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Ouvrage publié avec le soutien du CNL.

© Nouveau Monde éditions, 2012.


ISBN 9782365835626

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Page titre

L’ESPIONNAGE
ET
LE CONTRE‐ESPIONNAGE
PENDANT LA GUERRE MONDIALE
D’APRÈS LES ARCHIVES MILITAIRES DU REICH

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L’ESPIONNAGE
ET

LE CONTRE‐ESPIONNAGE
PENDANT LA GUERRE MONDIALE
D’APRÈS LES ARCHIVES MILITAIRES DU REICH
II
TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR L. LACAZE
INTERPRÈTE, CAPITAINE DE RÉSERVE
L’ESPIONNAGE ET LE CONTRE‐ESPIONNAGE

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I. — GENÈSE DE L’ESPIONNAGE
PAR LE GÉNÉRAL HUGO KERCHNAWE PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES MILITAIRES

Le sens général du mot espionnage est des plus larges, surtout dans le public habitué à
désigner ainsi — non sans plus ou moins de raison — toute manière de se renseigner sur un
ennemi, sans user de violence et de lui causer un dommage qui ne soit pas dû aux armes de
guerre, comme par exemple d’accomplir des actes de sabotage, de provoquer des mutineries et
trahisons, de pratiquer une propagande hostile, etc.
Le sens de ce mot n’est même pas identique dans les Codes militaires et pénaux des différents
États.
Au point de vue du droit des gens, cependant, la déclaration de Bruxelles (1874) nous en
donne une définition précise. Doit être considérée comme espion toute personne « qui, dans les
localités occupées par l’ennemi, recueille ou tente de recueillir en secret ou sous de faux
prétextes des renseignements destinés au parti opposé ».
Par contre, les individus « qui sans cacher leur mission ou leur état militaire reconnaissent
l’ennemi et prennent des renseignements sur lui », sont désignés comme éclaireurs.
Mais, dans la pratique, il n’est pas toujours possible de distinguer aussi nettement entre ces
deux cas et c’est pourquoi la langue courante les confond généralement ; car l’éclaireur
s’efforcera, lui aussi, de cacher et de camoufler le mieux possible sa mission et sa qualité, comme
le fait d’ailleurs tout patrouilleur en premières lignes.
Du point de vue purement humain, ce sont sans doute les mobiles qu’il convient de considérer
ainsi que le fait de s’exercer contre l’ennemi ou contre l’ami. Car il n’est certes pas indifférent
qu’un acte soit inspiré contre l’ennemi du pays par un sentiment de patriotisme prêt au dernier
sacrifice ou par un besoin de lucre ou d’aventures qui n’hésiterait pas à léser la patrie elle‐même
du coupable. Dans la pratique, cependant, tout parti en guerre, tout État en général, se défendra
de son mieux contre toute exploration de ses secrets politiques, économiques et militaires et lui
appliquera toute la rigueur de ses lois. Il ne pourra pas, ou à peine, tenir compte des mobiles de
l’espion surpris la main dans le sac — bien qu’humainement parlant, il soit impossible de refuser
un certain respect, une certaine admiration même, aux éclaireurs ou espions qui, en dépit de tous
les dangers, risquent leur vie pour transmettre à leur pays des renseignements importants ou pour
saboter l’organisation de l’ennemi loin en arrière de ses lignes.
Si nous élargissons le sens du mot espionnage — et nous en avons le droit — il devient
difficile et, pour mieux dire, impossible de fixer l’heure de sa naissance. Elle coïncide avec
l’instant même où l’homme commence à combattre non seulement les animaux de l’époque
préhistorique, mais encore ses propres congénères. Le premier homme qui s’approcha en rampant
d’un campement ennemi, ce fut le premier éclaireur et il devint le premier espion lorsqu’il
s’efforça d’imiter les bêtes de la forêt primitive ou les particularités de la tribu adversaire, afin de
la tromper et de pénétrer ainsi jusque dans son camp. L’histoire de l’espionnage remonte donc aux
premières guerres et comme celles‐ci datent certainement des premiers jours de l’humanité, à
l’histoire des hommes eux‐mêmes.
Il faudra naturellement se contenter de la poursuivre jusqu’aux époques où s’établirent des
États ordonnés et en conséquence des règles guerrières et des préparatifs de guerre qui rendirent
nécessaire la connaissance de l’ennemi, de ses moyens de combattre et de ses intentions.
Il est plutôt difficile de préciser, quand l’espionnage et tout ce qui s’y rattache a été plus
important, quand il a influé plus décisivement sur la conduite et l’issue de la guerre : aujourd’hui
ou jadis, aujourd’hui que l’information domine le monde et que nous avons la possibilité de
transmettre des renseignements avec la rapidité de l’éclair, mais aussi de nous mouvoir et de

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regrouper nos forces avec une célérité jusqu’à ce jour inconnue, ou jadis lorsque Philippe de
Macédoine se vantait de conquérir la forteresse la plus imprenable à condition d’y faire pénétrer
un âne chargé d’or.
Éblouis par les miracles de notre technique moderne et succombant aux phrases toutes faites et
à la suggestion des masses, nos contemporains oublient trop facilement de distinguer entre ce qu’il
fallut créer au cours des âges et ce qui aujourd’hui est tombé dans le domaine public.
Aujourd’hui, d’excellentes cartes en vente partout nous renseignent sur les conditions
topographiques du pays adversaire ; des statistiques accessibles à tout le monde les complètent ;
ses indicateurs de chemins de fer nous font connaître les voies de communications et permettent
d’en estimer le rendement ; les ouvrages et manuels militaires, les tableaux d’avancement et listes
d’officiers, les règlements, etc., donnent de l’organisation, de l’armement et des méthodes de
combat d’une armée, une image précise qu’il n’était jadis possible d’obtenir qu’après une longue
guerre. Il y a deux cents ans, nous n’avions pas de cartes utilisables sur le terrain, ou susceptibles
de nous renseigner, même dans les grandes lignes, sur la topographie, la viabilité d’un pays. Il y a
cinq cents ans, aucun État ne possédait d’organisation militaire ordonnée, et il eût été impossible
de la connaître même en compulsant une infinité de livres — si les livres avaient existé dans le
sens que nous attachons aujourd’hui à ce mot ; il n’y avait ni statistiques, ni manuels quelconques
et le souverain ignorait souvent lui‐même l’étendue réelle et le nombre d’habitants de son empire.
La situation était, de ce point de vue, meilleure dans l’antiquité, alors que les grands États
entretenaient de fortes armées régulièrement recrutées, instruites et équipées et qu’il existait un
recensement de la population et des divisions politiques.
A moins qu’il ne s’agît d’une expédition contre des « Barbares », les belligérants trouvaient au
moins devant eux un objectif d’exploration.
L’Asie et le bassin oriental de la Méditerranée ont connu, avant l’Europe, de grands États
organisés avec beaucoup de précision et possédant tout ce qu’il fallait pour la guerre. Il y eut là
quatre ou cinq mille ans avant nous de grandes puissances dans toute l’acception moderne du mot,
avec des frontières d’un développement énorme et une population chiffrée par millions, alors
qu’en Grèce et sur la péninsule italique se formaient à peine de petits États urbains dont les
débuts sont noyés dans la brume des mythes. Nous en connaissons, par Homère, un épisode, la
guerre de Troie, la première lutte entre peuples complètement ou presque ariens, le premier
choc entre les milieux civilisés de l’Hellade et ceux de l’Asie Mineure ; cette guerre a
certainement eu lieu quels que soient les adjonctions et enjolivements dûs à la légende. Homère
et ses successeurs ne nous relatent pas de faits d’espionnage proprement dits. Cependant l’esprit
critique moderne voit dans le voyage de Pâris à la cour du crédule Ménélas et dans le rapt
d’Hélène une expédition de reconnaissance de l’astucieux Troyen et dans l’enlèvement du trésor
une tentative d’affaiblir l’adversaire. La mise en scène pratiquée par Pâris — sa manière d’apaiser
tous les soupçons et de gagner la confiance du roi de Sparte qui part en guerre sans emmener
avec lui son hôte, ce dont celui‐ci profite pour lui enlever épouse et richesses — est à tous points
de vue une action d’espionnage de grande envergure selon nos idées modernes.
Le dernier acte du drame, qui entraîne la chute finale de la place‐forte, est une ruse de guerre
que la déclaration de Bruxelles considérerait et punirait comme espionnage. Car les trente nobles
grecs cachés dans le ventre du cheval et plus encore Sinon qui fit croire aux Troyens que ce
cheval était la compensation offerte par les Grecs du palladium volé par eux « se sont rendus
secrètement et sous de faux prétextes dans une localité occupée par l’ennemi », bien que l’action
de réunir des informations, entre autres l’exploration du point faible des murailles, ne soit venue
qu’en second lieu.
Si la guerre de Troie et la ruse de guerre du fameux cheval de même nom ressortissent en
partie de la légende, bien que fondées sur une réalité positive, comme presque tous les faits
relatés par Homère, nous trouvons par contre en Egypte, longtemps avant cette époque déjà, une

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organisation militaire vieille de plusieurs millénaires avec préparation régulière de la guerre et en
conséquence avec espionnage méthodique de l’adversaire. Le point culminant y fut atteint vers
1300 avant Jésus‐Christ sous la dynastie des Ramsès. L’armée professionnelle, composée de
soldats appartenant à la caste indigène des guerriers, fut alors renforcée par des mercenaires
étrangers, ce qui permit aux Pharaons de faire manœuvrer plusieurs armées de centaines de
milliers d’hommes sans dégarnir pour autant son immense empire et ses frontières du Nil et de
l’Euphrate. Les campagnes entreprises par de telles armées présupposaient naturellement une
préparation des plus soignées, sans oublier la reconnaissance des pays ennemis. C’était la mission
des « guides royaux », corps des plus importants chargé d’explorer les théâtres des opérations
projetées, soit par des espions, soit en personne sous les déguisements les plus variés, afin de
fournir ainsi au Pharaon les bases voulues pour ses plans de campagne ; ils devaient également,
les hostilités déclenchées, assigner les voies à suivre aux différentes colonnes, prendre des
renseignements sur l’ennemi et suggérer des ruses de guerre praticables. Une organisation
comparable en un mot à nos services des renseignements modernes et à nos bureaux
topographiques et dont les chefs avaient naturellement de fréquentes occasions de commettre des
trahisons dangereuses.
Antérieurement même à la dynastie des Ramsès, lors des longues luttes menées par la 18 e
dynastie pour la possession de la Syrie, les annales relatent qu’un des guides du roi Thoutmosès
III, le capitaine Thoute, réussit, grâce à ses relations, à introduire dans Jaffa assiégée par les
Égyptiens deux cents guerriers parfaitement armés, cousus dans des sacs et répartis sur tout un
bateau chargé de farine. Ces hommes éventrèrent leurs sacs pendant la nuit, surprirent les
gardiens des portes et permirent ainsi l’occupation sans coup férir de cet important point d’appui.
Mais nous voyons, d’autre part, et au cours de la même campagne, les chefs alliés se plaindre de
l’exploration défectueuse des routes qui leur étaient prescrites à l’occasion de l’attaque de Megido
et qui ne leur permettaient de progresser qu’un à un et sans chars de combat. Mais les guides n’en
persistent pas moins à déclarer que la route est parfaitement praticable ; le roi leur croit, réussit à
passer et à surprendre et défaire complètement l’ennemi.
Le guide royal joue un rôle encore bien plus considérable dans l’épopée nationale des
Égyptiens, poème dû à l’aède Pentaur et qui décrit la conquête de la Syrie par le roi Ramsès II, le
Grand. Le guide royal Paker, honoré pour ses services antérieurs de toute la confiance du
souverain, lui en veut pour des raisons personnelles et cherche à le renverser. Une bataille a lieu
près de Kadeche, sur l’Oronte. D’accord avec l’adversaire, le guide royal envoie vers son maître
deux ennemis camouflés en déserteurs qui donnent sur les Syriens et leurs positions des
renseignements totalement faux ; aussi le Pharaon se fait‐il, aussitôt l’Oronte franchi, surprendre à
la tête de son avant‐garde composée de chars d’assaut, tandis que l’ennemi attaque simultanément
le gros de l’infanterie égyptienne en colonnes de marche. Devant sa supériorité, les chars eux‐
mêmes se trouvent bientôt en danger et le roi combat un certain temps presque seul et entouré
d’adversaires. Mais grâce à son courage il réussit à s’en tirer et l’infanterie égyptienne amenée par
un guide resté fidèle, après avoir repoussé victorieusement l’attaque, décide enfin du sort de la
journée.
Ces deux cas nous démontrent le degré de perfection atteint par les services des
renseignements de l’armée égyptienne en même temps que l’importance et les dangers de
l’espionnage.
La Bible également qui, dans les livres de Moïse, nous donne jusque dans les moindres détails
— voir par exemple la police sanitaire dans les camps — un certain nombre d’instructions pour le
service en campagne, n’omet pas l’espionnage. Il est connu qu’avant de pénétrer dans le pays de
Chanaan, les Juifs y envoyèrent des éclaireurs dont les rapports, corroborés par la vue des
produits de la terre promise, ranimèrent considérablement la confiance du peuple. Le Livre des

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Rois raconte d’une manière naïve, parfois comme choses toutes naturelles et non blâmables,
comment David a pratiqué l’espionnage fort abondamment et parfois malhonnêtement non
seulement dans ses campagnes, mais encore en sa qualité de prétendant au trône contre son
bienfaiteur Saül.
Quant à l’armée perse, le cas d’espionnage le plus formidable dû, non pas à une longue
préparation, mais au sacrifice joyeux et spontané d’un partisan, nous est révélé par la chute de
Babylone en rébellion contre le roi Darius. Celui‐ci assiégeait depuis vingt mois, en 520 et en 519
av. J.‐C, les énormes bastions de cette ville de deux millions d’habitants ; une tentative d’imiter
Cyrus qui avait essayé de pénétrer dans la ville grâce à l’Euphrate momentanément détourné de
son cours normal, échoua pareillement. Alors, nous raconte Hérodote, intervint l’un des plus
fidèles amis du roi, répondant au nom de Zopyros et qui lui avait déjà rendu les plus grands
services pour la suppression des sept mages usurpateurs après la mort de Cambyse. Il se fit
couper le nez et les oreilles et fustiger et passa ainsi dans le camp ennemi pour y offrir ses
services de transfuge poussé par un désir de vengeance. Il proposa donc aux Babyloniens de
prendre le commandement d’un détachement pour effectuer trois sorties à des jours et par des
portes désignées d’accord avec le roi Darius, qui devait n’y placer que des postes insuffisants et
mal armés ayant pour consigne de se retirer après un bref combat, Zopyros espérait gagner ainsi
la confiance de l’ennemi pour obtenir ensuite le commandement de forces plus considérables à
des points plus importants. Vingt jours après, Darius devait livrer un assaut général au cours
duquel son ami lui ouvrirait les portes dont il aurait la garde. Tout se passa comme il avait prévu
et le vingtième jours les Perses entrèrent dans la ville et la conquirent.
Hippias, le dernier tyran d’Athènes, chassé par les Athéniens, en 510 av. J.‐C, fut adjoint en
qualité de conseil à l’armée de Datis, forte de 100.000 fantassins et de 10.000 cavaliers, si nous en
croyons Hérodote et dont la flotte de transport était accompagnée par 600 navires de guerre.
L’idée n’était pas mauvaise, car Hippias connaissait naturellement fort bien la situation et ses
intérêts coïncidaient avec ceux des Perses, du moins provisoirement jusqu’à la prise d’Athènes.
Suivant les conseils d’Hippias, la flotte ne longea pas les côtes ; elle mit le cap sur la ville de
Naxos qui s’était révoltée et, après l’avoir châtiée, sur l’île d’Eubée devant laquelle elle apparut
inopinément. Les Athéniens n’eurent donc plus le temps de secourir cette alliée que les Perses
occupèrent après en avoir conquis la capitale Erétrie ; le siège avait duré sept jours et la ville, en
dépit d’une défense acharnée, avait été prise grâce à la trahison de deux citoyens notables auprès
desquels s’était réfugié Hippias immédiatement après son expulsion d’Athènes.
Les services rendus par Hippias étaient donc appréciables, car l’île d’Eubée n’est séparée de
l’Attique que par un bras de mer fort peu large que les Perses pouvaient traverser facilement ; elle
leur offrait une excellente base d’opérations contre Athènes qui, surprise par cette agression
soudaine, n’avait pu appeler au secours ses alliés du Péloponèse. Mais à partir de ce moment,
l’action d’Hippias ne fut plus d’aucune utilité. L’espoir qu’il caressait de retrouver l’appui de ses
anciens partisans et de diviser ainsi les Athéniens ne s’accomplit pas : il dut même y renoncer
définitivement après la défaite des Perses à Marathon. Il tenta bien encore de contourner en hâte
le cap Sunion pour enlever Athènes par surprise, quelques‐uns de ses partisans lui ayant fait
savoir, au moyen de signaux lumineux reflétés du haut du Pentélicon par un bouclier de métal
poli, que la ville était sans défense. Mais Miltiade, ayant vu la flotte appareiller en toute hâte,
s’était élancé au pas de course vers Athènes à la tête du gros de son armée ; il y arriva en temps
voulu pour enlever aux Perses toute velléité de débarquer. Hippias mourut à Lemnos. Les deux
traîtres qui avaient livré la ville d’Erétrie furent récompensés par Darius qui leur concéda de vastes
territoires. Quant à Miltiade, le vainqueur de Marathon et le sauveur d’Athènes, il mourut
gravement blessé dans la prison pour dettes après avoir commandé une expédition malheureuse
dont il n’avait pu rembourser les frais.
Les auteurs anciens ne nous disent pas si les Grecs ont essayé de percer les intentions de leurs

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ennemis par un système d’espionnage bien organisé ; mais nous savons que tous les sommets de
leur pays et des îles étaient occupés par des groupes d’observateurs reliés entre eux et avec les
capitales par un télégraphe optique de la plus grande efficacité. Le fait est que les Grecs
apprenaient très rapidement ce qui se tramait chez l’ennemi. Le mouvement tournant qui devait
anéantir l’armée grecque aux Thermopyles fut rapporté à Léonidas par des transfuges provenant
de la colonne perse que guidait l’espion Ephialtès, et le général grec eut le temps de renvoyer le
gros de ses troupes qu’il ne voulut pas sacrifier inutilement et d’occuper avec mille Phocéens le
défilé par où devaient passer les Perses ; mais il ne put résister longtemps aux gardes de Xerxès,
aux célèbres dix mille « immortels » commandés par Hydarnès, que surexcitait le désir de venger
les pertes subies dans leur combat contre les Lacédémoniens.
Avant comme après cette bataille des Thermopyles, le roi Xerxès écouta plus d’une fois les
conseils de Demaratos, roi proscrit de Sparte qui le renseignait d’une manière parfaite, bien que
souvent peu croyable aux yeux du souverain perse, « habitué à commander à de grandes masses,
mais à peu d’hommes », selon l’expression d’Hérodote. Il est d’ailleurs probable que Demaratos
jouait double jeu ou faisait de l’espionnage en double, comme nous dirions aujourd’hui, soit qu’il
eut conservé au fond de son cœur plus d’amour pour son ancienne patrie que pour son nouveau
protecteur et bienfaiteur, soit qu’il espérât se concilier ainsi parmi ses compatriotes de nouveaux
partisans qui lui ouvriraient les portes de la cité. Quoiqu’il en soit, Hérodote nous apprend qu’il
informait les Spartiates de tous les préparatifs et projets de Xerxès, — probablement par le canal
des otages grecs libérés. Pour ne pas se livrer, lui et ses messagers, aux mouchards de la police
des rues (celle‐là également existait déjà !) il gratta la cire de quelques tablettes à écrire et y grava
ses informations dans le bois avant de les recouvrir d’une nouvelle couche de cire et de leur
donner ainsi l’aspect de tablettes encore vierges d’inscriptions. Il les fit remettre aux messagers
avec prière de les apporter de sa part aux rois de Sparte. Ceux‐ci ne surent d’abord qu’en faire
jusqu’au moment où la femme de Léonidas, fille de son adversaire Climène, conseilla de faire
disparaître la couche protectrice pour voir ce qu’elle recouvrait.
Le célèbre Alcibiade (450 à 404 av. J. ‐C.) qui changea plusieurs fois de parti entre Athènes et
Sparte et dut se réfugier deux fois chez les Perses, est à compter parmi ces chefs tantôt heureux,
tantôt persécutés qui utilisaient, au service du parti opposé, les connaissances acquises soit pour
servir un parti ennemi, soit pour lui nuire en pratiquant une espèce d’espionnage double.
Il avait ainsi rendu des services considérables à Sparte après sa première fuite d’Athènes, mais
ayant excité la jalousie de certains Spartiates il dut chercher auprès des Perses un refuge dont il
profita pour se réconcilier avec les Athéniens et sut même, par de savantes intrigues, leur gagner
l’amitié des Perses et contribuer ainsi à leur victoire. Mais, accusé de connivence avec l’ennemi et
de trahison aussitôt après les premiers insuccès, il dut encore une fois se réfugier chez les
Barbares qui, plus équitables que ses propres compatriotes, le reçurent avec honneurs. Mais, ayant
remporté la victoire après la fuite d’Alcibiade, le général Spartiate Lysandre exigea son extradition
et menaça les Perses de les attaquer. L’Athénien sans scrupules échappa, il est vrai, à l’extradition
et à l’exécution capitale, mais les Spartiates le firent assassiner à Mélissa.
Cet enchaînement de méfiance et de trahison qu’il est impossible de poursuivre ici, aboutit
finalement à la bataille de Chéronée et à la défaite totale des Grecs par les phalanges bien
ordonnées de Philippe de Macédoine. Il va de soi que, pendant les longues guerres précédentes
et au cours des préliminaires de paix, « l’âne chargé d’or » du riche roi de Macédoine avait rempli
non sans succès le rôle que lui assignait l’astucieux Philippe. Les mines d’or alors fécondes,
aujourd’hui abandonnées, des forêts du Pangée, lui fournissaient les moyens de s’armer, mais aussi
d’inonder la Grèce du flot silencieux de ses pièces d’or, plus efficaces certainement que les
Philippiques de son ennemi Démosthène s’efforçant de réveiller par son éloquence l’antique
héroïsme de la race grecque. Trois siècles de démocratie oratoire avaient peu à peu miné
l’Hellade en détruisant, à force de discours, sa volonté d’agir avec énergie. Et les « Philippes d’or »

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ouvrirent au roi de Macédoine plus d’une ville qu’il aurait longuement et peut‐être vainement
assiégée.
C’est ainsi que dès les premières campagnes, à l’occasion de la conquête des villes
d’Amphybolis et de Pydna, son or fut assurément beaucoup plus efficace que ses armes. Il
provoqua entre Thèbes et la Phocée une guerre civile à laquelle Philippe finit par prendre part —
système des plus modernes qui a été appliqué avec succès dans leur politique d’annexions
coloniales par les États‐Unis, la Grande‐Bretagne et la France ; il sema le désordre dans toute
l’Hellade ; il prit Olynthe par espionnage et trahison et ses agents surent si bien acheter des
complicités dans Athènes même que celle‐ci reconnut par le traité d’Olynthe toutes les conquêtes
antérieures du Macédonien ; il divisa si bien les Grecs, encore unis en apparence, qu’il en eut
raison à Chéronée.
Mais aucun homme d’État ou de guerre n’a manifesté, dans cette lutte sourde, plus d’habileté
que le père d’Alexandre le Grand.
Ce dernier, par contre, ne semble pas l’avoir pratiquée si abondamment ; du moins l’ignorons‐
nous. Il appliqua, par contre, un moyen qui s’apparente à l’espionnage et qu’il fut probablement le
premier à employer : la guerre économique en ruinant la monnaie de l’ennemi ; il faussa le
rapport entre l’or et l’argent, fit ainsi de ce dernier métal une simple marchandise et détruisit le
système bi‐métallique des Perses.
Quant aux Romains, leur respect du droit, du moins dans les périodes de leur développement,
les éloignait de l’espionnage et de la trahison en dépit de leur manque absolu de scrupules dès
qu’il s’agissait d’un ennemi. Peut‐être eurent‐ils pour cela trop de fierté, trop de confiance en eux‐
mêmes, comme ce fut le cas pour le plus grand d’entre eux qui dédaigna l’espionnage au point de
brûler, sans la lire, toute la correspondance de Pompée tombée entre ses mains après la victoire
de Pharsale. Ce mépris, ou cette négligence lui valurent, dans les Gaules, l’unique défaite qu’il ait
subie et provoquèrent ensuite sa mort, quand il eut atteint le faîte de sa puissance. Nous savons
toutefois qu’il n’a pas toujours pensé de la même façon, car à l’époque de son ascension au
pouvoir et au cours de ses luttes politiques, il n’a jamais reculé devant les sacrifices nécessaires
pour connaître à temps les intentions de ses adversaires et les empêcher d’aboutir ; il est vrai que
son incroyable don de divination lui fut d’un grand secours. Comme chef de guerre il a
probablement obéi à d’autres considérations. Il est évident qu’un service des renseignements
approprié lui eût permis, dans les Gaules, d’étouffer dès leur origine tous mouvements de
rébellion ; mais peut‐être cette manière de procéder ne lui eût‐elle pas donné l’occasion
d’exterminer radicalement et pour toujours toute volonté de résistance.
Cette confiance en soi, cette incarnation la plus haute de l’orgueil romain, ont pu prédominer
pendant un certain temps et faire croire aux Romains que les différends se règlent mieux et plus
efficacement par l’épée que par une guerre dans l’ombre que, peut‐être, ils ne se sentaient pas
encore aptes à mener avec succès. Mais les choses changèrent du tout au tout quand leur
caractère et leur mentalité se modifièrent au contact des Grecs et des Carthaginois.
L’organisation militaire si perfectionnée des Romains attachait naturellement la plus haute
importance à l’exploration des territoires occupés par l’ennemi. L’éclaireur qui s’en chargeait
généralement c’était le marchand romain qui n’était pas nécessairement un Romain bon teint, mais
généralement un Grec des colonies et plus tard même un Juif qui parcouraient assidûment, pour
les reconnaître, les contrées que le légionnaire s’apprêtait à conquérir. Les rapports des
ambassadeurs étaient également précieux ; aussi, ces derniers étaient‐ils généralement mal vus à
l’étranger et rigoureusement surveillés ; mais il y avait encore les déclarations des prisonniers, fort
bien traités et récompensés lorsqu’ils acceptaient de parler, et, dans le cas contraire, fréquemment
torturés. C’est ainsi que Marius, ayant pris le commandement contre les Teutons et les Cimbres fort
redoutés par l’armée romaine, notamment après la défaite de Norée, s’efforça avant toutes choses
de faire quelques prisonniers pour la capture desquels il promit de fortes récompenses. Il pensait

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en obtenir ainsi des renseignements sur leur nation, leurs forces et leurs méthodes de combat et
en même temps habituer ses légionnaires à la vue de ces guerriers qui les dépassaient de toute la
tête.
Malgré son alliance avec les Bataves et les Frisons, les deux premières campagnes de Drusus
avaient échoué en raison du mauvais temps et des conditions topographiques défavorables et,
bien qu’il eût perdu presque toute son armée au cours de la deuxième expédition, il en entreprit
une troisième encore plus importante et qui révèle une connaissance approfondie du pays.
Remontant le cours du Mein et évitant ainsi l’obstacle que lui opposait la Weser, il parvint dans la
vallée de l’Elbe « que jusqu’alors il ne connaissait que de nom ». Mais comme il n’y vit pas la
flottille alliée qu’il s’attendait à y trouver, il dut rebrousser chemin vers le Rhin à cause de la
saison trop avancée et du manque de ravitaillement.
Si toutes ces campagnes ont fini par échouer, elles n’en montrent pas moins la tâche qu’avait
dû accomplir le service d’exploration romain pour rendre possible l’entreprise de semblables
expéditions et d’opérations combinées si délicates en pays totalement étranger, dépourvu de tout
ce qui aujourd’hui nous paraît si naturel, et leur réussite relative, tant que la riposte ennemie ne
venait pas anéantir l’effort romain. Il faut s’incliner devant la hardiesse des conceptions et devant
l’esprit d’entreprise des généraux romains.
Cependant, l’issue de cette troisième campagne amena Tibère à rappeler son neveu et à
renoncer à de nouvelles offensives en Germanie. Il écrivit : « Assez d’exploits ont été accomplis,
assez de sacrifices consentis. Abandonnons désormais les Germains à leurs propres divisions ; ils
seront plus vite vaincus par elles que par les armes romaines. » Les affaires furent d’ailleurs
menées dans ce sens et les agents et l’or de Rome firent tout ce qu’il fallait pour maintenir la
désunion.
Mais à partir de ce moment, les Romains donnèrent aux Germains, leurs plus dangereux
adversaires, l’occasion et les moyens de connaître leurs pays et leur tactique beaucoup mieux que
n’eût fait l’espionnage le plus habile. Ils admirent en effet dans leur armée des fils de chefs et de
nobles emmenés primitivement comme otages et qu’ils espéraient gagner ainsi. Ce fut pour
l’armée romaine, du point de vue purement militaire, un apport des plus précieux, mais la plupart
de ces hommes retournèrent dans leur pays d’origine au bout de quelques années et y répandirent
l’art de la guerre et les méthodes de combat des Romains. Presque tous les généraux célèbres des
Germains avaient servi un certain temps dans l’armée romaine pour employer ensuite contre elles,
et non sans succès, des armes et des institutions romaines.
Aucun chef germain n’eut plus l’idée de monter à cheval et d’aborder le camp romain pour
demander, en hommage à une ancienne coutume, que le terrain fût fixé pour une prochaine
rencontre qui aurait lieu sept jours plus tard, ainsi que l’avait fait Bojorix, duc des Cimbres, en 191
avant la bataille décisive. Et les Romains lui ayant répondu ironiquement « qu’ils n’avaient pas
l’habitude de conférer avec l’ennemi sur le temps et l’endroit du combat, » mais s’apercevant
ensuite de la chance qui se présentait ainsi, aucun Germain n’aurait plus accepté la lande de
Verceil, bien qu’il sût fort bien que la cavalerie romaine pourrait s’y déployer et manœuvrer tout à
son aise. Bien au contraire, avec une astuce apprise à Rome, Herman sut tromper l’ennemi en se
faisant passer pour allié, l’attirer après des marches épuisantes, sur un terrain défavorable et l’y
anéantir.
Mais, avec les coutumes romaines, se répandit également la mentalité romaine même parmi la
plus fière des tribus germaniques, celle des Goths. Les derniers Amelungen, les descendants de
Dietrich de Berne, étaient devenus si romains d’esprit, ils avaient à tel point renié les mœurs si
rudes de leur race, qu’ils se déshonorèrent en s’accordant avec l’ennemi lors de la lutte suprême
pour Byzance.
Au cours de la désagrégation des grands États qui se produisit alors à l’Occident et à leur
substitution par de petits pays à peine reliés entre eux par un lien commun, jusqu’au point de

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former en Italie et en Allemagne de petites républiques urbaines à la manière grecque, les
grandes organisations militaires firent complètement défaut et tous services des renseignements de
grande envergure devinrent naturellement impossibles.
Ce qui ne veut pas dire que les partis en lutte aient ignoré l’espionnage et la guerre sourde
menée derrière les coulisses. Loin de là, en Italie et à Byzance, les espions jouèrent même un rôle
essentiel et souvent décisif.
C’est uniquement lorsque vers la fin du moyen âge les États commencèrent à se consolider,
notamment à l’Occident, et qu’avec l’accroissement du pouvoir royal se formèrent de nouveau des
armées permanentes supérieurement organisées, que l’espionnage prit des formes et un
développement perceptibles à nos yeux. La création en France des armées permanentes, ou «
compagnies d’ordonnance » de Charles VII, coïncide avec la première apparition du mot « espion »,
car les « lettres » prévoient des sanctions contre les individus ainsi désignés. Il n’avait été,
jusqu’alors, question que d’éclaireurs et d’explorateurs. L’acception du terme est d’ailleurs plus
large que de nos jours et comprend également les éclaireurs ennemis capturés dans les environs
d’un camp et même l’armurier et l’artificier, si dangereux pour les chevaliers, qui s’exposaient à
finir comme sorciers et magiciens de la même manière que l’espion.
Toute organisation militaire bien ordonnée comporte nécessairement un service des
renseignements déterminé et il en fut ainsi pour la confédération des Suisses qui, dès ses débuts,
se donna une solide constitution militaire. Au commencement du XIIIe siècle, lors des luttes
suisses pour l’indépendance, ce furent surtout des membres de la noblesse ennemie qui, attirés
par une communauté d’intérêts habilement exploitée, nouèrent des relations secrètes avec les
confédérés et qui leur annonçaient en temps voulu les intentions de l’ennemi et certains dangers
imminents. Ils avaient à cet effet un mode de correspondance à demi mot, ou encore des feux de
différents aspects allumés sur les sommets des montagnes. Dans la suite, au fur et à mesure de
son développement, la confédération, qui s’accroissait de villes de plus en plus importantes et
d’un grand nombre de riches marchands, se vit obligée d’élargir son système de renseignements.
Les édits publiés vers la fin du XIVe siècle, imposaient aux bourgeois non seulement le service
armé, mais encore l’obligation de concourir de toutes leurs forces à la défense de l’État. Les
marchands des grandes villes furent ainsi tenus d’exploiter leurs relations commerciales dans un
but d’espionnage et d’exploration de l’ennemi.
Ce système rendit d’excellents services, car les relations de ces riches négociants s’étendaient
jusqu’aux cours des nations voisines et plus loin encore et tout ce qui s’y passait faisait l’objet de
rapports transmis en Suisse et dans la capitale de la confédération. Lorsque la France et l’Autriche
qui, en 1474, s’étaient liguées avec la Suisse contre la puissance de plus en plus encombrante de
Charles le Téméraire, dénoncèrent cette alliance l’année suivante à la suite d’un accord particulier
avec le duc Charles, celui‐ci jeta toutes ses forces contre les Suisses ; mais avertis à temps par
leurs marchands des accords conclus séparément, ils renforcèrent immédiatement leur armée
permanente et purent affronter ainsi le Téméraire à Granson avec des forces non pas égales
numériquement, mais de même valeur combattive, qui le battirent à plate couture. Quelques mois
après, à Morat, il subit une nouvelle défaite qui lui fit passer le désir de s’attaquer aux Suisses, si
bien que ceux‐ci prirent l’offensive dès l’année suivante. C’est alors qu’il perdit devant Nancy,
qu’il assiégeait, la bataille, ses biens et sa vie. L’armée de secours des fédérés s’était dès son
arrivée si bien entendue par signaux lumineux et colonnes de fumée avec ses hommes de
confiance, assiégés dans la ville, qu’elle put efficacement collaborer avec les assiégés, et
remporter ainsi une victoire décisive.
Nos sources, devenues plus importantes à cette époque, nous relatent plus d’une réussite
sensationnelle dans le domaine de l’espionnage ; l’un des cas les plus intéressants remonte à l’an
1525, au siège et à la bataille de Pavie où le roi de France, François Ier, perdit sa liberté ; il

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démontre également que l’amour du pays et le sentiment de l’honneur militaire sont plus efficaces
que le travail des espions salariés. Car le roi de France ne manquait pas d’argent ; il en avait
certainement beaucoup plus que son adversaire Pescara qui, à la tête des survivants de l’armée
impériale battue et chassée de Provence, avait pris une position d’attente sur l’Adda, tandis que
François Ier investissait Pavie avec une armée brillante et cinq fois plus nombreuse ; la ville était
encore plus pauvre que Pescara, car son défenseur Leyda dut faire fondre les reliquaires de la
Chartreuse. La situation paraissait absolument désastreuse pour les Impériaux. Un seul espoir leur
restait : l’intervention immédiate de troupes levées en Allemagne ; mais l’empereur était lui aussi
sans argent. Il fallait donc émouvoir le sire Jörg von Frundsberg, car ses lansquenets le suivaient
même à crédit et il était assez désintéressé pour avancer lui‐même une partie des frais. Mais il
boudait dans son château fort de Mindelheim. C’est pourquoi son fils, le capitaine Gaspard von
Frundsberg, assiégé dans Pavie, entreprit de lui écrire pour lui dépeindre la situation et demander
du secours. Un lansquenet allemand, compatriote de Frundsberg, s’offrit à porter cette lettre. Il
traversa les lignes françaises en se faisant passer pour Suisse au service du roi. Le message parvint
sans délai au vieux Frundsberg qui rassembla 12.000 hommes et les conduisit à Pescara dans le
courant du mois de décembre. Pescara se mit immédiatement en marche sur Pavie ; mais il était
encore trop faible à ce moment pour s’attaquer aux Français, malgré un nouveau renfort amené
par le connétable de Bourbon, il résolut d’affaiblir l’armée ennemie en la harcelant
continuellement et en suscitant au loin des rébellions et des diversions qui forceraient le roi de
France à y expédier des détachements armés. Mais il fallait, en attendant ranimer le courage de la
garnison déjà fort éprouvée de Pavie et lui faire parvenir des munitions, car elle commençait à en
manquer. Les deux tâches furent accomplies. Deux chevaliers espagnols chassés de l’armée pour
différents délits, voulurent s’en charger dans l’espoir de se réhabiliter. Accompagnés de deux
paysans qu’ils firent passer pour leurs valets, ils se présentèrent, comme transfuges, dans le camp
français, en attendant l’occasion de s’en échapper pour entrer dans la ville assiégée d’où ils
devaient ensuite annoncer leur arrivée par des fusées. Ils purent exécuter leur projet non sans
avoir repéré les points faibles et mal gardés des retranchements français. Ils savaient même à quel
moment la garde y serait prise par des détachements de mercenaires italiens, les moins sûrs de
tous. C’est ainsi que les Impériaux, qui tenaient constamment en alerte le camp français, purent
profiter d’une attaque combinée avec une sortie de la garnison pour faire pénétrer en ville une
cinquantaine de cavaliers emportant chacun cent livres de plomb et une forte quantité de pièces
d’or. Ils renouvelèrent plusieurs fois cet exploit, ce qui ranima la résistance de la garnison à moitié
affamée au point que les capitaines allemands eux‐mêmes « ne buvaient plus que de l’eau » ; ils
surent néanmoins tenir bon jusqu’au moment où les unités détachées au loin par François eussent
suffisamment réduit ses effectifs pour permettre de risquer une attaque générale d’autant mieux
que, fatigués et énervés par d’incessantes alertes, les Français ne se gardaient plus très
efficacement. Dans la nuit du 25 février 1525, les troupes impériales traversèrent le parc à gibier
de Pavie et surprirent ainsi les Français qu’ils battirent complètement.
Toute la longue série des guerres turques débuta par une formidable trahison du côté des
Chrétiens. Le voïvode de la Septimanie hongroise, Jean Zapolya, qui aspirait à la couronne
hongroise avait noué des relations avec les Turcs et remis la réunion de ses troupes avec l’armée
impériale, jusqu’au moment où celle‐ci fut totalement défaite auprès de Mohacs, le 29 août 1526.
Au cours de la bataille même, le frère de Zapolya avait trahi et tué le roi qui fuyait, en s’écriant : «
Quand le combat est perdu, la place de l’empereur est sur le champ de bataille. »
Lorsque, quatre années après, Soliman marcha sur Vienne, le valeureux Thomas Nadardy
essaya de l’arrêter le plus longtemps possible par la défense d’Ofen. Mais le quatrième jour, la
garnison hongroise gagnée par Zapolya le livra pieds et poings liés et ouvrit les portes de la ville
aux ennemis. Six détachements de lansquenets allemands, demeurés fidèles, furent massacrés par

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les Turcs.
Les vaillants défenseurs de Vienne, par contre, trouvèrent des auxiliaires parmi les Chrétiens
enrôlés dans l’armée ottomane, notamment parmi les mineurs bosniaques utilisés pour les sapes.
Les assaillants n’ayant pas réussi à placer leur plus grosse pièce de siège, ils durent se rabattre sur
la guerre de mines pour faire une brèche dans les murs avant la saison d’hiver. Le danger était
d’autant plus grand pour Vienne, que la garnison ne comptait pas un seul mineur de profession.
Mais des transfuges bosniaques avertirent Salm et le sire Eck von Reischach, commandant des
lansquenets, eut le temps de faire instruire suffisamment certains anciens ouvriers mineurs et
puisatiers pour opposer des contre‐mines aux sapes des Turcs et faire exploser prématurément un
grand nombre de leurs mines. D’autant plus sûrement que les transfuges augmentaient sans cesse
et signalaient les progrès et la direction des travaux turcs, ainsi que les assauts généralement
annoncés la veille au soir.
A défaut de ce secours bénévole, la ville si mal préparée à se défendre n’eût certainement pas
résisté, malgré tout l’héroïsme de ses défenseurs, à une armée dix fois plus nombreuse.
Je citerai encore l’année décisive, 1683, qui vit la dernière offensive turque. Ayant rassemblé
une armée de 200.000 combattants, les ennemis avaient marché sur la capitale autrichienne, ainsi
qu’en 1529, fort mal préparée à les recevoir. Ils traînaient avec eux un prisonnier de marque dans
la personne du comte Marsigli, ambassadeur de l’empereur. Mais celui‐ci, avait trouvé le moyen
de se mettre en liaison avec le commandant en chef impérial, le duc Charles de Lorraine, qui fort
bien informé ainsi des intentions et des mouvements de l’ennemi, leva aussitôt le siège de
Neuhäusel et put encore jeter au dernier moment toute son infanterie dans la ville de Vienne
jusqu’alors à peu près dégarnie de troupes. Le siège dura deux mois et la misère était déjà
considérable dans la capitale quand le prince Starhemberg, commandant de la garnison, voulut se
mettre en relation avec le duc de Lorraine pour lui rendre compte des dangers de sa situation. Le
moyen qu’il choisit ne relève pas, il est vrai, de l’espionnage proprement dit, mais serait sans
doute puni comme tel, car il fallut pour l’employer recourir à la ruse et au déguisement. Mais
comme aucun militaire ne s’offrit pour cette périlleuse mission et que, faute de connaître la
langue, personne ne pouvait raisonnablement se flatter de traverser les lignes turques, ce fut
finalement le raïs Georges Kolchitzki qui se présenta ; il avait longtemps vécu en Turquie, s’était
familiarisé avec les coutumes du pays et parlait en même temps que le turc et le serbe encore
différents dialectes. Son domestique serbe et lui se déguisèrent en Turcs et quittèrent la ville par
une poterne dérobée à proximité de la porte des Écossais, après s’être minutieusement renseignés
auprès de certains prisonniers. Ils réussirent à franchir les lignes ennemies et parvinrent à
Kahlenbergerdorf où ils se procurèrent un bateau pour traverser le fleuve. Mis en défiance, les
Turcs tirèrent sur eux, mais sans les atteindre. Ils revinrent de la même manière quatre jours après.
Mihajlovitch, le valet de Kolchitzki renouvela encore trois fois ce dangereux exploit. Et c’est ainsi
que les assiégés apprirent la concentration d’une armée de secours, l’expulsion des Hongrois
mécontents et finalement, le 9 septembre, le départ de l’armée de secours. Aussi ne perdirent‐ils
pas courage, bien que les Turcs eussent déjà pratiqué des brèches dans le bastion principal, que la
garnison fût réduite des deux tiers et que des épidémies se fussent déclarées.
Combien le côté romanesque de ces aventures agit sur l’esprit plus puissamment que ne fait le
simple héroïsme du soldat accomplissant son devoir, je n’en veux pour preuve que le
retentissement qu’eut l’exploit de Kolchitzki. Aujourd’hui encore, une rue de Vienne porte son
nom et il reçut, aussitôt après la levée du siège, en récompense des services rendus, toutes les
provisions de café trouvées dans le camp conquis ; il obtint également un débit libre d’impôts, ce
qui lui permit d’installer le premier café établi à Vienne ; son nom figure dans tous les manuels
des écoles autrichiennes avec celui de son fidèle serviteur. Par contre, ceux de tant de vaillants
soldats qui ont rendu des services incomparablement plus grands au prix de leur vie sont
aujourd’hui complètement oubliés.

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A la fin de la grande guerre turque, ouverte par le siège de Vienne et terminée par la victoire
décisive du Prince Eugène à Zenta et par la paix de Carlovitz, un agent autrichien nommé Gaspard
Sandor (peut‐être ce nom qui figure dans les archives n’est‐il qu’un pseudonyme) se fit remarquer
tout particulièrement ; il résidait à Belgrade et donnait à l’armée impériale d’excellents
renseignements sur les intentions des Turcs et sur leurs forces et la composition de leurs effectifs
et de leur flottille du Danube. Nous avons ainsi, en date de 1697, à partir de l’arrivée du sultan à
Belgrade, une liste exacte de tous les commandants turcs, de tous leurs détachements avec
indication du nombre de chaque unité, de toutes les garnisons des places‐fortes avec les forces
offensives qui s’y trouvaient, liste d’où il résulte que l’armée turque comptait le 10 août 58.950
combattants, sans les garnisons. Dans la suite, Sandor nous apprend que le gros de l’armée, sous
les ordres du sultan lui‐même, a 100.000 hommes au minimum. Les événements devaient
confirmer à tous points ces différentes informations qui, naturellement, avaient pour le Prince
Eugène le plus grand intérêt, parce que son armée était moins nombreuse (le gros comptait
environ 60.000 hommes ; toutes ses forces mobiles s’élevaient à 80.000 combattants). Comme
nous l’avons déjà dit, c’était la population chrétienne des provinces frontalières qui renseignait
l’agent autrichien et c’étaient des transfuges chrétiens qui, au prix des plus grands dangers,
transmettaient au quartier impérial les informations recueillies par Gaspard Sandor.
A l’issue de toute cette période guerrière, close par la reprise de Belgrade en 1717, sous les
ordres du Prince Eugène, nous voyons encore une fois s’affirmer l’importance de l’espionnage
dans l’accomplissement des grandes entreprises. Je ne parlerai pas ici des difficultés que rencontra
le Prince Eugène. Il suffit de savoir que l’exécution de son plan dépassa de loin tout ce qui avait
été fait précédemment au cours de ces guerres et qu’il fallut creuser un canal (ensablé aujourd’hui)
pour que la flottille pût éviter le feu de la place‐forte. Le prince n’en réussit pas moins à
conserver le secret le plus absolu, non seulement pour l’ennemi, mais encore pour son propre
souverain et cela jusqu’au dernier moment. Ce fut un chef‐d’œuvre de camouflage qui n’a pas
encore été dépassé. Il était par contre, parfaitement au courant des mesures prises par l’ennemi. Il
sut exactement le jour où l’armée turque quitta Andrinople et put ainsi calculer celui de son
arrivée à Belgrade ; il en connut les forces et la composition, ce qui lui permit d’échafauder un
plan d’une hardiesse inouïe. Il résolut de ne pas interrompre le siège de la ville, de ne point
diviser son armée pour aller à la rencontre des Turcs, mais de se retrancher et de se laisser
encercler et assiéger. C’est ce qui arriva et l’ennemi trompé par l’inaction des Impériaux finit par
se laisser surprendre le 16 août à l’aube. Peu d’heures suffirent pour le battre totalement et
l’anéantir, au point que dès ce jour, la guerre était perdue pour lui. Cette victoire n’eût pas été
possible si le Prince n’avait été si bien renseigné, grâce aux raïahs serbes (population indigène
chrétienne) qui lui rendaient des services d’éclaireurs, d’espions et de partisans. C’est lui qui en
faisait tous les frais — le conseil de guerre aulique et la cour n’ayant pas d’argent pour cela.
Pendant la guerre de Trente ans, l’activité des services secrets apparaît le mieux autour de la
personne de Wallenstein. Ce grand organisateur qui leva un nombre d’hommes absolument inouï
pour les idées de l’époque et de l’Occident, avait naturellement donné tous ses soins à
l’espionnage. Le réseau de ses agents politiques et militaires s’étendait, non seulement sur tout
l’empire allemand et sur les pays voisins, mais sur toutes les grandes Cours d’Europe sans oublier
celle du Sultan. Quand les princes d’Empire catholiques se sentirent menacés par sa politique
d’une grande Allemagne tendant à renforcer la puissance impériale et qu’ils eurent obtenu sa
destitution, il réussit à se faire nommer commandant en chef une deuxième fois avec des pouvoirs
illimités et s’efforça dès lors de prévenir une nouvelle disgrâce et de nouveaux obstacles à ses
projets ; il conclut à cet effet, des accords avec les puissances étrangères parmi lesquelles se
trouvait même la Suède, après la mort de Gustave Adolphe. Les idées de l’époque ne lui ont
certainement pas suggéré qu’en agissant ainsi, il trahissait l’empereur ; il voulut simplement le
placer devant le fait accompli d’un armistice que devait suivre une paix honorable pour l’Empire

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sans trop d’égards aux considérations purement religieuses — de toutes façons une espèce
d’entente avec l’ennemi à l’insu de son chef de guerre.
Ce vaste projet l’empêcha ensuite de s’engager dans toute lutte qui ne lui parût pas devoir être
couronnée de succès et, vers la fin de l’année 1633, il refusa de secourir le prince électeur de
Bavière, son ennemi personnel, et de diviser son armée dans l’intérêt d’autrui. Ses agents
politiques lui rendaient également des services d’espions militaires et il connaissait fort bien tout
ce qui concernait l’ennemi, sans quoi une telle manière de faire la guerre n’eût pas été possible.
C’est ainsi qu’il avait pu se mettre en travers des intentions de Gustave Adolphe et repousser
l’attaque des Suédois devant Nuremberg. Il réussit ensuite à les cerner et faire capituler au nombre
de 24.000, auprès de Steinau, ce qui lui permit de reconquérir la Silésie et même d’occuper une
partie du Brandebourg.
Mais entre temps, la Cour, poussée par le prince électeur de Bavière, le roi d’Espagne et le
clergé, avait déjà décidé de le rappeler et de le destituer, mais elle n’osait pas trop passer à
l’action par crainte de l’attachement bien connu de son armée et de ses relations avec l’étranger.
Elle entreprit donc de semer la division parmi ses troupes et, par ailleurs, de le provoquer et de le
pousser à certaines démarches peu prudentes pour le mettre dans son tort même aux yeux de ses
propres soldats.
Les hommes d’Église et les généraux « welches », notamment le lieutenant‐maréchal Ottavio
Piccolomini, servirent d’intermédiaires. Mais les officiers welches eux‐mêmes ne s’y prêtèrent pas
trop dans les débuts et Gallas, qui devait remplacer Wallenstein à la tête de l’armée, fut le premier
à le mettre en garde. Les agents provocateurs échouèrent également.
C’est alors qu’en fin 1633, une patrouille de Piccolomini qui commandait en Haute‐Autriche,
s’empara d’un noble de Bohême, nommé Sesina, connu depuis longtemps comme parlementaire
de Wallenstein et qui se rendait en Suède avec des lettres adressées à Bernard de Weimar et au
chancelier suédois Oxenstiern. Vu la prudence proverbiale de Wallenstein, son messager ne
transmettait certainement rien de compromettant par écrit ; mais Piccolomini ne l’envoya pas
moins à Vienne et là, sous la menace d’être torturé, il avoua naturellement tout ce qu’on voulut lui
faire dire, et c’est ainsi que l’empereur signa le décret de destitution en janvier 1634, mais sans
oser le notifier officiellement. Le maréchal Gallas Altringer et le maréchal Piccolomini furent
chargés, en sous‐main, de l’exécution du décret et en répandirent le bruit parmi les troupes en
faisant connaître que Wallenstein avait été déclaré traître à l’empereur. Chose étrange, la
manœuvre réussit, car autant ces aventuriers avaient peu de scrupules à changer de parti, autant
ils jugeaient contraire à l’honneur militaire que des régiments entiers pussent en arriver à renier
leurs serments — et les troupes commencèrent à flancher. Aussi Wallenstein, averti une deuxième
fois par Gallas, se rendit‐il, avec quelques régiments sûrs, de Pilsen à Eger ; en même temps, il
envoyait deux messagers à l’empereur, pour lui exprimer sa soumission absolue, mais ils furent
arrêtés par les avant‐postes de Piccolomini. Celui‐ci ne perdit pas de temps pour exécuter l’ordre
donné à Gallas de s’emparer de Wallenstein, mort ou vivant ; il avait d’ailleurs soudoyé parmi les
officiers emmenés à Eger par le général en chef le colonel Butler, commandant un régiment de
dragons irlandais, et qui était jusqu’alors demeuré fidèle. Ses Irlandais et Écossais étaient d’ardents
catholiques et c’est sous leurs coups que devaient tomber à Eger Wallenstein et ses généraux.
La grande guerre allemande, la plus terrible peut‐être de toute l’histoire, avait débuté par une
trahison et c’est ainsi et par un grave échec de l’espionnage qu’elle devait s’achever. Un noble
aventurier polonais, le lieutenant‐colonel impérial Odovalski, mécontent de ne pas avancer assez
vite à son gré et qui connaissait fort bien la situation à Prague, avait été gagné à la cause suédoise
par le général Königsmark, commandant les troupes suédoises en Bohême ; sa trahison permit aux
Suédois de s’emparer par surprise d’une partie de la ville de Prague ; mais la tentative d’enlever
également la ville neuve sur la rive droite de la Moldau échoua, grâce à la vigilance des citoyens
et de la garnison.

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Quant à Louis XIV et à ses créatures, c’est avec un luxe inouï de moyens qu’ils s’efforcèrent de
connaître les intentions et les projets de leurs adversaires et de créer ainsi les possibilités d’utiliser
une armée considérable de 250.000 à 300.000 hommes.
Autant leurs succès furent grands dans l’espionnage politique, autant ils se révélèrent
insignifiants dans l’espionnage militaire. A vrai dire, les « Chambres de Réunion » de Tournai, Metz,
Brisach et Besançon, instituées par Louis XIV, furent des instruments d’espionnage autant que de
violence. Elles devaient établir, à l’aide de toutes sortes de documents pris et même enlevés par
les troupes en pays étrangers, quels territoires avaient, de quelque façon que ce fût, appartenu ou
seulement été rattachés aux contrées acquises dans le cours des temps par la France. Les troupes
s’en emparaient aussitôt après, et c’est uniquement devant les grandes places‐fortes susceptibles
de se défendre longuement que les Français cherchaient à nouer des relations profitables avec des
personnages récemment achetés, comme à Strasbourg, par exemple, avec le prince‐archevêque
Fürstenberg (mais Strasbourg était ville libre impériale et l’évêque n’avait sur elle aucun droit de
souveraineté) qui autorisa l’entrée des troupes. La ville fut cernée, le 27 septembre 1681, puis
occupée sans résistance, après avoir été menacée de destruction en cas d’opposition.
Une autre grande époque guerrière fut celle des guerres françaises de la période
révolutionnaire ; elles auraient dû trouver en territoire étranger, parmi les partisans des idées
nouvelles, un terrain des plus favorables à l’espionnage simple et double. Les chefs de la
révolution ne se laissaient certes pas étouffer par les scrupules et les Anglais leurs ennemis, guère
davantage, sans compter que les moyens de corruption ne leur manquaient pas. A l’intérieur du
pays, la réaction fut combattue par l’espionnage sous toutes ses formes. Mais était‐ce bien
nécessaire ? Les masses surexcitées dans leurs instincts les plus vils et les plus sanguinaires se
livraient par cruauté, par vengeance, par cupidité, à un tel mouchardage et les dénonciations
étaient si nombreuses, que tout espionnage officiel devenait inutile. D’autant plus que les
dirigeants appliquaient le principe : plutôt dix innocents guillotinés qu’un coupable épargné. Ce
régime de terreur, qui coûta 300.000 vies humaines en trois ans, paralysa et déjoua les tentatives
entreprises par les émigrés pour organiser un vaste système d’espionnage, à l’aide de leurs
partisans restés en France. C’est pourquoi, pendant la première partie des guerres
révolutionnaires, les émigrés ne purent combattre la révolution que par les armes.
Mais, de même que la démocratie grecque avait pour ainsi dire pris soin de renseigner
l’ennemi par le canal des nombreux personnages qu’elle proscrivait ou acculait à la fuite, la jeune
république française guillotina si souvent des généraux malheureux — et le nombre en fut grand,
vu le manque de discipline de leurs troupes — accusés de trahison par les hommes, que certains
d’entre eux passèrent dans le camp ennemi pour échapper à la mort et devinrent ainsi réellement
des traîtres.
Mais, avec Napoléon, la France se donna un maître capable d’apprécier et d’utiliser
entièrement toutes les conditions du succès ; l’espionnage politique et militaire atteignit sous lui
son point culminant et devint également économique lorsque la guerre avec l’Angleterre prit, en
vertu du blocus, un caractère économique.
Les temps qui suivirent, jusqu’à la première « révolution mondiale » de 1848, s’écoulèrent sous
le signe de la police secrète qui, dans presque tous les pays servit fort bien ses maîtres sans
toutefois réussir à dominer les mouvements subversifs. Pendant les années révolutionnaires,
l’espionnage joua naturellement, comme dans toutes les luttes civiles, un rôle des plus actifs. La lie
que soulève toute révolution comptait de nombreux aventuriers et révolutionnaires de profession,
qui ne demandaient qu’à se vendre au plus offrant. Du côté des gouvernements, par contre, tout
ce qui était mûr pour la défection s’était déjà détaché dès les débuts et ce qui restait n’était
corruptible d’aucune manière. Ajoutons à cela, qu’en Hongrie, par exemple, la révolution était
soutenue par des troupes que les insurgés avaient été amenés à prêter serment à la constitution
hongroise en les trompant et en leur promettant monts et merveilles et qui finissaient par

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s’apercevoir qu’elles n’étaient que des rebelles. Elles essayèrent de s’en tirer honorablement,
surtout, cela va de soi, les officiers qui devinrent ensuite les meilleurs agents et informateurs du
parti de l’ordre. Il est d’ailleurs remarquable que ce furent en majeure partie des officiers hongrois
et slaves qui changèrent ainsi de camp une deuxième fois. Les révolutionnaires trouvèrent
également des espions dans le parti adverse ; nous en avons la preuve par l’affaire des deux
informateurs fusillés à Komorn, le fournisseur aux armées Kappelmacher et son complice, et par
les « Mémoires d’une grande dame » parus en 1851, la baronne Beck, qui exerça, presque jusqu’à
la fin du conflit, et sans se faire prendre, le périlleux métier d’intermédiaire entre le parti
révolutionnaire viennois (même après la conquête de Vienne par le maréchal Windisch‐Grätz) et
l’armée hongroise.
L’espionnite sévit surtout dans Vienne révoltée, pendant les journées d’octobre, bien que la
plupart de ceux qu’on amenait à la garde nationale comme « espions or et noir » aient été remis en
liberté grâce à la proverbiale bonhomie des Viennois.
Pour voir clair dans cet imbroglio, Windisch‐Grätz dut désigner un de ses officiers d’État‐Major,
qui pénétra en ville sous un déguisement ; ce fut le lieutenant Türpes von Rudelsburg qui se
dévoua. Camouflé en vagabond, il traversa les lignes d’avant‐postes des rebelles et passa deux
jours dans la capitale sans aller voir les gens qu’il connaissait. Il se fit une image très exacte de la
situation et du mouvement des esprits dans la population, ce qui permit au maréchal d’user de
beaucoup de patience et d’accorder plusieurs délais de soumission.
On pourrait supposer qu’au cours de la campagne entreprise simultanément par les Piémontais,
ceux‐ci aient trouvé de nombreux espions parmi leurs compatriotes. Il n’en fut rien. Charles Albert
et son État‐Major, ne furent bien informés que jusqu’à leur entrée en Lombardie. Mais aussitôt les
hostilités déclenchées, ils ne surent presque plus rien des mouvements de l’armée autrichienne.
Bien qu’en pays insurgé et malgré ses contingents de race italienne, Radetzki réussit à paralyser
presque totalement l’espionnage ennemi. Lui‐même, par contre, et ses États‐Majors de troupes
furent toujours fort bien renseignés et avertis de tous les dangers. Ce furent surtout les femmes qui
sympathisèrent avec les « tedeschi ». Plus d’une « grammatica viva » (grammaire vivante) dont le
vieux feld‐maréchal recommandait l’usage à ses jeunes officiers pour apprendre rapidement la
langue du pays, donnait son cœur en même temps que son enseignement aux soldats de
l’empereur.
En 1866, le service des renseignements italien semble avoir été plutôt malheureux. Il a ignoré
les mouvements, regroupements et dislocation de la petite armée impériale qui put ainsi
surprendre les Italiens à Custozza et les battre à plate couture.
Le commandement autrichien, au contraire, savait que l’armée italienne du sud ne pouvait
lancer qu’un seul pont sur le Po en crue ; il put ainsi ne faire garder ce fleuve que par de faibles
détachements pour se jeter avec toutes ses forces réunies sur le gros ennemi en train de franchir
le Mincio et dont il connaissait exactement la force, l’ordre de bataille et le regroupement, sans
avoir eu besoin de détacher de nombreux corps d’exploration et trahir ainsi sa présence. On a
beaucoup parlé de trahison et soupçonné par exemple le général Cialdini, commandant l’armée du
Po, de s’être vendu aux Autrichiens. Ce ne fut pas le cas. Son roi lui aurait sûrement retiré sa
confiance, au lieu de lui conférer la direction des opérations dans le nord. Mais ce qui ne fait pas
de doute, c’est que les Autrichiens étaient servis par l’excellente organisation de leur espionnage
et que la grosse fortune personnelle du grand‐duc Albrecht, si souvent mise à contribution pour le
bien public, n’y était pas étrangère.
Pendant la guerre austro‐prussienne, le service des renseignements ennemi fonctionna fort
bien. Il avait d’ailleurs, avant les premières hostilités, donné toutes les informations voulues sur la
force, l’armement et l’état d’esprit de l’armée autrichienne. Comme du temps de Frédéric II, ce
furent les ambassades prussiennes et surtout les attachés militaires à Vienne qui se distinguèrent
dans cette tâche. Ils connaissaient même fort bien tous les généraux susceptibles de commander

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des corps d’armée ou des armées. Et quand le parlement autrichien ou, pour mieux dire, sa «
commission de contrôle des dépenses militaires » eut refusé la petite somme (un million et demi
de florins) nécessaire pour transformer 350.000 fusils de l’ancien modèle en fusils à culasse, puis
accepté, en dernière heure, d’acheter en Angleterre 50.000 mousquetons à culasse Snyder, afin
d’armer au moins les bataillons de chasseurs, l’attaché militaire prussien à Londres en fut informé à
temps et enleva de sa propre initiative, 60.000 pièces en magasin dans une usine d’Enfield en
offrant un thaler de plus que l’acheteur autrichien, bien que l’armée prussienne n’eût aucunement
besoin d’armes.
Il n’est, nulle part question d’espionnage au cours des opérations elles‐mêmes ; sans doute les
deux partis étaient‐ils minutieusement renseignés sur les groupements de l’entrée en campagne.
Les deux dernières décades avaient vu s’affirmer dans la conduite de la guerre, un élément
nouveau, bien que son importance, toujours croissante, ne se fût pas imposée à tous les esprits. Je
veux parler de la Presse. Ennemie, amie ou neutre, elle constitue un moyen hors ligne de tromper
ou d’influencer l’adversaire et d’apprendre, sur son compte, beaucoup de choses. Elle se manifeste
pour la première fois, et d’une manière à peu près décisive, pendant les journées de Sedan. Du
côté allemand, le service des renseignements avait fort bien fonctionné avant la guerre ; du côté
français, les rapports du lieutenant‐colonel Stoffel, attaché militaire à Berlin, n’avaient pas été
appréciés à leur valeur — qui était grande —, et seules les reconnaissances de cavalerie
pouvaient encore donner des informations utiles. Mais, comme le transport de toute l’armée Mac
Mahon, après la bataille de Worth, rompit toute liaison avec l’ennemi et que nous ne le
rencontrâmes pas à Châlons où nous pensions le trouver, nous ignorions complètement où il
pouvait être. Mais cette incertitude cessa devant un télégramme de Londres annonçant que,
d’après une nouvelle du Times, l’armée Mac Mahon, où se trouvait également l’empereur
Napoléon, s’était dirigée vers le nord pour tenter ensuite de longer la frontière belge en vue de
porter secours à l’armée du Rhin encerclée dans Metz, sous les ordres de Bazaine. Une
reconnaissance immédiatement lancée dans cette direction, ayant confirmé la nouvelle, il ne fallut
guère plus d’une semaine avant que toute l’armée française ne fût acculée à la capitulation dans
Sedan.
Depuis, la Presse a été honorée de toute l’attention voulue et son importance s’est encore
révélée au cours de la grande guerre, bien que d’une manière moins nette qu’à Sedan. Elle n’en a
été que plus efficace comme instrument de propagande destiné à paralyser la volonté de
résistance de l’ennemi. On le prouvera dans un des chapitres suivants. Qu’il nous soit cependant
encore permis de dire qu’un Service des renseignements agissant trop rapidement peut également
être nuisible. Les Russes qui avaient organisé leur espionnage sans jamais lésiner, en quoi que ce
fût, l’apprirent à leurs dépens après la grande bataille de novembre sur le front Cracovie‐
Czentochau‐Lodz. Repoussé sur toute la ligne avec des pertes énormes, et ayant perdu un terrain
considérable devant la contre‐offensive alliée, le grand duc Nicolaï Nicolaievitch convoqua les
commandants d’armée à Siedlec pour le 29 novembre, afin d’y prendre de nouvelles dispositions.
Ses plans ne rencontrèrent pas l’assentiment de ses subordonnés qui, en raison des pertes subies
et des difficultés qu’ils éprouvaient à recevoir des renforts, demandèrent au commandant en chef
de se retirer jusqu’aux têtes de pont de la Vistule et le long du San. Après quelques hésitations, le
grand‐duc adopta ce projet et chargea la « Stavka » (G. Q. G.) de préparer tous les ordres pour une
retraite qui devait commencer dans la nuit du 1 er décembre.
Mais à peine rentré à son quartier général, le général Ivanov, commandant du front sud‐
occidental, y trouva des renseignements qui le firent totalement changer d’avis. Les troupes
avancées annonçaient la retraite des Autrichiens à l’est de Cracovie jusqu’en arrière de la ceinture
fortifiée de cette ville et ses agents complétaient ces informations en signalant à Cracovie de gros
passages de troupes et des trains entiers quittant la ville. Les deux meilleurs corps d’armée

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autrichiens, le XIVe tyrolien, si redouté des Russes, et le IIe viennois avaient subi de si lourdes
pertes, qu’ils n’étaient plus capables de se battre et s’embarquaient vers l’arrière pour s’y former à
nouveau. Ce passage de troupes à Cracovie était parfaitement exact et elles appartenaient
effectivement aux corps signalés, mais non qu’elles fussent hors de combat. Ce bruit avait été
lancé par le commandement du IVe C. A. autrichien qui ne doutait pas que les Russes en seraient
avertis. Ivanov et avec lui le front nord occidental restèrent donc en place et donnèrent ainsi à
l’armée austro‐hongroise l’occasion du coup décisif de Limanova‐Lapanov, à l’armée allemande de
l’est celle de la conquête de Lodz et de Petricau ; car les XIV e et IIe C. A., si gravement
éprouvés, avaient été embarqués non vers l’arrière, mais vers le flanc sud de l’armée russe.
Nous avons essayé de tracer en grandes lignes une esquisse de l’espionnage d’autrefois ; son
domaine, ses méthodes ont pu subir quelques modifications au cours des âges, mais il est difficile
de dire s’il est aujourd’hui plus important que jadis. Il pourra désormais, grâce à la perfection plus
grande des moyens de liaison, fournir beaucoup plus de détails sur l’ennemi et en donner une
image plus précise ; par contre, son champ d’action était autrefois plus étendu et ses objectifs plus
variés, la transmission des nouvelles plus difficile que de nos jours où nous allons plus facilement
au bout du monde que les contemporains de César du Rhin à l’Elbe, où nos généraux ont déjà, en
pleine paix, des renseignements dont nous croirions impossible de nous passer et qu’il y a
quelques centaines d’années il fallait faire amasser par des espions au prix de mille fatigues.

