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Le Joueur de Flûte de Mortsonge

Comédie musicale

Thomas C. Durand
&
Anthony da Silva

Durée — 120 minutes

Distribution —
Symphorien d'Omineur : (40-50 ans) "Poète itinérant".

Vivien : (15-20 ans). Frère de Liliane. Amoureux éconduit et malmené de Suzanne, poète
tourné en ridicule par tout le monde.

Saturnin Darcyan : (50 ans) Maire de Mortsonge. Homme ambitieux mais craintif, beaucoup
moins intelligent qu'il ne l'imagine.

Monique Margeant (40-50 ans): Mère de Liliane et Vivien

Suzanne : (15-20 ans) Fille du maire de Mortsonge. Egoïste, capricieuse, elle rêve d'un grand
destin, mais sans avoir aucun effort à produire : la providence doit pourvoir à ses désirs. Elle
veut absolument qu'on l'appelle " Crystal ".

Liliane : (17-22 ans) Effacée, résignée, son seul horizon est Suzanne. Horizon terne.

M. Harold Sandhomme : 1er conseiller municipale

M. Ernest Gamore : 2ème conseiller municipale


– Acte 1 –
Une ombre au tableau

Scène I — Suzanne, Liliane (Mme Margeant)


Le rideau s'ouvre sur le grand hall de la maison du maire. Suzanne est sur scène, elle
trépigne.
Suzanne — Alors ? Mais dépêche-toi ! Liliane ? Liliane ! Tu l'as ?
Entrée de Liliane.
Suzanne — Ben alors ? Mais réponds, quoi !
Liliane — Oui, oui. Je l'ai. Voilà. (Elle lui tend une enveloppe.)
Suzanne — Aha ! Hum. Je sens que c'est lui. Forcément.
Liliane — Ca, on n'en est pas sûres, Crystal.
Suzanne — Mais si, voyons. Une enveloppe parfumée sous mon porche. Qui d'autre
aurait l'audace, sinon Victor ?
Liliane — Oui, sauf qu'elle était cachée derrière un pot de fleurs. Sous un tas de
feuilles mortes. C'est une chance que je l'aie vue.
Suzanne — Oui, oui.
Liliane — Si ça se trouve, elle traîne là depuis une semaine, et personne ne l'avait
encore remarquée.
Suzanne — Ne dis pas des choses comme ça !
Liliane — D'accord, oui, mais c'est vrai. L'enveloppe est tout sale. Je n'aurais même
pas osé y toucher si tu ne l'avais pas réclamée.
Suzanne — Seulement maintenant c'est fait ! Nous l'avons ! Et… et… Et tu vas la
lire !
Liliane — Ah.
Suzanne — Mais vas-y enfin !
Liliane — Bon. D'accord. (elle l'ouvre) Tiens, amusant ça.
Suzanne — Quoi donc ?
Liliane — Un poème.
Suzanne — Ben oui, évidemment !
Liliane — Mais il y a aussi des notes de musique, et…
Suzanne — La musique on s'en fout ! Lis-moi les mots. Allez, vite !
Liliane — Comme tu veux. Ahem.
L'émoi qui me brûle est une torture aux yeux voilés
Un aveuglement qui rêve de se pouvoir dévoiler
Mais redoute la lumière et la musique et le ciel

2 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Et ce bel univers où tout se conjugue au pluriel
Tout, sauf le sublime éclat d'un cristal adamantin
D'un cristal qui dans mes nuits fait éclore le matin
Suzanne le jour, cristal de nuit
Mes mots s'épuisent, donne-leur la vie.
Souris-moi… demain.
Suzanne — Oh c'est beau. Oh oui ! C'est beau hein ? Hein que c'est beau ?
Liliane — Hem ? Oui. Oui, oui.
Suzanne — "Donne-leur la vie". C'est délicat, c'est bien trouvé.
Liliane — Hum. "Aveuglement" aussi hein, et "torture".
Suzanne — "Sublime éclat !" C'est beau !
Liliane — Mais on ne sait pas de qui ça vient.
Suzanne — Quoi, ce n'est pas signé ?
Liliane — En fait… Juste par un V.
Suzanne — Hein vé ?
Liliane — Oui. Juste un V. La lettre V. Un V.
Suzanne — Ah ? Ah bon… Mais… Attends une seconde, Liliane. Est-ce que cette
lettre ne te fait pas penser à… à…
Liliane —A?
Suzanne — A Victor !
Liliane — Tiens. Maintenant que tu le dis.
Suzanne — V. C'est forcément Victor. Personne d'autre. V. Forcément !
Entrée de Mme Margeant
Mme Margeant — Vivien ?! Vivien, s'il te plait, j'ai une course pour toi. Bonjour les filles.
Suzanne — Madame Margeant.
Liliane — Maman.
Mme Margeant — Vous n'auriez pas vu Vivien ? J'ai une course pour lui.
Suzanne — Pas vu.
Liliane — Il est sûrement dans le jardin.
Mme Margeant — Je vais aller voir. Vivieeeen !
Sortie de Mme Margeant.
Suzanne — (rêveuse) Victor.
Liliane — Pardon ?
Suzanne — Nous vivrons à la capitale. Il deviendra colonel. Général même. Et moi
aussi.
Liliane — Ah ? Tu es amoureuse de lui alors ?
Suzanne — Ne recommence pas avec ça ! Ce n'est pas le problème. Il faut bien que je
trouve un moyen de me tirer de cette ville minable.
3 Le Joueur de Flûte de Mortsonge
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Liliane — Quand on est fille de maire, on peut…
Suzanne — Mais non ! Justement. Si je ne démène pas pour m'en sortir, je vais resté
coincée ici. Bon, un peu de méthode ! Voyons, je suis la fille du maire.
Unique héritière de la famille la plus fortunée de la ville. Victor est un jeune
officier. Il est bien fait. Il est ambitieux. Toutes les filles se pâment devant
lui. Donc je le veux ! (Elle fond en larmes). Je suis tellement malheureuse !
Liliane — Ah… Encore ?
Suzanne — Papa refuse de m'acheter des robes de la capitale, refuse que je sorte avec
des garçons. Pourquoi ? Est-ce que ce n'est pas injuste ? Mais oui bien sûr
que ça l'est. Me voici cloîtrée dans ma tour d'ivoire, à ne rien faire de toute
la journée, à m'ennuyer, à… à… à m'ennuyer ! A gaspiller ma jeunesse.
Enfermée à Mortsonge, cette ville affreuse où il ne se passe jamais rien, où
personne d'intéressant n'a jamais mis les pieds.
Liliane — Il y a Victor.
Suzanne — Mais Victor c'est un nul. Un crétin. Un bellâtre. Il ne me fait même pas la
cour correctement. Sais-tu que je l'ai croisé près du canal avant-hier ? Il me
fait un sourire, il incline la tête. Est-ce qu'il retire son chapeau ? Penses-tu !
Et le baisemain ? Alors là, ma vieille, pas la peine d'y compter ! Pas un mot.
Rien ! Elle est où ma cour enfiévrée, hein ? C'est trop demander, un peu de
romantisme ?
Liliane — Ne t'énerve pas.
Suzanne — Est-ce qu'on ne pourrait pas avoir une catastrophe pour changer un peu ?
Qu'il y ait du piquant. Je ne demande rien d'extravagant… Je ne sais pas
moi : une petite épidémie, une invasion… un tueur en série ! Qu'on puisse
voir des héros à l'œuvre. Qu'on puisse avoir peur pour nos vies !
Liliane — Ecoute Crystal, ça ne te plairait pas non plus. J'en suis sûre.
Suzanne — Mais si (sanglot). Tout ici est si pathétique ! Si ordinaire. Je vais finir par
prendre le pli et devenir comme les autres. Comme toi. Vulgaire.
Liliane — Chut. Ca va aller.
Suzanne — Mes cheveux sont une horreur à coiffer en plus. Je suis couverte de
pellicules. C'est à cause du stress, ça, tu comprends. Et puis bon, quand
même, j'ai perdu ma maman très jeune. Je suis orpheline. C'est très triste
ça !
Liliane — Mais oui. Bien sûr que c'est triste. Je te plains Suzanne.
Suzanne — Crystal !
Liliane — Excuse-moi.
Suzanne — Mouchoir !
Liliane — Tiens.
Suzanne — Bon. Oublions toute cette tristesse. Concentrons-nous sur Victor puisque
c'est la seule lueur d'espoir dans ce bled lugubre !

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Scène II — Vivien, Suzanne, Liliane (Mme Margeant)
Entrée de Vivien. Des paquets plein les bras, il peine à traverser la scène.
Suzanne — (continue sa conversation avec Liliane) Je vais peut-être demander à
Papa de l'inviter. Après tout, c'est un officier. C'est normal que le maire
s'intéresse à lui. Il passera la soirée ici. Et à partir de là, on fera évoluer la
situation. Il faut juste trouver la marche à suivre…
Vivien dépose son fardeau, essoufflé.
Liliane — Vivien, ne reste pas là !
Suzanne — Tiens, toi. Puisque tu es là. Rends-toi utile !
Vivien — Utile ?
Suzanne — Tu penses pouvoir faire ça ?
Vivien — Oui. Je pense… Suzanne. A moins que vous préfériez que je vous
appelle Crystal.
Suzanne — Hum. Habituellement oui. Mais là je vais faire une exception. Appelle-
moi mademoiselle Darcyan.
Vivien — C'est comme vous voulez.
Suzanne — Voilà, mon petit Vivien. Que dirais-tu si mon père t'invitait un soir à
souper ?
Vivien — Moi ? Mais… Enfin je serais content.
Suzanne — Il serait content. Bien sûr. D'accord, mais en imaginant que tu ne sois pas
toi, évidemment.
Vivien — Que je ne sois pas moi ?
Liliane — Crystal, laisse, il ne comprend pas.
Suzanne — Mais si. Mais si. Il n'est pas si bête que ça. C'est ton frère après tout.
Hein, Vivien, que tu comprends ? En imaginant que tu sois un garçon bien
sous tous rapports et que tu sois l'auteur d'un petit poème glissé devant ma
porte…
Vivien — Vous l'avez aimé ?
Suzanne — Non mais ça on s'en tape ! Carrément.
Vivien — Ah bon, on s'en tape ?
Suzanne — De quoi aurais-tu finalement besoin pour déclarer ta flamme, demander
ma main et m'emmener loin d'ici ?
Vivien — (long silence)
Suzanne — Eh bien… Liliane, pourquoi il ne dit rien ?
Liliane — Ca lui arrive des fois. Comme ça. On devrait le laisser reprendre son
travail. Ma mère va lui passer un savon sans ça.
Vivien — J'aurais seulement besoin d'être un homme, Suzanne. Euh…
Mademoiselle Darcyan. Parce que si moi, imaginons que si jamais moi, je
voulais vivre avec vous, je n'aurais besoin de rien d'autre que du courage

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d'oser vous le dire. Après ça, en parler à monsieur Darcyan, ce ne serait
qu'une formalité.
Suzanne — Elle est bien cette réponse. Elle est drôlement bien ! Tu vois que j'ai eu
raison de le questionner, Liliane ! Merci, laisse-nous. Pourquoi il se met à
genoux ?
Liliane — Ah. Ca lui arrive tout le temps. Un problème d'oreille interne, je crois,
c'est ce qu'à dit le…
Vivien — Suzanne, il est curieux que vous sachiez ainsi m'extorquer ce que jamais
encore je n'ai pu vous dire. Mais le temps est venu.
Liliane — Vivien, tu as encore du travail à faire ! On te l'a déjà dit !
Vivien — Puisque maintenant vous avez tout deviné, je ne cacherai pas plus
longtemps…
Liliane — Merci pour tes conseils. Nous avons lu le poème de Victor, et Crystal va
l'inviter ici !
Suzanne — Voilà ! Et comme ça on va en finir. Je me demande combien ça gagne un
colonel…
Vivien — Le poème de… Victor ?
Liliane — Victor, oui. Qui a signé avec un V.
Vivien — Le poème de Victor… Ah. Je… je vais terminer ce que j'ai à faire.
Liliane — Oui. Merci.
Sortie de Vivien.
Suzanne — Tu sais Liliane, ça ne se fait pas de dire du mal de la famille des autres.
Mais ton frère est débile.
Liliane — Il est comme il est…
Suzanne — Et moi je suis gentille et bien élevée, mais j'ai quand même bien vu qu'il
était sur le point de me déclarer son amour ou une autre cochonnerie dans le
genre.
Liliane — Mais non.
Suzanne — Et même si ta mère s'occupe de gérer la maison depuis que je suis toute
petite, je te préviens : s'il me touche, ça va mal se passer !
Liliane — Ne t'énerve pas.
Suzanne — Je ne m'énerve pas. Je m'ennuie, je m'encroûte, je me languis d'un tout
petit peu de lyrisme et de beauté dans ce monde d'arriérés. Pourquoi suis-je
née, pourquoi suis-je née ?
Liliane — Nous sommes toutes un peu malheureuses parfois, mais il faut apprendre
à voir le bon côté des choses. Tu sais, moi aussi…
Suzanne — Ne fais pas comme si tu pouvais comprendre, s'il te plait. C'est plus que
je ne peux supporter.

