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ISBN

epub : 979-10-252-0498-6
En couverture : © iStockphoto
Couverture : Élodie Campo
Mise en page : Julie Bloemhof
© Les Éditions François Bourin, 2020
Tous droits réservés
Les Éditions François Bourin
21, rue Trousseau 75011 Paris
www.bourin-editeur.fr
Adeline Fleury

Ida n’existe pas


« J’ai vécu la grossesse comme l’irruption de la nature animale derrière le
masque fragile de l’humanité. »
Elena Ferrante, Chroniques du hasard
Ce roman est librement inspiré d’une histoire vraie.
Ida n’existe pas. Ida n’a jamais existé. Ni dans mon corps, ni dans mon esprit.
Ida est un fantôme. Elle me hante jour et nuit. Ida est là. Je voudrais qu’elle soit
morte. Je voudrais qu’elle vive, longtemps. Je voudrais qu’elle crève,
brutalement. Ou bien qu’elle endure les souffrances de l’existence. La vie ou ce
lent suicide annoncé. Je voudrais qu’elle devienne une petite fille épanouie dont
on prend trop vite l’innocence. Qu’elle vive pleinement la féminité jusque dans
sa déchéance. Qu’elle perde du sang, beaucoup, qu’elle éprouve la douleur
menstruelle, les pointes de couteau perforant des heures durant ses ovaires
boursouflés. Qu’elle enfante à son tour dans la douleur, qu’elle hurle sa joie et
son désarroi d’être mère. Je voudrais qu’elle connaisse l’amour fou qui
transporte et anéantit. Que sa beauté exulte, triomphante, qu’elle s’assèche,
pathétique. Que les rides creusent son visage, que le temps malmène son corps,
qu’elle panique face à cette machine implacable d’anéantissement de la chair.
Ida ne pourra rien contre cela. Ida est si faible. Ida est une incapable. Ida ne
sert à rien. Ida est une femme.
0

La mer est grise, lointaine. Un chien jaune déboule de la digue. Les oyats
penchent solitaires, le vent n’est plus qu’un souvenir nocturne. La dune est
sereine, silencieuse. La colonie de veaux marins se prélasse immobile, à peine
quelques bêlements et grognements sont perceptibles. Le jour se lève paresseux.
Le père Mahut traîne sa patte folle sur la grève. Il a de plus en plus de mal à
remonter avec son filet. Pourtant, ce n’est plus ce que c’était la pêche. La
crevette se fait rare. Il y va encore tous les jours. À son âge, il ne va pas changer
ses habitudes. Et puis, avec la retraite, il a le temps.
Même si, physiquement, ce n’est plus comme avant. Que le contact de l’eau
gelée réveille ses engelures, que le sel gerce encore plus les crevasses de ses
paluches. Qu’importe, il aime trop ça la grève, ça lave le cerveau les embruns. Il
ne pense à rien. C’est le moment qu’il préfère. La plage au petit matin. Seul.
Le vieux pêcheur aperçoit quelque chose d’étrange au loin, derrière la
barrière de varech. Une masse noire. Ce n’est pas un cormoran, ni un jeune
phoque égaré. C’est bien plus ramassé, on dirait une boule. Il faut aller voir. Le
père Mahut approche, poussé par la curiosité. La boule prend peu à peu forme. À
moins de trois mètres de la chose, le vieux a compris. Mais il ne veut pas
admettre la vérité. Ce n’est pas possible un truc pareil. Il se gratte la moustache.
Il fait ça quand il est nerveux. Il doit avoir la berlue, les deux heures de pêche
n’ont pas suffi à évacuer le trop plein de bière descendu la veille avec les copains
de L’Imprévu. Ou alors la chose est endormie. Il faut espérer que la chose soit
endormie. Le père Mahut se tient au-dessus de la boule. Il n’ose pas y toucher.
Ça pourrait mordre, oui, ce serait bien que ça puisse mordre. Il faut cependant
s’assurer que la boule noire est encore en vie. Le père Mahut la secoue
légèrement avec le manche de son filet de pêche. Aucune réaction. Le vieil
homme se résout à affronter la réalité. Ses mains tremblent. Il retourne la masse.
Il découvre ce qu’il pressentait. Il trouve cela terriblement beau. Il s’en veut de
penser ça.
Le visage ensablé d’un bébé.
1

Elle dort. Je ne peux m’empêcher de la regarder dormir. Elle dort si


profondément qu’elle ressemble à une morte. Je pose mes mains sur son petit
torse, il se bombe sous la pression. Sa respiration est à peine perceptible.
J’approche mon oreille de sa bouche, il s’en échappe un souffle léger, inodore. Je
pourrais appuyer fort sur sa poitrine pour voir ce que cela fait. Elle n’aurait
même pas mal, elle pourrait partir comme ça, dans son sommeil. J’ai ce pouvoir
de vie et de mort sur elle. C’est ma fille. Elle est à moi. Un morceau de moi, le
prolongement de mon corps, un rejeton. C’est effrayant comme je l’aime. Ce
petit bout de chair que j’ai envie tour à tour d’embrasser, de caresser, de serrer,
de tordre, de pincer, de mordre. Je n’ai jamais connu pareil amour. C’est
vertigineux. Personne ne nous prépare à ça, à accueillir à temps plein un
supplément de soi dans son quotidien. Il est déjà difficile de se supporter soi-
même alors comment accepter une petite chose qui sort de son propre corps ?
Depuis qu’elle est entrée dans ma vie, je l’adore autant que je la déteste. Je
reste collée à elle, et je sais que je pourrais m’enfuir sur un coup de tête, la
laisser seule, démunie. L’idée qu’elle ne soit rien sans moi me plaît. Je pourrais
fuir et ne plus jamais me retourner. Je pourrais avoir une autre vie. Je pourrais
être libre. Elle est pourtant ma reine, adorable tyran. Un monarque absolu qui par
sa simple présence m’asservit.
Je passe de longues minutes à l’observer dormir. C’est troublant un bébé qui
dort. Ce petit corps qui s’en remet entièrement à vous, qui s’abandonne comme
ça, parce qu’il sent une présence maternelle toute proche, bienveillante. Une
maman ça ne veut forcément que du bien. Quand je regarde l’enfant dormir, je
me confronte à mes pires pensées. L’âme humaine est tortueuse. Je me découvre
des idées inavouables. Je suis tout à la fois. Je suis mère débordante d’amour et
meurtrière en puissance. Chaque femme a cette dualité en elle. Celles qui le
nient se mentent à elles-mêmes. Maman aux petits soins, douce, câline. Je ne
lâche pas mon bébé un seul instant. Je réponds au moindre de ses désirs
primitifs, manger, dormir, lutter contre la douleur. C’est très instinctif tout ça. Je
me sens lionne, capable de porter mon petit dans la gueule, de le secouer pour
qu’il s’aguerrisse un peu, de rugir quand on s’approche trop de lui. Je porte des
coups de griffe à qui veut s’en prendre à mon bébé.
Dors mon lionceau, dors mon petit ange. Mon cœur est prêt à exploser. Ça
cogne à l’intérieur. Ça fait mal pareil amour, c’est violent. Quand je regarde mon
bébé dormir, je me sens sale. On ne peut pas vouloir de mal à la personne qu’on
chérit le plus au monde.
Je veux tes yeux, je veux tes jolis yeux, je veux ta bouche, je veux manger ta
bouche toute mignonne. Je veux ton cœur, je veux dévorer ton cœur.
N’aie crainte ma chérie, dors mon petit ange, ta maman lionne est là,
toujours.
C’est fascinant le visage d’un bébé endormi.
2

Ida me fixe longuement. Des heures durant. Elle n’est bonne qu’à ça Ida. Elle
m’observe, me scrute, me dévisage. Elle passe au crible chaque parcelle de mon
corps. Elle ne manque aucun de mes gestes. Parfois elle a l’air grave, parfois elle
esquisse un sourire. Je ne sais pas ce qu’elle se dit. Qu’elle m’adore, qu’elle me
déteste. Elle pense peut-être que je suis Dieu. Elle a raison. Elle me doit tout.
Elle me vénère. Je la berce, je la nourris, je la baigne. Ida est dans son parc. Elle
joue à fracasser sa peluche licorne contre les barreaux. Elle émet des petits cris
de contentement. Elle s’acharne contre le jouet. C’est cruel un enfant. Elle est
fière d’elle. Elle cherche à attirer mon attention. Elle m’agace. Je dois avancer.
Je dois finir de corriger ce texte médiocre. Je n’en peux plus de ce boulot
alimentaire. Cinq ans comme correctrice pour une maison d’édition spécialisée
dans le roman à l’eau de rose. Toujours les mêmes histoires de jeunes femmes
transies d’amour pour des hommes puissants, en tout. Toujours le même
scénario, la même structure. À force, je pourrais les écrire. Je ne peux tout de
même pas m’abaisser à cela. Je suis thésarde en littérature comparée et
philosophie. Au quotidien, cela ne sert à rien la littérature comparée. Et une
thèse, c’est juste bon à flatter l’ego. J’aimerais bien travailler sur des polars.
Passer du rose au noir. J’ai rarement des pensées roses. J’ai une fascination pour
le mal. C’est terriblement ennuyeux le bien. Je déteste la mignonnerie. Pourtant
nous vivons dans une société régie par le diktat de la mignonnerie. La tyrannie
de la consolation. Nous passons notre temps à rechercher des doudous. À
regarder des vidéos de chatons, de pandas ou de chiens miniatures. Des animaux
consolatoires. Moi j’ai Ida.
Elle a raison Ida de maltraiter sa licorne. C’est mièvre une licorne. J’aime
penser que les licornes sont malfaisantes. Des créatures démoniaques.
Ida se dresse sur ses petites jambes potelées, secoue les barreaux du parc, elle
veut sortir. Ida marche depuis trois mois déjà, elle est précoce. Elle dit quelques
mots. « Mama », « faim », « bébé », « bleu ». Elle ne dit jamais « papa ». Elle
grogne d’impatience. Elle tente de chevaucher le parc. Bientôt elle arrivera à se
libérer toute seule. Elle grogne de plus belle. Elle réclame le sein. Je déteste ce
moment. Ida est goulue. Elle me suce, elle me vide, elle vole une partie de mon
être à chaque fois qu’elle tète. Je déteste ce moment. Quinze mois que je lui
donne le sein, c’est long. Je pourrais arrêter. Quelque chose m’en empêche. Une
attraction répulsion. Tout me dégoute dans le fait d’allaiter. Les lèvres humides
d’Ida contre mon mamelon craquelé, les petits bruits de succion, les
régurgitations répétées, le reliquat de lait sur mes vêtements. Je trouve ça
répugnant.
Pourtant, quand elle a fini de téter, elle arrive à m’attendrir. Quand elle a
terminé, qu’elle détourne la bouche de mon sein, Ida, apaisée, me dévisage,
longuement. Nos yeux se rencontrent, se reconnaissent. C’est trop beau pour être
vrai. Entre nous il n’y a pas la parole, juste le toucher et la vue. Une
communication animale, faite d’échanges de fluides, sueur, lait, larmes. Deux
corps complémentaires, unis par une dépendance. Je suis sa mère nourricière.
Elle est tributaire de ma bonne santé, de ce que je mange, de ce que je bois. Je
pourrais l’empoisonner avec mon lait.
Là d’où je viens, un enfant plein du lait maternel c’est riche comme la chair
d’un poisson. Ida est un poisson. Viens Ida mon petit poisson que je te nourrisse
! Ida n’en peut plus. Elle s’agite comme une démente, elle bave, elle va se mettre
à râler. Ça y est, elle pleure. Des larmes rauques. On dirait un tigre qui se
lamente. Elle devient toute rouge. Elle est affamée. Viens Ida, viens me bousiller
le sein.
Je la sors du parc. Je l’embrasse sur le front. Elle est en nage. C’est fou
comme la sueur d’un bébé peut être âcre. Je n’aime pas son odeur. Elle sent un
peu Alfonse. Je n’ai jamais aimé la peau d’Alfonse. La peau d’Alfonse est
flasque. Ce n’est pas une question d’âge. La peau d’Alfonse a toujours été
flasque. Je n’aime plus Alfonse. J’aime Alfonse par défaut, faute de mieux. Je
n’ai jamais vraiment supporté qu’Alfonse me touche. Quand nous faisons l’acte,
je reste immobile sous le poids lourd de son corps de vieux. J’attends que ça se
passe. Je ne pensais pas que le sperme d’Alfonse pouvait être fécond. À trois
reprises, il m’a mise enceinte. Les deux premières fois, il n’en a rien su. Fausse
couche, puis avortement. Par voie médicamenteuse. Des contractions longues,
atroces, à me tordre de douleur. J’ai vraiment eu l’impression de tuer quelqu’un,
puis d’accoucher d’un mort. Mon corps marqué au fer rouge. Mon corps marqué
par la honte. De ne pas avoir pu. Une femme-enfant ne peut pas porter la vie.
Une femme-enfant ne peut pas être mère. La mienne de mère a enchaîné les
grossesses à la chaîne, ma mère est une sorte de Taylor de la maternité. Elle
enfante, sans amour. C’est mécanique. Mes sœurs, elles ressemblent à ma mère.
Elles ont la peau noire, comme elle. Moi je suis mulâtre, j’ai la peau presque
aussi blanche que mon père. Pourtant je suis la plus africaine de la famille. Je vis
en France mais je danse l’Afrique, je mange l’Afrique, je lis l’Afrique. Alfonse
dit que je suis sa « Zoulou blanche ». Alfonse, il a été séduit par ma façon de
danser. À l’époque, je n’avais pas encore coupé mes dreadlocks, des dreads
blondes comme les blés que j’agitais démente au milieu du salon de l’amie de la
tante Angèle. Je ne vois plus Angèle. Elle ne sait même pas qu’Ida existe. Quand
je danse, j’entre tout de suite en transe. C’est le seul moment où je me sens en
accord avec mon corps. Je sors totalement de moi-même. Là d’où je viens, les
femmes s’adonnent à des danses totalement obscènes. À l’abri du regard des
hommes. Lors d’un cérémonial d’initiation, j’ai vu ma mère et ses sœurs mimer
par la danse des scènes de coït, secouant le bassin de bas en haut comme des
chiennes, se frottant les unes aux autres, poussant des cris de bêtes en rut, des
râles outrés de plaisir singé, expiant toute la tension sexuelle contenue au
quotidien. Le reste du temps, mon corps est sous anesthésie générale. Seulement
Ida arrive parfois à déclencher quelque chose en moi, une vague de tendresse, un
besoin soudain de câlins. De la serrer contre moi, malgré son odeur, malgré la
peur du contact de sa peau. Dans ces rares moments, je sens la puissance de la
douceur sur les corps souffrants.
Ma tante : « Tiens-toi, ça ne se fait pas de danser comme ça ! Tiens-toi, tu as
le diable au corps ! Tiens-toi, tiens un peu ta chatte ! Une jeune femme doit
savoir tenir sa chatte ! »
Alfonse a fait de moi sa « Zoulou blanche ».
Je n’ai pas eu mon mot à dire. Il a voulu réaliser des sculptures de mon corps.
Je recherchais quelqu’un avec qui je n’avais aucun risque d’engagement, avec
qui il ne me viendrait pas à l’idée de fonder une famille. Alfonse tombait à pic. Il
avait déjà eu une vie, un enfant et tout ce qui va avec d’ennuis.
Pendant des semaines, il m’a enfermée dans son atelier. J’étais sa muse, sa
captive consentante. Des heures durant je me tenais nue et immobile devant lui.
Il me sculptait, encore et encore. Toujours la même œuvre. Mon buste, mes
seins, mon ventre, la naissance de mon sexe. Mon buste en argile. Mon buste en
glaise. Mon buste en plâtre. Mon buste mutilé. Je n’ai jamais aimé son travail,
mais j’adorais poser pour lui. J’éprouvais de la jouissance. Je mouillais lorsqu’il
me fixait pendant des heures. J’étais le centre de son monde. J’étais sa
prisonnière. Il me possédait. Sans me toucher. Ça m’allait très bien. Je déteste la
peau d’Alfonse. Ida sent la peau d’Alfonse. Ida pue la peau d’Alfonse. J’ai beau
la laver, frotter énergiquement sa fine peau de bébé, jusqu’à la rosir, Ida pue son
père. Alfonse me dégoûte. Ida me dégoûte. J’aime Ida. Je l’étoufferais sous mes
baisers, si je pouvais. L’amour maternel est effrayant. Je ne sais pas très bien
faire. Alors je reste les bras ballants. Parfois je pense que je suis une mère
fantôme. Je ne sais pas dire « je t’aime » à Ida. Je n’ai jamais dit « je t’aime ».
On ne m’a jamais dit « je t’aime ». On m’a dit « tu es bonne », on m’a dit « je
veux te baiser », on m’a dit « petite traînée », puis on a laissé mon corps dans la
vase. Ida n’y est pour rien. Ida est repue. Du lait coule sur ma poitrine. J’ai envie
de vomir.
3

