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Les coulisses de l’Univers

Les coulisses de l’Univers


ISBN 978-2-7640-3470-5

© 2015, Les Éditions Québec-Livres


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Montréal (Québec) H2L 3K4
Tél.: 514 270-1746

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Dépôt légal: 2015


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Éditeur: Jacques Simard


Conception de la couverture: Bernard Langlois
Illustration de la couverture: IstockPhoto
Infographie: Claude Bergeron

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Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

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Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour
nos activités d’édition.
JEAN CASAULT

Les coulisses de l’Univers


Parutions antérieures du même auteur
Métamorphoses (2015), Québec-Livres.
L’Ère nouvelle (2015), Québec-Livres.
La mort n’est qu’un masque temporaire… entre deux visages (2014), Québec-Livres.
Esprit d’abord, humain ensuite (2013), Québec-Livres.
Les Intelligences supérieures (2012), Québecor.
L’École invisible (2011), Québecor.
Ovnis, enlèvements extraterrestres, univers parallèles. Ce dont je n’ai jamais parlé
(2011), Québecor.
Ovnis, enlèvements extraterrestres, univers parallèles. Et si la terre n’était qu’un
jardin d’enfance? (2010), Québecor.
Ovnis, enlèvements extraterrestres, univers parallèles. Certitude ou fiction? (2010),
Québecor.
Le Parchemin de Rosslyn (2005), Merlin Éditeur. Publié sous le titre
La prophétie de l’homme nouveau (2012), Ambre Éditions.
Le Parchemin de Jacques (2001), Éditions Incalia.
L’Esprit de Thomas (2000), Éditions Incalia. Publié sous le titre
Les coulisses de l’infini (2012), Ambre Éditions*.
Dialogue avec mon supérieur immédiat (1998), Éditions Incalia.
Les Extraterrestres (1995), Québecor.
Dossier OVNI (1980), Libre Expression.
La Grande Alliance (1978), Société de belles-lettres Guy Maheux.
Manifeste pour l’avenir (1972), Éditions AFFA.

* L’Esprit de Thomas, publié à l’origine en 2000 chez Incalia, a été repris en 2012 chez Ambre Éditions, à Genève,
sous le titre Les coulisses de l’infini. Après avoir été entièrement revu et adapté par l’auteur en 2015, il est de
nouveau réédité par Québec-Livres sous le titre Les coulisses de l’Univers.
Je dédie ce livre aux personnages apparemment fictifs de ce roman, car en fait ils ont
tous existé et ils existent encore ne serait-ce que dans mon cœur. Je les aime toujours
malgré mes longs silences.
Table des matières

Avant-propos
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45 Sur un ancien continent de la Terre 276 ans après le cataclysme
Avant-propos

La Divine Mère rêve. Puis, aimant ce rêve, elle crée d’une seule pensée la Goûve d’où
surgit le premier monde des Esprits, puis elle crée la Matrice qui, le temps aidant,
deviendra alors ces univers infinis d’énergie et de matière et de non-matière qui
empliront le néant, le dissolvant pour l’éternité. Chaque particule, la plus infime,
devient, elle, à la recherche d’elle-même, pour la simple joie d’aimer ce qui en soi
englobe le Tout.
Elle soupire. La Divine Mère ne crée pas le monde, elle devient le monde.
Chaque particule se joint à l’autre, et des dimensions les plus éthérées aux plus
denses, la Divine Mère crée le Plan. Puis, le Plan se déroule et se déroule encore. La
matière s’anime et devient la vie.
Puis, la vie s’organise et devient conscience. La Divine Mère se révèle présente en
tout, depuis le néant qui n’existe plus jusqu’à la conscience la plus élevée elle-même.
Puis, sur les mondes où la vie organisée s’ébat dans un perpétuel orgasme de joie, la
Divine Mère devient pour chacun l’Esprit. L’Esprit habite alors l’homme et l’homme
ressent l’Esprit. La Divine Mère crée ainsi le temps et l’homme ressent le temps. Le
temps s’écoule et s’écoule encore.
Sur l’un des mondes où l’homme s’ébat, vient une année, vient un jour, et c’est en ce
jour que commence l’histoire de Thomas.
1

Sur un mur de pierres parcouru de vignes desséchées, une plaque de cuivre ayant depuis
longtemps perdu son éclat indique «Hôpital psychiatrique privé». Trois petits mots
simples derrière lesquels se cache, par pudeur pourrait-on croire, un vieil édifice
recouvert de briques sombres comme la bure d’un moine. De grands arbres ténébreux
font office de gardiens centenaires dans l’entrée d’une allée de petites pierres qui mène
vers l’escalier de vieux bois terne. Une statue grisâtre rongée par le temps, piètre
sphinx d’un tombeau interdit, trône là, sans raison apparente. La structure aseptisée d’un
clocher vide livre aux rares passants l’illusion d’un vieux monastère sans vie, et le
silence qui règne en ces lieux présente l’allure d’un domaine abandonné de ses maîtres
et de ses gens depuis des siècles, une sorte d’offrande à des dieux totalement
indifférents.
À l’intérieur, s’insinuent entre les murs glauques de longs corridors carrelés sur
lesquels pourrait se dérouler une interminable partie d’échecs, car il n’y a que cela
derrière les portes closes, des dizaines d’échecs, de vies perdues, oubliées, battant de
l’œil et de l’aile, suppliant secrètement la mort de les ravir. La vie ne s’y exprime
qu’en courts gémissements, en balbutiements, en grognements hirsutes. Depuis 1901, on
vient y mourir avec sa folie, ignoré de tous, comme une mauvaise herbe tenace qui finit
par céder aux œuvres du temps. Parfois, des pas résonnent avec un écho lugubre, mais
personne n’ose parler à voix haute dans ce triste endroit, comme par crainte de stimuler
de mauvais esprits.
«Je suis plus qu’un ange ou un fantôme, tu n’as aucune idée de ce que je suis ni
d’où je viens.»
Ce n’est qu’une voix. Chambre 217. L’homme ne voit rien, mais il entend
parfaitement cette voix. Alité depuis sa naissance, sourd, muet, aveugle, paralytique,
Walter ne connaît rien du monde bruyant et coloré qu’est celui des hommes qu’il connaît
moins encore. Il agite sa tête rasée, comme si des vagues invisibles la bousculaient au
gré d’une méchante marée d’humeurs, et ses yeux blancs révulsés ainsi que sa langue
pendante avec son coulis de bave en font un visage peu avenant pour quiconque le
verrait une première fois. Quel étrange souci n’a-t-il point à se faire, aucun visiteur ne
s’étant présenté durant les quarante-cinq dernières années de sa misérable existence. Ce
soir-là, l’infirmier en devoir d’allure sinistre se tient à ses côtés, gardien indifférent des
signes vitaux d’un tas d’organes que plusieurs auraient jugés parfaitement inutiles.
Pourtant, Walter, tous les jours depuis la formation de son cerveau, reçoit la visite de
cette voix, mais aujourd’hui elle s’auréole d’une musique étonnante. Or, Walter ne sait
rien du jour ni de l’heure, mais il sent qu’en ce jour la voix se manifeste de curieuse
manière.
— Walter? C’est l’instant choisi qui vient. Suis-moi. Les ténèbres se dissipent de
sorte que la lumière tu puisses saluer. Tout est accompli. Quitte ce corps et viens.
Walter? Regarde. Regarde cette lumière et souviens-toi. Souviens-toi d’où tu viens.
Souviens-toi de qui tu es.
L’infirmier note soudainement que le patient du 217 ne respire plus. Il appuie sur un
bouton. Des pas rapides se font entendre dans le couloir, la porte s’ouvre brusquement
et laisse surgir d’autres hommes en blanc, l’air un peu étonné, une ombre de tristesse
sur leur visage. Ils parlent entre eux.
— Walter est mort? Bon sang, mais de quoi, pardi? Quelle heure est-il? Prévenez le
médecin en service. Et lui, c’est qui déjà? Walter qui?
Un oubli, un simple oubli qui se joindra à celui de sa vie tout entière. L’infirmier
sera le dernier être vivant à parler de Walter dont personne ne sait plus le nom.
— Non, mais tu te rends compte, il aura duré quarante-cinq ans, c’est incroyable
quand tu y penses, quarante-cinq ans sans rien voir, ni rien entendre, ni rien ressentir,
comme une carotte dans un jardin. Il a grandi, c’est tout.
— Il n’a rien fait d’autre? demande le second tout en préparant le corps à être
déplacé sur une civière.
— Non, il n’avait pas de parents connus, on l’a emmené ici à la naissance, comme
ça, mal foutu, et il est mort comme ça, mal foutu. On se demande parfois! Non, mais
c’est quoi, cette idée de naître comme un légume?
— Tu crois qu’il avait une âme? demande l’autre avec un sourire en coin.
— Une âme? Tu blagues? Il en ferait quoi, de son âme? On a une âme quand on est
assez con pour la perdre, mais lui, tout ce qu’il a fait de mal dans sa vie, c’est de
naître…
— Walter? fait la voix.
— Oui, répond Walter dans l’ombre et le silence.
— Tu vois la lumière? Tu entends?
— Maintenant, oui! Tout bouge autour de moi, j’ignore ce que ces gens font ici.
— Des hommes. Ils sont venus chercher ton corps pour le mettre en terre.
Walter ne répond pas. Il est debout, sans toutefois comprendre ce que cela signifie. Il
observe la scène en silence quelques instants. Il accompagne son corps un moment,
posant un étrange regard sur l’informe cadavre immobile, puis il regarde autour de lui et
ne dit plus rien. Il s’arrête, fixe ses mains, les pose sur son visage. Des larmes coulent
sur ses joues.
— J’ai un corps, j’ai un vrai corps, je peux marcher, je peux voir, je peux sentir.
Puis, il se souvient de la voix. Il cherche des yeux, mais ne voit rien d’autre que le
grand couloir ténébreux et les hommes là-bas plus loin, eux-mêmes rendus informes
dans cette brume qui se lève alors qu’ils disparaissent avec son corps.
— Qui êtes-vous? finit-il par demander sans chercher à voir d’où vient la voix.
— Je m’appelle Nasha, répond la voix.
Walter réagit aussitôt. Toute sa vie ne fut qu’une succession de néants, d’absences,
mais un souvenir étrange palpite en lui, celui d’une présence, douce, emplie de
tendresse, puis cela devient un mot, ce mot devient un nom, Nasha, puis Nasha devient
un visage qui se sculpte dans l’air invisible.
— Vous êtes une femme. Je reconnais votre voix. Vous êtes très belle.
Il porte ses mains vers le visage de la femme qui vient de se matérialiser devant lui.
Elle s’approche de lui et l’étreint. Il se met à pleurer comme un enfant.
— C’était dur, Nasha, c’était très dur, j’ai souffert, Nasha, la solitude, l’abandon,
l’obscurité, mais surtout la solitude, sentir sur moi ces mains, ne pas savoir, ne rien
savoir, ne pas comprendre, ne rien comprendre, j’ai eu peur, j’ai eu peur de demeurer
ainsi pour l’éternité.
Il serre la femme très fort contre lui, pleurant davantage, libérant bruyamment des
torrents de larmes poussés par de puissantes émotions qui s’évacuent comme un barrage
qui cède après des siècles de résistance. Ils s’étreignent dans le silence. Elle le berce
doucement en faisant jouer ses doigts dans ses cheveux déjà plus longs. Puis, Walter
relâche son étreinte et observe de nouveau tout autour de lui.
— Tout me paraît si étrange. Rien ne m’est familier et pourtant je reconnais tout.
Vous, Nasha, ce corps là-bas qui fut le mien, cet endroit et même ces gens. Celui qui
boitait un peu, c’est mon infirmier de jour, il s’appelle Maurice.
— C’est ce que les autres appellent la mort. Ton corps n’est plus, Walter. Tu es
sous cette forme parce que tu viens de la quitter. Tu y es très attaché, comme on l’est
pour un souvenir, qu’il soit agréable ou terrifiant, mais ce n’est plus ton monde,
Walter, pas plus que Walter n’est ton nom. Tous ces autres souvenirs referont surface,
ne sois pas contrarié.
— Ce n’est pas mon monde? Mais c’est tout ce que je connais. Je sais que je suis né
ici, j’ai grandi ici, Nasha. On m’a donné le nom de Walter.
— C’est ton Esprit qui possède cette connaissance, Walter. Tu es né sans pouvoir
entendre un seul son, sans que tes yeux d’homme puissent capter la moindre image.
Ton corps n’a jamais rien ressenti d’autre que le froid, la chaleur et le toucher des
mains qui te massaient tous les soirs.
— Mais ce corps que j’ai… fait-il en levant ses mains devant lui.
— C’est celui que tu reconnais. Tu peux le changer. Moi aussi, je peux changer le
mien. Regarde.
Nasha se transforme alors en un puissant personnage, grand, aux mus cles huileux. Sa
tête chauve est bien campée sur de formidables épaules et ce gigantesque sabre qu’il
porte à la ceinture de tissu de son large pantalon l’accable d’un air sinistre.
— Oh! C’est impressionnant, dit-il. Mais je crois que je préfère Nasha.
Elle reprend sa forme en souriant.
— Ce colosse que tu as vu est aussi Nasha. Cette incarnation se nommait Mesut et
vivait à Constantinople il y a plusieurs siècles. Et ce corps de femme que tu vois,
c’est Anne, une Française vivant en Allemagne, ma dernière incarnation. Je suis
Nasha, je suis un Esprit, un Être de lumière comme toi, et j’étais chargée de veiller
sur ta personnalité terrestre, sur Walter en somme. Durant toute ta vie terrestre, j’ai
été à tes côtés et ensemble nous avons échangé des heures durant, mais ton cerveau
déficient ne permettait pas que tu puisses en comprendre tout le sens.
— Qui suis-je, dans ce cas, si je ne suis pas Walter?
— Ferme les yeux. Imagine un monde qui te ressemble.
Il ferme les yeux et quand il les ouvre de nouveau, il se retrouve aux abords d’une
forêt de la campagne anglaise. Nasha se matérialise aussitôt en riant de manière
espiègle.
— Des arbres! crie-t-il en s’élançant dans le ciel avec grâce, et ce vent sur mon
visage, j’avais presque oublié.
Walter se pose et fait quelques pas. Il touche l’écorce d’un chêne.
— Quelle puissance, quelle majesté! Il faut être patient pour devenir un chêne.
Il se retourne.
— Mes yeux?
— Ils rappellent le ciel azuré, Henry.
— Henry, dis-tu? demande-t-il avec étonnement. Il y a un sentier là-bas, marchons un
peu, c’est encore nouveau pour moi, dit-il en prenant la main de Nasha sous les traits
d’Anne, alors que lui-même n’a déjà plus l’apparence décharnée de Walter, mais plutôt
celle vigoureuse du grand Sir Henry Hughes Watson, chef d’état-major impérial lors de
la Première Guerre mondiale.
Puis, il regarde de nouveau ses mains, les pose sur son visage, il n’est plus le même.
Cette fois, il paraît plus grand, plus mince et plus âgé aussi. Il porte une redingote de
tweed, une casquette du même tissu légèrement placée sur le côté, et un épagneul se
tient couché à ses pieds. Même sa voix est tout autre. Une énorme moustache grise fait
oublier son front dégarni. Son regard d’un gris acier se pose alors sur Nasha.
— By Jove, I am Henry Hughes Watson, s’écrie-t-il. Il se met à marcher plus
rapidement.
— Rover, come on, dog, walk with me, lance-t-il au chien trop heureux de le suivre.
Nasha ferme les yeux, élève ses bras, puis tout se transforme à nouveau. L’homme
reprend aussitôt l’apparence d’un Walter en pleine santé, sorte de copie surréaliste de
qui il serait devenu n’eût été son état: un fort beau jeune homme, revêtu d’une chemise
blanche échancrée et ramant vigoureusement sur un lac d’un bleu d’Alexandrie dans une
embarcation petite, mais robuste. Au loin, des montagnes gigantesques aux reflets
d’anthracite, les flancs parfaitement verticaux, surplombant une vallée d’un pourpre
étrange. Des arbres violacés aux branches alourdies par des fruits d’un jaune exquis
longent la rive.
Walter se dirige vers une petite rivière, et c’est alors qu’ils peuvent distinguer au
loin une résidence majestueuse. Des colonnes de platine pailletées de grains d’or
surplombent de leur étonnante stature un jardin de fleurs argentées aux énormes pétales
irisés. Des fontaines transparentes comme le cristal font jaillir une eau aqua marine et
un escalier tout aussi transparent que la fontaine se rend jusqu’à l’embrasure d’une
porte ronde d’un lime éclatant. La maison elle-même se révèle être une sphère
métallique parfaitement polie reflétant des nuages émeraude sur un ciel de nacre. De
l’intérieur, on entend une musique très douce; tout près de là se trouve un curieux
animal, sorte de cheval ailé, noir jais, au visage presque humain. Il s’approche d’eux
lentement, puis continue de brouter tout autour.
— Ce monde n’est que grâce et beauté, Nasha. Qui donc pourrait concevoir plus
beau que cette porte du paradis! C’est bien cela, n’est-ce pas? Le paradis?
Nasha affiche un petit sourire moqueur.
— Non, c’est la porte de mon petit paradis personnel lorsque je veux y recevoir
les gens que j’aime. J’ai créé ce monde, Ariel.
— Ariel! Tu as dit Ariel? Ce nom m’est familier.
— Cette fois-ci, ce n’est pas le nom d’une personnalité humaine que tu as habitée,
c’est ton nom. Ce n’est ni Walter, ni Henry, ni tout autre des milliers qui font de toi
qui tu es. Tu es Ariel. Tu es un Esprit magnifique. Ce que tu as accompli sur Terre est
au-delà des mots et des sens innombrables qu’ils peuvent avoir; c’est un privilège
pour moi d’avoir été ton conseiller durant ces années.
Il ne répond pas et descend de la petite embarcation. Il monte quelques marches et
regarde autour de lui. Nasha le suit, souriante.
— C’est étrange. Il y a peu, j’étais dans ce corps, et déjà ce souvenir tend à
s’effacer. Je n’oublie rien, Nasha, pas une minute de cette existence, mais je ne ressens
plus la douleur, la peine, cette solitude. Je suis Ariel, dis-tu? J’appartiens à ce monde,
n’est-ce pas? Je suis chez moi ici?
Le sourire de Nasha s’illumine davantage.
— Tu peux rester ici avec moi aussi longtemps que tu le désires, Ariel, mais tu
peux créer ton propre univers. Tu es Ariel!
— Tu veux dire que je peux le transformer?
— Oui, ou simplement créer celui qui te sied. Ariel, tu crois encore être Walter?
— Tu sais quelle sensation a été pour moi la plus extraordinaire lorsque tu m’as
tendu la main, là, dans cette chambre?
— La légèreté?
— Oh oui, la légèreté, ne plus sentir cette chape de plomb sur moi, en moi, partout,
cette lourdeur infernale dont je suis délivré. Je sens que je n’ai plus de corps et pourtant
je suis si heureux d’avoir un corps.
— Tu l’aimes bien, ce corps, Ariel, il t’appartient aussi longtemps que tu en
éprouveras le désir, mais il n’a plus aucune limite maintenant.
Il tend la main, et une simple fleur coupée s’y attache.
— Si j’avais un cœur dans cette poitrine, il battrait à tout rompre, dit-il en souriant
pour la première fois.
— Mais tu as un cœur qui bat, si tu en veux un. Tu n’as aucune limite, Ariel.
— Ces vies, toutes ces vies qui me reviennent maintenant.
Il fait alors apparaître un petit tabouret qui s’harmonise au cristal de la fontaine. Une
carafe et deux verres s’y tiennent. Il en verse le précieux liquide et porte le verre à ses
lèvres. Son visage s’illumine, comme si l’hydromel des dieux coulait en lui.
— J’ai créé la soif. Je voulais avoir soif pour mieux l’étancher, j’ai tant eu soif, tant
eu soif, je rêvais des nuits entières de sentir la fraîcheur de l’eau se répandre en moi.
Cette sensation unique représente pour moi un des parfaits délices de l’existence,
Nasha.
Il se tait. Ferme les yeux. Le temps s’écoule sous la musique et le vent léger. Puis, il
se lève et, s’approchant de Nasha, il ouvre ses bras.
— Je suis Ariel, souffle-t-il à voix basse.
Il devient alors un corps entièrement lumineux, une vive lumière pourpre qui tourne à
l’indigo.
Tout se transforme autour d’eux lorsqu’une puissante vague d’énergie les enlève pour
les faire s’envoler côte à côte. Devant eux apparaît une formidable nébuleuse à
l’intérieur de laquelle se forment d’étranges soleils tournoyant sur eux-mêmes.
— Vois, Nasha, voici mon univers, celui dans lequel j’emmène les gens que j’aime.
2

Quelque part dans le nord-est du continent nord-américain, dans une petite maison de
banlieue sans aucune prétention, Margaret et Albert se préparent avec fébrilité. Ils vont
bientôt se rendre à l’hôpital avec leur fils aîné, Michael, et rendre visite à leur fille
Judith. Sous peu, elle va donner naissance à son premier enfant. Il naîtra à quelques
heures de l’an 1950. À peine ont-ils franchi tous les trois le seuil de sa chambre que
Judith les accueille, les yeux embués, avec un grand sourire et lance aussitôt:
— Si c’est un garçon, je veux qu’il se nomme Thomas!
3

L’Esprit né de la Goûve, Matrice de la Divine Mère, baigne à cette naissance dans


l’imperfection et le désir infini de grandir, de croître et de profiter de son éternité pour
parcourir univers visibles et invisibles en quête du Tout. Au cœur de cette odyssée sans
fin, rappelons-le de manière candide, similaire à celle des dieux d’une mythique
Olympie, se love un mystérieux parcours dont chacun est bien au fait. Voilà ce qu’il en
est; s’insinuer dans la matière pour ne faire qu’un avec elle, s’y vautrer, en somme,
comme le créateur englué dans ses couleurs, le visage couvert de terre de Sienne, les
doigts de bleu corail et son corps de vif argent. Expédition douteuse de prime abord
pour un Esprit de si haute naissance, mais dans ce monde, point d’orgueil de cette
nature – un trait humain, en fait – n’y trouve de place. L’exercice est à la fois essentiel à
titre d’accessoire exceptionnel pour l’acquisition d’un savoir infini et d’expériences
évolutives sans nom tant elles atteignent parfois d’insoupçonnables sommets.
De la sorte, chacun de ces Esprits se prête au jeu de la chair, s’initie au choix d’une
rigueur infinie des éléments souvent hirsutes allant constituer le plan de chacune des
existences. Puis, il quitte le Sein divin et plonge littéralement dans l’inconnu, traverse
le Styx et, péniblement, se hisse sur son rivage opposé pour y être cueilli par les mains
froides et peu commodes de son délivreur. Et cela, maintes et maintes fois dans l’oubli
absolu de sa nature réelle avec la commisération des autres.
Or, justement, qu’en est-il des autres qui, à leur tour, subissent ce grand entraînement
des premiers millénaires de leur éternelle existence? C’est ici sans doute que nous
partageons, nous, humbles humains issus de la chair et du sang, un trait avec leur
auguste destin. Nous n’aimons pas être seuls. Alors, nous partons tous ensemble comme
de rigolos collégiens dans leur guimbarde à l’assaut de mondes inconnus, explorateurs
avides de tout faire, de tout voir, de tout sentir et toucher sur ces mondes de légendes
dont les autres parlent avec un enthousiasme exaltant. De vraies bêtes! Il en est ainsi de
cycle en cycle et aujourd’hui, en auditeurs privilégiés, nous assistons à l’une de ces
rencontres joviales au cours desquelles, l’un arrivant, l’autre partant, se retrouvent ces
Esprits entre eux, comme parfois sur Terre nous le faisons autour d’un feu de bois. C’est
donc au-delà des dimensions denses de la matière que se déroule ce mystérieux rituel
de rencontres.
Ceux-là forment un groupe très serré d’Esprits ayant en commun un nombre imposant
d’existences vécues selon des paramètres très spécifiques. À plusieurs reprises, ils
servirent l’un pour l’autre de parents, d’amis ou même, dans certains cas, d’ennemis. Ils
ont créé pour cette circonstance particulière un environnement adéquat afin d’honorer le
retour d’Ariel dont le corps humain vient d’expirer. Ils demeurent assis en cercle autour
d’un magnifique bougainvillier sur une plage au sable blanc et fin comme de la farine et
sur laquelle viennent mourir les petites vagues d’une mer incendiée par le coucher de
trois astres immenses, l’un bleu, l’autre jaune et le troisième d’un violet troublant. Ils
adoptent la forme de leur plus récente incarnation lorsqu’ils évoluaient ensemble et
qu’Ariel se préparait à habiter la personnalité et le corps foudroyé de Walter.
Ils aiment se retrouver ainsi de temps à autre, plus fréquemment lorsqu’ils transitent
entre deux incarnations. Ils s’entretiennent maintenant alors l’un et l’autre de leurs
existences respectives, s’amusant à se rappeler leurs mauvais coups, et rient ensemble
comme des gamins. Entre eux, aucune rivalité n’existe, pas plus que de l’amitié; ils se
révèlent à la fois différents, mais Un, ils forment un groupe d’Esprits profondément
amoureux les uns des autres, et leur complicité éternelle ne connaît aucune limite. Ils
attendent l’arrivée de plusieurs des leurs.
— Mes amis, je suis heureux d’être parmi vous.
Ils se lèvent et saluent celui qui vient de se manifester devant eux. C’est Goav, le
guide-conseil de leur groupe. Lui-même a adopté la forme et le costume d’un officier de
la police berlinoise des années 20, sa dernière incarnation. Massif, les yeux pâles et
des cheveux noirs un peu graisseux peignés vers l’arrière, un visage grêlé et une voix
rauque. Michée, l’un des plus anciens du groupe, s’illumine à son tour et fait face à
Goav. Il adopte, quant à lui, un uniforme de l’armée allemande.
— Goav! Viens te joindre à nous pour recevoir Ariel. Il a été sublime. C’est un
exemple pour nous tous. On ne parle que de lui dans les univers que je connais. Mais où
se trouve-t-il donc? Nous pensions qu’il viendrait directement ici nous rejoindre, non?
— Ariel redécouvre son essence avec l’aide de Nasha. Je vous en dirai plus long,
mais dis-moi, Michée, n’es-tu pas revenu plus tôt que prévu?
Michée reprend sa forme lumineuse, vibre davantage et passe du blanc jaunâtre au
blanc le plus pur. Tous l’imitent et deviennent lumière dans un monde d’énergie pure.
L’environnement s’estompe et fait place à des courants ondulants de lumière vermeille.
— Oui, c’est assez inusité. La course linéaire de cette existence a été interrompue de
manière beaucoup plus abrupte que je ne l’aurais cru. Mon conseiller supérieur m’a fait
comprendre que certains événements ont modifié mes intentions. Je n’en suis pas
malheureux, au contraire, et je compte retourner sous peu terminer mon travail, mais
cette fois, rien ne sera plus comme avant.
Il fait face au groupe alors que d’autres Esprits se joignent à eux, dont Veil, Urtha et
Shan. Ils se saluent et Michée poursuit sur sa lancée.
— C’est la première fois que je vais m’incarner dans ces conditions, c’est fascinant.
— Où iras-tu? demande Dierthon, l’un des plus jeunes et dont la forme physique
qu’il représente épouse celle d’un vieillard amaigri et vêtu d’un haillon. Il avait été,
sous cette forme, une victime juive des brutalités nazies.
— Plusieurs endroits s’offrent à moi et rien n’est encore décidé, mais les hôtes qui
pourraient créer la base génétique idéale vivent à Liverpool, en Angleterre. L’homme,
un politicien de premier ordre, et la femme, une ancienne comédienne, ont déjà un petit
garçon de quelques mois à peine. Selon le minutage prévu, je ne serai pas atteint par la
rigueur intellectuelle du père; j’hériterai, par contre, de l’immense sensibilité de la
mère. Je serai une jeune artiste et j’accomplirai par mon talent ce que je n’ai pu
accomplir dans ma vie précédente. Une fois de plus, j’aurai à surmonter cette fâcheuse
tendance que j’ai, en tant que personnalité humaine, de penser toujours à moi sans
jamais reconnaître ma véritable personne et certes moins encore celle des autres.
— C’est ce qui t’a perdu la dernière fois, lance Isméal, un habitué dans ce genre de
situations.
Isméal avait été le père de Michée lors de leur dernière incarnation. C’était durant la
première partie de la Deuxième Guerre mondiale. L’officier de marine qu’était alors
Michée s’était maintes fois rebellé contre les autorités de Berlin. Les ordres concernant
le sort des navires civils le révoltaient, mais, en fin de vie, il s’était réconcilié avec ses
supérieurs et avait enfin expédié par le fond plusieurs d’entre eux. Son père l’avait
alors félicité au nom de l’Allemagne tout en lui rappelant la merveilleuse carrière
militaire qui l’attendait.
— Mon rôle consistait à te tenter, en quelque sorte, à te faire miroiter la gloire et le
pouvoir. Ne sommes-nous pas dans un monde perdu? J’ai fait du bon travail! Nos
personnalités humaines ont été, comme d’habitude, ce qu’il fallait qu’elles soient et
nous avons accompli ce qui se révélait essentiel pour qu’elles deviennent ce qu’elles
ont été.
— Oui, je sais, je ne le sais que trop bien et croyez-moi, cette prochaine vie ne sera
pas facile non plus, mais c’est mon choix, j’en ai assez de procrastiner cons tamment
d’une existence à l’autre. Cette fois, je dois et je vais y parvenir.
— Bien que cette fois-ci nous ne serons pas ensemble, laisse-moi te donner mon
idée là-dessus, reprend Isméal. Certains d’entre nous aiment étirer les processus
d’apprentissage, mais je crois, pour ma part, qu’il vaut mieux une série de vies très
concentrées, intenses, que d’interminables existences échevelées. Ariel, pour en revenir
à lui, constitue un exemple remarquable.
— C’est vrai, répond Michée, mais je ne tiens pas à expérimenter cette vie; me
retrouver cloué sur un lit, dans un corps qui ne fait qu’inspirer et expirer, c’est infernal,
rien que d’y penser. Ce qu’a accompli Ariel me dépasse et me paraît au-dessus de mes
forces. Je n’en suis pas là, plaise à la Divine Mère de m’en abstenir.
Les autres opinent en ce sens.
— Ariel a démontré l’essence d’un Esprit courageux, le plus courageux qu’il m’ait
été donné de voir à l’œuvre, approuve Goav. Cette vie qu’il a vécue, sur cette planète
en quarantaine et dominée par Bel, a été pour lui une fabuleuse révélation. Il a
découvert en elle une source d’amour, de compassion et de respect pour la vie qui
demeure sans pareille. La cruelle solitude qui l’a affligé a eu chez lui un effet
absolument fascinant. Je suis ébloui par sa performance. D’ailleurs, le Conseil des Neuf
compte lui attribuer son propre groupe. Il se retrouvera lui-même conseiller pour tous
ceux qui aspirent à suivre cette voie. Qui plus est, il se pourrait qu’il en soit à sa
dernière incarnation sur Terre. Mais pour le moment, il grandit en amour, ma foi, à cette
allure, entre les galaxies.
— Et Nasha? reprend Michée.
— Nasha fut Anne, comme vous le savez, la maîtresse interdite et française de ma
précédente incarnation, et je ne l’ai pas revue depuis, mais elle demeure avec nous.
Pour le moment, elle accompagne Ariel. Elle retournera sur Terre sous peu. Je suis venu
vous informer d’un événement absolument extraordinaire. Je m’incarnerai sous peu, moi
aussi, pour la dernière fois sur cette planète assiégée.
— Pour la dernière fois? lancent-ils tous en chœur.
— Oui. J’habiterai bientôt la personnalité d’un petit garçon, et mon histoire de vie
devrait s’articuler autour d’événements très précis à survenir dans ce siècle.
— Qui t’assistera? demande Isméal. Sommes-nous parmi eux?
— Plusieurs affichent de superbes dispositions pour m’assister. Oui, j’aurai besoin
de plusieurs d’entre vous. Je dois voir Michée et Nasha d’ailleurs à ce sujet. Vous
constituez un groupe exceptionnel.
Goav agit dans ce groupe à titre de conseiller-guide. Chacune des incarnations fait
l’objet d’une première rencontre avec lui afin de déterminer les objectifs et les besoins
de l’Esprit concerné. Il n’appartient pas à Goav de décider de la personnalité physique
pouvant répondre à ces attentes, son but se ramenant davantage à permettre une
exploration intense des motivations de chacun. Contrairement à d’autres entités
spirituelles, Goav poursuit de son côté le processus des incarnations, et bien qu’il
bénéficie à ce titre de son propre conseiller, Uvéal, il sollicite également l’appui des
siens. La nouvelle qu’il en est à sa dernière expérience terrestre signifie pour chacun
l’élévation du groupe.
— Je serai très heureux d’être utile, répond Michée.
— Les parents actuels de l’enfant à venir entretiennent un autre objectif, comme c’est
souvent le cas, mais l’environnement se forme, tout se place, poursuit Goav. À ma
grande surprise et contre toute attente, je ne dispose d’aucune information concernant
l’identité de mon futur conseiller.
— Ce ne sera pas Uvéal? demande Dermon, un Esprit très aiguisé et vif comme
l’éclair.
— Non. Uvéal ne sera pas mon conseiller et j’en suis très étonné. En réalité, le fait
de ne pas savoir rend cette nouvelle existence encore plus intrigante.
— De toute façon, on oublie tout dès qu’on pénètre la matière, alors…, ajoute
Dermon.
— Oui. Mais, malgré tout, je suis persuadé que d’une certaine manière mon
comportement en sera modifié.
— Nous serons avec toi, Goav, conclut Isméal au nom du groupe.
Puis se matérialise une nouvelle forme, éblouissante et pour le moins inhabituelle.
— Bonjour à tous. Je m’appelle Monak.
L’homme très grand est revêtu d’une cape noire, rouge et dorée qui semble
s’enrouler tout autour de lui avec, sur la tête, une coiffure étrange. Il tient un bâton de
pèlerin avec, à son extrémité, une pierre précieuse ressemblant à une améthyste. Une
très longue barbe orne son visage, et à ses pieds grouille un animal tenant à la fois du
lézard et du chien. La curieuse bête pousse un grognement.
— C’est ma gargouille, elle me suit partout. Je vois bien que personne ne me connaît
ici, dit-il en fronçant les sourcils. Je suis l’Esprit des lettres. Je vois à ce qu’on écrive
sans fautes sur cette planète de scribouilleurs, ajoute-t-il en ponctuant le tout d’un grand
éclat de rire.
D’un geste de la main, ils se retrouvent tous aux portes d’un immense château
médiéval, certains en armures et d’autres vêtus comme les ermites de la forêt.
— Mais je n’ai jamais vécu dans cette époque, lance Dierthon d’une drôle de voix.
— Moi si, mais pas en chevalier, j’étais une nonne, réplique Dermon à son tour.
Monak éclate de rire à nouveau.
— J’ai dû me tromper. Moi, j’étais Merlin, le plus grand magicien de tous les temps,
celui-là même qui savait se dissimuler à tous et se rendre invisible!
Ils s’esclaffent tous et Dermon enchaîne:
— Monak, chacun sait très bien que le Merlin dont tu parles n’a jamais existé que
dans l’imaginaire d’une mythologie littéraire.
— Vous voyez? Ça a marché! répond-il en y ajoutant une nouvelle cascade de rires
francs. Ce qu’on s’amuse ici!
Puis il ajoute, plus sérieux:
— C’est toi que je suis venu voir, Goav. Tu auras bien besoin de moi, alors allons-y.
Sur ce, il disparaît et chacun reprend la forme qui lui convient. Goav se dissolve et
disparaît à son tour.
4

La Terre, comme plusieurs autres planètes faisant partie d’un immense système inconnu
des hommes même en ce jour, est sous le joug de Bel depuis toujours. Ayant lancé un
défi de taille à la Divine Mère, défi qu’elle accepta de bonne grâce, Bel comptait
démontrer aux univers visibles et invisibles, et par-delà à elle-même, que le choix des
hommes comme porteurs d’un Esprit unique et personnalisé, donc absolument et
totalement différent de l’espèce d’âme collective dévolue aux animaux et à l’ensemble
de la création sur différents niveaux, était… une divine erreur. Il comptait le démontrer
dans la mesure où on lui permettait d’en faire une démonstration claire et sans appel. La
Divine Mère, dans son infinie sagesse, fit savoir à Bel qu’il démontrait ainsi la plus
grande qualité de tout Esprit: son libre choix. Toutefois, elle claironna dans toutes les
dimensions que nul n’était autorisé à altérer cette même capacité chez l’humain de
choisir entre ce qui se doit être et ce qui ne doit jamais être. Bel accepta, mais
contrevint à son serment à de multiples reprises au grand dam de tous les Anciens
réunis des univers visibles.
Alors que nous suivons cette histoire comme des intrus se tenant cois sur le pas de la
porte des cieux prêtant une oreille indiscrète aux augustes propos qui s’y tiennent, nous
apprenons que cette époque au cours de laquelle se situe notre histoire coïncide avec
celle de Bel, à sa fin, au terme de sa prodigieuse démonstration, et que d’ici peu il
devra quitter ce système planétaire immense et complexe pour ne plus jamais y revenir.
5

Pour Goav, beaucoup reste à accomplir, cette nouvelle existence va constituer son plan
d’ancrage pour la suite. Son expérience sur Terre se compte déjà par dizaines de
milliers d’années, depuis les premiers peuples d’une planète éloignée en résidence
temporaire sur la Terre jusqu’à sa dernière incarnation en commissaire de police à
Berlin. Il compte même quelques autres incarnations dans des mondes au-delà de la
galaxie de la Voie lactée, comme on la connaît sur Terre. Il a habité le corps d’hommes,
de femmes, il a éprouvé les morts les plus brutales, les plus douces, il a exploré les
connaissances les plus poussées de chacune des époques, et plus particulièrement par le
discours philosophique et spirituel.
Goav ne se révèle pas un Esprit de la caste des scientifiques, mais des philosophes.
Cependant, il conserve à son actif de brillantes performances en tant que guerrier.
Très bientôt, le moment viendra de plonger à nouveau dans la matière, dans le fœtus
d’un enfant, après une sélection extrêmement complexe opérée en général par des
superviseurs dont c’est l’unique fonction. Bien que chaque mission soit exaltante,
l’amnésie provoquée par l’incarnation demeure toujours le plus grand et le plus terrible
des défis. L’Esprit, lorsqu’il est appelé «âme» par les hommes, se perçoit comme une
force divine, mais dénuée de personnalité, alors que précisément l’Esprit se révèle une
personnalité pleine et entière. Ce qui crée la conscience chez l’homme est l’union qui
s’effectue entre la conscience animale, ou l’ego, et la conscience supérieure de l’Esprit.
Chez les humains, la conscience animale emprisonne l’Esprit. Elle le ressent,
l’entend, mais ignore tout de sa nature; dès lors, même en vieillissant, elle ne sait
absolument rien sur sa vraie personnalité. Goav appréhende chaque fois cette amnésie
et souhaite un jour ne plus s’incarner chez les hommes. Il en a clairement exprimé le
vœu à son conseiller, Uvéal, qui a considéré le tout avec un immense respect. Sa plus
grande surprise a donc été d’apprendre qu’un nouveau conseiller lui serait affecté pour
cette dernière incarnation sur Terre.
Goav se fait alors appeler par Buros, l’un des superviseurs de vies. Le grand
moment approche. Il se retrouve aussitôt aux côtés de ce dernier. Michée et Monak,
ainsi que quelques autres Esprits, se prêtent gracieusement à l’appel selon qu’ils sont
requis ou non. Buros, un Être de lumière d’un pourpre éclatant, donne alors à Goav ses
derniers conseils. Une grande émotion se mêle à leurs adieux. Les étreintes et autres
marques d’affection qui existent sur Terre se révèlent de pâles copies de ce qui prévaut
dans ce monde. L’Esprit peut ressentir et projeter ses émotions comme s’il s’agissait de
puissantes vagues d’énergie, et les mots, voire les pensées, n’ont guère de place dans
cette irradiation. C’est une vibration extatique qui entoure, enveloppe et pénètre chacun
des Esprits vers qui elle se destine, ce que pas un cerveau humain ne saurait
comprendre ou même supporter, d’où la confusion absolue qui s’empare très souvent
des images qu’il retient au réveil du corps physique.
Un à un, ils se présentent tous devant Goav, tous ces Esprits qui auront un rôle
important à jouer dans son existence future et pour qui Goav jouera également le sien à
leur endroit. Dans certains cas, Goav pressent ce rôle, mais pas toujours puisque
plusieurs d’entre eux signifient simplement leur présence à venir, pour un court moment
ou pour une durée plus importante. Il apprend également que plusieurs d’entre eux, déjà
incarnés, s’apprêtent à entrer de plain-pied dans sa nouvelle existence. La complexité
des scénarios évoqués, la tension qui règne, l’intensité des énergies qui circulent, tout
cela confirme à Goav que cette prochaine vie, à sa requête, sera tumultueuse et très
déstabilisante, même pour un Esprit aguerri comme lui.
Puis, on le laisse seul. Aucun environnement particulier n’est alors créé pour cette
circonstance. Des vagues d’énergie évoluent autour de lui, créant un cercle se
rétrécissant de plus en plus. Et lentement, Goav se dissolve entièrement. Il se laisse
descendre tout doucement, puis de plus en plus rapidement, et atteint ce qui lui donne
l’impression d’être une vitesse ahurissante. Brusquement, tout s’arrête. La lumière
disparaît, et il se retrouve en pleine obscurité. Plus rien ne compte maintenant que cette
forme à la fois glacée et bouillante qui le touche, mais également cette pénible sensation
de lourdeur, puis il sent un liquide l’envahir. Il a un corps maintenant. Un corps
entièrement formé, prêt à naître au monde. Il se sent à la fois profondément triste et
joyeux. Joyeux de commencer cette nouvelle mission; triste de quitter ceux qu’il aime,
son monde de pureté, de lumière et d’énergie créatrice.
Le fœtus n’a aucune conscience, Goav s’y perd. Il ne pourra la retrouver qu’en
quittant le corps, son sommeil venu. Il s’agrippe et, dans un acte d’amour entièrement
porté vers ce petit amas de chair qui deviendra sien, il accepte le sacrifice, le plus
grand sacrifice de tous les temps quand le Verbe se fait chair et s’abandonne
entièrement sans aucun regard derrière. C’est alors qu’il ressent un froid glacial se jeter
sur lui, la sensation de se noyer le fait hurler sans qu’aucun son se produise, il se débat,
une lumière crue, aveuglante perce son cerveau. Il se met à pleurer et, soudainement, il
se met à respirer goulûment. Ici, la vie est comme la mort, les deux se confondent dans
les premiers instants.
6

— C’est un petit ange, un vrai petit ange.


Judith, cette jeune femme de moins de trente ans, la chevelure abondante d’un marron
clair et les yeux assortis, serre tendrement sur sa poitrine ce petit ange qu’elle dit être
descendu du ciel pour illuminer sa vie. Près d’elle, sa mère, son père et son frère
Michael sont tous visiblement très heureux.
— Il n’est pas venu? demande Judith d’un ton neutre sans quitter l’enfant des yeux.
Margaret, sa mère, baisse les yeux légèrement. Judith s’est mariée trois ans plus tôt
avec un personnage aux prises avec de sérieux problèmes de comportement. À cette
époque, le divorce n’était pas une solution aussi accessible que de nos jours. Ainsi, il y
a trois mois, l’homme a quitté la maison, sans explications et sans donner de nouvelles,
fuyant sa famille comme sa vie.
— Non, Judith, il n’est pas venu. Ton père a tout fait pour le joindre, l’informer à
tout le moins de sa paternité, qu’il allait être père très bientôt, mais bon, il a quitté la
ville. En es-tu malheureuse? demande-t-elle en lui prenant la main.
— Non, maman, je ne suis pas malheureuse, répond-elle avec un regard franc pour
bien s’assurer qu’il n’y a aucune ambiguïté. Harry n’était qu’un homme, un homme
comme il y en a des millions, mais lui, c’est un petit ange. Regarde, maman, il est
magnifique.
— Lui aussi va devenir un homme comme les millions d’autres, petite sœur, et il va
peut-être même devenir comme moi! Je te dis ça pour te ramener sur Terre, tu vois,
lance son frère Michael avec le même sourire de crooner qui charme ses fans depuis
des années.
Judith fronce les sourcils et une petite ride se forme sur son front.
— Oh toi, Michael, tu seras toujours le même, je te mets au défi de faire un si beau
bébé et de grâce, pas avec une de ces insignifiantes qui se pâment chaque fois que tu
ouvres la bouche pour chanter tes…
Leur père s’énervait toujours quand ces deux-là se tiraient les cheveux.
— Bon, ça va, vous deux, hein! C’était drôle quand vous aviez cinq ans, mais ça
suffit. Michael, va nous chercher du café ou n’importe quel truc chaud, et fous la paix à
ta sœur, tu veux bien? Allez, dégage.
Michael fait une grimace d’enfant gâté et quitte la chambre d’hôpital en espérant être
reconnu par quelqu’un dans le couloir pour se faire servir comme un prince.
— Ce sera donc Thomas? demande Margaret.
Judith fait une moue, regarde ses parents, puis plonge son regard dans les yeux de
l’enfant.
— Thomas. Oh oui, c’est un si beau nom! Oui, c’est décidé, je vais l’appeler
Thomas.
— Thomas. Dans ce cas… D’accord, ma chérie, ce sera Thomas.
Margaret sourit et regarde son mari, impassible.
— Ce sera Thomas! N’est-ce pas, chéri?
7

Judith choisit d’élever seule son enfant, ne prenant ni mari ni conjoint. L’enfant se
révèle un défi de taille dès les premières semaines. Ses pleurs et ses cris incessants
causent chez sa mère un état près de la névrose au point qu’elle doit consulter et
s’isoler quelque temps, le confiant à des religieuses. Les médecins, décontenancés,
n’arrivent pas à comprendre ce qui cause ces pleurs constants et interminables.
Il s’écoule deux longues années avant que le calme s’établisse.
Thomas grandit. Il devient un enfant solitaire et surtout mystérieux pour sa mère qui
ne parvient pas à le comprendre. Elle aime l’enfant tendrement, et celui-ci le lui rend
bien, mais Thomas demeure étrange et absent.
Dès les premières années de sa vie, il manifeste peu d’intérêt pour son
environnement. Il se contente de ses petits jouets et n’apprécie guère la compagnie des
autres. Il pleure souvent et sa mère, découragée, ne parvient jamais à le consoler, ne
sachant ce qui peut ainsi affecter son fils.
Puis, c’est l’école. Une épreuve de gladiateur pour le petit. Lorsqu’il quitte la
maison la première journée, il a le sentiment de perdre encore quelqu’un qu’il aime. Il
se révèle trop enfant pour analyser ce sentiment, faire face à sa réalité, mais il ressent
une douleur cuisante. Il revient de l’école en larmes, s’étant sauvé en courant avant
même d’y entrer, prétextant que des plus grands l’avaient battu, une histoire à dormir
debout que personne ne croit. Son grand-père le ramène à l’école en lui promettant de le
protéger contre les «méchants N. Thomas accepte, mais à contrecœur.
L’enfant n’a aucune inclination pour l’apprentissage scolaire; dès la première année,
ses notes en souffrent, ce qui ne le trouble nullement. Il accepte d’y consacrer quelques
efforts, ne serait-ce que pour ramener un sourire sur le visage de sa mère désemparée,
mais sans plus. Il lui faut un interminable délai pour s’exprimer correctement, non pas
qu’il en est incapable, mais il n’en a tout simplement pas envie.
L’arrivée de la télévision a sur lui un effet miraculeux. Il adore s’installer devant le
meuble à l’écran grisâtre et voir s’agiter une vie nouvelle devant ses yeux. Peu
rassurée, Judith le laisse toutefois se complaire de cette distraction en se disant
qu’après tout son petit bonhomme s’intéresse enfin à quelque chose. Son échec le plus
retentissant, Thomas le connaît à la remise des diplômes de fin d’année de sa quatrième
année d’école. Il n’est pas convoqué comme les autres à descendre de la tribune pour
accepter, des mains de la sœur supérieure, le petit parchemin roulé attaché avec un
ruban bleu. Il demeure seul devant la meute de parents visiblement mal à l’aise. Judith
fait part de sa colère auprès de la direction de l’école, qui n’a d’autre explication à
offrir qu’une vague politique «par l’exemple N. Son oncle Michael, peu enclin à la
diplomatie avec les bonnes sœurs, les traite d’émules des nazis, et Thomas ne peut que
constater l’étendue des dommages. Il a doublé son année, et la terre entière s’en trouve
bouleversée.
Les années défilent, mais Thomas se montre indifférent à l’écoulement du sablier et
ne change pas d’un brin. Il demeure outrageusement détaché de tout, comme un
condamné au poteau. Dans ses yeux, on peut lire une insondable tristesse, lui donnant un
air de fleur coupée et abandonnée dans le caniveau. Avec le temps, il cultive quelques
très rares amitiés, mais sans lendemain.
Un jour, attiré par une curieuse sensation, il se demande ce que les filles peuvent
bien avoir de différent pour causer tant de discussions animées. Après quelques scènes
du quotidien «d’un médecin et de sa patiente» qu’il exerce avec une petite voisine, il est
vertement semoncé. Thomas en est quitte pour une sévère leçon de morale sur les
choses à faire et à ne pas faire avec son corps, et surtout avec celui des autres.
Ce qui toutefois constitue son véritable cauchemar se livre à lui presque chaque
matin lorsqu’il s’éveille dans un lit mouillé. Frappé d’énurésie tardive qui s’ajoute à
ses autres supplices, tous les plaisirs de l’enfance fuient à son approche. Toute visite
pour la nuit ailleurs que chez lui est interdite, pas de camp de vacances ni même de
camping sous la tente dans le jardin de ses amis. Il lui arrive de se lever la nuit, tentant
maladroitement de laver ses draps souillés dans le but futile d’éviter cette corvée à sa
mère qui n’en peut plus. Par-dessus tout, il craint la honte de voir son secret divulgué
par des étrangers. Si une visite s’annonce, il ferme la porte de sa chambre et s’isole,
histoire de ne pas imposer son insignifiante présence aux gens admis dans la résidence
de ses parents. Il voit bien comment ses amis peuvent facilement devenir la risée du
quartier pour un oui ou pour un non, et l’idée d’être démasqué le terrifie.
Tout est tenté par sa mère, par l’oncle Michael et par son grand-père. On fait appel à
des spécialistes, à des médecins, à des vendeurs d’appareils miracles et même à des
médicaments particulièrement coûteux. Rien n’y fait, pas même cette pilule de
Phenergan qu’il avale tous les jours pour le calmer et l’«assommer N, de sorte que son
système nerveux ne déclenche pas inopportunément l’ouverture du sphincter maudit.
Dès le coup de seize heures, il prend son dernier verre d’eau. Au coucher, une soif
cruelle l’étreint et il rêve du liquide glacé dans les verres de cristal de sa mère.
Il aura bientôt treize ans, et aucun espoir de règlement entre les vœux de tous et ses
organes rebelles ne se pointe à l’horizon. On le change d’école, on lui fait suivre des
cours de judo, et il finit par accepter d’apprendre à nager et se promener à bicyclette,
mais ces retards à s’adapter à son univers constituent le souci majeur de sa famille. «Et
s’il était un peu déficient?N croit-il entendre un jour. Il pourrait en être blessé, or il
n’en est rien.
8

Raymond Taylor doit être sans aucun doute l’enseignant le plus détesté de toute
l’institution. Court, des cheveux de neige sale dans un lamentable état et le visage
affublé de lunettes en corne du siècle dernier, il génère le mépris de tous. Taylor
enseigne les mathématiques. Sa vie personnelle s’avère une histoire médiocre marquée
par l’ennui et la bêtise; personne n’ose imaginer qu’il a une épouse, voire une mère. Il
sait tout cela. Et pour cette raison, il hait le monde entier, mais lorsqu’il est à la barre
de son petit navire dans cette classe de teigneux, c’est autre chose. C’est lui le maître!
Ses petites mains, dont les doigts sont jaunis par le tabac, davantage celles d’un
enfant que d’un homme mûr, s’agitent fébrilement sur le tableau noir. Sa voix de fausset
tente bien de gravir certains échelons, mais elle casse en route, suscitant chez les élèves
une réaction en chaîne de rires malsains dont l’effet n’a rien pour calmer la rage
intérieure de Taylor.
Ce jour-là, l’enseignant, particulièrement encoléré, tente de faire comprendre
quelques notions pourtant simples d’une méthode de calcul intégral. C’est alors que,
subitement, son œil de prédateur se fixe sur la deuxième rangée, plus précisément sur un
élève dont le visage exprime beaucoup plus que l’ennui classique: il dort! Pendant
quelques instants, il se demande comment un être humain parvient à somnoler tout en
gardant la tête droite. Il l’appelle. Rien n’y fait. Il s’approche à pas feutrés, l’appelle de
nouveau. Des ricanements fusent à gauche et à droite, mais cette fois Taylor tient sa
proie. Il en a plus qu’assez d’être la risée de ces morpions! Le monde entier, qui depuis
toujours se moque de sa triste personne, devient subitement ce jeune pédant, cet
effronté, cette saleté de gamin. Il va payer. Il va payer pour tous les autres. C’est ainsi
qu’il agrippe le jeune au collet avec toute la force dont il est capable.
Tout se déclenche en quelques secondes. La classe se tait immédiatement, seul le
bruit d’une chaise qui se renverse se fait entendre, doublé du miaulement étrange qui
s’échappe de la bouche de Taylor. L’enfant ne fait rien pour se défendre, ses yeux
affolés se perdent dans le vide; il ne comprend rien à ce qui se passe et la peur ne vient
qu’après coup. Soulevé de terre, il retombe sur le sol et heurte de la tête le coin du
pupitre pour aussitôt perdre conscience.
Taylor, le regard vitreux, met encore quelques instants avant de réaliser la portée de
son geste. Il recule d’un pas. Une voix forte le fait sursauter.
— Espèce de sauvage, parfait imbécile, non, mais qu’est-ce qui vous arrive? lance
avec rage un élève du fond de la classe.
Grand, mince, athlétique, champion toutes catégories du «fais pas chier N, le féroce
adolescent se retrouve en un bond devant l’agresseur à peine conscient de son geste, le
regard encore hébété.
— Aidez-le, vous l’avez peut-être tué, hurle-t-il.
À ces mots, Taylor reprend ses esprits et se penche sur le jeune.
— Thomas? Thomas, ça va, tu es blessé? Mon Dieu, il saigne… Appelez
l’infirmière, oh mon Dieu, qu’est-ce qui m’a pris? balbutie l’homme en proie à la
panique.
Un étrange nuage vermeil s’enroule autour de Thomas, provoquant un sentiment de
tournoiement, mais rien de précis sinon peut-être ces manèges amusants des fêtes
foraines. Puis, c’est comme s’il chutait de deux étages en spirale, et brutalement il
atterrit et ouvre les yeux. Étonné de pouvoir simplement se maintenir debout, il se
laisse ramener chez lui par un préposé aux élèves, mais ne prononce aucun mot tout au
long du trajet. Il ne donne aucune explication sur ce qui vient de se produire à sa mère;
il faut celle, un peu gênée de la direction de l’école, pour que sa mère et son grand-père
en sachent plus long. Thomas n’en a rien dit: il n’a jamais compris ce qui avait bien pu
se passer. Ce devait forcément être de sa faute, c’est toujours de sa faute,
immanquablement.
Les mois défilent.
9

— Il a bien fallu que vous provoquiez votre enseignant pour qu’un si distingué
professeur vous frappe de la sorte. N’est-il pas vrai, jeune homme?
Albert, le grand-père de Thomas, n’ayant pas apprécié la démonstration de crise
nerveuse du professeur de math, a secoué les fondations de l’école par ses hauts cris et
exigé qu’on transfère son petit-fils dans une autre institution. Cela, bien sûr, avec
l’assentiment d’une Judith complètement dépassée par les événements. Ce que tous deux
ignorent, c’est que Thomas n’est pas tiré d’affaire pour autant.
Thomas ne répond pas au directeur de son nouvel établissement assis devant lui. Son
air bourru, son crâne presque entièrement chauve agrémenté par principe d’une
couronne de cheveux gris au niveau des oreilles et ses petites lunettes rondes, tout cela
lui donne des airs d’inquisiteur de la tribu des Dominicains délégué par le pape pour le
faire souffrir.
Au cours des quatorze dernières années de sa vie, Thomas n’a jamais répondu à ce
genre de questions. De toute manière, il n’arrive pas à décoder la mystique du
comportement en toutes circonstances de ces humains qui se proclament parents,
enseignants, collègues de classe et autres. Il ne comprend pas comment fonctionne leur
esprit, alors que le sien conjugue un verbe contraire au leur, et cela, aux antipodes de
leur réalité si bizarre. Toujours affligé d’énurésie, petit, malingre, myope et peu enclin à
se dépenser physiquement, il n’est pas davantage doué pour les jeux de tête que pour les
jeux de pieds. Sa mère Judith a pourtant tout mis en œuvre pour lui faciliter l’existence.
Devant ses difficultés scolaires et son énurésie, elle a engagé des professeurs privés,
consulté psychologues et médecins, mais en vain, Thomas demeure comme une huître,
fermé au monde extérieur.
Suspectant l’autisme, son métier d’infirmière l’aidant, elle fait établir par des
experts un diagnostic qui la trouble tout autant. Thomas n’est pas autiste, il est
simplement… un rêveur, un lunatique. Avec l’âge, il devrait se replacer, soyez sans
crainte. Mais l’âge n’aide en rien, et Thomas réussit par le bout des ongles à rafler ses
fins d’année. Il voyage dans la vie comme un étranger résigné à le demeurer et qui se
bute contre tout sans chercher à comprendre. C’est comme ça? Alors, c’est comme ça.
Tant pis.
Thomas demeure impassible, voire imperméable, à tout. Pour causer le moins de
peine possible à sa mère et à ses grands-parents, il s’oblige à tenter, à tout le moins à
faire semblant, de vivre. C’est ce qu’il éprouve comme sentiment devant ce directeur
avec sa drôle de couronne de cheveux gris qui l’accuse d’avoir provoqué Taylor.
— Je vous ai posé une question, jeune homme.
— Non, monsieur, je n’ai pas voulu le provoquer.
— Dites-moi, Thomas, dit l’homme en se levant de son siège tout en posant son
regard dans la rue par-delà sa grande fenêtre, aimez-vous l’école?
Il se retourne et regarde l’enfant de haut en faisant jouer son stylo Parker d’une main
à l’autre.
— Euh… oui, j’aime ça, c’est… oui, j’aime ça.
L’homme saisit plusieurs feuilles sur son bureau et les replace à l’endroit. Derrière
lui, par la fenêtre, Thomas voit au loin des jeunes pratiquer une fanfare, et les sons
douteux de leur musique rendent l’atmosphère encore plus irréelle, comme s’il était
dans un mauvais film.
— Thomas, je ne comprends pas. Vous êtes très faible en algèbre, en mathématiques,
en géométrie, en physique, en chimie, plutôt médiocre en géographie, et vous n’excellez
qu’en langues, en histoire et en sciences religieuses. Comment pouvez-vous aimer
l’école quand vous passez la plus grande partie de votre temps à suivre des cours
auxquels visiblement vous ne comprenez rien? Je me trompe?
Thomas n’a rien compris de la question.
— Je ne vois pas très bien au tableau et, des fois, je pense à des choses…
— En somme, vous n’écoutez pas. Ne me parlez pas de votre vision, jeune homme,
votre mère a obtenu que vous soyez assis dans les deux premiers rangs, vous portez des
verres correcteurs, alors ce n’est plus une excuse. Vous devrez vous appliquer, mon
garçon, sans quoi vous allez doubler de nouveau. Ce serait un record pathétique et cette
institution n’en a que faire. Me suis-je bien fait comprendre? demanda le directeur en
haussant le ton.
— Oui, monsieur.
— Allez, dégagez! Je vous reverrai une autre fois. Attendez. Dites-moi, Thomas,
qu’est-ce que vous avez l’intention d’accomplir plus tard, vous savez, pour gagner votre
vie?
— Je… je ne sais pas, monsieur, je n’y ai pas pensé.
L’homme reprend son siège en expirant de lassitude et en secouant la tête. D’un geste
de la main, il chasse Thomas de son bureau.
La notion d’un futur quelconque, d’un avenir, comme le répètent souvent ses
professeurs et sa mère, ne provoque aucune réaction en lui. Pour Thomas, la vie se
révèle un curieux phénomène qu’on subit, comme ça, sans plus, avec ses tout petits
hauts et ces très grands bas. L’avenir pour Thomas constitue le samedi à venir, les
grandes vacances, mais jamais au-delà. Vieillir, grandir, devenir un jeune homme ou
même un homme n’entre pas dans son registre de réalités pouvant être assimilées. Quant
à gagner sa vie, ce concept trop étrange pour qu’il y accorde la moindre attention
n’attise aucune flamme chez lui.
Thomas passe encore quelques années à l’école, changeant d’institution
fréquemment. Il ne lit pas, n’écoute plus la télévision, n’a qu’un ou deux amis avec
lesquels il aime parler de tout et de rien. Sa vie s’égrène petit à petit, sans vague, sans
couleur, sur une musique lente en un tableau terne et sans relief.
10

— Goav, je suis heureux de vous annoncer que le moment d’agir se présente


maintenant. Le Conseil des Neuf vient d’indiquer que le minutage se révèle parfait.
Thomas peut être stimulé au-delà de ses sens, par une intervention directe.
Ahsta, le nouveau conseiller de Goav, se tient dans une grande salle parfaitement
circulaire recréant l’une des immenses pièces d’un palais espagnol du 15e siècle alors
que lui-même avait agi en ces lieux comme Alhambra, inquisiteur du Saint-Office. Il
porte la soutane noire et blanche des Dominicains, et une petite barbe noire et des yeux
vifs soutiennent le regard de Goav.
— Voilà donc pourquoi j’ignorais qui allait être mon conseiller. C’est vous, Ahsta.
Je suis profondément honoré. Vous n’ignorez pas que Thomas est d’une grande docilité.
Sa très faible identité ressent ma présence. Ce ne sera guère une épreuve pour lui, mais
un soulagement après toutes ces années de prendre vraiment conscience de notre état
fusionnel. Puis-je en savoir plus sur les motifs qui ont fait intervenir le Conseil des
Neuf?
— Certainement, Goav. Voyez vous-même.
Un tremblement se produit et l’image des Neuf apparaît devant eux. Ils sont tous de
races différentes; pour l’occasion, ils ont adopté la forme de leur dernier grand avatar
des mondes qu’ils ont habités avant d’atteindre ce statut d’Ancien. Ils sont les Esprits
les plus âgés de tous les univers visibles et invisibles, mais à ce jour, déterminer cet
âge se révèle un exercice inutile. Seuls trois d’entre eux ont été connus des humains au
cours des centaines de milliers d’années de leur histoire, les six autres ayant œuvré en
des mondes situés en des regroupements de galaxies si lointaines que même la pensée
prend son temps pour les atteindre, raconte-t-on dans certains milieux. Au centre, le
plus ancien des Neuf s’exprime d’une voix calme et semble fixer Goav.
— Le processus d’activation de la Terre amorcé il y a près de 2000 ans et réitéré
avec insistance depuis l’accès de plusieurs mondes à des technologies exotiques est sur
le point d’atteindre ses objectifs, et nous sommes prêts à mettre un terme à la grande
quarantaine. Sa cause fut entendue et rejetée. Bel devra quitter rapidement ce secteur de
sorte que son influence s’amenuise et s’éteigne comme cela fut dit et entendu dans ces
âges passés et oubliés des hommes. Beaucoup doit encore être accompli et nous nous
employons à rendre opérationnelles les unités constituées des nouveaux arrivants. La
Divine Mère a parlé! Les modifications stratégiques de chacune des cellules à
l’intérieur des unités s’effectueront en même temps que le nouveau modèle génétique
déterminé pour l’humain à venir. Les habitants des planètes des systèmes visés – dont le
monde que vous avez habité, Goav – en ressentiront un profond malaise, transition
majeure oblige, mais leur niveau de conscience pourra dès lors s’élever selon leur
choix, pour atteindre une résonance supérieure. Le Plan nous a été dévoilé en partie et
nous savons que d’importantes dispositions doivent être prises. De grandes tribulations
se manifesteront pour les humains de votre monde, Goav. Mais ces changements ne
s’effectueront qu’avec l’aide des stimulateurs et des éveilleurs, qui s’activent depuis
déjà quelque temps. Ahsta, veuillez faire part à chacun d’eux que le moment d’accélérer
le processus se révèle imminent.
Ahsta sourit. Il vient maintenant d’emprunter ce corps magnifique d’Orem qu’il
affectionne, une incarnation d’un monde très éloigné de la Terre. Sur son torse, il porte
l’insigne symbolique des navigateurs de son monde, une coque de vaisseau stylisé
couleur argent à l’intérieur d’une étoile dextrogyre bleu marine. Ses longs cheveux
blonds se bouclent à la pointe. Ahsta irradie l’aura des vénérables Anciens dont il fera
partie un jour. Lui et Goav se trouvent tous deux maintenant à bord d’un immense
vaisseau sillonnant la galaxie. Au loin, une immense nébuleuse étire langoureusement
ses bras diaphanes comme pour agripper plus de matière encore et former un nouveau
monde.
Faisant allusion à l’ordre de stimulation émis par le Conseil des Neuf concernant
l’humain qu’il incarnait, Goav répond à une question d’Ahsta.
— Quelle méthode comptez-vous utiliser pour stimuler la conscience de ce petit
humain? venait de demander ce dernier.
— Avec le type de conscience de Thomas, toute action directe se révèle complexe.
Les impulsions se transforment en ce qu’il appelle des intuitions, mais il n’en tient
presque jamais compte, il est encore très jeune, à peine seize ans. C’est durant son
sommeil qu’il se livre entièrement, bien qu’au réveil il continue de percevoir ces
expériences comme des rêves. Mais chaque fois, il sait, il ressent que des événements
importants se produisent. Je procéderai donc de nuit.
— Je crois qu’il importe pour lui d’être conscient de notre réalité. Je vous
suggère d’y mettre l’énergie suffisante. Comme vous le savez, Goav, cette mission est
très importante et Thomas doit se fondre en vous, et inversement, tel que prévu dans
son scénario de vie, un processus accéléré si je puis dire, dans son cas et le vôtre.
Accepteriez-vous mon aide?
— Votre aide, Ahsta? Mais avec grand plaisir. Par où devrions-nous commencer?
— Et si nous repassions vos propres expériences antérieures?
Goav, comme tous les Esprits, peu importe leur niveau d’évolution, conserve en lui
l’essence de chacune de ses incarnations.
— Comme vous le savez, elles représentent une quantité appréciable, mais avec
Uvéal, nous avons pu établir un patron directionnel très précis pour celle que j’occupe
en ses heures présentes. J’ai alterné à de fort nombreuses reprises entre plusieurs
formes de personnalités assez extrêmes et très engagées dès que j’ai dépassé le stade
primaire de l’incarnation.
Goav signifie par là que les Esprits qui choisissent de s’incarner à la dure, c’est-à-
dire faire le choix d’exercer leurs muscles spirituels comme s’il s’agissait de se
retrouver aux Olympiques, se retrouvent en humains dans l’un des mondes du système
en quarantaine, dont bien sûr la planète connue sous différentes appellations telles
qu’Urantie, Uras, mais sous le nom de Terre par ses habitants.
Les premières incarnations dans ces mondes primitifs, violents et dominés par
l’influence terrible de Bel se succèdent rapidement afin d’acclimater l’Esprit à la
simple condition corporelle tant en ce qui concerne la survie que les sensations
particulières que représente l’incarnation dans un corps saturé d’hormones, contrôlé par
un ego féroce et isolé de sa conscience supérieure. C’est le cycle dit primaire, et sa
durée n’est déterminée que par ce qu’en fait l’Esprit. Certains vont se traîner les pattes
des millénaires durant, alors que d’autres, qu’on pourrait humainement qualifier de plus
ambitieux, cherchent à en sortir le plus rapidement possible. L’Esprit, en dehors d’une
charge karmique inévitable qui se doit d’être assumée, a néanmoins toujours et encore
le choix de s’incarner. La notion de punition si chère aux terriens leur vient d’un
héritage religieux aussi lointain que néfaste, mais inscrit malgré tout dans le scénario
collectif des créatures dominées par ce que certains appellent l’expérience de Bel.
— Asroth fut une expérience extrêmement intéressante et surtout très intense, reprend
Goav tout en adoptant le corps de ce dernier.
Puis il explique, pour la forme, qu’Asroth, guerrier atlante, s’est révélé un géant
hybride entre l’homme et une race en provenance d’une des planètes du système
d’Orion. Ahsta contemple alors devant lui ce géant de plus de 2,50 m, cet Asroth avec
une chevelure rousse abondante reposant sur une carrure de gladiateur romain revêtu
d’une sorte d’armure en écailles de tortue de mer ou son équivalent. Sa peau, elle-même
légèrement écailleuse et brunâtre, ondule curieusement lorsqu’il bouge. Bien que la
forme de ses yeux puisse paraître humaine, l’iris semble davantage s’apparenter à celui
d’un reptile.
Enfin, Goav rappelle que ces guerriers utilisés par les prêtres atlantes pour maintenir
l’ordre et exécuter les sentences évoluaient à l’époque tragique où l’humanité naissante
demeurait entièrement subjuguée par la technologie psychotronique atlantéenne. Cette
technologie, qu’Ahsta connaît fort bien pour l’avoir utilisée lui-même lors d’une
précédente incarnation, contrôlait, par l’utilisation de cristaux et d’une forme d’énergie
latente dans tout espace physique, la pensée humaine, le climat et même les ondes
telluriques. Ce furent ces expériences qui emportèrent l’Atlantide. Asroth avait vu le
jour il y avait plus de 17 000 années terrestres.
— À cette époque, je n’étais pas sur Terre, mais précisément sur cette planète
d’où provenait la semence qui engendra les hybrides guerriers, ajoute Ahsta.
— Asroth a connu une mort extrêmement brutale au combat lors d’une révolte des
populations civiles. Il s’ensuivit une autre incarnation en
Atlantide, mais cette fois dans le corps de Méchine, grand prêtre atlante, de la même
caste sous laquelle Asroth a servi.
Goav adopte aussitôt la forme de Méchine, un vieillard courbé, à l’œil inquisiteur,
vêtu d’une simple toge blanche.
— C’est moi, en tant que Méchine, qui ai participé au déclenchement de plusieurs
expériences génétiques afin de priver les humains de leur connexion avec l’invisible.
Vous étiez avec moi à cette époque, lui dit-il avec un sourire faussement frondeur.
— Oui, nous avons travaillé ensemble longtemps sur ce projet, répond Ahsta,
c’était au plus fort de la domination presque absolue de Bel sur des milliers de
mondes.
— Comme lui, nous étions convaincus que les humains ne deviendraient jamais de
bons sujets et qu’ils n’étaient pas dignes de ce contact privilégié avec les autres
dimensions. Nous avons péri comme tous les autres lors du grand Déluge. Par la suite,
j’ai choisi une série d’existences plus calmes et moins exigeantes. Je travaillais
davantage sur l’acquisition de valeurs plus proches de la condition de l’homme, la
famille, l’éducation des enfants, un peu comme un retour au cycle primaire. C’était mon
choix, et il fut approuvé par Uvéal. Vint ensuite la série de vies en alternance entre la
chair et l’Esprit, le sang et l’énergie. Je fus prêtre, moine, mercenaire, tueur, médecin,
soldat et toujours en tant que mâle ou femelle. Je retiens cet évêque de Rome, Nicolas
Krebs, qui consacra sa vie à prouver que l’homme se révèle un infini contracté et que
l’Univers entretient des myriades de formes de vie. On m’épargna le sort de Giordano
Bruno1, celui que vous avez incarné, Ahsta, et qui périt sur le bûcher pour cette même
prétention. J’ai également accompagné Matrayiana2 dans sa plus extraordinaire
incarnation sur Terre. Ce fut une expérience fascinante de suivre ses pas, comme l’un de
ses apôtres.
Ma dernière incarnation fut celle d’un officier de police, un commissaire de la
criminelle. Uvéal estimait que le patron génétique de cet homme, Otto Müller, et son
environnement constituait un excellent défi à relever pour un Esprit comme moi habitué
aux tempéraments violents et agressifs. Cette fois, le mandat ne consistait plus à
découvrir par l’expérience, mais à neutraliser cette violence innée. Le moment
charnière de cette existence fut l’affaire Schiller, un voleur de diamants et un tueur
impitoyable. Durant ces premières années du 20e siècle, la vie était extrêmement rude
sous la République de Weimar. Un jour, je me suis retrouvé seul à seul dans une allée
sombre, humant l’air ambiant comme un prédateur assoiffé de sang cherchant à
débusquer sa proie. Ma fureur et mon désir de tuer Schiller de mes propres mains
étaient irrépressibles. Cette expérience fut très éprouvante, mais j’ai su maîtriser
l’incroyable agressivité de cette personnalité, son animalité, son envie de tuer sous tous
les prétextes. Elle fut amenuisée par les fonctions limitatives qu’il occupait. À plusieurs
reprises, à cette époque, il s’informait des propos tenus par le nouveau chef du Parti
nationaliste-socialiste des travailleurs allemands, Adolf Hitler.
Émoustillé par l’idée d’entrer en guerre éventuellement, il rêvait d’aller se battre au
front, mais j’infusais l’émotion ressentie et vécue dans d’autres vies, des vies de
victimes qui ont atrocement souffert, et avec le temps il parvint à contrôler tant bien que
mal ses passions meurtrières. Il mourut dignement, abattu par Schiller, sans avoir tiré un
seul coup de feu. Cette mort me fut toutefois très pénible. Nous avons erré des mois et
des mois dans les rues glauques de Berlin avant qu’il accepte sa mort et se résigne.
— N’avez-vous pas été sur d’autres mondes?
— Oui, effectivement. Je fus sur Hion, un monde extraordinaire. J’y ai vécu là
comme le maître spirituel de cette planète. Ce fut d’une certaine façon à cette occasion
que me fut tracé mon objectif de vie comme Esprit. J’étais libre des servitudes d’un
corps tourmenté par une chair trompée, j’étais un roi, un très bon roi, j’étais le Râh
d’Hion. C’est pour moi un souvenir précieux.
— Je connais très bien Hion. Nous avons tous eu ce privilège de vivre ce lien avec
la Divine Mère, mais au travers d’une personnalité dépourvue des contraintes que
l’humanité traîne malgré elle. Parlez-moi de Thomas maintenant.
Goav redevient énergie, puis se transforme en Thomas, un tout jeune homme au
physique classique du timoré, les épaules voûtées et le regard perdu.
— Le choix de Thomas fut un processus très ardu. Les superviseurs ont fait un travail
extraordinaire, comme toujours d’ailleurs. Il a tout d’un être fragile et vulnérable, sans
aucune ambition, et dont les apports génétiques, éducationnels et du milieu dans lequel
il évolue le vouent à l’échec. Chaque fois que je réintègre son corps, celui-ci, je sens
une immense tristesse et une très grande lassitude m’envahir. Je me sens démuni, sans
moyens, oublié, abandonné même. Mais il possède une très grande qualité, rare et
précieuse, laquelle a déterminé notre choix final sur lui. Il se révèle très sensible à ma
présence, mais surtout profondément amoureux d’elle. Lorsqu’il me parle, tout son être
vibre, chacune des cellules de son corps s’embrase, c’est un passionné, un amant du
Divin, une braise ardente qui étouffe sous un amas de cendres. Je dois procéder
graduellement à son éveil, avec énormément de délicatesse et de prudence. Thomas ne
supporterait pas de contempler de face notre Univers, il ne voudrait plus jamais
retourner au sien, je le perdrais. Il pourrait même sombrer dans la démence. Par contre,
je dois constamment le ramener à notre réalité, sans quoi il abandonnerait et je le
perdrais de la même façon. Mais maintenant que le processus d’activation du grand
éveil de Thomas peut commencer, je vivrai avec lui une allégresse infinie et ce sera le
couronnement de mes incarnations terrestres, Ahsta.
— Cela est écrit. Il faudra lui insuffler la connaissance et la confiance en sa
véritable nature, par votre présence, mon ami. Ce sera là votre plus grand défi. Vous
avez entièrement raison, vous manipulez une substance qui peut tout aussi bien
s’éteindre entre vos mains que vous exploser au visage, pour reprendre ces vieilles
expressions terrestres.
Ahsta fait allusion au principe de l’équilibre des forces entre l’ego humain,
originaire de l’animal, et l’Esprit, originaire de la Source. L’incarnation permet à
l’Esprit de vivre la création et non de l’observer, et ce faisant, ce dernier contribue à
l’évolution de celle-ci, dans un équilibre parfait et il en est responsable. Uvéal,
l’ancien conseiller de Goav, proposait cette humaine analogie de l’homme, un vaisseau
dont l’Esprit n’est autre que le capitaine, seul maître à bord, après la Divine Mère. La
personnalité humaine ne bénéficie par elle-même d’aucune expérience autre que la
sienne; elle possède un bagage génétique et baigne dans un environnement très défini.
Le défi pour Goav n’est donc plus d’habiter une personnalité forte, conditionnée par un
apport génétique puissant et évoluant dans un milieu favorisant son éclosion, comme ce
fut souvent le cas par le passé. Thomas réunit toutes les conditions nécessaires pour se
figer dans la peur, l’ignorance et l’oubli. Par contre, son extrême sensibilité et sa nature
docile lui permettent de ressentir la présence de son Esprit. Cette fine ligne entre
l’abandon pur et simple de Thomas vis-à-vis de la vie et son désir d’évoluer laisse très
peu de marge de manœuvre à Goav.
— Nous pouvons commencer maintenant, j’ai déjà une petite idée de ce qui nous
attend, lui et moi.
Et Goav disparaît!

