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ROMAN
Fabienne Scheer
Tous les personnages et les événements de ce livre autres que ceux
appartenant au domaine public, sont fictifs, et toute ressemblance avec des
personnes réelles, vivantes ou mortes, serait pure coïncidence.
Prologue
1. Casco Bay, côte sud du Maine –1er juin 2016
2. Casco Bay – 2 juillet 2016
3. Casco Bay – Août 2016
4. Récit de Bob (suite…)
5. Rosalyn – Août 2016
6. Rosalyn – Août 2016
7. François – La lettre
8. Bob Young
9. Bob, Paul, Rosalyn, Frank
10. Philipp Anderson
Épilogue
Prologue
… Une nuit d’Afrique, j’ai rêvé qu’ils étaient là, adossés à cet arbre
géant, et qu’ils riaient.
Ils étaient du voyage, comme promis.
Mes yeux étaient ouverts, ce n’était pas un songe, c’était un souhait. Et un
regret.
J’avais beau savoir qu’ils logeaient là, à gauche, sous la poche de mon
manteau, qu’ils palpitaient à cause des étoiles, de ce noir large et envoûtant,
je n’écrivais qu’une carte postale, je me les inventais.
Ils étaient tombés en chemin, par inadvertance. Et moi, j’étais parti. À cause
d’une histoire qui avait failli, d’un chapitre qu’une puissance anonyme avait
réécrit. C’est la vie.
J’ai rempli mes yeux, mon nez, ma gourde, de paysages ensorcelants. La
savane aux herbes dorées, les fauves alanguis, la montagne couverte de
glace, les gazelles, les girafes, qui bondissent ou passent dans le rouge sang
d’un soleil couchant.
Je pense à ce Maine où vous êtes restés. Et les reliefs se confondent, l’océan
froid glace mon front, les rochers émergent de cette Afrique qui brille à mes
pieds, sous un croissant de lune opalescent…
La nuit glisse ses ombres évanescentes sur les berges du silence.
1. Casco Bay, côte sud du Maine –1er juin 2016
Noah lisait, le dos affaissé, la tête enfouie dans les épaules que les
genoux relevés en saillie dépassaient. La position habituelle de ce lecteur
assidu dite, en « pliage ». Il tenait des heures ainsi, ramant du bout des
pieds pour rectifier la posture et l’empêcher de crouler.
Billie, elle, ne détachait pas les yeux de la table où elle s’était
installée. Les bras posés de part et d’autre du puzzle étalé en pièces, elle
réfléchissait, totalement absorbée par ces trous et ces formes biscornues
censées pouvoir s’y articuler.
Frank avait pris l’autre fauteuil. Collé aux flammes qui crépitaient
dans l’âtre, il s’était endormi. Des heures supplémentaires à récupérer, une
vieille fatigue que ce flic de quartier n’arrivait même plus à dater.
Un silence était tombé sur le chalet. Un silence doux comme un
endormissement. Mais Rosalyn ne dormait pas, elle. Réfugiée dans la
cuisine attenante pour ne pas déranger, elle soulevait du bout des doigts et
feuille par feuille ce qui ressemblait à du courrier ou à des documents
administratifs. Et lorsque, distraite, sa main dérapait faisant crisper le
papier, elle étouffait un juron et redressait la tête. Mais ils n’avaient rien
entendu alors, elle se penchait à nouveau et reprenait…
Polices d’assurances, contrats de travail, documents notariés… elle saisit
l’acte de propriété du chalet et parcourut quelques lignes…
…
« Nous sommes devenus multi-propriétaires sans le sou » disait
Frank en souriant. Il souriait, certes, même si la « pleine jouissance de ces
biens » posait quelques questions. Car « on » n’allait pas vendre ici, non
plus. Ici, c’était le comté de Penobscot, non loin de la ville de Bangor et du
parc d’Etat, Baxter, dans le centre-nord du Maine.
François y avait déniché une petite maison en bois mangée par la végétation
et par l’oubli. Mais, cela, il l’avait à peine vu. C’est l’endroit qu’il avait
acheté.
Une plaine aux dénivelés capricieux où prairies et massifs forestiers
se côtoient, épousent le relief et croulent ensemble, palier par palier, vers les
sentiers de randonnée. C’est sur une marche de cet escalier bossu que
quelqu’un, un jour, déposa le chalet de François. Dans l’herbe mouillée,
brillante d’une rosée permanente. Un endroit unique, isolé de tout, une
clairière de montagne pour écureuils roux, lièvres, orignaux… pour
aventuriers fatigués, aussi. Peut-être l’était-il lorsqu’il s’installa pour l’été
dans cet antre d’ermite.