Ida respire fort dans son sommeil. Je n’arrive pas à dormir. C’est à cause des
araignées tégénaires, je les nomme les TGNR. Ces araignées domestiques sont
énormes, partout, elles surgissent dans l’atelier. Elles me font peur. Mais il faut
que je sois là pour les éliminer, les unes après les autres. J’ai repéré leurs œufs
aussi, dans les coins de la mezzanine. J’ai pour mission d’empêcher leur
prolifération. C’est comme les gros papillons de nuit. Il y en a moins ces
dernières semaines. Mais ils sont gigantesques, ils éclosent un peu partout et je
les vois tournoyer durant mes insomnies. La maison est infestée. Alfonse dit que
tout ça c’est dans ma tête, que je n’en suis pas à une hallucination près. Qu’avant
il y a eu les cafards, les moucherons, les chauves-souris dans la cour. Je les
entends encore les rires des chauves-souris.
Alfonse est en voyage. Il rentre demain matin. J’aurai juste le temps de lui
demander de nous accompagner à l’arrêt de bus. Il faut que nous prenions le
train demain après-midi. Ida et moi nous avons besoin de prendre l’air. De
respirer, d’aller voir la mer. Ida n’a jamais vu la mer, moi ça fait des années.
J’étouffe dans cet atelier. Ici, je n’ai que la grille fermée du jardin en friche pour
horizon.
La mer nous appelle. Comme une force irrésistible. Alfonse n’aura pas son
mot à dire. Alfonse n’est pas mon père, malgré ses trente ans de plus que moi.
Trop longtemps qu’il me traite comme une petite fille fragile. Il dit que c’est à
cause de mes crises. Il m’appelle ou m’envoie des messages pour que je n’oublie
pas de prendre mes médicaments. Même quand il est avec ses maîtresses, il
pense à mes médicaments. Il me faut ma dose, « pour me stabiliser ». J’ai les
humeurs changeantes. Je ris parfois des heures comme une folle, j’ai des
bouffées de chaleur, des pulsions d’amour, j’enlace Ida, je tournoie avec elle,
nous dansons comme des sorcières autour du feu ; puis je passe des jours entiers
silencieux, le regard dans le vide. Alors je m’occupe d’Ida de manière
mécanique, j’enchaîne les gestes de la maternité comme un robot, vide
d’émotions.
Ce soir, je n’arrive pas à me calmer. J’ai le cerveau en surchauffe. Les images
défilent. La boue. Les voix dans la mangrove. Le rire des femmes. Les tantes.
Les vieilles tantes.
« Laissez-la maintenant, elle n’est pas l’enfant-poisson. C’est fini pour elle.
Mami Wata ne voudra jamais d’elle. » Elles disent. Les images défilent.
Je marche en haillons et pieds nus dans les marécages. Le cadavre d’un rat
musqué au milieu du sentier. Le serpent jaune en pleine mue. Le caméléon de
mauvais augure creusant le sable.
Le déclin du jour. La lune de plus en plus enflée alors que la nuit tarde à
déployer son lot de créatures maléfiques, de cris d’animaux invisibles,
d’hommes léopards prêts à bondir, de nymphes jalouses et cruelles, de chauves-
souris vampires. L’estuaire en est infesté. Les fourmis noires empestent, elles
irritent mes pieds pleins de poussière. Mon pays a des odeurs paradoxales. Des
effluves humides et de vase séchée. La sueur, la promiscuité des corps. Un
parfum qui me colle à la peau des années après. Je viens du marécage.
Je vois la ville au loin. Il va falloir que je passe le pont. Mais avant je dois
aller là où il est interdit d’aller. Les maladies, la tuberculose, les chevreaux
décharnés. Dans la moiteur pestilentielle, je traverse, terrorisée, le bidonville.
J’ai la tête basse. Je traîne les pieds. J’ai mal entre mes cuisses. Mon sexe me
brûle. Je me consume de l’intérieur. Ça sent le poisson pourri. Des gosses me
montrent du doigt. Le rire des enfants insouciants dans la misère. Je préférerais
être des leurs. Je n’ai jamais connu l’insouciance. Je marche longtemps comme
ça. Personne ne m’arrête. On me prend pour une gosse des rues. Je suis sale.
Là, dans mon lit de Vincennes, tout me revient par saccades. Je suis allongée
sur le dos. Je fixe le plafond. Ma mâchoire se bloque. Mes membres se
tétanisent. J’entends les bruits dans ma tête, un sifflement dans les oreilles. Les
murs tremblent. Ça recommence. Le plafond descend lentement. Un jour, il
finira par m’écraser. C’est pour ça, il faut que je parte. Il faut que je libère Ida.
Mami Wata, elle voudra certainement d’Ida. Ida est toute petite. Moi, j’étais trop
grande pour être l’enfant-poisson. Moi, j’étais la honte de la famille. J’étais trop
tout. Trop grande, trop gesticulante, trop précoce, incapable de fixer mon
attention à l’école. J’emmagasinais les connaissances très vite, ça rentrait tout
seul dans ma caboche. J’étais une enfant-zèbre. Quand mon père est rentré à la
maison avec les résultats du test psychologique, tout le monde s’attendait à ce
qu’on me diagnostique une maladie mentale. Mes tantes : « Elle a la tête en
surchauffe. » Ma mère : « Elle a la tête bancale. » Non, je n’avais pas la tête
bancale, j’avais 150 de quotient intellectuel. J’avais le cerveau zébré. J’étais trop
intelligente. Mes sœurs, elles en crevaient de jalousie les pestes. On ne sait pas
bien faire avec les « enfants-zèbres ». On m’a isolée. Mon père diplomate, il
avait des connaissances, et de l’argent. Il a engagé un précepteur, je n’allais plus
à l’école, je ne côtoyais pas d’autres enfants. Je n’ai jamais eu d’activités de
groupe, je n’ai jamais fait partie d’une bande.
Il y avait mes sœurs. Mais elles ne jouaient pas avec moi. Pour elles, j’étais
suspecte.
Mes sœurs : « Les zèbres, c’est bon à mettre dans un zoo. »
Moi : « Non, les zèbres ont soif de liberté. Vous ne comprenez rien ! »
Je m’enfermais dans ma chambre. J’attendais le précepteur, l’Homme de la
connaissance. L’Homme de la connaissance, il me comprenait. L’Homme de la
connaissance, il me trouvait intéressante. L’Homme de la connaissance, il me
trouvait belle.
L’Homme de la connaissance : « Tu as une crinière d’ange. »
L’Homme de la connaissance, il me caressait les cheveux, souvent.
J’entends l’orage. Il gronde fort dans la maison. Je ferme les yeux, je compte
« un, deux, trois » entre les éclairs. Comme lorsque j’étais petite fille. Mes dents
claquent. Alfonse dit toujours que ce n’est pas vrai, que la pluie ne tombe pas
dans l’atelier, que tout ça c’est dans ma tête. Que je souffre d’hallucinations.
Cette maison est maudite.
J’ai froid. Je me lève. Il faut que je boive de l’eau. Beaucoup d’eau. J’ai froid
mais j’ai atrocement soif. Je passe devant le lit d’Ida. J’ai de la bave au coin des
lèvres. Le couloir tangue. Je dois longer le mur pour ne pas tomber. J’allume la
lumière de la salle de bain. La pièce a rétréci. Je dois me contorsionner pour ne
pas me coincer la tête. La pièce va se refermer sur moi. J’ouvre le robinet un peu
trop fort. Un jet d’eau glacée m’éclabousse. Je reprends mes esprits. Je suis face
au miroir. J’ai les lèvres en sang, les gencives enflées. Je sursaute, Alfonse est
derrière moi, il me serre fort dans ses bras. Il saisit un gant de toilette humide,
me le passe sur le front puis dans le cou. « Ça va aller, je suis là. » Alfonse
devait rentrer demain matin. Il a pris un train plus tôt, il dit.
Il me prend par la main, m’entraîne dans la chambre d’Ida. Nous restons tous
les deux hagards, enlacés, debout au-dessus du berceau. Ida est sur le dos,
éveillée, les yeux écarquillés.
4

Je me suis réveillée tôt ce matin. Alfonse dort, paisible. Alfonse dit que je suis
masochiste. Parfois, il me ligotait lorsque je posais nue pour lui. Tout cela me
manque. Il serrait ma peau à l’aide de liens, jusqu’au sang, et représentait mon
corps supplicié en sculpture. Il appelait cette série Femme tordue par le désir.
J’avais mal, souvent très mal. Mais il m’est arrivé de jouir très fort sous la
pression des liens coupants sur ma peau. Je déteste ma peau. Je n’ai même pas
été fichue d’être noire en Afrique, ni blanche en Europe. Je suis à demi blanche,
je suis à demi noire. Certains là-bas me prenaient pour ce que je n’étais pas, une
albinos. Au pays, les albinos sont persécutés, parfois même lynchés, mutilés,
battus à mort et découpés à la machette. Leurs membres et leurs os sont vendus à
prix d’or. Les albinos sont considérés comme des fantômes qui ne peuvent
mourir, ou des êtres dégénérés porteurs d’une malédiction. Dans les villages
reculés, les guérisseurs, sorciers et autres marabouts prescrivent pour tous les
maux, allant de la vache tarie à l’épouse abstinente, frigide ou inféconde, des
infusions de racines, du sang d’animal mêlés à des os pillés d’enfants atteints
d’albinisme. Les jumeaux albinos sont souvent mis à mort dès leur naissance, et
c’est avec leurs cadavres grillés que l’on préparait l’argile spéciale pour se
grimer durant les rites initiatiques.
« Une noire blanche, ce n’est pas normal », répétaient mes tantes. Mes sœurs,
elles, elles étaient bien comme il faut. Noires, cheveux crépus, elles avaient tout
pris de notre mère. Chez les couples métisses, la carnation noire prend le pas sur
la blanche, je ne sais pas pourquoi j’ai hérité de la couleur de peau de mon père.
Je suis une incongruité. Seul l’Homme de la connaissance aimait ça. Il disait : «
Je veux boire ta peau de lait. »
La maternité m’a encore plus coupée du monde. Je n’arrive pas à être mère en
société. J’y arrive à peine lorsque je suis à la maison. Je ne veux pas offrir ce
triste spectacle lorsque je suis en public, moi et ma maternité balbutiante. Quand
je marche dans la rue avec Ida dans la poussette, je sens les regards sur moi.
J’entends les murmures. « Elle n’y arrive pas. » « C’est une mauvaise mère. » «
Elle ne sait pas comment y faire. » Je les entends penser. Ils passent leur temps à
dénigrer. Les gens n’ont que ça à faire. J’évite de sortir dans le quartier.
Heureusement, il y a le bois pour respirer. C’est vaste le bois. Mais il faut faire
attention aux chiens. Je me méfie des chiens. Les chiens sont des lâches, ils
attaquent par derrière. Ils s’en prennent aux chevilles. Au bois, c’est le grand
défouloir. Ils libèrent toute leur agressivité contenue dans leur petite vie
d’appartement. Il faut faire attention aux chiens. Les tantes me l’ont toujours dit.
Ida aime la balade au bois. Elle gazouille dans la poussette, elle désigne les
arbres, les feuillages, le lac, les oiseaux et les canards de ses petits doigts potelés.
C’est fou comme elle a les mains trapues pour un bébé de quinze mois. Je ne
trouve pas ça très beau. Ida n’est pas très belle. Ida est bizarre. Comme moi. Elle
a des yeux immenses, toujours interrogateurs, des billes noires disproportionnées
par rapport à son tout petit visage. Alfonse dit qu’elle fera des ravages plus tard
avec un regard pareil. Moi je trouve ça angoissant. Elle a les yeux démesurés des
personnages de manga. Depuis quelque temps, j’ai l’impression qu’Ida me juge.
Qu’elle désapprouve mes maladresses lorsque je casse une assiette en faisant la
vaisselle, que je jette malencontreusement une petite cuillère dans la poubelle ou
que j’attache de travers les pressions de son body. Ida sait déjà que je ne serai
jamais à la hauteur, elle a de trop grandes attentes. Je ne pourrai pas les honorer.
Quand elle balbutie « mama », je ne réagis pas. Je n’arrive pas à me sentir
concernée. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai prononcé le mot «
maman ». L’ai-je déjà vraiment prononcé ? Ma mère ne me caressait jamais les
cheveux, ma mère disait que ça portait malheur des cheveux blonds comme ça,
j’avais une gueule d’ange mais pour elle j’étais un démon. Je me force à caresser
les cheveux d’Ida, pour voir ce que ça fait. C’est doux les cheveux de bébé. Je ne
me suis jamais sentie la fille de quelqu’un, comment puis-je me sentir mère ?
Accoucher fait-il d’une femme une mère ?
Je ne crois pas.
Être mère n’est pas qu’une affaire de corps. Alfonse dit qu’il faut toute une
vie pour devenir parent. Il sait de quoi il parle Alfonse. Il a un grand fils. Je ne le
connais pas. Il a presque mon âge. Nous aurions pu être amis. Je crois
qu’Alfonse a peur que nous devenions amants. Icare ressemble beaucoup à son
père. Je l’ai vu en photo. Je répète à Alfonse que les hommes de mon âge ne
m’intéressent pas. Les hommes ne m’intéressent pas. Ces dernières semaines,
avec Alfonse, ça ne va pas. On se parle peu. Il passe son temps à l’atelier ou en
déplacements en province pour démarcher les galeries. Alfonse me trompe.
Alfonse a des maîtresses. Jeunes. Plus jeunes que moi encore. J’ai passé la date
de péremption. Alfonse n’aime pas le vieillissement des femmes. La mère
d’Icare en a fait les frais avant. Le vieillissement d’une femme le renvoie à sa
propre déchéance. Alfonse ne supporte pas de vieillir. Malgré la calvitie, malgré
le ventre flasque, l’affaissement de ses couilles, Alfonse ne veut pas se rendre à
l’évidence : il est vieux et moche. Il est vieux et moche et il me reproche de me
laisser aller. De ne plus m’apprêter, de ne plus me maquiller. Je ne vois pas
pourquoi je devrais faire un effort pour un vieux dégueulasse qui se délaisse. Et
comme je n’ai personne d’autre à voir qu’Ida et le clavier de mon ordinateur, à
quoi bon faire des efforts. J’ai trente-sept ans et ma féminité est un non-sens.
La semaine dernière, nous avons eu une dispute avec Alfonse. Violente. Cela
ne nous arrive jamais. Ou plutôt, d’habitude, je laisse Alfonse crier. Il dit : « Ta
beauté s’est fanée. » Il dit : « Tes seins s’affaissent. » Il dit : « Ta peau n’est plus
ferme. » Il dit : « Tu n’es bonne à rien. » Il dit aussi : « Tu ne sais même plus
cuisiner. » Il dit : « Quelle image tu donnes de toi à ta fille. » D’habitude, je
laisse dire. Je colle mes mains sur mes oreilles, comme je le faisais enfant quand
mes tantes me médisaient. Je baisse les yeux et j’attends que ça passe. Cette fois,
je ne me suis pas laissé faire. J’ai dit : « Et toi, tu ne vois pas que tes couilles
elles pendent ! » Alfonse, il a quitté la pièce. Il a fait sa valise et il est parti dans
le Sud pour préparer une expo. Il prépare souvent des expos dans le Sud. Il veut
faire une série de sculptures de moi et d’Ida. Maternité contrariée qu’il
l’appellerait.
5

Ida chouine. Elle vient de se réveiller. Ida réclame directement le sein. Je


m’exécute. Je ne veux pas la frustrer. Aujourd’hui, je veux la gâter. Aujourd’hui,
c’est fête. Nous partons en voyage. Ida se jette vorace sur le téton, enfonce sa
tête bien profond dans le mamelon. Elle vide un sein, puis l’autre. Elle ne prend
pas son temps, la goulue. Je ne sens rien de ce peau-à-peau. Je m’exécute. Voilà
tout. Je ne lui offre aucun mot doux. Pourtant en moi, ça tape. Les mots
martèlent « ma chérie, mon amour, ma chair ». Les mots martèlent « mon
adorable petit monstre, ma croix, ma plaie à vif ». Alfonse passe devant nous.
Sans un bonjour. Sans un geste tendre, ni envers moi, ni envers Ida. Comme moi,
Alfonse il ne voulait pas vraiment d’Ida. Depuis qu’elle est là, il fait avec.
Parfois, il la prend dans ses bras.
Je me suis rendu compte très tard que j’étais enceinte. Le cinquième mois
était bien entamé. J’ai toujours eu des règles très irrégulières. Après mes deux
premières grossesses avortées, je n’ai plus eu aucun saignement. Mes seins
avaient gonflé démesurément alors j’ai fait un test. À aucun moment je ne me
suis fait suivre pendant la grossesse, c’est trop intime une chose pareille. Cela ne
regarde personne. Je ne comprends pas ces femmes à la maternité flamboyante,
qui clament à la face du monde que « c’est le plus beau moment de leur vie ».
Elles portent leur grossesse en étendard de leur féminité et de leur bonheur
conjugués. Elles passent leur temps, sourire béat, à caresser leur ventre de
baleine. C’est laid un ventre de femme enceinte. Je n’ai dit à personne que j’étais
enceinte. Sauf à Alfonse, lorsqu’un soir du sixième mois il m’a vue nue dans la
salle de bain.
Alfonse : « Tu as pris pas mal de poids… »
Moi : « Je suis pleine. »
Alfonse : « Les juments sont pleines, toi tu es enceinte. »
Il m’a embrassée sur le front. Comme l’Homme de la connaissance le faisait
quand j’avais onze ans.
Alfonse : « Tu es heureuse ? »
Moi : « Je n’en sais rien. Je vis une maternité muette. »
Alfonse : « Alors, tais-toi. »
Ida finit de téter, Alfonse se fait un café. Je dois la baigner. Il faut qu’elle soit
propre et belle pour le voyage. Purifiée. Ida adore ça l’eau. Ça tombe bien. Je la
dépose dans son parc. Elle s’allonge à plat ventre. Elle réclame son massage.
Souvent, je masse Ida. Je ne sens rien au bout des doigts. Elle aime que je lui
masse la nuque surtout, alors elle ronronne comme un petit chat. Je la masse
pendant cinq bonnes minutes. Elle se retourne, se redresse et recommence son
cirque avec sa licorne démoniaque. Je fais couler l’eau du bain. Elle
s’impatiente. Rien ne va assez vite pour Ida. Ida dévore la vie comme elle me
dévore. Elle me bouffe. Avant elle, je n’étais déjà pas grand-chose. Depuis elle,
je ne suis plus rien. Juste un pantin qui effectue des gestes répétitifs. Mais
aujourd’hui, je suis déterminée, tous mes actes sont portés vers un but. Aller au
bout du voyage. Aujourd’hui, je vais me faire jolie aussi. Pour elle, pour nous,
pour ce que nous allons accomplir ensemble. Une mère et une fille partent en
voyage pour se libérer du reste, pour s’affranchir du quotidien, pour enfin se
trouver.
Au bout du voyage, Ida existera vraiment. Pour moi et pour la société.
Jusqu’à présent Ida n’a pas d’identité. Jusqu’à présent Ida n’a aucune existence
légale. J’ai menti à Alfonse, j’ai menti à la société. J’ai gardé Ida pour moi toute
seule. Ida est à moi. Alors, j’ai fait en sorte qu’elle n’existe pas. Alfonse a douté
de sa paternité, ça m’arrangeait bien. Je ne voulais pas qu’il soit le père. Ida n’a
pas besoin de père. J’ai accouché toute seule. Pendant l’un de ses voyages. J’ai
accouché toute seule. Le soir des violentes contractions, j’ai su que c’était le
moment. Le soir des violentes contractions, j’ai pensé à l’Homme de la
connaissance, à ses mains puissantes sur mes cuisses de fillette précoce en tout, à
ses doigts sur mes lèvres du bas, à ses caresses apaisantes dans mes cheveux. Le
soir des violentes contractions, j’ai senti de nouveau la sensation âpre de sa
semence mêlée à la boue de ma punition sur ma peau. Parce que j’avais pêché je
n’aurais pas le droit de devenir un enfant-poisson. Parce que j’avais tenté
l’adulte Mami Wata m’a rejetée dans la boue grise du marécage. C’était de ma
faute. Pas celle de l’Homme de la connaissance. Mon père n’a pas su me
protéger. Il fallait punir l’enfant-zèbre. Le soir des violentes contractions, tout
cela a rejailli, me donnant une incroyable force. J’ai stérilisé des ciseaux, préparé
des serviettes, un plaid, des couches, un grand bac en plastique pour recueillir le
sang et le placenta. Je me suis installée sur le tapis jambes écartées grand comme
lorsque l’Homme de la connaissance m’avait pénétrée pour la première fois. J’ai
dit à mes tantes « l’Homme de la connaissance m’a déchirée ». Elles n’ont pas
compris. Pour elles, je racontais n’importe quoi pour chercher à me rendre
intéressante.
Mes tantes disent : « Elle ne sait pas de quoi elle parle. »
Pourtant, j’avais montré le sang qui coulait à l’intérieur de ma cuisse.
Mes tantes disent : « Tu es une femme, c’est tout. » Elles ont cru que j’avais
mes règles pour la première fois. Moi j’étais fière du sang qui coulait entre mes
cuisses.
Je n’ai pas eu à pousser longtemps pour expulser le bébé, je n’ai même pas
crié. Même pas mal, j’ai pensé. Comme je l’ai pensé sous les assauts de
l’Homme de la connaissance, ses coups de trique alternés avec des baisers doux.
J’ai aimé la violente tendresse de l’Homme de la connaissance. Même pas mal,
j’ai pensé. J’ai poussé encore un peu, une réminiscence du goût du sang et de la
boue est remontée au coin de mes lèvres, j’ai poussé encore un peu, et une bile
amère et violacée est sortie de ma bouche. J’ai regardé entre mes jambes, j’ai vu
la tête visqueuse du bébé. Après, ça a glissé tout seul. J’ai entendu un cri éraillé,
comme celui d’un enfant qu’on a dérangé dans son sommeil. J’ai éjecté le corps
du nourrisson, attrapé les ciseaux, coupé le cordon d’un coup sec, j’ai eu
l’impression d’avoir fait ça toute ma vie. J’ai aimé le bruit du cordon qui claque
sous la lame des ciseaux. J’ai saisi l’enfant plein de sang, de liquide amniotique
et d’excréments, je l’ai porté à bout de bras jusqu’à la bassine, je l’ai lavé,
doucement d’abord puis énergiquement, son cri est devenu plus rauque. J’ai vu
qu’il s’agissait d’une petite fille. J’ai pensé « à quoi bon qu’elle vive ». Une
pulsion redoutable s’est emparée de moi, le nourrisson s’époumone et je pose ma
main sur sa petite bouche outrageusement dessinée, je veux étouffer ses cris et
bien plus encore. J’ai voulu tuer ma fille que je ne connaissais pas par amour,
j’ai voulu tuer ma fille que je ne connaissais pas pour la protéger des pires
choses qui pouvaient lui arriver, comme s’il y avait pire que la mort. La vie,
quand on est une fille. Elle connaîtrait des choses horribles et il valait mieux que
ça arrête comme ça, avant que tout commence. Il n’y a pas de mot pour qualifier
ces pensées. C’est effroyable. Une mère ne peut pas avoir pareilles pensées.
Ce soir-là, alors que je venais d’accomplir un acte héroïque, celui de donner
la vie, toute seule, je pensais au pire. Ce soir-là, alors que j’étais à bout de force,
une force surhumaine me poussait à l’abomination. L’enfant a ouvert les yeux.
J’ai vu la vérité dans ses yeux. J’ai retiré ma main de sa bouche. J’ai dit : « Ida. »
Je l’ai déposée nue dans un couffin de fortune fait d’un panier à courses rempli
de langes. Épuisée, je me suis écroulée sur le canapé, le sexe qui n’était plus
qu’une plaie béante ouvert sur le danger.
6

