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L’eXplosion

finale

Yves Thomas OJI

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La vie selon Jérôme ✞

Au nom du corps

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La vie selon Jérôme ✞

On dirait une larve répugnante. Une chrysalide


enfermée dans son cocon qu’on aurait transporté à
l’hôpital pour dissection et analyse. Ses vêtements ont
disparu et une tunique verte, passée et blanchie par
endroit, le recouvre des pieds jusqu’au cou. L’odeur
fétide, la lumière tamisée filtrant à travers les stores et le
vide de la chambre donnent à la scène une impression
d’abandon des plus déplaisante. L’endroit ressemble à
une grotte. Le corps, lui, rappelle un animal étrange et
inquiétant qu’on aurait confié aux autorités compétentes,
à qui de droit, aux gens qui, à ceux que, à n’importe qui
en fin de compte pourvu qu’il débarrasse le théâtre de la
vie. Veut-on le soigner ? L’a-t-on juste parqué ici le
temps qu’il expire ? Personne ne nous dit rien. Les
mouvements de sa poitrine sont imperceptibles. Rien
d’autre ne bouge, ni ses paupières, ni ses doigts, ni sa
tête, ni ses jambes, absolument rien.
Jean et Odile se tiennent près du lit, la tête baissée
et le visage impassible. Jean a les mains jointes devant
son sexe dans l’attitude d’un nudiste interpellé par la
police. Odile se tient sur une jambe avec un léger
déhanché et les bras croisés sur sa poitrine. Je ne sais pas
très bien ce qu’ils regardent. De temps à autre, ils lèvent
les yeux, mais il s’agit d’un mouvement pour détendre
les muscles de leur cou. Leurs regards restent
inexpressifs. Comme eux, j’ai accouru dès que j’ai appris
la nouvelle. Les médecins ont dit que son état était
critique, qu’il fallait s’attendre au pire, mais rien ne se
passe depuis notre arrivée. Papa est dans le coma. Cela
fait plus d’une heure maintenant que nous sommes dans

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La vie selon Jérôme ✞
cette chambre d’hôpital. Ce qui était annoncé comme
imminent s’éternise à présent en longueur… C’en est
presque ennuyant !
 Tu as trouvé un hôtel ?
Jean m’observe avec ses yeux d’acier
incroyablement durs. Mon frère est un animal à sang
froid et le moindre échange avec lui vous glace le cœur.
Les années auraient dû m’habituer et pourtant je ne suis
jamais parvenu à dépasser le malaise que me procure
chacun de ses contacts.
 Oui, près de la mer, à la Bocca.
Résider dans la maison d’un mourrant, qui plus
est celle où j’ai grandi, ne me plaît pas. Jean le sait bien.
Sa question n’est là que pour confirmer ce qu’il a déjà
deviné. De nouveau, le silence nous enveloppe. Je crois
que personne n’ose quitter la pièce. Cette attente est
pourtant quasi criminelle, c’est comme si nous attentions
que la mort fasse son office.
 Ça ne sert à rien d’être à trois ici.
Jean n’a pas bougé d’un centimètre. Tout son
corps reste immobile, figé, telle une statue de pierre, à tel
point que je me demande si je n’ai pas rêvé ce que je
viens d’entendre. On va se relayer, poursuit-il en remuant
imperceptiblement ses lèvres pincées, l’important c’est
qu’il trouve l’un de nous trois à son réveil. Un échange
de regard nous met d’accord, ma sœur et moi. Jean
insiste pour prendre le premier tour de garde. Je crois
qu’il veut ouvrir la voie, s’affirmer, marquer sa place
d’aîné en quelque sorte. Cela lui ressemble assez ce
genre de geste symbolique parfaitement con.

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En le quittant, Odile l’enlace et le sert plusieurs
secondes dans les bras. Je l’imite. Je n’aurais pas dû.
Cette embrassade me donne des frissons dans tout le
corps. Ses secousses me font comprendre que mes
pulsions deviennent ingérables. Lorsque the big
one viendra, j’ai peur de ne pas savoir me maîtriser.
Il est deux heures du matin quand nous arrivons à
l’hôtel. Odile gare la voiture sur le trottoir, mais garde le
moteur allumé. Nous restons plusieurs minutes sans rien
dire, tandis que l’autoradio diffuse des chansons de
variété insipides, qu’un animateur vulgaire tente de faire
passer pour un sommet d’art lyrique. Odile étouffe un
bâillement.
 Tu montes ?
 Non, articule-t-elle péniblement, je vais rentrer, tu
devrais aller te reposer aussi.
 Demain, alors ?
 Demain, si tu veux...
Son bustier est dégrafé. Les replis du tissu
forment une ouverture qui laisse apparaître son ventre, le
bourrelet de graisse au-dessus de la ceinture, et un duvet
châtain qui va en s’épaississant vers le bas. J’ai envie d’y
reposer ma tête, de le caresser, de pétrir cette chair entre
mes mains.
 Bonne nuit soeurette.
Je l’embrasse sur la joue, ouvre la portière et
m’extrais du véhicule. Après l’air conditionné de la
voiture, la chaleur de la ville m’agrippe le visage comme
un gaz toxique. L’air sec de la nuit irrite ma gorge. Je
claque la portière d’un geste brusque qui fait trembler

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La vie selon Jérôme ✞
l’habitacle. Tous ces mouvements sont faits comme
malgré moi.
C’est à cet instant précis que je marque le début
de son emprise. Mon esprit s’est comme dissout pour
céder sa place aux pulsions de mon corps.
Quand la Citroën C3 disparaît, je reste immobile,
indécis, groggy. Après, je ne sais plus. Du moins, plus
très bien. Mes souvenirs me restituent une marche hors
du temps, une sorte d’errance dans un état à peine
conscient, entre rêve et réalité. Je me souviens avoir
emprunté une ruelle pavée serpentant à travers la ville et
être passé devant la façade d’une église délabrée. Des
tourterelles avaient fait leur nid dans une niche entre
deux pierres de tailles. Tout cela est flou. La cadence
implacable des minutes s’est brisée, ne reste qu’un
brouillard sans frontières d’espace, ni de temps. Ma nuit
a dû être entrecoupée de micros sommeils, à l’instar des
navigateurs en solitaire, qui me faisaient basculer sans
cesse d’un monde à un autre. A plusieurs reprises, il m’a
semblé être accompagné. Il m’arrive souvent de vider ma
colère sur des personnes absentes, dans des situations
fantasmées, mais ce n’était rien de tel cette nuit là. J’étais
PERSUADE d’être en train de discuter avec quelqu’un.
Plusieurs fois, je me suis retourné pour chercher mon
interlocuteur. Ce n’est qu’aux premières lueurs de l’aube
que ma conscience retrouve un semblant de normalité.
Vers heures, un gris pâle et blafard monte sur l’horizon.
C’est le jour, sa clarté, le monde des faux-semblants, des
trompes l’œil et des illusions qui reprend ses droits. Cela
me déplaît de voir cette lueur cotonneuse. La nuit, elle,
me protégeait.

