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OLIVIER GUÉRARD

ISABELLE ET LE CLOCHARD
Copyright © 2021 Olivier Guérard.

Tous droits réservés pour tous pays.

Cette œuvre est une fiction.


1. Mauvaise pioche

Lundi 5 novembre 2020

Le monde est gouverné par des dirigeants toujours plus fantasques et


toujours moins crédibles. Le buzz a remplacé les programmes électoraux,
les guerres se font à coups de taxes commerciales, quand ce n’est pas à
grand renfort de tweets et, parfois, en pilotant un drone pour éliminer une
cible à des milliers de kilomètres. Pourtant, c’est un minuscule virus,
invisible à l’œil nu, qui est venu troubler le quotidien des milliards
d’humains. Quelle ironie ! Mais depuis deux jours, ce sont les élections
présidentielles et les contestations du président sortant qui animent les
États-Unis.

En se réveillant ce lundi matin à 7h30 comme à son habitude, Isabelle est


loin de ces considérations politiques et épidémiologiques. Son cœur bat
fort : Ethan Green, son petit ami, rentre de vacances. Quinze jours à faire la
fête avec ses potes, quinze jours pour s’évader de son boulot de contrôleur
de gestion, quinze jours pendant lesquels il n’a envoyé que deux messages.

Coucou ! Tout va bien ici. Je pense à toi. Kisses !

Deux fois le même, sans prendre la peine de considérer la réponse qu’elle


lui a retournée.

Isabelle a pour principale qualité un grand cœur. Elle est toujours à l’écoute,
compréhensive et extrêmement attentionnée. Bien qu’affectée par le
manque d’égards d’Ethan, elle accepte sans sourciller qu’il doit bien
s’éclater avec ses copains. Alors, elle pense aux moments qu’ils ont passés
tous les deux, quand ils font l’amour et cette façon adorable qu’il a de
l’embrasser. Ces songes balayent les nuages noirs de son esprit. Isabelle
remet Ethan sur son piédestal et elle l’attend impatiemment. Car en plus
d’avoir un grand cœur, Isabelle est aussi fleur bleue. Alors le rêve et
l’espoir, elle connaît.

7h35. Vêtue d’un T-shirt trop grand des Yanks, Isabelle prépare son petit-
déjeuner. Elle écoute les informations. Le décompte des votes… la
pandémie. Ici dans le quartier de Corona, on a vite appris à vivre avec la
peur d’attraper la Covid-19. La population y est plutôt pauvre et les gens
doivent enchaîner les petits boulots. Il y a eu beaucoup de morts. Surtout à
New York. Surtout dans le Queens. Surtout dans ce district. Beaucoup trop
pour un pays supposé développé. Avec les mois, le nom du virus effraie
moins et de toute façon, ce matin, Isabelle a la tête ailleurs pour s’inquiéter
de la recrudescence des cas positifs qu’énumère le journaliste. Elle regarde
fixement la bouilloire en inox qui se met à siffler sur le vieux réchaud à gaz.
Il est rouillé par endroits, la peinture s’écaille. La proprio n’en a cure.
Isabelle aussi. Son téléphone n’a toujours pas vibré et il n’y a aucun
message en attente. Pourtant, l’avion a dû atterrir depuis une bonne demi-
heure.

Rigolades, formalités, bagages… Ethan doit être occupé.

Elle finit par verser l’eau bouillante dans sa tasse préférée. La blanche avec
un smiley aux yeux en forme de cœur. Le café soluble se mélange
instantanément, diffusant son doux parfum dans la pièce. Isabelle aime
sentir cette odeur. Elle lui rappelle son enfance, la famille. Enfin ce qui lui
servait de famille… Et puis surtout, elle apprécie cette boisson, chaude,
énergisante, avant de partir au travail. C’est son remède pour sortir de la
torpeur matinale. Un remède qui lui vient de ses origines latines, même si le
préparer ainsi est un véritable sacrilège. Elle n’a pas les moyens d’acheter
une vraie cafetière. Encore moins la place.

Les yeux rivés sur l’écran de son smartphone, Isabelle prend son repas. Elle
est heureuse. Elle a hâte d’être à ce soir et de se jeter au cou de son bien-
aimé, qu’ils s’enlacent tous deux dans la fièvre des retrouvailles. Elle sourit.
Ça va être génial. Torride.

Rough !
Plongée dans ses rêves, elle débarrasse la cuisine en traînant. Puis, elle va
dans la minuscule salle de bain où elle coiffe soigneusement ses longs
cheveux bruns, se maquille discrètement, et esquisse quelques moues sexy
devant son miroir. Elle imagine Ethan qui lui fait face. Elle sait qu’elle lui
plaît. Il ne résiste jamais longtemps avant de lui sauter dessus. Cela la
rassure.

Le téléphone.

Toujours rien.

Et si…

Et si ses vieux démons la rattrapaient ? Et si Ethan sortait de sa vie, comme


les autres mecs avant lui ? Soudain, Isabelle a chaud. Son cœur s’emballe.
Pour de mauvaises raisons… elle se fait des idées. Elle secoue son large
pull pour faire circuler l’air. Ce n’est qu’une bouffée d’angoisse. Rien de
grave, mais qui en dit long sur l’état nerveux dans lequel elle se trouve.
Face à la glace, il n’y a plus de sourire. Juste une femme de vingt-cinq ans,
anxieuse. Ses rapports avec les hommes ont toujours été compliqués.

Mais Ethan est différent.

Elle essaye de s’en convaincre. C’est sa plus longue relation. Neuf mois. Ce
n’est pas énorme, mais pour Isabelle, c’est un record.

Une légère vibration signale l’arrivée d’une notification sur l’écran.

Incapable de se retenir, Isabelle saisit l’appareil, le déverrouille. Mais ce


n’est qu’un mail. Publicitaire. Même pas une bonne affaire. Pire, un
vulgaire hameçonnage mal conçu.

Hey ! Je déconne complètement !

C’est le moins que l’on puisse dire. Isabelle sait qu’elle doit se calmer. Elle
respire profondément et quitte l’étroite pièce en boutonnant son chemisier
blanc.
— Putain, l’heure ! s’exclame-t-elle en apercevant la pendule murale près
de son réfrigérateur.

Stressée, Isabelle cherche ses bottines. Dans sa précipitation, elle passe trois
fois devant, avant de les apercevoir cachées sous son vieux sofa râpé. Ça lui
apprendra à ne pas ranger ses affaires et à se déchausser n’importe où,
comme ça lui apprendra à rêvasser de bon matin. Mais les secondes perdues
s’accumulent. Arriver en retard serait une catastrophe. Isabelle fait preuve
d’un professionnalisme exemplaire qui implique la ponctualité, mais
surtout, elle redoute la réaction de Raven Jackson qui, non contente de
partager le patronyme de la star défunte de la pop, sert aussi de gérante
quand la patronne n’est pas là. Rôle qu’elle tient avec l’autorité d’un
dictateur. Vindicative, imprévisible, Isabelle la craint. Raven possède ce
qu’elle n’a pas : une grande gueule et une tendance malsaine à rabaisser les
autres. Une vraie pétasse en somme.

Elle, qui était déjà perturbée par l’absence de nouvelles d’Ethan,


s’emmitoufle à la va-vite dans sa doudoune, attrape son écharpe rouge sur
le portemanteau qu’elle avait trouvé un soir, abandonné dans la rue, et
s’élance hors de son studio.

La porte claque.

Merde la clé !

Par automatisme, elle fouille sa poche. Ouf ! Frayeur inutile, le trousseau


est à sa place. Le palier, aux teintes aussi sombres que tristes, remplace les
couleurs chamarrées de sa bonbonnière. L’escalier est affreux. Des tags ici
et là n’ont pas encore été effacés et ne le seront peut-être jamais.

Incapable de réfréner une envie qui la démange depuis le réveil, Isabelle


envoie un SMS à Ethan. Pourtant, elle aurait préféré que le premier mot
vienne de lui.

Salut :) Bien rentré ? Je t’embrasse tendrement.

Elle n’hésite pas lorsqu’elle clique sur envoi. C’est seulement après qu’elle
regrette son geste. Elle aurait dû attendre un peu. Pour voir…
Contrairement à son habitude, Isabelle descend les marches au lieu de
prendre l’ascenseur. Probablement parce qu’elle a besoin de bouger pour
calmer son excitation, atténuer sa contrariété et pour rattraper son retard.
Elle les dévale quatre par quatre, parcoure les six étages qui la sépare du
hall et s’échappe de cette résidence sans âme.

Dehors, l’air frais de l’automne vient remplacer les mauvaises odeurs des
parties communes. Le froid est vivifiant. Les fragrances des feuilles mortes
parfument l’atmosphère. Le ciel est dégagé. Le soleil illumine les
immeubles. Ses rayons s’infiltrent entre les branches des arbres qui se
dépouillent de leurs attraits. C’est une belle journée. Une très belle journée.

Étourdie, pressée, la jeune femme s’encastre dans un passant. Confuse, elle


balbutie quelques mots d’excuse. Isabelle n’est pas bien grande. Face à son
mètre soixante-trois, le gaillard la surplombe d’une bonne tête. Elle ne voit
pas son visage, il est à contre-jour. À la couleur de sa peau, elle devine qu’il
partage ses origines. Rien d’étonnant dans ce quartier. Il pue la bière et une
odeur âcre de sueur se mélange à l’alcool. Son haleine empeste la
marijuana.

Un junky… fait chier !

Il l’embrouille avec un charabia sans queue ni tête. Isabelle fait semblant de


ne pas l’entendre et le contourne. Malheureusement, le type l’agrippe par
son manteau. Isabelle est stoppée net.

— T’es ouf, ma sœur ! Tu me défonces comme ça et tu te tires sans me


dédommager ?

C’est pas moi qui t’ai défoncé abruti, mais les drogues que tu t’enfiles !

Ça, c’est ce qu’Isabelle aurait aimé lui dire. Mais la réalité est toute autre :
ses lèvres ne font que remuer sans articuler le moindre mot. Comme
toujours.

Elle rougit. Elle est mal à l’aise. Le drogué la serre fort, il lui fait mal au
bras.
— Fais pas ta pute, file-moi quelques dollars.

Il est tellement shooté qu’il paraît peu menaçant. Mais Isabelle connaît ce
genre de gars : s’il est en manque, il peut devenir extrêmement violent. Elle
sait aussi que si elle sort son portefeuille, ce n’est pas de quelques dollars
qu’il se contentera, mais de tout le contenu. Désemparée, elle regarde
autour d’elle. À gauche, les gens l’ignorent. Ils ne veulent pas d’ennuis. À
droite, un homme s’approche. Un autre chicano.

— Que se passe-t-il ? demande ce dernier avec aplomb.

Isabelle marmonne.

— J’ai rien compris, s’agace le nouveau venu.

D’instinct, Isabelle comprend qu’il n’est guère disposé à l’aider.

— Il me réclame du fric, déclare-t-elle plus distinctement.

Le junky semble hagard. Ses neurones analysent lentement la situation.

— Ben, donne-lui. T’as combien ?

Et merde…

— Je suis coiffeuse, j’ai pas grand-chose…

Foutez-moi la paix ! n’ajoute-t-elle pas.

— Montre, ordonne-t-il avec son fort accent mexicain.

Le toxico sort de sa torpeur.

— Paie pour ta copine. Elle m’a niqué le torse.

L’imbécile n’a rien compris. Il attrape l’autre type avec maladresse, mais
avec vigueur.
— Lâche mon blouson, mec ! Je vais t’éclater ta gueule de camé !

Isabelle s’éloigne pendant que les deux énergumènes s’invectivent. Elle


trottine sur le trottoir, perturbée sans être plus effrayée. Ce n’est pas la
première fois que ce genre de mésaventure lui arrive et certainement pas la
dernière. D’habitude, c’est le soir.

Pas de bol.

Et elle a encore perdu du temps. Elle court comme elle peut avec ses
bottines inadaptées. Si elle tient la cadence, elle peut arriver à temps. Mais
Isabelle, bien qu’active, n’est pas sportive. Son manteau lui donne chaud,
elle a vite mal au pied. Le souffle lui manque. La boutique est à trois
kilomètres. Avant l’épidémie de la Covid-19, elle s’y rendait en bus.
Maintenant, elle préfère marcher. Pour conforter son choix, elle se dit que
ça l’oblige à bouger plus. Comme si la coiffure était un métier reposant.

Soudain, elle ressent une vibration caractéristique. Son smartphone. Le


salon n’est plus qu’à une centaine de mètres…

Mais si c’est Ethan ?

Isabelle s’arrête près d’un mur. D’une main fébrile, elle l’extirpe de sa
poche puis manipule le merveilleux appareil qui la relie à la terre entière.

Coucou ! Ça roule ?

Elle aurait pu lui répondre par message et foncer rejoindre ses collègues.
Mais au lieu de cela, elle appelle aussitôt l’expéditeur : Ethan.

Une sonnerie…

Deux sonneries…

Trois sonne… il répond !

Le cœur d’Isabelle bat la chamade.

— Bébé ?
La voix d’Ethan. Sa joie explose.

— Oui ! Tu es arrivé ?

— Et même chez moi. On a pris un verre avec Noah sur le chemin. J’suis
claqué. Il faut que je te parle tout à l’heure. Je vais pioncer avant.

Il faut que je te parle ?

Isabelle est saisie par un pressentiment. Du déjà-vu. De mauvais souvenirs.


Des échecs.

— On est au téléphone, exprime-toi, l’enjoint-elle. Ça fait du bien


t’entendre ta voix !

Mais pourquoi ajoute-t-elle cette phrase ? Isabelle se mord la lèvre pour


s’obliger à se taire.

Trop bonne, trop conne.

Elle essaye de se détendre. Après tout, il a sûrement envie de discuter aussi.


Elle cherche à s’en convaincre.

— Hein ? Heu… ouais. Tu bosses pas ce matin ?

— Si, mais j’ai un peu de temps encore, ment-elle.

— OK. Tu sais, je t’aime bien, commence-t-il, hésitant.

Isabelle se sent mal. Cette approche, ce timbre…

— On a passé plein de super moments ensemble. C’était vraiment bien,


continue-t-il.

Elle a la gorge sèche. Elle voudrait déglutir, mais son corps est tétanisé.

— Isabelle ?
Elle ne parvient pas à répondre.

— T’es là ?

— Ou… oui, articule-t-elle difficilement.

C’est encore plus laborieux qu’avec les deux gars qui l’ennuyaient plus tôt.

— Franchement, je t’aime bien, reprend-il, maladroitement.

Isabelle a l’impression de s’enfoncer dans le sol. La terre l’engloutit. Elle


sombre.

— Mais… en fait… je pense que je ne suis pas assez bien pour toi.

C’est à moi d’en juger ! a-t-elle envie de hurler.

— N… non… ne dis pas ça, murmure-t-elle.

Ses paroles sont couvertes par le bruit de la circulation. Il ne l’a pas


entendue. Le soleil brille au loin. C’est une belle journée. Vraiment.

— Enfin, j’sais pas si j’suis pas assez bien pour toi ou si je pense encore à
mon ex.

Isabelle a l’impression d’entendre des ricanements derrière la voix d’Ethan.


Impossible de savoir si c’est son imagination, un rire alentour, ou la réalité.

— Je… je croyais que tu ne l’aimais plus, balbutie-t-elle.

Cette fois, il l’entend.

— Je le croyais aussi, répond-il. T’es une fille adorable Isabelle. Tu sais


comme j’adore tes caresses, ta bouche, tes fesses… mais on ne fait pas une
vie qu’avec du cul.

Pour Isabelle, ça n’a jamais été que du cul. Elle reste coite. Ses yeux
embués se fixent sur l’azur du ciel. L’astre l’éblouit, mais elle reste
impassible. La lumière la soutient.
— Bref, je ne voudrais pas te faire perdre ton temps dans une relation sans
avenir. Tu as mieux à faire. Tu mérites mieux.

— Non… souffle-t-elle si bas que ses mots disparaissent dans le néant.

Isabelle est figée. Ses pieds semblent faits de plomb. Ses épaules se voûtent
sous le poids du chagrin, de la désillusion. Les travailleurs du matin passent
devant elle en l’ignorant. Elle porte seule sa tristesse.

— Voilà, j’vais pas te déranger plus longtemps, tu as sûrement des trucs à


faire. Prends soin de toi, t’es une chic fille ! Et on peut rester pote !

— Mais moi, je…

Le petit bip émis par le smartphone signifie qu’il a coupé l’appel.

… ne veux pas rompre.

Isabelle reste immobile de longues minutes. Totalement abasourdie. Elle


n’avait pas imaginé un tel scénario.

Les spécialistes disent que l’amour dure trois ans. Je ne dépasse pas neuf
mois.

Ses épaules s’affaissent. Elle est dépitée.

La dure réalité du monde la rappelle à l’ordre.

T’es où, chérie ? T’as intérêt à avoir un bon alibi, Raven va te tuer !

Merde ! Le taf !

C’est Otis Brown, un noir américain, complètement excentrique,


complètement gay, fondateur du mouvement Black Hairs Matter, qui milite
pour la réhabilitation des coupes afro sans artifice. Mais c’est surtout son
meilleur ami, son confident. Il s’inquiète pour elle. Probablement la seule
personne dans ce pays qui se soucie sincèrement d’Isabelle. Elle s’élance
vers le salon. Des larmes filent le long de ses joues. Elle les balaye d’un
revers de manche.

Un temps magnifique.

Une si belle matinée.


2. De mal en pis

Dès qu’elle pousse la porte vitrée, elle croise le regard désolé d’Otis. Il sait
qu’elle va se prendre un savon. Mérité qui plus est, elle a un quart d’heure
de retard. Mais Otis voit plus que cela. Il remarque les sillons séchés sur les
joues d’Isabelle, ses yeux rougis et encore embués. Il voudrait la
réconforter, la serrer dans ses bras et lui parler pour savoir ce qu’il s’est
passé. Mais Raven Jackson s’impose avant quiconque.

— Mademoiselle Flores ! s’exclame-t-elle avec emphase, attirant l’attention


de tous. Quelle joie de vous voir parmi nous ! Je vous pensais en vacances !
À moins que vous n’ayez un statut particulier qui vous octroie certains
privilèges que nous, pauvres collègues, n’avons pas ?

Voilà, c’est exactement ce qu’Isabelle craignait : la grande gueule de Raven.


Pour son plus grand malheur, la corpulente mégère l’ouvre trop souvent.

Isabelle est confuse. Elle sent les regards converger vers elle. Certains
navrés, d’autres amusés par le cirque de Raven. Mais être le centre d’intérêt
la trouble. Elle balbutie quelques mots inintelligibles, tout en gardant les
yeux fixés sur ses chaussures.

— Pardon ? Je n’ai pas compris. Quelqu’un a pigé ce qu’elle a dit ?

Les employés qui cherchent les bonnes grâces de la pimbêche déclarent que
non. La situation est particulièrement embarrassante, même pour les
quelques clients présents. Raven dessert l’image du salon en se comportant
ainsi. Pourtant, madame Rodriguez, la propriétaire des lieux lui fait
confiance. Au grand dam d’Isabelle et d’Otis.
Isabelle reste immobile, ne sachant que faire et étant incapable de répondre.
Elle attend ainsi une longue minute, jusqu’à ce qu’elle soit encore rabrouée.

— Mais c’est qu’elle va rien foutre cette potiche ! s’emporte Raven. File au
bac ! Y’a pas de clients pour toi ce matin ! Si t’avais le moindre talent pour
la coiffure, tu serais demandée. Mais t’es nulle. Faut te résigner ma pauvre.

Isabelle s’exécute sous le regard accablé de son ami. Une gêne est
perceptible parmi les personnes présentes, mais aucune voix ne s’élève
contre la responsable. Quand elle passe près de lui, Otis fait mine de tirer
sur Raven.

— Quelle pouffiasse ! lui souffle-t-il, suffisamment bas pour que nul autre
ne l’entende.

Isabelle acquiesce d’un hochement de tête avant de décamper vers la salle


du fond, là où l’on fait les shampoings. Il n’y a personne, ni client ni
collègue, alors elle prend un balai et frotte le sol qui n’en a pourtant pas
besoin. Elle redoute que Raven ne lui tombe encore dessus et elle souhaite
ne penser à rien.

Si seulement c’est possible…

Mais ça ne l’est pas. Même en s’occupant, son esprit divague entre Ethan et
Raven. Surtout Ethan. Les reproches de Raven ne sauraient égaler la
douleur de la séparation. Soudain, Isabelle sursaute. Une pièce de dix cents
trainant sous un des sièges, la fait tiquer. Pour la première fois depuis
qu’elle bosse, elle a marché dans la rue en ignorant les plus démunis : les
clochards, les mendiants. Cette constatation l’attriste et l’accable encore
plus. Isabelle s’est mis un point d’honneur à saluer ces laissés pour compte
que nombre de gens oublient. Et il a fallu qu’Ethan lui brise le cœur pour
qu’elle les néglige en venant.

Je me rattraperai ce soir, songe-t-elle pour se déculpabiliser.

Rassurée par cette promesse, un léger sourire étire ses lèvres. Le premier
depuis qu’Ethan l’a plaquée.
La vie s’anime progressivement dans le salon de coiffure. D’autres clients
arrivent et Isabelle peut lâcher son balai. Prendre soin de ces gens souvent
stressés, ou simplement en mal de contact, est un vrai plaisir pour elle. Elle
les shampouine avec douceur, leur masse le cuir chevelu et prend soin de
leur coupe. Elle a plutôt la côte avec eux. Surtout les vieilles dames qui
l’adorent. Elles peuvent radoter à souhait sans jamais la lasser. Isabelle les
écoute, leur accorde du temps et elles la remercient avec de généreux
pourboires quand elles peuvent, sinon un sourire radieux. Isabelle n’en
demande pas plus. Le bonheur qu’elle offre va au-delà de ses propres
intérêts.

Une belle âme.

Une âme altruiste.

Otis la rejoint dans la salle des bacs. Après avoir installé sa cliente, il
engage la conversation avec son amie.

— Ne te prends pas la tête avec Raven. Tout le monde sait qu’elle est tarée.

La cliente sourit. Isabelle fait les gros yeux à son ami. Ce n’est pas le
moment de critiquer la responsable de la boutique. Mais il se contente de
hausser les épaules.

— Il n’a pas tort, dit la dame avant de fermer les yeux et se laisser aller
entre les mains expertes d’Otis.

Ses cheveux gris baignent dans une mousse onctueuse et parfumée. Les
deux compagnons se lancent un regard étonné. Son intervention les
surprend autant qu’elle les amuse.

— Ce n’est pas Raven, dit Isabelle.

— Je m’en doutais. C’est donc Ethan ?

— Oui, murmure-t-elle en ravalant un sanglot.

Otis lui envoie un petit coup de hanche pour lui rappeler sa présence.
— Hey ! Ça va aller, ajoute-t-il. Je suis là. Tu me raconteras ça tout à
l’heure. Tu tiendras le coup d’ici là ?

— J’espère.

Ils abandonnent ce sujet délicat et se concentrent sur leur tâche respective.


Pour égayer Isabelle, Otis lui raconte des anecdotes croustillantes de ses
soirées passées, puis il lui balance des platitudes sur la vie. De toute façon,
Isabelle ne s’effondre pas. La coiffure est une passion qui la rend heureuse
et participe à son équilibre. Aussi mal payée soit-elle. Aussi triste soit-elle.

Quand arrive la pause déjeuner, Isabelle a l’esprit léger. Concentrée sur son
travail, elle ne pensait plus à Ethan. Mais dès qu’elle franchit la porte du
salon, le soleil inondant la rue l’oppresse.

Comment une si belle journée peut-elle devenir aussi triste ? songe-t-elle,


subitement mélancolique.

La lumière de l’astre est normalement une source de joie comme de vitalité


pour Isabelle. Mais aujourd’hui sa clarté contraste avec son humeur. Elle en
veut à l’étoile d’être aussi radieuse. C’est idiot, mais son cœur est lourd. Sa
peine immense. Otis ne perçoit pas immédiatement la détresse de son amie.
Il lui parle de Tyler, son petit copain. Un grand blanc aux cheveux châtain,
bien plus réservé que lui.

— J’en ai vraiment marre des capotes. Si seulement on pouvait se passer de


ces trucs en latex, s’exaspère-t-il. Ça gâche tout le plaisir !

Isabelle l’écoute à peine. Elle connaît la musique par cœur. Elle l’entend
pester ainsi à longueur de semaine. Cela fait presque deux ans qu’Otis et
Tyler sont ensembles. Les deux tourtereaux se sont rencontrés peu après
qu’elle soit embauchée au salon. Tyler Bing est séropositif au VIH. Si le
virus est sous contrôle, les médecins recommandent aux deux amants de
garder certaines précautions en attendant que la charge virale soit
indétectable. Pour le plus grand désarroi d’Otis.
— J’m’en suis tapé des mecs, jamais rien chopé ! Et ce pauvre Tyler, il
attrape cette saloperie dès son deuxième rapport sexuel… Tu le crois ça ?

Otis lui rabâche si souvent ce sujet, qu’aujourd’hui Isabelle ne répond pas.


Ses pensées l’ont entraînée malgré elle dans l’analyse de son nouvel échec
sentimental. Otis comprend alors que son amie craque.

— Oh ma pauvre ! s’exclame-t-il en posant sa main sur son épaule.


J’espérais te garder la tête hors de l’eau quelques minutes de plus. C’est
raté !

— C’est pas grave, Otis. Tu n’y es pour rien. C’est moi…

— Non, ce n’est pas toi ! Tu es une fille géniale. Ethan est un gros con !

— Et le précédent aussi ? Et celui d’avant encore ? Tous mes ex seraient


cons et moi parfaite ? Non, Otis. Je suis nulle et c’est pour ça que les mecs
me quittent. Ils me traitent comme une merde, parce que j’en suis une.

— Qu’est-ce que cet enfoiré t’a balancé comme vacherie ? Il a forcément


dit des méchancetés pour que tu me sortes ça.

Il n’a pas tort, songe Isabelle.

Ethan n’a pas franchement pris des gants pour la jeter. Mais les deux amis
arrivent devant le boui-boui chinois où ils ont l’habitude de prendre des
plats à emporter quand ils veulent discuter dehors. Elle ne répond pas à
Otis. Ils commandent des raviolis vapeur, des nems, et des plats débordants
de sauce, réchauffés au four à micro-onde. Vu les prix proposés, personne
ne se plaint de l’aspect peu ragoûtant de la nourriture. À peine sortis, Otis
réitère sa question.

— Alors ? Que t’a-t-il dit ?

Le ton grave avec lequel il s’exprime révèle son mécontentement.

— Qu’il pensait à son ex, qu’il n’est pas assez bien pour moi, qu’il adore
ma bouche, mes fesses… mais qu’on ne fait pas sa vie avec quelqu’un en se
basant uniquement sur le sexe.
Elle déglutit difficilement et reprend :

— Que je suis une chic fille, qu’on devrait rester pote…

Ses yeux s’embuent. Elle se sent trahie, brisée, par les propos d’Ethan. Y
repenser et les exprimer à voix haute ne fait que prouver le mépris
manifeste de son ex petit ami. Le souvenir de leurs ébats lui laisse
l’impression d’être souillée. Elle croyait ses sentiments partagés. Jamais
elle ne serait livrée avec tant de passion si elle avait su que ce n’était pas le
cas. Elle l’a aimé sans réserve. Elle l’aime encore.

— Putain… le connard ! Il t’a vraiment sorti ça ?

Isabelle lui lance un regard aussi sombre qu’abattu en guise de réponse.

— Oh pardon ma chérie ! s’exclame-t-il. Cette ordure s’est vraiment foutu


de ta gueule !

— Je le crains.

— Faudrait lui amocher sa face de gendre idéal !

— Chose qu’on ne fera pas.

— Ouais… malheureusement ! Que lui as-tu répliqué ?

Isabelle redoutait cette question. Elle est finalement arrivée.

— Rien. Comme d’hab. J’ai été minable.

— Tu fais ce que tu peux, tout le monde n’a pas la grosse bouche de Raven.

Il désigne d’un mouvement de tête leur collègue qui avance sur le trottoir
d’en face, accompagnée d’une employée qui cherche sa considération.

— Regarde-moi ça, reprend Otis. Madame se prend pour Beyonce, alors


qu’elle n’en a ni la prestance ni le charisme.
Otis déteste les fashions faux pas et en bon sniper, quand il en repère un, il
le dézingue. Raven fait régulièrement partie de ses victimes. Il s’arrange
juste pour qu’elle ne l’entende jamais.

— Mais c’est pas possible ! s’agace-t-il. Marcher avec des talons genoux
pliés ! T’as vu ça ?

Isabelle acquiesce.

— Mets des ballerines, bordel ! Quand on ne sait pas marcher avec des
stilettos, on n’en porte pas ! s’exclame-t-il, sincèrement outré.

Il a raison. La démarche de Raven est si ridicule qu’Isabelle sourit.

— Et ses cheveux… Bon sang, regarde-moi ses cheveux ! On dirait du


plastique ! C’est moche, c’est dégueulasse, ça ne ressemble à rien ! Faut
que quelqu’un lui dise d’arrêter ses tissages merdiques ! Rien ne vaut une
vraie coupe afro. Moi au moins, j’assume mes origines.

Isabelle rit. Elle n’est pas du genre à se moquer des autres, mais Otis a
raison sur toute la ligne : Raven manque autant de goût que de sympathie.
Pourquoi la patronne lui laisse les clés du salon reste un mystère. Quoi qu’il
en soit, cela fait du bien de la remettre à sa place, même si c’est juste entre
eux. Ils s’assoient sur un muret baigné de lumière. Les rayons solaires les
réchauffent et ils défont chacun leur manteau.

Otis redevient sérieux.

— Est-ce que ça a ravivé des choses… du passé ? demande-t-il en


soupesant ses mots.

Isabelle sait à quoi il fait allusion. Elle lui a vite accordé sa confiance et elle
lui a révélé les aspects les plus sombres de sa vie.

— Non. Mais je crois que je suis réellement maudite avec les hommes.

— Sympa pour moi, dit Otis en lui lançant un clin d’œil. Tu ne me


considères pas comme un homme ?
Isabelle sait qu’il en rajoute pour l’amuser.

— Mais si. T’es un super pote ! Toutes les femmes devraient avoir un
meilleur ami gay. Y’a pas mieux pour comprendre les hommes !

— Les hommes sont faciles à comprendre, rétorque Otis.

— Vraiment ? Alors pourquoi tu me racontes si souvent les reproches que


tu fais à Tyler ?

— Tu marques un point. Fichus bonshommes ! Leur psychisme est un vrai


foutoir !

— Et ils ruinent le nôtre, conclut Isabelle.

S’ensuit un long débat sur la complexité masculine. Isabelle se défoule, Otis


n’est pas en reste. Quand ils repartent vers le salon de coiffure, Isabelle se
sent un peu mieux. Un peu seulement. Ça aurait dû être une si belle journée.

Bras dessus, bras dessous, ils retournent au travail.

— Ça ira ? s’enquit Otis au moment de franchir le seuil de la porte vitrée.

Isabelle réfléchit.

— Difficile à dire. C’est si frais. Par moment, j’oublie qu’il m’a quittée.
D’autres fois, je crois que c’est juste un rêve. Mais j’ai surtout peur de la
soirée. Quand je serais seule face à la nuit.

— Viens dormir chez nous, propose aussitôt Otis.

— Non. Je vais ennuyer Tyler avec mes histoires. Vous avez votre vie, vos
soucis…

— Pour l’heure, ma seule véritable inquiétude c’est toi, ma chérie.

— C’est gentil, Otis. On verra. Si j’suis vraiment pas bien, je t’appelle.


— Promis ?

— Promis.

Ils mettent leurs masques chirurgicaux et pénètrent enfin dans le salon.


Depuis la Covid 19, la vie a drôlement changé. Les mesures sanitaires sont
inédites. Ils les trouvaient perturbantes au début, puis comme tout le monde,
ils s’y sont habitués. Gel hydroalcoolique et masques font désormais partie
du quotidien.

Isabelle sent le regard pesant de Raven en traversant la salle.

Qu’ai-je fait encore ? Aurait-elle entendu nos moqueries dans la rue ?

C’est impossible. Isabelle le sait, mais l’insistance de Raven la trouble. Et


c’est sûrement pour ça que la responsable la jauge. Pour la mettre mal à
l’aise.

Lâche-moi la grappe !

Isabelle voudrait lui crier dessus, l’intimider pour la remettre à sa place.


Mais elle n’en fait rien. Ses mots restent dans ses pensées avec sa rage, sa
rancœur, sa tristesse. Heureusement la clientèle afflue aujourd’hui. Isabelle
retrouve quelques têtes sympathiques avec plaisir et bichonne ses clientes.

Cette après-midi encore, aucun homme pour elle.

Est-ce un signe ?

Ses mains s’affairent. Si elle réfléchit, tout lui devient prétexte à se remettre
en cause. Alors, elle se noie dans le travail, comme d’autres se noieraient
dans l’alcool. Est-ce plus sain ? Elle n’en est pas si sûre.

Workaholic…

Quand il peut, Otis l’encourage avec des paroles bienveillantes. Sinon, il lui
offre un sourire dès qu’il la croise. Isabelle se sent soutenue par son ami.
Elle n’a jamais eu besoin de lui demander d’être présent, il sait quand il doit
être là pour elle comme elle sait l’être pour lui. Leur complicité est
évidente, authentique.

Dommage qu’il soit homo ! songe souvent Isabelle. C’est le mec parfait
pour moi.

Ce n’est pas totalement vrai puisqu’elle n’éprouve pas d’attirance physique


pour son ami. Mais plutôt une connivence qui n’a jamais existé dans ses
relations amoureuses. À son grand désarroi.

Les coiffages s’enchaînent jusqu’à la fermeture du salon. C’est une


excellente journée pour le chiffre d’affaires. Après la période de
confinement, tout le monde avait craint la faillite. La clientèle s’était faite
timide les premiers jours de reprise, mais depuis, le rythme va croissant.
C’est rassurant pour les employés, car l’explosion du chômage avant l’été
avait laissé craindre le pire.

Comme souvent, Madame Rodriguez passe peu avant qu’ils ne quittent leur
poste. Elle possède plusieurs boutiques dans la ville, sans que quiconque
sache exactement lesquelles. Raven est sûrement mieux informée que les
autres, mais elle n’en dit jamais rien. La patronne interpelle les premiers
collègues qui s’apprêtent à partir.

— Un instant, s’il vous plaît ! Je voudrais m’adresser à vous.

Elle attend que le dernier client règle son dû et franchisse la porte. Puis elle
la verrouille pour que personne ne les dérange pendant son speech. Enfin,
elle réunit tout son petit monde dans la pièce principale. Les lumières des
miroirs scintillent. La boutique étincelle. Déjà prête pour la journée
suivante. Ici, le mot d’ordre c’est la propreté. Madame Rodriguez observe
avec satisfaction son entreprise, puis elle toussote pour attirer l’attention.

— Merci à tous pour l’excellent travail que vous faites ici. Je suis fière de
vous !

Cette approche rassure Isabelle. Elle avait instinctivement imaginé le pire.


— Comme vous le savez, reprend sa cheffe, nous avons traversé une grosse
turbulence avec l’arrivée du Coronavirus. Ce que vous ignorez, c’est que
j’ai contracté un crédit pour maintenir le salon à flot pendant cette période.
Je pensais… voire j’espérais que la reprise suffirait à couvrir les frais. Mais
après avoir rencontré mon comptable aujourd’hui, la sentence est tombée.
On ne gagne pas assez et je dois prendre une décision aussi désagréable que
délicate.

L’ambiance est moins lumineuse désormais. Les têtes s’assombrissent. Tous


craignent pour leur poste, pour leur avenir… Finalement, Isabelle avait vu
juste. Il ne lui reste plus qu’à prier pour ne pas faire partie des victimes
économiques. Otis lui lance un regard inquiet. Il a besoin de ce boulot
autant qu’elle. Mais Isabelle est tétanisée. Le confinement a aussi mis à mal
ses finances.

— Étant incapable de trancher, je vous apprécie tous et je sais à quel point


un job est vital de nos jours, j’ai décidé que la dernière arrivée serait celle
qui nous quitterait.

Elle se tourne vers Isabelle. Les autres visages en font autant. Certains avec
soulagement, d’autres avec compassion et certains, plus rares, avec
satisfaction. Celui de Raven fait partie de ces derniers. Mais le monde
s’écroule pour Isabelle qui ne remarque rien de tout cela.

— Isabelle, je suis navrée. Il fallait faire un choix. Aucun n’était juste.


Crois-moi ce n’est absolument pas contre toi et je serais ravie de t’accueillir
de nouveau dès que les finances le permettront. J’espère que tu comprends
ma situation ? demande madame Rodriguez sincèrement contrite.

Isabelle se contente de hocher la tête. Tout cela ne peut être réel. Elle va
finir par se réveiller puis elle ira travailler et enfin elle retrouvera Ethan. Le
regard désolé d’Otis paraît si réel.

Est-ce la réalité ?

— Isabelle ? reprend la patronne. Ça va aller ?

Isabelle fait un nouveau hochement de tête. Otis intervient.


— Je vais la raccompagner, madame.

Perdre son mec et perdre son job. Qui dira que je ne suis pas maudite ?

— Merci Otis. Prends soin d’elle.

L’affliction visible sur le visage de madame Rodriguez est authentique,


mais elle n’atténue en rien la souffrance d’Isabelle. Celle-ci peine à
recouvrer ses esprits. D’ailleurs, elle n’en a pas envie, elle veut juste sortir
de cet affreux cauchemar. Otis l’entraine par la main vers l’arrière-boutique.
Dans une pièce attenante à la salle des bacs, les employés ont un petit
vestiaire qui fait aussi office d’espace de repos. Une table et quelques
chaises rustiques leur permettent une pause entre deux clients. Ils sont
rarement utilisés. Ce serait se faire mal voir de la responsable.

Otis lui parle, mais Isabelle n’entend rien. Elle se contente de prendre
machinalement son manteau, son écharpe et son bonnet qu’elle fourre dans
une poche. Elle espérait consacrer son énergie à surmonter sa rupture avec
Ethan. Peut-être même le reconquérir. Et puis… Et puis, elle s’est fait virer.
Sans même avoir commis de faute. Juste parce que la conjoncture
économique est pourrie. Elle étouffe. L’air devient irrespirable. Il faut
qu’elle sorte.

Elle se précipite à l’extérieur, abaisse son masque chirurgical et inspire de


grandes bouffées. Otis la rejoint. L’air frais les assaille après la chaleur du
salon où les sèche-cheveux ont tourné à plein régime toute la journée. Otis
la saisit par les épaules et la tourne vers lui.

— Tu es sûre de ne pas vouloir dormir à la maison ? Cela me déplaît de te


savoir seule ce soir.

Isabelle observe les arbres dont les branches s’élancent dans la nuit. Le jour
décline de plus en plus tôt. Les feuilles mourantes sont semblables à son
cœur. Elles se ternissent, elles perdent leur vitalité, puis elles tombent. Le
ciel est encore dégagé. Isabelle y distingue la lune et de rares étoiles que la
lumière citadine n’occulte pas.
Une magnifique journée…

— Je ne vais pas sauter par la fenêtre, Otis. Ne t’inquiète pas, lui lance-t-
elle. Je vais rentrer seule. J’ai besoin de m’aérer l’esprit.

Elle s’apprête à lui faire la bise, puis elle repense à ces fichus gestes
barrières et recule aussitôt.

— Appelle, si besoin. N’hésite pas une seconde.

— D’accord.

Il est si inquiet que cela ne lui suffit pas.

— Promets-le-moi.

Cela aurait amusé Isabelle en d’autres circonstances.

— Je te le promets.

Otis ne bouge pas. Alors, elle tourne les talons et s’éloigne dans la nuit.
3. Le troisième dessous

Le doux parfum de l’automne embaume les rues de New York. Isabelle


aime cette odeur, mais aujourd’hui elle ne parvient pas en apprécier la
saveur. Pourtant, cela lui fait du bien d’arpenter le bitume sous les
lampadaires de l’immense cité. Quelques rues boisées lui suffisent. Elle n’a
connu que la ville. C’est une vraie citadine. Isabelle appréhende le moment
où elle se retrouvera chez elle. Seule, fatiguée, le cœur brisé et l’âme en
vrac.

Elle n’a pas oublié sa promesse du matin. Elle balaye les bas-côtés du
regard à la recherche d’un de ces indigents qu’elle croise régulièrement. Ils
ont leur place, souvent bien précise, sur le trottoir. Puis, elle l’aperçoit.
Dans un recoin sombre, plus loin, sur sa droite. Vu sa posture, il dort ou
cuve le mauvais vin avec lequel il s’est saoulé. Isabelle prend peur. Elle a
perdu son boulot. Ce triste sort l’attend si elle ne trouve pas vite un autre
emploi.

Est-ce aussi rapide ? Comment en est-il arrivé là ?

Il lui est difficile d’imaginer le parcours de cet homme étendu sur le trottoir.
Mais il lui fait pitié, comme tous ceux dans son état. Avec ou sans travail,
elle va l’aider. Elle l’a toujours fait. Et elle l’aurait fait ce matin si Ethan
n’avait pas fichu sa journée en l’air. Si ce n’est sa vie…

Arriverai-je à rebondir cette fois ?

Elle en doute, mais elle avait aussi douté auparavant.


Le sans-abri n’a pas d’âge. Ses cheveux hirsutes, sa barbe aussi épaisse que
sale, sa peau crasseuse, le rendent indéchiffrable. Il peut avoir entre trente-
cinq et cinquante-cinq ans. C’est impossible à dire. C’est navrant, mais
observer cet inconnu détourne l’attention d’Isabelle de son propre sort. Une
boîte de conserve ouverte traîne près de lui. Quelques menues monnaies
gisent au fond. Essentiellement des cents. Il les a sûrement disposés lui-
même pour inciter les passants à faire un don. Aucun message, aucune
pancarte. Il donne l’impression d’avoir abandonné bien plus que sa dignité.

Il a perdu l’espoir…

Cela fait écho à sa propre peine et Isabelle laisse glisser plus de pièces
qu’elle ne l’avait prévu dans la sébile d’infortune.

— Merci, grommelle le miséreux sans même décoller sa tête du sol.

Ses lèvres sont gercées, ses yeux mi-clos. Il ne la regarde pas, il fixe le vide
devant lui. Il pue le mauvais alcool, la sueur et bien d’autres choses encore.
Un filet de salive coule de la commissure de ses lèvres jusqu’à l’asphalte.

Pauvre homme.

— Prenez soin de vous, lui dit-elle à défaut de trouver mieux.

Le misérable ne répond pas. Isabelle reprend son chemin sans même savoir
s’il l’a entendue. Ses soucis personnels ont disparu. Elle s’inquiète pour ce
malheureux bonhomme, dont la situation est loin d’être enviable. Elle
appréhende de le croiser un matin, dans la même position, mais sans vie.
Gelé ou tué par la boisson.

J’aurais dû lui offrir à manger plutôt que des pièces. Il risque de les
dépenser à mauvais escient.

C’est trop tard. Il pourrait avoir une mauvaise réaction si elle reprenait
l’argent, même en échange d’un bon hamburger. Elle garde l’idée dans un
coin de sa tête pour plus tard. Isabelle est sûre d’une chose : elle ne le
laissera pas crever comme un chien sans avoir tenté de le secourir. Son
cœur regagne en vitalité à cette simple pensée. Elle aime aider les autres.
Elle aime rendre heureux. C’est son paradis à elle.

La façade hideuse de sa résidence se dessinent lentement dans le ciel.


Isabelle n’est pas pressée d’arriver. Elle se sent bien dehors et, surtout, elle
appréhende vraiment le moment où elle se retrouvera seule. La première
nuit sans nourrir d’espoir quant à sa relation avec Ethan, la première nuit
sans boulot. Et ce fichu virus qui rôde encore… Quand elle arrive au pied
de son affreux immeuble, Isabelle a retrouvé du courage. Elle est bien
décidée à se faire un bon dîner et à ne pas se laisser aller. Elle en a vu
d’autres. Beaucoup d’autres… Elle s’en est toujours remise. Ça ne
l’empêche pas de douter. Elle sait qu’il y a une limite à tout. Elle craint de
découvrir celle de sa résistance…

En général, Isabelle s’efforce de monter les escaliers pour maintenir une


certaine forme. Six étages, cela vous forge de bonnes cuisses et raffermit les
fessiers. Du moins, c’est ce qu’elle se dit pour se motiver. Mais ce soir, le
courage n’y est pas et elle décide de faire une entorse à sa saine habitude.
Elle appuie sur le bouton pour appeler l’ascenseur et l’attend, immobile.
L’appareil arrive avec un bruit mécanique qui couperait l’envie d’y monter
à toute personne sensée, mais ici on a l’habitude et on suppose qu’il tiendra.
On l’espère du moins. Isabelle enfonce la touche six. Elle est sale. Quantité
de mains crasseuses sont passées dessus. Dégoûtée, elle cherche son gel
hydroalcoolique pour se désinfecter les mains, quand une voix stridente
l’interpelle.

— Mademoiselle Flores ! Mademoiselle Flores ! Attendez !

C’est madame López, la propriétaire du studio qui accourt. Isabelle bloque


la porte de l’ascenseur et regarde la bonne femme potelée se hâter avec
difficulté.

Il ne manquait plus qu’elle.

Isabelle a un nouveau pressentiment.


— Merci, dit la quinquagénaire déjà essoufflée. Ça tombe bien que l’on se
croise il fallait que je vous parle.

Elle n’a pas appuyé sur le bouton de son étage, note Isabelle.

Un frisson remonte son échine. Elle a eu son lot de tourments pour


aujourd’hui. Elle tente de se raisonner et songe qu’il pourrait y avoir enfin
une bonne nouvelle.

— Que puis-je pour vous, madame López ?

Elle semble un peu gênée, ce qui laisse supposer un service à demander. Ce


n’est pas la première fois et cela n’ennuie pas Isabelle.

— Je vous avais proposé un étalement des loyers pendant le printemps à


cause du confinement, mais je ne peux pas attendre plus. Je ne veux pas
vous ennuyer avec mes problèmes financiers, mais j’ai besoin de cet argent
au plus vite. Vous devez me régler vos échéances passées.

Elle fixe Isabelle droit dans les yeux. En fait, madame López n’est
nullement gênée. Isabelle doute même qu’elle ait vraiment besoin de cette
somme maintenant. Madame López n’est pas avare, mais elle est… proche
de ses sous. Pourtant Isabelle sait que sa logeuse se livre à des sous-
locations dont la légalité n’est pas avérée, mais elle n’a pas l’audace ni la
verve pour se défendre en jouant cette carte. Au contraire, elle est
terriblement lasse. Inapte au combat. Les quelques forces qu’elle avait
recouvrées l’ont désertée. À chaque fois qu’elle croit avoir touché le fond,
elle sombre un peu plus bas, établissant record sur record de plongée en
emmerdes.

— Pour quand ? murmure-t-elle d’une voix fébrile.

— Une semaine, déclare madame López.

C’est impossible !

— Quinze jours ? tente-t-elle de négocier d’une voix guère audible.

L’ascenseur s’arrête.
— Pardon ?

Isabelle a la gorge nouée. Elle déglutit difficilement et répète sa


proposition.

— Quinze jours ?

Madame López a le doigt sur le bouton qui maintient les portes ouvertes.
Elle dévisage la jeune femme avec circonspection. Isabelle craint le pire.
Une bouffée de chaleur l’envahit, l’obligeant à dénouer son écharpe et
ouvrir son manteau.

— Dix jours.

Isabelle se sent mal. Elle a besoin de s’asseoir au plus vite.

— D’accord, lâche-t-elle dans un souffle.

Elle file aussitôt vers son appartement. Une odeur d’insecticide traîne dans
les parties communes. L’unique ampoule de son palier clignote par
intermittence. Isabelle n’a qu’une hâte : se réfugier chez elle. Dans son dos,
Madame Lopez redescend vers son logement.

Une belle journée ?

Quelle putain de journée, oui !

Quand elle verrouille son entrée, Isabelle est en larmes. Elle se laisse
tomber contre la porte et pleure. Elle n’envoie pas de message à Otis,
aucune envie de parler. Elle reste seule avec ses sanglots. L’épuisement finit
par l’emporter sur l’affliction. Elle se relève lentement. La tête lui tourne.
Elle part dans sa cuisine en s’appuyant contre les murs. Là, elle se concocte
un petit plat délicieusement épicé, mais qui n’éveille malheureusement pas
son appétit. Isabelle s’efforce de mâcher quelques morceaux de viande et
quelques bouchées de légumes. Chaque fourchette est une corvée. Elle a
l’estomac aussi noué que la gorge.

Arriverai-je à rebondir cette fois encore ? songe-t-elle à nouveau.


Vu l’effort pour mastiquer son dîner, elle en doute. Encore plus. La fatigue
annihile toute volonté. Elle devrait se coucher, mais la peur l’empêche de
fermer les yeux. Elle sait le visage qu’elle verra une fois les paupières
closes. Elle sait la tristesse de sa vie et ce qui l’attend si elle ne trouve pas
vite des solutions. Alors, dormir ? Non, c’est impossible. Elle s’efforce de
mastiquer. Si elle ne mange rien, ce sera pire demain. Son regard se perd sur
le mur de la cuisine face à elle. Un vieux carrelage bleu ciel. Démodé. Mais
au moins, c’est chez elle.

Pour combien de temps encore ?

Elle soupire.

Stop ! Ne plus penser !

Ce qu’elle avale lui donne la nausée, mais elle ne lâche rien. Elle a peur
d’abdiquer. Peur que la perte d’appétit ne soit que le point de départ d’une
longue dégringolade. Alors elle s’encourage.

Une de plus.

Elle se répète ces quelques mots jusqu’à la fin de son assiette, qu’elle
regarde avec satisfaction. Une petite victoire. Elle nettoie aussitôt la
vaisselle pour que son étroite cuisine soit propre au réveil. Elle frotte la
table en formica, puis elle part se doucher. Dans la minuscule salle de bain,
elle laisse tomber ses vêtements un par un sur le sol. Nue devant son miroir,
elle s’observe. Les hommes qu’elle a fréquentés la trouvent désirable. Du
moins, c’est ce qu’ils disaient tous avant de la quitter. Sous leur regard,
quand ils la contemplaient dans l’intimité des jeux érotiques, elle s’estimait
harmonieuse. Attirante dans les meilleurs jours. Mais ce soir, elle se trouve
quelconque. Elle palpe ses seins, parcoure ses hanches de ses mains, puis
elle détourne vivement la tête. Si elle était vraiment désirable, Ethan la
voudrait encore. Elle ne supporte plus de voir ce corps qui ne suffit pas à
garder ses prétendants. Ses lèvres tremblent de chagrin tandis qu’elle ouvre
le robinet de la douche. Le parfum exotique de son savon ne l’enivre plus.
L’argan qui la faisait rêver quand il embaumait son corps n’a désormais que
le relent de ses échecs répétés. Elle ne s’imagine plus envoûtante, excitante,
telle une reine des mille et une nuits. Elle n’est qu’Isabelle. Celle que l’on
baise quelques mois avant de la jeter. Ses larmes se mélangent à l’eau
sortant du pommeau. C’est mieux ainsi. Elle n’a pas à souffrir de ses
nouveaux pleurs. Au contraire, elle les ignore en se frottant
vigoureusement. Comme si ce nettoyage intensif allait purifier son esprit.

Mais quand elle quitte la cabine de douche, rien n’a changé. Isabelle coiffe
son épaisse chevelure brune en évitant son reflet dans le miroir couvert de
buée. Elle brosse ses longues mèches comme elle le ferait pour une de ses
clientes. Avec une dextérité savante, des années d’expérience. Un talent
dénigré par Raven, un talent dont elle doute elle-même. Ce soir plus que nul
autre jour. Si elle était douée, madame Rodriguez ne l’aurait pas virée.
L’ancienneté n’est qu’un prétexte, elle garde ses meilleurs éléments.

Mais je n’ai jamais pu lui montrer de quoi j’étais capable !

Raven ne lui confiait que tâches subalternes ou coupes basiques. Au lieu


d’en vouloir à la sournoise responsable, Isabelle cherche des explications.
La plus évidente étant que Raven a su estimer de quoi elle était capable et
qu’elle ne voulait pas risquer la réputation du salon en lui confiant une
coiffure exigeante. Qu’elle aurait évidemment ratée.

Si seulement j’avais pu apprendre sérieusement ce métier…

Les études, un autre drame de sa vie. C’en est trop pour ce soir. Elle enfile
un vieux pyjama en coton léger. L’étoffe froide la fait frissonner. Elle se
précipite sur son canapé qui fait face à la banquette où elle dort. C’est petit
chez elle. Petit, mais cosy. Isabelle a su aménager le peu d’espace dont elle
dispose pour en faire un nid douillet. Des couleurs chaudes viennent
agrémenter les meubles comme les murs. L’esprit latino est là. Festif,
chamarré. En contraste avec son humeur. Elle s’enroule dans son plaid
préféré d’un orange vif. Puis elle se lance dans l’exploration des offres
d’emploi sur son smartphone. Elle ne fait pas la fine bouche. Il lui faut des
pistes à explorer dès demain. Au bout d’un quart d’heure, les bruits du
voisinage viennent la perturber. Le couple d’à côté se dispute. Encore !
Leur sport favori. Pour ne pas avoir à subir cris, insultes et bris de
vaisselles, Isabelle envoie une de ses playlists sur son haut-parleur
Bluetooth. Elle la sélectionne machinalement, sans faire attention, et clique
sur lecture.

Quelle erreur !

Les premières notes du tube de Lady Gaga « I’ll never love again »
résonnent dans la pièce, elles se mélangent au brouhaha des voisins qui se
déchirent. Isabelle est incapable de changer de chanson. Elle l’adore.
Malheureusement, les paroles ne sont que le reflet de ses pensées, de sa
peine. Elle lâche son téléphone qui tombe sur le faux parquet et contemple
le plafond. Chaque phrase qu’elle entend accroît sa tristesse. Ses yeux
s’embuent. De timides larmes coulent le long de ses tempes avant de
disparaître dans ses longs cheveux. Comme dans la chanson, Isabelle n’a
pas envie de donner son cœur à un autre, elle n’a pas envie qu’un autre la
touche, l’embrasse… Elle croyait qu’Ethan serait le dernier. Qu’ils
resteraient ensemble jusqu’à leur dernier soupir. Des sanglots lui échappent.
Sa respiration devient saccadée. Le titre se termine et, comme par
enchantement, les hurlements s’atténuent en même temps. Isabelle ramasse
son téléphone, sélectionne une autre playlist qu’elle a intitulée « détente » et
reprend sa recherche.

Du jazz, moins de risque d’être bouleversée, espère-t-elle.

Elle se frotte les yeux, renifle bruyamment et s’enfonce dans son canapé.
Les annonces défilent. Elle a du mal à se concentrer et doit relire plusieurs
fois la même ligne. Pour ne rien arranger, un bruit répétitif provient du mur
mitoyen de son appartement. Ceux qui s’entretuaient plus tôt se réconcilient
sur l’oreiller. Qu’Isabelle le veuille ou non, elle les entend.

J’aurais tellement préféré qu’on s’engueule, puis qu’on se saute dessus


comme deux imbéciles qui ne savent pas s’aimer. Même ça, je n’y ai pas
droit…

Elle est dépitée. Ethan ne lui a même pas servi une rupture houleuse,
rocambolesque. Il s’est contenté d’offrir un ton sympathique avec des
propos humiliants. Isabelle n’est toujours pas certaine d’avoir vraiment
entendu des ricanements, mais tout ce qu’il lui a dit, les prétextes d’Ethan,
elle y a repensé maintes fois… Il la prise pour la dernière des connes. Et ça,
c’est bouleversant. Elle qui lui a donné son cœur, comme son corps, sans la
moindre retenue. Cet enfoiré l’a utilisé, il a abusé de ses sentiments ainsi
que de sa confiance. Le verdict tombe, implacable : Isabelle se sent encore
plus salie qu’après leur conversation téléphonique. Et pourtant, cet être
immonde, ce salopard, lui manque tellement.

Les coups de boutoir s’intensifient de l’autre côté du mur. Les cris de


plaisirs ont remplacé ceux de haine. Isabelle imagine ses voisins en train de
s’embrasser fougueusement, avec une passion aussi incontrôlée
qu’incontrôlable. Délicieuse ivresse qui les mènera à l’échec s’ils n’y
apportent pas un peu de sagesse. Car Isabelle en est convaincue : il n’y a
pas d’amour sans passion. Mais comme le démontrent régulièrement les
deux amants qui habitent à côté, il n’y a pas de bonheur sans harmonie.

Ils jouissent.

Leur plaisir brise douloureusement le cœur d’Isabelle. Elle avait rêvé de


vivre la même extase ce soir. Il n’en est rien. Son monde s’est écroulé. Elle
s’est fait larguer. Comme si de rien n’était, elle se replonge dans les
annonces d’emploi. Elle se sent vide et ça n’a rien d’agréable. Ses projets,
ses espoirs, ont disparu. C’est de loin sa pire rupture. Malgré tout, elle
s’efforce de repérer quelques postes auxquels elle peut prétendre. Des petits
boulots. Serveuse essentiellement. Elle n’a plus rien à perdre.

Si. Mon appart’.

Dans dix jours.


4. Vogue la galère

Après avoir établi une liste non exhaustive de boutiques, bars et restaurants
où postuler le lendemain, Isabelle se couche. Elle est éreintée, mais elle a
peur de clore les paupières.

Qui verrai-je ?

Le fantôme de celui qui a rendu cette journée épouvantable et qui va rendre


les prochains jours éprouvants : Ethan.

Pourtant, il est temps de trouver le repos. Après un bref passage dans la


salle de bain, Isabelle s’agenouille devant l’unique fenêtre de son petit
salon. Malgré l’immense bâtisse qui lui fait face, elle cherche le ciel du
regard. Elle doit s’approcher près des carreaux pour l’apercevoir. Les
puissantes lumières de la mégalopole américaine masquent en partie la
voute céleste, mais Isabelle est rodée. Elle devine les astres, elle les
imagine. Ces milliards d’étoiles qui abritent autant, si ce n’est plus, de
mondes inconnus. Elle les craignait plus jeune puis, avec le temps, c’est là
qu’elle y a placé Dieu. Son souffle forme un cercle de buée sur la vitre
froide. Catholique, c’est ainsi qu’elle aime communiquer avec le divin. Les
yeux perdus dans le ciel, l’esprit voguant dans l’infini de l’espace. Là où
s’arrête la connaissance des hommes, leur arrogance, et où tout est possible.
C’est son rituel spirituel. Un acte quotidien qui lui apporte un peu de paix
quand elle en a besoin, et l’oreille compatissante d’un dieu qui aime ses
ouailles.

Malgré toutes les contrariétés du jour, elle parvient à dénicher quelques


minutes de paix. Son âme se repose tandis qu’elle s’en remet à Dieu. Quand
elle se relève, elle a recouvré quelques forces morales. Elle en profite pour
s’allonger sur la banquette face au canapé usé : un matelas une place posé
sur un vieux sommier tapissier. Peu de monde a eu l’honneur de découvrir
son antre. Le dernier étant Ethan.

Et merde ! Tout me ramène à lui !

La quiétude disparaît aussitôt. Elle ferme les yeux : ils étaient allongés à
cette même place. Leurs corps nus collés par l’étroitesse de l’espace et le
désir qui les animait. De douloureux souvenirs qui s’entrechoquent avec
d’autres et toutes les désillusions nées de cette journée. Trouver le sommeil
s’annonce plus délicat qu’elle ne l’a cru. Elle essaye d’orienter ses songes
vers ses recherches d’emploi et une éventuelle bonne surprise, mais son
subconscient contrarié la ramène invariablement vers sa détresse
sentimentale puis sa précarité financière. Isabelle jure et peste entre ses
dents. Alors elle pense à Otis qui s’inquiète pour elle et elle tente de se
convaincre qu’elle a de la chance. Au fond, un tel ami, c’est rare. Il l’a
soutenue toute la journée avec une bienveillance émouvante, tout comme
elle veille sur lui et sur d’autres tels que…

Ce clochard qui gisait sur le trottoir.

Et maintenant que ce souvenir refait surface, sa vie n’est plus si misérable.


Elle dort au chaud, sur un matelas passé, mais qu’elle trouve confortable, et
sous une couette délicieusement parfumée par des sachets de lavande.

Ça pourrait être pire !

Une crainte ressurgit malgré tout. Si elle ne parvient pas honorer sa dette,
elle perdra son logement. À son tour, elle couchera dehors. Or cette dette est
impossible à honorer dans le délai imparti. Elle le sait. Même si elle
décroche un job le lendemain.

À moins de quémander l’aide auprès de mon méprisable père…

Isabelle déteste son géniteur. Elle lui impute les échecs de sa vie et, surtout,
l’une de ses pires souffrances depuis l’enfance : la disparition de sa mère.
Le dégoût qu’elle éprouve pour cet homme l’éloigne de sa rupture
sentimentale. Alors, malgré les bruits d’un voisinage douteux qui se fiche
totalement du bien-être des autres, Isabelle s’endort. Le respect des
convenances, elle a appris à vivre sans.

Elle se réveille brutalement après quelques heures d’un sommeil agité. Le


retour à la réalité est brutal. Les souvenirs de la veille se déversent sans
ménagement dans son esprit. Son cœur accélère avec le stress. Elle se
redresse brusquement et inspire de grande bouffée d’air. L’aube est encore
loin, des bruits de pas et de télévision résonnent à travers les murs trop fins.

Il faut que je me rendorme.

Isabelle a peur de ne pas tenir une longue journée de recherche avec si peu
de repos. Mais la contrariété dépasse sa fatigue. Elle soupire de lassitude et
se rallonge. Malgré le voisinage bruyant, elle se sent terriblement seule. Le
cœur de la nuit recèle les heures les plus sombres pour les esprits
tourmentés. Celui d’Isabelle retourne à grande vitesse dans l’océan de
chagrin dont elle s’était extirpée en s’endormant. Isolement, détresse,
angoisse sont ses seuls compagnons. Alors elle décide de faire quelque
chose qu’elle n’avait jamais réalisé auparavant. Trouver une bouteille de vin
et se servir un grand verre en pleine nuit. Les yeux lui piquent quand elle
ouvre le minuscule réfrigérateur de sa kitchenette. La boisson n’y est pas.
D’un bref regard, elle la repère sur la table en formica. Tant pis pour le
verre, elle la débouche et boit au goulot plusieurs gorgées, puis encore
d’autres jusqu’à ce que l’alcool obscurcisse ses pensées et l’assomme
suffisamment pour retrouver le sommeil.

Cette fois, c’est l’alarme de son téléphone qui la sort de sa torpeur


éthylique. Isabelle est nauséeuse, la tête lui tourne. Cette nuit n’a pas été
réparatrice, mais elle l’a passé du mieux qu’elle a pu. Subitement, elle court
vers le lavabo de la salle de bain et vomit un immonde mélange de bile et
de vin rouge. Au moins sa tristesse passe en second plan tant elle se sent
mal. Elle se débarbouille à l’eau froide et prépare son café du matin. Son
rituel sacré. Le breuvage sombre passe difficilement. Isabelle s’efforce de
prendre une tasse de céréales en plus pour tenir le coup. Mais l’appétit lui
manque toujours. Chaque cuillère lui prend un temps anormalement long à
avaler, l’obligeant à abandonner sa tasse à moitié pleine. Elle ne peut pas
traîner, il faut attaquer dès l’ouverture des établissements.
Premier arrivé, premier servi.

Pas une minute à perdre. Elle exécute chaque geste tel un robot et se
prépare sans entrain. C’est avec le pas lourd qu’elle s’élance dans les rues
de la cité tentaculaire où le soleil brille comme s’il lui faisait un pied de
nez.

Enfoiré !

Elle se ravise aussitôt, s’excuse auprès de l’astre, ce peut être un signe pour
l’encourager dans ces moments difficiles. Un soutien radieux.

Pour celui qui veut trouver un peu d’argent à se faire dans la métropole, il y
a toujours des occasions à saisir. Cela demande beaucoup de volonté et une
énergie débordante. Cette dernière lui fait défaut, mais Isabelle enchaîne les
établissements jusqu’à ce que le patron d’un bar l’embauche pour la
journée. Il est 11 heures du matin, elle court depuis trois heures et elle va
devoir tenir jusqu’au soir en servant des clients arrogants. Quand elle finit
son service, Isabelle soulève son masque pour respirer un peu, elle est
exténuée. Ses jambes flageolent et elle n’a pas gagné un dixième de ce
qu’elle doit rembourser à madame López. En prenant en compte ses repas et
sa lessive, elle n’a aucune chance de trouver la somme en dix jours. De plus
le bar dont l’employé était malade n’est pas sûr de l’embaucher à nouveau
le lendemain. Elle prend le métro, encore quelques pièces de moins pour sa
cagnotte, et rentre d’un pas lent vers son logement. Lasse, elle consulte son
smartphone pour la première fois de la journée. Celui-ci est inondé d’appels
et de messages d’Otis.

« J’appelle les hôpitaux », peut-elle lire sur le dernier.

Oh mon dieu ! Otis !

Perdue dans son nouveau job, l’urgence de trouver de l’argent et ses idées
noires, elle a oublié le seul être qui mérite son attention.

Elle l’appelle aussitôt.


Il décroche immédiatement.

— Pardon, pardon, pardon ! s’exclame-t-elle le cœur battant.

— Je me suis fait un sang d’encre ! Pourquoi ne m’as-tu pas simplement


laissé un message ce matin ? Un simple SMS disant que ça allait. J’ai
appelé les commissariats, les hôpitaux et même les morgues !

— Pardon, Otis, répète-t-elle face à l’inquiétude sincère de son ami. J’étais


pas en forme et je suis partie comme une furie pour trouver du taf. Il me
faut du fric au plus vite, je dois rembourser ma logeuse dans dix jours !

— Dix jours ? C’est court !

— Neuf puisque cette journée s’achève. Tu comprends ? Je suis dans la


merde, Otis ! Mon mec me largue, je perds mon boulot et je vais perdre
mon toit si je ne trouve pas vite une solution !

— Oh ma pauvre chérie ! s’exclame-t-il. Je peux essayer de t’aider ?

— Tu peux me prêter 3137 dollars sachant que je n’ai même pas d’emploi
pour te rembourser ?

— Si j’avais la thune, oui. Mais je suis un panier percé.

Isabelle est bien placée pour le savoir. Otis l’invite souvent quand il sait
qu’elle ne peut payer toutes les sorties qu’il lui propose.

— Je peux demander à Tyler ? suggère son ami.

— C’est extrêmement gênant, lui rétorque-t-elle.

— Je suis sûr qu’il acceptera s’il a de l’argent de côté. Et le connaissant il


en a forcément, réplique Otis en pouffant de rire.

Tyler est l’opposé de son compagnon concernant le fric, mais Isabelle est
trop fatiguée pour s’en amuser. Elle s’est battue toute la journée contre son
moral et son corps pour assurer son poste.
— Je préfère ne pas te devoir d’argent.

— Ce ne sera pas à moi que tu en devras, mais à Tyler.

Otis tente de l’apaiser avec une gentillesse sans pareil. Isabelle reconnaît
bien là son ami et cela la réconforte. Elle l’avait oublié toute cette longue
journée, c’est agréable pour elle de l’entendre, de se savoir qu’il pense à
elle. Cependant, Isabelle est convaincue que les histoires d’argent sont
nuisibles à l’amitié. Elle décide de garder la proposition d’Otis sous le
coude, elle l’acceptera en dernier recours uniquement. Quitte à avoir des
problèmes avec quelqu’un, elle préfère que ce soit avec son satané père.

— C’est extrêmement gentil de ta part, Otis. On en reparlera si je n’y


parviens pas seule.

Il ne répond pas de suite. Isabelle sait qu’il est déçu. Otis se fiche de
l’argent, du moins tant qu’il n’en manque pas pour vivre décemment, et il
lui aurait volontiers prêté la somme. Isabelle souhaite abréger la
conversation. Le discours débordant d’énergie de son ami contraste
désagréablement avec son épuisement.

— N’oublie pas, insiste-t-il. Si tu broies du noir, tu appelles. Sans hésiter


une seconde !

— C’est promis.

En fait, un autre détail l’ennuie déjà. Rien d’aussi grave, mais qui contrarie
son âme altruiste. Isabelle observe l’avenue qui s’étend devant elle. Elle est
au pied de son immeuble et elle sait qu’à quelques minutes de marche, il y a
cet homme qu’elle a aidé la veille. Elle aimerait lui donner quelques pièces,
mais elle en manque tellement. Sans compter, qu’elle ne se sent pas la force
de faire l’aller-retour jusqu’au pauvre hère. Une idée corrompue lui traverse
l’esprit.

Si je fais une bonne action, je serais certainement plus susceptible de


recevoir une aide divine.
La pensée est séduisante, mais Isabelle n’est pas stupide. Cela n’a rien d’un
don si elle attend quelque chose en retour. Cette idée est maladroite et
pervertit son rapport au divin. La bonté ne s’achète pas. Déçue d’elle-
même, elle scrute les profondeurs de la nuit, pensive. C’est un dicton
médiéval qui la libère.

Charité bien ordonnée commence par soi-même.

Elle se promet d’aider le clochard dès que sa situation le lui permettra.

Et de m’assurer qu’il va bien au plus vite.

Mais pour ce soir, elle rentre dans son petit cocon bruyant. À peine a-t-elle
retiré son manteau, qu’elle se laisse choir sur son canapé. Là, elle regarde
l’écran noir de son smartphone. Elle tente de résister à une pulsion qui ne
fait que grandir tandis qu’elle serre fermement l’appareil entre ses doigts.

Puis elle cède.

Si je te manque un tant soit peu, contacte-moi. Quand tu veux. Où tu veux.


Je t’aime.

Elle relit le message, hésite une seconde et clique sur l’icône d’envoi.

Tu n’as aucun orgueil ma pauvre ! se morigène-t-elle aussitôt.

Mais qu’est-ce que l’orgueil peut faire contre l’amour. Isabelle est
convaincue que cette opinion est même l’ennemie du cœur.

Je suis honnête et entière. J’exprime mes sentiments avec sincérité.

Et une autre réponse s’impose d’elle-même.

À un mec qui te prend pour une conne.

C’est rude. Pourtant, Isabelle ne regrette pas son acte. Ce qu’elle regrette
c’est qu’Ethan l’ait quittée et qu’il n’éprouve pas pour elle de tels
sentiments.
Peut-être s’apercevra-t-il qu’il a besoin de moi dans quelque temps…

Elle a envie d’y croire. Malgré sa tristesse de la veille. Elle l’a dans la peau.
Elle en est imprégnée jusque dans son corps. Là où il l’a possédée de si
nombreuses fois. Elle ressent alors le besoin de parler. Elle informe Otis de
ce qu’elle vient de faire. Elle s’attend à une réaction… violente. Mais Otis a
une certaine expérience de l’amour, comme de ses travers.

Tu n’aurais pas dû. Mais je comprends que tu aies eu besoin de l’écrire. Tu


veux que je t’appelle ?
Non, ça ira.
Merveilleux ami.

Otis ?
Oui ?
Merci.
Que deviendrais-je sans toi mon cher Otis ?

Quand il lui avait dit qu’il allait emménager avec Tyler, Isabelle avait eu
peur de le perdre. Lui qui représente son unique famille. Otis avait répété
que ça ne changerait rien, mais Isabelle ne pouvait réprimer cette crainte.
Elle s’était trop longtemps démenée seule avant de le rencontrer, sans
jamais trouver la bonne personne qui l’écouterait et la comprendrait. Puis
les semaines avaient passé et rien n’avait changé. Otis était resté le même.
Leur amitié n’avait pas fléchi. Au contraire, elle s’était renforcée.

Soulagée par cet échange, comme par le texto qu’elle a envoyée à Ethan et
qui lui pesait sur le cœur, Isabelle se redresse et commence à faire les
comptes de sa journée de labeur. Elle a eu de la chance de trouver ce poste
vacant si rapidement. Cependant, le résultat est bien maigre. Suffisant pour
subsister et continuer de chercher du travail, mais pas pour rembourser sa
logeuse, madame López.

— Fait chier ! peste-t-elle.

Elle ira le lendemain tenir son poste si l’employé qu’elle a remplacé est
toujours malade sinon elle se rendra à Rikers Island où est incarcéré son
père. Normalement, elle y va uniquement pour Thanksgiving et parfois pour
Pâques, mais les circonstances lui imposent de voir ce père qu’elle déteste
au plus vite. Même si elle peut déjà deviner nombre de ses réponses.
5. Rikers Island

La seconde soirée de célibat n’est pas plus facile à vivre que la première.
Voire pire. La veille, Isabelle était sous le choc dû à l’accumulation de
mauvaises nouvelles. Vingt-quatre heures plus tard, son esprit a bien
percuté sur tous les points : célibataire, chômeuse, et bientôt sans toit.
L’appétit lui manque toujours autant et elle se force à se nourrir, sans
pouvoir retenir des larmes d’épuisements tandis qu’elle mâche sans
conviction le piètre dîner qu’elle s’est concocté. Le plus dur dans cet océan
de marasme, c’est qu’Ethan lui manque. Elle voudrait résister au charme
enjôleur de son ex, mais elle lui trouve toutes les excuses du monde pour
pouvoir se jeter à nouveau dans ses bras.

S’il revient…

Et la voilà qui divague à nouveau en rêvant de retrouvailles délicieuses,


faisant ainsi traîner un peu plus le repas. Elle débarrasse, nettoie la vaisselle
et part se laver. Dans la salle de bain, elle évite encore de se regarder dans
le miroir. Elle devine ce qu’elle y verra : d’horribles cernes noirs qui
creusent des yeux rougis par les pleurs. Un visage défait. Elle ne veut pas se
voir ainsi. Elle ne peut pas. Elle se déteste suffisamment. Sous la douche,
elle se savonne à toute vitesse. Isabelle est incapable de prendre le moindre
plaisir à profiter de l’eau chaude, de l’odeur de son gel douche, de ce
moment de relaxation. Une peur soudaine l’envahit.

Je sombre dans la dépression ?

Le spectre de la maladie mentale se dessine au travers des différents


symptômes qui l’affaiblissent depuis la veille. Perte d’appétit, tristesse
constante, absence d’enthousiasme…

Ne pas perdre pied, s’intime-t-elle tandis que le couple d’à côté commence
à s’invectiver.

Elle les entend à peine. Elle craint pour son avenir. Inquiète, elle s’essuie
avec plus d’énergie qu’elle n’en avait en arrivant.

Ne pas perdre pied, se répète-t-elle. Ça ne fait que deux jours.

Mais elle ne tiendra pas des mois ainsi.

Elle file au salon où elle s’allonge sur son matelas difforme. Elle ferme
aussitôt les yeux et comprend qu’elle n’est pas près de s’endormir, aussi
fatiguée soit-elle. Isabelle songe alors à une de ses artistes préférées qui
chante « have you ever try sleeping with a broken heart ? ». Elle a la
réponse : c’est impossible. Les paroles du titre d’Alicia Keys résonnent
dans sa tête, mais elle se refuse à l’écouter. Ce serait ouvrir une nouvelle
fois les vannes d’une tristesse infinie qu’elle ne peut plus supporter.

Une heure plus tard, elle file dans la cuisine se servir un verre de vin, puis
un second, qu’elle boit d’une traite comme le premier.

— Dépressive et alcoolique, ça va être parfait comme mélange pour


rebondir, bougonne-t-elle, sarcastique.

Au moins ce soir, ils ne baisent pas à côté !

Elle ajoute alors frustrée et aigrie à ses qualificatifs.

Isabelle se met à compter les moutons en priant que l’alcool vienne à bout
de son insomnie.

Prier !

Pour la première fois de sa vie, elle a oublié son rituel du soir. Un sentiment
coupable balaye son désespoir. Elle se lève, tire le rideau épais de la fenêtre
et s’agenouille les yeux vers le ciel. Elle cherche du regard une de ces
lointaines étoiles et raconte ses malheurs à Dieu.
Quand elle retourne au lit, quelques minutes plus tard, elle est apaisée.

Lui sera toujours là.

La jeune femme ferme les yeux et, finalement, les voisins commencent à
forniquer. Bruyamment, avec le même raffinement que celui qu’ils mettent
pour s’insulter. Lui grogne comme un ours et elle crie comme une actrice
porno. Isabelle enfonce profondément les bouchons d’oreille qu’elle garde
pour ce genre d’occasion et cache sa tête sous son oreiller.

Vie de merde !

Elle prend son mal en patience. Quand elle finit par s’endormir, l’ogre d’à
côté a déjà joui trois fois, elle a compté ses râles au lieu des moutons… La
nuit est bien avancée.

Dans les brumes de son esprit éreinté, elle entend l’alarme de son téléphone
au loin. Ce n’est pas tant son esprit qui est brumeux, mais surtout les
mousses au fond de ses oreilles qui étouffent le son. D’une main tâtonnante,
elle cherche son appareil pour couper cette fichue sonnerie. Quand elle finit
par le trouver et qu’elle l’approche, Isabelle réalise que ce n’est pas
l’alarme, mais un appel. Elle ouvre grand les yeux, voit l’heure tardive sur
l’écran et répond aussitôt. C’est monsieur Green, l’homme qui l’a employée
la veille dans son bar.

— Bonjour, monsieur Green, dit-elle d’une voix rauque.

Elle a la bouche sèche, la langue pâteuse et sûrement l’haleine de putois qui


va avec.

— Et bien mademoiselle Flores ! Vous êtes aussi malade ?

— Non, pas du tout !

— Alors pourquoi n’êtes-vous pas dans mon établissement en train de


travailler ?
— Je… j’ai été indisposée cette nuit, se défend Isabelle sans se rendre
compte qu’elle vient de se contredire.

Elle n’est pas douée pour mentir et elle se conforte en songeant qu’avoir le
cœur brisé est comme une maladie.

— Vous venez de me dire que vous allez bien.

Isabelle devient rouge comme une pivoine.

— Oui… car ça va mieux, balbutie-t-elle, prise au dépourvu.

— Pouvez-vous travailler oui ou non ? s’agace monsieur Green qui a


visiblement d’autres priorités que l’état de santé de cette inconnue.

— J’arrive ! Je fais aussi vite que possible !

— Bien, répond-il. Chaque minute perdue, c’est autant de retenu sur votre
paie.

Isabelle ne le sait que trop bien. Ils raccrochent et elle se prépare à toute
allure, zappant son petit déjeuner au passage.

La jeune latino passe une matinée difficile, où l’absence d’énergie accroît


son mal-être. Certains clients vont jusqu’à s’inquiéter pour elle en voyant
son visage blême. Mais Isabelle ne cède ni à la tristesse ni à la fatigue. Le
patron qui n’est finalement pas bien méchant lui offre un déjeuner copieux
pour la remettre d’aplomb. Elle ne parvient pas à finir le plat, mais elle est
moins chancelante.

— Vous êtes une femme courageuse, la complimente-t-il avant qu’elle


reprenne son poste pour l’après-midi.

— Merci monsieur.

— J’apprécie les gens de votre trempe. Tom sera à son poste demain, mais
je promets de faire appel à vos services dès qu’une place se libère ou si j’ai
besoin de mains supplémentaires.
— Merci monsieur.

Isabelle a les yeux embués. Non de tristesse cette fois, mais parce que la
reconnaissance de cet homme la touche.

— Je suis un peu sensible en ce moment, s’excuse-t-elle tandis que


monsieur Green la dévisage.

L’homme est impressionnant. Il est doté d’un regard profond qui transperce
l’âme de son interlocutrice. Il sait être autoritaire aussi, mais son visage
affable dénote une sincère empathie. Isabelle lui en sait gré pour ce travail
opportun, comme pour sa sollicitude.

— Prenez soin de vous, répond-il en lui tapotant affectueusement l’épaule.

— J’essaye, marmonne-t-elle.

Elle lui tourne le dos avant qu’il ne la fasse pleurer.

Si seulement c’était lui qui dirigeait le salon de coiffure… ou s’il était mon
père.

Mais c’est madame Rodriguez avec l’aide de l’immonde Raven. Quant à


son père, il croupit en prison et elle va le revoir bien trop tôt à son goût.

Ça ne sert à rien de vouloir refaire le passé. Ce qu’il faut en revanche, c’est


du fric. Et vite !

Isabelle travaille avec l’énergie du désespoir jusqu’au soir. Elle repart avec
son dû, les propos bienveillants de monsieur Green et les cuisses
tremblantes de fatigue. Impossible pour elle d’aller voir le mendiant de
l’autre jour. Elle y pense, elle ne l’oublie pas. Mais elle sait qu’elle n’a pas
la force de faire ce détour ce soir encore. Elle est à bout. Elle rêve d’une
baignoire qu’elle n’a pas. Et Otis l’a encore inondée de messages.

Je fais ce que je peux mon vieux !


Elle le rassure par texto, un simple SMS, impersonnel, puis elle prépare sa
soirée de célibataire déprimée. Cette fois-ci, elle ne stresse pas face à son
manque d’appétit. Elle mange ce qu’elle peut, se lave, prie et se couche. Les
coïts des amoureux tumultueux l’importunent comme la veille, jusqu’à ce
qu’un autre voisin leur hurle par la fenêtre de fermer leurs gueules.

Bien dit ! Une nouvelle nuit sympathique dans un quartier non moins
sympathique ; songe-t-elle sarcastique. Et demain Rikers Island !

Elle soupire, ferme les yeux en s’attendant à une longue attente du sommeil,
mais il n’en est rien. Sans même s’en rendre compte, elle s’endort
profondément.

Une nuit dépourvue de rêve, mais qui a le mérite d’être plus réparatrice que
les précédentes.

Pour celui qui a le moral dans les chaussettes, se rendre à Rikers Island est
certainement la pire décision qui soit. Ce matin-là, le soleil ne nargue pas la
jeune latino de sa joyeuse clarté. Au contraire, des nuages gris
assombrissent le ciel et une pluie fine tombe sans discontinuer. L’île
pénitentiaire est aussi glauque que déprimante. Luis, le père d’Isabelle y est
enfermé depuis quatres années. Cette dernière lui rend visite par acquit de
conscience. Bien qu’elle le déteste pour tout le mal qu’il a fait, il reste son
père. Elle s’efforce donc de le voir. Aujourd’hui, son déplacement est
intéressé, mais il n’en reste pas moins difficile. Isabelle ne s’attendait pas à
avancer avec des pieds de plomb jusqu’à la porte de l’édifice carcéral. Elle
lutte contre ses réticences tandis qu’un premier gardien l’interpelle.
Commence alors le balai des démarches administratives : identité,
signature, fouille, sas…

Que de temps perdu !

Car de longues minutes défilent avant qu’elle ne puisse se présenter au


parloir. Sans compter les mesures d’hygiène liée à cette foutue épidémie de
coronavirus.

C’est vraiment une année de merde.


Et elle n’est pas finie.

De l’autre côté de la vitre, un homme pénètre dans la pièce. Sa démarche


désinvolte, son visage facétieux, ses joues mal rasées, cette moustache
mexicaine aussi ridicule que désuète.

Mon père…

Isabelle est subitement abattue. Un peu plus encore. Elle n’a pas envie de le
voir. Et encore moins dans ces conditions. Pourtant les yeux du
quinquagénaire brillent. Une lueur qui pourrait aussi bien être de la joie que
de la ruse. Elle a appris à s’en méfier. L’enthousiasme de cet homme a
toujours été source de malheur.

Il s’installe face à elle et décroche le combiné.

— Salut, ma fille. Je ne t’attendais pas si tôt. Aurais-je dormi quelques


semaines sans m’en rendre compte ? C’est déjà Thanksgiving ?

— Bonjour, Luis, répond froidement Isabelle. Non, je suis en avance sur le


calendrier. Tu pourrais raser cette horreur…

— Ta mère l’adorait.

Isabelle se renfrogne un peu plus.

Quel idiot !

Le sujet tabou entre eux. À peine arrivé, il met les pieds dans le plat !

— J’ai des soucis, Luis. Même si ça me fait chier de l’admettre, t’es mon
père. Enfin, père… un bien grand mot dans ton cas. Mais si pour une fois,
tu pouvais servir à quelque chose d’utile, ça m’arrangerait.

Luis ne s’offusque nullement des termes employés. Son regard s’assombrit


pour d’autres raisons.

— C’est le petit merdeux qui te sert de copain ?


— Entre autres. Mais ce n’est pas mon principal problème.

Elle n’aurait jamais dû évoquer l’existence d’Ethan à Pacques. Elle y


croyait tellement. Luis n’en démord pas.

— Si ce petit con te fait du mal, tu vas voir Pablito illico ! Tu m’entends ?


C’est pas une raclure dans son genre qui va déshonorer ma Flores !

— Je sais ! Je t’ai dit que ce n’est pas lui le problème.

Isabelle déteste ses histoires d’honneur, de virginité et autres imbécillités de


ce genre. Comme en prison son père n’a aucun pouvoir sur sa vie, elle ne
réagit pas.

— OK, je t’écoute.

Il fulmine. Toujours convaincu qu’un homme est source des ennuis de sa


fille.

— J’ai été virée et madame Lopez insiste pour que je règle les échéances de
loyer qu’elle a généreusement reportées pendant le confinement.

— Vieille puta ! grommelle Luis derrière la vitre blindée.

— Je les lui dois. Inutile de l’insulter. Il fut un temps où tu frappais des


mecs pour qu’ils honorent leurs dettes, lui remémore Isabelle.

— Cette vieille bique est plus sournoise que tu ne le crois…

— Et moi je suis naïve, l’interrompt-elle.

— Tu l’as toujours été.

— Je préfère être niaise qu’être aigrie comme toi.

— Je ne suis pas aigri, je suis lucide.


— Tellement clairvoyant que tu croupis derrière les barreaux ! s’agace
Isabelle.

— C’était un coup monté et tu le sais parfaitement. M’emmerde pas avec


ça.

Sur ce point, Isabelle le croyait pratiquement. Il fallait livrer des têtes pour
protéger le Boss et son père était l’une d’entre elles. Même adolescente, elle
avait compris le subterfuge.

— C’est toi qui as choisi cette voie, lui rappelle-t-elle.

— Et si t’étais aussi futée que tu le penses ma chère fille, tu serais la reine


du grand banditisme. Mais tu fais preuve d’un angélisme pathétique.

Merde, ça recommence !

C’est de sa faute. Elle l’a lancé sur un de ses sujets préférés.

— Épargne-moi ton baratin, Luis.

Trop tard, impossible de l’arrêter.

— J’ai échoué dans ma carrière. Je le reconnais. Je l’ai toujours reconnu.


Mais toi, ma fille, tu pouvais aller bien plus haut. Tu pouvais atteindre…

— La Maison-Blanche ! le coupe-t-elle.

— Oui, souffle-t-il, des étoiles plein les yeux.