6 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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Scène III — Suzanne & Vivien

Les Désamants de Mortsonge


(24/01/08)

Suzanne — Au malheur d'être née ici


Mon tout premier cri
Disait déjà l'agonie
De se voir promise
A l'éternelle mainmise
D'un destin rabougri
Ne trouverais-je pour me plaindre
Nul héros à étreindre
Prêt pour moi à enfreindre
Toutes les lois iniques
Qui voudraient que j'abdique
Du droit que j'ai de geindre ?
Finirai-je ma vie à Mortsonge
Vieille, laide, triste, me morfonds-je ?
Finirai-je ma vie à Mortsonge ?
Dites-moi que c'est un mensonge
Vivien — C'est si simple et si enfantin
Comme tout parait beau ce matin
Elle est timide et empotée
Mais ce regard ne peut tromper
Le soupirant qui la vénère
Qui connaît par cœur ses manières
Y aurait-il un visage
Sur ce bonheur que j'envisage ?
Une chance de ne pas avoir rêvé en vain
Y aurait-il un frêle espoir
Pour elle et moi dans ce miroir
Où l'avenir se révèle enfin ?
Suzanne — Je suis donc bel et bien maudite
Voici maintenant que j'excite
L'âme de ce pauvre égaré
Idiot que je méprise
Vivien — Elle m'a souri
Suzanne — Où donc sont mes valises ?
Vivien — Elle m'aime aussi
Suzanne — Que je fuis loin d'ici
Vivien — Tout commence aujourd'hui
Y aurait-il un visage
Sur ce bonheur que j'envisage ?

7 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Suzanne — Au secours !
Vivien — Une chance de ne pas avoir rêvé en vain
Suzanne — Ma vie ne sert à rien
Vivien — Y aurait-il un frêle espoir
Pour elle et moi dans ce miroir
Suzanne — Je suis dans le noir
Vivien — Où l'avenir se révèle enfin ?
Suzanne — Il n'y a plus rien à voir

Noir

8 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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Scène IV — Saturnin, M. Sandhomme, M. Gamore
Entrée de Monsieur Sandhomme, le pas vif.
M. Sandhomme — Venez donc par ici, monsieur Darcyan. Il y a un courant d'air frais.
Entrée de Saturnin. Monsieur Gamore lui tient le bras.
Saturnin — Ce n'est rien. Un léger étourdissement. Ca va aller.
M. Gamore — Tout de même, monsieur le maire, vous êtes bien pâle.
M. Sandhomme — Venez donc par ici, monsieur Darcyan. Il y a un courant d'air frais.
Saturnin — Ca ne va pas si mal. Tout va s'arranger.
M. Sandhomme — Oui. Grâce à ce courant d'air frais.
Saturnin — J'ai entendu, merci. Et ouvrez donc cette lettre, vous !
Monsieur Gamore déchire l'enveloppe et lit lentement. Lentement…
Saturnin — Et alors ?
M. Gamore — Je ne sais… Ca commence par « Je suis au regret, monsieur…»
Saturnin — Oh non !
M. Sandhomme — La banque nous refuse donc ce crédit ! Ils ne manquent pas d'air ! Vous
allez bien monsieur ? Restez bien dans le flux.
Saturnin — La barbe avec vos flux d'air, vous ! C'est une catastrophe ! Nous sommes
ruinés.
Sandhomme & Gamore — Oui !
Saturnin — Eh bien non ! Vous baisseriez les bras, vous ? Eh bien non. Eh bien non !
Nous ferons des économies, nous vendrons des terrains.
M. Gamore — Sauf que nous n'en avons presque plus à vendre.
Saturnin — Nous les vendrons deux fois !
M. Sandhomme — Nous ne pouvons déjà plus payer le chauffage des bâtiments publics,
monsieur. Pensez aux écoliers.
Saturnin — Ils ont encore du combustible sur les étagères de leurs bibliothèques,
non ?
M. Gamore — Et pour l'électricité ?
Saturnin — Nous augmenterons les impôts.
M. Gamore — Encore ?
M. Sandhomme — Nous avions promis de les baisser.
Saturnin — Et nous le ferons, bien sûr ! Augmentons-les de douze pourcents. Puis
baissons-les de deux. Promesse tenue.
M. Sandhomme — J'en prends note.
M. Gamore — Mais il reste d'autres promesses, monsieur. Tellement d'autres. Les
élections ont lieu dans deux mois.
Saturnin — Vous croyez que je l'ai oublié peut-être ?

9 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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M. Gamore — Nous avions promis aux salariés une augmentation de salaire.
M. Sandhomme — Et l'inverse aux patrons.
Saturnin — Alors ne faisons rien ! Vous voyez, c'est simple.
M. Gamore — Simple, simple… Nous avons promis la liberté de la presse. Mais aussi la
censure de toutes les critiques des religions.
M. Sandhomme — Et des arrêts de bus. Au lieu de ça, vous avez tenu à ériger cette grande
statue de vous sur la place Royale.
M. Gamore — Ce qui n'était pas prévu dans le programme initial.
Saturnin — Elle n'est pas si grande que ça.
M. Sandhomme — Huit mètres, monsieur.
Saturnin — Ah ? Oh, de loin, on ne se rend pas compte.
M. Sandhomme — Les gens passent tout près d'elle. Pour prendre le bus…
Saturnin — Un peu de prestige, c'est bien pour la ville, non ? Faut pas exagérer.
M. Gamore — Nous avions promis des parkings gratuits, ils seront payants.
M. Sandhomme — Nous avions promis une politique culturelle : vous avez organisé des
chasses à courre.
M. Gamore — Notre politique de l'environnement se limite à des panneaux "pelouse
interdite". Et vous roulez en 4x4.
M. Sandhomme — On a démantelé la police de proximité.
M. Gamore — On avait promis le contraire.
M. Sandhomme — On a multiplié le nombre de détenus par cellule.
M. Gamore — On avait promis le contraire
M. Sandhomme — On a doublé le revenu des membres du conseil municipal.
M. Gamore — Mais ça, c'est pas grave, on n'avait pas promis le contraire.
M. Sandhomme — On a promis plus de places de crèche, l'égalité des chances, plus de
sécurité…. Et la transparence du budget.
M. Gamore — On a promis ça ?
Saturnin — J'ai promis ça ?!
M. Sandhomme — Oui. Bon, en même temps, vous ne l'avez dit qu'une fois, vite fait en
souriant… On pourra dire que c'était une blague.
Saturnin — Il est si mauvais que ça le budget ?
Silence
M. Gamore — Il est… C'est-à-dire que c'est une sorte d'œuvre d'art monsieur.
Déstructuré, sans équilibre... exotique.
M. Sandhomme — Baroque, moi je dirais.
M. Gamore — Oui. Je dirais ça aussi. Baroque.
Saturnin — Il suffit de le remettre d'aplomb. Ca ne peut pas être si compliqué que ça.

10 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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M. Gamore — J'ai bien peur que ça puisse.
M. Sandhomme — Oui. Ca puisse.
Saturnin — Eh bien quoi ? Nous rédigerons quelques factures factices, nous décla-
rerons quelques emplois fictifs. Nous ferons marcher notre imagination !
M. Sandhomme — Mais ça va se voir !
M. Gamore — Tôt ou tard.
Saturnin — Oui eh bien si c'est tard, ça me va. Pour la postérité de toute façon, j'ai
ma statue !
M. Sandhomme — Sérieusement, monsieur, je m'en veux de dire ça, mais il va falloir que
nous regardions la réalité en face.
Saturnin — Jamais !

Triste Vérité
Saturnin —
Gageons que ce que le peuple ignore ne peut pas lui faire de tort
Sandhomme & Gamore — D'accord. D'accord
Nous savons que la parole est d'argent mais le silence est d'or
Sandhomme & Gamore — D'accord. D'accord
Prenez ma main, prenez mon parti (aparté) abrutis

Refrain
La triste vérité est que ces gens nous ont élus Sandhomme & Gamore — Ah ? Ah !
Pour leur cacher tout ce qui n'a pas besoin d'être vu Sandhomme & Gamore — Ah ? Ah !
Travaillons à tout taire ou bien mon mandat est foutu
Disons-leur que tout va très bien, que la ville ne manque de rien
Que l'épiscopat nous soutient... et la guerre ce n'est pas pour demain.

Trouvons des imbéciles heureux qui endosseront tous les torts


Amusons le peuple à des jeux, des tournois, du sexe et du sport
Le destin nous attend au prochain… scrutin

11 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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Scène V — Saturnin, Suzanne, M. Sandhomme, M. Gamore, (Mme Margeant)
Entrée de Madame Margeant.
Mme Margeant — Pardonnez-moi, je ne savais pas que vous faisiez une réunion ici.
(aparté) C'est pas comme si vous aviez un bureau après tout.
Sortie de madame Margeant.
Saturnin — Cette femme m'aime désespérément.
M. Gamore — Je… Pardon, vous dîtes ?
Saturnin — Cet air bourru n'est qu'une façade. J'ai l'œil. Croyez-moi. Je vois
directement dans le cœur des gens. Je ne me trompe jamais.
Suzanne — (entrant sur scène) Paaapa !
Saturnin — Oui mon petit sucre ?
Suzanne — Papa, il faut qu'on parle.
M. Sandhomme — C'est-à-dire que nous étions en séance du conseil, mademoiselle.
M. Gamore — Et que la situation n'est pas exactement confortable, mademoiselle.
M. Sandhomme — Et que nous avons encore des mauvaises nouvelles pour monsieur votre
père, mademoiselle.
M. Gamore — Bien malgré nous, mademoiselle.
Suzanne — Oui, ben ça va attendre.
Saturnin — Oui, mon petit sucre. La séance est levée.
M. Gamore — Mais monsieur…
M. Sandhomme — Nous devons trouver rapidement une…
Saturnin — Faites déjà comme j'ai dit. Nous en reparlerons après.
M. Sandhomme — C'est comme vous voulez, monsieur.
Sandhomme et Gamore sortent.
Saturnin — Pourquoi ces yeux rouges ? Aurais-tu pleuré ?
Suzanne — Oui. Un peu. Je suis un peu triste, Papa.
Saturnin — Il ne faut pas, mon susucre.
Suzanne — Oui mais je me sens seule. Tu comprends, le climat ici est si déprimant.
On ne peut même pas faire de cheval sans se salir jusqu'aux épaules, ma
garde-robe n'est même plus à la mode. Maman est morte aussi, hein, ne
l'oublions pas… Et puis on ne mange jamais de frites, je ne comprends pas
ce que Madame Margeant a contre les frites ! (énorme soupir). C'est si
difficile de trouver des raisons de ne pas déprimer.
Saturnin — Il y a Liliane. Je pensais que cela te faisait du bien d'avoir une amie.
Suzanne — Oui, pardon, mais elle manque d'éducation quoi, j'veux dire. (soupir) Oh
mon pauvre Papa, je suis désolée. Tu sais que je n'aime pas me plaindre,
hein. Ni t'embêter, ni piquer des crises de colère et tout casser dans la
maison. Je déteste quand ça arrive.

12 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Saturnin — Oui… ha ha. Ca ce n'est pas bien, Suzanne
Suzanne — Crystal !
Saturnin — Je te demande pardon, susucre… Euh… Crystal.
Suzanne — Si seulement je n'étais pas si malheureuse.
Saturnin — Concentrons-nous sur les bonnes raisons que tu as de ne PAS être
malheureuse, tu veux bien ?
Suzanne — Oui mais c'est si difficile. Oh, j'ai trouvé ! Je viens d'avoir une idée. Là,
d'un seul coup. Et si on invitait Victor à dîner un soir prochain ?
Saturnin — Eh bien. Je… Ca t'empêcherait de déprimer, tu crois ?
Suzanne — Oh oui je pense. J'en… j'en suis même sûre. Oui, c'est décidé !
Saturnin — Alors soit. Victor sera invité, ne discute plus, j'ai pris ma décision. Et je
m'y tiendrai fermement. Comme toujours. Sèche tes pleurs maintenant.
Suzanne — Merci Papa. Le meilleur papa du monde, c'est toi.
Elle l'embrasse et s'enfuit. Mais avant de sortir, elle se retourne.
Suzanne — Oh, j'y pense ! Papa, tu me prends au dépourvu, je n'aurai rien à me
mettre, il faut absolument m'acheter une robe. Maman aurait dit oui.
Saturnin — Tu crois ?
Suzanne — Si je n'en ai pas, j'ai bien peur d'être obligée de redevenir malheureuse.
Saturnin — Oh non. Non, non, non. Allons t'acheter cela.
Ils sortent.

