Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
19 Olivier Guerard Isabelle Et Le Clochard
19 Olivier Guerard Isabelle Et Le Clochard
ISABELLE ET LE CLOCHARD
Copyright © 2021 Olivier Guérard.
Isabelle a pour principale qualité un grand cœur. Elle est toujours à l’écoute,
compréhensive et extrêmement attentionnée. Bien qu’affectée par le
manque d’égards d’Ethan, elle accepte sans sourciller qu’il doit bien
s’éclater avec ses copains. Alors, elle pense aux moments qu’ils ont passés
tous les deux, quand ils font l’amour et cette façon adorable qu’il a de
l’embrasser. Ces songes balayent les nuages noirs de son esprit. Isabelle
remet Ethan sur son piédestal et elle l’attend impatiemment. Car en plus
d’avoir un grand cœur, Isabelle est aussi fleur bleue. Alors le rêve et
l’espoir, elle connaît.
7h35. Vêtue d’un T-shirt trop grand des Yanks, Isabelle prépare son petit-
déjeuner. Elle écoute les informations. Le décompte des votes… la
pandémie. Ici dans le quartier de Corona, on a vite appris à vivre avec la
peur d’attraper la Covid-19. La population y est plutôt pauvre et les gens
doivent enchaîner les petits boulots. Il y a eu beaucoup de morts. Surtout à
New York. Surtout dans le Queens. Surtout dans ce district. Beaucoup trop
pour un pays supposé développé. Avec les mois, le nom du virus effraie
moins et de toute façon, ce matin, Isabelle a la tête ailleurs pour s’inquiéter
de la recrudescence des cas positifs qu’énumère le journaliste. Elle regarde
fixement la bouilloire en inox qui se met à siffler sur le vieux réchaud à gaz.
Il est rouillé par endroits, la peinture s’écaille. La proprio n’en a cure.
Isabelle aussi. Son téléphone n’a toujours pas vibré et il n’y a aucun
message en attente. Pourtant, l’avion a dû atterrir depuis une bonne demi-
heure.
Elle finit par verser l’eau bouillante dans sa tasse préférée. La blanche avec
un smiley aux yeux en forme de cœur. Le café soluble se mélange
instantanément, diffusant son doux parfum dans la pièce. Isabelle aime
sentir cette odeur. Elle lui rappelle son enfance, la famille. Enfin ce qui lui
servait de famille… Et puis surtout, elle apprécie cette boisson, chaude,
énergisante, avant de partir au travail. C’est son remède pour sortir de la
torpeur matinale. Un remède qui lui vient de ses origines latines, même si le
préparer ainsi est un véritable sacrilège. Elle n’a pas les moyens d’acheter
une vraie cafetière. Encore moins la place.
Les yeux rivés sur l’écran de son smartphone, Isabelle prend son repas. Elle
est heureuse. Elle a hâte d’être à ce soir et de se jeter au cou de son bien-
aimé, qu’ils s’enlacent tous deux dans la fièvre des retrouvailles. Elle sourit.
Ça va être génial. Torride.
Rough !
Plongée dans ses rêves, elle débarrasse la cuisine en traînant. Puis, elle va
dans la minuscule salle de bain où elle coiffe soigneusement ses longs
cheveux bruns, se maquille discrètement, et esquisse quelques moues sexy
devant son miroir. Elle imagine Ethan qui lui fait face. Elle sait qu’elle lui
plaît. Il ne résiste jamais longtemps avant de lui sauter dessus. Cela la
rassure.
Le téléphone.
Toujours rien.
Et si…
Elle essaye de s’en convaincre. C’est sa plus longue relation. Neuf mois. Ce
n’est pas énorme, mais pour Isabelle, c’est un record.
C’est le moins que l’on puisse dire. Isabelle sait qu’elle doit se calmer. Elle
respire profondément et quitte l’étroite pièce en boutonnant son chemisier
blanc.
— Putain, l’heure ! s’exclame-t-elle en apercevant la pendule murale près
de son réfrigérateur.
Stressée, Isabelle cherche ses bottines. Dans sa précipitation, elle passe trois
fois devant, avant de les apercevoir cachées sous son vieux sofa râpé. Ça lui
apprendra à ne pas ranger ses affaires et à se déchausser n’importe où,
comme ça lui apprendra à rêvasser de bon matin. Mais les secondes perdues
s’accumulent. Arriver en retard serait une catastrophe. Isabelle fait preuve
d’un professionnalisme exemplaire qui implique la ponctualité, mais
surtout, elle redoute la réaction de Raven Jackson qui, non contente de
partager le patronyme de la star défunte de la pop, sert aussi de gérante
quand la patronne n’est pas là. Rôle qu’elle tient avec l’autorité d’un
dictateur. Vindicative, imprévisible, Isabelle la craint. Raven possède ce
qu’elle n’a pas : une grande gueule et une tendance malsaine à rabaisser les
autres. Une vraie pétasse en somme.
La porte claque.
Merde la clé !
Elle n’hésite pas lorsqu’elle clique sur envoi. C’est seulement après qu’elle
regrette son geste. Elle aurait dû attendre un peu. Pour voir…
Contrairement à son habitude, Isabelle descend les marches au lieu de
prendre l’ascenseur. Probablement parce qu’elle a besoin de bouger pour
calmer son excitation, atténuer sa contrariété et pour rattraper son retard.
Elle les dévale quatre par quatre, parcoure les six étages qui la sépare du
hall et s’échappe de cette résidence sans âme.
Dehors, l’air frais de l’automne vient remplacer les mauvaises odeurs des
parties communes. Le froid est vivifiant. Les fragrances des feuilles mortes
parfument l’atmosphère. Le ciel est dégagé. Le soleil illumine les
immeubles. Ses rayons s’infiltrent entre les branches des arbres qui se
dépouillent de leurs attraits. C’est une belle journée. Une très belle journée.
C’est pas moi qui t’ai défoncé abruti, mais les drogues que tu t’enfiles !
Ça, c’est ce qu’Isabelle aurait aimé lui dire. Mais la réalité est toute autre :
ses lèvres ne font que remuer sans articuler le moindre mot. Comme
toujours.
Elle rougit. Elle est mal à l’aise. Le drogué la serre fort, il lui fait mal au
bras.
— Fais pas ta pute, file-moi quelques dollars.
Il est tellement shooté qu’il paraît peu menaçant. Mais Isabelle connaît ce
genre de gars : s’il est en manque, il peut devenir extrêmement violent. Elle
sait aussi que si elle sort son portefeuille, ce n’est pas de quelques dollars
qu’il se contentera, mais de tout le contenu. Désemparée, elle regarde
autour d’elle. À gauche, les gens l’ignorent. Ils ne veulent pas d’ennuis. À
droite, un homme s’approche. Un autre chicano.
Isabelle marmonne.
Et merde…
L’imbécile n’a rien compris. Il attrape l’autre type avec maladresse, mais
avec vigueur.
— Lâche mon blouson, mec ! Je vais t’éclater ta gueule de camé !
Pas de bol.
Et elle a encore perdu du temps. Elle court comme elle peut avec ses
bottines inadaptées. Si elle tient la cadence, elle peut arriver à temps. Mais
Isabelle, bien qu’active, n’est pas sportive. Son manteau lui donne chaud,
elle a vite mal au pied. Le souffle lui manque. La boutique est à trois
kilomètres. Avant l’épidémie de la Covid-19, elle s’y rendait en bus.
Maintenant, elle préfère marcher. Pour conforter son choix, elle se dit que
ça l’oblige à bouger plus. Comme si la coiffure était un métier reposant.
Isabelle s’arrête près d’un mur. D’une main fébrile, elle l’extirpe de sa
poche puis manipule le merveilleux appareil qui la relie à la terre entière.
Coucou ! Ça roule ?
Elle aurait pu lui répondre par message et foncer rejoindre ses collègues.
Mais au lieu de cela, elle appelle aussitôt l’expéditeur : Ethan.
Une sonnerie…
Deux sonneries…
— Bébé ?
La voix d’Ethan. Sa joie explose.
— Oui ! Tu es arrivé ?
— Et même chez moi. On a pris un verre avec Noah sur le chemin. J’suis
claqué. Il faut que je te parle tout à l’heure. Je vais pioncer avant.
Elle a la gorge sèche. Elle voudrait déglutir, mais son corps est tétanisé.
— Isabelle ?
Elle ne parvient pas à répondre.
— T’es là ?
C’est encore plus laborieux qu’avec les deux gars qui l’ennuyaient plus tôt.
— Mais… en fait… je pense que je ne suis pas assez bien pour toi.
— Enfin, j’sais pas si j’suis pas assez bien pour toi ou si je pense encore à
mon ex.
Pour Isabelle, ça n’a jamais été que du cul. Elle reste coite. Ses yeux
embués se fixent sur l’azur du ciel. L’astre l’éblouit, mais elle reste
impassible. La lumière la soutient.
— Bref, je ne voudrais pas te faire perdre ton temps dans une relation sans
avenir. Tu as mieux à faire. Tu mérites mieux.
Isabelle est figée. Ses pieds semblent faits de plomb. Ses épaules se voûtent
sous le poids du chagrin, de la désillusion. Les travailleurs du matin passent
devant elle en l’ignorant. Elle porte seule sa tristesse.
Les spécialistes disent que l’amour dure trois ans. Je ne dépasse pas neuf
mois.
T’es où, chérie ? T’as intérêt à avoir un bon alibi, Raven va te tuer !
Merde ! Le taf !
Un temps magnifique.
Dès qu’elle pousse la porte vitrée, elle croise le regard désolé d’Otis. Il sait
qu’elle va se prendre un savon. Mérité qui plus est, elle a un quart d’heure
de retard. Mais Otis voit plus que cela. Il remarque les sillons séchés sur les
joues d’Isabelle, ses yeux rougis et encore embués. Il voudrait la
réconforter, la serrer dans ses bras et lui parler pour savoir ce qu’il s’est
passé. Mais Raven Jackson s’impose avant quiconque.
Isabelle est confuse. Elle sent les regards converger vers elle. Certains
navrés, d’autres amusés par le cirque de Raven. Mais être le centre d’intérêt
la trouble. Elle balbutie quelques mots inintelligibles, tout en gardant les
yeux fixés sur ses chaussures.
Les employés qui cherchent les bonnes grâces de la pimbêche déclarent que
non. La situation est particulièrement embarrassante, même pour les
quelques clients présents. Raven dessert l’image du salon en se comportant
ainsi. Pourtant, madame Rodriguez, la propriétaire des lieux lui fait
confiance. Au grand dam d’Isabelle et d’Otis.
Isabelle reste immobile, ne sachant que faire et étant incapable de répondre.
Elle attend ainsi une longue minute, jusqu’à ce qu’elle soit encore rabrouée.
— Mais c’est qu’elle va rien foutre cette potiche ! s’emporte Raven. File au
bac ! Y’a pas de clients pour toi ce matin ! Si t’avais le moindre talent pour
la coiffure, tu serais demandée. Mais t’es nulle. Faut te résigner ma pauvre.
Isabelle s’exécute sous le regard accablé de son ami. Une gêne est
perceptible parmi les personnes présentes, mais aucune voix ne s’élève
contre la responsable. Quand elle passe près de lui, Otis fait mine de tirer
sur Raven.
— Quelle pouffiasse ! lui souffle-t-il, suffisamment bas pour que nul autre
ne l’entende.
Mais ça ne l’est pas. Même en s’occupant, son esprit divague entre Ethan et
Raven. Surtout Ethan. Les reproches de Raven ne sauraient égaler la
douleur de la séparation. Soudain, Isabelle sursaute. Une pièce de dix cents
trainant sous un des sièges, la fait tiquer. Pour la première fois depuis
qu’elle bosse, elle a marché dans la rue en ignorant les plus démunis : les
clochards, les mendiants. Cette constatation l’attriste et l’accable encore
plus. Isabelle s’est mis un point d’honneur à saluer ces laissés pour compte
que nombre de gens oublient. Et il a fallu qu’Ethan lui brise le cœur pour
qu’elle les néglige en venant.
Rassurée par cette promesse, un léger sourire étire ses lèvres. Le premier
depuis qu’Ethan l’a plaquée.
La vie s’anime progressivement dans le salon de coiffure. D’autres clients
arrivent et Isabelle peut lâcher son balai. Prendre soin de ces gens souvent
stressés, ou simplement en mal de contact, est un vrai plaisir pour elle. Elle
les shampouine avec douceur, leur masse le cuir chevelu et prend soin de
leur coupe. Elle a plutôt la côte avec eux. Surtout les vieilles dames qui
l’adorent. Elles peuvent radoter à souhait sans jamais la lasser. Isabelle les
écoute, leur accorde du temps et elles la remercient avec de généreux
pourboires quand elles peuvent, sinon un sourire radieux. Isabelle n’en
demande pas plus. Le bonheur qu’elle offre va au-delà de ses propres
intérêts.
Otis la rejoint dans la salle des bacs. Après avoir installé sa cliente, il
engage la conversation avec son amie.
— Ne te prends pas la tête avec Raven. Tout le monde sait qu’elle est tarée.
La cliente sourit. Isabelle fait les gros yeux à son ami. Ce n’est pas le
moment de critiquer la responsable de la boutique. Mais il se contente de
hausser les épaules.
— Il n’a pas tort, dit la dame avant de fermer les yeux et se laisser aller
entre les mains expertes d’Otis.
Ses cheveux gris baignent dans une mousse onctueuse et parfumée. Les
deux compagnons se lancent un regard étonné. Son intervention les
surprend autant qu’elle les amuse.
Otis lui envoie un petit coup de hanche pour lui rappeler sa présence.
— Hey ! Ça va aller, ajoute-t-il. Je suis là. Tu me raconteras ça tout à
l’heure. Tu tiendras le coup d’ici là ?
— J’espère.
Quand arrive la pause déjeuner, Isabelle a l’esprit léger. Concentrée sur son
travail, elle ne pensait plus à Ethan. Mais dès qu’elle franchit la porte du
salon, le soleil inondant la rue l’oppresse.
Isabelle l’écoute à peine. Elle connaît la musique par cœur. Elle l’entend
pester ainsi à longueur de semaine. Cela fait presque deux ans qu’Otis et
Tyler sont ensembles. Les deux tourtereaux se sont rencontrés peu après
qu’elle soit embauchée au salon. Tyler Bing est séropositif au VIH. Si le
virus est sous contrôle, les médecins recommandent aux deux amants de
garder certaines précautions en attendant que la charge virale soit
indétectable. Pour le plus grand désarroi d’Otis.
— J’m’en suis tapé des mecs, jamais rien chopé ! Et ce pauvre Tyler, il
attrape cette saloperie dès son deuxième rapport sexuel… Tu le crois ça ?
— Non, ce n’est pas toi ! Tu es une fille géniale. Ethan est un gros con !
Ethan n’a pas franchement pris des gants pour la jeter. Mais les deux amis
arrivent devant le boui-boui chinois où ils ont l’habitude de prendre des
plats à emporter quand ils veulent discuter dehors. Elle ne répond pas à
Otis. Ils commandent des raviolis vapeur, des nems, et des plats débordants
de sauce, réchauffés au four à micro-onde. Vu les prix proposés, personne
ne se plaint de l’aspect peu ragoûtant de la nourriture. À peine sortis, Otis
réitère sa question.
— Qu’il pensait à son ex, qu’il n’est pas assez bien pour moi, qu’il adore
ma bouche, mes fesses… mais qu’on ne fait pas sa vie avec quelqu’un en se
basant uniquement sur le sexe.
Elle déglutit difficilement et reprend :
Ses yeux s’embuent. Elle se sent trahie, brisée, par les propos d’Ethan. Y
repenser et les exprimer à voix haute ne fait que prouver le mépris
manifeste de son ex petit ami. Le souvenir de leurs ébats lui laisse
l’impression d’être souillée. Elle croyait ses sentiments partagés. Jamais
elle ne serait livrée avec tant de passion si elle avait su que ce n’était pas le
cas. Elle l’a aimé sans réserve. Elle l’aime encore.
— Je le crains.
— Tu fais ce que tu peux, tout le monde n’a pas la grosse bouche de Raven.
Il désigne d’un mouvement de tête leur collègue qui avance sur le trottoir
d’en face, accompagnée d’une employée qui cherche sa considération.
— Mais c’est pas possible ! s’agace-t-il. Marcher avec des talons genoux
pliés ! T’as vu ça ?
Isabelle acquiesce.
— Mets des ballerines, bordel ! Quand on ne sait pas marcher avec des
stilettos, on n’en porte pas ! s’exclame-t-il, sincèrement outré.
Isabelle rit. Elle n’est pas du genre à se moquer des autres, mais Otis a
raison sur toute la ligne : Raven manque autant de goût que de sympathie.
Pourquoi la patronne lui laisse les clés du salon reste un mystère. Quoi qu’il
en soit, cela fait du bien de la remettre à sa place, même si c’est juste entre
eux. Ils s’assoient sur un muret baigné de lumière. Les rayons solaires les
réchauffent et ils défont chacun leur manteau.
Isabelle sait à quoi il fait allusion. Elle lui a vite accordé sa confiance et elle
lui a révélé les aspects les plus sombres de sa vie.
— Non. Mais je crois que je suis réellement maudite avec les hommes.
— Mais si. T’es un super pote ! Toutes les femmes devraient avoir un
meilleur ami gay. Y’a pas mieux pour comprendre les hommes !
Isabelle réfléchit.
— Difficile à dire. C’est si frais. Par moment, j’oublie qu’il m’a quittée.
D’autres fois, je crois que c’est juste un rêve. Mais j’ai surtout peur de la
soirée. Quand je serais seule face à la nuit.
— Non. Je vais ennuyer Tyler avec mes histoires. Vous avez votre vie, vos
soucis…
— Promis.
Lâche-moi la grappe !
Est-ce un signe ?
Ses mains s’affairent. Si elle réfléchit, tout lui devient prétexte à se remettre
en cause. Alors, elle se noie dans le travail, comme d’autres se noieraient
dans l’alcool. Est-ce plus sain ? Elle n’en est pas si sûre.
Workaholic…
Quand il peut, Otis l’encourage avec des paroles bienveillantes. Sinon, il lui
offre un sourire dès qu’il la croise. Isabelle se sent soutenue par son ami.
Elle n’a jamais eu besoin de lui demander d’être présent, il sait quand il doit
être là pour elle comme elle sait l’être pour lui. Leur complicité est
évidente, authentique.
Dommage qu’il soit homo ! songe souvent Isabelle. C’est le mec parfait
pour moi.
Comme souvent, Madame Rodriguez passe peu avant qu’ils ne quittent leur
poste. Elle possède plusieurs boutiques dans la ville, sans que quiconque
sache exactement lesquelles. Raven est sûrement mieux informée que les
autres, mais elle n’en dit jamais rien. La patronne interpelle les premiers
collègues qui s’apprêtent à partir.
Elle attend que le dernier client règle son dû et franchisse la porte. Puis elle
la verrouille pour que personne ne les dérange pendant son speech. Enfin,
elle réunit tout son petit monde dans la pièce principale. Les lumières des
miroirs scintillent. La boutique étincelle. Déjà prête pour la journée
suivante. Ici, le mot d’ordre c’est la propreté. Madame Rodriguez observe
avec satisfaction son entreprise, puis elle toussote pour attirer l’attention.
— Merci à tous pour l’excellent travail que vous faites ici. Je suis fière de
vous !
Elle se tourne vers Isabelle. Les autres visages en font autant. Certains avec
soulagement, d’autres avec compassion et certains, plus rares, avec
satisfaction. Celui de Raven fait partie de ces derniers. Mais le monde
s’écroule pour Isabelle qui ne remarque rien de tout cela.
Isabelle se contente de hocher la tête. Tout cela ne peut être réel. Elle va
finir par se réveiller puis elle ira travailler et enfin elle retrouvera Ethan. Le
regard désolé d’Otis paraît si réel.
Est-ce la réalité ?
Perdre son mec et perdre son job. Qui dira que je ne suis pas maudite ?
Otis lui parle, mais Isabelle n’entend rien. Elle se contente de prendre
machinalement son manteau, son écharpe et son bonnet qu’elle fourre dans
une poche. Elle espérait consacrer son énergie à surmonter sa rupture avec
Ethan. Peut-être même le reconquérir. Et puis… Et puis, elle s’est fait virer.
Sans même avoir commis de faute. Juste parce que la conjoncture
économique est pourrie. Elle étouffe. L’air devient irrespirable. Il faut
qu’elle sorte.
Isabelle observe les arbres dont les branches s’élancent dans la nuit. Le jour
décline de plus en plus tôt. Les feuilles mourantes sont semblables à son
cœur. Elles se ternissent, elles perdent leur vitalité, puis elles tombent. Le
ciel est encore dégagé. Isabelle y distingue la lune et de rares étoiles que la
lumière citadine n’occulte pas.
Une magnifique journée…
— Je ne vais pas sauter par la fenêtre, Otis. Ne t’inquiète pas, lui lance-t-
elle. Je vais rentrer seule. J’ai besoin de m’aérer l’esprit.
Elle s’apprête à lui faire la bise, puis elle repense à ces fichus gestes
barrières et recule aussitôt.
— D’accord.
— Promets-le-moi.
— Je te le promets.
Otis ne bouge pas. Alors, elle tourne les talons et s’éloigne dans la nuit.
3. Le troisième dessous
Elle n’a pas oublié sa promesse du matin. Elle balaye les bas-côtés du
regard à la recherche d’un de ces indigents qu’elle croise régulièrement. Ils
ont leur place, souvent bien précise, sur le trottoir. Puis, elle l’aperçoit.
Dans un recoin sombre, plus loin, sur sa droite. Vu sa posture, il dort ou
cuve le mauvais vin avec lequel il s’est saoulé. Isabelle prend peur. Elle a
perdu son boulot. Ce triste sort l’attend si elle ne trouve pas vite un autre
emploi.
Il lui est difficile d’imaginer le parcours de cet homme étendu sur le trottoir.
Mais il lui fait pitié, comme tous ceux dans son état. Avec ou sans travail,
elle va l’aider. Elle l’a toujours fait. Et elle l’aurait fait ce matin si Ethan
n’avait pas fichu sa journée en l’air. Si ce n’est sa vie…
Il a perdu l’espoir…
Cela fait écho à sa propre peine et Isabelle laisse glisser plus de pièces
qu’elle ne l’avait prévu dans la sébile d’infortune.
Ses lèvres sont gercées, ses yeux mi-clos. Il ne la regarde pas, il fixe le vide
devant lui. Il pue le mauvais alcool, la sueur et bien d’autres choses encore.
Un filet de salive coule de la commissure de ses lèvres jusqu’à l’asphalte.
Pauvre homme.
Le misérable ne répond pas. Isabelle reprend son chemin sans même savoir
s’il l’a entendue. Ses soucis personnels ont disparu. Elle s’inquiète pour ce
malheureux bonhomme, dont la situation est loin d’être enviable. Elle
appréhende de le croiser un matin, dans la même position, mais sans vie.
Gelé ou tué par la boisson.
J’aurais dû lui offrir à manger plutôt que des pièces. Il risque de les
dépenser à mauvais escient.
C’est trop tard. Il pourrait avoir une mauvaise réaction si elle reprenait
l’argent, même en échange d’un bon hamburger. Elle garde l’idée dans un
coin de sa tête pour plus tard. Isabelle est sûre d’une chose : elle ne le
laissera pas crever comme un chien sans avoir tenté de le secourir. Son
cœur regagne en vitalité à cette simple pensée. Elle aime aider les autres.
Elle aime rendre heureux. C’est son paradis à elle.
Elle n’a pas appuyé sur le bouton de son étage, note Isabelle.
Elle fixe Isabelle droit dans les yeux. En fait, madame López n’est
nullement gênée. Isabelle doute même qu’elle ait vraiment besoin de cette
somme maintenant. Madame López n’est pas avare, mais elle est… proche
de ses sous. Pourtant Isabelle sait que sa logeuse se livre à des sous-
locations dont la légalité n’est pas avérée, mais elle n’a pas l’audace ni la
verve pour se défendre en jouant cette carte. Au contraire, elle est
terriblement lasse. Inapte au combat. Les quelques forces qu’elle avait
recouvrées l’ont désertée. À chaque fois qu’elle croit avoir touché le fond,
elle sombre un peu plus bas, établissant record sur record de plongée en
emmerdes.
C’est impossible !
L’ascenseur s’arrête.
— Pardon ?
— Quinze jours ?
Madame López a le doigt sur le bouton qui maintient les portes ouvertes.
Elle dévisage la jeune femme avec circonspection. Isabelle craint le pire.
Une bouffée de chaleur l’envahit, l’obligeant à dénouer son écharpe et
ouvrir son manteau.
— Dix jours.
Elle file aussitôt vers son appartement. Une odeur d’insecticide traîne dans
les parties communes. L’unique ampoule de son palier clignote par
intermittence. Isabelle n’a qu’une hâte : se réfugier chez elle. Dans son dos,
Madame Lopez redescend vers son logement.
Quand elle verrouille son entrée, Isabelle est en larmes. Elle se laisse
tomber contre la porte et pleure. Elle n’envoie pas de message à Otis,
aucune envie de parler. Elle reste seule avec ses sanglots. L’épuisement finit
par l’emporter sur l’affliction. Elle se relève lentement. La tête lui tourne.
Elle part dans sa cuisine en s’appuyant contre les murs. Là, elle se concocte
un petit plat délicieusement épicé, mais qui n’éveille malheureusement pas
son appétit. Isabelle s’efforce de mâcher quelques morceaux de viande et
quelques bouchées de légumes. Chaque fourchette est une corvée. Elle a
l’estomac aussi noué que la gorge.
Elle soupire.
Ce qu’elle avale lui donne la nausée, mais elle ne lâche rien. Elle a peur
d’abdiquer. Peur que la perte d’appétit ne soit que le point de départ d’une
longue dégringolade. Alors elle s’encourage.
Une de plus.
Elle se répète ces quelques mots jusqu’à la fin de son assiette, qu’elle
regarde avec satisfaction. Une petite victoire. Elle nettoie aussitôt la
vaisselle pour que son étroite cuisine soit propre au réveil. Elle frotte la
table en formica, puis elle part se doucher. Dans la minuscule salle de bain,
elle laisse tomber ses vêtements un par un sur le sol. Nue devant son miroir,
elle s’observe. Les hommes qu’elle a fréquentés la trouvent désirable. Du
moins, c’est ce qu’ils disaient tous avant de la quitter. Sous leur regard,
quand ils la contemplaient dans l’intimité des jeux érotiques, elle s’estimait
harmonieuse. Attirante dans les meilleurs jours. Mais ce soir, elle se trouve
quelconque. Elle palpe ses seins, parcoure ses hanches de ses mains, puis
elle détourne vivement la tête. Si elle était vraiment désirable, Ethan la
voudrait encore. Elle ne supporte plus de voir ce corps qui ne suffit pas à
garder ses prétendants. Ses lèvres tremblent de chagrin tandis qu’elle ouvre
le robinet de la douche. Le parfum exotique de son savon ne l’enivre plus.
L’argan qui la faisait rêver quand il embaumait son corps n’a désormais que
le relent de ses échecs répétés. Elle ne s’imagine plus envoûtante, excitante,
telle une reine des mille et une nuits. Elle n’est qu’Isabelle. Celle que l’on
baise quelques mois avant de la jeter. Ses larmes se mélangent à l’eau
sortant du pommeau. C’est mieux ainsi. Elle n’a pas à souffrir de ses
nouveaux pleurs. Au contraire, elle les ignore en se frottant
vigoureusement. Comme si ce nettoyage intensif allait purifier son esprit.
Mais quand elle quitte la cabine de douche, rien n’a changé. Isabelle coiffe
son épaisse chevelure brune en évitant son reflet dans le miroir couvert de
buée. Elle brosse ses longues mèches comme elle le ferait pour une de ses
clientes. Avec une dextérité savante, des années d’expérience. Un talent
dénigré par Raven, un talent dont elle doute elle-même. Ce soir plus que nul
autre jour. Si elle était douée, madame Rodriguez ne l’aurait pas virée.
L’ancienneté n’est qu’un prétexte, elle garde ses meilleurs éléments.
Les études, un autre drame de sa vie. C’en est trop pour ce soir. Elle enfile
un vieux pyjama en coton léger. L’étoffe froide la fait frissonner. Elle se
précipite sur son canapé qui fait face à la banquette où elle dort. C’est petit
chez elle. Petit, mais cosy. Isabelle a su aménager le peu d’espace dont elle
dispose pour en faire un nid douillet. Des couleurs chaudes viennent
agrémenter les meubles comme les murs. L’esprit latino est là. Festif,
chamarré. En contraste avec son humeur. Elle s’enroule dans son plaid
préféré d’un orange vif. Puis elle se lance dans l’exploration des offres
d’emploi sur son smartphone. Elle ne fait pas la fine bouche. Il lui faut des
pistes à explorer dès demain. Au bout d’un quart d’heure, les bruits du
voisinage viennent la perturber. Le couple d’à côté se dispute. Encore !
Leur sport favori. Pour ne pas avoir à subir cris, insultes et bris de
vaisselles, Isabelle envoie une de ses playlists sur son haut-parleur
Bluetooth. Elle la sélectionne machinalement, sans faire attention, et clique
sur lecture.
Quelle erreur !
Les premières notes du tube de Lady Gaga « I’ll never love again »
résonnent dans la pièce, elles se mélangent au brouhaha des voisins qui se
déchirent. Isabelle est incapable de changer de chanson. Elle l’adore.
Malheureusement, les paroles ne sont que le reflet de ses pensées, de sa
peine. Elle lâche son téléphone qui tombe sur le faux parquet et contemple
le plafond. Chaque phrase qu’elle entend accroît sa tristesse. Ses yeux
s’embuent. De timides larmes coulent le long de ses tempes avant de
disparaître dans ses longs cheveux. Comme dans la chanson, Isabelle n’a
pas envie de donner son cœur à un autre, elle n’a pas envie qu’un autre la
touche, l’embrasse… Elle croyait qu’Ethan serait le dernier. Qu’ils
resteraient ensemble jusqu’à leur dernier soupir. Des sanglots lui échappent.
Sa respiration devient saccadée. Le titre se termine et, comme par
enchantement, les hurlements s’atténuent en même temps. Isabelle ramasse
son téléphone, sélectionne une autre playlist qu’elle a intitulée « détente » et
reprend sa recherche.
Elle se frotte les yeux, renifle bruyamment et s’enfonce dans son canapé.
Les annonces défilent. Elle a du mal à se concentrer et doit relire plusieurs
fois la même ligne. Pour ne rien arranger, un bruit répétitif provient du mur
mitoyen de son appartement. Ceux qui s’entretuaient plus tôt se réconcilient
sur l’oreiller. Qu’Isabelle le veuille ou non, elle les entend.
Elle est dépitée. Ethan ne lui a même pas servi une rupture houleuse,
rocambolesque. Il s’est contenté d’offrir un ton sympathique avec des
propos humiliants. Isabelle n’est toujours pas certaine d’avoir vraiment
entendu des ricanements, mais tout ce qu’il lui a dit, les prétextes d’Ethan,
elle y a repensé maintes fois… Il la prise pour la dernière des connes. Et ça,
c’est bouleversant. Elle qui lui a donné son cœur, comme son corps, sans la
moindre retenue. Cet enfoiré l’a utilisé, il a abusé de ses sentiments ainsi
que de sa confiance. Le verdict tombe, implacable : Isabelle se sent encore
plus salie qu’après leur conversation téléphonique. Et pourtant, cet être
immonde, ce salopard, lui manque tellement.
Ils jouissent.
Après avoir établi une liste non exhaustive de boutiques, bars et restaurants
où postuler le lendemain, Isabelle se couche. Elle est éreintée, mais elle a
peur de clore les paupières.
Qui verrai-je ?
La quiétude disparaît aussitôt. Elle ferme les yeux : ils étaient allongés à
cette même place. Leurs corps nus collés par l’étroitesse de l’espace et le
désir qui les animait. De douloureux souvenirs qui s’entrechoquent avec
d’autres et toutes les désillusions nées de cette journée. Trouver le sommeil
s’annonce plus délicat qu’elle ne l’a cru. Elle essaye d’orienter ses songes
vers ses recherches d’emploi et une éventuelle bonne surprise, mais son
subconscient contrarié la ramène invariablement vers sa détresse
sentimentale puis sa précarité financière. Isabelle jure et peste entre ses
dents. Alors elle pense à Otis qui s’inquiète pour elle et elle tente de se
convaincre qu’elle a de la chance. Au fond, un tel ami, c’est rare. Il l’a
soutenue toute la journée avec une bienveillance émouvante, tout comme
elle veille sur lui et sur d’autres tels que…
Une crainte ressurgit malgré tout. Si elle ne parvient pas honorer sa dette,
elle perdra son logement. À son tour, elle couchera dehors. Or cette dette est
impossible à honorer dans le délai imparti. Elle le sait. Même si elle
décroche un job le lendemain.
Isabelle déteste son géniteur. Elle lui impute les échecs de sa vie et, surtout,
l’une de ses pires souffrances depuis l’enfance : la disparition de sa mère.
Le dégoût qu’elle éprouve pour cet homme l’éloigne de sa rupture
sentimentale. Alors, malgré les bruits d’un voisinage douteux qui se fiche
totalement du bien-être des autres, Isabelle s’endort. Le respect des
convenances, elle a appris à vivre sans.
Isabelle a peur de ne pas tenir une longue journée de recherche avec si peu
de repos. Mais la contrariété dépasse sa fatigue. Elle soupire de lassitude et
se rallonge. Malgré le voisinage bruyant, elle se sent terriblement seule. Le
cœur de la nuit recèle les heures les plus sombres pour les esprits
tourmentés. Celui d’Isabelle retourne à grande vitesse dans l’océan de
chagrin dont elle s’était extirpée en s’endormant. Isolement, détresse,
angoisse sont ses seuls compagnons. Alors elle décide de faire quelque
chose qu’elle n’avait jamais réalisé auparavant. Trouver une bouteille de vin
et se servir un grand verre en pleine nuit. Les yeux lui piquent quand elle
ouvre le minuscule réfrigérateur de sa kitchenette. La boisson n’y est pas.
D’un bref regard, elle la repère sur la table en formica. Tant pis pour le
verre, elle la débouche et boit au goulot plusieurs gorgées, puis encore
d’autres jusqu’à ce que l’alcool obscurcisse ses pensées et l’assomme
suffisamment pour retrouver le sommeil.
Pas une minute à perdre. Elle exécute chaque geste tel un robot et se
prépare sans entrain. C’est avec le pas lourd qu’elle s’élance dans les rues
de la cité tentaculaire où le soleil brille comme s’il lui faisait un pied de
nez.
Enfoiré !
Elle se ravise aussitôt, s’excuse auprès de l’astre, ce peut être un signe pour
l’encourager dans ces moments difficiles. Un soutien radieux.
Pour celui qui veut trouver un peu d’argent à se faire dans la métropole, il y
a toujours des occasions à saisir. Cela demande beaucoup de volonté et une
énergie débordante. Cette dernière lui fait défaut, mais Isabelle enchaîne les
établissements jusqu’à ce que le patron d’un bar l’embauche pour la
journée. Il est 11 heures du matin, elle court depuis trois heures et elle va
devoir tenir jusqu’au soir en servant des clients arrogants. Quand elle finit
son service, Isabelle soulève son masque pour respirer un peu, elle est
exténuée. Ses jambes flageolent et elle n’a pas gagné un dixième de ce
qu’elle doit rembourser à madame López. En prenant en compte ses repas et
sa lessive, elle n’a aucune chance de trouver la somme en dix jours. De plus
le bar dont l’employé était malade n’est pas sûr de l’embaucher à nouveau
le lendemain. Elle prend le métro, encore quelques pièces de moins pour sa
cagnotte, et rentre d’un pas lent vers son logement. Lasse, elle consulte son
smartphone pour la première fois de la journée. Celui-ci est inondé d’appels
et de messages d’Otis.
Perdue dans son nouveau job, l’urgence de trouver de l’argent et ses idées
noires, elle a oublié le seul être qui mérite son attention.
— Tu peux me prêter 3137 dollars sachant que je n’ai même pas d’emploi
pour te rembourser ?
Isabelle est bien placée pour le savoir. Otis l’invite souvent quand il sait
qu’elle ne peut payer toutes les sorties qu’il lui propose.
Tyler est l’opposé de son compagnon concernant le fric, mais Isabelle est
trop fatiguée pour s’en amuser. Elle s’est battue toute la journée contre son
moral et son corps pour assurer son poste.
— Je préfère ne pas te devoir d’argent.
Otis tente de l’apaiser avec une gentillesse sans pareil. Isabelle reconnaît
bien là son ami et cela la réconforte. Elle l’avait oublié toute cette longue
journée, c’est agréable pour elle de l’entendre, de se savoir qu’il pense à
elle. Cependant, Isabelle est convaincue que les histoires d’argent sont
nuisibles à l’amitié. Elle décide de garder la proposition d’Otis sous le
coude, elle l’acceptera en dernier recours uniquement. Quitte à avoir des
problèmes avec quelqu’un, elle préfère que ce soit avec son satané père.
Il ne répond pas de suite. Isabelle sait qu’il est déçu. Otis se fiche de
l’argent, du moins tant qu’il n’en manque pas pour vivre décemment, et il
lui aurait volontiers prêté la somme. Isabelle souhaite abréger la
conversation. Le discours débordant d’énergie de son ami contraste
désagréablement avec son épuisement.
— C’est promis.
En fait, un autre détail l’ennuie déjà. Rien d’aussi grave, mais qui contrarie
son âme altruiste. Isabelle observe l’avenue qui s’étend devant elle. Elle est
au pied de son immeuble et elle sait qu’à quelques minutes de marche, il y a
cet homme qu’elle a aidé la veille. Elle aimerait lui donner quelques pièces,
mais elle en manque tellement. Sans compter, qu’elle ne se sent pas la force
de faire l’aller-retour jusqu’au pauvre hère. Une idée corrompue lui traverse
l’esprit.
Mais pour ce soir, elle rentre dans son petit cocon bruyant. À peine a-t-elle
retiré son manteau, qu’elle se laisse choir sur son canapé. Là, elle regarde
l’écran noir de son smartphone. Elle tente de résister à une pulsion qui ne
fait que grandir tandis qu’elle serre fermement l’appareil entre ses doigts.
Elle relit le message, hésite une seconde et clique sur l’icône d’envoi.
Mais qu’est-ce que l’orgueil peut faire contre l’amour. Isabelle est
convaincue que cette opinion est même l’ennemie du cœur.
C’est rude. Pourtant, Isabelle ne regrette pas son acte. Ce qu’elle regrette
c’est qu’Ethan l’ait quittée et qu’il n’éprouve pas pour elle de tels
sentiments.
Peut-être s’apercevra-t-il qu’il a besoin de moi dans quelque temps…
Elle a envie d’y croire. Malgré sa tristesse de la veille. Elle l’a dans la peau.
Elle en est imprégnée jusque dans son corps. Là où il l’a possédée de si
nombreuses fois. Elle ressent alors le besoin de parler. Elle informe Otis de
ce qu’elle vient de faire. Elle s’attend à une réaction… violente. Mais Otis a
une certaine expérience de l’amour, comme de ses travers.
Otis ?
Oui ?
Merci.
Que deviendrais-je sans toi mon cher Otis ?
Quand il lui avait dit qu’il allait emménager avec Tyler, Isabelle avait eu
peur de le perdre. Lui qui représente son unique famille. Otis avait répété
que ça ne changerait rien, mais Isabelle ne pouvait réprimer cette crainte.
Elle s’était trop longtemps démenée seule avant de le rencontrer, sans
jamais trouver la bonne personne qui l’écouterait et la comprendrait. Puis
les semaines avaient passé et rien n’avait changé. Otis était resté le même.
Leur amitié n’avait pas fléchi. Au contraire, elle s’était renforcée.
Soulagée par cet échange, comme par le texto qu’elle a envoyée à Ethan et
qui lui pesait sur le cœur, Isabelle se redresse et commence à faire les
comptes de sa journée de labeur. Elle a eu de la chance de trouver ce poste
vacant si rapidement. Cependant, le résultat est bien maigre. Suffisant pour
subsister et continuer de chercher du travail, mais pas pour rembourser sa
logeuse, madame López.
Elle ira le lendemain tenir son poste si l’employé qu’elle a remplacé est
toujours malade sinon elle se rendra à Rikers Island où est incarcéré son
père. Normalement, elle y va uniquement pour Thanksgiving et parfois pour
Pâques, mais les circonstances lui imposent de voir ce père qu’elle déteste
au plus vite. Même si elle peut déjà deviner nombre de ses réponses.
5. Rikers Island
La seconde soirée de célibat n’est pas plus facile à vivre que la première.
Voire pire. La veille, Isabelle était sous le choc dû à l’accumulation de
mauvaises nouvelles. Vingt-quatre heures plus tard, son esprit a bien
percuté sur tous les points : célibataire, chômeuse, et bientôt sans toit.
L’appétit lui manque toujours autant et elle se force à se nourrir, sans
pouvoir retenir des larmes d’épuisements tandis qu’elle mâche sans
conviction le piètre dîner qu’elle s’est concocté. Le plus dur dans cet océan
de marasme, c’est qu’Ethan lui manque. Elle voudrait résister au charme
enjôleur de son ex, mais elle lui trouve toutes les excuses du monde pour
pouvoir se jeter à nouveau dans ses bras.
S’il revient…
Ne pas perdre pied, s’intime-t-elle tandis que le couple d’à côté commence
à s’invectiver.
Elle les entend à peine. Elle craint pour son avenir. Inquiète, elle s’essuie
avec plus d’énergie qu’elle n’en avait en arrivant.
Elle file au salon où elle s’allonge sur son matelas difforme. Elle ferme
aussitôt les yeux et comprend qu’elle n’est pas près de s’endormir, aussi
fatiguée soit-elle. Isabelle songe alors à une de ses artistes préférées qui
chante « have you ever try sleeping with a broken heart ? ». Elle a la
réponse : c’est impossible. Les paroles du titre d’Alicia Keys résonnent
dans sa tête, mais elle se refuse à l’écouter. Ce serait ouvrir une nouvelle
fois les vannes d’une tristesse infinie qu’elle ne peut plus supporter.
Une heure plus tard, elle file dans la cuisine se servir un verre de vin, puis
un second, qu’elle boit d’une traite comme le premier.
Isabelle se met à compter les moutons en priant que l’alcool vienne à bout
de son insomnie.
Prier !