Dans l’esprit de Luis, la politique représente le sommet de la pyramide du


crime organisé. Les gouverneurs d’état et autres présidents sont la
quintessence du grand banditisme. Là, où l’excellence dans l’imposture, la
langue de bois et la démagogie vous font passer pour un leader aux yeux du
peuple. Luis a toujours rêvé de haranguer les foules avec des affabulations
dignes des plus grands politiciens. Sans y parvenir cependant.

— Luis… c’est ton point de vue tout ça. J’ai des ennuis qui m’obligent à
être plus terre à terre. La politique ce n’est pas pour moi, pas plus que la
délinquance, précise-t-elle pour montrer qu’elle fait la distinction entre les
deux.

— Foutaises ! Tu es une Flores !

— Incapable de répondre à quiconque quand on me prend de haut ! Laisse-


moi rire avec tes rêves de grandeur !

— Quiconque sauf moi…

— Parce que je te déteste.

Un voile de tristesse passe fugacement sur le visage du père. Pendant cette


seconde, il paraît vieux, fragile. Mais l’instant suivant, il retrouve cet air
impertinent qui lui a causé tant de torts. Ce visage qui a toujours troublé
Isabelle quant aux sentiments réels de son père, le rendant indéchiffrable
pour ses proches. Pour tout le monde en fait.

— Je le sais, dit-il d’un ton dégagé.

Cette réponse ainsi que son attitude écœurent un peu plus Isabelle. Son
géniteur la dégoûte.

— Bref. Tu peux m’aider ou non ?

Il hausse les épaules et caresse un des bouts de son immonde moustache


brune. Isabelle remarque que des poils blancs viennent la parsemer ici et là.

Il vieillit.

Elle essaye d’éprouver de la compassion pour lui, mais rien n’y fait. Elle lui
en veut depuis si longtemps. Luis hausse les épaules comme s’il réagissait
aux pensées de sa fille.

— J’peux pas faire grand-chose d’ici. Après t’as l’avantage d’être une
femme donc trouver du fric, ça ne sera jamais un problème…

Putain, il manquait plus que ce speech de vieux macho dégueulasse !


— Quel père suggère à sa fille de tapiner ? T’es qu’un vieux porc !

— J’ai juste dit que ça ne sera jamais compliqué pour une femme de trouver
du fric si elle en a besoin.

— Non, mais tu réalises ce que tu me sors, pauvre taré ? Y’a deux minutes,
tu craignais pour mon honneur et maintenant tu me suggères de vendre mes
charmes. T’as pas l’impression qu’un truc cloche dans ta fichue caboche ?

— Pour quelqu’un qui a la répartie difficile en société, t’es vraiment


loquace avec moi. Vulgaire aussi.

— Tu me dégoûtes !

— Je sais. Ouvre un peu les yeux. T’es mignonne. Sers-toi de tes atouts,
bon sang !

— Tu me suggères sérieusement de vendre mon cul ?

— Je ne suggère rien du tout. Tu me demandes de l’aide, je t’en donne. Et


ce sont deux choses distinctes. Là on parle business.

— Pauvre con !

Il lève les yeux au ciel.

— Il faudra bien que tu vois la réalité en face, ma fille. On ne peut pas sortir
de la misère ou grimper vers les sommets sans se salir les mains. Et ce ne
sont pas tes prières qui vont t’aider.

— Laisse Dieu en dehors de cela.

— Oh, mais je n’ai rien contre notre Seigneur. Juste tendance à croire qu’il
nous a oubliés lors de la répartition des richesses, du bonheur et de la
chance. J’vais pas faire comme ces fous qui s’imaginent qu’en chantant ou
en priant, j’obtiendrais quoi que ce soit. Si je peux accéder au paradis à ma
mort, ce sera déjà suffisant.
Isabelle n’aime pas ce discours et reste coite, obligeant Luis à changer de
sujet.

— Bon… moi je ne peux rien faire et je n’ai pas un rond pour te dépanner
comme tu le sais. Donc tu vas aller voir madame López et lui demander une
faveur de ma part.

Luis connaît madame López de longue date. C’est déjà grâce à lui
qu’Isabelle a pu obtenir ce logement. Aussi douteux soit-il sur un plan
légal.

— Merci, Luis, répond-elle froidement.

— De rien, Isabelle.

Elle se lève et fait signe au gardien qu’elle en a fini. Derrière elle, Luis reste
assis. Elle sent son regard dans son dos. Même si elle le hait, elle aurait
apprécié un mot d’encouragement, des propos paternels. Mais elle n’a fait
que subir, une fois de plus, ses phrases aussi délirantes que dégradantes.
Elle frissonne en repensant aux conseils de son père.

Géniteur, corrige-t-elle encore déçue.

Dans l’atmosphère pesante du centre pénitentiaire, et après cette difficile


entrevue, Isabelle est perturbée.

— J’vais pas y arriver, marmonne-t-elle entre ses dents tandis qu’elle se


sent à deux doigts de flancher.

Elle marche vers le bus Q100 qui va la sortir de cette île infernale. Elle a
froid. L’émotion mêlée à la contrariété l’a épuisée. Et ses nuits sont courtes.
Une fois assise à l’intérieur du véhicule, c’est l’effet inverse. Son masque
en tissu l’étouffe, elle a subitement chaud. Isabelle se sent encore plus mal.
Elle ouvre son blouson, dénoue son écharpe et essaye de se calmer.
Machinalement, elle regarde son smartphone. Ethan n’a jamais répondu à
son message.

Pourquoi y penser maintenant ?


Elle a des soucis bien plus graves, pourtant c’est son ex qui s’impose dans
son esprit. Ses épaules se voûtent sous le chagrin.

L’appareil vibre. Un SMS vient d’arriver. C’est Otis. Tel un rayon de soleil,
il arrive au moment opportun.

Quelle est la règle numéro un entre deux meilleurs amis ? lui demande-t-il
de but en blanc.
Se confier l’un à l’autre sans retenue, écrit-elle aussitôt.
Et la règle numéro deux ?
Ne pas déroger à la première règle.
Il lui envoie un smiley souriant.

Je sens que tu t’enfonces dans les ténèbres, ma chérie. Laisse-moi être


l’épaule sur laquelle tu pleureras, la main qui te soutiendra.

Les larmes montent aussitôt aux yeux d’Isabelle.

J’ai du mal à m’exprimer sans craquer, je ne peux pas ouvrir les vannes si
facilement. Je crains de ne pas me relever si je le fais.
Je serais toujours là pour t’aider à remonter la pente. Quel que soit le
temps nécessaire.
Isabelle refoule un sanglot. Les mots d’Otis la touchent, sa bienveillance
l’émeut. Il est ce que Luis ne sera jamais : fiable, bienveillant. Présent…

T’es là ?
Oui, pardon. Je me perdais dans mes pensées.
Je peux passer te voir ?
Tout de suite ?
Oui.
Je ne suis pas chez moi
Partie chercher du taf ?
Non, je rentre de Rykers Island.
Merde… ça fait une autre bonne raison de passer te voir. Ça a été ?
Comme ça peut aller avec Luis.
Il a fait allusion à ta mère ?
D’une certaine façon, oui.
Isabelle songe de nouveau aux idées de prostitution de son père. Un frisson
lui remonte l’échine.

Et a-t-il fait allusion à… l’Affaire ?


Non. Je te raconterai tout ça.
Laisse-moi te rendre visite…
Je n’ai pas dit non. J’ai une dernière course à faire, puis je suis dispo.
OK. J’arrive dans une heure ça va ?
Plutôt deux heures, je viens de quitter Rykers Island.
À tout à l’heure ma belle. Prends soin de toi.
Isabelle le remercie encore.

Après ce long échange de SMS, elle range son portable. Son regard se perd
dans les rues qui défilent, les gouttelettes de pluie qui glissent sur les vitres
du bus, la légère buée qui se crée devant sa bouche. La vie fourmille dans la
ville tentaculaire. Tous ces gens qui ignorent sa détresse. Cela la trouble et
en même temps elle préfère qu’il en soit ainsi. Un sentiment paradoxal.

Aidez-moi, mais ne me faites pas chier.

Sa réflexion l’amuse. Un sourire discret étire les lèvres d’Isabelle. Elle aime
regarder la vie, bien plus qu’elle aime pianoter sur son téléphone. Elle se
perd en contemplation jusqu’à son arrêt sur Jackson avenue. L’air frais à
l’extérieur lui offre un regain de vitalité avant d’affronter le métro, bondé à
cette heure. Elle s’engouffre dans la station souterraine de Queens Plaza
pour prendre une des lignes qui desservent Rego Park. L’atmosphère
saturée l’étouffe immédiatement. Isabelle meurt d’envie d’enlever ce
masque qui ne fait qu’accentuer son désagrément. Certains, pressés,
bousculent les autres sans civisme. Deux jeunes hommes jouent avec brio
du trombone et de la batterie. Peu de passants s’arrêtent. Isabelle dépasse
les musiciens sans traîner. Elle se sent mal. Trop mal pour profiter de leur
talent. Incapable de les écouter. Il lui faut s’asseoir au plus vite. Des
bouffées de chaleur l’étourdissent. La foule l’oppresse. Par chance, un train
arrive au moment où elle atteint le quai. Elle joue des coudes pour entrer
rapidement. Une femme rouspète dans son dos, mais Isabelle l’ignore. Elle
cherche une place assise, or elle n’en voit pas. Alors, elle s’adosse à la paroi
de la rame près des portes automatiques. Elle tente de se calmer, de
retrouver du souffle.
— Mademoiselle, fait une voix féminine sur sa gauche.

Isabelle a le tournis. Elle ne prête pas attention à celle qui l’interpelle.

— Mademoiselle, insiste la personne

Mais un voile noir recouvre les yeux d’Isabelle. Elle se sent vaciller, son
masque… elle va s’évanouir. Elle s’accroche désespérément à la poignée du
métro tandis que ses jambes vacillent. Comme elle s’effondre, une poigne
solide la rattrape. À demi consciente, elle perçoit la force de l’homme qui la
soulève tel un fétu de paille pour la porter dans ses bras. Il sent mauvais,
mais Isabelle n’en a que faire.

— Déposez-la ici, dit la voix qui s’était élevée plus tôt.

L’individu qui la porte s’exécute. Le brouillard devant les yeux d’Isabelle


disparaît peu à peu tandis qu’il la pose avec une délicatesse infinie sur le
siège en plastique rigide de la rame. Avant qu’elle ne le remercie, le
samaritain providentiel s’éloigne. Une Afro-Américaine de forte corpulence
l’observe avec bienveillance.

— Je vous ai vue toute pâle. J’allais vous proposer ma place, mais vous
avez fait un malaise avant, explique-t-elle à Isabelle qui cherche des yeux
celui qui l’a soutenue.

Elle ne croise que les regards indifférents ou dégoûtés des autres passagers.
Le train est arrêté, les portes se referment. L’homme a disparu.

— Vous devriez vous changer et vous laver en rentrant, poursuit la gentille


femme. Il était particulièrement sale.

— Il m’a aidée ! s’exclame Isabelle en prenant aussitôt la défense de


l’homme.

Des visages se tournent vers elle. Elle rougit, enfonce sa tête dans son
écharpe et tente de disparaître.

— Merci pour la place, madame, reprend-elle aussitôt d’une voix fluette.


— C’est normal. Dommage que le mendiant ait changé de rame à la station
précédente. Vous auriez eu l’occasion de le remercier.

Isabelle bouge aussitôt la tête dans l’espoir d’apercevoir l’homme, mais elle
ne voit rien. Rien que des passagers indifférents.

— Mangez quelque chose et reposez-vous, ajoute la dame.

Isabelle opine du chef.

L’aimable voyageuse lui fait un sourire puis lui tourne le dos pour la laisser
tranquille.

Le regard d’Isabelle se perd alors dans la vitre de la rame. Il n’y a rien à


observer si ce n’est l’obscurité des tunnels auquel succède l’éclat lumineux
des stations. Ses pensées sont ailleurs, oscillant entre sa désagréable
entrevue à Rykers Island et une impression de déjà-vu concernant le
vagabond du métro. Trop épuisée pour réfléchir, elle décide de faire le vide.
Ce qui lui est aisé, car elle est terriblement nauséeuse. Son état physique
l’oblige à se détendre. Elle cherche à relâcher ses muscles, à évacuer la
tension qui lui noue les tripes. Elle y parvient après quelques minutes.
Légèrement…

Son téléphone vibre.

Son cœur s’emballe.

Une seule idée jaillit dans son esprit de jeune femme fraichement larguée.

Ethan !

Elle fouille maladroitement ses poches à la recherche de son smartphone.


Appareil indispensable des amoureux, leur permettant de se joindre à tout
moment, en toutes circonstances. Comme là.

La déception s’abat sur elle quand la réalité la rattrape. Il n’y a pas d’Ethan.
Il n’y en a plus. C’est Otis qui lui rappelle, s’il en était besoin, qu’il passe la
voir.
Je t’ai dit oui. Je te l’ai promis ! lui écrit-elle.

L’inquiétude d’Otis la touche. Elle l’a délaissé à tort, ne sachant comment


gérer sa situation improbable. Cet enchaînement de poisses aurait pu être
drôle s’il ne la touchait pas de plein fouet. C’en est grotesque.

Le dieu des emmerdes se déchaîne contre moi !

Elle a envie de rire, puis envie de vomir. Elle ne fait aucun des deux.

C’est Dieu que j’emmerde ! se rebiffe-t-elle après un haut-le-cœur.

Bien qu’elle n’ait rien dit, elle porte aussitôt une main à sa bouche comme
pour taire une énorme bêtise. Elle se signe ensuite de la croix pour effacer
le blasphème de sa pensée. Déboussolée autant que déçue d’elle-même, elle
noie de nouveau ses réflexions dans les reflets de la vitre. Elle parvint à se
relaxer quelque peu, suffisamment pour somnoler jusqu’à qu’elle aperçoive
le nom de sa station.

Tandis qu’Isabelle se redresse, des étoiles viennent danser devant ses yeux.
Une baisse de tension qui heureusement ne dure pas. Elle sort de la rame et
croise le regard bienveillant de la dame qui lui avait cédé sa place.

— Vous descendez ici ? demande-t-elle malgré l’évidence.

— Oui. Merci encore de m’avoir permise de m’asseoir. J’en avais


réellement besoin.

— Ça se voyait, répond-elle avec un grand sourire qui découvre de belles


dents blanches.

Et au loin sur le quai du métro, une silhouette capte l’attention d’Isabelle.


Celle d’un homme mal vêtu, plutôt décharné et qui file dans un escalier.
Isabelle veut le rejoindre pour le remercier et s’ôter un doute de l’esprit.
Mais au moment où elle s’élance, la sympathique passagère la retient par le
bras.
— Vous êtes sûre que vous pouvez marcher ? Vous étiez au bord de la
syncope.

— Ça devrait aller, réplique-t-elle machinalement.

Elle parcourt du regard l’escalier qu’a emprunté l’individu.


Malheureusement même en se hissant sur la pointe des pieds, elle ne le
discerne pas. Il a tout bonnement disparu.

— Vous attendez quelqu’un ? l’interroge la bonne femme dont la sollicitude


devient excessive.

Tout comme Isabelle perd ses moyens lorsqu’elle est prise à partie, elle est
incapable de mentir pour se débarrasser d’un importun. Même si le terme
est exagéré pour cette femme qui manifestement ne lui veut que du bien,
Isabelle souhaiterait qu’elle la laisse tranquille désormais. Elle a besoin
d’air et de calme. Mais elle répond poliment.

— J’ai cru apercevoir une connaissance, déclare-t-elle pour se justifier.

— Quelle route prenez-vous ? insiste l’autre. Nous pourrions marcher un


bout de chemin ensemble.

— C’est vraiment aimable à vous, mais…

Comment se débarrasser d’elle ?

Isabelle rougit comme une pivoine. Quiconque la connait sait qu’elle est
embarrassée et qu’elle s’apprête à faire quelque chose d’atypique.

— Mais ?

— Heu… je vais demander à mon compagnon de venir me chercher.

Elle sort son téléphone et fait mine de composer un numéro.

— Excellente idée ! s’enthousiasme la dame. Faites bouger ce gros macho


d’homme. Je m’épuise à remuer le mien.
Un puissant éclat de rire jaillit de son énorme poitrine. Les joues d’Isabelle
retrouvent leur couleur normale.

— Faîtes attention à vous, poursuit la corpulente dame, avant d’ajouter, que


Dieu vous garde.

— Merci, répond simplement Isabelle en simulant le début d’un appel.

Elle se retrouve enfin seule. Elle a écourté l’échange pour retrouver l’ombre
qui lui a échappé sur le quai. Mais avec le temps perdu, il peut être
n’importe où et surtout bien loin.

Dans l’escalator, Isabelle réalise qu’elle est toujours fébrile. Ses quelques
pas l’ont vidée et elle aurait sans doute mieux fait de rester en compagnie
de sa bienfaitrice. Pourtant dès qu’elle arrive dehors, la brise vivifiante qui
balaye la rue soulage ses craintes. L’air s’infiltre au travers du masque et ses
poumons s’emplissent d’oxygène. Elle se sent mieux et remonte
nonchalamment le Junction Boulevard. Après ce malaise dans les entrailles
nauséabondes de la métropole, ses soucis paraissent lointains. Elle marche
tranquillement, heureuse de retrouver son ami, son confident. Plus loin se
dessine la Long Island Express, immense voie qui borde son quartier. La
nuit, les nuisances du trafic routier se mêlent à celles de ses voisins sans-
gêne. À choisir, Isabelle préfère le bruit de la route. Le ronronnement
monotone des véhicules la berce, contrairement aux cris des fous furieux de
sa résidence.

Sans trop savoir pourquoi, Isabelle descend toujours à Rego Park, alors que
la station de Woodhaven Boulevard serait probablement plus proche. À
chaque trajet, elle se pose la question et pourtant, elle ne change jamais son
habitude.

La pluie s’intensifie. Le soleil d’automne qui l’avait accompagnée ces deux


derniers jours l’a abandonnée. Une crainte sournoise s’empare d’Isabelle.
Le sentiment qu’un évènement terrible se prépare.

Tu te fais des idées, tente-t-elle de se raisonner. C’est ce temps pourri qui te


mine.
La réflexion ne suffit pas à chasser cette sensation désagréable.

Isabelle accélère le pas pour échapper à la météo peu clémente. Même si


elle se sent mieux depuis la sortie du métro, elle reste dans un sale état. De
brefs vertiges l’obligent à reprendre une marche modérée. L’eau s’infiltre
petit à petit par les interstices de ses vêtements. Isabelle peste contre le ciel,
contre la vie. Le passage sous la Long Island Express lui offre un peu de
répit. L’air y est nauséabond, pollué par les pots d’échappement des
nombreux véhicules qui empruntent ce passage. Le bruit des moteurs
résonne sur les parois de bétons. Pourtant, Isabelle ralentit encore. Derrière
un des pylônes massifs, elle a cru reconnaître un vêtement. Elle s’approche
lentement pour ne pas effrayer l’individu. En contournant l’obstacle, son
impression se confirme. Quant au miséreux, il ne lui prête aucune attention.

— Le métro. C’était vous, n’est-ce pas ?

Le visage sale se lève. Isabelle éprouve une nouvelle sensation de déjà-vu


sans pour autant reconnaître la personne.

Ces pauvres gens se ressemblent tous au bout d’un moment. Guenilles,


cheveux hirsutes, barbes broussailleuses…

Le clochard la dévisage. Ses yeux marron sont profonds et dénotent une


intelligence certaine, autant qu’une souffrance profonde. La nature timide
d’Isabelle reprend le dessus. Elle rougit et bredouille des excuses pour
l’avoir dérangé. il semble s’amuser de sa confusion. Le regard du sans-abri
devient rieur. Mais pas ses lèvres. Comme s’il ne pouvait exprimer plus
d’amusement qu’en cet instant.

— C’était moi, répond-il d’une voix grave, rauque.

Le timbre fait frissonner Isabelle. Elle prend une grande inspiration et le


remercie pour son intervention. Sans lui, elle aurait pu se blesser en
s’effondrant. Elle sort son porte-monnaie et commence à fouiller dedans,
pour se rendre compte aussitôt qu’il n’y a rien. Plus un rond. Aucune pièce.
Isabelle se sent honteuse d’avoir procuré une fausse joie à l’indigent. Elle
marmonne, particulièrement gênée.
— Je suis sincèrement désolée.

L’homme l’observe. Ses traits ne trahissent aucune émotion.

— Je ne vous ai rien demandé, lâche-t-il froidement.

— Je… heu… je voulais vous aider à mon tour.

Isabelle danse d’un pied sur l’autre, troublée par la dureté abrupte de cet
homme. Elle ne sait plus où se mettre. Ses jambes sont animées d’une
volonté propre qui l’éloigne de ce désagréable personnage.

— Je vous promets de me rattraper la prochaine fois, parvient-elle à dire


avant que le bruit des voitures ne couvre sa voix.

— C’est ça ! entend-elle dans son dos.

J’ai merdé, j’ai merdé, j’ai merdé ! se blâme-t-elle en fuyant la couverture


de la voie express.

Cette fois, la pluie la soulage. Elle confirme à Isabelle qu’elle a quitté


l’antre de ce troublant individu. Les jambes flageolantes, elle poursuit son
chemin jusqu’à son immeuble. Là, elle marque une pause, reprend son
souffle, puis elle part affronter la dernière épreuve de cette longue journée.
6. L’étrange proposition de madame
Lopez.

L’ascenseur de la résidence pue l’insecticide. Le masque chirurgical est


bienvenu pour ne pas s’intoxiquer avec le produit. Isabelle tousse en sortant
de la cabine et suscite le regard désapprobateur d’une voisine inconnue.
Quand elle sonne à la porte de madame Lopez, son estomac se noue. Le
doute l’assaille et Isabelle se demande si elle n’est pas en train de faire une
énorme erreur.

Luis plus madame Lopez… cela ne peut rien de donner de bon !

Si seulement, elle avait le choix. C’est sa proprio et elle lui doit du fric.

Entre femmes, on va se comprendre.

La pensée est séduisante, rassurante.

Un jeune homme d’origine latine ouvre la porte. Ses nombreux tatouages et


son crâne rasé lui donnent un air menaçant. Pourtant Isabelle l’a déjà croisé
maintes fois et il s’est toujours montré aimable. En revanche, elle ne lui
connaissait aucun lien avec madame Lopez.

— Salut. C’est pour ? demande-t-il sans manifester beaucoup pour sa


personne, mais en regardant derrière dans le dos d’Isabelle.

— Bonjour, dit-elle d’une voix faiblarde. Je suis Isabelle Flores et je


souhaiterais parler à madame Lopez.
— Ah t’es la fille de Luis ? s’enquit-il avec un regain d’intérêt.

— Oui.

— Qui est-ce, Emilio ? hurle la voix de madame Lopez du fond de


l’appartement.

— Une certaine Isabelle Flores, beugle le latino en retour.

— Elle a mon loyer ?

— Tu as son loyer ? répète-t-il machinalement.

— Non, mais mon père Luis me suggère de m’entretenir avec madame


Lopez pour trouver un autre arrangement.

L’homme examine Isabelle de la tête aux pieds, puis il hausse les sourcils
d’un air peu convaincu.

— Elle demande un arrangement, crie-t-il à l’attention de madame Lopez.

— Je lui ai donné un délai, s’agace cette dernière.

— A priori, c’est son père Luis qui l’envoie.

Il y a un bref silence.

— Envoie-la dans la cuisine, Emilio !

— Vous êtes sûr ? réplique aussitôt celui-ci.

Madame Lopez pousse un cri d’exclamation.

— Non ! Envoie-la dans le petit salon ! Suis-je sotte !

Isabelle est restée coite tout ce temps. Emilio l’invite à la suivre avant de
refermer la porte blindée de l’entrée. Il laisse Isabelle dans une pièce étroite
où deux fauteuils en osier se font face autour d’une table de la même
matière, recouverte d’une plaque de verre sur laquelle trône une belle
orchidée aux fleurs blanches et mauves, ainsi que des magazines féminins.
Il fait signe à Isabelle de s’asseoir et repart sans un mot. Il ferme
soigneusement la porte derrière lui, mais Isabelle n’entend pas de déclic. Un
instant, elle avait cru qu’il allait l’enfermer. Guère à son aise, elle épluche
les diverses revues à sa disposition. Si les premières concernent
effectivement la mode, les suivantes traitent d’un sujet bien plus
embarrassant : les armes. Isabelle sursaute en les voyant. Elle les avait en
horreur. Elle a vu des flingues toute son enfance à cause de son père. Elle
hait ces objets de mort autant qu’elle déteste son père. Soudain, il lui
semble entendre un cri. Un cri aigu. Un cri de femme.

Elle prête aussitôt une oreille attentive à son environnement, mais elle ne
perçoit rien d’autre. Elle espère avoir rêvé, tandis qu’une inquiétude
légitime grandit en elle. Elle repositionne correctement la pile et choisit un
des premiers magazines. Isabelle fait semblant de le lire tout en étant aux
aguets. Cet appartement est différent du sien. Il est beaucoup plus grand.
Ça, elle s’y attendait, mais pas à ce point. Mais surtout, il est extrêmement
bien insonorisé. D’évidents travaux ont été réalisés en ce sens, car elle ne
perçoit pas un bruit venant du voisinage. Ce qui ne rassure pas la jeune
femme. Isabelle voudrait partir, mais son instinct lui dit que c’est une
mauvaise idée. Ce n’est plus le moment. Désormais, elle doit rencontrer
madame Lopez. Impossible de faire machine arrière. L’imagination
d’Isabelle s’emballe, alors elle la canalise en lisant des articles pourtant peu
captivants.

Elle tressaute quand la porte s’ouvre. Madame Lopez entre. La


quinquagénaire potelée referme derrière elle et s’installe dans le fauteuil
face à Isabelle. La femme est à peine plus grande qu’Isabelle, mais sa
personnalité est impressionnante. Isabelle se sent écrasée par sa présence.
Elle se recroqueville sur son siège. Madame Lopez lui sourit. Elle est trop
maquillée pour que ce soit élégant et sa permanente ainsi que la couleur
cuivrée de ses cheveux lui donnent un air des années 80. Elle n’en reste pas
moins troublante.

— Alors comme ça, c’est ce vieux Luis qui t’envoie renégocier ta dette ?
demande-t-elle sans préambule. Ton propre père ?

Isabelle est intimidée. Elle déglutit difficilement avant de répondre.


— Oui, je pourrais sûrement vous aider dans certaines tâches. Je n’ai plus
de travail.

Elle avait prévu de ne pas le dire, mais la phrase est sortie toute seule. Elle
révèle la précarité de sa situation et se dévoile plus qu’elle ne le voudrait.

— Comme c’est fâcheux.

Isabelle est perdue. Elle décide d’être honnête dans l’espoir que madame
Lopez fasse preuve de compréhension, d’empathie.

— J’ai vraiment besoin de ce logement, madame Lopez. Donnez-moi une


chance d’y rester. Je me démène tous les jours pour retrouver du travail. Je
vous rembourserai jusqu’au dernier cent. Je vous le promets.

Madame Lopez la dévisage. Ses yeux sont petits, rusés et, Isabelle ne s’en
rend compte que maintenant, guère bienveillants.

— Jeune femme, je vous ai laissé y vivre pendant le confinement. Vous ne


m’avez pas payée. J’ai été patiente, mais ce n’est pas un centre
d’hébergement pour SDF ici. Luis vous envoie. Soit… Qu’êtes-vous prête à
faire pour moi ? Pour garder votre toit ?

— Ce qu’il faudra, répond Isabelle, terrorisée à l’idée d’être expulsée manu


militari.

Le visage de madame Lopez s’adoucit.

— Voilà une réponse qui me plaît. Lève-toi !

— Pardon ? bredouille Isabelle, incertaine d’avoir compris l’injonction.

— Lève-toi.

Isabelle obéit. Non sans crainte. L’entretien prend une tournure surprenante.
Madame Lopez l’examine avec attention.
— Petite, mais de jolies formes… murmure la quinquagénaire en tapotant
de ses doigts sur ses genoux. Tourne-toi.

Isabelle marmonne des propos confus, mais s’exécute. Sur le mur qui lui
fait désormais face, un petit tableau présente une scène du Christ portant sa
croix. Le cadre en bois est travaillé et doré. Pourtant la présence de Jésus
dans cette pièce est incongrue. Isabelle essaye de se rassurer en priant son
prophète. Elle croit deviner la tournure des évènements.

— Tu peux te rasseoir, dit madame Lopez.

Malgré son ton obligeant, la phrase sonne comme un ordre aux oreilles
d’Isabelle qui obéit sans broncher. Elle cherche du courage au fond d’elle-
même, car elle veut se protéger. Isabelle ferme les yeux en prenant une
grande inspiration, seule façon de prononcer des paroles intelligibles.

— Je ne veux pas me prostituer ! clame-t-elle, bien plus fort qu’elle ne le


voulait.

Madame Lopez est d’abord surprise par ce subit éclat de voix, puis elle
éclate d’un grand rire. Nullement impressionnée.

— Prostituer la fille de Luis ? dit-elle entre deux rires. Ce n’est nullement


mon intention. Luis est un vieux fou misogyne, mais il a des limites…

Elle s’essuie les yeux à l’aide d’un mouchoir en papier en tapotant


légèrement pour ne pas étaler son mascara. Isabelle est quelque peu
rassurée. Elle se laisse aller contre le dossier de son fauteuil.

— Tu vas cependant mettre la main à la pâte, jeune fille. Pas ta petite


chatte, pas tes fesses ni ta bouche, quoique si tu veux tu peux user de cette
dernière… Mais les mains, c’est certain.

Isabelle est totalement déboussolée. Elle n’est pas certaine de comprendre


ce que cela signifie. Une chose est sûre, ça ne va pas lui plaire.

— Oh ! Il n’y a rien de dramatique, reprend madame Lopez qui a cerné


depuis longtemps le tempérament réservé de son interlocutrice. Il s’agit de
faire des massages.

— De simples massages ? la questionne Isabelle d’une toute petite voix.

Madame Lopez fait une moue dubitative, observant la jeune femme comme
si elle était particulièrement candide.

— Des massages particulièrement relaxants, ajoute-t-elle en pensant être


suffisamment explicite.

Isabelle la regarde avec des grands yeux ronds. Son cerveau mouline dans
le vide. Elle n’arrive pas à croire ce qu’elle entend, à croire que son père
l’envoie vers ce genre d’activités. Les lèvres de la latino remuent en suivant
ses pensées, mais elle ne parvint pas à parler. Elle ne sait que dire.

— Tu vas détendre et soulager mes clients avec tes mimines. C’est ça ou tu


me rembourses dans le délai imparti.

Isabelle a bien compris. Ce qui la choque ce n’est pas tant la proposition de


madame Lopez, mais le rôle de son père. Cet enfoiré qui l’envoie dans la
gueule du loup pour faire d’elle une pute. Car il faut qu’il soit vraiment
stupide pour faire une différence entre être prise en levrette et branler un
mec.

Quoique non. Pas si taré que ça…

À bien y réfléchir, les branler n’est pas le pire. Ça ne change rien, la colère
explose en elle. C’est un traquenard et surtout, elle sait qu’il savait. Elle hait
Luis d’autant plus.

— Je n’ai pas que ça à faire, jeune femme, s’impatiente madame Lopez.

Ai-je le choix ?

La réponse est évidente.

Non. Bien sûr que non !


Il n’y a qu’Isabelle qui ne connaissait pas l’issue de cette rencontre. Les
autres, à savoir son père et la mère maquerelle savaient qu’elle était prise au
piège. Isabelle le comprend pendant qu’elle se triture les mains dans
l’espoir d’une autre option. Quand elle regarde, madame Lopez, qu’elle
discerne le subtil sourire machiavélique sur le visage de la quinquagénaire,
elle réalise qu’elle est ferrée comme un poisson au bout d’une ligne. Elle
baisse aussitôt les yeux, elle se sent honteuse, vulnérable et surtout
résignée.

Elle hoche la tête en signe d’acquiescement.

— Donc ? insiste madame Lopez, qui attend d’elle une réponse claire.

Isabelle n’arrive pas à parler. Elle a perdu ses moyens depuis qu’elle a
compris qu’elle était piégée. Elle se racle la gorge.

— Donc oui, prononce-t-elle d’une voix rauque.

La satisfaction est visible sur le faciès de madame Lopez.

— Bienvenue dans la famille ! déclare cette dernière en tendant la main


pour sceller l’accord.

Au moment où Isabelle allait la saisir, la bonne femme la retire.

— J’oubliais les règles de distanciations, s’excuse-t-elle. Emilio va vous


raccompagner. Il vous apportera plus tard des affaires et les instructions
pour vos premiers clients. Vous commencez demain. Vous pouvez annuler
tout autre engagement. Vous travaillez désormais pour moi, Mademoiselle.

— Je n’ai pas d’autre engagement, rappelle Isabelle en bredouillant.

Madame Lopez n’y prête pas attention. Elle se contente d’ouvrir la porte du
petit salon et de beugler le nom d’Emilio.

Celui-ci arrive en courant.

— Oui, madame ?
— Notre problème est-il réglé ? lui demande-t-elle aussitôt.

— Oui, elle sera docile comme un agneau.

— Parfait ! s’exclame madame Lopez. La fille Flores travaille pour moi


maintenant. Quel est ton prénom déjà ?

— Isabelle, répond la concernée en doutant que son interlocutrice s’en


souvienne.

— Raccompagne Isabelle et occupe-toi d’elle, ordonne la maquerelle.

Madame Lopez quitte la pièce d’un pas pressé. Quant à Emilio, il attend
que sa patronne ait disparu pour faire sortir la jeune latino. Il ne lui dit rien
jusqu’à ce qu’ils arrivent à la porte de l’appartement. Là, il se tourne
brusquement vers elle. Isabelle sursaute, surprise. Les yeux sombres de
l’homme flamboient. Il est plus effrayant que jamais.

— Je suis là pour veiller sur les filles. Mieux tu me traites, mieux je te


protège. Tâche de t’en souvenir.

Isabelle a peur. Elle ne peut qu’opiner du chef. Emilio lui fait alors signe de
sortir, ce qu’elle fait immédiatement. Elle s’éloigne rapidement et, quand
elle entend le cliquetis du verrou, elle se met à courir jusque chez elle. Elle
s’y enferme à double tour, avant de se laisser choir sur son canapé. Son
cœur bat à tout rompre. Le monde vacille autour d’elle. Elle tente de se
calmer.

Otis va arriver. Je dois délirer. Il va m’emmener à l’hôpital et, avec


quelques médocs, je me réveillerai enfin de ce cauchemar.

En fait, elle aurait aimé qu’il soit déjà là. Elle avait espéré le voir attendant
devant sa porte.

Dans quoi viens-je de m’embarquer ? s’interroge-t-elle au moment où ses


idées s’éclaircissent.

La prise de conscience ne fait que raviver son malaise.


— Putain, je me sens mal, marmonne-t-elle.

Isabelle a l’impression que le sol tangue. Son estomac est détraqué. Elle
étouffe, elle a chaud et pourtant, elle grelotte.

— Je vais crever, murmure-t-elle entre ses dents.

Elle a tout donné pour faire bonne figure chez madame Lopez, mais cette
fois c’en est trop. Elle n’en peut plus. Elle est convaincue que son corps va
la lâcher, qu’elle est condamnée. Les palpitations reprennent. Les vertiges
n’en finissent pas. Isabelle geint, impuissante.

— Au secours, gémit-elle.

Mais il n’y a personne. Elle est seule. Dans son désespoir, elle craint de
mourir isolée, sans personne pour l’accompagner dans ses derniers instants.
Elle sombre dans une panique totale.

Soudain, la sonnette résonne. Le son strident et désagréable pour les


tympans lui donne un sursaut d’énergie. Juste de quoi atteindre la porte et
l’ouvrir sur le visage amical d’Otis. Isabelle est blême. Elle s’adosse au mur
et se laisse glisser. Elle n’a plus la force de tenir sur ses jambes. Sa
respiration est hachée. Tout déraille.

— Je vais crever, lâche-t-elle au moment où Otis la rattrape.

Ce dernier n’a pas la force pour la porter, mais il la soutient jusqu’à son lit.

— Non, tu ne vas pas mourir. Tu dois sûrement faire une crise d’angoisse.
J’ai déjà vécu ça. Allonge-toi.

Il lui parle doucement sans attendre de réponse. Sa voix apaise la tempête


dans le corps d’Isabelle. Elle s’étend sur le matelas déformé par l’usure.
Otis poursuit son monologue tout en caressant la main de son amie.

— C’est impressionnant, mais ça va passer. Tu es à bout. Relâche-toi


complètement. Je veille sur toi. J’ai ramené un smoothie fait maison pour te
requinquer, ainsi que des makis. Tes préférés. Les California.
Isabelle a fermé les yeux. Elle écoute la voix d’Otis et s’imprègne de ses
mots réconfortants. Elle suit son conseil : elle lâche prise. Une
impressionnante sensation d’épuisement la submerge, mais la panique
s’estompe.

— Là… Ça va aller, poursuit Otis en lui tapotant la main cette fois.


Détends-toi. Ne pense à rien.

Et pour être sûr qu’elle fasse le vide, il lui raconte la banale journée qu’il
vient de passer. Sans cesser de parler, sans la questionner. Une vingtaine de
minutes plus tard, il constate que la crise d’Isabelle est passée. Celle-ci
somnole à moitié et il décide de se taire enfin. Il a la gorge sèche. Mais dès
qu’il se redresse pour aller chercher à boire, Isabelle réagit.

— Ne pars pas, souffle-t-elle l’esprit brumeux.

— Ce n’est pas mon intention, répond Otis avec un sourire bienveillant. Je


vais me chercher un verre d’eau. Je te ramène ton smoothie ? Ça te ferait du
bien…

— Oui…

Ce n’est pas un, mais trois verres qu’Otis se sert avant de revenir dans le
salon du studio. Isabelle a toujours les yeux fermés, mais il sait qu’elle ne
dort pas. Elle préserve ses forces. La faiblesse de son amie l’afflige. Il est
triste et il se sent coupable de ne pas être intervenu plus tôt.

— Voici votre breuvage, votre Altesse.

Isabelle le regarde à travers ses paupières mi-closes. Elle esquisse un léger


sourire à son intention. Otis l’aide à se redresser en lui soutenant le dos.
Quant à la jeune latino, elle boit à petites gorgées. Lentement. Mais elle boit
tout.

— Depuis quand n’as-tu pas mangé ? l’interroge Otis.

— Ce matin, je crois. J’ai dû avaler un truc avant de partir à Rykers. Je ne


sais plus vraiment…
— OK. Pas grave. Ne t’alarme surtout pas. Reste calme, ajoute aussitôt
Otis. Je vais chercher mon sac et on va manger tranquillement japonais. Ça
te va ?

Isabelle sourit de nouveau.

— Merci d’être venu, Otis.

Il l’embrasse sur le front et part récupérer le sac en papier qui contient les
divers plats achetés. Il les dispose sur la table basse pour donner un
minimum d’allure à leur dîner, avant de jeter les emballages superflus.

— On regarde un film ? propose Otis avant d’engloutir un sushi à la


crevette.

— On devrait plutôt parler, non ?

— T’as pas l’air en état, répond-il la bouche pleine. Demain, après une
bonne nuit de sommeil.

Sur le fond, il n’avait pas tort, mais Isabelle craint que demain il ne soit trop
tard pour discuter des incroyables décisions prises ce jour.

Avant qu’elle n’ait pu s’exprimer, des coups puissants résonnent contre sa


porte. Quelqu’un toque au lieu de sonner.

— Tu attends du monde ? s’enquit Otis en manquant d’avaler de travers.

— Non.

Le cœur d’Isabelle s’emballe. Elle n’est pas en état de supporter le moindre


stress. Otis le devine et se lève.

— Je vais voir.

Il ouvre la porte sans inquiétude. Pourtant, il ne peut réprimer un


mouvement de stupeur en découvrant la silhouette menaçante d’Emilio. Ce
dernier avance d’un pas, cherche Isabelle du regard, puis se tourne vers elle
en brandissant un sac de sport noir.

— Ta tenue et ton planning pour demain, dit l’homme de main en jetant le


tout au pied d’Otis. On fera un débrief après.

Les deux amis le contemplent interloqués. L’un surpris, l’autre effrayée.

— Bon appétit, ajoute Emilio après avoir lorgné sur la table basse.

Il claque la porte derrière lui et disparaît aussi vite qu’il est arrivé. Otis finit
par réagir. Il se tourne vers Isabelle. Il constate qu’elle est bouleversée.

— On va oublier la session film. Je crois qu’il faut que tu m’expliques deux


ou trois trucs.

Isabelle est stoïque. Bouche bée, elle fixe étrangement la porte.

— Hey ! Y’a quelqu’un ? demande Otis en claquant des doigts devant les
yeux de sa camarade.

— Oui… oui, bredouille-t-elle. J’espérais que tout cela était irréel.

Otis, dont l’estomac est imperturbable, attrape un nouveau Sushi avec ses
baguettes.

— Prends un de tes makis.

Isabelle obtempère.

— Bah… mange-le ! s’exclame Otis perturbé par l’attitude de son amie.

Isabelle s’exécute. Quand elle a fini sa première bouchée, Otis lui propose
de commencer son récit, ce qu’elle fait en commençant par sa visite à
Rykers Island. Régulièrement, il l’interrompt pour s’assurer qu’elle
s’alimente.

— Bon… Ton père a toujours été un connard. Rien de nouveau jusque-là,


conclut-il quand elle a fini de détailler la discussion au parloir.
— J’espérais que son attitude de gros macho misogyne n’était qu’un
masque, une apparence. Mais manifestement, pour lui je ne suis qu’une
pute.

— Comme ta mère, complète Otis qui connaît bien la vie d’Isabelle.

— Comme ce qu’il prétend de ma mère, rectifie Isabelle.

— Oui, pardon.

— Bref, le pire reste à venir.

Isabelle entreprend alors de lui raconter son entretien avec madame Lopez.
Au fur et à mesure du récit, les yeux d’Otis s’écarquillent. Isabelle ne
mange plus, et lui ne s’en rend plus compte.

— Proposition que tu as refusée, s’écrie-t-il après en avoir entendu la


teneur.

— Non. Quel autre choix avais-je ?

— On pouvait t’aider Tyler et moi.

— Surtout Tyler, lui rappelle-t-elle gentiment. Ça ne faisait que changer


mon créancier.

— Tyler n’aurait jamais imposé que tu…

— Te prostitues ? le coupe-t-elle. Ce n’est pas vraiment de la prostitution,


mais des massages.

— Ouais, enfin des massages très coquins si j’ai bien compris.

Isabelle baisse les yeux.

— Oui…

Otis la serre dans ses bras pour la réconforter.


— On va te sortir de ce pétrin. On ira voir ta bailleresse demain pour
stopper cette folie.

— T’as vu le gars qui a amené le sac ?

Otis opine du chef.

— C’est un de ses hommes. Tu veux lui tenir tête ? Parce que moi, je ne
m’en sens pas le courage.

— Et branler des inconnus, ça ne t’effraie pas ?

Isabelle contemple le sol, décontenancée.

— Si…

— Alors il faut trouver un autre arrangement. J’irai avec toi. Je me porterai


garant, même au nom de Tyler s’il le faut !

Isabelle a envie de croire que c’est possible. Elle s’accroche à cette idée qui
la soulage. Elle remercie ce précieux ami. Elle a une telle chance de l’avoir
pour confident, toujours prêt à l’aider. Pleins d’espoir, ils finissent de dîner
et regardent une comédie romantique pour se détendre. Isabelle s’endort
rapidement, épuisée et rassurée par la présence d’Otis. Ce dernier trouve
plus difficilement le sommeil sur l’inconfortable sofa, mais il prend son mal
en patience. Il tire satisfaction lorsque ses yeux se posent sur le visage
paisible d’Isabelle. Il connaît bien l’appartement de la jeune latino pour y
avoir passé de nombreuses soirées, mais à chaque fois il est surpris par le
foutoir des voisins en pleine nuit. Chaque fois, il se demande comment ce
petit bout de femme résiste dans un tel environnement. Chaque fois il se
rappelle combien Isabelle est courageuse.

Durant tout ce temps, le mystérieux sac noir reste au sol, sans qu’aucun des
deux n’y touche. Déterminés à le ramener sans découvrir ce qu’il cache.
7. Actes de courage

Au petit matin, Isabelle se réveille brusquement. Les vestiges d’un


cauchemar embrument son esprit. Un cauchemar où, elle en est certaine,
elle tapinait. Comme sa mère…

Non !

Elle remarque aussitôt la présence d’Otis sur le canapé et elle se détend. En


silence, elle prépare son petit déjeuner. Le café, trop bruyant, attendra. Elle
débarrasse aussi les restes du dîner qui jonchent la table basse et même le
sol. Puis, munie d’un bol de céréales, elle s’assoit sur son matelas. Elle
entame son repas avec appétit. Ses yeux se posent naturellement sur son
ami. Il est si tranquille… Elle l’envie, tout en appréciant la quiétude qu’il
lui apporte depuis son arrivée.

Le regard d’Isabelle se porte alors sur la masse sombre près de la porte


d’entrée. Ragaillardie par quelques heures d’un bon sommeil, la curiosité
d’Isabelle s’attise. Elle l’emporte sur la crainte. Elle enchaîne alors de
bonnes cuillères de céréales en conjecturant sur le contenu. Quand elle a
fini son bol, elle ne tient plus. Sur la pointe des pieds, elle s’approche de
l’énigmatique objet. Avec maintes précautions pour ne pas réveiller Otis,
elle fait glisser la fermeture éclair. Comme Emilio l’avait annoncé, il y a des
vêtements dedans. Sur lesquels se trouve une enveloppe… Vierge de toute
précision. Isabelle a conscience qu’elle agit de façon malsaine.

Moins je tremperai dans ces embrouilles, mieux je me porterai.


Pourtant, tandis qu’elle tente de se raisonner, ses mains déchirent
l’enveloppe, comme si elles étaient mues par une volonté propre.

Quel risque à y jeter un œil ?

Le courrier lui est manifestement destiné. Isabelle est donc persuadée


qu’elle ne fait rien de mal. Le contenu est basique : une simple feuille de
papier plié. Pas d’écriture manuscrite, mais une adresse est imprimée avec
un horaire. Ce n’est pas ces derniers qui retiennent l’attention d’Isabelle,
mais son prénom juste en dessous, auquel est accolé un nombre.

« Isabelle 70$ »

Tel qu’elle le comprend, c’est la somme qui lui est destinée. Et pour une
seule prestation en plus. Jamais de sa vie, elle n’a reçu autant d’argent pour
une heure de travail.

Enfin si, à la suite de l’Affaire… Mais pour ce qu’il m’a servi…

Alors le doute la gagne. Le boulot est répugnant, avilissant.

Mais putain ! 70 dollars ! Qui s’offre une séance de massage à ce prix ?

Elle examine l’adresse. Il n’y a pas de nom, mais des coordonnées précises,
avec les codes d’accès et le numéro de l’appartement. C’est dans
Manhattan. Isabelle connaît peu ce quartier. Elle range le papier dans
l’enveloppe et la repose dans le sac. Puis, elle sort la tenue soigneusement
pliée à l’intérieur. Elle la tend à bout de bras pour la contempler. Une robe
légère, mais pas vulgaire. Plutôt classe même. Il y a aussi des escarpins et
de la lingerie fine en dentelle noire. Fait troublant : toutes les tailles sont
bonnes. Mais Isabelle ne s’attarde pas sur ce détail, elle emporte le tout
dans la salle de bain, car cela ne fait aucun doute qu’il s’agit d’habits
luxueux. En atteste la qualité des coutures et des matériaux. La jeune
femme a toujours vécu de peu, elle sait reconnaître ce qui a de la valeur.

Dans l’étroite pièce d’eau, elle se déshabille et enfile la lingerie puis la


robe. L’ensemble lui sied à merveille. Face au miroir, elle prend des poses,
fait des mimiques et s’admire avec ravissement. Isabelle sait que tout cela
est temporaire. Elle va rendre le tout dès qu’Otis sera prêt. Mais après tous
ces jours difficiles, son manque continuel d’argent, elle ne peut que
savourer cet accès provisoire au luxe. L’espace d’un instant, elle hésite à
embrasser la vie que lui propose madame Lopez. Un instant très court, mais
qui n’en reste pas moins troublant.

Je ne suis pas une de ces filles, se morigène-t-elle. J’ai des principes, des
valeurs !

En effet, elle en a toujours eu. Bien plus que son satané père.

Mais pour ce que ça m’a servi…

La conclusion est désolante. Elle se regarde intensément dans le miroir. La


robe ainsi que le soutien-gorge font ressortir sa poitrine généreuse. Rien
d’extraordinaire, mais un joli 85C dont elle a toujours été fière. Sa taille
fine et ses hanches sont également mises en valeur. Pour la première fois de
sa vie, Isabelle a le sentiment d’être vraiment belle. Pas juste attirante, mais
charismatique.

Prise dans ses rêves de jeune princesse à l’abri du besoin, Isabelle n’a pas
entendu Otis se lever et encore moins arriver.

— Mais qu’est-ce que tu fous ? s’exclame ce dernier.

Isabelle rougit immédiatement, telle une enfant prise en flagrant délit.

— Je… ils étaient si beaux. Je n’ai pas pu résister. Je les ai juste essayés.
Regarde !

Et elle tourne sur elle-même, comme si la splendeur de sa tenue allait


amadouer son ami gay.

— Magnifique ! déclare ce dernier. Ta maquerelle a bon goût, mais je doute


qu’elle apprécie que tu portes des vêtements manifestement chers alors
qu’on s’apprête à l’envoyer promener.

— Elle n’en saura rien, répond Isabelle, confuse. Je vais les ranger
impeccablement. Et tout de suite !
— Il vaudrait mieux.

Elle se dénude pendant qu’Otis part en quête d’un petit déjeuner. Elle plie
consciencieusement la robe et range le tout dans le sac, tel qu’elle l’a
trouvé. L’enveloppe en haut de la pile.

Otis l’observe en dévorant des biscottes avec de la confiture. Un de ses


péchés mignons.

— T’es folle quand même ! ajoute-t-il après quelques minutes. Ce n’est pas
un milieu pour toi. L’avait pas l’air tendre le type.

— Je n’ai absolument rien fait de répréhensible, se défend Isabelle.

— Certes non, mais il aurait mieux valu ne rien toucher d’après moi.

Isabelle hausse les épaules. Le mal est fait de toute façon. Une fois son
repas fini, Otis se lave puis s’habille. Quand ils sont fin prêts, les deux amis
se regardent, prennent une profonde inspiration, et ouvrent la porte. Isabelle
porte le gros sac noir à l’épaule. Il est à peine 8h30 du matin, ils sont
déterminés et ils descendent chez une femme qui loue de petits
appartements à des gens paumés, comme elle envoie de jeunes filles faire
des massages bien particuliers… Autant dire qu'ils ne sont pas rassurés.
Mais à deux, ils se sentent plus forts.

Arrivés à la porte, Isabelle prête l'oreille pour voir si les gens sont éveillés.
Tôt le matin, c’est le moment où l’immeuble est le plus calme. Il n’y a pas
un bruit. Les tire-au-flanc qui agitent les nuits ne se réveillent pas avant
midi. Ils sont souvent désespérés, parfois défoncés ou juste fainéants.
Isabelle n’entend rien, mais elle avait remarqué la veille que l’appartement
était particulièrement bien insonorisé. Elle se tourne vers Otis, hésitante, et
lui jette un regard interrogateur.

— Vas-y, chuchote-t-il, comme si sa voix pouvait déranger quelqu’un.

Isabelle sonne. Le bruit est à peine perceptible.

L’isolation phonique est impressionnante.


Et justifiée vu le raffut nocturne dans la résidence. Mais instinctivement,
Isabelle se demande si c’est l’unique raison. Avant qu’elle n’ait pu
s’imaginer quoi que ce soit, la porte s’ouvre sur un grand gaillard qui
ressemble à s’y méprendre à Emilio, sans être ce dernier. Il est brun, torse
nu, très sec et les muscles saillants. Ses tatouages le rendent aussi
impressionnant que l’homme de la veille. Isabelle perd immédiatement ses
moyens. Elle en est convaincue : ses jambes tremblent et l’autre le voit.

En fait la seule chose qu’il regarde c’est le sac, et non Isabelle.

— Qui te supervise ? l’interroge-t-il d’une voix grave, dépourvue d’intérêt


comme d’empathie.

Isabelle reste muette, tétanisée. Une petite secousse dans le dos la sort de sa
torpeur.

— Dis-lui, l’exhorte Otis.

— Heu… je… C’est… Emilio, parvient-elle enfin à déclarer.

— Bouge pas.

La porte se referme brutalement, faisant sursauter les deux compères.


Effrayés, ils attendent de longues minutes sans mot dire. Pendant qu’ils
patientent, Isabelle songe à la somme qu’elle a vue sur le papier.

70 dollars. Si c’est mon salaire pour la prestation, c’est vraiment énorme.

Elle songe à tout ce qu’elle pourrait faire avec de tels montants. La


première réponse est évidemment de rembourser sa dette à madame Lopez,
elle pourrait même avoir un logement plus grand et moins bruyant. Elle
pourrait aussi aider les démunis et notamment celui auquel elle s’est promis
d’offrir un repas. Enfin, elle pourrait donner plus à la paroisse locale. Elle
sursaute en réalisant l’horrible oubli d’hier soir.

Ma prière !
Non seulement elle l’a oubliée, mais ses premières pensées au réveil furent
manger, ce qui n’a rien de blâmable, mais juste après ce fut d’essayer des
vêtements, peut-être volés, et destinés à une forme de prostitution.

J’ai oublié Dieu pour le vice ! se fustige Isabelle, terriblement déçue par
son comportement.

À ce moment, la porte s’ouvre à nouveau. Le visage bougon d’Emilio leur


fait face.

— Qu’est-ce tu veux ? lâche-t-il d’une voix aussi endormie qu’agacée.

Isabelle s’était préparée à cette question. Elle a mémorisé la réponse en la


répétant plusieurs fois pour ne pas hésiter. Et ça fonctionne.

— Je reviens sur ma décision, je vais payer madame Lopez.

Emilio paraît éberlué, comme s’il venait d’entendre quelque chose


d’invraisemblable.

— Tu veux dire que tu annules ton engagement là , comme ça ?

— Oui, répond timidement Isabelle en baissant les yeux.

Emilio reste une seconde stoïque, surpris, puis il éclate de rire.

— Allez vous recoucher ! Vous délirez complètement ! Sont complètements


barrés, poursuit-il pour lui-même en rabattant la porte.

— Non ! l’interpelle Otis. Elle est sérieuse. Elle va payer.

Emilio s’arrête. Il jauge Otis avec un regard amusé.

— C’est qui lui ? demande-t-il à Isabelle.

— Son garant, lui répond Otis avec un aplomb étonnant.

— Son garant… répète Emilio qui n’en croit toujours pas ses oreilles. Des
fous ! Je reviens.
Il ne prend pas la peine de fermer derrière lui. Il s’éloigne. Le cœur
d’Isabelle bat à tout rompre et, elle en est certaine, celui d’Otis en fait
autant. Emilio est intimidant.

Tous les mecs dans cet appart’ sont flippants, complète Isabelle.

Les deux camarades entendent la voix de madame Lopez qui rouspète à


quelques mètres de là.

— Qu’est-ce qu’elle croit cette gamine ? Qu’elle peut me prendre pour une
conne parce qu’elle est le rejeton de Luis ? Prends son putain de fric,
récupère nos affaires et programme une autre fille pour la remplacer. Quelle
emmerdeuse !

— Bien, Madame.

Le silence retombe. L’angoisse aussi. Isabelle est tirée d’affaire. Enfin, il lui
faudra rembourser Tyler, mais dans des conditions moins stressantes.

Moins exotiques, s’autorise-t-elle à penser maintenant que ce problème est


résolu.

Emilio apparaît dans l’embrasure de la porte.

— C’est bon. Tu t’en sors bien. File-moi le sac, paye et dégagez. Vous avez
de la chance que Madame soit de bonne humeur ce matin.

— Qu’est-ce que ça doit être quand elle ne l’est pas… marmonne Otis.

Isabelle ne désire absolument pas le savoir. En revanche les deux amis sont
pris au dépourvus. « Payez », ils n’ont pas l’argent avec eux. Le seul à en
avoir, c’est Tyler et il n’est au courant de rien. Ils se regardent, désemparés.

— Vous n’avez touché à rien ? leur demande Emilio.

Isabelle a un hoquet de surprise.

— Non, ment Otis qui n’aspire qu’à quitter les lieux.


— Parfait, dit Emilio qui semble aussi soulagé.

Ce dernier leur tourne le dos et ouvre le sac. Isabelle est terrorisée.


Heureusement, elle a tout bien replié.

Il ne peut pas voir que j’ai essayé les fringues, tente-t-elle de se convaincre.

— Bordel ! gueule Emilio. La lettre. Vous avez ouvert la lettre !

Sa rage laisse clairement comprendre que l’argent n’est plus le problème. Il


se tourne furieux vers Isabelle et Otis.

— J’ai rien touché ! déclare ce dernier, effrayé.

Otis lève les mains comme pour marquer son innocence. Les yeux
flamboyants d’Emilio se tournent vers Isabelle.

— Tu l’as lue ?

Isabelle voudrait disparaître dans le sol ou devenir transparente ou qu’un


miracle la sauve. Mais rien de tout cela ne se produit. Dieu l’oublie à son
tour, comme elle l’a oublié hier soir.

Dieu est miséricordieux.

Mais Emilio ne l’est pas.

— Oui, bredouille-t-elle.

— Mais… tu crois que c’est quoi ici ? T’es stupide ?

Il saisit Isabelle par le menton. Ses doigts s’enfoncent dans la peau de la


latino, imprimant leur marque. Otis tente de s’interposer avec un geste qui
frôle le ridicule. Emilio le jauge avec mépris.

— Relax le pédé. J’vais pas lui péter la gueule. Pas si elle pige bien ce que
je dis.
— Comment sait-il ? chuchote Otis dont les mains tremblent.

Personne ne lui prête attention. Emilio plante ses yeux perçants dans ceux
d’Isabelle.

— Écoute fillette, tu vas arrêter les conneries et faire ce pour quoi tu es


venue hier. Si la moindre information fuite, si tu perds les fringues, si tu te
fais encore remarquer ici, je m’efforcerai de te donner une leçon à ma
manière pour t’éclaircir les idées. Entendido ?

— Si.

Isabelle est submergée par l’effroi. Elle réalise seulement maintenant à qui
elle a réellement à faire. Et ce dans quoi elle s’est engagée. Emilio envoie le
sac de sport noir à ses pieds.

— Ne me réveille plus jamais pour rien ! beugle-t-il en claquant la porte


derrière lui.

Otis entraîne son amie à l’écart.

— La vache ! Dans quoi t’es-tu fourrée ?

— J’ai peur, Otis.

— Y’a de quoi. Ce n’est plus qu’une question de pognon.

— J’ai merdé. Je n’aurais jamais dû faire preuve d’orgueil quand tu as


proposé de m’aider. En mars dernier comme l’autre jour…

— Ce n’est pas de l’orgueil, rectifie Otis qui voit les yeux d’Isabelle
s’embuer. C’est de la volonté, du courage. Le désir d’être indépendante,
autonome… Tu n’as rien à te reprocher.

— Mais que vais-je faire ? demande Isabelle dont les pensées sont confuses.

Otis l’observe. Il ne trouve pas de réponse.

— Je suis une pute. Mon père avait raison.


— Non, tranche Otis avec détermination.

Ils rentrent chez Isabelle, où ils se laissent tous deux tomber sur le canapé.
Dépités. C’est Otis qui finit par rompre un silence pesant.

— D’où il me traite de pédé ce sale hétéro idiot ? Enfoiré de puceau de


l’anus !

Isabelle ne croit pas que les hommes qui travaillent pour madame Lopez
soient particulièrement stupides, mais c’est la colère d’Otis qui s’exprime.
Surprenante d’ailleurs, car l’homophobie affecte peu son ami d’habitude.
Surtout quand elle vient de voyous sans envergure. Mais l’idiosyncrasie
d’Otis lui attire régulièrement des remarques, souvent déplacées. Son côté
efféminé est quelque peu caricatural parfois.

— C’est si important ? lâche Isabelle, trop déstabilisée pour se lancer dans


une discussion de ce genre.

— Non, ma chérie.

Otis pose sa main sur le genou d’Isabelle qu’il caresse avec affection. Il est
évident qu’il ne sait quoi dire.

— Que vais-je faire ? demande encore Isabelle.

Otis se tourne vers elle. Il ouvre la bouche, puis la referme. Leurs regards se
perdent sur le mur d’en face. Ils s’enfoncent alors dans un long mutisme.
Pendant ce temps, les pensées d’Isabelle s’enchaînent. Pour se donner
bonne conscience, elle cherche un sens à l’épreuve que le Seigneur a mise
sur son chemin. Mais il lui échappe. Otis de son côté ne trouve pas
d’alternative pour sortir son amie de cette impasse. Après s’être trituré en
vain les méninges, il tente de minimiser les faits.

— Comme tu le sais, j’ai eu une vie pour le moins dissolue avec de


rencontrer Tyler. Est-ce que ça fait de moi un homme mauvais ?

— Non, bien sûr que non ! répond aussitôt Isabelle, contente de reprendre le
dialogue.
— Ce que je veux dire, approfondit Otis, c’est que tu ne seras pas une pute
comme ton père le prétend au sujet des femmes. Même si tu fais le boulot
convenu avec madame Lopez. Masser et faire jouir des mecs pour quelques
dizaines de dollars, c’est pas la fin du monde. Je sais de quoi je parle !

Manifestement, il a quelques souvenirs en tête, car un sourire malicieux


s’étire sur ses lèvres.

— Tu faisais ça gratis, mon vieux. Il y a une subtile nuance quand même.


Loisir dans ton cas, travail dans le mien.

— Aucun travail n’est avilissant, Isabelle. Ce qui l’est, c’est de ne rien


faire.

— Mais je n’ai jamais rien fait !

— Je sais, je voulais juste nuancer la gravité de tes massages. T’as besoin


de fric et tu peux en avoir plus par ce biais que par la coiffure ou barmaid.
Au fond, quel mal y’a-t-il ?

— Fondamentalement aucun. J’ai peur de ne plus pouvoir me regarder dans


une glace, de me détester.

Otis le sait. Il la connaît si bien.

— Peut-être pourrais-tu essayer sans dépasser la limite qui te gêne ? Ce sera


mieux que de te faire défoncer la tronche par l’autre connard. Car, très
franchement, c’est lui le souci.

— Inutile que nous cherchions à tempérer ma conscience. Je n’ai pas le


choix de toute façon.

— La police ? suggère Otis.

— Avec le passé de mon père ? Et puis la mère Lopez me foutra dehors


aussitôt.
En fait, Isabelle commence à l’admettre, maintenant qu’elle est dos au mur,
ses états d’âme la gênent moins et la somme devient alléchante. Elle en fait
part à Otis.

— D’après ce qui est écrit, ils me proposent 70 dollars pour ma prestation


de ce soir.

— 70 dollars ! s’exclame-t-il. ‘Tain, ça fait réfléchir.

À qui le dis-tu !

— 70 dollars… répète Otis, interloqué.

Les deux amis marquent une courte pause dans la discussion.

— Je vais le faire, dit Isabelle déterminée. Non seulement je vais le faire,


mais je vais bien le faire.

Isabelle a une idée derrière la tête. Une idée qui pourrait remettre de l’ordre
dans sa vie. À condition que ce ne soit pas une mauvaise idée. Or en
matière d’hommes, ses choix ont rarement été probant.

— C’est à quelle heure ? demande Otis. J’ai pris la matinée, mais il faut que
je baratine Raven si tu veux que je reste avec toi cette aprèm.

— Ça ira, Otis. C’est déjà gentil d’être venu et d’avoir tenu tête aux gars de
Lopez. Enfin… t’as essayé en tout cas.

— T’es sûre ? insiste Otis qui affiche une mine perplexe.

— Non.

— Je le savais ! Alors je reste. On va se faire un bon déjeuner, puis on va te


chouchouter et je t’accompagnerai jusqu’à ton rendez-vous.

— Tu es un ange, conclut Isabelle.

Et comme elle le pense sincèrement, elle dépose un baiser bruyant sur son
front.
— Mais avant, j’ai une dernière question à te poser. Je voudrais être sûr que
tu as envisagé certaines répercutions.

— Par exemple ?

— Ne crains-tu pas que cela fasse écho avec… l’Affaire ?

Isabelle se mord la lèvre. Elle n’avait pas considéré cette éventualité. Elle
prend le temps d’y réfléchir, la réponse s’impose à elle naturellement.

— Non, il y a une différence et non des moindres, cette fois, c’est moi qui
décide.

Rien qu’en voyant son visage, elle sait qu’Otis n’est pas convaincu.

— Tu t’y es plutôt résignée. Ce n’est pas pareil.

Ce en quoi il n’a pas tort. Isabelle ne peut lui affirmer que cela n’aura pas
de conséquences sur ses séquelles psychiques, alors elle se contente de sa
seule certitude :

— Je vais le faire.

Otis comprend qu’il a soulevé un point délicat et il n’insiste pas.

— Ça va aller, la rassure-t-il.

Et il lui frotte affectueusement le dos.

— Décidemment, tu es une femme bien courageuse !

Après tant de tensions, les deux complices se relâchent. La présence,


l’enthousiasme d’Otis, sa vitalité, transcendent Isabelle qui mange un
copieux déjeuner, qui rit et qui fait preuve d’une insouciance déplacée vu
les circonstances. Ils en viennent à échanger des conseils concernant les
massages. L’un et l’autre ont l’esprit libéré concernant le sexe comme la
sensualité, ils se racontent régulièrement leurs expériences. D’autant plus
qu’ils ont en commun d’aimer les hommes. Otis se lance dans de longues
descriptions, expliquant avec précision les particularités pour chaque partie
du corps. Isabelle l’écoute patiemment, même quand elle connaît déjà
l’anecdote ou qu’elle en a fait l’expérience. Ils s’amusent durant cette
discussion torride qui les occupe un bon moment. Mais, plus l’heure
approche, plus Isabelle sent ses tripes se nouer, ses mâchoires se crisper et,
dans la dernière heure, leur échange n’a plus rien de divertissant. Ce qui
maintient sa détermination, c’est l’argent. Et, pour se déculpabiliser, elle
jure d’en faire profiter les plus pauvres. Comme si cela pouvait racheter les
actes à venir, comme si elle-même n’était pas pauvre.

Otis perçoit le stress grandissant d’Isabelle. Il n’en dit rien. Il lui a aéré
l’esprit tant qu’il a pu. Il a tu ses propres doutes, car quoi qu’ils en aient dit
Isabelle est bien contrainte. Par les menaces d’Emilio. La jeune femme ne
semble pas en avoir conscience et c’est tant mieux. Quand son amie
commence à regarder la pendule à tout bout de champ, il prend ses mains
dans les siennes et les serre.

— Ça va bien se passer, tempère-t-il.

Isabelle ne répond pas. Elle hoche simplement la tête. Otis lit dans ses yeux
cette force de caractère qu’il admire. Quand ils partent quelques minutes
plus tard, Isabelle est renfermée. Elle se sent mal, mais elle ne dit rien. Elle
a peur de craquer, alors elle se tait. Lui veille. Il porte le sac noir, il n’a
jamais lu la lettre. C’est un monde dont il ne veut pas, dont il a peur. Mais
malgré cette peur, il accompagne une seconde fois sa confidente. Cette fois,
ce n’est pas pour négocier, c’est le grand saut.

L’adresse les mène tout droit à Manhattan. Ils prennent métro et bus pour
s’approcher autant que possible et éviter ainsi cette nouvelle journée grise,
où la pluie est fine, mais tombe sans discontinuer. Dehors Otis tient le
parapluie pour protéger la coiffure d’Isabelle. Celle-ci s’est apprêtée de son
mieux pour être désirable, excitante, comme-ci elle allait voir son mec.

Ethan !
L’évocation de son ex ne l’affecte pas une seconde. Elle est trop
préoccupée. Un mélange de trac, d’angoisse, d’incertitudes. Otis, lui parle,
mais elle l’entend à peine. Seule la vie animée des rues d’Upper East Side
lui permet de garder la tête hors de l’eau. Dans les cent derniers mètres, elle
s’arrête.

— On y est bientôt.

Otis saisit parfaitement la remarque. Le trajet s’arrête là pour lui.

— Fais attention à toi. Au moindre souci, t’appelles, lui dit-il.

— Oui, répond Isabelle, même si elle doute qu’elle puisse appeler en cas
d’ennuis.

Otis la regarde s’éloigner à grands pas. Elle porte le parapluie d’une main
ferme. Trop ferme. La force qu’elle met dans ce geste anodin dénote la
tension qui la perturbe. Elle protège ses longs cheveux bruns. Isabelle a le
cœur qui bat fort. C’est la dernière ligne droite. L’inconnu lui fait face, mais
elle va l’affronter, quitte à y laisser des plumes. Elle est concentrée sur son
objectif. Mais elle sait que le plus dur reste à venir et elle fait tout pour ne
pas imaginer les conséquences de ses actes. L’adresse, qu’elle a mémorisée,
la mène tout droit à un immeuble cossu de la 5e avenue, face à Central Park.
À travers la porte vitrée de l’entrée, elle voit un hall luxueux, mais surtout
un gardien. Isabelle hésite, elle tourne la tête gauche, cherche quelqu’un du
regard. Elle le trouve. Otis est toujours là. Au loin, sous la pluie, il
l’observe. Il attend qu’elle disparaisse entre les murs de cette résidence.
Isabelle repense brièvement à tout ce qu’il s’est passé depuis la veille. À
chaque décision, elle a fait acte de courage. Aussi, elle se convainc qu’elle
doit insister une fois de plus. Rassérénée par la vue de son ami, Isabelle
pousse la porte. Elle a préparé une phrase banale pour le gardien, car si elle
est prise au dépourvu, elle ne saura quoi dire. Le sac sur son épaule lui
semble étrangement lourd pour le peu qu’il contient. Elle met cela sur le
compte du stress croissant. Contrairement à ce qu’elle craignait, l’homme,
plutôt âgé et élégamment vêtu, la salue sans lui poser de question.
Voilà un problème résolu. Est-il au courant ? Sait-il ce que je suis ? Ce que
je viens faire ?

La pensée est gênante. Elle embrouille Isabelle qui ne sait plus quel est
l’étage exact. Dès que l’ascenseur s’est refermé, elle fouille dans le sac.
D’une main fébrile, elle saisit l’enveloppe déchirée et la relit.

— 26e, murmure-t-elle en appuyant sur le bouton idoine.

La machine s’ébranle en silence. Isabelle détache son masque qui l’étouffe.


Elle inspire une grande bouffée d’air conditionné.

Pourvu que ça se passe bien…

Ce n’est pas un vœu, mais une prière qu’elle envoie.

— Pardonnez-nous nos péchés… récite-t-elle à voix basse jusqu’à ce que


l’ascenseur s’arrête.

Il n’y a personne dans le couloir, juste de magnifiques portes, symboles


ostentatoires des richesses qu’elles renferment. Cette fois, Isabelle sait où
elle doit se rendre. Elle part à droite et s’arrête à la troisième entrée. Elle est
à l’heure. Elle a tout fait pour. Isabelle craint par-dessus tout de fâcher
Emilio. Ses menaces l’ont profondément ébranlée. Elle se manifeste à
l’interphone et attend. Il y a une petite caméra dissimulée dans le bloc
métallique. De par son père, Isabelle reconnaît ces détails… Mais surtout
elle cherche à occuper son esprit, car elle meurt de chaud. Elle panique. Sa
respiration devient saccadée. Personne ne répond et l’idée de s’enfuir fait
son chemin.

L’ascenseur n’est qu’à quelques pas…

Elle voudrait courir, se téléporter loin de cet endroit maudit.

Encore dix secondes et je me tire.

Car la crainte d’Emilio supplante son appréhension. Il lui faut un prétexte


solide. Alors elle compte ces fameuses secondes.
Six… sept…

Le battant s’écarte, découvrant une femme d’une cinquantaine d’années au


port altier et vêtue avec raffinement. Elle lui fait signe d’entrer.

— Bonjour ! la salue-t-elle d’une voix posée. Vous êtes Isa ? C’est bien
cela ?

Isabelle a l’impression de fondre sur place. Elle est persuadée que ses
jambes vont lui faire défaut.

Isa ? Pourquoi pas. Ce doit être mon pseudo de travail.

Elle hoche la tête pour toute réponse.

Est-ce la femme du client ?

Il y a quelque chose de louche et Isabelle craint qu’on ne l’ait envoyé dans


une partie fine, ou elle ne sait quel traquenard lubrique.

— Souhaitez-vous un verre ?

Isabelle hoche encore la tête.

— De l’eau ? Bourbon ? Soda ?

— Eau, répond Isabelle d’une voix rauque.

L’élégante dame s’éloigne d’un pas travaillé vers sa cuisine.

— Madame m’a prévenue que c’était votre première fois, explique-t-elle


suffisamment fort pour être entendue depuis l’entrée. J’étais déjà emballée
en voyant votre photo, mais être votre première cliente, c’était… hum…
très excitant !

Isabelle ne l’écoute pas. L’air lui manque et la panique ne diminue pas. Elle
voudrait s’allonger, ou au moins s’asseoir. Elle se comporte comme un
animal acculé.
— Elle m’a fait payer le prix, poursuit la femme en revenant. Mais je dois
dire que j’en suis satisfaite. Rien qu’à vous voir.

En tendant le verre à Isabelle, elle perçoit la terreur dans ses yeux.

— Souhaitez-vous vous asseoir un instant ? Nous ne sommes pas pressées.

Isabelle hoche une énième fois la tête. Elle suit son hôte jusqu’à un
immense salon dont la baie vitrée donne sur Central Park. La vue, à couper
le souffle, chasse temporairement ses peurs. Elle s’assoit alors sur
l’immense canapé d’angle en cuir ivoire qui trône au milieu de la pièce. Il
est relativement simple, chic sans être sophistiqué. Beaucoup plus sobre que
certains meubles bas de gamme qu’elle a vus dans son entourage. Pas
d’affreux repose-tête ou autre gadget qu’elle déteste. Au centre se trouve un
tapis à poil long de la même couleur que le sofa, ainsi qu’une table basse en
acier recouverte d’une plaque de verre fumé. La pièce est joliment décorée.
Toujours dans un esprit épuré. Isabelle est conquise par les lieux. D’autant
que, malgré la grisaille, l’endroit est particulièrement lumineux. La femme
fait signe à Isabelle de s’asseoir. Si son sourire est accueillant, il émane
d’elle un sentiment de puissance, d’assurance et d’autorité. Isabelle obéit,
elle s’installe sur le bord d’un coussin comme si elle avait peur de l’abîmer.
Elle porte le verre à ses lèvres et boit à petites gorgées. L’ambiance, l’eau,
la position parviennent à la calmer. Son hôtesse la dévisage avec une
intensité gênante. Isabelle, dont les idées s’éclaircissent, estime qu’elle
ferait bien de se mettre au travail.

— Où se trouve mon client ? demande-t-elle timidement. Je ne voudrais pas


abuser de votre temps.

L’élégante dame sourit, visiblement amusée par la question.

— Il vous fait face.

Les joues d’Isabelle s’empourprent aussitôt.

— Je… balbutie-t-elle. Je suis sincèrement désolée. Je croyais que…


— Oh ! Ce n’est pas grave. Ne vous inquiétez pas. Vous sentez-vous
mieux ?

Horriblement gênée et, étrangement, rassurée que son premier client soit
une femme, Isabelle opine du chef.

— Bien ! Alors, allons-y.

Elle se lève, laisse les verres sur la table basse et emmène Isabelle dans le
couloir jusqu’à une pièce plus petite, dans laquelle se trouvent une table de
massage, quelques tableaux zen, une horloge murale au design moderne,
mais surtout des bougies aux parfums délicats sur des étagères.
L’atmosphère y est particulièrement apaisante.

— Changez-vous et appelez-moi quand vous êtes prête.

— Oui, madame.

— Vous rangerez votre sac dans ce placard, s’il vous plaît.

La cliente désigne une poignée, à peine visible dans le mur.

— Oui, madame, répète Isabelle.

La porte se referme. La jeune latino est tendue, mais elle n’est plus
submergée par le stress, elle se prépare telle une artiste s’apprêtant à monter
sur scène. Elle éprouve un mélange d’excitation et de peur.

Le trac.

Curieuse sensation pour celle qui est sur le point de réaliser un massage
sensuel.

Après avoir revêtu ses habits de travail, Isabelle entrouvre la porte et


signale qu’elle est prête. Elle espère s’être exprimée assez fort pour être
entendue, pourtant personne ne répond. De peur d’être impolie, elle choisit
d’attendre. Elle retourne dans la pièce pour observer la table. Un molleton
doux et moelleux recouvre le cuir matelassé. Elle le caresse d’une main
envieuse. Des accessoires de massage, dont diverses huiles, traînent dans un
panier métallique juste en dessous.

Le luxe… quelque chose que je n’aurai jamais.

C’est agréable, c’est beau.

Et l’envie est un péché !

La porte se referme dans son dos, la faisant sursauter.

La bourgeoise avance avec l’assurance de son rang. Elle porte une robe de
chambre en soie dorée qu’elle laisse tomber sans aucune pudeur en
s’approchant. Isabelle est troublée de se retrouver aussi vite, sans
préambule, face à cette nudité. La cliente s’allonge sur sa table, la tête dans
le creux prévu à cet effet. Elle donne ensuite un ordre à son appareil
connecté et une musique relaxante se fait entendre dans de discrètes
enceintes wifi. Isabelle choisit un flacon.

Huile d’Ylang-ylang.

Une fragrance qu’elle apprécie. Elle s’en imbibe les mains, range la petite
bouteille et se met au travail. La peau est douce, savamment entretenue,
parfaitement épilée et légèrement dorée par de probables voyages au soleil.
Isabelle a toujours aimé masser. Elle ressent les zones de tensions, la
logique du corps et des muscles lui est évidente. Elle met la bonne pression
au bon endroit. Rapidement, la riche femme pousse des soupirs
d’appréciation. Isabelle s’évertue à parcourir ce corps en commençant par le
haut. Elle fait à cette dame ce qu’elle aurait aimé qu’Ethan lui fasse. Son
esprit dérive. Elle prend la place de sa cliente et ses mains deviennent celles
de l’homme désiré. Le massage en est plus facile. Elle s’aventure sur les
fesses, qu’elle pétrit avec des gestes sensuels, avec une lenteur suave, dont
elle imagine les effets. Pourtant, elle ne parvient pas à avancer ses doigts
vers des zones plus intimes. Une réticence instinctive l’empêche d’accéder
au recoin du corps qui s’offre à elle. Isabelle enchaîne sur les cuisses,
évitant là encore tout contact sexuel, pour finir par les mollets et un
somptueux massage des pieds. Elle y a mis du cœur et elle sait que la
cliente a apprécié. Isabelle doute facilement, mais pas dans le registre
charnel. Elle a toujours été à l’aise avec la sexualité et elle a pu constater
l’effet qu’elle faisait aux hommes maintes fois.

Avant qu’Isabelle ait pu le lui suggérer, la cliente se tourne. Les traits


détendus de son visage confirment l’impression d’Isabelle qui éprouve une
certaine satisfaction. En revanche, la vue du sexe de cette femme qui
s’expose à son regard sans la moindre décence la perturbe. Elle détourne les
yeux, mais l’image demeure quelque temps dans son esprit. Pour relativiser,
Isabelle songe qu’elle préfère être là plutôt qu’avec un homme. Jusqu’à ce
qu’elle réalise, qu’elle va devoir s’occuper de la poitrine de cette personne.
Les seins sont petits, jolis, bien dessinés et assez fermes pour son âge. Mais
Isabelle est gênée à l’idée de toucher, caresser, malaxer ces jolies formes.
Pourtant si elle commence par le bas, elle va remonter les cuisses et se
retrouver rapidement au bassin de sa cliente. Isabelle espère alors qu’en lui
prodiguant de somptueuses caresses sur la poitrine, elle pourra omettre
ensuite les parties intimes. L’idée de masturber cette dame lui est tout
bonnement inenvisageable. Résolue, elle s’attaque aux bras, puis aux
épaules. Elle descend ensuite vers les seins, dessinant l’arrondi du bout des
doigts. Ressentant leurs courbures. Cela la trouble. Mais elle n’a qu’à
repenser au sexe plus bas pour supporter sa gêne. Elle prend alors bien soin
de distiller ses connaissances érotiques aux jolis tétons sous ses paumes.
Les soupirs de la femme prennent une tournure plus lascive. Isabelle sait
que c’est bon, que c’est doux, que c’est excitant…

Excitant !

Voilà un état avec lequel Isabelle ne devrait pas jouer si elle veut éviter
certains actes. Quand elle estime avoir suffisamment parcouru cette zone
pour être au juste équilibre entre excitation et satisfaction, les mains
d’Isabelle s’éloignent vers le ventre. Elle s’efforce de glisser de subtiles
caresses sur le pubis, mais le dégoût la submerge et elle a tôt fait de passer
aux cuisses. La sympathique femme ne lui fait aucun reproche, mais une de
ses mains vient remplacer celles d’Isabelle là où elle les attendait.

Putain, elle se touche !

Isabelle est surprise. Écœurée qu’une inconnue se masturbe devant elle.


C’est ton boulot ma vieille ! Ressaisis-toi bon sang !

Elle pense à l’argent à la clé. Sa précarité lui donne la motivation. Elle


s’attarde alors sur les belles jambes de sa cliente, s’évertuant à approcher
ses doigts de ce sexe qu’elle n’ose regarder. Si elle ne parvient pas à le
toucher, ses gestes hésitants ont pour résultat d’attiser l’excitation de la
cliente. Le corps de cette dernière frémit, puis elle se cambre brusquement
et des gémissements de plaisir lui échappent. Elle jouit. Un orgasme intense
qui donne l’impression à Isabelle de s’éterniser tellement cela la dérange.
Elle s’efforce de ne rien en laisser paraître. Elle va même jusqu’à
accompagner les mouvements du corps en remontant ses mains sur les
hanches de l’impudique. Puis, quand les spasmes du plaisir disparaissent,
elle effleure les seins de douces caresses. Comme elle les aime, comme elle
aurait souvent aimé qu’on le lui fasse. Comme elle a rarement eu.

Pour ne pas dire jamais…

Cette pensée la dépite. Puis une crainte germe dans son esprit. La cliente
va-t-elle lui reprocher de ne pas avoir rempli sa part du contrat ? À voir le
visage aussi détendu que satisfait de celle-ci, cela paraît peu probable.
Pourtant, Isabelle ne parvient pas à dissiper ce doute. Le temps a filé vite,
pourtant d’après l’horloge qui lui fait face, Isabelle a passé une quarantaine
de minutes à parcourir ce corps. Sa cliente savoure encore les effets de
l’extase. Isabelle, ne sachant si la séance est finie ou non, décide de
remonter vers la nuque, puis d’offrir un massage du visage et du cuir
chevelu à sa cliente. Les minutes s’égrènent de plus en plus lentement.
Isabelle trouve que la prestation s’éternise. L’ennui la gagne et elle craint
que la femme se soit endormie. Sa respiration est aussi paisible que
régulière, ses yeux sont clos depuis quelque temps. Pourtant, au moment où
Isabelle ne s’y attend plus, ces derniers s’ouvrent grand. Le regard vif la
transperce avant même que la dame ne se redresse. Elle se lève pour enfiler
sa robe de chambre, avant de retourner s’asseoir sur la table de massage.

— Vous avez un véritable don, Isa, déclare-t-elle.

Isabelle se contente de la remercier à voix basse en baissant les yeux.


— Ne soyez pas faussement pudibonde. Votre technique, votre toucher,
votre imagination montrent que vous avez une vaste expérience du plaisir.
Et un talent évident pour masser.

Isabelle ne sait trop que répondre et elle remercie une seconde fois en
s’évertuant à relever son regard de ses pieds.

Je t’en ficherais de la pudibonderie ! Va masturber des inconnus, vieille


bique ! J’aimerais t’y voir !

Elle s’en veut de réagir ainsi envers une personne qui l’a particulièrement
bien traitée. Heureusement, elle n’a rien dit. Sa réserve a parfois des
avantages. La cliente n’en a toutefois pas fini.

— Regardez-vous, dit-elle en la désignant de la main. Vous avez beaucoup


de charme, un joli visage, des formes avantageuses…

Isabelle finit par sourire sous l’avalanche de compliments. Elle qui a grandi
sous les reproches de son père qui ne la trouvait jamais à la hauteur de ses
ambitions, reçoit aujourd’hui les éloges d’une femme qui, manifestement,
réussit dans la vie.

Dans ta face, Luis !

Isabelle aimerait lui jeter ce petit succès au visage.

Je ne suis pas si nulle que ça !

À part pour la complimenter sur ses fellations, ses petits amis lui avaient
rarement dit qu’elle était belle, désirable, charmante. Au mieux avait-elle
entendu « bandante » comme flatterie.

Quelle bande de cons !

Cette courte introspection la déçoit. Elle s’efforce alors de répondre.

— Vous trouvez ? demande-t-elle d’une voix timide.


— Oui ! Et cessez d’être un petit oiseau fragile. Prenez votre envol, jeune
femme. C’en est agaçant de vous voir baisser les yeux ou douter de vous à
ce point.

— Je m’excuse, bredouille Isabelle.

— On ne s’excuse pas ! la corrige-t-elle. C’est impoli. On présente ses


excuses. Mais en l’occurrence, vous devriez aussi éviter de présenter vos
excuses à tout bout de champ et sans raison valable.

La cliente semble s’agacer du tempérament d’Isabelle. Cette dernière


bouillonne intérieurement, mais reste incapable de s’exprimer. La
frustration est pesante. Isabelle souhaiterait dire un merci aussi franc que
sincère, expliquer pourquoi elle se sent moche, dire qu’elle a le cœur brisé
et qu’elle n’a jamais eu de mère pour la complimenter.

Juste un géniteur qui l’a critiquée.

— Bref, soupire la femme. J’ai payé pour plus que vous n’avez fait, mais je
n’en tiendrai pas rigueur vu l’excellence de votre prestation. Votre…
patronne n’entendra pas de doléance. Toutefois, j’espère que vous serez
plus aventureuse à notre prochaine rencontre.

Elle l’a déjà payée donc ce n’est pas elle qui me paye…

L’idée de revoir la maquerelle ou ses sbires contrarie Isabelle, mais pour le


moment elle doit se montrer digne des éloges reçus. Seul le massage est
réussi, pour le reste… c’est une autre paire de manches.

— Je serais à la hauteur, déclare Isabelle au prix d’un grand effort.