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Bien que j’arrive avec deux heures d’avance sur
l’horaire prévu, Jean ne manifeste aucune surprise de me
voir. Il s’est aménagé un coin dans l’angle de la chambre,
le dos carré dans le dossier du siège et les deux jambes
posées sur une étagère en aluminium. Ses yeux chassieux
me font penser qu’il a dormi une bonne partie de la nuit
et cette idée me met en colère.
 Alors ? Ma voix, sans raison, sort en un filet fluet,
strident, presque geignard. Le timbre est celui
d’un enfant de sept ans !
 Tu es en avance, non ?
 Je peux repartir, si tu veux !
Nos regards se heurtent et l’atmosphère se charge
d’électricité. Il détourne la tête tandis que je m’approche
du lit.
 Qu’ont dit les médecins ?
 Qu’il fallait attendre. Il se réveillera, peut-être,
peut-être pas.
 Et il faut bac plus douze pour faire un diagnostic
aussi con ?
Jean se lève de son siège. Nous sommes
maintenant face à face, de chaque côté du lit. Il y a une
sur la joue de Papa. Elle s’approche aux
commissures de ses lèvres, s’arrête, remonte sous
la pommette, ouvre les ailes, les replie, mais doit s’y
reprendre à deux fois pour les ranger convenablement. Je
ne crois pas que mon frère l’ait vue. Je ne dis rien, je n’ai
pas envie de partager ça avec lui.
 Tu dis à Odile de m’appeler quand elle arrive ?
Jean ramasse ses affaires, m’embrasse, puis me
quitte en me gratifiant d’une tape amicale dans le dos. Ce

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contact me donne envie de lui planter mes ongles dans sa
joue et de la lui arracher tout entière. Je retiens mon
geste, mais comprends que réfréner mes pulsions sera de
plus en plus difficile.
Une fois seul, une colère sourde continue de
m’animer. Le goût si particulier de la haine que j’éprouve
à l’égard de mon frère me replonge dans une atmosphère
étrange et fait resurgir des souvenirs. Une scène en
particulier me revient à l’esprit. Jean et moi jouions à la
chasse aux hyènes de Bengalie. Le jeu nous était venu
d’un film qu’on avait vu à la télé, je ne me souviens plus
du titre, une sorte d’Indiana Jones sans Harisson Ford,
sans doute un navet, mais à l’époque, on avait trouvé ça
extraordinaire. Jean avait fabriqué une lance avec une
tige de bambou au bout de laquelle était fixé un couteau
volé dans la cuisine de maman. La lame était émoussée,
mais l’attirail faisait sensation. Un entraînement régulier
nous avait appris à planter la lance dans un talus à cinq
mètres de distance. Jean m’avait convaincu que de cet
entraînement dépendait notre capacité à survivre dans la
jungle amazonienne. J’avais pris ces exercices très au
sérieux, avec gravité, comme le font les enfants de cet
âge. Cette idée occupait mon esprit des jours entiers,
jusqu’à celui où Jean voulut récupérer le bambou pour
construire une canne à pêche. J’ai tenté de lui
expliquer. Mais c’est des bêtises tout ça ! m’a-t-il
répondu, il n’y a pas de lynx en Provence, enfin, ne sois
pas bête ! Il s’est approché pour prendre mes armes et,
lorsqu’il ne fut plus qu’à vingt centimètres de moi, j’ai
enfoncé la lance dans son pied de toutes mes forces. Il a
crié comme un goret à l’abattoir. Je l’ai écouté hurler

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tandis que des émotions contraires se mélangeaient en
moi. Des sentiments de colère, de peur, de déception,
d’humiliation, de rage, de trahison s’imbriquaient et se
succédaient. Encore aujourd’hui, c’est cet amas de
sensations informes et inextricables qui me vient lorsque
j’évoque son image.
Le tête-à-tête avec Papa est pénible. Je l’ai
toujours connu vaillant, protecteur et fort comme un
chêne. Je me souviens encore des colères noires dans
lesquelles il se mettait contre mes professeurs,
animateurs, entraîneurs, lorsqu’il estimait qu’ils ne me
traitaient pas avec suffisamment d’égard. Plusieurs fois,
j’ai souhaité disparaître sous terre tant j’avais honte ! Ses
cris ameutaient tout le quartier. Un soir que trois
« blousons noirs » tentaient de voler ma mobylette, il
s’est précipité à leur rencontre avec des hurlements de
sauvage si épouvantables qu’ils ont pris la poudre
d’escampette avant même de l’apercevoir ! J’ai toujours
su que Papa serait là pour moi en cas de problème. A
présent, inerte sur ce lit, il n’est plus que l’ombre de lui-
même. J’ai peine à croire que c’est vraiment lui.
Je m’installe dans le fauteuil qu’a occupé Jean,
mais très vite m’y trouve mal. Je le tourne, le retourne, le
déplace, sans parvenir à trouver une position qui me
convienne. Je me lève, fais les cents pas dans la salle,
puis me rends à la cafétéria. Deux étages plus bas, arrivé
au bout de grand hall d’accueil, je pioche dans le panier
de viennoiserie placé près de la caisse et commande une
boisson chaude. Le prix que m’annonce la caissière pour
une brioche, un beignet et un café est un véritable
racket ! J’ai envie de me plaindre, d’insulter la vendeuse,

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de l’attraper et de la secouer comme un prunier, mais me
contiens encore une fois, bien que cet effort me coûte. Le
sourire froid et mécanique de la jeune femme, genre
cause-toujours-tu-m’intéresses, finit d’éteindre mes
velléités d’indignation.
Deux coccinelles se promènent sur le visage de
Papa lorsque je pénètre de nouveau dans sa chambre.
L’une remonte l’arête de son nez vers ses sourcils
broussailleux, pendant que l’autre descend le long du
cou. Je me demande ce qu’elles font là, ce qui les attire,
ce qu’elles recherchent. Je n’arrive pas à me résoudre à
les chasser. Si cela avait été des mouches, je l’aurai fait
sans hésiter, mais des coccinelles, c’est différent. Enfant,
on m’a appris à les voir comme de gentils
insectes qu’il faut aimer et protéger.
Autant capturer une mouche sous un verre et lui arracher
les ailes était considéré comme normal pour un enfant de
sept ans (et même pédagogique comme l’était la
dissection d’une grenouille), autant écraser une
coccinelle était perçu comme cruel, abject et honteux.
Cette hiérarchie affective des insectes m’incite à les
laisser tranquille. J’allume le poste de télévision fixé en
hauteur près de l’armoire.
Il y a des séries américaines, des rediffusions, les
mêmes vieux épisodes qu’on nous ressert chaque année.
Je reconnais les acteurs, certains avaient un petit rôle
dans Bones, NCIS Cold Case, Dexter, Breaking Bad…
Avachi dans mon siège, je sens une vague de fatigue me
submerger. Pourtant, tout au fond, quelque part en moi,
une écharde poinçonne un nerf et m’empêche de sombrer
tout à fait. Je ne sais ce que c’est précisément. La douleur

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est superficielle, mais continue et persistante. Elle ne me
dérange pas tant que ça d’ailleurs, elle me tient éveillée,
voilà tout. Les images du poste forment un halo de
couleur qui perd rapidement toute logique à mes yeux.
Les plans se succèdent sans que mon esprit ne parvienne
à les relier en un ensemble cohérent. Tout se passe
comme si ma mémoire était incapable de conserver les
images auxquelles mes yeux étaient exposés. Il n’y a que
l’instant présent, rien d’autre ; ni le passé, ni l’avenir
n’existent. L’émission devient un spectacle sans queue ni
tête ; j’emmagasine les images sans parvenir à les
ordonner en une histoire cohérente. Je passe la plus
grande partie de la matinée dans cet état neurasthénique.
Deux fois, je reçois de la visite. Un médecin, d’abord, me
parle de mon père, des examens qu’ils avaient prévus,
mais ensuite annulés. J’écoute avec attention, mais, au
fond, je me fous complètement de ce qu’il raconte. Tout
ce qu’il dit, je le sais déjà, ce n’est que les mots qui
changent un peu. L’infirmière qui passe ensuite ne dit
rien. Elle regarde papa, me regarde, sourit, puis s’en va.
Son passage, bien que marqué d’aucun échange de
paroles, me marque plus que celui du médecin.
De nouveau seul, je suis envahi par une vague de
tristesse elle-même hachée par des bouffées de rage. Je
téléphone à la maison. Jérémy décroche. C’est le plus
jeune de mes fils, celui qui passe ses week-ends à
bricoler des machines infernales dans le garage. Il est
mordu de modélisme, plus particulièrement de voitures
télécommandées. Je n’ai jamais compris d’où lui vient
cette passion. A vrai dire, je trouve que cela fait attardé
de jouer aux voitures à treize ans. Je ne devrais pas parler