Ida est toute propre. Ida a une jolie robe mauve. J’ai l’impression de jouer à la
poupée. Je la coiffe. Lui masse les tempes, tapote ses petites joues rosées. Elle se
marre. Je lui dis qu’elle est mignonne. Ses grands yeux m’interrogent sur cette
soudaine chaleur dans ma voix. Alfonse s’apprête à s’enfermer dans l’atelier. Il
n’est même pas dix heures. Le sac est prêt. Je n’ai pas besoin de grand-chose. Je
vérifie que je n’ai rien oublié. Lingettes, couches, un body de rechange, la
licorne démoniaque. Une petite culotte pour moi, ma nuisette, un gros pull. Nous
ne partons pas longtemps. Je serre Ida contre moi, je l’embrasse en riant.
Alfonse : « C’est beau de te voir rire comme ça. Mais où allez-vous ? »
Moi : « Voir la mer, juste voir la mer. »
Alfonse : « Toutes seules ? »
Moi : « Non, avec la tante Angèle. »
Durant toutes ses années, j’ai menti à Alfonse. Il pense que je suis restée en
contact avec la tante Angèle. Ça fait quatre ans que je ne lui ai pas parlé. Je mens
depuis toujours. Ou plutôt je m’accorde de petits arrangements avec la vérité.
Tout le monde pense que j’ai validé ma thèse de philo. Je voulais qu’Angèle dise
à mes autres tantes médisantes restées au pays avec ma mère et mes pestes de
sœurs que j’avais réussi de brillantes études. Que mon père le sache un jour, et
peut-être l’Homme de la connaissance aussi. Je ne sais pas où vit mon père. Il est
parti après l’épisode du marécage. Et je n’ai plus jamais revu l’Homme de la
connaissance. Ma mère m’en a voulu à vie. Pour elle, j’avais provoqué le départ
de mon père. Dès qu’elle a pu se débarrasser de moi, et de la honte que je
représentais pour la famille, elle a sauté sur l’occasion. La tante Angèle devait
s’installer en banlieue parisienne, à Saint-Denis, j’avais douze ans et c’était
décidé, je partirais avec elle.
Ma scolarité dans un collège et un lycée privé de l’Est parisien a été
désastreuse. Je n’avais aucun ami, je ne me laissais pas approcher, on m’appelait
« la sauvage » parce qu’une fois, en seconde, en plein cours d’allemand, j’avais
mordu jusqu’au sang une fille qui s’était foutue de mes dreadlocks, m’affublant
d’un « eh, Bob Marley décoloré ». Je lui avais arraché un morceau de la joue et
fait passer l’envie d’écouter du reggae à vie. Je ne sais pas où j’étais allée
chercher pareille force. Je séchais la plupart des cours. À la place je fréquentais
les bibliothèques, je me réfugiais dans les livres. Je lisais tout ce qui me passait
sous la main. Romans, théâtre, manuels d’histoire, de droit, traités d’éthique et
de médecine. Ma mémoire d’enfant-zèbre absorbait tout et n’importe quoi. Mais
quand il s’agissait de me concentrer devant une feuille de contrôle, je perdais
tous mes moyens. J’ai eu mon bac de justesse, grâce à un 19 en philo – une
dissertation sur la mort. Je suis allée à la fac de philo et de lettres, ça ce n’est pas
un mensonge. À Paris-VIII, appellation noble qui cache la misère de Saint-
Denis. Je rêvais d’obtenir l’agrégation et d’enchaîner sur une thèse. Mais je n’ai
même pas validé ma deuxième année de Deug. Pendant les examens, je perdais
toujours mes moyens. J’avais une peur bleue d’échouer.
Ç’a été comme ça tout le temps, jusqu’à ce que je ne fasse plus rien et que je
m’instruise seule. J’allais aux cours en auditrice libre mais sans rien valider.
J’étais une étudiante fantôme. Je ne parlais à personne, ne mangeais avec
personne, dans le digne prolongement de ma scolarité secondaire solitaire. Je
n’habitais plus chez la tante Angèle, je ne la supportais plus, et puis la
promiscuité dans son T2 de la cité des Francs-Moisins, avec une fenêtre unique
sur le Stade de France à peine sorti de terre, était vite devenue intolérable. Grâce
aux bourses et à mon petit boulot de veilleuse de nuit dans un hôtel près du canal
Saint-Martin deux fois par semaine, j’avais pu me payer une chambre de bonne à
Stalingrad, rue du Faubourg-Saint-Martin. Avec Alfonse, j’ai changé de
géographie. Je lui ai fait croire que je poursuivais mes études. Je trouve que je
me débrouille bien en mensonges. Le mensonge est beaucoup plus intéressant
que la vérité, le mensonge c’est la vérité améliorée. J’existe dans le mensonge,
j’écris ma propre histoire. Dans le mensonge, je me sens puissante. Je n’ai eu
aucune importance pour personne dans ma vie, le mensonge me donne une
raison d’exister.
Ida est sage dans son parc. Elle est toute fière dans sa robe. Elle est vraiment
à croquer aujourd’hui. Elle est prête pour son grand voyage. J’en profite pour
prendre une douche. Les yeux fermés. Je ne regarde pas mon corps lorsque je me
lave. Je le frotte avec le gant en crin, exactement comme le faisaient mes tantes,
tour à tour, pour tenter de rendre ma peau plus mate lorsque j’étais petite. J’ai été
élevée dans un clan de femmes, les hommes n’avaient pas leur mot à dire. De
toute façon mon père était presque tout le temps absent. En voyage
diplomatique, et puis il avait un autre foyer, une autre femme, d’autres enfants.
J’ai surpris un soir une conversation entre ma mère et ses sœurs. Mon père avait
deux autres enfants que nous, des garçons, et une femme plus belle et plus
gentille que notre mère. Longtemps j’ai cru que c’était normal, que les hommes
avaient le droit de fonder deux familles en même temps, et je me disais que mon
père à moi préférait l’autre famille parce que j’étais une Noire blanche. Je ne me
sentais pas aimée, ni par les femmes de notre clan, ni par mon père, il n’y avait
que l’Homme de la connaissance qui m’aimait. Il m’a appris la douceur, il m’a
appris le toucher, il m’a appris l’intérieur sale de mon corps aussi. Alors il fallait
me laver. Mes tantes me lavaient, elles frottaient si fort mon sexe que les lèvres
de mon vagin se boursouflaient, j’avais des brûlures au clitoris. Je marchais les
jambes écartées. La douleur n’était rien à côté de celle que j’allais devoir
surmonter plus tard, même la pénétration de la grosse verge de l’Homme de la
connaissance était presque indolore à côté de ce qu’elles m’ont fait endurer. Les
femmes sont les plus cruelles envers les petites filles.
L’eau froide réveille mes épaules, ma poitrine, mon ventre, mes jambes,
jamais je ne me douche à l’eau chaude. J’ai besoin de raviver mes sangs, de
saisir ma peau qui ne réagit plus au toucher. Je suis une femme glacée, emmurée
dans sa forteresse. L’insensibilité de mon enveloppe corporelle me protège des
autres, me protège du désir d’Alfonse, me protège de l’amour immense d’Ida,
me protège de moi-même. Dans le mensonge, j’ai nié l’identité d’Ida. Dans le
mensonge, j’ai écrit la fiction de la venue au monde d’Ida. J’ai dit à Alfonse que
j’ai accouché à la clinique, que j’ai été déclarer la naissance à la mairie, que j’ai
tout bien fait. Il ne m’a pas réclamé de preuve, pourquoi aurait-il douté de ma
version des faits ? Je lui mens depuis toujours. Froidement, facilement,
éperdument. Ida n’a pas d’état civil, Ida n’a pas d’identité, Ida n’existe pas. Je ne
voulais pas la mettre en danger. Ida n’existait pas légalement, mais elle était là
lorsqu’Alfonse est rentré de voyage. Il a regardé la petite dormir dans son
couffin improvisé. Il a effleuré la joue de sa fille qu’il ne connaissait pas. Il n’a
pas demandé le nom de cette enfant. Il m’a embrassée sur le front. Comme
l’Homme de la connaissance le faisait quand j’avais onze ans.
Alfonse : « Tu es heureuse ? »
Moi : « Je n’en sais rien. Je vis une maternité muette. »
Alfonse : « Alors, tais-toi. »
7

Alors je me suis tue. Pendant des semaines, on n’a plus entendu le son de ma
voix à la maison. Avant, je n’étais pas vraiment bavarde. Petite fille, j’avais
compris que ma parole n’intéressait personne. Avec Alfonse, on n’a jamais eu de
grandes discussions. Nous nous limitons au minimum syndical du couple.
Bonjour, bonne nuit, bon appétit, rien de plus. Plus je m’enfonçais dans la
maternité, moins la parole était une nécessité. Au début, à l’atelier, il n’y avait
plus que les cris du bébé en fond sonore. Comme une musique lancinante à
laquelle on a fini par s’habituer. Je ne cherchais même pas à la faire taire. Au
bout de quelques semaines, je n’entendais plus les pleurs d’Ida.
Je n’échangeais avec elle que des bruits gutturaux. Des borborygmes, des
grognements. Plus je me faisais mère, plus je retournais à l’état animal. Je
devenais fauve. Je ne peignais plus ma tignasse, je me métamorphosais en
lionne. Animale. C’est exactement ça. Parfois je me surprenais à approcher mon
nez du corps du bébé, je la flairais comme une bête sauvage. Une fois j’ai léché
la peau du nourrisson. Je voulais avoir son goût en bouche. J’ai léché
longuement son ventre, elle avait un goût curieux, âcre et sucré à la fois, entre le
lait caillé et la compote de pommes. J’ai léché, léché comme une louve, j’ai
léché, léché comme une chatte, j’ai léché, léché comme une jument. La
maternité n’a en rien révélé ma féminité, elle a libéré ma bestialité.
Un jour, j’ai mordu Ida. Et elle a cessé de pleurer.
8

Ida n’a pas d’état civil. Ida n’est même pas née sous X, Ida n’est née sous
aucune lettre. Elle est assise par terre, au pied de mon bureau. Bien installée sur
ses fesses, ses petites jambes potelées presque en grand écart. Elle est élastique
Ida. Elle peut rester longtemps dans cette position sans que ça lui tire. Elle me
regarde en silence. Je cherche la bonne destination pour cette journée
particulière. Une plage dans le Nord, parce que là-bas la mer est puissante et
froide. Là-bas, la plage est blonde et sauvage, avec des dunes malmenées par le
vent glacé. Nul doute que Mami Wata appréciera.
Mami Wata est revenue me visiter dans mon sommeil. Elle était de plus en
plus pressante. J’entends encore sa voix indescriptible. Elle porte des cris
stridents à mes oreilles. Elle me donne des ordres. Je ne vais plus pouvoir lui
résister longtemps. Les anges guerriers ne peuvent rien pour moi. Mami Wata est
plus forte qu’eux, Mami Wata est plus forte que les anges guerriers et les
hommes. Mami Wata est la divinité suprême. Elle est la Reine des eaux. Elle est
Dieu. Impossible de lui désobéir. La déesse des eaux est belle, fascinante,
choisissant minutieusement des femmes et des hommes à qui elle assure le luxe
et les richesses de ce monde en échange de leur dévotion. Elle est d’une jalousie
qui peut se révéler dévastatrice quand on ne respecte pas ses lois.
Le mois dernier je suis allée à Évry voir l’orateur Shora. L’orateur Shora, il
est charismatique. Je l’ai trouvé sur Internet. Il anime une émission où des
chrétiens viennent témoigner de l’existence de Dieu, de la présence de Jésus
dans leur vie. Je me méfie des gourous. Mais j’ai entendu l’histoire d’une jeune
femme possédée par une Mami Wata tyrannique. Et l’orateur Shora l’en a
délivrée. Alors je suis allée à son office, un dimanche. Nous étions plusieurs
femmes habitées par la Sirène. Shora nous a immédiatement reconnues. Il nous a
désignées du doigt, hurlé dessus : « À genoux, à genoux, Mami Wata, soumets-
toi ! » Et a chauffé les fidèles : « La salle est pleine de Sirènes. Acclamez Jésus
pour faire sortir les Sirènes ». Alors tout le monde s’est mis à gueuler : « Jésus
est trop fort ! Jésus est trop fort ! » C’était violent. Une première Sirène s’est
jetée à genoux au pied de l’orateur Shora. Elle est entrée en transe, l’orateur a
attrapé brutalement ses cheveux trempés de sueur. Il a asséné de grandes
secousses à la jeune fille aux yeux écarquillés de terreur. Il a secoué, secoué
encore la tignasse de la démente.
Shora : « Jésus est trop fort, Jésus triomphe des mauvais esprits ! »
La salle : « Jésus est trop fort ! »
Shora : « Voilà, mes frères, nous allons libérer nos sœurs ! »
L’esprit de la Sirène s’en est allé. La jeune femme s’est écroulée, est restée
allongée à même le sol pendant de longues minutes. Elle s’est relevée, hagarde, a
regagné sa place. Tandis qu’une autre, complètement hystérique, se mettait à
courir autour des chaises, se frappait les joues. L’orateur Shora a commencé à la
poursuivre. Ils ont fait au moins dix tours de salle comme ça.
Shora : « Sort d’ici, Sirène ! Le feu va te consumer ! »
La salle : « Jésus ! Jésus ! »
Shora : « À genoux, démente ! À genoux ! Soumets-toi ! »
Elle : « Non, non, non ! »
Plus elle courait, plus elle se claquait les joues, puis la tête. L’orateur Shora a
fini par la saisir par la taille, il l’a forcée à s’agenouiller, a tendu un doigt
accusateur vers son front, comme une épée. Elle lui a mordu la main. La salle a
poussé un grand cri d’effroi. Il lui a asséné une énorme gifle. Tout en me fixant.
C’est là que j’ai distingué une lueur violette, et j’ai su que c’était mon tour.
L’orateur Shora s’est avancé vers moi, j’ai remarqué une aura de feu autour de
lui. Je me suis mise à trembler, une douleur lancinante m’a percé l’oreille, j’ai
entendu un sifflement, puis plus rien. J’ai cherché la sortie, mais je ne voyais
pas. J’étais comme aspirée dans un tunnel sans issue. Au bout du tunnel, j’ai vu
l’orateur Shora, puis l’orateur Shora a pris les traits de « l’expert » en Sirènes.
Un homme au visage massif qui me faisait peur lorsque j’étais petite. Au bout du
tunnel, il y avait aussi ma tante Angèle. La plage de la Sablière, celle de mon
enfance. En plein milieu de la nuit. À la lumière de torches enflammées qu’il
avait au préalable disposées sur le sable, « l’expert » m’a enduite d’huiles très
odorantes, du visage jusqu’aux pieds, en insistant bien sur la poitrine et sur les
cuisses. Le féticheur a passé une dizaine de talismans autour de mon cou, puis
les a retirés un à un, a récité une litanie d’incantations mystiques, a sacrifié un
poulet, m’a aspergée de sang, m’a fait boire une décoction très amère à base
d’iboga, la plante sacrée de mon pays, la plante d’initiation par excellence. C’est
joli l’iboga, élégant petit arbuste avec de minuscules fleurs blanches et orné de
fruits jaune d’or acuminés. On dirait des cabosses de cacao. Le féticheur s’est
retiré dans la mangrove, tout en continuant ses prières. La tante Angèle
également. Je suis restée un long moment, seule, debout face à la mer. Le vent a
forci, les vagues se sont mises à gonfler, j’ai entendu le grognement plaintif de
l’orage. Un éclair a frappé la surface de la mer. Les esprits de l’eau. Alors j’ai vu
le serpent à trois têtes ! Menaçant, pourtant je n’ai pas eu peur. Il ne peut rien me
faire. Je l’ai regardé droit dans les yeux. Le monstre s’est transformé en femme
très séduisante. Mami Wata. Son regard jaune m’a irradiée. La tempête s’est
assagie. L’aurore s’est levée, majestueuse. La mer est devenue clairière, l’herbe
courbant l’échine devant le sable doré. La lumière soudain aveuglante.
Shora : « Mami Wata, libère-nous de ta puissance de séduction ! Mes sœurs,
la Reine de l’eau est présente dans cette pauvre femme ! »
J’ai été éjectée du tunnel au moment où la femme serpent allait m’avaler.
L’orateur Shora a posé sa main sur mon front. Sa main était chaude, si chaude,
j’ai encore vu la lumière violette.
J’ai repoussé la main du gourou. J’ai couru vers la sortie. Il a crié : « Ne pars
pas, ma sœur, tu n’es pas libérée, Mami Wata a une mauvaise influence sur toi !
La mort plane sur toi et sur les tiens. La mort, ma sœur ! Accepte l’aide de Jésus
le plus fort. Reviens ! »
Je me suis enfuie sans me retourner.
9