Les temps ont changé, bien sûr. Aujourd’hui, un hameau cohabite un peu
plus bas et nous avons l’eau et l’électricité. Toutefois, l’endroit n’a rien
perdu de son authenticité, comme on dit, il s’est humanisé d’un doigt.
Nous n’allons pas vendre le chalet. Pour toutes ces raisons plus une.
C’est notre repos, notre refuge et notre Maine car nos escapades nous ont
menés loin d’ici. Il a été, est toujours, notre point de ralliement. Comme
François avant nous, il exacerbe nos sens et nos envies. S’alourdir, se
laisser faire, courir l’aventure, c’est curieux, délicieux. Nous passons ainsi
des journées « lecture et puzzle » aux explorations « sacs à dos ». Et nous
bravons des distances qui, de chez nous, à Portland, nous sembleraient
inenvisageables pour ne pas dire insensées. C’est ça, la magie d’ici.
Frank est profondément endormi. La tête rejetée vers l’arrière, la
bouche entrouverte, il ronfle.
Quand le râle gonfle ses joues et, soudain, gronde, les enfants lèvent les
yeux sur lui puis sur moi, et sourient. Je réponds d’un clin d’œil un brin
distrait car la vie de François s’étale sur le parquet où je me tiens, à genoux.
Un puzzle géant. Des clichés agrandis que je reconnais, Bob nous a
conté leur histoire. Un éléphanteau, un lion, des girafes, le Kilimandjaro…
je reclasse et empile, à gauche.
Je saisis un autre carton et fouille… Des photos anciennes, cette fois. Enfin,
antédiluviennes, celles-là. Un groupe d’enfants… il y a une date et un lieu :
Vermont, 1946. François avait dix ans, comme tous ces garçons. Où est-il ?
Premier, deuxième, troisième rang ? Je scrute, force sur mes yeux mais ils
se ressemblent tous. Je laisse tomber.
Il y en a d’autres, en famille, cette fois. Noël, Pâques, en vacances
au bord d’un lac… ça y est, j’ai repéré le petit garçon sur la photo de classe.
Il se tient de la même façon sur tous les clichés, bras croisés, tête basse,
sourire de circonstance. Je m’attarde encore sur ses parents endimanchés
qui posent derrière lui, chez un photographe, sans doute. François est une
composition harmonieuse de ces deux visages qui sourient. Brun comme sa
mère, les yeux en amande, comme les siens, le nez droit, la bouche large et
rieuse, comme son père.
J’enfouis ma main, tâte le fond de la caisse… un sachet en plastique
que l’on a scotché. J’ouvre. Une photo, une autre mais celle-ci semble datée
d’hier, hormis, bien entendu, le type de papier. Elle est nette, sans tache, elle
a à peine jauni.
On y voit deux adolescents, côte à côte. Ils ont à peu près la même taille, à
peu près le même âge aussi. Enfin… difficile à dire. Celui de droite, ouvre
la bouche comme s’il riait, à moins qu’il ne dise quelque chose. Sa tête est
couronnée de blanc, sur la photo, une chevelure blonde et lisse qui tombe
sur ses yeux. L’autre, semble plus frêle, il a un regard d’enfant. Ses
cheveux, très foncés, bouclent sur son front. Il rit au photographe ou à son
comparse. Tous deux paraissent beaucoup s’amuser…
Ils posent en pleine nature, on aperçoit derrière eux, un cours d’eau cerné de
forêts et de prairies. Quel âge peuvent-ils avoir, ils ont l’air si jeunes ? Cette
photo a dû l’émouvoir, il l’a enveloppée et scellée. Elle a dû être
importante…
Le plus dur reste à venir… le coffret. C’est une boîte à bijoux. À
l’origine, en tout cas, car elle n’en contient pas. Un rectangle fait de petites
vitres bleutées et peintes comme un vitrail. Deux ibis s’envolent et laissent
dans leur sillage trois longs traits. Figurent-ils le mouvement ? Un ciel qui
se déchire ? C’est finement ciselé, léger, jusque dans les rose poudré, l’or,
l’azuré, le rouge fané. La serrure et la clef sont ajourées comme dans les
histoires de trésors. C’en est un, sans doute, un trésor de famille qui traverse
les siècles et passe de mains en mains. La mécanique s’enraye, parfois, je
suis le grain de sable, le raté généalogique, la main illégitime. J’ai ouvert
quand même. Des lettres. Une dizaine. Des feuillets à l’air libre, sans
enveloppes.