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de lui comme ça, c’est mon fils, je l’adore, mais il
m’inquiète. J’aimerais pouvoir lui parler, qu’il
comprenne, lui dire les choses comme je les pense, mais
je sais qu’il ne m’écoutera pas. Par exemple, j’aimerais
qu’il comprenne ça, oui, cette chose si simple, commune,
répandue dans toutes les familles du monde : quand sa
mère lui dit de venir à table, ce n’est pas dans une demi-
heure qu’il faut s’y rendre, ou à la fin de la partie, ou de
sa série télé, mais MAINTENANT, et que ce n’est pas le
moment d’aller pisser, de se remettre les parties en place,
mais de venir, là, TOUT DE SUITE, bordel, il peut pas
comprendre ça ? Ça me rend dingue de le voir se traîner
comme une limace jusqu’à la cuisine le regard scotché
sur son portable !
 C’est toi, Papa ?
 Oui chéri, c’est moi.
 Tu es où ?
 A Cannes, tu sais Papi ne va pas bien...
 Tu rentres quand ?
 Je ne sais pas encore, il faut que je m’occupe de
lui quelques jours encore.
 Tu pourras m’acheter de l’essence quatre temps
ce week-end ?
D’habitude j’arrive à me contenir, mais, là, je ne
sais pas, la pression est trop forte.
 De l’essence ?
 Oui.
 Pour ta voiture ?
 Oui.
 Tu sais ce que je ferai en rentrant, mon chéri ?

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 Non.
 Et bien, j’irai prendre ta bagnole, je la fracasserai
contre le mur, ensuite je prendrai tout ton bordel
de modélisme qui pollue mon garage et j’irai le
foutre à la poubelle. Mon père est en train de
crever et tu me parles D’ESSENCE DE
MERDE ! Mais qu’est-ce que tu as dans le
CRANE, c’est pas possible d’avoir un gosse aussi
CON !
Le silence qui suit me laisse un goût horrible dans
la bouche. Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est la
première fois. J’ai envie de vomir.
 Passes-moi ta mère, tu veux bien...
J’entends le bruit du combiné posé sur la table,
toc, puis la voix de Jérémy crier Maman. Une minute
plus tard, ma femme a le téléphone en main.
 Jérôme ?
 Oui.
 Qu’est-ce que t’as dis à Mimi, il fait une tête de
mort.
C’était horrible, ça devient atroce. J’ai envie de
raccrocher.
 Ecoute, je suis très fatigué en ce moment et…
 Qu’est-ce que tu lui as dit ?
 Rien, enfin, mes paroles m’ont échappées...
 Qu’est-ce que t’as dit à Mimi ?
 Dis-lui que je suis désolé.
 MAIS QU’EST-CE QUE TU LUI AS DIS ?
Un volcan, que je ne parviens pas à contenir,
s’éveille en moi et toutes sortes d’insultes se pressent
dans ma bouche. Je parviens à raccrocher in extremis

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La vie selon Jérôme ✞
avant l’éruption, la vocifération finale, la gerbe immonde
dont je sens les relents s’agiter en moi.
Je regagne mon fauteuil. A peine assis, le
téléphone se met à sonner. Je m’approche de la table de
chevet, suit le fil du téléphone et arrache la prise. La
sonnerie s’arrête net. Ce n’est qu’à cet instant que me
revient le motif de mon appel : je voulais les prévenir que
la batterie de mon portable était morte et qu’il fallait
appeler à l’hôpital pour me joindre !
Odile arrive vers . Elle est habillée d’une
robe estivale rouge et blanche qui laisse apparaître ses
épaules dénudées. Les bretelles creusent deux ornières
dans le gras de ses épaules. Lorsqu’elle pénètre dans la
pièce, je sens l’air se charger d’un parfum capiteux. Il y a
une grâce dans ses gestes, cette fluidité dans ses
mouvements que je lui ai toujours connue. Odile a
toujours su se mettre en valeur, même enfant. Elle a ça en
elle, un sens inné de l’apparence. A quarante et un ans,
elle fait encore tourner la tête à de jeunes trentenaires.
 Ça va ? Sa voix a ce grain particulier, une légère
fêlure, qui rend son ton suave, corsé et
éminemment féminin.
Certaines femmes sont belles et d’autres plaisent.
Ma sœur est à ranger dans cette deuxième catégorie.
Adolescent, des copains m’avaient avoué être devenus
mon ami dans le seul but de se rapprocher de ma sœur.
Le plus étrange, c’est que chacun d’eux me donnait une
raison différente pour expliquer leur attirance. Le premier
parlait de ses cheveux frisés, l’autre de ses yeux noisette,
un troisième de ses tâches de rousseur sur le visage, ou
encore de ses pommettes saillantes. En vérité, je crois

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La vie selon Jérôme ✞
qu’ils étaient incapables de dire ce qu’ils lui trouvaient.
Sur un plan purement plastique, elle ne répond pas au
canon de la beauté classique. Elle a un nez busqué et
proéminent, des sourcils fins, mais qui se rejoignent
presque, des lèvres retroussées et des incisives longues et
blanches. Elle garde souvent la bouche entrouverte ce qui
lui donne un air stupide. Les quolibets de son enfance,
dents de lapin, décapsuleuse, rayeuse de parquet, etc…
ont disparu avec l’adolescence. Ce n’est pas qu’elle soit
devenue vraiment différente, les lazzis se sont
simplement taris. Non, personne n’a été capable
d’expliquer ce qui rendait sa présence si magnétique.
 J’ai faim. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie
de viande crue, un tartare, un carpaccio, quelque
chose de ce genre.
Odile me jette un regard inexpressif, un de ces
regards qui vous traverse le corps de part en part
montrant combien votre existence est insignifiante. Elle
s’avance vers moi et pose sa main sur mon crâne. Ses
doigts s’enfoncent dans ma tignasse, glissent vers ma
nuque et me massent le muscle trapèze.
 Vas-y, tu me raconteras ce soir. On peut se voir à
la Terrasse du Mazarin, si tu veux. Huit heures,
c’est bon ?
Tous les passants que j’ai interrogés m’ont dit que
ce restaurant était une des meilleures tables de la ville. La
devanture est ordinaire, sans décors ostentatoires ou
aguicheurs, et un liseron avec des fleurs d’un bleu très
tendre court au dessus de la grande baie vitrée. Je ne
prends pas la peine de regarder le menu et pénètre dans
les lieux. La carte que me tend le serveur est matelassée

