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LES BERGES DU SILENCE

ROMAN

Fabienne Scheer
Tous les personnages et les événements de ce livre autres que ceux
appartenant au domaine public, sont fictifs, et toute ressemblance avec des
personnes réelles, vivantes ou mortes, serait pure coïncidence.

Jéhonville, le 28 décembre 2022


Table des matières

Prologue
1. Casco Bay, côte sud du Maine –1er juin 2016
2. Casco Bay – 2 juillet 2016
3. Casco Bay – Août 2016
4. Récit de Bob (suite…)
5. Rosalyn – Août 2016
6. Rosalyn – Août 2016
7. François – La lettre
8. Bob Young
9. Bob, Paul, Rosalyn, Frank
10. Philipp Anderson
Épilogue
Prologue
… Une nuit d’Afrique, j’ai rêvé qu’ils étaient là, adossés à cet arbre
géant, et qu’ils riaient.
Ils étaient du voyage, comme promis.
Mes yeux étaient ouverts, ce n’était pas un songe, c’était un souhait. Et un
regret.
J’avais beau savoir qu’ils logeaient là, à gauche, sous la poche de mon
manteau, qu’ils palpitaient à cause des étoiles, de ce noir large et envoûtant,
je n’écrivais qu’une carte postale, je me les inventais.
Ils étaient tombés en chemin, par inadvertance. Et moi, j’étais parti. À cause
d’une histoire qui avait failli, d’un chapitre qu’une puissance anonyme avait
réécrit. C’est la vie.
J’ai rempli mes yeux, mon nez, ma gourde, de paysages ensorcelants. La
savane aux herbes dorées, les fauves alanguis, la montagne couverte de
glace, les gazelles, les girafes, qui bondissent ou passent dans le rouge sang
d’un soleil couchant.
Je pense à ce Maine où vous êtes restés. Et les reliefs se confondent, l’océan
froid glace mon front, les rochers émergent de cette Afrique qui brille à mes
pieds, sous un croissant de lune opalescent…
La nuit glisse ses ombres évanescentes sur les berges du silence.
1. Casco Bay, côte sud du Maine –1er juin 2016

La maison ne paie pas de mine. Basse, étroite… elle semble de


mauvaise humeur ; ses deux fenêtres lui mangent le visage, la galerie
surélevée lui fait comme une moustache.
C’est une demeure qui râle. Peut-être parce que son bois défraîchi lui donne
des allures de vaisseau fantôme. C’est à cela qu’elle fait penser. À un
échouage, quatre murs que la mer a rejetés.
L’essentiel n’est pas ce biscornu, ce décor de façade. Derrière, il y a
l’océan, les côtes qui se déchirent et se prolongent à l’infini… derrière, le
paysage est fabuleux.
Portland, à deux pas, s’étend au ras de l’eau qu’elle domine,
perchée sur la péninsule de Casco Bay. Au loin, des îles qu’une brume d’été
effleure d’un flou léger. Et l’Atlantique zigzague entre les ancrages de
forêts ou de rochers noirs, dérive sur les plages, s’abîme jusque dans les
ports. Et jusqu’ici. Un bout de côte pour soi tout seul, un océan. C’est
l’insolite d’une cabane à homards qui a muté.
Quelqu’un vit là, seul, à l’abri des autres, un Robinson échoué, les
pieds dans les vagues…
Il semble endormi. Sa tête s’est affaissée, son menton touche la gorge qui
n’apparaît plus, elle est mangée par deux plis gras.
Il est assis dans un fauteuil, ses bras reposent sur les accoudoirs. Posés, bien
droits, ils épousent le cuir usé.
Il fait face à la porte-fenêtre et à l’océan. Cette pièce est une cabine de
bateau. Un faible dénivelé dissimule la plage, à peine cependant, et
seulement quand on est assis.
La mer est partout, large et profonde. Les yeux s’y posent et ne se détachent
plus, la mouvance fascine, engloutit…
Quelques livres s’entassent sur le bureau, ce qui ressemble à du courrier,
aussi. Mais il ne lisait pas, sans doute, fixait les vagues ou rêvait…
Une fine boucle caracole sur le col de sa chemise. Telle une pousse de liane,
elle semble s’être accrochée, cramponnée, alors que sa tête hoquetait avant
de retomber.
Mais, peut-être, n’y a-t-il eu aucune secousse, pas le moindre soubresaut…
Il a coiffé ses cheveux, la raie rougie par le soleil sépare du côté
gauche la masse de cheveux argentés. Seule une mèche s’est désolidarisée
des autres. Elle s’est hérissée et pointe en l’air, elle ne peut se résoudre à se
laisser choir sur son front.
La repousser, l’aplatir… elle y a songé, par réflexe, par affection. L’effroi a
retenu sa main, la pudeur aussi. Elle ne l’a jamais touché. Puis, il est pâle, si
pâle… puis, il y a ce costume, cet habit d’outre-tombe raide et râpeux,
comme sorti du formol, d’un placard condamné d’avant toutes les guerres,
les siennes, en tout cas.
De quelle malle a-t-il exhumé cette antiquité et, pourquoi ? Il ne portait que
des jeans ou des bermudas…
Rosalyn s’est détournée, ses yeux sondent les murs de cette pièce,
trois rides barrent son front.
Son regard s’accroche, un court instant, à cette étagère ou à ce cliché noir et
blanc mais c’est son mort qu’elle y voit. Partout. Gravé… Beau, affreux,
beau…
Ses lèvres scellées qui sourient, sa peau diaphane, la ligne affaissée de sa
mâchoire, le relâchement des muscles froids, éteints…
La mort l’a saisi, fulgurante, propre. Il a cessé de vivre sans s’indigner, sans
le savoir, perdu dans ses pensées, égaré, peut-être déjà…
« Crise cardiaque » a dit le médecin… « Il n’a pas souffert. » Rosalyn a
hoché la tête. Rien à ajouter. Elle est sortie.

- Ça ne tient pas debout ! Tout ça n’a aucun sens !
- C’est quoi « tout ça » ?
Ses bras s’envolèrent tandis qu’elle soupirait.
- Tout ! Ou rien, si tu préfères !
Frank s’était accoudé au bar, un meuble étroit et surhaussé que la famille
utilisait comme table pour le petit déjeuner.
De temps en temps, il tournait la tête, les yeux rivés sur son épouse qui
s’affairait, ouvrait des portes, sortait des casseroles puis des légumes du
frigo, et abandonnait le tout au hasard de ses déplacements. Elle semait sa
besogne comme si son cerveau s’était fragmenté, qu’il ne fournissait plus
que la moitié du mode d’emploi.
- Tu me donnes le tournis, Rosalyn. Laisse ça ! Il n’est que dix-sept
heures.
Elle tourna sur elle-même, posa une main sur son front, un poing sur sa
hanche et garda la pose.
- Assieds-toi s’il-te-plaît.
Elle tira une chaise, épousseta l’assise… deux ou trois miettes de pain
pulvérisées… et s’assit enfin.
- Dis-moi.
- Je ne vais pas t’ennuyer avec ça.
Frank sourit. C’était touchant cet air de petite fille qui le guignait du coin de
l’œil. « Prie-moi, insiste… » Vingt ans de mariage, elle avait, cette
supplique, et ça marchait encore. Parce que ça n’empêchait pas…
C’était un appel à l’aide, sans malice, et il coopérait d’autant plus volontiers
que les accès de fièvre de son épouse la tiendraient éveillée des nuits
entières à ruminer, s’il ne lui tendait le verre et le comprimé.
- Rosa ?
- Tu vas me prendre pour une folle.
- Mais non.
- C’est bizarre, anormal ce que j’ai vu. Tellement étrange que ça
m’effraie.
- C’est normal que tu sois effrayée, tu l’as trouvé mort… enfin, c’est toi
qui as découvert le… corps. Alors, forcément…
- Non ! Enfin, si c’est effrayant mais il n’y a pas que ça ! C’est toute
cette mise en scène !
- Mise en scène ?
- Oui ! Du toc ! Je t’explique… Quand je suis entrée, hier matin, j’ai eu
comme une appréhension. Quelque chose clochait.
- Le silence ?
- Non. C’est habituel, ça. François détestait le bruit, il vivait en silence.
Non. C’est autre chose. Les tentures étaient tirées. Partout. Il avait ça
en horreur. Le jour, la nuit, il les laissait entrer. Quand il ne pouvait
plus apercevoir les vagues, il regardait les étoiles. C’était dans sa
nature, tu le sais. « Être en harmonie constante avec l’espace » … il
disait souvent ça, tu t’en souviens ?
- Bien sûr !
- Je suis entrée dans la cuisine, tout doucement. J’ai cru qu’il dormait
encore ou qu’il était malade. J’avais le cœur serré… Je suis allée dans
le salon, les coussins étaient froissés sur le canapé comme si on s’était
assis dessus. Ça m’a intriguée, il ne s’y installait jamais, il avait son
fauteuil. Je me suis retournée, face à la porte-fenêtre et à son bureau, et
je l’ai vu. J’ai compris tout de suite. Après, j’ai appelé le médecin, les
pompiers… il y a eu toute cette agitation… soit ! C’est, toute seule, sur
la plage où j’attendais qu’on l’emmène, que les images sont revenues.
Je voulais chasser son visage de ma tête, tu vois, mais j’en voyais
d’autres.
Ce costume !! C’était pas possible, ça ! Jamais personne ne l’a vu en
costume ! Même au mariage de Jane, tu t’en souviens ? On le taquinait
parce qu’il était venu en treillis.
- On avait échappé au bermuda, tout de même !
- Oui !
- Tu peux citer les autres mariages aussi.
- Et les enterrements !
- Aussi ! Je te rejoins là-dessus, c’est, disons, inhabituel.
- Attends le reste, tu vas voir ! Déjà, ce costume ! Impossible, tu vois ?
Le truc de l’an quarante ! Un drap épais, vaguement laineux… le gros
tissu qui gratte, quoi ! Et ce brun ! …Déteint, genre « couleur
indéfinissable ». Une horreur ! Tout usé, en plus ! Lustré au col, aux
manches… et dix fois trop grand pour lui. C’est une antiquité qu’il a
dû porter il y a cinquante ans et que je n’avais jamais vue ! Je lui fais
sa lessive depuis vingt ans et ce costume ne se trouvait dans aucune
des garde-robes. J’en suis sûre !
Elle avait tapé du plat de la main sur la table et elle suait. Frank l’observait,
attentif à ses mots et à cette émotion qui débordait. À vif, sa Rosalyn !
- Ensuite… la vaisselle ! Elle était faite !... Le soir, il dînait d’un plat
froid que je lui préparais vers seize heures, avant de rentrer. Chaud à
midi, froid, le soir. C’est ce qu’il voulait. Et il ne lavait rien.
Le matin, en arrivant, je trouvais dans l’évier, l’assiette, le verre et les
couverts, plus une tasse, celle qu’il utilisait pour boire son thé avant de
se coucher. Jamais, en vingt ans, il n’y a eu autre chose dans l’évier et
jamais, il n’a fait la moindre vaisselle. Il m’avait proposé d’acheter une
machine et j’avais refusé. La vaisselle d’une seule personne, c’est
rien ! Et j’aimais tellement faire son ménage ! Il n’avait pas insisté.
Alors… hier, quand j’ai vu l’évier vide, j’ai jeté un coup d’œil dans les
armoires. On avait utilisé plusieurs assiettes, au moins quatre. Je le
sais, à cause des fleurs. Elles sont décorées d’une fleur à longue tige
qui traverse toute la largeur de l’assiette. Et je les empile toujours de
manière à ce que les mêmes dessins se superposent. Hier, elles étaient
empilées n’importe comment, à la va -vite. Pareil pour les verres. On a
sorti et utilisé, sans doute, des verres à vin. Un service en cristal qui
n’a jamais servi. Trop fragile ! François, qui buvait rarement, avait ses
verres, beaux mais ordinaires, et rangés tout devant. À portée de main.
Alors que le service, lui, était planqué tout au fond.
Autre chose… On a vidé la poubelle et on l’a emportée. Les éboueurs
passent le mardi, pas le vendredi. Si quelqu’un est venu dîner, qu’a-t-il,
qu’ont-ils mangé ? Le frigo, bien qu’en désordre, contenait les mêmes
choses que lorsque je l’ai quitté, avant-hier. Aucune trace de nourriture
ou d’emballage, rien ! Et ce n’est pas tout. Il y a cette horrible
peinture !
Elle était posée sur son bureau, enfin… dressée plus exactement, pile
face à lui. On a mis un dictionnaire derrière pour qu’elle tienne
debout… C’est une toile épouvantable ! Je ne me suis pas approchée
parce que, franchement, elle ne donne pas envie mais j’ai entraperçu
des personnages ficelles… On aurait dit des extraterrestres ou des
petits « Scream » … « Le cri » de Munch massacré, tu vois ? Jamais, il
n’aurait acheté ça ! C’est tout ce qu’il détestait !... Hou ! Ça cogne là-
dedans !
Elle avait posé sa main sur son cœur et appuyait doucement…
- La crise cardiaque ! Justement ! Je n’y crois pas une seconde ! Il était
en super forme.
- Il faut croire que non.
- Foutaises ! Et il n’était pas si vieux.
- Quatre-vingts !
- Septante-neuf !!
- Si tu veux.
- Son anniversaire, c’était … ben, aujourd’hui ! J’avais préparé une
petite fête… dans ma tête. Un gâteau, un petit dîner entre nous…
- C’est la vie…
- Il l’a à peine examiné ! Il n’a pas posé de questions, n’a pas envisagé
de faire pratiquer des analyses ou…
- Une autopsie ? C’est à ça que tu penses ?
- On aurait dit qu’il dormait. Il n’y avait aucune trace de lutte sur lui,
aucune réaction. Même ses mains, ses doigts, reposaient tranquillement
sur l’accoudoir comme s’il n’avait rien vu venir, qu’il n’avait pas été
surpris.
- Tant mieux ! Une mort douce.
- Trop douce, justement.
- Et tu en déduis ?
- Ton œil frise, je n’aime pas ça !
Il rit.
- Mais non. Je ne me moque pas, je te suis presque sur tout.
- Presque ?
- Ben oui. Le costume, la vaisselle et tout le reste, c’est inhabituel, je te
l’accorde. Tu connais sa maison comme la tienne et tu connaissais
François aussi…
- Mais ?
- Sa mort, Rosalyn !! C’est une mort naturelle, c’est tout. Que tu ne
l’acceptes pas, c’est une chose mais…
- On a pu l’empoisonner, lui tendre un piège, ce qui expliquerait toutes
ces incohérences.
- Tu plaisantes, là ?
Rosalyn ne l’écoutait plus. Elle s’était levée et, plantée devant la fenêtre,
elle fixait le jardin, épiait, sans doute, ses enfants qui jouaient…
- Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle se retourna brusquement…
- Je vais l’appeler et lui expliquer.
- Lui, c’est le médecin ?
- Ben oui.
- Il va adorer que tu le prennes pour un con ! « Excusez-moi, docteur,
mais je pense que vous devriez exiger une analyse toxicologique ». Il
va aimer, c’est sûr… Il faut une raison pour investiguer, Rosalyn, une
bonne. Et des faits !
- Il y en a, des faits !
- Mais non ! Tu sais bien que non ! Allez, viens, là !...
Il se leva pour l’étreindre. C’est elle qui vint se blottir entre ses bras. Elle
tremblait un peu, reniflait… Il l’entendit encore marmonner dans son
épaule : « Et qui va s’occuper de lui, maintenant ? Qui va organiser
l’enterrement et tout le reste… »

François De Domecy reposait non loin de là, dans le quartier du
Vieux Port. Un funérarium fraîchement sorti de terre qui s’était fondu dans
le décor : une bâtisse étroite en briques rouges comme posée au ras de la rue
pavée, exposée aux promeneurs et aux fenêtres des maisons d’en face.
Rosalyn et Frank Baker vivaient un peu plus haut et, si leur
demeure, large et trapue, semblait aussi plus vaste, elle avait été construite
puis rénovée dans le même style si caractéristique du vieux quartier.
Vivre là était un must, aujourd’hui. Les touristes y débarquaient en grappes,
se déversaient dans les ruelles, assaillaient boutiques et terrasses,
s’évanouissaient, le soir venu.
Rosalyn, elle, avait toujours vécu là. Cette maison rouge aux volets
bleus s’était transformée en même temps qu’elle avait grandi.
Sa mère partie, ses frères et sœurs mariés ailleurs, elle l’avait rachetée et
adaptée au confort moderne. Un lifting interne, les murs, eux, n’avaient rien
senti. Finalement, François De Domecy n’avait quitté sa terre que de
quelques kilomètres. Géographiquement, il était même plus proche d’elle
qu’il ne l’avait jamais été. Elle y avait veillé, comme pour les fleurs, le
costume, le cercueil, elle avait choisi ce qu’il y avait de mieux, selon ses
vœux à lui.
Certes, il eût préféré affronter l’éternité en treillis ou en bermuda, la
casquette rivée sur la tête. Mais il ne détestait pas être coquet, à l’occasion.
On n’était jamais à l’abri d’une belle rencontre, disait-il en redressant le
buste. Rosalyn lui en souhaitait d’exceptionnelles.
« Personne n’a réclamé le corps… » … le couple n’avait pas été
surpris. Cette phrase, cependant, leur avait crevé le cœur.
Le notaire l’avait prononcée au téléphone, l’employé des pompes funèbres
l’avait reprise, au téléphone, aussi.
Tout le monde appelait chez les Baker comme si ce lien de parenté qui
n’était pas, avait disparu de la mémoire collective. La pratique avait initié la
théorie.
« Je n’ai que vous » disait-il en souriant… Cela sous-entendait-il qu’il avait
perdu les siens ? En partie, comme tous les vieux orphelins, ce sourire,
cependant, semblait satisfait non mélancolique.
Rosalyn savait peu de choses à propos de lui, elle se l’avouait non
comme une faute, un fait, sans plus. C’était ainsi. Ils étaient ainsi l’un et
l’autre. Elle, avenante mais discrète, lui, jovial mais secret. Ils partageaient
cette retenue, cette volonté de ne pas encombrer l’autre, de rester sur le
seuil.
Elle, ne posait jamais de questions mais répondait volontiers et avec
franchise à celles qu’on lui posait. Pareil pour lui. C’est avec respect qu’ils
aimaient les gens, sans cravache, sans ragots. Ils se parlaient peu, ils se
sentaient, cela devait suffire.
Rosalyn s’affairait autour de lui en un ménage silencieux. Lui,
écrivait, lisait, vaquait à ses tâches. Lesquelles ? Elle n’en savait trop rien,
ils ne s’épiaient pas non plus, ils faisaient leur vie. Cela peut paraître triste,
or, ça ne l’était pas.
Il y avait ces silences qu’ils aimaient, il y avait aussi ces ruptures telles ces
pluies d’été qui, sans crier gare, crevaient un ciel à peine obscurci et
brouillaient le paysage … Rosalyn époussetait une photo dans son cadre ou
elle s’était posée deux secondes devant la fenêtre et voilà qu’il émergeait,
soudain, d’un livre ou d’un album et l’interpellait : « Rosalyn ! T’ai-je déjà
raconté cette équipée dans les marais… ? » Elle disait : « Non. » Lui,
connaissait la réponse, il puisait ses anecdotes dans une check- list. C’était
du frais du jour, toujours. Des souvenirs pour elle, pour qu’elle y soit. Et il
racontait à merveille ! Ses voyages, ses rencontres, ses mirages.
Il était ses yeux, il la guidait, s’attardait sur un arbre, une fleur, un lac et,
elle, se penchait avec lui. Elle effleurait des petits bouts de paradis, loin,
très loin… La brousse, le bush, les Bayous… Ses mots, c’étaient ses
bivouacs à elle, la tête dans les étoiles et le sac sur le dos…
Il lui avait ouvert le livre et lu quelques chapitres. À elle, désormais.
Il lui avait tout légué. Ce n’était pas une surprise même s’ils n’en
avaient jamais parlé. La mort ne faisait pas partie de leurs voyages.
Elle ne vendrait rien, Frank était d’accord, elle ne dépenserait rien de cette
existence qu’il lui avait confiée. Pas de mausolée non plus. François ne
supportait pas l’idée même de se trouver enfermé. De l’air, du vent, de
l’eau… des jaillissements, des tempêtes… sans choir ou croupir ni se laisser
vaincre.
Elle avait choisi sa tombe. Près de chez elle, près de chez lui. Un
gazon épais, doux, en lisière d’une forêt, sur une colline baignée par
l’océan. Le soleil s’y posait, un bout d’Afrique… trois épicéas y
couchaient, le soir venu, leurs ombres effilées. On aurait dit des doigts,
noueux, fantomatiques… il aurait aimé.
La petite croix blanche, aussi, discrète, sise tout au bord, à peine installée,
pour ne pas peser, seulement effleurer la terre…
« Il est bien, ici » lui avait-on dit et elle avait pleuré.
Ils étaient tous venus. « Tous », ce n’était pas grand-chose… vingt,
trente… Des amis, des connaissances, des inconnus, aussi.
Des visages repassaient dans sa tête, des silhouettes entrevues au
funérarium, à l’église, au cimetière.
L’assassin se trouvait-il, là, parmi eux, planqué dans le groupe qui
accompagnait le défunt, se penchait sur sa tombe … ?
Elle n’avait pu se résoudre à chasser cette idée. Idée monstrueuse
qui ne la quittait plus guère et avait distrait ses prières et ses larmes d’autant
plus sincères que le drame, peut-être, était double.
Des idées, bien sûr, elle n’en manquait pas. Et l’émotion de ce chagrin était
propice à la prolifération. Et au revirement de situation. Il y eut des instants
de « Je suis folle à lier » et, même de « Je vais finir par lui porter la
poisse ! » … comme si la responsabilité de cette « tragédie » lui incombait,
comme si sa nature suspicieuse avait induit le possible meurtre et non
l’inverse. Bref, elle marchait à cloche-pied. Mais Rosalyn était une femme
de conviction et sa foi en ce qu’elle ressentait si douloureusement
s’entamait sans céder pour autant.
2. Casco Bay – 2 juillet 2016