Mami Wata me parle depuis que je suis toute petite. Je l’aime et je la crains.
Impossible de m’en libérer. Elle me tourmente. Elle est en moi. Elle me possède.
Comme elle, j’ai la peau claire. Comme elle, je suis un démon terrible de
séduction. L’Homme de la connaissance, il avait senti le pouvoir de la Sirène à
l’intérieur de la fillette précoce en tout que j’étais. Mami Wata choisit les corps
pour les offrir aux hommes. Elle fait de certaines femmes des prostituées, elle
leur promet une vie entièrement dédiée au plaisir masculin. Mami Wata punit les
filles trop féminines. Parfois elle les entraîne dans les eaux mortelles. Petite fille,
j’ai toujours été attirée par la mer. Je m’échappais de la surveillance des tantes
pour aller à la plage de la Sablière, au nord de la capitale. Je fuguais et restais
des heures assise au bord de l’eau. Je laissais les vagues jouer avec mon corps.
Je léchais le sel sur ma peau, suçais le bout de mes cheveux. Je n’ai jamais eu
peur des rouleaux. J’espérais qu’un jour les vagues m’emportent loin de la ville
moite et poisseuse. Mes sœurs, elles ne s’aventuraient guère sur cette plage. On
disait qu’elle était malfamée, que des touristes y avaient été agressés lorsqu’ils
s’étaient éloignés des baraquements anarchiques qui enlaidissaient le front de
mer. Moi, je me fichais bien de ce qui pouvait se passer sur le sable. Je fixais le
large. Je me rêvais poisson. Je me rêvais fille-poisson de Mami Wata.
Je suis une Myènè. Toutes les femmes de ma famille sont issues de cette tribu
gabonaise. Et chez les Myènè, on ne plaisante pas avec la Sirène. Mes aïeules,
ma mère, mes tantes ont toutes eu droit au rituel Ndjembè. Le Ndjembè est une
société secrète uniquement constituée de femmes. Une secte très structurée en
phase avec la danse, la nature et les créatures de la forêt. La hiérarchie est simple
et doit être respectée sous peine d’excommunication. À la tête de l’Ordre, la
Présidente, « Ngw’Evilo », celle qui décide qui passe les épreuves d’initiation.
Sous sa coupe, les Affiliées, « Amenga-menga », et les Aspirantes, « Igondje ».
Je suis restée au stade d’Igondje. Je suis une Igondje à vie.
On amène les jeunes filles de dix à douze ans dans la forêt pendant plusieurs
jours, parfois jusqu’à trois semaines. Là-bas, elles vivent claustrées dans des
cases. La plupart habitent dans les villes, mais toutes ont encore de la famille
dans les tribus sylvestres myènè. À l’entrée de chaque village, on trouve
l’enceinte sacrée, une étendue de terrain débroussaillée et balayée avec soin, de
forme circulaire d’une dizaine de mètres de diamètre. Autour sont plantés des
herbes et arbustes sacrés. Au centre s’élève un tas de terre conique en forme de
termitière haute d’un mètre cinquante. Durant leur initiation, les adolescentes,
surveillées par des matrones, sont soumises à un régime alimentaire strict mais
équilibré et vêtues de deux larges feuilles de bananier enlacées autour des reins,
des peintures tribales sur le visage. Elles passent un certain nombre d’épreuves
dignes d’un stage de survie. Leur endurance, leur capacité de résistance, leur
courage sont testés pour leur permettre d’être admises dans la société secrète.
Elles doivent aller chercher seules du bois pour faire du feu en pleine nuit, se
rendre, les yeux bandés, au pied de « l’arbre à fourmis » et saisir avec leurs
doigts une fourmi à la morsure très douloureuse. Les aspirantes doivent
également prendre un bain dans un ruisseau en plein soleil de midi après avoir
été fouettées avec des feuilles d’ortie. Puis on leur frotte le corps pour les
immuniser contre les « mauvais sorts » avec une mixture infâme aux fourmis
noires écrasées. Et vient le moment du « tatouage » : deux incisions obliques
pratiquées sur les cuisses avec un rasoir. Tous les soirs, à la tombée de la nuit, au
milieu de l’enceinte sacrée, elles dansent, chantent et poussent des cris pendant
des heures, jusqu’à épuisement. On dit que certains hommes, spectateurs trop
curieux du grand secret des femmes, ne sont jamais revenus de leurs escapades
aventureuses chez les ensorceleuses nocturnes. Dévorés, éviscérés, émasculés…
Les rumeurs des pires exactions planent sur les rituels Ndjembè, craints par les
mâles les plus valeureux. Le dernier soir, la Présidente convoque Mami Wata et
par son entremise la Reine des eaux choisit une femme parmi les prétendantes.
Les élues sont promises à une belle vie conjugale. Les plus pures à un époux
blanc. Comme ma mère. Il arrive que la Reine des eaux mette le grappin sur une
fille aux pensées impures et la destine à la séduction outrancière, le maquillage,
les mini-jupes, la prostitution. Les autres sont condamnées à un mariage banal
avec un Myènè et ne sortiront jamais de la tribu, ou pire, au célibat et à
l’infertilité. Ces rites paraissent d’un autre temps mais sont encore très présents
au Gabon. L’Afrique noire vit à l’heure de l’iPhone et de Google mais ne
renonce pas pour autant à sa culture tribale ancestrale.
La nuit à Vincennes, alors que la maison tremble – « l’orage gronde », dit
Alfonse –, je sens encore les picotements sur mon ventre et entre mes jambes. La
morsure des fourmis, l’odeur pestilentielle de la mixture noire, les chants des
femmes, les rires hystériques des tantes. Je caresse les cicatrices sur les cuisses,
ces tatouages au sang qui ont voulu faire de moi une femme. Les tantes ne m’ont
pas fait de cadeau. Elles m’ont traînée de la forêt au marécage, à l’embouchure
du fleuve, avant de m’abandonner honteuse, tremblante d’effroi et de douleur.
10

Cet après-midi-là, le silence dans la grande maison était profond. La demeure se


vidait rarement. Si mes sœurs étaient à l’école, il y avait toujours une tante
affairée à la cuisine, une tante occupée à coudre au salon, une tante rôdant dans
les couloirs poussiéreux. Ma mère devait être chez une voisine en train de
cancaner. J’avais l’impression qu’elle passait son temps à ça, bavasser, rapporter,
médire. Il faisait très chaud et moite, j’avais du mal à me concentrer sur mes
devoirs de mathématiques, la tête me tournait un peu, l’Homme de la
connaissance me frôlait la cuisse. Il m’a proposé une leçon de piano – depuis
plusieurs mois il m’enseignait également la musique. Pour lui comme pour mon
père, je devais être une jeune fille complète, excellant autant dans les arts que
dans les savoirs. Nous avons pris place devant le piano à queue qui s’imposait
fier au milieu de la bibliothèque. Après une séance de gammes, je répétais le
prélude en do majeur de Bach, le morceau se déployait mélancolique sous mes
doigts, l’Homme de la connaissance me disait que je jouais triste, et que pour
Bach c’était bien de jouer triste. Il répétait : « Bach ne supporte pas la légèreté. »
Alors je prenais un air grave et je me laissais porter par la souffrance des notes.
Il me trouvait belle quand je jouais ainsi. Moi je me sentais puissante, alors je
m’appliquais. Pour l’Homme de la connaissance, je donnais le meilleur de moi-
même en toutes circonstances, il avait ce pouvoir. D’habitude il faisait frais dans
la bibliothèque, où peu de lumière pénétrait, mais cet après-midi-là l’air était
saturé, une langueur s’emparait de tout, même des objets, le piano sonnait faux,
comme si la chaleur le désaccordait peu à peu. Mes doigts glissaient sur les
touches tièdes et humides, l’Homme de la connaissance ne percevait même pas
les fausses notes, tant la chaleur nous accablait. Au bout d’une heure, il a posé sa
main sur mon épaule, commencé à la presser. Je continuais à jouer, feignant
l’ignorance. Je reprenais le morceau, les doigts de moins en moins assurés, la
tête de plus en plus lourde, sa main me massait délicatement la nuque. Son
souffle s’accélérait dans mon cou, brûlant. Bach se dérobait sous mes doigts, de
plus en plus maladroits à mesure que mon professeur caressait mes cheveux. Il
murmurait, glissant sa langue dans mon oreille : « Joue pour moi encore, joue
pour moi. » Étourdie par la touffeur, je n’arrivais plus à me concentrer sur mon
morceau, ma vue se troublait, les touches noires et les blanches se confondaient,
j’ai alors détourné le visage, l’Homme de la connaissance s’en est emparé avec
avidité. J’ai cru qu’il allait me dévorer, tant ses baisers étaient vigoureux et
douloureux. Je ne le repoussais pas. Je voulais qu’il me happe, qu’il
m’engloutisse, qu’il m’avale et me recrache poussière. Je voulais être sa proie. Il
a alors pris mon corps brindille, l’a saisi par les hanches et déposé sur le clavier
embué. Je sentais les touches sous mes fesses. J’ai fermé les yeux, sa tête
fouillait entre mes cuisses visqueuses. Je me suis abandonnée à sa bouche, à sa
langue, son souffle à l’intérieur de moi. Je n’avais jamais vécu pareilles
sensations contradictoires, une vague de plaisir honteux me broyait, j’allais
mourir noyée par le vice, c’était certain. L’Homme de la connaissance rugissait
en moi. J’allais défaillir. La porte de la bibliothèque a claqué. Une bourrasque de
vent certainement. Des rires de fillettes dans le couloir, ou bien dans ma tête.
Puis le silence à nouveau dans la maison. Un vide inquiétant.
11

Ida et moi nous allons partir vers le nord. Là-bas la mer a du tempérament. Il
faut ça pour faire table rase du passé. Enfin, je vais me reconstruire. Je suis
prête. Ida va m’aider. Tout doit passer par Ida.
La petite régurgite son lait et éclate de rire. Elle va dégueulasser sa jolie robe
de voyage. Il fait froid, il faudra que je l’emmitoufle bien dans une combinaison
doudoune fourrée. Au nord, le froid pique. Je lui essuie les coins de la bouche et
la collerette de sa robe souillée de vomi. Elle se marre l’insolente. J’ai une
soudaine envie de la baffer. Ma main se lève, je l’imagine claquer sa joue de
bébé poupin. Je l’aime si fort que je pourrais la broyer, tordre son petit cou,
l’envoyer bouler contre un mur comme les paysans le font pour tuer les chatons
surnuméraires.
Elle me sourit, elle me fait craquer. Plus elle fait la mignonne, plus je souhaite
qu’elle disparaisse. C’est peut-être à moi de disparaître. Je veux prendre Ida dans
mes bras, elle a un geste de recul, ses grands yeux m’interpellent paniqués.
Je la repose dans le parc. Elle saisit sa licorne démoniaque, s’acharne sur elle
en la mordant. Petite sadique. Tu es bien du sang myènè, toi. Petite femelle
myènè, va. Petite sauvage. Je fais claquer un baiser sur sa joue.
Je me remets à l’ordinateur. Il faut que je trouve l’endroit idéal pour notre
escapade spéciale. Je me balade sur Google Maps, c’est magique. Je pars de
Boulogne-sur-Mer, la ville est trop grande, trop connue. Je descends la côte vers
le sud. Ma souris m’emmène sur des bleds dont j’ignorais totalement l’existence.
Équihen, Hardelot, tiens il y a deux golfs à Hardelot. Qu’est-ce que je peux bien
en avoir à battre moi du golf ? Papa allait souvent au golf. Il se faisait beau pour
la circonstance avec son pantalon jodhpur beige clair, sa veste de chasse assortie
et sa casquette. Il ressemblait à Robert Redford dans Out of Africa. J’imaginais
qu’il allait à la chasse au lion. Le Golf Club de Libreville que ça s’appelait.
L’Homme de la connaissance y allait aussi. Un jour, je les ai suivis. Encore une
de mes escapades qui faisaient enrager mes tantes et ma mère, et qui me valut
une belle dérouillée.
J’ai marché longtemps pour arriver au club, traversé les beaux quartiers, puis
une zone industrielle très bruyante noyée dans un épais nuage de fumées
nauséabondes. Ça sentait à la fois le ciment, le fromage rance et les pieds mal
lavés. Les effluves de Libreville sont inscrits en moi. Le poisson séché sur les
barques des pêcheurs, les brochettes de volaille grillée des échoppes du marché,
la rouille des entrepôts des mécanos, l’haleine chaude du chien jaune à l’entrée
qui errait dans notre rue et pissait tous les jours sur notre boîte aux lettres, le
sang de la chèvre égorgée au milieu d’une ruelle, l’amertume du manioc dont
j’ai toujours détesté le goût, les pneus que les gamins des rues faisaient cramer
aux abords du bidonville interdit, et l’odeur poisseuse et lancinante de la mort,
partout, celles du papillon bouffé par le chat, du rat bouffé par le chien, de la
grand-mère presque pourrie dans sa chambre un matin de fin juin. Je suis passée
devant la cimenterie, j’ai traversé le pont au son assourdissant des klaxons des
bagnoles en furie, remonté une longue route bordée de propriétés cossues, puis je
suis arrivée au milieu d’une forêt tropicale en pleine ville au bout de laquelle se
dévoilait, immense, le terrain de golf. Je me suis approchée. Il y avait plein de
belles voitures garées, des beaux messieurs blancs bien habillés, des Noirs qui
leur portaient leur matériel et les suivaient partout. C’est alors que j’ai vu mon
père et l’Homme de la connaissance faisant de grands gestes qui témoignaient de
la véhémence de leur discussion. Mon père, plus grand et plus costaud que
l’Homme de la connaissance et ses frêles bras, a commencé à le bousculer.
L’Homme de la connaissance l’a à son tour poussé contre le tronc d’un palmier.
Mon père lui a asséné direct un coup de poing au visage, puis en plein dans le
ventre, envoyant son adversaire au sol. Il lui a alors roué le corps de coups de
pied. J’ai crié de toutes mes forces. J’avais mal comme un chien de voir ainsi
l’Homme de la connaissance cloué par terre, plié en deux de douleur, incapable
de se défendre. J’ai couru vers eux, pris mon élan et, tel un fauve, je me suis
jetée sur mon père et l’ai mordu à la gorge. Surpris, il m’a attrapée par le dos de
la robe et m’a envoyée valdinguer contre le pare-chocs de sa voiture. J’ai su à ce
moment-là que ma vie allait changer.
Je retourne à mes déambulations sur Google Maps. Je passe Le Touquet, la
station balnéaire est trop cossue pour nous, il faut quelque chose de plus
authentique, qui a plus de caractère. Ida et moi nous ne sommes pas des petites
choses après tout ce qu’on a vécu ensemble. Il faut que je trouve un nom à notre
image, quelque chose qui puisse avoir un lien avec ce qui nous unit. Ce
sentiment si puissant qui déborde, cette impression de m’être trop gavée
d’amour, de ne plus pouvoir vivre avec, de vouloir le rejeter. D’avancer au
quotidien avec une boule coincée au niveau de la gorge, un truc qui ne passe pas
et qu’il faut expulser. J’ai envie de vomir l’amour pour ma fille.
Je vais encore un peu plus vers le sud. Cucq, Merlimont, Conchil… Je
descends encore un peu.
Éœurville-Plage.
Je ne pouvais pas trouver mieux. Écœurville, la plage des écœurés. Oui,
Écœurville-Plage, c’est pile ce qu’il nous faut à Ida et moi. Ça me plaît vraiment
pour la circonstance. Quel drôle de nom pour une ville. Quelle belle consonance
tragique ! Je clique sur les quelques photos postées par des touristes et des
habitants, appelons-les les Écœurés. Une plage blonde en plein été, peuplée de
parasols et de paravents, des blockhaus à l’abandon, corrodés par le vent marin
et les intempéries, vestiges du « Mur de l’Atlantique », des habitués rigolards du
camping bien nommé « Ami ami », des chars à voile couchés, et une colonie de
phoques et de cerfs-volants. C’est décidé, aujourd’hui Ida nous allons découvrir
le pays des phoques et des cerfs-volants. Avant de regarder les horaires de train,
je zoome sur une dernière photo : une rue sans âme, parallèle à la mer, avec des
maisons basses, du sable au milieu de la chaussée.
La rue de la Solitude.
Après la bagarre avec l’Homme de la connaissance, mon père m’avait
attrapée par les cheveux et secouée si fort que j’avais cru que mon cerveau allait
exploser. Il cherchait à faire sortir le mal de moi.
« Traînée ! Vicieuse ! Salope ! »
Les témoins de la scène n’étaient pas choqués. On ne remet pas en cause la
parole d’un chef de famille, encore moins s’il fait partie de la bonne société.
Mon père était connu à Libreville, il était adjoint au consul de France et
travaillait dans l’import-export de fruits et légumes. Après, il s’est lancé dans le
bois, un marché lucratif étant donné la richesse des domaines forestiers
gabonais. Je pense que ses « affaires » étaient beaucoup plus suspectes. Mon
père était de toutes les soirées au consulat, à l’ambassade, chez de gros bonnets
aussi. À cette époque, on parlait beaucoup de corruption, de vastes trafics
illégaux qui liaient exploitants libanais, chinois et indonésiens, villageois
gabonais et diplomates. Ainsi, mon père se rendait souvent chez un certain
monsieur Liu, Chinois élégant ayant fait fortune on ne sait pas trop dans quoi à
Sao Tomé avant de poser ses valises louches à Libreville.
Je me souviens de monsieur Liu et ses costumes blancs impeccables, de ses
chaussures toujours cirées, de son incisive en or qui me faisait peur lorsqu’il me
souriait. Il venait rendre visite à mon père une fois par mois. Quand monsieur
Liu venait à la maison, toutes les femmes du foyer s’affairaient. Les tantes se
lançaient dans un grand ménage, arrosaient toutes les plantes de la véranda,
lavaient les vitres de la baie vitrée, astiquaient et balayaient avec la plus grande
des concentrations. Ma mère sortait sa plus belle robe, la bleu électrique, et
arrangeait sa lourde chevelure en trois grosses tresses qui se rejoignaient sur le
dessus du crâne. Elle faisait la belle, maman. Mes sœurs aussi étaient coiffées
comme ma mère et vêtues de robes blanches, virginales. Moi, on démêlait ma
tignasse blonde pleine de nœuds à l’aide d’une brosse métallique. Quand je
criais lors de ces séances de coiffage, j’avais droit à un grand coup de brosse sur
l’épaule et le haut de l’omoplate. À force, j’avais un hématome. Il fallait souffrir
pour être belle, répétaient mes tantes. Monsieur Liu venait pour le thé, vers
17 heures. Le rituel était toujours le même. Il faisait son entrée, mon père et ma
mère l’accueillaient, puis ils passaient dans le salon en rotin sous la véranda.
Alors mon père lui montrait son terrarium plein de papillons et de caméléons.
Les caméléons se nourrissant des papillons. Souvent j’assistais, hypnotisée, à la
mise à mort des papillons. Je me postais à hauteur du terrarium, le nez collé à la
vitre. J’observais le papillon voleter fou dans sa prison dorée, indifférent à la
beauté du monde et à son anéantissement prochain. Il s’abreuvait de gouttelettes
d’eau délicatement posées sur les feuilles des plantes carnivores. Parfois la
plante se refermait sur un moucheron égaré. Le reptile immobile préparait son
coup. Il levait une patte. Se maintenait ainsi en équilibre pendant de longues
minutes et, d’un coup, lançait sa langue collante sur le papillon imprudent. En
une demi-seconde, la proie était projetée au fond de la gorge du caméléon qui
gonflait son cou et s’adonnait à une parade de contentement.
Monsieur Liu hochait la tête par politesse devant le terrarium qui faisait la
fierté de mon père. Puis, il nous passait en revue, mes sœurs et moi, déposant un
délicat baiser sur le dessus de nos mains d’enfants interloquées par ce style et ces
manières. Il nous affublait chacune d’un surnom de fleur. Mes sœurs étaient tour
à tour Coquelicot, Hibiscus, Pivoine ou Acacia. Pour moi, il ne changeait pas de
nom, j’étais toujours Bouton d’or. Il était fasciné par la blondeur de mes
cheveux. Il prenait place dans l’un des fauteuils en rotin de la pièce que mon
père appelait le « salon colonial ». L’une de mes tantes commençait à servir le
thé, c’était le signal pour nous qu’il était temps de quitter les lieux. Les hommes
devaient parler « affaires ».
Un jour monsieur Liu n’est plus venu. Mon père disait qu’il était rentré en
Chine. Moi, j’étais persuadée que son corps flottait dans la mangrove ou
pourrissait quelque part dans la forêt. Peut-être avait-il été découpé à la machette
par un trafiquant de bois.
Après l’épisode du golf, mon père m’avait ramenée à la maison, enfermée à
double tour dans ma chambre. Chaque femme de la maison y avait défilé pour
me battre et m’insulter. J’entendais le rire sadique de mes sœurs dans le couloir.
Insensible à la douleur et aux moqueries, j’attendais que ce grand défoulement
cesse. Puis ma mère avait dit : « Elle est bonne pour le Ndjembè. »
12