La dame sourit.

— Je n’en doute pas.

Elle quitte la pièce pour qu’Isabelle puisse se changer. Après quoi elle
l’accompagne vers la sortie.

— À bientôt, mademoiselle.
— Au revoir, madame.

La porte se referme et Isabelle avance d’un pas preste vers l’ascenseur.


Alors qu’elle attend la cabine, elle pousse un long soupir.

C’est fait ! Putain, je l’ai fait !

Bon, à y regarder de plus près elle n’a réalisé qu’un simple massage, rien de
bien sexuel, mais ce fut suffisamment excitant et agréable pour satisfaire sa
cliente qui, elle en est convaincue, en avait vu d’autre. Quand elle croise le
gardien en bas, c’est une autre femme qu’il voit. La séance est finie, la peur
a disparu.

Temporairement en tout cas.


8. L’argent

Plus d’une heure après leur arrivée, Otis n’est plus dans la rue. Isabelle
farfouille dans son sac à la recherche de son smartphone, resté en mode
silencieux. Son ami lui a laissé un message.

Chuis rentré à la maison. Appelle-moi pour parler ou dis-moi si tu veux


que je vienne. Tyler est OK.

Sacré Otis ! Isabelle sait que son mec lui manquait. Tout comme elle sait
qu’il viendra si elle le lui demande.

T’inquiète. Ça va.

Elle marche vers le bus, le plus proche. Il fait nuit. Les rues sont animées.
La pluie s’est tarie, mais l’humidité flotte dans l’air avec le parfum des
feuilles mortes provenant de Central Park. Depuis l’enfance, Isabelle est
rarement venue ici. Son père l’y emmenait autrefois. Des souvenirs qu’elle
essaye d’oublier. Elle s’éloigne alors rapidement vers la bouche de métro la
plus proche. Ce n’est pas son monde ici. Le sien est plus modeste, plus
populaire. Étrangement, sur le trajet du retour, ce ne sont pas ses actes qui la
hantent, mais le souvenir des nuits langoureuses auprès d’Ethan. Son odeur,
ses caresses, leurs ébats obsèdent ses pensées. Pendant près d’une heure,
elle a massé en s’imaginant être à la place de sa cliente. Maintenant, elle en
fait les frais.

C’était tordu cette façon d’agir, se reproche-t-elle.


Elle rentre jusque chez elle en ruminant l’absence d’Ethan. Incapable de
l’effacer de son esprit, consternée par cette présence nuisible tapie au fond
de son âme. Quand elle clôt la porte de son studio, Isabelle réalise qu’il
manque quelque chose en cette fin de journée.

— La thune ! s’exclame-t-elle.

Elle pose la main sur la poignée, prête à ressortir, mais pour faire quoi ?
Frapper et réclamer son dû chez madame Lopez ? Son intuition lui dicte que
ce n’est pas la bonne conduite à tenir.

Alors quoi ?

Elle tourne en rond dans son petit salon. Le fric, c’était sa seule motivation.

— Il me le faut !

Elle a déjà les larmes aux yeux, rien qu’à l’idée qu’elle puisse ne pas
l’avoir. Pour ne pas céder au désespoir qui pointe, elle se lance dans
diverses tâches ménagères. Absolument pas nécessaires, mais qui ont le
mérite de l’occuper. Régulièrement, elle jette un œil vers la porte, espérant
qu’une enveloppe viendrait s’y glisser. Malheureusement, à chaque fois il
n’y a rien. Quand le balai n’a plus aucune utilité, l’éponge et les chiffons
non plus, Isabelle ne tient plus. Elle sait qu’elle ne trouvera jamais le
sommeil sans résoudre ce… détail. Elle en fait part à Otis. Seule personne à
même de la raisonner en ce moment.

— Ils doivent avoir un système bien rodé pour payer, dit Otis qui est
visiblement peu inspiré par la question.

— Oui, mais quand ? Imagine qu’ils m’enfument ? Je vais me plaindre à


qui ? Aux flics ? Ils peuvent me baiser comme ils veulent, Otis !
Absolument comme ils veulent ! Je suis un jouet entre leur main. Regarde
ce matin : ils nous ont menacés et on a décampé.

Otis n’a pas d’argument à lui opposer. Il écoute le laïus d’Isabelle jusqu’à
ce qu’elle ne trouve plus de mots.
— Actuellement, il n’y a pas lieu de t’affoler. Tu viens de terminer ta
prestation. Ils en ont forcément d’autres à te proposer.

— Pas si je n’ai pas été à la hauteur ! s’emporte Isabelle après quelques


secondes d’accalmie.

— Tu m’as dit avoir assuré, lui rappelle Otis.

— C’est ce que la cliente m’a sorti à la fin, mais pas par rapport aux
attentes de madame Lopez, je n’ai pas fait tout ce que j’aurai dû.

— Qu’est-ce à dire ?

Otis aime employer des tournures peu usuelles dans son langage. Cela
l’amuse. Surtout si son interlocuteur en est perturbé. Ce qui n’est pas le cas
d’Isabelle.

— Je ne l’ai pas masturbée. Elle l’a fait toute seule.

— Ah… c’est fâcheux.

— Mais elle a dit être satisfaite.

— J’ai une idée. Tu pourrais aller la voir, elle ou Emilio d’ailleurs, pour
demander tes prochaines prestations.

— Ça me fait peur.

— C’est compréhensible. Tu veux que je vienne ?

Oui.

Isabelle ne le dit pas. Elle a toujours eu besoin de se sentir autonome, tout


particulièrement vis-à-vis des hommes. Même si Otis est plus qu’un simple
ami, elle éprouve le besoin de surmonter ses obstacles seule.

— Non, lui ment-elle. Je bosse pour eux, ils n’ont aucun intérêt à se
débarrasser de moi, ce n’est pas ton cas.
L’argument est fallacieux. S’ils n’ont pas été satisfaits, elle ne bosse plus
pour eux et ne représente plus rien. Mais Otis ne relève pas ce point.

— D’accord. Sois prudente. Appelle-moi dès que tu es rentrée. Ou laisse le


téléphone allumé ?

— Non. S’ils s’en rendent compte, je doute que ça leur plaise.

— Ouais…

Sur ces paroles, ils coupent la communication. Quelque chose a changé


dans le comportement d’Isabelle avec ce premier massage. Recevoir les
éloges de cette aristocrate des beaux quartiers de New-York lui a apporté un
regain d’estime, un sursaut de confiance. Elle s’en sert pour aller réclamer
son argent. Elle sort de chez elle d’un pas décidé. Elle passe devant
l’ascenseur et choisit l’escalier, bien qu’elle entende la machine arriver. Au
moment, où elle s’apprête à tourner au bout du palier, la porte mécanique
s’ouvre et une voix l’interpelle.

— Toi ! Tu rentres !

Un frisson lui hérisse les poils. C’est la voix d’Emilio. Intimidée par
l’injonction, elle fait demi-tour.

De toute façon, je partais à sa rencontre, se justifie-t-elle intérieurement


pour se convaincre qu’elle n’obéit pas. La présence du ténébreux jeune
homme l’effraie. Son assurance a disparu, elle aura été brève. Isabelle est
navrée de le constater. Emilio claque la porte derrière eux.

— Le sac ! exige-t-il.

Isabelle commence à paniquer. Les ordres d’Emilio sont secs, brutaux. Elle
craint qu’il ne lui fasse du mal, une fois qu’il aura récupéré ce qui leur
appartient.

— Le voici, murmure Isabelle en lui tendant les poignées alors qu’il était
quasiment aux pieds du latino.
Au même instant, elle remarque qu’il en tient un autre dans la main gauche.
Ce détail lui avait échappé jusqu’à présent. Emilio lâche le second par terre.
Il semble plus rempli que le précédent. Il fourre ensuite sa main dans sa
veste en cuir noir et en sort une liasse de billets. De ses doigts agiles, il
compte la somme.

— … soixante pour toi. Ça t’apprendra à me réveiller le matin pour des


conneries. Ça me fout en rogne.

— Mais…

— OK, la coupe-t-il. Cinquante. Ça t’apprendra aussi à ouvrir ta gueule.

Il tend la liasse à Isabelle. Révoltée par cette injustice, cette dernière la


saisit brutalement. Elle a envie de le tuer, tout en sachant qu’elle n’en fera
rien. Elle recompte les billets en espérant qu’Emilio en profite pour partir.
Ce qu’il ne fait pas. Sa présence trouble Isabelle. Il la stresse.

Mais tire-toi, bon sang !

Il ne bouge pas d’un pouce. Isabelle essaye de masquer sa peur. Pourtant,


elle sent qu’une de ses mains commence à trembler. Celle qui tient son
argent. Ce maudit fric qui l’asservit.

— Oui ? demande-t-elle en tentant de lui faire face.

Le regard perçant de son adversaire la contraint à baisser les yeux. Elle


n’est pas de taille. Il le sait et elle aussi. Malheureusement.

— Je t’ai dit que je veillais sur les filles. J’attends mon pourboire.

Il tend la main.

Sale con !

Cette ordure la rackette en plus.

Isabelle dépose un billet de cinq dans la paume calleuse. Emilio reste


statique. Après quelques secondes, la jeune femme comprend le message.
Elle ajoute un second billet.

La main se referme dessus.

— Voilà qui est mieux.

L’homme se tourne et pose la main sur la poignée de la porte.

— J’oubliais, dit-il à Isabelle sans la regarder. La cliente est satisfaite, mais


pas Madame. Tu n’as pas totalement rempli ta part du marché. Je ne sais
pas ce que tu as fait à cette femme ni comment tu t’es arrangée, mais tu t’en
sors bien. Cependant, si j’étais toi, j’éviterais de faire ce coup-là deux fois.
Madame veille sur sa réputation et elle est bien informée.

Après cet avertissement, qui s’apparentait surtout à une menace, il disparaît.


Isabelle verrouille aussitôt derrière lui. Elle souffle un peu pour évacuer la
tension, puis elle s’assoit sur son vieux sofa d’un vert sombre. Elle a
quarante dollars dans les mains, elle n’en revient pas. Pour s’assurer qu’elle
ne rêve pas, elle recompte la somme.

Quarante.

Et elle aurait pu avoir soixante-dix si Emilio n’était pas aussi con. Ou


soixante si elle avait simplement fermé sa bouche. Deux points de vue très
divergents. La chute de sa rémunération l’a contrariée. Isabelle tire le sac
vers ses pieds et l’ouvre. Comme elle le supposait, il n’y a pas qu’un
massage de prévu. Deux enveloppes recouvrent une pile de vêtements
soigneusement pliés. À une extrémité, elle trouve une paire de chaussures.
Au jugé, elle estime qu’il y a deux tenues.

Donc deux clients demain.

Sur un point, elle trouve qu’elle a de la chance : madame Lopez la ménage


pour ses débuts. Elle ne doute pas que le rythme va augmenter. Pour
l’heure, elle décide de savourer cette petite victoire. Elle enfile des
vêtements sportwear. Plus pratiques, plus discrets. Puis, une fois s’être
assurée qu’Emilio n’est pas dans les parages, elle part vers son bouiboui
chinois préféré pour s’offrir un bon dîner. Après tout, elle l’a bien mérité et
elle a envie d’en profiter. Tout comme le partager. Sur place, elle prend des
gyozas, des nems et quelques makis. On trouve de tout ici, comme chez la
plupart des traiteurs asiatiques. C’est pratique et ce n’est pas cher.

Après avoir réglé l’addition, emmitouflée dans son manteau, l’écharpe


autour du cou, elle rebrousse chemin et bifurque en direction du salon de
coiffure. Elle a une promesse à tenir. Elle est ravie. Elle donne du sens à ce
qu’elle a fait et elle espère expier ses péchés auprès du divin. Les clochards
ont le mérite d’être faciles à retrouver. Ils reviennent régulièrement à la
même place. C’est d’ailleurs étonnant qu’on les appelle sans domicile fixe
puisqu’en l’occurrence, ils bougent peu. Isabelle aperçoit la silhouette
sombre là où elle l’avait croisée auparavant. Recroquevillé dans un coin à
l’abri de la pluie, l’homme dort. Une couverture rêche le recouvre. Malgré
sa couleur marron, on devine qu’elle est sale. Isabelle éprouve de la pitié
pour ce miséreux. Calé contre le mur, il protège son visage sous l’épaisse
toile. Il paraît si fragile ainsi. Isabelle voudrait presque le dorloter. Elle
approche sa main de son épaule pour le réveiller puis elle se ravise. Surpris,
il pourrait avoir un geste brusque. Elle décide de secouer doucement au
niveau des jambes.

— Monsieur ?

L’indigent ne répond pas. Mais Isabelle est déterminée à le réveiller. Elle


insiste donc avec plus de fermeté.

— Monsieur ? dit-elle plus fort en le secouant de nouveau.

Un grognement guttural se fait entendre. Le son n’émeut nullement la jeune


latino qui s’attendait à une telle réaction.

— Je voudrais vous aider, poursuit-elle de peur qu’il ne se rendorme


aussitôt.

Il n’y a pas d’odeur d’alcool, mais parfois certains mendiants se droguent.


Isabelle préfère rester prudente. Elle ne connaît pas suffisamment celui-là.

— Qu’est-ce que tu me veux ? ronchonne le sans-abri.


— Partager mon repas avec vous.

— T’es une bonne sœur ?

— Non.

— Les chais plus quoi de Jéhovah ?

— Non plus.

— Daesh ?

— Encore moins !

— T’es bizarre alors…

— C’est ce qu’on me dit souvent.

Il n’y a qu’avec les clochards qu’Isabelle parvient à s’exprimer fluidement.


Les clochards, ses amis et sa famille. Même si avec cette dernière les
contacts sont heureusement rares.

Le vagabond se redresse, laissant apparaître plus nettement son visage à la


lumière des lampadaires. Il a un air familier, mais sa barbe épaisse, tout
comme son bonnet bleu marine, empêchent Isabelle de l’identifier
clairement.

— J’suis pas contre quelques victuailles. Ça creuse le grand air.

Au moins, il ne commence pas par réclamer clopes ou alcool. Cela se


présente bien. Isabelle lui énonce les mets au menu. L’homme choisit de
commencer par les nems, ce qui convient parfaitement à la jeune femme.
Elle lui en tend deux.

— Je peux aller en rechercher si vous en voulez plus.

— Merci, ça ira, marmonne le miséreux qui a déjà commencé à manger.


— Puis-je vous demander votre prénom ? l’interroge Isabelle en prenant
une voix avenante.

— Matthew.

Il parle la bouche pleine.

— Et toi ?

— Isabelle.

— Tu ne manges rien, Isabelle ?

— Si, si !

Elle retire son masque en reculant d’un pas, s’assied sur la marche du
perron voisin, puis elle mord dans un de ses nems. La pâte externe,
réchauffée au micro-onde est légèrement caoutchouteuse. Mais cela ne la
gêne en rien. Lui non plus manifestement. Isabelle a ramené une canette et
une bouteille. Elle propose à Matthew de choisir ce qu’il préfère.

— L’eau, ce sera parfait.

En fait, l’eau c’était pour elle et le soda pour lui. Heureusement qu’elle l’a
pris sans sucre.

Et bourré d’aspartame…

Tant pis, pour cette fois ! L’essentiel est de faire un heureux.

La curiosité d’Isabelle n’est pas encore satisfaite.

— Puis-je vous demander votre âge, monsieur ? Sans être indiscrète.

— Tu l’es pourtant, rétorque le clochard. Trente-six ans. Et tu peux


m’appeler Matthew.

— D’accord, Matthew.
Elle ne le dit pas, mais elle le croyait plus vieux. Le manque d’hygiène est
trompeur. La vie dans la rue aussi. Pourtant, quand elle l’observe ce soir, le
mendiant a l’air plus en forme que l’autre jour. Elle impute ce fait à la
sobriété apparente du vagabond.

Ils sont comme nous tous. Y’a des jours avec et des jours sans.

Isabelle prend satisfaction à le voir manger. De plus, même s’ils causent


peu, la voracité de Matthew est contagieuse. Isabelle dîne bien deux jours
d’affilés. Cela la réjouit. Elle croit remonter la pente. Elle aurait juste
apprécié un dialogue plus étoffé.

— Que faisiez-vous avant… ?

Merde, mauvaise approche. Rappel à sa condition de clodo.

Matthew lèche la sauce sur ses doigts crasseux.

— Désinfectez-vous au moins les mains, s’époumone Isabelle, écœurée.

Elle sort son mini flacon de gel hydroalcoolique et en fait tomber une bonne
dose dans la paume du mendiant. Il se frictionne nonchalamment avec, puis
il répond à l’interrogation précédente.

— Je faisais de mon mieux.

J’ai dû le vexer, se reproche Isabelle. C’était maladroit.

— Veuillez m’excuser, si ma question vous a froissé.

— Tu ne devrais pas t’excuser si facilement, lance Matthew.

— C’est la deuxième fois qu’on me le dit aujourd’hui… marmonne


Isabelle, plus pour elle-même que pour son interlocuteur.

— C’est qu’il doit y avoir une part de vérité alors.

— Vous n’êtes pas particulièrement sympathique.


Matthew lâche un rot sonore.

— J’essaye pourtant de l’être. C’est vraiment aimable de ta part d’avoir


partagé ce repas.

Qu’il soit sincère ou non, son attitude désinvolte est agaçante. Comme si ça
ne suffisait pas, il retire son bonnet pour réaliser un simulacre de révérence.
Il se tourne alors vers elle et sourit de toutes ses dents. Isabelle le reconnaît
soudainement.

— C’était vous dans le métro et sous le pont l’autre jour !

— Altruiste, mais pas particulièrement perspicace, répond Matthew. Je t’ai


reconnue tout de suite. Je pensais que c’était ta façon de te « rattraper la
prochaine fois » pour te citer…

— Non… enfin, oui.

Isabelle s’embrouille.

— T’inquiète, tu ne me dois rien ? J’ai fait ce que quiconque aurait dû faire.


Mais les gens sont mous. Ils ont peur. De tout !

— Non, sans raison, rétorque Isabelle.

Matthew hausse un sourcil. Il n’est guère convaincu.

— Vous n’avez rien vécu dans ce pays.

Isabelle a très envie de lui dire que c’est faux, que son père est un truand
qui croupit en prison, qu’elle a une vie de merde, mais elle n’a pas envie de
débattre sur qui a la vie la plus pourrie. Elle se tait, ramasse les détritus et
salue Matthew le clochard grincheux.

— Que Dieu vous garde, dit-elle en s’éloignant.

— Dieu m’a oublié, répond-il.


9. Le plus dur reste à venir.

Isabelle est bien décidée à prouver à ce Matthew aussi maussade que


revêche qu’il a tort. Dieu ne l’a pas abandonné. Pourtant, malgré cette
résolution, elle doit reconnaître qu’elle ressent cette sensation aussi. Surtout
en ce moment. Et parfois quand elle pense à son existence en général. Elle
s’attache alors à l’espoir, ou plutôt à la conviction que Dieu n’oublie
personne. Mais pour le moment, elle rentre seule dans la nuit new-yorkaise,
satisfaite d’avoir offert de la compagnie et de quoi se sustenter à un homme
sans le sou. Une bonne action, une grande satisfaction.

C’est avec plaisir qu’Isabelle retrouve la douceur de son petit studio. La


voisine beugle sur son mec, elle entend la télévision d’un autre
appartement, mais elle n’a pas froid et un matelas douillet l’attend.

Douillet et usé.

Elle s’en amuse. Elle adore ses affaires récupérées ici et là. Elle justifie son
manque de moyen en se donnant une fibre écolo.

Pas de gâchis !

Après une bonne douche chaude, elle enfile un long T-shirt pour dormir.
Puis elle s’agenouille devant sa fenêtre pour prier. La honte s’empare d’elle.
Elle s’est livrée à un travail avilissant et elle espère trouver le pardon du
seigneur. Une pensée la bouscule.

Le plus avilissant, c’est de ne rien faire.


Est-ce son esprit qui lui joue des tours ou le Seigneur qui lui répond ?
Isabelle est troublée. Elle poursuit sa prière sans que rien ne se passe à
nouveau. Elle se souvient alors que c’était les propos d’Otis et non ceux de
Dieu.

Tant pis.

— Amen.

Elle s’allonge sous sa couette, s’apprête à fermer les yeux quand ceux-ci se
posent sur le gros sac de sport noir.

Et merde ! Impossible de dormir sans connaître mes horaires…

Isabelle se relève et part s’asseoir sur le sofa en traînant le sac à ses pieds.
Elle l’ouvre et saisit les deux enveloppes.

— Allons-y. Quel est le programme ? soupire-t-elle tandis que le sommeil


pèse sur ses paupières.

La première l’envoie dans la West 38th Street dans le Midtown à 21 heures.


Le montant de 70$ et son nom y figurent, ainsi que l’indication « tenue
courte ». Isabelle est toujours fascinée par la somme. Tout comme par les
possibilités qu’elle lui offre. La seconde lettre l’envoie…

— À la même adresse qu’aujourd’hui ! s’exclame-t-elle.

Isabelle s’imagine qu’elle a fait sensation auprès de la cliente, mais face à


son nom est inscrit « 0 ». Elle suppose donc que madame Lopez l’oblige à
rectifier le tir après sa prestation incomplète, tout en la punissant
financièrement.

— Tant pis, bougonne-t-elle en retournant se coucher. À 18 heures ma


sympathique cliente et à 21 heures, c’est l’inconnu…

Elle évite d’y penser, cela lui gâcherait la nuit. L’agréable sensation de
fatigue est toujours présente. Isabelle ferme les yeux et s’endort rapidement.
Ni les bruits de l’immeuble ni les cris du couple bagarreurs ne parviennent à
la troubler cette fois encore. Elle se réveille sans cauchemar après 9 heures
du matin. Sa plus longue nuit depuis le retour d’Ethan. Depuis sa rupture.

— ‘Tain, il faut que j’arrête de tout ramener à lui, s’intime-t-elle.

Mais son ex ne gâche pas sa matinée. Il s’est produit quelque chose de


positif la veille. Elle le sent. Elle en tire une force nouvelle. Le midi, elle
appelle Otis. Elle lui raconte sa soirée et lui donne son programme du jour
sans préciser les adresses. Juste qu’elle a l’obligation d’un « rattrapage ».

— Ça aurait pu être pire, relève Otis.

— C’est aussi ce qu’Emilio m’a fait comprendre…

— Tu vas pouvoir y arriver cette fois ?

— Il va bien le falloir, conclut Isabelle sans être persuadée d’en être


capable.

— Je te raconterais bien mes soirées de glory hole dans des clubs gays,
mais je ne suis pas sûr que ça t’aide.

— Tu me les as déjà racontées, Otis et, en effet, ça ne m’aide en rien.

Il ricane dans le combiné.

— Ça dédramatise la chose…

— Non, on tourne en rond, Otis. Tu faisais ça par plaisir, moi c’est un job.
Il y a quelque chose de pervers.

— Pervers, pervers… non. C’est une vision culturelle que tu exprimes là,
voire religieuse. C’est ton côté chrétien qui s’exprime. Pour ma part, je
trouve ça moins honteux que de ne rien foutre. Je te l’ai déjà dit et je le
répète.

— Mouais… y a une part de vérité dans ce que tu dis.


Isabelle aimerait en être convaincue, mais que ce soit liée à sa culture ou
non, elle ne vit pas bien sa condition.

— À partir du moment où tu m’assures que ça ne fait nullement écho à


l’Affaire, je n’ai pas d’inquiétude. Bon, le milieu n’est pas particulièrement
bien famé. Mais t’es habituée avec Luis.

— Ouais ! La petite délinquance, ça me connaît, confirme Isabelle en


souriant. Et concernant l’Affaire, je n’y ai pas pensé une seconde quand
j’étais avec la cliente hier. Ce qui me bloque, c’est de partager un acte qui
relève habituellement de mon intimité avec une personne qui ne fait
justement pas partie de cette intimité.

— Je comprends. Il faudrait que je t’emmène dans des clubs libertins, ça


changerait ta vision du cul.

Otis rit de nouveau. Plus franchement cette fois.

— Ce n’est pas drôle, Otis.

Ça l’aurait été habituellement, mais Isabelle s’apprête à se faire violence


pour satisfaire clients et patronne. Elle n’est pas disposée à s’amuser de la
situation.

— Désolé, s’excuse Otis. J’essaye de t’aider en dédramatisant, mais je n’y


arrive pas plus que la veille.

— Ce n’est pas grave, répond calmement Isabelle. Je sais que tu fais de ton
mieux, mais c’est à moi de surmonter mes réticences. Il faut que j’arrive à
détacher l’acte intime de l’acte pro.

— C’est exactement ça !

Plus facile à dire qu’à faire.

Mais Isabelle sent qu’elle est sur la bonne voie.

— Sinon hier, j’ai dîné avec un clochard.


— Encore ! Lequel cette fois ?

— Celui sur la route du salon de coiffure.

— Je ne vois pas…

— Parce que tu n’y prêtes pas attention. Mon pauvre Otis, tu es plus
préoccupé par le sort de ta queue que celui des pauvres.

Otis éclate de rire. Rire qui dure plusieurs minutes.

— Franchement, tu m’as bien mouché. C’est tellement vrai.

— Ce qui est navrant, c’est que t’es comme tous les mecs au final.

— Bah ! Vous êtes bien contentes de trouver des bites !

— Faux, je préfère une relation amoureuse à un One Shot.

Il soupire.

— Tu es idéaliste. C’est pour ça que tu dînes avec des clochards alors que
tu manques déjà d’argent. La ville devrait t’offrir une médaille pour l’aide
que tu apportes à ces malheureux. Je ne comprends pas qu’aucun journal
n’ait rédigé un article sur toi.

— N’en fais pas trop…

La discussion ne s’éternise pas, car Otis doit repartir au travail. Ce qu’il ne


lui dit pas, c’est qu’il a parlé à son compagnon la veille et que Tyler n’est de
toute façon pas en mesure de lui avancer l’argent. Isabelle n’a aucun
recours à espérer de leur part. Il préfère qu’elle ne le sache pas, elle est
déterminée et lancée. De son côté, Isabelle craint que la solitude ne fasse
rejaillir ses peurs, qu’elle se retrouve dans le même état de stress que la
veille. L’après-midi passe et il n’en est rien. Pas de doute particulier, juste le
trac.

Isabelle prend le chemin de la 5e avenue. Elle porte une tenue sobre, mais
pratique. Dans l’immeuble luxueux, elle croise le même gardien, qui la
salue une nouvelle fois sans poser de question. Elle sonne à la porte et la
même sympathique cliente lui ouvre.

— Je suis ravie que vous reveniez. Madame m’a assuré que vous n’aviez
pas eu d’autres clients depuis hier et qu’elle me vendait votre…
« virginité » dans cette activité. Est-ce exact ?

— Tout à fait.

« Vendait ? » Cette saleté de maquerelle la fait payer et elle ne me verse


rien !

Isabelle est mécontente. Elle prend sur elle pour que cela ne se voie pas.

— Vous allez l’air en bien meilleure forme qu’hier.

— C’est vrai.

C’était mon baptême du feu.

Les deux femmes ne boivent pas de verre. Elles se préparent chacune de


leur côté et se retrouvent dans la salle de massage. L’élégante dame revient
dans un peignoir en soie argenté cette fois. Elle le laisse tomber avec grâce
et offre sa nudité au regard d’Isabelle. Cette dernière est toujours gênée,
mais elle a l’avantage de connaître ce corps désormais. Un atout non
négligeable. La cliente donne l’ordre à son appareil musical et Isabelle
cherche le flacon d’Ylang-ylang.

— Prenez plutôt le monoï. Cela me rappelle les vacances sur le yacht.

— Comme vous voudrez.

Isabelle change de bouteille, puis elle en verse dans le creux de sa main.


Elle en recouvre délicatement la peau jusqu’à ce qu’elle ait un bel aspect
satiné. Elle commence alors son massage en inversant le sens. Des pieds
vers la tête. Elle s’applique dans chacun de ses gestes, imagine ce qui peut
être relaxant, mais aussi ce qui peut être excitant. La gêne s’estompe au fur
et à mesure qu’elle réfléchit de manière professionnelle. Il n’y a pas de
spontanéité. Ce n’est pas un échange amoureux. Aujourd’hui, elle parvient
à regarder les fesses, elle les masse, les caresses avec moins de retenue.
Isabelle prend une grande inspiration et elle s’efforce de laisser glisser ses
doigts vers le sexe, vers l’anus. Sans les effleurer.

Pas tout de suite.

Elle prend ses marques. La cliente ne semble pas s’en apercevoir, elle est
aux anges. Ses petits cris, ses gémissements, complimentent les gestes
d’Isabelle. Cette dernière se laisse guider par le corps qu’elle pétrit. Elle
suit les muscles, les courbes, avec un savoir intuitif. Elle mélange avec
excellence relaxation et excitation. Quand vient le moment de changer de
côté, Isabelle sait qu’elle va devoir se lancer, toucher ce sexe dont elle ne
veut pas. Pourtant sa crainte est incomparable à celle de la veille. Et ce n’est
pas que l’argent qui l’estompe. Elle s’est libérée d’une partie de ses chaînes
sans trop savoir comment, sans être sûre que cela perdure. Sa seule
certitude est qu’elle doit aller jusqu’au bout.

Isabelle essuie ses mains et reprend son soin par le visage. Aujourd’hui, elle
est plus entreprenante. Elle caresse les lèvres de la femme du bout des
doigts, dans des gestes suaves, explicites. Elle glisse ensuite sur le cou avec
la douceur d’une plume, s’aventure sur la poitrine avec l’imagination d’un
poète. Elle perçoit le désir dans le corps sous ses paumes. Les tétons
durcissent, la peau devient chaude. Et la crainte monte d’un cran.

Ce n’est rien. Ce n’est qu’un boulot.

Isabelle ne veut pas se laisser submerger par une quelconque angoisse. Rien
ne doit la détourner de sa réussite.

T’es une pute ! Comme ta mère !

C’est la voix de Luis. Qu’est-ce qu’il vient l’emmerder maintenant ?

Ta gueule, Luis !

Isabelle sait qu’elle perd pied. Elle doit se ressaisir.

Il n’y a pas de honte ! Pas de honte !


Son corps lui appartient. Les préjugés moraux sont défendus par de pseudo
bien-pensants qui sont les premiers à les transgresser.

Putain, mais c’est vrai ça en plus ! Les pires porcs sont souvent ceux qui
font la morale !

Ses convictions en prennent un coup. La colère la libère. Ses mains glissent


sur le ventre, le pubis, le sexe… Elle est troublée au premier contact, puis
elle considère l’intimité de la cliente comme un simple exercice de
sensualité. Elle s’affranchit des mœurs et donne libre cours à son
imagination. Elle mélange tout d’abord le massage aux caresses sexuelles.
Puis, lorsqu’elle sent que le plaisir monte. Elle met toute son expérience au
travail. Ses gestes sont aussi doux que précis. Avec une maîtrise
surprenante, elle guide ce petit organe qu’est le clitoris jusqu’au plaisir
ultime. Le corps de la cliente se contracte violemment. Elle est prise de
soubresauts tandis que l’orgasme l’emporte. Quand elle se relâche, le
souffle court, Isabelle poursuit son massage en descendant sur les cuisses
puis les pieds. Elle l’a fait. Elle craint d’avoir brisé le peu d’innocence qu’il
lui restait, alors elle se concentre sur les muscles sous ses doigts.
Lorsqu’elle malaxe la voûte plantaire, la cliente prend la parole.

— Hier, je vous ai dit que vous aviez don. J’étais bien en dessous de la
réalité. Vous n’avez pas conscience de votre potentiel.

En tant que pute ? Actrice de cul ?

Isabelle ne saisit pas le compliment. La colère née plus tôt ne s’est pas tarie.
Elle en veut aux gens qui dictent la morale. Car, en cet instant, ils lui
pourrissent la vie. Ce qui l’oblige à admettre un point commun avec son
père.

Il faut se défaire des lois injustes, des doctrines périmées.

Lui se dispense de suivre les lois. Elle se dégage du soi-disant droit chemin.

Chacun s’en sort comme il peut. Et ça ne va pas si mal finalement.


— Merci, répond-elle enfin.

— Je suis sincère. Ne vous voyez pas comme une fille de joie ou je ne sais
quoi. Vous avez quelque chose qui n’a rien à voir avec la mécanique
sexuelle. Jamais une masseuse ne m’a emportée aussi loin. Vous avez la
connaissance de la sensualité. C’est un art. L’avez-vous étudié ou est-ce
inné ?

— Je n’ai rien étudié, je suis mon instinct.

— Alors j’ai raison, vous avez un don ! Votre compagnon est un homme
béni. Vous êtes hétéro ?

— Oui.

— Tant mieux pour lui. Dommage pour nous…

Dommage qu’il n’y ait pas de « lui » aussi…

En y repensant, les hommes lui ont toujours dit qu’elle était « hyper
bonne » au lit. Un autre des stupides compliments qu’ils lui ont toujours
servis. Sauf qu’« hyper bonne » n’a pas une grande signification. Celle de la
cliente est déjà plus étoffée. Mais la discussion prend une tournure intime,
gênante. Heureusement, les réponses laconiques d’Isabelle ont montré
qu’elle ne souhaitait pas développer le sujet. La femme raffinée l’a bien
compris.

— Je n’hésiterai pas à faire de nouveau appel à vos services. Vous êtes aussi
ravissante que douée !

Son enthousiasme débordant apaise Isabelle et s’avère même contagieux.


Cette femme est vraiment adorable. Sauf que pour Isabelle la journée n’est
pas terminée. Et le prochain client est un parfait inconnu…

Bien qu’inquiète de ce qui l’attend, Isabelle évite de ruminer. Elle s’installe


dans un café, en se mettant à l’écart des clients, toujours effrayée par ce
maudit coronavirus. Elle envoie un texto à Otis pour lui dire que c’est fait.
Ce dernier ne répond pas.
En v’là un qui batifole…

Avec Otis, c’est simple : si elle n’a pas de réponse rapide, c’est qu’il baise
ou qu’il est sorti en couple. Elle aurait apprécié qu’il prenne de ses
nouvelles, mais elle ne lui en veut pas. Il ne peut pas toujours être là. Il lui
donne tant déjà. Elle ne veut surtout pas être un obstacle à sa relation avec
Tyler. Alors elle s’ennuie, elle regarde les passants qui flânent près de
Central Park. Elle ne se sent pas à sa place, les gens sont si aisés par ici.
Elle imagine la vie qu’elle aurait pu avoir en étant mieux née. Plus tard, elle
s’efforce de grignoter quelques aliments peu diététiques. Des barres
chocolatées. Son prochain massage la préoccupe. Elle est sûre que c’est un
mec et pour une raison obscure, cela remet tout en cause. Elle a moins de
deux heures à sa disposition et c’est tant mieux. Plus elle attend, plus elle
cogite…

Le temps passe vite. Elle prend le chemin du Midtown sous un ciel venteux.

West 38th Street.

Elle y est en quelques minutes. L’immeuble est nettement plus petit que
celui de la 5e avenue. Il n’en est pas moins cossu. En revanche, il nécessite
un code, ce qui oblige Isabelle à ouvrir son sac en pleine rue et à sortir
l’enveloppe. Elle lit les indications sur le papier, s’apprête à appuyer sur les
touches métalliques quand une bourrasque le lui arrache des mains.

— Bordel !

Elle lâche le sac trop encombrant pour courir et s’élance derrière la feuille
virevoltante. Des voitures la klaxonnent tandis qu’elle traverse sans
regarder. Des insultes fusent d’un véhicule vitre baissée. Isabelle n’y prête
pas garde, elle se rue derrière la page. Des pneus crissent violemment en
face d’elle, elle se jette sur le capot qui apparaît et attrape l’objet convoité
au vol.

— Je l’ai ! crie-t-elle, soulagée. Je l’ai…

Elle a envie de pleurer, tellement elle a eu peur.


— Vous allez bien, Mademoiselle ? s’enquit le conducteur qui vient de
piler.

— Je l’ai… répète Isabelle en se dégageant du capot.

— Elle est complètement folle, fait la voix qui l’insultait l’instant d’avant.

Isabelle serre le papier contre elle. Puis, toujours au milieu de la rue, elle
cherche du regard son sac.

— Vous êtes sûre que ça va, Mademoiselle ? insiste l’autre individu.

Elle le trouve. Là, où elle l’a laissé. Un homme s’en est approché. Il regarde
autour de lui.

Nom de…

— Il va le prendre !

Elle s’élance de toutes ses forces en direction du personnage. Celui-ci se


baisse, s’apprêtant à saisir le bagage.

— N’y touche pas ! hurle-t-elle. Je te jure que je vais t’éclater !

En quelques pas, elle arrive au porche. Prête à en découdre. Dans sa main,


le document n’est plus qu’une boule froissée.

— Calmez-vous, jeune femme… J’allais seulement l’emmener au


commissariat le plus proche si son propriétaire n’apparaissait pas. Or vous
voilà.

L’homme, d’un âge avancé, s’exprime avec une voix posée. Isabelle est
confuse. Il n’a rien d’un voleur.

— Je… je vous prie de m’excuser. J’ai cru…

— Ce n’est rien. Bonne soirée et détendez-vous. Vous allez l’air


particulièrement tendue.
Il s’éloigne sans s’indigner de la réaction d’Isabelle. Cette dernière ne se
reconnaît pas. Elle a crié sur un homme. Elle qui, d’habitude, est incapable
de tenir tête à quiconque. Elle soulève le gros sac noir et le porte en
bandoulière. Ceci fait, elle déplie le papier dans sa main et tape le code.

Qui deviens-je ? s’interroge-t-elle en poussant le battant.

Elle cherche ensuite le numéro de l’appartement sur la liste de l’interphone.


Celui de son client est le seul sans nom. Elle appuie. Quelques secondes
plus tard, le sas se déverrouille. Isabelle monte au second étage jusqu’à la
porte indiquée. Il n’y a pas de sonnette. Elle hésite, attend un peu, puis elle
toque. La porte s’ouvre aussitôt. Isabelle sursaute, surprise et encore encore
nerveuse après sa mésaventure.

— Entrez, fait une voix d’homme.

Une main l’attrape par le poignet et la presse vers l’intérieur. Il referme


aussitôt.

— Alors, comme ça vous débutez dans le metier ?

— Je… heu… faut croire, répond Isabelle à qui l’adrénaline semble


désormais donner des ailes.

— On va voir ce que vous valez.

Charmant !

Outre le côté rustre, l’approche impolie du client l’effraie. Le hall d’entrée


est sombre. Isabelle distingue mal les traits de l’homme qui, de toute façon,
lui tourne désormais le dos. Il s’éloigne. Sentant qu’elle ne le suit pas, il
s’arrête.

— Oh ! excusez-moi ! Je ne voulais pas être impoli. N’allez pas me faire


mauvaise presse auprès de Madame. Elle m’a bien fait comprendre que je
ne devais pas maltraiter la marchandise.

De mieux en mieux…
Isabelle est tétanisée.

L’homme bredouille de nouvelles excuses.

— Je suis vraiment désolé. C’est… c’est la première fois que je fais appel à
ce genre de… service. Je suis un peu stressé. Je parle sans réfléchir

J’avais remarqué ! C’est déjà plus rassurant.

Isabelle hoche la tête, pousse un soupir de soulagement et suit le client. Les


joues empourprées de ce dernier semblent confirmer ses dires, mais Isabelle
préfère rester sur ses gardes. L’appartement ressemble plus à un bureau qu’à
un logement. D’ailleurs divers appareils, ordinateurs, photocopieurs
viennent confirmer l’impression. Le client doit avoir une trentaine d’années
passées, il porte un costume gris qui lui va plutôt bien et, si ce n’était le
caractère insolite de leur rencontre, Isabelle l’aurait trouvé séduisant. Mais
pour le moment, elle a chaud. Très chaud. Son manteau est un vrai four. Sa
course à l’extérieur, suivie de l’accueil singulier du bonhomme l’ont faite
transpirer. Elle apprécierait volontiers une douche avant de se changer, en
ayant bien conscience que ce ne serait pas prudent.

Emilio protège les filles, songe-t-elle.

Elle a du mal à y croire et Emilio n’est de toute façon pas là. Le temps qu’il
arrive, elle serait déjà morte. Sur ces charmantes pensées, l’homme emmène
Isabelle dans une pièce inadaptée pour un massage, mais dont il a
manifestement prévu de se satisfaire. Une table est recouverte d’un plaid
synthétique avec un coussin, probablement chipé au fauteuil voisin, pour
soulager le crâne. Isabelle est convaincue qu’il ne tiendra pas dix minutes
là-dessus, cependant elle n’ose pas le lui dire. Elle pose son sac à terre, il
est temps de s’y mettre. Elle commence à se dévêtir, mais s’arrête aussitôt.
Le client se déshabille face à elle. Le temps qu’elle sorte de sa stupeur, il ne
porte plus qu’une chemise, le sexe ballottant dans une demi-érection.
Isabelle déglutit avec effort. Elle doit prendre la parole.

— Heu… Où puis-je me changer ?


— Oh ! Pardon ! Je croyais… enfin… comme votre métier c’est de… J’ai
supposé que…

Son pénis se recroqueville sous la gêne. Il attrape son caleçon pour le


cacher et propose à Isabelle d’utiliser la pièce adjacente comme vestiaire.
Ce qu’elle fait. La configuration de cette pièce est la même que celle de la
première. Ce qui confirme l’impression d’Isabelle, car la table n’en est pas
une, c’est un bureau.

Il semblerait que monsieur s’offre des extras sur son lieu de travail… Plutôt
saugrenu… Mais moins étrange que l’interphone sans nom.

Isabelle redoute qu’un collègue ait la mauvaise idée de passer récupérer un


dossier oublié… À l’abri des regards, elle revêt sa tenue de travail. La robe
est excessivement courte. Si elle n’était pas aussi belle, aussi bien taillée,
Isabelle aurait vraiment eu l’air d’une pouffiasse. Elle espère ne pas être
trop aguicheuse ainsi vêtue, car les hésitations du client le rendent difficile à
cerner. Dès qu’elle est prête, elle retrouve ce dernier. La lumière est éteinte,
mais l’éclairage public provenant de la rue offre une relative clarté à la
pièce. Clarté suffisante pour distinguer tous les détails, même ceux
qu’Isabelle ne voudrait voir. Le client est allongé. Entièrement nu. Il
patiente les yeux rivés au plafond. Isabelle s’approche, il n’y a ni musique
ni bougie parfumée pour une ambiance relaxante comme chez la dame
précédente. Pis, il n’y a aucune huile, aucune crème de massage à portée de
main.

Isabelle toussote pour attirer l’attention.

— Avez-vous une quelconque lotion que vous souhaiteriez que j’utilise ?


bredouille-t-elle en se sentant fautive.

— Pardon ? Ah ! Non… J’ai supposé que vous en aviez.

— Je… je suis désolée, mais non.

La voix d’Isabelle est à peine audible. Elle regarde ses pieds. Pendant ce
temps, l’homme réfléchit. Puis, il se redresse subitement et court, nu
comme un ver, hors de la pièce. Si Isabelle n’avait pas été effrayée par ce
mouvement soudain, elle aurait ri de le voir ainsi. Il revient peu après en
brandissant un flacon.

— De l’huile sèche, dit-il. Je ne sais pas qui l’utilise, mais ça devrait faire
l’affaire. Nous avons un petit placard pour nos produits personnels dans les
toilettes, comme ça chacun peut y laisser ses… heu… cela ne vous intéresse
peut-être pas ?

Isabelle sourit. La maladresse de ce trentenaire la divertit. Elle parvient à le


trouver plus amusant qu’angoissant désormais. Si ce n’est sa voix plus
forte, ils sont semblables dans leurs hésitations. Isabelle devient plus à
l’aise. Elle commence son massage ce qui provoque aussitôt une érection
chez le client, allongé sur le dos.

— Souhaitez-vous que nous commencions par l’autre côté ? demande-t-elle


à tout hasard.

— Heu… non. Je serais trop mal installé. Contentez-vous de cette partie,


s’il vous plaît.

— Comme vous voudrez.

La jeune latino se demande comment elle va pouvoir prolonger le massage,


si l’homme est dans un tel état au contact de ses mains. Elle commence par
la tête en prévoyant de contourner le pubis, tant qu’elle n’aura pas massé et
caressé tout le corps. C’est aussi un moyen pour elle de retarder le moment
où elle devra toucher, masturber et faire jouir un pénis qui n’est pas celui de
son amant.

Chaque chose en son temps…

Tout se passe plutôt bien jusqu’à ce qu’elle aborde l’abdomen du client.


Celui-ci était resté silencieux de longues minutes et là, il se met à débiter un
flot de paroles concernant son travail. Isabelle n’y comprend rien, elle n’a
pas les connaissances requises. Elle se contente d’un « oui » épisodique
pour simuler son attention. Quand elle s’éloigne de la zone pubienne en
descendant le long des jambes, le silence retombe.
Il est clairement aussi peu à l’aise que je le suis. Avec un peu de chance, il
n’aura pas envie de plus…

Vu l’ardeur de son engin, l’hypothèse est peu probable. Isabelle en fait


abstraction pour le moment et se concentre sur les pieds sur les pieds de son
client. Elle met toute son imagination en œuvre pour y rester longtemps.
Quand elle juge qu’il serait incorrect de prolonger le massage de cette zone,
elle s’enhardit et remonte jusqu’aux cuisses avec de légères caresses. À
peine effleure-t-elle le haut des quadriceps que l’homme se remet à
discourir. Sur sa vie privée, cette fois. Son érection s’intensifie.

— Voyez-vous, j’ai rencontré ma femme à la fac. Ça a été le coup de


foudre. Je ne l’ai jamais trompée, je vous le jure. Puis il y a eu le mariage,
les enfants… ah les enfants ! Je les adore, mais c’est une vraie pompe à
énergie les gosses. Je ne sais pas si vous en avez, mais si c’est le cas, vous
devez me comprendre.

Isabelle ne répond pas et poursuit son travail.

— Enfin bref ! On a commencé à moins faire l’amour. Et avec les années,


encore moins… Je ne vous dérange pas à vous parler de ma vie, j’espère ?

— Non, non.

Isabelle ne sait pas trop si elle doit attaquer la partie sexuelle du massage ou
non. Indécise, elle se contente de caresser les contours du pubis du bout de
ses doigts. Régulièrement, elle voit le pénis qui se contracte et le client qui
jacasse de plus belle.

— J’aime beaucoup ma femme, vous savez ? Je l’ai toujours aimée. C’est


juste que parfois… c’est viscéral… comme un manque. Vous me
comprenez ?

— Oui, oui.

En réalité, Isabelle ne le comprend pas du tout. Elle voudrait lui dire qu’il
ferait mieux d’en parler avec sa femme et qu’actuellement, il est en train de
la tromper. Mais elle tait tout cela. Elle apprécierait qu’il coupe court au
massage et se rhabille, tout en craignant la réaction de madame Lopez.
Dans le doute, et ayant besoin de l’argent, elle est déterminée à aller
jusqu’au bout.

Si ce fichu bavard le permet !

— Quand on faisait l’amour, c’était vraiment génial, voyez-vous ? Ma


femme n’a pas beaucoup de tabous. Elle suce comme une reine…

Le nombre de fois où j’ai entendu ça !

Isabelle n’en peut plus.

— Souhaitez-vous poursuivre le massage, monsieur ?

— Hein ? Oui… Oui, bien sûr !

Elle le craignait, mais l’érection inébranlable de l’homme laissait peu de


doute.

— Alors… Heu… Sans vouloir vous offenser… je doute que parler de votre
femme soit la meilleure chose à faire actuellement.

Il a fallu bien du courage à Isabelle pour s’exprimer aussi sincèrement. Elle


sait qu’il va lui en falloir encore plus pour la suite.

— Oh ! Oui… Oui, vous avez raison. Bien sûr ! C’est que je… Comme je
vous l’ai dit, c’est la première fois. J’ai un peu de mal à passer le cap.

— Pour moi aussi, c’est la première fois, monsieur.

— Vous êtes vierge ? s’exclame-t-il aussitôt en se redressant sur ses coudes.


Enfin je veux dire, vous n’avez jamais touché de pénis ?

— Rien de tout cela, murmure Isabelle. C’est la première fois que je


masturbe un homme pour de l’argent.

— Oh ! Pardon ! Je… je suis désolé.


Mais il ne propose pas d’arrêter pour autant. Il se contente de se rallonger
convenablement. Puis il se tait. Isabelle reprend ses effleurements là où elle
les avait arrêtés. Elle les alterne avec des passages plus francs sur la verge.
Ses yeux s’embuent. Elle se sent comme une femme qui se ferait dépuceler
à contrecœur. Elle ne trouve rien de beau à quoi se raccrocher. Pourtant elle
ne retient pas ses mains. Elle glisse avec une dextérité sensuelle sur le sexe
érigé, puis sur les testicules. Enfin, quand elle estime l’avoir suffisamment
fait languir, elle le branle avec plus de fermeté. Le client a les yeux clos. Il
est totalement emporté par le plaisir que lui procure la jeune femme. Il ne
voit pas les larmes qu’elle ne peut retenir. Quelques minutes plus tard, il
éjacule. Abondamment. Il pousse un long râle d’extase et se laisse aller
pour profiter des derniers va-et-vient qu’Isabelle lui prodigue. Lents, doux
pour ne pas exacerber la sensibilité du gland qu’elle sait douloureux après
un orgasme intense. Elle s’arrête et caresse l’homme sur le ventre, le pubis.
Dans la pénombre, ses doigts glissent sur le sperme chaud.

Elle en a la nausée.

Elle essaye d’imaginer Ethan. Si c’était son corps, sa semence, ce serait un


vrai délice que de reproduire ces gestes. Malheureusement le subterfuge ne
fonctionne pas. Elle reste dégoûtée. Bouleversée. L’individu prend son
temps. Ce qui arrange Isabelle, cela lui permet de sécher discrètement ses
larmes, de se donner une contenance.

— C’était… waouh ! finit par lâcher l’homme en se redressant. Pouvez-


vous me passer la boîte de mouchoirs, là-bas ? Je voudrais m’essuyer.

Il désigne une commode dans un coin obscur du bureau. Isabelle y distingue


la boîte en question.

— Ça valait son prix ! rajoute le client, pensant faire un compliment.

Isabelle le trouve particulièrement désobligeant dans sa maladresse. Elle


préférerait qu’il se taise. Mais c’est lui qui paye… et elle n’est pas prête à
prendre le risque de le froisser. Elle n’est pas prête à perdre ce job.

Aussi répugnant soit-il.


Elle éprouve un violent besoin de partir, de prendre l’air, de se laver. Plutôt
que d’attendre qu’il lui signifie la fin de la séance, elle prend les devants.

— En avons-nous terminé ? s’enquiert-elle d’une voix faussement aimable


et en feignant une assurance qu’elle n’a pas.

— Pardon ? Ah ! Oui… oui, bien sûr ! Il faut que j’aille retrouver… ma


femme.

L’homme est gêné. Isabelle s’en fiche royalement. Elle distingue ses joues
qui s’empourprent. Ce n’est pas son problème. Tout ce dont elle a besoin,
c’est de trouver un lavabo. Elle quitte la pièce et cherche en hâte les
toilettes. Une fois à l’intérieur, elle se lave abondamment les mains. Comme
si le sperme qui avait séché sur ses doigts était un danger, un virus qui
pourrait la contaminer. Elle veut en effacer la moindre trace, la moindre
odeur. Après les avoir savonnées plusieurs fois, elle finit par se calmer.
Isabelle n’a même pas allumé la lumière. Elle ne veut pas se voir dans le
miroir ovale qui surplombe la céramique. Pas maintenant. Quand elle
revient dans le bureau sombre, l’homme a déjà enfilé son pantalon. Il
boutonne sa chemise. Isabelle prend une grande inspiration.

— Je dois vous laisser. J’espère que vous êtes satisfait de la prestation.

— Heu… Oui, c’était très bien. Vraiment ! Je ne manquerai pas de faire


votre éloge à Madame. Vous pouvez y aller… Isa ? C’est bien cela ?

— Oui… C’est Isa. Au revoir.

— Au revoir, Isa.

Elle saisit son sac et sort dans le couloir. Isabelle cherche un endroit discret
pour se changer. Elle ne supportait plus la présence de l’homme. Elle se
déshabille au coin d’un couloir à toute allure, puis elle enfile sa tenue
quotidienne. Enfin, elle range les habits soigneusement et elle vérifie la
présence des lettres.

Tout y est.
La voilà rassurée. Elle prend quelques profondes inspirations, avant de
descendre l’escalier jusqu’à ce qu’elle retrouve l’air libre. La brise
vivifiante à l’extérieur chasse les nuages de son esprit. Elle prend le chemin
du retour, moins bouleversée qu’elle ne l’était dans l’appartement.

Un job comme un autre, tente-t-elle de se convaincre.


10. Comme sur des roulettes

Il fait nuit. Elle se sent seule. Isabelle envoie un message à Otis pour lui
signaler qu’elle rentre.

Toujours en vie.

Otis ne répond pas tout de suite. Dur renvoi à sa solitude. Cela devient
pesant. Isabelle l’imagine avec Tyler, se bécotant sur le canapé ou dans un
restaurant. Le genre de douceurs qu’elle rêve de partager avec un homme.
Elle songe à Ethan évidemment, mais le silence persistant de ce dernier
l’oblige à imaginer un autre homme. Un homme qui penserait à elle, autant
qu’elle pense à lui. Qui la respecterait dans ses sentiments.

Une licorne…

Elle pouffe de rire et se cache aussitôt derrière sa main de crainte qu’on ne


la croie folle. Pourtant elle porte son masque et personne ne lui prête
attention. Les regards des voyageurs dans la rame sont vides, quand ils ne
sont pas rivés à leur smartphone.

Comment peut-on être aussi seule parmi tant de gens ?

Une des grandes questions de la vie urbaine. Isabelle n’en trouve pas la
réponse. Et pour que ce sentiment d’isolement n’affecte pas d’autres
individus, elle décide de faire un détour. Histoire de poser une piécette dans
l’escarcelle d’un nécessiteux. Elle en a un en tête. Il est arrogant,
antipathique, mais il a quelque chose de captivant. De plus, il lui est venu
en aide dans le métro ce qui, pour Isabelle, dénote une âme charitable. En
fait, elle se sent toujours redevable. Ce, malgré le dîner offert la veille. Bien
que fatiguée, elle fait volontiers le trajet jusqu’au clochard. Au terme d’une
bonne marche, elle le trouve assis à quelques mètres de là où il dormait la
veille. Il semble épuisé lui aussi. Il somnole à moitié dans une position
inconfortable. Il est emmitouflé jusqu’au-dessus du crâne dans sa vieille
couverture rêche. Il fait peine à voir.

— Bonsoir, Matthew, ose timidement Isabelle.

— ‘Lut, répond-il laconique.

— C’est Isabelle. Vous vous souvenez ? On a dîné ensemble hier.

Cette dernière est gênée, elle regarde ses pieds. Elle avait espéré un
meilleur accueil. Quelques boutades même. Un échange qui romprait cette
sensation d’isolement.

— J’sais. Même parfum.

Matthew semble peu enclin à discuter ce soir. Isabelle est désappointée. Elle
avait envie de parler avec lui. Sans trop savoir de quoi. Le pauvre homme
grelotte, elle le perçoit même s’il tente de le cacher.

— Vous êtes malade ? La Covid 19 ? demande-t-elle.

Elle n’a pas peur de cette maladie. Elle porte un masque, elle est jeune.
Isabelle sait qu’elle ne fait pas partie de la population à risque. Mais, lui,
vivant dehors…

— Ça va, répond le vagabond. Une jeune femme de bonne famille ne


devrait pas traîner seule à cette heure.

Isabelle comprend qu’il aimerait qu’elle parte. Cependant, l’inquiétude


l’empêche de bouger. Elle scrute le visage fermé du sans-abri. Matthew se
sent observé. Il est las, a une fichue migraine et aimerait être seul dans
l’espoir de s’endormir, mettre un terme à sa journée. Il sait qu’elle ne partira
pas s’il ne dit rien. Il souhaiterait être agréable avec cette fille si gentille,
mais il n’en a pas la force.
Il ouvre enfin les yeux et la fixe durement.

— Ça va, te dis-je.

Isabelle est surprise. Non par le ton abrupt du personnage, mais par les iris
de Matthew.

Vairons !

C’est la première fois qu’elle le remarque. C’est la première fois qu’elle le


regarde en face. Mais, le plus troublant ce n’est pas leurs couleurs
dépareillées, c’est l’insondable désespoir qu’elle y lit. Un gouffre sans fond.
Un abîme. Désemparée par tant de malheur, Isabelle prend peur.

— Excusez-moi du dérangement, balbutie-t-elle en lâchant deux pièces de


cinquante cents dans la conserve vide aux pieds du clochard.

— J’t’ai dit d’arrêter de t’excuser, grommelle l’autre.

Elle se tourne et s’éloigne. À peine a-t-elle fait deux pas qu’il l’interpelle.

— Et toi ? Que fais-tu ? l’interroge Matthew qui ne le lui avait pas demandé
la veille.

Isabelle lui retourne ses propres paroles.

— Je fais de mon mieux.

Elle ne l’aperçoit pas, mais Matthew sourit. Malgré la douleur qui vrille son
cerveau, il sourit. Il ignore que sa question renvoie Isabelle à ses propres
démons.

Suis-je vraiment en train de faire de mon mieux ? Ou bien ai-je pris la voie
de la perdition ?

Le doute l’assaille. La morosité l’accompagne jusqu’à son appartement.


Finalement, elle n’est pas si seule que cela. Elle a cette sombre camarade…
Navrant.

La chaleur de son appartement est bienvenue. Elle apaise son esprit. Tandis
qu’elle prépare une tisane, Isabelle prend deux décisions concernant
Matthew. La première est de passer tous les jours pour lui prouver qu’au
moins une personne pense à lui. La seconde est de l’inviter à manger le soir
de Thanksgiving. Il lui est impossible d’abandonner cet homme à son triste
sort. La détresse dans le regard du clochard l’a bouleversée. Savoir qu’elle
peut lui apporter du bonheur réchauffe son propre cœur. Isabelle est alors
satisfaite. Le breuvage brûlant entre ses mains distille le doux parfum de
l’infusion dans la pièce. Dès qu’Emilio sera passé, elle prendra une bonne
douche et ira se coucher. Étrangement, la résidence est plutôt calme ce soir.

Mais il n’est que 23 heures…

Emilio se fait attendre. Isabelle craint qu’il ne vienne pas. Le client a dû se


plaindre et madame Lopez l’a virée sans dédommagement. Pas de contrat,
un travail illégal, donc aucun recours possible.

Arrête de psychoter ! se rabroue-t-elle.

Isabelle se plonge dans une revue. Peu avant minuit, le voisinage s’anime.
Ça gueule et d’autres mettent la télévision plus fort pour couvrir le bruit.
Isabelle en fait de même. Elle met une chaîne au hasard, puis elle se
replonge dans sa lecture. Elle ne veut pas s’endormir avant d’avoir vu la
couleur de son argent. Sa plus grande peur est de ne pas le recevoir. Cela
suffit à la garder éveillée.

Vingt minutes plus tard, on tambourine à la porte. Isabelle sursaute, se lève


brusquement et court ouvrir. C’est Emilio ! Malgré l’apparence inquiétante
du personnage, elle est heureuse de le voir. Elle s’autorise même un salut
familier.

— Pourquoi tu frappes si fort ? lui demande-t-elle.

— J’ai toqué doucement pour ne pas déranger, mais… c’est toujours un tel
bordel le soir à cet étage ?
— Ouais. On s’y fait.

— Ou pas. Personnellement, je les aurais butés.

Isabelle frissonne. Emilio ne plaisante pas. Son regard prouve sa


détermination. Le jeune homme a un nouveau sac noir qu’il pose avant de
saisir l’ancien. Isabelle est rassurée de savoir qu’elle a du boulot pour le
lendemain. Enfin, Emilio plonge sa main dans une poche et sort sa fameuse
liasse de billets. Il les fait défiler entre ses doigts jusqu’à soixante-dix avant
de les tendre à Isabelle.

— Ta part.

— Pourquoi tu me donnes soixante-dix, si je dois t’en rendre dix juste


après ? ose l’interroger Isabelle.

Elle regrette aussitôt sa question de peur qu’Emilio ne la sanctionne


financièrement une nouvelle fois.

Quand je dois l’ouvrir, j’en suis incapable et quand je dois la fermer, je


parle…

Mais le latino est de bonne humeur. La question l’amuse.

— Si je les prends, c’est du vol. Si tu me les donnes, c’est un honnête


pourboire.

Complètement barje !

Isabelle s’acquitte dudit pourboire. Ce racket la rend furieuse. Ce qui,


heureusement, ne se voit pas.

— La patronne t’a bien évaluée. T’as du succès auprès de ces porcs.

Sur ces paroles, Emilio s’en va. Isabelle se laisse tomber sur sa banquette.
Elle compte la somme.

Soixante dollars.
Elle aurait pu toucher le double si elle n’avait pas eu l’obligation de faire
une prestation gratuite. Elle s’en veut de ne pas avoir été jusqu’au bout la
veille. Pourtant, il lui suffit de repenser à ses larmes quelques heures plus
tôt, quand le type a éjaculé, pour se remémorer à quel point elle se fait
violence.

Mais soixante dollars, putain !

Le jeu en vaut-il la chandelle ? La question disparaît rapidement. Son désir


d’aider Matthew et l’argent qui abonde au-delà de ses espérances
l’empêchent de ressasser. Elle prie, agenouillée devant sa fenêtre, les yeux
vers le ciel obscur. Isabelle s’excuse auprès de Dieu pour ses péchés du
jour. Elle promet de trouver une autre solution dès qu’elle se sera acquittée
de sa dette et rappelle au Seigneur qu’elle aide les démunis avec cet argent
vicieux. Dieu est bon, il ne la juge pas. Du moins, elle aime à le croire.

Apaisée et somnolente, elle voudrait se coucher. Un rapide coup d’œil vers


le sofa près de l’entrée lui rappelle qu’elle a un agenda à mettre à jour. Elle
ouvre le sac. Quatre lettres. En effet, elle a du succès et madame Lopez tient
à en profiter. Elle commence à 11 heures cette fois. Le rythme s’accélère.

Une vibration continue tire Isabelle de son sommeil. Ce n’est pas l’alarme,
elle sonnerait. À tâtons, elle trouve le smartphone sur l’étagère laquée rouge
au bout de sa banquette.

00:46

Otis l’appelle.

— Tout va bien, mon vieux. Je dormais, je suis claquée, dit Isabelle d’une
voix pâteuse.

— Ah OK ! Navré de te réveiller. On a baisé comme des bêtes en début de


soirée et j’ai piqué un somme direct. Franchement, Tyler est un dieu du
sexe. Quand il me…
Otis commence l’énumération des activités lubriques de son couple.
Isabelle ferme les yeux, attend une minute, puis le coupe.

— J’ai besoin de repos, Otis. On en parle demain ?

À l’inverse d’Isabelle, son ami est surexcité.

— Ça marche, t’es sûre que tout va bien ? s’enquiert-il une seconde fois.

— Oui. Bonne nuit.

— Bonne nuit, ma chérie.

La bienveillance d’Otis détend un peu plus Isabelle. Elle se sent protégée.


Elle est paisible avec ses billets sous l’oreiller. Elle tombe dans les bras de
morphée quelques secondes plus tard. Malgré la tranquillité apparente au
coucher, le réveil est brutal. Isabelle est prise d’une violente nausée
lorsqu’elle ouvre les paupières. Elle court aux toilettes et vomit. Son
estomac est vide, les spasmes sont douloureux. Seule la bile coule au fond
de la cuvette. Quand elle regagne son lit, quelques minutes plus tard, il n’est
que 7 heures. Isabelle aurait préféré dormir plus. Quelque chose la
contrarie. Elle n’a pas besoin de fouiller longtemps dans son esprit. Son
rapport aux hommes, ce client qui lui a giclé dessus, ses échecs amoureux et
notamment son dernier mec avec lequel elle se projetait. L’estomac révulsé,
elle se met à pleurer. Silencieusement. Les yeux rivés au plafond. Elle
aimerait se confier à quelqu’un. Pas à Otis. Plutôt à cette mère qu’elle n’a
jamais eue. Ses larmes s’accentuent. Puis elle se rendort, sans même s’en
rendre compte.

Son réveil émet une sonnerie stridente à 9H30. Avec ce bruit, elle ne peut
lui échapper. Un choix judicieux, sauf pour émerger en douceur. Isabelle a
mal au ventre. Ce dernier crie famine. Il faut qu’elle mange. Cependant, le
retour de son subconscient dépité altère à nouveau son appétit. Comme
après sa rupture. Ce qui ne manque pas d’inquiéter Isabelle. Elle a besoin de
force. Tant pour le massage qui est assez physique, que pour supporter
l’acte sexuel. Elle s’oblige à se restaurer. Des céréales, une banane, un café.
À chaque bouchée, elle craint de rendre le contenu de son estomac.
Pourtant, au final, tout se passe bien. Elle se prépare, se maquille et part
faire sa tournée.

Ce jour-là, les clients sont plutôt banals. Polis, habitués aux services fournis
par Madame, comme tous l’appellent. Pas de propos excentriques, pas
d’attitude désagréable. Isabelle déconnecte son esprit pour être le moins
affectée possible par ces verges qui souillent ses mains. Le soir, elle cherche
Matthew. Outre son propre besoin de liquidités, ce dernier donne un sens
plus profond aux actes d’Isabelle. Soutenir le clochard aide la jeune femme
à supporter son boulot. Matthew est en meilleure forme que la veille. Cela
réjouit Isabelle. Il est plus agréable aussi, ce qui leur permet d’échanger
quelques banalités. Quand elle rentre, une quinzaine de minutes plus tard, la
charmante latino a le cœur léger. Elle se concocte un dîner chaud à base de
légumes, puis elle attend le passage d’Emilio. Les venues du truand sont
imprévisibles, mais constantes. Tout comme ses pourboires qu’il réclame
toujours silencieusement, main tendue. Isabelle se demande si madame
Lopez sait qu’il rackette ses filles.

Pour ne pas dire ses putes.

Sinon pourquoi agir ainsi ?

Elle n’a pas la réponse, elle s’imagine mal le dénoncer. Pourtant, ce salaud
prend dix dollars pour chaque massage qu’elle fait. Le manque à gagner la
révolte. Pour se calmer, elle regarde un film sur le compte Netflix de Tyler.
Ensuite, elle échange quelques messages avec Otis, puis elle s’endort
paisiblement. La journée à venir est chargée. Six clients. Soit, au moins huit
heures de travail, sans compter les trajets. Malheureusement pour elle, le
réveil est aussi brusque que la veille. Nausées aux aurores, course aux WC,
vomissements et impossible de se rendormir cette fois.

— ‘Tain, la journée commence bien, grommelle-t-elle.

Alors, Isabelle applique la même discipline que le matin précédent. Repas


forcé. Préparation minutieuse de son apparence.

— Va falloir bien te sustenter, ma grande. Sinon ça va être les urgences en


moins de deux, avec une bonne dépression à la clé.
Elle le sait. Pour tenir, il n’y a pas trente-six solutions : bien s’alimenter et
se reposer. Si un des deux est défaillant, l’équilibre est rompu. C’est
pourquoi elle s’efforce de se rallonger après avoir dégobillé sa bile
matinale. Même si elle ne dort pas. Elle attend patiemment, les yeux
fermés, que son smartphone donne l’heure du départ.

Isabelle enchaîne ainsi les journées. Si elle omet les réveils difficiles, tout se
passe bien dans son nouveau boulot. Le nombre de prestations oscille entre
six et huit selon les jours. Madame Lopez fournit des tenues de qualité, qui
donne l’illusion à Isabelle d’être un peu plus qu’une pute. Emilio devient
presque agréable le soir quand il passe et Matthew permet à la jeune femme
de garder un semblant d’équilibre dans cet univers aussi pervers
qu’exigeant. Même si elle aide d’autres mendiants ici et là, elle revient
toujours vers le trentenaire aux yeux vairons.

Dissiper le malheur de ce regard…

L’objectif est louable. Il soutient Isabelle au fil des jours. Hormis l’aspect
sexuel des massages, son travail n’est pas désagréable. La jeune latino
pénètre dans de luxueux appartements, parfois des maisons, et les clients
sont plutôt sympathiques. Elle en retrouve régulièrement quelques-uns, telle
la dame de sa première prestation. Certains font des allusions dans l’espoir
d’obtenir un peu plus, telles qu’une finition buccale. D’autres, plus rares,
demandent à voir ses seins ou à toucher ses fesses. Isabelle les ignore ou les
rabroue gentiment s’ils se font un peu trop pressants. Pour eux, ce n’est
qu’un jeu, ils rient de ses réprimandes. Pour elle, c’est plus difficile à vivre
sur le moment ou dans la nuit, mais de toute façon ça ne change jamais ses
réveils abrupts. Chaque fois qu’elle peut, elle part retrouver Matthew. Il
n’est pas toujours là, mais les rendez-vous vespéraux avec le mendiant sont
l’occasion d’apaiser son âme. Ils deviennent un rituel important de son
quotidien. Un soir, elle hésite à le prévenir de son intention pour
Thanksgiving.

Au cas où… Mais s’il avait de la famille ou des amis, il ne vivrait pas ainsi.
Suite à cette réflexion, elle choisit de lui faire la surprise, créant ainsi une
réelle impatience. Isabelle espère le voir heureux. Quant à son ami Otis, ses
inquiétudes s’amenuisent au fil des jours. Isabelle étant très occupée, elle
lui consacre peu de temps. Madame Lopez ne lui laisse que le dimanche
pour chômer. Isabelle le passe à se reposer. Si ce n’est dormir… Leurs
échanges se limitent à quelques SMS et de rares appels.

Le mercredi 25 novembre, Isabelle est pleine d’entrain. Malgré ses éternels


vomissements, elle songe à l’endroit où elle pourrait emmener Matthew le
clochard. De plus, la veille, elle a pu rembourser intégralement sa
maquerelle logeuse. Cette salope aurait pu annuler ma dette avec le fric
qu’elle se fait sur mon dos… a pensé Isabelle sans oser rouspéter. Avec les
gains à venir, elle compte bien offrir un restaurant de standing. Libérée de
sa dette, Isabelle pense aussi qu’elle pourrait arrêter ce boulot. Mais elle n’a
jamais gagné autant…

Et il faudra payer le prochain mois.

Elle s’imagine aussi déménager pour avoir plus d’espace, plus de confort.

Chaque chose en son temps, se tempère-t-elle.

Elle rejoint le métro avec son gros sac en bandoulière. Parée pour une
longue journée. Tout se passe comme sur des roulettes jusqu’à son dernier
client. Il est 21 heures quand elle arrive chez lui. L’homme réside sur la
West 95th Street, non loin du métro. Isabelle suit les instructions dans
l’enveloppe et sonne à l’interphone. Personne ne parle, mais on lui ouvre le
sas. Elle se rend alors à l’appartement indiqué. L’individu qui ouvre a une
barbe taillée court, mais qui masque mal ses traits de jeune homme.

Il ne doit même pas avoir la trentaine.

Guère plus âgé qu’Isabelle, mais nettement mieux loti. Son appartement est
moderne et luxueux. Les murs ont été rafraîchis il y a peu, une discrète
odeur de peinture en émane, quant aux éléments de décorations, ils sont
design et sophistiqués.
Un bon fils à papa, pense Isabelle qui complexe face à l’écart de réussite
entre eux deux.

Quelque chose la gêne chez ce garçon. Elle ne parvient à cerner ce que


c’est. Elle lui trouve des traits familiers sans pouvoir se souvenir
précisément.

Si c’était un client du salon, il ne devait pas m’être bien sympathique.

Car malgré son accueil aimable, il inspire à la latino une sensation


désagréable. Cette dernière espère qu’il ne s’agit pas d’une intuition, car
dans ce cas, elle ne présage rien de bon.

Relax ! T’as dû le coiffer quelques fois. Rien de plus.

Le personnage est courtois, respectueux. Alors, Isabelle s’apprête et se met


au travail. Malgré son impression, elle fait attention à la qualité de sa
prestation comme pour tous les autres clients. Aussi répugnant soit-il, ce
gagne-pain lui offre un tel revenu qu’elle ne veut pas le perdre. Pas sans un
autre plan en tout cas. Et c’est sans parler des pourboires, fréquents, que
certains lui offrent généreusement. Isabelle doit aussi admettre qu’elle a
gagné en confiance grâce à ce job. Elle qui se trouvait quelconque, voire
dépourvue d’attrait après la rupture avec Ethan, se sait désormais
charmante, pour ne pas dire franchement attirante. Elle a même songé à
demander une hausse de ses émoluments, persuadée que madame Lopez fait
payer son travail pour une somme nettement plus importante que sa part et
qu’elle accepterait de l’augmenter plutôt que de la perdre.

200 à 300 dollars… estime Isabelle.

Cependant, elle n’a pas trouvé le courage de lui en parler.

Bien que peu expressif, l’homme semble apprécier ses efforts. Ses longs
soupirs soulignent son appréciation et sortent Isabelle de ses pensées.

C’est pas en foirant un massage que je vais être au top pour négocier mon
salaire, alors on se concentre !
Isabelle se ressaisit. La fatigue pèse sur ses épaules malgré sa jeunesse.
Néanmoins, elle met la force nécessaire pour dénouer les muscles du client.
Quand il se tourne sur le dos, il place un coussin sous sa tête et la fixe
durablement. Isabelle baisse instinctivement les yeux. Malgré cet air
familier, il l’effraie. Elle aimerait comprendre pourquoi, mais elle doit
s’appliquer dans ses gestes. Elle fera le point en rentrant. Elle espère juste
qu’il ne s’agit pas d’un ancien ennemi de son père. Isabelle en a connu des
grossiers, entreprenants, maladroits depuis ses débuts, mais lui c’est
différent. Tandis qu’elle le masse, elle sent le regard de l’homme qui pèse
sur elle. Il l’observe, il la déstabilise. Chaque fois qu’elle relève la tête, elle
croise les pupilles noires qui la dévisagent. Alors, elle rougit et fait comme
si de rien n’était.

À quoi joue-t-il, ce con ?

Le mec ne bande même pas. C’est fréquent, mais dans son cas cela perturbe
un peu plus Isabelle. Elle préférerait qu’il pense à sa queue plutôt qu’à elle.
Plus apeurée qu’intimidée, elle s’efforce de prendre la parole.

— Monsieur apprécie-t-il ?

C’est la première fois qu’elle engage la conversation avec un client.


D’habitude, elle se contente de répondre. Ce qui est déjà assez difficile pour
elle.

— C’est parfait, Isa. Continuez…

Il étire ses bras.

— Silencieusement, s’il vous plaît.

Bien que calme, le ton est impérieux. Isabelle se tait. L’atmosphère devient
pesante. Elle doute de parvenir à lui donner du plaisir. Pas dans ces
conditions. Elle s’oblige à rester tendre, sensuelle. L’effort est constant.
Après avoir pétri les muscles, tous les muscles, elle remonte avec de
savantes caresses vers le pubis. Leur efficacité est visible, pourtant au lieu
de se laisser aller, l’homme prend la parole.
— Caresse-moi les couilles, Isabelle, ordonne-t-il sans élever la voix, mais
sans la vouvoyer.

— Isa, corrige la jeune latino dans un souffle guère audible.

Son cœur bat la chamade. Il la connaît, elle en est convaincue désormais.


Ce pourrait être le fils d’un ancien patron de Luis. Aucune petite frappe n’a
les moyens de vivre ici.

Emilio veille sur les filles, se remémore-t-elle. Il a intérêt à assurer.

Elle s’apprête à le rappeler au client, mais il ne lui en laisse pas le temps.

— Bon ! Si tu ne veux pas me caresser les couilles, lèche-les. Ou mieux,


suce-moi. Tu aimes ça, Isabelle… Tu ne te souviens pas ?

Isabelle est pétrifiée. Elle relève légèrement ses mains pour ne plus toucher
la peau du client.

— Si, tu te souviens… Comment pourrais-tu oublier ?

Il la saisit fermement par le bras et la tourne vers lui.

— Je t’ai demandé de me sucer, Isabelle, insiste-t-il. J’ai payé tes services,


petite pute. Ton prix a baissé avec l’âge.

Le cerveau d’Isabelle s’emploie à débloquer les souvenirs. Elle croit avoir


compris, mais elle refuse cette éventualité.

— Regarde-moi ! crie-t-il, cette fois.

Isabelle sursaute. Terrorisée à l’idée qu’il la frappe ou pire qu’il la viole,


elle lève son regard effrayé vers lui.

— Toujours aussi docile, ajoute l’homme. Imagine-moi plus jeune, sans


barbe, les cheveux longs… ça y est, tu me remets ?

En fait, son subconscient a déterminé depuis longtemps qui il est, ou du


moins à qui il ressemble. Mais son cerveau, traumatisé, a bloqué
l’information. C’est une partie de sa vie qu’elle occulte. Seuls Luis et Otis
connaissent cette histoire : l’Affaire.

— Oui… Voilà… Je le lis dans tes yeux. Tu te souviens, maintenant.

Le cœur d’Isabelle bat la chamade. Elle sait qui est cet homme.

Justin Allen, fils d’un promoteur immobilier. Véritable connard et violeur


patenté…

Lui et deux de ses copains ont abusé d’Isabelle lors d’une soirée étudiante
quand elle avait dix-huit ans. Eux en avaient dix-neuf. Ils lui ont fait boire
du GHB, puis ils l’ont violée. Ces abrutis avaient même filmé leurs
exploits. La police n’a eu aucun mal à les identifier et à les confondre, mais
la justice américaine est singulière. Elle s’achète. Les parents des trois
jeunes gens, particulièrement fortunés, ont fait une offre. Luis a persuadé sa
fille de l’accepter. Non qu’il n’eût pas envie de les tuer pour avoir touché
son enfant, mais les Flores ont toujours manqué de fric. Son père a insisté
pour qu’elle prenne l’argent, lui promettant des études et une vie meilleure,
car il allait faire fructifier ce pognon. Alors elle a cédé. Elle a cru en Luis,
elle a cru en une vie nouvelle et elle lui a fait confiance. Une fois de plus.
Pensant que cette manne providentielle avait changé son père. Ça n’a pas
duré. Les bons plans de Luis étaient des tuyaux percés. Il ne parlait pas
d’investissements raisonnés pour faire fructifier cette somme, mais de paris
risqués. En quelques mois, les Flores sont repassés de aisés à ruinés, leur
statut habituel. Ce fut l’erreur de trop. Isabelle a quitté son père à ce
moment. Elle n’est pas pu faire d’études supérieures, mais elle a décidé de
ne plus jamais croire cet homme. Pour Isabelle, il n’était plus un papa, il
était juste Luis. Son géniteur. Le premier de tous les hommes à avoir foutu
sa vie en l’air. En la privant de mère, puis en la privant d’avenir.

Isabelle cherche un moyen de s’enfuir, malgré la vague de souvenirs


terrifiants qui la submerge. Elle pourrait courir, mais avec ses talons
aiguilles, elle n’irait pas loin. Elle tente de faire face.

— Tu as peur ? demande Justin tandis qu’elle demeure silencieuse.

Isabelle est incapable de répondre. Sa bouche est sèche. Elle panique.


— Je t’ai reconnue tout de suite, ajoute-t-il en souriant, manifestement
satisfait de l’effroi qu’il suscite.

Mon Dieu ! Aidez-moi !

Isabelle perd ses forces. Elle est fatiguée et la peur ronge le peu d’énergie
qu’il lui reste.

— Y’a quelqu’un ? l’interpelle Justin. Je t’ai payée, petite pute. Fais ton
boulot ! Mille fois moins cher en quelques années… Belle déchéance !

Isabelle approche sa main du sexe. Cette ordure bande. La terreur qu’il lit
sur le visage de la jeune femme l’excite. Rien de surprenant vu son passé.
La latino ne sait que faire. Justin saisit sa main tremblante et la colle contre
son pénis. Les jambes d’Isabelle flageolent, elle manque de défaillir. C’est
tout juste si l’adrénaline la soutient encore. Elle ne peut bouger, elle n’ose
partir de peur qu’il s’énerve, que madame Lopez se retourne contre elle.
Qu’Emilio la batte.

Dans quel merdier me suis-je fourrée ?

Il n’y a pas d’issue. Isabelle le sait. Pourtant, elle ne parvient pas à saisir la
verge turgescente. L’organe la répugne. C’est au-delà de ses forces. Ce
pénis l’a violée. Justin s’en fiche. Il se masturbe en plaquant les doigts
d’Isabelle contre son sexe. Elle se laisse faire. Impuissante. Désarmée. Elle
ferme les yeux pour que son bourreau ne puisse voir ses pleurs. Comme si
cela changeait quelque chose. Son désespoir ne peut être contenu. Des
larmes tièdes sillonnent son visage, ses joues, et disparaissent dans le tissu
raffiné de sa robe. Justin prend son pied. Le rythme s’accélère. Elle voudrait
le tuer sans savoir comment s’y prendre. Elle finirait en prison à sa place. Il
a payé pour sa liberté la première fois, il a payé pour la posséder cette fois.
Madame Lopez savait-elle ? Des giclées de sperme tombent sur sa main.
Isabelle serre les dents. Elle refoule un sanglot au prix d’un effort colossal.
Après qu’il ait savouré son plaisir, Justin repousse le bras d’Isabelle comme
un vulgaire objet. Il se lève et part s’essuyer avec une serviette posée sur
l’accoudoir d’un fauteuil. Isabelle, tétanisée, l’écoute marcher. Elle ne veut
pas ouvrir les yeux. Elle ne veut pas constater que tout cela est bien réel.
C’est trop dur.

— Le massage était pas mal. Même bien pour être honnête, déclare Justin
d’un ton amusé, comme s’il discutait entre amis. En revanche, la finition ne
correspond pas à ce qui était prévu. J’en ferai part à Madame. Tu peux
disposer, petite pute.

Isabelle tourne brusquement la tête et ouvre enfin les yeux. Elle évite
volontairement de le regarder. Elle se précipite vers son sac, y fourre ses
affaires à la va-vite et quitte les lieux sans un mot. D’un pas rapide. Dès
qu’elle a refermé la porte, elle retire et saisit les précieux escarpins dans une
main, puis se met à courir. Elle court, court, court jusqu’à être à bout de
souffle. Sans prêter attention à la direction. Une fuite anarchique. Un point
de côté la fait souffrir, mais elle continue. À l’abri des arbres de la
Riverside Drive, près du General Grant Memorial, elle s’arrête. Elle
s’appuie contre un des troncs, fourbue. Elle doit se calmer, respirer. Il lui
faut plusieurs minutes pour y parvenir. Isabelle s’essuie précipitamment les
mains avec des mouchoirs, puis se change. Elle aurait voulu se laver, même
dans le Hudson qui coule à quelques mètres. Un sursaut rationnel l’en
empêche. Il fait froid et la rivière peut l’emporter. Écœurée, elle croit
qu’elle va vomir. Mais son corps résiste. Il rend déjà tout chaque matin.
Alors elle se laisse tomber sur l’herbe. Face à elle se dresse l’immense tour
néogothique de l’église Riverside. Elle ne la quitte pas des yeux. Et, malgré
les restes de foutre qui sèchent sur ses mains, elle joint ces dernières. Elle
prie.

Il est 23 heures passées quand son dialogue avec Dieu lui offre les forces
nécessaires à son retour. Elle se désinfecte avec du gel hydroalcoolique et
prend le métro qui la ramène au district de Corona. Étrangement, retrouver
son immeuble mal famé, ces bruits, les cris du voisinage la rassure. Isabelle
descend à la station de Rego Park, comme toujours. Son humeur est
sombre. Pour la première fois de sa vie, elle se demande sérieusement
pourquoi elle prend ce trajet. Elle est convaincue que la station précédente
est plus proche et cela la contrarie davantage. À peine a-t-elle fait quelques
pas sur le trottoir baigné des lumières artificielles de la ville qu’une voix
l’interpelle.
— Bonsoir, Isabelle.

Un cri d’effroi lui échappe. Son esprit baigne encore dans la terreur qu’a
instillée Justin. Mais ce n’est pas un de ses anciens bourreaux qui la salue.
C’est Matthew. Face à la mine déconfite de la jeune femme, ce dernier se
confond en excuses.

— Sincèrement navré, je ne souhaitais pas vous faire peur.

Le cœur d’Isabelle bat avec vigueur.

— Ce… ce n’est rien. Ce n’est pas de votre faute.

Le clochard a de nouveaux vêtements. Certainement reçus d’une des


associations qui sillonnent la ville pour venir en aide aux plus démunis. En
temps normal, cela aurait réchauffé le cœur d’Isabelle, mais ce soir, elle est
incapable de sortir de son marasme.

— Tu as l’air chamboulée, Isabelle. Que se passe-t-il ?

Matthew qui est d’habitude mystérieux, quand ce n’est pas taquin, paraît
particulièrement inquiet cette fois. Il en devient prévenant.

— Je… J’ai…

Isabelle ne parvient pas à s’exprimer. Tout d’abord, elle croit qu’elle ne peut
se confier à un inconnu, mais elle comprend vite que ce n’est pas la raison.
Matthew n’est pas un inconnu. Du moins, plus tout à fait. Un sentiment la
bloque. Elle a honte. La question du clochard la renvoie face à ce qu’elle
vient de vivre, mais aussi face à son passé. C’est plus qu’elle ne peut
supporter. Isabelle fond en larmes. La force tirée de ses prières s’est
évaporée. La réalité la rattrape.

Matthew comprend qu’un drame est survenu. Il est suffisamment fin pour
deviner que le moment est mal choisi pour en parler. Il observe la jeune
femme dans son terrible désarroi pendant quelques secondes. Puis, malgré
ses réticences, il s’efforce de la prendre dans ses bras. Il craint une réaction
brusque. Un rejet qu’il pourrait comprendre étant donné son apparence, son
âge, sa condition. Pourtant, Isabelle se laisse aller contre lui. Il perçoit ses
sanglots qui redoublent de violence, les secousses dans sa poitrine, sa peine
immense. Ce contact imprévu le déstabilise à son tour. Pour d’autres
raisons. Il est seul, sans réel contact humain depuis longtemps. Il ne veut
pas revivre son propre drame. Afin de cloisonner ses pensées, il parle.

— Tu viens tous les jours quelques semaines. J’étais surpris de ne pas te


voir, j’ai donc décidé de venir à toi pour une fois. Toi qui es si souvent
venue à moi. À part cette station et le Junction Boulevard, je n’avais pas
vraiment d’idée…

En disant cela, il réalise qu’il justifie sa présence. Cette simple pensée est
un aveu d’intérêt. Cela lui est insupportable. Il se fiche de cette fille. Du
moins, seule sa compagnie l’intéresse.