13 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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Scène VI — Vivien, Liliane, Mme Margeant
Entrée de Liliane. Vivien la suit, il porte de lourds sacs.
Liliane — Pose ça là, il faut que je te parle.
Vivien — Je ferai mieux d'apporter tout ça en cuisine tout de suite. Je n'ai pas envie
de me faire encore engu…
Liliane — Vivien, je suis sérieuse !
Vivien — Bon. D'accord. De quoi est-il question ?
Liliane — Ne joue pas l'innocent. «Suzanne le jour, Crystal de nuit…», qu'est-ce
que c'est que cette poésie ?
Vivien — J'en sais rien. Faudrait demander à Victor.
Liliane — Encore heureux qu'elle ne sache pas que ce billet vient de toi.
Vivien — Elle le saura un jour. Je lui dirai. Je sais qu'elle l'a aimé.
Liliane — Ce qu'elle a aimé, c'est de pouvoir s'imaginer que c'est Victor qui le lui a
envoyé. Tu t'en rends compte, quand même ?
Vivien — Tu vois, Liliane, le problème c'est que tu la prends pour une idiote. Tu
prétends être son amie, mais en réalité tu es jalouse. Et tu lui mens. Elle
finira bien par s'en apercevoir. Et tu feras quoi à ce moment là ?
Liliane — Je suis sidérée de voir à quel point tu peux être stupide.
Vivien — Mais oui, je suis stupide. Crystal est idiote. Et toi tu es parfaite. Si tu as
finie, moi j'ai encore du travail.
Liliane — J'essaie de t'éviter une humiliation, tu comprends ça ?
Vivien — Tes excuses ne m'intéressent pas.
Liliane — Je ne suis pas du tout en train de m'excuser !
Vivien — Evidemment. Même ça, ce serait sans doute trop demander à madame !
Entrée de Mme Margeant.
Mme Margeant — Vivien, cesse d'embêter ta sœur.
Vivien — Pourquoi tu pars toujours du principe que c'est moi qui l'embête.
Mme Margeant — Pourquoi ?
Vivien — Oui, je voudrais bien savoir.
Mme Margeant — Parce que j'ai l'ouie fine, mon enfant.
Vivien — De toute façon avec deux filles, j'ai toujours tort, moi.
Mme Margeant — Tu comptes te plaindre et te morfondre toute la journée comme la petite
mademoiselle ?
Vivien — Toi non plus tu ne l'aimes pas, alors ?
Mme Margeant — Je ne suis pas amoureuse, si c'est ta question. D'ailleurs dans cette maison
personne n'est amoureux à part toi.
Vivien — Ca va changer, ça, Maman.

14 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Mme Margeant — A force d'alexandrins ? A grands coups de sonates ? Tu ne crois pas que
tu as assez attendu qu'elle s'intéresse à toi ?
Vivien — Je ne vois pas en quoi mes sentiments te regardent, de toute façon.
Liliane — Parce que Suzanne va faire un scandale ! Parce qu'elle pensera être la
risée de tout Mortsonge quand on apprendra qu'un domestique lui fait la
cour.
Vivien — Un domestique ?
Mme Margeant — Cela me regarde parce que je suis ta mère et que je suis inquiète de voir
que tu n'apprends rien, Vivien. Où sont tes diplômes ? Comment vas-tu
mener ta vie ?
Vivien — Je ne suis pas un domestique !
Mme Margeant — Eh bien moi, je suis une domestique, Vivien. Je devrais en avoir honte ?
Vivien — Ca veut dire que je n'ai pas le droit de l'aimer. Je ne suis pas assez bien ?
Mme Margeant — Tu m'énerves quand tu dis des âneries, Vivien. Tu es beaucoup trop bien
pour elle, évidemment. Ne me force pas à en dire plus, je ne veux pas être
vulgaire. Compris ?
Liliane — Laisse-la croire que c'est Victor qui a écrit ce poème. Elle va se
ridiculiser toute seule, et au moins ça ne se retournera pas contre nous.
Vivien — Et ce que je ressens, on s'en fout si j'ai bien compris. Aucun intérêt.
Mme Margeant — Tu as le droit d'être romantique, mais n'exagère pas. Elle ne t'aime pas.
Elle n'en est pas capable. Ca s'arrête là. Je suis désolée, mon poussin.
Vivien — Qu'est-ce que tu en sais ?! C'est pas parce que tu es seule, que je dois le
rester aussi !
Silence.
Liliane — Vivien, c'est dégueulasse de dire ça.
Mme Margeant — La poésie, mon fils ça ne fait pas avancer le monde. Il va falloir arrêter de
rêver et faire des projets. Ce n'est pas ton violon et tes rimes qui vont faire
de toi un homme respectable.
Vivien — Respectable, ça veut dire ressembler à monsieur Darcyan ? Avec tout ce
qu'on sait sur ses magouilles ?
Mme Margeant — Tu mélanges tout, Vivien.
Liliane — C'est quand même bizarre que tu sois aussi lucide à propos de Monsieur
Darcyan et à ce point aveugle avec Crystal.
Vivien — De quoi je me mêle, madame je sais tout ?
Liliane — Je voulais juste te faire remarquer que tu n'étais pas très logique.
Vivien — Toi et ta logique… je vous emmerde !
Mme Margeant — Vivien !
Menaçante, elle s'approche de lui, comme pour le gifler.

15 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Sois un homme

Mme Margeant — Combien de fois faudra-t-il encore me répéter ?


Elever un adolescent c'est si compliqué

Ingrate créature qui prend tout au tragique


Et se livre en pâture à des arts pathétiques

Oublie tes rêves idiots, deviens un homme mon fils


Dors moins, lève-toi tôt, je veux que tu grandisses

Mme Margeant — Et puis c'est tout. Au travail.

Rideau

16 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
– Acte 2 –
L'Oreille du Roi

Scène I — Saturnin, M. Sandhomme, M. Gamore


Le maire, une feuille à la main, s'entraîne à prononcer un discours. M. Gamore est dans un
coin.
Saturnin — Mes très chers administrés. On vous ment, on vous exploite, on vous
prend pour des idiots. Je suis victime d'un acharnement médiatique orchestré
par mes ennemis qui veulent m'empêcher de protéger vos intérêts. Alors ?
M. Gamore — Le début est très convainquant. Et puis vous avez l'air d'y croire. C'est
déjà ça. Mais… enfin… Je ne sais pas…
Saturnin — Et ça, ce n'est qu'un échauffement. Ensuite je compte accuser mes
opposants d'avoir dérobé tous les documents officiels de notre budget pour
m'empêcher de présenter notre bilan. Parce qu'il est bien évident qu'on ne
pourra pas publier ce satané budget !
M. Gamore — En effet. C'est une idée. Mais…
Saturnin — Mais quoi, à la fin ?
M. Gamore — Eh bien, c'est quand même énorme, monsieur le maire.
Saturnin — Oui ! Plus c'est gros, mieux ça passe.
M. Gamore — Je l'espère de tout cœur, monsieur. Mais les gens sont mécontents. Si, si.
Ils le sont, globalement. Il va falloir plus que des promesses pour sauver
votre siège, monsieur.
Saturnin — Vous pensez à quoi ? Des menaces ?
M. Sandhomme — (Surgissant sur scène) Monsieur Darcyaaan !
Il vient se planter près du maire. Celui-ci l'ignore, relie sa copie, prend quelques notes.
M. Sandhomme — Monsieur. J'ai une nouvelle, monsieur. Monsieur. Monsieur, j'ai mon
beau frère qui… Monsieur ? Il revenait de chez un fournisseur et… Je crois
que ça va vous plaire, monsieur. Il a doublé un voyageur. Vous ne devinerez
jamais qui ça. Euh… monsieur ? Monsieur Darcyan. Vous… Monsieur ?
Saturnin — OUI ?!
M. Sandhomme — C'est Symphorien d'Omineur, monsieur.
Saturnin — Symphorien ? De retour.
M. Sandhomme — Oui. Quelle formidable coïncidence, hein ?
M. Gamore — C'est une bonne nouvelle, ça !
M. Sandhomme — Evidemment, c'est bien ce que je dis. Il sera en ville dans très peu de
temps. Il arrive monsieur.

17 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Saturnin — Il faut que je le voie. Il faut qu'il vienne ici. Il le faut. Qu'on prépare une
chambre d'ami ! Dites à madame Margeant de nous mitonner un savoureux
rôti. On annule l'invitation de ce Victor Je-n'sais-qui. Mais que Suzanne
porte sa nouvelle robe quand même… Aha ! Voici un homme qui peut nous
sortir de la mouise. Traitez-le bien, vous m'entendez ? C'est un allié de
poids. Qui nous vient de la capitale. (Il termine sa réplique en s'éloignant en
coulisses) Il saura quoi dire à la populace. Je vais ranger ce discours, on
trouvera mieux. Aha. Nous sommes sauvés.

18 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène II — Symphorien

Poète Itinérant
Symphorien — Dans un tout premier temps sache faire bonne figure
Camoufle ton talent, profil bas c'est plus sûr
Mais rappelle à ce fat que sa place m'est due
Car hier j'étais là. Il sait que j'ai tout vu.
Il sait que c'est à moi qu'ils ont tous répondu
En votant pour ce rat que je leur ai vendu.

Refrain
Mesdames et messieurs : Symphorien d'Omineur
Poète itinérant, profession d'amuseur
Riez soyez contents ; jugez tout votre saoul
Comme si vous saviez que je me joue de vous.

Si dessus mon berceau les muses se sont penchées


Je ne veux faire défaut au don qu'elles m'ont confié
Car des arts le plus beau sans conteste est celui
Qui charme assez les sots pour qu'ils lui trouvent un prix.
La beauté est une arme qui anesthésie
Et j'exploite immodérément ma poésie

Refrain

Mesdames et messieurs, je vous salue bien bas


Je manque de souplesse, soyez modeste pour moi

19 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène III — Symphorien, M. Sandhomme, M. Gamore, Mme Margeant, Suzanne,
Liliane
M. Sandhomme vient prendre le chapeau de Symphorien.
M. Sandhomme — Bonjour. Permettez, je vous prie. Merci beaucoup. Avez-vous fait bon
voyage ?
Symphorien — Oui, je vous remercie… Vous êtes ?
M. Sandhomme — Harold Sandhomme, conseiller du maire. Nous nous sommes vus il y a
cinq ans, quand…
Symphorien — Ah oui, c'est vrai. Je me souviens un peu.
M. Sandhomme — Monsieur Darcyan arrive de ce pas.
Symphorien — Oui. Très bien.
M. Sandhomme — Désirez-vous un rafraîchissement, une collation ?
Symphorien — Vous êtes bien aimable. Non. Merci.
M. Sandhomme — Je vais m'occuper de tout cela. Je reviens tout de suite.
Sortie de M. Sandhomme. Entrée de M. Gamore.
M. Gamore — Bien le bonjour, monsieur d'Omineur.
Symphorien — Oui, bonjour.
M. Gamore — Ernest Gamore, conseiller du maire. Monsieur Darcyan est en route. Il
est désolé de vous faire attendre.
Symphorien — Je ne peux pas lui en vouloir. J'arrive, il est vrai, à l'impromptu.
M. Gamore — Oui. Voilà. En fait, il a quelques difficultés à entrer dans son pantalon.
Symphorien — C'est un homme important.
M. Gamore — Il tenait à vous recevoir avec honneur.
Symphorien — Il y a un pantalon spécial pour ça ?
M. Gamore — Ah. Ha ha. Je devrais aller voir s'il y arrive. Voulez-vous boire quelque
chose…?
Symphorien — Ecoutez, non merci, votre ami m'a déjà proposé tout ce qu'on peut
proposer dans la situation présente.
M. Gamore — Il a bien fait. Je vous laisse. Nous revenons vite.
Sortie de M. Gamore, entrée de Mme Margeant. Elle se montre glaciale.
Mme Margeant — Monsieur d'Omineur.
Symphorien — Madame Margeant.
Mme Margeant — Vous avez là quelques biscuits, et un verre de vin. A consommer avec
modération, le dira-t-on jamais assez ?
Symphorien — J'avais dit à ce monsieur que c'était inutile.
Mme Margeant — Dois-je tout rapporter en cuisine ?
Symphorien — Non, non. Je vous remercie.