Pour la première fois de sa vie, elle a oublié son rituel du soir. Un sentiment
coupable balaye son désespoir. Elle se lève, tire le rideau épais de la fenêtre
et s’agenouille les yeux vers le ciel. Elle cherche du regard une de ces
lointaines étoiles et raconte ses malheurs à Dieu.
Quand elle retourne au lit, quelques minutes plus tard, elle est apaisée.
La jeune femme ferme les yeux et, finalement, les voisins commencent à
forniquer. Bruyamment, avec le même raffinement que celui qu’ils mettent
pour s’insulter. Lui grogne comme un ours et elle crie comme une actrice
porno. Isabelle enfonce profondément les bouchons d’oreille qu’elle garde
pour ce genre d’occasion et cache sa tête sous son oreiller.
Vie de merde !
Elle prend son mal en patience. Quand elle finit par s’endormir, l’ogre d’à
côté a déjà joui trois fois, elle a compté ses râles au lieu des moutons… La
nuit est bien avancée.
Dans les brumes de son esprit éreinté, elle entend l’alarme de son téléphone
au loin. Ce n’est pas tant son esprit qui est brumeux, mais surtout les
mousses au fond de ses oreilles qui étouffent le son. D’une main tâtonnante,
elle cherche son appareil pour couper cette fichue sonnerie. Quand elle finit
par le trouver et qu’elle l’approche, Isabelle réalise que ce n’est pas
l’alarme, mais un appel. Elle ouvre grand les yeux, voit l’heure tardive sur
l’écran et répond aussitôt. C’est monsieur Green, l’homme qui l’a employée
la veille dans son bar.
Elle n’est pas douée pour mentir et elle se conforte en songeant qu’avoir le
cœur brisé est comme une maladie.
— Bien, répond-il. Chaque minute perdue, c’est autant de retenu sur votre
paie.
Isabelle ne le sait que trop bien. Ils raccrochent et elle se prépare à toute
allure, zappant son petit déjeuner au passage.
— Merci monsieur.
— J’apprécie les gens de votre trempe. Tom sera à son poste demain, mais
je promets de faire appel à vos services dès qu’une place se libère ou si j’ai
besoin de mains supplémentaires.
— Merci monsieur.
Isabelle a les yeux embués. Non de tristesse cette fois, mais parce que la
reconnaissance de cet homme la touche.
L’homme est impressionnant. Il est doté d’un regard profond qui transperce
l’âme de son interlocutrice. Il sait être autoritaire aussi, mais son visage
affable dénote une sincère empathie. Isabelle lui en sait gré pour ce travail
opportun, comme pour sa sollicitude.
— J’essaye, marmonne-t-elle.
Si seulement c’était lui qui dirigeait le salon de coiffure… ou s’il était mon
père.
Isabelle travaille avec l’énergie du désespoir jusqu’au soir. Elle repart avec
son dû, les propos bienveillants de monsieur Green et les cuisses
tremblantes de fatigue. Impossible pour elle d’aller voir le mendiant de
l’autre jour. Elle y pense, elle ne l’oublie pas. Mais elle sait qu’elle n’a pas
la force de faire ce détour ce soir encore. Elle est à bout. Elle rêve d’une
baignoire qu’elle n’a pas. Et Otis l’a encore inondée de messages.
Bien dit ! Une nouvelle nuit sympathique dans un quartier non moins
sympathique ; songe-t-elle sarcastique. Et demain Rikers Island !
Elle soupire, ferme les yeux en s’attendant à une longue attente du sommeil,
mais il n’en est rien. Sans même s’en rendre compte, elle s’endort
profondément.
Une nuit dépourvue de rêve, mais qui a le mérite d’être plus réparatrice que
les précédentes.
Pour celui qui a le moral dans les chaussettes, se rendre à Rikers Island est
certainement la pire décision qui soit. Ce matin-là, le soleil ne nargue pas la
jeune latino de sa joyeuse clarté. Au contraire, des nuages gris
assombrissent le ciel et une pluie fine tombe sans discontinuer. L’île
pénitentiaire est aussi glauque que déprimante. Luis, le père d’Isabelle y est
enfermé depuis quatres années. Cette dernière lui rend visite par acquit de
conscience. Bien qu’elle le déteste pour tout le mal qu’il a fait, il reste son
père. Elle s’efforce donc de le voir. Aujourd’hui, son déplacement est
intéressé, mais il n’en reste pas moins difficile. Isabelle ne s’attendait pas à
avancer avec des pieds de plomb jusqu’à la porte de l’édifice carcéral. Elle
lutte contre ses réticences tandis qu’un premier gardien l’interpelle.
Commence alors le balai des démarches administratives : identité,
signature, fouille, sas…
Mon père…
Isabelle est subitement abattue. Un peu plus encore. Elle n’a pas envie de le
voir. Et encore moins dans ces conditions. Pourtant les yeux du
quinquagénaire brillent. Une lueur qui pourrait aussi bien être de la joie que
de la ruse. Elle a appris à s’en méfier. L’enthousiasme de cet homme a
toujours été source de malheur.
— Ta mère l’adorait.
Quel idiot !
Le sujet tabou entre eux. À peine arrivé, il met les pieds dans le plat !
— J’ai des soucis, Luis. Même si ça me fait chier de l’admettre, t’es mon
père. Enfin, père… un bien grand mot dans ton cas. Mais si pour une fois,
tu pouvais servir à quelque chose d’utile, ça m’arrangerait.
— OK, je t’écoute.
— J’ai été virée et madame Lopez insiste pour que je règle les échéances de
loyer qu’elle a généreusement reportées pendant le confinement.
Sur ce point, Isabelle le croyait pratiquement. Il fallait livrer des têtes pour
protéger le Boss et son père était l’une d’entre elles. Même adolescente, elle
avait compris le subterfuge.
Merde, ça recommence !
— La Maison-Blanche ! le coupe-t-elle.
— Luis… c’est ton point de vue tout ça. J’ai des ennuis qui m’obligent à
être plus terre à terre. La politique ce n’est pas pour moi, pas plus que la
délinquance, précise-t-elle pour montrer qu’elle fait la distinction entre les
deux.
Cette réponse ainsi que son attitude écœurent un peu plus Isabelle. Son
géniteur la dégoûte.
Il vieillit.
Elle essaye d’éprouver de la compassion pour lui, mais rien n’y fait. Elle lui
en veut depuis si longtemps. Luis hausse les épaules comme s’il réagissait
aux pensées de sa fille.
— J’peux pas faire grand-chose d’ici. Après t’as l’avantage d’être une
femme donc trouver du fric, ça ne sera jamais un problème…
— J’ai juste dit que ça ne sera jamais compliqué pour une femme de trouver
du fric si elle en a besoin.
— Non, mais tu réalises ce que tu me sors, pauvre taré ? Y’a deux minutes,
tu craignais pour mon honneur et maintenant tu me suggères de vendre mes
charmes. T’as pas l’impression qu’un truc cloche dans ta fichue caboche ?
— Tu me dégoûtes !
— Je sais. Ouvre un peu les yeux. T’es mignonne. Sers-toi de tes atouts,
bon sang !
— Pauvre con !
— Il faudra bien que tu vois la réalité en face, ma fille. On ne peut pas sortir
de la misère ou grimper vers les sommets sans se salir les mains. Et ce ne
sont pas tes prières qui vont t’aider.
— Oh, mais je n’ai rien contre notre Seigneur. Juste tendance à croire qu’il
nous a oubliés lors de la répartition des richesses, du bonheur et de la
chance. J’vais pas faire comme ces fous qui s’imaginent qu’en chantant ou
en priant, j’obtiendrais quoi que ce soit. Si je peux accéder au paradis à ma
mort, ce sera déjà suffisant.
Isabelle n’aime pas ce discours et reste coite, obligeant Luis à changer de
sujet.
— Bon… moi je ne peux rien faire et je n’ai pas un rond pour te dépanner
comme tu le sais. Donc tu vas aller voir madame López et lui demander une
faveur de ma part.
Luis connaît madame López de longue date. C’est déjà grâce à lui
qu’Isabelle a pu obtenir ce logement. Aussi douteux soit-il sur un plan
légal.
— De rien, Isabelle.
Elle se lève et fait signe au gardien qu’elle en a fini. Derrière elle, Luis reste
assis. Elle sent son regard dans son dos. Même si elle le hait, elle aurait
apprécié un mot d’encouragement, des propos paternels. Mais elle n’a fait
que subir, une fois de plus, ses phrases aussi délirantes que dégradantes.
Elle frissonne en repensant aux conseils de son père.
Elle marche vers le bus Q100 qui va la sortir de cette île infernale. Elle a
froid. L’émotion mêlée à la contrariété l’a épuisée. Et ses nuits sont courtes.
Une fois assise à l’intérieur du véhicule, c’est l’effet inverse. Son masque
en tissu l’étouffe, elle a subitement chaud. Isabelle se sent encore plus mal.
Elle ouvre son blouson, dénoue son écharpe et essaye de se calmer.
Machinalement, elle regarde son smartphone. Ethan n’a jamais répondu à
son message.
L’appareil vibre. Un SMS vient d’arriver. C’est Otis. Tel un rayon de soleil,
il arrive au moment opportun.
Quelle est la règle numéro un entre deux meilleurs amis ? lui demande-t-il
de but en blanc.
Se confier l’un à l’autre sans retenue, écrit-elle aussitôt.
Et la règle numéro deux ?
Ne pas déroger à la première règle.
Il lui envoie un smiley souriant.
J’ai du mal à m’exprimer sans craquer, je ne peux pas ouvrir les vannes si
facilement. Je crains de ne pas me relever si je le fais.
Je serais toujours là pour t’aider à remonter la pente. Quel que soit le
temps nécessaire.
Isabelle refoule un sanglot. Les mots d’Otis la touchent, sa bienveillance
l’émeut. Il est ce que Luis ne sera jamais : fiable, bienveillant. Présent…
T’es là ?
Oui, pardon. Je me perdais dans mes pensées.
Je peux passer te voir ?
Tout de suite ?
Oui.
Je ne suis pas chez moi
Partie chercher du taf ?
Non, je rentre de Rykers Island.
Merde… ça fait une autre bonne raison de passer te voir. Ça a été ?
Comme ça peut aller avec Luis.
Il a fait allusion à ta mère ?
D’une certaine façon, oui.
Isabelle songe de nouveau aux idées de prostitution de son père. Un frisson
lui remonte l’échine.
Après ce long échange de SMS, elle range son portable. Son regard se perd
dans les rues qui défilent, les gouttelettes de pluie qui glissent sur les vitres
du bus, la légère buée qui se crée devant sa bouche. La vie fourmille dans la
ville tentaculaire. Tous ces gens qui ignorent sa détresse. Cela la trouble et
en même temps elle préfère qu’il en soit ainsi. Un sentiment paradoxal.
Sa réflexion l’amuse. Un sourire discret étire les lèvres d’Isabelle. Elle aime
regarder la vie, bien plus qu’elle aime pianoter sur son téléphone. Elle se
perd en contemplation jusqu’à son arrêt sur Jackson avenue. L’air frais à
l’extérieur lui offre un regain de vitalité avant d’affronter le métro, bondé à
cette heure. Elle s’engouffre dans la station souterraine de Queens Plaza
pour prendre une des lignes qui desservent Rego Park. L’atmosphère
saturée l’étouffe immédiatement. Isabelle meurt d’envie d’enlever ce
masque qui ne fait qu’accentuer son désagrément. Certains, pressés,
bousculent les autres sans civisme. Deux jeunes hommes jouent avec brio
du trombone et de la batterie. Peu de passants s’arrêtent. Isabelle dépasse
les musiciens sans traîner. Elle se sent mal. Trop mal pour profiter de leur
talent. Incapable de les écouter. Il lui faut s’asseoir au plus vite. Des
bouffées de chaleur l’étourdissent. La foule l’oppresse. Par chance, un train
arrive au moment où elle atteint le quai. Elle joue des coudes pour entrer
rapidement. Une femme rouspète dans son dos, mais Isabelle l’ignore. Elle
cherche une place assise, or elle n’en voit pas. Alors, elle s’adosse à la paroi
de la rame près des portes automatiques. Elle tente de se calmer, de
retrouver du souffle.
— Mademoiselle, fait une voix féminine sur sa gauche.
Mais un voile noir recouvre les yeux d’Isabelle. Elle se sent vaciller, son
masque… elle va s’évanouir. Elle s’accroche désespérément à la poignée du
métro tandis que ses jambes vacillent. Comme elle s’effondre, une poigne
solide la rattrape. À demi consciente, elle perçoit la force de l’homme qui la
soulève tel un fétu de paille pour la porter dans ses bras. Il sent mauvais,
mais Isabelle n’en a que faire.
— Je vous ai vue toute pâle. J’allais vous proposer ma place, mais vous
avez fait un malaise avant, explique-t-elle à Isabelle qui cherche des yeux
celui qui l’a soutenue.
Elle ne croise que les regards indifférents ou dégoûtés des autres passagers.
Le train est arrêté, les portes se referment. L’homme a disparu.
Des visages se tournent vers elle. Elle rougit, enfonce sa tête dans son
écharpe et tente de disparaître.
Isabelle bouge aussitôt la tête dans l’espoir d’apercevoir l’homme, mais elle
ne voit rien. Rien que des passagers indifférents.
L’aimable voyageuse lui fait un sourire puis lui tourne le dos pour la laisser
tranquille.
Une seule idée jaillit dans son esprit de jeune femme fraichement larguée.
Ethan !
La déception s’abat sur elle quand la réalité la rattrape. Il n’y a pas d’Ethan.
Il n’y en a plus. C’est Otis qui lui rappelle, s’il en était besoin, qu’il passe la
voir.
Je t’ai dit oui. Je te l’ai promis ! lui écrit-elle.
Elle a envie de rire, puis envie de vomir. Elle ne fait aucun des deux.
Bien qu’elle n’ait rien dit, elle porte aussitôt une main à sa bouche comme
pour taire une énorme bêtise. Elle se signe ensuite de la croix pour effacer
le blasphème de sa pensée. Déboussolée autant que déçue d’elle-même, elle
noie de nouveau ses réflexions dans les reflets de la vitre. Elle parvint à se
relaxer quelque peu, suffisamment pour somnoler jusqu’à qu’elle aperçoive
le nom de sa station.
Tandis qu’Isabelle se redresse, des étoiles viennent danser devant ses yeux.
Une baisse de tension qui heureusement ne dure pas. Elle sort de la rame et
croise le regard bienveillant de la dame qui lui avait cédé sa place.
Tout comme Isabelle perd ses moyens lorsqu’elle est prise à partie, elle est
incapable de mentir pour se débarrasser d’un importun. Même si le terme
est exagéré pour cette femme qui manifestement ne lui veut que du bien,
Isabelle souhaiterait qu’elle la laisse tranquille désormais. Elle a besoin
d’air et de calme. Mais elle répond poliment.
Isabelle rougit comme une pivoine. Quiconque la connait sait qu’elle est
embarrassée et qu’elle s’apprête à faire quelque chose d’atypique.
— Mais ?
Elle se retrouve enfin seule. Elle a écourté l’échange pour retrouver l’ombre
qui lui a échappé sur le quai. Mais avec le temps perdu, il peut être
n’importe où et surtout bien loin.
Dans l’escalator, Isabelle réalise qu’elle est toujours fébrile. Ses quelques
pas l’ont vidée et elle aurait sans doute mieux fait de rester en compagnie
de sa bienfaitrice. Pourtant dès qu’elle arrive dehors, la brise vivifiante qui
balaye la rue soulage ses craintes. L’air s’infiltre au travers du masque et ses
poumons s’emplissent d’oxygène. Elle se sent mieux et remonte
nonchalamment le Junction Boulevard. Après ce malaise dans les entrailles
nauséabondes de la métropole, ses soucis paraissent lointains. Elle marche
tranquillement, heureuse de retrouver son ami, son confident. Plus loin se
dessine la Long Island Express, immense voie qui borde son quartier. La
nuit, les nuisances du trafic routier se mêlent à celles de ses voisins sans-
gêne. À choisir, Isabelle préfère le bruit de la route. Le ronronnement
monotone des véhicules la berce, contrairement aux cris des fous furieux de
sa résidence.
Sans trop savoir pourquoi, Isabelle descend toujours à Rego Park, alors que
la station de Woodhaven Boulevard serait probablement plus proche. À
chaque trajet, elle se pose la question et pourtant, elle ne change jamais son
habitude.
Isabelle danse d’un pied sur l’autre, troublée par la dureté abrupte de cet
homme. Elle ne sait plus où se mettre. Ses jambes sont animées d’une
volonté propre qui l’éloigne de ce désagréable personnage.
Si seulement, elle avait le choix. C’est sa proprio et elle lui doit du fric.
— Oui.
L’homme examine Isabelle de la tête aux pieds, puis il hausse les sourcils
d’un air peu convaincu.
Il y a un bref silence.
Isabelle est restée coite tout ce temps. Emilio l’invite à la suivre avant de
refermer la porte blindée de l’entrée. Il laisse Isabelle dans une pièce étroite
où deux fauteuils en osier se font face autour d’une table de la même
matière, recouverte d’une plaque de verre sur laquelle trône une belle
orchidée aux fleurs blanches et mauves, ainsi que des magazines féminins.
Il fait signe à Isabelle de s’asseoir et repart sans un mot. Il ferme
soigneusement la porte derrière lui, mais Isabelle n’entend pas de déclic. Un
instant, elle avait cru qu’il allait l’enfermer. Guère à son aise, elle épluche
les diverses revues à sa disposition. Si les premières concernent
effectivement la mode, les suivantes traitent d’un sujet bien plus
embarrassant : les armes. Isabelle sursaute en les voyant. Elle les avait en
horreur. Elle a vu des flingues toute son enfance à cause de son père. Elle
hait ces objets de mort autant qu’elle déteste son père. Soudain, il lui
semble entendre un cri. Un cri aigu. Un cri de femme.
Elle prête aussitôt une oreille attentive à son environnement, mais elle ne
perçoit rien d’autre. Elle espère avoir rêvé, tandis qu’une inquiétude
légitime grandit en elle. Elle repositionne correctement la pile et choisit un
des premiers magazines. Isabelle fait semblant de le lire tout en étant aux
aguets. Cet appartement est différent du sien. Il est beaucoup plus grand.
Ça, elle s’y attendait, mais pas à ce point. Mais surtout, il est extrêmement
bien insonorisé. D’évidents travaux ont été réalisés en ce sens, car elle ne
perçoit pas un bruit venant du voisinage. Ce qui ne rassure pas la jeune
femme. Isabelle voudrait partir, mais son instinct lui dit que c’est une
mauvaise idée. Ce n’est plus le moment. Désormais, elle doit rencontrer
madame Lopez. Impossible de faire machine arrière. L’imagination
d’Isabelle s’emballe, alors elle la canalise en lisant des articles pourtant peu
captivants.
— Alors comme ça, c’est ce vieux Luis qui t’envoie renégocier ta dette ?
demande-t-elle sans préambule. Ton propre père ?
Elle avait prévu de ne pas le dire, mais la phrase est sortie toute seule. Elle
révèle la précarité de sa situation et se dévoile plus qu’elle ne le voudrait.
Isabelle est perdue. Elle décide d’être honnête dans l’espoir que madame
Lopez fasse preuve de compréhension, d’empathie.
Madame Lopez la dévisage. Ses yeux sont petits, rusés et, Isabelle ne s’en
rend compte que maintenant, guère bienveillants.
— Lève-toi.
Isabelle obéit. Non sans crainte. L’entretien prend une tournure surprenante.
Madame Lopez l’examine avec attention.
— Petite, mais de jolies formes… murmure la quinquagénaire en tapotant
de ses doigts sur ses genoux. Tourne-toi.
Isabelle marmonne des propos confus, mais s’exécute. Sur le mur qui lui
fait désormais face, un petit tableau présente une scène du Christ portant sa
croix. Le cadre en bois est travaillé et doré. Pourtant la présence de Jésus
dans cette pièce est incongrue. Isabelle essaye de se rassurer en priant son
prophète. Elle croit deviner la tournure des évènements.
Malgré son ton obligeant, la phrase sonne comme un ordre aux oreilles
d’Isabelle qui obéit sans broncher. Elle cherche du courage au fond d’elle-
même, car elle veut se protéger. Isabelle ferme les yeux en prenant une
grande inspiration, seule façon de prononcer des paroles intelligibles.
Madame Lopez est d’abord surprise par ce subit éclat de voix, puis elle
éclate d’un grand rire. Nullement impressionnée.
Madame Lopez fait une moue dubitative, observant la jeune femme comme
si elle était particulièrement candide.
Isabelle la regarde avec des grands yeux ronds. Son cerveau mouline dans
le vide. Elle n’arrive pas à croire ce qu’elle entend, à croire que son père
l’envoie vers ce genre d’activités. Les lèvres de la latino remuent en suivant
ses pensées, mais elle ne parvint pas à parler. Elle ne sait que dire.
À bien y réfléchir, les branler n’est pas le pire. Ça ne change rien, la colère
explose en elle. C’est un traquenard et surtout, elle sait qu’il savait. Elle hait
Luis d’autant plus.
Ai-je le choix ?
— Donc ? insiste madame Lopez, qui attend d’elle une réponse claire.
Isabelle n’arrive pas à parler. Elle a perdu ses moyens depuis qu’elle a
compris qu’elle était piégée. Elle se racle la gorge.
Madame Lopez n’y prête pas attention. Elle se contente d’ouvrir la porte du
petit salon et de beugler le nom d’Emilio.
— Oui, madame ?
— Notre problème est-il réglé ? lui demande-t-elle aussitôt.
Madame Lopez quitte la pièce d’un pas pressé. Quant à Emilio, il attend
que sa patronne ait disparu pour faire sortir la jeune latino. Il ne lui dit rien
jusqu’à ce qu’ils arrivent à la porte de l’appartement. Là, il se tourne
brusquement vers elle. Isabelle sursaute, surprise. Les yeux sombres de
l’homme flamboient. Il est plus effrayant que jamais.
Isabelle a peur. Elle ne peut qu’opiner du chef. Emilio lui fait alors signe de
sortir, ce qu’elle fait immédiatement. Elle s’éloigne rapidement et, quand
elle entend le cliquetis du verrou, elle se met à courir jusque chez elle. Elle
s’y enferme à double tour, avant de se laisser choir sur son canapé. Son
cœur bat à tout rompre. Le monde vacille autour d’elle. Elle tente de se
calmer.
En fait, elle aurait aimé qu’il soit déjà là. Elle avait espéré le voir attendant
devant sa porte.
Isabelle a l’impression que le sol tangue. Son estomac est détraqué. Elle
étouffe, elle a chaud et pourtant, elle grelotte.
Elle a tout donné pour faire bonne figure chez madame Lopez, mais cette
fois c’en est trop. Elle n’en peut plus. Elle est convaincue que son corps va
la lâcher, qu’elle est condamnée. Les palpitations reprennent. Les vertiges
n’en finissent pas. Isabelle geint, impuissante.
— Au secours, gémit-elle.
Mais il n’y a personne. Elle est seule. Dans son désespoir, elle craint de
mourir isolée, sans personne pour l’accompagner dans ses derniers instants.
Elle sombre dans une panique totale.
Ce dernier n’a pas la force pour la porter, mais il la soutient jusqu’à son lit.
— Non, tu ne vas pas mourir. Tu dois sûrement faire une crise d’angoisse.
J’ai déjà vécu ça. Allonge-toi.
Et pour être sûr qu’elle fasse le vide, il lui raconte la banale journée qu’il
vient de passer. Sans cesser de parler, sans la questionner. Une vingtaine de
minutes plus tard, il constate que la crise d’Isabelle est passée. Celle-ci
somnole à moitié et il décide de se taire enfin. Il a la gorge sèche. Mais dès
qu’il se redresse pour aller chercher à boire, Isabelle réagit.
— Oui…
Ce n’est pas un, mais trois verres qu’Otis se sert avant de revenir dans le
salon du studio. Isabelle a toujours les yeux fermés, mais il sait qu’elle ne
dort pas. Elle préserve ses forces. La faiblesse de son amie l’afflige. Il est
triste et il se sent coupable de ne pas être intervenu plus tôt.
Il l’embrasse sur le front et part récupérer le sac en papier qui contient les
divers plats achetés. Il les dispose sur la table basse pour donner un
minimum d’allure à leur dîner, avant de jeter les emballages superflus.
— T’as pas l’air en état, répond-il la bouche pleine. Demain, après une
bonne nuit de sommeil.
Sur le fond, il n’avait pas tort, mais Isabelle craint que demain il ne soit trop
tard pour discuter des incroyables décisions prises ce jour.
— Non.
— Je vais voir.
— Bon appétit, ajoute Emilio après avoir lorgné sur la table basse.
Il claque la porte derrière lui et disparaît aussi vite qu’il est arrivé. Otis finit
par réagir. Il se tourne vers Isabelle. Il constate qu’elle est bouleversée.
— Hey ! Y’a quelqu’un ? demande Otis en claquant des doigts devant les
yeux de sa camarade.
Otis, dont l’estomac est imperturbable, attrape un nouveau Sushi avec ses
baguettes.
Isabelle obtempère.
Isabelle s’exécute. Quand elle a fini sa première bouchée, Otis lui propose
de commencer son récit, ce qu’elle fait en commençant par sa visite à
Rykers Island. Régulièrement, il l’interrompt pour s’assurer qu’elle
s’alimente.
— Oui, pardon.
Isabelle entreprend alors de lui raconter son entretien avec madame Lopez.
Au fur et à mesure du récit, les yeux d’Otis s’écarquillent. Isabelle ne
mange plus, et lui ne s’en rend plus compte.
— Oui…
— C’est un de ses hommes. Tu veux lui tenir tête ? Parce que moi, je ne
m’en sens pas le courage.
— Si…
Isabelle a envie de croire que c’est possible. Elle s’accroche à cette idée qui
la soulage. Elle remercie ce précieux ami. Elle a une telle chance de l’avoir
pour confident, toujours prêt à l’aider. Pleins d’espoir, ils finissent de dîner
et regardent une comédie romantique pour se détendre. Isabelle s’endort
rapidement, épuisée et rassurée par la présence d’Otis. Ce dernier trouve
plus difficilement le sommeil sur l’inconfortable sofa, mais il prend son mal
en patience. Il tire satisfaction lorsque ses yeux se posent sur le visage
paisible d’Isabelle. Il connaît bien l’appartement de la jeune latino pour y
avoir passé de nombreuses soirées, mais à chaque fois il est surpris par le
foutoir des voisins en pleine nuit. Chaque fois, il se demande comment ce
petit bout de femme résiste dans un tel environnement. Chaque fois il se
rappelle combien Isabelle est courageuse.
Durant tout ce temps, le mystérieux sac noir reste au sol, sans qu’aucun des
deux n’y touche. Déterminés à le ramener sans découvrir ce qu’il cache.
7. Actes de courage
Non !
« Isabelle 70$ »
Tel qu’elle le comprend, c’est la somme qui lui est destinée. Et pour une
seule prestation en plus. Jamais de sa vie, elle n’a reçu autant d’argent pour
une heure de travail.
Elle examine l’adresse. Il n’y a pas de nom, mais des coordonnées précises,
avec les codes d’accès et le numéro de l’appartement. C’est dans
Manhattan. Isabelle connaît peu ce quartier. Elle range le papier dans
l’enveloppe et la repose dans le sac. Puis, elle sort la tenue soigneusement
pliée à l’intérieur. Elle la tend à bout de bras pour la contempler. Une robe
légère, mais pas vulgaire. Plutôt classe même. Il y a aussi des escarpins et
de la lingerie fine en dentelle noire. Fait troublant : toutes les tailles sont
bonnes. Mais Isabelle ne s’attarde pas sur ce détail, elle emporte le tout
dans la salle de bain, car cela ne fait aucun doute qu’il s’agit d’habits
luxueux. En atteste la qualité des coutures et des matériaux. La jeune
femme a toujours vécu de peu, elle sait reconnaître ce qui a de la valeur.
Je ne suis pas une de ces filles, se morigène-t-elle. J’ai des principes, des
valeurs !
En effet, elle en a toujours eu. Bien plus que son satané père.
Prise dans ses rêves de jeune princesse à l’abri du besoin, Isabelle n’a pas
entendu Otis se lever et encore moins arriver.
— Je… ils étaient si beaux. Je n’ai pas pu résister. Je les ai juste essayés.
Regarde !
— Elle n’en saura rien, répond Isabelle, confuse. Je vais les ranger
impeccablement. Et tout de suite !
— Il vaudrait mieux.
Elle se dénude pendant qu’Otis part en quête d’un petit déjeuner. Elle plie
consciencieusement la robe et range le tout dans le sac, tel qu’elle l’a
trouvé. L’enveloppe en haut de la pile.
— T’es folle quand même ! ajoute-t-il après quelques minutes. Ce n’est pas
un milieu pour toi. L’avait pas l’air tendre le type.
— Certes non, mais il aurait mieux valu ne rien toucher d’après moi.
Isabelle hausse les épaules. Le mal est fait de toute façon. Une fois son
repas fini, Otis se lave puis s’habille. Quand ils sont fin prêts, les deux amis
se regardent, prennent une profonde inspiration, et ouvrent la porte. Isabelle
porte le gros sac noir à l’épaule. Il est à peine 8h30 du matin, ils sont
déterminés et ils descendent chez une femme qui loue de petits
appartements à des gens paumés, comme elle envoie de jeunes filles faire
des massages bien particuliers… Autant dire qu'ils ne sont pas rassurés.
Mais à deux, ils se sentent plus forts.
Arrivés à la porte, Isabelle prête l'oreille pour voir si les gens sont éveillés.
Tôt le matin, c’est le moment où l’immeuble est le plus calme. Il n’y a pas
un bruit. Les tire-au-flanc qui agitent les nuits ne se réveillent pas avant
midi. Ils sont souvent désespérés, parfois défoncés ou juste fainéants.
Isabelle n’entend rien, mais elle avait remarqué la veille que l’appartement
était particulièrement bien insonorisé. Elle se tourne vers Otis, hésitante, et
lui jette un regard interrogateur.
Isabelle reste muette, tétanisée. Une petite secousse dans le dos la sort de sa
torpeur.
— Bouge pas.
Ma prière !
Non seulement elle l’a oubliée, mais ses premières pensées au réveil furent
manger, ce qui n’a rien de blâmable, mais juste après ce fut d’essayer des
vêtements, peut-être volés, et destinés à une forme de prostitution.
J’ai oublié Dieu pour le vice ! se fustige Isabelle, terriblement déçue par
son comportement.
— Son garant… répète Emilio qui n’en croit toujours pas ses oreilles. Des
fous ! Je reviens.
Il ne prend pas la peine de fermer derrière lui. Il s’éloigne. Le cœur
d’Isabelle bat à tout rompre et, elle en est certaine, celui d’Otis en fait
autant. Emilio est intimidant.
Tous les mecs dans cet appart’ sont flippants, complète Isabelle.
— Qu’est-ce qu’elle croit cette gamine ? Qu’elle peut me prendre pour une
conne parce qu’elle est le rejeton de Luis ? Prends son putain de fric,
récupère nos affaires et programme une autre fille pour la remplacer. Quelle
emmerdeuse !
— Bien, Madame.
Le silence retombe. L’angoisse aussi. Isabelle est tirée d’affaire. Enfin, il lui
faudra rembourser Tyler, mais dans des conditions moins stressantes.
— C’est bon. Tu t’en sors bien. File-moi le sac, paye et dégagez. Vous avez
de la chance que Madame soit de bonne humeur ce matin.
— Qu’est-ce que ça doit être quand elle ne l’est pas… marmonne Otis.
Isabelle ne désire absolument pas le savoir. En revanche les deux amis sont
pris au dépourvus. « Payez », ils n’ont pas l’argent avec eux. Le seul à en
avoir, c’est Tyler et il n’est au courant de rien. Ils se regardent, désemparés.
Il ne peut pas voir que j’ai essayé les fringues, tente-t-elle de se convaincre.
Otis lève les mains comme pour marquer son innocence. Les yeux
flamboyants d’Emilio se tournent vers Isabelle.
— Tu l’as lue ?
— Oui, bredouille-t-elle.
— Relax le pédé. J’vais pas lui péter la gueule. Pas si elle pige bien ce que
je dis.
— Comment sait-il ? chuchote Otis dont les mains tremblent.
Personne ne lui prête attention. Emilio plante ses yeux perçants dans ceux
d’Isabelle.
— Si.
Isabelle est submergée par l’effroi. Elle réalise seulement maintenant à qui
elle a réellement à faire. Et ce dans quoi elle s’est engagée. Emilio envoie le
sac de sport noir à ses pieds.
— Ce n’est pas de l’orgueil, rectifie Otis qui voit les yeux d’Isabelle
s’embuer. C’est de la volonté, du courage. Le désir d’être indépendante,
autonome… Tu n’as rien à te reprocher.
— Mais que vais-je faire ? demande Isabelle dont les pensées sont confuses.
Ils rentrent chez Isabelle, où ils se laissent tous deux tomber sur le canapé.
Dépités. C’est Otis qui finit par rompre un silence pesant.
Isabelle ne croit pas que les hommes qui travaillent pour madame Lopez
soient particulièrement stupides, mais c’est la colère d’Otis qui s’exprime.
Surprenante d’ailleurs, car l’homophobie affecte peu son ami d’habitude.
Surtout quand elle vient de voyous sans envergure. Mais l’idiosyncrasie
d’Otis lui attire régulièrement des remarques, souvent déplacées. Son côté
efféminé est quelque peu caricatural parfois.
— Non, ma chérie.
Otis pose sa main sur le genou d’Isabelle qu’il caresse avec affection. Il est
évident qu’il ne sait quoi dire.
Otis se tourne vers elle. Il ouvre la bouche, puis la referme. Leurs regards se
perdent sur le mur d’en face. Ils s’enfoncent alors dans un long mutisme.
Pendant ce temps, les pensées d’Isabelle s’enchaînent. Pour se donner
bonne conscience, elle cherche un sens à l’épreuve que le Seigneur a mise
sur son chemin. Mais il lui échappe. Otis de son côté ne trouve pas
d’alternative pour sortir son amie de cette impasse. Après s’être trituré en
vain les méninges, il tente de minimiser les faits.
— Non, bien sûr que non ! répond aussitôt Isabelle, contente de reprendre le
dialogue.
— Ce que je veux dire, approfondit Otis, c’est que tu ne seras pas une pute
comme ton père le prétend au sujet des femmes. Même si tu fais le boulot
convenu avec madame Lopez. Masser et faire jouir des mecs pour quelques
dizaines de dollars, c’est pas la fin du monde. Je sais de quoi je parle !
À qui le dis-tu !
Isabelle a une idée derrière la tête. Une idée qui pourrait remettre de l’ordre
dans sa vie. À condition que ce ne soit pas une mauvaise idée. Or en
matière d’hommes, ses choix ont rarement été probant.
— C’est à quelle heure ? demande Otis. J’ai pris la matinée, mais il faut que
je baratine Raven si tu veux que je reste avec toi cette aprèm.
— Ça ira, Otis. C’est déjà gentil d’être venu et d’avoir tenu tête aux gars de
Lopez. Enfin… t’as essayé en tout cas.
— Non.
Et comme elle le pense sincèrement, elle dépose un baiser bruyant sur son
front.
— Mais avant, j’ai une dernière question à te poser. Je voudrais être sûr que
tu as envisagé certaines répercutions.
— Par exemple ?
Isabelle se mord la lèvre. Elle n’avait pas considéré cette éventualité. Elle
prend le temps d’y réfléchir, la réponse s’impose à elle naturellement.
— Non, il y a une différence et non des moindres, cette fois, c’est moi qui
décide.
Rien qu’en voyant son visage, elle sait qu’Otis n’est pas convaincu.
Ce en quoi il n’a pas tort. Isabelle ne peut lui affirmer que cela n’aura pas
de conséquences sur ses séquelles psychiques, alors elle se contente de sa
seule certitude :
— Je vais le faire.
— Ça va aller, la rassure-t-il.
Otis perçoit le stress grandissant d’Isabelle. Il n’en dit rien. Il lui a aéré
l’esprit tant qu’il a pu. Il a tu ses propres doutes, car quoi qu’ils en aient dit
Isabelle est bien contrainte. Par les menaces d’Emilio. La jeune femme ne
semble pas en avoir conscience et c’est tant mieux. Quand son amie
commence à regarder la pendule à tout bout de champ, il prend ses mains
dans les siennes et les serre.
Isabelle ne répond pas. Elle hoche simplement la tête. Otis lit dans ses yeux
cette force de caractère qu’il admire. Quand ils partent quelques minutes
plus tard, Isabelle est renfermée. Elle se sent mal, mais elle ne dit rien. Elle
a peur de craquer, alors elle se tait. Lui veille. Il porte le sac noir, il n’a
jamais lu la lettre. C’est un monde dont il ne veut pas, dont il a peur. Mais
malgré cette peur, il accompagne une seconde fois sa confidente. Cette fois,
ce n’est pas pour négocier, c’est le grand saut.
L’adresse les mène tout droit à Manhattan. Ils prennent métro et bus pour
s’approcher autant que possible et éviter ainsi cette nouvelle journée grise,
où la pluie est fine, mais tombe sans discontinuer. Dehors Otis tient le
parapluie pour protéger la coiffure d’Isabelle. Celle-ci s’est apprêtée de son
mieux pour être désirable, excitante, comme-ci elle allait voir son mec.
Ethan !
L’évocation de son ex ne l’affecte pas une seconde. Elle est trop
préoccupée. Un mélange de trac, d’angoisse, d’incertitudes. Otis, lui parle,
mais elle l’entend à peine. Seule la vie animée des rues d’Upper East Side
lui permet de garder la tête hors de l’eau. Dans les cent derniers mètres, elle
s’arrête.
— On y est bientôt.
— Oui, répond Isabelle, même si elle doute qu’elle puisse appeler en cas
d’ennuis.
Otis la regarde s’éloigner à grands pas. Elle porte le parapluie d’une main
ferme. Trop ferme. La force qu’elle met dans ce geste anodin dénote la
tension qui la perturbe. Elle protège ses longs cheveux bruns. Isabelle a le
cœur qui bat fort. C’est la dernière ligne droite. L’inconnu lui fait face, mais
elle va l’affronter, quitte à y laisser des plumes. Elle est concentrée sur son
objectif. Mais elle sait que le plus dur reste à venir et elle fait tout pour ne
pas imaginer les conséquences de ses actes. L’adresse, qu’elle a mémorisée,
la mène tout droit à un immeuble cossu de la 5e avenue, face à Central Park.
À travers la porte vitrée de l’entrée, elle voit un hall luxueux, mais surtout
un gardien. Isabelle hésite, elle tourne la tête gauche, cherche quelqu’un du
regard. Elle le trouve. Otis est toujours là. Au loin, sous la pluie, il
l’observe. Il attend qu’elle disparaisse entre les murs de cette résidence.
Isabelle repense brièvement à tout ce qu’il s’est passé depuis la veille. À
chaque décision, elle a fait acte de courage. Aussi, elle se convainc qu’elle
doit insister une fois de plus. Rassérénée par la vue de son ami, Isabelle
pousse la porte. Elle a préparé une phrase banale pour le gardien, car si elle
est prise au dépourvu, elle ne saura quoi dire. Le sac sur son épaule lui
semble étrangement lourd pour le peu qu’il contient. Elle met cela sur le
compte du stress croissant. Contrairement à ce qu’elle craignait, l’homme,
plutôt âgé et élégamment vêtu, la salue sans lui poser de question.
Voilà un problème résolu. Est-il au courant ? Sait-il ce que je suis ? Ce que
je viens faire ?
La pensée est gênante. Elle embrouille Isabelle qui ne sait plus quel est
l’étage exact. Dès que l’ascenseur s’est refermé, elle fouille dans le sac.
D’une main fébrile, elle saisit l’enveloppe déchirée et la relit.
— Bonjour ! la salue-t-elle d’une voix posée. Vous êtes Isa ? C’est bien
cela ?
Isabelle a l’impression de fondre sur place. Elle est persuadée que ses
jambes vont lui faire défaut.
— Souhaitez-vous un verre ?
Isabelle ne l’écoute pas. L’air lui manque et la panique ne diminue pas. Elle
voudrait s’allonger, ou au moins s’asseoir. Elle se comporte comme un
animal acculé.
— Elle m’a fait payer le prix, poursuit la femme en revenant. Mais je dois
dire que j’en suis satisfaite. Rien qu’à vous voir.
Isabelle hoche une énième fois la tête. Elle suit son hôte jusqu’à un
immense salon dont la baie vitrée donne sur Central Park. La vue, à couper
le souffle, chasse temporairement ses peurs. Elle s’assoit alors sur
l’immense canapé d’angle en cuir ivoire qui trône au milieu de la pièce. Il
est relativement simple, chic sans être sophistiqué. Beaucoup plus sobre que
certains meubles bas de gamme qu’elle a vus dans son entourage. Pas
d’affreux repose-tête ou autre gadget qu’elle déteste. Au centre se trouve un
tapis à poil long de la même couleur que le sofa, ainsi qu’une table basse en
acier recouverte d’une plaque de verre fumé. La pièce est joliment décorée.
Toujours dans un esprit épuré. Isabelle est conquise par les lieux. D’autant
que, malgré la grisaille, l’endroit est particulièrement lumineux. La femme
fait signe à Isabelle de s’asseoir. Si son sourire est accueillant, il émane
d’elle un sentiment de puissance, d’assurance et d’autorité. Isabelle obéit,
elle s’installe sur le bord d’un coussin comme si elle avait peur de l’abîmer.
Elle porte le verre à ses lèvres et boit à petites gorgées. L’ambiance, l’eau,
la position parviennent à la calmer. Son hôtesse la dévisage avec une
intensité gênante. Isabelle, dont les idées s’éclaircissent, estime qu’elle
ferait bien de se mettre au travail.
Horriblement gênée et, étrangement, rassurée que son premier client soit
une femme, Isabelle opine du chef.
Elle se lève, laisse les verres sur la table basse et emmène Isabelle dans le
couloir jusqu’à une pièce plus petite, dans laquelle se trouvent une table de
massage, quelques tableaux zen, une horloge murale au design moderne,
mais surtout des bougies aux parfums délicats sur des étagères.
L’atmosphère y est particulièrement apaisante.
— Oui, madame.
La porte se referme. La jeune latino est tendue, mais elle n’est plus
submergée par le stress, elle se prépare telle une artiste s’apprêtant à monter
sur scène. Elle éprouve un mélange d’excitation et de peur.
Le trac.
Curieuse sensation pour celle qui est sur le point de réaliser un massage
sensuel.