La semaine dernière j’ai rêvé qu’Ida courait sur une plage. Elle était une fillette
de quatre ou cinq ans, elle courait droit vers la mer, toute nue, jolie sauvageonne.
J’essayais de la rattraper, mais elle courait anormalement vite pour une si petite
fille. Je criais son prénom, elle se retournait hilare, je lui tendais la main mais
elle s’éloignait de plus belle. La mer était très loin, elle se retirait. Ida sautait
dans les mares, les rochers ne freinaient en rien sa foulée. Moi je trébuchais, je
me blessais sur les cailloux coupants ; elle s’amusait de me voir échouer, les
pieds en sang. Dans sa course folle, elle riait, elle avait des coquillages gris dans
les mains, elle les semait les uns après les autres. J’essayais de saisir les
coquillages au vol, ils s’échouaient sur la grève, et s’effritaient au contact du sol.
Ida n’en finissait pas de courir, heureuse, libre et inconsciente. Moi je
m’essoufflais, je ne sentais plus mes jambes. Le soleil se faisait de plus en plus
brûlant. Le sable fouettait la plante de mes pieds, piquait mes mollets offerts au
vent chaud. Ida s’éloignait, je ne pouvais rien y faire, elle prenait son envol, ma
fille. Le cœur serré, le corps douloureux, je ne pouvais plus la retenir, elle s’en
allait vers le fil d’argent de l’horizon.
13

Écœurville-Plage. Comment se rendre à Écœur-ville ? Il n’y a pas de gare dans


un pareil bled. Je me connecte sur le site de la SNCF. La gare la plus proche est
celle de Rang-du-Fliers. Et ensuite, il faut prendre le bus. C’est assez simple
finalement. Pas de quoi angoisser. Deux heures et demie de train, puis une
vingtaine de minutes de bus, ce n’est pas la mer à boire. Mes mains se mettent à
trembler. Je sens un point dans la poitrine. Non, pas maintenant. Ce n’est pas le
moment de paniquer. Si près du but. Tu dois le faire. C’est bon pour Ida, c’est
bon pour Ida. Un petit voyage. Juste un petit voyage. Hein, Ida, ça va nous faire
du bien d’aller à la mer.
Va à la mer, et fais ce que tu as à faire !
J’entends un énorme fracas.
« Bordel de merde ! »
Alfonse a dû faire tomber une sculpture. Rien de grave. Il descend de la
mezzanine. Il dit : « Je n’arrive à rien en ce moment… » Il prend une nouvelle
tasse de café puis sort se changer les idées dans la cour. Des semaines, des mois,
des années qu’il « n’arrive à rien en ce moment ». Mais il faut bien qu’il
s’invente un prétexte pour aller démarcher des galeristes en province et honorer
ses maîtresses. Alfonse, je ne l’ai pas aimé tout de suite. Alfonse, je l’ai aimé
petit à petit. Puis désaimé très vite. Alfonse, il ne m’a jamais jugée. La preuve, le
jour où il m’a surprise en plein vol, il n’a rien dit. J’ai longtemps souffert de
cleptomanie. D’une cleptomanie bien particulière. Je ne vole rien dans les
magasins, je serais trop tétanisée à l’idée de me faire prendre, non, j’ai
longtemps volé chez les gens. Bien souvent des petits riens, des tubes de rouges
à lèvres, des échantillons de parfums, des mouchoirs, des bijoux de pacotille, des
morceaux de leur quotidien, des bouts de leur identité, des parts de leur vie,
rêvée, inventée, ou bien réelle, qu’importe, au travers d’eux je m’évade, au
travers d’eux je me morcelle en plusieurs personnalités. Comme si ces objets
m’offraient un miroir déformant. Ainsi, je suis le caméléon bouffeur de papillons
de mon enfance, je vole leurs biens et je me sens bien. Je m’emplis de petites
touches de leur humanité quand la mienne est floue.
Le soir de notre rencontre chez une amie de la tante Angèle, Alfonse m’a
suivie après ma prestation sur la piste de danse. Je suis montée aux toilettes, et je
n’ai pu m’empêcher de faire une halte dans la chambre à coucher. Je me suis
assise à la coiffeuse. J’étais fascinée car cette femme avait une coiffeuse à
l’ancienne, en bois, ornée d’une frise végétale avec un immense miroir au centre.
La propriétaire avait disposé, de part et d’autre du miroir, deux brosses. Elle
devait passer de longues minutes à lisser ses cheveux crépus. J’ai pris une brosse
et j’ai fait semblant de démêler mes dreads. Je jouais à la poupée avec moi-
même. J’ai ouvert les tiroirs de la coiffeuse, il y avait tout un tas de pinces à
cheveux, de rubans, d’échantillons de parfum, de broches… Un vrai trésor. Je ne
savais plus où donner de la tête. Il fallait que je reparte avec quelque chose.
C’est alors que j’ai découvert tout au fond d’un tiroir une étoffe en dentelle
bleue, d’un bleu électrique identique à celui de la robe que portait ma mère lors
des visites de monsieur Liu. J’ai sorti ma trouvaille, je l’ai dépliée : il s’agissait
d’une petite culotte très fine. Je m’apprêtais à la glisser dans ma poche, lorsque
Alfonse est entré dans la chambre.
Alfonse : « Vu ! »
Moi : « Ce n’est pas ce que vous croyez ! Je suis innocente. »
Alfonse : « Non, et c’est bien ce qui me plaît… Vous êtes une ravissante
coupable. J’aime le ravissement des coupables. »
Alfonse s’est approché de moi et, contre toute attente, m’a embrassée avec
fougue.
Plusieurs fois au début de notre relation, Alfonse m’avait permis de céder à
mes pulsions de cleptomane. À l’époque, nous avions encore une vie sociale.
Alfonse avait des amis artistes, galeristes, universitaires. Je m’épanouissais dans
ce milieu intellectuel. C’était la vie que je m’inventais. Je pouvais vanter les
diplômes que je n’avais pas. J’étais capable de gloser des heures sur des théories
philosophiques que personne ou presque ne connaissait. Il suffisait que je fasse
référence aux aphorismes de Ludwig Wittgenstein ou que je prononce le mot «
Tractatus » pour faire illusion. J’avais lu et ingurgité les concepts du philosophe
mathématicien le soir lorsque j’étais veilleuse de nuit dans des hôtels miteux.
Comme celle de Durkheim, Deleuze, Nietzsche, Hegel et bien d’autres encore.
Je maîtrisais leur pensée bien plus que les vrais universitaires. « Ce dont on ne
peut pas parler, il faut le taire », dit le dernier aphorisme du logicien
Wittgenstein. La plupart des gens croisés dans ces soirées feraient mieux
d’appliquer cet adage. Moi, ça me permettait de briller, d’exister, et aussi
d’assouvir ma cleptomanie. Je repartais à chaque fois avec des petites choses
dont personne ne remarquerait la disparition. Je savais doser. Et puis, jamais je
ne m’attaquais à des objets de valeur. Ce n’est pas l’interdit qui me grisait, mais
cette impression d’emporter avec moi un pan de leur existence, de peupler ma
solitude.
À la naissance d’Ida, ma cleptomanie a totalement disparu. Enfin, j’étais
propriétaire de quelque chose d’extraordinaire, je possédais Ida comme je
n’avais jamais possédé quoi que ce soit. Je n’ai plus ce genre de pulsions, mais
mes crises nocturnes se multiplient, ne laissant aucun répit à mon sommeil. La
maison qui tremble, le plafond qui s’abaisse, les murs qui rétrécissent, la chaîne
hi-fi qui s’allume toute seule, les dents qui claquent, les mâchoires qui se
tétanisent, la sueur rance, la pluie sur le lit, des torrents d’eau qui m’emportent
tout au fond du tourbillon. Alfonse me secouant violemment pour que je
revienne, Alfonse me giflant pour je me réveille.
Va à la mer, et fais ce que tu as à faire !
Des semaines que la voix rauque m’intime cet ordre. Aller à la mer, retourner
là où tout a commencé, l’élément liquide, l’origine du monde.
14

Alfonse se passe un glaçon sur la main. Il se plante devant Ida. La regarde d’un
drôle d’air, entre l’admiration et la circonspection. Il frôle ma nuque avec le
glaçon. Cela ne me fait aucun effet. Pas même un petit frisson. Je me connecte
sur le site des horaires des marées. Dans la baie d’Authie, la mer monte à la
vitesse d’un cheval au galop. La mer sera pleine cette nuit à 00 h 54. Le
coefficient de marée est assez élevé, 83. L’eau est à 13 degrés. Ce soir, il fera
5 degrés.
Alfonse : « Tu vas à la pêche ? Il fait un peu froid tout de même… »
Alfonse ne comprend rien à la nécessité de ce voyage. Je hausse les épaules.
Alfonse : « Quand vous serez prêtes à partir, préviens-moi. »
Alfonse remonte péniblement les marches qui mènent à la mezzanine. Sa
hanche l’handicape de plus en plus. L’arthrite. Il vieillit, il ne veut pas se
l’avouer. Un vieux beau, voilà tout ce qu’il est désormais. Un vieux beau qui se
teint les cheveux, qui fait des UV, qui va se faire manucurer chez les Chinoises.
C’est ridicule un homme qui ne veut pas se rendre à l’évidence. Ce n’est plus
mon problème.
Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre que j’aille à la pêche, faire du shopping,
ou bien manger des moules-frites ? Je pars, voilà tout. J’ai désormais un but, des
années que je n’en avais plus eu. Je laisse derrière moi mes études non achevées,
mon boulot merdique, ma vie de couple qui n’a jamais eu de sens, l’Afrique et
les vieilles tantes. De l’Afrique, seule me manque ma plage, celle où je me
réfugiais avec mes rêves de petite fille. J’allais tout au bout de la grève, là où
l’herbe s’inclinait devant le sable, l’océan et l’infini du ciel. Là, je me
prosternais devant la beauté de la lumière et de la mer. Je pouvais rester des
heures ainsi, immobile, toutes mes pensées tournées vers l’horizon. Je n’avais
peur de rien. J’étais invincible. Une toute petite fille mi blanche mi noire mais
invisible à la violence du monde, protégée par les esprits de l’eau.
C’est ainsi que je l’ai vu pour la première fois, le vieux sauvage assis en
tailleur. Un homme qui dormait au bord de l’océan. Éloigné de la ville, éloigné
de la civilisation. Sa longue barbe grise lui recouvrait le visage, ne laissant
apparaître que des yeux d’une beauté étrange. Il était vêtu seulement d’un pagne
et dormait dans une cabane au pied d’un arbre sculpté. Le vieux sauvage avait
travaillé le bois jusqu’à former la tête d’un serpent, ou bien était-ce celle d’un
léopard ? Mon souvenir d’enfant hésite entre le reptile et le félin. Le vieux
sauvage me faisait peur au début. Il ne parlait jamais. Il se postait à côté de moi,
en position de yogi face à la mer ; il émettait un chant long et intériorisé qui
pouvait durer des heures. Parfois, lorsque la brise de sel nous fouettait trop les
sangs, il se levait, me prenait par la main et nous allions nous abriter dans sa
cabane. Là, sur la natte en raphia, il m’offrait des fruits, goyaves, papayes,
mangues juteuses, mes papilles étaient à la fête. Il ne faisait que me regarder. Je
ne lui posais aucune question, il ne parlait jamais. Peut-être était-il muet ?
J’imaginais qu’il avait été témoin d’un crime atroce et qu’on lui avait laissé la
vie sauve mais coupé la langue. Ou alors qu’il avait perdu un être si cher, son
grand amour peut-être, que le chagrin l’avait rendu muet, le cœur et l’âme en
mille morceaux. Sa présence m’apaisait. Parfois, il m’enseignait la pêche. Il
s’était confectionné tout un tas d’ustensiles avec des vieux filets récupérés aux
abords des barques des pêcheurs, des crochets, du bois. J’observais ses mains sur
le filet de pêche, ses mains incroyablement lisses pour un homme de son âge, de
son humble condition, vivant aux prises avec les éléments. Nous partions à la
pêche aux crevettes, j’adorais ça, de l’eau tiède jusqu’à la taille, le visage nourri
par les embruns, le sel et le soleil tirant l’épiderme. Je me sentais vivante. Dans
le silence du vieux sauvage et le murmure de la plage.
Un jour, le vieux sauvage a disparu. Un après-midi, je suis arrivée, sa cabane
avait été détruite, quelques fruits écrasés pourrissaient au soleil, les filets de
pêche étaient déchirés. Serpent ou léopard, l’arbre sculpté semblait bien triste.
Moi, j’étais désemparée, seule à nouveau. Une énorme araignée noire a filé à
toute allure sur le sable blond, a disparu dans les herbes folles. C’était elle,
l’araignée tégénaire de mes cauchemars. Mauvais augure. Le mal allait entrer
dans ma vie, j’en étais certaine. Je ne me perdrais plus dans le regard plein de
bonté du vieux sauvage. J’avais dix ans et je perdais mon seul ami. Jusqu’à ce
que mes tantes et ma mère me consignent, j’ai continué de me rendre sur la
plage, l’âme happée par l’océan, avec le fol espoir qu’un jour le vieux sauvage
fasse à nouveau son apparition. En attendant, il peuplait mes rêveries,
m’accompagnant dans mes escapades au bord de la mer comme un ami
imaginaire. Peut-être l’avait-il toujours été ? Peut-être n’avait-il jamais existé ?
Je n’ai jamais très bien su démêler le vrai du faux.
15

Le temps presse. Il est plus de midi. C’est le moment. Ida est calme. Je la glisse
dans sa combinaison noire avec capuche à fourrure. Elle se débat un peu, elle
n’aime pas ça être contrainte. Ne t’inquiète pas Ida, bientôt tu seras libre sur la
plage. Pour nous, il en sera fini de cette vie sans issue, de cette prison du
quotidien. Rien ne m’effraie plus. Et puis, il y a toujours cette voix insistante
dans ma tête. Va à la mer.
Alfonse entend les râles d’Ida. Il descend.
« Je vous accompagne au bus, tu es sûre que ça ira ensuite ? »
Évidemment que ça ira. Je me sens surpuissante. Serait-ce ça la liberté ?
Pourtant, je n’ai pas l’impression d’être maîtresse de mes actes, il y a cette voix
dans ma tête, comme un appel irrésistible. Je suis en action, mais manipulée par
qui ? Par quoi ? Une force surnaturelle. Je viens d’un pays où tout ne s’explique
pas de manière rationnelle. Je viens d’un pays où l’on croit aux esprits de l’eau
et de la forêt, où l’on sacrifie des poulets, des chèvres, pour conjurer le sort, où
l’on concocte des mixtures pour rendre les gens amoureux, où l’on est chrétien et
sorcier en même temps, où prêtres et marabouts souvent se confondent. Je suis
faite de ce bois, exotique et amer.
Je déborde de tout, de cet amour insensé pour Ida, de cet amour détestation
pour Alfonse, de mes souffrances du passé. Je suis une femme débordée. Il faut
que ça cesse. Le temps presse. C’est maintenant.
J’installe Ida dans sa poussette, je lui offre un câlin, je serre fort son harnais.
Depuis quelque temps, elle a tendance à vouloir se glisser en dehors. Alfonse
insiste pour nous accompagner. Je l’ignore. Il n’existe pas. Je suis déjà dans la
cour, il ferme la porte de la maison. Je ne me retourne pas. Finie cette vie de
recluse. À partir de cet instant, j’avance légère. Je marche vite vers le château de
Vincennes, le bus 46 mène à la Gare du Nord. C’est le début du voyage. Je
prendrai les billets au guichet. Sur ma dernière paie j’ai mis un peu de liquide de
côté. J’accélère le pas, grisée par la vitesse, Ida rigole, elle aime bien quand ça
va vite dans la poussette. Alfonse a du mal à suivre, avec sa hanche douloureuse.
Je me retourne, on dirait qu’il a une patte folle. Je ris intérieurement. Il est
ridicule. Pauvre homme. Je pense aux jours heureux. Ils se comptent sur les
doigts d’une main. Dos contre dos dans des draps d’une douceur qui m’avait
saisie lors de notre premier nuit, moi recouverte de glaise au milieu de l’atelier,
lorsqu’il avait fait de moi une statue, lui venant me chercher à la sortie de
Beaubourg, lorsque j’y travaillais comme agent, avec un bouquet de tulipes
jaunes – j’aime bien les tulipes jaunes –, un fou rire lorsque j’ai sorti de mon sac
à main un tout petit vibromasseur dérobé chez une collectionneuse d’art lors
d’un dîner, nous enfermés dehors sous la pluie à cause d’une étourderie
d’Alfonse. Vu de l’extérieur, notre couple donnait l’image du bonheur. Mais
personne ne peut connaître l’économie d’un couple, personne ne peut estimer les
névroses conjuguées au pluriel, les tourments, les secrets indicibles. Ce n’est pas
très glamour un couple, dès la première rencontre s’enclenche le compte à
rebours. Le couple, c’est le début de la fin.
Le bus est déjà là, il part dans trois minutes. Alfonse se baisse pour déposer
un baiser sur la joue d’Ida. La petite lui rend un sourire. Il veut m’aider à monter
la poussette dans le bus. Je dis : « Non, merci. » Ce sont les seules paroles
échangées depuis cette nuit. Un « non, merci » machinal, de politesse, qui ne
contient aucune gratitude. Il se penche sur moi, veut me serrer dans ses bras, pas
une embrassade d’amoureux, mais de reconnaissance, celle des corps qui ont
appris à vivre ensemble durant plusieurs années, celle des corps habitués. Je
l’esquive, puis je fixe son visage, que je découvre aujourd’hui à la fois énergique
et sombre, sorte de négatif d’une figure très belle et pleine de grâce, tandis que le
cœur est ténèbres. Un élan de tendresse apitoyée me dicte un geste auquel je ne
suis pas accoutumée : une caresse furtive sur son front qui se dégarnit
insidieusement. Je lis l’étonnement dans son regard. Rien ne sera plus comme
avant. Il le sait. Il ne fait rien pour nous retenir. Je monte dans le bus presque
vide. Le chauffeur démarre, Alfonse reste immobile.
16

