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De l’« usure » en Amérique

La transformation des politiques du crédit du progressisme au New


Deal, 1903-1938
Simon Bittmann
Dans Genèses 2019/4 (n° 117), pages 49 à 73
Éditions Belin
ISSN 1155-3219
ISBN 9782410015966
DOI 10.3917/gen.117.0049
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De l’« usure » en Amérique

VA R I A
La transformation des politiques du crédit
du progressisme au New Deal, 1903-1938

Simon Bittmann
pp. 49-73

D e nombreux travaux, publiés depuis le krach financier de 2008, font


remonter aux années 1930 l’apparition de nouveaux instruments poli-
tiques et certaines évolutions culturelles qui auraient conduit aux dys-
fonctionnements rendus notoires lors de la crise, notamment à travers la mise en
place de politiques fédérales de soutien au crédit à la consommation1. Cet article
cherche à resituer dans une histoire plus longue ces politiques du crédit : nous
montrons que la naissance du consumer credit comme nouveau domaine de savoir
et d’intervention, au début des années 1930, est en partie le résultat de mouve-
ments sociaux et de processus politiques enclenchés depuis le début du xxe siècle
et qui font du crédit des salariés un problème social à résoudre.
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L’article analyse tout d’abord l’émergence du loan shark (requin du crédit)
comme un problème public qui occupe les élites des villes américaines durant l’ère
progressiste2. Entre 1903 et 1917, 102 « croisades contre l’usure » ont pu être iden-
tifiées : alors qu’en France le contexte politique est plutôt favorable à l’endettement
populaire (Albert 2012), on observe une tendance inverse outre-Atlantique, où un
sentiment paternaliste s’exprime à l’égard de l’emprunt sur salaire. Nous caractéri-
sons, à la suite de Somers et Block (2005), le « régime idéel » (« ideational regime »)
au sein duquel émergent les solutions proposées au problème de l’« usure ». Le
crédit « moral » et « juste » (« fair ») est ainsi défini à la croisée de trois « foyers de
problématisation », selon la formule de Foucault (2018 [1984] : 321) : le main-
tien de l’éthique des affaires, la modernisation d’un système de justice inégalitaire
et la rationalisation du travail philanthropique. Simultanément, ces mouvements
sociaux mettent en avant le droit comme principale modalité d’intervention sur
le marché : suite aux « croisades », des lois de régulation du crédit sont votées dans
28 États et créent une nouvelle activité économique perçue comme bénéfique
pour les travailleurs pauvres du pays, les prêts de petites sommes (small loans)

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de montants inférieurs à 300 $. L’article étudie ensuite l’effet de la crise de 1929
sur la cause du crédit : le krach boursier soulève une vague de méfiance à l’égard
des activités financières et les critiques qui émergent frappent directement les
prêts de petites sommes, produisant de nombreuses recompositions au sein des
milieux réformateurs. La notion de consumer credit émerge peu à peu au sein de
ce contexte, à la rencontre de la lutte contre le loan shark telle qu’elle se déploie
dans les années 1930 et de nouvelles idées keynésiennes propres au New Deal :
éradiquer les « usuriers » devient alors un enjeu pour le maintien de l’équilibre
économique et la survie du capitalisme américain.
Cet article mobilise des outils issus de la sociologie des mouvements sociaux
et de l’action publique à l’appui d’une analyse historique de la régulation du crédit.
Il contribue d’une part à relativiser l’idée selon laquelle l’usage de la concurrence
comme modalité de l’action publique serait un phénomène récent, caractéristique
d’une gouvernance dite « néolibérale », un résultat souvent mis en avant dans des
travaux contemporains (Dubuisson-Quellier 2016 ; Ansaloni et Smith 2017) : la
résolution d’un problème social implique déjà, pour les réformateurs américains
des premières décennies du xxe siècle, de créer une offre morale de crédit, condi-
tion de la transformation des pratiques économiques. D’autre part, il propose
d’étudier le consumer credit à la fois comme une catégorie de savoir et comme
une modalité de l’intervention politique3 : si l’on retrouve les deux faces des sta-
tistiques mises au jour par Desrosières (2008), le crédit n’est pas réductible à une
variable quantitative, qui n’existerait qu’au sein d’agrégats ou de formules. Pour
autant, il ne s’agit pas uniquement d’une catégorie de pensée abstraite, véhiculée
au sein de discours experts : elle est chargée d’une histoire de luttes et reste avant
tout opérationnelle pour les acteurs (politiques ou universitaires) qui l’emploient.
Ce travail s’inscrit ainsi dans la lignée de recherches articulant une sociohistoire
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des politiques économiques, des prix ou de la quantification, et une analyse des
effets portés par certaines reconfigurations de savoirs produits sur le monde social
(Angeletti 2011 ; Finez 2014 ; Nouguez et Benoît 2017).

Les sources
La collecte de matériau a eu pour objectif de décrire les « croisades », selon le
terme couramment utilisé par les réformateurs, qui se déploient sur l’ensemble du
pays entre 1903 et 1934, afin de recenser les acteurs mobilisés et les idées défen-
dues, puis de comprendre leurs répertoires d’action et les évolutions juridiques
ou politiques qu’elles produisent. Ce travail ne porte ainsi pas sur les pratiques de
crédit ou la vision, souvent erronée, construite par les réformateurs à leur sujet.
Nous traitons ailleurs des présupposés normatifs qui orientent cette vision (Bitt-
mann 2018 : 376-379), notamment autour de la théorie des « accidents de la vie »
(déjà observée dans le cas de la France par Ducourant [2012]) qui fait des prêts de
petites sommes un crédit d’urgence, produit d’une incompétence budgétaire des
classes populaires. Le matériau mobilisé provient de quatre principales sources.

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Tout d’abord, les archives de la fondation Russell Sage (ci-après RSF) : la prin-

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cipale organisation philanthropique mobilisée contre l’« usure », celle-ci a conservé
un ensemble de documents relatifs aux actions menées dans l’optique de rationa-
liser l’action réformatrice. Outre la liste recensant les « croisades » menées avant
1917, sur laquelle nous revenons plus bas, les cartons sont organisés par États,
ce qui permet de suivre le déroulement des mouvements locaux. Ils contiennent
des corpus d’articles de presse, de la correspondance avec les réformateurs locaux,
différentes notes, circulaires, comptes rendus de réunions ou d’enquêtes judiciaires,
publications ou prises de position officielles, ou encore des rapports publiés par les
organisations mobilisées. Nous n’utilisons pas les documents relatifs aux commen-
taires ou prises de positions exprimées par la fondation, quant à la conduite des
mouvements locaux. Ensuite, nous avons dépouillé exhaustivement les archives de
quatre États ayant connu les mobilisations les plus actives : New York, l’Illinois,
la Géorgie et le Kentucky ; les archives d’organisations réformatrices locales
à New York, Atlanta (Géorgie) et Chicago (Illinois), en particulier celles des
chambres de commerce et des sociétés d’assistance judiciaire (Legal Aid Societies).
Ces organisations souvent mobilisées représentent deux des trois pôles idéels évo-
qués en introduction. Ce matériau permet de ne pas rester tributaire des seuls
documents conservés par la RSF. Puis, le matériau collecté pour les années 1930
s’appuie, en sus des archives sur la « croisade » du Kentucky menée entre 1929
et 1934, sur un ensemble de documents issus de sources universitaires ou admi-
nistratives : rapports, travaux d’économie, comptes rendus de conférences ou de
colloques, pamphlets et études publiés sur la question du crédit. L’évolution du
type de matériau mobilisé s’explique en grande partie par l’évolution du traitement
de la question du crédit après la crise de 1929. Enfin, différentes bases de journaux
numérisés ont été consultées : le site Chronicling America, initiative financée par
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le gouvernement fédéral depuis 1982, contient un échantillon de plus de huit mil-
lions de pages fournies par des centres d’archives locaux pour la période concernée
et permet de connaître la diffusion d’une expression ou d’une mobilisation aux
échelles locales et nationales. Au niveau étatique, nous avons consulté les archives
numériques des trois principaux journaux locaux au sein des États étudiés, le
New York Times, l’Atlanta Journal and Constitution et le Chicago Tribune – les deux
derniers ayant été dépouillés sur place.