La bourgeoise avance avec l’assurance de son rang. Elle porte une robe de
chambre en soie dorée qu’elle laisse tomber sans aucune pudeur en
s’approchant. Isabelle est troublée de se retrouver aussi vite, sans
préambule, face à cette nudité. La cliente s’allonge sur sa table, la tête dans
le creux prévu à cet effet. Elle donne ensuite un ordre à son appareil
connecté et une musique relaxante se fait entendre dans de discrètes
enceintes wifi. Isabelle choisit un flacon.
Huile d’Ylang-ylang.
Une fragrance qu’elle apprécie. Elle s’en imbibe les mains, range la petite
bouteille et se met au travail. La peau est douce, savamment entretenue,
parfaitement épilée et légèrement dorée par de probables voyages au soleil.
Isabelle a toujours aimé masser. Elle ressent les zones de tensions, la
logique du corps et des muscles lui est évidente. Elle met la bonne pression
au bon endroit. Rapidement, la riche femme pousse des soupirs
d’appréciation. Isabelle s’évertue à parcourir ce corps en commençant par le
haut. Elle fait à cette dame ce qu’elle aurait aimé qu’Ethan lui fasse. Son
esprit dérive. Elle prend la place de sa cliente et ses mains deviennent celles
de l’homme désiré. Le massage en est plus facile. Elle s’aventure sur les
fesses, qu’elle pétrit avec des gestes sensuels, avec une lenteur suave, dont
elle imagine les effets. Pourtant, elle ne parvient pas à avancer ses doigts
vers des zones plus intimes. Une réticence instinctive l’empêche d’accéder
au recoin du corps qui s’offre à elle. Isabelle enchaîne sur les cuisses,
évitant là encore tout contact sexuel, pour finir par les mollets et un
somptueux massage des pieds. Elle y a mis du cœur et elle sait que la
cliente a apprécié. Isabelle doute facilement, mais pas dans le registre
charnel. Elle a toujours été à l’aise avec la sexualité et elle a pu constater
l’effet qu’elle faisait aux hommes maintes fois.
Excitant !
Voilà un état avec lequel Isabelle ne devrait pas jouer si elle veut éviter
certains actes. Quand elle estime avoir suffisamment parcouru cette zone
pour être au juste équilibre entre excitation et satisfaction, les mains
d’Isabelle s’éloignent vers le ventre. Elle s’efforce de glisser de subtiles
caresses sur le pubis, mais le dégoût la submerge et elle a tôt fait de passer
aux cuisses. La sympathique femme ne lui fait aucun reproche, mais une de
ses mains vient remplacer celles d’Isabelle là où elle les attendait.
Cette pensée la dépite. Puis une crainte germe dans son esprit. La cliente
va-t-elle lui reprocher de ne pas avoir rempli sa part du contrat ? À voir le
visage aussi détendu que satisfait de celle-ci, cela paraît peu probable.
Pourtant, Isabelle ne parvient pas à dissiper ce doute. Le temps a filé vite,
pourtant d’après l’horloge qui lui fait face, Isabelle a passé une quarantaine
de minutes à parcourir ce corps. Sa cliente savoure encore les effets de
l’extase. Isabelle, ne sachant si la séance est finie ou non, décide de
remonter vers la nuque, puis d’offrir un massage du visage et du cuir
chevelu à sa cliente. Les minutes s’égrènent de plus en plus lentement.
Isabelle trouve que la prestation s’éternise. L’ennui la gagne et elle craint
que la femme se soit endormie. Sa respiration est aussi paisible que
régulière, ses yeux sont clos depuis quelque temps. Pourtant, au moment où
Isabelle ne s’y attend plus, ces derniers s’ouvrent grand. Le regard vif la
transperce avant même que la dame ne se redresse. Elle se lève pour enfiler
sa robe de chambre, avant de retourner s’asseoir sur la table de massage.
Isabelle ne sait trop que répondre et elle remercie une seconde fois en
s’évertuant à relever son regard de ses pieds.
Elle s’en veut de réagir ainsi envers une personne qui l’a particulièrement
bien traitée. Heureusement, elle n’a rien dit. Sa réserve a parfois des
avantages. La cliente n’en a toutefois pas fini.
Isabelle finit par sourire sous l’avalanche de compliments. Elle qui a grandi
sous les reproches de son père qui ne la trouvait jamais à la hauteur de ses
ambitions, reçoit aujourd’hui les éloges d’une femme qui, manifestement,
réussit dans la vie.
À part pour la complimenter sur ses fellations, ses petits amis lui avaient
rarement dit qu’elle était belle, désirable, charmante. Au mieux avait-elle
entendu « bandante » comme flatterie.
— Bref, soupire la femme. J’ai payé pour plus que vous n’avez fait, mais je
n’en tiendrai pas rigueur vu l’excellence de votre prestation. Votre…
patronne n’entendra pas de doléance. Toutefois, j’espère que vous serez
plus aventureuse à notre prochaine rencontre.
Elle l’a déjà payée donc ce n’est pas elle qui me paye…
La dame sourit.
Elle quitte la pièce pour qu’Isabelle puisse se changer. Après quoi elle
l’accompagne vers la sortie.
— À bientôt, mademoiselle.
— Au revoir, madame.
Bon, à y regarder de plus près elle n’a réalisé qu’un simple massage, rien de
bien sexuel, mais ce fut suffisamment excitant et agréable pour satisfaire sa
cliente qui, elle en est convaincue, en avait vu d’autre. Quand elle croise le
gardien en bas, c’est une autre femme qu’il voit. La séance est finie, la peur
a disparu.
Plus d’une heure après leur arrivée, Otis n’est plus dans la rue. Isabelle
farfouille dans son sac à la recherche de son smartphone, resté en mode
silencieux. Son ami lui a laissé un message.
Sacré Otis ! Isabelle sait que son mec lui manquait. Tout comme elle sait
qu’il viendra si elle le lui demande.
T’inquiète. Ça va.
Elle marche vers le bus, le plus proche. Il fait nuit. Les rues sont animées.
La pluie s’est tarie, mais l’humidité flotte dans l’air avec le parfum des
feuilles mortes provenant de Central Park. Depuis l’enfance, Isabelle est
rarement venue ici. Son père l’y emmenait autrefois. Des souvenirs qu’elle
essaye d’oublier. Elle s’éloigne alors rapidement vers la bouche de métro la
plus proche. Ce n’est pas son monde ici. Le sien est plus modeste, plus
populaire. Étrangement, sur le trajet du retour, ce ne sont pas ses actes qui la
hantent, mais le souvenir des nuits langoureuses auprès d’Ethan. Son odeur,
ses caresses, leurs ébats obsèdent ses pensées. Pendant près d’une heure,
elle a massé en s’imaginant être à la place de sa cliente. Maintenant, elle en
fait les frais.
— La thune ! s’exclame-t-elle.
Elle pose la main sur la poignée, prête à ressortir, mais pour faire quoi ?
Frapper et réclamer son dû chez madame Lopez ? Son intuition lui dicte que
ce n’est pas la bonne conduite à tenir.
Alors quoi ?
Elle tourne en rond dans son petit salon. Le fric, c’était sa seule motivation.
— Il me le faut !
Elle a déjà les larmes aux yeux, rien qu’à l’idée qu’elle puisse ne pas
l’avoir. Pour ne pas céder au désespoir qui pointe, elle se lance dans
diverses tâches ménagères. Absolument pas nécessaires, mais qui ont le
mérite de l’occuper. Régulièrement, elle jette un œil vers la porte, espérant
qu’une enveloppe viendrait s’y glisser. Malheureusement, à chaque fois il
n’y a rien. Quand le balai n’a plus aucune utilité, l’éponge et les chiffons
non plus, Isabelle ne tient plus. Elle sait qu’elle ne trouvera jamais le
sommeil sans résoudre ce… détail. Elle en fait part à Otis. Seule personne à
même de la raisonner en ce moment.
— Ils doivent avoir un système bien rodé pour payer, dit Otis qui est
visiblement peu inspiré par la question.
Otis n’a pas d’argument à lui opposer. Il écoute le laïus d’Isabelle jusqu’à
ce qu’elle ne trouve plus de mots.
— Actuellement, il n’y a pas lieu de t’affoler. Tu viens de terminer ta
prestation. Ils en ont forcément d’autres à te proposer.
— C’est ce que la cliente m’a sorti à la fin, mais pas par rapport aux
attentes de madame Lopez, je n’ai pas fait tout ce que j’aurai dû.
— Qu’est-ce à dire ?
Otis aime employer des tournures peu usuelles dans son langage. Cela
l’amuse. Surtout si son interlocuteur en est perturbé. Ce qui n’est pas le cas
d’Isabelle.
— J’ai une idée. Tu pourrais aller la voir, elle ou Emilio d’ailleurs, pour
demander tes prochaines prestations.
— Ça me fait peur.
Oui.
— Non, lui ment-elle. Je bosse pour eux, ils n’ont aucun intérêt à se
débarrasser de moi, ce n’est pas ton cas.
L’argument est fallacieux. S’ils n’ont pas été satisfaits, elle ne bosse plus
pour eux et ne représente plus rien. Mais Otis ne relève pas ce point.
— Ouais…
— Toi ! Tu rentres !
Un frisson lui hérisse les poils. C’est la voix d’Emilio. Intimidée par
l’injonction, elle fait demi-tour.
— Le sac ! exige-t-il.
Isabelle commence à paniquer. Les ordres d’Emilio sont secs, brutaux. Elle
craint qu’il ne lui fasse du mal, une fois qu’il aura récupéré ce qui leur
appartient.
— Le voici, murmure Isabelle en lui tendant les poignées alors qu’il était
quasiment aux pieds du latino.
Au même instant, elle remarque qu’il en tient un autre dans la main gauche.
Ce détail lui avait échappé jusqu’à présent. Emilio lâche le second par terre.
Il semble plus rempli que le précédent. Il fourre ensuite sa main dans sa
veste en cuir noir et en sort une liasse de billets. De ses doigts agiles, il
compte la somme.
— Mais…
— Je t’ai dit que je veillais sur les filles. J’attends mon pourboire.
Il tend la main.
Sale con !
Quarante.
— Monsieur ?
— Non.
— Non plus.
— Daesh ?
— Encore moins !
— Matthew.
— Et toi ?
— Isabelle.
— Si, si !
Elle retire son masque en reculant d’un pas, s’assied sur la marche du
perron voisin, puis elle mord dans un de ses nems. La pâte externe,
réchauffée au micro-onde est légèrement caoutchouteuse. Mais cela ne la
gêne en rien. Lui non plus manifestement. Isabelle a ramené une canette et
une bouteille. Elle propose à Matthew de choisir ce qu’il préfère.
En fait, l’eau c’était pour elle et le soda pour lui. Heureusement qu’elle l’a
pris sans sucre.
Et bourré d’aspartame…
— D’accord, Matthew.
Elle ne le dit pas, mais elle le croyait plus vieux. Le manque d’hygiène est
trompeur. La vie dans la rue aussi. Pourtant, quand elle l’observe ce soir, le
mendiant a l’air plus en forme que l’autre jour. Elle impute ce fait à la
sobriété apparente du vagabond.
Ils sont comme nous tous. Y’a des jours avec et des jours sans.
Elle sort son mini flacon de gel hydroalcoolique et en fait tomber une bonne
dose dans la paume du mendiant. Il se frictionne nonchalamment avec, puis
il répond à l’interrogation précédente.
Qu’il soit sincère ou non, son attitude désinvolte est agaçante. Comme si ça
ne suffisait pas, il retire son bonnet pour réaliser un simulacre de révérence.
Il se tourne alors vers elle et sourit de toutes ses dents. Isabelle le reconnaît
soudainement.
Isabelle s’embrouille.
Isabelle a très envie de lui dire que c’est faux, que son père est un truand
qui croupit en prison, qu’elle a une vie de merde, mais elle n’a pas envie de
débattre sur qui a la vie la plus pourrie. Elle se tait, ramasse les détritus et
salue Matthew le clochard grincheux.
Douillet et usé.
Elle s’en amuse. Elle adore ses affaires récupérées ici et là. Elle justifie son
manque de moyen en se donnant une fibre écolo.
Pas de gâchis !
Après une bonne douche chaude, elle enfile un long T-shirt pour dormir.
Puis elle s’agenouille devant sa fenêtre pour prier. La honte s’empare d’elle.
Elle s’est livrée à un travail avilissant et elle espère trouver le pardon du
seigneur. Une pensée la bouscule.
Tant pis.
— Amen.
Elle s’allonge sous sa couette, s’apprête à fermer les yeux quand ceux-ci se
posent sur le gros sac de sport noir.
Isabelle se relève et part s’asseoir sur le sofa en traînant le sac à ses pieds.
Elle l’ouvre et saisit les deux enveloppes.
Elle évite d’y penser, cela lui gâcherait la nuit. L’agréable sensation de
fatigue est toujours présente. Isabelle ferme les yeux et s’endort rapidement.
Ni les bruits de l’immeuble ni les cris du couple bagarreurs ne parviennent à
la troubler cette fois encore. Elle se réveille sans cauchemar après 9 heures
du matin. Sa plus longue nuit depuis le retour d’Ethan. Depuis sa rupture.
— Je te raconterais bien mes soirées de glory hole dans des clubs gays,
mais je ne suis pas sûr que ça t’aide.
— Ça dédramatise la chose…
— Non, on tourne en rond, Otis. Tu faisais ça par plaisir, moi c’est un job.
Il y a quelque chose de pervers.
— Pervers, pervers… non. C’est une vision culturelle que tu exprimes là,
voire religieuse. C’est ton côté chrétien qui s’exprime. Pour ma part, je
trouve ça moins honteux que de ne rien foutre. Je te l’ai déjà dit et je le
répète.
— Ce n’est pas grave, répond calmement Isabelle. Je sais que tu fais de ton
mieux, mais c’est à moi de surmonter mes réticences. Il faut que j’arrive à
détacher l’acte intime de l’acte pro.
— C’est exactement ça !
— Je ne vois pas…
— Parce que tu n’y prêtes pas attention. Mon pauvre Otis, tu es plus
préoccupé par le sort de ta queue que celui des pauvres.
— Ce qui est navrant, c’est que t’es comme tous les mecs au final.
Il soupire.
— Tu es idéaliste. C’est pour ça que tu dînes avec des clochards alors que
tu manques déjà d’argent. La ville devrait t’offrir une médaille pour l’aide
que tu apportes à ces malheureux. Je ne comprends pas qu’aucun journal
n’ait rédigé un article sur toi.
Isabelle prend le chemin de la 5e avenue. Elle porte une tenue sobre, mais
pratique. Dans l’immeuble luxueux, elle croise le même gardien, qui la
salue une nouvelle fois sans poser de question. Elle sonne à la porte et la
même sympathique cliente lui ouvre.
— Je suis ravie que vous reveniez. Madame m’a assuré que vous n’aviez
pas eu d’autres clients depuis hier et qu’elle me vendait votre…
« virginité » dans cette activité. Est-ce exact ?
— Tout à fait.
Isabelle est mécontente. Elle prend sur elle pour que cela ne se voie pas.
— C’est vrai.
Elle prend ses marques. La cliente ne semble pas s’en apercevoir, elle est
aux anges. Ses petits cris, ses gémissements, complimentent les gestes
d’Isabelle. Cette dernière se laisse guider par le corps qu’elle pétrit. Elle
suit les muscles, les courbes, avec un savoir intuitif. Elle mélange avec
excellence relaxation et excitation. Quand vient le moment de changer de
côté, Isabelle sait qu’elle va devoir se lancer, toucher ce sexe dont elle ne
veut pas. Pourtant sa crainte est incomparable à celle de la veille. Et ce n’est
pas que l’argent qui l’estompe. Elle s’est libérée d’une partie de ses chaînes
sans trop savoir comment, sans être sûre que cela perdure. Sa seule
certitude est qu’elle doit aller jusqu’au bout.
Isabelle essuie ses mains et reprend son soin par le visage. Aujourd’hui, elle
est plus entreprenante. Elle caresse les lèvres de la femme du bout des
doigts, dans des gestes suaves, explicites. Elle glisse ensuite sur le cou avec
la douceur d’une plume, s’aventure sur la poitrine avec l’imagination d’un
poète. Elle perçoit le désir dans le corps sous ses paumes. Les tétons
durcissent, la peau devient chaude. Et la crainte monte d’un cran.
Isabelle ne veut pas se laisser submerger par une quelconque angoisse. Rien
ne doit la détourner de sa réussite.
Ta gueule, Luis !
Putain, mais c’est vrai ça en plus ! Les pires porcs sont souvent ceux qui
font la morale !
— Hier, je vous ai dit que vous aviez don. J’étais bien en dessous de la
réalité. Vous n’avez pas conscience de votre potentiel.
Isabelle ne saisit pas le compliment. La colère née plus tôt ne s’est pas tarie.
Elle en veut aux gens qui dictent la morale. Car, en cet instant, ils lui
pourrissent la vie. Ce qui l’oblige à admettre un point commun avec son
père.
Lui se dispense de suivre les lois. Elle se dégage du soi-disant droit chemin.
— Je suis sincère. Ne vous voyez pas comme une fille de joie ou je ne sais
quoi. Vous avez quelque chose qui n’a rien à voir avec la mécanique
sexuelle. Jamais une masseuse ne m’a emportée aussi loin. Vous avez la
connaissance de la sensualité. C’est un art. L’avez-vous étudié ou est-ce
inné ?
— Alors j’ai raison, vous avez un don ! Votre compagnon est un homme
béni. Vous êtes hétéro ?
— Oui.
En y repensant, les hommes lui ont toujours dit qu’elle était « hyper
bonne » au lit. Un autre des stupides compliments qu’ils lui ont toujours
servis. Sauf qu’« hyper bonne » n’a pas une grande signification. Celle de la
cliente est déjà plus étoffée. Mais la discussion prend une tournure intime,
gênante. Heureusement, les réponses laconiques d’Isabelle ont montré
qu’elle ne souhaitait pas développer le sujet. La femme raffinée l’a bien
compris.
— Je n’hésiterai pas à faire de nouveau appel à vos services. Vous êtes aussi
ravissante que douée !
Avec Otis, c’est simple : si elle n’a pas de réponse rapide, c’est qu’il baise
ou qu’il est sorti en couple. Elle aurait apprécié qu’il prenne de ses
nouvelles, mais elle ne lui en veut pas. Il ne peut pas toujours être là. Il lui
donne tant déjà. Elle ne veut surtout pas être un obstacle à sa relation avec
Tyler. Alors elle s’ennuie, elle regarde les passants qui flânent près de
Central Park. Elle ne se sent pas à sa place, les gens sont si aisés par ici.
Elle imagine la vie qu’elle aurait pu avoir en étant mieux née. Plus tard, elle
s’efforce de grignoter quelques aliments peu diététiques. Des barres
chocolatées. Son prochain massage la préoccupe. Elle est sûre que c’est un
mec et pour une raison obscure, cela remet tout en cause. Elle a moins de
deux heures à sa disposition et c’est tant mieux. Plus elle attend, plus elle
cogite…
Le temps passe vite. Elle prend le chemin du Midtown sous un ciel venteux.
Elle y est en quelques minutes. L’immeuble est nettement plus petit que
celui de la 5e avenue. Il n’en est pas moins cossu. En revanche, il nécessite
un code, ce qui oblige Isabelle à ouvrir son sac en pleine rue et à sortir
l’enveloppe. Elle lit les indications sur le papier, s’apprête à appuyer sur les
touches métalliques quand une bourrasque le lui arrache des mains.
— Bordel !
Elle lâche le sac trop encombrant pour courir et s’élance derrière la feuille
virevoltante. Des voitures la klaxonnent tandis qu’elle traverse sans
regarder. Des insultes fusent d’un véhicule vitre baissée. Isabelle n’y prête
pas garde, elle se rue derrière la page. Des pneus crissent violemment en
face d’elle, elle se jette sur le capot qui apparaît et attrape l’objet convoité
au vol.
— Elle est complètement folle, fait la voix qui l’insultait l’instant d’avant.
Isabelle serre le papier contre elle. Puis, toujours au milieu de la rue, elle
cherche du regard son sac.
Elle le trouve. Là, où elle l’a laissé. Un homme s’en est approché. Il regarde
autour de lui.
Nom de…
— Il va le prendre !
L’homme, d’un âge avancé, s’exprime avec une voix posée. Isabelle est
confuse. Il n’a rien d’un voleur.
Charmant !
De mieux en mieux…
Isabelle est tétanisée.
— Je suis vraiment désolé. C’est… c’est la première fois que je fais appel à
ce genre de… service. Je suis un peu stressé. Je parle sans réfléchir
Elle a du mal à y croire et Emilio n’est de toute façon pas là. Le temps qu’il
arrive, elle serait déjà morte. Sur ces charmantes pensées, l’homme emmène
Isabelle dans une pièce inadaptée pour un massage, mais dont il a
manifestement prévu de se satisfaire. Une table est recouverte d’un plaid
synthétique avec un coussin, probablement chipé au fauteuil voisin, pour
soulager le crâne. Isabelle est convaincue qu’il ne tiendra pas dix minutes
là-dessus, cependant elle n’ose pas le lui dire. Elle pose son sac à terre, il
est temps de s’y mettre. Elle commence à se dévêtir, mais s’arrête aussitôt.
Le client se déshabille face à elle. Le temps qu’elle sorte de sa stupeur, il ne
porte plus qu’une chemise, le sexe ballottant dans une demi-érection.
Isabelle déglutit avec effort. Elle doit prendre la parole.
Il semblerait que monsieur s’offre des extras sur son lieu de travail… Plutôt
saugrenu… Mais moins étrange que l’interphone sans nom.
La voix d’Isabelle est à peine audible. Elle regarde ses pieds. Pendant ce
temps, l’homme réfléchit. Puis, il se redresse subitement et court, nu
comme un ver, hors de la pièce. Si Isabelle n’avait pas été effrayée par ce
mouvement soudain, elle aurait ri de le voir ainsi. Il revient peu après en
brandissant un flacon.
— De l’huile sèche, dit-il. Je ne sais pas qui l’utilise, mais ça devrait faire
l’affaire. Nous avons un petit placard pour nos produits personnels dans les
toilettes, comme ça chacun peut y laisser ses… heu… cela ne vous intéresse
peut-être pas ?
— Non, non.
Isabelle ne sait pas trop si elle doit attaquer la partie sexuelle du massage ou
non. Indécise, elle se contente de caresser les contours du pubis du bout de
ses doigts. Régulièrement, elle voit le pénis qui se contracte et le client qui
jacasse de plus belle.
— Oui, oui.
En réalité, Isabelle ne le comprend pas du tout. Elle voudrait lui dire qu’il
ferait mieux d’en parler avec sa femme et qu’actuellement, il est en train de
la tromper. Mais elle tait tout cela. Elle apprécierait qu’il coupe court au
massage et se rhabille, tout en craignant la réaction de madame Lopez.
Dans le doute, et ayant besoin de l’argent, elle est déterminée à aller
jusqu’au bout.
— Alors… Heu… Sans vouloir vous offenser… je doute que parler de votre
femme soit la meilleure chose à faire actuellement.
— Oh ! Oui… Oui, vous avez raison. Bien sûr ! C’est que je… Comme je
vous l’ai dit, c’est la première fois. J’ai un peu de mal à passer le cap.
Elle en a la nausée.
L’homme est gêné. Isabelle s’en fiche royalement. Elle distingue ses joues
qui s’empourprent. Ce n’est pas son problème. Tout ce dont elle a besoin,
c’est de trouver un lavabo. Elle quitte la pièce et cherche en hâte les
toilettes. Une fois à l’intérieur, elle se lave abondamment les mains. Comme
si le sperme qui avait séché sur ses doigts était un danger, un virus qui
pourrait la contaminer. Elle veut en effacer la moindre trace, la moindre
odeur. Après les avoir savonnées plusieurs fois, elle finit par se calmer.
Isabelle n’a même pas allumé la lumière. Elle ne veut pas se voir dans le
miroir ovale qui surplombe la céramique. Pas maintenant. Quand elle
revient dans le bureau sombre, l’homme a déjà enfilé son pantalon. Il
boutonne sa chemise. Isabelle prend une grande inspiration.
— Au revoir, Isa.
Elle saisit son sac et sort dans le couloir. Isabelle cherche un endroit discret
pour se changer. Elle ne supportait plus la présence de l’homme. Elle se
déshabille au coin d’un couloir à toute allure, puis elle enfile sa tenue
quotidienne. Enfin, elle range les habits soigneusement et elle vérifie la
présence des lettres.
Tout y est.
La voilà rassurée. Elle prend quelques profondes inspirations, avant de
descendre l’escalier jusqu’à ce qu’elle retrouve l’air libre. La brise
vivifiante à l’extérieur chasse les nuages de son esprit. Elle prend le chemin
du retour, moins bouleversée qu’elle ne l’était dans l’appartement.
Il fait nuit. Elle se sent seule. Isabelle envoie un message à Otis pour lui
signaler qu’elle rentre.
Toujours en vie.
Otis ne répond pas tout de suite. Dur renvoi à sa solitude. Cela devient
pesant. Isabelle l’imagine avec Tyler, se bécotant sur le canapé ou dans un
restaurant. Le genre de douceurs qu’elle rêve de partager avec un homme.
Elle songe à Ethan évidemment, mais le silence persistant de ce dernier
l’oblige à imaginer un autre homme. Un homme qui penserait à elle, autant
qu’elle pense à lui. Qui la respecterait dans ses sentiments.
Une licorne…
Une des grandes questions de la vie urbaine. Isabelle n’en trouve pas la
réponse. Et pour que ce sentiment d’isolement n’affecte pas d’autres
individus, elle décide de faire un détour. Histoire de poser une piécette dans
l’escarcelle d’un nécessiteux. Elle en a un en tête. Il est arrogant,
antipathique, mais il a quelque chose de captivant. De plus, il lui est venu
en aide dans le métro ce qui, pour Isabelle, dénote une âme charitable. En
fait, elle se sent toujours redevable. Ce, malgré le dîner offert la veille. Bien
que fatiguée, elle fait volontiers le trajet jusqu’au clochard. Au terme d’une
bonne marche, elle le trouve assis à quelques mètres de là où il dormait la
veille. Il semble épuisé lui aussi. Il somnole à moitié dans une position
inconfortable. Il est emmitouflé jusqu’au-dessus du crâne dans sa vieille
couverture rêche. Il fait peine à voir.
Cette dernière est gênée, elle regarde ses pieds. Elle avait espéré un
meilleur accueil. Quelques boutades même. Un échange qui romprait cette
sensation d’isolement.
Matthew semble peu enclin à discuter ce soir. Isabelle est désappointée. Elle
avait envie de parler avec lui. Sans trop savoir de quoi. Le pauvre homme
grelotte, elle le perçoit même s’il tente de le cacher.
Elle n’a pas peur de cette maladie. Elle porte un masque, elle est jeune.
Isabelle sait qu’elle ne fait pas partie de la population à risque. Mais, lui,
vivant dehors…
— Ça va, te dis-je.
Isabelle est surprise. Non par le ton abrupt du personnage, mais par les iris
de Matthew.
Vairons !
Elle se tourne et s’éloigne. À peine a-t-elle fait deux pas qu’il l’interpelle.
— Et toi ? Que fais-tu ? l’interroge Matthew qui ne le lui avait pas demandé
la veille.
Elle ne l’aperçoit pas, mais Matthew sourit. Malgré la douleur qui vrille son
cerveau, il sourit. Il ignore que sa question renvoie Isabelle à ses propres
démons.
Suis-je vraiment en train de faire de mon mieux ? Ou bien ai-je pris la voie
de la perdition ?
La chaleur de son appartement est bienvenue. Elle apaise son esprit. Tandis
qu’elle prépare une tisane, Isabelle prend deux décisions concernant
Matthew. La première est de passer tous les jours pour lui prouver qu’au
moins une personne pense à lui. La seconde est de l’inviter à manger le soir
de Thanksgiving. Il lui est impossible d’abandonner cet homme à son triste
sort. La détresse dans le regard du clochard l’a bouleversée. Savoir qu’elle
peut lui apporter du bonheur réchauffe son propre cœur. Isabelle est alors
satisfaite. Le breuvage brûlant entre ses mains distille le doux parfum de
l’infusion dans la pièce. Dès qu’Emilio sera passé, elle prendra une bonne
douche et ira se coucher. Étrangement, la résidence est plutôt calme ce soir.
Isabelle se plonge dans une revue. Peu avant minuit, le voisinage s’anime.
Ça gueule et d’autres mettent la télévision plus fort pour couvrir le bruit.
Isabelle en fait de même. Elle met une chaîne au hasard, puis elle se
replonge dans sa lecture. Elle ne veut pas s’endormir avant d’avoir vu la
couleur de son argent. Sa plus grande peur est de ne pas le recevoir. Cela
suffit à la garder éveillée.
— J’ai toqué doucement pour ne pas déranger, mais… c’est toujours un tel
bordel le soir à cet étage ?
— Ouais. On s’y fait.
— Ta part.
Complètement barje !
Sur ces paroles, Emilio s’en va. Isabelle se laisse tomber sur sa banquette.
Elle compte la somme.
Soixante dollars.
Elle aurait pu toucher le double si elle n’avait pas eu l’obligation de faire
une prestation gratuite. Elle s’en veut de ne pas avoir été jusqu’au bout la
veille. Pourtant, il lui suffit de repenser à ses larmes quelques heures plus
tôt, quand le type a éjaculé, pour se remémorer à quel point elle se fait
violence.
Une vibration continue tire Isabelle de son sommeil. Ce n’est pas l’alarme,
elle sonnerait. À tâtons, elle trouve le smartphone sur l’étagère laquée rouge
au bout de sa banquette.
00:46
Otis l’appelle.
— Tout va bien, mon vieux. Je dormais, je suis claquée, dit Isabelle d’une
voix pâteuse.
— Ça marche, t’es sûre que tout va bien ? s’enquiert-il une seconde fois.
Son réveil émet une sonnerie stridente à 9H30. Avec ce bruit, elle ne peut
lui échapper. Un choix judicieux, sauf pour émerger en douceur. Isabelle a
mal au ventre. Ce dernier crie famine. Il faut qu’elle mange. Cependant, le
retour de son subconscient dépité altère à nouveau son appétit. Comme
après sa rupture. Ce qui ne manque pas d’inquiéter Isabelle. Elle a besoin de
force. Tant pour le massage qui est assez physique, que pour supporter
l’acte sexuel. Elle s’oblige à se restaurer. Des céréales, une banane, un café.
À chaque bouchée, elle craint de rendre le contenu de son estomac.
Pourtant, au final, tout se passe bien. Elle se prépare, se maquille et part
faire sa tournée.
Ce jour-là, les clients sont plutôt banals. Polis, habitués aux services fournis
par Madame, comme tous l’appellent. Pas de propos excentriques, pas
d’attitude désagréable. Isabelle déconnecte son esprit pour être le moins
affectée possible par ces verges qui souillent ses mains. Le soir, elle cherche
Matthew. Outre son propre besoin de liquidités, ce dernier donne un sens
plus profond aux actes d’Isabelle. Soutenir le clochard aide la jeune femme
à supporter son boulot. Matthew est en meilleure forme que la veille. Cela
réjouit Isabelle. Il est plus agréable aussi, ce qui leur permet d’échanger
quelques banalités. Quand elle rentre, une quinzaine de minutes plus tard, la
charmante latino a le cœur léger. Elle se concocte un dîner chaud à base de
légumes, puis elle attend le passage d’Emilio. Les venues du truand sont
imprévisibles, mais constantes. Tout comme ses pourboires qu’il réclame
toujours silencieusement, main tendue. Isabelle se demande si madame
Lopez sait qu’il rackette ses filles.
Elle n’a pas la réponse, elle s’imagine mal le dénoncer. Pourtant, ce salaud
prend dix dollars pour chaque massage qu’elle fait. Le manque à gagner la
révolte. Pour se calmer, elle regarde un film sur le compte Netflix de Tyler.
Ensuite, elle échange quelques messages avec Otis, puis elle s’endort
paisiblement. La journée à venir est chargée. Six clients. Soit, au moins huit
heures de travail, sans compter les trajets. Malheureusement pour elle, le
réveil est aussi brusque que la veille. Nausées aux aurores, course aux WC,
vomissements et impossible de se rendormir cette fois.
Isabelle enchaîne ainsi les journées. Si elle omet les réveils difficiles, tout se
passe bien dans son nouveau boulot. Le nombre de prestations oscille entre
six et huit selon les jours. Madame Lopez fournit des tenues de qualité, qui
donne l’illusion à Isabelle d’être un peu plus qu’une pute. Emilio devient
presque agréable le soir quand il passe et Matthew permet à la jeune femme
de garder un semblant d’équilibre dans cet univers aussi pervers
qu’exigeant. Même si elle aide d’autres mendiants ici et là, elle revient
toujours vers le trentenaire aux yeux vairons.
L’objectif est louable. Il soutient Isabelle au fil des jours. Hormis l’aspect
sexuel des massages, son travail n’est pas désagréable. La jeune latino
pénètre dans de luxueux appartements, parfois des maisons, et les clients
sont plutôt sympathiques. Elle en retrouve régulièrement quelques-uns, telle
la dame de sa première prestation. Certains font des allusions dans l’espoir
d’obtenir un peu plus, telles qu’une finition buccale. D’autres, plus rares,
demandent à voir ses seins ou à toucher ses fesses. Isabelle les ignore ou les
rabroue gentiment s’ils se font un peu trop pressants. Pour eux, ce n’est
qu’un jeu, ils rient de ses réprimandes. Pour elle, c’est plus difficile à vivre
sur le moment ou dans la nuit, mais de toute façon ça ne change jamais ses
réveils abrupts. Chaque fois qu’elle peut, elle part retrouver Matthew. Il
n’est pas toujours là, mais les rendez-vous vespéraux avec le mendiant sont
l’occasion d’apaiser son âme. Ils deviennent un rituel important de son
quotidien. Un soir, elle hésite à le prévenir de son intention pour
Thanksgiving.
Au cas où… Mais s’il avait de la famille ou des amis, il ne vivrait pas ainsi.
Suite à cette réflexion, elle choisit de lui faire la surprise, créant ainsi une
réelle impatience. Isabelle espère le voir heureux. Quant à son ami Otis, ses
inquiétudes s’amenuisent au fil des jours. Isabelle étant très occupée, elle
lui consacre peu de temps. Madame Lopez ne lui laisse que le dimanche
pour chômer. Isabelle le passe à se reposer. Si ce n’est dormir… Leurs
échanges se limitent à quelques SMS et de rares appels.
Elle s’imagine aussi déménager pour avoir plus d’espace, plus de confort.
Elle rejoint le métro avec son gros sac en bandoulière. Parée pour une
longue journée. Tout se passe comme sur des roulettes jusqu’à son dernier
client. Il est 21 heures quand elle arrive chez lui. L’homme réside sur la
West 95th Street, non loin du métro. Isabelle suit les instructions dans
l’enveloppe et sonne à l’interphone. Personne ne parle, mais on lui ouvre le
sas. Elle se rend alors à l’appartement indiqué. L’individu qui ouvre a une
barbe taillée court, mais qui masque mal ses traits de jeune homme.
Guère plus âgé qu’Isabelle, mais nettement mieux loti. Son appartement est
moderne et luxueux. Les murs ont été rafraîchis il y a peu, une discrète
odeur de peinture en émane, quant aux éléments de décorations, ils sont
design et sophistiqués.
Un bon fils à papa, pense Isabelle qui complexe face à l’écart de réussite
entre eux deux.
Bien que peu expressif, l’homme semble apprécier ses efforts. Ses longs
soupirs soulignent son appréciation et sortent Isabelle de ses pensées.
C’est pas en foirant un massage que je vais être au top pour négocier mon
salaire, alors on se concentre !
Isabelle se ressaisit. La fatigue pèse sur ses épaules malgré sa jeunesse.
Néanmoins, elle met la force nécessaire pour dénouer les muscles du client.
Quand il se tourne sur le dos, il place un coussin sous sa tête et la fixe
durablement. Isabelle baisse instinctivement les yeux. Malgré cet air
familier, il l’effraie. Elle aimerait comprendre pourquoi, mais elle doit
s’appliquer dans ses gestes. Elle fera le point en rentrant. Elle espère juste
qu’il ne s’agit pas d’un ancien ennemi de son père. Isabelle en a connu des
grossiers, entreprenants, maladroits depuis ses débuts, mais lui c’est
différent. Tandis qu’elle le masse, elle sent le regard de l’homme qui pèse
sur elle. Il l’observe, il la déstabilise. Chaque fois qu’elle relève la tête, elle
croise les pupilles noires qui la dévisagent. Alors, elle rougit et fait comme
si de rien n’était.
Le mec ne bande même pas. C’est fréquent, mais dans son cas cela perturbe
un peu plus Isabelle. Elle préférerait qu’il pense à sa queue plutôt qu’à elle.
Plus apeurée qu’intimidée, elle s’efforce de prendre la parole.
— Monsieur apprécie-t-il ?
Bien que calme, le ton est impérieux. Isabelle se tait. L’atmosphère devient
pesante. Elle doute de parvenir à lui donner du plaisir. Pas dans ces
conditions. Elle s’oblige à rester tendre, sensuelle. L’effort est constant.
Après avoir pétri les muscles, tous les muscles, elle remonte avec de
savantes caresses vers le pubis. Leur efficacité est visible, pourtant au lieu
de se laisser aller, l’homme prend la parole.
— Caresse-moi les couilles, Isabelle, ordonne-t-il sans élever la voix, mais
sans la vouvoyer.
Isabelle est pétrifiée. Elle relève légèrement ses mains pour ne plus toucher
la peau du client.
Le cœur d’Isabelle bat la chamade. Elle sait qui est cet homme.
Lui et deux de ses copains ont abusé d’Isabelle lors d’une soirée étudiante
quand elle avait dix-huit ans. Eux en avaient dix-neuf. Ils lui ont fait boire
du GHB, puis ils l’ont violée. Ces abrutis avaient même filmé leurs
exploits. La police n’a eu aucun mal à les identifier et à les confondre, mais
la justice américaine est singulière. Elle s’achète. Les parents des trois
jeunes gens, particulièrement fortunés, ont fait une offre. Luis a persuadé sa
fille de l’accepter. Non qu’il n’eût pas envie de les tuer pour avoir touché
son enfant, mais les Flores ont toujours manqué de fric. Son père a insisté
pour qu’elle prenne l’argent, lui promettant des études et une vie meilleure,
car il allait faire fructifier ce pognon. Alors elle a cédé. Elle a cru en Luis,
elle a cru en une vie nouvelle et elle lui a fait confiance. Une fois de plus.
Pensant que cette manne providentielle avait changé son père. Ça n’a pas
duré. Les bons plans de Luis étaient des tuyaux percés. Il ne parlait pas
d’investissements raisonnés pour faire fructifier cette somme, mais de paris
risqués. En quelques mois, les Flores sont repassés de aisés à ruinés, leur
statut habituel. Ce fut l’erreur de trop. Isabelle a quitté son père à ce
moment. Elle n’est pas pu faire d’études supérieures, mais elle a décidé de
ne plus jamais croire cet homme. Pour Isabelle, il n’était plus un papa, il
était juste Luis. Son géniteur. Le premier de tous les hommes à avoir foutu
sa vie en l’air. En la privant de mère, puis en la privant d’avenir.
Isabelle perd ses forces. Elle est fatiguée et la peur ronge le peu d’énergie
qu’il lui reste.
— Y’a quelqu’un ? l’interpelle Justin. Je t’ai payée, petite pute. Fais ton
boulot ! Mille fois moins cher en quelques années… Belle déchéance !
Isabelle approche sa main du sexe. Cette ordure bande. La terreur qu’il lit
sur le visage de la jeune femme l’excite. Rien de surprenant vu son passé.
La latino ne sait que faire. Justin saisit sa main tremblante et la colle contre
son pénis. Les jambes d’Isabelle flageolent, elle manque de défaillir. C’est
tout juste si l’adrénaline la soutient encore. Elle ne peut bouger, elle n’ose
partir de peur qu’il s’énerve, que madame Lopez se retourne contre elle.
Qu’Emilio la batte.
Il n’y a pas d’issue. Isabelle le sait. Pourtant, elle ne parvient pas à saisir la
verge turgescente. L’organe la répugne. C’est au-delà de ses forces. Ce
pénis l’a violée. Justin s’en fiche. Il se masturbe en plaquant les doigts
d’Isabelle contre son sexe. Elle se laisse faire. Impuissante. Désarmée. Elle
ferme les yeux pour que son bourreau ne puisse voir ses pleurs. Comme si
cela changeait quelque chose. Son désespoir ne peut être contenu. Des
larmes tièdes sillonnent son visage, ses joues, et disparaissent dans le tissu
raffiné de sa robe. Justin prend son pied. Le rythme s’accélère. Elle voudrait
le tuer sans savoir comment s’y prendre. Elle finirait en prison à sa place. Il
a payé pour sa liberté la première fois, il a payé pour la posséder cette fois.
Madame Lopez savait-elle ? Des giclées de sperme tombent sur sa main.
Isabelle serre les dents. Elle refoule un sanglot au prix d’un effort colossal.
Après qu’il ait savouré son plaisir, Justin repousse le bras d’Isabelle comme
un vulgaire objet. Il se lève et part s’essuyer avec une serviette posée sur
l’accoudoir d’un fauteuil. Isabelle, tétanisée, l’écoute marcher. Elle ne veut
pas ouvrir les yeux. Elle ne veut pas constater que tout cela est bien réel.
C’est trop dur.
— Le massage était pas mal. Même bien pour être honnête, déclare Justin
d’un ton amusé, comme s’il discutait entre amis. En revanche, la finition ne
correspond pas à ce qui était prévu. J’en ferai part à Madame. Tu peux
disposer, petite pute.
Isabelle tourne brusquement la tête et ouvre enfin les yeux. Elle évite
volontairement de le regarder. Elle se précipite vers son sac, y fourre ses
affaires à la va-vite et quitte les lieux sans un mot. D’un pas rapide. Dès
qu’elle a refermé la porte, elle retire et saisit les précieux escarpins dans une
main, puis se met à courir. Elle court, court, court jusqu’à être à bout de
souffle. Sans prêter attention à la direction. Une fuite anarchique. Un point
de côté la fait souffrir, mais elle continue. À l’abri des arbres de la
Riverside Drive, près du General Grant Memorial, elle s’arrête. Elle
s’appuie contre un des troncs, fourbue. Elle doit se calmer, respirer. Il lui
faut plusieurs minutes pour y parvenir. Isabelle s’essuie précipitamment les
mains avec des mouchoirs, puis se change. Elle aurait voulu se laver, même
dans le Hudson qui coule à quelques mètres. Un sursaut rationnel l’en
empêche. Il fait froid et la rivière peut l’emporter. Écœurée, elle croit
qu’elle va vomir. Mais son corps résiste. Il rend déjà tout chaque matin.