Les rues parisiennes défilent dans un flou distant. Rien dans cette ville ne m’est
familier, j’ai toujours été insensible à la pseudo beauté des immeubles
haussmanniens, à celle prétentieuse des monuments célèbres, au trop plein
d’histoire qui ne m’évoque rien. Je suis une spectatrice extérieure de Paris. Une
étrangère fatiguée par les klaxons incessants, le pas accéléré des gens, le
tourbillon agressif d’une ville inhospitalière.
Un rayon de soleil automnal réchauffe le visage d’Ida, elle fixe un point au
fond du bus, je ne vois pas quoi, les bébés sont comme les chats, ils perçoivent
des choses invisibles au commun des mortels, les bébés ont des pouvoirs qu’ils
perdent à mesure qu’ils grandissent. Je pense que l’on sait tout à la naissance,
que l’on possède le savoir universel. Les bébés sont des « sachants », ils savent
l’absurdité de l’existence, ils savent les guerres, ils savent l’amour et la mort, ils
savent les terreurs d’été et les tristesses d’hiver, les bébés sont les dépositaires de
la mémoire du monde. Ils savent la fureur du lion, la barbarie des hommes, le
noir absolu, ils savent aussi l’espoir, le courage de croire ce qui n’est plus
visible. Les bébés savent tout ça. Les bébés sont des encyclopédies. Nous ne
sommes rien face aux bébés. Les bébés nous jugent, nous méprisent, puis, au
contact des adultes, ils oublient peu à peu le grand logiciel, ils entrent dans
l’enfance et se soumettent à la tyrannie de notre bêtise. L’école sert à ça.
Que reste-t-il de l’enfant surdouée que j’étais ? Que reste-t-il de la petite fille
poétique qui parlait avec les papillons, qui caressait les poulets affolés sur les
chemins ensablés, qui jetait des sorts aux autres enfants, cherchant à les
transformer en colibris pour leur rendre leur liberté. Je regarde mon reflet dans la
vitre sale du bus. Je ne reconnais rien de cette petite fille. Les adultes ont tué
l’enfant sachant et inventif en moi, l’enfant originel. Les femmes de ma famille
m’ont peu à peu anéantie. La rancœur, la haine, le désir de vengeance m’ont
quittée il y a bien longtemps, je ne suis plus capable. Aujourd’hui, dans ce bus
qui sent la sueur de son conducteur, je m’embarque dans une entreprise d’une
beauté tragique. J’ai le sens du romanesque. Je nous sauve de cet écheveau de
personnes malveillantes qui me hantent encore, des défuntes comme des
vivantes. Je les ai laissées là-bas en Afrique, mais je sens leur influence
malfaisante, leur esprit me persécute.
Les fourmis urticantes entre mes cuisses, brûlure insidieuse, le choc du
contact du silure électrique, horrible poisson que la Présidente du Ndjembè
appelait « notre mère » avant son sacrifice sous mes yeux apeurés. Le poisson du
fleuve représente le fœtus, l’embryon contenant en puissance tous les principes
nécessaires à la propagation de la vie organique et spirituelle. Sacrifier le silure
revient à combler les états d’impureté spirituelle qui plongent les initiées dans un
état d’incomplétude. J’étais incomplète, il fallait me le faire savoir à coups de
giclée de sang du poisson monstre. Le rire des femmes, encore. La pression de
leurs mains sur mes poignets, lorsque l’une de mes tantes a sorti l’aiguille et le
fil. Moi me cognant de douleur contre la terre, lors de « l’opération ». L’aiguille
et le fil pour me « réparer », disaient les femmes. À vif, sans désinfectant ni
anesthésiant. Mon hymen déchiré par l’Homme de la connaissance devait être
recousu. Le sang sur la grosse aiguille, leurs mains fermes sur mes poignets, leur
rire toujours de plus en plus fort, c’est assourdissant le rire des sorcières, le goût
de la vase mêlé à celui de la chair crue du silure que l’on m’a forcée à avaler. Et
puis, la lumière vive. L’étourdissement des souffrances sublimes.
La lumière vive, là-bas, près du bateau. Le vieux sauvage sur un radeau, la
peau tannée par le soleil salé, un collier de fleurs autour du cou, ses bras qui se
tendent vers moi, accueillants. Son sourire rayonnant, rassurant. Et derrière, se
dressant immense, la Reine des eaux, Mami Wata, si belle, si puissante. Puis une
longue absence et un lourd silence. Des vagues bleues immenses.
17

Une forte odeur de viande me sort de mes pensées. Un homme énorme vient de
prendre place en face de moi. Pas le genre de bonhomme à sourire. Moi non
plus, de toute façon. Il prend deux places, écarte les jambes, il ne peut faire
autrement, il laisse traîner son regard hagard. Sa lèvre inférieure pend. Chaque
fois qu’il bouge, des relents âcres emplissent le bus. Il sent la viande crue, la
même odeur que dans l’arrière-boutique des boucheries. Avec le chauffage un
peu trop poussé, ça vire à une odeur de viande avariée. Celle de la fleur-cadavre.
Lorsque j’étais petite, j’ai senti une fois le parfum répugnant d’une des plus
belles plantes du monde : la « bunga bangkai », une espèce endémique
indonésienne. Monsieur Liu en avait rapporté une de l’un de ses voyages et
l’avait offerte à ma mère. La plante, immense et majestueuse, peut mesurer
jusqu’à trois mètres de haut et son spadice en érection lui vaut le surnom de «
phallus des titans ». Au moment de la floraison, le monstre exhale une odeur
infecte, pareille à celle de la viande pourrie ou d’une charogne abandonnée. On
pouvait sentir la plante depuis le bout de la rue. La première fois, cela avait
rendu mes tantes folles. Elles cherchaient dans toute la maison si un cadavre de
rat ou pire n’était pas planqué sous un meuble ou dans un recoin.
Le bonhomme du bus sent la fleur-cadavre, c’est infect. Ida plisse son petit
nez puis colle sa licorne à son visage pour atténuer l’odeur immonde. L’homme
ne semble pas avoir conscience de la gêne olfactive dans laquelle il nous plonge.
Une petite dame ouvre la fenêtre, cela ne suffit pas. Le gros bonhomme est
pourtant propre sur lui. Il doit travailler dans une boucherie ou un abattoir et ses
vêtements sont imprégnés. Il a beau les laver, l’infection est tenace. Ce n’est pas
de sa faute. Il vit constamment avec l’odeur de la mort, il s’y est accoutumé.
L’odeur de la mort fait partie intégrante de lui. C’est sa deuxième peau.
Une mouche attirée par les remugles s’est posée sur son front. J’ai envie de la
lui éclater, comme j’écrasais les insectes sur la vitre de ma chambre lorsque je
passais de longues heures consignée après mes fugues sur la plage. Je me
plaisais à les laisser bourdonner de longues minutes, affolées parce qu’elles ne
trouvaient pas la sortie de leur prison dorée. Les mouches se débattaient face à
leur destinée tragique. Je trouvais ça extrêmement poétique. Je laissais les
cadavres collés à la fenêtre. Parfois je les jetais derrière ma tête de lit, là où
personne ne pouvait aller nettoyer. J’aime à penser qu’une épaisse couche
d’insectes morts repose encore dans la maison de mon enfance. Un tapis de mes
petites horreurs.
Je réprime mon envie irrésistible d’écraser la mouche sur le front du gros
bonhomme. L’arrivée au terminus a raison de ma pulsion. Gare du Nord. Vite
descendre. L’homme qui pue la viande avariée a un geste de solidarité, il porte la
poussette et Ida, laissant un filet de parfum de mort sur les poignées.
Le gros bonhomme s’éloigne. Une main tire la manche de mon manteau.
Trois petits Roms me tendent une pétition à signer. Je décline avec agacement, le
plus grand feint de me cracher dessus. Je me détourne et presse le pas. Ils me
suivent jusqu’à ce qu’un agent de sécurité de la gare les chasse. Des années que
je n’ai pas mis les pieds dans une grande gare. Celle-là est impressionnante,
ventrue, grouillante de monde, des silhouettes se frôlant, des corps anonymes se
bousculant, humanités sans visage. Un train arrive en provenance de Bruxelles,
une foule en descend, avance en rang. Une cohorte qui devient matrice
d’hommes sortant d’elle comme une fumée bouillante, s’enroulant, se gonflant,
s’ouvrant, se dispersant avec une hâte stupide.
Je cherche un guichet, n’en repère que des automatiques. Je ne veux pas m’en
remettre à une machine, j’ai besoin de parler à quelqu’un, j’ai besoin d’être
rassurée, je ne vois pas la gare de Rang-du-Fliers sur le tableau des départs, je
dois me rendre à tout prix à la gare de Rang-du-Fliers, c’est important.
Je tente de me frayer un passage parmi la masse anarchique des voyageurs,
j’utilise la poussette comme bouclier contre le monde. Une dame en tailleur bien
comme il faut – je me méfie toujours des dames en tailleur bien comme il faut –
freine mon avancée pour regarder Ida : « Oh, qu’elle est belle ! Vous devez être
comblée avec une pareille merveille. »
Je ne lui réponds pas, pense combien mon quotidien me rappelle tous les
jours que ma vie aurait été tellement différente si je n’étais jamais tombée
enceinte, que je me sens privée de ma liberté, en permanence contrainte par des
prérogatives organisationnelles dans lesquelles je ne trouve aucun intérêt.
Qu’est-ce que ça peut bien lui faire à elle si je suis comblée ou non ? Je lui en
pose des questions moi sur ce qui l’épanouit ou pas ? Madame au tailleur bien
comme il faut incarne la femme parfaite, rien ne dépasse, pas une once de
graisse, pas une mèche de son chignon, pas une pellicule capillaire sur les
épaulettes de sa veste bleu marine. Fous-moi la paix, madame au tailleur bien
comme il faut ! Son air offusqué signifie qu’elle a compris le sens de mon regard
hostile. Elle se prend le pied dans un sac plastique vide, manque de se casser la
gueule. Une bourrasque de vent s’engouffre dans la gare, un vol de pigeons nous
rase et défait le chignon impeccable de madame au tailleur bien comme il faut.
Parfois la pensée magique ça marche. Je lui souhaite la pire des journées.
Je trouve enfin un guichet. L’agent SNCF m’indique qu’il faut prendre le
train en direction de Boulogne-sur-Mer, le prochain est à 14 h 04. J’arriverai à 16
h 11 à Rang-du-Fliers. Moi, ça me va très bien 14 h 04 et 16 h 11. J’aime la
précision de la SNCF. 14 h 04, 13 h 12 ou 7 h 06… Alfonse, il est du genre à
mettre son réveil à 6 h 54 ou à 8 h 14, histoire de se laisser une minute de répit
par rapport à un compte rond. Je ne prends pas de billet retour, je paie en liquide,
33 euros.
Il est 13 h 15. J’achète une salade à emporter et un soda. Ida a bien tété avant
de partir, elle tiendra la durée du voyage. Je m’installe sur un banc en plein
milieu du hall de la gare. La salade est insipide. Je n’ai pas très faim. Des
travaux secouent le sol, font trembler Ida, sans perturber sa sieste.
Je passe beaucoup de temps à la regarder dormir, bercée par l’insouciance.
Quand elle dort ainsi, j’ai des pensées monstrueuses. Une mère ne doit pas avoir
de telles pensées. Je la regarde si belle endormie et je voudrais qu’elle dorme
toujours. J’imagine toutes les façons pour qu’elle ne se réveille pas. J’aimerais
aussi ne plus jamais me réveiller. Je me vois : l’étouffer avec la licorne
démoniaque, lui mettre du poison dans son lait, mieux, m’empoisonner moi-
même et lui délivrer le philtre du repos éternel par le sein. Je me vois : lui briser
la nuque d’un coup sec, l’étourdir avec de l’éther, mettre le feu à la maison, périr
toutes les deux par les flammes.
18

Nous sommes bien installées. J’ai pu replier la poussette. Ida a sa place assise à
mes côtés. Elle est calme. Le train est presque vide. Hors saison le Nord n’est
pas une destination prisée. C’est bien, nous serons tranquilles. Le contrôleur fait
des va-et-vient. À chaque passage, il me regarde avec insistance. Je lis son
interrogation sur son visage émacié. Il pense. Une mère qui voyage seule, en
semaine, avec son bébé, c’est étrange. Une mère qui ne serre pas son enfant dans
ses bras, c’est étrange. Une mère qui n’y arrive pas. Il pense. Il ne sait pas ce que
c’est, lui, de porter à bout de bras un enfant. Il ne sait pas ce qu’une femme peut
endurer. Il ne sait pas le ventre déformé, il ne sait pas les ovaires douloureux, il
ne sait pas la détestation du corps. Il pense. C’est merveilleux d’être enceinte,
c’est merveilleux de devenir mère. Il ne connaît de la maternité que l’image
éclatante diffusée par les magazines que sa femme continue de lire. Il voit ces
femmes magnifiques en robe ultra moulante malgré leur embonpoint de
grossesse, il voit leur chevelure volumineuse et lumineuse boostée par les
hormones. Il s’émeut devant celles qui passent leur temps à caresser leur ventre,
parlent à leur fœtus et trouvent ça dingue de sentir les coups de pieds, de voir des
bosses sous leur peau. Moi je n’aspirais qu’à une chose, faire disparaître ma
grossesse, m’échapper enfin de ces nuits d’angoisse où me poursuivait la pensée
terrifiante que quelqu’un était entré en moi, que cette chose me possédait, que je
ne pourrais plus jamais l’en déloger. Enceinte, mon corps ne m’appartenait plus,
il ne m’obéissait plus. Parfois j’avais envie de le lacérer, de frotter mon ventre
avec une lame de rasoir jusqu’à le faire saigner. Je m’imaginais me dépecer,
arracher ma peau qui n’était plus vraiment mienne. Il ne restait qu’une solution
pour aller mieux : détruire ce corps devenu étranger. C’était lui ou moi. Les deux
ne pouvaient plus cohabiter. Ma grossesse avait ravivé l’altérité qui s’était
insinuée en moi à l’adolescence, quand je réapprenais peu à peu mon intimité,
mon vagin à peine réparé de la couture des marécages. Pendant des années, je
m’étais coupée en deux. La tête éloignée du corps. Loin le corps. Si loin le sexe.
En me recousant à vif, mes vieilles tantes m’ont détruite de la pire des façons,
avec la complicité de ma mère ; au Gabon, on n’excise pas les jeunes filles, mais
dans ma famille on les recoud. Façon radicale de nier la féminité, d’effacer la
tache, de refaire une virginité. Depuis, je traîne tant bien que mal mon corps
ecchymose. Je fais avec. La maternité n’a fait que mettre encore plus de bleus à
mes meurtrissures.
Que peut-il bien savoir de moi le contrôleur au visage émacié ? Il ne voit
qu’une femme un peu maladroite avec sa fille assise à côté d’elle qui regarde, les
yeux pleins de surprise, défiler un paysage inconnu. Il ne voit rien d’autre, et il
juge ma froideur envers Ida. Il ne me connaît pas. Personne ne me connaît.
Le contrôleur finit par me réclamer mes billets. Je les lui tends pour me
conformer à la règle, il n’entendra pas le son de ma voix, je ne lui donnerai pas
ça de moi, il perçoit mon agacement, me remercie sèchement et baisse les yeux.
Je savoure ma petite victoire. Il ne m’aura pas avec son petit pouvoir sur les
gens, il ne m’aura pas avec sa condescendance, il ne m’aura pas. D’un coup Ida
s’agite. Elle me montre un âne qui galope dans un champ, c’est rare un âne qui
galope, enfin je crois. Passé Creil et ses immondes tours qui transpirent la misère
du monde, le paysage se fait rural. Je n’aspire qu’à des horizons maritimes, des
courants gris, je n’aspire qu’à voir des porte-conteneurs fendre des tourbillons de
nuages noirs. Je rêve d’une mer menaçante, de vagues immenses, de fin du
monde ou de début de tout.
Ida cherche sa licorne, je la sors de mon sac, elle la serre fort contre elle,
enfonce son visage dedans comme si elle cherchait à s’étouffer avec, inspire une
bouffée de son parfum âcre, mélange d’odeur de savon pour bébé et de bave
rance. Si elle pouvait, elle la boufferait sa peluche. Puis d’un geste d’une
violence inouïe, elle s’en défait et balance le jouet dans le couloir. Une jeune
fille aux cheveux bleus en brosse pousse un soupir offusqué. Elle aussi elle me
prend de haut, elle me méprise avec ma maternité maladroite. La jeune fille aux
cheveux bleus en brosse a renoncé à toute forme de féminité, pour autant elle
n’est pas masculine, elle est hors du monde, la jeune fille aux cheveux bleus en
brosse. Elle fait un signe de la tête pour que je ramasse la licorne d’Ida, je n’en
fais rien. Ida balance son corps d’avant en arrière en grognant, elle est crétine
quand elle fait ça, elle qui est pourtant si éveillée pour son âge. Je l’empêche de
se glisser entre mes jambes pour aller récupérer la peluche. La jeune fille aux
cheveux bleus en brosse me trucide du regard, mais je ne pense pas qu’elle soit
capable du moindre accès de violence. Elle se donne un genre avec ses cheveux
teints, mauvais. Devant mon intransigeance, elle finit par se lever, ramasse la
licorne et la rend à Ida. La petite est en transe, elle a gagné, la jeune fille aux
cheveux bleus en brosse jubile, elle pourra raconter à ses amies punks à chiens
qu’il existe des mères sadiques au point de ne pas ramasser le jouet de leur
tendre progéniture. Trop facile ma grande. Tes récriminations tu peux te les
mettre là où je pense, dont j’imagine les poils bleus et en brosse aussi.
Le train ralentit, entre en gare de Longueau. On ne dirait même pas une gare,
juste un bâtiment en préfabriqué, un parking avec quelques bagnoles endormies.
Entre Longueau et Amiens, c’est déjà le Nord, les maisons basses en briques
rouges en témoignent. Certaines ont l’air fatigué. Comme des vieilles ouvrières
qui auraient trop longtemps enchaîné les mêmes gestes. Le nord porte les
stigmates de la France laborieuse. À Amiens, des voyageurs descendent de je ne
sais où dans le train. D’autres vont prendre leur place. Personne ne les attend,
seulement peut-être ce grand garçon tout maigre qui se ronge nerveusement les
ongles. Son visage angoissé s’éclaire à la vue d’une adolescente pleine de
piercings.
Le train ne repart pas. Le chef de train avait annoncé dix minutes d’arrêt à
Amiens. J’ai l’impression que cela fait déjà une éternité. Le quai de la gare est
vide. Je ne vois pas ce qu’on attend. Il paraît qu’il faut changer la locomotive. Je
n’ai plus de temps à perdre moi. Va à la mer, va à la mer, la voix a repris ses
injonctions, de plus en plus autoritaire. Je suis à bout de souffle, j’ai besoin d’air.
Cela fait des années que j’oublie de respirer, J’ai pris une grande inspiration à
mon arrivée à Paris, depuis j’avance en apnée. Ma poitrine est tout le temps
comprimée. Je suffoque. Même le sommeil ne m’offre aucune respiration.
Quand ce n’est pas le plafond de la chambre qui menace de s’écrouler, il y a le
manteau de feuilles gelées. Je nage dans l’océan de mon enfance, je suis bien,
quand une voûte de feuilles gelées m’empêche de remonter à la surface. Je
cherche une issue, toute la surface semble transformée en immense verrière
glacée, je tente de la briser, je commence à manquer d’oxygène, je frappe la
voûte, elle ne se fend même pas. Je cogne ma tête contre la paroi. Je cogne,
encore et encore. Jusqu’à m’étourdir. Je me laisse partir, mon corps se fait léger
comme une plume, les abysses m’appellent, les esprits de l’eau vont
m’accueillir, j’entends les rires des enfants-poissons au fond. Ils m’attendent, je
suis l’une des leurs. Un sifflement dans mon oreille, une douleur intense. Je me
réveille. La taie est rouge. Je passe ma main sur le lobe de l’oreille. Je saigne.
Mes tympans se sont encore perforés. Je vais chercher Ida dans son berceau,
encore tout petit nourrisson. Je colle mon corps trempé contre elle et mon oreille
pleine de sang contre sa joue. Ça la dérange, elle se tortille comme un ver pour
se libérer de mon emprise, elle me refuse le réconfort, un enfant n’a pas le droit
de faire ça, je lui ai donné la vie, en échange elle me doit de la tendresse.
Toutes les nuits je suis mi vivante, mi morte. Toutes les nuits j’ai l’impression
que l’on m’enterre. Des courants contraires circulent en moi, les voix perturbent
ma recherche de calme et me murmurent que non je n’y arriverai pas, pas dans
cette vie. Peut-être la suivante.
L’Afrique me manque. L’océan. J’ai pensé revenir à Libreville, avec Ida
comme symbole de ma réussite parisienne. Avec Ida comme preuve de ma
féminité accomplie. Ida mon trophée. Brandir Ida et montrer aux tantes
malveillantes que malgré mon sexe meurtri j’ai pu enfanter. Et puis, la vérité
cruelle m’a rattrapée. Revenir en Afrique, c’est au contraire admettre l’échec,
rentrer marquée par le sceau de la honte, reconnaître les mensonges, les demi-
diplômes, le demi-couple, la demi-maternité, me présenter telle que je suis
vraiment, une femme dépendante d’un homme médiocre, une mère maladroite,
aimant trop sa fille ou pas assez, une femme paradoxale.
Le train a repris sa course, Ida fait des marques de doigt sur les vitres sales. Je
dépose une petite tape sur sa main. La fille aux cheveux bleus en brosse se lève
et change de voiture. Elle ne me supporte pas. Moi non plus je ne la veux plus
dans mon champ de vision. Le paysage m’est de plus en plus familier, pourtant
je n’ai jamais mis les pieds ici. La baie de Somme se révèle avec ses dunes, ses
marais, ses échassiers. Tout me ramène à l’embouchure du fleuve à Libreville.
Là où l’eau douce et l’eau salée fusionnent en un liquide saumâtre. Je suis
certaine que, si j’ouvrais la fenêtre, je sentirais la nature en pourrissement, une
odeur de fumier grouillant de vermine, d’œufs d’oiseaux écrasés et de thé fumé.
L’odeur universelle du marécage. Longtemps ma peau a été imprégnée par ce
parfum. Alfonse dit souvent que mon sexe sent la putréfaction, le sang et la boue
séchée, qu’il goûte la pierre de sel.
Des chevaux blonds galopent fous.
19