L’« usure » au temps du progressisme


Cette première partie décrit les « croisades anti-loan sharks » menées
entre 1903 et 1917, année du vote de la première loi du crédit en Illinois. Dans
ses travaux pionniers sur les « croisades » en faveur de la prohibition de l’alcool
aux États-Unis à la même époque, Gusfield (1986 [1963]) a proposé une lecture
de ces mouvements sociaux sous l’angle d’un intérêt de classe : ceux-ci seraient

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l’expression « naturelle » des revendications morales ou statutaires des classes
moyennes petites-bourgeoises, par opposition aux revendications matérielles qui
caractérisent, selon lui, les mouvements populaires. Si cette perspective permet
de montrer à quel point la stigmatisation de pratiques sociales, économiques ou
sexuelles participe de prétentions universalistes, elle tend à proposer une lecture
homogénéisante de ces mouvements sociaux, indépendante de la cause portée, et
laisse largement de côté la question du cadrage ou des stratégies mobilisées. Les
mouvements contre les loan sharks sont toutefois à l’opposé de celui étudié par
Gusfield : les « croisades » contre l’alcool ont été organisées à l’échelle fédérale par
un type d’acteur, les sociétés de tempérance, et ont résulté en une modification de
la Constitution, alors que celles étudiées ici se sont déployées à l’échelle des villes,
à l’initiative d’acteurs hétérogènes issus de la notabilité locale, et ne peuvent être
réduits à leurs prétentions morales. Nous suivons ainsi la perspective ouverte par
Matthieu (2005 ; 2014), qui suggère d’intégrer l’objet « croisade » à l’« espace des
mouvements sociaux », dans l’optique de décrire les modalités d’intervention et
le contexte politique, culturel et militant, au sein duquel les actions se déploient.
Nous avons constitué une liste de 102 mouvements menés entre 1903 et 1917,
nous restreignant à l’ensemble des mouvements auxquels les acteurs attribuent le
qualificatif « croisade ». Cette liste inclut des renseignements sur les acteurs et les
organisations impliqués ainsi que les actions menées au niveau local. La source
principale sur laquelle nous nous appuyons est une liste compilée par la fondation
Russell Sage dans les années 1920, dans l’optique de dresser le bilan de vingt ans
de lutte contre l’usure4. Sa constitution procède d’une volonté d’objectivation, tant
des observations faites que des résultats obtenus. Elle illustre le type de rationa-
lisation propre à la conception du travail philanthropique mené par la fondation
(O’Connor 2007) et, plus généralement, par le monde réformateur de l’époque.
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Baciocchi (Baciocchi et al. 2014) a montré la diffusion de « listes », notamment
sous forme de répertoires recensant les œuvres, au sein des « mondes de la cha-
rité » au xixe siècle et au début du xxe siècle. Nous avons modifié et complété
ce document en fonction des informations générales trouvées dans les corpus de
presse numérique, puis avons vérifié le détail des informations fournies dans les
cas de « croisades » étudiées en profondeur et de certaines autres pour lesquelles
suffisamment de sources ont été identifiées5 : les informations sont concordantes
dans tous ces cas.

Le loan shark, une affaire d’États


L’expression « loan shark » est une étiquette, au sens de Becker (2008 [1963]),
utilisée pour dénoncer un type de crédit considéré comme immoral ou illégal,
les transactions ciblées évoluant sur la période. Au début du xxe siècle l’expres-
sion en vient à désigner un nouveau type d’agences de crédit offrant des petites
sommes d’argent, sur la base de biens mobiliers ou directement garantis par les
revenus futurs des emprunteurs : contrairement aux prêteurs sur gage, ces prêts ne

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nécessitent ainsi pas le déplacement des biens gagés à l’agence. Les mouvements

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contre l’usure émergent à la faveur de scandales révélés par la presse ou des acteurs
locaux et tentent de faire du crédit des salariés un problème public local. Le spectre
de l’esclavage est fréquemment brandi pour dénoncer les pratiques des usuriers qui
asserviraient les travailleurs du fait des taux trop élevés qu’ils pratiquent et des
procédures de saisies sur salaire appliquées en cas de défaut6. Les « croisades anti-
loan sharks » apparaissent à une époque où des mouvements similaires sont menés
contre différentes pratiques populaires identifiées comme des « maux sociaux »
urbains (Rosen 1982). Parmi les causes défendues par ces entrepreneurs de morale
de l’époque progressiste, on trouve la lutte contre le crime, la prostitution, le « trafic
sexuel » (sex trafficking), le jeu d’argent ou encore la location de logements partagés
(boarding and rooming)7.
Le poids de la rhétorique esclavagiste, dans le cas du loan shark, explique les
nombreux chevauchements entre ce problème public et celui des « entremetteurs »
(panderers), des intermédiaires accusés de profiter de l’ignorance et de la pauvreté
de jeunes femmes blanches afin de les enrôler dans des réseaux de prostitution.
Entre les années 1890 et la fin des années 1910, des « croisades » sont menées
contre ce que les acteurs nomment l’esclavage blanc (white slavery), expression
associée à la marchandisation du corps de femmes blanches ne parvenant pas à
trouver un emploi décent au sein de la société salariale (Keire 2010). Ces deux
causes soulignent les multiples tensions liées à la transition salariale à l’œuvre
aux États-Unis : si les entremetteurs réduisent les femmes blanches sans emploi
à l’esclavage sexuel, les loan sharks asservissent les hommes salariés fragiles en les
empêchant de jouir des revenus de leur travail8. Si nous avons toutefois montré,
ailleurs (Bittmann 2019), qu’une fraction importante des clients de ces agences
était afro-américains, en particulier dans certaines villes du sud du pays où ce
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taux peut atteindre 40 %, le problème du loan shark reste constamment présenté
comme un mal affectant l’homme blanc père de famille9.
Les mouvements étudiés ici s’observent au sein de 94 villes, dont 24 des 25 les
plus peuplées du pays, et le Tableau 1 indique les fréquences de mobilisation des
différents acteurs ainsi que leurs moyens d’action. Loin du conflit opposant, à la
même période, le gouvernement fédéral aux trusts, cette mobilisation dessine les
contours d’une notabilité détentrice du pouvoir économique, politique et juridique
au niveau de la ville ou de l’État. La politique locale (urbaine et étatique) est en
effet en pleine mutation durant les deux premières décennies du xxe siècle : la
gouvernance des villes connaît des évolutions profondes, avec la mise en place d’un
gestionnaire (city manager), représentant nommé dont l’objectif est de gérer la ville
sur le modèle des grandes entreprises privées, par le biais d’une administration
centralisée et de cabinets municipaux dédiés à certains « problèmes » (Haveman
et al. 2007). Ainsi, lors de la « croisade » de Chicago de 1916, le Department of
Public Welfare finance conjointement avec le journal Chicago Tribune une vaste
enquête sur les activités des prêteurs au sein de la ville, publiée sous le titre « Le loan

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shark à Chicago ». L’enquête est confiée à Earle Eubank, un professeur de sociolo-
gie à l’université du YMCA de Chicago10. De même, si les magazines nationaux
à grand tirage, connus sous le nom « muckrackers », dénoncent les pratiques des
oligopoles nationaux par le biais d’enquêtes fouillées, les journaux investis dans
la lutte contre l’usure sont en majorité des quotidiens à faible tirage, publiant de
courts articles censés susciter l’effervescence au niveau local11.

Tableau 1. Les acteurs mobilisés lors des « croisades anti-usure » et leurs moyens d’action

Acteur Fréquence Moyens d’action

Publicisation, refus de publications d’annonces


Journal 45
publicitaires, appels à témoignages
Procureur/Avocat général 33 Enquêtes, poursuites
Autorité municipale (maire, conseil municipal,
22 Financement d’études, ordonnances pénales
Department of Public Welfare)

Club commercial 21 Résolutions, créations d’entreprises de crédit

Résolutions, rejet des saisies sur salaire (action rare


Employeur 17
et restreinte à des patrons de petites entreprises)
Grand jury 14 Enquêtes, mises en examen

Chambre de commerce 11 Résolutions, organisation de réunions

Organisation philanthropique 11 Financement d’enquêtes, conférences, rapports

Juge de tribunal supérieur 8 Assistance judiciaire, jurisprudence

Société d’assistance judiciaire 7 Assistance judiciaire


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Église 5 Prêches, rédaction d’articles de presse
Juge de tribunal inférieur 4 Assistance judiciaire, jugements
Police 4 Arrestations de prêteurs, saisies de documents

Syndicat 3 Soutiens aux emprunteurs, appels aux employeurs


Sources : tableau de l’auteur construit à partir des sources suivantes : RSF, 121, LSC before 1923,
« Loan shark crusades » ; Chronicling America, URL : https://chroniclingamerica.loc.gov/ (consulté le
22/08/2019).

