Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Derrida Voix Et Phéno, F. Dastur
Derrida Voix Et Phéno, F. Dastur
LA VOIX ET LE PHÉNOMÈNE
Françoise Dastur
2007/1 - n° 53
pages 5 à 20
ISSN 0035-1571
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 5
ABSTRACT. — It has often been considered that the most important part of Derrida’s
6 Françoise Dastur
signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » 1. Il est vrai que durant
les années suivant la publication en 1962 de son introduction à L’Origine de la
géométrie de Husserl, Derrida a développé dans un laps de temps extrêmement
court ce qu’on pourrait considérer comme le fondement de ce qui se nommera
par la suite « déconstruction ». Au cours de la seule année 1967, il publia non
seulement L’Écriture et la différence, un recueil d’articles rédigés entre 1959
et 1966, mais aussi les deux parties de De la grammatologie, qui furent écrites
en 1965 et 1966, et son célèbre essai La Voix et le phénomène, probablement
rédigé durant la même période et immédiatement suivi de deux essais plus
courts, qui seront repris en 1972 dans Marges de la philosophie : « La diffé-
rance », texte d’une conférence faite devant la Société française de philosophie
le 27 janvier 1968 2 et « Ousia et Grammè », texte publié en 1968 dans L’Endu-
rance de la pensée, recueil dédié à Jean Beaufret 3, qui avait enseigné à l’École
normale au cours des années pendant lesquelles Derrida y était étudiant.
Sans revenir sur les étapes de son interprétation de la phénoménologie hus-
serlienne de 1954 à 1967 4, ni sur la question du rapport entre Heidegger et
Derrida au sujet du jeu et de la différence 5, on se propose simplement ici de
s’interroger sur les deux thèmes fondamentaux de pensée que Derrida a trouvés
chez Husserl et qui constituent la base de son projet de déconstruction du
logocentrisme et du phonocentrisme.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
***
est dit, et, de la même manière, Husserl voit en elle ce qui confère aux idéalités
un être perpétuel. Mais, comme Derrida le souligne bien, un tel être perpétuel,
qui n’a rien à voir avec une infinité actuelle, n’est que la forme pure de l’itération
infinie (OG, p. 48), de sorte que l’ouverture à l’infinité qui prend place dans
l’histoire humaine sous la forme de la géométrie, c’est-à-dire de la philosophie
– qui n’est rien d’autre pour Husserl que la capacité de neutraliser la facticité
empirique –, n’est nullement l’ouverture à un royaume anhistorique d’entités
éternelles, mais au contraire à ce que Derrida nomme, à l’aide d’une expression
empruntée à un manuscrit de Husserl, une « histoire transcendantale », l’histoire
paradoxale de ce qui demeure identique et peut être indéfiniment répété.
Ce renversement soudain de Husserl constitue le principal intérêt de ce court
manuscrit, comme Merleau-Ponty fut le premier à le souligner, en particulier
dans son cours de 1959-1960 7, mais pour Merleau-Ponty, s’il y a bien là un
« geste décisif » (OG, p. 83), il continue à prendre place à l’intérieur du langage,
dans la mesure où l’apparition de l’écriture n’est rien d’autre qu’une « mutation
essentielle du langage » 8, alors que Derrida considérera plus tard le même
« geste » comme la base de sa propre inversion de la relation entre parole et
écriture. Cela impliquera une rupture avec Husserl aussi bien qu’avec la phé-
noménologie, car, comme il le soulignera dans La Voix et le phénomène, l’écri-
ture est encore pour Husserl un mode de la parole, ce qui veut dire qu’il demeure
prisonnier du « phonocentrisme traditionnel de la métaphysique » dans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
mesure où l’écriture étant pour lui exclusivement une écriture phonétique, elle
8 Françoise Dastur
10. Cf. J. DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, Avertissement, p. 7, note 1. Noté
par la suite DG.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 9
Derrida indique que le choix de ce terme lui a été imposé par des discours
10 Françoise Dastur
cas 17.
***
12 Françoise Dastur
Que se passa-t-il donc entre 1962 et 1967 qui pourrait expliquer que la phéno-
ménologie est maintenant considérée comme incapable de penser le retard origi-
naire et doit par conséquent être intégrée à la « métaphysique de la présence » ?