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II. — PSYCHOLOGIE DE L’ESPION

PAR LE Dr ALTMANN, PRÉSIDENT DE TRIBUNAL

Il est inutile d’exposer longuement pourquoi l’espionnage se pratique et se pratiquera


constamment même en temps de paix. Personne n’ignore combien il est nécessaire de connaître à
temps les intentions que peut nourrir un ennemi futur, surtout en ce qui concerne le
déclenchement d’une guerre. L’histoire militaire offre de nombreux exemples où ce furent
précisément les premières opérations, couronnées de succès, qui causèrent l’issue victorieuse du
conflit. L’espionnage de paix est donc, au même titre que les manœuvres et autres exercices
militaires, une préparation en vue de la guerre. Mais pour qu’il ait une certaine valeur, il importe
de le pratiquer abondamment et sûrement. Les services des renseignements allemand et autrichien
n’ont jamais été très importants et les milieux compétents se sont toujours plaint, dans ces pays, de
l’insuffisance des moyens d’action mis à leur disposition. Mais la sûreté des renseignements
dépend surtout du choix judicieux des agents qui doivent, cela va de soi, posséder certaines
connaissances professionnelles. Celui qui ne sait rien des choses militaires parcourra un pays
donné pendant des années entières sans remarquer du point de vue militaire quoi que ce soit
d’important. Et verrait‐il même quelque chose, il serait incapable d’en tirer ce qui aurait de l’intérêt
pour ses chefs. Les connaissances professionnelles devront en outre s’accompagner d’une
connaissance approfondie de l’âme humaine et l’espion lui‐même devra posséder des qualités et
une mentalité généralement étrangères à un caractère droit et sincère ; il devra savoir comment
tromper autrui sur sa personne et sur ses projets, user d’astuce et de mensonge, être capable
d’abuser de la confiance ou des erreurs de l’ennemi possible.
Les avantages particuliers que présente pour l’espion sa connaissance des gens et des
coutumes du pays à explorer font généralement donner la préférence à ceux qui possèdent à fond
la langue et les patois des contrées en question, ainsi que leurs conditions économiques et
géographiques. On les recherchera donc parmi les nationaux, et surtout parmi ceux qui ayant
exercé ou mieux qui exerçant encore des fonctions militaires, seront mieux que tous autres
capables de connaître certains secrets. De semblables traîtres se trouvent malheureusement
beaucoup plus souvent que ne le soupçonnent les patriotes sincères. Il serait vain de tirer
argument du petit nombre des espions avérés, surpris en flagrant délit et convaincus de trahison ;
tous les États‐Majors savent fort bien que leurs agents arrêtés et condamnés à l’étranger ne
représentent qu’une faible partie de ceux qui travaillent réellement pour eux.
Ces espions particulièrement qualifiés par leurs connaissances militaires sont généralement en
liaison constante avec le pays qui les emploie ; ils touchent parfois une rémunération fixe, bien
que la règle générale soit de payer les renseignements au fur et à mesure de leur transmission et
au prorata de leur importance, ce qui n’empêche pas les services des renseignements d’utiliser
leurs propres organes. Il importe de distinguer ces deux catégories du point de vue
psychologique ; car celui qui trahit son propre pays ne doit pas être confondu avec celui qui
espionne pour le servir. Mais le caractère même du délit ou du crime ne permet pas de juger de
sa gravité en lui appliquant le critérium de la faute morale ; l’État menacé considère uniquement la
gravité du danger encouru ; il ne peut s’occuper des mobiles du coupable et se garde par les
mêmes mesures des espions mercenaires et de ceux qui s’exposent aux pires dangers dans la
certitude réconfortante de servir ainsi leur patrie et d’accomplir un devoir. Mais si l’espion est un
citoyen du pays qu’il trahit et surtout s’il a les obligations spéciales d’un soldat ou d’un
fonctionnaire, ce seront des circonstances qui aggraveront toujours singulièrement sa faute.
Lorsque les agents instruits dans le métier militaire font défaut, il faut bien se contenter des
autres, en préférant toujours les nationaux des pays à explorer. Ces espions de deuxième classe

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trouvent parfois une co‐occupation durable, mais généralement on ne recourt à leurs services que
dans les périodes critiques après les avoir spécialement instruits en vue de leur mission. L’avant‐
guerre déjà a connu dans ce but de véritables écoles d’espionnage parmi lesquelles celles des
Russes étaient surtout renommées en raison de leur utilité pratique. Les élèves y acquéraient la
connaissance des différentes armées étrangères et les tours de main techniques nécessaires (pour
la photographie par exemple).
Les problèmes posés étaient naturellement assez simples dans les débuts, comme de constater
des mouvements de troupes, des appels de réservistes ; mais d’une grande importance lorsqu’une
crise de politique étrangère permettait de craindre une guerre et qu’il importait de savoir si
l’ennemi probable faisait déjà des préparatifs et dans quelle direction. A l’époque des guerres
balkaniques et lors de la formation de la ligue des Balkans qui menaçait particulièrement
l’Autriche‐Hongrie, les pays de la Couronne autrichienne étaient envahis par les espions russes,
particulièrement la Galicie. L’année 1912 en vit arrêter une douzaine, dont deux femmes, et qui
presque tous transmettaient leurs informations à une même adresse, à Leipzig, d’où ils en
recevaient d’ailleurs la rémunération par lettres envoyées poste restante. Ils formaient un groupe
des plus hétérogènes, presque tous sujets russes dont les antécédents demeurèrent inconnus, les
polices étrangères refusant naturellement leur concours quand il s’agit d’espionnage en faveur de
leur propre pays. Ce que racontèrent les accusés fut généralement assez romanesque, mais ne put
être vérifié ; ils indiquèrent les professions les plus variées : comptables, négociants, mécaniciens,
directeurs de théâtre, valets de grande maison, agents d’affaires, etc. Mais c’étaient tous des
besogneux qui, comme tant d’autres, non découverts, entraient au service russe pour échapper
momentanément à la misère. Les bureaux d’espionnage en trouvaient ainsi tant qu’ils voulaient ; ils
n’avaient qu’à parcourir les annonces et demandes d’emploi, ou bien à en faire insérer pour dire
qu’on cherchait des voyageurs de commerce pour l’étranger. Les individus tentés de la sorte dans
une situation critique et parfois même désespérée ne se défendent que faiblement ; il leur est
facile de se dire qu’en acceptant ils rendent même un grand service à leur patrie. Ce sont des
agents occasionnels recrutés en hâte et qu’on n’a pas le temps d’instruire minutieusement. Ils ne
serviront pas longtemps et seront congédiés aussitôt la crise passée. Ils ne se conduisent pas
toujours très habilement et l’un de ceux qui furent arrêtés n’eut pas tout à fait tort de dire, en
parlant de ses compagnons d’infortune, que la police n’avait pris que le menu fretin. En d’autres
temps, ils seraient tombés à charge à leur famille, ils auraient fait des dettes ou accepté des
travaux de manœuvres. Certains d’entre eux auraient certainement fini par commettre des délits
d’un autre genre.
Ces agents d’occasion ne sont généralement pris que par hasard ; parfois ils se trahissent
d’ailleurs eux‐mêmes par leur maladresse, car ils manquent souvent de présence d’esprit et ne
sont pas à la hauteur d’une situation critique inattendue. D’autres, trop confiants dans leur astuce,
oublient que se croire malins n’implique pas que les autres soient des imbéciles.
Celui qui s’était fait passer pour comptable, par exemple, essaya de gagner la confiance des
autorités autrichiennes en offrant ses services contre la Russie d’où il se prétendit banni comme
sujet polonais suspect. Il fut naturellement surveillé, ce qui finit par le démasquer. Bien maladroite
également fut une femme nommée Nora Hofman, soi‐disant professeur de langues, qui tomba
entre les mains de la police de la manière vaudevillesque suivante : un Autrichien, déjà puni
précédemment pour trahison, vint déclarer à un commissaire de police de Lemberg qu’il désirait,
pour se réhabiliter, pratiquer l’espionnage en Russie. Il proposait d’adresser ses rapports au nom
de Maria Stefanska, rue Janovska, 30. Un beau jour, arriva à cette adresse une lettre qu’il fut
impossible de remettre à destination, la maison ayant été démolie. Le commissaire de police
l’ouvrit, croyant qu’elle provenait de son agent, mais il lut ce qui suit :
« Voici deux fois que j’ai manqué de vous rencontrer ; je vous attendrai demain, jeudi, à deux
heures et demie au coin des rues Slovacki et du Trois‐Mai. » La lettre étant adressée à une certaine

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Maria Stefanska, la police envoya au rendez‐vous une femme sûre et mise au courant de l’affaire
qui y rencontra Nora Hofman. Celle‐ci commença par dire qu’elle s’attendait à trouver un homme
et l’envoyée de la police lui dit alors que cet homme n’avait pu venir et qu’il demandait un
nouveau rendez‐vous. Elle indiqua son hôtel à Lemberg et ce fut le commissaire de police qui vint
l’y visiter à l’heure qu’elle avait indiquée. Elle lui raconta que le Service des renseignements
russes de Kiev l’avait chargée de porter à un espion les honoraires qui lui étaient dus. Elle en
exhiba même la photographie et quand le commissaire lui affirma que c’était bien lui, elle lui
remit, bien qu’il ne présentât pas la moindre ressemblance avec le portrait, une somme d’un peu
plus de cent couronnes. Mais c’était en réalité la photographie de ce même agent qui avait déclaré
au commissaire qu’il ferait de l’espionnage contre la Russie. Il n’avait donc même pas quitté
l’Autriche, mais continuait tout tranquillement à travailler pour les Russes. Ses rapports à la police
de Lemberg étaient rédigés par le Service d’espionnage de Kiev ; c’est ainsi qu’il avait décrit un
Bureau des renseignements russe, donné les noms des fonctionnaires de ce service et un croquis
des clefs qui servaient à ouvrir la cassette contenant la liste des espions envoyés en Autriche.
Le peu que nous venons de dire démontre que les agents ne doivent pas être considérés
comme d’autres criminels, selon l’objet de leur activité, ni suivant la manière dont ils s’acquittent
de leurs missions. Il en est de bons et de médiocres, mais qu’ils travaillent bien ou mal, leurs
qualités caractéristiques restent les mêmes. Il est indifférent qu’ils livrent des plans de fortification
ou des renseignements sur des essais de tirs avec des projectiles d’un type nouveau ou sur des
mouvements de troupes. Parmi les voleurs, nous distinguons : des escrocs, des voleurs à
l’américaine, des cambrioleurs, des rats d’hôtel, des faussaires, des chevaliers d’industrie, etc., et il
est rare qu’ils passent d’une catégorie dans l’autre ; c’est ainsi qu’un voleur à la tire ne devient pas
cambrioleur, qu’un escroc au mariage ne fabrique pas de fausse monnaie, etc. Quant aux espions,
la seule manière de les classer c’est par rapport aux raisons qu’ils ont eues d’exercer ce métier.
Je ne parlerai pas de l’espionnage pratiqué en service commandé. Il s’agit généralement dans
ce cas d’officiers qui, sous les déguisements les plus variés, comme manœuvres, piqueurs de
bœufs, artisans, représentants de commerce, se rendent en pays ennemi ou étranger pour y
recueillir, dans l’intérêt de leur patrie, autant de renseignements militaires que possible. Cependant
on parlera, dans ce cas, non d’espions mais d’éclaireurs ou explorateurs, bien que les qualités
énumérées plus haut comme indispensables aux espions le soient également aux éclaireurs et
qu’en conséquence il ne soit guère possible d’assigner au premier venu des missions de cette
nature, pas plus qu’on ne pourra l’y contraindre. Il ne s’agira donc jamais que d’hommes acceptant
de plein gré une tâche périlleuse et n’en attendant d’autre récompense que la satisfaction de leur
ambition. Je ne parlerai pas davantage du contre‐espionnage qui présente un caractère nettement
policier.
Sont apparentées aux éclaireurs les personnes qui, sans y être tenues pour des raisons de
service, s’adonnent à l’espionnage par patriotisme ou fanatisme. Elles sont plutôt rares en temps
de paix. Nous aurions un exemple de ce genre dans la personne du prêtre Andréa Salvadori, curé
de Morgagna, village italien voisin de la frontière autrichienne, qui explora en 1911‐1913 les
travaux militaires dans la région de la Cima d’Oro près de Riva et fut, de ce fait, condamné à 18
mois de « carcere duro ». Une de ses lettres, adressée à un brigadier de gendarmerie et tombée
entre les mains des autorités autrichiennes prouve que ses débours s’élevant à trois lires lui furent
remboursés par les Italiens et il ajoute qu’en toutes circonstances et dans la mesure de ses forces,
il considérerait comme un devoir de rendre service chaque fois qu’on le lui demanderait.
Une autre catégorie est composée par les individus qui trahissent leur pays par haine ou par
vengeance, ce dont je citerai quelques exemples plus bas. Mais dans leur grande majorité, les
espions pratiquent leur métier par amour d’un gain facile.
Ces différentes classes ne peuvent naturellement se distinguer d’une manière absolue, car
même ceux qui agissent par patriotisme, fanatisme, haine ou vengeance, savent parfois obtenir un

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bon prix de leurs services et manifestent dans ce cas, à côté des qualités typiques de l’espion,
celles du criminel par esprit de lucre, notamment l’aversion pour le travail pénible et le désir de
gagner beaucoup en aussi peu de temps que possible, même d’une manière immorale afin de
mener ensuite une vie agréable. On peut tranquillement affirmer que s’ils n’étaient devenus des
espions, ils auraient fini escrocs et voleurs comme nous le verrons dans certains cas où le vol et
l’escroquerie avaient précédé l’espionnage.
Le besoin de s’amuser, la tendance à la vie facile dont les frais dépassent les moyens d’un
revenu modeste, la passion du jeu et la fréquentation du demi‐monde, font perdre à bien des
hommes leur équilibre moral et financier ; ils font des dettes qui augmentent sans cesse et
paralysent leur aptitude au travail, de sorte qu’ils perdent leur situation ou sont finalement amenés
à l’abandonner eux‐mêmes. Habitués à vivre au‐dessus de leur milieu, trop faibles pour se
résigner à une situation nouvelle et moins brillante qui blesserait leur amour‐propre, ils ne
peuvent se mettre à une existence fondée sur un travail honnête et qui leur assurerait un revenu
modeste mais incapable de satisfaire leur besoin de se divertir. Alors la voie est ouverte au délit
ou au crime et il suffit d’un hasard quelconque pour décider du genre de crime qu’adoptera un «
desperado » de cette espèce.
L’occasion de l’espionnage se présente‐t‐elle, elle est généralement préférée, parce que les
risques de découverte y sont moindres. En Autriche d’ailleurs, avant la guerre, la situation d’un
espion avéré, mais n’appartenant pas à l’armée active, était beaucoup moins grave que celle d’un
voleur quelconque.
Car la peine qu’il encourait ne pouvait dépasser cinq ans de prison, tandis que le vol et
l’escroquerie valaient jusqu’à dix ans d’incarcération. Cette anomalie n’a été supprimée que par
une loi récente, du 15 juillet 1920. D’anciens officiers tentent parfois de trouver un emploi dans
une armée étrangère ; mais il est difficile de décider s’il s’agit, dans ce cas, d’une offre larvée de
faire de l’espionnage ; de toutes manières ils s’adressent régulièrement à des pays susceptibles de
devenir ennemis du leur et, si leur demande d’emploi est repoussée, ils ne cherchent pas ailleurs
et acceptent immédiatement la proposition qui leur est faite de rester chez eux pour mieux trahir.
Il n’est pas sans intérêt d’observer que même les espions dits professionnels à qui leur métier
impose la plus grande prudence et méfiance, manifestent souvent une insouciance surprenante et
une incroyable crédulité. Combien de fois des individus suspects et arrêtés comme tels, n’ont‐ils
pas laissé traîner chez eux leur correspondance avec le service ennemi, ou même conservé les
brouillons de leurs rapports à l’État‐Major étranger ! Preuves accablantes sans lesquelles il eut été à
peu près impossible de les convaincre.
A peine incarcérés, ils se confient fréquemment à un compagnon de captivité. Mais il est
remarquable que, dans ce monde où la discrétion est affaire d’honneur, certains crimes, dont celui
de trahison, ne jouissent pas du même privilège et c’est pourquoi les traîtres apprennent quelques
fois à leurs dépens qu’il n’est pas agréable d’être trahi. Combien de fois des confidences de ce
genre ont‐elles permis de faire la lumière d’une manière complète et décisive ! Le public incline à
croire que l’instruction emploie des méthodes spéciales quand il s’agit d’espions. Il n’en est rien et
le Code de procédure pénale ne prévoit pas d’exception à la règle. Nous montrerons d’ailleurs,
par des faits concrets, que le juge d’instruction n’a pas besoin d’employer d’autres moyens.
Traduits devant un tribunal, les espions commencent toujours par nier, mais lorsque, sous la
pression des preuves, ils sont obligés d’abandonner comme inutile la méthode de la négation
totale, ils se défendent presque tous en déclarant n’avoir accepté que pour la forme les
propositions de l’étranger, afin de le tromper par de faux renseignements. Il est vrai qu’il est, dans
certains cas, possible d’en inventer de toutes pièces, mais l’œil exercé du militaire reconnaît
presque invariablement l’impossibilité de certaines affirmations, et cela d’autant plus facilement
que la tâche d’éclaircir un secret est toujours confiée simultanément à plusieurs agents ne se
connaissant pas entre eux, de sorte qu’il existe malgré tout un certain contrôle. Un espion ne

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pourra jamais se flatter de tromper longtemps de suite ceux qui l’emploient.
Je vais citer quelques exemples qui permettront au lecteur de constater l’exactitude de tout ce
que je viens d’avancer.
Edmond était le fils d’un employé des chemins de fer et suivait les cours militaires de
l’Académie Ludowika, en Hongrie ; promu lieutenant à l’âge de vingt ans, il passait alors déjà pour
un officier d’avenir, en raison de quoi il fut admis aux examens d’accès à une école supérieure et
réussit brillamment. Mais ses qualités morales, son caractère, n’étaient pas à la hauteur de son
intelligence ; il était fort léger, passait les nuits en compagnie galante, buvait, jouait, au point de
compromettre même sa santé ; il contracta la syphilis et devint neurasthénique. Ce genre de vie,
incompatible avec la maigre solde d’un officier subalterne, lui valut naturellement des embarras
d’argent et peu de mois après, il avait 5.000 couronnes de dettes dont le remboursement était
impossible. Vers la fin de l’année 1907, il se trouvait à l’hôpital militaire de Budapest où il tomba
éperdument amoureux, ce qui l’amena à ne pas rejoindre son corps. Il fut arrêté et dut ensuite
donner sa démission d’officier. Il vécut d’escroqueries diverses, fit de fausses traites de peu
d’importance tout d’abord et réussit enfin à soutirer 17.500 couronnes à un négociant de Raguse,
en imitant la signature de différents officiers en service actif. Parti en voyage avec son amie, il fut
arrêté à Londres, extradé et traduit devant le jury de Raguse qui l’acquitta après avoir admis qu’il
avait agi dans un état d’irresponsabilité temporaire. Mais le tribunal royal de Budapest fut moins
crédule et le condamna à un an de prison pour les faux qu’il avait commis dans cette ville. En
prison, il fit la connaissance d’un homme qui lui inspira une grande confiance, et les deux escrocs
partirent, aussitôt libérés, pour Monte‐Carlo, afin d’y tenter la chance. Mais les gains se faisant
attendre. Edmond s’empara d’environ 2.000 francs de jetons que des joueurs inexpérimentés
n’avaient pas aussitôt ramassés à la roulette et se fit ensuite engager par l’espionnage italien avant
son départ de Monte‐Carlo. Il est probable qu’il se présenta à l’attaché militaire italien, au cours
d’un bref séjour qu’il fit à Vienne. Il débuta en expédiant à de nombreux officiers des circulaires
imprimées, offrant une aide financière et des prêts d’argent, méthode employée couramment pour
connaître les officiers besogneux et endettés. Les missions spéciales de l’État‐Major italien lui
parviennent à Monte‐Carlo ; il les fait connaître à son ancien co‐détenu de Budapest qui, à son
tour, les révèle aux autorités autrichiennes. L’entrée du casino ayant été interdite à Edmond, il se
trouva bientôt dans l’impossibilité d’acquitter une note d’hôtel ; son compagnon de voyage dut s’en
charger et le portier lui remit, à cette occasion, une lettre arrivée de Rome pour Edmond et dans
laquelle Billy Brown, pseudonyme déjà connu d’un officier du Service des renseignements italien,
lui rappelait les informations promises sur les dépôts de charbon, les mines et fortifications de
Pola. « Je tiens à vous dire, ajoutait l’Italien, que je ne puis me servir de gens demandant un salaire
fixe. J’examinerai vos renseignements au fur et à mesure de leur arrivée et les paierai au prorata
de leur valeur. A ce moment, je tiendrai naturellement compte des difficultés que vous aurez
rencontrées. » L’ami de Budapest était parti seul en emportant cette lettre ; il est inutile de dire
qu’elle finit entre des mains auxquelles elle n’était pas destinée. Edmond quitte à son tour Monte‐
Carlo pour rejoindre son compagnon à Budapest et l’emmener à Pola. Ils interrompent leur voyage
à Vienne où Edmond attend l’argent nécessaire. Il s’empare, dans un ministère, d’une carte de
l’amiral Montecuccoli qui devait, pensait‐il, lui permettre d’entrer dans les milieux de la marine à
Pola. Il acheta encore une carte du port de Pola, mais fut arrêté avant de poursuivre le voyage. Il
nia tout pour commencer, mais finit par déclarer qu’un inconnu l’avait accosté dans une rue de
Vienne et engagé comme correspondant pour un journal anglais, mais qu’ayant ensuite percé les
intentions réelles de cet homme, il avait rompu avec lui.
Le cas des frères Cedomil et Alexandre Jandric est intéressant sous plus d’un rapport. L’État‐
Major avait plus d’une bonne raison de faire surveiller l’attaché militaire russe à Vienne, le colonel
Zankievitch. On s’aperçut ainsi qu’en mars 1913, il avait fait au domicile des frères Jandric
plusieurs visites d’assez longue durée, et d’autant plus suspectes que Cedomil était lieutenant et

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suivait les cours de l’école de guerre. Alexandre avait été forcé de démissionner à la suite du
jugement d’un tribunal d’honneur. Les deux Jandric se faisaient d’ailleurs remarquer par leur train
de vie en désaccord avec leurs revenus avoués. Ils furent arrêtés sous prévention d’espionnage et
les soupçons ne se confirmèrent que trop bien.
Ils étaient fils d’un officier d’administration. Alexandre était le plus jeune. Entré à l’école des
cadets, il en était sorti aspirant officier en 1907 pour être promu sous‐lieutenant l’année suivante,
à l’âge de 22 ans. Il passait pour peu doué intellectuellement et moralement. Sa paresse l’avait
compromis dans ses fonctions d’adjudant de bataillon. Ses distractions favorites étaient le jeu et la
fréquentation des prostituées. Ses camarades le disaient menteur, vindicatif et malhonnête,
jugement confirmé par la lettre anonyme qu’il écrivit au fiancé d’une jeune fille qu’il avait
courtisée et qu’il calomniait ignominieusement ; cette lettre provoqua sa comparution devant un
tribunal d’honneur qui le chassa de l’armée.
Mais son frère Cedomil n’était pas d’essence plus noble. Quand il apprit que le verdict du
tribunal était irrévocable, il écrivit : « Cette mauvaise nouvelle m’a frappé comme la foudre dans
un ciel sans nuages. Je ne puis te décrire la rage qui m’a saisi en apprenant que tu étais victime
d’une semblable ignominie. Mais maintenant, ne te laisse pas accabler, donne‐toi de l’éperon. Tu
ne dois plus avoir qu’une ambition, devenir quelqu’un afin de pouvoir te venger de cette
répugnante valetaille. Et, tu peux m’en croire, je ferai dans ce but tout ce que je pourrai. »
A ce moment, Alexandre demande à entrer dans l’armée russe « par amour et sympathie
particulière pour l’empire du tsar ». Quelque temps après, toujours poussé « par une sympathie
particulière », il fait la même demande pour l’armée ottomane. Il y a là, à la règle générale, une
exception, due probablement à ce fait que la réponse russe ne vint pas vite. Les deux requêtes
furent repoussées, mais les Russes lui proposèrent peu après les fonctions de « correspondant de
l’administration russe ». Ils ajoutaient qu’il en retirerait des avantages matériels considérables et
l’invitaient à venir à Saint‐Pétersbourg, en offrant cinquante roubles par jour pour les frais de
séjour. Il accepta, mais déclara qu’il n’avait pas d’argent pour le voyage et reçut alors deux cents
couronnes qu’il garda pour lui. Cette circonstance semble prouver qu’il luttait encore avant de
succomber à la tentation. Rappelé à l’ordre, il prétendit n’avoir rien reçu. Le service russe lui
envoya cette fois six cents couronnes, ce qui brisa sa résistance. Il partit pour Saint‐Pétersbourg où
il apprit ce qu’on attendait de lui. Il s’agissait de secrets militaires de la plus haute importance, tels
que les plans de la forteresse de Przemysl, les instructions des chemins de fer en temps de
guerre, etc. Il s’acquitta effectivement de ces différentes missions avec la complicité consciente de
son frère, comme il résulta des perquisitions effectuées à son domicile et des lettres et notes
saisies à cette occasion.
Si, maintenant, nous étudions particulièrement Cedomil, nous constatons qu’il est bien noté ; il
passe pour fort bien doué du point de vue militaire, ce qui lui a valu son admission à l’école de
guerre. Mais ses camarades le jugent trop enclin aux plaisirs et trop bon vivant ; il mange dans les
restaurants chers, déploie un grand luxe d’uniformes et de vêtements civils, fréquente les courses
en compagnie douteuse ; il est connu comme noctambule et « tapeur », de sorte que personne
n’est plus surpris de lui voir aux cours un aspect fatigué et somnolent. Il passait pour un cynique
sans scrupules. Des lettres saisies chez lui prouvèrent qu’il avait fait la connaissance d’un couple
marié, qu’il était devenu l’amant de la femme, ce qui ne l’empêchait pas d’emprunter de l’argent
au mari pour satisfaire des créanciers embarrassants. Mais, quand son frère eut trouvé le chemin
de la Russie, les dettes ne furent plus nécessaires, car l’État‐Major russe était fort généreux.
Alexandre reconnut avoir touché plus de 20.000 couronnes en neuf mois. Ce que représentait le
mot « plus » n’a pu être précisé, mais les sommes avouées démontrent l’importance des services
rendus. Quant à celle de la collaboration de Cedomil, un fait suffit. L’attaché militaire russe avait
appris par les journaux que des essais de tir avec un nouveau type d’obusier auraient lieu en
janvier 1913, sur les terrains de « Steinfeld ». Il chargea donc Alexandre de le renseigner

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exactement sur les résultats de ces tirs, notamment sur leur portée, leur précision et leur efficacité.
Les essais se firent en secret, à l’abri du public. Les 5 et 6 février eut lieu l’inspection des
objectifs, et le président de la Commission fit une conférence au début de laquelle il recommanda
le silence le plus absolu ; il interdit même aux officiers présents de prendre des notes. Mais les
élèves de l’école de guerre furent invités et Cedomil n’y manqua pas. Le brouillon de rapport
trouvé parmi les papiers d’Alexandre était la reproduction presque textuelle de la conférence.
Détail intéressant, lors de la perquisition furent saisies de nombreuses lettres d’amour adressées
à Alexandre par une certaine Maïa. L’une d’elles contenait ce passage : « Je t’envoie mes meilleurs
souhaits pour ton anniversaire de naissance, j’espère te revoir bientôt, car mon mari va partir en
voyage et je resterai seule. Mille baisers de ta Maïa qui t’aime par‐dessus tout ». Cette lettre éveilla
des soupçons, car elle était datée du 12 janvier 1913, tandis que l’anniversaire de naissance de
l’inculpé tombait le 6 juin. Un examen plus attentif révéla qu’elle avait été écrite à l’encre
sympathique et qu’elle contenait des choses fort compromettantes.
Les accusés se défendirent de la manière courante, en alléguant qu’ils avaient envoyé des
rapports fantaisistes et trompé l’État‐Major russe parce qu’Alexandre, sans fortune ni revenu,
désirait économiser ainsi 20.000 à 30.000 couronnes.
Une affaire similaire est celle du lieutenant Artur Jacob, descendant d’une famille d’officiers
fort estimée dont quelques‐uns avaient exercé de hauts commandements. Il avait été nommé sous‐
lieutenant en 1904, à l’âge de 19 ans, et affecté à un régiment de cavalerie où ses notes
excellentes lui valurent d’importantes missions. Cependant, son caractère n’allait pas de pair avec
ses facultés mentales. Il passait des nuits entières dans les boîtes de nuit où il buvait beaucoup,
surtout du Champagne. Il se montrait souvent en compagnie d’une actrice qui ne se contentait pas
de subsides modérés. Mais ces dépenses hors de proportions avec ses ressources n’inquiétaient
personne, car il savait, à la manière des chevaliers d’industrie, s’entourer d’une espèce de mystère.
Il se faisait passer pour riche et racontait volontiers que sa mère possédait une villa à Menton et
qu’il attendait un héritage imminent de 300.000 à 400.000 marks. En réalité, ses dépenses
exagérées n’étaient possibles qu’à force d’escroqueries et d’abus de confiance. Promu au grade de
lieutenant, il avait été chargé de gérer certains fonds appartenant au régiment, dans lesquels il
puisait pour ses besoins personnels. Il se fit aussi régler des factures fabriquées de toutes pièces
et dilapida ainsi près de 14.000 couronnes. En vue de rembourser cette somme, il fit des dettes et
en arriva même à soutirer à sa mère ce qui restait d’une modeste fortune. Elle découvrit trop tard,
à sa grande consternation, qu’il avait sacrifié cet argent aux caprices de son amie et se rendit
compte alors du caractère de ce fils trop chéri par elle. « Pour ce qui concerne Artur, je pourrais
remplir des volumes de ses mensonges. Je ne puis assez m’étonner de la fécondité de son
imagination ; il invente de véritables romans pour me tromper… ce que nous soupçonnions et
redoutions à son sujet s’est malheureusement révélé vrai ; sa légèreté m’a réduite à l’état de
mendiante. » Elle écrit dans une autre de ses lettres : « Un jour que je vis arriver la femme de
chambre (de l’actrice) très agitée, je me rendis compte qu’elle venait chercher de l’argent ; prise
de soupçons, je vérifiai ma cassette et mes livrets de la caisse d’épargne et constatai qu’il manquait
d’une part 70, de l’autre 50 couronnes. Je me crus frappée par la foudre et restai longtemps dans
mon fauteuil sans pouvoir bouger de place. Je ne pouvais le croire. Je lui demandai des
explications ; comment osait‐il encore me dépouiller du peu qui me restait ? Mais il dit qu’il me le
rendrait sur sa solde du mois, qu’il avait été obligé de prélever cette somme pour sa caisse
régimentaire qui accusait un petit déficit. »
Artur fut cependant incapable de restituer au régiment tout ce qu’il lui devait ; il restait un gros
découvert et le colonel s’impatientait. Il lui en voulut naturellement et, fin 1912, dans un café, il
déclara que si la guerre éclatait, il tuerait cet officier à la tête des troupes. Les dégénérés de ce
genre ne manquent jamais d’accoler à autrui la responsabilité de leurs malheurs. Se rendant
compte que sa carrière était compromise, il s’adressa lui aussi à l’attaché militaire russe pour

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obtenir son admission dans l’armée du tsar, mais sans autre résultat que de provoquer une
proposition d’espionnage en faveur de la Russie, ce qu’il accepta immédiatement. Il vendit
effectivement des secrets militaires, mais trop faible pour résister aux exigences de son amie, n’en
profita même pas pour rembourser à la caisse les sommes qu’il y avait prélevées.
Comme pour les frères Jandric, il ne fut découvert que grâce à l’imprudence de l’attaché
militaire qui lui fit plusieurs visites à domicile.
Je citerai encore l’affaire du comptable Joseph Beran, qui avait essayé de gagner sa vie en
faisant l’agent d’affaires ; mais il n’avait pas réussi et fut condamné à Vienne, pour un petit vol, à
une semaine de prison. Le même mois, il fut encore condamné à quatre semaines pour le même
motif. Nous le retrouvons une année plus tard, toujours à Vienne, où il prend pension dans un
hôtel, sous le nom de Karl Freimann, employé, originaire de Brünn. Quelques jours après, rentrant
vers trois heures du matin, la propriétaire le trouve dans sa propre chambre à coucher devant un
tiroir qu’elle avait fermé à clef. Elle savait avoir dans sa chambre quelques bijoux et une somme
de 400 couronnes et lui demanda ce qu’il faisait là. Il prétendit s’être trompé de chambre dans
l’obscurité. Au commissariat, il répondit qu’il cherchait son binocle qu’il avait égaré, puis que,
passant devant la chambre, il avait remarqué un peignoir de femme étendu sur une chaise et qui
l’avait attiré, parce qu’il éprouvait une passion pour les sous‐vêtements féminins. Prise de
soupçons, la maîtresse de maison le surveilla dans sa chambre et remarqua qu’il déchirait des
lettres en petits morceaux. La femme de chambre lui avait déjà vu cacher des papiers sous le
tapis. La dénonciation qui s’ensuivit occasionna une perquisition au cours de laquelle la police
acquit la preuve que le locataire était un espion au service de la Russie. Elle ne tarda pas à
constater que le passeport au nom de Freimann était faux. Il expliqua ensuite qu’il avait fait
précédemment la connaissance d’un certain Freimann qui l’avait engagé à entrer dans l’espionnage
russe. Il était d’ailleurs allé à Saint‐Pétersbourg, comme il fut possible de le lui prouver grâce au
témoignage d’un Berlinois en compagnie duquel il avait fait le voyage. Il avoua qu’il devait
essayer de se procurer les plans des fortifications de Cracovie et de Przemsyl et signaler les
transports et déplacements de troupes dont la connaissance était urgente, vu la tension politique
de l’époque. On découvrit dans sa chambre un chiffre pour les termes militaires et une lettre
écrite à l’encre sympathique qui l’invitait à envoyer au plus tôt les renseignements demandés. Il
n’en soutint pas moins qu’il avait seulement fait semblant d’accepter les propositions russes, parce
qu’il avait besoin d’argent.
Mais il advint que son compagnon de cellule, qui devait être libéré, se présenta au directeur
de la prison et lui remit une lettre que lui avait confiée Beran. Elle portait l’adresse suivante : «
Strictement personnelle. A l’État‐Major impérial russe, pour M. Nicolaï Gregorovitch Svetlanov,
Saint‐Pétersbourg. » L’auteur de la lettre annonce son arrestation, indique les écrits compromettants
découverts chez lui et les explications qu’il en a données. Il réitère ses offres de service avec la
future complicité du détenu libéré, accuse réception d’une somme de cinq cents couronnes et
demande une nouvelle rémunération. Le co‐détenu dépose que Beran se déclare « pan‐slave »
convaincu et qu’il déblatérait contre l’Autriche et son empereur. Le témoin s’étant rendu compte
que Beran était un espion, avait fait ce qu’il fallait pour gagner sa confiance et l’avait
effectivement gagnée. Lorsque Beran apprend que son « ami » l’a trahi, il lui envoie par un autre
détenu, une lettre pour l’inviter, sous les menaces les plus violentes, à rétracter ses déclarations. «
Vous ne rirez pas le dernier, dit‐il ; réparez le mal que vous avez fait, avant qu’il ne soit trop tard.
» On sait que les détenus qui ont à se plaindre d’une dénonciation de la part d’un camarade se
vengent fréquemment en les défigurant.
Tout à fait singulier est le cas du baron Alexandre Murmann, dont la personnalité s’entoure
d’un mystère qui n’est pas complètement dévoilé. Il semble établi que c’était en effet le petit‐fils
d’un officier décoré de la Croix de Marie‐Thérèse, sur le champ de bataille de Wagram. Entré à
l’école des cadets, âgé de dix‐sept ans, il en était sorti maréchal des logis quatre ans plus tard. Les

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frais de son éducation avaient été payés pendant plusieurs années sur la cassette personnelle de
François‐Joseph. Il tomba malade en 1895, à sa sortir de l’école, obtint un congé d’un an et fut
ensuite déclaré inapte au service armé. Il affirma dans la suite que cette mesure, qu’il estimait
injuste, l’avait rempli de haine contre l’Autriche. Il obtint de changer de nationalité et prêta
serment de fidélité au tsar en qualité de sujet russe, après quoi il demanda son admission dans
l’armée. Mais avant de faire droit à sa requête, les Russes avaient voulu, dit‐il, l’éprouver et
l’avaient renvoyé en Autriche pour y faire de l’espionnage. Surpris en train de prendre des notes à
proximité des fortifications du pont du San à Jaroslaw, il essaya de déchirer les pages
compromettantes de son carnet, tandis que les agents l’emmenaient au poste de police. Il fut
condamné à huit mois de prison et crut alors avoir donné aux Russes la preuve de fidélité
demandée ; il se peut que ceux‐ci l’aient admis dans leur armée, car l’un des passeports trouvés
sur lui dans la suite, le désigne comme lieutenant de réserve. De toutes manières, son service actif
ne peut avoir duré longtemps, car nous le retrouvons peu après au Service des renseignements.
Au début de 1910, il vivait à Berlin soi‐disant pour y fréquenter certaines bibliothèques en vue
d’études militaires et aussi pour se marier. Il est en relations avec plusieurs agences matrimoniales,
mais ne donne de suites sérieuses à aucune proposition. Il excite par contre, des soupçons, en
visitant plusieurs fois l’attaché militaire russe et en recevant de nombreuses lettres de Kattowitz,
dont une chargée. D’autres personnes, précédemment convaincues d’espionnage, avaient en effet,
reçu des lettres de la même provenance. Sa logeuse, invitée par la police à le surveiller, remit à
celle‐ci des fragments de lettres qui furent reconstituées. Il y avait également deux enveloppes
avec l’adresse : Franz Müller, connue à Berlin aussi bien qu’à Vienne, pour servir de couverture à
un Bureau d’espionnage russe. Il y avait encore une lettre de la propre mère d’Alexandre, avec
ces mots : « Je suis heureuse que tu aies échappé au danger ; mais sois bien sur tes gardes à
Berlin, car là aussi ils ouvrent les yeux. » La logeuse s’arrangea pour qu’un policier pût écouter, de
la pièce voisine, une conversation entre le fils et la mère récemment arrivée en visite. Ils
parlaient à voix basse, mais l’agent entendit les noms de plusieurs fonctionnaires et agents russes
connus ou arrêtés à cette époque. Il fut cependant impossible d’apporter une preuve certaine et le
baron fut expulsé en février 1911, après une incarcération de quelques jours, pour fausses
déclarations. Peu après, il était de nouveau à Berlin, toujours dans l’espionnage. C’est ainsi qu’en
novembre 1911 une lettre fut remise à un wagon postal entre Kreuz et la frontière russe ; elle lui
parvint le lendemain à Berlin et un commissaire de la police criminelle prussienne put constater
qu’elle l’invitait à se rendre à Bromberg pour se renseigner sur certains appels et transports de
réservistes. Une photographie de la lettre fut même produite devant le tribunal. Mais si Murmann
nia l’avoir reçue, il n’en était pas moins parti pour Bromberg le surlendemain et y avait fait un
séjour de onze heures.
Quelque temps après, il se fit arrêter en Autriche où le général commandant le corps d’armée
de Cracovie avait, un beau jour, reçu une lettre signée Siegmund Wagner le priant d’envoyer un
officier à l’hôtel où était descendu l’auteur de la lettre, désireux de faire d’importantes révélations.
Wagner déclara qu’il était venu à Cracovie en qualité d’espion russe, mais qu’il désirait offrir ses
services à l’Autriche. Il ajouta qu’il venait d’arriver. Mais il parut suspect et une perquisition
effectuée sur le champ prouva qu’il avait menti en disant qu’il arrivait à l’instant même, car on
saisit un rapport destiné à l’État‐Major russe et qui contenait, avec d’autres informations
intéressantes, une description détaillée de la forteresse de Cracovie. Il avoua ne pas s’appeler
Siegmund Wagner et donna sur le baron Murmann des renseignements tels qu’aucun doute n’était
plus possible et que la procédure fut reprise contre lui. Il prétendit même que Murmann était
spécialisé dans l’instruction des agents récemment recrutés et qu’il allait prochainement organiser
une école d’espionnage. Murmann était, selon lui, un agent de premier ordre. Cette réputation
était certainement justifiée. Il ne négligeait rien qui lui parût susceptible de rendre service à l’État‐
Major russe. Il fit même travailler dans ce but sa propre mère qui, non seulement perdit ainsi son

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emploi d’institutrice, mais fut condamnée à une longue détention.
Le cas du baron Murmann est peut‐être l’un des rares où la haine de l’ancienne patrie servit
réellement de mobile pour faire le plus de mal possible. Bien que Murmann fût devenu sujet et
officier russe, il est quand même singulier qu’il ait à ce point oublié les traditions de sa famille et
ses devoirs de reconnaissance envers celui dont les largesses lui avaient permis d’acquérir les
connaissances militaires grâce auxquelles il gagnait maintenant de quoi vivre dans l’aisance.
Citons encore un cas, non plus d’espionnage contre l’Autriche, mais de contre‐espionnage en
faveur de l’Italie. Le 20 janvier 1914, un certain Emerico fut arrêté à Udine parce que suspect
d’espionnage contre l’Italie. Cet homme appartenait en effet depuis de longues années au Service
des renseignements autrichien et il avait le jour même de son arrestation franchi la frontière avec
une mission bien déterminée. Quelques semaines auparavant, un autre agent autrichien avait été
condamné en Italie. Il est assez intéressant de noter qu’à ce moment les journaux de la péninsule
affichèrent une grande surprise de constater qu’un État allié se livrait ainsi à l’espionnage, de
même que dans un cas contraire les journaux autrichiens manifestèrent un étonnement sans bornes
qu’il y eût des espions italiens. Mais ceux qui connaissaient la situation réelle ne s’étonnaient
guère, sachant qu’à cette époque la triplice était déjà près d’expirer.
Quant à l’arrestation d’Emerico, les Autrichiens ne doutèrent pas qu’il y eût trahison sous roche.
Et le traître fut bientôt découvert dans la personne d’un certain Carlo Gasperazzo, habitant une
commune du Tyrol méridional. Cet homme avait derrière lui une existence des plus
mouvementées. Il avait débuté dans le service des chemins de fer ; il était même chef de gare
dans une petite station, quand il fut congédié en 1892, à l’âge de 35 ans, pour diverses
malversations. Il avait d’ailleurs la réputation d’un ivrogne. Il partit alors pour l’Italie où il fut
condamné pour vol à Biella. On le revit ensuite en Autriche, mais dénoncé à Trieste pour
escroquerie et vol, il se réfugia de nouveau en Italie. Là, il se fit passer pour « irrédente » et put
obtenir ainsi des subsides. En 1906, il était correspondant d’une maison de commerce à Gorizia et
c’est là qu’il fit la connaissance d’Emerico. Mais sa paresse lui fit perdre encore cette place ; il
contracta des dettes et devint commis‐voyageur. De nouveau poursuivi pour abus de confiance, il
repartit pour l’Italie, mais fut extradé et condamné à un mois de prison. En 1911, il était portier
d’hôtel ou interprète à Mestre ; quelques mois après représentant d’un gros marchand de vins à
Riva. Mais là encore, il fut bientôt renvoyé. Emerico s’était servi de lui parce que c’était un bon
dessinateur ; il l’avait bien rémunéré et lui avait rendu plusieurs petits services. Mais bientôt
Gasperazzo refusa de restituer certains croquis particulièrement importants qu’Emerico devait
retrouver entre les mains du juge d’instruction à Udine ; il porta le fait à la connaissance de ses
chefs au moyen d’une lettre qu’il réussit à écrire dans sa prison. Le juge d’instruction alla même
jusqu’à demander la comparution et le témoignage de Gasperazzo et il ajoutait à sa requête
adressée en Autriche la teneur des déclarations faites aux carabiniers par le dénonciateur.
Gasperazzo fut au contraire arrêté par les Autrichiens ; il ne nia pas, mais se contenta de
s’excuser en disant qu’un certain Angelo Mini l’avait menacé de le faire arrêter en Italie s’il ne
dénonçait pas lui‐même Emerico.
Celui‐ci réussit ensuite à s’évader et demeura convaincu que Gasperazzo ne l’avait signalé que
dans l’espoir d’obtenir un emploi du gouvernement italien pour l’un de ses fils.
Nous avons vu défiler sous nos yeux un certain nombre de personnages faméliques et nous
avons vu comment se crée un espion. Nous pouvons dire en matière de conclusion que ce sont
tous des individus affectés de tares morales graves et l’on comprend le poète quand il dit : « nous
aimons tirer partie de la trahison, mais nous méprisons les traîtres ». On sait que Dante leur assigne
le dernier cercle de l’enfer.

29
III. — COMMENT ILS MOURURENT
(d’après des témoignages oculaires)

PAR FÉLIX BAUMANN

Ils ont tous pu s’y attendre aussitôt pris et convaincus — les espions et les espionnes qui ont
exercé ce périlleux métier au cours de la guerre mondiale. Mais au moment où la mort
impitoyable se présentait à leurs yeux, c’est alors seulement qu’ils ont dû comprendre la portée de
leurs actes et le terme final des voies qu’ils suivaient dans l’ombre du secret ; cependant ils ont
presque tous su mourir avec courage et résignation. Leurs dernières heures se sont écoulées
différemment, selon la manière dont la mort leur était annoncée. En France, ils étaient réveillés en
plein sommeil peu avant l’heure fatale pour entendre ces paroles : « Votre recours en grâce a été
rejeté par M. le Président de la République ; l’heure de la justice est venue. Il faut vous lever.
Ayez du courage. » Ailleurs l’annonce était faite dès la veille ; de la sorte les condamnés avaient
tout le temps de prendre leurs dernières mesures avec le plus grand calme, s’il peut être question
de calme dans de semblables circonstances, tandis que chez les Français le drame était plus
fiévreux, surtout au moment d’écrire les lettres d’adieu quand les assistants commençaient à jeter
des regards inquiets sur les montres.
Les patriotes convaincus — amis ou ennemis — ont su regarder la mort en face. Les lettres de
Hans Lody, célèbre espion allemand en Angleterre, celle de Léonie Rammeloo, une Belge fusillée
le 12 septembre 1917, en administrent la preuve.
Léonie Rammeloo, condamnée à mort pour espionnage par le conseil de guerre de Gand en
même temps qu’Emilie Schattemann, écrivait ce qui suit à son beau‐frère détenu au camp de
prisonniers de Soltau.
« Mon très cher frère. Je prends encore une fois la plume pour t’écrire ces quelques lignes. Ici,
dans notre triste cellule ; c’est dur pour moi d’être obligée de te donner une semblable nouvelle :
Emilie Schattemann et moi, nous sommes ici assises en train de compter nos dernières heures. Le
bon Dieu nous appelle au ciel. Cher frère, console‐toi, car il n’y a plus rien à y changer ; notre
punition est prononcée, il faut l’accepter ; c’est quelque chose à quoi nous n’avions pas cru : nous
pensions être envoyées en Allemagne, mais maintenant tout espoir est perdu ; il faut mourir. Mais
nous nous consolons. Notre existence sera changée en une vie plus belle. Mais prie bien pour
moi, Hector, et console ma sœur avec son cher petit Julien que j’aime si tendrement. Sûrement
vous serez tous surpris et sûrement vous aurez beaucoup de peine ; mais je vous le dis : mettez
votre confiance en Dieu, il vous réconfortera dans votre douleur. Je vous quitte à regret. La main
du Seigneur nous a frappés. Que sa sainte volonté s’accomplisse ! La volonté de Dieu nous est
chère.
« Cher frère, nous avons passé six mois en prison et maintenant notre heure a sonné. Salue
bien mes frères, leurs femmes et enfants et surtout ma chère sœur et son petit Julien, ils ont pu
me visiter deux fois, je suis contente de les avoir revus.
« Maintenant, cher frère, je veux terminer ma lettre et je te le dis : console‐toi, ne pleure pas
sur moi. Au ciel je serai heureuse et là je prierai bien pour toi afin que tu puisses bientôt revenir
auprès de ta femme et de ton petit. Adieu, Hector, au revoir auprès de Dieu au ciel et pardonne‐
moi si jamais je t’ai fait quelque tort. Bien des saluts et merci pour tout. Ta sœur Léonie Rammeloo
».
Quand les deux espionnes furent interrogées par le président du conseil de guerre sur les
mobiles de leurs actes, elles répondirent : Pour la patrie ! Aujourd’hui, au centre du village de
Bouchante, une plaque de marbre noir commémore l’exécution des deux jeunes filles. Le 12

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septembre 1917 semble avoir été une journée noire pour les espions belges des deux sexes, car
une deuxième plaque proclame :

A ISIDORE VAN VLAENDEREN


Fusillé par les Allemands
le 12 septembre 1917

Le commandant Massard a raconté l’exécution de six espionnes ; la danseuse Mata Hari,


Marguerite Francillard, les femmes Tichelly et Aubert furent fusillées à Vincennes ; à Nancy
Marguerite Schmidt née à Thiaucourt, à Bourges une certaine Odile Moss. La femme Aubert dite
Loffroy ne l’a été que le 15 mai 1920 en même temps que les Français Toqué, Herbert et
Lemoine, connus par l’affaire de la Gazelle des Ardennes.
Mais d’autres espionnes encore ont été fusillées a Vincennes.
Au‐dessus de Saint‐Dié, dans les Vosges, où se sont livrés des combats acharnés, se trouve un
cimetière militaire. Parmi les tombes, le visiteur en remarque une dont la croix blanche porte
l’inscription : Un civil fusillé. Elle recouvre également les restes d’une espionne fusillée par les
Français.
La couturière Marguerite Francillard, de Grenoble, avait été condamnée pour espionnage en
même temps que l’ancien officier danois de Meyerem. Son exécution eut lieu le 10 janvier 1917.
Après la messe, dans la chapelle de la prison, l’abbé Geispitz lui fit promettre de prononcer
devant le peloton d’exécution les paroles suivantes : « Je demande pardon à Dieu et à la France.
Vive la France ! »
Mais quand elle se vit devant le poteau, elle ne put dire à voix basse que : « Je demande
pardon — Dieu — vive la France ! » De Meyerem fut exécuté cinq jours après.
La femme Tichelly, née à Paris, avait travaillé dans un hôtel de Mannheim en 1915 après avoir
été occupée à Francfort‐sur‐le‐Mein. Elle fut condamnée le 20 décembre 1916 pour espionnage.
Quand elle fut emmenée de la prison Saint‐Lazare, elle déclara : « Une femme ne doit pas être
exécutée ; on a toujours admis de ne pas exécuter les femmes. » Peu avant sa mort, le 15 mars
1917, elle dit : « Messieurs les officiers, je n’ai pas tué, donc on ne doit pas me tuer. C’est injuste,
je n’ai pas versé de sang, c’est pourquoi mon sang ne doit pas être versé. » Au poteau, la Tichelly
qui était mère de trois enfants, retrouva son courage et refusa de se laisser bander les yeux.
Les femmes Aubert, Moss et Schmidt affrontèrent la mort avec calme.
Le Hollandais Hœgnagel fut condamné pour espionnage à Paris, le 2 août 1917. Quand sa
dernière heure eut sonné, en janvier 1918, il s’écria tout étonné : « C’est donc vrai quand même ?
Vous voulez vraiment me fusiller ? Mais je suis un bon père de famille et ce qui m’est arrivé ne
peut être pris que pour un accident de voyage. » Il s’était laissé tenter à faire de l’espionnage
parce qu’il était constamment à court d’argent.
Ayant été condamné à mort pour espionnage par trois conseils de guerre français, l’Argentin
Marie Jose dei Pasi fut réveillé pour la dernière fois le 22 février 1917. Résigné à son sort il
s’habilla tranquillement, et, s’étant aperçu qu’il avait mis à l’envers une de ses chaussettes de soie,
il la remit à l’endroit. Au départ, il dit aux gardiens : « Je vous laisse mon linge et mes habits parce
que vous m’avez très bien traité. Je ne possède pas autre chose. » Arrivé à Vincennes, il resta seul
avec l’aumônier pendant 45 minutes bien comptées. A la vue des troupes il salua, lança son
chapeau dans la neige et marcha vers le poteau. Quand il eut reçu le coup de grâce, qu’on
appelle en argot, « le baiser de bonne nuit », un officier anglais de l’Intelligence Service se pencha
sur le cadavre pour s’assurer, à la demande de ses chefs, que la mort était certaine. Dei Pasi avait
avoué devant le conseil de guerre : « Je reconnais ma faute. Votre jugement sera juste. Si c’était à

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recommencer, je m’abstiendrais de l’espionnage. Les risques sont trop grands. »
Le 17 juillet 1918 on publiait à Paris la nouvelle suivante : Le jugement prononcé par le
troisième conseil de guerre contre Duval, ex‐directeur du Bonnet Rouge, a été exécuté ce matin. »
Duval avait été condamné pour entente avec l’ennemi. « Il dort comme un bon diable », dit le
gardien quand on vint réveiller le candidat à la mort. Mais celui‐ci était assis sur son lit et dit : « Je
vous ai entendu venir ; vous ne me surprenez donc pas. »
Et quand le directeur de la prison lui annonça le rejet de son recours en grâce : « Ça va, je suis
prêt. Surtout pas de phrases ! »
Et au gardien qui voulut l’aider à s’habiller :
« Laisse‐donc, mon vieux. Crois‐tu que j’aie besoin d’un valet de chambre ? J’ai l’habitude de
m’habiller seul. »
Et tandis qu’il faisait minutieusement sa toilette, comme le directeur lui offrait un verre de
rhum, il répondit :
« Moi, du rhum ? Merci, je n’en ai pas besoin. »
Suivit une brève conversation entre quatre yeux avec l’aumônier qui en fut extrêmement ému,
car Duval passait pour athée. Il écrivit ensuite une lettre de quatre pages à sa femme. Puis : «
Dites à ma femme que j’ai eu du courage. — Voilà, je suis prêt. »
Quand les menottes lui furent passées aux mains : « Merci, elles ne sont au moins pas trop
serrées ; je remercie également mes gardiens. »
Pendant le trajet de Paris à Vincennes, il s’entretint avec l’aumônier : « J’ai fait mes comptes
avec le ciel. Je suis sûr d’entrer en paradis. Ne croyez‐vous pas aussi, monsieur l’abbé, que j’irai
droit au ciel ? »
Lorsque, pour ne pas répondre, l’abbé parla de la vitesse prise par l’automobile qui eût pu
provoquer un accident parmi l’escorte, Duval dit en souriant :
« Un accident n’aurait pas grande importance pour moi. »
De temps en temps il se tournait à demi pour s’orienter. En apercevant le peloton de dragons
qui recevait tous les condamnés au donjon de Vincennes pour les accompagner jusqu’auprès du
poteau, il s’écria : « Grand Dieu, quel attirail militaire ! On dirait l’escorte du Président de la
République. Pourquoi tous ces soldats ? Afin de pouvoir dire demain : voilà comment on supprime
les traîtres, les traîtres à la patrie ? »
En allant vers le lieu d’exécution, il continua de plaisanter et, trébuchant par‐dessus quelques
mottes de gazor, il dit : « Veulent‐ils organiser un steeple ? Faut‐il encore que je saute ces
obstacles ? »
Et finalement arrivé : « Ah, voilà donc le fameux poteau ! »
Quand le greffier donna lecture du jugement : « Encore une fois ? Ca devient ennuyeux ! »
Mais soudain il perd sa contenance et pâlit. Finie, la pose et le besoin d’imposer aux troupes.
Il refuse pourtant le bandeau et dit d’un ton bourru aux gendarmes qui l’attachent au poteau : « Ne
soyez donc pas si nerveux, je n’ai pas envie de prendre la fuite ! »
Puis les mots : « A mon commandement ! — Feu ! » Les balles du peloton de chasseurs
envoient dans l’autre monde cet homme cynique.
Le marchand de soieries Dellrabant, âgé de 24 ans et condamné à mort le 4 mai 1919
seulement, par le deuxième conseil de guerre pour s’être livré à l’espionnage par amour d’une
jeune Andalouse et qui avait vendu, paraît‐il, aux empires centraux sept agents du Service des
renseignements français, fut exécuté le 2 août 1919. Devant le poteau de Vincennes, il lança en
l’air son chapeau en criant : « Vive la France ». Puis, les yeux bandés, il commanda lui‐même le
feu.
Au moment de le réveiller, dans sa prison, les gardiens se trompèrent et ouvrirent une cellule
où se trouvait un autre espion condamné, mais gracié. Cet homme fut saisi d’épouvante en voyant
entrer la commission et s’écria : « Que me voulez‐vous ? N’ai‐je pas été gracié hier ? » L’erreur

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s’éclaircit aussitôt, mais le bruit n’avait pas réveillé Dellrabant qui dormait à poings fermés.
Un chapitre sinistre dans l’histoire des exécutions de la grande guerre, est celui de la mort de
Pierre Lenoir. On peut dire qu’il a été exécuté deux fois. Averti dans la matinée du 18 septembre
1919, il offrait un spectacle lamentable.
Il avait espéré sa grâce, des hommes politiques influents s’étant entremis en sa faveur. Pendant
qu’il s’habillait, son défenseur demanda la parole et protesta contre l’exécution, sous prétexte que
Lenoir avait à faire des révélations graves. Une discussion interminable s’ensuivit.
Le commandant insistait pour l’exécution, mais l’avocat continuait à produire des arguments
imprévus. Finalement l’officier consentit à un nouvel interrogatoire, mais les longues tirades de
Lenoir n’apportant aucun fait nouveau, le commandant donna l’ordre du départ.
Au greffe, assaut répété de l’avocat qui reproche à l’officier de commettre un meurtre
judiciaire ; celui‐ci cède encore une fois. Alors suivent des appels téléphoniques désordonnés aux
autorités judiciaires et au gouvernement militaire de Paris. Finalement, le commandant et l’avocat
partent en automobile pour la rue de Bellechasse afin de réveiller le ministre.
Pendant ce temps, complètement affalé sur une chaise, Lenoir attend, attend au greffe de la
prison. Chaque bruit de porte le fait tressaillir. Vincennes téléphone pour demander ce que
devient le condamné. Faut‐il renvoyer dans leurs casernements les troupes mobilisées ? — « Non,
attendez des ordres ! »
Il est grand jour. Lenoir est toujours assis au greffe. Le docteur Soquet lui administre des
stimulants. Enfin voici les envoyés de retour. Le sursis est accordé. Lenoir réintègre sa cellule et
attend trente‐six jours dans l’angoisse la décision finale. Le 24 octobre 1919, on vient le prendre
une deuxième fois. Ses jambes sont paralysées ; il faut le porter sur une chaise et c’est assis que
les balles le frappent.
Venu de l’armée coloniale et du Tonkin, le lieutenant Estève s’était singularisé pendant toute sa
vie. La boisson et l’impécuniosité l’avaient amené à l’espionnage. Devant le conseil de guerre, il
parla sans suite pendant plus de cinq heures pour se défendre et quand il fut condamné, il dit
simplement : « C’est idiot. » En prison, il eut la visite de trois femmes : la première, son épouse
divorcée, la deuxième, une Annamite et son amie parisienne.
Quand l’exécution lui fut annoncée, dans la matinée du 13 juillet 1917, il s’écria surexcité : «
C’en est trop ! Vous voulez me fusiller maintenant. Au diable ! Le président est un crétin ! Mais ça
n’ira pas comme ça ! Où est donc Bouchardon ? »
Regardant les officiers qui l’entouraient en silence, il s’écria : « Ça vous fait donc plaisir de me
faire tuer ? » Puis il ajouta : « Bien, je suis prêt. Je n’ai pas peur. Comprenez‐vous, je n’ai jamais eu
peur. Où est le peloton ? — Ah, oui, à Vincennes ! Eh bien allons‐y ! »
Il repousse l’aumônier dans un accès de colère, frappe du pied, tord ses mains liées et se jette
dans l’automobile. Arrivé sur les lieux, il tend la main au commandant, emboîte le pas aux
gendarmes en disant : « Changez de pied ! » Et debout devant le poteau, il lança en patois gascon
une dernière imprécation.
Estève avait également été condamné à la dégradation, mais, pour lui épargner cette
humiliation, on lui avait fait endosser une blouse qui cachait mal ses galons. C’est ainsi que le
peloton tira sur un officier portant les insignes de son grade.
L’aventurier Bolo Pacha, qui dut son arrestation aux quatorze‐cent mille lires touchées dans une
banque de Turin, fut condamné le 14 février 1918. L’ordre d’exécution fut donné le 7 avril, mais
dix jours s’écoulèrent encore. En s’habillant dans la matinée fatale, il s’irrita parce que son
défenseur n’était pas présent et qu’il ne put retrouver ses gants blancs. Il plaça sous son gilet deux
mouchoirs de soie blanche qui devaient être remis, tachés de son sang, l’un à sa femme, l’autre à
son frère. Au greffe, il signa Bolo Pacha. Après l’exécution, — les douze balles lui avaient pénétré
dans la tête — le greffier prit les deux mouchoirs et en fit un petit paquet.
Le 24 avril 1917, eut lieu, toujours à Vincennes, l’exécution de deux espions Sydney (un

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acrobate et Bulnes. Le premier s’habilla tranquillement, mais Bulnes s’agita et dit : « Je ne suis pas
coupable ; je ne voulais rien entreprendre. C’est Athos ! (Sydney). »
Au poteau, il se laissa bander les yeux et, désignant de la main son complice, il dit aux soldats
: « Camarades, ce n’est pas moi le traître, c’est lui. »
L’Espagnol Ascencio Evariste, âgé de 21 ans seulement, et victime de la jalousie de sa
maîtresse française, fut condamné, le 26 mars 1918 et conduit à Vincennes, le 26 juillet. Réveillé
en sursaut, il fondit en larmes et protesta de son innocence. Puis il se ressaisit et marcha si vite
que les officiers purent à peine le suivre. Au greffe, il écrivit à son père — interminablement.
Quarante‐cinq minutes s’étaient écoulées, Evariste écrivait toujours.
« Pour gagner du temps » chuchote le directeur de la prison. Finalement invité à achever sa
lettre, le jeune Espagnol s’écrie : « Seulement encore un mot pour ma fille ! » Dans son agitation, il
date sa lettre du 28 juillet : il a donc vécu encore deux jours — sur le papier.
Au poteau, il contemple les troupes, avec curiosité, se découvre et fait un signe d’adieu à son
avocat.
Beau‐père et gendre, dans les personnes des Espagnols Ricardo et Darloc, avaient subi le
même sort le 9 février 1917. Tous deux moururent en silence et stoïquement.
L’exécution des Roumains Léon Wecsler et Liebermann, celle du Suisse germanique Henri
Nievergelt (2 mai 1917), du Mexicain Sedano y Leguizano, prétendu fils illégitime de l’empereur
Maximilien et dont la mère aurait été une Mexicaine de Cuernavaca où Maximilien séjourna
fréquemment (29 juin 1917), du Tchèque Rodolphe Funck (2 février 1920), de l’ex‐officier de la
Garde russe Mathieu Gustave Michelson (19 novembre 1917), se firent sans incidents.
Le Grec Constantin Coudoyannis, condamné à mort par le Troisième Conseil de guerre, fit
quelques difficultés. Réveillé le 26 mai 1916, il s’écria : « Mais c’est impossible ! Je suis un ami de
la France » et il essaya de gagner du temps par de nouveaux aveux.
« Tenez‐vous vraiment à me faire fusiller ? » dit‐il. — « C’est la loi », lui fut‐il répondu. Il parut
se calmer et demanda du papier. Et il se mit à écrire sans fin, comme l’Espagnol Evariste. Il
insistait pour obtenir encore quelques minutes, jusqu’à ce qu’il fût emmené de force.
« Eh bien, adieu, messieurs ! » cria‐t‐il aux gardiens.
Le sergent Lamorlette ayant demandé à le photographier, le condamné lui dit : « Ne me ratez
pas ».
Puis il s’effondra et ne réagit plus.
Pâle, égaré, les habits en désordre il monta dans la voiture. Au donjon de Vincennes, autre
incident. Coudoyannis demanda au dernier instant un prêtre. Pendant qu’on en cherchait un, il
voulut s’asseoir à la table des officiers qui attendaient. Il resta une demi‐heure seul avec l’abbé.
Au poteau il salua et s’écria : « Braves soldats français ! je suis un ami de votre belle France.
J’admire les soldats français et je voudrais leur dire… »
Invité à se taire, il joignit les mains, leva la tête vers le ciel et murmura une prière en grec.
Ses dernières paroles furent en français : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! »
Contrairement aux exécutions françaises entourées d’un grand apparat, celles des Anglais se
faisaient « en petit comité ». Un jour, un commandant anglais se présenta au commandement
militaire de Paris et demanda la disposition du terrain de Vincennes pour l’exécution de deux
soldats britanniques. Les deux « Tommies » furent avertis vingt‐quatre heures avant et conduits
pieds et poings liés au donjon de Vincennes. Presqu’immobilisés, un carré de toile blanche cousu
à la place du cœur, ils furent traînés au poteau où déjà se trouvait le peloton anglais, l’arme au
pied, le dos tourné au poteau. Les deux condamnés, dûment attachés, les soldats firent demi‐tour
et tirèrent au signe fait par un sergent. Un Anglais qui avait obtenu sa grâce n’en était averti qu’à
la dernière minute.
Au printemps 1918, un soldat signaleur de la 18 e division avait été condamné à mort pour

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désertion dans les environs d’Arras. Mais le général Sir Ivor Maase en avait demandé la grâce pour
ne pas ternir un brillant record emporté par la 18 e division. Cependant, un matin, les troupes
marchèrent vers une grande carrière où elles formèrent un carré ouvert. Le condamné fut amené
et apprit de la bouche de l’officier de service que le jugement était confirmé. Et comme il pâlit et
crut sa dernière heure venue, l’officier poursuivit après une pause : « … mais vous avez été
grâcié. » Après quoi l’homme fut de nouveau emmené dans sa prison.
L’exécution d’Edith Cavell a longtemps passionné les journaux allemands et étrangers. Si le
prêtre belge Le Seut a déjà démenti les fables répandues sur les incidents qui auraient eu lieu au
Tir national de Bruxelles, Louise Thuliez, professeur de français condamnée en même temps
qu’Edith Cavell, mais graciée, confirme dans ses souvenirs que, d’après les déclarations d’un soldat
du peloton d’exécution, tout s’était passé régulièrement.
Louise Thuliez qui était incarcérée avait demandé à passer la dernière nuit en compagnie
d’Edith Cavell, mais en vain.
« Ni dans la nuit, ni dans la matinée, nous n’avons entendu le moindre bruit dans la cellule de
la condamnée. Il nous fut même impossible de communiquer avec elle au moyen des tuyaux de
chauffage comme nous faisions auparavant, car nous fûmes trop bien surveillées. Le matin je
demandai à un officier de service si Miss Cavell pourrait encore prendre part à la promenade
matinale, mais il répondit après une certaine hésitation : « Elle est au commandement. » Je compris
alors que notre héroïque et malheureuse compagne avait été fusillée. »
Le 13 novembre l’aumônier confirma l’exécution. « Nous lui demandâmes des détails, mais il se
contenta de déclarer qu’elle était morte très courageusement. »
Les Autrichiens avaient donné le sobriquet de « la pioche sanglante » aux jugements de leurs
conseils de guerre. Chez eux également les exécutions n’eurent pas toujours lieu sans incidents.
Un paysan ruthène et un Russe avaient été condamnés pour espionnage. Quand le paysan, un
quadragénaire robuste, fut conduit au lieu du supplice il trembla de tout son corps, hurla, se jeta
sur le sol et creusa la terre avec ses ongles au point de les ensanglanter. Il fallut le relever de
force, le traîner au mur et l’attacher sur une chaise.
Le Russe, par contre, s’y rendit d’un pas sûr, lança un bref regard sur le cadavre de son
compagnon et affronta sans sourciller les canons de fusil braqués sur lui. Pâle, mais les traits
immobiles, comme sculptés dans la pierre, il reçut la salve et glissa lentement à terre.
Un tout jeune montagnard autrichien était debout devant le peloton. Le prêtre dit une prière à
voix basse et lui tendit son crucifix à baiser. Puis, un silence de mort, interrompu soudain par la
voix juvénile et claire du condamné : « Je veux commander le feu moi‐même comme jadis Andras
Hofer. Que Dieu protège mon pays de Carinthie ! »
La salve crépita en réveillant de longs échos dans les montagnes.
Un officier français qui accompagna 27 condamnés à Vincennes écrit dans ses souvenirs : « Le
moment le plus pénible pour les justiciers est la minute qui précède le réveil du malheureux
prisonnier. L’arrivée en pleine nuit, l’attente dans le bureau du directeur, la présentation de la
commission militaire, du médecin et de l’aumônier, les propos tenus sur le condamné mettent les
nerfs à une rude épreuve. Mais l’instant où l’on part pour la cellule, dont la porte s’ouvre
brusquement, est plus émouvant encore ; c’est un moment tragique lorsqu’il faut se dire : « Là, dort
un être humain qui rêve et qui espère encore et qui dans peu de secondes va être précipité dans
l’atroce réalité, épouvanté en apprenant qu’il faut mourir. Oui, cette minute est la plus terrible.
Chaque fois que mon devoir m’amenait devant la porte d’une de ces cellules, mon cœur battait à
se rompre et une indicible angoisse me saisissait. Surtout quand il s’agissait d’une femme. »
Je terminerai ce chapitre sinistre par un incident tragi‐comique. Au cours d’une retraite
effectuée, fin septembre 1914, par le 61 e d’infanterie austro‐hongrois, nos hommes se trouvèrent
plusieurs fois de suite sous le feu d’une batterie ennemie tirant avec beaucoup de précision,

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même après qu’ils eurent préparé leur campement, dans un bois éloigné. Finalement on découvrit
qu’un des paysans, dont l’attelage avait été réquisitionné pour suivre la colonne, nous signalait aux
Russes en allumant des feux. Cet homme pleurait lamentablement en racontant que les ennemis
avaient emmené sa femme et ses enfants comme otages pour le forcer à leur obéir.
Le colonel rassembla ses soldats, leur exposa le cas et demanda si l’espion devait perdre la vie
pour l’amour de sa famille. Toute la troupe fut d’avis de le gracier.
« Bien, dit le colonel, mais afin que le traître soit châtié quand même, il lui sera appliqué vingt‐
cinq coups de bâton sur les fesses. »

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IV. — ÉCOLES D’ESPIONNAGE
PAR LE LIEUTENANT MARÉCHAL URBANSKI VON OSTRYMIECZ

L’expérience nous enseigne que seuls les agents possédant des connaissances professionnelles
sont susceptibles de rendre des services réels dans l’espionnage. C’est aussi vrai du point de vue
militaire que du point de vue économique. Le professionnel est seul capable de juger où et
comment l’espionnage doit être pratiqué. Mais ces connaissances doivent s’accompagner d’une
certaine technique de l’observation qui n’est jamais spontanée. Il faut, au contraire, l’apprendre.
Procéder en autodidacte coûte toujours cher. La manière la plus rationnelle est, comme dans toutes
les branches spécialisées, l’enseignement professionnel par un homme du métier.
On a beaucoup vanté pendant et après la guerre les succès de l’« Intelligence Service »
britannique. Le colonel Nicolaï, chef du Service des renseignements allemand, écrit ce qui suit : «
Meilleure encore était l’instruction à l’école d’espionnage anglo‐française de Londres, car
l’Intelligence Service attachait une grande importance à la préparation la plus minutieuse des
espions employés dans le domaine spécial de la marine. Selon le programme d’instruction tel que
se l’est procuré notre Service des renseignements, ces cours se subdivisaient en cinq périodes
pendant lesquelles les futurs agents se familiarisaient avec tous les détails de l’espionnage aussi
bien du point de vue objectif que personnel. » Différentes publications parues sur l’école du
Devonshire, montrent que l’instruction était donnée sous la direction de l’« Intelligence Service ».
Elle durait trois années. Pendant les deux premières, les élèves étaient d’abord entraînés
physiquement ; ils avaient huit heures par jour d’exercices corporels. Voici ce qu’en dit Roggers
Snow‐den dans ses « Aventures d’un espion mondial » : « On en fait de véritables acrobates. Ils
apprennent la gymnastique, la natation, l’escrime, l’équitation ; ils doivent être capables de
grimper en un clin d’œil aux arbres les plus élevés, ou le long d’une façade de château jusqu’au
toit ; ils pratiquent la boxe, le jiu‐jitsu japonais et encore toutes sortes d’exercices mondains
comme de danser, de jouer au bridge, et suivent des cours d’allemand, de français, de russe. Car il
s’agit de former des agents susceptibles de fréquenter tous les milieux, de se tirer des situations
les plus surprenantes. » Les élèves apprennent en outre les différentes manières de correspondre
entre eux et avec leurs chefs. Ils suivent des cours spéciaux de dessin pour la reproduction de
plans de forteresses, de modèles de bateaux, de canons. Ils étudient et apprennent par cœur un
grand nombre de mots et de locutions d’apparence inoffensive mais ayant un sens déterminé et
permettant de transmettre des informations. »
L’école était installée à « Black Castle », énorme château couvert de lierre, entouré de vastes
pelouses et d’allées, et dont personne n’eût soupçonné l’affectation. Toute l’organisation était
merveilleusement adaptée au but poursuivi. L’une des salles abritait une imprimerie fort bien
outillée disposant des machines les plus perfectionnées, de tous les caractères d’imprimerie usités
en Europe et surtout de cachets, timbres, formulaires commerciaux, cartes de présentation, etc. Les
élèves appartenaient aux milieux les plus divers — il y avait même des gaillards qui, ayant
contrevenu aux lois du pays, avaient été grâciés à condition de contracter un engagement de dix
ans à l’Intelligence Service.
Ce qui favorisait beaucoup l’institution, c’est que l’espionnage passait pour « fair ». Le service
des agents, tel qu’il était enseigné à « Black Castle », ne doit pas être jugé du point de vue des
besoins des autres États européens. L’Intelligence Service est une vieille organisation de
renseignements adaptée à toutes les nécessités politiques, militaires, économiques de cette
formidable puissance mondiale qu’est l’Empire britannique et sur tous les territoires où son
commerce a réussi à s’implanter ; sans oublier une propagande de grande envergure sur tous les
points où l’extension du pouvoir britannique paraît désirable du point de vue économique.