Le train entre en gare de Rang-du-Fliers. La gare est minuscule. Presque une


gare fantôme. Nous sommes une dizaine de personnes à en traverser le parvis, si
on peut appeler ça un parvis. Un bus est stationné devant la friterie Cathy. Un
homme élégant m’a aidée à descendre du train avec la poussette. Il se dirige
également vers le bus. Il est très grand, brun, un flegme anglais plein de charme.
Je me surprends à le trouver beau. Je ne regarde plus les hommes depuis bien
longtemps. J’ai repéré ses grandes mains, j’ai éprouvé une soudaine envie qu’il
me saisisse. Il sent la figue. Je ferme les yeux, je me vois nue, debout, dans une
serre pleine de plantes grasses, l’homme élégant au flegme britannique caresse
ma nuque, la mord, puis me renverse sur la table où sont rangés des pots pleins
de terre qu’il envoie valdinguer au sol. À peine le temps d’entrevoir son sexe
énorme, il est déjà dur et puissant en moi, profond, il m’emplit de plaisir
douloureux, jusqu’à ce que je perde connaissance.
« Mademoiselle, tout va bien ? »
Je reprends mes esprits, je suis allongée sur le banc de l’arrêt de bus. Ida, je
ne vois pas Ida ! Le grand homme élégant au flegme britannique se tient au-
dessus de moi, avec son magnifique sourire et son imperméable. Il est tellement
beau. J’en ai perdu connaissance quelques instants. Ida et sa poussette sont à
côté de moi. Il me tend la main pour m’aider à me relever, me propose une
gorgée d’eau. Je boirais n’importe quoi de lui, sa salive, sa sueur, sa semence. Je
n’ai plus l’habitude.
Je me calme. Il m’aide à monter dans le bus, il me dit que nos chemins
divergent ici. Il prend ma main, y dépose un baiser léger, cet homme est un
gentleman. Je me retourne, il n’est plus là. A-t-il vraiment existé ?
Je m’assure auprès du chauffeur que le bus va bien à Écœurville-Plage. Il me
répond que j’ai de la chance, car oui, le bus va bien à Écœurville et que c’est
même là qu’il habite et que c’est son dernier trajet aujourd’hui.
Ida s’est assoupie, je la prends sur mes genoux. Le bus démarre. Une femme
est installée à ma droite. Elle me sourit. Je décide de lui être agréable.
« Elle est belle votre petite, avec sa peau mate et ses boucles d’or.
– Merci. Il faut que j’aille à la mer !
– C’est bien pour la petite, vous verrez… »
Elle va en prendre plein la tête, elle va s’enivrer d’embruns comme je le
faisais petite fille. Je me shootais à l’iode, c’était si fort que j’en avais des
céphalées.
« Mais il faut que je descende où ? »
– Au terminus, c’est facile. »
Si elle le dit. J’ai pourtant l’impression que le bus emprunte un chemin
détourné. J’ai vu le panneau Écœurville-Plage, et il n’a pas suivi la direction. Il
fait un détour par un hôpital, si jamais quelqu’un devait visiter un malade. Le
bus rebrousse chemin, nous repassons devant la gare. Il n’y a aucune logique
dans son trajet. C’est facile, a dit la gentille femme, qui n’a pas l’air de s’étonner
de la tournure des choses. Béate, elle continue à sourire à Ida. Elle a l’air un peu
niais.
« Vous connaissez un hôtel tout près de la mer ? Peu importe le prix…
– Ah, oui, pour la petite c’est plus pratique tout près de la mer. Il y a
Le Littoral. C’est avenue Marianne-Toute-Seule…
– Vous plaisantez ?
– Non, non, vous savez ici les noms de rue sont étranges, ne cherchez pas… »
Écœurville, le chemin de la Solitude, l’avenue Marianne-Toute-Seule… Je
me demande si je ne suis pas encore en train de rêver, pas l’un de mes
cauchemars cette fois-ci, mais une comédie un peu absurde.
Le bus est à l’arrêt. Il n’y a plus personne à bord. Je vois un bâtiment à
colombages, il s’agit du casino.
« Terminus madame, il faut descendre. »
Je rassemble mes affaires, je porte Ida, elle est de plus en plus lourde. Il est
temps que je m’allège. Le chauffeur a sorti la poussette du coffre à bagages, l’a
même dépliée. Je le remercie, je me découvre aimable. Les gens sont décidément
serviables ici, tout le monde y met du sien pour me faciliter les choses. C’est
tellement simple ce voyage. Si je tentais ma chance au casino, nul doute que je
gagnerais, si je n’avais pas Ida, je pourrais. Si seulement… Une femme
émancipée ça va seule au casino, ça fume, ça boit du whisky, ça baise avec de
grands hommes élégants ! Ça fait tout ça une femme émancipée. Une femme
émancipée ça ne passe pas son temps à changer les couches, allaiter, bercer,
mixer des purées. Ce n’est pas ça la vie. On ne cesse pas d’encenser les exploits
maternels, les effets de la communication immédiate qu’elles établissent avec
leur progéniture. Une femme émancipée ça prend le risque de ternir l’image de
la bonne mère universelle. C’est le prix à payer.
Il faut que je trouve l’hôtel et son avenue Marianne-Toute-Seule. Mais
d’abord j’ai rendez-vous avec l’horizon. Je ne vois pas la mer. Je regarde le ciel,
les mouettes me guident. Je marche dans une rue commerçante quasi déserte qui
pourrait se situer n’importe où en province, avec ses enseignes sans âme. Les
mouettes accélèrent leur vol. Je croise un jeune en scooter, il ralentit.
« La plage, s’il vous plaît ?
– Tout au bout de la rue Carnot, puis à droite, vous verrez la grue, le parking
en travaux, c’est là. »
Les mouettes se sont posées sur le parking. Je les abandonne. J’entends
soudain le rire d’Ida dans la poussette. Elle vient de découvrir la grue. Elle n’a
jamais vu de grue. Pour elle, c’est une girafe géante.
« Viens Ida, il y a mieux que la grue… Regarde Ida, regarde la mer. »
Sur la digue, deux chiens bizarres nous bousculent. Ils ont un collier, mais
aucun maître. Un manège de chevaux de bois est immobilisé à cause de la
rouille. En novembre, la station balnéaire marche au ralenti, les vacances
scolaires sont lointaines. Je me demande à quoi ça sert une station balnéaire hors
saison. Une odeur de churros emplit l’air, la Petite Fringale a tout de même
ouvert, on ne sait jamais. La mer est haute et grise. Je laisse la poussette sur la
promenade, à côté d’un couple en fauteuil roulant. L’hôpital maritime est juste
derrière, avec sa chapelle et une barque de pêcheurs dans les dunes qui lui
servent de jardin. Un mouroir avec vue, c’est classe. Nous descendons sur la
plage humide. La mer est toute proche. Il suffirait d’une vague pour en finir.
Juste une vague. C’est tentant. Je m’assois à même le sable, j’installe Ida entre
mes jambes. La mer est grosse, mais il n’y a pas un brin de vent. L’air est
silencieux. Le calme avant la tempête, dit-on. Une dame vient s’installer tout
près de nous. Elle lâche son labrador. Le chien va tournoyer au bord de l’eau.
Elle me sourit. Encore quelqu’un qui me sourit. On ne m’a jamais autant souri
qu’aujourd’hui. C’est une très bonne journée.
« Bonjour madame, la mer est au plus haut ?
– Oui, elle est quasiment pleine.
– C’est bien. »
Il commence à faire froid en cette fin d’après-midi. Je n’ai pas encore envie
de rentrer. Ida a la main gelée. Je mets les miennes sous le sable. Des années que
je n’ai plus touché le sable. Celui-là est dru. Il n’a pas la douceur de ma plage
d’enfance. Ou alors les années ont altéré mon toucher. Même quand je caresse le
dos d’Ida, je ne trouve pas que sa peau soit douce. Il n’y rien de plus doux que la
peau d’un bébé paraît-il.
« Il est loin l’hôtel Le Littoral ? »
La femme est déjà partie. Le labrador aussi. Je ne les ai même pas entendus
s’éloigner. Comme le très grand homme élégant ils n’ont peut-être jamais existé
? Cette histoire s’écrit dans ma tête. Même Ida, si ça se trouve, elle n’existe pas.
Tout ce que je vis depuis que je suis à Paris est peut-être totalement inventé. Ma
grossesse, l’accouchement, la maternité ? Inventés ? J’entends les voix dans ma
tête. J’entends le chœur : « Ida n’existe pas, Ida n’a jamais existé. »
20

La lumière décroît, la mer vire du gris à l’argenté. Il faut que je trouve l’avenue
Marianne-Toute-Seule. J’erre dans les rues anarchiques d’Écœurville. J’ai
l’impression de tourner en rond. Il n’y a aucune logique architecturale ici. Les
cités HLM jaunies par le temps se mélangent aux villas bourgeoises. Trois fois
que je passe devant la publicité pour le spectacle d’Aurélien le magicien,
certaine qu’il a des pouvoirs incroyables mais, à force, cette petite gueule d’ange
ne me revient pas. J’achète un soda orange et un sandwich grec pour le dîner. Je
le mangerai dans la chambre d’hôtel. Je me résous à demander mon chemin à un
homme râblé, lui aussi il a un chien. Ils ont tous un chien à Écœurville. Pas
étonnant, la ville pue la solitude. Le sien est rikiki. Un chihuahua, ou un spitz, un
chien de poche à long nez. C’est moche.
« Monsieur, je cherche l’hôtel Le Littoral…
– Mais levez les yeux, jolie mademoiselle. C’est juste en face, vous voyez, à
côté du collège. »
Le collège Notre-Dame Saint-Joseph est monumental. Il a une architecture
presque soviétique. À part la proximité de la plage, aucun élève ne doit prendre
de plaisir à venir en cours ici. Je traverse, m’arrête devant un hôtel-restaurant à
l’abandon, Le Homard bleu. Il avait dû être un bel établissement, avec étoile au
Michelin et tout le tralala, couples bien mis du coin à dîner les vendredis et
samedis soir, kir mûre pour monsieur, kir pêche pour madame, entrée-plat-
fromage-dessert, formule gastronomique, demi-homard à 45 balles selon
arrivage. L’image faussée du bonheur bourgeois. Les restaurants comme Le
Homard bleu servent à entretenir les couples usés. Il n’y a plus de couples usés à
Écœurville-Plage. Le Homard Bleu a fermé, sa façade délavée se fissure. Le petit
monsieur au chihuahua tient à m’accompagner devant l’hôtel. « Avec les
racailles qui traînent en scooter, faudrait pas qu’il vous arrive malheur… »
Encore une fois je dis merci. Je n’ai jamais autant exprimé ma gratitude
qu’aujourd’hui.
Il n’y a personne à l’accueil de l’hôtel. Comme je l’ai vu faire dans les films,
j’appuie sur la sonnette en laiton. Une tête blonde de garçonnet de six, sept ans
apparaît. Le gardien que je suppose être son père se présente.
« Bonsoir, il vous reste une chambre pour moi et la petite ?
– Il me reste un hôtel entier si vous voulez ! »
Cela me gêne un peu d’être la seule cliente.
« Faudra amener la gamine voir les phoques, au bout de la promenade, il y en
a de plus de plus, c’est fou. À marée basse, on les voit mieux. »
Il me propose de visiter toutes les chambres de l’hôtel, il y a en douze. Quatre
par étages. Je décline la visite privilégiée, n’importe laquelle fera l’affaire. Je
m’installe au troisième étage. Les couloirs sont propres. L’hôtel a été rénové l’an
dernier, me dit le gardien qui en est désormais le propriétaire.
« On a tout refait, la peinture, les cabines de douche, on a la fibre. La literie
est très confortable, vous verrez, vous allez dormir comme une princesse. »
La chambre est impeccable. L’odeur de peinture fraîche est un peu entêtante.
J’ouvre la fenêtre pour aérer. Ida a faim. Le grand air ça creuse. Je lui retire sa
combinaison. Elle est toute jolie dans sa robe de fête. Je m’assois sur le grand lit.
La couverture est un peu râpeuse, j’aurais préféré une couette, les couvertures ça
me fait tousser. Je dormirai sans et je pousserai le chauffage. Je sors mon sein,
Ida se jette dessus la goulue. Elle tète vite, sans faire de pause, elle se gave. Puis
s’endort d’un coup. La balade l’a épuisée. Ne vois-tu pas venir les jours heureux,
ma petite Ida ? Ils sont là, à portée de main. Regarde la lune, Ida, elle est
clémente. Tu dors déjà. Nous avons encore le temps avant le rendez-vous.
Je dépose Ida dans le lit. J’allume la télévision, des infos défilent en continu,
je n’y prête pas attention, c’est juste pour la présence. Je mange la moitié de mon
sandwich, je n’identifie pas sa saveur, poulet ou bien dinde noyés dans la
mayonnaise. Ma peau me démange. Il faut que j’aille prendre une douche. Je me
lave longuement. L’eau sur mon corps me procure un plaisir infini ce soir. Pour
une fois, je ne pense pas aux toilettes énergiques de mes vieilles tantes. Je prends
soin de moi, me laisse aller à la caresse de l’eau tiède. C’est un délice. J’enroule
une serviette autour de mon buste, j’entortille mes cheveux dans une autre. Je me
regarde dans le miroir. Je suis belle. Je m’allonge près d’Ida qui ronfle. Tout
contre elle, je m’assoupis.
La Reine des eaux est là. Magnifique gorgone, terrifiante de beauté et de
puissance. Je ne l’ai jamais vue d’aussi près. Elle me tend les bras. Il suffirait de
la suivre. Et tout serait oublié. J’irais retrouver le vieux sauvage au fond des
eaux éternelles. Et nous danserions ensemble jusqu’à la fin des temps. Ça y est je
suis au fond de l’Océan, le vieux sauvage est assis à même son radeau, il flotte
comme sur un tapis volant, autour de lui les enfants-poissons jouent, tout est
parfait. Soudain, une force me propulse depuis les abysses jusqu’au-dessus de la
surface, Mami Wata me chasse, elle ne veut pas de moi, je suis trop vieille. Elle
me rejette sur le sable. Elle ouvre grand sa bouche carnassière, un serpent en
sort.
Il siffle : « Va à la mer, va à la mer, maintenant ! »
Ma tête est lourde, je suis nue dans la serviette de bain. Je n’ai dormi que
vingt minutes, je grelotte. Je tends le bras, Ida est là, tranquille, les yeux ouverts,
hypnotisée par le lustre à pampilles. Il faut se dépêcher. Le temps presse. Je sens
que c’est maintenant.
Je m’habille chaudement, j’emmitoufle Ida dans sa combinaison noire, seul
son visage tout rond dépasse.
« Nous allons faire une balade nocturne Ida, voir les phoques danser, tu savais
Ida que les phoques ça danse ? »
Elle rit. C’est bon de la voir rire.
21

Je me sens poussée par le vent. La lumière faiblarde des lampadaires me guide


dans la nuit presque bleu marine. Les voix dans ma tête ont fait silence, mais
mon corps avance sans hésitation. Je suis dans l’urgence. J’ai une consigne que
je dois respecter. Une consigne que je voudrais pourtant enfreindre mais je ne
suis pas assez forte. Je m’incline devant la volonté de Mami Wata. Ida est dans
mes bras, étrangement calme. J’ai abandonné la poussette devant un Christ
monumental, hommage aux marins disparus en mer. Je marche dans le sable
jusqu’à la mer, Ida a faim, encore, elle réclame un rab de tétée, je lui dois bien
ça. Elle se calme. Rassasiée. Pourquoi es-tu si calme ? Je trébuche, je reviens sur
mes pas. Mais soudain, la lune se découvre. Je peste contre la lune. C’est le
signal. L’appel de Mami Wata.
Je m’accroupis. Je dépose Ida sur le sable, l’eau glacée est toute proche. Elle
ne réagit pas, pas un pleur, sage petite fille endormie. Je reste encore un peu
auprès d’elle, on dirait une poupée de porcelaine, je ne l’ai jamais vue aussi
belle. L’eau l’entoure. Son dernier berceau. Je m’éloigne en courant sans me
retourner. Derrière moi, à chacune de mes foulées, le néant se referme. Je n’ai
plus de souvenirs. Je suis cette femme fantôme, accompagnée de son enfant
fantôme qui a fait un beau voyage.
Dans le silence de la nuit, un cri lancinant. Le chant désespéré des veaux
marins.
22

Je suis rentrée en début d’après-midi, je n’ai trouvé personne à la maison.


