Chagrin, La
Ligue Howard…
— Qui prône une réforme pénitentiaire, c’est bien ça ? » demandai-
je en espérant demeurer sur ce terrain.
Blake hocha la tête et je reportai mon attention sur le téléphone.
« C’est en raison de votre implication dans cette cause que vous
avez enregistré le numéro de Christopher Back, alias Short Back and
Sides ?
— Là encore, c’est en raison de ses liens avec Martin Wick. Cette
perspective ne me remplissait pas de joie, mais il avait passé pas mal
de temps avec lui.
— Avez-vous eu l’occasion de lui parler avant le vol de votre
téléphone ?
— Non. Ce qui me laissait le temps d’acheter une combinaison
anticontamination taille XXL…
— Vous devriez peut-être la garder pour le gars suivant dans votre
répertoire, dit Naomi. Charlie Sloane.
— Sloane a une grande gueule et sans doute la plus grande
collection de maladies vénériennes au monde, mais c’est un sacré bon
journaliste. Avec des principes, qui plus est.
— Oui. Pas plus tard qu’hier on a l’a trouvé en train d’aider une
jeune mère.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il a couvert l’affaire Martin Wick
avec sensibilité et tact il y a douze ans.
— Soit. Mais je croyais que ce téléphone était destiné à vos
recherches.
— En effet.
— Pourquoi aviez-vous besoin de parler à Charlie Sloane d’articles
qu’il a écrits il y a douze ans ? »
Blake haussa les épaules.
« Il possédait peut-être des informations qu’il n’a pas publiées à
l’époque.
— Est-ce que toutes ses informations ne venaient pas de vous, Kev ?
— Vous connaissez les journalistes. Bon, on a terminé ? » D’un
geste vague, il montra les médicaments pour le cœur sur la table. « J’ai
un rendez-vous… »
Je hochai la tête, en ignorant le regard que me jeta Naomi.
Je ne voulais pas voir sa réaction en découvrant le nom de
Jankowski. Le fait que Blake ne connaisse pas ce nom confirmerait
qu’il avait été enregistré par Esther, que les deux femmes étaient liées
et que Jankowski était sérieusement impliquée dans cette affaire.
« Nous sommes obligés de conserver le téléphone, dis-je en essayant
de l’inciter à lever le camp. Si vous voulez bien nous noter le mot de
passe ? » Je fis glisser vers lui un stylo et une feuille de papier, sur
laquelle il inscrivit quatre chiffres. « Merci. »
Je repris la feuille, me levai et me dirigeai vers la porte.
« Désolée, Kevin, dit Naomi. Il reste un dernier numéro… »
Elle orienta l’écran du téléphone vers lui et il blêmit.
C’était beaucoup plus convaincant que tout ce qu’il avait montré
jusqu’à présent.
« Je ne le connais pas.
— Et le nom ? » insista Naomi.
Il secoua la tête.
« Ce n’est pas moi qui l’ai enregistré. Je ne connais aucune Louisa.
»
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3

Je raccompagnai Blake jusqu’à la sortie, avec l’idée de le suivre et


de ne pas revenir. Si je ne fichais pas le camp maintenant, je serais
obligé d’accompagner Naomi pendant qu’elle interrogerait Louisa
Jankowski. Confrontée à cette preuve accablante, j’étais certain qu’elle
montrerait mon sac à ma collègue et m’expédierait par là même en
enfer. Lorsqu’on arriva dans le hall d’accueil, sans avoir dit un mot, je
m’éloignai lentement du problème immédiat pour demander à Blake
son adresse.
« Pourquoi ? lança-t-il dans un éclair d’autorité hérité de sa vie
précédente.
— Pour envoyer une voiture afin d’enregistrer votre plainte au sujet
de ce cambriolage.
— C’est vraiment nécessaire ?
— Absolument », répondis-je en nous mentant à tous les deux.
Je me raccrochais à ce que je pouvais pour tenter d’éloigner cette
affaire de moi. Blake sortit une carte de visite de l’intérieur de sa veste.
Elle semblait se trouver là depuis un moment, et le temps que je lise
son adresse, il avait franchi la sécurité et quitté le bâtiment en coup de
vent, sans se retourner. Je me retrouvai seul avec mon problème, et je
demeurai longuement dans le hall. Je sentais les regards posés sur moi
; les autres flics se demandaient ce que je faisais.
Une troisième option, désespérée, me traversa l’esprit.
Je pouvais appeler Louisa. La mettre en garde pour qu’elle quitte
son travail, son domicile, l’endroit où elle se trouvait.
Cherchant calmement de la monnaie dans mes poches, je marchai
vers la cabine téléphonique. Je retrouvai le numéro qu’elle m’avait
envoyé par texto et commençai à le composer. Avant que j’aie terminé,
j’entendis quelqu’un dire :
« Sergent ? »
Je me tournai face au mur et continuai à faire le numéro.
« Sergent Waits.
— Oui ? » fis-je en pivotant vers la voix.
C’était celle d’un jeune agent en uniforme.
« Le superintendant Parrs m’a chargé de vérifier que vous ne partiez
pas…
— Pardon ?
— Il veut que vous le retrouviez dans la salle d’interrogatoire 9 avec
l’adjointe Black. »
Je raccrochai le combiné, sur lequel ma main avait laissé une
pellicule de sueur, et traversai le hall d’accueil en sens inverse, en
direction des salles d’interrogatoire. En ouvrant la porte de la salle 9,
je découvris Parrs appuyé contre le mur du fond, le regard perdu dans
le vide, et Naomi assise à la table, raide comme un piquet et vidée.
« Monsieur le superintendant. »
Ses yeux rouges se posèrent sur moi.
« On croyait que vous aviez fichu le camp…
— Je réclamais une voiture pour envoyer des agents au domicile de
Blake.
— Vous pensez qu’il a un lien avec cette junkie de l’hôpital ?
— On ne sait pas, répondis-je, sans trop savoir si j’étais en train de
me jeter dans la gueule du loup. Mais je pense qu’on peut revoir notre
théorie selon laquelle cette junkie serait personnellement impliquée.
Les informations qu’elle détient sur cette affaire, peut-être même
l’accès à des individus du style Short Back and Sides, semblent
provenir de documents volés au domicile de Blake, et du téléphone
que nous avons retrouvé au Cornerhouse. C’est Blake en personne qui
a choisi le fond d’écran. Ce n’est peut-être qu’une opportuniste,
finalement.
— Je ne suis pas sûr de partager ce point de vue, sergent. » Son
regard glissa vers le portable posé devant Naomi. « Je pense que vous
devriez voir ça… »
Naomi leva les yeux vers moi lorsque je contournai la table. Elle
ouvrit l’appli CameraRoll et lança l’unique vidéo enregistrée. Esther,
la fille au survêtement vert, apparut brièvement sur l’écran tandis
qu’elle manipulait l’appareil. Je reconnus les toilettes du St Mary’s. La
porte tremblota, puis devint nette et s’entrouvrit. Naomi monta le
volume à fond et l’on distingua des murmures dans le couloir. La
caméra avança tout doucement, pointée en direction des voix.
C’était là qu’était mort Martin Wick.
Malgré le mauvais angle, on apercevait la moitié inférieure d’un
homme planté devant le poste des infirmières. Il semblait s’adresser à
Rennick. Tous les deux se serrèrent la main, puis le bras de l’homme
jaillit par-dessus le comptoir. Impossible de voir ce qui se passait
exactement, les deux hommes étant à moitié coupés, mais c’est sans
doute à ce moment-là que Rennick avait été poignardé. Comprenant ce
qui se passait, et le danger qui la menaçait, Esther recula à l’intérieur
des toilettes et l’écran du portable devint noir pendant quelques
secondes.
On entendait le bruissement de ses vêtements contre le micro.
Et sa respiration, tout près.
Puis un bruit de verre brisé, suivi d’un cri et du rugissement des
flammes. La caméra se glissa par l’entrebâillement de la porte et capta
l’image des jambes d’un homme qui s’enfuyait par la sortie de secours.
Dès qu’il eut franchi la porte, la fille lui emboîta le pas et l’alarme se
déclencha, masquant tout le reste.
Fin de la vidéo.
Quatre ou cinq secondes de plus et on m’aurait vu la croiser dans
l’escalier en sens inverse.
Esther avait poursuivi le meurtrier.
« Félicitations, dit Parrs. Vous venez de disculper votre seul suspect.
Quant à vos affirmations selon lesquelles elle ne serait pas
personnellement impliquée dans tout ça… » Il attendit que Naomi
ouvre le dossier contenant les photos. Je reconnus sans peine la
première : elle était apparue à la une du Mail.
Céréales Killer !
En faisant défiler les autres, je compris ce que voulait dire Parrs.
L’objectif se rapprochait peu à peu de Wick, du seuil de la chambre
au lit. Jusqu’à ce qu’il sourie à la personne qui tenait le téléphone. La
dernière image montrait Esther, la fille au visage tatoué, couchée dans
le lit avec lui, un bras passé autour de son cou, l’autre tendu pour
prendre la photo. C’était la première fois que je distinguais nettement
son visage et j’eus soudain la certitude, troublante, de l’avoir déjà vue.
Plus dérangeant encore : Martin Wick et elle s’embrassaient.

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4

Parrs était en réunion avec la superintendante en chef Chase pour


l’informer de l’éventuelle complicité de Louisa Jankowski dans le
meurtre de Martin Wick et réclamer de nouveau sa suspension.
Cette fois, j’étais certain que Chase allait donner son accord.
Entre-temps, on avait ordre de la localiser, et je me demandais ce
que j’allais faire, nom de Dieu, si on la retrouvait.
Jankowski ne prenait son service qu’en fin de journée. N’ayant pas
eu le temps de l’appeler pour l’avertir, j’avais roulé lentement pour
nous conduire à son domicile. Naomi s’était étonnée que je ne
connaisse pas son adresse, et cela soulignait de manière inquiétante
que ma couverture ne résisterait pas à un examen approfondi, ce qui
risquait d’arriver avant longtemps.
« Je ferais sans doute mieux de monter seule », dit Naomi. Je sentais
bien qu’elle voulait me maintenir à l’écart, mais je fis non de la tête. «
Soit, mais vous ne direz pas que je n’ai pas essayé. »
On descendit de voiture et ensemble on remonta l’allée.
Naomi s’arrêta devant l’entrée de l’immeuble et appuya sur le
numéro de l’appartement déniché dans son dossier. Deux secondes
seulement s’écoulèrent avant que la porte s’ouvre dans un
bourdonnement, et je pris soin de précéder ma collègue dans l’escalier.
Je redoutais ce qu’on allait découvrir. Lorsqu’on arriva sur le palier, la
porte de Jankowski était entrouverte et une jeune femme apparut sur le
seuil. Elle nous regarda tour à tour, surprise.
« Nous cherchons Louisa Jankowski, dit Naomi. Nous croyons
savoir qu’elle habite à cette adresse.
— Je suis sa colocataire. Un problème ? Vous ne savez pas qu’elle
est de la police elle aussi ?
— Nous comptons sur elle pour nous aider dans une enquête. Vous
attendiez quelqu’un, apparemment ?
— Oui, un livreur. Je travaille à la maison aujourd’hui.
— Louisa est là ?
— Elle n’est pas rentrée hier soir… »
Naomi me regarda. La dernière fois qu’elle avait vu Jankowski,
celle-ci faisait le pied de grue devant ma porte.
« Vous vous attendiez à ce qu’elle rentre ? demandai-je.
— Elle a dit qu’elle rentrerait peut-être tard, qu’elle resterait peut-
être chez un ami…
— Elle a donné le nom de cet ami ? » interrogea Naomi.
La jeune femme secoua la tête.
« Elle a juste parlé d’un type. C’était très mystérieux. Elle va bien ?
— Nous n’avons aucune raison de penser le contraire, dit Naomi en
tendant sa carte. Je suis sûre qu’elle est avec cet ami, mais si jamais
vous la voyez, ou si vous avez de ses nouvelles, prévenez-nous,
d’accord ?
— Oui, bien sûr. »
On redescendit l’escalier, qui semblait rétrécir à chaque marche, et
l’on ressortit de l’immeuble. Je défis le dernier bouton de ma chemise
pour essayer de respirer. Assise dans la voiture, Naomi regardait droit
devant elle.
« Que s’est-il passé après mon départ la nuit dernière, Aidan ?
— Rien.
— Louisa n’est pas rentrée…
— J’ai clarifié notre relation et elle est repartie cinq minutes plus
tard.
— Heureuse ?
— Elle a dit que je ne savais pas ce que je manquais.
— Vous ne pensez pas qu’elle pouvait être bouleversée ? Et
représenter un danger pour elle-même ? »
Elle se prêtait au jeu maintenant, et je secouai la tête.
La radio de bord s’anima. Je décrochai le micro.
« Waits, j’écoute. »
Le standard me mit en communication avec les agents en uniforme
qu’on avait envoyés au domicile de Blake. Ils étaient arrivés en plein
chaos.

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5

Blake vivait dans une maison mitoyenne à Burnage, à quelques


kilomètres du centre. Quelqu’un avait brisé les fenêtres du rez-de-
chaussée et tagué MEURTRIER sur la façade, à la peinture verte.
« Vandalisme, annonça un des agents en uniforme qui venait à notre
rencontre dans l’allée.
— Je me doutais bien que ce n’étaient pas des aveux. Où est Blake ?
»
L’agent nous conduisit à l’intérieur, dans le couloir, jusque dans un
salon spacieux, où l’ancien inspecteur faisait tourner entre ses doigts
un verre de liquide ambré. Ce même homme qui ne pouvait pas boire
de café.
« Qu’est-ce que j’ai fait pour vous mériter ? demanda-t-il, et son
regard glissa sur moi.
— C’est ce qu’on aimerait savoir. » Je me retournai vers les agents.
« Vous voulez bien nous laisser une minute ? » Ils sortirent à reculons
et fermèrent la porte. « Lors de notre première rencontre, vous nous
avez conseillé de suivre notre instinct. Traitez-moi de fou si vous
voulez, mais si on tague meurtrier sur la maison d’une personne
impliquée dans un assassinat, j’ai envie de l’interroger.
— Ce sont des choses qui arrivent quand on est sous le feu des
projecteurs.
— On vous a volé quelque chose ? » Réponse négative. « Et vous ne
savez pas qui a pu faire ça ?
— Aucune idée.
— Ni pourquoi on vous a pris pour cible ? » Même réponse. « Vous
êtes conscient qu’il s’agit d’un message incendiaire ?
— Je ne peux rien vous dire de plus.
— Votre femme était absente quand ça s’est passé ? demanda
Naomi.
— Oui, Dieu merci. Elle loge en ce moment chez Lucy, notre fille.
Elle vient d’avoir un autre bébé. »
D’un mouvement de tête, il montra des photos alignées sur la
cheminée.
Naomi les examina de près avant de revenir sur Blake. La même
pensée m’avait effleuré en chemin, mais la fille n’était pas Esther.
« Puisque nous sommes là, dit-elle, pourriez-vous nous montrer où a
été commise la première effraction ? »
Blake avait la tête d’un homme à court d’options. Je connaissais ce
sentiment, et je craignais que Naomi voie la même expression se
peindre sur mon visage d’ici quelques heures.
Le bureau était une petite pièce située à l’arrière de la maison, et
quelle ne fut pas ma surprise, alors que je m’approchais de la fenêtre,
de voir la hauteur qui la séparait du jardin.
« Sacrée escalade, commentai-je. Vous laissiez entendre que
quelqu’un avait pu glisser la main par une fenêtre ouverte en passant…
— Vous avez peut-être entendu ce que vous vouliez entendre.
— Le sergent Waits a parfois l’ouïe sélective, dit Naomi. Mais je
dois avouer que j’ai entendu la même chose. »
J’examinai le châssis de la fenêtre.
« Elle est toute neuve. Ils sont entrés par effraction, n’est-ce pas,
Kev ? »
Blake évita mon regard.
« Ils ont peut-être fait quelques dégâts mineurs en entrant, mais
qu’est-ce qu’on peut espérer ?
— La vérité ?
— Je vous ai donné tout ce que j’avais, sergent. Je n’ai rien à
ajouter, et je vous ai déjà consacré suffisamment de temps
aujourd’hui…
— On vous dérange ? »
Il n’avait cessé de pâlir depuis notre première rencontre, et plus
encore depuis qu’on était entrés chez lui. Il s’assit et porta la main à sa
poitrine.
« Il se trouve que j’ai rendez-vous pour… »
Il laissa sa phrase en suspens.
« Un rendez-vous pour quoi ?
— Pour la nouvelle édition de mon livre, répondit-il, le souffle
court.
— Avec qui ? » Il détourna la tête et j’attendis qu’il me regarde de
nouveau. « Avec qui, Kev ? »

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6

« Eh bien, Charlie, comme on se retrouve », dis-je tandis que je


m’approchais du journaliste installé sur la terrasse du Sinclair’s Oyster
Bar à Shambles Square. Ce pub, un des plus anciens de la ville, avait
été démonté et déplacé deux fois, brique par brique. À la vue de Sloane
penché au-dessus de sa table, le poing fermé autour d’une pinte de
bière, on aurait presque pu croire qu’il avait accompagné tous les
déménagements.
« Putain de merde, lâcha-t-il en se levant difficilement. Qu’est-ce
que vous voulez ?
— Asseyez-vous sinon on vous arrête pour entrave.
— À quoi ?
— À la justice, à vos artères… ce que vous voulez. » Il réfléchit et
se laissa retomber sur son siège dans un bruit sourd. « Vous avez l’air
plus en forme que la dernière fois qu’on s’est vus, mais c’est peut-être
parce que vous êtes habillé… »
Il leva les yeux au ciel.
« On a retrouvé le téléphone qui a servi à photographier Martin
Wick, annonça Naomi.
— Je vois que vous n’avez pas totalement perdu votre temps.
— Non, pas totalement, dit-elle. La photo que vous avez publiée en
une faisait partie d’un ensemble. »
Sloane essaya de masquer son étonnement, mais ne parvint pas à
dissimuler son intérêt.
« Dans ce cas, j’estime que les autres m’appartiennent de plein droit.
— Je ne suis pas sûr que vous y teniez vraiment », dis-je en glissant
la main dans la poche de ma veste pour sortir mon propre téléphone. Je
le tendis devant lui et fis défiler les photos montrant Esther couchée à
côté de Martin Wick. « Apparemment, vous avez versé cinq mille
livres à un meurtrier de masse et à sa petite amie… »
La mâchoire de Sloane se décrocha.
« Le pire, c’est qu’elle est toujours dans la nature, reprit Naomi. En
cavale. Grace à votre argent. Ça ressemble moins à une entrave à la
justice qu’à un délit de…
— Complicité », conclus-je.
Sloane émit un grognement.
« Il y a de vrais inspecteurs dans cette ville, et il se trouve que j’ai
rendez-vous avec l’un d’eux d’une minute à l’autre, alors…
— Je crains que Kevin Blake soit un peu occupé pour le moment »,
le coupa Naomi.
Sloane nous dévisagea tour à tour.
« C’est exact, confirmai-je. Quelqu’un a brisé toutes les fenêtres de
sa maison et tagué meurtrier sur la façade. Vous devriez envoyer un
photographe avant qu’il sorte le White Spirit. On se demande qui a
bien pu faire ça, et pourquoi. » Le journaliste ne répondit pas. « On a
l’impression que tous vos amis se retrouvent avec des points
d’interrogation au-dessus de la tête, Charlie.
— Oui, on dirait…
— Quel était l’objet de votre rendez-vous avec Blake aujourd’hui ?
» Là encore, il resta muet et je regardai les quatre pintes de bière
pleines sur la table. « Apparemment, vous aviez un tas de choses à
vous dire. Allons, Charlie. Il est compromis jusqu’au cou. Le
téléphone que la petite amie de Wick a utilisé pour vous envoyer cette
photo a été volé chez lui.
— Et pour une raison quelconque, il n’a pas déclaré sa disparition,
précisa Naomi. À croire que cette fille et lui sont liés, d’une certaine
façon.
— Et étant donné que vous lui avez versé cinq mille livres,
renchéris-je, vous formez le dernier élément du ménage à trois. Et si
on ajoute qu’elle a remis votre argent à un dealer de spice condamné,
ça devient une véritable orgie.
— Vous devriez prendre une chambre d’hôtel », suggéra Naomi.
Sloane poussa un long soupir, bouche ouverte. Comme si quelque
chose en lui agonisait.
« Vous faites fausse route. Je ne connais même pas Blake, j’ai
simplement discuté avec lui une fois, il y a douze ans. Et il m’a
recontacté récemment.
— À quel sujet ?
— Il disait qu’il préparait une nouvelle édition de son épouvantable
bouquin, pour le publier à la mort de Wick. Il cherchait des ragots sur
Frank Moore.
— Pourquoi s’adresser à vous pour récolter des ragots sur Frank
Moore ?
— À l’époque, au moment de l’enquête, je lui ai confié des rumeurs.
Déterrées par un privé qui bossait pour le journal. Je voulais les sortir
par son intermédiaire. Aujourd’hui, Frank est un type qui sait
s’exprimer, mais dans le temps, il avait du mal. » Il sourit. « Il parlait
beaucoup avec ses poings, si vous voyez ce que je veux dire.
— D’où venaient ces rumeurs ?
— Vous vous êtes déjà demandé pourquoi les voisins d’une maison
mitoyenne située au fond d’une impasse n’ont rien entendu pendant
qu’une mère et ses trois enfants se faisaient massacrer juste à côté ? »
Il but une gorgée de bière et s’essuya la bouche du dos de la main.
« En vérité, ils ont entendu quelque chose, mais ils étaient tellement
habitués aux cris et aux bruits de bagarre qu’ils sont allés se coucher. Il
ne faut jamais laisser le soleil se coucher sur une dispute, les petits
gars.
— Vous les avez interrogés ces voisins ? » demandai-je.
Sloane hocha la tête sans me quitter des yeux, et sortit de la poche
intérieure de sa veste des photocopies de documents datés et signés.
On se pencha dessus avec Naomi pendant que Sloane finissait une
pinte et attaquait la deuxième.
Les voisins avaient vu Margaret Moore avec un coquard.
Ils entendaient régulièrement des bruits de dispute à travers les
murs. Des assiettes et des vitres brisées. Des portes et des poings qui
claquent. Ils avaient vu les enfants tressaillir devant leur père s’il se
précipitait vers eux.
Frank Moore, bon père de famille.
« Comment se fait-il que tout ça ne soit pas sorti à l’époque ?
demandai-je en relevant les yeux.
— S’ils n’avaient pas arrêté quelqu’un si vite, ça serait peut-être
sorti. Voyez-vous, sergent, la presse n’est pas très différente de la
police. On s’intéresse aux héros et aux méchants. Quand vous avez mis
la main sur Wick, on avait notre méchant.
— Un des méchants », rectifiai-je. Je récupérai les documents avant
de me lever pour prendre congé. « Écoutez, je sais que ce n’est pas très
réglementaire comme procédure, mais je vous en supplie, quittez la
ville.
— C’est une douce musique à mes oreilles », répondit Sloane en
vidant sa deuxième pinte.

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7

On débarqua au domicile de Frank Moore à l’improviste. La


symétrie parfaite de cette maison me paraissait sinistre, mais peut-être
était-ce dû à la lecture des témoignages de ses ex-voisins. C’était un
homme grand et fort, et j’imaginais combien il devait paraître
imposant à un enfant. On frappa à la porte et l’on attendit un instant.
Rebecca, la seconde épouse de Frank, vint nous ouvrir, et je fus frappé
une fois de plus par sa ressemblance physique avec la précédente,
Margaret.
« Madame Moore ? dit Naomi. Frank est-il là ? »
Elle sortit et referma la porte derrière elle.
« Il travaille, dit-elle tout bas. Mais pas ici.
— On tombe mal ?
— Pourquoi cette question ?
— Comme ça. Frank organise un de ses séminaires ? »
Elle se retourna brièvement vers la maison.
« Aujourd’hui, c’est avec un groupe à risque. Est-ce que je peux
vous aider ?
— Il s’agit de l’alibi de Frank pour samedi soir, dit Naomi.
— Oh. » Rebecca parut soulagée. « Il était bien à la maison, on avait
des invités.
— Ils peuvent attester de sa présence jusqu’à minuit ?
— Plus tard même. Frank les a accompagnés à leurs taxis vers 1
heure du matin.
— Et il n’a pas disparu un seul instant ? Ne serait-ce qu’une heure,
ou même moins ?
— Vous ne connaissez pas Frank, hein ? Il n’a pas disparu cinq
minutes. Il a joué son rôle d’hôte, il s’est occupé des gens, c’est ce
qu’il fait de mieux.
— Une sacrée soirée, on dirait.
— Nous ne sommes pas de joyeux fêtards, mais deux ou trois fois
par an, Frank aime inviter à dîner quelques-uns des survivants les plus
aisés. Après tout ce qu’ont vécu ces gens, il est fier de les voir
s’amuser. Croyez-moi, tous les yeux étaient rivés sur lui pendant qu’il
évoquait en détail son sujet préféré.
— À savoir ? demandai-je, m’attendant presque à entendre “Martin
Wick”.
— Sauver le monde. »
Je souris.
« J’espère qu’il y arrivera un de ces jours. Vous voulez bien nous
dire comment on peut contacter ces invités ? Juste pour être sûrs que
nous pouvons laisser Frank tranquille.
— Bien. Vous voulez entrer ? »
Son ton nous encourageait à refuser son invitation.
« Très certainement », répondis-je en passant devant elle.
On suivit le couloir bordé de photos de famille douloureusement
mises en scène pour accéder au salon. Lizzie, leur fille aînée, était dans
le canapé. Je fus surpris de constater que la housse transparente avait
été retirée. Rebecca remarqua mon regard.
« On n’aime pas trop les meubles sous plastique, hein Liz ? » La
gamine ne prit pas la peine de répondre, ni même de lever la tête, et sa
mère lui frictionna le crâne. « Et on a le cafard parce qu’on est malade
et qu’on doit rester à la maison… »
Naomi sourit.
« En secret, j’aimais bien être malade pour pouvoir rester à la
maison.
— C’est du temps perdu, répondit la fille.
— Tu aimes l’école alors ?
— Il ne faut pas prendre du retard, voilà tout. »
Cela ressemblait à une citation empruntée à quelqu’un d’autre et
Rebecca tenta d’arrondir les angles.
« Nos enfants détestent rester cloîtrés. À cet égard, ils ressemblent
beaucoup à Frank. En permanence occupés.
— J’aimerais bien connaître leur secret, dit Naomi.
— Mon frère et mes sœurs ont été assassinés », dit Lizzie de
manière totalement inattendue. On se regarda, Naomi et moi, sans
savoir quoi dire. « Alors, on n’aime pas gâcher nos vies. »
Sa mère lui frictionna la tête de nouveau.
« Si tu allais te brosser les dents ? »
Lizzie se leva et quitta la pièce sans bruit. Rebecca essaya encore
une fois d’enrober les paroles de sa fille.
« Elle arrive à l’âge où ce n’est pas cool de rester à la maison ou de
faire des choses avec ses parents. Vous savez comment sont les mères
», dit-elle en me regardant.
J’acquiesçai et détournai le regard, vers les photos de famille
éparpillées dans toute la pièce. Les enfants se tenaient bien droit et
affichaient des sourires crispés. Ces portraits ressemblaient moins à
des souvenirs qu’à des modèles qu’ils devaient imiter en toutes
circonstances.
Si ça ne tenait qu’à lui, Frank ferait certainement plastifier ses
enfants.
« Vous disiez que vous pouviez nous donner les coordonnées de vos
invités, lui rappelai-je.
— Oh, oui, bien sûr. »
Rebecca alla chercher un carnet d’adresses et autorisa Naomi à
recopier les noms, les adresses et les numéros de téléphone de quatre
personnes.
« Puis-je vous demander pour quelle raison ces riches survivants
avaient été invités samedi soir ?
— Pour une raison financière. Nous sommes une association
caritative déclarée. On ne doit pas avoir honte de tendre la main. Frank
a toujours su que le chagrin permettait d’unir les différentes classes.
C’est une bonne façon d’inciter un groupe à en aider un autre.
— Nous avons une dernière question, un peu plus délicate, à vous
poser, dit Naomi.
— Allez-y, je peux encaisser. »
Je vis qu’elle disait vrai. Elle avait recueilli un homme brisé, elle
avait joué un rôle essentiel dans sa renaissance et elle avait fondé une
nouvelle famille dans l’ombre de la précédente. Cela exigeait force et
foi, et il lui en restait encore beaucoup.
Naomi poursuivit : « J’ai consulté l’ancien dossier et j’ai été surprise
de découvrir que vous aviez également servi d’alibi à Frank il y a
douze ans… »
Le sourire se figea, sans quitter totalement le visage de Rebecca.
« C’était un peu différent, mais oui. Il avait passé la nuit avec moi.
— Vous étiez déjà très proches à l’époque ?
— On se voyait par intermittence.
— Depuis combien de temps ? »
Rebecca esquissa un haussement d’épaules.
« Quelques semaines… quelques mois peut-être.
— Donc, au moment où sa famille se faisait assassiner, Frank était
avec vous.
— Il buvait encore beaucoup en ce temps-là. Il avait eu une nuit
difficile, et il s’était évanoui, ivre mort, dans un fauteuil. J’avais peur
qu’il s’étouffe avec sa langue ou son vomi, alors je l’ai veillé toute la
nuit. Il n’a pas bougé. »
Ce qui l’innocentait du meurtre de sa femme et de ses enfants. Ce
n’était pas ce que j’aurais voulu entendre.
D’où ma question brutale et directe : « Les deux relations se sont-
elles chevauchées, Rebecca ?
— Chevauchées ?
— Aviez-vous une liaison ?
— Frank et Margaret étaient morts et enterrés quand… » Prenant
conscience de ce qu’elle venait de dire, elle leva la main. « C’était fini
entre eux quand on a commencé.
— Frank nous a affirmé qu’ils étaient encore amoureux, dis-je. Et
que leur but avait toujours été de se remettre ensemble après leur
séparation.
— Il a dit ça ? » dit-elle en me dévisageant.
Ce n’était pas le genre de question qui appelait une réponse. Je
hochai la tête malgré tout et elle fit la moue.
« En tout cas, après cette nuit-là, c’était terminé. Non ?
— Mort et enterré, dis-je. Et vous dites qu’il n’a pas bougé.
— Pas un muscle.
— Pourtant, il avait beaucoup de muscles, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
— Nous avons entendu dire que c’était un père qui aimait mettre la
main à la pâte, à l’époque…
— Aidan », dit Naomi.
Rebecca se leva, regarda autour d’elle et s’arrêta sur moi, fixement.
« Vous n’êtes pas venu ici poser des questions. Vous êtes venu
déverser votre colère sur moi. Je pense que vous êtes un homme
profondément blessé, inspecteur Waits. Et par conséquent vous êtes
très doué pour faire mal aux autres. Dommage que Frank ne soit pas là.
Je suis sûre qu’il expliquerait ça mieux que moi.
— J’en suis sûr moi aussi. »
Naomi intervint : « Nous savons que l’harmonie ne régnait pas en
permanence chez les Moore. Ce qui n’a rien de surprenant : après tout,
ils se sont séparés. Toutefois, on se demandait si, parfois, ça ne
dépassait pas la simple dispute pour aller vers quelque chose de plus
physique.
— Le problème dans cette maison venait de Margaret », affirma
Rebecca, qui avait retrouvé quelques couleurs. Il n’y avait que
lorsqu’elle évoquait la première épouse de Frank qu’elle paraissait
légitimement en colère. « Vous voulez qu’on parle de liaisons ?
Croyez-moi, ce n’était pas Frank qui avait du mal à se retenir. »
Pendant un instant, on put croire qu’elle allait continuer, mais elle
lissa sa robe et annonça qu’elle était en retard pour aller chercher ses
autres enfants à l’école.
« Vous ne trouvez pas ça troublant qu’ils portent les prénoms des
trois enfants morts ? » demandai-je.
J’avais à ce point franchi la ligne que je ne la voyais plus.
Pourtant, Rebecca parut se réjouir de cette question. Comme si je
venais de révéler ma vraie nature.
« Si vous pensez cela, c’est qu’il n’y a pas d’amour dans votre vie. »
Je sentis la main de Naomi se poser sur mon bras et lorsque je me
tournai vers elle, je la vis rougir.
« Nous vous avons fait perdre assez de temps, dit-elle. Frank
s’occupe d’un de ses groupes à risque, disiez-vous. Peut-on savoir où ?
— Dans la prison de Sa Majesté.
— La prison de Sa Majesté ? répétai-je. Frank travaille à
Strangeways ? »

