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Les trois messes basses

Malgré le grand respect que nous éprouvons pour l'œuvre d'Alphonse Daudet en général et
les Lettres de mon Moulin en particulier, nous devons à la vérité de dire qu'une erreur s'est
glissée dans la finale des célèbres Trois messes basses. Des informations directes venant de
l'au-delà font état non pas de cent messes expiatrices dues par le malheureux Dom Balaguère
après sa mort, mais bien de trois repas précédant son admission à la messe éternelle.
Comme cette histoire est de nature à jeter quelques lumières sur ce que la théologie et
l'enseignement de l'Eglise appellent le Purgatoire, nous reproduisons les faits avec un certain
détail. Seule y manquera la verve méridionale de l'irremplaçable conteur.
Comme le chapelain gagé des sires de Trinquelage était mort victime de la congestion
mémorable que l'on sait et comme il arrivait tout penaud devant les portes du Paradis, il
aperçut de loin une lumière si belle que son coeur bondit de joie, les anges entonnaient des
sanctus à faire pâlir de jalousie les préchantres de toutes les abbayes du monde. Au centre, il
devina, plus qu'il ne vit, l'Agneau comme immolé qui de son côté ouvert laissait s'échapper
des fleuves d'eau vive. Le pauvre prêtre sentit monter à sa gorge l'émotion de sa première
messe, lorsqu'au maître-autel de l'église des barnabites il avait commencé à dire les paroles
redoutables qui livraient entre ses mains l'Agneau de Dieu. Eh quoi ! c'était donc cela, le
mystère étincelant à côté duquel il était passé lors de cette fameuse soirée de Noël quand,
pour s'approcher plus vite du réveillon, il expédiait en hâte ses trois messes ! Mais combien
d'autres avaient été déjà, comme celles-là, bâclées ? Comment avait-il pu être aveugle à ce
point ? Les écailles qui lui tombaient aujourd'hui des yeux étaient bien épaisses pour lui avoir
caché un tel rayonnement ! Pourrait-il jamais être admis maintenant en présence du Tout-
Puissant, lui qui l'avait bafoué à ce point ? Son éternité ne serait pas trop longue pour pleurer
un tel péché.