1. Moine italien ayant vécu à Rome de 1548 à 1600 après Jésus-Christ.


2. L’un des Neuf du Conseil des Anciens.
11

Il neige ce soir, le quartier est silencieux et calme, nous ne sommes pas dans ces
endroits malfamés beaucoup plus à l’est de la ville. Thomas et deux amis déambulent
paisiblement sans crainte lorsque, soudainement, ils voient surgir les Irlandais d’une
ruelle. Une vague d’immigrés irlandais protestants au cours des premières années du
siècle a causé l’apparition d’une sorte de ghetto situé en bas de la ville le long du
fleuve. Rarement s’aventurent-ils dans les quartiers plus cossus de la ville situés tout en
haut du cap. Mais là, ils y sont.
— Foutons le camp, lance Richard, le plus petit des trois.
— Trop tard, répond Thomas, ils nous ont vus. Nous sauver leur donnera l’envie de
nous tomber dessus comme l’éclair. On va simplement se comporter comme s’ils
décoraient la rue de leur misérable personne et passer à côté d’eux en les ignorant.
Ce qu’ils font. À mesure que les trois autres s’avancent, Thomas ressent son cœur
battre, et sans rien admettre à haute voix, il doute du bien-fondé de sa stratégie. Il lui
vient l’envie folle de grimper dans le plus haut des arbres. Thomas n’adopte pas le
profil du bagarreur, et l’image saugrenue d’une rixe en pleine rue lui soulève le cœur.
Très jeune, il avait peur de son ombre et son physique ingrat n’impressionnait
personne. Au cours des années qui suivirent, il fut à maintes reprises la victime choyée
de plusieurs petites brutes du quartier. À plus d’une occasion, il avait découvert les
vertus d’une certaine diplomatie pour s’en sortir. Il parlait tant que ses agresseurs
finissaient par se lasser. Mais cela ne fonctionnait pas à tout coup. Il n’avait aucune
rage en lui, ni aucune haine tenace, ni aucune frustration sinon celle de mouiller son lit,
mais cela ne suffisait pas à générer un désir féroce de violence à tout le moins pour se
défendre. Il semblait imperméable à ce qui, pourtant, chez les garçons de son âge,
semblait être la norme. Thomas avait donc fini par découvrir que, outre la diplomatie
orale, la ruse et une défense tactique déficiente, la meilleure solution résidait dans la
fuite.
— Plus que quelques mètres encore, nous sommes invisibles. Voilà, ces crétins
passent à côté de nous et continuent de gesticuler entre eux comme des babouins, on va
s’en tirer, dit-il à voix basse, toujours en les ignorant.
Son cœur chancelle lorsque, du coin de l’œil, il voit le plus grand des trois, qui
boite légèrement, se retourner vivement et fondre sur lui comme un vautour sur un
morceau de chair oublié. Une main gantée s’aplatit brutalement sur son visage, tordant
ses lunettes, ce qui le projette violemment sur le trottoir enneigé. Une longue histoire va
enfin connaître son dénouement. Ces Irlandais incarnent le plus diabolique cauchemar
de Thomas. Ils fréquentent l’école tout juste à la frontière de son quartier. Lors des
retours à la maison, il arrive souvent que leur chemin se croise et ils se moquent de lui
constamment, le harcelant à propos d’un oui ou d’un non.
Un jour, Thomas a proposé au président de son école d’élaborer un système
identique aux cours de justice pour permettre aux étudiants de juger leurs pairs lors de
la commission d’un geste répréhensible. L’idée a plu à la direction et une tentative a été
menée de l’avant. On a réclamé une démonstration, sorte de mise en scène qui
malencontreusement se révéla le clou de cercueil de son projet. Les étudiants, beaucoup
plus sévères entre eux que ne l’auraient jamais été les responsables de l’école, avaient
provoqué l’avortement du projet sans appel.
Mais la tentative avait laissé de profondes marques. L’accusé dans cette cause bidon
avait été à son détriment l’un des meilleurs amis des Irlandais, dont l’absence absolue
de toute forme possible de sens de l’humour avait eu comme conséquence qu’il y avait à
l’endroit de Thomas une fatwa irlandaise dont l’application allait se matérialiser dans
quelques instants.
Thomas, cloué au sol par le poids de son adversaire et paralysé par ses genoux qui
meurtrissent ses bras, encaisse de multiples coups sauvages au visage et à tout le corps.
Des cris, des hurlements se répandent à tout vent alors qu’une véritable bataille de rue
s’enclenche entre les deux autres Irlandais et les amis de Thomas. Ce dernier, terrorisé,
a réussi à dégager un bras. Il se protège le visage du mieux qu’il peut, alors que son
assaillant le frappe rageusement. Il n’y peut rien, l’agresseur se révèle plus grand et
plus fort, mais de toute manière, Thomas sombre sous le choc.
Il tente de se relever, mais rien n’y fait. Un coup direct au plexus le fait presque
vomir. Il se demande par quel sortilège personne ne se précipite pour mettre un terme à
ce massacre. Il prie que cela se produise, pour le salut de son corps mutilé. Du sang
chaud coule abondamment dans sa bouche, laissant un goût âcre salé et métallique. Sans
ses verres, sa vision ne perçoit que des ombres, il voit alors du blanc. Du blanc… de la
neige… un trou. Il laisse un espace, pense-t-il. Puis, il distingue le visage de son
agresseur. Il veut le désagréger, tout simplement. Une sorte de haine soudaine vient de
s’emparer de lui comme le ferait un ensorcellement.
Thomas, depuis un an, soulève des haltères dans la petite salle paroissiale de
l’église. Son entraînement a coïncidé avec la fin d’un cauchemar: son énurésie. Voilà
qu’il mettait derrière lui près de seize ans d’humiliation. Lever des haltères s’était
avéré une petite célébration, sa manière de festoyer, de changer ce corps et de lui
donner un peu de forme sur les os. Son grand-père avait toujours insisté pour qu’il suive
des cours de judo et Thomas s’était révélé doué. Il avait fait ses classes, allant d’un
ashi-barai à un ippon-seoi-nage3, mais toutes ces techniques ne contribuent en rien à
faire cesser le jeu barbare du Néandertal qui se déchaîne sur lui.
C’est alors que se produit un phénomène étrange: les coups ne portent plus, la
douleur s’évanouit, mais surtout une étrange et nouvelle perception des événements se
taille un chemin dans son esprit.
À ses yeux maintenant, l’Irlandais n’est plus qu’une larve flasque et sans aucune
intelligence qui se déplace vers lui. Une pelure de pomme de terre se donnant un air
féroce ose se prélasser dans cette agitation qui se veut une correction à son endroit. Un
mot lui vient à l’esprit, mais il ne le retient pas car il n’y comprend rien. Schiller…
qu’est-ce que Schiller veut bien vouloir dire?
Puis, subitement, son corps devient de pierre. Pendant un instant, il savoure le jeu
débile de la petite bête et s’amuse à contempler les diverses manières avec lesquelles il
pourrait l’écraser. Il s’entend penser… Cette fois, face de rat, c’est à ton tour…
Thomas ne ressent plus aucune crainte, et sans même qu’il en soit surpris, il trouve cela
plutôt divertissant. Il n’est pas conscient de ce changement puisqu’il est naturel, inné. Il
ne se pose aucune question, ne réfléchit pas une seconde de plus; il se dit tout
simplement que c’est à son tour d’avoir un peu de plaisir dans toute cette affaire et qu’il
est temps de faire comprendre à ce tueur… Ce tueur?
Tout s’embrouille dans sa tête, d’étranges images y affluent. C’est alors que son bras
se détend comme un éclair et frappe l’Irlandais durement au menton. Il s’effondre net.
Les cris s’arrêtent. Plus un son. Thomas se redresse sur ses genoux et voit le corps
étendu, les yeux semi-ouverts. Voilà une première étape de franchie, me débarrasser
de la chose gluante qui me bave dessus depuis des siècles. Des siècles? Je ne connais
ce type que depuis un mois, pense-t-il pour lui-même, réalisant qu’il est en train de
vivre deux réalités différentes, dont une qu’il ne comprend absolument pas et qui n’a
aucun sens. Mais qu’est-ce qui m’arrive? se demande-t-il.
Puis, son assaillant reprend peu à peu connaissance et fixe Thomas avec des yeux
mauvais. Très bien, pense Thomas, donne-moi cette énergie que je te la retourne! Il
est temps maintenant de payer ta dette. Payer sa dette? Tu vas mourir dans cette
allée, à ton tour, je vais t’ouvrir le crâne comme tu me l’as fait, espèce de parasite
puant. Tu vas mourir. Je vais t’ouvrir le crâne et offrir ta cervelle au premier chien
galeux qui passe, siffle-t-il. Il est lui-même sous le choc de cette brutale émotion qui le
contrôle et le possède entièrement, mais cela n’est tellement pas lui qu’il est à la fois
subjugué et animé d’une rage si profonde qu’elle semble venir du fond des âges.
Presque malgré lui, il agrippe le garçon par les oreilles, soulève sa tête et la frappe
violemment contre le pare-chocs d’un véhicule stationné là. Une nouvelle image se
forme dans son esprit, celle d’un cerveau éclaté, d’une mort brutale, mais personne ne
voit l’esquisse d’un sourire se dessiner lorsqu’il s’apprête à refaire le même geste. Je
ne veux pas que tu meures tout de suite, je veux que tu sois bien conscient du coup
fatal, celui qui te précipitera chez les tiens, ces petites vermines qui hantent les bas-
fonds de l’enfer de cette ville. Adieu maintenant, et regarde-moi bien dans les yeux.
Tu vas rendre ton dernier souffle, mais tout juste avant, tu entendras les os de ton
crâne de babouin se fracasser. Et cette fois, Thomas ne réagit plus à ce qu’il s’entend
dire, il veut qu’il en soit ainsi. Tout cela, Wojtan, n’est que justice depuis tant de vies,
se dit-il.
Un vent glacial le fait soudainement frissonner. Il a un haut-le-cœur et quelque chose
l’abandonne, une force, une présence. Il se met à trembler; l’eau lui vient aux yeux. Il
retient son geste.
Une main se pose sur lui. Il se retourne. Un homme dans la trentaine, les cheveux très
longs, blonds, les yeux bleus, une veste de cuir avec un dessin bizarre argent et bleu sur
son épaule, se tient près de lui. Il ne l’a jamais vu, ni ce symbole sur sa veste, il n’a
jamais entendu cette voix, mais étrangement cet homme lui est très familier, comme un
cousin oublié de longue date, un ami venu de Dieu sait où.
— Allez, les jeunes, c’est assez, filez d’ici avant que la police vous attrape. Allez!
lance-t-il avec une indiscutable autorité.
Thomas se sent alors soulevé fermement, mais observant le sourire de l’homme, il ne
rechigne pas et obéit. Valsant un peu sur place, étourdi, il cherche ses lunettes qu’il finit
par retrouver sur le trottoir, les replace non sans avoir à remanier une branche et suit
ses amis, laissant derrière lui les agresseurs maintenant calmés.
Bouleversé, alors que chacune de ses cellules crie pour reprendre le combat, en
finir, mettre un terme à l’existence même de son assaillant, tout au fond de lui un autre
combat se livre, mené de l’avant par cette étrange impulsion, celle de venir en aide au
garçon, de l’aider à se relever et de lui pardonner son geste. Thomas ne marche que
sous la directive de ses amis, il ne s’appartient plus, incapable de prendre une décision
dans un sens ou dans l’autre.
— Ça alors! s’exclame Richard en regardant vers le ciel, avec une blessure à la
lèvre, et je dis merde! Non, mais, quel coup fumeux en pleine gueule que tu lui as mis!
Thomas entend, mais ne réagit point.
— Je voulais le tuer, finit-il par dire d’une voix lasse et d’un air confus.
— T’aurais dû, ces gars-là se comportent comme des bâtards, des salauds, renchérit
Charles, un autre blessé de guerre qui marche péniblement.
— Où il est, le type qui m’a arrêté? demande Thomas, cherchant à tout prix à
changer de sujet tant la remarque de Charles vient obscurcir de nouveau son jugement.
— Quel type? demande Charles en se retournant pour constater qu’il n’y a personne
d’autre sur le champ de bataille.
— Le grand, le type, là, il avait des cheveux longs comme une femme, c’est lui qui
m’a empêché de le frapper une deuxième fois sur le pare-chocs…
— Mais de qui tu parles? lance Richard en riant nerveusement. Tu t’es levé et tu t’es
mis à marcher. Tiens, regarde, ils ramassent leurs morts. PEAUX DE VACHES! hurle-t-
il en leur direction en brandissant le poing.
— Non, j’te dis, le marin avec un truc argent et comme une étoile toute croche sur sa
veste, le type, là, c’était qui? C’est affreux, je suis devenu quelqu’un d’autre pour un
moment, j’aurais pu tuer ce gars-là avec le sourire.
Ses deux amis ne se posent pas ce genre de question. Thomas vient de servir une
dégelée royale à leur pire ennemi et le monde entier allait s’en trouver mieux. Ils
continuent d’en parler avec enthousiasme, mais Thomas, exténué, rentre à la maison,
dépité de ne pas en savoir plus sur le personnage qui était intervenu.
Le lendemain, en classe, Thomas revoit les trois Irlandais et reçoit quelques
menaces plutôt molles et sans conviction, mais sans plus. Il n’en a cure. C’est le 22
décembre et la fête de Noël s’annonce avec ses cantiques accrochés aux sapins ployant
sous le poids de la neige. Pour Thomas, cela signifie l’occasion de prendre des
vacances. Il n’attache aucun sens spirituel à l’événement. En fait, malgré l’attachement
religieux de son grand-père, Thomas ne démontre aucun intérêt pour quelque forme de
liturgie qui puisse s’offrir à lui, pas davantage la messe dominicale, une corvée
laborieuse et ennuyeuse à mourir. Pourtant, plus jeune, vers l’âge de neuf ans, il avait
vécu une curieuse expérience.
C’est la veille de Pâques, et le petit Thomas marche avec son grand-père et son
oncle Michael. Ils se rendent à l’église de sa paroisse, par un superbe après-midi
d’avril. Le soleil, en parfait maître d’un ciel vierge de tout nuage, donne un sens à sa
vie. Thomas adore le son de ses souliers aux talons ferrés sur le ciment du trottoir. Il
porte avec fierté des vêtements tout neufs et surtout des gants de chevreau brun. Thomas
et ses gants de cuir! Un rêve d’enfant réalisé.
Les trois ont pris place sur un banc et les plus âgés sont agenouillés sur leur prie-
Dieu. Assis sur son banc, palpant le silence majestueux, Thomas observe plus haut sur
sa gauche un vitrail écarlate représentant le combat d’un ange contre un dragon. C’est à
cet instant précis qu’un rayon de soleil plonge directement sur lui. Il en ressent un bien-
être au-delà de la simple chaleur causée par ce dernier. Il ne peut entendre les mots qui
s’insinuent en lui, mais il les ressent, et à ce moment il ignore que tout le ciel le bénit.
Lorsqu’il quitte l’église avec son grand-père et son oncle, il rayonne, il est heureux et
gai comme un pinson et ne prend nullement connaissance, ni en cet instant ni plus tard,
d’un petit oubli: une paire toute neuve de gants de chevreau abandonnée sur un banc
d’église.

3. Ces termes décrivent respectivement un balayage du pied et une projection de l’épaule en judo.
12

Son ami Charles, celui-là même avec qui il avait connu cette heure de gloire sur les
champs de bataille d’une rue presque déserte en plein hiver, devient son confident.
Charles a acquis au fil des années un véritable don pour l’apprentissage des sciences et
démontre une assiduité sans relâche à ses études. Il fréquente l’université et présentera
sous peu un projet relié à l’utilisation du cyclotron au département de physique. L’un
étant le contraire de l’autre, ils passent de très longues heures à discuter, marchant,
s’arrêtant pour souffler et repartant, ce qui les amène à retrouver leur propre lit souvent
à l’heure où les autres en sortent.
Charles se révèle un jeune homme extrêmement mince, le visage affublé de lunettes
de corne, et ses intérêts pour les plaisirs de l’existence se limitent au violon, à la
musique classique et à la lecture des ouvrages de Sir Arthur Conan Doyle. Ce soir-là,
revenant d’une longue marche près d’un étang au cœur d’un parc de la municipalité, la
conversation s’articule autour de la rixe irlandaise. Des cygnes et des canards les
suivent de loin, croyant qu’un peu de pain finira par jaillir de leurs mains, mais en vain.
Les deux amis finissent par entrer dans la résidence des parents de Charles.
— Charles, il y a quelque chose qui s’est produit le soir des Irlandais, lui dit
Thomas en se dirigeant vers la cuisine.
— Tu as découvert que la poussée est le résultat de la conversion de l’énergie
thermique du muscle de ton bras se transformant en énergie cinétique dans un trajet
menant à la gueule de babouin d’un sale petit voyou.
— Non, écoute, je suis sérieux. C’est ce type, le marin.
— Thomas, fait-il d’un air exaspéré en jetant le pain sur le comptoir. Pas encore
cette histoire?
Assis dans la cuisine, ils s’apprêtent à dévorer avidement des tartines au beurre
d’arachide à un rythme affolant.
— Les priorités essentielles d’une vraie qualité de vie d’abord, fait Charles.
Après avoir presque épuisé le pain tout entier et vidé le pot de beurre d’arachide, ils
peuvent maintenant passer aux affaires étrangères.
— J’y étais, Thomas. Quand tu as frappé ce pourri et qu’il s’est retrouvé sur le dos,
dans les vapes, tout s’est arrêté. Nous, Richard et moi, étions en plein festival des
empoignades, rien de plus, quelques coups ici et là, mais c’est toi qui baignais dans un
merdier, exposant gogol. On s’est tous arrêtés. Les rouquins n’en revenaient pas de voir
leur peau de vache assommée. Tu lui as pris la tête, et bang, sur le pare-chocs. Je ne te
dis pas le son que ça fait, une tête sur un pare-chocs.
— Oh, ça va, n’en rajoute pas, répond Thomas en se prenant la tête à deux mains.
— D’accord, d’accord, mais quand même, c’est à la fois un son creux et sec…
— Charles, ça suffit, j’ai dit.
— Sa tête a fait un drôle de son et on n’a pas aimé ça. Voilà, c’est tout. Tu lui as pris
la tête de nouveau, puis tu l’as reposée, presque doucement, comme un gars qui joue aux
quilles et qui change d’idée. Tu me suis?
— Tu as de ces images, toi.
— Ouais, je veux bien, mais c’est quand même comme ça et pour la millième fois, je
le rerépète, c’est toi qui as tout arrêté, tu as regardé autour de toi, tu t’es levé, et voilà!
On t’a suivi et c’est tout. Le film s’arrête là. J’ai tout vu, Thomas, il n’y avait personne
d’autre. Pas de grand type, pas de marin, pas d’ancre ni de bateau, rien. Que les deux
rouquins, Richard, toi et moi, et l’efflanqué sur le sol.
— Je n’ai pas rêvé, Charles, soutient Thomas, avec dans le ton l’espoir que son ami
va changer d’idée.
— Non, et tu n’as pas halluciné non plus. Mais – il prend alors son air solennel
lorsqu’il réfléchit – j’ai lu un truc récemment sur le psychisme humain et tu sais, mon
vieux, c’est très performant, ce truc-là.
— Le psychisme humain! Tu as lu un truc dans le Reader’s Digest assis sur un bol de
toilettes et ça explique tout? Donne-moi cette dernière tranche de pain, tu ne la mérites
pas, fait-il en lui enlevant des mains celle qui venait tout juste de sauter du grille-pain.
Vif comme un cobra, Charles reprend sa tartine.
— Ne sois pas grossier, Thomas, ce magazine n’est pas utile seulement aux toilettes,
et de toute manière, j’ai lu ça dans le Psychology for Everyone. Alors, bas les pattes! Il
y a peut-être eu en toi un conflit entre l’orgueil et la culpabilité, et tu as fabriqué une
sorte de vision te permettant de cesser le combat. Mais pour une raison, un grand type te
dit de foutre le camp. C’est ça qu’il a dit?
— Pas dans ces mots-là, mais essentiellement nous sauver avant que la police nous
attrape tous. Le psychisme humain, hein?
— Ouais, monsieur. Une manifestation de ton psychisme. Sous l’effet du choc
nerveux ou de la peur, ou de je ne sais trop quoi. Un peu comme le rêve stupide que j’ai
fait la nuit dernière. J’étais sur une plate-forme de forage avec un type aux cheveux
blancs, longs comme ceux d’une fille, et qui me racontait des trucs sur les particules
atomiques. Je ne me souviens pas de tout, mais quand je me suis éveillé, j’aurais juré ce
type réel, mais là je te dis réel, comme c’est pas possible. Après cinq minutes, j’ai bien
vu que toute cette histoire ne pouvait être qu’un rêve. C’est le même principe, mais
éveillé. Au lieu de vivre un cauchemar, toi tu vivais un choc.
— Tu as peut-être raison. Mais il existe une documentation très abondante sur des
apparitions du genre: les anges, les poltergeists, les succubes, les incubes, les
extraterrestres et…
— … les bouquins de ta tante Mariette, ben oui… che chais. Tchu veux d’autres
tchartines? demande-t-il la bouche pleine.
13

Ce soir-là, Thomas revient de chez son ami au petit matin et parvient difficilement à
trouver le sommeil. Il réfléchit à tout ce qu’il a absorbé, au fait que cette aventure se
veut peut-être un effet pervers de son imagination. Mais en son for intérieur, dans les
méandres de son esprit torturé par cette histoire, Thomas ne souhaite pas qu’il en soit
ainsi. Il veut que ce grand type, ce marin, ait été réel, que son apparition soudaine ait eu
pour but de l’empêcher de commettre une bêtise monstrueuse, émanant de cette rage qui
avait déferlé en lui comme un torrent de haine. Il veut qu’il s’agisse d’un ange ou d’un
envoyé de Dieu. Il n’aime pas du tout l’idée que cette expérience se limite à une banale
illusion, une sorte d’hallucination toute bête à la Charles qui lit n’importe quoi,
n’importe où! Et cette histoire de choc nerveux l’inquiète, sans parler de cette colère
qui ne venait pas de lui, ce Shiffer ou Schiller, ce nom bizarre…
Il admet contre son gré s’être dégagé de tout remords, de toute morale lorsqu’il a
frappé l’Irlandais au menton, et surtout en l’assommant comme il l’a fait. Il se rappelle
alors s’être senti devenir un autre, comme s’il s’était battu toute sa vie et qu’il
connaissait les moindres techniques de combat. Il sait que soudainement il s’est souvenu
qu’un coup sec au menton provoquerait une onde de choc au cerveau et causerait la
perte de conscience. Il sait que ce coup, porté plus haut, à plat sous le nez à la verticale,
l’aurait tué immédiatement. Moi? Mais comment puis-je connaître ces trucs-là? Je
n’ai jamais appris ça en judo, on ne frappe pas en judo. Il jette un coup d’œil à sa
montre. Faut dormir, mon vieux. Mais son cœur bat trop fort et il ne parvient pas à se
détendre.
C’est alors que, soudainement, étendu sur son lit, les yeux ouverts et pensant toujours
à cette histoire, il voit au plafond un cercle lumineux jaune se former. Très rapidement,
Thomas sait que d’aucune manière il ne peut s’agir d’une réflexion quelconque: toutes
ses fenêtres, voilées par d’immenses tentures que sa mère a installées, contre son gré,
forment un mur impénétrable à tout reflet de lumière provenant de l’extérieur. Pas très
grand, à peine 12 cm, le cercle augmente son intensité lumineuse et descend vers lui,
sans qu’il éprouve aucune peur. Après quelques secondes, le cercle s’immobilise. C’est
alors que sept bandes lumineuses se détachent du cercle et viennent s’attacher à son
crâne. Il ne s’écoule qu’une minute à peine, puis elles disparaissent en même temps que
le cercle.
Bouleversé, Thomas cligne des yeux. Le cercle est apparu quelques instants après
qu’il eut regardé sa montre. L’heure indiquait alors 3 h 30. Ce cercle devait donc y être
apparu quelques instants à peine. Stupéfait, Thomas note l’heure: 6 h 03. Il bondit hors
de son lit, ouvre la lumière et demeure ainsi, immobile. Incapable de comprendre ce qui
vient de se passer, il s’installe à nouveau dans son lit, ferme la lumière et s’endort
presque aussitôt en marmonnant: Attends que je dise ça à Charles. Psychisme humain,
mon œil!
14

«Le dormeur s’est éveillé.»


Ahsta rayonne de joie. Il vient de rendre compte au Conseil des Neuf de l’évolution
de la situation en ce qui concerne Goav, l’Esprit incarné dans le jeune Thomas, et
plusieurs autres des conseillers incarnés dont il a la charge. Il obtient leur plein
assentiment pour que Goav poursuive en ce sens et qu’il accentue sa présence en lui,
qu’il oriente de plus en plus son énergie vers l’accomplissement d’une étape cruciale
de sa mission. De nouveaux développements sont survenus concernant la mise en place
de puissantes vibrations dirigées sur la Terre. Ahsta, en partie responsable de cette
tâche à titre de conseiller des guides et guide lui-même, notamment de Goav, assume la
responsabilité de surveiller l’évolution du niveau de conscience d’une certaine
fréquence de pensée. Mais la Terre n’est pas sa seule préoccupation. D’autres mondes
habitant des zones dimensionnelles intermédiaires modifient sans cesse l’environnement
psychique qui les relie tous, et pour cette raison, Ahsta prend occasionnellement la
forme de certains des êtres vivant dans ces mondes.
L’un d’eux est Onève, une planète très évoluée de la dynamique spirituelle de Sirius,
dont les habitants, semi-matériels, peuvent tout aussi bien percevoir une certaine réalité
du monde des Esprits que celle des habitants de la Terre. Ils estiment avoir un rôle à
jouer dans l’évolution de la galaxie tout entière, et leurs interventions causent parfois
certains remous auprès des représentants d’un autre système éloigné et dominé par la
dynamique spirituelle d’Orion dont la caractéristique est de s’opposer, comme l’a fait
auparavant son maître, Bel4, au projet initial des éons de permettre à de simples
humains, primitifs, d’être les avatars potentiellement conscients de l’Esprit glorieux de
la Divine Mère. Ahsta a pour tâche de gérer les décisions du Conseil des Neuf, les
seuls et vrais responsables de toute forme d’évolution de conscience dans cet univers
précis.
Récemment, un vaisseau d’Onève, une immense nef de près de trois cents kilomètres,
s’est matérialisé dans l’espace tridimensionnel pour y effectuer certaines expériences.
La fréquence utilisée pour ce faire a entraîné vers ce vaisseau de nombreux êtres
humains, sous leur forme psychique subtile et invisible aux sens, tout en étant en mesure
d’effectuer des échanges télépathiques, sans l’usage de ces derniers. Ahsta sait que
l’expérience a débuté bien avant d’autres Esprits, puisque la fréquence utilisée par le
vaisseau se révèle précisément celle dont il est le responsable. Il n’intervient donc pas
dans le processus et laisse l’onde maîtresse d’Onève effectuer son travail. Il mesure
l’impact de l’expérience sur ses sujets, et dans le cas de Goav, il ordonne aussitôt la
mise en œuvre d’énergies appropriées. Tout à fait informé de l’ensemble de ces
nouvelles dispositions, Goav entre aussitôt en action. Dans le monde des Esprits, c’est
ainsi que se déroule l’essence de l’existence.

4. Entité mythologique dont ce nom s’ajoute aux milliers d’autres sous lesquels on la connaît ici sur Terre, mais dont le
plus familier est celui proposé par les écrits religieux: Lucifer. Son rôle sur Terre sera clairement indiqué plus loin.
15

En ce 21 décembre 1966, tout en jetant un coup d’œil critique aux décorations de Noël
fabriquées par les étudiants et installées partout dans les couloirs, Thomas descend les
marches conduisant aux casiers dans lesquels tous rangent leurs affaires et se dirige
allègrement vers le sien. Il l’ouvre, se penche pour y prendre ses bottes, quand,
provenant du fond de la salle, il entend une voix.
— Thomas? Est-ce que tu crois en Dieu?
Il en ressent tout un choc. Un immense frisson le parcourt et sans hésiter, il répond.
— Absolument que j’y crois, et je peux te prouver qu’il existe.
Celui qui vient de poser cette question se révèle un étudiant de sa classe, fils de
cultivateur qu’il connaît depuis peu.
Ils quittent la salle et prennent le chemin du retour à la maison. L’air glacial, la neige
crissant sous leurs pas et la circulation intense ne parviennent pas à distraire Thomas. Il
se sent animé d’une passion étrange et exotique inondant chacune de ses cellules, une
impression qui l’enchante. De toute sa vie, jamais il ne s’est intéressé à ces questions,
mais là, il sent qu’il a beaucoup à dire.
— Comment peux-tu le prouver? Qu’est-ce que tu veux dire? lui demande le jeune
étudiant au visage marqué par de vilaines cicatrices d’acné.
Thomas prend une solide goulée d’air froid et se lance.
— Simple question de logique. L’être humain se veut un ensemble extrêmement
complexe, simplement en ce qui concerne son fonctionnement. Ce que je veux dire, c’est
que tu marches présentement, ton cœur pompe le sang plus rapidement pour oxygéner
les muscles de tes jambes et ton cerveau commande à ceux-ci de performer jusqu’à ce
que tu décides de t’arrêter.
Il cesse de marcher.
— Tu vois? Et pendant tout ce temps, je parle, tu écoutes, je formule des idées, tu les
analyses, tout ça en même temps.
— Euh… ouais… mais c’est le cerveau qui fait ça, tu répètes des trucs qu’on a
appris en bio, rétorque le jeune adolescent un peu surpris d’entendre le timide et
silencieux Thomas entretenir si aisément une pareille diatribe.
— Non, c’est faux, en bio on nous dit comment cela fonctionne, mais on ne nous dit
pas pourquoi. C’est une sacrée nuance. Tu te souviens de ce cours dans lequel on nous a
parlé de l’évolution, que tout a commencé par une petite amibe et que le temps faisant,
c’est devenu un crustacé, un poisson ou une bestiole quelconque qui est sortie de la mer
pour devenir un reptile, un mammifère et finalement nous?
— Ouais, je m’en souviens, répond-il pas très convaincu.
— Eh bien moi, je te dis que c’était une commande impossible à réaliser pour une
amibe stupide qui ressemble à de la salive stupide. Il fallait que quelque chose de plus
grand qu’elle ait eu un plan, à tout le moins une vague idée de la suite. Tu saisis?
— Non, je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu veux dire, que l’amibe aurait dû
avoir un plan?
— Oui, un plan. Une amibe laissée à elle-même reste une amibe, une amibe conne et
stupide, et rien d’autre. Pourquoi elle changerait, l’amibe, et en quoi? Elle n’a pas
d’idée, l’amibe, elle ne connaît foutrement rien à rien, l’amibe, et pire que tout, elle ne
sait même pas qu’elle est une amibe ridicule. Alors évidemment qu’elle n’a pas de plan
et certes pas celui d’en arriver un jour à devenir un humain qui, lui, se propose
éventuellement de poser ses fesses sur la Lune. Tu me suis toujours?
— Ça ne s’est pas fait en un week-end non plus, Thomas, ajoute le garçon qui
commence à regretter de lui avoir posé cette question en tout premier lieu.
— Le temps n’y change rien. Une amibe est conne et le sera dans quatre-vingts
milliards d’années si rien ni personne ne fait quelque chose. Au pire, elle deviendra de
la boue visqueuse, et c’est tout. Donc, il fallait qu’il y ait un plan, un plan qui prévoit
qu’en bout de piste une amibe ou tout autre truc identique puisse, comme je t’ai dit,
penser à envoyer des engins dans l’espace comme ils le font depuis déjà une dizaine
d’années. C’est pas de la tarte, c’est plus que simplement parler et marcher en même
temps. Tu sais quoi?
— Euh… hein?
— Il fallait un plan encore plus intelligent pour qu’un jour l’amibe soit capable elle-
même de se poser ce genre de questions. Il fallait une intelligence derrière l’amibe, et
cette intelligence, c’est Dieu. Dieu comme tel n’a probablement pas créé l’amibe5, mais
il est son agent. Tu saisis? C’est lui qui supervise sa carrière!
— Ce n’est pas ce qu’ils disent au cours de sciences religieuses! Dieu n’est pas le
Colonel Parker6 de la création, quand même, tu déconnes, là, lance l’autre bravement.
— Ils n’y connaissent rien, ces ploucs, ils parlent comme s’ils étaient défroqués! Ils
n’ont aucune réponse autre que ce qu’ils ont lu dans la Bible, et mal traduit qui plus est.
C’est pourtant simple. Dis-moi, tu crois que Dieu a faim, qu’il a froid, qu’il souffre du
cancer?
— Dieu? Ben… non, enfin, je ne crois pas, non, il ne serait pas très malin en tout cas
avec tous les pouvoirs qu’il a!
— D’accord, ses pouvoirs, tu dis ça comme s’il s’agissait de Superman, alors
pourquoi, s’il est infiniment bon, il aurait permis qu’un tas de gens crèvent de faim, de
froid et meurent du cancer des os et de tout le reste?
— Il est Dieu, il a le droit de faire ce qu’il veut, non?
— Ça ne colle pas au personnage. On ne peut pas être infiniment bon et laisser les
gens pourrir comme ça, on ne laisse pas la terre trembler et engloutir des villes entières
quand on a son cul cosmique assis bien au chaud dans un palais au paradis. Même moi,
je ne le ferais pas. Si tu voyais un chat affamé, là, tout de suite dans la rue, devant nous,
et qui te miaulerait dans les oreilles qu’il a faim et soif pour mourir, tu ferais quoi?
— Je ne sais pas. À la ferme de mon père, il y en a partout. Alors je suppose que je
le porterais jusqu’à la maison, je lui donnerais du lait comme on fait tout le temps.
Il fit une moue comme s’il réfléchissait.
— On laisse pas crever un animal qui souffre, on la soigne ou on l’abat. Un de plus
ne ferait pas une grande différence, finit-il par répondre.
— Toi, un fils de bouseux, tu aiderais un chat affamé et Dieu laisserait crever un
enfant sans rien faire? Tu trouves ça normal, toi?
— Je ne suis pas un bouseux! Alors tu dis quoi, que ça prouve que Dieu est un
trouduc ou qu’il n’existe pas?
— Non, mon vieux, ça prouve qu’il est autrement plus intelligent qu’on le pense et
que, d’une certaine manière, il est à la fois le chat affamé et le fils de bouseux qui le
ramasse. Il est l’amibe qui saura ce qu’il faut pour évoluer. Tu saisis? C’est ça, le Plan!
Tout est Tout! C’est brillant!
Le garçon, intimidé, ne répond pas tout de suite. Il laisse mariner ces paroles, tentant
d’élucider un autre mystère. Thomas s’avère un étudiant peu doué, silencieux, solitaire
et même ennuyeux. L’épisode des Irlandais avait voyagé d’une oreille à l’autre dans
l’école, mais déformé selon le camp choisi par ses propagateurs. Ce qui étonne le
garçon relève davantage de cette soudaine passion, cet enthousiasme frôlant le délire
que vient d’afficher Thomas, faisant fi de tout ce qu’on a pu inventer sur son compte.
— Thomas?
— Oui?
— Comment tu peux parler comme tu le fais et doubler deux fois depuis que tu
traînes tes fesses sur les bancs d’école?
— Parce que je déteste l’école, je déteste les gens qui la fréquentent et je déteste le
monde entier.
— Tu n’aimes personne?
— Je suis encore jeune, ça viendra bien, mais plus j’en parle, plus j’aime l’idée
qu’un jour je pourrais aimer celui qui se cache derrière tout ça, même si je ne
comprends pas son plan et où il veut en venir avec tout ça. Tu sais, on dit toujours Dieu,
Dieu, Dieu, c’est comme si c’était un homme…
— Ben, c’est Dieu le Père, non?
— Qu’ils disent, ouais!
— Ah non, tu ne peux pas toucher à ça quand même. C’est Dieu le Père, le Fils et le
Saint-Esprit, mais là, ils m’ont perdu avec cette histoire de sainte Trinité, les trois en un
et tout le bazar…
— Moi, ils m’ont perdu quand j’ai compris que Dieu la Mère n’y était pas! Ça sent
le roussi, leur truc, et tu as remarqué? Il n’y a que des hommes chez les prêtres, ils sont
en robe, mais ce sont des hommes, pas une seule femme, ce n’est pas normal, et même
chez Dieu ça ne colle pas. Quand on a un père et un fils, obligatoirement il y a une mère,
c’est quand même plus que logique, ça, non? Ils en ont fait quoi des femmes, les
religions et même Dieu? Alors, soit ils se sont gourés, soit alors leur Esprit saint est une
femme, enfin quelque chose comme ça, mais je vais fouiller cette histoire. Dieu la
Mère, où elle est, hein? On ne cache pas une histoire pareille très longtemps, ça va
sortir un jour, je te le dis, moi!
— Ce n’est pas Marie?
— Noooon. Tu confonds tout. Elle, c’est la mère de Jésus, il ne lui parlait même
plus. Non, je te parle de Dieu la Mère, pas d’une humaine qui accouche d’un bébé dans
une étable.
Thomas laisse son ami et entre chez lui, obsédé lui-même par tout ce qu’il avait
encore à dire…

5. Nous savons maintenant que le procaryote qu’est l’amibe est passé au stade d’eucaryote, si on peut dire, par
l’arrivée inopinée des archéobactéries, sorte d’hybride procaryote/eucaryote. Ces données ne répondent toutefois
pas plus adéquatement au questionnement légitime de Thomas.
6. Thomas Andrew Parker fut le seul gérant d’affaires ou imprésario d’Elvis Presley tout au cours de sa carrière.
16

Thomas demeure obsédé par cette idée exprimée tant pour lui-même que pour son ami
et se met à écrire, écrire et écrire comme un démon qui s’agite dans les flammes pour
extirper de son être ce qui le brûle intérieurement. Il veut prendre ses mains, se les
enfouir dans la tête et agripper ce qui s’y love. Des heures durant, il couche sur papier
des idées, des mots, des pensées, des constructions, des structures sans comprendre
d’où provient cette inspiration fulgurante.
Il en est ainsi durant toute la période des vacances, ce qui le mène au 4 janvier de la
nouvelle année. Il sort alors de son mutisme et confie le tout à son oncle Michael lors
d’une petite fête chez ce dernier.
Dès qu’il pose le pied à l’intérieur de la maison, son oncle l’écarte discrètement du
groupe pendant que les autres s’affairent dans la cuisine.
— Dis donc, toi, mon grand, tu as l’air curieux, il y a quelque chose qui t’embête?
Thomas apprécie voir Michael, un artiste de la scène qui œuvre dans un cabaret
assez chic de la ville. Bien à l’écart dans les coulisses, il aime l’ambiance enfumée, le
bruit de foule, la musique et les projecteurs. Il chante bien, son oncle, un crooner, mais
depuis peu il songe à la retraite. Marié, deux filles beaucoup plus jeunes que Thomas,
ses cheveux trop argentés lui donnent malgré tout un air superbe. Son verre de whisky à
la main, les yeux brillants, le sourire parfait des gens qui ont soigné leur dentition
comme s’il s’agissait de pierres précieuses, oncle Michael mérite peut-être la
confidence.
— Non, ça va. Mais j’ai le goût d’écrire, de lire, de me documenter sur certaines
choses de…
— Thomas, fais-le! répond son oncle abruptement, affichant un air grave. Fais-le,
Thomas, fais tout ce qui te vient à l’esprit. Tu auras bientôt dix-sept ans et j’ai toujours
pressenti que derrière cette tête de linotte dont tout le monde t’afflige, il y a quelque
chose qui bouillonne. Fais-le, Thomas, ne laisse jamais personne t’arrêter ou te dire le
contraire. Personne, tu entends?
— Oui… mais, tu ne sais même pas sur quoi je…
— C’est sans aucune espèce d’importance, l’interrompt son oncle. Toi, tu caches une
mine de diamants sous tes allures de terrain vague, je le sens. Thomas, je vais te confier
quelque chose, ajoute-t-il en regardant vers la cuisine et en baissant légèrement le ton.
Quand j’avais ton âge… Viens tout près, je ne tiens pas à ce que mes deux pies
bavardes entendent ça et encore moins ta tante.
Ils se déplacent dans un petit salon et du pied, Michael ferme la porte. Il cherche des
yeux quelque chose, trouve la bouteille et prend un autre verre.
— Ce soir, c’est ton initiation! Tu as déjà bu du whisky?
— Non… j’ai déjà bu un peu de brandy de grand-père, mais je n’ai pas aimé ça.
— C’est lui qui te l’a offert?
— Oh non! Je crois qu’il m’aurait étouffé s’il avait su.
— Très bien, dans ce cas, ce sera vraiment ton initiation. Ce soir, mon gars, tu vas
devenir un homme. S’humecter la glotte avec des bulles sucrées n’est plus de ton âge; tu
dois découvrir et maîtriser la séduction, le charme et la finesse de cette grande dame
irlandaise qu’est Jameson, tu con nais?
Thomas fait signe que non.
Son oncle verse alors une rasade du liquide à peine ambré dans un verre plutôt lourd
et l’offre à Thomas.
— Allez, mon gars, cul sec! Et tant pis pour la finesse, se dit-il in petto.
Joignant le geste au commandement, Thomas fait de même. Sans sourciller!
— Dis donc, toi, t’as un gosier de sergent-major. Allez, assieds-toi.
Les deux se calent dans les gros fauteuils de cuir capitonné Ashley rouges. Une
lampe Tiffany éclaire à elle seule la pièce aux murs recouverts de boiseries sombres.
Ce n’est pas le bureau d’un chanteur de charme, il y règne une solennité que Thomas
peut aisément percevoir. Il observe une bibliothèque énorme, des livres ouverts sur le
sol avec un bol de cristal rempli de croustilles et une bouteille de bière vide. Malgré la
richesse et l’élégance de ce bureau, l’oncle Michael doit donc malgré tout s’étendre sur
le sol, les pieds sur un meuble, pour lire et se distraire. Bizarre, ça, non? se demande
Thomas, mais sa réflexion coupe court quand son oncle prend la parole.
— Quand j’avais ton âge, je voulais devenir médecin. J’ai commencé mes études
dans ce domaine et j’étais passionné, mais mon père, ton grand-père… eh bien, vois-tu,
il n’était pas comme les autres. N’importe quel père qui se respecte aurait voulu que
son fils devienne médecin, il en aurait été fier. Eh bien, pas le mien! Il a tout fait pour
me décourager, affirmant que je n’en serais pas capable, que je n’en avais pas l’étoffe.
Tu sais ce qui s’est passé? Il a gagné. Je ne lui en ai jamais voulu pour ça, parce que je
me disais qu’il avait sans doute raison et même aujourd’hui je me dis encore qu’il avait
sans doute raison. Mais tu sais quoi? Je crois que c’est malsain d’abandonner un rêve
parce que quelqu’un d’autre te dit que tu n’es pas en mesure de le réaliser, que tu n’en
as pas l’étoffe, comme il disait. Je crois qu’il vaut mieux s’en rendre compte soi-même
que d’accepter tout bêtement le verdict des autres.
De la sorte, tu n’entretiens pas ces regrets pour le reste de ta vie, tu ne te demandes
pas si au bout du compte tu aurais pu réussir. Tu le sais toi-même, par toi-même. Ne fais
pas cette erreur, mon grand, parce que tu sais, peut-être aussi qu’il avait tort et, dans ce
cas, cela signifie que je me serais laissé arrêter uniquement parce que son opinion me
paraissait plus importante et plus influente que tout. J’en suis venu à chanter parce que
je chante depuis toujours, et j’en suis venu à croire que cela constituait ma seule chance
de réussir. Alors, ne va pas commettre la même erreur. Ne laisse personne t’enfoncer
dans la gorge ce que tu dois dire et t’enfoncer dans la tête qui tu dois être, termine-t-il
les yeux embués.
— Je crois que je veux enseigner la religion! rétorque Thomas comme s’il n’avait
rien entendu, les yeux à demi clos.
L’oncle Michael fait rouler son verre presque vide.
— Oups! Bon… Dans ce cas, je m’en verse un autre, dit-il à voix basse, ce qui fait
sourire Thomas.
L’homme procède, regarde le verre vide de Thomas et se dit qu’il a encore le temps
de grandir avant de connaître les effets feutrés de l’éthylisme avancé. Pour une
prochaine fois! dit-il en posant la bouteille sur le bureau, ce qui ne déçoit pas Thomas,
encore ambivalent sur le goût doux-amer de madame Jimmyson. Michael s’ajuste sur
son fauteuil tout en tapotant des doigts les petits clous cuivrés.
— Enseigner la religion! Bon, d’accord, mais dans ce cas, pourquoi ne pas devenir
prêtre, aller jusqu’au bout de l’allée où se trouve l’autel pour y rester et non te marier?
demande Michael en riant de bon cœur, mais ne trahissant aucune arrière-pensée.
— Non, je ne crois pas, c’est autre chose.
— Ah? Alors, tu veux sans doute dire théologien? Tu veux enseigner la théologie
dans ce cas?
— Plus tu en parles, moins c’est clair dans mon esprit. Je ne sais pas, mon oncle, je
suis fasciné par quelque chose, mais je ne sais pas quoi exactement.
Thomas jette un œil vers la porte comme pour s’assurer de leur intimité et
entreprend alors de lui raconter la trame des événements récents lorsque son copain lui
demandait s’il croyait en Dieu. Puis, il ajoute:
— Il y a aussi quelque chose de bizarre qui s’est produit la semaine dernière. Je me
suis retrouvé au beau milieu d’une bataille de rue et…
Thomas lui raconte toute l’histoire. C’est alors que les grands yeux de Michael et sa
bouche en O incitent Thomas à ralentir la cadence, et finalement il aboutit. Son oncle est
soufflé!
— Une bataille de rue? Toi? Attends, là, tu causes d’amibe collante avec un de tes
amis, tu rédiges des textes déistes, si j’ai bien compris le mot, tu cherches s’il n’y aurait
pas une bon Dieuse quelque part en plus du bon Dieu, tu te bats comme un docker et
passes à un cheveu de tuer un pourri d’Irlandais, puis tu me racontes ça comme si c’était
une balade dans le parc en avalant ton Jameson comme si c’était du lait. Alors là, j’en
ai vu de toutes les sortes, mon grand. Mais là, tu me les coupes, Thomas! Grand Dieu, il
n’y a pas si longtemps tu aurais fondu sur le carrelage si je t’avais invité à venir
t’asseoir seul avec moi dans ce bureau. Tu te rends compte?
Thomas rigole comme un enfant, mais Michael insiste.
— Alors, c’est quoi ce type aux cheveux longs qui t’a épargné la pendaison?
— Oui, blonds, jusqu’aux épaules. Au début, je croyais que c’était une fille, mais
non. Il avait un truc, un dessin argenté et bleu, comme un bateau avec une étoile sur
l’épaule, un grand type, et il semble que je sois le seul à l’avoir vu… Puis il a disparu.
— Disparu! Tu veux dire quoi, exactement? Disparu au loin, en tournant un coin de
rue, derrière une voiture?
— Non, pfuit, il a disparu, tout simplement. Je ne l’ai pas vu disparaître, mais le
temps de me retourner, pfuit, disparu, évanoui, comme un courant d’air, et mes amis
jurent ne l’avoir jamais vu.
— Tu venais d’encaisser quelques bons coups et tu n’avais plus tes lunettes, tu l’as
confondu avec un passant, je ne sais pas, moi, non?
— Non, je te jure, ce sauvage m’a roué de coups, mais je ne sentais rien. Quand je
me suis redressé, j’étais comme je suis là et le grand blond m’a parlé, il m’a soulevé de
terre comme si j’étais une plume et ce qui est curieux, c’est que je suis sûr de connaître
ce grand type. Bon Dieu, je le connais, insiste-t-il en frappant du poing sur la table. Je
l’ai très bien vu, même sans lunettes. Je connais ce type.
Michael sourcille et cherche à changer de sujet. Thomas se dit alors intérieurement
qu’il vaut peut-être mieux ne pas aborder l’affaire de l’anneau lumineux.
— Ta conversation avec ton ami, cette histoire d’amibe et d’intelligence derrière un
plan, tu as lu ça quelque part?
— Sur les amibes, oui, évidemment, ce sont les cours de bio à l’école, mais pas le
reste. On me souffle cela dans le crâne. Tu me connais, je ne fais pas de conférence,
moi. Or, c’est la première fois de ma vie que je plaçais plus de dix mots l’un derrière
l’autre. Et on dirait que je ne peux plus m’arrêter, d’ailleurs!
Michael, ému par cette réponse, se lève, s’approche et lui ébouriffe la tête.
— Thomas, quand tu es né, ta mère se disait convaincue d’avoir donné naissance à
un ange, elle te l’a dit?
— Non. L’ange a mouillé son lit jusqu’à il y a six mois, elle a sûrement changé
d’idée.
— C’est vraiment terminé, ce truc-là? demande-t-il en riant un peu maladroitement.
— Oui, je crois bien.
— Bon, écoute, ton histoire de grand type qui disparaît et ce que tu veux faire,
enseigner la religion, comme tu dis, je crois qu’il se cache autre chose derrière tout ça.
Le mot «métaphysique» te dit quelque chose?
— Non.
Il semble hésiter, se verse un demi-verre et fait avec la bouteille un petit signe à
Thomas, qui décline l’offre.
— Aimerais-tu rencontrer un métaphysicien?
— Je ne déteste pas le nom. Ça fait quoi, un métaphysicien? Je ne suis pas habile de
mes mains, je te préviens, et s’il y a un rapport avec les mathématiques, tu vas être déçu
parce que…
— T’as un petit côté comédien, toi, Thomas. Tu tiens ça de moi! Non, écoute, le
mien est un drôle de type, mais il est formidable, tu vas l’adorer. Je te préviens, toi
aussi, c’est tout un numéro, le gars, il est psychanalyste, magicien, hypnotiseur de salle
et il adore le porto!
— C’est un homme ou un cirque?
Michael s’esclaffe. Thomas se lève et l’oncle fouille dans sa poche.
— Tiens, prends une gomme, si ta mère sent le whisky, elle va me décapiter. Toi et
moi sommes en minorité dans cette maison et les femmes ne badinent pas avec ça, dit-il
en vidant son verre d’un trait. Laisse-moi voir, j’ai l’adresse et le numéro de téléphone
quelque part de ce monsieur. Je vais l’appeler et lui dire que tu vas le rencontrer. C’est
un type au poil, il a l’air grincheux, un peu intimidant avec ses allures de magicien du
dernier siècle, mais j’aimerais que tu lui racontes tes histoires. Je suis convaincu qu’il
pourra t’en dire un bout. Tu veux bien?
— Mon oncle?
— Oui, mon garçon.
— Tu aurais fait un très bon médecin.
Thomas le laissa seul. Michael sourit, songeant qu’il avait sans doute raison. Dans
un espace infini, loin des tourments de la chair, Isméal sourit. Sa mission est accomplie.
17

Trois semaines plus tard, Thomas, assis en classe, se lamente intérieurement. Il ne


parvient pas à se concentrer et c’est avec une lenteur insupportable que se poursuit
devant lui l’explication de l’indispensable table des logarithmes en algèbre. Ses
pensées errent dans un curieux monde fait de champs et de vallées enchantés; il se voit
là s’amusant avec des enfants, leur expliquant diverses choses sur la vie, sur Dieu. Puis,
il se voit dans l’espace avec le grand type blond et se demande si tout cela est normal.
L’enseignant aborde maintenant la règle de Carter, son cauchemar, quand Thomas se
souvient alors d’avoir sur lui quelques mots griffonnés sur un petit papier: Dr Paul M.
Sheilter, et ses coordonnées. Le métaphysicien de l’oncle Michael!
Dès qu’il revient à la maison, un logement de huit pièces situé en plein cœur de la
ville, Thomas monte à sa chambre. Depuis peu, il occupe un emploi de fin de semaine
dans une pharmacie du coin qui lui procure assez d’argent pour se faire installer un
téléphone bien à lui. Il aime de plus en plus échanger de longues heures avec quelques
rares amis. Il compose le numéro indiqué sur son papier.
Une voix de grièche se fait entendre. Ils échangent quelques mots polis, puis Thomas
demande s’il peut être reçu. La réponse l’étonne.
— Certainement, mon garçon, vous viendrez me voir tous les jeudis, à 20 h, pas une
minute avant, pas une minute après. Vous porterez des vêtements simples, pas de bijoux
– n’apportez rien pour écrire –, vous écouterez et vous parlerez quand je vous le dirai.
Vous avez bien compris?
— Oui, monsieur, c’est très bien, j’ai tout enregistré, alors comme ça, je pourrai y
être demain, à 8 h?
— J’ai dit 20 h, pas 8 h, et je n’aime pas me répéter. Au revoir, mon garçon, à
demain.
Non, mais, tu parles d’un zigoto, celui-là, se dit Thomas malgré tout enchanté
d’avoir enfin un interlocuteur à la mesure de ses innombrables questions. Hum, ne
parler que lorsqu’il le dit… ça tombe mal… enfin, on verra bien.
Le lendemain, Thomas fait le trajet à bicyclette. Depuis peu, il rêve de se procurer
une voiture, par exemple une Renault 12, verte comme celle de Jacques, un de ses amis;
une voiture ainsi qu’une fille dans sa vie constituaient les deux rêves insoumis avec
lesquels il peinait à composer. La première évoquait la liberté totale et absolue; la
seconde, le plaisir et la fin de sa solitude. Il ne démontrait toutefois aucune expérience
et vraisemblablement aucune aptitude pour gérer ni l’une ni l’autre. Ce sont les
questions sexuelles qui le préoccupent et il songe à tout cela en pédalant vers sa
destination.
Il avait appris, sur le tard, que les enfants se conçoivent à la suite d’un contact très,
voire trop selon lui, intime entre l’organe qui lui avait causé tant d’ennuis depuis sa
naissance – il en était venu à croire que pisser jour et nuit se révélait la seule fonction
utile que ce truc pouvait accomplir – et l’absence d’organe de la femme, ou à tout le
moins un organe qu’il ne parvenait pas à imaginer.
Il avait embrasé son regard de tableaux de femmes nues dans de grands livres
illustrés de la bibliothèque de son grand-père, mais sans jamais parvenir à voir le sexe
de la femme. Il n’y en a pas! avait-il conclu, étonné. Il s’était même installé devant un
miroir en cachant son sexe et en croisant les jambes dessus. Je ne peux pas marcher si
je fais ça, elles ont un truc, là, tout ce qu’il y a, c’est du poil et ça s’arrête là. Une
revue médicale illustrait par un dessin une curieuse forme, comme un U stylisé, avec
des termes étranges: trompes, ovaires, utérus, vagin, etc. Tous ces mots pour rien à
voir, c’est bizarre, vraiment bizarre, j’ai seize ans et je passe pour un parfait abruti,
se dit-il en descendant une grande avenue le rapprochant de son but.
Mais je n’ai pas envie de parler de ces trucs-là avec lui, et je ne vais certes pas
lui dire que je suis venu ici à bicyclette, ça ne fait pas très sérieux. Je vais mentir sur
mon âge, je vais dire que j’ai dix-neuf ans, c’est ça, et que j’ai une amie, et que ma
bagnole est cassée. Je n’ai pas le choix, sans quoi jamais il ne voudra perdre du
temps avec un minus comme moi. Bon sang, dans quel guêpier je me suis fourré! Je
suis certain qu’oncle Michael était complètement beurré quand il m’a embarqué dans
cette galère. Je n’aurais jamais dû appeler ce type, je vais me faire encore traiter de
cancre et d’incapable.
Parvenu dans le secteur indiqué par l’adresse, il s’arrête, fouille du regard et voit le
numéro sur une immense porte de bronze cloutée, pas très rassurante et flanquée de
plusieurs plaques sur le mur de granit attenant. Il lit: «Dr Paul M. Sheilter,
psychanalyste.» Ouais, psychanalyste! Je me demande c’est quoi cette histoire de
venir le voir tous les jeudis. Je ne suis pas convaincu d’aimer ça. Il enchaîne sa
bicyclette à un poteau de métal, ouvre la porte et fait face à un grand escalier de bois
noir qu’il se met à gravir sans trop se presser. Sa montre indique 19 h 47. J’ai le temps,
je ne vais certainement pas me présenter là avant l’heure.
Lorsqu’il atteint le deuxième étage, il constate alors l’âge de l’édifice et son
entretien douteux. Pas comme l’extérieur. Il y règne une drôle d’odeur, un mélange de
produits chimiques, comme ces granules vertes que le concierge de l’école répand sur
le sol avant d’y passer sa large vadrouille. Les murs sont dégueulasses, tout jaunis,
constate-t-il pour lui-même. Il s’avance et revoit le nom et le titre de son hôte. Les
caractères, vieillots, dorés, bordés de noir et légèrement inclinés, comme on en voit sur
d’anciennes affiches, illustrent le siècle passé. L’écriture, défraîchie, s’aligne sur une
vitre givrée, égratignée par endroits, comme si un pauvre hère affolé avait
désespérément voulu sortir de là, ce qui ne le rassure point. Il consulte sa montre de
nouveau. 19 h 51. L’idée de retourner dans le confort et la sécurité relative de sa
chambre lui effleure l’esprit et il songe à rebrousser chemin vers la sortie. Il s’arrête,
revient sur ses pas et finalement se décide à entrer. Il pousse lentement la porte dès
qu’il tient bien serrée la poignée de cuivre noircie dans la main.
Il se retrouve dans une antichambre. Un vieux fauteuil que sa mère aurait
immédiatement jeté aux ordures trône là avec une lampe de métal bon marché,
surmontée d’un abat-jour sale et enfoncé. Sur la table, très quelconque, une pile de
magazines en désordre. Thomas s’assied, en prend un et se surprend de constater qu’il
ne date pas de 1812. Un truc sur la synchronicité, relatant les propos d’un certain Jung,
qu’il ne lit pas. Il pose le magazine et scrute les murs. Une affiche, et cette fois il n’en
est pas étonné, montre un dénommé Freud écoutant une femme couchée sur un drôle de
divan. S’il ressemble à ça, je hurle, pense-t-il. Il y a aussi une petite pancarte sur
laquelle s’inscrit en lettres ternes: «Vous êtes ici pour apprendre sur vous-même, alors
commencez maintenant. N
Charmant! Et on fait ça comment? se demande-t-il en consultant à nouveau sa
montre. 19 h 58.
La porte s’ouvre, une femme d’allure jeune, les cheveux blonds, courts et légèrement
bouclés sort en marmonnant quelque chose que Thomas ne comprend pas. Il baisse les
yeux de toute façon, intimidé d’avoir été surpris de la sorte par une si jolie femme, et
s’imagine un instant avec elle, nue et… Ce que tu peux être obsédé, imbécile! se dit-il
en se châtiant d’entretenir de tels fantasmes. Elle lui fait un sourire aussi rapide à
disparaître qu’il est apparu et quitte la pièce, laissant ses pas résonner sur le dallage de
vieilles tuiles sèches de linoléum moutarde. Une voix parvient de l’intérieur.
— Alors, monsieur Thomas, vous entrez ou pas?
L’homme, toujours assis derrière un énorme bureau sculpté de bois sombre, n’est
heureusement pas comme sur l’affiche. Obèse, avec une tête énorme, il a des cheveux
grisonnants bouclés et très abondants qui surmontent un visage difficile à saisir. Il paraît
dur et intolérant, mais à la fois espiègle et farceur. Il fait un petit sourire qui lui donne
un air comique, ce qui rassure Thomas.
L’homme est vêtu d’une redingote anthracite, ou un truc du genre, avec une veste à
pois ridicule et une de ces cravates en cachemire que son grand-père affectionne
tellement. Il doit, selon son barème, être assez vieux, mais il ignore qu’à peine
quarante-deux hivers ont traversé l’existence du curieux bonhomme.
Le personnage se lève avec courtoisie; d’une voix étudiée, mais chaleureuse, il
chuchote:
— Bonsoir, monsieur Thomas, je suis heureux de rencontrer une vieille âme. Je suis
le Dr Paul M. Sheilter. À votre service et n’oubliez jamais le M.
Il reprend place et ricane. Thomas soupèse le tout. Ce gros homme plein de
contrastes l’intrigue énormément.
— Pourquoi dites-vous que je suis une vieille âme? demande Thomas le plus
poliment du monde.
— Parce que vous en êtes une, mon ami, répond l’homme tout en se croisant les
mains sur son abdomen proéminent. Votre oncle Michael, que je connais bien pour avoir
fait du spectacle avec lui, il y a… oh… je dirais une centaine d’années, m’a longuement
parlé de vous. Ce que vous lui avez raconté démontre le fait d’une âme très ancienne,
qui accumule de nombreuses vies, de précieuses existences dont chacune a permis à
votre Esprit de croître plus en avant avec grâce et majesté. Cela est très clair pour moi
et sachez-le, jeune homme, je m’y connais.
Ému, étonné, se rappelant qu’il ne devait parler que sur commande, il n’ose ajouter
de commentaires, mais le silence qui s’éternise pèse trop lourd.
— Si vous me permettez, que signifie le M. dans votre nom?
— Je me demandais quand vous poseriez la question. C’est celle que je préfère,
répond-il en riant. Vous n’avez que seize ans, mais est-ce qu’on vous a initié aux bonnes
choses de la vie? Vous connaissez le porto?
— Euh… non, je ne connais que le vin, un peu de bière, le brandy et le Jimmyson.
— Tout ça, c’est de la bibine, particulièrement le Jameson, on dit Jameson, pas
Jimmyson. C’est un whisky irlandais. Sa triple distillation enchante votre oncle, mais
c’est quand même de la bibine, cela fait des siècles que je lui dis. Vous voyez cette
bouteille là-bas? ajoute-t-il en pointant du doigt un secteur sombre de la pièce.
On n’b voit presque rien, se dit Thomas dont la vue n’est déjà pas très bonne. Seule
une vieille lampe jette un éclairage sinistre sur des livres écornés, des feuilles
éparpillées dans un chaos certes pas à dessein et quelques bibelots monstrueux sur le
bureau. Sur un des murs s’étale une croûte dont le sens lui échappe. On y voit sept
points lumineux sur un fond de ciel nocturne dont un, plus important que les autres. On
peut lire sur une petite plaque dorée l’inscription: Le lever de Sirius. Les yeux de
Thomas s’habituent à l’obscurité et il distingue la bouteille sur le rebord d’une étagère
vitrée dans laquelle semblent s’agglutiner d’étranges poupées.
— Allez, prenez cette bouteille, c’est de l’australien, du bon, vous trouverez les
verres pas très loin. C’est notre première rencontre, il faut la célébrer, mais n’allez pas
croire que je vais vous servir mon meilleur porto tous les jeudis.
Thomas ouvre la vitrine et se demande si chaque rencontre entre adultes doit
absolument être arrosée de la sorte. Je vais devenir alcoolo si ça continue, se dit-il.
Au passage, ses yeux s’attardent sur le visage inquiétant des poupées. Elles s’alignent
l’une à côté de l’autre, laides, grimaçantes, d’autres plus douces, mais revêtues de
costumes qu’il ne connaît pas. Certaines, privées de visage, souffrent en silence, le
corps percé de longues aiguilles.
— Ces poupées constituent ma petite collection de réminiscences du vaudou. Il est
faux de considérer Haïti comme l’exclusive terre idyllique du vaudou, vous saviez
cela? Toute l’Amérique du Sud a versé dans cette pratique, particulièrement le Brésil.
Allez, venez vous asseoir, ces poupées ne vous feront aucun mal. De l’argile et du
chiffon, voilà ce qu’elles sont.
Thomas revient, pose la bouteille et les deux verres sur le bureau et attend.
— J’ai pratiqué tous les métiers, mon jeune ami, lui dit Sheilter tout en manipulant
verres et bouteille avec une aisance qui en dit long sur son goût pour l’alcool.
Aujourd’hui, je me repose en aidant les gens à mieux se connaître. J’ai pratiqué la
magie sur scène, l’hypnose également, ajoute-t-il en levant le doigt vers le ciel, puis un
beau jour, j’ai tout abandonné pour m’adonner à la psychanalyse en utilisant ces talents.
On me connaissait sous le vocable du Grand Monarch, d’où le M. Avec le temps, je ne
sais trop pourquoi, j’ai changé ce nom pour Monak et j’y tiens beaucoup.
Thomas réprime un frisson dont il ignore la cause. Ce curieux nom lui dit quelque
chose, il en est distrait quelques secondes, puis se ravise. Bien sûr. Le papillon, le
monarque, idiot!
— J’aime me faire appeler Dr Paul Monak Sheilter. Vous l’avez deviné, je suis
d’origine allemande, mon nom évidemment, pas mon apparence, j’aurais plutôt tendance
à croire que je suis un tenancier de bar grec, conclut-il en riant de bon cœur tout en
vidant la moitié de son verre, laissant Thomas songeur sur le type de soirée que ces
deux-là, le docteur et son oncle, devaient s’offrir après leurs spectacles.
— Vous avez fait de la vraie magie, avec des lapins et des femmes sciées en deux?
demande Thomas avec des yeux d’enfant.
— Oui, mon garçon, j’ai fait de la magie.
Il prend alors un air très sérieux, se penche légèrement, sort une pièce de monnaie de
sa poche et en fait rouler une à grande vitesse entre ses doigts, puis il porte ses mains
sur son nez et en fait pleuvoir près d’une dizaine sur la table, une à une. Non satisfait du
regard ébahi de son seul et unique spectateur, il lève ses bras et, les ramenant vers lui,
une colombe blanche s’envole en laissant quelques plumes se poser doucement sur le
bureau. Les yeux ronds, Thomas étouffe un cri de surprise. Il a déjà vu cent fois ce
numéro, mais jamais en privé, si près, et bon Dieu, où était cette foutue colombe tout ce
temps?
— Wow! C’est la première fois que je vois un truc de magie ailleurs qu’à la télé.
Attendez que je raconte ça à Charles.
— Non, tout est ultrasecret, tu risques ta vie si tu en parles, lui dit-il en jetant un œil
goguenard sur l’oiseau.
Thomas plisse des yeux.
— Tu ne me crois pas, hein? Bon, d’accord, donc tu n’es pas venu ici pour cette
seule raison, n’est-ce pas? ajoute le docteur tout en ouvrant la porte d’une petite cage
où va s’installer docilement la colombe pour y manger les graines qui, elles aussi,
semblent être apparues dans sa main.
— J’ai l’intention de te tutoyer, mon garçon, ça te va?
— Oui, pas de problème, et non, c’est vrai que je ne suis pas venu ici pour voir des
trucs de magie, mais j’ai toujours été fasciné par ce genre de choses, mais ça? Elle était
où, la colombe? Je veux dire… je ne vous ai pas observé, mais vos mains, enfin, vous,
je… je ne comprends pas…
— Tu ne le sauras que si tu prêtes serment avec un peu de ton sang au cours d’une
cérémonie infernale qui aura lieu en Transylvanie dans les donjons d’un château ayant
appartenu à Vlad l’Empaleur. Si je le veux bien, répond-il d’un ton princier qui fait
sourire Thomas.
Ce dernier commence à bien l’aimer, ce gros monsieur. Il est complètement cinglé
ou magique, j’adore ça, pense Thomas, se rappelant ce qu’avait dit son oncle, et tout
cela en finissant son verre de porto non sans grimacer.
— Tu es venu ici parce que tu te demandes pourquoi, toi, un gamin de seize ans, se
met à philosopher sur Dieu dans la rue, alors que les autres garçons de ton âge courent
les filles. C’est ça, hein?
— Ben oui, enfin, c’est un peu pour cette raison, répond Thomas terriblement gêné
par ces histoires de filles.
— Je vais te donner un conseil, mon garçon. Écoute-le bien. Sais-tu pourquoi le poil
du pubis des filles et des garçons frise de cette manière?
Étonné, un peu ahuri, Thomas ne sait que répondre; encore faudrait-il qu’il puisse
localiser le pubis dans son imaginaire et comme conseil, ce n’était pas prévu. L’autre
n’attend plus.
— C’est parce que lorsqu’ils font l’amour, leurs poils se joignent et créent une
sensation délicieuse sur leurs parties intimes. Tu l’as trouvée jolie, la petite dame qui
est sortie d’ici, hein? demande-t-il en frottant inlassablement l’une des pièces de
monnaie restées là après son petit tour de magie.
— La dame? Euh… oh oui! Enfin, je ne l’ai pas beaucoup regardée.
Thomas se sent rougir.
— Tu n’avais pas besoin de la regarder. Elle dégage une vibration sexuelle
étonnante, cette femme, j’en suis encore exténué… Mais non, qu’est-ce que tu penses!
Ce qui m’a exténué, c’est de subir ses assauts psychiques continus. Elle a dû te dévorer
des yeux, toi et ta chair tendre de petit homme, oh que oui! répète-t-il en riant,
poursuivant son manège avec la pièce.
C’est très important, le sexe, mon garçon, et tu devras t’y mettre bientôt. Toutes ces
stupidités imposées par les religieux doivent être revues et corrigées, je dirais même
oubliées, jetées aux ordures, ces espèces de macaques ont fait de la plus belle chose du
monde la plus horrible!
— Ça doit être à cause de la pornotraphie.
— Graphie, Thomas, pornographie. C’est absurde, cette manie qu’ils ont de filmer
des ébats sexuels naturels comme ça en gros plan. Tu imagines ce que ça donnerait de
planter une caméra sur une bouche qui mâche des aliments, en filmer l’intérieur pour
voir comment la langue et les dents travaillent sur cette bouillie? Ça te donnerait le goût
de manger, toi?
— Juste à y penser, ça me soulève le cœur.
— Exactement, et pourtant manger est un besoin naturel encore plus important et si
délicieux si on y met de l’effort. On exploite le plaisir des sens en humant le fumet
délicieux d’un bon ragoût de pattes, on admire la disposition d’aliments fins dans
l’assiette, mais aussi on admire une table fort bien mise et lentement on goûte et on
déguste avec finesse. Ça, mon ami, c’est l’érotisme apaisant de la faim, et le sexe n’est
absolument pas différent, mais on n’a pas besoin de tout voir, c’est dégoûtant. Il me
paraît bien évident que tu n’as jamais eu ton baptême de reins, mon jeune ami. Il faudra
qu’un jour tu fasses plus qu’y songer. Vois-tu, les conversations sur Dieu, sur la Divine
Mère, sur la vie et la mort, c’est très bien, mais ce n’est pas que pour ça que tu t’es
incarné. Tu dois aussi maîtriser la chair, la matière, tu dois y être très à l’aise. Tu dois
devenir une taupe, ajoute-t-il d’un air complice.
— Une taupe? Euh… et c’est quoi, ça, la Divine Mère?
— Une question à la fois, mon jeune ami. Une taupe? Voyons, je dis cela au sens
qu’on entend dans les services de renseignements. Personne ne doit se douter que tu es
une très vieille âme en service commandé. Ils vont avoir une peur bleue de toi et tu
seras enchaîné, prisonnier, isolé. Tu dois apprendre à devenir un homme, parce que
pour ce qui est d’apprendre à devenir Dieu, voilà une réalité avec laquelle tu sauras
facilement devenir familier, c’est dans ta nature.
Thomas devient anxieux, ses mains cherchent un nid pour y disparaître. Sa venue
dans ce bureau était motivée par le désir de découvrir une direction à prendre
concernant sa vocation, et voilà que cet original qui se mouche avec des pièces de
monnaie l’oriente vers la boisson, les filles, le sexe et l’espionnage! Ça va trop vite
pour lui. Changer de sujet!
— Pourquoi frottez-vous cette pièce?
L’homme, un peu surpris, s’arrête net et la dépose sur le bureau.
— J’applique le principe de Descartes!
— Oh?
— Je pense, donc j’essuie, lance-t-il avec un rire gras qui fait sautiller son ventre.
Un petit porto?
L’homme remplit son verre. Thomas refuse le sien tout en notant que ce n’est pas un
nom, mais des chiffres 9 qu’il y a sur la bouteille.
— Mon jeune ami, le porto, c’est le nectar des dieux, alors pour nous, c’est permis.
Allez, donne-moi ton verre, ne discute pas.
Thomas obéit. Il porte le verre à ses lèvres et réagit comme si du vinaigre
désintégrait ses muqueuses. Décidément, il n’aime ni le brandy ni le whisky, et surtout
pas le porto.
— Tu vois cette armoire derrière toi? Ouvre-la et prends les feuilles bleues sur le
dessus.
Thomas se lève et se dirige vers l’armoire tout en remarquant l’immense globe
terrestre sur sa gauche. De petits drapeaux de différentes couleurs décorent avec
mauvais goût la surface d’une partie de l’Amérique. Une grande épée à la lame
savamment travaillée pend au mur, au-dessus d’un globe de verre sous lequel repose un
livre énorme et certainement très ancien. Tout en posant les feuilles sur le bureau, il
s’enquiert auprès de l’homme de la nature de ces objets. Le docteur ahane un bon coup
en s’extirpant de son fauteuil et s’approche de lui.
— Mon jeune ami, sache que le globe indique les endroits où se trouvent les plus
grands Esprits de la planète; l’épée vibre encore de la main du roi Arthur; la célèbre
Excalibur et ce livre constituent la première bible imprimée par Gutenberg en 1448.
L’homme a pris un ton solennel pour dire tout ça. On y croirait, se dit Thomas qui
s’avoue vaincu. Ses grands yeux ouverts et sa bouche, tout aussi béante, doivent offrir
sans doute un spectacle très amusant au magicien des mots que se révèle son hôte.
— Assez blagué, ce n’est pas convenable de ma part de me moquer de toi. Tu
goberais tout ce que je te dis. Remarque bien que je n’avoue jamais cela à mes patients,
mais c’est une autre histoire. Je possède des actions dans une compagnie de sauce avec
un autre de mes grands amis, l’hypnotiseur Vincent Harrison, tu sais, les sauces VH?
Voilà les points de distribution sur le globe. L’épée, je l’ai payée vingt-cinq dollars
dans un marché aux puces à Londres et ce vieux livre, je n’en ai aucune idée. C’est du
russe, je crois, et ça aussi je l’ai payé une bouchée de pain, je crois que c’est un traité
d’archéologie. Il y a des reproductions de peintures rupestres là-dedans. À ma mort, tu
le prendras! Si ça vaut une fortune, tu m’érigeras un caveau au cimetière, termine-t-il en
grognant tout en regagnant son fauteuil après avoir saisi la liasse de documents bleus.
— Ces feuilles, mon ami, constituent les originaux des textes les plus secrets de la
Rose-Croix. Je possède aussi des documents sur la franc-maçonnerie, sur la Divine
Mère également. Je sais que cela te fascine, mais on ne peut pas tout voir cela d’un trait,
tu comprends? Je te parlerai aussi des extraterrestres, des intraterrestres, des cathares et
des neuf supérieurs inconnus. Je te dresserai une liste d’ouvrages que tu liras, et tu
reviendras m’en parler ici, tous les jeudis, tu me poseras des centaines de questions et
j’y répondrai. Tiens, tu vas commencer par celui-là, on y traite de vies antérieures.
— La réincarnation? C’est difficile à croire! Des gens qui reviennent dans des
vaches sacrées…
— Tu mélanges tout, on voit bien que tes lectures ne dépassent pas Tintin au Tibet.
Ce dont tu me parles est la métempsycose, une croyance hindoue. Je te parle de la
transmigration des âmes, du cycle des vies antérieures, ignare. Puis, je t’apprendrai, si
tu le mérites, les techniques du magnétisme, de l’hypnose, la puissance du regard, le
pouvoir des mots, et ainsi de suite. Quand j’en aurai fini avec toi, tu seras fin prêt.
— Fin prêt pour quoi?
— Pour ce que tu as à faire ici, petit malin. Je ne sais pas, moi, je n’en ai aucune
idée, je suis ton mentor, pas ton Esprit. Mais pendant ce temps-là, tu vas me faire le
plaisir d’apprendre à conduire une voiture et de laisser tomber ce vélo ridicule. Tu vas
sortir un peu, trouver une fille, con naître ton premier orgasme autre que celui que Dieu
seul voit et à l’occasion on ira vider une fiole de porto quelque part. Je dirai que tu es
mon fils et que tu as vingt et un ans, le corps a ses lois que nos lois ne digèrent pas.
Allez, maintenant, file, emporte ce livre, tu lis l’anglais?
— Assez bien.
— Alors, perfectionne-toi et vite, les meilleurs ouvrages ne proviennent pas tous de
cette douce France, tu sais. On se revoit jeudi. S’il y a un bonhomme très grand, mince
et à moitié chauve dans l’antichambre, tu lui dis qu’il peut entrer.
Étourdi, Thomas remercie son hôte et le quitte. Sur le même siège qu’il avait occupé
à son arrivée se trouve effectivement un grand bonhomme, très laid, quasi chauve, qui
attend, les genoux presque au menton. Il fait pitié à voir, se dit Thomas sans savoir quel
rôle important il jouerait un jour, et lui indique qu’il peut entrer.
18

Trois années passent. Thomas quitte l’école et devient rédacteur pour un hebdomadaire
local. Ses recherches personnelles et ses rencontres régulières avec le Dr Sheilter,
quoique plus espacées, l’ont conduit à mettre sur pied une organisation permettant aux
gens qui le désirent de discuter des tenants et aboutissants d’une spiritualité renouvelée.
Sa discussion d’autrefois avec son ami sur les amibes et les chats affamés a fait son
chemin. Thomas, dans son déisme, par opposition au théisme, ressent qu’aucune
religion ne peut parvenir à répondre de manière satisfaisante à la question primordiale,
pour ne pas dire éternelle: «Que suis-je?» Créature de Dieu? Enfant de Dieu? Fils de
Dieu? Il en avait plus qu’assez de ce «de». Pourquoi serions-nous absolument la chose
«de» quelqu’un ou «de» quelque chose, si grand soit-il?
Je suis le fils de mes parents, je suis le descendant de mes ancêtres, je suis le fruit
d’une très longue descendance génétique si on remonte les chaînons de l’évolution et
je vis très bien avec cela, mais il y a autre chose, je suis autre chose, de plus grand!
Ce discours à la fois déiste et gnostique est très mal vu en général dans la communauté,
mais Thomas parvient, par sa verve et par son charisme, à intéresser certains esprits
éclairés. Qui plus est, il a finalement découvert avec l’aide de Monak que le premier
culte spirituel de toute l’histoire de l’humanité et qui dura des millénaires avait été
rendu à la Divine Mère. Il en faisait le sien propre, et plus jamais il ne s’entretenait
avec Dieu le Père ou Dieu le Fils, considérant qu’ils avaient eu leur tour, sans autre
grand succès que de générer guerres et massacres, et qu’en s’adressant à la Divine
Mère il avait au moins le sentiment d’être entendu, les femmes étant généralement
reconnues pour être beaucoup plus douées que les hommes en ce domaine. Alors qu’ils
aillent au diable, leurs dieux machos qui ne pensent qu’à nous inciter à nous
entretuer.
Thomas ne possède toujours pas de voiture et ne connaît pas encore les frissons de
la chair, sinon par quelques attouchements ici et là sans grandes conséquences. Il a
atteint sa taille d’homme adulte moyen, et ses anciennes lunettes ont cédé la place à ces
nouvelles montures à la mode qu’on appelle des lunettes françaises. Ses cheveux
bruns, un peu moins longs qu’à l’époque de ses seize ans, n’en demeurent pas moins
aussi raides. Il a mis un terme à ses exercices, héritant de ce fait d’une certaine carrure.
Il ne pratique plus le judo, mais le ski alpin et la natation. Je vois que tu aimes autant
les sports d’équipe qu’autrefois, commentait ironiquement son grand-père avec un
sourire entendu.
Thomas n’apprécie aucun de ces sports d’équipe; de plus, il ne suit aucun d’entre
eux à la radio ou à la télévision comme tout le monde le fait, ne connaissant rien du
hockey, du football ou du baseball, et moins encore du football européen connu chez lui
sous le nom de soccer. Ce sont les années 70, après tout. Sa relation avec sa mère
s’avère de plus en plus tendue et son grand-père pardonne mal l’abandon prématuré de
ses études. L’atmosphère familiale atteint un tel degré de lourdeur que Thomas quitte la
maison pour se choisir une garçonnière discrète, humble et à peine meublée, où il ne
passe d’ailleurs que très peu de temps.
19

Leur déménagement a dû avoir eu lieu très récemment. Tous les jours, Thomas passe par
cette grande avenue où se trouvent la plupart des résidences diplomatiques.
Impressionné par cette prestigieuse maison victorienne et sans en connaître les
habitants, il se doute bien de leur âge avancé par le fait qu’ils n’ont pas d’enfant.
Or, voilà que s’agite depuis peu, sur le terrain, un jeune bambin d’à peine cinq ans et
maintenant, deux jeunes filles viennent d’entrer par la porte avant. Il ressent un frisson
lui parcourir la nuque. Bien que son travail de journaliste l’amène de plus en plus à
rencontrer des personnes occupant diverses fonctions, parfois même des têtes
dirigeantes, Thomas demeure très timide dans ses relations sociales.
Il ressent le désir d’aller parler à ces gens, mais aucun motif ne le justifie. Il fouille
dans sa tête à la recherche d’un prétexte quelconque, mais n’en trouve point. Il songe un
instant que de nouveaux arrivants dans cette demeure à caractère diplomatique peut
suffire comme prétexte. Un article peut en être tiré, mais l’idée lui paraît stupide. Il
renonce et poursuit sa route. Le lendemain et le surlendemain, il refait le même manège
et chaque fois cherche des yeux l’une des jeunes filles qu’il a observées. Il espère que
le bambin fera une fausse manœuvre avec son tricycle. En tant que héros sauveur de la
nation, il pourrait dès lors frapper à la porte des parents morts de trouille, mais non, le
petit pédale comme un champion.
La fin de semaine s’écoule et Thomas n’ose même pas circuler dans cette rue. Il
s’enferme chez lui, feuillette des publicités sur les voitures, de nouvelles venues au nom
étrange, Toyota, et finalement passe de longues heures à lire un bouquin de Jimmy Guieu
sur l’abondance d’observations d’ovnis en France durant les années 50.
Il ne travaille pas ce lundi. C’est une journée de congé imprévue. Ayant épuisé ses
lectures, Thomas se dit qu’une petite promenade sur l’avenue interdite ne tuera
personne. Il sort donc et se dirige vers cette rue, pensant que sa réaction est stupide et
que son quartier regorge de beaux endroits. De loin, il voit les tourelles blanches de la
maison victorienne et se dit qu’après tout une petite visite ne peut tout de même pas se
terminer en massacre à la tronçonneuse. Il se tient devant la maison et s’immobilise. Il
s’allume une cigarette, un défaut contracté au bureau. Le ciel farineux de mai et les
arbres chargés de feuilles encore toutes jeunes diffusent une brise parfumée de
printemps. Pas très loin, les arbustes à fleurs expédient à tout vent leurs effluves; sans
comprendre ce qu’il fait, Thomas traverse la rue et monte les marches de bois blanc
pour se retrouver au milieu d’une grande galerie. La double porte vitrée le nargue. Il
presse le bouton de la sonnette, se traitant de tous les noms.
La plus merveilleuse créature qu’il eût pu imaginer ouvre presque aussitôt. Ses longs
cheveux d’un noir jais et son teint légèrement olivâtre font ressortir le vert époustouflant
de ses yeux. Thomas a les jambes molles. Délicate, relativement petite, elle a une voix
si douce qu’il a peine à l’entendre. Elle ne doit pas encore avoir seize ans.
— Bonjour, mademoiselle, je m’excuse de vous déranger, mais je me demandais
si… enfin, si je pouvais rencontrer les occupants de la maison. Je suis journaliste pour
un hebdo local et… je suis… je suis responsable de… je suis responsable des affaires
diplomatiques. Pauvre imbécile, se dit-il. Tu en connais, toi, un hebdo de quartier qui
a un service des affaires diplomatiques?
— Vous vous appelez comment? demande-t-elle avec le plus merveilleux accent qui
puisse se concevoir dans sa tête.
— Thomas, je m’appelle Thomas…
— Thomas? Oh, comme l’écrivain Thomas More! I like it.
— Ouais, euh, oui, c’est très gentil, mais je ne suis pas écrivain, je suis reporter.
Vous êtes Anglaise?
— De naissance, oui. Mon père travaille ici comme attaché culturel à l’ambassade
de France. Ma mère vient de Londres. Je suis née à Liverpool.
Thomas sursaute. Liverpool? Il ignore pourquoi, mais ce nom éveille en lui un écho
lointain et très important, quand subitement il se souvient.
— Ah, Liverpool, oui, comme les Beatles!
Elle laisse s’échapper un petit rire cristallin qui l’achève net.
— Vous entrez? fait-elle en laissant largement l’espace nécessaire à ne pas lui
donner le choix.
— Je ne veux surtout pas vous déranger, je peux revenir, vous savez.
— Autant nous déranger maintenant, non? ajoute-t-elle en riant.
Thomas a le sentiment d’être en train de cuire sur un gril. Jamais de toute sa vie une
telle agitation ne s’est emparée de lui de cette manière. Il bouillonne d’excitation en son
for intérieur; en fait, il succombe à son charme, n’y opposant aucune espèce de
résistance. Je suis amoureux fou de cette fille, ce qui m’arrive n’a aucun sens. Mon
Dieu, aidez-moi.
— Je peux savoir votre nom? demande-t-il en tripotant gauchement son carnet de
notes.
— Je m’appelle Amelia. Ma mère a choisi ce nom parce que ma mère ad… comment
dites-vous, ah oui, admirait, elle admirait beaucoup Amelia Earheart, la première
femme pilote. Elle est morte au cours d’un vol et personne n’a jamais retrouvé son
corps.
— Oh, c’est triste! répond Thomas avec l’air le plus affligé qu’il peut trouver.
Imbécile, cesse de faire le mariolle!
— Pas vraiment, je ne l’ai pas connue, fait-elle en riant de nouveau. Mais j’aurais
bien aimé, j’adore les uniformes. Venez vous asseoir, Thomas.
Elle m’a appelé par mon prénom, je vais défaillir, elle aime les uniformes. Dès
demain matin, je m’engage dans la Marine, c’est eux qui ont les plus beaux
uniformes, se dit-il après avoir franchi l’encadrement de la porte.
— Suivez-moi.
La maison se révèle aussi belle qu’il le croyait. Les planchers de bois dur, sombre et
vernis impeccablement ainsi que le mobilier victorien dégagent une ambiance digne
d’un manoir. Le grand salon entièrement vitré s’offre aux passants de la rue et Thomas
reconnaît ces fameux rideaux plein jour que sa mère a voulu installer chez lui. Sa mère
et son obsession pour les rideaux et les tentures, songe-t-il, un sourire en coin.
Amelia prend siège avec lui et il note aussitôt qu’elle n’a aucunement indiqué son
arrivée à quiconque. L’idée de se retrouver seul avec elle dans cette immense maison le
trouble.
— Vous croyez que je vais pouvoir rencontrer vos parents? demande-t-il en se
maudissant aussitôt pour cette question, n’ayant aucune envie de les voir, pas même au
prochain siècle.
— Je crois, oui, ils ne vont pas tarder à revenir du consulat. Ma sœur et moi, nous
nous occupons de Trevor, notre petit frère. Joanna, ma sœur, est un peu plus âgée que
moi.
Comme il se prépare à lui proposer de revenir, il se mord la langue et évite la
catastrophe de peu.
— Vous êtes jeune pour être reporter, aren’t you?
Elle déplace une mèche de cheveux avec un petit geste de la tête qu’il aurait voulu
filmer pour le revoir cent fois.
— Oui, c’est vrai, j’ai eu de la chance, je crois. Je n’ai jamais éprouvé de difficulté
avec l’écrit, c’est facile pour moi et mes employeurs se disent très satisfaits de mon
travail. Il faut dire qu’ils n’ont jamais trop exigé de ma part. Je m’occupe
essentiellement des conseils de ville et autres banalités du genre.
Connard, ça y est, j’ai gaffé, c’est certain, j’ai gaffé, se dit-il en lui-même.
— Oh, je vois, les… affaires diplomatiques, répond-elle avec un sourire
dévastateur.
Thomas baisse la tête. Et voilà, ducon!
— Je vais être très franc avec vous, Amelia, vous permettez que je vous appelle
Amelia? Enfin, c’est stupide, parce que je sais que c’est votre nom, mais…
— Thomas, vous permettez que je vous appelle Thomas?
— Absolument!
— Vous pouvez m’appeler Amelia. Mon père et mon… ma mère travaillent tous les
jours with the protocol, mais moi, je veux devenir musicienne ou peut-être historienne,
alors c’est différent.
— Historienne? C’est… C’est très intéressant, vous aimeriez beaucoup connaître un
de mes amis, le Dr Sheilter. C’est un homme très cultivé, un peu original sur les bords,
mais il a beaucoup voyagé. J’ai un oncle aussi qui chante, sur les planches. Ça va, ta
gueule!
— Vous alliez me dire quelque chose!
— Moi?
— Oui, vous savez… les affaires diplomatiques et les conseils de ville?
— Oui, oui, bien sûr, les affaires diplomatiques. Écoutez, Amelia, je suis désolé,
mais… je crois que c’est la curiosité, j’ai un peu exagéré mon histoire, mais je voulais,
enfin… j’étais fasciné, ce que je veux dire, c’est que je voulais vous connaître. C’est
aussi simple que ça. Je vous ai vus, vous, votre sœur et votre petit frère aussi, et ça a
été… disons que ça a été plus fort que moi.
— Wonderful! Ma sœur Joanna et moi sommes très seules ici, vous savez, nous ne
connaissons personne et nous n’irons en classe que dans une semaine et peut-être pas,
non plus. My mother thinks, sorry, ma mère pense que des cours privés à la maison ou
par correspondance seraient mieux adaptés pour nous, alors… you know! Sometimes, it
gets boring.
Thomas louange le destin. Quel génie du ciel l’a amené ici, il n’en a aucune idée,
mais pour la première fois de sa vie, le bonheur s’approche de lui comme un petit
animal domestiqué. Il veut demeurer là assis devant elle jusqu’à l’épuisement.
Il poursuit la conversation et propose aimablement à Amelia et à sa sœur un tour de
ville. Elle accepte en bondissant sur ses pieds et lui donne rendez-vous le vendredi soir
suivant. Thomas quitte la résidence et retourne chez lui une symphonie dans l’âme, le
cœur visant les étoiles. Puis, il revient sur Terre. Merde, je dois m’acheter une voiture,
cette fois, c’est urgent.
Thomas ne tarde pas à régler ce détail. Dès le lendemain, il négocie l’achat d’une de
ces petites voitures japonaises et maîtrise, non sans peine, la conduite manuelle. Le
vendredi soir venu, il se rend chez Amelia, fait la connaissance de ses parents ainsi que
de sa sœur Joanna.
Son père mérite bien son titre d’attaché culturel, interrogeant longuement Thomas sur
ses lectures, ses loisirs, s’étonnant du fait qu’il prononçait les «an» comme des «in»,
petit défaut caractéristique de certains francophones hors Paris. Sa mère, plus
chaleureuse, semblait ravie et pas inquiète de voir ses filles partir seules avec ce jeune
reporter. Quant à Joanna, plus âgée et moins favorisée par la nature, elle promenait sa
forte ossature et son excès de poids avec l’assurance d’un maquignon. Amelia, plus
belle que jamais dans l’esprit de Thomas, délicieusement intéressée, voire fascinée, par
le programme proposé par Thomas, le prend par la main. Il s’étonne qu’elle n’entende
pas le bruit d’enfer que son cœur mène à fond de train dans la cale.
La balle loge maintenant dans le camp du destin. Après quelques semaines de sorties
communes avec Joanna, ils ont enfin droit à un peu de solitude. Le soir, après son
travail, Thomas se rend tout guilleret à sa résidence, les cheveux placés, un arôme de ce
nouveau parfum, Brut, destiné à l’étreinte souhaitée, mais toujours absente. Ils parlent
de tout et Thomas, plus confiant, finit par confier ses intentions d’enseigner un jour
certaines valeurs d’ordre spirituel.
Il est surpris de constater qu’Amelia, malgré son jeune âge, entretient un tas d’idées
bien arrêtées sur bon nombre de sujets. Elle considère notamment la religion catholique,
et d’une certaine manière toutes les religions, comme un ensemble de rituels
institutionnalisés quelque peu obsolètes. Thomas est évidemment tout à fait d’accord
avec elle.
Elle affirme que la religion peut, à ce titre, être comparée à tout autre organisme
social ou même politique. Elle considère en premier et par-dessus tout que la religion
se veut une affaire strictement d’hommes et de femmes entre eux, sans plus, niant d’un
revers de la main ce qu’elle appelle la pseudo-infaillibilité du pape, rejetant la
nécessité du sacrement de baptême comme un choix imposé, celui de la confession
comme une forme de délation envers soi-même, ce qui fait rire abondamment Thomas,
et le sacrement de mariage comme une risée, aucun homme ni aucune femme ne pouvant
se tenir à l’écart d’une méprise l’un envers l’autre, générant de ce fait l’incontournable
divorce. «Quant à l’extrême-onction, on s’en fout, c’est la mort qui suit et ça, nul ne sait
ce qu’il en est N, disait-elle.
Elle n’éprouve aucun besoin précis d’en savoir plus long sur l’idée de la
réincarnation, préférant contempler le néant sartriste avec plus d’attention. Quant à Dieu
lui-même, elle admet le concept de la force intelligente en chacun de nous que lui
propose Thomas, une vision déiste qu’elle juge cohérente et certes moins doctrinale que
la version théiste. Main dans la main, ils arpentent les rues, s’arrêtant pour casser la
croûte et reprenant leur discussion jusqu’à la rentrée sage d’Amelia à la résidence
paternelle. Elle devient la version femelle de Charles, en somme.
Il n’y a que de tendres baisers furtifs, et Thomas, passionnément amoureux, ne réussit
pas à puiser dans son courage les forces vives lui permettant de s’engager pieds et
poings liés sur ce terrain miné. La peur incontournable du rejet, d’être abandonné par
Amelia l’emporte sur tout ce qu’il peut ressentir pour elle. Le spectre d’une amitié aussi
loin que possible de l’amour rêvé plane sur l’indicible légèreté de leur intimité.
À la maison, il écrit durant de longues heures, embrasé par une rage épistolaire, mais
sans avenue, aucune de ses lettres incendiaires ne connaissant le timbre-poste. Plus rien
ne compte à ses yeux qu’Amelia. Dans le secret de son cœur, malgré son amour
inavoué, il ébauche de grands projets et s’imagine partir conquérir le monde avec elle à
ses côtés. Il ose même, en plein élan, visualiser ce moment épique au cours duquel ils
descendent tous deux de voiture pour gravir les marches vernies d’une petite chapelle
discrète. Il frissonne à l’idée d’élever une famille et d’être le père de ses enfants.
Ce rêve dure presque un an. Jamais Amelia ne donne l’impression qu’elle en préfère
un autre, mais jamais elle ne se livre à celui que tous considèrent comme l’élu de son
cœur.
Durant tout ce temps, Amelia l’accompagne à ses rencontres de plus en plus
nombreuses avec les membres de son organisation de recherche. Attentive, elle adore
participer à certains ateliers touchant l’histoire de l’homme et la possible intervention
de visiteurs venus d’un autre monde. Thomas constate avec quelle élégance et quelle
finesse Amelia parvient à s’intégrer harmonieusement dans sa vie. Il se promet de tout
tenter pour agir de même et s’intégrer à la sienne.
Puis, un matin, c’est le drame dans sa version grecque la plus cruelle. Déjà, de loin,
il se rend compte que quelque chose ne va pas. Un grand camion allongé, stationné dans
l’entrée de la résidence d’Amelia et sur lequel il peut lire sur la boîte Déménagement,
le fait courir, le cœur en pièces, n’osant croire qu’il puisse s’agir du départ de son
Amelia. Il atteint le seuil et entre précipitamment dans la maison.
Elle est vide de gens, de meubles et de sens. Il évacue la place en trombe, se rue
vers la cour arrière et voit deux hommes qui solidifient l’arrimage d’un meuble qu’il
n’a jamais vu. Ils ne font que déménager, tout n’est pas perdu. Mais lorsqu’il
s’informe auprès d’eux, son univers s’écroule. Il apprend des déménageurs que la
famille a quitté la résidence tôt dans la matinée et que ces meubles, prêtés par le
consulat de France, y sont retournés.
Dans la matinée? Dans la matinée, mais c’est fou, c’est complètement fou, c’est
impossible, ils ne peuvent pas partir comme ça, quitter le pays, c’est fou. Ou alors ils
savaient depuis le début qu’il y aurait une fin à tout ça, hurle-t-il dans sa tête,
cherchant à cacher ses larmes. Amelia. Mon Dieu, faites qu’Amelia reste ici. Il vacille
sur place, tourne sur lui-même, ne sachant où aller ni que faire. Il accoste à nouveau le
déménageur et lui demande en tremblant quelle direction ils ont empruntée ou vers
quelle ville ils se destinaient. Mais l’homme ne sait pas, parfaitement indifférent.
Thomas se rend chez lui en courant comme un fou et en jurant, regrettant de ne pas
avoir pris la voiture. Il saisit le téléphone d’une main et le bottin de l’autre. À bout de
nerfs, il arrache plusieurs pages en cherchant les numéros de l’ambassade et du consulat
de France. Après plusieurs vaines tentatives irritantes, il finit par obtenir l’information
qu’il ne veut pas entendre. Il a prétexté, en tant que journaliste, qu’un rendez-vous prévu
avec l’attaché culturel s’inscrivait aujourd’hui dans son agenda.
Or voilà, on vient de lui indiquer qu’il devait certainement y avoir une erreur
puisque l’attaché culturel avait été rappelé à Paris, qu’il avait déjà quitté le pays il y a
une semaine et que ce matin sa famille prenait l’avion pour le rejoindre.
Le combiné dans ses mains, la voix qui répète Allô? Vous êtes toujours là? Thomas
est bouleversé. Sa peine immense se mue en colère. Elle le savait, Amelia, tu le savais,
depuis une semaine, peut-être davantage, pourquoi tu ne m’as rien dit? Pourquoi?
crie-t-il au mur en lançant l’appareil sur le sol. Il ne sait que penser et craint de devenir
complètement fou. Il sort à nouveau.
C’est alors qu’il la voit. Ce matin, en quittant la maison, il n’a pas remarqué la petite
enveloppe blanche cachée en partie par le paillasson. Il se penche. Il tremble. Il
l’ouvre, des larmes montent à ses yeux. Dans ses mains, il tient fébrilement une toute
petite lettre de rien du tout. Il reconnaît aussitôt la signature fine d’Amelia. Elle écrit
comme une religieuse, toutes les Européennes écrivent comme des religieuses, songe-
t-il. Il parcourt la note avidement.
Cher Thomas,
Je suis très désolée, j’ai beaucoup de peine, mais je n’avais pas le courage de t’annoncer la nouvelle en personne.
Quand tu liras cette note, nous aurons quitté le pays pour retourner en France. Mon père a été rappelé pour toutes
sortes de raisons trop compliquées et pas importantes de toute façon. Je suis triste, Thomas, de partir sans même te
dire au revoir. Mon père m’a dit, je lui ai demandé, que nous ne reviendrons jamais ici. It’s over. Je t’embrasse très
fort.
Deeply sorry,
Amelia
Thomas relit la lettre plus d’une vingtaine de fois. Son cœur se décompose en
miettes. Son univers s’effondre. Une épouvantable déchirure vient de se produire dans
son âme et il sait qu’il ne sera plus jamais le même. Il hurle son désespoir, se jette sur
son lit et souhaite ne jamais avoir vu le jour. Confus entre la rage et le désespoir, il
frappe durement le matelas puis, en pleurant, crie de toutes ses forces: S’il y a un sens
à tout ça, montrez-le-moi, montrez-le-moi.