Les « croisés » issus des mondes économique et juridique (Tableau 1) appar-


tiennent également à ces sphères du pouvoir local : à Atlanta, l’homme d’affaires
à l’initiative de la première résolution de la chambre de commerce de 1903 est
patron d’une entreprise fabricant des objets en verre et en terre cuite, alors que les
principaux employeurs locaux, des secteurs du rail et de la sidérurgie, ne se pro-
noncent jamais ouvertement en faveur du mouvement. Exprimer un tel soutien
impliquerait notamment de suspendre les saisies du salaire adressées à l’égard de

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leurs employés, ce qui exposerait ces grandes entreprises à des procédures judi-

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ciaires complexes12. De manière similaire, les professionnels du droit mobilisés,
sur lesquels nous revenons ci-après, sont des avocats ou des magistrats associés
à la justice inférieure (tribunaux municipaux ou de district), et non les figures de
la Cour suprême emblématiques des luttes progressistes comme Louis Brandeis.
Des circulations d’acteurs s’observent également entre différents pôles, au sein
d’institutions collégiales : à Atlanta, le premier grand jury mis en place à l’initiative
du tribunal de comté en 1903 afin d’enquêter sur les pratiques de crédit, est présidé
par Woodrow White, un banquier qui siège au conseil de direction de la chambre
de commerce et dirige également, à partir de 1910, la première société d’assistance
judiciaire créée dans le sud du pays13. Enfin, les représentants de culte sont nette-
ment moins actifs que dans le mouvement pour la tempérance (cinq cas de prises
de position recensés) : malgré les références occasionnelles à la figure du « Shylock »
de Shakespeare, cette lutte se situe moins sur le terrain des croyances que sur
celui du droit comme condition de transformation de l’économie. De nombreuses
stratégies sont ainsi employées afin de placer la régulation du crédit à l’agenda
des assemblées d’État, chargées de la définition des taux d’usure (Carruthers et al.
2012) : des actions judiciaires sont menées contre les prêteurs, pour le compte de
victimes, des campagnes de publicisation sont entreprises au sein de la presse,
des tracts sont diffusés en milieu ouvrier et différentes propositions de loi sont
rédigées14. Cela nécessite une coordination entre différents mouvements locaux au
sein d’un État, une dynamique qui se conjugue avec de nombreuses circulations
d’idées entre villes ou États : nous avons identifié un schéma de diffusion, allant
de la plus grande ville de l’État vers les plus petites, dans 85 des 94 villes et 31 des
40 États représentés (Bittmann 2018 : 396-401). Enfin, si des entreprises de crédit
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sont ponctuellement créées par les réformateurs afin de fournir une alternative
aux loan sharks, l’objectif poursuivi est avant tout d’inciter à la création d’agences
respectueuses du nouveau cadre juridique. Ainsi, lors de la « croisade » menée à
Chicago en 1916, les statuts d’une nouvelle entreprise de crédit, la Wage Loan
Society, sont déposés et sa présidence est confiée à Marvin B. Pool, un industriel
local qui siège également au conseil d’administration de la société d’assistance
judiciaire de Chicago15. Le président de cette dernière, Rudolph Matz exprime
avec enthousiasme son soutien au projet d’entreprise modèle, qui contribue selon
lui à construire un « commerce légalisé, conçu pour guérir un mal industriel ter-
rible, non par l’interdiction, la pénalité, la punition ou l’emprisonnement, mais par
la concurrence16 ». La stratégie défendue – qu’on retrouve également dans les cas
de New York et d’Atlanta – se distingue explicitement de la lutte pour la prohibi-
tion de l’alcool, puisque l’enjeu est d’encadrer les dérives du capitalisme industriel
par le biais de mécanismes concurrentiels : les prêteurs régulés proposeront des
inférieurs à ceux des loan sharks du fait de la nouvelle législation, ce qui incitera,
selon ce schéma, les emprunteurs à se détourner des formes immorales de crédit.

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L’endettement au prisme du réalisme juridique
Comme le montre le Tableau 1, l’un des types d’acteurs ou d’organisations
fortement mobilisés lors de ces mouvements relève du monde judiciaire (avo-
cats, procureurs, juges de tribunaux inférieurs ou supérieurs, sociétés d’assistance
judiciaire, grand jury), soulignant l’importance de cette forme de « militantisme
expert » (Gaïti et Israël 2003) dans les « croisades ». Le droit est en effet une arme
employée pour justifier la mobilisation – soulignant que les usuriers violent les lois
ou que les textes sont inadaptés au bon fonctionnement du système de crédit – et
les professions juridiques jouent un rôle central dans la judiciarisation des luttes.
L’une des critiques communément portées s’attaque au fonctionnement du sys-
tème de justice civile : les « croisés » dénoncent le recours massif des prêteurs à des
procédures judiciaires de recouvrement d’impayés et accusent les juges de paix,
des magistrats élus chargés du règlement des contentieux de faibles montants, de
participer à l’asservissement des salariés en autorisant les saisies17.
Cette forte mobilisation des professionnels du droit tient en partie au poids
du réalisme juridique, un courant de théorie et de pratique du droit très influent
au début du xxe siècle (Horwitz et al. 1993). Contre une interprétation formelle
des textes, un ensemble de théoriciens et de praticiens insistent sur la nécessité de
prendre en compte la réalité du monde social et la nature des relations de pouvoir
qui caractérisent le rapport à la justice18. Selon ce courant, la justice doit être avant
tout comprise comme un outil ayant des effets sur l’ordre social : le travail des pro-
fessionnels du droit est alors conçu par certains de ses partisans comme une forme
d’« ingénierie sociale » (McManaman 1958). En tant que répertoire interprétatif,
ce courant introduit au sein des milieux juridiques une sensibilité nouvelle aux
problèmes sociaux et au rôle incombant au droit. L’un de ses principaux textes,
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publié par un avocat de Boston en 1919, Reginald H. Smith, s’intitule Justice and
the Poor et prend pour modèle les « croisades » contre l’usure afin de développer
son argument. Selon l’auteur, la régulation du crédit représente un enjeu central du
point de vue de la construction d’un système de justice moderne, capable d’assurer
sa fonction de protection des pauvres. Si le mouvement articulé autour du slogan
« justice pour les pauvres » reste balbutiant avant 1920 (Baltan 2015), sept sociétés
d’assistance judiciaire se sont mobilisées lors de cette vague de mouvements, y
compris à Atlanta, Chicago et New York.

L’« usure », une menace pour l’éthique des affaires


Trente-deux organisations de représentation des affaires sont également mobi-
lisées lors des « croisades », avant tout des chambres de commerce, des clubs com-
merciaux ou industriels, ou des Better Business Bureaus (ci-après BBB)19. Le loan
shark appartient à la catégorie des problèmes sociaux que les hommes d’affaires
des villes prennent à bras-le-corps : comme l’a montré Amsterdam (2016), si ces
acteurs s’opposent à l’intervention du gouvernement fédéral dans les sphères du

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commerce ou de l’industrie, ils sont une force motrice dans un certain nombre d’ef-

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forts réformateurs au niveau local. Loin de faire l’apologie de politiques sociales ou
de dépenses publiques généreuses, ils mettent en avant ce qu’Amsterdam (2016 :
1-6) nomme un modèle d’« État-providence civique » (« civic welfare State ») : l’idée
partagée est que certains programmes publics ponctuels permettront de faire des
« travailleurs » des « bons citoyens », respectant la loi, participant au jeu démocra-
tique, et qu’en retour ces réformes contribueront à améliorer le bien-être des villes.
La résolution de la chambre de commerce d’Atlanta, publiée en 1903, insiste ainsi
sur les « carrières prometteuses brisées » d’un « nombre considérable de jeunes
hommes industrieux », victimes des « loan sharks sans remords » et qui nuisent à
l’image d’une ville souhaitant représenter le fer de lance de l’économie sudiste20.
Abend (2014) a montré que les enjeux « éthiques » deviennent particulièrement
centraux pour ces organisations au début du xxe siècle : si la notion d’« éthique des
affaires » (business ethics) n’est pas spécifique à l’époque qui nous concerne, il s’agit
d’un domaine en pleine mutation. La notion de « business » en vient à l’époque à
exprimer une connexion entre l’ensemble des activités commerciales d’un espace
géographique, tels que la ville ou l’État : des expressions telles que « business inte-
rests », « local business » ou « American business » se diffusent et ces nouvelles enti-
tés sont collectivement sujet ou objet de jugements, permettant d’exprimer des
intérêts, une volonté et un bien communs. À Atlanta, la résolution évoquée pré-
cédemment décrit le système de crédit des loan sharks comme un « abominable
commerce » (nefarious business), puis le texte est repris dans la presse locale, ce qui
contribue à la publicisation du problème. La notion de « marché » reste étrangère à
ce type de discours : l’enjeu principal soulevé est la protection de travailleurs dont
la situation économique est perçue comme fragile du fait de leur endettement, ce
qui implique la moralisation de l’offre de crédit au niveau local.
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Les philanthropes en faveur des prêts de petites sommes : un taux d’intérêt
« scientifique » et « juste » pour les travailleurs
Bien que l’horizon d’intervention des « croisades » reste la ville ou l’État, un
acteur milite pour une coordination des actions à l’échelle nationale sur l’ensemble
de la période : la fondation Russell Sage et son Department of Remedial Loans21
(ci-après DRL) mis en place en 1910. La philanthropie américaine est en pleine
mutation au début du xxe siècle : Zunz (2011) a décrit la croissance de ce secteur
et les évolutions des formes organisationnelles adoptées, en particulier la mise en
place des « fondations » financées par de grands industriels. Celles-ci ont joué un
rôle central dans la constitution d’un « savoir » sur le monde social, en particulier
sur la pauvreté (O’Connor 2002). La RSF, largement dotée en moyens financiers
et humains, est créée en 1907 par la veuve du magnat de l’industrie éponyme et
la question de l’endettement figure parmi ses tout premiers chantiers (Glenn et
al. 1947 : 57-62). Parmi les actions entreprises, le DRL finance deux enquêtes sur
les pratiques des usuriers dans la ville de New York, qu’elle confie à deux jeunes