Alors elle se laisse tomber sur l’herbe. Face à elle se dresse l’immense tour
néogothique de l’église Riverside. Elle ne la quitte pas des yeux. Et, malgré
les restes de foutre qui sèchent sur ses mains, elle joint ces dernières. Elle
prie.
Il est 23 heures passées quand son dialogue avec Dieu lui offre les forces
nécessaires à son retour. Elle se désinfecte avec du gel hydroalcoolique et
prend le métro qui la ramène au district de Corona. Étrangement, retrouver
son immeuble mal famé, ces bruits, les cris du voisinage la rassure. Isabelle
descend à la station de Rego Park, comme toujours. Son humeur est
sombre. Pour la première fois de sa vie, elle se demande sérieusement
pourquoi elle prend ce trajet. Elle est convaincue que la station précédente
est plus proche et cela la contrarie davantage. À peine a-t-elle fait quelques
pas sur le trottoir baigné des lumières artificielles de la ville qu’une voix
l’interpelle.
— Bonsoir, Isabelle.
Un cri d’effroi lui échappe. Son esprit baigne encore dans la terreur qu’a
instillée Justin. Mais ce n’est pas un de ses anciens bourreaux qui la salue.
C’est Matthew. Face à la mine déconfite de la jeune femme, ce dernier se
confond en excuses.
Matthew qui est d’habitude mystérieux, quand ce n’est pas taquin, paraît
particulièrement inquiet cette fois. Il en devient prévenant.
— Je… J’ai…
Isabelle ne parvient pas à s’exprimer. Tout d’abord, elle croit qu’elle ne peut
se confier à un inconnu, mais elle comprend vite que ce n’est pas la raison.
Matthew n’est pas un inconnu. Du moins, plus tout à fait. Un sentiment la
bloque. Elle a honte. La question du clochard la renvoie face à ce qu’elle
vient de vivre, mais aussi face à son passé. C’est plus qu’elle ne peut
supporter. Isabelle fond en larmes. La force tirée de ses prières s’est
évaporée. La réalité la rattrape.
Matthew comprend qu’un drame est survenu. Il est suffisamment fin pour
deviner que le moment est mal choisi pour en parler. Il observe la jeune
femme dans son terrible désarroi pendant quelques secondes. Puis, malgré
ses réticences, il s’efforce de la prendre dans ses bras. Il craint une réaction
brusque. Un rejet qu’il pourrait comprendre étant donné son apparence, son
âge, sa condition. Pourtant, Isabelle se laisse aller contre lui. Il perçoit ses
sanglots qui redoublent de violence, les secousses dans sa poitrine, sa peine
immense. Ce contact imprévu le déstabilise à son tour. Pour d’autres
raisons. Il est seul, sans réel contact humain depuis longtemps. Il ne veut
pas revivre son propre drame. Afin de cloisonner ses pensées, il parle.
En disant cela, il réalise qu’il justifie sa présence. Cette simple pensée est
un aveu d’intérêt. Cela lui est insupportable. Il se fiche de cette fille. Du
moins, seule sa compagnie l’intéresse.
Il aurait cependant mieux valu laisser croire qu’il était là par hasard.
Pourquoi a-t-il fallu qu’il se dévoile ? Il s’en veut.
— Merci, dit la jeune latino. Je suis heureuse de vous croiser ici. J’espère
que vous me pardonnerez cet accès de chagrin.
Elle est encore confuse. Mais la présence de Matthew sur son chemin est un
vrai soulagement. Trop perturbée, elle a du mal à trouver les mots justes.
C’était différent…
Sans qu’il puisse expliquer pourquoi. Certainement la détresse qu’il lit sur
le visage d’Isabelle.
Ses yeux…
Il n’a rien compris à la question. Isabelle est trop loin pour qu’il entende sa
voix fluette. Le mot « demain » lui suffit. Quand elle disparaît dans
l’obscurité, Matthew rebrousse chemin. Son visage retrouve ses traits
habituels. L’homme redevient sombre, farouche, désabusé.
— Emilio ? demande-t-elle.
Deux autres coups, plus discrets, lui répondent. Ils n’ont aucune
signification, mais Isabelle ouvre. Le jeune truand entre en trombe. Il
referme soigneusement derrière lui.
— Putain ! T’as pas besoin de lâcher mon nom. Tes abrutis de voisins n’ont
pas à me connaître ! Qu’ils payent leurs loyers à Madame et basta !
— Le client est mécontent. Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu crois qu’être la fille
de Luis te permet de flinguer le business de Madame sans conséquence ?
T’es tarée ma pauvre ! On a une réputation à garder ! Nos clients ne sont
pas n’importe qui ! T’as intérêt à avoir une bonne excuse sinon… je vais
devoir m’occuper de toi.
Il serre les poings. Plus pour contenir sa colère que pour menacer Isabelle,
mais le geste le rend d’autant plus menaçant. Isabelle a la gorge nouée. Elle
s’efforce de déglutir pour s’éclaircir la voix. Elle avait craint leur réaction.
À juste titre…
— Il m’a violée.
— Non.
— Putain, je savais que t’allais me faire chier… J’avais dit à Madame de
pas te prendre ! T’es bonne, mais bordel t’es trop conne pour ce taf ! T’as
pas de couilles ? Tu ne sais pas te défendre ?
Emilio s’énerve derechef. Et pour ce qui est de ses dernières questions, elles
sont purement rhétoriques. Isabelle ne relève pas. Elle cherche les paroles
adéquates.
— Cara de mierda ! Tu m’as pris pour un flic ? Je vais régler tes histoires
passées peut-être ? Est-ce que ce Culero t’as touchée ce soir ?
Elle essaye de partager son point de vue, en vain. Du moins, c’est ce qu’elle
croit.
— Je ne comprends pas ? s’emporte Emilio. Mais tu crois qu’on est qui toi,
moi et même Madame ? T’as regardé autour de toi ? Ce pays ? Trump ? On
est des Chicanos ! De simples Chicanos. La moitié de ce pays nous chie à la
gueule. Ces imbéciles ne savent même pas qu’ils sont des enfants
d’immigrés européens. C’était les Indiens, ici. Ils doivent avoir peur qu’on
leur fasse subir ce qu’ils leur ont fait… Bref ! Arrête de chialer sur ton sort.
Fallait porter plainte au moment de l’agression et prier pour que les flics
s’intéressent à ton affaire.
— On l’a fait.
— Et ?
— Donc je ne vois pas le problème. Tu nous chies un cake pour rien. On t’a
pas assez tabassée dans la rue quand t’étais gamine ?
Isabelle est à cran. Sa souffrance est réelle et cet idiot ne comprend rien.
Elle voudrait lui expliquer les angoisses qui en découlent, mais elle refuse
de se livrer si intimement à cet homme. Trop brusque. Insensible.
Les tatouages sur le torse aux muscles dessinés ne suffisent pas à masquer
les stigmates d’une vie violente.
Emilio enfile une cagoule de motard qu’il sort d’une poche pour dissimuler
son visage. Puis il se dirige vers le battant sur lequel résonnent de nouveaux
coups. Il l’ouvre violemment et saisit l’immense brute qui lui fait face.
L’adversaire est plus lourd, mais Emilio montre son expertise dans le
combat à mains nues. En un rien de temps, le voisin est à terre, immobilisé
par une douloureuse clé de bras.
Isabelle sait qu’elle n’a ni la force ni les compétences pour le faire. Quant à
Emilio, il revient, visiblement détendu après avoir laissé exploser sa rage.
La jeune femme en est d’autant plus stressée. Si son interlocuteur devient
violent, elle ne sera pas de taille. Elle réfléchit aux moyens de le ménager,
mais elle se refuse de retourner faire des massages érotiques. Isabelle est
plus effrayée par Justin que par l’homme de main de madame Lopez.
Emilio ferme délicatement la porte. Puis il observe Isabelle en se massant
les poings. Sa peau est rougie par endroit. Parfois même éraflée.
Isabelle est éreintée. Toute cette tension, cette agressivité, l’accablent. Elle
n’aspire qu’à dormir tout en doutant d’y parvenir.
Isabelle ne réagit pas. Le latino saisit vivement son sac et s’apprête à quitter
les lieux.
Sur ces paroles lourdes de sens, il compte la paye du jour, lance les billets
aux pieds d’Isabelle et s’éclipse. Cette dernière verrouille aussitôt derrière
lui avant de s’asseoir. Ses jambes tremblent. Elle n’a rien mangé et elle s’en
sent incapable. Même l’alcool ne lui apparaît pas comme une solution. Elle
n’a pas besoin d’oublier, elle doit survivre. Pour le moment, une seule
solution se dessine dans son esprit tourmenté. Isabelle préfère attendre,
essayer de se relaxer autant que se peut, et décider ensuite. La tête lui
tourne. Elle s’étend sur le canapé. Emmitouflée dans son peignoir de bain,
les pieds nus, elle ne tarde pas à grelotter. Elle attrape de grosses
chaussettes en laine, son pyjama en pilou et un T-shirt à manche longue,
puis elle se glisse sous sa couette comme si elle allait dormir. Mais elle se
contente de se réchauffer. La chaleur et son matelas moelleux l’apaisent
quelque peu. Suffisamment pour réfléchir. Elle ne veut pas perdre ce peu de
confort qu’elle possède. Elle a lutté pour l’obtenir. C’est son cocon. Mais la
propriétaire des murs est cette fichue madame Lopez et Dieu seul sait
comment elle va lui faire payer cet affront. Isabelle se remémore leur
rencontre dans l’appartement de la maquerelle. Il lui avait semblé percevoir
un cri de femme. Madame Lopez s’était aussi montrée peu encline à ce
qu’elle aille dans la cuisine.
Qu’y faisaient-ils ? Est-ce qu’ils tabassent les filles pour les remettre dans
le droit chemin ou est-ce qu’ils les tuent ?
On est à New York ! On ne peut pas y tuer les gens aussi facilement !
Pour s’en convaincre, elle pense aux chiffres de la criminalité qui ont
drastiquement diminué depuis leur pic en 1991. Période qu’elle n’a pas
connu, mais dont son père lui a souvent parlé. Cependant cela ne suffit pas à
la rassurer. S’ils ne la tuent pas, ils pourraient la torturer jusqu’à ce qu’elle
cède, qu’elle obéisse.
Et vierge.
Derrière son air débonnaire, Pablo est un vrai manipulateur. Il lui offrait des
lectures pour aiguiller ses pensées dans son sens. L’humour de certains
ouvrages tel que « mon copain est un démon » masquait la volonté de
décider à sa place. Isabelle a mis du temps à le comprendre, puis elle a
coupé les ponts. Le plus pervers, c’était Pablito. Colosse, possessif et
autoritaire. Donc, non. Il n’est en aucun cas une solution. Juste une autre
marque de son rapport toxique avec les hommes. Tous les hommes !
Isabelle se redresse brusquement. Son cœur bat fort, ce qui devient une
mauvaise habitude. Malgré l’obscurité ambiante, à peine troublée par la
lumière qui passe par la fenêtre dont elle a oublié de tirer les rideaux,
Isabelle observe les ombres de son mobilier. Canapé de récupération, table
basse de qualité douteuse, décorations diverses… elle doit les quitter. Elle le
sait au fond d’elle. Il lui est impossible d’attendre la sentence de madame
Lopez. C’est déjà une chance qu’Emilio ne soit pas revenu illico lui mettre
une rouste. À tâtons, elle cherche dans un placard son grand sac à dos. Celui
qu’elle garde dans l’espoir de voyager avec le jour où elle aurait les
moyens. Ce temps n’est pas venu, mais celui de partir l’est. Dès qu’elle le
tient, elle le remplit de produits de toilettes, de culottes et autres vêtements
utiles. Aucune place pour la coquetterie. Elle n’ose allumer la lumière.
Isabelle veut rester discrète. Elle a peur. Terriblement peur. Elle saisit des
barres de céréales dans sa cuisine, une bouteille de jus de fruit et surtout
tout le fric qu’elle cache chez elle. Ensuite, elle entrouvre discrètement la
porte d’entrée. Le hall, équipé d’ampoule à détecteur de présence,
s’illumine aussitôt, l’obligeant à plisser les yeux. Il est désert. D’ailleurs
l’immeuble est calme. Comme toujours à 4h32. Heure à laquelle les
irréductibles chieurs finissent enfin par dormir. Un rythme de vie égoïste, au
détriment des autres résidents qui, invisibles, travaillent et supportent cet
épuisant voisinage.
Une minorité qui emmerde une majorité… Rien de nouveau sous le soleil.
Pas de racisme ici. Ce sont des Chicanos qui nuisent à d’autres Chicanos.
Tout le monde s’en fout.
Après ce constat, Isabelle prend la poudre d’escampette. Elle descend les
escaliers rapidement et discrètement. Elle ne croise pas âme qui vive. Même
dehors, elle continue de s’éloigner d’un pas rapide. C’est seulement après
avoir bifurqué deux fois dans des rues adjacentes qu’elle ralentit. Il fait
froid. Son souffle crée un nuage de buée devant sa bouche. Il n’y a qu’un
homme capable de l’aider dans la vie dehors : Matthew. Si elle contactait
Otis, ce dernier commettrait bourde sur bourde et se mettrait en danger. Il
serait un témoin gênant pour madame Lopez.
La fatigue.
Isabelle doit absolument se reposer. Elle ne sait où elle peut le faire. Elle
songe à payer une chambre d’hôtel, mais elle craint d’entamer si tôt son
capital. Matthew reste la meilleure solution. Elle approche du trottoir où il
traîne l’essentiel du temps. Jouant de malchance, Isabelle ne le voit pas.
Elle parcourt les rues adjacentes, en vain. Le clochard auquel elle a
consacré tant de temps n’est pas là le jour où elle a besoin de son aide.
Isabelle se fustige inutilement. Elle sait que Matthew ne lui doit rien. C’est
la contrariété, pire, la peur qui anime ses pensées. Un lourd sentiment
d’isolement accable la jeune latino. Elle était persuadée de le trouver. Elle
n’avait pas imaginé une autre éventualité, son absence. Elle s’assoit sur le
rebord où elle a l’habitude de s’installer quand ils discutent le soir. Là, elle
réfléchit à ses alternatives. Isabelle opte pour la plus simple : s’éloigner
encore plus de ce quartier où Emilio pourrait la croiser, dormir dans un
recoin abrité, puis se réchauffer. Tout en se redressant, elle tape dans ses
mains pour se donner du courage. Elle adopte un pas rapide, qui ne soit pas
pour autant suspect, en direction d’Astoria Heights. Cela l’arrange, car
l’énergie lui manque. Ce n’est pas juste une journée qui pèse sur frêles
épaules, mais tout le mois de novembre. Dès qu’un renfoncement s’offre à
elle, elle s’y engouffre, s’y blottit comme un animal traqué et se
recroqueville pour préserver le peu de chaleur de ses habits. Isabelle ferme
les yeux, sans grand espoir de s’endormir. Pourtant, quelques secondes plus
tard, sa tête bascule contre l’énorme poubelle qui la cache de la rue.
Exsangue, elle sombre dans un sommeil profond.
Dans un moment de lucidité, Isabelle estime qu’il est peu probable que la
maquerelle ait accès à son téléphone comme dans ces fictions. Mais, encore
une fois, la crainte est plus forte que la raison. Et c’est justement pour ça
que son dîner avec Matthew a un double intérêt.
Reporter de guerre a-t-il dit… et moi je suis restée silencieuse comme une
conne. Traumatisée par ce fichu Justin.
Elle s’en veut. Le passé qui nuit au présent, c’est ce qu’elle déteste le plus.
Isabelle déambule dans les rues de New York. Les nombreuses vitrines
barrées de planches en bois révèlent les stigmates de la crise économique
qu’a engendrée l’arrivée de la Covid 19 au printemps. Plusieurs milliers
d’entreprises n’ont jamais rouvert leur porte. Le salon de coiffure a tenu, et
pourtant elle a perdu son travail. Isabelle ressasse sa malchance, jusqu’au
moment où une main se pose sur son épaule. Elle tressaille. La peur la
submerge aussitôt.
Isabelle est soulagée. Elle ne sait pas comment elle va s’y prendre sans se
rendre à son appartement, mais elle croit en ses chances. Ce n’est pas la vie
dont elle rêvait, mais c’est une vie qui lui offre plus que survivre.
Désormais, ses pensées se tournent vers Matthew. Apporter du bonheur à ce
clochard, voir la tristesse quitter ses yeux vairons, seront de beaux cadeaux.
Elle a hâte d’être à ce soir.
Après avoir flâné dans les rues, en évitant soigneusement les plus bondées,
Isabelle s’enferme dans les toilettes d’un café. Elle défait son paquetage et
se lave au lavabo. À l’ancienne. Elle enfile quelques vêtements propres,
puis elle se dirige tranquillement vers le trottoir où elle retrouve
régulièrement le sans-abri. Une première averse vient troubler une météo
jusque-là clémente. Isabelle se protège tant bien que mal sous les
devantures. La nuit tombe tôt à New York en cette période de l’année, mais
la ville qui ne dort jamais brille de tous ses feux. Le virus n’a pas anéanti
l’enthousiasme des gens. Il règne un parfum de fête. L’ambiance transporte
Isabelle qui en oublie ses propres soucis. Elle marche près de son quartier
sans imaginer qu’elle risque de croiser madame Lopez. Ou pire… Emilio.
Aller chez Otis est impossible. Ce serait le mettre en danger. Isabelle s’était
fait une joie de cette soirée en compagnie du pauvre homme et, elle doit
bien l’admettre désormais, cela la rassurait. Vingt minutes après l’heure
convenue, Isabelle est résignée. La déception l’envahit tandis que des
passants joyeux la dépassent. Elle tente de ne pas les envier. En vain. Leur
bonheur, auquel elle a toujours aspiré, l’accable davantage. Son bonnet est
trempé. Des frissons parcourent ses membres transis. Puis, un espoir jaillit.
D’un pas décidé, elle s’élance vers le Junction Boulevard.
Quand le passage sous la Long Island Express apparaît, elle accélère encore
le pas. Elle l’avait laissé là la veille. Pourquoi serait-il ailleurs ?
— Matthew ?
— J’en suis sincèrement navré, ajoute Matthew. Hier soir, tu m’as dit
demain.
— Où allons-nous ? demande-t-il.
— J’aurais aimé me changer, mais ça va être compliqué.
Isabelle fait une moue. Elle hésite à lui révéler sa dernière mésaventure.
Le rappel est nécessaire. S’il s’agissait d’un autre type, elle l’aurait planté
là.
Sauf Ethan…
Bon sang !
Parce que j’aurais aimé passer cette fête avec lui ! Les suivantes aussi
d’ailleurs !
La pensée est consternante. Il l’a larguée d’une manière fort cavalière et, un
mois après, elle en est toujours là…
Le clochard, qui n’en a pas l’allure ce soir, l’observe avec une intensité
dérangeante. Isabelle se demande si elle n’a pas fait un mauvais choix.
Après tout, ses rapports avec les hommes ne sont qu’une suite d’échecs. Il
pourrait en être ainsi même lors d’une action charitable. Elle frissonne. Elle
a froid et ce genre de pensées n’apporte rien.
— Dînons.
Ils partent tous deux en quête d’un restaurant qui ne soit pas déjà plein.
Isabelle n’a rien réservé et nombre d’établissements font preuve de
prudence face à la pandémie, limitant les places disponibles. Elle avait rêvé
de l’emmener dans un endroit chic, mais c’est dans une petite pizzeria sans
prétention qu’ils trouvent une table.
Isabelle prend sur elle et ne relève pas. Le gérant, un américain brun qui se
donne un faux accent italien les installe près d’une cheminée électrique. Il
fait bon dans son établissement. Isabelle pose son barda et s’assoit face à
Matthew. La petite lueur dans les yeux du clochard est toujours présente.
Isabelle s’autorise à croire que son entreprise n’est pas désespérée. Le
cynisme de Matthew ne l’emportera pas.
— Heu… non. Non, bien sûr que non, répond-elle à la va-vite. Une bonne
action, plutôt.
— Loyer ?
— Exact.
— Je suis coiffeuse. J’ai perdu mon taf. Et vous ? Pourquoi avoir arrêté
votre travail de reporter ?
— Je… je vais essayer. J’ai pris l’habitude, vous savez. Heu… tu sais.
— Oui.
— Ça se voit.
— Non. Je pense que tu l’es en permanence. Tu n’es pas une beauté fatale,
de celles dont les hommes courent après jusqu’à en perdre leur âme, quand
ce n’est pas leur dignité. Mais tu as un charisme ravageur. Le charme, c’est
bien plus important que la beauté. Cette dernière s’altère avec le temps,
tandis que le charme, lui, demeure.
Matthew rit.
Isabelle rougit. Les mots sont durs et pourtant, elle ne sait quoi répliquer.
Isabelle le pique au vif. Matthew grommelle quelques mots dont seule la fin
est compréhensible.
— … sale pétasse.
C’en est trop pour Isabelle qui se lève d’un bond, furieuse. Elle saisit ses
affaires.
— Que fais-tu ? l’interpelle Matthew tandis que les autres clients observent
ceux qu’ils prennent pour un couple tumultueux.
— Je me casse. T’es grossier, désagréable et misogyne. Merci d’avoir gâché
ma soirée de Thanksgiving !
Isabelle est en colère. Elle regarde le clochard. La lueur dans ses yeux a
disparu. La tristesse abyssale a repris sa place.
— Parle-moi, Matthew.
— Vraiment ?
— Ouais.
Matthew sourit.
— Mon père est un voyou notoire, sans envergure et qui a fini par plonger
pour meurtre. Il dit qu’on l’a piégé, mais comment croire un homme qui a
menti toute sa vie. Cela te donne un aperçu de mon enfance…
— Et ta mère ?
— Inexistante. Je ne l’ai jamais connue. Selon mon daron, c’est une pute.
Toutes les femmes sont des putes de son point de vue…
Mais elle ne le fait pas. Le lien avec la réalité lui est insoutenable.
— Pardon ?
Isabelle ne le comprend que trop bien. Elle ressent la même chose dans les
rues de New York quand elle croise ces pauvres gens que d’autres ignorent,
dédaignent parfois…
Les yeux de Matthew se plantent dans les siens. Ils flamboient de colère
pendant quelques secondes. Effrayants. Les flammes de l’enfer y brûlent.
Isabelle a un mouvement de recul. Elle pousse sa chaise en retrait de
quelques centimètres, mais le feu s’éteint dans les prunelles vairon.
Matthew retrouve son calme.
Isabelle se rassoit correctement. Son geste était plus un réflexe qu’une vraie
peur. Avec le temps, Matthew l’impressionne moins. Comme un vieux
chien qui grognerait fort, mais qu’elle saurait inoffensif.
Pas si vieux que ça, corrige-t-elle en contemplant le visage pour une fois
soigné.
Matthew ferme les yeux. Il prend une profonde inspiration et relâche ses
mains.
Isabelle comprend que le moment est adéquat, que Matthew fait référence à
elle.
Les yeux de Matthew brillent des larmes qu’il retient. Isabelle voudrait lui
saisir la main. Elle n’ose pas. Les fils enchevêtrés de la vie de Matthew se
dénouent dans son esprit. Elle croit avoir compris les peines qui ont amené
cet homme à la rue. Un sentiment d’oppression l’assaille. Elle s’imagine
dans les mêmes circonstances. Elle serait anéantie.
— Quand elle m’a présenté les papiers du divorce, ce fut le coup de grâce.
J’ai signé sans lire. J’ai pris quelques affaires et je suis parti.
— Non.
— Oui. Enfin… pas toutes puisque je dîne un soir de fête avec l’une d’elles.
— Merci, lui dit Matthew. C’est la première fois qu’une jeune femme
m’invite.
— Ce fut un plaisir.
Ce dîner lui a apporté chaleur et réconfort. Elle se sent mieux. Elle a repris
des forces. Mais, maintenant qu’elle est dehors, elle doit faire face à des
préoccupations qu’elle aurait apprécié retarder encore.
— Où allons-nous ? demande-t-elle.
Matthew est étonné. Il est tard. Il n’avait pas envisagé une balade nocturne.
Il s’interroge sur le sens caché de la question et imagine être convié chez
Isabelle.
— Expulsée ?
— Non.
Isabelle hésite. Elle aimerait lui dire la vérité, mais elle craint d’être jugée
pour ce qu’elle est : une prostituée.
— Pour quelqu’un qui pousse les autres à se livrer, on ne peut pas dire que
tu aimes la réciprocité.
Elle craint de le vexer avec ces paroles. Elle ne désire pas qu’il se renferme.
Mais ce n’est pas le cas.
— Matthew ?
— Oui.
— Si ce n’est que ça, tu dois bien avoir des amis chez qui loger au chaud ?
Il tente de masquer sa contrariété, mais son ton est un peu sec. Isabelle le
perçoit.
— Je le sais.
Le clochard revient quelques minutes plus tard les bras chargés de cartons
et d’un amas de couvertures brunes. Les premiers servent à tapisser le sol,
tandis qu’il dépose les secondes sur les frêles épaules de la jeune femme.
— Oui.
Isabelle est rassurée. C’est le bon choix. Elle en est convaincue. Malgré
l’inconfort, elle tombe de sommeil. La présence de Matthew la rassure. Elle
n’en espérait pas tant.
— Je choisis le caniveau.
Bien qu’elle fasse relativement confiance à cet homme, elle craint d’être
bloquée entre lui et le mur. Par politesse, elle n’en dit rien. Cela n’a rien à
voir avec Matthew, mais à la réapparition récente de Justin dans sa vie.
Réapparition qu’elle n’avait jamais envisagée, même dans ses pires
cauchemars.
Isabelle rit. Elle s’étend sur le matelas de carton. Ses bras enserrent son
paquetage. Matthew s’allonge près d’elle, provoquant un moment de gêne
durant lequel tous deux se taisent.
— Bonne nuit.
12. La rue
Isabelle est couchée sur le trottoir. La rue. L’endroit même d’où elle essaye
de sortir les plus démunis. Pourtant elle se sent bien. Mieux qu’elle ne
l’aurait cru. Au ras du sol, le parfum des feuilles mortes est intense. Une
fragrance automnale contrariée par de fréquentes brises glaciales, prémices
de l’hiver qui approche. Contrairement à ce que Matthew pensait, Isabelle
s’endort rapidement. Ce qui n’est pas son cas. Il se redresse légèrement et
observe sa compagne d’infortune. Celle-ci s’est recroquevillée en chien de
fusil, tenant ses affaires précieusement contre son torse. Malgré les
couvertures qu’il a ramenées, elle grelotte par intermittence.
Matthew sait qu’il est rude. Rien ne prouve qu’elle a choisi d’être là. Tout le
monde n’est pas aussi farfelu que lui. Il réalise que les secrets nuisent à
l’entraide, mais n’ayant pas eu envie de se dévoiler plus, il n’en veut pas à
Isabelle d’en avoir fait de même. Après tout, il n’avait pas parlé autant
depuis belle lurette. Si cela lui a fait du bien sur le coup, il commence à
regretter d’avoir fendu sa muraille. Isabelle gémit de nouveau. Matthew
regarde une nouvelle fois ce qui ne va pas. Les paupières fermées de la
jeune Latino frémissent.
Elle cauchemarde.
Un sujet qu’il connaît bien. Il ne peut réprimer un geste tendre. D’une main
leste, il caresse la couverture qui recouvre l’épaule de la belle endormie.
Les traits sur le visage angélique s’apaisent. Les frémissements cessent.
Matthew, lui, continue. Il avait oublié à quel point s’était bon de s’occuper
des autres, de veiller sur quelqu’un. Ses yeux s’embuent. Sa carapace se
fissure. Il a envie qu’elle se brise, tout comme il redoute que cela arrive.
Mais pour le moment la chaleur du corps d’Isabelle apaise ses craintes. La
fatigue le gagne. Il s’allonge contre le dos de la jeune femme. Et, quand
cette dernière frémit une nouvelle fois au passage d’une brise glaciale, il la
serre contre lui, l’enveloppant de ses bras secs. Inconsciemment, Isabelle se
blottit un peu plus contre le clochard. Son corps cherchant instinctivement
plus de chaleur. Matthew finit le visage enfoui dans la chevelure qui
dépasse de l’épais bonnet de laine. Il ne s’en éloigne pas. Il hume le doux
parfum qui s’en dégage jusqu’à ce que le sommeil l’emporte à son tour.
Une secousse franche lui arrache le sac des bras. Isabelle se redresse
aussitôt. La tête lui tourne, l’homme file en trombe.
Isabelle s’élance à sa poursuite. Mais elle sait qu’elle n’a pas l’énergie pour
le rattraper. Son corps est engourdi par une nuit dans le froid, allongée sur
des cartons.
Mon fric !
Elle a envie de pleurer tellement la vie est injuste. Elle avait prié. Elle avait
conclu qu’elle pouvait lui faire confiance et voilà comment il la remercie de
tous ses efforts.
Salaud !
Isabelle est honteuse. Elle baisse immédiatement les yeux et regarde ses
chaussures.
— Je suis sincèrement désolé, Matthew. J’ai cru… Enfin, je pensais que…
Matthew lui plaque le sac de voyage contre la poitrine. Isabelle s’en saisit
aussitôt. Puis, il la dépasse et retourne vers leur matelas de carton. Outre sa
méprise, son organisme lui joue des tours. Le sprint brutal, ainsi que la
montée d’adrénaline au réveil, lui donnent le vertige.
Isabelle ne se fait pas prier. Matthew entrouvre son sachet et le met sous le
nez de la demoiselle. Celle-ci y découvre des Muffins, dans un état
déplorable.
— Ils ont bousculé le type qui a piqué ton bagage, puis tu leur es rentrée
dedans, explique Matthew.
— Merci, Matthew.
Le partage n’est pas équitable. Isabelle dévore plus qu’elle n’en laisse au
clochard. Ce dernier s’en amuse. Pour se faire pardonner, Isabelle lui
promet d’en acheter d’autres.
Elle est sincère. Depuis qu’elle a vu Matthew avec son sac de voyage, la
journée lui paraît belle.
Ils errent dans les avenues de New York, discutant de choses et d’autres, ou
partageant de longs silences quand les mots viennent à manquer. Aucun ne
se lasse. Matthew se surprend à supporter la présence de cette femme.
Quant à Isabelle, elle est ravie d’échapper à ses tracas. Contrairement à
cette dernière, le clochard n’a pas de masque. Il n’en met que dans le métro.
Ceux que l’on donne aux sans-abris avec les vêtements frais, ou ceux
qu’Isabelle lui apporte parfois en insistant pour qu’il se protège.
S’il vit dehors, c’est justement pour respirer le grand air et les rues ne sont
plus aussi fréquentées qu’avant la pandémie. Celles qu’il arpente en tout
cas. Isabelle accepte à regret ce manquement aux mesures sanitaires.
— Tu ne dois pas rester dans cette situation. La rue, ce n’est pas une vie. Il
n’y a pas d’avenir.
Ni de bonheur, a-t-il envie d’ajouter.
Isabelle se rembrunit.
Isabelle n’a jamais trouvé cela amusant. Mais elle ne sait pas comment le
lui faire comprendre. Du moins, pas sans révéler sa situation avec sa
bailleresse, et par conséquent, ce qui l’a amené au clash avec Emilio.
— Il fera de plus en plus froid l’hiver venant. Tu auras beau mettre des
couvertures, tu risqueras de mourir gelée certaines nuits. Et si tu fuis le
froid, où iras-tu ? Rejoindre le peuple taupe dans les tunnels de la grande
pomme ? Au risque de ne jamais parvenir à quitter cette communauté ? Ces
pauvres gens n’ont pas de chance. Toi, tu en as encore une !
— Non.
— Parce que mon père estimait que ça sonnait trop hispanique et que cela
nuirait à mon intégration. Tout le monde n’apprécie pas les chicanos.
— C’était ironique…
Isabelle soupire.
— Tu redeviens méchant.
— Comme quoi ?
On ne pourra rien régler ! s’effraie Isabelle qui ne sait plus comment rester
à l’écart de madame Lopez. Elle avait mis en aparté ses emmerdes et c’est
Matthew qui l’oblige à les affronter. Elle lui en veut un bref instant, avant
de se rappeler que ce dernier était reporter de guerre. Il en a vu d’autres…
Mais comment espère-t-il arranger la situation ? Il n’en connaît rien. Une
idée saugrenue lui vient à l’esprit.
— D’accord. Tu restes avec moi alors ! Comme tu l’as dit, la rue n’est pas
une solution…
Ce que tu ne devrais pas, c’est jouer avec les autres ! Te coller à moi dans
la nuit, me tenir le bras comme à un amant !
À tout prix !
— Quel étage ?
— Sixième.
Il comprend qu’il a trop forcé, qu’il l’oblige à faire quelque chose dont elle
s’estime incapable. Mais il ne voit pas d’autre solution, il ne comprend sa
réaction aussi extrême.
Cette dernière est comme un zombi. L’effroi est tel qu’elle ne peut plus
structurer ses pensées. Elle s’accroche à Matthew comme un naufragé à une
bouée.
Isabelle désigne une entrée. Mais face à sa porte, elle reste interdite.
— Il faut ouvrir, murmure Matthew calmement.
Bordel ! Il ne s’attendait pas à ça. Cela n’a rien d’un cambriolage. Il n’y a
aucune trace d’effraction.
Avant que Matthew ne réponde, son regard se pose sur la table basse. Au
milieu du bazar, un message est mis en évidence.
« Tu es morte ».
Un couteau de chasse est planté dans le papier. Si cela n’a rien d’original,
ça n’en reste pas moins impressionnant. Le monde d’Isabelle s’écroule. Elle
réalise qu’elle a perdu son appartement, son chez elle. C’est ce qu’elle
redoutait. La confirmation est faite…
— On se casse, déclare subitement Matthew en la tirant en arrière.
Lui ou un autre.
Matthew ne fait aucun bruit. Il est aux aguets, mais garde une apparence
décontractée. Tous deux restent silencieux, prêtant l’oreille au moindre
bruit. Et il y en a, voisins qui se chamaillent, télévision allumée à un
volume élevé, des gosses qui crient.
Matthew sait que ça ne l’est pas, mais le temps n’est pas à la discussion. Ils
dévalent les marches d’un pas rapide. Les étages défilent. Six. Ça en fait
des chances de faire une mauvaise rencontre. Le tintamarre dans la
résidence réduit la probabilité d’entendre quelqu’un. Ils ne ralentissent pas
pour autant. Il faut s’échapper de cette souricière.
La dernière volée de marches disparaît sous leurs pas. Mais la porte donnant
sur l’escalier s’ouvre brusquement avant qu’ils ne l’atteignent, laissant
apparaître deux silhouettes masculines. Les hommes semblent aussi surpris
de croiser du monde en cet endroit. Leurs mines patibulaires inquiètent
Isabelle. Elle ne les connaît pas, elle est à cran. Matthew baisse la tête pour
dissimuler son visage. Il est évident que ces individus viennent se livrer à
un quelconque trafic. Illégal, vu le regard inquisiteur qu’ils posent sur
Isabelle et son compagnon. Matthew pousse Isabelle devant lui pour quitter
la cage d’escalier. Il reste attentif aux moindres mouvements suspects. Le
groom rabat le battant derrière eux. Nul n’a bougé.
Isabelle est comme un pantin entre ses mains. Il la presse vers l’extérieur.
Celle-ci manque de s’encastrer dans la porte. L’arrivée des deux
personnages l’a bouleversée. Elle a cru que c’était des hommes de madame
Lopez. Elle se voyait écorchée vive.
Il choisit de la devancer. Isabelle est trop perturbée, elle n’agit pas comme il
faudrait. Il l’entraîne dehors avec poigne. Ils marchent silencieusement
pendant quelques mètres. Elle regarde fréquemment en arrière, elle craint
d’être poursuivie. Mais il n’y a personne, si ce n’est de rares passants au
loin.
T’es morte.
Elle pense au papier griffonné sur la table de son salon. Elle en frémit
d’horreur.
Isabelle est réticente à cette suggestion. Pourtant, elle sait qu’elle ne pourra
pas taire plus longtemps ses secrets. Si Matthew la repousse cette nuit, elle
sera seule.
Otis… Il doit être mort d’inquiétude ! Pourvu qu’il ne soit pas venu à
l’appartement…
Isabelle se sent coupable. Par ses décisions, elle entraîne ses proches dans
des risques considérables. Matthew n’a aucune idée de ceux qui lui font
face. Elle n’a pas le choix. Elle doit parler. Mais Isabelle a peur. Peur d’être
jugée, peur d’être délaissée quand il saura qui elle est vraiment.
Il le faut !
Elle le sait au fond d’elle. Alors elle prend une grande inspiration et se
lance dans son récit.
— Depuis un mois.
— Ah…
— Mon père est dans la pègre. Enfin, il était… C’est grâce à lui que j’ai eu
ce logement. Quand ma propriétaire m’a mis la pression pour la rembourser,
je suis allée le voir. Les délais étaient intenables. Elle le savait. Elle me
tenait par mes dettes.
Pour le moment, Matthew fait preuve de curiosité. Mais Isabelle n’est pas
rassurée pour autant. L’ouverture d’esprit n’est pas le fort de tous les
Américains. La précédente élection de Trump en est la preuve. Le clochard
ayant passablement bourlingué dans sa précédente vie, elle espère qu’il
comprendra.
— Et ?
— De… massages.
— Oh !
C’est au tour d’Isabelle d’être surprise. Elle ne s’était jamais imaginé que
les choses auraient pu être pires et encore moins que son père ait fait quoi
que ce soit d’utile.
— Peu importe. Ce n’est pas le souci actuel. Pourquoi as-tu fui ton
logement ? Qu’est-il arrivé ensuite ?
— J’ai été violée au lycée. Mon dernier client était un de mes bourreaux.
Elle ne parvient pas à en dire plus. Cela suffit à Matthew. Ils arrivent en
silence au recoin où ils ont dormi la veille. Matthew sort les cartons qui leur
ont servi déjà servi de matelas. Une fois disposés au sol, Isabelle
s’agenouille dessus. Elle lève les yeux au ciel, en joignant ses mains.
Matthew l’observe. Il attend tranquillement. Quand la jeune femme a fini sa
prière, il ne peut réprimer une raillerie.
— Tu ne crois en rien ?
Matthew soupire.
Elle est contente que cette discussion s’arrête là. Les débats religieux sont
toujours source de conflits et elle a suffisamment de soucis actuellement.
Elle s’allonge par terre. Les cartons ne semblent plus la protéger du bitume
frais. L’odeur des feuilles est moins nette. La rudesse de la vie sans
domicile la rattrape plus vite qu’elle ne le croyait.
Pour Matthew, la facilité avec laquelle cette jeune personne s’endort dans
un sordide recoin de New York reste obscure.
Ce qui l’inquiète c’est qu’il ne sera pas là pour veiller sur elle le lendemain,
qu’elle risque de s’habituer à ce mode de vie malsain ou pire qu’elle finisse
dans les souterrains de la ville.
Le peuple taupe…
Pourquoi suis-je allé l’embêter avec son Dieu ? Qu’est-ce que j’en ai à
foutre ?
Il s’allonge aussitôt sur le dos. Son regard se perd dans le ciel nocturne. Il
tente de trouver des étoiles, mais en vain. La pollution lumineuse les
masque toutes. Alors il scrute les briques dans les hauteurs du mur à sa
droite et il les compte. Bêtement. Bien que contrarié, il finit par tomber
dans les bras de Morphée. Tardivement. Épuisé.
Des gestes brusques, mêlés à des gémissements, extirpent Isabelle de son
sommeil. Dans un premier temps, elle prend peur. Mais avant même
d’ouvrir les yeux, elle perçoit la présence de Matthew. Elle prend appui sur
ses coudes pour voir ce qu’il se passe. Elle est toujours sur son matelas de
cartons. Il fait toujours nuit. Il n’y a pas âme qui vive près d’eux. C’est
Matthew qui est à l’origine de son réveil. L’homme est en proie à un violent
cauchemar. Ses paupières se plissent, ses mâchoires se crispent. Il se débat
de façon désordonnée et marmonne des propos incohérents. Isabelle pose sa
main sur le torse du trentenaire. Elle se rallonge près de lui.
Tout en parlant, elle caresse le thorax de Matthew. Des gestes lents, calmes,
posés. Elle pensait bien faire, mais les gesticulations s’intensifient. Matthew
bredouille de plus en plus fort. Pis, sa respiration s’accélère.
Elle prend un ton aussi doux que possible. Matthew se tourne vers elle. Il a
les yeux exorbités. Il fait peur, mais Isabelle contient son appréhension.
Isabelle ignore ce qu’il appelle « grosse journée », mais elle ne cherche pas
à en savoir davantage. Elle s’étend près de lui, saisit le bras noueux et lui
prodigue de lentes caresses. Elle souhaite l’apaiser, l’aider à trouver un
sommeil serein. Elle en est convaincue, il est le grand frère qu’elle n’a
jamais eu. Sa présence la tranquillise vraiment. Du coup, c’est Isabelle qui
s’endort la première. Matthew espérait qu’elle ne fasse pas long feu, il est
rassuré quand il entend la respiration régulière de la jeune femme. Sa
proximité, sa douceur, il n’en peut plus. Il perd le peu de repères qu’il
possède. Il délivre son bras de la tendre étreinte. Il s’écarte silencieusement
d’Isabelle et se tourne vers le mur crotté. Un relent de pisse lui fait trousser
le nez. Il ne bouge pas pour autant. Cette odeur est une barrière à celle
d’Isabelle.
Tant mieux !
— Debout, marmotte !
Les mots sont doux, mais les gestes sont froids. Matthew secoue Isabelle
par l’épaule comme il secouerait un pote après une soirée arrosée. La Latino
se sent bien. Les membres raides et les muscles engourdis, mais l’esprit est
frais. Elle remarque aussitôt l’aspect renfrogné de Matthew.
Elle ne le voit que trop bien. Une silhouette s’arrête à quelques mètres, à la
limite du recoin et du trottoir.
— Charmante…
— Prête ? l’interroge Matthew alors qu’elle est encore affalée sur les
cartons.
Isabelle se lève. Au moins deux personnes ont décidé de lui pourrir cette
journée.
Elle fait face à Matthew et lui tend la dernière couverture. La plus rêche.