Voilà, sa compagnie me fait du bien. C’est quelqu’un de bien, songe-t-il.

Et c’est largement suffisant.

Il aurait cependant mieux valu laisser croire qu’il était là par hasard.
Pourquoi a-t-il fallu qu’il se dévoile ? Il s’en veut.

Les pleurs d’Isabelle se tarissent. Elle s’écarte doucement du clochard. Sans


dégoût, sans crainte dans le regard. Au contraire, Matthew y lit de la
reconnaissance.

— Merci, dit la jeune latino. Je suis heureuse de vous croiser ici. J’espère
que vous me pardonnerez cet accès de chagrin.

Matthew se félicite qu’elle n’ait pas prêté attention à ses propos.

— Souhaites-tu que nous remontions l’avenue ensemble ? suggère-t-il.

— Je… je ne sais pas, hésite Isabelle. Pardon, je veux dire, oui !

Elle est encore confuse. Mais la présence de Matthew sur son chemin est un
vrai soulagement. Trop perturbée, elle a du mal à trouver les mots justes.

Et Matthew est un homme.


Et Isabelle craint les hommes.

Cependant, elle se laisse accompagner par ce dernier.

Ils avancent silencieusement le long du Junction Boulevard. Pour rompre le


silence, Matthew répond à une ancienne question qu’elle lui a posée.

— J’étais reporter de guerre. Photographe plus précisément.

En d’autres circonstances, Isabelle aurait longuement discuté sur cette


périlleuse profession. Mais le choc de sa soirée est trop présent. Elle ne sait
quoi répondre. La rencontre avec Matthew est un aparté dans une fin de
journée cauchemardesque. Elle préfère savourer cette accalmie en silence.
Elle n’a pas le choix. Son corps le lui impose. Ils poursuivent leur route
sans autre parole, ils passent sous la 495 Express, puis Isabelle s’arrête.

— Merci, Matthew. Passez une bonne soirée.

L’homme à la barbe broussailleuse est surpris. Il pensait l’escorter jusqu’à


son appartement de crainte qu’elle ne fasse une mauvaise rencontre.

Tu ne t’es jamais inquiété de son sort les autres soirs, se morigène-t-il.

C’était différent…

Sans qu’il puisse expliquer pourquoi. Certainement la détresse qu’il lit sur
le visage d’Isabelle.

Ses yeux…

Quand elle a crié, il a cru qu’elle avait vu le diable.

Qu’est-ce qui a pu l’effrayer autant ?

La jeune femme s’éloigne. Il l’observe sans pouvoir en détacher le regard.


Après quelques pas, elle se tourne vers lui.

— … demain ? demande-t-elle alors qu’une voiture passe.


— Oui, clame-t-il.

Il n’a rien compris à la question. Isabelle est trop loin pour qu’il entende sa
voix fluette. Le mot « demain » lui suffit. Quand elle disparaît dans
l’obscurité, Matthew rebrousse chemin. Son visage retrouve ses traits
habituels. L’homme redevient sombre, farouche, désabusé.

À nouveau seule, les pensées d’Isabelle s’abîment dans le tragique de sa


vie. Le faciès haineux de Justin la hante. Isabelle accélère le pas, puis se
met à courir jusqu’à son immeuble. Elle arrive enfin chez elle. Emilio ne
devrait pas tarder, mais il lui est impossible de l’attendre sans se laver, sans
nettoyer ses vêtements. Elle fonce dans la salle de bain et s’enferme dans la
douche toute vêtue. Elle ouvre les robinets à fond, puis elle savonne peau et
vêtements méticuleusement. Enfin, elle enlève un habit et recommence. Ce,
jusqu’à ce qu’elle soit entièrement nue. Alors, elle se frotte si fort que son
épiderme en devient rouge. Après quoi, elle se rince abondamment. Elle
traîne, traîne, traîne et traîne sous le jet continu du pommeau de douche.
Incapable de déterminer à quel moment, son corps sera purifié de
l’immonde semence de Justin. C’est la sonnette, puis les coups sur la porte
d’entrée qui décident à sa place. Elle sort de l’étroite cabine, attrape son
peignoir et se précipite pour ouvrir. Ses pieds mouillés rendent le lino
glissant. Elle manque de tomber dans le salon. La main sur la poignée, elle
hésite.

— Emilio ? demande-t-elle.

Deux autres coups, plus discrets, lui répondent. Ils n’ont aucune
signification, mais Isabelle ouvre. Le jeune truand entre en trombe. Il
referme soigneusement derrière lui.

— Putain ! T’as pas besoin de lâcher mon nom. Tes abrutis de voisins n’ont
pas à me connaître ! Qu’ils payent leurs loyers à Madame et basta !

Si tu gueules comme ça, tout le monde va te connaître, connard ! songe


Isabelle, mais elle n’a pas la force ni le courage de lui tenir tête.
— On a un problème, reprend Emilio.
11. Thanksgiving

Emilio la jauge. Sa sévérité, sa colère, écrasent Isabelle. Elle se sent petite.


Fragile. Vulnérable. Il lâche au sol le gros sac noir qu’il tient d’une main.

— Le client est mécontent. Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu crois qu’être la fille
de Luis te permet de flinguer le business de Madame sans conséquence ?
T’es tarée ma pauvre ! On a une réputation à garder ! Nos clients ne sont
pas n’importe qui ! T’as intérêt à avoir une bonne excuse sinon… je vais
devoir m’occuper de toi.

Il serre les poings. Plus pour contenir sa colère que pour menacer Isabelle,
mais le geste le rend d’autant plus menaçant. Isabelle a la gorge nouée. Elle
s’efforce de déglutir pour s’éclaircir la voix. Elle avait craint leur réaction.
À juste titre…

— Il m’a violée.

Elle parvient seulement à dire ces quatre mots. Un puissant chagrin la


submerge aussitôt. Isabelle s’efforce de le contenir. Emilio s’est approché.
Il attrape le menton de la latino qui maîtrise sa peur, puis il examine son
visage. Son air est toujours aussi dur, mais son courroux s’est apaisé.

— Aucune trace de coups. Il t’a frappée ailleurs ?

— Il ne m’a pas frappé, marmonne Isabelle qui aimerait changer de sujet.

— Comment ça ? Tu ne t’es pas défendue ? Débattue ?

— Non.
— Putain, je savais que t’allais me faire chier… J’avais dit à Madame de
pas te prendre ! T’es bonne, mais bordel t’es trop conne pour ce taf ! T’as
pas de couilles ? Tu ne sais pas te défendre ?

Emilio s’énerve derechef. Et pour ce qui est de ses dernières questions, elles
sont purement rhétoriques. Isabelle ne relève pas. Elle cherche les paroles
adéquates.

— Il m’a violée, il y a sept ans.

— Cara de mierda ! Tu m’as pris pour un flic ? Je vais régler tes histoires
passées peut-être ? Est-ce que ce Culero t’as touchée ce soir ?

Isabelle se sent horriblement faible. Elle avait espéré qu’Emilio


comprendrait ; or ce n’est pas du tout le cas.

— Il m’a menacée. Insultée.

— Et alors ? Tu crois que tous ces branleurs ont un cerveau ou du savoir-


vivre ? Ce Justin Allen est un gosse de riche, un fils à papa de mes deux !
Qu’est-ce que ça peut foutre ? Tu le branles, t’es payée, tu prends son
oseille ! Ça devrait te soulager.

— Tu ne comprends pas, bredouille Isabelle.

Elle essaye de partager son point de vue, en vain. Du moins, c’est ce qu’elle
croit.

— Je ne comprends pas ? s’emporte Emilio. Mais tu crois qu’on est qui toi,
moi et même Madame ? T’as regardé autour de toi ? Ce pays ? Trump ? On
est des Chicanos ! De simples Chicanos. La moitié de ce pays nous chie à la
gueule. Ces imbéciles ne savent même pas qu’ils sont des enfants
d’immigrés européens. C’était les Indiens, ici. Ils doivent avoir peur qu’on
leur fasse subir ce qu’ils leur ont fait… Bref ! Arrête de chialer sur ton sort.
Fallait porter plainte au moment de l’agression et prier pour que les flics
s’intéressent à ton affaire.

— On l’a fait.
— Et ?

— Ils ont payé. Enfin, ils ont raqué… pas de prison.

— Donc je ne vois pas le problème. Tu nous chies un cake pour rien. On t’a
pas assez tabassée dans la rue quand t’étais gamine ?

Isabelle est à cran. Sa souffrance est réelle et cet idiot ne comprend rien.

— Ce viol… c’est une blessure permanente.

Et même bien plus !

Elle voudrait lui expliquer les angoisses qui en découlent, mais elle refuse
de se livrer si intimement à cet homme. Trop brusque. Insensible.

Emilio a un rictus dédaigneux.

— Une blessure permanente… souffle-t-il.

D’une main, il relève son T-shirt et son sweat.

— Ça, c’est des blessures permanentes ! beugle-t-il en désignant des


cicatrices. Impacts de balles et cette longue estafilade, une lame de couteau.

Les tatouages sur le torse aux muscles dessinés ne suffisent pas à masquer
les stigmates d’une vie violente.

— C’est bientôt fini ce foutoir ? hurle un voisin de l’autre côté du mur,


manifestement dérangé par les cris d’Emilio.

— Chinga tu madre ! réplique ce dernier.

Lui proposer d’aller niquer sa mère ne va pas améliorer les choses,


s’exaspère la jeune latino qui n’aspire désormais qu’à un peu de quiétude.

Une minute plus tard, de violents coups retentissent contre la porte


d’Isabelle.
Pour le calme, ce n’est pas gagné.

Emilio enfile une cagoule de motard qu’il sort d’une poche pour dissimuler
son visage. Puis il se dirige vers le battant sur lequel résonnent de nouveaux
coups. Il l’ouvre violemment et saisit l’immense brute qui lui fait face.
L’adversaire est plus lourd, mais Emilio montre son expertise dans le
combat à mains nues. En un rien de temps, le voisin est à terre, immobilisé
par une douloureuse clé de bras.

— Tu vas rentrer gentiment chez toi, Pendejo. Si tu reviens me faire chier,


je te pète les membres… et tes dents. ¿ Entendido ?

Dans sa contrariété, Emilio démontre l’étendue de son langage fleuri.


Isabelle n’a pas entendu depuis longtemps autant de vulgarités mexicaines.
Ce qui ne lui manquait pas. Néanmoins, elle doit reconnaître que le jeune
latino est efficace. Non seulement l’individu repart, mais il va même
jusqu’à s’excuser pour son emportement.

Si seulement je pouvais m’imposer ainsi…

Isabelle sait qu’elle n’a ni la force ni les compétences pour le faire. Quant à
Emilio, il revient, visiblement détendu après avoir laissé exploser sa rage.
La jeune femme en est d’autant plus stressée. Si son interlocuteur devient
violent, elle ne sera pas de taille. Elle réfléchit aux moyens de le ménager,
mais elle se refuse de retourner faire des massages érotiques. Isabelle est
plus effrayée par Justin que par l’homme de main de madame Lopez.
Emilio ferme délicatement la porte. Puis il observe Isabelle en se massant
les poings. Sa peau est rougie par endroit. Parfois même éraflée.

— Alors que faisons-nous, Isabelle ?

Cette dernière est terrorisée.

— Ne me fais pas de mal… bredouille-t-elle.

— Ce n’est pas mon intention. Je veux juste savoir si je rentre chez


Madame avec le sac et je lui annonce que tu ne veux plus bosser pour nous,
ou bien si tu te ressaisis et que tu satisfais les clients demain. C’est Madame
qui décidera de ton sort, toute fille de Luis que tu sois.

Isabelle tente une ultime fois de se faire entendre.

— Ce Justin, c’est un sociopathe. Il se délectait de ma peur…

— Je suis là pour protéger les filles, rappelle Emilio.

— Même quand elles sont mortes ?

Isabelle est éreintée. Toute cette tension, cette agressivité, l’accablent. Elle
n’aspire qu’à dormir tout en doutant d’y parvenir.

— Donc c’est non, conclut Emilio.

Isabelle ne réagit pas. Le latino saisit vivement son sac et s’apprête à quitter
les lieux.

— Si Madame me l’ordonne, je ferai ce que j’ai à faire.

Sur ces paroles lourdes de sens, il compte la paye du jour, lance les billets
aux pieds d’Isabelle et s’éclipse. Cette dernière verrouille aussitôt derrière
lui avant de s’asseoir. Ses jambes tremblent. Elle n’a rien mangé et elle s’en
sent incapable. Même l’alcool ne lui apparaît pas comme une solution. Elle
n’a pas besoin d’oublier, elle doit survivre. Pour le moment, une seule
solution se dessine dans son esprit tourmenté. Isabelle préfère attendre,
essayer de se relaxer autant que se peut, et décider ensuite. La tête lui
tourne. Elle s’étend sur le canapé. Emmitouflée dans son peignoir de bain,
les pieds nus, elle ne tarde pas à grelotter. Elle attrape de grosses
chaussettes en laine, son pyjama en pilou et un T-shirt à manche longue,
puis elle se glisse sous sa couette comme si elle allait dormir. Mais elle se
contente de se réchauffer. La chaleur et son matelas moelleux l’apaisent
quelque peu. Suffisamment pour réfléchir. Elle ne veut pas perdre ce peu de
confort qu’elle possède. Elle a lutté pour l’obtenir. C’est son cocon. Mais la
propriétaire des murs est cette fichue madame Lopez et Dieu seul sait
comment elle va lui faire payer cet affront. Isabelle se remémore leur
rencontre dans l’appartement de la maquerelle. Il lui avait semblé percevoir
un cri de femme. Madame Lopez s’était aussi montrée peu encline à ce
qu’elle aille dans la cuisine.

Qu’y faisaient-ils ? Est-ce qu’ils tabassent les filles pour les remettre dans
le droit chemin ou est-ce qu’ils les tuent ?

Isabelle frissonne. De peur, cette fois.

On est à New York ! On ne peut pas y tuer les gens aussi facilement !

Pour s’en convaincre, elle pense aux chiffres de la criminalité qui ont
drastiquement diminué depuis leur pic en 1991. Période qu’elle n’a pas
connu, mais dont son père lui a souvent parlé. Cependant cela ne suffit pas à
la rassurer. S’ils ne la tuent pas, ils pourraient la torturer jusqu’à ce qu’elle
cède, qu’elle obéisse.

Madame Lopez pourrait aussi simplement me virer de chez moi.

Ce serait le moindre des maux. Malheureusement ce serait la rue pour


Isabelle, son travail n’est pas déclaré et ne risque pas de l’être. Elle ne peut
justifier de revenus. Elle n’a aucune chance de trouver un autre logement.
Elle a commencé à mettre de l’argent de côté dès qu’elle a remboursé sa
logeuse, mais la somme est loin d’être suffisante pour convaincre un
bailleur. L’heure avance dans la nuit et aucune solution satisfaisante ne se
dessine. Isabelle se tourne vers Dieu, espérant y trouver plus que du
réconfort. Mais, malgré ses prières, ce dernier ne lui offre aucune réponse.
En plus de ne pas dormir, l’affolement d’Isabelle s’intensifie avec les
minutes qui passent. La crainte de voir débarquer Emilio la hante de plus en
plus. Lors de sa visite à Rykers Island, son père lui avait rappelé de faire
appel à Pablito, alias tonton Pablo. Cette armoire à glace qu’elle croyait être
son oncle étant petite, n’a aucun lien de parenté avec elle. En revanche, il
voue à son père une loyauté sans pareil et il la considère comme sa nièce.
Sauf que Pablo ruine la vie d’Isabelle avec la même mesure que Luis. Il
effraie ses petits amis. Non pour qu’ils se tiennent à carreau, mais pour
qu’ils fuient. Si elle ne l’avait pas écarté de sa vie, elle serait toujours
célibataire.

Et vierge.
Derrière son air débonnaire, Pablo est un vrai manipulateur. Il lui offrait des
lectures pour aiguiller ses pensées dans son sens. L’humour de certains
ouvrages tel que « mon copain est un démon » masquait la volonté de
décider à sa place. Isabelle a mis du temps à le comprendre, puis elle a
coupé les ponts. Le plus pervers, c’était Pablito. Colosse, possessif et
autoritaire. Donc, non. Il n’est en aucun cas une solution. Juste une autre
marque de son rapport toxique avec les hommes. Tous les hommes !

Et le temps file. Et l’angoisse monte.

Isabelle se redresse brusquement. Son cœur bat fort, ce qui devient une
mauvaise habitude. Malgré l’obscurité ambiante, à peine troublée par la
lumière qui passe par la fenêtre dont elle a oublié de tirer les rideaux,
Isabelle observe les ombres de son mobilier. Canapé de récupération, table
basse de qualité douteuse, décorations diverses… elle doit les quitter. Elle le
sait au fond d’elle. Il lui est impossible d’attendre la sentence de madame
Lopez. C’est déjà une chance qu’Emilio ne soit pas revenu illico lui mettre
une rouste. À tâtons, elle cherche dans un placard son grand sac à dos. Celui
qu’elle garde dans l’espoir de voyager avec le jour où elle aurait les
moyens. Ce temps n’est pas venu, mais celui de partir l’est. Dès qu’elle le
tient, elle le remplit de produits de toilettes, de culottes et autres vêtements
utiles. Aucune place pour la coquetterie. Elle n’ose allumer la lumière.
Isabelle veut rester discrète. Elle a peur. Terriblement peur. Elle saisit des
barres de céréales dans sa cuisine, une bouteille de jus de fruit et surtout
tout le fric qu’elle cache chez elle. Ensuite, elle entrouvre discrètement la
porte d’entrée. Le hall, équipé d’ampoule à détecteur de présence,
s’illumine aussitôt, l’obligeant à plisser les yeux. Il est désert. D’ailleurs
l’immeuble est calme. Comme toujours à 4h32. Heure à laquelle les
irréductibles chieurs finissent enfin par dormir. Un rythme de vie égoïste, au
détriment des autres résidents qui, invisibles, travaillent et supportent cet
épuisant voisinage.

Une minorité qui emmerde une majorité… Rien de nouveau sous le soleil.

Pas de racisme ici. Ce sont des Chicanos qui nuisent à d’autres Chicanos.
Tout le monde s’en fout.
Après ce constat, Isabelle prend la poudre d’escampette. Elle descend les
escaliers rapidement et discrètement. Elle ne croise pas âme qui vive. Même
dehors, elle continue de s’éloigner d’un pas rapide. C’est seulement après
avoir bifurqué deux fois dans des rues adjacentes qu’elle ralentit. Il fait
froid. Son souffle crée un nuage de buée devant sa bouche. Il n’y a qu’un
homme capable de l’aider dans la vie dehors : Matthew. Si elle contactait
Otis, ce dernier commettrait bourde sur bourde et se mettrait en danger. Il
serait un témoin gênant pour madame Lopez.

S’il ne l’est pas déjà…

Heureusement, il ne l’a jamais vu. Il ne connaît qu’Emilio et c’est déjà trop.


Non, pas Otis. Il doit rester loin de tout ça. Elle lui enverra un SMS le
matin. À cette heure, dans l’hypothèse peu probable où le message le
réveille, il s’inquiéterait et viendrait sans réfléchir. Tout en cogitant, Isabelle
avance vers la rue où elle a l’habitude de trouver Matthew. Elle ne compte
pas l’importuner plus que de raison, juste lui demander des conseils. Un
endroit où aller. Elle marche dans la nuit, emmitouflée dans son épais
manteau, l’écharpe couvrant sa bouche et son nez, son bonnet enfoncé
jusqu’au sourcil. Malgré cette couche de vêtement, malgré sa course, elle
grelotte.

La fatigue.

Isabelle doit absolument se reposer. Elle ne sait où elle peut le faire. Elle
songe à payer une chambre d’hôtel, mais elle craint d’entamer si tôt son
capital. Matthew reste la meilleure solution. Elle approche du trottoir où il
traîne l’essentiel du temps. Jouant de malchance, Isabelle ne le voit pas.
Elle parcourt les rues adjacentes, en vain. Le clochard auquel elle a
consacré tant de temps n’est pas là le jour où elle a besoin de son aide.

C’est une pensée égoïste. Il ne t’a rien demandé.

Isabelle se fustige inutilement. Elle sait que Matthew ne lui doit rien. C’est
la contrariété, pire, la peur qui anime ses pensées. Un lourd sentiment
d’isolement accable la jeune latino. Elle était persuadée de le trouver. Elle
n’avait pas imaginé une autre éventualité, son absence. Elle s’assoit sur le
rebord où elle a l’habitude de s’installer quand ils discutent le soir. Là, elle
réfléchit à ses alternatives. Isabelle opte pour la plus simple : s’éloigner
encore plus de ce quartier où Emilio pourrait la croiser, dormir dans un
recoin abrité, puis se réchauffer. Tout en se redressant, elle tape dans ses
mains pour se donner du courage. Elle adopte un pas rapide, qui ne soit pas
pour autant suspect, en direction d’Astoria Heights. Cela l’arrange, car
l’énergie lui manque. Ce n’est pas juste une journée qui pèse sur frêles
épaules, mais tout le mois de novembre. Dès qu’un renfoncement s’offre à
elle, elle s’y engouffre, s’y blottit comme un animal traqué et se
recroqueville pour préserver le peu de chaleur de ses habits. Isabelle ferme
les yeux, sans grand espoir de s’endormir. Pourtant, quelques secondes plus
tard, sa tête bascule contre l’énorme poubelle qui la cache de la rue.
Exsangue, elle sombre dans un sommeil profond.

Il est de courte durée. Quelques heures plus tard, la position inconfortable,


le froid, conjugués aux bruits de la ville qui s’éveille, la tirent de sa torpeur.
Aussi bref soit-il, ce repos lui a permis de recouvrer des forces. L’aube se
lève. Une matinée brumeuse, grisâtre. Isabelle étire ses muscles ankylosés.
Conformément à ses décisions nocturnes, elle part en quête d’un bar. Elle
entre dans le premier établissement ouvert et commande un thé vert, un
banana bread et des pancakes. L’appétit lui manque, mais elle s’efforce de
finir sa commande. Elle prend son temps. La salle est confortable, il y fait
bon. Rassasiée, elle contemple les passants par la baie vitrée, elle écoute les
discussions autour d’elle. Elle ne se sent plus seule. Petite, son père
l’emmenait dans des bars plus ou moins glauques où il négociait ses
affaires. Elle s’y endormait souvent. Cette fois encore. Elle s’assoupit sur la
banquette en skaï mauve, non loin d’un radiateur. Les serveurs sont
conciliants. La jeune femme est attendrissante, ils la prennent pour une
touriste qui a surestimé ses capacités. Elle a enroulé une lanière de son sac à
dos autour de sa jambe et, dans son sommeil, elle serre la poignée
supérieure. Nul ne la dérange tant que les places sont nombreuses. En fin de
matinée, tandis qu’arrivent les premiers clients pour le déjeuner, un
employé la réveille.

— Vous désirez autre chose ?

Isabelle ne répondant pas, il la secoue avec précaution au niveau de


l’épaule. La jeune femme reprend immédiatement conscience. Elle regarde
autour d’elle, comme si elle était perdue et effrayée à la fois. L’homme
d’une trentaine d’années la rassure de suite.

— Tout va bien, mademoiselle. Vous vous êtes simplement endormie.


Désirez-vous autre chose ? répète-t-il avec un sourire indulgent.

— Non… non, je vous remercie, balbutie Isabelle, l’esprit encore embrumé


de sommeil.

En voyant l’heure, elle s’excuse d’avoir bloqué aussi longtemps sa table.

— Il n’y a pas de mal, ajoute le sympathique serveur. C’est le jour de


l’Action de grâce. On commémore l’entraide.

Il ajoute un clin d’œil. Constatant qu’il ne bouge pas, Isabelle comprend


qu’il est temps de régler la note et de partir. Ou de consommer à nouveau,
ce qui ne lui fait pas envie. Elle paye l’addition et laisse un pourboire
généreux pour remercier les employés de leur bienveillance. Elle s’éclipse
ensuite sans trop savoir où aller. À l’extérieur, le temps s’est éclairci. Les
nuages sombres ont laissé place à d’autres plus haut dans le ciel. Si le soleil
ne perce toujours pas leurs couches blanches et filandreuses, la clarté n‘en
est pas moins agréable. Isabelle erre alors vers les quartiers chics de la
grande ville, en réfléchissant à son devenir. Pour cette journée les choses
sont limpides : la veille, elle a donné rendez-vous à Matthew et elle entend
bien honorer la promesse qu’elle s’était faite pour Thanksgiving. Ce qui
l’arrange doublement, car cela lui permet de retrouver le singulier clochard.
Pour les jours d’après, les choses sont plus confuses. Isabelle a conscience
des facilités financières que lui a offertes l’industrie du sexe. Mais elle
travaillait avec la clientèle d’une autre et la supposée protection de cette
autre. Maintenant qu’elle a tourné le dos à madame Lopez, il lui est
inimaginable de contacter un de ses habitués. La peur. Les propos d’Emilio
résonnent encore à ses oreilles. Pendant qu’elle envisage d’autres
opportunités, elle rédige un message à l’intention d’Otis.

Ai dû partir en urgence. Ne viens SURTOUT PAS à mon appartement. Ne


me contacte pas sur ce téléphone. Te donnerai des news dès que peux.

Aussitôt reçue la confirmation d’envoi, Isabelle coupe son portable.


Je deviens parano… faut que j’arrête les séries policières.

Dans un moment de lucidité, Isabelle estime qu’il est peu probable que la
maquerelle ait accès à son téléphone comme dans ces fictions. Mais, encore
une fois, la crainte est plus forte que la raison. Et c’est justement pour ça
que son dîner avec Matthew a un double intérêt.

Reporter de guerre a-t-il dit… et moi je suis restée silencieuse comme une
conne. Traumatisée par ce fichu Justin.

Elle s’en veut. Le passé qui nuit au présent, c’est ce qu’elle déteste le plus.
Isabelle déambule dans les rues de New York. Les nombreuses vitrines
barrées de planches en bois révèlent les stigmates de la crise économique
qu’a engendrée l’arrivée de la Covid 19 au printemps. Plusieurs milliers
d’entreprises n’ont jamais rouvert leur porte. Le salon de coiffure a tenu, et
pourtant elle a perdu son travail. Isabelle ressasse sa malchance, jusqu’au
moment où une main se pose sur son épaule. Elle tressaille. La peur la
submerge aussitôt.

— Désolé de vous avoir effrayée, jeune demoiselle, s’excuse un vieil Afro-


Américain.

Un masque en tissu couvre une partie de son visage et laisse paraître un


regard malicieux orné de pattes d’oies.

— Y’a pas de mal, bredouille Isabelle, le cœur affolé.

— Ah ! Les gestes barrières ! Je ne m’y fais pas. Je n’aurais pas dû poser


ma main sur votre manteau. Pardonnez le vieil homme que je suis.

— Ne vous en faites pas…

— Pouvez-vous me lire le prix de ce téléviseur, s’il vous plaît ? Ma vue


n’est plus ce qu’elle était.

Il désigne un écran dans la vitrine près d’eux. Du bas de gamme.

— 199 dollars et 99 cents, lit Isabelle.


— Qu’est-ce qu’ils m’emmerdent avec leurs prix tarabiscotés, s’exclame le
vieillard avant de porter la main à sa bouche. Quel grossier personnage, je
fais. Merci pour votre aide, Mademoiselle. Et joyeux Thanksgiving !

— Joyeux Thanksgiving à vous aussi.

L’homme s’éloigne et Isabelle reste face à la vitrine. Passée la stupeur, une


idée prend forme dans son esprit tourmenté.

Écran… Voilà, la solution !

Plus de risque de tomber sur un pervers. Isabelle est convaincue d’avoir


résolu son problème professionnel. Les gens veulent du cul ? Elle va leur en
donner ! Mais par écran interposé. Elle sait que ça existe. Elle a déjà vu les
publicités de ce genre lors de ses passages sur des sites pornos. Isabelle
sourit. Ses moments de plaisir solitaire face à un film bien choisi l’amusent.
Ils lui semblent d’un autre temps. D’un temps, où elle croyait avoir une vie
normale. Un temps où elle espérait avoir définitivement quitter le milieu
pourri de son père. Un temps qui semble n’avoir pratiquement jamais
existé. Trop éphémère.

Isabelle est soulagée. Elle ne sait pas comment elle va s’y prendre sans se
rendre à son appartement, mais elle croit en ses chances. Ce n’est pas la vie
dont elle rêvait, mais c’est une vie qui lui offre plus que survivre.
Désormais, ses pensées se tournent vers Matthew. Apporter du bonheur à ce
clochard, voir la tristesse quitter ses yeux vairons, seront de beaux cadeaux.
Elle a hâte d’être à ce soir.

Après avoir flâné dans les rues, en évitant soigneusement les plus bondées,
Isabelle s’enferme dans les toilettes d’un café. Elle défait son paquetage et
se lave au lavabo. À l’ancienne. Elle enfile quelques vêtements propres,
puis elle se dirige tranquillement vers le trottoir où elle retrouve
régulièrement le sans-abri. Une première averse vient troubler une météo
jusque-là clémente. Isabelle se protège tant bien que mal sous les
devantures. La nuit tombe tôt à New York en cette période de l’année, mais
la ville qui ne dort jamais brille de tous ses feux. Le virus n’a pas anéanti
l’enthousiasme des gens. Il règne un parfum de fête. L’ambiance transporte
Isabelle qui en oublie ses propres soucis. Elle marche près de son quartier
sans imaginer qu’elle risque de croiser madame Lopez. Ou pire… Emilio.

Sous la pluie battante d’une deuxième averse, Isabelle arrive au point de


rendez-vous. Matthew n’est pas là. La jeune femme s’abrite sous les
branches d’un arbre en attendant le retardataire. Du regard, elle parcourt les
environs. L’homme a pu aussi s’abriter quelques instants. Mais elle ne
l’aperçoit pas. Elle fouille ses souvenirs. A-t-elle été assez précise ?

On se retrouve à 19 heures demain, se remémore-t-elle.

C’est ce qu’elle lui a dit et il a acquiescé ensuite. Il est déjà l’heure et


aucune trace dudit Matthew. Isabelle trépigne d’impatience. Elle fait les
cent pas sans trop s’éloigner des branches qui la protègent du déluge.

Je vais passer la soirée seule et j’vais tomber malade. Super !

Aller chez Otis est impossible. Ce serait le mettre en danger. Isabelle s’était
fait une joie de cette soirée en compagnie du pauvre homme et, elle doit
bien l’admettre désormais, cela la rassurait. Vingt minutes après l’heure
convenue, Isabelle est résignée. La déception l’envahit tandis que des
passants joyeux la dépassent. Elle tente de ne pas les envier. En vain. Leur
bonheur, auquel elle a toujours aspiré, l’accable davantage. Son bonnet est
trempé. Des frissons parcourent ses membres transis. Puis, un espoir jaillit.
D’un pas décidé, elle s’élance vers le Junction Boulevard.

Mais quelle idiote ! Quelle idiote ! se morigène-t-elle en chemin.

Quand le passage sous la Long Island Express apparaît, elle accélère encore
le pas. Elle l’avait laissé là la veille. Pourquoi serait-il ailleurs ?

Et la pluie ! Suis-je stupide à ce point ?

Elle trottine. Un élan nouveau la transporte. Il n’est pas à l’intersection,


mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il poireaute sous la pluie. Pas comme
elle. Sous la voie express, le bruit des véhicules est assourdissant. S’il y a
bien un passant qui flâne nonchalamment, Isabelle ne décèle nulle trace de
Matthew. C’était son dernier espoir et la déconvenue n’en est que plus
cuisante. Fatiguée, stressée, incapable de rentrer chez elle, Isabelle avance
vers un des piliers de béton. Elle s’assoit contre la structure froide et fixe le
plafond d’un regard vide.

— Je ne t’attendais plus, fait une voix un peu plus loin.

— Matthew ?

Le cœur d’Isabelle bondit dans sa poitrine. De bonheur pour changer.

— Yep. Tu es en retard, dit-il pour la taquiner, sans savoir qu’il a raison.

Isabelle se relève. Le clochard arrive par la bordure inclinée. Il est


méconnaissable. Sa barbe taillée lui rend son visage de trentenaire. Ses
cheveux coupés courts accentuent son charisme.

— J’étais au mauvais endroit, s’excuse-t-elle en balbutiant.

Il lui faut croiser le regard de Matthew pour retrouver l’homme qu’elle


connaît. Si ce n’est une petite lueur nouvelle, elle perçoit l’habituelle
tristesse dans les yeux du mendiant. Elle espère être la source de cette
flamme qui étincelle avec fragilité au fond de ses prunelles. Matthew la
contemple. Malgré l’épais manteau d’Isabelle, elle est trempée. La pluie
abondante est venue à bout de sa tenue hivernale.

— Tu m’as attendu là-bas ? Sous la pluie ?

Isabelle opine du chef.

— J’en suis sincèrement navré, ajoute Matthew. Hier soir, tu m’as dit
demain.

Il réalise alors qu’il n’avait pratiquement rien entendu, se contentant


d’acquiescer aux propos d’Isabelle. Cette courageuse demoiselle avait
patienté plus qu’il ne l’aurait fait. Il en est ému. Cela le renferme. Il déteste
les émotions. Surtout quand elles sont suscitées par des femmes. Matthew
s’efforce de retrouver son attitude impassible.

— Où allons-nous ? demande-t-il.
— J’aurais aimé me changer, mais ça va être compliqué.

— Tu n’as pas de logement ?

Isabelle fait une moue. Elle hésite à lui révéler sa dernière mésaventure.

— Je t’ai promis un dîner de Thanksgiving. Mangeons !

Elle simule l’enthousiasme. L’attitude changeante de Matthew la


désarçonne. Tantôt intéressé, puis désinvolte.

Je suis venue pour l’aider, pas pour le juger.

Le rappel est nécessaire. S’il s’agissait d’un autre type, elle l’aurait planté
là.

Sauf Ethan…

Isabelle est aussitôt furieuse.

Bon sang !

Pourquoi faut-il qu’elle pense à lui maintenant ?

Parce que j’aurais aimé passer cette fête avec lui ! Les suivantes aussi
d’ailleurs !

La pensée est consternante. Il l’a larguée d’une manière fort cavalière et, un
mois après, elle en est toujours là…

— Je te suis, déclare Matthew qui la dévisage.

Le clochard, qui n’en a pas l’allure ce soir, l’observe avec une intensité
dérangeante. Isabelle se demande si elle n’a pas fait un mauvais choix.
Après tout, ses rapports avec les hommes ne sont qu’une suite d’échecs. Il
pourrait en être ainsi même lors d’une action charitable. Elle frissonne. Elle
a froid et ce genre de pensées n’apporte rien.
— Dînons.

Ils partent tous deux en quête d’un restaurant qui ne soit pas déjà plein.
Isabelle n’a rien réservé et nombre d’établissements font preuve de
prudence face à la pandémie, limitant les places disponibles. Elle avait rêvé
de l’emmener dans un endroit chic, mais c’est dans une petite pizzeria sans
prétention qu’ils trouvent une table.

— Drôle de dinde, commente Matthew.

Isabelle prend sur elle et ne relève pas. Le gérant, un américain brun qui se
donne un faux accent italien les installe près d’une cheminée électrique. Il
fait bon dans son établissement. Isabelle pose son barda et s’assoit face à
Matthew. La petite lueur dans les yeux du clochard est toujours présente.
Isabelle s’autorise à croire que son entreprise n’est pas désespérée. Le
cynisme de Matthew ne l’emportera pas.

— C’est un rencard ? demande l’intéressé.

Isabelle est surprise par la question.

— Heu… non. Non, bien sûr que non, répond-elle à la va-vite. Une bonne
action, plutôt.

Matthew semble se renfrogner.

‘Tain, j’ai merdé ! se fustige Isabelle.

Mais qu’aurait-elle pu répondre d’autre ? Lui mentir ? Elle déteste le


mensonge. La malhonnêteté, c’est la voie de son fichu père. Pas la sienne.

— Je rigolais, précise le clochard après un bref silence. Pourquoi ces


affaires ? Tu pars ?

Il n’est pas convaincant, mais il brise la gêne qui s’installait. Bien


qu’Isabelle n’ait pas envie de lui dévoiler sa vie secrète, elle décide qu’une
certaine sincérité lui permettra de mieux connaître l’homme.
— Je dois quitter mon logement. Quelques soucis…

Elle préfère rester évasive sur ces aspects.

— Loyer ?

— Exact.

— Sale période… Pourquoi m’inviter à dîner si tu ne peux même pas


honorer tes dettes ?

Matthew ne devait pas seulement être reporter, mais plutôt journaliste


d’investigation.

Il pose trop de questions.

Trop de questions pertinentes surtout.

— Je suis coiffeuse. J’ai perdu mon taf. Et vous ? Pourquoi avoir arrêté
votre travail de reporter ?

Matthew se renfrogne. Le sujet lui est manifestement déplaisant.

— On ne choisit pas toujours ce que l’on peut faire ou non. Tu peux me


tutoyer, Isabelle. J’ai l’impression d’être vieux quand tu me vouvoies.

Il sourit. Isabelle découvre les traits du clochard sous un nouveau jour. Le


mystère entourant la vie de cet homme n’en est que plus obscur. Plutôt beau
gosse, intelligent, comment en est-il arrivé là ? La question taraude la jeune
femme.

— Je… je vais essayer. J’ai pris l’habitude, vous savez. Heu… tu sais.

— Tu as un petit ami ? enchaîne Matthew. Tu es plutôt mignonne.

Mauvaise question, songe aussitôt Isabelle qui venait de se rabrouer d’avoir


pensé à Ethan.

— J’avais. Il m’a larguée un mois plus tôt. Et merci pour le compliment…


— Rupture difficile.

Isabelle ne comprend pas s’il s’agit d’une question ou d’une affirmation.


Elle choisit d’y répondre.

— Oui.

— Ça se voit.

— Tout le monde me trouve mignonne depuis qu’il m’a jetée. Suis-je


attirante uniquement quand je suis triste ?

Matthew l’observe. Il réfléchit.

— Non. Je pense que tu l’es en permanence. Tu n’es pas une beauté fatale,
de celles dont les hommes courent après jusqu’à en perdre leur âme, quand
ce n’est pas leur dignité. Mais tu as un charisme ravageur. Le charme, c’est
bien plus important que la beauté. Cette dernière s’altère avec le temps,
tandis que le charme, lui, demeure.

— The girl next door ? l’interroge Isabelle.

Matthew fait une moue dubitative.

— Oui. Si tu tiens absolument à t’ancrer dans un stéréotype.

Isabelle n’est pas satisfaite pour autant.

— Si le charme est plus important que la beauté, comment expliques-tu mes


échecs répétés avec la gent masculine ?

— Montre-moi des photos de ton ex.

À contrecœur, Isabelle fouille dans son smartphone à la recherche des


nombreux clichés d’Ethan. Elle n’en a effacé aucun. Elle en montre
quelques-unes, où ce dernier est à son avantage et où il n’expose pas sa bite
en érection.
— Voilà un pur branleur. Beau gosse. Sûrement fils à papa. Superficiel à
souhait. Une bonne gueule de baratineur. T’espérais quoi avec lui à part de
belles vacances à baiser ?

— Tu… tu es rude. Je l’aimais. On a vécu de belles choses.

Matthew rit.

— Tu as vécu de belles choses, la reprend-t-il. Lui avait un joli minou à sa


disposition. Je doute qu’il t’ait manifesté un intérêt sincère. Et toi, tu
l’aimes encore… n’est-ce pas ?

Isabelle rougit. Les mots sont durs et pourtant, elle ne sait quoi répliquer.

— Oui, dit-elle en baissant les yeux.

— T’inquiète. Il va revenir tôt ou tard. Quand il n’aura personne d’autre


sous le coude et qu’il aura besoin de tirer un coup.

Isabelle n’en peut plus.

— Vous… vous êtes toujours aussi odieux ?

— Tu peux me tutoyer, t’ai-je dit. Odieux ? Non. Pragmatique.

— Et toi ? Monsieur « je sais tout » ! Où est ta femme puisque tu maîtrises


si bien la psychologie ?

Isabelle le pique au vif. Matthew grommelle quelques mots dont seule la fin
est compréhensible.

— … sale pétasse.

C’en est trop pour Isabelle qui se lève d’un bond, furieuse. Elle saisit ses
affaires.

— Que fais-tu ? l’interpelle Matthew tandis que les autres clients observent
ceux qu’ils prennent pour un couple tumultueux.
— Je me casse. T’es grossier, désagréable et misogyne. Merci d’avoir gâché
ma soirée de Thanksgiving !

Matthew la saisit par le bras. Fermement, mais sans brutalité.

— Non. Reste… Je ne t’ai pas insultée. C’était mon ex-femme.

Isabelle est en colère. Elle regarde le clochard. La lueur dans ses yeux a
disparu. La tristesse abyssale a repris sa place.

Cet homme souffre.

La fureur l’abandonne au profit de la compassion. Elle se rassoit après avoir


posé de nouveau ses affaires.

— Parle-moi, Matthew.

Ce dernier est troublé. Malgré son attitude irrespectueuse, malgré ses


commentaires désobligeants, cette jeune femme est toujours là. Elle est
charmante, elle pourrait avoir le monde à ses pieds, mais elle reste là juste
pour lui. Isabelle perçoit les yeux embués de l’homme. Elle voudrait
caresser sa joue, le cajoler, comme elle l’aurait fait pour cet imbécile
d’Ethan. Elle en est incapable. Isabelle se contente d’offrir un regard
compatissant et sa patience.

— Tu es naïve, Isabelle. Mais tu as un grand cœur. Ça sera mon dernier


compliment pour ce soir.

— Pas grave, je prends. Ça me change des : « tu suces trop bien ! » ou «


j’adore ton cul ! ».

— Vraiment ?

— Ouais.

Matthew sourit.

— Faut que t’apprennes à séparer le bon grain de l’ivraie. Ce ne sont pas


des compliments de mecs amoureux… Ce ne sont pas des compliments tout
court. De simples flatteries qu’on devrait limiter à un cadre érotique. Et
encore…

— Il serait temps, en effet, ajoute Isabelle. J’ai grandi dans un


environnement qui ne m’a pas habituée à mieux.

Le clochard s’installe confortablement, s’apprêtant à prendre la parole


quand le serveur intervient.

— Ces messieurs-dames ont choisi ?

L’un et l’autre s’étaient limités à survoler la carte. Conscient du temps


qu’ils ont déjà passé sans consommer, ils choisissent le premier met qui leur
convient auquel ils ajoutent vin et bière. Matthew semble s’être ravisé après
l’intrusion de l’employé, mais Isabelle le regarde avec insistance. Elle
attend ses révélations. Celles-ci ne venant pas, elle reprend la parole.

— Mon père est un voyou notoire, sans envergure et qui a fini par plonger
pour meurtre. Il dit qu’on l’a piégé, mais comment croire un homme qui a
menti toute sa vie. Cela te donne un aperçu de mon enfance…

— Et ta mère ?

— Inexistante. Je ne l’ai jamais connue. Selon mon daron, c’est une pute.
Toutes les femmes sont des putes de son point de vue…

Même moi, a-t-elle envie d’ajouter.

Mais elle ne le fait pas. Le lien avec la réalité lui est insoutenable.

— Aigri le papa… commente Matthew. Ça peut se comprendre…

— Pardon ?

Matthew soupire. Visiblement, il n’a guère envie de s’étendre sur le sujet.


Cependant, il perçoit la nécessité d’être compris d’Isabelle. Les révélations
personnelles de cette dernière l’encouragent à se livrer à son tour.

— On a tous nos blessures…


Il a du mal à s’ouvrir. Isabelle le ressent, mais elle ne sait comment l’aider
sans le braquer. Le clochard paraît si vulnérable quand il s’agit de lui-
même. C’est surprenant, car il arbore toujours un visage dur, impassible. Il
faut gratter, voir au-delà des apparences. Isabelle est tenace. Elle est douée
pour découvrir ce qui se cache derrière les masques des vagabonds. Tous ne
sont pas aussi agaçants que Matthew, mais elle reconnaît éprouver une
certaine tendresse pour cet homme. Elle reste silencieuse et se contente
d’un regard doux, engageant. C’est cette constance bienveillance qui vient à
bout des réticences du clochard. Son visage s’assombrit. La lueur dans ses
yeux s’éteint. Il s’affaisse comme s’il portait le poids du monde sur ses
épaules. Isabelle craint de l’avoir poussé au-delà de ce qu’il peut supporter.
Elle s’apprête à changer de sujet, quand Matthew s’exprime enfin.

— J’étais reporter de guerre. Free-lance. J’aimais beaucoup mon métier.


J’ai parcouru le monde : Iraq, Afghanistan, Syrie, Yémen, Afrique
centrale… La liste est longue. Je n’aime pas la guerre. Pas plus que la
misère. Mais si personne ne révèle au grand public ce qu’il se passe dans
ces pays, qui se souciera du sort des victimes ?

Isabelle ne le comprend que trop bien. Elle ressent la même chose dans les
rues de New York quand elle croise ces pauvres gens que d’autres ignorent,
dédaignent parfois…

— Malgré la passion pour ma profession, j’ai commencé à avoir des


troubles du sommeil, reprend-il en baissant la voix. Il y a de ça quatre ans.
Ça a empiré. Rapidement. Cauchemars, visions en pleine journée,
tremblements.

Sa lèvre frémit lorsqu’il prononce ces mots.

Tu n’es pas obligé de poursuivre, a envie de dire Isabelle pour le préserver.


Pourtant, elle sait qu’il serait inopportun de l’interrompre maintenant.

— Devant l’insistance de ma femme, je suis allé consulter. Le verdict était


prévisible, mais c’est préférable de l’entendre. TSPT. Troubles de stress
post-traumatique. Dans le feu de l’action, avec l’adrénaline, je n’avais pas
conscience de ce mal qui me rongeait de l’intérieur. Je dus pourtant accepter
l’évidence : je ne pouvais plus travailler. Ce fut le début de la descente aux
enfers.

— Je comprends, dit maladroitement Isabelle.

C’est la phrase qui lui vient à l’esprit.

— Non, tu ne comprends pas ! Personne ne peut comprendre ! Il faut voir


ce qu’il se passe dans ces contrées. La bassesse humaine y est à l’œuvre.
Dans tout ce qu’elle a de plus abject !

Isabelle souhaite simplement montrer son soutien. Elle bredouille une


nouvelle réponse qu’elle espère plus adaptée.

— Je compatis aurais-je dû dire…

Les yeux de Matthew se plantent dans les siens. Ils flamboient de colère
pendant quelques secondes. Effrayants. Les flammes de l’enfer y brûlent.
Isabelle a un mouvement de recul. Elle pousse sa chaise en retrait de
quelques centimètres, mais le feu s’éteint dans les prunelles vairon.
Matthew retrouve son calme.

— Pardonne-moi, Isabelle. Tu n’y es pour rien. C’est juste cette naïveté


bienveillante qui m’agace par moment. À tort, je l’admets. Je devrais t’en
être reconnaissant. C’est une capacité que j’ai perdue.

Isabelle se rassoit correctement. Son geste était plus un réflexe qu’une vraie
peur. Avec le temps, Matthew l’impressionne moins. Comme un vieux
chien qui grognerait fort, mais qu’elle saurait inoffensif.

Pas si vieux que ça, corrige-t-elle en contemplant le visage pour une fois
soigné.

Matthew ayant reconnu ses qualités, Isabelle décide de poursuivre son


investigation plus avant.

— Et ta femme ? Ne t’a-t-elle pas soutenu ? Que s’est-il passé ?


Les mâchoires de Matthew se crispent. Il serre les poings à s’en faire
blanchir les jointures. Isabelle savait que cette question était risquée, mais
elle ne s’attendait pas à une telle réaction.

— Nous devrions changer de sujet, propose-t-elle.

Matthew ferme les yeux. Il prend une profonde inspiration et relâche ses
mains.

— Non. Si je n’en parle pas maintenant, je n’en parlerais jamais.

Isabelle comprend que le moment est adéquat, que Matthew fait référence à
elle.

Quant à ce dernier, il sait que cette jeune personne l’écoutera. Le


dévouement dont elle fait preuve envers les démunis le convainc. Elle a
toujours été là. Quel que soit son état. Et puis, il a besoin de se confier.
Cette souffrance l’empoisonne depuis trop longtemps.

— Elle m’a soutenue. Quelque temps…

Pour Isabelle, c’est inconcevable d’abandonner l’homme qu’on aime dans


l’adversité. Mais elle se tait. Elle devine que Matthew pointera sa naïveté le
cas échéant.

Face au silence de la latino, Matthew reprend.

— Ma femme ne m’aimait pas. Elle aimait ce que je représentais : un


homme engagé, reconnu dans sa profession, fort, courageux et rassurant.
Quand elle a compris que j’étais abîmé, elle a voulu me réparer. Ces mois-là
furent les derniers de notre vie de couple. Puis, elle a réalisé que j’étais
devenu un autre homme. Un homme qui, disons-le simplement, ne la faisait
plus rêver. J’étais tombé du piédestal sur lequel elle m’avait mis à mon insu.
Alors son comportement a changé. Elle me traitait de mauviette, de
tarlouze, hurlait pour que je me bouge le cul…

Les yeux de Matthew brillent des larmes qu’il retient. Isabelle voudrait lui
saisir la main. Elle n’ose pas. Les fils enchevêtrés de la vie de Matthew se
dénouent dans son esprit. Elle croit avoir compris les peines qui ont amené
cet homme à la rue. Un sentiment d’oppression l’assaille. Elle s’imagine
dans les mêmes circonstances. Elle serait anéantie.

— Quand elle m’a présenté les papiers du divorce, ce fut le coup de grâce.
J’ai signé sans lire. J’ai pris quelques affaires et je suis parti.

Après un moment de silence, Isabelle comprend que le récit s’arrête là.

— Vous n’avez pas d’enfant ? l’interroge-t-elle.

— Non.

— Et depuis, tu détestes les femmes ?

— Oui. Enfin… pas toutes puisque je dîne un soir de fête avec l’une d’elles.

Les joues d’Isabelle rosissent. Elle baisse les yeux et détourne la


conversation. La soirée est plus agréable qu’elle ne l’imaginait. Quand il
n’est pas renfrogné, Matthew est passionnant. À tel point qu’Isabelle en
oublie ses soucis. Exit les contrariétés. elle est envoûtée par ce regard si
particulier, ce caractère affirmé et la grandeur d’âme de son invité. Le
temps file sans qu’aucun d’eux ne se lasse. Ils traînent encore un peu après
que le serveur ait apporté l’addition. Puis Isabelle règle en espèces.

— Merci, lui dit Matthew. C’est la première fois qu’une jeune femme
m’invite.

Il ouvre la porte pour laisser sortir la demoiselle. L’air froid s’engouffre


dans l’établissement. Isabelle resserre son manteau, ainsi que son écharpe.

— Ce fut un plaisir.

Ce dîner lui a apporté chaleur et réconfort. Elle se sent mieux. Elle a repris
des forces. Mais, maintenant qu’elle est dehors, elle doit faire face à des
préoccupations qu’elle aurait apprécié retarder encore.

— Où allons-nous ? demande-t-elle.
Matthew est étonné. Il est tard. Il n’avait pas envisagé une balade nocturne.
Il s’interroge sur le sens caché de la question et imagine être convié chez
Isabelle.

— Je peux te raccompagner si tu le souhaites ? propose-t-il.

— Heu… Je t’ai dit que j’avais des problèmes de logement…

— Expulsée ?

— Non.

— Alors où est le souci ?

Isabelle hésite. Elle aimerait lui dire la vérité, mais elle craint d’être jugée
pour ce qu’elle est : une prostituée.

— Peut-on parler d’autre chose ?

— Pour quelqu’un qui pousse les autres à se livrer, on ne peut pas dire que
tu aimes la réciprocité.

Isabelle sourit. Un sourire timide.

— Parfois, il vaut mieux ne pas tout dire.

Elle craint de le vexer avec ces paroles. Elle ne désire pas qu’il se renferme.
Mais ce n’est pas le cas.

— Non, en effet. Chaque être a une part de mystère.

Isabelle s’arrête subitement. Elle attrape le bras du clochard, l’obligeant à se


tourner vers elle.

— Matthew ?

— Oui.

— Puis-je dormir avec toi ce soir ?


— C’est-à-dire ?

La question est ambiguë. Étrangement, Matthew ne sait comment


l’interpréter. Il ne sait comment il voudrait l’interpréter. Cela le trouble.
Quant à Isabelle, elle pique un fard. Elle regarde ses pieds qu’elle remue
d’une façon enfantine. La charmante Latino a honte.

— Ce… ce n’est pas ce que je voulais dire… bredouille-t-elle. Il n’y a


aucune insinuation dans mon propos.

Matthew n’en doutait pas, pourtant il ressent une certaine déception. Il


chasse aussitôt cette pensée saugrenue.

— Je ne veux pas rester seule, ajoute Isabelle.

Ce qui ne manque pas de blesser le trentenaire.

— Si ce n’est que ça, tu dois bien avoir des amis chez qui loger au chaud ?

Il tente de masquer sa contrariété, mais son ton est un peu sec. Isabelle le
perçoit.

— Je me suis mal exprimée. J’aimerais rester avec toi.

Elle finit sa phrase dans un murmure. La fragilité dans la voix d’Isabelle ne


laisse aucun choix au baroudeur.

— Soit. Mais ne m’en veux pas si tu tombes malade. Dormir à la belle


étoile, dans cette ville, n’a rien d’une sinécure.

— Je le sais.

Isabelle a perdu toute légèreté. Son visage grave achève de convaincre le


sans-abri. Il l’entraîne dans un recoin non loin du lieu où elle le retrouvait
les soirs précédents. L’endroit est abrité de la pluie qui s’éternise, mais le
sol est humide.

— Attends-moi là, dit l’homme de sa voix grave.


Il s’éclipse aussitôt. Isabelle se recroqueville contre le mur froid. Le doute
tente de s’immiscer dans son esprit, mais elle choisit de faire confiance à
Matthew. En fait, elle n’a guère d’autre choix. Pendant son absence, elle
lève les yeux au ciel et chuchote ses prières.

Guidez mes choix, Seigneur, conclut-elle.

Le clochard revient quelques minutes plus tard les bras chargés de cartons
et d’un amas de couvertures brunes. Les premiers servent à tapisser le sol,
tandis qu’il dépose les secondes sur les frêles épaules de la jeune femme.

— T’es sûre de vouloir faire ça ? s’enquiert-il une dernière fois.

— Oui.

Isabelle est rassurée. C’est le bon choix. Elle en est convaincue. Malgré
l’inconfort, elle tombe de sommeil. La présence de Matthew la rassure. Elle
n’en espérait pas tant.

— Tu préfères côté mur ou côté caniveau ? demande ce dernier.

— Je choisis le caniveau.

Bien qu’elle fasse relativement confiance à cet homme, elle craint d’être
bloquée entre lui et le mur. Par politesse, elle n’en dit rien. Cela n’a rien à
voir avec Matthew, mais à la réapparition récente de Justin dans sa vie.
Réapparition qu’elle n’avait jamais envisagée, même dans ses pires
cauchemars.

— Comme il vous siéra, déclare Matthew en la saluant telle une princesse.

Isabelle rit. Elle s’étend sur le matelas de carton. Ses bras enserrent son
paquetage. Matthew s’allonge près d’elle, provoquant un moment de gêne
durant lequel tous deux se taisent.

— Bonne nuit, finit-il par dire.

— Bonne nuit.
12. La rue

Isabelle est couchée sur le trottoir. La rue. L’endroit même d’où elle essaye
de sortir les plus démunis. Pourtant elle se sent bien. Mieux qu’elle ne
l’aurait cru. Au ras du sol, le parfum des feuilles mortes est intense. Une
fragrance automnale contrariée par de fréquentes brises glaciales, prémices
de l’hiver qui approche. Contrairement à ce que Matthew pensait, Isabelle
s’endort rapidement. Ce qui n’est pas son cas. Il se redresse légèrement et
observe sa compagne d’infortune. Celle-ci s’est recroquevillée en chien de
fusil, tenant ses affaires précieusement contre son torse. Malgré les
couvertures qu’il a ramenées, elle grelotte par intermittence.

Ce n’est pas une vie pour une demoiselle, pense-t-il.

Il se rallonge, intrigué par le contenant qu’Isabelle garde précieusement.


Cette dernière gémit. Elle a conservé son masque chirurgical et Matthew
hésite à le lui enlever. Il sait à quel point cette adorable personne fait
attention à la pandémie. Pourtant, cela doit la gêner dans son sommeil. Elle
frissonne violemment. La température chute régulièrement ces derniers
jours.

Elle a mal choisi son moment pour de telles expériences !

Matthew sait qu’il est rude. Rien ne prouve qu’elle a choisi d’être là. Tout le
monde n’est pas aussi farfelu que lui. Il réalise que les secrets nuisent à
l’entraide, mais n’ayant pas eu envie de se dévoiler plus, il n’en veut pas à
Isabelle d’en avoir fait de même. Après tout, il n’avait pas parlé autant
depuis belle lurette. Si cela lui a fait du bien sur le coup, il commence à
regretter d’avoir fendu sa muraille. Isabelle gémit de nouveau. Matthew
regarde une nouvelle fois ce qui ne va pas. Les paupières fermées de la
jeune Latino frémissent.

Elle cauchemarde.

Un sujet qu’il connaît bien. Il ne peut réprimer un geste tendre. D’une main
leste, il caresse la couverture qui recouvre l’épaule de la belle endormie.
Les traits sur le visage angélique s’apaisent. Les frémissements cessent.
Matthew, lui, continue. Il avait oublié à quel point s’était bon de s’occuper
des autres, de veiller sur quelqu’un. Ses yeux s’embuent. Sa carapace se
fissure. Il a envie qu’elle se brise, tout comme il redoute que cela arrive.
Mais pour le moment la chaleur du corps d’Isabelle apaise ses craintes. La
fatigue le gagne. Il s’allonge contre le dos de la jeune femme. Et, quand
cette dernière frémit une nouvelle fois au passage d’une brise glaciale, il la
serre contre lui, l’enveloppant de ses bras secs. Inconsciemment, Isabelle se
blottit un peu plus contre le clochard. Son corps cherchant instinctivement
plus de chaleur. Matthew finit le visage enfoui dans la chevelure qui
dépasse de l’épais bonnet de laine. Il ne s’en éloigne pas. Il hume le doux
parfum qui s’en dégage jusqu’à ce que le sommeil l’emporte à son tour.

Isabelle émerge lentement de sa nuit. Malgré ses paupières closes, elle


perçoit la luminosité du jour.

Le soleil est levé. Il est plus de sept heures.

Elle a mieux dormi qu’elle ne l’avait imaginé. Pas de cauchemars, du moins


aucun dont elle se souvienne. Elle se sent bien. Pourtant deux choses
l’interpellent. La première : il n’y a plus la chaleur de Matthew dans son
dos. La seconde : son sac de voyage bouge tout seul.

L’enfoiré ! Il tente de me voler !

Une secousse franche lui arrache le sac des bras. Isabelle se redresse
aussitôt. La tête lui tourne, l’homme file en trombe.

— Au voleur ! Mon sac ! crie-t-elle de toutes ses forces.


Elle fait quelques pas en prenant appui contre le mur, le temps que sa
tension remonte. Quand les étoiles disparaissent de sa vue, l’homme se
volatilise au bout du recoin où elle dormait.

Putain de clochard de merde !

Isabelle s’élance à sa poursuite. Mais elle sait qu’elle n’a pas l’énergie pour
le rattraper. Son corps est engourdi par une nuit dans le froid, allongée sur
des cartons.

Mon fric !

Elle a envie de pleurer tellement la vie est injuste. Elle avait prié. Elle avait
conclu qu’elle pouvait lui faire confiance et voilà comment il la remercie de
tous ses efforts.

Salaud !

— Je vais te tuer, Matthew ! hurle-t-elle de fureur.

La colère lui donne des forces supplémentaires. Elle court. Au moment de


bifurquer, prise dans son élan comme dans sa rage aveugle, elle
s’emplafonne dans le torse d’un passant. Que de malchance pour la jeune
latino qui manque de tomber à la renverse. Elle s’excuse en cherchant du
regard où file le voleur. Il court quelques mètres plus loin. Les mains vides.
Le cœur d’Isabelle bat à tout rompre. Stress, désarroi, efforts.

Où est mon sac ?

L’individu qu’elle a embouti ne bouge pas. Isabelle le considère alors. C’est


Matthew. Il se masse les côtes d’une main et tient le sac d’Isabelle de
l’autre, ainsi qu’un sachet déformé.

— J’ai entendu que tu voulais me tuer, mais je n’imaginais pas de cette


façon.

Isabelle est honteuse. Elle baisse immédiatement les yeux et regarde ses
chaussures.
— Je suis sincèrement désolé, Matthew. J’ai cru… Enfin, je pensais que…

— Que je te volais ! Tu peux le dire franchement.

— Oui… murmure-t-elle, terriblement gênée.

— Ça fait plaisir. Autant de confiance après presque un mois à se côtoyer.


Tiens !

Matthew lui plaque le sac de voyage contre la poitrine. Isabelle s’en saisit
aussitôt. Puis, il la dépasse et retourne vers leur matelas de carton. Outre sa
méprise, son organisme lui joue des tours. Le sprint brutal, ainsi que la
montée d’adrénaline au réveil, lui donnent le vertige.

— Assieds-toi, tu es toute pâle, l’intime Matthew.

Isabelle ne se fait pas prier. Matthew entrouvre son sachet et le met sous le
nez de la demoiselle. Celle-ci y découvre des Muffins, dans un état
déplorable.

— Ils ont bousculé le type qui a piqué ton bagage, puis tu leur es rentrée
dedans, explique Matthew.

Isabelle ne peut retenir un sourire. Finalement, cette matinée s’amorce bien.

— Merci, Matthew.

Affamée, elle attrape plusieurs morceaux qu’elle dévore avec avidité.


Matthew la regarde, médusé.

— Ça creuse le grand air… conclut-il.

Le partage n’est pas équitable. Isabelle dévore plus qu’elle n’en laisse au
clochard. Ce dernier s’en amuse. Pour se faire pardonner, Isabelle lui
promet d’en acheter d’autres.

— D’abord, on se lave. Sinon on devient fou, on ne sera plus des humains.


Isabelle ne peut qu’acquiescer, même si elle ne sait pas comment ils vont
s’y prendre. Elle attend sagement, tandis que Mathhew plie ses couvertures
et les cache derrière un bac à ordures. Ensuite, celui-ci l’entraîne jusqu’à un
centre pour les sans-abris. Ils se lavent succinctement, mais suffisamment
pour se sentir frais.

— C’est ça ou les bouches d’incendie, raconte Matthew, comme s’il devait


justifier son choix. Et se laver dehors fin novembre, c’est le meilleur moyen
de choper la crève. Un jour, il fait bon ; le lendemain ça caille… Bref, c’est
mieux de venir ici.

— C’est parfait, répond Isabelle.

Elle est sincère. Depuis qu’elle a vu Matthew avec son sac de voyage, la
journée lui paraît belle.

Ils errent dans les avenues de New York, discutant de choses et d’autres, ou
partageant de longs silences quand les mots viennent à manquer. Aucun ne
se lasse. Matthew se surprend à supporter la présence de cette femme.
Quant à Isabelle, elle est ravie d’échapper à ses tracas. Contrairement à
cette dernière, le clochard n’a pas de masque. Il n’en met que dans le métro.
Ceux que l’on donne aux sans-abris avec les vêtements frais, ou ceux
qu’Isabelle lui apporte parfois en insistant pour qu’il se protège.

— Dans la rue, je n’en vois pas l’utilité, se défend-il. Je ne parle à personne


et cela m’oppresse.

S’il vit dehors, c’est justement pour respirer le grand air et les rues ne sont
plus aussi fréquentées qu’avant la pandémie. Celles qu’il arpente en tout
cas. Isabelle accepte à regret ce manquement aux mesures sanitaires.

Ce n’est qu’à la nuit tombée que Matthew se soucie du devenir de cette


improbable camarade.

— Tu ne dois pas rester dans cette situation. La rue, ce n’est pas une vie. Il
n’y a pas d’avenir.
Ni de bonheur, a-t-il envie d’ajouter.

Isabelle se rembrunit.

— Ce n’est pas comme si j’avais le choix, bougonne-t-elle.

Matthew ne l’entend pas.

— Ça te semble amusant parce que c’est nouveau. Ça ne durera pas.

Isabelle n’a jamais trouvé cela amusant. Mais elle ne sait pas comment le
lui faire comprendre. Du moins, pas sans révéler sa situation avec sa
bailleresse, et par conséquent, ce qui l’a amené au clash avec Emilio.

— Il fera de plus en plus froid l’hiver venant. Tu auras beau mettre des
couvertures, tu risqueras de mourir gelée certaines nuits. Et si tu fuis le
froid, où iras-tu ? Rejoindre le peuple taupe dans les tunnels de la grande
pomme ? Au risque de ne jamais parvenir à quitter cette communauté ? Ces
pauvres gens n’ont pas de chance. Toi, tu en as encore une !

Isabelle a entendu parler des hommes taupe, les laissés-pour-compte du


rêve américain. Si ce n’est qu’ils sont tapis dans les profondeurs, sa vie ne
lui semble guère plus enviable. Cependant, elle n’en dit rien. Matthew
risquerait de s’agacer une fois encore de sa naïveté. L’humeur du sans-abri
s’assombrit avec les heures qui passent. Le repas chaud qu’apporte Isabelle
pour leur dîner n’y change rien. Elle essaye cependant de le détendre en lui
parlant de ses origines.

— Sais-tu d’où vient mon prénom ?

Matthew hausse les épaules. Il s’en fiche.

— Non.

— D’une chanson de Jacques Brel.

Le clochard hausse un sourcil.


— Tiens donc, des Américains qui connaissent autre chose que la musique
du terroir…

— Des Mexicains, rectifie la Latino. D’ailleurs je devais m’appeler


Isabella.

— Et pourquoi n’est-ce pas le cas ?

— Parce que mon père estimait que ça sonnait trop hispanique et que cela
nuirait à mon intégration. Tout le monde n’apprécie pas les chicanos.

— Pas bête. Ça a marché ? l’interroge Matthew.

— Non, comme tu peux le constater.

— C’était ironique…

Isabelle soupire.

— Tu redeviens méchant.

— Je ne suis pas méchant, charmante demoiselle. Je mets simplement les


gens face à aux évidences de notre monde.

— Ce n’était qu’une anecdote !

— Bref. Admettons que je ne sois pas politiquement correct. Tu ne peux


pas nier que je me soucie de toi.

— Vraiment ? J’ai plutôt l’impression que tu veux te débarrasser de moi.

Et je ne te laisserai pas faire. Pas tant que le bonheur ne rayonnera pas


dans tes prunelles ! songe Isabelle avec détermination.

Il y a une part de vérité dans les propos d’Isabelle. Matthew craint de


s’attacher à la jeune femme si elle passe trop de temps avec lui. Surtout
après la proximité de cette nuit. Les sentiments sont une notion
insupportable pour cet homme brisé. Il n’a ni la force ni le courage
d’affronter une séparation. Et il sait qu’il y en aura une. Isabelle lui a parlé
de son ex. L’amour puissant qu’elle éprouve pour cet homme. Même sans
ça, elle partira. Elle finira par reprendre sa vie en main et profitera de sa
jeunesse. Lui n’a rien à offrir. Elle vient le voir pour se donner bonne
conscience, pour s’acheter une place au paradis. L’égoïsme déguisé derrière
un altruisme de façade comme il a pu le constater chez bon nombre de
bénévoles d’associations caritatives.

Pourquoi je pense à ça ? s’agace Matthew.

— Demain, je ne serais pas là, annonce-t-il sans ambages.

— Tu vois ? Tu veux te débarrasser de moi.

— Non, j’ai des trucs à faire.

— Comme quoi ?

Matthew ne répond pas. Il ne lui ment pas, il doit vraiment s’absenter.


Isabelle le fatigue. Il est tiraillé entre des sentiments contradictoires : le
plaisir d’être en présence de cette femme pétillante, authentique, sincère, et
la peur de perdre ce contentement. Plus vite elle disparaîtra, plus vite il
retrouvera la délicieuse monotonie de sa vie. Dans laquelle, il n’y a ni
bonheur ni chagrin.

Pas de mauvaises surprises ainsi !

— Je suis fatiguée. On va se coucher ?

La question surprend Matthew. Isabelle s’exprime avec une telle simplicité,


comme si elle ne partageait aucun de ses problèmes. Les soucis de la jeune
femme lui semblent bien plus terre à terre. Il l’envie. Lui est torturé par son
mariage raté. Désabusé par la gent féminine. Écœuré de l’amour auquel il a
cru et qui, en tout état de cause, n’existe pas. Il craint de humer à nouveau
l’odeur enivrante d’Isabelle.

— Je te raccompagne. Tu me montreras ce que tu risques vraiment.

— Non ! Matthew, ne me force pas à rentrer chez moi. Je t’en supplie.


Il lit la peur dans les grands yeux marron. Isabelle ne joue pas. Comme
toujours.

— Je serais là. On va régler ça.

On ne pourra rien régler ! s’effraie Isabelle qui ne sait plus comment rester
à l’écart de madame Lopez. Elle avait mis en aparté ses emmerdes et c’est
Matthew qui l’oblige à les affronter. Elle lui en veut un bref instant, avant
de se rappeler que ce dernier était reporter de guerre. Il en a vu d’autres…
Mais comment espère-t-il arranger la situation ? Il n’en connaît rien. Une
idée saugrenue lui vient à l’esprit.

Après tout, il est le grand-frère que je n’ai jamais eu.

— D’accord. Tu restes avec moi alors ! Comme tu l’as dit, la rue n’est pas
une solution…

Matthew écarquille les yeux, surpris par l’assentiment d’Isabelle. Durant


une fraction seconde, cette dernière perçoit de la joie, juste avant que le
visage du clochard ne retrouve son aspect impassible. Matthew accepte,
sans préciser qu’il n’a pas l’intention de s’éterniser là-bas. Il espère
qu’Isabelle ne parviendra pas à quitter son confort une fois qu’elle l’aura
retrouvé. Ils partent ensemble vers l’immeuble où habite la jeune femme.
Sur le trajet, l’insouciance qui avait bercé Isabelle ces dernières heures
disparaît totalement. La peur la gagne au fur et à mesure qu’elle approche
du bâtiment. Terrorisée, elle finit par s’accrocher au bras de Matthew.

— On ne devrait pas… balbutie-t-elle.

Ce que tu ne devrais pas, c’est jouer avec les autres ! Te coller à moi dans
la nuit, me tenir le bras comme à un amant !

Matthew contient sa colère. Il la sait injustifiée, mais ses pensées jaillissent


sans qu’ils puissent les contrôler. La présence d’Isabelle le perturbe.

Il n’y a pas de place pour elle.

— Tout va bien, la rassure-t-il en contrôlant sa voix.


Isabelle tremble. Dans un premier temps, Matthew veut la réconforter, puis
il se ravise. Ses démons l’effraient. La trahison, l’abandon, la solitude…
C’est dans cette dernière qu’il se sent à l’abri. Il doit la retrouver.

À tout prix !

Isabelle est comme absente. Elle serre désespérément le bras du vagabond.

— Quel étage ?

— Sixième.

Matthew appuie sur le bouton qui appelle l’ascenseur.

— Prenons l’escalier plutôt, gémit Isabelle.

— Non, non ! Je suis fatigué.

Les portes de l’appareil s’ouvrent avant qu’elle ne riposte. Le sans-abri


entre dans la cabine, obligeant celle qui le tient à le suivre. La machine
s’ébranle. Matthew remarque alors des larmes qui glissent sur les joues de
la jeune femme.

Merde ! Mais qu’est-ce qu’elle a ?

Il comprend qu’il a trop forcé, qu’il l’oblige à faire quelque chose dont elle
s’estime incapable. Mais il ne voit pas d’autre solution, il ne comprend sa
réaction aussi extrême.

— Je suis là, finit-il par dire en serrant la main délicate d’Isabelle.

Cette dernière est comme un zombi. L’effroi est tel qu’elle ne peut plus
structurer ses pensées. Elle s’accroche à Matthew comme un naufragé à une
bouée.

— C’est où ? demande ce dernier, une fois arrivés à l’étage.

Isabelle désigne une entrée. Mais face à sa porte, elle reste interdite.
— Il faut ouvrir, murmure Matthew calmement.

Il sent la tension dans les mains crispées de la Latino. Isabelle cherche


silencieusement ses clés dans son sac à dos. Elle les tend au clochard qui
déverrouille la serrure. Il ouvre doucement. La pièce est sombre, mais
Isabelle sait déjà que quelque chose cloche. Les ombres ne sont pas à leurs
places. Matthew appuie sur l’interrupteur mural. Un spectacle désolant
s’offre à leur vue. La pièce principale est sens dessus dessous. Les
décorations brisées, livres et documents jetés au sol. Les jambes d’Isabelle
flageolent. Elle craint de s’effondrer. Une immense détresse l’envahit.
Matthew perçoit la faiblesse de la jeune femme. Il la soutient et referme
derrière eux en poussant la porte du pied.

Bordel ! Il ne s’attendait pas à ça. Cela n’a rien d’un cambriolage. Il n’y a
aucune trace d’effraction.

Il hésite à lui révéler l’évidence, convainvu qu’Isabelle le devinera dès que


ses idées s’éclairciront.

— Ils ont les clés.

— C’est illégal, répond-elle d’une voix fluette, comme si cela avait la


moindre importance.

Isabelle ne savait pas qu’ils les possédaient. Elle ne se sent nullement en


sécurité ici.

— Partons, je t’en prie…

Avant que Matthew ne réponde, son regard se pose sur la table basse. Au
milieu du bazar, un message est mis en évidence.

« Tu es morte ».

Un couteau de chasse est planté dans le papier. Si cela n’a rien d’original,
ça n’en reste pas moins impressionnant. Le monde d’Isabelle s’écroule. Elle
réalise qu’elle a perdu son appartement, son chez elle. C’est ce qu’elle
redoutait. La confirmation est faite…
— On se casse, déclare subitement Matthew en la tirant en arrière.

Il éteint et referme tout en sortant. Isabelle est particulièrement secouée.


Matthew est plus précautionneux dans leur déplacement désormais. Il
choisit l’escalier. Le cœur d’Isabelle bat à tout rompre. Elle observe chaque
recoin de peur qu’Emilio ne leur tombe dessus.

Lui ou un autre.

Matthew ne fait aucun bruit. Il est aux aguets, mais garde une apparence
décontractée. Tous deux restent silencieux, prêtant l’oreille au moindre
bruit. Et il y en a, voisins qui se chamaillent, télévision allumée à un
volume élevé, des gosses qui crient.

— C’est toujours comme ça ?

Isabelle hoche la tête en guise d’affirmation.

— ‘Tain, chais pas comment tu supportes.

— Il y a des gens bien aussi. Ceux qu’on n’entend pas. La majorité,


murmure la jeune femme.

— Vous ne devriez pas vous laisser emmerder.

— Si c’était aussi simple…

Matthew sait que ça ne l’est pas, mais le temps n’est pas à la discussion. Ils
dévalent les marches d’un pas rapide. Les étages défilent. Six. Ça en fait
des chances de faire une mauvaise rencontre. Le tintamarre dans la
résidence réduit la probabilité d’entendre quelqu’un. Ils ne ralentissent pas
pour autant. Il faut s’échapper de cette souricière.

Plus qu’un étage.

La dernière volée de marches disparaît sous leurs pas. Mais la porte donnant
sur l’escalier s’ouvre brusquement avant qu’ils ne l’atteignent, laissant
apparaître deux silhouettes masculines. Les hommes semblent aussi surpris
de croiser du monde en cet endroit. Leurs mines patibulaires inquiètent
Isabelle. Elle ne les connaît pas, elle est à cran. Matthew baisse la tête pour
dissimuler son visage. Il est évident que ces individus viennent se livrer à
un quelconque trafic. Illégal, vu le regard inquisiteur qu’ils posent sur
Isabelle et son compagnon. Matthew pousse Isabelle devant lui pour quitter
la cage d’escalier. Il reste attentif aux moindres mouvements suspects. Le
groom rabat le battant derrière eux. Nul n’a bougé.

Pour l’instant, songe Matthew avec méfiance.

Isabelle est comme un pantin entre ses mains. Il la presse vers l’extérieur.
Celle-ci manque de s’encastrer dans la porte. L’arrivée des deux
personnages l’a bouleversée. Elle a cru que c’était des hommes de madame
Lopez. Elle se voyait écorchée vive.

— Mais ouvre, bon sang ! souffle Matthew.

Il choisit de la devancer. Isabelle est trop perturbée, elle n’agit pas comme il
faudrait. Il l’entraîne dehors avec poigne. Ils marchent silencieusement
pendant quelques mètres. Elle regarde fréquemment en arrière, elle craint
d’être poursuivie. Mais il n’y a personne, si ce n’est de rares passants au
loin.

— Il va falloir que tu m’expliques certaines choses si tu veux rester avec


moi cette nuit.

Isabelle opine du chef. Elle se doutait que Matthew exigerait des


éclaircissements. Mais pour le moment, elle profite de l’éloignement pour
souffler, pour se calmer. Elle encaisse difficilement le saccage de son
appartement. Mais c’est la moindre de ses peurs.

T’es morte.

Elle pense au papier griffonné sur la table de son salon. Elle en frémit
d’horreur.

— Hey, ça va aller, dit Matthew en la frottant dans le dos. C’est de


l’intimidation. Ne les laisse pas gagner à ce jeu. Raconte-moi plutôt qui
pourrait avoir fait ça ? Et pourquoi cette personne en arrive à de telles
extrémités.

Isabelle est réticente à cette suggestion. Pourtant, elle sait qu’elle ne pourra
pas taire plus longtemps ses secrets. Si Matthew la repousse cette nuit, elle
sera seule.

Otis… Il doit être mort d’inquiétude ! Pourvu qu’il ne soit pas venu à
l’appartement…

Isabelle se sent coupable. Par ses décisions, elle entraîne ses proches dans
des risques considérables. Matthew n’a aucune idée de ceux qui lui font
face. Elle n’a pas le choix. Elle doit parler. Mais Isabelle a peur. Peur d’être
jugée, peur d’être délaissée quand il saura qui elle est vraiment.

Il le faut !

Elle le sait au fond d’elle. Alors elle prend une grande inspiration et se
lance dans son récit.

— Je ne suis plus coiffeuse.

— Oui, tu as perdu ton job.

— Depuis un mois.

— Ah…

Matthew est tout ouïe. Isabelle s’efforce de poursuivre ses révélations.

— Mon père est dans la pègre. Enfin, il était… C’est grâce à lui que j’ai eu
ce logement. Quand ma propriétaire m’a mis la pression pour la rembourser,
je suis allée le voir. Les délais étaient intenables. Elle le savait. Elle me
tenait par mes dettes.

— Je vois… Que s’est-il passé ensuite ?

Pour le moment, Matthew fait preuve de curiosité. Mais Isabelle n’est pas
rassurée pour autant. L’ouverture d’esprit n’est pas le fort de tous les
Américains. La précédente élection de Trump en est la preuve. Le clochard
ayant passablement bourlingué dans sa précédente vie, elle espère qu’il
comprendra.

— Il m’a juste de dit de retourner voir ma bailleresse, madame Lopez, en


l’informant que je venais de sa part : Luis Flores.

— Et ?

— Je me suis retrouvée embarquée dans une drôle de négociation, qui


ressemblait plus à un entretien d’embauche.

— Pour de la prostitution ? Du porno ?

Isabelle rougit instantanément. Elle regarde le bout de ses chaussures


comme à son habitude.

— Non… enfin, oui… d’une certaine façon… bredouille-t-elle, troublée


qu’il ait deviné.

— Sois plus précise. De quoi s’agissait-il ?

— De… massages.

— Oh !

Isabelle redoute sa réaction. Elle voudrait disparaître pour ne pas entendre


les paroles qui vont suivre.

— Tu t’en sors bien, reprend-il. Si cette dame possède un réseau comme


tout le laisse à penser, tu aurais pu finir sur le trottoir. Contrainte et forcée.
M’est avis que tu peux remercier ton père. Sans son intervention, je suis
certain que ça se serait plus mal fini.

C’est au tour d’Isabelle d’être surprise. Elle ne s’était jamais imaginé que
les choses auraient pu être pires et encore moins que son père ait fait quoi
que ce soit d’utile.

Depuis quand Luis agit-il dans mon intérêt ?


Isabelle est troublée par cette interprétation des faits. Pour elle, Matthew se
trompe. Cependant, elle doit reconnaître qu’elle a été particulièrement bien
traitée dans un milieu qui n’a pas la réputation d’être tendre avec les
femmes.

Bien traitée, c’est vite dit vu l’attitude d’Emilio…

Mais l’homme de main n’a jamais été violent à ce jour.

Virulent à la rigueur, mais violent, non.

Isabelle reconnaît qu’elle a cru que ce traitement de faveur était lié à la


qualité de ses prestations. Non sans difficulté, elle admet qu’elle a pu se
tromper.

— Peut-être… murmure-t-elle, perdue dans ses réflexions. J’ai du mal à le


croire…

— Peu importe. Ce n’est pas le souci actuel. Pourquoi as-tu fui ton
logement ? Qu’est-il arrivé ensuite ?

Même si les propos de Matthew la surprennent, Isabelle est satisfaite de


voir que celui-ci n’est pas dégoûté par sa présence. Son attitude ne semble
pas différente à d’habitude : tantôt prévenant, tantôt rude.

— Lors d’une prestation, j’ai fait une… mauvaise rencontre.

La gorge d’Isabelle se noue à cette pensée. Justin, le viol, l’adolescence…


ce passé est enfoui. Il l’était du moins et elle aurait préféré qu’il le reste.
Pour une fois, Matthew se montre patient. Il ne la relance pas tout de suite.
Il laisse à la jeune femme le temps de s’exprimer à son rythme. Isabelle
déglutit difficilement. Elle toussote pour s’éclaircir la voix. Il lui est plus
pénible de parler de son viol que de son activité lubrique. Dans le premier
cas, elle est une victime, elle n’en éprouve pas moins de honte. Ce mélange
toxique de sensations lui rappelle les années qui ont suivi son agression.
Des années de souffrance et de perturbations psychologiques.

— J’ai été violée au lycée. Mon dernier client était un de mes bourreaux.
Elle ne parvient pas à en dire plus. Cela suffit à Matthew. Ils arrivent en
silence au recoin où ils ont dormi la veille. Matthew sort les cartons qui leur
ont servi déjà servi de matelas. Une fois disposés au sol, Isabelle
s’agenouille dessus. Elle lève les yeux au ciel, en joignant ses mains.
Matthew l’observe. Il attend tranquillement. Quand la jeune femme a fini sa
prière, il ne peut réprimer une raillerie.

— Tu crois vraiment qu’IL va t’aider ?

— Quelle importance ? Cela m’apaise.

— Je trouve ça désuet la religion. Ça n’a plus rien à faire à notre époque.


Ça a toujours été une source d’emmerde et on peut dire que ces vingt
dernières années, les croyances reviennent tristement sur le devant de la
scène. L’humanité serait plus tranquille sans ces dogmes, ces superstitions
d’un autre âge. Quelles qu’elles soient.

— Tu ne crois en rien ?

— Si, je suis adepte du pastafarisme.

Un sourire entendu se dessine sur les lèvres du clochard.

— Connais pas. C’est une secte ?

— Quelle différence entre une secte et une religion ? Le nombre d’adeptes ?


Toutes les religions ont été des sectes.

Manifestement, le sujet est délicat pour Matthew. Isabelle en prend note et


tente de modérer la discussion.

— Je suis chrétienne de culture, mais je crois à ma façon. Comme je te l’ai


dit, cela m’apaise. La question n’est donc pas de savoir si j’ai raison ou non.
Si Dieu existe ou pas. C’est un confort personnel.

— Mais tu crois en Dieu ?

Isabelle sent qu’il y a un piège dans la question sans parvenir à le cerner.


— Oui, répond-elle.

Matthew soupire.

— On ne peut pas croire en Dieu. On peut croire en l’hypothèse de Dieu.

C’est au tour d’Isabelle de sourire.

— Tu n’as pas tort.

Elle est contente que cette discussion s’arrête là. Les débats religieux sont
toujours source de conflits et elle a suffisamment de soucis actuellement.
Elle s’allonge par terre. Les cartons ne semblent plus la protéger du bitume
frais. L’odeur des feuilles est moins nette. La rudesse de la vie sans
domicile la rattrape plus vite qu’elle ne le croyait.

Troisième nuit. Déjà marre… Ça promet ! Comment font ces malheureux


qui passent des années dans la rue ?

Un élan de compassion la submerge. Heureusement, elle a toujours fait ce


qu’elle pouvait pour aider. Mais elle prend conscience que c’est loin de
suffire. Plongée dans ses pensées, elle réalise qu’elle va devoir retourner
voir la personne à l’origine de toute cette merde. L’instigateur de ses
ennuis : Luis.

Isabelle ferme les yeux au moment où Matthew s’allonge entre elle et le


mur. Pourquoi cet homme la tranquillise reste un mystère. Mystère qu’elle
n’envisage pas de résoudre. Du moins, pas pour le moment. Le sommeil
l’emporte tandis qu’elle savoure la chaude présence du clochard.

Pour Matthew, la facilité avec laquelle cette jeune personne s’endort dans
un sordide recoin de New York reste obscure.

Sans alcool, sans drogue. Elle dort comme un bébé.

Ce qui l’inquiète c’est qu’il ne sera pas là pour veiller sur elle le lendemain,
qu’elle risque de s’habituer à ce mode de vie malsain ou pire qu’elle finisse
dans les souterrains de la ville.
Le peuple taupe…

Il doit absolument la dissuader de tout cela.

Elle est jeune, positive et plus forte qu’elle ne le paraît.

Il cherche le sommeil sans y parvenir. Alors il change de position et


retrouve la chevelure brune d’Isabelle avec plaisir. Il s’en veut d’apprécier
de telles futilités. Elles vont lui manquer d’ici peu et il le regrettera
amèrement. Il n’arrive pas à s’en détacher pour autant. Les cheveux ont
perdu les dernières fragrances de leur délicat parfum, mais il ne s’en délecte
pas moins.

Pourquoi suis-je allé l’embêter avec son Dieu ? Qu’est-ce que j’en ai à
foutre ?

Il connaît aussi cette réponse. Il a vu les ravages des extrémistes au Moyen-


Orient. Il est loin de s’en ficher. Alors qu’il laisse son imagination
s’abandonner à ses souvenirs, Isabelle se tourne. Non sur le dos, mais vers
lui. Les yeux de la demoiselle sont clos, sa respiration lente, ses lèvres
entrouvertes.

Elle a oublié son masque, s’amuse Matthew.