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universitaires formés au sein de la première école de travail social du pays, hébergée
à l’université Columbia, dont l’objectif est d’éclairer la fondation sur les solutions
à proposer afin de venir à bout de ce « mal » (Glenn et al. 1947 : 65-67). Durant
les premières décennies du xxe siècle, cette volonté d’objectivation des problèmes
sociaux reste indissociable d’efforts pour investir le débat politique (O’Connor
2007) : la fondation souhaite se positionner entre un libéralisme de marché et un
socialisme étatique. Ce « nouveau libéralisme » reconnaît la nécessité de contrôler
les forces économiques, mais également celle de réfléchir au cas par cas à la forme
adoptée par la régulation. Les enquêtes financées, dont la plus emblématique est
celle conduite par Paul Kellogg sur les ouvriers de Pittsburgh entre 1907 et 1914,
ont pour objectif de comprendre, à partir d’outils statistiques et d’observations
ethnographiques, le mode de vie des travailleurs, les problèmes économiques et
sociaux auxquels ils font face et d’influencer les politiques de réforme sociale
(Greenwald et Anderson 1996) : le problème de l’usure trouve pleinement sa place
au sein de cet agenda.
En sus des « croisades » que la RSF organise dans la ville de New York, sa
direction se donne dès le départ pour mission de faire converger les « croisades »
locales vers des revendications communes. Arthur Ham, premier directeur du
DRL, entretient de nombreuses correspondances avec des acteurs locaux dont il
tente d’orienter les actions : il diffuse des pamphlets publiés par la maison d’édition
hébergée par la RSF, puis investit des espaces de discussions nationaux au sein des
mondes universitaire et de la charité22. Après avoir soutenu un temps une solution
purement philanthropique au problème de l’usure (Anderson 2008), la RSF se
penche à partir de 1916 sur le projet de vote d’une nouvelle loi encadrant les pra-
tiques des agences : le cœur de ce texte des Uniform Small Loan Laws (ci-après
USLL) réside dans l’autorisation d’une dérogation au taux d’usure en vigueur,
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pour les entreprises de crédit offrant des prêts de montants inférieurs à 300 $. Le
but de ces taux supérieurs est de garantir aux emprunteurs l’accès à des petites
liquidités sans qu’ils se ruinent et de les libérer ainsi des tenailles des usuriers,
conduits à une faillite certaine par le jeu de la concurrence. Dès lors, la question
du « juste » (fair) taux d’intérêt a été un enjeu de conflits, entre les loan sharks sou-
haitant se convertir à la régulation et la fondation : un taux trop bas empêcherait
les entreprises de crédit de tirer profit de ces prêts, un taux trop élevé conduirait
à la ruine des emprunteurs. Le taux finalement choisi est de 3,5 % mensuels ou
42 % annuels, largement supérieurs aux taux d’usure, situés autour de 8 % annuels.
Si ce chiffre est constamment présenté comme un taux « scientifique », Anderson
(2008) a montré à quel point il est avant tout le produit de tractations politiques
entre prêteurs et philanthropes.
Sous l’action conjointe de la fondation et de la jeune association de prêteurs
convertis à la régulation, l’Association américaine des courtiers en prêts de petites
sommes (American Association of Small Loan Brokers), le texte de loi ainsi que
le taux qu’il défend deviennent, à partir du vote de la première loi dans l’Illinois en

58 Simon Bittmann · De l’« usure » en Amérique

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1917, un support central pour les mobilisations locales. Ce nouveau droit fournit

VA R I A
un cadre aux réformateurs de l’ensemble du pays : ceux-ci revendiquent le sou-
tien de la RSF et la défense des USLL permet d’ancrer les luttes locales, qu’elles
soient judiciaires ou idéologiques, dans un projet législatif commun. Entre 1917
et 1934, 28 États votent le texte des USLL, établissant les fondements juridiques
d’une nouvelle activité économique sur une partie important du territoire. Bart-
ley (2018) a montré qu’une forme importante d’« entreprise philanthropique »
peut être de « façonner les mouvements sociaux », notamment en restructurant
les champs organisationnels. Dans le cas de la cause « anti-usure », la fondation a
joué un rôle direct de construction d’un nouveau champ, celui des prêts de petites
sommes, en fournissant une base juridique et morale aux efforts réformateurs au
niveau national. Durant la décennie 1920, les activités de ces entreprises régulées
se développent à grande échelle, atteignant, selon une étude du National Bureau
of Economic Research, un volume d’environ 268 millions de dollars en 1933,
ce qui représente 16,6 % du volume total du crédit non commercial (hors crédit
immobilier)23. Ces nouveaux prêteurs s’appuient sur le soutien du droit et l’aura de
la RSF afin de légitimer leur activité et ses fonctions sociales, notamment lors de
la recherche de financements24.

« Humaniser le crédit à la consommation pour sauver


le capitalisme », 1929-1938
Le krach boursier de 1929 et les faillites bancaires qui s’ensuivent redonnent
de l’actualité à la notion d’« usure ». La crise trouve en effet son origine, selon
certains commentateurs, dans des pratiques immorales de crédit des organisations
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financières, et le secteur des prêts de petites sommes subit des attaques frontales
dans le sillage de ces critiques. Ces dénonciations se caractérisent par l’émergence
et la diffusion de l’oxymore « usure légale », qui vise précisément les activités de
crédit encadrées par les nouvelles USLL. Des publications paraissent, s’opposant
au vote de lois du crédit ou demandant leur abrogation, critiquant les taux d’inté-
rêt (légaux) élevés et les coûts que ceux-ci font peser sur les consommateurs. Ainsi,
l’expression « 42 % loan sharks » émerge, en référence aux taux USLL, allant même
jusqu’à inclure la RSF, parfois qualifiée de « RSF-loan shark » du fait qu’elle apporte
son soutien à ces pratiques25 : ces associations soulignent l’appropriation différen-
ciée de l’étiquette selon l’époque ou l’argument défendu.
L’une des principales figures de la critique de ces attaques contre le système
financier est le député Fiorello LaGuardia (Zinn 2010) : en 1932, il publie dans un
magazine à tirage national, Brass Tacks, un article intitulé « L’usure : la malédiction
de l’humanité26 ». Le texte s’en prend aux prêteurs de petites sommes, fustigeant « les
méthodes et les dispositifs qui sont le résultat des croisades anti-usure ». Selon lui,
ces « institutions financières légalisées, avec leur air hypocrite assumé, prétendant

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rendre un service public et pratiquer la philanthropie », contribuent à ce qu’il nomme
un « programme d’oppression systématisé ». Ce type de critique connaît une certaine
diffusion à l’échelle nationale, au point que de nombreuses lois USLL sont amendées
pour en abaisser les taux maximaux : ceux-ci sont réduits à 1,5 % ou 2,5 % par mois
dans dix États au début des années 1930 (Robinson et Nugent 1935 : 133-134).

Figure 1. Le Kentucky et la menace du loan shark


Sources : RSF, 31, Kentucky 1931, « Loan Shark Disgraces State », The New Era, 12 décembre 1931
(cliché de l’auteur).