Puis elle aide à dissimuler les cartons. L’indigent jette les plus sales. Ils
partent ensuite en direction du centre d’aide aux sans-abri le plus proche.
Sur le trajet, Isabelle ne peut que constater la distance qu’impose Matthew.
Si l’homme dispense souvent ses sarcasmes, il n’a jamais été aussi froid.
C’est évident. Isabelle réfléchit, elle ne comprend pas. Elle s’est montrée
prévenante, attentionnée, patiente. Le tout avec une sincérité absolue. Elle
sait qu’elle n’a pas vécu ni vu les horreurs qui troublent son compagnon
nocturne, mais elle estime avoir fait tout ce qui était en son pouvoir. Elle ne
lui en veut pas. Elle est juste déçue qu’il la traite ainsi. Elle tente de
l’égayer tandis qu’ils marchent, mais Matthew lui fait des réponses
laconiques, quand il ne l’ignore pas. Pire, ce dernier disparaît après s’être
nettoyé. Pas un mot.
Isabelle n’a pas le temps de chercher à comprendre. Elle doit voir l’homme
qu’elle craint le plus. Luis. Elle redoute tellement d’entendre de nouvelles
insanités qu’elle décide finalement de consulter Pablito dans un premier
temps. Il est tôt. L’oncle qui n’en est pas un dort sûrement encore. La jeune
femme traîne dans la rue, dévorant quelques donuts qu’elle a achetés au
passage. Elle préfère qu’il ne la voie pas en premier. Le gros bonhomme
finit par sortir de chez lui vers 11 heures du matin. Il se dirige vers le bar le
plus proche.
Comme d’habitude.
Pablito n’est pas un homme raffiné. Quand elle le voit s’empiffrer derrière
la vitrine, Isabelle se remémore ses actes déplacés. Elle l’appelle Tonton. Si
le paternalisme exacerbé du personnage était mignon pendant l’enfance, il
est vite devenu insupportable à l’adolescence. Isabelle doute de son choix.
Pablito est-il le bon interlocuteur ? Ou risque-t-il à l’inverse d’envenimer
les choses ? De s’immiscer dans sa vie au-delà du raisonnable… Il avait
déjà ruiné bon nombre de ses relations adolescentes.
Dans les transports, Isabelle pense à Otis. Elle doit trouver une solution
pour parler à son ami. Elle ne doute pas que Raven va lui montrer la photo
du matin. Cela le rassurera qu’elle soit toujours en vie, mais il s’inquiétera
de ce qu’elle devient. D’une manière ou d’une autre, il faut qu’elle le
contacte au plus vite. Si possible aujourd’hui. Elle envisage d’aller à sa
rencontre quand il rentrera du travail.
On est dimanche !
La jeune femme lève les yeux au plafond. L’homme est exaspérant, comme
à son habitude. Ils ne se comprennent pas et elle est convaincue qu’il ne
cherche pas à améliorer les choses. Luis et elle vivent sur deux planètes
radicalement opposées.
Isabelle hésite.
— Et ?
— Je l’ai croisé au cours d’un de ses massages que j’ai eu la chance de
pratiquer. Grâce à toi, précise-t-elle.
— En effet.
— Il t’a reconnue ?
— Oui.
— Qu’a-t-il fait ?
Une lueur sauvage passe dans le regard de Luis. Une colère qu’il maîtrise
aussi vite qu’elle apparaît, retrouvant alors son attitude désinvolte.
— Pour quelqu’un qui prétend être innocent des charges l’ayant conduit
ici… ce serait inopportun.
— Je pensais à ton avenir… se défend Luis. Cet argent aurait permis de…
Luis retrouve son calme. Son faciès n’en demeure pas moins soucieux.
— Explique.
— Merde…
La réaction étonne Isabelle. Elle poursuit néanmoins son récit jusqu’à son
refus de continuer le travail.
— J’ai fui quelques jours, puis je suis revenue discrètement avec un…
compagnon. L’appartement était saccagé. Avec une menace de mort en
supplément.
— Tu as remboursé cette vieille peau, mais elle ne veut pas te laisser… Fais
chier !
— Encore un de tes plans qui foirent, Luis. Et tu entraînes ta fille dans ton
naufrage. Comme d’hab.
Luis maîtrise son ton pour ne pas se faire rabrouer à nouveau. Le gardien
risquerait d’écourter l’entrevue s’il se fait trop remarquer.
— Ta gueule…
Isabelle se tait. Lui est concentré et elle l’observe. Elle ne doute pas qu’il va
trouver une idée. Ce qui l’inquiète, ce sont les conséquences de cette
nouvelle initiative. C’est pour cela qu’elle a pensé à Pablito dans la
matinée. C’est pour cela qu’elle a toujours hésité à solliciter son père
lorsqu’elle en avait besoin. Mais, il est évident que ce dernier a une relation
privilégiée avec madame Lopez, Luis est donc le mieux placé pour régler ce
problème. En général, ce dernier affiche une mine confiante quand son plan
est foireux. Alors avec cet air soucieux, Isabelle redoute le pire…
— Oui.
— Tu m’inquiètes…
— Sans raison. Parle-moi plutôt de tes projets. Que vas-tu faire ensuite ? Je
doute que cette immersion dans le grand bain t’ait laissée intacte. Tu vas
poursuivre les massages qui rapportent plein de frics ou retourner à ton
boulot de coiffeuse ?
— Ni l’un ni l’autre.
— Alors ?
Isabelle n’est pas certaine qu’il soit bon de dévoiler à cet homme ses
projets. Pourtant elle se lance. Peut-être parce que quelque chose a changé
entre eux. Sans qu’elle puisse encore le définir.
Luis sourit. Sa moustache démodée contraste avec ses dents jaunies par des
années d’excès.
— Au revoir, Isabelle.
Sauf aujourd’hui.
Isabelle a apprécié l’entretien. Elle avait envie de lui dire, mais elle n’a pas
osé. Trop d’années de conflits l’en ont empêchée. Trop de colère contenue.
Mais si cette évolution dans leur relation perdure, elle le fera. Il lui faut
simplement du temps pour apaiser ses vieilles rancœurs. Beaucoup de
temps…
Dans le bus qui l’emmène hors de cette île maudite, Isabelle médite les
paroles de son père. Face à lui, elle avait fini par avoir confiance.
Maintenant qu’elle s’éloigne, elle doute. Tant de fois, il l’a déçue. Puis elle
se souvient que c’est elle qui est venue le consulter, c’est elle qui a
quémandé son aide. Si elle l’a fait, c’est qu’elle n’avait pas d’autre choix.
Alors si elle veut retrouver son toit, elle doit lui faire confiance. D’ailleurs,
en y réfléchissant bien, elle sait que jamais son père n’accepterait qu’on lui
fasse du mal, encore moins sa mort. Elle sort alors son portable du fond de
la poche où il traîne depuis plusieurs jours et elle l’allume. Elle doit
attendre quatre heures, autant combler l’attente utilement.
***
Une fois son code entré, une flopée de notifications s’affiche. De nombreux
SMS, son répondeur et des informations sur l’actualité. L’essentiel des
messages provient d’Otis, mais un nom l’interpelle dans la liste.
Ethan !
Salut Isa !
J’ai merdé, je le reconnais. Tu me manques. Je pense souvent à toi…
J’ai très envie de te revoir.
Si tu l’acceptes, je pourrais passer demain. On discute et on voit si je
peux réparer ce que j’ai brisé ?
Ton Ethan
Chaque mot semble avoir été savamment choisi. Le message la touche. Il
n’avait pas besoin d’en faire autant. Ethan lui a manqué chaque jour depuis
leur séparation.
Isabelle le sait : les hommes sont lents à la comprenette. Cela fait presque
un mois qu’elle attend ce genre de SMS. Quatre longues semaines pendant
lesquelles, elle a vécu de terribles épreuves. En lisant les mots de son ex,
ses efforts prennent un sens : sa patience est récompensée. Ils ont une
deuxième chance. Elle n’entend pas la rater. Néanmoins, Isabelle préfère le
laisser mariner un peu. Ethan lui en a fait baver et sa façon de rompre fut
fort peu élégante. Elle lui écrira plus tard, même si elle connaît déjà la
réponse.
Oui ! Évidemment !
Elle en meurt d’envie. Son corps, son âme, sont chamboulés. Son désir…
réveillé.
Arrivée à son arrêt Jackson AV/42 RD, Isabelle descend du bus. Elle hésite
à gagner le métro de Queens Plaza pour rentrer chez elle. Elle regarde
alentour et ne sait que faire. Luis a été explicite, elle doit attendre quatre
heures. Elle compte bien respecter ce délai qui lui paraît déjà trop court. Il
lui faut tuer le temps or, dans ce quartier, elle se promène rarement.
Mais si elle fait une mauvaise rencontre, elle ne saurait par quelle rue
s’échapper. Une idée germe dans son esprit. Cela l’oblige à se rapprocher
de son logement, mais en même temps cela pourrait la préserver. Il y aurait
des caméras et un service de sécurité.
Le Queens Center !
Salut,
J’ai besoin d’y réfléchir.
C’est un mensonge, mais Ethan ne l’a pas volé. Elle aurait aimé lui dire à
quel point il lui a manqué. Elle résiste. Elle appelle alors son ami, qui
répond immédiatement.
— Oui…
Otis est furieux. Cependant sa voix trahit un vrai soulagement. Après avoir
reçu une volée de reproches, son ami lui laisse enfin la parole. Isabelle en
profite pour lui raconter ce qu’il s’est passé. Elle insiste sur les menaces et
les risques encourus.
— Mais toutes ces nuits… Tu étais seule, dehors ? Même pas un motel ?
— Non, dans la rue. Ce ne fut pas si terrible et… je n’étais pas seule.
Isabelle baisse la voix en disant cela. Comme si une partie d’elle ne voulait
pas le révéler.
— Un nouveau prétendant ?
Isabelle trouve que c’est précipité, mais en toute logique, il n’y a pas de
risque dans le centre commercial. De plus, Otis s’obstine.
— J’arrive !
Isabelle doute vraiment que ce soit une bonne idée. Une heure encore…
Elle préférerait vraiment attendre la fin du délai imparti. Des hommes de
madame Lopez pourraient suivre son ami. Elle lui fait part de ses craintes.
Isabelle soupire. Otis est têtu et elle se trouve paranoïaque. Alors, elle ne le
contrarie pas. Près de vingt minutes plus tard, Otis arrive. Il se précipite
vers elle et la serre dans ses bras.
— Les gestes barrières, le rabroue-t-elle gentiment.
Ils s’installent tous deux sur un banc pour discuter. À cause de la Covid-19,
le centre est peu animé en ce dimanche de Thanksgiving. Les promotions
du Black Friday battent leur plein, mais les consommateurs ne répondent
pas présents. Pour Isabelle, entre l’épidémie et Emilio, c’est l’homme de
main qu’elle craint le plus. Otis, diligent, a ramené à boire. Il tend un grand
gobelet en carton à son amie.
— Des vitamines !
Isabelle n’a pas soif, mais elle apprécie le geste. Elle goûte la mixture et la
gourmandise fait le reste.
Isabelle hoche la tête. Elle ne lui parle pas de ce subtil changement qu’elle a
remarqué entre elle et son père. Elle l’évoquera si cela se confirme dans le
temps. Vient alors le plus croustillant, le retour d’Ethan. Elle montre à Otis
le message de son ex, ainsi que celui qu’elle a envoyé par la même
occasion.
— Distanciation, rappelle-t-elle.
— Oups !
— Que vas-tu faire ? Le revoir ?
— Évidemment !
Un sourire entendu s’étire sur les lèvres charnues d’Otis. Comme si cela ne
suffisait pas, il ajoute un clin d’œil.
C’est au tour d’Isabelle de rire. Otis était un incorrigible queutard que seul
Tyler a su dompter.
Otis s’esclaffe.
— À ce point ?
Isabelle rougit.
— Je suis Latino.
Seul Otis peut créer une telle insouciance dans ces moments.
Bien sûr, Isabelle est réellement effrayée. Elle s’est évadée loin de ses
craintes pendant quelques heures dans ce centre commercial géant, mais la
réalité la rattrape. Comme toujours. C’est la présence de Matthew qui la
rassurerait. Ou d’Ethan. Otis est une crevette qui, au mieux, pourrait faire
diversion, mais qui, en aucun cas, ne pourrait la défendre. Cependant son
ami est sérieux. Tout comme la fois où il l’avait accompagnée à la porte de
madame Lopez. Isabelle le sait, Otis ne démordra pas.
— Chiant ? l’interrompt-il.
— Ouais.
— Collant ?
— Aussi.
Avant qu’ils ne se lèvent, une voix qui n’a pas eu le temps de manquer à
Isabelle vient l’interpeller.
— Salut Raven. T’as rien de mieux à faire que d’emmerder le monde ? lui
lance Otis.
— Tu devrais mieux choisir tes fréquentations, Otis. Tu risques de ternir
l’image du salon. Je devrais en parler à madame Rodriguez…
Raven ricane. Elle toise Isabelle avec dédain. Elle leur tourne le dos quand
Isabelle se lève. D’un bond elle rejoint la peste.
— Raven !
— Oh, arrête avec ces conneries de « mon frère » dès que ça t’arrange,
Raven. On n’a rien en commun. Ça me ferait bien chier qu’on soit de la
même famille. T’assumes même pas tes origines ! clame-t-il en désignant la
postiche au sol.
Otis se défoule. Ce qui n’est pas pour rassurer Isabelle. Quant à Raven, elle
cherche du regard quelqu’un qui la soutiendrait, même les badauds
l’ignorent. L’esclandre n’attire personne. Guère habituée à esbroufer sans
un public acquis à sa cause, Raven ramasse piteusement sa perruque et
s’éloigne à grands pas.
Isabelle l’a vue et bien vue. Elle a même cru que Raven allait lui coller une
baffe, mais elle lui a fait face.
Isabelle y a déjà pensé. Cependant, cela n’atténue pas ses craintes. Elle ne
répond pas. Trop occupée à scruter les alentours. Son cœur accélère sous
l’effet de l’adrénaline. Ils pénètrent dans le hall et Otis appelle l’ascenseur.
La jeune femme est livide. Emilio lui fait peur. Ce qu’elle imagine des
hommes de madame Lopez la terrorise. Heureusement, Otis ne se fait pas
prier. Il prend même les devants. Bien qu’elle s’inquiète réellement pour
lui, Isabelle est reconnaissante qu’il l’accompagne. Ils montent les étages
lentement. La condition physique d’Otis est déplorable. À chaque nouveau
palier, il est un peu plus essoufflé. Au sixième, il est sur les rotules.
Isabelle ne relève pas. Elle est aux aguets. L’immeuble est animé comme
d’habitude, mais elle ne décèle aucune présence importune.
C’est impossible. Pas au point d’avancer sans crainte. Les erreurs passées
de son géniteur pèsent dans la balance. Pourtant, ils arrivent à l’entrée de
l’appartement sans encombre. Mieux, ils y pénètrent et s’y barricadent en
poussant le vieux sofa contre la porte.
Pas le choix !
Elle ne sait plus. Il faut qu’elle se calme. Otis se détend plus vite qu’elle. Il
reprend la discussion avec une insouciance réelle. Pour Isabelle, c’est plus
long. Mais elle s’efforce d’être agréable. C’est seulement après le passage
de l’artisan, quand la serrure est changée et que le verrou est réparé qu’elle
s’apaise. Son studio retrouve consistance, la porte est rafistolée.
— J’espère. Sinon, je vais délirer chaque fois que mes yeux se posent
dessus.
— Oups, se reprend-il.
Et elle n’affecte vraiment pas Isabelle. Cette dernière a besoin d’un élément
qui viendrait confirmer que le risque est nul.
Le plus simple serait d’aller voir Matthew et de lui demander s’il a pris le
couteau ainsi que le mot.
Il lui semble que non. Ils étaient repartis rapidement, mais elle n’est plus
sûre de rien. Elle a besoin de l’entendre de vive voix. Otis prépare des
infusions dans l’étroite cuisine. Il revient avec deux tasses bien chaudes. Le
parfum de la verveine détend Isabelle. Son ami lui raconte sa vie et, les
minutes passant, Isabelle se réapproprie progressivement les lieux.
Finalement, la visite d’Ethan serait une bonne chose pour demain. Elle lui
écrit tout en écoutant Otis.
Demandé plutôt…
— Le cul a ses…
— OK. Je capitule.
Otis vient la rejoindre sur le canapé. Isabelle pose alors sa tête sur l’épaule
de son confident.
— Otis ?
— Oui ?
— Non. Idéaliste plutôt. Rêveuse aussi. Et je t’aime pour ça. Ne deviens pas
cynique…
Otis lui caresse le crâne de sa main ébène. Ses doigts massent avec
tendresse le cuir chevelu d’Isabelle. Puis vient l’heure de partir.
— Oui.
— Tes ou ton ?
— Si tu le dis… Sois sage avec Ethan demain ! dit Otis, la main sur la
poignée de la porte.
Il lui offre un sourire indulgent en retour. Il sait qu’elle fait allusion à ses
manquements aux règles de leur amitié. Il ne lui en veut pas. Qu’aurait-il
fait à sa place ? Il est bien incapable de le dire. Après quelques pas, Otis
s’arrête et regarde son amie s’éloigner. Ce petit bout de femme le
surprendra toujours. Si forte et si fragile à la fois…
Quel paradoxe !
C’est le sourire aux lèvres qu’Isabelle arrive à leur lieu de rendez-vous
vespéraux. Il n’y est pas. Cette fois la demoiselle ne s’inquiète pas. Elle
connaît ses autres cachettes. Certaines, du moins. C’est plus loin, dans le
recoin où ils ont passé les nuits précédentes qu’elle le trouve. Le clochard
est recroquevillé sous ses couvertures rêches. Sans voir son visage, Isabelle
reconnaît la silhouette. Une flaque de vomi près de lui dégage une odeur
nauséabonde. Isabelle sent la colère lui monter au nez.
Elle le tire vers le haut pour montrer qu’elle ne bluffe pas. Mais elle est bien
incapable de le soulever s’il n’y met pas du sien. Matthew, lui, est perturbé
par la sollicitude de la jeune femme. Il est tiraillé entre l’envie d’être près
d’elle et les peurs qu’elle éveille en lui. De plus, il est trop affaibli pour
affronter ses démons. Le seul argument qui le fait hésiter, c’est la
perspective d’un lit douillet. Mais quel sera le prix à payer pour son
psychisme ? La rue est le seul endroit où personne ne l’affecte. Il s’y sent
libre. Perdu, mais libre. Isabelle insiste. Elle ne peut le porter, mais elle lui
fait mal en tirant ainsi. La persévérance de la Latino vainc une fois de plus
les réticences du clochard. Matthew s’efforce de se redresser. Heureusement
qu’Isabelle le soutient, car ses jambes chancellent. Il est à bout de force.
Isabelle se faufile sous le bras du sans-abri pour qu’il puisse prendre appui
sur elle.
Matthew a gardé une de ses affreuses couvertures sur ses épaules. Une
odeur rance s’en dégage. C’est le cadet de ses soucis.
Et c’est bien parce qu’il le croit qu’il cède à Isabelle. Rien ne lui fait plus
peur que de mourir seul dans une cache oubliée de New York. Là où
personne ne remarquera sa dépouille jusqu’à ce que l’odeur attire badauds
et charognards. Isabelle l’encourage tout le long du trajet. Ils se déplacent
lentement. Extrêmement lentement. La couverture répugnante qui recouvre
les épaules de Matthew décourage les plus altruistes New-Yorkais. Le
spectre de la Covid19 aussi. À une vingtaine de mètres de l’immeuble, de
violents spasmes secouent le corps de Matthew. Il dégobille sur le trottoir,
éclaboussant ses chaussures ainsi que celles d’Isabelle. Cette dernière ne le
lâche pas. Matthew a les yeux larmoyants, un goût de bile dans la bouche.
— À boire, souffle-t-il.
Isabelle panique, mais elle le lui cache. Si l’état du clochard s’aggrave, elle
devra appeler les secours.
Mais qu’a-t-il ?
— Je n’ai rien sur moi. Il y a tout ce qu’il faut là-haut, dit-elle en désignant
la résidence.
— Je… je croyais qu’on ne pouvait pas aller chez toi ? s’enquit Matthew
qui se souvient seulement maintenant de la menace pesant sur
l’appartement.
— Mon père a réglé l’affaire, affirme Isabelle avec plus d’assurance qu’elle
n’en ressent réellement.
— Ah…
Matthew n’a pas l’esprit vif de ses meilleurs jours et c’est tant mieux. Il ne
l’interroge pas plus. Ils reprennent leur avancée.
Elle pousse les portes du hall de son bras valide et de son épaule, puis elle
guide Matthew jusqu’à l’ascenseur. Il n’y a pas d’autre alternative que la
vieille mécanique. Matthew n’est pas en état de monter six étages. La
machine se referme et s’élance avec son bruit inquiétant. Isabelle souffle.
Elle adosse Matthew contre le miroir fêlé au fond de la cabine. Aussi mince
soit-il, le clochard pèse son poids. Il y a un brusque ralentissement, le
numéro affiché est le 2. Le cœur d’Isabelle accélère tandis que les battants
mécaniques s’écartent. Il bondit quand elle découvre le personnage qui
s’apprête à les rejoindre.
Emilio !
Bien sûr que j’ai besoin d’aide, gros con ! Pour qu’on me protège de toi,
pour qu’on m’aide à porter à Matthew !
— J’en doute.
Emilio s’avance et saisit Matthew pour l’assister. Surprise, Isabelle ne s’y
oppose pas. Ils soutiennent le clochard à deux jusqu’à l’appartement. La
jeune femme hésite à déverrouiller tant qu’Emilio est là, mais l’homme ne
semble pas vouloir partir. Il maintient Matthew. Voyant qu’elle doute, il
prend la parole.
— Je le pose où ?
À quoi joue-t-il ?
Une fois Matthew allongé, Emilio se tourne vers Isabelle. Il lui tend la
main. Comme il l’a fait de nombreuses fois auparavant. La colère embrase
aussitôt la Latino.
Isabelle ne répond pas. Elle le fixe durement. Elle a peur, mais la nécessité
de faire face l’oblige à surmonter ses craintes. C’est irréfléchi de sa part.
Une pulsion.
Sur ces sympathiques paroles, il s’en va. Quand la porte se referme derrière
lui, Isabelle se laisse choir près de Matthew. Elle n’en peut plus. Elle s’offre
quelques secondes de répit avant d’aller chercher de quoi laver le vagabond.
Une bassine, du linge de toilette, une chaise de sa cuisine. Elle s’assoit
ensuite près de lui. Matthew somnole dans un état second. Elle le secoue
doucement, puis elle l’aide à se déshabiller. Il dégobille dans la cuvette,
obligeant Isabelle à la nettoyer avant de terminer son œuvre.
Isabelle ne voit rien d’indigne à se faire aider, mais elle n’insiste pas. Elle
se contente de le laver avec un gant de toilette et de le sécher aussitôt.
Isabelle s’obstine.
Isabelle est bouleversée. Elle souhaiterait en savoir plus, mais elle n’ose pas
l’ennuyer avec ses questions. Sans réfléchir, elle saisit la main calleuse du
sans-abri et la serre fort.
Sans s’en rendre compte, elle caresse le front de Matthew, repoussant les
cheveux grisonnants avec tendresse. Matthew est épuisé. Il voudrait
qu’Isabelle s’éloigne, qu’elle ne le touche pas. Mais il est incapable de le lui
dire. Son corps apprécie la douceur de la demoiselle, tandis que son âme la
redoute. La fatigue l’empêche de gamberger longuement. Il ferme les yeux.
Malgré la nausée, il s’endort quelques minutes plus tard.
Isabelle obéit, mais, d’un œil, elle surveille son protégé dans l’obscurité du
salon. Ce dernier se rendort rapidement. Les paupières d’Isabelle luttent
quelques minutes supplémentaires, jusqu’à ce qu’elle sombre sans s’en
rendre compte. Le voisinage bruyant ne peut rien contre leur épuisement. Et
c’est tant mieux.
14. Nouveau job, ancien mec.
Malgré le confort relatif du sofa, Isabelle s’est bien reposée. Elle se réveille
en forme, enthousiasmée par la rencontre à venir avec Ethan. Mais avant, la
jeune femme a bien des choses à faire. La première à laquelle elle pense,
avant même d’ouvrir les yeux, c’est l’état de Matthew. Elle s’étire en
bâillant, puis se tourne en direction du matelas où dort le clochard. Le lit est
vide, soigneusement bordée. Aucune trace de Matthew. Comme s’il n’avait
jamais été là.
— Matthew ? l’appelle-t-elle.
Mais seul le silence persiste. L’immeuble est calme à cette heure. Elle
l’aurait entendu s’il prenait une douche. Par acquit de conscience, elle
vérifie dans la salle de bain, la cuisine, les w.c.… Il n’est nulle part. Il est
parti. Et elle n’a rien entendu.
Elle aurait préféré le vérifier par elle-même. Mais Matthew n’a rien d’un
enfant, il gère sa vie. Comme il l’entend.
Cela l’agace, puis elle se souvient qu’Ethan vient déjeuner avec elle. Son
cœur s’emballe. Matthew disparaît de ses pensées. Avec un enthousiasme
digne d’une lycéenne énamourée, elle se prépare à sortir. Avant l’arrivée de
son ex, elle doit procéder à quelques achats. Son bas de laine va rétrécir
comme peau de chagrin, mais c’est le seul moyen de relancer une activité.
Elle va de magasin en magasin chercher un nouveau pc portable, une
webcam haut de gamme, des masques en dentelles, de la lingerie et des
accessoires. Quand elle rentre, elle est transformée. Sûre d’elle, elle ne
craint pas de gagner du fric en exhibant son corps.
Et puis, il y a Ethan…
Leur rendez-vous influe sûrement sur son état. Isabelle baigne dans une
douce euphorie. Elle trottine en balançant les sacs à ses mains. Arrivée chez
elle, elle cache tout. Hors de question qu’Ethan sache quoi que ce soit de
ses projets. Il poserait trop de questions et, elle en est convaincue, il ne
comprendrait pas. Elle dissimule masques, sex-toys et lingeries atypiques là
où elle trouve de la place. Elle a passé trop de temps en ville. Ethan ne va
pas tarder. Elle se dépêche de cacher les boxers, tangas et le string SM avec
le collier clouté.
C’est lui !
— Bonjour, Ethan !
— Salut ma belle !
Il s’approche pour déposer un baiser sur ses lèvres, mais Isabelle détourne
le visage. Ethan improvise en troquant pour deux bises.
Ethan est beau. Il le sait. Il en joue régulièrement. Il fait partie de ses mecs à
qui la vie réussit : famille riche, charisme, malin… le gendre idéal. Quand
elle le contemple ainsi, élégamment vêtu, sourire aux lèvres, Isabelle n’a
qu’une envie : lui sauter dessus, faire l’amour comme des bêtes. Un truc
rough, sauvage. Il l’excite, rien qu’à le voir.
C’est évident. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Ethan s’approche
dangereusement d’elle, l’obligeant à reculer à chaque pas qu’il fait.
Tant pis, l’intention reste plaisante. Isabelle ne lui fait pas la remarque sur
ses préférences. Elle n’a pas envie de gâcher ses retrouvailles pour des
peccadilles. Elle ramène thés et boissons, puis elle s’assoit de l’autre côté
de la table basse. Isabelle ne veut pas être trop proche d’Ethan. Son odeur,
sa peau… Combien de temps va-t-elle tenir ? En a-t-elle seulement envie ?
Rien n’est moins sûr. Quand il parle, elle songe à ses lèvres parcourant ses
seins, sa langue glissant sur sa peau…
— Je reviens.
Elle se lève d’un bond et file dans la salle de bain se passer un peu d’eau
fraîche sur le visage. Ethan est si craquant.
J’vais pas tenir. J’ai envie de lui ! Putain, qu’est-ce que j’en ai envie !
Elle n’a même pas envie de manger, elle désire qu’il la prenne. Là, sur-le-
champ ! L’attraction entre eux est incroyable. Elle l’a toujours été. Ils
mangent, discutent et rient. Ethan se rapproche d’elle. Isabelle s’écarte. Ils
répètent ce manège plusieurs fois jusqu’à ce qu’Ethan craque.
— Tu me fuis ? l’interroge-t-il, déconcerté.
Isabelle est prise au dépourvu. Elle ne s’attendait pas à un tel désir. Elle
s’en doutait, mais elle supposait que la séparation l’aurait atténué, ou du
moins qu’elle lui en voudrait. Ce n’est pas le cas. En sa présence, elle
n’éprouve aucun ressentiment. Juste cette inépuisable attirance. Il lui faut
résister. Un minimum. Par fierté.
— Tu m’as quittée.
Comment te croire ?
Et en même temps, comment ne pas y croire ? Isabelle est prise d’un doute
qui ne peut trouver de réponse qu’en tentant l’aventure. Elle le sait.
— Non…
— Ouais… OK. J’ai merdé. J’étais avec les potes, on rentrait de vacances.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis comporté comme un petit con.
Il lui lance son sourire ravageur. Il abandonne son air de chien battu pour
utiliser au mieux son charme. Celui d’un homme sûr de lui, confiant, assuré
et rassurant. Isabelle n’en peut plus. Pourtant, elle ne bouge pas. Ethan
s’approche d’elle. Il saisit délicatement le menton de la jeune femme qui ne
l’en empêche pas. Tout comme elle ne détourne pas ses lèvres quand celles
d’Ethan viennent effleurer les siennes. De timide, le baiser devient
langoureux. Le matelas qui servait de refuge à Isabelle pour fuir la
proximité d’Ethan retrouve sa fonction originelle. L’amant l’allonge sur le
dos, ses mains glissent sous le tissu pour caresser ses seins. Isabelle écarte
les jambes pour plaquer le bassin d’Ethan contre le sien. Les baisers
deviennent fougueux. Elle déboutonne la chemise puis le pantalon d’Ethan
avant que celui-ci n’entreprenne actes similaires. Dans des gestes brusques,
sauvages, ils abaissent pantalons et sous-vêtements. Sans prendre le temps
de les retirer vraiment. Ethan est aussi excité qu’elle. Son pénis humide
glisse dans la main d’Isabelle qui le flatte avec de suaves caresses. De
délicieux souvenirs remontent à la mémoire de la Latino. Pourtant, au
moment où Ethan s’apprête à la pénétrer, elle le repousse tendrement.
— Ah ?
Ethan est surpris. L’excitation d’Isabelle est évidente. De plus, il n’a pas
l’habitude qu’on lui résiste. Surtout arrivé à ce stade. Mais la jeune femme
est troublée. Si son corps n’aspire qu’à l’assouvissement de son désir, son
esprit ne suit pas. Elle oblige Ethan à s’allonger près d’elle, malgré
l’étroitesse du matelas. Elle masturbe son ex avec de lents mouvements,
laissant ses doigts glisser sur le gland turgescent. Elle connaît par cœur ce
corps, comme elle sait le faire jouir. Ethan essaye de participer en la
caressant, mais Isabelle serre les cuisses.
L’explication ne vient pas. Sa libido qui explosait quelques instants plus tôt
retombe inexorablement. Elle s’efforce de branler Ethan avec une
conviction feinte. Ce dernier passe sa main dans les cheveux d’Isabelle et
exerce une légère pression vers son pubis. Un code universel qui signifie
« suce-moi ». Ce que la jeune femme est incapable de faire en cet instant.
Un mois plus tôt, elle se serait délectée de son sexe comme de sa semence.
Sa passion était sans réserve. Mais là, elle n’arrive même pas à imaginer le
prendre dans sa bouche. Elle se contente de poser la tête sur le magnifique
torse d’Ethan. Ce dernier a suffisamment de tact pour ne pas insister.
Malheureusement pour Isabelle, les choses empirent. En quelques secondes,
sa seule pensée devient : C’est pour bientôt ? L’excitation n’est plus. Pis, un
mélange toxique se produit dans son esprit. La branlette lui rappelle son
dernier travail, qui lui remémore la rencontre avec Justin… Des souvenirs
qui n’ont rien pour la sortir de ce tourbillon perturbant dans lequel elle
sombre. Elle s’arrête.
Isabelle est honteuse. Elle imagine à quel point ce doit être frustrant. Elle
n’apprécierait pas qu’on la laisse en plan, qu’on l’abandonne ainsi. Mais
elle n’y parvient pas. Elle ne veut pas.
— Je… j’y arrive pas.
Ethan est étonné. D’habitude Isabelle est joueuse. Elle aime le taquiner
quand son pénis est trop sensible. Et surtout, elle apprécie qu’on la câline
avant de procéder au nettoyage. Il comprend que quelque chose ne va pas,
mais avant tout, il tient à mettre les points sur les i.
Bien qu’il n’en dise rien, Isabelle perçoit la colère d’Ethan. Il ne comprend
pas et, à vrai dire, Isabelle non plus. Ça lui est déjà arrivé de coucher avec
un ex, il n’y a jamais eu de problème. Du moins pas physique, pas sexuel.
Mentalement, c’est une autre histoire. Ethan se montre affectueux malgré
tout. Pourtant l’ambiance est ruinée. Une atmosphère gênée pèse entre les
deux amants. Isabelle craint que ses vieux démons viennent annihiler ses
espoirs de romance. Ethan se montre patient, mais il part tôt, prétextant un
quelconque rendez-vous.
Ethan dépose un baiser tendre sur les lèvres de la jeune femme avant de
s’éclipser. Isabelle est perturbée par la tournure inattendue de son rencard.
Elle éprouve le besoin d’en parler avec Otis.
Ce sera plus tard. Pour le moment, elle profite d’être seule pour sortir son
matériel informatique qu’elle installe sur la table basse du salon. Elle
s’inscrit sur un site connu pour ses camgirls. Tout lui semble si simple.
Comme pour le retour à la maison. Isabelle lit bien les clauses du contrat.
Elle murmure les passages importants.
Elle ne décèle aucun piège, ne voit aucun inconvénient. Sa méfiance n’a pas
lieu d’être, alors elle finalise son adhésion. Elle tourne sa webcam vers le
sofa, puis elle se lance dans des retouches décoratives. Le but : rendre le
cadre glamour, mais aussi faire des photos aguicheuses pour son profil.
C’est amusant. C’est comme s’apprêter pour séduire un homme. Elle
dispose des draps dans un jeté stylisé. Elle enfile ses différentes tenues,
notamment les plus exotiques qu’elle a achetées le matin même. Elle réalise
cliché sur cliché jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite des résultats obtenus. Elle
sélectionne les plus beaux, les retouche avec un site qui demande peu de
connaissances informatiques, puis elle les met en ligne. Elle ressent de
l’excitation. Celle d’une jeune entrepreneuse sur le point de lancer son
affaire. En tant que débutante son tarif à la minute est minimal. De plus, le
site perçoit un pourcentage non négligeable. Mais si elle parvient à sortir du
lot des anonymes, les revenus à la minute augmentent et la part ponctionnée
diminue.
Elle enfile une tenue sexy, mais classique. Elle décide de jouer cette carte
qui lui ressemble le plus, une apparence avec laquelle elle est à l’aise. Tout
est prêt, il ne manque plus que les clients. Isabelle scrute son écran avec une
impatience teintée de fébrilité. Elle est convaincue que la demande pour ce
genre de prestation est forte.
C’est une évidence. Avec l’argent, il régit le monde depuis la nuit des
temps. Isabelle sourit, elle est confiante. À raison, son premier client se
signale déjà…
Dans son salon, devant sa webcam, il est aisé pour Isabelle de se lâcher. Le
maquillage, ainsi que le masque raffiné qu’elle a choisi, dissimule son
identité. Elle n’a pas de contact et elle peut même imaginer qu’elle fait un
strip-tease pour son mec. Comparé aux massages de madame Lopez, c’est
un jeu facile. La part d’exhibition ne la gêne pas plus que ça. Après tout, il
y a un écran et des kilomètres numériques qui la séparent du petit coquin,
sûrement en train de se toucher en la matant. Isabelle lâche la tigresse en
elle. Avec souplesse, avec langueur, elle s’adonne à un spectacle
provocateur. Comme elle l’a déjà fait maintes fois avec les hommes qu’elle
a aimés.
Il fait nuit depuis plusieurs heures quand elle décide de stopper. Elle range
son matériel, prend une douche et se prépare à sortir après avoir lambiné sur
son matelas. La soirée ne fait que débuter et Isabelle doit voir un certain
clochard. Sur le trajet, Otis l’appelle.
En fait, elle n’en sait rien. Mais le dire conforte ses espoirs.
— Super ! Et Ethan ?
— C’est la moindre des choses quand on a merdé comme il l’a fait ! Vous
avez baisé ?
— Tant pis pour son ego. Ça lui fera les pieds ! Rien de pire que la
frustration !
À qui le dis-tu…
Isabelle s’étend plus longuement sur ses premières heures en tant que
camgirl. Otis est toujours aussi fasciné par le courage dont fait preuve son
amie, de sa capacité à sortir du rang.
— T’as fait bien pire dans tes soirées gays, plaisante Isabelle.
— Sur ce, je vais te laisser. Mes sans-abri m’attendent. Enfin mon sans-abri
m’attend, corrige aussitôt Isabelle, en prévision d’une vanne méritée.
— Oh ! Et de quoi allez-vous vous entretenir, chère traîtresse qui se confie à
un autre ?
— De ses problèmes.
— Menteuse !
— Je t’assure. Ce n’est pas un gros pervers dans ton genre qui peut
m’apporter certaines réponses !
— Rien de spécial…
Isabelle sait qu’Otis doit retrouver confiance en elle après qu’elle ait dérogé
aux règles de leur amitié. Elle compte sur le temps pour effacer ses
manquements. Les raisons étaient valables. Otis lui pardonnera vite.
Matthew est en vue. Bien plus en forme que la veille. Isabelle en éprouve
un immense soulagement.
Bien qu’Isabelle soit à l’aise pour aborder le sujet avec Matthew, elle ne
peut s’empêcher de rougir. Ses origines chrétiennes malmènent sa
conscience.
— Ah ! L’industrie du sexe !
— Exactement.
— C’est un bon choix, estime Matthew. Entre la Covid-19 et les dangereux
pervers, tu ne pouvais trouver d’option plus judicieuse… Ça paye ?
Matthew rit à gorge déployée. Isabelle est obligée d’attendre qu’il se calme.
Elle est honteuse. Elle s’est trop lâchée contre la gent masculine. Après
quelques minutes d’hilarité, Matthew essuie les larmes de ses yeux.
Isabelle n’avait pas besoin de sa bénédiction. Elle ne doutait pas non plus
de l’avoir, mais elle est bien contente que deux personnes la soutiennent
dans sa vie. Elle n’oublie pas Otis. Cependant, elle avait suffisamment
confiance en elle après cette première journée pour ne pas en parler avec
Matthew. Ce n’est pas ce sujet qui importait.
— Ça va. C’est surtout les jours de chimio que j’en chie. Au moins, je ne
perds pas trop de cheveux. Pour l’instant, en tout cas…
Isabelle n’y prête pas attention. Le thème est trop délicat pour elle, trop
important aussi.
— Si. Mais ce n’était pas génial… C’est le moins qu’on puisse dire.
Pourquoi je m’énerve ? Mais elle est conne cette dinde ! pense Matthew,
aussi exaspéré que déçu.
— C’est une histoire de cœur, pas de cul ! T’es vraiment con parfois,
Matthew ! Je suis toujours là à t’aider, je ne demande jamais rien et la seule
fois où je tente de prendre conseil auprès de toi, tu es désagréable au
possible !
— Tire-toi !
— Pardon ?
Isabelle se lève tandis qu’il refoule difficilement ses larmes. Ses mains
tremblent, il les plaque sur ses cuisses. Elle ne doit pas voir qu’elle lui fait
du mal. Il utilise la colère pour masquer sa détresse. La jeune femme
s’éloigne, l’air abattu. La voir ainsi l’attriste plus profondément. Il ne
souhaite que son bonheur.
Sur le retour, Isabelle est accablée. Cette journée qui s’annonçait géniale
tourne au fiasco. Rien n’est fichu avec Ethan, mais la réaction qu’elle a eue
lors du rapport sexuel l’inquiète. En revanche, l’attitude de Matthew la
dépite. Trop violente. Elle ne lui trouve aucune excuse. Plutôt que de se
murer comme elle l’a fait lors de sa déchéance, elle appelle Otis.
Isabelle se tait.
Otis s’esclaffe.
— Ta psyché ?
Dans une ambiance enjouée, loin des tracas, ils étudient les attitudes
qu’Isabelle doit adopter, améliorent ses mimiques et soignent les
mouvements pour les rendre irrésistibles. Après deux heures de labeur. Ils
s’octroient un peu de répit.
— Dans la cochonne aussi, ajoute Isabelle qui connaît la réplique par cœur.
Otis rit. Son humeur joviale est incroyablement relaxante. Son bonheur,
communicatif. Isabelle se sent bien. Un peu fatiguée, mais bien. Affamée
aussi. Ils dînent ensemble sur le compte d’Otis, discutent de tout et de rien,
en évitant soigneusement les sujets délicats. Otis rentre chez lui tardivement
dans la soirée. Isabelle n’a plus le courage de travailler, bien que l’horaire
soit propice à son activité. Elle se promet d’être plus raisonnable les jours
suivants. Elle a quelqu’un à protéger dorénavant : Matthew. Les soins sont
terriblement chers, elle y a vaguement pensé depuis la veille, mais
désormais c’est très clair. Elle doit aider cet homme qui compte pour elle.
Elle tient à lui. Aussi blessée soit-elle par sa réaction.
Ethan arrive de bonne heure le lendemain. Isabelle est surprise. Elle a tout
juste eu le temps d’acheter la fameuse psyché de remplacement. Elle ne
s’attendait pas à le voir si tôt et montre de l’étonnement au lieu d’afficher
de la satisfaction.
Après l’avoir amadoué, elle range discrètement les quelques accessoires qui
traînaient depuis les essais de la veille avec Otis. Ethan a apporté un brunch
qu’il dépose dans la cuisine. À peine revient-il qu’il l’enlace tendrement.
La main d’Ethan glisse sous le jean d’Isabelle pour saisir ses fesses. De
délicieux frissons la parcourent. Pourtant, elle ne lui répond pas. Les
préliminaires sont exquis, mais le doute subsiste dans son esprit quant à la
suite des évènements. La bouche d’Ethan est succulente. Leurs langues
s’enroulent, se déroulent et se caressent avec de subtils à-coups. Si Isabelle
laisse Ethan s’insinuer dans sa culotte, elle se montre peu entreprenante.