***

Il règne un grand silence. Les deux Esprits, l’un face à l’autre, s’entrelacent, puis
Michée s’éloigne lentement et disparaît. «Merci N, lui dit alors Goav avant de se
dissoudre à son tour. Il se retrouve aussitôt dans le corps épuisé et vaincu de Thomas,
entouré de son propre conseiller Ahsta et de plusieurs autres Esprits qui se mettent à
entonner un chant aussi doux que mélodieux.
Si Thomas avait pu les voir et les entendre, il aurait alors cru aux anges. Il finit par
s’endormir.
20

Le départ précipité d’Amelia pour la France n’a pas chez Thomas l’effet qu’il aurait pu
craindre. Lorsqu’il s’éveille pour entreprendre sa journée, il est soulagé de constater
qu’au-delà de cette douleur profonde que peut causer la perte d’un être adoré il parvient
à reprendre ses sens et à fonctionner normalement. Il ne parle à personne de cette
situation, et les semaines s’écoulent lentement, lui permettant de négocier la vie à
l’amiable.
L’organisation qu’il a mise sur pied regroupe une centaine de membres et fait de plus
en plus parler d’elle. Certains journalistes, intrigués par la tenue de rencontres de gens
discutant de sujets aussi mystérieux que les vies antérieures ou l’existence
d’extraterrestres, sollicitent quelques entrevues. Thomas s’acquitte de cette tâche avec
une aisance qui déconcerte sa mère et son grand-père. Jubilant intérieurement, l’oncle
Michael dissimule peu sa fierté en appuyant candidement la démarche inusitée de son
neveu.
Entre-temps, Thomas poursuit ses propres rencontres avec son mentor, le Dr Sheilter.
Il l’accompagne même à quelques reprises lors de séances d’hypnose en public qu’il
présente de temps à autre pour des organisations de charité. Il lui demande alors de lui
enseigner sa technique, ce qu’il accepte de faire. Thomas n’entretient aucun intérêt à se
produire en public. Transformer un badaud en rameur émérite sur une scène, sous les
rires et les acclamations de ses amis, lui semble puéril. Il songe davantage à utiliser
l’hypnose pour scruter l’âme humaine et en découvrir les secrets.
Après quelques mois de pratique, Thomas parvient à maîtriser une technique
d’induction l’autorisant à effectuer les suggestions appropriées, ce qui facilitera sa
recherche d’éléments nouveaux dans sa conquête du psychisme. Il se prête à diverses
expériences fort intéressantes et met au point sa propre technique visant à permettre le
recul de l’esprit, dans le temps, jusqu’à livrer de précieux détails de vies antérieures.
Son ami Charles demeure néanmoins très sceptique, cherchant à démontrer ce que
d’autres scientifiques appelleront plus tard de fausses mémoires. Puis, Thomas
s’aventure dans le domaine plutôt controversé des témoignages d’observations d’ovnis.
Avec son groupe, il établit un protocole d’enquête et voyage un peu partout, interrogeant
divers témoins. Il découvre de nombreux cas fascinants et parvient à convaincre
l’éditeur de son journal de lui accorder un espace aux fins d’une chronique spécialisée
dans ce domaine. Sa notoriété grandit au grand dam de sa mère, découragée de le voir
ainsi se disperser en fantaisies de toutes sortes, mais au grand plaisir de son oncle
Michael.
Un soir, Thomas reçoit un appel du Dr Sheilter. Celui-ci ramène au souvenir de
Thomas le grand chauve qu’il avait fait entrer derrière lui lors de leur première
rencontre. Il lui faut une minute pour se le représenter. Le docteur explique alors que
son client se dit médium depuis de nombreuses années, mais qu’il le reçoit pour
d’autres motifs qu’il ne révèle évidemment pas à Thomas. Il ajoute toutefois que, depuis
peu, a commencé une série de sessions hypnotiques avec l’homme et que d’étonnantes
révélations en résultent. Il dit à Thomas qu’après discussion son client a accepté qu’il
puisse assister à l’une de ces séances. Thomas jubile.
L’homme en question, âgé de trente-six ans, n’a pas changé. Aussi grand, aussi
mince, aussi chauve et aussi laid que possible, il s’exprime lentement d’une voix très
grave et semble affligé d’une incurable timidité. Thomas devine que se terrent là les
motifs de ses rencontres avec le psychanalyste. Bien qu’il ne veuille pas décliner son
identité, il manifeste une certaine confiance à l’égard de Thomas et réitère de nouveau
son acceptation de laisser à ce dernier l’occasion d’assister à sa séance d’hypnose.
L’homme se dit chauffeur d’autobus, mais au repos depuis peu. Depuis son enfance, il
ressent la pensée des gens, lit dans ce qu’il appelle leur aura. Il affirme avoir effectué à
l’occasion des séances de spiritisme au cours desquelles il parlait aux morts. Thomas
demeure sceptique. Ils sont tous les trois dans le bureau du docteur et Thomas, un peu à
l’écart, pense à tout cela.
Ses lectures provenant de la bibliothèque du Dr Sheilter l’ont laissé sur sa faim. Il a
lu sur Edgar Cayce, le voyant de Virginia Beach, il a parcouru la Vie des Maîtres de
Baird T. Spalding, a étudié à s’en briser la vue les milliers de pages de la Cosmogonie
d’Urantia et a rencontré Jacques Weiss, le traducteur, de son vrai nom Louis
Colombelle; à propos des médiums, il manifeste toujours de grandes réserves, malgré
les ouvrages publiés par la Société psychique de Londres, l’Institut Métapsychique
international de Paris et bien sûr l’incontournable et admirable Allan Kardec.
À son avis, ainsi que selon sa conscience rationnelle, Charles, tout ce qui se déroule
devant lui présentement ne peut être qu’une mise en scène, ce qu’a démontré Houdini
plusieurs années auparavant, ou la manifestation d’un déséquilibre quelconque.
Analysant son vis-à-vis, se cachant bien de livrer ses impressions, Thomas opte pour la
seconde option. Il se demande pourtant comment un psychanalyste aussi chevronné que
son ami ne peut diagnostiquer l’évidence.
La session débute. Le docteur utilise une méthode quelque peu spectaculaire et
dramatique, mais son efficacité ne laisse planer aucun doute. Une fois la transe induite,
le sujet devient mou, ce qui le rend encore plus pitoyable à voir. Les premières minutes
du dialogue entre le praticien et son sujet ont pour objectif d’accroître la transe, de
plonger le sujet dans un état provoquant une importante altération du jugement et du sens
critique, jamais cependant au-delà du code moral que s’est fixé un individu. Thomas
sait que Sheilter ne partage pas l’opinion de ses confrères sur le peu de valeur qu’on
peut accorder à l’hypnose en tant que témoignage, mais Thomas hésite encore, malgré
ses propres succès. Toutefois, il ne peut faire autrement que d’admettre la présence,
devant lui, d’un excellent sujet répondant tout à fait aux suggestions de précontrôle.
C’est alors que l’homme tressaille. Sa voix se transforme légèrement, non pas
comme celle d’un «mort N, comme lui-même l’aurait sans doute affirmé, mais
suffisamment pour qu’on ne puisse le reconnaître. Le psychanalyste se tourne vers
Thomas et lui dit à voix basse:
— C’est ce que je voulais que tu voies, mon jeune ami. Lors de notre dernière
séance, cet homme semble avoir expérimenté sous hypnose une transe médiumnique,
comme si l’altération de sa conscience sous hypnose déclenchait le mécanisme qu’il
attribue aux morts ou aux Esprits.
— Vous voulez dire que c’est lui qui agit de son propre chef, que ce n’est pas une
suggestion de votre part? demande Thomas qui n’a pas très bien entendu les suggestions
hypnotiques préliminaires.
— Précisément, mon ami, précisément. Mes suggestions neutralisent sa résistance,
mais comme tu peux le constater, c’est un très bon sujet. Ce n’est pas sur mon ordre
qu’il agit, c’est comme tu le dis, c’est de son propre chef et c’est aussi stupéfiant
maintenant que la dernière fois. Je me demande même si je pourrais parvenir à lui
intimer une suggestion qui annulerait ce processus, mais je ne crois pas que j’y
arriverais.
— Vous ne l’avez pas essayé?
— Non, bien honnêtement, je trouve beaucoup plus intéressant d’entendre ce qu’il
me raconte que tout ce que mes suggestions peuvent engendrer. Je vais poursuivre où
nous étions rendus la dernière fois. Je suis obligé toutefois de te livrer son prénom, je te
serais reconnaissant d’être discret à ce propos.
— Bien sûr.
— Steven, c’est le Dr Paul Sheilter avec vous. Dites-moi, maintenant, où vous
trouvez-vous présentement?
Les yeux de l’homme se révulsent et ses mains deviennent comme les serres d’un
oiseau de proie. Il bascule sa tête de gauche à droite et sa langue pend. Thomas
frissonne. Le docteur ne semble pas inquiet outre mesure. Il insiste auprès de Steven,
mais n’obtient aucune réponse, sinon de curieux sons de gorge. Nerveux, Thomas se
lève brusquement de son siège pour changer de position. Le docteur lui fait un signe
d’apaisement et tente de reprendre le dialogue.
— Comment vous appelez-vous?
— Walter… non… Henry…
La voix de Steven s’élève d’une octave et l’accent paraît britannique, alors qu’en
réalité Steven s’exprime habituellement en français avec un accent local très fort.
— Je crois, je ne sais pas, c’est confus, il s’est passé quelque chose, dit-il alors
dans un anglais impeccable et très british.
— Quoi donc? demande le docteur en adoptant cette langue.
— Je suis chez moi à Pendlehouse, dans le Sussex, je suis confus, je ne me rappelle
pas tout. Mais je suis très bien, je suis heureux.
Le docteur fait un signe à Thomas.
— C’est ici que nous étions rendus la dernière fois. Je n’ai pu aller plus loin, il s’est
lui-même sorti de transe.
— Dites-moi si vous êtes seul, Henry, reprend le psychanalyste en butant sur le mot
alone.
— Non, je ne suis pas seul. Je…
Il tressaille de nouveau.
— Qu’est-ce qui se passe? Si vous êtes Steven, levez votre main gauche. Rien.
— Si vous êtes quelqu’un d’autre, levez votre main droite.
C’est alors que l’homme tourne sa tête vivement en direction du docteur et ouvre
lentement ses yeux. Thomas sent alors ses cheveux se dresser sur sa tête. Ses yeux! dit-
il doucement avec un tremblement dans la voix. Regardez ses yeux. Le docteur, debout à
son tour, ne parle plus. L’expression de son visage confirme l’observation de Thomas.
L’homme dit alors, et cette fois en français:
— Je suis avec toi, Monak, mon grand ami, mon frère, tu as tant à accomplir, sois
fort.
Le regard entièrement métamorphosé de l’homme exprime une douceur et une
tendresse que ni le docteur ni Thomas ne pourraient palper de leurs propres mains. Sa
voix mélodieuse et grave, à l’inverse de celle de Steven, dégage une chaleur rassurante.
Il sourit maintenant et Thomas est estomaqué en observant la lumière qui semble
irradier de son visage soudainement d’une grande beauté. Thomas voit bien à qui
s’adressent ces paroles.
— Qui êtes-vous? demande le docteur, vivement troublé, d’une voix rauque mal
ajustée.
— Je m’ppelle Ariel, Monak, j’ai emprunté le corps et la personnalité de Steven,
avec sa permission, pour te parler, mon ami. Je suis venu te dire à quel point nous
t’aimons tous. Je vais me retirer maintenant. Toi, veille bien sur lui, tu en as la force et
la sagesse.
L’homme ferme les yeux et se tait.
Thomas frissonne de nouveau. Il porte son regard sur lui-même, puis sur le docteur.
Celui-ci ramène lentement Steven à la surface qui, sans aucune post-suggestion en ce
sens, a tout oublié de l’incident. Il se redresse et plante son regard fiévreux sur les deux
hommes. Thomas sourcille. Cet homme n’arbore plus rien de commun avec
l’interlocuteur Ariel qui s’était adressé à eux, à moins qu’il ne soit un excellent
comédien.
Ils discutent un peu; Steven les laisse et quitte le bureau d’une démarche lente.
Les deux hommes ne disent mot pendant quelques instants. C’est Thomas qui, se
levant de nouveau et se dirigeant vers l’étagère, lance alors:
— Je n’aime pas le porto, docteur, vous le savez, mais ce soir je boirais du vitriol si
on m’en offrait.
Le docteur éclate de rire.
— Ce qu’on peut s’amuser ici! dit-il en le rejoignant. Allez, sers-toi. Si ce monsieur
Ariel veut que je m’occupe de toi, alors autant trinquer à sa santé. Quelle histoire! J’en
suis encore tout retourné et j’en ai vu, crois-moi, des situations étranges dans ma vie,
mais ça!
Leurs palabres ne les avancent à rien, mais, après avoir bu quel ques verres, le
docteur dit à Thomas d’une curieuse voix:
— Je ne sais pas qui est Ariel, Thomas, mais c’est de toi qu’il était question; la tête
de Steven s’est légèrement retournée vers toi, et c’est à moi qu’il a confié la tâche de
veiller sur ta personne. Es-tu bien certain d’être d’origine terrestre?
— Vous êtes sérieux? demande Thomas un peu estomaqué.
— Plus que jamais je ne l’ai été, mon jeune ami. C’est la plus audacieuse et la plus
spectaculaire proposition avancée par certains chercheurs réputés7. D’autres partagent
cette conviction que plusieurs millions d’êtres humains, bien que nés physiquement sur
cette Terre, ont avec les extraterrestres un lien, sinon de sang, mais d’Esprit8. Au
départ, tous ces chercheurs sont unanimes sur un point: il n’existe aucune preuve
absolue de cet état de fait et toute tentative d’en formuler une est inutile. Dès lors, il est
vain de tenter de convaincre qui que ce soit. Ce principe, de toute façon, s’applique, à
mon avis, à l’ensemble de la question extraterrestre. Il y aurait sur Terre des humains
dont l’Esprit a pour mission de créer un lien entre eux et d’autres entités d’origine
extraterrestre.
— Vous amalgamez plusieurs sujets, il me semble, non? renchérit Thomas,
légèrement agacé.
— L’expérience accumulée depuis trente ans a fini par me faire comprendre que
l’ensemble des phénomènes inexpliqués – ovnis, enlèvements, manifestations
paranormales dans leur ensemble, apparitions, etc. – n’ont pas, ou n’ont plus, devrais-je
dire, à être traités séparément. Il s’agit simplement d’en discuter ouvertement, sans plus,
de les faire connaître, et tout s’accomplit par le principe de la résonance.
— Qu’entendez-vous par principe de résonance?
— La plupart des gens qui se disent incrédules ou désintéressés par l’un ou l’autre
de ces phénomènes inexpliqués n’en demeurent pas moins sensibles. Quelque part en
ces personnes réside un point X, si je puis m’exprimer de la sorte, qui n’a pas encore
vibré, mais qui un jour ou l’autre résonnera avec une intensité grandissante à un certain
type d’information. Puisqu’il est impossible de décoder la fréquence de chacun, il suffit
d’effectuer un balayage d’ondes et tôt ou tard la connexion s’effectuera d’elle-même.
Qu’ils croient en un phénomène et pas un autre est sans aucune importance!
Nous sommes les émetteurs, et tous sont récepteurs. Toutefois, il faut savoir émettre,
sans discrimination à l’égard du lieu, du moment ou de l’occasion. La peur est notre
pire ennemie.
Le docteur, comme un moteur emballé, ne peut plus s’arrêter. Il se verse un autre
verre et semble oublier jusqu’à la présence de Thomas.
— Tout phénomène social, quel qu’il soit, ne peut être répandu sans une plate-forme
de lancement. Une plate-forme! C’est le terme qu’utilisent les politiciens pour amorcer
une campagne. Une plate-forme trop modeste ou instable indique une campagne sans
envergure et sans impact. Tu me suis? Oui, évidemment que tu me suis! L’étude des
ovnis, par exemple, sur laquelle tu te penches ces temps-ci, mon garçon, ne dispose
d’aucune plate-forme, particulièrement ici, ce qui exclut toute campagne. Avant de
songer seulement à susciter un débat, il faut bâtir cette plate-forme, et le silence des
autorités, la gêne des médias, le mépris des sceptiques et la peur des témoins minent
tous les efforts conjugués de chercheurs comme toi de la construire.
— C’est vrai, répond Thomas qui décide d’attaquer lui-même la bouteille.
— C’est sur ce point qu’il faut réfléchir avant de trouver la preuve formelle.
J’aimerais citer ce qu’un channeler aurait livré récemment lors d’une rencontre entre
initiés d’un petit groupe, même si rien n’appuie cette affirmation.
Il se lève et va chercher dans sa bibliothèque un document matelassé assez
volumineux qu’il feuillette.
— Comme je viens de te le dire, rien n’appuie cette déclaration, mais elle revêt à
mon sens un caractère extrêmement intéressant. Voilà, je lis. «Prenant la parole au nom
d’une entité extraterrestre quelconque, il aurait dit: Nous (les extraterrestres) ne leur
(terriens) offrons aucune preuve concrète comme ils l’expriment. Nous leur offrons la
réalité. Cela est un aspect très important de notre mission, offrir la réalité sans
preuve. De cette manière, la motivation viendra dans chaque cas de l’intérieur de
chacun. Ainsi, le taux vibratoire individuel sera augmenté. La présentation d’une
preuve ou d’une formidable évidence qui ne laisserait aucun doute n’aurait aucun
effet durable sur ce taux vibratoire. Cela constitue le mystère de notre approche à
votre égard.»
Il frappe le document du poing en le fermant.
— Authentique ou pas, cette affirmation dit tout. Elle est fabuleuse. Elle converge
dans le sens que j’ai indiqué, selon lequel il est indispensable que nous soyons ceux qui
reconnaissent par l’intérieur la nature du phénomène, et non par l’extérieur comme le
souhaitent ceux et celles qui n’ont pas intérêt à ce que nous puissions évoluer au-delà
d’une certaine limite de conscience.
Dans ma façon de voir les choses, je propose que l’humanité soit elle-même une
cocréation et que nos lointains ancêtres aient fait l’objet d’une insémination
extraterrestre, ce qui a eu pour effet d’accélérer de façon quantique son développement
physique, psychologique et spirituel. Du sang extraterrestre coulerait dans nos veines,
comme il coule du sang indien dans presque chacun des Nord-Américains qui ont
perpétué la race blanche depuis le 17e siècle sur ce continent. Existe-t-il des humains
nés ailleurs que sur la Terre et qui en sont pleinement conscients? Possible, mais si
c’est le cas, ils cachent très bien leur identité, n’ont aucune intention de la révéler et ne
sont de toute façon pas le sujet de cette discussion. De toute manière, il faut le dire,
comprends-tu? Il faut le dire, il faut émettre cette pensée; qu’elle soit plus ou moins
exacte dans son contenu n’a aucune importance, elle porte néanmoins un germe de vérité
qui fera éclater la résistance.
Thomas comprend et est fasciné par le contenu de sa théorie.
— Alors, quand vous me demandez si je suis bien d’origine terrestre, vous ne faites
pas allusion à ma naissance, remarque-t-il, un verre plein à ras bord dans les mains.
— Exact. Or, si nous sommes nés sur cette planète et que notre héritage génétique
extraterrestre se dilue d’une génération à l’autre depuis des milliers d’années, que
signifie ma question? vas-tu me dire. Pour y répondre, il faut d’abord traiter de l’Esprit
ou de l’âme, du cycle des incarnations et des vies antérieures. Et sache, mon jeune ami,
qu’on ne remplit jamais les verres de vin ou de porto à ras bord, c’est vulgaire!
Thomas en boit la moitié, l’ignore et poursuit sur sa lancée.
— Vous faites un lien entre les extraterrestres et la réincarnation? C’est assez
audacieux, mais ça me plaît, je dois le reconnaître. C’est bon, ça! termine-t-il en
regardant le liquide rouge danser dans son verre.
Le docteur lui enlève.
— Tu as assez bu, tu écluses l’alcool comme un marin déporté. Lorsqu’il est
question de vies antérieures et simultanément du phénomène extraterrestre, on découvre
que les deux se lient directement à notre évolution. Leurs routes doivent inévitablement
se croiser quelque part, entre deux vies, pourquoi pas? Je soulève l’hypothèse, retenue
par plusieurs, que l’homme moderne est un hybride humain et extraterrestre. On
retrouve sur le plan métaphysique la même conclusion voulant que l’ensemble de
l’entité humaine soit un hybride animal et spirituel. Or, comme chacun le sait, le cycle
des incarnations s’attarde à l’évolution de l’âme ou de l’Esprit, puisque c’est elle qui
change de corps et non pas ce dernier qui change d’âme.
— Répétez ce que vous venez tout juste de dire, fait Thomas le doigt en l’air.
— Quoi? Tout?
— Qui change quoi, dites-vous? C’est très important pour moi.
— J’ai dit que c’est l’Esprit ou l’âme qui change de corps, et non pas le corps qui
change d’âme, c’est ce que tu voulais que je répète?
— Oui, c’est assez simpliste, mais je crois que je viens de comprendre un tas de
choses.
— Tant mieux, et je t’ai déjà dit que je détestais répéter. Je continue. Mon corps,
unique, serait donc habité par une âme dont l’expérience de multiples vies antérieures,
dans d’autres corps tout aussi uniques, se combine pour créer l’entité que je suis
actuellement. Mon corps est donc d’origine terrestre, bel et bien né sur cette planète.
Mais de quel type d’expérience est pourvue cette âme par rapport à celle des autres?
De nombreux chercheurs affirment que certaines âmes ont une expérience extraterrestre
beaucoup plus sophistiquée que d’autres qui ont vécu presque exclusivement sur cette
planète. J’ai faim!
— Vous avez faim?
— Oui, j’ai faim, toutes ces histoires me creusent l’appétit. Allez, on sort, on va
bouffer. J’ai un corps, moi! Sortons.
Ils quittent le bureau sur-le-champ et, renonçant à conduire, le docteur se met à
marcher dans la rue bruyante, montrant du doigt l’enseigne lumineuse d’un petit
restaurant bon marché. Thomas fait une grimace, ce à quoi le docteur répond qu’il n’a
pas les moyens de lui payer autre chose. Thomas n’en croit pas ses oreilles. Ils
palabrent quelques minutes sur les vertus de l’épargne et la jouissance des biens
terrestres pour finalement échouer à l’une des meilleures tables qui soient.
Le Staccato, restaurant de fine cuisine italienne, les accueille chaleureusement.
Lorsque Thomas entend le maître d’hôtel appeler le docteur par son nom, celui-ci roule
des yeux, pris au piège de sa mesquinerie. Sous les moqueries de Thomas, il finit par
répandre une interminable série de plates excuses, puis ils reviennent à leur discussion.
— Docteur, cette voix que nous avons entendue de Steven, ce n’était pas la sienne,
n’est-ce pas?
Il hésite quelque peu, l’air un peu embarrassé.
— Oui et non. En fait, la voix… je ne sais pas, c’est difficile à dire, mais
l’intonation, le rythme, ce n’était pas lui, c’est certain. Ce n’était pas son regard, ce
n’était pas ses mots non plus. Il ne comprend pas un mot d’anglais, en plus. C’est un
véritable cas de possession, mais pas au sens que le cinéma d’épouvante le suggère.
— Bref, ce n’était pas lui. C’est ça, ma question, c’est bien cela, ce n’était pas lui,
vous semblez hésiter.
— C’est exact, Thomas, ce n’était pas lui. Je dois admettre que c’était une
expérience troublante, je suis heureux toutefois que Steven n’en ait pas eu conscience.
Dans son état…
— Vous savez quoi?
— Je t’écoute, répond le Dr Sheilter tout en promenant son regard sur les autres
tables.
— Normalement, j’aurais dû hurler de peur et quitter votre bureau en courant comme
un détraqué, mais… cette voix, ces mots, ce regard comme vous dites, ils me semblent
familiers, c’est bizarre, non?
— J’ai ressenti la même chose, Thomas, la même chose. Il se passe des choses
étranges…
— Vous m’avez embourbé avec vos histoires. Comment je peux savoir si j’ai une
âme… extraterrestre? demande-t-il en baissant la voix tout en parcourant les noms
incompréhensibles du menu.
Soulagé, sans l’admettre, que le sujet revienne sur autre chose que leur expérience
survenue plus tôt, et revenant à ses habitudes un peu mesquines, le docteur se trouve
ennuyé par le choix abusif que pourrait commettre son vis-à-vis et lui indique un veau
parmigiana.
— Puisque l’amnésie des vies antérieures est commune à tous, il est difficile de
répondre à cette question. Des questionnaires ont été élaborés, des tests existent pour
tenter de déterminer l’origine de l’âme, mais toute cette quincaillerie ne peut remplacer
le sentiment profond que certains perçoivent: «Je ne viens pas d’ici.» Est-il possible
qu’une série d’événements prévus pour la fin de ce siècle ou le début du prochain ait
provoqué l’arrivée massive d’une sous-culture extraterrestre sous la forme d’âmes
expatriées pour la cause, donnant naissance depuis peu à l’étude des ovnis, à l’Ère du
Verseau, aux mystères de la Tradition, voire au mysticisme?
— Comme si la planète avait un destin?
— Exactement, et c’est le cas d’ailleurs, nous avons nous aussi un destin, un
parcours de vie écrit d’avance.
— C’est moche, ça, j’ai l’impression de ne plus avoir envie de rien si tout est décidé
d’avance.
— Oui, mais ça a été décidé par toi. C’est toi, en tant qu’âme ou en tant qu’Esprit si
tu veux, qui as décidé de ce destin.
— Moi, j’aurais décidé de mouiller mon lit toutes ces années? À d’autres, docteur!
— C’est normal que tu réagisses de la sorte, tu regardes la vie avec le mauvais bout
de la lorgnette, comme tous les humains ignorants d’ailleurs.
— J’ai le choix peut-être? argue Thomas, excédé.
— Ne le prends pas de si haut, jeune homme, tu en as encore beaucoup à apprendre.
— Bon, d’accord, mais quand même, je me vois mal en tant qu’Esprit m’écrire une
histoire pareille et il y en a qui ont vécu des existences mille fois pires que la mienne,
mais aussi de bien plus agréables. Pourquoi un Esprit choisirait-il de se faire arroser au
napalm par un beau matin dans sa rizière au Vietnam, hein?
— Écoute-moi bien, Thomas. Depuis tout à l’heure, je parle d’âme, mais dans les
faits tu n’as pas une âme, tu es une Âme, ou mieux encore tu es un Esprit avec un grand
E. Actuellement, tu es un Esprit incarné et cette incarnation a produit une personnalité
humaine, sorte de fruit, en somme, né du mariage de l’Esprit et de l’animal.
— Quel animal?
— Toi, babouin. L’humain est un hominidé de la famille des grands singes, ne me dis
pas que tu ignorais ça. Babouin Thomas veut banane! Sans l’Esprit, nous serions dans
un arbre à commander des bananes, répond-il de manière sarcastique, faisant grimacer
Thomas.
— Ne fais pas cette tête-là, ça me donne raison. L’Esprit, avec l’aide d’autres
Esprits encore plus avancés que lui, étudie son parcours de vies, le mot «vies» avec un
s, et détermine de quel type de vie il a besoin dans la suivante pour avancer et grandir,
alors il écrit une sorte de scénario.
— Comme on le fait pour un film?
— Ou une pièce de théâtre. Et actuellement, toi, Thomas, tu es un personnage joué
par l’Esprit dans la pièce intitulée: La vie de Thomas sur Terre. Tu as choisi?
— Ma vie?
— Non, tes pâtes, grands dieux, le garçon s’amène, alors tu as choisi? J’ai faim,
moi!
Le docteur enfourne son copieux dîner sans s’étendre davantage, et une fois qu’ils
ont terminé, il reprend là où il était rendu devant un Thomas plus qu’énervé par tout ce
qu’il a entendu.
— Donc, sur Terre, il y a des Esprits voués à la gestion de cette planète, leur
planète, tu vois, mais il y a un pourcentage d’Esprits dont la tâche est tout autre et qui ne
sont pas touchés par les affaires terrestres9.
— Un pourcentage de combien?
— On parle de 15%, donc 15% d’Esprits qui, eux, sont affectés à des tâches
cosmiques en lien direct avec l’avenir et le sort de cette planète dans l’Univers.
Parallèlement à leur présence, vois-tu, nous assisterions à l’arrivée tout aussi massive
de vaisseaux de même origine pour attaquer le problème de l’évolution de l’homme sur
plusieurs fronts. Si c’est le cas, le cycle des incarnations, l’existence de l’âme et les
visites extraterrestres sont indissociables pour peu qu’on accepte de contempler cette
hypothèse avec une très large ouverture d’esprit. Le reniement de l’âme, de la
réincarnation exclut évidemment toute possibilité d’en discuter davantage.
— Vous disiez ne pas être le seul à penser de la sorte? fait Thomas après avoir
indiqué son choix de renoncer au dessert, ce qui fait sourire le docteur.
— Quant à me ruiner en une seule soirée, tu pourrais au moins essayer le gâteau à la
ricotta? Non? Bon, tant pis. Non, effectivement, je ne suis pas le seul à penser de la
sorte, un tas de spécialistes dans le monde ont travaillé dans ce domaine, dont le
psychologue Michael Newton10. Il a procédé à de multiples régressions qui l’ont mené
à découvrir que nous sommes un Esprit à part entière lorsque notre enveloppe
corporelle meurt et que nous retournons chez nous, un chez-nous qui devient alors très
familier. C’est alors que nous aurions la possibilité de retrouver nos gens, notre cercle
d’amis complices d’une vie à l’autre, ce qui m’a donné l’image d’une belle bande de
comédiens faisant du théâtre itinérant.
Or, d’après plusieurs chercheurs11 et d’après plusieurs témoignages de plus en plus
nombreux, il semble que l’accès à cet univers ne soit pas réservé à l’âme uniquement au
moment du décès. En effet, la mort ne constituerait pas la seule issue permettant à
l’humain de retrouver les siens entre deux vies.
— Je suis perdu. Comment expliquez-vous un truc pareil? Garçon? Un gâteau à la
ricotta, je vous prie. Merci.
— Non, écoute, nous aurions apparemment la capacité de nous évader, nous ici sous-
entend l’âme ou l’Esprit, forcément quand le corps est endormi, le laissant derrière soi,
comme c’est le cas au cours d’expérience de mort imminente, de sortie extracorporelle,
de voyage astral, mais aussi tout simplement la nuit, rapportant de nos expéditions des
images que nous avons choisi de traiter comme de simples rêves. Je suis à l’heure
présente en train de réfléchir sérieusement à la possibilité que le phénomène des
abductions ou des enlèvements extraterrestres soit purement et simplement ce genre
d’expéditions.
— Je vous suis très bien, répond Thomas de plus en plus fasciné par les propos de
son ami et songeant à son expérience avec le cercle lumineux et à ce qui s’était produit
avec Steven, l’ami du docteur.
— Oui, monsieur? fait le garçon à l’endroit du docteur.
— Désolé, ce n’est pas pour vous que j’ai levé la main. Mais pendant que vous y
êtes, apportez-nous un Barolo Fontanafredda, au moins trois ans d’âge autant que faire
se peut.
— Oui, mais est-ce qu’il y a quand même des cas de gens qui se souviennent de leurs
vies antérieures?
— Des dizaines de milliers. Un chercheur12 a permis à un homme de mettre un terme
à sa manie obsessionnelle de se laver les mains sans raison, lorsqu’il a fait la
découverte qu’il était chirurgien dans une vie antérieure et que son manquement à de
simples règles d’hygiène entraînait la mort de plusieurs patients. Un autre13 raconte
comment une enfant du Sri Lanka, victime d’une peur maladive de l’eau et… des
autobus, serait morte dans une vie antérieure en sortant d’un autobus pour tomber dans
une rizière et s’y noyer. Le cas le plus dramatique14 est celui d’un homme d’affaires,
rationnel et sain d’esprit, qui tombait en psychose paranoïde durant la pleine lune. Sous
hypnose, il s’est décrit comme officier de l’armée américaine durant la Deuxième
Guerre mondiale. Il a été rattrapé par des soldats allemands et traîné jusqu’à une
rivière. La pleine lune s’y reflétait alors qu’il a été tué par un coup de fusil dans la tête.
Des analyses de son cerveau ont permis de découvrir une cicatrice à l’endroit où la
balle a pénétré dans sa tête en 1944, soit quatre ans avant sa naissance. Après la
thérapie, ses attaques de panique ont cessé et la cicatrice est disparue.
Le débat est ouvert, Thomas, il vise à déterminer si nos origines traditionnelles ne
sont tout simplement pas dépassées. Tant et aussi longtemps que l’homme se posera
l’éternelle question Qui suis-je?, toutes les réponses demeurent envisageables, de
l’unité de carbone dans un sac d’eau au mental limité qui, une fois bien séché en
poussière, n’a plus rien d’autre à contempler que le néant, jusqu’à l’Esprit pur incarné
de multiples fois, afin de vivre l’expérience fabuleuse de la Création en route vers la
Source. Et quelque part entre les deux campe l’hypothèse de l’âme dont l’expérience fut
de nature extraterrestre et qui aurait subitement choisi de s’incarner sur Terre pour un
dernier grand coup de pouce à l’humanité souffrante. Cela peut sembler un cliché, mais
c’est ainsi.
Le docteur vise la bouteille de vin que le garçon vient tout juste de déposer sur la
table et fait un signe sans équivoque à son jeune ami.
— Sache, Thomas, que cette manière de voir les choses cherche à rapprocher deux
mondes. Cette tentative est d’autant plus ardue que ces deux mondes sont déjà très
controversés: le cycle des incarnations, d’une part, et le phénomène extraterrestre,
d’autre part. Ni l’un ni l’autre n’ont été démontrés par la science officielle, et les deux
souffrent toujours de malnutrition dans les médias et les ouvrages de référence. Toi et
moi sommes sans doute les seuls dans cette ville à perdre des heures précieuses de
matchs de hockey avec ces histoires. Tu sais si le Canadien a gagné, au fait?
Thomas verse le vin avec un sourire.
— Mais qu’est-ce que cette manière de verser le vin, je t’ai déjà dit qu’on ne remplit
pas les verres comme si c’était du soda, grands dieux! On n’est pas dans une gargote,
ici.
— Excusez-moi, je voulais me montrer généreux.
— Facile d’être généreux quand c’est le type d’en face qui ramasse la note, pfuit, les
jeunes!
Thomas glousse et prend une rasade exagérée.
— Je suis encore un peu sceptique sur la nécessité de les rapprocher, docteur.
Qu’ont-elles vraiment en commun, ces deux thématiques?
— On discute de ces humains qui affirment avoir une origine extraterrestre par l’âme
qui les habite. Tu me suis? Ce pont existe déjà, mais il nous faut aller plus loin et
explorer avec une grande ouverture d’esprit la possibilité que le phénomène de
visitations extraterrestres soit en relation avec la présence sur Terre d’un très grand
nombre des leurs sous forme humaine après leur incarnation.
— Je vous suis. Tout aussi amer que le porto, ce truc, je crois que j’ai mon compte
pour ce soir, fait Thomas en grimaçant.
— Donne-moi ton verre, dans ce cas. J’ai déjà soulevé cette question tout à l’heure,
mais ici, je vais aller à quelques années-lumière en avant. Il y a trois semaines, je
recevais une mère qui me racontait un petit incident au cours duquel son enfant de
quatre ans lui dit le plus gentiment du monde: «Tu sais, je me souviens quand j’étais au
ciel et que j’ai décidé que c’est papa et toi qui seriez mes parents.»
Mais il existe une autre mère de famille absolument remarquable dont le récit15 n’est
que cela, Thomas, une suite ininterrompue de révélations bouleversantes faites par des
enfants de deux, trois ou quatre ans et qui ne peuvent s’expliquer autrement que par une
mémoire d’événements authentiques vécus dans un passé qui ne peut certes pas être
celui de leur vivant actuel, et certes pas davantage de leur lignée génétique.
Il boit une rasade.
— Tu ne sais pas ce que tu manques, béotien. As-tu déjà remarqué qu’il y a le mot
«vin» dans divin?
— Cela ne vaut que pour le français. Il n’y a pas le mot «wine» dans divine, lui
répond Thomas du tac au tac.
— Où en étais-je? demanda le docteur, imperturbable.
— Vous me parliez de cette autre mère de famille…
— Oui, ses recherches ont été effectuées à l’intention des parents parce qu’il semble
que la mémoire de vies antérieures évoquées par les enfants produit un effet miracle sur
leurs phobies. Qu’il s’agisse de la peur de l’eau, du feu, des avions, des ponts, de la
glace ou des couteaux, ces peurs irraisonnées prennent leur racine dans une vie
antérieure lorsqu’elles se manifestent chez des enfants trop jeunes pour y avoir été
exposés. Ces phobies disparaissent aussitôt que les enfants revivent leur mort passée ou
des éléments de leur existence antérieure. Ils sont alors très sérieux, plus matures que
leur âge, les détails qu’ils évoquent sont hors de portée de leur vocabulaire ou de leurs
connaissances. Ils répètent la même histoire deux semaines ou deux mois plus tard sans
modifier le récit, et souvent ils vont démontrer des talents ou des dispositions qui
marient le récit qu’ils font.
— C’est incroyable, jamais je n’aurais pensé que les recherches dans ce domaine
étaient aussi avancées.
— Ce n’est pas dans ton journal ou dans les informations télévisées que circulent ces
choses, Thomas, c’est encore très tabou. Regarde autour de toi.
Thomas obéit et promène son regard. Les lumières tamisées aux tables jettent de
douces lueurs aimables sur le visage des gens.
— Combien d’entre eux, ici, ou même ailleurs en ville discutent de ce sujet, ce soir,
hein? Combien?
Thomas acquiesce.
— Je continue. Les marques de naissance ou les démangeaisons chroniques (par
exemple, l’eczéma) localisées toujours au même endroit peuvent indiquer la présence
de blessures importantes, voire la cause de la mort. Tout cela peut sembler très exagéré
au premier abord, comme tout ce qui touche ce genre de sujet, mais la lecture
d’ouvrages spécialisés ne tarde pas à modifier cette perception. La documentation est
précise, détaillée, rigoureuse et méthodique, Thomas. Je m’y connais, crois-moi, j’ai lu
tant d’âneries dans mon existence sur la réincarnation que lorsque je tiens du solide,
c’est un univers de différences qui s’étale devant mes yeux.
— C’est déstabilisant, tout ça!
— Il ne faut jamais, au grand jamais, ridiculiser un enfant qui, le plus sérieusement
du monde, te raconte comment il est déjà mort, qui a été sa maman autrefois ou tout
autre propos du genre. Le parent, le plus souvent la mère d’ailleurs, doit alors se
montrer ouvert, ne pas interrompre indûment le flot de paroles de l’enfant par des
questions visant à prouver ses dires. La preuve n’est pas obligatoire. Le plus important
est d’encourager l’enfant à s’expliquer lui-même ce qu’il a déjà vécu. La catharsis peut
alors se produire.
— La quoi? demande Thomas.
— La catharsis, c’est un déblocage soudain qui peut se manifester en émotions
parfois très fortes. Tu lis les ouvrages que je te prête ou tu t’en sers pour atteindre tes
armoires? Oui, la catharsis, je disais. Il est vital de laisser s’épandre ces émotions, de
les laisser sortir sans les raisonner, sinon par des propos réconfortants du genre:
C’était avant, ce que tu vois, tu n’es plus cette personne, tu es avec maman
aujourd’hui, c’est fini tout cela. L’essentiel est d’écouter cette petite âme comme un
bon psychologue écoute son patient. Il ne faut surtout pas décider qu’il s’agit là d’une
fantaisie ou d’une histoire d’enfant. Le ton de l’enfant est nettement différent et les
mères savent le reconnaître. Un enfant se présente dans cette vie avec son bagage, il
n’en est pas à sa première vie, à ses premiers parents, à sa première expérience. Il
renouvelle sa quête dans ce corps, mais le traiter comme un bébé, même s’il en est un,
se révèle une erreur grossière. Vraiment fameux, ce vin. Tu veux du lait peut-être?
Thomas sourit, roule des yeux et fait signe que non.
— C’est le pont que j’aimerais construire, Thomas, je suis convaincu que les visites
extraterrestres conservent un lien avec ce qui se passe sur cette planète en termes
d’évolution. La planète arrive, à mon avis, à une croisée des chemins, et une multitude
de vieilles âmes ont choisi cette époque pour s’incarner dans un but précis. Nous
devons découvrir ce lien. Je suis déjà en relation avec tous ces chercheurs sur ce sujet.
Je leur ai proposé de regarder de près les affirmations d’enfants relatives à une
existence antérieure sur d’autres mondes. Certains m’ont répondu que même si cela ne
constituait pas le cœur de leur démarche, ils confirment que ce genre de révélations
s’est produit à quelques reprises.

7. Brad Steiger, Jenny Randles, Dr Scott Mandelker, Dr Kenneth Ring, Ruth Montgomery, Micheal Newton ainsi que
de nombreux channelers dont Sheldon Nidle, Lyssa Royal et Keith Priest. Tous ces noms de chercheurs, bien que
non contemporains de l’époque dans laquelle se situe l’action de ce roman, sont authentiques.
8. Ils sont appelés les Star Seeds, les Star Children, les Wanderers, les Walk-In ou les Omega People. L’auteur,
dans ses écrits, a choisi le nom d’Esprits du Ciel.
9. Luc en parle dans son évangile, faisant allusion aux enfants de ce siècle par opposition aux enfants de lumière.
10. Un autre corps pour mon âme, Éditions de l’Homme.
11. Raymond Fowler, Budd Hopkins, Kenneth Ring.
12. Roger J. Woolger, Other Lives, Other Selves, Dolphin Book, 1987.
13. Ian Stevenson, Children Who Remember Previous Lives, University Press of Virginia, 1984.
14. S. Solovitch, sous le titre «Remembrance of Traumas Past», Omni, 1992.
15. Carole Bowman, Children’s Past Lives. How Past Life Memories Affect Your Child, Bantam, 1997. L’auteur
traite abondamment également d’autres cas similaires dans La mort n’est qu’un masque temporaire… entre
deux visages (Québec-Livres).
21

Goav se verra confier de nouvelles responsabilités. Il parvient très bien à assumer


son rôle présent et pourra faire de même pour ce qui l’attend. Ahsta, prévenez-le,
demande l’un des membres du Conseil des Neuf.
Adoptant sa forme préférée, Ahsta convoque Goav. Celui-ci apparaît aussitôt à ses
côtés. Sachant d’avance ce qu’il accomplirait, il avait revêtu une forme humaine datant
d’une période très lointaine dans son histoire: un vieil enseignant et savant du monde
des Atlantes.
— Tout se déroule très bien maintenant, lui dit Ahsta. Aimerais-tu préparer de très
jeunes Esprits de la souche de Sirius dont la très grande majorité en sont à leur premier
départ?
— Vous m’en voyez ravi, répond Goav. Jusqu’à ce jour, j’ai participé au départ de
plusieurs des nôtres et j’ai assisté à leurs retours, mais préparer ceux qui nous quittent
pour une première fois représente un immense privilège.
— Tu auras à répondre à toutes leurs questions, il émane d’eux une aura sublime.
Leur énergie se disperse dans tous les sens, ils ont peine à la contenir. Rappelle-toi,
Goav, ils n’alimentent aucune attente relativement à l’incarnation dans une forme de vie
consciente. Ils ont connu, par la cons cience collective qui nous unit tous, la matière
inerte, végétale et animale et même certains d’entre eux ont vécu l’espace et le néant,
mais ils n’ont jamais affronté les tourments d’une chair, d’une personnalité humaine qui
les rejette, comme un organe étranger que l’on greffe. Ils ont tout à apprendre, Goav.
— C’est mon désir le plus ardent, Ahsta, d’enseigner à ces Esprits, ces enfants à
peine éjectés de la Goûve. Je remplirai dignement cette tâche.
— Va, ils t’attendent.
Goav n’a aucune d’idée de leur nombre. Dans cet univers, espace et temps se
confondent. On peut y créer ce qui convient, selon les besoins. L’Esprit prend forme ou
demeure une simple vague d’énergie. On ne prend pas siège, on ne reste pas debout, on
ne s’allonge pas, à moins qu’on ne le désire vraiment.
Pour la circonstance, Goav se ramène donc presque entièrement à cette existence
fascinante qu’il a vécue, en Atlantide, et presque subitement, on voit apparaître
d’immenses colonnes de marbre sur un sol de même facture, de longs escaliers
descendant jusqu’à une mer émeraude. Disposées en demi-cercles, il crée de
nombreuses rangées de bancs sur lesquels viennent aussitôt s’asseoir des milliers de
formes qui, graduellement, deviennent de plus en plus humaines. De petits enfants,
songe Goav. Ce n’est pas de mémoire qu’ils agissent de la sorte, mais selon ce qu’ils
ont appris concernant leur future destination: leur première mission dans la chair d’un
être conscient et d’intelligence supérieure.
Goav observe la scène et fait disparaître le toit en forme de dôme qu’il a matérialisé
au départ. Il crée un ciel magenta ponctué de nuages et fait voler quelques oiseaux. Il
aime les chats, et c’est un jeune chaton tout noir qui se met alors à ronronner dans ses
bras. C’est parfait, se dit-il. On peut commencer. Il les salue tous et leur souhaite la
bienvenue. Il leur explique en premier lieu l’essence de Goav et rappelle que lorsqu’il
fait allusion à l’une de ses incarnations en utilisant le pronom «Je N, ils doivent
s’habituer à ne pas confondre l’humain et l’Esprit. Chez les jeunes Esprits qui n’ont
accumulé qu’une ou deux vies, l’attachement qu’ils éprouvent à l’endroit de leur
personnalité humaine prend de telles proportions qu’ils continueront souvent d’agir
comme cette dernière, bien après la mort du corps physique.
— Votre prochaine existence se révélera entièrement différente de toutes celles que
vous avez vécues. Votre incarnation se fera à partir du moment où le cerveau sera en
mesure de recevoir ses premiers signaux. Jusqu’à la naissance, vous quitterez le corps à
volonté, mais par la suite, vous serez en quelque sorte fusionnés avec la conscience
naissante et, si je puis m’exprimer de la sorte, vous serez en état d’alerte.
La très grande majorité d’entre vous ont connu la conscience d’animaux supérieurs
que vous ne pouviez influencer et qui eux-mêmes n’étaient pas conscients. Cela ne
constituait pas le but de l’exercice, d’ailleurs: c’est vous qui appreniez, et non
l’inverse. Néanmoins, par votre seule présence, vous avez favorisé l’évolution de
l’espèce en question. Cette fois, vous serez, vous deviendrez la conscience de l’enfant à
naître et aurez à composer à chaque instant avec l’énergie purement animale. Durant son
sommeil, votre tâche prendra une tout autre dimension et vous aurez l’occasion de vous
échapper du corps pour revenir ici ou ailleurs, mais sans que la conscience de l’enfant
en soit directement affectée. À son réveil, il pourra conserver quelques images
symboliques de votre action, mais souvent sans plus. Il dira alors qu’il a rêvé. Il en va
de même pour celui que j’habite en ce moment.
Une petite main s’agite. Un garçonnet de race jaune.
— Comment s’appelle-t-il?
— Thomas, c’est un garçon blanc qui vit en Amérique du Nord. Le chaton saute sur
le sol et se met à explorer les environs.
— Comment parvenez-vous à vous trouver ici et simultanément avec Thomas?
— Lorsque vous accumulerez une longue expérience, vous serez en mesure de
développer et de maîtriser cette faculté d’ubiquité. Mais en réalité, entre le corps
physique de Thomas et moi, il existe toute une série de corps psychiques dont la densité
s’amenuise jusqu’à ne plus exister. En ce moment, moi, Goav, suis ici, mais par
l’intermédiaire de ses corps psychiques je suis avec lui également et je l’accompagne
dans son sommeil. Si une situation requérant ma présence pour une urgence se
présentait, je prendrais alors la décision de me dévouer totalement à cette tâche, bien
que maintenant je remplisse très bien ces deux fonctions. Sachez toutefois qu’il est
essentiel de demeurer le plus souvent et le plus longtemps possible en état de fusion
avec l’être physique que vous occupez. C’est l’état d’alerte auquel je faisais allusion
tout à l’heure. Nous acquérons de cette manière notre expérience par laquelle la
personnalité humaine s’attache à nous.
Une autre main se lève, celle d’une fillette toute jeune aux longs cheveux blonds.
— Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous faire connaître de l’enfant? Thomas, par
exemple, il ne sait pas que vous êtes ici?
— Vous habiterez une race très particulière: les humains d’une planète appelée
Terre. Certains d’entre vous ont habité sous forme animale sur d’autres planètes, mais
ce groupe que j’anime se destine à la Terre, une planète de développement spirituel
inférieur et très agitée. Vous êtes de jeunes Esprits très courageux; la Terre est un monde
hostile et il est très facile de s’y perdre.
L’histoire de cette race se démarque par de nombreux rebondissements impliquant
d’autres mondes. Il y a environ 12 000 années terrestres – je reviendrai sur la notion du
temps – évoluait sur Terre une civilisation très avancée à laquelle j’ai appartenu. J’ai
recréé pour vous un des temples dans lequel j’enseignais. Nous étions les Atlantes. Je
comptais parmi ceux et celles qui ont modifié le code génétique des hommes, ce qui a
eu pour effet de couper le lien qu’ils entretenaient jusqu’alors avec notre réalité. Ceux
et celles d’entre vous qui découvriront, en tant qu’humains, les écrits religieux de leur
pays entendront cette histoire, mais entièrement déformée par le temps.
C’est ainsi, disais-je, que depuis cette époque l’homme a involué en quelque sorte.
Ce processus pourtant négatif et engagé par Bel, une entité hostile aux humains, a été
néanmoins autorisé parce qu’il a été prévu dans le Plan de la Divine Mère. L’homme se
définit comme une conscience animale, il possède une intelligence supérieure et,
croyez-moi, celle-ci n’a rien en commun avec celle des animaux. Vous serez emportés
par un ouragan de passions dévorantes. L’homme a faim de tout, pire encore qu’un
animal, et ne recule devant rien pour l’obtenir. Le patron génétique de la très grande
majorité d’entre eux transmet encore des comportements qui sont imbibés depuis des
dizaines de milliers d’années de la dynamique spirituelle d’Orion: Tout pour soi! Votre
présence et vos interventions contribueront à l’assagir, à lui donner une nouvelle
conscience. Ce rôle, vous le jouerez pour vous-même, pour l’être que vous habiterez,
mais dès lors pour l’ensemble de la race des hommes, pour son bien-être et son
évolution. C’est un acte d’amour. Nous l’appelons le fardeau de l’âme.
L’apparence d’un dialogue de sourds s’établira entre la personne humaine et vous,
mais graduellement vous vous fondrez l’un dans l’autre. Thomas ne sait pas que
j’existe, mais il me ressent. C’est comme un souffle chaud sur sa nuque, une image qui
traverse son cerveau. Son corps, la complexité des mécanismes qui lui permettent de
penser font en sorte que Thomas, comme tous les humains, très restreint dans ses
perceptions, se voit limité aux cinq sens de son corps physique et aux trois dimensions
de son univers. Ici, le temps, l’espace et les limites tridimensionnelles demeurent un
concept qui lui est étranger.
— Que restera-t-il de la conscience humaine de Thomas lorsque la mort de son
corps surviendra? demande une autre petite fille, une toute petite Noire avec des
lunettes.
— La mort se révèle un autre processus que le sommeil. Le corps s’arrête de vivre
et ne peut plus contenir la personnalité humaine. Celle-ci peut errer un temps, indéfini,
inconsciente de son état, évoluer dans une sorte d’univers construit par elle-même selon
sa charge karmique, où elle en était au moment de la mort. Tout est équilibre, c’est un
processus parfait. C’est alors qu’elle se dissolve et il n’en ressort qu’une forme
distillée, épurée, avec laquelle vous, en tant qu’Esprit, et cette forme ne faites qu’un.
— On ne fusionne pas aussitôt, elle et nous? insiste-t-elle.
— Vous quitterez la matière ensemble, Esprit et personnalité, l’être humain, sa
conscience animale en somme, réagira de diverses manières à la mort et vous serez
troublé par celle-ci. Plus l’Esprit accumule un certain nombre de vies, plus il a
l’expérience de la mort, plus cela va différer.
Il existe autant de façons de mourir qu’il y a d’humains. Ce n’est jamais la même
chose. Encore une fois, selon votre expérience, qui varie selon le nombre et l’intensité
de vos incarnations, votre guide vous accueillera; vous serez seul dans un univers de
votre création, comme celui-ci, ou qui ressemblera en tout point à celui que vous
viendrez de quitter, mais tôt ou tard, vous prendrez conscience et parviendrez à vous en
souvenir. Ce processus demeure toujours plus difficile pour les jeunes Esprits sans
expérience, mais vous allez acquérir celle-ci d’une vie à l’autre et finirez par résoudre
très rapidement ce dilemme. N’oubliez jamais que vous êtes éternel.
— Je ne comprends pas le temps, lance un jeune garçon aux yeux légèrement en
amande.
— L’être humain fait face à des limites considérables. Pour simplement se déplacer,
il dépense une importante somme d’énergie et les grands déplacements s’effectuent à
l’aide de mécanismes conçus par son intelligence. Au-delà de l’espace, extrêmement
limité, mais tout aussi vaste dans sa perception, l’homme se heurte constamment à la
notion du temps. Ici, le temps n’existe pas; nous pourrions y demeurer des années
terrestres ou quelques minutes sans que le facteur temporel affecte ma tâche auprès de
Thomas. Je peux faire en sorte qu’une seule minute de son temps s’écoule, alors qu’il
percevrait que nous sommes ensemble depuis plus d’une heure. Le temps, c’est de
ressentir que la vie s’écoule, c’est une notion purement théorique, mais qui affecte l’être
humain de manière considérable, et toute son existence est modulée en fonction non
seulement du temps, mais également de l’espace. Il se surprend toujours de constater à
quel point le temps passe rapidement lorsque les années s’accumulent derrière lui et à
quel point il s’éternise lorsqu’une seule journée se présente à lui. Vous ressentirez le
temps. C’est une expérience difficile, pénible par moments, et ces émotions, vous les
ressentirez.
— Parlez-nous des émotions. Nous ne connaissons que la joie, lance de sa petite
voix claire un garçon assis tout près de Goav, tenant dans ses bras le chaton noir.
— Il en existe plusieurs et de tous ordres, mais en somme, celle qui domine par-
dessus tout sur cette planète en quarantaine demeure la peur. Nombreux parmi vous ont
expérimenté la peur animale, n’est-ce pas?
Ils répondent tous en chœur et une fillette blonde ajoute:
— Oui, c’est vrai. J’ai ressenti ce renard, mort au bout de son sang, la patte tranchée
par un piège. J’ai senti une odeur menaçante, chaque muscle de son corps s’est mis à
trembler et je voulais mordre, une grosse main s’est abattue sur lui. C’était effrayant.
— Moi, j’aimais les fleurs, j’aimais beaucoup ressentir cette luneptia, reprend un
petit garçon, l’air très sérieux, ce qui fait éclater chacun de rire, entraînant Goav dans la
cascade.
La luneptia, une immense fleur provenant d’une planète de la galaxie Andromède,
n’en demeurait pas moins un redoutable carnivore.
Il ramène l’ordre en souriant et poursuit.
— La peur sera très différente, mais omniprésente, et vous aurez à la maîtriser. La
peur constitue le sentiment d’être constamment pris au piège, dominé par les autres. Elle
génère chez les hommes et les femmes la réalisation des gestes les plus primitifs, les
plus près de la réalité animale. L’amour que vous éprouverez pour la personne que vous
deviendrez sera la source de réconfort la plus intense qui soit et vous apprendrez à la
manifester à chaque instant. Mais surtout, vous ressentirez l’impact de cet amour sur
votre personnalité humaine, ce qui ne s’est jamais produit alors que vous habitiez une
plante ou un animal. Vous entendrez cette personne vous appeler à l’aide. Ils vous
appelleront Dieu, Allah, Jésus, Mahomet; ils chanteront votre nom sous diverses
appellations; leur croyance vous placera comme un Esprit des arbres ou de l’eau,
comme un Dieu suprême trônant quelque part dans le ciel ou même comme leur parent
mort avant eux. Vous répondrez à cet appel, comme la Divine Mère le fait par chacun
d’entre nous. Vous aurez parfois l’assistance de guides très spécialisés dans ce genre de
circonstances, les Esprits du service. Les humains les voient même parfois, leur donnant
le nom d’anges, de devas, de guides ou même de fées selon les cultures.
Vous découvrirez l’amour humain, conditionnel et guidé par des besoins animaux,
des attirances, des pulsions et même des échanges chi miques dans le corps. Vous
découvrirez également que l’homme peut s’élever au niveau du grand amour,
l’inconditionnel, le pur, celui qui nous crée, celui qui fait se mouvoir les univers
visibles et invisibles, le Souffle de la Divine Mère.
Vous découvrirez la haine, une manifestation plus élaborée de la peur animale, et
découvrirez la joie, mais aussi la tristesse, deux grandes émotions qui se côtoient et
alternent d’un jour à l’autre. L’incarnation dans un être conscient tel l’humain se veut
une expérience absolument extraordinaire qui n’a plus rien à voir avec tout ce que vous
avez connu jusqu’à ce jour. Les hommes et les femmes de cette planète s’affichent
comme des êtres uniques; ils ont été victimes de tant d’événements difficiles et pourtant,
comme les héros de leurs mythologies, ils s’éveillent chaque jour et font face avec
courage à leur existence.
— Existe-t-il de bonnes et de mauvaises personnes humaines? demande à nouveau le
garçon qui tient le petit chat.
— Non. C’est un concept erroné que les humains ont édifié au fil du temps à partir
de leur perception de ce qui semble bon ou pas. Il existe des personnalités très dociles
et entièrement dépendantes qui se soumettent plus facilement que d’autres aux
circonstances qui ponctuent leur existence. Il en existe d’autres extrêmement rebelles
qui se défendent contre ces circonstances. Entre ces deux pôles, il existe une variété
considérable de personnalités qui les unissent.
L’Esprit choisit, entre ces multiples variables, celle qui correspond à ses besoins. La
mosaïque des caractères humains s’avère vaste et l’autorise. Vous avez choisi la
personnalité qui vous convient et tout ce qui l’entoure, et ce, selon un processus très
complexe pour nous; c’est la raison pour laquelle nous ne sommes jamais seuls dans
cette entreprise.
— Pourquoi choisir une personnalité très rebelle? fait une fillette au physique un peu
ingrat.
— Certains d’entre vous sont au départ plus rebelles que d’autres, aucun Esprit n’est
identique. Au même titre que vous avez choisi un jour d’habiter un prédateur, puis sa
proie, vous avez choisi cette fois en fonction du défi que vous avez l’intention de
relever. Vous en avez discuté entre vous, avec vos conseillers et les superviseurs, c’est
une aventure extraordinaire. Même les personnalités les plus extrêmes demeurent
bonnes, puisqu’elles répondent à leur nature, donc à la volonté de la Divine Mère. Et
chacun d’entre vous est libre de ses choix. Vous devrez assumer les conséquences de
ces choix. Si vous évoluez dans un sens, c’est que vous avez été créé avec ces
dispositions. La Divine Mère est amour, tout ce qui est se révèle le fruit de cet amour.
Dès lors, rien ne peut déplaire à la Divine Mère puisqu’elle est sa propre création.
C’est une perception purement humaine que de ne pas aimer ou de juger qu’une chose
ou une personne pourrait se révéler mauvaise.
La Divine Mère incarne tant la bête carnivore que la proie sur laquelle elle se jette.
Je répète encore que la haine ou la méchanceté constitue en réalité le composite créé
par l’intelligence et la conscience humaine dominées par la peur animale. On pourrait
croire que c’est précisément pour cette raison que l’homme devrait être plus près de la
Source, mais très souvent la peur l’emporte et l’homme, pour s’en défendre, met son
intelligence au service de moyens très sophistiqués, dont la cruauté et la tyrannie, ce
que les animaux ne font pas puisqu’ils n’agissent que sur la base de leur instinct très
primitif qui n’évolue pas au même rythme. Prenez le tigre, par exemple. C’est un animal
prédateur et il peut devenir très agressif, mais ce n’est pas un humain, il n’a pas
conscience d’être un tigre, il ne développe aucune autre méthode de chasse que celle
dictée par son instinct, depuis des centaines de milliers d’années et même au-delà. Si,
du jour au lendemain, la conscience collective qui habite ce tigre devait permettre à
l’animal d’en ressentir la présence avec sa conscience, les résultats seraient tout autres.
Voilà pourquoi la Divine Mère a choisi une espèce très particulière – dans ce cas,
l’homme – pour s’incarner en toute conscience. L’équilibre entre sa nature animale et la
présence de l’Esprit transcende la notion qu’on peut avoir de la perfection, d’où le
libre arbitre, le choix qu’aura votre personnalité de céder à la peur ou de la contrôler.
— C’est parce que la Divine Mère a choisi l’humain que Bel s’est rebellé?
— Oui, exactement. Son règne sur Terre est mesuré.
— Mais pourquoi les gens ne savent-ils pas que nous les habitons? Ce serait
tellement plus simple, affirme une voix.
— J’ai déjà expliqué ce qu’était la peur. Les humains ont été ingénieux au cours des
millénaires. Ils ont établi, pour vivre ensemble, des systèmes sociaux qu’ils ont jugés en
accord avec leurs intérêts spécifiques. Ils ont craint que ces systèmes soient menacés ou
détruits, alors ils les ont protégés. Ils ont établi des règles, des lois et des principes. Il
s’en est suivi un code d’éthique, une morale, puis, les croyances religieuses aidant, le
sens du bien et du mal, du bon et du mauvais s’est développé. D’ailleurs, cette notion
qu’il existe des choses mauvaises demeure parfaitement justifiée pour un humain qui
possède un corps et un mental très fragile et vulnérable. Il a rapidement identifié les
substances qui le rendaient malade ou le faisaient mourir. Le concept des choses
mauvaises est donc devenu inévitable et il s’est étendu à l’ensemble de ses perceptions.
Ceci est une mauvaise plante, cet animal est méchant, le ciel est en colère, etc., créant
ainsi des hommes mauvais, des divinités mauvaises et de là, le Mal. Cette situation
trouble l’esprit humain, son mental et enraye la communication qui s’établit entre la
personnalité et vous.
— On nous a montré des images de la Terre. Il y a des gens qui tuent et qui blessent.
Qui sont les responsables? Est-ce nous en tant qu’Esprits, ou eux en tant qu’humains?
demande celui qui semblait le plus âgé.
— Je vais reformuler l’expression que tu utilises. Je change le mot «responsabilité»
par «imputabilité N. C’est une question fondamentale. La personnalité humaine aura
toujours le dernier mot, le choix final d’avancer, de reculer, d’aller à gauche, à droite,
de s’élever ou de s’abaisser ou même de demeurer immobile à l’intérieur de sa marge
de manœuvre en tenant compte du destin. Lorsque vous ressentiez un animal, celui-ci
baignait dans l’ignorance complète d’être plus qu’une fleur ou moins qu’une autre
espèce. Il n’avait pas conscience de son identité et moins encore de faire le bien ou le
mal.
Lorsque la Divine Mère, par nous, s’est incarnée pour la toute première fois dans un
être physique capable d’assumer la conscience d’exister et de la découvrir en lui, ce fut
le premier jour de la Création. Ce grand instant s’est déroulé à l’échelle du temps il y a
tellement longtemps que nul n’aurait assez d’imagination pour le mesurer. La conscience
d’être causa tout un choc à cette créature. Elle engendra une race dont chacun fut tout
autant habité par un Esprit. Cette race évolua de génération en génération, à une vitesse
fabuleuse par rapport aux autres races non habitées par un Esprit comme son plus
proche voisin, qui, dans ce cas de figure, est l’ensemble des autres hominidés.
Son cerveau s’est agrandi et de là sa capacité de mieux comprendre sa place dans
l’Univers. C’est la présence de l’Esprit qui s’en révèle la cause. C’est l’acte d’amour
de la Divine Mère. Vous m’entendrez parler d’échecs ou d’erreurs en définissant votre
parcours terrestre, mais ces mots n’existent nullement dans le vocabulaire de la Divine
Mère; le Plan est parfait et pourtant, paradoxe divin, l’imperfection réside dans le Plan.
Lorsque vous habiterez une personnalité humaine, vous le ferez auprès d’un
représentant d’une race déjà très évoluée et capable d’assumer cette conscience, plus
encore que ces premières créatures. Aucune n’est semblable et n’a cette même capacité,
mais en général, les humains se rendent accessibles à ressentir la présence de l’Esprit.
Votre présence accentue, renforce la capacité de faire des choix, et au niveau de
conscience actuel des humains, la notion du bien et du mal existe toujours et son
interprétation s’articule autour du principe qu’il s’agit de sa morale, dictée par sa
conscience. L’homme et la femme de cette planète savent ce qu’ils font très tôt dans leur
développement dès lors qu’ils effectuent leurs premiers pas d’enfants, comme ceux que
vous avez choisi de représenter maintenant.
C’est la fin du cycle d’une vie donnée qui permet à l’Esprit que vous êtes d’effectuer
un bilan de votre influence et qui crée votre expérience. Cette personnalité que vous
habiterez demeurera la vôtre et partagera son expérience avec les autres, pour
l’éternité, elle deviendra vous. C’est le cadeau que nous faisons à la Divine Mère, celui
de lui ramener cet ensemble merveilleux de vies, ponctuées d’erreurs, de maladresses,
d’échecs et de réussites constituant votre bagage d’expériences. Vous êtes le cadeau de
la Divine Mère à cette personnalité. Ne cherchez pas le responsable; demeurez
simplement au fait qu’il s’agit de votre destin et de celui de cette personnalité humaine,
tous deux liés temporairement dans la chair, pour une communion éternelle en la Divine
Mère.
C’est alors que Goav note que plusieurs d’entre ceux et celles qui sont assis devant
lui n’adoptent plus aucune forme humaine. Il leur demande d’expliquer aux autres en
quoi consiste leur statut. Une petite forme s’agite et se matérialise en un tout jeune bébé,
puis reprend sa forme lumineuse.
— Ma personnalité humaine mourra dans les heures qui suivront sa naissance. Ce
n’est pas une expérience qui m’est destinée, m’a expliqué mon guide. C’est pour ses
parents. Dans leur vie antérieure, les personnalités humaines qu’ils habitaient ont tué
beaucoup d’enfants et, cette fois, ils vont vivre cette expérience qu’est celle de perdre
leur enfant.
— Je serai ton petit frère, mais moi je vivrai jusqu’à quatre ou cinq ans et je mourrai
moi aussi d’une terrible maladie, fait savoir une autre voix sans forme en s’adressant à
elle.
— Ce sera à dix-huit ans, moi, dans un accident de voiture, m’a-t-on expliqué. Nous
serons tous issus de ces mêmes parents, dit une autre voix.
Elle prend alors la forme de cette jeune fille, le visage complètement défiguré,
ensanglanté.
— Leurs parents savent-ils ce qui les attend? demande un petit garçon aux cheveux
bruns, visiblement impressionné.
— Je connais ces deux Esprits, les parents en question, répond Goav. Ils ont
accompli beaucoup ensemble et souvent en tant que mari et femme, parfois en
alternance. Ils ont choisi des vies très intenses, des personnalités et des environnements
extrêmement exigeants. Cela, sur le plan humain, a souvent des conséquences tragiques.
D’une existence à l’autre, ils sont parvenus de mieux en mieux à influencer la
formidable puissance de l’ego de ces personnalités, mais je crois que cette fois, pour
apprendre et comprendre sous un autre angle, ils ont choisi d’être eux-mêmes les
victimes plutôt que les agresseurs. Cela se révèle une très sage décision. Ce sera pour
eux une épreuve extrême.
— Ils savent ce qui les attend?
— Oui, en tant qu’Esprits ils savent ce qui les attend, mais dès qu’ils s’incarneront,
ils n’essaieront pas de prévenir leur personnalité. Ils veulent vivre cette expérience à
fond. C’est leur destin. Ils veulent découvrir par eux-mêmes, au travers de leur
personnalité humaine, ce en quoi consiste la douleur de perdre un enfant. Et dans leurs
cas, ils perdront tous les leurs, les trois, l’un après l’autre, dans un insoutenable cortège
de morts. Par la suite, lorsqu’ils choisiront de s’incarner dans des êtres physiques dont
les dispositions se prêtent à ces extrémités, ils seront en mesure de leur transmettre
cette émotion vive et forte, cette douleur que ressentent les humains lorsqu’ils perdent
un des leurs. C’est à ce moment que la personnalité humaine, soudainement, ressentira
cette émotion et prendra la décision de ne pas commettre le geste fatal. Sinon,
l’exercice sera répété. Ce processus s’applique d’ailleurs à toutes les situations:
apprendre et transmettre. Ils ont déjà quitté notre monde et vous serez appelés à les
suivre, toi particulièrement, dit-il en pointant son doigt vers la jeune fille accidentée qui
avait repris sa forme lumineuse.
— Les humains appellent cela le destin? lui demande-t-elle.
— Oui. Nous faisons le choix de nous incarner parce que nous cherchons à
apprendre, à aimer et à grandir en expériences riches et magnifiquement diversifiées.
Nous le faisons aussi pour permettre à la race que nous habitons de grandir également et
d’atteindre ce moment extraordinaire qui lui permettra un jour de lever cette barrière
qui existe entre ces dimensions matérielles et les nôtres. Pour y parvenir, nous faisons
le choix de certains scénarios très précis, mais les superviseurs interviennent dans ce
scénario et nous ne savons pas tout. Eux-mêmes ne sont pas au fait de tout, ils reçoivent
des consignes de leurs propres conseillers et il en va ainsi jusqu’à la conscience de la
Divine Mère. Savoir que nous aurons à quitter notre corps à un âge donné, dans un
accident de voiture, et tout savoir sur chaque instant de notre vie terrestre: voilà deux
réalités bien différentes.
— Que fait-on lorsqu’il y a un suicide? demande un garçon à qui il manque une
jambe.
— Le suicide est un phénomène culturel qui varie. Au Moyen-Orient et dans
plusieurs pays d’Asie, il est perçu différemment qu’en Europe ou en Amérique. Le
suicide commis par suite d’une profonde dépression alors que la personnalité humaine
est incapable de supporter sa propre existence se définit comme le résultat d’une tâche
souvent trop lourde pour un Esprit peu expérimenté. Il nous arrive constamment
d’échouer auprès des personnalités humaines; elles demeurent entièrement libres de
nous rejeter, de nous ignorer, pour ce qu’elles en savent bien sûr. La personnalité
humaine, en mettant fin à ses jours, croit alors résoudre ses problèmes en s’enfermant
dans un néant qui n’existe pas. Si cette situation se produit pour l’un d’entre vous, il
peut s’en dégager un sentiment très puissant de culpabilité qui risque de créer un monde
d’accueil plutôt déplaisant à la mort du corps. La suspension des privilèges
d’incarnation devient le plus souvent inévitable, vous demeurez en isolation pour une
période de réflexion profonde avec d’autres conseillers, puis vous retournez sur Terre
selon un choix très spécifique de vie qui se compare, sur le plan des émotions, à ce que
vous viviez au moment du suicide.
L’incarnation constitue une expérience donnée qui doit se terminer selon le Plan.
Avorter ce Plan ne le modifie en rien et il doit se poursuivre, tout simplement. J’ai moi-
même vécu le suicide une seule fois au 12e siècle. Même ici, dans cet univers, sous la
forme d’un Esprit, c’est tout comme si le temps se mettait alors à compter. Le suicide
demeure une expérience de vie qui s’inscrit dans le registre de toutes les expériences.
N’y voyez pas là une forme de mal, la Divine Mère a créé un plan parfait.
— On est puni? demande-t-il à nouveau.
— Non, il n’existe pas de punition, ce concept ne tire pas son origine d’ici, tu as
entendu ces choses sur Terre, n’est-ce pas? Je te reconnais, tu es Wojtan, nous nous
connaissons bien, n’est-ce pas?
— Oui, c’est vrai, j’ai déjà vécu une première vie, alors que ma personnalité était un
tueur en Allemagne et j’occupe présentement une personnalité terrestre tourmentée. Je
suis mort par ma faute, c’était un suicide déguisé. Mon guide a été merveilleux, mais
j’ai longtemps, même ici, éprouvé une grande tristesse. J’ai posé la question pour que
les autres sachent. Je n’ai pas été puni, mais j’ai connu une grande tristesse que je me
suis infligée moi-même, en somme, c’est ce que j’ai compris.
Je revis maintenant une grande douleur physique, ajoute-t-il en montrant sa seule
jambe. Je devrai m’insuffler le courage de vivre et lutter cons tamment contre le désir
d’en finir avec la vie. Je sais qu’en relevant ce défi j’accomplirai ce que je juge
nécessaire.
— Qu’éprouves-tu en ce moment?
— Je suis heureux d’y être et d’avoir pu venir ici pour en parler à tous. C’est
difficile, très difficile, mais je suis heureux d’accomplir cette mission.
— Tu réussis admirablement bien et je puis en témoigner en ce jour.
— Merci, Goav.
Goav lève ses mains et baisse la tête, ce qui signifie qu’il en a terminé avec eux.
Tous les enfants se retournent alors et se fondent en une lumière éclatante qui transforme
l’environnement en une vaste prairie verte, jonchée de millions d’iris, d’œnotheras, de
violettes et de tant d’autres espèces exotiques que Goav ne peut s’empêcher d’en être
ému. Reprenant forme, ils jouent tous ensemble comme les enfants qu’ils sont, tout
jeunes Esprits presque sans expérience. On entend leurs rires jaillir comme un carillon,
et apparaissent ici et là des papillons, des oiseaux, des chevaux et d’autres fleurs.
Cherchant à les suivre, bondissant à gauche et à droite, le petit chat noir les
accompagne.
Goav sourit et disparaît. Il sait qu’il aura à nouveau l’occasion de revoir certains
d’entre eux au cours de son existence au cœur même du jeune Thomas. C’est alors que
paraît devant lui Nasha, Esprit magnifique qui avait accueilli Ariel dont elle avait été le
guide alors qu’il occupait le corps mutilé et brisé du jeune Walter.
— J’arrive, Goav, je serai là bientôt, très bientôt!
22
L’étrange aventure de Lucie