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L’Angleterre a toujours su subordonner ses colonies à ses intérêts par les moyens de coërcition
militaires les plus réduits. Elle a réussi — par ses facultés d’organisation, mais aussi par la force la
plus brutale — à déjouer pendant des siècles tous les efforts de libération entrepris par les
peuples qu’elle avait soumis à ses lois. Une grande part de ses succès revient à l’Intelligence
Service, et il est évident qu’un organisme possédant une telle expérience était appelé à rendre les
plus grands services pendant la guerre.
En Russie, par contre, les écoles d’espionnage se fixaient des buts beaucoup moins vastes ;
aussi leur organisation différait‐elle de celle des Anglais. Le développement considérable de la
police dans laquelle les gouvernements autocrates voyaient leur protection la plus sûre avait,
depuis de longues années, fait de l’espionnage le moyen le plus facile de connaître les opinions
politiques des particuliers.
Ce système exigeait une telle quantité d’agents que l’espionnage devint finalement un métier
pratiqué dans tout le pays. On espionnait dans les salons comme dans les bouges, dans l’entourage
immédiat du tsar, parmi les grands ducs, les généraux, la garde du corps, le clergé, dans le
monde, au point qu’en fin de compte chaque habitant de ce vaste Empire se trouvait sous la
surveillance des différents fonctionnaires de la police qui, à leur tour, s’observaient jalousement
les uns les autres.
Il est tout naturel que, dans ces conditions, le commandement de l’armée ait lui aussi attaché
une grande importance au Service des renseignements, comme le prouvaient d’ailleurs les
sommes exorbitantes dont il disposait à cet effet. Le manque d’agents susceptibles d’accomplir les
missions délicates amena la création d’écoles spécialement consacrées à l’espionnage militaire.
La direction suprême du Service des renseignements russe était assurée par le grand Etat‐Major
Général à Saint‐Pétersbourg, mais l’étendue même de l’Empire imposait une certaine
décentralisation. Les bureaux principaux se trouvaient dans les districts militaires de l’ouest ayant
chacun son service composé d’un grand nombre d’officiers et commandé par un officier d’Etat‐
Major. La surveillance de l’Allemagne incombait aux districts de Saint‐Pétersbourg, de Vilna et de
Varsovie, celle de l’Autriche‐Hongrie aux districts de Kiev et de Varsovie. Le service de garde des
frontières était militairement organisé, et sous la dépendance des bureaux de renseignements
compétents. Chaque district possédait une école d’espionnage, parmi lesquelles celle de Varsovie
acquit une célébrité particulière sous la direction du colonel Baloutchine, non pas tant pour ses
succès que pour la quantité d’espions dont elle inonda l’Allemagne et l’Autriche — surtout à partir
du moment où l’Etat‐Major français exerça une influence plus considérable sur tous les organismes
militaires des Russes. Les différents procès intentés aux espions russes nous permirent de
connaître à fond l’organisation de ces écoles. Elles étaient chargées de former pour les missions
courantes les petits espions recrutés surtout parmi les Juifs. Les missions importantes, par contre,
étaient généralement confiées à des militaires, officiers ou sous‐officiers russes, et de préférence à
d’anciens officiers ou soldats transfuges des armées allemande et autrichienne. Les écoles
enseignaient surtout l’organisation de ces deux armées, l’exploration topographique, la manière
d’estimer la viabilité d’un pays pour les différents attelages et canons, selon les saisons et l’état des
routes, la reconnaissance des cours d’eau, des ponts, des gués ; celle des voies ferrées, des
fortifications et de l’armement, de la dislocation des troupes, des Etats‐Majors, de la situation des
magasins et dépôts militaires. Elles devaient en outre pratiquer la propagande nationale et raciale
et recruter des agents pour l’espionnage russe. A la suite des cours théoriques, les élèves
passaient des examens successifs et des épreuves pratiques de plus en plus compliquées.
Il est difficile de formuler une appréciation décisive de la valeur de ces écoles. Les espions
qui sont tombés entre nos mains ne témoignaient pas de capacités exceptionnelles, loin de là ;
peut‐être cependant n’avons‐nous arrêté que ceux qui étaient insuffisamment préparés.
La Russie a disposé très certainement d’agents de tout premier ordre, car dans son livre sur
l’espionnage le colonel Nicolaï, chef du Service des renseignements allemand écrit : « Le butin de

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la bataille de Tannenberg nous a donné la preuve que le commandement russe possédait sur
l’Allemagne un ensemble de renseignements et une documentation comparables de tous points à
ceux des Etats‐Majors allemands eux‐mêmes. »
A l’occasion de la prise de Varsovie, nous trouvâmes « les listes imprimées de 120 documents
et plans strictement confidentiels sur les armées allemande et autrichienne et que le Service des
renseignements de Varsovie s’était procurés de 1907 à 1910. »
A ces succès incontestables de l’espionnage, russe, le colonel Nicolaï oppose à juste titre la
réflexion suivante : « Mais les Russes n’avaient pas percé le plus grand de tous nos secrets : ils
furent surpris par le dévouement absolu de tout un peuple à la défense de son pays. » La victoire
allemande rendait inutile tout cet énorme travail de préparation des Services de renseignements
russes.
En Autriche‐Hongrie également, la pression des événements avait imposé l’organisation de
cours d’espionnage.
Infatigable dans l’élaboration de ses plans d’opérations, le chef d’Etat‐Major général ne cessait
de demander à l’« Evidenzbüro » des renseignements toujours nouveaux, selon les besoins
politiques et militaires du moment. Nous les procurer au moyen d’un personnel insuffisamment
instruit eût exigé beaucoup de temps et Conrad von Hötzendorff n’aimait pas attendre. Son esprit
constamment en éveil n’admettait pas de délais au moment d’étudier un problème qu’il s’était
posé.
Nous avions donc besoin, dans nos services, d’agents ayant une bonne préparation
professionnelle et capables d’exécuter immédiatement toute mission proposée. Il leur fallait en
outre une certaine pratique des passages de frontières et des attitudes à prendre en pays
étrangers.
C’est l’institution de la première école d’espionnage qui démontra mieux que tout le reste les
difficultés de cette profession. L’officier de troupe n’a pas généralement la faculté de se
représenter de grandes masses en marche, au cantonnement, au combat ; il ne connaît pas les
armées étrangères. La constatation certaine de l’arrivée d’une nouvelle division dans un secteur
donné, par exemple, exige l’exploration de plusieurs localités avant qu’on puisse signaler les
emplacements des différents régiments, des Etats‐Majors, des services d’approvisionnement et de
ravitaillement. Quelle habileté ne faut‐il pas à l’espion pour voir, sans se faire remarquer lui‐
même, tout ce qui est important, pour le fixer dans sa mémoire sans prendre de notes, pour le
transmettre ! Et que de temps perdu à la recherche de ces différentes informations ! Pendant la
guerre, ces missions furent fréquemment confiées à des espions ; et les Etats‐Majors leur firent
confiance sans vérifier d’abord si leurs agents avaient réellement pu voir ce qu’ils rapportaient.
Un jour (avant la guerre) le chef d’Etat‐Major Général voulut savoir si l’évacuation,
qu’annonçaient les journaux, de la Pologne russe par le V e C. A. russe, et notamment par les
divisions de cavalerie russes, s’était accomplie dans la réalité et un officier de l’école d’espionnage
fut chargé de vérifier la chose. C’était une mission du temps de paix extrêmement simple en
apparence, mais dont la solution présenta les plus grandes difficultés, aussitôt la frontière franchie.
L’officier désigné et qui parlait parfaitement le russe ne devait ni prendre de notes, ni transmettre
de renseignements écrits — il n’en fut pas moins découvert et arrêté en fort peu de temps.
Un deuxième subit le même sort, bien qu’il n’eût rien autre à faire que de suivre en voiture
certaines routes d’un pays voisin pour s’assurer de leur viabilité au point de vue militaire.
Ces expériences fâcheuses nous ont démontré que même l’attitude à prendre en pays étranger
doit être apprise par le futur agent, ce qui n’est guère possible que par la pratique. Nous fîmes
donc des essais au cours des grandes manœuvres. Des officiers appartenant au Service des
renseignements furent affectés aux différents Etats‐Majors et trouvèrent ainsi l’occasion de
s’acquitter de leur service — d’une manière naturellement plus simple et moins dangereuse qu’à

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l’étranger. L’espionnage, aussi bien que le contre‐espionnage posèrent une certaine quantité de
problèmes qui forcèrent les Etats‐Majors à prendre certaines mesures d’une observation facile en
temps de paix. Les ordres donnés, la manière de les transmettre et de les reproduire, comportaient
certaines erreurs ou négligences dont un éclaireur habile pouvait fort bien tirer parti. Les quartiers
généraux, leur protection dans les cantonnements, au combat, au repos, exigeaient un certain
nombre de mesures généralement négligées en temps de paix. Les commandements durent donc
se préoccuper de protéger leurs lignes télégraphiques et téléphoniques contre les écouteurs
indiscrets, leurs colonnes du train et leurs dépôts contre les espions ennemis et même contre les
attaques possibles de la population, exactement comme il eût fallu faire en cas de guerre. Toute
ruse employée par le Service des renseignements opposé provoquait ainsi des mesures
protectrices dont le fonctionnement de ce Service ne pouvait lui‐même tirer qu’un surcroît de
profit. Sans compter que ces mesures firent arrêter, pendant les grandes manœuvres, un certain
nombre d’individus qui n’appartenaient pas précisément au parti adverse, mais n’en pratiquaient
pas moins l’espionnage pour le compte de pays étrangers.
L’utilité des cours d’espionnage ne fait aucun doute ; plus leur organisation sera étudiée et
adaptée aux circonstances, plus grande sera leur valeur. Il faudrait des écoles purement militaires
avec une instruction théorique et pratique approfondie avant que l’élève ne soit chargé de mission
à l’étranger. Des essais faits dans le pays même, à l’occasion des manœuvres, et autres exercices
en campagne, le prépareront efficacement aux épreuves à subir dans la suite en pays étrangers
ou ennemis.

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V. — RUSES DE GUERRE ET CAMOUFLAGE
PAR LE CAPITAINE H. VON BOSC

Les hommes emploient des ruses de guerre depuis qu’ils se battent entre eux et comme dans
l’antiquité grecque et romaine les guerres avaient encore le caractère de l’attaque par surprise, il
est possible de parler d’une ère classique de la ruse guerrière. C’est pourquoi des écrivains grecs
et romains ont pu lui consacrer des écrits complets et détaillés et que dans son ouvrage Des
principes généraux de la guerre, Frédéric le Grand écrit à l’article 11 : « On se sert en guerre de
la peau du lion et de celle du renard, l’une après l’autre ; la ruse réussit fréquemment là où la
force eût échoué. » Et dans son livre De la pratique de la guerre en grand, au chapitre IV : « Il
existe tant de ruses qu’il serait difficile de les énumérer toutes. Leur but est de tromper l’ennemi et
de lui cacher nos propres intentions. Dissimulez‐lui toujours vos propres plans, mais efforcez‐vous
de connaître les siens. »
Comme toujours, une période de surestimation de la ruse de guerre fut suivie d’une époque de
sous‐estimation. Alors que peu auparavant les milieux militaires en avaient fait l’objet d’une étude
particulière, ils ne voulurent plus rien en savoir au début du XIX e siècle. C’est ainsi que dans son
ouvrage classique De la guerre, Clausewitz ne lui accorde qu’une importance très relative.
C’est la campagne russo‐japonaise, « répétition générale » de la guerre mondiale au point de
vue technique et qui devait renverser un si grand nombre d’opinions caduques sur la tactique et la
stratégie, qui réhabilita de nouveau l’emploi judicieux des ruses de guerre, et ce furent surtout les
Japonais qui surent y recourir avec le plus grand succès. Peu auparavant, il est vrai, la guerre des
Boërs avait déjà montré qu’il importe d’y attacher une certaine importance. Mais il s’était agi plutôt
de gagner quelques petits avantages tactiques que de camoufler de grandes opérations. Le
commandement nippon par contre inaugura l’emploi de la ruse de guerre, comme facteur positif
de la conduite des opérations. C’est ainsi que les Japonais furent les premiers à faire un large et
systématique usage des positions et batteries d’artillerie simulées en faisant jouer de petites mines
imitant les déflagrations de batteries en action et destinées à attirer sur elles le feu de l’artillerie
russe et à le détourner d’objectifs plus utiles.
Au cours de la bataille de Moukden, les Russes découvrirent sur des Japonais tués des lettres
prouvant que l’armée Nogi se trouvait en face de l’aile gauche russe commandée par le général
Rennenkampf. Des conversations à haute voix dans les positions japonaises distantes de 100
mètres à peine des lignes occupées par les Russes leur apprirent que les troupes nippones
engagées devant eux venaient de Port‐Arthur. En réalité, cependant, l’armée Nogi se trouvait vis‐
à‐vis de l’aile droite russe, tandis que les morts japonais appartenaient à l’armée récemment
formée du Yalou dont les Russes ignoraient l’existence. Les lettres étaient fabriquées de toutes
pièces et distribuées parmi la troupe et les conversations entendues par l’ennemi étaient destinées
à le tromper et à cacher la présence de l’armée du Yalou. Ce but fut pleinement atteint et les
Russes ne reconnurent leur erreur que plusieurs semaines après.
Le 21 février 1905, ils furent victimes d’un stratagème encore plus funeste. Sur leur extrême
aile droite un parlementaire japonais avait invité les officiers de cavalerie russes à une réunion
entre camarades, aucune opération n’étant prévue pour la journée. Pendant que ces derniers se
rendaient à l’invitation, l’armée japonaise commençait à l’aile gauche russe les mouvements qui
préludèrent à la bataille de Moukden. Cette fois encore le but poursuivi et atteint par les Nippons
fut de cacher à l’ennemi une opération projetée.
Pendant la guerre mondiale, les ruses de guerre furent largement employées aussi bien par
nos ennemis que par nous‐mêmes. Il est même permis de dire que leur usage a caractérisé jusqu’à
un certain point la nature technique de cette guerre. Le mimétisme, c’est‐à‐dire l’adaptation

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naturelle au terrain, devint une véritable science pour le commandement des armées. La teinte
gris‐vert de nos uniformes, celles couleur d’argile des Russes, khaki des Anglais, bleu horizon des
Français sont dues à la nécessité de dissimuler le combattant aux regards de l’ennemi. En hiver, les
patrouilles portaient de soi‐disant « chemises de neige » qui empêchaient de les distinguer sur un
terrain couvert de neige. Les patrouilles françaises portaient une tenue dite « de nuit », c’est‐à‐dire
des manteaux, capuchons et gants sombres. Pour soustraire à la vue de l’ennemi véhicules, canons
et tout matériel de guerre en général on les peignait aux couleurs prédominantes du terrain, ou en
faisant usage d’un assemblage de nuances reconnu imperceptible à une certaine distance.
D’innombrables essais pratiques ont été faits dans ce but. Les différentes manières de se protéger
contre l’observation des aviateurs et de camoufler hommes et matériel acquirent une importance
de plus en plus grande et constituent aujourd’hui encore une branche essentielle de l’instruction
donnée dans notre petite armée.
Les routes exposées à la vue de l’ennemi lui étaient soustraites par des rideaux confectionnés
à l’aide de joncs et de branchages. Ces mêmes rideaux étaient employés avec les plus grands
soins pour les dépôts de munitions, cela va de soi. La méthode des fumées artificielles adoptée
aujourd’hui par toutes les armées sur terre, sur mer et dans les airs, a déjà été employée pendant
la guerre.
Les différents moyens dont usèrent les patrouilles d’observateurs ou éclaireurs, souvent aussi
de petits détachements d’assaut constituent un chapitre à part. Fréquemment le terrain était
favorable grâce à la présence de taillis, de buissons ; dans le cas contraire, les patrouilles
trompaient l’ennemi à l’aide de branches d’arbre, de bottes de paille, etc., qui servaient notamment
à confondre les hommes et le matériel avec le sol, c’est‐à‐dire à simuler « le vide du champ de
bataille ». D’autres méthodes, assez nombreuses, avaient pour but de dissimuler à l’ennemi
certaines mesures tactiques. Telles, par exemple, les installations déjà citées de batteries fictives
destinées à attirer le feu de l’ennemi, soit pour occuper ses batteries, soit pour les obliger à se
trahir en tirant. Ces positions simulées exigeaient évidemment des soins particuliers si elles
devaient être efficaces ; il fallait de temps en temps y amener de nuit une pièce d’artillerie ou
encore y produire des lueurs de départ ; des ornières de roues y simulaient les inévitables
transports de munitions ; leur seule absence aisément constatée par les photographies des avions
observateurs eût permis à l’ennemi de conclure que la position était factice. Lorsque par exemple
l’une de nos « grosses Bertha » prenait position, nous installions aussitôt des positions simulées
pour y produire des lueurs de départ à l’instant précis où la Bertha authentique entrait en action.
Des canons de bois ou de fer‐blanc ont souvent été employés pendant la guerre. C’est ainsi
que les bateaux anglais qui naviguaient dans l’Océan Pacifique, avant que l’arsenal japonais de
Kuré n’eût livré de pièces de trois pouces, n’étaient équipés que de canons en bois. La guerre
navale avait d’ailleurs ses méthodes particulières de tromper l’ennemi. Il suffit de penser aux ruses
multiples qui permirent à nos croiseurs auxiliaires de forcer le blocus ennemi. Pendant un certain
temps, la marine américaine employait des couleurs différentes selon ses différents bateaux. C’est
ainsi que sur la coque grise d’un contre‐torpilleur on avait peint en noir la silhouette d’un sous‐
marin.
Des mannequins de paille affublés d’uniformes servaient à figurer des hommes occupant une
position. Un matin, au lever du jour, les Russes lancèrent sur la Memel un radeau monté par
quatorze mannequins en uniformes russes et muni d’un canon de bois, pour amener les positions
allemandes à trahir en tirant leurs emplacements et leur force. Bien que la mise en scène fût
parfaite, la ruse fut éventée à temps. Les Français aussi ont fréquemment confectionné des
mannequins de paille, pour simuler l’occupation d’une tranchée ou d’un observatoire.
Ce qui était surtout difficile, c’était de soustraire à la vue les postes d’observation avancés à
proximité immédiate de l’ennemi ; il fallait naturellement s’attendre à voir servir de cible au feu
ennemi ces observatoires, sans lesquels l’action de notre artillerie n’eût pas eu l’efficacité désirable

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et tout aussi naturellement toutes les ruses imaginables étaient mises en action pour mieux les
dissimuler. Vus de devant, ils offraient toujours l’aspect le plus inoffensif possible, tandis qu’à
l’arrière on se rendait compte que le tir des batteries était souvent dirigé de la lisière d’un bois
apparemment inoccupé. N’oublions pas, en outre, la nécessité qui s’imposa de plus en plus
impérieusement aux observateurs de se soustraire également à la vue des aviateurs.
Il était surtout difficile de masquer les périscopes nécessairement un peu isolés ; on se servit
de branches ou de paille attachés à ces instruments.
Les attaques simulées jouèrent également un rôle important. Elles avaient pour but de
détourner l’attention ennemie d’un point donné, quand il s’agissait de franchir une rivière ou de
préparer une attaque sur ce point. Une concentration de tir d’artillerie, de Minenwerfer et de
mitrailleuses dans un secteur donné, simulait alors une préparation d’attaque et y attirait l’attention
ennemie, ainsi que dans certains cas des renforts prélevés dans d’autres secteurs et pendant ce
temps l’offensive réelle s’exécutait par surprise sur un autre point du front. Car de tous temps la
surprise a fait la moitié du succès. Ces opérations simulées sont aussi vieilles que l’histoire de la
guerre, notamment pour les passages de rivières ; nous en connaissons d’innombrables exemples.
Frédéric le Grand, le maître et instructeur de l’armée prussienne en dit ce qui suit : « Les passages
de rivières et de fleuves exigent des ruses nombreuses et c’est le plus malin qui gagne. Il importe
de cacher à l’ennemi le point où l’on veut franchir l’obstacle afin de rencontrer le moins de
résistance possible et d’avoir le temps de le faire avec toute une armée avant que l’ennemi
l’apprenne. » La dernière guerre a montré que cette vieille expérience a conservé toute sa valeur,
même de nos jours et malgré la multiplication et le perfectionnement des moyens d’exploration et
de sûreté.
Tous ces moyens grands et petits avaient pour but de laisser l’ennemi dans une certaine
ignorance de notre situation et de nos intentions. Malheureusement, dans une mesure assez réduite
seulement, car il était beaucoup plus difficile de cacher à un ennemi parfaitement renseigné par
ses nombreux espions à l’intérieur même de notre pays, les mouvements de troupes et les
grandes modifications stratégiques imminentes grâce auxquelles il apprenait l’amplitude, le but et
les raisons de ces mouvements. On devrait admettre que dans cette guerre, où tout se faisait plus
ou moins sous les yeux du public, il était impossible de garder le secret sur les préparatifs
d’opérations d’une telle envergure. Comment dissimuler ou cacher les énormes transports de
plusieurs divisions de l’ouest à l’est par exemple ? Même s’ils ne roulaient que de nuit, les trains
étaient visibles pour n’importe quel civil. Et pourtant le secret était pour l’Allemagne et ses alliés
beaucoup plus nécessaire que pour l’ennemi, si elle voulait se défendre avec succès contre les
forces supérieures qui l’attaquaient concentriquement. Tout dépendait pour elle de la possibilité
de résister sur le point même où l’ennemi comptait porter un coup décisif et d’être là où elle
voulait attaquer elle‐même assez forte pour le faire avec quelques chances de réussite.
Mais c’étaient précisément les transports de troupes, par la force des choses si fréquents chez
nous et dont le succès dépendait généralement du secret dans lequel ils s’effectuaient, qui étaient
plus que toutes autres opérations exposés à l’investigation des agents ennemis pénétrant par
toutes nos frontières à l’intérieur même du pays. Obtenir le secret dans les cas de ce genre n’était
possible que grâce à une application, à des soins infatigables.
Notre merveilleuse organisation et le sentiment du devoir si puissant et si profond parmi les
agents d’exécution, nous ont permis de cacher les préparatifs de nombreuses opérations d’une
importance capitale. La bataille des lacs de Mazurie et la percée du front de Gorlice‐Tarnov sont
des exemples classiques d’attaques brusquées. Les offensives contre la Serbie et la Roumanie, la
victoire de l’Isonzo, à l’ouest la préparation si difficile de l’attaque de Verdun, la retraite
méthodique sur la ligne Siegfried et la grande bataille du printemps 1918 ont toutes été menées à
bonne fin grâce au facteur surprise.
Cette dissimulation d’importantes mesures stratégiques et tactiques exigeait un travail énorme,

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étudié jusque dans les moindres détails et dont seules une organisation rigoureuse et une
judicieuse division du travail pouvaient assurer le succès. Or une grande, sinon la plus grande
partie de ce travail incombait au Service des renseignements, à la section III B du G. Q. G.
également chargée du contre‐espionnage.
Les mesures à prendre et prises effectivement à l’occasion d’événements particulièrement
importants, se classent de la manière suivante :
1° Instruction de la troupe ;
2° Détournement des transports de troupes ;
3° Fermeture des frontières neutres et des limites du service des étapes ;
4° Arrêt des lettres et télégrammes ;
5° Intensification du contre‐espionnage ;
6° Transmission de nouvelles tendancieuses.
Les troupes recevaient l’ordre de ne donner aucune indication de lieu ou de secteur sur les
cartes et dans les lettres adressées à l’intérieur du pays et en général d’éviter toutes
communications susceptibles de renseigner les agents ennemis sur leur dislocation et sur la
situation en général. En cours de route les hommes devaient s’abstenir de répondre aux questions
posées par des inconnus et concernant leurs corps, provenance et destination. Les numéros de
régiments et autres insignes étaient enlevés ou couverts sur les uniformes et sur les véhicules. Vis‐
à‐vis des habitants et des logeurs, le plus strict silence était de rigueur. Les indices les plus
insignifiants permettaient à l’ennemi de tirer des conclusions ; c’est ainsi par exemple qu’il
s’occupait tout particulièrement des laveuses et blanchisseuses qui dans les villages français et
belges, occupés par nous, recevaient du linge à laver. Car le départ d’une unité fût‐il tenu aussi
secret que possible, il fallait de toute manière faire rentrer le linge encore mouillé ou pas lavé du
tout. C’était pour les unités en question un symptôme infaillible de très prochain départ.
Il va de soi, que ces ordres donnés aux troupes ne suffisaient pas, quelle que fût la discipline
de nos soldats. Il fallait encore prendre d’autres dispositions pour cacher aux troupes elles‐mêmes
leur destination. A l’exception de certains officiers, elles n’apprenaient ni la direction ni le but de
leurs déplacements. Généralement, les chefs de transports ignoraient eux‐mêmes l’endroit où ils
débarqueraient finalement avec leurs détachements. Les ordres de transport n’allaient que d’une
station de ravitaillement à l’autre. Et c’est peu avant d’arriver au but que les chefs de transports
apprenaient où ils devaient débarquer et se présenter pour recevoir des ordres ultérieurs. Des
transports de troupes provenant du front occidental et destinées au sud‐est pour servir de renforts
aux armées austro‐hongroises ont souvent effectué d’énormes détours à travers toute l’Allemagne.
Une partie des effectifs à engager sur le front Gorlice‐Tarnov et qui provenaient de l’ouest, fut
promenée jusqu’à Königsberg, puis acheminée vers le sud‐est au delà des limites de la zone
d’opérations plus facile à fermer à tous les éléments indésirables. Ce transport à travers la zone
des armées présentait de multiples avantages et le succès foudroyant de notre attaque dans la
région de Gorlice devait prouver la réussite des mesures prises pour maintenir le secret. Malgré
une énorme concentration de troupes austro‐allemandes et surtout d’artillerie, la surprise de
l’ennemi fut complète. Le document qui confère au général von Falkenhayn, chef d’Etat‐Major
général, la dignité de docteur honoraire de la Faculté de philosophie de Berlin, fait
particulièrement état du mystère qui couvrit la préparation de cette offensive. Mais le mérite en
revient en première ligne au contre‐espionnage allemand, qui contribua ainsi pour une grande
part à cette victoire.
Afin d’éviter les indiscrétions non voulues, mais inutiles et nuisibles de la troupe elle‐même, la
poste de campagne était soumise à un arrêt momentané ; toutes les lettres et télégrammes
provenant de la zone des opérations étaient bien acceptés par la poste qui ne les transmettait qu’à
partir du moment où les communications étaient rétablies. C’était là une mesure certainement fort
pénible pour les familles de nos soldats ; mais si elles demeuraient ainsi dans une incertitude

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parfois longue, les événements s’étaient chargé de prouver que c’était chose absolument
nécessaire, si le succès d’une entreprise quelconque ne devait pas être compromis dès le début.
Dans les cas particulièrement graves, la suspension du service postal s’accompagnait de la
fermeture des frontières aussi bien vers les pays neutres que vers la zone des opérations. A l’est,
les grands fleuves tels que le Niémen, le Narev, la Vistule et la Wartha constituent des frontières
naturelles qui facilitaient singulièrement la surveillance des communications. Il s’agissait avant tout
de garder les troupes combattantes de tout espionnage pratiqué à l’arrière. C’est ainsi qu’à l’est, il
était possible d’interdire l’accès de tout le territoire des armées. A l’occasion de l’offensive contre
la Roumanie, le résultat fut obtenu en fermant complètement la base opératoire du côté de la
Theiss qui ne put être franchie que par des militaires en service commandé. Il va de soi que dans
des cas semblables les espions ennemis tentaient de passer quand même en s’affublant
d’uniformes autrichiens ou allemands. Certains d’entre eux y réussirent.
A l’ouest, par contre, les conditions géographiques étaient moins favorables. En Alsace, la zone
d’opérations se trouvait en territoire allemand. Toutes les mesures de sûreté et de contre‐
espionnage frappaient donc nos propres populations, sans compter que la Suisse était pour la
France le point de départ d’un espionnage particulièrement actif. Malgré l’établissement d’une
clôture de fils de fer barbelés tout le long de la frontière suisse, le Service des renseignements
ennemi finissait toujours par pénétrer en Alsace.
Mais personne ne saurait se figurer les difficultés que rencontra l’organisation du contre‐
espionnage allemand. Il fallut des luttes épuisantes avec les administrations de l’empire et les
gouvernements de tous les Etats fédérés ; les discussions de compétence étaient à l’ordre du jour.
La résistance des bureaux fut incroyable, soit par incompréhension, soit en raison d’une
insurmontable routine bureaucratique. Les plus grands efforts furent nécessaires pour obtenir gain
de cause. De même que pour l’espionnage, l’ennemi nous fut bien supérieur pour le contre‐
espionnage.
Les Français surtout disposaient, dès le début de la guerre, d’une police spéciale ayant la
pratique de la lutte contre l’espionnage, tandis que chez nous se faisait cruellement sentir le défaut
d’agents professionnels dans les deux branches. Nous dûmes les choisir et les instruire avec
infiniment de difficultés. Notre police secrète aux armées n’en réussit pas moins à détruire en peu
de temps toute l’organisation des espionnages belge et français à l’arrière de nos lignes.
Décrire en détail l’activité de nos services de contre‐espionnage, nous mènerait beaucoup trop
loin. Le lieutenant‐colonel Nicolaï, chef de la section III B, a donné à ce sujet des indications
intéressantes et complètes dans ses livres intitulés : Puissances secrètes et Service des
renseignements, presse et moral de la population. Je me contenterai de citer quelques chiffres qui
donnent, d’une part, une idée de l’importance prise par les Services des renseignements ennemis
et démontrent, d’autre part, les brillants résultats obtenus par notre contre‐espionnage. Pendant les
trois premières années de guerre, le nombre des espions arrêtés et jugés atteignit 273. Sur ces
agents secrets, 107 opéraient pour la France, 54 pour la Russie, 24 pour la Grande‐Bretagne, 6
pour la Belgique et 6 pour l’Italie. En Belgique, nous avons découvert jusqu’au début de l’année
1917, rien moins que 79 organisations différentes et arrêté et fait condamner 507 personnes.
Les efforts exigés du personnel étaient, surtout à l’époque des grandes opérations, tout à fait
énormes. Ce qui comptait dans ce cas, ce n’était pas le nombre des agents mais uniquement leur
formation, leurs aptitudes et leur expérience. Un petit nombre de bons agents obtenaient plus que
de nombreux policiers médiocres. Dans les périodes de moindre importance, la lutte était
naturellement menée plus mollement pour ne pas épuiser un personnel destiné à durer aussi
longtemps que la guerre elle‐même. Mais on peut affirmer que le contre‐espionnage allemand a
brillamment accompli sa tâche malgré l’intensité et l’activité incomparablement plus fortes de
l’espionnage ennemi et les conditions infiniment plus favorables dans lesquelles il s’exerçait.
En ce qui concerne la dernière des mesures énumérées, la propagation de nouvelles

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tendancieuses destinées à tromper l’ennemi, nous devons dire qu’elle ne fut appliquée que dans
certains cas exceptionnels et toujours avec la plus grande prudence. Le commandement suprême
s’était réservé tous les cas de ce genre, car il se rendait compte du danger qu’ils comportaient,
c’est‐à‐dire d’abord l’impossibilité d’en contrôler les résultats, ensuite les réactions nocives qu’ils
peuvent avoir dans le pays même sur l’opinion publique qui reçoit par exemple, grâce aux
journaux neutres, comme nouvelles positives les informations tendancieuses répandues à dessein
et leur permet d’ébranler sa confiance dans le succès final. L’emploi de cette mesure n’est pas
nouveau dans l’art de la guerre. Dans son ouvrage déjà cité, Frédéric le Grand l’énumère parmi les
ruses de guerre en disant : « Innombrables sont les ruses employées en campagne. Elles consistent
soit à répandre des intentions que l’on n’a pas pour dissimuler les projets qu’on caresse en réalité,
soit à faire des mouvements destinés à tromper. » Lui‐même en a largement fait usage au cours de
ses campagnes.
Nous avons déjà raconté comment des Japonais tombés à Moukden portaient sur eux des
lettres donnant de fausses indications pour cacher leur affectation à une armée de formation
récente.
Les Français ont également recouru à des moyens analogues. Nous avons plus d’une fois
constaté que des patrouilleurs ennemis emportaient des lettres et des cartes contenant des
renseignements faux et tendancieux. Parfois, quelque part à l’arrière, nous mettions la main sur
quelque croquis avec indication des positions ennemies, pour en reconnaître dans la suite la
fausseté.
Dans les cas d’opérations de grande envergure, ces tentatives d’induire en erreur jouaient
naturellement un rôle des plus importants. Il fallait bien admettre que les préparatifs n’en
demeureraient pas absolument secrets ; comme il était impossible de cacher que quelque chose se
préparait, il valait mieux se contenter de tromper les espions ennemis sur l’importance, le but et la
direction des mouvements projetés et de détourner les sources d’où le Service des renseignements
ennemi tirait ses informations et conclusions. C’était généralement les troupes elles‐mêmes qui
constituaient ces sources, ainsi que les populations des territoires occupés et celles des régions
allemandes où passaient les transports, sans compter nos propres journaux. Du côté des troupes,
nous nous garantissions d’abord par la suspension du service postal, mais aussi en répandant des
bruits tendancieux sur le but des opérations projetées, en distribuant des cartes de secteurs
différents, etc. Nous étions bien forcés d’admettre que malgré toute la discrétion recommandée et
ordonnée à nos soldats, les habitants des territoires occupés finiraient par en apprendre plus qu’il
ne fallait ; c’est pourquoi nous répandions de faux bruits parmi la troupe et par elle parmi la
population où l’espionnage ennemi réussissait toujours à se renseigner. Il tirait également ses
informations de nos propres journaux. Mais nous ne nous servions de la presse qu’à notre corps
défendant et seulement dans une mesure tout à fait limitée en vue d’une opération bien définie.
L’opinion répandue après la guerre dans un but plus que transparent et d’après laquelle le
commandement aurait sciemment trompé l’opinion publique sur la situation générale de la guerre
est totalement fausse et ne correspond aucunement à la réalité.
Une autre manière de tromper l’ennemi, consistait à agir directement sur son Service des
renseignements. Il va de soi que de nombreux agents travaillaient simultanément pour les deux
camps, parfois à notre insu, parfois aussi avec notre consentement. Plus d’un individu convaincu
d’espionnage s’est excusé en affirmant qu’il ne donnait à l’ennemi que de faux renseignements
afin de rendre service à la cause allemande.
Ces mensonges ne lui servaient naturellement de rien. Mais d’autres venaient s’offrir à nous
pour des échanges d’informations véridiques contre d’autres fabriquées de toutes pièces. Il leur
fallait évidemment de temps en temps quelque renseignement exact, s’ils voulaient conserver la
confiance de l’ennemi. Ces gens‐là ne pouvaient guère nous servir ; il fallait employer dans ce but
les agents que nous savions dévoués à l’adversaire et que nous pouvions observer pas à pas. Il

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était généralement facile de leur passer une information fausse ; notamment lorsqu’ils travaillaient
en pays neutre où s’étaient constituées peu à peu de véritables « Bourses » du renseignement avec
échange et fabrication de nouvelles à tous usages.
Les organismes chargés de propager des bruits tendancieux ont fort bien joué leur rôle. La
réussite de nombreuses opérations leur est due en grande partie.
Ce ne sont pas uniquement l’armement et l’équipement, visibles à tous les yeux, du soldat qui
gagnent les guerres et détruisent l’adversaire ; plus efficaces encore les nombreuses ruses secrètes
et d’autant plus dangereuses destinées à tromper l’ennemi, à l’engager sur une fausse voie,
finissent par avoir raison de sa valeur et de sa résistance. Nos ennemis ont été, dans ce domaine,
des maîtres. Nous avons dû apprendre et nous avons, je l’espère, appris d’eux bien des choses —
pour l’avenir.

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VI. — LA TECHNIQUE AU SERVICE DE L’ESPION
PAR FÉLIX BAUMANN

Il est presque superflu de dire que l’espionnage s’est servi, au cours de la Grande Guerre, des
moyens techniques les plus modernes et les plus perfectionnés.
Je me propose de montrer, par de nombreux exemples, comment les agents ennemis
travaillaient en Allemagne et ce qu’ils firent pour arriver à leurs buts.
Parmi les manières de dissimuler un renseignement à transmettre à sa destination, nous avons
tout d’abord l’emploi déjà très ancien des encres sympathiques.
Certains traîtres tchèques, et d’autres espions, se vantent d’avoir écrit leurs informations à
l’encre invisible sur des revues et publications scientifiques ou professionnelles, qu’ils envoyaient
en pays neutres. Ils expédiaient parfois des polices d’assurances fictives dont les chiffres
représentaient des corps de troupes, etc.
L’encre sympathique a joué un rôle considérable entre les mains des agents ennemis. Les
Français employaient un liquide composé de naphtol, de collodium et d’acétone dans la proportion
de 1 à 20 à 60. Ils emportaient cette poudre sous forme de cachets médicinaux qui étaient
toujours munis du timbre d’une usine ou d’une pharmacie existant en réalité. Nous avons
découvert sur certains espions des crayons avec protège‐pointe métallique servant de mesure
pour la quantité de poudre nécessaire à la préparation de l’encre.
L’analyse nous démontra comment il convenait de procéder pour la révéler : on mélangeait 5
grammes d’acide sulfureux avec 50 centimètres cubes d’acide nitrique dans un litre d’eau en y
ajoutant à froid 1 gr. 5 de nitrate de soude. On faisait dissoudre 50 grammes d’acétate de soude
dans 200 centimètres cubes d’eau et l’on pratiquait un mélange de 20 centimètres cubes de cette
deuxième solution avec 100 centimètres cubes de la première pour en badigeonner les lettres
écrites à l’encre neutre ; elles étaient alors trempées dans ce mélange jusqu’à l’apparition
complète de tous les caractères, pour être ensuite lavées à l’eau pure et séchées entre deux
feuilles de papier buvard.
D’autres agents employaient une plume d’oie pour écrire en travers d’une lettre ordinaire à
l’aide d’acétone de plomb ou d’un autre liquide composé d’une cuillerée à thé d’eau‐de‐vie de
marc et d’une pointe de couteau de lait condensé mélangés dans un verre à alcool d’eau chaude.
Les espions italiens se servaient d’une encre déclarée comme remède contre les maux de dents et
qui se composait d’une décoction de pommes de terre ; cette encre se révélait à l’aide d’amidon.
Une autre méthode consistait à transmettre des nouvelles en pratiquant sur certaines
publications des signes à peine perceptibles, distinguant certains caractères d’imprimerie. Plus la
guerre durait, plus ces procédés se perfectionnaient. Sous le couvert de la devise : « Un peu plus
de religion », les informations s’expédiaient dans des livres de prières. Des juifs russes soulignaient
certains mots dans le Talmud qu’ils emportaient sur eux. Les Serbes communiquaient entre eux par
des lettres où seuls comptaient les premier, troisième, cinquième mots, lorsque la date était
impaire, ou les deuxième, quatrième, sixième, etc., lorsqu’elle était paire.
Un espion russe avoua qu’on lui avait enseigné la méthode suivante : il faisait sur un fil
quelconque ou sur un lacet trois gros nœuds à intervalles égaux. Les centaines étaient désignées
par de petits nœuds dans le premier intervalle ; les dizaines de même façon dans le deuxième et
les unités dans le troisième. Un autre employait un vieux jeu de cartes incomplet : l’as de trèfle
signifiait un camp d’aviation, l’as de pique un bataillon d’infanterie, le roi de pique un dépôt de
munitions, le valet de carreau une colonne de ravitaillement, le valet de trèfle un dépôt de vivres,
le dix de carreau une voie étroite de campagne, etc., mais il fallait se rappeler exactement le nom
du lieu correspondant à chaque carte.

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En se retirant, les Russes laissaient généralement des agents derrière eux, ou bien certains
soldats recevaient l’ordre de se faire capturer ; ces hommes se servaient souvent d’un chiffre grâce
auquel les nœuds d’un travail de tricotage désignaient les lettres de l’alphabet.
Un agent ennemi avoua que les services d’espionnage anglais et français établis en Suisse
étaient renseignés par lui à l’aide d’un langage secret dont la clef se retrouvait dans les mots du
petit dictionnaire allemand‐français de Feller.
Les espions allaient jusqu’à écrire leurs renseignements à l’encre sympathique sur des billets
qu’ils collaient sur les wagons partant pour l’ouest. Leurs correspondants en Belgique ou en France
savaient exactement où et comment trouver ces billets. Nous découvrîmes un jour trois paquets
dissimulés au milieu du charbon dans un tender de locomotive. Une autre cachette se trouvait sur
le châssis d’une locomotive au‐dessous de la chaufferie ; elle était d’un accès particulièrement
difficile. Plusieurs paquets avaient été cachés sous la marche surélevée de 30 centimètres sur
laquelle se trouve le siège du surveillant dans les wagons de marchandises ; il fallut, pour les
extraire de cette cachette, qui prend toute la largeur du wagon sur une profondeur d’un mètre et
demi, se servir de perches d’une certaine longueur.
Je citerai encore comme moyen de transmission les timbres‐postes ; certaines parties de la
dentelure coupées aux ciseaux signifiaient des lettres ou des chiffres : il fallait employer dans ce
cas le plus grand nombre de timbres possible pour l’affranchissement des lettres.
Les agents se servaient également de chiffres sous forme de fractions simples, les numérateurs
désignant une ligne dans un livre connu tandis que les dénominateurs indiquaient les lettres de la
même ligne et l’on obtenait le texte en rapprochant les différentes lettres de l’alphabet désignées
de la sorte.
Beaucoup de ces procédés ont été révélés par le marchand de bois russe Liandar arrêté à
Hambourg et qui dirigeait toute une bande d’espions. Un chanteur de l’Opéra de Francfort, un
docteur en économie politique nommé P… et qui avait gagné en peu de temps 7.000 couronnes,
furent impliqués dans cette affaire. Le contre‐espionnage réussit ainsi à prendre dans ses filets un
certain nombre d’espions des plus dangereux, comme par exemple le négociant Plambeck, de
Malmo, condamné à douze ans de travaux forcés le 25 juillet 1917 et le timonnier Jonny Brandt.
Innombrables sont les ruses imaginées pour faire passer dans des objets d’usage courant des
écrits en clair, chiffrés ou à l’encre sympathique. Les espions se servaient de préférence de leurs
vêtements et de leur linge. Nous en avons découvert dans des talons creux, à l’intérieur de cols et
de manchettes, notamment sous les cols rabattus, sur des cravates, sur des mouchoirs propres ou
sales (parfois sous forme de signes Morse cousus ou brodés), à l’intérieur des plastrons de
chemises, des boucles de pantalon, sous des couvercles de montres, sur des bandes de toile de 5
centimètres de large et environ 60 cm de long cousues à l’intérieur d’un revers de col, dans les
rembourrages d’épaule des vestons et pardessus, dans certaines poches dissimulées, sous des
perruques, sous des bretelles, dans de petites poches pratiquées sous un bouton pression, à
l’intérieur de lacets à chaussures creux.
L’étoffe recouvrant les boutons de pardessus et autres vêtements, les extrémités évidées des
parapluies et parasols, les doublures de chapeaux fabriqués en Angleterre, les poignées de
valises, les reliures de livres, les extrémités des doigts de gants, les brosses à dents, à cheveux, à
habits dont le dos était fixé à l’aide de petites vis, des tampons de ouate dans une oreille ou dans
une narine, des paniers à légumes ou à fruits vides et emboîtés les uns dans les autres, les
stylographes, les crayons creux, les bouchons creux, les ficelles d’emballage… que n’a‐t‐on pas
employé ?
La cantatrice Lavan, du Nouveau Théâtre allemand de Prague, s’est vantée d’avoir pratiqué
l’espionnage en écrivant ses rapports à l’encre sympathique sur ses jupons de soie. La chance lui a
souri, mais combien de ses sœurs en trahison n’ont‐elles pas subi la peine qu’elles méritaient !
Qu’elles aient prétexté une fracture du bras pour dissimuler des renseignements dans l’appareil

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plâtré, qu’elles les aient cousus sous la doublure de leurs robes ou de leurs chapeaux ou cachés
sous de faux cheveux, elles se sont toutes fait prendre.
Le truc des glands de parapluie fut également et rapidement percé à jour, il consistait à
dissimuler à l’intérieur d’un gland recouvert d’étoffe une petite boîte de fer blanc adaptée au
diamètre d’une pièce d’or de 10 francs ; à l’intérieur de cette boîte, calculée pour dix pièces, se
trouve un ressort qui les pousse contre le rebord spécialement replié sur lui‐même pour les
empêcher de tomber. Elle est cachée par les franges du gland. Le policier qui découvrit les
monnaies d’or et la boîte crut d’abord à un caprice, jusqu’au moment où il aperçut une feuille de
papier extrêmement mince sous le ressort.
Les écrits compromettants se cachaient encore entre les doubles parois d’une boîte de fer
blanc, dans des fûts de vin, des boîtes en carton, caissettes et petits coffrets à double fond, dans
des bouteilles Thermos et fréquemment à l’intérieur de miches de pain creusées. Un bureau‐
frontière saisit quatre œufs enveloppés chacun dans une feuille de papier de soie contenant des
renseignements à l’encre sympathique en langue polonaise, Un autre truc des plus originaux fut
celui du « lièvre ». Un agent fendait la peau d’un lièvre, le vidait, en enlevait l’intérieur qu’il
remplaçait par une vessie gonflée et contenant des notes manuscrites ; il recousait ensuite la peau
du lièvre qui paraissait intact ; mais là encore la supercherie fut bientôt découverte.
Le tabac fut aussi mis à contribution soit en détachant la feuille extérieure d’un cigare pour la
recoller sur une mince feuille de papier, soit en la collant sur un tube de fer blanc ayant la forme
d’un cigare. Une partie du tube contenait réellement du tabac et pouvait être allumée ce qui
permettait à l’espion de passer à la frontière un cigare aux lèvres.
On a même vu des pièces creuses de trois et de cinq marks, de dix pfennig en fer et de deux
florins et demi hollandais. Les fentes étaient recouvertes de plaques extrêmement minces sciées
sur une monnaie de même frappe, de sorte qu’il n’était possible de reconnaître ces pièces qu’au
son qu’elles rendaient.
Certaines informations secrètes furent transmises à l’intérieur de boîtes à bonbons russes, sur
des nappes de wagons‐restaurants, sous des étiquettes de boîtes d’allumettes, sous les plaques de
cuivre au nom du voyageur fixées sur des malles ou valises.
Une espionne avait placé sous sa lèvre supérieure, entre la gencive et la lèvre un minuscule
tuyau de caoutchouc d’un millimètre et demi de diamètre contenant une feuille de papier roulée
autour d’une épingle. Mieux encore : un espion russe transportait un papier pelure sous la peau
du talon préalablement détachée puis recollée. Mais les espions de l’Entente trouvèrent d’autres
procédés pour expédier leurs informations en pays neutres et de là dans leur patrie. D’inoffensifs
voyageurs qui franchirent nos frontières pendant la guerre se plaignirent fréquemment des
rigueurs de la fouille corporelle. Mais nos fonctionnaires opérant aux frontières furent absolument
forcés d’examiner de la tête aux pieds les gens qui se présentaient, parfois même jusqu’à
l’estomac et aux intestins en leur administrant certains remèdes.
Les services de l’espionnage ennemi inventaient constamment des procédés inédits. L’un de
ces systèmes fut celui des ballonnets ; on découvrit un jour sur une croix de bois dans les environs
de Kortryk un sac en papier avec l’inscription : « Prière d’ouvrir », en caractères rouges ; il
contenait un ballon piriforme d’un mètre de longueur en papier bleu, blanc et rouge, puis sous
une enveloppe de toile à sac le texte suivant : « A tout bon Français et Belge — Instructions pour
l’utilisation des ballons de papier — Après avoir gonflé le ballon avec du gaz d’éclairage introduit
dans l’orifice du ballon serrez assez fortement cet orifice autour de votre rapport à l’aide de la
corde que vous trouverez ci‐inclus. Le bout du rapport doit dépasser l’orifice d’un centimètre, afin
de permettre au gaz de s’échapper très doucement en cours de route. »
Le même texte avait encore été traduit en flamand et un croquis expliquait la manière de
procéder.
Comme notre service météorologique lâchait des ballons en papier de forme ronde pour

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mesurer la force et la direction du vent, ces derniers donnèrent lieu à de longues enquêtes sur
leur provenance ; ils furent alors munis d’une étiquette jaune avec ces mots : « Ballon allemand. A
détruire ! » La publication de nos bulletins météorologiques fut d’ailleurs interdite dans les
territoires d’occupation, car ils pouvaient donner des indications utiles à l’ennemi ; il en fut de
même pour les rapports sur les couches d’air supérieures et les cartes météorologiques avec
isobares et flèches indiquant les vents dominants, même quand ils ne donnaient que des
renseignements sur la température, le degré hygrométrique, la nébulosité et les chutes de pluie ou
les orages.
Les animaux eux‐mêmes servaient l’Entente. Un berger, au service de l’espionnage ennemi,
avait dressé son chien à franchir d’un bond la terrible « barricade de la mort » avec son câble
chargé d’un courant de 50.000 volts. Toutes les nuits le chien sautait cet obstacle entre la Belgique
et la Hollande, à proximité de la ville d’Eindhoven, dans le Braban septentrional, et il emportait
chaque fois un rapport fixé à son collier.
Cependant l’ennemi employait encore d’autres moyens anodins en apparence, mais qui en
disaient long aux initiés.
Un tableau du peintre Hardy nous montre un paysan français en blouse bleue passant dans un
champ derrière un troupeau de chèvres, en allumant tranquillement une cigarette. Notre contre‐
espionnage savait depuis longtemps que les paysans français renseignaient parfois leurs
compatriotes en faisant paître leur bétail ; le nombre des bêtes, la direction prise indiquaient la
présence de l’ennemi, l’occupation d’un village, un danger quelconque, etc. Les ailes des moulins
à vent, des drapeaux de différentes couleurs, les aiguilles d’une horloge de clocher, les sonneries
de cloches, les carillons de cloches exigeaient de notre part une surveillance de tous les instants.
A Saint‐Quentin, un couple de vieillards fut convaincu d’avoir agi au service de l’espionnage
français en qualité de « wire tappers », c’est‐à‐dire en interceptant nos messages télégraphiques à
l’aide d’un fil branché sur la ligne.

Au cours de l’hiver 1917‐18, les services de renseignements français firent de gros efforts pour
se procurer les cartes et plans nécessaires en vue d’une campagne de sabotage et de destruction
par avions, de certains établissements industriels et militaires allemands. Non sans succès,
malheureusement. Il était — officiellement — interdit de photographier dans la zone dite de
protection qui s’étendait le long du territoire d’opérations ; la vente des cartes postales avec vues
y était également défendue. Certains cas d’espionnage découverts en Suisse démontrèrent que les
agents ennemis avaient réussi à se procurer des épreuves de cartes d’État‐Major du Palatinat
rhénan et de la contrée de Mayence, ainsi que de Karlsruhe, de Fribourg en Bade, de Rottweil
avec sa poudrerie, de Pfortzheim, Friedrichshafen, Mannheim, Trèves, Essen, avec les usines
Krupp et Untertürckheim avec un plan précis des usines Daimler. Les objectifs pour avions de
bombardement étaient spécialement signalés sur ces cartes. Les espions avaient été chargés
également de trouver un plan de la fabrique de salpêtre de Griessheim, des usines de
Kaiserslautern et de deux nouvelles fabriques d’obus à Haguenau. Un plan de la ville de
Mannheim fut payé 3.000 francs.
Les Anglais promirent des primes. C’est ainsi que le matelot allemand Jacobus Knüfken, arrêté
en avril 1918, pour trahison en faveur d’une puissance ennemie, a avoué, que les services anglais
offraient un million de marks pour un attentat contre l’empereur Guillaume, 500.000 marks pour la
destruction d’un sous‐marin, quel que fût le procédé mis en œuvre, 200.000 marks pour les
destructions d’arsenaux ou de ponts, 50.000 marks pour la fomentation d’émeutes ou de grèves et
pour les renseignements généraux de 5.000 à 20.000 marks au prorata de leur valeur. Un colonel
anglais lui aurait donné lecture de ces primes au consulat général britannique des Pays‐Bas.
Les services ennemis fabriquaient, avec des raffinements inouïs, les faux papiers d’identité

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destinés à leurs agents. L’Entente avait organisé à Genève un atelier qui confectionnait de faux
passeports d’une perfection telle que même des hommes du métier et possédant une longue
expérience, ne s’en apercevaient pas. L’Intelligence Service, dont les agents étaient
reconnaissables à un H majuscule, figurant sur les vêtements, les documents ou ailleurs, se servait
en Suède de faux passeports suédois, fabriqués dans le pays même. Les photographies appliquées
sur les passeports à l’aide d’agrafes métalliques étaient enlevées et remplacées par d’autres. Sur
les passeports hollandais de grand format, les renseignements s’inscrivaient entre les visas
antérieurs ; les feuilles encore vides des passeports allemands servaient au même usage.
La police fédérale suisse démasqua, en automne 1915, l’avocat N., notaire et vice‐consul
argentin de Lugano, qui s’y livrait à un trafic phénoménal de documents faux. En qualité de
notaire, il légalisait de faux certificats d’adoption, de naturalisation et procurait des passeports,
généralement argentins, aux personnes qui changeaient de nom en vertu d’une adoption ou de
nationalité en vertu d’une naturalisation. Certains espions se servaient, pour franchir les frontières,
de certificats comme en portent d’anciens bagnards ayant perdu leurs droits civils. Mais, malgré
toutes les précautions prises par eux, de nombreux agents ennemis ont été découverts,
précisément à cause de leurs faux papiers. Parfois même, la note tragi‐comique ne manqua point.
C’est ainsi que les cachets authentiques d’une division allemande présentaient une faute
d’impression qui avait transformé « division » en « divison » par omission de la lettre i. Le cachet
faux, par contre, l’avait rétablie. Sur un autre cachet, le mot infanterie figurait par erreur sous
l’abréviation Iftr au lieu de Inf. Un nouveau cachet de service du contrôle postal du XV e C. A., à
Strasbourg, avait été volé avant d’être mis en service. Comme il portait par erreur l’aigle d’empire
au lieu de l’aigle prussienne réglementaire, il fut facile d’identifier les papiers pour lesquels on
s’était servi du cachet volé.
La police eut l’occasion d’arrêter à Stockholm un espion qui avait commandé des timbres en
caoutchouc pour la direction de police de Berlin‐Schöneburg ; ce timbre se distinguait également
du cachet authentique par la forme de l’aigle qui était figurée avec blason, tandis que celui‐ci
n’existait pas en réalité.
Une perquisition faite chez un bohémien suspect d’espionnage fit découvrir un timbre
parfaitement imité sur un document par ailleurs parfait ; mais il portait en exergue les mots «
Direction de la police royale prussienne de Brunswick ». Et ce fut uniquement l’ignorance de
l’imprimeur, désignant Brunswick comme ville prussienne, qui démasqua la fraude.
Les tsiganes faisaient d’excellents espions. Plusieurs d’entre eux possédaient de faux certificats
de réforme temporaire, soi‐disant délivrés par le commandement régional du district prussien de
Rheydt.
Les espions imitaient ces cachets à l’aide d’un œuf dur, débarrassé de sa coquille et pressé à
chaud sur le sceau ou le timbre. En procédant avec les précautions voulues, il devenait possible
de reproduire ainsi à la perfection, et trois ou quatre fois de suite, le cachet en question.
L’Entente réussit merveilleusement à se servir des pays neutres à ses fins d’espionnage. Il se fit
un trafic considérable de passeports ottomans, espagnols, roumains, grecs, sans oublier ceux du
San‐Salvador. Des espions, qui n’avaient jamais mis les pieds en Espagne et ne savaient pas un
mot d’espagnol, possédaient des passeports de cet État. Une grande usine textile de Valence en
Espagne mit à la disposition du Deuxième Bureau français quatre certificats en blanc pour
voyageurs et représentants de cette firme en Allemagne et en Autriche. Mais le contre‐espionnage
allemand apprit, au grand détriment de l’ennemi, que sept espions espagnols, à la solde des
Français, allaient entrer en Allemagne.
Grâce à leur excellent Service des renseignements les Anglais ont toujours connu tous les
départs de bateaux allemands. Les « Lloyds Lists », l’organe officiel anglais de la navigation,
publiaient avec méthode et précision tous les départs de Stockholm, par exemple, et d’ailleurs,

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pour Stettin, Swinemünde et réciproquement. Les Anglais procédaient avec beaucoup de méthode
; leurs agents recevaient des questionnaires comme par exemple, le suivant :
1° Quels sont les bateaux actuellement en construction dans les arsenaux de Kiel ? Où en sont
les travaux ; quand doivent‐ils être lancés ?
2° Quel est le nom du croiseur léger récemment achevé dans l’arsenal Howaldt ? Est‐il déjà en
service ?
3° Un croiseur léger portant le nom Emden serait‐il en chantier à l’arsenal impérial ? S’agit‐il
d’un bateau remplaçant le Niobe ?
4° Indiquez le tonnage, la vitesse, l’armement, le type du Brummer et du Bremse. Combien
existe‐t‐il de bateaux de cette classe ?
5° Quelles sont les pièces d’artillerie qui arment les torpilleurs les plus récents ?
6° Quels sont les bateaux encore en réparation à la suite de la bataille du Jutland ?
7° Quels renseignements généraux pouvez‐vous donner sur les ports et les forces de l’ennemi
?
Une circulaire du Bureau d’espionnage de Maastrich, installé au N° 12, Emmaplein, demande
quels bateaux sont en construction dans les docks et arsenaux de Hambourg, Brême, Vegesack
près Brême, Geestemunde, Kiel, Wilhemshaven, Stettin, Danzig, Elbing.
Comme nos ennemis tenaient essentiellement à nous faire du mal en Allemagne même, ils
essayèrent par tous les moyens d’y introduire des explosifs, dans des sacs de farine, à l’intérieur
de miches de pain, dans les caisses de citrons importées d’Italie en Suisse, dans des bouteilles
spéciales d’un litre ou dans des étuis en acier, cachés dans certaines boîtes de conserves. Ces
matières arrivaient des États‐Unis en Hollande dans des fûts de graisse et passaient la frontière en
fraude.
Pour provoquer des incendies, l’ennemi se servait d’une espèce de cartouche en verre
entourée d’une couverture de carton, sans autres indications que l’un des chiffres suivants : 2 1/2,
3 1/4 ou 3 1/2. Si l’on enlevait l’enveloppe, on apercevait une pointe en verre, qui émergeait
d’environ un centimètre du couvercle obturant l’intérieur de l’étui. Il suffisait, pour en faire usage,
de briser la pointe en verre et de placer l’étui à proximité de matières inflammables : foin, paille,
etc. Après le laps de temps indiqué plus haut, de deux heures et demie (ou trois heures et quart
ou et demie) la masse enfermée dans le tube de verre produisait au contact de l’air une flamme
atteignant jusqu’à un mètre de longueur et brûlant cinq à six minutes.
Pour les tentatives d’explosion contre les barrages hydrauliques, il existait des bombes
chargées d’acide picrique, d’environ un mètre et demi de longueur et d’un diamètre de 6,9 à 13
centimètres ; elles surnageaient en position verticale ; les plus puissants de ces engins étaient
capables de rompre des fers à T.
Sur les plans mis à la disposition des aviateurs, les points vulnérables étaient particulièrement
signalés. S’agissait‐il d’un attentat exécuté par un agent saboteur, le Service des renseignements
français payait 30.000 à 40.000 francs la destruction d’une usine, d’un dépôt de munitions ou d’un
bateau. Les photographies se faisaient au moyen d’appareils camouflés en sacs à main, mallettes,
jumelles, montres de poche, boutons de pardessus, livres et cannes.
Au printemps 1916, notre contre‐espionnage apprit que les Anglais s’efforçaient de faire
passer de Hollande en Allemagne des bombes munies de mouvements d’horlogerie ou appareils à
retardement et qu’ils avaient mis sur pied toute une bande d’espions pour en assurer le transport.
Il réussit effectivement à capturer quelques agents portant des sacs de farine dans lesquels se
trouvaient les bombes. Des explosifs liquides furent introduits également en les déclarant comme
huile à machines.
L’ennemi tenta aussi de décimer notre cheptel à l’aide de microbes de la morve sous forme de
comprimés de couleur blanche, un peu plus petits que ceux de l’aspirine Bayer et qu’ils jetaient
dans les puits et abreuvoirs. Il était recommandé aux agents de ne pas les toucher les doigts nus.

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On découvrit des bacilles pathogènes dans les boutons à pression de la jugulaire d’une casquette
de voyage portée par un espion.
La technique moderne de la radiographie n’avait pas de secrets pour nos ennemis ; elle a
même imprimé un caractère spécial à leur Service des renseignements. D’innombrables postes
émetteurs, placés sur terre ferme ou à bord des bateaux croisant en mer envoyaient leurs
informations dans le monde entier et c’étaient aux oreilles des télégraphistes aux écoutes un
incroyable tohu‐bohu. Chaque armée employait ses appareils spéciaux pour capter toutes ces
ondes ; ajoutons à cela la diversité de langue et de civilisation des belligérants — il en résultait
une manière de procéder qui variait beaucoup d’un poste récepteur à l’autre. Ceux des Austro‐
Hongrois se trouvaient sous la direction du colonel Figl, commandant le régiment des
télégraphistes. Ce maître dans l’art de décrypter a toujours eu raison des chiffres et des clefs les
plus compliquées et qui s’étaient révélés impénétrables pour tous les autres cryptographes. On lui
doit plus d’un succès, parce que plus d’un radiogramme interprété par lui nous avait fait connaître,
avant leur exécution, des mesures ordonnées par le commandement ennemi.
La lecture rapide d’un message ainsi capté permit maintes fois, non seulement de percer les
intentions de l’adversaire, mais de se préparer à le recevoir au moment où il attaquerait.
On a beaucoup écrit et parlé de la bataille de Tannenberg, mais sans penser à certains
hommes qui ont contribué à la victoire. Les officiers du front allemand avaient organisé un service
d’écoute et de déchiffrage d’une telle perfection, que tout radiogramme adressé par le
commandement russe à ses subordonnés était immédiatement porté à la connaissance du
commandant en chef allemand, pour le mettre en état de prendre les dispositions opportunes.
Cependant, l’ennemi ne s’est pas contenté du sabotage matériel grâce aux divers moyens
techniques ; il s’est efforcé, en outre, d’ébranler les fondements même de l’empire allemand par le
sabotage du moral et l’empoisonnement des âmes. La presse Northcliffe n’a vraiment reculé
devant rien.
Dans ses mémoires de guerre, Ludendorff écrit ce qui suit : « Alors que sur les champs de
bataille nous avons conservé l’initiative jusqu’au dernier moment, l’ennemi a, dès le début, mené la
guerre des esprits en nous offrant une puissante unité de front et d’attaque ; il a trouvé des
auxiliaires en pays neutres, dans de nombreux déserteurs de notre cause et malheureusement
aussi à l’intérieur même de notre patrie allemande. »
Les puissances ennemies firent contre nous une propagande acharnée, d’abord par ballons,
puis par avions. Les feuilles volantes par lesquelles les Anglais propageaient des nouvelles «
véridiques » sur les derniers événements parvenaient quarante‐huit heures après leur impression
jusqu’à l’arrière de nos armées et loin au delà du front. Ils en répandirent ainsi pour commencer
300.000 par semaine et dans la suite 100.000 par jour, puis cinq millions et demi par mois. Ils
agirent de même pour des cartes, de faux journaux allemands, des prêches, des brochures dont le
texte ne correspondait guère aux titres patriotiques de la couverture.
Des agents munis d’argent dû à la générosité des industriels américains, anglais et français,
parcouraient l’Allemagne avec mission d’attiser les passions populaires et d’engager les soldats à la
désertion. Certains d’entre eux portaient des sommes de 20.000 à 30.000 marks. Ils circulaient en
tenue de campagne feldgrau, décorés du ruban de la Croix de Fer et se livraient dans les wagons
de 3 e et de 4 e classe à des diatribes favorables à l’Entente. Ils devaient avant tout exciter le
mécontentement et la mauvaise humeur. Tous ces faits ont été reconnus d’une manière
incontestable par un Allemand, traître à son pays.
S’approcher ainsi de l’ennemi sous un masque d’ami pour le poignarder ensuite, est une
tactique vieille comme le monde. Faut‐il nous étonner de voir que, dans cette lutte des nations,
aucun moyen n’ait été négligé pour abattre l’adversaire le plus rapidement possible ?

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VII. — QUE COUTE L’ESPIONNAGE ?
PAR LE LIEUTENANT MARÉCHAL A. VON OSTRYMIEZ

C’est l’importance attachée au Service des renseignements qui devrait déterminer les sommes à
lui allouer au budget de l’État. Aussi voyons‐nous la Grande‐Bretagne, dont l’Intelligence Service
soutient les intérêts dans tous les domaines de la vie internationale, lui accorder des moyens
d’action proportionnés à la valeur des avantages qu’elle en attend. Bien que nous ignorions les
chiffres précis, la seule organisation des écoles d’espionnage et de propagande, la formation et
l’instruction, si minutieuses et pendant plusieurs années, d’un personnel choisi nous permettent
d’évaluer approximativement l’ensemble des dépenses. Fort des succès remportés dans le passé
sur tous les terrains imaginables et même dans les contrées les plus lointaines, le Service
britannique d’espionnage et de propagande jouit de toutes les sympathies de la nation ; ses
exploits remplissent d’orgueil tout bon Anglais et nul ne songerait à lui mesurer les allocations
qu’il exige, discrètement d’ailleurs.
Une mentalité de tous points différente a été celle de la Russie, lorsqu’elle a cru devoir allouer
à ses services d’espionnage militaires des crédits infiniment plus élevés que ceux des Empires
centraux. État surtout policier où le système de la délation figure parmi les institutions consacrées
par le temps et les mœurs, la Russie a, tout naturellement attaché une importance considérable
aux renseignements de nature militaire en leur consacrant des sommes énormes. Certains procès
intentés à ses agents ont révélé que le seul district militaire de Varsovie a dépensé, à cet effet,
cinq millions de roubles par an. Dans son ouvrage « Puissances secrètes », le colonel Nikolaï
signale qu’elle a payé, de ce fait, environ treize millions de roubles en 1912 et vingt‐cinq millions
au cours du premier semestre 1914.
Combien modestes, en regard de ces chiffres, les sommes allouées par les puissances centrales
! Jusqu’en 1912, l’État‐Major allemand disposait de 300.000 marks par an que le colonel Ludendorff
réussit à faire porter à 450.000, en raison des menaces de guerre de plus en plus imminente.
Quant à l’Autriche‐Hongrie, les crédits qu’elle affectait à se service étaient parfaitement
insuffisants.
Cependant la double monarchie était entourée d’ennemis qui, s’appuyant sur leur propagande
nationale, inondaient d’espions les pays‐frontière de l’Empire. La dotation annuelle totale de
l’Evidenzbüro impérial et royal s’élevait à 150.000 couronnes qui furent portées à 300.000 peu
avant la guerre.
Les dépenses des autres pays ne sont pas officiellement connues ; seules des conjectures sont
possibles, grâce aux déductions faites à l’occasion de certaines affaires judiciaires intentées contre
des espions étrangers. Les rémunérations ne sont pas toujours, dans ce service, proportionnées
aux rendements obtenus. Toute une suite de facteurs concourent à en déterminer le prix. Des
mensualités fixes sont parfois allouées aux agents constamment occupés ; mais en règle générale,
chaque cas est traité à part. Fréquemment, il s’agit aussi de mise de fonds à valoir sur l’avenir et
qui ne rendront que plus tard, comme par exemple le recrutement d’agents ayant des chances
d’avancer et d’exercer, avec le temps, des fonctions importantes leur permettant de disposer de
documents secrets.
Le défaut d’organisation centrale se faisait cruellement sentir dans nos services des
renseignements autrichiens. Celui des Affaires politiques travaillait complètement à l’écart du
Service d’espionnage militaire.
Les renseignements de nature économique étaient négligés presque totalement.
Or, l’expérience enseigne la nécessité absolue d’une direction unique. Tous les départements,
toutes les administrations de l’État ayant besoin de renseignements, devraient être tenues à rédiger

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un devis comprenant d’une part les informations qui leur seraient nécessaires, bien que secrètes
et, de l’autre, le prix approximatif qu’ils estimeraient devoir les payer. La réunion de ces
différentes demandes de crédits donnerait le montant total des sommes à inscrire au budget au
titre des renseignements militaires et autres dans la mesure où les délibérations des pouvoirs
publics les estimeront compatibles avec les possibilités de l’État lui‐même. Ce défaut d’organisation
unique forçait les services d’espionnage militaires réduits à leur faibles moyens, à vivre comme
l’oiseau sur la branche ; il était impossible de les agencer sur la base conseillée par l’expérience
du passé, de les organiser en vue de fins importantes. Les « petits espions » absorbaient une part
disproportionnée à la valeur de leurs renseignements, surtout dans les régions‐frontières où ils
étaient néanmoins nécessaires en prévision d’une guerre ; car, dans ce cas, leurs renseignements
provenant des districts de mobilisation eussent été particulièrement précieux.
Nous étions souvent importunés par ces agents occasionnels qui venaient s’offrir avec
beaucoup d’assurance pour certaines missions définies et commençaient par exiger un acompte,
après quoi ils disparaissaient pour toujours. C’était là un risque qu’il fallait courir plutôt que de
renoncer au recrutement d’un auxiliaire peut‐être susceptible de réussir. Mais la dispersion de nos
moyens pour des résultats si peu certains, pesait lourdement sur notre trop modeste budget. J’ai
cru mieux faire en attribuant une partie de nos crédits à des voyages d’études entrepris dans les
pays intéressants par certains officiers de nos différents groupes de renseignements. Ces hommes
du métier ont ainsi contribué à étendre nos connaissances d’une manière beaucoup plus efficace
que n’eussent fait de nombreux agents de peu d’envergure, sans formation spéciale. S’agissait‐il
d’observer des événements importants, j’expédiais des officiers qui, mus par leur sentiment du
devoir, se consacraient à leur tâche en toute connaissance de cause et s’en remettaient à leurs
chefs pour la question financière.
La question : que coûte l’espionnage ? ne comporte pas de réponse concrète — il coûte tout
ce que chaque État veut bien y consacrer et les crédits les plus élevés seraient finalement dévorés
par cette armée d’espions qui s’empressent autour des bureaux recruteurs. Mais la modicité des
sommes qui nous étaient allouées imposait une réserve constante et la concentration de tous nos
moyens sur des entreprises susceptibles de réussir. C’est ainsi que nous avons pu nous procurer,
malgré tout, un document d’une importance essentielle, puisque c’était le plan de la mobilisation
russe. Ce fut un officier supérieur, attaché au Grand État‐Major russe, qui le livra et dont la passion
pour une femme fit un traître. La discussion du prix à payer eut lieu dans une station thermale et
l’affaire revint à 80.000 couronnes environ ; prix des plus modérés proportionnellement à la
valeur effective du document, pour l’authenticité duquel nous avions exigé différentes garanties.
Nous ignorons combien, d’autre part, les Russes ont payé la maladroite élucubration, au sujet du
plan de notre mobilisation, d’un élève de notre école de guerre. L’instruction ouverte contre cet
officier fit connaître quelques versements d’acomptes s’élevant à 4.000 couronnes. Ces chiffres
dérisoires semblent prouver que les Russes n’ont guère pris l’affaire au sérieux, mais qu’ils ont
probablement voulu s’assurer pour plus tard les services de ce traître.
Opposons à ces chiffres, relevés sur plusieurs affaires sans corrélation entre elles, quelques‐
unes des sommes fabuleuses qu’une littérature avide de sensations pourrait attribuer à certains
espions. Le film et le roman d’espionnage ne manquent pas l’occasion de mettre en scène
l’inévitable espionne cultivée, qui descend dans les premiers hôtels des stations estivales et
hivernales à la mode et porte les plus magnifiques toilettes et les bijoux les plus précieux. Les
plus généreux crédits alloués à un Service des renseignements ne suffiraient pas à en entretenir
ainsi une femme sur le pied d’une étoile de théâtre — et, malgré toute l’astuce d’une semblable
espionne, son rendement effectif ne serait en rien compatible avec les sommes qu’elle
prodiguerait.
La rétribution des agents s’entoure donc d’une ombre aussi dense que leur activité que
l’homme du métier est seul capable de pénétrer. Mais le mirage, propagé par le film et le roman,

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d’une vie de luxe et de bonheur facile a déjà incité plus d’un caractère faible à se consacrer à
l’espionnage ou même à trahir son pays.