20 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Mme Margeant — Vous avez également droit à une chambre confortable au troisième étage.
Des bagages à monter ?
Symphorien — Ca ira, je vous remercie. Je voyage léger.
Mme Margeant — Eh bien tant mieux. (elle sort) Bon séjour.
Sortie de Monique, entrée de Suzanne, suivie de Liliane.
Suzanne — Ah ! Vous êtes là.
Symphorien — Mademoiselle ?
Suzanne — Je suis Crystal Darcyan. La fille du maire. Et vous êtes Symphorien
d'Omineur, l'artiste préféré du Roi. Et je suis très heureuse que vous nous
rendiez visite. Vraiment.
Symphorien — C'est très aimable à vous.
Suzanne — On se fait la bise ? (Elle le bise) Vous ne vous souvenez pas de moi ?
Symphorien — Pas vraiment, et je m'en excuse.
Suzanne — Lors de votre dernier passage, il y a cinq ans, j'étais encore jeune, c'est
normal. Vous m'aviez pris sur vos genoux un jour. C'est grâce à vous que
Papa a été élu, je le sais.
Symphorien — Tout le mérite ne m'en revient pas. Il a beaucoup travaillé pour gagner la
mairie.
Suzanne — Sûrement. Depuis il se repose. Je suis triste que vous ne soyez pas revenu
durant ces cinq années. Vous n'aimez pas Mortsonge ?
Symphorien — J'y suis né, mademoiselle. Mes racines sont ici. Mais la vie d'artiste me
conduit à voyager dans le monde entier. Vous comprendrez que cela laisse
peu de temps pour le retour aux sources.
Suzanne — Comme je vous comprends. Moi non plus je n'aime pas Mortsonge.
Symphorien — Ce n'est pas exactement ce que j'ai…
Suzanne — Vous devez être riche au moins comme un colonel ! Plus ? Comme un
général, ou encore plus ?
Symphorien — Je ne sais pas si on peut vraiment poser la question en ces termes…
Suzanne — J'aimerais tellement voyager comme vous. Vous savez, il parait que j'ai
une belle voix. Hein, Liliane ?
Liliane — Euh ? Oui. Oui, bien sûr, Crystal.
Suzanne — Je ne connais pas du tout vos œuvres, mais j'aimerais bien essayer de
chanter avec vous. Peut-être que je saurai vous inspirer.
Liliane — Tu ne devrais pas embê…
Suzanne — Chut ! Tu pourrais me laisser parler à monsieur d'Omineur !
Symphorien — Ecoutez mademoiselle…
Suzanne — Appelez-moi Crystal !

21 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Symphorien — Je vous promets de reparler de tout cela avec vous. Si vous avez du
talent, et si tel est votre désir, rien ne me fera plus plaisir que de vous
emmener loin d'ici.
Suzanne — Oh. Chouette !
Entrée de Saturnin.
Saturnin — Môôôssieur d'Omineur. Quelle joie. Quelle profonde gaieté m'habite à
vous voir parmi nous.
Symphorien — Le plaisir est pour moi, monsieur le maire.
Saturnin — Vous resterez bien quelques jours ?
Symphorien — Sans doute.
Suzanne — Bien sûr que vous allez rester. Vous dînez avec nous ce soir ?
Symphorien — J'accepte l'invitation.
Suzanne — Papa, il va falloir décommander Victor.
Saturnin — Victor ? Mais c'est déjà… Euh… Eh bien soit. Oui, je vais faire ça.
Maintenant laisse-nous, Sussucre, moi et le monsieur avons à parler.
Suzanne — Oui ben j'étais là avant. Moi aussi je dois lui parler
Saturnin — Je suis sérieux, Sussucre !
Suzanne — Mais, Papa ! Tu veux que je sois malheureuse ?
Saturnin — Tu veux que je sois élu ? Laisse-nous.
Suzanne — Pff. N'importe quoi.
Elle sort. Liliane la suit.

22 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène IV — Symphorien & Saturnin
Saturnin — Mon cher monsieur d'Omineur, je vous suis toujours reconnaissant pour
l'aide que vous m'avez apportée il y a cinq ans. Vous voici revenu, et les
élections approchent. J'y vois une heureuse coïncidence. Derechef, je vous
demande votre appui.
Symphorien — Je suis sensible à votre confiance. Mais je suis resté éloigné de
Mortsonge et j'ai besoin de prendre la mesure de la situation.
Saturnin — Vous me demandez un bilan ?
Symphorien — Avez-vous tenu vos promesses ?
Saturnin — Eh bien… En fait. J'ai fait des promesses, c'est tout à fait exact. Des
promesses franches, honnêtes et réalisables. Mais, à vrai dire, la conjoncture
n'est pas propice à mon action. Pour ne rien vous cacher je n'ai pas pu
honorer les principales d'entre elles. Mais les autres ont été amorcées. Bien
sûr, rien n'a encore abouti à proprement parler. Pour être franc on doit
pouvoir dire que rien n'a évolué… Pas positivement en tout cas. En réalité,
la situation est pire qu'avant, et ce malgré mes efforts. En vérité, je dois bien
le reconnaître : les élections se présentent très mal.
Symphorien — Je suis surpris. Je vous croyais un homme capable de donner de la voix et
d'accorder les violons. Mortsonge est une ville que j'imaginais heureuse
d'être dirigée à la baguette. Car je n'ai à cœur que le bonheur de la ville et de
ses habitants. Comme vous.
Saturnin — Oui. Comme moi. Tout à fait.
Symphorien — Ai-je eu tort de porter mon choix sur vous ?
Saturnin — Si vous l'avez fait, vous deviez avoir de bonnes raisons. Vous pourriez
sans doute recommencer.
Symphorien — J'entends bien.
Saturnin — Si l'enfant du pays, celui qu'on surnomme l'Oreille du Roi, nous revient
avec une œuvre magistrale et demande au peuple de voter pour moi. Une
nouvelle fois. Il n'y a pas de raison de douter qu'ils feront ce que vous direz.
Symphorien — C'est vous l'homme politique, monsieur Darcyan.
Saturnin — C'est vous l'expert en communication, monsieur d'Omineur.
Symphorien — Soit. Il y a toute une gamme de mesures que nous pouvons envisager, si
vous êtes d'accord. Tout d'abord il est fondamental d'exposer sans prélude le
thème principal de votre programme. Laissez les fioritures de coté.
D'ouverture, tenez la cadence et imposez votre tempo. Dès le premier
mouvement, en point d'orgue, portez votre argument majeur. Soyez tonique,
monsieur Darcyan, c'est la clef. Sachez tempérer vos propos, mais haussez
le ton si nécessaire. Marquez quelques silences, aussi. Par contre, allez-y
mollo sur les vibratos. Et n'en faites pas trop : allegro ma non troppo.
Sans retard, valorisez votre équipe dans son ensemble. Que tous parlent à
l'unisson. Soyez leur diapason, cette harmonie vous servira d'armure. En cas
de fausse note, composez monsieur, transposez, et puis au final :
improvisez.

23 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Saturnin — De précieux conseils ! Restez à mes côtés. Soyez mon conseiller. Une
fois encore.
Symphorien — J'hésite un peu, monsieur Darcyan. Car, il ne faut rien faire dans le seul
but d'obtenir de la reconnaissance. Et cependant…
Saturnin — Ma reconnaissance vous est acquise, bien entendu.
Symphorien — Votre fille prétend qu'elle aurait une belle voix.
Saturnin — Suzanne est bourrée de talents, c'est certain.
Symphorien — Si c'est effectivement le cas, elle m'a demandé de l'emmener.
Saturnin — Sussucre ? Vous voulez l'emmener.
Symphorien — Mortsonge n'est pas exactement une ville propice aux arts. J'en sais
quelque chose.
Saturnin — Mais si elle ne veut pas partir ?
Symphorien — Croyez-vous que je pourrais vouloir la forcer ?
Saturnin — Non. Non bien sûr. Euh… Bien. C'est entendu.
Symphorien — Au demeurant, monsieur le maire, et comme je vous le disais tout à
l'heure, il serait utile que je parle à quelques habitants, afin d'entendre
plusieurs sons de cloche.
Saturnin — Fort bien. Alors euh… Je vais vous chercher madame Margeant ! C'est
ça. Je reviens.
Saturnin sort.

24 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène V — Symphorien, Suzanne, Liliane, M. Gamore
Suzanne entre discrètement. Liliane n'est pas très loin.
Symphorien — Patience… Patience, Symphorien. Tout ne s'est pas passé comme prévu,
mais nous saurons y remédier. Ils ne perdent rien pour attendre.
Suzanne — Vous parlez tout seul, monsieur d'Omineur ?
Symphorien — Je ne suis pas seul puisque vous êtes là.
Suzanne — Oui, c'est vrai. Je me glissée ici dès que j'ai vu partir mon père. Je vous
fais entendre ma voix ?
Symphorien — Tout à l'heure, mademoiselle. Pour l'instant, j'ai un peu de travail à faire
avec votre père.
Suzanne — Oh, le travail, le travail, est-ce que c'est si important ? C'est plutôt
ennuyeux non ?
Symphorien — Pas quand on aime ce qu'on fait.
Suzanne — Ah ? Ca, j'en sais rien.
Symphorien — Et donc vous chantez ?
Suzanne — Oh oui, depuis toute petite. Tout le temps. Je chante dès que je peux.
Comme toutes les princesses. (soupir) Il faut carrément que je quitte cette
ville, vous savez. C'est trop déprimant. Il n'y a rien d'intéressant ici. Même
Victor, vous savez, il a beau être bien sous tous rapports, comme on dit, on
n'est pas totalement sûr qu'il devienne colonel, hein. Non, franchement,
entre nous, ça craint. Et puis avec ce jardinier, là, complètement idiot, qui ne
va pas tarder à me faire des avances, c'est du n'importe quoi, je vous dis.
Emmenez-moi loin !
Symphorien — Doucement, mademoiselle. N'usez pas tant votre voix
Suzanne — Oui ! Vous avez raison. Des fois on parle trop, et pour rien dire en plus.
Cà, je n'arrête pas de le répéter à Liliane, hein Liliane ?
Symphorien — Soit ! Et votre répertoire ?
Suzanne — Hum ?
Symphorien — Qu'est-ce que vous chantez ?
Suzanne — Mais de tout ! Du Rosselini, du Beetoffenbach, du Tchaïkostarsky, du
Rachmatitoff.
Symphorien — Quelles œuvres ?
Suzanne — Eh bien. Hou là là, j'ai pas révisé du tout moi. Je sais pas trop… J'avais
pensé que vous…
Symphorien — N'avez-vous pas une partition. Un aria, quelconque ? Un lied ? Même pas
un récitatif ?
Suzanne — Ah ben non… Attendez, si ! J'ai la sérénade de Victor, je suis bête !
Hein, Liliane, il y avait bien des notes de musique dessus, que tu me disais,
non ?
Liliane — Non. Enfin… C'est une très mauvaise idée.