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La vie selon Jérôme ✞
sur l’extérieur par une doublure en cuir épaisse. Le livret
a une lourdeur agréable dans les mains. Ici, on le sent,
manger n’est pas une affaire légère ! Deux minutes me
suffisent pour faire un choix. Je commande une douzaine
d’huîtres. Je les déguste avec un chablis 1982. C’est
extraordinaire. La sensation qui se dégage en bouche est
tout simplement prodigieuse. Je me souviens de
l’abjection que j’éprouvais en voyant mon père aspirer ce
mollusque et pourtant, maintenant, mes goûts ont
complètement changé. C’est étonnant comme la
nourriture peut produire une sensation si pleine, si
harmonieuse, si complète. Je me sens transporté dans un
autre monde. L’alcool, bien sûr, y est pour beaucoup.
J’attaque ensuite un homard à l’armoricaine et plante mes
dents dans cette chaire blanche et filandreuse. Un vrai
bonheur ! Les gens me regardent avec un sourire, je crois
qu’ils n’ont pas vu quelqu’un manger de si bon d’appétit
depuis longtemps. Je continue mon festin par une assiette
de fromage (brebis cendré, tomme de Savoie, Munster),
puis avale une île flottante maison. Lorsque je quitte la
table, je me rends compte d’une chose incroyable : j’ai
faim, j’ai encore faim ! J’ai le sentiment de pouvoir
avaler un banquet entier tant ce repas n’a rien changé à
ma satiété. Je quitte le restaurant, marche une centaine de
mètres, puis pénètre dans une brasserie à la décoration art
nouveau. Le serveur m’installe sous un dôme de cristal,
me présente la carte et je me décide pour un civet de
biche sauce forestière. A peine, la commande passée, je
sens mon ventre gargouiller. J’ai faim, si faim !
Tant bien que mal, je parviens à calmer l’ogre qui
m’habite. Mon ventre est bombé, je suis plein comme un

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La vie selon Jérôme ✞
œuf, et pourtant une partie de moi continue de réclamer.
Je quitte le restaurant pour me promener le long du
remblai. Les passants me donnent l’impression d’être
tous impotents. Il y a quelques enfants, mais entre ces
deux âges, une tranche complète de population a
disparu : je ne croise personne ayant un âge entre vingt et
quarante ans !
Un peu avant heures, j’achète un
portable dans une boutique de téléphonie
et crédite mon compte de vingt euros. J’appelle le travail
et tombe sur Nadia. Elle veut savoir si je vais rentrer
demain, je lui dis non, elle me répond que mon chef n’est
pas content, que je lui avais promis le rapport Ligat, qu’il
en a absolument besoin pour sa réunion de jeudi. J’ai
envie de raccrocher, mais je dis d’accord, oui, je
comprends, alors qu’en fait, je pense tout le contraire,
que mon chef est un abruti, que je l’emmerde, qu’il aille
se faire voir. Tu vas poser des congés pour la fin de
semaine ? poursuit-elle comme pour changer de sujet de
conversation, parce que j’ai regardé, il te reste que deux
RTT, si tu veux ta semaine, il faut que tu poses un jour.
Comme je m’énerve, je me dis qu’il vaut mieux que je la
boucle, c’est ça, ferme la Jérôme, je me dis, ne dis rien,
alors je fais ok, fais au mieux, de toute façon, je te fais
confiance, connasse, je dis pas, je le garde pour moi, on
fera le point ensemble si tu veux, à mon retour, elle dit
d’accord, deux trois trucs que je ne comprends pas et je
raccroche. Une fois, on s’est retrouvés tard tous les deux
au bureau, tout le monde était parti, je ne sais plus
pourquoi, j’ai bien cru qu’on allait se peloter un peu,
mais non, en fait, elle m’a déversé tout un tas de niaiserie

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La vie selon Jérôme ✞
sur son mec, ses gosses, sa mère, elle voyait pas que j’en
avais rien à foutre, que je voulais juste la tringler et me
tirer chez moi peinard, non, elle continuait à raconter ses
conneries, alors je me suis approché, et c’est comme si
elle se réveillait d’un rêve, elle m’a regardé bizarrement,
bon, il est tard, elle m’a dit, il faut que je rentre, et elle
est partie, du coup, j’ai pas pu lui mettre la main au
panier, rien, même pas ses seins, ses nippes, zob, je me
suis carapaté la main dans le benne. Une vraie conne.
Un couple de retraité promène un minuscule
Chihuahua à poils longs au bout d’une laisse rouge. Lui
porte une chemise parme largement déboutonnée qui
laisse entrevoir sa peau ridée et tannée par le soleil. Elle
est vêtue d’un haut léopard et d’un collant noir qui lui
serre les jambes et les fesses. Son maquillage est
outrancier. Accrochés l’un à l’autre, ils semblent
émerveillés par chaque geste de l’animal et s’amusent à
le suivre plutôt qu’à lui imposer un chemin. Ils
manifestent la même tendresse que des parents à l’égard
des premiers pas d’un enfant. Très vite, je me dis que
seule une solitude totale et prolongée a amené ce couple
à adopter un comportement si pathétique. L’image de
mon père allongé sur le lit d’hôpital me vient à l’esprit
avec une cruauté féroce. Sa solitude au cours des
dernières années de son existence, bien qu’émaillée de
projets, de voyages, de sorties, a été complète. Le
sentiment de culpabilité qui m’envahit est d’autant plus
fort que j’ai conscience d’arriver trop tard. Mon
impuissance exacerbe mon chagrin. Je tourne le dos au
couple et à leur chien et poursuit mon chemin.

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La vie selon Jérôme ✞
Je respire difficilement. L’air chaud me racle la
gorge et brûle mes poumons. Je me redresse, regarde
autour de moi habité d’un mauvais pressentiment. Est-ce
ma crainte qui se peint sur le paysage environnement ?
Le monde semble à la fois hostile et plus petit, plus étroit,
comme s’il s’était rétracté à mon insu. La ligne d’horizon
paraît moins loin. Cette vision m’oppresse. Le mal-être
est si vif et si pénétrant, qu’il semble que la douleur s’est
greffée à mes organes et que je passerai le restant de ma
vie lové autour de cette souffrance. Pour la faire
disparaître, il me faudra la consumer de l’intérieur car je
ne pourrai ni l’arracher, ni la rejeter. Au mieux, les
années, comme des sucs gastriques, la grignoteront à
petit feu. Mes jambes sont subitement lourdes. J’ai peur
de ne pouvoir mettre un pas devant l’autre, ne serait-ce
que pour rentrer à l’hôtel. Tant bien que mal, je parviens
à me diriger vers le bord de l’eau, où je trouve un
transatlantique sur la plage de galets. Je le tire jusqu’au
pied de la digue qui borde la plage et m’installe face à
l’immensité de la Méditerranée. Le soleil, encore haut,
entame sa course déclinante. Les ombres s’allongent. La
mer d’huile offre un spectacle d’un ennui mortel. Il n’y a
rien à voir. La courbure de la terre sur l’horizon ne
parvient pas à arracher une seconde de distraction à mon
esprit. Je détourne mon regard et observe la plage,
cherche mes congénères, un semblant de vie. Deux
vielles femmes sont assises sur la plage et discutent sous
un parasol qu’aucun vent ne vient agiter. La scène
semble figée et les personnages stoïques et grabataires.
Ce calme me déplaît. J’ai l’impression d’être ce vieil
homme dans le film de Visconti, Mort à Venise, qui

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La vie selon Jérôme ✞
meurt à petit feu sur la plage consumé d’amour pour un
gosse nubile. La chaleur fait couler la teinture de ses
cheveux et des filets d’encre noire coulent sous son
panama le long de ses tempes et tachent son costume
blanc immaculé. Sur la plage, les femmes causent, les
enfants jouent, et lui cuit au soleil jusqu’à en crever. Ce
souvenir me glace le sang. Tout ce silence, cette
langueur, ce monde quiet me donne la chair de poule.
Confusément, je sens que rester immobile est mortifère et
que ce calme est l’antichambre de la mort.
Je bondis hors de mon transat, gravis les marches
de la digue et me précipite dans un magasin pour
touristes. Des râteaux, sceaux, matelas gonflables de
couleur rouge, jaune, bleu sont empilés aux quatre coins
de la boutique. Je ne sais ce que je cherche, mais ces
couleurs vives m’attirent. Une pelle-bêche pour enfant
retient mon attention. Elle mesure un mètre vingt de
longueur et son manche en bois me paraît robuste. Je
l’achète, puis marche vingt bonnes minutes avant de
trouver une plage de sable. Je m’éloigne de la zone
réservée à la baignade, et me mets sans tarder à
l’ouvrage. Je creuse. Je ne sais quelle force me pousse à
jeter toutes mes forces dans ce labeur. Les pelletés de
sable se succèdent à une vitesse prodigieuse. Je ne me
savais pas capable d’une si grande débauche d’énergie. Je
creuse avec frénésie comme si ma vie en dépendait. Cette
occupation m’absorbe tout entier et ces exercices agissent
sur moi comme un sédatif. Mon esprit se vide, se calme.
En creusant comme un forcené, j’ai l’impression de me
battre, de lutter contre un ennemi invisible, sournois,
rampant, pernicieux, de donner des coups à ce démon qui