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8

Aucun de nous n’avait prononcé la moindre parole depuis plus


d’une minute lorsque je me dirigeai vers la fenêtre pour l’ouvrir d’un
geste brusque. Hatton, le directeur de la prison, coincé derrière son
bureau, dégageait une odeur qui aurait pu tromper un chien renifleur
de cadavres. Dehors, la cour était déserte et un vent léger entra par la
fenêtre, Dieu merci.
« Vous avez l’habitude de laisser des gens de l’extérieur travailler
avec vos détenus ?
— Des gens de l’extérieur ? répéta Hatton. Vous exagérez un peu,
mon ami. M. Moore est un éminent thérapeute, habilité à s’occuper de
personnes faibles et très apprécié des gars. Parfaitement qualifié pour
être ici.
— Ça dure depuis combien de temps ?
— Depuis mon entrée en fonction, et même…
— Depuis quand êtes-vous ici, monsieur le directeur ?
— Cinq ans. »
Il avait dit cela comme s’il s’agissait d’une sentence émise par la
haute cour. Si mes soupçons concernant Frank Moore s’avéraient,
Hatton risquait de se retrouver devant elle pour de bon.
« Et vous n’avez pas trouvé ça étrange qu’un homme se propose de
travailler bénévolement dans la prison où est incarcéré l’homme
condamné pour avoir massacré toute sa famille ? »
Je me détournai de la fenêtre et il secoua la tête.
« Ils n’ont eu aucun contact, je peux vous l’assurer. Mais mon
devoir m’oblige à prendre soin de chacun de ces gars. Et Moore leur
fait du bien.
— Et votre devoir de veiller sur Martin Wick ?
— Il est sorti d’ici vivant, non ? Certains pourraient affirmer qu’il
n’en méritait pas tant. Et si je me souviens bien, il a succombé à une
mort violente alors qu’il était sous votre protection, pas la mienne.
— Pourtant, vos “gars” ont tout essayé.
— Cela n’a absolument aucun rapport avec la présence de Frank
Moore dans cet établissement.
— Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? Vous l’avez
accompagné durant ses séances ?
— Bien sûr que non.
— Vous en avez parlé avec lui ?
— Je n’en ai pas le souvenir.
— Eh bien, quoi ? Vous aviez un bon feeling ? »
J’attendis une réponse qui ne vint pas. Ses yeux dérivèrent vers la
fenêtre ouverte, il aurait aussi bien pu se demander ce qu’il allait
manger à midi.
« Je sais que certaines personnes détournent la tête pour ne pas voir,
mais pas au point de se faire le coup du lapin.
— Vous n’êtes jamais à court de remarques spirituelles, n’est-ce pas,
sergent ?
— Wick a assassiné les enfants de cet homme », dis-je, au moment
où la porte s’ouvrait.
On tourna tous la tête en même temps – Hatton, Naomi et moi –,
pour voir Frank Moore entrer dans le bureau. Obligé de se baisser.
Exhibant l’éclair blanc qui barrait ses cheveux noirs. Il portait son
uniforme habituel : chemise cintrée, pantalon de toile bleu et
mocassins.
Une lueur vaguement amusée brillait dans ses yeux.
Il tombait au plus mauvais moment et je dus me ressaisir.
« Que faites-vous ici, Frank ? »
Il se retourna vaillamment et ferma la porte derrière lui.
« Tous les mercredis, je…
— Non, qu’est-ce que vous faites ici.
— Laissez-moi finir. Tous les mercredis, je travaille avec des
groupes à risque.
— Ils sont surtout à risque lorsque les proches de leurs victimes font
partie du personnel.
— Qu’insinuez-vous ?
— On y reviendra. Je sais que le cheval a déjà quitté l’écurie, mais il
va sans dire que vous ne pouvez plus revenir dans cette prison. »
Hatton se leva de son siège.
« Vous devriez peut-être prendre du poids avant de débarquer ici
pour jouer les gros bras, sergent.
— Monsieur le directeur, vous devriez choisir une autre cause à
défendre. Car vous pourriez passer les cinq prochaines années dans un
espace beaucoup plus réduit. Vous voulez bien nous laisser une minute

Il inspira entre ses dents serrées et s’extirpa de derrière son bureau.
À nous quatre, on avait atteint le stade de la haine unanime et
réciproque, et je pensais qu’une personne de moins faciliterait peut-
être les choses. Avant de sortir, il tapota l’épaule de Moore, afin de
protéger ses arrières.
« Asseyez-vous », dis-je en montrant un des fauteuils bas placés
devant le bureau de Hatton. Moore passa lentement la main dans ses
cheveux, on aurait dit qu’il puisait de l’énergie dans cet éclair blanc.
Puis il retrouva son sourire et se glissa dans un fauteuil comme s’il
avait choisi le siège le plus confortable de la maison, l’endroit idéal
pour observer notre numéro de duettistes, à Naomi et moi.
Je passai de l’autre côté du bureau et m’adossai au mur. Face à lui.
Naomi était plus près de lui, sur sa droite, à côté de la fenêtre. Il serait
obligé de se dévisser le cou pour la regarder s’il voulait lui parler, mais
à en juger par notre dernière conversation, je devinais qu’il ne se
donnerait pas cette peine.
« Vous semblez en colère après moi, dit-il. J’ignorais que j’étais
censé vous informer de mes moindres faits et gestes…
— Si vous nous aviez dit que chaque semaine, au cours de ces cinq
dernières années au moins, vous aviez côtoyé l’homme condamné pour
le meurtre de votre famille, cela aurait pu nous aider.
— En quoi ? Ce n’était pas un secret.
— Pour quelle raison veniez-vous ici ?
— Je travaille avec un groupe d’individus à risque qui…
— La véritable raison, Frank. La première fois que nous nous
sommes rendus à votre domicile, vous m’avez avoué que si ça ne
tenait qu’à vous, vous déterreriez ce salopard de Wick pour le faire
cramer encore une fois.
— Ce genre de langage ne me ressemble pas », rétorqua-t-il. Une
affirmation qui sous-entendait que je mentais, sans que lui-même
mente directement. J’étais impressionné.
« Il est bon de savoir à quel niveau de réalité on évolue, dis-je.
— Vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur moi. J’ai déjà tout
entendu, et même pire. En revanche, je prends mon travail très au
sérieux et je ne vous laisserai pas le rabaisser.
— Quel est votre travail, au juste ?
— Je suis un expert en survie. J’aide les personnes vulnérables qui
n’ont personne d’autre à qui parler.
— Pour moi, vous êtes un représentant de commerce.
— Je vois ça tout le temps, sergent. Vous êtes à ramasser à la petite
cuillère, votre vie personnelle est un champ de ruines, vous êtes en
train de vous désintégrer. Et je suis là devant vous, avec mon intégrité,
ma famille, mon foyer, tout ce à quoi j’ai survécu pour l’obtenir, et
naturellement, vous êtes jaloux. » Je conservai une expression
impavide. « Vous pourriez tout aussi bien porter vos antidépresseurs en
sautoir.
— Joli, dis-je. Margaret était dépressive elle aussi ? »
Moore ferma les yeux et les poings presque en même temps.
« Qu’est-ce qui vous permet de l’appeler par son prénom ?
— Vous vous êtes remarié, Frank. Ça pourrait prêter à confusion si
je l’appelais Mme Moore. »
Lorsqu’il rouvrit les yeux, ils me regardaient d’un air mort.
« Vous avez quelque chose contre le remariage, sergent ?
— Non, absolument rien. D’autant plus que vos relations avec votre
nouvelle épouse ont précédé la mort de la première. » Il se leva
lentement, sans me quitter du regard, et il était si grand qu’il lui fallut
au moins deux secondes pour se déplier. « Au moins, ajoutai-je, vous
avez réussi à vous pardonner. »
Son visage fut saisi d’un tressaillement qu’il parvint à transformer
en sourire.
Il se rassit.
« Pardonnez-moi. Continuez… »
Je me contentai de l’observer, pour permettre à Naomi de s’adresser
à lui de biais. Je ne voyais pas ce qui pouvait l’exaspérer davantage.
« Remplacer votre femme, c’est une chose, dit-elle. Nous voulions
vous parler des enfants…
— Eh bien ?
— Leurs prénoms.
— C’est offensant.
— Comment cela ?
— Il s’agit d’un hommage, le plus beau que je pouvais rendre.
Franchement, c’est ça qui vous tracasse ? Les prénoms de mes enfants
? Ils figurent sur leurs certificats de naissance. Là encore, ce n’est pas
un secret.
— Parlons des secrets, justement. Que raconteraient les murs du 11
Briars Green s’ils pouvaient s’exprimer ?
— Vous parliez de notre niveau de réalité…
— Soit. Allons un peu plus loin. Que diraient les voisins présents
derrière ces murs ? Que diraient-ils à propos de votre premier mariage
?
— Je crois avoir évoqué nos problèmes en toute franchise.
— Vous avez déclaré que vous combattiez certaines choses, dis-je
en sortant les transcriptions des témoignages fournis par Charlie
Sloane. J’ignorais que vous parliez au sens propre. »
Je laissai tomber les feuilles sur le bureau, entre nous. Moore se
pencha en avant et se mit à les parcourir. Sa tête s’affaissait de plus en
plus.
« Vous pouvez les garder, dis-je. On a des doubles. »
Il recula au fond de son siège comme s’il ne supportait pas la
proximité de ces documents et regarda autour de lui : on aurait dit qu’il
venait de se réveiller dans ce bureau.
« On a besoin de savoir ce qui a provoqué tout ça, Frank. Et
comment ça s’est terminé.
— On sait tous comment ça s’est terminé, putain de merde,
répondit-il d’une voix monocorde.
— D’une certaine façon. Vos disputes étaient-elles dues à votre
relation avec Rebecca ? » Il leva les yeux vers moi. « On a découvert
récemment qu’elle était votre alibi pour les meurtres…
— Euh, oui, mais…
— Margaret a découvert votre liaison et elle vous a fichu dehors ? »
Il recula sa chaise pour s’éloigner de moi.
« Vous pouvez ranger ça ? »
Je ne bougeais pas, aussi, il envoya valdinguer les feuilles posées
sur le bureau, en respirant bruyamment.
Le regard dans le vide, il dit :
« Je crois qu’on appelle ça le démon de midi, non ? Eh bien, il faut
croire que Maggie et moi, on avait du retard. On était mariés depuis
douze ans quand ça a commencé à me démanger. Et puis, c’est devenu
insupportable. Alors, je me suis fait examiner, j’ai découvert que ma
femme m’avait transmis la chlamydiose, sergent. » Son petit sourire en
coin lui donnait tout à coup des airs de déséquilibré. Je connaissais
cette expression, je l’avais vue chez plusieurs types, quelques secondes
avant qu’ils me frappent. D’un mouvement de tête, il montra les
documents maintenant éparpillés sur le sol. « Peut-être que j’aurais pu
mieux réagir.
— Vos voisins étaient tellement habitués à entendre les cris et les
bruits violents à travers les murs qu’ils n’ont même pas appelé la
police le jour où quelqu’un a débarqué avec un couteau. Alors, je
dirais que vous ne pouviez pas réagir plus mal. »
Ses yeux papillotèrent.
« Pourquoi reparler de Briars Green ? Dites-moi où vous voulez en
venir.
— Avant de mourir, Martin Wick est revenu sur ses aveux. Depuis,
nous avons relevé quelques irrégularités dans l’enquête.
— Je ne l’ai pas tuée ! s’écria-t-il avec ferveur. Pas mes enfants,
nom d’un chien ! Et vous savez bien que je n’ai pas tué Martin Wick,
j’étais avec des gens. Si j’avais su qu’il était en train de mourir au
même moment, j’aurais débouché ma meilleure bouteille. Mais étant
donné que j’étais chez moi, avec des témoins, quelle importance ? » Il
se pencha en avant, repoussant avec son pied les témoignages sur le
sol. « Qu’est-ce qu’on en a à foutre de toute cette merde ? »

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9

« Il n’a pas tort », dit Naomi dès que Moore eut quitté le bureau.
Côte à côte devant la fenêtre ouverte, on laissait l’air frais nettoyer
nos poumons après vingt minutes passées à respirer les émanations de
Hatton. Je voyais qu’elle était encore furieuse de la manière dont
j’avais parlé à Rebecca, et à Frank.
« À quel sujet ?
— Je ne vois pas à quoi ça sert de revenir sur cette histoire. Ces
témoignages méritaient qu’on s’y intéresse, assurément, mais il s’est
justifié.
— Il a justifié le fait de tabasser sa femme et ses enfants ?
— Je ne suis pas en train de prendre sa défense. Je dis juste qu’il
nous a expliqué… l’infidélité de sa femme. Et je l’ai cru. Pas vous ? »
Je me tournai vers elle, et hochai la tête à contrecœur. Il était
toujours furieux après sa femme qui lui avait transmis une maladie
vénérienne.
« Le plus important, reprit Naomi. Qu’on le croie ou pas, nous
savons qu’il n’a pas pu tuer Martin Wick. Il était avec des gens.
— D’après sa femme. La seule chose dont on est sûrs, c’est que M.
Pardonne-et-Oublie est capable d’actes de violence quand les choses
ne se passent pas comme il le souhaite.
— Ça me rappelle quelqu’un.
— Oh, allez vous faire foutre, Naomi.
— Avec vous, j’ai des chances que ça m’arrive », répliqua-t-elle.
Je traversai le bureau.
« Pensez ce que vous voulez, mais ne me mettez pas dans le même
sac que Frank Moore.
— Je ne vous mets dans aucun sac. Mais vous ne pouvez pas vous
comporter comme un connard et refuser ensuite cette étiquette.
— Je suis navré de ne pas correspondre à ce que vous espériez, OK
? Et je suis désolé si cette affaire ressemble à un putain de feu de
voiture qui couve.
— Ne me parlez pas comme si j’étais une pauvre collégienne qui en
pince pour vous. J’espérais juste que vous seriez quelqu’un de bien.
— Vous avez placé la barre trop haut.
— Manifestement. L’unique raison pour laquelle vous vous
intéressez autant à Frank Moore, un homme dont toute la famille a été
assassinée, c’est parce qu’il vous permet d’éloigner les soupçons de la
seule personne dont on soit sûr qu’elle est impliquée : votre copine de
baise, Louisa Jankowski. »
Il me fallut une ou deux secondes pour m’en remettre.
« Je m’intéresse à Frank Moore parce que c’est un menteur et une
ordure. Mais peut-être que je suis bien placé pour savoir de quoi je
parle, hein ?
— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.
— Vous venez de dire que j’essayais de vous baiser.
— N’est-ce pas pour ça que vous m’avez ramenée chez vous ? »
Sa voix se brisa et je compris pour la première fois combien elle
était meurtrie.
« Si je me souviens bien, dis-je en baissant la voix, c’est vous qui
avez proposé d’aller chez moi.
— Pour boire un verre.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire que j’avais autre chose en tête ?
— Vous. » Elle déglutit. « La façon dont vous m’avez regardée en
ouvrant la porte.
— De quelle façon ?
— Pas comme un collègue, ni comme un ami. »
On resta muets l’un et l’autre quelques instants.
« Dans ce cas, je suis désolé. Bien évidemment.
— Non, c’est moi qui suis désolée. Parce que j’ai quand même
monté l’escalier avec vous… »
Je me frottai le visage et me tournai vers le mur.
« Je parlerai à James. Pour vous faire muter sur l’enquête officielle.
»
Elle hocha la tête.
« Restons-en là pour aujourd’hui. J’ai des choses à faire pendant
qu’on est ici.
— Vous allez voir Adam ? » devina-t-elle. Je me retournai vers elle
et hochai la tête. « Vous voulez savoir si Carver a tenu parole, pour le
protéger.
— Si vous traitez avec le diable, vous devez au moins en avoir pour
votre argent. »
Elle sourit.
« Dans ce cas, vous pouvez vous attendre à rouler sur l’or.
— Je ne peux plus m’arrêter de gagner. »
On se regarda une seconde de trop ; elle se rapprocha, me toucha le
bras et s’en alla.

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10

J’attendis le retour de Hatton et lui réclamai une escorte pour rendre


visite à Adam. Je pensais que le gardien allait me conduire dans l’aile
E, mais il secoua la tête.
« Votre gars a été transféré hier. »
C’était encourageant. Je lui emboîtai le pas.
En chemin, je repensai à ma dispute avec Naomi. Elle avait choisi
cette affectation en pensant que j’étais un homme bien, mais moins
d’une semaine avait suffi à lui ôter ses illusions. Ma relation supposée
avec Louisa Jankowski avait été le point de rupture, et je songeais, non
sans amertume, que la vérité aggraverait encore les choses.
Une sordide histoire de chantage : plomber l’enquête pour sauver
ma peau.
La nouvelle cellule d’Adam était un tiers plus grande que la
précédente et lorsqu’on arriva devant les barreaux, il lisait sous une
lampe. Il portait à présent des lunettes à monture épaisse et sourit en
me voyant.
« Cinq minutes », annonça le gardien en repartant sur la passerelle.
Adam pivota sur son siège, les mains tendues devant lui, comme
pour demander : Qu’est-ce que vous en pensez ?
« On dirait que vous avez gravi les échelons.
— Disons que je me suis un peu éloigné du vide. Merci.
— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier », répondis-je en
m’assurant qu’il comprenne.
Il hocha la tête, se leva de sa chaise et marcha vers le coin de sa
cellule, où se dressait désormais une jolie pile de livres.
« J’espérais bien vous revoir, dit-il en revenant vers moi avec un
gros livre de poche mal en point. J’ai pensé que ça pourrait vous plaire.
»
C’était un exemplaire de Crime et châtiment. Je craignais qu’il ne
passe pas entre les barreaux, mais il suffit de forcer un peu, et je
l’acceptai avec un sourire.
« Vous êtes sûr ?
— Je l’ai suffisamment lu pour tenir jusqu’à la fin de mes jours.
— Il vous reste combien de temps à purger ?
— Six ans. Avec des bons et des mauvais jours. Alors, si jamais
vous repassez dans le coin… » Il ôta ses lunettes et je remarquai que
son coquard commençait à s’atténuer. C’était agréable de faire quelque
chose de bien pour une fois. Je le remerciai pour le livre et fis demi-
tour. J’avais presque atteint la sortie lorsqu’une pensée me frappa.
« Adam », dis-je en revenant vers la cellule. Il avait déjà retrouvé sa
chaise et son livre. « Votre tatouage a disparu. La larme…
— J’ai décidé que j’en avais plus besoin. » Mon air ahuri sembla
l’étonner. « C’était un tatouage temporaire. »
Alors que je franchissais les contrôles, j’examinai les images en gros
plan récupérées sur le téléphone de Blake. Esther, au lit avec Martin
Wick. Et je sus où je l’avais déjà vue.

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11

Le Val’s était un centre d’accueil pour sans-abri, privé et tristement


célèbre, à Ardwick. J’en avais entendu parler pour la première fois à
l’époque où j’avais commencé les patrouilles de nuit, sous la forme
d’une plaisanterie macabre. En gros, les gens disaient qu’il serait plus
agréable de dormir dans un cercueil.
Vous aviez moins de risques de finir sous terre.
Ce nom était redouté des associations caritatives et des
fonctionnaires de la municipalité, et méprisé par les services
d’urgence. Un dédale délabré de plus de soixante chambres, et vous
pouviez vous estimer heureux si vous n’en sortiez pas les pieds devant.
Je savais que les services d’urgence avaient enregistré des centaines
d’appels en provenance du Val’s uniquement au cours des douze
derniers mois. Pour des cas de comas éthyliques, d’overdoses, de
crises dues au spice, de blessures à l’arme blanche, sans oublier une ou
deux morts violentes, mais impossible de savoir exactement ce qui se
passait au sein de cette population transitoire et méfiante.
Je n’avais jamais été particulièrement curieux, mais ma conversation
avec Adam m’avait donné une idée de l’endroit où pouvait se trouver
Esther et j’avais appelé Central Park pour savoir où avaient été
envoyés les squatteurs du Cornerhouse après le raid.
Il faisait nuit quand j’arrivai sur place.
L’hôtel était composé d’un alignement de maisons mitoyennes de
quatre étages qui occupait tout le bloc. Un échafaudage masquait un
quart de l’ensemble, mais il semblait être là depuis un certain temps
déjà. Il s’agissait moins de ravaler les murs que de les empêcher de
tomber. Les bâches en plastique avaient été à moitié arrachées et des
lambeaux crasseux flottaient au vent. Je ne voyais aucun signe
d’activité. Certaines fenêtres étaient condamnées par des planches de
balsa et le crépi de la façade se détachait par endroits.
Trois des quatre entrées étaient fermées par des plaques d’acier. Une
seule entrée, une seule sortie.
Je gravis les marches du perron.
Je fus tout d’abord frappé par l’odeur. Comme si quelqu’un avait
fait une friture à l’eau de Javel et allumé une cigarette pour masquer le
tout. On apercevait encore les traces laissées par les pancartes «
Interdiction de fumer », arrachées des murs ou couvertes de peinture.
C’était une façon de faire.
Le tapis était presque entièrement chauve, terni par des décennies de
crasse, et j’étais incapable de déterminer sa couleur d’origine.
« C’est pourquoi ? » demanda le type de la réception.
Il avait des bajoues, un visage rougeaud rempli d’alcool, et sa
bedaine reposait sur le comptoir. Il était assis derrière un panneau en
plastique, tellement sale que je le voyais flou.
« Inspecteur Waits. Je cherche les gens qui squattaient au
Cornerhouse.
— Vous avez un mandat alors…
— Je n’en ai pas besoin si je suis à la poursuite d’une personne qui a
commis un crime.
— Et c’est qui cette personne ?
— Je n’ai pas de nom à vous donner, hélas, mais il y avait une
femme parmi eux.
— Ça réduit un peu les possibilités… » Il ouvrit le registre et le
feuilleta. « On n’a qu’une seule femme. Chambre 31. D’après ce que
j’ai pu voir, va falloir frapper fort à la porte, inspecteur. »
Il commanda l’ouverture de la porte qui donnait sur un couloir-salle
commune sombre, où étaient assis cinq ou six hommes qui jouaient
aux cartes dans la fumée de cigarette en buvant du vin cuit. Les murs
étaient jaune nicotine et je remarquai un trou au plafond, là où le
détecteur d’incendie avait été arraché. Ils interrompirent leur
conversation en me voyant. Je ne reconnus parmi eux aucun des
occupants du Cornerhouse.
Je traversai la salle et m’engageai dans un couloir étroit qui
s’achevait par un escalier.
Tandis que je le gravissais, je passai devant des hommes à plat
ventre sur le sol, des portes maintenues ouvertes par des extincteurs.
De l’intérieur des chambres me parvenaient des échos de musique
métallique dispensée par des téléphones, et des bribes de
conversations.
Les portes n’étaient pas plus sûres que des cabinets. Les serrures
d’origine avaient été brisées, remplacées par d’autres au fil du temps,
brisées elles aussi, puis remplacées de nouveau. Il n’y en avait pas
deux semblables. Je trouvai la chambre 31 et frappai à la porte.
N’obtenant pas de réponse, je frappai à la porte entrouverte de la
chambre 32.
« Ouais ? fit une voix d’homme.
— Je cherche la femme de la 31…
— Frapper à la porte suffira pas, mon pote. Elle était bourrée quand
elle est arrivée, et ça fait un moment déjà. »
Je retournai devant la chambre 31 et frappai de nouveau. Toujours
pas de réponse. La porte semblait fragile et pourtant, elle refusa de
bouger lorsque je poussai de toutes mes forces. Alors, je redescendis et
retournai à la réception.
« Il me faut la clé de la chambre 31, dis-je à travers le panneau en
plastique.
— Pourquoi vous la recherchez cette femme ?
— Pour la protéger. »
Je m’aperçus alors que plusieurs types rassemblés dans la salle
commune m’avaient suivi, et ils avaient été rejoints par le barbu du
Cornerhouse.
« C’est lui ! s’écria-t-il. Il nous a tous fait expulser y a deux jours, et
il va recommencer. »
Le type de la réception jeta un coup d’œil par-dessus mon épaule.
« Personne va expulser personne », dit-il. Il revint sur moi. « Je
peux pas vous donner la clé sans un mandat. »
Je m’apprêtais à faire tout un plat lorsqu’une cannette rebondit
contre l’arrière de mon crâne. En me retournant, je vis les types se
rapprocher. L’un d’eux me poussa vers la porte. Je ressortis dans la
rue. En m’éloignant sur le trottoir, j’entendis un bruit de verre. Cela
n’avait rien d’inhabituel dans ce quartier et je n’y prêtai pas attention
tandis que je regagnais ma voiture dans la rue voisine. Assis au volant,
je me massai l’arrière du crâne pendant que je réclamais des renforts.
En attendant l’arrivée de deux voitures de patrouille, je décidai de me
garer plus près.
Je ne voulais pas que quelqu’un entre ou sorte.
Je tournai au coin, et vis immédiatement qu’il y avait un problème.
Des hommes se déversaient dans la rue ; certains aidaient les
résidents moins valides à avancer. Je m’arrêtai, descendis de voiture et
marchai, puis courus, vers eux. Il y avait des éclats de verre sur le
trottoir, des fenêtres étaient brisées au premier et au deuxième étages,
de la fumée s’en échappait, et je remarquai qu’aucune alarme ne s’était
déclenchée. Je me frayai un chemin parmi les personnes massées dans
la rue, jusqu’à ce que je tombe sur le type de la réception.
« Les pompiers ? » dis-je. Il sortit son téléphone de sa poche, sans se
presser, pour les appeler. Pendant ce temps, je passais les autres en
revue. « Quelqu’un a vu la femme de la chambre 31 ? »
Il se produisit une sorte de grognement bouche ouverte, suivi d’une
brutale inspiration et d’un rugissement. Me retournant, je vis un épais
nuage de fumée jaillir par la porte d’entrée. J’allai d’un homme à
l’autre, je les secouai par les épaules, leur demandant s’ils avaient vu
la femme de la chambre 31 ?
« Suce ma bite », répondit l’un d’eux.
Je l’attrapai par le bras et l’entraînai vers l’échafaudage.
« Faites-moi la courte échelle. » Il me regarda comme si j’étais fou.
« Je suis officier de police, alors faites ce que je vous demande, bordel

Il joignit les paumes et je pris appui dessus pour me hisser jusqu’au
premier niveau de l’échafaudage. De là, une échelle montait jusqu’en
haut. Pendant que je montais, la fumée ne cessa de s’épaissir, et le
temps que j’arrive au troisième étage, je sentais son goût dans ma
bouche.
Vivante, épaisse.
À l’intérieur, l’incendie produisait un bruit de bacon grésillant et les
gens en bas me criaient de redescendre. Je dénichai une barre de fer
avec laquelle je forçai une fenêtre. Après avoir pris une grande
inspiration, j’entrai. Il n’y avait pas de flammes dans cette chambre et
j’avançai à petit pas dans la fournaise du couloir, jusqu’à la chambre
31, dont la porte était toujours fermée.
Je tentai de l’enfoncer d’un coup d’épaule, en m’efforçant de retenir
ma respiration.
« Foutez le camp ! » lança d’une voix pâteuse une femme à
l’intérieur.
Je reculai et décochai un grand coup de pied dans la porte, mais un
gros meuble avait été placé derrière.
Visiblement, elle n’avait pas confiance dans la serrure.
La fumée commençait à me brûler les yeux et je sentais couler les
larmes. M’aventurant un peu plus loin dans le couloir malgré tout, je
trouvai un extincteur et revins devant la chambre 31. Je fracassai la
partie supérieure de la porte en balsa. Comme je l’avais deviné, il y
avait une commode juste derrière. Je l’escaladai pour accéder à une
chambre pas plus grande qu’un cercueil, en sentant les échardes
m’érafler les mains et le crâne.
Sur un lit de camp était allongée la femme qui nous avait fait entrer
au Cornerhouse.
Elle avait encore les joues d’un rouge éclatant, mais ce n’était pas à
cause de l’alcool ou du soleil : c’était à force de frotter pour effacer les
faux tatouages autour de ses yeux. Elle était défoncée, hilare et inerte.
En la soulevant, je vis les pilules éparpillées sur le sol. Je la hissai sur
mon épaule, la fis passer par-dessus la commode et l’entraînai dans le
couloir maintenant envahi de fumée. Je parvins à retrouver la chambre
par laquelle j’étais entré, l’avant-bras plaqué sur ma bouche.
Je balançai la femme par la fenêtre.
Elle atterrit lourdement sur l’échafaudage et je m’empressai de la
rejoindre. La chaleur était intenable, je sentais mes vêtements me
coller à la peau et la sueur me brûlait les yeux.
La femme sur mon épaule, je descendis à l’échelle.
En arrivant au premier niveau, je vis deux agents en uniforme
occupés à éloigner les gens du bâtiment. Plusieurs hommes nous
aperçurent. Ils rompirent les rangs pour se précipiter à notre secours,
mains tendues vers la femme. Je la lâchai dans leurs bras avant de
sauter à terre. Je m’appuyai contre le premier type que je trouvai et le
laissai m’entraîner le plus loin possible du feu.
En me retournant vers le bâtiment, j’aperçus des silhouettes aux
fenêtres, et il me fallut un moment pour comprendre qu’il restait des
hommes prisonniers à l’intérieur. L’un d’eux brisa une fenêtre et,
submergé par les flammes, il se jeta dans le vide du quatrième étage.
Je fermai les yeux, ce qui ne m’empêcha pas d’entendre un bruit
sourd d’os brisés.
Quand je rouvris les yeux, les autres silhouettes avaient disparu.
Tout le bâtiment était en flammes.
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12

Enveloppé dans une couverture, je respirais à l’aide d’un ventilateur


artificiel. Ma température s’était envolée et je ne pouvais plus
m’arrêter de grelotter. Je claquais si fort des dents que j’aurais bientôt
besoin d’un dentiste. Lorsque j’essayai de me lever, je retombai
immédiatement. C’est alors que je vis un visage familier fendre la
foule. Il me fallut une bonne minute pour prononcer son nom.
« Naomi.
— Je vous laisse seul cinq minutes… » Elle me pinça le bras
affectueusement et regarda par-dessus son épaule les pompiers qui
luttaient encore pour éteindre l’incendie. « Ils vont peut-être sauver le
bâtiment, mais pour vous, c’est foutu.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— J’étais dans le quartier… » J’attendis la suite. « … Je n’ai pas
aimé la manière dont on s’est quittés, alors je suis allée vérifier l’alibi
de Moore pour samedi soir. Ses fameux invités.
— Et ?
— C’est du solide, Aidan. J’ai interrogé trois des personnes
présentes. Un couple était ivre, mais ils soutiennent mordicus que
Moore ne les a pas quittés de la soirée. Le chauffeur désigné était un
prêtre. Il est prêt à jurer sur la Bible s’il le faut. Bref, Frank Moore ne
pouvait pas se trouver à proximité de St Mary’s quand Martin Wick a
été tué. »
Je lui fis signe de se taire et elle s’exécuta.
« Sergent Waits, dit un des agents en uniforme en s’approchant
timidement de nous. Vous vouliez être tenu informé des nouveaux
développements… »
Je hochai la tête.
« La plupart des fenêtres du rez-de-chaussée étaient condamnées par
des planches, mais d’un coup quelque chose a brisé une des vitres
restantes. On a un type qui croit avoir vu quelqu’un s’enfuir en courant
au moment où lui entrait. Une jeune femme. Elle a attiré son attention
parce qu’elle avançait en restant accroupie derrière les voitures. Il a
juste eu le temps d’apercevoir un éclair de cheveux blonds.
— Merci, dit Naomi.
— Jankowski, lâchai-je après le départ de l’agent.
— Je voulais attendre que vous soyez rétabli. Chase a accepté sa
suspension, mais Louisa s’est fait porter pâle et elle ne s’est pas
présentée à son travail. Hier, elle a emprunté deux armes à feu, qu’elle
n’a pas restituées. Elle n’est toujours pas rentrée chez elle et personne
ne l’a vue au poste. »
Je tournai la tête vers les flammes, presque entièrement maîtrisées,
puis vers l’ambulance qui s’éloignait en emmenant Esther. Laissant un
espace vide dans lequel plongea mon regard. Quelqu’un m’avait suivi
jusqu’ici, quelqu’un qui était prêt à tout pour empêcher Esther de
parler. Quelqu’un qui n’hésitait pas à jouer gros. Alors que je scrutais
les ténèbres, je me demandais si Jankowski me renvoyait mon regard.
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VI