Face à ces critiques, la lutte « anti-usure » se déplace, un phénomène qu’on


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observe de manière saillante dans le Kentucky, dernier État ayant été le théâtre de
« croisades » sur la période. La Figure 1, tirée d’un journal local, illustre la situa-
tion de l’État, le seul non régulé au sein d’une région entièrement convertie aux
nouvelles lois. Or, la « croisade » menée dans le Kentucky, qui connaît un écho
national, est l’occasion d’un déplacement du référentiel dans lequel puise la cri-
tique de l’usure. Il ne s’agit plus uniquement, pour les réformateurs mobilisés, de
résoudre un problème social ou de rétablir l’ordre moral : les usuriers deviennent
une menace pour l’équilibre économique proprement national.

Le loan shark et la statistique, de l’affaire au chiffre


Les premières « croisades » menées dans le Kentucky datent des années 1910,
mais la forte opposition des milieux syndicaux fait que les textes des USLL sont
constamment rejetés à la Chambre d’État jusqu’à la fin des années 1920 : cette
critique a avant tout été portée par Patrick Gorman, un syndicaliste socialiste qui
rejetait le vote du texte sur la base d’un motif d’équité entre travailleurs agricoles
et industriels (Bittmann 2018 : 511-512)27. Si les agriculteurs peuvent emprunter

60 Simon Bittmann · De l’« usure » en Amérique

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au taux légal d’usure, notamment pour avancer leurs semences, il devrait en être de

VA R I A
même pour les ouvriers. La situation évolue néanmoins à partir de la publication
d’une étude sur les « faillis » de l’État en 1932 : le Better Business Bureau de Louis-
ville rédige, sur la base des données fournies par différentes sociétés d’assistance
judiciaire, une étude intitulée « Le risque économique des salariés du Kentucky
est aggravé par les méthodes impitoyables des loan sharks28 ». Le texte est ensuite
repris en 1933 dans le rapport biennal du Department of Labor du Kentucky
Bureau of Agriculture, Labor and Statistics29. Didier (2007) a déjà identifié la
proximité entre l’administration agricole et le développement d’outils statistiques
au début des années 1930, un contexte qui contribue à expliquer la réplication du
rapport par cet organisme étatique. L’étude porte sur les pratiques de crédit des
emprunteurs ayant eu recours à la procédure de mise en faillite personnelle dans
la ville : les informations fournies indiquent l’emploi de l’emprunteur, la liste des
engagements et le nom de chaque créancier. Si les fiches individuelles montrent
les formes très diverses de crédit et le faible poids des loan sharks parmi les créan-
ciers, le BBB choisit de mettre en avant l’explosion du nombre de faillites, une
croissance attribuée aux activités de ces prêteurs. La preuve avancée est conduite à
l’aide de statistiques : les auteurs identifient une corrélation, une variation conco-
mitante entre deux valeurs, tirées du tableau suivant.

Tableau 2. Une corrélation entre le crédit des loan sharks et les mises en faillite

1910 1920 1930


« Faillites de salariés » 22 43 664
« Créanciers loan sharks » 27 40 1 793
« Autres créanciers » 78 130 2 722
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« Montant dû aux loan sharks » 1 494 $ 1 706 $ 158 108 $
« Montant dû aux autres créanciers » 30 458 $ 44 721 $ 524 269 $
Source : tableau tiré de l’étude du Better Business Bureau de Louisville, « The Wage Earners’ Hazard of
Raising a Family in Kentucky is Greater than in any other State Due to Methods of Loan Sharks », 1932 :
2. RSF, 20, Legislation 1934.

La croissance parallèle des montants attribués aux loan sharks et du nombre de


faillites témoigne, selon le BBB, d’une relation de cause à effet au moins partielle.
Cela semble confirmé par l’écart entre la courbe du Kentucky et l’évolution des
moyennes nationales (Figure 2). Le rapport entre ensuite en détail dans l’analyse
des lieux de résidence et des métiers exercés par les faillis : ce changement d’échelle
souhaite montrer que la corrélation se retrouve à des niveaux plus fins. Ces ana-
lyses traduisent une rupture avec le type d’études conduites lors des décennies
précédentes : alors que celles-ci se limitaient à la description d’affaires typiques ou
à l’estimation du nombre de salariés concernés par ces transactions, l’étude du BBB
cherche à prouver, puis à dénoncer, le lien entre les activités des usuriers et une

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variable mesurant la situation économique et sociale des habitants de Louisville.
La dimension morale est ainsi reconfigurée et intégrée à cette nouvelle forme de
raisonnement : ce n’est plus l’affaire mais la statistique, la divergence des courbes et
l’écart des moyennes, qui doivent scandaliser.
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Figure 2. La croissance des faillites personnelles dans le Kentucky
Source : étude du Better Business Bureau de Louisville, 1932 : 4. RSF, 20, Legislation 1934 (cliché de
l’auteur).
Légende : les deux échelles sont les mêmes, elles quantifient le nombre de faillites pour 100 000 habitants.

La dette et les déséquilibres économiques du début des années 1930


L’étude n’est pas uniquement novatrice du point de vue de l’administration de
la preuve, les arguments mobilisés puisent aussi et surtout dans un référentiel neuf,
autour du rôle que doit jouer le salarié-consommateur dans l’économie nationale,
ce qu’illustrent les deux passages suivants, extraits de cette étude30 :
Extrait 1 :
« La plus grande part du risque économique subi par le salarié et sa famille dans le
Kentucky provient du prélèvement terrible imposé par le loan shark à l’emprunteur
nécessiteux […]. Outre ces pertes financières pour l’État et le salarié, il y a ces récits
de misère et de souffrance humaines, avec des familles brisées et une pauvreté causée
par les méthodes cruelles des loan sharks. »

62 Simon Bittmann · De l’« usure » en Amérique

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Extrait 2 :

VA R I A
« Dans l’évolution de l’industrie américaine, trois phases principales – la production
de masse, la distribution de masse et le crédit de masse (des prêts à la consommation
accordés à des individus et des salariés pour couvrir les nécessités de la vie) – se sont
succédé à des stades de développement différents. La capacité de l’industrie à pro-
duire et distribuer excède la capacité du consommateur, ou du salarié, à acheter et
le crédit (à la consommation) de masse est devenu la principale manière d’assurer le
pouvoir d’achat du consommateur31. Toutes les activités économiques sont fondées
sur les dépenses du consommateur. Les salariés représentent de loin le groupe de
consommateurs le plus large et le plus puissant. Les faits présentés ici devraient être
sérieusement pris en compte lors de la conception des politiques et des lois souhaitant
protéger les salariés du Kentucky. »

L’Extrait 1 articule des éléments classiques de la critique de l’usure – des taux


d’intérêt excessifs, l’asservissement du salarié ou encore la menace de la pauvreté –
alors que dans l’Extrait 2, la question des loan sharks est présentée comme un
enjeu pour l’économie globale : il s’agit d’un problème qui touche les rapports
entre crédit et consommation, entre crédit et salariat. Comme l’a montré Prasad
(2012), les débats qui suivent le krach boursier mettent l’accent sur les difficul-
tés économiques liées à l’endettement massif, à la fois pour les entreprises et les
banques, mais également pour les individus, fait nouveau pour l’époque, en tant que
consommateurs acteurs de la macroéconomie. Cet extrait témoigne de la manière
dont l’étude traite des causes de l’endettement à l’origine de ces faillites : le passage
défend distinctement l’idée que le crédit est une conséquence de la surproduction
de biens. Prasad (2012) a également étudié l’émergence de l’idée de surproduction
comme cause majeure des crises économiques et sa propulsion sur le devant de la
scène publique et à la faveur du krach. L’exemple le plus criant de politique de lutte
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contre la surproduction agricole date de 1933, lorsque l’administration Roosevelt
a décidé de mettre à mort six millions de porcs et de détruire un quart de la pro-
duction annuelle de coton. L’apport de l’étude est de souligner que la régulation
du crédit « à la consommation » – ainsi intégrée comme un sous-ensemble d’une
grandeur économique plus vaste – a un rôle à jouer du point de vue de l’équilibre
entre ces forces économiques. Comme l’a montré Pénet (2019) dans le cas de la
régulation financière au début des années 1930, l’usage exploratoire d’instruments
de quantification fournit un socle « rhétorique » aux acteurs politiques confrontés
à une forte incertitude économique. Des chiffres bien ordonnés permettent, dans
ces cas, d’enclencher de nouveaux processus de régulation, produisant des réagen-
cements de savoirs pourtant déjà en partie établis.
Suite à la publication de l’étude, la représentation du travail dans l’État change
d’opinion quant à la régulation du crédit : la dernière loi USLL est votée dans le
Kentucky en 1934 et l’Assemblée s’aligne sur les critiques évoquées plus haut,
avec un taux inférieur à celui prôné par la RSF (Robinson et Nugent 1935 : 134).
Puis l’étude est reproduite dans d’autres États, en des termes quasi similaires : un