À la suite d’une entrevue qu’il a accordée à l’animateur d’une émission radiophonique


d’affaires publiques, Thomas reçoit un curieux document au journal. Une femme,
relativement jeune d’après l’année de sa naissance indiquée en bas de page, souhaite le
rencontrer pour des motifs obscurs. Il tente de la joindre au numéro indiqué, mais
n’obtient aucune réponse. Intrigué, il laisse planer l’affaire en surface, caressant
l’espoir qu’elle lui donne d’autres nouvelles. Ce qu’elle fait, mais cette fois au
téléphone.
Elle affirme pouvoir aider Thomas dans ses recherches et désire le rencontrer sous
le sceau de l’anonymat le plus absolu, ce qu’il accepte. Le jour même, il se rend jusqu’à
sa résidence, un petit appartement au centre-ville. Une jeune fille davantage qu’une
femme mûre l’accueille. Plus grande que Thomas, elle est vraisemblablement d’origine
amérindienne: son teint bistré, ses yeux très sombres légèrement en amande, de fortes
pommettes en saillie ainsi que les reflets bleuâtres de ses cheveux ne laissent aucune
confusion sur ses origines. Elle dit se nommer Lucie.
Un désordre de chiffonnier règne dans la pièce minuscule et une mauvaise odeur
impossible à identifier flotte dans l’air. Une porte entrouverte indique sans doute
l’existence d’une autre chambre, mais certes pas très grande. La jeune fille fait signe à
Thomas de s’asseoir sur un vieux canapé tout déglingué.
— Je vais avoir besoin de vous, monsieur. Est-ce que cela va me coûter de l’argent?
Thomas comprend alors que cette jeune fille a sans doute été victime d’arnaqueurs
assez souvent dans sa vie.
— Absolument pas. Appelez-moi Thomas. Dites-moi, comment je puis vous aider?
— Cette histoire est invraisemblable, je vous préviens16. Ce n’est pas une histoire
d’ovni comme ce que vous racontez dans vos articles. Je les ai vus, ils se tenaient dans
ma chambre au pied de mon lit. Ils ont tout éclairé au point que les murs blancs de la
pièce sont devenus cent fois plus blancs qu’ils ne le sont en réalité. Mon frère a vu la
lumière passer en dessous de la porte et là…
— Ça va, Lucie, tout va très bien, calmez-vous. Donnez-moi le temps de sortir le
matériel, le magnétophone, le rapport d’enquête, et on commence.
Thomas s’exécute.
Ils discutent durant de longues minutes. Thomas écoute son histoire et toutes les
autres, puis le frère de Lucie, un colosse, nettement amérindien celui-là, se présente
pour confirmer sa propre observation. Après une heure, c’est lui qui se met à raconter
ses propres expériences pour réaliser à sa grande surprise que sa sœur et lui ont partagé
sans doute les mêmes visites impromptues. C’est alors que, se rabattant sur sa sœur,
faisant oublier ses expériences, il se met à décrire la vie de Lucie à cinq ans.
Thomas se trouve dans un petit appartement quasi insalubre d’un quartier défavorisé
de la ville, flanqué de gens sans aucune prétention et d’une simplicité comme souvent
l’affichent les gens de la région. Les révélations s’accumulent sans que Thomas insiste,
demeurant ouvert, respectant ce qu’il entend. Leur confiance à son endroit se manifeste
graduellement et plus le temps passe, plus se tisse une histoire qui se rejoint entre un
jeune homme et sa sœur qui, jamais auparavant, n’ont osé établir ce lien entre eux. Ils
racontent leurs anecdotes sous un angle jamais abordé de la sorte. Thomas, fasciné par
le récit, demeure discret dans ses réactions.
Il y a des signes qui ne trompent pas, le meilleur détecteur de mensonges sera
toujours l’expérience, mais ces gens-là ne mentent pas, ils n’ont rien à prouver et ne
veulent surtout pas de publicité, se dit-il pour lui-même. Il écrit quelques notes: Lucie
et son frère vivent une existence très ordinaire, ils écoutent le hockey, se préparent à
fêter Noël, et pourtant ce soir ils mettent sur la table une vie extraordinaire et riche
d’expériences fabuleuses sans vraiment le réaliser. «Notre petite vie est ordinaire,
disent-ils. Mais il nous en est arrivé, des choses.»
Robert, le frère de Lucie, se met à raconter les mésaventures de la fillette que les
enseignantes retournaient à la maison avec un air découragé.
— Ce n’est pas une enfant comme les autres, elle parle de choses qui n’ont pas de
sens. Ce matin, elle nous a dit qu’elle voulait devenir un jour astronaute pour aller
rejoindre son ami dans l’étoile.
Sur un dessin, réalisé et conservé par Lucie depuis des années, s’étalent quatre
soleils au-dessus de la maison.
— Vous n’avez eu qu’un seul père, explique Thomas, et le soleil, dans la symbolique
des dessins d’enfants, représente toujours le père. Habituellement, on voit un grand
soleil, un petit soleil, un soleil caché, un soleil sublime, un soleil pâle, mais on ne voit
jamais quatre soleils chez un enfant qui vit dans une famille normale et non troublée par
des disputes sans fin, des divorces et ce genre de choses.
Lucie et Robert ont clairement établi plus tôt la chaleur du foyer dans lequel ils
avaient vécu leur enfance, élevés par une mère et un seul père jusqu’à sa mort récente.
Elle commence son récit.
— Ça s’est passé chez nous, rue Norton, pas très loin d’ici. C’est un appartement
situé au troisième. Je me trouvais dans ma chambre, il devait être trois heures du matin
et je n’arrivais pas à dormir. Je m’étais couchée vers une heure. La nuit semblait froide,
mais calme. Je ne sais plus c’était quelle date, mais je suis certaine que cela s’est
produit au cours de l’hiver.
— En février, Lucie. Je m’en souviens très bien, lance Robert.
— Ouais, c’est ça, en février, j’aurais dit en mars, mais qu’importe. J’avais les yeux
fermés, mais je ne dormais pas. En ouvrant les yeux, j’ai vu la chambre inondée de
lumière. Du blanc, partout. Mes murs sont pâles, mais là on aurait dit qu’ils étaient cent
fois plus clairs. C’est incroyable, la lumière qu’il y avait là-dedans. En plus, il y avait
une autre source de lumière qui provenait de la fenêtre derrière moi, mais dans la
lumière je voyais les trois… Moi, je les appelle les trois bestioles. Il y avait trois
ombres, trois formes.
— Des silhouettes? demande Thomas.
— C’est ça, des silhouettes. Il y en avait trois en avant de moi et elles tenaient
quelque chose dans leurs mains qui m’éclairait en plein dans les yeux. Malgré le fait
que la chambre s’illuminait entièrement, ils dirigeaient cette lumière dans mes yeux. Je
ne voyais pas leur visage, je ne voyais que leur forme. Il y en avait un ou peut-être deux
autres à côté de moi qui me faisaient quelque chose, mais je ne sais pas quoi.
— Quelle taille avaient-ils?
— Ce n’est pas facile de répondre à ça. J’étais couchée, mais je dirais à peu près
haut comme ça (elle indique une hauteur d’environ 1,60 m). Ils avaient la tête et le cou
bien plantés sur leurs épaules, des épaules fortes.
— Attendez. Vous dites qu’ils mesuraient plus d’un mètre?
— Oui, mais je ne sais pas, ils semblaient assez grands, un peu plus petits que la
normale, mais pas plus. Mon frère a vu la lumière, il a frappé à la porte en me disant:
«Qu’est-ce que tu fais avec de grosses lumières comme ça, Lucie?» Dès qu’il a frappé à
la porte, les trois formes se sont transformées en boules de feu rouge, puis ont passé au
travers le mur. Tout s’est arrêté d’un coup, plus rien, plus de formes, plus de lumière,
plus de bruit, plus rien.
— Quel bruit?
— Celui d’un transformateur. On aurait dit un bruit comme un «huuuuummmm N,
comme de l’électricité. J’ai déjà entendu ce bruit-là avant. Robert est électricien.
— Avez-vous perçu une odeur?
— Oui, il y avait une odeur, mais c’est difficile à dire. C’était une odeur de chauffé
avec un peu de soufre.
— Robert, dites-moi ce que vous avez pensé en voyant la lumière sous sa porte.
Il se penche vers l’avant et croise les doigts sur ses genoux.
— Je trouvais la lumière forte, très forte même. Je n’ai pas réfléchi sur le coup, mais
le lendemain, lorsqu’elle m’a raconté ça, j’ai réalisé qu’il n’y a pas de lumière de ce
genre dans sa chambre, ni au plafond, ni sur sa table, ni ailleurs de toute façon. Elle
était très intense. À mon avis, il aurait fallu plusieurs lampes de 200 watts ou des
projecteurs de photographie pour produire ce type de lumière.
— Vous n’êtes pas entré? Pourquoi?
— Non, monsieur, si je frappe à la porte de ma sœur, j’attends qu’elle me dise
d’entrer. Dès que j’ai frappé, la lumière s’est fermée. Je suis allé me coucher.
— Et vous, Lucie, pourquoi ne pas vous être levée?
— Je n’étais pas capable. La seule chose que je pouvais bouger, c’était mes yeux.
J’étais clouée sur mon lit. Incapable de bouger.
La lumière très forte est l’élément le plus troublant, puisque confirmé par Robert.
Cela élimine toute possibilité d’un phénomène hallucinatoire ou oculaire. Thomas
apprend par la suite que Lucie a vécu dans les mois qui ont suivi une série de
cauchemars particulièrement pénibles. Son frère confirme l’avoir entendue hurler de
terreur à plusieurs reprises. Lorsqu’il demande à Lucie si elle porte des cicatrices
inexplicables, elle n’hésite pas un instant et retire son bas du pied droit pour montrer
une cicatrice de forme triangulaire juste au-dessus de l’os principal du pied. Elle
affirme s’être levée un matin avec une sensation de brûlure, et a constaté la présence de
cette curieuse cicatrice que Thomas a sous les yeux. Lucie n’a aucun souvenir de s’être
blessée à cet endroit, ni maintenant ni jamais.
Thomas hésite, par contre, devant ce fait nouveau et conserve le silence quelques
instants. Il se lève, fait quelques pas et propose aussitôt à Lucie une séance de
régression hypnotique. À sa grande satisfaction, elle accepte.
Après avoir induit Lucie en transe hypnotique légère, il la fait revenir à cette soirée
d’hiver. Pendant de longues minutes, elle semble ne pas réagir pour finalement dire:
— Je flotte dans le noir.
Puis, elle en vient à spécifier qu’elle se trouve installée sur quelque chose de dur.
Elle fait allusion plus tard à une sorte de table avec des signes et des symboles. Au
moment où elle commence à décrire une scène étrange au cours de laquelle des bâtons
de verre comme jaunes s’assemblaient autour d’elle, sa respiration s’accélère.
— Détendez-vous, Lucie, tout va bien, vous êtes ici avec nous, dans votre salon,
vous ne faites que revivre des événements qui appartiennent au passé, vous n’avez rien
à craindre. Continuez.
Elle poursuit, mais d’une voix presque inaudible.
— Ils… Ils me mettent… ils me mettent un plastique, je sens de l’eau sur le corps…
il y a un tube dans ma bouche.
Elle cesse de parler et sa respiration devient bruyante.
Son frère se lève et prend une petite pompe. Thomas comprend alors que Lucie
souffre d’asthme. Il veut mettre un terme à la séance. C’est alors qu’elle se met à avaler,
sa gorge faisant un bruit épouvantable. Elle est extrêmement tendue. Thomas ramène
Lucie à la surface, l’apaise, et après quelques minutes elle revient à elle. Sa crise
d’asthme terminée, elle respire normalement, mais ne se souvient pas de tout. Ses yeux
expriment le désir de retourner en transe, comme un enfant qui s’agrippe après sa mère.
Thomas acquiesce.
Après être retournée au point de départ, Lucie expérimente de nouveau des
mouvements de déglutition parfaitement réels. Lorsque Thomas lui demande de décrire
la table sur laquelle elle se trouve, Lucie indique qu’elle voit une main blanche comme
de la craie. Elle continue de respirer de l’eau.
— Comme un poisson, dit-elle.
Thomas lui demande d’effectuer un bond en avant dans le temps. Un long moment de
silence s’établit… Puis, elle revoit la table et les écritures; des signes curieux, en
courbes, semblables à de l’égyptien, et blancs. Les tubes de verre ont disparu.
— Est-ce que vous êtes seule?
— Non.
— Très bien. Qui est là?
— Il est laid. Il est très laid.
Elle veut tourner la tête, mais s’en révèle incapable.
— Est-ce que vous pouvez décrire son visage?
— Il est plus grand que moi, sa peau est comme celle d’un poisson.
— Comme un poisson? Expliquez-vous, Lucie.
Thomas pense qu’elle fait peut-être allusion à des écailles, mais ce genre de
régression hypnotique exige un retrait absolu du praticien dans toute forme de
suggestion, contrairement à d’autres méthodes.
— Il a une peau grise et lisse. J’ai peur, j’ai terriblement peur. Lucie commence à
s’affoler. Thomas la calme aussitôt.
— Voilà, c’est beaucoup mieux. Vous n’avez rien à craindre, Lucie, parlez-moi
maintenant de cette personne…
— Ce n’est pas une personne, c’est une chose.
— Elle bouge?
— Oui, elle bouge, elle vit, elle se penche sur moi et me regarde, et j’ai peur.
— Parlez-moi de ses yeux.
— Elle n’a pas d’yeux, ce sont de gros trous noirs.
— Un nez, une bouche?
— Un nez… un petit nez.
(Long silence.)
— Est-elle humaine?
— Oh non… elle est tout, sauf humaine.
— Comment est-elle vêtue?
— C’est comme un habit de plastique, ou alors c’est sa peau, je ne sais pas.
— Est-ce un mâle ou une femelle?
— Je ne sais pas, la chose n’a pas de cheveux et je ne vois que sa tête au-dessus de
moi.
Elle parle?
— Non.
— Nous allons faire un autre bond en avant: au compte de 1… 2… 3. Êtes-vous
toujours dans la salle?
— Oui.
— Êtes-vous seule?
— Non, il y a plusieurs personnes. Elles sont sept, elles ont l’air humain, elles sont
sans âge, elles sont debout, me parlent et me disent de ne pas m’inquiéter, aucun mal ne
me sera fait. Elles ont un visage un peu en triangle, des cheveux longs (noirs ou
assombris par l’absence de lumière vive). Elles portent des vêtements de couleurs
étranges que je n’arrive pas à définir. Je suis assise maintenant. Je suis dans une salle
ronde avec une porte sans aucune poignée. La salle est à peine éclairée, comme par une
bougie. Elles ont des yeux humains. Elles parlent de mystères de vie, comment tout a
commencé. Elles disent que nous sommes parents, que tout a disparu du jour au
lendemain… Que nous avions une grande technologie… forcés de recommencer à
neuf…
Thomas essaie d’en savoir plus sur cette conversation, mais Lucie cesse subitement
de parler. Vivement tourmentée, elle s’éveille brusquement au moment où Thomas lui
demande si tous ces événements ont eu lieu la même nuit.
Thomas et ses hôtes se regardent. Lucie pleure en écoutant la bande enregistrée.
Au sortir de sa rencontre, Thomas écrit: «Le cas de Lucie est intéressant à plusieurs
points de vue. Miraculeusement guérie de la leucémie en bas âge, sujette à de multiples
expériences étranges, elle démontre un intérêt très évident envers la question
extraterrestre. Il est difficile à ce stade-ci de se faire une opinion ferme, mais le
témoignage de son frère est formel: une lumière très puissante s’est glissée sous sa
porte cette nuit-là et Lucie n’avait rien à sa disposition pour produire une telle clarté. Il
est donc possible que nous soyons en face d’un cas unique ou d’un cas mixte
d’abduction et d’imagination.»
Le temps s’écoule, puis tout se met graduellement à changer. L’expérience avec
Steven, d’une part, et cette autre avec Lucie, d’autre part, impressionnent fortement
Thomas. Il n’en parle à personne. Quelques semaines plus tard, il apprend que le
dernier signe de vie de Steven au Dr Sheilter remonte à quelques semaines, pour lui dire
au revoir. Il allait beaucoup mieux et travaillait comme gardien de nuit, un emploi qu’il
appréciait grandement. Il saura également que Lucie préfère dorénavant ne plus subir de
transe hypnotique, éprouvant d’énormes difficultés à composer avec les présumés
événements surgis de son inconscient.
Thomas prend alors la décision d’espacer quelque peu ses rencontres avec le Dr
Sheilter. La place occupée par ces événements s’encombre d’autres préoccupations,
l’obligeant à effectuer un choix.

16. Cas authentique qui a fait l’objet d’une enquête par l’auteur en 1996 dans la région de l’Outaouais, au Québec.
Seuls les noms et prénoms ont été modifiés.
23

Thomas devient de plus en plus audacieux; il change, se transformant de jour en jour,


prenant de plus en plus d’assurance. L’image d’Amelia, comme un bagage trop lourd sur
le chemin du retour, est alors abandonnée au port des souvenirs. Il offre ainsi la
coursive de son navire aux quatre vents, sans pour autant y poser de vigie, laissant à la
vie et au destin le soin d’y laisser monter une éventuelle passagère. Il fait de son cœur
un étang calme dans lequel un nouveau visage peut s’y mirer par-dessus son épaule,
mais sans rien attendre.
Le temps est son allié. En pleine recherche pour son journal sur les règlements de
zonage de sa municipalité, il se rend dans une agence immobilière afin d’en apprendre
davantage sur l’arrivée d’un nouveau type de résidence, connue sous le nom bizarre et
pas très sexy, selon lui, de condominium. Il pénètre dans l’édifice et demande un agent.
Une femme se présente. Chloé. Belle comme un dimanche matin, de petite taille,
cheveux de sable, yeux noisette, son regard légèrement frondeur abrite sous cape une
sorte d’amusement plutôt séducteur. Thomas se laisse charmer et lui fait part de son
projet, s’inquiétant de son intérêt devant l’absence évidente d’avantages commerciaux
dans son approche. Mais elle accepte, et ils se fixent rendez-vous pour déjeuner le jour
même.
Le moment venu, il la voit entrer dans le petit restaurant français du quartier où se
trouvent ses bureaux et observe non sans un certain plaisir qu’elle a mis de côté son
tailleur, un peu trop monsieur, qu’elle a remplacé par un ensemble plus adapté à une
sortie qu’à un rendez-vous d’affaires. Elle entre les mains vides, alors que lui traîne son
porte-documents. Il le dissimule discrètement sous la table. Elle prend place, et la
discussion porte immédiatement sur tout, sauf sur les condominiums; Thomas s’en
accommode avec délectation. Son article attendra!
Elle a vingt-trois ans et vient de terminer son cours d’agent immobilier. Oui, elle vit
chez ses parents, adore les Beatles, et a suivi lorsqu’elle était jeune des cours de
langues étrangères. De plus, ses lectures, éclectiques, s’harmonisent à celles de
Thomas. Son intérêt pour les occupations peu orthodoxes de Thomas ne lui semble
nullement feint. L’heure avance et toujours rien sur les condominiums. La raison finit
par céder; réalisant qu’ils n’ont guère le temps de parler davantage, celui-ci ayant la
fâcheuse tendance à s’écouler avec trop de fluidité en si plaisante compagnie, ils
conviennent d’un nouveau rendez-vous le lendemain. En dehors des heures de bureau,
pourquoi pas!
Il en est ainsi et, malgré leur bonne volonté, ni l’un ni l’autre ne semblent se soucier
de ce que peut être un condominium. Bref, on s’en fout. Thomas adore se retrouver avec
cette jeune Chloé qui ne dédaigne certes pas son sens de l’humour, ses connaissances
variées et cette mèche de cheveux rebelle qui retrousse malgré ses honorables efforts de
la maîtriser. Ils finissent par se donner d’autres rendez-vous, mais la fin de semaine
cette fois, et Thomas choisit une balade en bateau sur un lac voisin.
Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’un collègue du journal possède une petite vedette de
vingt-quatre pieds et, à l’occasion, en fait la location à des gens en qui il a confiance.
Thomas bénéficiant de celle-ci, ils se retrouvent donc par un magnifique dimanche du
mois d’août au quai central de la marina municipale.
La rivière est calme, la journée est magnifique; Chloé apprête un goûter et prend le
soin de placer côte à côte deux bonnes bouteilles de syrah sur la table. Ils abusent
amplement de tout, soleil et vin inclus, se baignant dans les eaux tièdes du lac et
mangeant sur le bateau alors même que le soleil annonce son intention de se retirer
bientôt. Dès que l’or fondu se répand sur le miroir des eaux calmes, il y a un silence et
Thomas confie avec une certaine timidité qu’il se réjouit profondément de la connaître,
elle, Chloé, que cette journée s’avère l’une des plus douces à son âme depuis
longtemps. Elle ne baisse pas les yeux et prend sa main.
— Vous me donnez vraiment l’impression d’être un type bien, un type très bien,
monsieur Thomas. Il y a tellement de cons… Oh, pardon! Mon vocabulaire rate parfois
les courbes, je suis désolée, fait Chloé, gênée.
Thomas s’esclaffe de rire. Ce qu’elle vient de dire lui plaît énormément.
— Non, non, Chloé, ne vous excusez pas, j’en connais aussi de gros mots, n’oubliez
pas que je suis journaliste, je peux vous en trouver des pires, vous savez!
Elle soulève un sourcil et penche la tête avec un «mais encore» au bout des lèvres.
— Euh, attendez… il y a tellement de crétins pourris de l’intérieur qu’on ne sait pas
s’ils parlent ou s’ils dégueulent!
Chloé s’étouffe.
— Il faut que je la retienne, celle-là! Attendez, j’en ai une autre, ajoute-t-elle les
yeux pleins d’eau tant elle rit. Il y a des hommes tellement bébés qu’on se demande s’ils
font leur nuit! D’autres s’enfoncent tellement qu’ils se demandent qui peut bien jouer
dans le film Fermé pour la nuit lorsqu’ils passent devant un cinéma. J’ai connu un
abasourdi si tordu qu’à ses yeux une lesbienne est une immigrante de la Lesbie. J’ai
même connu un champion de la dérape qui disait que Pâques était la fête de Jésus
crucifié et qu’il était sorti du tombeau après trois jours.
— Mais c’est ça qui est arrivé, non? fait Thomas, un air faussement scandalisé tout
en riant.
— Si, mais lui il rajoutait, pour faire bonne mesure, que n’ayant pas vu son ombre il
était retourné dans son tombeau pendant six semaines.
On pouvait entendre leurs rires des kilomètres à la ronde sur l’eau. Leur jeu de
vannes éculées s’est poursuivi une partie de la nuit. Ils n’ont pas fait l’amour cette fois-
là. Ils étaient trop ivres de toute manière et se sont réveillés au milieu de la nuit après
avoir couvert chacun les ronflements de l’autre. Morts de rire, ils ont fini par revenir à
la marina et se rendormir dans la cabine.
Ils se revoient presque tous les jours à l’heure du dîner; trois semaines plus tard, à la
faveur d’un autre dimanche de rêve, ils partent sur l’eau et ne reviennent qu’en fin de
journée le lendemain.
Pour Thomas, ce sont des moments de grâce. Il vient de connaître la volupté,
l’instant du plaisir rêvé dans les bras d’une femme qu’il aime de plus en plus, au point
de ne plus vouloir la laisser. Lorsqu’ils finissent par se quitter, il devient très clair dans
son esprit que Chloé allait devenir sa femme. Rien de moins.
24

Chloé et Thomas ont emménagé ensemble il y a huit mois de cela. Lui change d’emploi
pour devenir rédacteur dans un quotidien important de sa ville et devient beaucoup plus
sociable, fréquentant des milieux qui, autrefois, le terrifiaient. Loin derrière lui, croit-il,
se terrent les fantômes du passé, son énurésie, sa gêne morbide, son manque de
confiance dévastateur et surtout sa peur de vivre.
Le whisky coule à flots chez le couple, la vie menée à bord de leur navire est
parsemée de fêtes, et leur existence, comme un archipel, consiste à visiter les îles du
plaisir et de l’abondance l’une après l’autre sans se fatiguer. Après un peu plus de cinq
ans de ce régime, Thomas devient un homme du monde, courtisé, admiré, qui depuis peu
a mis un terme à ce questionnement mystique sur Dieu, sur la mort et surtout sur ces
fameux extraterrestres insaisissables que seuls les autres ont le privilège d’observer. Ce
n’est pas tant qu’il cesse d’y accorder de longs moments de réflexion, mais il évite
d’aborder ces questions avec ses amis, ses confrères et même Chloé. Dans la vie, on
finit toujours par passer à autre chose, n’est-ce pas?
Ils parlent maintenant d’avoir un enfant; le mariage est oublié, Chloé ne pratiquant
aucune religion et Thomas y ayant renoncé aussi. Réchauffé par l’alcool et disposé à
ouvrir la bouilloire d’émotions fermée et soudée depuis belle lurette, Thomas ramène à
la surface des souvenirs de ce bon vieux Dr Sheilter, cet original qu’il n’a pas vu depuis
plusieurs années et qu’il ne voit plus et n’appelle plus, ingrat que je suis.
De temps à autre, il visite sa mère et se rend à l’occasion à l’hôpital voir son grand-
père, habité par cet intrus que d’aucuns appellent l’Alzheimer. Son oncle Michael vient
rarement le voir, mais rien de cette soirée magique, il y a des siècles lui semble-t-il, ne
se produit de nouveau; Thomas ne le revoit plus jusqu’à sa mort trois ans plus tard.
Cancer!
Une importante occasion d’affaires se présente un jour et la perspective de mener un
plus grand train de vie avec Chloé a l’effet de la foudre chez Thomas. Il risque gros
dans l’aventure: l’achat d’un bar dansant au centre-ville.
C’est une réussite spectaculaire. Par une belle soirée du mois d’août, Thomas
procède à l’ouverture de sa nouvelle acquisition. Ils viennent par centaines et Thomas
croit alors que se manifeste le paradis sur Terre. De partout on vient le voir. Thomas
s’est découvert un incroyable talent d’amuseur public; il chante, danse, anime des
soirées spéciales, présente des spectacles de tout acabit. Sa complice Chloé, folle de
joie, l’accompagne dans cette orgie de plaisirs. Ils achètent un magnifique bateau, font
de multiples voyages depuis l’Amazonie jusqu’en Grèce, en passant par le Maroc, la
France et la Norvège. Une vie de rêve! Terminées les angoisses métaphysiques, les
questions sans issue et les blessures du cœur. Thomas devient un homme, un vrai, une
réussite, une gloire, un triomphe, et rien au monde ne vient le distraire de cette vie
formidable qui l’attend si jeune dans cette vie, et qui, pourtant au départ, ne lui avait
offert qu’une perspective plutôt misérable.
Avec le temps, Thomas connaît également le succès dans son travail. De simple
rédacteur, il devient chef de pupitre, puis rédacteur en chef et enfin éditorialiste en chef.
Il raffole des histoires croustillantes d’entrepreneurs malhonnêtes qu’il houspille
d’éditoriaux meurtriers. Il dénonce les scandales, ouvre les plaies mal cicatrisées de
gens peu recommandables dont le passé, aux yeux de Thomas, ne s’avère pas digne du
mandat que ces personnes réclament de la population. Il fait son pain et son beurre de
politiciens, de professionnels et de gens d’affaires aux mœurs trop libres à sa
convenance. Il met sur pied de nombreuses campagnes de protestation contre des
projets qu’il estime nuisibles au développement de sa communauté. On lui offre de
l’espace radiophonique: il se découvre rapidement une vocation de communicateur-né,
tirant à bout portant sur tout ce qui nage à contre-courant de ses valeurs.
Pendant près d’un an, Thomas se bat contre l’administration municipale qu’il juge
corrompue jusqu’au dernier de ses représentants. Il obtient de la direction du journal les
sommes nécessaires pour le financement d’une recherche exhaustive de preuves
accablantes. Lorsque son dossier est enfin prêt à exploser, il le publie dans une série de
trois articles, considérés à ce jour comme les plus éloquents et les plus efficaces du
genre. Par la suite, le maire, le directeur général de la ville, trois conseillers et le
directeur adjoint des services comptables démissionnent en bloc, après que l’État eut
fait connaître son intention d’aller de l’avant avec une enquête en profondeur.
On découvrit que toutes ces personnes se mêlaient à une histoire d’achat massif et de
ventes de terrains, sous le couvert d’une fausse opération commerciale orchestrée par
des gens d’affaires de l’extérieur. En réalité, ces gens d’affaires se révélèrent le maire,
le directeur général et les trois conseillers. De mystérieux changements de zonage,
effectués sous le couvert de l’intérêt de la municipalité, furent mis au jour et l’enquête
de Thomas et son équipe dénonça la fraude.
Du coup, Thomas voit son étoile briller dans le petit firmament local et de
nombreuses pressions se font sentir pour qu’il accepte sur-le-champ de se présenter
comme maire. Chloé est la première pour l’en convaincre.
— Thomas, je suis si fière de toi, c’est fantastique, tu devrais accepter. Tu te rends
compte? Maire! Et rien ne t’oblige à te départir du bar, tu ne serais pas en conflit
d’intérêts, de nombreux politiciens très corrects possèdent de nombreuses propriétés.
Une aussi grande ville que la nôtre ne se gère pas avec le concours des démunis, des
sans-le-sou et des paresseux, et certes pas des fraudeurs que tu as détrônés.
Chloé se veut convaincante et y voit largement son intérêt dans cette affaire. Depuis
que Thomas a accédé au poste d’éditorialiste en chef, ils ont tous deux découvert les
vertus du petit jet set local. Elle apprécie les soirées mondaines, les sorties généreuses
offertes par diverses entreprises, les avantages de la vie nocturne. L’accession de
Thomas au poste de maire lui paraît l’accomplissement d’un rêve.
Thomas ne répond pas. Il scrute son bureau de bois rouge californien au travers du
fond d’un verre de cristal tchécoslovaque. La cravate dénouée, les manches de sa
chemise blanche Harry Rosen parfaitement roulées, il écoute le feu crépiter dans la
cheminée. Cela fait à peine un an qu’ils ont acheté cette résidence d’inspiration
victorienne et Thomas, dans le secret de son cœur, sait parfaitement d’où lui vient cette
préférence. Il aime pardessus tout la verrière extérieure qui ouvre ses larges portes
vitrées sur un terrain savamment aménagé par l’architecte oriental Wang Hu. On y
retrouve l’ambiance chaleureuse d’un ranch, dosée avec la rigueur asiatique d’un jardin
japonais. Une piscine exotique dissimulée dans le feuillage et coulée en longueur
comme une petite rivière complète admirablement l’ensemble.
Aux pieds de son fauteuil se tient, docilement couchée, une aimable chienne golden
retriever qu’ils ont baptisée Noémie.
— C’est une très grosse décision à prendre, Chloé. Je ne sais pas si je me plairais à
ce jeu. Dénoncer des politiciens véreux et devenir un politicien ne se compare pas, ces
deux mondes cohabitent très mal. Je ne sais pas pourquoi les gens croient toujours que
les grandes gueules peuvent subitement devenir de bons administrateurs.
— Tu es beaucoup plus qu’une grande gueule, tu te sous-estimes, Thomas, ce n’est
pas la première fois. Tu administres très bien le bar, ajoute Chloé, inquiète de la
tournure de la conversation. Tu sais très bien gérer ton équipe du journal et le budget
qui s’y rattache, s’empresse-t-elle de préciser.
— Non, non, tu n’y es pas, Chloé.
Il se lève et marche nerveusement vers la verrière.
— Le bar se gère de lui-même avec mes associés, tu le sais bien, et il en va de même
pour le journal. Il n’y a guère de surprises dans ce genre d’entreprises, je n’ai que du
personnel sous ma responsabilité et quelques dépenses de fonctionnement, c’est tout. Ce
n’est pas une ville, ça, avec les problèmes, les pressions politiques, les amis, les
ennemis, le mécontentement des uns et des autres, sans parler des exigences syndicales.
Il se retourne vers elle brusquement.
— Je crois qu’on peut gérer une ville et demeurer honnête, et c’est un travail que je
peux accomplir, mais gérer une ville avec compétence demande de l’expérience. Une
erreur, une petite erreur de jugement, et paf! tes apôtres n’hésitent pas un instant à te
mettre une croix sur le dos et te traîner jusqu’au calvaire pour te crucifier. Laisse-leur à
peine six mois, ils oublieront toute cette histoire de dénonciation et ce sera moi leur
cible.
— As-tu peur de te brûler les doigts? fait Chloé en jouant cette carte assez
habilement, connaissant l’orgueil de son homme.
— Peur? Non. Je crois que je connais mes limites et mon champ de compétences. Je
vais refuser, Chloé, je suis désolé.
Chloé se cambre, prend un air sombre et se retourne, lui faisant dos. Elle attend
quelques secondes.
— Je suis très déçue, dit-elle à voix basse.
Thomas fronce les sourcils et s’inquiète. Il s’approche d’elle et pose sa main sur son
épaule, mais elle se rebiffe. Se retournant, lui faisant face quelques secondes, puis
quittant la pièce, elle lance:
— Fais ce que tu veux, Thomas, c’est ta vie, pas la mienne. Il y a des gens qui ont de
l’ambition, et d’autres pas. Ces gens-là te veulent comme maire parce qu’ils ont besoin
d’un homme honnête avant tout, pas un gestionnaire. Tu n’as rien compris. Ou alors tu as
parfaitement compris et tu n’as pas de colonne vertébrale, c’est aussi simple que cela.
Elle sort du bureau en fermant la porte derrière elle, juste avec assez de force pour
que le message passe.
Ce propos très incisif et frisant la cruauté lui fait l’effet d’une bombe. Thomas ne sait
plus quoi dire. D’étranges voix se mettent à lui harceler la conscience; les voix de sa
mère et de son grand-père, plus fortes que les autres, lui parlent aussi d’ambitions, de
devenir quelqu’un au lieu de perdre son temps dans des histoires puériles. Puis, il
entend son oncle; Thomas se revoit à treize ans lorsqu’il mouillait son lit; il revoit le
visage de Taylor, son prof de mathématiques; il pense aux Irlandais; il entend son ami
Charles lui rappeler avec sagesse qu’il faut savoir rêver, mais qu’on ne vit pas de
rêves. Quelle saleté de boîte de Pandore elle vient d’ouvrir! se dit-il en lui-même en
se versant un verre. Effectivement, par une simple phrase, Chloé vient de ressusciter de
vieux fantômes, faisant resurgir du fond du lac de son inconscient de très anciennes
bouteilles enfoncées dans la boue et qui jaillissent à la surface avec un bruit
désagréable. Thomas a besoin de conseils. Se trouve-t-il, par peur, à deux doigts de
refuser de joindre les ligues majeures? Est-ce, comme il l’a exprimé, une sage décision
basée uniquement sur la connaissance qu’un homme peut avoir de ses limites, ou tout
simplement un manque d’intérêt pour la chose publique?
Il songe à son vieil ami, le Dr Sheilter. Il fouille dans son tiroir, en extirpe un vieux
calepin brun et cherche. Il fut un temps où il connaissait ce numéro par cœur, mais plus
maintenant. Il le trouve, se laisse lourdement tomber dans son fauteuil, compose le
numéro de sa résidence et attend en cherchant des yeux où diable peut se trouver cette
foutue bouteille de whisky. Après une dizaine de coups, il s’apprête à raccrocher
lorsqu’une voix féminine se fait entendre.
— Oui?
— Bonsoir, madame, j’aimerais parler au Dr Sheilter si c’est possible.
— Vous êtes Thomas?
— Oui, c’est bien moi, nous nous connaissons?
— Paul m’a souvent parlé de vous. Il vous estimait beaucoup. J’ai reconnu votre
voix, je vous entends parfois à la radio.
Thomas a un choc. Il cesse de chercher des yeux la bouteille de whisky.
— Estimait? Vous ne voulez pas dire ce que je pense?
— Oui, monsieur, mon mari est décédé il y a cinq mois. Le diabète! Il a grandement
souffert. On lui avait déjà amputé une jambe et il était presque aveugle.
— Oh, mon Dieu! Je… je ne savais pas, je suis sincèrement désolé, madame
Sheilter, c’est épouvantable, je ne lui ai pas parlé…
— Depuis des années, et ça lui manquait beaucoup, monsieur. Votre silence
l’attristait beaucoup. Je suis désolée.
Sa voix retient une certaine amertume, peut-être même de la colère.
— C’est terrible, je… je ne sais pas quoi vous dire.
— Au revoir, monsieur, répond-elle d’une voix sèche.
Elle raccroche.
Une charge de deux tonnes vient de s’abattre sur Thomas. Un sentiment profond de
culpabilité très aigu s’ensuit, le ton de la veuve de son ami ne laissant place à aucune
méprise. Thomas a associé le Dr Sheilter à son propre passé mystique alors que son
changement d’orientation, ses affaires, son travail et sa relation avec Chloé l’ont
éloigné de lui. À plusieurs reprises, il a pensé l’appeler, mais l’idée de ressasser tous
ces souvenirs, de parler à nouveau de… de ces choses… le rebutait. Il en était venu à
croire que le Dr Sheilter n’avait été présent dans sa vie que pour cet étrange épisode de
son existence.
Il revoit alors le visage, mais surtout le regard étrange de ce type, ce Steven qui
exigeait de Sheilter qu’il veille bien sur lui. Ses yeux s’embuent.
Il réalise maintenant qu’en vérité son retrait représentait une manière de ne pas le
décevoir; il ne voulait pas lui offrir l’effigie d’un jeune parvenu, dépourvu d’âme. Il
aurait eu honte de se présenter à lui en habit de soie, avec l’esprit asséché par la
poursuite de valeurs que son ancien ami méprisait depuis toujours. Le Dr Sheilter avait
été un homme riche, mais peu intéressé au confort et au luxe; il aimait ce qui se
dégageait de l’âme et levait le nez sur les bricoles reluisantes et la verroterie qu’on
étale pour les curieux.
Thomas songe à la vieille Buick que le docteur ne voulait pas changer pour une plus
récente, la maison de son père qu’il avait à peine rénovée et son fameux bureau qu’il
continuait d’associer au 19e siècle.
Le Dr Sheilter lui manque alors terriblement. Thomas se revoit montant l’escalier
menant vers son bureau la première fois, hésitant, puis trinquant avec lui. Des larmes
montent à ses yeux. Il va lui manquer, maintenant, sachant que jamais plus il n’ira
s’asseoir devant celui qui modela un homme depuis l’argile de l’enfant fragile qu’il
était.
Thomas ferme la lumière et demeure longtemps seul avec Noémie dans son bureau.
La chienne sent le désarroi de son maître et s’approche en gémissant, pose son énorme
museau sur sa cuisse en émettant un bruit de clapotis. Il la caresse doucement, puis se
met à pleurer à nouveau comme un enfant qui vient de perdre son père.
25

Trois ans se sont écoulés après que Thomas eut signifié clairement son intention de ne
pas se présenter comme candidat à la mairie et mis également fin à ses activités au bar
en vendant ses parts à ses associés. Chloé avait alors pris la situation très à cœur et
s’en était trouvée blessée. Durant quelques mois, ils avaient fait chambre à part et la
rupture s’était montré la pointe du bec, n’attendant qu’un signal clair pour se jeter sur
eux.
Thomas, exaspéré par la pression qu’elle maintenait sur lui parfois de manière un
peu sournoise dans le but qu’il reconsidère sa position, avait éclaté de rage un samedi
soir. Cela avait été leur première vraie querelle sérieuse, Chloé brisant tout sur son
passage, Thomas hurlant, les poings serrés. Ils n’en étaient pas venus aux coups, mais
tout juste. Chloé avait quitté la maison pendant deux semaines, puis était revenue, mais
cela n’avait plus jamais été comme avant. Leur intimité adoptant la couleur d’une
journée d’automne froide et nuageuse, ils s’étaient contentés de vivre sous le même toit,
sans projet, sans avenir, comme pour conserver l’habitude de ne pas se retrouver seuls,
sous le couvert pudique d’une relation stable aux yeux des autres. Et là encore, quels
autres! Leur situation ambiguë avait fini par faire le vide autour d’eux.
Thomas acceptait mal cette entente tacite qui, pourtant, n’était jamais formulée par
aucun d’entre eux. De temps à autre, ils discutaient de choses et d’autres, mais leur
travail respectif auquel ils s’adonnaient avec une étrange ferveur les éloignait trop
souvent l’un de l’autre pour qu’un pont puisse se bâtir au-dessus du fossé de leur
indifférence grandissante. Chloé poursuivait avec succès sa carrière d’agent immobilier
et songeait même à laisser la compagnie pour laquelle elle œuvrait dans le but de
devenir une agente indépendante tout en formant à son tour d’autres agents. Quant à
Thomas, toujours responsable de son journal, chroniqueur à la radio, il piétinait sur le
même sentier, voyant croître une profonde insatisfaction. Il se butait jour après jour à
l’absence d’un élément fondamental dans l’équation complexe de son existence, mais
sans jamais pouvoir parvenir à l’identifier. Il avait abandonné depuis longtemps ses
recherches et son intérêt pour ce qu’on pouvait appeler son univers métaphysique ou
mystique. Il avait même célébré seul son trente-sixième anniversaire en pleine nuit
noire de l’âme, profondément malheureux. Il éprouvait une sorte d’amertume et de
colère, comme si on l’avait abandonné. Mais qui donc aurait pu agir de la sorte, se
demandait-il, puisque lui-même avait coupé les ponts avec son ancien univers. Il ne
voyait plus Charles depuis des siècles, le Dr Sheilter était mort, il ne fréquentait aucun
de ses amis, n’avait plus aucune relation parmi le groupe qu’il avait formé. Il vivotait
seul sur son île grisâtre, s’échappant d’elle quelques rares fois, prêtant l’oreille à
quelques propositions d’affaires, mais blasé, écœuré, il refusait de mener ce navire
plus au large, comme si la mer sur laquelle il naviguait n’offrait plus aucun port de
destination autre que le sien, terne, sans avenir et triste à mourir.
Lentement, subtilement, Thomas reconnut là les instants vécus dans son enfance,
alors qu’il détestait l’école, qu’il détestait le monde entier. Cette régression amorcée
depuis quelques années prenait maintenant l’allure terrifiante d’un navire qui prend
l’eau, émettant de sinistres craquements pour sombrer inéluctablement vers les grands
fonds abyssaux. Il souffrait de l’absence tragique et cruelle d’un ami, visible ou
invisible, visible comme Amelia avait pu l’être, invisible comme ce Dieu absent qui,
dans son enfance, lui parlait presque à l’oreille.
Il semblait étrange à ses yeux qu’un être aussi solitaire que lui puisse subitement se
sentir angoissé aux limites du supportable et aux abois lorsqu’il se retrouvait seul. Il en
venait à croire qu’au plus profond de lui-même cette innocente et invisible présence qui
avait autrefois parsemé son adolescence d’heureuses surprises s’avérait essentielle à sa
survie. N’avait-il pas abandonné son questionnement sur Dieu? N’avait-il pas choisi de
vivre à l’extérieur de lui-même? N’avait-il pas mésestimé ce qu’autrefois il appelait le
Plan?

***

Par une soirée très froide de février de cette année-là, alors que Chloé a choisi de
passer la nuit chez sa mère dans la ville voisine, Thomas décide que le temps de voir
son univers basculer se révèle incontournable.
Il est tard, le mercure lui-même semble se plaindre du froid; Thomas monte à bord
de sa voiture en pleine tempête de neige et se rend à quelque trente kilomètres en dehors
de la ville, dans un vaste champ isolé qu’il connaît bien. Tout en roulant à vitesse très
réduite, n’entretenant aucun plan précis, ne formulant aucune demande à qui que ce soit,
ni à Dieu ni à l’Univers, il ne pense même plus. Il roule à vide, comme un blessé de
guerre sous le choc, et marche vers l’ennemi, laissant la vie et le sang s’écouler de son
corps et de son âme en attendant le coup de grâce.
La tempête se calme et, malgré des vents parfois violents, le ciel se dégage
subitement. Thomas, accompagné de Noémie, descend de la voiture. La chienne, excitée
par l’air vif et le grand espace blanc qui s’offre à elle, se met à courir comme une folle
après les flocons de neige charriés par les bourrasques. Thomas la laisse faire,
songeant que, dans le couple qu’il formait à l’instant, il y avait au moins elle qui
savourait la vie. Il l’observe au loin, près d’une clôture, un panache d’air chaud
s’échappant de sa gueule. Elle va se geler les pattes, grosse sotte, se dit-il, puis il
l’oublie et plonge son regard dans la Voie lactée qui se dessine au-dessus de sa tête. Il
sait alors qu’il contemple l’abîme dans lequel il aimerait se jeter sans y mourir, y
voyant là le temple naturel pour y prier, l’infini pour s’y dissoudre à jamais. Certaines
personnes meurent à trente-six ans et on les enterre quarante ans plus tard, songe-t-
il.
Il fait quelques pas et s’étend dans la neige. Le froid gagne très rapidement ses os et
surtout son crâne, il se sent stupide d’agir de la sorte. Il entend les pas de course de
Noémie qui se jette sur lui en le léchant avec toute la fougue qu’un golden retriever peut
y mettre. Il la chasse doucement, l’invitant à retourner jouer, puis se place de côté.
S’appuyant sur un coude, il plonge à nouveau son regard vers les étoiles. Il a le goût de
parler.
Mon Dieu, si c’est le nom que tu veux bien qu’on te donne. Jésus? Allah? La
Force? Obi One? Pourquoi pas, ajoute-t-il en gloussant. Cela doit faire des siècles
que toi et moi on a rompu. Des siècles, hein? Mais là, rien ne va plus et la roulette ne
tourne plus. J’ai tout ce que la majorité des gens prient actuellement pour avoir, et je
m’en fous éperdument. J’ai le sentiment de ne plus rien avoir, je suis à la fois riche
de biens et pauvre de bien-être, je suis censé être heureux comme un poisson dans
l’eau, mais je suis malheureux comme les pierres de sa rivière. Tiens, je fais des
rimes maintenant! J’ai un creux, ici, il est si profond que je pourrais m’y engouffrer
moi-même. Je me sens très mal. Tu sais quoi? Mon cœur a la chiasse, c’est aussi
simple que ça. Ma vie n’a plus de sens, alors je gâche tout. Si j’avais une moulinette
pour l’y mettre, j’actionnerais la fonction pleins gaz et je la laisserais pourrir
dedans jusqu’à ce qu’elle verdisse.
Il se retourne sur le dos.
J’ai perdu mes amis. Tous ceux qui m’aimaient et que j’aimais sont disparus ou
sont morts, je suis terriblement seul, terriblement seul. Chloé n’est plus là que pour
les apparences d’un couple, autant dire qu’elle n’y est plus et elle dirait que c’est
moi qui suis absent. Je crois que je vais avoir l’audace de te demander une faveur,
une seule, une toute petite faveur. Elle se veut si petite, cette faveur, que tu n’auras
qu’un tout petit doigt à déplacer, est-ce que tu le ferais pour moi?
Il s’arrête, laisse le silence lui faire un peu de place, puis brusquement il éclate en
sanglots. Après quelques secondes, soulagé, mais surpris de cet éclat de larmes, il
reprend son monologue.
Je ne veux pas que tu me rendes heureux, c’est trop demandé. Je ne veux pas que
tu déranges qui que ce soit, que tu déplaces une fleur même pour moi. Je veux
simplement que tu me donnes un tout petit signe de ce que je dois faire pour
redevenir un homme heureux et reprendre ma place. Je passe la nuit ici s’il le faut et
je ne veux pas faire de chantage, mais c’est glacial ici… pas sûr que je vais survivre,
on m’identifiera par mes bottes, c’est tout!
Thomas ressent alors une grande chaleur l’envahir. Il cesse de pleurer.
Je sais parfaitement que tu peux m’envoyer un tout petit signe. Mais dis-toi bien
que j’ai une sacrée tête de pioche et que je ne lis pas les signes très bien, pas plus
que je ne lis entre les lignes. Je ne suis pas doué pour les énigmes et les symboles.
Faudra donc être clair, hein? Alors, un tout petit signe de rien du tout, mais un signe
clair, poursuit-il en rappelant Noémie d’un signe de la main.

***

«C’est arrivé N, dit Ahsta. Il quitte le groupe avec lequel il s’entretenait et se


manifeste aussitôt dans un grand champ de neige. Il émet alors une simple pensée et les
cieux s’ouvrent. Tous sont là: Michée, Isméal, Dierthon, Dermon et Nasha. Ils forment
un cercle invisible aux yeux de Thomas, autour de lui. Mais Goav, entrelacé dans la
peine immense de Thomas, les ressent et se met à vibrer avec une telle intensité que sa
lumière se diffuse tout autour de la vallée.

***

«… pour redevenir un homme heureux et reprendre ma place. Je sais parfaitement


que tu peux m’envoyer un tout petit signe. Mais dis-toi bien que j’ai une sacrée tête
de pioche et que je ne lis pas les signes très bien…»
Thomas vient à peine de prononcer ces paroles qu’un changement s’opère. Il ne
parvient pas à mettre le doigt dessus, mais il se souvient d’avoir déjà ressenti cette
mystérieuse sensation dans une église avec son grand-père, une éternité de cela, la
journée où il a perdu ses beaux gants de chevreau.

***

«Je vais m’occuper de cette tête de pioche, moi, si vous m’en confiez la tâche.»
Monak vient d’apparaître dans toute sa splendeur. Il diffuse une lumière pourpre
intense. Il occupe maintenant la fonction de superviseur de vies. Sa présence dans cette
affaire démontre sa grande préoccupation et son désir profond d’intervenir.
— Ariel m’a confié ce petit, vous le saviez, Ahsta? Je l’aime profondément et je le
connais bien. J’aimerais vous assister.
Ahsta lui indique avec quel plaisir il aimerait le voir à l’œuvre et se retire non sans
ajouter:
— Thomas sait que nous sommes ici. Il a enfin retrouvé sa fragilité d’antan. Il sait
que nous sommes ici.
Les autres Esprits s’approchent et Monak s’avance, invisible aux yeux du mortel
étendu sur la neige. Noémie s’approche en gémissant. Elle voit tout cela.
***

Thomas se redresse comme un ressort. Il vient de voir dans le ciel d’encre une
lumière puissante qui vient de s’allumer, puis de s’éteindre. Elle se situait à
l’emplacement exact de Sirius. Ses yeux fouillent le ciel quand soudain il y en a une
deuxième, puis une troisième, quatre, cinq, six, sept, l’une après l’autre, explosent dans
le ciel, dans un silence sépulcral, là, sous ses yeux démesurément grands.
— Oh, mon Dieu, c’est incroyable! C’est magnifique. Noémie… Noémie?
La chienne, assise dans la neige, regarde droit dans le ciel, mais tout juste un peu
plus bas, la tête légèrement sur le côté, comme si elle était en train d’observer
quelqu’un suspendu dans les airs. À l’appel de son nom, elle gémit, mais continue de
regarder devant elle. Thomas sent alors, comme jamais auparavant, qu’il est… tout
simplement heureux. Rien d’autre. Il s’approche de Noémie et se met à genoux à ses
côtés.
— Il y a quelqu’un ici, hein, ma belle? dit-il les larmes aux yeux et la voix
tremblotante de bonheur. Allez, viens, ma belle, on rentre. Nous avons des choses à
faire avec notre vie.
Cette nuit-là, Thomas rêve du Dr Sheilter avec qui il converse, assis tous les deux
sur de magnifiques chaises sculptées d’or sous une lumière fluide qui ondule en vagues
dorées autour d’eux.
26

— Je suis très heureux de l’honneur que vous m’avez fait, Monak. Je vous suis très
reconnaissant de votre intervention aussi gracieuse qu’élégante et très efficace, dit
Goav, joignant ses mains à celles de Monak.
Tous deux se manifestent dans la forme incarnée alors qu’ils se connaissaient ainsi
sur Terre.
— J’ai rempli la mission que m’avait confiée Ariel, répond Monak. Vous êtes un bel
Esprit, Goav, ce jeune Thomas évolue très près de vous. Il suffit de lui faire signe et il
s’allume aussitôt. Je sais maintenant que de grandes choses l’attendent et je n’entretiens
aucune inquiétude quant à votre immense capacité de le guider vers la… drrrriinng…
réalisation de vos objectifs. J’ai consulté de nombreux conseillers à ce sujet. Il se
produira une série d’événements fascinants… drrrriinng… sur Terre.

***

Drrrriinng… Bon sang, qui est-ce qui sonne à cette heure-ci? se lamente Thomas
dans un état de demi-sommeil. Il ouvre l’œil péniblement dans le noir quand soudain il
réalise qu’il rêve simultanément. Il se voit, assis, avec le Dr Sheilter en train de parler
dans cette étrange lumière qui semble liquide. Ce n’est pas le souvenir d’un rêve, il se
voit, là, très clairement, en haut. Drrrriinng. C’est alors qu’à sa grande stupéfaction il
s’entend dire au docteur…

***

— Je dois vous quitter, mon ami.


Thomas vient de s’éveiller et n’a guère de patience avec ces choses-là. Goav
disparaît aussitôt. Un voile se referme derrière lui et Monak dit alors pour lui-même:
— J’aime bien donner des signes; s’il ne s’agissait que de moi, je ne ferais que ça.
Il éclate de rire, très content de sa performance.

***

«… n’a guère de patience avec ces choses-là.»


Thomas ouvre les yeux et se redresse. Mon Dieu, mais j’étais là avec le Dr Sheilter.
Je lui parlais. Drrrriinng. Ah, merde! Qui sonne à cette heure-ci?
Il se lève brusquement, rabattant violemment ses couvertures, et se rue vers la porte
d’entrée. Noémie, discrète, se tient à ses côtés. Elle n’a ni jappé ni grogné, alors
qu’habituellement elle se révèle très alerte. C’est comme si des visiteurs connus se
présentaient. Thomas ouvre la porte.
Personne. Pas âme qui vive. La rue déserte reflète la lueur fade des lampadaires, et
aucune trace de pas dans la neige n’indique qu’une personne s’est présentée. Il inspecte
la sonnette, appuie dessus, entend le son plus loin dans la maison et referme la porte.
Bon Dieu, quelle histoire! se dit-il. Il se rend au salon et prend siège dans son
fauteuil préféré tout en demeurant dans l’obscurité. Il s’allume une cigarette et se met à
réfléchir.
Ce qui vient de se produire n’a aucun sens. Je me trouvais là, et en même temps je
dormais dans mon lit. Ce bout-là, ça peut aller, mais j’ai entendu la sonnette tant là-
haut avec le docteur que dans mon lit. Les deux ont réagi. Moi en haut en disant que
Thomas en bas n’avait pas de patience, et moi en bas, effectivement pas très patient,
qui me lève et fonce vers la porte. C’est de la magie. C’est de la sorcellerie.
Thomas ressent un choc soudain. Il éteint sa cigarette et pivote sur lui-même d’un
geste vif. Dr Sheilter! Il n’y a que vous pour penser à un truc pareil. Il se met à rire et
Noémie, excitée, se précipite vers la porte. Je n’en reviens pas, Dr Sheilter, vieux
sorcier, c’est vous, j’en suis sûr. Le tableau! Oui, dans votre bureau, je me souviens
de ce tableau, Le lever de Sirius. C’est ce que j’ai vu dans le ciel. Il frissonne. Alors
dans ce cas, mon vieil ami, écoutez bien ceci: Je suis vraiment désolé de vous avoir
ignoré ces dernières années. Votre décès m’a troublé et vous me manquez
terriblement. Mais je vous sens, ici, près de moi. Je vous remercie, je vous remercie
de tout cœur de… enfin de tout ça, les éclairs dans le ciel, ce curieux rêve, la
sonnette et tout… C’est vous, ça. Dr Paul M. Vous voyez? Je n’ai pas oublié le M. Dr
Paul Monak Sheilter, sachez que je vous aime, de tout mon cœur. Reposez en paix.
Le cœur léger, Thomas appelle Noémie, puis monte dans sa chambre et se laisse
tomber dans le lit. Pour une des rares occasions, il laisse Noémie s’installer à ses
pieds. «De grâce, Noémie, ne ronfle pas!» lui lance-t-il avec un sourire. Il s’endort d’un
sommeil profond jusqu’au petit matin.
27

Lorsque Chloé revient à la maison, le lendemain, Thomas est accroché au lustre de la


salle à manger, tentant d’ajuster la chaîne. Surprise de le voir à cette heure de la
journée, elle veut l’ignorer, mais sa nuit passée chez sa mère et la discussion qu’elle a
eue avec cette dernière l’ont en quelque sorte disposée à se montrer plus ouverte.
— Tu n’es pas au bureau? Quelque chose ne va pas? demande-t-elle, l’air soucieux.
— Non, tout va très bien. Je t’attendais, je voulais te parler, Chloé. Nous avons des
choses à nous dire, je crois.
Il descend de son perchoir et s’approche d’elle en frottant ses mains sur un linge.
Chloé sent son cœur battre. Elle aime Thomas, mais rendue furieuse par son manque
d’ambition et cette espèce de léthargie irritante, elle endigue sa colère par une longue
inspiration. Par contre, elle appréhende le sens de son ton presque solennel,
annonciateur de mauvaises nouvelles. Elle sait qu’il peut prendre des décisions rapides,
dévastatrices et surtout sans appel. Extrêmement nerveuse, elle pose son manteau et va
le rejoindre dans la grande verrière qu’il affectionne tant. Dehors, la neige accumulée
sur les arbres et les structures de bois donnent au jardin un air mystique et enchanteur.
Les traces de pattes de Noémie forment de curieux dessins, qu’elle regarde, songeuse.
Ses cheveux enroulés sur la tête, elle voit son propre reflet dans une glace et ajuste son
tailleur bourgogne préféré. Elle a peur.
— Chloé, en tant qu’adultes, nous devons mettre un terme à ces querelles constantes
et nous comprendre. Il ne s’agit plus de causer, mais de nous comprendre. Si, en parlant
intelligemment et avec notre cœur, je dis bien avec notre cœur, Chloé, parce que je
crois que nous nous aimons toujours, nous ne nous entendons toujours pas, alors nous
envisagerons de nous séparer. Mais ce n’est pas ce que je souhaite. Ça va, jusque-là?
— Oui, dit-elle, sans ajouter rien de plus.
Elle tente de se rassurer. Thomas mène sa vie de couple avec la même froideur
qu’il mène ses affaires, se dit-elle intérieurement bien que l’envie de lui lancer cela au
visage soit bien présente. Mais elle se retient.
— Je sens ta colère jusqu’ici, et ta frustration également, Chloé. Tu ne digères pas de
me voir stagner au bureau comme une plante marine dans un aquarium. Tu ne m’as pas
encore pardonné cette histoire de mairie et tu n’as pas apprécié la vente du bar.
Aimerais-tu enfin savoir au nom de quel principe mystérieux j’ai agi de la sorte?
— Je ne vois aucun mystère, Thomas, tu ne voulais pas plus de responsabilités que
tu ne peux en prendre, répond-elle avec un soupçon d’amertume.
— Mauvaise réponse, fait-il en feignant de presser un bouton comme dans les quiz
télévisés. Ce n’est pas du tout pour cette raison, Chloé, répond-il en pliant son
escabeau. J’ai cru aussi que l’ombre sur mon tableau provenait de cette lacune
apparente, mais il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas une question d’ambition, ajoute-t-
il avec un air enjoué qui trouble Chloé. Depuis que je suis enfant, je rêve d’une chose,
une chose que je ne comprenais pas à l’époque. En grandissant, j’ai cru que ce pouvait
être la religion! Je revois encore mon oncle Michael avaler son whisky de travers parce
qu’il pensait que je voulais devenir prêtre.
Il pose l’escabeau le long du mur et se laisse tomber dans son fauteuil de lecture, un
monstre de cuir capitonné à l’anglaise justement hérité de son oncle et qu’elle déteste.
Fronçant les sourcils, elle songe: Un prêtre? Mais de quoi parle-t-il?
— Avec les années, je me suis intéressé à tout ce qui émane de la métaphysique – la
parapsychologie, les ovnis, l’ésotérisme, les religions orientales, le zen, la méditation,
enfin tout ce qui faisait partie de ma chronique radio –, tu t’en souviens?
Chloé fait signe que oui, mais elle ne répond pas. Tout ce cortège de mystères qui
l’amusait autrefois n’avait toujours paru, selon sa perception, que les loisirs d’un esprit
curieux et fureteur. Elle n’avait jamais compris le rôle que tout cela venait jouer dans
son couple.
On ne connaît jamais vraiment les gens avec lesquels on vit, pense-t-elle pour elle-
même. Elle choisit de demeurer debout, posant son regard ici et là comme pour
démontrer un intérêt fragile. Thomas s’en rend compte, mais poursuit.
— Durant des années, je me suis posé de très sérieuses questions sur le sens de la
vie, le pourquoi de notre existence, d’où nous venons, où nous allons, pourquoi cette
vie, pourquoi moi ici et un autre au Vietnam en train de crever sous le napalm. J’ai eu
toutes les réponses, de la réincarnation en passant par le Moi suprême, Dieu, le Christ,
tout. J’ai eu toutes les réponses, et pas une seule ne m’a satisfait. Alors, j’ai travaillé
comme un con, j’ai bâti une fortune, j’ai dépensé, j’ai voyagé. Enfin, tu le sais très bien,
tu m’accompagnais dans ces périples et rien de tout cela ne m’a jamais satisfait, sache-
le, même si tu penses le contraire. Mon problème, Chloé, c’est que du Christ aux
voyages sur la Côte d’Azur, rien n’est venu remplir ce maudit creux que j’ai là, ici, dit-
il en se frappant violemment l’estomac. Le pire, c’est que rien ne se pointe à l’horizon
qui pourrait me satisfaire. Ce n’est certainement pas le fait de devenir le maire de cette
ville ou même le grand patron de ce foutu pays, il n’y a pas de pays assez loin pour me
contenter. Il n’y a pas de religions ou de philosophies assez folles pour me sustenter,
pour répondre à mes attentes. Rien. Le monde dans lequel je vis est comme le
cauchemar issu d’un dieu complètement privé d’imagination et qui, ô horreur, m’aurait
oublié dans ses créations.
La marchandise que vient de livrer Thomas laisse Chloé presque bouche bée. Elle ne
comprend pas un mot de ce qu’il dit. Elle lui fait face en s’approchant, mais demeure
debout.
— Mais Thomas, qu’est-ce que tu veux? De quelles attentes parles-tu? demande-t-
elle, essayant de cacher son exaspération.
— Je veux comprendre!
Je vais lui faire comprendre, moi, qu’il n’b a rien à comprendre, se dit-elle in
petto.
— Mais personne ne comprend ces choses-là, Thomas, personne. C’est pour ça qu’il
y a des religions. Les gens vont à la messe, font des prières et reviennent chez eux. Tu
crois qu’il y a un Dieu quelque part, toi, dans ce merdier? On vit ici, point. On grandit
ici pour se battre, pour survivre, et on a la chance de faire mieux que la majorité d’entre
eux, on détient la clef de toutes nos portes, tant celles qui ouvrent à la santé que ces
autres que l’on referme par crainte d’être volés, blessés ou même tués. Thomas, je ne
me suis jamais cassé rien d’autre qu’un ongle dans ma vie, je n’ai jamais manqué de
rien. Je partage ma vie avec un homme que j’admire et que j’aime. Même si,
effectivement, je supporte mal certaines choses, je t’aime, Thomas. Nous habitons une
magnifique résidence, nous nageons dans une abondance assez évidente, non? Nous
pourrions vieillir côte à côte durant des années et mourir très vieux dans notre sommeil.
Et là, tu auras tes foutues réponses, mais pas ici ni maintenant. Ce n’est pas dans le but
de comprendre la mort qu’on vient au monde, c’est pour y vivre, tu saisis ce concept?
Nous sommes ici pour célébrer la vie. Nous sommes ici pour vivre, lance-t-elle d’un
trait et d’une voix forte. Et vlan dans les dents, songe-t-elle, fière de son sermon.
— Mais le sens de ce merveilleux tableau que tu brosses ne t’échappe pas? reprend
Thomas plus calmement.
Chloé pensait le dossier clos, mais Thomas ne semble pas disposé à battre en
retraite. Sa foutue radio lui a appris à répliquer! se dit-elle.
— Mais quel sens? crie Chloé en levant les bras.
Rassurée par le fait que Thomas ne s’engage pas sur la pente savonneuse de la
séparation, elle ouvre la machine et reprend de plus belle devant le silence de son
compagnon.
— De quel sens veux-tu qu’il s’agisse? répète-t-elle. Bon, très bien! Admettons que
Dieu nous a tous créés, d’accord, il nous a créés comme nous sommes, il en a créé des
mal foutus et d’autres qui pilotent leur misérable et pathétique existence dans la merde.
Tiens, la semaine dernière, j’ai rencontré un couple, battu comme deux chiens. Ils ont
déjà perdu leurs deux premiers enfants, en bas âge, et voilà que leur fille aînée de dix-
huit ans s’est fait passer sur le corps par un chauffard ivre. Ils sont complètement
démolis et ne tiennent que par un fil. Eux ne comprennent pas, Thomas, ils ne
comprennent rien à rien, mais je vais te dire une chose, moi, Thomas: eux, ils ont de
sacrées bonnes raisons de se poser des questions, alors que toi, le cul assis dans un
affreux fauteuil de cuir rapiécé, pas d’enfant, avec une femme en santé qui t’aime et une
chienne comme seule responsabilité, dans ta maison de trois quarts de million de
dollars, tu ne comprends pas? Mais tu ne comprends pas quoi, Dieu du ciel?
Elle fulmine, les poings serrés.
Thomas soupire. Il affiche un air curieusement désespéré.
— Tu viens de le dire toi-même, Chloé. Je n’ai pas besoin de vivre ce que ces gens-
là traversent comme épreuve pour me demander pourquoi ces drames surviennent. C’est
ce que je veux comprendre; et je vais plus loin, j’aimerais le comprendre pour être en
mesure de les aider à comprendre et à transcender cette souffrance.
Elle se met à marcher dans tous les sens, feignant de replacer des bibelots
parfaitement à leur place.
— La suffisance ne te manque pas, toi? Monsieur n’a pas besoin de souffrir pour
évoluer, mais eux, oui? L’arrogance te sied mal, Thomas, non, mais je m’excuse, mais
pour qui tu te prends, là? Et c’est quoi cette histoire dingue de… de… de… comment tu
dis? Les aider à comprendre leur souffrance? Tu ne comprends même pas la tienne, et
en plus laisse-moi te rappeler que tu n’as jamais été psychiatre, Thomas. Et je ne te vois
pas non plus en bure blanche avec un gros chapelet de bois, quelque part en Afrique
avec une barbe longue comme ça. Tu es un journaliste, un excellent journaliste, tu es un
communicateur de première classe, tu as le sens de l’analyse, tu as du jugement, de la
compassion et tu incarnes l’honnêteté. Tu as servi et tu sers encore bien ta communauté,
tu es plus utile que ce type qui a tué cette jeune fille avec sa voiture, si tu me suis bien,
mais j’ai beaucoup de difficulté à saisir ton problème, Thomas. En fait, je crois que tu
n’as aucun foutu problème de merde et que c’est ce qui te rend morose, tu t’ennuies et
ça te déprime. Tu allais beaucoup mieux quand tu ne te posais pas ces questions-là, et tu
ne posais pas de questions de ce genre quand tu avais de vrais problèmes. Tu aurais dû
devenir maire avec de vrais problèmes de vrai monde sur tes épaules, tu serais épuisé,
mais au moins tu serais plus raisonnable!
Thomas ne peut s’empêcher de sourire, mais il ne le montre pas. Chloé, meilleure
agente de sa compagnie, vient de le démontrer. Tout ce qu’elle affirme se révèle d’une
logique imparable. Il sait qu’il demeure impuissant à lui faire saisir le sens exact de son
propos.
— Ces parents qui viennent de perdre leur fille, peut-être avaient-ils quelque chose
à apprendre de cette terrible expérience, tu ne crois pas? rétorque Thomas d’une voix
incertaine et incapable de se déplacer sans obliger Chloé à s’enlever du chemin vers sa
bouteille qu’il vient de voir là-bas sur une petite table.
Il est pleinement conscient qu’en prononçant ces mots il plie les genoux, mais il est
trop tard pour reculer.
— Que veux-tu qu’ils apprennent, Thomas? demande Chloé en se détournant pour
prendre siège dans un élégant fauteuil plus à son goût. C’est ridicule. Ils n’ont aucune
responsabilité dans ce qui leur arrive, tous leurs enfants meurent dans des circonstances
complètement en dehors de leur contrôle. Apprendre quoi, merde? Apprendre quoi? Tu
peux me le dire?
— Je ne sais pas, moi, apprendre ce que c’est que de perdre un être que tu aimes
profondément…
— Je ne crois pas qu’ils ont à apprendre beaucoup sur le sujet, c’est le troisième
enfant qui part, je te le rappelle. S’ils avaient eu à apprendre quelque chose, ce serait
fait depuis le premier, tu ne penses pas? Et quoi encore! Tu n’as jamais perdu rien ni
personne pour te tirer une larme à ma connaissance, et là tu serais devenu l’expert des
grosses pertes? Pourquoi est-ce que je ne vis pas ce drame, moi, hein? Pourquoi
d’autres en sont-ils accablés? C’est la vie, Thomas, c’est tout, il n’y a pas de questions
parce qu’il n’y a pas de réponses, et de toute manière, Thomas, ces questions-là ne
mettent pas de beurre sur la table des pauvres ni de sourires dans le cœur des
désespérés. Ce sont des nuages, des idées, ce n’est pas sérieux. Mais qu’est-ce qui
t’arrive, Thomas?
Elle se lève et le rattrape au moment où il met la main sur sa bouteille.
— Verse-moi un verre, tu m’épuises.
Elle l’avale cul sec, s’essuie les lèvres avec sa main et redresse la tête en le fixant
droit dans les yeux.
— Autrefois, tu bouillais devant des situations très claires, des événements précis,
des fraudes, des vacheries de politiciens, tu leur rentrais dans le corps et tu démolissais
leurs combines. Et là, tu te demandes pourquoi ce couple perd un enfant et pas le voisin.
Mais où veux-tu en venir avec tes histoires? Aurais-tu fait une offre d’achat sans
condition sur un monastère sans me le dire?
Thomas sait qu’il se tient droit en plein centre de la croisée des chemins. Jamais
Chloé ne parviendra à comprendre son désarroi, son besoin réel, mais la perdre se
révélerait un prix trop élevé pour franchir ce pas. Il la regarde à son tour dans les yeux
et place ses mains autour de sa taille.
— Je ne demande rien, Chloé, j’établis pour nous deux où j’en suis, je m’interroge
sur ce mal d’âme et je le partage avec celle que j’aime. Qui d’autre peut m’entendre et
accepter de vivre ainsi, je me le demande, hein? Je ne veux pas en parler aux éboueurs,
au patron du journal ou à tes amies qui gloussent comme des poules quand elles
viennent prendre le thé ici le midi.
Chloé ne peut faire autrement que de pouffer à cette image, mais elle retrouve son
visage neutre.
Elle serre Thomas contre son corps, sachant qu’il lui ment autant qu’à lui-même. Elle
le connaît et ne se fait aucune illusion. Ce qu’il traverse lui paraît étranger à sa propre
notion de l’existence, ce qui la trouble, mais elle n’ignore pas qu’il va poursuivre cette
quête au-delà de tout obstacle, son couple ne faisant nullement exception. Si un seul pas
doit être franchi, c’est le sien, et elle le sait.
— Thomas, je t’aime, je ne laisserai plus jamais un mur s’ériger entre nous, fût-il
celui de l’incompréhension. Je me suis voulue froide et distante avec toi ces derniers
temps. C’est une bataille que je voulais remporter. Je suis une battante, moi, et j’aime
gagner; je déteste surtout perdre tant un contrat de vente de maison qu’une discussion,
même avec toi. Je me rends compte qu’il n’y aura ni gagnant ni perdant, puisque ce doit
être tout, sauf une bataille. Et s’il y en a une à livrer, c’est ensemble que nous la
mènerons jusqu’au bout. Je te trouve un bon psy?
Thomas éclate de rire, puis la fixe droit dans les yeux. D’un air narquois, il lui
lance:
— Un mur? Une bataille? Mais à qui as-tu parlé, toi? Chloé pouffe de rire.
— J’en ai discuté avec maman hier soir et c’est ce qu’elle pense aussi. «On ne
change pas son homme comme ça du jour au lendemain N, qu’elle m’a dit. Tu sais, avec
sa petite voix nasillarde!
Ils rient tous les deux et quittent le bureau. Au fond, se dit-elle pour elle-même, je
peux bien supporter les angoisses existentielles de mon homme, on ne va pas tout
démolir pour si peu. En montant vers la chambre, elle lui dit:
— Je ne sais pas si je comprends tout ce que tu me dis. Avec tes histoires, je suis
troublée, un peu épouvantée, je sens que quelque chose dérape, mais il se peut que ce
soit moi qui sois entêtée. Laisse-moi du temps, je crois que les choses vont se replacer.
Je fais quand même confiance à la vie, tu sais, même si je ne suis pas du genre orate
pro nobis.
— Depuis quand tu parles latin, toi? demande-t-il en souriant. Tu ne vas pas te
transformer en nonne, j’espère?
— Non, pas mon style. J’ai fait un rêve l’autre soir, et comme je constate que tu
t’intéresses à ce genre de choses davantage qu’à un rigoureux conseil de ville – il lui
expédie une tape sur une fesse –, je me suis vue en petite gourde française en Allemagne
avec un gros obèse, un flic je crois, dans les années 20 je dirais, alors attention à toi,
mon coco.
— Tu t’appelais comment?
— Anne. Enfin, je crois.
Dans les jours et les semaines qui ont suivi, Thomas et Chloé ont vécu aimablement
avec une sorte de tampon entre eux deux, les empêchant de produire les étincelles qui
auraient pu mettre le feu. Chacun a évité soigneusement d’aborder le délicat sujet des
préoccupations mystiques de Thomas. Quelque peu rassurée, Chloé a semblé, sinon
parfaitement heureuse, plus à même de jouer son rôle de femme de carrière et d’amante,
tout en restreignant au minimum les discussions de couple habituelles, se méfiant de la
tournure qu’elles auraient pu prendre. Thomas a fait de même et un certain confort a pu
s’établir.
Discrètement, sans se cacher cependant, Thomas a repris ses lectures et a produit un
essai dans lequel il a évacué son questionnement. Inspiré par cette muse quelconque qui
semblait lui dicter fort habilement ses réflexions, il est parvenu à se rassurer. Leur
navire ne prenait plus l’eau, mais ils ont évité la haute mer.
28