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VIII. — LE LABYRINTHE DE L’ESPIONNAGE MONDIAL
PAR FÉLIX BAUMANN

Dans son livre sur le contre‐espionnage Richard Noran évalue à 45.000 le nombre des espions
et des espionnes à la solde des pays belligérants, au cours de la dernière guerre ; mais un millier
seulement, c’est‐à‐dire un peu plus de 2 % d’entre eux ont été passés par les armes,
comparativement aux combattants du front qui ont eu 19 % de tués. L’on devrait donc en déduire
que l’espionnage n’est de loin pas aussi dangereux qu’on l’estime généralement. Mais si l’on
examine attentivement les différents cas pour en établir la statistique et le caractère, on
reconnaîtra facilement que le dangers courus, le courage et l’adresse, souvent aussi l’ardent
patriotisme des agents et des agentes ne doivent pas être sous‐estimés.
Les fonctions exercées pendant la guerre dans un Service de contre‐espionnage, les nombreux
voyages entrepris aussitôt après l’armistice et qui m’ont permis de faire de multiples constatations
au sujet de l’espionnage pratiqué au cours de la guerre par les étrangers, m’ont mis en possession
d’une documentation de grande valeur.
Je vais présenter ici, en peu de mots, les épisodes les plus remarquables.
Au commencement d’août 1914, un conseil de guerre secret d’officiers supérieurs allemands se
réunit au château du baron de Roger, à proximité du village belge d’Enzee. Tout à coup, un
officier de chasseurs à pied empoigna son revolver et, tout en mettant son doigt aux lèvres pour
recommander le silence, tira sur un bahut gothique placé dans la salle. On entendit un cri étouffé
— la balle avait troué la tempe de l’officier Eslandes, du Service des renseignements belge, au
moment où il écoutait, l’oreille appliquée à la serrure du meuble. A côté du cadavre se trouvaient
un carnet rempli d’annotations et une lampe électrique dont le chasseur avait remarqué la faible
lueur par le trou de la serrure.
A Oserdov en Galicie, le lieutenant‐colonel B…, avait été appelé au téléphone, dans la soirée
d’une des dernières journées d’août 1914. Le commandant d’État‐Major V…, affecté au G. Q. de la
division, à Belz, lui transmettait l’ordre de partir immédiatement avec son régiment d’abord pour
Rufin, puis pour Warez. Il était inutile de protéger sa marche, des détachements de cavalerie
autrichienne passant la nuit à Rufin. Le régiment était à peine en route depuis une demi‐heure,
quand il rencontra une patrouille de cavaliers dont le chef, légèrement blessé, signala la présence
à Rufin de plusieurs régiments de cosaques et à Warez de toute une division d’infanterie ennemie.
Le lieutenant‐colonel B. fit faire halte à ses hommes et dépêcha son officier d’ordonnance à Belz,
en compagnie du chef de la patrouille pour y rendre compte. Ils revinrent tous deux avec le
commandant de l’État‐Major V. qui ne savait absolument rien de l’ordre qu’il était censé avoir
donné au lieutenant‐colonel. Au contraire, lorsqu’il avait essayé de téléphoner pour lui annoncer
que de fortes unités russes avaient déjà franchi la frontière, la communication était interrompue.
C’est ainsi que 3.500 fantassins échappèrent au traquenard mortel qui leur avait été préparé.
Au cours d’une construction de route pour artillerie lourde, dans les montagnes des environs de
Zaklyczin, siège du Q. G. d’un corps d’armée autrichien, on découvrit, en décembre 1914, un
repaire d’espions aménagé avec tous les raffinements possibles ; c’était dans les décombres d’une
hutte démolie, sous une trappe, un abri soigneusement bétonné où se cachaient deux officiers
grimés en paysans galiciens. L’instruction révéla qu’ils avaient parcouru les premières lignes en se
présentant comme marchands forains et qu’ils y avaient même été occupés en qualité de
manœuvres et travailleurs civils. Ils avaient à leur actif un bombardement de nuit effectué par
surprise qui avait coûté la vie à de nombreux chasseurs impériaux et provoqué la capture de
plusieurs bataillons tchèques. On trouva même dans leur abri de petits paquets et des flacons de
poison, ce qui expliqua pourquoi le général de brigade von F…, tomba subitement malade, avec

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tous les symptômes d’un empoisonnement, aussitôt après avoir bu de l’eau d’une cruche et dut
passer une longue période de temps, alité et en danger de mort, dans un couvent de religieuses à
Zaklyczin. Les deux espions furent condamnés à mort et moururent une cigarette aux lèvres.
Dans un hôpital de campagne de la région du San, nous découvrîmes le capitaine d’État‐Major
Gerson Wassili Wassilievitch, de l’armée Dimitriev, sous la blouse de la sœur infirmière «
Innocentia ». Ses papiers délivrés par le couvent de Vienne étaient en règle, chaque feuille
présentait les visas d’entrée et de sortie avec signatures et cachets des différents chefs de service.
Mais la sœur attira l’attention de l’officier des renseignements pour l’intérêt qu’elle semblait
prendre aux questions militaires et aussi par la grandeur de ses pieds ; l’on trouva sur sa poitrine
plusieurs écrits en caractères russes indiquant, avec tous les détails utiles, la composition et les
mouvements de l’armée Mackensen.
Dans un autre hôpital du secteur du Styr, deux jeunes infirmières, d’une grande beauté et
provenant d’un couvent qui se trouvait encore dans les lignes russes, s’étaient également
présentées comme volontaires pour soigner les malades et les blessés. C’étaient de vrais anges de
dévouement et de modestie ; mais un beau jour, l’une des deux repoussa un lieutenant fou
d’amour avec une force musculaire qui éveilla les soupçons de l’officier du Service des
renseignements qui peu après visita la chambre occupée par les deux religieuses ; frappé par une
odeur de cigarette, il exigea une fouille qui donna des résultats des plus surprenants. Les deux
sœurs étaient des enseignes russes qui s’étaient déguisés en religieuses et qui se livraient à
l’espionnage en comptant, pour les préserver, sur la beauté de leurs traits.
Le chef de gare de la petite station d’Uzyn, sur la ligne Lemberg‐Sokal fut attaqué, chloroformé
et ligoté dans la nuit qui suivit le premier jour de mobilisation. L’agresseur revêtit la tenue
réglementaire de ce fonctionnaire et, se présentant comme tel au commandant d’un bataillon de
marche autrichien qui venait d’entrer en gare, lui annonça que la ligne était libre jusqu’à Sokal et
cette localité occupée et protégée par des cavaliers autrichiens. Sur la foi de ce renseignement, le
bataillon poursuivit sa route, mais, tout à coup, le train dérailla et les troupes furent surprises en
pleine nuit par des tirs de mitrailleuses invisibles qui fauchèrent des centaines d’Autrichiens. Le
lieutenant D. et deux hommes réussirent à échapper au désastre et à rejoindre Udzyn où ils
trouvèrent les gardes‐voies ruthènes ivres‐morts, derrière des tonneaux vides et le chef de gare
sans connaissance, tandis que son faux collègue avait disparu sans laisser de traces.
Le chef d’escadron russe, Grégoire Aporar, de Tachkent avait réussi à se faufiler dans un
transport de 120 hussards territoriaux hongrois. Arrivé à sa destination sur le front, il se trouva que
le détachement comptait un homme de trop et qu’il y avait deux hussards portant le même nom,
on crut d’abord à une erreur du bureau de mobilisation. Mais lorsque le plus intelligent des deux
répondit aux questions qui lui furent posées qu’il avait servi en 1894 au 13 e hussards sous les
ordres du chef d’escadron Kiralfi, le lieutenant S…, qui avait fait son volontariat au même
régiment, la même année, se rendit compte que les réponses données par cet homme n’étaient
pas toutes véridiques. Il le fît donc surveiller discrètement. Une semaine plus tard, à l’occasion
d’une attaque qui devait être entreprise avec le soutien de troupes allemandes, le hussard suspect
s’offrit pour aller reconnaître la situation chez les Russes, bien qu’il eût toujours prétendu ne savoir
d’autre langue que le hongrois. A ce moment, le lieutenant S…, lui dit à brûle‐pourpoint en
allemand : « Vous êtes un espion ! » Et le pseudo‐hussard de répondre avec un sourire et dans
l’allemand le plus correct : « Mon cher camarade, je vous félicite. Vous êtes le premier Autrichien
qui se soit révélé plus malin que moi ! »
Mais avant d’avoir pu être jugé, le Russe réussit à s’évader grâce à la maladresse d’un
fonctionnaire slovaque et deux mois plus tard le lieutenant S…, recevait une carte postale
provenant de Russie avec ses simples mots : « De bien loin, mes meilleurs vœux de nouvel an à
mon ancien commandant, le lieutenant A. S. Respectueusement, le hussard de la territoriale, Magy

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Imre. »
Après avoir passé trois ans à Budapest, sur la demande de l’État‐Major russe, pour y suivre des
cours à l’Université, Aporar avait été stagiaire dans un domaine rural de la Baczka.
Raoul D…, qui fut un des « as » de l’espionnage français et agent spécial de la Sûreté Générale,
le même qui avait été chargé de faire évader l’infirmière Edith Cavell, a raconté qu’en mars 1918
il avait réussi à passer au delà des lignes allemandes sous un uniforme de motocycliste allemand
et sur une motocyclette conquise ; il en avait profité pour remettre au commandement allemand
une dépêche fausse — les Français connaissaient notre chiffre secret. Mais au cours de cette
entreprise, l’agent secret fut si gravement blessé qu’il dut passer le reste de la guerre dans un
hôpital de Paris.
Un des meilleurs agents russes, l’officier des renseignements Bakyline, réussit, dit‐on, à
tromper les Autrichiens par un faux message téléphonique et à préserver ainsi d’une destruction
totale la cinquième armée russe aux ordres du général Plehwe. C’était dans la matinée du 31 août
1914, alors que l’archiduc Ferdinand engagé dans le secteur de Zamocz, allait pousser à fond le
coin mortel déjà enfoncé dans le dos des Russes et que quelques brigades accouraient à son aide.
Un coup de téléphone l’avertit à ce moment que « des réserves russes ayant la supériorité du
nombre exécutaient un mouvement concentrique vers Dub. Prudence ! L’ennemi se propose de
vous tourner ! » L’archiduc hésita et ordonna au groupe le plus avancé de se retirer vers l’ouest
jusqu’à Czesniki, localité située à dix kilomètres de Dub ! Cette retraite permit au gros des forces
russes, déjà plus ou moins tourné, de rétrograder vers le nord. Le message truqué provenait de
Bakyline qui, muni des papiers nécessaires, circulait depuis des journées entières dans les lignes
autrichiennes. Dans la matinée du 31 août, un capitaine d’État‐Major autrichien en auto et escorté
par son motocycliste s’arrêta au sud de Zamoscz, sur la route de Labunje ; à cet endroit passait la
ligne téléphonique de campagne reliant Zamoscz avec le Q. G. autrichien, ainsi qu’avec le groupe
d’armée de l’archiduc à Czesniki. Soudain l’officier d’État‐Major brancha sur la ligne un appareil
téléphonique tiré de sa voiture et téléphona à l’archiduc. C’était l’espion russe Bakyline.
Deux Dalmates, nommés Pierre Krusic et Marco Suric, ainsi que la fille de Krusic, Marcia,
avaient été accusés d’espionnage ; bien que l’on eût découvert chez eux des notes et des croquis
sur certains mouvements de troupes et sur la conquête du Lovcen, les deux hommes niaient
obstinément, mais la jeune fille avait avoué. Suric et le vieux Krusic furent donc condamnés à
mort, tandis que Marcia était graciée. Lorsque les gendarmes l’enmenèrent pour qu’elle ne vît pas
les préparatifs de l’exécution, elle leur demanda de faire une prière dans une chapelle dominant
une haute falaise. Ils le lui permirent. La jeune fille gravit en hâte les marches qui la séparaient du
sanctuaire et jeta les yeux sur le massif du Lovcen ; à ce moment éclata la salve mortelle en
éveillant de longs échos dans les hautes montagnes des alentours ; Marcia se signa, enjamba la
balustrade et se lança dans l’abîme avant que son escorte eût pu l’en empêcher.
En automne 1915, lors de la prise de Halcyn par des troupes austro‐allemandes, on trouva, sur
l’appareil Morse du bureau de poste, un télégramme qui venait d’arriver et qui indiquait les
effectifs autrichiens occupant la localité de Delcze ; on examina la ligne et l’on découvrit un fil de
cuivre extrêmement fin couvert de pierraille et de gazon et qui, traversant les lignes russes
conquises, aboutissait aux positions autrichiennes dans la morgue du cimetière de Delcze ; on
trouva un appareil Morse sous le cadavre d’un vieillard. Un officier russe, grimé en fossoyeur,
avait pu observer et transmettre aux ennemis tout ce qui pouvait les intéresser. Et les Autrichiens
comprirent ainsi pourquoi toutes leurs entreprises dans ce secteur avaient échoué avec une sûreté
presque mathématique.
Le 17 mai 1917, vers deux heures et demie de l’après‐midi, une explosion formidable
détruisait à Bolevetz, près Pilsen, les usines Skoda dont les munitions spéciales pour obusiers de
30,5 constituaient un facteur important dans les calculs des États‐Majors généraux allemand et
autrichien. Les pertes de vies humaines et de matériel (25 millions de couronnes or) furent

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énormes. S’agissait‐il d’un attentat, du sabotage commis par un chef d’atelier ou d’un accident ? On
sait seulement aujourd’hui qu’un ancien employé de la direction a fait en été 1925, à Londres, la
connaissance d’un « Anglais mystérieux » extraordinairement bien informé de tout ce qui concernait
la catastrophe. Il parla du télégramme remis dans la matinée du jour fatal, donc plusieurs heures
avant l’explosion, dans un bureau postal de Plauen pour demander si telle personne y avait trouvé
la mort. Il connaissait et il décrivit certain chef de parti employé dans l’usine de Bolevetz et qui
contrairement à ses habitudes s’était conduit, la veille même, d’une manière si arrogante que la
gendarmerie dut l’expulser. L’Anglais était si bien informé des particularités de l’enquête, qu’il a
certainement séjourné à Pilsen à cette époque.
L’ennemi avait appris, par trahison, que certaines usines allemandes préparaient des gaz
toxiques spéciaux, et il avait obtenu les recettes de fabrication de quatre d’entre eux alors à
l’étude. Un espion (Ch. Lucieto ?) fut envoyé à Essen ; il prétendait avoir appris au restaurant de
l’hôtel « Essener Hof » que des essais seraient effectués au polygone en présence de l’empereur,
de Hindenburg, et d’une Commission austro‐turque. Se faisant passer pour un ingénieur de
Dusseldorf, il aurait acheté pour mille marks un gendarme qui lui aurait rendu possible d’assister
aux essais et de se procurer un éclat de bombe. « Trois jours après, raconte l’espion, j’étais de
retour à Paris où je remis à mes chefs ce morceau de métal qui nous coûtait la bagatelle de mille
marks. Mais l’analyse immédiatement pratiquée au laboratoire central révéla qu’il n’existait qu’un
moyen de protection contre ces gaz provoquant une suffocation instantanée : des masques
appropriés. Et le ministère de la Guerre en commanda aussitôt par centaines de mille. »
Le « révérend » J. H. Hawkins, pasteur de la High Church, à Constantinople, était un des
personnages les plus originaux de la capitale ottomane ; il ne connaissait que bienfaisance, Bible
et sa courte pipe de bruyère. Mais personne ne savait que les rapports du commandant Maxwell
et du capitaine Lawrence, chefs, à cette époque, de l’Intelligence Service de Constantinople,
désignaient le saint homme par les initiales X. B. 9. Un beau matin, une bombe fit explosion dans
la rue de Péra sous les fenêtres de l’ambassade de France. Pendant que, mus par une curiosité
bien compréhensible, les fonctionnaires de l’ambassade s’empressaient de regarder dans la rue, un
dossier bourré d’informations importantes disparut soudain. On sut plus tard que le vol et l’attentat
avaient été l’œuvre de l’habile révérend. Une autre fois, il dénonça même au Service secret
britannique, deux agents « de ses amis » et leur donna, quelques jours plus tard, la Bible à la main,
sa dernière bénédiction.
Les Anglais furent toujours parfaitement au courant des mouvements de la marine allemande. «
La chambre 40 O. B. », l’une des plus importantes de l’immeuble de l’Amirauté, voyait se réunir
les chefs des différents services de renseignements et y concentrer leurs étonnantes informations
concernant champs de mines, codes secrets et ordres allemands. Dans ses mémoires, Churchill
reconnaît que les clefs des chiffres secrets employés par la marine allemande furent récupérées
par les Russes, le 27 août 1914, sur le croiseur Magdeburg — qu’ils avaient coulé et qu’une copie
en fut ensuite communiquée à l’Amirauté. Churchill remercia par les paroles suivantes : « Ce
cadeau équivaut au gain d’une bataille ». En 1915, le scaphandrier de la marine E. C. Miller reçut
l’ordre de pénétrer dans l’épave d’un sous‐marin allemand coulé au large des côtes de Kent ; il
trouva dans la cabine des officiers une cassette métallique contenant les plans de deux nouveaux
champs de mines, deux codes de marine et un code spécial à l’usage des flottes allemandes en
haute mer.
La trahison la plus éhontée fut, si nous en croyons des révélations faites il y a peu de temps,
l’œuvre d’un certain Alexandre Szek, jeune ingénieur belge d’origine autrichienne qui avait
d’autant mieux gagné la confiance de la « kommandantur » allemande de Bruxelles, qu’il avait
inventé un appareil permettant de capter les radiogrammes des alliés. Szek fit pour les Anglais
une copie du chiffre secret de la diplomatie allemande, ce qui mit Londres en mesure de
déchiffrer les télégrammes échangés entre les États‐Unis et l’Allemagne et provoqua, dans la suite,

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l’entrée en guerre de l’Amérique ; les Anglais avaient en effet intercepté les messages secrets
entre le ministère des Affaires Étrangères à Berlin et ses ambassadeurs à Washington et à Mexico,
au sujet d’une alliance germano‐mexicaine. Szek se réfugia ensuite en Hollande, mais il n’a pas
reparu depuis. Toutes les recherches effectuées par sa famille sont demeurées sans résultat.
Dès le début de la guerre, de nombreuses femmes et jeunes filles s’employèrent dans
l’espionnage ; elles furent instruites par les soins de la « Bourse d’espionnage » belge. Cette
organisation secrète était celle qui payait le mieux les renseignements de valeur. Aussi le
concours était‐il grand : les belles filles capables de s’adapter aux « Services internationaux » ne
manquaient pas, qu’elles fussent Françaises, Anglaises, Russes et même Allemandes. Le chef du
Service des renseignements d’une seule armée allemande a connu les noms de rien moins que
mille espionnes de l’Entente. Sur ces listes figuraient 2 grandes‐duchesses, 14 princesses,
duchesses et marquises, 47 comtesses, baronnes et autres dames de la noblesse, des épouses de
ministres, d’ambassadeurs et d’hommes politiques marquants — parmi eux, des noms connus dans
le monde entier et qu’on n’eût jamais soupçonnés.
Une des femmes les plus remarquables fut Louise de Bettignies, née à Lille en 1880, septième
enfant d’une vieille famille de l’aristocratie française ; elle a travaillé pour les services
britanniques, et les alliés la considèrent comme une martyre de l’espionnage de guerre. Alice
Dubois, tel était son pseudonyme d’agente, opérait de concert avec sa collaboratrice, un peu plus
jeune qu’elle, Léonie Vanhoutte, dite « Charlotte » ; elle a fait preuve d’une astuce, d’une prudence,
d’une endurance, d’une présence d’esprit, d’un talent d’organisation, d’un courage et d’un sang‐
froid réellement surprenants.
Dans le livre qu’il lui a consacré et qui utilise les notes et les déclarations de ces deux
femmes, Antoine Rédier écrit : « Les services rendus par Alice Dubois n’ont pas eu leur égal
pendant toute la guerre, ainsi que le G. Q. G. britannique peut en témoigner. De bonnes raisons
empêchent encore nos alliés de publier les documents susceptibles d’illustrer l’activité de Louise
de Bettignies et de démontrer l’aide précieuse qu’elle leur apporta. »
Elle réussit à écrire à l’aide de plumes à dessins et d’encre de Chine invisible sur du papier
japonais du plus petit format, plus de 3.000 mots en chiffres. Ces papiers tendus sous forme de
pellicules transparentes sur des verres à lunettes et introduits de la sorte en Hollande, contenaient
force renseignements sur nos positions d’artillerie, quantités et qualités de nos munitions, travaux
dans les mines, concentrations de nos troupes, observations faites par nos hommes et nos officiers,
etc.
Convaincues d’espionnage, Louise de Bettignies et son « lieutenant » furent condamnées à mort
par le Conseil de guerre de Bruxelles en mars 1916, puis graciées et incarcérées à Siegburg. Alors
que « Charlotte » fut libérée après l’armistice, Louise mourut, le 27 septembre 1918 à l’hôpital
Sainte‐Marie à Cologne, des suites d’une opération subie en prison. Elle avait 38 ans. Ses restes
furent exhumés au cimetière de Buchendorf et transférés avec les honneurs militaires à Lille où lui
fut érigé un monument des plus imposants. Sa fidèle auxiliaire, Léonie Vanhoutte, qui vit à
Roubaix, a été décorée de la Légion d’Honneur en 1928.
Les noms d’Edith Cavell, de Gabrielle Petit, de Léonie Rammeloo, d’Emilie Schatteman — ces
deux dernières interrogées devant la Cour martiale de Gand sur les mobiles qu’elles avaient eus
de pratiquer l’espionnage, s’écrièrent : « Pour la patrie ! » — et ceux de quelques autres espionnes
ennemies qui ont dû payer de leur sang, sont connues dans le monde entier ; on a moins entendu
parler des faits et gestes du joli mannequin parisien « Loulou » à Colmar, de la baronne « Olga
Solden » à Lemberg, qui figurait en Vénus dans les tableaux vivants, de la « belle Emma », qui
réussit à repérer sur une carte du front les emplacements des petits microphones lancés au moyen
de catapultes à proximité des positions françaises lorsque les deux fronts n’étaient pas trop
éloignés l’un de l’autre, et qu’il était possible d’écouter ainsi les conversations de l’ennemi. Emma
Stubert, une prétendue Viennoise, se fit notamment remarquer pour ses extraordinaires talents de

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comédienne dans les situations même les plus difficiles. Elle réussit à s’introduire dans l’entourage
d’un grand‐duc allemand, en se faisant passer pour veuve d’un officier autrichien. Le galant grand‐
duc sut la consoler et elle en profita pour se renseigner sur tout le réseau des postes d’écoute
allemands ; les Français à leur tour, en tirèrent largement parti en répandant des nouvelles
tendancieuses. Une comédie brillamment jouée lui permit de démasquer un espion suisse en se
faisant accuser de connivence avec lui et, devant la commission d’instruction, elle se jeta à ses
pieds et le supplia de lui sauver la vie, puisque cela n’était plus possible que grâce à des aveux
complets. Déguisée en infirmière de la Croix Rouge, elle surveilla également des individus
douteux évacués par les Allemands des territoires occupés et qui s’informaient pour eux. Le public
n’a rien su non plus des intrigues sur différents fronts de guerre de cette mystérieuse germano‐
américaine qui s’appelait tantôt Miss Boston, tantôt Grace Flaherty, tantôt Dagmar Sorensen, ni de
celles de la non moins mystérieuse « Bella Flora » aux tout aussi nombreux pseudonymes, dont les
services rendus à l’occasion de la bataille du Skagerrak semblent avoir été considérables et qui,
sous le nom de Mlle Yvonne, livra, en 1918, au contre‐espionnage ennemi, le trio d’agents
constitués par Pricard, Mlle Marcelle et Mme Brouchard.
Les puissances centrales purent toutefois leur opposer des adversaires dignes d’elles dans la
personne de la légendaire Mlle « Docteur », de Mata Hari, de Despina Davido‐vitch, dite « la belle
Turque », morte aux États‐Unis, de la tragédienne Martha Hell, qui s’est suicidée à Riga en
automne 1914, et de l’audacieuse baronne autrichienne Mania R. Celle‐ci passa, le 31 mai 1916,
auprès du poste d’écoutes n° 3 à Popova, et, déguisée en jeune paysan, poussa jusqu’au G. Q. G.
russe. Elle ne devait jamais en revenir. Son irrésistible beauté, l’extraordinaire intelligence qu’elle
manifestait dans les questions militaires les plus difficiles, son pouvoir de dissimulation, et
l’obstination avec laquelle elle menait à bien toutes les missions qu’on lui confiait, sans oublier sa
manière cynique de jouer avec les instincts de l’homme, avaient fait d’elle un phénomène unique
d’espionne qui, dans son ressentiment contre un attentat perpétré sur elle par des cosaques isolés,
rendit des services pour ainsi dire incroyables.
Quant à Mlle Docteur, réputée la meilleure espionne allemande, elle a donné lieu à des
légendes absolument fantastiques. Même avant la guerre, elle avait pu, d’un commun accord avec
son adorateur, accomplir les tâches les plus périlleuse et continuer dans cette voie même après la
mort de son compagnon d’aventures. En Belgique, elle se fit passer pour artiste‐peintre et fit ainsi
la conquête d’un officier belge qui l’emmenait sur les terrains de manœuvres et dans les zones
fortifiées où elle parvenait toujours à se renseigner. Mais le hasard voulut qu’une de ses
annotations tombât entre les mains de l’officier qui la dénonça ; elle ne put se sauver que par une
audacieuse évasion en traversant un canal à la nage et en se réfugiant sur une barque hollandaise.
A Milan, elle aurait, dit‐on, espionné la construction des forts italiens et fondé un poste
d’espionnage sous le couvert d’une agence de publicité. Il n’était pas surprenant que cette officine
s’abonnât à tous les journaux italiens, notamment aux plus insignifiantes gazettes campagnardes.
On y découpait ensuite systématiquement toutes les annonces insérées par les autorités militaires
et concernant les soumissions de travaux de terrassement et de bétonnage. Avec une bonne carte
d’État‐Major, il n’était pas difficile de connaître ainsi la nature et l’importance des fortifications
projetées et six jours après, le problème était résolu. Alors qu’elle espionnait en France, pendant
la guerre, peu s’en fallut qu’elle ne fût livrée par un Grec, son collaborateur ; mais elle put
retourner l’arme contre celui qui prétendait la trahir. Elle réussit à se défendre et à voir fusiller son
ancien auxiliaire. Se présentant comme bonne à tout faire, elle aurait dérobé, dans un bureau du S.
R. français, tout ce qui concernait les agents français en Allemagne et dans les pays neutres. La
suivre sur tous ces terrains dangereux nous mènerait trop loin. Épuisée par ces missions,
cocaïnomane et morphinomane avérée, dès sa jeunesse, elle perdit un jour ses forces de

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résistance et fut internée dans un sanatorium suisse où elle dut séjourner fort lontemps. Toute une
légende s’est formée autour d’Anne‐Marie Zesser, dite M lle Docteur. La réalité est tout autre, car
cette mystérieuse aventurière, que le Service des renseignements allemands à Amsterdam avait en
effet chargée de diriger le bureau qui s’occupait particulièrement de la France, a soulevé le voile
du secret qui entourait sa personne et s’est présentée elle‐même sous le nom d’Elsbeth
Schragmuller, dans un livre intitulé : « Ce que nous ignorons de la Grande Guerre ». Mais son
activité au Service secret et sa vie bourgeoise se sont déroulées tout autrement que ne la
conçurent, pour amuser le public, quelques écrivains doués d’une imagination excessive.
Donnons‐lui la parole :
« Ma famille est solidement enracinée dans la terre rouge de Westphalie ; j’appartiens, du côté
paternel, à une lignée d’officiers et propriétaires ruraux, tandis que ma mère est d’une vieille race
hanovrienne. J’ai fait mes études à Munster où j’ai reçu, dans la maison calme et distinguée de ma
grand’mère, une éducation et une instruction des plus soignées. Fidèle aux traditions de sa propre
jeunesse, vers la moitié du siècle dernier, elle voulut me faire apprendre le français, car elle
attachait la plus grande importance à la connaissance des langues et choisissait de préférence des
gouvernantes étrangères. Pour favoriser ma culture générale, elle m’emmena fréquemment dans le
midi où elle allait se soigner ; de la sorte, je me suis trouvée, dès mon enfance, en contact avec
différentes civilisations étrangères.
Au sortir de l’école, je fus envoyée, pour deux ans, dans un pensionnat de Thuringe où je
poursuivis mes études. J’apprenais avec facilité et ne demandais qu’à m’instruire de plus en plus.
Mais ce qui semblait intéresser davantage la jeunesse féminine de l’époque me parut futile et
j’obtins, malgré ma famille, l’autorisation de suivre les cours du lycée. Ce ne fut pas toujours
commode. Si je désirais atteindre en trois ans le but que je m’étais fixé, il s’agissait de travailler
ferme et de m’absorber dans l’étude du grec et du latin, au lieu de fréquenter, comme faisaient les
jeunes filles de mon âge, les bals et les soirées. Mais j’eus l’énergie de tenir bon et je passai mes
examens à Karlsruhe.
Je m’étais particulièrement intéressée aux grands événements historiques et à leurs causes et
relations, ainsi qu’à l’organisation des États modernes ; je me spécialisai donc dans les sciences
politiques, ce qui me fit fréquenter différentes Universités, notamment celles de Fribourg en Bade,
de Lausanne et de Berlin.
Ayant obtenu mon titre de docteur à Fribourg, en 1913, je fis un stage à Berlin. Survint la
déclaration de guerre et, de même que tous les Allemands se mirent en ces jours au service de
leur pays, sans distinction d’âge ni de sexe, je n’eus moi‐même qu’une seule pensée, qu’une seule
ambition : servir ! Les premières journées de la mobilisation me virent dans les gares de Berlin
avec des centaines de femmes occupées à porter aux trains de passage de lourds seaux remplis
d’eau pour nos soldats. Mais je ne cessais de méditer sur les voies et moyens de me rendre encore
utile après la mobilisation. Je maudissais le destin et mon sexe et me reprochais d’avoir étudié
l’économie politique plutôt que la médecine. Je jurai de mettre malgré tout mes connaissances et
aptitudes au service de ma patrie. Comment, je l’ignorais, et ne trouvai aucune solution.
Finalement, je me dis que l’occasion s’en présenterait le plus facilement en territoire ennemi ; je
rédigeai aussitôt une demande d’être envoyée sur le front.
Après d’innombrables difficultés, le 20 août 1914, je reçus enfin du commandant de la région
un petit billet écrit à la machine et muni de tous les cachets voulus : « Mademoiselle Elisabeth
Schragmuller est autorisée à circuler librement et sans restriction sur les deux fronts de guerre. Le
commandement de la région des Marches ».
Ma connaissance de l’anglais et du français m’amenait tout naturellement à donner la
préférence aux secteurs de l’ouest et je choisis Bruxelles où s’organisait, me dit‐on, le
gouvernement des territoires occupés. Mais, en dépit du permis de circuler délivré par le

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commandement des Marches ce ne fut pas une petite affaire de parvenir jusqu’à Bruxelles. Je
m’informai où se trouvait l’État‐Major du gouverneur et descendis dans le même hôtel. Grâce à
l’expérience acquise lors de mes démarches berlinoises, je négligeai de m’annoncer conformément
aux règlements ou de faire une requête et, dès le lendemain, avec une grande décision
apparente, mais le cœur battant, je m’arrangeai de manière à me trouver sur le chemin de notre
imposant gouverneur, le général‐feld‐maréchal von der Goltz‐Pacha, au moment où il quittait ses
officiers, le repas achevé. Je n’avais pas eu l’idée, à Berlin, de me procurer des recommandations
; je ne pensai pas davantage à citer au gouverneur des noms bien connus de personnages
appartenant à ma famille ; je lui racontai tout simplement comment j’avais fait pour arriver jusqu’à
lui. Il m’écouta, non sans bienveillance et m’adressa au commandant de la place qui m’envoya à
l’un de ses services spécialement chargé de la sûreté militaire.
Dès les premiers jours suivant mon entrée au commandement de la garnison, j’eus affaire à un
bureau qui dépendait, non du gouverneur, mais du Service des renseignements de guerre. Lorsque
je n’étais pas occupée sur l’ordre de la place, j’étais chargée de lire des lettres de soldats belges,
adressées à leurs familles en territoire occupé et saisies par nous pour le compte de ce Service
qui manquait d’ailleurs du personnel nécessaire. L’exploitation de cette correspondance, du point
de vue des renseignements d’ordre militaire qu’elle pouvait contenir, était d’autant plus nécessaire
en ces jours qui précédèrent la chute d’Anvers, que nous pouvions craindre un débarquement de
troupes anglaises sur les côtes de la Belgique. Les nombreuses informations glanées dans des
milliers de lettres du front, parmi les descriptions et narrations d’intérêt purement personnel,
étaient réunies par moi sous forme de rapports succincts et classés par ordre de matières, puis
signés de mon nom. Le directeur de la section les remettait au chef du Service des renseignements
dont les fonctions dites secrètes demeuraient mystérieuses pour les rouages subalternes de la «
place ».
Un jour, le chef, un capitaine nommé Kefer, me convoqua pour me féliciter de la manière
dont j’exploitais toutes ces lettres. Mes rapports avaient été adressés par lui au chef d’État‐Major
des troupes assiégeant Anvers et celui‐ci avait demandé qui était ce lieutenant Schragmuller dont
le travail témoignait d’un sens stratégique fort développé. En apprenant que c’était une femme et
non pas un lieutenant, le chef d’État‐Major avait paru stupéfié, mais n’en avait pas moins
recommandé de ne pas lâcher cette rédactrice. C’est pourquoi le capitaine Kefer me demanda si
j’étais disposée à entrer dans son Service plutôt que de rester dans celui de la place de Bruxelles.
Je compris immédiatement que j’avais affaire à un organisme animé d’un tout autre esprit et qui
prendrait certainement aux grands événements de cette guerre une part beaucoup plus active que
ce ne pourrait être le cas pour la garnison de Bruxelles. J’hésitais, malgré tout, à accepter cette
offre des plus séduisantes, car je tenais à rester fidèle à Bruxelles, mais lorsque nos supérieurs de
cette époque se furent déclarés d’accord, je ne me fis plus prier davantage.
Je ne me doutais toujours pas que ce Service dépendait du commandement suprême de nos
armées et constituait un de ses postes avancés ; j’ignorais le vaste champ d’action qui lui était
confié et j’aurais eu peine à m’imaginer la responsabilité que j’y assumerais moi‐même pendant
toute la durée de la guerre. Aujourd’hui que, mûrie par les événements et beaucoup plus riche
d’expérience, je fais un retour sur moi‐même, cette tournure prise par mon destin me fait toujours
plus l’effet d’un hasard vraiment surprenant.
A mon entrée dans ce milieu nouveau pour moi, je croyais encore qu’un Service des
renseignements transmettait au public des nouvelles du front, rédigeait des communiqués d’armée
et maintenait, grâce aux journaux, le contact entre le front et le pays. Apprenait‐il quelque chose
sur l’ennemi, comme par exemple à l’occasion de lettres saisies, il en informait aussitôt les
différentes armées. Mais je n’avais réellement pas songé que le Service des renseignements avait
pour raison d’être l’exploitation des informations obtenues sur l’ennemi et que tout l’intéressant et
vaste domaine de l’espionnage lui était attribué. Je n’avais guère réfléchi jusqu’alors à «

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l’espionnage » et j’en avais une idée plutôt naïve et peu précise. Je considérais les « espions »
comme des individus moralement et matériellement déclassés qui photographiaient des forts ou
offraient contre argent comptant les informations acquises par hasard sur l’ennemi. Combien
cependant l’espionnage ne différait‐il pas de ses concepts puérils ! Quelle complication de ses
organes, quelle organisation subtile, quel instrument presque immatériel au service du haut
commandement et capable de déchaîner les forces les plus imprévues, les plus secrètes pour les
mettre au service de la cause allemande.
Mon apprentissage devait durer jusqu’aux premiers jours de l’année 1915, puis le chef de la
section III B me confia la direction du bureau d’Anvers spécialement chargé de nous renseigner
sur la France ; j’obtenais ainsi les fonctions que j’ai conservées pendant toute la durée de la
Grande Guerre. »
Telle est la vérité pure et simple sur la reine de l’espionnage allemand qui, loin de puiser ses
informations dans des aventures romanesques, préparait par un travail de réflexion systématique
ses projets si funestes pour l’ennemi.
Mais ce ne furent pas seulement les espionnes des puissances centrales qui donnèrent du fil à
retordre à l’Entente. Les espions ne furent pas en retard et des noms comme ceux de Hans Lody et
de Bolo‐Pacha, sont universellement connus. Je citerai encore le faux colonel Morrison qui
inspecta une fabrique de projectiles sur l’ordre du ministère de la guerre britannique ; le baron
Waldt, aide de camp du général russe Chvostov, qui paya de sa vie entre les mains du bourreau
ses sympathies allemandes ; le brave caporal Marco Hadzic qui, franchissant le Danube à la nage
en juillet 1914, se fit passer pour un Serbe passionnément patriote revenu d’Amérique et déroba
comme tel des tablettes de tir à des artilleurs serbes ; les audacieux gaillards qui en été 1916
firent sauter le tout récent dreadnought Imperatricia Maria en plein port de Sébastopol ; le
modeste aspirant autrichien qui, en avril 1916, au cours des durs combats qui se livrèrent dans la
haute montagne auprès du poste frontière de Savokrinitchei, s’offrit volontairement pour espionner
les Russes et qui réussit à surprendre un appareil téléphonique russe et à sténographier les ordres
donnés par le général commandant le corps d’armée ennemi. Je me rappelle encore les paysages
dessinés par l’artiste polonais « Monsieur de Ponski » et qui avaient un sens caché ; un phare
devenait un simple moulin à vent ; des fortifications se transformaient en groupes d’arbres, etc.
Mais un commissaire spécial de Saint‐Nazaire mit un terme à son activité.
N’oublions pas les quatre « desperados » qui assaillirent, dans les environs de Bordeaux, le
capitaine Barry, du Service secret britannique, et lui enlevèrent une serviette bourrée de
documents secrets. Ils l’enfermèrent ensuite dans un fortin abandonné d’où il fut délivré par une
patrouille du commandant Russel. Découverts, les quatre auteurs de l’attentat furent condamnés et
fusillés en décembre 1915. Citons aussi le colporteur, qui fin décembre 1916 offrait des cartes de
Noël aux Tommies du 5 e régiment de Highlanders, jusqu’au moment où il fut démasqué et lui
aussi fusillé. Et encore l’Argentin Marie José Dei Pasi à qui les Français durent la perte du cuirassé
Kléber et Fernando Buschmann, né à l’étranger de parents allemands, qui tomba entre les mains
des Anglais. Les deux moururent en héros.
Quand les États‐Unis prirent part à la guerre, ils n’avaient pas de Service secret sérieusement
organisé. Ceux qui s’offrirent au début étaient des aventuriers au passé plus ou moins chargé. La
plupart d’entre eux s’entendaient fort bien aux affaires louches, mais manquaient de connaissances
militaires et plus encore du moindre sentiment de discipline. Leurs attitudes étaient généralement
si théâtrales, qu’on les devinait à cent pas et il fallut un long travail pour leur donner une certaine
formation. Cependant quelques‐uns parmi ces individus douteux, devinrent ensuite des maîtres
dans leur genre. Je ne citerai que le plus important, le capitaine Boska et son groupe, au sujet
duquel Th. M. Johnson dit ce qui suit dans son livre intitulé : G. 2, L’Intelligence service américain
pendant la guerre.

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« Le service secret de Boska s’étendait à toute l’Europe centrale ; de la mer de l’Est aux
Balkans, il n’y eut ni ville ni région possédant le moindre centre slave, qui ne fût en relation avec
cet homme trapu et large d’épaules, tapi derrière le front italien. Il expédiait de tous côtés des
nouvelles, des encouragements, des détails sur les victoires des alliés, sur les préparatifs de
guerre américains, les discours du président Wilson, etc., et recevait en échange des informations
sur l’ennemi, sur les Allemands, les Autrichiens, les Hongrois, les Bulgares, les Turcs. Ces « foyers
d’infection » slaves répandaient avec une intensité croissante toutes ces nouvelles à l’arrière du
front.
La base opératoire du capitaine Boska se trouvait dans les environs de Padoue. C’est de là qu’il
partait pour ses fréquentes randonnées dans les coins les plus dangereux. Un jour il rentra de
Suisse et en rapporta une montre dans les rouages de laquelle était gravés temps et lieu du
prochain rendez‐vous avec un groupe de jeunes Slaves. Un Tchèque la lui avait « vendue » dans
un certain magasin d’horlogerie. Il partit ensuite en avion vers la Bosnie, en compagnie d’un autre
agent du Service secret. Ils descendirent de nuit et se rencontrèrent en arrière du front avec un
groupe qui travaillait pour l’indépendance yougoslave. C’étaient des vétérans bronzés par le soleil
qui, depuis la conquête de la Serbie, en 1915, vivaient en hors la loi dans les bois et les
montagnes sans routes ni sentiers et, soutenus par un invincible espoir, menaient contre les
Autrichiens une guerre de partisans sans pitié. Chaque paysan était un maillon de leur « chaîne
souterraine » et périodiquement, à jours fixes, ils apportaient au rendez‐vous avec Boska toute leur
moisson de renseignements. L’avion leur livrait en échange non seulement des pamphlets de
propagande à distribuer par la même voie souterraine, mais aussi des nouvelles de leurs frères et
fils servant dans l’armée ennemie ainsi que des vivres, des effets de pansement, etc. « Ne perdez
pas courage, tenez bon encore un peu de temps ; les Américains vont arriver. »
Le redoutable front autrichien et la frontière n’avaient pas de secrets pour le capitaine Boska et
ses hommes. Revêtus d’uniformes autrichiens, ils allaient et venaient en avion à leur gré. Ils
parlaient plusieurs langues, rapportaient des renseignements, sabotaient des dépôts de munitions
ennemis et faisaient le plus de mal qu’ils pouvaient. Les agents de Boska pénétraient jusqu’en
Allemagne du Sud et fournissaient de précieuses informations aux forces américaines ; aussi les
autorités austro‐allemandes mirent‐elles la population en garde contre eux. A l’occasion d’un
prochain voyage à Berlin, le capitaine Boska adressa ensuite par la poste au chef du contre‐
espionnage allemand sa photographie paraphée de sa main et dédicacée.
L’espionnage ne formait qu’une partie du travail pratiqué par la section italienne du Service des
renseignements américain. Elle créa sur le front italien deux armées et en désagrégea une
troisième. Elle contribua puissamment à la formation de la légion tchèque forte de 42 000
hommes, recrutés en grande partie parmi d’anciens soldats autrichiens.
Un seul coup lui suffit ensuite pour rompre la cohésion de l’armée austro‐hongroise. Partout
sur le front où se trouvaient des unités composées de nationalités différentes, tchèques, slovaques,
yougoslaves, roumaines, propagande et séduction se pratiquaient par tous les moyens. Avions et
ballons transportaient des écrits subversifs, des invites à la désertion avec promesses de bon
accueil aux transfuges parmi leurs frères déjà réfugiés en Italie. Mais rien n’égalait l’efficacité des «
patrouilles de persuasion ».
Une patrouille de ce genre se composait d’hommes spécialement choisis pour la propagande à
faire, parlant la langue des races en présence. Ils rampaient en pleine nuit à travers le no man’s
land, adressaient la parole aux soldats d’en face, les poussaient à déserter en masse et se
renseignaient sur le ravitaillement, le moral, la discipline de l’armée autrichienne.
Le capitaine Boska a prédit très exactement la dernière grande victoire de la guerre à Vittorio
Veneto. « Le front et l’arrière, dit‐il, présentent déjà de grands trous. Il ne faut plus qu’un bon coup
et rien ne résistera plus. » Cette prophétie se réalisa peu après, le front s’effondra et les hommes
de Boska passèrent d’une traite jusqu’à Prague, capitale tout récemment libérée de la

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Tchécoslovaquie. La réception enthousiaste qu’ils y trouvèrent les récompensa de leurs peines. Ils
trouvèrent aussi dans l’ancien quartier général du contre‐espionnage autrichien des documents où
leur action était désignée comme étant des plus dangereuses et qui en demandaient la suppression
à tout prix.
Des hommes et des femmes en grand nombre, des Italiens, Espagnols, Roumains et Français
ont constamment travaillé pour nous au milieu des plus grands dangers. Beaucoup d’entre eux
furent arrêtés et finirent à Vincennes. Seule une jeune fille obtint sa grâce en raison de son âge et
parce qu’elle avait agi par ignorance.
Il faut également classer dans le labyrinthe de l’espionnage mondial ces correspondants de
guerre dits neutres qui, sous le couvert de journalisme, ont pratiqué l’espionnage en arrière de
notre front. La première place revient au correspondant du Daily Telegraph qui a su pénétrer dans
les milieux les plus inaccessibles, grâce à une lettre de recommandation obtenue par surprise. Ce
J. M. de Beaufront a publié plus tard le récit de ses louches exploits. Mentionnons encore
l’anonyme qui mangea à la table de l’empereur et l’ancien dentiste de la Cour, Arthur N. Davis, qui
a honteusement abusé de la confiance dont il jouissait.

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IX. — COMMENT NOUS ÉTIONS ESPIONNÉS EN ALLEMAGNE
PAR UN ANCIEN AGENT DE LA POLICE SECRÈTE AFFECTÉ PENDANT LA GUERRE AU SERVICE
DE CONTRE‐ESPIONNAGE DU GRAND ÉTAT‐MAJOR GÉNÉRAL ALLEMAND.

J’appartenais depuis peu de temps à la section dite C. St., c’est‐à‐dire au Service central de la
police politique à la direction de la police à Berlin. Nous avions depuis des années la mission
presque exclusive de démasquer l’activité intense des espions étrangers, de les convaincre
d’espionnage et de les envoyer devant le Tribunal d’Empire à Leipzig. En juin 1914, les cas de ce
genre se multiplièrent dangereusement chez nous ; des auxiliaires furent mobilisés dans les autres
services de la police et nous étions obligés de travailler jour et nuit dans nos bureaux ou de
circuler en ville et de fréquenter les cafés pour surveiller des étrangers suspects. Plus les
difficultés internationales s’accentuaient, plus la guerre paraissait probable et plus notre section
travaillait avec acharnement.
Nous vivions comme sur un volcan, n’ayant même plus de temps à consacrer à nos familles où
nous ne rentrions plus qu’une fois par jour et généralement nous passions nos nuits à la Préfecture
de Police à la disposition de nos chefs. Épuisés, pâles et les yeux enfoncés dans leurs orbites,
nous demeurions là, dans une fiévreuse attente, et ce fut un réel soulagement pour nous tous
quand nous apprîmes que les dés étaient jetés. Aucun de nous ne fut incorporé dans l’armée ;
nous étions tous déclarés indispensables pour la sûreté de l’État et restions au Service du contre‐
espionnage.
Les cas d’espionnage ne manquèrent pas. Là, des autos chargées d’or français avaient été vues
sur nos routes, ici un neutre paraissait suspect, et il fallait tout examiner. Notre service était d’une
uniformité désespérante. Aussi quelle joie d’être un beau jour convoqué avec deux de mes
camarades par le chef de service qui nous annonça que nous étions mis à la disposition d’une
section spéciale du Grand État‐Major général où nous devions nous présenter immédiatement.
Nous considérions cette affectation comme une distinction particulière et notre fierté fut grande à
la pensée que nos missions nous seraient assignées à l’avenir par le commandement suprême.
Mais j’eus encore, avant même de quitter la direction de la police, l’occasion de constater —
chose remarquable et non sans intérêt — que nous étions observés de tous côtés et que notre
phobie de l’espionnage était largement motivée.
Tout le monde sait que les officiers de service à Berlin montaient à cheval tous les matins, et
généralement au Tiergarten et qu’avant d’achever leur promenade équestre, les officiers de « la
boîte rouge » (ayant leurs bureaux dans l’immeuble de l’État‐Major général) faisaient évoluer leurs
chevaux dans le rondeau de l’Amazone — à proximité du bassin aux poissons rouges — pendant
la dernière demi‐heure. C’est là qu’ils se rencontraient pour laisser leurs montures entre les mains
des ordonnances et faire à pied les quelques pas qui les séparaient de leur travail, place Royale.
Nous avions remarqué que, depuis des semaines, une jeune femme, fort élégante et d’une très
grande beauté, s’arrêtait auprès du bassin, observait les cavaliers et que plusieurs fois, en voyant
venir un officier de l’État‐Major — et ils étaient facilement reconnaissables aux deux bandes
amarante de leur pantalon — elle avait feint de se trouver mal et même de tomber sans
connaissance. Elle comptait certainement attirer l’attention de l’officier, provoquer son intervention
et peut‐être des relations suivies.
Plusieurs de ces messieurs s’en étaient aperçu, ils avaient signalé la dame et j’avais été chargé
de faire une enquête. Mais dès que en juillet‐août je commençai à me promener dans le parc, la
jeune femme cessa de se montrer, prouvant ainsi que ma qualité de policier ne lui était
certainement pas inconnue et que les soupçons étaient justifiés.
Je me rappelle encore un autre incident de cette même époque. En septembre 1914, vint à

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Berlin une commission russo‐danoise de la Croix‐Rouge pour s’informer de la situation des Russes
capturés en août et des conditions des camps de prisonniers. L’administration s’émut à la pensée
d’autoriser ces dames à circuler librement et sans contrôle à Berlin et ailleurs.
Le haut commandement exigea d’ailleurs leur internement en représailles du traitement infligé
en Russie à une commission analogue germano‐suisse ; elles ne furent libérées qu’après libération
de nos dames de la Croix‐Rouge retenues en Russie. Mais nous avions nos raisons de les suspecter
et nous les filâmes jusqu’à la mer Baltique, sans aucun résultat malheureusement. Or, un an plus
tard, l’une de ces infirmières, appartenant à une mission de même nature, fut convaincue
d’espionnage et condamnée à plusieurs années de travaux forcés par la Cour de Leipzig.
J’étais alors affecté à un autre service du Grand État‐Major qui s’occupait non seulement de
contre‐espionnage, mais également d’espionnage proprement dit. Nos bureaux se trouvaient au 3 e
étage d’un immeuble de la rue X… En face et au même étage, s’était installée une pension de
famille pour étudiantes des beaux‐arts. Quand j’allais à ma fenêtre, j’apercevais chaque fois de
jolies jeunes filles occupées à inspecter la rue ou à lire et fumer dans leurs chambres. Un jour, je
me posai la question : qui sait si tout est en règle dans cette pension ? et j’allai sonner à la porte.
La directrice m’ouvrit en personne.
« Police secrète, dis‐je, office des étrangers. Veuillez me présenter la liste de vos
pensionnaires. » Et j’exhibai ma médaille d’inspecteur. Peu après j’avais la liste des quinze
étudiantes, toutes étrangères et en réalité des espionnes comme la perquisition effectuée dans la
première chambre venue me le prouva. Elles étaient à la solde d’un pays ennemi et chargées
d’observer et si possible de photographier tous ceux qui pénétraient dans nos bureaux. Nous
découvrîmes un appareil photographique dissimulé dans un parapluie, de minuscules, mais
excellentes, jumelles dans une trousse de toilette appartenant à l’une de ces demoiselles qui nous
observait ainsi à travers nos fenêtres. Cela suffisait. Le même soir toute la pension de famille était
déjà incarcérée à Moabit dans l’attente du châtiment mérité.
Il y eut malheureusement aussi des Allemands qui travaillèrent pour l’ennemi en trahissant leur
propre pays par cupidité, et que leur situation mettait en mesure de rendre de grands services à
l’étranger tout en nuisant gravement à leur patrie.
Un hasard quelconque avait éveillé nos soupçons contre un individu qui semblait opérer pour
l’Angleterre. De nombreux inspecteurs s’acharnaient sur ses traces, mais en vain. Il avait d’abord
été simple apprenti serrurier, il avait ensuite travaillé dans les ateliers de munitions de Spandau,
d’où il avait été congédié. Inapte au service armé en vertu d’une infirmité à une jambe, il
échappait à l’action de la Région. Cependant ses voisins avaient signalé qu’il ne manquait jamais
d’argent liquide. Avertie, la police secrète nous avait passé l’affaire. Je fus chargé d’enquêter. Je
m’accrochai à cet homme pendant des journées entières. Je le vis bien rôder aux alentours des
grandes gares de triage dans l’intention probable de constater si des troupes passaient par Berlin
et lesquelles. Je surveillai ses relations, j’ouvris à la vapeur d’eau les lettres saisies à son bureau de
poste, mais toujours sans rien trouver qui pût justifier une intervention.
C’est alors que le hasard vint à mon secours. Je l’avais filé un matin jusqu’à la rue des Invalides
et perdu de vue à proximité de la Gartenstrasse, en raison de la circulation très animée dans ce
quartier. Je le cherchai, mais en vain. De mauvaise humeur à la suite de cet échec, j’allais entrer
chez un marchand de tabac de la Borsigstrasse quand j’aperçus mon homme qui sortait du bureau
de poste. Il ouvrit en marchant une enveloppe qu’il jeta. Sans hésiter je me précipitai dans la rue
et ramassai le papier. C’était une lettre adressée poste restante.
Tout cela était infiniment suspect. J’allai immédiatement trouver le receveur de ce bureau et
donnai l’ordre de saisir jusqu’à nouvel ordre toutes les lettres à cette adresse. L’employé de la
poste restante me dit qu’il arrivait en moyenne une lettre par jour. Puis je me rendis à l’office des
habitants du quartier.

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Le jeune homme n’avait jamais été un suspect ; il semblait appartenir à une bonne famille de la
petite bourgeoisie. Le père était conducteur de locomotive et j’appris au bureau de la traction qu’il
faisait généralement la ligne Berlin‐Rostock‐Warnemünde. Mon instinct de policier me dit que le
père prenait part de manière ou d’autre aux manœuvres du fils. Dès le lendemain, j’allai retirer au
bureau n° 4 la lettre arrivée pour mon jeune serrurier : je l’ouvris à la vapeur d’eau ; elle contenait
des billets de banque et une deuxième enveloppe, fermée, adressée à un certain Dibbern à
Copenhague. L’ayant ouverte également, je trouvai un rapport précis sur nos transports de troupes,
notre recrutement et ses réserves, etc. La preuve était faite. Mais pour mieux convaincre le
serrurier, je glissai une feuille blanche dans l’enveloppe adressée à Dibbern et la remis avec les
billets de banque dans l’autre destinée à mon homme qui vint en effet la prendre poste restante
dès le lendemain.
Le soir même le père partait pour Warnemünde. Mais à Rostok son train fut rejoint par nous et
soigneusement examiné ainsi que tout le personnel. La locomotive fut notamment inspectée de
fond en comble, mais sans succès et nos inspecteurs allaient se retirer, lorsque l’un d’eux aperçut
au milieu du charbon sur le tender un bout de papier qu’il tira à lui. C’était la lettre pour Dibbern
que j’avais ouverte le matin même. Le mécanicien fut arrêté sur le champ, condamné et fusillé
avec son fils quelques semaines après.
Un autre cas de même nature se présenta vers la même époque. Je retirais tous les jours dans
un bureau de poste voisin la correspondance adressée à la maison Lorenz & C°. Lorenz & C° était
une adresse fictive qui nous servait pour de nombreux agents désireux de n’avoir aucune
accointance officielle. Ces lettres contenaient fréquemment des informations d’une grande
importance dont s’inspiraient parfois les décisions du haut commandement.
Un soir que j’allais à la poste, je remarquai, — d’autant mieux que les rues étaient presque
désertes —, deux hommes qui me suivaient à environ quinze pas. Au moment de pénétrer dans le
bureau, j’en vis deux autres qui rejoignirent les premiers ; puis en arriva un cinquième qui sortait à
ce moment de la poste ; ils s’arrêtèrent tous les cinq dans la rue et semblèrent entamer une
conversation. Une pensée me vint aussitôt : « C’est à toi que ces gens‐là en veulent, ils te suivent
pour t’arracher ces lettres par tous les moyens — mais ils ne les auront pas ». Je déboutonnai mon
pardessus, pris mon petit pistolet Walther, l’armai et l’enfonçai dans la poche droite du pardessus.
Puis j’allai au guichet et demandai les lettres. Il y en avait cinq : je les plaçai dans la poche
intérieure de mon gilet de manière qu’il fût impossible de me les dérober et boutonnai ensuite
veston et manteau avant de sortir dans la rue. Comptaient‐ils m’attaquer là même un peu avant
d’arriver à mes bureaux ? A ce moment, une voiture passait à vide et j’allais la héler quand, pour
mon bonheur peut‐être, je me dis : « Halte‐là ! il se pourrait que le chauffeur fût de la bande ».
J’étais là sur le trottoir, indécis, ne voyant paraître ni à droite ni à gauche le casque à pointe d’un
agent de police. Je ne pouvais donc compter que sur moi‐même et je partis vers la rue X…, la
main sur mon revolver armé.
Les cinq individus durent s’apercevoir de ma résolution de me défendre, car ils abandonnèrent
peu à peu la poursuite et quand j’arrivai à destination, ils avaient tous disparu.
Peu après, mon chef me dit que les lettres contenaient des nouvelles importantes ; je lui
racontai l’incident. Il en conclut, probablement avec raison, qu’un employé de la poste était de
connivence avec mes suiveurs. Mais lequel ? A partir de ce moment, les lettres furent acheminées
sur un autre bureau et personne ne m’inquiéta plus.
Dans le cours du même été, je fus chargé de louer, à proximité du Kurfürstendamm, quelques
pièces pouvant servir de bureaux pour rendez‐vous d’agents étrangers et d’officiers de notre
Service. Notre but était d’éviter, d’une part, que nos agents connussent notre adresse exacte et,
d’autre part, qu’un mouchard quelconque de l’ennemi pût les observer et peut‐être même les
photographier. Car la photographie faite, ce n’était plus qu’une question de temps ; nos hommes
étaient sûrs d’être, tôt ou tard reconnus et arrêtés en pays ennemi.

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J’avais enfin trouvé mon affaire, dans les environs de l’Olivaer Platz, et j’attendais sur le
Kurfürstendamm le tram 76 pour rentrer dans le centre de la ville, quand subitement, une jeune
personne fort belle et distinguée, s’approcha de moi et me dit : « Oh, monsieur, quel plaisir de
vous rencontrer, je tiens à vous remercier encore une fois de l’amabilité que vous avez eue hier
en me portant ma valise au tramway. »
Je n’avais encore jamais vu cette dame, mais n’étais‐je pas de la police secrète et affecté,
pardessus le marché, au service des renseignements de l’État‐Major de l’armée ? Je compris donc
aussitôt ce que j’avais à faire : « Vous devez vous tromper, Madame, et me confondre avec un
autre…, mais si vous y tenez, c’était peut‐être bien moi ! »
« Et où allez‐vous maintenant ? » demanda‐t‐elle.
« Je viens de louer un bureau destiné à un marchand de bétail de Schneidemühl ; pour le
moment je n’ai rien à faire et serais très heureux de bavarder un peu avec vous. »
Elle ne demanda pas mieux et nous suivîmes tous deux le Kurfürstendamm, tout en parlant de
Berlin, des succès remportés sur le front et de mille autres choses. C’était avec intention que
j’avais, dès le début, prononcé le nom de Schneidemühl, petite ville de la frontière orientale bien
connue de tous les militaires comme point de transit de tous les transports de troupes, soit vers
l’est, soit vers l’ouest. Elle le savait d’ailleurs fort bien. C’était, comme nous eûmes l’occasion de le
constater dans la suite, une comtesse balte à qui j’avais été spécialement signalé et qui devait
essayer de me gagner à la cause ennemie. Elle revint plusieurs fois sur la station de
Schneidemühl. Mais au lieu de lui en dire davantage, je décidai de la voir venir. Nous nous
séparâmes peu après, non sans nous donner rendez‐vous pour le lendemain soir au restaurant
Trarbach dans la Behrenstrasse.
A l’heure fixée, elle s’y trouva ; nous y dinâmes ensemble et partîmes ensuite pour l’ouest de
la ville où nous passâmes encore de longues heures dans les bars de la Joachimstaler Strasse.
Peu à peu, elle se fit plus tendre et, quand ces boîtes de nuit durent fermer, elle s’attendait
probablement à ce que je l’accompagne chez elle. Mais je réfléchis qu’il ne convenait pas de
pousser les choses trop loin dès le premier soir. Je la déposai donc devant chez elle dans la
Fasanenstrasse et pris congé…
Le lendemain, mon chef demandait à la police des étrangers de la lui amener. Mais quand
l’agent vint la prendre, elle était partie. Elle se doutait probablement de quelque chose ; toujours
est‐il qu’on ne la retrouva plus.
J’avais fréquemment pour mission d’accompagner à la frontière des agents allemands se
rendant en pays neutre, tantôt à leur insu quand ils nous paraissaient douteux et qu’il nous
importait de connaître les gens avec lesquels ils avaient des relations pendant leur séjour en
Allemagne, tantôt pour leur faciliter la sortie du pays.
Nous procurions à tous ces agents le billet de chemin de fer et la place gardée. M. X… avait‐il
par exemple la place 37 du côté fenêtre dans le 2e voiture de 2e classe du train Berlin‐
Warnemünde, je ne manquais pas de retenir en même temps la place 32 du même compartiment
et vis‐à‐vis. Le contrôleur militaire passait‐il dans le wagon, je me levais sans avoir l’air de rien, lui
montrais mes papiers et le priais de ne pas importuner notre agent. Ces mesures nous
garantissaient qu’en Allemagne, tout au moins, nos hommes ne pourraient bavarder avec des
espions ennemis. Ce n’est pas sans tristesse que je me rappelle de nombreux auxiliaires pleins de
vie et de santé que j’ai accompagnés de la sorte jusqu’à la frontière et dont plus d’un paya de son
sang son dévouement à la cause allemande. Il y eut entre autres un Roumain, d’origine allemande,
dont le frère, aviateur dans nos rangs, mourut en héros sur le front occidental après sa trente‐et‐
unième victoire et que j’avais recruté moi‐même pour notre périlleux service. Trois semaines
après, les balles d’un peloton français mirent un terme à ses premiers essais. A peine entré en
France, il avait été arrêté, convaincu d’espionnage et condamné à mort.
Je pense également aux vaillants marins norvégiens, suédois ou hollandais, qui nous

73
apportaient de précieux renseignements sur les parcours et les cargaisons de leurs bateaux, afin
de permettre aux sous‐marins de les arrêter en mer et de les couler. Beaucoup d’entre eux ne
travaillaient pour nous que par amour du lucre, c’est vrai, mais leurs renseignements si importants
pour l’État‐Major de l’amirauté et pour notre défense, ont entraîné la mort de plus d’un qui repose
au fond de la mer avec son bateau.
D’autre part, les incidents amusants ne manquèrent pas non plus. Avais‐je par exemple à
surveiller un Américain, et un officier supérieur bulgare demeurant tous deux à l’hôtel Bristol, quoi
de plus naturel que de m’adresser à la femme de chambre et de lui faire la cour jusqu’au moment
où elle travaillerait pour moi. Je lui promis monts et merveilles, l’accompagnai lors de ses jours de
sortie et l’amenai peu à peu à me confier, pour quelques instants, le courrier de ses deux clients.
Il fallait procéder avec prudence, car hormis le directeur de l’hôtel, personne ne devait connaître
mes fonctions officielles. Je lisais donc hâtivement, soit dans une chambre vide, soit au lavabo, les
lettres des deux étrangers, en faisant le plus vite possible, car ils ne devaient pas s’apercevoir
qu’ils étaient surveillés. La femme de chambre ramassait et me remettait le moindre bout de papier
déchiré ou non qu’elle trouvait dans leurs chambres.
Pour le Bulgare, nous étions sur la bonne piste — son pays n’était d’ailleurs pas encore entré
en guerre — et je pus prouver qu’il avait des relations épistolières et personnelles avec de
nombreux Américains connus pour leurs sentiments hostiles. Nous en rendîmes compte et
l’indésirable étranger se vit expulser. Mais nous ne pûmes rien prouver à l’Américain, tout en ne
comprenant pas dans quel but il disposait de sommes aussi énormes.
Au cours d’un de mes voyages à Lindau, je fus arrêté moi‐même en pays badois sous
présomption d’espionnage. J’avais trop bonne mine, je respirais trop la santé et les gens
s’étonnaient de me voir en civil. Ce qui est certain, c’est que des compagnons de compartiment
me dénoncèrent comme suspect dans je ne sais plus quelle gare, et, à mon arrivée à Karlsruhe,
trois policiers secrets qui m’attendaient sur le quai s’emparèrent de moi. Ils exhibèrent leur
médaille d’inspecteur comme le prescrit le règlement et m’interrogèrent sur mon nom, ma
nationalité et le but de mon voyage. Mais quelle ne fut pas leur stupéfaction en me voyant tirer de
ma poche une médaille identique aux leurs et pardessus le marché un coupe‐file délivré par
l’Etat‐Major général. Ils me regardèrent suffoqués. Puis nous partîmes d’un grand éclat de rire et
décidâmes aussitôt de passer ensemble les quelques heures de mon arrêt à Karlsruhe et de vider à
cette occasion quelques chopines de vin du pays.
Les employés chargés de surveiller la frontière avaient été peu à peu spécialement instruits en
vue de leur service ; ils étaient tenus de faire attention à tout. Les agents de l’ennemi tentaient,
par exemple, de faire passer en pays neutres des informations, des plans, des objectifs de tir, le
tout rédigé sur du papier aussi mince que possible et sur le moindre espace imaginable. Mais le
contre‐espionnage intervenait alors. Nous examinions les suspects aux rayons X ; nous inspections
minutieusement les semelles de chaussures où il était relativement facile de glisser une feuille de
papier mince donnant des renseignements. Il fallait examiner tout aussi attentivement le linge, les
crayons, les stylographes, les objets d’usage courant, nous réussîmes même une fois à découvrir
de minuscules rapports, sous une couronne d’or coiffant la dent plombée d’une agente danoise
travaillant à la solde des Anglais. Tous les moyens étaient bons pour passer en fraude et remettre
à l’ennemi les informations recueillies au prix de peines et de dangers innombrables.
Nous faisions photographier à la frontière tout étranger tant soit peu suspect, tout Allemand
absent depuis un certain temps, parfois à leur insu, et ces portraits étaient envoyés dans toutes les
stations de sortie, à la police du lieu de destination et, quand le voyageur ne s’y présentait pas, à
tous les différents services de la police allemande. Nous avions devant nous un monde d’ennemis
; aussi tout étranger était‐il, à vrai dire, suspect d’espionner pour une puissance ennemie tant qu’il
se trouvait dans nos murs. Ne savions‐nous pas, grâce à notre propre Service des renseignements,
qu’il est possible de composer un tableau approximatif en réunissant les différents fragments

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péniblement rassemblés de tous côtés. La plus grande prudence était donc de mise ; tout Suisse,
tout Suédois qui entrait en Allemagne pour faire du commerce et qui importait des vivres dans
notre pays, voyait et apprenait bien des choses de nature à intéresser l’ennemi ; c’était tantôt la
dernière grève des munitionnaires en janvier 1918 ; tantôt les longues queues de ménagères aux
portes des magasins d’alimentation ou encore l’aspect de nos plus jeunes recrues sous l’uniforme
gris‐vert. Tout avait son importance, son emploi et l’ennemi en tirait ses conclusions.
Il nous était impossible de construire des villages à la Potemkine pour impressionner les
neutres, mais il fallait bien malgré tout les influencer autant que possible. Ils n’ont certes pas
rencontré chez nous cette inébranlable volonté de vaincre qu’ils ont par contre trouvée en France
à chacun de leurs voyages. C’est pourquoi nous les recevions le plus poliment possible ; c’est
également pourquoi ils voyaient peu de chose et recevaient des suppléments de vivres tant qu’ils
séjournaient dans le pays.
Mais notre prévenance n’allait pas au point de nous nuire à nous‐mêmes. Le contrôle des
lettres était indispensable, aussi avions‐nous dans tous les bureaux de poste importants des
censeurs militaires qui examinaient les lettres adressées à l’étranger. Mais tout inspecter était chose
impossible, il fallut bien se contenter de sondages. L’ennemi nous faisait espionner, ce n’était pas
douteux et le service épuisant que nous assurions pour la section III B du Grand Etat‐Major
Général était absolument nécessaire pour nous protéger, du moins en partie.