Rêves de dents
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1

Je revins à moi avec un hurlement coincé dans la gorge, les larmes


aux yeux et les mains serrées autour du cou, essayant désespérément
de respirer. J’avais l’impression d’avoir la plus grande gueule de bois
de ma vie, et je ne manquais pas de points de comparaison. La pièce
était plongée dans l’obscurité, et pendant plusieurs secondes, je fus
totalement désorienté, jusqu’à ce que tout me revienne en mémoire,
avec fracas. Une famille massacrée, leur meurtrier assassiné et
l’entrelacs inextricable de ma propre compromission. Et maintenant,
une femme officier de police instable, lâchée dans la nature, avec une
arme et de la rancune.
En titubant vers la fenêtre pour regarder dehors, je constatai que
j’avais dormi pendant presque toute une journée sombre et humide. La
pluie martelait les rues inondées de néons. Malgré deux douches la
veille au soir, je sentais encore le brûlé. J’ôtai mon T-shirt et le lançai à
travers la pièce.
Je savais qu’Esther avait été conduite à St Mary’s, toujours
inconsciente à cause des effets conjugués d’une probable overdose et
des inhalations de fumée. Naomi avait posté deux policiers armés
devant sa chambre, après avoir vérifié qu’ils n’avaient pas de lien avec
Louisa Jankowski. Je n’avais confié à personne d’autre que je
craignais qu’elle m’ait suivi jusqu’au Val’s afin de réduire Esther au
silence pour toujours.
J’inspirai à fond (autant que me le permettaient mes poumons),
allumai les infos et sentis mon estomac se nouer. Un homme avait été
retrouvé mort sur les lieux de l’incendie et trois autres étaient portés
disparus. J’arrachai la prise du mur, versai un tiers d’une bouteille de
scotch dans une pinte et m’assis en tournant le dos à la porte d’entrée.
Lorsque l’interphone sonna quelques minutes plus tard, je bus une
très longue gorgée, me levai et marchai jusqu’à la porte.
« UPS.
— Une minute », dis-je d’une voix enrouée, avant d’enfiler
quelques vêtements.
Je n’attendais aucune livraison et si je devais mourir sur mon
paillasson, je ne voulais pas être en caleçon. Le type dégageait
l’intensité d’un camé aux amphets. Je signai un papier en échange d’un
petit paquet et, du pied, refermai la porte derrière moi. De la taille d’un
livre de poche, il était enveloppé dans du plastique, fermé par plusieurs
épaisseurs de ruban adhésif marron. Je cherchais une paire de ciseaux
dans les tiroirs de la cuisine lorsque mon téléphone sonna dans la
chambre. Je laissai tomber le paquet et les ciseaux sur le lit pour
prendre l’appareil.
« Naomi, dis-je.
— Vous avez fait des gargarismes avec du barbelé ? Bien dormi ? »
Je répondis par un grognement. « La bonne nouvelle, c’est qu’Esther
est réveillée et en état de parler… si on peut dire.
— Si on peut dire ?
— Elle est capable de parler, mais apparemment, elle refuse. Elle ne
veut pas dire un mot, pas même aux médecins et aux infirmières.
— Si sa gorge ressemble à la mienne, je ne peux pas lui en vouloir.
» Songeur, je tripotais le ruban adhésif autour du paquet. « Que sont
devenus les survivants de l’incendie ?
— Les autres squatteurs du Cornerhouse ? J’ai eu la même idée. Ils
ont été transférés dans une auberge de jeunesse tenue par une
association caritative. Je pars les interroger.
— S’ils peuvent nous éclairer sur la relation entre Esther et Martin
Wick, ça pourrait peut-être sauver des vies.
— Je ne manquerai pas de poser la question. Reposez-vous,
d’accord ? »
Elle attendit une réponse, mais j’avais enfin réussi à ouvrir le paquet
et je contemplais un petit sac à main rose.
« Aidan ? »
J’extirpai le sac du plastique et le fis tourner entre mes doigts.
C’était un Chanel. Les dimensions, la couleur, la forme, tout cela avait
quelque chose de familier, sans que je puisse dire où je l’avais déjà vu.
J’ouvris le fermoir pour regarder à l’intérieur. Il n’y avait ni photos ni
cartes ni pièces de monnaie. En l’ouvrant un peu plus, je découvris des
dizaines de petits objets ronds au fond. Je m’approchai de la fenêtre et
écartai les rideaux pour laisser entrer la lumière des lampadaires. Je
laissai tomber le sac, dont le contenu se répandit sur le parquet.
Un jeu complet de dents humaines, arrachées à la racine, sanglantes.

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2

En ce début de soirée, en dehors des heures de bureau, le poste était


un labyrinthe sonore de couloirs éclairés au néon. J’entrai dans le
bureau du superintendant Parrs sans frapper et le trouvai en pleine
réunion avec trois gradés. J’étais dégoulinant de pluie et leur
conversation s’interrompit brutalement lorsque, tournant la tête, ils me
découvrirent sur le seuil.
« Vous pourriez peut-être nous accorder un moment ? » dit Parrs en
fixant son regard sur moi. Les trois hommes supposèrent qu’il
s’adressait à moi, jusqu’à ce qu’il mette les points sur les i. « Pouvez-
vous nous accorder un moment, messieurs ? » Deux des officiers se
volatilisèrent aussitôt, alors que le troisième sortit du bureau en faisant
tout un foin. Ayant franchi la porte, il se retourna.
« Alistair, si nous… »
Je la lui claquai au nez, me retournai vers Parrs et lui lançai le
paquet. Il l’attrapa au vol, s’aspergeant de quelques gouttes de pluie, et
regarda l’étiquette UPS d’un air dubitatif. Il avala une bouffée d’air
pour dire quelque chose, puis se ravisa, choisissant de voir ce que
contenait le paquet avant de m’annoncer à quelle sauce j’allais être
mangé.
Il fronça les sourcils en découvrant le petit sac à main rose.
Et leva les yeux vers moi.
Déjà vu1.
« Vous vous souvenez peut-être de ça », dis-je en sortant de la poche
de ma veste un journal tout chiffonné
J’allai le déposer sur son bureau, bien à plat, et retournai me poster
dos à la porte. Parrs considéra la photo de l’ancienne agente Tessa
Klein, de sortie, son sac à main sous le bras.
« Où avez-vous trouvé ça ? demanda-t-il, tout bas.
— Livraison express. Même si UPS n’en a aucune trace. Regardez à
l’intérieur. »
Il actionna le fermoir, ouvrit le sac, jeta un bref regard dedans et
ferma les yeux. Il reposa le sac sur son bureau et fit reculer son fauteuil
de quelques centimètres.
Quand il rouvrit les yeux, ils étaient fixés sur moi.
« Où avez-vous trouvé ça, sergent ?
— On me l’a livré chez moi ce soir. Alors, ça ressemble toujours à
un suicide ?
— Je vois bien que vous êtes bouleversé…
— Bouleversé ? » répétai-je en entendant mes cordes vocales à vif
se briser. J’avançai d’un pas pour être sûr qu’il m’entende. « C’est
comme si vous aviez tué cette fille.
— Ah oui ? Et comment ?
— En l’envoyant espionner Carver, tout en sachant ce qui se
passerait. »
Il se leva, contourna son bureau et se percha au bord, tête baissée tel
un prédateur prêt à attaquer.
« Comment vous avez pigé ?
— Premièrement, elle a disparu. Et vous savez bien qu’il aime faire
disparaître les femmes.
— Ensuite ?
— Il a évoqué le sujet quand je suis allé le voir. Il m’a demandé si
ce n’était pas étrange qu’on n’ait jamais retrouvé son corps. Amusant,
alors qu’il sait certainement en combien de morceaux ils l’ont
découpée.
— Klein avait démissionné…
— Parce que Carver l’avait percée à jour, comme il le fait avec tout
le monde ; et il a joué avec elle comme il le fait avec tout le monde. Il
l’a incitée à quitter la sécurité de ses fonctions et il l’a tuée, à la barbe
de tout le monde. Elle n’aurait jamais dû se retrouver dans cette
position… »
Ma voix se déroba et je fus pris d’une longue quinte de toux.
Parrs prit la bouteille d’eau sur son bureau et m’en servit un verre.
Je me contentai de le regarder, jusqu’à ce qu’il le repose.
« C’était ça le plan depuis le début ? Me pousser à aller le
provoquer, pour pouvoir être sûr ? »
Il hocha la tête, d’un air las.
« On dirait.
— On dirait ?
— Je n’ai rien à voir dans tout ça, dit-il en regardant le sac à main
posé sur son bureau. Quant à Zain Carver, nous savons bien, vous et
moi, qu’il n’est pas impliqué dans l’attentat de St Mary’s. Cet aspect
tape-à-l’œil, ça ne lui ressemble pas.
— Alors, pourquoi insister pour que j’aille le voir ? »
Je voyais qu’il essayait encore d’assembler tous les éléments dans
son esprit.
« La superintendante en chef Chase a autorisé cette enquête fantôme
à condition que vous ayez un tête à tête avec Carver. J’étais curieux de
savoir pourquoi, mais pour en être sûr, j’ai dû attendre que vous lui
rendiez visite… » Il me gratifia de son sourire carnassier. « Avec votre
finesse habituelle, sergent, vous avez tapé sur tout ce qui était à votre
portée avant d’enfoncer enfin le clou. »
Je regardai la tache humide que j’étais en train de laisser sur la
moquette, et je compris ce que je venais de lui remettre. Une balle au
nom de Chase.
Je secouai la tête et me tournai vers la porte.
« Restez où vous êtes, ordonna-t-il d’une voix sifflante. Si vous
entrez dans ce bureau encore une fois en oubliant mon grade, je le ferai
graver au fer rouge sur vos yeux. » D’un mouvement du menton, il
montra le sac à main rose sur son bureau. « Vous savez ce qu’on a là,
sergent ? Outre les mesures exactes du cercueil de la superintendante
en chef Chase ?
— Quoi donc ?
— Une illustration de ce qui vous arrivera si je décide que vous ne
servez plus à rien. Klein a mis Carver en colère et elle a quitté la
police. Voici ce qui reste d’elle. » Il me laissa le temps de bien
apprécier cette remarque. « Toutefois, j’ai l’impression que vous êtes
enfin passé à l’action hier soir. »
J’acquiesçai.
« Par ailleurs, cet incendie suggère que le meurtrier de Wick rôde
toujours… » Ça ressemblait à un test, alors je ne dis rien. « Qui
d’autre, sinon, pourrait vous suivre pour essayer d’éliminer l’unique
témoin oculaire ? » Voyant que je ne réagissais toujours pas, il
poursuivit : « La fille au survêtement refuse de parler à l’inspecteur-
chef James ou à son équipe. Vous lui avez sauvé la vie, si on peut
appeler ça une vie. Alors, peut-être qu’elle acceptera de vous parler ?
— Elle a avalé beaucoup de fumée…
— Ce n’est pas ça qui vous a fait taire, hein ? Alors, je vous suggère
d’user de votre indignation pour l’enquête que vous êtes censé mener.
Arrêtez de me faire perdre mon temps et occupez-vous du sien.
— Et ça ? demandai-je en désignant le bureau.
— Pas un mot à quiconque tant que nous n’avons pas éliminé la
superintendante en chef. »

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1. En français dans le texte.

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3

Je m’enfonçai dans les profondeurs du bâtiment pour rejoindre en


pilotage automatique la salle des opérations, troublé par le zèle
savoureux avec lequel Parrs espérait exploiter la mort de Tessa Klein.
Je me demandais quelle serait sa réaction si un matin quelqu’un lui
livrait mes dents arrachées. Peut-être qu’il brosserait les siennes un peu
plus consciencieusement ce soir-là, mais je n’en aurais pas mis ma
main au feu.
Naomi entra et s’assit face à moi : intrusion bienvenue dans mes
pensées.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? demandai-je.
— Ce n’est pas moi qui devrais vous poser cette question ? Je viens
d’aller interroger la bande du Cornerhouse.
— Et alors ?
— Vous vous souvenez du barbu paranoïaque ? C’est un de vos
grands fans…
— Je m’en doute.
— Il ignorait complètement qu’Esther s’était rendue en douce à St
Mary’s. Il affirme qu’il ne la connaît pas si bien que ça. Mais j’ai
quand même appris une chose intéressante. Quelqu’un d’autre a
débarqué au Cornerhouse, à la recherche d’Esther. Deux jours avant
nous.
— Laissez-moi deviner… »
Naomi hocha la tête.
« Ils lui ont parlé à travers la porte seulement, mais quand je leur ai
demandé de me décrire cette personne, ça m’a fait penser à un ancien
inspecteur…
— Blake. Voilà pourquoi il n’a jamais déclaré la disparition de son
téléphone. Il s’en servait pour localiser Esther.
— Conclusion, soit elle sait des choses compromettantes sur lui, soit
ce téléphone contenait des éléments préjudiciables…
— À quel sujet ?
— Je sais que ça peut paraître fou, mais je commence à me
demander ce que faisait Kevin Blake le soir où la famille Moore a été
assassinée. »
Je réfléchis un instant en écoutant tomber la pluie, puis je me mis à
farfouiller parmi les paperasses éparpillées sur le bureau, à la
recherche de notre exemplaire du livre de Blake.
« Ah, le voilà. »
Je l’ouvris à une certaine page et le tendis à Naomi. À en croire une
digression personnelle dans le deuxième chapitre, Kevin Blake
assistait à un colloque régional de la police au moment du drame.
Naomi lut le passage en question, puis, se reportant au cahier photos
sur papier glacé au milieu du livre, elle trouva celle qui le montrait ce
soir-là en costume, en compagnie de plusieurs haut-gradés de la police,
dont les noms figuraient en légende.
« Au moins, il aura servi à quelque chose, commenta-t-elle en
refermant le livre. Je ne pensais pas que vous le liriez…
— Je me suis laissé prendre. Mais vous ne loupez rien. Il raconte sa
version des faits en brodant sur plus de trois cents pages. »
Naomi soupira.
« Si on continue à éliminer tous les suspects, vous allez devoir
m’arrêter. Puis-je vous demander ce que vous faites au bureau
aujourd’hui ?
— J’ai eu droit à un discours de motivation de la part de Parrs.
— Je vois que ça a porté ses fruits. Devriez-vous vraiment être ici,
Aidan ?
— C’est une question philosophique ?
— En partie. Et je m’inquiète que Louisa n’ait toujours pas
réapparu…
— Je sais. Moi aussi.
— Je m’inquiète aussi parce que vous avez développé une toux de
fumeur en l’espace d’une nuit. Surtout, je m’inquiète parce que vous
aviez l’air heureux de me voir quand je suis entrée.
— Il faut croire que la fumée a également altéré ma vue. » Naomi
sourit. « Oui, j’étais heureux de vous voir. Comme toujours. Si j’ai pu
vous laisser croire le contraire, c’est une erreur de ma part.
— La fumée a rendu votre voix encore plus sarcastique qu’en temps
normal…
— Je m’appelle Aidan Waits, dis-je pour faire un test.
— Sarcastique…
— Mon équipière s’appelle Naomi Black.
— Sarcastique…
— C’est l’inspectrice la plus prometteuse avec qui j’ai eu l’occasion
de travailler. »
Je captai son regard. Elle me sourit et le soutint quelques secondes,
avant de regarder la pluie à travers la vitre, derrière moi. Je me penchai
vers elle.
« C’était sarcastique.
— Faites gaffe, je pourrais vous lancer ce livre au visage.
— Tout sauf ça. » On se regarda. « Je parlerai de votre transfert à
James dès ce soir. »
Elle laissa tomber le livre sur la table.
« Vous ne pensez pas que Martin Wick a tué la famille Moore, hein
?
— Il m’a dit que ce n’était pas lui, alors que quelqu’un s’était donné
la peine de le transformer en torche humaine. » Je repensai au poing de
Wick martelant ma poitrine. À ses yeux noirs, brillants de colère, me
regardant fixement, sous la peau carbonisée. « Je l’ai cru. »
Naomi prit le temps de réfléchir.
« Nous savons que Frank Moore ne peut pas avoir fait le coup. Il
était dans les vapes, auprès de sa future épouse. On sait que Blake ne
peut pas avoir fait le coup. Il était entouré de la moitié des forces de
police du pays, à ce colloque. Esther était une gamine à l’époque… »
Naomi croisa mon regard. « Alors, pourquoi cette obsession pour Wick
?
— C’est ce que Parrs veut que j’aille lui demander.
— Maintenant ? » s’étonna-t-elle en consultant sa montre. Je hochai
la tête et elle se leva. « Vous ne devriez pas conduire dans cet état. Je
suppose que votre médaille pour acte de bravoure vous a été envoyée.
— Oui, entre autres choses. »

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4

On avait largement dépassé les horaires de visite de l’hôpital, mais


Naomi en rajouta et ils acceptèrent de nous accorder quelques minutes.
Esther était d’une telle maigreur qu’on avait du mal à croire qu’il y
avait un être humain sous le drap et les couvertures. On lui avait fait
boire une solution d’électrolyte, destinée à la réhydrater, qui colorait
ses lèvres en rouge et faisait paraître son teint encore plus pâle.
Raison pour laquelle, peut-être, elle me paraissait plus jeune.
Quand on s’était rencontrés dans les toilettes de ce même hôpital, je
lui avais donné dans les trente-cinq ans. En la regardant aujourd’hui, je
retirais dix ans à mon estimation.
Néanmoins, son style de vie avait laissé des traces sur son visage.
Une constellation violacée de vaisseaux éclatés autour du nez. Idem
sur les joues, et les rides qui soulignaient ses yeux semblaient avoir été
tracées au scalpel.
Ses bras reposaient sur les couvertures, poings serrés comme si elle
allait se redresser d’une seconde à l’autre pour boxer le monde entier.
C’est seulement lorsque ses yeux roses et las croisèrent les miens que
je m’aperçus qu’une partie de sa volonté l’avait abandonnée. Le
médecin m’avait expliqué qu’ils lui avaient fait un lavage d’estomac à
cause des somnifères et avaient traité les effets des inhalations de
fumée.
« Si vous l’aviez sortie de là deux minutes plus tard, avait-elle
ajouté, c’est à la morgue que vous lui rendriez visite. Mais n’espérez
pas de remerciements. »
Lorsqu’on s’avança dans la chambre, Esther desserra les poings, et
je constatai que ses ongles étaient rongés jusqu’au sang. Toutefois, je
ne décelai aucune trace de la peinture verte qui avait servi à taguer la
maison de Blake, et je trouvai cela bizarre. Voyant que je regardais ses
mains, elle s’empressa de les refermer.
« Vous permettez qu’on s’assoie ? » demandai-je. Elle répondit par
un haussement d’épaules évasif. Naomi se plaça d’un côté du lit, moi
de l’autre.
« Comment vous sentez-vous ?
— Votre voix…, dit-elle de ce même timbre de baryton enfumé que
moi. C’est vous qui m’avez sauvée des flammes. » J’acquiesçai. «
Fallait pas vous donner cette peine.
— Ce matin, au réveil, j’aurais certainement été d’accord avec vous.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Son accent se situait quelque part entre l’accent irlandais à couper
au couteau que j’avais entendu au Cornerhouse et celui, plus doux, que
j’avais entendu dans les toilettes de l’hôpital.
« Vous vous souvenez du Val’s Hotel ? »
Elle hocha la tête.
« Vous avez fait une overdose de somnifères.
— Non, pas ça…
— C’était un incendie criminel, dit Naomi. Quelqu’un a lancé des
cocktails Molotov par les fenêtres. Et quoi que vous pensiez de votre
propre vie, il semblerait que trois ou quatre hommes aient perdu la
leur.
— À cause de moi ?
— À cause des normes de sécurité, dis-je. Les issues de secours
étaient bloquées et il n’y avait pas de détecteurs de fumée ni d’alarme.
Mais surtout, c’est à cause de la personne qui a fait ça, et vous seule
pouvez m’aider à la retrouver. Je suis le sergent Waits et voici
l’adjointe Black…
— On s’est déjà vus.
— Exact. C’est vous qui nous avez ouvert la porte du Cornerhouse.
Et qui nous avez donné le téléphone.
— Je voulais pas entraîner les autres dans toute cette merde. Merci
de nous avoir fait expulser, en tout cas.
— Depuis hier soir, je dirais que nous sommes quittes. Vous
pourriez au moins me dire votre nom.
— Je vous l’ai déjà dit. Jazz.
— Vous ne vous appelez pas Esther ? » dit Naomi. La femme haussa
les épaules et Naomi insista. « Ce prénom nous a été fourni par un
certain Christopher Back, mais peut-être que vous connaissez son
surnom, Short Back and Sides… »
Elle laissa échapper un grognement.
« Si vous voulez mon avis, son coiffeur devrait appuyer un peu plus
avec la lame de son rasoir.
— Vous ne l’aimez pas ?
— Il me sort par le nez.
— Pourtant, vous l’avez contacté…
— Ah bon ?
— Vous semblez relier toutes les personnes impliquées dans cette
affaire, dit Naomi. Vous avez rencontré Martin Wick, vous avez vendu
sa photo à Charlie Sloane, vous avez demandé à Short Back de
l’authentifier et vous avez volé le téléphone de Kevin Blake pour
prendre ladite photo. Et maintenant, pour une raison quelconque,
quelqu’un cherche à vous faire taire. »
Je goûtai l’électrolyte d’Esther.
« Nous savons que vous vous êtes introduite chez Kevin Blake il y a
une quinzaine de jours. C’est lui qui a écrit le livre sur Martin Wick, et
qui l’a envoyé derrière les barreaux. Nous savons aussi que vous lui
avez volé des dossiers relatifs à cette affaire. Grâce à ces informations,
vous avez contacté Charlie Sloane au Mail pour lui proposer une photo
de Martin Wick sur son lit de mort. Pourquoi ?
— Pour soutirer cinq mille livres à ce gros porc… »
Je secouai la tête.
« Non. Je pense que vous vouliez que le monde entier voie Martin
Wick. »
Elle ne dit rien, mais je songeai que j’avais fait mouche.
« Vous vous êtes déguisée avec de faux tatouages, repris-je, et vous
avez traîné dans l’hôpital en cherchant un moyen de vous approcher de
lui. Vous avez pris la photo qui intéressait Sloane, et pourtant, vous
êtes revenue. Pourquoi ? »
Toujours pas de réponse.
« Vous étiez présente le soir de l’attentat. Vous avez vu un garde se
faire égorger et deux hommes brûler vifs. Vous vous êtes enfuie, vous
avez mis le feu à la voiture que vous aviez volée et vous vous êtes
planquée au Cornerhouse. Où on a localisé le téléphone de Blake.
Ensuite, vous avez été transférée au Val’s, que quelqu’un a incendié
pour essayer de vous empêcher de parler. Parler de quoi, Esther ?
— Toutes ces histoires de cocktails Molotov, d’incendie et de
fumée… La vache, je tuerais père et mère pour avoir une clope.
— Nous pensons que vous avez soudoyé un officier de police
nommée Louisa Jankowski », reprit Naomi. J’observai attentivement
Esther, mais elle n’eut aucune réaction. « Et nous pensons que vous
avez sans doute fait de même avec un agent nommé Michael Rennick.
»
Le regard d’Esther dériva vers Naomi lorsque celle-ci prononça le
nom de Rennick. On aurait dit qu’elle ne reconnaissait pas ce nom, et
je m’en étonnai. Si Rennick refusait de se laisser graisser la patte,
comment quelqu’un avait-il pu s’approcher suffisamment près pour lui
serrer la main ? Et le poignarder ?
« Je pense que vous entreteniez une relation quelconque avec Martin
Wick, dis-je. Son regard revint aussitôt sur moi. On a découvert vos
selfies sur son lit de mort, et on est en train d’éplucher sa
correspondance en prison. On finira bien par trouver le lien, Esther. »
Son sourire dévoila ses dents cassées et grises.
« Martin était mon sugar daddy.
— Comment vous l’avez rencontré ?
— Joker.
— Dans ce cas, vous pourriez peut-être nous dire pourquoi vous en
voulez à Kevin Blake ?
— Joker.
— Vous lui reprochez d’avoir fait enfermer votre amant ? »
demandai-je.
Esther me regarda droit dans les yeux.
« Ouais, exactement.
— Mais il y a autre chose, hein ? Qu’est-ce qu’il y a entre vous et
Blake ?
— Un mur de briques serait pas assez épais.
— Vous savez qu’il n’a jamais signalé votre cambriolage ? On l’a
appris par hasard. Il a prétendu qu’il avait oublié, et qu’il n’attachait
aucune importance à son téléphone. Sauf que votre ami du
Cornerhouse affirme qu’il a débarqué là-bas pour essayer de le
retrouver. Et vous aussi par la même occasion. Ce qui sous-entend des
liens personnels. Une rancœur réciproque…
— En parlant de rancœurs, ajouta Naomi, Louisa Jankowski est
terrorisée à l’idée que vous puissiez évoquer sa complicité, quelle
qu’elle soit, dans cette affaire. À tel point qu’elle a disparu hier en
emportant une arme.
— Ce n’est pas quelqu’un qu’on a envie de croiser sur son chemin,
dis-je, en parlant surtout pour moi. Mais de la façon dont je vois le
tableau, vous devez savoir des choses sacrément compromettantes sur
elle et sur Blake pour qu’ils soient aussi remontés. Si vous nous dites
de quoi il s’agit, cela pourrait vous sauver la vie.
— Je serais complètement conne de vouloir sauver ma vie. Kevin
Blake, cette Louise Machin, vous deux… » Elle nous regarda tour à
tour, Naomi et moi. « C’est quoi, votre point commun ? La loi. On
n’est pas dans le même camp, alors n’essayez pas de me faire croire le
contraire.
— Parlons de votre camp, alors. Martin Wick. Avez-vous vu
l’homme qui l’a assassiné. »
Esther pinça les lèvres, me regarda fixement et secoua la tête.
« J’ai juste sorti le téléphone par la porte des toilettes, sans regarder.
» Elle se frotta le visage. « Personne n’ose regarder une…
— Quoi donc ? demanda Naomi.
— Une histoire ancienne. » Esther avait enfoui son visage dans ses
mains, elle pleurait. « Vous essayez d’assembler un puzzle avec la
moitié de l’image seulement.
— Quelle est l’autre moitié ? Les Moore ?
— Ces sales petits saints…
— Quel rapport ont-ils avec le meurtre de Martin ?
— C’est pas Martin qui les a tués, déclara-t-elle d’un air de défi.
Pour commencer. »
Je hochai la tête.
« Il m’a dit la même chose.
— Il vous l’a dit… ?
— Juste avant de mourir. C’était très important pour lui, Esther.
— Vous avez interrogé le frigo ?
— Le frigo ?
— C’est comme ça que Martin la surnommait, son ex-femme.
— On sait que c’est un homme qui l’a tué. On a vu votre vidéo. »
Esther secoua la tête.
« Elle ne l’a pas tué, mais c’est elle que vous devriez retrouver si
vous voulez savoir qui a fait ça.
— Vous parlez de Mme Wick ? »
Un sourire mauvais apparut sur le visage d’Esther, qui laissa
retomber sa tête sur l’oreiller en fermant les yeux.
« Jetez un coup d’œil à l’intérieur du frigo, et si vous trouvez
quelque chose de pourri, revenez me voir. »

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5

L’ex-femme de Martin Wick travaillait chez YouBet, un bookmaker


de Salford, juste à la sortie de l’A6. Les sans-abri réfugiés sous le store
n’étaient pas de bon augure, mais cela ne dissuadait pas une poignée
de clients de dernière minute de faire la queue pour pouvoir parier. Il
était presque 22 heures, et je reconnaissais cette énergie qui flottait
dans la salle.
Le dernier lancer de dés. Celui qui pouvait modifier le cours de la
journée.
Pendant que je conduisais, Naomi avait téléphoné au numéro trouvé
dans le téléphone de Kevin Blake la veille. Susan nous avait confirmé,
grosso modo, ce que nous avait dit Blake. Elle avait été mariée à Wick
pendant moins d’un an, il y avait plus de douze ans. Ils s’étaient
séparés avant le meurtre de la famille Moore et elle tenait à préciser
qu’ils n’avaient plus jamais eu le moindre contact. Elle ne comprenait
pas pour quelle raison on souhaitait l’interroger maintenant, et Naomi
avait eu du mal à trouver une réponse convaincante. La vérité, c’était
que nous n’étions pas très différents de ces hommes et de ces femmes
qui faisaient la queue pour miser sur quelque chose, n’importe quoi.
Des tuyaux sûrs, du tout cuit, de bonnes cotes ou des paris à un
million contre un.
On était aux abois.
On attendit que les parieurs ressortent un par un sous la pluie. Susan
savait reconnaître des policiers quand elle en voyait. Son regard ne
cessa de venir se poser sur nous jusqu’à ce que le dernier client s’en
aille. Alors, elle sortit de la cabine dans laquelle elle était enfermée et
passa devant nous pour verrouiller la porte d’entrée. Au même
moment, un homme se présenta. Il tambourina au carreau en regardant
Susan puis sa montre.
Elle se contenta de secouer la tête avant de revenir vers nous.
« Il y en a toujours un, commenta Naomi.
— Plus qu’un, malheureusement », répliqua Susan, qui nous
jaugeait sans s’en cacher.
Dans son métier, elle devait se montrer observatrice, et je voyais que
cette qualité professionnelle avait déteint sur son existence
quotidienne. Elle avait le regard aussi aiguisé que ses ongles et sentait
légèrement la fumée. Une odeur qui me soulevait l’estomac après mon
expérience de la veille. Elle prit une cigarette et la tint entre ses doigts
sans l’allumer, façon de nous faire comprendre qu’on devait être brefs.
« Merci de nous recevoir, Susan.
— Suze, rectifia-t-elle. Je n’ai plus aucun contact avec Martin
depuis qu’il a fait ce qu’il a fait. Et même avant, d’ailleurs. »
On avait l’impression que sa voix, son visage et même sa
personnalité avaient été asséchés par la fumée, et je sentis ma propre
gorge s’enflammer par osmose.
Je laissai parler Naomi.
« La nouvelle de sa mort a dû vous faire un choc.
— Il a tué trois enfants, répondit Suze d’un ton détaché. Alors ce
n’est pas moi qui l’ai brûlé avec ma flamme.
— Ce n’était pas le grand amour entre vous.
— Ni grand ni petit. Et si vous voulez savoir où j’étais…
— Non, il ne s’agit pas de ça.
— J’étais ici, jusque tard. Et avec ma mère ensuite.
— Nous savons que c’est un homme qui a tué Martin. Un témoin l’a
vu. Si, comme vous l’affirmez, vous n’aviez plus aucun contact avec
lui depuis douze ans, nous n’avons aucune raison de vous suspecter.
— Plus rien, pas un mot, depuis qu’il a signé les papiers du divorce.
— Je suppose que vous avez eu besoin d’une loupe pour voir sa
signature… »
Suze acquiesça.
« J’ai même dû l’aider à signer. Martin n’est pas vraiment allé à
l’école. Mais si vous ne me soupçonnez pas, qu’est-ce que vous faites
là ?
— Comment vous êtes-vous rencontrés ?
— Il s’est occupé de l’aménagement du grenier de la boutique que
je possédais. Je rêvais de pouvoir vivre juste au-dessus. » Elle émit un
ricanement. « Comme vous pouvez le voir, tous mes rêves se sont
concrétisés. Mon premier vrai compagnon, Al, m’a aidée. Un homme
adorable. Hélas, il est mort dans un accident de la route. »
Elle dit cela lentement, comme si elle manipulait un objet de grande
valeur.
« Mes condoléances, dit Naomi.
— Et donc, un an plus tard, j’étais contente qu’on m’invite à sortir.
En toute franchise, ça n’a jamais vraiment collé entre Martin et moi. Il
était du genre vagabond. Moi, plutôt casanière.
— Pourtant, vous vous êtes mariés.
— Je suis tombée enceinte. » Suze vit l’interrogation sur le visage
de Naomi. « Finalement, on n’a pas eu d’enfant. J’ai fait une fausse
couche. Mais on était presque mariés déjà. Je savais que c’était une
mauvaise décision, au moment même où je la prenais.
— Je connais ce sentiment, dis-je.
— Alors, je me suis convaincue d’aller jusqu’à l’autel. Je me disais
que le mariage serait un réconfort après avoir perdu Al, et le bébé.
Mais je me suis aperçue que la poisse me poursuivait.
— Vous vous êtes quand même remariée ? » dis-je en regardant son
alliance.
Elle secoua la tête.
« La plupart des types que je vois passer ici viennent boire au saloon
de la dernière chance. Ils cherchent tous quelqu’un pour se poser et
gâcher ce qui reste de leur vie. C’est plus facile de porter une alliance.
» Elle eut un moment d’hésitation. « Après Martin, je ne pouvais pas
me remarier.
— Vous ne devez pas vous sentir coupable de ce qu’il a fait, dis-je.
— Coupable ? » Elle laissa échapper un ha ! sans joie. « C’est une
de vos raisons modernes. La mienne est beaucoup plus démodée.
Quand Martin m’a quittée, j’étais une marchandise endommagée.
— Je ne comprends pas…
— Je ne pouvais plus avoir d’enfant.
— À cause de la fausse couche ? » demanda Naomi avec douceur.
Suze ne répondit pas immédiatement ; elle regardait la cigarette non
allumée entre ses doigts.
« Je vous ai dit que Martin était du genre vagabond. Mais des fois, il
rapportait des choses à la maison. Dans mon cas, une dose de
chlamydiose. J’ai fait une infection pelvienne et une salpingite. » Son
regard dériva vers la porte vitrée derrière moi. « Quand je vous disais
que la poisse me poursuivait. »
Regardant par-dessus mon épaule, je remarquai qu’elle contemplait
son propre reflet, en se demandant quand prendrait fin cette poisse.