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La vie selon Jérôme ✞
talonne mes déplacements. Je sens la sueur perler sur mes
tempes, mes joues, couler dans mon dos. L’image du
vieux pédé crevant à Venise me revient en mémoire et
me colle une frousse folle. Je redouble d’effort. J’enfonce
le tranchant métallique de la pelle dans le sable mouillé,
qui se détache maintenant en blocs compacts.
Quand le trou mesure un mètre de fond, que le sol
m’arrive à la taille, je m’aperçois que la cavité a pris une
forme oblongue. En fait de puit, c’est une tombe que je
suis en train de creuser ! Pour qui ai-je creusé cette
fosse ? Qui va-t-on enterrer ici ? Je m’accroupis,
m’allonge et parviens à faire disparaître mon corps tout
entier. Le sable est frais, humide et me colle à la joue. Je
suis recroquevillé à la façon d’un fœtus, invisible aux
autres. Mon cœur retrouve un rythme normal, ma
respiration s’apaise, mes pensées se liquéfient. Enfin, j’ai
l’impression de me libérer de cette charge qui
m’oppresse et me rend l’existence insupportable. Mourir
est finalement la seule garantie de trouver un jour la paix.
Dans cette cavité humide, à l’ombre, je me sens en
sécurité. J’ai l’impression d’être une bête recroquevillée
dans son terrier. Malheureusement, cet état ne dure pas.
De même que lorsque nous sommes sur le point de
sombrer dans le sommeil et qu’une idée nous éveille
subitement, je suis brusquement pris d’une nervosité
incontrôlable. Le point de bascule entre les deux états
s’éloigne à grands pas et ne reste qu’une angoisse sourde,
bouillonnante, erratique. Le mur que mon cerveau avait
réussi à dresser entre ma conscience et les angoisses du
monde s’écroule et un raz-de-marée de pensées vient
engloutir mon bien-être. Je me recroqueville dans le fond

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La vie selon Jérôme ✞
du trou, mais cette fois suis pris de convulsions
nerveuses. Je ne parviens pas à me débarrasser de la
tension qui m’habite. Mes pensées sautent d’une braise à
une autre sans trouver de refuge. Je tourne sur moi-même
alors que des dizaines d’images m’assaillent en même
temps : le travail, Maman, mes collègues, l’hôpital, mon
crédit immobilier, Papa. Je me redresse d’un bond.
Mes efforts ont été trop violents. Mon dos me fait
mal. Je pensais m’être débarrassé de ma sciatique, mais
la voilà de retour. La douleur part du bas du dos, irradie
dans ma fesse droite et se diffuse le long de ma cuisse. La
dernière fois, j’ai dû attendre près d’un an pour m’en
débarrasser… Cette nouvelle me plonge dans un
abattement sans nom. Je ne comprends pas que mon
corps puisse me lâcher juste au moment où j’en ai tant
besoin. Je considérais mon corps comme un allié, le voilà
qui devient une charge !
J’ai soif. Pas faim, mais soif, terriblement soif.
Mon corps réclame. Il me faut boire, vite, maintenant,
absolument. C’est une question de vie ou de mort. Le
besoin est impérieux et sans appel : si je ne parviens pas
à ingurgiter une gorgée dans les secondes qui viennent, je
vais mourir ! Je me hisse hors du trou, abandonne la pelle
sur la plage et pars à la recherche d’un point d’eau. Dix
minutes de marche me conduisent à un bar situé dans une
petite ruelle perpendiculaire à la Promenade. Le patron,
avachi près de la caisse, chaussé de lunettes sur
l’extrémité du nez, lit un journal hippique. A voir la
lenteur qu’il met à me servir ma bière, la mollesse de ses
gestes, je me dis que j’ai dû le déranger durant sa sieste.
J’avale la boisson à grosse goulée. Je vide le verre d’une

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La vie selon Jérôme ✞
rasade continue, sans reprendre mon souffle, puis en
commande une autre. Ce n’est qu’à la troisième que ma
soif est étanchée. Je décide de finir ma boisson en
terrasse. Je m’installe sous un parasol et ce n’est qu’alors
que je m’aperçois que le patron n’est pas le seul à être
mou, c’est la ville entière qui est léthargique ! Comme si
un charme avait plongé toute la ville dans une torpeur
profonde. Les rares passants se traînent comme s’ils
hélaient des péniches. Les bancs publics sont remplis de
retraités grisonnants qui se ventilent le visage à l’aide
d’éventails à trois sous.
A heures, je retrouve Odile au café Mazarin
près de la gare routière. Lorsque je l’aperçois, elle est en
train d’adresser un signe de la main à une femme qui
passe sur le trottoir. Je suis toujours surpris que ma sœur
ait des amies. Non que cela me gêne, au contraire, mais
cela me surprend. La raison de mon étonnement vient de
ce que ma sœur n’est pas normale. Ce que je veux dire,
c’est qu’elle n’est pas comme les autres, elle a un grain
de folie, une fêlure qui se fait jour à mesure qu’on la
fréquente. Elle a parfois des réactions bizarres et peut
tenir des propos incohérents, comme par exemple sur la
nature, les animaux, le rôle des plantes dans l’équilibre
du monde. Je l’ai surprise un jour dans une sorte de
méditation mystique loufoque en train d’adresser une
prière à une déesse païenne... En société, on a toujours
l’impression qu’elle va se briser en deux d’un instant à
l’autre. Les hommes deviennent fous en sa présence,
comme si la folie les gagnait à leur tour. J’ai vu deux
cadres en costume cravate se balancer des chaises à
travers la figure pour s’asseoir à ses côtés. Je pense que

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La vie selon Jérôme ✞
c’est cette fragilité qui rend les hommes fous de désir.
C’est aussi pour cette raison que les femmes ne peuvent
d’habitude pas la souffrir.
On commande une côte de boeuf pour deux.
L’assiette est servie avec un gratin dauphinois et de la
ratatouille. Je passe la moitié du repas à écouter ma sœur
en conversation téléphonique avec un ami à elle. Je lui
fais signe qu’elle exagère et elle me fait comprendre
qu’elle va raccrocher, mais continue sa conversation
pendant quinze bonnes minutes. On reconnecte vers le
dessert.
 C’était Olivier, il vient d’apprendre que son fils
ne veut pas aller chez ses grands-parents les
prochaines vacances.
Qu’elle s’investisse dans les tracasseries du
premier connard venu pour oublier ses problèmes me met
hors de moi.
 Ah mince ! je fais avec une mine concernée,
écoute, je vais appeler l’hôpital pour qu’ils
piquent Papa, comme ça tu pourras aller consoler
ton ami. Ça te va ?
Le regard noir qu’elle me jette est éloquent : ma
pique a fait mouche ! Elle serre ses mâchoires, pique du
nez et le repas se poursuit en silence, le temps de cuver
nos colères respectives.
Nous rentrons à pied en longeant le bord de mer.
Mon mal de dos a disparu. Sur le remblai, elle passe son
bras sous le mien et nous poursuivons notre marche bras
dessus, bras dessous. Etant de même taille quasiment (un
mètre soixante neuf pour elle et soixante douze pour
moi), nos foulées se calent rapidement sur un même