L’océan clapotait, léger, paresseux. C’était une de ces journées


brûlantes quand l’air se fige, que le ciel et la terre se confondent dans le
même éblouissement.
Un homme, planté sur le sable, prenait le large. Les yeux au loin, il
parcourait la côte déchiquetée de ce Maine aux caprices envoûtants. Et il
s’y fondait avec lenteur, s’attardait, plan par plan… les phares couronnés
tels des allumettes ; les îlots, taches vert tendre de forêts denses ou ocre de
terres sèches ; les cabanes à homards dont il ne percevait que la toile
multicolore des flotteurs de filets de pêche agrippés au bardage des murs en
bois ; les criques esseulées, bancs de sable échoués au pied des rochers ; les
plages sauvages qu’un vent malicieux avait jetées au hasard du ressac …
Il plissait les yeux, le visage offert aux embruns. Cueillir un souffle, une
once de fraîcheur sur son front, telle était son humeur.
Cette « reconstitution » qu’il s’imposait, cette rencontre, aussi, lui
mangeaient le ventre. Comme une envie irrésistible, source de douleur et de
bonheur confondus. Il avait peur puis, il surchauffait. Il quitta la rive à
regret, la brise, timide, ce matin-là, avait à peine épongé son front.
Il contourna la maison et frappa à la porte.
Elle ouvrit, lui sourit.
- Bonjour, Monsieur. Je suis…
- Rosalyn.
Elle lui tendit la main en riant.
- C’est ça ! Je suis contente de vous voir.
- Ah ! Moi aussi… bien sûr !
Il n’en avait pas l’air. Un sourire maigre avait surgi sur lui comme une
crispation de douleur. Une vilaine courbature qui disait sa peine d’être là. Il
semblait s’être échoué, à demi conscient… à regret. Et il campait sur ce
seuil comme sur une ligne de démarcation.
Avancer, reculer…sous ce visage masqué par une épaisse barbe blanche, se
disputait un étrange combat. Rosalyn le vit. Alors, elle s’écarta, l’invitant,
d’un geste ample, à la précéder dans le couloir sombre et étroit.
Il pénétra dans le séjour, la lumière d’un soleil vif le saisit. Il
s’arrêta puis se retourna.
- Asseyez-vous, je vous en prie.
« Là ? » dit-il en désignant le fond de la pièce et la table de la salle-à-
manger.
- Si vous préférez.
Il tira une chaise et s’assit.
- Il y a moins de soleil, ici…
Elle en prit une autre et s’installa face à lui.
- Vous désirez un café ? Autre chose ?
Il eut un pauvre sourire en la remerciant.
- Plus tard, si ça ne vous ennuie pas. C’est gentil.
Rosalyn n’insista pas. Cet homme l’impressionnait. Même assis, il semblait
gigantesque.
Il avait croisé ses mains devant lui, ses doigts, longs et noueux,
s’arcboutaient sur sa peau comme des pattes d’araignée.
Il avait retroussé les manches de sa chemise et ôté son veston. Un costume
démodé qui ne lui allait pas. Il avait dû se déguiser pour l’occasion, lui
aussi. C’était touchant.
On peinait à imaginer ce grand gaillard au teint cuivré et à la musculature
vivace malgré un âge, sans doute avancé, autrement qu’en tee-shirt et en
bermuda. Un papy baroudeur qui avait dû arpenter le monde et la vie, un fin
connaisseur de l’espèce humaine qui, cet après-midi, posait sur Rosalyn un
regard fuyant de vieux gamin pris en défaut.
C’est ce que pensait la jeune femme, en tout cas, or, elle se trompait.
Enfin… à demi.
Il leva les yeux et s’éclaircit la gorge.
- Mon coup de fil a dû vous surprendre. Je suis un vieil ami de
François. Je n’ai appris son décès que très récemment… J’ai raté son
enterrement, je suis désolé.
Rosalyn accusa le coup. Cette faute qu’il s’infligeait, elle en partageait
forcément les torts…
- J’ai contacté les amis que je connaissais … peu, en fait. Il n’avait plus
de famille… enfin, je crois.
- Je ne vous fais aucun reproche. Vous ne pouviez pas savoir.
- Mais… vous étiez son ami, dites-vous ??…
- De cœur mais absents l’un à l’autre, vous comprenez ? C’est ça aussi,
vieillir. Rater des rendez-vous puis arrêter d’en prendre. Cela
n’empêche pas les sentiments, n’est-ce pas ?
- Non, bien sûr.
- J’avais vingt-cinq ans quand je l’ai rencontré, lui, vingt. C’était en
Afrique.
- Oh !... Attendez ! Vous êtes Bob ? Le réalisateur ? Ça, alors !!
Il rit. Rosalyn, elle, exultait.
- Je n’ai pas fait le rapprochement, hier, au téléphone. « Monsieur Bob
Young » ne me disait rien du tout. Ça, alors ! Pour une surprise ! Si
seulement j’avais eu votre adresse, vos coordonnées… ! Il m’a
tellement parlé de vous, si vous saviez !
- Je vous retourne le compliment. Il me parlait constamment de vous.
- Mais… comment… ?
- Nous ne nous sommes jamais perdus de vue, si je puis dire. Nous ne
nous voyions plus, nous nous écrivions, par contre. Des lettres, comme
dans le temps. Une dizaine par an, environ. La dernière que j’ai reçue
de lui, c’était quinze jours avant son… départ.
- Il allait bien, n’est-ce pas ?
Rosalyn avait accroché une lueur d’espoir à son regard mouillé. Elle
guignait ce réconfort qu’il était, elle le pressentait, bien enclin à lui
accorder.
- Il allait bien. Enthousiaste et serein, des projets plein la tête…
raisonnables, les projets, bien entendu, mais… quand même ! Il était
lui-même, quoi. Il était resté le même.
Bob Young se rembrunit, soudain, happé par un souvenir, une image.
- Je n’y ai pas cru, d’abord. Je ne pouvais m’y résoudre. Mort, lui ?
Parti comme ça, en silence et seul… comment était-ce possible ? Il
semblait si heureux, ils avaient tant ri, partagé tant de bonheurs ! À
moins qu’il n’ait bluffé ou crâné et attendu que tous soient partis pour
se laisser aller et s’éteindre… Je n’y crois pas trop. L’émotion, peut-
être… Je regrette, nous n’aurions pas dû.
Il détourna le regard, un regard perdu, abîmé là où François avait fini… le
petit salon, son fauteuil… et se porta sur une Rosalyn interdite.
- Mais, de quoi parlez-vous ?
Bob passa une main dans sa barbe.
- Nous étions présents, ce soir-là. Nous avons dîné avec lui.
Elle n’eut aucun geste, seuls ses yeux rivés sur les siens disaient sa
consternation. Un aparté de silence et d’effroi dont il ne pouvait saisir toute
la portée.
Rosalyn réussit à se reprendre, néanmoins, refluant vaille que vaille les
représentations sordides qui déferlaient à nouveau et faisaient se dresser les
poils sur sa peau.
- Je comprends votre surprise. Vous l’ignoriez… évidemment ! C’est
moi qui ai eu l’idée. Une surprise pour ses quatre-vingts ans.
Il rit. Un petit rire sec. Une expiration d’amertume et de colère.
- Vous parlez d’une surprise ! Il a toujours eu le dernier mot, vous
savez, il adorait surprendre, lui aussi. Rien à dire, là, il a fait fort ! J’ai
tout organisé, les courses, le dîner… J’ai réservé le motel, je me suis
chargé du transport des troupes, aussi… La surprise devait être totale,
la soirée, parfaite, et sans lui causer le moindre embarras. Et nous
avons réussi. Ces retrouvailles ont été magnifiques. C’est un de ces
moments qu’on n’oublie jamais, vous voyez ? Évidemment, il prend un
tout autre visage, aujourd’hui. Dommage. Mais il est parti heureux,
resplendissant.
Il se tut, très ému. Rosalyn attendit. Elle s’impatientait. Certes, le chagrin,
les regrets de cet ami d’un autre âge remuaient sa peine, la sienne, si vive
encore. Rosalyn comprenait. Cependant, il y avait une histoire sous-jacente
à ce deuil, des faits qu’il connaissait sans doute et qu’il tardait à lâcher.
Il eut un soubresaut et un sourire. Elle allait savoir… peut-être…
- C’est une belle fin quand on y songe. Revisiter le passé tous ensemble
puis baisser le rideau. N’est-ce pas ? Je me console avec ça.
Elle le coupa net en s’excusant.
- Pardon, Monsieur…
- Bob.
- Bob, d’accord… Bob, ce 1er juin, j’ai découvert François mort dans
son fauteuil et je n’ai pas compris pourquoi. Je ne l’accepte pas, plutôt,
voilà ! Un mois plus tard, vous m’appelez puis vous débarquez et, là,
vous me dites : « Nous étions présents ce soir-là. » Je ne sais pas quoi
penser. Bien sûr, ça ne me regarde pas mais… il est mort ! J’aimerais
avoir plus de détails, vous comprenez ? Pour… pour avoir une image
plus précise et pour m’apaiser… enfin…
- Je comprends très bien, c’est la raison de ma visite. Sa mort, comme
sa vie, vous concerne au plus haut point. Vous étiez sa fille, Rosalyn.
- Oh… sa fille… Tout de même pas !
- Bien sûr que si ! Il n’avait que vous et il vous avait choisie. Vous
l’avez rendu très heureux, il me le disait, vous savez ? D’ailleurs, il
vous a tout laissé, je le sais. C’était sa façon à lui de vous confier sa
mort comme il vous avait confié sa vie. C’était plus un homme d’actes
que de paroles. L’héritage, c’est son affection pour vous alors ne me
dites pas : « Ça ne me regarde pas ». S’il-vous-plaît ! Bon ! Je vais
tâcher de reprendre… clair et précis, aurait-il dit…
Il lui sourit, elle hocha la tête, doucement.
- Comme je vous l’ai dit, déjà, nous ne nous voyions plus. La dernière
fois, enfin, l’avant-dernière, c’était il y a huit ans. J’étais venu passer
quelques jours au chalet. Une semaine inoubliable, comme toujours !
On s’était juré de remettre ça mais, vous savez comment ça va… le
temps ne s’y prête pas, il y a les misères de la vieillesse, on s’encrasse,
on s’encroûte, toutes les excuses sont bonnes pour postposer et,
finalement, laisser tomber. C’est triste d’autant plus que je ne suis pas
si loin. Juste de l’autre côté de la frontière : à Niagara.
- Dans l’Ontario ? Vous êtes Canadien ?
- Absolument ! Je suis né là-bas et j’y suis resté. François m’a souvent
rendu visite. Il aimait la région… Mais voilà que je m’égare, à
nouveau… Je disais que, physiquement, nous étions séparés mais il y
avait les lettres et ce fil qui nous reliait, nous ne l’avons jamais rompu.
Je connaissais la date de son anniversaire, naturellement. Quatre-vingts
ans ! Il allait avoir quatre-vingts ans ! Ça m’a filé un coup de vieux. Ça
m’a fait peur, subitement, c’est bête ! Septante-neuf ou quatre-vingts,
qu’est-ce que ça change ? Ben, pour moi, ça changeait au moins une
chose : nous n’avions plus le temps d’attendre. Le « petit », notre
cadet, allait rejoindre notre décennie. Désormais, il serait vieux, lui
aussi. Il y avait urgence. Urgence de se bouger et de prendre quelques
risques, il me tardait de le revoir depuis si longtemps ! …
Si j’avais su ! Peut-être qu’au fond de moi, je le savais… ?? Peut-être
que si je n’avais pas eu cette idée… ?? Mais je l’ai eue ! J’ai contacté
nos amis : Harry Wright, le troisième larron et Paul Roberts, le
quatrième, pour ainsi dire. Ils étaient emballés, parés pour la virée !
Nous avons déboulé, ici, à dix-neuf heures précises. François était très
ému. Nous l’étions tous les quatre. Forcément.
Il était très en forme, Rosalyn. Nous l’avons trouvé rajeuni. De la
bande, il était, et de loin, le plus vert. Il a ri quand nous le lui avons dit.
Tout le monde le lui disait. Ça le gênait, d’ailleurs. Il ne savait jamais,
disait-il, si c’était un reproche ou un compliment. Mais il n’aimait pas
ça, dans un cas comme dans l’autre… Donc, nous avons dîné.
- Vous pourriez me parler de vos amis, Bob ? Qui sont-ils, exactement ?
- Bien sûr ! Vous avez dû entendre parler d’eux, non ?
- Non. Leur nom ne me dit rien.
- Harry ? Il a dû vous parler de Harry, nous formions un vrai trio !
- Peut-être, je ne m’en souviens pas…
Il guigna sa moue boudeuse d’un œil sceptique, presque soupçonneux, mais
elle confirma d’un mouvement de la tête et il n’insista pas.
- Curieux ! Soit ! Harry, c’est l’amont, le commencement. Il est à
l’origine de notre réunion, si je puis dire. Il est le plus âgé du groupe, le
père fondateur, le père tout court, aussi. On peut dire qu’il nous a pris
sous son aile et qu’il nous a sauvé la mise. En Afrique. Il organisait des
safaris photos quand nous l’avons rencontré. François et moi n’étions
que de jeunes aventuriers sans le sou. Nos rêves étaient immenses et
nos poches, aussi vides que nos cervelles. Nous ne savions rien du
monde et des gens, nous partions à leur découverte avec un savoir et
une « sagesse » grands comme un mouchoir de poche. Nous avions
vingt ans, quoi ! Harry nous a recueillis et, à son contact, nous avons
appris.
- L’autre ? Le quatrième… c’est l’Afrique, aussi ?
- Ah ! Non ! Paul, c’est autre chose. Un autre pan de la vie de François.
Lui, c’est l’école, les études.
- Comment se fait-il, alors, que vous vous soyez connus ?
- En fait, nous nous connaissons peu, si ce n’est par ouï-dire. François
l’aimait beaucoup, il nous parlait de lui, à Harry et à moi. Nous l’avons
croisé quelques fois. C’est quelqu’un de bien, comme on dit, quelqu’un
qui marque, qui a une aura. Il est brillant, cultivé… Il a derrière lui une
carrière de chercheur au département de paléontologie de Harvard.
Mais il est bienveillant, surtout, affable. Paul, c’est la gentillesse
incarnée, vraiment.
- C’est vous qui avez organisé le transport, c’est ça ?
- Oui. Ce n’était pas très compliqué. Pour Paul et pour moi, en tout cas.
Il est revenu s’installer dans le Vermont. Nous avons fait le trajet
ensemble. Harry, lui, vit au Texas. Mais il n’a pas hésité une seconde,
il a sauté dans un avion et il nous a rejoints, au motel.
- Pourquoi, un motel ?
- Pour ne pas déranger ! Nous n’allions pas camper ici et mettre la
maison sens dessus dessous !
- C’est pour ça que vous avez fait la vaisselle ?
- Bien sûr ! Je n’allais pas vous laisser tout ce bazar !
- Oh !...
- Je vis seul et je suis un peu maniaque.
- Mais… les poubelles ? Pourquoi avoir embarqué les sacs ? Il suffisait
de les sortir.
- Vous avez remarqué ça, aussi ? Ben, dites donc…
Rosalyn rosit mais il poursuivit aussitôt.
- Je ne voulais pas vous encombrer avec nos restes. J’étais passé chez
un traiteur. Le dîner était prêt mais les cartons, les emballages… je
n’allais pas tout abandonner comme ça, ce n’est pas mon genre.
Elle sourit pour elle-même. « Un gentleman » songea-t-elle, « Un carré de
gentlemen » …
- Vous ne voulez vraiment rien boire ? Vous laverez nos deux verres ou
nos deux tasses avant de partir…
Il rit. Un rire franc et chaleureux.
- Je veux bien un café léger avec du lait, s’il-vous-plaît, Rosalyn.
Elle se leva, il la suivit dans la cuisine.
- Elle me plaît beaucoup, cette maison.
- À moi, aussi.
- Pas étonnant qu’il y soit resté aussi longtemps. Combien d’années,
Rosalyn ?
- Vingt ans.
- Vingt ans ! Pour quelqu’un qui avait la bougeotte !
- C’était son île, disait-il. Un bout de terre devant et derrière, et sur les
côtés, l’océan !
- C’est vrai. C’est un bateau, cette maison. Qu’allez-vous en faire, si je
ne suis pas trop indiscret.
- Oh ! Vous ne l’êtes pas ! La garder, ça, c’est sûr ! Ce qui l’est moins,
c’est l’usage que nous allons en faire. Mais j’ai ma petite idée.
Et elle lui décocha un clin d’œil plein de malice.
- Venez ! On va prendre notre café dehors, il fait vraiment trop chaud,
ici.
Il la suivit sur la terrasse et prit un des deux fauteuils en rotin. Elle s’assit
dans l’autre et déposa le plateau sur la petite table ronde. Face à eux,
l’océan s’éveillait.
- Quel spectacle, n’est-ce pas ?
- Ah ! Ça ! Où peut-on rêver d’aller lorsqu’on vit ici ?
Elle rit.
- C’est bien le problème !
- Ah ! Je vois. Vous voulez vous installer ici mais…
- Je dois convaincre mon mari. Eh oui !
- Il n’aime pas ?
- Si ! Mais il y a des travaux à faire et nous sommes déjà propriétaires.
- Ah…
- C’est la maison de mes parents que nous avons rachetée et restaurée.
Elle est nickel, elle.
- D’où le dilemme…
- Pour Frank. Pas pour moi. J’aime tellement cet endroit, si vous saviez
!
- Qui ne l’aimerait pas ?
- Pas uniquement pour le décor… je n’ai que de bons souvenirs, ici. Là-
haut…
- Là-haut, c’est chez vous ?
- Oui. Je vous raconterai, un jour. Parce que nous allons nous revoir très
vite. Maintenant que je vous ai, je ne vous lâche plus !
Il rit de plus belle, charmé et surpris.
Rosalyn était telle que son ami lui avait décrite. Plus spontanée, encore et
attendrissante.
- Quel couple vous deviez former avec François ! Pas étonnant que
vous l’ayez conquis.
Elle sourit, le rouge aux joues.
- Nous nous ressemblions, d’une certaine façon. J’étais la version non
censurée, disait-il. Je suis brute de décoffrage, il était plus réfléchi mais
nous nous indignions des mêmes choses. Lui, en silence, moi… !! Et
nous aimions les mêmes choses ! … Les grands espaces, les déserts,
les plaines de savanes herbeuses… et les fauves, aussi. J’ai pris des
« bains » de nature, ici, à n’en plus finir. Il m’ouvrait des horizons, des
paysages, des cultures. Il m’a enchantée et nourrie pour plusieurs vies.
Comment pourrais-je quitter cette maison ?
Elle soupira longuement, le regard dans l’eau comme si les vagues
soulevées par le vent pouvaient, d’un jet d’écume, lui indiquer le chemin.
Mais il n’y avait pas de vagues ni même de vent…
- Je ne vais pas pouvoir non plus me défaire de toutes ses choses… son
fauteuil, son bureau, ses photos… En même temps, je ne peux pas
vivre dans un musée. Peut-être que vendre est la solution après tout…
pour ne pas me laisser tenter. Je continue à venir faire le ménage, vous
savez. J’arpente la maison à tout petits pas. Je frôle les meubles, je rase
les murs comme dans un endroit sacré. C’est absurde, non ?
- Absurde ? Non. Humain. C’est le vide de lui qui vous étreint. Ça
passera parce que ce n’est pas affaire d’ombres sur les murs, de traces
sur le parquet ou de vieux fauteuil au cuir usé. Vous allez finir par le
comprendre et par l’accepter. Ce que nos yeux ne voient plus continue
d’exister, autrement, ailleurs. Et ce n’est pas sacrilège de s’asseoir où il
s’asseyait ou d’ôter ses clichés et repeindre les murs. François n’est pas
une relique, il a déménagé, passant de vous à moi, au gré de nos
pensées et de nos paroles. « Et le Verbe s’est fait chair », vous vous
souvenez ? Nommer quelqu’un, c’est le faire exister. Seul l’oubli est
mortel.
Rosalyn… que vous restiez ici ou pas, il vous suivra. Les vivants ont
ce pouvoir sur les morts, ils les retiennent. François ne sombrera pas,
nos bras sont vigoureux, et notre cœur en a envie.
- C’est beau ce que vous dites, je crois l’entendre.
- C’est très gentil mais vous vous méprenez… il a glissé ses mots dans
ma bouche, pour vous.
Elle sourit…
- Je peux tout bazarder, alors ?
- Il en sera ravi !
- Pas sûr ! Mais j’arriverai à le convaincre, à le faire céder… comme
souvent.
- Vous vous disputiez parfois ? Gentiment, bien sûr ?
- Non. Je respectais ses silences, il respectait les miens. Nous pouvions
parler des heures et nous taire tout autant.
- Ses silences ?
- Ben oui. C’était un homme silencieux. Vous le saviez, non ?
- Oui mais… je songeais plutôt à ses…
- Absences ?
- Oui.
- Vous aviez remarqué, vous aussi ?
- Comment faire autrement ? Ça lui arrivait souvent. Tout le temps, en
fait.
- Oui. Je lui parlais, il ne répondait pas puis, soudain, il relevait la tête
et s’excusait. Il revenait de loin, visiblement, et je m’en voulais de le
troubler ainsi parce qu’il atterrissait vraiment en catastrophe. Mais, je
suppose que les gens comme lui et comme vous, ne s’arrêtent jamais
de voyager… tant qu’on a une tête, un esprit pour vagabonder…
Ces errances, il les appelait ses disgrâces. Nous n’en avons jamais
parlé. Jamais, je ne me serais autorisée à l’interroger, ce n’est pas mon
genre. Ça lui prenait comme ça, comme une douleur subite, la
réminiscence de quelque chose, un fantôme qui s’impatiente et cogne.
Il s’éteignait d’un coup. Ça pouvait durer une demi-heure, parfois,
plus. C’était une piqûre de rappel, je pense, mais le rappel de quoi, je
l’ignore. Il n’y avait aucune mauvaise humeur, pas d’irritation mais je
le voyais, moi, il était fermé, cela le rendait fragile, si fragile…
Je ne sais pas ce qui le hantait ainsi mais il émergeait toujours avec
sérénité. Bien sûr, c’est une interprétation personnelle. François était
un rêveur. Peut-être était-il tout simplement plus sujet au spleen des
poètes que le commun des mortels ? C’est le mot « disgrâce » qui m’a
déstabilisée. Encore aujourd’hui, j’ignore ce qu’il entendait par là.
- Il disait « ses disgrâces » ?
- Il l’a dit, une fois. La seule fois, je pense. Il avait surpris mon regard
et il avait compris. C’était tout au début, j’étais ici depuis quelques
semaines. Pour se justifier, il avait parlé de disgrâces. Je le revois
encore penché sur une lettre, il était livide. Après, nous n’avons plus
jamais évoqué le sujet. Il savait que je savais.
- Je vois. Penché sur une lettre, dites-vous ?
- Oui. Mais elle n’a peut-être aucun rapport avec sa réaction.
- Oui. Vous avez sans doute raison.
- Vous n’avez jamais abordé le sujet avec lui ?
- Jamais.
- Et au dîner, ce soir-là ?
- Non plus. Nous avons évoqué notre passé commun, en long et en
large. Les anecdotes, surtout, des souvenirs ensoleillés, vous voyez ?
- Très bien, oui. Pourquoi s’était-il déguisé ainsi ?
Son rire sonna dans l’air sec, une vaguelette s’abîma sur le sable.
- Je perturbe les éléments, vous avez vu ? Mais vous êtes si…
- Imprévisible ?
- Déstabilisante de spontanéité, je dirais. Alors… le costume ! Ben oui,
évidemment !... Quand nous avons débarqué, ce soir-là, il était assis
ici, à votre place, il dessinait. La surprise passée, il nous a chambrés
sur notre tenue. Faut dire que, plantés, là, devant lui, les bras chargés
de cadeaux, de bouteilles… en train de suer dans nos costumes
d’enterrement, on faisait un peu vieux pingouins décrépits. Lui, bien
sûr, était en tee-shirt et bermuda. Alors, par solidarité, a-t-il dit, mais je
pense qu’il était un peu gêné aussi, nous avions mis une certaine
pompe à cette petite virée, il a tenu à honorer notre visite. Ce sont ses
mots. Problème ! Un costume, certes, mais quoi et où ? On a retourné
sa garde-robe et, finalement, c’est François qui a dégoté cette horreur
et, figurez-vous, qu’il a tenu à l’endosser et à la garder toute la soirée.
Nous étions morts de rire. Il adorait nous faire rire. C’était un clown,
vous le savez, et qui a tenu son rôle jusqu’au bout.
- C’est tout lui, ça ! J’aurais dû y penser au lieu de m’en prendre à…
- Aux invités surprises ?
- J’avoue, oui.
- Nous ne pouvions pas imaginer qu’il allait partir, Rosalyn, et qui plus
est, affublé de cet abominable costume.
- Non, évidemment. Je ne vous reproche rien.
Quelques anges passèrent, entre le clapotement du ressac et le cri d’une
mouette affolée…
Le soleil baissait, il allumait les vagues d’une crête roussie ; il trempait à
peine encore, du bout d’un arrondi défait, brouillé par l’onde qui le buvait.
Bob Young se leva, Rosalyn le retint d’une main sur son bras.
- Qui lui a offert l’horrible toile ?
- L’horrible toile ?
- Je vous ai choqué, pardon.
- Non, non mais je ne vois pas de quoi vous parlez.
- D’une toile qui n’était pas là le 31 mai et qui est apparue le
lendemain. J’ai pensé qu’un visiteur la lui avait offerte.
- Ce n’est pas le cas. Personne n’est arrivé avec une peinture sous le
bras. Vous avez dû oublier son existence.
- Impossible ! C’est une horreur !
- Ah… Je ne vois vraiment pas. Désolé, Rosalyn.
- Pas autant que moi.
3. Casco Bay – Août 2016

Rosalyn empoignait tout ce qu’elle trouvait et déposait sur le sol, en


piles, fardes, cahiers, albums, livres… Pas le temps de s’attarder sur une
lettre ou un cliché, pas l’envie, surtout. Elle s’affairait, méthodique,
efficace. Comme un pilleur de tombe.
Rafler, stocker… Deux jours à vider la maison de son contenu pour
l’entreposer chez elle, en attendant. Enfin… chez l’autre « chez elle » car ils
n’allaient pas vendre ni déménager non plus.
C’est elle qui avait eu l’idée : louer pour les vacances. Un bon
compromis pour la famille. Pour elle, surtout. Car rien ne changerait
vraiment.
Cette maison serait toujours la sienne, même en juillet et en août. Un
touriste, ça passe, ça voyage léger. Puis, ça ne laisse pas de traces, pas
d’empreintes… ça n’a pas le temps de dénaturer.
Elle aimait cette idée. D’autant plus qu’elle ne l’engageait pas tout à fait.
L’affaire ne se concrétiserait que dans un an et d’ici l’été prochain…
Frank avait foncé. Frank était un homme d’action. « Que l’on vende
ou que l’on donne en location, on allait se retrousser les manches et
entreprendre des travaux de rénovation. » « D’embellissement » avait-elle
rétorqué. C’était plus joli.
Déjà, menuisiers, charpentiers, arpentaient la galerie et remplaçaient le bois
usé du plancher, de l’escalier et du bardage de la façade avant. Les
électriciens, plombiers, carreleurs suivraient puis, les peintres. Il lui restait
peu de temps pour vider les lieux et céder sa place.
Elle avait hâte, elle aussi, que la magie opère. En délicatesse, comme dans
les dessins animés : une poudre dorée tombée sur un accord de harpe, une
pluie d’azurés sur un carillon de boîte à musique, et dessous, le grisâtre, le
fané… bus, gommés, éteints… le bateau, à nouveau glisse. Elle aimait cette
idée…
Le sol autour d’elle se couvrait de tours disparates. Le bureau de
François était un puits sans fond. Comme si, année après année, il s’était
contenté d’accumuler sans jamais y revenir, sans trier, sans rien détruire.
Peut-être l’importance des choses rendait-elle le tri impossible ou
impensable ?
Peut-être aussi, songeait-il avoir du temps, encore ? À moins que l’idée de
tout ce passé enfoui dans ces tiroirs, n’ait agi sur lui comme un verrou, un
cercueil, une crypte ou une boîte de Pandore… ?
Elle empoigna un carton et le remplit. Rosalyn avait horreur du
vide, elle emplissait sa tête de questions et trouvait des réponses…
saugrenues. Flippantes. Un bon cercle vicieux dont elle aurait aimé sortir un
jour mais… c’est ça le vice : tourner en rond.
« Tu penses trop » disait Frank, « Les choses sont toujours plus simples ».
Ouais… sauf que Bob lui avait menti. « Je ne vois pas de quoi vous
parlez… personne n’est arrivé avec une peinture sous le bras. » Il y avait
une toile et il devait l’avoir aperçue. Or, l’homme ne semblait ni
particulièrement distrait ni sénile. Il avait dû croiser le regard de ces
personnages peints sur cette horrible toile et il avait nié le fait. Pourquoi ?
Qui d’autre sinon un des leurs aurait eu l’opportunité de déposer cette
chose, ici ?
Ce jour-là, Rosalyn avait quitté François à dix-sept heures, comme
tous les autres jours. À dix-neuf heures précises, le trio entrait en scène.
Deux heures de battement. Pour qui ? Un livreur, un étranger, un autre
ami ? De plus, elle imaginait mal « son » François se complaire à la vue de
cette croûte au point de vouloir l’exposer ? Et sur son bureau, qui plus est !
François était un esthète et un artiste. C’était tout simplement absurde !
À moins, bien sûr, que d’innocent, ce « présent » n’ait eu que le graphisme
et que ce tableau ne relève du symbolique, comme une relique ou une
piqûre de rappel. Ou une menace, qui sait, un mauvais présage ??
Une image a-t-elle le pouvoir de provoquer une crise cardiaque ? Sept
heures plus tard ? Car entre la découverte du tableau et du décès, ils avaient
dîné, plaisanté, raconté des tonnes d’histoires. À moins, encore, que l’« on »
ait tenu à créer un certain émoi, à ménager le suspense …
Là, on nage en plein cauchemar, à la limite de la sorcellerie…
Rosalyn poussa le carton rempli à ras bord. Il atterrit contre le mur,
là où d’autres attendaient d’être embarqués.
« Fini pour aujourd’hui ! » dit-elle pour elle-même. Elle se releva, une main
agrippée à ses cheveux longs qui avaient disparu. Elle avait du mal, encore,
à s’y habituer depuis qu’elle les avait, coupés au ras de la nuque. Cette
défunte parure qu’elle portait depuis toujours telle une pelisse l’avait
comme dénudée. Mais ce carré court aux reflets auburn lui allait bien, avait-
on dit, et pas seulement sa très gentille petite coiffeuse. Il creusait son
visage, marquait les lignes qu’elle avait grâcieuses… il irradiait le vert de
ses grands yeux… Ben, dis donc… Merci, Kate !...
Elle jeta un coup d’œil au bureau qui béait. Il lui sembla plus vieux,
les tiroirs ainsi tirés et vides.
Elle les repoussa, referma les portes des deux armoires du bas.
La maison se désemplissait. Restaient les clichés accrochés au pan
de mur. Il lui suffisait de tourner la tête pour croiser leurs regards. François
avait bien entendu orchestré cette mise en scène avec cette intention.
Face à lui, à son bureau, à son fauteuil : l’océan. À droite : ses
photos. Trois clichés agrandis, en noir et blanc. Un éléphanteau, un cheval
et un baleineau.
Mais c’est si peu dire, ça… Trois têtes, trois faciès, trois fois un regard. Ce
qu’il avait capturé dans son appareil se lisait dans leurs yeux.
Lui, y voyait une infinie douceur, presque de la tendresse… en fonction du
temps, de la lumière car cela changeait. Les jours de gris, quand le ciel n’est
que nuages et que le vent, absent ou en retard, les laisse entrer dans le
salon… ces jours-là, il s’imaginait la tristesse, la détresse de ceux qui
l’observaient. Parce qu’ils l’épiaient, disait-il, pour bavarder en silence.
Rosalyn s’était laissé convaincre. Ils fascinaient, oui, ils touchaient. Et pour
le photographe aventurier, cette émotion qui avait vécu se poursuivait. Ce
n’était pas un simple souvenir. C’était un pays, des rencontres, des parfums,
des vibrations.
Des secrets, aussi, sans doute. On ne vit pas quatre-vingts ans sans avoir
versé une larme. S’il en était une, c’est là qu’elle pleurait, tapie dans un
tiroir ou suspendue à un crochet.
Un coin de vie presque carré, un horizon si étroit que d’un seul regard, le
bateau franchissait des caps et abordait.
Rosalyn n’avait pas été de ces voyages-là. Elle avait épousseté le bois du
bureau, le cadre des photos ; elle avait nettoyé la fenêtre mille et une fois
sans que jamais ne la caresse un autre souffle que celui de l’océan.
Elle s’essuya le visage. Elle suait. Les meubles retrouveraient leur
place. Même sans les clichés. C’était son île, la cabine du commandant.
Elle s’en fut plus légère. Le dos cassé mais la tête en l’air, haut, très haut.