Le visage d’Isabelle l’attire comme un aimant. Il l’observe avec attention. Il


s’imagine effleurer cette peau qui paraît si douce. Il voudrait caresser ses
lèvres joliment dessinées. Il souhaiterait la serrer contre lui, l’embrasser,
l’adorer, l’aimer !

Bordel ! Mais qu’est-ce que je branle ?

Il s’allonge aussitôt sur le dos. Son regard se perd dans le ciel nocturne. Il
tente de trouver des étoiles, mais en vain. La pollution lumineuse les
masque toutes. Alors il scrute les briques dans les hauteurs du mur à sa
droite et il les compte. Bêtement. Bien que contrarié, il finit par tomber
dans les bras de Morphée. Tardivement. Épuisé.
Des gestes brusques, mêlés à des gémissements, extirpent Isabelle de son
sommeil. Dans un premier temps, elle prend peur. Mais avant même
d’ouvrir les yeux, elle perçoit la présence de Matthew. Elle prend appui sur
ses coudes pour voir ce qu’il se passe. Elle est toujours sur son matelas de
cartons. Il fait toujours nuit. Il n’y a pas âme qui vive près d’eux. C’est
Matthew qui est à l’origine de son réveil. L’homme est en proie à un violent
cauchemar. Ses paupières se plissent, ses mâchoires se crispent. Il se débat
de façon désordonnée et marmonne des propos incohérents. Isabelle pose sa
main sur le torse du trentenaire. Elle se rallonge près de lui.

— Doucement, souffle-t-elle tendrement. Ça va aller. C’est un mauvais


rêve.

Tout en parlant, elle caresse le thorax de Matthew. Des gestes lents, calmes,
posés. Elle pensait bien faire, mais les gesticulations s’intensifient. Matthew
bredouille de plus en plus fort. Pis, sa respiration s’accélère.

— Non…comprend-elle enfin. Non… Non !

Sur ce dernier mot, Matthew se redresse brusquement. Il est essoufflé, le


front perlé de sueur.

— Hey, murmure Isabelle après un instant de stupeur. Je suis là. Ce n’est


rien.

Elle prend un ton aussi doux que possible. Matthew se tourne vers elle. Il a
les yeux exorbités. Il fait peur, mais Isabelle contient son appréhension.

— C’est Isabelle. Tout va bien. On est à New York… Du calme.

Le regard fou de Matthew disparait. Ses muscles se relâchent. Ce n’est pas


un simple cauchemar. Isabelle comprend qu’il vient de faire une crise. Elle
ne sait que dire d’autre. Matthew lui fait face, il respire vite. Trop vite pour
un homme qui s’éveille. Il la contemple sans mot dire. Ils restent ainsi tous
deux, dans la froide nuit de novembre, jusqu’à ce que Matthew prenne la
parole.

— J’ai une grosse journée demain. Il faut dormir.


Il se rallonge aussitôt sur le dos.

Isabelle ignore ce qu’il appelle « grosse journée », mais elle ne cherche pas
à en savoir davantage. Elle s’étend près de lui, saisit le bras noueux et lui
prodigue de lentes caresses. Elle souhaite l’apaiser, l’aider à trouver un
sommeil serein. Elle en est convaincue, il est le grand frère qu’elle n’a
jamais eu. Sa présence la tranquillise vraiment. Du coup, c’est Isabelle qui
s’endort la première. Matthew espérait qu’elle ne fasse pas long feu, il est
rassuré quand il entend la respiration régulière de la jeune femme. Sa
proximité, sa douceur, il n’en peut plus. Il perd le peu de repères qu’il
possède. Il délivre son bras de la tendre étreinte. Il s’écarte silencieusement
d’Isabelle et se tourne vers le mur crotté. Un relent de pisse lui fait trousser
le nez. Il ne bouge pas pour autant. Cette odeur est une barrière à celle
d’Isabelle.

Tant mieux !

Le clochard cherche à se convaincre lui-même. Le souhaite-t-il vraiment ?


Veut-il réellement que cette délicieuse personne disparaisse ? Pour lui, ce
n’est pas un choix, c’est une nécessité. Ça lui évite d’avoir à répondre à ses
interrogations. Le sommeil tarde à venir. Matthew s’oblige à rester calme. Il
a besoin de repos. Ses pensées dérivent vers les premières années de son
mariage. Il était heureux, il était sûr de lui. Il avait confiance en la vie.

— Debout, marmotte !

Les mots sont doux, mais les gestes sont froids. Matthew secoue Isabelle
par l’épaule comme il secouerait un pote après une soirée arrosée. La Latino
se sent bien. Les membres raides et les muscles engourdis, mais l’esprit est
frais. Elle remarque aussitôt l’aspect renfrogné de Matthew.

Comme la moitié du temps, songe-t-elle, amusée.

— Il faut aller tôt au centre. Comme je te l’ai dit, je dois m’absenter


ensuite.
Pour montrer son empressement, il se lève et commence à plier les
couvertures. Isabelle s’étire et bâille comme un gros chat. Elle essaye de
distraire l’homme bougon avec un sourire enjôleur.

— Allez, Isabelle. Je suis sérieux.

Elle ne le voit que trop bien. Une silhouette s’arrête à quelques mètres, à la
limite du recoin et du trottoir.

— J’y crois pas ! s’exclame alors une voix féminine.

Isabelle se tourne vers la personne. Le timbre lui est familier. La femme se


met à rire bruyamment.

— Isabelle Flores ! J’aurais dû me douter que tu finirais ainsi ! Il faut que


j’immortalise ce moment.

Une main noire tend le smartphone en direction de la Latino, un son de


photo se fait entendre. Le rire s’intensifie. Forcé, volontairement blessant.

— C’est parfait. Absolument parfait !

Isabelle bredouille. Matthew tourne le dos à la scène.

— Pardon ? Je n’entends rien ! Mon dieu, quelle pauvre fille tu fais !

Les pas s’éloignent. Une démarche grossière, dépourvue de la moindre


élégance malgré la tenue soignée. Raven Jackson disparaît aussi vite qu’elle
est arrivée. Quant à Isabelle, elle est rouge de honte. Après un long
moment, elle se tourne vers Matthew qui feint l’indifférence. Le clochard
tapote soigneusement ses couvertures et les cache un peu plus loin. Il ne lui
prête aucune attention.

— C’était une ancienne collègue, explique-t-elle, gênée.

— Charmante…

Inutile de développer, il a compris, se morigène Isabelle.


Elle aurait aimé que Matthew n’assiste pas à ça. Elle aurait aimé qu’il
intervienne.

Non ! se corrige-t-elle aussitôt. Je dois être indépendante. Indépendante !

Si seulement c’était possible. Si souvent, le courage lui fait défaut. Elle ne


trouve pas les mots. Cette fois encore, elle a subi en silence.

— Prête ? l’interroge Matthew alors qu’elle est encore affalée sur les
cartons.

Isabelle se lève. Au moins deux personnes ont décidé de lui pourrir cette
journée.

Ils n’y arriveront pas !

Elle fait face à Matthew et lui tend la dernière couverture. La plus rêche.
Puis elle aide à dissimuler les cartons. L’indigent jette les plus sales. Ils
partent ensuite en direction du centre d’aide aux sans-abri le plus proche.
Sur le trajet, Isabelle ne peut que constater la distance qu’impose Matthew.
Si l’homme dispense souvent ses sarcasmes, il n’a jamais été aussi froid.

Il s’est passé quelque chose cette nuit…

C’est évident. Isabelle réfléchit, elle ne comprend pas. Elle s’est montrée
prévenante, attentionnée, patiente. Le tout avec une sincérité absolue. Elle
sait qu’elle n’a pas vécu ni vu les horreurs qui troublent son compagnon
nocturne, mais elle estime avoir fait tout ce qui était en son pouvoir. Elle ne
lui en veut pas. Elle est juste déçue qu’il la traite ainsi. Elle tente de
l’égayer tandis qu’ils marchent, mais Matthew lui fait des réponses
laconiques, quand il ne l’ignore pas. Pire, ce dernier disparaît après s’être
nettoyé. Pas un mot.

Que lui ai-je fait ?

Isabelle n’a pas le temps de chercher à comprendre. Elle doit voir l’homme
qu’elle craint le plus. Luis. Elle redoute tellement d’entendre de nouvelles
insanités qu’elle décide finalement de consulter Pablito dans un premier
temps. Il est tôt. L’oncle qui n’en est pas un dort sûrement encore. La jeune
femme traîne dans la rue, dévorant quelques donuts qu’elle a achetés au
passage. Elle préfère qu’il ne la voie pas en premier. Le gros bonhomme
finit par sortir de chez lui vers 11 heures du matin. Il se dirige vers le bar le
plus proche.

Comme d’habitude.

Si un malfrat voulait se débarrasser de Pablito, il n’aurait aucun mal. Le


mastodonte ne change jamais ses rites. Le café du matin en est un, comme il
le fut pour Isabelle quand elle avait une vie bien réglée. La nostalgie de
cette époque la bouleverse. Elle craint d’avoir tout perdu. Aussi peu avait-t-
elle. Alors elle tapote son sac, là où elle a caché ses gains.

Pablito n’est pas un homme raffiné. Quand elle le voit s’empiffrer derrière
la vitrine, Isabelle se remémore ses actes déplacés. Elle l’appelle Tonton. Si
le paternalisme exacerbé du personnage était mignon pendant l’enfance, il
est vite devenu insupportable à l’adolescence. Isabelle doute de son choix.
Pablito est-il le bon interlocuteur ? Ou risque-t-il à l’inverse d’envenimer
les choses ? De s’immiscer dans sa vie au-delà du raisonnable… Il avait
déjà ruiné bon nombre de ses relations adolescentes.

Il ne s’agit pas de relations là.

Sauf s’il découvre l’existence de Matthew. Il effraierait le clochard jusqu’à


ce qu’il disparaisse. Isabelle trépigne. Elle ne sait que faire. Elle ne trouve
pas le bon choix. Luis ne peut être la seule solution.

Luis ne peut-être une solution !

L’énervement la gagne. Pablito n’arrangera rien. Il n’agit qu’à sa guise et


sans finesse. Ça pourrait même partir en vrille s’il s’emporte contre Emilio.
Maintenant qu’elle le voit. Elle n’a plus de doute. Isabelle fait demi-tour et
part pour Rikers Island.
13. Retours

Dans les transports, Isabelle pense à Otis. Elle doit trouver une solution
pour parler à son ami. Elle ne doute pas que Raven va lui montrer la photo
du matin. Cela le rassurera qu’elle soit toujours en vie, mais il s’inquiétera
de ce qu’elle devient. D’une manière ou d’une autre, il faut qu’elle le
contacte au plus vite. Si possible aujourd’hui. Elle envisage d’aller à sa
rencontre quand il rentrera du travail.

Ça peut être une solution… J’aviserai ce soir.

Elle jure à voix basse.

On est dimanche !

L’absence de rythme l’a déconnectée du quotidien. Elle s’en trouve d’autant


plus perturbée. La situation ne peut pas perdurer. Cependant, et avec une
triste lucidité, Isabelle a peur qu’un remède apporté par son géniteur soit
pire que le mal. C’est accablée par cette navrante conclusion qu’elle arrive à
Rikers Island. L’île est aussi déprimante que l’état de sa vie. Après s’être
acquittée des démarches administratives, Isabelle marche jusqu’au parloir.
Elle avance à reculons. L’angoisse pointe le bout de son nez et Isabelle
déteste cette sensation. Alors qu’elle attend l’arrivée de son père, elle
imagine les railleries à venir. Luis approche, tout sourire. Ça ne rate pas.

— Deux fois en une année ! C’est Byzance ! Sablons le champagne !

Isabelle ne se laisse pas démonter. Elle garde son calme.

— Bonjour, Luis. Tu pourrais te réjouir intelligemment de voir ta fille.


— Mais je me réjouis, chère enfant ! Je m’en félicite même !

La jeune femme lève les yeux au plafond. L’homme est exaspérant, comme
à son habitude. Ils ne se comprennent pas et elle est convaincue qu’il ne
cherche pas à améliorer les choses. Luis et elle vivent sur deux planètes
radicalement opposées.

— Tu es venue me souhaiter un bon Thanksgiving ? Si c’est le cas, c’est un


peu tard… Tu ne crois pas ? Ou bien, tu as encore besoin de l’aide de ton
précieux Padre ?

Isabelle soupire. Luis est en forme, ce qui le rend d’autant plus


insupportable.

— Arrête de faire le con. Tu savais dans quelle galère tu m’envoyais l’autre


jour.

— Est-ce que ça t’a aidée à sortir de l’ornière ?

Isabelle hésite.

— Oui, reconnaît-elle à contrecœur.

— De quoi te plains-tu alors ? Tu crois que toutes les demoiselles de la


planète résolvent leurs dettes en branlant quelques bites après un massage ?

— Non, il y en a qui ont des métiers plus dignes.

— Et d’autres qui traînent dans des bordels au fin fond de l’Asie ou de


l’Afrique dans des conditions que tu ne pourrais pas même imaginer !

Isabelle n’a nullement l’intention de débattre sur la qualité de sa vie. Elle


sait que leurs points de vue sont divergents.

— J’ai croisé Justin Allen, lâche-t-elle de but en blanc.

— Et ?
— Je l’ai croisé au cours d’un de ses massages que j’ai eu la chance de
pratiquer. Grâce à toi, précise-t-elle.

— Ah… C’est fâcheux.

— En effet.

— Il t’a reconnue ?

— Oui.

— Qu’a-t-il fait ?

Une lueur sauvage passe dans le regard de Luis. Une colère qu’il maîtrise
aussi vite qu’elle apparaît, retrouvant alors son attitude désinvolte.

— Ce petit con s’est moqué de moi. Il m’a insultée, humiliée…

Les joues de Luis changent de couleur. Le sang afflue au visage. La rage


qu’il venait de contenir prend le dessus. Il approche sa tête de la vitre.

— Je vais saigner ce merdeux, souffle-t-il dans le vieux combiné.

— Pour quelqu’un qui prétend être innocent des charges l’ayant conduit
ici… ce serait inopportun.

— Tu prends sa défense ? s’étonne Luis.

— Absolument pas ! J’aurais aimé le voir derrière les barreaux purger sa


peine. C’est toi qui en a décidé autrement.

— Je pensais à ton avenir… se défend Luis. Cet argent aurait permis de…

— Ah non ! Tu ne vas pas recommencer ! Toi et moi savons comment ça a


fini !

— Très bien. Comme tu voudras, ma chérie ! Alors pourquoi viens-tu me


voir ? Je doute que ce soit par plaisir.
— Il y a un problème avec madame Lopez.

Luis retrouve son calme. Son faciès n’en demeure pas moins soucieux.

— Explique.

Isabelle prend une longue inspiration. Parler, c’est laisser sa peur


s’exprimer. Elle ne prend pas la menace à la légère.

— Les massages, ça marchait plutôt bien. Franchement bien même.

— Merde…

La réaction étonne Isabelle. Elle poursuit néanmoins son récit jusqu’à son
refus de continuer le travail.

— J’ai fui quelques jours, puis je suis revenue discrètement avec un…
compagnon. L’appartement était saccagé. Avec une menace de mort en
supplément.

Luis tape du poing.

— Du calme ! lui intime un maton non loin de là.

Luis murmure des insultes inaudibles avant de se ressaisir.

— Tu as remboursé cette vieille peau, mais elle ne veut pas te laisser… Fais
chier !

— Encore un de tes plans qui foirent, Luis. Et tu entraînes ta fille dans ton
naufrage. Comme d’hab.

— Les sarcasmes n’arrangeront rien. Alors, boucle-la !

Luis maîtrise son ton pour ne pas se faire rabrouer à nouveau. Le gardien
risquerait d’écourter l’entrevue s’il se fait trop remarquer.

— Laisse-moi réfléchir, fille indigne.


Isabelle est dépitée. Elle hausse les épaules.

— À quoi ? Un plan de sauvetage pour sauver l’échec du premier


sauvetage ?

— Ta gueule…

Isabelle se tait. Lui est concentré et elle l’observe. Elle ne doute pas qu’il va
trouver une idée. Ce qui l’inquiète, ce sont les conséquences de cette
nouvelle initiative. C’est pour cela qu’elle a pensé à Pablito dans la
matinée. C’est pour cela qu’elle a toujours hésité à solliciter son père
lorsqu’elle en avait besoin. Mais, il est évident que ce dernier a une relation
privilégiée avec madame Lopez, Luis est donc le mieux placé pour régler ce
problème. En général, ce dernier affiche une mine confiante quand son plan
est foireux. Alors avec cet air soucieux, Isabelle redoute le pire…

À moins que ce ne soit la seule fois où il arrive à pondre une idée


lumineuse, ironise Isabelle.

Elle ne parvient pas à s’en convaincre.

— Laisse-moi quatre heures, puis rentre chez toi.

— Comment ça ? C’est tout ? Je rentre chez moi comme si de rien n’était ?

— Oui. Fais-moi confiance.

Isabelle rit. Un rire nerveux.

— Te faire confiance ? C’est la meilleure ! C’est en te faisant confiance que


j’ai tout raté dans ma vie.

— Pas cette fois, ma fille. Je t’en fais la promesse.

Isabelle voudrait le croire. Elle le scrute avec attention. L’air grave,


l’absence d’arrogance, ne sont pas coutumiers de son père.

Que mijotes-tu, vieille crapule ?


— Quatre heures et je rentre chez moi ? demande-t-elle comme si elle n’y
croyait pas.

— Oui.

— Tu m’inquiètes…

— Sans raison. Parle-moi plutôt de tes projets. Que vas-tu faire ensuite ? Je
doute que cette immersion dans le grand bain t’ait laissée intacte. Tu vas
poursuivre les massages qui rapportent plein de frics ou retourner à ton
boulot de coiffeuse ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Alors ?

Isabelle n’est pas certaine qu’il soit bon de dévoiler à cet homme ses
projets. Pourtant elle se lance. Peut-être parce que quelque chose a changé
entre eux. Sans qu’elle puisse encore le définir.

— Je vais continuer d’exploiter la faiblesse des hommes… mais en ligne.


Vidéo. Live Cam.

Luis sourit. Sa moustache démodée contraste avec ses dents jaunies par des
années d’excès.

— Exploiter la faiblesse des hommes… Voilà des termes qui me plaisent.


Fais raquer tous ces pervers !

Une étrange complicité semble se nouer entre eux. Une complicité


malsaine. Pourtant, Isabelle n’est pas certaine de ne pas l’apprécier. Elle va
même jusqu’à s’enquérir des conditions de détention de son père. En
l’écoutant, elle découvre un univers encore plus sordide que ce qu’elle
aperçoit lors de ses visites. Rikers Island est une prison qui brise les
hommes, un univers rude, dangereux. Pourtant, Luis semble s’en
accommoder. Il en parle avec détachement. Isabelle ne comprend pas où il
trouve la force de supporter tout cela. Elle s’apprête à lui la poser la
question et se ravise.
— Tu devrais y aller, lui dit Luis. N’oublie pas d’attendre quatre heures
avant de retourner chez toi. Je dois m’assurer de ta sécurité.

Isabelle lui en est reconnaissante. Elle hésite à exprimer sa gratitude, après


tout rien ne serait arrivé sans son intervention.

Ou ça aurait été bien pire, comme l’a suggéré Matthew.

— Que Dieu te garde, lâche-t-elle en se levant de sa chaise.

— Au revoir, Isabelle.

Elle raccroche le combiné et s’éclipse de la pièce. Il lui faut encore de


nombreuses minutes pour sortir de l’enceinte où est enfermé son père.
Quand elle rejoint l’air libre, elle inspire de grandes bouffées. La prison est
oppressante. Son père stressant.

Sauf aujourd’hui.

Isabelle a apprécié l’entretien. Elle avait envie de lui dire, mais elle n’a pas
osé. Trop d’années de conflits l’en ont empêchée. Trop de colère contenue.
Mais si cette évolution dans leur relation perdure, elle le fera. Il lui faut
simplement du temps pour apaiser ses vieilles rancœurs. Beaucoup de
temps…

Dans le bus qui l’emmène hors de cette île maudite, Isabelle médite les
paroles de son père. Face à lui, elle avait fini par avoir confiance.
Maintenant qu’elle s’éloigne, elle doute. Tant de fois, il l’a déçue. Puis elle
se souvient que c’est elle qui est venue le consulter, c’est elle qui a
quémandé son aide. Si elle l’a fait, c’est qu’elle n’avait pas d’autre choix.
Alors si elle veut retrouver son toit, elle doit lui faire confiance. D’ailleurs,
en y réfléchissant bien, elle sait que jamais son père n’accepterait qu’on lui
fasse du mal, encore moins sa mort. Elle sort alors son portable du fond de
la poche où il traîne depuis plusieurs jours et elle l’allume. Elle doit
attendre quatre heures, autant combler l’attente utilement.

***
Une fois son code entré, une flopée de notifications s’affiche. De nombreux
SMS, son répondeur et des informations sur l’actualité. L’essentiel des
messages provient d’Otis, mais un nom l’interpelle dans la liste.

Ethan !

Elle le sélectionne aussitôt. Son cœur bondit déraisonnablement dans sa


poitrine. Elle ne peut retenir la joie qui la submerge avant même d’avoir lu
le contenu.

Salut Isa !
J’ai merdé, je le reconnais. Tu me manques. Je pense souvent à toi…
J’ai très envie de te revoir.
Si tu l’acceptes, je pourrais passer demain. On discute et on voit si je
peux réparer ce que j’ai brisé ?
Ton Ethan
Chaque mot semble avoir été savamment choisi. Le message la touche. Il
n’avait pas besoin d’en faire autant. Ethan lui a manqué chaque jour depuis
leur séparation.

Il en aura mis du temps !

Isabelle le sait : les hommes sont lents à la comprenette. Cela fait presque
un mois qu’elle attend ce genre de SMS. Quatre longues semaines pendant
lesquelles, elle a vécu de terribles épreuves. En lisant les mots de son ex,
ses efforts prennent un sens : sa patience est récompensée. Ils ont une
deuxième chance. Elle n’entend pas la rater. Néanmoins, Isabelle préfère le
laisser mariner un peu. Ethan lui en a fait baver et sa façon de rompre fut
fort peu élégante. Elle lui écrira plus tard, même si elle connaît déjà la
réponse.

Oui ! Évidemment !

Elle en meurt d’envie. Son corps, son âme, sont chamboulés. Son désir…
réveillé.
Arrivée à son arrêt Jackson AV/42 RD, Isabelle descend du bus. Elle hésite
à gagner le métro de Queens Plaza pour rentrer chez elle. Elle regarde
alentour et ne sait que faire. Luis a été explicite, elle doit attendre quatre
heures. Elle compte bien respecter ce délai qui lui paraît déjà trop court. Il
lui faut tuer le temps or, dans ce quartier, elle se promène rarement.

Ce serait l’occasion de visiter, songe-t-elle.

Mais si elle fait une mauvaise rencontre, elle ne saurait par quelle rue
s’échapper. Une idée germe dans son esprit. Cela l’oblige à se rapprocher
de son logement, mais en même temps cela pourrait la préserver. Il y aurait
des caméras et un service de sécurité.

Le Queens Center !

Elle s’engouffre dans la bouche de métro et monte dans la première rame à


destination de Rego’s Park. Contrairement à son étrange habitude, elle
descend à l’arrêt le plus proche, celui de Woodhaven Boulevard, puis
accélère le pas jusqu’à ce qu’elle soit dans l’enceinte de l’immense centre
commercial. Là, elle s’autorise à souffler. Elle ouvre son manteau, l’espace
est chauffé. Elle ajuste correctement son masque chirurgical, puis elle s’en
va flâner dans les allées. Elle s’y sent en sûreté. C’était une excellente
initiative. Le temps passe d’abord agréablement, puis un sentiment imprévu
vient la déranger. Une sensation de culpabilité. Envers Matthew de surcroît.
Isabelle a du mal à démêler ses pensées. Pourquoi Matthew s’immisce-t-il
maintenant dans son esprit ? Elle n’a jamais eu l’intention de l’abandonner
à son sort. Bien, au contraire. Elle tente de se défaire de cette impression,
mais rien n’y fait. Elle est tenace. Alors Isabelle s’achète une boisson chez
Applebee’s et elle s’efforce à une introspection plus poussée après s’être
installée sur un banc rudimentaire. La sérénité lui permet de trouver une
réponse qui tient la route. Matthew lui avait prédit le retour d’Ethan. Sauf
qu’en ses termes cela n’avait rien de romantique et encore moins de
sentimental. L’ex d’Isabelle serait mû par un besoin purement lubrique. La
jeune femme doute brièvement, mais trois points viennent s’opposer aux
propos de Matthew : d’abord Ethan ne lui a jamais écrit pareil message,
même si cela n’a rien d’une prose, il a fourni un véritable effort ; ensuite
son ex est suffisamment beau gosse pour se taper n’importe quelle nana s’il
a besoin de tirer un coup ; et enfin, Matthew est un homme aigri. Si le
dernier argument prête à sourire, il n’en reste pas moins pertinent. D’autant
qu’après cette réflexion, Isabelle est soulagée d’un poids. Elle en profite
pour reprendre sa balade dans les étages supérieurs, qu’elle ponctue de
pause ici et là.

Si l’attente dans le centre commercial est amusante au départ, Isabelle finit


par trouver le temps long. Elle ne l’écourte pas pour autant. Au contraire,
elle s’évertue à ce que le nombre d’heures requis soit effectué dans cet
espace sécurisé. Elle ne tient pas compte de son temps de trajet. Après avoir
visité presque toutes les boutiques, elle s’autorise à répondre à Ethan. Elle
en meurt d’envie. Mais aussi à contacter Otis qu’elle avait volontairement
délaissé de peur qu’il insiste pour la rejoindre.

Salut,
J’ai besoin d’y réfléchir.
C’est un mensonge, mais Ethan ne l’a pas volé. Elle aurait aimé lui dire à
quel point il lui a manqué. Elle résiste. Elle appelle alors son ami, qui
répond immédiatement.

— Isabelle ! C’est bien toi ?

— Oui…

— Ne me refais plus jamais ça !

Otis est furieux. Cependant sa voix trahit un vrai soulagement. Après avoir
reçu une volée de reproches, son ami lui laisse enfin la parole. Isabelle en
profite pour lui raconter ce qu’il s’est passé. Elle insiste sur les menaces et
les risques encourus.

— Si je t’en avais parlé, tu serais venu ! Or il fallait absolument que tu


n’approches pas de mon appartement. Ose dire que j’ai eu tort !

— Non, tu as raison, reconnaît Otis. Justin… Le Justin… Ma pauvre ! Ça a


dû être horrible !

— Ne m’en parle pas…


Une vive émotion saisit Isabelle. Elle ne souhaite pas s’étendre sur ce sujet.
Otis doit s’en rendre compte, car il n’insiste pas.

— Mais toutes ces nuits… Tu étais seule, dehors ? Même pas un motel ?

— Non, dans la rue. Ce ne fut pas si terrible et… je n’étais pas seule.

Isabelle baisse la voix en disant cela. Comme si une partie d’elle ne voulait
pas le révéler.

— Un nouveau prétendant ?

— Non ! Un ami ! Un des clochards que j’aide.

Enfin le seul actuellement.

Mais Isabelle ne veut pas le préciser. Otis se ferait des films.

— Ah ? Il faut que tu me racontes ça en détail. Où peut-on se rejoindre ?

Isabelle trouve que c’est précipité, mais en toute logique, il n’y a pas de
risque dans le centre commercial. De plus, Otis s’obstine.

— Je suis au Queens Center.

— J’arrive !

Isabelle doute vraiment que ce soit une bonne idée. Une heure encore…
Elle préférerait vraiment attendre la fin du délai imparti. Des hommes de
madame Lopez pourraient suivre son ami. Elle lui fait part de ses craintes.

— J’arrive ! On ne risque rien là-bas.

Là-bas, oui. Mais sur le trajet ?

Isabelle soupire. Otis est têtu et elle se trouve paranoïaque. Alors, elle ne le
contrarie pas. Près de vingt minutes plus tard, Otis arrive. Il se précipite
vers elle et la serre dans ses bras.
— Les gestes barrières, le rabroue-t-elle gentiment.

— Je sais, je sais. Je ne t’ai pas embrassée.

Ils s’installent tous deux sur un banc pour discuter. À cause de la Covid-19,
le centre est peu animé en ce dimanche de Thanksgiving. Les promotions
du Black Friday battent leur plein, mais les consommateurs ne répondent
pas présents. Pour Isabelle, entre l’épidémie et Emilio, c’est l’homme de
main qu’elle craint le plus. Otis, diligent, a ramené à boire. Il tend un grand
gobelet en carton à son amie.

— Des vitamines !

Isabelle n’a pas soif, mais elle apprécie le geste. Elle goûte la mixture et la
gourmandise fait le reste.

— Raconte-moi la suite, dit Otis qui meurt d’impatience.

Isabelle s’exécute avec plaisir. Ça la libère de s’ouvrir à son confident. Elle


lui parle un peu de Matthew, mais elle oblique rapidement vers le plan
extravagant de Luis.

— Comme toujours venant de ton géniteur… conclut Otis après en avoir


suffisamment entendu.

Isabelle hoche la tête. Elle ne lui parle pas de ce subtil changement qu’elle a
remarqué entre elle et son père. Elle l’évoquera si cela se confirme dans le
temps. Vient alors le plus croustillant, le retour d’Ethan. Elle montre à Otis
le message de son ex, ainsi que celui qu’elle a envoyé par la même
occasion.

— Oh ! Ma chérie ! Je suis trop content pour toi !

Il s’approche pour l’embrasser, mais Isabelle le repousse.

— Distanciation, rappelle-t-elle.

— Oups !
— Que vas-tu faire ? Le revoir ?

— Évidemment !

— Le cul a ses raisons que la raison ignore…

— Le cœur, corrige Isabelle.

— Vraiment ? Tu crois cela ?

Un sourire entendu s’étire sur les lèvres charnues d’Otis. Comme si cela ne
suffisait pas, il ajoute un clin d’œil.

— Oui. Tu en doutes ? Tu veux qu’on débatte du sujet avec Tyler ? répond


Isabelle, volontairement provocatrice.

— OK. T’as raison. Le cœur a ses raisons que la raison blablabla…

C’est au tour d’Isabelle de rire. Otis était un incorrigible queutard que seul
Tyler a su dompter.

Si ce n’est pas l’œuvre de l’amour, qu’est-ce donc ? songe Isabelle, qui


n’aspire qu’à une telle Idylle.

— Tu vas le faire languir longtemps ?

— J’en suis incapable… concède Isabelle. Je lui écrirai ce soir.

Otis s’esclaffe.

— À ce point ?

Isabelle rougit.

Oui, à ce point… Il me manque tant !

Ils dissertent sur le retour inattendu d’Ethan. Otis glisse quelques


taquineries pour amuser son amie, mais aussi pour qu’elle reste lucide sur
ces retrouvailles. Quant à Isabelle, elle constate que l’heure fatidique
approche et, malgré l’assurance qu’affichait Luis, le retour à la maison la
stresse. Elle dépasse même l’horaire qu’elle s’était donné de quelques
minutes. Jusqu’à ce qu’elle estime que ça ne rime plus à rien de retarder
l’échéance.

— Il faut que j’y aille, annonce Isabelle, coupant court à la conversation.

— Je t’accompagne, face de craie.

— Je suis Latino.

— Tu restes une face de craie pour moi.

— C’est hors de question que tu viennes, tête charbonnée.

Otis lui envoie une légère bourrade.

— T’as pas trouvé mieux ?

— Non, dit Isabelle en riant.

Seul Otis peut créer une telle insouciance dans ces moments.

— Bref, tu ne peux pas me maintenir à l’écart systématiquement.

— J’y arrive très bien dès que tu n’es pas présent.

— Cette fois, je suis là. Comment vas-tu m’évincer ?

Isabelle soupire. Elle n’est plus d’humeur à jouer.

— Ça se voit que tu as peur, ma chérie. Je ne peux pas te laisser y aller


seule quand je vois ta tronche.

Bien sûr, Isabelle est réellement effrayée. Elle s’est évadée loin de ses
craintes pendant quelques heures dans ce centre commercial géant, mais la
réalité la rattrape. Comme toujours. C’est la présence de Matthew qui la
rassurerait. Ou d’Ethan. Otis est une crevette qui, au mieux, pourrait faire
diversion, mais qui, en aucun cas, ne pourrait la défendre. Cependant son
ami est sérieux. Tout comme la fois où il l’avait accompagnée à la porte de
madame Lopez. Isabelle le sait, Otis ne démordra pas.

— OK. Au moindre truc louche, tu décampes !

— À vos ordres, chef ! clame-t-il en exécutant un salut militaire.

Isabelle lève les yeux au ciel, à la fois exaspérée et dubitative.

— J’essaye de nous détendre… se défend Otis.

— Si tu rentrais retrouver Tyler, je serais plus sereine.

— Faux, ton visage a changé avant même que je propose de


t’accompagner !

— Otis… Parfois tu es…

— Chiant ? l’interrompt-il.

— Ouais.

— Collant ?

— Aussi.

— On est d’accord ! Let’s go !

Avant qu’ils ne se lèvent, une voix qui n’a pas eu le temps de manquer à
Isabelle vient l’interpeller.

— Encore elle ! Alors clocharde, on vient se réchauffer dans les centres


commerciaux ? Ils acceptent n’importe qui ici.

Isabelle, surprise, bredouille une réponse incompréhensible.

— Salut Raven. T’as rien de mieux à faire que d’emmerder le monde ? lui
lance Otis.
— Tu devrais mieux choisir tes fréquentations, Otis. Tu risques de ternir
l’image du salon. Je devrais en parler à madame Rodriguez…

Raven ricane. Elle toise Isabelle avec dédain. Elle leur tourne le dos quand
Isabelle se lève. D’un bond elle rejoint la peste.

— Raven !

Au moment, où cette dernière se tourne, Isabelle lui arrache sa perruque et


la jette par terre.

— Arrête les cheveux en plastique ! C’est immonde !

L’Afro-américaine la regarde médusée. Otis est pris d’un fou rire.

— Ça t’amuse, mon frère ?

— Oh, arrête avec ces conneries de « mon frère » dès que ça t’arrange,
Raven. On n’a rien en commun. Ça me ferait bien chier qu’on soit de la
même famille. T’assumes même pas tes origines ! clame-t-il en désignant la
postiche au sol.

Otis se défoule. Ce qui n’est pas pour rassurer Isabelle. Quant à Raven, elle
cherche du regard quelqu’un qui la soutiendrait, même les badauds
l’ignorent. L’esclandre n’attire personne. Guère habituée à esbroufer sans
un public acquis à sa cause, Raven ramasse piteusement sa perruque et
s’éloigne à grands pas.

Grande gueule et lâche.

— Au nom du BHM, je te félicite Isabelle ! Franchement, tu l’as bien


mouchée ! T’as vu sa tronche ?

Isabelle l’a vue et bien vue. Elle a même cru que Raven allait lui coller une
baffe, mais elle lui a fait face.

— J’espère qu’elle ne va pas te le faire payer au boulot.


— J’en doute. Je suis gay et le seul gay du salon. Noir et gay… ce serait
risqué de s’en prendre à moi.

Otis s’esclaffe à nouveau. Il attrape Isabelle par la main et l’entraîne vers la


sortie. Elle le laisse faire. Tandis qu’ils franchissent les portes de l’immense
complexe, Isabelle prie pour que Luis n’ait pas commis d’impair. Le
message sur sa table basse était explicite : « T’es morte ! ». Or ce retour lui
paraît trop facile. Quelque chose cloche sans qu’elle parvienne à mettre le
doigt dessus. Ils avancent et l’inquiétude grandit. Arrivés au bas de
l’immeuble, ils observent les environs. Rien de louche ne vient les arrêter.
Otis reprend la marche, entraînant son amie à sa suite.

— Je doute que Luis t’envoie vers un traquenard, murmure-t-il.

Isabelle y a déjà pensé. Cependant, cela n’atténue pas ses craintes. Elle ne
répond pas. Trop occupée à scruter les alentours. Son cœur accélère sous
l’effet de l’adrénaline. Ils pénètrent dans le hall et Otis appelle l’ascenseur.

— Prenons l’escalier, je serai plus tranquille, murmure Isabelle.

La jeune femme est livide. Emilio lui fait peur. Ce qu’elle imagine des
hommes de madame Lopez la terrorise. Heureusement, Otis ne se fait pas
prier. Il prend même les devants. Bien qu’elle s’inquiète réellement pour
lui, Isabelle est reconnaissante qu’il l’accompagne. Ils montent les étages
lentement. La condition physique d’Otis est déplorable. À chaque nouveau
palier, il est un peu plus essoufflé. Au sixième, il est sur les rotules.

— Je préfère l’ascenseur en fait. Quitte à crever autant que ce soit dans un


ascenseur, lâche-t-il.

Isabelle ne relève pas. Elle est aux aguets. L’immeuble est animé comme
d’habitude, mais elle ne décèle aucune présence importune.

Fais confiance à Luis ! se répète-t-elle en boucle.

C’est impossible. Pas au point d’avancer sans crainte. Les erreurs passées
de son géniteur pèsent dans la balance. Pourtant, ils arrivent à l’entrée de
l’appartement sans encombre. Mieux, ils y pénètrent et s’y barricadent en
poussant le vieux sofa contre la porte.

Isabelle souffle enfin. Elle en profite pour appeler un serrurier. Un


dimanche en fin de journée, cela va lui coûter cher…

Pas le choix !

Otis commence à ranger le capharnaüm. Dès qu’elle a raccroché, Isabelle


lui vient en aide. Elle constate que le couteau et le message ont été enlevés
avant son arrivée. C’est un bon présage.

À moins que ce soit Matthew qui l’ait pris ?

Elle ne sait plus. Il faut qu’elle se calme. Otis se détend plus vite qu’elle. Il
reprend la discussion avec une insouciance réelle. Pour Isabelle, c’est plus
long. Mais elle s’efforce d’être agréable. C’est seulement après le passage
de l’artisan, quand la serrure est changée et que le verrou est réparé qu’elle
s’apaise. Son studio retrouve consistance, la porte est rafistolée.

— Un peu de peinture et on y verra que du feu, l’assure Otis.

— J’espère. Sinon, je vais délirer chaque fois que mes yeux se posent
dessus.

— Ça va, ajoute-t-il. Une effraction, c’est comme un viol. On pénètre ton


intimité, c’est perturbant.

L’exemple est mal choisi.

— Oups, se reprend-il.

— Pas grave. La métaphore est valable.

Et elle n’affecte vraiment pas Isabelle. Cette dernière a besoin d’un élément
qui viendrait confirmer que le risque est nul.

Le plus simple serait d’aller voir Matthew et de lui demander s’il a pris le
couteau ainsi que le mot.
Il lui semble que non. Ils étaient repartis rapidement, mais elle n’est plus
sûre de rien. Elle a besoin de l’entendre de vive voix. Otis prépare des
infusions dans l’étroite cuisine. Il revient avec deux tasses bien chaudes. Le
parfum de la verveine détend Isabelle. Son ami lui raconte sa vie et, les
minutes passant, Isabelle se réapproprie progressivement les lieux.
Finalement, la visite d’Ethan serait une bonne chose pour demain. Elle lui
écrit tout en écoutant Otis.

OK. Déjeuner en tout bien tout honneur ?

Quelques secondes après avoir envoyé le message, la réponse parvient.

Super ! J’amène la bouffe !

L’enthousiasme de son ex réchauffe le cœur d’Isabelle.

— Tu lui as répondu, demande Otis en constatant les traits soudainement


joyeux de son amie.

— Oui… En tout bien tout honneur ! Je lui ai précisé !

Demandé plutôt…

— Le cul a ses…

Isabelle l’interrompt en lui lançant un coussin au visage. Otis le lui renvoie


aussitôt. S’engage alors une bataille de polochons dans laquelle ils évacuent
leur stress. Quand ils s’arrêtent. Ils sont tous deux essoufflés, en sueur.

— J’ai gagné, déclare Isabelle.

— Non ! s’offusque Otis avant de recevoir un énième projectile dans la


figure.

— Regarde-toi, mon pauvre… tu n’arrives même plus à les éviter.

— OK. Je capitule.
Otis vient la rejoindre sur le canapé. Isabelle pose alors sa tête sur l’épaule
de son confident.

— Otis ?

— Oui ?

— J’ai peur de l’avenir. Quels coups tordus me réserve-t-il encore ?

— Dieu seul le sait… Mais tu peux les prévenir en étant attentive.

— J’essaye… Tu me trouves naïve ?

— Non. Idéaliste plutôt. Rêveuse aussi. Et je t’aime pour ça. Ne deviens pas
cynique…

— À force de désillusion, je doute d’être longtemps rêveuse.

— Ce serait une erreur.

Otis lui caresse le crâne de sa main ébène. Ses doigts massent avec
tendresse le cuir chevelu d’Isabelle. Puis vient l’heure de partir.

— Tu souhaites que je reste avec toi cette nuit ?

— Non, répond Isabelle. Je dois ressortir.

— Toujours pour tes clochards ?

— Oui.

— Tes ou ton ?

Les joues d’Isabelle rosissent légèrement.

— Mon… Mais, c’est de l’assistance ! se justifie-t-elle.

Otis fait une moue dubitative qui amuse Isabelle.


— Je t’assure !

— Si tu le dis… Sois sage avec Ethan demain ! dit Otis, la main sur la
poignée de la porte.

Cette fois, Isabelle rougit carrément.

— Attends ! Je descends avec toi.

Ça l’arrange. La jeune Latino ne peut réprimer la crainte qui subsiste, tapie


au fond d’elle. Quitte à sortir autant y aller à deux. Elle s’emmitoufle dans
son manteau, enroule son écharpe et enfonce son épais bonnet sur son
crâne. Apprêtée, elle sort avec son ami. Les deux compères prennent encore
l’escalier. Ils marchent ensemble un bout de chemin avant que leurs routes
se séparent.

— Fais attention à toi, Isabelle.

— Toi aussi, Otis. Et… pardon.

Il lui offre un sourire indulgent en retour. Il sait qu’elle fait allusion à ses
manquements aux règles de leur amitié. Il ne lui en veut pas. Qu’aurait-il
fait à sa place ? Il est bien incapable de le dire. Après quelques pas, Otis
s’arrête et regarde son amie s’éloigner. Ce petit bout de femme le
surprendra toujours. Si forte et si fragile à la fois…

Un sentiment trouble accompagne Isabelle tandis qu’elle avance vers le


trottoir fétiche de Matthew. Incapable d’en saisir la teneur, elle occulte cette
désagréable sensation. Elle espère simplement qu’il ne s’agit pas d’un
mauvais présage. La pensée est amusante. Matthew détesterait qu’elle en
parle.

Croyances ! Superstitions ! s’époumonerait-il.

Elle le sait si différent d’elle sur certains points… et pourtant, tellement


complémentaire.

Quel paradoxe !
C’est le sourire aux lèvres qu’Isabelle arrive à leur lieu de rendez-vous
vespéraux. Il n’y est pas. Cette fois la demoiselle ne s’inquiète pas. Elle
connaît ses autres cachettes. Certaines, du moins. C’est plus loin, dans le
recoin où ils ont passé les nuits précédentes qu’elle le trouve. Le clochard
est recroquevillé sous ses couvertures rêches. Sans voir son visage, Isabelle
reconnaît la silhouette. Une flaque de vomi près de lui dégage une odeur
nauséabonde. Isabelle sent la colère lui monter au nez.

Ce vaurien a filé pour se bourrer la gueule avec des potes ! Ou seul !

Elle s’approche pour le houspiller. Mais au moment où elle s’apprête à le


pousser du pied, plusieurs détails l’arrêtent. Si les relents sont âcres, elle n’y
décèle aucune trace d’alcool. De plus, les saccades visibles sous les
couvertures montrent qu’il frissonne. Qu’il grelotte même.

Merde ! Il est malade !

Le courroux né de sa déception s’estompe aussitôt. Isabelle s’agenouille


près du pauvre hère. Elle lui secoue délicatement l’épaule pour attirer son
attention.

— Hey ! C’est Isabelle, chuchote-t-elle tendrement. Tu m’entends ?

Matthew ouvre les yeux. La jeune femme y lit souffrance et désespoir. La


lumière qu’elle avait réussi à faire naître a totalement disparu.

— Que se passe-t-il, Matthew ?

De violents tremblements secouent le corps étendu.

— C’est… ce n’est rien. Ça va passer, bredouille l’indigent en claquant des


dents.

— Non, ce n’est pas rien. Tu es malade. Il faut te soigner.

— Ça va passer, te dis-je ! Fiche-moi la paix !


Matthew est incapable d’élever la voix malgré ses efforts. Isabelle est
affolée par son état. Elle ne voit qu’une seule solution : l’amener chez elle,
au chaud.

Si c’est la Covid ? Le vomi est atypique, mais la fièvre ?

Impossible de le laisser là de toute façon. Isabelle le saisit sous l’aisselle.

— Aller ! Fais un effort !

— Laisse-moi tranquille, souffle Matthew contrarié.

— Je ne t’abandonnerai pas. Tu vas dormir au chaud !

Elle le tire vers le haut pour montrer qu’elle ne bluffe pas. Mais elle est bien
incapable de le soulever s’il n’y met pas du sien. Matthew, lui, est perturbé
par la sollicitude de la jeune femme. Il est tiraillé entre l’envie d’être près
d’elle et les peurs qu’elle éveille en lui. De plus, il est trop affaibli pour
affronter ses démons. Le seul argument qui le fait hésiter, c’est la
perspective d’un lit douillet. Mais quel sera le prix à payer pour son
psychisme ? La rue est le seul endroit où personne ne l’affecte. Il s’y sent
libre. Perdu, mais libre. Isabelle insiste. Elle ne peut le porter, mais elle lui
fait mal en tirant ainsi. La persévérance de la Latino vainc une fois de plus
les réticences du clochard. Matthew s’efforce de se redresser. Heureusement
qu’Isabelle le soutient, car ses jambes chancellent. Il est à bout de force.
Isabelle se faufile sous le bras du sans-abri pour qu’il puisse prendre appui
sur elle.

—Voilà. Comme ça. On y va doucement. Un pas après l’autre.

Matthew a gardé une de ses affreuses couvertures sur ses épaules. Une
odeur rance s’en dégage. C’est le cadet de ses soucis.

Je vais crever, pense-t-il.

Et c’est bien parce qu’il le croit qu’il cède à Isabelle. Rien ne lui fait plus
peur que de mourir seul dans une cache oubliée de New York. Là où
personne ne remarquera sa dépouille jusqu’à ce que l’odeur attire badauds
et charognards. Isabelle l’encourage tout le long du trajet. Ils se déplacent
lentement. Extrêmement lentement. La couverture répugnante qui recouvre
les épaules de Matthew décourage les plus altruistes New-Yorkais. Le
spectre de la Covid19 aussi. À une vingtaine de mètres de l’immeuble, de
violents spasmes secouent le corps de Matthew. Il dégobille sur le trottoir,
éclaboussant ses chaussures ainsi que celles d’Isabelle. Cette dernière ne le
lâche pas. Matthew a les yeux larmoyants, un goût de bile dans la bouche.

— À boire, souffle-t-il.

Isabelle panique, mais elle le lui cache. Si l’état du clochard s’aggrave, elle
devra appeler les secours.

Mais qu’a-t-il ?

— Je n’ai rien sur moi. Il y a tout ce qu’il faut là-haut, dit-elle en désignant
la résidence.

— Je… je croyais qu’on ne pouvait pas aller chez toi ? s’enquit Matthew
qui se souvient seulement maintenant de la menace pesant sur
l’appartement.

— Mon père a réglé l’affaire, affirme Isabelle avec plus d’assurance qu’elle
n’en ressent réellement.

— Ah…

Matthew n’a pas l’esprit vif de ses meilleurs jours et c’est tant mieux. Il ne
l’interroge pas plus. Ils reprennent leur avancée.

Mon Dieu, faites que je ne me trompe pas ! implore Isabelle.

Elle pousse les portes du hall de son bras valide et de son épaule, puis elle
guide Matthew jusqu’à l’ascenseur. Il n’y a pas d’autre alternative que la
vieille mécanique. Matthew n’est pas en état de monter six étages. La
machine se referme et s’élance avec son bruit inquiétant. Isabelle souffle.
Elle adosse Matthew contre le miroir fêlé au fond de la cabine. Aussi mince
soit-il, le clochard pèse son poids. Il y a un brusque ralentissement, le
numéro affiché est le 2. Le cœur d’Isabelle accélère tandis que les battants
mécaniques s’écartent. Il bondit quand elle découvre le personnage qui
s’apprête à les rejoindre.

Emilio !

L’homme de madame Lopez entre. Il ne dit rien ni ne manifeste la moindre


surprise. Il s’apprête à sélectionner un numéro parmi les boutons
disponibles, puis il se ravise. Isabelle tremble de peur. L’ascenseur reprend
sa montée jusqu’au 6e étage. Emilio reste muet. Son silence n’en est que
plus pesant. L’imagination d’Isabelle part en vrille. Quel sort lui réserve-t-
il ? Elle s’en veut d’avoir cru son père, au point de s’en mordre la lèvre
inférieure. Mais c’est trop tard. Elle est prise au piège avec ce chicano au
look de Sicario. Quand la cabine se stabilise, Emilio s’écarte pour les laisser
passer. Le savoir dans son dos accroît le stress d’Isabelle. Matthew est
complètement à l’ouest. Il gémit quand elle le soutient à nouveau pour sortir
de là. Le clochard ne saisit pas la gravité de la situation. Ils avancent
péniblement, mais le pire, c’est qu’Emilio les suit. Isabelle n’en peut plus.
Après quelques pas, terrifiée, fatiguée de cette tension, elle se tourne
brusquement. Matthew manque de tomber au passage, elle le retient de
justesse en se cassant un ongle. Malgré la peur, elle foudroie Emilio du
regard.

— Besoin d’aide ? demande ce dernier d’un ton neutre.

Bien sûr que j’ai besoin d’aide, gros con ! Pour qu’on me protège de toi,
pour qu’on m’aide à porter à Matthew !

La réponse est si évidente que la question l’agace. Mais l’effroi l’empêche


de s’exprimer. Elle ne veut qu’une chose : qu’il disparaisse.

— Non. Ça va aller. Merci.

Isabelle est surprise. Sa voix ne tremble pas. Elle s’exprime clairement,


sans marmonner.

— J’en doute.
Emilio s’avance et saisit Matthew pour l’assister. Surprise, Isabelle ne s’y
oppose pas. Ils soutiennent le clochard à deux jusqu’à l’appartement. La
jeune femme hésite à déverrouiller tant qu’Emilio est là, mais l’homme ne
semble pas vouloir partir. Il maintient Matthew. Voyant qu’elle doute, il
prend la parole.

— Ouvre ! On ne va pas y passer la nuit !

Isabelle obéit. La peur reprend le dessus. Elle se sent vulnérable.

— Je le pose où ?

— Sur le lit, répond Isabelle en s’empressant de sortir un drap pour protéger


sa couche de la saleté.

Emilio aide Matthew à s’étendre avec précaution. Isabelle en est troublée.

À quoi joue-t-il ?

Une fois Matthew allongé, Emilio se tourne vers Isabelle. Il lui tend la
main. Comme il l’a fait de nombreuses fois auparavant. La colère embrase
aussitôt la Latino.

— Tu rigoles ? s’énerve-t-elle, avant de regretter son propos.

L’homme pourrait la tabasser. Mais Emilio sourit, il retire sa main.

— Mademoiselle est de plus en plus audacieuse, constate-t-il.

Isabelle ne répond pas. Elle le fixe durement. Elle a peur, mais la nécessité
de faire face l’oblige à surmonter ses craintes. C’est irréfléchi de sa part.
Une pulsion.

— Je suis désolé pour l’autre soir… reprend Emilio, visiblement satisfait.


Pour ton appartement aussi… Ce n’était pas contre toi. C’était les ordres de
Madame.

Tandis qu’il s’exprime, Isabelle l’observe avec circonspection. L’homme


semble sincère, mais elle sait qu’il est rodé au mensonge comme à la
violence.

— Je t’aime bien, fillette. Ça m’aurait fait chier de te défoncer la gueule.

Sur ces sympathiques paroles, il s’en va. Quand la porte se referme derrière
lui, Isabelle se laisse choir près de Matthew. Elle n’en peut plus. Elle s’offre
quelques secondes de répit avant d’aller chercher de quoi laver le vagabond.
Une bassine, du linge de toilette, une chaise de sa cuisine. Elle s’assoit
ensuite près de lui. Matthew somnole dans un état second. Elle le secoue
doucement, puis elle l’aide à se déshabiller. Il dégobille dans la cuvette,
obligeant Isabelle à la nettoyer avant de terminer son œuvre.

— Je garde mes sous-vêtements, bredouille Matthew. Ils sont propres.


Laisse-moi un peu de dignité.

Isabelle ne voit rien d’indigne à se faire aider, mais elle n’insiste pas. Elle
se contente de le laver avec un gant de toilette et de le sécher aussitôt.

— Que t’arrive-t-il, Matthew ? Je ne t’ai jamais vu ainsi…

Matthew se renfrogne. Il tourne la tête et fixe le mur du regard. Il paraît


moins groggy que lorsqu’elle l’a trouvé.

La chaleur et le confort du matelas, suppose-t-elle.

— Je t’ai livré mes secrets. À toi d’en faire autant désormais.

Elle insiste, elle a besoin de comprendre.

Pour Matthew, c’est difficile. Se livrer, c’est se rendre vulnérable à l’autre.


Il l’a fait avec son ex-femme et elle ne s’est pas gênée pour utiliser tout ce
qu’elle savait contre lui lorsqu’elle a décidé de le quitter. Isabelle est
différente. Elle mérite qu’il ose surmonter ses réticences. Ce qui lui
manque, c’est la santé. L’énergie qui lui permettrait de supporter une
éventuelle erreur.

Isabelle s’obstine.

— Dis-moi ce qui ne va pas ? Es-tu malade ? Dois-je appeler un médecin ?


S’il se terre dans le mutisme, elle risque de faire venir un docteur. Il devrait
partir pour être tranquille, mais il est si faible. Et… la présence d’Isabelle le
rassure en cet instant. C’est paradoxal, il en a conscience.

— Matthew ? l’interpelle Isabelle, inquiète.

Elle pose sa main chaude dans le dos du clochard. Un geste spontané,


chaleureux. Elle veille à lui manifester son soutien. La paume est apaisante.
Matthew cède. Le constat est sans appel : quand la jeune latino est proche,
il ne résiste pas à sa bienveillance. Il s’installe sur le dos, les yeux perdus au
plafond. Isabelle attend.

— J’ai un cancer. Depuis plusieurs mois. La tumeur a été enlevée, mais


après des séances de radiothérapie, l’oncologue a préféré la chimio. J’en
reviens.

Isabelle est bouleversée. Elle souhaiterait en savoir plus, mais elle n’ose pas
l’ennuyer avec ses questions. Sans réfléchir, elle saisit la main calleuse du
sans-abri et la serre fort.

— Tu peux compter sur moi, Matthew. Mon appartement est à ta


disposition autant de fois qu’il le faudra après tes chimios. Ne reste pas
dehors. Tu ne tiendras pas en plein hiver !

Matthew le sait. Il espérait que les choses s’arrangeraient avec la


radiothérapie. Mais non. Peut-être son mode de vie extrême n’arrange pas
sa santé, cependant quitter la rue lui est impossible. Pour de nombreuses
raisons… Isabelle voulait lui parler du retour inattendu d’Ethan quand elle
est partie plus tôt. Elle n’a pas envie de l’importuner avec ça. Elle connaît
l’opinion du clochard concernant l’éventuel come-back de son ex. Elle lui
prouvera qu’il avait tort.

Et puis, mes problèmes sont si bénins comparés aux siens…

Sans s’en rendre compte, elle caresse le front de Matthew, repoussant les
cheveux grisonnants avec tendresse. Matthew est épuisé. Il voudrait
qu’Isabelle s’éloigne, qu’elle ne le touche pas. Mais il est incapable de le lui
dire. Son corps apprécie la douceur de la demoiselle, tandis que son âme la
redoute. La fatigue l’empêche de gamberger longuement. Il ferme les yeux.
Malgré la nausée, il s’endort quelques minutes plus tard.

Isabelle est soulagée de constater l’apaisement sur le visage endormi. Elle


recouvre Matthew de la couette, puis part vaquer à ses occupations. Dîner,
douche, coucher. Lors de sa prière du soir, elle focalise ses pensées sur
Matthew. Ce dernier a besoin de soutien pour faire face à la maladie. Le
sien comme la miséricorde de Dieu.

Quels qu’aient été ses péchés antérieurs.

Elle s’installe ensuite sur le canapé râpé, s’enroulant dans un de ses


nombreux plaids. Elle sombre dans un sommeil profond presque
instantanément. Au milieu de la nuit, des vomissements la réveillent. Elle se
lève brusquement pour assister Matthew. Après qu’il a vidé ses tripes,
Matthew remonte la couette sur lui.

— Ça va aller, l’assure-t-il. Recouche-toi.

Isabelle obéit, mais, d’un œil, elle surveille son protégé dans l’obscurité du
salon. Ce dernier se rendort rapidement. Les paupières d’Isabelle luttent
quelques minutes supplémentaires, jusqu’à ce qu’elle sombre sans s’en
rendre compte. Le voisinage bruyant ne peut rien contre leur épuisement. Et
c’est tant mieux.
14. Nouveau job, ancien mec.

Malgré le confort relatif du sofa, Isabelle s’est bien reposée. Elle se réveille
en forme, enthousiasmée par la rencontre à venir avec Ethan. Mais avant, la
jeune femme a bien des choses à faire. La première à laquelle elle pense,
avant même d’ouvrir les yeux, c’est l’état de Matthew. Elle s’étire en
bâillant, puis se tourne en direction du matelas où dort le clochard. Le lit est
vide, soigneusement bordée. Aucune trace de Matthew. Comme s’il n’avait
jamais été là.

— Matthew ? l’appelle-t-elle.

Pas de réponse. Aucun son provenant du studio.

— Matthew ? insiste-t-elle, troublée.

Mais seul le silence persiste. L’immeuble est calme à cette heure. Elle
l’aurait entendu s’il prenait une douche. Par acquit de conscience, elle
vérifie dans la salle de bain, la cuisine, les w.c.… Il n’est nulle part. Il est
parti. Et elle n’a rien entendu.

Pourvu qu’il aille mieux !

Elle aurait préféré le vérifier par elle-même. Mais Matthew n’a rien d’un
enfant, il gère sa vie. Comme il l’entend.

Égoïstement… Même pas un mot.

Cela l’agace, puis elle se souvient qu’Ethan vient déjeuner avec elle. Son
cœur s’emballe. Matthew disparaît de ses pensées. Avec un enthousiasme
digne d’une lycéenne énamourée, elle se prépare à sortir. Avant l’arrivée de
son ex, elle doit procéder à quelques achats. Son bas de laine va rétrécir
comme peau de chagrin, mais c’est le seul moyen de relancer une activité.
Elle va de magasin en magasin chercher un nouveau pc portable, une
webcam haut de gamme, des masques en dentelles, de la lingerie et des
accessoires. Quand elle rentre, elle est transformée. Sûre d’elle, elle ne
craint pas de gagner du fric en exhibant son corps.

Je vais les faire bander ces porcs !

Cela l’amuse. L’idée d’être derrière l’écran est extrêmement rassurante.


Aucun danger de faire une mauvaise rencontre et la confrontation avec
Emilio a démontré que Luis avait résolu le problème avec madame Lopez.
Pour une fois depuis de longues semaines, tout va bien.

Et puis, il y a Ethan…

Leur rendez-vous influe sûrement sur son état. Isabelle baigne dans une
douce euphorie. Elle trottine en balançant les sacs à ses mains. Arrivée chez
elle, elle cache tout. Hors de question qu’Ethan sache quoi que ce soit de
ses projets. Il poserait trop de questions et, elle en est convaincue, il ne
comprendrait pas. Elle dissimule masques, sex-toys et lingeries atypiques là
où elle trouve de la place. Elle a passé trop de temps en ville. Ethan ne va
pas tarder. Elle se dépêche de cacher les boxers, tangas et le string SM avec
le collier clouté.

La sonnette de l’entrée retentit.

Son cœur accélère. De grands coups retentissent dans sa poitrine. Le


moment est venu. La joie d’Isabelle est immense. Elle tente de recouvrer
une respiration normale avant d’ouvrir.

C’est lui !

— Bonjour, Ethan !

— Salut ma belle !
Il s’approche pour déposer un baiser sur ses lèvres, mais Isabelle détourne
le visage. Ethan improvise en troquant pour deux bises.

— Ça me fait plaisir de te revoir. Tu m’as manquée, tu sais ? Sincèrement !


Et regarde-toi ! Tu as l’air en pleine forme ! Tu es magnifique !

— Merci, Ethan. Toi aussi, tu as l’air en forme. Tout bronzé un 30


novembre, c’est pas commun. Tu reviens d’où ?

— La Barbade. On s’est fait un week-end de trois jours avec les potes.

Les potes… Vacances…

Première ombre au tableau. Les mots réveillent les douloureux souvenirs du


jour où il l’a larguée. Après des vacances avec ses potes...

C’est du passé. On commet tous des erreurs, se raisonne Isabelle.

Ethan est beau. Il le sait. Il en joue régulièrement. Il fait partie de ses mecs à
qui la vie réussit : famille riche, charisme, malin… le gendre idéal. Quand
elle le contemple ainsi, élégamment vêtu, sourire aux lèvres, Isabelle n’a
qu’une envie : lui sauter dessus, faire l’amour comme des bêtes. Un truc
rough, sauvage. Il l’excite, rien qu’à le voir.

‘Tain, j’suis comme une junkie devant sa dose.

Isabelle a conscience du pouvoir qu’Ethan a sur elle. Elle l’accepte. Dans sa


vision de la vie, cela fait partie de l’amour. D’ailleurs, elle suppose que
c’est réciproque.

Si cela ne l’était pas, il ne m’aurait pas rappelée.

C’est évident. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Ethan s’approche
dangereusement d’elle, l’obligeant à reculer à chaque pas qu’il fait.

— Tu… tu veux un café ? Un thé ?

— Un thé, s’il te plaît. Et j’ai ramené le déjeuner comme prévu !


Il tend un sachet en papier marqué du logo d’un traiteur japonais du coin.
Pas le boui-boui d’Isabelle.

— Super ! J’adore ! s’enthousiasme-t-elle.

— Je sais. C’est pour ça que j’ai ramené des sushis.

Sauf que c’est les makis que j’adore… Les California.

Tant pis, l’intention reste plaisante. Isabelle ne lui fait pas la remarque sur
ses préférences. Elle n’a pas envie de gâcher ses retrouvailles pour des
peccadilles. Elle ramène thés et boissons, puis elle s’assoit de l’autre côté
de la table basse. Isabelle ne veut pas être trop proche d’Ethan. Son odeur,
sa peau… Combien de temps va-t-elle tenir ? En a-t-elle seulement envie ?
Rien n’est moins sûr. Quand il parle, elle songe à ses lèvres parcourant ses
seins, sa langue glissant sur sa peau…

Quand ce n’est pas sur mon clitoris !

Il fait chaud ! Ses pensées sont déplacées.

— Je peux ouvrir ? demande-t-elle.

— Ça caille dehors ! J’en viens.

Il n’a pas tort, mais Isabelle bout sous son top.

— Je reviens.

Elle se lève d’un bond et file dans la salle de bain se passer un peu d’eau
fraîche sur le visage. Ethan est si craquant.

J’vais pas tenir. J’ai envie de lui ! Putain, qu’est-ce que j’en ai envie !

Elle n’a même pas envie de manger, elle désire qu’il la prenne. Là, sur-le-
champ ! L’attraction entre eux est incroyable. Elle l’a toujours été. Ils
mangent, discutent et rient. Ethan se rapproche d’elle. Isabelle s’écarte. Ils
répètent ce manège plusieurs fois jusqu’à ce qu’Ethan craque.
— Tu me fuis ? l’interroge-t-il, déconcerté.

Isabelle est prise au dépourvu. Elle ne s’attendait pas à un tel désir. Elle
s’en doutait, mais elle supposait que la séparation l’aurait atténué, ou du
moins qu’elle lui en voudrait. Ce n’est pas le cas. En sa présence, elle
n’éprouve aucun ressentiment. Juste cette inépuisable attirance. Il lui faut
résister. Un minimum. Par fierté.

— Tu m’as quittée.

Ethan semble sincèrement contrit.

— C’était une erreur. Je la regrette tous les jours.

Comment te croire ?

Et en même temps, comment ne pas y croire ? Isabelle est prise d’un doute
qui ne peut trouver de réponse qu’en tentant l’aventure. Elle le sait.

— Tu t’es foutu de ma gueule lors de la rupture.

— Non…

Isabelle l’interrompt d’une onomatopée accompagnée d’un hochement de


tête désapprobateur.

— Ouais… OK. J’ai merdé. J’étais avec les potes, on rentrait de vacances.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis comporté comme un petit con.

La question suivante aurait dû être : « comment être sûre que tu ne


recommenceras pas ? », mais la réponse ne vaudrait rien. Seul le temps peut
garantir la véracité de ses dires, alors à quoi bon perdre ce bien précieux.
Isabelle n’a pas la tête à s’embrouiller avec lui. Au contraire, elle n’aspire
qu’à se laisser aller dans ses bras. Cet échange ne sert qu’à faire languir
Ethan. Ce qui manifestement fonctionne.

— Je conçois que tu m’en veuilles. C’est normal… J’espérais qu’en


acceptant mon invitation, tu aies envie de tourner cette page foireuse de
notre histoire.
Isabelle a envie de rire en voyant la mine abattue d’Ethan.

Soit c’est un excellent comédien, soit il est sincère.

Son cœur l’emporte aussitôt vers la seconde proposition.

— Et toi, Ethan ? De quoi as-tu envie ?

— Qu’on reprenne. Sérieusement.

Isabelle lève un sourcil désapprobateur.

— Sérieusement de mon côté, corrige Ethan.

Il lui lance son sourire ravageur. Il abandonne son air de chien battu pour
utiliser au mieux son charme. Celui d’un homme sûr de lui, confiant, assuré
et rassurant. Isabelle n’en peut plus. Pourtant, elle ne bouge pas. Ethan
s’approche d’elle. Il saisit délicatement le menton de la jeune femme qui ne
l’en empêche pas. Tout comme elle ne détourne pas ses lèvres quand celles
d’Ethan viennent effleurer les siennes. De timide, le baiser devient
langoureux. Le matelas qui servait de refuge à Isabelle pour fuir la
proximité d’Ethan retrouve sa fonction originelle. L’amant l’allonge sur le
dos, ses mains glissent sous le tissu pour caresser ses seins. Isabelle écarte
les jambes pour plaquer le bassin d’Ethan contre le sien. Les baisers
deviennent fougueux. Elle déboutonne la chemise puis le pantalon d’Ethan
avant que celui-ci n’entreprenne actes similaires. Dans des gestes brusques,
sauvages, ils abaissent pantalons et sous-vêtements. Sans prendre le temps
de les retirer vraiment. Ethan est aussi excité qu’elle. Son pénis humide
glisse dans la main d’Isabelle qui le flatte avec de suaves caresses. De
délicieux souvenirs remontent à la mémoire de la Latino. Pourtant, au
moment où Ethan s’apprête à la pénétrer, elle le repousse tendrement.

— Attends. Pas tout de suite.

— Ah ?

Ethan est surpris. L’excitation d’Isabelle est évidente. De plus, il n’a pas
l’habitude qu’on lui résiste. Surtout arrivé à ce stade. Mais la jeune femme
est troublée. Si son corps n’aspire qu’à l’assouvissement de son désir, son
esprit ne suit pas. Elle oblige Ethan à s’allonger près d’elle, malgré
l’étroitesse du matelas. Elle masturbe son ex avec de lents mouvements,
laissant ses doigts glisser sur le gland turgescent. Elle connaît par cœur ce
corps, comme elle sait le faire jouir. Ethan essaye de participer en la
caressant, mais Isabelle serre les cuisses.

— Non, dit-elle. Pas maintenant.

Quelque chose la bloque. Pourtant elle est heureuse. Franchement heureuse.


Depuis la veille, elle a attendu ce moment avec impatience. Et elle l’avait
espéré depuis des semaines…

Alors pourquoi ? s’interroge-t-elle.

L’explication ne vient pas. Sa libido qui explosait quelques instants plus tôt
retombe inexorablement. Elle s’efforce de branler Ethan avec une
conviction feinte. Ce dernier passe sa main dans les cheveux d’Isabelle et
exerce une légère pression vers son pubis. Un code universel qui signifie
« suce-moi ». Ce que la jeune femme est incapable de faire en cet instant.
Un mois plus tôt, elle se serait délectée de son sexe comme de sa semence.
Sa passion était sans réserve. Mais là, elle n’arrive même pas à imaginer le
prendre dans sa bouche. Elle se contente de poser la tête sur le magnifique
torse d’Ethan. Ce dernier a suffisamment de tact pour ne pas insister.
Malheureusement pour Isabelle, les choses empirent. En quelques secondes,
sa seule pensée devient : C’est pour bientôt ? L’excitation n’est plus. Pis, un
mélange toxique se produit dans son esprit. La branlette lui rappelle son
dernier travail, qui lui remémore la rencontre avec Justin… Des souvenirs
qui n’ont rien pour la sortir de ce tourbillon perturbant dans lequel elle
sombre. Elle s’arrête.

— T’es sérieuse ? s’exclame Ethan quand il réalise qu’elle ne va pas


reprendre, que cela n’a rien d’un jeu érotique.

Isabelle est honteuse. Elle imagine à quel point ce doit être frustrant. Elle
n’apprécierait pas qu’on la laisse en plan, qu’on l’abandonne ainsi. Mais
elle n’y parvient pas. Elle ne veut pas.
— Je… j’y arrive pas.

La jeune femme a l’impression de retrouver les pires jours de sa vie. Ethan,


trop excité pour comprendre, prend le relais. Il s’occupe lui-même de cette
puissante érection. Isabelle le regarde faire quelques instants. Puis, elle
ferme les yeux. Une vague de tristesse la submerge, mais elle s’interdit de
pleurer. Au prix d’un effort conséquent, aucune larme ne lui échappe. Des
soubresauts indiquent l’orgasme d’Ethan. L’odeur du sperme le confirme.
Quelques gouttes ont atteint son top. Elle perçoit l’humidité contre sa peau.
Elle se redresse aussitôt.

— Je te ramène de quoi t’essuyer.

Ethan est étonné. D’habitude Isabelle est joueuse. Elle aime le taquiner
quand son pénis est trop sensible. Et surtout, elle apprécie qu’on la câline
avant de procéder au nettoyage. Il comprend que quelque chose ne va pas,
mais avant tout, il tient à mettre les points sur les i.

— C’est pas cool ce que t’as fait, déclare-t-il.

Isabelle frotte son haut puis revient avec de l’essuie-tout.

— Oui, je sais. J’suis désolée. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

Bien qu’il n’en dise rien, Isabelle perçoit la colère d’Ethan. Il ne comprend
pas et, à vrai dire, Isabelle non plus. Ça lui est déjà arrivé de coucher avec
un ex, il n’y a jamais eu de problème. Du moins pas physique, pas sexuel.
Mentalement, c’est une autre histoire. Ethan se montre affectueux malgré
tout. Pourtant l’ambiance est ruinée. Une atmosphère gênée pèse entre les
deux amants. Isabelle craint que ses vieux démons viennent annihiler ses
espoirs de romance. Ethan se montre patient, mais il part tôt, prétextant un
quelconque rendez-vous.

— On se revoit demain si tu veux ?

Isabelle est heureuse qu’il lui propose un autre rendez-vous. Cela la


conforte dans le sérieux du retour d’Ethan.
— Avec plaisir, lui répond-elle, tout sourire.

Ethan dépose un baiser tendre sur les lèvres de la jeune femme avant de
s’éclipser. Isabelle est perturbée par la tournure inattendue de son rencard.
Elle éprouve le besoin d’en parler avec Otis.

Non. Avec Matthew.

Ce sera plus tard. Pour le moment, elle profite d’être seule pour sortir son
matériel informatique qu’elle installe sur la table basse du salon. Elle
s’inscrit sur un site connu pour ses camgirls. Tout lui semble si simple.
Comme pour le retour à la maison. Isabelle lit bien les clauses du contrat.
Elle murmure les passages importants.

— Revenus qui augmentent avec la réputation et la demande… logique.


Possibilité de zapper un client relou. Parfait…

Elle ne décèle aucun piège, ne voit aucun inconvénient. Sa méfiance n’a pas
lieu d’être, alors elle finalise son adhésion. Elle tourne sa webcam vers le
sofa, puis elle se lance dans des retouches décoratives. Le but : rendre le
cadre glamour, mais aussi faire des photos aguicheuses pour son profil.
C’est amusant. C’est comme s’apprêter pour séduire un homme. Elle
dispose des draps dans un jeté stylisé. Elle enfile ses différentes tenues,
notamment les plus exotiques qu’elle a achetées le matin même. Elle réalise
cliché sur cliché jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite des résultats obtenus. Elle
sélectionne les plus beaux, les retouche avec un site qui demande peu de
connaissances informatiques, puis elle les met en ligne. Elle ressent de
l’excitation. Celle d’une jeune entrepreneuse sur le point de lancer son
affaire. En tant que débutante son tarif à la minute est minimal. De plus, le
site perçoit un pourcentage non négligeable. Mais si elle parvient à sortir du
lot des anonymes, les revenus à la minute augmentent et la part ponctionnée
diminue.

Plus qu’à m’y mettre !

Elle enfile une tenue sexy, mais classique. Elle décide de jouer cette carte
qui lui ressemble le plus, une apparence avec laquelle elle est à l’aise. Tout
est prêt, il ne manque plus que les clients. Isabelle scrute son écran avec une
impatience teintée de fébrilité. Elle est convaincue que la demande pour ce
genre de prestation est forte.

Le sexe est une forme de pouvoir.

C’est une évidence. Avec l’argent, il régit le monde depuis la nuit des
temps. Isabelle sourit, elle est confiante. À raison, son premier client se
signale déjà…

Dans son salon, devant sa webcam, il est aisé pour Isabelle de se lâcher. Le
maquillage, ainsi que le masque raffiné qu’elle a choisi, dissimule son
identité. Elle n’a pas de contact et elle peut même imaginer qu’elle fait un
strip-tease pour son mec. Comparé aux massages de madame Lopez, c’est
un jeu facile. La part d’exhibition ne la gêne pas plus que ça. Après tout, il
y a un écran et des kilomètres numériques qui la séparent du petit coquin,
sûrement en train de se toucher en la matant. Isabelle lâche la tigresse en
elle. Avec souplesse, avec langueur, elle s’adonne à un spectacle
provocateur. Comme elle l’a déjà fait maintes fois avec les hommes qu’elle
a aimés.

Après un bon quart d’heure, le client est visiblement satisfait. Isabelle


enchaîne alors ses prestations pendant des heures. Parfois elle doit attendre,
parfois non. Elle en profite pour s’octroyer des pauses, changer de tenue,
satisfaire ses besoins naturels et boire de l’eau. Elle travaille avec
professionnalisme. Son but : plaire.

Mieux, faire jouir !

Il fait nuit depuis plusieurs heures quand elle décide de stopper. Elle range
son matériel, prend une douche et se prépare à sortir après avoir lambiné sur
son matelas. La soirée ne fait que débuter et Isabelle doit voir un certain
clochard. Sur le trajet, Otis l’appelle.

— Alors ma belle ? Ces retrouvailles, j’ai attendu de tes news toute la


journée !

— J’ai commencé mon nouveau… taf.


— Oh ? Alors ?

— Ça, c’est bien passé. Des débuts prometteurs.

En fait, elle n’en sait rien. Mais le dire conforte ses espoirs.

— Super ! Et Ethan ?

— Il a été courtois et correct. Il s’est même excusé.

— C’est la moindre des choses quand on a merdé comme il l’a fait ! Vous
avez baisé ?

Isabelle aurait ri en temps normal, mais la question la renvoie à son échec.


Or elle ne souhaite pas en discuter avec Otis pour le moment.

— Je l’ai laissé sur la béquille. Il ne l’a pas volé.

Du coup, c’est Otis qui s’esclaffe.

— Tant pis pour son ego. Ça lui fera les pieds ! Rien de pire que la
frustration !

À qui le dis-tu…

Isabelle s’étend plus longuement sur ses premières heures en tant que
camgirl. Otis est toujours aussi fasciné par le courage dont fait preuve son
amie, de sa capacité à sortir du rang.

— Je n’aurai jamais osé, lui confie-t-il.

— T’as fait bien pire dans tes soirées gays, plaisante Isabelle.

— C’est vrai, reconnaît Otis, amusé.

— Sur ce, je vais te laisser. Mes sans-abri m’attendent. Enfin mon sans-abri
m’attend, corrige aussitôt Isabelle, en prévision d’une vanne méritée.
— Oh ! Et de quoi allez-vous vous entretenir, chère traîtresse qui se confie à
un autre ?

— De ses problèmes.

— Menteuse !

Isabelle rougit. Otis lit en elle comme dans un livre ouvert.

— Je vais profiter de sa sagesse pour philosopher.

— Mais bien sûr…

— Je t’assure. Ce n’est pas un gros pervers dans ton genre qui peut
m’apporter certaines réponses !

— Tu ne m’as même pas posé les questions.

— En effet, car je te connais !

— Bien vu… je suis toujours ton confident ? demande-t-il subitement


sérieux.

— Bien sûr ! Que vas-tu t’imaginer ?

— Rien de spécial…

Isabelle sait qu’Otis doit retrouver confiance en elle après qu’elle ait dérogé
aux règles de leur amitié. Elle compte sur le temps pour effacer ses
manquements. Les raisons étaient valables. Otis lui pardonnera vite.
Matthew est en vue. Bien plus en forme que la veille. Isabelle en éprouve
un immense soulagement.

— Salut, demoiselle pleine de sollicitude, lance-t-il à la Latino tandis


qu’elle approche.

— Salut le taquin grogneur, lui répond-elle.


— Tu es pleine d’entrain aujourd’hui, constate le clochard. La journée a dû
être excellente ? À moins que ce ne soit la soirée à venir ?

— Ah ? fait Isabelle prise au dépourvu. La journée a été bonne, mais de là à


dire excellente, je ne m’y risquerai pas.

— En quoi fût-elle bonne ? s’enquit immédiatement Matthew.

— J’ai commencé mon nouveau boulot.

— En effet, c’est une grande nouvelle. En quoi consiste-t-il ?

Bien qu’Isabelle soit à l’aise pour aborder le sujet avec Matthew, elle ne
peut s’empêcher de rougir. Ses origines chrétiennes malmènent sa
conscience.

Le sexe, ce vil péché…

Elle passe outre. De toute façon, Matthew se fout complètement des


croyances.

— J’exploite un dérivé de mon ancien job.

— Ah ! L’industrie du sexe !

— Chut ! Pas la peine de brailler si fort !

— Qui écoute un clochard dans New York ?

— Moi déjà. Et quelques autres comme moi.

— OK. Alors, raconte, que fais-tu ?

— Je fais des strip-teases en ligne.

— Je vois… Une camgirl.

— Exactement.
— C’est un bon choix, estime Matthew. Entre la Covid-19 et les dangereux
pervers, tu ne pouvais trouver d’option plus judicieuse… Ça paye ?

— Doucement pour le moment, mais j’ai bon espoir d’améliorer mon


rendement. De toute façon, si je reste au niveau du jour, ça rapporte autant
que mon boulot de coiffeuse.

— Tout en étant à l’abri.

— Oui… Et… j’éprouve une sensation de puissance en faisant cela. Je


pensais que c’était une revanche sur les hommes, mais non. Gagner du fric
en étant indépendante, en exploitant la bassesse des mâles, ça me donne de
la force.

Matthew rit à gorge déployée. Isabelle est obligée d’attendre qu’il se calme.
Elle est honteuse. Elle s’est trop lâchée contre la gent masculine. Après
quelques minutes d’hilarité, Matthew essuie les larmes de ses yeux.

— T’as bien raison, va ! Le sexe est la forme la plus élémentaire de


pouvoir. Bien avant l’argent. Prends-leur autant que tu peux !

Isabelle n’avait pas besoin de sa bénédiction. Elle ne doutait pas non plus
de l’avoir, mais elle est bien contente que deux personnes la soutiennent
dans sa vie. Elle n’oublie pas Otis. Cependant, elle avait suffisamment
confiance en elle après cette première journée pour ne pas en parler avec
Matthew. Ce n’est pas ce sujet qui importait.

— Et toi, Matthew ? Comment te sens-tu ?

La gaieté du sans-abri s’efface aussitôt.

— Ça va. C’est surtout les jours de chimio que j’en chie. Au moins, je ne
perds pas trop de cheveux. Pour l’instant, en tout cas…

— Je suis là si tu as besoin. Maintenant et tout le temps qu’il faudra. Tu


peux venir à la maison tant que tu veux, lui rappelle-t-elle. Elle est sécurisée
désormais.
Isabelle n’en doute plus depuis sa rencontre avec Emilio. Elle a juste besoin
d’un peu plus de temps pour oublier la crainte née de l’effraction.

— C’est gentil. J’essayerai de m’en souvenir.

Matthew devient songeur. Isabelle souhaite s’entretenir de l’autre raison qui


l’a amenée ici. Elle hésite pendant un moment. Un silence paisible s’installe
entre eux. Isabelle s’apprête à partir, puis elle se rappelle de la chance
qu’elle a d’avoir trouvé ce grand-frère improvisé.

— J’ai revu mon ex aujourd’hui.

— Génial, répond Matthew d’un ton froid.

Isabelle n’y prête pas attention. Le thème est trop délicat pour elle, trop
important aussi.

— Ça ne s’est pas passé comme je l’espérais.

— Vous n’avez pas baisé ? lance sèchement Matthew.

— Si. Mais ce n’était pas génial… C’est le moins qu’on puisse dire.

— En quoi ça me concerne ? s’emporte le clochard.

— J’espérais avoir ton avis. Pourquoi tu t’énerves ?

Pourquoi je m’énerve ? Mais elle est conne cette dinde ! pense Matthew,
aussi exaspéré que déçu.

— Je m’en fous de tes histoires de cul, Isabelle.

— C’est une histoire de cœur, pas de cul ! T’es vraiment con parfois,
Matthew ! Je suis toujours là à t’aider, je ne demande jamais rien et la seule
fois où je tente de prendre conseil auprès de toi, tu es désagréable au
possible !

— Je ne t’ai jamais demandé de m’aider, répond-il, glacial. La souffrance


d’autrui est un songe. Essaye de t’en souvenir à l’avenir !
Isabelle met quelques secondes à saisir les propos du clochard. Quelques
secondes qui laissent la fureur de ce dernier s’amplifier.

— Tire-toi !

— Pardon ?

— Casse-toi, maintenant ! J’en ai marre ! Pars !

Isabelle est meurtrie par le comportement inacceptable du vagabond. Quant


à Matthew, il vit la partie de jambes en l’air d’Isabelle avec son ex comme
une trahison. Une déception qu’il redoutait, qu’il voyait venir et qui s’ajoute
aux difficultés de sa vie. La fatigue du traitement la veille pèse sur son
corps, mais aussi sur son psychisme. Il a besoin qu’Isabelle s’en aille. Il a
besoin de s’enfermer dans ce vide qu’il ne trouve que seul, à l’extérieur. Il
n’aurait pas dû réagir aussi violemment. Il le sait. La maladie, les soins, ses
troubles post-traumatiques créent une mauvaise alchimie. Ils détruisent sa
patience, son courage et sa raison, déjà mis à rude épreuve par sa
séparation.

C’est trop pour un seul homme, se dit-il.

Isabelle se lève tandis qu’il refoule difficilement ses larmes. Ses mains
tremblent, il les plaque sur ses cuisses. Elle ne doit pas voir qu’elle lui fait
du mal. Il utilise la colère pour masquer sa détresse. La jeune femme
s’éloigne, l’air abattu. La voir ainsi l’attriste plus profondément. Il ne
souhaite que son bonheur.

Mais elle a choisi un autre, se rappelle-t-il aussitôt.

Matthew soupire. Il doit l’oublier au plus vite.


15. Incompréhensions

Sur le retour, Isabelle est accablée. Cette journée qui s’annonçait géniale
tourne au fiasco. Rien n’est fichu avec Ethan, mais la réaction qu’elle a eue
lors du rapport sexuel l’inquiète. En revanche, l’attitude de Matthew la
dépite. Trop violente. Elle ne lui trouve aucune excuse. Plutôt que de se
murer comme elle l’a fait lors de sa déchéance, elle appelle Otis.

— Déjà ? s’étonne ce dernier.

— Ouais. Ça a tourné court.

— Vous vous êtes embrouillés ?

— Si l’on veut. Il était calme, puis est devenu particulièrement véhément. Il


est assez lunatique, mais ce soir c’est le pompon ! Bref, parlons d’autre
chose…

— Comme tu veux ? Je peux passer si ça te fait plaisir.

— Je pensais bosser, mais c’est sûrement préférable que je me détende


avant. Et puis…

Isabelle se tait.

— Oui ? s’enquit Otis pour l’inciter à poursuivre.

— Tu pourrais peut-être m’aider à améliorer… heu… des trucs.

— En étant moins vague, ça donne quoi ?


— Mes poses, l’attitude face à la webcam.

Otis rit, mettant Isabelle mal à l’aise.

— Pas cool de te moquer.

— Je ne me moque pas. C’est juste que je ne m’attendais pas à une telle


demande. Mais ça marche, on va faire ça. Je vais être coach en séduction.

— En strip-tease, rectifie Isabelle.

— Encore mieux ! Je pourrais appliquer nos innovations à la maison. Tyler


va être ravi !

C’est au tour d’Isabelle de rire. Otis est décidément un ami précieux. Et


fantasque !

Il la retrouve dans son appartement vingt minutes plus tard. Isabelle a le


teint froissé, elle somnolait la tête enfouie dans les coussins du vieux sofa.

— Heureusement que c’est une répétition, la taquine Otis. Sinon il faudrait


un sérieux ravalement.

— Ben même, la répétition, j’sais pas si je vais y arriver.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Prendre des poses suggestives devant toi… me déshabiller… tout ça


quoi !

— Mets un legging et un top moulant. Je vois pas le problème perso.

— Imagine que je te regarde, agenouillé devant un Glory Hole d’un de tes


clubs fétiches.

Otis s’esclaffe.

— C’est de l’histoire ancienne ! se défend-il.


— Imagine quand même.

— OK. T’as gagné ! C’est gênant. Tu simules le strip-tease.

Otis cherche un objet dans la pièce.

— Ta psyché ?

— Cassée par les hommes de Lopez.

— Achètes-en une autre et mets-la derrière ton ordinateur portable quand tu


travailles. Tu pourras voir le rendu de tes postures.