Elle craint qu’il ne le remarque, mais, si c’est le cas, ce dernier n’en dit rien.
Au contraire, il se montre d’une incroyable patience. Aussi loin qu’Isabelle
se souvienne, il n’a jamais été aussi doux. Même lors de leurs premiers
ébats. Il fait montre d’une volonté à la séduire particulièrement touchante.
Isabelle se laisse aller dans ses bras musclés par de nombreuses heures de
sport. Tant que leurs bouches se fondent, le plaisir est là. Mais Ethan décide
de descendre. Il retire le haut d’Isabelle de sa main libre, puis il entreprend
de l’embrasser sur le haut de la poitrine, mordille son soutien-gorge à
l’emplacement des tétons et survole le ventre pâle du bout de sa langue.
Isabelle frisonne. Quand il déboutonne le jean de la jeune femme, celle-ci le
repousse légèrement. Elle lui redresse la tête et l’embrasse avec cette façon
suave qu’il n’a jamais retrouvée ailleurs. Les doigts froids d’Isabelle
glissent derrière son boxer. Il frémit. Depuis la veille, il n’a pensé qu’à ça.
Son sexe est dur comme le roc. La rosée du désir en inonde l’extrémité.
Isabelle joue avec, faisant glisser son index sur le gland humide. Ethan se
délecte de l’expertise de sa partenaire. Le plaisir ne dure que quelques
secondes. Il perçoit la réticence dans les gestes d’Isabelle. Cette dernière a
écarté son bassin l’obligeant à retirer la main qui caressait son intimité. Et
enfin, ce sont les doigts de son amante qui s’éloignent de son pénis. Celle-ci
effleure ses abdos dessinés, comme elle l’a fait la veille quand elle s’est
bloquée. Ethan est terriblement contrarié. Il ne comprend pas ce qui se
passe et, surtout, il n’a jamais vécu de tels rejets. Il estime d’ailleurs s’être
montré suffisamment patient pour ne pas mériter un tel sort. La frustration
l’aveugle, mais il contient sa colère. Il a toujours été impulsif. Il n’est pas
assez stupide pour ne pas savoir se maîtriser. Sa déception n’en est pas
moins forte.
Pour Isabelle, c’est l’incompréhension totale. Elle redoutait que cet incident
se reproduise. Elle a essayé de lutter contre son instinct. Mais quelque
chose clochait. Tandis qu’elle branlait Ethan, elle a réfléchi. Il lui est apparu
évident qu’elle n’associait pas le malaise à son ancien boulot. C’était autre
chose. Manifestement, c’était en lien avec Ethan uniquement. Lorsqu’elle
tenait son membre, érigé par le désir, et qu’elle sentait sa propre excitation
retomber, elle s’est efforcée de penser à un autre homme. Pour tester. Elle a
d’abord songé à Otis qu’elle a aussitôt écarté. La situation était encore plus
embarrassante. Matthew a suivi. Elle a fait abstraction du côté fraternel de
leur relation, imaginant le clochard uniquement comme un amant. À ce
moment-là, elle a retrouvé sa libido. Quelques secondes seulement, avant
que Matthew ne reprenne sa place de grand frère bienveillant. Quand il
n’est pas grincheux ! La conclusion fut un coup rude. Elle a un problème
avec Ethan. Problème qu’elle peut facilement expliquer après la rupture
dégueulasse qu’il lui a imposé. Mais elle l’aime. Il a longtemps hanté ses
pensées, et quand il y était moins présent, c’était uniquement à cause de ses
soucis, de son étrange travail.
— Ma chérie ? remarque-t-elle.
C’est la première fois qu’il utilise ce terme pour la désigner. Isabelle est
éberluée, désappointée aussi, qu’il ait fallu une rupture pour obtenir des
mots si évidents entre amants. Son ressentiment à l’égard d’Ethan
s’accentue.
Ethan choisit son timbre le plus doucereux. Ça ne prend pas, Isabelle est
incapable de lui faire une fellation. Avant elle s’y adonnait avec plaisir, en
toutes circonstances. C’était avant. La jeune femme n’arrive décidemment
pas à imaginer la queue d’Ethan dans sa bouche.
Hors de question !
— Non.
Isabelle est convaincante, car sincère. La latino a déjà renoué avec des ex et
elle sait faire la différence entre une bonne baise d’anciens amants et l’envie
de reprendre sérieusement une relation. Concernant Ethan, ses sentiments
sont réels. Preuve en est, la déception qu’elle éprouve. Déception d’autant
plus forte qu’Ethan fait, une fois de plus, preuve d’une patience qui ne lui
ressemble pas.
Parfait !
Pour cette deuxième journée, Isabelle veut marquer les esprits. Elle fait de
nouvelles photos, les met en ligne, puis elle attend son premier client. Son
bas tarif pallie son absence de notoriété dans le milieu. À peine commence-
t-elle à discuter, qu’une deuxième personne rejoint la chambre virtuelle.
Isabelle commence son show. Elle attise leur désir en simulant des
mimiques excitantes. Elle joue avec ses lèvres, adopte des moues
suggestives, fait glisser sa nuisette pour révéler des parcelles de peau.
Isabelle est plus méthodique que la veille. Elle provoque ses clients comme
elle le ferait si c’était Ethan derrière l’écran. Au moment où elle pense à lui,
elle craint de se bloquer à nouveau, mais il n’en est rien. L’écran est une
muraille qui la protège de ses propres démons. La formule fonctionne. Les
hommes qui se connectent à son profil manifestent leur satisfaction. Ça leur
plaît. Ils le font savoir par des messages pas toujours raffinés. Ils jouissent
et le font aussi savoir. Isabelle s’amuse avec eux. C’est facile. Presque
agréable, à défaut d’être orgastique pour elle. Afin d’oublier ses échecs
avec Ethan, Isabelle se noie dans le travail jusque tard dans la soirée.
Malgré une demande plus forte à cette heure, elle s’octroie une pause.
Comme la veille. Pas sérieux. Il n’y a pas qu’Ethan qui la perturbe.
Matthew aussi. Elle ne souhaitait pas le voir ce soir après la façon dont il l’a
traitée la veille, mais la rancune n’est pas une caractéristique d’Isabelle.
Elle enfile une tenue plus adéquate, grignote un petit sandwich qu’elle
prépare en vitesse, puis elle part trouver le vagabond. Une certaine
appréhension la tenaille. Comment va-t-elle l’aborder après les mots de la
veille. En marchant dans la nuit froide, ses pensées s’apaisent. Cet
intermède lui fait du bien. L’air revigorant des derniers jours d’automne,
comme la perspective de voir Matthew, contribuent à sa détente. Isabelle ne
l’aperçoit pas sur son trottoir habituel. Elle explore alors les environs,
notamment le recoin où ils s’étaient tous deux cachés pour dormir. La peur
des hommes de madame Lopez n’étant plus, la jeune femme trouve un
aspect romantique à cette nuit passée sous les étoiles. Ou plutôt les
lampadaires.
Si l’adjectif est étonnant dans ce contexte, il n’en reste pas moins à propos.
Isabelle a apprécié ces moments passés auprès de Matthew. Alors quand
elle ne voit pas le clochard dans cette cache, le tourment la gagne. Elle
oblique brusquement en direction du pont sous la 495, là où elle l’avait
trouvé le soir de Thanksgiving. Doux souvenir malgré les circonstances.
Malheureusement, Matthew n’y est pas. Isabelle est particulièrement déçue.
L’inquiétude grandit. Elle ne connaît rien de son état ni de l’avancée de la
maladie.
Mais entre la Covid et les affres de la vie quotidienne, Isabelle n’a plus
beaucoup de certitude. L’époque est exceptionnelle. C’est dépitée qu’elle
rentre chez elle. À vrai dire, c’est aussi pour l’aider qu’elle fait tout ça. Pas
uniquement pour elle. Elle tente de se raisonner. Elle le rencontrera demain.
Ça lui ressemble !
— L’est pas là souvent votre type. Pas vu c’te jour, j’suis sûr.
Elle lui répond par la négative. En échange, elle laisse une piécette. Ce n’est
pas grand-chose, mais après ses récents investissements chaque dollar
compte. Elle marche en ruminant ses doutes. Les lumières de Noël brillent
autour d’elle. La ville est belle ainsi parée de ses décorations. Déserte, mais
belle. La Covid l’a transformée et la pandémie ne semble pas prête de
s’arrêter. Isabelle stoppe brusquement.
Cette inquiétude n’a pas lieu d’être. Alors la conclusion tombe comme un
couperet : il l’évite. Ou pire, il est parti. Cette dernière hypothèse attriste
profondément Isabelle qui ne peut l’envisager. Elle se presse de rentrer et,
agenouillée parmi les accessoires jonchant son salon transformé en studio
vidéo, elle prie. Les yeux tournés vers le ciel, elle implore ce dieu qu’aucun
n’a jamais vu de veiller sur Matthew, de le mettre à nouveau sur sa route.
Elle se le répète : Dieu est bon, il pardonne les péchés. Il lui pardonne son
travail. Elle n’en doute presque pas. Presque pas…
— Amen.
Otis ricane.
— Merde ! fait Otis. C’est pas cool quand ça coince au pieu. Tu crains qu’il
ait niqué sans capote ?
— J’me suis mal exprimé. Ce ne serait pas lié au traumatisme lors de ton
dernier massage ?
— Justin ?
— Ouais.
— J’y ai pensé, mais quel rapport ? Je n’ai pas peur d’Ethan. Je n’ai pas
peur du sexe…
— Tu l’aimes toujours ?
— Ceci dit, vous venez de vous retrouver. Il faut peut-être un peu de temps
pour renouer.
— Mais j’ai peur. Cela rompt l’alchimie entre Ethan et moi. Je crains que
cela n’aboutisse à un nouvel échec.
— Faut le voir comme une épreuve. J’ose espérer que s’il t’aime, il pourra
attendre que tu dépasses ce problème.
Otis s’esclaffe.
Ou un peu con.
Isabelle sourit. Elle l’aime bien, mais cela ne l’empêche pas de faire tomber
Ethan de son piédestal. Elle pose son smartphone, avale un petit déjeuner
succinct, et file s’apprêter dans la salle de bain. Chaque détail est
minutieusement soigné. Brushing, épilation, hydratation de la peau et enfin,
la tenue. S’ensuit une après-midi laborieuse où les strip-teases s’enchaînent
au gré des demandes des clients. Isabelle ne voit pas le temps passer. Elle
est heureuse. Elle ne pense pas à Ethan quand elle travaille. Seule la
satisfaction des abonnés compte. Et son implication paye.
En début de soirée, Isabelle s’aperçoit de son oubli. Elle n’a pas prévenu
Ethan. Elle l’a totalement zappé. Il est trop tard pour qu’elle aille chez lui.
Elle ne souhaite pas y dormir. En revanche, elle a besoin de retrouver
Matthew. L’absence du clochard l’inquiète. Tout en arpentant les rues du
quartier, elle téléphone à Otis.
— Qui ça ? Ethan ?
— Non ! Matthew !
— Matthew… le clodo ?
— Tu t’appelles Otis le pédé ?
— Ce doit être dur pour toi, mais s’il t’estime comme tu l’estimes, il
reviendra forcément.
Isabelle rougit. Non pas que ce soit grave, mais parce qu’elle se sent
aussitôt coupable.
— C’est devenu très hot chez toi ? Si je ne te connaissais pas aussi bien, je
dirais que tu fréquentes quelqu’un…
Putain !
Ethan affiche une moue déçue, mais il n’insiste pas. Isabelle en est
soulagée. Durant le repas, les deux jeunes gens passent un moment
agréable. Le sujet s’éloigne de leur relation, de l’érection d’Ethan, pour
disséquer les frasques de Trump. Le président sortant s’échine à nier sa
défaite, ce qui ne manque pas de le décrédibiliser aux yeux d’Ethan. Il est
pourtant un fervent défenseur du célèbre milliardaire. Isabelle l’écoute avec
intérêt. Elle accorde peu d’importance aux élections. Elle estime que les
Latinos sont mal considérés et que sa voix ne changera malheureusement
rien à sa vie. Ça ne l’empêche pas de voter, mais sans conviction. Dès
qu’Ethan a fini son repas, il se montre de nouveau entreprenant. Isabelle est
obligée de jouer de ses charmes pour simuler une certaine réceptivité sans
le laisser s’aventurer trop loin. Elle s’apprête à prétexter un rendez-vous,
quand Ethan lui signifie qu’il doit partir.
— Vraiment ?
Ethan est dubitatif. Il ne se laisse pas avoir une seconde fois.
Aujourd’hui, non. Indubitablement. Car Isabelle n’est pas dans son assiette.
Elle n’a pas l’esprit libéré. Et comme, elle ne sait comment délivrer son
âme, elle élude toutes questions en travaillant. Un mélange d’amertume et
de colère point dans son esprit. Il libère ses dernières inhibitions.
Mes petits cochons veulent que je les excite ? Je vais les exciter ! Ils vont en
avoir pour leur argent !
C’est Matthew.
Elle en veut au clochard. Elle s’en veut. Elle en veut à Ethan. Alors, elle
allume son ordinateur portable et ramène une de ses huiles de massage près
du sofa. Isabelle va conjurer sa déconvenue par le sexe. Le sexe trash. Celui
qu’elle réserve à son amoureux quand elle en croit en lui, quand elle croit
en eux.
Le visage angélique d’Isabelle, son charme naturel dont elle commence
seulement à prendre conscience et sa facilité à jouer l’ingénue lui valent un
succès grandissant auprès des personnes fréquentant le site. À peine
connectée, elle signale aux quelques abonnés récurrents de son boudoir
virtuel qu’elle est chaude comme la braise aujourd’hui. Les premières
demandes s’affichent aussitôt. Isabelle se lance, sans retenue. Sa coiffure
soignée, sa tenue minutieusement étudiée, l’ambiance adaptée de son coin
vidéo, démontrent l’implication professionnelle de la jeune latino. Nul
détail n’est négligé. Ses mouvements sont travaillés, réfléchis, pour exciter
ses clients. Ses cochons comme elle s’autorise à appeler ses rares habitués.
Avec l’autre main, elle caresse son clitoris. Elle oublie la caméra. C’est bon.
Son esprit dérive et imagine Ethan en train de la prendre. Pas l’Ethan
actuel… celui d’avant la rupture. Celui avec lequel elle pouvait baiser.
Celui avec lequel elle pouvait jouir. Celui qu’elle aimait.
C’est avec cette consolation qu’elle part en quête de Matthew après dîner.
Sans illusion, elle en a le cœur lourd. Elle ne croit pas le trouver, mais elle
ne peut s’empêcher d’effectuer une ronde. Si elle ne la faisait pas, elle
s’apitoierait sur son sort à la maison et la tristesse la submergerait. Ne
pouvant que constater, une fois de plus, l’absence du sans-abri, elle appelle
Otis.
— Ethan ?
— À quoi bon. On ne va pas faire tout New York. On ne sait même pas s’il
y est encore.
Et s’il lui est arrivé quelque chose ? S’il lui est arrivé quelque chose par ma
faute ?
Matthew était déçu par les femmes avant qu’elle le connaisse. Il est atteint
dans sa chair par un cancer et dans son esprit par la guerre. En lui parlant
d’Ethan, elle a ajouté une goutte d’eau à un vase déjà bien plein. Elle
redoute de l’avoir fait déborder. Il l’avait prévenue concernant Ethan et,
même si la vie sentimentale d’Isabelle ne le regarde pas, elle sait qu’elle n’a
pas répondu aux attentes de cet homme brisé.
— J’ai merdé, Otis. Il n’avait pas la force pour que je me confie à lui,
comme je le fais avec toi. Avec ses trente-six ans, j’en ai fait un grand-frère.
Mais il est comme nous, il est fragile.
— J’arrive.
Les deux amis vadrouillent dans les rues de la ville qui ne dormait jamais
avant la Covid 19. En ce mois de décembre 2020, la cité a bien changé.
L’absence de noctambules rend leur tâche plus aisée. Ils inspectent les rues
au hasard dans l’espoir d’y trouver le clochard. Parfois, quand l’occasion se
présente, ils questionnent un autre sans-abri. Mais sans photo et, les pauvres
hères étant souvent imbibés d’alcool, ils n’obtiennent aucune information
crédible. Après deux heures à déambuler pour rien, Isabelle est dépitée.
— On ne le trouvera jamais.
Isabelle se blottit contre lui. Elle a besoin d’être câlinée, d’être choyée. Otis
la connaît et lui donne de sa tendresse.
— Avec qui ?
— Tu dramatises. Ce n’est pas à moi que tu vas faire peur avec du sexe
anal, ma grande !
Il rit. En effet, Isabelle doit reconnaître qu’il n’est pas le mieux placé pour
s’offusquer de ses excès.
— Ça ne me ressemblait pas.
— Pas d’accord. Ça ressemblait à une partie de toi que tu n’as pas envie de
partager avec des inconnus. Encore moins des inconnus qui se branlent
derrière leur écran.
— Et il s’en fiche ?
— Et Ethan ?
Otis sourit.
— Oui.
Elle n’avait jamais imaginé un tel scénario. Ils ne lui répondent pas.
L’appareil arrive au rez-de-chaussée. Ils entrent dans la cabine. Isabelle
attend qu’ils s’en aillent, mais madame Lopez maintient les portes ouvertes.
— Alors qu’attendez-vous ?
La machine se referme, puis s’élance vers le sixième étage. Une fois seuls,
Isabelle lance à Emilio un regard inquisiteur. S’y mêlent la crainte et
l’incompréhension.
— C’est un véritable zoo cet étage, reprend Emilio. Mais ce n’est pas pour
ça que je suis venu.
— Je suis sérieuse !
Le Latino est déconcerté par la réaction d’Isabelle. C’est tout juste si elle ne
se jette pas à son cou pour exprimer sa joie. La jeune femme attrape son
manteau qu’elle venait d’ôter, elle saisit son écharpe, son bonnet et se rue
vers l’escalier dont elle dévale les marches quatre par quatre. Elle se fiche
éperdument d’avoir laissé Emilio dans son appartement. Seul Matthew
compte. Elle court à toute vitesse jusqu’au métro de Woodhaven Boulevard.
Une nouvelle fois, elle change son habitude pour le trajet le plus court. Sur
le quai quasi désert, elle trépigne d’impatience. Elle attend une dizaine de
minutes que la rame arrive, avant de s’y engouffrer à toute allure. Les rares
passagers la regardent comme si elle était folle. Elle ouvre son manteau,
elle a chaud et le souffle court. Excitation, sprint… Si elle le pouvait, elle
accélérerait ce fichu train pour qu’il la dépose au plus vite à Steinway
Street. À partir d’où elle reprendra sa course. Quand arrive le dernier arrêt,
elle est déjà face à la porte mécanique, prête à filer dès qu’elle
s’entrouvrira. Isabelle court. Quai, escalier, escalator, couloir, elle ne
s’arrête qu’à l’extérieur le temps de repérer son chemin. Là, haletante, elle
trottine jusqu’à la station de Broadway. Elle n’a pas l’endurance, alors elle
lutte. Chaque seconde qui passe peut l’amener à perdre à nouveau la trace
de Matthew. Cette pensée lui donne la force de se surpasser. Le pont qui
enjambe Broadway est désormais visible. Matthew n’est pas là, mais
Isabelle ne s’attendait pas à ce qu’il traîne sur la célèbre avenue. Il doit être
sur la 31e, songe-t-elle. La rue qui longe les rails du métro aérien. Au
croisement, elle regarde à droite, puis à gauche. Dans cette direction se
trouvent des escaliers. Elle choisit cette voie. Elle est hors d’haleine. Son
cœur bat à tout rompre, elle a un point de côté et elle peine à recouvrer sa
respiration. Isabelle discerne une ombre près d’un mur, non loin de
l’escalier le plus éloigné. Les contours d’une silhouette emmitouflée dans
une couverture grise. Le genre de couverture rêche qu’utilise Matthew la
nuit. Elle avance à pas mesurés. Que va-t-elle lui dire ? Elle a bien prévu
quelques explications concernant Ethan, mais rien pour exprimer ce qui l’a
amené jusqu’ici. D’ailleurs, elle ne le sait pas vraiment elle-même. C’est
encore confus. Elle craint de perdre Matthew. Cela devrait suffire à se
justifier. Est-ce seulement bien lui ?
Une cinquantaine de mètres plus loin, le clochard lève la tête. Une personne
l’observe à l’angle de Broadway. L’apparence éveille aussitôt un mélange
de joie et de crainte. Son cœur se plaît à espérer la revoir, son esprit ne veut
plus en entendre parler. Pourtant ses yeux sont incapables de s’en détacher.
Il ne peut s’éloigner non plus. Il reste comme hypnotisé, observant la jeune
femme qui avance lentement vers lui. Elle a une démarche hésitante. Il est
évident qu’elle n’est pas là par hasard. C’est lui qu’elle cherche. Pourquoi
reviens-tu me hanter ? songe-t-il. Il lui en veut et pourtant il est
suffisamment intelligent pour admettre qu’il n’a rien à lui reprocher. Pas à
elle. À une autre, oui, mais pas à Isabelle. Elle a toujours été là, et elle l’est
encore même quand il la fuit. Les battements de son cœur résonnent dans sa
cage thoracique. Il bat fort. Il aimerait être joyeux, mais il n’y parvient pas.
Il reste dans cet état indécis, essayant de savourer le bonheur qui cherche à
se frayer un chemin dans son âme brisée, tentant de refouler ses doutes, ses
peurs viscérales qui altèrent son jugement.
— Bonsoir, Isabelle.
Il a du mal à soutenir son regard. Il l’a blessée, c’est visible. Pourtant, elle
est toujours là et, d’une façon ou d’une autre, elle est parvenue à le
retrouver. Il ne s’y attendait vraiment pas.
Pourquoi ? Mais parce que tu baises ton ex ! Parce que je n’ai pas envie de
souffrir ! Pour tout un tas de raisons qui font que je te redoute autant que tu
m’attires !
— Je ne couche pas avec mon ex, annonce-t-elle sans ambages. Je l’ai revu
et, contrairement à tes prédictions, nous n’avons pas baisé. Ni l’autre jour ni
après.
C’est un pieux mensonge, elle le sait. Il s’en est fallu de peu, mais le destin
en a voulu autrement et ça l’arrange bien, elle qui n’a aucun talent pour
mentir. Suite à cette révélation, Matthew est encore plus confus.
— Pardonne mon emportement, bredouille-t-il. Je… je ne sais pas ce qui
m’a pris.
Isabelle rougit instantanément. D’où vient cette pensée ? Elle a surgi dans
son esprit tandis qu’elle s’exprimait. Heureusement les lumières de la nuit
limitent la perception que Matthew a de son visage. Elle se ressaisit et met
cette idée saugrenue sur le compte de ses activités lubriques. Matthew
bougonne. Il ne trouve rien à redire, alors il s’autorise à un mot gentil. Du
moins, gentil sa façon.
Matthew est aussi heureux qu’effrayé. Rien n’a changé. Cependant, quand
elle lui tend la main pour se lever, il la saisit. Le contact avec la paume
fraîche d’Isabelle le bouleverse. Il la suit quand même, portant à son bras
ses couvertures grises ainsi que l’obole qu’il pose près de lui sur le trottoir.
16. Les jours heureux
Isabelle est heureuse de ramener le sans-abri dans son quartier. Ils rentrent
ensemble. Elle lui fait la conversation, Matthew est peu loquace. Son métier
lui a appris à s’entourer d’un mur protecteur. Il a toujours eu un côté
solitaire. C’est ce qui lui a permis de vivre, parfois dans des conditions
difficiles dans les zones de combats. Avec le temps et les horreurs vues, il
est aussi devenu vulnérable. Douleur et colère restent tapies en arrière-plan.
Il ne s’en doute pas, mais ses blessures le rendent irrésistible aux yeux
d’Isabelle. Lui s’imagine qu’elle veut le soigner, alors qu’elle est fascinée
par le mystère qui entoure l’ex-reporter. Elle le trouve beau malgré sa
maladie, ses défauts. Elle adorait le chaume de barbe qu’il avait quelques
jours après Thanksgiving. Matthew se considère peu désirable. Tant par sa
situation que par son aspect physique. Lui qui s’entraînait pour de longs
périples n’est plus que l’ombre de lui-même. Des kilos en moins, maigre,
sec. Abîmé par la maladie. Isabelle se fiche de tout cela. Elle l’a retrouvé et
elle nage dans l’euphorie.
— Pourquoi pas.
Nul doute à l’entendre qu’elle est sincère. Isabelle s’exprime telle une
enfant face à une vitrine remplie de jouets. Mais pour Matthew, Noël n’est
qu’un lointain souvenir de bonheur. Seule la nostalgie l’habite durant cette
période. C’en est même désagréable.
— Je crois te l’avoir déjà dit, mais rien n’est plus honteux pour moi que de
ne rien faire.
— En effet, tu te répètes.
— Une femme courageuse, qui se bat comme une lionne pour s’en sortir
avec le peu de moyens que la vie a mis à sa disposition ? Non, je n’aurais
vraiment pas honte.
— Qu’as-tu fait ?
Elle lui détaille son show. Sans pudeur. Avec Matthew, elle se sent libre.
Quand elle a fini, Matthew siffle.
— Et bien ! Ils en ont eu pour leur argent ! Je conçois que ce soit gênant
d’exhiber aussi sauvagement son intimité, mais c’est le propre du porno. Ce
ne sont que des images, noyées dans la masse incommensurable des photos
et vidéos X.
La compréhension de Matthew apaise Isabelle, sans effacer ses regrets. Elle
n’entend pas arrêter pour autant. Elle tient un moyen de sortir de sa
condition, elle qui a toujours vécu de peu. Et il y a Matthew… comme un
alibi à ses activités pécheresses. De l’argent pour payer ses soins. Un vrai
leitmotiv.
— Matthew ?
— Oui ?
— Je ne sais pas ce qui te pousse à rester dehors, mais, chaque fois que tu
fais ta chimio, viens dormir au chaud. Tu ne t’en sortiras pas autrement. Le
froid va s’accentuer avec l’hiver. J’irai te chercher s’il le faut !
— Et ne pars plus jamais sans me dire pourquoi, s’il te plaît. Juste me dire
pourquoi ou me laisser un mot que je pourrais trouver, mais pas le vide. Il
n’y a rien de plus effrayant que le vide.
Le ton d’Isabelle traduit sa blessure. Matthew est tout à fait d’accord avec
elle. C’est à cause du vide né entre lui et son épouse qu’il a perdu pied en
amour. Comme s’il avait eu besoin de ça pour soigner ses troubles post-
traumatiques. Le douloureux souvenir exacerbe ses peurs. Il craint de fuir à
nouveau. S’il le fait, il lui expliquera. Un courrier glissé dans sa boîte aux
lettres…
Matthew réalise alors quel égoïste il a été en ne tenant compte que de ses
peurs. Certes, elles sont ingérables pour lui, mais il n’a pas le droit
d’infliger des souffrances en retour. Il doit trouver une solution pour
concilier les deux. Isabelle le mérite.
Ethan envoie un smiley déçu puis un autre avec un cœur. Isabelle répond
avec un câlin. Câlin qu’elle n’envisage pas. Elle va devoir démêler ce nœud
dans sa tête, car, quels que soient les défauts d’Ethan, il ne mérite pas qu’on
joue lui. Pas elle, en tous cas. Une petite pulsion tapie au fond de sa poitrine
la pousse à sortir. Elle voudrait voir Matthew. Elle se retient, préférant le
retrouver à leur horaire habituel, mais aussi parce qu’elle ne sait pas si c’est
le doute qui l’anime ou l’envie. Et il est inconcevable d’agir dans le premier
cas. Elle doit lui faire confiance. Alors elle se lance dans ce qu’elle fait si
bien ces derniers temps : le travail. L’heure n’est pas des plus propices,
mais elle s’efforce d’accroître sa visibilité en ligne. Elle accorde une
importance qu’elle n’aurait pas cru possible pour ce job. Elle est
indépendante, elle gagne du fric. Et même si son activité n’est pas des plus
recommandables, de nouveaux horizons s’offrent à elle. Déjà, elle tient
compte de l’avertissement d’Emilio, elle envisage donc de quitter cet
appartement dès que possible. Ce ne sera pas du luxe, car le voisinage
bruyant altère la qualité de ses shows autant que son sommeil. Et du
sommeil, elle va en avoir besoin. De plus en plus. Car pour envisager une
porte de sortie à l’industrie du porno, Isabelle ne voit qu’une possibilité : les
études. Reprendre sa vie, là où elle s’est dramatiquement arrêtée après son
viol. Ne serait-ce pas un joli pied de nez au destin ? Isabelle sourit. Depuis
hier soir, elle est particulièrement heureuse. Sa vie a du sens. Tout va bien.
Elle résoudra le problème Ethan plus tard. Après s’être copieusement
sustentée, elle file sous la douche. Show must go on ! Elle prépare son
apparence avec minutie, choisit son masque du jour et se connecte au site
de live Cam. C’est reparti !
Quand la nuit est tombée depuis plusieurs heures, quand son estomac
réclame à grand renfort de gargouillis sa pitance, Isabelle s’arrête. Elle a
travaillé d’arrache-pied. Elle est satisfaite de ses prestations. Elle a bien
mérité une pause. Une longue pause. Elle dîne tranquillement, enfile une
tenue chaude et pratique, puis elle file dans l’obscurité retrouver celui avec
qui elle aime tant partager de longues discussions. Elle marche avec entrain.
Tout semble lui réussir depuis quelque temps. Le retour d’Ethan, les
retrouvailles avec Matthew et ce job qui la sort des griffes de madame
Lopez. Alors, quand la brise froide des premiers jours de décembre caresse
son visage, elle trottine. Comme lorsqu’elle était enfant. Comme lorsque
l’enthousiasme et la joie étaient tels qu’elle les laissait s’exprimer par cette
démarche bienheureuse. Le clochard n’est pas à leur lieu préféré, aussi
Isabelle oblique directement vers le recoin où ils ont dormi. Son cœur est
léger. Elle n’a aucune inquiétude, car Matthew lui a promis qu’il ne
disparaîtrait plus. Et s’il lui a promis, c’est qu’il le fera. Elle a confiance en
lui. Ou du moins, elle a besoin d’avoir confiance en lui. Trop d’hommes
l’ont déçue. Tous, sauf Otis. Quand elle arrive près des poubelles, il y a bien
les affreuses couvertures grises que le vagabond utilise pour se protéger du
froid, mais nulle trace du personnage. Reste encore le pont. À ce stade, et
malgré son envie de croire en lui, le doute commence à gagner
insidieusement l’esprit d’Isabelle. Elle tente de le chasser, mais comme elle
marche de nouveau normalement, elle sait que l’immonde bête qu’est
l’incertitude s’est faufilée dans son âme. Ne me fais pas ça, s’il te plaît !
implore-t-elle.
La main de l’homme tremble. Isabelle le voit, sans savoir pourquoi. Elle est
trop heureuse pour y prêter attention. D’autant que Matthew paraît sûr de
lui. Comme toujours.
Ils s’assoient tous deux sur les cartons qui bordent un des murs. Puis ils
restent silencieux. Isabelle savoure cette présence qu’elle affectionne tant.
L’absence de Matthew l’autre jour a été un déclic. Elle n’en demande pas
plus. Côte à côte sous les toits de New York, cela suffit à la contenter.
Quant à Matthew, il éprouve un sentiment mitigé. Il s’est battu contre ses
démons pour revenir sur ses pas. Et si une partie de lui-même ressent un
véritable bonheur en humant le délicat parfum de la jeune femme, ainsi que
la douce chaleur de ce corps à proximité, une autre partie panique. Plutôt
que de rester dans l’embarras, il se fait violence. Une nouvelle fois. Pour les
beaux yeux d’Isabelle.
Ethan se contient, mais il est contrarié. Isabelle le comprend, elle n’a jamais
souhaité que leur relation reprenne ainsi. Si tant est qu’on puisse parler de
reprise…
— Je ne sais pas… j’imagine que oui ! Un peu de dignité ! C’est quoi cette
question ?
Isabelle l’ignore.
Isabelle est déçue. Elle n’est pas étonnée qu’il se plante, mais, quelque part
au fond de son cœur, elle espérait mieux. Surtout après neuf mois de
relation.
— Tu rigoles ? Je viens te voir presque tous les jours. Je suis aux petits
oignons avec toi.
— S’intéresser aux autres, c’est un peu plus vaste que ça. Éviter de leur
faire du mal, réfléchir aux conséquences de ses actes…
— Tu veux dire que tu m’as laissé ramper uniquement dans le but de me
jeter ? C’est une simple vengeance ?
Il rit. Un rire nauséabond. Le rire d’un homme blessé dans son orgueil et ses
aspirations. Peut-être même ses sentiments, mais Isabelle n’en est pas
convaincue.
Matthew aussi n’a pas toujours été tendre, mais vu l’état moral du clochard,
elle fait abstraction des dires. En espérant que ce ne soit pas à tort.
— Qui sait…
Le soir venu, elle retrouve Matthew. Son cœur bat anormalement. Non
qu’elle craigne qu’il soit parti, mais parce qu’elle est contente. Peut-être
même un peu plus. Elle a des papillons dans le ventre. Elle déborde
d’enthousiasme. Et ses battements s’affolent encore quand elle le voit qui
l’attend assis sur le trottoir. Là où ils ont discuté la première fois. Elle le
rejoint, le visage du sans-abri semble apaisé. Isabelle en est ravie.
Étonnamment, leur discussion embraye naturellement sur l’amour. Comme
la veille. Pour le plus grand plaisir de la jeune femme. Ils échangent leur
point de vue sur ce sentiment si universel et pourtant si difficile à
comprendre, à maîtriser.
— J’estime qu’il faut une certaine intelligence pour réussir une relation
amoureuse : savoir écouter, pouvoir comprendre.
Tout ! a envie de clamer Matthew. Il ne le fait pas, mais prépare une réponse
moins démonstrative.
Sur le retour Isabelle est portée par une joie immense. Elle ne saisit pas tout
des craintes de Matthew, mais elle s’en accommode. Elle tente de faire au
mieux, être présente sans l’étouffer. C’est le combat de Matthew, elle ne
peut que l’épauler. Malgré ses peurs, l’homme est rassurant. Il émane de lui
une force tranquille, une sagesse qui manquait à tous ses exs. Ils étaient plus
jeunes aussi… Qu’importe ! Matthew n’est plus vraiment le grand frère
qu’elle croyait ni un amant. Pourtant, les lumières scintillantes des
décorations de Noël prennent une ampleur démesurée, comme dans un rêve.
Elle gambade, le cœur léger. Elle rit de son attitude. Nul passant ne pourrait
imaginer cette fille à l’allure ingénue s’exhiber devant une webcam
quelques minutes plus tard pour gagner sa vie. C’est pourtant ce qu’elle fait.
Et elle se débrouille bien. Toutefois, quand elle se couche, elle éprouve une
réelle contrariété. Ce n’est pas Ethan, encore moins Matthew. C’est en
ligne. Cela vient de ses clients et a priori le même…
Bordel ! a-t-elle pensé. Même ici faut qu’un gros con vienne me faire chier !
Deux soirs d’affiler… Jamais deux sans trois ! Cet abruti va revenir…
Matthew est surpris. L’idée est plaisante. Il garde un bon souvenir de leurs
balades quand elle vivait dehors. Alors il acquiesce. Les pas réveillent la
langue d’Isabelle qui retrouve son goût pour la discussion. À moins que ce
ne soit les décorations de Noël. Matthew ne peut que constater les pupilles
brillantes de la demoiselle quand elle observe une guirlande lumineuse dans
la rue, une vitrine soigneusement embellie ou un sapin scintillant dans la
nuit. Le regard de la jeune femme est plein de vie et, comme bien souvent,
son enthousiasme est communicatif. Alors Matthew se prend aussi de
ravissement pour ces choses qu’il croise tous les jours sans jamais les voir.
Au côté d’Isabelle, la ville prend un aspect merveilleux. Le cœur de
Matthew bat avec une vigueur neuve. Il s’extasie de petits riens. Peurs,
angoisses, incertitudes l’ont déserté.
Temporairement.
Isabelle retrouve son studio qui n’a jamais aussi bien porté son nom. Elle
reprend son taf sans trop se poser de questions. Mécaniquement. Elle aime
les approches délicates de certains clients, polis, agréables. Ils lui donnent
l’impression que le monde n’est pas aussi pourri qu’elle l’a longtemps cru.
Mais vers deux heures du matin, tombe un message ignoble : « C’est bien
petite pute, j’ai giclé tout mon foutre ». Isabelle bloque aussitôt l’importun.
C’en est trop. Elle coupe sa webcam. Sa main tremble. De colère
essentiellement, mais aussi de peur. Ce taré va la tourmenter sans
interruption. Isabelle doit écrire à son cyber maquereau. Il faut mettre un
terme à cela au plus vite, avant qu’elle craigne de se connecter à cause de
cet harceleur. Elle rédige un courriel explicite concernant ses mésaventures.
Sa motivation a pris un coup dans l’aile, mais Isabelle refuse de laisser un
déséquilibré ruiner sa nuit de travail. Elle s’efforce de se calmer, prend le
temps de boire une infusion, prie à genou face à sa fenêtre, puis s’en remet
au destin. Le pervers peut se cacher derrière n’importe quel pseudo. Alors
elle croit dans les promesses du site pour préserver leurs Camgirls. Elle s’en
remet à eux en se persuadant qu’ils vont la débarrasser de l’emmerdeur.
Au petit matin, Isabelle découvre un mail qu’elle ouvre tout de suite. Elle a
mal dormi. Il est trop tôt pour une jeune femme qui se couche si
tardivement. Son proxénète 2.0 a bien pris en compte sa demande et après
analyse de l’activité du client, ils ont bloqué son adresse IP. La nouvelle
réjouit Isabelle. Machinalement, elle jette un œil à son smartphone. Il y a
deux messages. Un banal d’Otis et l’autre d’Ethan.
C’est une belle journée qui s’annonce pour Isabelle. Elle est reposée. Le
petit déjeuner sert de prétexte pour discuter avec Otis. Les deux amis sont
ravis de se raconter leur vie, les bons comme les mauvais côtés. Isabelle
détaille l’incident avec le type qui la harcelait d’injures. Otis est enchanté
que ce connard soit banni du site. Bref, tout roule. Et après avoir
suffisamment traîné, Isabelle raccroche pour se préparer. Ce job, c’est
devenu sa petite entreprise. Et qu’elle soit une pute ou non, elle est fière de
s’en sortir dans la vie. Elle tend son majeur vers la fenêtre dans un geste
obscène. Elle le dédie aux faux-culs bien-pensants qui n’hésiteraient pas à
lui cracher au visage. Les mêmes qui viennent la mater la nuit dans son
déshabillé en dentelle noire. Mettez-le-vous bien profond ! Défoulée, elle
s’attelle à sa tâche : faire bander ces porcs. Et surtout, les faire raquer. Elle
veut être une drogue pour eux. Qu’ils rêvent d’elle, qu’ils éprouvent le
besoin de revenir inlassablement la reluquer en se paluchant. Elle est leur
reine, ils sont ses sujets. Isabelle rit à leurs dépens. Pourtant, elle en aime
bien certains. Cultivés, courtois, avec de la conversation. Les plus rares.
Ceux qu’elle appelle affectueusement « mes petits cochons ».
Le soir venu, elle retrouve Matthew avec plaisir. Elle n’a toujours pas la
moindre idée de comment l’aborder et elle ne peut que constater à quel
point elle devient timide au fur et à mesure que son envie d’embrasser le
vagabond grandit. Matthew perçoit cette distance chez Isabelle. Il se
demande ce qu’il a pu faire pour qu’elle se comporte ainsi. Peut-être me
suis-je montré trop entreprenant ? Il songe à la fois où il l’avait réchauffée
de ses mains tandis qu’elle grelottait dans la nuit. Il n’aurait pas dû. C’était
inconvenant, ils n’avaient rien d’intime. Isabelle ne voit qu’un moyen de
retrouver la parole : marcher, se divertir devant les jolies vitrines, bouger,
peu importe du moment qu’elle ne reste pas bloquée ici, muette. Elle
entraîne alors Matthew dans une nouvelle balade. Ils parcourent les rues de
la mégalopole. La Covid 19 ne parvient pas à leur gâcher la vie. Plus tard,
malgré quelques craintes à l’idée de se faire injurier, Isabelle reprend son
job. Chaudement installée dans son appartement. Matthew, lui, décide de
vivre. Avec ce monstre tapi au fond de lui. Prêt à jaillir à tout moment.
Mais, après tout, c’est pour cela qu’il traîne dehors. Aucun mur, aucune
porte. Juste la liberté. De fuir ou non. C’est déjà pas mal.
— Ils ont sauvé une chouette dans ce sapin, déclare Isabelle qui en profite
pour détourner le regard.
— Oui. Une petite Nyctale qui était manifestement restée coincée dans les
branchages pendant le transport de l’arbre. N’est-ce pas une belle histoire
de Noël ?
La belle histoire aurait été de ne pas abattre d’arbre, songe Matthew en
étant incapable d’exprimer son cynisme habituel. Il ne se reconnaît plus. Et
ce n’est peut-être pas plus mal.
Le sourire d’un homme désarmé par la femme qui lui fait face. Il se sent
subitement fragile. Mais avant de pouvoir regretter l’embrassade, Isabelle
lui saisit à nouveau la main. Ils marchent côte à côte, lentement. Parfois,
prise dans un élan de bonheur, elle se met à balancer cette main qui tient
Matthew, tels deux amoureux transis. Le baroudeur ne bronche pas. Il ne
s’est pas senti aussi vivant depuis de longues années.
Quand Isabelle rentre, elle arbore un large sourire. Ses yeux pétillent.
L’allégresse lui donne un souffle nouveau. Elle reprend le travail avec un
entrain qui séduit bien des abonnés du site de Camgirls. Radieuse, elle les
attire comme des insectes vers une lumière.
Elle ne lui pose jamais de question sur son cancer. De peur de le gêner,
d’aborder un sujet trop sensible. Elle le laisse venir à elle, mais comme
toujours dans ce cas, il ne se passe rien. Matthew se révèle peu. Seuls ses
actes sont éloquents et c’est suffisant pour la jeune femme. La vie lui a
appris qu’il valait mieux se fier aux actes qu’aux paroles.
Elle lui avait déjà proposé l’autre jour. Pourquoi insiste-t-il à se torturer
ainsi ? Seul, frigorifié, souffrant. Isabelle est meurtrie de le voir dans cet
état. Matthew s’efforce de se lever. Elle l’aide en passant son bras pour le
soutenir. Elle est soulagée qu’il ne se fasse pas prier. Il a une sale mine et
elle a hâte de le savoir au chaud. Ils se traînent tous deux en silence
jusqu’au studio d’Isabelle. Matthew dégobille une nouvelle fois sur le sol
du salon, avant que la jeune femme n’ait le temps d’amener une bassine.