25 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Suzanne — Qu'est-ce que tu en sais ? Je vais la chercher ! Je reviens tout de suite,
monsieur Symphorien.
Elle sort.
Liliane — Excusez-la.
Entrée de M. Gamore
M. Gamore — Je suis désolé, je viens vous dire que monsieur le maire a un léger
contretemps avec, hem, madame Margeant. Petite divergence d'opinion sur
le menu. Ca devrait se régler assez vite. Madame Margeant est parfois,
comment dire, opiniâtre, et, actuellement, elle est dans la cuisine avec un
grand couteau à viande dans la main, donc, vous voyez, c'est un peu…
Enfin, il gère au mieux, voilà.
Symphorien — Bien sûr. Qu'il prenne tout son temps. Après tout, je ne suis qu'un
troubadour.
M. Gamore — Je… Je suis vraiment encore désolé, monsieur d'Omineur.
Il sort. Retour de Suzanne.
Suzanne — Je l'ai, je l'ai. Vous allez voir, c'est une gentille broutille, avec des
"sublime éclat", des "donne-leur la vie". C'est tout mignon.
Symphorien — Soit.
Il prend la feuille, la lit brièvement.
Symphorien — Signé V…
Suzanne — Oui, c'est Victor. Nous sommes quasiment fiancés. Mais c'est pas fait du
tout encore ! Donc je peux partir à la capitale quand vous voulez.
Symphorien — Commençons par écouter les notes que vous pouvez produire.
Suzanne — Oui !
Elle s'éclaircit violemment la gorge, fait des bruits écoeurants, crache par terre.
Suzanne — Voilà, je suis prête.
Symphorien — On ne fait pas quelque gammes ?
Suzanne — Oh non. C'est ennuyeux ça. On va juste chanter vite fait, comme ça vous
verrez.
Symphorien — Soit. Encore une fois, soit. Je vous donne le rythme. Un, deux, trois,
quatre. Un, deux, trois…
Suzanne anone, soutenue par la voix grave de Symphorien qui finit la chanson quasiment en
solo.
Suzanne + Symphorien —
L'émoi qui me brûle est une torture aux yeux voilés
Un aveuglement qui rêve de se pouvoir dévoiler
Mais redoute la lumière et la musique et le ciel
Et ce bel univers où tout se conjugue au pluriel
Tout sauf le sublime éclat d'un cristal adamantin
D'un cristal qui dans mes nuits fait éclore le matin
Suzanne le jour, cristal de nuit

26 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Mes mots s'épuisent, donne-leur la vie.
Souris-moi… demain.

Symphorien arrache la page des mains de Suzanne qui la tenait. Il se met à l'écart, les yeux
rivés sur le document.
Suzanne — Oui voilà. C'était bien, hein ?
Symphorien — C'est un colonel, dites-vous, qui a écrit cela ?
Suzanne — Non. Victor est capitaine. Ne soyez pas si pressé.
Symphorien — Et c'est lui qui est l'auteur, vous en êtes certaine ?
Suzanne — Ah bah oui, là non mais je vois pas qui d'autre, hein, aurait pu…
Symphorien — Taisez-vous !
Suzanne — Je peux récupérer la feuille ?
Symphorien — Non.
Suzanne — Ah… Et ma voix, alors qu'est-ce que…?
Symphorien — Le seul mot qui me vienne à l'esprit, c'est : moche. Non, j'en ai un
autre : vide, terne, faible. En fait : nulle. Mettez-vous à la peinture.
Suzanne éclate en sanglots.
Suzanne — C'est trop injuste. Moi qui croyais que vous alliez être gentil, mais en
fait vous…
Symphorien — Non, non, non, arrêtez de chanter, c'est bon, je vous ai dit ce que j'en
pensais.
Suzanne — Mais je chante pas, je pleure !
Symphorien — (à Liliane) Vous voyez une différence, vous ?
Liliane — Ne me posez pas des questions comme ça, s'il vous plait.
Suzanne, dans des sanglots et des cris épouvantables, quitte la scène. Liliane va pour la
suivre, Symphorien la rappelle.
Symphorien — Mademoiselle, une seconde. Dites-moi qui a vraiment écrit ceci.
Liliane — Pourquoi ?
Symphorien — Parce que, ne me prenez pas pour un idiot, je vois bien que vous
cachez quelque chose.
Liliane — (silence) C'est Vivien. Mon frère.
Symphorien — Hm. Un jardinier ? Complètement idiot ?
Liliane — Je préfèrerais que vous gardiez ça pour vous. Je ne veux pas que ça
lui attire des ennuis.
Symphorien — Vous êtes une gentille sœur ; je n'en dirai rien. Vous devriez aller la
consoler.
Liliane sort.

27 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène VI — Symphorien, Mme Margeant, M. Gamore
Entrée de M. Gamore.
M. Gamore — Encore désolé pour le retard monsieur d'Omineur. Mais voici enfin
madame Margeant. Je crois que tout est en ordre. Vous n'avez besoin de
rien ? Non, parfait alors.
Il sort.
Mme Margeant — Il parait que vous avez besoin de me parler, monsieur d'Omineur ?
Symphorien — Juste quelques instants, si vous le permettez, madame Margeant. Le
maire m'a demandé de le conseiller à nouveau en vue des élections
prochaines.
Mme Margeant — Voilà qui explique votre retour.
Symphorien — Pour le conseiller efficacement, il faut que je prenne la mesure des
attentes et des mécontentements du peuple. Alors je me tourne vers vous.
Que désire la ville ?
Mme Margeant — Depuis cinq ans, je dirais qu'elle aimerait bien avoir un maire.
Symphorien — C'est un jugement sévère. Qu'avez-vous à reprocher à monsieur
Darcyan ?
Mme Margeant — Rien du tout. Je ne lui reproche rien. J'ai comme l'impression que ça vaut
mieux si je veux garder mon emploi.
Symphorien — Si vous avez des critiques à formuler sur le mandat de monsieur
Darcyan, je vous exhorte à me les révéler. Ce sont précisément les
informations que je recherche. Le maire vous en sera reconnaissant.
Mme Margeant — Non merci. Je me passerai de sa reconnaissance et je vais plutôt garder
mon travail. (Elle va pour sortir…)
Symphorien — Madame Margeant, restez s'il vous plait. Vous n'êtes pas une femme
complaisante. Vous dites ce que vous pensez. C'est la raison pour laquelle je
m'adresse à vous. Cet entretien restera entre nous, je vous demande votre
aide.
Mme Margeant — Mon aide pour le faire réélire ? Vous en demandez peut-être plus que
vous ne pensez.
Symphorien — Mais, éclairez-moi.
Mme Margeant — Ce serait bien un comble que ce soit moi qui doive vous expliquer tout
ça, à vous.
Symphorien — Et pourquoi un comble ? Vous n'êtes pas stupide. Et moi je suis trop loin
pour voir, pour savoir, et pour comprendre.
Mme Margeant — Oui ben c'est bien ça qui m'étonne. Cette envie de vous mêler des
histoires de Mortsonge.
Symphorien — Est-ce si suspect, madame Margeant ?
Mme Margeant — Oui, monsieur d'Omineur. Surtout si c'est pour soutenir l'homme que
vous soutenez.

28 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Symphorien — Peut-être saurez-vous m'expliquer, madame Margeant, pourquoi je ne
devrais pas lui apporter mon soutien.
Mme Margeant — Avec tout mon respect, monsieur d'Omineur, si vous ne vous en rendez
pas compte par vous-même, je ne vois pas bien à quoi ça m'avancerait de
dégoiser sur son compte.
Symphorien — Ce n'est donc pas un bon candidat. Y a-t-il des troubles dans la ville
depuis qu'il est aux commandes ? Avez-vous entendu parler d'injustice, de
corruption, d'abus de pouvoir ? Des mariages annulés, des familles ruinées
qui se déchirent. Des disputes, des tensions, des procès. Des dettes que l'on
réclame un couteau à la main. Un jardinier enterrant un sac trop volumineux
à la nuit tombée. Des crimes. Madame Margeant, y a-t-il des crimes à
Mortsonge ?
Mme Margeant — Il y a des crimes partout, voyons. Monsieur Darcyan n'est pas
responsable de tous les maux de la terre.
Symphorien — Non, bien sûr. Le pauvre.
Mme Margeant — Moquez-vous. C'est aussi un talent bien à vous.
Symphorien — Vous êtes acerbe, madame Margeant.
Mme Margeant — Et je suis polie, monsieur d'Omineur.
Symphorien — Vous ne m'aimez pas beaucoup on dirait.
Mme Margeant — Ce n'est pas faute d'essayer, je vous assure. Mais ça n'a aucune
importance, monsieur d'Omineur, car tous les autres vous aiment, n'est-ce
pas ?
Symphorien — En fait… Oui. Les gens m'adorent, madame Margeant. L'ennui c'est
qu'ils n'en ont même pas conscience. Alors ça ne vaut rien.
Mme Margeant — En somme vous êtes à plaindre. Tout ce succès ne vous apporte rien.
C'est bien triste.
Symphorien — Je me contente de mon sort. L'art est en soi une compensation à bien des
malheurs. Je ne me plains pas ; et j'agis quand je le peux.
Mme Margeant — J'aimerais tant vous croire.
Symphorien — A quel sujet ?
Mme Margeant — Sur à peu près tout. Par exemple je ne crois pas que vous teniez au
bonheur des gens de cette ville. Ni à celui de monsieur Darcyan du reste. Si
j'osais, que monsieur m'excuse, je dirais que vous avez seulement envie que
les choses empirent.
Symphorien — Pourquoi diable passerais-je trois longues journées sur la route pour venir
ici dans le simple but de causer du tort à tout le monde ?
Mme Margeant — Cà, si je comprenais tout, je ne serais sans doute pas gouvernante ici. De
par le fait, j'ai un dîner à préparer, ce sera volaille pour tout le monde. Le
couvert est à huit heures. Monsieur d'Omineur, je suis ravie que cet entretien
prenne fin.
Elle sort.

29 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Symphorien — En voilà une qui ne m'a pas oublié. (Il prend le petit mot signé V dans sa
poche) Allons donc voir ce jardinier.
Il sort.

30 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène VII — Symphorien, Vivien

Chanson : L'Albatros

Vivien — Souvent pour s'amuser, les hommes d'équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers
Qui suivent, indolents compagnons de voyage
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches


Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule


Lui naguère si beau, qu'il est comique et laid
L'un agace son bec avec un brûle-gueule
L'autre mime en boitant l'infirme qui volait

Le poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l'archer.
Exilé sur le sol au milieu des huées
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

L'albatros, Charles Baudelaire, les Fleurs du Mal.

Symphorien entre discrètement.


Symphorien — On donne dans le spleen ? Pardon, je ne voulais pas te déranger.
Vivien — Vous ne me dérangez pas. C'est vous l'invité de monsieur Darcyan dont
tout le monde parle ?
Symphorien — Symphorien d'Omineur, poète itinérant
Vivien — Vous dites ça comme si vous étiez saltimbanque. On n'est pas poète
itinérant quand on compose pour le roi.
Symphorien — On reste artiste. Une notion que tu dois connaître. Je peux ?
Symphorien désigne l'instrument de Vivien qui le lui donne. Symphorien l'examine un
moment.
Vivien — Oui, oh. Je m'amuse à écrire des petites choses. C'est pas de ça que je
pourrai vivre.
Symphorien — On a dû te le répéter bien souvent pour que tu en viennes à l'affirmer si
assurément.
Vivien — Il faut être réaliste, c'est tout. Tout le monde ne peut pas réussir.
Symphorien — Certes. Mais les meilleurs le doivent ! Sinon pour eux, au moins au nom
de tous ceux qui renoncent.

31 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Vivien — Même si je voulais, vous savez, on ne fait pas tout ce qu'on veut. Il
faudra bien que je travaille pour vivre. A Mortsonge on ne paye pas
quelqu'un pour qu'il passe son temps à jouer de la musique.
Symphorien — Crois-tu que je l'ignore ? Je suis né ici, et j'ai grandi au milieu de
l'indifférence et des moqueries. Je méritais mieux que ça. Je pense que toi
aussi.
Vivien — Vous êtes né ici, c'est vrai ?
Symphorien — La fille du maire m'a donné à voir une sérénade que lui aurait composée
un certain Victor. Un militaire. (silence) Tu ne me demandes pas ce que j'en
ai pensé ?
Vivien — De Victor ?
Symphorien — De la sérénade, mon garçon.
Vivien — Si, si. Oui, oui… Et donc, votre avis ?
Symphorien — Superbe. D'un romantisme tout à fait ampoulé, sans aucun doute. Et
immature. Et un rien écœurante. Mais pour qui aime le romantisme, c'est
une œuvre de qualité.
Vivien — Ah. Merci… Merci pour lui.
Symphorien — Tu voudras bien dire de ma part à ce Victor tout le bien que je pense de
son travail.
Vivien — Mais certainement.
Symphorien — Mon cher Vivien, ce qu'il te faut, c'est un maître qui t'introduira auprès
de ceux qui savent apprécier les arts, et qui donnent aux artistes les moyens
de vivre et de travailler.
Vivien — Je ne sais pas si ma mère voudra me laisser partir.
Symphorien — Est-ce à elle de décider ce que sera ta vie ?
Vivien — Ben non, mais ce qu'elle pense, ça compte, non ?
Symphorien — Je ne resterai ici que quelques jours. A mon départ, si tu décides d'avoir
un peu de courage, tu pourras venir avec moi. A ton âge j'aurais sauté sur
une telle occasion.
Vivien — Je vous promets d'y réfléchir.
Symphorien — Fort bien. Et n'écoute pas trop ta mère !