Ils débarquèrent le 9 août à dix heures du matin. Niagara s’éveillait.
Un soleil timide ocrait le ciel sans l’allumer vraiment. Des voiles de brumes
flottaient, molles, paresseuses. L’été rentrait chez lui, sans se hâter.
Bob avait rappelé. Il n’avait pas oublié la promesse de sa désormais
petite protégée. Sa fougue, surtout… « Maintenant que je vous ai, je ne
vous lâche plus ! » Coiffée au poteau, la Rosalyn ! Certes, elle n’avait pas
changé d’avis, un lien s’était créé entre eux, François, bien entendu. Mais,
justement. S’il lui tardait de l’interroger encore… de l’entendre, disons, le
plaisir, sincère, n’était pas intact. Une tache, une ombre planait.
Naturellement, ils acceptèrent l’invitation. Les enfants, ravis, se
mirent à décompter les jours. Même Frank semblait impatient. L’Ontario
n’était pas loin mais un peu quand même puisque c’était dans un autre pays.
Puis, Niagara, c’était les chutes. Le monde entier en parlait.
Rosalyn, gagnée par l’euphorie familiale, se jeta dans les préparatifs. Ils
avaient besoin de nouveaux vêtements, de toute saison, il devait faire plus
froid là-haut. De valises, aussi, elle en acheta un lot de six pour trois fois
rien. Elles serviraient encore pour le chalet. Ils s’y rendaient chaque été,
c’étaient leurs seules vacances. Jamais, ils n’étaient allés plus loin.
Frank s’était procuré un atlas routier. Il n’était pas « très GPS ». Ce
robot parlant le rebutait. Puis, il n’avait pas confiance. Une bonne carte, des
notes dans un carnet et vous teniez le monde !...
Alors, chaque soir après le boulot, il égrenait les kilomètres et les visites à
prévoir… On ajouta bien vite une semaine à celle passée chez « l’oncle
Bob ». Une première, pour être précis, car on n’allait pas se presser.
Montréal, Québec, Ottawa… on ne pouvait pas se priver de ces rencontres-
là.
Ils quittèrent Portland le 2 août à cinq heures du matin. L’interstate
était calme à cette heure-là et l’aube, si belle.
Ils passèrent une nuit et une journée complète à Montréal : Down Town, la
Basilique Notre-Dame, la vieille ville et les rives du Saint-Laurent, le Parc
du Mont-Royal, ses belvédères, ses forêts denses, ses écureuils…
Émerveillement, bien sûr. Cette île de gratte-ciel, ode aux affaires, à la
modernité, ceignait de peu le charme des vieux quartiers et de ses
monuments. Passé et présent mélangés, harmonieusement.
Ils reprirent la route, conquis. Un crochet par Québec. Inoubliable crochet !
Québec, « Là où le fleuve se rétrécit » en Algonquin… une ville
fortifiée, fondée en 1608 dont un des emblèmes, le Château Frontenac,
attire les visiteurs du monde entier. Et ils étaient nombreux cet autre matin-
là à se presser dans les ruelles pavées du Vieux Quartier car c’était jour
d’épousailles et de recrutement : la ville fêtait la Nouvelle France. Les filles
à marier, ouvrières, paysannes, en costumes d’époque hélaient les passants :
« Un homme à me marier pour peupler la nouvelle province ! C’est qu’il
faut des bras et, des costauds, pour bâtir des villes et travailler la terre et des
ventres féconds pour l’ensemencer et la servir… »
Rosalyn, Frank et les enfants, joyeusement bousculés, n’en perdaient pas
une miette. Un cochon de lait tournait sur sa broche, un forgeron martelait
un fer à cheval, un chansonnier, juché sur une table, entonnait de vieilles
comptines…
La Basse-Ville contait l’Amérique des XVIIème et XVIIIème siècles. Et le
vieux Québec naissait sous leurs yeux, de cette foule bigarrée où se
côtoyaient touristes en bermudas et figurants d’un autre temps, de ce décor,
de ces vies remises en scène que l’on revisitait comme dans un songe…
Ils flânèrent ainsi au fil de ce bout d’histoire jusqu’à la nuit.
Jacques Cartier, Samuel de Champlain… n’avaient plus de secrets pour eux.
Ils les avaient croisés en chapeau et bas de soie…
La magie se poursuivit ainsi jusqu’à Niagara. Ils frôlèrent des
forêts, des lacs… une nature déserte, dense, que, seuls, trouaient de temps à
autre, des hameaux aux maisons clairsemées.
Ils stoppèrent devant l’imposante demeure avec deux jours
d’avance.
Bob Young les accueillit avec chaleur. Tout était prêt. La solitude de son
grand âge permettait d’anticiper, leur dit-il… Ils s’excusèrent encore,
confus, il rit aux éclats.
Bob avait commencé sa carrière par la réalisation de « petits »
films, animaliers, pour la plupart, que les cinémas lui achetaient. Ils étaient
projetés dans les salles en guise d’apéritif, avant l’entracte et le film à
l’affiche. Un public somnolent sommé de suivre les pérégrinations d’une
harde de sangliers ou d’un troupeau de bisons… le fait ne flattait pas l’égo.
Il nourrissait cependant son homme, l’autorisait à poursuivre l’aventure, à
balader sa caméra partout. Et ça, c’était beaucoup !
Plus tard, il produirait films et séries documentaires à la commande, des
télévisions, souvent. Bref, il se fit un nom et une réputation et, dans la
foulée, il se fit construire une magnifique maison. Longue et blanche, en
bardages de bois.
Une galerie ceignant le bâtiment sur deux étages, un balcon-terrasse
en saillie surmonté d’un fronton abritant le porche, lui-même décalé de la
façade avant… cette demeure très « américaine », c’était celle de François,
en plus grand. Sans la mer mais décorée de colonnes « antebellum ». Ce
détail l’avait fait sourire, paraît-il…
Le premier jour, ils s’installèrent : visite de la maison et du jardin,
immense. Mais les enfants piaffaient. Ils avaient hâte d’affronter les chutes.
Rosalyn s’impatientait aussi. Il lui tardait de veiller jusque tard, nichée près
de la cheminée dans ce petit salon qu’elle avait aperçu, bercée par les
histoires que Bob ne manquerait pas de lui conter.
Ils se couchèrent tôt. Les vacances n’étaient pas commencées. Frank était
fatigué, les enfants, super excités. Elle céda…
Les chutes, donc.
Impressionnantes, de fait. Ils en firent tout le tour. D’en haut, d’en bas et de
très près. Déguisés en marins de fortune – ponchos imperméables bleus ou
jaunes selon l’entreprise – ils embarquèrent sur de petits bateaux et
s’approchèrent…
Un boucan d’enfer ! Des murs d’eau s’écrasaient à quelques mètres de
l’embarcation qui, moteur poussé au maximum, luttait pour ne pas se laisser
happer par le courant. C’était bizarre cette énergie pour demeurer en
place… le bateau tremblotait, geignait, aussi.
Rosalyn, elle, serrait ses petits contre elle. Elle se voyait déjà prisonnière de
cette enclave, de ce fer à cheval, écrasée par ses masses bouillonnantes,
engloutie, noyée sous la rivière, condamnée à dériver sur les eaux du lac
Erié jusqu’à l’Ontario. Elle se pencha sur eux. Noah et Billie, émerveillés,
ouvraient la bouche. Ils cueillaient les gouttes d’eau qu’un soleil capricieux
vrillait d’arcs-en-ciel. Elles se posaient sur le bout de leur nez puis
séchaient en perles de rosée. Et ils riaient de toutes leurs dents, moins
quelques-unes, fiers comme des pirates sous ce feu nourri de turbulences et
de pluies glacées.
Ils quittèrent cette drôle de ville aux senteurs d’eau pour rejoindre
le quartier résidentiel où, à l’écart du tumulte, Bob les attendait.
Ils allaient dîner tard et traîner un peu à table avant de coucher les enfants et
se poser, enfin.
Bob choisit une autre pièce pour terminer la soirée, un salon d’hiver
où il avait installé son bureau et ses souvenirs : clichés sur les murs,
collection d’objets sur un meuble bas, vieille caméra, figurines africaines,
anciennes boîtes à musique… côté droit. Au centre, face à la porte-fenêtre
qui donnait sur la terrasse et le jardin, trônait un bureau en bois d’acajou ;
un palmier en pot y laissait traîner ses feuilles ajourées. Deux canapés
formaient un angle, en retrait. Ils s’y installèrent…

… « J’ai rencontré François De Domecy sur le trottoir de l’aéroport
de Nairobi. En juin 1956. Il avait vingt ans et un air d’enfant perdu.
Il regardait droit devant lui comme quelqu’un qui guette une voiture qui ne
vient pas. Il n’attendait personne, bien entendu, car personne ne l’attendait.
C’était une posture. Ça devait cogiter dans sa tête, il n’avait nulle part où
aller.
Je l’ai vu ça, je crois. Nous avions à peu près le même âge et la même
dégaine, tous deux déguisés en aventuriers de théâtre : chemise et pantalon
aux couleurs vaguement sable, bottines de baroudeur et, bien sûr… le
chapeau ! Seuls nos sacs à dos, pour peu que l’on s’y arrête, en disaient un
peu plus sur nos perspectives et nos projets. Le sien béait, mou, à demi
rempli. Le mien me faisait une bosse, dense comme un rocher, un appendice
monstrueux que je trimbalais, le corps ployé en avant.
Je me suis approché en l’interpellant : « Américain ? » Il a souri, pas dupe.
Nous avions volé dans le même avion et partagé la même rangée de sièges.
Sans nous parler, toutefois. Il avait décroché. La tête vissée au hublot, les
yeux rivés sur les ciels changeants, il semblait avoir rallié d’autres planètes.
Moi, j’avais dormi…
Le camion s’est arrêté. Nous avons reculé saisis par ce mélange de
poussière et de gaz d’échappement que l’engin pétaradant crachait,
enfumant son sillage. Et Harry est sorti, hilare, radieux.
Il m’a serré dans ses bras… deux ans que nous ne nous étions pas vus…
autant de journées à rattraper à grands coups de tape dans le dos.
François, lui, attendait toujours sur son bout de trottoir. Il fixait ses
chaussures. Il semblait gêné ou pris en défaut. Harry m’interrogea d’un
coup de menton puis l’interpella :
- On vous dépose ?
François leva la tête, haussa les épaules…
- Euh…
- Vous allez quelque part ?
- Et vous ?
- En Tanzanie.
François eut alors ce sourire fondant, comme je l’appelais… l’éclat d’un
soleil pressé qui s’embrase d’un coup…
- Vous allez voir la savane, les animaux ?
Amusé, Harry me décocha un clin d’œil complice.
- C’est ça, oui ! On va voir tout ça !
Et François embarqua à notre suite dans le vieux GMC.
Voilà ! C’est là que l’histoire commence vraiment pour nous trois.
Nous allions vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant trois ans.
Trois années fabuleuses, truffées d’aventures et d’anecdotes, sans que
jamais l’ombre d’un nuage ne menace ce lien si fort qui nous relie toujours,
même loin, même mort(s).
Faut dire que nous nous complétions. Harry, l’enthousiaste, le fonceur,
François, le passionné, l’idéaliste, et moi, le « sage », le philosophe. Aux
dires des autres, en tout cas… des différences qui nous servaient dans
l’accomplissement de ces parts de nous-mêmes. Nous avions ces fougues en
commun, ces envies, ces libertés, nous haletions comme des jeunes chiens,
fous, affamés. Partenaires de jeux, membres permanents d’une meute
joyeuse, nous avions six épaules pour nous hisser, nous épancher, aussi,
parfois.
Nous avons eu de la chance, beaucoup de chance. Nous trouver l’un l’autre,
si loin, si tôt… Quelqu’un était aux commandes, comment pourrait-il en
être autrement ?
Le terrain était propice, certes, nous avions besoin de cette rencontre.
N’empêche ! Quelle aubaine !
Nous avons roulé, dormi à tour de rôle. Dans le camion, la plupart
du temps. Dans ce coin d’Afrique, et à cette époque-là, les kilomètres ne
représentaient pas grand-chose, le temps, moins encore. Il pouvait vous être
clément ou ponctué de pannes, de casses, de pistes interrompues, noyées ou
complètement défoncées.
Il fallait alors rebrousser chemin et s’aventurer dans des détours
interminables qui nous éloignaient toujours plus et nous mettaient en
danger. Quand la vie prend ces allures, qu’elle vous inflige ses horaires et
ses caprices, ce temps d’ailleurs ne représente plus rien. Mais nous étions
jeunes, nous apprenions. Puis, nous étions venus pour ça. Harry allait faire
le reste.
Des trois, il était le seul à avoir conçu et réalisé un projet. Viable,
j’entends.
François, diplômé d’un cours d’« art et photographie », avait tout quitté, se
jetant dans ce rêve sans l’once d’une réalité autre que celle d’y être. Je
n’avais guère plus à proposer. Des envies de cinéaste, une vieille caméra,
après… François et moi n’étions pas loin, à vrai dire, d’accepter n’importe
quoi pourvu que ce soit là-bas. Nous l’avons échappé belle. Sans Harry,
nous aurions pu finir pirates ou trafiquants de je ne sais quoi.
Sérieusement… nous serions rentrés chez nous, penauds et miséreux, les
poches pleines à craquer d’un conte en lambeaux.
Harry avait eu une idée de génie. Le tourisme. L’idée n’était pas
neuve mais en 1956, les visiteurs ne se bousculaient pas. Ces destinations
lointaines et aventureuses, si elles fascinaient, avaient un coût. Celui du
confort. Relatif, évidemment et… justement ! Une clientèle très riche était
partante. Et elle avait ses exigences. La splendeur de l’Afrique, oui, mais
dans un inconfort raisonnablement exotique.
Harry s’était attelé à la tâche. Il avait pris des contacts, tout orchestré de
chez lui, des Etats-Unis vers ce qui était encore, le Tanganyika. Et le projet,
de bric et de broc, s’avéra, au bout d’un an, parfaitement réalisable.
Il m’y associa d’instinct. Nous étions amis de naissance et voisins.
Nous avions fréquenté les mêmes écoles et si nos chemins avaient divergé –
cursus sportif pour lui, artistique, pour moi – nous nous rejoignions
toujours.
Peu nous importait la façon d’y parvenir, nous visions la même fin.
Il est parti en juin 1954. C’était un dimanche. Sa mère s’était éteinte
cinq jours plus tôt. Il a attendu qu’on l’enterre puis, il a disparu. Plus rien ne
le retenait, a-t-il dit, ce glas sonnait le signal du départ.
Son père et ses deux frères n’ont rien dit. C’étaient des enthousiastes, eux
aussi, des gourmands, des impatients. De ceux que la mort précipite dans la
vie.
Harry débarqua ainsi, lourd de chagrin, sous un soleil brûlant. Et
seul. Je n’avais pu le suivre, je terminais un stage en réalisation. Mais on
l’attendait au Tanganyika et ses contacts, sur place, avaient bien travaillé.
Le lodge était prêt.
Le bâtiment central, construit en dur, trônait sur une ondulation
boisée et, de part et d’autre, tels deux bras disjoints de quelques mètres, une
dizaine de cases s’étageaient dans la propriété. De loin, on les remarquait à
peine. Bossues, trapues, vêtues de ce vert tendre propre aux jeunes pousses,
elles se mêlaient à l’enchevêtrement des branches basses des arbres géants.
C’était un insolite transparent, une ombre persistante. Ce n’en était que plus
joli.
Et les visiteurs affluèrent.
Bientôt, nous allions refuser du monde, étaler les séjours sur toute la saison
sèche, la capacité d’hébergement ne dépassant pas les trente-cinq clients.
Nous n’en souhaitions pas autant et il n’était d’ailleurs pas question d’aller
au-delà. Cette clientèle fortunée qu’Harry s’était juré de dorloter, nous
coûtait en tout.
L’approvisionnement en eau, en essence, en denrées alimentaires…
faisaient de nos journées de véritables marathons.
Notre « centre commercial » à nous, c’étaient les villages à une journée de
« route » et Dar es Salam, pour les produits d’importation, une fois par
mois.
Nos « invités », conquis, ne se rendaient compte de rien. Ils payaient, la
magie opérait. Normal. Nous en profitions, nous aussi. Harry nous avait
accueillis, François et moi. Il nous offrait le gîte et le couvert et c’était bien
volontiers qu’en retour, nous nous rendions utiles.
Nous faisions tout à la demande. Du transport de marchandises à l’entretien
du domaine. Mais le privilège partagé, en plus d’être là et de pouvoir y
rester, c’était le safari, bien entendu.
Nous démarrions à l’aube, repartions, parfois, à la nuit tombée. Par
groupes de six, plus nous. Des équipées fantastiques en 4X4 décapotés à
travers ce que l’on nomme aujourd’hui, les parcs nationaux.
Je nous revois encore. Je sens encore ce vide immense qui s’immisce et
apaise… La solitude de cette époque révolue ajoutait au mystère. Souvent,
nous avions le sentiment d’être vraiment seuls au monde. Nous l’étions, en
fait, au milieu d’eux… »
4. Récit de Bob (suite…)

« J’ai des images de vagabondages à travers la vallée du Grand Rift,


des images nettes qui défilent, des instants capturés que mon esprit déverse
comme un album animé. La mémoire est une chose curieuse. Alors que
j’oublie mes clefs ou mon portefeuille, que je cherche à mettre un nom sur
un visage, ce temps si vieux jaillit encore sur demande, sans qu’il y manque
une odeur, une seule couleur…
Tapis derrière un bouquet d’arbres, nous assistons, ébahis, à la
migration de gnous vers les plaines du sud. Ils sont des milliers à battre le
sol, à faire trembler la terre, à soulever des nuages de poussière.
Nous sommes en octobre, dans la plaine de savane du Serengeti, le paradis
des herbivores : buffles, zèbres, gazelles, gnous… Et ce jour-là, c’est
concert. Un ballet de pattes, de sabots, qui semblent à peine effleurer
l’herbe, qui bondissent ensemble et foncent dans la même direction.
De notre poste d’observation, nos yeux peinent à suivre les images. Tantôt
affûtée, en arrêt sur un corps ou sur une tête qui dépasse, tantôt floue,
piégée par la vitesse, notre vision s’abîme sur un trait noir qui trace,
déborde à gauche, à droite… et rien ne dépasse de ce flux compact. Pas un
danseur ne manque un pas, c’est un galop en formation que rien ne semble
ni désordonner ni ralentir. C’est hallucinant !...
Au nord, encore, et en mars, cette fois… la grande saison pluvieuse
débute. Le ciel torturé déverse toute son eau sur l’aire de conservation du
Ngorongoro ; le vaste cratère volcanique, où s’accumulent les
précipitations, se transforme en lac. Abrités dans le 4X4, nous attendons.
Les heures passent puis soudain, ils s’avancent, tranquilles, en famille.
Quatre lions, un mâle adulte, superbe, à la crinière ocre, une femelle et deux
lionceaux. Ils nous ont aperçus. Le lion s’approche, secoue la tête. Il pose
ses pattes en deux temps, délicat et tranquille comme s’il prenait la
température du sol avant de s’y mouvoir. Et s’arrête. Nous respirons à
peine, ne bougeons pas d’un cil. Le fauve s’est immobilisé, seule sa queue
fouette l’air, par intermittence. Ses yeux fixent notre véhicule. Ils sondent
l’affaire, évaluent la situation… Il se couche, soudain, en sphinx, à un mètre
des roues avant et le reste de la famille s’ébroue en même temps.
La pluie s’est arrêtée. La sieste va se prolonger jusqu’à la nuit tombée.
Nous reprenons la route, les muscles raidis, l’esprit en fusion.
François fait plaisir à voir. C’est son baptême du feu. Son rêve d’Afrique à
lui, c’était ça. Et il rit, les yeux brillants, et il raconte encore et encore
comme si nous n’avions pas été témoins de la même scène. Je me souviens
de son visage, il flambait !
De retour au campement, cette nuit-là, nous n’avons pas déplié nos
sacs de couchage. Nous avons veillé sous les étoiles, pelotonnés dans nos
couvertures. Se dire les choses ou contempler le ciel, nous paraissaient
essentiels, dormir, une perte de tout !
Nous avons souvent, au cours de ces trois années, succombé à la
tentation des nuits blanches. D’encre, en fait. Épaisses, sourdes. C’est en
tout cas ce que nous avons cru, au début. Car, seuls au milieu de la savane,
sans autre trou de lumière que la lueur de nos torches, la perte de repères
égare, c’est un vertige, une peur de tomber qui paralyse les sens. Mais si
l’on se remet à respirer, à accorder le souffle au cœur qui bat, à sentir l’air, à
voir dans le noir… des yeux brillants, verts ou jaunes percent les ténèbres,
les touffes hirsutes des buissons et nous regardent. Un chuintement, un
frôlement, un galop sec, au loin… ils sont là, invisibles et curieux. Nous
avons appris à relancer cette machine, à redevenir plus instinctifs. Nous
touchions au cœur des choses et ce bonheur est d’une simplicité exquise.
C’était une bonne école, une leçon d’humilité et nos deux guides
africains, de sacrés enseignants !
Nous avons transmis ce savoir à nos visiteurs, avec succès, je crois. Même
si certains n’ont rien compris, même si, jusqu’au bout, ils ont caressé l’idée
de rentrer chez eux, un trophée coincé sous chaque bras. Ceux-là avaient
débarqué pour de mauvaises raisons et payé sans doute en vain. J’ose
espérer, pour leurs vieux jours, que ce rêve a tout de même eu lieu, que le
lac Manyara, le parc d’Arusha, celui de Mikumi où nous avons campé sous
les hauts arbres en compagnie de buffles et de gazelles… j’ose espérer que
de tous ces lieux enchantés, quelques images sont restées, scellées, tatouées
en eux.
Bien entendu, nous avons eu, chacun, notre perle à porter autour du
cou, notre caillou enfoui dans nos poches de gamins. François avait ses
fauves, ses éléphants, ses girafes. Il en faisait des esquisses et des photos.
Moi, je filmais. Mais, après, toujours. D’abord, se repaître des yeux et de
l’esprit afin que le corps s’imprègne…
Mon joyau à moi, c’était le Kilimandjaro. J’en avais rêvé de nuit
comme de jour, arrimé à ce coucher de soleil de papier, épinglé au mur de
ma chambre. Et mon imagination s’était révélée bien modeste.
Côtoyé une bonne dizaine de fois, de loin, de l’intérieur aussi, filmé sous
tous les cieux, à toutes les heures… j’en ai des images qui se bousculent, se
chevauchent, au point de ne plus savoir ce qui relève de la vérité ou de la
fantasmagorie. Mais le trio me rejoint aussi sur ce point, ce stratovolcan qui
culmine à 5891 mètres d’altitude et émerge, isolé de la savane, est une
création surréaliste ! Parce qu’on ne s’y attend pas. Pas là ! Une montagne
surmontée d’une calotte glacière, abritant une forêt tropicale et des
primates, léopards, mangoustes… c’est presque antinomique et pourtant !

Une image en particulier court sous mes paupières.
Appuyés contre la portière du 4X4, nous regardons, un de ces soirs
de vertige, le soleil tomber doucement.
Le sommet enneigé s’enflamme. Le ciel noircit, des zébrures grises brisent
un fond de bleu qui résiste encore ; le Kilimandjaro s’enroule de bancs de
brumes légères, d’un blanc transparent. Soudain, l’orange flamboie, le soleil
fond, noyé sous du rouge sang. Et dans ce noir qui nous cueille, deux
girafes passent.
La lumière au loin va s’éteindre, la montagne est cernée d’ombres mais, à
dix mètres de nous, deux cous émergent dans le halo du contre-jour, des
contre-nuits, puis disparaissent. La savane s’éteint à son tour…

J’ai vécu cette vie-là quatre ans. Le départ de François, huit mois
plus tôt, a précipité le mien. Il avait quelque chose à construire, disait-il.
Quoi, il l’ignorait encore. Il avait une vie à vivre, c’est tout et j’ai songé
qu’il était temps pour moi aussi.
Harry a feint de ne pas comprendre. Que nous arrivait-il, subitement ? Que
pouvions-nous attendre d’un ailleurs si pauvre en promesses quand
l’Afrique nous avait tant donné ? Que répondre à ça ? Oui, bien sûr, c’est
évident…
Mais François est parti. J’ai terminé mon film et je suis rentré au pays.
Harry a quitté la Tanzanie dans les années 80. Il a monté un ranch, au
Texas, il fait toujours le cow-boy.
J’ai rejoint François chez lui, à Montpelier, dans le Vermont. Un an
s’était écoulé depuis notre séparation et il n’avait pas construit grand-chose.
Mary, sa mère, avait multiplié les démarches réclamant pour son fils… elle
ne savait pas au juste quoi… avis, conseils, encouragements… ?... De quoi
le propulser sur la scène, en tout cas… « Il avait du talent, il suffisait de
regarder. »
Et elle étalait les clichés qu’elle avait subtilisés dans le bureau de François.
On n’allait pas le lui contester, ce talent, certainement pas son ancien
professeur de photographie, une sommité régionale qui exposait. Subjugué,
il ne dit rien ou presque. Il renvoya la mère en lui faisant promettre de lui
envoyer son fils. Et, à la surprise générale, François refusa.
En fait, il m’attendait. Il tenait une promesse que nous nous étions
faite, là-bas, une nuit de veille. Ne pas se perdre. Choyer une mémoire
fragile, si prompte à se fondre dans des petits riens.
Il nous fallait un lieu, une racine de baobab : l’Afrique, évidemment !
J’avais un film, lui, des centaines de photos. Et des dessins. Un trésor à
partager, pensions-nous, sans une once de vanité. Alors, nous l’avons fait.
François a quitté son emploi de « cuisto » dans la chaîne de restaurants qui
l’employait le jour, puis, celui de prof de dessin qui lui prenait trois soirées
par semaine et nous avons monté notre expo. À Montpelier, dans une salle
gracieusement prêtée par le plus grand lycée de la ville. Salle qui n’a pas
désempli trente jours durant.
C’est ainsi que nous avons débuté, l’un et l’autre. Moi, dans la
réalisation de documentaires, lui… ce fut un peu plus compliqué. Je n’avais
pas compris. Senti, pour être exact que notre soif de voyages, de
découvertes, si elle avait le même goût et la même couleur, variait en
« teneur de vertige ».
François semblait ne pas pouvoir tenir en place et il l’assumait, ne
se cherchait aucune excuse. Rien ne le poussait vraiment à partir. Il n’avait
pas de plan de carrière, pas même dans le domaine de la photographie.
J’avais cru que ce « construire quelque chose », que ce retour au pays,
s’apparentaient à poser ses valises. Non à les ranger, bien sûr. Mais à servir,
même si je n’aime pas ce mot, une profession qui nous autoriserait à vivre
et à rêver en même temps. Je le lui ai dit et il a trouvé ça bien. Mais il est
reparti.
Il avait gagné quelques dollars. Les petits boulots, les photos, les dessins,
n’étaient qu’un visa. Tout cela ne représentait à ses yeux qu’une parenthèse
inévitable.
Il s’est envolé pour l’Alaska. Seul. J’avais une commande pour la télé
locale, un documentaire animalier sur les grandes forêts canadiennes. Je
suis resté, à regret, mais je l’ai fait.
François, lui, ne s’est plus arrêté : Madagascar, Hawaï, le Sahara,
les Galapagos…
Il a erré ainsi, entre terres et ciel, d’escales de quelques mois en escapades
de plusieurs années, parfois.
À soixante ans, il a dit : « stop ! » Il s’est acheté une maison puis un
chalet. Mer et montagne… Et il a pris des photos, d’autres photos, du
Maine et de ses habitants ou de ses touristes.
Faut dire qu’il s’était fait un nom et une réputation. Ses clichés
paraissaient dans de nombreux magazines spécialisés… nature, voyages,
animaux du monde… Il avait bien plus qu’un don, une espèce d’instinct qui
guidait son doigt sur l’obturateur au bon moment, avec la juste exposition et
cette dose de mystère qui lui était propre. Ses photos vivaient, vibraient,
vous capturaient corps et âme. Ses esquisses, pareil ! Elles accompagnaient
les photos. Le même sujet sur deux supports. C’était sa patte. Des couples
saisissants, à la fois semblables et si différents. Ce genre de remarque
l’amusait beaucoup. « Pourquoi passerais-je autant de temps à dessiner si
c’était pour avoir le même résultat ? » disait-il en se moquant gentiment.
Pourquoi, oui ? C’est évident.
Nous nous sommes ainsi retrouvés sans s’être tout à fait perdus,
d’ailleurs. Nous nous suivions du cœur et des yeux, aussi. Le courrier fut
nombreux et nos mots suffisamment précis pour nous apercevoir chacun
penché sur son ouvrage. Puis, en 1970, nous nous sommes offert
l’Australie. François rentrait de la Mer Morte. Moi, j’avais une commande.
Il a écourté sa « parenthèse » et m’a suivi.
Six mois d’Outback, d’immersion dans le Bush. Le rêve absolu !
Nous portions depuis toujours l’Australie dans notre valise intérieure,
compartiment 2. Ce fut mon dernier grand périple, une fin en feu d’artifice !
Comme cette nuit-là, sans la noirceur de cette tristesse…
Mais, que dis-je, là ? Je divague. Ce fut une soirée vivante, excitante ! Un
brouhaha d’anecdotes, de souvenirs de toutes les couleurs ! Tout n’était que
légèreté, même les déboires des uns et des autres, même les accès de
paludisme, les insolations, les piqûres, morsures et intoxications car
l’Afrique était aux premières loges, évidemment ! On en revenait toujours à
cette aventure-là, toujours ! Normal, le trio s’était reformé. Le quatuor,
devrais-je dire, car Paul en était. Spectateur, certes, mais enjoué et
insatiable. Lui qui a vécu une tout autre vie se penchait volontiers sur celle
des autres. Il est ainsi. Généreux, ouvert et fidèle à ceux qu’un jour, il a
laissés entrer dans son cœur. Et François fut un des premiers…
J’ai beau refaire le film avec un regard neuf maintenant que je
connais la fin, je ne perçois rien, aucun signe annonciateur d’une
quelconque tragédie. Si ce n’est que nous n’étions, que nous ne sommes,
que quatre vieillards parvenus trop loin. La mort est consciencieuse, elle est
attentive et elle sait compter. Elle nous sait distraits, elle en profite.
Cette nuit-là, nous l’étions particulièrement. Tant mieux ! Ce répit nous a
soudés, il a bouclé la boucle et fait de nous, quatre immortels. »

Nous n’avons plus abordé le sujet ou seulement, par inadvertance.
La maison de Bob est un temple dédié à ses souvenirs. La tentation est
omniprésente.
Je l’entendais souvent, en arrêt sur une toile ou sur un objet, évoquer tel ou
tel fait et je le laissais faire. Comme François, les jours de plus grande
solitude quand le silence a des envies d’évasion et que, soudain, il se brise.
J’écoutais, j’opinais de la tête et mon visage prenait des expressions qui
l’encourageaient. Bob (ou François) repartait alors, les yeux plissés par un
soleil d’Afrique. Et je le suivais pas à pas.
J’aime les bons conteurs et les bonnes histoires.
Frank, lui, disparaissait avec les enfants. Niagara, c’est une belle aventure
aussi.
Nous avons repris la route, les bras chargés de cadeaux. Certains, à
mes yeux, plus précieux que d’autres. Des albums-photos. Ce geste m’a
émue, j’en connais le prix…
Fin août, nous avons rejoint le chalet. J’emportais avec moi la
« paperasse » de François en plus des albums. Mes pauses à moi, entre deux
escapades, s’égrenaient au rythme des pages d’un voyage accompli par
d’autres et qui m’enivrait.
5. Rosalyn – Août 2016

Noah lisait, le dos affaissé, la tête enfouie dans les épaules que les
genoux relevés en saillie dépassaient. La position habituelle de ce lecteur
assidu dite, en « pliage ». Il tenait des heures ainsi, ramant du bout des
pieds pour rectifier la posture et l’empêcher de crouler.
Billie, elle, ne détachait pas les yeux de la table où elle s’était
installée. Les bras posés de part et d’autre du puzzle étalé en pièces, elle
réfléchissait, totalement absorbée par ces trous et ces formes biscornues
censées pouvoir s’y articuler.
Frank avait pris l’autre fauteuil. Collé aux flammes qui crépitaient
dans l’âtre, il s’était endormi. Des heures supplémentaires à récupérer, une
vieille fatigue que ce flic de quartier n’arrivait même plus à dater.
Un silence était tombé sur le chalet. Un silence doux comme un
endormissement. Mais Rosalyn ne dormait pas, elle. Réfugiée dans la
cuisine attenante pour ne pas déranger, elle soulevait du bout des doigts et
feuille par feuille ce qui ressemblait à du courrier ou à des documents
administratifs. Et lorsque, distraite, sa main dérapait faisant crisper le
papier, elle étouffait un juron et redressait la tête. Mais ils n’avaient rien
entendu alors, elle se penchait à nouveau et reprenait…
Polices d’assurances, contrats de travail, documents notariés… elle saisit
l’acte de propriété du chalet et parcourut quelques lignes…