Après avoir retiré son manteau à l’état douteux, elle l’installe sur son vieux
matelas. Matthew est pâle. Affreusement pâle. Elle l’aide à se dévêtir et à
s’allonger confortablement. Elle nettoie le vomi et laisse la cuvette près du
lit. Isabelle ne travaillera plus pour ce soir. Pas avec Matthew face à elle.
Un peu de repos lui fera le plus grand bien. Elle approche un tabouret et
s’assoit près du visage aux yeux vairons. Elle le caresse du bout des doigts
avec toute la tendresse qui la caractérise. Matthew fixe le plafond.
Que fait-il ?
Isabelle craint qu’il ne rassemble ses affaires. Après tout, il avait disparu
avant qu’elle ne se réveille la première fois qu’elle l’a hébergé. Les pas
reprennent. Légers, fugaces. Elle estime qu’il se situe près de la fenêtre.
Elle entend le bruit du rideau occultant qui glisse lentement sur sa tringle.
Elle craint qu’il ne fasse une bêtise. Elle reste attentive à tout son suspect.
Mais de sons, il n’y en a plus. Juste les bruits lointains de la ville. Matthew
ne s’est pas recouché. Elle l’aurait entendu. Elle attend encore quelques
secondes avant que la curiosité ne l’emporte. Alors, elle ouvre les yeux.
Matthew est agenouillé face à la vitre. Un peu comme elle le fait, sauf que
ce dernier n’a pas les mains jointes. Au contraire, ses doigts agrippent le
rebord de la fenêtre. Son visage est tourné le ciel. Sur ses épaules, il a posé
la robe de chambre d’Isabelle en polaire bien chaude. La jeune femme est
heureuse. Elle doute qu’il croie en Dieu. Matthew est un athée convaincu et
elle n’a pas vocation à convaincre les gens du bien-fondé de sa religion. Là
n’est pas la question. L’essentiel est qu’il cherche de l’espoir. Et dans la
spiritualité, il en trouvera pour sûr ! Elle aimerait l’embrasser tellement elle
le trouve séduisant en cet instant. Mais elle n’en fait rien. C’est un moment
qui ne lui appartient pas. Matthew est en phase avec l’univers… Il se
reconnecte à la vie.
Au réveil, il a disparu. Isabelle n’est pas surprise, elle aurait juste aimé qu’il
l’embrasse avant, qu’il la prenne dans ses bras. Tant pis. Elle prend son mal
avec philosophie. Les moments passés avec Matthew sont merveilleux et
son cancer n’y change rien.
Ils passent les deux dernières semaines précédant l’hiver à se retrouver dans
la rue. Isabelle a beau insister pour qu’ils se retrouvent chez elle, Matthew
préfère le grand air. La jeune femme a constaté qu’il était oppressé entre
quatre murs. Entre ses troubles post-traumatiques, son cancer et son
amertume envers les femmes, elle choisit d’attaquer un problème à la fois.
Même si le désenchantement semble disparaître naturellement.
Isabelle est enchantée par cette idée. Depuis qu’elle vit seule, elle n’a
jamais illuminé son appartement de l’esprit de Noël. Elle gardait un
souvenir mélancolique des fêtes innocentes de son enfance. Mélancolie
emprunte de rancœur. Luis… Mais cette année, elle est enthousiaste. Alors
le 21 décembre, ils partent acheter un petit sapin, quelques boules en verre
saupoudrées de paillettes rouges et une guirlande dorée. Isabelle règle les
factures et ils rentrent avec entrain pour le mettre en place. Ils rentrent…
Isabelle réalise que c’est la première fois que Matthew vient chez elle sans
être malade. Son cœur s’emballe, ses fantasmes aussi. Le sapin n’est qu’un
prétexte, suppose-t-elle. Elle rêve qu’il l’enlace après avoir décoré le
conifère. Il l’embrasserait dans le cou, la dénuderait, puis la prendrait sur le
sol dans une étreinte passionnée.
Ils s’amusent en ornant les branches, se taquinent pour décider quel est le
meilleur emplacement de chaque accessoire. Ils rient, se frôlent,
s’effleurent. Matthew paraît satisfait d’avoir apporté une touche festive à
l’appartement d’Isabelle. Mais pour manifester son contentement, il se
contente d’un baiser langoureux sur le pas de la porte. Isabelle tente de
l’aguicher en se collant à lui. Elle plaque ses tétons durcis par le désir
contre la poitrine du baroudeur. Elle pose ses lèvres dans son cou.
Sans effet.
Matthew repart. Elle n’a pu le retarder qu’en insistant pour un verre. De
l’eau qu’il a bue d’une traite. Isabelle est frustrée, mais relativise la
situation. Il n’y a pas d’urgence… hormis pour son corps qui réclame du
plaisir. À bien y réfléchir, la maladie ou le traitement de Matthew peuvent
altérer sa libido. Voire les deux ! Elle prend son mal en patience. D’autant
plus facile que son boulot consiste à proposer des exhibitions sexuelles.
Mais Isabelle ne jouit pas pendant ses shows. Jamais. Le plaisir peut
monter, sans pour autant atteindre le stade ultime, le nirvana. L’absence de
complicité réelle, authentique, avec le partenaire, si tant est qu’elle puisse
appeler ainsi le client derrière son écran, bloque ses orgasmes. Alors elle
met en place une stratégie. Une stratégie à court terme. Un sourire
diaboliquement coquin illumine le visage de la jeune femme.
Trois jours plus tard, Isabelle est parvenue à attirer Matthew dans les
mailles de son filet. Prétextant la Covid, elle a insisté pour qu’il réveillonne
à la maison avec elle. À force de cajoleries et de caresses, il a fini par
accepter. Ce qui prouve qu’il n’est pas insensible aux douceurs qu’Isabelle
lui prodigue. Nouvelle satisfaction. Isabelle a prévu une tenue
particulièrement aguicheuse. Ses seins sont mis en valeur, la courbe de ses
hanches aussi et ses jambes, recouvertes d’un collant fantaisie où se
dessinent des roses grimpantes, finissent de dévoiler ses atouts. Elle s’est
parée d’un rouge à lèvres provocant, accompagné d’un maquillage léger des
pommettes et des yeux. Un ensemble plus subtil que celui qu’elle utilise
pour ses strip-teases, mais qui ne devrait pas laisser Matthew indifférent.
L’idée étant de créer une apparence suggestive, pas vulgaire. Maintenant
qu’elle a gagné en confiance, elle trouve que le résultat dans le miroir est à
la hauteur de ses ambitions. Matthew arrive vers vingt heures. Il s’est rasé
de près et ses cheveux, coupés courts depuis qu’il les perd en nombre, lui
donne une apparence nettement plus jeune. Seules de minuscules ridules sur
son visage, des pattes-d’oie naissantes, trahissent son véritable âge. Comme
pour Thanksgiving, il a réalisé un effort vestimentaire. Isabelle avait
proposé d’acheter sa tenue, chose qu’il a refusée. Néanmoins, elle doit
reconnaître qu’il se débrouille bien avec ses vêtements démodés, mais
élégamment portés. Comme elle l’avait constaté les quelques jours passés
dans la rue avec lui, Matthew s’astreint à une hygiène exemplaire. Si ce
n’était certains habits usés et sa barbe, il n’aurait rien d’un clochard. En
revanche, il a encore maigri, constate-t-elle avec inquiétude. Le repas
copieux qu’elle a concocté devrait lui faire du bien. Si ce n’est pas la
maladie qui le tue… Elle chasse aussitôt cette pensée, ce n’est pas le
moment de flancher. C’est le moment de fêter Noël. Et chez les Flores,
c’était une fête sacrée. Il est temps de renouer avec la tradition !
Isabelle a mis les petits plats dans les grands. Et comme ce n’est pas tous
les jours Noël, elle a aussi débarrassé la partie sofa du salon de la
décoration sensuelle qui y trône depuis sa… reconversion. Elle a préparé
deux margaritas. Elle fait signe à Matthew de s’asseoir puis elle apporte les
cocktails, qu’elle dépose sur la table basse. Verre givré, tequila, triple sec,
citron… tout y est.
— Tu as raison. Pardonne-moi.
Matthew s’assombrit.
Il demeure sombre.
— C’est une idée à méditer. Je ne sais pas si j’y trouverais la même passion.
Ni l’adrénaline d’ailleurs… mais concernant cette dernière, c’est sûrement
mieux ainsi.
— C’est délicieux.
Il doit l’admettre la jeune femme est un vrai cordon bleu. Chacun de ses
plats était un ravissement pour le palais du baroudeur.
Elle ajoute un clin d’œil pour lui signifier que ça ne l’affecte pas.
Suis-je conne ! Il a raison, je lui rappelle ses angoisses même quand rien ne
les montre…
Isabelle s’en veut moins. Elle pose sa tête sur l’épaule du clochard qui n’en
a pas l’air et elle s’immerge dans la romance au scénario pourtant vu et
revu, mais qu’elle ne peut s’empêcher d’apprécier chaque année en cette
même période.
En effet, minuit approche. Isabelle vient se lover contre son amant. Elle l’a
délaissé alors que l’enfermement lui est difficile. Malgré cela, Matthew ne
montre aucun signe de stress. Il est calme, enjoué. Isabelle utilise les deux
minutes restantes pour se réveiller en douceur. Les deux margaritas l’ont
assommée. Elle a présumé de sa résistance à l’alcool.
Noël en amoureux, qui l’eut cru après une année aussi merdique ? songe
Isabelle. Preuve qu’il ne faut jamais perdre espoir. La vaccination contre la
Covid a commencé, Trump a perdu les élections… Non, ne jamais perdre
espoir ! Elle pense bien évidemment à la maladie de Matthew. Ce dernier se
détache délicatement de ses bras et va chercher quelque chose dans son
manteau. Il en sort une enveloppe constituée d’un papier crème épais. Il la
remet à Isabelle.
— Ton cadeau.
Isabelle relève le pli, qui n’est pas collé, et en sort une carte cartonnée. Elle
n’est pas décorée, mais un nom y est noté, ainsi qu’une adresse. C’est le
premier qui attire aussitôt l’attention d’Isabelle : « Mariana Flores ». Ma
mère ! L’adresse est située à Detroit dans le Michigan.
Une émotion vive inonde Isabelle. Une joie immense, mêlée d’une
inquiétude aussi intense. Sa mère est vivante. Elle peut la voir. Mais dès
lors, pourquoi n’a-t-elle pas cherché à retrouver sa fille ? Elle laisse cette
interrogation pour plus tard. Il peut y avoir milles raisons. Elle se lève d’un
bond et saute au cou de Matthew qu’elle embrasse avec fougue. Ce dernier
est obligé de la repousser pour reprendre son souffle.
Matthew préfère ne pas s’étendre sur le sujet. Il a fait un gros effort pour
Isabelle et il préfère en savourer le fruit que de se remémorer sa lutte
intérieure.
Isabelle sort de la salle de bain sur la pointe des pieds. Étrangement, elle est
plus intimidée que si elle partait pour un strip-tease en ligne. C’est Matthew,
pas un pseudo inconnu. En effet, c’est Matthew et il y a une implication
sentimentale. Elle s’avance à pas feutrés, d’une démarche sensuelle,
aguicheuse. Arrivée près de lui, elle passe l’étole dans la nuque de Matthew
et attire sa tête contre ses seins.
— Oui. Tu es divine…
— Ce n’est pas toi, explique-t-il d’une voix tout juste audible. C’est moi.
— Tu… tu es sûre ?
— Certaine ! Ça te plaît ?
— C’est délicieux.
— Tu en veux encore ?
— Oui, mais…
Dès qu’elle entend « oui », elle enfourne la verge ramollie entre ses lèvres.
Isabelle se fiche du « mais ». Elle veut lui faire plaisir, le reste n’est que
détail sans importance. Malgré ses bons soins, Matthew passe plusieurs fois
encore par des phases négatives. Son érection lui échappe. Parfois
totalement. Isabelle est obligée de le rassurer à chaque fois, car ça ne
l’affecte pas. Trois quarts d’heure plus tard, elle ralentit et s’arrête
doucement en passant par de douces caresses sexuelles. Elle a frôlé la
crampe à la mâchoire. Elle a envie d’en rire, mais elle pense que ça
complexerait Matthew. Elle se retient. Je ne vais pas pouvoir bouffer
demain ! C’est la pensée de trop. Elle s’esclaffe.
Matthew s’exécute.
— À ton service.
Malgré la peau sèche de ses mains, il s’efforce d’être aussi doux que
possible. Matthew découvre avec une infinie délicatesse les replis intimes
du corps d’Isabelle. C’est une exploration enivrante et les soupirs comme
les gémissements de la Latino guident ses gestes. Le plaisir qu’il lui procure
est à la hauteur de celui qu’il éprouve à la masturber. Tandis qu’il s’affaire à
goûter chaque sein comme s’ils étaient les desserts exquis de cette soirée, il
titille la partie la plus sensibles du sexe de sa partenaire. S’immiscer en elle,
même juste avec ses doigts, réveille son désir. Il n’ose lui en faire part,
convaincu que ça ne durera pas. Il se contente d’amener la tendre
demoiselle vers le plaisir ultime. Il la sent venir bien plus rapidement qu’il
ne l’imaginait. Aussi, il ralentit ses gestes. Isabelle se tortille, ses sens sont
à cran. Il les a exacerbés jusqu’à la maintenir toute proche de l’orgasme
sans pour autant y céder. Il joue ainsi quelques minutes. Isabelle frissonne.
Elle n’en peut plus. De légers spasmes secouent les muscles de ses cuisses.
Matthew affirme sa pression sur le clitoris de la jeune femme, sans forcer.
Juste ce qu’il faut pour basculer dans l’extase. Isabelle se cambre avec plus
de vigueur qu’elle ne l’avait fait auparavant. Elle écrase instinctivement la
tête de Matthew sur son sein, le poussant à engloutir toute l’aréole. Elle le
presse si fermement qu’il parvient tout juste à respirer. Isabelle laisse
échapper de petits cris aigus. Elle agrippe de sa main libre la housse de
matelas, qu’elle serre de toutes ses forces. Son sexe a atteint une sensibilité
où douleur et plaisir se mélangent. Elle ne peut réprimer la clameur de son
extase quand les doigts de Matthew provoquent un orgasme d’une intensité
rare. Celui-ci a beau relâcher la pression, elle est obligée de lui pousser la
main. Elle serre alors les cuisses et laisse les soubresauts de la jouissance
parcourir son corps. C’était parfait. Elle a chaud et pourtant elle tremble. Il
lui faut de longues minutes pour redescendre. Elle flotte dans une onde de
volupté qui l’emporte aussi lentement que sûrement vers le sommeil.
Il voulait lui en parler avant, pendant le repas aurait été idéal, mais il était
incapable d’aborder le sujet. Maintenant qu’ils ont franchi un cap dans leur
intimité, ou peut-être simplement parce qu’il est tard et que la fatigue le
désinhibe, il se livre.
La jeune femme sombre dans le sommeil. Elle ne prend pas conscience des
propos de Matthew. Ce dernier ne peut que constater le souffle qui devient
lent, régulier. Isabelle dort. Elle n’a pas arrêté la musique, un titre de Sia
retient son attention. Notamment le refrain : « Have I the courage to
change ? » Il l’écoute en entier avant de couper le son. Les paroles l’ont
chamboulé. Il songe alors à tous les efforts qu’il a accomplis pour cette
soirée. Ce contact avec cet ancien collègue qui a accepté de l’aider à
retrouver la mère d’Isabelle alors que Matthew éludait toutes les questions
cordiales. George Wilson a toujours été un chic type… S’il se sort de tout ce
merdier, George sera la première personne que Matthew ira voir. Le chemin
est encore long… Il préfère ne pas y penser. Cela tombe bien, la fatigue
pèse sur ses paupières. Il les ferme, en s’étendant près d’Isabelle. Le lit une
place est étroit. Ils sont l’un contre l’autre. Il passe un bras par-dessus la
délicate jeune femme. Et pourtant si forte, si courageuse. Il songe à
l’activité de cette dernière. Une subite jalousie l’envahit. Eux la désirent,
fantasment sur elle, mais c’est à moi qu’Isabelle s’offre. Il se trouve idiot
avec ce genre de pensées. Il lui aurait bien dit d’arrêter, mais il sait, il sent,
qu’Isabelle apprécie l’indépendance que son boulot lui offre. Elle apprécie
aussi le pouvoir qu’elle en retire sur les hommes. Non qu’elle ait soif de
pouvoir, mais parce que cela lui donne la force de leur tenir tête. Il
comprend tout cela. Il l’accepte. Et puis, c’est Noël. Et puis, la chaleur du
corps près de lui le comble. Et puis, il ne peut s’empêcher de songer aux
somptueux jeux de langue qu’Isabelle lui a offerts. Il caresse la nuque de la
demoiselle, glissant parmi les cheveux fins qui borde son crâne. Il ne se
croyait plus capable d’une telle tendresse. Alors, peut-être qu’il l’a : le
courage de changer. Il s’endort sur ces délicieuses pensées.
La jeune Latino se réveille avant l’aube. Elle perçoit tout de suite la
présence de Matthew à ses côtés et une vague de bonheur l’envahit. Il n’a
pas fui. Pas encore, du moins. Peu importe, elle est satisfaite qu’il soit
auprès d’elle. C’est à cet instant qu’elle prend conscience de ce qu’il lui a
dit avant qu’elle tombe dans les bras de morphée. « Mon traitement
fonctionne. Les résultats sont encourageants ». Sa joie se décuple aussitôt.
Quel merveilleux Noël ! Elle se tourne vers Matthew. Dans le clair-obscur,
elle discerne ses paupières qui frémissent comme lorsqu’il cauchemarde.
Pourtant son corps est paisible. Inquiète qu’il fasse une crise, elle cherche
un moyen de l’apaiser. Les doigts de Matthew traînent juste devant son
visage. Elle les embrasse du bout des lèvres, puis elle pose sa main sur celle
de son amant. De son pouce, elle le cajole. Après quelques minutes, le
visage de Matthew se décrispe. Il retrouve la tranquillité. Isabelle ferme
alors les yeux. Elle songe à cette agréable soirée qu’ils ont passée. Ses
craintes étaient infondées. Les échecs sexuels avec Ethan la faisaient douter.
Malgré le désir qui croissait en elle depuis de nombreux jours, elle redoutait
d’être bloquée face à Matthew. Il n’en fut rien. Elle n’y a même pas pensé
une seconde lorsqu’elle s’est enfermée dans la salle de bain. Elle en est
sortie et a agi sans la moindre gêne, comme si son blocage n’avait jamais
existé. Ce constat la soulage. Elle serre alors la main de Matthew et aiguille
ses pensées vers l’au-delà. Merci Seigneur pour ces jours bienheureux.
Quand elle se réveille un peu plus tard, elle entend quelqu’un dans la
cuisine. Elle sursaute dans un premier temps, peu habituée à la présence
d’autrui ces dernières matinées, avant de se souvenir qu’elle n’était pas
seule.
Ce dernier arrive avec un mug de café fumant, posé sur un plateau. S’y
trouvent aussi un peu de lait, un verre et une bouteille de jus de fruit. Il
dépose le tout sur la table basse avec déférence.
Il insiste bien sur les deux derniers mots. Isabelle est aux anges. Elle ne
s’attendait pas à ce qu’il reste aussi longtemps. D’où sa surprise. Mais quel
bonheur de voir cette relation s’épanouir.
— Merci, Messire.
— C’est génial ! Mais reste prudente… Un parent peut faire plus de dégât
qu’un ex.
Elle en a bien conscience, étant donné que Luis a ruiné sa vie. D’un bout à
l’autre.
— Yep.
— Et ?
— Ce qui signifie ?
— Prétentieuse !
— Tu peux parler…
— Exactement.
Isabelle ne trouve pas les mots justes, laissant planer un silence entre eux.
— C’est à dire ?
Cette pensée a obsédé Isabelle depuis qu’elle a préparé son sac et ce,
malgré les efforts d’Otis pour la distraire.
— Je te l’ai promis.
— Je sais.
Mais j’ai peur.
Isabelle l’enlace et le serre fort. Très fort. Matthew ne bouge pas. Il lui
caresse la tête par-dessus le bonnet en laine.
— J’y vais. Ça ne sera pas plus facile en restant dans tes bras…
— En effet.
— À bientôt.
— Bon voyage.
Le vol n’est pas une partie de plaisir. Les masques sur les visages ajoutent
du stress à Isabelle qui en a déjà trop. Le personnel navigant a beau se
montrer serviable, aimable et attentif, la jeune femme ne se détend vraiment
qu’après l’atterrissage.
Mais à part Otis, elle ne voit pas qui aurait pu l’accompagner. De toute
façon, il est trop tard et elle a pris le premier billet disponible. Maintenant
qu’elle est à Détroit, tout cela paraît bien peu réfléchi. Mais a-t-on vraiment
besoin de réfléchir pour retrouver sa mère ? La petite fille frustrée au fond
de son esprit lui répond que non. Elle sort son téléphone portable et cherche
une chambre disponible, pas chère et proche de la banlieue. Elle trouve
aisément. Il est un peu tard pour sortir, aussi elle décide de bosser pour la
soirée et partir en reconnaissance à la première heure demain. Elle déballe
ses affaires et s’efforce de donner une touche personnelle à la décoration
sommaire de la chambre. Un châle ici, un joli soutien-gorge savamment
déposé là, améliore l’ambiance. Plus sa notoriété de camgirl grandit, plus
Isabelle est consciencieuse dans son travail et la gestion de ses fidèles.
Ayant toujours été professionnelle, son travail vire à l’obsession. Tandis
qu’elle ajuste sa tenue, elle songe qu’il lui faudrait prendre du recul, mais
elle n’a jamais autant gagné et ses gains continuent de croître. La
demoiselle est grisée par les perspectives de vie qui s’offrent à elle. Ce
voyage improvisé en est la preuve ainsi qu’une récompense.
Elle n’y parvient pas, mais le ton de son bon ami, son timbre enjoué, ses
anecdotes amusantes lui tiennent compagnie jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Elle se réveille peu après huit heures. Le sommeil a gommé son chagrin. Sa
seule appréhension c’est la raison de sa venue : découvrir sa mère. En
respectant le protocole sanitaire de l’hôtel, elle prend un petit déjeuner
consistant. Elle a l’estomac noué, mais elle se force. Pour tenir le coup.
Une redondance dans sa vie. Elle réserve une course sur Uber pour
l’adresse indiquée sur le papier de Matthew. Vingt minutes plus tard, elle
roule en direction du quartier tristement réputé de l’East Side. La ville
industrielle qui s’est déclarée en faillite en 2013 présente encore les
stigmates de ses échecs. Précarité, maisons abandonnées, écarts
économiques impressionnants d’une rue à une autre. L’ancienne cité
automobile est une caricature de l’Amérique post 2008. L’extrême pauvreté
côtoie l’extrême richesse. Isabelle en est affectée. Elle n’a pas envie de faire
du tourisme, juste rencontrer sa mère. Quand le véhicule s’arrête devant une
bicoque à l’apparence d’un squat, Isabelle a le cœur qui tambourine dans sa
poitrine. Que va-t-elle lui dire ? Comment va-t-elle se présenter ? Et si, tout
se faisait spontanément ? Ce serait parfait, songe-t-elle rêveuse. Elle
avance alors dans un simulacre de jardin jusqu’à la porte d’entrée. Elle
frappe avec vigueur. Il est 10h33. Quelques secondes plus tard, une réponse
lui parvient.
— T’es qui ?
— Isabelle.
— Connais pas. Enlève ton masque qu’j’vois ta gueule, c’pas le virus qui va
te tuer ici.
Le gros bonhomme la jauge, puis il passe sa main dans ses cheveux gras.
— Tu veux quoi, petite ? J’bosse pas le matin. Et les trucs de gouines, c’est
plus cher. J’te préviens tout d’suite.
C’est vraiment une pute… Coup de massue. Luis avait raison, il ne lui avait
pas menti sur ce point. Les traces à son bras, son nez gercé, brûlé, et sa
dentition abîmée, révèlent que c’est aussi une Junky. Toutes les drogues
apparemment. Isabelle a vu les effets du crack, de l’héroïne, de la
méthamphétamine. Sa supposée mère en porte toutes les marques. Fais
chier !
Elle ne tient pas compte de la réponse précédente, lâchée trop vite. Alors,
autant y aller d’une traite. Ce sera plus facile pour moi, comme pour elle.
Si c’est elle… Isabelle n’est pas certaine de le souhaiter. La dame, qui fait
plus âgée qu’elle ne l’est, reste interdite. Ses yeux se sont écarquillés et elle
fixe Isabelle intensément.
Son corps est tout en os. Sa chair pendouille sans le moindre tonus. Son état
effraie Isabelle.
— Oui. C’est toi, n’est-ce pas ? Tu es Mariana Flores ? insiste Isabelle qui
n’arrive pas à y croire.
La droguée lève des yeux embués vers elle.
— Isabella ?
— Oui.
J’imagine.
Parce que t’avais des manques plus importants, songe la jeune femme avec
cynisme.
— On a toujours le choix.
— Tu crois qu’on arrête comme ça ? Juste parce que t’as une brioche au
four ?
— Ce fut l’enfer pendant neuf mois. J’t’ai détestée. Pis t’es née.
Charmant…
— Pardon, maman.
Isabelle ne sait pas à quoi elle fait allusion, alors elle ment.
Des larmes filent le long des joues de sa mère. Isabelle voudrait les essuyer,
la réconforter, mais elle éprouve un besoin vital d’entendre la suite.
— J’t’ai aimée. T’étais ma fille adorée. J’pensais même pas avoir un gosse
un jour. J’croyais avoir bousillé toutes mes chances. Alors après ces neuf
mois de sevrage forcé, j’m’suis dit qu’t’étais un signe de not’ bon Seigneur.
— Il t’a fait croire que j’t’aimais pas, mais c’pas vrai ! C’est la drogue qui
me faisait oublier. J’faisais une passe, pis j’pouvais plus tenir. M’fallait ma
dose à tout prix et parfois après je planais trop.
Elle est troublée, elle craint de comprendre une version de son enfance
qu’elle n’a jamais envisagée. En fait, elle l’a déjà devinée.
— Que faisait-il ?
Heureusement…
— Merci, souffle-t-elle.
— J’lui avais dit qu’j’étais pas une mauvaise mère. Il a jamais voulu
m’croire ! Il t’a enlevée. Ce salopard t’a enlevée !
— Et puis ?
— Ben tu sais…
— Luis ?
— On sort pas de c’te misère ! Pas les gens comme nous. Les stars, ils vont
dans leurs cures de désintox’, mais nous ? On va nulle part et on a qu’ça
pour tenir l’coup !
Ça, c’est la défonce. Isabelle ne sait quoi dire. Cela fait beaucoup de
découvertes pour une première matinée avec sa mère. Le bruit de la
télévision ainsi que les ronflements du gros Marcos emplissent la cuisine
quelques minutes.
Et déçue que tu n’aies pas cherché à le faire, que tu sois dans cet état et que
je sache ces vérités ! Mais à quoi bon accabler cette pauvre femme. Elle
doit avoir l’âge de Luis et en parait le double.
— Merci, Isabella.
La mère se lève.
— D’ac’. J’reviens.
— Je t’attends dehors.
Isabelle n’a pas l’intention de traîner sur place. Marcos pourrait se réveiller.
Elle sort. C’est une erreur de sa part, car le quartier n’est pas plus agréable.
Même à l’extérieur, elle n’est pas à l’aise. Bien qu’elle connaisse ce genre
d’endroits, il lui manque ici un élément important pour la rassurer : un
réseau. Un putain de réseau de bandits plus précisément ! À New York, il
y’a son père, son « oncle » Pablito et tous ceux qui l’ont connue gamine. Si
un voyou la touche, il est mort. Enfin, cela ne fonctionne que pour les
gamins des rues… pas les riches violeurs, songe-t-elle dépitée.
Mariana arrive enfin. Elle n’est pas transformée. Elle ressemble toujours à
une droguée, mais qu’importe Isabelle, elles partent toutes deux vers un
café qui respecte les normes sanitaires. Soit le troisième que Mariana lui
propose. Isabelle est prudente. Les vaccins sont arrivés aux USA, mais rien
n’est joué contre cette fichue pandémie. Et elle est d’autant plus prudente
que sa mère ne l’est pas. Pourtant vu son état, c’est elle la plus à risque.
Elles s’assoient et enlèvent leurs masques. Il n’y a pratiquement personne
dans la salle. Une serveuse vient prendre leur commande.
Isabelle est amusée. Elle ne tient pas son addiction à la caféine que de son
père. Mariana sort des photos de son sac à main au cuir desséché. Sur la
première, elle se tient près de Luis. Vingt-sept ans plus tôt. Elle était
vraiment belle, je comprends qu’il est craqué. Ses longs cheveux bruns
encadrent un visage angélique. Son air un peu hagard trahit son penchant
pour les substances illicites, mais elle est magnifique. Des traits fins, des
yeux sombres et envoûtants. Quel gâchis ! Puis des photos d’Isabelle à sa
naissance. À la maternité, chez eux, dans son bain et une dernière où elle
doit avoir un an.
— Ça s’arrête là.
Le voile de tristesse qui vient ternir le visage qui souriait juste avant révèle
la souffrance de la séparation. Isabelle en veut à Luis. Elle lui en a toujours
voulu. Mais encore plus maintenant. Sans vraiment savoir pourquoi. Juste
parce qu’elle l’a toujours détesté. Parce qu’il brise les gens. Isabelle aurait
voulu que cette rencontre soit plus légère. Ne pas tout savoir si vite. C’est
un tsunami d’émotions qui la submerge depuis son arrivée dans ce quartier
misérable. Mariana se libère en racontant quelques anecdotes moins
douloureuses, avant de couper court à la discussion.
— Je dois y aller.
— Déjà ?
— Merci, ma fille.
— Cette après-midi ?
— Boulot !
— Demain ?
— OK !
Isabelle n’est pas convaincue que la réponse ait une quelconque valeur. Sa
mère se précipite vers la sortie et marche à grands pas vers son domicile. La
jeune femme la regarde s’éloigner plus attristée par le sort de sa mère que
par une quelconque déception personnelle. Une affreuse pensée traverse son
esprit. Vu son physique, son âge… quel client ? Pour quel prix ? Sa mère
doit enchaîner des passes, pipes, à des tarifs ridicules. C’est navrant,
révoltant, mais certain. Isabelle en a le cœur au bord des lèvres. Elle
voudrait la sauver. Est-ce pour cela que j’ai cet instinct altruiste ? Ce
besoin d’aider les autres ?
Elle commande un taxi, règle l’addition et rentre à l’hôtel. Elle aussi doit
bosser. Telle mère, telle fille. Pourtant, malgré la tristesse de sa découverte,
Isabelle se sent mieux. Plus complète. Les pièces du puzzle s’imbriquent. Il
manque quelques réponses, elle doit digérer les révélations. Plus tard. Dans
sa chambre, elle pense d’abord au seul moyen qui lui permette de couvrir
ses frais. Camgirl.
Vers 21 heures, après avoir dîné, elle appelle Otis. Celui-ci répond aussitôt.
— J’étais justement en train de t’écrire pour prendre des nouvelles.
— Ça va.
— Tu l’as vue.
— Oui.
— C’était comment ?
— Bizarre.
Elle lui détaille son arrivée, la rencontre et la discussion qui ont suivi. La
maison crasseuse, sa mère dépenaillée… Les images défilent dans la tête
d’Isabelle. Elle réalise l’extrême pauvreté de sa mère. Elle en parle à Otis.
— Je voudrais l’aider.
— Financièrement.
Oui. Isabelle le sait. Elle aurait préféré qu’Otis lui fasse miroiter de faux
espoirs.
— C’est ma mère !
— Tu vas juste te faire du mal. Attends d’en savoir plus sur elle. Les
désillusions pourraient te briser. Tu te bats sur tellement de fronts à la fois.
— Taré de merde ! s’emporte Otis. Y’a toujours un pervers pour faire chier
le monde ! Enculé de psychopathe !
— Pas très chrétien quand même. Mais s’il me harcèle comme ça, je ne sais
pas combien de temps je tiendrais.
— VPN ?
— Merci Otis. Et tu remercieras aussi Tyler de t’avoir instruit sur ces sujets.
— Oui ?
Elle aurait bien aimé voir Matthew, mais ils n’en ont jamais parlé. Alors la
réponse est :
— Rien.
— Super ! J’en peux plus des restrictions. Tyler est complètement flippé par
le virus. Je sais que tu fais gaffe, il sait que tu fais gaffe.
— Mais…
Il a raison. Otis est têtu comme une mule. Il ne lâchera pas son idée. Cette
dernière est plaisante, mais Isabelle aurait apprécié un dîner aux chandelles.
Comme celui de Noël. Rien qu’en y pensant, elle en a des papillons dans le
ventre.
Nulle trace de l’harceleur ce soir. Néanmoins, une fois les lumières éteintes,
Isabelle ne trouve pas le sommeil. La journée passée tourne en boucle dans
sa tête. Rien ne s’est déroulé comme elle l’avait imaginé. Elle n’est pas
déçue. Non. C’est un bonheur de retrouver sa mère. Elle réfléchit. Les idées
s’emmêlent, s’entrechoquent, puis s’éclaircissent. Sa mère est paumée. Plus
qu’elle ne l’a jamais été, plus que Luis. Elle ne pourra pas avoir l’attitude
maternelle dont rêvait Isabelle. Pis, ce sera probablement l’inverse : ce sera
à Isabelle de protéger sa mère, comme une maman couve son petit. Et elle
en la preuve dès le lendemain, mais aussi le surlendemain et chaque jour
qui suit jusqu’à son départ. « Tu peux me payer le café, j’ai plus de thune ».
Idem pour le resto. « Marcos râle parce que je taf pas assez, tu peux
allonger quelques billets, je te les rendrai ». Ils n’ont jamais été rendus.
« J’aurais besoin d’un peu de blé pour acheter à bouffer ». Isabelle n’a pas
vu la nourriture et suppose que c’était de la drogue. Pourtant, malgré cela,
elle profite chaque jour de cette femme, ô combien imparfaite, mais qui la
complète. Elle a grandi sans. Elle peut vivre sans compter sur elle. Savoir
qu’elle existe lui suffit. Aussi, quand elle atterrit sur le tarmac de La
Guardia, dans l’après-midi du 30 décembre. Elle est doublement heureuse.
Elle connaît enfin sa mère, elle a même son téléphone et elle va revoir
Matthew. C’est une journée magnifique que rien ne pourra troubler. Elle file
bosser un peu avant de retrouver son cher amant.
Isabelle est furieuse. À chaque fois qu’elle croit s’être débarrassée du type,
il revient. Un vrai parasite. Et elle s’y connaît en parasite. Elle en est
entourée dans sa résidence. D’un autre genre certes, mais des parasites
quand même. Contrariée, nerveuse, elle décide de faire sa pause.
D’habitude cet imbécile agit tard. Il devient de plus en plus imprévisible.
Elle part retrouver Matthew. Il l’obsède tellement qu’elle en oublie la
contrariété. Le temps est capricieux sur la Grosse Pomme. Après un Noël
glacial, la fin de l’année s’est adoucie. Tant mieux. Elle est moins inquiète
pour Matthew. Il lui fait peur quand il reste dehors par grand froid. Elle
craint de le retrouver mort, gelé dans un coin. Isabelle ne le trouve pas à
leur lieu de rencontre principal. Une angoisse la saisit. Elle marchait déjà
vite, désormais elle trottine. La hâte, le doute. Où es-tu ? Elle pense à ses
lèvres brûlantes, son corps amaigri mais si séduisant, cette force qu’il a en
lui malgré ses failles, son regard… Elle se presse, il lui manque. Elle le
trouve blotti là où ils ont dormi. Il n’est pas gelé. Ouf. Matthew se lève. Il
semble hésitant, mais Isabelle fonce à sa rencontre. Elle se jette contre son
torse, le serre, aussi fort que ses bras le lui permettent. Matthew l’enlace en
retour, plus timidement.
Elle ne sait pas ce qu’il a enduré pendant ces cinq jours. Chaque pas qu’il
fait vers elle se paye cher quand elle s’éloigne. Ses peurs l’envahissent,
l’épuisent, détruisent sa volonté. Alors quand il l’aperçoit avancer vers lui.
Matthew est partagé entre le souvenir des moments exquis qu’il passe avec
elle et la souffrance qu’il endure dès qu’elle s’absente. Quand cela finira-t-
il ? Il espère une amélioration chaque jour, chaque fois qu’il la voit. Et
quand il croit être sur la bonne pente, son esprit vacille, son moral flanche.
Il n’en parle pas, mais il a écrit une lettre deux jours plus tôt. Fatigué par
ses doutes, il a fait une crise. Cauchemars, réminiscences, il a voulu partir.
Puis après quelques stations, il s’est souvenu de sa promesse. Il est
descendu du métro, à rédiger une lettre sur un papier chiffonné qui traînait
dans une poche de son manteau. Quand il eut fini, il est rentré. Chaque mot
lui rappelait la grandeur d’âme de cette femme. Et malgré toutes ses
fragilités, elle est là pour lui. Elle l’étreint comme s’il était précieux. Malgré
ses guenilles, elle l’aime. Il ne comprend pas pourquoi. Mais chaque
seconde qui passe en présence d’Isabelle l’apaise. Les bras qui l’entourent
estompent les incertitudes de son esprit. Une lueur traverse les nuages de
ses craintes. Elle s’accentue, jusqu’à ce qu’ils disparaissent tous. Encore
une fois, Isabelle a amené la joie avec elle. Après un long moment de
silence, il baisse la tête. Instinctivement, Isabelle redresse la sienne. Leurs
lèvres se rencontrent. Ils échangent un baiser passionné, libéré.
— J’ai une faveur à te demander, souffle Isabelle entre deux embrassades.
Mais j’ai peur qu’elle ne te déplaise.
— Dis toujours.
Matthew est passé du trouble à la paix. Isabelle a l’effet d’une drogue sur
lui. C’est effrayant et pourtant si agréable. Il ne tient pas à la contrarier.
— Nous…
Isabelle sourit timidement. Ce nous, c’est le genre de mot qui fait peur à
nombre d’hommes. Elle le sait. De plus, Matthew déteste être enfermé entre
quatre murs. Ce dernier réfléchit à toute vitesse. Il a envie de décliner la
proposition. Son instinct le pousse à dire non et s’il avait été au téléphone, il
aurait dit non. Mais Isabelle est là. Elle est aussi séduisante qu’apaisante.
Une beauté faite de charme, d’imperfections, mais d’une grandeur d’âme si
rare. Il en a conscience.
S’ils sont comme toi, nul doute que ce sont de braves gens. Matthew prend
une grande inspiration. Il n’a pas envie d’y aller.
— D’accord.
Mais il le fait pour elle. Elle qui lui donne tant, sans ne jamais rien
demander en retour. N’importe quel gros con en profiterait. Matthew n’est
pas n’importe quel gros con. Il a conscience de ce qu’elle est. Il a
conscience de sa chance de la connaître, de sa chance qu’elle lui ouvre son
cœur. C’est parce qu’il a conscience de tout cela qu’il ne se sent pas à la
hauteur. Il se refuse à en profiter bassement. Il ne veut pas flétrir cette fleur
que les affres de la vie ne parviennent pas à faner. Alors c’est oui. Et au
pire, on partira. Isabelle a pensé à lui. Encore.
Elle lui raconte ensuite sa rencontre avec sa mère, lui propose de dormir
chez elle, mais rentre seule. Elle n’en est pas moins contente. Matthew était
là à son retour. Elle a perçu son hésitation. Elle sait ses peurs. Il a tenu et
l’espoir grandit en elle. Quand elle reprend son travail en fin de journée, le
harcèlement du détraqué n’est qu’un lointain souvenir. Matthew lui offre ce
bonheur qu’elle n’a jamais connu avant. Un amour fort, mais paisible. Et
malgré le psychisme perturbé de cet homme, elle ne vit pas dans la peur.
— Ça marche, merci.
Il a amené une tenue propre. Il s’est rasé au centre le matin et, il doit bien
l’admettre, il a hâte de se confronter à la vie sociale. Il se sent apte, malgré
une certaine appréhension. Légitime après une telle déchéance. Il sirote une
bière, assis sur le vieux sofa d’Isabelle.
Elle laisse Matthew dans un état vaporeux, rêveur. Ce dernier savoure des
émotions qu’il croyait perdues. La force de ces dernières l’effraie toujours
autant. Il s’évertue à éloigner toute perplexité. Et n’y parvient pas. Assis
seul dans le salon, Matthew cherche à comprendre ce subit revirement dans
sa sexualité. Une semaine plus tôt, il bloquait sans parvenir à se défaire de
ses inhibitions, convaincu qu’il avait perdu tout désir. Aujourd’hui, son
corps exulte avec l’aisance des premières amours. La réponse lui saute aux
yeux. Elle est évidente. Chaque jour qu’Isabelle passait loin de lui n’a fait
qu’attiser le manque. Sa présence physique, sa chaleur, sa voix. La
retrouver fut une délivrance. Dans tous les sens du terme. Il en est satisfait.
Il finit de s’apprêter, vite rejoint par Isabelle.
— Allons-y !
Nouvelle épreuve.
L’angoisse naît tandis qu’ils marchent dans les rues froides de la
mégalopole. Elle ne fait que grandir et Matthew se demande pourquoi il a
accepté de l’accompagner. Pour lui faire plaisir, pardi ! Mais quid de son
plaisir à lui ? Il s’est lancé un défi qui dépasse ses forces. Du moins le croit-
il. Isabelle serre sa main. Elle est heureuse. Elle ne veut pas l’empêcher de
fuir, elle lui montre simplement qu’elle est là, qu’elle ressent son trouble.
Les pas de Matthew se raccourcissent. Il n’en fait pas exprès. Son cerveau
refuse de s’enfermer chez des inconnus. Il ralentit, mais il persévère.