À cette époque, l’ésotérisme conventionnel qui lui avait déjà fait découvrir les écrits
les plus classiques depuis Allan Kardec jusqu’à la volumineuse Cosmogonie d’Urantia
se transforme maintenant, laissant pointer les premières vagues de ce qui allait devenir
le nouvel âge. Thomas sent bien que les préoccupations cosmologiques des auteurs
prennent une dimension ontologique, c’est-à-dire la notion du Je ou du Moi se
confrontant à son rôle sur Terre, par opposition à son rôle dans l’Univers. Il ne trouve
pas de réponses fermes, mais plutôt des signaux indiquant que le sentier à suivre ne
s’étale pas devant lui, à gauche ou à droite, mais à l’intérieur de lui, comme si, en
somme, il possédait depuis le début le vaste réservoir de réponses à ses angoisses.
Il se lance donc dans la méditation sur une base journalière, mais sans succès.
Thomas, un penseur analyste, un observateur et un communicateur, tolère mal un arrêt
même temporaire de sa pensée. Il abandonne.
Puis, sur l’influence d’un ami, il tente de procéder à l’analyse de ses rêves. Thomas
juge rapidement qu’il se révèle trop rationnel dans ce domaine, se fiant tantôt au
symbolisme des uns et des autres, tantôt à son interprétation personnelle, ignorant qu’il
s’agit plutôt de véritables envolées nocturnes et non pas du spectacle chaotique de ses
hormones complices d’un cerveau incapable de composer avec l’invisible.
Il ne résulte de cet exercice que plus de confusion. Il entreprend donc une thérapie
avec un psychologue qui se dit spécialisé dans ce domaine, qu’il découvre par
l’intermédiaire de ce fameux psychiatre américain devenu depuis peu spécialiste des
cas d’enlèvements par des extraterrestres17. Dans sa recherche antérieure sur ce
phénomène étrange et fort controversé, Thomas a alors l’occasion de rencontrer ce
médecin-chef du département de psychiatrie d’une très prestigieuse université. Ils
discutent longuement de cette question d’enlèvements extraterrestres et Thomas en
demeure plus confus que jamais. Ces histoires, entièrement invraisemblables,
soutiennent la thèse que des milliers d’hommes et de femmes souffrent d’un mal
mystérieux dont l’origine se révèle inexplicable, mais commune à eux tous. Ce médecin,
sous l’influence d’un chercheur indépendant très connu pour ses théories sur les
enlèvements extraterrestres, aurait finalement accepté d’en recevoir quelques-uns. Avec
le temps, convaincu de l’existence d’une énigme extrêmement importante, il abandonna
sa chaire et accorda toute son attention à ces gens.
L’hypnose, encore très controversée, lui servait néanmoins de clef pour ouvrir la
porte close de la mémoire confuse de ces gens au même titre que le Dr Sheilter le faisait
de son vivant. Les images qui fusaient alors de leur inconscient avaient un rapport
direct avec de petits êtres gris aux grands yeux noirs qui effectuaient des expériences
génétiques très sophistiquées sur ces personnes. De son côté, Thomas avait, à l’époque,
tenté à plusieurs reprises, en utilisant l’hypnose, de déterminer si certains des témoins
d’observations d’ovnis avec qui il entretenait une relation pourraient eux aussi évoquer
ces images.
Il se rappelait fort bien que peu de littérature abordant ce fait, ses témoins ignoraient
tout de ce sujet. Il était bouleversé de réaliser que leur monde à eux se peuplait de
vaisseaux exotiques, de petits êtres gris aux yeux noirs et d’expériences parfois
affolantes, comme ce fut le cas avec Lucie notamment. Se demandant si sa technique ne
souffrait pas d’une certaine faiblesse, il a communiqué de nouveau avec le psychiatre et
celui-ci, passablement éloigné, lui a donné comme référence la Dre Eleonore Stewart,
dont la demeure est située tout près.
Sa première rencontre lui permet de découvrir que la Dre Stewart consacre tout son
temps à cette affaire. Elle reçoit des témoins d’observations d’ovnis, ou simplement des
gens dont les rêves se peuplent des mêmes êtres mystérieux. Sachant fort bien que ses
propres préoccupations n’ont rien à voir avec ces manifestations pour le moins
bizarres, il croit bon de la rencontrer de nouveau, mais cette fois pour son propre
bénéfice.
Eleonore Stewart se présente comme une femme très délicate d’allure
méditerranéenne. Le teint foncé, les yeux très noirs et d’une politesse parfois exagérée,
elle irrite Thomas lors de leur première rencontre. Mais ce trait de sa personnalité lui
plaît à la longue et tous deux établissent une relation chaleureuse et de confiance.
Thomas la voit à plusieurs reprises au cours des mois qui suivent. Tout y passe: son
enfance, son énurésie, son adolescence, ses premiers pas dans le monde des adultes, sa
rencontre avec le Dr Sheilter, ses expériences mystérieuses depuis le grand type avec
le symbole marin jusqu’à cette manifestation bizarre survenue dans le grand champ de
neige et les explosions de lumières dans le ciel, sans négliger l’anneau d’ambre
lumineux!
Étonné, Thomas comprend assez rapidement que la Dre Stewart n’a nullement
l’intention de le mettre sous hypnose. Elle prétend que Thomas ne répond aucunement
au profil d’un enlevé et que ses angoisses, comme il les appelle, ont un caractère
totalement différent. Elle propose à Thomas de s’écouter lui-même, de plonger en son
intérieur, de laisser parler son cœur et de faire taire sa tête forte.
— Vous êtes déséquilibré sur le plan spirituel, lui dit-elle, vous me faites penser à
une machine qui reçoit de l’information par un canal et la traite comme si elle venait
d’un autre. La transmission de ces données n’est donc pas comprise. Vous êtes confus
parce que vous n’avez pas établi la source de cette information. Quand vous aurez
compris que vous êtes la personne qui détient les réponses, vous cesserez de poser les
questions à d’autres qu’à vous-même. Vous savez, l’être humain n’est qu’un emprunt fait
par un Esprit autonome et éternel, c’est à lui que vous devez adresser vos questions, pas
à d’autres humains!
Malgré la sagesse et la pertinence des propos de sa nouvelle amie, Thomas demeure
insatisfait. Il ne s’attribue pas les qualités essentielles pour croire véritablement qu’il
puisse se répondre. Il insiste toujours pour qu’une source extérieure résolve son
dilemme, dénoue le nœud gordien de sa conscience. La Dre Stewart finit par céder.
Voyant que Thomas se comporte à l’image d’un irréductible sceptique en son propre
pouvoir intérieur, elle le met en contact avec une de ses connaissances.
— Mon grand ami, je crois que je vais accepter votre plan. Vous persistez à
demander une aide extérieure, malgré mes conseils. Très bien. Connaissez-vous le
chamanisme? demande la Dre Stewart.
— Bien sûr, répond Thomas.
Il a lu de nombreux ouvrages sur ces hommes-sorciers, ces medicine man, des tribus
autochtones de tous les pays. Il a été impressionné par certains d’entre eux,
particulièrement les Boschimans d’Afrique du Sud et certains autres provenant
d’Amérique du Sud. Toutefois, c’est un Métis d’Amérique du Nord qui allait devenir sa
ressource.
— Il se nomme Chandler. Ne soyez pas surpris par son apparence, Thomas, il
ressemble davantage à un agent d’assurances qu’à l’idée qu’on peut se faire d’un
chaman. Il est Blanc, a les cheveux gris bouclés, porte des verres correcteurs et
s’habille comme tout le monde ici. Il travaille au gouvernement et lutte pour la survie
des Métis d’Amérique. Il est très politisé, son discours public est parfois véhément, car
il estime que c’est le seul langage compris par les Blancs. Mais ne vous inquiétez pas,
je lui parlerai et vous ne serez pas reçu par un activiste, mais par un des plus grands
chamans qui soient.
— Une taupe!
— Vous avez dit?
— Une taupe. C’est l’expression d’un vieil ami pour désigner les grands Esprits qui
se cachent sous les apparences de gens très ordinaires.
— C’est une image qui lui convient. Arnold Chandler ne fait jamais état de sa
pratique en public et ne reçoit que ceux qui lui ont été recommandés par des personnes
de confiance.
— J’assume que vous bénéficiez de sa confiance?
— Humblement, je le crois.
Thomas, excité à l’idée de rencontrer ce personnage, croit sincèrement qu’il pourra
trouver, lors de cette rencontre, les réponses qu’il cherche.
Chandler vit dans une petite maison quelque peu délabrée située à quelques
kilomètres de la ville, dans un bois touffu. Un grand champ s’éternise derrière la cour,
mais comme par pudeur, les chênes et les érables puissants qui croissent devant sa
maison laissent à peine entrevoir celle-ci.
Lorsque Thomas est admis à l’intérieur, il met les pieds dans un véritable
capharnaüm. Chandler, le plus sérieusement du monde, l’appelle son musée personnel.
On y voit d’authentiques artefacts d’une génération perdue, d’admirables
photographies en noir et blanc tapissent les murs de visages durs au regard perçant. Des
lances, des tambours de peaux, des pipes de toutes sortes et de nombreuses figurines
dorment çà et là parmi des centaines de livres dont plusieurs trônent grands ouverts sur
diverses tables de bois massif. Une odeur de sauge brûlée flotte pesamment dans l’air.
Comme l’avait affirmé la Dre Stewart, Arnold Chandler se présente comme un intrus
dans ce monde auquel on a peine à croire qu’il appartient. C’est pour Thomas un
véritable choc culturel. Il a pourtant lu et même rédigé de nombreux articles sur les
mœurs et rituels des Amérindiens, mais le fait de se retrouver ainsi plongé dans
l’intimité de tout un peuple l’émeut considérablement.
Les deux hommes échangent pendant plus d’une heure, et Chandler insiste auprès de
Thomas pour qu’il sache à quel point les Métis, ignorés tant par les Blancs que par les
autochtones, forment un peuple extraordinaire. Il explique sommairement le concept de
la roue de la vie que Thomas interprète comme une adaptation du cycle des
incarnations. Il apprend sur les rituels, la fameuse tente branlante, sorte de cérémonie
très étrange au cours de laquelle les hommes s’entassent sous une tente qui se met
soudainement à trembler, provoquant chez les participants une transe révélatrice. Il sait
déjà que par l’usage de substances hallucinogènes, certaines tribus amazoniennes
parviennent à devenir en pensée leur animal fétiche. Il est question également des
cérémonies de suerie et des autres substances favorisant la séparation du corps et de
l’esprit, tels le peyotl mexicain, l’ergot du seigle et, bien sûr, l’acide lysergique.
Chandler affirme toutefois ne jamais avoir recours à ces procédés qui, selon son
expérience, propulsent les corps psychiques hors de la chair comme un coup de canon,
sans contrôle et dès lors sans bénéfices réels. Thomas boit littéralement ses paroles et
l’inonde de questions sans arrêt.
Étourdi par toutes ces informations, Thomas voit alors l’homme se taire quelques
instants, se lever et prendre dans un coffret deux objets qu’il ne peut identifier de loin.
Il s’agit d’abord d’un calumet sacré, selon Chandler, symbole cosmique faisant allusion
à la femme bison, aux Pléiades, puis d’une ceinture de perles de couleur aux motifs
bigarrés que Chandler porte dans ses mains avec une vénération similaire à celle d’un
prêtre envers l’hostie.
— C’est la ceinture wampum, explique Chandler, et il repart de plus belle dans un
passionnant historique de cette légende voulant qu’elle vienne des étoiles.
Lorsque le soleil commence à baisser, Chandler invite Thomas à se défaire de sa
chemise et à s’allonger sur le sol recouvert d’une peau qui lui paraît provenir d’un
bison. Chandler lui explique le but de l’étrange exercice. D’après lui, toute forme de
méditation, qu’elle soit d’origine religieuse ou non, consiste en une forme de
concentration. Les rituels expriment en quelque sorte les artifices culturels de chacun
pour induire l’énergie nécessaire à cette concentration.
— Que vous choisissiez la méthode des moines bouddhistes, les mantras, le zen, la
méditation par la prière ou toute autre technique, l’essentiel se trouve dans la recherche
de la bonne clef pour la bonne porte. Le chamanisme amérindien, celui des tribus
aborigènes d’Australie ou des Boschimans d’Afrique du Sud, le chamanisme pratiqué
par les Amérindiens du sud ou du nord, cette pratique part du principe que la
conscience humaine et mortelle doit être altérée. Toutes ces pratiques ont en commun le
rythme des énergies, la respiration, l’état d’esprit du pratiquant. Il n’y a aucune magie
dans ces pratiques, Thomas, il n’y a de magie que dans la force de votre désir. Je peux
vous aider à fortifier celui-ci, à le circonscrire, mais le magicien ici sera vous et non
pas moi. Vous comprenez?
Thomas comprend surtout qu’une fois de plus on ramène à sa propre personne la
solution de son énigme. Malgré ce constat, il persiste à penser que Chandler a tort et
qu’il doit exister quelque part une magie, une dose de merveilleux capable d’éclipser sa
propre incapacité de sonder son âme et son cœur. Il fait néanmoins ce que l’homme lui
demande et s’étend docilement sur la fourrure.
L’obscurité se fait lentement et Chandler se met à chanter d’une voix grave.
Simultanément, il envoie sur la tête de Thomas des volutes d’une fumée grise provenant
d’un petit contenant de pierre et dont l’odeur enivrante embrasse Thomas et crée une
ambiance mystérieuse. Thomas se sent rassuré, il aime ce qu’il ressent.
L’homme se redresse, saisit un tambour et se met à chanter d’une voix de plus en plus
forte tout en dansant sur place. Le rythme frénétique du tambour et la voix puissante de
l’homme plongent Thomas dans un état qu’il aurait lui-même qualifié de transe. Il se met
à respirer de plus en plus rapidement; sa conscience décroche, il perd contact avec sa
réalité et s’abandonne aux images qui déferlent devant lui. Il se voit alors en jeune fille,
sur un rocher plat, à genoux, les mains jointes, effectuant une sorte de danse sinueuse
vers le ciel. Ce n’est que plus tard qu’il va s’en étonner. Pour l’instant, il est cette jeune
fille, presque une enfant, nue, suivant avec langueur la musique d’une flûte lointaine. Il
se sent lui-même exécuter ces mouvements et ressent une formidable excitation qui lui
cause une érection. Ce paradoxe ne l’inquiète nullement.
Puis, il se retrouve brutalement couché sur le sol et deux visages apparaissent au-
dessus de lui, un homme et une femme, qu’il n’a jamais vus mais qu’il connaît pourtant
fort bien. Thomas, incapable de réfléchir ou de se sentir troublé par cette contradiction,
ressent toutefois une certaine frustration de ne pouvoir les atteindre, leur parler ou
même entendre ce qu’ils semblent vouloir lui dire. Il sait qu’il constitue lui-même, par
sa volonté, le voile fin qui le sépare de ces êtres.
Il voit ensuite des étoiles, des lumières traversant le ciel noir, d’autres visages à la
fois connus et inconnus; un immense frisson le saisit, puis tout semble s’arrêter. C’est
alors qu’il voit devant lui un visage étrange, superbe, magnifiquement sculpté, avec des
yeux de jais, mais il s’en dégage une odeur pestilentielle qui agresse ses narines; le
sourire carnassier de l’homme laisse place à une vision effroyable de plusieurs corps
humains allongés sur un sol ravagé, sous un ciel de flammes. Thomas pousse un cri si
puissant qu’il glace le sang dans les veines de Chandler.
Ce n’est là qu’un prélude à la vision dantesque qui suit. Il circule maintenant dans un
étrange véhicule; il atteint le sommet d’une colline: devant lui sont étendus par dizaines
de milliers et à perte de vue tous ces hommes, femmes et enfants alors que du ciel
arrivent sur des reptiles géants des créatures grotesques ayant l’aspect des gargouilles
de cathédrales. Il ouvre brusquement les yeux. Il a froid.
Chandler, assis, le regarde sans que son regard vacille. Il a peur, mais n’en laisse
paraître aucun signe. Thomas se lève d’un bond, se tient droit devant l’homme aux yeux
de jais qui ne bouge pas d’un centimètre. De longues secondes s’écoulent dans un
silence alourdi par la présence de vibrations noires et maléfiques. Tous les deux se
fixent avec une redoutable intensité: Thomas, les poings serrés, la mâchoire crispée à
s’en casser les dents; Chandler, calme, mais déterminé à ne pas baisser les yeux. Puis,
tout reprend son aspect normal.
L’esprit critique de Thomas revient aussitôt. Il veut exprimer certains doutes sur la
validité de cette expérience, notamment que ces herbes fumantes devaient être
hallucinogènes, mais l’homme place son index sur ses lèvres. Thomas comprend alors
qu’il se déchire lui-même entre la volupté d’une expérience remplie de mystères et
d’interrogations et l’urgente nécessité de comprendre avec toute la rationalité de son
esprit ce qui vient de se produire. Il se tait.
Ils demeurent silencieux pendant près de cinq minutes, les yeux fermés, puis
l’homme entonne un nouveau chant, moins saccadé, mélodieux, agréable même. Sa voix
très basse berce Thomas qui suit la musique avec son corps. Lorsque le silence
s’installe de nouveau, Thomas ouvre les yeux et remet sa chemise. Les deux hommes
sortent à l’extérieur, admirant le ciel, fumant une cigarette.
— Vous avez beaucoup accompli aujourd’hui, commente Chandler.
— Je suis encore bouleversé, Arnold, très bouleversé.
— Vous avez fait la rencontre d’une entité extrêmement puissante pour réagir de cette
façon. Elle s’agrippait à vous par l’osmose de sa personnalité maléfique qui hante
toujours votre Esprit. Vous l’avez en grande partie exorcisée ce soir en la mâtant. Vous
avez livré un combat de titan contre l’envie de me prendre à la gorge et de me tuer. Et
vous avez gagné.
Thomas sursaute.
— Ce n’est pas un peu exagéré, tout ça? Je ne me rappelle pas avoir eu l’intention de
vous tuer.
— J’ai vu ce regard, Thomas, le vôtre, mais ce n’était pas le vôtre, c’était celui d’un
tueur sanguinaire et son visage se superposait au vôtre. Je l’ai confronté, je lui ai donné
la chance de se révéler et de nous détruire tous les deux. Durant ce temps, vous le
combattiez, vous avez refusé de lui laisser le champ libre; voilà pourquoi vous n’avez
pas de souvenir de cet instant. Votre regard était purement diabolique, Thomas. La
personnalité de ce monstre s’est érigée contre vous et contre moi. Vous avez choisi la
voie de votre Esprit. Vous avez beaucoup accompli ce soir, Thomas. Méfiez-vous de ce
monstre. Il est retourné dans les cavernes profondes de votre inconscient parce que sans
vous il n’a aucun pouvoir ni aucune volonté, mais tôt ou tard il sortira de nouveau et
tentera de contourner votre Esprit pour vous posséder, vous en tant qu’humain. Votre
Esprit a bien choisi, Thomas, votre enfance a été marquée par de nombreuses
humiliations, une terre fertile à l’explosion de la haine et de la rage. C’est par votre
intermédiaire et celui de millions d’autres qu’il compte terminer sa mission.
— Sa mission? Mon Esprit? Quelle mission? Qui est-il?
— Elle comporte de nombreux éléments, mais l’un d’eux est de parvenir à fusionner
l’Esprit qu’il est et l’humain qu’il incarne.
— Vous en parlez comme si le sort du monde se jouait là-dessus.
— C’est pourtant le cas, que croyez-vous?
— Expliquez-vous, je vous écoute. On devrait rentrer maintenant, j’ai froid.
— Nous nous dirigeons vers la fin d’un cycle, Thomas, répond Chandler en le
précédant dans la maison.
— Oui, je sais, le nouveau millénium sur lequel personne ne s’entend, d’ailleurs.
— En effet, selon certains, le calendrier grégorien serait décalé de quatre ans, ce qui
place le nouveau millénaire en l’an 2004. Voilà qui débute fort bien, avec au départ une
petite controverse de service pour alimenter le débat. Qu’importe la date réelle; il est
également question de 2012, mais l’ensemble des prophéties s’entendent à décréter que
ces transitions auront un impact majeur sur notre statut cosmique.
— Vous parlez de prophéties comme si cela signifiait quelque chose.
— Je comprends votre réserve, Thomas. Venez dans mon bureau, nous serons
tranquilles. Mon fils sera bientôt là et il n’aime guère ce genre de conversations.
Une fois que nous sommes installés dans son bureau, un fouillis encore plus
spectaculaire que le reste de la maison, Chandler entame ses explications.
— Lorsqu’on jette un œil aux prédictions et prophéties, c’est le chaos total en termes
de dates et d’événements qui, la plupart du temps, se contredisent. Nostradamus, la
Bible, Edgar Cayce, les clairvoyants, les channelers, les prophéties amérindiennes et
celles des autres peuples18, personne n’arrive à s’entendre sur une date et sur un
scénario précis. Et c’est bien ainsi, car cela n’a aucune importance.
Il cherche quelque chose dans toute sa paperasse.
— Par contre, si on cherche vraiment à découvrir le facteur commun qui crée une
certaine unanimité, on peut établir une fenêtre de temps qui se situe entre 1998 et 2012.
Nostradamus et les prophéties mayas sont aux antipodes, mais séparées par à peine
treize ans. Quant à l’événement ou à la série d’événements qui feront de ce début de
millénaire un bouleversement général, ils se partagent en trois catégories distinctes,
dont évidemment un cortège de catastrophes naturelles.
— Ce n’est pas très gai, vous en conviendrez avec moi.
— C’est le moins qu’on puisse dire. Il y a également le scénario de la transformation
par l’intervention massive d’êtres extraterrestres ou d’entités de nature angélique, la fin
des tourments, de la haine, du mal, des maladies et des désastres, une Terre entièrement
renouvelée, l’accession de l’humanité au rang d’êtres semi-divins.
— Ça ne sent pas très rationnel.
— J’en conviens, admet-il, vous abonderez peut-être dans le sens du scénario
hybride. C’est le premier scénario qui se déroule, mais avec le second simultanément,
prévenant ainsi la perte de centaines de millions de vies humaines, sauf ceux qui
choisiraient de demeurer sur la Terre, puis retour sur la Terre, une planète entièrement
transformée avec une géographie toute différente incluant la mystérieuse Atlantide.
— Vous n’avez rien de plus simple?
— Il nous faudrait des heures et des heures pour prendre connaissance de tous ces
scénarios. La littérature spécialisée est abondante et propose des ouvrages décrivant le
premier scénario avec énormément de détails. Le second scénario, quant à lui,
appartient davantage à la littérature spiritualiste et religieuse.
— Arnold, je ne suis pas borné, au contraire je suis très ouvert, mais mon expérience
avec le domaine de la religion me rend méfiant envers tout ce qui s’y rattache,
prophètes inclus.
— Les prophètes sont des gens qui perçoivent un avenir de la Terre au travers d’un
prisme quasi religieux. Nostradamus en est l’exception. Par contre, la Bible et le
Nouveau Testament regorgent de prophéties diverses dont celles de Daniel qui, selon
certains interprètes, parlent d’une grande guerre mondiale entre ce qui pourrait être les
forces de l’OTAN et la Russie alliée avec l’Iran. Saint Malachie, dans ses prédictions,
laisse entendre qu’à cette époque il ne reste que deux papes avant la fin du monde.
Il continue de chercher et commence à se montrer impatient.
— Vous y allez un peu fort avec la fin du monde, non?
— J’ai bien dit un avenir de la Terre, et non l’avenir de la Terre, Thomas. Chaque
prophétie part d’un présent et darde vers l’avenir que ce présent se concocte. Changez
ce présent, modifiez-le, et un autre avenir succédera au premier!
Chandler sort enfin une liasse de papiers de sous une masse de bouquins sur une
table.
— Mais vous avez raison, il y a plus de prédictions sur la fin du monde qui, de toute
évidence, ne se sont jamais produites que sur tout autre sujet. Les humains raffolent du
danger et de l’inquiétude qu’il génère, même s’ils en ont une peur bleue.
— Mais encore?
— Il y a ce prophète, Isaïe, qui prédit qu’un petit nombre seulement survivra de la
purge divine que Dieu effectuera à la fin des temps. De nombreux autres textes
bibliques font référence à ce genre de scénario. La lecture de l’Apocalypse est
d’ailleurs très éloquente à ce sujet. Ah, voilà ce que je cherchais, s’interrompt-il en
brandissant un document enroulé sur lui-même. Vous connaissez le moine Johannes
Friede?
— Désolé, je ne le connais pas.
— Il a vécu de 1204 à 1257. C’est de lui que vient cette histoire qu’avant la fin
régneront sur Terre trois jours d’obscurité totale. Par la suite, il parle d’une planète
recouverte de cendres, de guerres sacrificielles, de l’arrivée d’une grande comète. Ce
scénario d’horreur se conclut pourtant fort bien puisqu’il termine par ces mots: «Alors,
Orion projettera ses rayons sur la Terre et indiquera le chemin menant au dernier
refuge de l’homme le plus éminent de l’histoire de la Terre.» Raymond Aguilera, un
clairvoyant peu connu, affirme à son tour que des rayons provenant d’une étoile
lointaine atteindront la Terre. Les survivants proclameront alors son ancienne doctrine
dans la paix et institueront le millénium annoncé par le Messie, à la lumière d’un grand
amour fraternel pour la gloire du Créateur et de la bénédiction de toute l’humanité.
C’est quelque chose, ça, monsieur!
— Ouais, mais comme vous le dites, ce type est parfaitement inconnu.
— C’est vrai, c’est moi-même qui vous l’ai dit, mais le pape Jean XXIII est bien
connu, non?
— Oui, mais ce n’est pas un prophète, à ce que je sache!
— Dans son journal intime découvert peu de temps après sa mort en juin 1963, le
pape décrit la mort de Kennedy, l’avènement de la guerre au Vietnam, la chute de
l’Union soviétique et l’arrivée éventuelle de visiteurs de l’espace vers la fin du 20e
siècle. Le plus étonnant est la vision qu’a eue le pape du véritable scénario, soit la
restauration entière de la planète lorsqu’elle baignait dans l’espace comme un paradis
terrestre.
— Jean XXIII? Vous êtes sérieux?
— Comme un pape! répond Chandler avec un sourire. Vous pariez combien que rien
de tout cela ne va se produire? La Terre a son propre destin, est-il possible que certains
Esprits éclairés soient dans le secret de la Déesse Mère? William Hyayta, considéré
comme le plus grand chaman inca vivant de nos jours, affirme que la rencontre de
l’aigle du nord avec le condor du sud doit atteindre son point culminant, puis ce sera la
fin. Cette rencontre aurait débuté en 1962. Chez les Hopis de l’ouest, il existe une
tradition des plus tenaces quant aux cinq âges de notre Terre. Nous les avons épuisés: le
dernier s’appelle la purification. Selon les Hopis, ce sont les hommes qui décideront si
elle est effectuée par le feu ou… autrement, en douceur. Ceux-là ont compris l’essentiel;
qu’importe la prophétie, les humains auront toujours le choix d’altérer leur présent et de
modifier leur avenir.
— Ce qui semble vouloir dire que si une prophétie annonce une calamité
quelconque, le comportement des hommes peut alors en changer la date ou carrément la
neutraliser, ce qui expliquerait pourquoi de nombreuses prophéties liées à la bêtise
humaine ne se produisent pas. Ça se tient?
— Comme du béton armé! Évidemment que cela se tient, sinon à quoi serviraient les
prophéties si elles étaient inéluctables et inévitables? C’est l’évidence même! Imaginez
une prophétie qui aurait prédit le succès du débarquement des Alliés, mais qu’au matin
du 6 juin 1944 Hitler se soit levé très tôt parce que son médicament n’avait pas eu
l’effet escompté. Informé des faits, il aurait réagi promptement, ce qu’il n’a jamais fait
en réalité puisqu’il avait donné des ordres fermes de ne le réveiller sous aucun prétexte.
Quand ce fut fait, les Alliés dépassaient le mur de l’Atlantique et s’avançaient en
France pour ne plus s’arrêter que devant Berlin un peu moins d’un an plus tard19. Un
petit somnifère de rien du tout, vous rendez-vous compte? Une autre prédiction affirme
que lorsque le Colisée de Rome sera détruit, Rome sera détruite. Mais quand Rome
sera détruite, alors c’est la Terre qui sera détruite. La liste est longue, très longue, et
n’en finit plus. J’ai parlé au début de trois scénarios: catastrophe, d’une part;
intervention presque angélique, d’autre part; et finalement, un heureux mélange des
deux. Ce troisième scénario n’a pas fait l’objet d’énormément de diffusion. Or, depuis
deux ans, de nombreux channelers, ces gens ayant la faculté de servir d’intermédiaires
auprès des hommes pour des entités spirituelles, commencent à véhiculer ce troisième
scénario avec beaucoup d’insistance.
— Arnold, sachez que je ne suis pas réfractaire à tout cela. Je suis simplement
prudent, c’est tout, fait Thomas en soupirant.
— Prudent, dites-vous? Alors, écoutez bien ce qui suit. Ce que vous entendrez vous
paraîtra comme une hérésie totale, une insulte à l’intelligence, un éloge à la naïveté et à
la crédulité. Cela s’explique parfaitement. Votre éducation et votre système
philosophique de base sur lequel est érigé votre modèle de société sont cartésiens et
excluent tout ce qui n’est pas rationnel. Après tout, vous blanc de blanc, non?
— J’en connais qui crieraient au racisme, répond Thomas avec, à son tour, un
sourire aimable.
— Ce serait du demi-racisme. Je suis métis, ne l’oubliez pas, donc des faits concrets
sont exigés sans quoi le doute s’installe. Pas de faits? Dans ce cas, il n’y a plus de
doute et tout est faux, illusoire, voire inutile à la discussion. Thomas, je suis convaincu
que l’ensemble du phénomène extraterrestre et paranormal s’adresse sciemment et
volontairement à tout ce qui se passe dans notre esprit, sauf à notre capacité analytique.
Comprenez bien, si notre évolution psychique et spirituelle est à la base du programme
de nos visiteurs, il est essentiel pour eux de ne pas attirer l’attention de notre raison
analytique. Ce serait une erreur de stratégie fondamentale. Bref, moins c’est possible,
plus notre cerveau se rebelle, et mieux c’est.
— Oui, je le crois aussi. Un ami à moi, le Dr Sheilter, me l’a fait comprendre il y a
fort longtemps.
— Votre ami est un homme intelligent. L’exercice consiste donc à titiller notre raison
de temps à autre par des données vérifiables, mais fondamentalement, tout se passe au
niveau de l’inconscient de l’homme, ou plutôt je devrais dire de son surconscient. On
ne développe pas ses muscles en lisant des magazines d’hommes forts, tout comme, à
l’inverse, on ne développe pas ses capacités mentales en levant des haltères. On ne
développe pas davantage ses facultés psychiques ou spirituelles en stimulant son
intellect. La qualité des rêves, la fréquence des expériences de synchronicité, la
résurgence du channeling chez des gens jusque-là ignorants de l’existence même de ce
phénomène: voilà les seuls faits qui doivent nous alerter et nous conduire à explorer ce
mystérieux univers invisible et impalpable. Si on s’y refuse net, on s’y refuse; par
contre, si on accepte d’explorer l’inconnu, il n’existe pas trente-six façons de le faire.
Explorer, c’est mettre son nez partout, renifler, écouter, lire, apprendre, garder son
esprit largement ouvert en sachant très bien qu’il y a un risque d’erreur énorme.
— C’est une méthode risquée, mais elle me convient. Continuez.
— Se promener dans un centre commercial pour découvrir un trésor de pirate n’est
pas risqué et on se retrouve dans un grand magasin avec un panier rempli de trucs
inutiles. Explorer une caverne souterraine dans une île perdue des Caraïbes peut à
l’inverse rapporter gros, mais… c’est une caverne, il y a des risques importants. Il faut
du courage pour explorer l’inconnu, il faut de l’audace, il faut mettre de côté sa peur
d’être contaminé ou d’être ridiculisé. Explorer le message des channelers constitue un
risque séduisant, attirant, logique même. Mais il y a un risque. Pour un journaliste tel
que vous, il en va de sa crédibilité. Il n’a que cela.
— Alors je risque, Arnold, ce n’est pas la première fois que j’entends parler de
channeler.
— On y découvre des gens qui s’autoproclament intermédiaires entre les dieux et les
hommes, si je puis dire. Or, lorsque je compare leurs écrits avec ceux des grandes
mythologies, j’y retrouve de manière assez étonnante de très troublants parallèles et
sachez-le, Thomas, je ne parle pas d’une petite recherche effectuée durant mes temps
libres. J’y ai consacré des années.
— Il y aurait donc une espèce de ligne directrice?
— Sondez votre esprit, Thomas, et faites taire votre mental! Rappelez-vous ce que
vous avez vécu tout à l’heure. Si je devais mettre en un seul scénario tout ce que j’ai
récolté en ne conservant que l’essentiel qui s’en dégage, alors notre monde est en
réalité une possession, nous appartenons à quelqu’un, à une faction, hostile au genre
humain, mais qui, pour le moment, ne fait qu’exploiter nos travers pour les intérêts de sa
grande démonstration: l’être humain est indigne de recevoir l’Esprit à sa naissance. Or,
son règne achève, on ne sait pas comment cela va se terminer, mais on pourrait voir cela
de notre vivant. En gros, c’est ça. Et c’est colossal.
— En vous écoutant parler, j’ai eu l’impression que vous étiez en train de décrire
l’occupation nazie de nombreux pays d’Europe.
— Vous avez tout compris. Ramenez ce scénario à l’échelle cosmique maintenant.
— Et quand vous dites que cela achève, vous faites allusion à quoi?
— Au débarquement.
— Ouf! D’accord, donc si je ramène cela aussi à l’échelle cosmique…?
— Je vais entrer davantage dans les détails. Selon le scénario, l’humanité naissante
d’il y a des centaines de milliers d’années aurait dû s’inspirer de cette civilisation
supérieure venue des étoiles et installée ici depuis encore beaucoup plus longtemps.
— L’Atlantide?
— Pas du tout. Je parle de la Lémurie, beaucoup plus ancienne, et dont les maîtres et
une grande partie de la population provenaient des mondes placés sous la gouverne de
ce que nous appelons ici Sirius.
— Des extraterrestres, en somme! Vous êtes en train de me dire que cette planète a
d’abord été habitée par des voyageurs ou des explorateurs extraterrestres? C’est un peu
fou, non?
— Pourquoi vous dites ça? Vous avez une preuve notariée affirmant que les humains
actuels en sont les seuls propriétaires? demande Chandler, amusé.
— Ma femme pourrait me le dire, c’est son domaine! fait Thomas, à son tour, amusé
par sa propre blague, mais Chandler ne le relance pas.
— Les indigènes des Amériques n’ont pas eu le choix de réaliser qu’ils n’étaient pas
non plus les seuls, en voyant débarquer de leurs étranges vaisseaux les troupes de
Cortes, de Pizzaro, de Diego de Almagro, et ainsi de suite. Mais extraterrestres ou pas,
ils étaient de race humaine. Il en arrivait de partout, dont certains, eux, n’étaient pas
humains, mais de races différentes, reptiliennes et autres. Des conflits entre ces races et
l’établissement par elles d’une autre civilisation, provenant d’Orion, connue sous le
nom d’Atlantide, auraient fait disparaître la Lémurie qui reposerait actuellement au fond
du Pacifique. À son tour, l’Atlantide aurait disparu, effaçant toutes traces de ces grandes
civilisations sous la mer, ne laissant en surface que des vestiges de ce qui fut repris par
d’autres: les Mayas, les Égyptiens et, bien sûr, les Sumériens. Tout ce que je viens de
vous dire toutefois couvre un peu moins qu’un million d’années, bien avant que
l’homme actuel soit en mesure de riposter, croyez-moi! C’est tout comme lorsque nous
débarquons en plein cœur de la forêt amazonienne pour y construire une autoroute.
— J’allais justement vous dire que de telles civilisations auraient laissé des traces
de leur présence, mais si elles ont été englouties, alors il ne subsiste plus rien?
— Tiahuanaco, en Bolivie, serait peut-être un vestige de leur présence, l’île de
Pâques, certaines structures sous-marines, mais je ne suis pas explorateur, alors je n’en
sais pas plus que vous. Si je poursuis mon analyse du corpus global des écrits
channelés et des mythes ancestraux de l’humanité, à la suite de ces grandes tragédies,
les humains demeurés sur place, sous le choc, démunis, laissés à eux-mêmes, sont
graduellement revenus à un stade de civilisation primitive que nous avons interprété,
nous, comme notre propre préhistoire. Nos plus anciens ancêtres n’avaient plus
conscience de l’existence de ces grandes civilisations et n’ont transmis qu’oralement le
récit de ces êtres fabuleux; avec le temps, tout s’est perdu, le souvenir comme l’image.
Il se lève et se dirige vers une armoire ancienne.
— La présence sur place d’éléments extraterrestres renégats aurait alors donné lieu à
des expériences que l’on retrouve dans la mythologie sumérienne. Celles-ci auraient
privé l’homme de son héritage galactique et cette situation doit être corrigée par les
mêmes éléments qui l’ont provoquée. L’essence du grand saut cosmique ou de la
transition vers la cinquième dimension repose sur ce concept.
— Continuez, ça m’intéresse.
— Ainsi donc, l’histoire de notre planète se résume à un éternel état de siège entre la
Lémurie, sous contrôle de Sirius, il y a 900 000 ans, et l’Atlantide, sous contrôle
d’Orion, il y a 500 000 ans. Il y a 25 000 ans, l’Atlantide aurait alors réussi à détruire
la Lémurie. Notez que de nombreuses autres entités extraterrestres se sont alliées à
l’une ou l’autre de ces puissances au cours de ces guerres démesurées.
— C’est une saga fascinante, mais comprenez ma réticence, Arnold.
— Laissez-moi terminer, Thomas. De toute façon, personne ne vous demande
d’écrire un livre, bon sang. Je résume. La véritable histoire de notre humanité actuelle
sur cette planète débute donc il y a 900 000 ans ou plus loin encore, qui sait, alors que
les humains d’origine extraterrestre dotés de capacités psychiques, d’une part, et
technologiques, d’autre part, bien au-delà de tout ce qu’on peut imaginer par rapport à
notre statut actuel, ont érigé de grandes et puissantes civilisations: la Lémurie. Située là
où se trouve le Pacifique actuel, la Lémurie fut beaucoup plus importante et puissante
que l’Atlantide qui vint beaucoup plus tard, je l’ai mentionné tout à l’heure. Branchée
sur Sirius, la Lémurie avait un système de démocratie parfait et qui fut répandu partout
sur la planète. Son règne dura plus de 850 000 ans. On se rend compte de la mesure de
grandeur dont il est question, surtout si on considère que notre civilisation dite moderne
et actuelle n’aurait que 8000 ou 10 000 ans tout au plus, et dont les 200 dernières
années seulement ont vu une accélération fabuleuse, nous donnant une petite idée de ce
que 850 000 ans peuvent avoir comme impact sur une civilisation, et ce, sur tous les
plans.
— Ça va, continuez, j’absorbe tout cela et, comme vous dites, je ne vais pas en faire
un bouquin.
— Suivez bien, ajoute-t-il avec un geste magistral du doigt. Durant ce règne, il y a
500 000 ans, la Lémurie choisit de créer des sous-empires. Il y en eut trois: l’Atlantide,
là où se situe l’Atlantique et selon certaines données plus récentes là où se situerait
actuellement le continent de l’Antarctique.
— Donc, l’Atlantide serait sous l’Antarctique? Des kilomètres de glace? Autant dire
qu’elle est inaccessible?
— Plus aucun vestige ne peut résister à la pression de cette glace, vous l’avez
compris. Le deuxième empire lémurien fut la civilisation Yu, occupant l’Asie entière, et
l’empire libyen-égyptien, les très lointains ancêtres des Égyptiens connus de notre
histoire. Les 475 000 ans qui suivirent furent marqués par de nombreuses rébellions,
des guerres civiles et de nombreux conflits. La cause de tout cela se love au sein de la
prêtrise atlantéenne qui favorisait un système autocratique, c’est-à-dire dirigé par un
monarque absolu et une hiérarchie religieuse très lourde laissant peu de place à la
démocratie. Ce système se révélait prôné à l’époque par les humains galactiques vivant
dans le système d’Orion.
— Nous n’avons donc rien inventé avec le nazisme, le communisme, la tyrannie,
l’esclavagisme, nous avons de qui tenir!
— Exactement, nous sommes les restes éparpillés croisés cent fois de toutes ces
races. Il y a 25 000 ans, l’Atlantide détruisit entièrement le continent lémurien en
utilisant leur capacité technologique et l’aide de leurs alliés d’Orion. Ainsi, la
civilisation de Yu choisit de s’exiler sous terre en Agartha. Le troisième empire s’allia
avec les Atlantes.
— C’est très complexe, Arnold! Je me souviens d’avoir lu sur l’Agartha, la Terre
creuse!
— La suite de l’histoire est encore plus difficile à suivre en raison des multiples
ramifications politiques. Sachez cependant que l’Atlantide choisit à son tour, comme la
Lémurie le fit bien avant elle, de créer ses propres sous-empires: Mu et Mayam en
Amérique du Sud; Iona, là où se trouve la Méditerranée, dont la Grèce en particulier; et
l’empire d’Osirius en Afrique du Nord, l’Égypte entre autres. C’est durant cette
période, jusqu’à il y a 6000 ans, que les prêtres atlantes manipulèrent l’espèce humaine
sur les plans génétique et psychique. Ces expériences sont précisément celles narrées
dans la mythologie sumérienne, grecque et égyptienne. Elles ont conduit l’homme à
devenir le handicapé psychique auquel j’ai fait allusion plus récemment. C’est la
civilisation ionienne, refusant à son tour l’autocratie atlante, qui provoqua un désastre
colossal sur la planète et engendra le fameux Déluge et la disparition de l’Atlantide.
Tout se transforma, dont l’ensemble des couches protectrices au-dessus de la planète
qui nous isolaient autrefois des rayonnements solaires et cosmiques dangereux.
L’homme n’allait jamais plus être le même et se voyait condamné à vivre dans un corps
extrêmement limité et privé de ses qualités psychiques et spirituelles.
— Chassés du paradis terrestre, ils perdirent leur immortalité, fait Thomas d’une
voix faible.
— Exactement, Thomas. Mais voilà, nous serions actuellement sur le point de subir
la fin de nos tourments. La hiérarchie spirituelle aurait décrété il y a quelques années
que la situation des humains ne pouvait perdurer, puisqu’ils n’ont jamais eu ce statut de
gardien physique de la planète qui devait leur revenir originellement. Tous les
extraterrestres ont quitté la planète durant le Déluge et n’ont jamais plus obtenu
l’autorisation de revenir s’y établir en permanence. Le modèle lémurien ayant été
entièrement oublié, sauf dans l’Agartha, les vestiges de celui-ci enfoui sous les eaux,
sauf pour l’île de Pâques, le crime atlantéen ne saurait se reproduire.
Obéissant aux ordres d’une hiérarchie quelconque, les forces amies sous la gouverne
de Sirius auraient toutefois obtenu finalement la collaboration des Pléiadiens qui
acceptèrent le modèle de Sirius. Un embargo fut mis en place pour limiter
considérablement les expériences tolérées jusqu’à ce jour et menées par diverses races,
dont les Gris de Reticuli et les humanoïdes ainsi que les Reptiliens d’Orion.
Simultanément, on mit en place tous les éléments logistiques colossaux permettant à la
Terre de recevoir une assistance immédiate en vue de l’arrivée de ce que nous
pourrions appeler la fin!
— Comme un gigantesque et fabuleux tremblement de ciel.
— J’aime bien cette image, fait Chandler, refermant une porte d’armoire, un geste
signifiant pour Thomas qu’il sera bientôt temps de partir. Il serait en train de se
produire en ce moment même le plus grand événement jamais survenu dans ce système:
le retour des Lémuriens sous la gouverne de Sirius dont plusieurs ont choisi de
s’incarner dans cette période, la restauration entière de la Terre dans les conditions
idéales d’il y a 900 000 ans, la protection des masses par l’arrivée de millions de
vaisseaux, l’évacuation temporaire et d’ici un nombre x d’années, impossible à prédire,
2012 ou plus tard, le retour des extraterrestres sur l’une des plus belles planètes de
l’Univers.
— C’est le retour au paradis perdu.
— C’est tout à fait cela, mon ami. Tout cela devra d’abord s’accomplir à un niveau
de conscience très élevé et par la suite se manifester sur Terre graduellement. Les
premiers signes sont incontournables: une série de désastres de très grandes
proportions, dont les premières manifestations se feront sentir très prochainement dans
l’ouest des États-Unis, les Caraïbes et un peu plus tard en mer de Chine, suivis d’une
intervention immédiate des vaisseaux extraterrestres. Il semble de plus que nous serons
informés une semaine avant que ces événements dramatiques se produisent. Ces signes
seront incontournables: volcans, tremblements de terre et autres conséquences
ultérieures dans l’Ouest américain, certaines îles du Pacifique, le Mexique et les
Rocheuses. Toutefois, le plus extraordinaire dans toute cette histoire, c’est que nous
avons un choix, qui n’est pas sans rappeler ce que les Hopis enseignent: la purification
aura lieu, le grand saut cosmique aura lieu, le passage à la cinquième dimension aura
lieu, cela est inévitable. Par contre, nous avons le choix: par le feu… ou en douceur.
— Qui ça, nous?
— Nous, ceux qui savent, et ceux qui ressentent cette prédiction avec une autre
faculté que leur intelligence analytique, soit 15% de la population mondiale. Ils ont
alors une responsabilité: modifier ou adoucir ce scénario de sorte qu’il soit moins
dévastateur, échelonné sur une plus grande période de temps et, donc, moins
douloureux. Leur responsabilité est également de verbaliser à haute voix leurs
impressions, leurs intuitions, de sorte que tous aient accès à une information qu’ils
sauront traiter à la lumière de leur propre capacité de perception. Il nous appartient
entièrement de rejeter en bloc l’ensemble de cet historique et de ces scénarios, ou d’en
absorber certains éléments tout en demeurant ouverts.
Thomas ne peut qu’admirer la passion brûlante de Chandler. Il refuse toutefois de
tenter de contrecarrer son opinion ou ses croyances, jugeant qu’à ce point-ci, à la
lumière de ses propres expériences, tout devient possible. Il le remercie
chaleureusement, puis le quitte.
Chemin faisant vers sa résidence, il réalise à quel point sa vie gagne en complexité
tout en chevauchant plusieurs dimensions, faisant fi de la raison tout comme de
l’intuition. Dans son esprit, la confusion s’installe de nouveau.
Thomas ne partage ces réflexions et ces expériences avec personne, et surtout pas
avec Chloé. Il sent néanmoins qu’il progresse, tout au moins qu’il évolue dans la bonne
direction. Il continue son questionnement. Qui suis-je? Où vais-je? Pourquoi ce terrible
sentiment d’abandon et de solitude? Pourquoi ai-je le sentiment profond qu’au-delà du
Thomas, du journal, de cette planète, il existe un univers fabuleux? Et surtout, pourquoi
ai-je la conviction que je rate le train de 17 h, que cet univers est là, ici et maintenant,
pour moi, et non tout bêtement après ma mort?
Il n’obtient aucune réponse franche, aucune finalité parmi celles qui timidement
frappent à la porte de sa conscience, mais il regagne confiance tant en lui qu’en la vie.
Son humeur s’en ressent, ce qui ne va certes pas à l’encontre des vœux de sa compagne.
Une taupe, se disait-il souvent. Je suis une taupe, je me glisse en Esprit dans le
monde des hommes.

17. Docteur John E. Mack, professeur à l’Université Harvard et directeur du département de psychiatrie du
Manchester Hospital.
18. Les noms des chercheurs sont authentiques ainsi que les titres des ouvrages mentionnés.
19. Tout à fait authentique.
29

Un jour du mois de mai, le ciel invitant, par une température chaude et confortable,
Thomas et Chloé décident de quitter la ville pour découvrir les charmes de la campagne
environnante qu’ils n’ont encore jamais explorée. Ils roulent lentement et Thomas
entretient une conversation plaisante sur son travail, s’informant d’anecdotes que
pourrait avoir Chloé avec certains de ses acheteurs. Tout se déroule à la perfection. Ils
s’émerveillent des paysages recouverts d’une verdure toute fraîche. Au loin, ils voient
une montagne dont la forme presque rectangulaire attire leur attention. Elle semble
constituée de forêts de conifères, mais aussi d’immenses rochers, et l’idée de
l’escalader leur vient à l’esprit. Ils cherchent pendant une bonne heure un chemin qui
s’y rend, mais en vain. Déçue, Chloé voit alors une fermette derrière une rangée
d’arbres avec, plus loin, ce qui pourrait être une route menant droit au pied de la
montagne. Thomas s’engage dans l’allée menant à la maison attenante aux bâtiments de
ferme. Elle n’est pas très invitante avec sa peinture jaune écaillée, son balcon de
guingois et sa porte-moustiquaire éventrée à moitié ouverte. Aucun véhicule stationné,
aucun signe de vie. Chloé fait le tour de la maison pendant que Thomas s’évertue à
frapper à la porte. En jetant un œil par la fenêtre, il voit une cuisine, sale, de la
vaisselle empilée sur le comptoir et vraisemblablement un repas inachevé sur la table.
Il fronce des sourcils.
Thomas, entend-il. Il se retourne. Chloé ne se trouve pas derrière lui. Il fait demi-
tour, descend l’escalier et se dirige vers l’arrière. Thomas. Cette fois, la voix de Chloé
tremble, quelque chose ne va pas. Il court et se retrouve aussitôt devant ce qu’il n’a pas
envie de voir.
Un énorme chien noir au poil court et bas sur pattes, un bâtard, mais de taille
imposante, semblable à un rottweiler, se tient à une dizaine de mètres de Chloé. La face
hideuse de l’animal est déformée sous l’effet d’une rage intense. Son cou s’avance
démesurément, ses yeux de jais semblent se fixer sur elle pour l’éternité. Thomas se
déplace très lentement vers Chloé. Elle porte un manteau de printemps, des jeans et un
col roulé, une mince protection contre une attaque éventuelle du monstre. Celui-ci,
Thomas s’en rend compte en s’approchant, grogne sourdement et le poil est hérissé sur
son dos. Thomas tente de rassurer Chloé, mais en vain.
— N’aie pas peur, les chiens sentent la peur.
Il songe à Noémie demeurée seule dans la voiture et qu’il entend japper furieusement
maintenant. Il sait toutefois qu’elle ne ferait pas le poids devant un animal de cette
taille. Il parle doucement à Chloé sans élever la voix.
— On ne doit pas courir, on va reculer tranquillement jusqu’à la voiture. Ne laisse
pas Noémie sortir, sans quoi cette bête va la mettre en pièces.
— Oui, répond Chloé, en pleurs.
Elle tremble de tous ses membres. Le chien continue de s’avancer, l’odeur de la peur
l’informant qu’une proie fragile se trouve là, juste devant lui. Depuis l’arrivée de
Thomas, il montre d’énormes crocs jaunis. D’horribles plis menaçants rendent la face
de l’animal encore plus meurtrière et diabolique.
— Il y a quelqu’un? lance Thomas d’une voix forte en espérant que le propriétaire,
peut-être endormi, s’éveille et les sorte de cette situation.
Le chien se rapproche d’eux. Il grogne plus fort. Il est énorme, se dit Thomas, il va
nous tuer, c’est sûr.
Sans prévenir, le chien fonce sur eux, les crocs complètement sortis. Thomas sent
qu’il va défaillir, ses jambes deviennent molles, son cœur sort presque de sa poitrine et
les cris hystériques de Chloé n’arrangent rien. Paralysés, incapables de bouger, ils se
tiennent à moins d’un mètre de la bête quand celle-ci bondit, comme propulsée par une
détonation. De son bras droit, Thomas pousse Chloé derrière lui et se protège la figure
de son bras gauche. Ils tombent à la renverse sous l’impact. Une épouvantable sensation
de brûlure s’empare de son avant-bras, puis c’est la sensation atroce qu’une pince
d’acier sous pression se referme sur son os. Il entend un craquement et la douleur
devient insupportable. Il voit son propre sang jaillir du tissu de sa veste de coton et
ferme les yeux. De son pied, il tente de frapper l’animal, mais ne réussit qu’à le
déplacer légèrement. Le chien voit Chloé, terrorisée, pâle, qui crie à s’en arracher la
voix. Il se recroqueville et bondit vers elle, visant la gorge. La gueule béante de la bête
enragée se trouve à quelques centimètres de sa veine jugulaire lorsque, soudain, une
main de fer s’abat sur la nuque du chien et le soulève littéralement dans les airs pour le
projeter violemment sur le sol. La bête, choquée, gémit, prend quelques secondes pour
se redresser et bondir de nouveau, mais aussitôt elle est prise à la gorge et reçoit un
formidable coup de genou dans l’estomac. Elle gémit plaintivement et se retrouve sur le
dos. Elle bat l’air furieusement et revient sur ses pattes, hésite une seconde à peine,
puis… court à toute vitesse se réfugier dans la grange, la queue entre les pattes, sous
des cris vociférés d’une voix puissante: «Wird Art schmutzigen stinkenden Hundes
platzen20. N
Chloé lève les yeux. Thomas se tient dos à elle, solidement campé sur ses jambes,
son bras gauche sanguinolent sur la hanche et le droit pointant vers le chien. Il se
retourne lentement et lui tend la main tout en s’informant froidement si tout va bien. Elle
se lève et le fixe dans les yeux. Le regard de Thomas affiche une rage puissante; son
visage est figé dans la pierre et il ne parle pas. Toute son expression paraît étrangère,
comme si elle provenait d’une autre réalité. C’est bien lui, Thomas, son compagnon,
mais il y a dans ce regard une flamme qu’elle n’a jamais entrevue auparavant. Tout son
être dégage une férocité sans nom. Elle a peur.
— Thomas? fait-elle d’une voix faible et tremblotante tout en se reculant de quelques
pas.
Il ne répond pas. Il jette à nouveau un regard vers la porte de la grange, mais tout est
calme. Il connaît bien cette sensation. Il y a longtemps, il a ressenti cette totale absence
de peur, ce goût du sang alors qu’il allait mourir… dans cette allée… La poussée
d’adrénaline n’a rien à y voir; son corps se comporte normalement, ses battements de
cœur ne démontrent aucun signe d’agitation. Il ressent un calme intérieur qui alimente
son intention de rentrer dans cette grange, de prendre la bête par la peau du cou et de la
réduire en bouillie, avec ses mains nues. Mais quelque chose le retient, un peu comme
si quelqu’un venait de commencer à baisser le feu, à étouffer les flammes.
— Saleté de chien! Il faudra prévenir la police et le faire tuer, dit-il à voix basse.
Puis, il porte son bras gauche sur sa poitrine.
— Aïe, ça fait mal, ce chien de merde m’a broyé l’os de l’avant-bras, je crois. Tu
peux conduire?
Il semble être redevenu lui-même. Chloé se rue vers la voiture. Noémie, terriblement
excitée et folle de rage, tire sur sa laisse pour venger ses maîtres, puis finalement se
calme et regarde Thomas d’un air inquiet. Celui-ci prend place à l’avant, entoure sa
blessure avec sa veste et se penche la tête vers l’arrière en gémissant de douleur. Ils se
trouvent assez loin de l’hôpital. Chloé opte pour une clinique plus proche et s’y rend à
tombeau ouvert.
Thomas y est soigné; on traite sa plaie à l’aide de douze points de suture. Il doit
subir une radiographie pour son bras. À peine trente minutes plus tard, sur la
recommandation du médecin, il se rend à l’urgence d’un hôpital.
Une série d’examens révèlent, au grand étonnement de Thomas, l’absence de
fracture, même légère. Il a pourtant distinctement entendu un craquement plutôt sinistre
lorsque le chien l’a mordu à pleine gueule. On lui fait une piqûre antitétanique et une
autre contre la rage. Deux policiers prennent leur déposition et promettent de s’assurer
que l’animal sera aussitôt maîtrisé. Lorsque tout ce brouhaha prend fin et qu’ils mon tent
à bord de la voiture en direction de la maison, Chloé ne peut se retenir de mener son
interrogatoire. Le soir tombe, le temps se rafraîchit.
— Thomas? dit-elle tout en quittant le stationnement de l’urgence.
— Oui, Chloé, répond-il d’une voix à peine audible tout en regardant son avant-bras
avec curiosité.
— Je ne savais pas que tu parlais allemand.
— Qu’est-ce que tu veux dire? demande-t-il d’un ton fatigué.
— Thomas, ne fais pas l’enfant, je ne suis pas folle, je sais ce que j’ai vu et entendu.
Tu n’es pas Hercule ou Superman, mais tu as saisi ce chien énorme d’au moins trois
tonnes par le cou comme une poupée de chiffon, tu l’as envoyé valser au sol à deux
reprises et tu l’as engueulé comme un charretier, et en allemand par-dessus tout.
— En allemand? C’est ridicule, je ne connais pas un seul mot d’allemand. J’étais
furieux, j’ai dû hurler n’importe quoi. Le Dr Sheilter était d’origine allemande, mais il
ne m’a jamais parlé en allemand. Tu sombrais sous le choc, Chloé, et moi aussi
d’ailleurs. Quant au sort que j’ai réservé à cette espèce de monstre, c’est l’adrénaline,
c’est bien connu. Mais parler l’allemand? Non!
— Thomas, j’ai étudié l’allemand lorsque j’étais adolescente, figure-toi, et bien que
je ne le parle pas, j’ai clairement reconnu certains mots, dont hund, qui signifie chien,
et schmutzigen, qui veut dire sale. Je crois que le reste émanait du même ordre, une
série d’insultes ou quelque chose du genre. Tu ne t’es pas vu non plus, tu avais l’air
d’un de ces soldats qu’on voit dans les films, ces SS, brutaux et fiers comme des paons.
Tu m’as fait peur avec tes yeux et tu te tenais droit comme une statue de bronze,
Thomas. Qu’est-ce qui a pu se produire?
— Tu es sérieuse? Pas un SS, non… Je parlais allemand? Je ne m’en souviens pas,
Chloé. Je me suis retrouvé couché sur toi, sur le dos, et je paniquais. Je sais que,
soudainement, je suis entré dans une épouvantable colère, j’ai brutalement cessé
d’avoir peur de ce foutu chien et je voulais l’ouvrir en deux et lui arracher les tripes
avec mes dents. Ça, c’est ce que j’ai ressenti, et je reconnais que ce n’est pas mon
ordinaire de la journée de vouloir éventrer des chiens, mais tout ce dont je me souviens,
c’est de le voir décamper la queue entre les pattes en se plaignant comme un toutou.
Maintenant que tu en parles, tu as raison, je ne me souviens plus de rien. Bon Dieu, ce
bras me fait moins mal maintenant, c’est à n’y rien comprendre.
— L’infirmière t’a donné des Darvon, ce n’est pas pour les enfants.
Thomas ouvre sa main et lui montre les pilules.
— J’ai oublié de les prendre.
Chloé n’en revient pas de voir les deux comprimés roses.
— Tu crois que c’est grave? Cette histoire de parler allemand, comme ça?
— Non. Écoute, Chloé, quelque chose du genre s’est déjà produit autrefois, il y a
très longtemps. Je t’en parlerai plus tard, mais là je suis épuisé.
Il se tait et ferme les yeux. Chloé abandonne, se promettant bien d’en savoir plus
long une fois à la maison.
Bien que la douleur baisse rapidement, Thomas prend ses pilules et va se reposer, le
temps de donner une chance aux médicaments de produire leurs effets anesthésiants.
Après une heure, il se lève. Chloé l’attend. Elle lui pose une, deux, trois, puis vingt
questions, jusqu’à ce qu’il accepte finalement de tout lui déballer. Il débute par ce à
quoi il a fait allusion dans la voiture.
Thomas lui raconte son expérience avec l’intervention de ce type étrange au symbole
marin lors de cette rixe avec les Irlandais quand il était jeune, et surtout ce soudain
changement qui s’était opéré en lui, lui permettant de soulever son adversaire et de le
neutraliser comme un bébé. Il évite d’ajouter cette image lugubre d’une cervelle éclatée
qui s’écoule sur le chrome reluisant du pare-chocs d’une automobile. Il poursuit son
histoire toute la soirée, jusqu’à la tombée de la nuit. Il raconte tout, livrant son cœur et
son âme, ne négligeant rien de ses expériences, de ses rencontres, dont celle avec le
chaman Chandler, et de ce qu’il a vécu sous transe. Chloé ne prononce pas un seul mot.
Ils montent ensuite se coucher et s’endorment paisiblement, elle, le tenant par le bras, et
lui, soutenant le sien en écharpe, un fardeau de plusieurs tonnes en moins sur ses
épaules.
Il faut quelques jours à Chloé pour digérer tout ce que Thomas lui a confié. À son
tour, elle se retrouve à la croisée des chemins. Elle veut comprendre.
Le samedi suivant, alors que Thomas tente de nettoyer le jardin, elle se joint à lui.
— Thomas, je crois qu’il devient très difficile pour moi de comprendre ce qui se
passe. L’autre soir, l’affaire du chien, ton bras, l’allemand, tu te souviens? J’ai écouté
tout ce que tu m’as raconté et je n’ai pas dit un mot. Je suis forcée d’admettre qu’il s’est
passé quelque chose de bizarre, mais il y a sans doute une explication, une explication
scientifique, non? Ces autres histoires, je ne sais pas, je ne m’y trouvais pas, je te crois
sur parole, mais peut-être, enfin, est-il possible…
— Que je sois cinglé? complète-t-il d’un ton patient tout en posant son râteau le long
du mur de la maison.
— Non, pas cinglé, Thomas, mais le cerveau est complexe, j’ai déjà lu un peu sur ce
sujet, peut-être devrais-tu consulter? Ne prends pas ce que je te dis comme une insulte,
Thomas, je t’en prie. Comprends-moi.
— Tu viendras consulter avec moi?
— Moi? Mais je ne comprends pas.
— Chloé, toi aussi tu dois consulter, tu as des hallucinations auditives, tu entends ton
compagnon de vie parler allemand alors qu’il n’en connaît pas un traître mot.
Il sourit.
Elle hésite, soupire, les mains sur les hanches, et baisse la tête.
— Touché! Bon, très bien. Je t’écoute. C’est quoi, ton idée, as-tu une explication
pour tout ça? Tu m’as tout raconté, mais tu n’as rien dit. Tu en sais plus que moi, non?
Moi, je vends des maisons, je vis avec un homme que j’aime, qui écrit des articles et
qui fait de la radio. Nous avons deux voitures, un chien et nous voyageons. Nous ne
manquons de rien. C’est ma vie. Elle ne se voulait pas très compliquée jusqu’à
maintenant. Je me savais prête à vivre avec l’idée que tu n’en voulais pas davantage;
cette histoire de mairie, le bar, ça va, j’ai pu l’assimiler. Mais là, c’est autre chose.
Mon mari se voit en fille nue qui danse sur un rocher; des lumières qui sortent d’un
anneau qui flotte dans sa chambre s’accrochent à sa tête quand il dort; un esprit lui parle
à travers un demeuré sous hypnose et lui promet de veiller sur lui; des machins
lumineux qui dansent dans le ciel alors que mon homme est couché dans la neige par 10
sous zéro. Il lui arrive même d’être à deux endroits en même temps pendant qu’un
fantôme sonne à la porte. Je fais quoi, moi, dans ce cirque? Je pense quoi? Ah,
j’oubliais, mon petit homme qui ne ferait pas deux minutes aux pratiques du club local
de hockey soulève de terre, comme si de rien n’était, un chien enragé de trois tonnes,
sans parler d’un bras cassé qui ne l’est plus dix minutes plus tard. Ah, et j’y reviens, il
engueule ce chien en allemand par surcroît, une langue dont il ne connaît pas un traître
mot. Alors? Je suis qui, moi, dans ça? Je fais quoi?
— C’est un sacré bon résumé que tu viens de faire là, Chloé, et plus je t’écoute, plus
je me demande si tu ne vis pas avec un parfait hurluberlu.
— Tu trouves ça drôle? Tu souris depuis tout à l’heure et ça m’énerve.
Thomas avise les deux fauteuils de parterre qu’il vient de nettoyer et s’installe.
— Leçon numéro un: ne pas s’énerver, dit-il à Chloé qui refuse de s’asseoir et
reprend le râteau abandonné en donnant de grands coups inutiles sur les feuilles
d’automne rebelles accumulées depuis l’an passé et qui s’obstinent à demeurer sur
place. Leçon numéro deux: ne pas sauter aux conclusions. Leçon numéro trois: mis à
part un comportement quelque peu distant ces dernières semaines, en quoi ai-je changé?
En quoi tout ce que tu viens de dire est-il à ce point traumatisant? Oui, quelque chose
s’est passé l’autre jour sur cette ferme, je veux bien l’admettre, mais cela nous a tout de
même évité d’être transformés en viande hachée, non? La dernière fois que cela s’est
produit, un je ne sais qui m’a tout de même empêché de transformer un abruti
d’Irlandais en pizza, non? Et ces lumières qui dansaient dans le ciel, je ne suis pas
revenu de là-bas le teint vert, les mains tendues en beuglant des «arrggghhh», à ce que
je sache? ajoute-t-il en mimant un zombie.
Chloé ne peut s’empêcher de rire et laisse tomber son râteau.
— Effectivement, poursuit-il, j’écris des articles et je fais de la radio, et tout ce que
tu as raconté, ces étranges expériences, tout cela est vrai. Suis-je devenu un gourou en
robe orange qui vend des fleurs dans les aéroports? Ai-je proposé de nous marier avec
deux mille autres personnes devant Moon machin Sing, le Coréen? Ou ai-je proposé de
méditer sous la lune en faisant des sons de ouaouarons?
Chloé a de plus en plus de difficulté à conserver son sérieux et se laisse tomber à
son tour dans la grande chaise Adirondack.
— Non, je suis le même homme, ajoute-t-il avec un geste dérisoire de la main. Je
parviens à conduire ma voiture, à me rendre au travail, à livrer la marchandise, à
revenir ici, je mange de la viande rouge, donc je ne suis pas accro aux mets végétariens,
je bois du vin, du whisky, je fume et je suis encore capable de baiser. Où vois-tu le
problème? Savais-tu que les mystiques passent très souvent pour des végétariens, ne
touchent pas à une goutte d’alcool, ressemblent à des anachorètes, maigres comme un
clou? Ils ne boivent que de l’eau distillée, ne fument pas et baisent très peu, mais alors
là, très peu. Ils disent que ce n’est pas très sain pour leur Kundalini et que ça vous
massacre un chakra frontal en l’espace d’un quickie21 de style heure du lunch.
— Côté baise, tu as perdu un peu de terrain, mon ami, répond Chloé avec un air
moqueur.
— C’est l’andropause!
— Oh, my God! lance-t-elle en anglais, à trente-six ans, tu souffres d’andropause?
— Je suis précoce, j’ai toujours été précoce avec ce truc-là, dit-il en se tapotant, il
n’a jamais été très normal, ce petit machin. Il m’a fait suer la moitié de ma vie!
Elle éclate d’un rire franc.
— Chloé, mon amour, ne t’inquiète pas, veux-tu? Je ne me suis jamais senti aussi
bien. Je suis presque heureux, je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Oui, c’est
vrai, je m’intéresse à des phénomènes un peu étranges et il m’arrive des choses
bizarres, mais tous ces trucs au-delà du réel, tou dou dou dou dou22 n’ont aucune
conséquence sur notre qualité de vie; en fait, cela contribue à l’améliorer. Tu es un peu
confuse et c’est de ma faute. Je t’ai laissée dans l’ignorance, je t’ai tout balancé d’un
seul coup après l’épisode de Müller et du babouin enragé de la ferme.
Elle rit encore, mais ajoute:
— Moulleur? Qui c’est, celui-là?
— Un commissaire de police très connu dans les années 20, à Berlin, tout le monde
sait ça, tu n’as jamais vu Cabaret?
— C’est complètement ridicule, personne ne connaît ce type. C’est quoi, le rapport
avec une comédie musicale? Tu m’inquiètes, là, pourquoi tu me parles de ce type? C’est
un policier au pis-aller, ton Moulleur, pas un tueur de chien!
— Euh, oui, c’est vrai, tu as raison, mais il était très… Enfin, je crois qu’il pouvait
être extrêmement violent.
Thomas garde le silence quelques secondes, l’air songeur.
— Tu ne vas pas te transformer encore, hein, c’est une chemise neuve de popeline
que tu portes et qui m’a coûté une fortune chez Ernest, alors Hulk va con trôler ses
hormones, d’accord? lance Chloé d’un air faussement inquiet.
— Tu lis mes Marvel, toi? Non. Mais c’est très intéressant, ta remarque. C’est vrai,
pourquoi ai-je dit Müller? Au fait, c’est comme ça que ça se prononce et non pas
Moulleur. J’ai sans doute lu énormément sur ce sujet, mais plusieurs autres noms
auraient pu me venir en tête. Voilà autre chose maintenant qui n’a pas de sens. Un
commissaire de police berlinois des années 20… mais où j’ai pris ça, nom de Dieu?
— Tu ne vas pas me dire que tu es la réincarnation d’un flic des années 20, j’espère?
Si c’est le cas, je t’avise que mes clientes du Congrès juif ont intérêt à ne pas
l’entendre, ça sent le nazi à plein nez, ton truc.
— C’est précisément le genre de questions que je me pose constamment. C’est ce
que j’essaie de te dire, c’est toujours comme ça, il y a des trucs qui surviennent
brusquement et qui déclenchent une tornade dans ma tête. Ce Müller va me fatiguer
pendant des jours, alors qu’un autre laisserait tomber.
— Fais donc ça, tiens, ça nous changerait, fait-elle avec un sourire narquois.
— Pffft, ça pourrait t’arriver, ma fille, fais attention.
Chloé se lève.
— Je ne pense pas, moi! Je suis une fille normale, moi, je ne me prends pas pour une
grosse saucisse allemande qui patauge dans la choucroute, mais si tu veux te triturer les
méninges, je suis prête à vivre avec ça. Coucher avec un flic berlinois! Bof! Ça ou un
petit journaliste de campagne! fait-elle en se dandinant vers la porte.
— Pas qu’un seul nazi, je crains! ajoute-t-il.
— Tu expliques?
— N’est-ce pas toi qui me racontais avoir fait ce rêve dans lequel madame se balade
en une certaine Anne, nymphette française chez les Boches, avec une grosse saucisse
allemande, justement?
— Si, c’est moi qui t’ai dit ça. Et il y en a un autre aussi à qui j’ai rêvé, une brute
tout droit sortie des contes des Mille et Une Nuits du nom de Zut quelque chose, et
laisse-moi te dire que si ce gros matamore en culottes bouffantes devait revivre sous
mes traits, ton petit flic allemand de service pourrait aller se rhabiller.
Thomas bondit de sa chaise en la poursuivant. Leurs rires s’évanouissent plus haut
au deuxième étage.

20. Va crever, espèce de sale chien puant!


21. On aura compris qu’il s’agit d’un rapport sexuel à la sauvette.
22. La célèbre ritournelle de Rencontres du troisième type.
30

Ahsta est convoqué par le Conseil des Neuf. Habituellement, ces rencontres s’effectuent
dans un environnement de pure énergie, chacun émettant sa propre lumière. Mais cette
fois, le Conseil des Neuf veut donner à cette rencontre un cachet particulier. Ahsta, le
guide de Goav, l’Esprit incarné en Thomas, se retrouve donc à l’intérieur d’une
immense salle de verre au plancher visiblement de cristal pur. Le toit ne recouvre
qu’une partie du ciel étoilé. Il forme un dôme qui modifie régulièrement son apparence,
adoptant les formes d’une étoile ou d’un symbole mystérieux, mais suspendu dans le
vide, rien ne le soutenant. Il paraît de nacre dont les couleurs changent à tout instant.
Devant Ahsta se trouve une longue table ayant la forme stylisée d’un zoctyre, sorte de
cétacé géant des mers d’une planète du système de Sirius. Les Neuf, vêtus d’un tissu
d’or extrêmement fin, se tiennent debout derrière cette table. Au centre se trouve le plus
ancien. À ses côtés, huit autres personnages, silencieux. La moitié d’entre eux semble
être d’aspect plus féminin, bien que dans cet univers cette notion ne soit pas toujours
manifestée par l’apparence choisie.
C’est toujours l’Ancien ou l’Ancienne qui parle, et en ce jour il livre son nom à
Ahsta qui en est profondément honoré.
— Je suis Matrayiana, Ancien du Conseil des Neuf. Ahsta, sois le bienvenu parmi
nous.
Ahsta se tient à une certaine distance et s’incline légèrement. Il porte le même tissu,
mais argenté.
— Ce Conseil n’est qu’une infime partie de la grande famille céleste, Ahsta. Nous ne
sommes qu’une petite particule d’un grand ensemble. Nous recevons beaucoup de la
Grande Fraternité spirituelle, qui elle-même prête l’oreille à d’autres, et ce lien infini
se poursuit jusqu’à la Divine Mère. Même nous, Ahsta, ne comprenons pas tout de cet
océan de sagesse et d’amour dans lequel nous naviguons comme une goutte perdue. Et
pourtant, le Plan se déroule. Voici ce qui t’amène à nous. Il existe une grande proportion
d’Esprits dont le cycle des incarnations s’est déroulé depuis toujours sur des mondes
autres que ceux dont tu as la charge, Ahsta. Traditionnellement, ces mondes s’associent
à la conquête de systèmes dont celui qui abrite la Terre, comme l’ont appelée ses
habitants humains. C’est le contrôle d’Orion qui s’est manifesté sur ce système depuis
plusieurs millénaires, sous l’influence de Bel.
Depuis que le contrôle de Sirius se substitue graduellement, nous observons une
lente dégradation de l’influence d’Orion qui a prévalu depuis les débuts de l’humanité
naissante. Nous constatons toutefois que cette influence persiste: ses créations et ses
créatures continuent de se nourrir de l’énergie résiduelle d’Orion. Plus qu’il ne le serait
souhaitable. Ahsta, nous aimerions que vous vous chargiez du processus d’accélération
de l’éveil sur Terre. Vos efforts seront soutenus de part et d’autre, tant en provenance
des dimensions les plus élevées et les plus éthérées que des dimensions les plus denses.
L’influence d’Orion doit normalement s’estomper, et nous estimons que les progrès en
ce sens tardent à venir. La résistance est puissante et parfois même nous fait reculer
dans certains domaines. L’Esprit collectif d’Orion sous Bel le désire aussi, mais
lorsque ces Esprits sont incarnés, étant depuis toujours sous sa coupe, ils continuent de
reproduire les réflexes antiques et notre tâche s’en trouve affectée. Ces Esprits ont
peine à maîtriser le réflexe de conquête extrêmement puissant qui les a guidés depuis
des centaines de milliers d’années. Les humains qu’ils deviennent sont alors possédés
par cette force qui les engloutit, et l’influence d’Orion se maintient dès lors comme une
main de fer.
Par eux-mêmes, les humains qui subissent cette influence n’ont pas assez de cohésion
dans leur esprit collectif et n’ont pas développé suffisamment ce concept de l’unité; par
conséquent, ils subissent encore les assauts répétés de la dynamique spirituelle d’Orion
sans pouvoir s’en défaire. Tout cela doit changer, Ahsta. L’équilibre des forces doit être
rétabli de sorte qu’un libre choix éclairé puisse se manifester. Il était bien que cela soit,
il est bien que cela change.
Ahsta ne voit aucun paradoxe dans cet énoncé. Il comprend parfaitement que tout ce
qui se déroule présentement s’inscrit dans le Plan, la volonté de la Divine Mère, et que
le Plan souhaite que le scénario soit modifié, selon la volonté de la Divine Mère.
— La résonance de l’Esprit collectif des humains s’apprête à atteindre la fréquence
souhaitée, mais cela est insuffisant. La Terre a besoin d’aide. Les humains se
proclament prêts; ils veulent et souhaitent ce changement, ils ont fait part de leurs
prières sous toutes les formes qu’on puisse imaginer et ils ont été entendus. À nous
d’agir maintenant. Votre sentier se trace de lui-même. Que la volonté de la Divine Mère
s’accomplisse!
— Comme toujours et à jamais, dit alors Ahsta d’une voix douce et quasi
imperceptible.
Ces propos signifient pour Ahsta la fin d’un cycle majeur. La Terre, mais également
tous les mondes habités d’un immense secteur répondent à la quatrième fréquence,
parmi un groupe de sept grandes fréquences. Chacune d’entre elles vibre à son propre
niveau de conscience. Un immense secteur passerait donc bientôt à la cinquième
fréquence. Le Conseil des Neuf venait d’indiquer que ce passage incontournable ne
pouvait s’effectuer sans que certains grands changements s’opèrent, un peu à la manière
d’un accouchement inéluctable par le siège.
Ce qui semblait se dessiner comme un facteur pouvant retarder ce passage se
concentrait en un seul mot: Bel.
Toutes les races humanoïdes proviennent des mondes de Lyros, la racine de cette
forme de vie où la polarité s’exprime en parfait équilibre entre le positif et le négatif.
La Source, ou la Divine Mère, génère des Esprits sous deux polarités et le Plan
s’accomplit en tenant compte du principe que cet équilibre se fragmente et crée des
groupes d’Esprits dont la polarité positive sera plus importante que la polarité négative,
et inversement, tout ce processus s’effectuant à différents niveaux. La polarité positive
absolue s’exprime par ce qui pourrait se comparer à une forme de contemplation
passive. La polarité négative absolue, pour sa part, s’exprime par un activisme très
intense et sans nuance.
Essentiellement, ces deux polarités convergent vers un même objectif: l’intégration
sublime dans l’expérience de la chair jusqu’à leur passage dans la fréquence suivante
de retour vers la Source. Bref, la création d’une troisième voie. La perception qu’ont
les humains de ces deux polarités s’articule autour des forces du bien et celles du mal
avec une notable exception: chez les Chinois, cette perception délivrée du manichéisme
magnifié par le monothéisme se raffinait par le célèbre yin-yang taoïste. Le principe
d’opposition entre le noir et le blanc, le mâle et la femelle, le chaud et le froid, la
lumière et l’obscurité a permis d’éviter une dramatisation excessive des polarités. Mais
le reste de la culture terrienne, particulièrement occidentale, ne peut résister au
développement des grands mythes de Lucifer, d’Ahriman et autres entités du mal.
Dans le secteur auquel appartient la Terre, c’est le système d’Orion qui prévaut
depuis presque toujours. L’Esprit guide de ce système est Bel. Il est associé depuis des
centaines d’années au Lucifer des religions révélées. L’influence de Bel, inscrite dans
le Plan, s’exerce sans relâche sur Terre jusqu’à ce que la Divine Mère décrète sa fin.
Mais la préoccupation d’Ahsta se situait dans cette petite phrase qu’il avait entendue:
… et subissent les assauts répétés de la dynamique spirituelle d’Orion. Cette
dynamique, alimentée par une forte polarité négative, a structuré une série de mondes
sur lesquels les Esprits s’incarnent avec l’intention de construire, d’explorer et de
conquérir. Naturellement, les espèces humanoïdes tant primitives qu’évoluées
interprétèrent cette direction selon leurs capacités et il s’ensuivit de terribles guerres.
Ainsi, Bel considère que l’humain, par sa nature intrinsèque et animale, est un frein
majeur à l’évolution de l’Esprit dans la chair. L’humain, selon Bel, est indigne d’un tel
privilège. Il a façonné les mondes sous son influence de sorte que tous les univers
soient témoins de leur déchéance et de leur incapacité de reconnaître l’Esprit en eux.
À l’opposé, la dynamique spirituelle de Sirius, alimentée par une forte polarité
positive, confronte Orion en exerçant une influence axée sur ce qu’on pourrait appeler
une paix permanente dans un contexte fraternel entre les peuples de tous les mondes
habités. Peu enclins au commerce, à l’exploration et moins encore aux agressions, les
Esprits dominés par la dynamique de Sirius furent battus en brèche depuis toujours et
soumis aux horreurs perpétrées par les autres.
Le retrait de Bel et de son influence vient donc d’ouvrir la voie aux énergies de
Sirius et de son Esprit guide Amichéel. Toutefois, un pas énorme doit encore être
franchi entre le retrait d’une source irradiante et la terminaison finale de ses effets. Les
humains habités massivement par des Esprits provenant d’Orion, faisant face à
l’inévitable niveau de conscience primitif de leur condition, survenue très tôt dans leur
développement, maintiennent sur Terre une philosophie de conquêtes agressives de
commerce abusif et d’explorations massives aux dépens des ressources en place.
Mais le départ de Bel fait en sorte que de plus en plus d’Esprits de Sirius choisissent
la Terre comme domaine de vie, limitant de ce fait la pression sur les humains de
l’influence d’Orion.
Le problème qui en résulte est d’éveiller chez les tenants d’Orion le désir de
résister, ce qu’ils font avec détermination et même succès. Ahsta sait très bien que
depuis quelque deux mille ans, la confrontation entre les deux dynamiques a fait naître
des guerres barbares, des armes meurtrières, puis une sophistication de l’influence
d’Orion en une autre arme encore plus redoutable: la solution finale, par le pouvoir
financier, religieux et politique. La grande majorité des postes clefs du contrôle sur
Terre demeure entre les mains de très fortes personnalités humaines désireuses,
inconsciemment, de maintenir la dynamique spirituelle des Esprits de souche d’Orion
qui les habitent.
Ces dirigeants humains, tant politiciens, grands argentiers que militaires, mais aussi
chefs de grandes organisations criminelles et terroristes, estiment parfaitement noble de
créer des conditions de vie dans lesquelles les plus habiles et les plus forts vont
survivre, et ce, en parfaite cohérence avec leur philosophie. Ils créent tout ce qui leur
semble apte à faire naître sur Terre un ensemble de structures sociales politiques et
financières capables d’exercer ce contrôle et cette sélection des plus forts. Bien
qu’ignorants du jeu céleste et du retrait de leur maître à penser, ils réagissent encore
avec force au drainage de leur énergie et à l’arrivée multipliée d’Esprits de Sirius,
habitant des humains dont le comportement va directement à l’encontre de leur objectif.
Ces derniers parlent avec de plus en plus d’intensité d’égalité et de justice sociale, de
protection de l’environnement, d’unification et de paix mondiale, souhaitant même, folie
suprême, l’abandon des systèmes monétaires et l’éradication des armes.
Ahsta ne juge aucunement la valeur d’une polarité plus qu’une autre, sachant fort
bien qu’elles constituent un élément essentiel au déroulement d’un Plan parfaitement
équilibré. Mais le décret de la Divine Mère s’active: la dynamique de Sirius s’en
charge et lui-même, appartenant à ce groupe, doit maintenant agir en ce sens.
31