« Nous sommes devenus multi-propriétaires sans le sou » disait
Frank en souriant. Il souriait, certes, même si la « pleine jouissance de ces
biens » posait quelques questions. Car « on » n’allait pas vendre ici, non
plus. Ici, c’était le comté de Penobscot, non loin de la ville de Bangor et du
parc d’Etat, Baxter, dans le centre-nord du Maine.
François y avait déniché une petite maison en bois mangée par la végétation
et par l’oubli. Mais, cela, il l’avait à peine vu. C’est l’endroit qu’il avait
acheté.
Une plaine aux dénivelés capricieux où prairies et massifs forestiers
se côtoient, épousent le relief et croulent ensemble, palier par palier, vers les
sentiers de randonnée. C’est sur une marche de cet escalier bossu que
quelqu’un, un jour, déposa le chalet de François. Dans l’herbe mouillée,
brillante d’une rosée permanente. Un endroit unique, isolé de tout, une
clairière de montagne pour écureuils roux, lièvres, orignaux… pour
aventuriers fatigués, aussi. Peut-être l’était-il lorsqu’il s’installa pour l’été
dans cet antre d’ermite.
Les temps ont changé, bien sûr. Aujourd’hui, un hameau cohabite un peu
plus bas et nous avons l’eau et l’électricité. Toutefois, l’endroit n’a rien
perdu de son authenticité, comme on dit, il s’est humanisé d’un doigt.
Nous n’allons pas vendre le chalet. Pour toutes ces raisons plus une.
C’est notre repos, notre refuge et notre Maine car nos escapades nous ont
menés loin d’ici. Il a été, est toujours, notre point de ralliement. Comme
François avant nous, il exacerbe nos sens et nos envies. S’alourdir, se
laisser faire, courir l’aventure, c’est curieux, délicieux. Nous passons ainsi
des journées « lecture et puzzle » aux explorations « sacs à dos ». Et nous
bravons des distances qui, de chez nous, à Portland, nous sembleraient
inenvisageables pour ne pas dire insensées. C’est ça, la magie d’ici.
Frank est profondément endormi. La tête rejetée vers l’arrière, la
bouche entrouverte, il ronfle.
Quand le râle gonfle ses joues et, soudain, gronde, les enfants lèvent les
yeux sur lui puis sur moi, et sourient. Je réponds d’un clin d’œil un brin
distrait car la vie de François s’étale sur le parquet où je me tiens, à genoux.
Un puzzle géant. Des clichés agrandis que je reconnais, Bob nous a
conté leur histoire. Un éléphanteau, un lion, des girafes, le Kilimandjaro…
je reclasse et empile, à gauche.
Je saisis un autre carton et fouille… Des photos anciennes, cette fois. Enfin,
antédiluviennes, celles-là. Un groupe d’enfants… il y a une date et un lieu :
Vermont, 1946. François avait dix ans, comme tous ces garçons. Où est-il ?
Premier, deuxième, troisième rang ? Je scrute, force sur mes yeux mais ils
se ressemblent tous. Je laisse tomber.
Il y en a d’autres, en famille, cette fois. Noël, Pâques, en vacances
au bord d’un lac… ça y est, j’ai repéré le petit garçon sur la photo de classe.
Il se tient de la même façon sur tous les clichés, bras croisés, tête basse,
sourire de circonstance. Je m’attarde encore sur ses parents endimanchés
qui posent derrière lui, chez un photographe, sans doute. François est une
composition harmonieuse de ces deux visages qui sourient. Brun comme sa
mère, les yeux en amande, comme les siens, le nez droit, la bouche large et
rieuse, comme son père.
J’enfouis ma main, tâte le fond de la caisse… un sachet en plastique
que l’on a scotché. J’ouvre. Une photo, une autre mais celle-ci semble datée
d’hier, hormis, bien entendu, le type de papier. Elle est nette, sans tache, elle
a à peine jauni.
On y voit deux adolescents, côte à côte. Ils ont à peu près la même taille, à
peu près le même âge aussi. Enfin… difficile à dire. Celui de droite, ouvre
la bouche comme s’il riait, à moins qu’il ne dise quelque chose. Sa tête est
couronnée de blanc, sur la photo, une chevelure blonde et lisse qui tombe
sur ses yeux. L’autre, semble plus frêle, il a un regard d’enfant. Ses
cheveux, très foncés, bouclent sur son front. Il rit au photographe ou à son
comparse. Tous deux paraissent beaucoup s’amuser…
Ils posent en pleine nature, on aperçoit derrière eux, un cours d’eau cerné de
forêts et de prairies. Quel âge peuvent-ils avoir, ils ont l’air si jeunes ? Cette
photo a dû l’émouvoir, il l’a enveloppée et scellée. Elle a dû être
importante…
Le plus dur reste à venir… le coffret. C’est une boîte à bijoux. À
l’origine, en tout cas, car elle n’en contient pas. Un rectangle fait de petites
vitres bleutées et peintes comme un vitrail. Deux ibis s’envolent et laissent
dans leur sillage trois longs traits. Figurent-ils le mouvement ? Un ciel qui
se déchire ? C’est finement ciselé, léger, jusque dans les rose poudré, l’or,
l’azuré, le rouge fané. La serrure et la clef sont ajourées comme dans les
histoires de trésors. C’en est un, sans doute, un trésor de famille qui traverse
les siècles et passe de mains en mains. La mécanique s’enraye, parfois, je
suis le grain de sable, le raté généalogique, la main illégitime. J’ai ouvert
quand même. Des lettres. Une dizaine. Des feuillets à l’air libre, sans
enveloppes.
Je vois l’écriture de François, régulière, longue, horizontale et je lis sans le
vouloir, sans rien toucher. J’ai seulement soulevé le couvercle. Je ne l’ai pas
fait exprès. C’est à cause de l’encre noire, des lettres trop bien tracées. C’est
mon cerveau qui me livre sans que je ne le veuille vraiment ces mots volés.
Je saisis la première feuille… il n’y a pas d’en-tête ni de date…
« J’espère que celle-ci est la bonne, depuis le temps ! J’ai tant de choses à te
dire et c’est si compliqué… »
Je la déplie, la retourne… Rien ! Il n’y a rien d’autre. Je sors le reste…
pareil, à quelques mots près. Cinq lettres inachevées, muettes. Des
brouillons, sans doute, des tentatives avortées.
Mais pourquoi les avoir conservées ? Pour que l’on sache qu’il avait essayé,
qu’il avait eu l’intention et souvent ? Cinq fois, au moins ? Non. Six. La
sixième est restée coincée au fond du coffret. Et pour cause. Le plastique
qui la recouvre est trop large, je dois le soulever, coin par coin, pour qu’il se
dissocie du métal.
Mon cœur bat trop fort et j’ignore pourquoi. Parce que de tous les
souvenirs exhumés, seuls deux, ont eu, à ses yeux, suffisamment
d’importance pour paraître drapés d’une couche de plastique imperméable à
la lumière, aux toiles d’araignée, à la mortalité que le temps inflige ? Sauf
que… François ne les a pas déposés dans un coffre, à la banque ou ailleurs ;
il ne les a pas détruits, non plus ni même cachés. Tout se trouvait dans son
bureau, à la vue de tous.
Sauf que, la clef se trouvait sur la serrure de la boîte à bijoux et sauf que…
Il m’a tout légué, tout donné, sans contraintes, sans instructions ni dernières
volontés.
Il voulait que je sache… mon pouls s’accélère.

… « Cette énième tentative sera peut-être la bonne, en fin de
compte. Fin de compte… c’est exactement ça !
Je suis au crépuscule de ma vie, comme toi, et il est largement temps de
vider le placard, je crois. Je me donne une semaine pour livrer ce récit.
« J’accomplirai cette lettre » petit bout par petit bout comme on monte un
mur même si les mots sont parfois plus lourds que les briques.
C’est très difficile ; tellement vieux, enfoui, refoulé… qu’il va falloir
permettre à mon cœur fatigué de souffler entre les coups avec le risque que
ces pauses me renvoient au doute et que je renonce encore. Mais j’ai bon
espoir pour cette fois.
Voilà, c’était le prologue, en quelque sorte. Tu vois, je m’épargne, l’histoire
est longue.
C’est à cause de l’éléphanteau, de son œil doux et humide.
Il s’était approché, rapproché encore et encore, pour me regarder. Je n’étais
pas seul, je ne l’avais pas interpellé ; j’avais beau tourner la tête, me
décaler, ces subterfuges ne semblaient pas l’atteindre, il me regardait.
Je me suis arrêté et j’ai laissé faire. Et j’ai plongé dans ce regard et je me
suis mis à lui parler.
Il a remué les oreilles, balancé sa grosse tête, sans me quitter des yeux. Je
me suis tu, il s’est immobilisé. J’ai pensé que, peut-être, c’était un adepte du
silence, comme moi, un pudique, un exclusif.
Alors, j’ai pensé plus fort, et le cauchemar a commencé.
J’ai d’abord cru que cette vague qui bousculait ma tête, c’était
l’émotion de cette rencontre car j’étais ému. J’ai reculé, pris mon crâne
entre les mains comme si s’accrocher au mal allait l’empêcher de me faire
tomber… et je suis parti en titubant, ivre d’un je – ne - sais - quoi.
Je me suis effondré un peu plus loin, devant l’antre des fauves… c’était un
signe. Les gens se sont approchés. Ils me parlaient mais je ne pouvais
répondre car je n’entendais plus. Ou j’entendais mal, je ne sais plus.
Comme si le son me parvenait brouillé, comme si j’avais la tête sous l’eau
et que mes oreilles ne percevaient plus que les voyelles et encore,
déformées, elles aussi… de la bouillie qui crépitait.
Le mal, lâché, s’est enhardi. Très vite, il s’est déchaîné. Des
nausées. Violentes ! Et des vertiges. Impossible de tenir debout. J’essayais,
je me cramponnais à tout ce que j’attrapais mais mon corps refusait, il me
laissait tomber, j’avais perdu l’équilibre.
Je tanguais, je vomissais, même assis. Couché, plus encore. J’étais entré de
plein fouet dans un cercle infernal où bouger d’un cil me faisait
tourbillonner comme une toupie. Mais le plus effrayant, c’est ce qui
sévissait dans ma tête. Un cyclone ! Il me soufflait le bruit de ses captures.
Tout son butin, pièce par pièce, traversait mes tympans. Un boucan d’enfer :
basse-cour, contrebasse, flûte et effets Larsen… Les bruits se battaient,
aigus et sourds, et de cette mêlée naissait un monstre. Il allait jaillir de mon
cerveau, j’en avais la certitude, comment aurait-il pu survivre à un tel
tintamarre ?
J’étais terrifié. L’implosion gagnait du terrain et s’intensifiait. Je serrais les
dents, je tremblais de la tête aux pieds. Je redoutais d’autant plus le
dénouement que je me trouvais dans l’incapacité de nommer la chose.
Jamais, je n’avais ressenti un tel état de désagrégation.
Les secours sont arrivés et m’ont emmené à l’hôpital. Je suis tombé
en bas de mon lit, une infirmière m’a rattrapé dans le couloir. Je tentais de
regagner ma chambre à quatre pattes, les genoux dans mon vomi. C’est ce
qui m’a été raconté, en tout cas. Si je ne m’en souviens plus c’est parce que
j’avais tout perdu tel un corps mou tournoyant dans un trou. Plus
d’horizons, d’angles, de lignes…
Les médicaments ont stoppé les vertiges. Mais pas le reste. La
tempête dans ma tête a affiné ses hurlements. Ça bourdonne comme si un
essaim d’abeilles y tenaient salon. Indolore mais terrifiant. Ça, c’est la base.
Mais s’y superposent d’autres sons : des voix mêlées, des moteurs qui
tournent… rires tonitruants, rumeurs en tout genre et… l’eau !
Ça ne s’est plus jamais arrêté. Ma tête sonne, gronde, siffle, chuinte…
depuis soixante ans.
Je t’imagine, penché sur cette lettre, les yeux écarquillés, à douter
de ce que tu lis. Tu ne te rappelles rien. Tu crois, en fait, n’avoir jamais su.
Mais tu te trompes même si ma semi-surdité est advenue alors que j’étais
loin de chez moi.
Le 6 juillet 1954, pour être précis, je me trouvais dans un zoo de la grande
banlieue de Los Angeles. J’étais en vacances en Californie, chez la sœur de
ma mère. Et, à mon retour, nous en avons parlé, naturellement. La
conversation a été à la une de la famille pendant quelques mois. Tu l’as
forcément su, puis oublié. J’ai tout fait pour ça.
Ma tante avait réagi au quart de tour. Je suis son unique neveu et un
peu l’enfant qu’elle n’a pas eu.
Lorsqu’elle m’a découvert, à l’hôpital, elle a envisagé le pire. Elle a aussitôt
contacté les meilleurs spécialistes, les plus grands, disait-elle. Faut dire que
mon oncle est « dans » le pétrole et que tous deux bénéficiaient d’une
bonne assurance-santé, un passeport bien utile. Mais l’ORL n’a pas sauvé
mon oreille. « Atteinte irréversible de l’oreille interne » a-t-il dit avant
d’ajouter : « J’aurais préféré une surdité complète – comprenez : des deux
côtés !! – partielle, c’est rarissime, aucune littérature à ce sujet, à ce
jour… »
Il a refermé mon dossier d’un coup sec puis… avec un certain mépris, il
m’a asséné le clap de fin : « Vous allez devoir vivre avec et j’espère que
vous n’allez pas vous couper des autres. Ce serait compréhensible mais
non ! Il ne faut pas ! Dites-le à tout le monde ! Qu’ils vous aident ! C’est…
entendu… enfin… compris ? »
J’ai cru rêver ! Il m’engueulait comme si je l’avais fait exprès. Mais je ne
lui en ai pas voulu, il était en colère. Contre lui et contre cette médecine
qu’il chérissait tant et qui ne pouvait rien pour moi.
Mes parents ont eu beaucoup de mal à accepter cette guerre qu’on
leur vendait comme perdue d’avance. Ils voulaient tenter des opérations,
consulter ailleurs… J’ai refusé. J’étais rentré de Los Angeles avec un
diagnostic et un pronostic. L’histoire, pour moi, s’arrêtait là.
Au début, bien sûr, ceux qui ont su m’ont interrogé. Mon discours
était bien rôdé : « C’est un virus qui a provoqué la coupure de courant. Je
n’entends plus rien, absolument plus rien, de l’oreille droite mais mon
cerveau, lui, n’a pas tout compris. Il continue à émettre et le « son » qu’il
m’envoie se transforme en crépitements, crissements… pour la suite, voir
« bruit » dans le dictionnaire… Bruits que je perçois depuis mon oreille
gauche, forcément !
Voilà ! C’était très schématique et niais mais cela avait l’avantage d’être
compris en peu de temps et de pouvoir clore le chapitre dès que leurs : « Ah
Bon ?... Quelle horreur !... Et ça va, quand même ? ... » avaient jailli,
effarés, gênés et désormais très inquiets. Car, en fin de compte, je n’avais eu
qu’un simple rhume. Banal, sans fièvre, sans symptômes, presque. C’était
même le plus petit rhume que je n’aie jamais eu. Je n’en ai, d’ailleurs, plus
jamais eu.
J’ai tout fait pour ça, t’ai-je dit, c’est vrai et je m’en explique.
On peut se consoler d’être devenu à moitié sourd, seulement, si je puis dire.
Certains, d’ailleurs, se sont empressés de me le faire remarquer : « Ben… il
t’en reste une ! »
Dieu merci, oui, il me reste une oreille. Mais si l’on nous en a mis deux… !!
Ben, oui, andouille ! Tout sert dans notre corps, rien, je crois, n’est
superflu. Deux oreilles, donc !... Je vous assure que leur fonction n’est
nullement décorative, qu’elles ne servent pas uniquement à coincer ses
cheveux derrière ou à tenir en place les branches de ses lunettes.
Je n’ai plus la stéréo. Je n’ai pas seulement perdu une audition latérale, ça
ne fonctionne pas comme ça. Je n’arrive plus à localiser la source, je ne sais
plus si le son perçu vient de derrière, de gauche, de droite… Je tourne la
tête comme un moineau à la recherche d’un bruit perdu. En vain.
Ce qui m’a fait le plus mal, peut-être, c’est la musique. C’est une
passion. Classique ou de variétés, j’aime la musique depuis toujours. Hélas,
mon unique oreille l’escamote tandis que l’autre, la défunte, chahute à qui
mieux mieux. Les instruments se confondent, la mélodie perd en finesse, en
limpidité et, moi, en frissons.
Au tout début, donc, parce que j’étais en colère, parce que l’idée de
devoir vivre ainsi me faisait horreur, j’ai fui les réunions de famille et les
autres, aussi. Le brouhaha, mon ennemi juré, m’isolait en plus d’être
douloureux. Je n’entendais rien hormis le boucan de mon côté infirme. Mon
ORL avait vu juste, je me coupais déjà du reste du monde.
J’ai pris sur moi, dans tous les sens du terme.
Exemple au restaurant : nous sommes dix à table, la salle est pleine à
craquer, je ne perçois qu’une rumeur baveuse, mouillée. Le garçon se
penche vers moi, ses lèvres bougent, il parle ! Je dois répondre. Oui, mais,
quoi ? Etant donné qu’il n’est pas plombier, je me lance, une chance sur …
deux ? Trois ?...
Je dis : « Des pâtes au saumon s’il-vous-plaît. » Ses yeux plongent sur son
carnet… il est poli, je suis un client, il se retient mais… mes comparses, à
table, eux, sont morts de rire. Enfin… ceux qui ne savent pas, les autres
baissent la tête, tristes et gênés.
Ma mère se tourne alors vers moi et me demande ce que je veux boire…
Un sourd, c’est sûr, ça fait rire. Les hémorroïdes aussi. Sauf que si vous ne
le dites pas… Sourd, ça se voit.
J’ai ainsi tenu quelques fois le rôle de ce cher vieux Tournesol. Ça
m’arrive encore mais moins souvent. Car j’ai appris. J’anticipe, je biaise, je
triche. Et je ne fréquente guère les gens. Je n’ai jamais aimé la foule, je
déteste la promiscuité, je n’aime que les grands espaces et le silence. Cela
aussi peut paraître paradoxal mais ça ne l’est pas. Sourd et silencieux. Je te
l’ai dit, déjà, le moindre bruit déclenche à droite une avalanche infernale.
Je me suis isolé de ce qui ne compte pas vraiment. La famille, les
amis… toujours mais en aparté. Et si je n’entends pas ce qu’on me dit, je
me sers de mes yeux. Je scrute les visages, les moues, surtout. Tristes,
attention ! Rieuses, c’est OK !
Je prends le pli, je copie, j’imite. Je dois, parfois, sembler bien étrange voire
indifférent mais certains visages parlent mieux que d’autres, alors, parfois,
ça passe, parfois, c’est carrément surréaliste.
Il arrive que je ne décrypte rien. On est dans du neutre, le genre de
conversation qui tient plus du bavardage que du scoop de l’année. Je feins,
alors, d’être distrait, rêveur… absent, quoi. Ça marche à tous les coups.
Pour toutes ces raisons, je n’ai rien dit. J’ai enterré le sujet.
Par humilité, il y a bien pire.
Par paresse, les explications, même succinctes, m’ennuient.
Par orgueil, je ne suis pas devenu un demi-homme, mon identité n’a pas
changé… mais est-ce de l’orgueil ?
Pour mon confort personnel, enfin. Si je le vis plus ou moins bien c’est
parce que je m’efforce de l’oublier ; j’attends des autres qu’ils en fassent
autant. Ils l’ont toujours fait, d’ailleurs. Lorsqu’on perd une fonction vitale,
on s’aperçoit très vite que les bien portants, les « complets », vous plaignent
plus qu’ils ne vous aident. Certains par manque d’empathie, d’autres, par
manque d’imagination. D’autres, encore, parce qu’ils manquent des deux.
Je ne suis pas sûr qu’ils en soient conscients. C’est ainsi.
Voilà ! Pardon d’avoir été très long ! Mais cet accident a ruiné ma
vie. Celle d’après et de la plus cruelle des façons. Tu n’en as rien su non
plus. Le pire arrive, tu vois… »
6. Rosalyn – Août 2016

Avant-dernier jour de vacances, déjà. Nous rejoignons la côte et les


îles de granite. Le parc national d’Acadia nous surprend dans un lever de
soleil vaporeux. Ni rond ni dense, il semble fatigué, s’étend plus qu’il ne
monte mais dore le ciel et l’eau. Ça sent l’automne. La terre frissonne,
nimbée de brumes qui tardent un peu. Ça sent la pluie même si les cieux
s’en défendent. Moi, j’en ai envie… drue, brève, juste de quoi faire briller
les rochers et troubler les lignes. Cette nature est sauvage, le gris lui sied
ainsi.
Nous longeons les côtes en voiture ou à pied. L’océan brille comme
de l’acier. Calme, froid, il s’échoue sur les pierres, sur nos pieds, sans éclat.
Les chemins s’interrompent. C’est la mer qui les creuse, là où le vent la
porte. Nous escaladons les roches. Grises, rosées, rondes, anguleuses…
elles se superposent, s’enchevêtrent, en désordre.
Elles bordent l’eau, épousent la déchirure d’une terre qui avance, recule, se
scinde pour former des îles, un chapelet de forêts ou de masses de pierres.
Les épicéas suivent sa course, perchés sur une colline que le vent a
décharnée. Ses flancs s’inclinent à tomber dans l’eau. Le bout de sa langue
en saillie avance. Elle tord les arbres. Ils tentent de résister, retiennent leur
feuillage qui plonge, pourtant.
C’est mal découpé, comme un morceau de gâteau. Le glaçage, lourd,
menace de tout faire écrouler.
Nous quittons la terre pour l’océan. Passage éphémère, tout ici est
de mer et d’eau. Bar Harbor aligne ses plages sauvages et ses montagnes, en
arrière-plan. Le mont Cadillac s’illumine, pris dans un soleil de fin d’après-
midi.
Le vent a chassé la pluie, l’île des Monts Deserts émerge des flots gris, les
dernières lueurs s’échouent sur son dos qu’elle étire et allonge jusqu’à
l’horizon.
C’est l’heure où la lumière vacille, trouble les ombres, rougit les arêtes
qu’un ultime rayon frôle en secret. Le crâne pelé de la montagne affleure
sous une couronne de pins, d’arbustes et de fleurs sauvages. Points rouges,
taches violette, jaunes, mauves… et la terre ocre, les rochers ridés, à cause
du gris perlé tout autour, s’irisent d’un curieux mélange de sable doré et de
rose un peu passé.
Le soleil se couche et allume le phare de Bass Harbor. Arrimé à la
falaise, il veille sur le havre éponyme.
Des mètres plus bas, nous grignotons nos sandwiches, assis au bord de
l’abîme. La tour blanche prend peu à peu d’autres couleurs. Alors qu’au
large, la pénombre glisse sur les vagues, le colosse s’enflamme…
Nous sommes rentrés doucement. Ici, la côte ne finit pas. Portland,
Casco Bay, c’est la même rupture, les images ne finissent pas de bouger.
J’aime ce Maine inapprivoisé et je m’endors avec cette idée…

Mais les vacances sont terminées. Les valises défaites, l’aube
revenue, je replonge dans la mémoire de François. Elle s’est montrée
magnanime. Trois jours d’escapades et de trous de mémoire.
Certes, elle ne se terrait pas bien loin. Elle affleurait d’un creux, d’une ride
de mon esprit. C’était bien peu.
Cette lettre me touche. Physiquement. Je me raidis. Certains
passages me reviennent et mon corps se soulève comme pris de haut-le-
cœur. Mais c’est mon dos qui trinque. Il réagit à tout, aux écarts de
température, au stress, à la façon de me tenir. Et pour l’instant, je fige. Je
m’enserre comme un étau. « Détends-toi » me dit Frank alors qu’assise à
table, mes jambes tressautent entortillées comme des lianes autour d’un
tronc. Détendre… tiens, tiens, quel est ce mot ?
Cette lettre m’émeut et m’intrigue tout autant. Je peine à
reconnaître l’homme que j’ai côtoyé. Moi qui croyais le connaître voilà
qu’il me sert une surdité et la douleur qui va avec.
Il s’est tu. D’accord. Il s’en explique largement et je pense avoir compris.
Mais la confiance, alors, et les amis ? Se dire, s’avouer qu’il a préféré
s’enfermer dans cette prison qui lui servait de tête et feindre l’absence, le
spleen des poètes et des contemplatifs, c’est presque offensant. C’était donc
cela ses disgrâces ? C’était joliment évoqué, c’était bien verrouillé, aussi,
comment aurions-nous pu suspecter une invalidité ?
M’en parler, n’en toucher qu’un mot, ne l’aurait guère aidé, peut-être, mais
j’aurais redoublé d’attention et d’attentions… chose qu’il n’aurait sans
doute pas supportée, j’en conviens. Me voilà prise en flagrant délit de
jalousie. Je suis jalouse de ce secret qu’il ne m’a pas confié et qu’il partage
là, avec un inconnu. Qu’il s’apprêtait, en tout cas à partager puisque cette
lettre n’est pas partie. Telle est l’intrigue. Ces feuillets enfouis dans un
coffret, déposés presque à dessein, ressemblent à une confession, une sorte
de testament. Il se livre, se soulage, s’explique. Dans quel but ? Il n’était
pas homme à se plaindre, à s’autoflageller non plus. Et pourquoi l’aurait-il
fait, il ne fut que bienveillance ?
J’ai hâte de reprendre la lecture de cette part de vie, de découvrir
l’identité de ce destinataire aussi, mais quelque chose, en moi, plus fort que
l’intérêt ou la curiosité… quelque chose me ralentit, redouble d’efforts pour
m’en écarter et remettre la chose à plus tard. La peur, sans doute.

Ça y est. Les enfants ont repris l’école. Frank ne rentrera pas avant
vingt et une heures. Je me retrouve toute seule et sans emploi. Je n’ai pris
vraiment conscience de mon nouveau statut que ce matin 2 septembre,
après le petit déjeuner. L’ouragan se retire, il claque la porte… silence !
C’est brutal. Les vacances m’ont fait oublier que je n’ai plus de
travail. Que plus rien ne presse, que plus personne, hormis les enfants, ne
m’attend, ne s’inquiète. J’ai, dorénavant, jusqu’à quinze heures trente pour
accomplir des tâches qui me prenaient…quoi ? Trois heures ? Je ne
comptais pas. Mais l’horloge va tourner beaucoup moins vite, et les
minutes, disparaître.
« C’est important d’avoir du temps pour soi » nous serinent les articles de
« psys » dans les magazines. Et lorsque, subitement, on en a trop ? « Ben,
on le déguste ! » C’est ça ! De toute façon, je ne lis pas les magazines,
même pas chez le coiffeur et je ne suis pas du genre à lambiner. Je fonce, je
cours… pressée, tout le temps !
Le ménage est fait… cuisine, chambres, lessive… et il est à peine
dix heures. J’irais bien chez François… ?? Mais je n’ai plus rien à y faire et
puis… une ombre plane sur cette envie et me culpabilise. Frank.
Frank qui compte ses dollars, surtout ceux qu’il n’a plus… à cause
des taxes, des travaux, à cause de moi. Il ne l’a pas dit ouvertement. Frank
n’est pas frontal, il expose, explique, argumente, toujours poli et maître de
lui. Bref, il me fait la leçon comme si j’avais cinq ans et ça ne me plaît pas
du tout. J’ai toujours l’impression qu’après m’avoir humiliée, je vais finir
dans le coin. Privée de dîner, ça, ça me plairait mais… pas folle, la guêpe !
Moi, je prends la mouche, je la rafle en plein vol, je le reconnais. Mais je ne
suis pas « déraisonnable » et encore moins « inconsciente ». Cet adjectif,
c’est l’assiette que j’ai « posée » un peu vivement et qui a volé en éclats,
c’est le « va te faire foutre ! » que j’ai éructé sous pression et c’est aussi le
mutisme boudeur que je pratique avec ardeur, c’est vrai.
Nous ne nous parlons plus depuis samedi. En fait, c’est moi qui ne
lui parle plus. C’est puéril, je sais mais je suis au bord de l’explosion. Un
souffle, un mot et c’est l’apocalypse. Je préfère m’effacer, ça va passer.
Il s’attend à ce que je cède. Pas cette fois. Je vais m’entêter parce que
« cette fois » est importante.
Samedi, donc… J’ai foncé chez François. Je piaffais. Nous étions
rentrés du chalet la veille au soir et il me tardait de revoir la maison.
Les travaux étaient terminés. L’intérieur n’avait souffert aucune
transformation importante, il m’a pourtant chavirée. Les murs nus, repeints
en blanc, le parquet foncé et verni d’une nuance « chêne clair », l’absence
de meubles, d’objets décoratifs… tout élargissait les pièces, les éclairait. On
avait repoussé les limites de cet espace clos, l’océan s’y jetait plus loin, plus
fort qu’avant.
Des traits de lumière ondulaient au plafond. Le blanc immaculé éclaboussé
de gouttes d’eau s’imprégnait du mouvement des flots et de la couleur du
ciel qui se mirait dedans. Par moments, on aurait dit un kaléidoscope…
J’ai raccroché les clichés qu’il aimait, l’éléphanteau, les fauves
couchés en arc de cercle, les girafes du Kilimandjaro. Les noirs et gris des
photos saillaient sur le mur, les animaux respiraient.
Ensuite, j’ai réinstallé le bureau face à la porte-fenêtre, la table et les
chaises dans la salle-à-manger, son fauteuil, enfin, et les objets.
Frank est entré. « D’accord ! ... » a-t-il dit. C’était parti !
- Je pensais qu’on s’était mis d’accord ??
- Ben, oui !
- Ce n’est pas une location pour touristes, ça ! C’est un musée ! …
Rosalyn ! Merde !
J’ai balbutié un « Et alors ? » peu convaincu, les yeux à terre, gênée,
honteuse.
Il a soupiré… sa façon de se reprendre, d’évacuer.
- Enfin ! C’est quoi, ça ? Son fauteuil, ses photos… !!
- C’est joli, non ?
Il s’est planté devant moi, les bras croisés. Frank a les yeux noir charbon…
ils me brûlaient ! La mauvaise foi, il ne supporte pas.
- Je l’aimais bien, moi aussi. Mais… ce n’est qu’une maison, bon sang !
Tu as besoin de ça pour penser à lui ?
Là, j’ai bondi.
- Bien sûr que non !
- On ne va pas la vendre, j’ai cédé là-dessus…
- Mais ?
- On ne peut pas la laisser inoccupée ! Il va falloir la chauffer,
l’entretenir… elle va s’abîmer, dépérir. C’est ça que tu veux, une
maison hantée avec des vitres cassées, des arrivées d’eau gelées,
d’immenses toiles d’araignée ? Et des photos, ses plus belles,
décolorées, moisies ? L’océan bouffe tout, tu le sais ça, non ?
Je n’ai rien dit parce que je le savais, tout ça, même si « ça » n’empêchait
pas.
Il a marché jusqu’à la porte-fenêtre comme s’il lui fallait consulter les
vagues… J’ai patienté, immobile et muette. Et sans se retourner, m’offrant
son dos, il m’a asséné :
- Tu sais… on peut encore changer d’avis, vendre là-haut et s’installer
ici. La décision t’appartient, moi, je suivrai.
Voilà ! Il l’a fait ! Il me donne ce que je veux, vidé de sa substance, un
os sans moelle. Et il m’en laisse la responsabilité. Coup classique ! Et il se
pense fin stratège. Et le problème, c’est que ça marche encore. Sauf qu’il ne
s’agit pas de négocier un achat. On ne parle pas d’un livre, d’une édition
spéciale, on se dispute l’âme d’un homme.
Je devrais sauter de joie mais la frustration prend toute la place. Me voilà
seule face à mon indécision.
Obtenir ce que l’on croit vouloir peut vous plonger en plein cauchemar.
Connais-toi toi-même… c’est ça… !
Frank me connaît par cœur. Il m’anticipe et me piège. Sans malveillance, il
m’aime.
Je suis prévisible et je m’offre, sans calcul ni fioriture, on lit en moi comme
dans un livre. Un livre pour enfants, avec de très grosses lettres. Je suis
aussi… fragile. Je crois avoir plus peur que la moyenne des gens. La peur
de se tromper, de mal faire, comme disait ma mère. Et j’hésite, je tergiverse.
Un jour, j’y vais et l’autre, pas. Il le sait. Il me voit, là et il attend.
Je n’ai pas répondu, la colère a pris le dessus…
Aujourd’hui encore, je m’indigne. Ce marché est immonde. C’est
lui qui n’assume pas, c’est moi qu’il utilise, c’est un traître, un lâche !
Je bois mon café dans cette cuisine où traînent encore des senteurs de
chocolat… Comment pourrais-je décider, seule, de vendre tout ça ? La
maison de mes enfants ? Leurs petites chaises, leurs chambres, le parquet
où ils étalent leurs lego ? Jamais, c’est une évidence.
« Ce n’est qu’une maison » a-t-il dit… te voilà pris en flagrant délit, mon
pauvre ami. Ces mots, tes mots, valent pour les autres mais qu’en est-il de
la tienne ?
Nous ne valons pas mieux l’un que l’autre, en fin de compte.