Noir

32 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
– Acte 3 –
Le Peuple a parlé

Scène 1 — Mme Margeant, Saturnin, Vivien, Suzanne, Liliane


Mme Margeant est au centre de la scène. Saturnin va et vient devant elle, courroucé
Saturnin — Non, non, non, je regrette. Je n'ai jamais eu motif de me plaindre de vos
services madame Margeant, et votre présence dans cette maison est pour
beaucoup dans l'épanouissement de Suzanne, je le sais…
Mme Margeant — Oh non, je vous en prie.
Saturnin — Si, si, je sais de quoi je parle. Je vous suis redevable, madame Margeant.
Cependant vous êtes la gouvernante, et, à ce titre, j'attends que vous soyez
aimable avec mes invités.
Mme Margeant — Monsieur d'Omineur s'est-il plaint auprès de vous ?
Saturnin — Mais non, bien sûr. Cela eut été inconvenant. Mais j'ai des yeux !
Mme Margeant — En effet, monsieur.
Saturnin — Vous lui parlez sèchement. Hier soir au souper, vous n'avez pas décoché
un seul sourire. Vous répondiez à peine quand il vous adressait la parole.
Mme Margeant — Et je suis navrée que le potage ait été si brûlant quand je l'ai renversé sur
son pantalon.
Saturnin — Oui. Un regrettable accident.
Mme Margeant — Que monsieur m'excuse.
Saturnin — Vous n'aviez jamais commis une telle maladresse.
Mme Margeant — Non monsieur. J'étais profondément désolée.
Saturnin — En ce cas, vous auriez peut-être pu le lui dire plutôt que de lui jeter une
serpillière.
Mme Margeant — Vous avez raison.
Saturnin — Bref ! Vous avez été, disons-le, très désagréable. Cela porte préjudice à
mon image. Alors je vous demande de vous reprendre.
Mme Margeant — Monsieur veut-il que je prenne congé durant la visite de monsieur
d'Omineur ?
Saturnin — Mais ! Mais enfin, madame Margeant, je ne vous demande pas la Lune !
Mme Margeant — Ne vous énervez pas, monsieur Darcyan. Je posais une simple question.
Saturnin — Oui mais moi je ne comprends pas ce qui vous prend. Et, en fait, je n'ai
pas envie de comprendre. C'est simple, je ne veux rien savoir de vos griefs
passés ou présents envers monsieur d'Omineur. Je vous dis de faire un
effort. Alors, vous savez quoi, madame Margeant ? Vous le faites, et puis

33 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
c'est tout. (Entrée de Vivien, Il porte le petit déjeuner du maire sur un
plateau) Bonjour Vivien. Nous nous sommes entendus, madame Margeant ?
Mme Margeant — Oui monsieur, vous avez parlé bien fort.
Saturnin — Je prendrai mon petit déjeuner dans mon bureau.
Il sort. Vivien le suit. Mme Margeant arrange un bouquet de fleurs. Entrée de Suzanne, suivie
de Liliane. Elle est à moitié en larmes, elle gémit.
Suzanne — Non, je n'ai pas besoin de prendre l'air, Liliane. Et arrête de me dire quoi
faire ! Madame Margeant, auriez-vous l'obligeance de me dire où je preux
trouver votre fils !
Mme Margeant — Hm, Vivien ? Sûrement dans le jardin.
Suzanne sort, pleine de morgue. Liliane fait comme d'habitude.

34 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène II — Mme Margeant, Vivien, Suzanne, Liliane
Retour de Vivien.
Vivien — Il ronchonne ce matin. Qu'est-ce que tu as fait pour mettre sa majesté de
si mauvais poil ?
Mme Margeant — Rien de bien méchant. Tu as préparé un bouquet pour la chambre de
l'invité ?
Vivien — Oui, juste avant d'apporter le plateau. Tu savais que monsieur d'Omineur
était né à Mortsonge ?
Mme Margeant — Oui. Il faudra que tu ailles acheter des œufs chez madame Labogne. Oh
et puis, attends, je vais te faire une liste de commission.
Vivien — Je l'ai croisé dans le jardin hier. On a même parlé un peu. Il a regardé
mon violon.
Mme Margeant — Il me faudra aussi de la farine… et du savon.
Vivien — Il m'a entendu chanter, et, c'est fou, je crois qu'il aime ce que je fais.
Mme Margeant — C'est bien. Un livreur doit passer ce matin avec les nouvelles robes de la
petite mademoiselle. Tu me préviens si tu le vois.
Vivien — Ca fait vraiment plaisir. Personne ne s'est jamais intéressé à ce que je
fais.
Mme Margeant — Est-ce que tu es allé récupérer de l'engrais chez monsieur Bisieux ?
Vivien — Oui, maman ! Il m'a même donné des conseils. Il m'a dit d'aller à la
capitale. Avec lui.
Mme Margeant — Vivien, je te conseille de te méfier de ce genre de personnage.
Vivien — Pourquoi ?
Mme Margeant — J'ai mes raisons.
Vivien — Ah oui. Je peux les connaître ?
Mme Margeant — Vivien, je n'ai pas envie de discuter. J'ai encore beaucoup de travail.
Vivien — Eh bien alors ne discute pas. Et ne me dis pas de me méfier.
Mme Margeant — Tu ne le connais pas. Rien ne te prouve que sa proposition soit honnête.
Vivien — C'est si extraordinaire qu'il trouve ma musique intéressante ?
Mme Margeant — As-tu passé le balai sur la terrasse ?
Vivien — J'ai bien envie de partir avec lui.
Mme Margeant — Pour apprendre à faire le beau, à faire des courbettes ? Pour fréquenter
les menteurs, les voleurs, les tricheurs et les traîtres de la cour ?
Vivien — Peut-être qu'ils savent apprécier la musique.
Mme Margeant — Ils savent surtout briser les gens. Symphorien s'en est brillamment sorti
parce qu'il est fait comme eux. Il a sûrement beaucoup de talent, et tu as
peut-être raison de dire que c'est un grand musicien. Mais son âme est
minuscule.
Vivien — Comme si tu le connaissais.

35 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Mme Margeant — Mais oui. Et je lui ai fait confiance, il y a un certain temps. Figure-toi que
moi aussi, j'ai été jeune. Symphorien sait être séduisant, c'est son métier.
Mais il te décevra.
Vivien — Ah d'accord, merci. Hier c'était Suzanne. Et aujourd'hui c'est le compo-
siteur du Roi qui n'est pas non plus assez bien pour moi. Il faut donc que je
me méfie de tous ceux qui m'apprécient, c'est ça ? Je n'ai pas le droit qu'on
m'aime ? Il fallait le dire !
Mme Margeant — Est-ce que tu pourrais, de temps en temps, être un peu moins romantique,
mon fils, s'il te plait ?
Entrée de Suzanne, furieuse.
Suzanne — Evidemment ! Quand on le cherche dans le jardin, c'est forcément qu'il se
cache à l'intérieur !
Liliane — Crystal, arrête de crier, tu vas te faire mal à la gorge
Suzanne — On s'en fout, ma voix est moche, okay ?
Vivien — Suz… Mademoiselle Darcyan.
Suzanne — Toi, j'ai deux mots à te dire.
Mme Margeant — (Fait volontairement tomber un vase ou autre objet fragile) Oh diantre.
Quelle maladresse !
Elle le ramasse et elle sort.

36 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


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Scène III — Vivien, Suzanne, Liliane, Symphorien
Suzanne — Bon, alors d'abord tu te tais. Je suis une jeune femme respectable et
équilibrée, d'accord. Hein, Liliane… Alors je tiens à dire que je comprends
que tu sois tombé amoureux de moi. C'est normal. Mais c'est scandaleux !
Alors ne t'avise surtout pas… Quand je pense que je me suis humiliée
devant Victor tout à l'heure. (sanglot)
Liliane — Comment aurions-nous pu imaginer que cette sérénade n'était pas de
Victor ? Puisque tu as signé V. Ce n'était pas très malin.
Vivien — Je suis désolé.
Suzanne — Cette ridicule musique ! En plus c'est injouable, le texte est grotesque, ça
ne veut rien dire. Cet imbécile de Symphorien d'Omineur n'a pas été capable
de voir que c'était à cause de cette stupide, stupide musique que ma voix
était bridée.
Vivien — Je croyais que vous l'aviez aimée…
Liliane — Ne rends pas les choses plus difficiles, Vivien.
Suzanne — Non Liliane, arrête de le défendre tout le temps. Toi, tu es un jardinier,
d'accord ? Ou un laquais, ou ce que tu veux. Alors… (derrière elle, Liliane
l'encourage) comme tu n'as aucune éducation, je te pardonne tes sentiments,
même si c'est sale. C'est très sale et c'est très grave, attention !
Liliane — Mais tu lui pardonnes.
Suzanne — Oui, parce que je suis une jeune fille… Comment déjà ?
Liliane — Respectable et équi…
Suzanne — Respectable et équilibrée !
Vivien — Et je suis sensé répondre quoi, moi, à tout ça ?
Suzanne — (chuchotant) Très sale.
Vivien — Liliane, tu as oublié de me faire répéter mon texte dans cette scène.
Liliane — S'il te plait Vivien, n'ajoute rien. Tu devrais nous laisser.
Suzanne — Non ! Non, c'est moi qui m'en vais. J'ai besoin d'air, Liliane, je me tue à
te le dire !
Elle sort.
Vivien — Tu voulais absolument avoir raison. Alors tu l'as montée contre moi.
Liliane — Nous avons croisé Victor en allant faire les boutiques. Et elle a tout
compris toute seule. J'en suis aussi surprise que toi.
Vivien — Arrête de la prendre pour une idiote !
Liliane — Vivien, ouvre les yeux. Tu ne crois pas que ça vaut mieux pour toi, en
définitive, qu'elle t'ait dit la vérité.
Vivien — Dès que quelqu'un m'apprécie, ça vous rend jalouses. Toutes les deux. Et
méchantes. C'est tellement pathétique.
Liliane — C'est vraiment ce que tu penses de moi ?

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Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Vivien — Tu vas passer toute ta vie dans son ombre à essayer de la manipuler ? Tu
me dégoûtes !
Liliane — Vivien, attends !
Mais Vivien sort. Entrée de Symphorien, il boite légèrement, souvenir de la brûlure de la
veille.
Symphorien — Mademoiselle. L'air de la province m'aura fait dormir plus que je n'aurais
cru. Pensez-vous que je puisse encore avoir un petit déjeuner ?
Liliane — Oui. Sans doute.
Symphorien — Et notre ami jardinier, savez-vous où je pourrais le trouver ?
Liliane — Dehors. Oui.
Symphorien — Vous n'avez pas l'air bien. Des soucis ?
Liliane — En fait oui. Je crois que mon frère ne comprend pas que j'essaie juste…
Mais Symphorien ne l'écoute pas. Il quitte déjà la scène pour aller en cuisine.

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Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène IV — Liliane

Rôle Secondaire

Liliane — Posez-moi là, dans un tout petit coin de scène.


Comme d'habitude, dites moi dés que je gène.
Je saurais m'éclipser comme j'ai appris à le faire
Puisque je ne suis qu'un rôle secondaire.

Si les mots sont rares pour dire tout ce que j'ai sur le cœur
C'est que j'inspire trop peu l'auteur.

Sage confidente, je partage les secrets


De la belle plante qui m'a supplantée.
Auprès d'elle, dans la médiocrité qui gouverne,
Croyez bien qu'il faut beaucoup de talent pour être terne.

Je pourrais huer crier pester pleurer honnir et me révolter,


Réclamer le destin que le monde entier m'a dérobé,
Peut-être sombrer dans le tragique et me tailler les veines,
Mais tout cela est écrit d'avance et ma colère est vaine.

La transparence est ma couleur naturelle


Et le silence me sied a merveille.
D'un gloussement, je dois souligner quelques traits d'esprit.
Je ne suis utile que parce que c'est mal écrit.

Si mon âme est tourmentée, n'ayez pas de chagrin,


Vous m'aurez oubliée dès demain.

Je pourrais huer crier pester pleurer honnir et me révolter,


Réclamer le destin que le monde entier m'a dérobé,
Peut-être sombrer dans le tragique et me tailler les veines,
Mais tout cela est écrit d'avance et ma colère est vaine.

Silencieux martyr, je me tais, pauvre figurine.


Mais pouvez- vous en rire?
Je ne suis pas même l'héroïne de ma vie.