Les semaines et les mois s’égrènent lentement, permettant à Thomas de se préparer pour
la rentrée. Il entretient une vision claire de l’orientation qu’il compte donner à sa
carrière de rédacteur et communicateur.
L’été s’achève sans autre incident. Thomas et Chloé se préparent à effectuer leur
petit périple traditionnel en France. Noémie, cette année, sera du voyage. Ils supportent
mal l’idée d’abandonner la chienne dans un chenil. Ils partent donc vers la fin août,
direction Côte d’Azur.
De Paris, ils prennent une correspondance pour Lyon, et de là ils louent un véhicule.
Thomas adore conduire sur l’autoroute de Napoléon qui le mène jusqu’au cap d’Antibes
en empruntant les courbes sinueuses, livrant à chaque instant, sous un angle différent, les
cimes époustouflantes des Alpes-Maritimes. Ils s’arrêtent régulièrement pour y admirer
le paysage montagneux déchirant le ciel de ses arêtes tranchantes.
À Antibes, les voyageurs occupent, rue Château-de-l’Épée, un grand appartement
duquel ils admirent par temps clair le profil de la Corse par-delà la Méditerranée. Ils
apprécient le grand confort des lieux. C’est joliment meublé à la danoise, avec des
planchers de marbre vert et d’immenses baies vitrées. Au matin, ils aiment se lever tôt,
respirer l’air épicé, voler une ou deux oranges amères qui les font tous deux grimacer
comme des enfants et emprunter les vieilles rues d’Antibes avec Noémie. Ils vont
prendre un café, mixture presque huileuse qui replace les cellules grises, selon Thomas,
puis flânent çà et là, achetant des fleurs coupées, parlant aux vieux qui s’argumentent sur
qui devrait tirer ou pointer, sur la position de leur boule de pétanque sous l’ombre des
platanes. Le soir venu, ils vont manger à La Marguerite, presque toujours à la même
table. Ils connaissent bien le chef qui, le repas terminé, vient s’asseoir avec eux, offrant
le digestif et son adorable accent. Leur rituel demeure le même, petites incursions sous
les parfums de Grasse, Saint-Paul-de-Vence, le plus ancien et dans leur esprit le plus
beau village de France, Nice et Cannes, où Chloé écume les boutiques princières pour
le plaisir d’essayer ce qu’elle n’achète pas. Bien sûr, Noémie reste dans l’appartement.
À Monte-Carlo, Thomas y connaît bien l’animateur-vedette de la radio de Monaco,
Jean-Philippe Maurais. Devenu spécialiste de la question des ovnis, il aime beaucoup
Thomas et ils échangent sur ce sujet durant des heures, permettant à Chloé de se
familiariser de nouveau avec les angoisses de la roulette et du black-jack. Mon péché
annuel, disait-elle en ouvrant son portefeuille dévasté. Thomas, de son côté, peu attiré
par le jeu non par vertu, comme aime le rappeler sa compagne, mais parce que tu es
radin, savoure davantage ses échanges avec Maurais.
Ces voyages produisent toujours l’effet d’une étrange magie sur eux deux.
Contrairement à ceux et celles qui orbitent autour des bars de la Croisette jusqu’au
lever du soleil, ils préfèrent retrouver une certaine accalmie, parlant de longues heures
de banalités, par exemple le curieux comportement d’un drôle de poisson à l’aquarium
du Musée océanographique que Thomas imite en se déformant littéralement le visage,
ce qui déclenche l’hilarité chez Chloé. Ces trois semaines les autorisent à reposer leur
mental, délivrant Thomas de ses éternelles interrogations. Ils s’allongent la nuit venue, à
la fois emplis de richesses et vides de soucis. Cette nuit-là, à quelques jours de leur
retour, Thomas dort paisiblement, Chloé enroulée autour de lui et Noémie partiellement
sous le lit, une curieuse habitude qu’elle a développée en voyage.
C’est alors qu’une lumière très vive illumine entièrement la vaste chambre à
coucher. La chienne, alertée, émet un court jappement sourd et sort de son abri en se
dirigeant vers la fenêtre. Elle se retourne, s’assied et fixe le plafond en gémissant.
N’obtenant aucune réaction de qui que ce soit, elle retourne sous le lit et s’y enfouit
entièrement. La nuit s’écoule sans autre incident. Pour elle, du moins.
Revenons un peu en arrière.
Thomas s’éveille. Il croit un instant qu’un malaise le frappe à cause de cette étrange
démangeaison, ni désagréable ni douloureuse, mais gênante et surtout inusitée qui
afflige chacune de ses cellules. Les yeux ouverts, il voit alors le plafond se rapprocher
de lui et s’en inquiète, mais pas outre mesure. Puis, le plafond pivote sur lui-même et
cette fois c’est le mur qui s’approche de lui. Il ne s’arrête que lorsqu’il a le nez collé
dessus. Thomas tente de le repousser, mais il ne parvient pas à voir ses mains et l’idée
saugrenue qu’il n’a plus de corps lui vient à l’esprit.
Soudain, c’est le plancher qui lui fait face, et il voit que reposent sur un lit deux
personnes. Qui sont ces gens? Où suis-je, là? se demande-t-il. Elles s’approchent et
Thomas constate après quelques instants qu’il s’agit de Chloé et… de son propre corps.
Il se met alors à flotter comme un ballon d’hélium poussé par un léger courant d’air.
Thomas comprend aussitôt que rien d’autre ne bouge dans cette pièce que lui-même. Je
ne suis plus dans mon corps, se dit-il sans en tirer de plus amples conclusions.
Remontant au plafond, il voit alors Noémie sortir de sous le lit, se rendre à la
fenêtre, se retourner et le regarder fixement. Elle semble agitée, mais Thomas n’en fait
aucun cas. Elle retourne sous le lit et disparaît entièrement. Il a bien l’idée d’aller la
relancer, mais subitement tout bascule. Il se sent aspiré vers le haut, bien qu’il n’arrive
pas à estimer proprement la direction.
Il se retrouve assis sur une surface polie; il peut voir son corps avec beaucoup plus
d’acuité et le mouvoir normalement sans se promener comme une feuille tombée d’un
arbre. Il note qu’il porte son slip et que l’objet entièrement blanc sur lequel il est assis
s’avère une excroissance du plancher, composée d’une substance qu’il ne connaît pas. Il
n’y existe aucune soudure ni aucune démarcation entre les deux. Il parcourt la pièce des
yeux. Elle épouse la forme qu’aurait l’intérieur d’un œuf, sans aucun angle ni aucune
ouverture, et il ne peut pointer la direction d’où provient l’éclairage. Le mobilier, si
tant ce terme peut s’appliquer, paraît également moulé à même le mur et le plancher. Il
ne voit aucun appareil dans cette pièce, et il s’en étonne, ne sachant trop pourquoi
puisque de toute manière il n’a aucune espèce d’idée où il peut bien se trouver.
Puis, il capte sur sa gauche une forme humaine. L’homme, vêtu entièrement de blanc,
son vêtement à la fois ajusté et ample, sans coutures apparentes ni boutons, se tient droit
devant lui. Thomas s’amuse à penser qu’il est peut-être moulé lui aussi à même le
plancher. L’homme sourit, comme s’il avait entendu sa réflexion. En y regardant bien,
Thomas s’étonne cette fois du visage de l’inconnu. Ses cheveux platine semi-longs et
les traits de sa figure ne présentent aucune caractéristique mâle ou femelle. Pour que
Thomas en déduise qu’il s’agit d’une femme, il faudrait quelques formes au niveau de la
poitrine, mais c’est précisément à cet endroit que le vêtement prend son amplitude.
Quant à son âge, Thomas se dit qu’il est dans la trentaine, mais il se doute bien qu’il
n’en est qu’au début d’un cortège de surprises.
— Je m’appelle Orem. Je vous souhaite la bienvenue, Thomas.
Sa voix ne peut l’informer davantage, elle aurait pu aussi bien être la voix grave
d’une femme ou celle plus élevée d’un homme. Thomas tente de se lever, mais
s’aperçoit qu’il ne maîtrise pas très bien son corps subtil.
— Je rêve, c’est un rêve très lucide, il faut absolument que je me souvienne de ça,
dit-il.
— Il vous faudra patienter encore quelques instants pour maîtriser cette forme, dit
Orem d’une voix très calme.
— C’est curieux, je sens que j’ai un corps, mais en même temps il n’a aucune
densité, je ne sens ni poids ni rien, c’est étrange.
— En réalité, c’est votre essence, votre personnalité qui s’est extraite du corps
matériel à l’intérieur d’une enveloppe corporelle beaucoup moins dense et certes moins
complexe que votre corps physique. Vous lui donnez souvent le nom de corps éthérique,
ce qui me paraît adéquat.
Thomas parvient aisément à tout assimiler ce qu’il entend. Il éprouve sa plus grande
surprise précisément sur ce point, s’expliquant mal comment il peut si bien réagir à
l’impossible. Quelques instants auparavant, il dort aux côtés de Chloé, dans le lit d’un
appartement situé sur la Côte d’Azur. Voilà maintenant qu’il discute aimablement
avec… Orem, un personnage au sexe indistinct. Tous les deux se tiennent là, dans un
décor stérile. Il palpe son corps, solide, mais n’en ressent pas l’existence et ne semble
occuper aucun espace. Il est Thomas, mais il perçoit en lui la présence d’un autre
Thomas, sur qui semblent reposer son étrange comportement, ce calme étrange et cette
gracieuse dignité.
— Des millions de questions me viennent à l’esprit. Je rêve, c’est sûr?
— Les rêves sont tous l’interprétation déformée que le cerveau humain fait des
rencontres et des excursions de votre corps psychique lorsqu’il quitte l’enveloppe
strictement charnelle. Ces interprétations viennent simplement du fait que votre cerveau
demeure dans le corps du dormeur.
— Ah, d’accord, mais cela semble tellement plus réel.
— Vous ne comprenez pas. Vos rêves, comme vous les appelez, sont des excursions
de ce genre, mais la plupart du temps, à votre réveil, c’est la confusion totale ou alors
parfois c’est beaucoup plus réaliste. Vous vivez tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de
votre corps. Mais chaque fois que vous sortez de votre corps, vous en êtes pleinement
conscient, comme c’est le cas présentement, c’est au retour que les choses se
compliquent.
— Chaque nuit, je vais dans des endroits comme ça?
— Parfois, je dirais même très souvent, vous revivez des scènes de votre passé
actuel ou très lointain, celui de vos vies précédentes, ou alors comme maintenant vous
effectuez des rencontres en temps réel. Je le répète, comme votre cerveau ne participe
pas à cette sortie, il fait de son mieux à votre retour pour décoder tout ce que vous lui
rapportez. Alors évidemment, quand vous importez des images que lui n’a jamais
observées et répertoriées auparavant, il interprète et tente de faire entrer une forme
étrangère dans un moule connu. De là, ce que vous appelez des rêves et parfois des
cauchemars! Vos scientifiques sont à des années-lumière de comprendre ou d’accepter
cela pour la simple raison que c’est le cerveau, selon eux, qui est le roi et maître de
l’être humain, alors que dans les faits le cerveau n’est rien d’autre qu’un accessoire
utile, plus complexe que la main, bien sûr, mais un outil, qui n’a aucune autonomie, ne
prend aucune décision et ne peut en aucune manière inventer ou fabriquer des images
qu’il n’a jamais répertoriées par le biais du nerf optique de vos yeux.
— Ça alors, je n’aurais jamais cru… Vous me parlez, mais vos lèvres ne bougent
pas, c’est de la télépathie?
— Pas tout à fait dans le sens où vous l’entendez, mais il existe une grande similarité
entre ces deux formes de communication.
— Où nous trouvons-nous?
— Vous êtes à bord du vaisseau amiral de notre flotte. J’en suis le responsable, le
Djar. Mais j’éviterai l’usage de notre langue de communication et m’en tiendrai à
utiliser les mots de votre vocabulaire qui se rapprochent le plus de mes propos. Ce qui
n’est jamais aisé, toutefois.
— Nous vous apparaissons très limités, en somme, c’est ce que vous voulez dire?
— Le cerveau humain est à la fois votre outil le plus précieux, mais également votre
plus grand handicap. Tous les êtres qui évoluent dans l’espace tridimensionnel vivent
cette situation.
— Tridimensionnel? C’est nous, ça. D’où venez-vous?
— Ce vaisseau se compare à une île flottante qui se déplace dans cette section de
l’Univers, en alternant d’une dimension à l’autre. Nous appartenons à une dimension
dont la fréquence vibratoire se révèle plus élevée que la vôtre. En excluant le temps,
que vos scientifiques ont appelé quatrième dimension, nous pourrions dire que nous
sommes effectivement de la quatrième dimension, ou de la cinquième si vous préférez.
Pour employer votre vocabulaire, vous êtes actuellement au cœur d’un tesseract.
— Jamais entendu ce nom.
— Cela viendra, dans ce cas. Si vous prenez un carré, combien de dimensions avez-
vous?
— Ça y est, je vais être calé comme autrefois dans mes cours de math, je le sens.
— Mais non, vous savez cela, le carré n’a que deux dimensions.
— Oui, évidemment, de haut en bas et de gauche à droite, et inversement. Mais oui,
c’est ça, deux dimensions, je ne suis pas si taré…
— Et si nous ajoutons une troisième dimension, que devient le carré?
— Si j’ajoute une dimension, le carré devient… le carré devient… un…
évidemment, il devient un cube.
— Cette dimension étant l’épaisseur du carré, sa profondeur en somme, eh bien le
tesseract est au cube ce que le cube est au carré. C’est le cube du cube.
— Le temps compte-t-il ici?
— Il se manifeste comme une réalité élastique et malléable, contrairement à l’image
du temps limite et rigide qui existe dans votre monde. Ce vaisseau se révèle immense, il
nous faudrait des semaines de temps terrestre pour le visiter. Si cette visite devait se
révéler essentielle, nous pourrions alors compresser le temps de sorte qu’à votre retour
dans votre dimension, dans votre corps, une nuit à peine se serait écoulée.
— Cela me paraît incroyable, et combien de temps a pu s’écouler depuis mon
arrivée ici?
— Pour le moment, nous sommes en temps réel, synchronisés à votre temps terrestre
puisque nous avons traversé votre dimension et nous sommes donc physiquement dans
l’espace aérien de votre planète. La compression du temps peut causer des effets
parfois désagréables sur le corps, même s’il est éthérique. En réintégrant votre corps
physique, le cerveau interpréterait votre perception du temps à sa manière et réagirait
comme si le corps était courbaturé, exténué, au même titre que si vous aviez travaillé
durement pendant de nombreuses heures.
— Mais d’où vient ce vaisseau? Vous devez avoir un monde d’origine, non?
— Chaque dimension abrite des milliards et des milliards de mondes, et il existe
encore d’autres dimensions plus éthérées encore que la nôtre. À ce niveau-ci, il existe
des planètes, tout comme la vôtre, soumises à des lois d’une physique différente mais
qui présentent certains aspects similaires. La gravité, par exemple, existe chez nous,
mais nous parvenons à la contrer avec aisance. Nos vaisseaux n’éprouvent aucune
difficulté à s’arracher du sol de nos planètes, mais cette gravité, par contre, fait en sorte
que tout ne flotte pas à la dérive dans l’espace, vous me comprenez?
— Je ne suis pas très porté sur les questions scientifiques, mais si mon ami Charles
m’accompagnait, vous ne seriez pas au bout de vos peines!
— Nous connaissons très bien votre ami Charles. Il a déjà effectué plusieurs visites
ici, il y a fort longtemps, selon vos mesures terrestres.
— Charles? Ici, à bord de ce vaisseau? Mais je ne comprends pas.
— Vous ne comprenez pas pourquoi il ne vous en a rien dit?
— Ouais, tout de même, répond Thomas légèrement scandalisé.
— Il l’a pourtant fait, mais sa conscience n’en sait rien. Comme tous les humains,
Charles a cru qu’il ne faisait que rêver. Il en sera de même pour vous.
— Vous voulez dire que lorsque tout sera terminé je n’aurai aucun souvenir?
— Laissez-moi vous expliquer autrement. Lorsque vous retournez dans votre corps,
le cerveau se révèle incapable de composer avec ce genre d’information, puisque sa
couche consciente n’est pas ici. Ce qui se trouve ici, pour utiliser des mots qui
conviennent, mais qui demeurent encore très imparfaits dans leur signification, c’est un
corps psychique, qui n’existe pas selon vos scientifiques, et ce corps psychique pourtant
bien réel est ici avec moi. Ici, il conserve un élément de conscience. Toutefois, dans
votre corps matériel fait de chair, il reprendra sa place et, par voie de conséquence,
votre cerveau ne retiendra que des bribes, incohérentes et con fuses, du récit de son
voyage, si je puis dire. Votre cerveau pourra interpréter les images du corps psychique
comme une visite dans un endroit un peu étrange, avec des personnages différents, et
l’essence de notre conversation sera entièrement travestie. Vous vous éveillerez ce
matin avec un sentiment d’étrangeté, une grande fatigue, quelques douleurs et le
souvenir d’un rêve très intense et surtout très cohérent, mais sans plus.
— Si vous me permettez, Orem, à quoi bon ces visites si on n’en retient que des
éléments symboliques?
— Nous n’agissons pas ainsi avec tous les êtres humains. Nous sélectionnons ces
derniers à partir de leur fréquence vibratoire. Celle-ci, à l’image de votre code
génétique, de vos empreintes, se révèle unique, dans tous les univers. Elle appartient à
un groupe de fréquences et c’est à partir de ce dernier que vous êtes sélectionnés. Votre
groupe de fréquences, Thomas, est associé à nos activités sur Terre. Voilà donc
pourquoi vous êtes très souvent convoqué. Si nous devions vous retenir plus
longuement, éventuellement vous seriez en mesure de me reconnaître très facilement
ainsi que ce vaisseau.
— Je ne suis pas sûr d’aimer le mot «sélectionné». Il donne à première vue la
curieuse impression que c’est du marquage de bétail.
— Ce n’est certes pas mon intention, mais je vous ai prévenu, le vocabulaire humain
nous laisse peu de marge de manœuvre. Pour résumer, s achez que vous appartenez à un
groupe d’humains dont le schème de pensée nous intéresse énormément. À un autre
niveau beaucoup plus élevé, votre Esprit, Goav, sait cela! Cela étant dit, s’il demeure
vrai que vous ne retiendrez rien de précis dans votre conscient, l’impact est
considérable sur votre inconscient. Le temps faisant son œuvre, vous reconstruirez
graduellement ces informations à votre rythme, à votre convenance, et vous avez des
mots pour définir ce processus, bien qu’ils ne soient pas parfaits. Vous direz qu’il s’agit
là d’intuitions ou d’inspirations. Dans votre cas, Thomas, ce processus s’activera par
l’écrit, une méthode que vous maîtrisez bien et qui permet à votre inconscient de
supplanter le conscient de votre cerveau. Vous êtes alors plongé dans ce que vous
appelez la transe créatrice de l’écrivain.
— Ça, je connais.
— Mais n’allez pas vous imaginer que d’ici une semaine de votre temps toutes ces
données referont surface. Je tiens également à ajouter que seule l’essence de notre
conversation saura transpirer à la surface. Les notions plus complexes, plus lourdes si
je puis dire, telles que des noms de personnes, de lieux, des chiffres, des mesures, des
images très précises, risquent de demeurer à jamais dans votre inconscient. À jamais,
dans cette vie évidemment.
— Chacune de vos réponses soulève d’autres questions, et je ne sais toujours pas
d’où vous venez. J’aimerais le savoir, même si je vais l’oublier.
— Notre monde d’origine se nomme Onève dans le système de Sirius. J’ai quitté
celui-ci il y a presque 300 ans de vos années. Pour moi, c’est comme maintenant.
— Vous pourriez y retourner?
— Évidemment, avec ce vaisseau, en quelques instants.
— Pourquoi moi? Pourquoi suis-je ici, en dehors du fait que je vous intéresse en
raison de mon groupe de fréquences?
— Répondre à cette question constitue le but principal de votre visite. Nous avons
été informés par nos surveillants de la nécessité pour vous d’être alimenté directement.
— Alimenté? Directement?
— Il y a plusieurs années, nous vous avons branché, nous avons établi un lien
permanent entre votre inconscient et ce vaisseau. Il demeure possible que vous en ayez
conservé un souvenir diffus.
Thomas hésite. Comment cet homme aurait-il pu faire partie de son existence, même
lointaine? Il fouille dans ses souvenirs et soudain comprend. Dans cet état de
désincorporation, sa mémoire semble bénéficier d’une extraordinaire lucidité.
— Oui, je crois bien, répond-il légèrement hésitant. Cet anneau jaune et brillant et
ces bandes lumineuses qui s’attachaient autour de ma tête, c’était donc vous? Que
voulez-vous dire par branché?
— Imaginez que vous démontrez les qualités essentielles d’un excellent candidat
pour une tâche spécifique, mais que vous n’êtes pas encore en mesure de la mener à
bien. Nous ne voulons pas perdre le contact, et en plus nous voulons infuser certaines
informations, au compte-gouttes, mais sur une base permanente. Cette image illustre
assez bien la situation.
— Chloé dirait que vous avez pris une option d’achat sur un terrain plein de
potentiel.
— Si vous voulez. Et aujourd’hui, nous sommes à négocier l’acte de vente.
— Vous apprenez vite!
— Sachez, Thomas, que nous avons assimilé les moindres éléments de toutes les
cultures terrestres depuis que le premier homme s’est tenu debout. La Terre fait partie
de mon domaine, si je puis m’exprimer de la sorte. Dans cette dimension, mais plus
encore dans les dimensions plus subtiles, nous ne sommes pas limités par les échanges
électriques qui surviennent dans les circonvolutions d’un cerveau de chair. Notre
capacité d’assimiler se révèle presque infinie et nous la partageons tous, à l’image d’un
immense ordinateur central auquel chacun ferait appel lorsqu’il a besoin d’une donnée.
Dans ce cas, dès que la donnée est réclamée, elle fait partie de la conscience d’un
individu et y demeure à jamais; elle n’aura plus à être traitée ou mémorisée, comme
c’est le cas pour vous.
Je pourrais accéder à n’importe quelle donnée de n’importe quel univers, mais nous
préférons limiter notre champ de conscience aux données pour lesquelles nous avons
été assignés. Lorsque vous avez fait allusion à une option d’achat sur un terrain, cette
donnée qui m’est inconnue m’a aussitôt été rendue accessible, ce qui m’a permis de
vous répondre en des termes cohérents.
— Ouf! Vous avez dit «champ de conscience aux données pour lesquelles nous avons
été assignés». Assignés par qui? Entretenez-vous un système de croyances? Comme
Dieu, qu’est-il pour vous?
— Notre conception de la Création ne ressemble en rien à vos écrits, qu’ils soient
révélés ou inspirés. Nous appelons Dieu la Divine Mère. Nous comprenons que la
Divine Mère s’est en quelque sorte transformée elle-même en sa création. Nous sommes
une facette de la Divine Mère, vous, moi, les plantes, les animaux, les planètes. Nous ne
sommes pas une créature animée d’une étincelle ou d’une parcelle de la Divine Mère,
nous sommes la Divine Mère. Vous êtes la Divine Mère. C’est le niveau de conscience
de chaque unité de vie qui détermine le rôle temporaire de chacun. Ce rôle évolue d’une
expérience de vie à l’autre. Il existe donc des êtres plus évolués que les humains,
comme race, s’entend, et non comme facette de la Divine Mère, tout comme il existe des
êtres plus évolués que nous.
En ce qui nous concerne, ce n’est pas un culte d’adoration qui établit le lien que nous
avons avec ces êtres, mais de simple respect. Nous reconnaissons qu’ils constituent un
ensemble d’entités plus avancées, plus évoluées que nous et je ne parle pas de
technologie ici, Thomas, mais de leur niveau de conscience. Nous avons tous,
cependant, la faculté du libre arbitre, une notion difficile à comprendre pour les
humains qui persistent à imposer aux autres leur propre système de croyances. Depuis
toujours, nous avons choisi de respecter les enseignements de nos frères plus évolués.
Nous les appelons les Anciens.
— Ils ont un chef?
— Voilà un autre mot dont le sens n’est certes pas le même sur Terre qu’ici. Je suis
le chef de ce vaisseau, mais je ne dirige pas, je ne fais qu’émettre ce qui semble être la
voie à suivre, la mission à accomplir à partir de ce que mes chefs me transmettent. Ceux
qui voient à la bonne marche de ce vaisseau et des missions qu’il entreprend me
respectent et ne me perçoivent pas comme un chef, mais comme un guide, un conseiller.
Oui, à ce titre, j’ai un chef. Il se nomme Ahsta. Il évolue en des dimensions beaucoup
plus éthérées que celle-ci, mais à l’occasion il se manifeste dans cette dimension et
prend alors cette apparence qui est la mienne puisque, d’une certaine manière, je suis
Ahsta. C’est un être rayonnant de sagesse pour lequel nous avons beaucoup
d’admiration et de respect.
— Mais vous, Orem, avez-vous déjà connu la vie dans cette troisième dimension?
— Oui, Thomas, mais sur un monde qui fut épargné des sévices que le vôtre a subis.
Votre planète a subi des retards considérables en raison de l’interférence de
civilisations étrangères qui ont modifié votre patron génétique sous l’influence d’une
entité particulièrement hostile. Ces interventions constituent le fait que votre cerveau est
incapable de percevoir les autres dimensions.
— Vous les avez laissées agir contre nous?
— Vous parlez comme un humain, Thomas, habitué aux guerres, aux conflits, aux
comportements criminels de vos sociétés. Il existe un plan qui se déroule dans tous les
univers, le Plan de la Divine Mère. Personne ici n’a de rôle de policier à jouer, sauf en
quelques occasions. Votre cinéma a largement contribué à populariser ce concept, à
humaniser, si je puis dire, la réalité qui existe en dehors de votre système. Il y a bien eu
des conflits, des ruptures idéologiques, et parfois des combats entre factions à peine
plus évoluées que vous, mais dès que nous atteignons un certain niveau de conscience,
cette notion disparaît. Il est vrai de dire que cette entité, Bel, a… disons… fait un pari
contre vous, voulant qu’en tant qu’humains à peine sortis du règne des hominidés, vos
grands singes, vous n’étiez pas dignes de recevoir l’Esprit unique de la Divine Mère.
— Il avait peut-être raison? Contre qui il a fait ce pari?
— Contre la Divine Mère.
— Aïe! Il a pu faire ça sans se faire désintégrer sur place?
— C’est le libre arbitre, mais il y a des limites à ne pas franchir dans la
démonstration de ce pari et elles ont toutes été franchies. Son règne sur ce domaine
astral se terminera bientôt.
— Il a perdu son pari?
— Cela me semble évident si on considère la pérennité de l’Esprit en l’homme
malgré toutes les horreurs qui entachent son histoire. Nous ne sommes pas intervenus
parce que nous savions que cette situation reflétait la volonté de la Divine Mère.
Toutefois, depuis quelques milliers d’années, notre civilisation, celle d’Onève, s’est
donné le mandat de surveiller votre système et plusieurs autres, et d’activer certains
processus d’éveil. Le libre choix est notre plus grande préoccupation. Si une planète est
dominée et accepte cette forme de domination, alors qu’il en soit ainsi. Ce fut le cas de
votre planète. Sur Terre, nous avons suivi un étapisme très précis. La destruction du
grand continent central atlante, submergé sous l’Antarctique présente, qui de son temps
se situait plutôt à la hauteur du 25e parallèle nord, fut considérée comme une borne de
départ pour des interventions énergétiques plus intenses. À une époque que vous
pourriez situer entre neuf et dix mille ans, une autre vague d’énergie fut déployée et
certains des nôtres, avec d’autres représentants de races provenant de planètes
tridimensionnelles, ont contribué à l’arrivée de grandes nations. Puis, il y a un peu plus
de deux mille ans, nous nous sommes retirés. C’est alors que, provenant d’une
dimension très élevée, plusieurs guides spirituels très expérimentés ont choisi de
s’incarner afin de redonner aux humains le contrôle de leur éveil.
— Jésus?
— Entre autres, mais il y en a eu plusieurs autres bien avant et après lui, et tout aussi
influents. La situation de Jésus est très particulière, tout comme celle de Bouddha et de
Mahomet. Ces systèmes de croyances ont vu le jour après leur départ, surdéveloppant
un concept d’adoration et de vénération de la personne, de l’avatar en quelque sorte, et
avec l’aide de Bel se sont approprié la plupart de leurs enseignements en les déformant.
Le théisme a été corrompu jusque dans ses bases les plus profondes. Voilà pourquoi ces
trois noms sont les premiers à surgir dans la conscience des hommes lorsque cette
question est abordée. Cela dit, leur rôle s’est avéré vital et nous avons pu en mesurer
l’efficacité avec une grande fascination. Mais par la suite, l’humain, dominé par
l’influence de Bel, s’est adonné à des expériences jugées dangereuses pour la survie de
cette planète. Nous avons constaté alors que le ralentissement de son évolution
spirituelle n’affectait pas son développement intellectuel. La science est alors devenue
beaucoup plus en avance qu’elle n’aurait dû, en raison de la présence d’êtres
extrêmement évolués sur votre planète provenant de mondes, tel Orion.
Cette avancée scientifique, particulièrement en ce qui concerne l’armement
nucléaire, a causé un déséquilibre important, car sur les autres mondes tout s’effectue en
harmonie. Ce déséquilibre ne trouvait pas sa source chez les humains, dans leur
essence, comme aurait pu l’être une tare primale. Nous connaissions la cause: des
interférences extérieures que votre Bible a interprétées comme la saga d’Adam et Ève
au paradis terrestre. Voilà le péché originel expliqué, et l’homme ne l’a point commis,
mais il y a souscrit avec le temps. Il a adhéré au système prôné par l’influence
grandissante d’Orion et de Bel, son guide spirituel.
— Je pense plutôt à Lucifer.
— C’est un des noms retenus par les humains, mais cela va bien au-delà de cette
historiette, presque une anecdote dans le grand livre de la vie. Bel est encore le maître
de cet univers et de nombreux autres. C’est alors que l’arme atomique, fabriquée par
des enfants si on peut dire, nous a obligés à intervenir, le libre choix n’étant pas
exclusivement restreint à ceux qui le détenaient. Nous sommes intervenus à nouveau à
plusieurs reprises et même à Tchernobyl. Certains de nos vaisseaux ont dirigé de
nombreuses missions de tous ordres sur votre planète, avec le concours de plusieurs
autres civilisations, et plusieurs d’entre elles ont un lien avec l’usage de l’arme
nucléaire.
— En clair, nous sommes ce que nous sommes parce que quelqu’un a trafiqué nos
gènes et que nous sommes comme des enfants s’amusant avec des jouets extrêmement
dangereux?
— En quelque sorte, oui.
— Que serions-nous devenus si cette manipulation avait avorté?
— Votre évolution aurait progressé, jusqu’à des niveaux de conscience beaucoup
plus élevés. Vous auriez vaincu votre héritage animal beaucoup plus rapidement.
— Nous serions moins assoiffés de pouvoir, d’argent, de richesses?
— Ne confondez pas, Thomas. La soif de richesse et de pouvoir ne constitue pas le
problème de votre race. Il est normal que toute espèce cherche à améliorer son sort.
C’est davantage son aveuglement dans la poursuite de ses objectifs qui constitue le plus
grave problème. Les humains croient que l’atteinte de la richesse et du pouvoir
constitue le but ultime de l’existence. Vous avez confondu la fin avec les moyens.
— Vous voulez dire que cette soif se justifie de quelque manière?
— L’évolution ne se produit qu’avec la soif de grandir et d’évoluer, Thomas, dans
tous les domaines. Malgré ces handicaps très lourds, vous avez progressé
considérablement. Où en serait l’humanité si elle s’était contentée de ce qu’elle
possède? Il y a toujours eu sur Terre deux grandes dynamiques spirituelles qui se sont
affrontées; les humains habités par des Esprits appartenant à ces deux souches ont
choisi leur camp et se sont battus, mais simultanément ils ont évolué au niveau de leur
conscience d’appartenir à plus grand qu’eux-mêmes.
— Les enlèvements extraterrestres, c’est vous?
— Non. Les enlèvements, comme vous le dites, se définissent comme le résultat d’un
accord de principe entre l’Esprit de certains humains et plusieurs civilisations non
terriennes, ou extraterrestres, si vous préférez.
— Oh, attendez, je vous suis mal, quel accord de principe?
— Répondez-moi, Thomas, est-ce que vous appréciez votre présence ici parmi
nous?
— Et comment! Je brûle de visiter votre vaisseau. Ce que vous m’apprenez me
fascine, m’exalte, quelle question!
— Vous vous souvenez de ce que j’ai dit à propos de votre réveil au matin?
— Oui, je me souviens très bien, je vais tout oublier ou presque.
— Imaginez que, sous hypnose, un praticien quelconque parvienne à faire resurgir
des images plus précises, mais interprétées par votre cerveau comme si vous aviez été
forcé de venir ici. Ce sentiment d’avoir été aspiré de force depuis votre chambre
jusqu’ici, par exemple!
— Je vois. Je serais frustré ou peut-être même en colère.
— Alors qu’en réalité vous êtes très heureux d’être ici.
— Oui, mais j’imagine mal des humains être d’accord avec certains gestes qui ont
été faits et qui relèvent plus de la charcuterie qu’autre chose.
— Très bien, Thomas. Suivez-moi, vous serez intéressé par ce que j’ai à vous
montrer.
Une ouverture se forme dans le mur et il s’y glisse aisément, ayant
vraisemblablement l’usage de son corps. Il note qu’à son tour il porte maintenant une
tunique semblable à celle d’Orem, sans signe distinctif. Par contre, il remarque un
curieux symbole sur la tunique d’Orem, symbole qu’il n’a pas noté au début de sa
rencontre. Il ressemble à une coque de vaisseau sur une étoile dextrogyre stylisée, de
couleur bleue et argent. J’ai déjà vu ça quelque part, se dit-il. C’est alors qu’ils
montent à bord d’une sorte de bulle transparente.
— C’est pour le principe, Thomas. Si vous aviez la maîtrise parfaite de votre forme
actuelle, vous pourriez vous déplacer simplement par le désir d’être là où nous allons.
— La vitesse parfaite de Jonathan Livingston!
— Ah! Richard Bach! Un autre qui fut notre invité à de nombreuses reprises. Voyez!
La bulle s’active sans qu’aucune commande soit visible. Elle survole un espace
immense, à perte de vue. En regardant sous ses pieds et au loin, Thomas croit distinguer
de nombreux vaisseaux de toutes dimensions et de toutes formes. Des milliers d’êtres se
déplacent, tantôt à pied, tantôt à l’aide de bulles semblables à la leur.
— C’est notre garage central. Notre civilisation utilise une technologie organique,
Thomas.
— Une technologie organique? Je ne sais pas de quoi vous parlez, Orem, désolé.
— Vous connaissez les ordinateurs?
— Un peu. Notre journal a fait l’acquisition de ces machines, mais ce n’est pas mon
domaine.
— Ils sont un assemblage d’éléments sensibles à une forme primitive d’énergie que
vous appelez l’électricité. L’ordinateur répond à des programmes spécifiques
préétablis. Il résout certains problèmes, effectue des opérations diverses à une grande
vitesse, mais il se limite à sa capacité technique, d’une part, et au fait qu’il n’apprend
pas et n’évolue pas de lui-même, d’autre part. D’ici peu, vous bénéficierez
d’ordinateurs en mesure d’effectuer des performances bien au-delà de celles acquises
par votre employeur. Malgré ces améliorations notables, ces machines demeureront
toujours incapables d’évoluer, de grandir et de s’adapter comme un être vivant.
Imaginez maintenant que cette machine est organique, qu’elle obéit à son maître sur
une simple commande de sa pensée et qu’elle apprend, croît, se développe, grandit,
s’adapte à ses besoins sans qu’il lui soit nécessaire de les faire connaître.
— Vous voulez dire comme un animal?
— Pas exactement. L’animal dispose d’une conscience, très limitée, mais néanmoins
il dispose d’une conscience. Nos machines ne vivent pas, en fait. Elles ne savent pas
qu’elles existent, elles n’ont pas d’instinct de survie ou de libre arbitre, elles se
composent d’un matériau dit organique, un composé extrêmement résistant, pouvant
avoir de multiples apparences au besoin, mais très sensible à la pensée de l’opérateur à
qui elles se voient assignées. Cette bulle, par exemple, obéit à ma pensée. Elle ne
pourrait pas d’elle-même décider d’aller vers la gauche si je désire qu’elle se dirige
vers la droite, vous comprenez?
— C’est incroyable, mais je constate bien qu’il n’y a aucune commande. C’est
fabuleux.
— Nous sommes arrivés.
La bulle se pose délicatement et disparaît en se confondant avec le plancher. Ils se
trouvent maintenant dans une autre pièce beaucoup plus grande que la première. Thomas
éprouve, une fois de plus, la sensation de se retrouver à l’intérieur d’un œuf, sauf pour
cette teinte bleuâtre pulsante s’échappant de la surface intérieure.
Devant lui s’occupe une véritable armée d’êtres comme il n’en a jamais vu et qui ont
l’allure de gigantesques mantes religieuses, mesurant près de trois mètres. Leur tête est
presque identique à ces insectes que Thomas connaissait bien pour les avoir vus à la
télévision dans un documentaire très impressionnant. Seules leurs mains diffèrent,
n’offrant pas l’aspect meurtrier des cisailles très longues qu’il avait observées. Ces
êtres possédaient environ six doigts par main.
— Qui sont-ils? demande Thomas, visiblement secoué.
— Ils appartiennent à la troisième dimension, mais font partie des quelques espèces
capables de se transférer dans la nôtre au besoin. Ces gens forment une caste de
scientifiques généticiens de premier ordre. Ils proviennent d’un monde avoisinant les
Réticuliens dans la constellation de Véga. Ils peuvent ainsi donc constituer le groupe de
superviseurs du programme d’enlèvements, comme vous l’avez appelé. Vous aimeriez
leur parler?
— Ils parlent? Mais avec quoi? demande Thomas, un peu ahuri par l’aspect de ces
créatures.
— De la même façon que nous le faisons actuellement, Thomas. D’ailleurs, si
j’avais choisi de vous parler avec la langue d’origine de mon peuple, nous en serions
toujours aux salutations!
— Oui, je veux bien leur parler.
Orem ne fait rien, ne bouge pas d’un cil, mais aussitôt une des créatures cesse ses
activités et se dirige vers eux. Sa démarche inquiétante suscite chez Thomas un
sentiment à la fois de fascination et de répulsion.
— Je me nomme Xiyvxct, entend Thomas.
Il se dit que la voix ressemble à celle que produirait un insecte géant s’il pouvait
parler. Quant au nom, il n’essaie même pas de le comprendre.
— Je suis honoré, dit-il en ayant presque le réflexe de lui tendre la main.
— Venez par ici, dit la créature en reprenant sa marche vers ce qui semble être un
écran de très grande dimension.
Il jette un œil autour de lui. D’autres créatures identiques, mais légèrement plus
petites s’activent autour d’objets dont la forme se révèle à ce point complexe que
Thomas renonce à les identifier. Ces appareils, c’est son impression, épousent la forme
des anciennes boîtes à musique, des juke-boxes. Elles ont un aspect à la fois métallique
et organique, comme si une peau ou une membrane jaunâtre les recouvrait. Leur fonction
semble au neutre. On ne distingue aucun mouvement, ni aucune lumière, ni aucune
pulsation, et pourtant, tous les regardent fixement comme si tout allait sauter.
— Que sont ces appareils? se risque-t-il à demander, plus prudent avec la créature
insectoïde qu’avec Orem.
— Nous les appelons des zyiyuixzt. Ils servent à mesurer le résultat de certaines
expériences que nous tentons actuellement. Nous essayons de créer un lien parfait entre
deux chaînes génétiques compatibles dès leur apparition dans l’Univers, mais qui ne le
sont plus avec le temps. Les vôtres et celles des Réticuliens. C’est un défi de taille.
Cette incompatibilité acquise a pour effet de provoquer, lorsque nous tentons des les
associer, une réaction semblable à celle de certains de vos virus. Ils imitent en partie le
code génétique du porteur, étudient son système immunitaire, contournent ce dernier par
l’imitation de certains aspects et en prennent le contrôle. Mais voilà un seul aspect de
l’ensemble des difficultés auxquelles nous faisons face. Votre aide précieuse représente
pour nos recherches un atout majeur.
— Mais je n’y connais rien, moi! s’objecte Thomas.
— L’aide des humains qui acceptent de travailler avec nous. C’est ce que j’ai voulu
dire.
— Oh, je vois, et d’où viennent ces humains?
— Voyez d’abord ceci.
L’écran s’allume et Thomas voit alors des êtres de forme humaine, mais terriblement
chétifs, à la peau très blanche, et d’autres à la peau plus grise. Certains ressemblent à
des fœtus humains qui auraient tout simplement grandi comme tels jusqu’à l’âge adulte
avec leur tête largement disproportionnée, sans aucune pilosité, et leurs yeux noirs sans
pupille visible, comme si une pellicule de plastique les recouvrait, alors que d’autres
ont plutôt l’allure de vieillards à la peau ridée.
Voilà donc ceux qu’on appelle des petits gris.
— Ce sont les Réticuliens?
— Oui. Leur monde d’origine fut détruit en surface il y a plusieurs millions
d’années. Ils ont alors choisi de se réfugier sous terre afin d’y développer leur
civilisation. Incapables de se reproduire en raison de malformations congénitales, ils
ont développé des techniques qui s’apparentent au clonage.
— Au clonage, dites-vous?
La créature regarde Orem qui prend la relève.
— C’est une technique que certains de vos scientifiques vont bientôt tenter de
maîtriser, Thomas. Elle consiste à reproduire un être complet à partir du code génétique
contenu dans une de ses cellules, provenant d’un simple cheveu, par exemple, ou d’une
goutte de sang.
— Nos scientifiques peuvent y arriver? demande Thomas, étonné.
— Leurs expériences demeurent très primitives, mais nous croyons que d’ici peu ils
sauront la maîtriser.
La créature reprend à son tour.
— Les Réticuliens, des êtres extrêmement sensibles et très préoccupés par leur
survie, ont rapidement constaté que ce mode de reproduction par clonage devenait pour
eux un lourd fardeau à porter. Leur évolution les a conduits à perdre graduellement toute
forme d’émotivité. Ils n’ont pas connu l’agressivité, mais leur condition les a rendus
imperméables à toute forme d’émotion. C’est un handicap sévère, tout comme si un
humain perdait la capacité de ressentir la douleur, il pourrait alors se mutiler et mourir
au bout de son sang sans même s’en rendre compte. Leur qualité de vie s’est donc très
rapidement dégradée. Ils ont alors fabriqué des vaisseaux et leur quête a consisté en la
découverte d’une espèce avec laquelle ils pourraient se reproduire, mais cet univers,
aussi vaste puisse-t-il être, ne leur a pas permis d’y parvenir si aisément.
— Sauf chez nous!
— Ailleurs également, mais les humains ont une caractéristique très particulière qui
provient de modifications antérieures. Il existe dans votre code génétique des éléments
provenant d’autres races humanoïdes avec lesquelles les Réticuliens ont également des
similarités génétiques. Les émotions des humains n’ont pas été modifiées, leur intellect
s’est grandement développé, mais leur connexion avec notre dimension a été rompue.
Ils devenaient des candidats idéals pour une immixtion des deux races.
— Pourquoi? demande Thomas, étonné.
— Parce que ce faisant, ils peuvent coopérer à ce vaste programme sans pour autant
entrer en contact direct et conscient avec une race supérieure très évoluée, ce qui aurait
contribué davantage à leur déséquilibre. Regardez.
Le visage d’un Réticulien emplit tout l’écran.
— Vous croyez que les humains accepteraient de cohabiter avec les Réticuliens ou
nous, par exemple? Ils éprouvent déjà de nombreuses difficultés à vivre entre eux.
— Vous voulez une réponse très honnête? Dès l’instant où l’un de vous apparaîtra au
petit écran, ce sera la panique.
— Nous ne le pensons pas, mais il est bien évident que toute la vision de l’Univers
que partagent l’ensemble des communautés humaines s’écroulerait, entraînant alors des
réactions très fortes, tant religieuses que sociales, et de là, sinon une panique, un
effondrement des valeurs, de la morale traditionnelle sans parler de répercussions
économiques dévastatrices.
— Et moi, quelques mots suffisent pour décrire tout ça: une panique carabinée…
Thomas croit ressentir alors un certain amusement dans ce qu’il entend, mais rien
dans le faciès plutôt sinistre de la créature n’en laisse voir quoi que ce soit. Il reporte
son regard sur les autres.
— Que font-ils actuellement? Est-ce une retransmission que nous voyons ou un
documentaire, enfin, comme un film? demande Thomas en pointant l’écran revenu à la
scène première.
— C’est une retransmission en temps réel, vous avez bien deviné. Ce que vous avez
devant vous se produit actuellement, dans un vaisseau réticulien. Il navigue au-dessus
d’une petite localité dans le Montana, nous avons des coordonnées plus précises si vous
le désirez.
— Non, ça va, je vais les oublier de toute manière, mais que font-ils là-bas?
— Vous allez comprendre dans quelques instants.
L’écran se brouille une seconde et fait place à une autre image. Une femme et une
jeune fille se retrouvent allongées nues sur une table, elle aussi moulée à même le
plancher. Des êtres gris, ces Réticuliens, s’agitent tout autour. Le visage des femmes
paraît calme et parfois souriant. Thomas assiste à une série d’expériences alors qu’on
introduit divers objets dans les parties génitales des femmes. Ces expériences semblent
se dérouler sans heurts, sans douleur et le plus sereinement possible.
— Elles n’ont pas l’air de se plaindre de tout ça, elles semblent même parfaitement
volontaires dans ces expériences. Qu’ont-elles subi?
— Il y a plusieurs étapes, plusieurs visites du genre. Très jeunes, elles ont reçu une
série d’implants qui permettent aux Réticuliens de suivre leur état de santé général.
Parfois, des mâles font l’objet d’une sélection pour que nous puissions collecter leur
semence. Vous avez compris qu’elles deviennent en quelque sorte les mères porteuses
de fœtus hybrides.
— Des mères porteuses? C’est donc ça, et elles ont accepté de jouer ce rôle?
— Absolument. Elles ont accepté et vont revenir plus tard pour prendre soin des
enfants qui naîtront s’ils survivent assez longtemps. Nous n’avons pas encore réussi à
créer une parfaite hybridation. C’est pourquoi nous poursuivons nos recherches ici.
— Mais comment vont-elles expliquer ça, je veux dire, sur Terre?
— Ces femmes acceptent sur une base tout à fait volontaire à un niveau de
conscience qui dépasse largement celui qu’elles ont lorsqu’elles sont ramenées sur
Terre. Leur geste fait d’elles de véritables héroïnes à nos yeux. Elles savent très bien,
tout comme vous, qu’elles ne conserveront aucun souvenir précis de leur passage. Elles
savent également que leur cerveau peut tout embrouiller et causer de fausses mémoires
absolument terrifiantes. Elles livrent un très dur combat sur Terre et parfois passent à un
cheveu de la démence. Nous intervenons alors pour stimuler en elles le désir d’en
savoir plus long, et souvent elles cèdent et laissent certains de vos scientifiques ou
chercheurs sonder leur esprit, souvent par l’hypnose. Cette pratique permet à ces
femmes de retrouver leur équilibre en libérant un peu de pression, mais c’est une
mission extrêmement dure. Leur existence subit ainsi de pénibles et douloureux effets.
— Alors, toutes ces histoires d’horreur qu’on entend sur les abominables petits gris
n’auraient pour origine qu’une forme de manipulation inventée par le cerveau des
humains qui collaborent à ces expériences?
— Oui, et nous en sommes bien conscients. Au tout début, il y a une centaine
d’années, les Réticuliens opéraient seuls et n’avaient pas la capacité de percevoir la
nature exacte des traumatismes qu’ils causaient. Ils ont commis de tragiques erreurs.
C’est pourquoi nous leur avons offert notre soutien. Nos généticiens se classent parmi
les meilleurs et nous comprenons la sensibilité humaine. Ils ont accepté. Ce fut
d’ailleurs une première réussite sur le plan diplomatique entre les peuples régis par
l’influence d’Orion et de Sirius.
Thomas ne comprend pas le sens exact de ce propos. Mais il n’a pas le temps de
formuler sa question.
— Il y a quelqu’un ici qui, informé de votre présence, a manifesté le désir de vous
rencontrer.
— Quelqu’un ici? Qui me connaît? Mais qui donc? fait Thomas de plus en plus
étonné.
La jeune Métisse que Thomas a déjà soumise à l’hypnose s’avance, drapée de blanc.
Elle ne paraît pas comme Thomas en conserve le souvenir.
— Bonjour, Thomas.
— Lucie? Vous? Ici? Mais c’est extraordinaire!
— Comme vous, je ne suis pas ici dans mon corps physique, Thomas. Je suis en
visite préparatoire pour mon accouchement prochain. Je vais bientôt produire un petit
être, comme on vous l’a expliqué.
— Je ne sais pas quoi dire, Lucie, je suis à la fois bouleversé et très heureux. Vous
m’avez laissé entendre que toutes ces expériences avaient presque eu raison de votre
résistance mentale.
— C’est toujours le cas, Thomas. Je ne conserve de ces expériences et de ces
rencontres que des souvenirs troublants, sous forme de rêves très intenses et le plus
souvent sous forme de cauchemars, mais je tiens le coup.
— Lucie, pourquoi faites-vous cela? demande-t-il d’un air contrit.
— Cela donne un sens à ma vie, Thomas, je suis cent fois plus heureuse ici…
— Je comprends cela, mais vous n’en rapportez que d’épouvantables cauchemars.
— Oui, mais ces cauchemars ne sont rien. Ma vie sur Terre connaît de grands
changements, même si je ne suis pas une femme heureuse et comblée, c’est un objectif
que je vais atteindre, je le sais autant que je le sens. Je ne pourrais pas avoir d’enfants
normaux sur une période de gestation de neuf mois sur Terre. Là-bas, il m’arrive parfois
de sentir la présence d’un enfant dans mes bras, je pleure, je pleure de joie et cela me
donne du courage.
Thomas soupire. Il étreint la jeune femme. Ils se saluent, et Thomas retourne auprès
de l’étrange créature et d’Orem.
— Moi qui croyais que nos gouvernements cachaient la vérité sur les extraterrestres
et les enlèvements.
— Cela demeure, mon ami Thomas, mais vous avez tout de même raison. Nous
faisons tout pour que ce programme reste extrêmement discret. L’humanité dans son
ensemble ne peut encore encaisser le choc d’une telle information directement, pas
collectivement à tout le moins. Les humains sont des êtres dramatiques, ils aiment
s’imaginer que tout ce qui n’est pas humain est horrible, satanique et méchant. Même
Lucie ne pourrait être humainement consciente de ce qui se passe ici, pas encore. Mais
cette question relève plutôt du domaine d’Orem que du nôtre. Moi, je suis généticienne.
— Généticienne? Vous êtes une… Enfin, vous êtes une femme?
— Je croyais que vous l’aviez remarqué, vous ne me trouvez pas jolie? demande la
créature insectoïde alors qu’Orem sourit à pleines dents.
— Comme vous pouvez le constater, le sens de l’humour n’est pas un trait unique à
votre espèce, Thomas, lui dit-il en lui posant une main sur l’épaule.
— Ça alors! Une femme! répète-t-il en observant la créature s’éloigner vers un des
appareils. Et vous, Orem?
— Je crois que vous avez un mot pour me définir: androgyne. Mais nous ne
possédons aucun mode de reproduction qui puisse ressembler au vôtre. Nous sommes à
la limite d’être de purs esprits, Thomas, cela constitue notre destin collectif, fruit d’une
évolution à venir d’ici quelques centaines de milliers d’années. Nous ne connaissons
pas la mort. Nous changeons de corps tout simplement, mais d’une manière beaucoup
moins brusque que la mort humaine et après un certain nombre d’années, toujours en
termes terrestres, lorsque nous jugeons que nous sommes prêts pour de nouvelles
expériences, nous abandonnons notre corps et joignons la communauté d’Esprits à
laquelle nous appartenons depuis toujours. Puis, nous repartons vers de nouveaux défis.
Nous ne connaissons ni la maladie, ni la faim, ni la soif, Thomas. La seule nourriture
disponible sur ce vaisseau se destine à l’intention de nos invités, Xiyvxct par exemple.
— Ainsi, les extraterrestres sont presque de purs Esprits.
— Je vois. Vous êtes victime des circonstances. Non, voyez-vous, il existe des
formes de vie extraterrestres au travers de tout votre univers tridimensionnel. Certaines
races sont beaucoup moins avancées que la vôtre, par milliards; certaines autres sont
comparables, par milliards; d’autres ont atteint le stade de développement leur
permettant de parcourir l’Univers, par milliards; et d’autres encore sont maintenant
capables d’évoluer d’une dimension à l’autre, par milliards, Thomas. Voilà le portrait à
peu près global du terme «extraterrestre» que vous utilisez.
— Il y a donc des vaisseaux bien physiques pilotés par des êtres bien physiques
aussi dans ce cas, et qui ont des difficultés au point de perdre le contrôle de leurs
appareils dans notre atmosphère.?
— De moins en moins, mais cela se produit occasionnellement, Thomas, c’est exact.
Votre planète est un carrefour universel; des centaines de races s’y croisent, la plupart
du temps invisibles à vos yeux et à votre technologie.
— Ouf… ça donne du crédit à cette histoire de SOM1-0123. Mais dites-moi, cette
généticienne… elle se nourrit de…
— Rassurez-vous, la plupart d’entre eux sont herbivores ou granivores. Nous avons
à bord des êtres provenant de plusieurs mondes tridimensionnels. Ce vaisseau mesure
plus de 350 kilomètres.
— Pardon? Vous avez dit 350 kilomètres? Vous avez un drapeau, j’espère, c’est un
pays, ce vaisseau!
— Ce n’est pas le plus grand. Les Tau Cétiens fabriquent des vaisseaux dix fois plus
imposants, mais ils demeurent indiscernables puisqu’ils adoptent la forme de petites
planètes et parfois même de comètes. Même au niveau de conscience où nous sommes
ici, vous et moi, Thomas, sachant que vous ne vous souviendrez pas de cette rencontre,
malgré cela il y a des choses que je ne peux vous révéler sur la nature réelle de votre
univers et au-delà. Vous ne parviendriez jamais à comprendre, ce serait comme essayer
de faire comprendre ce qu’est un cube à une race de sphères.
— Combien de ces êtres vivent ici?
— Pour plusieurs, une bonne majorité d’entre eux en fait, ce vaisseau constitue un
relais, une aire de repos. Comprenez qu’ils vivent constamment sur leur propre
vaisseau des années terrestres durant et à l’occasion ils viennent ici. Les membres
permanents sont au nombre de soixante mille.
— Oh! Il y a soixante mille formes de vie actuellement sur ce vaisseau?
— Nous avons reconstitué dans des salles spéciales l’équivalent de leur propre
monde. Vous aimeriez en voir un?
— Les lapins ont-ils des oreilles? Orem hésite une fraction de seconde.
— Vous avez bien failli me prendre au dépourvu. Venez, répond-il en souriant.
Ils montent de nouveau à bord de la bulle qui, cette fois, Thomas peut le voir, semble
se former depuis le plancher. À peine quelques secondes plus tard, ils se retrouvent
devant une immense porte très sombre. Elle doit mesurer près de vingt mètres de haut.
— Nous allons pénétrer dans un monde très particulier, dit Orem d’une voix basse.
Si Thomas avait un corps, il en aurait le souffle coupé et ses premiers mots en disent
long sur son étonnement.
— Mais je connais cet endroit!
— C’est une reconstitution du temple d’Hion.
D’immenses falaises de granit de couleur pêche s’élèvent au-dessus d’un lac
cristallin dont les eaux reflètent la même teinte. Sur les parois de ces falaises immenses,
on voit des excavations à l’intérieur desquelles se trouvent des entrées savamment
sculptées. Des hommes, des femmes et même des enfants y entrent ou en sortent sans se
soucier de la gravité. Au sommet d’une de ces falaises, la plus importante, se dresse un
temple aux dimensions pharaoniques. Simple dans ses lignes, rectangulaire, d’une
couleur plus sombre que la pierre des falaises, il doit mesurer plus de deux cents mètres
de long sur cent mètres de haut. Sur sa façade, on voit en relief un disque soutenu par
deux supports dont la forme sinueuse rappelle la lettre S. Dans le ciel d’un bleu
profond, Thomas admire le vol d’oiseaux géants dont les ailes de multiples couleurs
reflètent un éclat métallique. Devant lui, à quelques mètres, un enfant s’amuse à faire
flotter dans les airs une sorte de bulle de savon énorme qui adopte diverses formes
animales au gré de sa volonté. Le visage de l’enfant, d’apparence humaine, mais de
couleur ocre, et ses yeux topaze sont saisissants. Ses cheveux raides, vermillon et très
abondants, tombent jusqu’au milieu du dos. Il porte une simple tunique marine, une
épaule à découvert. Thomas s’approche, mais l’enfant, fasciné par sa bulle maintenant
en forme de poisson, la regarde s’éloigner au-dessus du lac. Avec un petit rire de
contentement, il s’élève à son tour et rejoint la bulle, tournant autour d’elle, riant de
plus belle.
— C’est absolument magnifique, mais je connais cet endroit, je suis déjà venu ici.
— Vous, Thomas? Comment serait-ce possible? demande Orem l’air le plus sérieux
du monde.
— C’est à vous de me le dire, je crois.
— Vous n’êtes jamais venu ici ou dans ce monde, Thomas, mais votre Esprit, Goav,
celui qui vous anime, y a connu l’incarnation il y a plus de trente mille ans. Hion se
définit comme une planète très avancée de la troisième dimension dont la population,
très évoluée, n’a pas connu les contraintes de la matière, apprenant très rapidement à
les apprivoiser. Les Hions constituent l’un des peuples les plus remarquables de cette
galaxie, et votre Esprit en fut le grand maître pendant plus de mille cinq cents ans de
vos années. Son corps demeure toujours préservé dans le temple original. J’ai
également vécu sur Hion, Thomas.
— Il y a trente mille ans. C’est incroyable, mais comment se fait-il que je puisse
m’en souvenir maintenant? Parce qu’il se dresse là devant moi?
— Non, ce ne serait pas suffisant, mais je vous rappelle que vous appréciez le
moment présent sans les contraintes de votre cerveau.
— Celui-là, il commence à m’énerver!
— Venez, Thomas, le temps de réintégrer votre corps approche.
— Déjà? Mais je commence à peine à comprendre…
— Rappelez-vous que toute cette information se voit enregistrée par votre
inconscient, votre aura, diraient certains de vos congénères. Une fois réintégrée dans
votre corps, elle tentera de refaire surface et vous aurez à composer avec ce cruel débat
qui s’opérera dans votre mental assiégé. Trop de données provenant d’une seule
expédition nocturne pourraient engendrer de très sérieuses difficultés d’adaptation et
attaquer votre stabilité mentale en tant qu’humain. Mon devoir exige une très grande
attention afin de ne pas causer ce genre de problèmes.
Ils reviennent et n’échangent plus un mot jusqu’à ce qu’ils soient de retour dans la
pièce où Thomas a été accueilli plus tôt.
— Où sommes-nous présentement, à des milliers d’années-lumière de la Terre?
— À peine à neuf cent quinze mètres au-dessus du petit village d’Antibes où se
trouve votre hôtel.
— Quoi? Mais c’est impossible, un truc pareil de trois cents kilomètres, même un
gendarme local le verrait! lance-t-il en riant.
— Nous sommes entourés d’une bulle d’invisibilité, tant pour vos sens physiques
que pour vos technologies, et nous sommes à l’extérieur des corridors exploités par les
éléments de votre avionnerie. C’est le meilleur terme que je puisse trouver.
— Orem, dites-moi ce que vous attendez de moi, demande-t-il plus sérieusement.
Pourquoi cette visite?
— Ce sera là notre dernière conversation et la plus importante de toutes, Thomas. La
Terre traverse une période critique de son histoire. Elle répond à de nombreux cycles,
vos saisons par exemple, le jour et la nuit, mais il en existe d’autres, beaucoup plus
importants et qui échappent à vos scientifiques puisqu’ils s’étalent sur des milliers
d’années. L’un de ces cycles s’effectue tous les vingt-six mille ans.
— La fameuse Ère du Verseau!
— C’est le nom que certains de vos penseurs ont donné à ce cycle, mais il n’est pas
reconnu par vos savants et de toute manière il s’agit de tout autre chose.
— Quelle conséquence aura l’arrivée de ce cycle?
— Il n’est pas d’ordre tridimensionnel, donc indiscernable par vos moyens actuels.
Vous est-il déjà arrivé, Thomas, de sentir l’orage par le dégagement du gaz d’ozone?
— Non, mais j’en ai entendu parler.
— C’est un peu comparable. Les effets psychiques du nouveau cycle peuvent se
comparer à l’ozone, presque indiscernable pour quelqu’un qui ne fait pas attention, et
c’est le cas de la très grande majorité des humains. Mais les effets matériels qui
s’ensuivent se comportent à la manière d’un orage extrêmement violent. La Terre répond
à ce cycle en modifiant sa morphologie interne et, par-delà, sa morphologie externe.
Ces modifications causent inévitablement des bouleversements de tous ordres: montée
massive de magma, effritement de la croûte terrestre, fonte des pôles et brusques
modifications du patron climatique. Et très rapidement.
— C’est prévu pour quand?
— Nous l’ignorons, au même titre qu’un de vos congénères atteint d’une maladie
incurable peut survivre bien au-delà de la prédiction qu’en font ses médecins. C’est une
question de résistance. Nous avons, au sein de notre flotte, d’importantes quantités de
vaisseaux spécialement conçus pour mesurer ces impacts, et à ce stade-ci, il se révèle
impossible pour nous d’en savoir plus long. Peut-être dans six mois, dix ans, vingt ans,
cinquante ans. Impossible à prédire, car il existe d’autres forces en présence, d’autres
formes d’énergie, et le tout semble converger vers une grande mutation de la Terre, un
peu comme si on voulait qu’elle traverse elle-même dans notre dimension. Ce serait,
comme vous le diriez vous-même, une première! Toutefois, de nombreuses étapes
doivent être franchies avant que cela se réalise.
— Vous pouvez tout me dire, vous savez, de toute façon je vais tout oublier.
— Je ne vous cache rien, Thomas, ce n’est pas ce genre d’informations dont vous
avez besoin; vous n’êtes pas un scientifique, ou un prêcheur, ou même un prophète.
— Que suis-je, dans ce cas?
— Votre Esprit se révèle un stimulateur de conscience, un éveilleur; vous êtes
comme ces anciens allumeurs de réverbères qui parcouraient les rues des villes pour
allumer un à un les réverbères de ces époques. Vous êtes fort nombreux sur Terre à
jouer ce rôle.
— Est-ce à dire que je dois me remettre à leur parler d’extraterrestres, d’ovnis et…
— Éveiller la conscience n’est pas une recette avec des ingrédients précis, vous le
savez quand c’est le moment et vous utilisez le fond et la forme qu’il faut, sans plus.
Cette époque à laquelle vous faites allusion, alors que l’ensemble de votre discours
s’articulait dans ce domaine très précis, se voulait une phase de votre développement, il
fallait d’abord que votre propre conscience s’éveille. Mais l’heure n’est plus à ce genre
de discussions, bien qu’elles demeurent encore utiles. En fait, Thomas, vous n’avez rien
d’autre à faire que d’être qui vous êtes, de découvrir, par vous-même, l’essence de cet
Esprit qui vous habite et de devenir lui.
— Mais je ne parviens pas à saisir, comment peut-on être, justement?
— En assumant votre personnalité spirituelle, en devenant l’être que vous êtes,
Thomas, celui qui, depuis des dizaines de milliers d’années, explore les univers et celui
des hommes, d’une vie à l’autre.
— Mais je ne le connais pas, Orem.
— Bien sûr que vous le connaissez. Comprenez-moi bien, Thomas, ce monde dans
lequel vous vivez constitue à ce jour votre réalité, et même votre seule réalité. Il n’en
existe pas d’autres. L’humain, au cours des millénaires, a développé une faculté lui
permettant de court-circuiter ce message provenant de son cerveau, ou de son ego si
vous préférez. L’ego humain n’a aucune chance de percevoir autre chose que sa réalité
matérielle et n’a aucune raison de croire, si je puis employer ce mot, qu’il en existe une
autre. Cette faculté demeure la seule qui soit demeurée intacte malgré toutes les
tentatives faites par le passé pour vous en priver. Vous lui avez donné tous les noms
depuis la foi, l’inspiration, l’intuition, et vous avez considéré ceux qui manifestaient
plus aisément cette faculté comme des fumistes, des charlatans, des médiums, des
mystiques ou des handicapés mentaux. Or, cette faculté, si faible soit-elle, demeure le
seul lien qui vous unisse à votre Esprit.
— Mais on perçoit tellement de choses avec l’intuition qu’on ne sait plus où on en
est.
— Vous avez le droit de commettre des erreurs, Thomas, mais vous n’avez pas le
droit de vous servir de celles-ci pour vous rabattre sur votre mode actuel de cognition.
La vraie réalité constitue celle de votre Esprit et du mien. Nous ne cessons jamais
d’évoluer, et l’illusion demeure toujours le monde dans lequel nous évoluons. Nous
devons l’aimer, l’apprécier, jouir de cet instant que nous traversons dans la chair,
comme c’est votre cas, ou dans ce corps subtil qu’est le mien, mais nous devons sans
cesse tenter de nous dépasser par l’Esprit.
— Je comprends, Orem, mais si nous voulons être pratiques, comment vais-je
développer ce lien, comment puis-je être moi-même en Esprit si, en réintégrant mon
corps, j’oublie tout?
— C’est la volonté de la Divine Mère que le Plan se déroule ainsi, Thomas, mais
voyez, actuellement vous êtes ici, vous ne perdrez pas tout de cette rencontre, ce sera
comme une graine plantée dans une terre fertile, elle saura croître et se frayer un chemin
vers la lumière, vous entraînant avec elle vers la surface, l’autre réalité. C’est
d’ailleurs un phénomène qui s’accélère actuellement et pour un grand nombre de gens.
Le plus important de tout ce processus, Thomas, demeure le principe qui se met en
place dès lors que vous parvenez à atteindre ce mode de fréquence vibratoire: tous ceux
et celles qui appartiennent au même groupe de fréquences se voient aussitôt entraînés
avec vous.
Ce que vous créez pour vous-même, vous le créez pour des centaines de milliers
d’autres. Lorsqu’une certaine masse critique sera atteinte, l’humanité tout entière en
bénéficiera, effectuant un saut quantique vers ce niveau de conscience plus élevé. C’est
inévitable, même si cela est considéré comme une hérésie absolue par l’ego humain.
— J’aurais pensé que mon rôle eût été de m’impliquer plus activement, de me battre
contre les conflits, les guerres, de dénoncer les injustices! Ce que je crois comprendre,
c’est que tout s’inscrit dans le Plan et qu’on ne doit rien faire.
— Non, Thomas. Vous avez raison de dire que tout s’inscrit dans le Plan, mais le
Plan prévoit que l’homme puisse s’émouvoir du sort de ses semblables, c’est
précisément là où tout se joue. Tant que l’homme croit qu’il constitue un être unique et
dissocié des autres, uni à eux seulement par des règles, des lois, des frontières, des
hymnes et des drapeaux, il ne parvient pas à comprendre que tout demeure Un: de la
fleur de lotus qui pousse dans les marécages aux hiérarchies les plus élevées. Les
adeptes du tao appellent cela le wu-wei, le non-agir, une version un peu plus corsée que
le traditionnel stoïcisme grec. Vous oublierez ce nom, mais un jour il se révélera par
lui-même.
L’Esprit choisit un corps, basé sur des héritages génétiques extrêmement précis, et
dès lors il choisit ses parents. Il choisit son milieu de vie et sait que toutes les
conditions seront réunies tout au cours de son existence dans la chair pour parachever
sa mission. Cette mission varie d’un être à l’autre. Dites-moi, Thomas, si vous pouviez
agir dans le sens que vous entendez, faire très exactement ce que vous voulez, sans
limites, sans contraintes, que feriez-vous?
— C’est vague, mais j’aspire à l’atteinte du bonheur que j’ai éprouvé au contact de
ce peuple, le peuple d’Hion. Je représentais un chef, à la manière de ce que vous avez
décrit. Je sais que ma plus grande joie consistait à aider mon peuple à se découvrir, à
grandir en sagesse, à croître au niveau de son Esprit. Ma plus grande joie naissait de
voir leurs yeux s’illuminer lorsque par eux-mêmes ils faisaient la découverte de leurs
origines dans ce vaste univers. Réussir cette mission sur Terre se révélerait à nouveau
ma plus grande joie.
— Alors, c’est ce que vous ferez, Thomas. Un jour.
— Je vous reverrai?
— Oui, vous êtes maintenant un abonné à ce service.
— Dites donc, vous maîtrisez bien l’humour terrien, Orem!
— Fermez les yeux, Thomas, la réintégration se révèle parfois plus difficile à
supporter que l’extraction.
— Orem?
— Oui?
— Ce peuple, ce peuple d’Hion, je les aimais de tout mon cœur, de toute mon âme,
je m’en souviens. Vous voudriez bien leur dire?
— Ils le savent, Thomas. Ils le savent. Fermez les yeux.
— Oui, ils me manquent déjà, ces gens d’Hion, et vous, Orem, et cette jolie
généticienne, fait-il avec un sourire en fermant les yeux.
Thomas s’éveille avant Chloé et se rend aussitôt à la salle de bain, affligé de fortes
crampes au niveau de l’abdomen. Il se plaint d’un terrible mal de dos et d’une forte
fatigue, et il est trempé de sueur. C’est alors que les images de son rêve lui reviennent.
Il ferme les yeux et tente de faire défiler dans l’ordre ce rêve étrange. Il est peuplé de
personnages qu’il connaît fort bien, mais qui lui demeurent pourtant entièrement
inconnus. Il se rappelle cette exploration dans un très grand centre commercial de
plusieurs étages avec des passerelles transparentes surplombant ces derniers. Mais
surtout, cette présence constante à ses côtés qu’il ne parvient pas à identifier le fascine.
Il voit ensuite de grands panneaux publicitaires annonçant l’ouverture d’une clinique
pour femmes enceintes; on y voit, à la place des infirmières, des personnages de bandes
dessinées du genre de ceux produits par Disney, sorte de petits insectes gracieux et
souriants du genre Jiminy Cricket. Il aime ce rêve et il ferait tout pour se souvenir
davantage, mais cette maudite crampe le distrait.
Finalement, il entend Chloé lui demander si tout va bien. Il répond par l’affirmative
et oublie son rêve. Il réalise à quel point il éprouve une incompréhensible tristesse de
n’en conserver aucun souvenir. Il sort et regarde sa compagne en train de préparer le
petit déjeuner. Il jette un œil par la grande baie vitrée, notant au large le profil vague de
la Corse, caresse Noémie et prend son café qu’il sirote en silence.
— J’ai l’impression d’avoir perdu un être cher, cela me fait le même effet, dit-il à
voix basse.
— Qu’est-ce que tu as dit? demande Chloé en fermant la hotte au-dessus de la
cuisinière.
— Rien. C’est stupide dans le fond. J’ai fait un rêve, un rêve extraordinaire, je
n’arrive plus à m’en souvenir, à me rappeler les détails, et j’en suis triste, j’ai presque
envie de pleurer, c’est fou, ce n’est qu’un rêve après tout.
— Ça va aller? demande-t-elle visiblement soucieuse.
— Oui, bien sûr, mais c’est bizarre, c’est tout. Je suis nostalgique à propos d’une
bande dessinée, je crois, alors!
Chloé rit de bon cœur.
— Si c’est que ça, on t’achètera un Boule & Bill. Allez, tu viens manger? Tiens! Il y
a eu une panne d’électricité cette nuit, l’horloge s’est arrêtée, il manque au moins trois
heures.
Quatre jours plus tard, ils reviennent au pays.

23. Special Operations Manual. Cette histoire qui fait débat depuis 1994 laisse penser que le document reçu par
l’ufologue Don Berliner en 1994 serait authentique, à tout le moins à la suite d’une étude très pointue effectuée
par plusieurs spécialistes et historiens commandités par MUFON.
32

Thomas et Chloé reprennent leurs activités normales; Thomas, toutefois, sent de plus en
plus le besoin de changer son approche. Il entre au journal par la porte arrière, comme
si plus rien n’attisait le feu. Ses articles ne portent plus, ses éditoriaux, subitement vides
de sens, passent encore inaperçus, comme un train qui file à toute vitesse sur son élan,
sans qu’on sache que plus rien ne l’alimente. Mais Thomas, lui, sait que sa vie titube. Il
a beau se torturer, aucune idée nouvelle ne germe dans son esprit; les scandales
habituels, les forfanteries de politiciens le laissent complètement indifférent. Son poste
le met à l’abri des inquiétudes de la direction, mais ce manège ne va durer que pour un
temps; on mettra cette lassitude sur le compte de son aventure avec un chien enragé, la
peur d’avoir presque perdu sa femme dans cette histoire sordide, mais pour un temps,
pour un temps seulement. Il doit se retirer maintenant avant que le filin sur lequel il joue
à l’équilibriste se brise.
Ce soir-là, au retour d’une éprouvante journée à ne rien faire de bon, Thomas trouve
Chloé en compagnie de deux personnes au salon. Un peu surpris de voir sa conjointe
ramener pour la première fois ses clients à la maison, il se glisse discrètement dans son
bureau sans faire de bruit, mais Noémie ne va pas se laisser bouder de la sorte et se met
à gémir devant sa porte. Chloé, qui voit son manège, s’excuse auprès de ses invités et le
rejoint en prenant soin de frapper légèrement.
— Thomas? Mais pourquoi tu te caches? dit-elle en passant la tête dans son bureau.
— Je ne me cache pas, je ne veux pas te déranger avec tes clients, c’est tout. J’ai eu
une journée de malade, je suis vanné, je me fais un whisky et je vais écouter un peu la
télé, répond-il déjà installé devant l’appareil.
— Euh… C’est que, vois-tu, ce ne sont pas des clients; en fait, ce sont des clients,
mais la raison pour laquelle ils ont accepté de venir ici… Comment te dire… La vente
de leur résidence a été conclue et tout est terminé, dit-elle avec un sourire commercial.
— Bravo, et vous êtes venus célébrer ici? demande-t-il sincèrement étonné.
— Pas exactement, j’ai pensé que… j’ai pensé que tu pourrais peut-être leur parler,
je leur ai dit que… je leur…
— Chloé! Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Je suis journaliste, je ne parle pas
aux gens, je les écoute.
— Tu fais de la radio, ajoute-t-elle un peu sèchement.
— Alors, donne-leur la fréquence de la station, Chloé, je ne suis pas un… je ne sais
pas, moi, et de toute façon, c’est quoi le problème? fait-il, impatient.
— Ne parle pas si fort, ils vont t’entendre.
Thomas lève les yeux au ciel et se verse un verre en cherchant des yeux la
télécommande.
— Tu te souviens de ce couple qui a perdu ses trois enfants?
Thomas se souvient aussitôt de ces clients auxquels Chloé avait déjà fait allusion
dans leur discussion, lorsqu’elle avait signifié que ces gens, contrairement à Thomas,
avaient toutes les raisons qu’on peut inventer sur Terre pour se poser des questions sur
le sens de la vie.
— Non! Tu n’es pas sérieuse? Mais qu’est-ce que tu veux que je leur dise, Chloé, je
ne suis pas un psy, je n’ai aucune idée et… Pourquoi as-tu pensé à moi? Depuis quand
suis-je une référence pour ce genre de truc?
Elle s’approche et, les dents serrées, lui dit:
— Thomas, écoute, si tu ne viens pas tout de suite, ils vont penser que tu ne veux pas
leur parler.
— Ils n’auraient pas tort, répond-il, excédé, tout en renversant un peu de whisky sur
lui. Merde!
— Ce sont mes clients, Thomas.
— C’est du chantage, ça. Un abominable chantage.
— Oui, et tu vas céder parce que tu m’aimes.
— Ça, c’est du maître chantage, du super.
— Tu viens?
— Mais je ne sais pas quoi leur dire. Ces temps-ci, je ne sais même plus quoi écrire
dans ce foutu journal de merde. Je n’arrive plus à me concentrer et tu me demandes de
jouer les spécialistes en tragédies humaines. Grands dieux, c’est quoi, cette histoire?
Moi, je veux relaxer, écouter un film où tout le monde se tire dessus et meurt d’une
balle dans la tête avec le mot «FIN».
— Thomas, si tu ne viens pas tout de suite, j’arrache mon chemisier et je crie au
viol.
Il pouffe de rire et repose son verre. Il se lève et défait sa cravate.
— Tu es complètement cinglée, et le pire, c’est que tu le ferais. Allez, allons voir
tes…
— Thomas! lance-t-elle les yeux plissés.
— Ça va, ça va, alors voir tes… invités.
Lorsqu’il les voit, assis tous deux comme des oiseaux noirs chétifs sortis d’un
ouragan, Thomas ressent un coup au cœur. L’homme, dans la quarantaine, de petite
taille, les yeux noirs dans le fond du crâne, semble ne pas avoir dormi depuis des jours.
Pâle à faire peur, rasé de la veille, habillé sobrement, ses mains s’agrippent au pli de
son pantalon. Il affiche une mine de déterré. Son épouse ne vaut guère mieux. Elle aussi
semble être du même âge, mais en paraît quasi soixante. Ses cheveux mal placés,
l’absence totale de maquillage, son teint livide et ses cernes presque noirs sous les yeux
rougis l’inquiètent. Thomas songe qu’ils ont davantage besoin d’un médecin que d’un
journaliste.
Lui se nomme Philippe et elle, Theresa. C’est à peine s’il peut les entendre
lorsqu’ils se présentent. Il prend siège et note qu’ils n’ont pas touché à leur verre, un
grand cru, très orphelin.
— Bonsoir, Chloé m’a expliqué ce que vous venez de traverser, c’est une horrible
tragédie.
Il prend sa voix radiophonique bien cultivée pour ses effets dramatiques. Il estime
que cela peut suffire, pour le moment.
C’est l’homme qui commence. Il raconte leur histoire comme si Thomas avait pressé
sur le bouton d’un magnétophone. Il n’aime pas leur histoire. Ils ont perdu leur premier
enfant dès la naissance. Leur malheur a été adouci par la venue d’un autre enfant peu de
temps après, une fille, et d’un troisième, un petit garçon qui est mort à quatre ans de
leucémie. Dévastés, ils n’arrivaient pas à remonter la pente, mais leur enfant unique qui
subsistait constituait leur seule joie de vivre. Cela ne dura qu’un temps.
Il y a une semaine, lorsque des policiers sont venus leur annoncer la nouvelle
tragique qu’un chauffard avait tué leur dernier enfant, ils sont tombés sous le choc. Ils
ont dû être hospitalisés. Ils ont décidé de quitter la ville, ont trouvé la force de mettre
leur maison en vente, faisant ainsi la connaissance de Chloé.
Thomas écoute, ému, choqué du sort infernal de certaines existences, et regarde
Chloé à l’occasion en l’implorant de ne pas lui demander de leur parler. Bouleversé,
mais surtout paniqué devant son impuissance à les aider, il se demande ce qu’on peut
dire à des parents qui ont perdu tous leurs enfants de la sorte, particulièrement leur
aînée, dans un accident aussi bête, alors que tout paraissait maintenant leur sourire.
Pourquoi? Pourquoi?
Il est aux abois.
Ce n’est pas la première fois que Chloé entend cette histoire, mais les larmes lui
viennent encore aux yeux, particulièrement lorsque la mère éclate brutalement en
sanglots en entendant le nom de leur fille. Elle s’excuse et se lève pour se rendre à la
salle de bain. Chloé l’accompagne. De loin, Thomas voit que sa compagne étreint la
mère éplorée, étouffant quelque peu les sanglots qui parviennent jusqu’à lui. Il demeure
sans voix. L’homme, de son côté, fixe le sol. La tension devient insoutenable et Thomas
n’arrive pas à comprendre ce que Chloé a pu leur dire pour qu’ils viennent ainsi se
confier à un pur étranger, et journaliste de surcroît. Il sait, par Chloé, qu’ils ont refusé
toutes les entrevues, incluant les reporters de son propre journal. Il ne comprend pas et
ne sait ni que dire ni que faire. C’est alors que l’homme lève la tête, jette un regard en
direction de Chloé et de son épouse qui se rendent dans la cuisine. Il fixe le sol à
nouveau, puis plante son regard directement dans les yeux de Thomas.
— Votre femme nous a dit que vous aviez une idée sur tout ça, que vous pourriez
nous expliquer ce qui nous arrive, pourquoi nos enfants meurent de la sorte.
Son regard est franc et direct.
Thomas hurle dans sa tête: Chloé a dit ça? Sa tête se met à tourner à une vitesse
folle. Il doit se sortir de ce guêpier, sans les blesser évidemment, mais il ne veut pas
tomber dans ce piège. Il cherche les mots, les bons mots, la formule, la phrase clef, il
fouille dans sa mémoire, dans ce qu’il a lu, il songe à cet écrivain juif, Martin Gray,
auteur de nombreux ouvrages et qui a perdu tous les siens, il songe aux gens qui
souffrent d’avoir perdu leurs enfants à la guerre, il pense au Vietnam, mais rien ne
l’inspire. Les secondes s’écoulent; il sent le regard de l’homme le transpercer, mais
rien ne vient, il souffre du syndrome de la page blanche, le vide, le néant.
C’est alors qu’il pense à Amelia, à ce qu’il a ressenti, à son cri de désespoir à Dieu
à qui il demandait alors si ce drame, qu’on ne peut comparer à celui de ces gens, avait
un sens et il se remémore ce sentiment étrange de paix et de bien-être qui a suivi. Puis,
il se souvient de cette fameuse nuit dans un champ de neige.
Il se lève.
— Venez avec moi, Philippe.
Surpris, l’homme acquiesce et tous deux se dirigent vers son bureau. Thomas fait un
signe à Chloé: elle comprend aussitôt que quelque chose vient de se produire. Thomas
invite l’homme à s’asseoir et fait de même.
— Je vous sers un whisky, Philippe, et à moins que vous ne buviez jamais d’alcool,
ne refusez pas!
L’homme esquisse un sourire presque imperceptible.
— C’est bon, j’accepte votre offre.
— Très bien. Seriez-vous assez aimable de prendre cette bouteille là-bas sur la
desserte et les verres? Vous voulez des glaçons?
L’homme obéit et fait signe que non pour les glaçons. Thomas sert les verres et se
sent subitement merveilleusement bien.
— Philippe, vous n’aimerez pas ce que je vais vous dire. Mais vous êtes venus ici
pour entendre un son de cloche, et c’est ce que vous entendrez.
L’homme fronce les sourcils, porte son verre à ses lèvres, puis répond sur un ton
neutre:
— Je vous écoute.
— Il n’y a guère de choix ici. Soit il y a un sens à ce drame, soit il n’y en a aucun.
L’homme lève la main pour objecter.
— Je dois vous prévenir, nous ne sommes pas croyants, nous ne pratiquons aucune
religion, Theresa et moi.
— C’est sans importance, et de toute façon ce que je viens de dire se révèle pure
logique, n’est-ce pas? Il y a un sens ou il n’y en a pas. Je me trompe?
L’homme hausse les épaules avec un peu de dérision dans le visage.
— Je crois que ces tragédies sont atrocement inutiles. Pourquoi perdons-nous tous
nos enfants, alors que d’autres frappent leurs enfants, les battent constamment? Certains
pères pratiquent l’inceste, d’autres détestent même leurs enfants et rien ne leur arrive, à
eux, mais nous, nous aimions nos enfants – ils constituaient toute notre vie –, et ils
partent comme ça, l’un après l’autre. Vous trouvez qu’il y a un sens?
— Pourquoi n’êtes-vous pas allés les rejoindre?
— Pardon? répond l’homme choqué par cette question.
Il se lève lentement et pose son verre sur le bureau. Son visage prend une teinte
pourpre. Il enchaîne aussitôt.
— Écoutez-moi bien, monsieur, je vais vous dire pourquoi. Parce que ces enfants
n’existent plus, ils n’existent nulle part où nous pourrions les rejoindre. Si nous savions
qu’ils vivent quelque part, je vous jure que nous y serions déjà.
Thomas accentue la pression.
— Dans ce cas, pourquoi vous acharner à vivre? Pourquoi toute cette souffrance,
Philippe? Vous quittez la ville, me dit Chloé, pour aller où? Y faire quoi? Oublier? Vous
n’y arriverez jamais. Vivre vieux et mourir pour n’aller nulle part? Pourquoi n’en
finissez-vous pas maintenant avec la vie? Comprenez-moi bien, Philippe, ce n’est pas
une suggestion que je vous fais, c’est une question que je vous pose, mais une sacrée
question à laquelle vous allez me répondre.
L’homme se fige. La colère s’atténue sur son visage. Il hésite quelques secondes,
puis reprend son siège.
— À quoi voulez-vous en venir avec tout ça? demande-t-il assez brusquement.
— À vous faire comprendre qu’il y a un sens à tout cela et que c’est vous-même qui
l’alimentez. Il y a un sens à cette existence. Toute ma vie, je me suis demandé quel sens
la vie peut avoir, quel sens la mort peut avoir, et si je cherche encore lequel, je sais au
moins qu’il y en a un. La preuve, c’est que vous tenez à la vie, Philippe, et ne me parlez
pas d’instinct de survie, nous ne sommes pas des bêtes.
— Tout de même, objecta Philippe, l’instinct de conservation explique quand même
bien des choses.
— Quand vous ferez face à un animal enragé et que vous puiserez toutes vos forces
pour vous en défaire, je dirai que oui, l’instinct de survie vous fait pomper trois litres
d’adrénaline à la seconde, je sais de quoi je parle, mais il n’est pas question de
biologie ici, Philippe, et vous le savez très bien. Je dis que vous n’avez pas envie de
mourir tout simplement parce que vous vous accrochez à la vie et vous le faites parce
qu’intérieurement vous savez que la vie a un sens. Et de là, si la vie a un sens, la mort a
un sens, incluant celle tragique de chacun de vos enfants. Je crois profondément que
votre souffrance a un sens. Je sais très bien que vous n’êtes pas croyant.
Thomas réalise du coin de l’œil que Chloé et Theresa se tiennent dans l’encadrement
de la porte de son bureau, debout, silencieuses. Theresa a les yeux ronds et la bouche
ouverte, alors que Chloé ne semble plus savoir comment se tenir.
— Vous ne croyez pas en Dieu et je vous ai dit que cela n’avait aucune importance.
Mais vous croyez en la vie. Il y a une force qui vous permet de la traverser, il y a
quelque part dans la vie une puissance, encore très mystérieuse, qui vous permet de
reprendre courage et d’accepter un tas de choses, de vous relever et de grandir. Je ne
sais pas ce que c’est, Philippe, je n’en sais pas plus que vous sur Dieu et je ne suis pas
théiste en ce sens que je ne crois pas un mot de toutes ces fadaises qu’on entend dans
ces cours de religion, mais je suis déiste, et peu importe. Je n’ai pas vécu le centième
de vos épreuves, Philippe, mais j’ai vécu les miennes et je crois que nous faisons face à
des épreuves à notre mesure, tous, chacun de nous, dit-il en pointant l’homme, sa femme
et Chloé. J’ai constaté que lorsque nous choisissons d’accepter de nous relever, la vie
nous donne un sérieux coup de main et nous réalisons subitement qu’après coup nous
avons grandi. Nous devenons plus forts, plus résistants. C’est déjà un sens, ça. Je crois
que votre souffrance s’exprime pour un motif précis, que la vie vous a réservé ces
tragédies parce que vous deviez apprendre quelque chose d’extrêmement important, de
vital pour vous, pour Theresa.
Toutes ces tragédies ne se produisent pas au gré d’un sort tragique et cruel, ce n’est
pas en pure perte, comme un affreux gaspillage de vies dû au hasard ou à une connerie
pareille. Je vous dirai même que la mort de vos enfants constitue la raison de votre
présence sur Terre. C’est ce que vous avez à vivre comme expérience, c’est votre
mission. Vous l’acceptez, et c’est tout. Quand vous aurez pris cette décision, la vie vous
relèvera et vous en sortirez grandis, vous et Theresa, et vous découvrirez que l’amour
que vous aviez à échanger avec ces enfants existe ailleurs. Et vous le retrouverez. C’est
le sens de la vie: apprendre et aimer, sans quoi la vie n’aurait aucune signification; et si
la vie n’avait aucune substance, elle ne pourrait pas se perpétuer, personne ni rien
n’évoluerait ni même ne grandirait.
Thomas se tait. C’est comme si on venait de le débrancher. Il ne pouvait plus ajouter
un seul mot, même si c’était son plus grand désir.
Chloé, quelque peu bouleversée, ne sait trop comment ses invités encaissent cette
sortie. L’homme se lève, s’excuse pour se rendre à la salle de bain à son tour pendant
que sa femme ramasse ses affaires. Thomas demeure seul dans son bureau. Ils saluent
ensuite Chloé et la remercient, puis quittent la maison sans ajouter un mot.
Chloé referme la porte derrière eux, mais elle a le temps d’entendre Theresa dire à
son mari:
— L’espèce de sans-cœur, il n’a pas d’enfants, c’est facile de faire des sermons.
Chloé soupire et s’appuie contre la porte, puis va rejoindre Thomas, se verse un
verre et pose ses mains sur le bureau, face à son homme qui demeure silencieux. Elle le
regarde quelques instants, sans rien dire.
— Tu veux m’arracher les yeux? demande-t-il d’une voix très basse en baissant la
tête.
Elle sourit.
— Non, Thomas, je ne veux pas t’arracher les yeux. Je suis simplement un peu
confuse. Je ne sais pas quoi te dire. De toute façon, si ces deux-là se font sauter le
caisson, ce sera moi seulement que je pourrai blâmer. C’est moi qui te les ai amenés ici,
tu n’as rien demandé et tu ne voulais pas leur parler. D’un autre côté, je ne suis pas sûre
si je dois qualifier ta performance de géniale ou d’épouvantable.
— Moi, je dirais géniale, répond-il malgré tout d’un air grave.
— Ouais. Écoute, je ne t’ai jamais entendu parler de la sorte. Ton histoire de sens à
la vie, ce que tu disais, que la vie nous relève, nous fait grandir, c’est vrai et personne
ne peut le nier. Va savoir maintenant dans quel état ils sont, ces deux-là.
Elle se frappe les cuisses des deux mains, tout en prenant siège.
— Est-ce qu’ils devaient entendre tout cela, ajoute-t-elle, notamment ce truc sur leur
mission? Je ne crois…
Il l’interrompt.
— Chloé, je me suis senti devenir agressif à un moment, comme si… comme si ce
type devait assumer la responsabilité de la mort de ses enfants. Je ne l’ai pas affirmé de
front, rassure-toi, mais je te dirais que mon intervention a mis un peu d’huile sur le feu.
Je suis même devenu furieux en dedans.
— Furieux? Mais furieux contre quoi, Thomas? Comment être furieux contre un père
qui a perdu tous ses enfants? lance Chloé sur le bord des larmes.
— Je ne sais pas. Aucune idée. J’ai comme eu l’intuition de le bousculer un peu, de
lui botter les fesses, de lui rappeler qu’on vient ici comme le capitaine du vaisseau
qu’est notre existence et que lorsque des vagues énormes nous soulèvent et menacent de
nous faire sombrer, ce n’est pas le temps de se réfugier dans la cale en gémissant
comme un chiot apeuré. Voilà!
— Des vagues énormes? Mais bon Dieu de merde, ils ont perdu leurs trois enfants, il
n’a pas à se faire botter les fesses. Dans quel monde tu vis, toi?
— On ne vient pas ici, sur Terre, pour geindre, mais pour se battre, se défendre
contre la vie lorsqu’elle nous prend à la gorge.
— Heureusement que personne ne t’entend, ne va pas écrire leur histoire dans ton
journal.
Ce que vient de dire Chloé a l’effet d’un puissant coup de foudre. Thomas frissonne
maintenant, il se lève et arpente son bureau.
— Toi, tu es géniale. Je crois qu’une fois de plus je viens d’avoir une réponse à mes
attentes.
— Thomas, ne fais pas le con!
— Le con? Oh, mais attention, ma jolie, le con va s’énerver, le con vient de trouver
sa niche. Chloé, je viens de comprendre et je te remercie d’avoir emmené ces gens ici.
— Sérieux? Tu ne m’en veux pas? Oh, mais Thomas, je t’en supplie, à genoux, ne va
pas parler de cette rencontre avec eux dans ton journal, je…
— Mais non, Chloé, je ne parle pas de ça, je ne suis pas idiot. Non, c’est autre
chose. J’ai trouvé ma ligne directrice; un sentier tout illuminé s’ouvre devant moi et je
n’ai qu’à le suivre. Chloé, ne t’inquiète donc pas. Je suis en parfait contrôle, j’ai tous
mes sens.
Thomas ne veut pas en dire plus, d’une part parce que cette idée nouvelle n’est pas
encore suffisamment claire et nette, et d’autre part parce que Chloé ne semble pas
disposée à en entendre davantage pour le moment. Il commence à faire le clown en se
mettant des cigarettes dans le nez avec l’air le plus sérieux du monde, ce qui fait éclater
de rire Chloé, conquise et n’ayant plus rien à redire bien qu’elle se sente coupable de
badiner de la sorte après cette rencontre si lourde.
Ils finissent la soirée en cuisinant, ce qu’ils adorent faire ensemble, en terminant
l’excellent vin auquel leurs invités n’ont pas touché. Pour le moment, effectivement,
Chloé ne tient pas à en savoir davantage. Le déni fait parfois office de pause entre deux
foudroyantes réalités.
33