« Je te demande pardon » … Il m’a soufflé sa petite phrase dans le
cou. Je ne l’ai pas entendu rentrer et je sursaute, porte une main à la base
des cheveux, là où ça chatouille encore.
- Tu dormais ?
Je secoue la tête en bâillant. Il a posé son front contre le mien et murmure :
- Financièrement, on ne peut pas, Rosa, je suis désolé.
Je le repousse doucement. Il s’assied au bord du divan, mes jambes
étendues prennent toute la place.
- Quelle heure est-il ?
Il rit. J’émerge. Je n’en reviens pas d’avoir dormi. Je veillais, avant, jusqu’à
minuit.
- Je crois que j’ai dormi.
- Mauvais film ?
- Aucune idée ! Je ne me rappelle même pas le début.
- Tu récupères.
- Sans doute. Tu as faim ?
- Non. On a grignoté un truc.
- Au burger, je suppose ? Tu exagères.
- Je sais. J’ai dit que j’étais désolé, tu as entendu ?
- Oui.
- Et ?
- Tu peux.
- Ah… Toujours fâchée, alors ?
- Le procédé est ignoble.
- Je suis d’accord mais la réalité, aussi.
- Vendre, ici, te paraît ignoble ? C’est ça ?
- Oui.
- À moi aussi.
- Tu te sacrifies. Le choix c’est pour nous. Pour les enfants et moi.
- Pour moi, donc.
- Bien sûr mais… indépendamment, disons de la famille, ton choix…
- Arrête avec ça. C’est notre maison, point.
- Ok.
- On va louer l’autre.
- D’accord.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le petit somme devant la télé m’a
été fatal. Les mots de Frank aussi, ceux qu’il n’a pas prononcés et qui nous
sont si familiers. À force de vivre ensemble, on apprend à composer, à
sauter des notes, à ignorer certains accords. La mélodie s’en arrange, elle
gagne en harmonie. Une seule de ces fausses notes demeure en nous et
parfois, entre nous. C’est l’épine qu’on effleure, la maison. La nôtre. La
mienne.
Frank, à force d’extrapoler et de lire en cachette les magazines de
ma coiffeuse, s’est entiché d’une idée, d’un mythe : je serais minée par ces
murs. Pas hantée. Il n’a pas osé. Gênée, dérangée, bouleversée… quel
programme, déjà !
Mais je me moque alors qu’il ne fait que répéter, et exagérer, certes, ce que
j’ai suggéré. Il pense que je n’aime pas notre maison et il se trompe. C’est
que l’histoire n’a pas commencé avec notre installation et que certains
souvenirs où il n’était pas, me parlent toujours même enfouis sous un
nouveau carrelage, même recouverts d’une peinture toute fraîche, même
dans les débris d’un mur abattu. La mémoire de celles que l’on nomme
« demeures » est inattaquable et immortelle. Tels l’eau, le bois, la terre…
tout ce que la nature a conçu et qui nous abrite. Rien ne meurt sous nos pas,
la moindre empreinte se régénère.
Je ne crois pas aux fantômes, je crois aux traces qu’ils laissent.
On me dira que cette mémoire d’enfant crée des images pour que l’adulte se
souvienne. Et qu’elle déploie toute son inventivité parce que la concurrence
est rude, que la vie et l’âge viennent à bout de tout. Sans doute. C’est
pourtant ici que je vois mon père, que j’entends ma mère. Ici.
J’avais dix ans lorsqu’il est mort. Nous étions jeunes, c’était subit.
Je n’ai pas pleuré tout de suite, je me souviens d’un trou dans ma tête, d’une
inertie soudaine. J’entendais, je voyais, sans me sentir vivante, comme
bloquée dans un miroir qui ne réfléchissait plus, ni pensées ni émotions.
Je croupissais au fond d’un puits. Etat de choc. Mais à l’époque, on n’a pas
mis les mots sur ma peine ni même une main sur mon épaule. Chacun
subissait son chagrin sans partage.
Alors, j’ai imité leurs gestes et endossé leur silence. Je me suis tue. Très
longtemps.
Je n’ai pas dit que je l’avais aperçu cet après-midi-là et qu’il était mort
devant moi.
C’était le 16 septembre 1992. Il faisait très beau, un ciel d’été d’un
bleu sans voiles.
J’avais quitté l’école plus tôt. Notre institutrice, nauséeuse, était rentrée
chez elle. Bien sûr, j’aurais pu, j’aurais dû attendre comme les autres jours
que ma mère vienne me reprendre. Mais, voilà, mes copines et moi avions
envie d’autre chose : prendre le large ! …
Nous nous sommes mises en chemin, enjouées, bavardes, légères
comme on peut l’être à dix ans. Nous profitions de l’aubaine. Une heure
pour nous, sans surveillance, « ça n’était pas souvent » !
En remontant Market Street, l’une d’entre nous, Ann, je pense, a aperçu le
glacier. Il ressortait sa machine sur la terrasse de son établissement. C’est
vrai qu’il faisait à nouveau beau.
Le mauvais temps des semaines précédentes avait eu un goût
d’automne précoce et frais, très frais. On songea que pour cette année,
c’était terminé. Les chaises, les tables, disparurent des trottoirs aménagés,
les vitrines des magasins se mirent à proposer doudounes et pulls à col
roulé…
Mais l’été revint et, ce jour-là, nous transpirions dans nos manteaux
pourtant grands ouverts. Alors, une glace, oui, c’était tentant…
Le cornet en fin biscuit disparaissait sous la volute de crème vanille.
Une montagne délicieusement chancelante. Le glacier avait été généreux et
farceur, je crois. La glace fondait, croulait, nous prenant de vitesse et nous
riions aux éclats, happant chaque goutte avant qu’elle ne poisse nos doigts.
Nous nous sommes réfugiées à l’intérieur du snack. Assises,
l’exercice nous semblait moins périlleux. Nous avons choisi une petite table
derrière la vitre. De là, nous avions une vue dégagée sur la rue. La
circulation était fluide, paisible, même. Il était à peine quinze heures.
J’ai terminé ma glace, je me suis essuyé les mains puis, un gamin a hurlé,
dehors. J’ai tourné la tête et je l’ai vu. Mon père. Sur le trottoir d’en face. Il
se tenait tout au bord comme s’il s’apprêtait à traverser mais il ne traversait
pas. Il ne regardait ni à gauche ni à droite… j’ai cru qu’il m’avait aperçue,
qu’il me regardait, moi.
Je me suis levée et j’ai saisi mon manteau. Il ne devait pas être
content, j’allais me faire engueuler. Je n’ai jamais eu peur de mon père, il
était doux comme un agneau, mais, là, j’étais en tort.
Kate m’a dit : « Reste ! Il ne t’a pas vue. »
J’ai hésité, jeté un autre coup d’œil par la vitre… il n’avait pas bougé. Je
voyais sa haute silhouette figée comme une statue, il avait baissé la tête…
non, il ne m’avait pas vue.
Alors, je suis restée collée à cette fenêtre ne sachant que penser.
Que faisait-il, là ? Et à cette heure ? Et qu’attendait-il prostré sur la bordure
à quelques centimètres de la chaussée ? Je pensais : « Mais, traverse,
bouge ! ... » Et soudain, comme s’il m’avait entendue, il s’est penché à
gauche, à droite… pas de voiture… Puis, une fois encore… toujours rien…
Il s’est redressé, s’est remis à attendre encore… une minute, deux…
Un véhicule a surgi, rapide et bruyant, et mon père a fait un pas.
Son corps lourd a volé comme un fétu de paille. Quelqu’un a hurlé.
Je suis sortie et j’ai vu. C’est une image furtive… un pan de manteau qui
flotte au vent, une masse inerte et deux pieds. J’ai dû hurler, je n’en m’en
souviens pas, je me suis précipitée en tout cas mais deux bras puissants
m’ont prise en tenailles et serrée. Le glacier. Je lui dois de n’avoir gardé de
mon père blessé à mort aucune vision d’horreur. Il y en aura après. Ce jour-
là, cependant, j’ai happé un souvenir propre, pas de blessures
sanguinolentes ni de crâne fracassé.
J’aurais pu m’en sortir et continuer à rêver de jolies choses. Mais mon
imagination perfide s’est emballée. Elle a greffé sur le seul cliché arraché
une fraction de seconde cette insoutenable probabilité. Elle a fait du doux
visage de mon père une chair meurtrie, « une gueule cassée ».
On l’a emmené très vite. En un quart d’heure, un ballet
d’ambulances, pompiers, policiers… a investi l’asphalte. Une danse
macabre. Les sirènes hurlaient, les gyrophares tournoyaient, aspergeaient
les vitrines de faisceaux bleus éblouissants. Cette scène, je l’ai rejouée cent
fois. Il me semble qu’elle a duré, duré… Mais je dois me tromper. C’est à
cause du vacarme, de la lumière, de tous ces gens qui s’affairaient alors
qu’il était déjà mort. C’était absurde. Absurde d’être couché là, au milieu de
la route, absurde, encore, ce soleil qui s’en foutait et brillait comme
jamais…
On l’a déposé au milieu du salon. Ma mère, qui est d’origine
italienne, ne pouvait concevoir qu’il repose ailleurs que dans sa maison.
Des voisins ont déménagé les meubles et drapé les murs de noir. Comme
autrefois. On a ôté le couvercle du cercueil et exposé papa.
Mes cauchemars ont changé dès cet instant. Ils ont pris le visage de celui
qui hantait le salon. Sa couleur, son aspect, ce pansement qui tenait sa tête
et sa mâchoire en même temps. Je n’ai pas supporté.
« Il est beau » disaient les gens, « On dirait qu’il dort. » Comment un mort
pourrait-il être beau ? C’est le fossile d’un être vivant qui gît, là. C’est le
moulage d’un homme saisi par le froid, foudroyé, peut-être… Saisi, c’est
ça, raide, statufié, pétrifié.
Ce n’est pas mon père, en tout cas, je ne reconnais pas ses traits même si je
ne me penche pas, que je me tiens la plus éloignée possible. Mais,
forcément, je passe et repasse dans ce salon étroit où s’amassent les
survivants et je le vois.
On a tiré ses cheveux vers l’arrière… morts, aplatis, presque gris. Son nez
tombe bas, il s’incurve sur une bouche qui a disparu. C’est un trait terreux,
long comme une cicatrice.
Ce n’est pas mon père. Ce n’est pas non plus un être endormi, le sommeil
ne nous rend pas aussi laids. Ce mort ne navigue pas en plein rêve ni même
en plein cauchemar. Il est bien trop indifférent. Il n’est plus, c’est tout.
J’en ai voulu à ma mère. La maison, ma maison, a pris une autre
dimension, un usage que je n’avais pas imaginé faisable.
Le cercueil est toujours dans le salon même si Frank et moi l’avons
transformé en bureau. Je m’y rends le moins possible, pour épousseter et
nettoyer. Trop souvent, donc.
Je l’y vois, je rase les murs mais ça n’empêche pas.
Si, par inadvertance ou par obligation, je devais m’y attarder plus qu’il ne
faut, je sais que même l’air chargé d’encens et du parfum des fleurs, même
cet air-là me sauterait dessus.
Frank a tort, finalement. J’aime cette maison et je n’ai pas peur. Je
m’en arrange de mon mort. Il n’occupe qu’une pièce et elle est toute petite.
Papa, lui, habite tout le reste, son rire sonne de haut en bas… Même si,
l’image qu’il me reste de lui vivant, c’est celle d’un corps qui vole, bras et
jambes écartés, léger comme un bonhomme de carton. C’est injuste. Il
pourrait m’apparaître occupé à lire son journal ou à tondre la pelouse mais,
non… il vole à deux mètres du sol, il reste en suspens longtemps, puis…
une forme gît sur l’asphalte. Le vent soulève un pan de son manteau, il
flotte… Voilà tout ce qui reste de mon album personnel : une image de mort
et une image d’accident.
C’est curieux, François, lui, m’apparaît bien vivant et souriant. Je l’ai
pourtant vu mort, lui aussi. Certes, je n’ai pas le même âge et les
circonstances n’ont rien, absolument rien à voir. Puis, il était assis. On
n’assied pas les morts. C’est une position de vie…
Après l’enterrement, après les très nombreuses visites, il m’a fallu
affronter l’autre… comment dire… aberration ! Il avait fait un pas. Il avait
patienté sur son trottoir, il avait choisi la cylindrée, estimé la vitesse et il
avait foncé. Un travail de pro. Cela lui ressemblait. Et moi, il avait fallu que
j’assiste à ça, au suicide de mon propre père et que je l’observe, sans frémir,
sans bouger.
Je me suis épargné et le cynisme des hasards et la culpabilisation. J’en avais
assez déjà sur le dos.
Le pourquoi, par contre, m’a poursuivie, d’autant plus que personne
ne semblait au courant. Pour tout le monde, la famille, les amis, mais pour
la police aussi, c’était un accident.
La conductrice de la Mercedes, elle-même, n’a pas nié sa responsabilité.
Bien au contraire ! Jugée pour « conduite irresponsable, assassine », dixit
les mots du juge, elle a assumé sa faute, a imploré le pardon auprès de ma
mère et elle a payé. Trois cent mille dollars ! Une véritable fortune.
« Vous vous êtes fait avoir » nous a dit un avocat à notre sortie du tribunal.
Il avait apparemment eu vent de l’affaire et nous avait suivis. « Moi,
j’aurais pu obtenir huit cent mille, un million, peut-être ».
J’ai pensé : « De trois cent mille à un million… voilà donc la valeur de mon
père. » Ce ne sont pas les mots exacts, j’avais dix ans. Mais les miens
voulaient dire la même chose et il l’a senti. Il s’est planté devant ma mère
et, doucement, il a ajouté : « Nous ne pouvons pas remplacer votre mari ni
réparer votre peine. Mais nous avons le pouvoir de ne pas ajouter à votre
souffrance, une détresse financière. Et pour cela, il n’y a que l’argent. Nous
n’avons rien d’autre même si cela vous semble cynique, indécent. »
Ma mère a répondu : « Mais… trois cent mille dollars ! C’est bien plus
qu’un manque à gagner ! » Il a souri. « L’indemnité ne prend pas seulement
en compte un salaire qui ne tombera plus. Le préjudice moral, aussi. Vous
comprenez ? »
Ma mère a opiné de la tête. Elle comprenait, oui, mais… quand même,
c’était bizarre, c’était mal, devait-elle penser. La mort de son mari la faisait
riche. Elle prit la chose comme un péché.
Elle n’avait pas tort. Je m’étais tue, j’avais menti et ce mensonge nous avait
enrichis. Au secours ! je ne dormirais plus !
C’est Kate qui m’a sauvé la mise. Elle seule avait été témoin du
suicide, personne n’avait rien vu. Pas même Ann, ni les passants dans la
rue. Personne !
Kate avait douze ans, elle était mûre pour son âge, disait-on d’elle. On
prétendait la même chose à propos de moi. Cela devait être vrai, mes frères,
ma sœur, m’ont toujours semblé légers comme des bulles de savon. Ma
mère ne leur confiait rien, moi seule, ai eu droit, de temps à autre, à ce
qu’elle appelait des aveux de faiblesse. Or, j’étais la cadette. Peut-être, mon
jeune âge l’autorisait-il, justement, à ce genre de confidences. Peut-être
était-ce comme parler aux anges. Cela n’engage à rien, c’est presque
comme parler tout seul.
Mais je ne le crois pas. D’autant plus que « l’accident » a broyé en moi ce
qu’il restait de cette part d’innocence. J’ai grandi d’un coup. Vieilli, plutôt.
Envolés les amourettes et les rêves de stars. J’étais passée derrière la vitrine
et l’arrière-boutique n’était guère reluisante.
La vie, bien sûr, a repris le dessus. La parenthèse, cependant, m’a semblé
bien longue.
Kate ne m’a pas quittée des yeux. Elle a porté au moins le quart de ce
fardeau et, parfois, bien plus. Elle m’a secondée dans mon « enquête »,
aussi.
Mon père était sans travail depuis deux semaines. Et ce n’était plus
un secret. Son patron nous l’avait appris, ou plutôt, il avait lâché le morceau
par dépit, le regard mouillé rivé sur le cercueil. Nous ne l’avions pas su
mais ce chômage ne pouvait, à lui seul, justifier son geste. Parce que c’était
courant.
Peintre en bâtiment d’une petite entreprise, les affaires, depuis le
début, fluctuaient au rythme des saisons. Parfois, il y avait du travail,
parfois, moins et les cinq ouvriers s’alignaient. Si le temps chômé se
prolongeait, mon père prenait des petits boulots. Cette situation récurrente
n’affectait pas trop la comptabilité de la maison.
Ce que Marco – le patron – ne nous a pas dit, par contre… à moins
que, bouleversés par le deuil, nous n’ayons pas compris… c’est qu’il s’était
séparé de mon père. Définitivement. À contrecœur, je veux bien l’admettre,
il en avait la gorge nouée quand, sept ans plus tard, il me l’avoua. Sept ans !
J’avais ruminé ce « pourquoi » sept longues années mais, à dix ans, on
n’entreprend pas une telle démarche, on ne s’en va pas questionner le
patron de son papa.
C’est Kate qui a pris les devants et nous avons débarqué chez lui,
un après-midi de mai 1999.
Marco avait vendu son affaire et profitait de sa retraite dans une jolie
maison proche de la nôtre.
Physiquement, mon père était à bout. On n’a pas le dos costaud dans la
famille, le sien était foutu. Je le savais, nous le savions tous. Certains soirs,
il souffrait le martyre.
Il avait été ouvrier de voierie puis maçon, peintre, enfin… son squelette
avait trimé. Déformé, sclérosé, il ne se réparait plus.
Marco nous relata avec force détails, comme s’il y était encore, cet entretien
qui lui avait arraché les tripes.
Notre père n’avait pas moufté, à peine réagi. Que dire quand la vérité toute
crue vous explose en pleine face ? Marco avait raison, mon père n’y arrivait
plus et, à force de redoubler d’efforts et de mordre sur sa chique, le mal
empirait. Ce qu’il s’infligeait pour tenir, relevait, oui, du martyr. Il fallait
mettre un terme à cette violence, à ce non-sens.
Marco ignorait qu’il venait de mettre fin à toutes ses souffrances. Nous ne
lui avons pas dit. Il s’en veut assez.
« Ce jour-là », a-t-il dit, « Il devait être plongé dans ses pensées… il n’a pas
vu la voiture arriver… »
Kate a gardé pour nous deux ce secret encombrant. Nous sommes
restées très proches. Je lui dois beaucoup. C’est elle, aussi, qui m’a
présentée à Frank puis à François.
Elle veille sur moi comme un ange gardien, au sens figuré. Nous nous
voyons chaque semaine.
Je vais lui raconter cette dispute et elle va, gentiment me faire la leçon
comme lorsque j’ai arrêté mes études de droit pour me marier, comme
lorsque j’ai racheté les parts de la maison à la fratrie, comme à chaque fois
que je me lance sans trop anticiper les doutes, les regrets qui,
immanquablement, viendront me hanter…
7. François – La lettre

… « Cette année 1955 était belle, je crois, elle ressemblait à toutes


les autres. Nous étions de grands adolescents insouciants, heureux. Et unis.
Le temps n’avait ni défait ni même entamé cette amitié à trois. Une
longévité rare, une fidélité à toutes épreuves, pensions-nous.
Ce qui nous liait ? La proximité de nos maisons et de nos âges, sans
doute.
Enfants, nous courions d’un jardin à l’autre, ils n’avaient pas de clôture ;
nous dînions de la même façon, selon le menu du jour dans un de nos trois
restaurants gratuits ; nous partions et revenions ensemble de l’école, nos
parents se relayaient ainsi pour tout.
Je n’ai rien venu venir. Nos différences étaient le sel de nos
complicités. Et les questions que nous ne nous sommes pas posées, enfants,
sont restées lettre morte.
Josh était un ange, Phil, un démon, et moi, j’errais entre les deux. C’était
ainsi. Nous nous aimions ainsi. Sans arrière-pensées, sans heurts.
Trois est le chiffre de la discorde, dit-on, du trouble-fête, du « mis
de côté ». Je n’ai jamais eu cette impression et pour cause, je ne regardais
pas du bon « côté. » Je n’ai pas prêté attention à cette face sombre, celle qui
veille, qui se nourrit mal et grandit. J’ignorais aussi que s’il nous arrivait
d’être deux, Josh et moi, Phil et moi, l’autre duo, lui, n’existait pas. J’étais
le lien, la soudure. J’étais l’aîné, l’enfant unique qui, trop heureux de s’être
dégoté une fratrie, partageait ses jeux, ses rêves, surtout. J’ai toujours été
« lunaire ». Dans ma tête, j’étais déjà un voyageur infatigable, un conteur
d’histoires. Ils aimaient m’entendre. Mes projets, où ils étaient, les
emmenaient aussi loin que tous les possibles. Et nos possibles étaient très
ambitieux.
Josh, je l’ai dit, était un ange. Ses pensées, ses actions, ses
intentions, tenaient d’une gentillesse naturelle, d’une intelligence
remarquable, d’une générosité sans limites. Tenait, c’est le mot car l’image
qui me vient en pensant à lui, c’est celle d’un arbre, plus robuste, plus haut,
plus fleuri que tous les autres et qui tient une branche de vie. Cette
bienveillance était sa sève.
Il nous a épatés et conquis. Il voulait devenir médecin. Je le voyais, posé,
attentif, réfléchi… il en avait déjà l’allure et le charisme.
Josh était un ami complaisant. Il riait de toutes nos bêtises, il lui en arrivait
d’en commettre aussi et de s’en moquer.
Quand l’un de nous lâchait une énormité, il partait comme une fusée dans
un éclat de rire bruyant à faire pleurer ses yeux dorés.
Brun, grand, presque maigre, il avait un visage fin, des cheveux épais,
bouclés, et un regard doux, d’une couleur qui variait avec la lumière. Mais
plus verts ou plus bruns, ses yeux brillaient tout le temps. Josh avait ce
talent. On lui avait accordé le bonheur.
Phil était le benjamin, le petit. Il l’était resté longtemps et on l’avait
oublié au point de ne pas l’avoir vu, grandi. Mais il nous avait rattrapés et il
s’était étoffé. Phil, c’était une masse soyeuse de cheveux blonds, des traits
plus qu’harmonieux, un regard bleu, liquide, d’une limpidité à donner le
vertige. Souriant aussi, facétieux, il était le clown de la bande, l’extraverti.
On lui passait tout. « Il était nerveux » disaient ses parents, « On ne sait pas
qui il ressemble… »
Son père et sa mère, comme ceux de Josh et comme les miens,
étaient des gens ordinaires, calmes, sans histoires. Nous appartenions tous,
dans le quartier, à cette classe moyenne laborieuse qui avait conquis un
statut social à la seule force de son travail. Et même si l’époque
relativement bénie assurait à ces « aisés » une certaine stabilité, cette place
centrale au sein de la société restait très exposée.
Une crise économique, l’inflation, le chômage, pouvaient tout faire basculer
et du mauvais côté, bien entendu. Et comme il fallait consommer et assumer
un certain standing, on s’endettait de manière raisonnable… et pour
rembourser, on travaillait. Cela peut paraître curieux mais cette vie était
faisable, plus qu’aujourd’hui, et elle rendait les gens heureux, je crois.
Phil était spécial, c’est vrai. Impatient, agité, parfois… taquin,
coquin… nerveux, oui. L’adolescence, pourtant, semblait l’avoir changé.
Ses parents respiraient, il tenait enfin sur sa chaise. Même ses professeurs
s’en plaignaient moins et les notes remontaient.
Je pense, qu’en fait, nous avons tous été bernés. Non pas qu’il l’ait fait
exprès. Sa première victime, ce fut lui. Je ne peux rien en dire de plus, je ne
peux toujours pas me l’expliquer.
Je le revois, je nous revois tous les trois et rien ne dépasse. Il n’y a eu aucun
signe, aucune alerte, comme on dit, rien que je n’aie vu. C’est terrible !
- Ce jour-là, c’était lui. Il l’a fait, je l’ai vu. Pas en train de le faire. Pas
en flagrant délit. Dans ses yeux.
C’était juste après l’innommable, juste avant l’effroi, l’espace de cette
poignée de secondes en suspens, le temps de la part des anges qui laisse coi.
Il a pris mes yeux dans son regard froid, il l’a cadenassé. Il exigeait que je
sache, il m’infligeait cet autre indicible. Il m’épouvantait exprès et ça
marchait. Je sens encore, non la douleur, elle viendrait après, la déchirure,
l’implosion. Et je cherche toujours ce que ses yeux disaient, portaient en
eux. Du défi ? De la satisfaction ? De l’orgueil ? Je l’ignore, je ne suis pas
psy, pas même amateur. Si j’avais été fin psychologue, peut-être que… ?
Mais je ne me condamne pas, ce manquement ou cet aveuglement en ont
égaré d’autres que moi. Je sais par contre ce que je n’ai pas vu : du dépit,
des regrets, des remords.
Horrible à décrire comme à concevoir !
C’est une électrocution dont on ne revient pas. Cela dure quelques secondes
ou quelques minutes, je ne sais pas, et on sait déjà que ça ne passera jamais.
Cette image a vécu avec moi et elle brûle encore. Comme l’œil de
l’éléphanteau. Comparaison n’est pas raison, bien sûr, cette rencontre-là
n’avait rien de tragique. Elle fut, cependant, intense. En moi. Et je ne me
l’explique pas non plus. J’ai voulu y voir une infinie tristesse, une langueur
très proche du désespoir. L’animal esseulé, capturé, enfermé, souffrait et,
comme je lui parlais, il me l’a dit. Je sais ce qu’on va penser… sensiblerie,
anthropomorphisme… peut être, oui ou peut-être pas. Peu m’importe. Ce
que l’on ressent aussi puissamment a existé et existera encore.
Je n’ai pas déchiffré le visage de Phil, ça ne veut pas dire qu’il n’y avait
rien à lire.
Après… il y a eu une enquête, naturellement, et nous avons été
interrogés.
Avions-nous vu quelque chose ? Non. Rien. Nous étions séparés, nous nous
étions éloignés l’un de l’autre, sans raison, au gré de nos pas.
L’un se trouvait plus haut, l’autre, plus à gauche… non. Nous n’avions rien
vu.
Personne ne m’a demandé si j’avais entendu quelque chose. Ni la police ni
la famille ou les amis. Curieux, non ? C’est un réflexe qu’ils n’ont pas eu.
C’est une faute qui en a engendré une autre, la mienne et qui a désorienté
ma vie. C’est l’objet de cette lettre…
On en revient à l’éléphanteau, à l’épisode qui s’est ensuivi. La
pauvre bête n’a aucune responsabilité dans l’affaire, c’est entendu, mais
mon esprit les a reliées. C’est une date, un repère sur mon calendrier
personnel. C’est une rencontre chargée d’émotion qui compense le mal par
le bien et le transforme, aussi. Ça fait chaud au cœur, c’est plus gratifiant
d’avoir frémi que de s’être chopé un virus. Je parle, évidemment, de ma
surdité.
Ce jour-là, un an après, n’a pas fait exception, je n’ai rien entendu.
À cause de l’eau. Elle cause, je l’ai dit, un tel tintamarre dans ma tête qu’il
étouffe les autres sons. Pour moi, ils n’existent tout simplement pas. S’il y a
eu des cris, des cavalcades, les eaux tumultueuses me les ont soustraits.
Si les enquêteurs m’avaient posé la question, j’aurais dit la vérité : « Je ne
suis pas un témoin fiable, je ne peux rien entendre ». Mais ils ne l’ont pas
fait. Et je n’ai rien dit.
J’ai donc menti, par omission, certes, mais pour moi, c’est pareil.
Suis ce raisonnement avec moi et tu verras que, malheureusement, j’ai
raison.