Il en était là de ses réflexions lorsqu'un ange le fit pénétrer dans une pièce magnifiquement
décorée où lui parvenait un écho de la liturgie céleste. Du coup, l'espoir lui revint ; il n'était
donc pas damné ! car on n'a jamais entendu dire qu'en enfer on entend chanter les louanges de
Dieu. Sans doute c'était le purgatoire, où il lui faudrait expier pendant des milliers d'années
son impardonnable manque de goût, son grossier attachement aux nourritures terrestres. Il
attendait les feux et les chevalets, il était prêt à tout souffrir tant il avait déjà hâte de retrouver
sa dignité perdue de prêtre et de baptisé, de dire enfin une vraie messe. A sa grande surprise,
rien de tel n'arriva, mais de discrets personnages vinrent apporter une table sur laquelle ils
placèrent une nappe et une vaisselle étincelante. Ce qui l'aurait jadis réjoui ne lui apporta
guère de réconfort. Au moins, la souffrance eut été méritée. Que venait faire ce rappel
burlesque d'un passé qu'il aurait voulu oublier ? Il aurait voulu s'excuser et partir. Mais l'hôte
mystérieux qui le traitait ne l'entendait pas ainsi. Il dut prendre place et consommer
successivement les plats les plus raffinés et il y reconnut au passage certains de ses mets
préférés, comme ce jambon de Westphalie pour lequel il aurait fait mille folies, ces chapons
dodus à souhait qu'il avait si souvent convoités à la devanture de la Rôtisserie de l'Écu, ces
vins de la vallée du Rhône aux reflets soyeux. Mais c'était comme une fête où il manquerait
l'ami très cher pour lequel, secrètement, on l'avait organisé. Tout paraissait vide. Ah, si
seulement il avait pu partager ce repas avec son Seigneur !
Après les fromages, les fruits, les entremets, les liqueurs, Dom Balaguère crut qu'il allait
pouvoir s'échapper, que cette comédie allait cesser, enfin. Vain espoir ! Devinant sans soute
qu'il lui manquait de la compagnie, son hôte fit venir à table une foule de ses anciens
compagnons, curés des environs morts depuis quelques années, notables des châteaux
voisins, tous gais compagnons et gros mangeurs, avec lesquels il avait jadis accompli maints
exploits gastronomiques. Ils étaient tous là autour de la table, comme autrefois. Et, pour la
seconde fois, un repas fut servi, plus somptueux encore que le précédent. Mais d'où venait
qu'il était si morose ? N'avaient-ils donc rien de vrai à se dire ? Les blagues qui jadis
l'auraient fait éclater de rire lui paraissaient plates et ennuyeuses. Lui qui prolongeait jadis ce
genre de rencontres, cherchait un prétexte pour abréger le repas, comme un amoureux qui sait
sa bien aimée en train de l'attendre et qu'un importun retarde au moment où il allait partir. Il
en était à compter les minutes, à faire tourner lui-même les plats pour hâter le service. Hélas,
tout cela était si lent ! Toute sa joie d'avoir revu ses anciens amis était partie. Il n'aurait voulu
leur parler que d'une chose, celle qui brûlait son cœur, mais il n'osait pas.
Au moment où il croyait en avoir fini, toute la compagnie décréta bruyamment qu'il fallait
remettre cela et qu'on ne pouvait se séparer sans avoir fait honneur à certains plats que le
maître d'hôtel venait d'annoncer confidentiellement à l'oreille des convives. Ce coup-ci, c'en
était trop ! Chaque instant passé lui devenait un supplice. Le pain blanc que l'on servait lui
rappelait de plus en plus l'hostie immaculée qu'il avait tenue entre ses doigts et il ne pouvait
plus voir le vin couler dans les verres sans évoquer en soupirant le sang généreux issu du côté
de l'Agneau. Il voyait les convives comme en rêve, il ne pensait plus qu'à celui qu'il aimait et
qu'il avait si mal servi. Il brûlait de lui parler mais le bruit des conversations qui avait couvert
peu à peu le chant de la cour céleste l'assourdissait. Ah ! si seulement il avait pu le voir une
seconde, le tenir enlacé comme Marie-Madeleine, il ne l'aurait pas laissé s'échapper ! Toutes
ces satisfactions légitimes qu'il avait reçues de sa bonté et qui avaient fini par lui cacher le
visage de l'Epoux, comme il voudrait s'en priver aujourd'hui pour le retrouver, comme il
désirerait la solitude, la faim, la soif, l'abandon, plutôt que cette séparation !
C'est alors qu'il sentit avec un frisson de tout son être une main se poser sur son épaule. Il
n'eut pas à se retourner, il savait: il était là ! Le repas, les convives, tout cela disparut comme
une ombre devant lui. Il n'y avait plus que son coeur qui battait très fort dans sa poitrine et cet
autre cœur tout près du sien. C'était vrai, il était avec lui, et ce serait pour toujours ! Plus rien
pour les séparer, même le banquet céleste serai illuminé de la présence de son unique ami, il
serait avec lui, même au milieu de la foule des Bienheureux. C'est pour lui qu'il chanterait,
devant lui qu'il danserait, à lui qu'il parlerait. Et ce serait toujours nouveau, toujours imprévu;
aucune heure ne ressemblerait à la précédente : chaque jour, il redécouvrirait l'Amour. Son
péché était vaincu, submergé, englouti.
Et ne voilà-t-il pas que les Élus lui demandaient de leur parler du Seigneur et de le leur
transmettre. Comme s'il ne l'avaient pas, comme lui, mieux que lui ! Que pouvait-il leur
communiquer d'autre que sa pauvreté et son avidité ! Saint François d'Assise et sainte Marie-
Madeleine vinrent les premiers s'agenouiller devant le pauvre prêtre et lui demander sa
bénédiction. A voir leur joie et la lumière qui rayonnait de leur visage quand il leur chantait
les merveilles du Seigneur, il comprit que le Christ passait par lui pour les combler et il en fut
tout confus. Il apprenait à recevoir au centuple en donnant à pleine main sa joie. Sacerdos
in æternum. Il était devenu ce qu'il était.

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