— Bonne idée ! Merci !

Dans une ambiance enjouée, loin des tracas, ils étudient les attitudes
qu’Isabelle doit adopter, améliorent ses mimiques et soignent les
mouvements pour les rendre irrésistibles. Après deux heures de labeur. Ils
s’octroient un peu de répit.

— Pffiou ! soupire Otis. Je comprends pourquoi ton ex rapplique la queue


entre les jambes. Je suis à deux doigts de bander… et je suis gay !

Les deux amis rigolent.

— Je te connais suffisamment pour ne pas t’imaginer comme une sainte


nitouche, loin de là. Mais, en fait, t’es chaude comme la braise ! J’vais
envoyer Tyler prendre des cours avec toi !

— Vous baisez déjà comme des cochons !

— Justement ! On baisera encore plus ! Dans le cochon tout est bon !

— Dans la cochonne aussi, ajoute Isabelle qui connaît la réplique par cœur.

Otis rit. Son humeur joviale est incroyablement relaxante. Son bonheur,
communicatif. Isabelle se sent bien. Un peu fatiguée, mais bien. Affamée
aussi. Ils dînent ensemble sur le compte d’Otis, discutent de tout et de rien,
en évitant soigneusement les sujets délicats. Otis rentre chez lui tardivement
dans la soirée. Isabelle n’a plus le courage de travailler, bien que l’horaire
soit propice à son activité. Elle se promet d’être plus raisonnable les jours
suivants. Elle a quelqu’un à protéger dorénavant : Matthew. Les soins sont
terriblement chers, elle y a vaguement pensé depuis la veille, mais
désormais c’est très clair. Elle doit aider cet homme qui compte pour elle.
Elle tient à lui. Aussi blessée soit-elle par sa réaction.

Ethan arrive de bonne heure le lendemain. Isabelle est surprise. Elle a tout
juste eu le temps d’acheter la fameuse psyché de remplacement. Elle ne
s’attendait pas à le voir si tôt et montre de l’étonnement au lieu d’afficher
de la satisfaction.

— J’espérais te faire plaisir, se plaint le jeune homme, déçu. Cache ta joie.

— Ne te méprends pas, mon cher, lui répond Isabelle en déposant un baiser


sur ses lèvres.

Après l’avoir amadoué, elle range discrètement les quelques accessoires qui
traînaient depuis les essais de la veille avec Otis. Ethan a apporté un brunch
qu’il dépose dans la cuisine. À peine revient-il qu’il l’enlace tendrement.

— Tu m’as manqué, souffle-t-il à l’oreille d’Isabelle.

Puis il l’embrasse délicatement dans le cou.

— Toi aussi, répond-elle sans pouvoir réprimer quelques gémissements.

— J’ai envie de toi, lui murmure-t-il.

La main d’Ethan glisse sous le jean d’Isabelle pour saisir ses fesses. De
délicieux frissons la parcourent. Pourtant, elle ne lui répond pas. Les
préliminaires sont exquis, mais le doute subsiste dans son esprit quant à la
suite des évènements. La bouche d’Ethan est succulente. Leurs langues
s’enroulent, se déroulent et se caressent avec de subtils à-coups. Si Isabelle
laisse Ethan s’insinuer dans sa culotte, elle se montre peu entreprenante.
Elle craint qu’il ne le remarque, mais, si c’est le cas, ce dernier n’en dit rien.
Au contraire, il se montre d’une incroyable patience. Aussi loin qu’Isabelle
se souvienne, il n’a jamais été aussi doux. Même lors de leurs premiers
ébats. Il fait montre d’une volonté à la séduire particulièrement touchante.
Isabelle se laisse aller dans ses bras musclés par de nombreuses heures de
sport. Tant que leurs bouches se fondent, le plaisir est là. Mais Ethan décide
de descendre. Il retire le haut d’Isabelle de sa main libre, puis il entreprend
de l’embrasser sur le haut de la poitrine, mordille son soutien-gorge à
l’emplacement des tétons et survole le ventre pâle du bout de sa langue.
Isabelle frisonne. Quand il déboutonne le jean de la jeune femme, celle-ci le
repousse légèrement. Elle lui redresse la tête et l’embrasse avec cette façon
suave qu’il n’a jamais retrouvée ailleurs. Les doigts froids d’Isabelle
glissent derrière son boxer. Il frémit. Depuis la veille, il n’a pensé qu’à ça.
Son sexe est dur comme le roc. La rosée du désir en inonde l’extrémité.
Isabelle joue avec, faisant glisser son index sur le gland humide. Ethan se
délecte de l’expertise de sa partenaire. Le plaisir ne dure que quelques
secondes. Il perçoit la réticence dans les gestes d’Isabelle. Cette dernière a
écarté son bassin l’obligeant à retirer la main qui caressait son intimité. Et
enfin, ce sont les doigts de son amante qui s’éloignent de son pénis. Celle-ci
effleure ses abdos dessinés, comme elle l’a fait la veille quand elle s’est
bloquée. Ethan est terriblement contrarié. Il ne comprend pas ce qui se
passe et, surtout, il n’a jamais vécu de tels rejets. Il estime d’ailleurs s’être
montré suffisamment patient pour ne pas mériter un tel sort. La frustration
l’aveugle, mais il contient sa colère. Il a toujours été impulsif. Il n’est pas
assez stupide pour ne pas savoir se maîtriser. Sa déception n’en est pas
moins forte.

Pour Isabelle, c’est l’incompréhension totale. Elle redoutait que cet incident
se reproduise. Elle a essayé de lutter contre son instinct. Mais quelque
chose clochait. Tandis qu’elle branlait Ethan, elle a réfléchi. Il lui est apparu
évident qu’elle n’associait pas le malaise à son ancien boulot. C’était autre
chose. Manifestement, c’était en lien avec Ethan uniquement. Lorsqu’elle
tenait son membre, érigé par le désir, et qu’elle sentait sa propre excitation
retomber, elle s’est efforcée de penser à un autre homme. Pour tester. Elle a
d’abord songé à Otis qu’elle a aussitôt écarté. La situation était encore plus
embarrassante. Matthew a suivi. Elle a fait abstraction du côté fraternel de
leur relation, imaginant le clochard uniquement comme un amant. À ce
moment-là, elle a retrouvé sa libido. Quelques secondes seulement, avant
que Matthew ne reprenne sa place de grand frère bienveillant. Quand il
n’est pas grincheux ! La conclusion fut un coup rude. Elle a un problème
avec Ethan. Problème qu’elle peut facilement expliquer après la rupture
dégueulasse qu’il lui a imposé. Mais elle l’aime. Il a longtemps hanté ses
pensées, et quand il y était moins présent, c’était uniquement à cause de ses
soucis, de son étrange travail.

— Je suis navrée, s’excuse-t-elle. Je bloque.

— J’ai remarqué, réplique Ethan en contenant la frustration dans sa voix. À


quoi est-ce dû ?

Isabelle est étonnée qu’il pose la question.

— À toi, je suppose. Tu m’as larguée comme une merde, lui rappelle-t-elle


calmement, mais avec des mots qui claquent.

— Je me suis excusé, rappelle-t-il à son tour.

Comme si cela suffisait !

— Il va me falloir un peu de temps, je le crains.

— OK. Tout le temps qu’il te faudra, ma chérie.

— Ma chérie ? remarque-t-elle.

— Y’a un début à tout, réplique Ethan.

C’est la première fois qu’il utilise ce terme pour la désigner. Isabelle est
éberluée, désappointée aussi, qu’il ait fallu une rupture pour obtenir des
mots si évidents entre amants. Son ressentiment à l’égard d’Ethan
s’accentue.

— Tu peux me sucer pour me finir, s’il te plaît ?

Ethan choisit son timbre le plus doucereux. Ça ne prend pas, Isabelle est
incapable de lui faire une fellation. Avant elle s’y adonnait avec plaisir, en
toutes circonstances. C’était avant. La jeune femme n’arrive décidemment
pas à imaginer la queue d’Ethan dans sa bouche.

Hors de question !

— Non.

Ethan est particulièrement contrarié. Il a du mal à se contenir, mais


s’efforce de rester respectueux. Pourtant Isabelle commence à le gonfler
sérieusement. Ils s’éclataient bien avant qu’il ne la quitte. Notamment pour
ce qu’il s’agissait de s’envoyer en l’air.

— Ce n’est pas grave. Je l’ai sûrement mérité, déclare-t-il.

S’il comprend qu’Isabelle puisse lui en vouloir à cause de la séparation, les


raisons qui bloquent la jeune femme le dépassent. Elle paraît aussi
enthousiaste que lui à l’idée de forniquer et elle s’arrête subitement.

— Je suis désolée. Je sais que c’est désagréable d’être laissé en plan. Ça ne


me plairait pas plus qu’à toi si on me faisait le coup… Mais je n’y arrive
pas.

Isabelle est convaincante, car sincère. La latino a déjà renoué avec des ex et
elle sait faire la différence entre une bonne baise d’anciens amants et l’envie
de reprendre sérieusement une relation. Concernant Ethan, ses sentiments
sont réels. Preuve en est, la déception qu’elle éprouve. Déception d’autant
plus forte qu’Ethan fait, une fois de plus, preuve d’une patience qui ne lui
ressemble pas.

Je suis peut-être naïve, mais pas dupe. Il ne restera pas éternellement


conciliant.

Ce n’est pas dans le tempérament d’Ethan. Il faut qu’elle résolve cette


complication rapidement. Ils passent un début d’après-midi étrange, à se
tourner autour sans vraiment arriver à se trouver. Les rouages de leur
complicité sont grippés. Isabelle est gênée par la situation qu’elle crée et
Ethan ne sait pas comment l’aider. Il repart en milieu d’après-midi. Malgré
ses sourires et la gentillesse qu’il manifeste, il laisse derrière lui un goût
d’inachevé. Isabelle n’a aucune idée concernant la source du problème.
Plutôt que de le ruminer, elle décide de ne pas perdre de temps et de se
mettre au travail. Elle verrouille son appartement, allume son ordinateur et
prépare sa tenue du jour. Un brushing rétro type pin up des années 50. Un
rouge à lèvres écarlate qui met en valeur sa chevelure et son teint. Elle se
crée un style pour sortir du lot. Un style qui lui correspond. Elle choisit des
sous-vêtements en dentelles noires auxquels elle ajoute une nuisette semi-
transparente. Face au miroir, elle arrange le rendu. Ses courbes sont mises
en valeur. Les seins pigeonnent sans vulgarité. Aguicheurs.

Parfait !

Pour cette deuxième journée, Isabelle veut marquer les esprits. Elle fait de
nouvelles photos, les met en ligne, puis elle attend son premier client. Son
bas tarif pallie son absence de notoriété dans le milieu. À peine commence-
t-elle à discuter, qu’une deuxième personne rejoint la chambre virtuelle.
Isabelle commence son show. Elle attise leur désir en simulant des
mimiques excitantes. Elle joue avec ses lèvres, adopte des moues
suggestives, fait glisser sa nuisette pour révéler des parcelles de peau.
Isabelle est plus méthodique que la veille. Elle provoque ses clients comme
elle le ferait si c’était Ethan derrière l’écran. Au moment où elle pense à lui,
elle craint de se bloquer à nouveau, mais il n’en est rien. L’écran est une
muraille qui la protège de ses propres démons. La formule fonctionne. Les
hommes qui se connectent à son profil manifestent leur satisfaction. Ça leur
plaît. Ils le font savoir par des messages pas toujours raffinés. Ils jouissent
et le font aussi savoir. Isabelle s’amuse avec eux. C’est facile. Presque
agréable, à défaut d’être orgastique pour elle. Afin d’oublier ses échecs
avec Ethan, Isabelle se noie dans le travail jusque tard dans la soirée.
Malgré une demande plus forte à cette heure, elle s’octroie une pause.
Comme la veille. Pas sérieux. Il n’y a pas qu’Ethan qui la perturbe.
Matthew aussi. Elle ne souhaitait pas le voir ce soir après la façon dont il l’a
traitée la veille, mais la rancune n’est pas une caractéristique d’Isabelle.
Elle enfile une tenue plus adéquate, grignote un petit sandwich qu’elle
prépare en vitesse, puis elle part trouver le vagabond. Une certaine
appréhension la tenaille. Comment va-t-elle l’aborder après les mots de la
veille. En marchant dans la nuit froide, ses pensées s’apaisent. Cet
intermède lui fait du bien. L’air revigorant des derniers jours d’automne,
comme la perspective de voir Matthew, contribuent à sa détente. Isabelle ne
l’aperçoit pas sur son trottoir habituel. Elle explore alors les environs,
notamment le recoin où ils s’étaient tous deux cachés pour dormir. La peur
des hommes de madame Lopez n’étant plus, la jeune femme trouve un
aspect romantique à cette nuit passée sous les étoiles. Ou plutôt les
lampadaires.

Romantique ? Dormir sur des cartons près des poubelles ?

Si l’adjectif est étonnant dans ce contexte, il n’en reste pas moins à propos.
Isabelle a apprécié ces moments passés auprès de Matthew. Alors quand
elle ne voit pas le clochard dans cette cache, le tourment la gagne. Elle
oblique brusquement en direction du pont sous la 495, là où elle l’avait
trouvé le soir de Thanksgiving. Doux souvenir malgré les circonstances.
Malheureusement, Matthew n’y est pas. Isabelle est particulièrement déçue.
L’inquiétude grandit. Elle ne connaît rien de son état ni de l’avancée de la
maladie.

Il semblait en forme. Il ne peut pas être mort, songe-t-elle pour se rassurer.

Mais entre la Covid et les affres de la vie quotidienne, Isabelle n’a plus
beaucoup de certitude. L’époque est exceptionnelle. C’est dépitée qu’elle
rentre chez elle. À vrai dire, c’est aussi pour l’aider qu’elle fait tout ça. Pas
uniquement pour elle. Elle tente de se raisonner. Elle le rencontrera demain.

Le jour suivant, Ethan bosse. Ce répit dans leurs retrouvailles chaotiques


permet à Isabelle de travailler encore plus. Son look vintage lui plaît. Elle
en fait sa marque de fabrique. La clientèle est présente, mais la demande
n’est pas suffisante pour qu’elle monte en grade dans la hiérarchie du site.
Isabelle sait qu’elle va devoir faire preuve d’acharnement pour se faire une
place. Les premiers signes sont encourageants. Elle met ses doutes de côté
et commence ses exhibitions. Ce n’est pas la vie dont elle avait rêvé, mais
elle est autonome.

Et ça n’a pas de prix !


Elle espère parvenir à se lâcher avec Ethan. Ce n’est rien. Mais deux fois de
suite… La disparition de Matthew obscurcit un peu plus ses pensées. C’est
son professionnalisme qui sauve la journée d’Isabelle. Elle met un point
d’honneur à satisfaire, au sens propre comme au figuré, les clients qui
viennent voir sa page. Ses mains glissent sur son corps pour remplacer
celles des hommes qui rêvent de la toucher derrière leur écran. C’est
grisant. Matthew avait raison : le sexe lui donne du pouvoir. Serait-ce le
même pouvoir qui ramène Ethan vers elle ? L’incertitude expliquerait ses
réticences. Et Matthew avait prédit son retour… Quand vient l’heure de
retrouver ce dernier, l’appréhension se mêle à l’enthousiasme.

S’il n’est pas là ? S’il m’évite ?

Pour la première fois, Isabelle s’autorise cette éventualité. Loin de la ravir,


elle accepte qu’il y ait pu avoir un quiproquo. Mais pour dissiper ce
malentendu, elle a besoin de parler à Matthew. Qui demeure introuvable. Le
clochard a déserté les lieux. Isabelle est désemparée. Sous le pont de
l’express, un autre sans-abri fume, assis contre un des piliers. La jeune
femme tente sa chance.

— Excusez-moi, monsieur ? Auriez-vous aperçu un homme qui… traîne ici


assez souvent. Brun à tendance poivre et sel. Il avait une barbe, mais il l’a
rasé récemment.

L’homme l’écoute d’une oreille distraite. Il ne la regarde même pas. Isabelle


se sent ridicule. Elle tourne les talons et s’éloigne.

— Le gars qui cause jamais ? entend-elle dans son dos.

Ça lui ressemble !

— Oui, c’est ça ! s’exclame-t-elle en revenant sur ses pas.

— L’est pas là souvent votre type. Pas vu c’te jour, j’suis sûr.

— Me voilà bien avancée, bougonne Isabelle avant de remercier le


vagabond.
— Z’auriez pas une clope ?

Elle lui répond par la négative. En échange, elle laisse une piécette. Ce n’est
pas grand-chose, mais après ses récents investissements chaque dollar
compte. Elle marche en ruminant ses doutes. Les lumières de Noël brillent
autour d’elle. La ville est belle ainsi parée de ses décorations. Déserte, mais
belle. La Covid l’a transformée et la pandémie ne semble pas prête de
s’arrêter. Isabelle stoppe brusquement.

Et si… et s’il avait attrapé ce fichu virus ?

Un frisson lui remonte l’échine. Affaibli par sa chimio, il serait d’autant


plus vulnérable à des complications. Elle appelle alors les hôpitaux. Elle
obtient peu d’informations. Isabelle n’est pas douée pour mentir. Elle n’est
pas de la famille de Matthew… Quelques essais infructueux l’obligent à se
raisonner.

Il n’avait aucun symptôme. Il ne peut pas être hospitalisé.

Cette inquiétude n’a pas lieu d’être. Alors la conclusion tombe comme un
couperet : il l’évite. Ou pire, il est parti. Cette dernière hypothèse attriste
profondément Isabelle qui ne peut l’envisager. Elle se presse de rentrer et,
agenouillée parmi les accessoires jonchant son salon transformé en studio
vidéo, elle prie. Les yeux tournés vers le ciel, elle implore ce dieu qu’aucun
n’a jamais vu de veiller sur Matthew, de le mettre à nouveau sur sa route.
Elle se le répète : Dieu est bon, il pardonne les péchés. Il lui pardonne son
travail. Elle n’en doute presque pas. Presque pas…

— Amen.

La nécessité la pousse à se reconnecter juste après. Cet enchainement


inconvenant la gêne le temps qu’un abonné s’invite dans son salon privé.
Une fois le strip-tease commencé, elle n’y pense plus. Vers trois heures du
matin, au chaud sous sa couette, elle répond au message qu’Otis a envoyé
plus tôt.

Alors notre mise en scène ? l’avait questionnée son ami.


Ça marche mieux que ma première journée. J’affine avec le miroir
comme tu m’as dit.
Trente secondes plus tard, le téléphone d’Isabelle vibre sur son matelas
difforme. Elle ne précise pas qu’entre la glace et sa version miniature sur
l’écran, ça lui fait vraiment bizarre de se voir nue. Nue et dans des postures
pour le moins gênantes.

Top ! Toi, ça va ? s’enquit-il.


Moyen.
L’appareil sonne immédiatement.

— Tu ne dors jamais ? demande Isabelle.

— On venait de… finir, quand tu m’as envoyé ton SMS.

— Finir ? Finir quoi ? l’interroge-t-elle avant de se reprendre. Oh ! Non ! Je


ne veux pas savoir !

Otis ricane.

— Alors ? Pourquoi ça va moyen ?

Isabelle aurait préféré en parler à Matthew, mais ne le trouvant pas, elle se


confie à Otis sur ses ébats foireux avec Ethan.

— Merde ! fait Otis. C’est pas cool quand ça coince au pieu. Tu crains qu’il
ait niqué sans capote ?

— Non… Je n’y avais même pas pensé !

— Tu lui en veux encore ?

— Oui, mais pas au point de dédaigner une bonne levrette…

La réponse amuse Otis.

— Je te comprends ! Alors ça coince où ?


— Je n’en ai aucune idée ! s’exclame Isabelle. Je suis excitée et plus on
avance dans les préliminaires, plus je bloque ! Je n’y comprends rien.

— C’est dans la tête, conclut Otis.

— Non, sans blague…

— J’me suis mal exprimé. Ce ne serait pas lié au traumatisme lors de ton
dernier massage ?

— Justin ?

Prononcer le nom l’écœure.

— Ouais.

— J’y ai pensé, mais quel rapport ? Je n’ai pas peur d’Ethan. Je n’ai pas
peur du sexe…

— Parfois le subconscient nous joue des tours… Faudrait un psy pour


dénouer ça.

— Je n’ai pas les moyens actuellement. Ni le temps…

Otis marque une pause. Il réfléchit.

— Tu l’aimes toujours ?

— Oui ! J’étais très heureuse de le revoir. Plus heureuse que rancunière.

— Je vois… mais c’est ton caractère ça.

— C’est moi. Ça ne change rien.

— Ceci dit, vous venez de vous retrouver. Il faut peut-être un peu de temps
pour renouer.

— C’est ce que je me dis…


— Mais ?

— Mais j’ai peur. Cela rompt l’alchimie entre Ethan et moi. Je crains que
cela n’aboutisse à un nouvel échec.

— Faut le voir comme une épreuve. J’ose espérer que s’il t’aime, il pourra
attendre que tu dépasses ce problème.

— Tu tiendrais combien de temps sans sexe avec Tyler ? l’interroge


Isabelle.

Otis s’esclaffe.

— J’sais pas. Le sexe, c’est le ciment de l’amour !

— Voilà. Donc ton épreuve ne vaut rien.

— J’essaye de t’aider et, vu son comportement, on peut légitimement


penser que tu es bloquée par manque de confiance en lui.

— Ah ! Présenté comme ça, ça sonne mieux. Je t’adore, Otis. T’es un super


pote.

— Je sais. Allez, dors, miss Camgirl 2020 !

— Bonne nuit, le cramé.

— Bonne nuit, peau de poulet.

Il est près de quatre heures du matin. L’immeuble se calme et Isabelle


s’endort. Pour être en forme la nuit, elle fait la grasse matinée. Vers midi,
elle reçoit un message d’Ethan qui propose à Isabelle de passer la journée
chez lui. Chez Ethan, c’est chez parents. S’il l’invite, c’est qu’ils sont partis.
Isabelle est ennuyée. Elle aimerait dire oui, mais elle doit absolument
travailler. Elle ne sait comment le lui dire. La jeune femme opte pour le
mensonge.

Peux pas. Je bosse.


Bosse ?
Coupe à domicile.
Gaffe au Covid !
T’inquiètes ! Masque et gel à volonté !
Après alors ?
On avise quand j’ai fini.
L’inquiétude d’Ethan face à la Covid-19 est variable. Elle suit l’intensité
des journaux télévisés. Actuellement, avec le rebond épidémique de
l’automne, il fait attention. Il y a quelques semaines à peine, il voyageait
sans y penser. Isabelle comprend à cet instant qu’elle à moins d’estime pour
son amant. Il est beau, charmant, attentionné quand il ne la vire pas, mais il
manque de profondeur. Trop jeune, peut-être. Ou trop immature.

Ou un peu con.

Isabelle sourit. Elle l’aime bien, mais cela ne l’empêche pas de faire tomber
Ethan de son piédestal. Elle pose son smartphone, avale un petit déjeuner
succinct, et file s’apprêter dans la salle de bain. Chaque détail est
minutieusement soigné. Brushing, épilation, hydratation de la peau et enfin,
la tenue. S’ensuit une après-midi laborieuse où les strip-teases s’enchaînent
au gré des demandes des clients. Isabelle ne voit pas le temps passer. Elle
est heureuse. Elle ne pense pas à Ethan quand elle travaille. Seule la
satisfaction des abonnés compte. Et son implication paye.

En début de soirée, Isabelle s’aperçoit de son oubli. Elle n’a pas prévenu
Ethan. Elle l’a totalement zappé. Il est trop tard pour qu’elle aille chez lui.
Elle ne souhaite pas y dormir. En revanche, elle a besoin de retrouver
Matthew. L’absence du clochard l’inquiète. Tout en arpentant les rues du
quartier, elle téléphone à Otis.

— Je ne le trouve pas ! clame-t-elle dès qu’il décroche.

— Qui ça ? Ethan ?

— Non ! Matthew !

— Matthew… le clodo ?
— Tu t’appelles Otis le pédé ?

— T’énerve pas ! Je n’étais pas sûr du prénom.

— OK. Désolée. Ça me turlupine. Cela fait deux jours qu’il a disparu !


Depuis le soir où il s’est énervé !

— Il a le droit de faire sa vie… Pourquoi ça te tourmente autant ?

— Il est malade. Il est seul. Il donne l’impression de se laisser mourir.

— Tu crois qu’il va se suicider ?

— Je n’espère pas ! Je n’y avais pas pensé ! Tu m’inquiètes encore plus !

— OK. Relax ! C’était une simple hypothèse. Il a sûrement bougé pour


s’aérer l’esprit. Il est sans domicile fixe, il a la liberté de vivre où il veut,
quand il veut.

— Il m’en aurait parlé !

— Vraiment ? Quel est votre lien ? C’est pas clair là…

— Il est… comme un frère. Un grand frère, précise-t-elle.

— Un autre meilleur ami ?

— Non. C’est… différent.

— Ce doit être dur pour toi, mais s’il t’estime comme tu l’estimes, il
reviendra forcément.

— Tu disais la même chose à propos de l’amour d’Ethan tout à l’heure,


Otis. Tu te foules pas dans tes raisonnements.

— J’essaye de t’aider. Je n’ai pas de solution miracle, ma chérie.

— Je sais… pardonne-moi. J’espère le trouver chaque soir et… il n’est pas


là !
J’ai peur de ne pas le revoir.

Mais elle ne le dit pas.

— Tu veux qu’on appelle les hôpitaux demain ? propose Otis.

— Non. Ils sont suffisamment débordés avec la Covid. Je vais essayer de


me calmer.

En fait, Isabelle est, elle-même, surprise par sa réaction disproportionnée.

Deux jours seulement et déjà morte d’inquiétude.

— OK. Rentre et prends une bonne douche chaude pour te détendre.

— J’vais bosser plutôt.

— Comme tu veux, mais relaxe-toi, ma belle.

— Merci, Otis. T’es gentil de me supporter…

— J’étais bien plus chiant que tu ne le seras jamais avant de rencontrer


Tyler ! dit-il en riant.

C’était particulièrement vrai. Chiant, mais si attendrissant par sa fragilité,


ses blessures. Tyler a vu ce qu’Isabelle voyait en lui. En sera-t-il de même
pour Matthew ? La question dérange la jeune femme. Elle retourne au
chaud retrouver les abonnés du peep-show en ligne. Isabelle décharge toute
sa frustration dans son travail. Les gestes suaves, les musiques sensuelles
qu’elle met en fond pour accompagner, l’ambiance de son petit salon
transformé, l’emportent dans un tourbillon érotique. Elle s’adonne à des
caresses torrides, des positions flatteuses, exhibant ses formes telles qu’elle
imagine exciter les hommes. La demande s’accroît. Isabelle n’a plus aucune
notion du temps. Elle se livre sans retenue à ses clients dont elle ne connaît
que le pseudo. Il est presque quatre heures du matin quand elle s’arrête,
épuisée. Le temps de se démaquiller et elle s’effondre sur son vieux
matelas. Elle marmonne une vague prière en regardant les rideaux tirés de
sa fenêtre, juste avant que le sommeil ne l’emporte.
Au réveil, Isabelle fait ce qu’elle aurait normalement réalisé avant de
dormir : elle se jette sur son téléphone. Elle y découvre un texto d’Ethan.
Ce dernier propose de déjeuner avec elle. Une nouvelle fois. Isabelle est
heureuse de lire ce message. Elle est heureuse de le revoir. Pourtant, elle ne
se sent pas pleinement comblée. Il est presque midi. La jeune femme se
décale irrémédiablement de ses anciens horaires. Elle confirme le rendez-
vous à Ethan, puis elle file se préparer dans la salle de bain. Elle ne
s’apprête pas pour plaire à son amant. Elle n’est même pas sûre qu’elle
puisse encore l’appeler ainsi, elle se fait belle pour ses clients. La tenue
qu’elle enfile pour Ethan se limite à un jean, un débardeur et un cache-cœur.
Quand ce dernier arrive, quelque chose la préoccupe. À tel point qu’elle
offre sa joue au beau gosse au lieu de l’embrasser sur les lèvres.

— On se fait la bise maintenant ? s’étonne Ethan.

Isabelle rougit. Non pas que ce soit grave, mais parce qu’elle se sent
aussitôt coupable.

Coupable de ne pas être entièrement disponible pour Ethan. Coupable de ne


pas pouvoir le satisfaire. Coupable de ne plus savoir où ils vont tous les
deux. Car elle s’en rend compte à ce moment, elle ne s’est jamais projetée
avec Ethan depuis qu’il est revenu… Ni même un rêve. Cette constatation
la blesse. Ethan ne semble pas troublé par de tels états d’âme. Il se montre
avenant, souvent enjôleur. Fidèle à lui-même en somme. Isabelle évite de se
retrouver trop près de lui, préparant un déjeuner sans fioriture.

— C’est devenu très hot chez toi ? Si je ne te connaissais pas aussi bien, je
dirais que tu fréquentes quelqu’un…

Putain !

Isabelle n’a rien rangé. Heureusement, penchée au-dessus de l’évier, Ethan


ne peut pas voir son visage écarlate. Elle réfléchit rapidement à une
échappatoire. Celle-ci vient spontanément.

— C’est pour toi. J’espérais que cela te plairait.


Elle songe aux sous-vêtements qui traînent ici et là.

— J’essayais des tenues aguicheuses, alors ne regarde pas trop pour


préserver l’effet de surprise, ajoute-t-elle.

Ethan, trop sûr de lui, tombe dans le panneau.

— Ça marche, dit-il en la rejoignant dans la cuisine. Mais ça m’a mis dans


un état…

Il vient se coller dans son dos. Il l’enlace et l’embrasse sur la nuque.


Isabelle perçoit l’allusion de son « état » collée à ses fesses. Étrangement,
elle ne partage pas cette excitation. Pas du tout. Même le contact d’Ethan la
laisse de marbre. Pis, elle préférerait qu’il s’éloigne.

— On va manger d’abord, déclare-t-elle en le repoussant tendrement. Je


n’ai pas pris de petit-déj’, je crève la dalle.

Ethan affiche une moue déçue, mais il n’insiste pas. Isabelle en est
soulagée. Durant le repas, les deux jeunes gens passent un moment
agréable. Le sujet s’éloigne de leur relation, de l’érection d’Ethan, pour
disséquer les frasques de Trump. Le président sortant s’échine à nier sa
défaite, ce qui ne manque pas de le décrédibiliser aux yeux d’Ethan. Il est
pourtant un fervent défenseur du célèbre milliardaire. Isabelle l’écoute avec
intérêt. Elle accorde peu d’importance aux élections. Elle estime que les
Latinos sont mal considérés et que sa voix ne changera malheureusement
rien à sa vie. Ça ne l’empêche pas de voter, mais sans conviction. Dès
qu’Ethan a fini son repas, il se montre de nouveau entreprenant. Isabelle est
obligée de jouer de ses charmes pour simuler une certaine réceptivité sans
le laisser s’aventurer trop loin. Elle s’apprête à prétexter un rendez-vous,
quand Ethan lui signifie qu’il doit partir.

— Le boulot. On a une réunion dans trente minutes.

— Dommage, souffle Isabelle.

— Vraiment ?
Ethan est dubitatif. Il ne se laisse pas avoir une seconde fois.

— Tu as changé, Isabelle. Je crois que j’aimais mieux la femme que tu étais


avant.

Il dépose un baiser sur la joue de la demoiselle et s’éclipse sans attendre de


réponse. De toute façon, Isabelle n’en a pas à lui fournir. Elle sait qu’elle a
changé, même si elle ne saisit pas toutes les variations. Elle est contrariée.
Elle voudrait que leur relation s’améliore, elle voudrait retrouver
l’enthousiasme qu’elle ressentait avant leur rupture. Mais rien ne se produit
malgré ses efforts.

Fais-je encore des efforts ?

Aujourd’hui, non. Indubitablement. Car Isabelle n’est pas dans son assiette.
Elle n’a pas l’esprit libéré. Et comme, elle ne sait comment délivrer son
âme, elle élude toutes questions en travaillant. Un mélange d’amertume et
de colère point dans son esprit. Il libère ses dernières inhibitions.

Mes petits cochons veulent que je les excite ? Je vais les exciter ! Ils vont en
avoir pour leur argent !

Il y a quelque chose de malsain à franchir un nouveau palier d’exhibition


sous le coup de la contrariété. Comme Isabelle n’est pas dans son état
normal, elle ne s’arrête pas. Comme si se livrer bestialement à son public
allait la libérer de ses tourments.

— Tout semblait si parfait, il y a peu, murmure-t-elle. Que m’est-il arrivé ?

La réponse vient naturellement.

C’est Matthew.

Elle en veut au clochard. Elle s’en veut. Elle en veut à Ethan. Alors, elle
allume son ordinateur portable et ramène une de ses huiles de massage près
du sofa. Isabelle va conjurer sa déconvenue par le sexe. Le sexe trash. Celui
qu’elle réserve à son amoureux quand elle en croit en lui, quand elle croit
en eux.
Le visage angélique d’Isabelle, son charme naturel dont elle commence
seulement à prendre conscience et sa facilité à jouer l’ingénue lui valent un
succès grandissant auprès des personnes fréquentant le site. À peine
connectée, elle signale aux quelques abonnés récurrents de son boudoir
virtuel qu’elle est chaude comme la braise aujourd’hui. Les premières
demandes s’affichent aussitôt. Isabelle se lance, sans retenue. Sa coiffure
soignée, sa tenue minutieusement étudiée, l’ambiance adaptée de son coin
vidéo, démontrent l’implication professionnelle de la jeune latino. Nul
détail n’est négligé. Ses mouvements sont travaillés, réfléchis, pour exciter
ses clients. Ses cochons comme elle s’autorise à appeler ses rares habitués.

Putain ! Je vais vous faire jouir, bande de pervers !

Il y a de la rage en elle. Rage qu’elle transpose dans ses gestes. Les


mouvements sont moins lascifs qu’auparavant. Elle se masse le corps avec
son huile parfumée. Elle en recouvre ses seins, ses fesses qu’elle offre au
regard des voyeurs. Ses doigts s’immiscent dans son intimité, puis d’une
main elle saisit un plug anal violet à la texture velouté. Elle le lubrifie et
joue avec. Elle sait qu’ils raffolent de ça. Le sexe anal. Le fantasme de
nombreux hommes. Isabelle aussi adore ça. Du moins, elle a adoré. Avec un
seul partenaire. Ethan. Mais elle chasse cette pensée. Elle veut que ses
clients se souviennent de son show. Alors elle leur donne du grain à
moudre. Elle entreprend de lents va-et-vient avec le sex-toy.

Ça vous plaît de voir une grosse pute déchaînée ! songe-t-elle, amère.

Avec l’autre main, elle caresse son clitoris. Elle oublie la caméra. C’est bon.
Son esprit dérive et imagine Ethan en train de la prendre. Pas l’Ethan
actuel… celui d’avant la rupture. Celui avec lequel elle pouvait baiser.
Celui avec lequel elle pouvait jouir. Celui qu’elle aimait.

Il est près de 18 heures quand Isabelle se calme. Son strip-tease retrouve


une forme plus sensuelle, plus douce. D’une manière globale, les clients ont
apprécié qu’elle se livre sans tabou. Isabelle constate un bond de la
demande sur son profil. Pourtant, maintenant qu’elle est plus sereine, elle
n’est pas sûre de pouvoir s’exhiber à nouveau ainsi. Elle n’était pas elle-
même, elle était comme possédée. Elle s’en veut de s’être comportée de
façon grossière. C’était obscène. Malgré son travail, Isabelle a un immense
respect pour la sexualité et pour son corps. Elle sait faire la part des choses
entre ce qu’elle montre pour gagner de l’argent et les pulsions réservées à sa
vie intime. Avoir dérapé au-delà de cette frontière la déçoit. Elle craint de
devenir un personnage immoral. De plus, elle sait que pour nombre de bien-
pensants, elle est déjà devenue une créature débauchée. Son seul réconfort,
c’est l’estimation qu’elle peut faire de ses revenus pour décembre. À ce
rythme, elle atteindra les deux mille dollars. Elle n’en espérait pas tant.
Loin s’en faut.

C’est avec cette consolation qu’elle part en quête de Matthew après dîner.
Sans illusion, elle en a le cœur lourd. Elle ne croit pas le trouver, mais elle
ne peut s’empêcher d’effectuer une ronde. Si elle ne la faisait pas, elle
s’apitoierait sur son sort à la maison et la tristesse la submergerait. Ne
pouvant que constater, une fois de plus, l’absence du sans-abri, elle appelle
Otis.

— Il n’est pas là, lâche-t-elle d’une voix lasse.

— Ethan ?

— Non ! Matthew ! crie-t-elle, agacée.

— OK ! OK ! Du calme. On va le trouver. Tu veux que je t’aide à le


chercher ? Tyler est devant une série.

— À quoi bon. On ne va pas faire tout New York. On ne sait même pas s’il
y est encore.

Isabelle est abattue. Elle ne comprend pas que la disparition de Matthew


l’affecte autant. La rue où il traîne habituellement paraît affreusement vide.
L’obscurité semble avoir englouti cet homme au regard triste.

Et s’il lui est arrivé quelque chose ? S’il lui est arrivé quelque chose par ma
faute ?

Matthew était déçu par les femmes avant qu’elle le connaisse. Il est atteint
dans sa chair par un cancer et dans son esprit par la guerre. En lui parlant
d’Ethan, elle a ajouté une goutte d’eau à un vase déjà bien plein. Elle
redoute de l’avoir fait déborder. Il l’avait prévenue concernant Ethan et,
même si la vie sentimentale d’Isabelle ne le regarde pas, elle sait qu’elle n’a
pas répondu aux attentes de cet homme brisé.

— J’ai merdé, Otis. Il n’avait pas la force pour que je me confie à lui,
comme je le fais avec toi. Avec ses trente-six ans, j’en ai fait un grand-frère.
Mais il est comme nous, il est fragile.

— Sûrement plus que nous, ajoute Otis. De par son vécu.

— Viens m’aider, s’il te plaît.

— J’arrive.

Les deux amis vadrouillent dans les rues de la ville qui ne dormait jamais
avant la Covid 19. En ce mois de décembre 2020, la cité a bien changé.
L’absence de noctambules rend leur tâche plus aisée. Ils inspectent les rues
au hasard dans l’espoir d’y trouver le clochard. Parfois, quand l’occasion se
présente, ils questionnent un autre sans-abri. Mais sans photo et, les pauvres
hères étant souvent imbibés d’alcool, ils n’obtiennent aucune information
crédible. Après deux heures à déambuler pour rien, Isabelle est dépitée.

— On ne le trouvera jamais.

— Peut-être pas ce soir, mais on le trouvera, la reprend Otis en posant une


main sur son épaule.

Isabelle se blottit contre lui. Elle a besoin d’être câlinée, d’être choyée. Otis
la connaît et lui donne de sa tendresse.

— Je me suis comportée comme une pute aujourd’hui, balance-t-elle de but


en blanc.

— Avec qui ?

— Avec mes clients, pardi !

— Ah ! C’est le but, non ?


Isabelle détaille la façon avec laquelle elle s’est exhibée. Sans pudeur, sans
beauté.

— Tu dramatises. Ce n’est pas à moi que tu vas faire peur avec du sexe
anal, ma grande !

Il rit. En effet, Isabelle doit reconnaître qu’il n’est pas le mieux placé pour
s’offusquer de ses excès.

— Ça ne me ressemblait pas.

— Pas d’accord. Ça ressemblait à une partie de toi que tu n’as pas envie de
partager avec des inconnus. Encore moins des inconnus qui se branlent
derrière leur écran.

Isabelle ne peut qu’acquiescer.

— Matthew sait que tu fais ce job ?

La jeune femme hoche la tête.

— Et il s’en fiche ?

Elle hoche derechef.

— Et Ethan ?

Isabelle le regarde avec de grands yeux.

— Non ! Lui n’en sait rien !

Otis sourit.

— Ça marche entre vous ?

— Ethan est le cadet de mes soucis actuellement.

Otis sourit de nouveau.


— Rentrons, déclare-t-il.

Il raccompagne Isabelle près de sa résidence, tout en appelant un taxi sur


son application favorite.

— Ça va aller ? demande-t-il une dernière fois avant de fermer la portière.

— Oui.

Du moins, elle fera en sorte que ça aille. En ne pensant à rien, en travaillant.


Le véhicule s’éloigne sous les lumières des lampadaires. Otis la salue de la
main, puis elle marche vers l’entrée de l’immeuble en serrant son manteau
contre elle. Peu concentrée, elle ne voit pas les trois silhouettes dans le hall
de l’immeuble. Du moins, pas avant que le battant de la porte se soit
refermé derrière elle. Elle sursaute. Madame Lopez, Emilio et un autre
homme attendent l’ascenseur. Tous les trois se sont retournés en l’entendant
entrer. Aucun ne la salue.

— Bonsoir, bredouille-t-elle, terrifiée.

Elle n’avait jamais imaginé un tel scénario. Ils ne lui répondent pas.
L’appareil arrive au rez-de-chaussée. Ils entrent dans la cabine. Isabelle
attend qu’ils s’en aillent, mais madame Lopez maintient les portes ouvertes.

— Vous ne montez pas ? l’interroge madame Lopez.

— Heu… si, bredouille la jeune femme, désemparée.

— Alors qu’attendez-vous ?

Elle avance péniblement jusqu’à se joindre à eux. La mécanique se referme.


Emilio appuie à sa place sur le bouton 6. Isabelle n’y a même pas pensé.
Elle s’efforce de masquer les tremblements de ses jambes. Les présences
dans son dos la terrorisent. Quelques secondes plus tard, la cabine
s’immobilise. Isabelle s’écarte pour laisser passer madame Lopez et l’autre
homme. Emilio ne bouge pas.

— Je vous rejoins, Madame. Un détail à régler.


— Ne confonds pas tes priorités, Emilio, lance madame Lopez sans même
se retourner.

La machine se referme, puis s’élance vers le sixième étage. Une fois seuls,
Isabelle lance à Emilio un regard inquisiteur. S’y mêlent la crainte et
l’incompréhension.

À quoi joues-tu ? voudrait-elle demander, sans y parvenir après l’immense


frayeur qu’elle vient d’avoir.

Quand ils arrivent au palier d’Isabelle. Emilio l’attrape par le bras et la


conduit à son appartement.

— Ils ferment jamais leur gueule tes voisins ?

— Rarement à cette heure, répond Isabelle d’une voix fébrile.

— Moins de bruit, bande de dégénérés ! braille l’homme de main.

Isabelle déteste se faire remarquer. Elle déverrouille sa porte et rentre chez


elle. Bien qu’elle s’y attendait, elle accepte difficilement qu’Emilio l’y
suive.

— C’est un véritable zoo cet étage, reprend Emilio. Mais ce n’est pas pour
ça que je suis venu.

— Et pourquoi es-tu venu ? demande Isabelle en s’efforçant de lui faire


face.

— Je t’ai dit que je t’aimais bien.

— Tu m’en vois honorée, le raille-t-elle.

Emilio s’en fiche. Il poursuit.

— Je vais te donner un ultime conseil.

Isabelle est intriguée. Sa crainte s’estompe.


— Tu ne devrais pas ramener de clochard chez toi. Je ne connais pas la
teneur des accords entre Madame et Luis, mais je peux t’assurer que si elle
découvre ça, elle s’en servira pour te faire chier.

— Ce n’était pas un clochard, ment Isabelle.

— Te fous pas de moi.

— Je suis sérieuse !

— Me prends pas pour un con ! Je viens de le croiser qui mendiait dans la


rue ! s’emporte Emilio.

L’humeur d’Isabelle change du tout au tout.

— Pardon ? Où l’as-tu vu ? l’interroge-t-elle avec empressement.

— Astoria. Au pied de la station Broadway.

— Oh ! Merci, Emilio ! Merci ! Merci ! Merci !

Le Latino est déconcerté par la réaction d’Isabelle. C’est tout juste si elle ne
se jette pas à son cou pour exprimer sa joie. La jeune femme attrape son
manteau qu’elle venait d’ôter, elle saisit son écharpe, son bonnet et se rue
vers l’escalier dont elle dévale les marches quatre par quatre. Elle se fiche
éperdument d’avoir laissé Emilio dans son appartement. Seul Matthew
compte. Elle court à toute vitesse jusqu’au métro de Woodhaven Boulevard.
Une nouvelle fois, elle change son habitude pour le trajet le plus court. Sur
le quai quasi désert, elle trépigne d’impatience. Elle attend une dizaine de
minutes que la rame arrive, avant de s’y engouffrer à toute allure. Les rares
passagers la regardent comme si elle était folle. Elle ouvre son manteau,
elle a chaud et le souffle court. Excitation, sprint… Si elle le pouvait, elle
accélérerait ce fichu train pour qu’il la dépose au plus vite à Steinway
Street. À partir d’où elle reprendra sa course. Quand arrive le dernier arrêt,
elle est déjà face à la porte mécanique, prête à filer dès qu’elle
s’entrouvrira. Isabelle court. Quai, escalier, escalator, couloir, elle ne
s’arrête qu’à l’extérieur le temps de repérer son chemin. Là, haletante, elle
trottine jusqu’à la station de Broadway. Elle n’a pas l’endurance, alors elle
lutte. Chaque seconde qui passe peut l’amener à perdre à nouveau la trace
de Matthew. Cette pensée lui donne la force de se surpasser. Le pont qui
enjambe Broadway est désormais visible. Matthew n’est pas là, mais
Isabelle ne s’attendait pas à ce qu’il traîne sur la célèbre avenue. Il doit être
sur la 31e, songe-t-elle. La rue qui longe les rails du métro aérien. Au
croisement, elle regarde à droite, puis à gauche. Dans cette direction se
trouvent des escaliers. Elle choisit cette voie. Elle est hors d’haleine. Son
cœur bat à tout rompre, elle a un point de côté et elle peine à recouvrer sa
respiration. Isabelle discerne une ombre près d’un mur, non loin de
l’escalier le plus éloigné. Les contours d’une silhouette emmitouflée dans
une couverture grise. Le genre de couverture rêche qu’utilise Matthew la
nuit. Elle avance à pas mesurés. Que va-t-elle lui dire ? Elle a bien prévu
quelques explications concernant Ethan, mais rien pour exprimer ce qui l’a
amené jusqu’ici. D’ailleurs, elle ne le sait pas vraiment elle-même. C’est
encore confus. Elle craint de perdre Matthew. Cela devrait suffire à se
justifier. Est-ce seulement bien lui ?

Une cinquantaine de mètres plus loin, le clochard lève la tête. Une personne
l’observe à l’angle de Broadway. L’apparence éveille aussitôt un mélange
de joie et de crainte. Son cœur se plaît à espérer la revoir, son esprit ne veut
plus en entendre parler. Pourtant ses yeux sont incapables de s’en détacher.
Il ne peut s’éloigner non plus. Il reste comme hypnotisé, observant la jeune
femme qui avance lentement vers lui. Elle a une démarche hésitante. Il est
évident qu’elle n’est pas là par hasard. C’est lui qu’elle cherche. Pourquoi
reviens-tu me hanter ? songe-t-il. Il lui en veut et pourtant il est
suffisamment intelligent pour admettre qu’il n’a rien à lui reprocher. Pas à
elle. À une autre, oui, mais pas à Isabelle. Elle a toujours été là, et elle l’est
encore même quand il la fuit. Les battements de son cœur résonnent dans sa
cage thoracique. Il bat fort. Il aimerait être joyeux, mais il n’y parvient pas.
Il reste dans cet état indécis, essayant de savourer le bonheur qui cherche à
se frayer un chemin dans son âme brisée, tentant de refouler ses doutes, ses
peurs viscérales qui altèrent son jugement.

— Bonsoir, Matthew, dit la charmante demoiselle d’une petite voix.


Un sourire timide s’étire sur le visage de la jeune femme. Elle est
ravissante, pense Matthew. Il l’aurait reconnue à des kilomètres. Petite,
dessinée par ses jolies courbes. Une taille fine qui accentue le rebond de sa
poitrine et de ses hanches. Il ne les voit pas sous l’épais manteau, mais il les
devine. Il s’en souvient. Elles sont gravées dans sa mémoire. Comment une
aussi belle femme, peut-elle autant douter ? Il ne le comprend pas, mais il
se décide enfin à lui répondre.

— Bonsoir, Isabelle.

Sa voix est méconnaissable. Chevrotante, fragile, troublée.

— Je t’ai cherché partout. J’étais si inquiète…

— Je… j’ai pensé qu’il était préférable que je disparaisse.

Il a du mal à soutenir son regard. Il l’a blessée, c’est visible. Pourtant, elle
est toujours là et, d’une façon ou d’une autre, elle est parvenue à le
retrouver. Il ne s’y attendait vraiment pas.

— Pourquoi ? demande doucement Isabelle.

Pourquoi ? Mais parce que tu baises ton ex ! Parce que je n’ai pas envie de
souffrir ! Pour tout un tas de raisons qui font que je te redoute autant que tu
m’attires !

Isabelle perçoit le changement dans le regard de Matthew. Sa question était


idiote. Elle sait ce qui a contrarié le clochard. Elle reprend aussitôt la parole
pour couper court à une mauvaise interprétation de sa présence.

— Je ne couche pas avec mon ex, annonce-t-elle sans ambages. Je l’ai revu
et, contrairement à tes prédictions, nous n’avons pas baisé. Ni l’autre jour ni
après.

C’est un pieux mensonge, elle le sait. Il s’en est fallu de peu, mais le destin
en a voulu autrement et ça l’arrange bien, elle qui n’a aucun talent pour
mentir. Suite à cette révélation, Matthew est encore plus confus.
— Pardonne mon emportement, bredouille-t-il. Je… je ne sais pas ce qui
m’a pris.

Il le sait parfaitement, mais il n’a pas l’intention de le révéler. En revanche,


il s’interroge sur les motivations de la jeune femme. Pour une fois, il décide
d’apporter des réponses claires à ses doutes.

— Qu’est-ce qui te plaît en moi ? Mes blessures ? Tu souhaites me réparer ?


Être mon infirmière ? la questionne-t-il en cherchant à maîtriser son ton.

Isabelle est surprise. Ce n’est pas le genre de discussions qu’affectionne


Matthew. De plus, il la prend au dépourvu. Elle ne sait pas ce qu’elle doit
faire avec Ethan. Elle sait seulement que l’absence de Matthew la rendait
folle. En quelques jours à peine. Le clochard a raison : pourquoi agit-elle
ainsi ? Elle réfléchit. Et vite.

— Si seulement… lui répond-elle. J’aime aussi quand tu es grognon, quand


tu bougonnes. J’apprécie tes vannes, même quand elles ne me font pas rire.
J’aime ton côté ours mal léché.

Sûrement, parce que j’adorerais arranger cela…

Isabelle rougit instantanément. D’où vient cette pensée ? Elle a surgi dans
son esprit tandis qu’elle s’exprimait. Heureusement les lumières de la nuit
limitent la perception que Matthew a de son visage. Elle se ressaisit et met
cette idée saugrenue sur le compte de ses activités lubriques. Matthew
bougonne. Il ne trouve rien à redire, alors il s’autorise à un mot gentil. Du
moins, gentil sa façon.

— Ça me fait plaisir de te revoir, gamine. Mais ne compte plus sur moi


pour écouter tes histoires d’ex.

Le message est clair.

— C’était déplacé de ma part, reconnaît Isabelle.

Matthew est aussi heureux qu’effrayé. Rien n’a changé. Cependant, quand
elle lui tend la main pour se lever, il la saisit. Le contact avec la paume
fraîche d’Isabelle le bouleverse. Il la suit quand même, portant à son bras
ses couvertures grises ainsi que l’obole qu’il pose près de lui sur le trottoir.
16. Les jours heureux

Isabelle est heureuse de ramener le sans-abri dans son quartier. Ils rentrent
ensemble. Elle lui fait la conversation, Matthew est peu loquace. Son métier
lui a appris à s’entourer d’un mur protecteur. Il a toujours eu un côté
solitaire. C’est ce qui lui a permis de vivre, parfois dans des conditions
difficiles dans les zones de combats. Avec le temps et les horreurs vues, il
est aussi devenu vulnérable. Douleur et colère restent tapies en arrière-plan.
Il ne s’en doute pas, mais ses blessures le rendent irrésistible aux yeux
d’Isabelle. Lui s’imagine qu’elle veut le soigner, alors qu’elle est fascinée
par le mystère qui entoure l’ex-reporter. Elle le trouve beau malgré sa
maladie, ses défauts. Elle adorait le chaume de barbe qu’il avait quelques
jours après Thanksgiving. Matthew se considère peu désirable. Tant par sa
situation que par son aspect physique. Lui qui s’entraînait pour de longs
périples n’est plus que l’ombre de lui-même. Des kilos en moins, maigre,
sec. Abîmé par la maladie. Isabelle se fiche de tout cela. Elle l’a retrouvé et
elle nage dans l’euphorie.

— J’aime me promener dans les rues pendant Noël, lui confie-t-elle.

Matthew hausse les épaules.

— Pourquoi pas.

— Toutes ces lumières, ce côté festif... ça me transporte de joie !

Nul doute à l’entendre qu’elle est sincère. Isabelle s’exprime telle une
enfant face à une vitrine remplie de jouets. Mais pour Matthew, Noël n’est
qu’un lointain souvenir de bonheur. Seule la nostalgie l’habite durant cette
période. C’en est même désagréable.

— Ton boulot ? l’interroge-t-il pour revenir à un sujet plus terre à terre.

— À mon compte. Camgirl.

— Je crois te l’avoir déjà dit, mais rien n’est plus honteux pour moi que de
ne rien faire.

— En effet, tu te répètes.

Mais les propos de Matthew rassurent Isabelle. Comment réagirait Ethan


s’il apprenait ce qu’elle faisait ? C’est à Matthew qu’elle pose la question.

— Tu n’aurais pas honte d’une copine comme moi ?

— Une femme courageuse, qui se bat comme une lionne pour s’en sortir
avec le peu de moyens que la vie a mis à sa disposition ? Non, je n’aurais
vraiment pas honte.

Mais la question trouble un peu plus le clochard. Copine ? Petite amie ? Me


drague-t-elle ? Il doit cesser de s’affoler à la moindre suggestion de ce type.
Sinon il fuira encore. Il ne sait pas choisir entre ce qu’il espère et ce qu’il
peut supporter. Vraiment pas !

— Ton absence m’a perturbée, Matthew, confie Isabelle. Je me suis


adonnée à une exhibition qui n’avait rien de soft. J’ai honte. Je ne sais
comment effacer cet excès. C’était grotesque.

— Qu’as-tu fait ?

Elle lui détaille son show. Sans pudeur. Avec Matthew, elle se sent libre.
Quand elle a fini, Matthew siffle.

— Et bien ! Ils en ont eu pour leur argent ! Je conçois que ce soit gênant
d’exhiber aussi sauvagement son intimité, mais c’est le propre du porno. Ce
ne sont que des images, noyées dans la masse incommensurable des photos
et vidéos X.
La compréhension de Matthew apaise Isabelle, sans effacer ses regrets. Elle
n’entend pas arrêter pour autant. Elle tient un moyen de sortir de sa
condition, elle qui a toujours vécu de peu. Et il y a Matthew… comme un
alibi à ses activités pécheresses. De l’argent pour payer ses soins. Un vrai
leitmotiv.

— Matthew ?

— Oui ?

— Je ne sais pas ce qui te pousse à rester dehors, mais, chaque fois que tu
fais ta chimio, viens dormir au chaud. Tu ne t’en sortiras pas autrement. Le
froid va s’accentuer avec l’hiver. J’irai te chercher s’il le faut !

La ténacité d’Isabelle convainc le vagabond. À moins que ce ne soit la


tendresse dont elle fait preuve à son égard. Matthew se souvient des soins
qu’elle lui a prodigués quand il était au plus mal l’autre soir. Elle était si
prévenante. Qu’est-ce que je fous, bordel ? Les vieux démons de Matthew
ne sont jamais loin. L’idée de regretter ses choix le paralyse.

— D’accord, s’efforce-t-il d’articuler sans grande conviction.

— Et ne pars plus jamais sans me dire pourquoi, s’il te plaît. Juste me dire
pourquoi ou me laisser un mot que je pourrais trouver, mais pas le vide. Il
n’y a rien de plus effrayant que le vide.

Le ton d’Isabelle traduit sa blessure. Matthew est tout à fait d’accord avec
elle. C’est à cause du vide né entre lui et son épouse qu’il a perdu pied en
amour. Comme s’il avait eu besoin de ça pour soigner ses troubles post-
traumatiques. Le douloureux souvenir exacerbe ses peurs. Il craint de fuir à
nouveau. S’il le fait, il lui expliquera. Un courrier glissé dans sa boîte aux
lettres…

— Pas le vide. C’est promis.

Un silence satisfait entoure Isabelle.

— Toi aussi, ajoute-t-il.


— Je n’abandonne jamais les gens. Ce sont eux qui me quittent.

Matthew réalise alors quel égoïste il a été en ne tenant compte que de ses
peurs. Certes, elles sont ingérables pour lui, mais il n’a pas le droit
d’infliger des souffrances en retour. Il doit trouver une solution pour
concilier les deux. Isabelle le mérite.

— Pardonne-moi, murmure-t-il trop bas pour qu’elle l’entende.

Isabelle rentre chez elle rassurée. Elle a précisé au clochard qu’elle


laisserait une clé sous sa porte chaque jour de soins. Il pourra ainsi s’abriter
sans attendre, qu’elle soit là ou non. Elle imagine déjà les réticences d’Otis,
mais elle s’en fiche. La joie d’avoir retrouvé Matthew la transcende et,
après s’être apprêtée, elle retourne guillerette au turbin. Hors de question de
se livrer comme une bête cette fois. Isabelle retrouve un style distingué sans
être pompeux, de l’élégance, une certaine classe et un look d’effeuilleuse
burlesque. C’est ainsi qu’elle se sent le mieux. Et puis, elle se cache
toujours derrière un de ces loups en dentelle. Le raffinement sied au
personnage qu’elle s’est forgé. Même dans la lubricité, elle fait preuve de
prestance. C’est cette alchimie qui lui permet de sortir progressivement du
lot. Elle le sait. Elle le sent. Isabelle comprend qu’elle a du charme. Oh !
Pas plus que nombre de femmes, mais elle a une sensualité innée qui séduit.
Alors que me manque-t-il pour mériter un amour durable ? Là réside tout le
mystère. Elle occulte la question, car ses premiers clients la réclament.
Business is Business.

À un kilomètre de là, Matthew rumine. Son psychisme délabré lui intime de


déguerpir. Il se lève. Une bouffée de chaleur le submerge, son cœur
s’accélère. Il s’éloigne du coin où il s’était posé pour la nuit. Il s’éloigne du
quartier en fait. Tandis qu’il marchait auprès d’Isabelle pour venir ici, la
tempête dans son crâne s’était apaisée. Mais maintenant qu’elle est absente
depuis une dizaine de minutes, ses pensées échappent à tout contrôle. La
peur prend le dessus. Une peur qui nait de la souffrance de sa rupture et
s’ancre dans l’angoisse irrationnelle de ses troubles post-traumatiques. À
cause de ce mélange, il ne parvient pas à la maîtriser. Combien de fois vais-
je essayer et rater ? Combien de fois vais-je la décevoir ? La tourmenter ?
Car c’est aussi de cela qu’il s’agit : protéger Isabelle qui ne mérite pas ce
traitement. Il l’a déjà rudoyée comme un rustre. Il n’est pas cet homme. Il
ne veut surtout pas l’être ! Mais quand son subconscient déraille, il
l’entraîne sur une voie qu’il ne connaît pas. Docteur Jekyll et Mister Hyde.
Il s’imagine dangereux pour cette jeune femme. À moins que ce ne soit
qu’un prétexte… Il avance, avance et avance encore. Plus il s’éloigne, plus
son esprit s’apaise. Pourtant, il la trouve adorable. Tendre, belle, attirante…

Au matin, Isabelle est satisfaite. Elle a bien dormi. Ses prestations


s’améliorent. Matthew est revenu et… elle a un message d’Ethan.

Déj’ ensemble ce midi ?

Aussi improbable que cela puisse paraître, Isabelle décline.

Une autre fois. Chuis grave débordée !

Ethan envoie un smiley déçu puis un autre avec un cœur. Isabelle répond
avec un câlin. Câlin qu’elle n’envisage pas. Elle va devoir démêler ce nœud
dans sa tête, car, quels que soient les défauts d’Ethan, il ne mérite pas qu’on
joue lui. Pas elle, en tous cas. Une petite pulsion tapie au fond de sa poitrine
la pousse à sortir. Elle voudrait voir Matthew. Elle se retient, préférant le
retrouver à leur horaire habituel, mais aussi parce qu’elle ne sait pas si c’est
le doute qui l’anime ou l’envie. Et il est inconcevable d’agir dans le premier
cas. Elle doit lui faire confiance. Alors elle se lance dans ce qu’elle fait si
bien ces derniers temps : le travail. L’heure n’est pas des plus propices,
mais elle s’efforce d’accroître sa visibilité en ligne. Elle accorde une
importance qu’elle n’aurait pas cru possible pour ce job. Elle est
indépendante, elle gagne du fric. Et même si son activité n’est pas des plus
recommandables, de nouveaux horizons s’offrent à elle. Déjà, elle tient
compte de l’avertissement d’Emilio, elle envisage donc de quitter cet
appartement dès que possible. Ce ne sera pas du luxe, car le voisinage
bruyant altère la qualité de ses shows autant que son sommeil. Et du
sommeil, elle va en avoir besoin. De plus en plus. Car pour envisager une
porte de sortie à l’industrie du porno, Isabelle ne voit qu’une possibilité : les
études. Reprendre sa vie, là où elle s’est dramatiquement arrêtée après son
viol. Ne serait-ce pas un joli pied de nez au destin ? Isabelle sourit. Depuis
hier soir, elle est particulièrement heureuse. Sa vie a du sens. Tout va bien.
Elle résoudra le problème Ethan plus tard. Après s’être copieusement
sustentée, elle file sous la douche. Show must go on ! Elle prépare son
apparence avec minutie, choisit son masque du jour et se connecte au site
de live Cam. C’est reparti !

Quand la nuit est tombée depuis plusieurs heures, quand son estomac
réclame à grand renfort de gargouillis sa pitance, Isabelle s’arrête. Elle a
travaillé d’arrache-pied. Elle est satisfaite de ses prestations. Elle a bien
mérité une pause. Une longue pause. Elle dîne tranquillement, enfile une
tenue chaude et pratique, puis elle file dans l’obscurité retrouver celui avec
qui elle aime tant partager de longues discussions. Elle marche avec entrain.
Tout semble lui réussir depuis quelque temps. Le retour d’Ethan, les
retrouvailles avec Matthew et ce job qui la sort des griffes de madame
Lopez. Alors, quand la brise froide des premiers jours de décembre caresse
son visage, elle trottine. Comme lorsqu’elle était enfant. Comme lorsque
l’enthousiasme et la joie étaient tels qu’elle les laissait s’exprimer par cette
démarche bienheureuse. Le clochard n’est pas à leur lieu préféré, aussi
Isabelle oblique directement vers le recoin où ils ont dormi. Son cœur est
léger. Elle n’a aucune inquiétude, car Matthew lui a promis qu’il ne
disparaîtrait plus. Et s’il lui a promis, c’est qu’il le fera. Elle a confiance en
lui. Ou du moins, elle a besoin d’avoir confiance en lui. Trop d’hommes
l’ont déçue. Tous, sauf Otis. Quand elle arrive près des poubelles, il y a bien
les affreuses couvertures grises que le vagabond utilise pour se protéger du
froid, mais nulle trace du personnage. Reste encore le pont. À ce stade, et
malgré son envie de croire en lui, le doute commence à gagner
insidieusement l’esprit d’Isabelle. Elle tente de le chasser, mais comme elle
marche de nouveau normalement, elle sait que l’immonde bête qu’est
l’incertitude s’est faufilée dans son âme. Ne me fais pas ça, s’il te plaît !
implore-t-elle.

— Bonsoir, Isabelle, fait une voix dans son dos.

Cette voix, elle la reconnaîtra entre mille. Matthew !

Elle se retourne. Ses mauvaises pensées se dissipent comme par


enchantement. Matthew lui fait face, il tient dans ses mains deux gobelets
en carton, fermés par un couvercle.
— Chocolat chaud, lui dit-il en tendant l’une des boissons à Isabelle.

La main de l’homme tremble. Isabelle le voit, sans savoir pourquoi. Elle est
trop heureuse pour y prêter attention. D’autant que Matthew paraît sûr de
lui. Comme toujours.

Ils s’assoient tous deux sur les cartons qui bordent un des murs. Puis ils
restent silencieux. Isabelle savoure cette présence qu’elle affectionne tant.
L’absence de Matthew l’autre jour a été un déclic. Elle n’en demande pas
plus. Côte à côte sous les toits de New York, cela suffit à la contenter.
Quant à Matthew, il éprouve un sentiment mitigé. Il s’est battu contre ses
démons pour revenir sur ses pas. Et si une partie de lui-même ressent un
véritable bonheur en humant le délicat parfum de la jeune femme, ainsi que
la douce chaleur de ce corps à proximité, une autre partie panique. Plutôt
que de rester dans l’embarras, il se fait violence. Une nouvelle fois. Pour les
beaux yeux d’Isabelle.

— Aimer, cela me fait peur, lui révèle-t-il.

— N’est-ce pas plus effrayant de ne pas aimer ?

— Pas quand on en a souffert.

Isabelle comprend parfaitement. Elle a souvent douté, elle a voulu jeter


l’éponge, prendre le premier mec à peu près gentil et tirer un trait sur ses
espoirs, ses rêves, comme elle avait tiré un trait sur son avenir. Mais au
final, elle n’a jamais baissé les bras.

— Tu as mal choisi la femme que tu aimais, dit-elle. Il est normal d’avoir


peur quand on est amoureux d’une personne. On ne la possède pas, on a
peur de la perdre. Si cette peur n’existe pas, c’est qu’il n’y a pas d’amour. Il
y a une juste mesure à trouver. Cette inquiétude doit être présente sans te
ronger l’âme. Si l’autre est fiable, le doute n’existe pas ou alors c’est à toi
de te raisonner. Il faut faire confiance. Je ne peux pas le faire à ta place,
personne ne le peut. On a tous nos fêlures. Le passé doit rester le passé. Il
faut aller de l’avant.

— Plus facile à dire qu’à faire…


— Tu m’étonnes !

Ils échangent un sourire complice. Dans ce sourire se dissipe les craintes de


Matthew. Il n’est pas dupe. Il sait qu’elles reviendront après le départ
d’Isabelle. La discussion s’éloigne de son sujet initial puis elle s’interrompt
au profit d’un de ces longs moments de silence qu’ils affectionnent. Ces
instants où seule la présence de l’autre suffit à combler le vide. Quand
Isabelle repart, elle a cru retrouver la brève lueur dans les yeux de Matthew.
Elle garde bon espoir. Matthew regarde Isabelle s’éloigner. Lorsque sa
silhouette s’estompe dans l’obscurité de la nuit, ses peurs reviennent.
Inexorablement. Tel un cancer. Un cancer de l’esprit. Il tente de ne pas les
prendre en considération. En vain. Le subconscient est pervers. Il s’impose
là où Matthew ne l’attend pas. Il ne lui laisse aucun répit. Mais l’ex-reporter
est rôdé. Il inspire de grandes bouffées d’air froid, il ferme les yeux et
oriente patiemment ses pensées jusqu’à ce que la tempête se calme. Une
question subsiste : jusqu’à quand tiendra-t-il ?

Comme une routine, Isabelle reprend son activité lucrative au retour.


Encore une fois, elle travaille tard, prie tard et dort tard. Au réveil, son
téléphone révèle un nouveau message d’Ethan. Elle n’y répond pas tout de
suite. C’est la même proposition que la veille et elle sait que la réponse ne
plaira pas au beau gosse. Elle mange, s’apprête, puis elle décline la
proposition. Quelques secondes plus tard, le smartphone sonne.

— Bonjour Ethan, dit-elle en prenant les devants.

— Salut Isabelle. À quoi joues-tu, nom de Dieu ? J’ai merdé, je l’ai


reconnu. Je me suis comporté comme un con. J’ai l’impression que quoi
que je dise, quoi que je fasse, ça n’est jamais assez.

Ethan se contient, mais il est contrarié. Isabelle le comprend, elle n’a jamais
souhaité que leur relation reprenne ainsi. Si tant est qu’on puisse parler de
reprise…

— Qu’est-ce qui te plaît chez moi ? demande-t-elle à Ethan.


— T’es une chic fille. T’es mignonne, ultra sensuelle. Hyper attentionnée.
Et on s’éclatait bien avant.

— Si on manquait d’argent, y’a-t-il des boulots dans lesquels tu ne


supporterais pas de voir ta femme ?

— Je ne manquerai jamais d’argent.

Prétentieux… songe Isabelle. Il n’est pourtant pas loin d’avoir raison.

— Réponds, s’il te plaît.

— Je ne sais pas… j’imagine que oui ! Un peu de dignité ! C’est quoi cette
question ?

Isabelle l’ignore.

— Quel est mon plat préféré ?

— ‘Tain, tu me prépares pour un jeu télévisé ?

— Absolument pas. Alors ?

— Les trucs japonais là… Les Sushis !

Isabelle est déçue. Elle n’est pas étonnée qu’il se plante, mais, quelque part
au fond de son cœur, elle espérait mieux. Surtout après neuf mois de
relation.

— Je crois que c’est ça qui me bloque, Ethan. Dès qu’on s’éloigne de ta


queue, tu ne t’intéresses pas assez aux gens. Pas assez à moi en tous cas.

— Tu rigoles ? Je viens te voir presque tous les jours. Je suis aux petits
oignons avec toi.

— S’intéresser aux autres, c’est un peu plus vaste que ça. Éviter de leur
faire du mal, réfléchir aux conséquences de ses actes…
— Tu veux dire que tu m’as laissé ramper uniquement dans le but de me
jeter ? C’est une simple vengeance ?

Il rit. Un rire nauséabond. Le rire d’un homme blessé dans son orgueil et ses
aspirations. Peut-être même ses sentiments, mais Isabelle n’en est pas
convaincue.

— Non. La vie continue même quand tu abandonnes une de tes conquêtes,


Ethan. Je t’aime bien. Encore aujourd’hui. Et je t’aimais sincèrement avant.

— Alors où est le problème ? Moi aussi je t’aime !

Les mots sonnent creux dans la bouche d’Ethan.

— C’est possible. Je ne te fais pas confiance. Je ne m’en rendais pas


compte avant, mais il manque quelque chose entre nous. Une complicité qui
va au-delà du charnel. Un respect plus authentique.

— Si l’on omet mon comportement quand je t’ai quittée, je ne t’ai jamais


manqué de respect ! s’emporte Ethan.

— C’est comme si tu me disais : si on omet la fois où je t’ai frappée, je ne


t’ai jamais battue. Tu m’as blessée et cette blessure ne cicatrise pas. J’étais
heureuse quand tu m’as recontactée, mais je n’y arrive pas. Je le répète : je
n’ai plus confiance en toi.

Matthew aussi n’a pas toujours été tendre, mais vu l’état moral du clochard,
elle fait abstraction des dires. En espérant que ce ne soit pas à tort.

— Je gagnerai cette confiance à nouveau, s’exclame-t-il.

— Qui sait…

Isabelle en doute. Ethan manque cruellement de maturité. Il a toujours vécu


dans la facilité, le confort et la protection de ses parents. Il lui manque
quelque chose de fondamental : l’expérience de la vie. Ils se séparent sans
mots cassants, sans hausser le ton. Ethan est persuadé qu’il va régler le
problème entre eux. Isabelle est dubitative, mais elle accepte cette
possibilité. Après tout, il n’y a pas si longtemps, Ethan était son grand
amour. Mais tout ce qui manque à Ethan, Matthew l’a. En revanche, ce qui
lui manque à elle, ce sont des sentiments pour Matthew. Aujourd’hui, elle
n’en est plus certaine. Il lui suffit de repenser aux jours où il avait disparu
pour que cette hypothèse chancelle. Alors qu’attend-elle ? Isabelle ne le sait
pas. Elle n’est sûre de rien, sauf d’une chose : ses peep-shows rapportent.
Alors, elle s’apprête et se lance pour une nouvelle journée de strip-tease.
Des Sushis… Mais quel nul !

Le soir venu, elle retrouve Matthew. Son cœur bat anormalement. Non
qu’elle craigne qu’il soit parti, mais parce qu’elle est contente. Peut-être
même un peu plus. Elle a des papillons dans le ventre. Elle déborde
d’enthousiasme. Et ses battements s’affolent encore quand elle le voit qui
l’attend assis sur le trottoir. Là où ils ont discuté la première fois. Elle le
rejoint, le visage du sans-abri semble apaisé. Isabelle en est ravie.
Étonnamment, leur discussion embraye naturellement sur l’amour. Comme
la veille. Pour le plus grand plaisir de la jeune femme. Ils échangent leur
point de vue sur ce sentiment si universel et pourtant si difficile à
comprendre, à maîtriser.

— Il faudrait aimer sans passion, déclare Matthew. Ce serait moins


effrayant.

— L’amour sans passion est-il vraiment de l’amour ? Certes elle ne dure


qu’un temps, mais la passion du début, c’est l’armature qui soutient la
relation dans le temps. Sans passion, il n’y a pas d’amour. Ce n’est pas de
l’amour !

Isabelle est exaltée par le thème. Matthew l’écoute en la dévisageant. Elle


est si belle quand elle parle d’aimer. Si pure, Si fraîche. L’authenticité qu’il
perçoit dans les paroles de la jeune femme l’emballe. Il a envie d’y croire.
Alors il se laisse aller. Comment cette fille qui a pourtant souffert ne perd-
elle pas espoir ? C’est un mystère pour lui. Il l’envie. Une envie saine.
L’envie qu’elle lui communique. Lui qui a si peur d’aimer et qui, pourtant,
n’ose s’éloigner à nouveau de la jeune femme. Même avec toutes ses
terreurs.

— Et que devient la relation quand la passion se tasse ? demande-t-il.


Après tout, il est passé par là. Et il a perdu au grand jeu de la vie de couple.

— J’estime qu’il faut une certaine intelligence pour réussir une relation
amoureuse : savoir écouter, pouvoir comprendre.

La réponse plaît au vagabond. Isabelle semble intarissable en matière de


sentiments. Elle a réponse à tout. Elle est pourtant jeune. Matthew réfléchit,
il ne souvient pas avoir entendu de tels propos sortir de la bouche de sa
femme au même âge. Elle n’était pas stupide. Leur relation fut belle, mais
elle l’a sans doute plus admiré qu’elle ne l’a aimé. La discussion s’éloigne
comme la veille du sujet initial et finit dans un silence méditatif. Comme si
tous deux absorbaient les paroles de l’autre. Comme si les mots faisaient
leur chemin dans leurs âmes.

— Qu’aimes-tu en moi ? l’interroge subitement Isabelle alors qu’elle se


lève pour partir.

Tout ! a envie de clamer Matthew. Il ne le fait pas, mais prépare une réponse
moins démonstrative.

— Ta grandeur d’âme. Ton cœur. Ton abnégation et ta fiabilité.

Ton visage si attirant aussi ! Mais ça non plus, il ne parvient pas à


l’exprimer. Isabelle paraît néanmoins satisfaite. Son bonheur est
communicatif, Matthew est heureux. Du moins jusqu’à ce qu’elle s’éloigne
dans la nuit. Mais même lorsqu’elle disparaît à l’angle de la rue, il ne peut
que constater l’amenuisement de ses craintes. Il s’en réjouit, tout en
espérant que ce ne soit pas une amélioration éphémère.

Sur le retour Isabelle est portée par une joie immense. Elle ne saisit pas tout
des craintes de Matthew, mais elle s’en accommode. Elle tente de faire au
mieux, être présente sans l’étouffer. C’est le combat de Matthew, elle ne
peut que l’épauler. Malgré ses peurs, l’homme est rassurant. Il émane de lui
une force tranquille, une sagesse qui manquait à tous ses exs. Ils étaient plus
jeunes aussi… Qu’importe ! Matthew n’est plus vraiment le grand frère
qu’elle croyait ni un amant. Pourtant, les lumières scintillantes des
décorations de Noël prennent une ampleur démesurée, comme dans un rêve.
Elle gambade, le cœur léger. Elle rit de son attitude. Nul passant ne pourrait
imaginer cette fille à l’allure ingénue s’exhiber devant une webcam
quelques minutes plus tard pour gagner sa vie. C’est pourtant ce qu’elle fait.
Et elle se débrouille bien. Toutefois, quand elle se couche, elle éprouve une
réelle contrariété. Ce n’est pas Ethan, encore moins Matthew. C’est en
ligne. Cela vient de ses clients et a priori le même…

La veille l’un d’eux avait été particulièrement grossier. Il l’avait abreuvée


d’injures jusqu’à ce qu’elle le bloque. Isabelle tolère quelques
extravagances dans le langage, mais pas de grossièreté. Cela lui permet de
garder une image digne. Cette dignité, mélangée à une pointe d’exotisme,
de classe et de mystère lui donne ce côté inaccessible qui enflamme
l’imagination des hommes. Malheureusement, on se rappelle facilement des
gens qui importunent. Aussi, quand l’internaute l’a de nouveau interpellée
sur le tchat de son salon privé, elle l’a reconnu.

« Salut, petite pute ! J’aime trop ton cul »

Bordel ! a-t-elle pensé. Même ici faut qu’un gros con vienne me faire chier !

Isabelle en a tellement fréquenté… Elle l’a bloqué derechef, mais son


instinct, additionné de sa loose perpétuelle avec la gent masculine, lui a
clamé que ça n’était pas fini. En fait, ce soir elle est convaincue qu’elle va
devoir demander le bannissement de l’adresse IP de ce dingue. En espérant
que le site de Live Cam accepte. Parce qu’il va l’emmerder. C’est une
certitude.

Deux soirs d’affiler… Jamais deux sans trois ! Cet abruti va revenir…

Ni ses prières ni son infusion nocturne ne parviennent à la tranquilliser. Elle


finit par s’endormir. Non pas en comptant les moutons, mais en comptant le
nombre de fois où elle répète connard dans sa tête.

Au réveil, cette contrariété a disparu. Elle vérifie son téléphone. Pas de


message d’Ethan. Juste un petit coucou d’Otis qui prend des nouvelles. Elle
lui dit que tout va bien. C’est le cas. Isabelle ne sait pas trop si elle a fait le
bon choix avec Ethan, mais elle n’en souffre pas. Ce qui est déjà un indice
conséquent. Malgré l’heure avancée, elle prend son temps. Après tout,
l’après-midi n’est pas le moment le plus actif de la journée. Isabelle
réorganise légèrement son salon pour donner une impression de nouveauté à
son nombre croissant d’habitués. Puis elle s’octroie un long passage dans la
salle de bain. Autant pour se relaxer que pour parfaire son apparence. Elle
en ressort fraîche et la peau satinée d’une délicieuse lotion. Légèrement
irisée par de fines paillettes. Somptueux ! Elle adorait allumer Ethan avec ce
genre de lait corporel. La pensée la laisse indifférente. Ses récents échecs
érotiques avec son ex sont venus à bout de ses illusions. Elle ne se projette
plus. Sauf dans la volonté de gagner plus. Il est 14 heures passées quand
elle se connecte à son proxénète de site web. Masquée, légèrement vêtue.
Prête à attiser les passions.

En début de soirée, elle s’octroie sa pause préférée. Celle où elle va


retrouver ce fameux clochard qui s’est immiscé dans sa vie quotidienne. Sur
le chemin, elle s’interroge sur son intérêt pour Matthew. Le baroudeur est
très différent de ses ex. Ethan comme les précédents était beau garçon,
costaud. Le genre d’hommes qu’on aime présenter. Non. Pas présenter. De
ceux qu’on aime montrer. Comme des trophées… Isabelle se croyait plus
intelligente, plus fine. Elle est attristée de constater la futilité de ses choix
passés. Matthew a un charisme plus subtil. Ses yeux vairons vous captivent,
vous envoûtent. Mais c’est surtout sa profondeur d’âme qui la subjugue.
Qu’un homme puisse mettre sa vie en péril pour capturer en image les
horreurs commises à l’autre bout du monde. C’est un passionné. Un
idéaliste peut-être. Qui paye aujourd’hui le prix de ses choix hors normes.
Pourtant, Isabelle le sent, il existe toujours cette étincelle de vie en lui. Elle
a juste besoin d’être rallumée. La jeune femme aime aider les pauvres gens,
mais elle n’a rien d’une infirmière. Elle fait ce qui lui semble juste. Quand
il s’agit des tire-au-flanc grossiers qui hantent sa résidence, elle n’éprouve
aucune compassion, aucune envie de les soutenir. Elle a bien essayé. Après
des mois, la conclusion tomba comme un couperet : ils ne veulent rien
foutre et se complaisent dans leur fange. Grand bien leur fasse ! s’était-elle
dite, dépitée. Elle se consacre à ceux qui ont d’autres ambitions que de
boire, gueuler, glander en percevant quelques allocs et en magouillant
beaucoup. Des gens qui lui rappellent son père et son enfance pourrie.
Matthew est en vue. L’esprit d’Isabelle revient aussitôt au moment présent.
Son cœur s’accélère. Ses yeux s’écarquillent de joie. Elle en est la première
surprise. Son corps, comme son esprit, manifestent un plaisir immense à
revoir ce clochard. Elle le voyait comme un gentil grand-frère contre lequel
elle aimait se réconforter les nuits à la belle étoile. Maintenant, Matthew
l’intimide. Elle se demande bien comment elle va aborder l’éventualité d’un
autre type de relation entre eux. Vais-je seulement oser ?

Matthew pétille de bonheur lorsqu’Isabelle arrive. Pour un peu, il se serait


levé pour aller à sa rencontre. Mais comme à son habitude, il reste
impassible. En apparence seulement, car son corps bouillonne. Il songe à
l’enlacer, l’embrasser, jusqu’à ce que ses pensées l’angoissent. Alors il
s’oblige à se calmer. Cette attitude neutre, détachée, désarçonne ses
interlocuteurs contre son gré. Elle ne vise qu’à le protéger de ses
perturbations psychiques, le garder plus ou moins en paix. Isabelle est de
nature timide. Elle a beau avoir gagné en confiance de par ses activités
érotiques, le comportement détaché de Matthew ne l’incite pas à se livrer.
Que peut bien penser cet homme d’une gamine comme elle ? Ils ont
presque une décennie d’écart et elle n’a jamais rien fait d’extraordinaire de
sa vie. Pas même des études. Elle se trouve nulle comparée à l’ex-reporter.
Son charisme semble se limiter aux amateurs de cul. Amateurs qui soit dit
en passant bandent souvent pour un rien. Rien de flatteur en somme.
Matthew ne le dit pas, mais il a encore failli se barrer cette nuit. Cependant,
il lui a fallu moins de temps pour faire marche arrière. Un signe
encourageant. La proximité d’Isabelle lui fait du bien. D’habitude elle est
bavarde, mais ce soir elle reste tranquille. Peut-être est-elle fatiguée ? Qu’à
cela ne tienne ! Il apprécie sa compagnie. Ils ont toujours eu de longs
moments de silence. Il aime la patience qu’elle lui accorde. Il a le temps de
se calmer, de gérer ses émotions. Mais c’est aussi parce qu’elle lui parle
longuement qu’elle aère son esprit. Comme ce soir elle est particulièrement
discrète, le cerveau névrosé de Matthew ne tarde pas à gamberger. C’est
pourtant Isabelle qui met un terme à sa souffrance.

— On pourrait se promener ? Cela te dit ?

Matthew est surpris. L’idée est plaisante. Il garde un bon souvenir de leurs
balades quand elle vivait dehors. Alors il acquiesce. Les pas réveillent la
langue d’Isabelle qui retrouve son goût pour la discussion. À moins que ce
ne soit les décorations de Noël. Matthew ne peut que constater les pupilles
brillantes de la demoiselle quand elle observe une guirlande lumineuse dans
la rue, une vitrine soigneusement embellie ou un sapin scintillant dans la
nuit. Le regard de la jeune femme est plein de vie et, comme bien souvent,
son enthousiasme est communicatif. Alors Matthew se prend aussi de
ravissement pour ces choses qu’il croise tous les jours sans jamais les voir.
Au côté d’Isabelle, la ville prend un aspect merveilleux. Le cœur de
Matthew bat avec une vigueur neuve. Il s’extasie de petits riens. Peurs,
angoisses, incertitudes l’ont déserté.

Temporairement.

Jusqu’à ce qu’ils se séparent, tard dans la soirée…

Isabelle retrouve son studio qui n’a jamais aussi bien porté son nom. Elle
reprend son taf sans trop se poser de questions. Mécaniquement. Elle aime
les approches délicates de certains clients, polis, agréables. Ils lui donnent
l’impression que le monde n’est pas aussi pourri qu’elle l’a longtemps cru.
Mais vers deux heures du matin, tombe un message ignoble : « C’est bien
petite pute, j’ai giclé tout mon foutre ». Isabelle bloque aussitôt l’importun.
C’en est trop. Elle coupe sa webcam. Sa main tremble. De colère
essentiellement, mais aussi de peur. Ce taré va la tourmenter sans
interruption. Isabelle doit écrire à son cyber maquereau. Il faut mettre un
terme à cela au plus vite, avant qu’elle craigne de se connecter à cause de
cet harceleur. Elle rédige un courriel explicite concernant ses mésaventures.
Sa motivation a pris un coup dans l’aile, mais Isabelle refuse de laisser un
déséquilibré ruiner sa nuit de travail. Elle s’efforce de se calmer, prend le
temps de boire une infusion, prie à genou face à sa fenêtre, puis s’en remet
au destin. Le pervers peut se cacher derrière n’importe quel pseudo. Alors
elle croit dans les promesses du site pour préserver leurs Camgirls. Elle s’en
remet à eux en se persuadant qu’ils vont la débarrasser de l’emmerdeur.

Au petit matin, Isabelle découvre un mail qu’elle ouvre tout de suite. Elle a
mal dormi. Il est trop tôt pour une jeune femme qui se couche si
tardivement. Son proxénète 2.0 a bien pris en compte sa demande et après
analyse de l’activité du client, ils ont bloqué son adresse IP. La nouvelle
réjouit Isabelle. Machinalement, elle jette un œil à son smartphone. Il y a
deux messages. Un banal d’Otis et l’autre d’Ethan.

Y’a un homme, c’est ça ?