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La vie selon Jérôme ✞
rythme et tout, jusqu’à notre respiration, s’harmonise
pour vibrer à l’unisson. Le silence devient une gangue
qui nous enveloppe, nous protège et nous coupe des
autres. Il semble que rien ne nous sépare, ni la distance,
ni la parole, ni la pensée, nous sommes le tic et le tac
d’une même horloge, les deux hémisphères d’un même
cerveau, siamois par l’histoire et la douleur. Rien ne vient
troubler la communion qui nous rassemble. Je sais que la
mort imminente de Papa occupe toutes nos pensées et
qu’une même pudeur nous empêche d’en parler. Cette
tristesse, paradoxalement, participe à la beauté de
l’instant. La conscience de la fragilité du monde, du fait
que la vie peut basculer à chaque instant, que tout est
éphémère, rend tout ce qui nous entoure encore plus
précieux. Nous longeons la mer avec le sentiment d’être
suspendu dans un moment hors du temps. Le poème de
Rimbaud me revient en mémoire :
On l’a retrouvée.
Quoi ?- L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
J’éprouve à cet instant un sentiment quasi divin
en ce sens qu’il me transcende. Jamais je n’ai ressenti
avec autant de force cette sensation que ma personne
échappait à mon enveloppe corporelle et que mon
identité intime et intrinsèque se composait des éléments
extérieurs. Il n’y a ni frontière, ni obstacle entre moi, ma
sœur, les arbres, les fleurs, les insectes, les poussières.
Nous faisons partis d’un même tout. J’ai l’étrange
conviction que ce cycle de vie ne pourra être rompu tant
que l’harmonie perdurera. Ou plutôt, tant que

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La vie selon Jérôme ✞
l’émerveillement de la vie se poursuivra, Papa vivra. Il
n’y a rien de raisonné, ni de raisonnable dans cette
conviction, mais son évidence me la rend vrai.
L’important, me dis-je, c’est de maintenir le cocon
familial en état, de le préserver, jusqu’à ce qu’il se
remette sur pieds. Je dois tenir, debout, éveillé, coûte que
coûte, ne pas lâcher prise, tenir la barre jusqu’à
l’épuisement de mes forces.
J’ai envie de me baigner. Nous sommes fin
septembre, mais il fait encore une chaleur à crever. Le
thermomètre avoisine les trente deux degrés et aucun
souffle ne vient nous rafraîchir. Les feuilles des arbres
restent désespérément immobiles.
 Viens !
J’attrape Odile par le poignet et la tire derrière
moi. On descend les marches de la digue et nos pieds
s’enfoncent dans le sable chaud de la plage.
 Alors, tu viens ?
Ma sœur n’a rien enlevé. Elle a les yeux rivés sur
le large et semble indécise.
 Allez, viens !
Elle reste immobile malgré mes injonctions. Je ne
sais ce qui la retient, c’est la plus délurée de nous trois et
est généralement la première à foncer tête baissée dans ce
genre de folie. A son regard brumeux, je comprends
qu’une idée douloureuse l’habite et qu’une bulle de
souvenir emprisonne son attention, mais je n’ai aucune
envie de savoir. Je ne l’attends pas. Je me dirige droit
vers la mer, tout en retirant mes habits un à un et les
semant sur mon passage. Mon avancée se fait d’une
même force continue qui ne faiblit pas au contact de

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La vie selon Jérôme ✞
l’eau. Quand elle m’arrive à la taille, je plonge et la
fraîcheur agit sur mon organisme comme un coup de
fouet. Immédiatement, un voile tombe. Le monde
redevient limpide. Le goût du sel sur mes lèvres finit de
me sortir totalement de ma torpeur et le brouillard de la
fatigue se dissipe. Je nage le crawl. Fendre cette mer
d’huile me procure une sensation délicieuse. Je poursuis
mon effort jusqu’à sentir des douleurs dans les bras puis,
après plusieurs allers-retours, lève enfin la tête hors de
l’eau. Mon regard suit la digue, fouille la plage, cherche
sur l’horizon, en vain. Odile a disparu. J’aperçois mes
affaires entassées en boule à mi-hauteur de la plage, mais
d’elle, aucune trace ! Je nage sur le dos vers le rivage,
cette fois sans aucune hâte. Mes bras restent plaqués le
long du corps et seul le battement régulier de mes jambes
me fait avancer. Au dessus de moi, s’étend un ciel
lumineux, épais, magnifique. Le sillage d’un avion
tranche cette chair bleue à la façon d’un scalpel, mais la
cicatrice ne dure pas. Comme une gélatine, la peau se
referme aussitôt. Comme j’aimerais tremper mon doigt
dans le bleu du ciel !
Une gerbe d’eau me submerge subitement. La
poche d’eau se referme sur moi comme un piège tandis
qu’un éclat de rire résonne à mes oreilles. Je n’ai pas le
temps de me remettre de cette première attaque, qu’Odile
m’assène un second coup et m’asperge à nouveau.
Lorsque que je retrouve enfin pied, je l’éclabousse à mon
tour tant que je peux, puis me mets en chasse. Ma sœur
s’esclaffe, glousse comme une dinde, et prend la poudre
d’escampette. Elle tente de fuir à toutes jambes, mais
l’eau entrave sa course. Je parviens à la rattraper en

27
La vie selon Jérôme ✞
quelques mouvements de brasse et lui enfonce la tête
sous l’eau. Le combat est sans merci. Je la serre dans les
bras, la jette en l’air, tandis qu’elle me griffe, me tord les
doigts, me mord, m’arrache les cheveux. La lutte est
acharnée et se poursuit jusqu’à l’épuisement de nos
forces. Enfin, on s’allonge sur le sable, dos à terre, là où
il ne reste qu’un filet de mer d’à peine vingt de
centimètres de profondeur. La partie supérieure de nos
corps affleure la surface. Ce n’est qu’à cet instant que je
réalise qu’Odile est entièrement nue. Ces seins forment
deux bouées à moitié immergées et, à travers la
transparence de l’eau, j’aperçois la toison brune qui
recouvre sa vulve.
 Mais t’es folle ! Pourquoi tu n’as pas gardé tes
sous-vêtements ?
Sans détourner le regard, elle me répond d’une
voix atone, comme si nous échangions des nouvelles du
temps.
 J’avais envie d’être nue, j’ai le droit, non ?
Je regarde son profil découpé sur le sable mouillé,
puis mes yeux s’attardent sur son sexe. Je ne parviens pas
à détourner mon regard de cette masse sombre que le
clapotis de la surface rend à la fois changeant et incertain.
J’aimerais définir cette zone, la délimiter, la cerner, mais
sans cesse ses frontières m’échappent.
 Je te plais ?
Cette fois, Odile a les yeux braqués sur moi. Ses
lèvres dessinent une moue moqueuse.
 T’es conne !
Je regagne le milieu de la plage, où sont
entreposés mes vêtements, et tente de m’habiller, mais