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rapport sur les faillites personnelles est ainsi publié en Géorgie en 1932, avec pour
titre « Humaniser le crédit à la consommation pour sauver le capitalisme », et un
avocat local formule ainsi la nécessité de combattre les pratiques d’usure : « La
situation est désormais intolérable et il est évident que le capitalisme est menacé
par notre système cruel et excessif de crédit de masse, qui crée non seulement de
la “surproduction”, mais rend inévitable la “sous-consommation”32. » Les usuriers
sont ainsi présentés comme le symptôme de dysfonctionnements liés au recours
excessif au crédit, cruel pour les salariés et nocif pour la macroéconomie, puisque
ce système conduit à la sous-consommation – et donc à la surproduction. Les
résultats du rapport sont également discutés au niveau national, par des acteurs
participant activement aux débuts du New Deal. Eleanore Roosevelt affirme en
1933 que l’exemple du Kentucky doit être pris au sérieux : le rapport expose, selon
elle pour la première fois, les conséquences néfastes de l’endettement excessif des
ménages américains. Elle conclut ainsi : « Nous devons nous rendre compte que
si les conditions de vie ne s’améliorent pas et qu’une existence décente n’est pas
offerte à nos populations, nous sombrerons en tant que nation33. » Cette prise de
parole fait suite à la publication d’un commentaire d’un journaliste réputé au sein
de la presse nationale, Isaac Don Levine, dans un article intitulé « L’argent du
sang dans le Kentucky » (« Blood Money in Kentucky »)34. Publié dans l’édition
de septembre 1932 du tout nouveau magazine Today, un hebdomadaire natio-
nal fondé par Raymond Moley, l’un des membres du Brain Trust du président
Roosevelt (Nimmo et Newsome 2004 : 238 ; Cohen 2003 : 27), l’article reprend
les arguments et les données de l’étude du BBB tout en montant en généralité.
Selon Levine, « la honte du Kentucky est la honte de notre nation » (« the shame of
Kentucky is the shame of the nation ») et même si le cas ne concerne que quelques
centaines d’emprunteurs, il soulève des enjeux pour toute l’économie nationale,
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comme l’illustre la conclusion de l’article : « le Kentucky est le symbole de l’escla-
vage financier étranglant nos classes moyennes inférieures » (« Kentucky is a symbol
of the financial slavery strangling our lower middle classes »), signalant ainsi que l’usure
n’est plus pensée comme un problème touchant uniquement les salariés pauvres
mais également une partie des classes moyennes. L’article « Blood Money » expose
clairement le passage d’un référentiel à l’autre, lorsque Levine affirme : « La dégra-
dation de l’usure dans le Kentucky est le chancre de l’ère industrielle, tout comme
le crédit à la consommation est un phénomène de notre nouvel âge35. » L’« usure
industrielle » est directement opposée au « crédit à la consommation », un phéno-
mène économique qui caractérise les années 1930.
Les faillis du Kentucky deviennent emblématiques d’interrogations plus
générales autour du crédit des salariés, dans une société lourdement affectée par
la Grande Dépression. Comme l’a montré Cohen (2003 : 23-25), le début des
années 1930 voit l’apparition de la figure du consommateur dans le paysage poli-
tique américain, notamment au sein de l’administration du New Deal. Insister sur
celle-là a pour objectif « de ressusciter une économie sévèrement mise à mal sans

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menacer les principes élémentaires du capitalisme. Mettre en avant le pouvoir

VA R I A
du consommateur représentait, pour bien des acteurs du New Deal, une manière
d’accroître le poids du peuple dans la société civile tout en préservant le système de
l’entreprise libre » (Cohen 2003 : 24)36. Cette reconfiguration des cadres, à travers
lesquels est pensé le problème de l’usure, a ainsi rencontré une structure d’op-
portunités politiques favorable lors des débuts du New Deal, la place accordée
au consommateur et à son bien-être étant au cœur de ce nouvel environnement
institutionnel.

Le crédit face à la théorie keynésienne de la relance


La seconde moitié des années 1930 confirme l’émergence du consumer credit
comme domaine de savoir et d’intervention, à la jonction de la lutte contre l’usure
encore en cours et de trois évolutions de la pensée économique et statistique qui
affectent le contexte au sein duquel est débattue la question de l’endettement.
La première concerne la « révolution keynésienne » et, plus généralement,
l’émergence de la macroéconomie : à partir de 1936, date de publication de la
Théorie générale, les idées de l’économiste britannique embrasent les universités
américaines (Cohen 2003 : 54-55) et on retrouve de nombreuses inspirations key-
nésiennes chez les acteurs investis sur la question du crédit. En 1938, le DRL de
la RSF est significativement renommé Department of Consumer Credit (ci-après
DCC) et son directeur de l’époque, l’économiste Rolf Nugent, est persuadé que la
fondation doit s’intéresser à l’ensemble du « champ du crédit à la consommation »
(« field of consumer credit ») en construction, sans se restreindre aux prêts de petites
sommes (Glenn et al. 1947 : 350). Pour ce faire, l’organisation doit avant tout se
concentrer sur des activités de recherche et moins s’investir dans des luttes locales.
L’idée n’est pas de délaisser l’implication politique de l’organisation, mais de s’inté-
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resser au crédit avant tout en tant qu’outil de pilotage économique. L’endettement
devient à cet égard moins l’objet de réformes sociales qu’un instrument dans le
redressement d’une économie américaine touchée par la dépression. Dès 1934,
le DRL est missionné par le Consumer Advisory Board de la National Recovery
Administration mise en place par Roosevelt afin de mener la première enquête
ayant pour objet le crédit à la consommation : l’objectif est d’étudier « la dette du
consommateur et ses effets ralentisseurs sur le redressement industriel » (« consu-
mer debt and its retarding effects upon industrial recovery ») (Glenn et al. 1947 : 541).
L’enquête, fondée sur l’analyse des bilans de 900 créanciers et commerçants de
l’ensemble du pays, bénéficie du soutien conjoint du US Department of Com-
merce et du Bureau of Labor Statistics. Néanmoins, la direction de la fondation
décide assez vite que deux études différentes doivent être conduites, l’une por-
tant sur les conséquences sociales du recours massif au crédit et l’autre analy-
sant l’effet des « fluctuations du crédit à la consommation » sur le « cycle écono-
mique » (Glenn et al. 1947 : 542). L’étude économique est publiée en 1939 par Rolf
Nugent, avec pour titre « Consumer Credit and Economic Stability » : elle adopte

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une perspective ouvertement keynésienne. À l’inverse, l’enquête sociale n’est fina-
lement jamais publiée, soulignant le désintérêt progressif de la fondation pour ce
volet de la question.
Une seconde évolution concerne le poids croissant de la discipline écono-
mique au sein des espaces publics et universitaires : si la profession est déjà bien
constituée depuis la fin du xixe siècle, ce n’est qu’à partir des années 1920 que les
économistes commencent à être nommés à des positions de pouvoir, à circuler
entre université et entreprises privées et à contribuer activement au débat public
(Fourcade 2009 : 67). Selon O’Connor (2007 : 39-40), le DCC a été pionnier dans
l’application d’outils économiques à l’analyse des politiques publiques : Keynes
ayant lui-même très peu écrit sur le crédit à la consommation – la Théorie générale
est entièrement fondée sur une conception du consommateur comme « travailleur/
épargnant » (« worker/saver ») (Payne 2012 : 31) et non comme emprunteur – la
fondation a été, avant le milieu universitaire, une pépinière de réflexion autour
de l’application concrète de ces idées à l’intervention du gouvernement fédéral.
Cependant, l’héritage des mouvements contre l’usure vient mitiger l’adhésion des
universitaires mobilisés à la théorie de la relance par la consommation. Dans un
article rédigé par Earle Eubank37 (l’auteur de l’étude consacrée aux loan sharks de
Chicago en 1916) et publié dans un numéro piloté par la RSF, ce dernier indique
que si les usuriers ont été vaincus, la réforme du crédit n’en est pour autant qu’à
ses débuts : « les principaux abus qui continuent d’exister au sein des communautés
bénéficiant pourtant d’une protection législative proviennent des fragilités logées
au sein du consommateur lui-même38 ». Malgré l’existence d’une loi appropriée,
les politiques à venir doivent mettre l’accent sur une « éducation en faveur de la
gestion rationnelle des affaires financières » (« education as to the rational handling
of financial affairs »). La cause de pratiques abusives de crédit n’est plus à chercher
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dans la fragilité intrinsèque des familles ou des salariés, mais dans la faiblesse
comportementale de consommateurs qui ne gèrent pas encore rationnellement
leurs dépenses39. Dans un texte publié dans le même numéro, intitulé « Le crédit
à la consommation et la banqueroute individuelle40 », un professeur d’économie de
l’université de Chicago reprend les données de l’étude du Kentucky pour souligner
que le crédit reste un objet qui résiste partiellement à la théorie keynésienne : une
consommation excessive risque de pousser un ensemble de travailleurs à s’endetter
au-delà de leurs capacités de remboursement, une configuration dont les faillis du
Kentucky fournissent un exemple criant.
Enfin, un troisième changement tient à l’émergence d’une nouvelle représen-
tation de la nation, de sa population et des forces économiques qui la gouvernent.
Comme l’a montré Didier (2009), redresser l’économie implique tout d’abord de
développer une connaissance précise des ressources et des comportements éco-
nomiques pour l’ensemble du pays, ce qui entraîne la construction et la diffusion
de nouveaux outils statistiques visant à mesurer « les États-Unis comme un tout »
(Didier 2009 : 69). Dans un article qui emploie, à notre connaissance, pour la