Isabelle est là. Elle ne le juge pas. Pourquoi cette femme ne cherche-t-elle
pas un homme fort pour la soutenir ? Comme dans les clichés qui m’ont
accompagné toute ma vie. La demoiselle brise les stéréotypes et sa présence
le conforte suffisamment pour qu’il ne recule pas. Ils arrivent chez Otis. Ou
plutôt chez Tyler puisque l’appartement est à son nom. Le couple les reçoit
chaleureusement, en respectant les distanciations sociales. Otis est
exubérant, Tyler est son opposé. C’est donc avec ce dernier que Matthew se
sent le mieux. Mais que ce soit Isabelle, Tyler ou Otis, tout le monde se
montre attentif, patient, calme. Il est évident que la jeune femme a fait
passer le mot pour que Matthew soit à son aise. C’est réussi. Ses
inquiétudes disparaissent au fil des minutes. Ses muscles se relâchent, il en
vient rapidement à apprécier la soirée. Le quatuor discute politique, basket,
pandémie, mais évite soigneusement les sujets professionnels. La
bienveillance est de rigueur. Et quand vient minuit, tous les visages
affichent des sourires radieux. Un nouveau bouchon de champagne saute.
Quand les clameurs retombent et que chacun a souhaité ses meilleurs vœux,
Matthew flâne devant les nombreuses photographies encadrées qui ornent
les murs de l’appartement New Yorkais.
— C’est de moi.
Tyler montre une certaine fierté. Méritée, pense Matthew. Il a un vrai talent.
S’engage alors une discussion passionnée. Ils parlent de piqué, de focale,
d’objectif, de profondeur de champ... tout un tas de termes qui laissent
Isabelle et Otis à l’écart.
— Ton fascinant compagnon va me piquer mon mec, chuchote Otis à son
amie.
Isabelle rit.
Isabelle acquiesce. Elle n’a pas l’intention de changer de pièce pour autant.
La présence de Matthew, toute la soirée, est une bénédiction. Elle en
savoure chaque instant. Otis a raison, il est fascinant.
— C’est un vrai plaisir de discuter photos avec toi, Matthew. Otis n’a
jamais porté autant d’intérêt à mon hobby.
— Je n’ai aucun mérite, déclare Matthew. C’était mon boulot pendant des
années.
Trois ans, oui. Matthew opine du chef. L’enthousiasme de Tyler est inverse
à son ressenti.
Le souvenir broie Matthew. Les images vécues défilent devant ses yeux. Le
regard de cet enfant qui refusait de lâcher sa petite sœur pourtant décédée
sous les décombres. Les explosions qui avaient précédé. Personne ne peut
imaginer ce qui se passe là-bas. Si ce n’est les soldats et ceux qui y vivent.
Les mains de Matthew se mettent à trembler, il a le souffle court. Tyler
s’excuse aussitôt, mais c’est Isabelle qui intervient. Elle prend les mains de
l’ex-reporter.
— Matthew ?
Elle l’appelle tendrement. Elle veut ramener son esprit à la réalité. Mais
Matthew est piégé dans les réminiscences de l’horreur. Isabelle lui caresse
le visage. Il a les yeux exorbités. Elle l’a déjà vu ainsi. Elle ne sait que faire
de plus.
Otis fusille son compagnon du regard. Tyler n’y est pour rien, mais tout le
monde a eu peur. La crise a été vive, surprenante tant par sa fulgurance que
par son intensité.
— On va y aller, annonce Isabelle qui déteste voir Matthew dans cet état.
Cela lui rappelle les horribles soirées qui suivent la chimiothérapie.
Il a plombé l’ambiance, bien malgré lui, mais il s’en veut tout de même.
Tout le monde lui dit que ce n’est pas grave, qu’il prenne soin de lui, qu’il y
aura d’autres occasions. Ces gens sont si gentils, semblables à Isabelle.
En route, Isabelle craint que Matthew se réfugie dans sa solitude. Ils passent
à quelques rues de son principal refuge nocturne, mais il reste avec elle.
Elle en est soulagée. Lui accepte l’apaisement qu’elle lui procure avec plus
de facilité. La nuit n’en est pas moins singulière. Isabelle s’attendait à des
ébats torrides après la délivrance sexuelle de Matthew. Il n’en est rien.
Serrés sur le vieux matelas une place, chacun garde les yeux rivés au
plafond à la lueur des lampadaires qui se faufile par les bords du rideau.
L’un pense à la terrible crise qu’il vient de vivre. Crise qui lui rappelle que
rien n’est acquis. L’autre songeant aux découvertes faites sur l’homme à ses
côtés. Tyler en sait plus que moi. Je m’évertue à le protéger, le ménager, et
Matthew est comme un inconnu. C’est faux, elle le sait. C’est une autre
raison qui anime sa rancœur. Elle attend que Matthew s’endorme, puis elle
cherche le nom du reporter sur le net. Comme elle s’y attendait, il a sa page
Wikipedia. On y trouve sa vie professionnelle, relatant des publications
pour des journaux de prestiges tels que le New York Times, USA Today et
même The Wall Street Journal. En revanche, il a su préserver sa déchéance.
Il n’y est nullement fait mention. Les grands reporters sont moins sujets à
l’admiration que les stars du cinéma ou les chanteurs. Ce qui dérange
Isabelle, c’est tous ses efforts qu’elle a faits pour aider un homme qui,
manifestement, n’est pas dans le besoin. Elle lui en veut, car d’une certaine
façon, il l’a laissée sombrer dans une forme de prostitution alors qu’il aurait
pu l’en protéger. Pour Isabelle, c’est une nouvelle déconvenue. Les
hommes…
— Une bagarre. Nous aurons tout le temps d’en reparler. Votre père est dans
un état critique.
Critique.
L’individu dont elle n’a pas saisi le nom lui donne l’emplacement. Le temps
de saisir des affaires, Isabelle se précipite vers le Elmhurst Hospital Center
sur Broadway. Elle court, s’engouffre dans le métro et envoie un message à
Otis.
Luis est alité. Il y a des machines tout autour de lui. Un masque l’aide à
respirer et divers produits lui sont injectés dans le bras. Putain, c’est quoi ce
bordel ? Au diable, les résolutions de langage. La situation est trop grave
pour ne pas jurer comme elle l’entend. Isabelle s’approche doucement du
lit. Elle tapote la main de son père.
— Luis ?
Luis ouvre difficilement les yeux. Il sourit en voyant sa fille à son chevet. Il
est heureux qu’elle l’ait appelé ainsi. Papa. D’une main fébrile, il tire sur le
masque qui couvre bouche et narines.
— Que s’est-il passé, papa ? On m’a appelée en me disant que tu étais dans
un état critique. Je suis venue aussi vite que j’ai pu. Morte d’inquiétude.
Isabelle a raison. Il doit ménager ses forces, le peu qu’il lui reste du moins,
à des fins utiles.
— Je te crois, papa.
— Enlève ça, Isabelle. Je vais crever de toute façon. Autant que ce soit en
regardant mon enfant.
— Si.
Il lève un peu la main, lui signifiant de se taire.
— Je devais buter un type pour que Lopez te foute la paix. J’ai pas pu. Ils
ont retourné l’arme contre moi, m’ont lacéré ces enculés.
— Mais encore ?
« Plus tard » signifie après, comprend Isabelle. Après qu’il soit canné. Luis
repousse le masque tant bien que mal. Isabelle hésite à l’aider.
Luis sourit. Plus une grimace qu’un sourire. La douleur ou les produits
qu’ils injectent dans son corps ? Quoi qu’il en soit ses muscles ne
répondent plus correctement et son faciès est désolant.
Une brève colère assaille Isabelle. Ce n’était pas à toi d’en décider ! Très
brève. Si ce n’était pas à lui de choisir, à qui était-ce donc ?
— J’suis pas le père parfait. J’ai juste essayé de faire au mieux. Je sais bien
que j’me suis planté trop de fois.
Luis a l’air exténué. Il ferme les yeux, ne réagit plus, mais il est toujours en
vie. Isabelle remet aussitôt le masque à oxygène sur son visage. Elle reste
près de lui, elle lui tient la main. Dans son esprit, elle revit son enfance. En
mettant à leur place, père et mère. Sans colère, sans rancœur, sans vide. Il
n’y avait pas de bons choix pour Luis. Il a fait comme il a pu avec une
femme défaillante. Il a essayé de protéger Isabelle tant bien que mal et il a
tout pris sur lui. Avec courage, avec abnégation. La colère, la haine, qu’elle
lui a manifestées pendant des années sont injustes.
Les yeux de Luis se sont déjà refermés. Isabelle espère qu’il l’a entendue.
Les doigts rugueux se referment sur les siens. Quelques secondes. Des
larmes sillonnent les joues d’Isabelle. La doctoresse passe à nouveau.
— Sincères condoléances.
— C’est normal.
— Luis n’est pas mort tout seul. Il faudra s’en occuper, mais je suis
d’accord avec toi : le temps est au recueillement. On en reparlera.
Elle souligne le nom pour montrer qu’elle n’en pense pas un mot. Pablito
s’en moque.
— Au revoir, Isa…
Pablito l’a rendue de mauvaise humeur. Otis commande un VTC sur son
smartphone. En l’attendant, Isabelle entame son récit. Elle lui détaille cette
incroyable après-midi où son père est passé de vie à trépas.
— Ça en a tout l’air.
— Pour montrer aux autres qu’il ne faut pas lui tenir tête. J’ai déjà vu ça.
— Où ?
— Moi aussi.
— ‘Tain fait chier, peste Isabelle. Il me faut prend un maximum d’affaires
et prévenir Matthew. Il vient dormir après ses chimios.
— Ouais. Il lui reste une chimio demain. Et il n’a pas de téléphone pour le
prévenir.
Otis ne connaît rien du pacte qui unit Matthew et Isabelle. Cette dernière
refuse de croire qu’il l’a abandonnée. Pas aujourd’hui ! Pas Matthew !
— Viens.
Elle entraîne Otis jusqu’à sa boîte aux lettres, l’ouvre, il n’y a rien. Otis est
tendu, il surveille les environs.
— Si.
Il ne l’est pas, mais Isabelle ne veut pas insister pour qu’il parte. Elle
préfère ne pas être seule. Aussitôt rentrés, elle ferme à double tour, sert un
dîner succinct à Otis et s’en va prier devant sa fenêtre. Pour mon père qui
vous a rejoint, ma mère qui se drogue et Matthew qui souffre. Veillez sur
eux, mon Dieu. Amen.
Otis est tendu. Plus que ne l’est Isabelle. Elle est encore sous le choc. Les
deux dorment peu, mais nul ne vient troubler la nuit. Nul sauf le voisinage
bruyant. Normal, pas de changement. C’est presque rassurant. Pourtant son
père l’a prévenue. Emilio aussi. Au matin, elle abandonne Otis au coin de la
rue. Elle cherche une église, un prêtre. Après deux essais infructueux, elle
se rend à la paroisse Saint Aldabert. Là aussi, on lui signifie que les
confessions ont lieu l’après-midi. Elle insiste, elle a les larmes aux yeux.
Elle ne peut pas attendre, elle doit trouver Matthew, ranger ses affaires,
partir. Trouver Matthew, il doit être en chemin pour sa thérapie. Elle ne sait
même pas où c’est. Il cloisonne sa vie. Où était-il hier ? Ne m’abandonne
pas, Matthew ! Elle n’y croit pas.
— Dieu est miséricorde. Il ne punit pas les hommes. S’il a rappelé votre
père près de lui, ce n’est pas pour vos erreurs ni les siennes.
Isabelle repart soulagée. Dieu ne la châtie pas. Elle retourne chez elle. Un
message de Pablito la prévient que Luis a prévu ce qu’il fallait pour ses
funérailles, qu’elle n’a pas à s’en faire pour ça. Elle n’y avait même pas
pensé et, pour une fois, Pablito se rend vraiment utile. Dans son petit studio,
la peur l’assaille. Elle est seule. Otis devait travailler. La situation est tendue
pour lui au salon, il ne pouvait pas manquer cette journée. Même pour un
décès. Elle hésite à prévenir Pablito, mais si elle le fait, s’il vient avec des
renforts et des armes ce sera pire. Madame Lopez pourrait le prendre
comme une provocation, or Isabelle ne l’a jamais recroisée. Tout semble si
calme depuis la dernière intervention de feu son père.
Partir !
Elle s’oblige à ne pas s’illusionner. Elle n’ose pas travailler, elle serait trop
vulnérable. Avec des cartons qu’elle a ramassés en chemin, elle empaquette
les affaires qu’elle ne veut pas abandonner. Pendant les heures qu’elle passe
chez elle, sa plus grande inquiétude reste l’absence de Matthew. Il n’y avait
rien dans la boîte aux lettres ce matin non plus. Il n’est pas parti. Elle ne
peut s’y résoudre. Otis appelle Isabelle deux fois dans la journée. Il la
conjure de ne pas traîner chez elle. Elle lui rétorque qu’elle attend Matthew,
même s’il est sûrement encore à l’hôpital. Elle n’a pas résolu son
mécontentement avec le vagabond. Elle lui en veut toujours pour ses
cachotteries, mais, après le décès de Luis, sa colère paraît si futile. Pendant
qu’elle scotche les cartons, elle réfléchit à ses griefs. Pour une fois qu’elle
ne travaille pas comme une acharnée, elle prend le temps de s’analyser. Le
choc de la veille lui offre le recul nécessaire.
Il ne m’a rien dit… pourquoi ? C’est cette interrogation qui la perturbe. Elle
avait pourtant les cartes en mains. Il ne lui demandait jamais d’argent. Il
avait ramené le petit déjeuner, ce qui ne coûtait pas un bras non plus. Il ne
parlait jamais de ses dépenses de santé. D’ailleurs, il ne lui a jamais réclamé
la moindre aide. C’est elle qui s’est mis en tête qu’elle devait régler ses
soins médicaux. Il est connu dans le petit monde des photoreporters. Mais
en définitive, qu’est-ce que ça change ? Aurais-je arrêté ce boulot s’il avait
proposé de subvenir à mes besoins ? Je ne sais même pas s’il le peut.
Isabelle en arrive à se demander si elle n’a pas simplement mal pris le fait
que ce soit un autre qui découvre les secrets de son amant. Elle aurait aimé
être celle qui sait tout de lui, sa plus proche confidente. Ce n’est pas encore
le cas… mais le temps joue en sa faveur. Enfin, il jouait… jusqu’à ce que je
gâche tout. Isabelle lâche un juron. Elle a merdé. Elle ne peut reprocher à
Matthew sa propre activité. Ce n’est pas lui qui l’a incitée dans cette voie.
C’est elle. Au contraire, le clochard, qui n’a de ce nom que l’apparence, l’a
toujours soutenue dans son indépendance. Mais quel homme peut apprécier
que celle qu’il aime montre son cul sur le net ou tripote de gros vicieux sur
des tables de massage ? La réponse s’impose d’elle-même. À vrai dire, il le
lui avait dit. Un homme qui apprécie mon courage…
— Quelle conne !
Isabelle s’en veut. Il est trop tard pour des remords. Elle va devoir arranger
la situation dès que possible. C’est fou comme la mort aide à relativiser les
contrariétés de la vie ! Elle en rit. Nerveuse. Elle devrait sortir de chez elle
et attendre qu’Otis arrive avec un de ses cousins qui possède une Prius. Si
elle ne le fait pas, c’est par crainte de rater Matthew, que ce dernier
s’imagine qu’elle l’évite et qu’il disparaisse pour de bon. Elle ne sait jamais
quand il arrive. J’aurais dû lui acheter un putain de téléphone ! J’aurais pu
l’appeler pendant mon voyage… et aujourd’hui ! Comment peut-on vivre en
2021 sans cette bénédiction !
Pardon, Seigneur.
— Il dit que c’est rien. Il est parti chercher une batterie neuve.
— Je sais. Je fais tout ce que je peux pour le presser. Si j’en dis trop, il va
flipper aussi et pourrait ne pas nous aider. Crois-moi, je ne lui laisse aucun
répit.
Isabelle n’en doute pas. Otis peut être particulièrement chiant quand il s’y
met. En revanche, elle ne savait pas que ledit cousin n’était pas au courant
de l’urgence de la situation. Tout cela prend une mauvaise tournure… Et
Matthew qui est je ne sais où ! La jeune femme perd son sang-froid. Ce
n’est pourtant pas le moment, mais cela fait un bout de temps qu’elle tourne
en rond dans son appartement.
Matthew !
Oubliant ses craintes, elle se rue vers l’entrée, ouvre le battant et tombe sur
un homme qui n’a rien de Matthew. Un homme qui la pousse violemment
en arrière, referme en hâte la porte derrière lui et ricane. Isabelle a le souffle
coupé. Elle a chuté sur la table basse. Le temps de reprendre ses esprits,
l’individu est sur elle. Il plaque sa main sur la bouche de la Latino.
Mon Dieu !
Mais Dieu ne lui est d’aucun secours en cet instant. Justin caresse ses seins
de sa main libre. Sous le choc, Isabelle reste inerte. Quelques secondes…
Puis, dégoûtée, elle tente de se soustraire à ces attouchements.
Une torgnole magistrale envoie son crâne valdinguer contre la table basse.
Un voile opaque obscurcit sa vue.
Isabelle est incapable de répondre. Elle s’est mordu la joue. Elle perçoit le
goût ferreux du sang qui coule dans sa bouche. Elle voit trouble, à moitié
sonnée par le coup. Hébétée, elle regarde Justin. Celui-ci s’amuse de la
situation.
— Qui ne dit mot consent. Cinquante dollars, c’est tout ce que tu estimes de
ton propre corps…
Il marque une courte pause pour être sûr qu’elle comprend ses propos.
À quelques rues de là, Matthew est dans la tourmente. La chimio du jour fut
moins éprouvante. Un cocktail allégé avait prévenu l’oncologue, ce qui lui
laisse assez d’énergie pour penser. Une activité qui ne lui réussit guère. S’il
pouvait débrancher son cerveau, il l’aurait fait depuis longtemps. Ne serait-
ce pour plus ne vivre ses affreux cauchemars. Mais depuis quelques jours,
c’est Isabelle qui le perturbe. Ce n’est pas la première fois qu’il s’interroge
à son sujet. Sauf que cette fois-ci c’est différent. Il a ouvert son cœur, il n’a
pas suivi son instinct qui lui intimait de fuir. Or depuis la soirée du Nouvel
An, la jeune femme a un comportement distant. Un comportement qui le
blesse. Les propos de Tyler n’avaient rien de dramatique. Si ce n’est
d’horribles souvenirs qu’il n’a jamais partagés avec elle. Est-ce pour cela ?
Elle m’en veut de ne pas m’être entièrement révélé ? Isabelle se dévoile à
lui parfois sans retenue. Notamment quand elle lui parle de son activité.
Mais à chacun son tempérament. Matthew affronte ses démons. Il a fait
d’énormes progrès grâce à elle. Pour elle, ajoute-t-il. Il lui en veut de briser
l’élan de vie qu’elle a créée. C’est ce qu’il redoutait le plus. D’espérer pour
mieux chuter. Et c’est exactement ce qu’il se passe. Alors la veille, il a
déambulé sans savoir s’il voulait la voir ou non. Sans vraiment s’éloigner ce
qui, d’une certaine façon, répondait à la question. Il espérait tomber sur elle.
Par inadvertance peut-être, mais la voir. Sinon il serait parti plus loin. J’ai
merdé. C’était stupide. Mais ça n’a pas arrangé son moral. Déjà pendant les
quelques jours où Isabelle s’est absentée voir sa mère, il a souhaité
disparaître. Il n’a pas la force pour une relation. Vraiment pas. À force de se
le répéter, il en est convaincu. La meurtrissure que lui inflige Isabelle par
son éloignement l’affecte plus qu’il ne peut l’accepter. Normalement à cette
heure, il devrait être confortablement installé chez elle et pas être en train
de souffler dans ses mains pour les réchauffer. Là, il est dans le froid. Seul.
Désespéré par un nouvel échec dont les causes lui échappent totalement.
Oh, il a bien conscience de ses nombreux défauts : grognon, arrogant,
têtu… Athée ! Isabelle se nourrit d’espoir dans sa religion. Ses rêves. Ils
sont si différents l’un de l’autre. Ce doit être pour ça que ça ne marche pas.
Elle ne le comprend pas. Il a pourtant longtemps réfléchi sur sa spiritualité.
Pour en arriver à cette conclusion : s’il y a bien un truc qui rassemble
l’humanité, c’est les croyances. Bon, l’instant d’après, ils se foutent sur la
tronche pour savoir qui détient la croyance la plus vraie.
Quand il arrive dans le hall de la résidence, il reste face à la boîte aux lettres
d’Isabelle, indécis. Quelques jours plus tôt, il serait revenu sur sa décision.
Avec toujours le même argument : Isabelle a toujours été là pour lui. Aussi
constante que l’immuable rotation de la Terre. Maintenant que les choses
ont changé, il lui en coûte moins. Sauf qu’on a fait l’amour… Cela n’a rien
d’anodin. Dans certains cas, ça l’est, mais pas entre eux. Matthew a
conscience qu’ils ont partagé une intimité qui va bien au-delà de l’attirance.
Fait chier ! Il ne peut pas laisser une simple lettre gribouillée dans sa boîte.
Il faut qu’il la lui remette. Par respect pour elle, pour ne pas abîmer sa
personnalité que d’autres ont déjà lacérée de coups tordus. Peu importe
qu’elle soit distante ces derniers temps. Il a une plus longue expérience de
la vie, à lui de montrer l’exemple. Et puis… il désire la revoir. Une dernière
fois. Impossible de se leurrer là-dessus. Matthew monte.
Son sang ne fait qu’un tour., Isabelle est en danger. Mais il ne peut pas
sonner sans accentuer le péril. Que faire ? Impossible d’ouvrir de
l’extérieur. Le souvenir d’une conversation jaillit dans son esprit.
Impossible d’ouvrir sauf si on a la clé !
Isabelle a mal vu. Ce n’est pas la silhouette de Justin qui se dédouble, mais
une autre personne qui se trouve derrière lui. Le temps d’une respiration, le
corps de Justin fait un bond en arrière. Bite à l’air. Visage hagard. Focalisé
sur sa proie, il n’a rien vu venir. Isabelle a du mal à se redresser, Justin a eu
la main lourde. Elle discerne Matthew face à son agresseur. Ce dernier se
ressaisit vite. Il range son appareil génital en jaugeant son adversaire. Le
soulagement d’Isabelle est bref. Matthew n’est pas de taille pour ce combat.
Pas après une chimio. Elle n’a plus peur pour elle, elle a peur pour lui.
Mais c’est sous-estimer la rage que peut provoquer la vision d’un homme
qui s’apprête à violer celle que vous aimez. Matthew déchaîne la frustration
des derniers jours en répondant aux coups de Justin avec fureur. Les deux
hommes ne sont pas de vrais combattants. La forme de Justin lui permet de
prendre rapidement le dessus. Dès que Matthew faiblit sur sa garde et sa
vivacité, il lui assène un violent direct du droit. Le clochard s’effondre au
sol. Justin ne s’arrête pas pour autant. Il est blessé dans son orgueil et il a un
témoin gênant à terre. Il n’hésite pas une seconde. Il bondit sur Matthew
pour asséner de nouveaux coups.
Isabelle s’attend à devoir insister, mais Emilio répond qu’il arrive. Trois
minutes plus tard, il est dans l’appartement. Pendant ce temps, Isabelle
nettoie les plaies de Matthew.
Malgré ses protestations, Isabelle ne doute pas qu’il va l’aider. Elle a appris
à le connaître. Et elle a aussi appris à se connaître. Elle a confiance en ses
intuitions. Certaines du moins.
— C’est lui ?
— Quoi lui ?
— Oui.
— Pas la peine de faire cette tête-là. On a tous des gus qui ne nous aiment
pas. Je te répugne ? OK. Ça me va.
— Comment ça ?
— Oui, il est chez Tyler. Mais tu es sûre ? Tu ne préfères que je sois avec
toi ? Je veux dire… pour Matthew ?
— Ça va aller.
Elle voudrait surtout quitter cet enfer avant que madame Lopez ne trouve
un nouveau moyen de lui nuire. Elle ou la famille Allen d’ailleurs. Le temps
qu’Otis arrive, Emilio aura fini de s’occuper de Justin. Qu’est-ce qu’il
entend par « s’en occuper » ? Isabelle ne préfère pas le savoir. La violence
dont elle a fait preuve pour protéger Matthew fait encore trembler ses
mains. Lorsqu’elle entre dans son appartement, Emilio et Justin ont déjà
disparu. Isabelle réprime difficilement un sanglot en voyant le sang par terre
et quelques autres gouttes sur la table basse. Viol… Elle attrape son manteau
et s’enfuit. Elle ne veut plus revoir son appartement. Emilio ne tiendra
jamais tête à sa patronne pour ses beaux yeux. Partir.
À Elmhurst, elle doit faire des pieds et des mains pour pouvoir accéder au
service où ils ont emmené Matthew. Entre la Covid et l’horaire tardif,
personne n’a envie de la voir déambuler dans les couloirs de l’hôpital. Elle
finit par trouver un infirmier disponible.
— Un instant.
— Si l’on veut.
— Le médecin passera vous voir dès qu’il aura fini son diagnostic.
Isabelle s’assoit. Aussitôt, elle rumine. La vie lui joue de sales tours. Les
hommes, sources de ses tourments l’amènent par deux fois dans le même
hôpital à vingt-quatre heures d’intervalle. La prise de conscience qui était
valable pour son père l’est encore plus aujourd’hui. Pourquoi me suis-je
braquée sur une contrariété aussi insignifiante ? Ils avaient tellement
mieux à vivre. Elle prie pour que Matthew n’ait rien de grave.
Il se passe trois quart d’heure avant qu’on ne vienne la voir. Une Afro-
américaine d’une cinquantaine d’années finit par s’approcher. Isabelle est
livide. Hypoglycémie.
Elle désigne l’appareil de son doigt. Isabelle aurait faim si elle n’était pas
aussi inquiète.
— Si Matthew est le pauvre hère arrivé tout à l’heure dans le coma, alors
oui. Vous êtes de la famille ?
— Votre mari…
— Est-il conscient ?
— Non.
— Détendez-vous. Son état est stable. Il est toujours dans le coma. Plus il
en sortira vite, mieux ce sera. Je suis le docteur Graham.
— Merci, Docteur.
— Ça va aller ?
— C’est normal. Vous pouvez voir votre ami chambre 316. Parlez-lui.
Même si vous croyez qu’il ne vous entend pas. Je dois y aller. Bon courage,
mademoiselle ?
— Flores.
— Au revoir, Docteur.
Isabelle finit sa barre sur place, puis part chercher la chambre 316. Elle
toque. Personne ne répond, mais elle préférait s’assurer qu’aucun soignant
n’était présent. Enfin, elle entre.
Matthew est étendu sur le dos, yeux fermés. Des machines le scrutent et une
perfusion est reliée à son bras. Isabelle a l’impression de revivre le
cauchemar de la veille. Sauf que Matthew n’est pas conscient. Si ce n’est
les contusions sur son visage, il a l’air paisible.
Elle se sent idiote et pourtant elle trouve ça rassurant de lui parler. Elle
s’assoit près de lui, prend sa main entre les siennes, la caresse et laisse
couler les larmes qu’elle refoule depuis près d’une heure. Si elle s’en tient
aux propos du médecin, l’état de Matthew n’est pas critique. Elle tente de
s’en persuader.
C’est même pire que ça. Tout s’éclaire désormais. Matthew était devenu un
alibi pour justifier son travail. Subvenir à ses besoins médicaux… pfff ! Le
fait est qu’Isabelle ne peut plus se mentir : elle aime son indépendance, elle
aime sa nouvelle aisance financière, elle aime ce sentiment de domination
qu’elle éprouve sur les hommes qui s’agglutinent sur son profil de Cam
Girl. Et elle a tout fait pour ne pas le reconnaître. Alors quand son alibi s’est
envolé, elle s’en est prise à Matthew plutôt que d’accepter qui elle est
vraiment. Et maintenant il est trop tard pour le lui dire. Presque.
L’infirmier qui l’a accueillie entre dans la chambre. Il vérifie les constantes,
sourit à Isabelle et lui adresse la parole.
— On l’a trouvée.
Il salue Isabelle et repart. Cette dernière se lève et cherche ladite lettre dans
le manteau de Matthew. Elle trouve un papier en piètre état. Son nom est
griffonné dessus. Pas d’enveloppe, simplement plié en quatre. Elle se
rassoie près de Matthew et prend connaissance de la missive. Son cœur se
serre à chaque phrase. Matthew voulait partir. Non, il partait. Avant de la
sauver des griffes de Justin. Il parle de ses nombreuses souffrances, de la
peur d’aimer, de la distance qu’elle avait mise entre eux ces derniers jours
et qui l’effraie, de l’épuisement dû à sa maladie, de ses troubles post-
traumatiques et de la peur de mourir. Autant de chose qu’Isabelle savait,
mais qu’elle a perdu de vue dans l’allégresse des fêtes de fin d’année. La
lettre lui brise le cœur. Pour autant, elle reste auprès de lui, bien décidée à
ne plus transgresser ses valeurs. S’il veut partir, il partira. Mais ce n’est pas
le moment pour moi de l’abandonner. Elle caresse la peau bronzée de
Matthew d’une main et tient la triste missive de l’autre. Elle le regarde de
longues minutes. Par moment, une larme chagrine glisse sur son visage.
— J’ai fini ma nuit. On n’a pas eu le cœur à vous réveiller. Vous serriez
votre papier comme un enfant tient son doudou. Vous étiez vraiment
mignonne, alors on vous a exceptionnellement laissée dormir sur place.
Il la salue, puis repart. Isabelle aimerait suivre son conseil, mais elle n’a
plus de maison. Et d’ailleurs…
Merde ! Otis !
Isabelle veut bien croire qu’il s’est soucié d’elle, mais pas qu’il est
réellement failli ne pas dormir. Le sommeil et Otis c’est une longue histoire
d’amour sans accroc.
— Je veux bien te croire ! Du coup j’ai mis tes affaires dans mon appart.
Enfin, l’appartement de Tyler.
— C’est super gentil, Otis. Je vais me prendre une chambre d’hôtel, j’ai
besoin de m’étendre un peu. Confortablement.
— Espérons que non. Tu peux venir pioncer à la maison. Tyler est au boulot
et moi je suis off.
— Ça va aller, j’arrive.
— Comme tu voudras.
Isabelle raccroche. Elle embrasse la paume de Matthew, puis son front entre
deux pansements.
Arrivée chez Otis, Isabelle tombe dans ses bras. Son ami la réconforte. Un
décès, une tentative de viol et le coma de Matthew, c’est trop pour la jeune
femme. Beaucoup trop. Après de longues minutes, elle part se reposer sur le
canapé du salon.
Elle repart l’après-midi veiller sur Matthew. Rien ne bouge dans la chambre
d’hôpital. Si ce n’est le passage des soignants. Matthew est dans un autre
monde. Isabelle prend peur. Et si son amertume prenait le pas sur son envie
de vivre ? S’il se laissait mourir ? Elle ne peut s’y résoudre. Alors elle lui
parle. Elle lui parle de son amour pour lui, des projets qu’elle aimerait
réaliser et surtout de son envie de vivre à ses côtés. Malgré ses efforts,
Matthew demeure inconscient et, en début de soirée, Isabelle doit partir.
Le lendemain et le surlendemain, Isabelle répète ce rituel auprès de
l’homme qu’elle aime. Au détriment de ses revenus. Elle vit sur ses
économies et a pris une chambre dans un petit hôtel pas trop cher dans la
banlieue Est du Queens. Le soir, elle n’a ni le courage ni l’envie de
travailler. Elle s’autorise un break. Quelques jours. Le temps d’y voir plus
clair. Le temps d’enterrer son père aussi.
Quatre jours après son décès, les funérailles ont lieu. Un record en temps de
pandémie. Isabelle a fait confiance à Pablito, mais c’était une mauvaise
idée. Sauf pour la rapidité d’exécution, qu’elle soupçonne liée à des
arrangements douteux ou des pression malhonnêtes. Quand il lui a dit que
Luis avait tout prévu, il aurait dû préciser qu’il avait tout prévu avec le peu
de moyen qu’il avait. Le cercueil est minable. La cérémonie est correcte,
sans plus, et Isabelle est mal à l’aise de retrouver toutes ses têtes
patibulaires qui ont bercées son enfance. Ne manque que ceux qui se sont
fait descendre ou qui croupissent en prison.
Isabelle ne réagit même pas. Elle ne pense qu’à s’éclipser pour rejoindre
Matthew. Elle aura maintes occasions de visiter son père sans altercation,
sans haine. Je t’aime m’a-t-il dit. Cet homme avait un courage hors norme
pour son enfant. Il a sacrifié l’estime qu’elle lui portait pour la protéger.
Repose en paix.
Elle ne répond pas à Pablito. D’ailleurs, elle ne veut plus l’appeler Pablito.
Ce sera Pablo. Il n’est pas mon oncle.
Bien qu’attristée par la mort de son père, c’est désormais l’état de Matthew
qui préoccupe ses pensées. Elle part pour l’hôpital. Seule. Elle a refusé
qu’Otis soit mêlé à ces gens. Une excellente idée. Quant à sa mère, elle la
préviendra plus tard. Quand elle pourra s’en occuper.
19. Une ferme au milieu de nulle part
Matthew est heureux. Depuis qu’il fréquente Isabelle, sa vie n’a fait que
s’améliorer. Sa maladie est maîtrisée. Ses peurs ont pratiquement disparu.
De grands progrès. Ce n’est pas Isabelle qui l’a soigné, mais sa personnalité
qui l’a réconcilié avec lui-même, les femmes, la vie.
Ils se sont installés loin de la folie des grandes villes. Une fermette en bois à
rénover dans l’Ohio. Un bled paumé au sud de Lancaster, un achat pas cher.
Des petits champs, des forêts. Du calme. Beaucoup de calme. Ce dont ils
avaient besoin.
Elle joue avec lui. Elle adore le provoquer, attiser son désir. Il la laisse faire.
Ça lui plaît aussi. Il a la plus douce femme du monde, la plus sensuelle
aussi. Mais surtout la plus belle. Loin de sa vie new-yorkaise, Isabelle est
plus rayonnante que jamais. Une petite rose qui s’épanouit toujours plus.
Un soleil permanent.
Elle lui tourne le dos puis revient en courant et saute dans ses bras. Isabelle
le couvre alors de baisers.
Dès qu’elle prononce ses mots, Matthew lui est acquis. L’émoi le submerge.
Il se laisse tomber au sol en prenant soin de ménager sa compagne. Il
amortit leur chute et l’allonge sur son torse. Ils s’embrassent avec la réserve
d’un couple qui se connaît bien, qui prend le temps de savourer chaque
baiser, même s’ils savent déjà par cœur le goût de leurs lèvres, de leurs
langues. Ils ne sont pas pressés. Ils ne le seront plus jamais. La vie leur
appartient.
Isabelle relève sa robe, puis elle retire sa culotte avant de la faire tourner au
bout de son doigt. Déesse de l’érotisme. Elle déshabille Matthew juste ce
qu’il faut pour qu’il puisse la pénétrer. Là, dans le champ. Cachés parmi les
herbes hautes. La jeune femme s’empale sur le pénis de son amant. Elle
gémit de plaisir tandis que le sexe s’enfonce en elle. Puis, elle se penche
vers la bouche de Matthew, l’embrasse à nouveau et laisse son bassin dicter
la danse. Un rythme suave. Elle l’aime. Dieu qu’elle l’aime ! Elle le lui dit.
Encore et encore. Et à chaque fois qu’elle exprime ses sentiments, elle sent
le pénis de Matthew qui se contracte un peu plus. Faire l’amour. Matthew
la contemple avec des yeux brillants. Des yeux aimants. Elle se redresse,
caresse ses seins derrière l’étoffe soyeuse. Elle sent qu’elle vient. Elle se
fait plus rapide, malgré son envie de savourer leur ébat. Son corps s’affole.
Son plaisir explose et tandis que l’orgasme la submerge, elle sent Matthew
qui jouit en elle.
— Tu es démoniaque, souffle-t-il.
— Je sais…
— Je suis enceinte.
— Vraiment ?
— Oui.
— Je suis si heureux !
— Moi aussi.
Plus tard, une odeur âcre l’extirpe de sa torpeur. Ses premières pensées vont
pourtant vers ce bébé inattendu. Ils ont bâti un royaume d’amour dont
Isabelle est la reine. Matthew s’estime comme son chevalier servant et il est
heureux ainsi. Cette femme lui a tant donné sans ne jamais rien attendre en
retour. Elle n’a jamais été indiscrète sur son cancer, ses troubles. Elle est
d’une attention sans limite. Elle méritait mieux que ceux qu’elle a connus.
Matthew s’efforce d’être ce mieux. Les autres n’ont pas réalisé quelle
incroyable perle leur offrait son cœur. Tant mieux pour lui. Il aperçoit une
traînée sombre dans le ciel. Une traînée grisâtre qui contraste avec les
couleurs radieuses du couchant. Et cette odeur…
Bon sang !
Terrorisée, bloquée, mais en vie. Il faut qu’il entre, il doit tenter le tout pour
le tout. Il ne peut pas vivre sans elle. Il n’a jamais connu telle femme. Elle
est tout pour lui. Cela l’effrayait, mais il a compris qu’il ne devait pas la
craindre. Pas Isabelle. Il entre. L’air est suffocant. La chaleur insoutenable.
Son masque improvisé ne lui est d’aucune utilité. Mais il l’entend qui
l’appelle « Matthew ! Matthew ! ». Alors il fonce à travers les flammes,
jusqu’à l’escalier. L’incendie n’a pas atteint les premières marches pour
l’instant, mais il sévit sur la rambarde et le palier du premier étage, où le
tapis s’est embrasé. Bordel ! Comment vais-je faire ? Matthew est
désemparé. La chaleur l’harasse, il n’a pas le temps de réfléchir. Il s’élance
à nouveau, grimpe les marches, tousse. Ses yeux piquent. Des larmes
sillonnent ses joues salies par la suie, avant de s’évaporer dans la fournaise.
Les flammes lui barrent la route. Mais il entend toujours l’horrible litanie
d’Isabelle. « Matthew ! Je suis là ! » Je le sais ma chérie ! J’arrive ! Je te
promets que j’arrive ! Il ne le crie pas. L’air lui manque. À nouveau, il se
rue à travers les flammes. Aveuglé. Asphyxié. À l’étage la situation est pire
qu’il ne l’imaginait. C’est un cauchemar ! Le feu s’est étendu par le plafond
sur tout le corridor qui mène à la salle de bain. Matthew a la tête qui tourne.
Une douleur à la cuisse le désengourdit. Il tape sur la partie de son pantalon
qui a pris feu. Il doit avancer. Ici, il est cuit. Et Isabelle aussi. Il se sert de la
chemise comme d’un filtre, mais il sait qu’elle risque de prendre feu. Il
avance. Lentement. Évitant les flammes et les braises qui tombent du
plafond. Il se brûle maintes fois. Son regard est voilé par le manque
d’oxygène comme par les fumées. « Matthew ! Matthew ! » Il l’entend.
C’est affreux. Qu’a-t-il fait pour mériter cela. Ils avaient atteint le bonheur.
Le vrai bonheur. Celui que seule la sagesse permet d’atteindre. Et on
s’apprête à le lui enlever. Il tombe à genou. Il étouffe. Il a besoin d’air. Il a
toujours eu besoin d’air quand il paniquait, mais là ce n’est pas un tour de
son esprit. L’incendie consume tout l’oxygène. S’il ne se relève pas, il va
mourir ici et Isabelle avec.
Non !
Son sort lui importe peu, mais la vie d’Isabelle est trop précieuse. Il doit
réussir. Il le faut. Il le faut ! Matthew se relève avec peine. Son pantalon
doit encore brûler, car il a mal. Mais il doit avancer. Coûte que coûte ! Un
pas, deux… mais pas trois. Il s’effondre sur le plancher. Il n’a plus de force.
À terre, il retrouve un mince filet d’air qui lui permet de ne pas s’évanouir.
« Matthew ! Matthew ! » Il l’entend. C’est affreux. Il n’a même plus le
souffle pour lui hurler de fuir, de sauter par la fenêtre. Son esprit
s’embrume. Pardonne-moi Isabelle… « Matthew ! Je suis là ! »
« Matthew ! »
— Matthew…
Il l’entend toujours, comme si son ouïe décidait de lui offrir cet ultime
réconfort jusqu’à la fin : bercé par le timbre de sa bien-aimée.
Si seulement, elle n’y était pas justement. Ailleurs, elle serait sauve.
— Matthew…
Jamais, il n’a connu d’être aussi bon. Cette femme est un cadeau du ciel que
la vie saccage.
Son esprit est si confus qu’il ne s’est même plus s’il imagine la voix ou si
elle est bien réelle.
— Matthew…
— Ça va aller, dit-elle.
Les flammes qui le consument ne lui font plus mal. Il sent la chaleur de sa
main sur la sienne. Il se sent si faible qu’il croit être déjà mort. Mais il
perçoit toujours les douces caresses d’Isabelle.
Soudain, Matthew ouvre les yeux.
La fermette a disparu.
De feu, il n’y en a pas. L’éclat aveuglant du jour lui brouille la vue. Il bat
des paupières jusqu’à ce que ses yeux s’habituent. Il est dans une chambre
d’hôpital et la première personne qu’il distingue est Isabelle. En parfaite
santé.
Il est relié aux appareils médicaux qui l’entourent, un cathéter est planté
dans son bras.
— Bonjour, mon chéri, répond-elle tandis que des larmes de joie inondent
son visage.
Merci, mon D…
— J’étouffe, balbutie-t-il.
Isabelle rit.
— T’as de la chance d’être convalescent. Dès que tu seras en forme, je te
saute dessus !
La voix de Matthew est faible, mais il est vivant. Et pour Isabelle, c’est tout
ce qui compte. Dans la chambre, les infirmiers s’activent. Le docteur
Graham aussi. Elle est de service aujourd’hui et satisfaite que son patient
s’en sorte. À priori sans séquelles. Un peu plus que satisfaite même quand
elle voit les yeux lumineux d’Isabelle et la tendresse dans le regard de
Matthew. C’est pour ces bonheurs qu’elle fait ce métier. Cela estompe les
larmes qu’elle n’a pu effacer.
Isabelle ne révèle pas que c’est trop tard, qu’elle l’a déjà lue. Elle la froisse
en une boule compacte et la jette à la corbeille. Cela n’a aucune
importance, songe-t-elle. Tout homme est en proie au doute. Jésus lui-
même… et elle interrompt sa pensée. Ce n’est pas le moment.
Matthew ne peut exprimer sa joie, mais Isabelle n’en a nul besoin. Elle lui
tient la main avec douceur, comme elle l’a toujours fait. Matthew n’a rien
oublié de ce qui l’a amené ici ni du rêve qu’il a fait.