Je vois l’écriture de François, régulière, longue, horizontale et je lis sans le
vouloir, sans rien toucher. J’ai seulement soulevé le couvercle. Je ne l’ai pas
fait exprès. C’est à cause de l’encre noire, des lettres trop bien tracées. C’est
mon cerveau qui me livre sans que je ne le veuille vraiment ces mots volés.
Je saisis la première feuille… il n’y a pas d’en-tête ni de date…
« J’espère que celle-ci est la bonne, depuis le temps ! J’ai tant de choses à te
dire et c’est si compliqué… »
Je la déplie, la retourne… Rien ! Il n’y a rien d’autre. Je sors le reste…
pareil, à quelques mots près. Cinq lettres inachevées, muettes. Des
brouillons, sans doute, des tentatives avortées.
Mais pourquoi les avoir conservées ? Pour que l’on sache qu’il avait essayé,
qu’il avait eu l’intention et souvent ? Cinq fois, au moins ? Non. Six. La
sixième est restée coincée au fond du coffret. Et pour cause. Le plastique
qui la recouvre est trop large, je dois le soulever, coin par coin, pour qu’il se
dissocie du métal.
Mon cœur bat trop fort et j’ignore pourquoi. Parce que de tous les
souvenirs exhumés, seuls deux, ont eu, à ses yeux, suffisamment
d’importance pour paraître drapés d’une couche de plastique imperméable à
la lumière, aux toiles d’araignée, à la mortalité que le temps inflige ? Sauf
que… François ne les a pas déposés dans un coffre, à la banque ou ailleurs ;
il ne les a pas détruits, non plus ni même cachés. Tout se trouvait dans son
bureau, à la vue de tous.
Sauf que, la clef se trouvait sur la serrure de la boîte à bijoux et sauf que…
Il m’a tout légué, tout donné, sans contraintes, sans instructions ni dernières
volontés.
Il voulait que je sache… mon pouls s’accélère.
…
… « Cette énième tentative sera peut-être la bonne, en fin de
compte. Fin de compte… c’est exactement ça !
Je suis au crépuscule de ma vie, comme toi, et il est largement temps de
vider le placard, je crois. Je me donne une semaine pour livrer ce récit.
« J’accomplirai cette lettre » petit bout par petit bout comme on monte un
mur même si les mots sont parfois plus lourds que les briques.
C’est très difficile ; tellement vieux, enfoui, refoulé… qu’il va falloir
permettre à mon cœur fatigué de souffler entre les coups avec le risque que
ces pauses me renvoient au doute et que je renonce encore. Mais j’ai bon
espoir pour cette fois.
Voilà, c’était le prologue, en quelque sorte. Tu vois, je m’épargne, l’histoire
est longue.
C’est à cause de l’éléphanteau, de son œil doux et humide.
Il s’était approché, rapproché encore et encore, pour me regarder. Je n’étais
pas seul, je ne l’avais pas interpellé ; j’avais beau tourner la tête, me
décaler, ces subterfuges ne semblaient pas l’atteindre, il me regardait.
Je me suis arrêté et j’ai laissé faire. Et j’ai plongé dans ce regard et je me
suis mis à lui parler.
Il a remué les oreilles, balancé sa grosse tête, sans me quitter des yeux. Je
me suis tu, il s’est immobilisé. J’ai pensé que, peut-être, c’était un adepte du
silence, comme moi, un pudique, un exclusif.
Alors, j’ai pensé plus fort, et le cauchemar a commencé.
J’ai d’abord cru que cette vague qui bousculait ma tête, c’était
l’émotion de cette rencontre car j’étais ému. J’ai reculé, pris mon crâne
entre les mains comme si s’accrocher au mal allait l’empêcher de me faire
tomber… et je suis parti en titubant, ivre d’un je – ne - sais - quoi.
Je me suis effondré un peu plus loin, devant l’antre des fauves… c’était un
signe. Les gens se sont approchés. Ils me parlaient mais je ne pouvais
répondre car je n’entendais plus. Ou j’entendais mal, je ne sais plus.