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première fois la notion de « marché du crédit à la consommation », l’économiste

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de l’université de Chicago et futur directeur de la Cowles Commission (Fourcade
2009 : 123), Theodore Yntema, indique la nécessité de quantifier les volumes de
prêts pratiqués par différents types d’entreprise et leur distribution sur le territoire
national41. Selon l’auteur, la tâche du gouvernement fédéral doit être, par la suite,
de garantir au maximum la concurrence transparente, en veillant à ce que le coût
du crédit soit exprimé sous la forme d’un taux unique par type de prêt. L’instru-
ment du taux d’intérêt n’a plus uniquement pour objectif d’être « juste » pour les
emprunteurs ou de réguler l’offre de crédit, il doit permettre d’ajuster l’offre et la
demande en fonction des fluctuations économiques, sur un « marché » caractérisé
par un déficit d’information.
* *
*
Nous avons montré que la lutte contre le problème public de l’usure, menée
au sein des grandes villes du pays durant l’ère progressiste, a imprimé sa marque
sur le domaine naissant du consumer credit à la fin des années 1930, tant du point
de vue des acteurs mobilisés, des analyses développées que des solutions de régu-
lation proposées. Les « croisades » ont notamment permis d’établir les fondements
juridiques, moraux et économiques d’un « marché du crédit » et continuent d’in-
fluencer la pensée réformatrice et universitaire développée sur la question dans
les années 1930. Analyser le régime idéel du travail réformateur nous a permis
de comprendre le terreau au sein duquel émerge le crédit à la consommation, à
la jonction de lutte contre les formes immorales de prêt et d’un souci nouveau
pour le consommateur et le rôle qu’il doit jouer au sein du capitalisme américain.
Plutôt qu’une rupture radicale introduite par le New Deal42, ce travail souligne la
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transformation des politiques du crédit, à la faveur d’une évolution progressive
de l’échelle d’intervention – des villes et des États au territoire fédéral – du rôle
joué par le taux d’intérêt – d’un instrument juridique à un outil de pilotage éco-
nomique – et de la représentation des dysfonctionnements économiques – d’une
immoralité située du côté de l’offre à l’irrationalité des consommateurs.
Plus précisément, on voit apparaître à la fin de la période deux lignes de
fuite qui préfigurent la forme prise par les politiques du crédit qui se déploient
dans l’après-guerre : d’une part, dans le sillage du keynésianisme, l’administra-
tion développe de multiples programmes de soutien au crédit à la consommation,
notamment par le biais de la Federal Housing Administration et de la Veteran
Administration, des dispositifs au cœur des crédits subprimes qui se développent à
partir des années 1980 (Quinn 2019). D’autre part, comme nous l’avons évoqué,
le recours au crédit résiste en partie à la théorie keynésienne : l’objectif y est bien
d’inciter les consommateurs à dépenser, mais en veillant à ce qu’ils ne sombrent
pas dans des formes excessives, dangereuses ou irrationnelles d’endettement. Cet
aspect annonce un second volet des politiques fédérales, dédié à la protection des

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droits de consommateurs dont la liberté de choix peut constamment être menacée
par l’existence de prêteurs immoraux ou de formes trop laxes de crédit. Le dernier
directeur du DCC, Rolf Nugent, explique en 1938 que la tâche principale du gou-
vernement fédéral doit être de protéger les « candidats irresponsables [au crédit] »,
qui continuent d’emprunter par « nécessité » et non par « choix »43. Ce type d’argu-
ment a été au cœur du Truth in Lending Act de 1968, loi fédérale dont la vocation
est de garantir la transparence sur le marché du crédit, avant tout par l’imposition
d’une méthode unique de calcul du prix pour l’ensemble des prêteurs : le annual
percentage rate. Les débats menés au Congrès à cette occasion puisent directement
dans les idées d’avant-guerre, comme l’a montré Fleming (2018) : le dispositif
mis en place vise simultanément à éclairer et responsabiliser les consommateurs,
favoriser la concurrence et mettre fin à l’encadrement des taux établi par les USLL.
Plus récemment, les différents programmes de financial literacy, qui se sont beau-
coup développés à la suite de la crise de 2008, soulignent que le gouvernement
des « compétences des consommateurs » représente toujours un levier privilégié
d’intervention lorsque l’autonomie accordée au système financier débouche sur
des pratiques identifiées comme immorales (Lazarus 2016). Si la hiérarchie entre
consommateurs rationnels, méritants et emprunteurs incompétents était en germe
dans les discours réformateurs de la fin des années 1930, celle-ci devient particu-
lièrement saillante à l’heure du déploiement massif des outils de classification, de
scoring et de prédiction des risques.
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Notes
1. Voir, parmi d’autres, les travaux de Hyman Tribute to the Loan Shark », un article publié par
(2011), Prasad (2012), Trumbull (2014) ou Quinn un membre haut placé de la RSF dans le Norfolk
(2019). & Western Railroad Magazine en décembre 1926.
2. Cette expression renvoie communément à la RSF, 121, Henderson survey 1926.
période s’étendant du milieu des années 1890 à la 7. Voir respectivement Keire (2010), Soderlund
fin des années 1920, afin de désigner un ensemble (2013) et Gamber (2007).
hétérogène de mouvements et de réformes puisant 8. L’une des principales militantes de la lutte contre
dans une contestation des conditions imposées les « entremetteurs », la travailleuse sociale Jane
par la transition urbaine et industrielle. Si l’utili- Addams, évoque d’ailleurs dans son livre de 1912,
sation du terme « progressisme » (ou de l’adjectif A New Conscience and an Ancient Evil, le fait que
« progressiste ») a été fortement critiquée depuis les de nombreuses jeunes femmes seraient contraintes
travaux de Filene (1970) – dénonçant l’incapacité de se prostituer afin de rembourser les intérêts des
de l’expression à capturer la complexité des évolu- crédits onéreux des loan sharks auxquels elles ont
tions politiques sur la période et contestant l’asso- recours.
ciation qu’elle produit entre l’agenda « libéral » des
9. La couleur de peau est parfois évoquée lors de
réformateurs et la notion normative de « progrès » –
procès intentés à des prêteurs, pour le compte d’em-
une tendance historiographique inverse prône un
prunteurs afro-américains, mais cette racialisation
usage réfléchi de ces expressions, notamment afin
vient toujours à l’appui, dans les cas observés, d’une
de conserver un ensemble de termes employé par
rhétorique associant les causes de l’endettement à
les acteurs (McCormick 1988). Notre usage des
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l’ignorance et à l’incompétence économique des
expressions « ère » ou « époque progressiste » s’ins-
« victimes », servant ainsi à accroître l’effet de scan-
crit dans ce sillage : celles-ci visent ici à délimiter
dalisation. Cette ambivalence des discours portés
les frontières des mouvements qui se sont déployés
par le monde de l’assistance judiciaire à l’égard de
en majorité jusqu’à la fin des années 1910, dont
la question raciale a déjà été relevée par Donovan
les acteurs revendiquent la défense d’un agenda
(2010) et Baltan (2015). Voir par exemple la plai-
« progressiste ».
doirie de l’avocat Boyd en faveur de Burl Parrish,
3. Une perspective similaire a été développée dans ouvrier afro-américain d’Atlanta qualifié de « nègre
l’étude que Pinto (2018) a consacré à la notion de ignorant » et réduit, selon l’avocat blanc, à l’état
« consommateur » dans la France de l’après-guerre, d’« esclave financier ». RSF, 121, Henderson sur-
bien que l’auteur n’aborde que marginalement l’his- vey 1926, « $1,000,000 Yearly Loan Sharks Profits
toire de la consommation comme catégorie statis- from Poor of Atlanta », Cincinnati Times Star, 4 mai
tique ou de l’analyse économique. 1926.
4. RSF, 121, Loan Shark Campaigns (ci-après 10. RSF 17, Crusades in Illinois, 1916-1918. The
LSC) before 1923, « Loan shark crusades ». Loan Shark in Chicago, rapport de Earle Eubank
5. Ces villes sont Tacoma (Washington), Birmingham rendu à Louise Osborne, conseillère municipale en
(Alabama), Philadelphie (Pennsylvanie), Cleveland charge du public welfare, novembre 1916.
et Canton (Ohio), Joliet (Illinois) et San Antonio 11. Nous avons récolté des données sur 43 jour-
(Texas). naux ayant activement participé aux « croisades »,
6. Pour un exemple éloquent, voir « A New Form of à partir des annuaires N. W. Ayers & Sons : il s’agit
Slavery, More than 75 000 Railroad Employes Pay exclusivement de titres de presse quotidienne et