1. Ce que je n’entends pas peut exister quand même.


2. Tes cinq sens se combinent pour te faire réagir. Quand tu entends
quelque chose, tu bouges et tu vois. Tu t’en rends très vite compte
quand tu es sourd. Ça marche souvent dans ce sens-là.
3. Je n’entends pas donc, je ne vois pas. Enfermé dans ma bulle, ce
qui se passe plus haut, n’existe pas.

J’ai fermé les yeux pour Phil. Je savais. Témoin sourd et aveugle,
sans preuves donc, mais cette intime conviction, comme on dit, n’avait pas
besoin d’être étayée par des faits, elle se suffisait à elle-même.
Je n’ai pas voulu l’incriminer, le faire comparaître, le faire jeter en prison…
J’ignorais le sort qu’on lui réserverait si je parlais mais il paierait d’une
manière ou d’une autre et, cette souffrance, je ne pouvais l’ajouter à l’autre.
Une victime, c’était assez.
Même si Phil… oui, je sais.
Pour moi, le cauchemar ne faisait que commencer.
Nous ne nous sommes pas revus. Il se terrait chez lui, moi, pareil.
Les gens du quartier, nos proches aussi, ont pensé que le chagrin avait
frappé si fort que, pour la première fois, nous avions renoncé au partage.
C’était le cas, d’une certaine façon.
Nous n’avions plus rien à nous dire. Phil ne pouvait m’entendre, quant à
moi… l’idée, seule, me faisait horreur. J’avais encore le bleu de ses yeux
dans mes iris et la flèche plantée en plein cœur.
Un an après, jour pour jour, je suis parti pour l’Afrique. Le projet
existait depuis toujours, je l’ai pris par la main, de force. Je quittais plus ma
vie que je ne partais.
J’ai voyagé, j’ai fait des rencontres, j’ai vu les plus belles choses
qui soient. J’ai vécu comme je m’étais juré de le faire, libre, sans attaches,
sans plan de carrière, sans comptes à rendre sauf un.
Je crois n’avoir eu d’autre tache sur mon cv mais celle-là m’a pourri
l’existence.
Avais-je permis par mon silence qu’un criminel reste en liberté ? Qu’un
possible psychopathe assume ce destin qui semblait être le sien ? Avait-il
commencé ce jour-là ? Allait-il récidiver ?
J’en ai tremblé d’effroi, le soir dans mon lit, au point d’inverser le cours des
choses, veiller la nuit, dormir le jour. Et je l’ai surveillé. De loin.
Je rentrais au pays entre mes escapades et j’avais des nouvelles de
lui. Ça n’aurait rien empêché, je sais, je jouais avec le feu, je sais, mais…
que faire d’autre ? Je n’allais pas, des années après, entrer dans un bureau
de police et me mettre à table.
Le mensonge ne vous quitte jamais. J’ai dû composer avec les gens,
biaiser. Il se trouve toujours quelque part quelqu’un qui a eu vent de
l’affaire et vous questionne et remue le couteau…
J’ai quitté l’Afrique en 59 pour m’éviter pareil traquenard. Il avait un
complice, j’ai trébuché un peu plus tard, lors de mon troisième voyage en
Tanzanie. Le hasard me taquinait ce jour-là. C’était en 67.
J’attendais mon vol de retour à l’aéroport de Nairobi. Il avait du
retard, j’ai donc cherché un siège dans le hall des départs. Il y avait une
rangée libre près des baies vitrées et alors que je m’apprêtais à m’asseoir,
l’homme installé en face de moi a levé la tête et croisé mon regard. Phil !
Changé, apprêté, les cheveux plaqués vers l’arrière mais ce bleu-là, cette
frimousse de jeune premier… Il m’a reconnu, il a eu ce tic, cette crispation
furtive de la mâchoire et… il a détourné les yeux. Moi, j’ai décampé !
J’étouffais de colère, ce qui ne me ressemble pas. Cependant… je n’ai pas
supporté de le découvrir ainsi, affublé d’un costume, l’allure soignée, la
dégaine prétentieuse d’un homme d’affaires qui a réussi. Moi qui redoutais
tant l’être qu’il risquait de devenir, je m’émouvais de l’image de ce dandy.
Il se portait bien, il semblait épanoui, il avait détourné le regard. Comment
osait-il être heureux ? Comment osait-il me renier, renier mon silence, ce
silence qui l’avait couvert ? Puis, surtout, comment osait-il encore respirer
quand la vie qu’il avait prise valait mille fois la sienne ?
Je ne l’ai plus jamais revu et j’ai mis fin à mes « surveillances ».
Je n’ai jamais cessé de songer à la bande des trois. C’eût été, parfois, bien
trop beau !!!
Voilà ! J’y suis arrivé. J’ai pris du retard, tellement. Pardonne-moi.
Mai 2016
François

… J’ai retourné la dernière feuille. Blanche…
J’avais comme un arrière-goût de trop peu. Il s’était précipité sur les
derniers mètres, ne s’adressant plus qu’à lui-même… Je me fourvoyais sous
l’emprise de ses mots au point d’occulter que cet autre qui n’était pas moi
savait, lui.
Il avait tout donné, mon pauvre François, et il avait franchi la ligne
d’arrivée. Cela disait beaucoup sur son état d’esprit, cela avait dû lui coûter.
Je ne saurais jamais à quel point. Ses mots me parlaient de quelqu’un
d’autre, c’était à peine lui.
J’ai repris le dernier feuillet, relu le dernier paragraphe… j’avais
zappé la date ! Mai 2016 ! Un mois avant son décès !
J’ai aussitôt vu en songe l’œil de l’éléphanteau. Pourquoi ? Je l’ignore. Il
m’avait contaminée, peut-être. À moins que ce pauvre « Dumbo » ne se
mette à me parler, lui aussi. À me dire, par exemple, que les animaux
sentent leur mort prochaine, qu’ils plient bagage et rangent une dernière
fois, sans précipitation, sans douleur ni effroi. Ils se préparent pour ce qu’il
advient et ne s’opposent en rien. C’est la vie. C’est comme partir chasser,
arpenter la savane, se vautrer dans la boue… C’est un projet, une mise en
forme, un maquillage de soirée pour une virée un peu plus longue.
J’essaye de me consoler. Cette confession m’afflige, je ne sais par quel bout
l’attaquer, elle est pleine de trous, précise et floue, les deux entremêlés.
Forcément, elle ne m’était pas destinée, on y revient sans cesse.
Bob ! Lui seul, peut savoir.
Bob ! Évidemment !
8. Bob Young

J’ai bondi sur le téléphone. Si je me mettais à réfléchir, à me


poser… les prétextes, les principes de précaution et autres excuses à la noix
me couperaient les ailes. Or, je voulais savoir et tenter de comprendre.
Bob a dû me prendre pour une folle. J’étais fiévreuse, fébrile… Tant pis !
- Bob ?
- Rosalyn ! Je pensais justement à vous. Comment allez-vous ?
- Bien… Bob…
- Je comptais vous appeler, j’ai une requête.
- Bob… il faut qu’on se voie !
- Ah… oui ! Sans doute. Quelque chose ne va pas ?
- Non ! … Si !
- Frank ? Les enfants ?
- Non. Ils vont bien. Moi, aussi.
- Tant mieux ! Vous m’avez fait peur. Vous avez une voix…
- Écoutez… c’est difficile par téléphone… J’ai trié les papiers de
François et j’ai lu une lettre qui ne m’était pas destinée… je sais, je
n’aurais pas dû…
- Bien sûr que si puisqu’il vous les a confiés, ces papiers.
- Oui, mais… le problème n’est pas là. Cette lettre évoque un drame.
Un double drame qui semble avoir poursuivi François toute sa vie.
Bien sûr, ça ne me regarde pas, ça vous concerne, je crois.
- ??
- Bob ?
- Oui, je suis là. Écoutez… je ne vois pas de quoi il peut s’agir. Ma
mémoire peut me faire défaut, néanmoins, là, tout de suite, rien ne me
vient. Quelque chose de tragique, dites-vous ? Je le saurais, je crois.
- Ah… Pouvons-nous nous rencontrer quand même ? J’aimerais que
vous lisiez cette lettre… s’il-vous-plaît.
- Mais oui, bien sûr. Je comptais vous rendre une petite visite. Je vous
l’ai dit, j’ai une requête.
- Super ! Quand cela vous arrangerait-il ?
- Lundi prochain ? Le temps que je règle quelques affaires. Ça vous
convient ?
- Parfaitement ! Vous resterez quelques jours, j’espère ? La maison de
François peut vous accueillir, elle n’attend que ça !
- Vous ne pouviez pas mieux dire ! Merci, Rosalyn, vous êtes un ange.
- À lundi, alors ! Au revoir, Bob, et merci !
Voilà !... Il n’y avait plus qu’à attendre. J’ai soufflé un bon coup,
soulagée.
Bob, par contre, n’avait pas paru inquiet. Pas une seconde ! Certes, Bob
était un gentleman et un dur. Mais il avait évacué le problème avec une
légèreté, une telle indifférence… c’en était presque choquant. Sauf si c’est
moi qui en fais des tonnes… Sauf si c’est lui qui se défile ou qui ment.
Dans quoi me suis-je fourrée, encore ? Ces hommes sont bienveillants, ils
m’offrent leur amitié et François, lui, m’a offert tellement plus. Et je juge,
je fouille. Qui n’a pas de secrets ? Qui ?
Je suis en phase 2. Celle des gifles que je m’assène. Je n’aurais pas dû
l’appeler ! Le retour de manivelle était prévisible.
Phase 1, tu te rappelles ? Réfléchir, se poser, prendre de la distance.
Oui ! … C’est quoi, cette requête ?

Ils sont arrivés sur le coup de dix heures. J’étais au garde-à-vous
devant la fenêtre depuis vingt minutes. Je piaffais. J’épiais la mer comme
s’il allait surgir des vagues, en voilier ou en pédalo.
Bob est entré, souriant, détendu, fidèle à lui-même quoiqu’un peu gêné. Il
s’est écarté laissant apparaître un homme que je n’avais jamais vu.
- Vous me pardonnerez cette indélicatesse, Rosalyn, j’ai ramassé ce
vieux voyou sur la route. Il venait passer quelques jours à Niagara. Je
ne pouvais pas prendre le risque de le laisser seul chez moi, il m’aurait
barboté mes objets de valeur.
Ils ont ri, l’homme en question s’est avancé et m’a tendu la main.
- Enchanté, Rosalyn, je suis Paul Roberts. Ce n’est pas dans mes
habitudes de m’imposer ainsi…
J’ai pris sa main… J’étais très intimidée.
Une infinie douceur émanait de cet homme… sa voix, ses gestes, sa
posture… Paul Roberts n’était que délicatesse. Et je me surpris à le regarder
longuement, à m’attarder sur ce visage musclé aux formes saillantes que
l’âge n’avait pas altéré…
Il rit. Ses yeux presque noirs se plissèrent sur un sourire large, éblouissant.
Je songeai qu’il avait dû être très très beau.
- Il fait toujours cet effet-là.
Je me suis retournée, écarlate.
Mais ils riaient encore. Alors, j’ai bredouillé quelque chose en direction de
la salle-à-manger. Ils ont compris et se sont installés l’un à côté de l’autre.
J’ai pris la chaise juste en face d’eux, Bob a pris la situation en mains.
J’avais vu juste, il était l’homme de Toutes les situations. D’autant plus que
je n’avais pas prévu un deuxième témoin. Soit !
- Alors, Rosalyn, on commence par quoi ?
- Je ne sais pas.
- C’est si grave que ça ?
Je sentais leurs regards rivés sur moi, en alerte. Je savais, au ton de sa voix,
qu’il hésitait encore entre compatir ou dédramatiser et j’ai choisi pour lui.
- Je crois, oui.
- Allons- y dans ce cas !
J’ai ouvert le coffret que j’avais laissé en évidence sur la table et j’ai sorti la
lettre de François. Je l’ai tendue à Bob qui l’a saisie mais du bout des doigts
et en me regardant. Je devinais ses pensées, j’avais eu les mêmes.
- J’aimerais que vous lisiez ça.
Il a opiné de la tête. Paul a fait mine de se lever. Bob est intervenu en
premier.
- Reste. C’est une lettre de François, ton ami, aussi… à moins que
Rosalyn n’y voie une objection… ?
- Non ! Bien sûr que non !
… Ainsi, ils se sont mis à lire, à tourner les pages et je les regardais…
Deux têtes blanches penchées l’une vers l’autre, penchées sur l’écriture de
François qu’ils déchiffraient, concentrés, très attentifs.
Ils ne lisaient pas de la même façon. Bob était le plus rapide, il dévorait les
lignes, assoiffé, pressé. Paul semblait peser chaque phrase, le poids du sens,
du choix des mots, de sa portée. Et le premier parvenu en bas attendait
l’autre sans impatience.
Je ne les quittais pas des yeux, devinant, malgré moi, le passage qui défilait
sous leurs yeux, redoutant les paragraphes qui lui succédaient.
Je connaissais le texte et sa disposition sur les feuillets.
Ils les tournaient et je pensais : « Surdité… trio… trio, encore… Phil… »
Leur visage commença à changer. Je m’en voulais un peu de me complaire
à épier ce désastre occupé à faire son œuvre mais je ne pouvais me
détourner.
Bob avait ralenti l’allure et il baissait la tête à mesure qu’il avançait.
Son regard, plus vif, resserré, creusait des rides profondes jusque sur les
joues. Il contractait ses lèvres, sa mâchoire, tendait le cou.
Paul avait posé une main sur sa bouche, il s’appuyait sur son coude. À demi
tourné vers son voisin, il me cachait son visage. Il semblait fiévreux, très
rouge… à moins que le soleil… mais il n’y avait pas de soleil.
Au quatrième feuillet, il s’écria : « Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! ...
»
Nous avons bondi sur lui, il tenait son cœur à deux mains et répétait de plus
en plus bas : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! ... »
Bob a pris son pouls, moi, j’ai senti son front, posé ma main sur son bras…
nous nous agitions autour de lui, posant des gestes vains, murmurant sans
relâche les mêmes mots : « Paul ! Paul ! Chut ! Calmez-vous ! Ça va, nous
sommes là… »
Mais Il ne nous percevait pas, il semblait foudroyé, son regard ne visait
rien, que sa réalité à lui. Nous ne savions que faire… briser l’armure,
démolir ce mur où Paul livrait bataille. Il agitait la tête, répétait : « C’est pas
vrai ! » Nous le voyions cheminer d’une idée à l’autre, se raconter pour lui
tout seul la même histoire et replonger en plein cauchemar sans ni s’éveiller
ni aborder. Lorsqu’il s’est mis à grimacer, à fermer les yeux, à accrocher ses
poings à sa poitrine, j’ai cru, nous avons cru…
J’ai sauté sur le téléphone, couru dans la cuisine, fouillé dans le
répertoire…
- Ça va, Rosalyn ! N’appelez pas. Il revient, ça va. Avez-vous du café ?
J’ai répondu « oui » mais je ne m’en suis pas occupée. Je voulais m’assurer
qu’il allait bien, le voir de mes propres yeux. J’ai foncé dans le salon. Ils
étaient toujours assis côte à côte. Bob avait passé son bras autour de ses
épaules. Paul avait le visage enfoui dans ses mains. Il tremblait… je crois
qu’il pleurait.
J’ai fait demi-tour et rempli la cafetière.
Après…
Nous avons déjeuné en parlant de choses et d’autres, chacun rivalisant
d’ingéniosité pour que ni François, ni le « reste » ne s’immiscent dans nos
assiettes. Personne n’était dupe mais ça a fonctionné. Nous sommes sortis
du restaurant repus et apaisés.
Cela peut paraître surprenant étant donné les circonstances mais
nous avions cédé les commandes. Nos cerveaux nous avaient intimé l’ordre
d’éteindre, temporairement. Il nous fallait biaiser et redevenir légers.
Gagner du temps, aussi. Nous pensions surtout en être quittes. Chacun allait
rentrer chez lui, moi, en tout cas. Paul n’était pas de cet avis.
Nous avons longé l’océan, à pied. Il tombait une bruine légère mais
mouillée. L’air avait beau sembler doux, l’humidité crispait, voûtait nos
dos, nous frissonnions.
La vue, au large, était bouchée. Des nappes de brumes flottaient au ras de
l’eau.
Je les ai raccompagnés jusqu’à la maison. Ils allaient passer une
semaine chez François tel que cela avait été prévu.
Paul m’a retenue. Il s’est excusé pour la centième fois et moi, tout autant.
J’ai proposé un dernier café… un thermos rempli, a-t-il dit, deux, peut-être.
Il avait une très longue histoire à raconter.
Alors, nous nous sommes installés dans le petit salon qui jouxte le bureau et
le fauteuil de François et il s’est élancé…

« Il faut que vous sachiez, avant de commencer, que François et
moi, c’est une longue, une très longue histoire d’amitié. Vous devez vous en
étonner et je le comprends car, en l’espace de soixante ans, nous nous
sommes vus deux fois. Au chalet, il y a longtemps et, ici, vous savez quand.
Nous ne nous appelions pas non plus et il y a eu peu de lettres. À Noël, au
Nouvel An, aux anniversaires. Nous n’avions pas besoin de plus. Je suis
peu expansif, il ne l’était pas plus ; nous étions fort occupés, lui, à courir le
monde, moi, à observer mes fossiles.
L’absence n’a jamais été dommageable à ce qui nous liait. Penser sert aussi
à ça, nommer, faire vivre quelqu’un que vous aimez et qui n’est pas là.
Cette présence nous suffisait…
C’était du baratin ! J’y ai cru jusqu’aujourd’hui. Quelque chose a,
non pas distendu le lien, l’a affecté, par ricochet. Un dommage de guerre,
en quelque sorte. Une guerre où nous n’étions pas mais qui nous a ébranlés.
François, bien plus que moi. Il y a eu deux explosions, terribles, la seconde
m’a épargné. Jusqu’à ce jour. J’aurai ainsi vécu soixante ans dans cette
ignorance.
François m’évitait. C’est ça, la vérité. Je n’en savais rien, l’idée même ne
m’a jamais effleuré.
Tout n’est que douleur dans cette histoire-là et je crains, je redoute, ce
voyage que je vais réentreprendre, c’est inévitable… Lorsqu’on a oublié
quelque chose, on fait demi-tour, n’est-ce pas ? C’est ce qui a déclenché ma
crise, le voyage avait commencé…
François nous l’a écrit, nous avons grandi ensemble à Montpelier.
Vous connaissez ? Comment vous dire ?... C’est une ville qui ressemble à
un village parce que rien ne dépasse des immeubles bas outre les flèches
des églises. C’est un bourg de vallée, bordant une rivière et ceint d’un
paysage de montagnes. Les rues y sont larges comme au Far West, et
bordées de bâtiments collés les uns aux autres. Mais on y a mis des couleurs
différentes, très vives.
Montpelier, c’est un écrin multicolore. Il y a des arbres partout, comme si
l’on avait posé les maisons dans une forêt sans rien abattre. Et comme les
variétés, chez nous, sont très riches, la ville est rose, au printemps, verte,
l’été, rouge, l’automne venu. Même l’hiver ne parvient pas à ternir cette
tapisserie aux mille couleurs.
Montpelier, c’est le Vermont. Une nature un peu rude, une pure et dure,
dont nous raffolons !
Montpelier…ce nom, j’y suis pourtant habitué, évoque aussi la France, pour
moi. François De Domecy père était d’origine française, il avait passé son
enfance et son adolescence dans un petit village proche de Montpellier. Ça
ne s’invente pas.
Il avait rencontré sa future épouse lors d’un voyage ici, aux Etats-Unis, et il
était resté.
On avait l’esprit vagabond dans cette famille, l’esprit ouvert. Mes parents
étaient plus protecteurs et plus assis. Ça n’empêchait pas d’être amis. Bien
au contraire ! C’était un bon quartier avec des gens gentils.
Le trio s’est constitué tout seul sans pour autant s’isoler. Ce n’était
pas un club privé mais une bande à l’intérieur d’une autre, celle du quartier.
François l’a écrit : le voisinage, l’école… C’est cet état de chose qui l’a fait
exister.
Ils étaient fourrés ensemble, partout, tout le temps. À l’époque, les enfants
jouaient dehors et le Vermont est un terrain de jeu fabuleux.
Les trois, comme tant d’autres, disparaissaient dans les bois ou escaladaient
les collines. Ils construisaient des cabanes, creusaient des tranchées… ils
avaient fait naufrage ou ils combattaient… On les surveillait, certes, mais
de loin. Les repas en famille étaient sacrés. C’était, pour nous, une
contrainte, ils interrompaient nos jeux. Mais ils servaient de boussole,
aussi… on se pressait de rentrer, tout à coup, le nœud de la laisse invisible
se resserrait…
J’étais souvent le premier à table, non pas que je sois gourmand, non. Le
trajet de ma chambre à la cuisine s’avérait sans surprise, rectiligne et bref.
Je ne participais pas à leurs explorations, je n’étais pas de leurs aventures.
Témoin privilégié, certes, mais j’avais deux ans de plus que François, le
« doyen », et quatre années me séparaient de Phil et de Josh, mon petit
frère.
Nous étions différents, lui et moi, sans l’être trop. Solitaires bien
que sociables, calmes mais rieurs, idéalistes, rêveurs… aussi. La différence
tenait à ces quatre années qui faisaient de moi le grand frère. Je le
protégeais à la manière d’un deuxième papa. Nous étions peureux dans la
famille, chacun tremblait un peu pour chacun… Puis, je n’avais pas d’amis,
pas d’autres, hormis François, et pas de copains. De ceux qui passaient faire
une petite visite et s’attardaient. Pas ceux-là, non. Les miens n’étaient pas
du coin. J’en ai invité quelques- uns, un week-end, un jour de vacances.
C’était bien mais, seul, c’était bien aussi.
Je parle d’une solitude toute relative quand, penché sur mes livres, la porte
de ma chambre grande ouverte, je perçois Josh, à côté, occupé à lire, lui
aussi, ou en train de chahuter avec ses complices. Et avec le recul, j’ai
conscience d’avoir fait partie de la bande, moi aussi.
Ce jour-là, le 16 juillet 1955, ils sont partis comme chaque année à
la même époque. « Trois, quatre jours, plus peut-être, inutile de
t’inquiéter… tu sais ce que c’est, on ne peut pas tout prévoir… » C’est
ainsi qu’il avait fait ses adieux à ma mère, sur ces mots rassurants.
Mes parents détestaient ces campements d’été. L’idée les stressait.
Mais « les enfants » étaient responsables, réfléchis puis, rien ne s’était
jamais produit. Ces expéditions les avaient toujours ravis, à chaque fois et
tous les trois. « Sinon, ils n’y retourneraient pas ! » C’est ce que mon père
avait dit, le soir du premier jour.
L’itinéraire qu’ils allaient emprunter, il l’a exposé sur la commode. C’était
une tradition. Mon père le consultait chaque matin. D’un doigt, il remontait
la piste. Il n’y avait, à l’époque, ni GPS ni smartphone. On décomptait les
distances, on comptait les jours, dès le troisième, on se tenait prêts à
embarquer dans la voiture pour aller les récupérer.
Le trio avait prévu de remonter vers le nord-ouest, en direction du lac
Champlain ; il suivrait le cours de la rivière Winooki. Dès qu’ils auraient
déniché « l’endroit rêvé », ils y planteraient leur tente et s’installeraient.
Kayak, pêche… ils passeraient d’une activité à l’autre au gré de leurs
envies.
Voilà ce que nous savions.
Le 19 juillet, vers dix-neuf heures, le 4X4 de la police s’est arrêté
devant la maison. Deux hommes en sont sortis, calmes, lents. Ma mère en
les apercevant a cru avoir compris. Il y avait eu un accident, forcément.
Mais ce n’est pas ce qu’ils ont dit. Ils ont ôté leur képi et… « Nous avons
une terrible nouvelle, Madame… »
Le reste s’est évanoui avec elle. Ma mère n’est pas tombée mais son esprit
avait déjà fui.
Ils sont entrés, l’ont assise dans le canapé.
Mon père m’a dit qu’ils répétaient : « Il est décédé, vous avez compris,
Madame ? » Ils répétaient la même phrase, enfonçait les clous du cercueil.
Avec douceur, ils agissaient en professionnels, ils avaient appris à porter les
mauvaises nouvelles.
Quand elle s’est effondrée pour de bon, que les pleurs et les cris ont jailli,
ils ont fourni les explications que mon père attendait.
Tombé… D’accord… Tombé…
Après… ça bouge, ça cavale, on se jette dans tous les sens. On fait
tout ce qu’on nous dit de faire. On est niais, soûls, décérébrés… tout semble
net autour de nous, on est à même de le percevoir, cela, mais le pont entre
ce monde et nous est détruit. Le courant ne passe plus. On était morts, je
crois.
Je n’ai pas voulu le revoir, maman non plus. Nous avons bien fait. Il n’était
pas… laid. Comment aurait-il pu l’être mais… mort… Non !
Cette semaine a été déroutante. C’est le mot. Nous étions assis dans
un train rempli de gens qui nous parlaient mais le bruit assourdissant nous
empêchait d’entendre. Il y avait de la fumée, aussi, opaque et dense et nous
ne voyions pas plus. Et le voyage ne finissait pas. Où étions-nous ? Je
l’ignore. Quelque part, dans l’espace… On flottait, défoncés, creux. Même
la douleur ne nous touchait plus. Comment peut-on avoir si mal sans ne
plus rien ressentir ?
Après, il y a eu l’enquête. Les deux témoins, atterrés, ont raconté
comme ils ont pu. Et on n’a pas insisté. Ni mes parents ni même la police.
François a assuré. Phil, aussi, d’une certaine manière. Il s’est tu, sans
s’effondrer, sans manifester autre chose que du vide. Son regard, son
maintien… tout en lui semblait absent, presque invisible. Il était choqué,
comme tout le monde.
Aujourd’hui, bien sûr, j’y vois un autre tourment.
Ils n’avaient pas eu l’intention de s’éloigner, de rejoindre le lac
Champlain, contrairement aux rumeurs qui avaient circulé. François avait
été formel sur ce point et je le crois. C’était beaucoup trop loin, il eût fallu
un véhicule et un équipement plus sophistiqué. Les ragots – on ne peut les
empêcher – sont morts étouffés dans l’œuf. Ils n’étaient plus des enfants
mais de jeunes adultes mûrs et sages, expérimentés, aussi.
« L’accident » s’est produit au cœur d’un massif forestier, à cinq
minutes de la ville de Stowe. Ils avaient donc, bel et bien, dérivé de la
rivière Winooki. François s’en est expliqué, à peu près, ainsi :
« Il avait plu toute la nuit et nous étions trempés. Un orage de
chaleur avait éclaté peu avant minuit. Le tonnerre avait grondé jusqu’à deux
heures, les averses très violentes s’étaient prolongées jusqu’au petit matin.
Dans la tente, nous étions sous eau, rien n’avait survécu. Nous avons décidé
de plier bagage et de rentrer. Nous avons entassé nos affaires pêle-mêle
dans nos sacs à dos et nous sommes partis. Nous tremblions de froid, nos
vêtements étaient maculés de boue, raides, mouillés.
Il était à peine sept heures. C’était le troisième jour.
Nous étions un peu dépités de devoir fuir ainsi, de renoncer à ce
séjour qui avait si bien commencé. Le ciel nous a entendus, il s’est ouvert,
le soleil montait, resplendissant. L’air s’est aussitôt réchauffé et nos esprits,
aussi. On allait sécher, il nous fallait marcher, voilà tout, et explorer encore
un peu.
Les Montagnes Vertes devaient avoir pris de jolies couleurs. On imaginait
déjà ses formes couronnées de brumes d’orage et les rayons de soleil posés
dessus… Oui ! Pourquoi pas ?
Nous avons coupé à travers bois. Des forêts denses d’épinettes, de
bouleaux blancs, de sorbiers… à perte de vue. Les sentiers renseignés sur
nos cartes, souvent, n’existaient plus, la nature avait repeint le paysage à sa
guise.
Nous montions, prenions de l’altitude… C’était bon signe et de fait, nous
avons fini par déboucher sur une route, elle menait à Stowe.
L’asphalte lisse nous a requinqués. C’était bon de se laisser aller, sans
efforts. Nous nous sommes élancés légers et presque secs. Trois
kilomètres ? Cinq ? Nous n’avons pas vérifié. Tout était redevenu facile, le
trio était à nouveau très heureux.
Elles se sont montrées au détour d’un tournant, d’une déchirure
entre deux forêts. Les premières falaises, les pieds d’une projection des
Appalaches.
Il nous fallait un promontoire, un pic… Nous avons escaladé les rochers…
elles étaient là, hautes et longues, bossues, toutes piquetées de violet, de
rose, de fauve… Le soleil allumait en faisceaux ses flancs boisés ; les
champs pentus, en s’abîmant sur les plaines, semaient au hasard les
minuscules touches de couleurs des arbustes sauvages.
L’orage n’avait rien laissé derrière lui, les Montagnes Vertes étincelaient.
C’est à peine si la vallée et les rivières s’en émouvaient encore, lovées dans
un voile de brume arc-en-ciel, furtif, transparent.
Nous nous sommes reposés un instant sur cette plate-forme
rocheuse et nous avons renoué avec la tradition : décrire cette forme
humaine et nommer chaque mont. Là, le front (the Forehead, 1188 m), voilà
le nez (the Nose, 1225 m), puis les lèvres (Upper lip et Lower lip, 1208 m et
1256 m), le menton et la pomme d’Adam. Soit, six monts, le point
culminant des Montagnes Vertes s’élevant à 1339 mètres.
En redescendant, nous avons perçu le bruit d’une eau. Une cascade.
Mais nous avions beau tourner la tête, nous peinions à localiser la source.
Phil a insisté. Il s’agissait peut-être d’une chute, elle pouvait être
impressionnante… elle pouvait aussi s’avérer difficilement accessible, elle
n’était renseignée nulle part.
Nous avons quitté la route et renoué avec la forêt. Nous
descendions, cette fois, et ce massif était parallèle à celui que nous avions
escaladé. Nous ne prenions donc aucun risque, pas celui, en tout cas, de
s’égarer.
Très vite, la descente a viré au… mauvais rêve, le cauchemar
s’avançait. La pente, très raide, s’apparentait à un entrelacs de troncs
couchés que des arbustes avaient pris d’assaut. Des rochers épars saillaient
par endroits, la terre glissait sous nos pieds, nous ne savions où les poser, où
prendre appui. Soudain, un sentier étroit a percé la langue de pierre. Il filait,
à flanc de colline, vers les hauts arbres.
Nous l’avons suivi, c’était notre issue de secours. Et, pas à pas,
nous nous sommes enfoncés dans une autre forêt, tellement différente,
presque exotique. La chute était là, coincée dans un coin, emmurée. Elle
projetait ses eaux tumultueuses sur une rivière qui fuyait, bouillonnante. Le
fracas était tel qu’il nous fallait hurler pour tenter de se comprendre.
Phil a escaladé les rochers glissants, il voulait « prendre de la
hauteur ». Josh s’est éloigné, il pensait avoir aperçu un animal, un porc-
épic, peut-être. Et moi, je me suis assis au pied d’un arbre, en retrait. J’avais
ôté mes chaussures, mon pied droit saignait. J’ai dû fermer les yeux, de
douleur, j’ai pris mon temps, je récupérais. Dix minutes, quinze ? Je n’en
sais rien. J’ai tourné la tête, Phil se dressait plus loin, au bord de la rivière.
J’apercevais son dos. Il semblait figé. J’ai remis mes bottines sans les lacer,
je ne sais pas pourquoi, une alerte, peut-être, inconsciente ? Je me suis
approché et je l’ai interpellé. Phil n’a pas réagi. Il fixait l’eau.
Il gisait là, le corps à demi submergé, à quelques mètres seulement de ce lit
de pierre où la chute s’abîmait.
Il saignait à la tête, l’eau bouillonnait autour de lui mais il ne bougeait pas.
Josh ne bougeait plus.
J’ai couru dans l’eau. Phil m’a rejoint. Nous l’avons sorti et couché
dans l’herbe. Il ne respirait plus. J’ai tenté de le ranimer… massages
cardiaques, bouche à bouche… en vain.
Il ne s’est pas noyé, c’est la chute qui l’a tué. Je ne parle pas de la chute
d’eau, il est tombé. Il s’est fracassé la tête sur les rochers. Le médecin a
confirmé.
Après… c’est l’effroi, la panique, ce trou de folie où les déments
s’agitent. C’est un trou noir où on se démène quand même.
J’ai envoyé Phil chercher du secours. Il est le plus leste, le plus rapide puis,
je voulais rester auprès de Josh, lui tenir la main, le retenir.
Phil a fait très vite. Il lui fallait escalader ce que nous avions eu tant de
peine à descendre et rejoindre la route.
Là-haut, il a arrêté une voiture puis une autre et de fil en aiguille, les
sauveteurs sont parvenus jusqu’à nous. L’affaire n’a pas pris deux heures. Il
y avait d’autres chemins pour accéder à la cascade, des sentiers aménagés et
nous ne l’avions pas su. »