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La vie selon Jérôme ✞
mes gestes sont désordonnés et incohérents. Les paroles
de ma sœur continuent de résonner dans ma tête.
Sur le chemin de l’hôtel, Odile enroule à nouveau
son bras autour du mien et ce contact suffit à nous
replonger dans la complicité de tantôt. Instantanément, je
retrouve la douceur qui nous avait unis, le silence, la
même gravité, la même tendresse. Les rayons du soleil
chauffent mon corps encore rafraîchi par la baignade et
cette sensation finit de parfaire le sentiment de plénitude
qui m’habite. J’ai l’impression de vivre un moment rare,
un de ces états de grâce qu’on rencontre une ou deux fois
au cours de notre vie. L’existence prend la forme d’une
extase. Etrangement, au moment même où nous vivons
cet épisode, je sais que la magie de l’instant restera
gravée en moi à jamais. La perfection, autant qu’un
traumatisme, est un tison ardent capable de marquer notre
chair au plus profond de nous-même. Ce sont ces
moments d’exception qui prouvent combien la mémoire
de l’esprit pèse peu face à celle des organes. Lorsqu’ils
sont touchés, lorsque tous nos sens enregistrent un
épisode, nous basculons dans une mémoire
extraordinaire. On sait maintenant que les seiches (qui
sont des mollusques !) ont une mémoire, et que nos
viscères conservent le souvenir des aliments ingérés. La
mémoire n’est pas l’affaire exclusive du cerveau, le corps
aussi garde la trace des rencontres qu’il fait avec les
autres organismes. Et la plénitude que je ressens à cet
instant est bien celle de tout mon être : viscères, âme,
boyaux, artères, bactéries, esprit, tous sont à l’unisson !
Un homme d’origine indienne nous aborde.
Installé sur un tricycle, équipé d’une caisse en bois à

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La vie selon Jérôme ✞
l’avant, il nous présente les fleurs qu’il transporte.
Blanches et ficelées en bouquet, elles tapissent tout le
fond de la boîte. Des colliers de fleurs pendent de part et
d’autre de son guidon. Il nous sourit et l’éclat de ses
dents blanches tranche avec sa peau noire. Il nous appelle
les amoureux et nous ne faisons rien pour le contredire.
Je lui achète un collier et l’enfile au cou d’Odile, qui le
regarde fixement, rêveusement, avec un sourire béat aux
lèvres. Ma sœur, je le comprends alors, me complète ;
elle est ma moitié idéale, la pièce manquante à mon
équilibre.
La strie des hirondelles nous accompagne. Deux
volatiles décrivent de larges boucles au dessus de la
frondaison des platanes et forment un ballet aérien
qu’elles semblent désireuses de répéter à l’infini. Le
soleil couchant peint des couleurs incroyables sur le ciel,
et lui donne l’aspect d’un granit mordoré et strié de
veinules rouge et blanches. La beauté du monde est si
évidente qu’elle me gêne. Quelque chose sonne faux.
Tout appelle au contentement et à la plénitude tandis que,
au fond de mon être, un poids m’attire au contraire vers
les profondeurs de la contrition. Où est le vrai ? Le miroir
infini de la mer, le ciel d’améthyste, l’odeur des pivoines,
des alézés, me semblent tout à coup factices, comme si
mes sens ne faisaient que retranscrire un monde illusoire.
Le plaisir des sens pèse si peu face à ma douleur ! Nous
continuons de marcher un bon quart d’heure enveloppés
dans cette ambiance étrange et ambivalente, où le beau
côtoie la peur. Ce n’est qu’au pied de l’hôtel que le
charme se dissipe. Je me rends compte que le moment de
se séparer est venu, mais n’ai aucune envie d’être seul.

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La vie selon Jérôme ✞
 Tu montes ?
Odile reste muette un long moment comme si elle
sortait d’un songe.
 Okay, mais pas longtemps, Océane va rentrer
bientôt.
On gravit l’escalier jusqu’au troisième étage. En
montant, je regarde ses hanches se balancer à chaque
marche. Une fois dans la chambre, sitôt la porte fermée,
je l’attrape par la taille, la serre contre moi. Ma main
droite enserre son sein. Je n’ai pas le temps de poursuivre
qu’Odile me repousse d’un geste brusque.
 Arrête, qu’est-ce qui te prend !
Je la regarde traverser la chambre, se positionner
devant le miroir, refaire sa coiffure. Sa silhouette, sa
taille, ses fesses, tout en elle m’excite.
 Tu me passes un clope ?
Cela fait quatre ans que j’ai arrêté, mais l’envie de
fumer me domine complètement. Odile ramasse son sac à
main, fouille pour extraire son paquet de cigarette puis
m’en tend une.
 Comment je suis ?
Pour toute réponse, j’essaie de la peloter à
nouveau, mais Odile me retire la main d’un geste énervé.
 Animal !
J’ouvre la fenêtre et allume la cigarette. La
première aspiration est un véritable choc. Je m’attendais
à un goût amer, une sensation désagréable dans la
bouche, mais c’est au contraire toute la sensualité de la
fumée qui me réveille d’un coup. Pourquoi ai-je arrêté ?
C’est si bon ! Quelle folie m’a fait abandonner ce

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La vie selon Jérôme ✞
plaisir ? J’aspire une seconde bouffée avec avidité tandis
qu’un monde de délices s’ouvre en moi.
Odile m’attrape la cigarette, aspire une bouffée,
puis me la porte de nouveau aux lèvres. De son bras resté
libre, elle m’enserre le cou et me tire à elle pour déposer
un baiser sur ma joue.
 J’aurai plus de temps demain, susurre-t-elle à
mon oreille.
Je la regarde partir sans prononcer un mot. Je
termine ma cigarette devant la fenêtre, mais suis pris de
vertige. La cigarette me fait tourner la tête. Je me rends
compte que je n’ai pas dormi depuis trente-six heures,
que je n’ai pas sommeil, mais faim, toujours faim,
atrocement faim !
Je mets à peine dix minutes pour trouver un
nouveau restaurant. Le serveur n’est pas disposé à me
laisser entrer et j’ai toutes les peines du monde à le
convaincre de me servir un repas à cette heure tardive. Il
m’ouvre les portes de son établissement contre la
promesse d’un dîner avalé au pas de charge. A vrai dire,
bâfrer me convient à merveille. J’avale les foies de veaux
tel un ogre affamé. En me voyant engloutir les plats avec
tant de frénésie, le serveur s’inquiète. Il vient me voir et
me dit qu’il n’est pas à cinq minutes. Prenez votre temps,
d’autres clients sont encore là et finiront certainement
après vous. Je crois qu’il a peur que je m’étouffe.
Je finis mon repas à heures. A peine le pas de
la porte de l’établissement franchi, la chaleur m’enserre
de nouveau le visage. J’ai l’impression d’enfiler une
cagoule sortant d’une étuve. Je marche et toutes sortes
d’émotions brutes m’envahissent sans que je ne

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La vie selon Jérôme ✞
parvienne à les contrôler. L’été est bien la pire des
saisons : le soleil gonfle nos sens puis nous abandonne à
l’orée de la nuit avec nos frustrations exacerbées. J’ai
l’impression d’être un concombre en train de dégorger
dans un bocal de gros sel. Je veux dire, il me semble que
le même processus opère. Toutes sortes de souvenirs
exsudent de moi, je transpire de partout, comme si un
trop plein d’émotions refoulait à travers les pores de ma
chair. Enfant, la peur dominait mon être et gouvernait
mes choix. Arrivé à mon âge, ces terreurs ont disparu, et
la place qu’elles prenaient est à présent occupée par mes
désirs inassouvis. Les frustrations sont plus fortes que les
angoisses. On dit que la vie est brève et le désir éternel.
C’est vrai. Le sentiment qui dure, qui perdure, qui survit
à tous les autres, c’est le désir. Bien des personnes âgées
passent leurs journées engluées dans les souvenirs de
jeunesse. Et ce qui revient le plus souvent, c’est l’amour
d’un être, cette souffrance continue, ce désir jamais
étanché de l’autre. Tous les romans, toutes les poésies,
toutes les chansons le disent : l’amour est un charme, une
hypnose, une force qui brasse nos émotions les plus
profondes sur le métier à tisser de l’histoire. La
rencontre, l’autre, est l’aiguille qui passe et repasse sur le
patron, se servant de notre matière première, notre
identité animale, pour former un dessin à son image. Le
portrait achevé, nos sentiments sont inexorablement liés à
cette figure composée par l’objet de nos désirs. Lui, elle,
a utilisé nos boyaux, nos tripes, nos nerfs, le rouge de
notre sang pour peindre une scène qui restera gravée pour
toujours. Nos organes ont poussé autour de ce tuteur et de
cette trame pour se figer à jamais. Il n’y a alors plus