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6

« Quelque chose de pourri », dit Naomi, faisant référence à


l’expression employée par Esther au sujet de l’ex-femme de Wick.
On partageait deux pintes de bière et un bol de cacahuètes dans un
pub voisin, sombre mais accueillant.
J’acquiesçai.
« C’était dit avec délicatesse, mais elle nous a envoyés dans la
bonne direction. Suze ne peut pas avoir d’enfants à cause d’une
chlamydiose mal soignée, contractée il y a une douzaine d’années…
— À l’époque où le mariage de Frank et Maggie battait de l’aile à
cause d’une maladie sexuellement transmissible, dit Naomi. Comment
Esther peut-elle être au courant de tout ça ?
— On sait, grâce aux photos retrouvées dans le téléphone, qu’elle a
parlé à Wick au moins une fois avant sa mort, et on peut supposer qu’il
existait déjà un lien entre eux avant cela.
— Et puis, il y a les documents qu’elle a volés au domicile de Blake
», ajouta Naomi. Elle me regarda. « Allez-y, dites-le.
— Quoi donc ?
— Vous pensez que les Moore et les Wick sont liés.
— La chronologie correspond. Supposons que Martin Wick et
Margaret aient eu une liaison. Cela nous offre un lien dont personne ne
connaissait l’existence. Cela pourrait même fournir un mobile pour les
premiers meurtres…
— À savoir ?
— Wick reproche à Margaret Moore de l’avoir contaminé, d’avoir
détruit son mariage. Alors, il la tue, et il tue ses enfants.
— Ou bien, enchaîne Naomi, Frank Moore découvre que Margaret
le trompe. Il les tue, les enfants et elle, dans un accès de fureur, et fait
accuser l’homme avec qui elle le trompait.
— Le problème, c’est que Frank avait un alibi le soir où sa famille a
été massacrée.
— Ce n’est pas le seul problème, dit Naomi. Que faites-vous de
l’obsession de Wick pour Lizzie ? Alors qu’il aurait eu une liaison
avec sa mère ?
— Peut-être que les flics ont tout inventé à l’époque. »
Naomi secoua la tête.
« Des témoins l’ont vu traîner autour de l’école de Lizzie et autour
de la maison, pour l’observer.
— C’était peut-être la mère qu’il espérait voir en allant là-bas.
— On a retrouvé les vêtements de Lizzie chez lui, et vous oubliez
Short Back and Sides.
— Comment ça ?
— Il ne supportait pas de voir que Wick fantasmait sur les photos de
Lizzie Moore en prison. Des photos qu’il avait découpées dans le
journal… »
J’acquiesçai, à contrecœur.
C’était une des rares fois où Short Back s’était montré convaincant.
Adam m’avait même montré les photos qui étaient en possession de
Wick.
« Et si Lizzie et Martin avaient une liaison ? suggérai-je.
— Lizzie était une gamine, Aidan.
— On a déjà vu des choses plus bizarres. Regardez les rapports
entre Wick et Esther. Même derrière les barreaux, il la manipulait à sa
guise. Là aussi la différence d’âge laisse rêveur.
— Vous êtes en train de dire que Martin Wick avait une liaison avec
Lizzie et qu’il lui a refilé une MST… » Je hochai la tête. « Attendez un
peu… Comment Frank pourrait-il contracter une chlamydiose avec sa
propre fille ? »
Je ne dis rien, mais je vis une explication traverser l’esprit de
Naomi.
« Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? demanda-t-elle.
— Le jury délibère. En tout cas, ça donne à Frank une raison de tuer
pour protéger son secret.
— Je suis d’accord…
— Quoi qu’il en soit, on a maintenant un lien probable entre les
deux familles. Un lien que tout le monde ignorait.
— Oui, mais qu’est-ce qu’on en fait ? Pour Frank, Margaret est
l’éléphant dans la pièce. Cette histoire de MST est apparue uniquement
parce que les dépositions écrites des témoins l’ont ébranlé.
— L’éléphant dans la pièce », répétai-je.
Je sortis mon téléphone et composai le numéro de Charlie Sloane.
« Je monte dans le train, dit-il. Et j’ai l’intention de m’asseoir dans
le wagon silence.
— À la bonne heure, Charlie, mais j’ai besoin que vous me rendiez
un service.
— Parlez-en à ma boîte vocale.
— On peut encore vous arrêter, vous savez. » Pas de réaction. « À
moins que vous ne fassiez fuiter une histoire…
— La chose imprimée, c’est toute ma vie, quoi que vous puissiez
penser de moi. Je n’ai aucune envie d’être le porte-parole de quelqu’un
d’autre.
— Ne vous inquiétez pas, la chose imprimée ne va pas assez vite. Il
faut que cette info sorte plus rapidement.
— Genre un tweet ? demanda-t-il après une courte pause. Allez-y,
crachez le morceau.
— L’état de l’inspecteur principal qui a survécu à l’attentat à
l’hôpital St Mary’s s’est miraculeusement amélioré. Les médecins
l’ont sorti du coma artificiel, on va l’interroger dès demain matin.
— Hmm. Quand ça demain matin ?
— À la première heure.
— Considérez que c’est fait. Mais on est quittes.
— Évidemment », dis-je avant de couper la communication.
Le barman annonçait que c’étaient les dernières commandes et
Naomi me regardait en fronçant les sourcils.
« Sutty n’a pas repris connaissance…
— Je veux savoir qui viendra lui rendre visite s’il pense que c’est le
cas. En attendant, j’ai besoin que vous filiez à Strangeways. Réclamez
le dossier de Frank Moore. Planning, nature des séances, noms des
participants, tout.
— Maintenant ?
— C’est une prison. Il y a forcément quelqu’un qui ne dort pas.
— Et vous ? »
Je vidai mon verre d’un trait.
« Vous aviez raison. J’ai oublié Short Back and Sides. »
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7

« Ouais ? » fit Axel en me regardant par-dessus la chaîne qui


bloquait la porte.
Je n’avais pas apporté mon crochet pour forcer les serrures et j’avais
dû attendre sous la pluie qu’une vieille femme me laisse entrer dans
l’immeuble. Aussi, j’étais encore essoufflé après avoir monté les dix
étages à pied.
« J’ai du mal à croire ce que je suis en train de dire, mais je voudrais
voir Short Back.
— Il est pas là », répondit Axel en repoussant la porte. J’avais glissé
mon pied dans l’entrebâillement. Il le regarda, puis releva la tête. « On
a une nouvelle table basse, si vous avez besoin de vous défouler. »
J’attendis.
« Il anime une soirée au Carlyle.
— Quelle soirée ?
— Le karaoké. Comme tous les jeudis soir.
— C’est… » Axel haussa un sourcil. « Je ne m’attendais pas à ça.
— Les gens peuvent vous surprendre des fois. Autre chose ?
— N’espérez pas le voir revenir de sitôt. »
Le Carlyle était le pub qui semblait condamné, au coin de la rue,
devant lequel se trouvait une carcasse de voiture brûlée. On aurait dit
une audacieuse sculpture calcinée, déposée là par un étudiant aux
beaux-arts. Le bar était désert, à l’exception de quelques traînards qui
attendaient la dernière commande. La sono diffusait à tue-tête une
version orchestrale de Young at Heart et, sur scène, Short Back livrait
une imitation correcte de Sinatra.
Vocalement, s’entend.
Les projecteurs soulignaient le cratère au milieu de son crâne. Le
contraste entre son physique et sa voix, entre ce qu’il était et ce qu’il
aurait voulu être, évoquait l’excavation d’une vérité triste et
universelle. Je décidai de le laisser finir sa chanson.
Je me dirigeai vers le bar, sans quitter la scène des yeux, et
commandai un double Jameson’s.
Emporté par la musique, aveuglé par les projecteurs, Short Back ne
m’avait pas vu, et tandis que la chanson s’élevait vers sa conclusion et
que l’émotion lui brisait la voix, j’avais déjà englouti mon whisky. Je
me retournai vers le comptoir au moment où il descendait de scène et il
se planta à côté de moi pour commander un verre.
Je tendis la main pour serrer la sienne et le menottai dès que je vis
son poignet.
« Bordel de merde ! » s’exclama-t-il, et ses yeux lancèrent un éclair
de démence pure.
Comme les miens sans doute.
« Buvons un verre, dis-je.
— Enlevez-moi cette merde. »
J’attirai son bras vers le mien par les menottes.
« Buvons un verre, j’ai dit.
— Les femmes doivent vous adorer. »
Je commandai deux doubles whiskys.
« Tu disais que Martin Wick était obsédé par Lizzie Moore.
— Ouais, fit-il, hésitant. La gamine blonde qu’il a tuée.
— Et tu avais trouvé des photos d’elle dans sa cellule ? »
Il hocha la tête, méfiant, mais toujours perturbé par ce souvenir. Je
me souvins qu’il m’avait dit devoir ce trou dans le front à son beau-
père, alors je décidai de mettre la pédale douce. Je sortis de la poche de
ma veste l’enveloppe que m’avait remise Adam et l’ouvris pour lui
montrer les coupures de presse.
« Ce sont ces photos que tu as vues, Chris ? »
Il les regarda et s’empressa de détourner la tête, révolté.
« Ouais. »
J’attendis que ses yeux reviennent se poser sur moi et je détachai les
menottes.
« Raconte. »
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VII

Passé violent
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1

Assis dans la chambre d’hôpital de Sutty, toute lumière éteinte,


Naomi et moi écoutions les bips réguliers du moniteur cardiaque. On
était au cœur de la nuit et on avait pris place de part et d’autre de la
porte.
En regardant à travers la vitre, vous ne pouviez pas nous voir.
Les rares visiteurs de Sutty savaient qu’ils ne devaient pas apporter
de fleurs, et j’avais ouvert une des bouteilles de Johnnie Walker
laissées sur sa table de chevet. J’avalai une longue gorgée et tendis la
bouteille à Naomi, qui me jeta un regard chargé de reproches, avant de
la prendre finalement pour boire un coup.
« Merde alors, dit-elle en me rendant la bouteille. Personne ne
l’aimait assez pour acheter une boisson gazeuse.
— Je peux certainement vous trouver du savon liquide…
— Dites-moi plutôt qui vous vous attendez à voir franchir cette
porte.
— Sincèrement, je ne sais pas. Une femme de ménage… ou un
cocktail Molotov.
— Au moins, on verra ce qu’on fait.
— Ou bien, personne ne viendra. »
On se tut en entendant des pas dans le couloir.
Je crus distinguer deux personnes et je retins mon souffle lorsque les
pas s’arrêtèrent devant la porte. Le ou les visiteurs scrutaient sans
doute la chambre obscure à travers le petit carreau. Quelques
murmures furent échangés, la porte s’ouvrit et ils entrèrent. Une des
deux silhouettes, celle d’un homme imposant, s’approcha du lit de
Sutty, entouré de rideaux. J’allumai la lampe située à côté de moi.
Frank Moore se figea, de dos. Il se retourna ensuite, et son regard
glissa sur Naomi et sur moi pour s’arrêter sur sa femme, restée sur le
seuil de la chambre. Il redressa ses presque deux mètres et nous sourit.
« J’ai toujours dit que vous avanciez dans le noir, Waits. »
Je le saluai d’un hochement de tête.
« Frank… Rebecca. Joignez-vous à nous. »
Moore se tourna vers les deux chaises inoccupées placées de chaque
côté du lit et se dirigea d’un pas décontracté vers la plus proche. Il
s’assit, droit comme un i, dans une posture toute militaire. Rebecca le
suivit, un peu plus hésitante. Elle se dirigea d’abord vers son mari,
avant de revenir vers la chaise libre, de l’autre côté du lit.
Frank entrouvrit le rideau et jeta un coup d’œil par l’ouverture.
« Il ne m’a pas l’air très réveillé…
— Ils disaient ça avant le coma, répondis-je en posant la bouteille de
whisky par terre. Qu’est-ce qui vous amène ? »
Frank passa la main dans l’éclair blanc de ses cheveux.
« On a lu que Sutcliffe était sorti du coma. J’espérais qu’il
reprendrait l’affaire.
— Frank, intervint Rebecca.
— Il n’y a aucune raison de prendre ce type au sérieux, dit-il du coin
de la bouche.
— Nous sommes venus apporter notre aide, dit Rebecca en
arrangeant le bouquet qu’elle tenait dans sa main. Frank ne voudra
jamais le reconnaître, mais il se sent responsable.
— C’est une première, dis-je. On a une famille massacrée, un
prisonnier assassiné, un officier de police tombé en service, un autre
qui lutte contre la mort. Et personne, absolument personne, ne veut en
assumer la responsabilité.
— Martin Wick, dit Frank d’un ton neutre. Ce salopard assume la
responsabilité, qu’il le veuille ou non. Quant au reste ? C’est votre
boulot, Waits. N’attendez pas que le monde vienne à vous.
— Et si Martin Wick n’était pas responsable ? »
La tête de Frank ballota comme celle d’un boxeur sonné et il
agrippa ses genoux pour rester droit.
« Il a rédigé des aveux très détaillés, dit-il. Peut-être que vous
devriez les lire.
— Je doute qu’il ait pu faire autant.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Martin Wick était quasiment illettré. Nous sommes allés
interroger son ex-femme aujourd’hui. Ils se sont séparés quelques mois
avant que votre famille soit assassinée. Elle a été obligée de l’aider à
signer les papiers du divorce. Alors, comment a-t-il pu rédiger vingt-
cinq pages d’aveux, à votre avis ?
— Le sang ne ment pas…
— Parfois, si.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Il avait posé la question comme s’il provoquait une bagarre dans un
bar, et Rebecca continua à justifier leur présence comme si l’échange
précédent n’avait pas eu lieu.
« Nous sommes venus rendre visite à un homme qui a été blessé en
protégeant Martin Wick. Nous sommes ici parce que nous avons une
grande expérience des traumatismes et que nous pouvons l’aider. À
vous entendre, on est entrés par cette foutue fenêtre.
— Vous n’avez pas signé le registre, je suppose.
— Qu’est-ce que vous croyez ? rétorqua-t-elle en adoptant le ton de
son mari.
— Adjointe Black, vous voulez bien le confirmer ? »
Naomi se leva, quitta la chambre et on attendit en silence.
Moore était si grand que, même assis, il dominait son monde et, une
fois de plus, je songeai qu’il avait dû paraître gigantesque aux yeux
d’une épouse et de trois enfants effrayés.
Naomi revint avec le registre, me le tendit et reprit sa place. Frank et
Rebecca avaient signé en arrivant, en indiquant leur adresse et l’heure
d’arrivée.
Et même le motif de leur visite.
Apporter gracieusement des conseils à l’inspecteur principal Sutty
et à sa famille.
Je levai la tête. Frank regardait ses pieds, Rebecca serrait son
bouquet de fleurs à deux mains. Mes joues s’enflammèrent, ma nuque
s’embrasa.
« Désolé, dis-je, laissant tomber les faux-semblants. Comme vous
pouvez le constater, le lieutenant principal Sutcliffe n’est pas sorti du
coma.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama Rebecca, habitée par cette
même décharge d’énergie que lorsque j’avais mis en cause la
réputation de son mari. Je pense que cette histoire pourrait intéresser
les médias. Charlie Sloane vous manipule depuis le début.
— Rebecca…, dit Frank, qui essayait de réfléchir.
— C’est la vérité, poursuivit-elle en pointant le doigt sur son mari.
Tu as devant les yeux un homme victime de Martin Wick, autant que
les personnes qu’il a assassinées, et tout ce que tu vois…
— Rebecca », répéta Frank, d’un ton plus ferme. Sa femme le
regarda, mais il garda les yeux fixés sur moi. « Parlez-moi de ces
aveux, Waits…
— Ça n’a peut-être aucune importance, dis-je. Mais c’est la vérité. Il
ne savait ni lire ni écrire. Quand il a signé ces aveux, il était en état de
choc, au mieux. Il n’avait aucun ami sur terre, et dès qu’il en a eu
l’occasion, il a essayé de se rétracter. »
L’inquiétude qui ne cessait de grandir sur le visage de Frank
menaçait maintenant de l’engloutir. On aurait dit un homme qui a fait
livrer un objet de grande valeur à une mauvaise adresse. J’acquis
soudain la certitude qu’il n’avait pas assassiné sa famille, qu’il n’avait
rien à voir dans toute cette histoire.
Il n’avait jamais douté de la culpabilité de Wick jusqu’à cet instant.
« Mais un autre crime a été commis, Frank, dis-je, et je suis obligé
de vous poser la question. Êtes-vous impliqué dans le meurtre de
Martin Wick ? »
Il soutint mon regard et secoua la tête.
Je me tournai vers Naomi, qui se leva.
« Si on les mettait dans l’eau ? » suggéra-t-elle en montrant les
fleurs qu’ils avaient apportées.
Rebecca se leva à son tour et ouvrit la porte du cabinet de toilette.
Elle poussa un cri d’effroi en voyant émerger Short Back and Sides,
coiffé d’un feutre à la Sinatra.
« Ça roule, Frank ? » lança-t-il par-dessus le lit.
L’expression de Moore se durcit, passant de l’incompréhension à
une fureur contenue. Il tendit la main en direction de sa femme, et
celle-ci le rejoignit de l’autre côté du lit. Il se leva pour lui laisser sa
chaise et s’adossa au mur, bras croisés. Je distinguais les muscles sous
le blazer, tendus, menaçant de faire craquer les manches.
« Vous connaissez déjà M. Sides, je crois, dis-je.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Rebecca. Qui est cet homme ?
»
Short Back avança dans la chambre et ôta son chapeau, laissant voir
le trou dans son front. Son sourire nous permit d’admirer son grillz en
or. Si on ajoutait le tatouage dans le cou et le regard perdu dans les
brumes chimiques, il semblait échappé d’un asile d’aliénés.
« M. Moore était mon conseiller psychologique à Strangeways, dit-
il.
— Et quelle sorte de conseils il te donnait ? » demandai-je.
Short Back aspira bruyamment à travers son grillz.
« Toutes les sortes. » Il fixa son regard sur Rebecca, la seule
personne qu’il n’avait jamais rencontrée dans cette chambre. « Vous
l’avez peut-être pas remarqué, mais j’ai un petit défaut physique, et des
fois, je suis un peu complexé. M. Moore m’a aidé à voir que j’étais
beau.
— Tu as tué un homme également, lui rappelai-je.
— Par accident, ouais. C’est pour ça que j’étais là-bas. M. Moore
disait que je devais me pardonner.
— Vous vous entendiez bien tous les deux ?
— Il était sympa avec moi, répondit Short Back, véritablement ému
semblait-il. Ils étaient pas nombreux. »
Frank hocha la tête.
« Content d’avoir pu te rendre service, Chris. Toi aussi, tu m’as
beaucoup apporté.
— Vous avez surtout été sympa quand vous avez appris que j’étais
le compagnon de cellule de Martin Wick. Et encore plus quand vous
avez su pourquoi j’étais en taule. »
Frank haussa les épaules, le regard dans le vide, et fit jouer les
muscles de ses bras, comme pour nous rappeler qu’ils étaient toujours
là.
« Je ne m’en souviens pas.
— Adjointe Black », dis-je.
Naomi ramassa les feuilles posées à ses pieds.
« Je reviens de Strangeways, dit-elle. Si le directeur a une qualité,
c’est le sens de l’archivage. Nous avons sorti les dossiers de tous les
détenus qui ont participé à vos séances de survie durant leur
incarcération. Pouvez-vous nous confirmer ces noms ? »
Elle se leva pour lui tendre les documents.
Moore avait rougi et je voyais qu’il essayait de se sortir de ce
mauvais pas. Il jeta un coup d’œil au document et hocha la tête.
« Oui, ça m’a l’air exact. Mais Martin Wick n’apparaît pas, comme
je vous le disais.
— Non, en effet, dit Naomi en se retournant vers Short Back. Chris
y figure, en revanche.
— Logique, répondit Moore avec un sourire. Écoutez. Je pourrais
passer cette liste en revue et vous parler de tous ces hommes car j’ai
travaillé avec eux, mais…
— Désolée, le coupa Naomi. Je vous ai donné la mauvaise liste, je
crois. » Elle lui tendit une autre feuille. « Voici la liste des hommes
avec qui vous avez… travaillé à Strangeways. La première, c’était
celle de tous les détenus qui ont agressé Martin Wick à l’intérieur de la
prison. »
Frank examina alternativement les deux listes presque similaires et
sourit. Son regard dériva vers la porte de la chambre.
Je me levai et me dressai sur son passage.
« Comment avez-vous fait, Frank ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Dans ce cas, Short Back peut peut-être vous éclairer…
— Il nous a raconté ce que Martin avait fait à sa famille. Il nous a
raconté ce qu’il avait fait à ses enfants. Il nous a dit que Wick avait
suivi sa fille avant de la tuer, que c’était un pédophile.
— Et les photos ? demandai-je.
— Ah, oui. Il disait que Wick arrêtait pas de lui envoyer des articles
de journaux, depuis la prison. Des photos de sa petite fille…
— Lizzie Moore ? demandai-je, en regardant Frank.
— Ouais. Comme un cinglé. Un putain de serial killer ou un truc
dans le genre. M. Moore m’a demandé si je voulais bien fouiller notre
cellule en douce. Il disait que j’en trouverais peut-être. Et j’en ai
trouvé. Après ça, j’étais convaincu.
— Je ne comprends pas », dit Rebecca.
Frank posa la main sur son épaule, mais elle se dégagea.
« Frank se servait de sa position à Strangeways, expliquai-je. Il
manipulait des détenus condamnés à perpétuité pour les inciter à
attaquer Martin Wick. Ce qu’il tient dans la main, c’est une liste de
prisonniers soigneusement choisis. Il visait les criminels violents.
N’est-ce pas, Frank ? »
Pas de réponse.
« Des hommes condamnés à vingt ou trente ans. Pour eux, quelques
mois de plus pour une agression, ça valait le coup. D’autant que tout le
monde haïssait Wick. Il en a payé certains ; les autres, il les a
simplement manipulés. Ce serait facile à justifier si Martin Wick avait
réellement assassiné toute sa famille, mais maintenant, il s’interroge :
et si cet homme était innocent ?
— Viens, ordonna Frank à sa femme. On s’en va.
— N’oubliez pas de signer en partant », dis-je en agitant le registre
devant lui. Il le regarda en fronçant les sourcils. Je fis semblant de
l’examiner. « Où ai-je déjà vu cette écriture ? » Je sortis l’enveloppe
que m’avait donnée Adam et la comparai avec le registre. « Madame
Moore, puis-je vous embêter encore un peu ? Est-ce l’écriture de votre
mari ? »
Elle voulut se lever, mais retomba sur son siège. Elle se redressa
d’un bond, sans regarder Frank, et marcha vers moi, d’un pas mal
assuré. Elle plaqua sa main sur sa bouche en voyant l’enveloppe.
Adressée à Martin Wick, avec l’écriture de son mari.
« Que contient-elle ? demanda-t-elle.
— Viens, Rebecca, allons-nous…
— Que contient-elle ? »
J’ouvris l’enveloppe. Sa main quitta sa bouche pour sa poitrine,
comme si elle avait du mal à respirer.
« Tu…, dit-elle en se tournant vers son mari… Tu envoyais des
photos de ta fille morte à cet animal ? Des photos de ta petite fille ? »
Frank essaya de transformer une grimace en sourire, sans y parvenir.
Il pouvait me mentir sans vergogne, mais face à sa femme, il hocha
la tête et se laissa tomber sur une des chaises, la tête entre les mains,
comme s’il se dégoûtait. J’ouvris la porte à Short Back. Il remit son
chapeau et quitta la chambre en faisant preuve d’une discrétion dont je
ne l’aurais pas cru capable. Même lui sentait le parfum de honte qui
flottait dans l’air.

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2

La porte s’ouvrit subitement. Tout le monde se retourna. Je


m’attendais à voir revenir Short Back pour une raison quelconque,
mais il s’agissait de l’ancien inspecteur Kevin Blake. En m’apercevant,
il comprit qu’il ne pouvait pas ressortir, alors il avança au milieu de la
chambre en laissant la porte se refermer derrière lui.
Il était encore plus pâle que la dernière fois qu’on l’avait vu. Dans la
lumière crue des néons de l’hôpital, sa peau était d’un blanc maladif.
Il regardait fixement le rideau qui entourait le lit de Sutty, sans rien
dire. Le silence régnait dans la chambre, exception faite des bips
réguliers du moniteur cardiaque. Si l’appareil avait été branché sur
mon cœur, il se serait emballé.
« Bonsoir, Kev. C’est gentil d’être passé. »
Il commença par énoncer une évidence.
« Il n’a pas l’air réveillé…
— Ce cher Sutty, fidèle à lui-même. Mais vous avez raison, on s’est
tous fait avoir. Naomi et moi, on a accouru en apprenant la nouvelle.
Vous avez eu la même idée, on dirait…
— Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Blake, semblant s’adresser à
toutes les personnes présentes.
Ses antennes étaient toujours bien réglées et il se retourna pour
essayer de lire en nous.
Frank se releva pour reprendre sa position dominante, contre le mur,
laissant la chaise à sa femme. Il serra les bras sur sa poitrine, comme
s’il essayait de comprimer une plaie ouverte.
« Frank est tellement heureux à Strangeways qu’il a décidé d’y
dormir maintenant, dis-je.
— Hein ?
— Vous avez essayé de nous le dire, Kev, mais je n’écoutais pas.
— Qu’est-ce que j’ai essayé de vous dire ?
— Vous avez essayé de nous mettre sur la piste de Frank. »
Celui-ci demeura impassible, mais j’entendis crisser le tissu de sa
chemise lorsque ses mains se refermèrent sur ses bras.
« Je ne dirais pas ça. Son nom est apparu dans la conversation, voilà
tout.
— Certes, mais sans votre tuyau, jamais on n’aurait assisté à son
séminaire de survie. Qu’est-ce que vous vouliez nous montrer ?
— Un homme qui a réussi à remonter la pente…
— Ou un charlatan qui monnaye des platitudes ?
— Attendez, attendez… »
Blake regarda autour de lui. Il s’aperçut alors que les Moore eux-
mêmes n’étaient plus disposés à défendre l’œuvre de Frank.
« Toutes les fois où nous nous sommes parlé, dis-je, vous avez
insisté sur le travail caritatif de Frank et les conditions de vie
déplorables à Strangeways. C’est même vous qui avez évoqué Short
Back and Sides, comme si vous essayiez de nous mettre sur la piste…
— Vous m’accordez trop de mérite, mon vieux. De quelle piste vous
parlez ?
— Le travail de Frank à Strangeways.
— Il travaillait à la prison ? Première nouvelle.
— Nous avons consulté ses dossiers aujourd’hui, ajouta Naomi.
Vous lui serviez de référence. »
Blake haussa les épaules.
« Je n’y peux rien. »
Avant qu’on puisse enfoncer le clou, quelqu’un frappa à la porte.
J’allai ouvrir à Charlie Sloane. Essoufflé, il bougeait la tête de droite à
gauche pour essayer de regarder par-dessus mon épaule.
« C’est une soirée privée ?
— Non. Plus on est de fous, plus on rit, dis-je en m’écartant pour le
laisser passer. Je vous croyais dans le train.
— Oui, jusqu’à ce que vous me disiez que votre équipier était
réveillé. » Sloane se faufila dans la chambre et tapa dans ses mains. «
Il a dit quelque chose ? »
Je refermai la porte derrière lui.
« Ne croyez pas tout ce que dit le Mail, Charlie. Je crains qu’il soit
toujours dans les vapes. Mais tous ceux qui lui veulent du bien sont
venus le soutenir. Je suppose que vous êtes là pour ça, vous aussi ?
— Bien sûr, répondit Sloane qui s’affala sur ma chaise en arrachant
une poignée de grains de raisin à l’une des grappes qu’il avait
apportées.
— Nous parlions justement du fait que Frank s’était rendu toutes les
semaines à Strangeways pendant cinq ou six ans. »
Ses yeux englobèrent la chambre, le drame qui s’y déroulait, et il
éclata de rire.
« Pas étonnant que ce pauvre Martin n’ait pu manger quoi que ce
soit sans que quelqu’un ait craché dedans…
— Apparemment, dis-je, nous sommes les deux seuls à y avoir
pensé. Blake affirme qu’il ignorait que Frank Moore était un homme
violent…
— Vraiment ? »
Sloane mastiquait du raisin en observant l’ancien inspecteur. Je
sentais naître l’intérêt journalistique dans sa voix.
« Ça m’a étonné moi aussi, dis-je. Étant donné que, il y a douze ans,
à l’époque des faits, vous lui aviez montré les dépositions écrites des
voisins de Frank.
— Les dépositions des témoins ? répéta Rebecca. Quelles
dépositions ? »
Ce fut Sloane qui répondit, la bouche pleine de raisin.
« Votre mari connaissait le visage de sa première femme sur le bout
des doigts. »
Rebecca regarda le sol, avec une sorte de dignité tranquille, songeai-
je.
« Je n’ai jamais vu aucune déposition, réfuta Blake. Sloane ne m’a
rien montré du tout il y a douze ans. »
Sloane le foudroya du regard.
« Il y a douze ans, ça ne vous intéressait pas.
— En tout cas, cette semaine ça l’intéressait, dis-je. C’est pour ça
qu’il a fait en sorte qu’on les ait sous les yeux. »
Blake frappa dans ses mains.
« Ah oui ? J’ai fait ça ?
— Vous avez vandalisé vous-même votre maison quand j’ai envoyé
des agents prendre votre déposition.
— Mon cul…
— Et vous avez pris soin de mentionner que vous aviez rendez-vous
avec Sloane.
— Et je suppose que je me suis aussi introduit chez moi par
effraction pour voler mon téléphone ?
— Non. Vous essayez de changer de sujet. Nous avons arrêté la
personne qui a volé votre téléphone, rassurez-vous. »
Blake était coincé entre deux sujets qu’il ne souhaitait pas aborder,
et il choisit de revenir au précédent.
« Pourquoi est-ce que j’aurais caché pendant douze ans les actes de
violence de Frank Moore ?
— Charlie, dis-je, vous nous avez expliqué pourquoi ces
témoignages n’avaient pas eu d’écho à l’époque…
— On s’intéresse aux héros et aux méchants. Blake avait déjà fourni
le méchant.
— C’est aussi simple que ça, dis-je. Faire de Frank le méchant à
l’époque, ça n’aurait pas collé avec le scénario. »
Je me tournai vers Moore. Il regardait à travers moi.
Face à un homme de sa taille, d’une telle présence physique, vous
ne cherchez pas à déchiffrer l’expression de son visage mais son
langage corporel. Les émotions semblaient le traverser de part en part
et le laisser dans un état d’agitation constante.
Il croisa les bras, les desserra, les croisa de nouveau, comme s’il
essayait de rengainer ses poings.
Blake balaya le vide d’un large geste.
« Si j’avais connu l’existence de ces témoignages…
— Vous parlez toujours de ce que vous auriez fait, Kev. » Tout le
monde se tourna vers moi. « Vous auriez regardé Frank d’un autre œil
si vous aviez lu les dépositions. Vous auriez cherché d’autres suspects
si Wick n’avait pas été couvert de sang. Vous auriez signalé les actes
de maltraitance qu’il subissait en prison si vous aviez su que Frank y
travaillait. Vous auriez signalé la disparition de votre téléphone si vous
n’aviez pas oublié. Et nous sommes censés croire que toutes ces
omissions qui vous arrangent sont une suite d’heureux hasards.
— Je suis loin d’être heureux ! s’écria-t-il en empoignant sa
poitrine. Qu’est-ce que vous essayez de me dire ? Que c’est Frank qui
a fait le coup ? »
Je songeai qu’il redoutait la réponse.
Frank se redressa de toute sa hauteur et traversa lentement la
chambre. Il s’appuya contre le mur, juste devant Kevin Blake, et le
regarda droit dans les yeux.
Chacun de ses gestes était porteur d’une menace de violence.
« Parlons du téléphone qui a été volé à votre domicile, continuai-je.
— Encore ?
— Oui, encore et toujours, jusqu’à ce qu’on obtienne une réponse
qui ressemble à la vérité. Pourquoi n’avez-vous pas signalé sa
disparition ?
— Je n’ai pas eu le temps. »
Je secouai la tête. Et le dévisageai.
« Soit vous ne vouliez pas que la police découvre ce qu’il y avait
dedans, soit vous ne vouliez pas que la police retrouve la personne qui
l’avait volé. »
Blake se mit à trembler.
« Pourquoi est-ce que je me soucierais d’une putain de junkie ?
— Peut-être qu’elle vous a dit une chose que vous ne vouliez pas
entendre.
— À savoir ?
— Quelque chose qui projetait un éclairage nouveau sur ces douze
dernières années, quelque chose qui vous a incité à braquer le canon à
merde sur Frank Moore.
— Excusez-moi…, dit Rebecca.
— À savoir ? » s’écria Blake.
On était tous debout maintenant, à l’exception de Charlie Sloane,
qui continuait à manger du raisin avec un intérêt amusé face au drame
qui se déroulait devant ses yeux. Rebecca regardait le moniteur
cardiaque dont les bips s’accéléraient à mesure que notre conversation
s’enflammait.
« Je crois qu’il faudrait aller chercher quelqu’un.
— Ne vous inquiétez pas pour ça », dis-je. Tous les regards se
braquèrent sur moi. « L’inspecteur principal Sutcliffe n’est pas là. On
l’a changé de chambre il y a deux heures. »