Non, ce n’est pas ça. C’est toi ! C’est nous ! Ça ne marche plus ! a-t-elle
envie de lui répondre. Mais ce serait mentir. Il y a un peu un homme dans sa
vie. Un autre qu’Ethan en effet. Pas aussi naturellement beau que ce dernier,
pas aussi sûr de lui. Un homme blessé avec un regard captivant.
Étrangement, ses fragilités le rendent plus viril, plus authentique aussi. Elles
font de lui un Homme. Un vrai. Pas un de ces branleurs qu’elle a connus par
le passé, surchargés de testostérone au point de s’en griller les neurones. Pas
un homme comme Ethan. Et ce mâle qui l’envoûte chaque jour un peu plus,
c’est Matthew. Alors, elle ne sait quoi répondre à son ex et elle fait ce
qu’elle déteste le plus au monde : elle l’ignore. Temporairement. Jusqu’à ce
qu’elle trouve les mots adéquats. Pas pour le torturer bêtement, pas comme
il l’a traitée à son retour de vacances. Isabelle répond un vague « coucou » à
Otis avant de se rendormir. Profondément cette fois. Le mail du site porno
l’a rassurée.

Plus loin dans la ville, Matthew se réveille brutalement. Il est en sueur,


haletant. L’hyperventilation accroît la panique. Matthew tourne la tête dans
tous les sens, le regard fou. Le temps d’émerger de son cauchemar, il
retrouve les mécanismes qui lui permettent de se calmer. Il sort un sac en
papier de sa poche, froissé. Peu importe. Il le plaque contre sa bouche et
respire à l’intérieur. Le taux d’oxygène dans le sang diminue et celui de
dioxyde de carbone remonte. L’hypocapnie s’atténue. Ses pensées
reviennent à la réalité. Il est loin de son quartier habituel. Matthew se
souvient être parti dans la nuit, car Isabelle l’angoissait. Manifestement, ce
n’est pas elle la cause, mais bien ses troubles du syndrome post
traumatique. Bordel ! Il en a plus que marre de ces bouffées délirantes.
Maintenant qu’il a dormi, et malgré son réveil brusque, Matthew décide de
revenir à son point de départ. Là où la jeune femme le trouvera facilement.
Il doit bien l’admettre, c’est encore avec elle qu’il se sent le mieux. Elle ne
l’a jamais jugé, dévalorisé, brusqué. Il sait tout cela. Mais quand il est
fatigué, ses craintes se décuplent. À en devenir insupportable. Il lui est
difficile de ne pas y céder. Si difficile…

C’est une belle journée qui s’annonce pour Isabelle. Elle est reposée. Le
petit déjeuner sert de prétexte pour discuter avec Otis. Les deux amis sont
ravis de se raconter leur vie, les bons comme les mauvais côtés. Isabelle
détaille l’incident avec le type qui la harcelait d’injures. Otis est enchanté
que ce connard soit banni du site. Bref, tout roule. Et après avoir
suffisamment traîné, Isabelle raccroche pour se préparer. Ce job, c’est
devenu sa petite entreprise. Et qu’elle soit une pute ou non, elle est fière de
s’en sortir dans la vie. Elle tend son majeur vers la fenêtre dans un geste
obscène. Elle le dédie aux faux-culs bien-pensants qui n’hésiteraient pas à
lui cracher au visage. Les mêmes qui viennent la mater la nuit dans son
déshabillé en dentelle noire. Mettez-le-vous bien profond ! Défoulée, elle
s’attelle à sa tâche : faire bander ces porcs. Et surtout, les faire raquer. Elle
veut être une drogue pour eux. Qu’ils rêvent d’elle, qu’ils éprouvent le
besoin de revenir inlassablement la reluquer en se paluchant. Elle est leur
reine, ils sont ses sujets. Isabelle rit à leurs dépens. Pourtant, elle en aime
bien certains. Cultivés, courtois, avec de la conversation. Les plus rares.
Ceux qu’elle appelle affectueusement « mes petits cochons ».

Le soir venu, elle retrouve Matthew avec plaisir. Elle n’a toujours pas la
moindre idée de comment l’aborder et elle ne peut que constater à quel
point elle devient timide au fur et à mesure que son envie d’embrasser le
vagabond grandit. Matthew perçoit cette distance chez Isabelle. Il se
demande ce qu’il a pu faire pour qu’elle se comporte ainsi. Peut-être me
suis-je montré trop entreprenant ? Il songe à la fois où il l’avait réchauffée
de ses mains tandis qu’elle grelottait dans la nuit. Il n’aurait pas dû. C’était
inconvenant, ils n’avaient rien d’intime. Isabelle ne voit qu’un moyen de
retrouver la parole : marcher, se divertir devant les jolies vitrines, bouger,
peu importe du moment qu’elle ne reste pas bloquée ici, muette. Elle
entraîne alors Matthew dans une nouvelle balade. Ils parcourent les rues de
la mégalopole. La Covid 19 ne parvient pas à leur gâcher la vie. Plus tard,
malgré quelques craintes à l’idée de se faire injurier, Isabelle reprend son
job. Chaudement installée dans son appartement. Matthew, lui, décide de
vivre. Avec ce monstre tapi au fond de lui. Prêt à jaillir à tout moment.
Mais, après tout, c’est pour cela qu’il traîne dehors. Aucun mur, aucune
porte. Juste la liberté. De fuir ou non. C’est déjà pas mal.

Malgré son appréhension, Isabelle constate que l’intervention du cyber-mac


a payé. Le déséquilibré ne l’a pas dérangée de la nuit. Elle se couche
sereine. Au matin, elle écrit un message succinct à Ethan.
Mon bonheur est juste ailleurs.

Ce dernier ne tarde pas à demander plus d’explications. Elle ne désire pas


lui répondre, il va devoir gérer son ego seul. Isabelle n’est pas convaincue
qu’il l’aime comme elle l’a aimé. De toute façon, Ethan ne fait plus partie
de ses préoccupations. Il devra s’y faire, elle n’a pas de solution
satisfaisante à lui proposer.

En quelques jours, une certaine sérénité s’installe. La vie d’Isabelle prend


une tournure tranquille : boulot, pause, boulot, dodo. Elle s’en réjouit.
Seules ses sorties avec Matthew brisent l’enchainement routinier des strip-
teases. Son bonheur est tel, qu’ils partent un soir vers le Rockefeller Center
pour y admirer le sapin de Noël. Isabelle baisse son masque pour humer le
doux parfum des aiguilles vertes, de la résine. Une odeur savoureuse qui lui
rappelle le bonheur des moments partagés les soirs de réveillon. Exaltée,
elle se met à danser. Comme ça, en pleine rue. De délicats flocons de neige
l'entourent et semblent flotter autour d’elle. Comme par magie. La scène est
magnifique. Matthew observe la jeune femme qui virevolte avec une grâce
ensorcelante. Elle est incroyablement belle. Chaque jour un peu plus
charmante, un peu plus sûre d’elle et toujours aussi gentille.

Douce, attentionnée… Que demander de plus ?

Envoûté par tant de beauté, il s’avance pour la rejoindre. Tandis qu’il


approche, il s’interroge sur les mots qu’il va dire, les gestes qu’il va faire. Il
ne trouve pas de réponse. Il est indécis et pourtant, il marche
inexorablement vers elle, hypnotisé par cette délicieuse vénusté qui
l’enivre.

Quand il n’est plus qu’à un pas de la demoiselle, elle arrête de se déhancher.


Son cœur bat à tout rompre. Des coups forts qui résonnent dans sa poitrine.
Pas seulement dus à sa chorégraphie improvisée, mais surtout à cause de
Matthew qui est tout proche. Le regard du vagabond brille d’une lueur
qu’elle n’a jamais vue. Il est déterminé, séduisant. Elle lui sourit
timidement. Dieu qu’elle se sent vulnérable en cet instant !

— Señorita, dit le vagabond en lui tendant la main avec courtoisie.


C’est une invitation. Isabelle l’accepte. Elle saisit la main et s’enroule dans
le bras de Matthew comme si elle finissait un pas de danse. Elle se retrouve
face à lui, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre. Il la
surplombe de toute sa hauteur. Elle sent les battements dans la poitrine de
Matthew. Aussi puissants que les siens. Le clochard est décontenancé. La
violence de ses pulsations cardiaques le surprend. Son émoi réveille ses
peurs. Pourtant, il ne parvient pas à détacher ses yeux de ceux d’Isabelle.
Qu’elle est belle !

— I love it when you call me Señorita, murmure-t-elle en imitant la voix de


Camila Cabello. I wish I could pretend I didn’t need ya…

Elle ondule des hanches au rythme de la chanson pendant quelques


secondes, puis s’arrête. Elle se sent idiote. Elle ne sait que faire, car
Matthew reste figé. Elle n’ose franchir le pas. Son cœur va exploser, elle va
mourir sur place. Lui, la dévisage. Il est surpris, mais les paroles du titre
résonnent encore dans sa tête. I love it when you call me… comme un appel,
une prière. Isabelle le fixe, la bouche entrouverte. Il sent le souffle de la
jeune femme qui glisse sur son visage. Délicieuse caresse. Ses lèvres,
joliment dessinés, légèrement pulpeuse, semblent le convier à l’embrasser.
Il en meurt d’envie. Il en meurt de trouille. Il en perd la tête. Que fais-je ?
s’interroge-t-il tandis que son visage descend à la rencontre de celui
d’Isabelle. La douce Latino est intimidée, mais sa joie explose lorsque la
bouche tiède de Matthew effleure la sienne. Elle l’agrippe par la nuque
d’une main décidée, comme si elle voulait que jamais ils ne défassent ce
langoureux baiser. Isabelle fond sur place. Matthew se laisse porter par la
magie de l’instant. Ils s’embrassent longuement au pied du majestueux
sapin. Quand leurs lèvres se séparent, les deux amants restent interdits,
embarrassés par l’intensité de cette étreinte.

— Ils ont sauvé une chouette dans ce sapin, déclare Isabelle qui en profite
pour détourner le regard.

— Ah ? répond bêtement Matthew alors qu’il le sait déjà.

— Oui. Une petite Nyctale qui était manifestement restée coincée dans les
branchages pendant le transport de l’arbre. N’est-ce pas une belle histoire
de Noël ?
La belle histoire aurait été de ne pas abattre d’arbre, songe Matthew en
étant incapable d’exprimer son cynisme habituel. Il ne se reconnaît plus. Et
ce n’est peut-être pas plus mal.

— Mignonne anecdote, répond-il en offrant à Isabelle un sourire qu’il


n’avait plus réussi à faire depuis la rencontre avec son ex-épouse.

Le sourire d’un homme désarmé par la femme qui lui fait face. Il se sent
subitement fragile. Mais avant de pouvoir regretter l’embrassade, Isabelle
lui saisit à nouveau la main. Ils marchent côte à côte, lentement. Parfois,
prise dans un élan de bonheur, elle se met à balancer cette main qui tient
Matthew, tels deux amoureux transis. Le baroudeur ne bronche pas. Il ne
s’est pas senti aussi vivant depuis de longues années.

Quand Isabelle rentre, elle arbore un large sourire. Ses yeux pétillent.
L’allégresse lui donne un souffle nouveau. Elle reprend le travail avec un
entrain qui séduit bien des abonnés du site de Camgirls. Radieuse, elle les
attire comme des insectes vers une lumière.

Matthew met son impétuosité sur le compte de la chimiothérapie à venir. Il


a franchi un cap qu’il redoutait. Un autre soir, il aurait ruminé, peut-être
même paniqué. Mais la réalité de sa maladie et du traitement qui se poursuit
le ramène à son triste sort. C’est sûrement mieux ainsi.

Le lendemain soir, après des heures à se trémousser pour le plaisir de ses


fidèles ainsi que de nouveaux pseudonymes, Isabelle se rue aux divers
points de chute du clochard. Matthew l’a prévenue la veille, il ne sera pas là
de la journée. Elle sait ce que ça veut dire. Elle espérait qu’il la sollicite,
mieux qu’il vienne, mais elle sait aussi que l’homme tourmenté est
imprévisible. Ou plutôt qu’il est trop prévisible, songe-t-elle. En d’autres
temps, cela aurait pu l’amuser, mais les soins de Matthew n’ont rien d’une
sinécure. Elle le trouve là où il grelottait la dernière fois, allongé sous ses
couvertures, une flaque de vomi près de lui.

— Matthew, souffle-t-elle en posant doucement sa main sur l’épaule du


malade.
— J’en peux plus, gémit-il.

Elle ne lui pose jamais de question sur son cancer. De peur de le gêner,
d’aborder un sujet trop sensible. Elle le laisse venir à elle, mais comme
toujours dans ce cas, il ne se passe rien. Matthew se révèle peu. Seuls ses
actes sont éloquents et c’est suffisant pour la jeune femme. La vie lui a
appris qu’il valait mieux se fier aux actes qu’aux paroles.

— Viens, lui dit-elle en l’attrapant délicatement par l’épaule. Le mercure a


encore baissé, il fait trop froid. Viens à la maison.

Elle lui avait déjà proposé l’autre jour. Pourquoi insiste-t-il à se torturer
ainsi ? Seul, frigorifié, souffrant. Isabelle est meurtrie de le voir dans cet
état. Matthew s’efforce de se lever. Elle l’aide en passant son bras pour le
soutenir. Elle est soulagée qu’il ne se fasse pas prier. Il a une sale mine et
elle a hâte de le savoir au chaud. Ils se traînent tous deux en silence
jusqu’au studio d’Isabelle. Matthew dégobille une nouvelle fois sur le sol
du salon, avant que la jeune femme n’ait le temps d’amener une bassine.
Après avoir retiré son manteau à l’état douteux, elle l’installe sur son vieux
matelas. Matthew est pâle. Affreusement pâle. Elle l’aide à se dévêtir et à
s’allonger confortablement. Elle nettoie le vomi et laisse la cuvette près du
lit. Isabelle ne travaillera plus pour ce soir. Pas avec Matthew face à elle.
Un peu de repos lui fera le plus grand bien. Elle approche un tabouret et
s’assoit près du visage aux yeux vairons. Elle le caresse du bout des doigts
avec toute la tendresse qui la caractérise. Matthew fixe le plafond.

— Je ne supporte pas leur putain de cocktail chimique, murmure-t-il.

Comme s’il était nécessaire de le préciser ! songe Isabelle.

— Ça ne durera qu’un temps. Tu vas guérir, répond la jeune femme.

Qu’est-ce que t’en sais ? Le cynisme de Matthew refait surface. Il le tait.


Lui-même ne le supporte plus. Pas dans cet état en tout cas. Il se contente
d’un sourire forcé. Peu crédible. Cela n’affecte pas Isabelle. Elle a bon
espoir. Elle a toujours eu cette force : espérer ! Malgré quelques spasmes et
tremblements, Matthew ne dégobille plus de la soirée. Isabelle s’est lavée,
changée et là elle le contemple malgré l’obscurité relative du salon. Elle est
allongée sur son divan, recouverte de tous ses plaids. Elle a prié à la fenêtre
comme chaque soir, sous le regard observateur dans son dos. Matthew n’a
rien dit. Il ne s’est pas moqué d’elle ni de ses vaines croyances. Ils se sont
souhaité bonne nuit et elle a veillé sur lui jusqu’à ce qu’il s’endorme.
Maintenant, elle attend le sommeil. Il est bien trop tôt pour elle. Alors elle
patiente, les yeux ouverts, fixés sur ce qu’elle discerne de la silhouette de
Matthew. Il faut bien deux heures avant que les paupières d’Isabelle
deviennent lourdes. Elles se ferment d’elle-même et la jeune femme tombe
dans un sommeil léger. Trop léger. Au milieu de la nuit, quand l’immeuble
est résolument calme, elle entend les pas de Matthew qui s’est levé. Elle
s’oblige à l’immobilité tant que ce dernier ne fait pas signe de partir. Il est
trop tôt, il fait trop froid. Elle ne veut pas le priver de sa liberté, elle n’en a
pas le pouvoir de toute façon. Elle souhaite juste le préserver. Notamment
de lui-même. Il s’inflige des souffrances inutiles. Quelles qu’en soient les
raisons, elle s’efforce de le protéger. Elle tient à lui. Les pas reviennent de
la salle de bain. Ils ne se dirigent pas vers la porte. Ils s’arrêtent au milieu
du salon.

Que fait-il ?

Isabelle craint qu’il ne rassemble ses affaires. Après tout, il avait disparu
avant qu’elle ne se réveille la première fois qu’elle l’a hébergé. Les pas
reprennent. Légers, fugaces. Elle estime qu’il se situe près de la fenêtre.
Elle entend le bruit du rideau occultant qui glisse lentement sur sa tringle.
Elle craint qu’il ne fasse une bêtise. Elle reste attentive à tout son suspect.
Mais de sons, il n’y en a plus. Juste les bruits lointains de la ville. Matthew
ne s’est pas recouché. Elle l’aurait entendu. Elle attend encore quelques
secondes avant que la curiosité ne l’emporte. Alors, elle ouvre les yeux.
Matthew est agenouillé face à la vitre. Un peu comme elle le fait, sauf que
ce dernier n’a pas les mains jointes. Au contraire, ses doigts agrippent le
rebord de la fenêtre. Son visage est tourné le ciel. Sur ses épaules, il a posé
la robe de chambre d’Isabelle en polaire bien chaude. La jeune femme est
heureuse. Elle doute qu’il croie en Dieu. Matthew est un athée convaincu et
elle n’a pas vocation à convaincre les gens du bien-fondé de sa religion. Là
n’est pas la question. L’essentiel est qu’il cherche de l’espoir. Et dans la
spiritualité, il en trouvera pour sûr ! Elle aimerait l’embrasser tellement elle
le trouve séduisant en cet instant. Mais elle n’en fait rien. C’est un moment
qui ne lui appartient pas. Matthew est en phase avec l’univers… Il se
reconnecte à la vie.

Au réveil, il a disparu. Isabelle n’est pas surprise, elle aurait juste aimé qu’il
l’embrasse avant, qu’il la prenne dans ses bras. Tant pis. Elle prend son mal
avec philosophie. Les moments passés avec Matthew sont merveilleux et
son cancer n’y change rien.

Ils passent les deux dernières semaines précédant l’hiver à se retrouver dans
la rue. Isabelle a beau insister pour qu’ils se retrouvent chez elle, Matthew
préfère le grand air. La jeune femme a constaté qu’il était oppressé entre
quatre murs. Entre ses troubles post-traumatiques, son cancer et son
amertume envers les femmes, elle choisit d’attaquer un problème à la fois.
Même si le désenchantement semble disparaître naturellement.

Matthew se montre attentionné, tendre. Isabelle en est agréablement


étonnée vu son ressentiment flagrant. Elle en déduit qu’elle prend
l’ascendant sur l’ex-femme du sans-abri et ce n’est pas pour lui déplaire. Ils
s’embrassent, se promènent, se câlinent tendrement, mais Matthew ne se
montre jamais entreprenant. Sexuellement parlant du moins. Au début,
Isabelle prend cela comme une galanterie raffinée, mais les jours passant
elle s’interroge sur sa capacité à exciter cet homme. À moins qu’il ne me
considère que comme une tendre amie. Après les sex-friends, voilà qu’on
inventerait les tender-friends… Des câlins, des bisous et on ne jouit
jamais ! Isabelle soupire. Pourtant, elle adore le temps qu’elle passe avec
cet intrigant amant. Les seules nuits qu’ils partagent sont celles qui suivent
le traitement chimio-thérapeutique. Et ces nuits n’ont rien de romantique.
Plus elle le côtoie, plus Isabelle est rongée d’inquiétude quand elle le voit
vomir, trembler, s’affaiblir… Car Matthew perd ses cheveux. Pas tous. Mais
suffisamment pour que ce soit visible. Ce n’est rien comparé aux
souffrances que lui infligent ces séances. Matthew lui-même gémit qu’il va
crever quand il vomit la bile de son estomac vide, qu’il est épuisé. Isabelle
met tout en œuvre pour l’aider à supporter cette épreuve, mais le fait est
qu’elle se sent impuissante. Désespérément impuissante. Matthew ne lui
raconte rien sur sa maladie, elle n’ose toujours pas le questionner. Sujet
délicat qui ruinerait la fraîche insouciance de leurs embrassades.
17. Cadeaux de Noël

Au solstice d’hiver, Matthew surprend Isabelle par sa première vraie


demande.

— On pourrait faire un sapin ? Il n’y a aucune déco chez toi.

Isabelle est enchantée par cette idée. Depuis qu’elle vit seule, elle n’a
jamais illuminé son appartement de l’esprit de Noël. Elle gardait un
souvenir mélancolique des fêtes innocentes de son enfance. Mélancolie
emprunte de rancœur. Luis… Mais cette année, elle est enthousiaste. Alors
le 21 décembre, ils partent acheter un petit sapin, quelques boules en verre
saupoudrées de paillettes rouges et une guirlande dorée. Isabelle règle les
factures et ils rentrent avec entrain pour le mettre en place. Ils rentrent…
Isabelle réalise que c’est la première fois que Matthew vient chez elle sans
être malade. Son cœur s’emballe, ses fantasmes aussi. Le sapin n’est qu’un
prétexte, suppose-t-elle. Elle rêve qu’il l’enlace après avoir décoré le
conifère. Il l’embrasserait dans le cou, la dénuderait, puis la prendrait sur le
sol dans une étreinte passionnée.

Ils s’amusent en ornant les branches, se taquinent pour décider quel est le
meilleur emplacement de chaque accessoire. Ils rient, se frôlent,
s’effleurent. Matthew paraît satisfait d’avoir apporté une touche festive à
l’appartement d’Isabelle. Mais pour manifester son contentement, il se
contente d’un baiser langoureux sur le pas de la porte. Isabelle tente de
l’aguicher en se collant à lui. Elle plaque ses tétons durcis par le désir
contre la poitrine du baroudeur. Elle pose ses lèvres dans son cou.

Sans effet.
Matthew repart. Elle n’a pu le retarder qu’en insistant pour un verre. De
l’eau qu’il a bue d’une traite. Isabelle est frustrée, mais relativise la
situation. Il n’y a pas d’urgence… hormis pour son corps qui réclame du
plaisir. À bien y réfléchir, la maladie ou le traitement de Matthew peuvent
altérer sa libido. Voire les deux ! Elle prend son mal en patience. D’autant
plus facile que son boulot consiste à proposer des exhibitions sexuelles.
Mais Isabelle ne jouit pas pendant ses shows. Jamais. Le plaisir peut
monter, sans pour autant atteindre le stade ultime, le nirvana. L’absence de
complicité réelle, authentique, avec le partenaire, si tant est qu’elle puisse
appeler ainsi le client derrière son écran, bloque ses orgasmes. Alors elle
met en place une stratégie. Une stratégie à court terme. Un sourire
diaboliquement coquin illumine le visage de la jeune femme.

Trois jours plus tard, Isabelle est parvenue à attirer Matthew dans les
mailles de son filet. Prétextant la Covid, elle a insisté pour qu’il réveillonne
à la maison avec elle. À force de cajoleries et de caresses, il a fini par
accepter. Ce qui prouve qu’il n’est pas insensible aux douceurs qu’Isabelle
lui prodigue. Nouvelle satisfaction. Isabelle a prévu une tenue
particulièrement aguicheuse. Ses seins sont mis en valeur, la courbe de ses
hanches aussi et ses jambes, recouvertes d’un collant fantaisie où se
dessinent des roses grimpantes, finissent de dévoiler ses atouts. Elle s’est
parée d’un rouge à lèvres provocant, accompagné d’un maquillage léger des
pommettes et des yeux. Un ensemble plus subtil que celui qu’elle utilise
pour ses strip-teases, mais qui ne devrait pas laisser Matthew indifférent.
L’idée étant de créer une apparence suggestive, pas vulgaire. Maintenant
qu’elle a gagné en confiance, elle trouve que le résultat dans le miroir est à
la hauteur de ses ambitions. Matthew arrive vers vingt heures. Il s’est rasé
de près et ses cheveux, coupés courts depuis qu’il les perd en nombre, lui
donne une apparence nettement plus jeune. Seules de minuscules ridules sur
son visage, des pattes-d’oie naissantes, trahissent son véritable âge. Comme
pour Thanksgiving, il a réalisé un effort vestimentaire. Isabelle avait
proposé d’acheter sa tenue, chose qu’il a refusée. Néanmoins, elle doit
reconnaître qu’il se débrouille bien avec ses vêtements démodés, mais
élégamment portés. Comme elle l’avait constaté les quelques jours passés
dans la rue avec lui, Matthew s’astreint à une hygiène exemplaire. Si ce
n’était certains habits usés et sa barbe, il n’aurait rien d’un clochard. En
revanche, il a encore maigri, constate-t-elle avec inquiétude. Le repas
copieux qu’elle a concocté devrait lui faire du bien. Si ce n’est pas la
maladie qui le tue… Elle chasse aussitôt cette pensée, ce n’est pas le
moment de flancher. C’est le moment de fêter Noël. Et chez les Flores,
c’était une fête sacrée. Il est temps de renouer avec la tradition !

Isabelle a mis les petits plats dans les grands. Et comme ce n’est pas tous
les jours Noël, elle a aussi débarrassé la partie sofa du salon de la
décoration sensuelle qui y trône depuis sa… reconversion. Elle a préparé
deux margaritas. Elle fait signe à Matthew de s’asseoir puis elle apporte les
cocktails, qu’elle dépose sur la table basse. Verre givré, tequila, triple sec,
citron… tout y est.

— Pas d’alcool pendant mon traitement, annonce Matthew à la fois déçu et


désolé.

— Merde ! Oups ! Pardon…

Matthew lui a fait remarquer qu’elle jurait comme un charretier, aussi


essaye-t-elle de corriger ce défaut. Car on ne peut pas dire qu’il ait tort !
Elle repart en cuisine pour essayer de faire une version sans alcool de la
margarita. Une virgin margarita. Un truc qu’elle n’a jamais bu. Le jus
d’orange remplace la tequila et le triple sec. Elle rattrape son erreur en
apportant le nouveau verre. Matthew la remercie. Il paraît heureux. Elle le
trouve beau. Séduisant. Désirable. Le bas ventre d’Isabelle s’enflamme… Il
discute du président sortant et de son acharnement à ne pas vouloir quitter
la maison blanche. Pour Matthew s’en est trop.

— On se croirait dans une république bananière ! s’emporte-t-il.

Isabelle a autant d’affection pour le président que ce dernier en a pour les


Mexicains. Elle se rappelle parfaitement les termes avec lesquels il les a
qualifiés. Violeurs, criminels, dealers. Bon… c’est vrai pour une partie.
Madame Lopez n’est pas une représentante idéale du peuple mexicain aux
États-Unis. Isabelle non plus au regard des conservateurs ultra-religieux.
Bref, après quelques minutes à déblatérer sur Trump, elle n’en peut plus.

— Parlons d’autres choses, je te prie. C’est une fête.


Matthew rit.

— Tu as raison. Pardonne-moi.

— Reprendrais-tu ton job de reporter ?

Matthew s’assombrit.

— Si tu n’avais plus tes troubles post-traumatiques, rectifie aussitôt


Isabelle.

Il demeure sombre.

— Je n’en sais rien.

Ce futur est impossible à discerner pour le vagabond. Et les souvenirs de


cette vie passée le rendent malheureux. Isabelle s’en rend compte. C’était
maladroit de sa part, mais cela partait d’un bon sentiment.

— Je disais cela, car il y tant de choses à photographier partout. Pas


forcément les horreurs de la guerre, de la famine et de la misère du monde
en général.

Super mon sujet ! se morigène-t-elle. Pourtant le visage de Matthew


s’éclaircit de nouveau.

— C’est une idée à méditer. Je ne sais pas si j’y trouverais la même passion.
Ni l’adrénaline d’ailleurs… mais concernant cette dernière, c’est sûrement
mieux ainsi.

Isabelle acquiesce. Alors, ils discutent des beautés de la vie qu’ils


aimeraient immortaliser. Paysages, gens, sentiments. Pendant ce temps,
Isabelle apporte les plats qu’elle a méticuleusement préparés plus tôt. Dinde
au mole, tamales végétariennes, haricots rouges, puis des buñuelos.
Matthew est rassasié bien avant le dessert, mais il s’efforce de goûter à tout
ce qu’Isabelle lui sert.

— C’est délicieux.
Il doit l’admettre la jeune femme est un vrai cordon bleu. Chacun de ses
plats était un ravissement pour le palais du baroudeur.

— C’est toi qui as tout cuisiné ? demande-t-il.

— Tu vas me vexer ! lui retourne Isabelle. Évidemment.

Elle ajoute un clin d’œil pour lui signifier que ça ne l’affecte pas.

— Je te félicite pour ce somptueux repas comme pour ton talent de


cuisinière. Chapeau !

Isabelle rougit. Les compliments la touchent. Elle n’en a jamais reçu en


abondance. Quand les estomacs sont trop pleins, ils s’installent tous deux
sur le canapé et cherchent un film de Noël à regarder.

— Ça va ? s’enquiert Isabelle qui connaît l’aversion de Matthew pour les


murs.

— Ça va, répond-il. Ne me demande pas trop souvent, j’avais oublié que


j’étais dans un appartement.

Suis-je conne ! Il a raison, je lui rappelle ses angoisses même quand rien ne
les montre…

— Mais c’est gentil de demander, ajoute-t-il.

Isabelle s’en veut moins. Elle pose sa tête sur l’épaule du clochard qui n’en
a pas l’air et elle s’immerge dans la romance au scénario pourtant vu et
revu, mais qu’elle ne peut s’empêcher d’apprécier chaque année en cette
même période.

— Isabelle ? … Isabelle ? murmure une voix toute proche.

La jeune femme s’est endormie. Les pieds recroquevillés au bout du sofa, la


tête sur les cuisses de Matthew, elle émerge d’un profond sommeil sans
rêves.
— Il est presque minuit, poursuit à voix basse Matthew. Même si, vu le
bordel dans ton immeuble on se croirait en pleine journée.

Isabelle se redresse. Elle s’est habituée à cette cacophonie permanente, mais


elle peut aisément comprendre que Matthew ne s’y fasse pas. Elle vérifie
l’heure en bâillant.

— T’as raté tout le film, ajoute Matthew.

— C’était bien ? demande-t-elle d’une voix pâteuse.

— Ça se regarde… Plus que deux minutes !

En effet, minuit approche. Isabelle vient se lover contre son amant. Elle l’a
délaissé alors que l’enfermement lui est difficile. Malgré cela, Matthew ne
montre aucun signe de stress. Il est calme, enjoué. Isabelle utilise les deux
minutes restantes pour se réveiller en douceur. Les deux margaritas l’ont
assommée. Elle a présumé de sa résistance à l’alcool.

— Joyeux Noël ! s’exclame soudainement Matthew.

— Joyeux Noël, lui répond-elle un sourire timide aux lèvres.

Noël en amoureux, qui l’eut cru après une année aussi merdique ? songe
Isabelle. Preuve qu’il ne faut jamais perdre espoir. La vaccination contre la
Covid a commencé, Trump a perdu les élections… Non, ne jamais perdre
espoir ! Elle pense bien évidemment à la maladie de Matthew. Ce dernier se
détache délicatement de ses bras et va chercher quelque chose dans son
manteau. Il en sort une enveloppe constituée d’un papier crème épais. Il la
remet à Isabelle.

— Honneur aux dames.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle spontanément.

— Ton cadeau.
Isabelle relève le pli, qui n’est pas collé, et en sort une carte cartonnée. Elle
n’est pas décorée, mais un nom y est noté, ainsi qu’une adresse. C’est le
premier qui attire aussitôt l’attention d’Isabelle : « Mariana Flores ». Ma
mère ! L’adresse est située à Detroit dans le Michigan.

— Est-ce vraiment ce que je crois ?

— Oui, dit Matthew d’un ton sobre.

Une émotion vive inonde Isabelle. Une joie immense, mêlée d’une
inquiétude aussi intense. Sa mère est vivante. Elle peut la voir. Mais dès
lors, pourquoi n’a-t-elle pas cherché à retrouver sa fille ? Elle laisse cette
interrogation pour plus tard. Il peut y avoir milles raisons. Elle se lève d’un
bond et saute au cou de Matthew qu’elle embrasse avec fougue. Ce dernier
est obligé de la repousser pour reprendre son souffle.

— Merci ! clame-t-elle. Merci, merci, merci !

— J’espérais te faire plaisir, mais pas à ce point, s’amuse Matthew.

Il lui en a coûté de retrouver cette adresse. Il a dû sortir de sa bulle. Celle


dans laquelle il s’était enfermé depuis des mois, des années, pour ne pas
voir sa réalité en face. Enfin, il n’en est sorti que partiellement. Un contact a
suffi. Un qui ne lui poserait pas trop de question du genre « Comment vas-
tu ? Que deviens-tu ? » Toutes ces choses auxquelles il ne veut pas
répondre.

— Comment l’as-tu retrouvée ? l’interroge Isabelle les yeux embuées de


larmes de bonheur.

— Dois-je te rappeler que j’étais reporter ?

Matthew préfère ne pas s’étendre sur le sujet. Il a fait un gros effort pour
Isabelle et il préfère en savourer le fruit que de se remémorer sa lutte
intérieure.

— Non, inutile. J’ai aussi un cadeau pour toi.

— Ce n’était pas la peine, le repas était déjà une vraie bénédiction.


Isabelle sourit. Ce sourire timide et coquin à la fois qui fait chavirer le cœur
de Matthew à chaque fois qu’il le voit.

— Assieds-toi ! lui dit-elle en le poussant à nouveau vers le vieux sofa.

Matthew se laisse choir à la place encore chaude qu’il vient de quitter.


Isabelle lui ordonne de ne pas bouger quelques minutes, puis elle file dans
la salle de bain. Elle s’y dénude et enfile la robe courte, terriblement sexy
qu’elle a prévue. Dos nu, décolleté plongeant, cuisses simplement
recouvertes de son collant fantaisie. Sur ses épaules, elle dépose une étole
en dentelle assortie à sa tenue. Elle se dépêche. Matthew est vite mal à
l’aise dans l’appartement et elle ne veut surtout pas qu’il disparaisse avant
de l’avoir vue. Elle sort une main de la salle de bain pour éteindre la
lumière du salon, elle laisse allumée celle dans son dos. Effet garanti ! Elle
envoie la playlist qu’elle a préparée pour l’occasion. Ça commence par Pink
Sweat$ - At my worst. Parfait !

Isabelle sort de la salle de bain sur la pointe des pieds. Étrangement, elle est
plus intimidée que si elle partait pour un strip-tease en ligne. C’est Matthew,
pas un pseudo inconnu. En effet, c’est Matthew et il y a une implication
sentimentale. Elle s’avance à pas feutrés, d’une démarche sensuelle,
aguicheuse. Arrivée près de lui, elle passe l’étole dans la nuque de Matthew
et attire sa tête contre ses seins.

— Ça te plaît ? murmure-t-elle à son intention.

— Oui. Tu es divine…

Matthew le pense sincèrement. C’est là tout son drame. Plus Isabelle le


fascine, plus elle l’effraie. Comment cette femme peut-elle être célibataire ?
Elle est magnifique, douce, attentionnée, sexy… La liste n’est pas
exhaustive. Il ne la mérite pas plus qu’un autre. Isabelle n’a pas conscience
de tout cela. Elle le chevauche. Les seins de la jeune femme sont
subtilement parfumés. Matthew se laisse emporter par la vague de désir
qu’elle provoque. Ses lèvres parcourent la peau d’Isabelle, tandis que ses
mains repoussent le tissu qui couvre son épaule, jusqu’à ce que le mamelon
s’offre à sa bouche avide. Elle n’a pas de soutien-gorge. Une idée amusante
traverse l’esprit de Matthew et le libère brièvement de ses doutes. Il va la
vérifier. De son autre main, il caresse les fesses d’Isabelle, se glissant
aisément sous la très courte robe qu’elle porte. Pas de culotte, non plus... La
coquine ! Il n’en est que plus émoustillé. Mais c’est Isabelle qui mène la
danse. Matthew comprend qu’il s’agit de son cadeau de Noël. Il n’en
demandait pas tant. Isabelle se baisse pour l’embrasser. Dans ce baiser, il
retrouve toute la tendresse dont elle est capable, mais aussi le désir qui
l’anime. Il ne se sent pas à la hauteur. Il n’en dit rien et se laisse aller aux
délicieux french kisses qu’ils échangent. Isabelle glisse sa langue dans son
cou, ce faisant elle déboutonne la chemise qu’il porte. Les douces lèvres
effleurent ce torse amaigri, mais qu’elle trouve si viril, si attirant. Les mains
de la jeune femme s’affairent de plus en plus bas. Elles déboutonnent le
pantalon, abaissent la braguette et glissent sur le boxer au niveau de son
sexe. Matthew est tétanisé. Il aimerait la satisfaire, il aimerait bander avec
vigueur pour qu’Isabelle se sente désirée. Il a tant redouté ce moment qu’il
n’a pas la moindre érection à lui offrir. Il sent les mains de la demoiselle
glisser sur son pénis aussi mou que ratatiné. Il a honte. Il se sait décevant.
Tendrement, il redresse le menton de la charmante Latino.

— Ce n’est pas toi, explique-t-il d’une voix tout juste audible. C’est moi.

— Tu n’aimes pas ? demande Isabelle d’un ton suave.

— Si, mais… je ne bande plus ! Je ne sais pas si c’est la chimio, mes


troubles… Je ne bande plus, c’est tout !

Matthew est plus brusque qu’il ne le voudrait, mais c’est à la hauteur de sa


propre déception. Il est blessé dans sa virilité. Blessé et frustré.

— Est-ce agréable ? insiste-t-elle loin de se vexer.

— Très ! Je ne voudrais pas que tu penses que je ne te désire pas ou que tu


n’es pas excitante.

Je sais que je suis excitante, c’est mon boulot.

— Alors, laisse-toi faire. Il n’y a aucune obligation à bander et encore


moins à jouir. Si ça peut te détendre, dis-toi que tu ne dois pas avoir
d’érection.

Matthew est surpris. La proposition est originale. Elle l’absout de ses


propres failles. Il se calme et suit le conseil d’Isabelle. Il se laisse aller entre
les mains de celle dont la compagnie est un ravissement constant. Mais ce
n’est pas de ses mains qu’Isabelle veut le combler, Elle ne s’en sert que
pour baisser ce boxer qui la gêne. Chose faite, elle vient chatouiller du bout
de sa langue le gland de Matthew. Elle en titille le frein, se délecte du
pourtour, avant de l’engouffrer dans sa bouche. Matthew est plus réactif
qu’il ne le croit. Elle sent le pénis se durcir, grandir, gonfler contre son
palais. Ressentir le désir croissant chez son partenaire ne fait qu’accroître sa
propre excitation. Elle le suce lentement, faisant tourner sa langue autour de
la verge. Matthew laisse échapper quelques gémissements de plaisir.
Isabelle est inspirée, elle s’amuse en laissant son imagination prendre les
rênes. Puis l’érection de Matthew s’affaisse.

— Désolé… j’assure pas.

— Je t’ai dit que ça n’avait aucune importance. Je le pense vraiment.

Pour Matthew, c’est difficilement concevable.

— Tu… tu es sûre ?

— Certaine ! Ça te plaît ?

— C’est délicieux.

— Tu en veux encore ?

— Oui, mais…

Dès qu’elle entend « oui », elle enfourne la verge ramollie entre ses lèvres.
Isabelle se fiche du « mais ». Elle veut lui faire plaisir, le reste n’est que
détail sans importance. Malgré ses bons soins, Matthew passe plusieurs fois
encore par des phases négatives. Son érection lui échappe. Parfois
totalement. Isabelle est obligée de le rassurer à chaque fois, car ça ne
l’affecte pas. Trois quarts d’heure plus tard, elle ralentit et s’arrête
doucement en passant par de douces caresses sexuelles. Elle a frôlé la
crampe à la mâchoire. Elle a envie d’en rire, mais elle pense que ça
complexerait Matthew. Elle se retient. Je ne vais pas pouvoir bouffer
demain ! C’est la pensée de trop. Elle s’esclaffe.

— Et bien ? l’interroge Matthew.

— Rien… Je pensais que je n’arriverais plus à mâcher demain, parvient-elle


à dire.

Matthew sourit, plus par politesse que réellement amusé.

— J’ai adoré te sucer, Matthew. Ne te prends pas la tête.

— Vraiment ? Je peux vérifier ?

— Vérifier ? Qu’est-ce à dire ?

Matthew se redresse. Il retire totalement son pantalon et remonte son boxer.


Il enlace Isabelle, l’embrasse tendrement, puis il la soulève et la dépose
avec cette même tendresse sur le matelas face au canapé. Isabelle
s’abandonne aux bras de l’homme. Il s’allonge auprès d’elle, dénude ses
épaules et ses seins, avant de les caresser. Il parcourt du regard le visage
d’Isabelle, son cou, sa poitrine. De ses doigts, il caresse la peau délicate de
la jeune femme, suivant le chemin que prennent ses yeux. Les tétins
d’Isabelle pointent vers le plafond. Ils les effleurent avec légèreté, puis il en
prend un dans sa bouche. Isabelle gémit de plaisir. Elle se cambre. Matthew
laisse glisser sa main sur la robe qui couvre le ventre, il descend entre ses
cuisses, remonte la courte robe et vient caresser le sexe de la jeune femme.
La pulpe de ses doigts confirme son hypothèse : elle est excitée. Très !
Trempée même.

— Vérifier ainsi, lui révèle-t-il.

Isabelle se cambre un peu plus, s’offrant à lui sans retenue.

— Continue de vérifier alors…

Matthew s’exécute.
— À ton service.

Malgré la peau sèche de ses mains, il s’efforce d’être aussi doux que
possible. Matthew découvre avec une infinie délicatesse les replis intimes
du corps d’Isabelle. C’est une exploration enivrante et les soupirs comme
les gémissements de la Latino guident ses gestes. Le plaisir qu’il lui procure
est à la hauteur de celui qu’il éprouve à la masturber. Tandis qu’il s’affaire à
goûter chaque sein comme s’ils étaient les desserts exquis de cette soirée, il
titille la partie la plus sensibles du sexe de sa partenaire. S’immiscer en elle,
même juste avec ses doigts, réveille son désir. Il n’ose lui en faire part,
convaincu que ça ne durera pas. Il se contente d’amener la tendre
demoiselle vers le plaisir ultime. Il la sent venir bien plus rapidement qu’il
ne l’imaginait. Aussi, il ralentit ses gestes. Isabelle se tortille, ses sens sont
à cran. Il les a exacerbés jusqu’à la maintenir toute proche de l’orgasme
sans pour autant y céder. Il joue ainsi quelques minutes. Isabelle frissonne.
Elle n’en peut plus. De légers spasmes secouent les muscles de ses cuisses.
Matthew affirme sa pression sur le clitoris de la jeune femme, sans forcer.
Juste ce qu’il faut pour basculer dans l’extase. Isabelle se cambre avec plus
de vigueur qu’elle ne l’avait fait auparavant. Elle écrase instinctivement la
tête de Matthew sur son sein, le poussant à engloutir toute l’aréole. Elle le
presse si fermement qu’il parvient tout juste à respirer. Isabelle laisse
échapper de petits cris aigus. Elle agrippe de sa main libre la housse de
matelas, qu’elle serre de toutes ses forces. Son sexe a atteint une sensibilité
où douleur et plaisir se mélangent. Elle ne peut réprimer la clameur de son
extase quand les doigts de Matthew provoquent un orgasme d’une intensité
rare. Celui-ci a beau relâcher la pression, elle est obligée de lui pousser la
main. Elle serre alors les cuisses et laisse les soubresauts de la jouissance
parcourir son corps. C’était parfait. Elle a chaud et pourtant elle tremble. Il
lui faut de longues minutes pour redescendre. Elle flotte dans une onde de
volupté qui l’emporte aussi lentement que sûrement vers le sommeil.

— Merci, souffle-t-elle dans un murmure.

Matthew est satisfait. Heureux et satisfait. Il est parvenu à la combler.

— J’ai quelque chose à te dire, chuchote-t-il dans la pénombre.


— Qu’est-ce donc ?

— Mon traitement fonctionne. Les résultats sont encourageants.

Il voulait lui en parler avant, pendant le repas aurait été idéal, mais il était
incapable d’aborder le sujet. Maintenant qu’ils ont franchi un cap dans leur
intimité, ou peut-être simplement parce qu’il est tard et que la fatigue le
désinhibe, il se livre.

— C’est super… répond Isabelle d’une voix éteinte.

La jeune femme sombre dans le sommeil. Elle ne prend pas conscience des
propos de Matthew. Ce dernier ne peut que constater le souffle qui devient
lent, régulier. Isabelle dort. Elle n’a pas arrêté la musique, un titre de Sia
retient son attention. Notamment le refrain : « Have I the courage to
change ? » Il l’écoute en entier avant de couper le son. Les paroles l’ont
chamboulé. Il songe alors à tous les efforts qu’il a accomplis pour cette
soirée. Ce contact avec cet ancien collègue qui a accepté de l’aider à
retrouver la mère d’Isabelle alors que Matthew éludait toutes les questions
cordiales. George Wilson a toujours été un chic type… S’il se sort de tout ce
merdier, George sera la première personne que Matthew ira voir. Le chemin
est encore long… Il préfère ne pas y penser. Cela tombe bien, la fatigue
pèse sur ses paupières. Il les ferme, en s’étendant près d’Isabelle. Le lit une
place est étroit. Ils sont l’un contre l’autre. Il passe un bras par-dessus la
délicate jeune femme. Et pourtant si forte, si courageuse. Il songe à
l’activité de cette dernière. Une subite jalousie l’envahit. Eux la désirent,
fantasment sur elle, mais c’est à moi qu’Isabelle s’offre. Il se trouve idiot
avec ce genre de pensées. Il lui aurait bien dit d’arrêter, mais il sait, il sent,
qu’Isabelle apprécie l’indépendance que son boulot lui offre. Elle apprécie
aussi le pouvoir qu’elle en retire sur les hommes. Non qu’elle ait soif de
pouvoir, mais parce que cela lui donne la force de leur tenir tête. Il
comprend tout cela. Il l’accepte. Et puis, c’est Noël. Et puis, la chaleur du
corps près de lui le comble. Et puis, il ne peut s’empêcher de songer aux
somptueux jeux de langue qu’Isabelle lui a offerts. Il caresse la nuque de la
demoiselle, glissant parmi les cheveux fins qui borde son crâne. Il ne se
croyait plus capable d’une telle tendresse. Alors, peut-être qu’il l’a : le
courage de changer. Il s’endort sur ces délicieuses pensées.
La jeune Latino se réveille avant l’aube. Elle perçoit tout de suite la
présence de Matthew à ses côtés et une vague de bonheur l’envahit. Il n’a
pas fui. Pas encore, du moins. Peu importe, elle est satisfaite qu’il soit
auprès d’elle. C’est à cet instant qu’elle prend conscience de ce qu’il lui a
dit avant qu’elle tombe dans les bras de morphée. « Mon traitement
fonctionne. Les résultats sont encourageants ». Sa joie se décuple aussitôt.
Quel merveilleux Noël ! Elle se tourne vers Matthew. Dans le clair-obscur,
elle discerne ses paupières qui frémissent comme lorsqu’il cauchemarde.
Pourtant son corps est paisible. Inquiète qu’il fasse une crise, elle cherche
un moyen de l’apaiser. Les doigts de Matthew traînent juste devant son
visage. Elle les embrasse du bout des lèvres, puis elle pose sa main sur celle
de son amant. De son pouce, elle le cajole. Après quelques minutes, le
visage de Matthew se décrispe. Il retrouve la tranquillité. Isabelle ferme
alors les yeux. Elle songe à cette agréable soirée qu’ils ont passée. Ses
craintes étaient infondées. Les échecs sexuels avec Ethan la faisaient douter.
Malgré le désir qui croissait en elle depuis de nombreux jours, elle redoutait
d’être bloquée face à Matthew. Il n’en fut rien. Elle n’y a même pas pensé
une seconde lorsqu’elle s’est enfermée dans la salle de bain. Elle en est
sortie et a agi sans la moindre gêne, comme si son blocage n’avait jamais
existé. Ce constat la soulage. Elle serre alors la main de Matthew et aiguille
ses pensées vers l’au-delà. Merci Seigneur pour ces jours bienheureux.

Quand elle se réveille un peu plus tard, elle entend quelqu’un dans la
cuisine. Elle sursaute dans un premier temps, peu habituée à la présence
d’autrui ces dernières matinées, avant de se souvenir qu’elle n’était pas
seule.

— Matthew ? interroge-t-elle par réflexe.

Ce dernier arrive avec un mug de café fumant, posé sur un plateau. S’y
trouvent aussi un peu de lait, un verre et une bouteille de jus de fruit. Il
dépose le tout sur la table basse avec déférence.

— Le petit déjeuner de ma Dame.

Il insiste bien sur les deux derniers mots. Isabelle est aux anges. Elle ne
s’attendait pas à ce qu’il reste aussi longtemps. D’où sa surprise. Mais quel
bonheur de voir cette relation s’épanouir.
— Merci, Messire.

Elle se prête au jeu, s’assoit sur le bord du matelas et remarque le cœur


dessiné dans la mousse du café. L’attention est touchante. Isabelle est émue.
D’une part, parce qu’elle sait les efforts de Matthew pour être encore là,
d’autre part, car elle n’a jamais été habituée à beaucoup d’égards. Sauf les
premiers jours. Le temps de la séduire. Le temps de me sauter, c’est plus
réaliste. Ça ne l’affecte pas. Elle a cette capacité à croire que chaque
nouvelle relation sera meilleure que la précédente. Elle y croit toujours
quand elle commence à tomber… amoureuse. Elle rougit et noie son regard
dans sa tasse. Matthew, déjà vêtu, la contemple avec satisfaction. Il a résisté
à ses pulsions qui lui intimaient de déguerpir. Il y a résisté, car auprès
d’Isabelle ses peurs se font moins oppressantes, moins intenses. Mais il est
au maximum de ce qu’il peut donner. Il le ressent. Il est temps pour lui de
retrouver la rue, le grand air, l’absence de contraintes. Une forme de liberté
nihiliste. Tandis qu’il s’abaisse pour déposer un baiser, Isabelle décèle dans
les yeux vairons ce qu’il va lui dire. Elle ne lui en veut pas. Pas le moins du
monde. Elle dépose sur les lèvres masculines toute la tendresse qu’elle peut
y mettre et laisse Matthew partir. C’était une belle soirée, une nuit
surprenante. Satisfaite, elle prépare son voyage pour voir sa mère, son mug
de café toujours à la main. Maintenant que ses revenus croissent, les tarifs
des vols lui paraissent beaucoup plus abordables. Elle réserve donc son
premier billet d’avion. Pleine d’appréhension et excitée par la découverte.
Autant pour le moyen de locomotion que par l’objectif de cette escapade.
Elle fourre dans un gros sac son ordinateur portable, quelques tenues
aguicheuses pour travailler au cas où elle resterait plusieurs jours là-bas, et
des vêtements pratiques, mais aussi plus encombrants que la dentelle
raffinée. Après avoir ajouté une trousse de toilette bien remplie, elle est fin
prête. Il ne reste plus qu’à attendre son vol en fin d’après-midi. Soit
quelques heures à tuer avant de partir. Elle bouillonne chez elle et s’oblige à
nettoyer ce que Matthew n’a pas déjà fait. C’est-à-dire, pas grand-chose.
Alors elle appelle Otis, raconte le cadeau que lui a offert Matthew et écoute
les avertissements de son ami.

— C’est génial ! Mais reste prudente… Un parent peut faire plus de dégât
qu’un ex.
Elle en a bien conscience, étant donné que Luis a ruiné sa vie. D’un bout à
l’autre.

— T’inquiètes ! Je n’ai pas grand-chose à perdre. Juste une mère à trouver.

— S’il ne s’est pas trompé.

Isabelle hésite une brève seconde.

— J’en doute. De toute façon, j’ai pris mon vol.

— Grande première ! s’exclame Otis. Mais dis-moi… cette nuit… T’étais


avec Matthew ?

Le ton d’Otis est empreint de sous-entendus. Isabelle devient écarlate.


Heureusement, personne ne la voit.

— Yep.

— Et ?

— J’ai donné le meilleur de moi-même.

Otis rit à gorge déployée.

— Ce qui signifie ?

Il le sait parfaitement. Il la taquine.

— Je lui ai fait la fellation de sa vie !

— Prétentieuse !

— Tu peux parler…

Otis rit de plus belle.

— C’est plus qu’un crush ce gars ?


— Je ne suis pas une meuf à plan cul.

— Ouais… je sais. Mais…

Otis s’interrompt volontairement. Il voulait lui dire que Matthew avait


effacé le spectre d’Ethan avec une certaine facilité, que ce n’était pas
anodin, mais il lui semble préférable d’éluder le sujet. En revanche, il sent
bien que ce voyage angoisse Isabelle, aussi il s’efforce de la faire rire, de lui
occuper les pensées avec des propos légers. Ce en quoi il excelle.

C’est l’esprit dégagé qu’Isabelle quitte son appartement en milieu d’après-


midi. Elle prévoit une grosse marge sur les horaires pour ne pas avoir à se
précipiter. Elle fait un détour à la recherche de Matthew. Elle le trouve à sa
place habituelle. C’est son plus beau Noël de femme adulte, mais aussi le
plus étrange. La Covid 19 fait planer une atmosphère singulière sur la
grosse pomme. La ville qui ne dort jamais est éteinte, méconnaissable. Mais
la présence de Matthew lui fait vite oublier cette particularité.

— Je vais m’absenter quelques jours…

— Pour ton cadeau ?

— Exactement.

Isabelle ne trouve pas les mots justes, laissant planer un silence entre eux.

— Seras-tu là à mon retour ?

— C’est à dire ?

— Tu ne vas pas partir comme l’autre fois ?

Cette pensée a obsédé Isabelle depuis qu’elle a préparé son sac et ce,
malgré les efforts d’Otis pour la distraire.

— Je te l’ai promis.

— Je sais.
Mais j’ai peur.

Isabelle l’enlace et le serre fort. Très fort. Matthew ne bouge pas. Il lui
caresse la tête par-dessus le bonnet en laine.

— J’y vais. Ça ne sera pas plus facile en restant dans tes bras…

— En effet.

Matthew voudrait la rassurer, mais il ne sait comment s’y prendre. Il s’est


passé trop de choses entre eux ces dernières vingt-quatre heures. Il a besoin
de temps pour faire le point. Du temps, Isabelle n’en a pas. Elle se hisse sur
la pointe des pieds et l’embrasse longuement. Puis elle lui offre un nouveau
baiser plus bref.

— À bientôt.

— Bon voyage.

Le vol n’est pas une partie de plaisir. Les masques sur les visages ajoutent
du stress à Isabelle qui en a déjà trop. Le personnel navigant a beau se
montrer serviable, aimable et attentif, la jeune femme ne se détend vraiment
qu’après l’atterrissage.

Je n’aurais pas dû partir seule.

Mais à part Otis, elle ne voit pas qui aurait pu l’accompagner. De toute
façon, il est trop tard et elle a pris le premier billet disponible. Maintenant
qu’elle est à Détroit, tout cela paraît bien peu réfléchi. Mais a-t-on vraiment
besoin de réfléchir pour retrouver sa mère ? La petite fille frustrée au fond
de son esprit lui répond que non. Elle sort son téléphone portable et cherche
une chambre disponible, pas chère et proche de la banlieue. Elle trouve
aisément. Il est un peu tard pour sortir, aussi elle décide de bosser pour la
soirée et partir en reconnaissance à la première heure demain. Elle déballe
ses affaires et s’efforce de donner une touche personnelle à la décoration
sommaire de la chambre. Un châle ici, un joli soutien-gorge savamment
déposé là, améliore l’ambiance. Plus sa notoriété de camgirl grandit, plus
Isabelle est consciencieuse dans son travail et la gestion de ses fidèles.
Ayant toujours été professionnelle, son travail vire à l’obsession. Tandis
qu’elle ajuste sa tenue, elle songe qu’il lui faudrait prendre du recul, mais
elle n’a jamais autant gagné et ses gains continuent de croître. La
demoiselle est grisée par les perspectives de vie qui s’offrent à elle. Ce
voyage improvisé en est la preuve ainsi qu’une récompense.

Le nouveau lieu amuse les clients, « Travelling Camgirl », la strip-teaseuse


en voyage. Isabelle amuse autant qu’elle excite les abonnés du soir.
L’avantage de son boulot, c’est que sous-vêtements et nuisettes prennent
peu de place. Elle a donc emporté un large éventail de sa panoplie. Au
milieu de la soirée, elle s’octroie une pause repas teintée de nostalgie, car
d’habitude, à cette heure, elle est avec Matthew. Elle écourte ce répit pour
ne pas y penser. Et puis vers minuit, alors qu’elle s’apprête à stopper sa
séance de webcam, le couperet tombe. « Joyeux Noël ma petite pute ! »
écrit un client alors qu’elle finit de simuler un orgasme. Isabelle bloque
aussitôt l’importun, le signale aux responsables du site, mais sa confiance
est ébranlée. Elle s’excuse auprès des autres et coupe son ordinateur. La
jeune femme s’affale sur le matelas. Des larmes discrètes glissent du coin
de ses yeux jusqu’à s’évanouir dans son abondante chevelure brune.
Pourquoi ce soir ? Pourquoi le jour de Noël ? Pourquoi moi ? Il n’y a
aucune réponse. Il s’agit d’un tordu, un pervers qui s’amuse à ses dépens.
Mais aujourd’hui plus qu’un autre jour, alors qu’elle est seule, qu’elle a
voyagé, qu’elle a pris l’avion, cela l’affecte encore plus. Connard !
L’insulte ne retient pas les larmes. Isabelle appelle Otis.

— Ça va aller, dit-il d’une voix paisible. Détends-toi. Pense à autre chose.

Elle n’y parvient pas, mais le ton de son bon ami, son timbre enjoué, ses
anecdotes amusantes lui tiennent compagnie jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Elle se réveille peu après huit heures. Le sommeil a gommé son chagrin. Sa
seule appréhension c’est la raison de sa venue : découvrir sa mère. En
respectant le protocole sanitaire de l’hôtel, elle prend un petit déjeuner
consistant. Elle a l’estomac noué, mais elle se force. Pour tenir le coup.
Une redondance dans sa vie. Elle réserve une course sur Uber pour
l’adresse indiquée sur le papier de Matthew. Vingt minutes plus tard, elle
roule en direction du quartier tristement réputé de l’East Side. La ville
industrielle qui s’est déclarée en faillite en 2013 présente encore les
stigmates de ses échecs. Précarité, maisons abandonnées, écarts
économiques impressionnants d’une rue à une autre. L’ancienne cité
automobile est une caricature de l’Amérique post 2008. L’extrême pauvreté
côtoie l’extrême richesse. Isabelle en est affectée. Elle n’a pas envie de faire
du tourisme, juste rencontrer sa mère. Quand le véhicule s’arrête devant une
bicoque à l’apparence d’un squat, Isabelle a le cœur qui tambourine dans sa
poitrine. Que va-t-elle lui dire ? Comment va-t-elle se présenter ? Et si, tout
se faisait spontanément ? Ce serait parfait, songe-t-elle rêveuse. Elle
avance alors dans un simulacre de jardin jusqu’à la porte d’entrée. Elle
frappe avec vigueur. Il est 10h33. Quelques secondes plus tard, une réponse
lui parvient.

— Ouais ! beugle une voix masculine rocailleuse. C’est quoi ?

Personne ne se présente à la porte.

— Bonjour, crie Isabelle. Je viens voir madame Mariana Flores.

Un ricanement se fait entendre. Des pas traînants approchent de


l’embrasure. Enfin, un gros homme blanc en slip, savates aux pieds et
débardeur tâché de sauce apparaît.

— T’es qui ?

— Isabelle.

— Connais pas. Enlève ton masque qu’j’vois ta gueule, c’pas le virus qui va
te tuer ici.

L’homme est impressionnant, mais Isabelle a grandi entourée de petite


frappe de son acabit. Elle sait cependant qu’il est inutile de faire le malin
avec pareils idiots. Elle baisse son masque. Elle aurait préféré le garder, elle
doute que distanciation et mesures sanitaires soient respectées en ces lieux.

— Qu’est-ce tu veux, mignonne ? Ma queue ?


Il attrape son engin à travers son sous-vêtement et le secoue comme un
appât. Isabelle l’ignore.

— J’viens vois Mariana. Est-elle là ?

Le gros bonhomme la jauge, puis il passe sa main dans ses cheveux gras.

— Mouais… Maria ! beugle-t-il. T’as une cliente ! Bouge ton cul de


salope !

Le porc ouvre la porte moustiquaire. Elle n’était pas verrouillée. Isabelle


entre et découvre une pièce à l’image de son hôte : dégueulasse, bordélique
et imprégnée d’une odeur aussi forte que nauséabonde. Le ménage a fait
faillite avec la ville ! pense Isabelle écœurée. L’immonde type se vautre
dans un canapé délabré, parsemé de miettes. Il allume la télévision. Seul
objet qui paraît avoir été entretenu dans le salon.

— Pourquoi tu restes plantée là ? Tu veux ma queue ? grogne le gars.

— Toujours pas, grommelle Isabelle en s’éloignant vers la pièce adjacente.

La cuisine est aussi répugnante que le living-room. Peut-être plus. Des


traînées noires grimpent le long des murs autour de la cuisinière,
semblables à du lierre mort. Il s’agit en fait de projections de graisses.
Isabelle attend Mariana. Elle voudrait s’être trompée de lieu, mais le désir
de rencontrer sa mère prend le dessus. Au terme de longues minutes, une
femme dégingandée approche. Ses cheveux sont clairsemés, son apparence
repoussante, mais son visage, malgré une vie malsaine, révèle les traits d’un
charme passé. Elle porte un long T-shirt qui descend jusqu’à ses genoux.

— Tu veux quoi, petite ? J’bosse pas le matin. Et les trucs de gouines, c’est
plus cher. J’te préviens tout d’suite.

C’est vraiment une pute… Coup de massue. Luis avait raison, il ne lui avait
pas menti sur ce point. Les traces à son bras, son nez gercé, brûlé, et sa
dentition abîmée, révèlent que c’est aussi une Junky. Toutes les drogues
apparemment. Isabelle a vu les effets du crack, de l’héroïne, de la
méthamphétamine. Sa supposée mère en porte toutes les marques. Fais
chier !

— Vous êtes Mariana Flores ? demande-t-elle à tout hasard, mais son


instinct lui dicte que oui.

La femme dévisage Isabelle, elle semble sortir de sa torpeur quelques


instants. Pas longtemps…

— Ouais. T’es de la police ? Marcos, elle est de la police ? gueule-t-elle à


l’intention de l’autre avachi sur le sofa.

Isabelle tente aussitôt de l’apaiser. Heureusement, ledit Marcos ne réagit


pas. La police ici, c’est comme être Satan dans une église. C’est risqué.
Très risqué. Même si la métaphore est peu propice au lieu dans lequel se
tient la jeune Latino.

— Je ne suis pas flic. Calmez-vous. Je cherche juste Mariana Flores. C’est


ma mère !

Elle ne tient pas compte de la réponse précédente, lâchée trop vite. Alors,
autant y aller d’une traite. Ce sera plus facile pour moi, comme pour elle.
Si c’est elle… Isabelle n’est pas certaine de le souhaiter. La dame, qui fait
plus âgée qu’elle ne l’est, reste interdite. Ses yeux se sont écarquillés et elle
fixe Isabelle intensément.

— J’crois que j’me tape un bad trip, déclare-t-elle soudainement en se


tenant la tête.

À l’aide de son bras décharné, elle s’appuie contre un mur. Isabelle


s’approche pour la soutenir.

— T’existes vraiment ? bredouille la pauvre femme.

Son corps est tout en os. Sa chair pendouille sans le moindre tonus. Son état
effraie Isabelle.

— Oui. C’est toi, n’est-ce pas ? Tu es Mariana Flores ? insiste Isabelle qui
n’arrive pas à y croire.
La droguée lève des yeux embués vers elle.

— Isabella ?

Isabella… Maudit père !

— Oui.

Mariana s’accroche au cou de sa fille et pleure à gros sanglots. Isabelle est


émue, mais aucune larme ne lui échappe. Elle éprouve un sentiment
contradictoire entre la joie de voir sa mère et le constat de ce qu’elle est.
Luis n’a pas menti. Elle croyait, ou plutôt, elle espérait que ce soit le cas.
Les deux femmes s’installent à la table de la cuisine. La pièce est dans un
piteux état. Le bazar et la saleté qui y règnent n’améliorent pas la mauvaise
impression.

— Café ? propose Mariana.

— Sans façon ! s’exclame Isabelle avant de se reprendre. Je veux dire…


non merci.

Mariana ne s’offusque pas. Elle n’a même pas compris la réaction de sa


fille. Elle est trop perturbée pour cela.

— J’m’attendais pas à t’rencontrer.

J’imagine.

— Désolée, j’aurais dû te prévenir.

— Non, non ! C’est rien. J’suis vraiment heureuse de t’voir.

Son café réchauffé au micro-onde à la main, elle s’installe près d’Isabelle.


Elle pue la sueur et le foutre. Isabelle peut s’accommoder du premier, mais
pas du second.

— M’étonne que Luis t’ait laissée venir.


— Il n’est pas au courant.

La peur passe dans les yeux de Mariana.

— Il n’a pas à le savoir, ajoute Isabelle. Je me fous de ce qu’il pense.


Pourquoi ne m’as-tu jamais contactée ? Pourquoi n’as-tu jamais cherché à
me voir ?

Parce que t’avais des manques plus importants, songe la jeune femme avec
cynisme.

Mariana baisse le regard. Elle a l’air triste, pitoyable. Isabelle a de


l’empathie pour sa mère, elle voudrait l’aider. Sa rancœur est surtout dirigée
contre son père.

— J’avais pas le choix.

— On a toujours le choix.

Ça me va bien de dire ça… Qu’est-ce c’est con comme phrase !

— Nan pas toujours…

— En effet, c’était stupide de ma part.

Des ronflements sonores parviennent du salon. Marcos ne les dérangera


pas, ce qui rassure considérablement Isabelle. Mariana commence un long
récit. Sa rencontre avec Luis quand elle tapinait sur le trottoir de New York.

— Il était adorable avec moi. Je croyais qu’il m’aimait vraiment. Not’


putain d’vie était dure, mais il me ramenait des fleurs, il me causait bien.

Isabelle a du mal à imaginer son père amoureux, mais elle écoute


attentivement la pauvre dame. Quel que soit son état, elle est satisfaite de
l’avoir rencontrée, satisfaite aussi qu’elle n’ait pas été mise simplement à la
porte. Mariana s’étend sur leurs deux premières années de concubinage qui,
malgré les difficultés, furent heureuses.

— Il voulait m’épouser qu’y disait. Pis t’es arrivée…


— Et ? Cela ne vous a pas fait plaisir ?

— Sûr que si ! s’exclame-t-elle en présentant sa bouche ravagée par les


drogues et une hygiène déplorable. Mais Luis… il m’a surveillée. Il voulait
plus que je touche aux drogues, l’alcool… même l’herbe et le tabac !

— Faut reconnaître qu’il n’avait pas tort, marmonne Isabelle.

— Qu’est-ce t’en sais ? grogne sa mère.

Isabelle n’en rajoute pas. Ces retrouvailles doivent rester heureuses.

— Tu crois qu’on arrête comme ça ? Juste parce que t’as une brioche au
four ?

— Non, j’imagine que non.

— Ce fut l’enfer pendant neuf mois. J’t’ai détestée. Pis t’es née.

Charmant…

— Pourquoi t’as pas avorté si tu ne me voulais pas ?

Mariana fusille sa fille du regard avant de se signer de la croix.

— … et du Saint-Esprit. Dis pas de conneries, ma fille ! C’pas parce qu’on


s’est pas vues durant des lustres que j’vais pas t’botter le cul !

— Pardon, maman.

Les reproches de sa mère sonnent comme une berceuse aux oreilles


d’Isabelle. Une certaine euphorie l’enveloppe et adoucit tout ce qu’elle
entend. Isabelle ne souhaitait pas particulièrement revenir sur le passé, elle
aurait préféré parler de sa vie actuelle, mais Mariana étant lancée, elle
l’écoute. La jeune femme redoute pourtant d’en découvrir plus qu’elle ne
devrait. Elle a bâti sa vie sur des vérités qu’elle tenait pour acquises. Or,
quand elle voit sa mère, l’idéal maternel qu’elle avait forgé c’est déjà brisé.
À croire qu’on a la prostitution dans le sang.
Mariana baisse de nouveau le regard.

— J’suppose que Luis t’a tout raconté, Isabella…

Isabelle ne sait pas à quoi elle fait allusion, alors elle ment.

— Oui. Mais je voudrais ta version des faits.

Des larmes filent le long des joues de sa mère. Isabelle voudrait les essuyer,
la réconforter, mais elle éprouve un besoin vital d’entendre la suite.

— J’t’ai aimée. T’étais ma fille adorée. J’pensais même pas avoir un gosse
un jour. J’croyais avoir bousillé toutes mes chances. Alors après ces neuf
mois de sevrage forcé, j’m’suis dit qu’t’étais un signe de not’ bon Seigneur.

Isabelle ne dit rien, l’obligeant à poursuivre.

— Il t’a fait croire que j’t’aimais pas, mais c’pas vrai ! C’est la drogue qui
me faisait oublier. J’faisais une passe, pis j’pouvais plus tenir. M’fallait ma
dose à tout prix et parfois après je planais trop.

— Parfois ? relève Isabelle sans trop faire attention.

Elle est troublée, elle craint de comprendre une version de son enfance
qu’elle n’a jamais envisagée. En fait, elle l’a déjà devinée.

— Ouais, parfois ! Un peu trop de fois pour Luis… mais j’t’aimais !


J’t’assure ! Il disait que j’étais une mauvaise mère, qui fallait te protéger de
moi ! Mais j’voulais pas t’faire du mal.

— Que faisait-il ?

Mariana relève ses yeux rougis par les pleurs.

— T’sais pas c’que fait ton père ?

— C’est un truand minable.


— Ben v’là. Il rackettait comme ça se faisait en c’temps. Mais j’t’ai jamais
ramenée dans la pièce où y’a les clients. J’t’ai jamais laissée près de nos
fumées et tout ça !

Heureusement…

— Je comprends, maman. Tu as fait ce que tu as pu.

Isabelle pose sa main sur le bras décharné de sa mère. En réalité, elle ne


comprend pas vraiment. C’est loin de sa conception de la vie. Mais elle sait
que les drogues sont une vraie plaie. Toutes. En commençant par l’alcool.
Et à voir le nombre de bouteilles qui jonchent le sol de la cuisine, nul doute
que la boisson est excessive ici.

Mariana serre la main de sa fille.

— Merci, souffle-t-elle.

Elle sanglote en restant dans cette position. Isabelle apprécie ce contact


empreint de sentiments. Alors elle attend.

— J’lui avais dit qu’j’étais pas une mauvaise mère. Il a jamais voulu
m’croire ! Il t’a enlevée. Ce salopard t’a enlevée !

— Tu n’as pas appelé la police ?

Mariana est surprise par la question.

— Y’a pas d’police pour les gens comme nous. Et puis…

— Et puis ?

— Ben tu sais…

— Luis ?

— Oui. L’accord… je l’ai accepté.


Isabelle nage en eaux troubles. Aussi essaye-t-elle d’improviser au mieux
de ses intérêts.

— Ah oui, l’accord ! Mais pourquoi l’as-tu accepté ?

Mariana se lève d’un bond.

— Regarde-moi ! Mais regarde-moi ! Qu’est-ce tu crois qu’j’peux faire


dans la vie pour m’en sortir ? J’avais besoin de cet argent pour survivre ! Il
voulait plus que j’reste avec lui !

— Combien te donnait-il ? Il ne me l’a jamais dit, bluffe Isabelle qui n’est


plus à une triste révélation près.

— De quoi payer un taudis comme c’lui-ci et…

Mariana s’interrompt. Malgré son allure pitoyable, son esprit fonctionne


encore.

— Et tes drogues, conclut Isabelle.

— Oui… En échange, j’donnais plus signe de vie.

Mariana fixe derechef la table.

— On sort pas de c’te misère ! Pas les gens comme nous. Les stars, ils vont
dans leurs cures de désintox’, mais nous ? On va nulle part et on a qu’ça
pour tenir l’coup !

Ça, c’est la défonce. Isabelle ne sait quoi dire. Cela fait beaucoup de
découvertes pour une première matinée avec sa mère. Le bruit de la
télévision ainsi que les ronflements du gros Marcos emplissent la cuisine
quelques minutes.

— Je suis contente de t’avoir retrouvée, maman.

Et déçue que tu n’aies pas cherché à le faire, que tu sois dans cet état et que
je sache ces vérités ! Mais à quoi bon accabler cette pauvre femme. Elle
doit avoir l’âge de Luis et en parait le double.
— Merci, Isabella.

Isabella… j’aime t’entendre prononcer ce prénom.

Les larmes de sa mère ne se tarissent pas. Une étincelle de bonheur semble


pourtant poindre dans ses prunelles. Après quelques instants, la jeune
Latino reprend la parole.

— Tu devrais te préparer, maman. Sortons d’ici.

— Mais c’te Covid ?

— J’te passerai un masque.

— OK. Je file m’habiller.

La mère se lève.

— Et te laver aussi, ajoute Isabelle avec empressement.

— D’ac’. J’reviens.

— Je t’attends dehors.

Isabelle n’a pas l’intention de traîner sur place. Marcos pourrait se réveiller.
Elle sort. C’est une erreur de sa part, car le quartier n’est pas plus agréable.
Même à l’extérieur, elle n’est pas à l’aise. Bien qu’elle connaisse ce genre
d’endroits, il lui manque ici un élément important pour la rassurer : un
réseau. Un putain de réseau de bandits plus précisément ! À New York, il
y’a son père, son « oncle » Pablito et tous ceux qui l’ont connue gamine. Si
un voyou la touche, il est mort. Enfin, cela ne fonctionne que pour les
gamins des rues… pas les riches violeurs, songe-t-elle dépitée.

Mariana arrive enfin. Elle n’est pas transformée. Elle ressemble toujours à
une droguée, mais qu’importe Isabelle, elles partent toutes deux vers un
café qui respecte les normes sanitaires. Soit le troisième que Mariana lui
propose. Isabelle est prudente. Les vaccins sont arrivés aux USA, mais rien
n’est joué contre cette fichue pandémie. Et elle est d’autant plus prudente
que sa mère ne l’est pas. Pourtant vu son état, c’est elle la plus à risque.
Elles s’assoient et enlèvent leurs masques. Il n’y a pratiquement personne
dans la salle. Une serveuse vient prendre leur commande.

— Un café bien corsé, réclame sa mère.

— La même chose, s’il vous plaît.

Isabelle est amusée. Elle ne tient pas son addiction à la caféine que de son
père. Mariana sort des photos de son sac à main au cuir desséché. Sur la
première, elle se tient près de Luis. Vingt-sept ans plus tôt. Elle était
vraiment belle, je comprends qu’il est craqué. Ses longs cheveux bruns
encadrent un visage angélique. Son air un peu hagard trahit son penchant
pour les substances illicites, mais elle est magnifique. Des traits fins, des
yeux sombres et envoûtants. Quel gâchis ! Puis des photos d’Isabelle à sa
naissance. À la maternité, chez eux, dans son bain et une dernière où elle
doit avoir un an.

— Ça s’arrête là.

Le voile de tristesse qui vient ternir le visage qui souriait juste avant révèle
la souffrance de la séparation. Isabelle en veut à Luis. Elle lui en a toujours
voulu. Mais encore plus maintenant. Sans vraiment savoir pourquoi. Juste
parce qu’elle l’a toujours détesté. Parce qu’il brise les gens. Isabelle aurait
voulu que cette rencontre soit plus légère. Ne pas tout savoir si vite. C’est
un tsunami d’émotions qui la submerge depuis son arrivée dans ce quartier
misérable. Mariana se libère en racontant quelques anecdotes moins
douloureuses, avant de couper court à la discussion.

— Je dois y aller.

— Déjà ?

— Oui, tu peux m’inviter, j’ai pas un radis.

Les mains de sa mère tremblent légèrement. Elle est agitée. En manque.

— Je vais payer, t’inquiète.


— Tu peux m’avancer de quelques billets. J’ai pas pu bosser.

Pour quelqu’un qui disait ne pas travailler le matin…

Isabelle tend quatre coupures de dix.

— Merci, ma fille.

Elle prend aussitôt la tangente.

— Cette après-midi ?

— Boulot !

— Demain ?

— OK !

Isabelle n’est pas convaincue que la réponse ait une quelconque valeur. Sa
mère se précipite vers la sortie et marche à grands pas vers son domicile. La
jeune femme la regarde s’éloigner plus attristée par le sort de sa mère que
par une quelconque déception personnelle. Une affreuse pensée traverse son
esprit. Vu son physique, son âge… quel client ? Pour quel prix ? Sa mère
doit enchaîner des passes, pipes, à des tarifs ridicules. C’est navrant,
révoltant, mais certain. Isabelle en a le cœur au bord des lèvres. Elle
voudrait la sauver. Est-ce pour cela que j’ai cet instinct altruiste ? Ce
besoin d’aider les autres ?

Elle commande un taxi, règle l’addition et rentre à l’hôtel. Elle aussi doit
bosser. Telle mère, telle fille. Pourtant, malgré la tristesse de sa découverte,
Isabelle se sent mieux. Plus complète. Les pièces du puzzle s’imbriquent. Il
manque quelques réponses, elle doit digérer les révélations. Plus tard. Dans
sa chambre, elle pense d’abord au seul moyen qui lui permette de couvrir
ses frais. Camgirl.

Vers 21 heures, après avoir dîné, elle appelle Otis. Celui-ci répond aussitôt.
— J’étais justement en train de t’écrire pour prendre des nouvelles.

— Ça va.

— Tu l’as vue.

— Oui.

— C’était comment ?

— Bizarre.

Elle lui détaille son arrivée, la rencontre et la discussion qui ont suivi. La
maison crasseuse, sa mère dépenaillée… Les images défilent dans la tête
d’Isabelle. Elle réalise l’extrême pauvreté de sa mère. Elle en parle à Otis.

— Je voudrais l’aider.

— Attends, tu viens de la rencontrer. Tu es sûre que c’est elle ?

— Elle a parlé de Luis. Spontanément. Avant que je le nomme. Elle avait


des photos d’eux, de moi bébé.

— OK. Tu veux l’aider comment ?

— Financièrement.

— Isabelle… tu sais ce qu’elle va faire de l’argent.

Oui. Isabelle le sait. Elle aurait préféré qu’Otis lui fasse miroiter de faux
espoirs.

— Elle va se shooter encore plus, lance Isabelle, non sans déception.

— Tu ne peux pas sauver tout le monde.

— C’est ma mère !

— Là n’est pas la question. Tu ne pourras rien faire contre son gré.


Merde, il a raison.

— Tais-toi si c’est pour dire des trucs intelligents.

— Isabelle, oublie ce sujet pour ce soir. Tu as eu une journée éprouvante


pour les nerfs.

— Ouais. Je ne la connaissais pas, pourtant après quelques secondes à


regarder son visage, j’étais certaine qu’elle était ma mère. Mais elle si…
abîmée.

— Tu vas juste te faire du mal. Attends d’en savoir plus sur elle. Les
désillusions pourraient te briser. Tu te bats sur tellement de fronts à la fois.

Il a raison. Otis a toujours raison quand il est sérieux. Et il est toujours


sérieux quand il s’agit du bien-être d’Isabelle.

— Le tordu du net est revenu hier.

— Putain ! Mais y’a personne pour le stopper lui ?

— Les gars du site normalement, mais il parvient toujours à contourner les


interdictions, IP, etc.

— Taré de merde ! s’emporte Otis. Y’a toujours un pervers pour faire chier
le monde ! Enculé de psychopathe !

Isabelle entend Tyler qui s’inquiète pour son compagnon.

— Ça va mon chéri, répond Otis sans éloigner son smartphone. Sérieux, ce


gars il n’a pas de vie, alors il te fait chier. Tu as peur ?

— Non. Pas vraiment.

— Il ne peut rien te faire en ligne. Sois tranquille. Il cherche juste à


t’impressionner.
— Je sais. Il ne m’impressionne pas, mais il nuit à ma sérénité. J’en arrivais
presque à aimer ce job.

— Aucune raison de le détester.

— Pas très chrétien quand même. Mais s’il me harcèle comme ça, je ne sais
pas combien de temps je tiendrais.

— Le site ne divulguera jamais ton identité, il faut absolument qu’ils le


bloquent. Il ne change tout de même pas de carte de crédit tous les jours ?
L’adresse IP encore, il peut se servir d’un VPN, mais la CB je ne vois pas
comment il fait.

— VPN ?

— Réseau virtuel privé.

— Déployer autant d’efforts pour me faire chier, ce n’est pas rassurant. Je


n’imaginais pas tout ça.

— T’inquiètes. Préviens encore ton site. Porte plainte si ça te tranquillise.

— Non, ça ne me tranquillise pas.

— Alors, contente-toi de prévenir le site. À moins de pirater leurs serveurs,


il ne peut pas obtenir d’informations sur toi. Même s’il y parvenait, l’équipe
informatique le saurait.

— T’étais un geek avant d’arpenter les clubs gays ?

— Moi non. Tyler, oui. Comme il ne parle que de ça…

— Merci Otis. Et tu remercieras aussi Tyler de t’avoir instruit sur ces sujets.

— Je le remercie tous les jours de bien des façons…

— Stop ! C’est bon ! Je ne veux pas savoir !


Otis s’esclaffe. Ils se souhaitent bonne nuit et s’apprêtent à raccrocher. Pour
Isabelle, la soirée ne fait que commencer.

— Isabelle ! entend-elle au moment où elle allait couper.

— Oui ?

— T’as prévu un truc pour le Nouvel An ?

Elle aurait bien aimé voir Matthew, mais ils n’en ont jamais parlé. Alors la
réponse est :

— Rien.

— Super ! J’en peux plus des restrictions. Tyler est complètement flippé par
le virus. Je sais que tu fais gaffe, il sait que tu fais gaffe.

— Mais…

— Quoi ? Ça ne te branche pas ?

— J’espérais voir Matthew.

— Ah, Matthew ! Ce fameux, Matthew. Amène-le avec toi.

Je doute qu’il veuille. Isabelle trouve un alibi en béton.

— Matthew porte rarement de masque.

— On ne dira rien à Tyler alors. Si tu le bécotes, c’est qu’il ne fait pas


n’importe quoi. Je te connais ! Je te fais confiance.

Il a raison. Otis est têtu comme une mule. Il ne lâchera pas son idée. Cette
dernière est plaisante, mais Isabelle aurait apprécié un dîner aux chandelles.
Comme celui de Noël. Rien qu’en y pensant, elle en a des papillons dans le
ventre.

Cette fois, ils se quittent pour de bon. Isabelle appréhende sa connexion au


site de Live Cam. Toutefois, elle refuse de laisser un homme influencer sa
vie. Négativement du moins.

Nulle trace de l’harceleur ce soir. Néanmoins, une fois les lumières éteintes,
Isabelle ne trouve pas le sommeil. La journée passée tourne en boucle dans
sa tête. Rien ne s’est déroulé comme elle l’avait imaginé. Elle n’est pas
déçue. Non. C’est un bonheur de retrouver sa mère. Elle réfléchit. Les idées
s’emmêlent, s’entrechoquent, puis s’éclaircissent. Sa mère est paumée. Plus
qu’elle ne l’a jamais été, plus que Luis. Elle ne pourra pas avoir l’attitude
maternelle dont rêvait Isabelle. Pis, ce sera probablement l’inverse : ce sera
à Isabelle de protéger sa mère, comme une maman couve son petit. Et elle
en la preuve dès le lendemain, mais aussi le surlendemain et chaque jour
qui suit jusqu’à son départ. « Tu peux me payer le café, j’ai plus de thune ».
Idem pour le resto. « Marcos râle parce que je taf pas assez, tu peux
allonger quelques billets, je te les rendrai ». Ils n’ont jamais été rendus.
« J’aurais besoin d’un peu de blé pour acheter à bouffer ». Isabelle n’a pas
vu la nourriture et suppose que c’était de la drogue. Pourtant, malgré cela,
elle profite chaque jour de cette femme, ô combien imparfaite, mais qui la
complète. Elle a grandi sans. Elle peut vivre sans compter sur elle. Savoir
qu’elle existe lui suffit. Aussi, quand elle atterrit sur le tarmac de La
Guardia, dans l’après-midi du 30 décembre. Elle est doublement heureuse.
Elle connaît enfin sa mère, elle a même son téléphone et elle va revoir
Matthew. C’est une journée magnifique que rien ne pourra troubler. Elle file
bosser un peu avant de retrouver son cher amant.

« Ça va, petite pute ? »

Le message s’inscrit subitement sur l’écran d’Isabelle. Elle sursaute. Son


cœur s’emballe. Malheureusement pas pour de bonnes raisons. Elle coupe
le micro de son ordinateur, puis bloque le pseudo.

— Bordel ! Mais il va me faire chier longtemps ce con ?

Isabelle est furieuse. À chaque fois qu’elle croit s’être débarrassée du type,
il revient. Un vrai parasite. Et elle s’y connaît en parasite. Elle en est
entourée dans sa résidence. D’un autre genre certes, mais des parasites
quand même. Contrariée, nerveuse, elle décide de faire sa pause.
D’habitude cet imbécile agit tard. Il devient de plus en plus imprévisible.
Elle part retrouver Matthew. Il l’obsède tellement qu’elle en oublie la
contrariété. Le temps est capricieux sur la Grosse Pomme. Après un Noël
glacial, la fin de l’année s’est adoucie. Tant mieux. Elle est moins inquiète
pour Matthew. Il lui fait peur quand il reste dehors par grand froid. Elle
craint de le retrouver mort, gelé dans un coin. Isabelle ne le trouve pas à
leur lieu de rencontre principal. Une angoisse la saisit. Elle marchait déjà
vite, désormais elle trottine. La hâte, le doute. Où es-tu ? Elle pense à ses
lèvres brûlantes, son corps amaigri mais si séduisant, cette force qu’il a en
lui malgré ses failles, son regard… Elle se presse, il lui manque. Elle le
trouve blotti là où ils ont dormi. Il n’est pas gelé. Ouf. Matthew se lève. Il
semble hésitant, mais Isabelle fonce à sa rencontre. Elle se jette contre son
torse, le serre, aussi fort que ses bras le lui permettent. Matthew l’enlace en
retour, plus timidement.