39 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène V —Vivien, Symphorien
Symphorien — Bien le bonjour, jeune jardinier.
Vivien — Oui. Bonjour, oui. Pardon, mais je ne suis pas de très bonne humeur ce
matin.
Symphorien — Un grave problème potager ?
Vivien — Ca peut arriver. C'est pas si simple que ça en a l'air.
Symphorien — Jardinier est un métier respectable.
Vivien — Exactement.
Symphorien — Il nourrit son homme. Il requiert doigté, patience et mémoire. Cela peut
même se révéler passionnant.
Vivien — Tout à fait.
Symphorien — Il est donc tragique que cela ne soit pas ta vocation.
Vivien — Mais… Je pourrais très bien le faire et aimer ça.
Symphorien — Toute ta vie ? Sans regret ? Difficile à croire. Viens avec moi. Tu vaux
mieux que cet endroit
Vivien — J'aime cet endroit.
Symphorien — Si seulement la réciproque était vraie… Je n'ai pas besoin que tu me
racontes comment tu es traité. C'est comme ça ; il y a certaines choses que je
sais.
Vivien — Vous parlez comme si vous me connaissiez. Mais je ne suis pas sûr qu'on
se ressemble tant que ça. Vous, vous êtes parti tout seul.
Symphorien — Et peut-être le feras-tu. Mais peut-être sommes-nous différents. Si on
était venu me chercher, je n'aurais pas pinaillé. Et je ne me serais pas
amouraché de cette dinde de Suzanne…
Vivien — Ne parlez pas d'elle comme ça ! C'est… C'est fou comme tout le monde
passe son temps à juger les autres.
Symphorien — Excuse-moi. Elle a sûrement de grandes qualités. Il faut sans doute
prendre beaucoup de recul pour les voir… de loin.
Vivien — Merci pour les sarcasmes. Je peux faire autre chose pour vous,
monsieur ?
Symphorien — Tu disais vrai. Une fort vilaine humeur en effet. Puis-je te faire part de la
surprise qui est la mienne ?
Vivien — Si ça vous chante.
Symphorien — Vois-tu, je suis le compositeur du roi. Partout où je vais, les jeunes
artistes en herbe comme toi me parlent avec respect, avec déférence, et
même avec peur. Ils n'osent jamais me contredire, quoi que je dise. Ils n'ont
que des flatteries timides à la bouche. Et toi, pour une raison qui m'échappe,
tu ne fais rien de tout cela.
Vivien — Non monsieur. Mais c'est sans doute parce que je ne compte pas devenir
flatteur professionnel. Je préfère faire de la musique.

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Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Symphorien — Oui. C'est ce qu'il semble. Et c'est heureux.
Vivien — Tant mieux.
Symphorien — Y a–t-il une seule personne à Mortsonge qui ait jamais su comprendre ce
que tu faisais ? Quelqu'un avec qui discuter de ton art, une oreille critique
qui t'aiderait à progresser plus vite ?
Vivien — C'est votre chapitre sur la solitude de l'artiste ? Excusez-moi, je suis
agressif, mais la matinée a été difficile.
Symphorien — Une matinée fraîche mais ensoleillée, et elle ne t'inspire que morosité ?
Pourquoi rester alors ?
Vivien — Les gens que j'aime sont ici. Je préfère écrire dans mon coin. Et un jour
on m'appréciera.
Symphorien — Oui. Un jour. J'ai dit ce genre de choses moi aussi. Un jour, disais-je, un
jour ils verront que je vaux mieux que ce qu'ils croient. Que je vaux mieux
qu'eux. Mais j'ai du me rendre à l'évidence. Ils me condamnaient tous à
l'exil.
Vivien — Oui et maintenant vous êtes l'Oreille du Roi, une célébrité. Toute cette
gloire, vous ne l'auriez pas eu en restant ici.
Symphorien — Touché. Et toi, tu veux rester ?
Vivien — Pourquoi pas ?
Symphorien — Tu penses réussir là où j'ai échoué ? Je trouve que ce n'est pas très
raisonnable. D'autant que l'endroit n'est pas viable, fais-moi confiance.
Vivien — C'est une ville tranquille, mais il y a du travail. Vous vous inquiétez trop
pour moi.
Symphorien — Des jours sombres s'annoncent. Je ne voudrais pas que tu en pâtisses.
Vivien — Vous lisez l'avenir maintenant ?
Symphorien — Il y a cinq ans, j'ai fait élire ici un maire incompétent. Un homme
égocentrique, stupide et malhonnête. J'ai écrit une sonate pour l'occasion. Je
l'ai jouée ici sur la place, j'ai dit grand bien du candidat, j'ai fait briller les
jolies médailles que m'a données le roi. J'ai dit « Monsieur Darcyan par-ci,
Monsieur Darcyan par-là » en lui donnant l'accolade en public pour qu'on
nous voit bien. Quand je suis parti, la plèbe s'est jetée sur les urnes,
unanime.
Vivien — Vous vous donnez beaucoup d'importance, non ?
Symphorien — En effet. Merci de le remarquer. Cinq ans plus tard, je reviens. Je ne vois
de ruine nulle part. Pas d'exode, pas d'émeute. Darcyan est encore plus
incompétent que prévu. La ville a à peine souffert. Mais pire que tout : Toi.
Un autre talent qu'on méprise, qu'on gaspille. Ces gens n'ont rien appris !
Vivien — Hein ? Qu'est-ce que vous vouliez qu'ils apprennent ? Pourquoi la ville
devrait souffrir ? Pour ce qu'on vous a fait ?
Symphorien — Pour ce qu'on m'a fait, oui. Et ce qu'on t'a fait, ou qu'on te fera bientôt.
Elle recommence, cette stupide petite ville de province aveugle et sourde.
Vivien — Alors vous êtes revenu pour vous venger. Pour tout détruire.

41 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Symphorien — Erreur ! Je suis venu sauver cette stupide petite ville de province aveugle
et sourde.
Vivien — La sauver de quoi ?
Symphorien — D'elle-même. De sa médiocrité. Je pensais le temps venu de lui montrer
que la poésie peut faire avancer le monde.
Vivien — Vous auriez peut-être dû vous y prendre autrement qu'en truquant les
élections.
Symphorien — Allons. Il n'y a eu aucune fraude. Ni intimidation ni menace. Les gens
ont voté le plus librement du monde. On a les élus qu'on mérite. Mais tu as
raison, je vais devoir changer de méthode. Alors je vais écrire un Opéra. Il
exaltera les valeurs fondamentales de notre belle nation. Un hymne martial.
Un refrain qu'on entendra partout. Un parfum de grandeur. Ce sera l'histoire
d'un royaume menacé par ses voisins, encerclé. Mais puissant et, finalement,
victorieux. Notre roi va adorer. Il va revenir le voir. Trois fois. Quelques
semaines plus tard l'armée, réquisitionnera les jeunes. Partout. Mais ici plus
qu'ailleurs, car le héros de mon opéra sera né ici, à Mortsonge. Ils ont gâché
ma jeunesse, je leur prends la leur.
Vivien — Vous quoi ? Avec un opéra ? Qu'est-ce que vous racontez, ce n'est pas
possible.
Symphorien — Tu sais pertinemment que c'est très possible. Viens avec moi, et je te
montrerai comme les rois sont désarmés face à nous.
Vivien — Et vous déclencheriez une guerre pour vous venger ?
Symphorien — Oh mais c'est très mal, je sais. Je devrais avoir honte, bien sûr. Mais c'est
impossible. Car pourquoi m'aurait-on donné ce pouvoir sinon pour l'utiliser
comme je l'entends ? Suis-je responsable de ce que personne ne soit en
mesure de m'empêcher de faire du mal ? C'est injuste. Que font les
innocents, dis-moi ? Ils regardent faire, parfois ils applaudissent, donc ils
n'existent pas. Il n'y a pas d'innocent, et aucune clémence à avoir. Aucun
remords.
Vivien — Oui eh bien je ne suis pas d'accord avec vous.
Symphorien — Tu as le droit. Viendras-tu avec moi, Vivien ?
Vivien — Non, je crois pas, non. Et votre histoire d'opéra, c'était du bluff, hein ?
Symphorien — Certes non. Je ne bluffe que sur scène.
Vivien — Alors je vais aller en parler à tout le monde, pour vous en empêcher.
Symphorien — Oui. Le drame c'est qu'ils ne t'écouteront pas pour la même raison que je
les punis. Pour leur stupidité, leur ignorance, leur arrogance. Pour eux, tu
n'es rien. A peine un domestique en devenir. Un jardinier, sûrement idiot,
qui ne sait rien faire, sauf écrire quelques jolies choses qui ne les intéressent
pas. Parce qu'aucun puissant du royaume n'est venu leur révéler que c'est
beau. Alors, et tu le sais comme moi, ils ne te voient pas, ils ne t'entendent
pas. A croire qu'ils ne le méritent pas.
Vivien — Je saurai me faire entendre ! Vous croyez que je suis complètement
inculte, que je ne connais pas les œuvres classiques ? Et je connais aussi ce

42 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
que vous écrivez. Je peux faire aussi bien. Mais moi ce ne sera pas pour
manipuler les autres. Et il y aura des gens pour faire la différence.
Symphorien — Crois-tu qu'il y en aura assez pour empêcher que Victor aille mourir à la
guerre ? Tu veux te battre pour sauver la vie de ce parvenu de Victor ?
Vivien — Je m'en fiche de Victor. Comment vous pouvez croire que c'est un
argument ? Vous me jugez mal, monsieur l'Oreille du Roi.
Symphorien — Soit ! Alors prends ton instrument. Et rejoins-moi sur la place pour me
voler la vedette. S'ils sont moins superficiels et méprisants que je le pense,
tu as toutes tes chances. Mais n'y crois pas trop.
Vivien — Alors que le meilleur gagne !

Noir

43 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène VI — Tout le monde
Sur la place de Mortsonge les personnages et quelques figurants vont et viennent sous une
statue à l'effigie de Saturnin Darcyan (prévoir un budget).
M Sandhomme — Les choses étant ce qu'elles sont, on a plutôt intérêt à être réélus. Si
quelqu'un met son nez dans les finances, on est fichus.
M. Gamore — J'espère que le joueur de pipo saura plaire aux petites gens.
M Sandhomme — On peut peut-être essayer de renflouer les caisses. J'ai pensé à une taxe
pique-nique…
Suzanne marche auprès de son père.
Suzanne — Tu te rends compte un peu ?!
Saturnin — Oui, oui.
Suzanne — Je me suis sentie humiliée, Papa.
Saturnin — Je sais bien. Mais que veux-tu que je fasse d'autre ? Je t'ai déjà acheté un
joli chapeau, un nouveau manteau, une bicyclette, un chaton (elle le coupe
ici), trois poupées, des aiguilles et de l'encens…
Suzanne — Je veux que tu brises sa carrière !
Saturnin — Mais la carrière de Victor ne dépend pas de moi.
Suzanne — Allons, Papa ! Un mot glissé à la bonne personne, et l'affaire est réglée.
Tu es encore le maire ici, non ?
Saturnin — Sussucre, s'il te plait…
Retour de Gamore et Sandhomme au devant de la scène.
M Sandhomme — Dans ce cas, peut-être, nous pourrions rétablir la dîme et la gabelle…
M. Gamore — Laissez tomber mon cher Harold. Les comptes sont mauvais, prenez-en
votre parti et faites comme moi. J'ai mis de côté un petit pécule. De quoi
prendre la fuite si les urnes nous étaient défavorables.
M Sandhomme — Ah ? On peut faire ça ?
M. Gamore — C'est la manière dont fonctionne toute démocratie juste et ordonnée. Il
faut bien que nous soyons dédommagés pour notre abnégation. Quelques
menus privilèges…
M Sandhomme — En effet. Une… Une sorte d'assurance impopularité.
M. Gamore — Voilà. De toute façon les gens ne se rendent pas compte de tout ce qu'on
fait pour eux, vous savez.
M Sandhomme — Espérons-le, mon cher Ernest. Espérons-le…
Mme Margeant, un panier rempli de commission à la main, traverse la place. Liliane est avec
elle.
Liliane — Tu crois que j'ai eu tort ?
Mme Margeant — Ton frère est amoureux, tu t'attendais à ce qu'il te saute au cou quand la
fille qu'il aime le traite comme un moins que rien ? Et en plus tu as assisté à
toute la scène. C'est normal qu'il t'en veuille. Mais ça va passer.