Les nombreuses années qui s’écoulent par la suite sont marquées par de grands
changements dans la vie de Thomas et Chloé. Tout commence par le virage brusque que
prend Thomas dans le choix de ses cibles éditoriales. Le théisme ou les religions! Une
nouvelle loi doit être adoptée à la suite d’un référendum positif, favorisant plus de
contrôle sur les religions dites extrémistes, ce qui inclut également les mouvements
sectaires. Il en est ravi. Bien que de plus en plus de religions chrétiennes perdent de
leur influence sur le quotidien de leurs fidèles, d’autres comme le judaïsme, mais
surtout l’islam, commencent à faire sentir leur présence à l’extérieur de leur terre
d’origine, le Moyen-Orient. Il va sans dire que depuis septembre 2001 la situation
prend des proportions de plus en plus évidentes.
La question s’articule donc autour de l’intention ferme de mettre un terme à
l’enseignement religieux doctrinal dans les écoles et de le remplacer par un cours
général d’histoire des religions, tout en y incluant des notions historiques pures et
géographiques. En d’autres termes, on retrouve dans ce cours sensiblement les mêmes
données que celles qui figurent dans une encyclopédie de haut niveau.
Le texte de loi propose également d’abolir toute obligation par un organisme public
ou privé de répondre aux exigences d’individus ou de groupes d’individus sur la base
de leurs croyances religieuses. Les plus visés par ce projet sont bien évidemment les
juifs et les musulmans, qui importent le plus de dogmes religieux dans leur quotidien,
alors qu’il y a longtemps que plus personne ne peut invoquer le dimanche des chrétiens
pour refuser de travailler ou toute autre interdiction. Un pouvoir spécial sera délégué
aux municipalités pour leur donner l’autorisation de refuser toute modification de
zonage si le motif derrière la requête s’articule autour d’une confession religieuse
quelconque, et ce, sans tenir compte des droits acquis. En d’autres termes, il y a bien
une Église catholique ou anglicane dans ce secteur depuis 1850, mais cela ne nous
oblige pas à accepter une synagogue ou une mosquée.
Cette proposition a fait exploser les opposants au projet. Cela ressemble à s’y
méprendre à une guerre intestine de religion, et aux yeux de Thomas ça l’est. De
nombreuses organisations conservatrices montent présentement une violente campagne
de dénigrement. Thomas les pourfend sans aucune nuance. Ses écrits deviennent de plus
en plus incendiaires, et les défendeurs du projet de loi le choisissent comme porte-
étendard. On l’invite à prononcer des conférences, ce qu’il accepte derechef. Ses
discours flagellent avec une telle dureté les positions traditionalistes qu’il effraie
parfois ses propres partisans. Son propos dépasse souvent ce qu’on attend de lui.
Rapidement, il se forge la réputation d’être le plus ardent défenseur de cette cause et on
s’intéresse à lui partout dans le pays.
Il est l’invité de plusieurs émissions très écoutées, ce qui le fait se déplacer à
plusieurs reprises. À une occasion, il est victime d’un attentat à sa vie: une voiture tente
sciemment de le renverser à sa sortie des studios. Fouetté par cet incident, il devient
encore plus corrosif, ce qui rend Chloé malade, et ses arguments gagnent du poids.
Morte de peur, elle ne croit pas à un incident isolé de la part d’un fanatique et exige
qu’il se protège mieux, ce qu’il fait, mais à contrecœur.
Thomas passe donc à l’attaque par un coup d’éclat percutant dont les remous
atteignent les convictions religieuses théistes les plus ancrées. Après avoir écumé une
abondante littérature qu’il qualifie de propagande religieuse, il publie sous le même
titre, balafré des mots «Non au théisme» en rouge, un ouvrage sur les plus grandes
manipulations religieuses de tous les temps.
La controverse est majeure; le débat des doctrines religieuses est amorcé plus que
jamais sur toutes les scènes. Thomas est alors invité devant un panel d’experts
théologiens et de représentants de diverses grandes religions. L’émission en direct sera
diffusée depuis les studios d’un grand réseau américain à New York.
Thomas se sent nerveux dans la salle de maquillage. Il vient de rencontrer
l’animatrice responsable, une femme très populaire et même adulée qui ne semble pas
convaincue de sa capacité d’éviter son propre massacre. Chloé le réconforte, mais en
vain. Thomas commence à regretter d’avoir accepté l’invitation; le sujet est colossal et
couvre un terrain immense, à perte de vue, et il sait bien qu’il n’a aucune formation dans
ce domaine. Lorsqu’il pénètre, seul, dans l’enceinte parcourue d’équipements reliés par
des centaines de câbles, sous le feu accablant de projecteurs puissants, il estime
vraiment ne pas se trouver au bon endroit. Il est alors présenté aux invités, polis, mais
distants, et prend siège, le cœur battant la chamade, les mains moites. Il attend que le
couperet tombe.
Une salve d’applaudissements coupe court à ses pensées morbides. Il se redresse et
écoute attentivement l’introduction de l’animatrice. Elle fait part au public en studio du
thème débattu, des noms et professions des invités, du livre de Thomas, présente ce
dernier et commence son interrogatoire subtil. Alternant son regard entre Thomas et la
caméra, elle attaque aussitôt.
— Qui faut-il être pour prétendre saborder la foi, non seulement de millions de
chrétiens qui peuplent cette planète, mais également de juifs et de musulmans qui
composent à eux seuls la majeure partie du monde occidental et du Moyen-Orient? Ce
qu’il est, ce sera à lui de nous le dire, mais il faut reconnaître que notre invité ne
manque pas de courage dans ses écrits. Il s’est fait connaître pour ses attaques ciblées
sur l’ensemble du théisme, et plus particulièrement le monothéisme, ces trois grandes
religions que nous connaissons tous: le christianisme, le judaïsme et l’islamisme. C’est
la raison de sa présence ici, et son courage, il le démontre également en ayant accepté
de prendre place sur cette chaise, je serais tentée de dire sur la chaise électrique que lui
ont préparée nos invités. (Rires dans la salle.)
Sans plus tarder, je lance la première question et cède ensuite la parole d’abord à
Mgr Albert Thornhill, de New York, qui aura droit à deux questions, puis au rabbin
Burton Stornberg, de Boston, à la Dre Sylvia Armstrong, théologienne de l’Université
St. John à Toronto, et finalement à Ibraim Y. Al-Hibri, professeur et spécialiste mondial
du Coran venu spécialement de Londres pour participer à cette émission spéciale.
L’animatrice, une femme d’âge mûr portant une robe moulée, rajuste sa coiffure d’un
léger coup de tête. Ses cheveux très noirs encadrent son visage fort gracieusement, sans
pour autant masquer la dureté de ses traits.
— Thomas, votre livre se révèle cinglant, dur et troublant. Vous écrivez en avant-
propos que les grandes religions se divisent en deux: les religions révélées,
monothéistes, et les religions proposées d’apparence polythéiste, les deux formant
l’ensemble du théisme, c’est-à-dire toute croyance ou doctrine qui affirme l’existence
d’un Dieu et son influence dans l’Univers, tant dans sa création que dans son
fonctionnement. Selon le théisme religieux, la relation de l’homme avec Dieu passe par
des intermédiaires religieux. Puis, plus loin, vous lui opposez son contraire, c’est-à-
dire le déisme, et vous écrivez: «Le déisme est une croyance ou une doctrine qui
affirme l’existence d’un Dieu et son influence dans la création de l’Univers, sans pour
autant s’appuyer sur des textes sacrés ou dépendre d’une religion révélée…» En
d’autres termes, cher monsieur, vous prétendez que l’homme peut avoir accès à ce Dieu
sans l’intermédiaire de religions et que cette religion naturelle, irréligieuse, est celle
qui aurait dû prévaloir depuis le début des temps, c’est bien cela? À moins que vous ne
soyez carrément athée, ce que suggèrent plusieurs de nos invités dans leur réplique.
Thomas juge cette première question relativement sensée et oublie d’avance ce que
les autres gardent en réserve. Il se concentre, place ses mains, sans y penser, en prière,
le bout du doigt touchant ses lèvres et répond aussitôt d’une voix sûre:
— Croire en une religion, madame, c’est du théisme, vous l’avez rappelé avec
justesse en citant mes écrits. Mais selon la plupart des gens, ne pas y croire est de
l’athéisme. Vous avez raison, je suis athée si on part de cette définition visant à
s’opposer au théisme, mais croire en Dieu sans l’intermédiaire d’aucune religion annule
de facto la prémisse voulant que refuser les religions, c’est refuser Dieu. Je suis donc
un déiste profondément convaincu. Théisme, athéisme, déisme, un bon vieux
dictionnaire, si consulté, vous apprend cela.
Piquée au vif, l’animatrice rétorque aussitôt:
— De tout temps, l’humanité a eu recours aux religions, alors que vous nous dites
qu’elles sont inutiles et n’auraient jamais dû exister. C’est un peu gros, vous ne trouvez
pas? demande-t-elle en faisant une mimique apeurée, ce qui cause des rires dans la
salle et quelques applaudissements.
— Essentiellement, c’est ce que je dis, en effet. Voyez-vous, madame, ces religions
affirment avec force que Dieu est notre Père, que nous sommes les enfants de Dieu.
Alors je vous le demande, depuis quand les enfants auraient-ils besoin d’un voisin en
soutane ou autre pour dire à leur père qu’ils l’aiment? Depuis quand les enfants
doivent-ils se prosterner, s’écraser, s’humilier devant leur père ou leur mère pour leur
prouver qu’ils les aiment? C’est un non-sens absurde, cela frise la tyrannie!
L’animatrice se repositionne sur sa chaise et Thomas sait qu’elle va l’interrompre. Il
fait un signe de la main pour indiquer qu’il n’a pas terminé.
— Les religions révélées, le christianisme, le judaïsme et l’islamisme, sont
dépassées parce qu’après plus de trois mille ans Dieu semble toujours partagé en trois,
selon les cultures géopolitiques. En d’autres termes, il m’est impossible d’admettre que
Dieu change de discours selon que je sois né dans un milieu chrétien, juif ou musulman.
Or, ces religions ne sont pas des choix réels que nous faisons; elles nous sont imposées
dès notre naissance, c’est mon code postal qui va déterminer si je suis chrétien, ou juif,
ou musulman. (Un son curieux provient de la salle et il ne sait pas comment
l’interpréter.)
— C’est quoi, cette histoire de code postal? Ce n’est pas très sérieux tout ça, non?
lance l’animatrice visiblement excédée (et probablement une théiste enragée, se dit
Thomas).
— Donnez-moi une minute, madame, et je vous explique.
Il n’attend pas sa réponse et enchaîne.
— C’est la culture religieuse de mes pairs qui détermine ma croyance, elle m’est
imposée en tant qu’enfant, bébé même, et retenez bien ce mot, elle m’est im-po-sée par
mes parents, mes éducateurs et la tendance du milieu dans lequel j’évolue. On ira
jusqu’à m’interdire de prêter l’oreille aux autres religions en minorité, sous peine
d’être un païen pour les uns, un infidèle pour les autres, et dans certains cas cela peut
me valoir de très sérieux ennuis. (Applaudissements chétifs.) Non satisfait, on m’ajoute
l’obligation morale ou spirituelle d’avoir la foi en le Dieu de mon milieu. Je n’entre
même pas dans l’arène des inévitables rivalités entre tenants d’une religion ou d’une
autre, rivalités souvent très vives entre chrétiens – catholiques, épiscopaliens,
anglicans, et la liste s’éternise –, entre musulmans – chiites, sunnites, dont les salafites,
et même soufis –, sans parler des variations sur un même thème de l’interprétation de la
Thora par différentes factions juives. Voilà pourquoi j’ai décroché de la religion il y a
très longtemps sans pourtant me séparer de mon attachement à Dieu. On m’a imposé,
selon le pays où je suis né, la religion chrétienne, catholique, complexe avec ses gens et
ses rituels et j’ai l’obligation de m’en tenir à cela. Or, je suis déiste, j’ai découvert
qu’entre chacun de nous et Dieu il existe un lien direct, sans aucun intermédiaire et
parfaitement compatible avec l’amour universel que chacune de ces religions prête à
son propre Dieu. Je tiens à préciser, en terminant, qu’il est aisé de constater que
l’attachement profond à des rituels complexes et, ma foi, inutiles, diminue vers un point
zéro lorsqu’on remonte dans le temps, depuis l’Antiquité jus qu’à nos jours, ce qui
laisse présager une découverte éventuelle par l’homme de ce point zéro, à l’intérieur de
lui et finalement lui-même, dans sa divinité occultée.
L’animatrice, nullement démontée, se braque et lance:
— Croyez-vous que vous auriez fait ce que vous appelez cette découverte, n’eût été
de la religion? Vous êtes chrétien, n’est-ce pas?
— Oui, comme je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas chrétien par choix, mais je suis né
dans un pays chrétien effectivement, donc forcément je le suis.
— Oui, on a compris cela. Donc, vous prétendez que vous auriez pu effectuer ce
genre de découverte même sans l’aide et le soutien d’une religion, c’est ce que vous
dites?
— Elles ont eu sans aucun doute leur utilité culturelle, mais nous sommes en plein
troisième millénaire et ces religions sont dorénavant dépassées. Dans certains cas, elles
sont maintenues par la terreur, ajoute-t-il non sans jeter un œil sur le représentant du
Coran. Leur maintien artificiel actuel par une propagande qui sert les intérêts
d’institutions purement humaines n’a rien à voir avec ce que je considère être la volonté
de Dieu. Je crois aussi, madame, que notre connaissance de Dieu est innée et non
acquise.
— De ce que vous considérez? Mais pour qui vous prenez-vous? lance aussitôt le
représentant de l’Église catholique romaine.
Outre la jeune femme théologienne, tous les autres membres du panel se révèlent de
vénérables vieillards portant verres correcteurs et complets relativement ternes. Chacun
arbore un signe distinctif, particulier à sa propre religion. C’est l’évêque catholique qui
prend la parole.
— Votre dynamique s’inspire des critiques populistes sur les pas parfois incertains
d’une église primitive des premiers siècles. Vous allez bientôt ressortir les arguments
démagogiques très confortables concernant les croisades et l’Inquisition, et j’entends
déjà votre énumération des grandes richesses du Vatican, de l’intolérance de l’Église à
l’égard du mariage des prêtres, à l’égard des femmes. J’ai lu votre ouvrage qui reprend
avec malice les propos de saint Paul et de l’Ecclésiaste. Vous faites fausse route, jeune
homme, en vous attaquant de la sorte aux inévitables maladresses, oui, d’une institution
humaine, mais dont les grands principes activent la foi depuis que Christ a livré aux
hommes la parole de Dieu. Je ne vous en veux pas d’être confus et consterné, mais votre
vision se révèle étroite et cette myopie spirituelle sert les intérêts d’un homme qui a
perdu la foi et prétend gouverner sa vie par lui-même. Lorsque Jésus a confié à Pierre
la gouverne de l’Église, il savait très bien que l’apôtre, l’homme, ne saurait être parfait.
Ce n’est pas la foi en l’Église dont il est question ici, mais la foi dans le Christ…
— Mais qui donc êtes-vous, monseigneur, pour ainsi décider que ma foi doit
s’exprimer envers Jésus et non pas Mahomet ou Bouddha? demande Thomas en le
coupant au milieu de sa phrase.
Les autres invités s’agitent, le débat s’intensifie et ils n’ont pas encore eu droit de
parole. L’animatrice intervient:
— Un instant, messieurs, nous avons des règles à suivre. Mgr Thornhill, vous avez
une autre question, c’est à vous.
— Ce ne sera pas une question, mais un commentaire. Je déplore vivement que
l’intelligence très subjective de cet homme serve uniquement à ramener une question
aussi fondamentale qu’est la foi au niveau d’une rhétorique douteuse. Depuis deux mille
ans, le Christ rayonne sur cette planète par l’acte de Rédemption. Nos rituels et nos
croyances, au sein de l’Église catholique, paraissent l’expression la plus sincère qu’un
homme puisse témoigner envers Dieu et envers son Fils unique, qu’importent les
irritants que monsieur ici fait ressortir avec ce cortège de conséquences malicieuses, et
plus encore avec cette adroite comparaison entre un père et son fils. La foi sauve
l’homme, madame, et cet homme a simplement perdu la foi. Il en existe des centaines de
milliers d’autres comme lui qui s’égarent dans cette contemplation rationnelle et
pseudo-scientifique, mais surtout facile puisqu’il s’écarte de tout dogme. Dans son
ouvrage, il pousse l’audace jusqu’à nier la Résurrection de Jésus sous prétexte que les
langes dans le tombeau ont été retrouvés soigneusement pliés.
— C’est complètement ridicule, vous savez très bien que cette remarque… rétorque
Thomas en colère. Mais il est interrompu.
— Messieurs, je vous en prie. Nous aurons un épisode plus large de débat, mais
d’abord, écoutons la Dre Sylvia Armstrong, théologienne.
Châtaine, relativement jeune, elle ressemble un peu à Chloé sous certains aspects.
Elle est très calme et pondérée.
— Je crois qu’il importe de savoir dans quel camp se retrouve ce monsieur. On
semble oublier, en l’accusant par exemple de ne pas avoir la foi, que monsieur s’est
pourtant dit non athée et déiste. La lecture de votre ouvrage se révèle très claire sur ce
point, vous adhérez aux thèses gnostiques, je présume?
— Pas dans le sens d’appartenir à une secte gnostique. Il faudra le préciser, on peut
qualifier mon approche de gnostique, mais je ne suis pas un gnostique, répond Thomas
avec un sourire.
La théologienne reprend aussitôt.
— Ne vous défendez pas, le gnosticisme se définit comme une réalité qui semble
appartenir au passé, mais je reconnais qu’elle puisse resurgir, comme vous le dites, non
pas sous cette appellation, mais au travers de plusieurs courants modernes de la
spiritualité dont effectivement le déisme. La gnose, si vous permettez…? dit-elle tout en
posant son regard sur l’animatrice.
— Je vous en prie, éclairez-nous, lui répond l’animatrice.
— La gnose se définit comme cette capacité qu’a l’homme de connaître Dieu, ce qui
par extension englobe ou rejette les intervenants religieux, en effet. Le gnosticisme se
définit, par contre, comme une doctrine; dès qu’un enseignement se veut une doctrine, il
perd en somme cette qualité intrinsèque qui en fait une forme de gnose. Vous me suivez?
L’animatrice répond:
— Corrigez-moi si je fais fausse route. Ce qui caractérise cet ouvrage consiste en
son inspiration gnostique, c’est-à-dire qu’il prône la capacité que possède l’homme de
connaître Dieu, sans faire appel aux religions et, forcément, à ceux qui en font partie.
C’est bien exact?
— Ce sera suffisant comme définition pour ce qui nous intéresse. Je ne crois pas que
monsieur Thomas ait perdu la foi ou même qu’il soit cynique envers une Église ou une
autre, je n’ai pas perçu cela à tout le moins dans son ouvrage; je crois qu’il se dit
sincèrement convaincu que ni lui ni personne n’a besoin d’une institution humaine pour
l’amener à Dieu. Par contre, il commet une grave erreur, à mon avis, lorsqu’il cherche à
prouver son point en s’attaquant aux fondements du sacré, tant du judaïsme que du
christianisme ou de l’islam. C’est une stratégie qui oblige, comme on le voit bien ici,
chacun à se braquer et à se retrancher derrière les certitudes de sa propre foi. Il me
semble que proposer sa vision personnelle des mérites, s’il y en a, de la gnose ou du
déisme aurait eu un impact moins négatif et dépréciateur. Mais ce faisant, je m’attaque
alors à la forme, à sa rhétorique et non au fond même de sa démarche qui, en elle-même,
n’a rien de répréhensible.
Thomas apprécie grandement ces propos et y répond avec calme et assurance.
— C’est mon expérience dans le journalisme qui m’a conduit à adopter cette
rhétorique sensiblement agressive, trop sans doute, j’en conviens. Effectivement, au-
delà des définitions littérales de la gnose, mon credo s’articule autour du principe que
nous sommes l’expression vivante de la volonté de Dieu et de notre lien affectif, si je
puis dire, d’où mon déisme.
— Ne soyez pas évasif cependant, Thomas, vous allez beaucoup plus loin. Vous
affirmez en page 267 que nous sommes Dieu, que nous sommes non pas les enfants de
Dieu, non pas ses créatures, mais le Créateur, et je cite: «Je suis le Créateur à la
recherche de lui-même dans les facettes infinies de la matière jusqu’au retour à la
Source.» Ce n’est plus de la gnose au sens du terme, vous lui avez même donné un nom:
vous dites que c’est de l’anthropodéisme.
— C’est exact, mais laissez-moi terminer. J’en suis simplement à vous expliquer
mon approche, dépréciatrice comme vous l’avez dit. Je connais la réaction des gens
devant les informations, les actualités et tout ce qu’ils reçoivent, c’est mon métier. Ils
ont un esprit critique très développé et préfèrent de loin faire un choix entre deux ou
plusieurs versions d’une vérité que de faire face au rejet ou à l’acceptation immédiate
d’une seule donnée. Cela dit, j’affirme effectivement que nous sommes Dieu, enfoui
dans la matière…
Il allait poursuivre, mais est interrompu par le rabbin Stornberg, furieux.
— Je ne peux pas supporter entendre de tels blasphèmes. Je ne tomberai certes pas
dans le piège que vous auriez pu nous tendre en nous obligeant à défendre nos
croyances respectives, à savoir qui des juifs, des chrétiens ou des musulmans possèdent
la vérité, mais cette fois vous allez trop loin. Prétendre que l’homme, un pécheur
invétéré, un être imparfait jusque dans la moindre de ses cellules, un animal en
certaines occasions comme on le voit tous les jours dans cette actualité à laquelle vous
faites allusion, est Dieu lui-même constitue une insupportable déclaration qu’aucun
d’entre nous ici ne peut endosser, et ce, malgré nos divergences théologiques.
— Vous avez entièrement raison, c’est de l’hérésie pure et simple, renchérit Mgr
Thornhill. Et je ne comprends pas, Dre Armstrong, comment vous pouvez donner votre
aval, même subtil, à pareille fantaisie, lance l’évêque en direction de la théologienne.
— Je ne donne mon aval à rien, monseigneur, je comprends simplement en quoi
consiste sa démarche, mais je refuse de juger sur le banc et personne ici n’a de droit
divin sur quiconque.
— Vous refusez de juger quoi? lance de plus en plus irrité le rabbin.
— Attendez. S’il vous plaît, j’aimerais qu’on donne à monsieur Al-Hibri l’occasion
de s’exprimer, fait l’animatrice, sa main flottant au-dessus de sa tête.
Ce qu’il fait aussitôt.
— Thomas, vous permettez que je vous appelle Thomas?
— Bien sûr, répond ce dernier calmement.
— Thomas, vous me paraissez un homme très intelligent, très observateur et votre
sens critique semble également très élevé. Mettons donc ces qualités à l’épreuve dans
une tout autre perspective. Vous avez parlé du soufisme et vous avez raison de
mentionner qu’il s’agit d’une branche mystique de l’islam, et bien que le soufisme ne
fasse nullement l’unanimité, le soufi reconnaît certains aspects de votre philosophie. Je
cite un passage ici de votre livre.
«Il n’existe qu’une seule vérité, la véritable connaissance de notre être, intérieur et
extérieur, qui est l’essence de toute sagesse.
«Harat Ali dit: “Connais-toi toi-même et tu connaîtras Dieu.” Se connaître, c’est
connaître Dieu. Et cela répond alors aux questions usuelles: Pourquoi suis-je ici? Ai-je
existé avant d’être conscient de ma présente existence? Qu’étais-je avant d’exister?»
Les questions sont innombrables et les réponses reviennent toujours à cette même
vérité: se connaître, c’est connaître Dieu. Le soufisme n’est pas une gnose islamique;
toutefois, la notion du Je divin n’est pas exprimée ici, mais elle s’en rapproche
beaucoup plus que la notion de l’enfant de Dieu qui vit dans la crainte et la terreur de
son Père.
«Il n’existe qu’une seule voie, l’annihilation du faux ego, ce qui permet au mortel
d’atteindre l’immortalité en quoi réside toute perfection.
«Comme Iqbal dit: “J’étais à la poursuite de mon moi: j’étais le voyageur et je suis
la destination.”»
Il venait de terminer la lecture des extraits du livre de Thomas.
— Voilà de très beaux passages et qui laissent néanmoins beaucoup de manœuvres
quant à leur interprétation, poursuit le spécialiste du Coran. Mes distingués collègues
pourraient reprendre à leur compte ces citations avec un certain succès. S’inspirer du
soufisme n’est certes pas un crime, se méprendre sur le sens exact de ces mots n’en est
pas un davantage, mais je vous demande, Thomas, et je pèse mes mots, en supposant
que vous soyez dans le vrai (il lève la main en signe de protestation devant la réaction
des autres invités) – j’ai bien dit en supposant –, croyez-vous qu’il soit sage de révéler
à tous les hommes, qui baignent dans les ténèbres du mal, de la chair, du crime, de
l’orgueil et de l’égoïsme, de leur révéler qu’ils sont Dieu? N’y a-t-il pas un danger, une
menace bien évidente? Comment agiraient tous ces hommes si, du jour au lendemain, ils
trahissaient leur foi en piétinant les églises, les mosquées, les synagogues et les temples
parce qu’ils sont Dieu? Comment agiraient-ils en devenant soudainement indépendants?
Sans aucun compte à rendre à personne? N’êtes-vous pas allé trop loin, que vous ayez,
cette fois, tort ou raison?
Thomas ne peut contester cette manière de voir les choses. Il se confronte au cercle
vicieux de la réponse affirmative ou négative, chacune d’elles pouvant le propulser
dans une voie sans issue. Il aimerait songer à sa réponse, bénéficier de plus de temps. Il
plonge donc, incertain, dans l’eau troublée, sans savoir s’il va s’y fracasser le cou ou
pas.
— La crainte que vous entretenez se loge-t-elle à l’enseigne de la liberté? Craignez-
vous de voir l’homme se libérer du carcan des religions et devenir un monstre déchaîné,
ou simplement de perdre le contrôle que vous maintenez sur lui depuis des millénaires?
Je crois de toute manière que certains se déchaînent comme des monstres actuellement
au nom de leur religion, vous ne trouvez pas?
— Le comportement actuel des humains n’est-il pas la meilleure réponse à cette
question, Thomas?
— Les massacres, les tueries, le terrorisme et nombre de guerres ne sont-ils pas
encore le fruit pernicieux de la rivalité religieuse?
Mgr Thornhill saute dans la mêlée.
— Vous utilisez encore cet aspect fautif que tous reconnaissent, incluant Sa Sainteté
le pape. Voilà une série d’attaques sournoises sur l’homme et ses faiblesses connues;
quand donc parviendrez-vous à distinguer la foi de la simple adhésion par plusieurs à
des croyances qui servent leurs intérêts? Ce ne sont souvent que des prétextes et vous ne
l’ignorez pas. Le chrétien s’élève dans le Christ, il écoute sa parole et baigne dans sa
lumière, c’est la raison d’être de l’Église et c’est ce rôle que vous méprisez en utilisant
ces images fortes. C’est de la malhonnêteté intellectuelle, monsieur, et les vraies gens
de Dieu, tant juifs que musulmans, voient clair dans votre jeu et ne se laisseront pas
berner si aisément.
Thomas répond très calmement, mais avec fermeté.
— Et si les vraies gens de Dieu, comme vous les appelez, se révélaient ceux qui
précisément désertent vos églises pour chercher une autre voie, dans ces innombrables
sectes qui surgissent partout depuis plus de vingt ans?
— Des gens comme vous se rendent coupables de proposer ces autres formes
d’hérésie qui les égarent. Cet égarement se révèle temporaire, sachez-le, ils reviennent
à Jésus de plus en plus, ne vous faites pas d’illusion! Ces sectes auxquelles vous faites
allusion perdent jour après jour des milliers d’adeptes qui se font simplement
remplacer par d’autres curieux…
— J’aimerais justement rappeler les résultats d’une commission d’enquête sur les
sectes dont la Dre Armstrong a fait partie, si je ne m’abuse? lance Thomas en
brandissant un document.
Elle hoche la tête.
Il a été démontré que le piège sectaire se résume en cinq caractéristiques
fondamentales24: (1) la venue prochaine d’une fin du monde, (2) la promesse d’être
sauvé si on adhère à leur système de croyances, (3) l’existence d’un leader
charismatique ou d’un gourou, (4) la punition qui s’ensuit si on quitte la secte ou les
conséquences fâcheuses qui en résultent et (5) l’abandon par le membre de sa famille et
de ses biens au profit de la secte. Sont-ce là les conclusions, Dre Armstrong?
— Ce n’est pas le texte exact, mais dans l’essence vous avez bien résumé nos
conclusions, fait la Dre Armstrong, imperturbable.
Thomas attaque aussitôt.
— Très bien. Monseigneur, l’Église catholique romaine n’endosset-elle pas les
prophéties de l’Apocalypse de Jean et celles de Jésus dans Matthieu? N’est-ce pas là la
prédiction prochaine d’une fin du monde? La Résurrection, que vous appelez l’acte de
Rédemption, le sacrifice du Fils unique de Dieu, n’est-elle pas la promesse d’être
sauvé? Sa Sainteté le pape n’est-il pas le leader charismatique de votre religion, le
seul, soit dit en passant, qui existe puisqu’un tel leader n’existe nulle part ailleurs, dans
aucune autre religion, même au sein de la chrétienté? N’est-il pas dit qu’il est
infaillible? Que hors de l’Église, point de salut? N’est-ce pas là une conséquence
fâcheuse de l’abandon du catholicisme? Et finalement, cette fois j’en conviens de façon
moindre pour les fidèles, mais certes pas pour les adhérents à la prêtrise, n’est-il pas
évident que l’interdiction de fonder une famille, le vœu de pauvreté au profit de
l’Église soient l’équivalent de l’abandon de ses biens et de sa famille? L’Église
catholique n’estelle pas la plus importante secte religieuse qui soit, monseigneur?
Cette remarque fait bondir l’interlocuteur de Thomas.
L’émission se poursuit sur ce ton pendant une autre heure, très longue et ponctuée
d’expressions allant du sacrilège au blasphème, le combat le plus virulent provenant
bien sûr de cette confrontation entre Thomas et Mgr Albert Thornhill. Tous les
arguments sont utilisés tour à tour. On parle longuement de la Genèse, sorte de roman-
fleuve d’une famille dysfonctionnelle, mais qui permet à l’homme de s’identifier. Il est
dit que Dieu étant Dieu, il n’a que faire des détracteurs et des ignorants. L’inévitable
piège dans lequel craint de tomber le rabbin se révèle tel quel, dès lors qu’en oubliant
Thomas chacun y va des mérites de sa propre religion. Puis, de manière unanime, sauf
peut-être la Dre Sylvia Armstrong et le spécialiste du Coran, un non-musulman faut-il le
préciser, chacun fait de Thomas la bête à sacrifier sur l’autel sanglant.
Lorsqu’il est temps de mettre un terme à la diffusion en direct, plusieurs spectateurs
en salle manifestent leur désaveu des propos de Thomas; il faut l’intervention des
services de sécurité pour lui permettre d’éviter les nombreux manifestants qui se
massent sur place à l’entrée de l’édifice abritant le réseau national de télévision.
Thomas et Chloé quittent l’édifice par la porte arrière sans être inquiétés. Thomas,
épuisé, vide de toute énergie et profondément las, comprend alors que le signal de se
retirer vient de retentir.
Cette émission de télévision amène Thomas à mettre un terme à ses activités. J’ai
assez donné, je suis en train de me ruiner la santé. Que d’autres prennent la relève, je
me retire. Il sent qu’un vent d’intolérance et d’impatience souffle dans ses voiles, et la
direction que prend son navire ressemble davantage à des écueils qu’à un rivage
agréable.
En somme, Thomas et Chloé terminent un pèlerinage sur les chemins rocailleux de la
confrontation permanente entre les différents niveaux de conscience que représente
l’ensemble de multiples individus au sein d’une communauté. Thomas, en particulier,
essuie depuis des années le feu de la controverse publique et ne parvient pas encore à
ce jour à composer aisément avec la bêtise et la médiocrité côtoyant de si près la grâce
et la dignité. Il vient de découvrir comment le comportement d’une masse épouse
parfaitement celui du plus médiocre de ses constituants. Épuisé, vanné, il juge le
sacrifice utile, mais le considère maintenant comme terminé.

24. Document authentique publié dans le journal Le Monde vers la fin des années 80.
34

L’eau paraît si limpide que, du haut de l’immense paquebot de croisière, on voit tout au
fond les algues et les amas rocheux au travers desquels nagent paisiblement des bancs
de poissons multicolores. Ils viennent d’atteindre le dernier port de leur voyage.
Thomas et Chloé ont choisi de faire cette croisière d’une semaine et de la terminer à
Sainte-Croix, dans les Caraïbes, où ils ont fait l’acquisition d’une propriété en
montagne. Thomas a remis sa démission du journal afin de bénéficier d’une retraite
qu’il estime parfaitement méritée.
Il approche maintenant la soixantaine et il ne veut plus vivre dans ce pays, préférant
le calme et la chaleur des Antilles. Sa situation financière couplée à celle de Chloé leur
permet de s’évader et de vivre confortablement pour les trente prochaines années. Il
s’amuse souvent à dire: À quatre-vingt-un ans, je devrai me remettre au boulot. Pour
Chloé, cela se traduit par la fin d’un long processus au cours duquel elle a dû subir, à
l’occasion, les absences prolongées de Thomas, ses violentes sautes d’humeur, ses
doutes et ses angoisses.
Thomas s’est endurci, il s’est intériorisé et ne parle plus autant. Il peut s’enfermer
des jours durant comme une huître qui ne veut livrer sa perle. Cette retraite s’annonce
donc pour Chloé une véritable bénédiction, d’autant plus que déjà, en croisière, Thomas
a commencé à démontrer qu’il reprend la maîtrise de sa vie. Leur résidence toute
blanche trône à flanc de montagne avec vue sur l’ouest. Entièrement construite de
ciment et de béton, en raison du nouveau code de bâtiment, pour contrer les dommages
excessifs causés par une recrudescence d’ouragans de forte envergure, l’aménagement
paysager compense fort joliment. Des bougainvilliers se bousculent un peu partout
comme des arbustes sauvages, d’énormes poteries blanches supportent d’autres massifs
fleuris pleins d’orgueil et une piscine offre son eau de mer aux usagers souvent
contraints de se rafraîchir, particulièrement l’été. Bien que les pièces maîtresses de la
maison aient été conçues à l’abri des intempéries, Thomas a fait ajouter des volets
d’acier en cas de tempête. Toute la surface restante de la résidence s’offre aux quatre
vents, dont une immense salle à manger. Contrairement à l’usage en cours dans les îles,
Thomas a fait creuser un sous-sol où il a aménagé sa cave à vin et un système
d’épuration d’eau pour son collecteur de pluie, aussi performant que sophistiqué. Il y
entrepose également une collection de petites peintures rupestres datant de plus de 40
000 ans, acquises à prix d’or auprès d’un marchand d’art pas très scrupuleux. Thomas
se révèle obsédé par ces peintures, une passion étrange survenue il y a cinq ans environ
lorsqu’il avait reçu de la veuve du Dr Sheilter un ouvrage vieillot que ce dernier avait
remisé à son intention et qu’elle avait complètement oublié.
Cela fait déjà plusieurs années que Noémie les a quittés. Elle a finalement été
remplacée – Chloé déteste cette expression – par une autre petite chienne, fruit du même
lignage de golden que Noémie. Thomas et Chloé ont choisi de lui donner le même nom
tant elle ressemble à Noémie. La nouvelle Noémie, déjà très adulte dans son
comportement, a fait le trajet en avion et dès qu’elle a reniflé son nouvel univers, elle
l’a aussitôt adopté, comme ses maîtres trop heureux d’être isolés des remous urbains.
Leurs projets d’avenir se limitent à épouser la philosophie du farniente, sans autre
préoccupation que celle d’accueillir leurs amis. À cette fin, leur résidence comporte
trois chambres spécialement aménagées pour les recevoir. Denzel et sa femme Juanita,
tous deux Noirs, lui dans la cinquantaine avancée, elle de la République dominicaine et
beaucoup plus jeune, résidant à Frederiksted, font office de domestiques.
Une grande amitié ne tarde pas à se manifester entre les deux couples, et le bonheur,
comme le soleil des tropiques, semble vraiment se lever sur l’horizon de leur nouvelle
existence. Ils vivent à proximité de cette même ville de Frederiksted, ainsi nommée par
les Danois qui avaient occupé l’île au 18e siècle. La forêt vierge de quinze acres tout à
côté du barrage hydroélectrique Creque leur est accessible par la Mahogany Road
jonchée de ces grands arbres d’acajou, ces cèdres jaunes et ces étranges langues de
mère appelées aussi arbres du Tibet. Ils ont choisi cette île parmi toutes les autres en
raison de sa gestion gouvernementale stable, Sainte-Croix étant la plus grande des îles
Vierges américaines, située à soixante-dix milles nautiques de Porto Rico et par la voie
des airs à quelque deux mille huit cent seize kilomètres de leur ancien monde plus au
nord.
35

Monak, Ahsta, et Goav se tiennent en face d’un des plus glorieux Êtres de lumière qui
soient. L’aura d’un violet profond les englobe tous. Derrière eux se massent une
myriade d’Esprits. Ariel a un message pour tous.
— J’apporte à chacun d’entre vous ce message de la Divine Mère. Le temps
approche sur Terre pour que se manifeste sa volonté dans toute sa gloire. Cette planète
va bientôt entrer dans une zone de très fortes turbulences comme jamais cela ne s’est
produit durant toute son histoire. Il en résultera pour la Terre un éveil brutal qui
entraînera de profondes modifications. Nous savons tous que plusieurs des nôtres ont
accepté l’incarnation dans des circonstances qui seront perçues par leur personnalité
humaine comme une grande tragédie. Il y aura de très nombreuses pertes de vies
humaines.
C’est un sacrifice qu’ils ont accepté avec grâce et nous les accueillerons tous en
notre sein après cet exil dans la chair. Ils seront aussitôt assistés par tous les
superviseurs, les conseillers de conscience, les guides et les Esprits du service. Leur
processus de réanimation sera dès lors grandement simplifié et très rapidement ces
jeunes Esprits seront à nouveau près de nous. La Terre ne sera plus jamais considérée
dans cette partie de l’Univers comme la planète de Bel et sera entièrement et à jamais
libérée de l’influence unique de la dynamique spirituelle d’Orion.
D’autres sphères identiques joueront ce rôle, mais cela n’est pas à l’ordre du jour.
La Terre ne souffrira plus.
Un immense cri d’allégresse ébranle toute cette dimension et Ariel laisse passer la
colossale vague d’énergie qu’elle engendre. Puis, il reprend la parole.
— Le temps approche pour chacun d’entre vous de réclamer votre héritage. Vous
accumulez tous un très grand nombre de vies passées sur Terre et ailleurs; c’est par ce
don exceptionnel de votre liberté que vous avez permis à la Terre et à ses habitants de
survivre loyalement jusqu’à ce point Oméga de son histoire. La Divine Mère a parlé,
vous n’aurez pas à traverser le fleuve de l’oubli, le Styx comme l’ont appelé les
hommes durant des millénaires. Vos personnalités humaines seront préservées de la
mort inéluctable que provoquera sur Terre l’agitation de proportion cosmique qui se
produira bientôt. Vous serez transférés sur un monde identique à la Terre, puis peu à peu
vous serez altérés avec l’aide de nos frères du Grand Domaine, et graduellement votre
conscience humaine s’unira à votre conscience d’Esprit d’une manière telle que peu
d’entre nous ont connue.
Ma tâche sera de vous assister dans ce processus remarquable. Nous vivons des
moments extraordinaires et merveilleux. Pour l’une des premières fois, ici dans cet
univers, des êtres de la troisième dimension passeront directement dans la nôtre sur une
échelle de temps qu’ils seront en mesure d’apprécier. Ils seront accueillis par
Matrayiana, un de ceux qui, jadis, ont modifié au fil du temps l’évolution de la
conscience et l’éclosion de leur éveil. C’est ensemble, vous et cette personne humaine
que vous incarnez, que vous parviendrez à pénétrer dans sa lumière. Que la volonté de
la Divine Mère s’accomplisse…
Il se tait, laisse planer un très long silence, puis d’une voix forte lance:
«Maintenant!»
36

Les premiers signes avant-coureurs d’un événement majeur ont l’effet d’une bombe.
C’est en allumant le téléviseur pour les actualités que Chloé pousse un petit cri qui
alerte Thomas et Denzel, aux prises avec le carburateur de l’un des véhicules. Ils se
retrouvent devant l’écran LED qui projette de véritables scènes d’horreur. Sur un fond
de flammes, de magma en fusion et de gigantesques colonnes de fumée grise, la voix du
commentateur tombe comme une sentence.
«Depuis déjà trois mois, les observateurs du United States Geological Survey
craignent que les premières éruptions du Metis Shoal au Tonga, du Fernandina dans les
îles Galápagos et du Hosho à Kyushu, au Japon, ne soient qu’une prémisse des
événements que nous traversons aujourd’hui. La scène qui se déroule devant vos yeux
est la transmission en direct de l’éruption massive du Vésuve près de Naples. Après
avoir montré des premiers signes inquiétants il y a trois semaines, c’est contre toutes
leurs prévisions que les experts ont, tout comme vous, observé ce matin l’éclatement du
sommet du Vésuve, celui-là même qui a détruit Pompéi en 79 av. J.-C. Les autorités
napolitaines estiment que des centaines de milliers de corps demeurent enfouis sous les
cendres d’une éruption pyroclastique aux proportions apocalyptiques. Ces chiffres
préliminaires n’autorisent personne à s’avancer sur la dimension réelle de la
catastrophe.»
Des parasites apparaissent sur l’écran et le son devient presque inaudible, puis
l’image se reforme au grand soulagement des quatre.
«Une évacuation s’est amorcée depuis le début de l’éruption, mais dans un désordre
qui fait craindre le pire. Nous reviendrons à ce reportage dramatique sur l’éruption du
Vésuve, mais d’abord de notre bureau à Los Angeles, voici Milna Barry.»
Thomas se maudit d’avoir boudé le téléviseur depuis le début de la semaine. La
seule idée de descendre en ville ne l’ayant pas effleuré et Denzel ne possédant pas cet
appareil chez lui, ils ignorent tout des événements bouleversants qui s’étalent sur le
petit écran. Et dire que tout cela semble s’être déclenché en quelques jours, puisque la
semaine dernière, en faisant les courses, personne au village ne semblait s’attarder aux
nouvelles à la télévision.
Déjà, depuis plusieurs mois, une guerre sanglante faisait rage au cœur du Moyen-
Orient. Le monde, consterné par le simulacre d’un retour des atrocités nazies de la
Seconde Guerre mondiale, s’avouait impuissant devant l’escalade de la violence
meurtrière d’une guerre à finir entre les opposants du califat d’El Al, alimentés par un
fanatisme qui leur soulevait le cœur. Ils ne comprenaient pas. En croisière, ils avaient
eu vent de l’ouverture de nouveaux fronts impliquant d’autres pays et depuis, le spectre
d’une Troisième Guerre mondiale se frayait un chemin d’épines jusqu’à leur
conscience. Parvenus à Sainte-Croix, ils avaient pris connaissance par un journal local
de l’utilisation d’une première arme nucléaire stratégique, par l’ennemi juré des forces
de l’OTAN. Dès cet instant pathétique, ils avaient renoncé à ces images d’horreur
causées par l’homme.
Mais cette fois, la révolte provenait de la nature elle-même, comme pour rappeler à
l’ordre ses enfants. La Terre rugissait sa colère et les conséquences ne pouvaient être
qu’inévitables et irréversibles.
«Merci, Dan. Ici, au centre de l’USGS, c’est la consternation la plus totale. Aucun
expert n’a été en mesure d’expliquer les événements des derniers jours. Au Cameroun,
le mont du même nom vient d’entrer également dans une violente éruption, puis le
Popocatepetl au Mexique, le redoutable Krakatau en Indonésie, l’Etna en Sicile et le
Pacaya au Guatemala. La liste de volcans qui entrent en éruption n’a cessé de s’allonger
encore et… attendez… on me remet une dépêche.»
La reporter s’efforce de ne pas montrer sa vive inquiétude, mais en vain.
«Mon Dieu, je viens tout juste d’apprendre que d’autres volcans viennent d’entrer en
éruption, au Japon, en Russie et dans les îles Mariannes. Il s’agit du Adatara à Honshu,
du Kliuchevskoi et du Ruby Seamount. On signale également de violents tremblements
de terre dans les lignes de fractures situées à proximité de ces volcans, la formation de
tsunamis au large d’Hawaii, mais dont l’importance demeure encore inconnue; ici
même, à Los Angeles, le sol a tremblé il y a quelques minutes. Dan, c’est à vous. Ici
Milna Barry, près du quartier général du United States Geological Survey de Los
Angeles. N
Thomas baisse légèrement le son. L’anxiété le gagne.
— Ça y est, c’est parti! Je crois que nous aurions intérêt à communiquer avec la
police pour savoir ce qu’il en est. Cette petite île ne survivrait pas longtemps à un raz
de marée ou à un important tremblement de terre.
Chloé contrôle parfaitement ses émotions et calme Juanita qui semble aux abois.
Denzel l’emmène à l’extérieur en lui parlant espagnol.
— Tu crois que nous devrions partir? On ne sera pas les seuls à penser de cette
façon, Thomas, l’aéroport va être submergé de monde, lui fait part Chloé le plus
calmement du monde. Il faut être réaliste, les îles Vierges, ce ne sont pas les Rocheuses!
C’est alors que Thomas s’immobilise. Son visage crispé se détend. Il fait quelques
pas vers la petite table de verre, prend la télécommande et ferme le volume du
téléviseur. Il attend quelques instants.
— Tu ne vas pas me croire, Chloé, mais je pense que c’est ici, malgré tout, que nous
sommes en sécurité.
Il serre contre lui une petite peinture ancienne illustrant le travail d’un homme de
Cro-Magnon, un cadeau précieux qu’il ne tient pas à perdre. Son calme soudain, voire
son inquiétante indifférence, trouble Chloé.
— Tu crois qu’un raz de marée n’atteindra pas la montagne, que nous sommes assez
élevés? demande-t-elle légèrement anxieuse tout en prenant siège devant lui, les coudes
sur ses genoux relevés.
— Ce n’est pas ce que je pense, mais pour tout dire, je n’ai aucune raison de nous
croire en sécurité, je n’ai juste pas le goût de quitter ni cette île ni cette maison. Je n’ai
pas envie de fuir, de chercher à sauver ma peau, je ne sais pas… C’est peut-être
ridicule, mais je suis bien ici avec toi, alors si nous devons y passer… Et toi?
Elle fait une moue et lève les bras en les laissant retomber.
— Ouais, tu as raison. Partir où, de toute manière? Certainement pas en Italie, au
Japon ou même en Californie. Chez nous, au pays, il fait –25; si j’ai à mourir d’une
tragédie, autant que ce soit au chaud sous le soleil que là-bas, emmitouflée dans une
grosse laine! Au moins, ici, un bon gros tsunami d’eau bien chaude vaut mieux encore
qu’une tonne de rochers sur la tête. Il y a quelques années, j’aurais hurlé de m’entendre
parler de la sorte, mais là? Non. Tu sais quoi? Je me fous de ce qui va se passer. Tu as
raison, moi aussi je suis bien ici avec toi.
Elle le rejoint sur le canapé et se blottit dans ses bras. De toute façon, tant qu’à y
passer, faisons-le comme ça, enlacés comme des ados. J’aime ça. Ça manque de
rouge, par contre, cette histoire. Je vais ouvrir cette fichue bouteille de 82, ce
Château Margaux, un cadeau de je ne sais plus qui…
Durant toute la journée et même une grande partie de la nuit, ils demeurent silencieux
dehors. Avec à peine le son du téléviseur, ils se sentent passifs et impuissants devant
l’écroulement du monde sous leurs pieds.
On dénombre maintenant plus de 235 volcans en éruption, comme si la chaîne de feu
venait littéralement d’exploser. Les tremblements de terre se font sentir partout,
augmentant d’intensité par endroits au point d’atteindre 9,5 sur l’échelle de Richter en
Bolivie, tuant là aussi des centaines de milliers de gens, 8,5 au Québec le long de la
vallée du Saint-Laurent jusqu’aux grands projets hydroélectriques du Nord qui cessent
aussitôt de fonctionner, plongeant toute la province et une partie du Nord-Est américain
dans le noir. Cela cause une panique qui échappe à tout contrôle. Finalement, ils
apprennent que deux séismes de magnitude 8,7 et 9,2 ont frappé non seulement à deux
endroits différents le long de la faille Andreas en Californie, mais également sous les
Grands Lacs. Puis, c’est Rome, Buenos Aires, Mexico. L’information se diffuse à une
telle vitesse que pour une fois les événements les dépassent, brossant un véritable
tableau de fin du monde, une expression à peine exagérée.
Ensuite, leur maison est brusquement plongée dans le noir. Tous réagissent fortement,
comme si l’inéluctable destin venait de s’abattre sur eux. Le silence finit par s’établir.
Thomas met en marche la génératrice de secours: à son grand étonnement, l’image du
téléviseur ne diffuse que des parasites. Il vérifie l’antenne parabolique, change de
bande satellite, mais rien n’y fait. La radio en panne n’améliore pas la situation.
C’est alors que Thomas remarque les aiguilles de sa montre qui tournent à toute
vitesse, puis la génératrice qui vient tout juste de lâcher à son tour. Jurant contre la
technologie moderne, ne pouvant expliquer pourquoi une génératrice peut ainsi
s’arrêter, il avise Denzel, impuissant, et se rue vers l’extérieur. Pas une seule lumière ne
trouble la cristalline profondeur du magnifique ciel d’encre. Le silence subit à peine la
rumeur de la ville plus bas, à quelques kilomètres de sa résidence. Noémie gémit en
secouant la tête.
— On dirait qu’il y a un champ électromagnétique puissant qui a tout arrêté. Chloé?
Tu le ressens? Regarde, crie-t-il presque avec amusement, alors que tous les deux sont
avec Noémie à l’extérieur. Mon poil se hérisse sur les bras et regarde Noémie, elle a
l’air d’un gros chat…
Ils demeurent ainsi quelque temps dans l’obscurité, entrelacés, puis choisissent
d’aller dormir après avoir rassuré Denzel et Juanita, leur répétant que tout allait très
bien et qu’ils n’étaient pas en danger. Épouvantable mensonge, mais il valait mieux cela
que de les rendre fous avec des comportements d’apeurés qui se jettent partout sans but
précis.
37

Il doit être quatre heures du matin, mais Thomas n’a aucune manière de vérifier. Des
coups contre les volets d’acier, fermés par précaution en cas de pillage, viennent de le
sortir de son sommeil. Dès qu’il met les pieds sur le sol froid, il s’en remémore
quelques bribes. Il n’y a rien de précis, mais ces coups portés semblent en être la
continuation. Il sait qu’il doit aller répondre, ouvrir les volets, malgré les jappements
incessants de Noémie. Chloé se lève aussi, enfile le peignoir de Thomas par erreur et le
suit avec un air légèrement inquiet, mais sans plus.
Les voix de l’autre côté du volet, assez rassurantes, semblent indiquer qu’il s’agit de
policiers. Un peu inquiet malgré tout, mais déterminé, Thomas ouvre la porte et est
aussitôt aveuglé par une lampe de poche. Il distingue le képi des policiers et la bande
jaune sur la couture de leurs pantalons. L’homme devant lui, malgré l’étonnante activité
derrière lui, les gyrophares, les officiers qui courent et les puissantes lumières des
hélicoptères, affiche un air calme. Ils apprennent alors qu’ils n’ont que quelques
minutes pour se préparer. L’ordre a été donné par les autorités d’évacuer toute l’île. Un
tsunami gigantesque va frapper l’ensemble de la portion sud des Caraïbes d’ici
quelques heures. Une secousse tellurique de magnitude impensable, pouvant même
dépasser les limites de 10 sur l’échelle de Richter, s’est produite sous le plancher
océanique à quelques kilomètres au nord de Caracas, détruisant la ville en entier avec
tous ses habitants. Ils apprennent ces nouvelles en même temps qu’ils se dirigent vers la
chambre de Denzel et Juanita, demeurés avec eux pour y passer la nuit. D’abord étonné
de voir qu’on avait pu organiser si rapidement des secours, Thomas comprend pourquoi
lorsqu’il voit que sa montre se met à fonctionner adéquatement et que l’électricité
semble être rétablie.
Les préparatifs ont donc eu lieu pendant leur sommeil. Tous s’habillent en hâte, ne
prenant presque rien comme bagages. Ils sortent en trombe et voient un autocar de
touristes qui attend. Noémie se joint à eux et Thomas s’immobilise en face de l’officier
qui lui sourit en désignant l’animal. Noémie peut les accompagner, à son grand
soulagement. Traitement VIP, se dit Thomas en montant à bord du luxueux véhicule
dans lequel de nombreuses personnes s’agglutinent tant bien que mal. Le véhicule
s’ébranle et négocie la pente raide de la montagne à une vitesse que Thomas estime un
peu trop rapide, mais un tsunami qui vous projette à près de 300 kilomètres à l’heure
autour d’un palmier n’étant certes pas plus rassurant, pense-t-il, il garde pour lui ses
commentaires.
En moins de dix minutes, ils sont rendus sur le tarmac. De nombreux avions de type
747, moteurs à plein régime, gonflent leurs muscles et accueillent les voyageurs par
centaines. Il n’y a aucune attente. Thomas ne peut s’empêcher de confier à Chloé son
admiration pour ceux et celles qui ont mis en place cette logistique, vraisemblablement
dans des conditions épouvantables. Il tente bien de savoir vers quelle destination se
dirige l’appareil, mais il n’obtient aucune réponse. Il a l’impression d’avoir entendu À
la maison, mais il met cette réponse saugrenue sur le compte d’un fantasme de son
esprit surexcité. La Floride doit sans doute constituer leur destination jusqu’à des
centres moins exposés aux tsunamis, mais où? Thomas et Chloé sont dirigés vers
l’arrière, tandis que Denzel et Juanita demeurent à l’avant. Ils s’envoient la main et
s’installent.
38

Thomas regarde par le hublot. Des dizaines d’avions s’alignent sur la piste et des
autocars arrivent de partout. Leur nombre se révèle impressionnant, mais ce ne sera
jamais assez pour vider l’île tout entière en si peu de temps. Sa montre indique 8 h,
mais en raison de l’orage magnétique, il ne s’y fie qu’avec réserve. Il ressent une légère
secousse. Personne ne les avise des procédures habituelles; l’avion se déplace
lentement, en douceur. Chloé, habituellement nerveuse et inquiète en avion, semble
absorbée dans ses pensées. Elle fixe droit devant elle le visage d’un passager. Un
Chinois. Thomas n’y fait pas attention et ferme les yeux. Il croit sentir qu’on décolle,
mais demeure les yeux clos. Il sent Noémie poser sa tête sur son pied et s’amuse à la
faire danser légèrement.
Les minutes passent, puis une première heure, une deuxième heure. Thomas fixe le
ciel noir comme de l’encre, aucune étoile visible. C’est à ce moment qu’il comprend
que quelque chose ne va pas.
— Il n’y a pas de ciel, dit-il à Chloé qui ne l’entend pas. Chloé, Chloé, réveille-toi,
bon sang!
Elle tourne son visage, puis cligne des yeux plusieurs fois en bâillant.
— Tu dis quoi? demande-t-elle avec une drôle de voix, engourdie comme sous
l’effet d’un narcotique.
— J’ai dit: Il n’y a pas de ciel.
Elle tourne lascivement la tête vers le hublot.
— Ah! On vole dans quoi dans ce cas, de la mélasse?
— Ça en a la couleur en tout cas.
— Hum, fait-elle. Thomas?
— Oui?
— Il n’y a pas de ceinture à mon siège, dit-elle en haussant les épaules.
— Le mien non plus n’en a pas. Regarde le hublot, il n’est plus… regarde. Tu as vu
la fenêtre?
— Oui, elle est grande, elle va jusqu’au plancher. C’est rare, hein?
— C’est rare? Tu veux rire? Ça n’existe pas, des fenêtres d’avion et des sièges sans
ceinture, c’est contre tous les règlements de la machine aéronautique. Je me sens tout
drôle, pas toi?
— J’ai soif.
— Attends, je vais demander un peu d’eau à l’agent de bord.
Il se tourne et voit aussitôt s’approcher une personne avec deux grands verres d’eau
minérale, dont un légèrement teinté de jus rouge qu’il hume aussitôt.
— Eh bien, de la canneberge, comme tu l’aimes, dit-il en donnant ce verre à Chloé.
Puis, il remercie la dame. Elle porte un uniforme gris, un petit calot et de très grands
verres fumés.
— Tu as goûté? C’est fou, hein, c’est ton mélange préféré, fait-il avec un sourire
qu’il sait niais un peu.
— Oui, c’est gentil, service rapide, répond Chloé, les yeux à demi clos et tenant son
verre presque vide.
— C’est le moins qu’on puisse dire, je n’ai rien demandé, précise-t-il en faisant une
drôle de grimace tout en se retournant pour la suivre de loin.
— C’est quoi, cette ligne aérienne, tu as remarqué son nom? demande Chloé toujours
avec sa voix ensommeillée.
— Non, je n’ai rien vu sur le fuselage et pendant qu’on y est, il n’y a rien d’écrit ici.
— Ce n’est pas une bibliothèque, c’est un avion, Thomas. Il roule des yeux.
— Je parle des petits trucs lumineux qui disent qu’on n’a pas le droit de fumer, qu’il
faut boucler sa ceinture, qu’on n’a pas, d’ailleurs. Et où sont les sorties de secours? Tu
sais, ce genre de truc, comme le petit dépliant qui traite de la façon de boucler sa
ceinture de sauvetage? Le sac destiné aux estomacs fragiles? Le magazine de machins
inutiles à vendre, rien, il n’y a rien de tout ça.
— Nous sommes en première classe.
— Tu as déjà vu une première classe avec près de 500 personnes, toi?
— C’est une très grande première classe.
— Et les écriteaux lumineux pour la cigarette?
— Personne ne fume, ici, tu vois bien.
— Moi, je suis fumeur.
— Tes cigarettes sont demeurées sur la table dehors.
— Oui, mais je n’ai même pas envie de fumer.
— C’est l’ambiance.
— Dis-moi, Chloé, tu le trouves sympa, ton voisin d’en face?
— C’est un Chinois. J’aime bien les Chinois, ils font de bons clients, toujours
souriants, répond-elle sur un ton encore endormi.
— Tu ne trouves pas curieux qu’il soit assis avec sa femme face à nous? Ce n’est pas
un train, c’est un avion. Tu as vu son expression? ajoute-t-il plus bas.
— Oui, je sais, il a l’air complètement gaga, je le serais moi aussi si j’avais
l’impression que mon avion vole à reculons, répond-elle en baissant la voix à son tour.
— Je te parie qu’il ne parle pas autre chose que le chinois.
— Y a des chances, Thomas, c’est un Chinois.
— Tu as vu comment il est habillé?
— En Chinois, Thomas, en Chinois!
— Ils ont l’air, lui et sa femme, d’être sortis tout droit d’une rizière. Regarde, leurs
pieds sont encore mouillés.
— Il ne pleuvait pas tout à l’heure?
— Cela fait trois semaines qu’il n’a pas plu à Sainte-Croix, Chloé.
— Des touristes, ce sont des touristes qui marchaient sans godasses sur la plage.
— Tu as réponse à tout, toi, hein?
— C’est à cause de tes questions, tu m’énerves, lance Chloé d’un ton légèrement
irrité. J’ai envie de dormir et toi tu joues à Sherlock machin, le type du jeu de Clue.
— C’est n’importe quoi!
Non, mais qui me dit ça, là?
— Il y a autre chose, insiste-t-il.
— Quoi encore?
— Lorsque nous sommes allés chercher Noémie à l’aéroport à notre arrivée à
Sainte-Croix, tu te souviens de ça, tu n’as pas oublié? Tu t’en souviens?
— Oui, je m’en souviens, fait-elle, impatiente, tout en essayant de se redresser.
— C’est Denzel qui conduisait et tu sais comment il a le pied lourd?
— Oui, je crois que je te vois venir, dit Chloé en levant les yeux au ciel.
— Nous avons mis un peu plus d’une heure pour faire le trajet, à l’aller, puis une
autre heure au retour.
— Et cet autocar n’en a mis que dix avec cent fois plus de circulation et tous ces
gens en panique, répond Chloé. On s’en fout! Demande à l’agente de bord un peu de
bouffe, j’ai faim, ajoute-t-elle les yeux fermés.
L’agente de bord s’approche. Chloé la remercie pour son petit plateau de sandwichs.
Thomas se frappe les cuisses des deux mains.
— Et voilà! Avant même qu’on lui parle, celle-là, elle se pointe ici avec un plateau
de sandwichs pour la p’tite dame qui n’a rien demandé, mais qui voulait des sandwichs.
C’est tout à fait normal, mon amour a faim et la Terre entière le sait… C’est ça? Mon
ange? Tu l’as regardée? ajoute Thomas, excité.
— Non, je n’ai pas osé, je te l’ai dit, tu m’énerves. À t’entendre, on évolue dans un
livre de Stephen King et non dans un avion.
— Regarde-la, regarde-la bien.
— Bon, d’accord, je la regarde. Et alors?
— Décris-la-moi.
— J’ai l’air de quoi, une journaliste de mode?
— Décris-la-moi, Chloé, insiste Thomas les dents serrées.
— Elle est petite, porte un uniforme gris, a un drôle de chapeau, un peu ridicule et
des lunettes fumées noires. C’est très ancien. Voilà! On dirait une nonne. Autre chose?
— Non, c’est tout, Chloé. Dans le fond, tout va pour le mieux: on vole dans un avion
aux fenêtres panoramiques, sans aucune vibration, sans aucun son, avec des bancs sans
aucune ceinture qui se font face, des passagers qui ont tous l’air gaga, une sœur de la
Charité avec les anciennes lunettes d’Elton John, qui lit dans nos pensées, et un ciel
sans étoiles et pas de terre en dessous. Tout est au poil. Je vais aller marcher un peu,
j’ai cru voir un petit restaurant, là, et en plus Bart Simpson est au comptoir.
Chloé fait une moue, mais ne répond pas, sinon par un murmure incompréhensible.
Thomas se lève et observe d’autres petites anomalies. Les enfants courent partout
sans aucune surveillance et semblent s’amuser avec de petits amis invisibles. Il y a
aussi ce couloir en L qui bifurque vers la droite. On n’a jamais vu de tels couloirs
dans un avion. Il est tordu, cet appareil, se dit-il. Il l’emprunte et voit autant de monde
que dans la première partie. C’est fou ce qu’il y a des premières classes ici, pense-t-il
intérieurement. Plus loin, il voit Denzel et Juanita qui semblent dormir; pourtant, ils
auraient dû être à l’avant. Il n’en finit plus de finir, cet avion.
— Thomas?
Il se retourne et voit Chloé qui titube en marchant, ses paupières parvenant à peine à
demeurer ouvertes.
— Tu as raison, Thomas, les grandes fenêtres, ça ne colle pas. Mais il y a autre
chose. Il n’a pas d’ailes, cet avion. J’ai regardé à l’extérieur et il n’y a pas d’ailes, ni
en avant ni en arrière, et il y a une étoile qui s’est pointée devant ma fenêtre. Il y avait
un pilote dans l’étoile. Elle a filé comme si je l’avais pincée en train de reluquer dans
ma douche. Ce n’est pas un avion, Thomas, c’est un gros tube. Et les enfants parlent tout
seuls dans le vide, et je trouve que les nonnes de service sont de plus en plus bizarres,
toutes maigres, et ce calot que je voyais? Hein, c’est leur tronche. Non, mais, tu te rends
compte? C’est quoi, ici? Un cirque?
— Tu as vu les toilettes?
— Non.
— Bon, je vais les chercher parce que ma petite eau minérale a trouvé son chemin.
Tiens, voilà une nonne.
Il demande où sont les toilettes, n’obtient aucune réponse, mais subitement il les
trouve. Il y entre, mais ne voit rien. La pièce se présente tout immaculée et quasi
sépulcrale, tout comme si on l’avait miniaturisé, lui, à l’intérieur d’une baignoire.
Aucune envie, si naturelle soit-elle, ne le tenaille maintenant. Il sort.
— Alors? demande Chloé toujours très calme.
— Euh, disons que c’est très simple comme installation, mais très efficace.
Chloé entre à son tour et ressort après trente secondes.
— Si on sort vivant de cette histoire, j’exige une salle de bains comme celle-là à la
maison! Peut-être même deux!
Thomas voit alors une très vieille dame, particulièrement grande et très élancée. Il
s’approche.
— Bonjour, je m’appelle Thomas et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression
de vous connaître.
— Bonjour, Thomas. Oui, nous nous connaissons.
— Ah, je le savais, mais je n’arrive pas à me souvenir de vous. Vous m’aidez?
— Regardez-moi bien, Thomas, regardez-moi bien dans les yeux, répond la vieille
dame en souriant.
Très lentement, elle se transforme et devient cette créature insectoïde qu’il a
rencontrée dans le vaisseau d’Orem lors de cette envolée nocturne alors qu’il était
couché dans son lit au cap d’Antibes. Il ne s’étonne pas de se remémorer si aisément un
rêve, dont il ne conserve aucun souvenir.
— Si, si, ça me revient, dit-il calmement. Vous êtes généticienne. Bzzitz quelque
chose. Vous allez bien?
Elle reprend sa forme humaine de vieille dame.
— Oui, Thomas, et je suis très heureuse de vous savoir parmi nous. C’est votre
compagne Chloé, n’est-ce pas?
Chloé, un peu pâle, les yeux ronds et la bouche entrouverte, ne répond pas. Ils
discutent encore quelques instants, puis ils se dirigent vers leur siège. Une fois Chloé
bien assise, Thomas lui demande:
— Tu te sens bien?
— Oui, on peut dire que oui, mais je ne savais pas que tu avais de grosses mouches
vertes dans tes connaissances, répond-elle en laissant échapper un long soupir suivi
d’un bâillement. Je me sens toute chose, il y a un tas de trucs ici qui ne sont pas
naturels. Mon homme parle à une grosse mouche et je suis très calme. Thomas?
— Oui.
— Je devrais être hystérique, tu sais cela?
— Tu as raison. Je crois que je vais aller retrouver… Et d’abord, ce n’est pas une
grosse mouche, c’est une généticienne. Elle est très sympathique, nous nous sommes
déjà rencontrés.
— Oh! Alors, dans ce cas, si c’est une généticienne, je ne vois pas le problème.
— Tu ne trouves pas qu’elle ressemble à une mante religieuse?
— Si, mais j’en ai plein le dos des religieuses, elles foisonnent ici et ça
m’ééééénerve!
— Ouais. Bon, enfin, je vais aller m’informer de ce qui se passe ici. Moi aussi, je
me sens toute chose, comme tu dis.
Thomas se lève de nouveau et reprend son parcours. Il rencontre de nombreuses
nonnes, mais évite de leur parler. Il croise un personnage obèse, entièrement nu, à la
peau mauve, secoue la tête et se dit que Chloé aimerait bien le rencontrer pour changer,
et il pouffe de rire juste à l’idée. Il tourne dans le corridor et parvient à la deuxième
section. Un type en complet et portant de grosses lunettes aux lentilles très épaisses
vient à lui. Il sue à grosses gouttes.
— Dites, monsieur, qu’est-ce qui se passe ici? Je viens de réaliser que cet avion
n’est pas conforme, il n’est pas… Enfin, vous avez remarqué? demande-t-il, tout
essoufflé comme s’il venait de courir le marathon.
— Oui, c’est un tube de rouge, mais attendez de voir les toilettes! Oh, excusez-moi,
je dois voir cette vieille dame là-bas.
Il laisse derrière lui l’homme interloqué qui lui lance:
— Je ne vous le conseille pas, elle grésille quand elle parle et ce n’est vraiment pas
normal.
— Vous devriez aller parler à ma femme, elle pense comme vous, lui répond-il en
s’éloignant.
Thomas retrouve la vieille dame et lui tapote l’épaule.
— Bonjour, c’est encore moi. Écoutez, il y a un peu de confusion ici. Je me trouvais
dans mon lit, attendant patiemment la fin du monde, et me voici dans un avion qui n’en
est pas un, avec vous, personnage d’un de mes rêves, soit dit en passant. Il y a des
agents de bord, qui n’en sont pas, et nous flottons dans de la mélasse, sans parler des
pilotes d’étoiles qui reluquent ma femme. Je ne vous parlerai pas des toilettes. Et je me
sens tout drôle, même que je me sens comme après une demi-bouteille de Glenfiddich!
— Vous évoluez dans un état second, Thomas, très près de ce qu’éprouvent les
humains lorsqu’ils consomment certaines substances comme de l’alcool ou de la
drogue. Votre sens critique est grandement altéré. Graduellement, vous commencez à
percevoir la réalité. Vous avez été, en somme, hypnotisé, pour emprunter ce terme de
votre langage, nous avons imposé à votre cerveau la suggestion que vous étiez à bord
d’un de vos avions de ligne et peu à peu cet effet se dissipe. Certains d’entre vous
acceptent ce qu’ils voient, alors que d’autres résistent encore. Mais peu à peu, tout un
chacun sera au même niveau. Vous êtes déjà venu ici, c’est pour cette raison que vous
êtes l’un des premiers à me voir dans mon état réel.
— Mais si je suis déjà venu ici, je ne m’en souviens pas de tout. Où est-ce
exactement, ce ici?
— Le vaisseau amiral de la flotte d’Onève. Vous souvenez-vous d’Orem?
— Euh! non, désolé.
— Ce souvenir vous reviendra.
— Et nous allons où, exactement?
— Sur une des lunes d’Onève. Elle se révèle plus petite que votre Terre, mais
presque identique. Elle évolue dans un état de perfection qui ressemble à votre planète
il y a plusieurs centaines de milliers de vos années. Oui, je lis dans votre pensée,
Thomas: rassurez-vous, vous ne serez pas abandonné en pleine nature.
— Et quand vais-je me sentir moins soûl? Parce que vous avez mis la mandibule
dessus, je me sens tout à fait comme vous le dites, complètement paf et, croyez-moi, je
m’y connais.
— Quand vous aurez entièrement absorbé cette nouvelle réalité, visiblement après
une de vos nuits de sommeil.
— Ce que je vois actuellement, est-ce la réalité ou est-ce qu’il y aura encore des
surprises?
— Je crois que les toilettes ont été pour vous une révélation assez représentative.
Vous n’occupez qu’une toute petite section de la partie basse du vaisseau.
Graduellement, vous serez initié au reste. Vous devriez vous reposer, Thomas, ainsi que
votre compagne. Vous en avez grand besoin.
Acceptant la suggestion, il revient auprès de Chloé.
— Elle a dit quoi, la mouche verte? lui demande-t-elle avant même qu’il prenne
place dans son siège.
— Elle a dit de dormir. Après, ce sera pire, mais on ne sera pas abandonnés avec
des restants de dinosaures, même si c’est une planète très primitive avec un nom de
cover-girl française!
— C’est bien ce que je craignais. Tu sais quoi?
— Non.
— J’ai vu passer un rutabaga sur pattes. Tout nu et tout mauve!
— Moi aussi. Il a l’air sympa. Ma généticienne dit que nous subissons les effets d’un
état second. Un peu comme lorsqu’on boit trop.
Elle pose sa tête sur son épaule et le tapote sur la main.
— Voilà pourquoi c’est toi qui t’es habitué le premier, mon chéri. C’est ton genre de
record, ça, non?
— C’est malin, ça! Où se trouve Noémie?
— Je préfère ne pas en parler, répond-elle en mimant une fermeture éclair sur sa
bouche.
— Chloé?
— Non, tu ne veux pas savoir.
— Chloé, où est Noémie? demande-t-il le plus sérieusement du monde. Les nonnes
ne l’ont pas bouffé? Ce n’est pas le genre de la maison.
— Si tu insistes. Elle s’amuse avec une bête qui ressemble à un bébé hippopotame,
avec plein de poils sur la tête, et qui piaille comme un nouveau-né, et Noémie lui
répond.
— Je vois!
— Ça m’énerve de plus en plus, Thomas, un bébé hippopotame poilu dans un tube de
rouge à lèvres! Dis donc, elle s’appelle comment, la mouche?
— C’est difficile à prononcer, ce serait plus simple de le grésiller. Il y a un type
avec qui tu t’entendrais bien ici. Il porte une cravate.
— Quelle horreur! Je sens que je vais hurler.
Elle pose sa tête sur son épaule et lui tient le bras.
— Dors, Chloé.
— Ouais, je vais peut-être rêver à ton type en cravate pour faire changement.
La suggestion de dormir est retenue par tous les passagers. Vient un moment où
l’éclairage se tamise, puis peu à peu l’obscurité domine. Lorsqu’ils ouvrent les yeux et
qu’ils observent à l’extérieur par de grandes fenêtres, ils constatent que leur appareil
vient de se poser.
Utilisant l’une des nombreuses sorties accessibles, Thomas, Chloé et Noémie font un
pas à l’extérieur. L’air d’une rare pureté et vivifiant comme on le retrouve parfois au
sommet des montagnes leur fait grand bien.
On se penserait en Suisse, songe Chloé.
Une vallée s’allonge au loin, des rivières sinueuses escortées par de luxuriantes
forêts frôlent d’immenses prairies. Derrière eux se dressent de hautes collines
parsemées de milliers de petites habitations. Très loin, les pics neigeux de majestueuses
montagnes évoquent les paysages de la Haute-Savoie. En fait, selon l’endroit où se pose
le regard, on a le sentiment bien net d’être en plusieurs endroits différents de la Terre.
39

— Ce n’est pas la Terre, Thomas, constate Chloé, les yeux humides.


— Je sais, mais on s’y croirait. Comment te sens-tu?
— Nostalgique. Je suis extrêmement triste à l’idée d’imaginer ce qui a pu se passer
avec toutes ces catastrophes. C’est magnifique ici, absolument magnifique. Mais ce
n’est pas chez nous.
— Va savoir ce qu’est chez nous, surtout avec ces bouleversements.
— Qui sont ces gens qui nous ont emmenés ici? demande-t-elle, les larmes aux yeux.
— Des êtres vivants comme nous, Chloé. Ils sont nettement plus évolués, plus
avancés et ils nous accueillent dans un de leurs mondes. Pourquoi nous? Pourquoi pas
tous ceux qui ont péri? Je n’en ai aucune idée. Regarde.
Thomas lui indique ces mêmes gens qui, plus tôt, voyageaient avec eux et qui
maintenant s’aventurent vers les petites maisons, comme attirés par un aimant. Ils
constituent un regroupement de toutes les races, de tous les âges, des hommes, des
femmes et des enfants, et plusieurs petits animaux de compagnie suivant leurs pas.
— Je suis stupéfait de leurs réactions. Ils agissent comme s’ils étaient en vacances,
comme s’ils sortaient d’un bateau de croisière pour aller se balader, comme ça, tout
simplement, alors que leur monde d’origine est en cendres ou sous l’eau. C’est fou!
C’est alors qu’il prend conscience de leur nombre.
— Il doit y en avoir des centaines de milliers, sinon plus. Regarde, Chloé, il en
descend encore du vaisseau dans lequel nous étions.
— Je n’arrive même pas à voir la fin de ce vaisseau. Oh, Thomas, là! fait-elle en
pointant le ciel où des centaines d’autres vaisseaux identiques, à différentes altitudes,
amorcent leur descente à leur tour.
— Je suis stupéfait, Chloé, je n’ai pas de mots. Regarde les gens, ils sont tous très
calmes, mais comment font-ils?
— Comme toi et moi. Que veux-tu que je te dise d’autre? Je me sens très calme, moi
aussi. Ce qui nous arrive est complètement fou, mais ça va, j’intègre!
— Tu intègres? Regarde ces vaisseaux, Chloé, ils sont absolument magnifiques,
majestueux.
— L’humain démontre de très grandes capacités d’adaptation, Thomas, tant lorsqu’il
est affligé par le malheur que lorsqu’il se retrouve dans une situation comme celle de
maintenant.
Il connaît cette voix. Il se retourne et voit un homme très grand, aux cheveux longs. Il
ressent une émotion très intense lui étreindre l’estomac et ses yeux s’emplissent d’eau.
Il prend sa main et lui dit d’une voix chevrotante:
— Orem? C’est vous, n’est-ce pas?
Chloé regarde l’homme et s’adresse à lui non sans une certaine émotion.
— Je suis soulagée de voir… enfin, dites-moi que vous n’avez pas de lien de
parenté avec la… la vieille dame?
— Je suis heureux de constater que vous ne m’avez pas oublié, Thomas. Il regarde
Chloé.
— Je m’appelle Orem, Chloé, vous avez été conduits ici sous ma garde. Venez,
suivez-moi, il est temps pour vous de comprendre.
— Bonne chance avec ça! répond-elle d’une voix mal assurée.
Elle passe son bras autour de l’épaule de Thomas qui, lentement, se remet de ses
émotions. Il lui susurre à l’oreille:
— Je le connais, je l’ai vu sur ce même vaisseau lorsque nous étions à Antibes.
— Ce serait bien que tu m’informes de tes sorties nocturnes lorsqu’on voyage à
l’étranger, je me sentirais moins sotte!
— Mais non, c’était comme un rêve. Tu sais, je t’en ai parlé et tu ne m’écoutais pas,
tu ne cessais de te plaindre que l’électricité avait manqué. Aïe, ajoute-t-il, détestant
quand elle lui pince la peau de la sorte.
— Je ne me plaignais pas, réplique-t-elle, je constatais. Portant son regard sur Orem,
elle ajoute:
— Il est pas mal, ton rêve, bien roulé. À bien y penser, je vais te laisser la mouche
verte, fait-elle avec un sourire narquois.
Ils le suivent en silence, Noémie sur leurs pas et reniflant tout sur son passage
comme si elle venait de découvrir à quoi un museau pouvait bien servir. Ils prennent
place à bord d’une espèce de navette, dont l’apparence rappelle celle qu’on utilise dans
les aéroports pour conduire les passagers du terminal à leur avion. Celle-ci, toutefois,
sans aucun bruit, s’envole très lentement en survolant les prairies et les vallées. Pas très
rassurée, Noémie se couche sur les pieds de Chloé. À une altitude que Thomas estime à
quel ques centaines de mètres, ils peuvent alors observer des milliers de gens leur
envoyer la main, ce qui semble étonner grandement Chloé.
— Ils ont l’air heureux, dit-elle, émue.
— Ils commencent à réaliser ce qu’il leur arrive, mais ils n’ont pas encore tout
assimilé. C’est un processus lent et il est préférable que ce soit ainsi, explique Orem.
— Bienvenue dans le joyeux club des naufragés, répond Chloé.
— Très bientôt, ils seront accueillis et nous sommes très satisfaits d’avance de leur
réaction lorsqu’ils apprendront ce qui attend chacun d’entre eux.
— Pourquoi eux? Pourquoi nous et pas les autres, ces malheureux, demeurés là-bas?
demande Chloé d’une voix lasse.
— Vous avez sans doute eu ce même genre de réflexions lors de précédents désastres
sur votre planète, Chloé. Pourquoi eux? Pourquoi pas nous? Pourquoi la guerre là-bas?
Pourquoi la paix ici? N’est-ce pas? demande Orem avec un sourire.
— Je ne sais pas. C’est mon premier désastre et c’en est un passablement carabiné,
je trouve. Il me semble que vous auriez pu faire aussi quelque chose pour eux, vous en
avez la possibilité, non?
La navette s’éloigne de plus en plus et prend un peu d’altitude.
— Nous en avions la capacité, Chloé, mais nous avons répondu à l’appel de
quelques millions d’entre ceux qui ont manifesté leur intention de quitter la Terre avant
que ce cataclysme se produise.
— Vous n’allez pas me dire que des milliards d’autres humains souhaitaient
demeurer là, sous les cendres brûlantes d’un volcan ou aplatis comme des crêpes par
une vague de trois cents mètres? C’est absurde, non? Personne ne veut ça!
— Cette notion vous semble inconcevable, Chloé, mais à un niveau de leur
conscience, c’est précisément le cas. De la même façon que vous n’avez pas conscience
de nous avoir appelés, il en est de même pour eux.
— Je vous ai appelés, moi? C’est inconscient? C’est ce que vous me dites? Mais
quel inconscient voudrait mourir de la sorte? Je ne vous suis pas du tout, je suis
confuse. Et toi, tu ne dis rien? lance-t-elle à Thomas.
Il ne répond pas, mais l’enlace et lui dit simplement:
— Je t’aime!
Chloé sanglote doucement et se réfugie dans ses bras.
Ils survolent maintenant ce qui aurait pu être un océan ou une mer intérieure. De
superbes animaux marins, voisins proches du dauphin, sau tent hors de l’eau à leur
passage. Orem regarde Chloé avec une grande tendresse et lui dit:
— L’humain se constitue d’une nature double, Chloé: matérielle et spirituelle. Le
grand paradoxe humain réside précisément là. Ces deux natures se repoussent et
s’attirent simultanément, un peu comme une lune qui cherche à s’arracher à la gravité de
sa planète par ses circonvolutions autour de celle-ci, mais qui tente également de s’en
approcher puisqu’elle maintient constamment son orbite.
— C’est le point de Lagrange, dit alors Thomas, heureux comme un gosse de
marquer un point, ce qui laisse Chloé totalement indifférente, lui soufflant toutefois à
l’oreille qu’ils ne sont pas à Jeopardy en ce moment.
Orem poursuit.
— La nature matérielle de l’homme – son héritage animal, son ego en somme –
possède son propre niveau de conscience et dirige l’activité humaine dans une très
large proportion. Cet ego n’a qu’un but, vivre et survivre, et si les conditions de sa
survie semblent en apparence garanties, cette nature matérielle cherchera à en bonifier
l’environnement avec ce que vous appelez le plaisir, le confort et, si possible, le
bonheur.
— Comme Noémie, en somme, affirme Thomas en jetant un regard vif vers Chloé qui
demeure les yeux rivés sur Orem.
— Parfaitement, comme Noémie. Votre nature spirituelle, par contre, vient d’une
autre réalité, d’un autre monde, un monde de perfection, sans temps ni espace, sans
limites et possède également son propre niveau de conscience. Mais ce monde se révèle
illimité; de là sa puissance et sa capacité de vous y attirer, sans pour autant vous
empêcher de vivre votre existence matérielle. Comme cette lune qui livre un combat
féroce entre l’écrasement sur Terre et l’exil dans l’espace! Sans cette nature spirituelle,
avec laquelle vous communiquez le plus souvent par certaines émotions et une
perception le plus souvent altérée, vous seriez comme Noémie. Mais vous n’êtes pas
Noémie, n’est-ce pas?
Vous possédez un très grand éventail de perceptions qui va de la simple intuition à la
réflexion la plus sophistiquée. C’est le travail de l’Esprit, sa présence, qui autorise
l’être humain intelligent à devenir beaucoup plus conscient qu’un simple chien.
L’humain existe sous sa nature et sa forme actuelle, par la présence de l’Esprit. Sans
l’Esprit, l’homme serait demeuré un animal, privé de conscience. Sur Terre, vous êtes
le maître absolu de votre destinée, en tant qu’humain. Mais le destin de l’humanité, des
humanités qui peuplent l’Univers de toutes les dimensions, demeure l’affaire de
l’Esprit. Le vôtre, celui de Thomas, mais le vôtre aussi, Chloé, ont connu de multiples
expériences sur la ligne du temps, enfouis dans la matière et la chair de multiples
personnalités.
— La réincarnation, c’est exact? Quand vous parliez de précédents désastres sur
Terre, vous parliez de ceux que nous aurions connus, mais dans d’autres vies,
antérieures! complète Chloé, laissant Thomas un peu hébété.
— Dis donc, toi, tu pourrais me prévenir de tes lectures, j’aurais l’air moins sot!
fait-il alors qu’Orem poursuit.
— Réincarnation! C’est le terme que vous utilisez. Nous préférons parler du grand
cycle du retour à la Divine Mère. Vos deux Esprits ont choisi les paramètres précis de
l’existence actuelle et ont clairement signifié qu’ils désiraient quitter la Terre avec ce
corps.
— Mais vous avez mentionné que nous étions les maîtres absolus de notre destinée
sur Terre. Est-ce à dire que j’aurais pu refuser? demande Chloé, toujours un peu sur la
défensive.
— Cela répond à votre première inquiétude. Absolument, et certains l’ont fait. Vous
auriez pu refuser de monter à bord de cet autocar sur votre île, votre résistance à le
faire aurait pu jusqu’à neutraliser cette image que nous avons proposée à votre
conscient, et la vision d’un vaisseau d’Onève flottant au-dessus de votre résidence
aurait pu vous convaincre de demeurer dans la sécurité apparente de votre domicile. La
peur animale alimentée par votre ego aurait pu supplanter le désir de votre Esprit, mais
ça n’a pas été le cas.
— C’était limite! ajoute Chloé, le regard un peu vide. Thomas s’interpose.
— Cet autocar était donc un vaisseau? Mais nous nous sommes rendus à l’aéroport
de Sainte-Croix, non?
— Non, Thomas. Le vaisseau de transfert vous a conduits directement dans le
vaisseau amiral et l’image d’un avion posé sur la piste de Sainte-Croix se voulait une
reconstitution proposée à votre mental.
— Comme à Disney, une sorte d’hologramme? Mais il y avait si peu de gens avec
nous. D’où viennent ces dizaines de milliers d’autres, en fait vous avez parlé de
millions?
— Rassurez-vous sur leur sort. La flotte d’Onève comprend plusieurs centaines de
milliers de vaisseaux, Thomas. Cette opération peut sembler impossible à réaliser pour
un cerveau humain, mais ça n’a pas été une entreprise si complexe pour nous. Tout a été
accompli en moins de quarante-huit de vos heures. De nombreux mondes non loin d’ici
réunissent des conditions similaires pour les recevoir.
— Nous avons vu… un couple de Chinois à bord, ils existent?
— Ils existent, Chloé, et viennent de Guilin, en Chine.
— Et si je décidais, là, à l’instant, de revenir sur Terre, qu’est-ce qui se passerait?
demande Chloé, frondeuse.
— Toi, la polémiste du dimanche, ça suffit. On y est, on y reste. De toute manière, il
n’y a plus une seule maison à vendre sur Terre, répond Thomas du tac au tac.
Elle le pince sur l’épaule.
— Permettez-moi de répondre comme ceci, dit Orem. Cette remarque que vous
venez de faire se veut un jeu mental de votre ego, une sorte d’acte de bravade parce que
j’entends votre Esprit et je devine vos pensées. Vous n’avez nullement l’intention de
retourner sur Terre, sachant ce qui s’y passe encore à ce moment précis. Le temps existe
ici, comme sur Terre, nous avançons en temps réel. Près de trente-six heures se sont
écoulées depuis votre départ. Si votre décision s’articulait par une volonté supérieure
qui se barre et résiste, une réponse appropriée suivrait, mais ce n’est pas le cas.
— En clair, ma belle, tu fais semblant de bouder pour la forme. Et arrête de me
pincer, ça m’énerve, lui dit Thomas avec un sourire moqueur.
Chloé fait alors une moue de déception. Elle sait très bien que pour toute la
collection de bijoux au monde, la question de revenir sur Terre ne tient pas. Pas
maintenant, tout au moins. Elle brûle de savoir ce qu’Orem déciderait dans un tel cas,
mais elle n’insiste pas, écoutant cette petite voix intérieure lui recommander
d’apprécier l’instant présent et de laisser tomber les jeux de tête pour le simple plaisir
de la confrontation intellectuelle. Elle reprend son sourire.
— Vous avez raison, Orem, je ne tiens pas à revenir sur Terre. Mais j’aimerais
comprendre ce qui s’est passé dans la tête de ces millions de gens qui sont demeurés en
arrière. Leur Esprit, dites-vous, le voulait ainsi, mais leur volonté humaine n’aurait-elle
pas sauté de joie en voyant un de vos vaisseaux?
— Ça, c’est une bonne question, mon amour, fait savoir Thomas, sentant le regard
quelque peu amer de Chloé.
— C’est là encore un des grands paradoxes humains, répond Orem. Les humains
s’ancrent à ce point dans leur réalité qu’ils n’ont aucune façon d’imaginer une aide
extérieure autrement que celle qu’ils peuvent concevoir. Imaginez un Bantou du Kenya
qui n’aurait jamais eu de contact avec la civilisation moderne, qui cherche à
communiquer à ses semblables une scène dont il a été le témoin. Il ne lui viendrait
jamais à l’idée de prendre une caméra, de filmer le tout et de repasser le disque sur un
téléviseur parce qu’il ignore tout de ces choses. Vous lui proposeriez qu’il refuserait.
— Même lorsque sa vie est en danger?
— Votre réalité humaine se situe déjà à cent lieues de la leur, Chloé, c’est ainsi. La
Terre n’est pas une planète homogène comme plusieurs autres, celle-ci en l’occurrence.
La très grande majorité des Esprits qui choisissent la Terre en sont à leurs premières
armes, leurs premières expériences. Votre planète est un immense campus
d’apprentissage depuis le jardin d’enfance jusqu’à l’université, si vous me permettez
cette image. Mais c’est également une planète endeuillée par des centaines de milliers
d’années de domination par des êtres très hostiles. N’y voyez pas là un facteur
d’élitisme comme celui qui prévaut dans vos sociétés. Vous n’êtes pas supérieurs à ces
humains, Chloé, vous avez tout simplement accompli un plus long chemin. Votre Esprit a
connu des catastrophes du genre, il a déjà vécu la mort de sa personnalité humaine de
cette manière, à de nombreuses reprises. En clair, Chloé, vous n’avez plus besoin de ce
genre d’expériences tragiques pour votre évolution.
— C’est terminé, le pathos, tu saisis? lui dit Thomas, mais elle lui renvoie son
regard de type tu m’énerves toi aussi.
— La maturité d’un Esprit s’acquiert par l’expérience de la densité. Il n’est pas utile
à un Esprit de revenir sur ses acquis, tout comme un adulte n’a plus à apprendre à lire
une fois que c’est fait.
— Même si je n’ai aucun souvenir d’avoir vécu toutes ces vies et toutes ces morts?
— Vous n’en avez aucun souvenir en tant qu’humaine parce que vous,
personnellement, Chloé, ne les avez jamais vécues. Votre Esprit oui, mais pas vous!
— Hum! je ne suis pas certaine de ça…
— Dites-moi, Chloé, qu’avez-vous fait la nuit passée lorsque vous êtes devenue
pleinement consciente que la fin de votre univers s’annonçait? Au lieu de paniquer, de
vous lancer dans la rue en hurlant de terreur comme d’autres millions d’êtres humains
l’ont fait, vous avez simplement choisi de vous étendre sur votre lit avec Thomas et
Noémie près de vous, de vous serrer l’un contre l’autre, en attendant la fin, avec calme
et paix. Vos amis, Denzel et Juanita, ont sensiblement agi de la même manière.
— Vous avez tout vu par le trou de la serrure, Orem? demande-t-elle avec un sourire
presque coquin.
— Cette question peut se répondre par une explication de la nature des gens
d’Onève, Chloé. Nous sommes ce que vous pourriez appeler des hybrides, une sorte de
parfait mélange de constituants matériels et spirituels. Notre conscience animale a
disparu depuis des dizaines de milliers d’années et même davantage. Nous avons
conservé ce lien permanent avec notre Esprit et choisissons simplement de vivre à
l’intérieur de certaines limites corporelles que nous apprécions. En ce qui me concerne,
Chloé, j’aurais pu il y a très longtemps choisir de ne plus occuper de corps matériel,
mais j’aime encore cette vie, j’y trouve une très grande satisfaction. En tant qu’Esprit,
je me trouvais à vos côtés la nuit passée, et le moment venu, j’ai participé à votre
sauvetage.
— C’est vous que j’ai croisé alors que j’hésitais avec Noémie? Je craignais qu’on la
refuse à bord de l’autocar et vous m’avez souri. Je vous ai demandé où nous allions et
vous m’avez répondu à la maison, dit Thomas avec un sourire radieux.
— Dis donc, toi, tu ne m’avais jamais parlé de ce monsieur?
— Tu vois, tu ne m’écoutes jamais, je t’ai tout dit cela plus tôt. Antibes? Ah! Je
t’expliquerai plus tard, quand tu seras raisonnable.
— Tout cela représente beaucoup pour ma petite tête, répond Chloé en ignorant
Thomas, mais j’aime ce que j’entends, Orem, ce serait mentir de prétendre le contraire.
De toute façon, avec des gens comme vous, le mensonge a dû disparaître comme le
reste. Mais j’ai quand même une dernière question qui me turlupine.
— Je vous en supplie, Orem, répondez-lui, sans quoi c’est moi qui vais écoper pour
le restant du millénaire.
— Je vous écoute, Chloé, répond Orem avec un sourire entendu tout en mettant sa
main sur l’épaule de Thomas.
— La Terre est peuplée par de bonnes personnes, mais nous savons tous qu’il y a des
fous furieux, des psychopathes, des tueurs, des violeurs, des parents incestueux, la liste
est très longue, Orem. Y a-t-il de ces gens parmi nous, et sinon comment avez-vous fait
pour les empêcher de monter à bord? D’après quels critères? Ils n’ont pas tous des
casiers, vous savez!
— Je suis en partie le responsable de cette opération et je puis vous assurer que rien
n’a été fait pour empêcher ces gens de monter à bord, mais aucun d’eux ne l’a fait.
— Oh? Alors, moi aussi, je veux comprendre, ajoute Thomas plus sérieusement.
— J’ai dit précédemment que chaque être humain émet une fréquence unique.
Certaines de ces fréquences sont incompatibles avec le monde vers lequel nous nous
dirigeons. Les désastres soudains survenus sur votre planète et la guerre en cours à ce
moment précis ont fait en sorte que toutes les fréquences confondues sont devenues
maximales. Ainsi, elles se distinguent parfaitement l’une de l’autre et se regroupent sous
deux grandes polarités distinctes à leur tour.
— Les bons et les méchants? Le bon grain et l’ivraie? Comme au Jugement dernier?
lance Thomas l’air mi-figue, mi-raisin. La Divine Mère se tient quelque part sur une
montagne les poings sur les hanches et tranche la question?
— L’analogie au Jugement dernier de vos religions est intéressante, Thomas, mais la
Divine Mère n’est pas ici personnellement pour séparer le bon grain de l’ivraie, voyez-
vous. Personne ne le fait d’ailleurs, c’est précisément ce que crée la polarité. Le négatif
et le positif. Ni bon ni mal. Les gens choisissent eux-mêmes leur camp; certains l’ont
fait dès leur naissance, d’ailleurs. Ce n’est pas l’humain qui se juge, c’est l’Esprit. Les
fréquences s’organisent alors et deviennent aisément identifiables. Nous avons adapté
le champ de force de chacun de nos vaisseaux pour exclure toute utilisation d’armes ou
d’objets pouvant servir d’armes, pour la protection des réfugiés. Mais ce faisant, la
fréquence des émissions d’ondes elfiques s’est métamorphosée et n’a été captée que par
ceux et celles qui étaient en harmonie avec ces dernières.
— Ce que je vais dire est bête et un peu niais, mais c’est comme lorsqu’un chasseur
imite le cri de l’orignal, ça laisse les ours noirs indifférents et cela peut même les
chasser.
— Oui, Thomas, c’est bête et niais, mais je comprends, fait Chloé en mimant le geste
de lui pincer le bras.
— Ces êtres dont parle Chloé ne sont pas refusés à bord, ils ne sont pas rejetés.
Disons plutôt que ce sont eux qui nous considèrent comme indésirables, voire
repoussants. Un humain animé par le désir de commettre un crime quelconque n’est à
bord d’aucun de ces vaisseaux. Il éprouve une peur de nous tous, du vaisseau et de ce
qu’il représente, et il ne peut rien contre cette peur. En admettant qu’il ait eu la
possibilité d’y monter, il a sans doute préféré la mort. Il s’est lui-même exclu. Si cela
est son destin, il survivra peut-être sur cette Terre déchaînée, mais il n’y aura aucun
humain fondamentalement criminel parmi nous puisqu’ils nous considèrent comme une
menace permanente à leur survie. Aussi criminel puisse être un individu, la peur
animale est sa plus grande ennemie, et c’est ce qu’il ressent envers nous.
— Alors, les détraqués, les psychopathes… demande Chloé, insistante.
— Ils nous méprisent, ils nous rejettent, ils hurlent à tout vent que des extraterrestres
mangeurs de chair humaine envahissent la Terre et ils préfèrent mourir plutôt que de se
laisser capturer vivants, Chloé. Le lait cosmique qui s’écoule de cette Matrice sous
l’influence de la dynamique spirituelle de Sirius leur paraît suri, infect, toxique et
surtout mortel. Ils nous attaqueraient s’ils en avaient la capacité, mais en général ils
fuient à toutes jambes. Si le temps leur permettait de vous convaincre de fuir, ils s’y
emploieraient.
— Dites-moi, Orem. Si la Terre n’était pas entrée dans cet état de destruction,
seriez-vous venu un jour? demande Thomas.
— Ça, c’est une bonne question, mon amour! fait Chloé en appuyant son menton sur
l’épaule de Thomas, lequel lui expédie à sa manière un regard de type toi ça va, hein!
— Non. Pas avant des milliers d’années, quand l’évolution naturelle de l’humanité
aurait rendu votre race convenable pour le reste de l’Univers.
Thomas ne peut s’empêcher d’échapper un petit rire nerveux.
— Convenable? Oh! d’accord, je le vois comme une leçon d’humilité… mais nous
ne sommes donc pas convenables actuellement? Nous sommes ici à cause de ces
cataclysmes, alors que ferez-vous de nous?
— Mistra vous rendra convenable, Thomas!
Un long silence se prolonge. Thomas scrute le regard étonné, voire inquiet, de Chloé,
puis se retourne vers Orem, très souriant.
— Ça me va, je veux bien devenir convenable. Alors, quelle est la suite?
— Vos quartiers de vie se situent à l’autre extrémité du seul continent de cette
planète. Vous les découvrirez dans quelques instants. Vous aurez tout votre temps pour
vous y acclimater, vous y habituer, puis nous nous reverrons, et de là une toute nouvelle
existence à la mesure de votre Esprit vous y attend.
— Comment sera-t-elle, cette vie? demande Chloé en plissant les yeux.
— Vous constaterez assez tôt que l’existence ici ne répond pas aux mêmes
paramètres que ceux sur la Terre. Les humains qui constituent votre future communauté
ont maintenu, tout au cours de leur vie sur Terre, une fréquence de pensée commune.
Cela dit, aucun n’est semblable à l’autre, personne ne pense de la même façon ou ne
réagit de manière identique, mais l’essence des Esprits qui habitent ces gens provient
de la même souche. Les humains ont tendance à dire que lorsqu’ils sont réunis dans
l’amour et le bonheur, c’est le paradis. Voilà ce qui vous attend. Tous!
La navette effectue une légère courbe descendante et se pose à proximité d’une
résidence presque en tout point semblable à celle qu’ils venaient de quitter sur Terre.
Ils s’exclament de joie tous les deux.
— Vous êtes sur Mistra, l’une des quatre lunes d’Onève, annonce Orem.
En posant le pied sur le sol, Chloé a envie de pleurer tant le paysage se révèle
grandiose. Autour d’eux, une mer aigue-marine, une plage de sable farineux, de
gigantesques massifs de fleurs comme ils n’en ont jamais vu, de grandes montagnes à
escalader et tout autour une herbe si fine qu’elle rappelle la douceur du coton. L’odeur
qui s’en dégage évoque celle du muguet.
Noémie décolle comme une folle en s’engageant dans un petit sentier qui mène à la
résidence.
— Comment appelez-vous cet endroit? demande Chloé, encore émue.
— En votre honneur, nous lui avons donné le nom de Terre de Nasha.
— En mon honneur? À moi? fait-elle en jetant un œil amusé sur l’étonnement de
Thomas. Terre de Nasha! C’est très beau comme nom, dit-elle en s’approchant d’une
magnifique sculpture: un grand cheval noir ailé.
— Tiens, il me semble que j’ai déjà vu ça, dit-elle, ravie. Nasha, avez-vous dit?
C’est un nom qui évoque une grande tendresse. Je crois que je vais beaucoup aimer ce
petit coin du paradis, ajoute-t-elle en ébouriffant la tête de Noémie.
40

Sur Terre, la situation devient rapidement indescriptible. La guerre connaît une fin
abrupte devant l’étendue des désastres, particulièrement lorsqu’un violent tremblement
de terre engloutit dans les profondeurs du sol des milliers de combattants des deux
côtés regroupés pas très loin du front principal des hostilités.
Puis, c’est le grand acte final de cette apocalypse. Comme dirigées par une force
synergique inconnue orchestrée par un chef dément, les puissances de la Terre se
déchaînent presque simultanément. La totalité des pays insulaires, du Pacifique à
l’Atlantique, sont entièrement submergés de même que les trois à quatre cents premiers
kilomètres des rivages côtiers des continents. Leur plancher océanique, brutalement
arraché du cœur de la planète, donne naissance à de nouvelles terres, dont une épouse
la forme et la taille du Groenland, en plein centre du Pacifique. De l’est de l’Europe
jusqu’en mer de Chine, tout se morcelle par pans de dizaines de milliers de kilomètres
carrés, dévastant tout, tuant hommes, bêtes et végétation comme si, telle Kronos, cette
planète était tout simplement furieuse.
Aucune communication n’étant possible, plus personne ne perçoit dans son ensemble
l’étendue du cataclysme qui s’abat sur la planète tout entière. Chacun y voit la fin du
monde ou une accalmie, selon l’endroit où il se trouve. De nouvelles failles se forment
au centre des plus grandes étendues, n’épargnant rien, ni métropoles, ni villes, ni
villages. La violence du choc sismique ne peut se mesurer tant en raison de l’absence
d’instruments encore fonctionnels ou de leur transmission des données que de l’intensité
sans aucun précédent qui aurait pu être mesuré par l’homme jusqu’à ce jour. Dans
certains cas, d’inutiles témoins qui n’ont pas survécu auraient pu raconter avoir vu le
sol rouler vers eux comme d’immenses vagues d’eau sur la mer, une vision dantesque
qui, à elle seule, était insupportable. La violence du choc sur le corps humain est telle
qu’un observateur y verrait des corps dont les os ont percé la chair de partout, par
centaines de milliers.
Certains ont survécu en s’enfuyant, instinctivement, vers les points les plus élevés,
des monts Ozark aux Andes, en passant par les Alpes et les Rocheuses et même plus à
l’est dans l’Himalaya, mais leurs conditions de vie se sont révélées pitoyables et il n’y
a eu presque aucun survivant, la température atteignant plusieurs degrés sous le point de
congélation. Les incessantes et interminables éruptions volcaniques créent autour de la
Terre un obscur manteau de fumée, ne laissant filtrer que de maigres faisceaux de
lumière, tout juste suffisants pour qu’au zénith le soleil soit l’équivalent d’une faible
ampoule de quelques watts dans une grande maison abandonnée.
N’ayant aucune nourriture, les animaux fuient à leur tour ou périssent dans les
incendies de forêt causés par l’homme en panique. Tout espoir d’y cultiver devient jour
après jour un impossible défi à relever. Les quelques dizaines de millions de
survivants, ignorant tout de leur sort commun, n’en ont sans doute que pour quelques
semaines de survie dans des conditions qui dépassent le pire des cauchemars. Ailleurs,
certains voient passer de curieux vaisseaux d’origine inconnue. Rapidement, la rumeur
annonce que la Terre sera bientôt envahie par des agresseurs cannibales venus de
l’enfer lui-même. Les gens se réfugient donc plus à fond dans les forêts dévastées pour
y mourir à l’abri, préférant cette option à celle d’être dévorés vivants par des monstres.
Un observateur aérien pourrait alors voir de nouvelles terres surgir un peu partout,
encore fumantes, du magma qui les constitue. Les grandes villes du monde moderne, la
plupart sous plusieurs dizaines de mètres d’eau, les autres incendiées, d’autres encore
qui ne sont plus qu’un amas de débris, deviennent le royaume des rats et des cafards
dont la taille imposante ne cesse de croître.