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X. — L’ESPIONNAGE DE L’ENTENTE EN AUTRICHE‐HONGRIE
PAR LE LIEUTENANT MARÉCHAL VON OSTRYMIECZ

La monarchie austro‐hongroise eut plus à souffrir de l’espionnage que n’importe quel autre État
européen. C’était là une conséquence de la structure politique de l’empire danubien. Bien des
hommes d’État ont désigné l’Autriche‐Hongrie comme une nécessité politique au cœur de l’Europe
centrale ; mais il était d’autre part fort compréhensible qu’au moment où la réunion des hommes
de même origine et de même religion devenait pour ainsi dire une exigence des différentes
nationalités, ce mélange de races qui constituait en somme l’empire habsbourgeois deviendrait, par
le fait même, le but naturel d’une agitation pratiquée par les États voisins. Chacune des
nombreuses nationalités comprises dans l’ensemble austro‐hongrois et dans les provinces occupées
depuis 1878 se voyait contrainte à consentir des sacrifices dans l’intérêt de l’Empire lui‐même et
se croyait lésée dans ses droits les plus sacrés. Elles devenaient ainsi un terrain des plus propices
pour la propagande étrangère pratiquée en vue de détacher de la double monarchie les provinces
encore asservies et de les incorporer aux pays voisins de même langue et de mêmes mœurs. C’est
pourquoi, afin de défendre son existence menacée de toutes parts, l’État austro‐hongrois dut se
garder à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, s’il ne voulait pas, de propos délibéré, envisager sa
propre ruine.
L’espionnage ennemi avait de substantiels objectifs : d’une part, la propagande nationale qui
tendait à la désagrégation de l’État, de l’autre, l’obtention de renseignements d’ordre militaire en
prévision du cas où la monarchie s’opposerait par les armes aux tentatives de dépècement.
Ces conditions provoquèrent entre l’espionnage ennemi et notre contre‐espionnage une lutte
sans merci et qui prit d’année en année des formes plus violentes. L’encerclement dont nous
étions menacés exigeait une défense des plus actives contre nos nombreux adversaires ; la sûreté
du pays nous imposait de combattre la dissolvante propagande nationale ainsi que l’espionnage
qui y trouvait un terrain d’élection.
Cette double activité posait à la section des renseignements de l’Evidenzbüro des problèmes
qu’aucun autre Etat‐Major général n’a certainement été obligé d’envisager et de résoudre.
La propagande nationale a obtenu, pendant la guerre, des résultats catastrophiques. Au début,
tant que les officiers de l’active tenaient le front avec les jeunes classes de la réserve, la vieille
discipline militaire put s’opposer au processus de désagrégation. Tous les corps de la monarchie
polyglotte se sont tout d’abord battus avec leur dévouement accoutumé pour la maison impériale.
Mais quand, après les premières et si sanglantes batailles, nos meilleurs officiers eurent trouvé la
mort, tandis qu’une grande partie des autres et des hommes remplissaient les hôpitaux et que des
réserves de moindre valeur étaient engagées sur le front pour remplacer morts et blessés, les
symptômes manifestant l’influence d’une propagande subversive de plusieurs années ne
manquèrent pas. Je citerai quelques cas typiques concernant la division de tirailleurs que j’ai
commandée pendant la guerre. Dès le début, l’autorité militaire avait estimé nécessaire de
nettoyer de tous leurs éléments douteux les régions de Galicie occupées par des populations
ruthènes depuis longtemps travaillées par l’agitation russe. Tous les individus suspects furent ainsi
évacués, avec leurs familles, sur des camps de concentration à l’intérieur du pays. Parmi eux se
trouvait le maire d’un petit village ruthène, qui passa ensuite deux ans et demi en captivité, loin
de son pays. Mais les pertes énormes que nous subissions sur le front imposaient d’incessantes
incorporations de nouvelles recrues, de sorte que ce Ruthène interné fut affecté à un bataillon de
marche après une instruction hâtive et se trouva faire partie de ma division. Son séjour dans un
camp de concentration n’avait pas été de nature à exalter son patriotisme ; rien d’étonnant à ce
qu’il saisit la première occasion, étant vedette de grand’ garde, et ne sut résister à la tentation de

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passer à l’ennemi par une nuit particulièrement noire. Mais son destin voulut qu’il se perdit dans
les multiples méandres des boyaux de l’avant et, qu’au lieu d’aboutir aux lignes russes, il tombât
sur un secteur voisin où il se fit arrêter pour désertion. Le Conseil de guerre le condamna à mort.
La défense de cet homme, sans malice réelle, comportait une grande part de tragique. Pendant des
années, les agitateurs russes avaient fait miroiter à ses yeux l’espoir et les bienfaits d’une guerre
qui délivrerait son peuple de l’oppression polonaise. L’administration du pays par des
fonctionnaires polonais avait, en effet, puissamment contribué à lui faire désirer cette libération.
Cet homme, porté sur la liste des suspects politiques, puis appelé sous les drapeaux à un âge
avancé, signalé comme ennemi de l’État et considéré comme un traître, ne pouvait certes avoir
d’autre désir que de mettre un terme à cette intolérable situation en passant dans le camp des
Russes qui parlaient sa langue, partageaient sa foi et lui promettaient l’indépendance politique.
Une autre fois, à l’occasion d’une tournée de nuit, le chien d’un chef de section arrêtait à
proximité immédiate du front un individu en haillons qui, interrogé séance tenante, se contredit de
plusieurs façons. Il fut enfin identifié comme volontaire d’un an dans l’artillerie, de nationalité
tchèque, et qui avait déserté sous prétexte de faire une patrouille. Il fit un récit très romanesque
de sa capture par les Russes, de son existence dans différents camps de prisonniers et enfin de
son évasion ; mais ses histoires étaient inventées de toutes pièces. En réalité, ce jeune homme,
victime comme tant d’autres de la propagande russe, avait traîné pendant des mois à l’arrière de
notre front et probablement espionné pour le compte de l’ennemi ; il se cachait de jour, faisait de
nuit ses courses mystérieuses tout en cherchant sa subsistance ; il avait maintes fois approché nos
hommes qui le prenaient en piété, jusqu’au moment où un hasard le trahit. Ne pouvant lui
opposer des relations directes avec les Russes, le Conseil de guerre le livra au peloton
d’exécution plutôt qu’au bourreau. Il mourut convaincu de s’être héroïquement sacrifié à la cause
de son peuple.
Ce furent des soldats austro‐hongrois de race tchèque qui formèrent, vers la fin de la guerre, le
contingent principal des différentes légions recrutées à l’étranger parmi nos déserteurs et
prisonniers. Ces mêmes hommes qui, chez nous, s’étaient fait capturer sans tirer un coup de fusil,
devinrent grâce à leur enthousiasme national des héros dans la légion. Les Italiens s’en servaient
couramment pour amener à déserter les soldats autrichiens d’origine slave qu’ils avaient devant
eux. Les légionnaires leur parlaient dans leur langue, chantaient la nuit des romances slaves, leur
promettaient du pain blanc, des cigarettes et bien d’autres avantages matériels ; ils devinrent ainsi
nos plus dangereux ennemis. Au cours de l’offensive de juin 1918, ma division de tirailleurs avait
ramené des prisonniers après le passage du Piave. Ces Italiens se mirent en marche en chantant ;
dans les différentes localités qu’ils traversaient, ils échangeaient des saluts avec la population ;
quand ils rencontraient des troupes autrichiennes, ils criaient : Evviva l’Austria ! Mais ils ne
semblaient guère estimer les légionnaires capturés avec eux, car ils nous les désignaient du doigt
en disant : Ceccho ! (Tchèque). Le commandant de ma cavalerie divisionnaire appela l’un de ces
derniers, et cet homme reconnut fièrement avoir été soldat autrichien, avoir déserté pour des
motifs nationaux, s’être engagé dans la légion et même avoir décidé à la désertion déjà plus d’un
autre de nos hommes. Le Conseil de guerre le condamna à la pendaison. Mais dans une petite
ville de Bohême, une plaque apposée sur la façade d’une modeste maison désigne aujourd’hui le
lieu de naissance de ce « héros national ». Et le hasard voulut que l’ancien aumônier de la division,
le prêtre qui avait assisté le légionnaire pendant ses dernières heures, se trouvât présent à
l’inauguration de cette plaque. La conscience d’avoir accompli un devoir national n’avait à aucun
moment abandonné le condamné à mort ; amené au pied de la potence il ne sourcilla même pas.
Au cours de l’exécution, le montant de la potence se rompit et l’homme roula dans le fossé de la
route, la corde au cou ; certains membres de la commission judiciaire estimèrent alors que cet
incident lui sauvait la vie. Il fallut des heures avant d’avoir la décision du commandant de l’armée
au delà du Piave ; le légionnaire attendit dans un calme impressionnant dont il ne se départit pas

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au moment de se placer une deuxième fois sous le nœud coulant. L’aumônier qui lui tint
compagnie pendant cette dernière attente, a publié une petite brochure intitulée les Dernières
heures d’un condamné à mort. L’épisode met bien en valeur la puissance de suggestion de la
propagande nationale pratiquée dans de nombreuses contrées‐frontière de la monarchie
danubienne. Que des hommes aussi résolus au martyre patriotique n’aient pas hésité à s’offrir pour
l’espionnage, ce n’est pas douteux. C’est la propagande nationale qui créait et formait les espions
les plus zélés et les plus décidés.
Parmi toutes les propagandes, celle des Tchèques s’est révélée la plus efficace. Au cours de la
crise provoquée par l’annexion de la Bosnie‐Herzégovine, des essais de mobilisation avaient déjà
été entravés par des refus d’obéissance de la part de soldats tchèques. Mais la guerre vit se
développer de plus en plus l’influence de cette agitation et amena sur certains points la désertion
de régiments tchèques au grand complet.
Nos slaves du sud, par contre, résistèrent bien à la contagion et les unités croates engagées
contre la Serbie se sont battues avec beaucoup de courage et d’acharnement contre un ennemi de
même race. Encore pendant les dernières phases de la guerre, les Croates du front d’Italie
demeurèrent inébranlablement fidèles à leurs drapeaux, en dépit de toute propagande. Quant aux
soldats de race latine, les doutes qu’ils inspiraient les firent écarter du front italien. Chaque fois
que des divisions autrichiennes y étaient envoyées d’un autre front, les Italiens étaient affectés à
d’autres unités, mais toujours contre les Russes. Leur existence au milieu de troupes parlant une
langue différente de la leur n’avait certes rien d’agréable. Je me suis trouvé en contact étroit avec
ces contingents qui comptaient des éléments des plus loyaux et c’est ce qui m’a décidé à
demander la formation de corps spéciaux commandés par des officiers connaissant l’italien et
susceptibles de comprendre la situation particulière de leurs hommes. Le commandement de
l’armée fit droit à ma requête et je créai, dans ma propre division, un bataillon italien dont je pris
soin tout spécialement ; ces soldats m’en surent gré ; ils ont fidèlement accompli leur devoir et
n’ont donné lieu à aucune plainte.

L’ESPIONNAGE ITALIEN CONTRE L’AUTRICHE‐HONGRIE

Les aspirations politiques de l’Italie la mettaient forcément en opposition avec nous. Après
l’acquisition de la Lombardie‐Vénétie, de nombreuses régions « irrédentes », suivant la manière de
voir italienne, demeuraient encore soumises à notre monarchie et leur incorporation au royaume,
ainsi que la domination absolue de l’Adriatique, devinrent le but de l’« Irredenta ». Le lieutenant‐
feldmaréchal Conrad von Hötzendorf, nommé chef d’État‐Major général en 1906, avait eu
l’occasion de suivre l’activité de cette association, alors qu’il servait à Trieste et au Tyrol ; il
connaissait mieux que personne les dangers qu’elle nous faisait courir et il crut pouvoir les
conjurer à une époque où nos autres ennemis n’étaient pas encore prêts à l’agression
concentrique. Il réclama donc, en 1907, une campagne préventive contre l’Italie dans l’éventualité
où le gouvernement de ce royaume ne donnerait pas de garanties effectives de loyauté envers ses
alliés. Dès ce moment, l’Italie sut, de source certaine, que le commandement de l’armée austro‐
hongroise avait — contrairement à notre diplomatie — une connaissance précise de ses aspirations
et que leur réalisation ne s’obtiendrait que les armes à la main. C’est pourquoi elle fit les
préparatifs voulus. Un espionnage des plus actifs, fortement appuyé par nos sujets de race
italienne, allait lui fournir tous les renseignements utiles en cas de guerre. Le Service des
renseignements militaires marchait donc de pair avec la propagande nationale dans les territoires
convoités. Sur les 697.000 Italiens vivant en Autriche‐Hongrie, 22.000 peuplaient la région de
Fiurme, 16.000 la Dalmatie, 294.000 les côtes et 362.000 le Tyrol méridional. Le long du rivage,
ils constituaient la majorité des centres urbains, au Tyrol ils occupaient l’extrémité sud du pays.
Tandis que les campagnards et la noblesse nourrissaient en grande partie des sympathies

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autrichiennes, les milieux bourgeois s’étaient donnés à l’irrédentisme qui comptait également de
nombreux partisans parmi les fonctionnaires et le clergé. Une propagande extrêmement active
entretenait le mécontentement par la parole et les écrits et s’appliquait à convaincre tout Italien
que les terres occupées par des frères de race appartenaient de droit au royaume. Sur les atlas
servant dans les écoles, toute la région jusqu’au Brenner, les Alpes Juliennes et la côte figuraient
comme terres italiennes.
Conrad von Hötzendorf signala plusieurs fois dans ses rapports un danger qui se manifesta,
pour débuter, par un espionnage de plus en plus actif et favorisé par la surveillance militairement
organisée des frontières. Les nombreuses provocations et abus de pouvoir de ce service
provoquèrent, auprès du ministre des Affaires Étrangères, de fréquentes protestations du chef
d’État‐Major, mais son collègue les négligeait en faisant valoir la nécessité de maintenir des
relations de « bon voisinage ». Les Affaires Étrangères affichaient, d’autre part, une grande
délicatesse de sentiments, dès qu’il s’agissait de notre propre Service des renseignements. Pendant
la période d’avant‐guerre, nos gendarmes arrêtèrent plus d’une fois des citoyens italiens, même
des officiers dans l’exercice de leurs fonctions d’espionnage. Toute mesure de sévérité provoquait
l’intervention de l’attaché militaire italien, tandis que nos agents surpris en Italie se voyaient traiter
sans les moindres égards. Pendant la guerre même, cette différence de traitement se manifesta
maintes fois ; les officiers austro‐hongrois, que leur service avait mis en relations avec
l’espionnage d’avant‐guerre, furent soumis à mille chicanes, de sorte que le commandement
interdit d’engager sur le front italien tous ceux qui avaient appartenu au Service des
renseignements.
Une complaisance vraiment unique fut de tolérer sur notre sol des postes de douaniers italiens,
véritables centres d’espionnage et de propagande. A l’occasion d’une conférence ministérielle au
sujet de l’éloignement de ces postes, le représentant du chef d’État‐Major général fit observer ce
fait scandaleux de la présence, en pleine forteresse de Riva, d’agents étrangers assermentés, qui
au milieu d’une population plus que suspecte surveillaient et contrôlaient chaque membre de la
garnison, chaque canon, chaque caisson d’obus et connaissaient tous les détails des travaux de
fortification constamment en cours dans la place forte. Hötzendorf crut devoir, en juin 1910, à
l’occasion d’une audience, exposer à Sa Majesté les faits qu’il avait lui‐même constatés au cours
d’une tournée d’inspection : des torpilleurs italiens croisaient nuitamment le long des côtes
dalmates et istriennes dans le but de les explorer ; les officiers autrichiens, se rendant pour leur
propre compte sur les bords du lac de Garde, encouraient des mesures de plus en plus vexatoires,
des sujets autrichiens de race italienne servaient comme volontaires dans un corps franc ; les
manuels scolaires du royaume étaient bourrés d’erreurs systématiques en vue de futures
acquisitions territoriales. Les voyages d’études scientifiques étaient exploités au service de
l’espionnage. C’est ainsi que le général avait dû protester en automne 1910 contre une autorisation
de voyage de ce genre accordée à un espion international notoire.
La lega nazionale, association jouissant en Autriche d’une existence légale et de la protection
des lois, distribuait des cartes postales à tendance irrédente ; des Italiens installaient des dépôts de
bois dans les gares les plus importantes de notre réseau ferré du sud‐ouest ; des officiers italiens
exploraient, sous prétexte d’herborisation, le massif du Lovcen, montagne qui domine la baie de
Cattaro et dont l’armement provenait d’Italie. Les administrations de la frontière italienne
possédaient des instructions sous scellés à n’ouvrir qu’en cas de mort de l’empereur François‐
Joseph et le bruit courait qu’il faudrait, dans ce cas, s’attendre à certaines tentatives de coups de
main. Dans les premières journées de 1911, le Service des renseignements contre l’Italie devint
l’occasion d’une offre de démission de Conrad von Hötzendorf. Il en parle de la manière suivante
dans ses notes : « Tandis que l’Italie inonde nos territoires‐frontière d’espions dont plusieurs ont
été découverts, arrêtés, convaincus et condamnés, le comte Aehrenthal oppose les plus grandes
difficultés à notre Service de renseignements en général et particulièrement à l’envoi d’officiers

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austro‐hongrois dans les pays étrangers. » Le chef d’État‐Major général dut rédiger, en 1911, pour
être remis à l’empereur, un mémoire spécial sur la nécessité de développer nos services
d’espionnage : nécessité qu’avaient déjà démontrée les années 1908‐1909, en prouvant que le
recrutement de nouveaux agents et l’obtention d’informations précises sont beaucoup plus
difficiles aux époques de tension politique. Il se plaint du refus opposé par les Affaires Étrangères
à toute augmentation des crédits alloués à l’espionnage et de l’interdiction faite à nos officiers de
voyager en Italie. A ce rapport, était annexé un tableau statistique établissant que les trois
dernières années avaient vu arrêter, en Autriche‐Hongrie, trente‐deux individus inculpés
d’espionnage pour le compte d’une puissance étrangère, alors que, dans le même laps de temps,
les autorités italiennes n’avaient démasqué que quatre agents à la solde du gouvernement
autrichien. Dans le courant de la même année, le chef d’État‐Major remit au ministère de la Guerre
un rapport sur l’activité de l’« Irredenta ». Le professeur Sighele, nationaliste notoire, avait défini les
territoires non encore rédimés : terre date in usufrutto ad un’ altra nazione (terres données en
usufruit à une autre nation), dont la libération était considérée par lui comme le plus sacré des
devoirs patriotiques.
Les divergences de vues au sujet du Service des renseignements contre l’Italie s’accentuèrent
de telle manière que Conrad von Hötzendorf dut, en automne 1911, résigner ses fonctions de chef
d’État‐Major et fut nommé inspecteur d’armée. Rentré en grâce l’année suivante, il trouva dans la
personne du comte Berchtold, un ministre des Affaires Étrangères qui collabora avec lui plus
étroitement que n’avait fait Aehrenthal. La guerre de Tripolitaine avait eu pour suite d’améliorer
les relations avec l’Italie. Elles devinrent même, en 1913, si intimes, que Conrad von Hötzendorf
lui‐même crut passagèrement à la loyauté de nos alliés. Au cours de ses conversations avec le
général Pollis, chef d’État‐Major, il fut convenu que l’Italie augmenterait le nombre d’hommes à
mobiliser dans tous cas de guerre impliquant la triplice. En dehors des troupes à envoyer sur le
Rhin, le roi fit entrevoir des effectifs pour le front russe en soutien direct des armées austro‐
hongroises. Le transport en fut discuté en commun par les États‐Majors des deux pays. C’est dans
cette période de détente que survint le meurtre de l’archiduc à Serajévo. Mais dès les premiers
pourparlers diplomatiques au sujet des mesures à prendre contre la Serbie, nous dûmes nous
passer du concours italien et quand notre ultimatum fut lancé, l’Italie trouva un prétexte pour se
soustraire à ses devoirs d’alliée. Quelques mois après, elle entrait dans les rangs de nos ennemis.
La longue méfiance du chef d’État‐Major, devenu généralissime de nos armées, trouvait une
éclatante justification.
Quand, au printemps 1915, l’Italie mit en mouvement ses armées elle était, grâce à
l’espionnage qu’elle pratiquait depuis des années, amplement renseignée sur les nôtres. Simple
spectateur des débuts de notre lutte formidable sur deux fronts différents, son État‐Major général
connaissait les énormes sacrifices que nous avaient coûtés les neuf premiers mois de guerre. Il
avait pu calculer que l’Autriche‐Hongrie, accrochée aux fronts du nord et et du sud‐est, ne serait
en mesure d’opposer à la mobilisation italienne qu’une faible barrière de formations territoriales.
Mais infiniment supérieur en nombre, c’est devant ce méprisable obstacle que l’ennemi dut
s’arrêter ; il tenta vainement, au cours de douze batailles sur l’Isonzo, de briser notre résistance et,
quand le moment de souffler un peu nous ayant été laissé dans la grande bagarre, nous pûmes
disposer de quelques troupes de choc, tout ce front italien fortifié depuis de longs mois s’effondra
subitement. Affaiblie par la perte de centaines de milliers de prisonniers, l’armée italienne ne put
se reformer que sur le Piave, après avoir cédé beaucoup de terrain. L’espionnage italien avait
exploré toutes les sources de la puissance austro‐hongroise, mais il avait sous‐estimé ce facteur
essentiel que, malgré la diversité des races, nos soldats, fidèles à l’honneur et au devoir, se
révéleraient dignes de leurs pères sur les champs abreuvés de sang de la plaine vénitienne.

L’ESPIONNAGE RUSSE CONTRE L’AUTRICHE‐HONGRIE

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La mission que s’était donnée l’Empire des tsars de protéger les Slaves du sud finit par
l’opposer à la monarchie danubienne. Après l’annexion de la Bosnie‐Herzégovine, nous passions
pour être les ennemis de la Russie qui cherchait la réalisation de ses plans balkaniques dans un
accord avec l’Angleterre et la France et entra ainsi en conflit avec l’Allemagne également. Le
puissant concours financier de la France permit aux Russes d’accroître, dans d’énormes
proportions, leur puissance militaire, et l’agitation qu’ils entretenaient dans nos régions slaves
servait nettement leurs visées agressives à l’ouest. Une propagande des plus actives s’exerçait
particulièrement en Galicie orientale ou vivaient trois millions et demi de Polonais et deux millions
huit cent mille Ruthènes. Les premiers à l’ouest, les autres à l’est du pays dépendaient de Lemberg
pour l’ensemble du gouvernement. Les Polonais sont catholiques et jouissent d’une civilisation plus
ancienne, les Ruthènes sont apparentés aux Petits Russiens et sont orthodoxes. De graves
divergences se manifestaient entre ces deux races. Dans leur volonté d’imposer leur caractère à
toute la province, les Polonais s’opposaient à toute division administrative de la Galicie ; ils
avaient dans la monarchie une situation privilégiée, ce qui provoquait inévitablement des
frottements exploités par la Russie en vue d’une propagande visant à l’annexion des territoires
ruthènes.
Dans un rapport verbal à l’empereur, le chef d’État‐Major général mit en pleine lumière, dès
avril 1911, l’accroissement de la propagande russe en Galicie et la nécessité d’une collaboration
effective des administrations civiles et militaires en vue d’y mettre un frein. A partir du moment où
l’influence française s’était fait sentir en Russie, — rien ne permettait plus d’en douter, — ce pays
se préparait à la guerre contre les puissances centrales. Mais il réussit fort bien à dissimuler ses
préparatifs. Les voyages des attachés militaires soulevaient mille difficultés, leur admission aux
exercices militaires se bornaient à des parades ; leur présence aux manœuvres dans les différents
districts militaires était interdite et leur activité en général strictement surveillée. Les deux officiers
d’État‐Major autrichiens stationnés à Kasan pour y apprendre le russe, en vertu d’un accord
traditionnel, étaient observés jour et nuit, tandis que leurs deux collègues russes envoyés en
Autriche‐Hongrie y jouissaient d’une liberté complète.
La puissante organisation et l’ubiquité de la police russe favorisaient énormément cette défense
contre toute espèce d’espionnage, et il devenait, dans ces conditions, fort difficile de gagner des
informateurs dignes de confiance. La modicité de nos moyens et les scrupules affichés par notre
diplomatie, s’opposaient à l’envoi d’officiers. L’incertitude dans laquelle il se trouvait au sujet de la
situation en Russie inquiétait considérablement le chef d’État‐Major général.
L’espionnage russe, par contre, opérait toutes voiles dehors, surtout depuis que les milliards
prêtés par la France et destinés à l’organisation militaire des alliés russes offraient les moyens de
développer à l’infini le Service des renseignements. Les gardes‐frontière et la gendarmerie des
districts de la frontière formaient la base de l’espionnage des régions limitrophes. Le personnel
employé aux missions courantes d’importance moyenne se recrutait parmi les Juifs, toujours âpres
au gain, et qui, en relations d’affaires constantes avec leurs coreligionnaires au delà des frontières,
accomplissaient leur tâche sans la moindre difficulté. Il est permis d’apprécier avec un certain
scepticisme la valeur de ces renseignements, mais il faut bien admettre que cette organisation
étendue à tous les territoires travaillés par la propagande russe, et presque uniquement composée
de Juifs, était susceptible de fournir des informations précieuses. La contrebande, si active le long
des frontières, était un puissant auxiliaire de l’espionnage et la corruption qui régnait dans toutes
ces contrées a certainement fait affluer dans les poches de nos fonctionnaires une grande partie
des fonds alloués à l’espionnage ennemi. Espionner était devenu une occupation courante dans les
territoires‐frontière ; il en résultait, pour la généralité des habitants, une tentation constante de
s’adonner à ce métier ; mais le rendement final ne semble pas avoir correspondu aux dépenses
faites.
Bien plus dangereuse était l’organisation russe en pays étrangers, qui s’étendait à toute

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l’Europe et dont la direction était confiée à l’Ochrana, ou police secrète russe. C’étaient les agents
de l’Ochrana qui recrutaient les espions destinés aux autres pays et non sans succès, grâce aux
fonds généreusement affectés à ce service. Nous avons déjà montré que les attachés militaires et
navals russes avaient le devoir de se consacrer à l’espionnage ; leur collaboration avec les organes
de la police secrète établis à demeure dans toutes les capitales du monde, leur permettait de
recueillir des renseignements de la plus grande importance ; cette action, universellement connue,
des attachés russes provoquait, d’autre part, à leur égard, une recrudescence de méfiance ; ils
étaient soumis à une surveillance de tous les instants, ce qui naturellement les gênait beaucoup ;
dès qu’ils dépassaient la mesure, ils se compromettaient et leur départ s’imposait.
Il est incontestable que les écoles d’espionnage russes ont rendu d’énormes services et que
l’espionnage et la propagande ont contribué aux premiers succès remportés par les Russes sur nos
armées inférieures en nombre. Mais les défaites qui suivirent annihilèrent tout le travail
préparatoire du Service des renseignements russe. Quant à s’adapter par des mesures improvisées
aux conditions nouvelles, la lourdeur proverbiale des Russes ne le leur permit pas. En dépit de
son organisation opérant depuis de nombreuses années, leur Service des renseignements faillit
complètement à sa tâche.
Le rouble a fait bien des victimes ; même certains de nos officiers succombèrent à la tentation
et trahirent leur pays ; ce fut là le meilleur — et pour nous le plus pénible — succès de
l’espionnage russe.

L’ESPIONNAGE SERBE CONTRE L’AUTRICHE‐HONGRIE

L’ambition politique serbe était l’incorporation dans une plus grande Serbie, et sous la dynastie
régnante, des territoires autrichiens peuplés par les Slaves méridionaux. Ces populations
comprenaient 1.175.000 Slovènes et, en y comptant les musulmans de Bosnie‐Herzégovine,
4.800.000 Croates et Serbes. Bien qu’apparentés entre eux par leurs origines, ces peuples
différaient considérablement les uns des autres, à certains points de vue, notamment les Serbes et
les Croates, dont les divergences allaient jusqu’à la haine réciproque. Malgré cela, la propagande
extrêmement habile pratiquée par le royaume au nom de ses deux millions de Serbes orthodoxes
réussit à imposer à la majorité des Slaves du Sud le programme politique de sa dynastie. Les
aspirations serbes datent du congrès de Berlin en 1878 et du moment où l’Autriche‐Hongrie
accepta le mandat d’occuper les provinces turques de Bosnie‐Herzégovine, ce qui parut devoir
soustraire ces provinces à l’incorporation dans l’État serbe. L’hostilité professée à l’égard de
l’Autriche‐Hongrie se transforma en haine violente, lorsqu’en 1908, après la révolution des Jeunes
Turcs, l’Autriche‐Hongrie proclama l’annexion des deux provinces.
Les instructions données par le Gouvernement serbe à son ambassadeur à Vienne, le 17 avril
1909, prescrivaient de poursuivre la propagande nationale en Autriche‐Hongrie et promettaient
des fonds pour le service de renseignements d’une part et, de l’autre, pour l’achat de certains
organes de presse austro‐hongrois. « La propagande nationale, dans les contrées sud‐slaves, sera
subordonnée à la propagande pan‐serbe, dont l’organisation se trouve entre les mains de nos
frères russes ; elle disposera de moyens importants. Un nouveau centre est prévu dans le pays de
nos frères tchèques. La propagande politique et révolutionnaire qui pourra sembler nécessaire sera
désormais l’affaire des Services de Saint‐Pétersbourg et de Prague. Nous resterons en liaison
étroite avec elle grâce aux soins de l’État‐Major serbe. »
Cette collaboration des Services de renseignements militaires et politiques a été pratiquée en
Serbie mieux que dans n’importe quel autre pays. La nuit sanglante du 29 mai 1903 au cours de
laquelle le dernier roi de la famille Obrenovitch mourut, avec son épouse, sous les coups des
officiers serbes et qui ouvrit le chemin du trône à la dynastie des Karageorgevitch, est le point de
départ de la préparation méthodique à la guerre contre l’Autriche‐Hongrie. Cette nuit tragique a

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mis en vedette un personnage des plus importants, le capitaine d’État‐Major Dragoutine
Dimitrievitch, dit « Apis », dont l’action dans le domaine national est inséparable de l’histoire du
nouveau royaume. Ce fut lui qui, sous l’influence de son esprit national‐révolutionnaire,
enthousiasma pour ses projets tout le corps d’officiers serbes. Dès le lendemain de l’assassinat du
roi Alexandre et de la reine Draga, le peuple manifesta son approbation au capitaine
Dimitrievitch, blessé à la poitrine par plusieurs coups de feu ; il lui attribua le mérite principal de
l’attentat et de sa réussite et le nomma « le sauveur de la patrie ». A partir de ce jour, « Apis » joua
dans la politique de son pays un rôle de premier plan ; à la tête d’un groupe de jeunes officiers
animés d’un dévouement aveugle, il s’empara de la direction politique. Une table de forme
oblongue autour de laquelle siégeait Dimitrievitch avec ses amis, au restaurant Kolarac, à
Belgrade, fut nommée « le comité exécutif du royaume serbe ».
En novembre 1911, l’attaché militaire austro‐hongrois à Belgrade, signalait la création d’une
organisation terroriste, dite « la main noire » — elle s’appelait en réalité « L’Union ou la Mort », dont
le commandant d’Etat‐Major Dimitrievitch était l’âme damnée. Cette association, de caractère
irrédente et pan‐serbe s’était fixé pour but la destruction de la monarchie des Habsbourgs. Son
action est marquée par une série d’attentats contre des dignitaires austro‐hongrois.
A la suite de la deuxième campagne des Balkans, Dimitrievitch fut nommé, en juin 1913, chef
du Service des renseignements serbe à l’Etat‐Major général ; il fut, en cette qualité, l’animateur de
l’attentat contre l’archiduc François‐Ferdinand, crime qu’il autorisa après avoir obtenu du colonel
Artamanov, attaché militaire russe, l’assurance que la Russie n’abandonnerait pas la Serbie, même
après cet assassinat. Un destin vraiment étrange a voulu que cet homme, le fondateur du grand
empire serbe actuel, fût, en 1917, condamné à mort pour avoir trahi le roi et le pays et qu’il
tombât sous les balles des gendarmes serbes. Le danger que présentait pour nous le Service des
renseignements serbe tenait surtout à son activité politique. Grâce à la circulation très intense le
long des frontières austro‐serbes, les Serbes pénétraient facilement dans notre pays et, mû par sa
haine nationale, chacun d’eux devenait un espion ; l’espionnage militaire se pratiquait
simultanément et trouvait ses principaux appuis dans les Autrichiens de race serbe,
particulièrement parmi les étudiants qui embrassaient avec fanatisme la cause d’une Grande
Serbie. Le Service des renseignements trouvait facilement, pour n’importe quelle mission, des
volontaires prêts à risquer patriotiquement leur vie. Les bandes de comitadjis se composaient
d’officiers, d’intellectuels et de brigands unis par cet idéal commun : la Grande Serbie.
Lorsqu’après les guerres balkaniques le rêve d’un empire pan‐serbe commença à se réaliser,
tout Serbe n’eut plus qu’un but : détruire l’Autriche‐Hongrie, s’unir aux frères sud‐slaves qui
gémissaient encore sous le joug des svaba. Ce peuple en armes et fanatisé acceptait n’importe
quel sacrifice en vue de l’espionnage.
L’idée pan‐serbe avait également pris pied au Monténégro. Qu’elle postulât la suppression de
la dynastie monténégrine, cela n’arrêtait pas ses partisans. Le peuple, dans sa grande majorité,
acceptait l’idéal pan‐serbe ; pour lui également la monarchie austro‐hongroise était un obstacle à
cette réunion avec les Slaves du Sud que, seule, une guerre pouvait réaliser. L’influence
considérable exercée par la Russie à Cetinié avait depuis longtemps préparé à cette éventualité
les habitants des Montagnes Noires. Aussi l’espionnage et la propagande se pratiquaient‐ils
abondamment le long de cette frontière de l’Autriche‐Hongrie.

L’ESPIONNAGE ROUMAIN

Gouvernée par un Hohenzollern, s’étant fixé pour but la conquête de la Bessarabie, la


Roumanie pouvait être considérée comme puissance amie de la triplice, malgré ses sympathies
pour les Roumains soi‐disant persécutés en Hongrie. Ce fut une des suites les plus funestes des
guerres balkaniques qu’elles provoquèrent pour la Roumanie un revirement qui fit paraître sa

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défection de plus en plus certaine. En mars 1914, une série de renseignements reçus en Autriche‐
Hongrie signala une recrudescence de l’hostilité roumaine contre la monarchie. L’idée d’une guerre
prochaine, qui s’était implantée surtout dans l’armée roumaine, s’étendait de plus en plus. La
propagande contre les Hongrois prenait, dans les villes et dans les campagnes, des aspects
menaçants. La désagrégation prochaine de la monarchie austro‐hongroise devenait une des
préoccupations majeures de l’armée. Le thème du « Kriegsspiel » fut dans de nombreuses garnisons
l’invasion du Banat et de la Septimanie hongroise. Les instituteurs et le clergé travaillaient les
campagnes et faisaient de la propagande anti‐autrichienne, d’accord avec la ligue « culturelle ». La
Russie inondait tout le pays de ses émissaires, pendant que la France concentrait son influence sur
les intellectuels de la capitale, grâce aux articles de ses journaux et à la fondation de l’Amitié
franco‐roumaine dont l’ambassadeur de France était l’un des membres les plus actifs. Le mariage
du prince Carol avec une des filles du tsar devait préparer l’alliance avec la Russie.
Des manifestations contre la double monarchie eurent lieu dans les théâtres ; partout l’on
entendait chanter l’hymne de haine « Réveille‐toi, Roumanie ». L’Etat‐Major roumain qui, l’année
précédente, avait, en collaboration avec l’Etat‐Major austro‐hongrois, préparé la guerre commune
contre la Russie, commençait à se préoccuper des mesures de mobilisation à prendre contre nous.
Le parti pan‐roumain élaborait un programme exigeant l’annexion de tous les territoires peuplés
par des Roumains, notamment de la Septimanie hongroise.
Notre ambassadeur à Bucarest, le comte Ottokar Czernin, fut chargé, au dernier moment, de
rétablir les relations amicales, déjà bien compromises, avec la Roumanie. Mais il dut reconnaître,
dans un rapport daté du 2 avril 1914, que sa mission n’avait aucune chance de réussite. La
Roumanie se rangeait donc parmi les ennemis des puissances centrales, et la parenté nationale des
populations limitrophes fournissait, sur cette frontière également, un terrain des plus favorables à
l’espionnage militaire de l’ennemi.
C’est ainsi qu’au printemps 1914, le cercle s’était soudé autour de l’Autriche‐Hongrie. Au delà
de ses frontières, les armées ennemies n’attendaient que le moment de dépecer la double
Monarchie ; à l’intérieur même du pays, elle était entourée de populations dont les aspirations
nationales allaient vers l’étranger. La propagande nationaliste et les Services de renseignements
militaires qui y trouvaient leur meilleur appui, devaient ouvrir à l’ennemi l’accès du cœur même
de la monarchie austro‐hongroise.
Inondé de tous côtés par des agitateurs et des espions, l’empire semblait condamné sans
rémission à s’effondrer. Tout ce que l’espionnage avait pu apprendre sur notre situation, les
ennemis le savaient ; mais il n’était qu’une seule chose qu’ils n’avaient pas bien comprise : la
capacité de résistance d’une armée qui, avec peu d’exceptions, demeura dans son ensemble fidèle
à ses serments et se défendit héroïquement pendant quatre ans et demi jusqu’au moment où la
faim et les privations de toutes sortes entraînèrent l’effondrement de notre vieil Empire.

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XI. — L’ESPIONNAGE ET LA FAMINE
PAR GUNTHER PACYNA, CHEF DE LA PRESSE A LA LIGUE DES PAYS DE L’EMPIRE

Dans leur volonté de nous anéantir, l’Angleterre et la France n’ont pas tardé à comprendre que
leur meilleur atout de guerre contre le peuple allemand était la menace de l’affamer. Aussi les
États de l’Entente n’ont‐ils reculé devant aucune conséquence de cette vérité, même lorsqu’ils
lésaient gravement les bases et principes les plus élémentaires du droit et de l’humanité. Le blocus
britannique eut vite fait d’interdire à l’Allemagne toute importation maritime de céréales et surtout
d’aliments destinés au bétail. Mais il ne suffit pas, pour atteindre ce but, de bloquer les ports
allemands seulement. Il fallait également supprimer l’importation dans les pays neutres : Suisse,
Hollande, Danemark, Suède et Norvège ou du moins la réduire à tel point qu’il leur devînt
impossible de faire passer en Allemagne la moindre quantité de grains panifiables. Un système
fort bien étudié de chicanes et d’entorses données au droit des gens, permit bientôt de contrôler
toutes les importations de ces pays de manière qu’il ne leur restât plus qu’à se soumettre à
l’organisation des soi‐disant trusts d’importation qui dépendaient totalement de l’arbitraire
britannique et ne laissaient entrer que le minimum indispensable à chaque État. C’est ainsi que se
créèrent, pour la Suisse, la S. S. S. (société de surveillance suisse) ; pour les Pays‐Bas, le Trust
néerlandais d’outre‐mer ; pour la Suède, la Société de Transit ; pour la Belgique, le Comité
national de secours et d’alimentation. Mais ce contrôle ne suffît pas à l’Angleterre qui se mit à
surveiller également les maisons d’exportation étrangères. Les firmes exportatrices de céréales qui
avaient, précédemment, fourni l’Allemagne furent portées sur les listes noires, ce qui équivalait à
l’arrêt total de leurs affaires, si elles n’acceptaient pas sans réticence les exigences anglaises. La
Grande‐Bretagne n’hésita même pas à tirer parti de sa domination des mers et des câbles marins,
pour contrôler et intercepter tous les télégrammes ayant trait aux achats et ventes de céréales. En
profitant, sans le moindre scrupule, de sa puissance navale, et grâce au mépris le plus absolu de
toutes les règles du droit des gens, elle réussit ainsi à établir autour de l’Allemagne une zone
interdite qui rendit effectivement impossible toute importation de céréales.
Parmi les pays d’Europe, seule la Roumanie produisait suffisamment pour nous livrer des
grains. Mais en vertu d’une interprétation complètement injustifiable du principe de neutralité, la
Roumanie décréta, dès le 3 octobre 1914, une interdiction d’exporter du blé, suivie le 15 mars
1915 d’une mesure similaire pour le seigle et l’orge. Et comme, la guerre déclarée, l’exportation
n’était pratiquement possible que vers l’Allemagne et l’Autriche, ces interdictions équivalaient à
une prise de position hostile, d’autant plus étrange, qu’elles lésaient gravement l’agriculture et le
commerce du pays. La récolte de 1915 ayant été tout à fait exceptionnelle, des masses
considérables de céréales s’accumulèrent en Roumanie, ce qui finit par ruiner totalement le
marché des grains et força le gouvernement, pour apaiser le mécontentement croissant de
l’opinion publique, à abandonner passagèrement la rigueur de ses prescriptions ; mais ce fut
uniquement pour saboter de son mieux l’exportation en Allemagne, et il se livra dans ce but à un
jeu d’intrigues sans précédents — qu’il ne m’est pas possible de révéler ici dans tous ses détails.
Mais il est remarquable que les Anglais intervinrent sans délai, aussitôt que les concessions plus
apparentes que réelles du Gouvernement semblèrent compromettre le moins du monde leur plan
de famine. Dès qu’après de longues discussions, le premier contrat de livraison eut été conclu
avec les puissances centrales, l’Angleterre passa avec la Roumanie un marché de 80.000 wagons
de blé, dont l’exécution était absolument chimérique. Mais elle tenait manifestement à enlever aux
empires centraux les quantités commandées par elle et à provoquer ainsi des transports de grains
qui eussent mis les chemins de fer roumains dans l’impossibilité de livrer à l’Allemagne. Ce plan
ne réussit qu’en partie ; mais la Grande‐Bretagne n’en poursuivit pas moins ses intrigues jusqu’à

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l’entrée en guerre de la Roumanie et continua ainsi à réduire et à paralyser les achats allemands
par des achats fictifs. La déclaration de guerre roumaine devait ensuite obstruer cette dernière
brèche qui existait encore dans le blocus anglais, et la campagne foudroyante qui soumit et
conquit la Roumanie n’y changea rien ; car la panique qui s’était emparé des troupes en fuite, ne
les empêcha pas d’exécuter, sous la direction d’officiers français, un travail de destruction qui ne
laissa rien à désirer.
De la sorte, les puissances centrales se virent bientôt réduites à leurs propres ressources.
Pendant les années d’avant‐guerre, l’agriculture allemande avait pris un développement qui la
mettait en mesure de nourrir par ses propres moyens la population du pays, bien que celle‐ci
s’accrût très rapidement. Si malgré cela l’Allemagne importait, avant les hostilités, des quantités
considérables de blé, la cause en était à l’engouement dont bénéficiait le pain de froment, tandis
qu’en raison de son sol et du climat le pays produisait, pour la panification, surtout du seigle, mais
il était possible de s’en tirer en revenant à la consommation du pain de seigle. Quant aux pommes
de terre et au sucre, l’Allemagne en avait plus qu’il ne lui en fallait. La seule chose qu’elle ne
produisait pas en quantité suffisante c’était la viande ; cependant, même de ce point de vue, le
déficit avait notablement diminué pendant les dernières années. En 1890, l’élevage allemand
fournissait, de son propre cheptel, 86,2 % de la consommation ; en 1900, 91,2 % ; en 1910, 93,9
%. Mais il faut dire que d’autre part la consommation de viande par tête d’habitant avait augmenté
dans des proportions extraordinaires pendant la deuxième moitié du XIX e siècle et que, de 1900 à
1910, elle était passée de 46,0 à 48,7 kg. par habitant. Une réduction de la consommation était
donc possible dans ce domaine également, sans porter préjudice à la santé publique. Ce n’en fut
pas moins le point le plus faible du ravitaillement général du pays et il devait se faire sentir de
plus en plus au fur et à mesure que la guerre se prolongeait, car le cheptel relativement important
du pays était nourri surtout grâce aux aliments et fourrages importés de l’étranger. C’était
notamment le cas pour l’engraissement particulièrement actif du porc dans les régions du nord‐
ouest. Cette dépendance de l’étranger pour l’alimentation des animaux finit par tourner au désastre
quand la guerre mondiale se mit à traîner en longueur, contrairement à toutes les prévisions. Le
Gouvernement allemand se vit dans la pénible alternative de restreindre considérablement soit
l’élevage du bétail, soit la consommation du pain, en faisant bénéficier l’alimentation des animaux
de tout ce qui était soustrait à celle des hommes. Il tint malheureusement trop peu compte d’une
troisième possibilité en négligeant de procéder à une modification de l’engraissement porcin grâce
aux excédents incontestablement réalisés sur les pommes de terre. Au contraire, l’État se résigna à
décimer l’élevage des porcs en les faisant tuer d’office afin d’attribuer à la fabrication du pain les
réserves de seigle devenues disponibles grâce à cette mesure.
Mais la guerre eut des suites désastreuses pour la production, dans bien d’autres domaines
encore. Tous les hommes tant soit peu utilisables durent partir pour le front et leur absence ne put
être compensée ni par le travail plus intensif des femmes et des enfants, ni par celui des
prisonniers de guerre. Ces derniers ne pouvaient en aucun cas remplacer la main‐d’œuvre qui
manquait (en général il fallait substituer à un seul paysan allemand deux ou trois prisonniers) car
la surveillance et l’autorité exercées par le maître‐paysan faisaient partout défaut. Ajoutons à tous
ces inconvénients une grande pénurie d’engrais chimiques, leur importation étant totalement
paralysée et l’azote produit dans le pays servant à la production des munitions. C’est ainsi que,
notamment pendant la première année de guerre, l’agriculture se vit réduite exclusivement à
l’utilisation du fumier de ferme. L’impossibilité où se trouvaient les cultivateurs de remplacer et
souvent même de réparer leurs outils et machines agricoles eut également des conséquences
d’autant plus fâcheuses que la guerre durait davantage. Tous ces obstacles mis à la production
rurale exercèrent sur l’agriculture allemande une influence d’autant plus désastreuse, que la qualité
généralement médiocre de notre sol l’avait acculée à le cultiver le plus intensivement possible,

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afin d’en tirer le maximum et qu’il ne fallait pas songer à maintenir le niveau de la production sans
employer les méthodes de culture les plus intensives.
L’arrêt des importations étrangères d’une part, et la régression de la production de l’autre,
produisirent une pénurie de vivres et une sous‐alimentation comparable dans ses effets à une
famine lente. Le rapport de la Commission sanitaire d’Empire sur les dommages causés par le
blocus ennemi (Berlin, décembre 1918) en est un émouvant témoignage. Au cours d’une réunion,
à Paris, de la Commission de ravitaillement interalliée — le 25 mars 1918 — le minimum
d’aliments nécessaires à un homme du poids moyen de 70 kilogrammes et travaillant en moyenne
huit heures par jour avait été évalué à 3.300 calories, une diminution passagère de 10 % étant
considérée comme chose sans importance pour la santé. Mais dès l’automne 1916, le nombre de
calories produites par une alimentation fortement rationnée n’atteignait plus que le chiffre de
1.334 et même de 1.100, en été 1917, avec une teneur d’albumine de 30 grammes seulement par
jour, alors que la proportion minima indispensable est normalement de 60 grammes. Mais c’est là,
d’après les constatations de l’Office sanitaire, une quantité d’énergie à peine supérieure à celle
que le corps humain est forcé de prélever sur sa propre substance pour échapper à la mort par
inanition. Elle correspond à la consommation quotidienne d’un enfant de deux à trois ans
normalement constitué et ne peut donc aucunement suffire à un adulte pour se maintenir en vie.
L’office sanitaire évalue à 763.000 personnes le nombre de celles qui, ne pouvant se procurer de
vivres supplémentaires, sont effectivement mortes de faim.
Ces chiffres formulent une véritable accusation contre l’Entente et sa volonté bien arrêtée de
détruire l’Allemagne, sans aucune autre considération. Si le blocus anglais était à lui seul déjà un
crime contre le droit des gens et les principes les plus élémentaires, les tentatives ennemies
d’intensifier encore nos difficultés de ravitaillement par des actes de sabotage ordonnés aux
prisonniers de guerre et aux espions constituent un manque d’humanité.
Il n’est pas nécessaire, pour juger ces tentatives, qu’elles aient été ou non couronnées de
succès. Il suffit qu’elles aient été imaginées et entreprises par des moyens qui ont constamment
varié.
Nous manquons, il est vrai, d’une statistique digne de foi et, surtout, complète, des résultats
qu’ont donnés ces actes de sabotage, et le dommage qu’ils nous ont causé paraîtra peut‐être peu
important ; mais n’oublions pas que, dans la situation critique où se trouvait notre ravitaillement, la
destruction de réserves même infimes mettait des êtres humains en danger de mourir de faim. Ces
tentatives de saboter l’alimentation de notre population à l’aide des prisonniers de guerre et des
espions accusent donc les méthodes de guerre de l’Entente.
Dès la déclaration de guerre, au cours de la moisson, des ouvriers et tâcherons polonais
provoquèrent une série d’incendies qui alarmèrent considérablement la population. Il est évident
que, dans la surexcitation de ces premières journées, certains cas ont pu leur être attribués à tort ;
par ailleurs, la situation créée pendant les premiers mois de la guerre a mis de grands obstacles à
toute instruction régulière. Cependant de nombreux incendies sont dus, sans nul doute, à l’action
de l’ennemi. C’est ainsi qu’à la suite d’un sinistre de ce genre sur le domaine seigneurial de
Nackel, près Neu‐Ruppin (province de Brandebourg), il fallut incarcérer des groupes entiers
d’ouvriers agricoles russes. Dès le 4 septembre 1914, le Conseil de guerre de Stettin condamnait à
mort pour incendie un tâcheron originaire du gouvernement de Pietrovo. Les journaux signalent de
nombreux cas du même genre au cours des premières semaines. Il serait toutefois imprudent de
conclure de ces faits à une organisation méthodique, car il s’est agi certainement plus d’une fois
d’actes de vengeance instinctifs, hypothèse plausible, si l’on tient compte du niveau culturel
extrêmement bas de la main‐d’œuvre migratoire russe. Mais il s’écoula peu de temps avant que les
ennemis, et, ce qui est remarquable, surtout les Anglais, ne s’efforcent d’organiser cette guerre de
francs‐tireurs à l’intérieur même de notre pays. Nous en avons la preuve dans les manifestes de
certaines sous‐préfectures prussiennes ; c’est ainsi que l’administrateur d’Insterburg (Prusse

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Orientale) publie, en mai 1915, l’avis suivant : « Des renseignements dignes de foi signalent que
les Anglais ont engagé des ouvriers polonais dans le but d’incendier, en Saxe, les granges et
hangars à céréales. Les autorités municipales et les propriétaires ruraux sont donc invités à faire
garder sans délai les constructions menacées. La surveillance devra s’étendre également aux
prisonniers de guerre russes. »
Les autorités militaires et les Chambres agricoles dénoncèrent également ce danger et les
sanctions draconiennes prévues par les lois de la guerre. Dans plusieurs contrées, il fallut
organiser un véritable Service de surveillance. L’action énergique du commandement militaire eut
un plein succès, car les dommages causés par les incendies ne se multiplièrent plus ; au contraire,
ils diminuèrent même comparativement aux années d’avant‐guerre. C’est seulement vers la fin de
la guerre qu’ils augmentèrent de nouveau de fréquence, ce qui n’eut rien de mystérieux, car tous
les Allemands capables de porter les armes étaient sur le front et les prisonniers de guerre
employés aux travaux agricoles devenaient de plus en plus nombreux.
Les premières tentatives de saboter notre production rurale avaient donc été déjouées dès le
début, mais, la guerre se prolongeant, l’ennemi les reprit avec la plus stricte méthode. La détresse
croissante du pays leur conférait une importance d’autant plus grande, qu’elles agissaient non
seulement sur notre approvisionnement, mais encore sur le moral de la population dont elles
sapaient, en l’inquiétant, l’énergie et la résistance. Les autorités militaires ennemies essayèrent
ainsi d’organiser le sabotage en grand de notre alimentation, en adressant aux prisonniers de
guerre des messages chiffrés de ce genre : « Faites de la propagande auprès des ouvriers
agricoles et montrez‐leur comment faire pour supprimer les germes des pommes de terre de
semence à l’aide de couteaux et de bouts de bois. Vous recevrez de petits appareils spéciaux,
dissimulés dans des paquets de chocolat, des gâteaux, des biscuits, etc.
« Dans les usines, dans les ateliers, graissez les machines à l’aide de la pâte dentifrice ci‐jointe.
« Répondez‐nous immédiatement si vous pouvez utiliser du matériel incendiaire et des pastilles
pour provoquer des épizooties. En cas de réponse affirmative, les prochains paquets contiendront
des pastilles ou autres ingrédients. Lisez l’instruction dans la boîte à pastilles.
« Vous pouvez recevoir également un petit appareil incendiaire qui mis en lieu et place, ne
fonctionnera que trois à cinq heures après. Placez‐le dans de grandes cours de ferme, sous des
hangars, dans des wagons de chemin de fer prêts à partir. Dans les fermes, ne mettez le feu
qu’après avoir administré les pastilles au bétail. Transportées ailleurs, les bêtes contamineront de
nouvelles étables.
« Choisissez et réfléchissez bien. Vos actes seront dûment récompensés. Indiquez‐nous une
adresse fictive où j’enverrai peu à peu différents paquets que vous intercepterez avant tout
contrôle. Il faut arriver au point que dans tous les centres de prisonniers, les fermes soient la proie
du feu et que le bétail brûle. Tentez toutes les chances. Vos actions devront frapper l’ennemi, et
le frapperont, comme une catastrophe s’abîmant sur le peuple allemand. Intéressez à la chose des
amis éprouvés. Vous travaillerez magnifiquement ainsi pour la victoire et la patrie.
« Communiquez‐nous les détails de votre organisation ; vous recevrez du matériel dans le
prochain paquet.
« Ces instructions doivent être considérées comme des ordres militaires. Tous les amis seront
récompensés. »
Un autre des écrits découverts par nos soins s’occupait exclusivement de mesures aptes à
détruire les récoltes de pommes de terre. En voici des extraits :
« Pommes de terre de semence : choisir quelques tubercules malades présentant des taches
noires. Produire une légère lésion à la surface des pommes de terre saines et les rapprocher des
taches noires des autres tubercules en les frottant les uns contre les autres.
« Quand ce sera possible, extirper les germes à l’aide du pouce, d’un couteau, d’un morceau
de bois ou de l’appareil que vous découvrirez dans vos paquets.

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« Récolte : Dès la récolte, mélangez les tubercules malades avec ceux qui semblent sains ;
jetez sur ces derniers les fanes des malades…
« Procurez‐vous, quand ce sera possible, de l’acide sulfurique ; versez‐en sur les tubercules ; il
les empêchera de germer.
« Il vous sera toujours possible d’opérer à l’insu des Allemands. Une mauvaise récolte a plus
d’importance qu’une bataille gagnée. Vous travaillez pour le pays.
« Efforcez‐vous de trouver quelques amis sûrs, prudents et discrets qui nous communiqueront
leurs noms. Qu’ils écrivent ! qu’ils agissent ! Travaillez en secret, dirigez, divisez le travail entre
vos amis…
« Ayez bien en main vos camps de prisonniers. Nous aurons peut‐être besoin de tous les
concours pour la défaite finale de l’ennemi.
« Toute cette organisation doit être considérée comme un service commandé à vous
personnellement et aux hommes réputés sûrs. Il faut que vous puissiez toujours nier toute
connivence avec nous. »
Des observations minutieuses démontrèrent, s’il faut en croire la Deutsche Tageszeitung, qu’il
s’agissait d’une organisation de sabotage méthodiquement conçue et dirigée par les Alliés
occidentaux et qui recrutait également des auxiliaires parmi les prisonniers russes. Le matériel
incendiaire parvenait aux conjurés de préférence dans des paquets de vivres. On découvrit des
explosifs et des cordons Bickford dans des conserves, des gâteaux et du chocolat. Fréquemment,
les boîtes de conserve étaient à doubles fonds ou parois entre lesquels se trouvaient les engins
incendiaires. Dans une boîte à conserves remplie de marmelade, était dissimulée une vessie de
caoutchouc contenant 24 cigarettes bourrées de bacilles pathogènes destinés à provoquer des
épizooties à évolution lente, afin que les auteurs n’en pussent être retrouvés ; le mode d’emploi
était annexé à l’envoi en langage chiffré. Mais avant tout, la propagande ennemie s’efforçait
d’obtenir des prisonniers une résistance passive consistant à travailler le moins possible.
Le contre‐espionnage allemand réussit à découvrir à temps ces projets et à les déjouer.
A côté de ces efforts, tendant à déchaîner une vraie guerre de francs‐tireurs à l’intérieur du
pays, nous observâmes de fort bonne heure une tendance à exploiter les difficultés sans cesse
croissantes du ravitaillement de la population urbaine notamment, pour une propagande excitant
l’envie et le ressentiment contre les paysans et compromettant ainsi le moral du peuple de
l’arrière. Cette propagande ennemie se servait de préférence des phrases et des mensonges
tendancieux, qu’avant la guerre déjà les partis de gauche avaient utilisés dans leur lutte contre les
exigences économiques et politiques de l’agriculture. Elle se fit ainsi des auxiliaires inconscients
d’abord, puis fort conscients — l’union sacrée perdant de plus en plus de terrain au fur et à
mesure que la guerre se prolongeait. Il est remarquable que, dans ses manifestes, l’ennemi
exploitait surtout les privations matérielles subies par la population allemande. Le hobereau, le
gros propriétaire rural fier de sa richesse et vivant dans l’abondance loin du front, constituait un
des clichés préférés non seulement de la lutte politique dans le pays, mais aussi de la propagande
ennemie. Dès l’automne 1914, des avions lancèrent des quantités énormes de feuilles volantes
représentant, sous les traits familiers à la presse humoristique socialiste d’avant‐guerre, un
hobereau et un profiteur de la guerre poussant au combat, le fouet à la main, de malheureux
soldats allemands. Une autre feuille de la même époque incite les hommes à déserter pour
combattre ainsi la mentalité du hobereau prussien. Qu’ils s’en rendissent compte ou non, les
inspirateurs de ces campagnes se servaient des manifestations de famine qui eurent lieu dans les
villes dès les mois de mai et juin 1916 et que dirigeaient surtout certains partisans de l’aile gauche
de la démocratie ; ils employaient les mêmes arguments, la même phraséologie, les mêmes
devises que les agitateurs à la solde de l’Entente. Les écrits révolutionnaires, distribués
simultanément sur le front et à l’arrière, se distinguaient uniquement par leur origine, mais guère
par leur texte, des brochures de propagande de l’Entente. Bien qu’il n’y eût au début aucune

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corrélation directe avec l’ennemi, il semble incontestable que cette agitation révolutionnaire en
Allemagne même ait fourni aux puissances ennemies, à l’affût de tout ce qui se passait parmi
nous, le meilleur point de départ pour leur propre propagande. Mais en 1917 déjà, ces deux
tendances parallèles fusionnèrent en vue d’une action absolument commune. C’est ainsi que
l’Almanach de la révolution allemande pour l’an de grâce 1919, publie un article intitulé : « les
dates révolutionnaires » et fait, pour les 16 et 17 avril 1917, la constatation suivante, combien
éloquente dans sa concision :
« Dans les centres des industries de guerre, grèves importantes contre la réduction des rations
de pain, contre l’obligation du service auxiliaire, etc. (distribution par l’ennemi d’imprimés
subversifs provenant de l’étranger). »
Mais cette résurrection des luttes politiques internes, l’extension prise par une propagande de
plus en plus manifestement révolutionnaire et marchant de front avec les difficultés croissantes de
l’alimentation, étaient exploitées non seulement pour réduire la résistance allemande, mais encore,
et de la manière la plus habile, pour ranimer celle des populations ennemies. La presse française
surtout fait de fréquentes allusions à la disette imminente en Allemagne et la décrit avec toute la
vivacité de l’imagination latine dans l’espoir d’attiser ainsi la confiance plus ou moins ébranlée du
public. Ce qui caractérise bien la mentalité du peuple français et sa psychose d’alors commune à
toutes les classes, c’est que la description des horreurs d’une famine prochaine n’est pas
uniquement le fait d’une presse avide de sensations violentes et spéculant sur les instincts de la
masse, mais qu’elle est le thème favori des correspondances envoyées par les lecteurs de ces
journaux en corrélation avec des plans de destruction inédits.
Pour conclure, nous constaterons que le blocus britannique, contraire à toutes les lois de la
guerre, a été le facteur décisif et essentiel du coup funeste porté au ravitaillement allemand. Il a
frappé surtout l’alimentation du bétail et en conséquence l’élevage tout entier ; il a en outre
paralysé les importations de céréales dont l’Allemagne avait besoin pour compléter sa fabrication
de pain. C’est ainsi seulement que les difficultés consécutives aux mesures de guerre et leur
réaction sur notre production agricole, ont pu se développer d’une manière aussi catastrophique.
Les actes de sabotage commis par les prisonniers de guerre à l’instigation des autorités militaires
anglaises et françaises n’ont pu, grâce aux mesures protectrices du commandement allemand,
influencer gravement les conditions de notre approvisionnement. Mais ils sont caractéristiques de
la manière dont l’Entente a fait la guerre.
Bien plus importante pour l’ébranlement du moral et de la résistance à l’arrière du front, fut
l’exploitation extrêmement habile de la scission politique provoquée chez nous par les difficultés
que rencontrait l’alimentation de notre peuple ; elle devait dégénérer en une agitation violente qui
favorisa de plus en plus la désagrégation révolutionnaire de l’Empire. C’est alors seulement que la
guerre de famine menée contre l’Allemagne devint une méthode de coercition telle qu’aucune
autre nation ne l’a encore subie.

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XII. — EN DANGER DE MORT !

PAR HURT VON DER EICH


Les agents et officiers du Service secret allemand détachés en pays d‘occupation sont
discrètement logés dans des maisons particulières. J‘habite, quant à moi, une vieille demeure de
patriciens où vit une dame âgée avec deux servantes, belges toutes trois. Les relations que j‘ai
avec elles sont polies et froides et limitées au strict nécessaire. Mon service difficile et lourd de
responsabilités de toute nature, m‘absorbe pour ainsi dire jour et nuit. Ma logeuse n‘en apprend
pas moins, au bout de peu de temps, et en dépit de toutes mes précautions, qu‘elle héberge un
de ces redoutables « secrets ». Les servantes sont également au courant et rivalisent de politesse
suspecte à l‘égard de « Monsieur le commissaire civil » (car telles sont mes fonctions pour la
population). Il s‘agit donc d‘ouvrir les yeux et les oreilles…
Et voici que circule encore une fois le bruit suivant lequel de faux policiers allemands, de
prétendus déserteurs du front, surprennent, terrorisent et volent en pleine nuit les habitants de
certaines localités, en exhibant de faux papiers et bons de réquisition et en « réquisitionnant » ainsi
des vivres et même de l‘argent. Notre gendarmerie et notre police militaire leur font en vain la
chasse.
Notre Service secret est uniquement chargé du contre‐espionnage et je ne dois m‘occuper des
faux policiers que si j‘ai lieu de soupçonner qu‘il s‘agit en même temps d‘espions ennemis, et
j‘estime que c‘est bien le cas.
Un heureux hasard vient favoriser les recherches que j‘ai entreprises de ma propre initiative.
Un beau matin que je déjeune un peu plus tard que d‘habitude, je suis témoin involontaire d‘une
conversation des plus animées entre ma logeuse et une de ses amies ; je me rends compte
aussitôt qu‘il s‘agit de faux policiers. Alors j‘écoute effectivement et, mon opinion faite, je frappe à
la porte et j‘entre sans attendre de réponse dans la pièce voisine où me reçoivent deux dames
épouvantées à qui je déclare que je les ai entendues.
« Vous n‘avez rien à craindre de moi, mesdames, au contraire, je suis prêt à vous venir en aide
; mais je vous prie de me raconter encore une fois toute l‘affaire. Effarées, quoique manifestement
rassurées, elles m‘invitent à m‘asseoir et la visiteuse, qui habite elle aussi dans la rue de Lille,
recommence son récit :
« La nuit dernière, vers onze heures, un policier militaire allemand a demandé, non sans
brusquerie, à entrer chez moi. Surprise par cette visite tardive et par ses manières étranges je ne
m‘attendais à rien de bon et refusai. Il me menaça de la gendarmerie et de la « Kommandantur », à
tel point que je dus céder. C‘était un homme encore jeune qui me fit voir une carte d‘identité de la
commanderie de T. et réquisitionna toutes les provisions que j‘avais dans ma cave. Il semblait fort
bien connaître la maison et la cave et parla comme pour s‘excuser de « perquisition et de traîtres ».
Au lieu de réagir à mes protestations, il m‘infligea en un français extravagant une amende de cent
marks à payer séance tenante. Il me menaçait en même temps de son revolver, en m‘avertissant
que si je ne payais pas, il ferait, dès le lendemain, enlever tous mes meubles par la gendarmerie.
Je répondis que je n‘avais pas d‘argent chez moi, mais que je m‘exécuterais le jour suivant.
Finalement il accepta, mais en me recommandant avec force menaces de me tenir prête à payer
le lendemain au plus tard avant onze heures du soir. Et il partit en maugréant et en emportant les
vivres dont il s‘était emparé.
Ce matin même, je me suis rendue à la « kommandantur » pour porter plainte. Là, on me
déclara que le bon de réquisition était falsifié, et qu‘il s‘agissait donc d‘un faux policier. Mais c‘est
de toutes façons un Allemand, peut‐être un déserteur du front, qui m‘a ignoblement volée de la
sorte ! »

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Tout en parlant, la pauvre dame belge s‘irritait de plus en plus. Quant à mon objection, qu‘il ne
pouvait être question d‘un faux policier allemand, ces dames l‘accueillirent avec un sourire
malicieux.
Je répétai donc d‘un ton des plus catégoriques : « Mesdames, j‘espère vous prouver dès ce soir
que le policier qui a réquisitionné chez vous hier dans la nuit n‘est pas un Allemand. » J‘affectai de
ne pas remarquer le scepticisme qui éclatait sur leurs visages et je donnai à la visiteuse des
instructions détaillées sur la manière de recevoir le « policier ». Je recommandai à toutes les deux
d‘observer le silence le plus absolu sur toute cette affaire.
Les deux dames se tranquillisent et ne savent comment me remercier d‘être disposé à recevoir
moi‐même et à examiner de près le prétendu agent de police.
Et maintenant, à la « kommandantur » ! L‘officier de service qui ne voit pas d‘un bon œil
l‘ingérence du Service secret me parle d‘un cas analogue. Un homme déjà grisonnant —
également un policier allemand, se plait à affirmer mon interlocuteur — portant des lunettes de
tranchée, des favoris et un pansement au visage, a réquisitionné chez Mme L. marchande de
tabacs, de grandes quantités de cigares de premier choix ; il a remis en échange un bon de
réquisition exactement semblable à celui de la dame belge.
Accompagnant ces déclarations d’un sourire ironique, l’officier de service ajoute : « Il ne peut
s’agir que de faux policiers allemands et certainement de déserteurs du front. Malheureusement,
notre police les recherche en vain. L’irritation des Belges est grande et tout ce qu’il y a de plus
justifiée… »
J’ai beau affirmer qu’il n’est pas question de policiers allemands et encore moins de déserteurs
du front ; l’officier hausse les épaules. Un sourire incrédule, presque moqueur, souligne sa
politesse toute de convention. Il croit aux déserteurs allemands ; il est convaincu que l’agent de la
secrète « se met le doigt dans l’œil ».
J’obtiens encore, sur les lieux mêmes, des détails sur quelques autres réquisitions et notamment
sur la réquisition de cigares chez Mme L., et le résultat de mon enquête me satisfait pleinement.
Mon plan est arrêté !
A sept heures du soir, je me rends dans la rue de Lille, j’y inspecte pour la forme quelques
immeubles et je pénètre ensuite en manteau et casquette militaires dans la maison désignée. Un
fonctionnaire de la police ayant à peu près ma taille et ma carrure s’y trouve depuis l’après‐midi ;
il en sort peu après en arborant ma casquette et mon manteau et monte dans ma voiture, de
manière à faire croire que le visiteur de tout à l’heure est bien reparti.
Assis dans un fauteuil, derrière un paravent, j’attends les événements en buvant une limonade.
Le temps passe lentement. La dame belge est excessivement nerveuse et, dominant son
aversion contre les « boches », s’efforce de puiser un certain courage dans une conversation qu’elle
engage avec moi. Elle s’inquiète de plus en plus et n’arrive pas à comprendre mon calme, et mon
assurance. Elle me conjure de la protéger aussitôt en cas de danger, et je la tranquillise en
souriant. Je commence même à douter de l’apparition du faux policier.
A ce moment, quelqu’un frappe violemment à la porte et la sonnette se met à retentir. D’un
geste de commandement et d’encouragement à la fois, je signifie à la maîtresse de maison, toute
tremblante, d’aller ouvrir et aussitôt après entre avec force fracas et jurons un jeune homme
portant la tenue de la police allemande et un brassard de la police militaire à la manche.
En un français étrangement prononcé et d’un ton agressif, il réclame immédiatement l’amende ;
la femme répond en reculant qu’elle n’a pas d’argent. Frappant du pied et jurant grossièrement, le
policier s’élance vers elle en la menaçant d’un objet ressemblant à un revolver et en criant : « De
l’argent ou je tire ! » Elle se réfugie derrière le paravent en hurlant de peur. Mais l’envahisseur qui
la suit me trouve tout à coup devant lui ; je lui saisis le poignet et lui arrache l’arme qu’il brandit
— un pistolet d’enfant !