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3

Je tirai le rideau et le corps allongé dans le lit se redressa en ôtant


ses bandages. Libérée, Esther regarda autour d’elle, le visage encore
plus rouge que d’habitude, en sueur, l’œil vif. Elle repoussa les draps
dont on s’était servis pour l’étoffer et ôta plusieurs couches de
vêtements, avant d’arracher les électrodes qui la reliaient au moniteur
cardiaque.
Sur l’écran, la courbe sinueuse s’aplatit en un long bip ininterrompu.
« Êtes-vous entrée par effraction au domicile de cet homme ? »
demandai-je.
Elle posa son regard sur Kevin Blake et hocha la tête.
« Qui est cette femme ? » demanda Rebecca.
Charlie Sloane ricana.
« Une intime de Martin Wick. J’ai des photos qui le prouvent…
— Que fait-elle ici, alors ?
— Tous les deux ont correspondu pendant que Wick était en prison,
dis-je. Ils ont même réussi à se voir plusieurs fois, alors qu’il était sous
protection armée. On pourrait dire qu’elle est notre fenêtre ouverte sur
l’âme de Wick…
— Dans ce cas, déclara Rebecca en croisant les bras, certains
d’entre nous préfèrent ne pas regarder.
— Esther, pouvez-vous nous dire quand vous avez rencontré Kevin
Blake pour la première fois ?
— Il y a quelques semaines, répondit-elle en observant Blake qui se
tortillait sous le regard noir de Frank. Chez lui.
— Vous lui avez parlé du déferlement de violence contre Martin
Wick. Et vous lui avez sans doute dit qui se cachait derrière car
ensuite, il s’est mis à chercher un moyen de salir Frank Moore.
— Mais il a refusé de m’aider.
— Qu’attendiez-vous de lui ?
— J’en ai assez entendu », déclara Blake, obligé de se tordre le cou
pour regarder Moore. Il paraissait affaibli, malade, chancelant. « Je ne
peux que m’excuser pour cette mise en scène, Frank. Quant à vous… »
Il pointa un doigt rageur dans ma direction. « Vous devriez avoir honte
de vous !
— La porte est juste là, Kev. »
Il fit un pas dans cette direction, mais Frank le repoussa au fond de
sa chaise.
Esther agrippait les draps pour essayer de maîtriser ses
tremblements.
« Quand j’ai compris que la vérité ne l’intéressait pas, reprit-elle, je
me suis dit : qu’il aille se faire foutre. Un soir, je suis entrée par la
fenêtre de derrière et j’ai pris tout ce que je trouvais sur Wick.
— Ainsi qu’un téléphone…
— Il était juste là, avec le code. Pourquoi s’en priver ?
— Et comment avez-vous utilisé ces informations ?
— Il savait où était hospitalisé Wick, qui le surveillait et tout ça. De
toute évidence, il avait gardé des amis dans la police, même s’il n’en
faisait plus partie. Et puis, j’ai trouvé son numéro, ajouta-t-elle en
désignant Sloane d’un mouvement de tête. Et j’ai escroqué quelques
milliers de livres à ce sale gros porc qui a écrit toutes ces histoires sur
Martin. »
Un éclair de colère traverse le visage de Sloane.
« Je ne vous aurais pas donné cet argent si j’avais su qui vous étiez,
jeune fille.
— Vous lui en auriez donné un peu plus, dis-je.
— Qu’est-ce que ça signifie ? »
Je lui fis signe de se taire.
« Pourquoi avez-vous pris cette photo, Esther ?
— Vous aviez raison : je voulais que le monde entier voie Martin.
On voulait tous les faire passer pour des connards.
— Mission accomplie, dit Naomi avec un sourire encourageant.
Qu’avez-vous fait de cet argent ?
— Une partie a servi à payer Short Back. L’autre partie, cette femme
flic.
— Louisa Jankowski ?
— Oui, je crois. Elle avait un nom étranger. Je l’ai payée pour
qu’elle me dise quand Martin était seul, et pour qu’elle me laisse
quelques minutes avec lui.
— Pardonnez-moi, intervint Sloane en imposant le silence. Waits,
vous disiez que j’aurais payé davantage pour lui parler si j’avais su qui
elle était. Crachez le morceau ! »
Esther balaya l’assistance du regard.
« Ah, les hommes, dit-elle. Vous ne pensez qu’au sexe. Des relations
intimes entre Martin et moi ? C’était mon père, bande d’abrutis. »
Frank la regarda d’un air soupçonneux.
« Martin Wick n’avait pas d’enfants », déclara-t-il.
Tous les regards, les uns après les autres, vinrent se poser sur moi.
« Vous saviez que Martin couchait avec Margaret quand vous vous
êtes rencontrés, Frank. Vous saviez forcément qu’il y avait une chance
pour que Lizzie ne soit pas votre fille. »

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4

Frank Moore décocha un coup de poing dans le mur, de toutes ses


forces. Je crus sentir trembler les cloisons de la chambre. Il se
retourna, chancelant, et envoya valdinguer le moniteur cardiaque qui
émettait son bip ininterrompu depuis qu’Esther avait arraché les
électrodes. Il le roua de coups de pied et le piétina jusqu’à le réduire en
miettes.
Après quoi, il demeura planté au centre de la pièce, poings serrés.
« Lorsqu’on a montré à Frank les témoignages qui le dépeignaient
comme un homme violent avec ses proches, il nous a dit la vérité pour
une fois. À savoir que Margaret et lui se disputaient parce qu’elle lui
avait transmis une maladie vénérienne. Et donc, lorsque l’ex-femme de
Wick nous a avoué que Martin l’avait contaminée à peu près à la
même période, on a dressé l’oreille. Ce que Frank a oublié de préciser,
c’est que Margaret avait déjà été infidèle auparavant. »
Frank regardait fixement la jeune femme toujours allongée dans le
lit.
« Rebecca, dis-je. Vous avez déclaré que leur mariage connaissait
des problèmes bien avant votre entrée en scène. Vous voulez bien
développer ? »
Son regard quitta son mari pour glisser vers le lit.
« Frank n’a jamais cru que Lizzie était sa fille…
— Les dates ne correspondaient pas, dit celui-ci, distraitement, au
milieu des débris du moniteur cardiaque. Quand Maggie est tombée
enceinte, j’étais en mission.
— Bon, d’accord, intervint Sloane, les yeux fixés sur Esther lui
aussi. C’est la fille de Wick. Ça signifie qu’il n’a pas assassiné les
Moore ou qu’il l’a fait ? Et elle, où était-elle ? Pendant tout ce temps ?
— Je me suis enfuie, répondit Esther. J’avais découvert que ce
n’était pas Frank mon vrai père, mais Martin. Et puis, je me suis dit
qu’il les avait tous tués. Je n’avais plus personne. »
Kevin Blake déboutonnait le haut de sa chemise.
« Quand avez-vous découvert que Frank n’était pas votre père ?
demanda Sloane.
— Toute cette brutalité, ces menaces, ces conneries, dit-elle en
regardant Frank. Toute cette violence. Elle s’est fait une joie de me le
dire.
— Tu te trompes sur un point », rétorqua Frank. Une partie de ses
forces l’avait abandonné et cela se percevait dans sa voix. « J’étais ton
vrai père et je le suis toujours, quoi que tu penses. Quoi que dise
l’ADN. Je t’ai élevée pendant douze ans. Je t’ai aimée chaque jour
pendant tout ce temps. »
Il fit deux pas hésitants vers le lit.
Esther/ Lizzie Moore le regarda comme s’il était du poison.
« Tu comprends pas ? lança-t-elle. On s’en fout de l’ADN. Tu as
cessé d’être mon père le jour où tu as levé la main sur elle. C’est pas
toi qui décides, Frank. C’est moi. Je dis que la petite fille que tu as
élevée est toujours vivante, mon frère et ma sœur sont toujours vivants.
Ma mère aussi. Il n’y a que toi qui es mort, parce qu’on l’a décidé. »
Je m’approchai du lit pour m’interposer entre eux.
« Si vous nous racontiez ce qui s’est passé cette nuit-là ?
— Je peux juste vous dire que Martin n’a rien fait, répondit-elle. Il
était avec moi. C’était la première fois qu’on se voyait. Sincèrement, il
ne me plaisait pas. Il avait essayé de se faire beau, il avait peigné ses
cheveux en arrière et tout ça, mais il avait forcément l’air d’un looser à
côté de Frank. Il m’a emmené dans un Little Chef. On a mangé sans
savoir quoi se dire et il m’a ramenée à la maison. »
Elle nous regarda l’un après l’autre.
« Hélas, sa camionnette est tombée en panne sur le chemin du
retour. Et on est arrivés tard. Il faisait nuit. On a eu beau cogner à la
porte, personne nous a ouvert. Martin ne savait pas quoi faire. Alors,
j’ai dormi à son hôtel. Il m’a fait entrer en douce pour éviter les
questions et le lendemain matin, on est retournés à la maison.
— Qu’est-ce qui s’est passé alors ?
— On est arrivés très tôt. Il a frappé à la porte. Toujours pas de
réponse. On voyait un peu à l’intérieur de la maison étant donné qu’il
faisait jour, et quand il a regardé par la fenêtre, il a failli tomber à la
renverse. Il m’a demandé d’attendre et il a fait le tour. J’ai entendu un
bruit de verre brisé et j’ai eu peur. J’étais trop petite pour voir par la
fenêtre, alors j’ai attendu. Ça m’a semblé durer des heures. »
Elle déglutit et sécha ses larmes.
« Finalement, je l’ai rejoint derrière et je suis entrée après lui, par la
fenêtre de la cuisine. Il s’était coupé en passant à travers, mais je l’ai
suivi quand même. Je me suis avancée dans le couloir et… »
On échangea des regards.
« … J’ai vu du sang partout. Il y avait un tas de linge sale au pied de
l’escalier. Bizarrement, il y avait un visage posé dessus. Et c’était celui
de ma mère. Je suis restée plantée là, le dos collé à la porte d’entrée, à
la regarder. Je ne savais plus comment faire pour sortir. Je ne savais
plus comment respirer. Puis Martin a dévalé l’escalier. Il était couvert
de sang. Réellement couvert. Et je me suis aperçue que je n’entendais
pas Arthur ni Mary. Il m’a dit quelque chose. Du style “Ils sont tous
morts”. Et je me suis mise à hurler. Il a voulu me prendre dans ses bras
et je l’ai frappé. Maintenant, je sais qu’il avait peur autant que moi,
mais sur le moment, je croyais qu’il était entré dans la maison en
brisant la fenêtre pour tous les tuer. Je l’ai traité de fou, j’ai ouvert la
porte et je me suis enfuie.
— Pour aller où ? » interrogea Naomi.
Esther secoua la tête, comme si elle ne se souvenait plus.
« À l’école, je crois. La première nuit, j’ai dormi dans la salle de
jeux. J’ai jamais été aussi fatiguée de ma vie. Quand je me suis
réveillée et que je suis allée en ville, tous les journaux parlaient de
Martin. Le Somnambule, ils l’appelaient. Il avait été arrêté. Ils disaient
qu’il était coupable, et d’après ce que je sais, que j’avais attendu
devant la maison pendant qu’il les tuait tous. Certains journaux
affirmaient même que j’étais morte. »
Elle posa sa main sur sa poitrine et appuya fort.
« Et je me demandais si c’était vrai. Quand je me suis aperçue que je
respirais encore, ça a été une des plus grandes déceptions de ma vie.
— Lizzie…, dit Frank.
— Après tout ce sang, cette peur, ce parfum de mort, tu sais ce qu’il
y avait de plus horrible ? Tu sais ce qui me foutait vraiment la trouille
? » Frank secoua la tête. « C’était qu’ils m’obligent à vivre avec toi. »
Frank sembla se vider de tout son air.
« Celui qui a pris un couteau pour les découper tous en morceaux,
au moins, il a fait ça vite. La vraie cruauté, c’est de tuer quelqu’un
lentement, pendant des années, avec des mots, des insultes, des
menaces et des mensonges. Je ne haïrai jamais l’assassin de ma mère
autant que je te hais, Frank. C’est à cause de toi que je fuis depuis ce
jour-là. » Sa voix se brisa. « J’ai vécu à la dure. J’ai fréquenté une fille
qui avait monté une œuvre de bienfaisance bidon avec sa mère. Elles
se sont occupées de moi. Elles voyageaient beaucoup et on s’est vite
retrouvées en Irlande. Je me suis fait sauter contre de la drogue et du
fric, Frank. Je veux que tu le saches. Au début, Esther était mon nom
de pute, mais au bout d’un moment, j’ai trouvé que c’était ce qui
m’allait le mieux.
— Qu’est-ce qui vous a poussée à revenir ? voulut savoir Naomi.
— Les journaux disaient que Martin était mourant, et ça a tout fait
ressortir. Un jour, j’ai trouvé un exemplaire de son bouquin dans une
boutique d’occasion. » Elle désigna Blake d’un mouvement de tête. Il
était adossé au mur, comme si c’était la seule chose qui lui permettait
de rester debout. « C’était très dur à lire, et pour la première fois, je me
suis autorisée à repenser à ce qui s’était passé. Il disait que les analyses
scientifiques prouvaient qu’ils étaient tous morts le vendredi soir. J’ai
compris alors que j’étais l’alibi de Martin. Il ne m’avait pas quittée un
seul instant.
— On en revient à la question des aveux, dis-je en me tournant vers
Kevin Blake. Comment un illettré a-t-il pu rédiger, relire et signer un
texte de vingt-cinq pages ?
— Je ne souhaite pas parler de ça, dit-il, une main plaquée sur la
poitrine.
— Papa disait qu’ils l’ont empêché de dormir pendant trois ou
quatre jours. Ils lui répétaient sans cesse ce qu’il avait fait, jusqu’à ce
qu’il le sache par cœur. Ensuite, ils n’avaient plus qu’à appuyer sur la
touche “enregistrer” et à tout retranscrire. Ils lui ont dit qu’il pourrait
dormir s’il signait les vingt-cinq pages. Il était déjà en état de choc
quand ils l’ont arrêté…
— Qui alors ? » demanda Blake, toujours adossé au mur. Il avait les
larmes aux yeux. « Si ce n’était pas lui, c’était qui… ?
— La question ne s’est jamais posée, dis-je. Vous y aviez déjà
répondu. Peut-être que vous vouliez bien faire. En envoyant un
meurtrier derrière les barreaux et en veillant à ce qu’il y reste. Hélas,
vous avez piégé le mauvais coupable. Il suffisait de planquer l’arme du
crime dans sa chambre et de l’encourager à passer aux aveux. Votre
livre était la cerise sur le gâteau. »
Blake nous regarda l’un après l’autre, plié en deux.
« Et puis, douze ans plus tard, poursuivis-je, Esther réapparaît,
offrant un alibi en béton à Martin Wick. Elle est la preuve que vous
avez tout construit – votre enquête, votre livre, votre vie – sur des
mensonges. Je n’arrêtais pas de me demander comment quelqu’un
avait pu s’approcher suffisamment de Rennick pour lui serrer la main
et le poignarder. J’ai tout imaginé : liaison, pots-de-vin…
— Il m’a reconnu, dit Blake. Il m’a dit “C’est vous qui avez arrêté
Martin Wick. Laissez-moi vous serrer la main…”
— Et vous l’avez poignardé dans le cou. »
Blake déglutit trois fois de suite, il avait du mal à avaler de l’air.
« Je m’en veux de ce qui lui est arrivé. Je m’en veux à mort. Mais il
ne me reste plus beaucoup de temps. Et quand vous arrivez au bout du
rouleau, vous vous demandez ce qui restera de vous. Je ne voulais pas
mourir en étant discrédité. Ridiculisé. Et Sutty ? » Il secoua la tête. «
Peu importe. Ce n’était pas un flic, et vous non plus. Pas étonnant que
vous soyez son putain de protégé.
— Je n’ai fait brûler personne, Kev.
— Je vous l’ai dit la première fois qu’on s’est parlé. » Il griffait sa
poitrine. « Pour quelqu’un, cet incendie était l’unique moyen d’action.
Il se trouve que ce quelqu’un, c’était moi. Je n’avais pas le choix. En
tout, ça m’a pris cinq minutes. »
Il déglutit de nouveau, se laissa glisser le long du mur et s’affala sur
le sol.

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5

Réunis sur le toit de l’hôpital St Mary’s, Naomi, Esther et moi


contemplions, tout en bas, le parking éclairé par les lampes au sodium.
Frank Moore avait été arrêté et Kevin Blake conduit aux urgences à la
suite d’un violent infarctus. Rebecca Moore, abattue par les révélations
de la nuit, livide, avait été ramenée chez elle par une voiture de
patrouille, et Charlie Sloane avait fichu le camp pour rédiger son
scoop.
Une fois l’excitation retombée, Esther nous avait suppliés de
l’emmener prendre l’air. J’avais donné mon accord et l’avais précédée
dans l’escalier où on s’était croisés la première fois. Aujourd’hui,
j’avais Naomi dans mon sillage. La nuit avait été longue. Pourtant, on
était parfaitement réveillés tous les trois, exaltés par le dénouement de
cette histoire, et on se passait la bouteille de Johnnie Walker en
regardant l’aube se lever.
Une question demeurait cependant, suspendue au-dessus de tout le
reste.
« Qui les a tués ? » demanda Esther, formulant à voix haute
l’interrogation de toute une vie.
Adossés au mur, on regardait le vide.
« Je ne sais pas, avouai-je. Blake n’est impliqué que dans
l’arrestation de Wick, on en a la certitude. Frank et lui ont des alibis, et
je suis convaincu que Frank n’avait jamais douté de la culpabilité de
Wick. D’ailleurs il estimait que ces incitations au meurtre à l’intérieur
de la prison étaient justifiées car il avait massacré toute sa famille. » Je
me tournai vers Esther. « Pendant un court instant, j’ai pensé que ça
pouvait être vous…
— J’étais une enfant. Même si c’est difficile à imaginer aujourd’hui.
»
En la regardant, je pris conscience qu’elle était encore jeune. Vingt-
cinq ans au maximum. Elle s’était mise à frissonner, mais ce n’était
pas de froid, et je me demandais si elle parviendrait à se désintoxiquer
un jour.
« Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? demanda-t-elle.
— Vous êtes l’alibi de Martin. On ne peut plus l’interroger
maintenant, mais vous êtes totalement persuadée de son innocence.
Alors, je vous crois.
— Je ne sais pas si c’est la discussion ou le froid, mais je me gèle. »
Elle était enveloppée dans trois chemises de nuit, mais avait refusé que
je lui prête mon manteau, pour une question d’élégance. « Une clope
aiderait à faire circuler le sang… »
Je regardai Naomi.
Emmitouflée dans sa parka kaki, elle haussa les épaules. C’était la
première fois que j’offrais mon vrai visage, le meilleur, depuis qu’on
se connaissait, et je voulais lui plaire. J’espérais que c’était le cas.
« J’y vais, dis-je en prenant la bouteille. Ce n’est pas le jour idéal
pour arrêter net.
— J’arrêterai demain », déclara Esther.
Je hochai la tête et parcourus la dizaine de mètres qui me séparait de
la porte en zigzaguant entre les énormes climatiseurs. Arrivé à la porte,
je regardai en arrière. Esther et Naomi semblaient en pleine
conversation. Elles me tournaient le dos.
Une parka et une triple chemise de nuit.
Je portai la bouteille à ma bouche pour boire et sentis une explosion
de douleur dans la mâchoire.
La bouteille se brisa sur le sol et je tendis les bras pour amortir ma
chute, une seconde trop tard. Je voulus me relever, mais un autre coup,
à la tempe, me réexpédia au tapis. Je sentais le goût du sang épais,
riche, qui coulait de ma bouche ; sa chaleur se répandait sur mon
menton.
Je voyais deux bottes devant moi.
Levant les yeux, j’entrevis Louisa Jankowski, juste avant qu’elle
abatte la crosse de son arme sur ma tête une troisième, quatrième et
cinquième fois. Lorsque je réussis enfin à m’arracher du sol, j’ignorais
combien de temps s’était écoulé. Ma vue était floue et je sentais que
mon œil droit commençait à se fermer.
Je vis Louisa s’approcher de Naomi par-derrière. Mon équipière
était toujours appuyée contre le mur, au-dessus du vide. Je voulus crier,
mais aucun son ne sortit de ma bouche. Louisa levait son pistolet.
J’avançai en titubant, obligé de prendre appui sur un climatiseur.
Naomi avait dû m’entendre malgré tout car elle avait commencé à se
retourner lorsque le coup de feu partit. Un éclair jaillit du canon, sa
capuche fut projetée en arrière et elle s’écroula sur le toit, morte.
Jankowski pivota et me vit.
Je battis en retraite et m’engouffrai dans la cage d’escalier, au
moment où le deuxième coup de feu claquait.
Dès que j’eus descendu un étage, je compris que j’aurais dû me
cacher derrière la porte du toit, laisser passer Jankowski et l’attaquer
par-derrière, mais je n’avais qu’une seule idée en tête : fuir. En
atteignant le palier suivant, je trébuchai et basculai la tête la première.
Je dégringolai dans l’escalier et j’atterris au pied des marches en
grimaçant de douleur.
Ma mâchoire inférieure semblait s’être détachée de mon corps et
j’essayai d’agripper une rampe, en voyant le sang couler de ma
bouche. Un bruit de pas me fit tourner la tête : je vis trois images
identiques se superposer.
Louisa apparut au coin, arme au poing.
« J’avais pas le choix, dit-elle. Sans Esther, c’est juste un téléphone
qui a appelé le mien. C’est rien. » Elle passa la langue sur ses lèvres. «
Mais je ne voulais vraiment pas ça. »
Elle leva le canon de son arme et j’entendis une détonation
assourdissante.
En rouvrant les yeux, je découvris le mur éclaboussé de sang et
Louisa affalé sur le palier, morte. Je me retournai et vis, quelques
marches plus bas, un homme au visage dissimulé par une cagoule
noire. Il pencha la tête sur le côté, dans un geste presque comique, et
tapota sa tempe avec son pistolet, comme s’il me conseillait d’être plus
prudent la prochaine fois. Je me relevai à genoux et j’avançai vers lui,
mais il me tourna le dos et s’enfuit.
Je fis encore deux ou trois pas avant de m’évanouir.
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VIII

Tout doit disparaître


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1

Je me réveillai dans la peau d’un garçon de huit ans, assis sur la


banquette encombrée à l’arrière de la voiture familiale. On avait
beaucoup déménagé un an avant que ma sœur et moi soyons placés
dans des foyers, et on passait souvent la nuit sur des aires de repos ou
des stations-service. Notre mère conduisait toute la journée, sans
jamais nous expliquer pourquoi on partait, ni où on allait.
Elle aimait bouger en permanence, pour laisser le monde derrière
elle.
Il faisait nuit, mais j’entendais la respiration régulière de ma petite
sœur, endormie à côté de moi. Lorsque mes yeux se furent habitués à
l’obscurité, je distinguai même les contours de son corps, recroquevillé
sous une couverture, la tête posée sur un coussin. Les vitres étaient
couvertes de buée et c’était déstabilisant : on aurait dit que le monde
avait disparu pendant notre sommeil. J’essuyai la vitre avec ma main,
et malgré cela, je n’aperçus aucune lumière dehors, et je trouvai ça
bizarre de ne pas entendre le bruit des autres voitures, des gens ou de
la circulation. Parfois, quand vous dormez près d’une autoroute, vous
avez l’impression d’être au bord de la mer.
Je ne me souvenais pas d’être monté dans la voiture. Troublé, je
regardai la silhouette assise à l’avant. Notre mère tenait le volant à
deux mains et regardait fixement le pare-brise embué. Je ne voyais que
l’arrière de sa tête, ses cheveux bruns attachés, mais je savais, d’après
sa posture, qu’elle ne dormait pas.
Le moteur tournait.
J’essayai d’ouvrir la portière, elle était verrouillée. Notre mère ne se
retourna pas en entendant un mouvement derrière elle, mais je sentis
qu’elle appuyait sur l’accélérateur, faisant rugir le moteur. J’avais
l’esprit embrumé, ralenti, jamais je n’avais été aussi fatigué. J’essayai
de nouveau d’ouvrir la portière, en vain.
En me penchant en avant, je m’aperçus que j’étais sanglé sur mon
siège.
Je soulevai la couverture de ma sœur : elle aussi était attachée.
Le moteur rugit de plus belle et je sentis au fond de ma gorge le goût
des gaz d’échappement. Je défis ma ceinture et rampai par-dessus le
levier de vitesse pour passer devant et essayer de remonter le loquet de
la portière du passager. Ma mère m’obligea à retourner derrière, en
appuyant sur mon cou avec son avant-bras. Comme je résistais, elle
agrippa maladroitement mon visage, ses ongles se plantèrent dans mes
joues et les griffèrent. Je déverrouillai la portière, tirai sur la poignée et
l’ouvris d’un coup de pied. Réussissant à me libérer, je basculai sur le
sol du garage en toussant, les mains plaquées sur le visage.
Je me retournai vers ma mère. Elle avait repris sa position : les
mains sur le volant, droite comme un i, le regard fixé devant elle. Je
me relevai, contournai la voiture et j’ouvris la portière du côté de ma
sœur. Elle marmonnait, un peu groggy, mais elle tenait debout. Je
l’enveloppai dans la couverture avant de soulever la porte du garage, et
on se dirigea d’un pas titubant vers la maison où on habitait, toussant
et respirant l’air frais. Quand on atteignit la porte, j’entendis trois petits
coups de klaxon.
Notre mère martelait le volant de ses poings.