Alfonse a dû avoir un rendez-vous professionnel dans Paris. Il ne m’a pas laissé
de mot sur le buffet. Il a déposé les clés dans la gouttière. Je ne lui ai pas dit
quand je devais rentrer de voyage. Il n’a pas l’habitude que je parte. Je ne bouge
plus de Vincennes depuis des mois.
Le voyage s’est bien passé. Je suis contente. J’ai respiré un air vivifiant, j’ai
la tête pleine de nouveaux visages, le corps frissonnant de nouvelles sensations.
Je me sens régénérée, comme protégée par une nouvelle peau ; ma mue est plus
qu’entamée. Durant ce voyage, je me suis trouvée. Je suis heureuse. Enfin.
Le frigo est désespérément vide. Seul un demi-citron qui s’assèche fait de
l’œil à une tranche de saumon sous vide. Envie subite de riz à la tomate. Des
années que je n’en ai pas mangé. Ma mère faisait beaucoup de riz à la tomate. Je
n’ai jamais aimé ma mère, mais j’adorais son riz à la tomate. Elle y mettait tout
son cœur. Elle coupait les tomates en dés minuscules, elle y passait un temps qui
me semblait une éternité, faisait bouillir de l’eau et cuire une première fois le riz
pour l’attendrir puis le faisait revenir à la poêle avec le jus des tomates, les
oignons émincés et l’ail – je détestais l’ail, mais les vieilles tantes me forçaient à
en manger, prétextant des vertus pour la peau et le cœur. Ma mère se délectait
ensuite en répartissant les dés de tomate sur le riz, parfois je percevais un soupir
d’aise dans cette délicate opération. Ma mère avait une passion immodérée pour
le riz à la tomate. Parce que c’était le seul plat qu’elle savait cuisiner.
Dans les rayons du Monoprix, j’avance les épaules déployées, le regard des
hommes me rassérène. Je remplis mon caddie comme je m’emplis de vie. J’ose
une bouteille de champagne. Pas besoin d’avoir quelque chose de particulier à
fêter. J’offre un sourire à la caissière ronchon. Je tends un billet de 5 euros au
SDF qui passe ses journées devant le supermarché. Étonné, il veut me rendre la
monnaie.
Je marche dans les rues de Vincennes, il fait gris et humide. La pluie s’invite
sur mes cheveux.
Je me sens bien.
C’est le jour d’après.
Ida n’existe pas. Ida n’a jamais existé. Ida vient de sortir du corps de sa mère.
Elle n’a qu’une envie, retourner s’y nicher. Bien au chaud dans cette enveloppe
de chair, de sang et de peau. L’air est vif, elle a froid, le liquide amniotique lui
manque déjà. Ida ouvre les yeux, la lumière est criarde, elle lui lance des petites
lames dans les pupilles qui se dilatent sans hâte. Alors elle le voit, ce corps, cette
chair, cette peau. Laiteuse, striée de veines violacées par l’effort de la poussée.
Tout de suite on la colle sur ce ventre qui a perdu toute élasticité tant il a été
distendu par neuf mois de mise à l’épreuve. Puis elle a vu ces formes, énormes
ogives prêtes à exploser, pendant des semaines elle a sucé ces tétons, abîmé ces
mamelons, pincé et malaxé ces seins scarifiés et endoloris.
Ida court sur la plage nue, à nue, dénudée. L’eau l’habille de liberté. Elle est au
monde.
Remerciements

Merci à Murielle Magellan, délicate romancière, première lectrice de ce texte,


qui m’a rassurée sur son potentiel littéraire. Merci à François Bourin, pour son
enthousiasme sur chacun de mes manuscrits, et à Aude Chevrillon, qui a su me
pousser encore plus loin dans ma démarche en glissant ces « petites touches
d’humanité » auxquelles elle tenait tant.
De la même auteure
Aux Éditions François Bourin
Petit éloge de la jouissance féminine (essai), 2015 (rééd. poche, La Musardine,
2018)
Rien que des mots (roman), 2016
Je, tu, elle (roman), 2018
Chez d’autres éditeurs
Neuilly village people (essai), avec Pauline Revenaz, Éditions du Moment, 2007
Femme absolument (essai), J.-C. Lattès, 2017 (rééd. poche, Marabout, 2018)
Petit éloge de la jouissance féminine (essai), 2015
« Et puis, un jour, j’ai joui. Tout mon corps, toute mon âme. Enfin ! Je n’ai pas honte de le clamer : j’ai joui
pour la première fois à trente-cinq ans. La jouissance féminine est une grande fête. Elle est puissante, belle,
c’est une joie qui transporte, dans laquelle on lâche prise, on lâche tout, on laisse échapper. »
Adeline Fleury, consacre ce « Petit éloge » à la jouissance des femmes – ce grand mystère. Au travers
de ses lectures, de son expérience personnelle, avec des mots poétiques et parfois crus, l’auteur nous fait
ressentir, à chaque page, que jouissance et renaissance sont unies, et que plaisir et liberté sont
indissociables.
Rien que des mots (roman), 2016
Dans un avenir qui ressemble à notre futur proche, Adèle a décidé de tenir son fils Nino éloigné de la
lecture. Privée dans son enfance de la tendresse d’un père écrivain accaparé par son œuvre, elle fera tout
pour éviter un tel sort à son fils. Pour qu’il reste dans la vraie vie, pour l’empêcher d’être tenté par la grande
aventure de l’écriture, elle proscrira autour de lui la présence des livres. Elle les brûlera, elle va jusqu’à nier
leur existence.
Mais l’enfance est têtue et tous les silences ne peuvent rien contre sa curiosité. Nino, après une longue
quête, finira par trouver sa voie en assumant d’une manière inattendue cet héritage de mots et de papier.
Dans cette fable initiatique, Adeline Fleury nous donne à lire un conte cruel où les angoisses les plus
archaïques se ravivent au contact des réalisations de notre hypermodernité. L’ambivalence de notre rapport
au livre, livre sacré ou interdit, se trouve interrogée dans ces pages où se projettent comme des ombres
expressionnistes nos tabous les plus enfouis. Avec Rien que des mots, c’est une magnifique déclaration
d’amour qu’Adeline Fleury adresse au livre, à tous les livres.
Je, tu, elle (roman), 2018
« Elle me l’avait bien dit, la vieille Normande. Le vent s’était levé sur la grève, le sable piquait mes joues
où le sel des embruns se mêlait à celui de mes larmes. Elle s’était avancée vers moi, la vieille, le dos
courbé, les jambes enfoncées dans l’encre de la terre. Sa bouche vide de dents s’était ouverte, large. Je
pensais qu’elle était muette, un peu sorcière peut-être, et j’avais découvert son patois grave : “Tu dois
l’enterrer. – Qui ? – Ton amour, il est mort.” »
Pour « Je », pâle blonde, « Tu », homme au regard fuyant, devient peu à peu l’objet d’une passion
dévorante, assourdissante, obsessionnelle, qui fait soudain basculer la réalité dans la folie. Une expérience
d’autant plus destructrice qu’entre les deux amants surgit régulièrement son spectre à « Elle », l’Actrice, la
mère des enfants de « Tu ». Attractive, répulsive, inébranlable, « Elle », brune ténébreuse qui semble le
parfait négatif de « Je », distribue les rôles à la perfection, scandant le quotidien de ses apparitions minutées
et inquiétantes. Mais qui est vraiment cette « Elle », qui paraît surgir de l’autre côté du miroir ?
Avec Je, tu, elle, Adeline Fleury nous livre un récit inoubliable, celui d’un désir insensé qui se conjugue
à trois, et dont la seule issue possible pourrait bien être la mort, ou la perte de soi… Un texte d’une grande
force littéraire, mené sur le fil du rasoir.
Derniers romans parus aux Éditions François Bourin
La Boîte à outils, Gérard Besnier
Lorsque Nicolas Dédacin Amoraus quitte précocement les bancs de l’école, son père le félicite : le voilà
digne d’hériter de la noble boîte à outils familiale ! Et le jeune héros d’emporter fièrement ce berceau, ce «
cercueil » comme disent les ouvriers, dans la campagne normande des années 1970, où fleurissent des
utopies de travail « alternatif »… Nicolas s’apprête donc à soigner son apprentissage auprès de bons gars
biberonnés au travail vrai ! À moins que ces autoproclamés professionnels de génie ne soient que de doux
dingues, plus enclins à refaire le monde par les mots que par les actes ? Jugez vous-même : un mécano
donneur de leçons, un « menuisier » roublard, un ouvrier agricole au patois incompréhensible, un
séminariste illuminé… Sans parler de ces jeunes femmes au féminisme intransigeant !
De rencontres hasardeuses en catastrophes, les tribulations de Nicolas dessinent un étonnant parcours
initiatique, déjanté et émouvant. Et pour tracer sa propre route, peut-être devra-t-il se détourner du
testament qu’il avait accepté.
Dilettante, Gérard Besnier a été mécanicien (deuchiste), menuisier (meubles), bibliothécaire
(municipal), professeur de lettres (agrégé), traducteur (italien). Il signe là son premier roman.
Dieu-Denis ou le divin poulet, Alexis Legayet
Dieu est scandalisé. Les hommes, loin d’avoir compris et appliqué le message de paix et de fraternité qu’il a
prodigué il y a deux mille ans, torturent et exterminent plus que jamais les animaux de la planète.
Déterminé à mettre fin à ce massacre, Dieu décide de revenir sur la Terre et de se réincarner en… poulet,
l’animal le plus ignominieusement exploité. Comment réussira-t-il cette nouvelle mission ? Sera-t-il
entendu ? Et quelles conséquences aura ce second passage sur Terre ?
Dans cette fable à la Voltaire, c’est toute la question de notre rapport aux animaux qui est traitée, de
manière à la fois humoristique et provocante, pour permettre de mieux réfléchir à l’un des sujets essentiels
de notre époque.
Hors des sentiers battus, Alexis Legayet tente de penser les questions majeures de son temps (l’homme
« augmenté », la technique panoptique et, ici même, le véganisme) à travers des fictions romanesques à
tendance loufoïde. Il est également l’auteur d’un essai, Métaphysique de l’astre noir (Sens et Tonka, 2012),
et enseigne depuis plus de quinze ans la philosophie à des lycéens.
Tropique du Brésil, Jacques Secondi
Au milieu des années 1990, porté par le hasard, Emmanuel, journaliste, traverse le Brésil. C’est le début
d’une histoire d’amour, pour ses habitants, ses cultures, ses lieux… Au fil de son voyage, le jeune homme
assiste aux changements que le pays subit : l’entrée à marche forcée dans la mondialisation ; les villages de
pêcheurs qui deviennent la proie du tourisme ; les économies locales bouleversées… Mais ce « Français qui
voulait être brésilien » suit aussi le chemin de sa propre transformation. Au gré des rencontres, avec la «
Femme fougère » ou le « garçon qui attrape », il apprend la signification profonde du verbe portugais
relaxar et le sens de ces moments uniques, après la pluie, où tout peut recommencer.
Jacques Secondi est grand reporter dans la presse économique et grand voyageur au Brésil depuis une
vingtaine d’années. Il partage sa vie entre Paris et São Paulo.
Le Corps d’après, Virginie Noar
« C’est le début. L’absence de sensations. Les inquiétudes irrationnelles. La peur que, soudain, tout
s’arrête. Alors, stupéfier les joies dans le sillon des lendemains incertains. Ne pas s’amouracher d’un
tubercule en formation, c’est bien trop ridicule et puis, sait-on jamais, il pourrait. Mourir. Je me sens
coupable. D’un bonheur qui ne vient pas. Je me sens coupable. Des larmes insensées alors que je devrais
sourire. Et puis, ce matin-là, j’entends. Entre les quatre murs silencieux qui ne voient pas le désordre
alentour, j’entends. Le balbutiement de son cœur. »
Le Corps d’après est le récit d’un enfantement, et d’une lutte. Contre les injonctions, le bonheur factice,
le conformisme. Au bout du chemin, pourtant, jaillit la vie. Celle qu’on s’inventera, pied à pied, coûte que
coûte. Pour que, peu à peu, après la naissance de l’enfant, advienne aussi une mère, femme enfin révélée à
elle-même.
Virginie Noar, pigiste et travailleuse sociale, a trente-cinq ans. Elle exerce dans un espace de rencontre
parents-enfants. Le Corps d’après est son premier roman. Elle réside en Ardèche, à Joyeuse.
Ce qu’un homme est aussi, Jean Rainscof
« Je la cherchais des yeux. J’aurais voulu la remercier. Lui aurais-je alors dit ce qui m’était arrivé, ce qui
s’était passé ? Probablement pas, de crainte de l’effrayer ou de l’encombrer. Il avait donc fallu une femme
pour m’arracher à la malédiction des hommes. Je dis “des hommes” parce que je ne m’imagine pas comme
un cas isolé, parce que nous, les enfants mâles, avons tous plus ou moins baigné dans des discours et des
rumeurs absurdes, nous avons tous plus ou moins été enveloppés de frayeurs… Et ce n’est pas fini. »
Fin des années soixante, en banlieue parisienne. Un tout jeune homme est aux prises avec ses
interrogations et ses fantasmes, après avoir appris le drame qui s’est passé sur le pont qu’il franchit tous les
jours pour se rendre au lycée… Jean Rainscof revisite ici la manière trouble et parfois perverse dont la
relation à la sexualité des garçons de la génération des baby-boomers s’est formée. Un roman sensible qui
éclaire ce que dénonce #MeToo.
Jean Rainscof est né au milieu des années cinquante. Après des études universitaires, il a travaillé,
jusqu’à aujourd’hui, dans le domaine de la réflexion prospective et de l’analyse des phénomènes sociaux et
politiques. Ce qu’un homme est aussi est son premier roman.
Conservez comme vous aimez, Martine Roffinella
Sibylle guette le carillonnement des cloches pour rythmer les moments où elle doit prendre ses cachets
blancs. Il n’y a pas si longtemps, elle était encore – ainsi sacrée par son boss, Sa Sainteté P.Y. – la « Reine
de la pub ». N’a-t-elle pas reçu un grand prix pour son slogan, « Conservez comme vous aimez », destiné à
promouvoir des boîtes en plastique ?
Un temps portée aux nues par toute l’agence, elle est un jour supplantée par la jeune et Belle Capucine,
alias « Princesse Commerciale », aux dents longues et affûtées. Placardisée puis licenciée, Sibylle vacille,
devenant la proie des TOCS. But the show must go on. Éjectée du système, entre irrépressible besoin de
vengeance et négation de soi, elle est aspirée par la violence exercée contre elle et commet l’irréparable.
À travers ce roman cruel et cinglant, raconté avec la démesure d’une prophétie infernale, Martine
Roffinella nous livre une satire implacable sur l’inhumanité du monde moderne.
Martine Roffinella est écrivain. Son premier roman, Elle, a été publié par les éditions Phébus en 1988
et a connu un grand succès. Elle a depuis publié une vingtaine d’ouvrages, notamment L’Impersonne
(François Bourin, 2017, sélection prix Marie-Claire).
Si belles en ce mouroir, Marie Laborde
Dans une résidence pour personnes âgées, Alexandrine, quatre-vingt-cinq ans, Gisèle, quatre-vingts ans et
Marie-Thérèse, cent ans, fomentent des idées de vengeance contre des hommes qui les ont maltraitées : un
mari, un voisin, un gendre. Les histoires du passé et les projets de meurtre s’entremêlent alors aux parties de
Scrabble, promenades dans le parc, séances de kiné, bisbilles avec l’aide-soignante, déjeuners infects… et
tout ce qui fait le quotidien des résidents. On rit de la mort, on s’indigne sans larmoyer, et l’on se révolte
patiemment…
Conjuguant récit à énigmes et satire sociale, Marie Laborde décrit, dans un style direct et avec un
humour cinglant, les aléas du grand âge à travers le destin de ces trois héroïnes qui vont prouver qu’elles
n’ont désormais plus rien à perdre.
Après avoir signé plusieurs romans dans les années 1970 à 2000, parmi lesquels Violette sur cour
(Éditions Libres/Hallier, 1978), Bébé d’amour (Stock, 1979) ou Le Poids du cartable (Albin Michel, 1996),
Marie Laborde a pris un long congé de l’écriture. Elle revient aujourd’hui avec Si belles en ce mouroir,
roman né de ses propres observations lors de visites à des amies résidant en maison de retraite.

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