Non pas seulement la lecture de Freud et la reconnaissance de la psychanalyse en
tant que science qui, tout comme la linguistique, n’est plus « dominée par les
questions d’une phénoménologie transcendantale ou d’une ontologie fondamen-
tale » (DG, p. 35), de sorte qu’elle peut être considérée comme ayant un « sens
archontique » dans la mesure où elle traite de la constitution et de la valeur des
objets de manière non théorique et formelle (DG, p. 132). Car Derrida n’a jamais
accepté les dogmes de la métapsychologie freudienne et a toujours mis en ques-
tion la notion même d’inconscient sans jamais néanmoins la laisser complète-
ment de côté, mais plutôt en essayant de la comprendre de manière non métaphy-
sique 22. Comme il l’explique dans « La différance », Freud a donné le nom
d’inconscient à une altérité qui ne peut jamais être présentée comme telle et
considérée comme « une conscience virtuelle ou masquée », de sorte que « le
discours métaphysique de la phénoménologie est inadéquat » pour décrire « cette
altérité radicale par rapport à tout mode possible de présence » 23. La phénomé-
nologie est un discours métaphysique à ses yeux parce qu’elle comprend le
processus temporel comme une unité et une continuité alors qu’avec l’altérité de
l’inconscient nous avons affaire à « un “passé” qui n’a jamais été présent » 24,
expression qui est explicitement empruntée ici à Lévinas, qui dans « La trace de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
22. Voir par exemple ce qu’il en dit dans J. DERRIDA/É. ROUDINESCO, De quoi demain…, Paris,
Flammarion, 2003, pp. 279-280.
23. J. DERRIDA, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 21.
24. Ibid., p. 22.
25. E. LÉVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, pp. 198
et 201. En fait l’expression « un passé originel, un passé qui n’a jamais été présent » peut déjà être
trouvée sous la plume de Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 280) en
relation non pas à l’autre, mais au fonds irréfléchi toujours présupposé par la réflexion. Lévinas
emploie l’expression de « passé irréductible à un présent qu’il eût été » dans un texte beaucoup
plus tardif, « Diachronie et représentation » (Entre nous. Essai sur le penser à l’autre, Paris, Grasset,
1991, p. 41).
26. Cf. J. DERRIDA, « La parole », Ricœur, Paris, L’Herne, 2004, pp. 21-22. Ce fut en 1961, et
non comme l’écrit Derrida en 1962, que Totalité et infini fut publié.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 13
dans les mois qui suivirent et qui fut publié en 1964 sous le titre « Violence et
métaphysique », Derrida désirait apparemment encore défendre Husserl contre
Lévinas en affirmant que « la notion d’un passé dont le sens ne pourrait être
pensé dans la forme d’un présent (passé) marque l’impossible-impensable-indi-
cible non seulement pour une philosophie en général, mais même pour une
pensée de l’être qui voudrait faire un pas hors de la philosophie » (EC, p. 194) 27.
Il insistait en effet sur la nécessité de comprendre l’absolue identité du « présent
vivant » comme « identité à soi de la non-identité à soi » et tentait de montrer
que la cinquième Méditation cartésienne pouvait résister à la critique lévinas-
sienne en rappelant que la question de l’antériorité en rapport à la constitution
de l’altérité propre et de l’altérité de l’autre était « une fausse question » (Ibid.).
Mais en 1967, dans La Voix et le phénomène, il se situe lui-même non plus à
l’intérieur de la phénoménologie et de la philosophie, mais à leurs « marges »,
dans une proximité à la fois avec l’« hétérologie » lévinassienne et la « Des-
truktion » heideggérienne de l’onto-théologie. Il reconnaît qu’« il n’y a d’ail-
leurs aucune objection possible, à l’intérieur de la philosophie, à l’égard du
privilège du maintenant-présent » qui « définit l’élément même de la pensée
philosophique » et oppose la « philosophie de la présence » à ce qu’il tente lui-
même de promouvoir sous le nom de « pensée de la non-présence » (VP, p. 70).