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Muet d’étonnement, bouche bée, le faux agent me regarde ; je ne prends même pas mon
revolver ; il sait déjà à qui il vient d’avoir affaire et m’a aussitôt reconnu. Car les Belges, surtout
les jeunes gens, s’intéressent à nous beaucoup plus qu’il ne nous convient.
« Qui êtes‐vous et que faites‐vous ici à cette heure ? » — Pas de réponse. Complètement ahuri,
le « policier », naguère encore si sûr de lui, a perdu la tête. Ses genoux tremblent.
« Répondez », dis‐je brusquement ; il essaie de reculer, mais je l’empoigne par son manteau et
j’aperçois alors un col noir ; je tire avec force et que vois‐je ? Ce jeune gredin porte une vareuse
d’officier belge.
« Ah vous êtes belge, cher ami ! Votre carte d’identité ! et un peu rapidement, n’est‐ce pas !
dis‐je en français. Il me tend un papier : « Ernest S… 18 ans… » Je comprends !
« Vous êtes le fils du colonel belge S. »
« Oui, Monsieur, répond l’autre des larmes dans la voix.
« Et comment en arrivez‐vous à voler vos propres compatriotes en policier allemand ? »
« C’est mon père qui me l’a ordonné », affirme le jeune homme les yeux baissés.
Je remarque alors seulement l’attitude hébétée de la dame belge qui regarde le jeune homme
d’un air épouvanté. Elle finit par m’avouer que l’affaire lui est doublement pénible, car elle a
devant elle un de ses parents éloignés. Voilà donc pourquoi il connaissait si bien la maison ! Elle
lutte manifestement contre elle‐même et regrette d’avoir ainsi livré aux Allemands détestés et par‐
dessus le marché à la police secrète, un compatriote et un membre de sa famille. Mais il est trop
tard !
J’arrête le Belge, et la police militaire, cette fois, l’authentique, et qui attend déjà devant la
porte, l’écroue à la prison militaire de T.
Encore quelques phrases polies à la maîtresse de maison et je pars avec mon escorte pour la
demeure du colonel S., qui vient ouvrir lui‐même, mais avec circonspection, à mon coup de
sonnette, « Est‐ce toi, Ernest ? » demande‐t‐il tout bas dans l’obscurité.
« Veuillez ouvrir, colonel, je vous apporte des nouvelles de votre fils Ernest », dis‐je d’un ton
énergique, en français. Visiblement étonné, il me fait entrer en hésitant. C’est un homme de
cinquante ans, de haute taille et même sous sa redingote noire, d’allure bien militaire, qui me
regarde sans sympathie aucune. Son visage, blême de terreur, me prouve qu’il a compris… je ne
m’en présente pas moins, pour la forme.
Ramassant toute son énergie, me lançant un regard chargé de haine, il s’écrie en se redressant
fièrement : « Je ne vois pas ce que peut me vouloir la police secrète allemande. »
Je lui fais poliment observer que sa maison est cernée par des agents de la police militaire et
l’invite à me conduire dans son appartement, et à se conformer strictement et sans délai à tous
mes ordres. Il obéit à contre‐cœur, mais, par un mouvement de politesse qui me paraît plus que
suspect, il prétend me faire passer devant ; je refuse tout aussi cérémonieusement.
Arrivé à son bureau, il essaie de faire disparaître quelque chose, mais aussi rapide que lui, je
le préviens et m’empare ainsi d’un faux brassard de notre police militaire. Je découvre ensuite
dans le secrétaire une quantité de faux cachets et timbres de la « commandantur » de T., des
papiers d’identité au nom d’un gendarme Hermann, des favoris postiches, une paire de lunettes de
tranchées et même du taffetas anglais pour pansements. La collection de corpus delicti s’augmente
encore d’une casquette militaire allemande et d’un manteau avec brassard de police ; ces derniers
effets dans une armoire. Je mets également la main sur les vivres et cigares « réquisitionnés ».
Mais je découvre, le cœur battant, encore bien autre chose ! des cordelettes de paniers à
pigeons tels qu’en employait l’ennemi. Mes soupçons n’étaient donc que trop justifiés ! Cependant
je ne bronche pas et poursuis mes investigations.
A mes brèves questions, le colonel oppose un silence glacial ; cette perquisition si minutieuse
l’émeut profondément.
Quand je lui déclare que je viens d’arrêter son fils en flagrant délit, il se lève en sursaut, pour

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se dominer aussitôt et regarder droit devant lui comme s’il pensait à tout autre chose.
Un de mes auxiliaires s’empare des corpus delicti et je dis au colonel, qui affichait toujours
encore une indifférence totale : « Je vous mets en état d’arrestation ; préparez‐vous à me suivre. »
Il redresse sa haute taille ; d’un geste et d’une attitude inimitables, il tente de conserver sa
dignité d’officier et de m’en imposer :
« Moi, le colonel S. chef de la garde civique de T…, vous m’arrêtez ! Je pense que c’est une
erreur, Monsieur. »
C’est avec le plus grand calme que je lui fais observer ce que mon ordre a de provisoirement
inéluctable, tout en lui laissant le droit de porter plainte ; mais j’ajoute qu’il est à mes yeux déjà
plus que convaincu d’espionnage.
Absolument consterné, il se laisse tomber dans son fauteuil ; ouvrir un tiroir pour essayer de
saisir son revolver n’est qu’un geste purement théâtral et une demi‐heure après, la maison est sous
scellés, et son habitant sous les verrous à la prison militaire.
Dès le lendemain matin, grande agitation dans toute la ville ; je suis convoqué par le
commandement : « Vous avez, paraît‐il, arrêté à tort le chef de la garde civique, le colonel S. et
son fils. L’indignation est à son comble dans toute la population. Je vous conseille vivement de les
relâcher tous deux sans délai. »
Au garde à vous, moi, le fonctionnaire « civil » j’écoute avec calme les reproches du général,
mais je refuse d’un ton ferme et le prie de s’adresser à mes supérieurs. Ceux‐ci ne veulent rien
entendre avant d’avoir examiné et vérifié mon rapport. Et ce rapport, vu les faits incontestables,
ne permet pas de libérer les inculpés. Mais je ne me laisse pas influencer le moins du monde ;
mon devoir est si clair !
A la sortie du quartier général, j’apprends encore que des notables de T. m’accusent
ouvertement d’une mise en scène qui constitue une pure calomnie du colonel et une injure à la
ville. Il ne s’agissait rien moins que de couvrir les actes honteux des déserteurs allemands qui
volaient et pillaient les citoyens. C’en était de trop !
Je n’hésite pas à faire arrêter aussitôt deux notables ainsi que la marchande de tabac, Mme L…
L’arrestation et le transfert de ces trois personnes prennent une allure des plus dramatiques ; ce
sont d’ailleurs des avertissements sévères donnés aux bavards, et le calme se rétablit — comme
avant une tempête.
Une heure plus tard, je fais comparaître les derniers arrêtés. Je désire tout simplement les
convaincre de leur erreur pour les libérer aussitôt après, qu’ils veuillent bien m’attendre un instant
!
Je me rends ensuite dans la cellule du colonel S., et l’invite à me démontrer comment il a pu,
avec autant de succès, se faire passer pour un agent de la police militaire. Avec un empressement
qui fortifie singulièrement mes soupçons d’espionnage, il endosse le manteau militaire avec
brassard, se coiffe de la casquette, chausse ses lunettes et s’applique même les pansements sur le
visage. Sous ce déguisement, personne n’eût reconnu le colonel S.
« Mais pourquoi cela, Monsieur ? Comme je m’en suis aperçu hier, vous êtes suffisamment bien
informé — par les déclarations de mon fils, probablement ! »
« Vous vous trompez, colonel, votre fils m’a seulement avoué qu’il agissait à votre instigation.
Le reste se reconstruit facilement grâce à ce que j’ai constaté dans votre bureau. Ou bien allez‐
vous réellement nier que vous ayez lancé votre fils déguisé en policier sur vos propres compa
triotes et que vous ayez vous‐même, grimé comme vous l’êtes là, « réquisitionné » chez Mme L…,
et ailleurs ? » il regarde à terre et se tait. Je le prie de me suivre et le conduis, sans qu’il s’en
doute, dans la pièce où m’attendent Mme L…, et les deux citoyens de T. Les apercevant, il
tressaille et tente de fuir. Mais déjà, comme piquée par une tarentule, la marchande se lève, se
jette sur le prétendu policier, comme si elle voulait l’étrangler et crie d’une voix étouffée par la

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colère :
« Mais le voilà ! le voleur, le bandit qui m’a pris mes cigares ! »
Je la laisse s’époumonner pour demander ensuite : « Vous ne vous trompez pas ? »
« Impossible, Monsieur, je le reconnaîtrais entre mille, c’est lui ! »
Alors l’un des deux notables se lève et d’un ton irrité : « Mais que vient faire cette comédie au
sujet du colonel S. ? Cet homme‐ci est un faux policier allemand, sans doute celui qu’on recherche
partout ; ce n’est pas un Belge, encore moins le colonel. »
A ces mots, sur un signe, un agent arrache au colonel son déguisement et le voici en effet
sous nos yeux, en redingote noire.
Silence de mort ! Les mines ahuries des Belges finissent par me sembler comiques ; je ne puis
m’empêcher de sourire. Mais la situation est grave.
Le colonel S., reste debout en détournant la tête ; son attitude achève de lever tous les doutes.
« Pourquoi nous infliger cette honte ? » demande enfin l’un des citoyens de T.
« Pour la patrie », répond le colonel en baissant les yeux, tandis que les deux autres secouent
la tête sans comprendre.
Je fais introduire le fils qui, à la vue de son père, tressaille et lui dit en pleurant « : Je n’ai rien
trahi ! »
L’officier fait un geste de dédain.
Je complète les preuves en faisant lire le procès‐verbal de perquisition ; vivres, vins, liqueurs,
etc., le tout « réquisitionné. »
Je congédie ensuite les notables et Mme L…, non sans une mise en garde solennelle. Le
résultat, catastrophique pour la ville, de l’enquête provisoire, se répand comme une traînée de
poudre — mais aussi mon signalement.
Je surprends des regards pleins de haine ; cela ne m’émeut guère. N’était‐ce pas mon devoir
de sauvegarder l’honneur de mes compatriotes ?
Au cours de l’instruction, le colonel se complut dans le rôle d’un martyr, mais en vain. Il savait
fort bien qu’il encourait un soupçon des plus graves et qui pouvait lui coûter la vie : celui d’être
un espion. Il finit par simuler la folie et il considérait son fils comme son « gendarme Hermann »
qui n’avait fait que remplir un devoir. Dans l’affaire des « faux policiers », il avoua tout, afin de
pouvoir d’autant mieux se taire ou nier dans l’affaire d’espionnage. L’armistice a sauvé le fils et le
père — ce dernier certaine ment de la mort, car l’inculpation d’espionnage était des mieux
fondées.
A chaque pas, je rencontre en ville des regards de plus en plus haineux. Des agents de ville
qui prétendent me vouloir du bien me mettent en garde pour m’espionner ensuite. Je ne tarde pas
à me rendre compte que je suis surveillé ; des bruits me parviennent : je suis condamné à mort —
à être noyé. « Par une belle nuit chaude, nous lui ferons prendre un bain dans le canal ; il
disparaîtra exactement comme l’autre agent secret ». Les agents de ville prétendent avoir entendu
ces menaces et d’autres encore ; mais ils n’ont rien de positif. Tout en restant calme et de sang‐
froid, je ne sous‐estime aucunement le danger que me fait courir cette population fanatisée et
capable de tout. Je redouble de prudence, et je n’ai pas autre chose à faire qu’à munir mes portes
et fenêtres d’appareils avertisseurs et à bien me garder au cours de mes sorties nocturnes, en
évitant de m’aventurer seul un peu trop loin.
Mais cette surveillance, cet espionnage finissent par m’exaspérer, bien que je me domine avec
toute l’énergie possible. Depuis plusieurs jours, je m’attends aux pires dénouements ; mais je n’en
souffle mot, pas même aux agents. J’affiche la plus grande insouciance.
Je devais malgré tout friser le plus terrible danger ; échapper tout juste à la mort effroyable
qu’avait subie peu auparavant un de mes camarades, bâillonné et ligoté, dans le canal !
Il avait été, après de longues recherches, retrouvé dans une écluse.

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Un soir, après avoir encore vérifié, en compagnie d’un collaborateur, toutes les sonneries
d’alarmes des deux chambres, nous nous couchons exceptionnellement de bonne heure. Et bientôt
après, je m’endors du sommeil de l’homme juste et sain. Le dieu des rêves évoque pour moi de
riantes images de ma joyeuse et ardente jeunesse. Je rêve bientôt que je me livre à de violents
combats avec mes compagnons d’enfance et que l’un d’eux, m’attaquant par derrière, me serre le
cou et veut me faire tomber à la renverse. Je suffoque, j’essaie, en vain, de crier. D’un
mouvement brusque, je me redresse, me réveille et me trouve assis sur mon lit. Mais, suis‐je
vraiment réveillé ? Aucun doute, mais la réalité est si redoutable que je ferme un instant les yeux,
avec le désir de rêver… plutôt que de vivre ce que je viens d’apercevoir. Des bruits de clefs dans
les serrures et des paroles prononcées en français me rappellent à la triste réalité. J’ai été
traîtreusement surpris. Les ennemis ont réussi, malgré toutes mes précautions. Par trahison ? Peut‐
être ! Mais, à plus tard toutes ces réflexions. Du sang‐froid, du calme, le salut est à ce prix, s’il est
encore possible de parer ce coup — qui signifie pour moi la mort certaine. Vouloir, c’est pouvoir,
me dis‐je en me mordant les lèvres. D’abord, voir clair !
Ma situation n’a rien de réjouissant. Me voici, pieds et mains liés, assis sur mon lit. Dans la
vague lueur d’une lanterne sourde, je distingue trois hommes. — des civils. Deux d’entre eux ont
forcé mon secrétaire, le troisième me tient en respect, le revolver au poing. Ce sont des Belges
comme me l’apprend leur conversation à voix basse.
C’est pour moi affaire de vie ou de mort. Je n’ai aucune pitié à espérer de mes ennemis ; il
s’agit donc de jouer le tout pour le tout et de vendre ma peau le plus cher possible. L’instinct de
conservation double mes forces et mon audace ; un plan se précise dans mon cerveau, avec la
rapidité de l’éclair.
« Bonsoir, Monsieur, avez‐vous bien dormi ? » demande l’un des visiteurs en français. Calme et
résolu en apparence, je jette un regard indifférent sur le visage cyniquement souriant du Belge.
J’entends bien ce qu’il me dit, mais ma pensée est auprès de mon auxiliaire, surpris lui aussi, sans
doute dans son premier sommeil. Pris d’une rage impuissante, je grince des dents… mon plan est
arrêté, grâce à mon inébranlable volonté de me tirer de ce maudit piège. S’il a été possible à mes
agresseurs de me surprendre, il doit m’être possible également de me sauver. Il le faut !
Le Belge, debout devant moi, qui a rompu le silence, attend une réponse : « Je vous remercie,
Monsieur. Mais, que signifie cette agression à une heure aussi indue ? » lui dis‐je d’un ton calme et
résigné. Les trois hommes ne peuvent réprimer un sourire ironique ; mais ils me regardent ensuite
avec gravité et, même, avec une certaine admiration.
« Diable ! voilà qui s’appelle du sang‐froid ! Mais c’est bien ainsi que je me figurais ces
messieurs du Service secret allemand. Comme si vous ne saviez pas ce qui vous attend ! —
Vraiment ? — Vous allez ce soir encore, au plus tard dans deux heures, prendre un bain froid
pour entreprendre votre voyage dans l’autre monde. Tel que te voici là, en chemise, tout
simplement, mais ligoté et le bâillon à la bouche, nous allons te jeter dans le canal afin de mettre
un terme à tes exercices de sport et de mouchardage. » Puis, s’inclinant moqueusement : « Ce n’est,
il est vrai, pas très poli de vous déranger ainsi en pleine nuit ; mais il eût été risqué de vous
rendre visite en plein jour. Vous voudrez bien nous excuser. Mais, ne seriez‐vous pas disposé à
nous confier certaines choses de votre plein gré ? Nous pourrions alors, peut‐être, vous faire grâce
de la vie. »
Celui qui parle ainsi, debout devant mon bureau, jouit d’avance, en souriant diaboliquement, de
mon épouvante, de mes implorations, de mes indiscrétions. Mais il est vite déçu et mon calme
l’humilie. Il manifeste sa colère en m’ordonnant brusquement de faire vite. Il fait disparaître dans
sa serviette mes papiers et mes dossiers et, d’un geste de triomphe et de défi, s’empare de mes
armes. Les deux autres restent passifs. L’un me surveille, revolver au poing, L’autre marche de
long en large dans la pièce. Je les observe ; mon cerveau fonctionne maintenant avec précision et
précipitation ; on dirait qu’il veut rattraper et réparer bien des négligences précédentes.

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D’un ton de voix poli, mais énergique et militaire, je dis alors à mes visiteurs : « Ce qui
m’attend, messieurs, je m’en rends fort bien compte. Je n’espère et n’attends rien de votre pitié et
je refuse absolument de vous raconter quoi que ce soit… mais je suis étonné que trois Belges
cultivés, car j’ai certainement affaire à des officiers, tous trois armés, n’aient pas honte de craindre
encore un Allemand sans défense et en chemise. Le « secret » en liberté pouvait vous faire peur,
mais qu’il en soit de même pour un malheureux Allemand, nu et ligoté, cela me fait rire ! J’en
appelle à votre esprit chevaleresque tant vanté et j’espère que vous me permettrez de passer
quelques effets indispensables. Ou bien, craignez‐vous réellement que je puisse vous attaquer ou
fuir ? Ce serait ridicule, n’est‐ce pas, Messieurs ! »
Les deux hommes, debout auprès de mon bureau con versent à voix basse. Et l’un d’eux,
manifestement le chef, s’adresse brusquement à moi, avec un sourire moqueur :
« Bien, Monsieur ! Quoique vous n’ayez à attendre, de notre part, aucun mouvement
chevaleresque, nous voulons bien nous montrer humains. Vous prendrez donc votre bain tout
habillé, puisque vous y tenez. »
Et s’adressant à ses auxiliaires : « Délivrez‐le de ses liens et qu’il s’habille en hâte. Mais
attention, car il ne faudrait pas se fier à ce genre de Boches. »
Il continue ensuite, tourné vers moi : « Attention aux sottises ! Au moindre geste suspect, nous
vous abattrons comme un chien. Prenez donc garde et réfléchissez encore à ma proposition de
tout à l’heure — dans votre propre intérêt, si vous ne voulez pas crever misérablement… »
J’écoute ces paroles sans un mot, sans sourciller et je respire enfin avec soulagement quand il
m’est possible d’étirer mes membres endoloris. Mon gardien me met encore bien en garde, tout en
braquant sur moi son revolver chargé. Il ne sera certes pas facile de me tirer de ce mauvais pas ;
mais mon étoile qui m’est restée fidèle tant de fois déjà pendant l’invasion de la Belgique, dans les
tranchées et à l’occasion d’innombrables combats, ne m’abandonnera pas.
L’un des Belges disparaît dans la pièce voisine. Voici le moment ou jamais ! Je me baisse
comme pour lacer mes chaussures. Devant moi, à la hauteur de mon front, je sens le froid contact
du canon de pistolet de mon surveillant. Le chef s’occupe à fureter dans mes papiers. Sans le
regarder, je sens, je sais qu’il est absorbé dans ses recherches. Et, tout à coup, d’un mouvement sûr
et brusque, je saisis la main droite du gardien et la lui tord de manière qu’elle laisse échapper
l’arme qui tombe à ma gauche sur le tapis ; puis, d’un coup de ju‐jitsu à l’aorte, je l’envoie
silencieusement à terre, sans connaissance. Son revolver disparaît aussitôt dans ma poche de
pantalon ; je sais n’en avoir pas besoin, car, d’un seul bond, avant qu’il ait préparé son arme, je
tombe sur le chef ahuri et deux coups bien visés le frappent à la pomme d’Adam et à l’aorte —
deux coups des plus dangereux, parfois mortels, appliqués la main nue… il tourne sur lui‐même,
vacille et tombe dans le coin à côté du bureau. Mes deux adversaires sont donc hors de combat
pour quelques minutes — pas pour toujours, je l’espère !
Attiré par le bruit, le troisième se précipite, revolver au poing. Je saute derrière la porte et le
Belge passe à côté de moi sans me voir. D’une prise qui lui fait pousser un cri de douleur, je lui
arrache son arme ; un coup part sans faire de mal. Puis une nouvelle prise et ce troisième
agresseur est, lui aussi, incapable de se défendre. Il tombe avec un bruit sourd sur le corps de son
chef.
Et comme celui‐ci semble prêt à se ranimer, je lui applique un nouveau coup… rien à faire,
mon cher ! Les voici ligotés tous les trois. Et maintenant, vite, la police militaire ! Mais personne ne
répond au téléphone, je regarde de plus près ; la ligne est coupée. Bien travaillé, en vérité !
J’entends gémir dans la pièce à côté. Grand Dieu ! j’allais oublier mon collaborateur. Je me
précipite, je lui enlève ses liens. Comme le pauvre garçon est heureux et plein d’étonnement ! Pas
de questions pour le moment ! Plus tard, on verra !
Une corne d’auto retentit sous la fenêtre. Tiens ! une voiture dans la rue ; eh, eh ! nos visiteurs
sont arrivés en auto et c’est ainsi qu’ils comptaient m’emporter jusqu’au canal. Le chauffeur est

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fatigué d’attendre. Un peu de patience, cher ami !
J’endosse le manteau du chef, je me coiffe de sa casquette et, laissant de garde mon auxiliaire,
je descends dans la rue. L’obscurité m’est favorable ; le chauffeur me prend pour son patron ; à
mon geste de la main, il demande : « Eh bien, tout est donc en règle ? » Je réponds en agitant la
tête et lui ordonne de descendre immédiatement de son siège. Il obéit en grande hâte. Je vais à sa
rencontre et le reçois d’un coup sûr et des plus efficaces. Revenu à lui, il est déjà dans son auto,
les mains liées et un bâillon entre les lèvres. Puis j’y amène l’un après l’autre mes trois visiteurs.
Un quart d’heure plus tard, les quatre Belges sont en sûreté, sous les verrous et je puis
remercier Dieu de m’avoir, encore une fois sauvé la vie.
Désastreuse pour nous, l’issue de la guerre a, dans ce cas‐ci, sauvé également la vie à mes
agresseurs belges…

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XIII. — LES FEMMES ET L’ESPIONNAGE

1. — AMOUR ET SILENCE !

PAR HANS HENNING VON GROTE


Un vieux proverbe espagnol dit : « Les mouches ne pénètrent pas dans une bouche fermée ».
C’est pourquoi l’espion n’aime pas les lèvres closes — et qu’il fait ce qu’il peut pour les ouvrir. Le
silence est son plus grand ennemi, et il le combat par tous les moyens. Or, ces moyens sont
nombreux lorsqu’il les cherche dans le domaine humain et psychologique. Car ceux dont il compte
se servir ne sont que de faibles êtres humains, sujets à toutes les passions humaines.
Le silence est l’arme primordiale du politicien, de l’homme d’État, de l’officier supérieur, de
l’officier d’État‐Major, de tous ceux en un mot qui détiennent des secrets susceptibles de nuire à
tout un peuple et même au monde entier. Qui ne connaît ces hautes figures, muettes et froides
aux traits émaciés par les longues veilles et par les préoccupations spirituelles. Plus d’un parmi
nous s’est approché d’eux dans les bureaux où devant les coffre‐forts secrets, ils compulsent des
dossiers, élaborent des plans nouveaux, une action diplomatique importante, étudient une
invention récente dont la divulgation prématurée provoquerait dans tous les pays du monde une
révolution sensationnelle de toutes les fabrications du matériel de guerre. Un silence glacial est le
trait caractéristique de ces serviteurs politiques et militaires d’un État dont ils sont chargés de
garder les secrets les plus vitaux.
Mais l’ennemi guette dans l’ombre, en attendant le moment de surprendre ce qu’on lui cache si
jalousement.
Nombreux sont les moyens de battre en brèche le silence et même d’en triompher à
l’occasion. L’un des plus communs est l’or tout‐puissant. Mais devant les serviteurs de l’État, devant
les militaires élevés depuis leur plus tendre enfance dans les principes d’un incorruptible honneur,
il demeure inopérant, quelle que puisse être la générosité du tentateur. Et, dans la plupart des cas,
l’espion n’osera même pas faire l’offre qui le compromettrait définitivement. Ce ne sont
généralement que des personnages de deuxième plan qui succombent à la tentation. Et, chose
remarquable, ils ne trahissent pas pour de grosses sommes d’argent, et nous nous rappelons, à leur
sujet, la parole de l’Évangile : « Et il alla et trahit son maître pour trente deniers. »
La corruption, l’achat de celui dont l’espion veut apprendre un secret, demeure généralement
un moyen des plus grossiers et des plus primitifs — certainement inefficace lorsqu’il s’agit de faire
parler des personnes occupant un rang élevé. Or, c’est toujours de personnes de ce genre qu’il
s’agira pour connaître des secrets importants et seuls devront intervenir, dans ce cas, les moyens
immatériels et s’adressant directement à l’âme humaine. C’est par là que la profession
généralement méprisée de l’espion se réhabilite, pour ainsi dire en prouvant qu’elle exige des
connaissances et des capacités données à peu d’hommes par la nature.
Rien ne les enseigne ; c’est une science qu’il faut avoir dans le sang, lorsqu’on prétend
s’attaquer à des personnages imbus des responsabilités d’un devoir difficile et cuirassés contre
toutes les faiblesses du corps et du caractère ; lorsqu’on espère les amener à rompre malgré eux
le silence qu’ils s’imposent et les faire parler sans même qu’ils s’en rendent compte ; leur soutirer
parfois des documents, des preuves écrites... Il faut, pour obtenir cela, des facultés innées, reçues
de la nature comme un cadeau précieux et dont l’heureux détenteur se servira d’une manière
peut‐être blâmable aux yeux de l’observateur superficiel, mais en réalité des plus méritoires,
parce qu’utiles à la collectivité, à la nation, à la patrie.
Il va de soi que l’espion doit posséder toutes les qualités qui rendent l’homme aimable et
digne d’amitié. Il doit être bon causeur, connaître toutes les questions artistiques et politiques. Les

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premières surtout sont susceptibles de jouer un rôle important et d’intéresser tout le monde,
puisqu’aussi bien elles restent à l’écart de la politique et se meuvent sur un terrain plutôt mondain
où nul obstacle ne s’élève entre les interlocuteurs. Le théâtre, la musique, la danse, conquièrent
les cœurs et c’est là un excellent point de départ. Le vin peut avoir, lui aussi, son importance,
bien que l’espion vraiment « à la page » n’en attende certes pas des miracles. Car les hommes qu’il
s’agit de gagner connaissent les dangers de l’alcool et ceux qui ont choisi ces hommes se sont bien
gardés d’accorder leur confiance à des intempérants.
Mais, il est dans la vie humaine, un facteur capable de procurer des surprises sans cesse
renouvelées et qui a fait naufrager plus d’un caractère rigide et froid en apparence. C’est l’amour.
Et c’est pourquoi la meilleure alliée de l’espion a toujours été et restera toujours la femme avec
ses charmes.
Avant de décrire quelques scènes où la femme a joué le rôle principal, je vais conduire mon
lecteur à Bruxelles, pendant l’une quelconque des quatre années de guerre, l’époque, en effet,
importe peu.
Bruxelles a été, nous le avons tous, le siège du gouvernement allemand de la Belgique
occupée par nos troupes. Rien que ce fait le distingue donc essentiellement des villes d’étape
ordinaires, telles que Lille en France, ou même Saint‐Quentin jusqu’à sa destruction, lors de notre
retraite de 1917. La capitale belge du temps de guerre n’a différé du Bruxelles des périodes de
paix, que par le grand nombre d’uniformes allemands de tous grades qui se voyaient dans ses rues
élégantes et aussi dans tous les débits et restaurants, des plus mondains aux plus populaires. Mais
ces uniformes étaient loin de rejeter à l’arrière‐plan la vie bourgeoise normale de cette belle ville.
La main, certes fort débonnaire, du gouverneur général von Bissing, laissait aux Belges une assez
grande liberté, tenant compte beaucoup plus des besoins d’une administration pacifique, que des
circonstances de la guerre et de leurs dures nécessités. L’officier, le soldat allemands, en tous cas,
vivaient à Bruxelles comme en temps de paix — d’innombrables témoignages en font foi, sans
parler de ma propre expérience. La seule chose qui pût nous rappeler la guerre, c’étaient les
regards hostiles et l’attitude peu aimable de la population, d’ailleurs fort compréhensibles en raison
de son patriotisme. Il y avait encore, il est vrai, une autre différence, je veux parler d’un luxe plus
général et d’une richesse de vêtements et de vivres qu’on eût en vain cherchés dans les capitales
de l’Europe centrale, à cette époque.
Il était bien naturel que tous les militaires, soldats ou officiers, que leur service amenait à
Bruxelles ou qui y venaient en permission, profitassent de toutes leurs heures libres pour se
reposer et jouir de la vie dans la mesure de leurs moyens. Aucun d’eux ne savait si, dès le
lendemain, une balle ennemie ne le frapperait pas. Il avait ici l’occasion de dormir tranquillement,
de boire, de danser même, divertissement depuis longtemps prohibé en Allemagne. Aussi la ville
n’offrait‐elle pas toujours à l’observateur superficiel un tableau des plus édifiants, et il me sera
bien permis de dire que les combattants y dépassèrent fréquemment les limites de ce qui était
raisonnable. La critique ne devrait toutefois pas être trop sévère, car c’était généralement, une
simple réaction d’ailleurs naturelle après cette existence du front qui mettait à une si dure épreuve
les nerfs du soldat ; il allait d’un extrême de privations à un extrême opposé. Et n’était‐ce pas la
guerre, un ensemble de circonstances exceptionnelles qui poussait l’homme aux excès pendant
les brefs instants où l’épouvante du front lui laissait quelque répit ?
Les Services de renseignements ennemis entretenaient à Bruxelles toute une armée d’espions.
Des femmes de toutes les conditions sociales s’appliquaient de leur mieux à recueillir toutes les
informations possibles sur notre armée du front. Et point n’était besoin d’espionnes de grande
classe ! Car l’adversaire n’était pas un maître dans l’art de se taire ; ce n’était qu’un simple soldat
venu du front à Bruxelles pour y jouir encore de quelques heures — qu’il pouvait toujours croire
les dernières. Il détenait d’ailleurs rarement d’importants secrets, et ne savait presque rien des
opérations qui pouvaient être projetées dans un avenir plus ou moins prochain. Mais, étudié par

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des officiers compétents, le peu qu’il disait n’en donnait pas moins une image trop souvent exacte
de l’ensemble du front. Toute espionne, qu’elle fût danseuse, serveuse ou prostituée, et qui
passait une soirée, une nuit de fête en compagnie d’un militaire allemand, officier ou soldat,
commençait par noter le numéro de son régiment. Et si l’ami de passage ne lui révélait que les
pertes approximatives subies par son corps au cours des dernières semaines, ce simple
renseignement, multiplié par d’autres analogues, avait une valeur certaine pour le commandement
ennemi. Savoir où le régiment en question s’était battu n’était pas difficile Il suffisait de demander
d’une voix attendrie par les épreuves du « pauvre ami » où donc la mort lui avait ravi tant de
braves camarades. Aucun des nombreux militaires qui se sont ainsi trouvés en contact avec une
espionne n’a certainement soupçonné quoi que ce fût. Ils auront, bien au contraire, admiré la
discrétion dont ils avaient fait preuve à Bruxelles conformément aux instructions rigoureuses qu’on
leur avait répétées au départ de leur corps. Ils auront même pu jurer, sur leur honneur qu’ils
n’avaient trahi aucun secret d’État. Qui, parmi eux, savait que l’ennemi avait à Bruxelles des
milliers d’oreilles et que, dans ce flot d’informations qui lui parvenaient régulièrement, des
chercheurs doués de patience et de génie trouvaient les éléments d’un vrai jeu de puzzle pour en
composer un tableau qui, dégagé, de tous les voiles du mystère, donnait une idée nette et précise
de la situation et des intentions de l’adversaire ?
Il est connu maintenant qu’en juillet 1918 la dernière offensive allemande sur la Marne, de
l’Argonne à Château‐Thierry, avait été prévue dans ses moindres détails par le commandement
français, qui, prenant les mesures voulues fit totalement échouer l’entreprise et nous accula
ensuite à ces combats de retraite au bout desquels nous devions aboutir à une défaite rendue plus
cuisante encore par la révolution.
On prétend que les Français furent renseignés ainsi par des déserteurs du front ; chose peu
croyable, car, du soldat jusqu’aux officiers supérieurs de nos États‐Majors, personne chez nous ne
connaissait exactement les projets du commandement suprême. Qu’aurait donc pu trahir un simple
transfuge ?
Je puis citer ici un fait que je tiens d’un ami intime, officier d’État‐Major appartenant lui‐même
à l’une des divisions destinées à l’offensive. Dix jours avant l’heure H. il savait tout juste ceci :
nous allons de nouveau attaquer prochainement. Pour tout le reste, il ne pouvait que faire des
conjectures. Par‐dessus le marché, il obtint encore une permission, ce qui lui donna à penser que
l’offensive n’aurait pas lieu ou qu’elle était du moins remise à plus tard. Il partit naturellement et,
son trajet le faisant passer par Bruxelles, il y demeura une journée, car il ne connaissait pas
encore cette belle ville. Une promenade nocturne le fit échouer ensuite dans une « boîte de nuit »
connue. Et là, une femme qu’un caprice ou le hasard lui firent connaître, lui raconta bravement : «
Les Allemands vont attaquer le 15 juillet entre Épernay et Châlons. » Tombé des nues, l’officier
poursuivit prudemment la conversation. Mais à ce moment, la petite dame, qui attendait
manifestement une confirmation de ce qu’elle avançait là, devint très circonspecte et parla d’autre
chose. Mon ami poursuivit son voyage, non sans se creuser la cervelle en se demandant comment
cette femme légère pouvait connaître des secrets qu’il ignorait, en dépit de ses fonctions
assurément importantes. Il se reprocha même de ne pas l’avoir fait arrêter. Mais après tout, cette
simple phrase valait‐elle une arrestation qui n’eût d’ailleurs servi de rien car la femme avait mille
manières de s’en tirer et même de le rendre ridicule. « Et, mon Dieu ! lui eût‐il suffi de dire, mais
tout Bruxelles raconte cela ». Et comment empêcher tout Bruxelles de raconter quelque chose ?
Mais ce qu’il avait appris ainsi par hasard dans la capitale belge, devait se vérifier jour par jour,
heure pour heure. Le capitaine ne jouit pas longtemps de sa permission, car, peu après, un
télégramme le rappelait d’urgence dans sa division. Et celle‐ci ne tarda pas à prendre position
quelque part à proximité de Reims et elle attaqua exactement le 15 juillet, alors que l’ennemi,
dûment prévenu, avait depuis longtemps pris ses mesures. Il avait évacué ses premières lignes,
de sorte que nos tirs d’artillerie n’eurent aucun effet et que l’attaque de nos fantassins, après avoir

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dépassé la zone évacuée, tomba sur des positions encore intactes qu’elle réussit à peine à
entamer.
Des exemples de ce genre montrent comment les tentatives érotiques jouent leur rôle dans
l’espionnage et lui sont indispensables. Il faut d’ailleurs distinguer de cette tactique appliquée à la
masse, les cas plus rares, mais combien plus instructifs, où l’amour a pris la première part et
remporté sur le silence des victoires décisives.
Les circonstances ne permettent pas encore de les citer avec tous les détails de lieux et de
dates et d’en nommer les victimes. Mais le lecteur compétent trouvera, dans un récit même
sommaire, de quoi s’en faire une idée nette et suffisamment précise.
Nous voici dans un palace de capitale quelconque, au five o’clock‐tea ! Nous y rencontrons un
personnage politique connu, dont on sait qu’il remplit l’office de courrier pour le Ministère des
Affaires Étrangères. Il est rare que ce courrier vienne dans cet hôtel, à ce thé, et c’est à vrai dire
par hasard qu’il s’y trouve aujourd’hui, ayant été invité par un ami qui, depuis longtemps et à juste
titre, jouit de toute sa confiance. L’ami est un écrivain, un artiste ; en conséquence, un amateur de
tout ce qui est beau. Or, il a fait la connaissance d’une femme merveilleuse, d’ailleurs très
réservée, presque sauvage même. Mais il porte un nom de poète célèbre, admiré par toute la
capitale. Rien de surprenant à ce que la belle fasse, pour lui, une exception et le distingue parmi
les autres hommes jusqu’au moment où il s’enflamme pour elle. Il se renseigne ; c’est la veuve
d’un prince russe et il a, de tous temps, eu un faible pour les veuves, surtout quand elles sont
belles et riches. Quel est d’ailleurs le poète capable de se dérober devant l’admiration d’une
femme charmante ? Il regrette seulement que l’objet de sa flamme se confine dans ce stade
admiratif de ses talents d’auteur en vogue. Elle le reçoit dans son home meublé avec le meilleur
goût du monde, mais toujours devant témoins. Elle l’interroge sur ses habitudes, ses affaires, ses
amis. Elle s’affirme son amie, ce qu’il accepte avec gratitude, bien qu’un autre mot lui plairait
davantage.
Et c’est ainsi qu’un jour elle arrive à ses fins ; le temps qu’elle y met importe peu, car elle est
patiente, la princesse, et elle exerce son métier non pour de l’argent, mais par fanatisme et
passion, ce qui est un mobile autrement puissant que le lucre ! Parmi les nombreux amis du poète
se trouve également le baron X..., courrier des Affaires Étrangères, et la belle a exprimé le désir
de faire la connaissance de cet homme intéressant, un vrai misogyne, dit‐on. N’a‐t‐elle pas elle‐
même de nombreuses relations dans la diplomatie ? Si le poète s’était donné la peine de se
renseigner, on le lui eût confirmé de cent côtés. Le chef du Service secret lui‐même ignorait les
intrigues louches où se complaisait la princesse X… Et puis, qu’importait à l’auteur illustre la
politique ! Pourquoi aurait‐il refusé à l’amie, qu’il espérait bien conquérir un jour, de lui présenter
le diplomate ? Qui n’était certainement pas un rival à craindre ? L’unique difficulté consistait à
l’attirer, lui qui s’arrêtait peu dans la capitale, dans un endroit où il pourrait le présenter, par
hasard, à la princesse. Il eut de la chance ; l’ami le suivit. Et tandis que l’orchestre jouait en
sourdine et que le courrier pensait à toute autre chose qu’aux belles femmes, le poète dressa tout
à coup la tête. : « Tiens, la princesse X… ! excuse‐moi un instant. » Le reste alla tout seul. La
première partie de la mission confiée à l’espionne : s’approcher du diplomate avec une grande
prudence et par l’intermédiaire d’un tiers, avait réussi. Elle était patiente, nous l’avons déjà dit.
Mais elle se rendait compte des difficultés de l’entreprise. Un traité des plus importants avait été
signé par le pays du diplomate et une tierce puissance, et il fallait à tout prix en prendre
connaissance. Espionne par tempérament, la princesse qui ne s’exposait que dans les cas difficiles,
accepta de s’en charger.
Le malheureux poète qui lui avait présenté son ami put, un beau jour, constater que,
généralement froid comme un glaçon, le diplomate était feu et flamme ; le mal n’eût pas été bien
grand, si la princesse n’avait pas correspondu à cette passion, comme l’auteur put bien vite s’en
convaincre ; en effet, il ne la rencontrait plus dans les milieux qu’elle avait jusqu’alors fréquentés.

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Il fit naturellement à son ami des reproches que celui‐ci repoussa en souriant. Mais on apprit un
beau jour que la princesse et le baron Z. s’étaient fiancés. Personne ne les blâma, pas même le
chef du Service secret allemand. Car la réputation de la jeune femme était excellente et le dernier
rôle — diplomatique, dirons‐nous — qu’elle avait joué, remontait à près de trois ans ; l’affaire
s’était d’ailleurs déroulée sur une scène bien différente et de telle façon que personne n’en avait
soupçonné l’héroïne. C’était un jeune attaché d’ambassade qui avait été sa victime en se donnant la
mort après avoir perdu de mystérieuse façon des documents secrets d’une grande importance.
Le seul fait des fiançailles prouve que l’espionne n’avait pas eu, cette fois, une tâche facile.
Non pas que le courrier ait eu des soupçons quelconques. Mais simplement épris des charmes de
cette femme, il ne désirait point en faire seulement sa maîtresse. Ce qu’elle pouvait donc faire de
mieux, c’était de rendre publique, en se fiançant, l’intimité de ses relations avec le baron ; c’était
également, il est vrai, fort dangereux, puisqu’elle attirait ainsi sur elle l’attention générale.
Mais son étoile lui sourit. Fut‐ce en faisant coïncider les fiançailles avec la mission donnée au
baron, ou bien avait‐elle été avertie d’avance ; il est impossible aujourd’hui de s’en rendre compte.
Ce qui est certain, c’est que la serviette noire, soigneusement close qui contenait le traité d’alliance
se trouvait entre les mains du baron qui devait entreprendre son voyage le soir même.
Mais, lorsqu’il arriva, vingt‐quatre heures après à son lieu de destination, pour y déposer sa
serviette au ministère des Affaires Étrangères, le ministre lui remit, sans dire un mot, la liasse des
papiers qu’il venait de recevoir ; ce n’était pas le document impatiemment attendu, mais du
vulgaire papier blanc.
L’enquête confidentielle, faite sur cette affaire, révéla tous les événements qui se déroulèrent à
partir de l’heure où le courrier reçut la serviette jusqu’à son arrivée dans la capitale étrangère. Il
affirma sur son honneur que, peu avant son départ, la princesse était venue à son domicile et qu’il
avait dû la laisser seule un instant pour répondre à un appel téléphonique du ministère. A son
retour, la serviette était toujours là, fermée à clef. Aucun autre incident n’avait eu lieu. Quant à la
princesse, elle avait disparu et lorsqu’on alla la relancer chez elle, on ne la trouva plus. La
manière dont elle avait procédé — et que ce fût bien elle la coupable, rien ne permet d’en douter
— n’a donc jamais été connue. Mais l’enquête fit savoir que l’appel téléphonique ne provenait pas
du ministère d’où personne n’avait téléphoné au baron, ni alors, ni avant ou après. La princesse
avait donc un complice, et elle‐même commit le larcin pendant qu’elle était seule dans la pièce.
Mais ce ne fut certainement pas un vol pur et simple, car il est impossible d’admettre qu’elle ait
eu le temps d’ouvrir le bureau du baron, puis la serviette, d’en tirer le document, de le remplacer
par du papier blanc, de fermer et cacheter à nouveau la serviette. Le professionnel le plus habile
n’eût pu opérer en aussi peu de temps. Il semble donc évident que l’espionne avait apporté une
serviette exactement semblable à substituer à l’authentique et qu’il lui avait donc suffi d’ouvrir le
secrétaire et de faire l’échange.
Telle est cette aventure de la belle princesse russe qui devait d’ailleurs subir un destin tragique
au cours de la guerre ou pour mieux dire, de la révolution fomentée par Lénine. Les bolcheviks
l’auraient, en effet, fusillée dans la région d’Ekaterinenbourg. Cette fois, le « sexe‐appeal » qui
l’avait si souvent servie dans son existence d’aventurière ne semble pas avoir agi sur les hommes
en lui suscitant, comme d’habitude, des sauveurs. Lorsque toutes les barrières sont renversées,
lorsque la terreur règne, les charmes de la plus belle femme du monde demeurent inopérants, et
il faut alors que l’achat des consciences par la puissance de l’or accompagne la séduction exercée
par la beauté.
Car si nous avons présenté la corruption comme un moyen primif et grossier chaque fois qu’il
s’agit de gagner des buts dits élevés, elle reste néanmoins un outil incomparable. Nous n’avons
même pas besoin de penser à des personnes subalternes, domestiques, concierges, femmes de
chambre, qui acceptent des sommes modiques pour rendre des services dont elles ne connaîtront
jamais le vrai sens, ce qui fait qu’on ne peut point parler de corruption.

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Celle‐ci commencera seulement là où il s’agira d’approcher les collaborateurs d’un personnage
quelconque, inaccessible par ailleurs. L’histoire de l’espionnage en cite d’innombrables exemples.
L’or finit par rompre peu à peu le cercle de confidents qui entourent comme une muraille de
Chine le gardien du secret et le maître du silence. L’ennemi s’est ouvert un accès sans que sa
future victime s’en doute ; la brèche est faite, par où passera la tentation amoureuse armée de tous
les charmes d’Eros.
J’ai déjà dit que cette tentation tire toute sa puissance de ce qu’il y a en elle d’humain et qui
fait appel à la nature humaine. Elle attaque l’homme au point où ses passions lui font oublier, ne
serait‐ce que pour de brefs instants, la dure tyrannie de son devoir ou de sa profession. On frémit
en pensant à la puissance de dissimulation que doivent posséder les femmes qui s’adonnent à
l’espionnage ! Pour qu’elles puissent jouer ainsi le rôle de l’amante folle d’amour, de la tentatrice,
combien leur cœur ne doit‐il pas être insensible et froid !
Il n’en est cependant pas toujours ainsi, et je ne serais pas complet, si je passais sous silence
les cas où la tentation érotique échoua parce que ce jeu criminel était subitement devenu réalité.
Plus d’une belle femme chargée d’espionner tel homme inconnu et en conséquence indifférent à
ses yeux, de l’attaquer dans le secret dont il s’entoure, de faire jouer tous ses charmes et de
simuler un amour qui devait éveiller chez sa victime un sentiment correspondant, s’est tout à coup
rendu compte que son cœur s’était pris à son propre piège et qu’elle avait pour tâche de trahir
l’homme qu’elle aimait. Qu’on se figure les combats que soutient alors cette amante ! Nous savons
d’ailleurs des cas où le cœur a triomphé de la volonté, où l’espionne repentante est revenue vers
ses chefs en leur disant : « Non, je ne peux pas ! »
Ce n’est pas le silence qui a vaincu l’amour, c’est l’amour qui a échoué devant lui‐même, ne
pouvant supporter qu’on pût se jouer de lui.
Cependant et malgré tout, la tentation amoureuse restera toujours l’arme la plus dangereuse et
la plus efficace dont puissent disposer l’espionnage aussi bien que le contre‐espionnage. Nous
pouvons la comparer, non pas à une arme de fer ou d’acier, mais plutôt à un poison inconnu et
mortel. Et nous pouvons ajouter qu’il ne détruit celui qui l’administre — je veux dire par là qu’il ne
fait échouer sa mission — que dans le cas où celui‐ci, sans le vouloir, en a lui‐même absorbé une
dose.
L’amour et le silence continueront à s’affronter à l’écart des masses qui en ignoreront toujours
le combat, tant qu’il y aura des hommes et des nations et des États obligés de prendre soin de leur
sécurité.

2. — A N’IMPORTE QUEL PRIX !

PAR WALTER BRACK


Je ne parlerai pas ici des femmes célèbres dans l‘espionnage, mais de quelques inconnues
dont j‘ai découvert les exploits dans certains rapports de détectives ou d‘agents du contre‐
espionnage militaire ; il en est que j‘ai retrouvées dans mes notes et souvenirs et dont j‘avais moi‐
même recueilli les aveux.
Les charmes et la beauté de la femme, sa « radioactivité », pour ainsi dire et l‘action qu‘exercent
l‘un sur l‘autre les deux sexes opposés sont choses qui jouent un grand rôle dans les affaires
d‘espionnage. Ce qu‘il faut d‘astuce et d‘instinct criminel à l‘espion, l‘espionne le compense à sa
manière d‘une façon beaucoup plus immédiate. L‘homme opère par l‘esprit, la femme par le
corps, l‘espion travaille dans la coulisse, l‘espionne devant la coulisse ; l‘un combine, l‘autre
s‘abandonne au hasard et aux puissances de l‘amour. Leurs voies sont différentes, mais
généralement convergentes : elles aboutissent pour tous deux à une fin généralement subite et

104
tragique.
Pour accomplir sa tâche, l‘espionne a besoin, elle aussi, de se grimer et de déguiser ses
sentiments. Elle ne suit que rarement les voies droites et, du point de vue social, irréprochables.
Et, comme dans toutes les affaires d‘espionnage, les surprises, les coups de théâtre sont fréquents.
Les agences de police privée ont toujours fourni, grâce à leurs employées ; un gros
pourcentage d‘espionnes. Je me rappelle un cas où il s‘agissait, pendant la guerre, des agents soi‐
disant neutres qui espionnaient nos usines. Dans le bureau de l‘ex‐brigadier de la secrète S…,
travaillait une femme des plus circonspectes et qui avait déjà fait ses preuves. Ayant débuté
comme figurante d‘opéra, elle était devenue la maîtresse d‘un journaliste qui avait pour ainsi dire
fait son éducation mondaine. Elle avait appris à connaître toutes les classes sociales et, partout elle
savait se présenter avec assurance et diplomatie. Elle devint peu à peu l‘enfant gâtée de certains
milieux littéraires et, passant de l‘un à l‘autre, elle accédait à des régions chaque fois nouvelles et
ne cessait de monter d‘échelon en échelon. Un hasard quelconque lui donna une certaine
importance dans une affaire d‘honneur et la fit remarquer par le policier S…, qui, aussitôt sa
retraite prise, avait ouvert pour son propre compte un cabinet de détective privé. Ce bureau, vite
devenu populaire, se trouvait rue de Potsdam ; il était et il est encore le point de réunion de
fonctionnaires de l‘État et d‘employés particuliers s‘occupant de questions policières. Avec
beaucoup d‘astuce et de circonspection, S…, sut se faire des relations internationales et il était à la
tête d‘un véritable État‐Major de collaborateurs officiels et officieux.
La jeune femme fit ses débuts précisément dans une affaire d‘espionnage industriel. Le milieu
social où opéraient les agents étrangers avait été rapidement déterminé, et le brigadier S…, ou
plutôt M. le Directeur, comme il aimait à s‘entendre nommer, désirait vivement débrouiller le cas
qui lui était soumis. Il s‘en ouvrit un jour à l‘ex‐figurante alors que, pour une raison de peu
d‘importance, elle était venue le trouver. Elle n‘hésita pas longtemps et lui offrit ses services. M.
le Directeur voulut encore lui donner force indications et conseils, mais elle les refusa en affichant
une grande assurance, comme si elle pratiquait depuis longtemps ce métier et en promettant de
ne pas tarder à apporter des renseignements précis.
Peu de jours après, la nouvelle agente téléphona que le directeur pourrait la rencontrer tous
les jours après huit heures du soir dans un bar de l‘ouest. C‘était là que se réunissaient les
étrangers en question. Et en effet, dès le lendemain soir, il y aperçut son employée en vendeuse
de cigares et cigarettes — elle y faisait son service. Elle était extrêmement élégante et coquette et
sous sa robe de soie noire et son petit bonnet blanc, on l‘eût prise pour une « girl » de revue
jouant un rôle de soubrette. Son patron se rendit compte qu‘elle faisait grand effet, car tous les
regards des consommateurs suivaient, non sans insistance, la nouvelle vendeuse.
Elle annonça huit jours plus tard qu‘elle avait noué d‘excellentes relations avec les agents
neutres — soi‐disant suisses, et peu après, elle réussit à obtenir des précisions certaines. Avec une
astuce sans pareille et en se donnant toute entière à sa mission, la jeune femme finit par trouver le
mot de l‘énigme, et ce fut pour elle le point de départ d‘une carrière de plus en plus importante
et d‘un rôle tel qu‘elle n‘eût jamais pu le rêver. Parmi tant d‘espionnes moins connues et qui
finirent tragiquement, elle trouva la mort dans une circonstance fortuite et sans corrélation avec
son service : dans un accident d‘automobile.
Le caractère de l‘espionne est double, inconstant, indéfinissable. Les femmes qui pratiquent
cette profession se partagent en deux groupes : celles qui se contentent de faire agir leurs
charmes, sans se donner, et celles qui vont au bout des sentiments affichés pour se reprendre,
aussitôt le but atteint. D‘étranges complications peuvent se présenter ; l‘espionne peut s‘éprendre
sincèrement après avoir accompli sa tâche et même faire à sa victime des aveux qui,
généralement, en excitent l‘aversion et la rancune plutôt que le pardon. Ces cas ont, la plupart du
temps, une issue sans gravité. Ils deviennent tragiques lorsque l‘attraction amoureuse subie par la
femme, ses caprices ou ses hystériques désirs provoquent des conflits d‘âme sérieux, amènent

105
l‘espionne à détruire les documents dont elle s‘est emparée, à démentir des renseignements
donnés ou même à les fausser, uniquement afin de sauver sa victime, maintenant « aimée ». Les
cas ne sont pas rares où elle lui procure la possibilité de s‘évader en faisant jouer, dans ce but,
toute son expérience et toutes ses relations. Les hasards et incidents les plus rocambolesques
peuvent alors jouer leur rôle. Et ces plans de fuite sont généralement conçus avec une astuce telle
qu‘il est presque impossible de les percer à jour ou d‘en administrer la preuve après coup.
Nous avions naturellement, en Allemagne, des services chargés de surveiller nos espions,
hommes et femmes, afin de pouvoir nous défendre contre eux. Les agents qui ne sortaient pas de
l‘armée ne jouissaient jamais d‘une confiance absolue et leurs chefs en connaissaient presque
toujours les antécédents louches. Ces espions avaient fréquemment servi de mouchards, ou trempé
dans des affaires douteuses. Il est d‘ailleurs remarquable qu‘ils proviennent des classes sociales les
plus variées. Certains nobles se sont toujours distingués dans la profession, à côté de nombreux
officiers roturiers et d‘éléments plus ou moins sûrs.
Un cas très intéressant est celui d‘une dame de Potsdam qui, après avoir épousé un industriel
juif, s‘éprit d‘un agitateur communiste et publia plus tard, en puisant dans ses notes, plus d‘un
souvenir de menées secrètes et de pièges tendus. Elle nous fournit l‘exemple d‘une espionne
involontaire, d‘une femme de bonne extraction qui, dans le désordre de ses sentiments, renia son
peuple et sa noblesse, sans que les mobiles financiers eussent exercé sur elle la moindre
influence. Sortie des milieux les plus distingués, épouse d‘un homme plusieurs fois millionnaire,
ses relations avec le politicien communiste lui firent abandonner tous scrupules de classe et de
société afin de suivre l‘amant de son choix. Peut‐être a‐t‐elle voulu travailler, collaborer, se
dévouer, avoir un but dans la vie. Peut‐être ne s‘en est‐elle rendu compte pour la première fois
que dans la compagnie de ce révolutionnaire pour qui elle n‘était pas seulement un jouet des
sens, mais un être humain ayant des droits égaux, une femme dont les talents et le caractère
devaient être appréciés à leur juste valeur et qui pouvait donner à l‘homme, à son homme, une
collaboration spirituelle susceptible de concourir à la réalisation de ses projets. Ce type d‘espionne
volontaire est surtout dangereux parce que, au lieu d‘explorer des domaines étrangers, il donne
les renseignements dont il dispose, par son origine et ses traditions. Il livre ainsi des secrets dont
il ne soupçonne pas l‘importance et la portée.
Seules les espionnes de grande classe savent conserver l‘équilibre ; les autres se laissent
presque toutes troubler et n‘arrivent pas à rompre. Je connais des cas qui ont duré des années
sous prétexte de « service », où les relations loin d‘être brisées aussitôt après l‘accomplissement
d‘une mission, se sont prolongées encore longtemps après, malgré toute l‘autorité et l‘intervention
la plus énergique des chefs responsables.
C‘est là que commence, pour la femme, la tragédie de l‘espionnage, l‘éternel conflit entre le
cœur et le devoir, toujours plus puissant et dangereux que pour l‘homme. La femme ne surmonte
pas facilement les obstacles qui procèdent du sentiment. Elle s‘y soumet beaucoup plus
absolument, au péril de succomber. Précisément parce qu‘elle a l‘esprit plus éveillé, plus
clairvoyant, plus attentif et que toute son activité est plus puissamment affectée par l‘élément
amoureux que ce n‘est le cas pour la bourgeoise vulgaire, l‘espionne s‘expose à des luttes
infiniment plus douloureuses et dramatiques.
Ajoutons‐y les voyages, les relations internationales, les événements imprévus et le caractère
parfois criminel de son activité. C‘est en elle surtout que se manifeste l‘instinct comédien si
puissant dans le sexe faible et son habileté incroyable à changer d‘attitude.
Presque toutes ces femmes sont riches d‘expérience et de connaissances ; elles ont
fréquemment vécu sur les hauteurs autant que dans les bas‐fonds et la courbe que dessine leur
existence est certainement chargée de contrastes saisissants. Elles n‘ont rien du type bourgeois, car
elles se sentent constamment en danger, et s‘y exposent de propos délibéré. L‘espionne ne
connaît ni égards ni scrupules. Elle poursuit son but au risque d‘une perte totale en jetant dans la

106
balance tous ses avantages physiques et psychiques. Elle sait que l‘adversaire ne peut être attaqué
et battu réellement que par une tactique procédant du physique et du spirituel.
Une des espionnes les plus dangereuses que j‘ai connues, était la secrétaire d‘un ministre de la
Guerre français ; sa tâche consistait à surveiller et à faire surveiller les industries de guerre, non
seulement de son propre pays, mais des États neutres et par là‐même de l‘Allemagne.
Elle réunit tout un groupe de collaboratrices choisies ayant d‘excellentes connaissances
linguistiques, littéraires et scientifiques et qui, munies des meilleures références, furent introduites
par des intermédiaires auprès des directeurs d‘usines travaillant pour l‘armée, afin de leur servir de
premières secrétaires ou de secrétaires particulières. Sur dix tentatives, sept réussirent
merveilleusement.
La situation d‘une secrétaire n‘a rien d‘automatique ; elle est toute individuelle et des plus
importantes. Presque toute la correspondance personnelle d‘un grand chef d‘industrie passe entre
les mains de sa première secrétaire ; elle connaît toutes les offres, toutes les demandes qui lui
parviennent, et elle est certes capable de faire un choix judicieux et de nouer les relations
nécessaires. On se figure aisément l‘ascendant que prit et l‘intérêt que présenta pour la France la
présence, à des postes aussi importants, d‘une douzaine de femmes bien stylées et s‘acquittant de
leurs fonctions avec un grand courage personnel et une adresse consommée.
Ce type d‘espionne n‘est pas inconnu non plus en Allemagne ; mais leur domaine y demeure
plus secret et moins accessible au public. Nous sommes obligés de nous baser plus souvent sur
des rumeurs qui courent que sur des certitudes, sur les indiscrétions, d‘ailleurs rares, de certains
services de contre‐espionnage et des collaborateurs de ces services susceptibles de bavarder
quelque peu en racontant leurs souvenirs. Encore faut‐il naturellement tenir compte des
exagérations inévitables ! De même que tout inspecteur retraité sait narrer les plus folles
anecdotes en parlant de ses années de service, de même tout agent secret officiel ou privé est
toujours disposé à confier à ses auditeurs mille détails relatés d‘une manière si dramatique, que ces
derniers en demeurent ébahis — sans avoir aucune possibilité d‘en contrôler la véracité.
Je tiens d‘une espionne anglaise un des cas les plus singuliers ; cette femme avait été chargée
de se renseigner sur une réunion de diplomates français et japonais. Sans qu‘elle en sût rien, son
Service avait mis sur la même affaire deux agents masculins qui n‘aboutirent d‘ailleurs à rien tandis
que, guidée par son infaillible instinct, la femme devait trouver la solution du problème.
Le diplomate français, qui voyageait avec son épouse, avait été antérieurement officier de la
coloniale, plusieurs fois blessé et débilité par de fréquents accès de fièvre paludéenne. Mais son
tempérament de fer, allié à une énergie presque brutale, avait fini par le remettre d‘aplomb. De
retour à Paris, il fut chargé de missions diplomatiques consistant notamment en négociations
préliminaires non officielles et comportant encore la transmission, par des voies également
officieuses, des renseignements qu‘il réussissait à se procurer. Les entrevues avec les Japonais ne
manquaient pas d‘intérêt, car il s‘agissait de négociations économiques fort importantes.
Le tempérament de l‘agent français était farouche, peu communicatif. C‘était un homme de tête
plus que de cœur, et sa petite femme se sentait négligée ; elle s‘était adonnée à la sculpture et
continuait à cultiver son art quand elle en avait le loisir. Cette existence, à côté d‘un mari
constamment préoccupé par ses pensées et dans l‘exercice d‘une profession surtout pratiquée par
des hommes, mais où elle avait remporté quelques succès avaient fini par produire chez cette
femme une aberration sentimentale et une orientation sexuelle nouvelle qui ne pouvaient
qu‘aboutir à de singulières complications.
L‘Anglaise se rendit compte, avec une finesse remarquable, du désarroi moral subi par l‘épouse
du diplomate français et parut s‘attacher à elle au cours de la longue traversée. Bientôt les deux
filles d‘Ève contractèrent une amitié qui devait avoir des suites tragiques. Le Français ne s‘occupait
guère de la compagne de sa femme, mais il fut heureux de voir que celle‐ci semblait reprendre
quelque intérêt au voyage.

107
A l‘occasion d‘une fête donnée à bord et au cours de laquelle on s‘amusa beaucoup en buvant
ferme, les deux amies dansèrent ensemble. Cependant l‘espionne anglaise fut fréquemment
invitée par des danseurs et, chaque fois, elle vit dans les yeux de l‘autre une lueur de déception
et d‘irritation. Elle n‘y comprit d‘abord rien jusqu‘au moment où sa nouvelle amie déchira elle‐
même le voile. A peine revenue d‘un nouveau tour de danse et assise autour de la table qui
réunissait son petit cercle, elle sentit l‘attouchement discret d‘une main.... Alors sachant de quoi il
retournait, elle se mit à jouer une comédie qui fut certainement l‘une des plus pénibles de sa vie,
puisqu‘elle se vit obligée d‘aller contre sa propre nature et de se livrer à un double jeu lesbien qui
lui répugnait. Elle s‘y résigna quand même et réussit ainsi à s‘acquitter de sa mission. Le roman prit
une fin tragi‐comique. La femme du diplomate fit promettre à l‘espionne de venir la voir à Paris,
et celle‐ci promit avec la satisfaction du devoir accompli et l‘assurance de ne jamais revoir sa
complice.
Il faut bien répéter qu‘en matière d‘espionnage, auxiliaires et collaborateurs sont généralement
des personnages d‘origine obscure, dans le sens d‘imprécis et d‘incontrôlable. Ils n‘ont aucun rang
social et ne trouveraient aucune place dans un système préétabli. Ils sont là, ils agissent, rendent
des services, se dévouent pour un idéal, pour un État.
Ce qui est certain, c‘est que la société bourgeoise se défend et se protège par des moyens qui
n‘ont rien de bourgeois.
Quand les communiqués de police nous annoncent l‘arrestation d‘intermédiaires, d‘agents
hommes et femmes, par un entre‐filet que les lecteurs ne remarquent même, pas — peu de gens
soupçonnent qu‘il s‘agit en réalité d‘espions, d‘individus, qui, doués d‘un tempérament
singulièrement éprouvé, ainsi que d‘un cerveau capable de penser et de combiner avec rapidité,
remplissent là des tâches qu‘aucun monument, aucun poème épique ne célébreront jamais.
Le destin de l‘espion est inconnu ; son existence est un danger constant, sa fin, fréquemment
soudaine et tragique. Il finit généralement dans le sang. Pour lui, la vie n‘est pas ce mélange, cher
au bourgeois, de certaines vertus et vices raisonnables, ni une suite de demi‐concessions, de
fautes et de réparations… non, à tout instant, il joue le tout pour le tout !
La femme espionne est naturellement beaucoup plus sujette à certains conflits que l‘homme,
qui, lui, ne tient pas toujours compte des faits. Sa nature tend constamment à concilier et
réconcilier. Elle hait et fuit l‘absolu.
Beaucoup d‘entre elles finissent par s‘évader de cette vie aventureuse en épousant des
policiers ou détectives rencontrés dans le service. C‘est ainsi que les agences de police privée
occupent d‘anciennes employées, le mari et la femme travaillant ensemble pour le même bureau,
bien que ce ne soit pas vu d‘un bon œil ; mais il faut bien tenir compte du rendement, du
dévouement, de l‘expérience acquise.
Peu à peu cependant, les épouses se lassent des émotions et des travaux de leur profession
pour se consacrer à leurs devoirs de maîtresses de maison, tout en s‘intéressant au « service » et en
se complaisant dans les souvenirs de leurs aventures.
Mais le sort de l‘espionne devient tragique lorsque son ambition ne peut se satisfaire, que ses
succès ne dépassent pas la moyenne et ne lui rapportent pas ce qu‘elle espère et désire. La
déception engendre alors la fatigue de vivre. Les incidents se multiplient ; elle essaie de se faire
remarquer par des extravagances ; il faut faire sensation à tout prix, même si ce n‘est que par une
tempête dans un verre d‘eau, une minuscule « sensation » qui n‘abusera personne.
Son origine incertaine, son manque d‘indépendance, son désir d‘améliorer sa situation, finissent
par dominer l‘espionne, comme toute autre femme, d‘ailleurs. Les prostituées qui, dans les
périlleuses aventures de leur profession, n‘ont pas encore perdu toute possibilité sociale de
revenir sur leurs pas et ne vivent pas encore totalement en marge de la collectivité, peuvent
devenir de bonnes agentes de liaison et de renseignements ; elles connaissent les bas‐fonds, les
retraites, les cachettes et lieux de rendez‐vous. Elles savent distinguer entre leur profession

108
habituelle et ces fonctions où elles sont autre chose et plus que de la chair à plaisir. Le caractère
primitif d‘un être humain est rarement dénaturé à tel point qu‘il devienne incapable de se
développer et c‘est ainsi que la collaboration avec une agence d‘espionnage ou de police privée
leur rend quelque peu la conscience d‘elles‐mêmes. Quant au public, il n‘oubliera jamais que le
métier d‘espion est anonyme. C‘est précisément ce qui le caractérise. L‘agent opère dans la
coulisse de la scène politique, et les résultats de son travail commandent parfois certaines
décisions prises par les gouvernements des États.
Il y a un certain temps, l’opinion publique s’est considérablement intéressée à l’affaire
sensationnelle de la star de cinéma Fern Andra et au problème policier que posait l’existence de
cette femme — le public ne se passionne‐t‐il pas toujours pour les crimes accomplis, tandis qu’au
contraire il se contracte et s’effraie devant des événements en pleine évolution, devant des
problèmes encore à résoudre ? Pourquoi Fern Andra aurait‐elle trahi ? Comment en serait‐elle
arrivée là ? Elle était soupçonnée, mais pourquoi ?
Le sens du verbe espionner a toujours été, pour la majorité, obscur et indéterminé, dénué de
concordance entre la conception et la pratique. On se rappelle vaguement des cas de délation
quelconques sans d’ailleurs en connaître les conséquences. L’espionnage est une somme de
documentations surprises par des moyens mystérieux et transmises dans un but particulier. L’État
ne fait donc que se protéger lui‐même en s’opposant à ces pratiques, en surveillant ses hôtes et
observateurs étrangers. Tout homme s’insurgerait tout naturellement contre la délation pratiquée à
son foyer, dans ses affaires, dans ses ateliers. Personne n’accepterait de livrer de plein gré des
secrets qui doivent rester tels. Rien ne peut l’y obliger. Si, malgré tout, l’on finit par savoir
certaines choses que seuls doivent connaître les plus proches voisins, c’est que des abus de
confiance ont été commis. La chose est essentiellement la même, en petit comme en grand, dans
la famille autant que dans l’État. Toute collectivité protège ses biens : production, économie
politique. Il lui faut donc accorder une importance particulière à tous les éléments douteux.
Certains membres des ambassades allemandes, en Suisse par exemple, ont fait de singulières
expériences. Il partait constamment de ce pays neutre des paquets envoyés en Allemagne et
munis de tous les cachets certifiant qu’ils provenaient d’un consulat allemand. Ils contenaient en
réalité des étoffes et draps pour vêtements et franchissaient la frontière à l’abri de tous soupçons
pour être ensuite délivrés à leurs destinataires. Nous connaissons des cas où des chefs de service
ont pratiqué un trafic de ce genre jusqu’au moment d’être destitués ; mais ils se sont bien gardés
de rentrer en Allemagne et ont préféré s’établir en pays neutre. Et tandis que, sous le pavillon de
la neutralité, se pratiquaient ainsi des affaires quelque peu louches, d’inoffensives auxiliaires et
employées des ambassades allemandes se faisaient expulser parce que suspectes d’espionnage.
Ce qui est décisif dans le métier d’espionne et dans la carrière des femmes qui s’y adonnent,
c’est l’insécurité, le danger, le caractère éminemment précaire de leur sort. Elles ne connaissent
que la tâche assignée, l’ordre donné par ceux qui disposent d’elles. Elles prévoient souvent leur
fin, s’y attendent même et sont pourvues des moyens de s’y soustraire.
Le public ignore probablement le sort d’une de nos agentes qui avait obtenu l’emploi de
classeuse dans une fabrique de munitions et comptait se procurer ainsi des documents intéressants.
On n’a jamais su si elle était Allemande ou étrangère, si elle travaillait de sa propre initiative ou
par ordre. Mais elle était si attentive et appliquée à son travail, elle s’en acquittait si bien qu’elle
entra bientôt en contact avec les directeurs de l’usine et put observer ainsi bien des choses
intéressantes. Et, comme toujours, l’élément érotique ne manqua pas de jouer son rôle coutumier,
car si ce n’est pas le seul moyen d’action de l’espionne, il fait néanmoins partie du répertoire ; il
facilite en effet l’accomplissement de sa tâche. L’enquête ultérieure a prouvé que cette femme a
travaillé à l’abri de tout danger jusqu’au moment où la direction fut alertée par des agents de
surveillance qui suivirent une piste découverte par hasard et qui, chose étrange, dénonçait
l’intervention d’une femme.

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Comme, dans un cas d’espionnage de ce genre, il ne s’agit pas d’obtenir un effet de surprise
juridique, mais bien plutôt de surprendre les causes et les à‐côtés des actes commis et de
connaître les renseignements livrés, le caractère de l’espion, la politique secrète pour laquelle il
travaille, le directeur résolut, après avoir accumulé toutes les preuves voulues, de démasquer lui‐
même son employée. Celle‐ci, sans attendre l’éclaircissement final de l’affaire et les explications
inévitables, se sacrifia elle‐même en se donnant la mort. Car il n’y a pas de moyen terme entre la
balle qu’on tire soi‐même et celles du peloton d’exécution.
La baronne danoise Carla Jenssen, qui travailla pour le contre‐espionnage français, avait adopté
des procédés assurément fort originaux. Un étranger suspect d’espionnage mais qu’il était difficile
d’approcher étant arrivé à Paris, Carla Jenssen fut chargée d’en faire la connaissance par hasard, ce
qui ne présenta pas de grandes difficultés, vu son exceptionnelle beauté. Les relations étant
devenues plus intimes, au bout de peu de temps, elle se fit inviter à rejoindre l’étranger dans
l’hôtel où il était descendu et céda volontiers à ses avances. Puis sous un prétexte quelconque,
elle quitta la pièce pour quelques instants qu’elle mit à profit pour se teindre les lèvres d’un
certain produit somnifère. Elle avait, auparavant, pris une dose de contre‐poison destiné à la
garantir contre l’action du narcotique. Quand elle fut revenue à lui, l’homme continua ses caresses
et peu après, ses yeux se fermèrent et il s’endormit aussitôt. L’espionne fouilla partout et finit par
découvrir une série de documents des plus compromettants. Quand l’agent étranger ainsi
convaincu d’espionnage se réveilla, il était déjà sous bonne garde.
Les espionnes disposent, en grande majorité, de connaissances particulières et d’une certaine
expérience. Cela fait partie du métier. C’est une condition nécessaire de tout succès durable, car
les domaines où elles l’emploient sont multiples, et multiples également et multiformes, les
missions qui leur sont confiées et les dangers qu’elles courent. En temps de guerre naturellement
beaucoup plus encore que pendant la paix ; car les délais accordés sont plus brefs et les
renseignements doivent parvenir dans un minimum de temps.
L’espionnage féminin s’est également pratiqué au front, bien qu’on ne s’en fût nullement douté
dans certains secteurs. Ce ne fut d’ailleurs pas toujours le fait d’espionnes spécialement recrutées à
cet effet, mais souvent de femmes qui trahirent par esprit de lucre. La guerre de partisans surtout
se distinguait par ses violences, ses traquenards et les trahisons commises par d’anciens francs‐
tireurs qui espéraient sauver leur vie en renseignant l’ennemi. Les groupes de partisans
comprenaient des femmes entraînées par un premier mouvement d’enthousiasme et de haine,
mais qui succombaient à la première tentative de l’ennemi et se convertissaient en transfuges
chargées de certaines missions. Si les offres de service étaient acceptées avec circonspection, les
renseignements n’en étaient pas moins étudiés le plus attentivement possible, car ils apportaient
souvent d’utiles précisions.
Mais là encore, chocs en retour et erreurs de jugement étaient fréquents. La femme pratiquant
l’espionnage plus ou moins professionnel ne parvenait pas à se fixer dans un camp ou dans
l’autre.
Nous connaissons plus d’un cas où des espionnes allèrent ainsi d’un front à l’autre, changeant
de gîte par peur tantôt de leurs compatriotes, tantôt des ennemis, et servant les deux côtés. Mais
généralement leur instabilité finissait par sauter aux yeux. Parfois leurs informations étaient sûres,
mais leur caractère ne l’était pas. Nous n’avions pas confiance en elle et fûmes rarement trompés.
Ce qui est intéressant pour le public allemand et doit être porté à sa connaissance, c’est que
les femmes occupées par nos services et dont les exploits ont été rarement connus, mais
généralement tus et cachés, ne doivent pas être considérées, ni jugées de parti pris et injustement,
mais estimées comme auxiliaires de l’État. Leur origine peut être incertaine, leur existence semée
de catastrophes et de contradictions ; elles n’en sont pas moins au service de la nation sans obtenir
récompenses ni distinctions honorifiques. Un souvenir reconnaissant doit aller précisément à nos
espionnes anonymes, aux auxiliaires inconnues de notre police secrète. Toutes, celles qui

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occupèrent des emplois connus, celles qui travaillèrent dans l’anonymat, ont collaboré avec une
troupe d’élite qui dut se servir de tous les moyens pour voir clair — pour faire la lumière sur les
tâches prochaines, sur l’avenir, pour le développement et la sécurité de la nation.
Et puis l’espionnage ne consiste pas seulement à explorer l’ennemi chez lui, mais encore à
démasquer les suspects sur notre propre territoire. Que, dans un service aussi pénible, les femmes
aient rempli à un si haut point leur devoir, qu’elles se soient, dans une telle mesure, jetées dans la
balance, corps et âmes, cela ne mérite pas seulement, cela commande l’estime ; cela est émouvant
et tragique et pourrait, à beaucoup de contemporains, donner un exemple des efforts à faire pour
soutenir et défendre à tout prix la sécurité et l’organisation de la collectivité nationale.