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les volumes de tirage sont très hétérogènes, allant 21. Cette expression peut être traduite par « prêts
de 300 000 exemplaires quotidiens pour le Chicago correctifs ».
Tribune à 1 250 exemplaires pour le Galseburg Mail 22. Différentes conférences données par Arthur
(Illinois). Ayers & Sons American Newspaper Annual Ham, lors du congrès national des Charities and
and Directory, Bibliothèque du Congrès, 1912. Corrections en 1910 et 1911 et devant l’American
URL : http://memory.loc.gov/diglib/vols/loc.gdc. Academy of Political and Social Sciences en 1912,
sr.sn91012092/default.html (consulté le 03/01/18). traduisent cet effort d’investissement national. RSF,
Comme l’a montré Soderlund (2013), cette presse 39, New York Files, Ham Files.
connaît un tournant « sensationnaliste » à l’époque,
23. Dauer (1944 : 33). Cela inclut les activités de
témoignant de la diffusion d’un impératif d’objecti-
vité au sein de la profession : produire du scandale, prêt des banques, des unions de crédit, des com-
merçants, departments stores et d’autres créanciers
exposer sans réserve les fraudes et les injustices est
secondaires.
perçu comme une modalité de production d’une
certaine vérité sur le monde social. 24. Les prospectus financiers de la plus grande
entreprise de prêts de petites sommes, la Household
12. Seuls trois syndicats se sont ouvertement
Finance Corporation, mettent ainsi en avant le sou-
mobilisés lors d’une « croisade ». La représentation
tien de la RSF et du droit pour convaincre les futurs
du travail ne prend pas de position officielle sur
investisseurs que leur souci premier est la « protec-
la question de l’endettement des salariés avant le
tion des petits emprunteurs ». RSF, 82 HFC Policy
début des années 1930, la cause principale restant,
1928, Issue of 140 000 shares.
à l’époque, la lutte pour l’établissement d’un salaire
minimum (Rodgers 1998). 25. RSF, 21, 1932 Legislation, « Principal is
Smallest Part Borrower’s Debt », Richmond Register,
13. RSF, 16, LSC Georgia 1903. Rapport du grand
15 février 1932.
jury au juge du tribunal supérieur du comté de
Fulton. 26. RSF, 120, Campaign on loan sharks outlined
steps, Fiorello LaGuardia, « Usury, the Curse of
14. À Atlanta, un tract intitulé « You don’t have to pay
humanity », Brass Tacks, octobre 1932.
the loan shark » est distribué dans différents quar-
tiers populaires de la ville en 1927 par la société 27. Gorman est porte-parole de la Kentucky
d’assistance judiciaire. RSF, 16, LSC 1927. Federation of Labor, branche étatique de l’AFL,
15. Rapport annuel de la Chicago Legal Aid et fut par la suite, de 1942 à 1976, délégué géné-
ral du principal syndicat du secteur de la viande
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aggravated by the ruthless methods of “loan sharks”. »
16. « […] a legalized business designed to cure a great
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industrial evil, not by prohibition, not by penalty, not 29. RSF, 20, Legislation 1934, « The Wage Earners’
by punishment or imprisonment, but by competition », Hazard of Raising a Family in Kentucky is Greater
ibid. (NB : toutes les traductions dans l’article sont than in any other State Due to Methods of Loan
de l’auteur). Sharks », Better Business Bureau de Louisville
(Kentucky), 1932.
17. À Atlanta, cette critique est au cœur du rap-
port rendu par le grand jury au juge du comté en 30. Extrait 1 : « The greater part of this great hazard
1903. RSF, 16, LSC Georgia 1903. Pour une étude to the wage-earner and his family in Kentucky comes
plus générale de la lutte contre les justices de paix from the tremendous toll exacted from the needy wage-
menées par les tenants du réalisme juridique à la earner borrower by loan sharks. [...] Besides this great
même période, voir Willrich (2003). financial loss to the State and the wage earner, is the
18. Pour un exemple canonique des arguments record of human misery and suffering, with broken
propres à ce courant, voir Pound (1912). families and poverty in the wake of these loan sharks’
ruthless methods. » Extrait 2 : « In the evolution of
19. Les BBB ont comme mission première, à American industry, three significant phases—mass
l’époque comme aujourd’hui, de déceler les formes production, mass distribution and mass credit (con-
mensongères de publicité commerciale (Grinnell sumer loans to individuals and wage-earners for the
1931). necessities of life)—have passed through definite stages
20. Atlanta History Center, MSS OS 4 467, pro- of development. The capacity of industry to produce and
cès-verbaux de la chambre de commerce d’Atlanta, to distribute exceeded the capacity of the consumer or
volume I, « Meeting on Loan Sharks », octobre 1903. wage earner, to buy, and mass (consumer) credit became
the means of providing the consumer’s purchasing

72 Simon Bittmann · De l’« usure » en Amérique

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power. All economic activities are founded on consumer Empowering the consumer seemed to many New

VA R I A
purchases. Wage-earners comprise by far the largest and Dealers a way of enhancing the public’s stake in society
most powerful group of consumers. The facts contained and the economy while still preserving the free enter-
herein presented should be seriously considered in fram- prise system ».
ing policies and laws for the protection of Kentucky
37. Eubank, Earle Edward. 1938. « A Case Study of
wage-earners », ibid.
the Effects of Consumer Credit upon the Family »,
31. En gras dans le texte. The Annals of the American Academy of Political and
32. « The situation is now intolerable, and it is obvious Social Science (ci-après AAAPSS), n° 196 : 211-220.
that capitalism is menaced by our cruel and excessive
38. « The chief abuses which still exist within those
mass credit system, which not only causes “overproduc-
tion”, but makes certain “under consumption”. » RSF, communities having legislative protection grow out of
15, Georgia LSC 1934. J. L. R. Boyd, « Humanize the weaknesses to be found within the consumer him-
Credit to Save Capitalism », publication de la self », ibid.
société d’assistance judiciaire d’Atlanta, 1932. 39. Si l’auteur est professeur de sociologie, ses argu-
33. « We must realize that unless conditions are ments mobilisent ici un vocable et des concepts
improved and a decent existence is provided to our peo- répandus chez les économistes de l’époque.
ple, we will go down as a nation. » RSF, 21, Kentucky 40. Cover, John. 1938. « Consumer Credit and
LSC 1933. « Magazine Article “Blood Money in Individual Bankruptcy », AAAPSS, n° 196 : 86-92.
Kentucky” Echoes Post Campaign », Louisville
Herald Post, 29 novembre 1933. 41. Yntema, Theodore. 1938. « The Market for
Consumer Credit: a Case in “Imperfect Competition”»,
34. RSF, 21, Kentucky LSC 1933. Isaac Don
Levine, « Blood Money in Kentucky », Today, AAAPSS, n° 196 : 79-85.
septembre 1932. 42. Lemercier et Zalc (2012 : 991) ont déjà souligné
35. « The blight of usury in Kentucky is a fungus of the que le New Deal ne produit qu’une reconfiguration
industrial era, just as consumer credit is a phenomenon lente du système de crédit aux États-Unis.
of the new age. » 43. Nugent, Rolf. 1938. « The Changing Philosophy
36. « […] to resuscitate a severely damaged economy of Small Loan Regulation », AAAPSS, n° 196 :
without jettisoning the basic tenets of capitalism. 205-210.
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