Comme si le son me parvenait brouillé, comme si j’avais la tête sous l’eau
et que mes oreilles ne percevaient plus que les voyelles et encore,
déformées, elles aussi… de la bouillie qui crépitait.
Le mal, lâché, s’est enhardi. Très vite, il s’est déchaîné. Des
nausées. Violentes ! Et des vertiges. Impossible de tenir debout. J’essayais,
je me cramponnais à tout ce que j’attrapais mais mon corps refusait, il me
laissait tomber, j’avais perdu l’équilibre.
Je tanguais, je vomissais, même assis. Couché, plus encore. J’étais entré de
plein fouet dans un cercle infernal où bouger d’un cil me faisait
tourbillonner comme une toupie. Mais le plus effrayant, c’est ce qui
sévissait dans ma tête. Un cyclone ! Il me soufflait le bruit de ses captures.
Tout son butin, pièce par pièce, traversait mes tympans. Un boucan d’enfer :
basse-cour, contrebasse, flûte et effets Larsen… Les bruits se battaient,
aigus et sourds, et de cette mêlée naissait un monstre. Il allait jaillir de mon
cerveau, j’en avais la certitude, comment aurait-il pu survivre à un tel
tintamarre ?
J’étais terrifié. L’implosion gagnait du terrain et s’intensifiait. Je serrais les
dents, je tremblais de la tête aux pieds. Je redoutais d’autant plus le
dénouement que je me trouvais dans l’incapacité de nommer la chose.
Jamais, je n’avais ressenti un tel état de désagrégation.
Les secours sont arrivés et m’ont emmené à l’hôpital. Je suis tombé
en bas de mon lit, une infirmière m’a rattrapé dans le couloir. Je tentais de
regagner ma chambre à quatre pattes, les genoux dans mon vomi. C’est ce
qui m’a été raconté, en tout cas. Si je ne m’en souviens plus c’est parce que
j’avais tout perdu tel un corps mou tournoyant dans un trou. Plus
d’horizons, d’angles, de lignes…
Les médicaments ont stoppé les vertiges. Mais pas le reste. La
tempête dans ma tête a affiné ses hurlements. Ça bourdonne comme si un
essaim d’abeilles y tenaient salon. Indolore mais terrifiant. Ça, c’est la base.
Mais s’y superposent d’autres sons : des voix mêlées, des moteurs qui
tournent… rires tonitruants, rumeurs en tout genre et… l’eau !
Ça ne s’est plus jamais arrêté. Ma tête sonne, gronde, siffle, chuinte…
depuis soixante ans.
Je t’imagine, penché sur cette lettre, les yeux écarquillés, à douter
de ce que tu lis. Tu ne te rappelles rien. Tu crois, en fait, n’avoir jamais su.
Mais tu te trompes même si ma semi-surdité est advenue alors que j’étais
loin de chez moi.
Le 6 juillet 1954, pour être précis, je me trouvais dans un zoo de la grande
banlieue de Los Angeles. J’étais en vacances en Californie, chez la sœur de
ma mère. Et, à mon retour, nous en avons parlé, naturellement. La
conversation a été à la une de la famille pendant quelques mois. Tu l’as
forcément su, puis oublié. J’ai tout fait pour ça.
Ma tante avait réagi au quart de tour. Je suis son unique neveu et un
peu l’enfant qu’elle n’a pas eu.
Lorsqu’elle m’a découvert, à l’hôpital, elle a envisagé le pire. Elle a aussitôt
contacté les meilleurs spécialistes, les plus grands, disait-elle. Faut dire que
mon oncle est « dans » le pétrole et que tous deux bénéficiaient d’une
bonne assurance-santé, un passeport bien utile. Mais l’ORL n’a pas sauvé
mon oreille. « Atteinte irréversible de l’oreille interne » a-t-il dit avant
d’ajouter : « J’aurais préféré une surdité complète – comprenez : des deux
côtés !! – partielle, c’est rarissime, aucune littérature à ce sujet, à ce
jour… »
Il a refermé mon dossier d’un coup sec puis… avec un certain mépris, il
m’a asséné le clap de fin : « Vous allez devoir vivre avec et j’espère que
vous n’allez pas vous couper des autres. Ce serait compréhensible mais
non ! Il ne faut pas ! Dites-le à tout le monde ! Qu’ils vous aident ! C’est…
entendu… enfin… compris ? »
J’ai cru rêver ! Il m’engueulait comme si je l’avais fait exprès. Mais je ne
lui en ai pas voulu, il était en colère. Contre lui et contre cette médecine
qu’il chérissait tant et qui ne pouvait rien pour moi.