Il semble donc que, de manière non explicite, entre 1962 et 1967 Derrida en
soit venu à adopter la conception lévinassienne du temps comme « diachronie »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
et relation à l’« infini de l’absolument Autre » 28 et qu’il l’a suivi dans son
27. Comme il l’indique en note au début de son essai (L’Écriture et la différence, op. cit., p. 117),
Derrida ne put faire que de brèves allusions à « La trace de l’Autre », texte qui a été publié en
1963, pendant la période où Derrida écrivait « Violence et métaphysique ».
28. Voir la préface de 1979 à Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 10.
29. Voir le premier livre de Lévinas, De l’évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 14
14 Françoise Dastur
phie de la vie qui ne voit dans la mort qu’un accident mondain et qui découvre,
comme le fait la métaphysique tout entière, à l’intérieur même de la vie la
possibilité d’une duplication entre deux niveaux d’expérience qui forme la base
de la différence entre ego empirique et ego transcendantal. Mais cela ne veut
cependant pas dire que cette duplication doive être comprise comme une nouvelle
forme de platonisme, car l’ego transcendantal n’est pas un double ontologique de
l’ego empirique, il demeure au contraire de manière paradoxale identique à
celui-ci, en dépit de sa transcendantalité. Et cette transcendantalité peut être
découverte dans le langage lui-même, qui, comme Derrida le souligne, est ce qui
semble « unir la vie et l’idéalité » (VP, p. 9). En 1962, il avait déjà remarqué que
le langage constituait l’élément même de la réduction, dans la mesure où il opère
une neutralisation spontanée de toute facticité, la parole étant en elle-même « la
pratique d’une eidétique immédiate » (OG, p. 58). Mais ce pouvoir de donner la
mort que possède le langage, qui, comme Derrida le souligne, a déjà été thématisé
par Hegel et les poètes français Mallarmé et Valéry, qui ont été marqués par
l’hégélianisme, n’est que le revers de son pouvoir constitutif par lequel il ouvre
le royaume infini de l’idéalité. En 1962, Derrida expliquait que le mot a une
valeur idéale parce qu’« il ne se confond avec aucune de ses matérialisations
empiriques, phonétiques ou graphiques » (ibid.) qui sont considérées comme
également factuelles et mondaines. En 1967, la parole et l’écriture ne sont plus
mises au même niveau et il insiste maintenant sur le fait qu’en prononçant un mot
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
je m’élève au niveau de son contenu idéal, qui peut être indéfiniment répété, de
30. F. de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916, p. 98. Cité par Derrida
dans La Voix et le phénomène, op. cit., p. 51.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 15
assurée. Mais il faut cependant préciser que le présupposé est ici la distinction
que fait Saussure entre la langue et la parole, distinction qui peut ne pas être
considérée comme le dernier mot au sujet de l’essence du langage. Pour Saus-
sure en effet, « les organes vocaux sont aussi extérieurs à la langue que les
appareils électriques qui servent à transmettre l’alphabet Morse sont étrangers
à cet alphabet » 31, de sorte que pour lui, au contraire de Humboldt, l’articulation
sémantique et l’articulation phonétique sont séparées 32. Certes Humboldt aussi
comprend le langage sur la base à la fois de la bouche et de l’oreille, comme
le fait Derrida, qui, dans sa lecture de Husserl, met l’accent sur le fait que
« quand je parle, il appartient à l’essence phénoménologique de cette opération
que je m’entende dans le temps que je parle » (VP, p. 87). Mais ce qui constitue
de manière essentielle le langage, c’est, pour Humboldt, le phénomène d’arti-
culation qui requiert la « résonance vivante » de la voix, de sorte qu’il n’y a
pas pour lui de séparation entre langue et parole.