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2

« Essayez de ne pas parler », dit Parrs. Planté devant la fenêtre, il


contemplait le ciel gris acier. « Vous êtes à St Mary’s… Impossible de
vous arracher à cet hôpital, apparemment. Vous avez deux fractures à
la mâchoire, quant à vos dents… Disons que vous auriez dû sourire
davantage quand vous le pouviez encore. Vous vous souvenez de ce
qui s’est passé ? »
Je voulus répondre, mais une onde de douleur irradia de ma
mâchoire.
Lorsque je regardai vers Parrs, j’avais les larmes aux yeux.
« Je vous ai dit de ne parler. » La manifestation sonore de ma
détresse le fit se retourner. « Vous n’avez jamais su obéir aux ordres,
hein ? Évanoui, vous causiez des dégâts supplémentaires à votre
mâchoire, alors ils l’ont fermée avec du fil de fer. Vous allez devoir
suivre un régime encore plus liquide que d’habitude pendant quelque
temps. »
Il me gratifia de son sourire de carnassier.
« Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il, je leur ai expliqué que vous
étiez un ancien drogué et que les antalgiques risquaient de vous faire
replonger. »
Je battis des paupières pour chasser la sueur qui coulait dans mes
yeux, mais quand je voulus porter ma main à mon front, elle refusa de
bouger. Je sentis monter la panique.
Mes deux bras étaient attachés.
Je voulus remuer les jambes sous les couvertures. Attachées elles
aussi. Je bandais tous mes muscles en même temps, ce qui provoqua
une nouvelle décharge électrique dans ma mâchoire.
Je renonçai, haletant et transpirant. M’efforçant de ne pas bouger la
bouche.
« Inutile de préciser que vous êtes en état d’arrestation. Vous avez le
droit de garder le silence, mais vous risquez de nuire à votre défense si,
lorsqu’on vous interroge, vous omettez de mentionner un élément que
vous utilisez ensuite devant le tribunal. Tout ce que vous direz pourra
être retenu contre vous. Vous comprenez ? »
J’entendais ma respiration hachée.
« Je considère cela comme une réponse affirmative. Dans un instant,
je vais détacher votre main droite pour que vous puissiez rédiger une
déposition détaillée au sujet de ce qui s’est passé ici. Et afin de lever
toute ambiguïté, j’aimerais que vous expliquiez également pourquoi
nous avons retrouvé dans les affaires de Louisa Jankowski dix mille
livres en liquide et un passeport portant votre photo. Au fait, elle est
morte. Alors, essayez de ne rien oublier. Vous irez en prison, quoi qu’il
arrive. J’ai entendu dire qu’une place s’était libérée à Strangeways… »
Je levai un regard interrogateur.
« L’ancien compagnon de cellule de Wick, votre pote Adam. Il a fait
du saut à ski hier. C’est l’expression qu’ils emploient quand un détenu
se pend avec ses draps. Comme le plafond n’est pas assez haut, ils
attachent le drap aux barreaux et ils se penchent en avant le plus
possible. C’est un petit tuyau que je vous donne au cas où ça
deviendrait trop dur pour vous là-bas. »
Mes yeux glissèrent vers la fenêtre. Si j’avais pu la briser en lançant
une chaise et sauter, je l’aurais fait. Parrs lut dans mes pensées. Il
hocha la tête, non sans une certaine compassion.
« Au moins, vous pourrez dire que vous avez essayé, fiston. Mettez-
vous dans l’idée que le monde est un enfer. Et dites-vous que ce
pauvre type a été libéré par anticipation pour bonne conduite. »
Il chercha dans les poches de sa veste un calepin et un stylo, qu’il
lança sur le lit. Puis il s’approcha pour défaire la sangle qui
emprisonnait mon bras, afin que je puisse écrire. Je m’emparai du
stylo, avec lequel j’essayai de le poignarder au visage, mais il recula et
regarda ma main fendre l’air.
Le souffle coupé, je me mis à secouer le lit en balançant le poids de
mon corps de droite à gauche, pour tenter de le faire basculer. Parrs se
contentait de m’observer, jusqu’à ce que je m’épuise. Alors, il posa sa
main sur la mienne et me prit dans ses bras. Je levai les yeux vers lui,
tandis qu’il broyait mes doigts et se servait de sa main libre pour
agripper ma mâchoire. Quelqu’un, quelque part, hurlait.
Il malaxait mes articulations brisées entre ses doigts osseux et je
sentis tout mon corps se couvrir de chair de poule et de sueur.
Finalement, quelque chose céda et Parrs recula, dégoûté. Il regarda le
lit.
Et la tache humide qui se répandait sur les draps.
Il se baissa pour ramasser le calepin et le stylo tombés par terre et
les posa à côté de moi. Je n’entendais que le bourdonnement strident
dans mes oreilles et le sang qui cognait dans mes veines.
« Une heure, dit-il en tirant sur sa chemise. Ou sinon, on aura une
autre petite discussion tous les deux. »
Quand il eut quitté la chambre, je passai en revue mes différentes
options. Après avoir essayé de défaire la sangle qui immobilisait mon
bras gauche, je renonçai.
Je pris le calepin et constatai que Parrs y avait déjà jeté quelques
notes.
Les grandes lignes de l’affaire, un bref résumé du sort de chaque
protagoniste. Je ne repensai pas immédiatement à ce qui s’était passé
sur le toit de l’hôpital jusqu’à ce que je tombe sur ces mots : adjointe
Naomi Black.
Rayés.
Je commençai par les événements de samedi soir et la conclusion à
laquelle j’étais arrivée.
À savoir que Martin Wick avait couché avec Maggie Moore il y
avait très longtemps. Il avait engendré une enfant illégitime, que Frank
Moore avait élevée comme la sienne, sans le savoir. Je notai que Frank
avait découvert la trahison par la suite, la chlamydia, et qu’il était
devenu un être autoritaire et violent sous son toit. Malgré cela, je
demeurais convaincu qu’il n’avait pas commis ces meurtres. Pendant
des années, il avait tenté de faire disparaître l’homme qu’il croyait
responsable.
Je notai que Kevin Blake avait piégé Martin Wick à l’époque en
l’obligeant à signer des aveux qu’il ne comprenait pas, avant de
renforcer sa version des faits avec des preuves trafiquées et un best-
seller. Je notai que Lizzie Moore était vivante depuis tout ce temps, et
qu’elle fournissait à Wick un alibi qui apportait la preuve des
manipulations policières. En conséquence de quoi, Kevin Blake s’était
rendu dans ce même hôpital afin d’assassiner Wick avant qu’il
s’adresse aux médias.
Mais il n’y avait pas que ça… Je racontai ensuite ma propre histoire.
Je m’étais procuré au prix fort un faux passeport. Pendant des années,
j’avais retiré de petites sommes d’argent sur mon compte en banque.
J’avais préparé un sac avec l’intention de laisser tomber l’enquête et
d’échapper au spectre de Zain Carver. Je racontai que Louisa
Jankowski m’avait tout pris, qu’elle me faisait chanter et qu’elle avait
mis l’enquête en danger. J’en arrivai aux événements survenus sur le
toit de l’hôpital. À la mort inutile, absurde, de Naomi. Et à
l’intervention de l’inconnu masqué qui m’avait sauvé la vie.
Tous les mensonges proférés, les lois violées.
Lorsque Parrs revint récupérer le calepin et s’asseoir dans un coin de
la chambre, la tache humide sur les draps avait refroidi et j’étais
parcouru de frissons. Pas une fois il ne me regarda pendant sa lecture,
mais je vis son étonnement devant ma franchise.
« Je ne comprends pas, dit-il finalement. Si vous n’étiez pas de
mèche avec Jankowski, pourquoi ne pas lui avoir remis le téléphone, le
soir où il était en votre possession ? Pourquoi ne pas l’avoir détruit ? »
Je tendis la main pour réclamer le calepin.
La vie d’Esther, écrivis-je.
« Réfléchissez, dit Parrs. Vous pourriez être tiré d’affaire à l’heure
qu’il est. On se demandait comment vous aviez réussi à éliminer
Jankowski et à vous débarrasser de l’arme. Avez-vous reconnu cet
homme à la cagoule ? »
Je secouai la tête.
« Frank Moore et Kevin Blake étaient l’un et l’autre en état
d’arrestation, réfléchit-il à voix haute. Et j’ai interrogé les agents en
planque devant chez Carver. Il est resté chez lui avec sa femme et le
gamin. Apparemment, vous avez trouvé un ange gardien. »
Je n’en étais pas certain.
« Ça ne veut pas dire grand-chose, mais je me réjouis de savoir que
vous n’êtes pas directement impliqué dans ce complot. »
Il croisa mon regard et hocha la tête.
« Cela étant dit, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La
mauvaise nouvelle, c’est que je ne peux absolument pas vous protéger
dans toute cette affaire. Ça va être moche. Un ancien inspecteur qui
piège un innocent. Frank Moore qui le torture en prison. Par
conséquent, Chase veut faire le ménage. Il est fort probable que vous
vous retrouviez parmi les détenus de Strangeways. On ne doit pas
donner l’impression de faire du favoritisme professionnel. Ils vous
placeront en isolement au premier signe de violence. Vous voulez un
conseil ? Déclenchez une bagarre dès que possible, en choisissant le
type le moins costaud. »
Je ne réagis pas.
« Toutefois, il y a un rayon d’espoir. La bonne nouvelle, c’est que je
vais certainement obtenir une promotion. La superintendante en chef et
moi sommes parvenus à un accord hier soir concernant la disparition
de Tessa Klein. En l’absence de nouveaux éléments prouvant le
contraire, nous avons convenu de conclure au suicide et de mettre fin
aux recherches dès demain. »
Parrs regagna la fenêtre. Il se fondait dans la grisaille extérieure. Il
ne projetait aucune ombre sur le sol, et par moments, je songeais qu’il
n’existait pas réellement, que rien de tout cela n’était vrai. Hélas, ma
douleur à la mâchoire prouvait le contraire.
« Les dents que vous m’avez données ont été incinérées, dit-il. Vous
aviez raison : Chase avait envoyé Klein auprès de Carver pour
l’espionner. Elle voulait s’offrir sa tête sur un plateau dans l’idée de
favoriser son ascension. Il semblerait qu’elle l’ait sous-estimé. Notre
théorie, c’est que Carver et Klein ont eu une liaison. Il l’a convaincue
que c’était du sérieux et qu’elle pouvait plaquer son boulot. Ensuite, il
l’a liquidée. »
Il se retourna et vit mon expression.
« Rassurez-vous, on ne laisse pas tomber. De fait, c’est la raison
pour laquelle on vous a assigné l’adjointe Black au départ. Une ombre
capable de relever tout ce qui concernait, de près ou de loin, vos
relations avec Carver. Avant qu’on la lui colle sur le dos à temps plein.
»
Parrs se dirigea vers la porte et s’arrêta avant de sortir.
« Vous avez commis une erreur dans vos notes. C’est la jeune Esther
que Jankowski a abattue sur le toit. Black lui avait prêté sa parka parce
qu’elle avait froid. Elle s’en est tirée avec un coup de crosse derrière la
tête. Vilain traumatisme crânien, mais elle s’en remettra. Après tout
cela, j’estime qu’elle est prête à s’attaquer à Zain Carver, pas vous ?
Alors, bon boulot, fiston. D’une certaine manière, vous avez fait tout
ce qu’on attendait de vous. »
Quand il m’annonça que Naomi était vivante, je ressentis un
sentiment inconnu. Je serrai la mâchoire autant que je le pouvais pour
dire, entre les fils :
« Retournez-vous. »
Parrs s’exécuta. Il réprima un sourire en voyant la sueur perler sur
ma peau.
Mes poings qui agrippaient les draps.
« Si vous l’envoyez affronter Carver, j’aurai votre peau.
— Si un regard pouvait tuer, je prendrais peut-être votre menace au
sérieux. Mais vous n’êtes pas en position. Dans deux ou trois jours,
vous serez transféré à Strangeways. Vous me direz ce que vous pensez
du verre pilé en guise de condiment.
— Combien de dents y a-t-il dans la bouche d’un être humain ? »
bredouillai-je.
J’avais du mal à articuler et déglutir me faisait mal. Des bulles de
salive sortirent de ma bouche.
Parrs se pencha vers moi pour entendre.
« Combien de dents y a-t-il dans la bouche d’un être humain ?
répétai-je.
— Il y en a moins dans la vôtre que dans la mienne…
— Avez-vous compté celles de Klein avant de les brûler ? Vous avez
fait attention ? Car il risque de vous en manquer quelques-unes. »
Calmement, Parrs retourna à la porte et l’ouvrit. Je crus qu’il s’en
allait, mais en réalité, il voulait juste vérifier qu’il n’y avait personne
dans le couloir. Il la referma, revint vers moi et pinça de nouveau ma
mâchoire entre ses doigts.
« Je ne vous crois pas », siffla-t-il à mon oreille.
Je laissai éclater un rire de dément et j’appuyai mon visage contre sa
main, l’obligeant à accentuer la pression sur ma mâchoire, et je le
regardai droit dans les yeux, en faisant éclater les bulles de salive
ensanglantées qui mouchetèrent son visage.
Il me lâcha, se redressa et recula, horrifié.
Il sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer son visage et ses
mains.
« Je ferai démonter votre voiture pièce par pièce. Je retournerai
votre appartement…
— Et vous ne trouverez rien.
— Qu’est-ce que vous voulez, bordel ?
— Enlevez-moi ces saloperies. »
Il frotta ses yeux rouges avec ses jointures, puis détacha mon bras
gauche en m’observant de près.
« Je veux récupérer mon sac.
— Impossible.
— Dans ce cas attendez-vous à ce que Charlie Sloane reçoive un
mail intéressant.
— Vous bluffez. »
Je le regardai sans rien dire. Il hocha la tête.
« Il faut que j’en parle à Chase, dit-il en évitant mon regard. Autre
chose ?
— Naomi ne s’approchera pas de Carver. »
Il essaya de jauger mon expression, mais mes yeux étaient
larmoyants, injectés de sang et un filet de salive rouge coulait sur mon
menton. Ma mâchoire était enflée, brisée à deux endroits et maintenue
par des fils.
Difficile, par conséquent, de deviner mes pensées.
« Je verrai ce que je peux faire. Vous êtes bien conscient, je suppose,
que vous aurez beaucoup plus d’ennuis en étant libre ? Carver n’attend
que ça. Il va vous étriper vivant, au sens propre. » Il avait touché un
point sensible et cela dut transparaître sur mon visage car il sauta sur
l’occasion. « Et si on explorait un autre arrangement ? Vous avez les
dents. De mon point de vue, c’est un moyen de pression. On pourrait
vous accorder une promotion, vous envoyer en poste dans un coin
tranquille, à l’abri… »
Je pensai à Tessa Klein. Une jeune femme manipulée par les deux
camps, et assassinée sans que personne ne veuille en assumer la
responsabilité. Cela aurait pu être moi et je me demandai, de façon
malsaine, ce qui lui était arrivé. Où était son corps et à quoi avaient
ressemblé ses derniers instants. Dans quelques heures, je risquais de le
découvrir par moi-même. J’aurais dû être plus prudent, me disais-je.
J’aurais dû agir au moment où ça pouvait encore servir à quelque
chose.
« Choisissez quelqu’un d’autre pour m’apporter mon sac, je ne veux
plus vous voir.
— Très bien, dit Parrs. L’avenir ne vous réserve pas beaucoup de
bonnes choses, alors libre à vous. Mais nous nous reverrons, j’en suis
sûr, fiston. Sur des affiches de personnes disparues, dans des rapports
d’autopsie ou de crémation… »
Sur ce, il sembla disparaître de la chambre telles des volutes de
fumée.
Après son départ, une pensée me traversa l’esprit. J’arrachai les
sangles qui m’entravaient les chevilles et me levai pour me diriger vers
la porte d’un pas titubant. Il n’y avait ni policier ni pompier posté
devant la chambre.
Je marchai jusqu’au bout du couloir en ignorant un agent d’entretien
qui passait et jetai un coup d’œil au coin. Parrs discutait avec Chase :
aucun des deux ne semblait particulièrement contrarié. Étais-je déjà en
état d’arrestation ? Ou bien cherchaient-ils à faire disparaître ce que
j’étais susceptible de savoir, avant de trouver le meilleur moyen de
s’occuper de moi ? Je détenais la preuve qu’ils avaient envoyé une
jeune femme dans un traquenard, qu’ils l’avaient fait tuer avant de
laisser croire à tout le monde qu’elle s’était suicidée, dans le but de
protéger leur carrière. Sans doute étaient-ils persuadés de m’acheter
pour pas cher. Je repartis en direction de ma chambre et dénichai une
infirmière.
Elle me regarda d’un air compatissant.
« Antalgiques ?
— Donnez-moi tout ce que vous avez », dis-je entre les fils.

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3

Les antalgiques rendirent la douleur plus supportable et je parvins à


dormir par intermittence, réveillé en sursaut par des bruits qui
passaient, des personnes qui n’étaient pas là. Mon esprit ne cessait de
me ramener à Lizzie Moore. Esther comme elle s’était rebaptisée. Elle
avait vécu deux vies très différentes et se tenait à l’orée d’une toute
nouvelle. Elle avait bien failli surmonter une existence faite de forces
négatives et puissantes, pour être finalement piétinée à mort par ces
mêmes forces à la dernière seconde. Il y avait certainement là une
leçon à retenir, mais j’avais toujours été un élève lent.
Je regardais la journée toucher à sa fin, la chambre s’assombrir
comme un hématome, lorsqu’on frappa à la porte. Un jeune homme
svelte à l’air sérieux entra et une partie de moi-même se demanda s’il
travaillait pour Carver. Mais il me remit le sac que Jankowski avait
dérobé dans mon appartement et me pria de signer une décharge.
Après son départ, tandis que j’en inspectais le contenu, je fus obligé de
rire de son indifférence. Comment pouvait-il savoir qu’il me sauvait la
vie ?
Il m’était impossible de sortir avant qu’il fasse nuit dehors et je
regardais par la fenêtre les couleurs abandonner le ciel, en me
demandant où j’irais ensuite, lorsque la porte s’ouvrit. À mon grand
étonnement, Sutty entra dans la chambre. Il était vêtu d’une chemise
de nuit tendue sur sa carrure qui la rendait transparente. Des bandages
entouraient ses bras. On avait retiré ceux qu’il avait autour de la tête,
laissant voir les brûlures à vif de part et d’autre de son visage. Ses
cheveux avaient été calcinés jusqu’au crâne et il n’avait plus de
sourcils.
« Tu es réveillé. »
Je parlais plus facilement, mais d’une voix terne, monocorde.
« Non, mon pote. Tu es mort et tu es arrivé au paradis. J’ai parlé de
toi au grand homme : on va partager une chambre pour l’éternité. »
Je réprimai un sourire.
« Comment tu te sens, Sutts ?
— J’aurais préféré que tu n’ailles pas au Temple pour me ramener
jusqu’ici. Mais au moins, j’ai toujours ma belle gueule. Et toi ? Tout
s’est super bien passé, on dirait… »
C’était de l’ironie et ça me faisait mal de rire.
« Bravo pour avoir coincé Blake.
— C’est ça que te racontait Wick samedi soir ?
— Il m’a expliqué qu’on l’avait piégé. Mais qu’il pouvait montrer
Lizzie Moore pour le prouver. Quand il m’a dit qu’elle devait venir le
voir à l’hosto le soir-même, j’étais curieux de voir ce qui allait se
passer.
— Si tu me l’avais dit, ça aurait pu m’éviter pas mal d’ennuis.
— Je lui ai montré sa photo en une du journal. Celle qui a été prise
dans sa chambre. Il m’a raconté que sa fille avait réussi à mettre la
main dessus pour faire chanter des flics. Je savais pas si tu faisais
partie du lot. Je savais pas si je pouvais te faire confiance.
— Elle a survécu à tout ça. Dans quel but ?
— La vérité.
— Je crois que j’en ai soupé de la vérité. C’est comme une putain de
valise remplie de vieilles notes. Ça vaut pas un clou. »
Sutty me regarda.
« Je suis arrivé le premier sur place quand ils ont arrêté Wick, tu le
savais ?
— Oui, j’ai vu les images.
— Sacré spectacle. Il a tourné de l’œil, la bave aux lèvres, couvert
de sang. J’ai dû le relever et l’aider à sortir. C’est plus tard seulement,
quand on a compris à qui appartenait tout ce sang que j’ai commencé à
avoir la gerbe. Trois mômes… »
Sa voix mourut. Il sortit un petit flacon de gel hydroalcoolique et
s’en aspergea les mains.
« … Depuis, je suis obligé d’utiliser ce truc chaque fois que j’y
repense. » Il évita mon regard et je n’aurais su dire s’il rougissait ou si
c’était la conséquence de ses blessures, mais jamais je ne l’avais vu se
confier ainsi. « Ce sang, Wick aussi l’avait sur les mains. Tu as réussi à
le nettoyer. Tu t’en sortiras, dit-il avec un hochement de tête. Comme
toujours. »
Il ouvrit la porte et ressortit.
« Vas-y mollo, Peter ! lui lançai-je, d’une voix aussi forte que je le
pouvais.
— Ouais. À plus tard, Aids. »

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4

Je m’habillai et quittai l’hôpital sans parler à personne. Les


antalgiques me permettaient de tenir debout, mais rien n’aurait pu me
préparer à voir mon reflet dans une vitre en sortant. Je m’arrêtai pour
contempler mon visage violacé et enflé.
Il n’y avait qu’un court trajet entre St Mary’s et mon appart. Je
décidai de prendre un taxi malgré tout. Le premier repartit dès que je
penchai la tête par la vitre du passager. Lorsque le second s’arrêta, je
ne lui laissai pas le choix : je m’engouffrai à l’arrière en serrant mon
sac contre moi. En fouillant à l’intérieur, je retrouvai la lettre que
j’avais tenté d’écrire à ma sœur. Je la relus une dernière fois et la
déchirai en mille petits morceaux de papier, que je jetai par la fenêtre.
Certaines choses sont condamnées à ne jamais exister.
Je descendis à deux rues de mon immeuble et réglai la course. Avant
d’entrer chez moi, je récupérai l’escabeau sur le palier et l’installai
sous le luminaire démonté. Je grimpai dessus afin de remettre le sac à
sa place. En découvrant mon reflet dans la vitre, j’avais compris que je
ne pourrais aller où que ce soit tant que mon visage n’aurait pas
désenflé.
Je ne ressemblais plus au type du passeport.
Pendant que j’étais perché, je cherchai à tâtons l’enveloppe dans
laquelle j’avais caché trois des dents de Tessa Klein. Tandis que je
regardais passer les heures à l’hôpital, j’avais noté par écrit tout ce que
je savais de son histoire, de la complicité de Parrs et de Chase.
J’écrivis le nom de Charlie Sloane sur l’enveloppe, l’adresse du Mail,
et la fourrai dans le sac.
Au moment où je repliais et rangeais l’escabeau contre le mur, on
frappa à la porte, tout doucement. Je ne me souvenais plus si j’avais
fermé la porte de l’immeuble derrière moi, et quand je voulus
demander « Qui est là ? », ma voix ressembla à un grognement
inarticulé.
« Pardon ? » demanda un homme, de l’autre côté.
J’ouvris à Robbie, mon nouveau voisin.
En me voyant, il recula d’un pas, effrayé l’espace d’une seconde. Il
plissa les yeux et demanda :
« Aidan ? La vache, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Accident de voiture, marmonnai-je entre les fils. C’est moins
grave que ça en a l’air. »
En prononçant ces mots, je m’aperçus que je mentais : c’était bien
plus grave que ça en avait l’air.
« Oh…, fit Robbie, qui en oublia un instant la raison de sa visite.
Ah, oui. Je voulais juste vous dire que j’étais désolé pour l’autre soir…
»
Je secouai la tête. Les sales soirées avaient tendance à s’accumuler
ces derniers temps et je ne savais pas trop à quoi il faisait allusion.
« La fille que j’ai laissée entrer, avec la robe rouge… »
Louisa Jankowski.
Je hochai la tête et il poursuivit.
« J’étais sorti deux ou trois fois et je la voyais poireauter dans le
froid. Alors, je lui ai demandé si je pouvais faire quelque chose pour
elle et elle m’a dit qu’elle avait rendez-vous avec vous. Est-ce que je
pouvais la laisser attendre à l’intérieur ? Je ne voulais pas m’immiscer
entre vous et votre copine… votre collègue, je veux dire. Ou je ne sais
quoi.
— Ni l’un ni l’autre. Ne vous inquiétez pas.
— OK. » Il grimaça de nouveau en regardant mon visage. « En tout
cas, j’ai retenu la leçon. Une fille a sonné chez moi, à l’interphone,
tout à l’heure, pendant que vous étiez absent. » Il fouilla dans ses
poches, à la recherche d’un bout de papier. « Anne ? »
Je pris avec prudence le message qu’il me tendait à deux mains. En
relevant la tête, je vis qu’il guettait ma réaction.
« Ma sœur », dis-je.

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5

Ma sœur n’avait pas indiqué son adresse, mais je savais où elle


habitait. Elle vivait en colocation dans une grande maison au sud de la
ville, à Fallowfield. J’étais passé devant à plusieurs reprises en voiture
; je m’étais même arrêté une fois, j’avais marché jusqu’à la porte
d’entrée, avant d’apercevoir mon reflet dans le carreau, et j’avais pris
peur.
Au moins, maintenant, j’étais méconnaissable.
Je roulais lentement car je savais que je n’avais pas les idées claires.
Me faire arrêter dans mon état pouvait se révéler problématique,
mais je ne voyais pas l’intérêt d’appeler au préalable pour essayer de
me faire comprendre au téléphone. L’alcootest ne détecterait pas les
antalgiques, et de toute façon, à en juger par la douleur insupportable
qui irradiait dans ma mâchoire, leur effet commençait à se dissiper.
Je me garai le long du trottoir, coupai le moteur, descendis de
voiture et me dirigeai vers la maison sans hésiter. J’avais pris soin de
jeter de fréquents coups d’œil dans le rétroviseur pour essayer de
repérer la Mercedes noir mat qui apparaissait de temps à autre depuis
plusieurs jours. J’ignorais qui était mon ange gardien, l’homme qui
avait surgi dans l’escalier de l’hôpital, mais à cet instant il n’était pas
le bienvenu.
Je frappai à la porte et attendis.
Ce serait mon dernier arrêt avant le départ. Ensuite, j’irais dans une
autre ville, je prendrais une chambre dans un hôtel anonyme, je me
prescrirais une forte dose de scotch et je resterais allongé jusqu’à ce
que ma mâchoire dégonfle. Je me ferais un torticolis à force de
regarder par-dessus mon épaule, je prendrais un billet d’avion pour le
vol le plus long, vers le pays le plus chaud, et je prierais en
franchissant les contrôles de sécurité.
Je songeais à la Thaïlande, à Cuba, au Mexique. Tous ces endroits
où un individu pouvait disparaître.
La lumière qui s’alluma dans le vestibule m’arracha à mes pensées.
La porte s’ouvrit et elle était là. Ses cheveux étaient plus foncés que
dans mon souvenir, mais ses yeux n’avaient pas changé. Elle tenait un
téléphone contre son oreille et la conversation que je venais
d’interrompre avait laissé un demi-sourire sur son visage. Il disparut
aussitôt, quand elle vit mon apparence tout d’abord, puis quand elle me
reconnut.
« Je te rappelle », dit-elle à la personne avec qui elle parlait.
J’avais déjà entendu cette voix quelque part, sans doute parce
qu’elle me rappelait la mienne. Une bouffée de sentiments monta de
ma poitrine, s’engouffra dans ma tête, et même plus loin… et je me
sentis vaciller sur le seuil.
Anne rit et me toucha le bras, comme pour s’assurer que j’étais bien
réel.
« Aidan ? » J’acquiesçai. « Tu veux entrer ? »
Elle s’éloigna dans le vestibule, puis se retourna vers moi et hésita
une seconde ou deux avant de me serrer dans ses bras. Lentement, je
levai les bras et l’étreignis à mon tour. On demeura ainsi une bonne
minute.
Il régnait dans le salon un bazar chaleureux. Des livres, des disques,
des ordinateurs portables et des couvertures, dont une sous laquelle
elle s’était allongée sur le canapé. On s’assit côte à côte et elle me
dévisagea.
« Tu t’es battu ?
— Crois-le si tu veux : j’ai gagné. Ma mâchoire est maintenue par
des fils de fer.
— J’aimerais pouvoir dire que tu as l’air en forme…
— J’aurais peut-être dû t’envoyer un texto.
— Non, tu aurais sans doute mieux fait de venir quelques années
plus tôt. Je ne sais même pas quoi dire. Est-ce qu’on a le temps ? Je
veux dire… est-ce que tu as le temps ? » Je hochai la tête, en me
demandant s’il s’agissait d’un mensonge. « Ça remonte à quand ?
— Vingt-deux ans, répondis-je, et elle opina d’un air grave. Neuf
mois, trois semaines, quatre jours, six heures… »
Elle rit.
« Des fois, j’avais l’impression de t’avoir inventé, dit-elle. Comme
si mes souvenirs me jouaient des tours. Tu vois ? On aurait dit que rien
de tout cela n’était jamais arrivé.
— C’est arrivé.
— Je me pose tellement de questions. Où tu es allé quand j’ai quitté
Les Chênes ? Je me le suis toujours demandé…
— Dans des foyers, ici et là.
— Mais jamais dans une famille ?
— J’étais trop âgé », répondis-je avec une franchise teintée d’un
sentiment de honte absurde. Je me sentis rougir. « Et puis, j’avais du
mal à me maîtriser. Je n’ai jamais trouvé les bonnes personnes. »
Je n’avais pas l’intention de dresser un tableau aussi sinistre, mais
Anne prit la chose très au sérieux ; elle coinça ma tête entre ses mains
et la souleva pour me regarder droit dans les yeux.
« Tu as trouvé ta famille maintenant », dit-elle.
Je hochai la tête, elle m’imita et me lâcha.
« Qu’est-ce qui t’amène ? Pourquoi maintenant, je veux dire ?
— Tu es passée chez moi. » L’effet des antalgiques s’était dissipé et
j’avais de plus en plus de mal à parler. « Je me suis dit que c’était peut-
être important.
— J’ai reçu un appel des services sociaux. » Je fermai les yeux,
pendant qu’elle poursuivait. « J’ai pensé que tu avais peut-être reçu le
même… »
Je lui fis comprendre d’un hochement de tête que je n’avais pas
assuré.
« Elle va mal, Aidan…
— Depuis toujours, répondis-je en ouvrant les yeux.
— J’ai eu des mois difficiles moi aussi. Eliza, ma mère adoptive, est
morte la semaine dernière. Je crois que c’est pour ça que j’ai accepté
d’aller voir Christine. Et c’est peut-être pour ça que j’ai trouvé le
courage d’aller te voir. Tu es ma seule véritable famille désormais. »
Sa voix se lézarda et je dus détourner le regard.
« Comment tu as fait pour me retrouver ? demandai-je.
— Par l’assistante sociale. Sandra. Elle m’a dit que Christine lui
avait donné ton adresse. Vous étiez en contact ? »
Je fronçai les sourcils et secouai la tête en me demandant pour
quelle raison notre mère me suivait à la trace. Après tout ce temps,
j’avais du mal à croire que c’était l’instinct maternel.
« Je me disais que… Je me demandais si tu serais d’accord pour
aller la voir avec moi. »
Je songeai au sac caché dans mon plafond, à la chambre d’hôtel
imaginaire, au minibar que je m’étais mis en tête de vider entièrement.
Au temps qui s’écoulait et m’empêchait d’accepter cette proposition.
Je regardai ma petite sœur.
« On part quand ? » demandai-je.