Mes parents ont eu beaucoup de mal à accepter cette guerre qu’on
leur vendait comme perdue d’avance. Ils voulaient tenter des opérations,
consulter ailleurs… J’ai refusé. J’étais rentré de Los Angeles avec un
diagnostic et un pronostic. L’histoire, pour moi, s’arrêtait là.
Au début, bien sûr, ceux qui ont su m’ont interrogé. Mon discours
était bien rôdé : « C’est un virus qui a provoqué la coupure de courant. Je
n’entends plus rien, absolument plus rien, de l’oreille droite mais mon
cerveau, lui, n’a pas tout compris. Il continue à émettre et le « son » qu’il
m’envoie se transforme en crépitements, crissements… pour la suite, voir
« bruit » dans le dictionnaire… Bruits que je perçois depuis mon oreille
gauche, forcément !
Voilà ! C’était très schématique et niais mais cela avait l’avantage d’être
compris en peu de temps et de pouvoir clore le chapitre dès que leurs : « Ah
Bon ?... Quelle horreur !... Et ça va, quand même ? ... » avaient jailli,
effarés, gênés et désormais très inquiets. Car, en fin de compte, je n’avais eu
qu’un simple rhume. Banal, sans fièvre, sans symptômes, presque. C’était
même le plus petit rhume que je n’aie jamais eu. Je n’en ai, d’ailleurs, plus
jamais eu.
J’ai tout fait pour ça, t’ai-je dit, c’est vrai et je m’en explique.
On peut se consoler d’être devenu à moitié sourd, seulement, si je puis dire.
Certains, d’ailleurs, se sont empressés de me le faire remarquer : « Ben… il
t’en reste une ! »
Dieu merci, oui, il me reste une oreille. Mais si l’on nous en a mis deux… !!
Ben, oui, andouille ! Tout sert dans notre corps, rien, je crois, n’est
superflu. Deux oreilles, donc !... Je vous assure que leur fonction n’est
nullement décorative, qu’elles ne servent pas uniquement à coincer ses
cheveux derrière ou à tenir en place les branches de ses lunettes.
Je n’ai plus la stéréo. Je n’ai pas seulement perdu une audition latérale, ça
ne fonctionne pas comme ça. Je n’arrive plus à localiser la source, je ne sais
plus si le son perçu vient de derrière, de gauche, de droite… Je tourne la
tête comme un moineau à la recherche d’un bruit perdu. En vain.
Ce qui m’a fait le plus mal, peut-être, c’est la musique. C’est une
passion. Classique ou de variétés, j’aime la musique depuis toujours. Hélas,
mon unique oreille l’escamote tandis que l’autre, la défunte, chahute à qui
mieux mieux. Les instruments se confondent, la mélodie perd en finesse, en
limpidité et, moi, en frissons.
Au tout début, donc, parce que j’étais en colère, parce que l’idée de
devoir vivre ainsi me faisait horreur, j’ai fui les réunions de famille et les
autres, aussi. Le brouhaha, mon ennemi juré, m’isolait en plus d’être
douloureux. Je n’entendais rien hormis le boucan de mon côté infirme. Mon
ORL avait vu juste, je me coupais déjà du reste du monde.
J’ai pris sur moi, dans tous les sens du terme.
Exemple au restaurant : nous sommes dix à table, la salle est pleine à
craquer, je ne perçois qu’une rumeur baveuse, mouillée. Le garçon se
penche vers moi, ses lèvres bougent, il parle ! Je dois répondre. Oui, mais,
quoi ? Etant donné qu’il n’est pas plombier, je me lance, une chance sur …
deux ? Trois ?...
Je dis : « Des pâtes au saumon s’il-vous-plaît. » Ses yeux plongent sur son
carnet… il est poli, je suis un client, il se retient mais… mes comparses, à
table, eux, sont morts de rire. Enfin… ceux qui ne savent pas, les autres
baissent la tête, tristes et gênés.
Ma mère se tourne alors vers moi et me demande ce que je veux boire…
Un sourd, c’est sûr, ça fait rire. Les hémorroïdes aussi. Sauf que si vous ne
le dites pas… Sourd, ça se voit.