« Tel a été le récit de François. Celui qu’il a livré, juste après le
drame. C’est curieux, je l’ai entendu au creux de mes songes, c’était encore
si précis… Nous n’oublions jamais l’essentiel. Quelle malice ! Sa
« confession » semblait, elle, si évasive… Il l’avait épurée, comme on
brouille des visages. C’est dire s’il avait encore mal !...
… Les témoins de l’« accident » ont été interrogés le soir même.
Mes parents et moi-même étions présents.
Lorsque les enquêteurs ont demandé à Phil où il se trouvait alors que
François récupérait au pied de son arbre, il a répondu : « Plus haut. » -
« Où, exactement ? » - « Au-dessus de la cascade. Je regardais les chutes. »
- « Et Josh ? » - « Je ne sais pas. Dans la forêt. Je ne l’ai pas revu. Je suis
redescendu très vite, je cherchais François. J’ai marché vers le petit sentier,
j’ai fait demi-tour et quand je suis arrivé au bord de la rivière, Josh était là,
dans l’eau. »
Voilà. Il n’en dirait pas plus.
Le récit des autres journées avec tous les détails concernant leur état
d’esprit, leur attitude à chacun… c’est François qui s’y est attelé. J’ai mis
mes mots sur les siens, sur la mémoire des siens, en toute humilité, pour
vous.
Mais, je l’ai dit, en ce qui concerne l’enquête… personne n’a insisté. Ce
drame était commun aux amis comme à la famille. Les premiers l’avaient
vécu. En état de choc, on les a laissés tranquilles.
Cette lettre qu’il ne m’a pas envoyée, me réexpédie soixante ans en
arrière pour y mettre à jour des choses que nous n’avions pas même
soupçonnées. C’est encore trop tôt pour comprendre, peut-être, mais je dois
admettre que rien ne me vient, rien qui puisse m’éclairer quant à l’origine
de ce meurtre. Car c’en est un si j’ai bien compris.
François n’a aucun doute, il a vécu toute sa longue vie sur cet acquis. Il est
sûr de lui et je le crois. Il n’était pas homme à susciter l’émoi, à juger et à
condamner sans examen.
Il a eu tout le temps de faire mûrir ce fruit, de s’empoisonner lui-même.
C’est la deuxième explosion dont je parlais. Le pauvre !!! »
9. Bob, Paul, Rosalyn, Frank

- Il l’a poussé, c’est ça ?


Frank nous avait rejoints.
Il ne peut pas se passer de moi… Faut dire que je l’avais appelé trois fois.
Une première pour lui demander de récupérer les enfants, une seconde pour
m’assurer qu’il n’oublie pas et la dernière, enfin, pour vérifier qu’ils étaient
bien là, qu’ils avaient eu leur goûter…
Frank avait soupiré et abrégé la conversation. J’étais une angoissée
« pénible ». Il n’empêche qu’il était là.
Évidemment, j’avais bondi en ouvrant la porte : « Quoi ? Les enfants ??... »
Il avait « re-soupiré »… tout allait bien, les petits étaient chez Kate et ravis
d’y être…
Paul lui répondit en hochant la tête.
- C’est ça.
- Pourquoi ? Comment ?
- Ça, Monsieur…
- Frank.
- Frank. D’accord.
- Vous n’avez pas la moindre idée ?
- J’en ai beaucoup, trop ! C’est bien le problème.
Paul fatiguait. Nous le guettions tous du regard. Nous l’attendions,
quémandions des éclaircissements. Nous voulions savoir maintenant que
nous étions de connivence. Mais nous n’avons rien dit. Il avait les traits
tirés. Il soufflait comme après avoir couru.
- Je crois, finalement, que je l’ai mieux connu que lui. Cerné, peut-être.
Je parle de François par rapport à Phil. François dit n’avoir rien vu
venir. Rien ne dépassait, prétend-il. Et je pense qu’il se trompe… Phil
avait changé, c’est vrai. Comme nous tous, passé l’adolescence, ce
presque adulte était en voie de s’affirmer, d’afficher sa vraie nature. Je
veux dire… dépouillée de tous ses excès, de son mal être, de ses
colères, de ses rébellions. Mais qu’était-elle cette vraie nature ?
Je serai plus sévère que François, pour deux raisons. La première,
c’est qu’il n’était plus là. En 1955, François étudiait la photographie et
les arts plastiques à Manchester, dans le New Hampshire. Moi, j’étais à
Boston, inscrit en paléontologie. Il ne rentrait à Montpelier que tous les
quinze jours. Comme moi, aussi. Et pour les vacances, bien sûr.
Il avait ainsi quitté le groupe, d’une certaine façon. Les week-ends, les
congés scolaires, ne rattrapent pas tout.
Et cette année-là n’a pas été aussi neutre qu’il ne l’a pensé.
Mes parents me racontaient, Josh, surtout.
C’est ma seconde raison : lui !
Je l’ai dit, déjà, nous étions comme beaucoup de frères. Chacun
faisait sa vie, nous riions beaucoup, nous nous disputions aussi. La
promiscuité d’une famille fait parfois qu’on s’envoie balader l’un
l’autre, ça n’empêchait pas la confiance et j’étais son oreille quand,
pour des raisons liées à cet âge compliqué, il boudait l’oreille
parentale.
Josh était un ange, c’est vrai. C’était un garçon très doux,
bienveillant et brillantissime.
Au lycée, il n’a pas été cette tête à claques qu’on voit dans les films. Et
dans la réalité, parfois. On ne lui en voulait pas d’être toujours le
premier de classe et de rafler tous les prix. Josh était solaire, comme on
dit, c’était bon de se trouver en sa compagnie et de fait, il était copain
avec tout le monde. Certains ont dû abuser de sa générosité. Sans
malveillance. Il faisait quantité de devoirs et pas seulement les siens
mais s’il l’a su, il n’en a pas pris ombrage. On a tous quelque chose à
partager, l’union fait la force… c’était la norme pour lui, nous avons
été élevés ainsi.
Mais il n’aurait pas choisi Phil, je crois et, inversement, Phil n’aurait
eu d’autres raisons de suivre mon frère que celles imposées par leur
vie. Les gens naissent et vivent où vous êtes. Parfois, c’est une chance
et parfois…
Je passe sur l’enfance de Phil, c’était une terreur, déjà à la
maternelle. Une terreur qui se roulait par terre et frappait ses
condisciples de trois ans et demi avec à peu près tout ce qui traînait
autour de lui. Ce goût pour la bagarre – c’était plus qu’un penchant, à
mon avis – ne l’a jamais quitté.
François l’ignorait. Il l’a cru « assagi ». Il n’en était rien. C’était une
question de circonstances, je pense, l’occasion qui fait le larron.
Question d’entourage aussi et de larrons.
François parti, le trio s’étiola. En fait, il n’y avait jamais eu de duo
en dehors de lui ; François, sur ce point, avait vu juste.
Josh et Phil terminaient le lycée mais pas dans la même classe. C’était
la première fois, depuis la maternelle, qu’ils ne partageaient plus les
mêmes locaux. Cela semble dérisoire, cela sépare, pourtant, car
d’autres copains, soudain, ont débarqué dans sa vie. Des copains plus
ou moins choisis, cette fois.
Ces deux dernières années, 1954 et 1955, marquent le début de la
fin. Le temps fait son œuvre, on grandit, on se lasse, on passe à autre
chose.
Phil a rallié une autre bande, Josh bossait comme jamais. Il préparait
médecine. Quant à François, il avait rejoint un autre monde, comme
moi. Accaparé par ses études et ce qui va avec, il était resté le même
sans l’être encore vraiment… Comme moi.
Phil se battait, se soûlait, roulait comme un fou. Il roulait les
mécaniques…
Josh le voyait devenir ou redevenir l’être instable et colérique qu’il
avait côtoyé un temps. Il n’allait pas s’en formaliser. Phil faisait sa
crise, tardivement, il crânait. Pour tout le quartier, c’était une posture.
On n’a pas cherché à soulever le masque, il irritait…
Sa mère l’a fait. Elle s’en inquiétait ouvertement à la mienne. Non de
ses frasques, moins, en tout en cas, que de ses déconvenues.
Phil, depuis toujours, rêvait de musique. Il jouait de la guitare, avec
talent. Il composait, tentait des accords, sans paroles. Son truc, c’était
la mélodie.
Beaucoup croyaient en lui, Phil, moins. Il rêvait de devenir un
musicien, un vrai. Un rêve, point. C’était là un sentiment et une
conception de la vie qu’il ne partageait ni avec Josh ni avec François.
Ces deux-là, plus audacieux, plus confiants et déterminés, surtout,
comptaient bien transformer l’essai. François courrait l’aventure et
Josh serait chirurgien. Peu leur importait le temps, l’énergie, qu’il leur
en coûterait, ils le feraient.
Mais Phil a passé des auditions, il s’est produit dans des salles
aménagées au fond de quelques bars… On l’a approché, félicité,
encouragé… on lui a promis les étoiles et il n’a récolté que du vent et
quelques quolibets.
Il en était là en juillet 1955. Un jeune homme aux deux visages. Ce
n’était pas nouveau sauf qu’en l’espace de deux ans, ses figures
s’étaient exacerbées.
François n’a pas vu le bagarreur, il a vu le taciturne, le pensif, le Phil,
parfois, de glace. Et pourtant, ils se retrouvaient avec joie. Ces
campements d’été étaient sacrés. Ils s’y préparaient longtemps à
l’avance, ils n’auraient manqué ça pour rien au monde.
Parce qu’ils étaient « hors » du monde, justement, loin de leurs
préoccupations personnelles ? Parce que cette pause, cette parenthèse
renouait le fil, renouait avec leur passé et donc avec eux-mêmes ?
Parce que ce face à face agissait comme un baume, qu’il l’apaisait,
qu’il soignait Phil.
François et Josh avaient ce pouvoir-là.
François a confié aux enquêteurs et avec force que ce campement-
là avait été « normal ». Au policier qui lui avait demandé de préciser, il
a répondu « heureux, très heureux ». Personne, je l’ai dit déjà, n’a
insisté.
Il a voulu dire « calme, sans heurts » mais il s’est retenu de peur
d’attirer l’attention sur ce que personne ne semblait suspecter.
Ils ne s’étaient pas disputés, donc. Je le crois. L’issue est d’autant plus
incompréhensible.
J’ai…
Paul s’est redressé pour attraper son portefeuille coincé dans la poche
intérieure de sa veste et il en a extrait une petite photo en noir et blanc.
- Tenez…
Il l’a tendue à Frank, assis sur une chaise à sa droite et la photo a circulé.
- Je l’ai toujours sur moi, c’est la dernière que nous ayons d’eux.
Regardez comme ils ont l’air heureux.
De fait, le cliché montrait deux jeunes hommes souriants qui prenaient la
pose côte à côte, les bras croisés. Le plan rapproché permettait de distinguer
leurs traits : le premier, à gauche, avait les cheveux et les yeux sombres, un
regard rieur, taquin, François, bien sûr ; le second, Phil, arborait une
chevelure, presque blanche sur la photo, et lisse, de longues mèches lui
mangeaient les yeux qu’il avait clairs, très clairs. C’était un très beau jeune
homme et ce sourire radieux, tiré jusqu’aux oreilles, ce sourire l’irradiait.
On percevait peu de détails de l’arrière-plan, un ciel foncé et bas, une
rivière et un pré.
- Cette photo a été prise au bord de la rivière Winooki. C’était un peu
avant de plier bagage.
- J’en ai une, moi aussi. Je l’ai trouvée dans les affaires de François. Le
cadre est le même mais sur celle-là, c’est Josh et Phil que l’on voit.
François…
- Prenait la photo, je vois. J’ignorais qu’il y en avait une autre.
- Deux, je crois. Chacun a dû garder la photo des deux autres. Je vous
l’apporterai.
- Merci, Rosalyn.
- Qui veut du café ?
Ils ont tous levé la main comme à l’école.
De la cuisine, je les ai entendus discuter… on avait du mal à lâcher l’affaire
et c’est Frank qui relançait.
- Il y a un truc qui me chiffonne, si je peux me permettre.
- Un seul ? Quelle chance vous avez.
- Un, en particulier, si vous préférez. Le témoignage de Phil… la
cascade… ça ne tient pas debout. Il prétend, alors que François
récupérait, avoir escaladé les rochers, s’être posté au-dessus de la chute
pour regarder l’eau, être redescendu, avoir cherché François, puis,
emprunté le petit sentier, être, enfin, revenu sur ses pas et avoir vu …
le petit dans la rivière. Tout ça en dix, quinze minutes ?
- C’était peut-être plus, François a pu s’assoupir.
- Soit ! Mais, autre chose ! Il dit avoir cherché François, sans le trouver.
Il n’était pas loin, à quelques mètres seulement du bord de la rivière.
« J’ai aperçu Phil de dos » a-t-il dit. François était visible.
Phil, toujours, est parti à la recherche de Josh. Pareil ! Il ne devait pas
être loin. Il cherchait le porc-épic, donc, il se déplaçait lentement, peut-
être même, était-il figé, embusqué… Vous voyez ce que je veux dire ?
- Très bien mais vous nous faites une démonstration, concluante, sans
doute, mais basée sur un mensonge. Phil a menti. C’est lui qui a poussé
mon frère. S’il ment là-dessus, forcément, il ment sur tout le reste.
- Oui, bien sûr mais… même son geste, au vu des circonstances me
semble difficilement réalisable. Ils s’éloignent l’un de l’autre…
- Mensonge !... Je m’étonne ! Vous êtes policier et pourtant, vous en
revenez toujours au témoignage de Phil. Dites-vous bien qu’il a eu le
temps de construire son histoire. Avant d’être confronté aux
enquêteurs, il a eu des heures pour lui.
- Oui. Évidemment. Mais… s’ils sont montés ensemble au sommet de
la cascade, pourquoi François ne les a-t-il pas vus ?
- Il aurait menti ?
- Non ! Loin de moi, cette idée ! Ce que je veux dire c’est que… Phil
qui escalade et votre frère qui s’en va fouiller les buissons à la
recherche d’un animal…
- Ça colle bien avec les personnages, c’est ça ?
- Oui. Exactement.
- Ça colle tellement bien que j’ai entretenu mon chagrin soixante ans
durant à partir de cette légende. Je l’ai ingérée, digérée au point de les
voir à l’œuvre, tous les trois, comme si j’y étais. C’était devenu mon
songe éveillé. Mais la décharge électrique de ce matin, m’a réveillé.
C’est un songe, mon ami. Un « men-songe ». Après tout, nous n’avions
aucune raison de ne pas y croire. Pourquoi Phil aurait-il menti ? Ils
étaient heureux, contents d’être là, ensemble. Et puis, j’ai vu les lieux.
Je m’y suis rendu le lendemain avec mon père. Nous avions besoin de
visualiser, vous comprenez ? Pas d’enquêter. Il ne nous serait même
pas venu à l’idée.
C’est un bel endroit… c’est déjà ça. François parlait d’une forêt
presque exotique… il y a de ça. Des arbustes fleuris, des tapis de
fougères et de lierres, des plantes aquatiques… une flore d’eau qui
avoisine les bouleaux et autres espèces de chez nous.
François était assis en bas, au niveau de l’eau et, s’il pouvait être vu
d’en haut, il ne pouvait pas nécessairement apercevoir le sommet de la
chute, les arbres, très hauts et fournis, lui cachaient la moitié du
versant, au moins. Autre chose… Josh a très bien pu vouloir suivre
Phil et escalader les rochers. Il en était capable physiquement et il
aimait ça.
Vous voyez Frank, nous ne saurons jamais que ce que François a écrit.
Il n’a rien vu à cause de sa blessure, à cause des arbres. Il n’a rien
entendu parce qu’il était devenu sourd et que nous l’avions oublié.
- Et c’est Phil qui a fait le coup et nous ne savons pas non plus
pourquoi.
J’étais intervenue en versant le café dans les tasses. Paul m’a regardée en
souriant. J’avais usé d’un ton brutal, du genre à clore toute discussion. J’ai
rougi et contre pédalé aussitôt.
- C’est vrai ! Ça n’a pas sens ! Il n’avait aucune raison de faire ça !
Enfin… Il n’y en a jamais, ce n’est pas ça que je voulais dire…
- On a compris, Rosa.
- Je ne connais pas les mécanismes de la colère, ce qui peut la
déclencher, avec quelle intensité et quelles conséquences mais,
d’après ce que tu dis, Paul, ce Phil était impulsif et bagarreur. Si
l’on a du mal à concevoir qu’une dispute ait pu éclater, même en
si peu de temps, on ne peut tout de même pas l’exclure.
- Non, tu as raison.
Bob, qui n’avait rien dit jusque-là, a repris, plus doucement encore.
- Cependant, ils n’avaient pas cinq ans et rien, d’après François ne
semble les avoir opposés… avant, je veux dire. Alors, peut-être y
a-t-il eu autre chose. Une rancœur, vieille, larvée et tenace. Ce qui
m’effraie, outre le fait lui-même, c’est l’attitude de Phil. Il est
passé en un quart d’heure à peine de la convivialité chaleureuse à
la haine implacable. Celle que François a vue dans ses yeux. C’est
presque impensable. Quinze minutes qui font de quelqu’un un
monstre !
- Quinze minutes pour accomplir ce que des années, peut-être,
avaient prémédité. C’est largement assez.
- Oui mais quoi ? Tu as une idée, toi ?
Paul a haussé les épaules et levé les mains.
- Non. Aucune. Josh et Phil ne se sont jamais heurtés, il n’y a jamais eu
d’embrouilles, de comptes à régler. Malgré leurs différences et le
temps qui les avait distancés, ils s’appréciaient et se respectaient.
C’est là que j’ai… sinon bondi, sauté sur la pointe des pieds, quand même.
Paul, m’a- t-il semblé, s’égarait pas à pas ou tournait, ballotté dans un
tourbillon que chacun alimentait, par amitié.
- On n’a pas interrogé les parents de Phil après le drame ? Sa maman
s’inquiétait, avez-vous dit ? Ils savaient peut-être quelque chose, ils
connaissaient leur fils.
Paul n’a pas répondu. Il a passé une main dans ses cheveux, il semblait las,
très las. Il s’est redressé, a poussé sur ses jambes et s’est levé, voûté. Il a
fait un pas et comme une fleur mouillée, il s’est déplié lentement, très
lentement. J’avais oublié son âge. À cet instant précis, il me sembla vieux
pour la première fois.
- Je vais me retirer si vous le permettez. Je suis fatigué.
Nous avons bondi de nos chaises.
- Bien sûr ! C’est nous qui allons vous laisser. Vous êtes nos invités.
J’ai rempli le frigo et j’ai préparé un truc ou deux. Il n’y a qu’à
réchauffer…
Bob m’a interrompue d’une main posée sur mon épaule.
- Ça ira, Rosalyn. On va se débrouiller. Merci pour tout.
Frank et moi sommes rentrés à la maison. Il était dix heures. Ce temps avait
filé…

Nous avons dîné en tête-à-tête. Les enfants passaient la nuit chez
Kate. L’idée d’aller les récupérer avait poussé son pion mais je résistais. Je
ne jouerais pas cette manche, ils me battraient froid, mon confort personnel
de mère couveuse céderait le pas. Mais je serrais un peu les mâchoires.
Deux assiettes seulement…
Et je songeai à Josh, inévitablement.
Nous avons poursuivi la conversation jusque tard dans la nuit.
J’ai cru, un moment, que Frank allait s’interposer. Je sais à quel point je
peux être tenace quand je bute contre l’ignoble et, donc, fatigante. Mais il
n’en a rien fait. Il avait besoin, lui aussi, de soulever des couvercles, de
gratter, de reculer pour mieux repartir. Nous étions bouleversés, nous ne
pouvions plus passer à autre chose.
- Paul m’a fait mal au cœur, il était tout perdu…
- Il n’est pas perdu. Il a des images et des phrases qui lui reviennent et
il les jette dans la conversation au fur et à mesure. Il les convoque, il
sonde le passé qui lui apparaît un peu en pièces détachées. Et il peine à
les assembler et à construire un scénario qui tienne la route. C’est
complexe d’autant plus que chacun s’en mêle et tente sa chance. Mais
c’est plus simple que ça. C’est toujours simple. L’esprit humain est
fasciné par ce qui le dépasse. Alors, il cherche, il s’arrache les cheveux
et complique encore plus le bazar. Mais nous sommes de toutes petites
choses et l’âme humaine n’est pas aussi compliquée qu’on ne le croit.
Ça nous fait plaisir de penser le contraire, ça nous rend importants…
Est-ce que tu as envisagé, ne fût-ce qu’une seconde, que François
pouvait s’être trompé ?
- Ben, non.
- Bien sûr !... Eh bien, moi, si ! Qu’a-t-il vu dans les yeux de Phil ? De
l’effroi, de la culpabilité, de la haine. Soit ! Mais par rapport à qui ?
François en déduit qu’il a tué Josh et qu’il le revendique, qu’il exulte,
même, de la souffrance qu’il lui inflige en lui plantant la flèche en
plein cœur, comme François l’a écrit. J’ai lu la lettre, moi aussi. C’était
écrit en ces termes.
- Oui, je sais.
- Ça ne tient pas debout !
- Phil a tout de même eu une réaction bizarre !
- Parce qu’il s’est figé ? C’est là la réaction de la plupart des gens. C’est
la peur, l’épouvante qui provoquent ça. C’est le hérisson qui se met en
boule au milieu de la chaussée alors qu’une voiture lui fonce dessus.
François, lui, a couru dans l’eau, sans hésiter, il fait partie de l’autre
catégorie.
- François n’a pas pu se tromper. Il a vécu toute sa vie avec ce poids. Il
a surveillé Phil, il redoutait qu’il fasse mal à quelqu’un, qu’il
recommence.
- Ce n’est pas parce qu’on s’obstine qu’on a raison. On peut, en étant de
bonne foi, et en ayant traité la chose avec finesse et intelligence, c’était
son cas, s’être persuadé d’avoir vu juste. Et même s’il n’a pas dormi
là-dessus, qu’il y est revenu et revenu encore, ses pensées étaient
orientées, d’autant plus qu’il ne les a jamais partagées, donc, pas
confrontées à d’autres. Tu verrais le nombre de gens qu’on interpelle
parce qu’ils ont agi sur des « j’ai entendu que, j’ai cru que… J’avais
compris que… » ! Effrayant !
Ils ont cru avoir décelé quelque chose chez quelqu’un et cela ne leur a
pas plu et… hop ! Ils fabriquent une explication, se persuadent d’avoir
flairé un truc et s’obstinent. C’est jugé, condamné, jeté ! Quand on leur
démontre qu’ils se sont trompés et qu’ils n’ont plus d’autre choix que
de s’amender, ils marmonnent encore des « J’ai cru que… J’avais
compris que… » Et tout ça, pourquoi ? Parce que, jamais, il n’y a eu de
rencontres, d’échanges. Parce que, jamais, on n’a eu le courage de
frapper à la porte, d’affronter le désagréable, le déstabilisant, de
prendre le risque de voir dans les yeux de l’autre, qu’on a eu tort et
qu’on s’est mal conduit.
François ne s’est pas mal conduit mais pourquoi n’a-t-il pas interrogé
Phil ? Pourquoi La Conversation n’a-t-elle jamais eu lieu ?
- Parce que François savait. Parce qu’il ne tenait pas à entendre les mots
que Phil mettrait dessus. C’était inutilement douloureux. Voilà.
- Je te suis mais je ne comprends pas cette attitude. Se taire, disparaître,
porter ce double chagrin tout seul, partout, tout le temps… et se terrer.
Parce que c’est ce qu’il a fait, finalement. Il a fui Montpelier un an
après, il a voyagé, puis, il s’est retiré, ici, où il ne connaissait personne.
- C’est la vie qu’il avait choisie. Il a d’autant plus de mérite qu’il a fait
ce qu’il voulait malgré le drame.
- Oui. Mais, justement. Il était du genre à assumer, à oser. Il n’avait
peur de rien. Il était la bonté même, alors, pourquoi refuser de frapper à
la porte ?
- Il s’en voulait à cause de sa surdité. Et tu oublies la rencontre inopinée
à l’aéroport. Phil a détourné le regard. Lui, non plus, n’a pas frappé à la
porte.
- Phil n’était pas François, sans lui faire offense.
- Facile.
- Oui mais c’est ainsi.
- S’il était coupable, il n’allait pas le dire. Il s’en sortait bien, déjà.
- Je me demande si les malheureux parents de Josh ont douté de la
version de Phil, si dans l’intimité de leur cœur, ce doute terrible a
germé, à un moment ou à un autre.
- Paul a été catégorique sur ce point, personne n’a pu ou n’aurait pu
imaginer autre chose.
- Il a dit aussi : « Personne n’a insisté ». Ça se comprend, ça suffisait
amplement.
- Je n’aurais pas dû lui montrer cette lettre. Ça suffisait comme ça, tu as
raison. J’ai ouvert la boîte de Pandore et regarde ce qu’il en sort.
- Tu es une « enfonçeuse » de portes, toi, tu vides les placards, rien ne
te retient quand tu veux savoir. Le travail que tu as fait par rapport à
ton père !! Il en fallait du cran, pour ne pas dire autre chose. Toi, tu as
pris sur toi, c’était difficile mais tu sais, maintenant et c’est bien, non ?
- C’est mieux, oui. Tellement mieux.
- Bon… tu ne t’attardes pas dans le bureau. Tu composes, tu t’arranges
avec tes angoisses mais ça marche.
- Oui. Ça marche.
- Au fait… il avait un nom, ce Phil ?
- Anderson.
- Anderson… ce nom me dit quelque chose.
- Il y en a plein des Anderson…
10. Philipp Anderson

« Mieux, tellement mieux… », tu parles !