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6

Je pris la chambre d’amis et m’écroulai sur le matelas comme si


j’avais reçu une balle dans la tête. J’avais assisté à cette scène deux
fois en vingt-quatre heures et ce fut la dernière pensée qui me traversa
l’esprit avant que je ferme les yeux. Lorsque je me réveillai le
lendemain matin, une de mes plaies s’était ouverte et mon visage resta
collé au drap. Je défis le lit et descendis, à la recherche du lave-linge.
Au lieu de cela, je tombai sur ma sœur endormie à la table de la
cuisine, la tête appuyée sur les avant-bras, son ordinateur portable posé
devant elle, fermé. Une tasse de thé pleine, avec un sachet, était posée
sur le comptoir. Elle était froide au toucher et je me demandai depuis
combien de temps ma sœur était assise là.
Je me rendis dans la buanderie, fourrai les draps dans le lave-linge et
me regardai dans le miroir. Le gonflement n’avait pas réellement
disparu, il s’était comme déplacé dans mon sommeil. Je dénichai un
tube de paracétamol et une plaquette d’ibuprofène. J’en gobai quatre
de chaque et empochai le reste. Lorsque je revins dans la cuisine, Anne
était réveillée. Elle regardait l’ordinateur fermé.
« J’ai saigné sur tes draps », dis-je pour tester ma bouche. J’avais
l’impression de parler entre mes dents serrées.
Anne se retourna vers moi. Je constatai alors qu’une partie de
l’excitation provoquée par les retrouvailles avec son frère perdu de vue
depuis si longtemps était retombée.
Je n’étais plus qu’un inconnu sous son toit, un matin.
« Ce n’était pas nécessaire. »
Je contournai la table et vins m’asseoir en face d’elle pour lui éviter
de se dévisser le cou.
« J’aime effacer les preuves au fur et à mesure. » Elle ne dit rien. «
Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tu sais comment j’ai appris que tu étais dans la police ? »
Je devinais ce qu’elle avait pu lire.
« Tu as vu mon nom et mon visage dans les journaux. Tu as envoyé
une lettre au poste…
— Je me suis toujours demandé si tu l’avais reçue.
— Je l’ai encore.
— Pourquoi tu ne m’as pas répondu ?
— J’avais des ennuis, répondis-je en toute franchise. Et j’avais
honte. »
Ses yeux revinrent se poser sur l’ordinateur.
« Cette histoire était donc vraie ?
— En partie.
— Tu as volé de la drogue sous scellés ? » J’acquiesçai. « Tu as été
renvoyé ?
— Pas à ce moment-là.
— Mais maintenant, oui ? »
Je hochai la tête.
« Et la drogue ?
— C’est fini, répondis-je, en espérant qu’elle n’avait pas entendu le
bruit des comprimés de paracétamol pendant que je traversais la
cuisine.
— Tu as toujours des ennuis, hein ?
— Ils ne m’ont jamais vraiment quitté. » Je haïssais le son de ma
voix. Sa brusquerie, le manque d’émotion. « Je n’ai pas toujours fait ce
qu’il fallait… » Je songeai à Lizzie Moore, à Tessa Klein, à Naomi… «
Parfois, je n’ai même pas essayé.
« OK. » Elle écarta son ordinateur et me regarda droit dans les yeux.
« Et maintenant ? »
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7

On prit ma voiture. Je conduisais pendant qu’elle passait en revue


les CD abandonnés dans la boîte à gants, à la recherche de celui qui
correspondait le mieux à l’occasion. On écouta d’abord Carrie &
Lowell, puis Hats de Blue Nile, et Martha Wainright. Lorsque Martha
attaqua Factory, ma sœur se mit à fredonner sur la musique, sans
même s’en apercevoir. Elle jeta un regard dans ma direction et sa voix
se tut.
On s’engageait sur la M25 lorsque je repérai la Mercedes noir mat
trois voitures derrière. Un frisson glacé me parcourut. Je me demandai
dans quoi j’entraînais ma sœur.
« Je reconnais ces routes, dit-elle, s’immisçant dans mes pensées
alors que la dernière chanson était terminée depuis longtemps. Tu te
souviens de tous ces trajets ? Je croyais que toutes les voitures qu’on
croisait étaient des sortes de maisons mobiles. Et qu’elles
transportaient toutes des familles comme la nôtre, qui dormaient dans
les stations-service. » On échangea un bref regard. « Pendant une
éternité, par la suite, je me suis réveillée en pleine nuit, m’attendant à
ce qu’on me fasse monter dans une voiture ; et le matin, je me disais
que j’allais me réveiller dans un nouvel endroit. Tu y repenses
quelquefois ? »
Je hochai la tête.
« Je volais des voitures quand j’étais plus jeune. »
Elle pivota sur son siège pour me regarder, mais je gardai les yeux
fixés sur la route.
« Tu penses que c’est à cause de…
— Oui. Je n’allais nulle part. Je forçais la portière et je dormais à
l’arrière. »
En disant cela, je m’aperçus que je n’en avais jamais parlé à
personne. Et le fait de l’évoquer à voix haute, ce fut comme si un
verrou cédait en moi. Comme si j’étais guéri d’une maladie au stade
terminal.
« Tu te souviens quand on vivait dans les bureaux ? »
Notre mère avait déniché cet immeuble une nuit, en voiture. Des
ouvriers avaient détruit l’escalier du hall pour décourager les sans-abri
de dormir là. Ma mère m’avait fait entrer par une fenêtre en hauteur et
j’avais ouvert l’issue de secours de l’intérieur.
« Tu avais ton propre bureau », dis-je.
Anne rit.
« Tu disais que c’était moi la patronne. Et tu me donnais mal au
cœur à force de me faire tourner dans ce fauteuil…
— Je crois même que tu m’as viré à cause de ça.
— Tu l’avais bien cherché. » On roula en silence pendant un
moment, en souriant à l’évocation de ce souvenir. « Ce que je ne
comprends pas… On n’était pas si méchants que ça, hein ? Alors,
pourquoi est-ce qu’elle ne pouvait pas…
— Non, dis-je, on n’était pas si méchants. »
Finalement, elle se retourna face à la route.
« Tu as déjà eu l’impression d’être une erreur ? demanda-t-elle.
Qu’on était deux erreurs, toi et moi ? » Elle me regarda, vit que je
cherchais une réponse autre que la vérité, et poursuivit : « Tu te
souviens de l’homme ? Celui qui venait vivre avec nous de temps en
temps ? » Je tournai la tête vers elle, sentis mes yeux s’embuer et
j’acquiesçai. « Je crois que c’est la seule chose… », dit-elle en se
massant les bras. Elle portait des manches longues, et je me demandai
si elle avait toujours ses cicatrices. « C’est la seule chose dont j’ai
vraiment peur.
— Il est mort », dis-je en reportant mon attention sur la route.
Je sentais son regard posé sur moi.
« Tu es sûr ?
— J’étais là. »
Elle pivota vers la vitre pour regarder dehors et on effectua le restant
du trajet en silence. Lorsque j’essayai d’apercevoir la Mercedes noir
mat, elle avait disparu.

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8

Après quatre heures de route, on pénétra sur le parking du Royal


Sussex Hospital, en avance sur l’horaire. Ma sœur alla chercher un
ticket pendant que j’attendais dans la voiture, en contemplant le
monolithe de verre étincelant dressé devant moi, dans lequel notre
mère avait été admise après une tentative de suicide. Je perdis la notion
du temps et sursautai lorsque Anne frappa au carreau.
On entra dans le hall et on se dirigea vers l’employée de l’accueil.
« Vous êtes de la famille ? »
Ma sœur posa la main sur mon bras et hocha la tête.
« Je ne trouve aucune Christine Farrow, déclara la femme derrière
son guichet. Elle est peut-être inscrite sous un autre nom ?
— Christine Waits », proposa Anne.
La femme tapa ce nom sur son clavier et secoua la tête.
« Non.
— Nous avons rendez-vous ici-même avec l’assistance sociale, dis-
je. Sandra Allen.
— Nous n’avons pas été avertis. Peut-être que vous devriez la
contacter directement ? »
On rejoignit la salle d’attente.
Pendant qu’Anne fouillait dans son sac, une pensée germa en moi.
Un mauvais pressentiment lié à un souvenir qui m’était revenu en
mémoire la veille. Quand Anne m’avait ouvert la porte, j’avais pensé
que sa voix m’était familière parce qu’elle me rappelait la mienne.
Maintenant, je me disais qu’elle me rappelait celle de l’assistante
sociale. Pendant qu’Anne faisait défiler le répertoire de son portable, je
m’éloignai lentement, hors de portée de voix, sans la quitter des yeux
toutefois. Je trouvai le numéro des services sociaux de la mairie et
après m’être présenté comme officier de police, je demandai à parler à
Sandra Allen ou, à défaut, à son supérieur.
Quelques minutes plus tard, je coupai la communication et rejoignis
ma sœur.
« Je suis tombée directement sur la boîte vocale, annonça-t-elle.
— Sandra Allen ne viendra pas. Pour autant que je puisse en juger,
elle n’existe pas. »
On échangea un regard complexe : toute une vie de méfiance,
envers les institutions, notre famille, entre nous.
« Dans ce cas, à qui on a parlé ? » demanda Anne. Son visage se
décomposa lorsqu’elle parvint à la même conclusion que moi. « Oh,
putain de merde. »
Je hochai la tête, en me repassant mentalement les conversations
pleines d’amertume que j’avais eues avec cette femme au bout du fil.
« Qu’est-ce qu’on fait, Aidan ? »
Je regardai autour de nous, pris ma sœur par le bras et l’entraînai
vers la sortie pour respirer un peu d’air frais. Au moment où on
franchissait la porte à tambour, Anne s’arrêta et me montra son
portable :
Appel Sandra Allen.
« Allo ? » dit-elle en tenant le téléphone entre nous.
Un silence, puis la voix :
« Ça fait du bien de vous revoir. »
Je scrutai les alentours. Je reculai pour lever les yeux vers les
fenêtres. Il y en avait des centaines.
Anne essayait de conserver son calme.
« Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je me disais que je pourrais peut-être faire quelque chose de bien
pour une fois, répondit la femme. En vous rendant l’un à l’autre.
— Où es-tu ?
— Comme tu es belle, ma petite Anne… »
Ma sœur avait du mal à contrôler le tremblement de sa voix.
« Où es-tu ?
— Veillez l’un sur l’autre. Si je peux vous demander juste une
chose, c’est celle-là.
— Attends… », dis-je, mais la communication fut coupée.
Anne essaya de rappeler. Elle tomba aussitôt sur le message d’une
boîte vocale.
« Putain de merde », murmura-t-elle.
On se mit à scruter partout : à l’intérieur des voitures, derrière les
fenêtres du bâtiment, les personnes qui entraient et sortaient. Aucune
ne semblait correspondre. Je devais gérer un millier de sentiments
différents, parmi lesquels il y avait, je le savais, le soulagement. Elle
connaissait mon numéro de téléphone et mon adresse. Pendant des
jours j’avais eu la sensation d’être observé et suivi par une paire
d’yeux inconnus. Peut-être était-ce simplement ma mère qui se mettait
au défi de reprendre contact après toutes ces années ?
Au fond du parking, je vis une Mercedes noir mat quitter une place
de stationnement et rouler vers la sortie. Je marchai dans sa direction,
puis me mis à courir et à sprinter, jusqu’à ce que je parvienne presque
à la toucher. Elle sortit du parking et se faufila dans la circulation avant
que je puisse relever son numéro d’immatriculation. Lorsque je
rejoignis ma sœur, essoufflé, mon soulagement s’était évaporé, et elle
le savait.
« Tu as déjà vu cette voiture, dit-elle. Tu n’arrêtais pas de regarder
dans le rétro… »
J’acquiesçai, avec l’impression d’être rattrapé par ma vraie vie.
« Pourquoi nous aurait-elle suivis depuis Manchester puisqu’elle
savait où on allait ?
— C’était quelqu’un d’autre, répondis-je en me retournant vers la
rue. Il n’y avait qu’un seul homme à bord.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais vu.
— Tu es livide, Aidan. Tu as forcément une idée. »
Deux ambulances approchaient dans un hurlement de sirènes
grandissant, et je songeai à ce que m’avait dit Zain à propos du
meurtre : Si tu fais les choses bien, tu peux repartir en sifflotant, les
mains dans les poches.
Je regardai autour de nous, avant de revenir sur Anne.
« Qu’est-ce que tu dirais qu’on se sépare et que tu rentres en train ?
»
Sans un mot, elle regagna la voiture, monta à bord et attendit que je
la rejoigne, bras croisés. Elle n’irait nulle part.

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9

On roula toute la journée du dimanche, parfois sans se parler. Quand


Anne plongeait dans un de ses longs silences songeurs, impossible de
savoir ce qui les alimentait. Ils étaient tantôt agréables, tantôt gênants.
C’était à la fois facile et compliqué. Il y avait entre nous une sorte
d’attraction-répulsion qui, me disais-je, aurait pu me faire du bien au
cours de mon existence. J’avais eu quelques relations au fil des ans,
mais lorsque ça devenait sérieux, lorsque ça penchait trop dans un sens
ou dans l’autre, je fichais le camp et je disparaissais. On devrait avoir
dans sa vie, songeai-je, des gens qu’on ne peut pas laisser partir, et des
gens qui ne peuvent pas se passer de nous.
La mère adoptive d’Anne avait vécu dans une ferme aménagée sur
la lande. Elle gérait une petite jardinerie et une pépinière, installées
dans quatre serres. Elle était malade depuis quelque temps déjà et,
avant sa mort, Anne l’avait aidée à vendre son commerce. La maison
deviendrait un café-restaurant-salon de thé. La jardinerie et la
pépinière seraient agrandies. En attendant, Anne avait toujours les clés
et elle avait prévu de consacrer plusieurs jours de la semaine à
emballer le restant de leurs affaires.
Cette destination lui semblait s’imposer naturellement.
Quand on arriva le soir, il se faisait tard, on était l’un et l’autre
épuisés par huit ou neuf heures de voiture, et après les événements de
la journée, on avait sacrément besoin d’un remontant.
Je crus avoir tourné au mauvais endroit en m’engageant sur le
chemin.
Une pente raide de presque deux kilomètres de long qui passait à
travers bois.
D’un côté, il y avait un haut talus, et de l’autre un à-pic, avec un
canal au fond. À la sortie d’un virage sans visibilité, on atteignit le
sommet. Mes phares illuminèrent la ferme : un mastodonte de brique
qui semblait envahir la totalité de votre champ de vision.
Anne me confia qu’elles avaient vécu seules toutes les deux la
plupart du temps, chacune appréciant son intimité. Les ouvriers
agricoles qui aidaient sa mère à la jardinerie vivaient dans une partie
séparée de la maison, rénovée pour l’occasion. J’avais le sentiment que
ma sœur était fière de cet endroit, et qu’il était important pour elle de
me le montrer, comme si elle dessinait sur une carte une partie d’elle-
même que je ne pourrais pas voir sans cela.
Après avoir pris une douche, on suivit un chemin entre les arbres et,
muni de lampes torches, on longea le canal sur plus d’un kilomètre,
jusqu’au pub local. Discutant ou restant muets. Nous rendant tour à
tour la vie plus facile ou plus compliquée. Le pub sentait la bière, les
bons plats copieux et les bûches qui brûlaient dans la cheminée. Le
barman reconnut ma sœur et la salua chaleureusement.
« On vient jeter un dernier coup d’œil, hein ?
— J’ai fait le trajet exprès pour votre steak et votre tourte à la bière.
»
Rien ne m’avait jamais paru aussi alléchant. Hélas, je serais
incapable d’ouvrir la bouche suffisamment grand pour mâcher. Alors,
je dus me contenter d’une bière, rouge comme du bourgogne, et de
chips. Des gens du coin ayant fini de dîner, on put s’installer près du
feu, où l’on but tranquillement. En allant chercher une autre tournée, je
vis que le barman reluquait ma mâchoire, il se demandait qui j’étais.
J’essayai de lui sourire, je payai les deux pintes et revenant à ma place,
je trouvai Anne en pleine conversation avec une jeune femme et son
petit ami. Elle caressait leur chien en riant. Je demeurai en retrait, de
peur de déranger. Mais quand elle me vit, elle me fit signe d’approcher,
me prit par les épaules et me serra à m’en faire mal.
« Le voici, annonça-t-elle. Je vous présente mon grand frère. »

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10

On passa la majeure partie du lendemain à faire des cartons. Vers


l’heure du déjeuner, je nous conduisis en ville, où Anne emprunta un
vieux Transit délabré au couple avec lequel on avait discuté au pub. Il
paraissait inapte à accueillir des passagers, et encore moins à rouler, et
en suivant Anne sur le chemin qui menait à la maison de sa mère, je
me demandais comment la camionnette allait réagir dans la longue
montée. Je gardai mes distances et laissai échapper un soupir de
soulagement lorsqu’elle franchit le dernier virage.
Le restant de la journée fut consacré à trier ce qui se trouvait encore
à l’intérieur de la maison. Des livres principalement, tout un bric-à-
brac, les photos accrochées aux murs. Pendant qu’on s’affairait, Anne
me donna des détails sur son enfance et les principaux protagonistes de
sa jeune existence. Sa mère adoptive était mariée au moment de son
arrivée, mais son mari, malade, était mort deux ans plus tard. Anne ne
l’avait pas vraiment connu, et elle ne le considérait pas comme un
père. Par conséquent, sa principale influence masculine avait été les
ouvriers de la pépinière. D’où son côté garçon manqué, expliquait-elle,
mais je me disais qu’elle avait toujours été comme ça.
Chahuteuse et farceuse.
Fascinée par la façon dont les choses s’assemblaient ou, mieux, se
démontaient. Aussitôt après avoir garé la camionnette, elle avait
plongé le nez dans le moteur pour vérifier le niveau d’huile et autres,
les mains pleines de cambouis ; ce qui ne me serait jamais venu à
l’esprit, à moins de tomber en panne au bord de la route. Elle s’était
activée joyeusement pendant plusieurs minutes avant de relever la tête.
Voyant que je l’observais, elle m’avait fait un clin d’œil.
En rassemblant les livres alignés sur les étagères, je tombai sur un
vieil exemplaire de Crime et châtiment. Je le feuilletai pour consulter
les notes prises au crayon à papier.
« Non, non. Ne lis pas ça, me dit Anne en regardant par-dessus mon
épaule.
— Ça t’a plu ?
— Il faut que tu saches une chose à mon sujet, répondit-elle en riant.
J’adore les écrivains russes. Tu l’as lu ? » Je fis non de la tête. « Je te
le donne. Laisse-moi juste le temps de gommer les notes…
— Un ami m’en a récemment donné un exemplaire. »
Je repensai à Adam, pendu dans sa cellule. Il avait échappé aux
gardiens de la prison, aux dealers de Zain Carver, mais on ne peut
échapper éternellement à soi-même. Je me demandai si c’était ce que
j’essayais de faire en venant ici. J’emménageais dans une cellule plus
grande avant que se produise l’inévitable.
« Je le lirai certainement. Il est posé sur une étagère, chez moi. En
fait, c’est là que j’ai glissé ta lettre, coincée au milieu. »
Anne sourit et son regard coula vers la fenêtre derrière laquelle un
filet de lumière rose perçait à travers les nuages à l’horizon. Qui
commençait à s’assombrir.
« Ça te dit d’aller boire un verre ce soir ?
— Je ferais mieux de terminer ici, mais une bière ne serait pas de
refus. Ils t’en vendront si tu es prêt à te taper le chemin. »
J’acceptai d’y aller, impatient de marcher, en pensant déjà au whisky
que je boirais au bar, aux bouteilles qui s’entrechoqueraient dans le sac
sur le chemin du retour. Et surtout, au plaisir de les partager avec elle.
Je pris mon manteau, suivis le chemin jusqu’au canal et un quart
d’heure plus tard, j’étais au pub. Le barman se montra moins réservé
que la veille et se fit un plaisir de déposer quelques bouteilles de bière
dans un sac, sans cesser toutefois de me dévisager.
« Elle est formidable, cette fille. Elle va nous manquer. Sa mère
aussi, évidemment. »
J’approuvai d’un hochement de tête.
« Vous êtes parents ?
— Non, je suis juste un ami. Je l’aide à faire ses cartons.
— C’est pas beau à voir, votre mâchoire…
— Normal », répondis-je en essayant de sourire.
Il eut un moment d’hésitation en me rendant ma monnaie. Penché
vers moi, il me glissa d’un ton de conspirateur : « Un type est venu
poser des questions sur vous hier soir. Après votre départ…
— Hein ?
— Un balèze au visage rougeaud, mais qui parlait tout bas. Il m’a
demandé si je connaissais ce type amoché qui était venu avec Annie…
— Il l’a appelée par son prénom ? » Le barman acquiesça. « Il s’est
présenté ?
— Il a dit lui aussi que c’était un ami. » Il me regarda d’un air
entendu. « Sauf qu’il avait pas une tête à être ami avec qui que ce soit.
»
Je ressortis du pub, à la recherche de la Mercedes noir mat, mais je
ne vis rien ni personne. Je repris le chemin de la ferme et résistai à
l’envie d’appeler Anne. Finalement, après quelques minutes, je me
surpris en train de composer son numéro, et je tombai sur la boîte
vocale.
Je lui envoyai un texto, volontairement léger.
J’arrive. Tout va bien ?

Elle n’y répondit pas et, à peine entré dans la maison, je me rendis
directement dans le salon où je l’avais laissée. Elle ne s’y trouvait pas,
alors je criai son nom et ma voix me revint en écho. J’allai de pièce en
pièce en ouvrant les portes à la volée, sans me soucier du
bourdonnement dans mes oreilles, jusqu’à ce que j’atteigne la cuisine,
où je la trouvai debout devant l’évier.
Elle sursauta lorsque je fis irruption dans la pièce et plaqua la main
sur sa poitrine.
« La vache, dit-elle en essayant de déchiffrer mon expression. Tout
va bien ? » Je hochai la tête en sentant les fourmillements dans mes
jambes. Elle regarda mes mains vides. « Où sont les bières ? »
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11

J’attendis une heure après qu’Anne se fut couchée et je me levai


aussi discrètement que possible. Je descendis l’escalier, en essayant de
ne faire aucun bruit, et pris une bouteille de scotch dans un des cartons.
Après quoi, je sortis dehors, dans la nuit. Il n’y avait aucune lumière
sur des kilomètres à la ronde et durant plusieurs minutes je laissai mes
yeux s’habituer à l’obscurité.
Sur ce, je fis le tour complet de la maison, en passant par les écuries
abandonnées et les serres, pour finalement revenir devant la porte
d’entrée, sans avoir vu ni entendu quoi que ce soit d’inhabituel.
Je me dirigeai alors vers ma voiture, garée à côté de la camionnette,
et m’installai à bord.
Il faisait si froid que j’en avais mal aux poumons et je me
réchauffais au scotch tandis que j’observais l’entrée du chemin,
jusqu’à ce qu’une lueur perce dans le ciel. Les prémices de l’aube. Je
retournai dans la maison et dormis deux heures. Je me réveillai en
entendant Anne s’affairer puis la rejoignis en bas, dans la cuisine.
Occupée à faire du café, elle se retourna vers moi en tenant un mug à
deux mains.
« Il m’a semblé t’entendre sortir hier soir, dit-elle.
— Je voulais juste vérifier deux ou trois trucs.
— Tu es resté longtemps dehors. Tu continues à dormir sur les
banquettes arrière ?
— Oui, en quelque sorte. »
Elle pencha la tête sur le côté.
« J’ai cru que tu voulais me planter là… »
Elle me tendit le mug et j’essayai de prendre l’air d’une personne
sur qui on peut compter, comme si cette pensée ne m’avait pas effleuré
l’esprit.

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12

Une fois la camionnette chargée et la porte de la maison verrouillée,


on se regarda.
« Je crois que je ferais mieux de conduire cet engin », dis-je en
montrant le Transit d’un mouvement de tête.
Ce qui fit sourire Anne.
« Dans la descente, ce sera comme piloter un paquebot…
— Ça pourrait être ma prochaine carrière.
— Je l’ai fait un millier de fois, mais je suis curieuse de te voir
essayer. »
Elle n’était pas loin de se moquer de moi.
« Tu me suis ? »
Elle acquiesça. Je montai à bord de la camionnette, réglai le siège,
puis les rétroviseurs.
Je la vis faire les mêmes gestes dans ma voiture et je fus envahi
soudain par une bouffée de paranoïa. C’était ma voiture que ce type
avait suivie depuis Manchester, ma voiture qu’il avait guettée,
puisqu’il nous avait retrouvés. Je descendis de la camionnette et
rejoignis Anne avant qu’elle démarre.
« Changement de plan, annonçai-je en ouvrant la portière du
conducteur. Tu as raison, je suis idiot. »
Je lui tendis les clés du Transit.
« Dégonflé. »
Elle me céda la volant, monta à bord de la camionnette et mit le
contact.
Le moteur ne démarra pas du premier coup, mais à la seconde
tentative, il rugit et un épais panache de fumée jaillit du pot
d’échappement. Anne roula prudemment vers l’entrée du chemin, au
sommet de la longue pente qui nous conduirait jusqu’à la grand-route.
Je vis ses feux stop s’allumer, avant que la camionnette disparaisse, et
je la suivis. Après avoir franchi la crête à mon tour, je constatai qu’elle
roulait vite, bien que les feux stop soient toujours allumés.
Je tentai de freiner à mon tour, au moment où elle atteignait le
virage aveugle.
Mes freins ne répondaient plus.
Je vis la camionnette pencher à gauche, vers le haut talus semblable
à un mur, avant de virer brutalement à droite pour s’engouffrer entre
les arbres. Elle disparut, comme si elle s’était volatilisée.
Il y eut un moment de silence, suivi d’un bruit d’écorce broyée et de
trois claquements secs, enchaînés. Trois tonnes et demie de ferraille
qui dévalent une colline. Un nouveau silence fut brisé par un violent
fracas lorsque la camionnette s’écrasa tout en bas.
Anne avait donné un coup de volant pour éviter une Mercedes noir
mat stationnée en travers de la route.
Je tirai sur le frein à main et m’arrêtai en dérapage à moins de deux
mètres de la berline, le souffle coupé.
Au moment où j’arrachais ma ceinture de sécurité, un homme en
jaillit en pointant son arme sur moi. Il était costaud, rougeaud et
chauve. Je partageais l’opinion du barman : il n’avait pas une tête très
amicale.
Je levai les mains, bien haut pour qu’il les voie. Il ferma sa portière
et marcha vers moi. Au moment où il passait entre les deux voitures,
j’ôtai le frein à main, en appuyant de tout mon poids sur l’accélérateur.
La voiture fit un bond en avant. Pris par surprise, il se retrouva
écrasé contre sa Mercedes.
Le haut de son corps fut projeté sur mon capot. Il me regarda d’un
air hébété à travers le pare-brise et laissa échapper son arme.
Je coupai le moteur et descendis.
Il en profita pour récupérer l’arme, mais j’empoignai sa main et lui
tordis les doigts. Je les sentis craquer. Deux coups de feu partirent vers
le ciel avant que je lui arrache son pistolet pour le lancer au loin.
« Vous êtes qui, bordel de merde ? » m’écriai-je, oubliant ma
mâchoire.
« Come and trip it as you go, on the light fantastic toe… »
Le voyant glisser la main à l’intérieur de sa veste, je lui assénai un
coup sur le nez du talon de la main, et lui arrachai son téléphone.
Il regarda ses jambes, écrasées entre les deux voitures.
« Aidez-moi…
— Parlez d’abord, dis-je en brandissant le téléphone.
— … vous faire foutre.
— Bonne chance pour vous balader sur un skate.
— Attendez, haleta-t-il. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— C’est vous qui avez tué Tessa Klein ? »
Cette question sembla l’amuser, comme si j’étais complètement à
côté de la plaque.
« C’est vous qui étiez à St Mary’s, dis-je, mais je sentais percer le
doute dans ma voix. Vous avez tué Jankowski… »
Je crus tout d’abord qu’il allait vomir. En réalité, il riait en silence.
Une vision révoltante, écœurante.
« Vous n’avez vraiment rien compris, hein ?
— À quoi ? »
Une gorgée de sang jaillit entre ses lèvres et coula sur son menton.
Lorsqu’il me sourit, ses dents étaient teintées de rouge.
« Non. J’ai pas tué Klein. Et j’ai jamais mis les pieds à St Mary’s…
»
Sa tête bascula sur sa poitrine et sa voix faiblit.
« C’était qui, alors ? » Je le secouai par l’épaule. « Je sais que ce
n’était pas Carver. Répondez et je vous aiderai. »
Son regard se perdit dans le vague, ce qui ne l’empêcha pas de
sourire de nouveau, en secouant la tête.
« Vous pouvez plus aider personne, mon pote. J’aime mieux être à
ma place qu’à la vôtre. »
Je m’éloignai en direction des arbres.
« Le téléphone ! beugla-t-il.
— Allez vous faire foutre », dis-je en le laissant tomber par terre,
sans me retourner.
En arrivant au bord du précipice, je faillis me mettre à genoux en
découvrant le chemin de destruction tracé par la camionnette.
J’espérais qu’elle avait heurté un arbre ou un rocher capable de
ralentir sa chute, mais je ne voyais même pas où elle avait atterri. Il
régnait un calme inquiétant. Je descendis au milieu des branchages
brisés en m’accrochant aux racines saillantes.
Arrivé en bas, je me retrouvai devant un fossé de trois mètres de
haut et découvris que la camionnette avait roulé dans le canal, cul par-
dessus tête, à un angle de trente degrés. Tout l’avant et la cabine
étaient immergés. Dans ma précipitation, je dérapai et dégringolai
jusqu’en bas. L’atterrissage fut brutal.
Je n’entendais que le clapotis du canal et ma respiration hachée.
J’ôtai mes chaussures, ma veste et sautai dans l’eau.
Elle était glacée. On ne voyait rien en dessous, et en remontant à la
surface, je dus ôter la vase de mes yeux. Je m’approchai de la portière
du conducteur, pris une grande inspiration et replongeai pour tenter de
voir à travers la vitre. Mettant mes mains en visière, je découvris Anne
suspendue la tête en bas, inerte, et l’eau qui montait autour d’elle à
l’intérieur de la cabine.
J’agrippai la poignée et tirai furieusement, plusieurs fois, mais la
pression était trop forte.
Je remontai à la surface pour respirer et passai du côté passager. Là,
le mur du canal empêchait d’ouvrir la portière, même si la pression de
l’eau l’avait permis.
Je me hissai sur la berge, ne sachant quoi faire. Je cherchai parmi les
débris dus à la chute de la camionnette quelque chose qui me
permettrait de casser une vitre. J’optai pour une souche qui paraissait
suffisamment solide et retournai à l’eau dans un semi-mélange de saut
et de plongeon. La camionnette étant presque à la verticale, le pare-
brise était au fond, inaccessible. Il y avait juste assez de place pour
cogner contre la vitre du conducteur, mais pas suffisamment pour
prendre un véritable élan.
La souche fendait l’eau au ralenti, inutilement.
Je la lâchai. Adossé au mur du canal, je décochai de violents coups
de pied dans la vitre, jusqu’à ce que je sois obligé de remonter à la
surface pour respirer. Je replongeai et collai mon visage contre la vitre.
Je ne voyais pas la moindre fissure. Mon regard glissa vers Anne.
Elle avait repris connaissance et elle appuyait ses deux mains contre
la vitre. Elle avait ôté sa ceinture de sécurité et, accroupi au plafond,
elle essayait de maintenir sa tête hors de l’eau, qui continuait à monter.
Je dressai l’index pour lui indiquer que je revenais dans une minute et
remontai à la surface. Du fait de l’inclinaison de la camionnette, les
portes arrière se dressaient au-dessus du niveau de l’eau, à l’air libre,
mais inaccessibles.
Si mes poumons, et ma mâchoire, me l’avaient permis, j’aurais hurlé
jusqu’au ciel.
Je replongeai dans le canal, de plus en plus essoufflé, et nageai
jusqu’à l’avant de la camionnette. Je me hissai hors de l’eau pour
monter sur le châssis exposé. De là, je grimpai en m’accrochant au
tuyau d’échappement qui courait sur toute la longueur.
J’avançai avec prudence, conscient de l’effet de mon poids.
L’arrière du Transit s’était incliné. Si les portes arrière se
retrouvaient immergées, la pression de l’eau les maintiendrait
hermétiquement closes, provoquant la mort de ma sœur. Accroché à
l’arrière de la camionnette, plaqué contre le châssis, je tendis la main
dans le vide.
Mes doigts se refermèrent sur la poignée et tirèrent.
Les portes étaient verrouillées.
Abattu, je me laissai retomber dans l’eau. Lorsque je retournai sur la
berge, je pesais des tonnes, j’étais vidé, à bout de souffle. Je regardai à
droite et à gauche, je levai les yeux vers le ciel. Le bourdonnement
dans mes oreilles était si bruyant que je faillis ne pas entendre mon
téléphone qui sonnait dans ma veste posée sur le sol.
Je m’en approchai en rampant, glissai la main dans la poche et
répondis.
« Je peux pas sortir, dit Anne.
— Faut que j’aille chercher de l’aide. »
J’étais tellement essoufflé que parler était douloureux.
« L’eau monte trop vite. J’en ai déjà jusqu’au cou… » Elle aussi
était essoufflée et j’entendais ses dents claquer. « Je t’en supplie, t’en
va pas. »
Des taches de soleil s’insinuaient à la périphérie de mon champ de
vision. Je lançai le téléphone sur le sol et m’en éloignai à reculons,
obligé de lutter contre une nouvelle crise de panique. Je tombai à
genoux, j’essayais de réfléchir. Un simple passant ne parviendrait pas à
la libérer. Un camion de pompier arriverait trop tard. Je repensai alors
au jeu de crochets dans le coffre de ma voiture, mais je savais qu’il me
faudrait au moins dix minutes pour remonter jusqu’au chemin. Et
même si je sautais dans le vide en revenant, ce serait dix minutes de
trop.
Les taches de soleil envahissaient désormais tout mon champ de
vision, je sentais ma poitrine se comprimer et je me donnai un coup sur
la tête, de toutes mes forces, pour essayer de rester vigilant. Je me
laissai tomber à côté de ma veste et j’entrepris de fouiller les poches, à
la recherche d’un objet, n’importe quoi, que je pourrais utiliser. Je
balançai tout sur le sol.
Mes clés. Je les retirai de l’anneau, que je déroulai tant bien que mal
jusqu’à ce qu’il soit presque droit. Anne continuait à parler au
téléphone. Mais je replongeai dans l’eau et retournai à l’avant de la
camionnette. De nouveau, je me hissai sur le châssis et grimpai jusqu’à
l’arrière.
Penché au-dessus du vide, je tentai d’introduire la tige métallique
dans la serrure. Elle était trop épaisse. Je restai allongé là, à l’extrémité
de la camionnette, inefficace.
Le froid, combiné à l’enflement de ma mâchoire, signifiaient que je
serais incapable de parler de toute façon. Je portai la main à ma
bouche. J’avais envie d’arracher les fils de fer, pour au moins pouvoir
dire ce que je voulais dire. J’introduisis mes doigts tremblants dans
mon palais et palpai le métal qui enserrait ma mâchoire.
Fin et solide. Mon regard se posa sur la serrure.
Je refermai les doigts autour d’un fil et tirai légèrement, afin de
tester sa résistance. Je sentis la tension dans mon crâne. J’inspirai à
fond, m’armai de courage et tirai aussi fort que je l’osais. Le métal
mordit la peau de mes doigts.
J’avais l’impression de m’arracher toutes les dents.
Je tenais toujours l’anneau défait avec lequel j’avais tenté de
crocheter la serrure. Je l’introduisis dans ma bouche, l’enroulai autour
du fil et tirai de nouveau, libérant une douleur incandescente qui
irradia dans tout mon cerveau. Je recommençai, plus fort, jusqu’à ce
j’entende un petit bruit sec. J’avais arraché le fil de ma gencive. En
tirant encore une fois, je sentis mes dents de derrière bouger, ma
bouche se déchirer et je martelai le châssis avec ma main libre… en
pleurant, en criant, en hurlant.
Un sang chaud coulait sur ma bouche ; je percevais son goût, son
odeur, son épaisseur sur mes doigts.
Un, deux, trois, tirer. Un, deux, trois, tirer.
Tout devint neigeux et blanc. Je frappai le châssis à coups de poing
pour ne pas tourner de l’œil. Lorsque ma vue s’éclaircit, je constatai
que je tenais le fil de fer entre mes doigts tremblants et rouges de sang.
Je l’essuyai sur mes vêtements et le brisai net en deux avant de me
pencher au-dessus du vide encore une fois pour atteindre les portes
arrière.
Je fis pénétrer le fil dans la serrure et me mis à trifouiller. C’était
une serrure à goupilles, semblable à celles de toutes les voitures que
j’avais forcées gamin.
À croire que la chance était de mon côté.
J’incurvai vers le haut une extrémité du fil et l’introduisis dans la
serrure, telle une clé dynamométrique improvisée, et me servis de
l’autre bout pour repousser les goupilles. Tandis que je m’appliquais,
la camionnette bougeait sous moi : elle s’enfonçait peu à peu dans
l’eau. Je retins mon souffle, je m’obligeai à rester calme et je continuai
jusqu’à ce que j’entende un déclic. Alors, très délicatement, je refermai
la main sur la poignée et tirai.
La porte s’ouvrit.
Au même moment, le Transit bascula, me projetant dans le canal.
Aussitôt, l’eau s’engouffra par les portes. L’arrière était encombré de
cartons, remplis de livres pour la plupart. J’entrepris de les dégager à
deux mains, en les balançant par-dessus mon épaule pour libérer le
passage, essayant désespérément d’atteindre la cabine. Lorsque, enfin,
je repoussai le dernier mur de cartons, je vis Anne, la tête renversée
pour continuer à respirer dans la poche d’air d’une dizaine de
centimètres qui restait.
Une grille métallique nous séparait et en ôtant les cartons, j’avais
offert un passage à l’eau, qui menaçait de nous submerger tous les
deux.
Je retins ma respiration.
J’agrippai la grille et tirai de toutes mes forces.
Tout d’abord, elle refusa de bouger. Je tirai de nouveau. En
regardant ma sœur. Elle aussi tenait la grille à deux mains. On compta
ensemble, en hochant la tête. L’un tirait pendant que l’autre poussait.
On insista. Un, deux, trois… Le grillage écorchait nos doigts.
On était maintenant tous les deux sous l’eau.
Lorsqu’un des rivets de coin céda, je me déplaçai afin de concentrer
mes efforts sur cette partie, et je parvins à arracher, puis à tordre, la
grille. Anne n’avait plus de forces. Je tendis le bras à l’intérieur de la
cabine, l’agrippai et la tirai à travers la petite ouverture. On traversa
l’arrière de la camionnette en nous accrochant au plancher avant de
crever la surface du canal, les poumons en feu, la bouche grande
ouverte pour réclamer de l’air.
Bras dessus bras dessous, on se traîna jusqu’à la berge, mais j’étais
incapable de m’y hisser. Mes mains et ma bouche saignaient, je
tremblais, le pleurais, je grelottais, je jurais.
Anne sortit de l’eau la première et m’aida à la rejoindre.
On resta allongés là un moment, enlacés. Je marmonnais toutes les
injures qui me passaient par la tête pour me défouler et me réchauffer,
me prouver qu’on était vivants. Anne avait deux profondes empreintes
de main sur le bras, aux endroits où je l’avais agrippée pour l’arracher
à la cabine.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que l’on ose se regarder.
Lorsque ses yeux croisèrent les miens, je dis :
« Accorde-moi le plus de temps possible avant d’appeler la police. »
Elle était encore essoufflée et tremblante.
« Où tu vas ? »
Je me remis debout, ramassai mes clés éparpillées dans l’herbe, mon
téléphone, et j’enfilai mes chaussures. J’avais les doigts lacérés par le
fil de fer et le grillage de la camionnette, et ma mâchoire pendait.
« Tu ne reviendras pas, hein ? » dit Anne en se relevant à son tour.
Je ne répondis pas. Je la vis serrer les poings le long du corps et
l’espace d’un instant, je crus qu’elle allait me frapper. Au lieu de cela,
elle m’étreignit, aussi fort qu’elle le pouvait, plaquée contre moi. Je
sentais battre son cœur à travers sa veste trempée.
Je regardai par-dessus son épaule et lui glissai à l’oreille :
« Tu n’étais pas une erreur. C’est impossible. Te retrouver est la
meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie. »
On se sépara et elle me tourna le dos en murmurant quelque chose,
les mains devant le visage. Lorsque je touchai son bras, elle répéta ce
qu’elle venait de dire, en me regardant, les yeux rougis.
« Tu parles comme si ta vie était terminée. »