J’ai ainsi tenu quelques fois le rôle de ce cher vieux Tournesol. Ça
m’arrive encore mais moins souvent. Car j’ai appris. J’anticipe, je biaise, je
triche. Et je ne fréquente guère les gens. Je n’ai jamais aimé la foule, je
déteste la promiscuité, je n’aime que les grands espaces et le silence. Cela
aussi peut paraître paradoxal mais ça ne l’est pas. Sourd et silencieux. Je te
l’ai dit, déjà, le moindre bruit déclenche à droite une avalanche infernale.
Je me suis isolé de ce qui ne compte pas vraiment. La famille, les
amis… toujours mais en aparté. Et si je n’entends pas ce qu’on me dit, je
me sers de mes yeux. Je scrute les visages, les moues, surtout. Tristes,
attention ! Rieuses, c’est OK !
Je prends le pli, je copie, j’imite. Je dois, parfois, sembler bien étrange voire
indifférent mais certains visages parlent mieux que d’autres, alors, parfois,
ça passe, parfois, c’est carrément surréaliste.
Il arrive que je ne décrypte rien. On est dans du neutre, le genre de
conversation qui tient plus du bavardage que du scoop de l’année. Je feins,
alors, d’être distrait, rêveur… absent, quoi. Ça marche à tous les coups.
Pour toutes ces raisons, je n’ai rien dit. J’ai enterré le sujet.
Par humilité, il y a bien pire.
Par paresse, les explications, même succinctes, m’ennuient.
Par orgueil, je ne suis pas devenu un demi-homme, mon identité n’a pas
changé… mais est-ce de l’orgueil ?
Pour mon confort personnel, enfin. Si je le vis plus ou moins bien c’est
parce que je m’efforce de l’oublier ; j’attends des autres qu’ils en fassent
autant. Ils l’ont toujours fait, d’ailleurs. Lorsqu’on perd une fonction vitale,
on s’aperçoit très vite que les bien portants, les « complets », vous plaignent
plus qu’ils ne vous aident. Certains par manque d’empathie, d’autres, par
manque d’imagination. D’autres, encore, parce qu’ils manquent des deux.
Je ne suis pas sûr qu’ils en soient conscients. C’est ainsi.
Voilà ! Pardon d’avoir été très long ! Mais cet accident a ruiné ma
vie. Celle d’après et de la plus cruelle des façons. Tu n’en as rien su non
plus. Le pire arrive, tu vois… »
6. Rosalyn – Août 2016
J’ai fermé les yeux pour Phil. Je savais. Témoin sourd et aveugle,
sans preuves donc, mais cette intime conviction, comme on dit, n’avait pas
besoin d’être étayée par des faits, elle se suffisait à elle-même.
Je n’ai pas voulu l’incriminer, le faire comparaître, le faire jeter en prison…
J’ignorais le sort qu’on lui réserverait si je parlais mais il paierait d’une
manière ou d’une autre et, cette souffrance, je ne pouvais l’ajouter à l’autre.
Une victime, c’était assez.
Même si Phil… oui, je sais.
Pour moi, le cauchemar ne faisait que commencer.
Nous ne nous sommes pas revus. Il se terrait chez lui, moi, pareil.
Les gens du quartier, nos proches aussi, ont pensé que le chagrin avait
frappé si fort que, pour la première fois, nous avions renoncé au partage.
C’était le cas, d’une certaine façon.
Nous n’avions plus rien à nous dire. Phil ne pouvait m’entendre, quant à
moi… l’idée, seule, me faisait horreur. J’avais encore le bleu de ses yeux
dans mes iris et la flèche plantée en plein cœur.
Un an après, jour pour jour, je suis parti pour l’Afrique. Le projet
existait depuis toujours, je l’ai pris par la main, de force. Je quittais plus ma
vie que je ne partais.
J’ai voyagé, j’ai fait des rencontres, j’ai vu les plus belles choses
qui soient. J’ai vécu comme je m’étais juré de le faire, libre, sans attaches,
sans plan de carrière, sans comptes à rendre sauf un.
Je crois n’avoir eu d’autre tache sur mon cv mais celle-là m’a pourri
l’existence.
Avais-je permis par mon silence qu’un criminel reste en liberté ? Qu’un
possible psychopathe assume ce destin qui semblait être le sien ? Avait-il
commencé ce jour-là ? Allait-il récidiver ?