Si tu savais à quel point, certains jours, j’aurais préféré ne pas savoir.
N’avoir rien vu !
Certains jours, oui, ça varie. Mais si je fais la moyenne de ma courbe de
tempérament, je suis beaucoup plus souvent dans le flou qu’au soleil
triomphant.
Ce qui me rassure, c’est que mes concitoyens partagent mes doutes.
Dire, se taire… nous sommes d’infatigables errants.
Je pense souvent à cette femme. La conductrice « assassine ». Elle
ne saura jamais qu’elle n’a pas tué mon père, qu’il l’a utilisée dans sa
désespérance, qu’il a profité de son penchant pour la vitesse, de son
impatience, de cette journée, qui sait, où elle était en retard ??... Et cette
réalité-là est ma faute.
Mais elle, non plus, n’a pas insisté. Comme la police, comme les parents de
Josh, comme tous les autres…
Ouvrir, fermer les yeux… Chacun choisit ses insomnies. Or, moi, je
n’ai plus le choix. J’ai foutu un sacré bordel ! Et je leur dois une réponse.
La Réponse, si possible.
Pourront-ils se satisfaire d’un « On ne saura jamais » ? Ou d’un « En fin de
compte, François avait raison » ?
C’est terrible d’en être réduit à négocier un verdict mais quelle est la vérité
la moins épouvantable ? Pour eux ? Pour Paul ? Qu’est-ce qui
l’arrangerait ? C’est horrible mais on nage dans une mer d’horreurs. Non ?
« Je veux connaître la vérité » dirait-il. Évidemment. C’est l’attitude
même du patient face au diagnostic de son médecin. « Je veux savoir ! » Et
paf ! Trois immeubles sur la tronche !
C’est dangereux de faire le fort, de biaiser ses désirs, de ne pas écouter son
cœur et d’obtenir ce que l’on a cru vouloir obtenir. Passé la porte du bureau,
la vie est toujours là et… maintenant ! On fait quoi ?
J’ai tapé « Philipp Anderson » dans Google et, sans surprise, vingt,
trente, profils ont jailli sur l’écran.
J’ai ajouté « Montpelier » … et, personne ! Je suis revenue à la première
page… Philipp Anderson, Maine… oui, pourquoi pas ? Et là…
Philipp John Anderson, né à Montpelier, Vermont, le 30 décembre 1937,
décédé à Portland, Maine, le 26 mai 2016.
Merde !... J’ai relu et relu… Pas de doute ! C’était lui, ça ne pouvait qu’être
lui. Qu’est-ce qu’il faisait, ici ? Et depuis quand ? François le savait-il ? Et
Paul ? « Oh ! Mon Dieu ! » allait-il dire. Oh mon Dieu !... En effet.
J’ai cliqué sur le faire-part : … inhumé au cimetière de Montpelier… vous
en font part… Il avait eu des enfants et des petits-enfants.
J’ai rabattu le couvercle d’un coup sec. Qu’est-ce qu’il était venu
faire, ici ?
J’ai ouvert le lave-vaisselle. Quand je suis dans cet état-là, il faut
que j’occupe mes mains, je frotte, en général.
Il avait fini. J’ai commencé à ranger… Le téléphone a sonné, j’ai bondi.
Frank.
- J’ai un scoop !
- Moi aussi.
- T’as regardé sur Google ?
- Oui. Je suis tombée sur l’avis de décès.
- Ah… Et sur l’article ?
- Quel article ?
- Je vois. Je comprends pourquoi son nom me disait quelque chose. Tu
te souviens du noyé qu’on a découvert sur la plage, en avril ou en mai,
je ne sais plus… ben, c’était lui.
- Quoi ? Tu es sûr ?
- Ah oui ! C’est moi qui ai été envoyé sur les lieux… crois-moi, je m’en
souviens !
- Mais… ce n’était pas ce vieil homme qui…
- Passait devant, oui, avec son chien. Devant chez François !
- Ça alors ! Je n’en reviens pas ! Il passait presque tous les jours, matin
et soir. Ben, mince alors !
- Et ce n’est pas tout ! Il a une fille, Giulia, et devine, quoi ? Elle vit,
ici, à Portland, à deux rues de chez nous ! Fou, non ?
Je ne savais plus que dire. Je collais le téléphone à mon oreille, je le
plaquais de toutes mes forces pour l’empêcher de glisser. Ma main était
moite.
- Rosa ?
- Oui. Je ne sais plus que dire, je suis soufflée.
- Je comprends. Tu descends à la maison ?
- Non. Je vais laisser nos deux pensionnaires un peu tranquilles. Ils ont
besoin de respirer. Dieu seul sait ce qui va encore leur tomber dessus !
- Oui. Enfin, ne dramatisons pas. Toi, surtout. Il faut que je te laisse. Je
rentre tôt, je récupère les enfants à l’école. Bisous.
- Bisous.

J’ai foncé. La clé, peut-être, se trouvait là, à deux rues de chez moi.
Il était à peine dix heures. Tant pis ! Qu’est-ce que je risquais ? Sans doute,
pas grand-chose.
Je suis sortie du Vieux Port, j’ai rattrapé la route du centre-ville, j’ai
viré à gauche… un quartier résidentiel et au bout de ce chemin qui se
termine en cul-de-sac, un arrondi comme une anse et une propriété posée
dessus …une très belle demeure qui épouse le bitume en croissant de lune,
sur trois volumes.
Je suis étonnée. J’avoue que je m’attendais à autre chose. Peut-être à cause
de l’image peu reluisante que je m’étais forgée de ce Phil. J’ai un peu honte.
J’ai à peine sonné que la porte s’ouvre. Une femme, jeune encore,
la petite cinquantaine, m’observe ; elle a couru.
- Bonjour ! Que puis-je pour vous ?
Le ton est « nature », ni agacé ni surpris. C’est rare et déstabilisant.
Je me présente en bafouillant. Elle n’a rien compris mais elle m’invite à
entrer dans sa cuisine comme si j’étais une bonne copine.
- C’est mon jour de « congé ». J’ai une tonne de repassage. Je
continue… vous m’excuserez.
Je fais « Oui, oui » de la tête et elle embraye en repliant le linge.
- Vous n’avez pas une tête à vendre quelque chose. Alors ? Dites-moi.
- Je suis… j’étais une amie de François De Domecy et…
- Le photographe ?
- Oui. Vous le connaissiez ?
- Oui ! Bien sûr ! Pas personnellement mais de réputation, par ouï-dire.
Ses mains passent de la manne à la table à repasser. Elle empoigne, secoue,
plie… clac, clac, clac… replie et recommence. Le geste est nerveux, précis
et elle enchaîne conversation et serviettes de bain avec une décontraction
déconcertante. Au point de me déconcentrer.
- Je vois.
- Je suis vétérinaire alors, ses clichés, forcément… Mes grands-parents
achetaient les magazines qui publiaient ses photos. Il y en avait un tas
dans le bureau, comme ça…
Le fer en main, elle mime… un mètre cinquante, je dirais, à vue de nez…
- Quel talent, hein ?
- Oui.
- Oui… Vous n’êtes pas très causante, vous, hein ?
Je souris… Si seulement Frank était planqué là, transformé en petite
souris…
- D’habitude, si ! Mais je vous dérange et c’est compliqué.
Et, en quelques phrases, je lui résume la situation.
Elle ne m’a pas regardée une seule fois, concentrée sur le travail qu’elle
abat, mais elle m’a écoutée, attentive, concernée.
- C’est bête que vous ne soyez pas venue plus tôt. Si j’avais su…
- J’ai découvert l’existence de votre père il y a quelques semaines,
seulement. François ne m’avait jamais parlé de lui ni du drame. Il
ignorait, je pense, que vous viviez ici et votre père aussi.
- L’inverse, par contre… Je comprends, aujourd’hui, ce qu’il s’est
refusé à faire. Il passait devant sa maison deux fois par jour. Peut-être
avait-il l’intention de se décider, d’aller frapper à la porte et, peut-être,
qu’il renonçait à la dernière minute ? … Des tentatives avortées qu’il
répétait, en quelque sorte…
Mon père ne m’a jamais parlé du drame, comme vous dites. Je l’ai
appris de la bouche de mes grands-parents. Dans le quartier, personne
n’a oublié. Tant que les parents des « trois » étaient encore en vie…
vous comprenez ? Je suis restée à Montpelier jusqu’à mes trente ans.
Et puis, on s’est installés ici.
Mon mari et moi - il est vétérinaire aussi - avions le projet de créer
notre propre clinique. Il nous a fallu travailler, à Montpelier, dans un
cabinet et économiser pour y parvenir. Nous avons prospecté, de plus
en plus loin… Portland nous a choisis. Voilà !
Quand ma mère est morte, il y a deux ans, j’ai emmené mon père. Il
était très diminué. Seul, ce n’était plus possible. J’ai voulu le garder
près de moi.
Pardon d’être brutale mais il n’y a jamais eu de rumeur incriminant
papa. Jamais. On en parlait avec tristesse mais sans rancœur. C’était un
accident ! Horrible ! Mais un accident. Et le fait que les survivants se
soient évités le reste de leur vie se concevait, non ?
- Oui. Évidemment.
- Écoutez… je sais que mon père n’a pas toujours été un ange. J’étais
très proche de ma grand-mère et, en vieillissant, elle avait tendance à
se mettre plus souvent à table. Elle vidait son sac… On doit partir
comme on est venus, disait-elle. Et elle me racontait mon père et ses
frasques.
Il a eu, c’est vrai, une période compliquée, dangereusement
compliquée, entre dix-sept et vingt-cinq ans. Deux ans après l’accident,
il est parti. En Afrique.
- Ah bon ?
- Oui. Ne me demandez pas pourquoi… ça a ressemblé à un coup de
tête, je ne sais pas. Il y est retourné en 67. Seul, alors qu’il était déjà
marié et papa. Cherchait-il quelque chose, là-bas, ou quelqu’un ? Je
l’ignore mais quand il rentrait, il semblait aller mieux. Mystère !!
Après, Il a repris une concession automobile et il a bossé comme un
fou.
Il a rencontré ma mère et l’a épousée en 1960. Mes frères sont arrivés
puis moi. Vous voulez un café ? Un thé ? Un coca ? Les trois ?
J’ai ri et décliné l’offre. Elle a replié la table à repasser, transporté la manne
dans une autre pièce et elle est réapparue aussi sec. Cette femme était
tourbillonnante.
Je me suis levée, un peu gênée, j’avais vraiment abusé.
- Attendez ! Je vous dois des excuses. Mon père, je vous l’ai dit, ne m’a
jamais parlé de Monsieur De Domecy, ni de Josh. Mais en triant ses
papiers, j’ai trouvé un mot qu’il avait griffonné à mon intention. Des
instructions. Il tenait à ce que je fasse parvenir à François De
Domecy… une toile. Il la gardait dans sa chambre, enfermée dans une
armoire.
J’ai pâli.
- Une toile ?
- Oui. Vous l’avez vue ?
- Oui. Je me suis même demandé comment elle avait atterri là.
- C’est moi, il y a quelques mois. C’était le matin, j’étais pressée parce
que j’avais une urgence et, comme c’était sur ma route, je suis passée
par là. J’ai sonné, j’ai frappé, mais personne n’a ouvert. Il était tôt,
évidemment, sept heures, sept heures quinze… J’ai poussé la porte,
elle était ouverte, j’ai appelé… en vain. Alors, j’ai posé la toile contre
le mur dans le hall d’entrée, j’ai refermé et je suis partie.
- C’était quand, exactement ?
- J’ai oublié la date mais on m’a dit qu’il était décédé le lendemain.
- C’est ça ! Ça se tient !
- J’ai un peu agi comme une voleuse mais vous savez ce que c’est…
- Je sais, oui. Ne vous inquiétez pas.
- Qui l’a peinte, à votre avis ?
- Sûrement pas François.
- Non, ça… C’est plus expressionniste que figuratif, non ?
Il y avait de la malice dans ses yeux, elle ironisait, prudente…
- À première vue, en tout cas, je l’ai à peine regardée.
- Il y a une photo aussi. Il la gardait dans son portefeuille. On y voit
deux jeunes hommes…
- Je sais ce qu’on y voit. Gardez-la même si votre père n’y figure pas.
Épilogue
Rosalyn
Je leur ai dit que Giulia avait le visage d’un ange, elle aussi, mais
d’un autre. Celui de sa mère italienne. Aussi brune qu’il était blond, le
regard aussi noir qu’il l’avait bleu intense.
Je leur ai dit que Philipp Anderson avait réussi sa vie, qu’il s’était tu
et que derrière ce masque de silence rien, jamais, n’avait transpiré. Il avait
obéi, comme nous tous, à cet impérieux indispensable qui nous fait avancer.
L’oubli.
Je ne leur ai pas dit que passant devant sa fenêtre, peut-être, l’a-t-il
aperçu penché sur une photo, sur une lettre. Qu’il a pu l’appeler, crier
quelque chose et que mon pauvre François n’a pas entendu. Qu’il n’a pas
insisté, cette fois non plus, qu’il a repris sa route. Un chemin de sable plat
où les pieds lourds et maladroits ne trébuchent pas. La raison invoquée,
c’était ça. C’était plausible pour Giulia.
Je leur ai confié la toile. C’est la réponse, la clé, le nœud… serré,
quasi inextricable. Phil ne l’a pas fait exprès, ce qu’il n’a pas pu dire, il l’a
peint un matin d’août 1955.
Il ne dessinait pas bien, il écrivait des mélodies sans paroles… « Dessine »
lui a dit sa mère. Il l’a fait. Et ce n’est pas de sa faute si c’est laid. Sa main
était maladroite et son cœur fracassé. Il a jeté dans ses traits tout le poison
du monde plus le sien.
J’ai observé à la loupe ces terribles petits, tout petits personnages et
j’ai compris. Ce n’est pas laid. C’est l’histoire d’un drame, trois cases
comme une BD, des formes biscornues qui se chevauchent et s’interpellent,
comme une peinture cubiste.
Le nœud est serré, oui. Il n’y a aucune malice, aucune violence ni
esprit de revanche. L’artiste qui ne savait ni écrire ni parler, a délivré son
âme à coups de crayon vifs, secs, désordonnés, impatients, fébriles.
Plus tard, sans doute, il y a mis des couleurs. L’eau, la forêt… cette histoire
avait un cadre, un temps. Elle avait eu une raison d’être et un sens. Je
l’imagine penché sur sa toile… la tempête devait souffler. Peut-être avait-il
posé une main sur le gouvernail…
Paul
La nuit a été noire, le réveil, flou. À ne rien reconnaître, à sentir
l’eau. J’ai émergé de l’océan. Le mien, épais, glaçant. L’autre, bienfaisant.
J’étais chez François, dans sa chambre, dans son lit et tout était bien.
J’ai rêvé en déchirures. Des visions qui se succèdent, une mémoire
en chasse une autre… J’ai croisé François au crépuscule de sa vie. Une fête
d’anniversaire, celle de ses dernières heures. Il m’est apparu vieux, las.
Nous l’étions aussi. Il rit, dans mon songe et raconte. Et mon rêve ne ment
pas. C’était ainsi.
J’ai cru que ma mémoire avait failli et j’ai cherché la minute, la seconde qui
m’aurait échappé et qui aurait tout expliqué. Mais il n’y avait rien. Rien n’a
dépassé.
La toile, François ne l’avait pas encore regardée. Il l’avait trouvée,
certes, le matin même, posée contre ce mur et, sans doute, par réflexe,
l’avait rangée quelque part, en attendant… On a des manies l’âge venant, il
devait être occupé à quelque chose d’important. Puis, Rosalyn n’allait plus
tarder, elle commençait toujours sa journée par le nettoyage de l’entrée…
La toile !
Nous avons pris notre temps. Chaque détail, à peine visible
parfois…. chaque détail nous hantait.
Ils sont restés à côté de moi alors même qu’ils ne le désiraient pas. Cet
instant m’appartenait. Sur ce chemin que je remontais, il y avait ce trou
d’étoiles dont une brillait plus fort que les autres. Elle me guignait du coin
de l’œil, elle m’attendait. Moi seul. C’est ce qu’ils ont dit… Rosalyn, Frank
et Bob… François et Phil aussi, sans doute.
J’ai insisté, ils sont restés. Silencieux, solides, éclairants tels les phares
d’ici.
À gauche, en haut, il y a un soleil rond, jaune vif et des rayons, des
traits droits comme les dessinent les enfants. Le ciel, d’un bleu turquoise,
prend toute la largeur du tableau. Il est pur, sans nuages.
En bas, à gauche encore, un arbre géant. Son feuillage frôle un rayon plus
long. Un personnage est adossé au tronc très large. Il a les yeux ouverts, il
semble regarder droit devant. C’est François, bien entendu.
Au centre et à droite, s’étend une forêt. Bien que la perspective soit
quasi absente, on la devine en retrait de l’arbre et elle couvre tout le bas de
la peinture jusqu’à l’extrême droite. Là, Phil a dessiné un sentier, très étroit,
qui délimite le massif forestier et l’arrête. Un trait noir, épais, entoure ce
tableau dans le tableau. Le premier. Il part du soleil, descend sur François
puis inclut la forêt jusqu’au sentier. Il enferme toute la largeur inférieure
comme la botte d’un géant aux très longs pieds.
Le deuxième tableau, c’est la chute d’eau, la double cascade, qu’il a
représentée à droite. Elle occupe tout le côté jusqu’au sentier, tout en bas.
Elle est blanche, sans relief. Ce sont de simples arrondis comme une langue
qui tombe sur un premier banc de pierre puis un second. Une masse de
rochers bruns et roses y sont accolés, certains débordent, saillent de l’eau.
Au sommet, deux personnages. Le premier est penché vers le vide. Les bras
en l’air, il crie. Sa bouche grande ouverte prend toute la place, le visage est
vide. De fins traits noirs entourent ce cercle béant qui hurle. Ce personnage
a une masse de cheveux blonds peints en jaune paille. Phil.
Derrière lui mais à peine disjoint, un autre petit bonhomme dans la même
posture. Il crie, ses bras, cependant, sont tendus à l’horizontale. Ses doigts,
très longs et maigres, frôlent les bras du premier. Il a un casque de boucles
brunes. Josh.
À l’instar du premier, ce second tableau est cerné d’un large trait noir qui
englobe la cascade de haut en bas, c’est un rectangle.
Nous voilà au centre de la peinture. C’est le tableau le plus large. Il
joint les deux autres. C’est la scène finale, le rectangle qui cerne la rivière.
À l’avant-plan, deux personnages côte à côte regardent l’onde. C’est un
ruban d’un bleu foncé. Les vagues, abondantes, sont tachetées de blanc.
Ils sont représentés de dos mais les bras sont levés et les mêmes traits noirs
fusent autour de leur tête. Le premier a les cheveux lisses, bruns. Le second
est bouclé comme un mouton.
Ce qu’ils semblent fixer dans une posture très raide, c’est un corps couché
dans la rivière. Il semble flotter, il ne l’a pas immergé pour qu’on le voie,
pour qu’on le reconnaisse. Il ne crie pas. Son visage tout entier est recouvert
de longues mèches jaune paille. C’est Phil !

Je n’ai pas crié, pas même un de ces « Oh ! Mon Dieu ! » qui
précipite Rosalyn à chaque fois.
Je n’ai rien dit même si je ne m’attendais pas à ça.
Après ces journées de doutes et d’extrapolations, je ne redoutais plus grand-
chose, à vrai dire.
La lettre de François m’avait exfiltré de ce tapis de poussières où j’avais
posé ma vie. Le mal était fait.
Pour Phil, cependant…
Giulia nous a rejoints sur mon insistance. Nous lui devions tant !
D’un coup d’œil, elle a embrassé la scène. Puis, comme nous, elle s’est
penchée, un doigt attardé sur un chemin peint… elle remontait le fil,
construisait son histoire.
« C’est fou ! » a-t-elle dit.
Cette toile qu’elle avait tenue en main, elle l’avait à peine regardée, juste le
temps de l’emballer. Elle aurait pu finir dans une poubelle ou pourrir dans
son grenier puis dans un autre.
Elle s’est tournée vers moi : « Vous m’expliquez ? »
J’ai souri. Phil aurait pu dire ça, sur ce ton-là. Il pouvait être si impatient
quelquefois.
« Ils se sont arrêtés un instant sur un piton rocheux et ont nommé
les sommets des Montagnes Vertes. Vous vous rappelez ? Cet instant, le
dernier qu’ils ont partagé, est peut-être celui où tout a basculé. Ils ne l’ont
pas su, deux d’entre eux, en tout cas.
Phil a dit : « C’est nos dernières vacances… » et François s’est écrié : «
Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que non ! »
Mais bien sûr que si ! Josh allait rejoindre son université dès septembre,
comme François. Phil n’irait nulle part, les études, ce n’était pas son truc et
il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait devenir.
Alors, oui, bien entendu que ce camp d’été serait le dernier !
Phil allait très mal. François l’avait trouvé assagi. Il l’a écrit.
Mais ce qu’on ne voit pas existe, malgré nous. Ils ne pouvaient pas deviner,
Phil passait du rire aux larmes en l’espace de quelques heures. C’était un
excessif, un tragédien, un cyclone. Sauf ce jour-là, peut-être. Il semblait
heureux, serein. Comment savoir ? On ne pense pas à ça, il y a tellement
d’autres explications !
Quand a-t-il décidé de sauter ? Sur ce promontoire, alors qu’ils
suivaient des yeux la ligne de crêtes, qu’ils citaient en chœur et par leurs
noms les figures humaines de cette masse de pierre ? Au sommet de la
chute d’eau, pris dans cette déchirure d’un espace-temps qui, soudain,
n’existe plus ? Pris de vertige, pris de hauteur, de trop de ciels ; déboussolé,
seul avec sa minute de colère, de panique ; brûlé, consumé d’une
désespérance telle qu’il n’y a vraiment, irrévocablement, plus rien d’autre à
faire ? Ou avant, bien avant, dans cette vie qu’il flambait sur des coups de
tête, sur des coups de sang, piégé dans une nasse, déjà enterré vivant… ?
Il devait mourir ce jour-là. C’est lui qui gît dans l’eau de la rivière
en contrebas. C’est Phil que ses amis regardent sur la berge et qui crient.
Comme Phil, là-haut, comme Josh qui semble vouloir s’accrocher à ses bras
et le retenir.
Ils n’ont de visage qu’une bouche horrible. Josh a dû accourir et le
rejoindre. Il a dû batailler pour le faire reculer, pour qu’il renonce.
Les rochers glissent comme un sol gelé. Josh est tombé. Une poignée de
minutes, quelques éclairs, un coup de faux ! Des hurlements que François
n’a pas entendus.
Phil l’a isolé sur sa toile et il lui a dessiné un visage avec des yeux.
C’est le seul personnage qui voit et ne crie pas. Il est adossé à cet arbre, il
regarde en bas, imperturbable.
Phil l’a-t-il appelé du haut de la cascade ? Josh et lui l’ont-ils fait
ensemble ?
François était le ciment du groupe et le pansement. Alors, oui, moi, je pense
qu’ils l’ont appelé à l’aide, de toutes leurs forces, comme des déchaînés au
sens propre. Mais François n’a pas bougé. On sait ce qu’il y avait dans sa
tête : ce vacarme d’enfer que l’eau provoque dans son oreille morte et qui
se répercute. Un choc auditif. Il devait être monstrueux, intenable. Les eaux
gonflées par l’orage, ce jour-là, s’entendaient de la route…
Phil s’est-il rappelé cela ? Non, sans aucun doute. Comme nous
tous. Ce que les yeux de François ont cru lire dans les siens le drame à
peine échu, jugeait, condamnait, mais qui ? Et les yeux de Phil, eux, qu’ont-
ils vu ? La même chose.
Nous n’y étions pas. Ce n’est qu’une toile, un dessin. Et derrière, un
dessinateur qui a pu vouloir se défendre, qui a pu se tromper ou même
mentir. À chacun de voir.
Mais ils ne mentaient pas dans ce trio, ils étaient eux-mêmes envers et
contre tout. C’est presque dommage. »
Bob
J’ai dû rallier des songes inconnus. J’ai ma collection personnelle,
j’explore peu. Sauf ici. La maison s’y prête, c’est un quai d’embarquement
puis, François n’est pas encore parti. Il doit trouver gênant cette propension
à parler de lui. Un bavardage, doit-il penser, tel que les aiment les mortels,
lui qui ne l’est plus. S’il a rejoint Phil et Josh, il sait, forcément. Ils ont dû
rompre ce silence qui les a perdus.
Songes inconnus où il m’apparaît en visions furtives, en kaléidoscope…
Paul y a eu droit, lui aussi. On a, devenus vieux, l’âge qui rétropédale. Il
restaure l’édifice, restitue une mémoire. Il vérifie le stock, s’assure qu’on
est prêts.
François l’Africain que je revois assis sous la pergola du lodge ne
pense ni à Josh ni aux mots qu’il n’entend pas. Cet homme-là a vécu sa vie
comme n’importe qui. Un bout de cœur en charpies qui palpite fort et mal,
parfois, un poids qu’on trimballe.
Il écoute Harry. Il rit de temps en temps, sans s’éteindre. Peut-être ai-je
confondu ses absences et sa surdité. Elles ne se sont pas opposées, je pense,
ni exclues. L’une n’empêche pas l’autre.
C’est difficile, après avoir refait le film, je parle de l’accident, de ne
pas réécrire le scénario, l’autre, celui d’avant. C’est vrai que François a fui
l’Afrique en 59 et non pas, sans doute, parce qu’un peu las, il craignait de
s’y embourber et de renoncer ainsi au reste du monde mais, peut-être, parce
que je venais de lui annoncer l’arrivée d’un couple d’Américains originaires
du Vermont. Je m’étais attendu à une explosion de joie, raisonnable, or, il
avait pâli, bégayé des excuses pour disparaître aussitôt. Ce qu’il avait fait,
deux jours plus tard.
Il saignait toujours, je ne pouvais pas le savoir.
C’est vrai aussi alors qu’on l’en priait, qu’il a refusé de monter d’autres
expositions chez lui, à Montpelier. Il n’aimait pas le monde, il goûtait fort
peu les coups de projecteurs, sur son ouvrage comme sur lui. Il leur
préférait l’anonymat des magazines où il figurait pourtant mais seulement
dans l’intimité d’un lecteur éloigné de lui.
Je l’ai cru. C’est vrai, il était ainsi mais il n’est jamais rentré à Montpelier.
D’autres exemples me sont revenus mais qu’importe ! Mon pauvre ami !
Un dernier mot… J’ai voué une part importante de ma vie,
essentielle devrais-je dire, au silence. Celui des vastes étendues, de savane
ou de désert. Je voulais entendre la terre et le ciel, l’arbre et la rivière. Je
voulais m’entendre à travers eux et à travers moi.
Je n’ai rien filmé des villes ou des plages bondées. J’allais chercher,
explorer des terres déchues, oubliées.
J’ai croisé des chefs d’œuvre de beauté et des misères. Le silence
rapproche. Les yeux, le cœur parlent toutes les langues. Mais nous sommes
fragiles et si prompts au mensonge, à l’aveuglement. Et si longs à
l’admettre.
Le silence, aussi, peut être assassin.
Je pense à Phil et à François, terrés, si près l’un de l’autre. Il aurait suffi
d’un rien.
Ils sont morts côte à côte, séparés de quelques mètres, d’un fauteuil
au sable tout proche. Ils auraient pu s’apercevoir depuis la fenêtre. Sans
effort.
Une mort douce, en silence. Phil ne s’est pas noyé, son cœur a cessé de
battre. Il est tombé, l’océan l’a emporté. Pas loin. C’était une courte balade.
Ce jour-là, l’océan était paresseux, il l’a échoué.
François s’est assis à sa place. Fatigué et heureux, il avait revu ses
amis. La toile était posée sur sa table. Il l’a regardée, découverte, sans
doute, après que nous soyons partis. La fête improvisée l’avait détourné de
ses occupations. Sans nous, qui sait, il l’aurait déballée plus tôt et… nous
aurions refait le film ensemble et… le cœur de l’Africain aurait tenu…
Je regarde cet œil, cet éléphanteau qui pleure un peu sur le mur
droit. Telle est ma requête. Je ne quitterai plus cette maison. Rosalyn a
raison, elle n’a jamais été aussi bavarde, elle aussi. Mais elle ne dit pas que
l’absence.
Si ces morts nous parlent, ils ne se désespèrent pas tant de nous voir
tels des fantômes sans voix, sans bras, sans larmes, froids et lointains,
inaccessibles en somme, que de cette surdité qui nous affecte, nous les
survivants, et qui nous emmure, nous fige et nous esseule.
Nous respirons ! L’Afrique, le monde, le trottoir d’en face… tous
les êtres de sève et de sang, tous les êtres dont le cœur bat, attendent. Il y a
un chemin à parcourir avant la tombe. Il y a un temps, mortel, celui-là.
Pressé et précieux.
Je veux regarder là-bas, par-dessus mon épaule, par-dessus mes morts… Il
est des terres blessées et des âmes en peine qui crient et pleurent … Et
tombent…

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