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XIV. — ESPIONNES DANS LES TERRITOIRES OCCUPÉS

1. LES MALADIES VÉNÉRIENNES, ARME DE COMBAT

PAR FR. MONKA

Nous sommes en juin 1916. La grande offensive allemande contre Verdun s’est arrêtée après
de notables succès initiaux qui n’ont pu, toutefois, la porter au delà des forts de Vaux et de
Douaumont. Les deux belligérants ont subi les pertes les plus lourdes que la guerre ait
enregistrées jusqu’à ce moment et déjà, sur la Somme, de nouveaux massacres se préparent.
Mais les horreurs du front épargnent les territoires belges occupés par nos troupes. Celui qui,
dans la chaleur de ce beau mois d’été, se promène dans les rues animées de Bruxelles a tôt fait
d’oublier la guerre, même si peu de temps auparavant, il se trouvait encore exposé au marmitage
des premières lignes et en danger de mort. Les devantures des magasins sont toujours aussi belles
et nous offrent, ici des primeurs et des mets exquis, là des articles de toilette et de parfumerie de
première qualité comme, depuis longtemps, nous n’en avons plus en Allemagne, sauf dans le
commerce de contrebande, d’ailleurs florissant. Le combattant qui à peine sorti de la désolation
mortelle du front, se voyait transporté ainsi en pleine animation des plus beaux jours de paix, était
comme saisi de vertige et irrésistiblement tenté de se jeter dans ce tourbillon et de jouir de
l’existence.
Lorsque le lieutenant R… du… d’infanterie quitta la luxueuse chambre de Palace où il avait été
logé, il subissait déjà les premières atteintes de cette griserie. Sa brigade lui avait accordé trois
semaines de permission pour bravoure exceptionnelle et parce que, combattant de première ligne
depuis le début de la guerre, il n’avait presque jamais quitté son régiment. L’avant‐veille encore, le
lieutenant R… était accroupi dans un trou d’obus devant le fort de Vaux et le voici qui, après avoir
dansé au five‐o’clock du Palace, flânait le long des boulevards où déjà commençait à tomber le
crépuscule.
Demain, à la même heure, rêvait le jeune officier, il serait sur le Rhin. Ce bref détour par la
capitale de la Belgique, ne lui faisait guère perdre de temps et servait même de transition entre le
front et la patrie, si incroyablement dissemblables. Tout à sa joie de vivre, il prenait dans un
restaurant choisi un de ces repas délicats dont il était, depuis longtemps, sevré.
Il se sentait de plus en plus à son aise et son sang, fouetté par une bouteille de bon vin,
commençait à couler plus impétueusement dans ses veines. Une seule chose lui pesait : cette
solitude ! Mais peut‐être trouverait‐il l’âme sœur.
Avec un sourire complice et discret le maître d’hôtel lui nomma les différentes boîtes de nuit
qui offraient « bon amusement, belle musique et beaucoup de jolies filles ». A ces mots, le
lieutenant sourit, lui aussi. Eh oui, ne se privait‐il pas depuis bien longtemps de toutes les joies de
la vie ; il allait donc voir si les nuits de Bruxelles étaient réellement ce qu’il entendait vanter par
ses camarades. Il paya et sortit.
Bientôt, dans les vastes salles luxueusement décorées de la « Gaité », musiques et plaisirs
l’accueillirent et l’entraînèrent dans leur ronde folle d’autant mieux que soudain sa mémoire était
revenue malgré lui aux terreurs et aux horreurs du champ de bataille, avec une intensité telle qu’il
en ressentait une douleur presque physique. Puis, au milieu de ces rires et de ces débordements
de joie, ce passé si proche ne lui apparaissait plus que tel un incompréhensible cauchemar et, tout
à coup, il se sentit attiré par un beau regard tout chargé de désir.
Seule, à une petite table, se trouvait une jeune femme de tout au plus vingt‐deux ans.
S’inclinant vers lui, porté sur un cou souple et blanc, un beau visage aux traits délicats et
distingués lui sourit tandis que deux yeux de feu le dévisageaient pendant quelques secondes

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pour se détourner aussitôt après, et contempler la salle avec indifférence.
L’officier fut immédiatement attiré vers l’inconnue et lui qui n’avait pas encore dansé se leva
pour aller l’inviter au prochain two step. Elle se contenta de faire oui de la tête et sans mot dire
s’accrocha à son bras. Il s’efforça de mettre à contribution tous ses souvenirs des classes de
français et commença la conversation. Mais quel fut son étonnement d’entendre sa danseuse lui
répondre en allemand dans une langue si châtiée, sans accent ni fautes, qu’il crut avoir devant lui
une dame de la meilleure société. A partir de ce moment, il était vaincu d’avance. C’était la patrie
allemande elle‐même qui le saluait en pleine terre ennemie ! Il sentit rire et sangloter en lui
l’étrange sentimentalité qui s’empare des combattants dès qu’ils s’évadent de l’épouvante des
images qui leur sont devenues familières ; aucun autre désir ne survécut plus en lui que celui
d’aimer et de posséder cette splendide créature.
Il l’invita à sa table où elle ne vint s’asseoir qu’après une certaine hésitation ; elle lui raconta
qu’elle n’était que depuis peu à Bruxelles où elle avait suivi son frère employé au gouvernement,
et elle comptait trouver elle‐même une occupation dans un hôpital militaire. Le frère allait
d’ailleurs arriver d’un moment à l’autre, car il s’était absenté pour une heure environ.
Cette nouvelle fut loin de plaire au jeune officier et lui expliqua l’attitude si réservée de sa
jolie conquête. Car naturellement, un frère comme celui‐là !… Il allait désespérer de la soirée et
de la nuit qui, dans sa pensée, devait suivre. N’était‐ce pas la guerre et cet événement
exceptionnel ne postulait‐il pas également des êtres exceptionnels ? Dieu seul savait s’il n’avait
pas rencontré là, ce soir, la femme qui le rendrait heureux pendant toute sa vie — qu’une balle
aveugle pouvait détruire dès le mois suivant.
La belle inconnue se maintint sur la réserve, même lorsque l’heure se fut écoulée sans que le
frère eût fait son apparition. Complètement subjugué, le lieutenant prêtait l’oreille aux sons
allemands qui prenaient une si harmonieuse douceur sur ces belles lèvres rouges et voluptueuses.
Il se fit de plus en plus entreprenant et la belle apprit bientôt qu’elle n’avait pas devant elle un
guerrier ordinaire, mais un officier d’un mérite exceptionnel et gratifié d’une permission en
récompense de ses exploits.
A partir de cet instant, Ellen, tel était son nom, se fît plus tendre et soumise, comme il s’en
aperçut à sa grande joie. Il se crut aimé, et il ne fut plus question du frère absent ; bientôt ils
partirent tous deux pour un autre établissement où les salles du rez‐de‐chaussée retentissaient
encore de flonflons de danse et de cris de joie, alors que, dès le premier étage, commençait le
domaine des épanchements amoureux et des chambres discrètes. Et nos deux amants de
disparaître aussitôt dans l’une d’elles qu’un garçon attentif et distingué ferma sur eux.
On ne peut en vouloir à R…, de n’avoir pas immédiatement remarqué les différentes
contradictions que présentaient les déclarations plutôt vagues de la belle Ellen. Lorsque le
lendemain matin il lui fit ses adieux, il convint avec elle d’un rendez‐vous prochain à Hambourg
d’où elle se prétendit originaire. Dans dix jours au plus tard, lui promit‐elle en le couvrant de
baisers ardents, elle serait de nouveau dans ses bras. En attendant, elle lui écrirait à une adresse
qu’il indiqua. Tout à son bonheur, le jeune lieutenant quitta Bruxelles sans douter le moins du
monde d’avoir fait là une conquête digne d’exciter la jalousie de tous ses camarades.
Mais vingt‐quatre heures plus tard, dans un hôtel de Berlin, le malheureux dut constater non
sans déception que la nuit de Bruxelles n’aurait que des suites désagréables. Un médecin qu’il
consulta aussitôt ne put que confirmer ses soupçons et lui ordonna un traitement d’urgence.
Cependant R…, prit encore une autre mesure dont il faut lui savoir gré. Au lieu de garder pour lui
cette mésaventure, comme c’est presque toujours le cas, il se rendit au dépôt de son bataillon et
dénonça toute l’affaire avec tous les détails utiles. Car un soupçon de plus en plus précis montait
en lui au sujet de la jolie Ellen dont les agissements méritaient, dans l’intérêt collectif, un examen
plus approfondi. Elle ne lui écrivit d’ailleurs pas à l’adresse convenue. Mais l’autorité militaire
signala le cas au gouvernement de Bruxelles.

113
Les agents de la police secrète n’eurent aucune difficulté à retrouver la belle exactement à la
table où elle avait fait la connaissance de sa victime. Elle était en tête‐à‐tête avec un nouveau
lieutenant venu du front qui crut même devoir prendre la défense de sa jolie compagne. Mais
quand les agents eurent fait connaître leur mission, il fallut bien, le cœur gros, la laisser partir.
Très calme, sans manifester la moindre émotion, elle suivit les policiers.
Le juge d’instruction eut quelque peine à éclaircir l’affaire. Tout ce qui concernait le frère soi‐
disant employé au gouvernement et l’origine hambourgeoise se révéla faux et inventé de toutes
pièces. Ellen le reconnut d’ailleurs sans protester ; elle savait trop bien que le seul fait de tromper
ainsi un adorateur trop crédule ne tombait pas sous le coup des lois. Quant à sa maladie, elle
affirma l’ignorer.
L’enquête démontra qu’elle était née en 1894, en Alsace où elle avait vécu jusqu’à l’âge de
quinze ans, ce qui expliquait sa connaissance de la langue allemande. Une tante, décédée depuis,
l’avait attirée à Bruxelles. Elle obtint la nationalité belge et s’adonna, dès le début de la guerre, à
la vie galante, ce qui lui permettait de se tirer d’affaire d’une façon, non pas opulente, mais
suffisante.
Dans son rapport sur les circonstances particulières de son aventure, le lieutenant R…, avait
spécifié que la jeune femme avait tout d’abord affiché une réserve extrême pour ne changer
d’attitude qu’au moment d’apprendre qu’elle avait affaire à un officier en permission pour bravoure
exceptionnelle au feu. L’enquête, menée de différents côtés, établit que notre lieutenant n’était
pas le seul contaminé. Mais c’est lui qui, par cette dénonciation, qu’avaient omise par respect
humain ou par égard pour cette prétendue compatriote de nombreux autres officiers, mit un terme
à l’action néfaste de cette femme. Quand il fut démontré qu’elle connaissait parfaitement son état
pour avoir reçu des reproches de plusieurs amants de passage, la conclusion finit par s’imposer.
Car, soir pour soir, la belle de nuit se mettait en chasse sans jamais entreprendre quelque
traitement que ce fût, et c’est ainsi que le juge d’instruction put affirmer qu’elle recherchait
systématiquement nos officiers combattants, pour les rendre malades et les éloigner du front
pendant un certain temps.
Le succès que remporta cette accusation inattendue fut renversant. Car après un instant de
saisissement, Ellen F.. se leva d’un bond et, avec un accent de haine et de rage indescriptibles,
s’écria, au grand ahurissement du juge : « Oui, j’ai recherché les Allemands avec l’intention de les
contaminer, et je suis heureuse d’avoir si longtemps réussi. Plus de deux cents parmi vos meilleurs
officiers ont ainsi chèrement payé la nuit passée à côté de moi et je n’ai fait que servir ma patrie »
!
Cette affaire, qui remonte à l’été 1916, est intéressante en ceci qu’il nous fut possible d’établir
qu’Ellen F.., était en relation avec des personnes suspectes d’espionnage et de propagande en
faveur de l’ennemi. Nous pouvions donc admettre comme certain que ces milieux ont approuvé,
sinon même provoqué, les agissements criminels de cette femme. Ce n’est pas le seul cas où nous
pûmes constater que le Service des renseignements ennemi n’hésitait pas à considérer comme
moyen de combat la propagation des maladies vénériennes parmi nos troupes et qu’il espérait les
affaiblir ainsi.
Au mois de mai déjà, nous avions arrêté à Ostende une prostituée qui se donnait sans faire
aucune distinction aux officiers, aux sous‐officiers et aux soldats et qui avait contaminé en tout
plus de cinq cents hommes.
Ce que nous ne saurons sans doute jamais, c’est jusqu’à quel point ces pratiques peuvent être
attribuées à une organisation méthodique. Il est peu croyable que certaines femmes aient contracté
leur mal de propos délibéré. Mais que, dans la suite, puisqu’aussi bien leur profession les retenait
dans la rue, les services secrets leur aient offert, pour l’utilisation de leur maladie, un gain
supplémentaire, cela se peut.
De toutes manières, l’organisation individuelle de cette campagne contre la valeur combattive

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d’une armée ennemie ne fut certainement pas facile à réaliser et dut exiger beaucoup de temps et
de travail. Elle fut, il est vrai, favorisée du fait qu’il ne se trouve pas tous les jours des lieutenants
R.., ayant le courage d’avouer une faiblesse. La tâche devient, pour le Service secret, plus aisée
dans certains centres fréquentés par un grand nombre de femmes, ce qui facilite beaucoup la
contamination parmi les femmes elles‐mêmes. Ce furent dans les territoires occupés, les villes
industrielles comme Lille, Roubaix, etc., qui témoignèrent surtout de l’efficacité occasionnelle, que
peuvent avoir pour les services secrets les maladies de ce genre.
Au cours des premiers mois de l’année 1916, les contaminations de soldats allemands s’y
multiplièrent de si effrayante manière, que le commandement suprême résolut d’intervenir.
D’innombrables ouvrières sans travail, à la suite des fermetures d’usines, ne vivaient qu’en se
vendant au premier venu et augmentaient ainsi le chiffre des prostituées déjà bien assez élevé
avant la guerre. Les maladies vénériennes se répandaient de plus en plus, les traitements
individuels demeuraient sans effet, d’autant plus que les personnes atteintes ne pensaient pas à
s’abstenir, mais semblaient au contraire se prodiguer comme sur un mot d’ordre émané
d’instigateurs mystérieux. Seules, des mesures radicales pouvaient encore se révéler efficaces,
c’est‐à‐dire l’évacuation de toute femme suspecte, fût‐ce au risque de frapper provisoirement
même des innocentes. Il n’existait nul autre moyen de combattre le fléau dont étaient tombées
victimes des unités entières au repos dans la région.
L’officier d’ordonnance du commandant d’étape de Charleville (depuis 1915 siège du G. Q. G.)
donne d’intéressants détails sur le logement de ces personnes évacuées de Lille et de Roubaix, et
presque toutes malades. La région de ce commandement d’étape comprenant un certain nombre
de localités grandes et petites situées dans le département des Ardennes, jusqu’à proximité de
Sedan, devait recevoir environ 1 500 de ces hôtes peu désirables. Charleville, se trouvant alors
encore loin du front, ne logeait pas de troupes combattantes, de sorte qu’il fut possible d’y
envoyer les Lilloises pour y procéder en toute tranquillité à la séparation des femmes malades et
de celles qui étaient saines.
Mais où les loger ? Les maires des différents villages savaient fort bien quel genre de
personnes leur étaient destinées ; ils étaient donc tout à fait dans leur rôle de pères de la
commune en faisant des pieds et des mains pour les écarter. Tout en les comprenant parfaitement,
le commandant d’étape ne tint aucun compte des récriminations. Les mesures prises étaient
indispensables, et la région comptait suffisamment de maisons abandonnées dès 1914. En outre,
les médecins allaient s’en occuper sans délai et envoyer toutes les malades dans des prisons de
femmes pour les empêcher à l’avenir de répandre le fléau. Mais il fallut d’abord faire appel au
sentiment national des maires pour briser leur résistance si bien justifiée.
Et les premiers transports débarquèrent leurs belles voyageuses ; ils étaient désignés de
manière assez amusante, transports de légumes. C’étaient en réalité des légumes d’une fraîcheur
plus que douteuse, dont l’officier de service ne prit livraison qu’avec une répugnance extrême et
le désir de s’en débarrasser le plutôt possible. Chose singulière, l’incorporation de cette marée
féminine dans la population du pays offrit moins de difficulté qu’on ne pensait. Et les majors
d’entreprendre aussitôt leur pénible tâche en vue d’une deuxième et définitive évacuation de tout
ce qui était contaminé. De nombreuses tentatives d’évasion eurent lieu. Les femmes ne reculaient
devant aucun moyen. Elles s’attaquaient à leurs gardiens, généralement des territoriaux d’un âge
certain, et déployaient tous leurs charmes pour en obtenir la complicité ou du moins le
consentement tacite. Mais les cas de réussite furent rares.
Ces mesures militaires contre des femmes et filles de Lille et de Roubaix entraînaient
naturellement pour celles qui les subissaient bien des duretés d’ailleurs inévitables. Mais à partir
du moment où nous eûmes reconnu dans les agissements de ces femmes la griffe du Service
secret de l’ennemi, nous fûmes acculés aux moyens les plus énergiques. L’évacuation des
malades, leur internement dans les différentes prisons pour femmes, coupaient le mal à sa racine.

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L’adversaire dut renoncer à l’espoir de nous affaiblir davantage. Aussitôt, il changea donc de
tactique pour exploiter au mieux de sa propagande les contre‐mesures allemandes, taxées
d’injustice et d’inhumanité. L’action de notre commandement à Lille, Roubaix, Tourcoing, etc., fut
cité en exemple de la cruauté allemande par toute la Presse de l’Entente. En Angleterre surtout, M.
Northcliffe se précipita sur cette affaire pour décrire minutieusement, en les exagérant, les
conditions dans lesquelles s’effectuèrent les évacuations. Mais il se garda bien de reconnaître que
presque toutes ces malheureuses étaient atteintes de maladies vénériennes, circonstance dont
avaient largement profité les agents secrets de l’Entente pour saper, dans les territoires occupés, la
santé et la résistance de nos troupes.
Mais l’arrière lui‐même, les villes de nos pays centraux, comptaient de ces femmes qui, à
l’instigation de nos ennemis, mettaient leur corps malade au service de l’Entente.
Il est universellement connu que jamais ces maladies n’ont été plus répandues que
précisément pendant la guerre. Elles furent introduites surtout de Belgique et de Pologne et la
contamination des soldats s’opérait au cours des permissions.
Les derniers mois de guerre ont vu bien des cas de fatigue et de lâcheté, — des deux côtés !
Et nombreux furent les hommes animés du seul désir d’en finir. Contracter un mal vénérien
devenait une excellente raison d’échapper, pendant un certain temps du moins, aux misères du
front. Les agents ennemis ne l’ignoraient point.
Il est prouvé qu’en 1918, à Leipzig, une femme malade, rétribuée par des inconnus, ne faisait
guère autre chose que de passer sa maladie à nos soldats en permission. Ce n’était même pas une
jouissance d’amour que ces hommes cherchaient, mais uniquement l’occasion de gagner le mal.
On a cité des chiffres effarants d’hommes contaminés par cette mégère, plusieurs milliers, dit‐on,
avant qu’il ait été possible de la rendre inoffensive.
Ce chapitre de la femme malade au service des puissances secrètes en vue de miner la force
combattive d’une armée, jette sur l’espionnage un jour diabolique.
Chargé de combattre ces agissements d’un contrôle si malaisé, mais fort bien reconnaissables à
leurs effets, le contre‐espionnage est réduit à employer les mesures de combat les plus
draconiennes, s’il veut éviter que cette arme déloyale ne fasse d’incalculables ravages. Quelle que
soit la compassion que l’on puisse avoir pour l’ennemi au combat, tout sentiment humain devient,
dans un cas semblable, néfaste ; il équivaut à une impardonnable faiblesse qui fortifie l’ennemi et
travaille pour son triomphe final, sans parler des suites fâcheuses qu’il comporte pour
d’innombrables compatriotes.

2. — L’AMOUR ET LE DEVOIR

PAR FR. FELGEN

En 1917, dans une ville française, non loin de Lille, j’ai vécu moi‐même cette aventure qui est
un épisode de la formidable lutte des nations de 1914 à 1918.
Comme partout, sur et derrière nos différents fronts, le Service secret allemand avait ses
représentants dans le secteur de Lille, des hommes éprouvés dans ce service difficile,
généralement des intellectuels. Presque chaque jour des espions ou des traîtres, jusqu’aux plus
dangereux, se faisaient prendre et nos renseignements nous apprenaient presque chaque jour que
toute perte de ce genre était immédiatement réparée par l’ennemi. Celui‐ci ne nous facilitait certes
pas nos succès et plus d’un des nôtres paya de sa vie l’audace avec laquelle il exécutait les
missions qui lui était confiées. Il faut dire que le Service des renseignements ennemi avait tous les
avantages pour lui. Il agissait dans son propre pays ; il avait pour collaborateurs, à proximité
immédiate de notre front, ses propres compatriotes dans la personne des civils restés dans la

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région ou des agents qu’il nous envoyait de manière ou d’autre. Et contrairement à nous, il
disposait de moyens pécuniers pour ainsi dire illimités, ce qui lui ouvrait naturellement bien des
portes et des cœurs. Il faut ajouter que ses auxiliaires étaient presque tous animés par un ardent
amour de la patrie, encore porté au paroxysme par la haine de l’ennemi héréditaire.
Ils faisaient passer avant toutes choses leurs devoirs envers la patrie et savaient mourir pour
elle sans la moindre défaillance.
Ces circonstances ne rendaient pas plus aisée notre tâche de combattre et de prendre en
flagrant délit tous les agents secrets qui pullulaient dans ce pays ennemi. Il fallait pour cela des
qualités peu communes de sang‐froid, de clairvoyance, de persévérance et de conscience
professionnelle, car l’adversaire était aussi astucieux que dénué de scrupules…
Dans un élégant café de Lille, nous observons depuis quelque temps deux jeunes filles d’une
remarquable beauté. Ce sont, nous le constatons bientôt, des Françaises. La plus jeune surtout,
Madeleine, est une véritable beauté du plus pur type français. Mais l’autre également, Yvonne, ne
saurait, grâce à la distinction et au charme de ses traits, passer inaperçue. L’ardeur d’un
tempérament manifestement méridional accentue encore leur beauté. Elles fréquentent presque
journellement ce café mondain et légèrement extravagant, où viennent de temps en temps
s’égarer des militaires allemands, surtout des officiers, pour y boire une tasse de café. Ils
appartiennent généralement à des unités décimées par les combats, au repos dans le voisinage ; il
y a également parmi eux des convalescents hospitalisés en ville. Ils viennent tous écouter la
musique d’un orchestre français ou bien observer avec curiosité la vie d’un café français.
Nos agents ne tardèrent pas à voir que les deux jolies Françaises, Yvonne et Madeleine,
s’intéressaient tout particulièrement aux visiteurs allemands en tenue d’officier. Elles ne se
gênaient pas pour tourner en ridicule telle ou telle particularité bien allemande. Etait‐ce pour
mieux attirer l’attention des militaires ou mieux détourner la nôtre de quelque intention secrète ? Il
semble bien que la première hypothèse soit la bonne, car les voici qui font assaut de coquetterie
pour deux jeunes officiers qui, sans le faire exprès et tout absorbés par l’orchestre, se sont assis
non loin d’elles après avoir jeté un regard distrait sur l’assistance. La pâleur de l’un d’eux indique
manifestement qu’il vient d’être malade ou blessé, tandis que l’autre, jeune soldat plein de vigueur
et d’entrain, au teint bruni par le soleil, porte l’uniforme des troupes automobiles. Il finit par
passer en revue tous les hôtes féminins du café pour arrêter soudain son regard sur les deux
belles filles assises près de lui et les fixer avec insistance. D’un sourire presque moqueur, les
Françaises répondent discrètement à cette admiration passionnée ; puis elles se détournent non
sans impertinence. Et l’officier d’attirer sur elles l’attention de son camarade au teint pâle. Nouvelle
manifestation d’étonnement ! Les deux Allemands admirent sincèrement ; ce ne sont pas des
ennemies qu’ils voient en elles, mais des femmes d’une fascinante beauté. Pour eux qui depuis
longtemps n’ont plus été en permission, cette vue a quelque chose de tout à fait nouveau et
d’irrésistible.
Les Françaises se regardent et se sourient d’un air de triomphe et jettent de temps en temps du
coin de l’œil un regard sur les deux officiers, mais sans avoir l’air de voir leurs avances. Leurs
mines disent clairement : « Ils ont mordu à l’hameçon ! Maintenant attention ! » Et sans s’occuper
d’eux, elles quittent majestueusement le café.
Notre Service se rendant compte de l’astucieuse tactique qu’elles emploient dans une intention
bien arrêtée, a donné l’ordre de les surveiller strictement de jour et de nuit. Le lendemain, dans
l’après‐midi, j’ai pris place non loin des deux Françaises, en vêtements civils et en me donnant
l’aspect d’un petit employé. Elles sont aujourd’hui encore plus élégantes, merveilleuses de
fraîcheur et de bonne humeur.
Et bientôt arrivent, comme je m’y attendais, les deux « Prussiens », eux aussi en grande toilette ;
ils s’assoient à la table à côté d’où je les vois de profil.
En rougissant, la belle Yvonne appelle sur eux l’attention de son amie Madeleine et celle‐ci,

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fraîche comme une rose, incline son visage de poupée et, sous le bord de son immense chapeau
garni de dentelles, jette quelques regards furtifs aux nouveaux venus qui ne manquent pas
l’occasion de capter ces regards et de préparer l’offensive.
Je suis déjà au courant de tout ce qui concerne les deux jeunes officiers ; ce sont de vaillants
combattants qui sous peu repartiront vers le front. Ils ne nous inspirent aucun doute ; ils ne
veulent ni ne soupçonnent quoi que ce soit d’illicite. Mais les deux femmes ? C’est là qu’il s’agit
d’ouvrir l’œil.
Elles abandonnent d’ailleurs leur attitude d’abord si réservée. Quand leurs vis‐à‐vis les
regardent avec passion, Madeleine sourit et finit, en demandant d’un regard l’assentiment
d’Yvonne, par faire signe que : oui ! Aussitôt les deux Allemands ordonnent au garçon de servir
leur café à la table des deux belles. Ils se présentent sans appuyer sur leurs noms, en s’inclinant
légèrement et très militairement et prennent place.
D’abord, des deux côtés, quelques instants de silence embarrassant. Les Allemands toussotent,
mais restent muets en se regardant comme pour s’animer réciproquement. Enfin, l’aînée, Yvonne,
rompt le silence : « Vous comprenez le français, messieurs ? » Pas de réponse. Enfin
l’automobiliste, prenant son courage à deux mains et dans son meilleur français de collège : « Oui,
mesdames, nous comprenons un tout petit peu le français. » Elles répriment avec peine un sourire.
Et bientôt, à force de questions, de corrections et de plaisanteries, s’engage une conversation que
je ne puis suivre moi‐même en gardant mon sérieux. De boutes façons, quelques bonnes
expressions d’argot me feront passer aux yeux du garçon pour un authentique Français. Je
constate bientôt que j’ai bien fait d’y penser, car, sans avoir l’air d’y toucher, les femmes
s’enquièrent au sujet du civil inconnu. Deux mots, un geste significatif du garçon que j’observe
dans la glace derrière mon journal et les voici tranquillisées — et moi aussi. Aucun soupçon !
Allons, tant mieux !
Au bout d’une heure, elles se lèvent non sans une certaine affectation et promettent de
revenir. Dans tout cela, rien de suspect, rien qui m’autorise à croire qu’il se manigance quelque
chose. Ce que j’ai observé, c’est la tactique habituelle mais particulièrement habile de deux filles
d’Ève désirant exploiter un désir d’homme. Cependant j’ai dû constater que la plus âgée des deux
s’est, peu avant leur départ, un peu trop occupée de ma personne. Ai‐je éveillé son attention ?
C’est bien possible. Dès le lendemain, non rasé, en officier venu tout droit du front et faisant fi
des conventions, un bras en écharpe, je pénètre dans le café : je m’assieds en regardant tous les
clients d’un air curieux et légèrement ahuri, sans réagir en quoi que ce soit aux paroles qui me
sont adressées en français. Personne ne me reconnaît — premier succès ! Les quatre sont de
nouveau là et boivent leur tasse de café. Grâce à mon excellente ouïe, je suis facilement leur
conversation, même quand l’orchestre fait des siennes, car des gestes éloquents accompagnent
toutes leurs paroles.
Ostensiblement, les deux Françaises poursuivent un but que doit leur faire atteindre cet intérêt
qu’elles manifestent pour leurs compagnons. Elles paraissent prêtes à toutes les concessions pour
obtenir en échange un avantage précis ; en tous cas leurs regards promettent beaucoup, sinon
tout. Et subitement, elles se refusent de nouveau, histoire d’exaspérer ces hommes fous d’amour et
de les aveugler totalement.
Puis elles se lèvent, quittent tout à coup le café d’un air de reines offensées. Mais ce n’est
qu’une attitude ; car aussitôt dans la rue, elles se dirigent vers le jardin voisin où les Allemands ne
tardent pas à les suivre. Elles semblent toujours et encore inapprochables, mais je comprends
qu’elles acceptent un rendez‐vous pour la soirée dans le parc de la ville. Voici donc que,
simultanément avec le jeu amoureux, commence l’autre jeu, plus sérieux !
Je me rends au Service, je prends connaissance des derniers rapports, je fixe dans ma mémoire
certains détails et je prépare la surveillance de la soirée.
Comme par hasard, mes deux couples se rencontrent le lendemain, déjà dans la matinée et se

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promènent amoureusement dans les allées du jardin. Plusieurs agents sont aux aguets ; rien ne
peut nous échapper. Ils finissent par s’asseoir sur un banc sous un berceau de feuillage. En soldat
boiteux, absorbé par son cigare, je prends place en leur tournant le dos sur l’autre banc du même
berceau ; ma blessure me dispense du reste de saluer.
Ils entreprennent une conversation à voix basse, sans doute par prudence, à cause de moi.
Mais comme je ne bronche pas, leur assurance leur revient. Pour en avoir le cœur net, l’une des
Françaises s’écrie à l’improviste : « Ce soldat est certainement un blessé. » Pas un de mes traits ne
bouge. « Oui, un convalescent ! » affirme un des officiers. La suite de la conversation me prouve
qu’on me considère comme absolument inoffensif.
Et tout à coup, Yvonne : « Vous, Monsieur, vous êtes officier automobiliste ? Et à quel corps
appartient donc votre camarade ? » Cette question imprévue semble frapper les deux officiers, car
aucun ne répond. Puis, après un assez long silence, j’entends la réponse : « Moi, je suis de
l’infanterie, Mesdames. » Nouveau silence, encore plus long, interrompu par la Française sur un
ton de vanité blessée : « Je le vois bien, que vous êtes fantassin. Mais c’est votre régiment qui
m’intéresse, car il est possible que vous soyez du même que certains officiers extrêmement gentils
qui ont logé chez nous. Ils venaient alors du front d’Arras et devaient repartir pour la Somme. »
Ces paroles prononcées en hâte contiennent une question directe. La réponse se fait attendre ; les
deux Prussiens ont‐ils des soupçons ? Puis le fantassin : « Il est bien possible que ce soit le même
régiment, mais cela importe peu, puisqu’aussi bien les dames n’entendent rien aux questions
militaires et doivent donc les ignorer totalement ! » C’est dit en matière de plaisanterie sans aucune
intention de réprimander. Et c’est en plaisantant que les deux femmes s’en tirent le plus
naturellement du monde. Elles font encore une ou deux tentatives prudentes, puis on se donne
rendez‐vous pour le lendemain soir. Un des officiers propose le soir même ; et Yvonne répond
avec regret, mais résolument : « Non, ce soir nous sommes en famille. » — « Au revoir, à demain
dans notre café ! » Et les femmes s’en vont.
Les deux officiers restent plantés là, puis le fantassin, d’un ton rageur : « Ces maudites femmes
nous croient manifestement aussi idiots qu’inoffensifs. Mais elles se trompent joliment ! » Et prenant
par le bras son camarade toujours silencieux : « Viens, allons, au cercle militaire ! » Et ils se dirigent
vers le centre de la ville, filés à distance par un agent secret.
Une heure après, au Service central, j’apprends qu’avant même de se rendre au cercle, les
deux officiers ont dénoncé au commandant d’armes les nommées Madeleine P. et Yvonne M.
comme suspectes d’appartenir à l’espionnage ennemi. Le commandant a haussé les épaules. «
Bagatelles, histoires de femmes pour lesquelles il n’y a pas lieu de déranger le Service des
renseignements. » Les officiers n’ont cependant pas hésité à s’annoncer ici. Le lieutenant W. est
convoqué à seize heures. Parfait !
A l’heure fixée, il se présente devant moi sans se douter que je suis au courant et que je sais
d’avance ce qu’il va dire. Et, en effet, il me fait un rapport concis, mais exact sur ses rencontres
avec les belles Françaises. Encore quelques questions auxquelles il répond véridiquement tout en
observant avec intérêt le civil militaire élégamment vêtu que je suis ici. Puis je déclare :
« Notre Service va s’occuper de l’affaire sans aucun délai. Je jouerai le rôle de votre cousin,
officier automobiliste comme votre camarade, qui devra disparaître provisoirement. Vous me
présenterez ; le reste se fera tout seul. »
Dès le lendemain, je rencontre par hasard mon cousin au café. Comme il ne m’attendait pas
encore, le lieutenant W. est si sincèrement étonné et l’occasion de me présenter aux dames si
favorable, que celles‐ci ne sauraient concevoir le moindre soupçon. Elles me contemplent avec
intérêt ; et je supporte leurs regards avec beaucoup d’assurance tout en bavardant et plaisantant.
Mais je constate vite, non sans une certaine satisfaction, que leur étonnement est dû surtout à ma
connaissance du français, que j’estropie cependant un peu, avec intention. « Etes‐vous professeur
de langues, monsieur ? » demande Yvonne. « Non, madame ; je suis dans le civil coureur

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automobiliste, mais j’ai circulé à l’étranger et j’habite la frontière alsacienne. D’ailleurs j’aime
beaucoup la langue française. »
Un rapide échange de regards trahit chez les deux jeunes femmes un joyeux étonnement. «
Peut‐être un ami de la France, semblent‐elles dire, ou du moins quelqu’un qui nous comprend. »
Rendez‐vous est pris pour le soir. Mon plan est prêt et les deux Françaises semblent aller au
devant, car elles s’intéressent beaucoup à l’automobile. Timidement, comme si elles demandaient
une chose presque impossible, elles nous prient de faire une randonnée avec nous.
« Cela pourra peut‐être se faire », dis‐je. Quelle bonne surprise ! quelle joie ! « Oh, dans ce cas,
emmenez‐nous donc, je vous en prie, à C… en Belgique. Nous y avons des parents et il y a là
des vivres en abondance », s’écrie Madeleine avec une si sincère et naïve pétulance que j’en
oublie presque mes soupçons et mon service. Le lieutenant W. me regarde d’un air singulier.
Devine‐t‐il ma pensée ?
Je déclare, en hésitant pour la forme, que j’essaierai, mais que, même pour des officiers, il est
dangereux de faire de semblables exceptions, car on s’expose toujours, surtout avec des femmes
et ennemies par dessus le marché, à de graves soupçons. « Mais, dans ce cas, nous n’avons rien à
craindre, n’est‐ce pas, Mesdames ? »
« Oh, messieurs, nous serions navrées de vous occasionner des ennuis. Ce serait peu
reconnaissant de notre part, alors que vous êtes si aimables pour nous. Le plus simple serait donc
de nous déguiser en soldats pour éviter toutes questions dangereuses ! »
« Ça, c’est une idée, et une bonne ! » dis‐je, après un semblant de réflexion. Nous discutons
tous les détails avec force plaisanteries. « Le hasard veut que nous allions à C. après‐demain ! »
« Voilà qui tombe bien ! » jubilent les deux femmes. Et nous nous séparons de la meilleure
humeur.
Pendant ce temps, notre surveillance constate un fait nouveau. Un sous‐officier allemand
fréquente assidûment les deux femmes. Et surtout maintenant que la randonnée à C… est chose
convenue, les allées et venues s’intensifient. Enquête serrée sur le sous‐officier. Il semble en
règle. Il semble ! Car bientôt nous savons qu’il n’est pas connu du corps de troupes dont il porte
l’uniforme, mais seulement du commandement où il est détaché. Un espion en uniforme ! Les
mesures sont prises pour que, tout en restant libre, il ne puisse nous nuire gravement. Pour le
reste, ne nous pressons pas !
Voici la matinée du jour où doit avoir lieu cette mémorable sortie en auto. Les jeunes filles sont
là, de bonne heure. Elles se transforment tout d’abord en fusiliers allemands que leurs permis de
circuler désignent comme étant nos ordonnances. On dirait que ces astucieuses personnes n’en
sont pas à leur coup d’essai. Qui sait ? Notre chauffeur est un policier de toute confiance, et, en
tous cas ; je sais conduire. Il le faut bien, comme officier automobiliste.
Pas d’incidents à l’aller. Quelques contrôles commandés d’avance, surtout pour ce qui concerne
nos cartes d’officiers. Ces dames n’ont aucun soupçon. Elles rient et s’amusent et le tendre accueil
qu’elles font à nos avances nous prouve qu’elles nous prennent pour d’inoffensifs coureurs de
cotillon. Passant finalement à l’attaque, les deux belles nous murmurent à l’oreille des promesses
d’incomparable bonheur pour la soirée même et, dans cette attente, nous leur lançons des regards
chargés de désirs…
Nouveau contrôle ! Des plus sévères ! La police militaire nous conteste le droit d’emmener nos
ordonnances. Je proteste énergiquement. La police m’invite à me présenter à la place à C… Allons
! Seul, le chauffeur sait que tout cela n’est que mise en scène — mais superflue, car nos
compagnes ne se doutent de rien. Mais tout à coup, Yvonne : « Je crois bien que les officiers
allemands n’ont plus de passe‐partout ? » Comme si cette question ne me concernait pas, je
réplique négligemment : « Ce contrôle des officiers est tout à fait naturel, puisque tant d’espions
circulent déguisés en officiers. »
Au lieu de nous répondre, les deux femmes nous comblent de tendresse. « Nous ne pensions

120
vraiment pas que ces méchants Allemands sachent être si gentils et prévenants. Seront‐ils encore
si gentils ce soir ? » susurrent‐elles à nos oreilles sans se lasser. Leurs corps se pressent contre
nous. De fraîches lèvres cherchent nos lèvres… mon sang jeune et fort fait battre mon cœur à le
rompre, me monte à la tête et aux tempes ; mes yeux se ferment comme éblouis, et ce n’est
qu’en rassemblant toute mon énergie que je réussis enfin à dominer cette révolte de mes sens.
Dans la rage impuissante que provoque un accès de faiblesse passagère, je me mords
férocement les lèvres. Un regard sur mon compagnon d’infortune, le lieutenant W., me montre
qu’il lutte aussi désespérément que moi, mais que lui aussi sort vainqueur de ce combat.
Ce n’est pas le moment de décourager les femmes. Je me défends sans rudesse des caresses
d’Yvonne en lui disant tendrement : « Cette nuit, ma chérie ! » Et de nouveau, des lèvres brûlantes
se pressent sur les miennes.
Nous voici arrivés, Dieu merci ! La voiture s’arrête à la « kommandantur » où je ne m’attarde
guère. Puis nous déposons nos compagnes chez leurs parents. Un vieil homme et ses deux filles
nous regardent ébahis. Les femmes hochent la tête devant la mascarade d’Yvonne et de
Madeleine. Des regards chargés de méfiance nous toisent. Alors Yvonne murmure quelques mots
à l’oreille du parent… et voici toute la famille transformée, et qui aussitôt nous invite le plus
aimablement du monde tandis que les dames disparaissent pour un instant. Bientôt elles
reviennent vêtues de mousselines légères au lieu de leur uniforme de fantassins. Le vieux cherche
à m’attirer dans la conversation. Mon français lui en impose considérablement. « Etes‐vous un
véritable Allemand ? » demande‐t‐il.
« Mais oui, un Prussien même, dis‐je fièrement, mais sans insister inutilement. « Chacun pour
son pays », fait‐il résigné et il se met à parler de choses indifférentes.
Nous sommes invités par Yvonne et Madeleine pour la soirée, « tout à fait entre nous ! »
murmurent‐elles. Nous promettons d’être exacts et prenons congé.
La maison où, cette nuit, nous devons goûter les joies suprêmes est surveillée minutieusement
depuis notre arrivée. Personne ne peut entrer ni sortir sans être vu. Le vieillard l’habite seul avec
ses deux filles. La surveillance n’en est que plus aisée.
Mais avant de nous rendre au tête‐à‐tête si ardemment promis, nous recevons un rapport
inquiétant. Aussitôt après notre départ, Yvonne est sortie en hâte pour se rendre dans un
immeuble déjà plusieurs fois signalé comme « boîte aux lettres » de l’espionnage ennemi. Mais rien
n’avait encore été prouvé. Et finalement on avait considéré ces dénonciations comme émanant
d’agents désireux de se faire valoir.
Cette fois cependant, le soupçon était‐il fondé ? Les policiers avaient vu Yvonne remettant des
papiers et en recevant. Et à peine eut‐elle quitté l’immeuble, un territorial en sortit portant un sac
à pain bien garni et se dirigea vers les champs qui entourent la ville. Nos policiers se séparèrent ;
l’un suivit le territorial, l’autre Yvonne jusqu’à la maison de ses parents où il la signala au collègue
de garde, tandis qu’il retournait vers l’immeuble suspect.
Nous sommes reçus sans gêne aucune, presque cordialement même. D’abord en famille où
l’on nous sert un excellent repas. Malgré nos impressions qui sont bonnes, nous demeurons sur
nos gardes. Mon compagnon, le lieutenant W., a bien appris sa leçon. Et de nouveau, je me
demande : ne nous serions‐nous pas trompés ? Le lieutenant est, je le vois, en proie aux mêmes
conflits de conscience.
Le repas « en famille » est achevé. Le vieux se retire bientôt avec ses deux filles. Nous voici
seuls avec Yvonne et Madeleine. Sur la table, une bouteille de Bordeaux vieux. Comme si c’était
chose toute naturelle, nous trinquons à la santé de nos dames. Et puis voici tout à coup du
Champagne, de l’authentique Champagne français ! La situation se corse ; de brûlants regards
lancés par de beaux yeux charmeurs nous tentent et parlent une langue des plus éloquentes ; ils
nous disent : « Nous voici prêtes à combler vos désirs. » Sous un prétexte quelconque, Madeleine
attire le lieutenant W. dans une pièce voisine où il disparaît avec elle après m’avoir cligné de l’œil

121
d’un air complice, Yvonne plonge ses yeux dans les miens et s’accroche passionnément à mon
cou, en me couvrant de baisers… Son jeu est clair ; mais tout à coup, cette femme démoniaque
me repousse violemment en s’écriant dépitée : « Etes‐vous réellement froid comme vos dieux
nordiques ou est‐ce une comédie que vous jouez ? » Elle parle entre ses dents d’un ton
provocateur et presque menaçant. Mais je lui prends les mains en souriant et, combattant ma
répugnance secrète, je me contrains à de platoniques caresses.
La diabolique jeune femme fait donner les dernières réserves de l’art de séduction féminine le
plus raffiné. Son souffle brûlant et un parfum exotique presque suffocant, mélangé à l’odeur
voluptueuse d’un corps de femme bien soigné, fouettent à nouveau mes sens.
Les yeux embués de désir et toute haletante, la sirène appuie sa tête contre la mienne et
murmure suppliante : « Restez donc avec moi cette nuit : j’ai appris à vous estimer beaucoup et je
ferais n’importe quoi, même au détriment de mon pays, pour gagner votre cœur… Ne me
méprisez pas, je ne suis qu’une faible femme qui aime vraiment pour la première fois. » La
passion fait tressaillir son corps comme en un accès de fièvre. Est‐ce vraiment de la simulation ?
Non, c’est impossible ! Je ne réussis qu’avec peine à me libérer de cette dangereuse étreinte. Mais
l’étonnement que me produit cette explosion de passion, qui ne peut être qu’une comédie, a
finalement calmé mon sang en ébullition. Je me domine maintenant sans trop de difficulté — et
sans exciter de soupçons. « Plus tard, plus tard, ma chérie, pas maintenant ! » lui dis‐je en essayant
de l’apaiser aussi tendrement que possible. Offensée et blessée, elle regarde droit devant elle ;
colère et honte se manifestent tour à tour sur son visage. Elle vient de me livrer un assaut
désespéré afin d’atteindre son but : m’attacher à elle pour obtenir ensuite de moi l’aveuglement ou
peut‐être la complicité qu’elle escompte. Ou serait‐il vrai que je juge mal cette charmante fille ?
N’est‐ce pas une impulsive, une passionnée incapable de modérer et de cacher ses sentiments.
Mais la voici qui, elle‐même, me délivre de mes doutes : « Je vous en prie, Monsieur, restons
ici encore un jour ; sans quoi nous ne pourrons faire tous nos achats et nos courses », mendie‐t‐elle
en me lançant un regard séducteur. « Nos courses ! » me dis‐je, abîmé dans mes réflexions et tout
en hésitant pour la forme, mais bien résolu à l’action, je déclare aimablement : « Ce sera peut‐être
possible, à condition de prendre mes mesures pour éviter des ennuis. Maintenant, permettez‐moi
de me retirer. » A ces mots, je me lève et m’apprête à appeler le lieutenant dans la chambre
voisine. Mais au même instant, m’ayant peut‐être entendu, il ouvre la porte, précédant Madeleine,
le sang à la tête comme lui et l’air dépité :
« Votre cousin veut absolument me faire croire qu’il a encore du service aujourd’hui, alors qu’il
est en convalescence », me dit la petite, en s’efforçant manifestement de dissimuler ainsi les
sentiments qui l’agitent et son embarras. Je remarque son manque de sincérité. Je réponds
tranquillement : « Et c’est quand même la vérité, Mademoiselle. Nous avons tous deux encore des
obligations de service dans cette ville étrangère, où nous sommes obligés de nous présenter
périodiquement. »
Nous consolons les deux femmes en parlant du lendemain et nous prenons congé. Nous
évitons tout ce qui pourrait nous faire remarquer, sachant bien que nous sommes probablement
surveillés nous‐mêmes.
La charmante et impétueuse Madeleine a, comme Yvonne pour moi, fait jouer toute sa science
de séduction auprès du lieutenant W. « Vous pouvez m’en croire, cher camarade, me dit‐il, je
préférerais affronter l’ennemi au combat à l’arme blanche que de soutenir encore une fois une
telle attaque ! Si cette scène d’amour n’a été que comédie, cette fille mérite le premier prix
comme intrigante achevée, autant que la potence comme espionne. Et je me demande vraiment si,
n’étant pas soldat, j’aurais pu résister. » Il me dit cela en marchant droit devant lui comme en rêve.
Comme je le comprends bien ! Ne sommes‐nous pas, après tout, des hommes comme tous les
autres ?…
Je fais intensifier la surveillance des deux jeunes femmes et de leur entourage. Une surprise

122
m’attend au logis : le territorial allemand — en réalité un agent belge du service ennemi — a été
pris au moment de lâcher un pigeon, et les informations qu’allait emporter le messager ailé sont
entre nos mains et proviennent d’Yvonne. Donc, réellement des espionnes ennemies ! Mais il faut
avant tout qu’elles ignorent la capture du Belge. Des « raisons de service » me font modifier tous
nos plans et nous partirons le lendemain dans l’après‐midi. Dès le matin, le lieutenant W. va en
informer ces dames, tout en exprimant nos regrets ; j’observe de loin, sous un déguisement, l’effet
de sa démarche. Il est évident. Manifestement sûres d’elles‐mêmes, mais forcées d’agir vite en
raison de l’heure du départ, les deux femmes opèrent fort imprudemment et se feraient
remarquer, même par un observateur peu expérimenté.
Elles ont sur elles des papiers que nous leur laissons tout en les surveillant sans relâche ainsi
que leurs parents.
Enfin, nous voici dans la voiture, les femmes de nouveau en uniforme de fantassins allemands.
Suivant le programme établi, un planton m’apporte au dernier moment le permis de circuler et en
même temps l’information suivante : « Toutes les liaisons arrêtées, enquête en cours, rapport et
papiers à T., suivant ordre. »
Je m’écrie pour exprimer une double satisfaction : « Alors, tout est en règle, partons ! » et
j’enfonce dans une poche de ma vareuse ma carte et le rapport.
Nous arrivons à T. sans autres anicroches, mais dans un mutisme que les incidents
sentimentaux de la veille expliquent suffisamment. Les deux femmes se prétendent fatiguées, et
nous quittent aussitôt après avoir changé de costume. Leurs remerciements exagérés sonnent faux.
Aucune promesse de se revoir. « Mais nous nous retrouverons sans doute bientôt, mesdames », dis‐
je entre mes dents au lieutenant W.
Deux heures après, Yvonne et Madeleine sont arrêtées, ainsi que le sous‐officier au moment
même où il s’apprête à transmettre les renseignements que lui ont confiés les deux femmes.
Ces informations, que les deux intrigantes avaient emportées à C… avec notre aide, dans
l’intention de les y expédier par des voies préparées là‐bas même, avaient un caractère nettement
militaire. L’espion déguisé en sous‐officier de notre armée était un Français qui, depuis longtemps,
circulait ainsi, sous l’uniforme allemand, à l’arrière de nos lignes et s’intéressait particulièrement à
notre fabrication d’armes nouvelles. Mais d’accord avec les deux Françaises, il s’employait aussi à
favoriser l’évasion de recrues pour l’armée. Il était convaincu d’espionnage et « sûr de son affaire
».
Les arrestations opérées à C… et à T… firent découvrir de dangereux nids d’espions. Les deux
femmes furent arrêtées par surprise hors de ma présence et dans des conditions tout à fait
dramatiques. Avec une naïveté pour ainsi dire incompréhensible, elles essayèrent d’invoquer notre
protection. Ce fut, pour elles qui comptaient se servir de nous en vue de leurs ténébreux
desseins, chose très dure et très humiliante de s’avouer qu’elles avaient été jouées. Le sentiment
du devoir avait triomphé d’Eros.
Le « sous‐officier » et le « territorial » payèrent leur faute de leur vie et les autres, dont Yvonne
et Madeleine, furent condamnés à de longues années de travaux forcés.

123
XV. — L’ESPIONNAGE ANGLO‐FRANÇAIS EN BELGIQUE
PAR FR. FELGEN

C’est d’un réseau extrêmement serré que l’espionnage ennemi couvrait les territoires belges
occupés par nous, et chaque fois que nous en déchirions quelques maillons, les trous étaient
immédiatement comblés, car nulle part, je pense et jamais, on n’a espionné avec plus de fanatisme
et d’esprit de sacrifice que précisément en Belgique.
Deux proclamations semblent en avoir été surtout la cause ; d’abord celle d’Albert, roi des
Belges, au moment de se retirer sur l’Yser avec son armée battue et qui invitait la jeunesse de son
pays à tenter, par tous les moyens, de rejoindre les drapeaux. Ces paroles eurent pour effet,
disons‐le tout de suite, de provoquer l’évasion en Hollande et l’incorporation successive de 50 000
Belges aptes au service armé qui vinrent se ranger sur le front des Flandres et portèrent les armes
contre nous. Ce chiffre qui peut nous paraître fantastique est en réalité trop bas plutôt que trop
élevé et suffit à démontrer l’ampleur atteinte par l’organisation de l’espionnage belge.
La deuxième proclamation, qui certainement a été suivie d’agissements illicites, fut celle du
cardinal Mercier. Ce prince de l’Eglise, authentique représentant de l’Eglise militante, lança pour
Noël 1914 une lettre pastorale invitant les Belges à la résistance passive. Il y stigmatisa l’entrée de
nos troupes en Belgique comme offense au droit des gens et en appela au témoignage du
Chancelier d’Empire Bethman‐Hollweg qui, dans son discours du 5 août 1914 au Reichstag, avait
parlé du traité de neutralité belge comme d’un « chiffon de papier ».
Le cardinal Mercier écrivait : Le plus haut fonctionnaire allemand ayant proclamé chiffon de
papier le traité qui assure la neutralité belge, et les troupes allemandes étant entrées en Belgique
contrairement à tout droit, ce n’est pas seulement notre droit, mais encore notre devoir
d’accumuler devant l’envahisseur toutes les difficultés possibles.
Cette lettre fut, il est vrai, saisie aussitôt publiée, mais la mesure n’eut aucun effet pratique.
L’adroit prélat l’avait manifestement prévue et avait pris toutes ses précautions. La lettre pastorale
avait été expédiée en double exemplaire, l’un au bedeau de chaque paroisse, l’autre à un notable
influent et peu suspect. Nous ne connaissons pas, en tous cas, d’église belge où n’ait pas été lu du
haut de la chaire ce message qui ne pouvait que confirmer et encourager les Belges dans leurs
agissements hostiles à l’Allemagne.
Ce fut également le cardinal Mercier qui couvrit et protégea les deux gazettes illégales : La
Libre Belgique et De Vrye Stem. La parution de ces journaux, dont l’action sur la résistance belge
fut énorme, devint pour les autorités allemandes une source perpétuelle d’ennuis et de soucis
infinis. Ce fut même un des chapitres grotesques de l’histoire de cette guerre.
Ces gazettes portaient, il est vrai, une mention suivant laquelle elles paraissaient à Amsterdam,
Lauriergracht 37, mais notre service des renseignements eut vite fait d’apprendre que c’était faux
et que l’imprimerie se trouvait soit à Bruxelles, soit à Anvers. C’était donc en plein territoire
occupé que s’imprimaient ces pamphlets de haine contre tout ce qui était allemand, l’un en
français, l’autre en flamand. Mais il y avait mieux. Un exemplaire au moins de ces journaux qui,
en juin 1915 déjà, portaient le n° 30 et qui avaient une édition de 10.000 chacun, finissait dans la
boîte aux lettres du gouverneur général et du commandant de la Place. La place d’Anvers reçut dix
exemplaires du fameux numéro du 1 er avril 1915 dédié à Bismarck et qui donnait un article
absolument inouï sur l’empereur.
Nos autorités militaires se voyaient devant une véritable énigme ; elles se sentaient incertaines,
défiées et moquées. Et non sans raison, car on n’avait pas idée d’une semblable impertinence.
Une chasse de proportions phénoménales s’organisa. Les immeubles furent inspectés l’un
après l’autre, de la cave au grenier ; aucun couloir secret, aucun local caché ne semblait avoir été

124
négligé par la police militaire. Malgré cela, les deux gazettes paraissaient après comme devant et
tournaient en ridicule les efforts désespérés de l’administration allemande. Les policiers furent, en
masse, envoyés au front comme totalement incapables et remplacés par d’autres, prétendus plus
habiles. Rien ne servit. La Libre Belgique et la De Vrye Stem paraissaient régulièrement et se
retrouvaient non moins régulièrement dans les boîtes aux lettres du commandement.
Des trahisons successives firent tomber entre nos mains un grand nombre de collaborateurs de
ces feuilles. Le premier était, encore, un prêtre au tempérament batailleur, dans la personne du
Jésuite Boonen, qui fut condamné à douze ans de travaux forcés par un conseil de guerre. Suivit
un pharmacien. L’un des plus notables, Richard Van Hel‐mendouck, récolta vingt‐et‐un ans de
travaux forcés ; il avait rédigé l’article déjà mentionné sur l’empereur et un autre contre les
déportations d’ouvriers belges. Nous arrêtâmes également le Rédemptoriste Leytens et le sieur
Beernaerts, desservant de Saint‐Charles ; ceux‐ci n’avaient écrit que deux articles avant d’être pris,
et le conseil de guerre les gratifia de deux ans de prison chacun. Mais les accusés se suivaient
comme les têtes de l’hydre : Joseph Moerman, le pasteur Dock, Joseph Stevens, Paul Possemier, L.
Rifflaert et tant d’autres. La police arrêta aussi des femmes qui, sous le couvert de la Croix Rouge,
avaient nuitamment transporté des exemplaires, par exemple la femme Hamels, les demoiselles
Cools, Marie Kolsteren et Gabrielle Daems.
Avant qu’on ne découvrît le principal coupable, 78 de ses auxiliaires avaient été incarcérés.
Aucun d’eux ne l’a trahi jusqu’au moment où il tomba entre nos mains, en août 1916, après deux
ans de domination allemande en Belgique. Cependant 160.000 exemplaires avaient paru
jusqu’alors.
L’éditeur et imprimeur s’appelait Buerbaum. Il écrivait en flamand ses articles qui témoignaient
d’une connaissance approfondie de cette langue et qui étaient, au point de vue journalistique,
d’une rare perfection ; il les signait du pseudonyme : Droogstoppel. Il avait été prévenu le 1 er
août 1916 ; mais par égard pour sa famille, il renonça à prendre la fuite, non sans avoir mis en
sûreté tout le matériel compromettant, avec l’aide de son fils et d’un prêtre. Arrêté le 4 août, il
reconnut avoir imprimé les journaux. Pour le reste il refusa toute réponse. Le conseil de guerre lui
infligea quinze ans de travaux forcés ; mais dès le 27 novembre 1918 l’issue de la guerre lui
rendit la liberté ainsi qu’à tous ses camarades.
Il est à peu près impossible d’évaluer les dommages spirituels que nous a causés l’activité de
Buerbaum ; ses deux journaux ont considérablement encouragé la volonté de résistance du peuple
belge et peuvent être considérés comme ayant provoqué tous les attentats perpétrés contre les
autorités allemandes. Cette action se manifestait dans deux domaines différents : celui des
évasions d’hommes aptes au service armé et celui de l’espionnage.
L’organisation des évasions par la frontière hollandaise portait, dans la langue militaire belge,
l’étrange désignation de salut de la famille. Nous avons connu environ neuf cents de ses membres,
dont les condamnés à mort Deconninck, Maertens et d’autres, sans oublier la nurse célèbre Edith
Cavell. Le duc de Croy s’était fortement compromis ; sa sœur, la princesse Marie Elisabeth de Croy
et lui, fournissaient leurs protégés de faux papiers et d’argent et les envoyaient à Miss Cavell qui
se chargeait de les acheminer vers la frontière.
Le passage de la frontière était, au début de la guerre, relativement simple, d’autant plus que
la population y avait de tous temps pratiqué une contrebande des plus actives. Les guides ne
manquaient donc pas qui, soit par patriotisme, soit par esprit de lucre, s’offraient à emmener par
des sentiers détournés des groupes entiers de soldats égarés ou de jeunes volontaires. Plus tard,
les 99 kilomètres de frontière entre la Belgique et les Pays‐Bas furent barrés de l’Écluse à Dael
par une triple clôture de fils de fer, dont l’une chargée d’un courant de 50.000 volts. Ce câble de
la mort, comme le baptisa le peuple, paralysa, il est vrai, les évasions, sans pouvoir toutefois les
supprimer ni rendre l’espionnage impossible. Car les Belges trouvèrent les voies et moyens de

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franchir même ce dangereux obstacle. Le fait que l’on y rencontrait chaque jour un ou deux
cadavres à moitié carbonisés ne prouve pas en soi l’efficacité de cette mesure, mais plutôt
l’intensité de la circulation qu’elle ne réussit pas à empêcher totalement. Ceux qui étaient tués par
le courant étaient des victimes de leur propre imprudence pour n’avoir pas utilisé, conformément
aux instructions reçues, les moyens isolateurs qu’ils emportaient sur eux.
Les principaux points de concentration du « salut de la famille » étaient Liége, Louvain,
Bruxelles, Anvers et Scherpenheuvel. Là, les hommes désireux de s’évader pour servir contre
nous recevaient de faux papiers avant d’être ensuite individuellement acheminés vers la frontière
où ils étaient accueillis dans différentes localités, cachés jusqu’à la nuit et conduits en Hollande.
Les points d’évasion favorisés étaient Hogstraeten, Westcapelle, Maldeghem, Bou‐choute,
Koewacht, Wachtebecke, Kruigstraete.
Les factionnaires se trouvaient généralement à 300 mètres les uns des autres de sorte que par
les nuits noires et en terrain favorable, il n’était pas trop difficile de ramper jusqu’à la clôture. Des
cadres de bois introduits avec force entre les cables électriques, un conduit assez large pour livrer
passage à un homme et entouré de matières isolantes, des échelles spécialement étudiées dans ce
but offraient des moyens de passer, soit en rampant, soit en escaladant les fils. Les espions et les
espionnes de l’ennemi portaient en outre des vêtements de caoutchouc isolant, ainsi que des
bottes et des gants de la même matière.
Se voyaient‐ils surpris par des postes allemands, les fugitifs résistaient presque toujours par la
force et n’hésitaient pas à nous tuer des hommes. Ils évitaient de leur mieux, il est vrai, toute
rencontre de ce genre qui entraînait une recrudescence de vigilance. Avec la prolongation
inattendue des hostilités et l’envoi sur le front des hommes disponibles du côté allemand, le
service de garde à la frontière diminua notablement de nombre et de qualité. Les vieux territoriaux
ont fréquemment fait preuve de trop de bonhomie. Souvent, comme le signale le colonel Nicolaï,
chef de notre service des renseignements, ils succombaient aussi à la tentation de l’or ou des
vivres de plus en plus rares, de sorte que nos troupes devenues peu sûres devaient fréquemment
changer d’emplacements. Les remplaçants connaissaient peu les lieux et les gens et les résultats
étaient de moins en moins satisfaisants.
La direction du service des évasions et de l’espionnage était, pour ce qui concerne le territoire
belge, établi en partie à Paris, en partie au Havre et à Londres. Il existait en outre à Folkestone
une centrale entretenue en commun par les Français, les Anglais et les Belges. Elle était dirigée
par des Anglais et prenait soin que le travail se fît d’après des directives communes et sans que
les efforts des uns pussent contrarier ceux des autres.
Il va de soi que chacun des services alliés avait des succursales en Hollande. C’est ainsi que
l’espionnage britannique était primitivement sous les ordres de l’attaché militaire à La Haye. Mais
bientôt l’organisation prit une ampleur considérable et le commandant d’Etat‐Major anglais
Oppenheim fut envoyé dans les Pays‐Bas et prit la direction du service. Sous ses ordres, opérait
le consul général de Rotterdam ; à côté de lui, également à Rotterdam, un bureau dépendait
directement du ministère de la guerre britannique et, afin de mieux cacher sa véritable nature,
était rattaché à une agence de navigation. Le directeur de cette entreprise s’appelait Tinsley. Il
occupait environ trois cents personnes réparties en quatre services : espionnage naval, espionnage
militaire, fabrication de faux passeports et autres papiers d’identité, propagande de presse. Ce
dernier bureau dirigeait la campagne de dénigrement confiée au Telegraaf, journal acheté parles
Anglais. D’autres organisations britanniques relevaient du comte de Lesdains à Rotterdam, des
frères van Tichelen et Courtois à Flessingue et d’un nommé Bazaine à Maastricht. L’agence
télégraphique Reuter à Rotterdam s’adonnait également à l’information.
Les Français avaient à Rotterdam un bureau sous les ordres du colonel Leleu, un autre à La
Haye sous le général Boucabeille et un troisième à Maastricht sous la direction d’un certain
Fouquenot. En liaison étroite avec les Français, opéraient les services belges qui étaient croit‐on

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six, commandés par le commandant Haumann (Breda), Victor Ernest (Flessingue), Alfred Lamaing,
le lieutenant Michell, le consul Wismael (Maastricht), le consul Roover, l’ingénieur Moreau
(Rosendaal) et Jacques Scheffer (Rotterdam), sans compter un certain nombre de sous‐groupes
travaillant le long de la frontière belge, dans la province hollandaise de Zeeland.
Le colonel Nicolaï dont j’utilise ici dans leurs grandes lignes les indications quantitatives déclare
dans son ouvrage intitulé Puissances secrètes (Leipzig, 1925) que, dès les débuts de 1917, le
service des renseignements allemand connaissait déjà environ cinq cents collaborateurs de
l’espionnage belge résidant en Hollande. Les noms et chiffres cités donnent une idée des
proportions phénoménales de l’espionnage pratiqué en Belgique via Pays‐Bas. Au commencement
de l’année 1917 nous avions déjà jugé et condamné 507 personnes. Il y eut 179 condamnations à
mort, mais la grâce fut accordée dans presque tous les cas. Malgré ces succès de notre contre‐
espionnage, les agissements des espions augmentaient plutôt que de diminuer. Rien qu’à Gand, il
fallut fusiller 52 Belges dont trois femmes : la jeune Marie Rammelos (19 ans), Mathilde Desmet et
Emilie d’Hondt (18 ans).
En 1915, nous arrêtâmes à Liége un officier du service secret belge qui s’y trouvait depuis la
guerre en liaison constante avec le bureau de Maastricht. Il lui fallut pour cela un courage tout à
fait exceptionnel que le conseil de guerre sut apprécier, car il ne prononça pas la peine de mort,
s’honorant de la sorte lui‐même ainsi que la valeureuse et virile conduite d’un ennemi.
Longtemps avant la guerre déjà, le chef du Deuxième Bureau français était en relations avec le
directeur des chemins de fer Fournelle, dans le Luxembourg neutre.
Le même général entretenait des rapports avec le chef d’un service d’espionnage bruxellois.
Je vais maintenant citer quelques exemples de la manière de procéder de tous ces agents
secrets. C’est ainsi que dans son intéressant ouvrage : Bruxelles, centre d’espionnage récemment
publié, H. Binder donne le texte d’un ordre qui caractérise bien la situation. Le voici tel qu’il fut
affiché :
« L’espion De vos a franchi la frontière près de Stekene‐Hellestraat dans la nuit du 27 juillet et
se trouve vraisemblablement pour l’instant à proximité de la frontière.
Les habitants des communes voisines de la frontière sont invités à seconder les troupes et la
police au cours des recherches entreprises pour découvrir Devos.
Quiconque logera Devos, le soutiendra directement ou indirectement ou, connaissant sa
retraite, ne la dénoncera pas immédiatement à l’autorité, sera puni de mort.
Les autorités municipales de la commune où se cache et où sera surpris Devos seront frappées
d’une amende de cent mille marks. La commune elle‐même sera frappée d’une interdiction de
circuler entre cinq heures et huit heures du matin, pour une durée de quatre semaines.
Lockeren, le 28 juillet 1916
Commandement d’étape N° 28

Signé : v. d. KUESEBECK, lt‐colonel.

Cependant Pierre Devos n’a jamais été pris. L’agent secret allemand Merkelbach, de la 4 e
armée, dont le secteur vit se dérouler la plupart des affaires d’espionnage a donné à cet espion le
surnom de « Schinderhannes belge » non seulement à cause de la barbe rousse qu’il portait et de sa
grande force corporelle, mais encore parce qu’il se moquait de tous les efforts faits pour l’arrêter.
Les gardes l’aperçurent plusieurs fois et tirèrent même sur lui, mais il leur échappa toujours.
Dans cette nuit du 27 juillet, ce fut toutefois à grand peine. Il s’était caché pendant quelques
jours dans la région de Koewacht (province hollandaise de Zeeland) chez un paysan qui lui prêta
un costume national du pays de manière à ce que les autorités néerlandaises elles‐mêmes ne
s’aperçussent de rien. Les sanctions qu’y encouraient les espions pour violations de la neutralité

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hollandaise n’étaient pas graves, il est vrai, mais ils étaient ensuite expulsés vers l’Escaut et ne
pouvaient plus rentrer dans la province. D’où la nécessité de prendre certaines précautions.
Devos attendait depuis quatre jours et maudissait la clarté des nuits d’été qui condamnait
d’avance toute tentative de franchir la frontière. La quatrième nuit, finalement, lui convint. Un gros
orage montait à l’horizon et poussait dans le ciel ses lourds nuages sombres. Devos s’affubla de
son costume de caoutchouc gris et partit vers la frontière, éloignée de dix minutes de marche. Il
parcourut en rampant sur les genoux les derniers trois cents mètres jusqu’au bord d’un chemin à
quatre pas à peine de la clôture. Là, couché dans l’herbe, il attendit que le faisceau lumineux du
projecteur qui éclairait le secteur eût glissé par dessus lui, mais la lumière lui révéla que, depuis
son dernier passage, la barrière de fils de fer avait été considérablement renforcée. Alors
qu’auparavant elle ne se composait que de fils horizontaux, ces derniers étaient cette fois reliés
entre eux par des fils verticaux ce qui empêchait de les écarter. Il fallait donc se servir de pinces
spéciales.
Quand les rayons du projecteur se furent perdus dans l’obscurité, l’espion se leva, s’élança vers
la clôture, coupa rapidement les renforcements verticaux et passa de l’autre côté. Mais à ce
moment, retentirent les sonneries d’alarme qu’il avait automatiquement déclanchées. Autre
nouveauté qu’il ne connaissait pas.
Et immédiatement, le vacarme se déchaîna. Gardes et factionnaires poussèrent des cris
sauvages ; les projecteurs s’allumèrent de tous côtés. En bondissant comme une bête traquée,
Devos s’élança à travers la zone de cent mètres qui le séparait de la deuxième barrière non
électrifiée. Mais les pinceaux lumineux l’avaient déjà saisi. Aussitôt des coups de feu crépitèrent
de toutes parts. Il n’en réussit pas moins à franchir la deuxième clôture et courut vers un petit bois
de sapins où il disparut sans qu’il fût possible de le retrouver malgré les recherches les plus
assidues.
Tout le secteur de l’étape 28 allait se mobiliser ; Devos n’en doutait pas au moment de courir
aussi vite qu’il pouvait vers le refuge que lui assurait un contrebandier du village de Stekens. Sa
main droite, blessée, le faisait atrocement souffrir, mais il n’en prit cure et put atteindre l’étable de
la petite ferme où il revêtit l’uniforme allemand qu’il y laissait chaque fois. Il put alors constater
que son costume de caoutchouc était déchiré et que sa main saignait abondamment.
Il ne voulut pas, tout d’abord, réveiller le propriétaire de la ferme pour ne pas le mettre en
danger. Ce ne serait pas la première fois qu’il y logerait sans que l’autre le sût.
Mais il fallut bien, cette fois, le déranger, car la main blessée ne cessait de saigner. Mais quand
il frappa au volet, il entendit au lieu de la voix du contrebandier un énergique juron germanique
suivi des mots : « Laissez‐moi dormir ! » Devos se glissa dans l’étable et tandis qu’il réfléchissait à la
situation, le contrebandier vint lui dire qu’il avait dû céder sa chambre aux Allemands et qu’il
dormait au grenier. L’homme tremblait de peur et disparut aussitôt. L’espion se faufila dans une
étroite cachette au‐dessus du poulailler, où il passa la nuit. Il vit le territorial allemand partir pour
son service au petit jour et apprit par le contrebandier que le soldat ne rentrerait qu’à la nuit.
C’était un petit soulagement pour Devos qui fit sa toilette et, avant toutes choses, sacrifia sa barbe
rousse. Et lorsque, vers six heures du matin arrivèrent des gendarmes et des policiers pour
demander à Jan si le militaire logé chez lui était déjà levé, notre brave contrebandier désigna de la
main un homme qui, en pantalon feldgrau et coiffé d’un calot, lavait énergiquement son costume
de treillis tout en sifflant très haut et un peu faux le lied du « petit oiseau dans la forêt ». L’espion
ne pouvait donc pas se trouver là. Quand les Allemands eurent disparu, Pierre Devos cessa ses
exercices musicaux et dut s’asseoir, tellement ses genoux tremblaient. Mais son énergie
accoutumée ne tarda pas à reprendre le dessus. Et pendant que la police militaire battait le
moindre buisson, la plus misérable bicoque, le plus insignifiant boqueteau, pendant que les avions
pétaradaient au‐dessus des marais en épiant tout mouvement dans la plaine, Devos, recevait ses
informations, remettait en échange les instructions dont il était chargé et s’échappait. Comment ?