J’en ai tremblé d’effroi, le soir dans mon lit, au point d’inverser le cours des
choses, veiller la nuit, dormir le jour. Et je l’ai surveillé. De loin.
Je rentrais au pays entre mes escapades et j’avais des nouvelles de
lui. Ça n’aurait rien empêché, je sais, je jouais avec le feu, je sais, mais…
que faire d’autre ? Je n’allais pas, des années après, entrer dans un bureau
de police et me mettre à table.
Le mensonge ne vous quitte jamais. J’ai dû composer avec les gens,
biaiser. Il se trouve toujours quelque part quelqu’un qui a eu vent de
l’affaire et vous questionne et remue le couteau…
J’ai quitté l’Afrique en 59 pour m’éviter pareil traquenard. Il avait un
complice, j’ai trébuché un peu plus tard, lors de mon troisième voyage en
Tanzanie. Le hasard me taquinait ce jour-là. C’était en 67.
J’attendais mon vol de retour à l’aéroport de Nairobi. Il avait du
retard, j’ai donc cherché un siège dans le hall des départs. Il y avait une
rangée libre près des baies vitrées et alors que je m’apprêtais à m’asseoir,
l’homme installé en face de moi a levé la tête et croisé mon regard. Phil !
Changé, apprêté, les cheveux plaqués vers l’arrière mais ce bleu-là, cette
frimousse de jeune premier… Il m’a reconnu, il a eu ce tic, cette crispation
furtive de la mâchoire et… il a détourné les yeux. Moi, j’ai décampé !
J’étouffais de colère, ce qui ne me ressemble pas. Cependant… je n’ai pas
supporté de le découvrir ainsi, affublé d’un costume, l’allure soignée, la
dégaine prétentieuse d’un homme d’affaires qui a réussi. Moi qui redoutais
tant l’être qu’il risquait de devenir, je m’émouvais de l’image de ce dandy.
Il se portait bien, il semblait épanoui, il avait détourné le regard. Comment
osait-il être heureux ? Comment osait-il me renier, renier mon silence, ce
silence qui l’avait couvert ? Puis, surtout, comment osait-il encore respirer
quand la vie qu’il avait prise valait mille fois la sienne ?
Je ne l’ai plus jamais revu et j’ai mis fin à mes « surveillances ».
Je n’ai jamais cessé de songer à la bande des trois. C’eût été, parfois, bien
trop beau !!!
Voilà ! J’y suis arrivé. J’ai pris du retard, tellement. Pardonne-moi.
Mai 2016
François
…
… J’ai retourné la dernière feuille. Blanche…
J’avais comme un arrière-goût de trop peu. Il s’était précipité sur les
derniers mètres, ne s’adressant plus qu’à lui-même… Je me fourvoyais sous
l’emprise de ses mots au point d’occulter que cet autre qui n’était pas moi
savait, lui.
Il avait tout donné, mon pauvre François, et il avait franchi la ligne
d’arrivée. Cela disait beaucoup sur son état d’esprit, cela avait dû lui coûter.
Je ne saurais jamais à quel point. Ses mots me parlaient de quelqu’un
d’autre, c’était à peine lui.
J’ai repris le dernier feuillet, relu le dernier paragraphe… j’avais
zappé la date ! Mai 2016 ! Un mois avant son décès !
J’ai aussitôt vu en songe l’œil de l’éléphanteau. Pourquoi ? Je l’ignore. Il
m’avait contaminée, peut-être. À moins que ce pauvre « Dumbo » ne se
mette à me parler, lui aussi. À me dire, par exemple, que les animaux
sentent leur mort prochaine, qu’ils plient bagage et rangent une dernière
fois, sans précipitation, sans douleur ni effroi. Ils se préparent pour ce qu’il
advient et ne s’opposent en rien. C’est la vie. C’est comme partir chasser,
arpenter la savane, se vautrer dans la boue… C’est un projet, une mise en
forme, un maquillage de soirée pour une virée un peu plus longue.
J’essaye de me consoler. Cette confession m’afflige, je ne sais par quel bout
l’attaquer, elle est pleine de trous, précise et floue, les deux entremêlés.
Forcément, elle ne m’était pas destinée, on y revient sans cesse.
Bob ! Lui seul, peut savoir.
Bob ! Évidemment !
8. Bob Young