***

Après plusieurs longues années, la Terre se calme. Les eaux s’abaissent quelque peu
et le soleil réapparaît timidement derrière un voile de nacre. Quelques groupes
d’humains, huit cent mille environ, vivent çà et là, disséminés au point d’ignorer qui
encore est vivant: ils redécouvrent la vie primitive de leurs ancêtres, apprennent à
maîtriser le feu, se nourrissent de racines et d’insectes. Leur conscient, sous le choc, a
projeté un voile sur leur mémoire et les impératifs quotidiens de la survie leur font
oublier leur passé, n’ayant pour seules préoccupations qu’entretenir leur abri précaire,
se nourrir, se reproduire et mourir dans le silence.
41

La lune d’Onève s’appelle Mistra. Jusqu’à l’arrivée des humains, elle est demeurée
inhabitée en prévision de cet événement prédit et attendu depuis toujours. Avec ses huit
mille cinq cents kilomètres de diamètre, sur un axe de 23 degrés, elle abrite maintenant
toutes les formes de vie terrestre réparties sur le seul et unique continent, situé à
quelque deux cents kilomètres au nord de l’équateur.
Trois ans après que les humains ont posé le pied sur son sol, ils atteignent un nombre
d’environ trente millions. Lors du premier arrivage, leur nombre se chiffrait autour de
huit millions et demi de personnes. Ils proviennent de partout: d’Afrique, d’Asie,
d’Europe, de l’Amérique, et nombre d’entre eux provenaient de milieux mixtes et
autochtones. D’autres humains issus de mondes situés dans le même système que celui
de la Terre se sont également joints aux terriens.
Aucune source d’énergie visible n’existe sur Mistra. Orem a expliqué son origine en
la comparant à une manifestation permanente d’énergie provenant du soleil, du système
d’Onève, de type G, semblable à celui de la Terre, mais également de poussées
d’énergie provenant de l’espace. Il a fait comprendre que cela dépasse de loin la
simple technologie naissante sur Terre, soit la récupération de l’énergie solaire par des
piles photosensibles pour l’accumuler par la suite dans de bien lourdes et encombrantes
batteries destinées à faire fonctionner plus ou moins efficacement les appareils de
chauffage ou de transport. Sur Mistra, ni support ni transformateur ne sont nécessaires.
En raison de leur qualité première, tous les matériaux existants réagissent au
rayonnement solaire en permanence et conservent plus d’énergie que celle dépensée
avec une capacité de stockage impensable pour un terrien. En d’autres termes, les
habitations, les véhicules et même les vêtements sont tous imprégnés de l’énergie
nécessaire pour répondre à tous les types de besoins possibles et imaginables.
À titre d’exemple, pour faire fonctionner un appareil quelconque, il suffit de
l’exposer quelques minutes au rayonnement solaire pour obtenir des heures de
rendement dans une obscurité totale. Dans une habitation, les appareils évidemment à
l’abri du soleil sont tout simplement munis d’une sorte de petite languette de métal
saupoudrée de cristaux de talès qu’il suffit d’apposer sur la surface du plancher ou d’un
mur pour que l’énergie accumulée par la maison ou l’édifice soit transférée.
Le climat semi-tropical, sur l’ensemble de Mistra, permet à la température d’osciller
entre 18 °C la nuit et 27 °C le jour avec un taux d’humidité de 28%. Grâce à une
technologie appropriée et contrôlée depuis Onève, les précipitations tombent en
abondance, de nuit seulement, trois fois au cours du mois, répondant ainsi aux besoins
d’eau douce de la planète et de ses habitants. L’inclinaison de l’axe des pôles étant de
23 degrés, deux saisons se succèdent dans les zones habitées; toutefois, comme très peu
de différences se révèlent notables, personne n’y fait attention. Les deux pôles affichent
des températures beaucoup plus fraîches et certains sommets de montagnes très élevés
se coiffent d’une neige éternelle. Il n’en faut pas davantage pour plaire aux nostalgiques
des activités sportives y étant associées.
Les Mistrans mènent une vie simple, le travail étant essentiellement axé autour de
l’entretien de base d’une communauté. Les humains, délivrés des contraintes souvent
très ardues sur Terre, célèbrent à tout moment, improvisant fêtes et spectacles de tous
genres.
La nourriture comprend tous les éléments nécessaires: protéines, minéraux,
vitamines, lipides et glucides. Il s’agit du mallte, une sorte de pâte ressemblant au tofu
terrestre, d’un beige mat et sans aucun goût. Par contre, les gens d’Onève leur ont appris
à utiliser le mallte avec une technologie organique doublée de l’usage de certaines
énergies psychiques, ce qui leur permet de transformer cette pâte selon leur imagination.
L’apparence des mets et leur goût varient selon l’imagination de chacun et son talent à
maîtriser cette technique. Apparemment, quelques-uns éprouvent encore certaines
difficultés à se faire une simple rôtie beurrée et s’exposent aux moqueries amusées des
plus doués, particulièrement lorsqu’une truite amandière prend l’allure d’un ragoût
douteux.
Comme dans tout, certains talents de chef cuisinier prévalent et, graduellement,
chacun parvient à se préparer un repas respectable. Pour les férus du jardinage et les
amoureux inconditionnels de la nature, il demeure possible de cultiver leurs propres
légumes et certains mettent au point, avec d’autres races en visite sur Mistra, un
programme de développement agraire qui fait connaître aux humains des produits du sol
aux formes et aux goûts des plus variés. Certains légumes, en raison de leur taille,
peuvent nourrir, selon Chloé, une flopée d’enfants d’Hion particulièrement gourmands.
Les enfants jouent comme tous les enfants de l’Univers le font. Leurs parents
apprennent très tôt, des Sages d’Onève, que l’Esprit qui habite ces enfants vient en
grande majorité de la Terre maintenant dévastée. Ces Esprits, leur a-t-on dit, bénéficient
d’une dispense très particulière, leur permettant d’effectuer ainsi un véritable saut
quantique dans leur propre évolution, au bénéfice de ce qui devient la nouvelle race
humaine. Ils développent graduellement des qualités mentales qui subliment le recours à
la mémoire et à l’esprit d’analyse. Tout en s’amusant, ils apprennent et comprennent le
sens de leur nouvelle existence, sans qu’il soit utile de les aligner sur des bancs
d’école. Leurs complices, ces adorables enfants d’Hion, aiment jouer à tous ces jeux
terriens et n’utilisent leur capacité de s’envoler qu’à la dernière minute, causant chaque
fois une vague d’hilarité générale et une fascination sans borne.
Depuis quelques mois, certains enfants humains ont réussi à s’élever de la sorte, de
quelques mètres, un événement qui, on s’en doute, a attiré de nombreux parents et
enfants à leurs petites démonstrations. Que de fêtes, que de célébrations cet événement
engendre! Il en faut si peu pour organiser une fiesta. À ce propos, l’alcool, sous forme
de bière et de vin, existe encore et d’excellents crus voient le jour; avec le temps et très
rapidement, tous finiront toutefois par se rendre compte que l’effet produit ne leur
procure plus de plaisir, et la consommation d’alcool arrivera par la suite à se raréfier
pour disparaître par elle-même.
La reproduction sexuée se poursuit normalement, mais les familles se révèlent plus
nombreuses, aucune limite ne venant jeter une ombre sur le désir de certains d’élever
des dizaines d’enfants. Pourquoi pas! L’éventuelle surpopulation ne constitue
aucunement un souci, puisque Mistra peut encore accueillir dix fois le nombre actuel de
résidents sans aucun problème, d’autant plus que les autres lunes d’Onève peuvent en
tout temps recevoir par centaines de millions les Mistrans désireux de s’y établir.
Négatom, la plus petite d’entre elles, convient aux esprits pionniers, poussés par le
désir de s’y aventurer sans autre ressource que celles offertes par sa flore nourricière
abondante. Il n’y existe aucune habitation, et aucun mode de transport ne facilite leur
existence. Très tôt, un contingent d’humains a choisi librement cette manière de vivre.
La pureté de l’environnement, le climat plus incertain parce que plus instable ainsi que
son aspect sauvage ont fait d’eux les plus heureux de tous. Ceux qui sont fascinés par
l’exploration spatiale dont ils ne connaissent que les exploits simplistes des leurs ont
l’occasion de participer à de nombreuses expéditions, dont certaines à très long terme,
et ce, à bord de vaisseaux spécialement conçus à cette fin. Thomas et Chloé y ont songé
longuement, mais ils ont finalement jugé qu’ils avaient tout le temps pour s’adonner à ce
type d’expéditions dans l’espace lointain.
Sur Mistra, le corps physique des humains se transforme très rapidement non
seulement grâce à la pureté de la nourriture et de l’environnement, mais aussi en raison
du développement psychique et de l’utilisation permanente de nouvelles facultés, celle
de certains enfants, notamment, capables de s’envoler comme ceux d’Hion. Les femmes,
dont Chloé, accouchent sans douleur et la durée de gestation diminue de moitié. Leurs
menstruations sont mystérieusement disparues; il en va de même de leurs excrétions
naturelles: de moins en moins nombreuses, elles en viennent à disparaître
complètement. Le vieillissement se manifeste à un rythme extrêmement lent, sans
pourtant handicaper la croissance des enfants. C’est vers l’âge de vingt-quatre ans
qu’ils verront leur corps cesser de vieillir. Les humains déjà âgés conservent leur
apparence, mais leur vigueur physique se compare à celle d’un homme ou d’une femme
de trente ans, tout au plus.
Mistra ne requiert la présence d’aucun hôpital. La santé fragile des humains s’est vue
radicalement fortifiée dès les premiers jours grâce, notamment, à l’intervention des
setys, ou médecins, d’Arcturie. Après quelques mois, leur aide s’est avérée inutile dans
leurs cas. Quelques incidents surviennent encore – blessures légères et fractures
également –, mais la rapidité de récupération se révèle telle qu’une simple
immobilisation de quel ques jours suffit. La douleur peut se manifester légèrement, mais
la capacité psychique renouvelée des Mistrans fait en sorte qu’il est très facile de la
contrôler sans l’usage d’anesthésiant. On observe de plus en plus d’humains, chaque
jour, se défaire de leurs verres correcteurs, se débarrasser de leurs médicaments ou de
leurs prothèses. Dans certains cas, une inanition sévère à leur arrivée s’est corrigée dès
les premiers jours. Les personnes atteintes de maladies beaucoup plus sérieuses,
infectieuses dans plusieurs cas, ont été isolées pendant une seule et très courte semaine,
puis elles ont été remises sur pied par les setys et ont pu ensuite regagner leurs
nouveaux quartiers au grand bonheur de leur famille.
Une forme d’énergie psychique très intense irradie en permanence sur Mistra,
produisant un effet calmant, apaisant les excès caractériels typiques des humains qui ont
tendance à s’effacer d’eux-mêmes. Leurs rêves se révèlent pour ce qu’ils sont vraiment,
soit de véritables excursions en vols de nuit avec leur corps psychique, leur permettant
d’avoir accès à des souvenirs enfouis depuis des milliers d’années. Les moins doués
profitent du secours des Hions, reconnus pour leur maîtrise absolue des énergies
psychiques.
Une importante majorité de Mistrans habite dans de jolies maisons ressemblant aux
chaumières de la Terre pour certains, à de petits cottages plus modernes pour d’autres,
ou simplement dans des résidences aménagées à même le roc des montagnes de granit,
une inspiration du peuple des Hions. Selon les secteurs, on retrouve également des
habitations conçues à partir des éléments culturels particuliers de certaines races
présentes. Grâce à la technologie ultraspécialisée que l’on trouve sur Mistra, il est très
aisé de modifier ces mêmes habitations au goût et aux besoins de chacun. Les
Asiatiques, les Africains et de nombreuses races dites tribales en profitent grandement.
Un des outils utilisés pour la construction ou la modification d’habitations porte le nom
de «garmhole N. Sa forme rappelle vaguement le marteau-piqueur hydraulique destiné à
fendre le ciment. Sa fonction, toutefois, s’en éloigne de plusieurs années-lumière.
Lorsque le garmhole se pose sur une surface déterminée, le technicien calibre l’intensité
de l’appareil en fonction des dimensions qu’il veut modifier. Les plus petits, faciles à
manœuvrer par un seul homme, peuvent, d’une seule opération, modifier une surface de
cent mètres carrés. Les plus massifs, harnachés sous le fuselage d’un vaisseau, peuvent
agir sur près de cent kilomètres carrés à la fois. Lorsqu’il s’active, un champ de force
recouvre la surface prédéterminée et celle-ci devient alors invisible sous le dôme
laiteux. Les données enregistrées au préalable dans le garmhole déterminent les
composantes, les formes, les structures complexes recherchées et modifient le sol en
fonction des besoins. Selon la nature du travail requis, une opération dure entre
quelques secondes et plusieurs heures25.
Ainsi, une habitation peut être entièrement construite à partir des spécifications d’un
groupe d’autochtones, par exemple les Wurundjeri d’Australie. Habitués à vivre dans
des grottes ou le plus souvent à ciel ouvert, en nomades qu’ils sont, les Wurundjeri
réclament un habitat leur convenant mieux que ces étranges maisons habitées par les
autres communautés. Les ingénieurs d’Arcturie ont mis au point une série de plans qui
conviennent parfaitement à leurs attentes. Le garmhole modèle dans le roc une série
complexe de galeries pouvant couvrir des kilomètres sous la montagne. Des cheminées
sont aménagées afin de permettre à l’air, à la lumière et à la pluie de s’y glisser. Mais
ce sont les aménagements très précis, répondant à de multiples fonctions, qui sont le
plus appréciés par les autochtones Wurundjeri. Qu’il s’agisse d’espaces pour le
coucher, de l’ameublement, des outils, tout est modelé à la perfection et la pierre de
granit rosâtre est parfaitement polie, un luxe qu’ils n’auraient jamais pu s’offrir. Dès
qu’ils ont été installés, ils ont découvert les joies du partage avec tous ces hommes et
femmes provenant de grandes villes modernes sur Terre, qui sont venus visiter cette
étrange manière de vivre.
Personne n’a été surpris de la détermination de plusieurs à construire leurs propres
galeries, une véritable révolution pour eux. Mais on n’a jamais vu un Wurundjeri
vouloir habiter les résidences ultramodernes des autres peuples.
L’absence totale de système monétaire sur Mistra et, dès lors, d’opérations
commerciales est sans contredit la plus grande source de satisfaction de chacun. Cette
dernière pratique a pris naissance dans le système d’Orion, d’où elle tire son origine
depuis des millions d’années. Cette influence ne s’est jamais étendue jusqu’au système
de Sirius à laquelle appartient Onève. Les humains, longtemps dominés par Orion,
peuvent néanmoins retrouver l’équivalent des grands centres d’approvisionnement
auxquels plusieurs d’entre eux donnent encore le nom de centres commerciaux. Ces
colossales installations, dont certaines peuvent s’étendre sur des kilomètres, font l’objet
d’expéditions massives une fois par semaine, question d’habitude sans aucun doute,
jugent Thomas et Chloé. On y trouve le mallte, bien sûr, en différents formats pouvant
s’adapter aux mets les plus variés, tous les articles nécessaires à la vie quotidienne, des
outils extrêmement sophistiqués d’origine arcturienne, des vêtements provenant de
partout, incluant les mondes les plus éloignés, et toujours d’un tissu capable
d’emmagasiner l’énergie solaire. Toujours aux fins de permettre aux artisans d’exercer
leur art, tous les tissus ayant servi à la fabrication de ces atours peuvent être également
offerts en ballots. Chloé est particulièrement ravie de voir se développer sur Mistra une
mode consistant à favoriser les vêtements d’une culture d’inspiration pléiadienne, puis
en provenance de Sirius, d’Arcturie ou de tout autre monde avec lequel des échanges de
ressources permettent l’importation. Quant aux autres plus portés sur les travaux
requérant une habileté manuelle, ils sont servis à souhait avec toute cette technologie
exotique provenant de partout.
Les animaux de Mistra se comparent aux animaux terrestres, mais le bliep se révèle
sans aucun doute le préféré de tous. Semblable à un minuscule hippopotame, celui-là
même que Chloé avait observé à son corps défendant dans l’avion, n’a du poil que sur
la tête, un poil soyeux et bleuté. Affectueux, très intelligent et doté d’une frimousse
adorable, il émet des sons qu’on peut confondre avec ceux d’un enfant de deux ans.
Certains prétendent qu’il serait possible de lui apprendre à parler, ce qui ne semble pas
du tout intéresser le petit animal. Son jeu préféré consiste à débusquer les enfants
d’Hion, les forçant à s’envoler.
Mistra abrite également plusieurs espèces indigènes d’oiseaux que la proximité des
humains rend particulièrement prodigues de leurs chants. Ils se nourrissent de fruits et
de graines. Les seuls insectes qui y vivent consistent en un groupe de variétés
souterraines capables de recycler toute matière en décomposition en un engrais
parfaitement conçu pour le sol de Mistra. D’autres insectes, pollinisateurs, mais non
piqueurs, y évoluent également en grand nombre. Grâce aux interventions des
naturalistes d’Onève, aucun reptile venimeux n’existe sur cette lune. Quelques espèces
de serpents inoffensifs peuvent être observées sur terre et quelques autres, dans les
profondeurs de l’océan. Par contre, une multitude de lézards frugivores de couleurs très
vives courent partout dans les bois, évitant les agglomérations habitées. Il en va de
même des batraciens: ils se tiennent généralement près des surfaces d’eau dans les
secteurs boisés.
Certains grands fauves circulent librement parmi les Mistrans. Ils ont été implantés
sur Mistra depuis des milliers d’années, et leur comportement ainsi que leur mode
d’alimentation ont été génétiquement transformés dès le départ. Ils se nourrissent d’une
espèce de fruit sauvage, l’équivalent d’un melon d’eau géant, appelé «gar». Ces grands
chats, pour la plupart d’anciens lions d’Afrique, mais aussi des ocelots, jaguars et
tigres, grandement prisés par les enfants pour leur esprit joueur et leur spectaculaire
grondement, évoluent en grand nombre. Chloé en est follement amoureuse et a adopté
plusieurs petits qu’elle élève avec tendresse près de leur résidence. Noémie s’est
attachée à l’un d’eux, un jeune tigre mâle qu’ils ont baptisé Oratio. Ce dernier ainsi que
les autres individus vivant avec les Mistrans semblent apprécier les efforts
gastronomiques de leurs maîtres dans leur tentative de maîtriser le mallte.
Dans son ensemble, la chaîne alimentaire ne fonctionne pas selon les paramètres de
la Terre. Ici, la notion de prédateur n’existant pas, seules les formes extrêmement
variées de végétation terrestre et sous-marine produisent la nourriture destinée à la
faune, une véritable révolution biologique pour les quelques scientifiques humains,
ébahis devant une telle fonction. Ces derniers ne sont jamais tout à fait au bout de leur
peine, d’ailleurs, particulièrement lorsqu’ils sont initiés aux réalités de leur nouvel
univers.
Les eaux de Mistra abritent différentes formes de vie marine, encore plus exotiques
que celles existant sur Terre, ce qui est peu dire. Parmi eux, le mial, un cétacé de taille
imposante et de forme assez similaire au dauphin rose d’Amazonie dont il a la couleur.
Sa complicité avec les humains se révèle étonnante. Ceux-ci découvrent sa capacité de
demeurer facilement sous l’eau durant de très longues minutes, et avec un peu
d’entraînement, un quart d’heure. Les ingénieurs d’Arcturie ont offert à leur intention
des appareils sous-marins et divers équipements leur permettant de plonger dans les
eaux cristallines, pendant de très longues heures, à de grandes profondeurs, sans souffrir
des effets nocifs de la décompression. Un revêtement organique permet à la peau de
respirer.
Le transport entre les différentes parties du continent s’effectue à bord de navettes
semblables à celle qu’ont empruntée Thomas et Chloé à leur arrivée. En forme d’œuf,
munie de pieds d’atterrissage et de petites tourelles sur le dessus, la navette, alimentée
par le talès, n’est pas aussi sophistiquée que les bulles translucides utilisées sur Onève
et ses vaisseaux, mais répond parfaitement aux besoins des Mistrans. Ces engins se con
dui-sent presque d’eux-mêmes à partir de l’entrée des coordonnées – le départ et
l’arrivée – à une altitude déterminée par le groupe auquel ils appartiennent, évitant de
la sorte tout accident. Des couloirs d’ascension très nombreux et parsemés à la grandeur
du continent facilitent l’accès aux corridors de vol. Thomas, qui sert souvent de guide
aux officiels provenant d’autres mondes dont la technologie s’apparente encore à celle
de la Terre, leur dit souvent qu’il s’agit du même principe qu’un métro sur étages, sauf
qu’il est aérien.
De plus petits modèles individuels servent également au transport sur de courtes
distances et obéissent aux mêmes règles de navigation. À l’occasion cependant, les
bulles d’Onève se révèlent utiles pour Orem, Thomas et Chloé dans l’exercice de leurs
fonctions. Ces dernières n’obéissent à aucune règle de navigation préétablie.
Depuis peu, Thomas et Chloé sont responsables de l’administration de Mistra, une
tâche fort simple dans de telles conditions et qui consiste le plus souvent à revoir un
rapport hebdomadaire des différentes communautés et à en transmettre le contenu à
Onève. Pour les Anciens d’Onève, ils sont donc les djar et fylios de Mistra,
l’équivalent terrestre du titre de gouverneurs. L’évolution rapide des humains, sur tous
les plans, suscite à la fois de nouveaux besoins et en élimine d’autres, mais, de manière
générale, tout se fait en grande souplesse, sans rivalités ni confrontations.
Cette responsabilité qu’ils assument les fait voyager plus fréquemment entre Mistra
et Arcturie, la plus importante lune du système d’Onève où se trouve en fait le quartier
général administratif de celle-ci. Ils le font parfois avec trois ou quatre de leurs enfants,
les plus âgés. Onève leur demeure encore inaccessible en raison de son caractère
interdimensionnel. Un humain qui se poserait sur cette planète n’y verrait qu’un désert
de sable, sorte de poudre de saphir, sans aucune végétation ni forme de vie. Il s’agit
d’un support tridimensionnel sur lequel repose un autre monde situé entre deux
dimensions et imperceptible aux sens physiques. Les gens d’Onève ont toutefois la
capacité de se manifester dans la troisième dimension et se rendent alors sur Arcturie
pour y rencontrer certains groupes humains transférés là-bas.
Il règne sur Arcturie une atmosphère extrêmement chargée en raison de l’activité
intense qui s’y déroule. De multiples mondes tridimensionnels considèrent Arcturie
comme le siège galactique des planètes habitées par des populations ayant atteint le
niveau de conscience répondant à la fréquence émise par Onève. D’autres mondes,
moins évolués et dont la technologie spatiale pourrait permettre un contact prématuré,
sont soigneusement et pacifiquement gardés à distance, tant et aussi longtemps que la
décision d’établir un premier contact n’a pas été prise par les Anciens du Conseil
d’Onève, et ce, dans l’intérêt des peuples concernés. L’expérience de millions d’années
continue de démontrer qu’un contact prématuré entre civilisations trop différentes en
termes d’évolution à différents niveaux n’est jamais une réussite.
L’une des premières tâches du couple est maintenant de résoudre le problème des
langues multiples parlées par de nombreux représentants de pays étrangers l’un à
l’autre, avant leur départ de la Terre. Il existe bien une technologie dans chaque foyer
pour traduire simultanément les communications et même les conversations dans un
rayon donné, mais cette solution ne plaît pas à tous. L’ancienne langue parlée par les
ancêtres d’Onève se révèle impraticable. Chloé décide de se charger de ce dossier;
avec l’aide de linguistes humains qui se trouvent parmi eux, elle propose aux
représentants des communautés l’apprentissage d’une langue commune de type
Zamenhof26. Réunis sur Arcturie, les cent cinquante représentants ont approuvé
majoritairement une période d’essai d’un an avant d’adopter de manière plus définitive
ce système. En moins d’un an, les résultats se sont révélés remarquables,
particulièrement chez les enfants qui, tout en conservant leur langue maternelle,
pouvaient enfin se comprendre et, surtout, se faire comprendre. Ce sont eux, finalement,
qui ont obtenu gain de cause en démontrant à leurs parents et à tous les autres adultes à
quel point cette langue commune était la solution idéale.
C’est une langue relativement douce, chantante quelque peu, plus près des langues
latines, surtout l’espagnol, mais beaucoup plus simple et moins complexe dans sa
grammaire avec parfois des sons rappelant le roumain. D’ailleurs, les inventeurs ont
pris soin d’éviter les pièges, habituellement très fréquents dans certaines langues, des
verbes, du féminin et du masculin, du pluriel et du singulier. Thomas est étonné qu’après
quelques années, même si certaines capacités psychiques se sont développées à haute
vitesse, rien ne semblait vouloir se dessiner du côté des échanges télépathiques.
Certains irritants surgissent, mais le temps fait son œuvre. La demande répétée de
quelques communautés de perpétuer certains cultes théistes est enfin acceptée, sans
créer de conflits, mais à la longue et assez rapidement, on observe l’abandon graduel de
ces pratiques, à part quelques exceptions qui exercent leur rituel privément. Aucun
comportement criminel n’a jamais été observé sur Mistra, même dans les tout débuts de
la colonie, ce qui a éliminé le recours à une force policière, à des tribunaux et à des
établissements de correction et de détention.
Plusieurs grandes personnalités provenant de partout de l’univers visible visitent
Arcturie et, à l’occasion, se déplacent sur Mistra pour y rencontrer les anciens terriens,
fraterniser avec eux, leur apporter les éléments de leur culture et leur faire connaître
des races complètement différentes. Ils sont de plus en plus nombreux à exercer ce droit
de visite, particulièrement depuis l’éclosion d’une vie artistique intense sur Mistra.
C’est que les arts de toute inspiration rendent la vie magique sur cette lune. Elle dispose
de grandes salles, du genre bibliothèques, spécialement équipées de dextras, sorte de
lecteurs optiques directement branchés sur le cerveau, traduisant automatiquement les
textes provenant de centaines de mondes, dont bien sûr ceux de la Terre. Le lecteur n’a
qu’à s’installer confortablement sur une bande d’ondes corporelles épousant la forme
de son corps, à quelques centimètres au-dessus du sol, et dès qu’il ferme les yeux, le
format choisi défile devant lui. Un historien peut donc parcourir de volumineux
ouvrages sous leur forme originale, les pages tournant comme un livre imprimé à la
manière traditionnelle ou sur un écran semblable à celui d’un ordinateur portable.
Chaque foyer dispose d’un ou plusieurs de ces appareils, grandement appréciés.
Des centaines de milliers d’artistes humains expriment à leur manière les émotions
intenses qu’ils vivent à chaque instant. La littérature, la poésie, la musique, le chant, la
danse, la peinture, la sculpture font l’objet d’une frénésie créatrice illimitée, mais rien
de tout cela n’est comparable à l’explosion fabuleuse de talents qui a suivi
l’importation d’exocultures27 et l’apprentissage de leur technique. Le génie créateur
humain épouse ces autres formes d’inspiration d’un exotisme fascinant et permet la
réalisation d’œuvres qui soulèvent l’enthousiasme des peuples entiers de mondes
éloignés. Jamais, dans toute la galaxie, on n’a assisté à tant d’imagination manifestée
dans la grâce et la beauté, et ce, en grande partie grâce aux Mistrans. Des spectacles de
grande envergure s’organisent constamment au plus grand plaisir de chacun. On a
l’impression que si la Terre n’avait pas été placée sous la coupe tyrannique de Bel
durant ces centaines de milliers d’années, elle serait devenue le centre universel des
arts de toute la galaxie!
Le plus mémorable et le plus émouvant spectacle offert aux visiteurs a été la
cérémonie Milietam. Quelques mois suivant l’arrivée des humains sur Mistra, le
Conseil des arts d’Arcturie avait chargé les artistes d’Hion de préparer une grande fête
destinée à accueillir officiellement les nouveaux arrivés. Durant trois heures, ils ont été
estomaqués et éblouis par les performances fabuleuses des Hions, particulièrement les
enfants. Malgré tout ce qu’ils ont pu voir et entendre par la suite, cette cérémonie
Milietam, signifiant «Bienvenue chez vous N, demeure gravée dans leur mémoire et fait
l’objet de précieux souvenirs à raconter; les humains, dont certains peuvent aussi léviter
de la sorte, montent une série de spectacles de type cirque renouvelé, qui enchantent de
nombreux univers.
Jusqu’à ce jour, les Mistrans ont eu l’occasion de rencontrer près d’une dizaine de
races provenant de mondes extérieurs. Il y a d’abord les Andromédiens, une race
humanoïde n’ayant comme différence avec les humains qu’une peau très pâle et une plus
grande taille. À l’époque de la Terre, ils circulaient normalement dans certains pays
nordiques avec leurs yeux bleus et leur chevelure très blonde, parfois presque blanche.
Ceux de plus petite taille s’assimilent aux gens d’Onève, si on exclut cette capacité de
voyager entre les dimensions. Ils sont appréciés pour leur rigueur intellectuelle et
scientifique, leur capacité de gérer d’immenses projets et leur aisance dans les
domaines de l’ingénierie et de la construction de vaisseaux destinés à l’exploration de
l’espace profond.
Puis, ce sont les êtres hybrides entre les humains et les Réticuliens, les Pégasiens, et
par la suite plusieurs autres races mixées à partir de multiples souches provenant de
tous les coins de l’Univers, dont les mystérieux Essesannis, de petits êtres un peu
farouches, mais adorables et que les lecteurs de contes pour enfants autrefois sur Terre
auraient assimilé aisément aux elfes et aux lutins.
Les Réticuliens, perçus par de très nombreux passagers comme des agents de bord
ou de bien étranges nonnes et maintenant bien connus sur Mistra, ont effectué le voyage
de la Terre à Mistra. Certains sont demeurés sur place afin de poursuivre leurs
expériences génétiques avec les humains, cette fois ayant leur plein consentement à tous
les niveaux de conscience. Les enfants hybrides qui, depuis des générations, tirent leur
origine de ce programme ont été présentés aux humains. Il est devenu visible que ces
êtres manifestent une grande douceur et une sensibilité considérable à leur
environnement, mais leur corps physique demeure encore fragile. Très minces,
éprouvant parfois de la difficulté à se mouvoir, ils ont une masse musculaire qui se
révèle insuffisante. Mais le problème majeur demeure leur incapacité de se reproduire,
tant entre eux qu’avec d’autres humains, et cela constitue l’objectif à atteindre pour les
Réticuliens.
Les gens de Véga, gigantesques insectoïdes, dont Yiyvxct, dirigent ces travaux, ayant
une grande expertise en ce domaine. Thomas a d’ailleurs été particulièrement heureux
de revoir sa grande amie avec qui il passe de nombreuses journées en compagnie de
Chloé, de leurs enfants et bien sûr du compagnon, beaucoup plus petit, de Yiyvxct.
La visite des Arcturiens d’origine, avant que cette lune soit placée sous le contrôle
d’Onève, a fait l’objet d’une certaine préparation psychologique. Lorsqu’ils sont
descendus du vaisseau posé sur Mistra, les humains présents n’ont pu s’empêcher de
ressentir un frisson malgré tout. Mesurant plus de quatre mètres, les Arcturiens,
techniciens et ingénieurs extrêmement inventifs dans l’art de manier les différents types
d’énergie, constituent la racine de toutes les races reptoïdes peuplant les galaxies avec
leurs yeux crème et semblables à ceux d’un serpent. Leur corps ressemble à celui d’un
gigantesque varan, mais bipède, et leur peau, écailleuse, se couvre d’un étrange tissu
d’apparence métallique, mais souple. Leurs déplacements paraissent laborieux et sans
aucune élégance. Impossible pour les humains de deviner, par une expression
quelconque de leur visage, ce qu’ils éprouvent à les voir, eux. Mais lorsqu’un des
Arcturiens se penche pour prendre un enfant humain dans ses bras et le trimbaler avec
lui en le faisant sautiller dans ses puissantes mains, tous comprennent que leurs
appréhensions n’ont plus aucun fondement.
Avec l’aide d’un de leurs appareils de transmission d’ondes cérébrales ajustées aux
fréquences d’un récepteur humain choisi pour la circonstance, le leader arcturien a
exprimé les motifs de leur visite et a raconté l’origine de sa race et comment elle s’est
répandue dans toutes les galaxies, et ce, depuis des millions d’années. L’échange a été
ponctué de vives émotions de part et d’autre et la session a été retransmise à la
grandeur du continent par le biais d’un système s’apparentant à celui d’un procédé de
projection holographique de type tesseract. Cela a été l’une des plus étonnantes, des
plus riches et des plus belles expériences des nouveaux humains de Mistra.
Il faut toutefois distinguer cette race reptoïde de celles provenant d’Orion, celles-là
plus près des anciens dinosaures carnivores que les Arcturiens. Ils sont appelés les
Dracos, et leur présence dans le quadrant de Sirius n’est toujours pas souhaitable pour
le moment, une préoccupation toutefois qui ne relève pas de l’attention des Mistrans,
encore trop occupés à s’adapter aux nouveautés de leur monde d’adoption.
Yiyvxct, qui jusqu’à ce jour a conservé sa forme humaine, a été aussi la source d’une
très grande surprise pour les humains lorsqu’elle s’est révélée à eux au cours d’une
cérémonie marquant le début d’une nouvelle phase de recherche avec les Réticuliens:
un premier hybride, une jeune femme, venait d’accoucher d’un enfant, fruit de sa liaison
avec un Andromédien. Ce dernier appartenait à une souche ayant déjà eu des rapports
avec les humains de la Terre plusieurs centaines de milliers d’années auparavant. Ce
nouvel indice a permis aux généticiens de Véga d’espérer un dénouement spectaculaire
d’ici peu. Le nouveau-né présente les traits de l’humain, sauf les yeux, démesurément
grands et dotés d’un très large iris, l’obligeant à protéger ce dernier de la luminosité
naturelle de Mistra. Sa peau laiteuse légèrement translucide s’avère fortement marbrée
par la présence, sous sa surface, de multiples veines bleuâtres. L’absence de pilosité
absolue des Réticuliens se manifeste également, sauf pour cette douce chevelure blonde
qui recouvre les trois quarts de la surface du crâne. Ses mains et ses pieds, toutefois,
sont parfaitement adaptés au reste du corps, ce dernier presque entièrement d’apparence
humaine. L’ossature et la masse musculaire répondent aux critères recherchés pour une
vie saine et équilibrée, dans presque tous les milieux de vie.
C’est sans doute Chloé, par contre, qui a été la plus surprise lorsque sont venus les
Mintankans. Thomas, ne voulant pas lui gâcher le plaisir de revoir son rutabaga mauve
et nu sur pattes, a simplement fait entrer celui-ci dans leur résidence, sans la prévenir.
Les Mintankans se présentent comme des êtres amphibiens d’une formidable
intelligence. Consultés régulièrement pour leur étonnante capacité à résoudre les
problèmes mathématiques les plus complexes, davantage assimilés aux batraciens
qu’aux reptiles, les Mintankans vivent indifféremment sous l’eau ou sur terre, et pour
cette raison ne portent aucun vêtement. Ces derniers ont accompagné le groupe
d’humains lors de leur arrivée, à la demande d’Onève, pour mettre au point un vaste
projet de centre d’étude sous-marin sur Mistra. Leur peau mauve, chez les mâles, et
rouge vif, chez les femelles, ne laisse personne indifférent et leur apparente obésité se
veut un trait parfaitement naturel et omniprésent chez tous les Mintankans. Leurs yeux
globuleux, larmoyants et très rapides sont translucides, ce qui n’a rien pour humaniser
leur apparence.
Lorsque Chloé a placé devant son invité le mallte, cette pâte alimentaire qui répond
aux énergies psychiques, elle a compris que cet être au nom incompréhensible, mais
qu’elle ramenait à «Turi» ne la laisserait jamais indifférente et elle a dû faire un effort
colossal pour supporter la vision de l’amas grouillant de choses informes qui se
débattait férocement dans l’assiette. Il s’agissait d’une variété de plante carnivore
semblable aux anémones et particulièrement très agitée lorsque retirée de son milieu
naturel. La langue épaisse du Mintankan avait recouvert la chose, l’avait immobilisée et
l’avait enfin engloutie d’un seul trait avec un son de gargouillis et de sifflements
remarquables. Thomas et les enfants s’en étaient fait mal aux côtes tant ils avaient ri de
la bouille de Chloé devant ce spectacle pour le moins inusité.
Les Pégasiens, hybrides, fruit de l’humanoïde pléiadien et de l’Arcturien, sont
également venus saluer les gens de Mistra, de même que les Bellatriciens, reptoïdes eux
aussi, et les célèbres Tau Cétiens, attendus massivement par tous les enfants de Mistra.
Uniques dans tous les univers tridimensionnels, les Tau Cétiens constituent l’ensemble
des représentants d’une race qui n’a jamais pu se reproduire avec aucune autre que la
sienne. Très grands et velus, ils ont la taille et la forme des grizzlys de la Terre, à la
différence qu’ils sont bipèdes. Malgré cette taille et leurs déplacements tout aussi lents,
les Tau Cétiens ont des mains extrêmement fines et passent dans la galaxie pour être
parmi les meilleurs concepteurs et architectes de vaisseaux. Ils ont toutefois une autre
qualité. Leur sens de l’humour et leur goût du jeu en font de très agréables compagnons.
Leurs enfants ont soulevé chez les petits Mistrans et les Hions une joie indescriptible au
point qu’il a fallu les consoler durant une longue semaine, après leur départ. Cette
expérience a été à ce point émouvante qu’une petite colonie de Tau Cétiens viendrait
s’établir éventuellement sur Mistra. De nombreuses autres races sont venues la visiter,
mais celles-ci ne pouvant survivre dans une atmosphère typiquement terrienne, elles se
sont contentées de diffuser simplement leur message.
Quant aux Pléiadiens, gens de Sirius, tous ces noms étant bien sûr ceux choisis pour
permettre aux humains de les localiser sur une carte des systèmes, ils constituent
maintenant un groupe de visiteurs bien intégrés, faisant partie du quotidien des gens de
Mistra.

25. Cette description du garmhole n’est pas sans évoquer les merveilles actuelles et à venir de l’imprimante 3D. Or,
son invention romanesque date d’une époque (1999) où ce concept était non seulement inconnu, mais également
invraisemblable. Les tout premiers essais de l’imprimante 3D ont eu lieu en 2013.
26. Projet de langue internationale partiellement réussi, puisque parlée dans 125 pays. Mieux connue sous le nom de
langue internationale espéranto.
27. Terme choisi ici pour une culture d’origine extraterrienne.
42

La vie idyllique de Mistra correspond, pour tous ces humains, à la conception qu’ils
entretiennent depuis toujours du célèbre paradis originel. Les années, par dizaines,
passent au cours desquelles leur existence ne cesse de croître au fil des découvertes qui
parsèment leur nouvelle destinée. Une génération entière de Mistrans n’ayant jamais
connu la Terre manifestent maintenant le désir un jour de la visiter, d’y effectuer, au nom
du respect qu’ils éprouvent pour leurs ancêtres, une sorte de pèlerinage. C’est ainsi que
cent trente-cinq années terrestres après le cataclysme, l’expédition se met en branle.

***

La nature qu’ils y découvrent démontre une fois de plus sa gracieuse générosité. Les
nouvelles terres ne correspondent plus du tout aux anciennes cartes décrivant les
contours d’avant le cataclysme; elles regorgent déjà de plantes énormes et des forêts
immenses s’élancent vers le ciel. Sur les plus anciennes terres non immergées, la
végétation et de nombreuses espèces ont repris droit de cité; on peut y observer
quelques bandes d’humains qui, cette fois, ne s’enfuient pas à la vision de leurs
vaisseaux. Un petit groupe d’entre eux demeure même sur place lorsqu’une navette se
dépose près d’eux. Le terrain est plat, à perte de vue, mais on y voit de nombreux
grands trous dans le sol, immenses, causés par des effondrements de terrain. Plus tard,
une analyse plus détaillée a déterminé que le sous-sol avait été érodé par de massives
intrusions d’eau salée provenant des gigantesques tsunamis survenus plus à l’ouest.
Ces terriens n’ont qu’un souvenir diffus de leur propre passé. Une tradition orale
développée très tôt dans leur évolution leur a permis de conserver certains artefacts
d’apparence inutile, mais vénérés avec respect. Ils présentent aux Mistrans quelques
livres récupérés de justesse, mais dont ils ne connaissaient pas le sens. Ceux-là
continuent de s’exprimer avec les rudiments de la langue maternelle de leurs lointains
ancêtres et, dans ce cas-ci, un anglais très rudimentaire ponctué de nombreuses
onomatopées.
Les membres de l’expédition constituée de Mistrans d’origine, quelques autres
d’origine terrienne, d’Andromédiens et de plusieurs scientifiques arcturiens demeurés à
bord afin de ne pas incommoder inutilement les terriens apprennent alors, d’après leurs
coordonnées, qu’ils sont en plein cœur du centre de ce qui a autrefois été l’Amérique du
Nord, plus précisément dans le Dakota du Nord.
Ce petit groupe d’humains porte un nom qui pourrait ressembler à Gens des temps
anciens. Un setys d’Arcturie scanne à distance ces humains, puis fait parvenir au chef
d’expédition un verdict de bonne santé physique et mentale déterminant que leur chance
de procréation massive se révèle excellente. Ils apprennent que ces terriens ont
redécouvert l’agriculture, la chasse et la pêche comme méthode de survie. Donc, même
s’ils se situent à une époque évoquant le passé de type Cro-Magnon de l’homo sapiens
sapiens, ils tendent néanmoins vers une alimentation sans viande. Leurs rapports actuels
avec la faune indiquent un début de communication à un niveau jamais atteint
auparavant, sinon par quelques tribus éparses, depuis longtemps disparues, bien avant
le cataclysme. Leur niveau d’évolution, leur capacité intellectuelle et leur progression
psychique dépassent largement ceux des terriens provenant de la première souche,
puisque non affectés par les conséquences directes de la domination exercée par Bel.
Au rythme extrêmement rapide avec lequel ils démontrent leur habileté à survivre, il est
établi qu’un second contact plus rapproché et interactif pourrait avoir lieu d’ici un
siècle et demi environ. Avant de les quitter, les Mistrans acceptent un cadeau des
terriens.

***

Le retour du corps expéditionnaire mistran est salué à grand renfort de célébrations.


Des invitations sont lancées depuis Arcturie jusqu’aux planètes les plus éloignées du
système de Sirius. Une prodigieuse cérémonie est mise en place afin d’accueillir les
voyageurs. Thomas et Chloé, djar et fylios de Mistra, et d’autres lunes d’Onève
nouvellement peuplées reçoivent des mains du chef de l’expédition le cadeau offert par
les humains. Avec l’aide de teinture provenant d’herbes et de minéraux dilués, celui qui
devait être un artiste terrien a gravé sur une pierre le visage du chef et le vaisseau de
Mistra. Ils acceptent, et c’est avec une certaine émotion qu’ils placent l’objet d’art tout
à côté d’un souvenir qu’a sauvé Thomas du cataclysme: une ancienne peinture rupestre
illustrant des visages étranges et la forme ovale d’un objet inconnu. Tout n’est
qu’éternel recommencement, se dit alors Thomas.
43

Chacun revient à son existence paisible. Le temps s’écoule avec délice et rien ne
trouble la quiétude et la joie des habitants de Mistra. Mais vient ce jour où la vie se
transforme.
Ce jour-là, il règne sur Mistra une effervescence étrange; le comportement de chacun
en est affecté et atteint une telle proportion que les représentants des communautés
viennent en parler avec Thomas et Chloé. Ils discutent longuement, mais personne n’est
en mesure d’identifier ce qui se produit. Nul ne s’inquiète toutefois.
Après quelques semaines, les choses se corsent davantage. Chloé, la première à
noter que d’étranges événements s’apprêtent à survenir, en fait part à Thomas. Tous
deux vivent maintenant dans une plus large résidence répondant mieux à leurs fonctions.
À la demande de leurs enfants, ils hébergent avec eux une vingtaine d’enfants d’Hion,
attachés à Thomas, une affection qu’il savait leur rendre avec la complicité de Chloé et
d’une Noémie vieillissante, mais toujours en mesure de passer de longues heures à
batifoler avec tout un chacun. Ces enfants ont insisté auprès de leurs parents pour vivre
cette expérience unique de manifester leur tendresse auprès de celui qui, par l’Esprit, a
été l’un de leur plus grand Râ trente mille ans plus tôt.
Ce matin-là, la lumière du soleil d’Onève change, l’air se modifie, mais Chloé,
manifestement, se révèle incapable de mettre un mot sur ces changements. Lorsque
Thomas se rend compte à quel point Chloé devient songeuse, il sait dès lors, lui aussi,
que tout se transforme. Maîtrisant une certaine forme de communication à distance, il
s’allonge et entre en contact avec Arcturie; lorsqu’il se lève, une heure plus tard, ses
yeux brillent d’un éclat qui trouble sa compagne. Il tarde à répondre et finalement il lui
dit tout.
— L’heure a sonné pour la promesse, Chloé. L’ensemble des lunes d’Onève va
bientôt graduer, avec ses populations. Nous évoluerons entre les dimensions, nous
voyagerons à travers les univers sans traverser le Styx. Nous ne mourrons pas. Le
processus s’amorce, tu le ressens, n’est-ce pas?
Chloé frissonne.
— J’ai un peu peur, Thomas. Qu’est-ce que tout cela signifie pour nous tous, les
enfants et tous nos gens?
— N’es-tu pas à l’épreuve des peurs de l’inconnu depuis tout ce temps, Chloé?
Dois-je te rappeler que la dernière fois que tu as eu peur, c’est quand le fils de Turi
s’est caché sous le lit, il y a trente ans de cela?
Chloé éclate de rire au souvenir de cette scène. Elle n’a jamais vraiment pu
s’habituer aux amphibiens de Mintankans.
— Non, ce n’est pas vraiment de la peur, mais… je dirais de l’anxiété.
— Il n’y a aucune raison. Ils seront tous conviés à l’arrivée de la nuit sur la Grande
Place. Arcturie y enverra les Anciens d’Onève et tous entendront. Mais je peux déjà te
dire que, désormais, nous n’aurons plus aucune limite corporelle, tout comme Orem.
Cependant, nous aurons le souvenir entier de notre essence, de notre Esprit, de qui nous
avons été dans ces corps tant sur Terre qu’ici. Nous serons ascensionnés, Chloé, c’est la
plus extraordinaire nouvelle qu’un humain puisse recevoir.
Il se tait. Chloé veut s’exprimer lorsqu’elle ressent un léger fourmillement à travers
tout le corps. Tout autour d’elle se transforme en milliards d’atomes lumineux. Elle
pose son regard sur Thomas qui, lui-même, dégage une lumière allant en s’intensifiant.
Elle se jette dans ses bras.
Thomas et Chloé deviennent extrêmement légers, et tout autour d’eux se forme un
véritable vortex lumineux qui les enlève. Ils se retrouvent subitement dans une immense
salle.

***

En apparence humains, avec leurs corps, ils brillent d’une éclatante lumière, tout
comme les autres êtres à proximité d’eux. En quelques instants de grâce, ils viennent
non pas de mourir, en laissant derrière eux l’enveloppe charnelle qui a été la leur durant
ces longues années, mais ils voient celle-ci fusionner avec leur Esprit, se
métamorphoser entièrement. Ils n’éprouvent plus aucune lourdeur, leurs corps devenus
lumineux pourraient s’envoler sur un simple désir.
Et c’est alors qu’ils comprennent d’où ils viennent et quelle identité nouvelle devient
la leur. Des images, des souvenirs défilent à un rythme que pas un seul cerveau humain
ne pourrait assimiler. Toutes leurs anciennes vies défilent devant eux comme au
carnaval. Ils réalisent alors qu’ils ne sont plus Thomas et Chloé, mais Goav et Nasha.
Une voix s’élève alors de nulle part.
44

Matrayiana s’approche d’eux et les étreint longuement. Son apparence est celle d’une
forme humaine, mais là s’arrête toute comparaison. Sa taille imposante s’articule autour
d’une énergie ondulante de couleur indigo. On croirait se trouver devant une entité en
mesure de se transformer à tout instant tant cette énergie se déplace par courtes vagues.
Son visage quasi imperceptible dégage néanmoins une intensité remarquable. Au milieu
du front scintille une pierre azurée.
Il pourrait être devant eux ce qu’il a jadis été, Melchisedech, Abraham d’Ur, Moïse,
le prince Siddartha, Jésus le Galiléen, et de nombreux autres bien avant et bien après,
mais il a choisi d’être la Lumière indigo, le Phare des univers, celui qui montre la voie
de l’intégration des polarités vers la Divine Mère. À ses côtés, Bel, guide suprême
d’Orion, Amichéel, guide suprême de Sirius.
— Je vous aime avec tant de passion; j’ai suivi chacune de vos existences dans la
chair avec une tendresse infinie. Quel privilège pour moi de vous serrer dans mes bras,
de vous accueillir ainsi dans la chair, dans votre univers, votre monde, votre réalité!
Voyez, ils paraissent devant vous. Allez! Soyez Goav et Nasha, pour l’éternité,
embrassez la Divine Mère, et que la paix éternelle soit dans votre cœur!
Un groupe d’Esprits se distingue des autres. Ils s’approchent, encore émus par
l’accueil de Matrayiana, le plus ancien des Sages du Conseil des Neuf. L’essence
humaine de Thomas est maintenant totalement absorbée par Goav, et ils font Un.
Essentiellement, Thomas n’existe plus, mais il se perpétue dans Goav, conservant de la
sorte toutes les expériences vécues sur Terre dans cette enveloppe charnelle. S’y
ajoutent maintenant toutes les expériences vécues par Goav dans d’autres existences
antérieures. Ce groupe d’Esprits qui entoure maintenant Goav lui est très familier et
aucun effort de mémoire charnelle ne s’impose pour les reconnaître, les saluer et les
aimer.
Dierthon s’approche.
— Ma personnalité humaine a beaucoup appris, ce jour-là, Goav, dit-il en se
transformant devant lui pour devenir cet enseignant que Thomas a connu il y a
longtemps: Raymond Taylor. Ce dernier rappelle cette journée très particulière lorsqu’il
avait soulevé Thomas de rage pour le projeter au sol comme un sac de farine. Des
larmes de joie coulent entre eux deux, de longues minutes. Puis, c’est au tour de
Dermon. Au cours de la très grande majorité de ses incarnations précédentes, Dermon
n’avait toujours joué que des rôles épisodiques dans la vie des personnalités incarnées
par Goav. Il en avait été de même cette fois encore. Veil l’accompagnait.
— Notre rencontre a été brève, mais, sans elle, nos personnalités auraient erré
longtemps sans comprendre.
Goav se rue vers eux lorsqu’ils se manifestent en Philippe et Theresa. Ces derniers,
à la suggestion de Chloé de rencontrer Thomas, l’avaient visité au cours d’une soirée
particulièrement éprouvante pour tous, à la suite de la mort de leurs enfants. Nasha se
joint à eux maintenant.
— Que je suis heureuse de vous voir, que je suis donc heureuse de vous voir! leur
dit Nasha, tremblante d’émotion, projetant dans son aura de lumière des faisceaux
incandescents.
C’est alors qu’apparaissent trois petites lumières au-dessus d’eux: elles dansent en
laissant s’échapper de minuscules petits grains dorés. Elles se manifestent alors devant
eux.
— Voilà nos enfants. Nous aimons encore les voir ainsi. Nos personnalités, Theresa
et moi, ont péri lors du cataclysme alors que nous étions à bord d’un paquebot en route
pour l’Angleterre, croyant échapper au pire. Nous avons été emportés par une immense
vague, et dans les minutes qui ont précédé notre mort, notre premier souhait a été de
retrouver l’homme qui nous avait redonné le courage de vivre, malgré nous, au nom de
nos enfants, quelque part, là, dans ce ciel inconnu. Nous avons souvent eu des échanges
dans nos existences antérieures, Goav, mais celui-ci a été déterminant et nous a permis
de sauver nos personnalités du désespoir. La douleur de perdre un enfant se révèle
terrible, la douleur d’en perdre trois est intolérable. Cette souffrance nous a révélé la
portée des gestes de nos précédentes existences, sa puissance. Nous sommes accomplis.
— Goav?
Il reconnaît aussitôt l’essence de Michée. Dès qu’il le voit, Michée devient Amelia.
— Michée! Oh, Michée, toi qui m’as fait découvrir l’amour humain, tu as ouvert mon
cœur. Jamais, dans aucune vie passée, mes personnalités n’ont pu s’ouvrir de la sorte,
constamment préoccupées par leur mental, leur physique, leurs prouesses et leur
intelligence. Mais toi, Michée, entre tous, tu es celui qui m’a fait éclater le cœur.
— Je t’aime, Goav, je t’aime. J’ai découvert la souffrance et la peine qu’on peut
ainsi causer; ça a été une grande leçon et tout au cours de cette existence je n’ai jamais
oublié le doux visage de ce jeune garçon. Lorsque notre famille terrestre a été engloutie
par les flots, nous naviguions sur le même paquebot, nous aussi. Cela a été terrible, et
cette Amelia, vieillie, aigrie, a vu le visage de Thomas et lui a demandé de lui
pardonner. En ce court instant, Amelia est redevenue une enfant et ça a été magique.
— J’espère avoir été utile à ton existence, mon grand ami.
Goav vibre aussitôt et son énergie s’intensifie. Il se retourne.
— Uvéal? Toi, mon ancien guide? Mais je ne savais pas que tu…
Charles se manifeste.
— Notre amitié m’a permis de grandir, Goav, de mesurer ce qu’elle représente au-
delà des fantasmes du mental souvent trop absorbé. Charles a longtemps réfléchi à ce
creux, à ce vide qu’a causé ton départ.
Uvéal, depuis les premiers jours, a été son conseiller-guide.
— Toi qui, bien avant Ahsta, as été mon guide, mon conseiller de tant de vies, qui
m’as tant donné, voilà maintenant que tu me remercies! Sois béni, mon frère, béni pour
ta sagesse, ton amitié, béni aussi pour m’avoir aidé à ne pas m’égarer entre le Ciel et la
Terre.
Puis, c’est Isméal qui devient aussitôt son oncle Michael. Bien que faisant partie
intégrante du groupe de Goav, c’est avec Michée, le plus souvent, qu’il a entretenu des
rapports privilégiés, comme lors de cette précédente incarnation alors qu’il incarnait le
père de la personnalité humaine de Michée, œuvrant comme officier naval pour la
marine allemande.
Pour Goav, c’est le souvenir d’une soirée dans le bureau de son oncle Michael qui
se pose sur sa conscience comme un oiseau sur son nid.
— Notre relation a été courte, Goav, mais ce petit diable de Thomas a été ma bouée
de survie. Moi, au moins, j’ai cessé de boire! dit-il en éclatant de rire.
— La mort de l’oncle de Thomas m’a peiné, Isméal, et tu as raison, notre relation a
été de courte durée, mais tu auras été le premier à stimuler chez Thomas le goût de me
découvrir en tant qu’Esprit.
— Et de venir à moi, le grand, le seul! fait une voix tonitruante.
Monak s’avance, flanqué de son inséparable gargouille. Il rit si fort qu’elle choisit
d’aller explorer les environs en sautant de son épaule.
— Monak, le Dr Sheilter! lance Goav.
Ils n’échangent aucun autre mot. Goav se blottit dans ses bras; ils deviennent
subitement lumière dans la lumière et s’élèvent. Un grand silence s’établit, et chacun
frémit sous la puissante vague d’énergie qui, tel un ouragan, déferle tout autour d’eux.
Matrayiana sourit. Il pose son regard sur Ariel et lui dit:
— Voilà ce qui se produit, mon ami, lorsque la Divine Mère émet un léger soupir de
contentement.
Ahsta vient également et se manifeste en Orem; il parle longuement avec Goav sous
une musique puissante créée spontanément dans la rotonde, entraînant dans une valse
éternelle tous ces Esprits.
— Tu te révèles ma plus grande surprise, Ahsta, mon guide dans cette vie. Il m’en
aura fallu du temps pour que le souvenir de ta présence manifestée surgisse dans ma
conscience. Ahsta, pourquoi as-tu ressenti le besoin de le faire?
Il fait alors allusion à ce «grand type», ce marin, comme il l’avait si souvent appelé.
— Thomas, enfant faible et vulnérable, a puisé ce jour-là dans son inconscient les
ressources de certaines de tes vies antérieures récentes. À toi seul, Goav, tu ne pouvais
réussir à endiguer l’énergie manifestée. Mon intervention s’est révélée indispensable
dans la matière, sans quoi ce pauvre garçon subissait le massacre.
— Qui donc l’habitait? demande-t-il, faisant allusion à l’Irlandais.
— Wojtan, un très jeune Esprit, celui-là même qui, tu t’en souviendras, se
préoccupait du suicide lors de ta rencontre avec les jeunes Esprits. Il fut Schiller dans
ta vie précédente et cette fois…
Goav revoit aussitôt cette rencontre avec ces jeunes Esprits en voie de quitter leur
monde pour leur première incarnation humaine. Il pense à ce jeune Esprit dont la
personnalité humaine souffrait de la perte d’une jambe. Puis, il établit le lien avec
l’Irlandais et Schiller dans sa vie précédente.
— Je n’avais pas remarqué qu’il lui manquait une jambe lorsque tout s’est
déclenché. Pourtant, je me souviens qu’il claudiquait en marchant.
— La correction qu’il a reçue a été très humiliante pour lui et l’a incité à revoir sa
vie tout entière. En jouant les durs, masquant son handicap par une prothèse, il croyait
s’en sortir, mais cet événement a tout changé. De nombreux autres drames ont ponctué
son existence, puis il a connu sa femme; avec son aide, il a entendu la voix de son
Esprit lui insufflant le courage de vivre. Vois!
Claudiquant, le grand Irlandais s’avance. Il sourit. Goav ressent une puissante
bouffée de chaleur l’envahir.
— Wojtan! Permets-moi de te rendre hommage, jeune Esprit courageux.
— Mon guide m’a encouragé à faire ce geste à l’endroit de Thomas, il savait que les
conséquences allaient être très significatives tant pour toi que pour moi.
— Oui, je sais, Wojtan.
— Mais puis-je me permettre, Goav?
— Oui?
— Ce Thomas ne payait pas de mine, mais quel crochet!
Ils rient aux éclats tous les deux.
Nasha, de son côté, rencontre tous ceux et celles qui, au cours de son existence en
tant que Chloé, ont joué un rôle déterminant. Un grand silence s’impose de nouveau. De
loin, elle voit une civière poussée par deux Esprits du service. Dès lors, une formidable
émotion la saisit. Elle s’approche lentement et pose son regard sur le visage tordu de
Walter. Elle éclate en sanglots et le caresse longuement avec une infinie tendresse,
laissant glisser ses cheveux entre ses doigts. Elle désire un verre d’eau, qui apparaît
aussitôt, et porte le liquide aux lèvres du paralysé. Il boit abondamment et ses yeux
parviennent à se fixer sur elle.
Ils s’étreignent longtemps sans prononcer un seul mot.
Walter disparaît ensuite et Ariel se manifeste dans toute sa splendeur. Il épouse une
forme similaire à celle de Matrayiana, mais son énergie adopte un reflet plus violacé. Il
invite Goav à se joindre à eux deux, ainsi que Michée, Monak et Ahsta. Ils parlent entre
eux quelques instants, puis lancent d’une voix forte:
— L’intégration dans ce cycle se termine. La Terre jubile. La Terre nous réclame. La
Terre proclame sa liberté. La prière des humains a été entendue et la Divine Mère a
répondu. Que sa volonté s’accomplisse!
45
Sur un ancien continent de la Terre 276 ans après
le cataclysme

La petite Mira, cinq ans, aide sa mère à recueillir l’eau d’une rivière bordant le village
où elle vit le jour. En levant la tête, elle croit voir la silhouette de gens au loin, là où
elle n’a pas le droit de se rendre, à proximité des Terres montantes. Son père, chef du
village et chasseur expérimenté, a détecté la présence de chiens sauvages et de petits
fauves et craint pour son enfant. Mira croit aussi avoir vu un animal aux côtés des gens,
ce qui l’intrigue. Quand sa mère et elle retournent au village, elle cherche son frère des
yeux et lui raconte ce qui s’est passé.
Bernardo n’a que huit ans, mais il connaît déjà l’art de suivre les pistes, d’identifier
un animal, de déterminer le moment du jour de son passage et sa destination possible. Il
fabrique des flèches, un art que maîtrise parfaitement son grand-père. Ce village de près
de deux mille résidents tire son existence de la pêche et de la chasse en cette terre
infertile aux abords du Grand Océan du Soleil rouge. Ce pays, connu sous le nom de la
Terre noire du Soleil rouge, abrite près de six ou sept millions d’êtres humains répartis
sur un territoire autrefois connu sous le nom de Gabon.
Plus au sud, sur les terres des Grandes Eaux, un groupe moins important d’environ
deux millions de personnes évoluent dans l’ignorance complète de l’existence des
autres communautés. Les anciens continents d’Afrique et d’Asie hébergent quelque cinq
autres millions de gens particulièrement regroupés au pied du mont Himalaya, d’une
part, au Zaïre et en Éthiopie, d’autre part, ainsi qu’au Gabon. La Chine, détruite presque
entièrement, ne compte que quelques centaines de milliers de gens qui ont émigré vers
l’ancien territoire de la Mongolie. L’Europe, presque totalement dévastée, héberge
quelques communautés éparses, cohabitant sur l’ancien territoire de la Roumanie et de
l’Ukraine. Quant à l’Amérique du Sud, les pertes désastreuses entraînées par la
destruction de toutes les villes côtières et de redoutables maladies infectieuses ont
achevé les quelques survivants. Seules les tribus évoluant paisiblement en Amazonie
ont continué de vivre çà et là, totalisant à peine quatre-vingt-cinq mille personnes.
Bernardo n’a encore parlé à personne de ce que lui a confié Mira, et ce, pour une
bonne raison. Lui-même, il y a trois levers de soleil, a aperçu ces mystérieux êtres, au
loin, qui semblaient regarder en sa direction. Une bête les accompagnait, beaucoup plus
grande qu’un chien, et Bernardo s’était interrogé sur la possibilité d’un tel prodige,
puisque rien ni personne ne peut survivre dans ce désert. Pour ce petit peuple de la
Terre noire du Soleil rouge, la vie s’arrête là où leurs yeux portent. C’est mieux ainsi.
Mais Bernardo est un petit homme curieux et il tient à éclaircir ce mystère lui-même,
d’autant plus qu’il entretient la conviction de ne pas avoir reçu, en plein jour, les
images de la nuit.
Dès que l’aube se lève, Bernardo prend son arc, ses flèches, un coutelas fabriqué par
son père et se rend à l’orée des Terres montantes. Il marche des heures dans les herbes
sèches et coupantes, puis finit par atteindre le sommet d’une petite colline. Ses pieds
meurtris le font souffrir, mais il poursuit sa route inlassablement. Un sable fin annonce
les dunes brûlantes et, plus loin, les Terres montantes. Il estime sa position à dix fois
mille pas du village; il s’inquiète de ne rien voir et de rentrer bredouille, devant alors
expliquer son aventure interdite en solitaire sur les Terres montantes.
Il marche encore quand, soudain, un bruit le fait s’arrêter sur place. Il tourne la tête
sur sa droite et voit le plus énorme fauve qu’on puisse imaginer. La tête de l’animal se
révèle de la grosseur de son propre corps et les muscles noueux de l’animal lui
confèrent une puissance sans nom. D’étranges traits noirs parcourent sa peau dorée.
Bernardo, terrorisé, jette un regard rapide sur ses flèches et jauge la force de son
bras. Jamais il ne parviendra à percer la peau épaisse de l’animal pour atteindre son
cœur et l’abattre. Sa grand-mère avait dessiné pour lui et les autres enfants de très
belles illustrations des animaux qu’ils observaient, et le fauve dont il avait le souvenir
ne paraissait qu’une petite bête de rien du tout comparativement à ce monstre. Bernardo
se prépare à mourir et regrette, les larmes aux yeux, de ne plus jamais revoir sa…
— Oratio! Il s’appelle Oratio, et toi tu es Bernardo.
Il sursaute. La voix est sur sa gauche. C’est une femme noire comme lui, plus belle
encore que sa mère, pourtant à ses yeux la plus belle femme du monde entier. Elle porte
sur elle un étrange tissu semi-transparent qui flotte aux vents et ses cheveux d’ébène,
délicatement posés sur ses épaules menues, le rassurent. Il réalise alors qu’elle connaît
son nom et que ce monstre possède aussi le sien, pas simplement un nom de bête, mais
un nom bien à lui. Il est incapable de parler ou de bouger. La femme s’approche de lui,
sa démarche si souple lui fait croire un instant qu’elle ne porte pas sur terre. L’animal,
quant à lui, se couche paisiblement et ferme les yeux non sans avoir laissé s’échapper
un grondement si sourd qu’il a semblé venir des entrailles de la Terre.
— Que cette journée te soit profitable, Bernardo! Tu me pardonnes d’avoir laissé
Oratio te faire peur?
Il fait signe que oui, mais ne bouge pas d’un poil.
— Oratio est un tigre d’Asie, Bernardo. Oui, je sais, c’est un fauve, mais il ne
représente aucun danger. Il ne te fera jamais de mal et tu peux même jouer avec lui. À sa
manière, c’est un enfant, lui aussi.
— A… azzi?
— L’Asie a été un continent sur cette Terre, il y a très longtemps, au moins deux cent
soixante-quinze sommets blancs sur la plus haute des Terres montantes. Toi, tu n’en as
vu que huit. Tu vis dans un très beau village, Bernardo, et je con nais bien ta petite sœur
Mira. Elle est très jolie avec ses grands yeux noirs. Toi, tu me sembles très fort.
Détends-toi, Bernardo, tu es tout raide. Tu as un très beau nom, tu sais? Je suis Shan.
Mais il y a longtemps, je portais un nom qui vient du pays de tes ancêtres.
Bernardo se détend et la questionne du regard.
— Juanita! C’était mon nom et je vivais sur une île, une terre entourée d’eau, très
loin d’ici et qui n’existe plus, elle s’appelait Sainte-Croix.
L’enfant regarde l’animal qui ne bouge toujours pas. C’est alors que ce dernier émet
un autre son sourd et se retourne sur le dos, les pattes à moitié repliées. Bernardo se
raidit à nouveau et son regard s’embrume.
— Oratio se comporte en gros paresseux. Si les enfants ne s’amusent pas avec lui, il
boude et finit par s’endormir. Viens, montre-moi ces pieds, dit-elle en se penchant.
L’enfant n’ose bouger, mais lorsqu’il voit la dame se mettre à genoux devant lui et
qu’il plonge son regard dans ses yeux, il perd toute crainte et la laisse lui masser les
pieds tout doucement.
— Vous… vous connaissez mon village? demande-t-il enfin d’une voix faible, sans
quitter le gros paresseux des yeux, juste au cas…
— Oui, je connais chacun des membres de ta communauté, Bernardo, et les autres
également. Tu veux voir mon village? Il n’est pas très loin. Tu viens? Tu as faim?
Elle tend sa main. Ce qu’elle tient entre ses doigts, Bernardo n’a jamais rien vu de
tel. Il sent, goûte du bout des lèvres, puis avale le tout avec, sur le visage, l’expression
de toute personne qui découvre le chocolat pour la première fois. Il prend ensuite la
main de la belle dame.
Il a presque un choc. Il n’a jamais senti une peau aussi souple et douce que la sienne.
Il se sent mieux. Tout en marchant, il baisse les yeux, s’arrête et note avec consternation
que le sang ne tache plus ses pieds et qu’il ne souffre plus.
Ils passent tout près du tigre, cet Oratio, et Bernardo se dit que si l’animal a une
décision à prendre le concernant, il souhaite que ce soit maintenant. Ce qu’il fait
d’ailleurs. La bête énorme se lève d’un trait et part en courant au-devant d’eux, faisant
des bonds que Bernardo estime… impossibles, renonçant à les mesurer. Ils marchent à
peine une demi-heure. L’enfant aime de plus en plus cette grande dame qui lui parle de
son village à lui, des gens qui y vivent, de son père, de sa mère et de sa petite sœur
Mira. Assez curieusement, il éprouve un sentiment de légèreté, comme si le fait de
donner la main à cette étrange femme le rendait moins lourd et plus agile.
Elle s’arrête de parler. Devant eux se dresse le village de la dame: un village
impossible! Tout lui paraît impossible depuis qu’il a effectué cette mystérieuse
rencontre. Les huttes, posées comme de gigantesques œufs, dégagent une faible
luminosité. Elles semblent plantées dans une herbe si riche et si verte que Bernardo
éprouve le goût de se rouler sur le sol pour en humer l’odeur exquise. Des centaines de
personnes descendent et montent d’une autre hutte un peu plus loin. Sa taille fabuleuse
lui glace le sang. Il observe sa forme, identique à celle des pierres polies et allongées
que Mira et lui aiment ramasser pour bâtir les cuvettes de feu. Mais cette pierre est déjà
dix fois plus grande que son propre village, et sans comprendre pourquoi, il n’éprouve
aucune crainte.
Les gens, habillés comme cette dame, sauf les hommes qui portent un tissu
semblable, mais plus serré sur leurs corps, le font sourciller. Leur peau blanche, leurs
cheveux de couleurs variées font naître dans son esprit des milliers de questions. Il
croit voir de curieuses formes, comme des enfants qui s’élèvent dans le ciel, mais il
porte plutôt son regard sur le tigre déjà occupé à se battre férocement avec d’autres
enfants qui rient aux éclats. Puis, il tente d’identifier cette autre bête mystérieuse, au
visage aimable, qui accompagne l’homme et la femme qui avancent en arborant un large
sourire.
— Bonjour, Bernardo. Je m’appelle Goav, djar d’Onève et des Terres du Couchant
de cette planète. Voici ma compagne Nasha, fylios d’Onève et des Terres du Couchant.
Tu connais bien Shan maintenant et ce petit animal s’appelle Noémie. C’est un chien! Te
sens-tu assez fort pour marcher de nouveau vers ton village? Nous aimerions beaucoup
rencontrer les gens qui vivent avec toi.
L’enfant les regarde, sourit et prend à nouveau la main souple et douce de la dame
noire. Une ombre passe au-dessus d’eux: l’enfant voit alors pour la première fois un
électère, ce puissant cheval ailé à la robe d’ébène. Il n’a d’yeux que pour le fabuleux
animal. Son petit cœur bat à tout rompre à l’idée de la joie qu’éprouveront sa famille et
le village tout entier de le voir ainsi escorté par des êtres si extraordinaires.
Il en est ainsi. Lorsqu’ils se trouvent à portée de voix du village, c’est Mira qui
s’élance vers eux en courant, criant le nom de son frère à plusieurs reprises. Ses parents
et plusieurs autres membres du village échangent alors entre eux quelques propos.
Belluah, le père de Bernardo, dit aussitôt:
— Voilà les Gens du Ciel, ceux que j’ai vus dans mes images de la nuit. Ils
conservent dans leur besace le secret des vies et le bonheur d’être. Accueillons-les
avec honneur.
Dès que le petit groupe s’approche de lui, Belluah fait un grand signe et tout le
village se prosterne en silence. C’est alors que, d’une voix puissante que tous peuvent
entendre, Goav s’adresse à eux:
— Peuple de la Terre du Soleil rouge, relevez-vous, relevez-vous maintenant, je
vous prie. Que plus jamais un humain ne se prosterne devant quiconque, que plus jamais
un humain s’humilie de la sorte devant tout être, si élevé soit-il! Nous sommes Un, nous
sommes tous un Esprit issu de la Divine Mère, Belluah.
L’homme, déjà sur ses pieds et affichant un large sourire, s’assure que tout le village
a bien entendu les sages paroles de ce personnage venu du ciel et que plus personne
n’est encore au sol. Un immense cri d’allégresse retentit.
— Belluah et toi, peuple de la Terre du Soleil rouge, nous allons ensemble
construire un monde fabuleux, vous et nous, et tous les autres peuples de ce monde de
paix. Venez tous, venez nous visiter en tout temps, ou quand bon vous semblera, nous
avons tant de choses à nous raconter, venez.
Simultanément, partout ailleurs sur le globe où l’homme avait appris à survivre, des
scènes identiques se reproduisent sous la conduite de Monak, de Michée et de
nombreuses entités ayant appartenu à de multiples groupes, dont bien sûr celui de Goav.
D’autres se chargent de secteurs moins populeux, alors que du vaisseau amiral de la
flotte d’Onève, manifestée dans son entier au-dessus de la Terre, pour la circonstance,
Ahsta supervise le tout, sachant également que dans des milliers d’autres mondes
rescapés une grande célébration du même genre se déroule.
Invisibles aux yeux des hommes se tiennent également debout sur la plus haute
montagne de la Terre renouvelée Matrayiana, Ancien du Conseil des Neuf, Amichéel,
guide suprême de la dynamique spirituelle de Sirius, et Ariel, djar de Sirius. Autour
d’eux, emplissant le ciel de la Terre, tous les Esprits, de toutes les souches, de toutes
les origines qui, depuis l’apparition de Gaïa, petite planète bleue, jusqu’au grand
cataclysme, ont contribué à la création des races ayant formé l’humanité.

***

Et c’est un enfant qui les conduisit. Et il y eut une nouvelle humanité sur une nouvelle
Terre.
C’est ainsi que, des siècles plus tard, les Sages de la Terre racontèrent aux enfants
des multitudes les origines du Monde Nouveau. Et la Divine Mère soupira de
contentement sur cette seconde de son Éternité, écoulée sur un point de son Infini.

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