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nous l’ignorons encore. Mais l’enquête a établi que le 2 août, cinq jours après, il était de nouveau
à Flessingue.
Une de ses auxiliaires se tira également d’affaire. Elle était âgée de dix‐neuf ans, belle comme
le jour et se nommait Sylma van Quickelberghe. Elle dansait assidûment au foyer du soldat à
Langelede. Cette jeune fille franchissait fréquemment la frontière hollandaise et ne manquait jamais
de rapporter de bons cigares, marchandise devenue rare parmi nos troupes. Ces petits dons, et
quelques baisers, avaient même affolé un sous‐officier chargé d’ouvrir et de fermer la barrière.
Les choses allèrent bien jusqu’à ce que notre Service secret eût constaté que Sylma était en
relations avec des agents anglais résidant en Hollande. Le sous‐officier fut aussitôt arrêté, mais la
police attendit vainement le retour de la jeune espionne. Nous savions que dans la nuit du 28
juillet elle avait échangé avec Devos, non seulement de tendres caresses, mais surtout des
renseignements importants, entre autres des détails fort intéressants sur les nouveaux bassins pour
sous‐marins de Zeebrugge ; il y avait même des plans sur lesquels étaient soigneusement reportés
les objectifs dignes de tenter les canons de la marine britannique.
Mais toutes ces connaissances posthumes nous servaient de peu. La trahison était consommée
et Sylma préféra rester en Hollande où, par une voie demeurée mystérieuse, elle avait appris que
nous avions perquisitionné à son domicile et que la souricière était prête à fonctionner. Comment
lui en vouloir ? Quelle est la jeune fille qui s’exposerait de gaîté de cœur à recevoir une salve
meurtrière ?
Mais nous devions trouver une compensation dans la personne d’Edgard Steiart, à qui l’on
aurait donné le Bon Dieu sans confession. Maquignon avant la guerre, aujourd’hui qu’il n’y avait
plus de chevaux à vendre, il pratiquait la contrebande de marchandises qu’il allait chercher dans
les localités‐frontière de Roode Slufs et de Oudenburgsche Sluis.
Avant de l’engager dans nos Services, nous l’avions fait surveiller secrètement pendant des
mois, sans jamais observer la moindre chose suspecte. Il fut donc, au cours du printemps 1917,
accepté en qualité d’agent secret allemand et reçut en avril la désignation de « L 34 ». A partir de
cette époque, il ne se rendit plus qu’à Langelede où, disait‐il, on achetait mieux et moins cher.
C’était en réalité parce qu’il pouvait y discuter avec ses chefs anglais plus facilement qu’à Roode
Sluis qui ne consistait qu’en deux immeubles, dont la surveillance était des plus aisée.
Peu après son entrée dans le Service secret allemand, Steiart reçut l’ordre de rechercher les
pigeons voyageurs cachés dans la région, ce qui ne pouvait malheureusement donner aucun
résultat, car c’était lui‐même qui avait introduit dans le pays ces oiseaux provenant d’un pigeonnier
militaire anglais. Il en rapportait presque chaque semaine un panier qu’il plaçait dans une coupe
de sapins afin de les avoir sous la main en cas de besoin. Mais il était seul à le savoir et le
gendarme allemand qui, au cours de ces randonnées vers la frontière, trônait majestueusement sur
le siège à côté de Steiart ne se doutait pas le moins du monde que derrière lui, dans la voiture et
caché sous des tas d’objets quelconques, se trouvait un panier plein de pigeons voyageurs anglais.
Et lorsqu’un jour Edgard. parcourut la forêt et que, non loin du bois de sapins, les gendarmes et lui
perçurent des roucoulements, il affirma froidement que ces derniers provenait sans aucun doute
de pigeons ordinaires. Il les reconnaissait d’une manière certaine, les pigeons dressés au vol
roucoulaient tout autrement. Et les inquiétudes de ses compagnons se calmèrent aussitôt. Le soir
venu, Edgard partit seul pour la forêt et couvrit plus soigneusement ces oiseaux trop bruyants.
Quand une division quittait ce secteur pour prendre ses cantonnements de repos, Edgard
Steiart était obligé d’atteler son bai‐brun et d’aller chercher à Lockeren les sous‐officiers qui
préparaient les logements ; il profitait des circonstances pour se faire raconter par les soldats
toutes sortes de détails intéressants ; combien de pertes avait eues leur corps, par quelles troupes
ils avaient été relevés, etc. Arrivé à Moerbeke, il ne perdait pas de temps pour se reposer et
partait tout droit pour la frontière où une vieille femme lui remplissait sa voiture de marchandises
en faisant des plaisanteries salées et en amusant ainsi les factionnaires allemands par ses

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réflexions grivoises ; cette vieille n’était autre que le commandant anglais K. S. Givens, gaillard
audacieux et doué d’un énorme talent d’acteur. Quand le chargement était achevé, Givens savait
toutes les nouvelles recueillies le jour même par Steiart. Et ce qui ne pouvait se transmettre de
cette façon partait par pigeon voyageur.
Mais notre homme ne servait pas seulement les Anglais. Il portait de l’eau sur les deux épaules
et nous donna plus d’un renseignement précieux. C’est ainsi qu’il nous trahit par exemple son
compatriote Alphonse Daving qui, le 19 août 1917, avait assassiné un de nos gardes‐frontière,
avec l’aide de deux autres Belges.
L’Entente avait dans la personne de Gabrielle Petit un agent secret excellent qui circula
longtemps sous l’uniforme d’un lieutenant prussien et possédait une carte d’identité au nom du
lieutenant de réserve Walter Henning. Elle avait 21 ans au début de la guerre.
Quand elle se trouvait à Lille, elle descendait toujours dans un grand hôtel réquisitionné par la
Place. A Bruxelles par contre, elle occupait un logement de deux pièces au 68 de la rue du
Théâtre. L’une servait au lieutenant de réserve Henning, l’autre à la maîtresse de ce dernier qui
n’était naturellement qu’un mythe. Dans la chambre du lieutenant, se trouvait une photographie
d’Hélène Legrand et dans celle d’Hélène un portrait du lieutenant. Rien de plus simple ! On se fait
photographier une fois en vêtements féminins, une autre fois en uniforme.
Parfois Gabrielle Petit se rendait, pauvrement vêtue, dans les débits fréquentés par nos
officiers, pour y vendre des journaux. Parfois elle y venait en tenue militaire et devenait alors le
plus aimable des camarades. D’autres fois elle se montrait en toilette élégante. Elle a également
endossé un costume de caoutchouc pour franchir la clôture au câble électrique et s’est rendue plus
d’une fois par Terneuzen à Flessingue ou Folkestone au Service des renseignements britannique.
C’est Gabrielle Petit, qui fit assassiner par ses compatriotes un Belge nommé Ledoi qui faisait
de l’espionnage pour nous. C’est encore elle qui fit prévenir l’espion belge Jean Bordin, de
manière qu’il eût le temps de nous échapper.
Nous pûmes enfin l’arrêter elle‐même le 20 janvier 1916. Elle fut jugée le 5 mars et
convaincue d’avoir franchi près de quarante fois la barrière électrifiée, étant allée environ vingt
fois en Hollande et en Grande‐Bretagne. Le 1 er avril, elle mourut devant le peloton d’exécution.
L’attitude de cette jeune fille fut, jusqu’à la dernière minute, admirable. Sa maison natale, à
Tournai, porte une plaque commémorative posée depuis la guerre et inaugurée par le ministre de
la Guerre belge. Ses restes mortels furent solennellement transférés à Schaarbeck, près Bruxelles,
et le cardinal Mercier lui‐même prononça le panégyrique.
Je viens de parler de Terneuzen, petit port de mer hollandais situé à trente kilomètres environ
de Gand et relié à cette ville par un canal.
C’est là qu’une de nos administrations fit une de ces « bourdes » que la plus grande
bienveillance n’empêchera pas de considérer comme digne d’une maison de fous. Car elle eut
pour conséquence de faire du consulat allemand de Terneuzen le siège principal de l’espionnage
ennemi. Les hommes responsables de ce beau résultat ont procédé avec une naïveté et une
crédulité aussi incompréhensibles qu’impardonnables. Laissons parler les faits.
Avant la guerre, tous les États européens, sauf l’Allemagne, étaient représentés à Terneuzen
par un vice‐consul. Peu après, les nécessités de notre ravitaillement nous obligèrent à y installer
également un vice‐consulat, ce qui nous facilitait la surveillance des Hollandais voyageant entre la
Belgique et les Pays‐Bas.
Un beau jour, on apprit qu’un certain Mathieu Blankers avait été nommé vice‐consul allemand
à Terneuzen et cette nouvelle fit hocher la tête d’un air incrédule à tous ceux qui connaissaient ce
Blankers. La chose paraissait impossible, cet homme étant le représentant de la maison P. Best de
Londres et le mari d’une Belge des plus chauvines. C’était pourtant vrai !
Le secrétaire du nouveau consul fut le sieur Jean Reniers, jeune homme vigoureux, mais qui,

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manifestement, n’avait aucun désir de suivre l’appel de son souverain et de se faire tuer dans les
tranchées des Flandres. Or, cette attitude en apparence peu patriotique du jeune Reniers, fils du
chef des pilotes de Terneuzen, avait d’excellentes raisons ; car il faisait partie du « salut de la
famille » et sa présence au consulat, en qualité de secrétaire, était impayable.
Le troisième complice était un Hollandais nommé de Witte, qui devint chauffeur du vice‐
consulat impérial de Terneuzen. Incomparable trio, comme on voit ! Il était au service de
l’espionnage belge.
Le comble était vraiment que Mijnherr de Witte fût autorisé à revêtir l’uniforme des troupes
automobilistes allemandes. Qu’on se rende compte avec quelle élégance la voiture passait des
Pays‐Bas en Belgique et vice‐versa ! Au volant un militaire allemand, puis cette déclaration d’une
efficacité sans pareille : « Consulat d’Allemagne ! » et enfin des passeports diplomatiques
inattaquables…
La chose est si grotesque qu’on ne sait s’il faut en rire ou pleurer.
La répartition du travail était d’une simplicité qui confine au génie : Reniers se procurait cartes,
plans et documents, de Witte les faisait passer de l’autre côté et rapportait réponses et instructions.
Il s’en acquittait fort bien en plaçant les papiers dans un des pneus avant et en gonflant la
chambre à air. Quand il conduisait M. le consul à Gand, celui‐ci descendait de voiture à la porte
de la ville et prenait le tramway pour le centre. Le chauffeur attendait à l’estaminet « Sluisken » ; il
remisait l’automobile au garage où une roue de réserve était appuyée contre le mur. Là, il faisait
l’échange des deux roues — n’est‐il pas tout naturel qu’un chauffeur s’affaire autour de sa voiture ?
Cette auto transposa également dans la réalité l’inepte histoire des autos chargées d’or qui a fait
tant de mal au cours de la mobilisation. Les cheminots patriotes s’étaient refusés à servir le régime
allemand. Ils affirmaient, très justement, que tout Belge qui sert l’ennemi envoie ainsi un soldat sur
le front. Conséquence logique : ils ne touchaient pas de salaires et souffraient de la faim. Le
gouvernement belge, de son côté, n’ignorait pas que la faim brise à la longue la plus opiniâtre
résistance et qu’il n’y avait qu’un moyen de maintenir les employés des chemins de fer dans
l’intention de chômer : de l’argent !
Trouver les sommes voulues était, pendant la guerre, chose des plus simples. Les difficultés
commencèrent quand il s’agit de les envoyer — et il fallait que ce fût de l’or monnayé — de
l’autre côté de la frontière. Mais la solution s’imposait ; quel moyen de transport plus indiqué que
l’automobile du vice‐consul impérial de Terneuzen ? Ce furent cinquante millions de francs or que
ce brave de Witte fit entrer à Gand pendant les quatre années de guerre ! De là, l’or s’écoulait en
petits ruisseaux jusqu’aux employés de chemin de fer — qui persistaient, cela va de soi, dans leur
résistance des bras croisés.
Les autorités allemandes ont remué ciel et terre pour percer le secret de cette peu désirable
inflation. Efforts surhumains, surveillance de tous les instants, rien n’y fit. Et l’auto allait et venait
entre Terneuzen et Gand et ne manquait pas de demander par un signal impérieux du klackson
l’ouverture de la barrière que le poste allemand s’empressait d’ouvrir toute grande, avec autant de
diligence que de respect. Ces transports de fonds s’effectuaient sous la direction de M. van Hée,
né Belge, et exerçant les fonctions de vice‐consul des États‐Unis et chef du comité américain de
secours à la Belgique.
Cette situation inouïe ne subit aucune modification lorsque, convaincu de contrebande de
bétail, le vice‐consul impérial allemand Blankers fut, par les autorités hollandaises, expulsé de la
province de Zeeland, en 1917. Les affaires consulaires furent expédiées à partir de ce moment
par M. Jean Reniers, que Mme Blankers ne demandait pas mieux que de seconder…
Et ce qui fut le comble, c’est que ces folies faillirent coûter la vie à l’empereur et à
Hindenburg. Nous savons qu’une dame de Gand raconta un beau jour, le plus naturellement du
monde, à un membre de l’inspection d’étape, que l’empereur et le maréchal arriveraient dans
l’après‐midi ; ils dîneraient à l’hôtel de la Poste et passeraient la nuit dans le train impérial qui

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stationnerait en gare de Meirelbecke.
L’information était exacte. Mais la visite du souverain fut aussitôt remise à plus tard, et l’on fit
bien. Car, dans la nuit, apparut une escadrille de bombardement anglaise qui arrosa de ses plus
gros projectiles toute la station de Meirelbecke.
Une enquête ordonnée sans délai révéla que cette dame tenait le secret d’un de ses
domestiques, ami du chauffeur de Witte. Ce dernier n’en put pas moins pratiquer son joli métier
pendant un bon bout de temps.
La fortune sourit aux audacieux et l’espionnage requiert les deux choses : audace et chance.
Un beau jour, de Witte conduisait, de Gand à Bruxelles, un officier allemand qui lui demanda s’il
connaissait le chauffeur du consul Blankers.
Sous son uniforme allemand, de Witte ne broncha pas et répondit que cet homme lui était
totalement inconnu.
« C’est dommage ! Je voudrais bien savoir quand ce gaillard reviendra à Gand. »
A l’entrée dans Bruxelles, l’officier voulut se rendre rue de la Loi. Mais à la montée du
boulevard Botanique, la voiture fit des difficultés. L’officier jurait, car il était pressé. Finalement, il
résolut de partir à pied, non sans avoir recommandé de remettre en état le « maudit tacot ». Le
chauffeur qui n’attendait que cela déclara que c’était impossible en pleine rue, qu’il essaierait de
rejoindre le garage de la « kommandatur » et qu’il faudrait un certain temps, le carburateur ayant
probablement besoin d’une révision.
« Combien de temps ? »
« Oh, deux heures, je pense », répondit de Witte, en donnant à ces paroles un sens qu’il ne
révéla pas.
Mais avant que les deux heures se fussent écoulées, l’auto rentrait sur territoire hollandais que
son conducteur ne quitta plus de toute la guerre. Après l’armistice, il obtint, de même que Reniers,
de hautes distinctions et récompenses. M. Blankers, ex‐vice‐consul allemand n’est pas malheureux
non plus, dans sa résidence princière de Princenhagen.
Les années de guerre ont vu se dérouler bien des aventures extraordinaires. L’histoire de la
grande espionne allemande, surnommée par les Français Mademoiselle Docteur, celle de son
émule belge, Gabrielle Petit, celles encore de Devos et de tant d’autres se lisent comme des
romans passionnants ou, pour mieux dire, comme des tragédies. Mais les rôles satiriques sont
certainement ceux de Blankers, Reniers et de Witte au vice‐consulat de Terneuzen… de quoi
mourir de rire pour l’ennemi !
Il ne faudrait pas conclure, de ce cas grotesque, que notre contre‐espionnage fût inférieur à sa
tâche. Il ne peut être question de cela. Le chiffre si élevé des condamnations infligées par les
conseils de guerre allemands suffirait à prouver le contraire. Parfois, pour en apprendre
davantage, il laissait faire pendant un certain temps. La chose paraît étrange, mais elle est, en y
regardant de plus près, fort naturelle. Il eût été facile de dénoncer au gouvernement des Pays‐Bas
tous les chefs de service et agents de l’Entente opérant sur son sol, en l’obligeant de la sorte à
intervenir. Les preuves ne manquaient certes pas. On eût ainsi désorganisé l’action ennemie, mais
l’avantage n’eût été que passager pour se muer aussitôt après en désavantage. Car l’Entente
n’aurait pas tardé à mettre sur pied une organisation nouvelle, avec d’autres centres, d’autres
hommes et d’autres moyens de communications. Or, nous connaissions suffisamment l’espionnage
ennemi pour le surveiller d’assez près et en tirer notre profit.
A Liége et à Lille, existaient, comme nous l’apprîmes, des boîtes aux lettres pour les missives
écrites par les habitants des pays occupés, aux membres de leurs familles servant dans l’armée
ennemie ; elles partaient de là pour la Hollande d’où elles faisaient un détour par l’Angleterre
avant de parvenir enfin dans les tranchées de l’Yser. Les femmes surtout faisaient fonction de
facteurs et emportaient sous leurs jupes des paquets de lettres. Les Allemands en arrêtèrent un
grand nombre à une certaine époque, mais ils ne leur firent aucun mal et se contentèrent de les

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forcer à leur remettre tout le courrier, aller et retour, afin qu’il pût être contrôlé. Les messagers
arrêtés firent ainsi une bonne affaire, mais elle fut encore meilleure pour notre Service des
renseignements. Ils avaient sauvé leur liberté, peut‐être leur vie, et ils pouvaient désormais
exercer leur métier sans dangers ni difficultés, à condition de se soumettre au règlement. Ils n’y
manquaient pas. De la sorte nous pûmes, non seulement empêcher la sortie des nouvelles d’ordre
militaire ou politique, mais encore tirer des réponses venant de France et d’Angleterre mille
choses intéressantes pour la conduite de la guerre. Nous avions en outre une certaine possibilité
d’envoyer à l’étranger des informations tendancieuses qu’il nous paraissait utile de faire croire à
l’ennemi.
C’est ainsi que le réseau jeté sur toute la Belgique nous valut des compensations — qu’il ne
faudrait pas, il est vrai, exagérer. Mais toute arme est à double tranchant !

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XVI. — L’ESPIONNAGE PRATIQUÉ PAR LA POPULATION
ALSACIENNE
PAR LE GÉNÉRAL DE BRIGADE HESSE

Le groupe d’armée Gaede (nommé plus tard Groupe d’armée B.) est le seul dont le secteur se
soit constamment trouvé en territoire allemand. Le théâtre de ses opérations était en Haute‐Alsace,
dans les Vosges et s’étendait de Ribeauvillé (aile droite) jusqu’à la frontière suisse.
Il est évident que l’attitude de la population exerce une influence considérable sur la manière
de faire la guerre, et l’on devrait croire que des troupes combattant sur leur propre sol y trouvent
toujours dans les habitants des alliés efficaces. Mais les milieux alsaciens, dans leur ensemble n’ont
pas justifié cette attente ; ils ont, bien au contraire, gravement compromis et rendu plus difficiles
nos opérations militaires, en professant des sentiments hostiles à l’Allemagne, en favorisant les
intérêts français par l’espionnage, la trahison et par l’insoumission et la désertion des hommes
appelés sous les drapeaux.
La conduite des Alsaciens pendant la guerre ne peut être jugée qu’en corrélation avec le
développement historique de leur pays. Ce qui a manqué aux Alsaciens‐Lorrains, c’est l’unité de
race et d’histoire. Divisés, dans les premiers siècles, et soumis à un grand nombre de maîtres, en
changeant fréquemment, ils n’ont jamais pu constituer un seul groupe politique, malgré de très
florissantes périodes de supériorité culturelle et économique, et malgré la grande histoire de leurs
villes libres et impériales. Quand une partie de l’Alsace fut devenue française, en 1648, par le
traité de Westphalie et en 1803, grâce à la commission des députations d’Empire, elle ne put
jamais s’adapter d’une manière uniforme à cette nouvelle souveraineté, car pour certaines fractions
de la Basse‐Alsace, la période française n’a durée que de 1803 au traité de Francfort en 1871,
tandis que le Sundgau, sauf Mulhouse, était, en 1803 déjà, soumis à la France depuis 155 ans.
L’annexion de l’Alsace‐Lorraine par l’Empire allemand ne lui a pas valu davantage l’unité de
sentiments et de pensée. Le contraste saisissant qui existait entre les deux provinces, la scission
confessionnelle et surtout l’opposition entre indigènes et immigrés créèrent un état de division
permanente qui rendit impossible toute évolution vers l’unité politique des esprits. Il sembla, au
début, que l’incorporation dans l’Empire se ferait sans grosses difficultés, mais bientôt les menées
particularistes y mirent des obstacles considérables ; elles procédèrent des tendances à l’autonomie
déjà vivaces dès les premières années, puis encouragées par le gouvernement d’Empire lui‐
même. La devise : l’Alsace‐Lorraine aux Alsaciens‐Lorrains trouva un terrain des plus dangereux
dans ce pays des scissions et des demi‐mesures. Les contrastes s’accentuèrent, l’indifférence
primitive se mua peu à peu en récusation manifeste du germanisme et de l’idéal impérial.
L’hostilité crût de jour en jour ; le particularisme devint nationalisme et rassembla, en un faisceau
unique, toutes les sympathies françaises et les tendances secrètes procédant de la pensée de «
revanche ». La constitution de 1911 a considérablement accéléré cette évolution. Il n’y eut plus
alors qu’une seule politique de refus, d’opposition passionnée et d’affirmation de plus en plus
énergique de tout ce qui, sur le plan national, s’opposait à l’Empire allemand. L’agitation des
trublions nationalistes ne connut plus de bornes. Leurs représentants les plus caractéristiques furent
l’abbé Wetterlé, le maire Blumenthal et le caricaturiste Waltz (dit Hansi) qui, dès la mobilisation
d’août 1914, se réfugièrent en France, pour se soustraire à une inculpation, amplement motivée,
d’espionnage et de trahison. De nombreux partisans de la même cause les suivirent.
La minorité, d’abord peu importante, des nationalistes, gagna rapidement du terrain et finit par
influencer la vie publique d’une manière désastreuse. Voici quelle en était la raison : Les élites de
la population avaient été élevées et vivaient depuis des générations dans un esprit nettement
français. Le français étant la langue couramment parlée dans ces milieux économiquement et

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politiquement influents, les traditions et souvenirs de familles se rapportant à la France étaient
naturellement plus vivaces que tous les autres. L’école n’offrait aucun contrepoids et le clergé,
éduqué dans des idées complètement françaises, ne comptait que fort peu de membres ayant des
sentiments germaniques.
La néfaste influence des étrangers (l’Alsace‐Lorraine en avait, en 1910, rien moins que 76.000)
accentuait encore ces contrastes.
Sous le couvert de la nationalité helvétique vivaient — notamment à Mulhouse et dans les
environs — de nombreux Alsaciens et Français, qui désiraient demeurer dans le pays sans être
obligés de devenir Allemands et d’autres qui, ayant opté pour la France, s’étaient fait naturaliser
Suisses. Tout ce monde avait agi de cette manière pour des raisons économiques ou sociales et
surtout pour ne pas servir sous les drapeaux allemands.
L’industrie de la Haute‐Alsace naviguait tout entière dans le sillage français ; les capitaux
français fortement engagés dans ces entreprises y ont sans doute contribué. Mais les véritables
meneurs étaient les grands industriels eux‐mêmes, qui abusaient de leur situation et de la
dépendance économique et sociale de leurs employés et ouvriers, pour exercer une vraie terreur
politique.
Il est remarquable que les Vieux‐Allemands n’aient jamais pu pénétrer dans l’industrie du Haut‐
Rhin. La Société des Constructions mécaniques, à Mulhouse, occupait, peu avant la guerre, 3
Vieux‐Allemands sur 350 employés et un seul sur 300 ouvriers.
Que l’espionnage et la trahison se développeraient considérablement sur un semblable terrain,
il fallait s’y attendre. Dès les premiers jours, lors de l’entrée des Français dans le Sundgau et de
leurs attaques répétées jusqu’au delà de Mulhouse, la population manifesta les sentiments qui
l’animaient.
Il est absolument incontestable que ce ne fut pas seulement par la jubilation avec laquelle elle
reçut les troupes françaises, par le cordial accueil et l’hospitalité qu’elle leur accorda, qu’une
grande partie de la population montra sa joie, mais aussi en favorisant l’ennemi par tous les
moyens au détriment de nos propres troupes. Les habitants ne manquèrent pas de dresser
immédiatement des listes noires où furent portés tous les amis de l’Allemagne ; ils les remirent
aux envahisseurs qui arrêtèrent aussitôt, pour les évacuer de la manière généralement la plus
brutale, les fonctionnaires et les habitants germanophiles avec leurs familles. Au moment de
rechercher ces victimes, les indigènes s’offraient en masse à rendre à l’ennemi tous les services de
mouchardage. Le pillage des biens allemands était à l’ordre du jour. Le fanatisme des femmes
n’avait plus de limites.
Des patrouilles allemandes furent dénoncées aux Français ; les Alsaciens servaient
volontairement de guides et d’interprètes aux troupes ennemies. Il se trouva des gens sans pudeur
pour aider les Français à placarder sur les murs de Mulhouse la proclamation du général Joffre, à
la lire et traduire au peuple en criant : Vive la France ! et à faire une propagande acharnée pour
les envahisseurs. Il parut tout à fait normal qu’à l’entrée des troupes dans les localités alsaciennes,
conseillers municipaux et curés vinssent donner libre cours à leur joie de se voir redevenus
français. Les décorations offertes aux notables étaient acceptées avec bonheur et fierté. Jeunes et
vieux arboraient les couleurs françaises, la Marseillaise éclatait dans tous les coins. Mais, exprimant
la haine la plus marquée, les brocards les plus orduriers à l’adresse de l’empereur et de sa famille
rivalisaient de bassesse et de grossièreté. Il y eut des femmes mariées, pour s’afficher en public,
donnant le bras à des militaires ennemis, avoir même avec eux des relations intimes, tandis que
leurs époux combattaient sous les drapeaux allemands : « Enfants, priez pour que votre père ne
rentre plus », disait une femme de Massevaux à ses enfants. Un aubergiste de Geishouse, près
Thann, avait trois fils, tous soldats allemands. Apprenant que l’aîné venait de tomber, il s’écria : «
Je les donnerais volontiers tous les trois, pourvu que l’Alsace reste française ! »
Alors que nos prisonniers étaient traités avec beaucoup de correction par les officiers et soldats

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français, la population les couvrait de crachats et les insultait de telle façon que les Français
indignés s’y opposèrent plus d’une fois.
Les rares familles vieilles‐allemandes restées dans le pays ne purent plus avoir de relations
entre elles, tellement elles étaient surveillées par leurs compatriotes alsaciens. Tout germanophile
était entouré d’espions et de mouchards. Un employé d’usine de Felleringen, chargé de surveiller
les amis de l’Allemagne, se vantait d’avoir livré une dizaine de familles, évacuées grâce à lui, et
reconnaissait que c’était une occupation assez lucrative.
Tous les faits que j’ai cités et citerai encore dans la suite sont attestés par des témoins sûrs et
par des documents publics. Nous avons une liste, fort longue, des Alsaciens qui ont espionné ainsi
pour les ennemis de l’Allemagne. Ils acceptaient volontiers de se rendre à l’arrière des lignes
allemandes et d’y recueillir des renseignements qu’ils rapportaient aux Français. Ils profitaient du
fait que les opérations se déroulaient en territoire allemand et que tout Alsacien se trouvant dans
nos lignes pouvait invoquer la protection des lois allemandes.
Si la circulation entre l’Alsace et la Suisse était sévèrement contrôlée, aussi bien du côté des
Allemands que de celui des Suisses, plus d’un Alsacien n’en réussit pas moins, les instructions
judiciaires en font foi, à passer derrière nos lignes, à travers la Suisse, pour revenir ensuite dans
les lignes françaises. Des affaires de ce genre sont trop nombreuses pour qu’il me soit possible de
m’y arrêter. En voici toujours un exemple.
Le nommé Alfred Meyer, agent expéditeur à Mulhouse, âgé de 37 ans, au commencement de
la guerre, nous inspirait une grande confiance. Il avait un revenu d’avant‐guerre de 32 à 34.000
marks. Pendant la guerre, sa maison obtint des chemins de fer alsaciens de nombreux ordres de
transport de matériel militaire ; elle était notamment chargée des expéditions de Müllheim à
Mulhouse. Il fut arrêté au printemps 1915 à l’occasion d’un voyage en Suisse ; ses bagages ayant
été examinés à Lörrach, à proximité de la frontière suisse, les inspecteurs y trouvèrent des carnets
avec de nombreux renseignements dûs à l’espionnage et deux petits flacons contenant une encre
sympathique se révélant à la chaleur. Incarcéré provisoirement à Lörrach, il tenta le soir même de
tuer son gardien en l’attaquant par derrière et en lui portant à la gorge plusieurs coups d’un rasoir
qu’il avait enveloppé de telle façon que la lame en restât fixe. Il a dû reconnaître qu’il s’était
plusieurs fois rendu à Belfort par la Suisse ; il y avait trahi à l’officier du Service des
renseignements tout ce qu’il avait pu apprendre sur le groupe Gaede et en était revenu avec de
nouvelles missions. Il procédait systématiquement en notant toutes ses observations et tirait parti
de sa situation d’homme de confiance des chemins de fer pour se renseigner le plus possible au
cours de ses voyages et dans ses conversations avec les militaires allemands. Condamné à mort
par le tribunal du commandement d’étape de Mulhouse, Meyer a été fusillé.
En juin 1916, un avion français atterrissait dans les environs de Guebwiller. Il capota et ne put
repartir. Le pilote était un sergent aviateur français et il transportait le garçon boucher David Bloch
de Guebwiller avec trois pigeons voyageurs. Pendant que le pilote s’efforçait de mettre le feu à
son avion, Bloch prit la fuite. Dans la carlingue en flammes, on trouva une vareuse militaire
portant le n° du 152 e d’infanterie et dans une de ses poches, un livret militaire français au nom de
Bloch ; sauf que le lieu de naissance était Bacharach, au lieu de Guebwiller et que le nom de
jeune fille de sa mère avait également été changé. Bloch fut découvert dans les forêts du
voisinage. Il était revêtu d’effets civils. L’instruction révéla qu’en décembre 1914, il avait passé
peu de temps sous les drapeaux français. Il avait ensuite fait de l’espionnage. L’avion devait le
déposer en arrière de nos lignes et lui‐même se renseigner sur plusieurs points bien précisés. Il
emportait, pour transmettre les réponses, trois pigeons voyageurs. Un vol d’essai fut effectué le 21
juin et le départ était fixé au lendemain. Mais un épais brouillard ne permit pas à l’avion de voler
au delà de Thann. La deuxième tentative, le 23 juin, prit fin avec l’atterrissage malheureux dans
les environs de Guebwiller. Cette fois encore, le Conseil de guerre condamna à mort.

136
La manière de procéder adoptée par l’espion Adam était fort en vogue. Le candidat‐espion se
présentait au Deuxième Bureau qui délivrait un permis de franchir les lignes françaises et donnait
une mission à remplir. Après avoir passé les lignes, l’espion cachait le permis français et chaussait
des souliers à semelles de feutre afin de gagner sans bruit, à travers des forêts de montagnes qu’il
connaissait bien, l’arrière de notre front — généralement par des nuits sombres et pluvieuses.
Comme, dans la montagne et, partout ailleurs pendant les premiers mois, les positions avancées
ne formaient pas de lignes ininterrompues, la chose était fort possible pour ceux qui connaissaient
le terrain. Parvenu à l’arrière, l’espion opérait sous le masque d’un loyal germanisme jusqu’au
moment de reprendre, avec une belle moisson de renseignements, le chemin de retour.
D’autres agents préféraient le retour par la Suisse ou restaient à demeure dans le secteur
allemand et se servaient pour la liaison de tierces personnes qui passaient en Suisse. Mais il
convient de signaler expressément que les autorités fédérales tenaient sévèrement la main à
préserver la neutralité de leur pays et qu’elles empêchaient, chaque fois qu’elles le pouvaient, les
éléments peu nets de pratiquer leur dangereux métier.
Toutes les classes de la population ont, avant et après la guerre, fourni des agents.
Aucune profession n’en a été préservée. Il y eut cependant certains milieux que l’on peut
considérer comme des terrains d’élection.
Il faut citer en premier lieu, les soi‐disant notables, c’est‐à‐dire la classe prétendue supérieure
par l’éducation, le rang et la fortune. De nombreux industriels, directeurs d’usines, fondés de
pouvoir, commerçants en grand, avocats, médecins, propriétaires ruraux, conseillers municipaux,
rentiers, marchands de vins et brasseurs, ont donné du travail à nos conseils de guerre et
commissariats de police et encouru des sanctions sévères. Les milieux industriels, notamment,
étaient plus français que les Français eux‐mêmes ; ils ont créé une atmosphère saturée de
germanophobie, en terrorisant leurs employés et ouvriers et en étouffant toute tendance au
patriotisme allemand. Cette antipathie se manifestait surtout dans leurs familles où toute occasion
était bonne à cet effet. Inutile de dire qu’elle s’accompagnait d’une aversion inouïe à l’encontre du
service militaire sous nos drapeaux.
L’attitude d’une grande partie des fonctionnaires du pays, des communes et même d’Empire,
appartenant aux familles indigènes constitue un des chapitres les plus pénibles pour nous de cette
histoire. Parmi ceux qui attirèrent l’attention des conseils de guerre pour germanophobie ou
trahison, se rencontrèrent des conseillers à la cour, des juges, des notaires, des greffiers, des
employés des postes, des contributions, des chemins de fer et de la police, des professeurs de
lycées, des maires, des adjoints, des secrétaires communaux et des percepteurs. Ils se sont révélés
fanatiquement français et ils ont mérité les mesures les plus sévères. Un juge fut condamné à trois
ans de travaux forcés pour tentative de trahison, un professeur de lycée à dix ans pour trahison
effective. Les destitutions par voie disciplinaire furent nombreuses. Il faut signaler en particulier
les dénonciations de fonctionnaires loyaux par les susdits éléments.
Il est profondément regrettable que je sois obligé de nommer ici le clergé alsacien. Si toutes
les confessions ont compté dans leurs rangs des espions et agents secrets, c’est notamment le
clergé catholique qui s’est rendu gravement coupable d’espionnage. Il convient d’en rechercher
les raisons dans l’éducation nettement française des prêtres catholiques alsaciens, malgré la
présence à la tête du diocèse d’un Westphalien pur sang, le vénérable évêque Fritzen. Les futurs
prêtres n’étaient pas élevés dans les lycées de l’État, mais dans les écoles épiscopales de
Strasbourg, Matzenheim et Zillisheim qui étaient en somme des internats ne se distinguant des
petits séminaires français que par leur nom.
Et même ceux qui ne fréquentaient pas ces collèges subissaient, dès l’école, une incessante
influence cléricale, puisque les lycées de l’État, celui de Colmar par exemple, comportaient, avec
l’assentiment du gouvernement, des internats épiscopaux destinés aux futurs clercs et placés sous
la direction ecclésiastique. De cette façon, les jeunes gens qui se vouaient à la prêtrise étaient

137
depuis l’âge de 8 ou 10 ans élevés complètement à l’écart de leurs condisciples et du reste de la
jeunesse du pays. Toute influence autre que celle des maîtres ecclésiastiques, se trouvait ainsi
éliminée ; mais ceux‐ci, malgré les persécutions que le gouvernement français infligeait
précisément à la même époque à l’église catholique, élevaient et instruisaient les enfants dans un
esprit tout à fait français. Les raisons de cet état de choses sont difficilement explicables, mais le
fait lui‐même ne peut être contesté. Ainsi préparé, l’étudiant en théologie ne fréquentait pas les
Universités allemandes, mais les « grands séminaires ». de Strasbourg ou de Metz.
Le français était la langue courante pour l’enseignement, aussi bien que dans les rapports des
élèves entre eux. Les jeunes gens y apprenaient la science et la littérature, non pas allemandes,
mais françaises. Strictement à l’abri du monde extérieur, ils ne savaient rien des milieux
germaniques, encore moins d’un patriotisme allemand !
Ils sortaient de là complètement francisés. Peu avant la guerre, le gouvernement allemand
essaya bien de réagir par la création d’une Faculté de théologie catholique à l’Université de
Strasbourg. Mais la tentative peut être considérée comme un échec. Seuls les maîtres et éducateurs
du séminaire exercèrent une influence réelle sur le développement culturel et politique des
jeunes théologiens ; celle des professeurs allemands de l’Université ne se faisait sentir en rien.
Après l’ordination, le jeune prêtre passait, en qualité de vicaire, plusieurs années auprès d’un
vieux curé. Là, son éducation politique s’achevait dans un sens absolument contraire au
germanisme. Quand finalement il arrivait dans les campagnes, c’était un francillon « cent pour cent
», chez qui rien ne survivait plus de la culture et des sentiments germaniques.
Or, l’influence des jeunes prêtres était énorme sur ces populations strictement catholiques. Elle
se trouvait soutenue et favorisée par la presse catholique dirigée ou financée exclusivement par le
clergé dans un esprit de fronde caractérisé. C’est ainsi que le clergé catholique était le pilier de la
civilisation française en Alsace, mais aussi le facteur principal qui s’opposa à l’incorporation du
parti centriste alsacien‐lorrain dans le grand parti du Centre allemand.
Le membre le plus dangereux du clergé alsacien était l’abbé Wetterlé, déjà nommé, originaire
de Colmar, rédacteur du Nouvelliste, journal de haine sans mesure et d’agitation politique. Ce
prêtre fut un espion et agent secret d’envergure qui, dès le début de la guerre, se mit
prudemment en sûreté en se réfugiant en France où il exerça une activité inspirée par une haine
violente de l’Allemagne et qui nous fut des plus nuisibles. Il savait bien que les autorités militaires
lui rendraient à tout jamais impossible de poursuivre ce vilain métier d’empoisonneur de la vie
publique, que le gouvernement alsacien‐lorrain lui avait permis avec une incroyable patience,
d’exercer jusqu’à la mobilisation. Ce fut une faute grave de lui laisser prendre le chemin de la
France. Il était intimement lié avec l’archevêque français Herrscher, expulsé d’Alsace pour son
attitude hostile, avec Helmer, et aussi avec le camérier du pape Kannengiesser, de Bartenheim en
Haute‐Alsace, qui, plus que suspect d’espionnage, était trop astucieux pour se trahir.
Une grande partie du clergé alsacien était liée d’amitié avec toute cette bande. Leur action
officielle se caractérise, soit par une résistance passive à tout ce qui était dans l’intérêt de
l’Allemagne, soit par une lutte ouverte contre elle. Les curés de Garspach, Hartmanswiller et
Sondersdorf, abandonnèrent leur paroisse aux heures les plus sombres et partirent avec les
troupes françaises battant en retraite. Injures sanglantes proférées contre l’armée allemande et
l’empereur, refus des prières liturgiques pour le souverain, sermons français jusqu’en octobre
1915, malgré plusieurs avertissements, omission de la prière imposée par l’évêque pour le succès
des armes allemandes, en alléguant que l’évêché n’en avait pas envoyé le texte en français,
excuses, par un état d’ivresse, de certaines déclarations hostiles aux Allemands, illustrent en
passant l’attitude prise par eux.
En 1915, un curé de Mulhouse s’entendait avec un vicaire de Huningue et un receveur des
postes de Saint‐Louis, pour employer en emprunt de guerre français les fonds qui lui étaient
confiés en vue de la construction d’une église.

138
Un autre curé de Mulhouse confessait, pour la Toussaint 1914, les civils, mais refusait les
soldats. Un troisième enseignait en chaire qu’il faut obéir à la patrie et à l’autorité constituée, mais
que les aimer n’est pas un devoir. Un vicaire de Mulhouse éditait, encore en 1915, un almanach
dans lequel il faisait valoir en les exagérant, les mérites des vétérans français. Du haut de la
chaire, le curé de Sierenz tournait en ridicule le loyalisme allemand de son vicaire et affichait dans
ses cabinets un portrait de notre empereur.
Le curé de Sondersdorf seconda les Français pour rechercher et emmener les hommes astreints
au service territorial, menaça le maire et l’instituteur qui se refusaient à livrer les listes de
mobilisables et surveilla l’établissement de ces listes. Puis il provoqua l’évacuation du maire et de
l’instituteur par les Français qu’il suivit lui‐même.
Tout cela se passait en plein territoire d’occupation, au milieu des troupes combattantes. Il faut
cependant reconnaître ici qu’un grand nombre de maîtres d’écoles s’opposèrent vaillamment aux
agissements des prêtres et manifestèrent leur loyalisme — ainsi que de rares prêtres catholiques
pour qui ce ne fut certes pas facile et dont le courage mérite tous les éloges.
On ne peut nier qu’en Alsace la haine du germanisme était particulièrement violente parmi les
femmes. Leur éducation en était cause. Toutes les écoles secondaires de jeunes filles étaient
purement privées, et d’anciens pensionnats convertis en écoles. L’enseignement y était donné par
des Françaises ou par des maîtresses aux sentiments français. Ces établissements étaient des
centres d’hostilité contre l’Allemagne et des foyers d’amour pour la France.
Pendant que, dans les écoles élémentaires de garçons, l’enseignement était assuré par des
professeurs, celui des filles ne l’était qu’en faible partie par des institutrices, mais surtout par des
religieuses qui sortaient presque toutes de la congrégation des sœurs de Ribeauvillé, centre de
culture exclusivement française. Un seul exemple entre mille : en 1915 encore, pendant que
tonnaient les canons, la supérieure récitait tous les soirs une prière versifiée dont chaque strophe
se terminait par les mots : « Dieu sauve la France ! » Et chacune des élèves, futures maîtresses de
la jeunesse féminine alsacienne, de répéter : Dieu sauve la France ! Comment s’étonner que ces
écoles aient produit des espionnes ?
Insoumission et désertion sont étroitement unies à l’espionnage et à la trahison. De nombreux
Alsaciens du Haut‐Rhin se sont, à ce point de vue, conduits fort peu loyalement envers
l’Allemagne. Les troupes du groupe Gaede comptaient une grande proportion d’Alsaciens ; ils
étaient environ 30 % au régiment de Landwehr 110. Les chiffres suivants prouvent l’infidélité des
Alsaciens. Les dépôts de la région du XIV e C. A. (badois) étaient chargés pendant la guerre de
tous les services de dépôt pour l’Alsace et le duché de Bade. Les volontaires de guerre qui s’y
présentèrent, jusqu’au 31 juillet 1916, furent, pour les Badois, 17.618, soit 64, 61 % et pour les
Alsaciens‐Lorrains 1.378 ou 5,08 %. Le total des Alsaciens‐Lorrains qui, dans le même laps de
temps et pour la même région, se sont soustraits aux devoirs militaires atteint 5.200.
La commune d’Otterdorf, qui n’avait que 490 habitants, eut 44 déserteurs, et généralement les
parents prêtaient la main à la désertion.
La commune de Reguisheim, constamment occupée par nos troupes, a caché et nourri pendant
plus d’un an sept déserteurs ou insoumis.
Le Conseil de guerre du groupe Gaede a examiné, jusqu’au 31 décembre 1916, 3.465 cas de
désertion de soldats alsaciens, dont 718 cas de trahison. Le régiment de Landwehr n° 40 a vu
déserter plus de 200 hommes pendant la bataille de Mulhouse. Un moyen de désertion en vogue
était de se présenter pour des patrouilles et ne plus réintégrer les lignes. Les permissions étaient
fréquemment utilisées pour déserter, et la frontière suisse s’y prêtait fort bien. Il arriva maintes
fois que deux ou trois frères désertèrent simultanément. Les transfuges alsaciens ont écrit
d’innombrables lettres pour encourager amis et parents restés au pays à en faire autant. Pendant
les six premiers mois, le contrôle postal militaire de Mulhouse a constaté, dans le courrier examiné

139
par lui, rien moins que 1.500 cas de désertion. Ces lettres révèlent également comment les
Alsaciens étaient traités par les Français. Leurs auteurs recommandaient aux futurs transfuges
d’arborer leur calot sur le canon du fusil, ce qui les ferait reconnaître pour Alsaciens‐Lorrains.
Toutes les troupes françaises avaient reçu des instructions à ce sujet. A leur arrivée dans les
lignes, les Alsaciens n’étaient pas traités en prisonniers de guerre, mais séparés de tous les autres
prisonniers et incorporés dans des compagnies spéciales, fort bien traités et nourris, interrogés et
invités à s’engager. Le nombre total des Alsaciens qui ont suivi cette invitation en s’engageant
immédiatement oscillait en 1916 déjà, entre 15.000 et 30.000. Ils ne furent pas engagés contre
nous, mais généralement incorporés dans les régiments africains ou autres unités lointaines, ils
reçurent des livrets avec un faux état‐civil. Leurs familles touchaient journellement 1,25 pour la
femme et 0 fr. 50 pour chaque enfant. Un emploi leur était promis pour l’après‐guerre. Les
familles alsaciennes, de nationalité allemande, domiciliées en France avant la guerre déjà, ne
furent autorisées à y rester que lorsque leurs membres aptes au service déclaraient s’engager.
Il va de soi que l’espionnage florissait parmi ces gens, et que les inviter à révéler des secrets
militaires était chose absolument superflue. Loin de là, ils s’en vantaient dans leurs lettres et
conseillaient à leurs correspondants d’en faire autant.
La nature même de ce métier de duplicité, veut que les espions ne se fassent prendre qu’en
petit nombre. Tous les organes chargés du contre‐espionnage, nos troupes surtout, puis la police
militaire secrète, la prévôté aux armées, la partie germanophile de la population elle‐même, ont
fait de leur mieux pour combattre le mal. Les chiffres qui suivent montrent les mesures jugées
nécessaires dans le secteur du groupe Gaede (territoire relativement peu étendu) jusqu’au 31
décembre 1916 :
1° 44 condamnations de civils pour espionnage et trahison, dont 11 condamnations à mort.
2° 231 affaires d’espionnage et de trahison contre civils étaient encore en cours à la date du 31
décembre 1916 ; 7 seulement concernaient des personnes n’ayant pas la nationalité alsacienne‐
lorraine.
3° 666 condamnations de civils alsaciens pour manifestations hostiles à l’Allemagne.
4° Incarcérations préventives :
a) personnes suspectes
d’espionnage............................................................................................................................272
b ) personnes suspectes en raison de leurs antécédents (vagabonds, prostituées, récidivistes,
anciens légionnaires................................................................................................................259
c ) personnes coupables de manifestations germanophobes graves, concours donné à des
déserteurs, etc..........................................................................................................................467
Total........................................................................................................................................998
5° personnes évacuées de la zone des armées.........................................................................901
6° personnes mises sous la surveillance de la police, dans la zone des armées......................162
7° avertissements donnés avec menaces de punitions............................................................403
Toutes ces mesures n’ont été prises qu’à contre‐cœur par les autorités responsables ; ceux qui
ont dû, comme moi‐même, y prendre part, le savent tous ; n’étaient‐ce pas, à peu d’exceptions
près, des citoyens allemands qu’il fallait poursuivre ? Mais les décisions à prendre s’imposaient à
nos esprits lorsque nous nous souvenions que chaque espion mis dans l’impossibilité de nuire
préservait peut‐être de la mort des centaines, des milliers de vaillants soldats allemands combattant
pour l’honneur de leur patrie.
Je ne veux pas achever ce chapitre sans me souvenir, encore une fois, des Alsaciens
demeurés fidèles à notre cause, en dépit des menaces et des agressions de leurs propres
compatriotes. Ce fut pour eux chose difficile et ils méritent doublement notre gratitude. Ils vivent
maintenant presque tous en Allemagne ; n’oublions donc pas leur attitude lorsqu’il s’agit de les
seconder dans une situation souvent difficile, eux qui ont dû laisser au pays leurs biens et leur

140
fortune.

141
XVII. — L’ESPIONNAGE AMÉRICAIN
PAR FÉLIX BAUMANN

Au début de la dernière guerre, les États‐Unis ne possédaient pas de Service des


renseignements régulièrement organisé. Dans l’histoire des guerres de l’Union, nous avons bien vu
jouer leurs rôles d’espions un Nathan Hale, pendu par les Anglais, un James Rivington, libraire à
New‐York, un Lafayette C. Baker, commerçant, un Alan Pinkerton, détective, qui accompagnait
Lincoln à peine élu président, au cours de son premier et périlleux voyage à Washington. Il y eut
encore la célèbre Belle Boyd, fille d’officier dont les mérites pendant la guerre de Sécession
furent reconnus même par le général « Stonewall » Jackson. Mais il n’existait aucun système
d’espionnage bien étudié. Dans leurs campagnes contre les Indiens, les Américains se servirent
d’explorateurs indigènes et de certains « scouts » à peau blanche comme Buffalo Bill, de son vrai
nom William Frederic Cody, colonel ; l’Irlandais John Wallace Crawford, dit « le poète‐éclaireur » et
le plus célèbre de tous, Kit Carson, surnommé « roi de la prairie » par les Indiens. Pour son
expédition contre les campements indiens de Chato et de Bonito sur le Yaqui, le général Crook
disposait de 163 explorateurs de la tribu des Apaches.
En 1914, les États‐Unis n’avaient à Washington que la Secret Service Division, dont la tâche
primitive consistait uniquement à donner la chasse aux faux monnayeurs et à les faire punir par la
justice. Cette section spéciale datait de la guerre de Sécession et devait son origine à la fabrication
de faux billets de banque, alors si florissante à la suite de la première émission de papier‐
monnaie, qu’il fallut sévir avec la dernière rigueur contre les faussaires qui opéraient avec une
inconcevable audace. Les fonctionnaires appartenant à la Secret Service Division sont
particulièrement bien rétribués et touchent, pour chacune de leurs découvertes, une part
importante et proportionnelle aux faux billets, aux marchandises importées en contrebande, et c.
Depuis la présidence de Cleveland, ils assurent également la sécurité du président en fonctions.
Quand les États‐Unis déclarèrent la guerre à l’Allemagne, ils venaient de créer un Service des
renseignements sous les ordres du général Kuhn et du colonel Van Deman. Le général avait été
attaché militaire à Berlin et il avait certainement, selon un rapport américain, « à côté de ses
rapports d’expert au Ministère de la Guerre, pas mal d’informations précieuses dans sa tête. » En
d’autres termes, il avait su ouvrir les yeux en Allemagne. Quant au colonel Van Deman, ancien
combattant des Philippines, on vantait la qualité de son expérience dans l’espionnage.
Après que la plupart des villes importantes de l’Union eurent été dotées d’une section secrète
o u Military Intelligence Section, New‐York et d’autres grands ports de mer virent fonder
également un Service secret de la marine de guerre. La collaboration du Service spécial du Trésor
à Washington, du Service des enquêtes au Ministère de la Justice (Bureau of Investigation of the
Department of Justice), comparable à la C. I. D. (Criminal Investigation Department) de Scotland
Yard à Londres et de l’American Protective League recrutée parmi des volontaires, donna dès lors
le jour à un espionnage des plus actifs dirigé surtout contre les étrangers de nationalité ennemie
résidant aux États‐Unis et au Canada et contre les Germano‐Américains suspects.
La Section militaire de New‐York était commandée par le lieutenant‐colonel Biddle, ancien
vice‐commissaire de police ayant acquis une grande expérience ; la section navale opérait sous
les ordres du commodore Spencer Eddy, chargé d’affaires de l’ambassade des États‐Unis à Berlin,
en 1906‐1907.
La police de New‐York possédait, elle aussi, un Service spécial, dit Bomb Squad (escouade
des explosions) dirigé par l’inspecteur Tunney et chargé de découvrir et prévenir les actes de
sabotage et de donner la chasse aux faux passeports, aux tentatives de corruption, etc. Tunney eut
bientôt une réputation nettement établie de redoutable spybaiter, c’est‐à‐dire d’un fonctionnaire

142
capable d’acculer au désespoir les gens suspects d’espionnage, en leur faisant subir des
interrogatoires interminables et contradictoires (le soi‐disant « troisième degré » en honneur
également dans la police américaine.
Tunney avait un auxiliaire dans la personne du colonel Arthur Wood et tous deux collaboraient
avec le capitaine Gull Scull, le lieutenant Barnitz et les membres de la « Protective League »
américaine, Richmond, Levering et Russmore. Bruce Bielaski (à Washington) et le capitaine Offley
(à Boston) et plus tard son successeur Woody exerçaient des fonctions importantes au bureau
d’investigation du Ministère de la Justice. N’oublions pas le chef du Service secret fédéral, William
Flinn, qui démissionna pendant la guerre en raison d’un prétendu passe‐droit.
Les Services de renseignements français et britannique établis aux États‐Unis travaillaient
fraternellement avec les Américains. Leurs officiers français et anglais prenaient connaissance des
dossiers secrets américains et réciproquement.
Par ailleurs, Washington et New‐York demeuraient en liaison constante avec Londres. Les
Anglais ont été, c’est indubitable, les animateurs de tous les Services secrets américains, bien que
ces derniers l’aient contesté. Quand on raconta que les documents du Dr Albert avaient été
subtilisés par des agents britanniques, les Américains se sentirent mortifiés dans leur orgueil
d’espions et désignèrent comme auteur du larcin le détective secret Frank Burke.
L’émulation qui existait entre les agents des Services anglo‐français et ceux des bureaux
américains les empêchait tous de dormir.
Les Yankees apprenaient‐ils que les Britanniques avaient en vain interrogé un suspect jusqu’à
lui faire perdre connaissance, il s’en emparaient aussitôt à leur tour et le soumettaient aux affres
d’un nouvel interrogatoire encore plus pénible. Certains furent ainsi observés et interrogés tour à
tour par les Français, les Anglais et les Américains. Ce système en commun, appuyé sur le tout
puissant dollar devait forcément réussir à percer plus d’un plan allemand. Et quand les faits ne
promettaient point le résultat espéré, c’était l’imagination qui donnait — en s’inspirant de la
psychose de guerre à cette époque générale en Allemagne.
C’est ainsi qu’un rapport américain sur un prétendu projet d’émeute caressé par les Allemands,
dit ce qui suit : « Il existe un plan complet pour un État‐Major général avec indications sur la
formation de bataillons, de brigades et de divisions. On a même prévu la conquête des villes les
plus importantes, des arrestations d’otages et des demandes de contributions extraordinaires. » Le
mouvement devait avoir lieu à un moment où les forts situés à l’embouchure du Hudson seraient
dépourvus de leurs munitions, expédiées à la frontière mexicaine. Et toutes mesures étaient prises
pour qu’au jour fixé, les dépôts d’armes des différentes villes fussent gardés par des factionnaires
d’origine allemande. « Grâce à la vigilance des autorités et à l’indiscrétion de certains Allemands,
nous avons pu prévenir une irruption au Canada. Quant à la conjuration contre les États‐Unis, les
personnages chargés de son exécution ont été trop étroitement surveillés pour qu’ils aient pu agir.
»
Les explosions dans les dépôts de munitions de Black Tom et de Kingsland, dans l’état de
New‐Jersey, étaient également, disait‐on, dues à des agents secrets allemands. L’histoire des
enquêtes auxquelles se sont livrés des agents secrets américains, aussi bien qu’allemands, en vue
de fixer les dommages et intérêts à demander à Berlin, tiennent réellement du roman policier. Les
requérants ont formulé des déclarations qui ont découvert un vaste réseau d’espionnage et de
contre‐espionnage, dont bien des détails appartiennent certainement au domaine de la fable.
Le gouvernement allemand s’est élevé contre les dépositions du citoyen chilien Fr. Herrmann
qui prétendit avoir recruté, pendant la guerre et en qualité d’espion allemand, des ouvriers
chargés de détruire des usines de munitions. Parmi les témoins cités par notre gouvernement, se
trouvent entre autres des membres du Grand État‐Major Général et du Service des renseignements,
tels que Rudolf Nadolny, Marguerre, William Woehst et Fr. Hinsch. Woehst a été accusé d’avoir,

143
en novembre 1916, donné à Hinsch, à Baltimore, des instructions de sabotage. Les deux se
seraient ensuite rendus à New‐York pour y rencontrer Herrmann et engager des ouvriers
susceptibles de détruire les usines de munitions de Kingsland. Woehst a déclaré officiellement que
l’État‐Major l’avait uniquement envoyé à Baltimore pour, de là, se rendre en Italie où il devait
recueillir certaines informations d’ordre militaire. Il n’avait donc pu recevoir d’instructions tendant à
des actes de sabotage aux États‐Unis. N’ayant pu poursuivre son voyage en Italie, il s’était établi à
New‐York pour y surveiller les chargements de munitions et renseigner la marine allemande de
manière à permettre à ses navires de s’emparer des dites munitions. Il s’était bien rencontré
quelques fois avec Herrmann, mais sans lui avoir parlé de sabotage, ni même en avoir su quoi que
ce soit. Bruce Bielaski, le chef déjà nommé, du Service secret de l’État, ne saurait être taxé de
sentiments germanophiles. Quand la commission judiciaire du Sénat lui demanda, en décembre
1918, à Washington, s’il avait eu connaissance de complots allemands pour la provocation de
grèves ou d’explosions dans les usines et dépôts de munitions américaines, il répondit : « J’en ai su
autant que rien. Je ne crois pas qu’à l’époque où les États‐Unis étaient neutres, il se soit produit un
cas quelconque de nature à justifier des poursuites correctionnelles. »
A Hoboken également, fut découvert un prétendu complot, le Hoboken Bomb Case, et les
journaux américains ont donné des colonnes entières d’informations sur les machinations du Dr
Scheele, de von Kleist, d’Igels, du capitaine Boy‐Ed, de von Papen, du Dr Albert, du Dr Bertling,
de von Hoegen, de Paul König (à ne pas confondre avec le capitaine König, du sous‐marin
Deutschland). Quand Scheele se rendit à Cuba, il y fut incarcéré au fort de Morro Castle, tristement
célèbre. A en croire le Times il fut jeté, pour en obtenir des aveux, dans une cellule où
pullulaient les rats et où l’eau coulait le long des murs. Albert Wehde qui a consigné ses aventures
dans un livre intitulé : Since leaving home et qui fut, en 1917, à Chicago, condamné à trois ans de
travaux forcés et 13.000 dollars d’amende pour prétendue tentative de renverser le gouvernement
des Indes, dût purger une partie de sa peine dans le bagne pour grands criminels de Leavenn
Orth (État du Kansas).
Le représentant de la Hamburg‐Amerika‐Linie, ayant expédié des charbonniers pour ravitailler
des croiseurs auxiliaires allemands, les rares cas où le ravitaillement avait été possible en haute
mer furent considérés comme complot contre la sûreté des États‐Unis, c’est‐à‐dire comme trahison.
La contravention aux lois américaines en vigueur à l’époque de l’affaire Bünz fut trouvée dans
l’intention de tromper l’office des statistiques d’exportation, les cargaisons de ces vapeurs n’ayant
pas été déchargées dans les ports indiqués.
Le Dr Bünz, représentant général de la Compagnie Hambourg‐États‐Unis, ancien consul
général allemand à New‐York, âgé de 75 ans, et ses inspecteurs Koetter et Hackmeister, furent
condamnés, le 3 décembre 1915, à 18 mois de prison pour complot tendant à tromper les États‐
Unis par la remise de connaissements indiquant de fausses destinations et par le dépôt, à l’office
des douanes de New‐York, de fausses déclarations de cargaisons. Poeppinghans, officier de la
même ligne, de service sur l’un des bateaux, se vit infliger un an de prison. Il fut expressément
stipulé que la peine serait purgée au bagne d’Atlanta dans l’État de Géorgie et qu’elle devait être
considérée comme infamante (infamous). Le vieux Bünz y est mort le 15 septembre 1918, à
l’hôpital.
Que les Américains aient employé deux poids et deux mesures, cela ressort du procès intenté
au début de la guerre à quelques Anglais devant le tribunal de San Francisco. Ils avaient recruté
dans le pays des volontaires pour l’armée britannique, mais cette violation de la neutralité
américaine ne leur valut qu’une amende absolument insignifiante.
Les Américains ont tiré parti de l’affaire Bünz et des prétendues découvertes de conjurations
pour une formidable propagande anti‐allemande, ainsi que pour la glorification de leurs services
secrets. Dans son livre, Spies and Secret Services, Hamil Grant va même jusqu’à dire : « La facilité

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relative avec laquelle nos services organisés à la onzième heure ont eu raison de ceux des
Allemands passés maîtres en espionnage, leur auront montré qu’un État militaire qui espère obtenir
des succès de guerre par son système d’espionnage, manifeste en réalité un manque complet du
génie militaire. »
Sans même vouloir discuter cette proposition insensée, je tiens à dire que, dès le début de la
guerre, les différents services américains connaissaient nos télégrammes secrets, nos messages
chiffrés, nos conversations téléphoniques et jusqu’aux conversations particulières des Allemands,
officiels ou non, résidant sur leur sol. L’attaché naval britannique à Washington, le capitaine Guy
Gaunt a su, dans le courant du printemps 1916, corrompre le courrier d’un bureau de presse
allemand de New‐York qui lui remettait tous les documents et lettres échangés entre l’ambassade
et cette agence.
L’ambassade d’Allemagne à Washington a toujours été le point de mire du Service des
renseignements américain, et la capitaine tchèque Boska, détaché à la « section italienne », a joué
dans ces intrigues un rôle de premier plan. C’est lui qui réussit à placer comme secrétaire, à notre
ambassade même et en la faisant passer pour Allemande, une de ses parentes nommée Milada
Chamtehek ; inutile de dire qu’elle s’y livra au plus fructueux espionnage. Elle serait même venue
en Allemagne avec l’ambassadeur Bernstorff.
D’après des déclarations américaines, ce fut le captage d’un message radiotélégraphique de
l’ambassade allemande à Mexico qui provoqua l’arrestation de notre soi‐disant agent Pablo
Waberski au moment où celui‐ci franchissait la frontière des États‐Unis pour y exécuter certaines
missions secrètes. Les Américains affirmèrent avoir entre leurs mains les preuves de notre
intention de provoquer une guerre entre leur pays et le Mexique, afin de les détourner de
l’Europe. C’est pourquoi ils établirent à la frontière une surveillance des plus rigoureuses qui,
cependant, vu l’énorme distance entre les deux océans, ne put être absolument efficace. Dans
bien des villes‐frontière, c’est une simple clôture de fils de fer qui délimite les deux pays.
Waberski est, dit‐on, le seul espion que les Américains aient condamné à mort et fusillé eux‐
mêmes. Les autres, arrêtés en France, ont toujours été remis entre les mains de l’armée française
pour être jugés et châtiés. Avant l’entrée en guerre des États‐Unis, de nombreux volontaires
américains se battaient déjà dans les rangs français. Parmi eux le lieutenant Bert Hall, un des
créateurs de l’escadrille Lafayette, devenu célèbre par ses audacieux vols d’exploration et par les
nombreux espions qu’il a déposés au delà de nos lignes. Avec son camarade J. J. Niles, le
lieutenant Hall, a écrit un livre intitulé : One man’s war, dans lequel il raconte ses aventures et
celles de son frère d’armes Jimmy Bach qui, en septembre 1915, tomba entre nos mains au cours
d’un de ses vols d’espionnage. Bach et un autre aviateur, le sergent français Mangeot, devaient
déposer en arrière du front allemand, les douaniers Champeaux et Duplan, chargés de détruire la
voie ferrée Mézières‐Charleville‐Hirson. Comme le fait observer Jacques Mortane dans ses
ouvrages sur la guerre de l’air, les éclaireurs ou saboteurs déposés derrière les lignes se
recrutaient de préférence parmi les douaniers français que leur service antérieur avait familiarisés
avec les différentes régions occupées par nos troupes. L’atterrissage réussit, mais en décollant
pour reprendre son vol, l’avion de Mangeot capota et fut démoli. Sans perdre de temps le pilote
français bondit dans la machine de Bach qui donna dans un buisson de genêts, ce qui arrêta le
mouvement de l’hélice. Et déjà les soldats allemands d’accourir de tous côtés et de capturer les
deux aviateurs. Champeaux et Duplan réussirent à s’en tirer. Bach sut déjouer tous soupçons
d’espionnage, devant le Conseil de guerre de Laon et fut interné à Merseburg. Il entreprit
plusieurs tentatives d’évasion qui, toutes, échouèrent.
Après l’arrivée des A. E. F. (American Expeditionary Force) en France, elles organisèrent un
Service d’espionnage indépendant, à la tête duquel le général Pershing nomma le commandant
Nolan. La section, désignée par les lettres « G 2, G. H. Q., A. E. F. », s’installa dans la petite ville
de Chaumont. Elle s’adjoignit encore la I. P. (Intelligence Police), la M. P. (Military Police) et la D.

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C. I. (Department of Crime Investigation). L’ensemble s’appelait la G 2. La base d’organisation fut
l’Intelligence Service britannique, avec le capitaine Walton, agent de liaison. Bientôt la section
compta 287 officiers du Service des renseignements affectés au Q. G. de Chaumont et des milliers
d’officiers et de soldats dans l’armée elle‐même. Le Service spécial secret, dit S. O. S. (Secret
Order Service), sous les ordres du colonel Cabot Ward, traita à lui seul 3.706 cas d’espionnage. Le
laboratoire chimique, dirigé par le capitaine Lucien J. Deska, ne fut installé qu’en juillet 1918. Il
examina 53.658 lettres quant à l’emploi d’encre invisible. Le contrôle central de Paris reçut en tout
30.846.630 lettres dont 6.335.645 furent lues. Il comprenait 22 officiers, 183 hommes et 27 civils ;
le nombre en fut constamment inférieur aux besoins. Cependant la majeure partie des lettres de
soldats étaient contrôlées au corps même, par les officiers.
Quand Walton fut affecté au service américain en France, il s’agissait de découvrir un centre
d’espionnage allemand à proximité de Romorantin, point de concentration important des forces
américaines. Les recherches des Américains étaient demeurées vaines, mais Walton réussit à
identifier l’agent secret allemand au cercle militaire ou mess des officiers, dans la personne d’un
certain Pricard qui avait mis son château à la disposition des officiers américains et s’était offert à
s’occuper de leur popote. Au cours de leur enquête, Walton et les lieutenants Cosgrave et Leigh
qui l’accompagnaient, remarquèrent des fouilles suspectes à proximité du château. Ils déterrèrent
un câble qui aboutissait au rez de chaussée dans la chambre à coucher de Pricard. Celui‐ci fut alors
surveillé et surpris en flagrant délit. Sa nièce Marcelle, âgée de 18 ans et une femme Brouchard
domiciliée à Paris étaient ses complices. Les trois furent fusillés en automne 1918.
Dans ses révélations sur l’espionnage de guerre américain, Thomas M. Johnson raconte que la «
G. 2 » possédait une carte murale secrète dissimulée derrière un panneau de bois et gardée la nuit
par un agent secret. Cette carte semble avoir été la seule en France à indiquer à première vue
l’emplacement et la composition de toutes les divisions alliées et ennemies du front occidental. Au
moment de l’armistice, elle donnait exactement la situation de rien moins que 398 divisions et de
plusieurs autres unités sur les deux lignes de batailles de ce front de plus de 600 kilomètres qui
s’étendait de la Suisse à la mer du nord. D’après Johnson, les cartes, carnets et lettres trouvées sur
les prisonniers allemands constituaient une source d’informations plus sûre que les rapports
d’agents. Les groupes de choc américains qui rapportaient des livrets de solde et des pattes
d’épaules étaient gratifiés d’une permission par la G. 2. Pattes d’épaule et livrets de solde
permettaient d’identifier toute la division,
Johnson relate un cas d’espionnage dont il convient de lui laisser l’entière responsabilité.
D’après lui, un fonctionnaire du gouvernement allemand occupant un poste de confiance auprès
d’un ministre aurait constamment adressé au Service secret américain des renseignements de la
plus haute valeur pour les alliés. Pendant les 19 mois de la participation des États‐Unis à la guerre,
ce fonctionnaire aurait fourni sans se lasser des informations qui laissaient loin derrière elles tous
les rapports de l’espionnage. Il aurait également trahi l’offensive du 21 mars 1918. Johnson affirme
que la divulgation de son nom provoquerait en Allemagne une indignation formidable.
Autre cas : dans la nuit du 27 mai 1918, les Américains se trouvaient en face des troupes
allemandes retranchées dans le village de Cantigny. Au milieu de la nuit, un homme revêtu de
l’uniforme et coiffé du casque américains tenta de sortir d’un boyau avancé pour gagner le no
man’s land. Mais il avait été observé et suivi par deux autres Américains Quand il se leva pour
courir vers les tranchées ennemies et qu’il omit de s’arrêter au commandement, ses deux
poursuivants tirèrent sur lui et le tuèrent à la lisière des barbelés. Ils inspectèrent ensuite le
cadavre et découvrirent sur lui le chiffre américain adopté en première ligne. Dans le mort on
reconnut un sergent de la 1 re division américaine.
Sir Basil Thomson écrit dans son livre sur son activité à Scotland Yard que les Américains
possédaient un excellent Service des renseignements, opérant sur presque toute l’Europe. « A

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cette époque, peu de choses se faisaient à notre insu dans les bas‐fonds du monde européen ou
américain. Et peu de gens savaient aussi bien que moi la façon merveilleuse dont les Américains
profitaient de nos expériences ; nous collaborions comme si nous n’avions formé qu’un Service
unique et s’ils avaient eu le temps d’étendre leur organisation à toute l’Europe, je crois bien qu’elle
eût été supérieure à la nôtre. »
Le colonel Nicolaï, chef de la section III B allemande, dit également : « Nous avons fort bien
senti que l’appui donné par les Américains à toute la conduite de la guerre ranimait aussi les
Services de renseignements ennemis. On eût dit que maintenant seule l’Entente obtenait des vues
exactes sur l’Allemagne, que maintenant seule elle apprenait comment engager spécialement son
espionnage et sa propagande. »
Je n’ai pu dessiner ici qu’à grands traits la genèse et le développement de l’espionnage
américain, mais je m’en voudrais d’omettre la part qu’y ont prise les Indiens. Les rares scouts
indiens, les éclaireurs de l’armée fédérale américaine, occupaient avant la guerre une situation
singulière mi‐civile, mi‐militaire. On n’acceptait que des Indiens reconnus sûrs et qu’aucun soldat
n’eût pu remplacer en raison de l’endurance exceptionnelle des hommes et de leurs montures. Et
l’Indien aperçoit l’ennemi avant que l’œil du blanc, même armé d’une jumelle, n’ait pu le
découvrir. Son oreille, appliquée sur le sol, perçoit de loin tous les sons suspects et son odorat des
plus sensibles décèle à des distances inouïes fumées et traces d’ennemis. Lorsque des volontaires
furent demandés parmi les Indiens, des milliers d’entre eux accoururent sous les drapeaux. En
kaki et coiffés du casque d’acier, ils furent répartis dans les différents régiments et seul le 142 e
d’infanterie se composa presque exclusivement d’Indiens Oklahoma. Beaucoup d’indigènes
rendirent de précieux services d’éclaireurs. Tel, par exemple, Walter S. Sevala, de Brûle dans le
Wisconsin, caporal à la compagnie F., du 7 e régiment du génie qui, en novembre 1918, traversa
la Meuse à la nage, sous un feu d’enfer et revint, bien que blessé, avec des renseignements
précieux. Tel encore, James N. Elson, de la réserve Tulalip (Washington), qui se distingua comme
patrouilleur dans le no man’s land. Le gouvernement français fit peindre le portrait du sergent 0.
W. Leader, de la tribu des Tchoktab, quatre fois blessé, deux fois gazé en patrouille, et le fit
accrocher, comme « type représentatif du soldat américain » dans la galerie de l’Hôtel de Ville de
Paris qui contient une collection de tableaux de toutes les races qui ont participé à la guerre dans
le camp des Alliés.
Environ 10.000 Indiens sont entrés dans l’armée et 2.000 dans la marine. Et de nombreuses
Indiennes s’engagèrent à la Croix‐Rouge.

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