44 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Liliane — J'ai préféré dire la vérité à Suzanne en espérant que ça serait moins grave
que si elle l'apprenait plus tard. J'ai mal fait ?
Mme Margeant — La vérité c'est douloureux. Parfois c'est utile de souffrir. Et d'autres fois,
eh bien, ça ne l'est pas.
Liliane — Oui, mais tu ne m'as pas dit si tu pensais que j'avais eu tort.
Mme Margeant — Hm, Liliane. Je crois que tu n'as pas vraiment envie que je te dise tout ce
que je pense à ce sujet. Et tant mieux. (elle sort)
Liliane — … hein ?... Maman !
Pendant ce temps Symphorien et Vivien sont entrés en scène, restant chacun à l'extrême bord.
Symphorien fait signe à Vivien de commencer. Il arme son violon.
M. Gamore — Tiens, c'est le petit jardinier.
M Sandhomme — Le pauvre garçon, qu'est-ce qu'il fait avec un violon… Oh ! une taxe sur
la musique, qu'en pensez-vous ?
M. Gamore — Il est musicien ? Oh, attention : il va chanter !
Musique : le Duel.
Vivien présente un thème au violon.
Symphorien — Très bien Vivien. Partons de là, mais ajoutons du corps à ce petit thème
Il reprend le thème à la flûte en le compléxifiant.
Vivien — Rien de très compliqué, mon cher Symphorien.
A tour de rôle, les musiciens reprennent le même thème, de façon de plus en plus virtuose. La
foule, aussitôt captivée, se met à les suivre sur scène comme des astres
captés par un champ de gravité. Seule Mme Margeant ne se laisse pas
prendre au jeu. Devant la maestria de Symphorien, qui gagne à lui la
population, Vivien reste seul dans un coin. La foule reste immobile.
Symphorien s'approche de Vivien.
Symphorien — Le Peuple a parlé !
La scène se vide. Symphorien avance vers Vivien, immobile.
Symphorien — Ne sois pas triste, tu n'as pas démérité. Tu as même cru que tu pouvais
l'emporter. Je te félicite, il faut un peu de folie pour faire un bon artiste.
(silence) Ma proposition tient toujours.
Vivien — Mon refus aussi. Je ne vais quand même pas vous laisser gagner sur tous
les plans.
Symphorien — Tu vas le regretter ! Maintenant, excuse-moi, mon public m'attend.

45 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène VII — Symphorien

Les canons de la Beauté


Symphorien — Le bonjour mes amis
Votre vue me remplit
De plus de joie que je n'en peux contenir
Chaire a canon chérie
Fierté de la patrie
Vous divertir est pour moi un plaisir.

L'avenir est aux commandes


Des gens très compétents se dévouent
Faites ce qu'on vous demande
Travaillez plus dur et taisez vous (pov' con)

L'horizon s'obscurcit
Et il faut à tout prix
Se ranger derrière un visionnaire
Par chance et par merci
Cet homme est ici
Et vous l'aimez car c'est votre maire.

Car dans l'ombre on s'agite pour nous nuire


Les ennemis sont multiples, mais le pire
Se cache parmi nous, et il conspire
A voir nos fils et nos femmes mourir.

Refrain ____________________
Regardez-moi chanter ce refrain galvaudé
Je vous possède sans vous toucher

Ecoutez-moi briller si vous êtes aveuglés


Par ce qu'on vous a dit d'aimer
Puisque vous voici à mes pieds
Votre sens critique criblé
Par les canons de la beauté.

Vous vivez sans soucis


Trois fois rien vous suffit
Pour oublier que vous allez mourir

Vous êtes bénis, oui, oui.


Car malgré mon mépris
J'ai ce secret qui me fait rougir.

Je vous le dis. Je vous envie. (x2)


Qu'est-ce qui m'a pris…. Je 'nai rien dit

Refrain

46 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
– Acte 4 –
Le Destin de Mortsonge

Scène I — Mme Margeant, Saturnin, MM Sandhomme et Gamore


Saturnin attend, l'air sombre. M Gamore est derrière lui, une bouteille à la main. Entrée de M
Sandhomme
M Sandhomme — Voilà. Les derniers bulletins sont tombés ! Vous êtes réélus !
M Gamore fait sauter le bouchon de la bouteille de champagne. Il sert trois coupes.
M Gamore — Bravo ! Bravo monsieur le maire.
M Sandhomme — Toutes mes félicitations, monsieur. Nous sommes sauvés.
Saturnin — Je suppose que c'est une bonne nouvelle.
M Sandhomme — Ca fait plaisir de voir que la population apprécie notre dévouement.
J'avoue que je commençais à avoir des doutes. A la vôtre !
M Gamore — A la vôtre ! Une chance que tous ces jeunes n'aient pas pu voter. Les
sondages montraient clairement qu'ils nous étaient défavorables.
Saturnin — Une chance, dites-vous, monsieur Gamore ? Tout de même, une
guerre…
M Gamore — Ah mais attention, pour une fois, nous n'y sommes pour rien. En plus
c'était totalement imprévisible. On a eu de la chance, c'est tout.
M Sandhomme — Il faudrait être le dernier des idiots pour ne pas en profiter.
Saturnin — Je le sais bien ! Mais Suzanne n'arrête pas de hurler. Elle veut qu'on lui
rende son Victor. Elle a même réclamé après le petit jardinier. Elle est folle.
M Gamore — Elle est jeune, monsieur le maire.
M Sandhomme — Et c'est une maladie dont on guérit. Très vite. Vous verrez !
Saturnin — Je trouve que c'est un mandat qui ne démarre pas si bien que ça. On a fait
beaucoup de promesses cette fois-ci ?
M Sandhomme — Des tas.
M Gamore — Mais avec la guerre, tout le monde aura oublié.
Saturnin — Espérons…
Entrée de Madame Margeant. Elle est visiblement diminuée.
M Sandhomme — Tiens, voilà Madame Margeant.
M Gamore — Bonjour Madame Margeant. Une coupe de champagne ?
Mme Margeant — Sans façon.
Saturnin — Madame Margeant… Les résultats étant ce qu'ils sont, nous allons
organiser une réception ce soir, pour… fêter notre réussite.

47 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Mme Margeant — Votre réussite, oui monsieur. (très sèche, ténébreuse, agressive) Dois-je
sortir les grands crus de votre cave, monsieur ? Les meilleurs foies gras du
cellier ? Dois-je aller acheter du caviar et commander du champagne, pour
que la fête soit plus réussie ?
M Gamore — Oh là, dites, ma petite dame. On sait bien toutes les récriminations que
vous avez à propos de ce fils qui est parti à la guerre, hein, mais ça n'est pas
une raison pour parler sur ce ton à monsieur… (Elle le gifle) Ah… d'accord.
Saturnin — (aparté, à Sandhomme) Vérifiez qu'elle n'ait pas encore ce couteau à
viande sur elle. (tout haut) Une simple réception comme nous en avons fait
beaucoup, Madame Margeant. Rien d'extravagant
Mme Margeant — Ah non ? Vous êtes sûr.
Saturnin — Tout à fait sûr. Je… euh. Oui. C'est cela. Merci.
Mme Margeant — Vous ferez la fête sans moi, monsieur. Je suis un peu souffrante.
Saturnin — Mais non, vous avez l'air…
Mme Margeant — Soyez sûr que si je pouvais me le permettre, je vous donnerais tout de
suite ma démission.
Saturnin — Mais non, voyons…
Mme Margeant — Et même, si je n'avais pas la gorge sèche à force d'être angoissée, je vous
cracherais à la figure, monsieur. Je vous jure.
Saturnin — Il ne faut pas dire des choses…
Elle lui crache dessus.
Mme Margeant — Vous voyez, je n'y arrive pas.
Saturnin — Oh, quand même un peu. Madame Margeant, nous ne réussirons pas à
organiser tout cela à temps sans vous.
Mme Margeant — Oui mais si je reste, monsieur, je vais faire une bêtise.
M Gamore — Alors ne vous forcez pas !
Mme Margeant — C'est douloureux, très douloureux, de voir à quel point la situation vous
réjouit.
M Sandhomme — Si vous n'avez pas voté pour monsieur Darcyan, au moins ne soyez pas
mauvaise perdante !
M Gamore — Oui, vous pourriez quand même respecter le vote de nos administrés !
M Sandhomme — C'est la moindre des choses.
Saturnin — Ils n'ont pas tort, madame Margeant. Je suis désolé que votre fils ne soit
pas là pour vous donner un coup de main, en effet c'est regrettable, mais la
vie continue. Et vous allez faire votre travail, c'est certain. Parce que le
travail, c'est important par les temps qui courent. Tout le monde le sait,
madame Margeant. Tout le monde le sait.
Les trois hommes sortent.

48 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène II — Mme Margeant

Les Innocents

Mme Margeant — Il n'est pas là ; je l'ai cherché


Je l'ai rêvé, je l'ai pleuré
J'ai dit son nom sans m'arrêter
Perdue dans la foule, je demande
Qu'on me le rende !
Je serai douce, je le promets
Je me tairai pour l'écouter
Quand il ne voudra plus parler
Je le regarderai dormir
Dans un soupir
___________
A qui la faute s'il est parti ?
Je le cherche, dites-moi qui !
A qui la faute s'il disparaît
Sournoisement de mes pensées ?
Et que faire de ces poèmes auxquels je n'ai jamais rien compris ?
Comment pourrais-je hériter de lui ?
Ne me regardez pas ainsi
Gardez votre pitié, merci
Vous n'êtes pas triste pour lui
Voudriez-vous l'être pour moi !
Non et pourquoi ?
___
Tout ça commence par des bravos
De beaux discours remplis de mots
La foule s'en remplit bien la panse
Sans se soucier des conséquences
Qui donc y pense ?
Je l'ai perdu parce que nul d'entre vous n'a rien dit
C'est votre silence qui me l'a pris.
Pauvre vieille femme qu'on n'écoute pas et qu'on croit démente
Ce que je réclame vous n'en voulez pas, vous voulez qu'on mente
Car la vérité vous met face au crime dont vous êtes complices,
Votre pantomime m'a volé mon fils.
Il n'est plus là ; je l'ai cherché
Je l'ai rêvé, je l'ai pleuré
J'ai dit son nom sans m'arrêter
Perdue dans la foule, je vacille
Comme une brindille fauchée par le vent
Pour un vol fragile sur un gouffre béant

49 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
En toute innocence, trompeuse conscience
Vous donnez la pièce, charité perverse pour vous soulager
La chance est passée.
La chanson s'achève
Sans qu'un innocent ne se soit levé

50 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Scène III — Symphorien, Mme Margeant, Saturnin
Bruits d'applaudissement, de triomphe. En fond de scène Symphorien salut un public
imaginaire en coulisse. Au fond un rideau se ferme. Il se retourne. Plusieurs
personnes viennent vers lui pour le féliciter, l'acclamer.
Saturnin — Alors, mon cher monsieur d'Omineur, chapeau bas ! C'est époustouflant.
Depuis des mois que votre opéra est joué ici, je n'avais pas trouvé le temps
de venir l'admirer.
Symphorien — Merci d'être venu, monsieur Darcyan. Comme vous avez pu le voir, mon
héros vient de Mortsonge.
Saturnin — Oui, oui ! Et nous en sommes flattés. Ah quelle énergie, quel drame. Ca
me donnerait presque envie d'aller rejoindre nos troupes, en première ligne,
la fleur au canon !
Symphorien — Vraiment ?
Saturnin — Presque. Presque… Avez-vous des nouvelles du front ? Ce n'est guère
brillant à ce qu'il parait.
Symphorien — Non. Pour tout vous dire j'évite de m'intéresser à ces choses là.
Saturnin — Comme je vous comprends. C'est tellement laid. Mais, dites-moi.
Pensez-vous qu'il y aura moyen de… tirer quelque profit de cette guerre ?
Symphorien — Les guerres sont faites pour ça, monsieur Darcyan.
Saturnin — Aha, bien sûr ! Je dois filer, on m'attend. Encore bravo.
Symphorien, lentement se retourne. De l'autre côté de scène est apparue Mme Margeant.
Symphorien — Ca alors. Madame Margeant se déplace à la capitale. Quel évènement !
Que me vaut l'honneur ?
Mme Margeant — J'étais venu pour te tuer.
Symphorien — Tu as changé d'avis ?
Mme Margeant — Je serai patiente. Je vais juste te laisser ça
Elle avance. Elle tient en main une enveloppe à moitié déchirée.
Symphorien — Une enveloppe ?
Mme Margeant — Elle vient du front. Etat major. (Elle la lui donne). Devine ce que tu as
fait.
Sans même le gifler, elle sort. Symphorien reste seul. Il n'ose pas ouvrir l'enveloppe.

RIDEAU

51 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva
Dernière scène : Une lettre de Vivien à sa mère. Il a déserté…

52 Le Joueur de Flûte de Mortsonge


Thomas C. Durand & Anthony Da Silva

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