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IX

Repousser le ciel
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1

Je rebroussai chemin le long du canal et gravis le chemin qui menait


à la maison. J’entrai récupérer des antalgiques, en fis passer plusieurs
avec le scotch et emportai la bouteille. En redescendant le chemin, plus
rien n’aurait pu me surprendre. Néanmoins, je restai sur mes gardes en
franchissant le virage aveugle.
L’homme était là où je l’avais laissé, exsangue, mort, de toute
évidence.
Et moi qui craignais de me retrouver en prison à cause de mon faux
passeport. Je ramassai le portable par terre et le déverrouillai à l’aide
du pouce mouillé et froid du macchabée. C’était un appareil jetable. Il
n’y avait rien de stocké dans les photos, les notes ou les contacts.
Toutefois, je trouvai un message, provenant d’un numéro non
enregistré.
Envoyer confirmation quand arrivé en position.
Je regardai l’homme écrasé entre les deux voitures, affalé sur le
capot de la mienne, pendant que je tapais une réponse.
En position.
Sur ce, j’effaçai mes empreintes sur le téléphone et le remis dans la
poche de l’homme. Je pris ses clés et déplaçai la Mercedes arrêtée en
travers du chemin pour l’orienter vers la grand-route. L’homme
s’écroula comme un sac, et lorsque je jetai un coup d’œil dans le
rétroviseur, j’entrevis l’horreur que je laissais derrière moi.
Une voiture maculée de sang, des arbres déchiquetés et un individu
presque coupé en deux.
Je descendis de la Mercedes, récupérai le pistolet sur le sol, me
rassis au volant et repartis. J’étais à mi-chemin de la ville quand mon
portable sonna. Impossible de répondre en conduisant à cause de mes
doigts entaillés et écorchés. Alors, je me garai sur le bas-côté.
« Aidan, où êtes-vous ?
— Naomi », dis-je d’une voix pâteuse en grimaçant. De douleur et
au son qui sortait de ma bouche.
Je pris les antalgiques sur le siège du passager et en gobai une
poignée, accompagnée d’une gorgée de scotch. Elle entendit tinter la
bouteille.
« Vous devriez être à l’hôpital…
— Je me sentais mieux.
— Si votre petite amie vous a frappé aussi fort que moi, ça
m’étonnerait…
— Jankowski n’a jamais été ma petite amie.
— Une sex friend, si vous préférez.
— Ni l’un ni l’autre. Je vous ai menti. Elle me faisait chanter. »
Naomi en resta muette. Puis la curiosité prit le dessus.
« Que voulait-elle ?
— Que je fasse disparaître une preuve qui l’accusait. Le portable
dans lequel était enregistré son numéro.
— Pourquoi vous ne l’avez pas fait ?
— Je craignais que cela coûte la vie à Esther. »
Je profitai du silence qui suivit pour me masser la mâchoire.
« Je n’arrive pas à savoir si je vous hais plus ou moins, avoua-t-elle
finalement.
— Prenez le temps de réfléchir.
— Vous ne voulez pas me dire où vous êtes ? » Je ne répondis pas. «
Dois-je m’inquiéter ?
— Pas pour moi.
— Dois-je faire comme si je n’avais rien entendu ? »
Je confirmai d’un grognement.
« Dans ce cas, rendez-moi un service.
— Si vous voulez une lettre de recommandation…
— Je veux que vous parliez à Frank Moore. »
Je me regardai dans le rétroviseur. Au musée des horreurs,
j’attirerais la foule.
« Ça risque d’être difficile.
— Un simple coup de téléphone, c’est tout ce que je demande. Il
veut vous parler.
— J’ai passé le stade du séminaire de survie. Qu’est-ce qu’il veut ?
— Il a refusé de me le dire.
— Sale connard.
— Pardon ?
— Il a un problème avec les femmes. Il évitait toujours de vous
regarder en face. Il ne répondait qu’à moi. Quand il daignait répondre.
Vous n’avez pas remarqué ?
— Je ne fais pas attention à ce genre de conneries.
— Vous devriez. »
Elle rit.
« Vous me donnez des conseils maintenant…
— L’occasion ne se représentera peut-être pas.
— Ça aurait dû se passer autrement entre nous. »
J’avais envie de dire quelque chose en retour, de même nature. Au
lieu de cela, je me surpris à changer de sujet.
« J’ai du temps à tuer. Passez-le-moi. Je suis prêt.
— Vous me répéterez ce qu’il a dit ?
— Promis.
— Je peux faire quelque chose pour vous ?
— Prenez soin de vous.
— Vous aussi, beau gosse. »
Je coupai la communication et attendis l’appel de Frank, en
pianotant sur le tableau de bord histoire de chasser ma nervosité entre
deux gorgées de scotch pour ma mâchoire. Naomi avait raison quand
elle disait que cela aurait dû se passer autrement entre nous. Alors,
pourquoi étais-je incapable de le dire ? Pourquoi fallait-il toujours
qu’on m’arrache aux forceps tout ce qui méritait d’être dit ?
Mon téléphone sonna dix minutes plus tard.
« Waits ? demanda Frank, tandis qu’un message enregistré du centre
de détention nous informait que cette conversation pouvait être
enregistrée.
— Comment ça se passe ? demandai-je.
— Si vous avez l’intention de jouer la désinvolture…
— Écoutez-moi, Frank. Depuis votre arrestation, j’ai eu la mâchoire
brisée, rafistolée avec du fil de fer et brisée de nouveau. Et ça me fait
mal de vous le dire, littéralement. Alors, venez-en au fait, bordel.
— J’ai repensé à ce qui s’est passé à Briars Green, la nuit où Maggie
et les enfants ont été assassinés…
— C’est pas trop tôt…
— J’étais ivre, ce soir-là.
— Au point de tout oublier ?
— Je n’appelle pas pour faire des aveux. Je me suis réveillé là où je
me souvenais m’être assis pour la dernière fois. Dans l’appartement de
Rebecca, le pantalon sur les chevilles.
— Merci pour les détails…
— Écoutez-moi, grogna-t-il. Compte tenu de ce qui s’est passé
ensuite, je lui étais très reconnaissant. Elle m’a servi d’alibi avec une
telle constance que j’y ai cru moi-même. Je sais que je ne me suis pas
levé de ce fauteuil. J’étais incapable de marcher. Par conséquent, ça ne
me gênait pas de l’entendre affirmer qu’on était restés ensemble toute
la nuit. Maintenant, je me demande si… »
J’entendais sa respiration.
« Si ?
— Si elle savait à quel point je lui serais reconnaissant. Et combien
j’aurais besoin d’elle pour assurer ma défense. Je me demande si elle
n’a pas tout manigancé de façon à devenir mon alibi…
— Nom de Dieu, Frank. » Il ne dit rien. « Elle était jalouse de
Maggie ?
— Elle la haïssait. Et je…
— Vous lui avez dit que vous vouliez retourner auprès de votre
famille.
— Quelque chose comme ça.
— Vous devez appeler Naomi Black et tout déballer. Tout de suite.
— J’aimerais mieux que vous et moi…
— Je ne fais plus partie de la police, Frank.
— Comme Blake, hein ? Je vous l’avais dit : cette affaire tue tout ce
qu’elle touche.
— Si vous ne voulez pas ajouter les noms de vos enfants à cette liste
une fois de plus, vous allez prendre sur vous et appeler Naomi. Elle
seule peut vous aider maintenant.
— Je le ferai. » Il laissa échapper un rire amer. « J’y ai cru, vous
savez ? Je croyais que j’aidais les gens.
— Apparemment, vous avez cru un tas de choses.
— Oui…, fit-il en réfléchissant à ce constat. Pourtant, je préfère
encore être comme ça que de vous ressembler. En quoi croyez-vous ? »
Surpris par cette question, je cherchai une réponse. Avant que j’en
aie trouvé une, j’entendis les bips au bout du fil.
« À plus tard », dit-il et il raccrocha, me laissant seul avec la
tonalité.

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2

J’attendis que le gérant et l’hôtesse aient quitté le Light Fantastic,


après avoir verrouillé la porte. Alors, je fis démarrer la Mercedes, les
yeux fixés sur cette unique fenêtre éclairée au premier étage.
J’accélérai, pied au plancher, et fonçai droit sur l’entrée principale ; je
pulvérisai la porte vitrée à double battant et traversai le club désert,
faisant voler les tables, pour finalement venir m’encastrer dans le bar.
Sans couper le moteur, je descendis de voiture.
Une alarme hurlait et je sentais les éclats de verre crisser sous mes
pieds.
J’avisai la porte qui conduisait au fond du club et empruntai le
couloir jusqu’à l’escalier métallique en colimaçon. Je montai, marchai
vers le bureau de Carver et enfonçai la porte d’un coup de pied.
Debout derrière son bureau, il était en train de remplir deux grands
verres de Hennessy. Il en fit glisser un vers moi avant de lever la tête.
Peut-être s’attendait-il à ma visite ; toutefois, je vis qu’il était surpris
par mon arme, et il eut un léger rictus en découvrant l’état de mes
mains, de mes bras et de mon visage. De ma vie.
Je lui souris.
Il fit de même.
« Je te conseillerais bien de te faire examiner, dit-il, mais je ne
connais personne qui pourrait supporter ce spectacle. »
Je m’approchai du bureau, pris le gros verre qu’il avait fait glisser
vers moi et le levai pour porter un toast. Il prit le sien, trinqua et but
une gorgée. Je lui décochai un revers avec le pistolet. Le verre brisé
s’écrasa contre son visage et il s’écroula.
Lorsqu’il leva les yeux vers moi, ses lèvres avaient la couleur du
sang.
« Désolé, dis-je. Laisse-moi t’en servir un autre. »
Je pris la bouteille de cognac et lui versai le contenu sur la tête, en
pointant mon arme sur lui. Il resta assis, sans réagir, et quand j’eus
terminé, il sourit. Je lançai la bouteille vide sur ses genoux.
« Tu as une cigarette ? » demanda-t-il.
On rit en chœur et je m’assis sur le bord du bureau, d’où je le
toisais. Il y eut du bruit à la porte et deux types baraqués firent leur
apparition.
Carver les regarda en secouant la tête.
« Allez éteindre cette alarme. »
Un des deux hommes quitta la pièce à reculons, perplexe, pendant
que l’autre me dévisageait. Carver s’adossa au mur, sans se relever.
Lui aussi m’accordait toute son attention en attendant que l’alarme
s’arrête.
À ce moment-là, j’entendis ma respiration.
« Qu’est-ce qui me vaut ce plaisir ? demanda-t-il.
— Ton homme de main a essayé de me tuer. Et il a failli tuer ma
sœur. »
Il ôta le cognac de ses yeux.
« C’est perturbant.
— Qu’il ait manqué son coup ?
— Qu’il ait brûlé les étapes. Tu connais ma politique…
— Peut-être qu’il était mieux informé que toi.
— Oh ?
— Je suis indépendant maintenant. »
Le type resté sur le seuil fit un pas vers moi. Je serrai la crosse du
pistolet dans mon poing et le pointai sur la tête de Carver, avec le
sentiment que j’en serais enfin capable.
« Je n’étais pas au courant, dit-il. Quoi qu’il en soit, ça n’excuse pas
ce qui s’est passé. » Je croyais entendre un réceptionniste d’hôtel qui
m’annonçait que ma chambre avait été donnée à quelqu’un d’autre. «
Je vais essayer de me faire pardonner.
— Annule le contrat sur ma tête.
— Tu sais bien que c’est impossible. Même si tu me tues, ça ne
changera rien. L’ordre est parti, c’est trop tard. » Un petit sourire en
coin apparut sur son visage. « Peut-être que tu devrais essayer de
récupérer ton boulot ? »
Je songeai à l’accord passé entre Parrs et Chase. Dissimuler la mort
d’une jeune femme, et plus encore, afin de protéger leurs carrières. Je
secouai la tête.
Carver se releva et lissa les manches de son costume chic trempé.
« Ce qui s’est passé avec ta sœur, c’est regrettable. Je peux t’assurer
que ça ne se reproduira pas. Moi-même, je suis père de famille
maintenant.
— Oui, à ce qu’il paraît. Après ce qui m’est arrivé ce matin, j’avais
le choix, Zain. Je pouvais venir ici ou aller à Fairview. J’ai assez de
balles pour ta femme et ton môme. »
Son visage s’assombrit.
« C’est une menace ?
— Une réalité alternative. J’ai choisi de venir ici. »
L’adrénaline faisait trembler mes mains. Je reculai d’un pas pour
qu’il ne puisse pas m’atteindre et je jetai un coup d’œil au type à
l’entrée. Ma vision était une succession d’images fixes, comme si le
bureau était éclairé par une lumière stroboscopique.
« Alors, ne me le fais pas regretter.
— Tout ce que je peux faire, c’est passer quelques coups de
téléphone. Pour dire que, techniquement parlant, tu es encore flic
jusqu’à la fin de la semaine. Ça te laissera plusieurs jours. » Il se servit
un autre verre et lorsqu’il releva la tête, il parut s’étonner que je sois
encore là. « C’est à prendre ou à laisser. »

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3

J’abandonnai la Mercedes à l’intérieur du club et le pistolet à côté,


par terre, et je marchai en direction de chez moi. Je devais récupérer le
sac, l’argent et le passeport avant de partir. C’était une nuit à fort
voltage ; les yeux, les lumières, les sourires rayonnaient, et je sentais
l’électricité ambiante, qui m’embrasait moi aussi.
Je traversai Piccadilly. Les gens s’écartaient devant moi.
Ils regardaient mon visage, mes poches sous les yeux et ma barbe de
sang. Mes vêtements souillés par l’eau du canal et l’alcool, mes
manches, mes mains et mes doigts lacérés.
Je croisai des hommes qui auraient pu être mes amis et des femmes
que j’aurais pu aimer. Tous marchaient les yeux écarquillés par une
simple humanité. Je pivotai et marchai à reculons, pour les regarder,
plein d’affection, en me demandant s’ils se souviendraient de moi.
Bizarrement, j’avais l’impression de recevoir de nouveau le signal.
Une chose dont je croyais m’être écarté émettait maintenant jusqu’à
moi, distinctement. Je n’étais pas une erreur, finies les crises de
panique et de somnambulisme. J’étais vivant, et ça ressemblait à un
miracle.
Je trottinai jusque chez moi, en riant pour un rien.
Il n’y avait pas de voiture devant, pas de lumière à l’intérieur et je
gravis l’escalier à la hâte, vers une nouvelle vie. Je décrochai
l’escabeau dans le couloir et le traînai dans l’appartement. Du pied, je
refermai la porte derrière moi. Je n’allumai pas. Je plaçai l’escabeau au
jugé et grimpai sur la dernière marche avant de déplacer le luminaire et
de glisser la main par le trou.
Il y eut un clic et la lumière s’alluma.
« C’est ça que vous cherchez ? » demanda un homme. Je me
retournai pour découvrir mon nouveau voisin, Robbie, assis par terre à
côté de la porte, braquant une arme à feu sur moi. Le sac était posé à
ses pieds. « Descendez donc de votre perchoir. »
Il se mit debout.
J’entendis l’escabeau tomber et je me retrouvai sur le cul, les yeux
levés vers lui.
« Vous avez tué Tessa Klein », dis-je, inutilement.
Il sortit de la poche intérieure de sa veste l’enveloppe que j’avais
adressée à Charlie Sloane. Il me la tendit et me fit signe d’aller dans la
salle de bains. Je me relevai péniblement en plaquant l’enveloppe
contre ma poitrine, comme si cela avait encore de l’importance.
Robbie renifla.
« Dans les toilettes, je pense. »
J’ouvris l’enveloppe et fis glisser dans ma paume les trois dents que
j’avais conservées.
« Enveloppez-les dans un mouchoir en papier », ordonna-t-il.
Je m’exécutai machinalement et les laissai tomber dans la cuvette,
suivies de la lettre. Robbie se pencha en avant, actionna la chasse
d’eau et regarda le tout disparaître dans le siphon. Il retourna dans le
salon. Au bout d’un moment, je le rejoignis.
« Vous avez aussi tué Jankowski », dis-je. Robbie tapota son crâne
avec le canon de son arme et sourit. « Si vous l’aviez laissée me tuer,
vous n’auriez pas été payé.
— Je devais protéger mon investissement.
— Depuis combien de temps vous me suivez ?
— Ça fait un petit moment déjà. Mais le prix est devenu si élevé que
ça valait la peine d’emménager. Et je ne le regrette pas, car vous seriez
peut-être mort sinon…
— Et vous ne vouliez pas que ça arrive.
— Hé, j’ai été sympa avec vous. Je vous ai accordé quelques jours
avec votre sœur, non ? »
J’acquiesçai.
« Vous aviez envoyé quelqu’un pour nous surveiller, je parie ?
— Évidemment. » Son haussement d’épaules laissait deviner qu’il
ignorait le sort de son comparse. « C’est quoi, cette histoire ?
demanda-t-il en montrant mon visage.
— Vous avez vu dans quel état j’étais à St Mary’s ? Eh bien, je suis
parti avant qu’ils puissent me recoudre correctement. Et tout s’est
écroulé.
— Je sais, mon vieux. Je sais. Alors, on va essayer de remettre un
peu d’ordre dans tout ça, OK ? J’aimerais que vous m’écriviez quelque
chose. »
Je montrai mes doigts en charpie.
« C’est court, j’espère.
— Très. »
Il pointa le doigt sur mon bureau. J’avais la tête qui tournait et je dus
m’y appuyer pour rester debout. Une lettre d’adieu, tapée à la machine,
était posée à côté d’un de mes carnets.
« J’aimerais mieux pas. Si ça ne vous ennuie pas trop. Je viens de
parler à Carver. On a conclu un arrangement. Il m’accorde quelques
jours. »
Robbie sourit.
« C’est pas ce qu’il m’a dit, hélas. » Il sortit une paire de pinces
d’une de ses poches. « Désolé. Allons-y. » Il s’en servit pour prendre
une enveloppe qu’il laissa tomber sur la table.
« C’est quoi ?
— Ouvrez. »
Je déchirai l’enveloppe et découvris des photos de ma sœur. En
ville, avec des amis, ou chez elle. Il y avait même des clichés, pris au
téléobjectif, de la maison de sa mère sur la lande.
« Comme je vous le disais, j’ai un gars sur place.
— Et si je ne vous crois pas ? »
Il sourit de nouveau, sortit son portable et sélectionna un numéro
dans le répertoire. Quand il me tendit l’appareil, je vis qu’il
correspondait à une ligne fixe. Sûrement la maison sur la lande.
J’appuyai sur « Appeler » et attendis que quelqu’un réponde.
« Allô ? dit Anne.
— Qui êtes-vous ? demandai-je comme si je m’adressais à un
inconnu.
— C’est toi, Aidan ?
— Je vois », dis-je.
Je coupai la communication et rendis son portable à Robbie. Après
quoi, j’entrepris de recopier le mot d’adieu dactylographié. J’avais
encore celui que j’avais laissé en plan, ne sachant pas à qui l’adresser.
Pour, pouvait-on lire simplement en haut de la feuille. J’ajoutai le
prénom de ma sœur. Mes mains tremblaient méchamment maintenant,
mais tout cela en valait-il la peine ?
« Qu’est-il arrivé à Tessa Klein ? dis-je, une fois la lettre achevée.
Simple curiosité professionnelle… »
Lorsque je me retournai, Robbie était beaucoup plus près de moi
que dans mon souvenir, et je me demandais comment il avait pu se
déplacer de manière aussi silencieuse.
« Elle lui a fait un enfant dans le dos. Ça lui a brisé le cœur.
— Je m’en doute. Alors, qu’est-ce que vous avez fait d’elle ?
— Je vais vous montrer. Puisque vous êtes si curieux. Mais c’est un
aller simple. Il faut vraiment avoir envie de savoir… »
Je signai le mot et me levai.
« Je crois que oui. »
Robbie ouvrit la porte et sortit sur le palier en braquant son arme sur
moi à travers la poche de sa veste. Je le suivis, m’arrêtai sur le seuil et
me retournai.
En touchant l’encadrement de la porte, je reçus une décharge
d’électricité statique et tout me revint en un éclair.
Les fantômes fluorescents et violents de mon passé, et tous les
cœurs que j’avais claqués en partant. Les fondations à découvert et les
interminables grues de reconstruction qui obstruaient le ciel. Les gens
en dessous qui se percutent comme des boulets de démolition. Ivres, à
moitié formés, à moitié finis. Les meubles d’hôpital, tristes et
dépareillés, et les sans-abri qui zigzaguent au milieu des voitures,
portant leurs sacs de couchage comme des capes. Des petits garçons
qui laissent leurs yeux s’habituer à l’obscurité, leurs économies
cachées dans leurs chaussettes. Ma petite sœur sur la banquette arrière
et une version pour ascenseurs de My Heart Will Go On. Des
politiciens professionnels récompensés pour leurs échecs, toujours
hors de portée de crachats, et tous ces hommes bons avec des trous
noirs à la place des yeux. Empreintes carbone. Panic rooms. Racistes
charismatiques et menteurs talentueux. Vendeurs. Businessmen.
Salariés. Tous ces hommes bons avec des trous noirs à la place du
cœur. Tous ces tubes de rouge à lèvres étalés sur les cols de chemise.
Les bulletins météo apocalyptiques, et les oiseaux qui gazouillent,
chantent et hurlent dans les arbres. Puis je m’entendis respirer, je
m’entendis réfléchir. Je voyais ma main, rendue méconnaissable par
les entailles et les hématomes, agripper l’encadrement de la porte.
Lorsque je le lâchai, rien ne m’avait jamais semblé aussi facile. Je me
retournai, j’enlaçai Robbie et nous projetai tous les deux par-dessus la
rampe.
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X

Arrêtons-nous là
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1

« Médecin de mes deux », grommela Sutty en s’engageant dans


Oxford Road. C’était le jour où il reprenait le travail, et il avait insisté
pour conduire. Et pour partager toutes les pensées qui lui passaient par
la tête. La patrouille de nuit s’était déroulée sans incident. Il était 6
heures du matin et ils furent récompensés par une aube d’un rose
spectral qui métamorphosait la ville.
« Vous pouvez me déposer dans le coin de Piccadilly » demanda
Naomi pour changer de sujet.
Sutty se tourna vers la fille, la femme comme il tenait à l’appeler.
Enfouie quelque part à l’intérieur d’une parka noire toute neuve, un
genou appuyé contre le tableau de bord, elle lisait l’article consacré à
la nomination de Chase au poste de directrice de la police. Sutty l’avait
lu auparavant, en remarquant qu’Alistair Parrs la remplacerait au poste
de superintendant en chef désormais vacant. Ce qui l’avait fait
réfléchir.
Naomi arracha la page et la roula en boule.
Elle avait paru préoccupée toute la nuit, mais Sutty ne l’avait pas
questionnée. Mieux valait observer, attendre et tirer ses propres
conclusions. Il s’arrêta dans Portland Street. Lorsque Naomi ouvrit la
portière, Sutty se retourna.
« Demain même heure ?
— Ça marche, Sutts. »
Elle descendit de voiture sans se retourner, les mains dans les
poches pour se protéger de la froideur du petit matin. Il la suivit du
regard pendant qu’elle marchait en direction du Northern Quarter. Il
hocha la tête. Énigme résolue.
Naomi était incapable d’expliquer précisément pourquoi elle
revenait sans cesse.
Parfois, c’était un bon pressentiment, parfois un mauvais, mais ça ne
signifiait pas grand-chose. En tournant dans la rue d’Aidan, elle fut
surprise de voir de la lumière chez lui. Elle s’arrêta un instant sur le
trottoir. Elle rit et traversa la rue pour appuyer sur le bouton de
l’interphone. Après quelques secondes, la porte s’ouvrit. Elle traversa
le petit hall d’entrée et monta l’escalier. La porte était entrouverte. Elle
la poussa, et découvrit des cartons et des sacs-poubelles.
« Fallait me prévenir, dit-elle. Je vous aurais aidée. »
Anne se retourna et lui sourit.
« J’ai de l’entraînement maintenant. Et j’ai pensé que ce serait une
bonne occasion d’être près de lui. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Parfois, je me surprends à passer devant l’immeuble, répondit
Naomi en se dirigeant vers la kitchenette. J’espère que nous n’avez pas
encore mis la bouilloire dans un carton.
— Servez-vous. »
Naomi dénicha deux mugs et entreprit de faire du thé, en racontant
sa première patrouille de nuit avec Sutty. N’obtenant aucune réaction à
la fin de son histoire, elle se retourna pour s’assurer que tout allait
bien. Anne se tenait devant la bibliothèque, tournant le dos à la pièce.
Naomi lui accorda une minute avant de s’approcher d’elle, de lui
tapoter l’épaule et de lui tendre une tasse de thé.
« Ça va ? »
Anne prit la tasse d’une main. L’autre, tremblante, reposait sur la
bibliothèque. Elle avait le front plissé et semblait désorientée. Il y avait
un espace vide sur le rayonnage, entre Charles Dickens et Geoff Dyer,
là où on avait retiré un livre de l’épaisseur d’une brique. Naomi tenta
de déchiffrer l’expression complexe sur le visage d’Anne, et elle
s’étonna de la voir sourire. Abandonnant la sœur d’Aidan, elle reporta
son attention sur l’étagère et demanda, en s’efforçant de prendre un ton
léger et désinvolte :
« Vous avez perdu quelque chose ? »
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