Si de là nous revenons à Husserl, il nous faut reconnaître qu’il fait une
différence stricte entre le processus logique de signification et le processus
mondain de la parole. Comme Derrida le souligne, le signifiant, qui est encore
une « impression psychique » pour Saussure, devient pour Husserl un composant
non réel de l’expérience vivante, tout comme le signifié, c’est-à-dire le noème
(VP, p. 52). Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’user de mots réels dans
le soliloque, parce que je ne communique rien à moi-même et je n’ai donc pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
à passer par le monde afin d’indiquer ma pensée à un autre. Mais une telle
16 Françoise Dastur
originel de la vérité en tant que Là. » 33 Le langage dans Être et temps n’est
pas, comme ce sera le cas plus tard, après le « tournant », un phénomène
originel, mais, selon l’expression husserlienne, un phénomène « fondé », dont
la fondation ontologique et existentiale doit être cherchée dans le discours, et
la différence ici invoquée entre langage (Sprache) et discours (Rede) est ana-
logue à celle que fait Husserl entre indication et expression. Mais, même là,
dans l’analyse du phénomène de la voix qui prend place dans les §§ 55-59,
celle-ci n’est pas comprise, comme c’est le cas dans le soliloque husserlien,
comme absolue proximité de soi à soi. Il est vrai que la relation du Dasein à
lui-même peut seulement prendre la forme de la « voix de la conscience ». Et
Heidegger insiste à cet égard sur le fait que cette manière de parler de la voix
ou de l’appel de la conscience n’est nullement une métaphore, précisément
parce qu’il n’est pas essentiel au discours d’être effectivement prononcé. Le
mot allemand Stimme n’a d’ailleurs pas le sens vocal de la phonè grecque, mais
signifie simplement « donner-à-comprendre » 34. C’est pourquoi la voix et
l’appel peuvent être des modes du discours et non pas seulement du langage,
exactement de la même manière que l’écoute, qui ne veut pas dire d’abord
perception acoustique. Mais la voix insonore de la conscience, parce qu’elle a
le caractère d’un appel, ne peut pas simplement être comprise sur le mode de
la présence à soi immédiate, car un appel vient du lointain et est lancé vers le
lointain (aus der Ferne in die Ferne). La présence à soi du Dasein – et non pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
33. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, Frankfurt am Main, Klostermann, 1977, GA 2, p. 87.
34. Ibid., p. 271.
35. Ibid., p. 276.
36. Ibid., p. 275.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 17
sentiment de ne pas être chez lui, à savoir l’angoisse 37. La voix qui appelle,
étrangère à la quotidienneté, est cependant amicale, au sens où elle appelle le
Dasein à son pouvoir-être le plus propre 38.
La voix et le langage ne sont donc pas pour Heidegger ce qu’ils sont pour
Husserl, à savoir l’élément de l’idéalité. Cela devient plus évident encore après
Être et temps. Dans une apostille ajoutée par la suite en marge du § 34, où il
est question de la relation entre discours et langage, Heidegger souligne que
« Pour le langage, l’être-jeté est essentiel » 39. Et dans Acheminement vers la
parole, nous pouvons lire la phrase suivante : « Le rapport d’essence entre mort
et parole jaillit tel un éclair, mais il est encore impensé. » 40 Pour Derrida, un
tel rapport d’essence ne peut exister qu’entre l’écriture et la mort, la complicité
entre l’idéalisation et la voix demeurant « indéfectible » chez Husserl (VP,
p. 84). Mais en même temps, il semble bien que ce qui est dit dans La Voix et
le phénomène au sujet de la voix phénoménologique est valable pour la voix
en tant que telle. Derrida explique par exemple que dans la voix le corps sensible
du signifiant « semble s’effacer dans le moment où il se produit » (VP, p. 86) 41,
de sorte que l’acte vivant de la parole « ne risque pas la mort » (VP, p. 87). La
différence principale entre la parole et l’écriture réside cependant dans le fait
que, comme le dit Husserl, l’écriture est une « communication devenue pour
ainsi dire virtuelle », la communication écrite étant possible en l’absence de
tout sujet actuel (OG, p. 84). Mais pour Husserl l’écriture demeure un moyen
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
18 Françoise Dastur
d’un dedans clos sur soi », mais « l’ouverture irréductible dans le dedans, l’œil
et le monde dans la parole » (VP, p. 96).