Elle ne sait pas ce qu’il a enduré pendant ces cinq jours. Chaque pas qu’il
fait vers elle se paye cher quand elle s’éloigne. Ses peurs l’envahissent,
l’épuisent, détruisent sa volonté. Alors quand il l’aperçoit avancer vers lui.
Matthew est partagé entre le souvenir des moments exquis qu’il passe avec
elle et la souffrance qu’il endure dès qu’elle s’absente. Quand cela finira-t-
il ? Il espère une amélioration chaque jour, chaque fois qu’il la voit. Et
quand il croit être sur la bonne pente, son esprit vacille, son moral flanche.
Il n’en parle pas, mais il a écrit une lettre deux jours plus tôt. Fatigué par
ses doutes, il a fait une crise. Cauchemars, réminiscences, il a voulu partir.
Puis après quelques stations, il s’est souvenu de sa promesse. Il est
descendu du métro, à rédiger une lettre sur un papier chiffonné qui traînait
dans une poche de son manteau. Quand il eut fini, il est rentré. Chaque mot
lui rappelait la grandeur d’âme de cette femme. Et malgré toutes ses
fragilités, elle est là pour lui. Elle l’étreint comme s’il était précieux. Malgré
ses guenilles, elle l’aime. Il ne comprend pas pourquoi. Mais chaque
seconde qui passe en présence d’Isabelle l’apaise. Les bras qui l’entourent
estompent les incertitudes de son esprit. Une lueur traverse les nuages de
ses craintes. Elle s’accentue, jusqu’à ce qu’ils disparaissent tous. Encore
une fois, Isabelle a amené la joie avec elle. Après un long moment de
silence, il baisse la tête. Instinctivement, Isabelle redresse la sienne. Leurs
lèvres se rencontrent. Ils échangent un baiser passionné, libéré.
— J’ai une faveur à te demander, souffle Isabelle entre deux embrassades.
Mais j’ai peur qu’elle ne te déplaise.

— Dis toujours.

Matthew est passé du trouble à la paix. Isabelle a l’effet d’une drogue sur
lui. C’est effrayant et pourtant si agréable. Il ne tient pas à la contrarier.

— Mon ami, Otis. Il voudrait nous inviter pour le Nouvel An.

— Nous…

Isabelle sourit timidement. Ce nous, c’est le genre de mot qui fait peur à
nombre d’hommes. Elle le sait. De plus, Matthew déteste être enfermé entre
quatre murs. Ce dernier réfléchit à toute vitesse. Il a envie de décliner la
proposition. Son instinct le pousse à dire non et s’il avait été au téléphone, il
aurait dit non. Mais Isabelle est là. Elle est aussi séduisante qu’apaisante.
Une beauté faite de charme, d’imperfections, mais d’une grandeur d’âme si
rare. Il en a conscience.

— Si tu n’es pas bien, on partira. Otis et Tyler comprendront. Ce sont de


chics types.

S’ils sont comme toi, nul doute que ce sont de braves gens. Matthew prend
une grande inspiration. Il n’a pas envie d’y aller.

— D’accord.

Mais il le fait pour elle. Elle qui lui donne tant, sans ne jamais rien
demander en retour. N’importe quel gros con en profiterait. Matthew n’est
pas n’importe quel gros con. Il a conscience de ce qu’elle est. Il a
conscience de sa chance de la connaître, de sa chance qu’elle lui ouvre son
cœur. C’est parce qu’il a conscience de tout cela qu’il ne se sent pas à la
hauteur. Il se refuse à en profiter bassement. Il ne veut pas flétrir cette fleur
que les affres de la vie ne parviennent pas à faner. Alors c’est oui. Et au
pire, on partira. Isabelle a pensé à lui. Encore.
Elle lui raconte ensuite sa rencontre avec sa mère, lui propose de dormir
chez elle, mais rentre seule. Elle n’en est pas moins contente. Matthew était
là à son retour. Elle a perçu son hésitation. Elle sait ses peurs. Il a tenu et
l’espoir grandit en elle. Quand elle reprend son travail en fin de journée, le
harcèlement du détraqué n’est qu’un lointain souvenir. Matthew lui offre ce
bonheur qu’elle n’a jamais connu avant. Un amour fort, mais paisible. Et
malgré le psychisme perturbé de cet homme, elle ne vit pas dans la peur.

Ils se sont donné rendez-vous en fin d’après-midi au pied de l’immeuble


d’Isabelle. Elle l’entraîne chez elle. Son enthousiasme est au plus haut.
Matthew est venu en traînant des pieds, mais la joie de la jeune femme
irradie son cœur. Il s’en doutait et est ravi de le constater.

— Prends ce qu’il te faut dans le frigo ! Je me douche ! lui lance-t-elle.

— Ça marche, merci.

Il a amené une tenue propre. Il s’est rasé au centre le matin et, il doit bien
l’admettre, il a hâte de se confronter à la vie sociale. Il se sent apte, malgré
une certaine appréhension. Légitime après une telle déchéance. Il sirote une
bière, assis sur le vieux sofa d’Isabelle.

— J’ai fini ! Tu peux y aller ! entend-il alors que la chaleur de


l’appartement le délasse profondément.

— Ah ! Oui, bien sûr. J’arrive !

Il se relève péniblement. Matthew était confortablement installé, l’esprit


déconnecté. Sensation rare.

Dans la salle de bain, Isabelle est en sous-vêtements. Elle se brosse les


dents. La jeune femme lui montre une serviette derrière elle. Elle lui est
destinée. Matthew se déshabille. Il a honte de ses sous-vêtements qui n’ont
ni l’élégance ni la fraîcheur de ceux d’Isabelle. Cette scène d’intimité qui
appartient à des couples établis le trouble. Il s’enferme dans la cabine et
actionne le jet. L’eau chaude achève de le détendre. S’il s’écoutait, il ferait
une sieste. Mais ses yeux tombent sur les courbes d’Isabelle qui se
détachent derrière le verre embué de la porte de douche. Isabelle est petite,
magnifiquement proportionnée et, tandis qu’il se savonne, Matthew ne peut
détourner le regard. Quand il rince la mousse qui le recouvre abondamment,
la demoiselle dessine ses lèvres avec un rouge coquelicot qui rend sa
bouche terriblement attirante. Il sort du bac dans un état second. Envoûté
par le charme aussi doux que sensuel d’Isabelle. Il accroche la serviette sur
la patère derrière elle, puis s’aperçoit qu’elle observe le miroir. Plutôt,
qu’elle l’observe via le miroir. Ses yeux s’arrondissent, ses joues rosissent
telles celles d’une jeune fille confuse. Elle n’en est que plus belle. Elle
rayonne. Matthew est hypnotisé par la joliesse de ses traits, l’harmonie de
son corps. Il bande. Comme il n’a pas bandé depuis des lustres. C’est sa
verge qu’Isabelle regarde dans la glace. L’excitation explose en elle. Elle
constate le désir intense de Matthew, son corps devient braise. Le baroudeur
s’approche dans son dos. Il pose avec tendresse ses lèvres sur sa nuque.
Isabelle est tétanisée. Elle n’ose faire le moindre geste, de peur qu’il rompe
la magie présente. Elle a rêvé de cet instant depuis des semaines. Son pubis
brûle d’une envie ardente. Matthew tire la tête de son amante en arrière,
étendant le cou gracile d’Isabelle. Les lèvres parfaitement dessinées
s’offrent à lui. Elle est si belle. Il les effleure de sa langue, y pose des
baisers suaves, tandis qu’il saisit un sein d’une main. Isabelle laisse
échapper un gémissement. Elle souhaite qu’il la prenne contre le lavabo,
sauvagement, que ses doigts pétrissent sa poitrine, peu importe la douleur. Il
faut que son corps exulte, qu’elle se libère de la tension accumulée.
Matthew est surpris par sa propre ardeur. Son pénis lui intime de ne pas
penser, de ne pas gâcher le goût de la tentation. Il plonge alors son autre
main dans le string d’Isabelle. Mouillée… déjà. Percevoir l’effet qu’il lui
procure embrase un peu plus son bas ventre. Ils ne sont plus que deux
boules d’énergie sexuelle, prêtes à fusionner. Isabelle se hisse
instinctivement sur la pointe des pieds, elle se penche légèrement sur la
céramique qu’elle agrippe. Le sexe de Matthew glisse entre ses fesses
tandis qu’il s’évertue à embrasser son dos. Elle ondule du bassin.
Naturellement, la verge s’immisce en elle. Faire l’amour n’a jamais aussi
bien porté son nom, songe Matthew en lâchant un soupir de plaisir. Il
attrape les hanches d’Isabelle, regarde son sexe apparaître et disparaître en
de longs va-et-vient. L’excitation est telle qu’il doit modérer chaque
mouvement pour ne pas dépasser le point de non-retour. Isabelle perçoit la
force surprenante de l’érection. Elle ressent chaque pulsation, chaque
contraction dans le sexe de son amant. Elle sait qu’il lutte contre une
jouissance précoce. Matthew veut se délecter autant que possible de cette
volupté. Isabelle est transportée par les gestes de son partenaire.
Instinctivement, elle lâche une main du lavabo pour caresser son clitoris,
accompagnant le membre turgescent qu’elle effleure habilement du bout des
doigts. C’en est trop pour Matthew. Ses bourses se contractent, son gland
explose sous la pression. Il se retire aussitôt, le souffle court, éjaculant de
longues traînées blanches sur les reins d’Isabelle. Cette dernière atteint
l’orgasme au moment où le liquide chaud glisse sur sa peau. Elle gémit
alors qu’un plaisir intense la submerge. Les chaudes giclées dans son dos
accentuent l’apothéose de leur ébat. Elle frissonne. Matthew se colle contre
elle, haletant. Isabelle sent son souffle contre sa joue. À chaque
tremblement, il la serre un peu plus. Il a plaqué sa main sur la sienne, contre
le sexe de la jeune femme. Elle est étourdie par la puissance des sensations.
Lui aussi. Ils restent immobiles, haletants, enivrés. Deux minutes passent,
puis elle se tourne vers lui. Elle caresse les lèvres de Matthew du bout des
doigts, avant de l’attirer contre elle. Elle l’embrasse. Un baiser langoureux,
en accord avec la beauté de l’amour qu’ils viennent de partager.

— Je vais me redoucher, lui susurre-t-elle à l’oreille, amusée.

Elle laisse Matthew dans un état vaporeux, rêveur. Ce dernier savoure des
émotions qu’il croyait perdues. La force de ces dernières l’effraie toujours
autant. Il s’évertue à éloigner toute perplexité. Et n’y parvient pas. Assis
seul dans le salon, Matthew cherche à comprendre ce subit revirement dans
sa sexualité. Une semaine plus tôt, il bloquait sans parvenir à se défaire de
ses inhibitions, convaincu qu’il avait perdu tout désir. Aujourd’hui, son
corps exulte avec l’aisance des premières amours. La réponse lui saute aux
yeux. Elle est évidente. Chaque jour qu’Isabelle passait loin de lui n’a fait
qu’attiser le manque. Sa présence physique, sa chaleur, sa voix. La
retrouver fut une délivrance. Dans tous les sens du terme. Il en est satisfait.
Il finit de s’apprêter, vite rejoint par Isabelle.

— Allons-y !

Nouvelle épreuve.
L’angoisse naît tandis qu’ils marchent dans les rues froides de la
mégalopole. Elle ne fait que grandir et Matthew se demande pourquoi il a
accepté de l’accompagner. Pour lui faire plaisir, pardi ! Mais quid de son
plaisir à lui ? Il s’est lancé un défi qui dépasse ses forces. Du moins le croit-
il. Isabelle serre sa main. Elle est heureuse. Elle ne veut pas l’empêcher de
fuir, elle lui montre simplement qu’elle est là, qu’elle ressent son trouble.
Les pas de Matthew se raccourcissent. Il n’en fait pas exprès. Son cerveau
refuse de s’enfermer chez des inconnus. Il ralentit, mais il persévère.
Isabelle est là. Elle ne le juge pas. Pourquoi cette femme ne cherche-t-elle
pas un homme fort pour la soutenir ? Comme dans les clichés qui m’ont
accompagné toute ma vie. La demoiselle brise les stéréotypes et sa présence
le conforte suffisamment pour qu’il ne recule pas. Ils arrivent chez Otis. Ou
plutôt chez Tyler puisque l’appartement est à son nom. Le couple les reçoit
chaleureusement, en respectant les distanciations sociales. Otis est
exubérant, Tyler est son opposé. C’est donc avec ce dernier que Matthew se
sent le mieux. Mais que ce soit Isabelle, Tyler ou Otis, tout le monde se
montre attentif, patient, calme. Il est évident que la jeune femme a fait
passer le mot pour que Matthew soit à son aise. C’est réussi. Ses
inquiétudes disparaissent au fil des minutes. Ses muscles se relâchent, il en
vient rapidement à apprécier la soirée. Le quatuor discute politique, basket,
pandémie, mais évite soigneusement les sujets professionnels. La
bienveillance est de rigueur. Et quand vient minuit, tous les visages
affichent des sourires radieux. Un nouveau bouchon de champagne saute.

— Bonne année ! s’époumonent-ils tous en chœur.

Quand les clameurs retombent et que chacun a souhaité ses meilleurs vœux,
Matthew flâne devant les nombreuses photographies encadrées qui ornent
les murs de l’appartement New Yorkais.

— De qui est-ce ? demande-t-il à l’intention de Tyler, non loin.

— C’est de moi.

Tyler montre une certaine fierté. Méritée, pense Matthew. Il a un vrai talent.
S’engage alors une discussion passionnée. Ils parlent de piqué, de focale,
d’objectif, de profondeur de champ... tout un tas de termes qui laissent
Isabelle et Otis à l’écart.
— Ton fascinant compagnon va me piquer mon mec, chuchote Otis à son
amie.

— Ça me ferait bien chier…

— T’avais pas pour résolution de ne plus être vulgaire ?

Isabelle rit.

— Il faudrait, mais c’est pas gagné.

— La prochaine fois, je te lave la bouche au savon.

La jeune Latino hausse les épaules.

— On s’éclipserait qu’ils ne s’en rendraient pas compte, poursuit Otis.

Isabelle acquiesce. Elle n’a pas l’intention de changer de pièce pour autant.
La présence de Matthew, toute la soirée, est une bénédiction. Elle en
savoure chaque instant. Otis a raison, il est fascinant.

— C’est un vrai plaisir de discuter photos avec toi, Matthew. Otis n’a
jamais porté autant d’intérêt à mon hobby.

Il lance un clin d’œil à son compagnon.

— Je n’ai aucun mérite, déclare Matthew. C’était mon boulot pendant des
années.

Tyler le dévisage intensément.

— Il me semblait bien t’avoir déjà vu.

Matthew est soudainement mal à l’aise. Le reconnaître, c’est faire un lien


avec son passé. J’aurais dû fermer ma gueule ! Pourquoi dire que c’était
mon job ? Isabelle a aussi entendu l’échange. Elle s’inquiète pour son
amant. Tyler reprend.
— Tu es Matthew Crowe, n’est-ce pas ? Tu étais en passe de remporter le
Pulitzer de la photographie d’actualité, il y a trois ou quatre ans !

Trois ans, oui. Matthew opine du chef. L’enthousiasme de Tyler est inverse
à son ressenti.

— Ce cliché était sensationnel ! Dramatique, mais bon sang, quelle


merveille !

Le souvenir broie Matthew. Les images vécues défilent devant ses yeux. Le
regard de cet enfant qui refusait de lâcher sa petite sœur pourtant décédée
sous les décombres. Les explosions qui avaient précédé. Personne ne peut
imaginer ce qui se passe là-bas. Si ce n’est les soldats et ceux qui y vivent.
Les mains de Matthew se mettent à trembler, il a le souffle court. Tyler
s’excuse aussitôt, mais c’est Isabelle qui intervient. Elle prend les mains de
l’ex-reporter.

— Matthew ?

Elle l’appelle tendrement. Elle veut ramener son esprit à la réalité. Mais
Matthew est piégé dans les réminiscences de l’horreur. Isabelle lui caresse
le visage. Il a les yeux exorbités. Elle l’a déjà vu ainsi. Elle ne sait que faire
de plus.

— Matthew, je suis là. Réponds-moi.

Elle insiste. Calmement malgré l’inquiétude qui la tenaille. Sa voix douce


se fraye un chemin parmi les horreurs qui hantent le cerveau de Matthew.
Ce dernier entend son prénom, il sait que ce timbre est bon. Il suit le son
jusqu’à sortir de l’horrible cauchemar qu’il a tant vécu ces dernières années.
Il s’effondre sur une chaise, éreinté.

Otis fusille son compagnon du regard. Tyler n’y est pour rien, mais tout le
monde a eu peur. La crise a été vive, surprenante tant par sa fulgurance que
par son intensité.

— On va y aller, annonce Isabelle qui déteste voir Matthew dans cet état.
Cela lui rappelle les horribles soirées qui suivent la chimiothérapie.

Tyler se confond en excuses et il suffit de voir son visage pour comprendre


qu’il est sincèrement navré. Emporté par sa passion, il n’a pas mesuré la
portée de ses paroles.

— Ce n’est pas de ta faute, tempère Isabelle face au silence de Matthew.

Ce dernier est incapable de prononcer le moindre mot avant de franchir le


chambranle.

— Désolé d’avoir gâché la soirée, lâche Matthew.

Il a plombé l’ambiance, bien malgré lui, mais il s’en veut tout de même.
Tout le monde lui dit que ce n’est pas grave, qu’il prenne soin de lui, qu’il y
aura d’autres occasions. Ces gens sont si gentils, semblables à Isabelle.

L’étrangeté de la nuit New Yorkaise n’arrange rien à son désarroi. La Covid


sévit avec toujours plus de gravité depuis l’automne, apportant tristesse,
isolement et ruine sur son passage. Tyler et Otis ont eu beau rigoler avec
Death to 2020, le fait est qu’en ce 1er janvier 2021, rien n’a changé. Cette
constatation affecte un peu plus Matthew. Quant à Isabelle, elle est à
l’écoute de son amant. Pour elle, la nouvelle année rime avec un nouveau
départ. Pourtant, ce qu’elle a appris ce soir pervertit lentement ses pensées
positives.
18. Contrecoups

En route, Isabelle craint que Matthew se réfugie dans sa solitude. Ils passent
à quelques rues de son principal refuge nocturne, mais il reste avec elle.
Elle en est soulagée. Lui accepte l’apaisement qu’elle lui procure avec plus
de facilité. La nuit n’en est pas moins singulière. Isabelle s’attendait à des
ébats torrides après la délivrance sexuelle de Matthew. Il n’en est rien.
Serrés sur le vieux matelas une place, chacun garde les yeux rivés au
plafond à la lueur des lampadaires qui se faufile par les bords du rideau.
L’un pense à la terrible crise qu’il vient de vivre. Crise qui lui rappelle que
rien n’est acquis. L’autre songeant aux découvertes faites sur l’homme à ses
côtés. Tyler en sait plus que moi. Je m’évertue à le protéger, le ménager, et
Matthew est comme un inconnu. C’est faux, elle le sait. C’est une autre
raison qui anime sa rancœur. Elle attend que Matthew s’endorme, puis elle
cherche le nom du reporter sur le net. Comme elle s’y attendait, il a sa page
Wikipedia. On y trouve sa vie professionnelle, relatant des publications
pour des journaux de prestiges tels que le New York Times, USA Today et
même The Wall Street Journal. En revanche, il a su préserver sa déchéance.
Il n’y est nullement fait mention. Les grands reporters sont moins sujets à
l’admiration que les stars du cinéma ou les chanteurs. Ce qui dérange
Isabelle, c’est tous ses efforts qu’elle a faits pour aider un homme qui,
manifestement, n’est pas dans le besoin. Elle lui en veut, car d’une certaine
façon, il l’a laissée sombrer dans une forme de prostitution alors qu’il aurait
pu l’en protéger. Pour Isabelle, c’est une nouvelle déconvenue. Les
hommes…

Elle s’endort peu avant l’aube. Matthew aussi. Il perçoit le trouble


d’Isabelle et s’il a les yeux fermés, la respiration régulière, il ne dort pas
pour autant. Il médite, apaise son esprit, chasse les images des violences
vécues. Quelques heures de repos plus tard, il file discrètement. Isabelle
dort à poings fermés. Il a besoin d’air, de beaucoup d’air.

Une drôle de semaine s’ensuit. Isabelle travaille d’arrache-pieds, mettant


l’énergie de sa colère à son service. Matthew se renferme sur lui-même
après tous les efforts, les succès, accomplis. Et un mec complètement cinglé
persécute Isabelle à travers son écran LCD. Death to 2020. Vraiment ?
L’optimisme d’Isabelle est terni. Otis ne parvient pas à tempérer son amie.
Ils parlent peu. Comme elle parle peu avec Matthew. Elle va le voir comme
elle irait voir n’importe quel clochard. Non, plus froidement qu’un autre.
Pour le vagabond, c’est une insupportable torture. Il doute de tenir bien
longtemps à ce rythme. Il fait le lien avec les révélations de Tyler, mais ne
comprend pas le problème. Une haine de ceux qui ont réussi à un moment
de leur vie ? Ça ne cadre pas avec la personnalité d’Isabelle. Il tourne en
rond et ça le ronge. Or il ne peut gâcher la moindre énergie. Isabelle sait
qu’elle en fait trop. Si son expérience dans les métiers du sexe n’avait pas
été entachée par tant d’épreuves, elle aurait probablement réagi avec moins
de virulence. Et puis, ce n’est pas tout. Madame Lopez a envoyé Emilio lui
signifier une augmentation de loyer, basée sur des raisons visiblement
fallacieuses, mais le contrat de location lui-même est une vaste fumisterie.
Isabelle ne s’imagine pas affronter madame Lopez. Cette dernière lui en
veut d’être partie et Emilio lui avait bien fait comprendre qu’elle aurait
intérêt à déguerpir. Il le lui a rappelé cette fois encore.

Le 7 janvier 2021, en début d’après-midi, la dure réalité de la vie rappelle


Isabelle à l’ordre. La veille, des partisans de Donald Trump assaillaient le
Capitole. L’atmosphère est électrique dans le pays. Isabelle reçoit un appel
provenant des services pénitentiaires. Un appel inquiétant. Il ne manque
plus qu’une nouvelle excentricité de son père pour commencer l’année en
beauté !

La voix de l’homme est posée, calme et on ne peut plus sérieuse.

— Monsieur Luis Flores est hospitalisé. Il est sérieusement blessé. Vous


devriez aller le voir. Rapidement.

Rapidement… Le terme l’interpelle.


— Que s’est-il passé ?

— Une bagarre. Nous aurons tout le temps d’en reparler. Votre père est dans
un état critique.

Critique.

L’individu dont elle n’a pas saisi le nom lui donne l’emplacement. Le temps
de saisir des affaires, Isabelle se précipite vers le Elmhurst Hospital Center
sur Broadway. Elle court, s’engouffre dans le métro et envoie un message à
Otis.

Je fonce à l’hosto. Luis y est. Une bagarre a priori.

La réponse d’Otis lui parvient lorsqu’elle arrive dans l’immense bâtiment.


Elle ne prend pas le temps de la lire. Elle demande la chambre de Luis
Flores. Quand elle entend le mot « réanimation », elle court encore plus
vite. Ascenseur. Vertiges. Essoufflée à cause de ce fichu masque. Bien que
débordé, le personnel est sympathique. Ils ont tôt fait de lui indiquer la
chambre. Une zone pour les malades non-covid. Quand elle voit le policier
devant la porte, elle sait qu’elle est au bon endroit. L’officier la laisse passer
après avoir vérifié son identité. Isabelle entre.

Luis est alité. Il y a des machines tout autour de lui. Un masque l’aide à
respirer et divers produits lui sont injectés dans le bras. Putain, c’est quoi ce
bordel ? Au diable, les résolutions de langage. La situation est trop grave
pour ne pas jurer comme elle l’entend. Isabelle s’approche doucement du
lit. Elle tapote la main de son père.

— Luis ?

Ce dernier grommelle. Il a l’air groggy. Sûrement la morphine.

— Luis ? C’est moi, Isabelle.

Il grogne à nouveau. Il a une sale tête. Un air cadavérique qui effraie la


jeune femme. Elle change d’approche.
— Papa ? Réponds-moi. Je t’en prie.

Luis ouvre difficilement les yeux. Il sourit en voyant sa fille à son chevet. Il
est heureux qu’elle l’ait appelé ainsi. Papa. D’une main fébrile, il tire sur le
masque qui couvre bouche et narines.

— Isabelle, souffle-t-il d’une voix à peine audible. Je suis heureux de te


voir.

— Que s’est-il passé, papa ? On m’a appelée en me disant que tu étais dans
un état critique. Je suis venue aussi vite que j’ai pu. Morte d’inquiétude.

— Tu m’en vois fort marri.

— Ne fais pas l’imbécile, papa. Dis-moi ce qu’il s’est passé.

Isabelle a raison. Il doit ménager ses forces, le peu qu’il lui reste du moins,
à des fins utiles.

— Je n’ai jamais tué personne, Isabelle. Pas plus aujourd’hui qu’hier.

— Je te crois, papa.

Isabelle comprend en même temps qu’elle s’exprime.

— Comment ça, aujourd’hui ?

La respiration de Luis est difficile. Il prend une bouffée d’oxygène.

— Enlève ça, Isabelle. Je vais crever de toute façon. Autant que ce soit en
regardant mon enfant.

Touchée, Isabelle obéit. Elle retire son masque chirurgical, pourtant


obligatoire dans l’hôpital.

— Tu ne vas pas crever.

— Si.
Il lève un peu la main, lui signifiant de se taire.

— Je devais buter un type pour que Lopez te foute la paix. J’ai pas pu. Ils
ont retourné l’arme contre moi, m’ont lacéré ces enculés.

Lopez ? Isabelle saisit aussitôt. Luis avait négocié un arrangement avec la


mère maquerelle.

— Que me serait-il arrivé sans ton intervention ? demande-t-elle.

— Rien de bon, je le crains…

— Mais encore ?

Luis se terre dans un mutisme profond. Ses inspirations deviennent


sifflantes. Une femme en blouse entre, regarde les écrans puis Isabelle d’un
air navré. Elle remet l’aide respiratoire en place.

— Ne l’enlevez pas. Je vous laisse. Je repasserai plus tard.

« Plus tard » signifie après, comprend Isabelle. Après qu’il soit canné. Luis
repousse le masque tant bien que mal. Isabelle hésite à l’aider.

— J’ai vu maman, déclare-t-elle. Elle m’a parlé.

Le visage de Luis s’assombrit un peu plus.

— Il ne faut pas lui en vouloir. Les drogues… Elle t’abandonnait tout le


temps, mais elle t’aimait.

Il parle lentement. Cela laisse le temps à Isabelle de finir le puzzle. Est-ce


la morphine qui lui délie la langue ? Luis ne l’a pas enlevée que parce que
sa mère se droguait, mais parce qu’elle était dangereuse pour son bébé. Elle
avait imaginé cette hypothèse, puis l’avait écartée.

— Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ?

Luis sourit. Plus une grimace qu’un sourire. La douleur ou les produits
qu’ils injectent dans son corps ? Quoi qu’il en soit ses muscles ne
répondent plus correctement et son faciès est désolant.

— Il vaut mieux détester un père présent, qu’une mère inexistante. Elle


aurait ruiné ton enfance par ses déficiences plus que par son absence…

Une brève colère assaille Isabelle. Ce n’était pas à toi d’en décider ! Très
brève. Si ce n’était pas à lui de choisir, à qui était-ce donc ?

— J’suis pas le père parfait. J’ai juste essayé de faire au mieux. Je sais bien
que j’me suis planté trop de fois.

Luis a l’air exténué. Il ferme les yeux, ne réagit plus, mais il est toujours en
vie. Isabelle remet aussitôt le masque à oxygène sur son visage. Elle reste
près de lui, elle lui tient la main. Dans son esprit, elle revit son enfance. En
mettant à leur place, père et mère. Sans colère, sans rancœur, sans vide. Il
n’y avait pas de bons choix pour Luis. Il a fait comme il a pu avec une
femme défaillante. Il a essayé de protéger Isabelle tant bien que mal et il a
tout pris sur lui. Avec courage, avec abnégation. La colère, la haine, qu’elle
lui a manifestées pendant des années sont injustes.

— Pardonne-moi, papa. Je ne savais pas.

Les paupières de Luis se plissent. Il rouvre les yeux et la contemple.

— Je t’aime, ma fille, murmure-t-il.

— Moi aussi, papa. Moi aussi…

Les yeux de Luis se sont déjà refermés. Isabelle espère qu’il l’a entendue.
Les doigts rugueux se referment sur les siens. Quelques secondes. Des
larmes sillonnent les joues d’Isabelle. La doctoresse passe à nouveau.

— N’y a-t-il rien à faire ? l’interroge la jeune femme.

— S’il passe la nuit, il aura une chance.

Alors Isabelle attend.

Les heures passent. Les soignants aussi, à intervalles réguliers.


En début de soirée, la main de Luis perd ses dernières forces. Son cœur
s’arrête. Des gens accourent, font sortir Isabelle, pendant qu’ils tentent de
réanimer son père. Puis la sentence tombe.

— Heure du décès : 20H07.

Il n’a pas passé la nuit.

Isabelle se voit accorder un bref moment de recueillement avant de devoir


accomplir des formalités administratives. Entre-deux, elle répond à Otis et
lui dit où la retrouver. Ce dernier arrive vite. Heureusement. Il prend
Isabelle dans ses bras.

— Sincères condoléances.

— Merci. Et merci d’être venu.

— C’est normal.

Otis l’assiste dans les dernières démarches. Ils écoutent ensemble le


compte-rendu médical. Multiples blessures, hémorragie interne, rein et foie
touchés, septicémie… La totale. Luis n’avait aucune chance. Isabelle écoute
comme prisonnière d’un rêve. La mort a frappé si vite. La police lui pose
des questions soi-disant routinières. Elle y répond. Pablito l’appelle. Elle lui
répond aussi. Ce dernier est très affecté par le décès de Luis. Ils étaient
proches. Plus qu’elle ne l’a jamais été avec son père. Mais Pablito
l’interroge. Il sait des choses qu’elle n’imaginait pas. Notamment
concernant ses activités passées. Les massages…

— Ça ne te regarde pas, Pablito !

— Luis n’est pas mort tout seul. Il faudra s’en occuper, mais je suis
d’accord avec toi : le temps est au recueillement. On en reparlera.

— Non. Au revoir « oncle ».

Elle souligne le nom pour montrer qu’elle n’en pense pas un mot. Pablito
s’en moque.
— Au revoir, Isa…

Elle lui raccroche au nez.

— Famille de merde, explique-t-elle à Otis.

Pablito l’a rendue de mauvaise humeur. Otis commande un VTC sur son
smartphone. En l’attendant, Isabelle entame son récit. Elle lui détaille cette
incroyable après-midi où son père est passé de vie à trépas.

— Il a assuré ma sécurité au prix de sa vie, conclut-elle dans la voiture.

— Ça en a tout l’air.

Mais tandis que le véhicule approche de sa résidence, elle prend conscience


du péril qu’elle encourt.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée de rentrer…

— Tu veux venir à la maison ? Tu crains pour ta vie ?

— Je ne sais pas si elle oserait. Pourquoi me tuerait-elle ?

Le chauffeur se montre un peu trop curieux de la conversation qui a lieu sur


sa banquette arrière. Isabelle croise plusieurs fois son regard dans le
rétroviseur. Elle devient plus discrète et fait signe à Otis d’en faire autant.

— Pour montrer aux autres qu’il ne faut pas lui tenir tête. J’ai déjà vu ça.

— Où ?

— Dans des films.

— Je suis sérieuse, Otis.

— Moi aussi.
— ‘Tain fait chier, peste Isabelle. Il me faut prend un maximum d’affaires
et prévenir Matthew. Il vient dormir après ses chimios.

— J’ai cru comprendre l’autre soir qu’il était en rémission.

— Ouais. Il lui reste une chimio demain. Et il n’a pas de téléphone pour le
prévenir.

— Alors on ira le trouver. Cette nuit.

Isabelle opine du chef.

Ils descendent de voiture au pied de l’immeuble d’Isabelle. La nuit est


sombre, comme l’âme de la jeune femme. Les deux amis partent illico à la
recherche de Matthew. Quelques dizaines de minutes plus tard, ils doivent
se rendre à l’évidence. Il n’est pas là. Introuvable.

— Parti ? demande Otis.

— Impossible ! Il m’a promis.

Otis ne connaît rien du pacte qui unit Matthew et Isabelle. Cette dernière
refuse de croire qu’il l’a abandonnée. Pas aujourd’hui ! Pas Matthew !

— Viens.

Elle entraîne Otis jusqu’à sa boîte aux lettres, l’ouvre, il n’y a rien. Otis est
tendu, il surveille les environs.

— Je vais l’attendre à la maison.

Otis soupire. Il sait qu’elle ne changera pas d’avis.

— Alors je reste avec toi.

— Tu n’es pas obligé…

— Si.
Il ne l’est pas, mais Isabelle ne veut pas insister pour qu’il parte. Elle
préfère ne pas être seule. Aussitôt rentrés, elle ferme à double tour, sert un
dîner succinct à Otis et s’en va prier devant sa fenêtre. Pour mon père qui
vous a rejoint, ma mère qui se drogue et Matthew qui souffre. Veillez sur
eux, mon Dieu. Amen.

Otis est tendu. Plus que ne l’est Isabelle. Elle est encore sous le choc. Les
deux dorment peu, mais nul ne vient troubler la nuit. Nul sauf le voisinage
bruyant. Normal, pas de changement. C’est presque rassurant. Pourtant son
père l’a prévenue. Emilio aussi. Au matin, elle abandonne Otis au coin de la
rue. Elle cherche une église, un prêtre. Après deux essais infructueux, elle
se rend à la paroisse Saint Aldabert. Là aussi, on lui signifie que les
confessions ont lieu l’après-midi. Elle insiste, elle a les larmes aux yeux.
Elle ne peut pas attendre, elle doit trouver Matthew, ranger ses affaires,
partir. Trouver Matthew, il doit être en chemin pour sa thérapie. Elle ne sait
même pas où c’est. Il cloisonne sa vie. Où était-il hier ? Ne m’abandonne
pas, Matthew ! Elle n’y croit pas.

Un jeune prêtre qui traverse la paroisse perçoit sa détresse. Il accepte de


l’écouter.

— Exceptionnellement. Charité chrétienne.

Il a un léger accent d’Europe de l’Est. Il lui offre un sourire chaleureux qui


calme Isabelle. Elle s’agenouille au confessionnal et expose ses péchés.
Nombreux.

— Dieu me punit-il pour ce que je fais ?

— Dieu est miséricorde. Il ne punit pas les hommes. S’il a rappelé votre
père près de lui, ce n’est pas pour vos erreurs ni les siennes.

— Je suis une prostituée. Comme ma mère.

Il ne dément pas. Il lui suggère de trouver d’autres voies, de ne pas


s’abandonner dans le péché et la sermonne gentiment. Il l’encourage surtout
à reprendre ses études et lui rappelle, qu’en termes de péchés, ceux qui font
appel aux services d'Isabelle ne valent guère mieux.
Vraiment sympa ce prêtre.

Isabelle repart soulagée. Dieu ne la châtie pas. Elle retourne chez elle. Un
message de Pablito la prévient que Luis a prévu ce qu’il fallait pour ses
funérailles, qu’elle n’a pas à s’en faire pour ça. Elle n’y avait même pas
pensé et, pour une fois, Pablito se rend vraiment utile. Dans son petit studio,
la peur l’assaille. Elle est seule. Otis devait travailler. La situation est tendue
pour lui au salon, il ne pouvait pas manquer cette journée. Même pour un
décès. Elle hésite à prévenir Pablito, mais si elle le fait, s’il vient avec des
renforts et des armes ce sera pire. Madame Lopez pourrait le prendre
comme une provocation, or Isabelle ne l’a jamais recroisée. Tout semble si
calme depuis la dernière intervention de feu son père.

Partir !

Elle s’oblige à ne pas s’illusionner. Elle n’ose pas travailler, elle serait trop
vulnérable. Avec des cartons qu’elle a ramassés en chemin, elle empaquette
les affaires qu’elle ne veut pas abandonner. Pendant les heures qu’elle passe
chez elle, sa plus grande inquiétude reste l’absence de Matthew. Il n’y avait
rien dans la boîte aux lettres ce matin non plus. Il n’est pas parti. Elle ne
peut s’y résoudre. Otis appelle Isabelle deux fois dans la journée. Il la
conjure de ne pas traîner chez elle. Elle lui rétorque qu’elle attend Matthew,
même s’il est sûrement encore à l’hôpital. Elle n’a pas résolu son
mécontentement avec le vagabond. Elle lui en veut toujours pour ses
cachotteries, mais, après le décès de Luis, sa colère paraît si futile. Pendant
qu’elle scotche les cartons, elle réfléchit à ses griefs. Pour une fois qu’elle
ne travaille pas comme une acharnée, elle prend le temps de s’analyser. Le
choc de la veille lui offre le recul nécessaire.

Il ne m’a rien dit… pourquoi ? C’est cette interrogation qui la perturbe. Elle
avait pourtant les cartes en mains. Il ne lui demandait jamais d’argent. Il
avait ramené le petit déjeuner, ce qui ne coûtait pas un bras non plus. Il ne
parlait jamais de ses dépenses de santé. D’ailleurs, il ne lui a jamais réclamé
la moindre aide. C’est elle qui s’est mis en tête qu’elle devait régler ses
soins médicaux. Il est connu dans le petit monde des photoreporters. Mais
en définitive, qu’est-ce que ça change ? Aurais-je arrêté ce boulot s’il avait
proposé de subvenir à mes besoins ? Je ne sais même pas s’il le peut.
Isabelle en arrive à se demander si elle n’a pas simplement mal pris le fait
que ce soit un autre qui découvre les secrets de son amant. Elle aurait aimé
être celle qui sait tout de lui, sa plus proche confidente. Ce n’est pas encore
le cas… mais le temps joue en sa faveur. Enfin, il jouait… jusqu’à ce que je
gâche tout. Isabelle lâche un juron. Elle a merdé. Elle ne peut reprocher à
Matthew sa propre activité. Ce n’est pas lui qui l’a incitée dans cette voie.
C’est elle. Au contraire, le clochard, qui n’a de ce nom que l’apparence, l’a
toujours soutenue dans son indépendance. Mais quel homme peut apprécier
que celle qu’il aime montre son cul sur le net ou tripote de gros vicieux sur
des tables de massage ? La réponse s’impose d’elle-même. À vrai dire, il le
lui avait dit. Un homme qui apprécie mon courage…

— Quelle conne !

Isabelle s’en veut. Il est trop tard pour des remords. Elle va devoir arranger
la situation dès que possible. C’est fou comme la mort aide à relativiser les
contrariétés de la vie ! Elle en rit. Nerveuse. Elle devrait sortir de chez elle
et attendre qu’Otis arrive avec un de ses cousins qui possède une Prius. Si
elle ne le fait pas, c’est par crainte de rater Matthew, que ce dernier
s’imagine qu’elle l’évite et qu’il disparaisse pour de bon. Elle ne sait jamais
quand il arrive. J’aurais dû lui acheter un putain de téléphone ! J’aurais pu
l’appeler pendant mon voyage… et aujourd’hui ! Comment peut-on vivre en
2021 sans cette bénédiction !

Elle porte une main à sa bouche, comme si elle avait blasphémé.

Pardon, Seigneur.

Le temps passe. Il est presque vingt heures et toujours nulle trace de


Matthew. Ni d’Otis d’ailleurs. Elle appelle ce dernier.

— Qu’est-ce que tu fiches, bon sang ? Tu me presses et c’est toi que


j’attends.

Son ami grogne.

— On serait déjà là si la caisse de Jarod voulait démarrer !


— Tu déconnes ? Pourquoi tu ne m’as pas prévenue ?

— Il dit que c’est rien. Il est parti chercher une batterie neuve.

— Vous serez là quand ?

— Dès que la bagnole démarre.

— Otis, je ne blague pas. J’ai peur.

— Je sais. Je fais tout ce que je peux pour le presser. Si j’en dis trop, il va
flipper aussi et pourrait ne pas nous aider. Crois-moi, je ne lui laisse aucun
répit.

Isabelle n’en doute pas. Otis peut être particulièrement chiant quand il s’y
met. En revanche, elle ne savait pas que ledit cousin n’était pas au courant
de l’urgence de la situation. Tout cela prend une mauvaise tournure… Et
Matthew qui est je ne sais où ! La jeune femme perd son sang-froid. Ce
n’est pourtant pas le moment, mais cela fait un bout de temps qu’elle tourne
en rond dans son appartement.

Dix minutes plus tard, on frappe à sa porte.

Matthew !

Oubliant ses craintes, elle se rue vers l’entrée, ouvre le battant et tombe sur
un homme qui n’a rien de Matthew. Un homme qui la pousse violemment
en arrière, referme en hâte la porte derrière lui et ricane. Isabelle a le souffle
coupé. Elle a chuté sur la table basse. Le temps de reprendre ses esprits,
l’individu est sur elle. Il plaque sa main sur la bouche de la Latino.

— Chut… On ne crie pas. On ne me contrarie pas. Sinon je serais


horriblement méchant.

Isabelle est terrifiée. Elle connaît le triste personnage.

— Compris ma petite pute ?

Le choc est double.


Lui ?

À chaque fois c’était lui ?

Même sur internet !

Justin Allen savoure la désagréable surprise dans les yeux d’Isabelle. Ça


l’excite. C’est sa petite pute après tout.

— Tu m’appartiens. Que tu le veuilles ou non. Tu n’aurais jamais dû


chercher à m’éviter.

Ce mec est complètement malade.

Isabelle ne peut pas parler, Justin la bâillonne toujours de sa main et elle a


perdu toute force. La peur la tétanise. Il la surplombe. Il est plus lourd, plus
fort, plus grand. Elle songe à tenter l’impossible en appelant à l’aide, mais
le son serait couvert par le brouhaha du voisinage. Même s’ils l’entendaient,
rien n’est moins sûr que leur intervention. Par contre les coups de Justin
arriveraient avec la plus totale des certitudes. Elle le lit dans son regard. Il
lui veut du mal. Ce n’en est que plus effrayant.

Mon Dieu !

Mais Dieu ne lui est d’aucun secours en cet instant. Justin caresse ses seins
de sa main libre. Sous le choc, Isabelle reste inerte. Quelques secondes…
Puis, dégoûtée, elle tente de se soustraire à ces attouchements.

— Tss-tss ! Tu n’aimes pas que je te pelote ? Pourtant, je t’ai vu maintes


fois te caresser la poitrine sur ton site de salopes.

Isabelle a envie de le mordre. Que se passera-t-il ensuite ? Il la battra à


mort ? Elle ne fait rien. Elle a juste la trouille. La main de Justin se
promène, glisse sur son entrejambe. Il déboutonne le jean qu’elle a revêtu
pour son déménagement d’urgence. Elle lit l’excitation sur son visage. Un
plaisir malsain, né de la dépravation de son âme. Plus effrayée par l’idée
qu’il la viole que celle d’être frappée, Isabelle se braque brusquement. Elle
se dégage un court instant de la main qui l’entrave et hurle.
— Au sec…

Une torgnole magistrale envoie son crâne valdinguer contre la table basse.
Un voile opaque obscurcit sa vue.

— T’inquiètes. J’suis pas une ordure. Je te laisserai un billet. Cinquante, ça


te va ?

Isabelle est incapable de répondre. Elle s’est mordu la joue. Elle perçoit le
goût ferreux du sang qui coule dans sa bouche. Elle voit trouble, à moitié
sonnée par le coup. Hébétée, elle regarde Justin. Celui-ci s’amuse de la
situation.

— Qui ne dit mot consent. Cinquante dollars, c’est tout ce que tu estimes de
ton propre corps…

Il marque une courte pause pour être sûr qu’elle comprend ses propos.

— On est d’accord là-dessus. Tu ne vaux pas plus.

Il défait son pantalon. Isabelle cerne la forme de sa queue, tendue par un


désir pervers. Elle gémit en essayant de bouger. La tête lui tourne. La
silhouette de Justin lui paraît subitement plus grande. Comme s’il s’était
dédoublé. Isabelle est encore plus effrayée par cette ombre menaçante et
grandissante.

À quelques rues de là, Matthew est dans la tourmente. La chimio du jour fut
moins éprouvante. Un cocktail allégé avait prévenu l’oncologue, ce qui lui
laisse assez d’énergie pour penser. Une activité qui ne lui réussit guère. S’il
pouvait débrancher son cerveau, il l’aurait fait depuis longtemps. Ne serait-
ce pour plus ne vivre ses affreux cauchemars. Mais depuis quelques jours,
c’est Isabelle qui le perturbe. Ce n’est pas la première fois qu’il s’interroge
à son sujet. Sauf que cette fois-ci c’est différent. Il a ouvert son cœur, il n’a
pas suivi son instinct qui lui intimait de fuir. Or depuis la soirée du Nouvel
An, la jeune femme a un comportement distant. Un comportement qui le
blesse. Les propos de Tyler n’avaient rien de dramatique. Si ce n’est
d’horribles souvenirs qu’il n’a jamais partagés avec elle. Est-ce pour cela ?
Elle m’en veut de ne pas m’être entièrement révélé ? Isabelle se dévoile à
lui parfois sans retenue. Notamment quand elle lui parle de son activité.
Mais à chacun son tempérament. Matthew affronte ses démons. Il a fait
d’énormes progrès grâce à elle. Pour elle, ajoute-t-il. Il lui en veut de briser
l’élan de vie qu’elle a créée. C’est ce qu’il redoutait le plus. D’espérer pour
mieux chuter. Et c’est exactement ce qu’il se passe. Alors la veille, il a
déambulé sans savoir s’il voulait la voir ou non. Sans vraiment s’éloigner ce
qui, d’une certaine façon, répondait à la question. Il espérait tomber sur elle.
Par inadvertance peut-être, mais la voir. Sinon il serait parti plus loin. J’ai
merdé. C’était stupide. Mais ça n’a pas arrangé son moral. Déjà pendant les
quelques jours où Isabelle s’est absentée voir sa mère, il a souhaité
disparaître. Il n’a pas la force pour une relation. Vraiment pas. À force de se
le répéter, il en est convaincu. La meurtrissure que lui inflige Isabelle par
son éloignement l’affecte plus qu’il ne peut l’accepter. Normalement à cette
heure, il devrait être confortablement installé chez elle et pas être en train
de souffler dans ses mains pour les réchauffer. Là, il est dans le froid. Seul.
Désespéré par un nouvel échec dont les causes lui échappent totalement.
Oh, il a bien conscience de ses nombreux défauts : grognon, arrogant,
têtu… Athée ! Isabelle se nourrit d’espoir dans sa religion. Ses rêves. Ils
sont si différents l’un de l’autre. Ce doit être pour ça que ça ne marche pas.
Elle ne le comprend pas. Il a pourtant longtemps réfléchi sur sa spiritualité.
Pour en arriver à cette conclusion : s’il y a bien un truc qui rassemble
l’humanité, c’est les croyances. Bon, l’instant d’après, ils se foutent sur la
tronche pour savoir qui détient la croyance la plus vraie.

Si Dieu existe, c’est un sacré farceur, songe-t-il. La croyance la plus vraie…


c’en est risible.

Et puis Isabelle est jeune. Le cliché de la jeune femme follement amoureuse


du baroudeur excentrique et plus âgé est éculé. Elle s’est lassée, c’est tout.
Elle voulait le guérir et dès que les premières améliorations se sont faites
sentir, il ne présentait plus d’intérêt pour son âme d’infirmière. Voilà, c’est
ça ! De toute façon, il doit disparaître de sa vie. C’est une évidence depuis
le départ. Il n’a jamais eu le courage de se lancer dans cette aventure, mais
il a aujourd’hui le courage d’y mettre un terme. Matthew sort le papier qu’il
avait rédigé une semaine plus tôt, rature certains passages avec un stylo
abîmé qui traîne dans sa poche et explique les motivations de son départ. Il
lui a promis de ne plus partir sans un mot et il va tenir sa promesse. Une
larme tombe sur le papier chiffonné. La chimio l’a remué. Trop sensible ce
soir. La seule chose à faire après ses journées de thérapie c’est dégueuler et
dormir. Bon, il n’a pas envie de vomir ce soir. Mais dormir sans penser à
rien lui ferait du bien. Il range son message et marche lentement vers la
résidence d’Isabelle. Matthew a le cœur lourd. Cette décision lui pèse, mais
il lui faut avancer. Et avancer à un rythme que je peux soutenir.

Quand il arrive dans le hall de la résidence, il reste face à la boîte aux lettres
d’Isabelle, indécis. Quelques jours plus tôt, il serait revenu sur sa décision.
Avec toujours le même argument : Isabelle a toujours été là pour lui. Aussi
constante que l’immuable rotation de la Terre. Maintenant que les choses
ont changé, il lui en coûte moins. Sauf qu’on a fait l’amour… Cela n’a rien
d’anodin. Dans certains cas, ça l’est, mais pas entre eux. Matthew a
conscience qu’ils ont partagé une intimité qui va bien au-delà de l’attirance.
Fait chier ! Il ne peut pas laisser une simple lettre gribouillée dans sa boîte.
Il faut qu’il la lui remette. Par respect pour elle, pour ne pas abîmer sa
personnalité que d’autres ont déjà lacérée de coups tordus. Peu importe
qu’elle soit distante ces derniers temps. Il a une plus longue expérience de
la vie, à lui de montrer l’exemple. Et puis… il désire la revoir. Une dernière
fois. Impossible de se leurrer là-dessus. Matthew monte.

Au sixième étage, le voisinage est toujours aussi turbulent. La porte


d’Isabelle est fermée et aucun son ne provient de chez elle. Une des rares
personnes qui ne fait pas de tapage dans cette résidence. Il s’apprête à
sonner, mais il s’arrête, hésitant. Si je la vois, je risque de craquer. Il le sait.
C’est à croire qu’il en a envie. Non ! Ses peurs se sont affirmées ces
derniers jours. Il en est certain, il ne cèdera pas à son doux regard. Et puis
merde ! Il est venu lui remettre sa missive, alors faut le faire. Tandis qu’il
réfléchit, il lui semble entendre une voix d’homme venant du salon. Elle
pourrait être avec son ami, Otis. Auquel cas, il tombe vraiment mal. La
boîte aux lettres redevient la meilleure alternative. Demi-tour.

Puis il entend un bruit sourd. Comme un choc.

Son instinct prend le dessus, il colle l’oreille à la porte. Avec précaution.


La voix n’est ni celle d’Otis ni celle de Tyler. Bordel ! Qu’est-ce qui se
passe ? Il se concentre.

— … tu ne vaux pas plus.

Son sang ne fait qu’un tour., Isabelle est en danger. Mais il ne peut pas
sonner sans accentuer le péril. Que faire ? Impossible d’ouvrir de
l’extérieur. Le souvenir d’une conversation jaillit dans son esprit.
Impossible d’ouvrir sauf si on a la clé !

Pourvu qu’Isabelle y ait pensé…

Il soulève le paillasson et remarque la clé métallique. Elle ne l’oublie


jamais. Il n’a pas de temps pour l’émotion. Il la glisse discrètement dans la
serrure et la fait tourner. Le vacarme des voisins couvre ses moindres bruits.

Isabelle a mal vu. Ce n’est pas la silhouette de Justin qui se dédouble, mais
une autre personne qui se trouve derrière lui. Le temps d’une respiration, le
corps de Justin fait un bond en arrière. Bite à l’air. Visage hagard. Focalisé
sur sa proie, il n’a rien vu venir. Isabelle a du mal à se redresser, Justin a eu
la main lourde. Elle discerne Matthew face à son agresseur. Ce dernier se
ressaisit vite. Il range son appareil génital en jaugeant son adversaire. Le
soulagement d’Isabelle est bref. Matthew n’est pas de taille pour ce combat.
Pas après une chimio. Elle n’a plus peur pour elle, elle a peur pour lui.
Mais c’est sous-estimer la rage que peut provoquer la vision d’un homme
qui s’apprête à violer celle que vous aimez. Matthew déchaîne la frustration
des derniers jours en répondant aux coups de Justin avec fureur. Les deux
hommes ne sont pas de vrais combattants. La forme de Justin lui permet de
prendre rapidement le dessus. Dès que Matthew faiblit sur sa garde et sa
vivacité, il lui assène un violent direct du droit. Le clochard s’effondre au
sol. Justin ne s’arrête pas pour autant. Il est blessé dans son orgueil et il a un
témoin gênant à terre. Il n’hésite pas une seconde. Il bondit sur Matthew
pour asséner de nouveaux coups.

Il va le tuer ! réalise avec horreur Isabelle.


Elle saisit le premier objet qui lui tombe sous la main. Son ordinateur
portable qui traîne sur sa housse de transport. Elle se redresse sans prêter
attention aux étoiles qui tournent devant ses yeux. De toutes ses forces, elle
écrase l’appareil sur l’arrière du crâne de Justin. Elle recommence une
seconde fois, puis une troisième jusqu’à ce que la machine soit totalement
brisée. Matthew a le visage ensanglanté. Elle est effrayée de le voir ainsi.
Justin a le regard fou. Ce n’est pas que Matthew qu’il va tuer, c’est elle
aussi. Après l’avoir baisée copieusement. Elle envoie aussitôt un coup de
pied dans le thorax de l’homme qui se relève sur ses mains. Elle court dans
la petite cuisine à côté, cherchant des yeux un couteau qui traînerait. Elle
n’en trouve pas, mais aperçoit la poêle posée près de l’évier. Elle revient
avec l’ustensile. Justin essaye de se lever. Il se tient les côtes. Il n’est pas
lucide, il ne la regarde même pas. Isabelle lui frappe violemment la tête. Un
choc sourd retentit. Un gong lugubre. Justin s’écroule. Du sang coule entre
ses cheveux. Isabelle reste un instant interdite, ne sachant ce qu’elle doit
faire. Elle opte pour s’occuper de Matthew plutôt que d’appeler des secours.

— Matthew ? Matthew ! Tu m’entends ? demande-t-elle en le tournant sur


le côté.

Il ne réagit pas. La jeune femme a peur d’appeler la police. La réaction de


madame Lopez pourrait être démesurée si elle voyait des flics dans son
immeuble. Ce n’est pas les forces de l’ordre qui pourront me protéger
d’elle. Pendant qu’elle songe à cela, elle réalise que Justin n’a pas pu avoir
son adresse tout seul. Il aurait pu avec de bons contacts dans les services de
renseignements ou encore plus facilement en achetant l’information auprès
de la mère maquerelle. Malgré cette pensée, Isabelle compose le numéro
d’Emilio. Après quelques sonneries, il répond.

— Putain ! Qu’est-ce que tu fous ? Ça va pas de m’appeler ?

— J’ai un problème. Un gros problème. Viens vite !

Isabelle s’attend à devoir insister, mais Emilio répond qu’il arrive. Trois
minutes plus tard, il est dans l’appartement. Pendant ce temps, Isabelle
nettoie les plaies de Matthew.

— C’est quoi ce bordel ? s’exclame Emilio découvrant la scène.


Le latino est le premier à refermer la porte. Froid, professionnel.

— Tu dois sûrement le savoir. Je doute que ce type m’ait trouvée sans ta


patronne.

— Fait chier, grommelle Emilio. Je t’aime bien, mais là tu dépasses les


bornes.

Malgré ses protestations, Isabelle ne doute pas qu’il va l’aider. Elle a appris
à le connaître. Et elle a aussi appris à se connaître. Elle a confiance en ses
intuitions. Certaines du moins.

— Il faut appeler des secours, déclare Isabelle en désignant Matthew.

Emilio pose deux doigts sur la gorge de Justin. Il ne dit rien.

— Ouais, t’as raison. On va descendre ton pote en vitesse et tu appelles.

Debout près du corps de Justin, il observe l’individu.

— C’est lui ?

— Quoi lui ?

— L’autre jour. Et quand t’étais jeune.

— Oui.

Emilio a un geste de dédain.

— On emmène ton pote.

Il soulève le corps de Matthew avec l’aide d’Isabelle et le traîne jusqu’à


l’ascenseur.

— Pas pire que de porter un mort, soupire-t-il.

— Il n’est pas mort, s’exclame aussitôt Isabelle, horrifiée.


— Non, mais ça me rappelle ce genre de souvenirs.

Elle regarde Emilio, écoeurée.

— Pas la peine de faire cette tête-là. On a tous des gus qui ne nous aiment
pas. Je te répugne ? OK. Ça me va.

L’ascenseur arrive. Ils descendent en silence, puis transportent Matthew à


l’extérieur de l’immeuble. Ils s’arrêtent avant qu’un passant n’ait pu les
voir. Isabelle sort aussitôt son téléphone et compose le 911.

— Tu ne dis rien sur ton appartement et le type.

Isabelle hoche la tête.

Tandis qu’elle parle à l’opérateur, Emilio rentre et disparaît de sa vue.


Isabelle est penchée sur Matthew dont elle décrit l’état. Quelques minutes
plus tard, une unité d’urgence médicale arrive sirène hurlante. Matthew est
toujours inconscient. Isabelle est choquée. Elle donne toutes les
informations qu’elle possède sur l’état de santé de Matthew, dont sa journée
de chimio. Le secouriste paramédical est préoccupé. Il demande à Isabelle
de s’écarter et réclame divers produits, objets, à ses collègues. Matthew se
retrouve rapidement perfusé et sur un brancard. Ils l’emmènent. Et à cause
de la Covid, ils ne veulent pas d’elle à bord. Mais il lui donne le nom de
leur destination : Elmhurst Hospital.

Comme la vie peut être sournoise…

Isabelle prévient Otis.

— Jarod a presque fini. On arrive.

— C’est trop tard.

— Comment ça ?

Elle raconte à son ami les terribles évènements.


— Mon Dieu ! Tu as prévenu la Police ? Tu veux que je t’accompagne aux
urgences ?

— Ni l’un ni l’autre pour le moment. Je vais y aller seule. Peux-tu récupérer


les cartons dans mon appartement ? Tu as toujours mon double de clé ?

— Oui, il est chez Tyler. Mais tu es sûre ? Tu ne préfères que je sois avec
toi ? Je veux dire… pour Matthew ?

— Ça va aller.

Elle voudrait surtout quitter cet enfer avant que madame Lopez ne trouve
un nouveau moyen de lui nuire. Elle ou la famille Allen d’ailleurs. Le temps
qu’Otis arrive, Emilio aura fini de s’occuper de Justin. Qu’est-ce qu’il
entend par « s’en occuper » ? Isabelle ne préfère pas le savoir. La violence
dont elle a fait preuve pour protéger Matthew fait encore trembler ses
mains. Lorsqu’elle entre dans son appartement, Emilio et Justin ont déjà
disparu. Isabelle réprime difficilement un sanglot en voyant le sang par terre
et quelques autres gouttes sur la table basse. Viol… Elle attrape son manteau
et s’enfuit. Elle ne veut plus revoir son appartement. Emilio ne tiendra
jamais tête à sa patronne pour ses beaux yeux. Partir.

À Elmhurst, elle doit faire des pieds et des mains pour pouvoir accéder au
service où ils ont emmené Matthew. Entre la Covid et l’horaire tardif,
personne n’a envie de la voir déambuler dans les couloirs de l’hôpital. Elle
finit par trouver un infirmier disponible.

— Monsieur Matthew Crowe, s’il vous plait ?

— Un instant.

Il se penche sur un ordinateur, tapote sur le clavier.

— Vous êtes certaine qu’il est ici ?

— Il a été transporté en urgence. Dans cet hôpital m’a-t-on dit.

— Vous savez de quoi il souffrait ?


— Blessures aux crânes. Il était encore inconscient quand ils sont partis.

— Ah ! Ce monsieur. On lui fait des examens. Il est en radiologie. Asseyez-


vous là. Vous êtes sa femme ?

— Si l’on veut.

L’homme ne relève pas l’imprécision.

— Le médecin passera vous voir dès qu’il aura fini son diagnostic.

Isabelle s’assoit. Aussitôt, elle rumine. La vie lui joue de sales tours. Les
hommes, sources de ses tourments l’amènent par deux fois dans le même
hôpital à vingt-quatre heures d’intervalle. La prise de conscience qui était
valable pour son père l’est encore plus aujourd’hui. Pourquoi me suis-je
braquée sur une contrariété aussi insignifiante ? Ils avaient tellement
mieux à vivre. Elle prie pour que Matthew n’ait rien de grave.

Il se passe trois quart d’heure avant qu’on ne vienne la voir. Une Afro-
américaine d’une cinquantaine d’années finit par s’approcher. Isabelle est
livide. Hypoglycémie.

— Vous devriez manger un truc, Mademoiselle. Vous êtes toute pâle. Il y a


un distributeur là-bas.

Elle désigne l’appareil de son doigt. Isabelle aurait faim si elle n’était pas
aussi inquiète.

— Bonsoir, Docteur, dit-elle en regardant le badge du médecin. Est-ce vous


qui soignez Matthew ?

— Si Matthew est le pauvre hère arrivé tout à l’heure dans le coma, alors
oui. Vous êtes de la famille ?

— Sa compagne, ment Isabelle pour éviter toutes complications.

— Votre mari…

— On n’est pas mariés.


— Peu importe. Il souffre d’un traumatisme crânien. Il est sous
surveillance.

— Est-il conscient ?

— Non.

L’angoisse saisit Isabelle. Elle a un vertige et est obligée de s’appuyer


contre le mur le plus proche.

— Détendez-vous. Son état est stable. Il est toujours dans le coma. Plus il
en sortira vite, mieux ce sera. Je suis le docteur Graham.

— Merci, Docteur.

La sympathique femme accompagne Isabelle jusqu’au distributeur. Elle


attend qu’Isabelle ait croqué dans une barre de céréales.

— Ça va aller ?

— Oui. C’est vraiment aimable à vous.

— C’est normal. Vous pouvez voir votre ami chambre 316. Parlez-lui.
Même si vous croyez qu’il ne vous entend pas. Je dois y aller. Bon courage,
mademoiselle ?

— Flores.

— Au revoir, mademoiselle Flores.

— Au revoir, Docteur.

Isabelle finit sa barre sur place, puis part chercher la chambre 316. Elle
toque. Personne ne répond, mais elle préférait s’assurer qu’aucun soignant
n’était présent. Enfin, elle entre.

Matthew est étendu sur le dos, yeux fermés. Des machines le scrutent et une
perfusion est reliée à son bras. Isabelle a l’impression de revivre le
cauchemar de la veille. Sauf que Matthew n’est pas conscient. Si ce n’est
les contusions sur son visage, il a l’air paisible.

— Bonsoir, Matthew, dit-elle.

Elle se sent idiote et pourtant elle trouve ça rassurant de lui parler. Elle
s’assoit près de lui, prend sa main entre les siennes, la caresse et laisse
couler les larmes qu’elle refoule depuis près d’une heure. Si elle s’en tient
aux propos du médecin, l’état de Matthew n’est pas critique. Elle tente de
s’en persuader.

— Je suis désolée, Matthew. Je pensais que tu étais dans le besoin. Un


clochard quoi. Je me suis convaincue que je devais t’aider financièrement
pour tes soins, tes problèmes psychologiques… te soutenir en somme.
Quand Tyler a révélé que tu étais réputé dans ton milieu, je me suis sentie
bizarre. Je crois que j’ai eu peur d’être inutile dans ta vie. J’ai eu peur de te
perdre. C’était une réaction idiote, je m’en rends compte désormais. J’ai été
égocentrique, j’ai mis de côté tes propres peurs et me suis focalisée sur les
miennes.

C’est même pire que ça. Tout s’éclaire désormais. Matthew était devenu un
alibi pour justifier son travail. Subvenir à ses besoins médicaux… pfff ! Le
fait est qu’Isabelle ne peut plus se mentir : elle aime son indépendance, elle
aime sa nouvelle aisance financière, elle aime ce sentiment de domination
qu’elle éprouve sur les hommes qui s’agglutinent sur son profil de Cam
Girl. Et elle a tout fait pour ne pas le reconnaître. Alors quand son alibi s’est
envolé, elle s’en est prise à Matthew plutôt que d’accepter qui elle est
vraiment. Et maintenant il est trop tard pour le lui dire. Presque.

L’infirmier qui l’a accueillie entre dans la chambre. Il vérifie les constantes,
sourit à Isabelle et lui adresse la parole.

— Comment vous appelez-vous ? demande-t-il.

— Isabelle. Isabelle Flores.

Il sourit de plus belle.


— Il y avait une lettre pour une Isabelle dans la poche de son manteau. On a
été obligé de fouiller pour chercher son identité.

— Je peux vous la donner.

— On l’a trouvée.

Il salue Isabelle et repart. Cette dernière se lève et cherche ladite lettre dans
le manteau de Matthew. Elle trouve un papier en piètre état. Son nom est
griffonné dessus. Pas d’enveloppe, simplement plié en quatre. Elle se
rassoie près de Matthew et prend connaissance de la missive. Son cœur se
serre à chaque phrase. Matthew voulait partir. Non, il partait. Avant de la
sauver des griffes de Justin. Il parle de ses nombreuses souffrances, de la
peur d’aimer, de la distance qu’elle avait mise entre eux ces derniers jours
et qui l’effraie, de l’épuisement dû à sa maladie, de ses troubles post-
traumatiques et de la peur de mourir. Autant de chose qu’Isabelle savait,
mais qu’elle a perdu de vue dans l’allégresse des fêtes de fin d’année. La
lettre lui brise le cœur. Pour autant, elle reste auprès de lui, bien décidée à
ne plus transgresser ses valeurs. S’il veut partir, il partira. Mais ce n’est pas
le moment pour moi de l’abandonner. Elle caresse la peau bronzée de
Matthew d’une main et tient la triste missive de l’autre. Elle le regarde de
longues minutes. Par moment, une larme chagrine glisse sur son visage.

Le sympathique infirmier la réveille au petit matin.

— J’ai fini ma nuit. On n’a pas eu le cœur à vous réveiller. Vous serriez
votre papier comme un enfant tient son doudou. Vous étiez vraiment
mignonne, alors on vous a exceptionnellement laissée dormir sur place.

Isabelle l’écoute en se réveillant difficilement. Sa nuque et son dos la font


souffrir. Il aurait peut-être mieux valu la réveiller. Mais l’intention est
gentille. Et en effet, la lettre est toujours dans sa main. Elle la montre à
l’infirmier qui sourit, puis elle la replie et la pose sur une petite table.

— Vous êtes vraiment sympa.

Elle a la bouche sèche. Elle va se désaltérer au lavabo.


— Rentrez chez vous. Reposez-vous et vous reviendrez voir votre
compagnon.

Il la salue, puis repart. Isabelle aimerait suivre son conseil, mais elle n’a
plus de maison. Et d’ailleurs…

Merde ! Otis !

Elle l’appelle aussitôt.

— Hey ! Ça va ? J’ai failli ne pas dormir de la nuit, vu que tu ne répondais


pas.

Isabelle veut bien croire qu’il s’est soucié d’elle, mais pas qu’il est
réellement failli ne pas dormir. Le sommeil et Otis c’est une longue histoire
d’amour sans accroc.

— J’me suis écroulée de fatigue à l’hosto. Trop d’émotions en si peu de


temps.

— Je veux bien te croire ! Du coup j’ai mis tes affaires dans mon appart.
Enfin, l’appartement de Tyler.

— C’est super gentil, Otis. Je vais me prendre une chambre d’hôtel, j’ai
besoin de m’étendre un peu. Confortablement.

— Comment va Matthew ? s’enquiert son ami.

— Oh… Mal. Il est dans le coma, mais stable. Traumatisme crânien.

— Merde… c’est grave ?

— J’en sais rien.

— Espérons que non. Tu peux venir pioncer à la maison. Tyler est au boulot
et moi je suis off.

— C’est gentil mais…


— Mais ?

— Non, t’as raison. Je viens.

— As-tu besoin que je vienne te chercher ? À pieds.

— Ça va aller, j’arrive.

— Comme tu voudras.

Isabelle raccroche. Elle embrasse la paume de Matthew, puis son front entre
deux pansements.

— Je reviens tantôt, lui murmure-t-elle avec tendresse.

Matthew ne réagit toujours pas.

Arrivée chez Otis, Isabelle tombe dans ses bras. Son ami la réconforte. Un
décès, une tentative de viol et le coma de Matthew, c’est trop pour la jeune
femme. Beaucoup trop. Après de longues minutes, elle part se reposer sur le
canapé du salon.

— Va dans le lit, tu seras mieux.

Isabelle ne se fait pas prier. Elle s’étend sur le matelas ô combien


confortable de Tyler et Otis, mais elle ne trouve pas le sommeil. Elle
s’oblige à se reposer en restant allongée ainsi. Jusqu’à ce qu’elle trouve un
semblant de sérénité. Ou au moins, un peu d’énergie.

Elle repart l’après-midi veiller sur Matthew. Rien ne bouge dans la chambre
d’hôpital. Si ce n’est le passage des soignants. Matthew est dans un autre
monde. Isabelle prend peur. Et si son amertume prenait le pas sur son envie
de vivre ? S’il se laissait mourir ? Elle ne peut s’y résoudre. Alors elle lui
parle. Elle lui parle de son amour pour lui, des projets qu’elle aimerait
réaliser et surtout de son envie de vivre à ses côtés. Malgré ses efforts,
Matthew demeure inconscient et, en début de soirée, Isabelle doit partir.
Le lendemain et le surlendemain, Isabelle répète ce rituel auprès de
l’homme qu’elle aime. Au détriment de ses revenus. Elle vit sur ses
économies et a pris une chambre dans un petit hôtel pas trop cher dans la
banlieue Est du Queens. Le soir, elle n’a ni le courage ni l’envie de
travailler. Elle s’autorise un break. Quelques jours. Le temps d’y voir plus
clair. Le temps d’enterrer son père aussi.

Quatre jours après son décès, les funérailles ont lieu. Un record en temps de
pandémie. Isabelle a fait confiance à Pablito, mais c’était une mauvaise
idée. Sauf pour la rapidité d’exécution, qu’elle soupçonne liée à des
arrangements douteux ou des pression malhonnêtes. Quand il lui a dit que
Luis avait tout prévu, il aurait dû préciser qu’il avait tout prévu avec le peu
de moyen qu’il avait. Le cercueil est minable. La cérémonie est correcte,
sans plus, et Isabelle est mal à l’aise de retrouver toutes ses têtes
patibulaires qui ont bercées son enfance. Ne manque que ceux qui se sont
fait descendre ou qui croupissent en prison.

On n’a jamais été proche depuis l’adolescence, mais tu méritais qu’on le


soit.

Et du coup, il méritait de meilleures obsèques. Isabelle ne verse pas une


larme. Elle n’en a plus. Pablito lui explique qu’en se cotisant avec de vieux
compagnons et avec l’aide d’état, ils ont pu acheter une place dans un
cimetière de Brooklyn. Après la mise en terre, il revient la voir avec cet air
sombre qu’elle déteste. Cet air qui a toujours été signe de conneries à venir.
Son père avait le même.

— On va trouver qui a fait ça.

Isabelle ne réagit même pas. Elle ne pense qu’à s’éclipser pour rejoindre
Matthew. Elle aura maintes occasions de visiter son père sans altercation,
sans haine. Je t’aime m’a-t-il dit. Cet homme avait un courage hors norme
pour son enfant. Il a sacrifié l’estime qu’elle lui portait pour la protéger.

Repose en paix.
Elle ne répond pas à Pablito. D’ailleurs, elle ne veut plus l’appeler Pablito.
Ce sera Pablo. Il n’est pas mon oncle.

Bien qu’attristée par la mort de son père, c’est désormais l’état de Matthew
qui préoccupe ses pensées. Elle part pour l’hôpital. Seule. Elle a refusé
qu’Otis soit mêlé à ces gens. Une excellente idée. Quant à sa mère, elle la
préviendra plus tard. Quand elle pourra s’en occuper.
19. Une ferme au milieu de nulle part

Matthew est heureux. Depuis qu’il fréquente Isabelle, sa vie n’a fait que
s’améliorer. Sa maladie est maîtrisée. Ses peurs ont pratiquement disparu.
De grands progrès. Ce n’est pas Isabelle qui l’a soigné, mais sa personnalité
qui l’a réconcilié avec lui-même, les femmes, la vie.

Ils se sont installés loin de la folie des grandes villes. Une fermette en bois à
rénover dans l’Ohio. Un bled paumé au sud de Lancaster, un achat pas cher.
Des petits champs, des forêts. Du calme. Beaucoup de calme. Ce dont ils
avaient besoin.

Aujourd’hui Isabelle est venue l’embêter. Elle aime le taquiner lorsqu’il


essaie de travailler la terre. Il n’y connaît rien, mais il aime ça. Le procès
qu’il a gagné contre sa femme lui a permis de recouvrer ses droits d’auteur.
Il a été facile de prouver qu’elle avait abusé de ses faiblesses. Tout cela est
du passé désormais. Il lui avait juste manqué la force pour le faire avant.
L’envie aussi. Il n’avait plus envie de rien. Jusqu’à Isabelle.

— Tu devrais essayer de labourer par-là, susurre-t-elle à son oreille en


laissant ses seins effleurer son torse.

Elle joue avec lui. Elle adore le provoquer, attiser son désir. Il la laisse faire.
Ça lui plaît aussi. Il a la plus douce femme du monde, la plus sensuelle
aussi. Mais surtout la plus belle. Loin de sa vie new-yorkaise, Isabelle est
plus rayonnante que jamais. Une petite rose qui s’épanouit toujours plus.
Un soleil permanent.
Elle lui tourne le dos puis revient en courant et saute dans ses bras. Isabelle
le couvre alors de baisers.

— J’ai envie de toi, chuchote-t-elle.

Dès qu’elle prononce ses mots, Matthew lui est acquis. L’émoi le submerge.
Il se laisse tomber au sol en prenant soin de ménager sa compagne. Il
amortit leur chute et l’allonge sur son torse. Ils s’embrassent avec la réserve
d’un couple qui se connaît bien, qui prend le temps de savourer chaque
baiser, même s’ils savent déjà par cœur le goût de leurs lèvres, de leurs
langues. Ils ne sont pas pressés. Ils ne le seront plus jamais. La vie leur
appartient.

Isabelle relève sa robe, puis elle retire sa culotte avant de la faire tourner au
bout de son doigt. Déesse de l’érotisme. Elle déshabille Matthew juste ce
qu’il faut pour qu’il puisse la pénétrer. Là, dans le champ. Cachés parmi les
herbes hautes. La jeune femme s’empale sur le pénis de son amant. Elle
gémit de plaisir tandis que le sexe s’enfonce en elle. Puis, elle se penche
vers la bouche de Matthew, l’embrasse à nouveau et laisse son bassin dicter
la danse. Un rythme suave. Elle l’aime. Dieu qu’elle l’aime ! Elle le lui dit.
Encore et encore. Et à chaque fois qu’elle exprime ses sentiments, elle sent
le pénis de Matthew qui se contracte un peu plus. Faire l’amour. Matthew
la contemple avec des yeux brillants. Des yeux aimants. Elle se redresse,
caresse ses seins derrière l’étoffe soyeuse. Elle sent qu’elle vient. Elle se
fait plus rapide, malgré son envie de savourer leur ébat. Son corps s’affole.
Son plaisir explose et tandis que l’orgasme la submerge, elle sent Matthew
qui jouit en elle.

Elle se laisse choir à nouveau sur la poitrine de Matthew.

— Tu es démoniaque, souffle-t-il.

— Je sais…

Ils profitent quelques instants de l’ocytocine. L’hormone de l’amour. En


silence. Seuls leurs souffles résonnent à leurs oreilles.

— Je suis enceinte.
— Vraiment ?

— Oui.

Matthew est estomaqué. Puis un immense bonheur l’envahit. Isabelle le


constate avant même qu’il ne l’exprime. Elle s’en trouve aussitôt soulagée.

— C’est… c’est merveilleux ! s’exclame-t-il.

Il l’embrasse à nouveau. Une fois, deux fois, trois fois…

— Je suis si heureux !

— Moi aussi.

Isabelle se redresse et remet sa culotte. Matthew se rhabille aussi, sans se


lever pour autant.

— Je vais rentrer. Envie d’un bain.

— Je resterais bien un peu.

— Prends ton temps, lui répond Isabelle tout sourire.

Il l’entend s’éloigner. La végétation bruisse sous ses pas. Matthew apprécie


ce son. Il passe ses mains derrière la tête et admire le ciel. De hauts nuages
blancs parsèment l’azur. Il est aux anges. Je vais être père ! Son regard se
perd dans le vague, rêvassant du nourrisson à venir. Isabelle et lui
l’entourant d’affection. Il somnole, heureux et accompli.

Plus tard, une odeur âcre l’extirpe de sa torpeur. Ses premières pensées vont
pourtant vers ce bébé inattendu. Ils ont bâti un royaume d’amour dont
Isabelle est la reine. Matthew s’estime comme son chevalier servant et il est
heureux ainsi. Cette femme lui a tant donné sans ne jamais rien attendre en
retour. Elle n’a jamais été indiscrète sur son cancer, ses troubles. Elle est
d’une attention sans limite. Elle méritait mieux que ceux qu’elle a connus.
Matthew s’efforce d’être ce mieux. Les autres n’ont pas réalisé quelle
incroyable perle leur offrait son cœur. Tant mieux pour lui. Il aperçoit une
traînée sombre dans le ciel. Une traînée grisâtre qui contraste avec les
couleurs radieuses du couchant. Et cette odeur…

Bon sang !

Il se redresse d’un bond. De la fumée s’élève au-dessus du bosquet qui


sépare le champ de la ferme. La direction ne laisse que peu de doutes. Son
sang ne fait qu’un tour. Matthew s’élance dans un sprint effréné vers leur
demeure.

Plus il avance, plus sa vision confirme son horrible intuition. Il y a le feu à


la ferme. Matthew court. Il court de toutes ses forces. Son cœur cogne. Au
sortir du bois, il constate que le brasier a pris dans la cuisine. Au rez-de-
chaussée. Si Isabelle a pris un bain à l’étage, elle est piégée. Matthew défait
sa chemise, puis il couvre sa bouche avec. Il aurait préféré la mouiller, mais
il n’a pas une seconde à perdre. À travers les carreaux, il aperçoit les
flammes qui rongent table, placard et plan de travail. Il pousse la porte
d’entrée et s’écarte aussitôt. L’arrivée subite d’oxygène provoque un retour
de flamme dans la cuisine. Plaqué contre le mur, il entend les cris
d’Isabelle.

Elle est en vie !

Terrorisée, bloquée, mais en vie. Il faut qu’il entre, il doit tenter le tout pour
le tout. Il ne peut pas vivre sans elle. Il n’a jamais connu telle femme. Elle
est tout pour lui. Cela l’effrayait, mais il a compris qu’il ne devait pas la
craindre. Pas Isabelle. Il entre. L’air est suffocant. La chaleur insoutenable.
Son masque improvisé ne lui est d’aucune utilité. Mais il l’entend qui
l’appelle « Matthew ! Matthew ! ». Alors il fonce à travers les flammes,
jusqu’à l’escalier. L’incendie n’a pas atteint les premières marches pour
l’instant, mais il sévit sur la rambarde et le palier du premier étage, où le
tapis s’est embrasé. Bordel ! Comment vais-je faire ? Matthew est
désemparé. La chaleur l’harasse, il n’a pas le temps de réfléchir. Il s’élance
à nouveau, grimpe les marches, tousse. Ses yeux piquent. Des larmes
sillonnent ses joues salies par la suie, avant de s’évaporer dans la fournaise.
Les flammes lui barrent la route. Mais il entend toujours l’horrible litanie
d’Isabelle. « Matthew ! Je suis là ! » Je le sais ma chérie ! J’arrive ! Je te
promets que j’arrive ! Il ne le crie pas. L’air lui manque. À nouveau, il se
rue à travers les flammes. Aveuglé. Asphyxié. À l’étage la situation est pire
qu’il ne l’imaginait. C’est un cauchemar ! Le feu s’est étendu par le plafond
sur tout le corridor qui mène à la salle de bain. Matthew a la tête qui tourne.
Une douleur à la cuisse le désengourdit. Il tape sur la partie de son pantalon
qui a pris feu. Il doit avancer. Ici, il est cuit. Et Isabelle aussi. Il se sert de la
chemise comme d’un filtre, mais il sait qu’elle risque de prendre feu. Il
avance. Lentement. Évitant les flammes et les braises qui tombent du
plafond. Il se brûle maintes fois. Son regard est voilé par le manque
d’oxygène comme par les fumées. « Matthew ! Matthew ! » Il l’entend.
C’est affreux. Qu’a-t-il fait pour mériter cela. Ils avaient atteint le bonheur.
Le vrai bonheur. Celui que seule la sagesse permet d’atteindre. Et on
s’apprête à le lui enlever. Il tombe à genou. Il étouffe. Il a besoin d’air. Il a
toujours eu besoin d’air quand il paniquait, mais là ce n’est pas un tour de
son esprit. L’incendie consume tout l’oxygène. S’il ne se relève pas, il va
mourir ici et Isabelle avec.

Non !

Son sort lui importe peu, mais la vie d’Isabelle est trop précieuse. Il doit
réussir. Il le faut. Il le faut ! Matthew se relève avec peine. Son pantalon
doit encore brûler, car il a mal. Mais il doit avancer. Coûte que coûte ! Un
pas, deux… mais pas trois. Il s’effondre sur le plancher. Il n’a plus de force.
À terre, il retrouve un mince filet d’air qui lui permet de ne pas s’évanouir.
« Matthew ! Matthew ! » Il l’entend. C’est affreux. Il n’a même plus le
souffle pour lui hurler de fuir, de sauter par la fenêtre. Son esprit
s’embrume. Pardonne-moi Isabelle… « Matthew ! Je suis là ! »

Je sais… pardonne-moi. Je n’ai pas pu te protéger jusqu’au bout.

« Matthew ! »

Son âme s’engourdit. Sa vue s’obscurcit.

La voix d’Isabelle se fait plus distante et plus précise à la fois.

— Matthew…
Il l’entend toujours, comme si son ouïe décidait de lui offrir cet ultime
réconfort jusqu’à la fin : bercé par le timbre de sa bien-aimée.

— Matthew… je suis là.

Si seulement, elle n’y était pas justement. Ailleurs, elle serait sauve.

— Matthew…

Seigneur ! Si vraiment vous existez, arrêtez de me persécuter ! Prenez-moi


et laissez-la vivre.

Jamais, il n’a connu d’être aussi bon. Cette femme est un cadeau du ciel que
la vie saccage.

— Je suis là, Matthew…

Son esprit est si confus qu’il ne s’est même plus s’il imagine la voix ou si
elle est bien réelle.

— Matthew…

Il s’abandonne et laisse son âme partir. Aller vers Isabelle. La retrouver


dans la mort. Au moins là, personne ne pourra les séparer.

— Je suis là, Matthew…

Je sais, ma chérie. Laisse-toi emporter. On se rejoint dans l’au-delà.

— Ça va aller, dit-elle.

Non, ça ne va pas aller.

— Doucement, mon amour. Calme-toi, je suis là.

Les flammes qui le consument ne lui font plus mal. Il sent la chaleur de sa
main sur la sienne. Il se sent si faible qu’il croit être déjà mort. Mais il
perçoit toujours les douces caresses d’Isabelle.
Soudain, Matthew ouvre les yeux.

La fermette a disparu.

De feu, il n’y en a pas. L’éclat aveuglant du jour lui brouille la vue. Il bat
des paupières jusqu’à ce que ses yeux s’habituent. Il est dans une chambre
d’hôpital et la première personne qu’il distingue est Isabelle. En parfaite
santé.

— Salut toi, murmure-t-il du bout des lèvres, hébété.

Il est relié aux appareils médicaux qui l’entourent, un cathéter est planté
dans son bras.

Isabelle est aux anges.

— Bonjour, mon chéri, répond-elle tandis que des larmes de joie inondent
son visage.

Elle lève les yeux au plafond.

Merci, mon D…

— Non ! l’interrompt Matthew avec le peu de force dont il dispose. Ce


n’est l’œuvre d’aucune divinité. C’est le fruit de ton amour, de ton
dévouement et de ta gentillesse.

Isabelle sourit. Un sourire tendre. Sa lèvre inférieure frémit d’émotion.

— Peu importe… L’essentiel est que tu sois en vie !

Elle s’approche de son visage. Dans un élan impossible à réprimer, elle


l’embrasse. Tendrement. Puis plus fougueusement. Jusqu’à ce Matthew
détourne son visage.

— J’étouffe, balbutie-t-il.

Isabelle rit.
— T’as de la chance d’être convalescent. Dès que tu seras en forme, je te
saute dessus !

— J’y compte bien…

La voix de Matthew est faible, mais il est vivant. Et pour Isabelle, c’est tout
ce qui compte. Dans la chambre, les infirmiers s’activent. Le docteur
Graham aussi. Elle est de service aujourd’hui et satisfaite que son patient
s’en sorte. À priori sans séquelles. Un peu plus que satisfaite même quand
elle voit les yeux lumineux d’Isabelle et la tendresse dans le regard de
Matthew. C’est pour ces bonheurs qu’elle fait ce métier. Cela estompe les
larmes qu’elle n’a pu effacer.

Matthew voit sa lettre posée sur la tablette près d’Isabelle.

— Ne la lis pas, souffle-t-il. C’était une erreur. Je me suis égaré.

Isabelle ne révèle pas que c’est trop tard, qu’elle l’a déjà lue. Elle la froisse
en une boule compacte et la jette à la corbeille. Cela n’a aucune
importance, songe-t-elle. Tout homme est en proie au doute. Jésus lui-
même… et elle interrompt sa pensée. Ce n’est pas le moment.

— C’est mieux ainsi, marmonne Matthew dont le visage rayonne malgré sa


récente sortie du coma.

Il est soulagé de voir la missive au fond de la poubelle. C’est sa place.


Isabelle s’approche et dépose un autre baiser. Sur son front, cette fois.

— Bon retour parmi nous.

Matthew ne peut exprimer sa joie, mais Isabelle n’en a nul besoin. Elle lui
tient la main avec douceur, comme elle l’a toujours fait. Matthew n’a rien
oublié de ce qui l’a amené ici ni du rêve qu’il a fait.

On se trompe totalement, songe-t-il. Le paradis n’est pas ce qui nous attend


après la mort, mais ce que l’on vit sur terre. Pour peu que l’on se donne la
peine d’aimer.
Remerciements
Je remercie celles et ceux qui m'ont soutenu dans la réalisation de ce projet.
Tout particulièrement Nadine pour nos échanges stimulants et son aide
considérable lors de la correction.

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Du même auteur

- L’homme à l’amer (Littérature contemporaine).


- Elsie Waldon : Tome1 - Métamorphose
- Elsie Waldon : Tome 2 - Conflits
- Elsie Waldon : Tome 3 – L’Autre Côté
Table des matières
1. Mauvaise pioche
2. De mal en pis
3. Le troisième dessous
4. Vogue la galère
5. Rikers Island
6. L’étrange proposition de madame Lopez.
7. Actes de courage
8. L’argent
9. Le plus dur reste à venir.
10. Comme sur des roulettes
11. Thanksgiving
12. La rue
13. Retours
14. Nouveau job, ancien mec.
15. Incompréhensions
16. Les jours heureux
17. Cadeaux de Noël
18. Contrecoups
19. Une ferme au milieu de nulle part

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