C’est seulement dans De la grammatologie qu’il deviendra évident qu’« il
ne s’agit pas de réhabiliter l’écriture au sens étroit, ni de renverser l’ordre de
dépendance [entre parole et écriture] » (DG, p. 82). L’archi-écriture inclut par
conséquent à la fois l’écriture au sens « étroit » et la parole, dans la mesure où
en chacune d’elles nous trouvons le même mouvement de différance nommé
« trace » qui ouvre la temporalisation du temps comme « espacement » (VP,
p. 96). Derrida indique qu’il continue malgré tout de la nommer simplement
« écriture », « parce qu’elle communique essentiellement avec le concept vul-
gaire de l’écriture », lequel « n’a pu historiquement s’imposer que par la dissi-
mulation de l’archi-écriture » (DG, p. 83). Une telle décision est lourde de
conséquence, car elle aura, en particulier parmi les soi-disant « derridiens »,
l’effet d’augmenter l’ambiguïté du terme d’« écriture » qui est aujourd’hui
l’objet d’une « inflation » pire encore que ce n’était le cas, comme Derrida le
soulignait, pour le mot « langage » en 1967 (DG, pp. 16 sq.). Ce qui ne devrait
pourtant pas être oublié, c’est le fait que les termes de trace et d’archi-écriture
ne peuvent être utilisés à titre d’outils conceptuels – et il en va de même du
terme de « différance », qui n’est, explique Derrida, pas même un mot – parce
qu’ils ne peuvent être décrits dans le champ de la métaphysique et demeurent,
comme noms d’une non-origine, totalement « inouïs » (DG, p. 95), de sorte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
(VP, p. 109). Il est vrai que la pensée de Husserl demeure prisonnière du schème
de la relation sujet-objet et qu’il continue à définir « le sens en général à partir
de la vérité comme objectivité », ce qui pourrait effectivement mener « à rejeter
dans le non-sens absolu tout langage poétique transgressant les lois de cette
grammaire » (VP, p. 111). Mais le problème ici, c’est qu’une telle « métaphy-
sique de la présence » n’est pas le fait des seuls philosophes, mais peut aussi,
à l’inverse de ce que pense Derrida, être le partage des poètes, qui pourraient
ne pas être enclins à renoncer, même lorsqu’ils jouent avec les mots, à dire
quelque chose, et pour lesquels, comme il est dit dans un poème bien connu de
Stefan George, « Aucune chose n’est, là où manque le mot » 42. Certes, dans
toutes les formes de signification non discursives – et nous pourrions ajouter
dans tous les genres d’énoncés qui ne relèvent pas du logos apophantikos –, il
y a des ressources du sens qui ne font pas signe vers l’objet possible (VP,
p. 111), mais cela n’implique pas qu’ils ne se réfèrent pas aux « choses elles-
mêmes ». Les mots sont ici un moyen de dire une autre sorte de présence que
la présence objective : la présence des choses, qui ne sont pas des objets parce
qu’elles sont inséparables d’un monde qui ne peut être décrit ; la présence de
ce qui est absent, de ce qui a été et de ce qui est à venir, qui ne peut être
représenté de manière objective ; la présence de l’être poétique lui-même qui,
comme Heidegger le soulignait, n’est pas déjà « mort », mais au contraire
continuellement en train de mourir 43.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.44.28.49 - 09/11/2013 21h03. © P.U.F.
42. Voir le commentaire que donne Heidegger de ce poème dans Acheminement vers la parole,
op. cit., p. 205 sq.
43. Cf. M. HEIDEGGER, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Gesamtausgabe, tome 20,
Frankfurt am Main, Klostermann, 1979, p. 437-438. Heidegger explique ici que la véritable défi-
nition du Dasein n’est pas le cogito sum cartésien, mais sum moribundus, le « moribundus » donnant
seul son sens au sum. Derrida déclare au contraire dans La Voix et le phénomène (p. 106) que
l’absence du moi est l’origine du sujet transcendantal et explique l’introduction de l’ergo sum dans
la tradition philosophique.
44. M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 212-213.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 20
20 Françoise Dastur
***
Françoise DASTUR
Professeur émérite de l’Université
de Nice-Sophia Antipolis
45. Tentative seulement, car, comme Derrida le souligne in fine, il ne peut y avoir une « science »,
c’est-à-dire un logos, des grammata.
46. Cf. M. HEIDEGGER, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 339.
47. P. RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 362. Cf. J. DERRIDA, « La parole »,
Ricœur, op. cit., p. 24. En citant la phrase de Ricœur, Derrida écrit par erreur « métaphysique » à
la place de « métaphorique » — lapsus calami des plus significatifs.