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La vie selon Jérôme ✞
moyen de changer ce canevas de chair et d’effacer le
souvenir de l’être aimé.
Un groupe de touristes se désaltère en terrasse. Je
regarde la sueur ruisseler le long de la gorge d’une
femme qui me fait face. Sa peau luit légèrement. Un
large décolleté met en valeur une poitrine opulente, qui
ressemble plus à des mamelles qu’à des seins. Cette
image se fraie un chemin jusqu’à mon ventre. Je sens
mes entrailles tressaillir sous le choc. Je la regarde et
imagine ces ballons de graisse remuer mollement sous les
assauts virils d’un corps masculin sans visage. A cet
instant, je suis le jouet de la nature, un pollen charrié par
le vent pour ensemencer je ne sais quelle terre fertile. La
solitude est si affreuse en été ! Tous nos sens sont en
éveil, habités d’une soif intarissable, et on reste seul avec
ses frustrations et gonflé de phantasmes. Je comprends
que cette saison soit celle des orages, des coups de sangs,
des viols, des meurtres.
Enfin, je trouve un bar. Deux tables en inox
disposées sur un minuscule trottoir forment une terrasse
de fortune. Je commande une bière. Deux heures passent
ainsi sans véritable consistance tandis que le soleil
continue inexorablement sa course vers l’horizon. Je
regarde les passants, m’attarde sur les filles, explore leurs
formes, silhouettes, fesses, jambes, imagine ces corps
soupirer sous les assauts virils des mâles. Les teintes du
ciel passent du bleu au pourpre, au jaune, puis à un gris
lavé, crayeux. La nuit s’installe. Je questionne le serveur,
il me communique deux adresses.
Vingt minutes de marche me conduisent devant la
boîte de jazz. L’entrée se compose d’une verrière abritant

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La vie selon Jérôme ✞
une terrasse à l’avant de la façade. Des tabourets en bois
d’acajou sont alignés de l’autre côté de la vitrine le long
d’une desserte conçue en forme de comptoir. Un rideau
de velours rouge sur une tringle en demi cercle est
disposé au droit de la baie qui marque la véritable entrée
dans l’établissement. Je rentre dans le bar et suis
immédiatement happé par les vibrations de la musique. Il
s’agit d’un trio qui joue du jazz manouche. Le
percussionniste est un petit homme gros, trapu, habillé
d’une chemise blanche dégrafée sur le haut. Des gouttes
de sueurs perlent de son front tandis que ses poignets
s’activent à marteler la caisse claire sur un rythme
crescendo. Il paraît habité par une force mystérieuse. A
ses côtés un homme d’une cinquantaine d’années, perché
sur un tabouret et complètement voûté sur sa guitare,
déroule une rythmique endiablée. Le troisième, au centre
de la scène, enchaîne des montés de rif sur une guitare
électro-acoustique. Le phrasé débridé vient se couler
dans la rythmique des deux autres. La musique
m’hypnotise sans que je parvienne à m’arracher à la folie
musicale du trio. La musique lie les hommes dans un
même mouvement, une même force monstrueuse, si bien
qu’on ne sait plus, de l’homme ou de la musique, lequel
contrôle l’autre.
Ce n’est qu’après plusieurs minutes passées dans
un état d’abrutissement total que je retrouve les esprits.
Je me rends au bar et commande un whisky on the rocks.
A côté de moi se trouve une femme d’une quarantaine
d’années, qui fume une cigarette électronique, mais qui a
surtout l’air se s’ennuyer à mourir. J’entame la discussion
avec elle. Espagnole, je crois, sud-américaine peut-être,

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La vie selon Jérôme ✞
elle a un visage anguleux, pas très gracieux, une peau
abîmée, mais j’aime son contact. Ses lèvres surtout me
plaisent. Charnues et voluptueuses. Au fil de nos
échanges, elle s’anime et me parle de son pays, des gens
incroyablement chauds, caliente, et communicatifs, qui
savent échanger, dialoguer, se comprendre avec les
gestes de leurs corps. Body language, tu connais ? Elle
m’allume. On discute une quinzaine de minutes, je lui
offre à boire, on s’avale plusieurs verres et nos corps se
frôlent. A plusieurs reprises, elle agrippe mon avant-bras
pour insister sur un point. J’ai envie d’elle. Je commande
un autre verre, quand soudain, sans raison, une douleur
me foudroie les entrailles. Une aiguille chauffée à blanc
traversant mon être produirait le même effet ! Je ne sais
ce qui dans les manières de cette femme a déclenché ce
mal, mais sa présence me devient subitement intolérable.
Je sors mon portefeuille, paie les boissons et quitte le bar
sans explications. La femme me retient et demande ce
qu’il y a. Je ne me prive pas de lui dire ce que je ressens :
va te faire voir grosse conne ! Je crois qu’elle le prend
mal.
La ruelle est mal éclairée. Des poubelles
renversées vomissent leurs détritus sur le sol. La colère
qui m’habite ne tarie pas et des envies brutales, crues,
sanguinaires, se bousculent dans ma tête. Je ne parviens
pas à expliquer cette brusque poussée de haine, de
souffrance et de violence qui s’est emparée de moi. Cette
fille, par un geste, une parole malencontreuse, a réveillé
une souffrance mal éteinte. Mes pensées, à présent,
comme malgré moi, soufflent sur les braises jusqu’à ce
qu’un gigantesque incendie embrase tout mon être. Il a

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La vie selon Jérôme ✞
suffi d’un mot, d’un regard, pour que le brasier prenne
feu ! Je revois Maman dans la cuisine, les mains
couvertes de farine. Elle porte un tablier blanc sur lequel
est imprimé un dessin humoristique montrant une vache
habillée d’une coiffe bigoudène et en train de cuisiner un
steack d’homme. Je m’allume une cigarette. Je ne sais
pas encore ce que je veux, rentrer chez moi, retourner
dans le bar, marcher dans la rue... J’avale la fumée à
grosse bouffée. La nuit me prend, m’accueille en son
sein, me dirige. Je tourne le dos à la mer et m’enfonce
dans les entrailles de la ville. Deux jeunes hommes, ou
plutôt des adolescents, débouchent à l’extrémité de la rue
et avancent en ma direction. C’est la première fois que je
croise des personnes si jeunes dans la ville. Leur jeunesse
m’insupporte. Arrivés à ma hauteur, ils me demandent
une cigarette.
 Ta gueule fils de pute !
Le plus grand des deux s’arrête, estomaqué par la
violence de mes paroles. Après une seconde d’hésitation,
il se rebiffe, me pond une chanson sur le respect, le
langage, on vous demande une cigarette, ce n’est pas la
peine de nous insulter comme ça ! Je ne le laisse pas finir
son couplet et lui encastre mon poing dans la mâchoire.
L’autre est ahuri. Je le sens hésiter alors je l’aide à se
décider : d’un bond, je saute sur lui et lui balance mon
autre poing à travers la figure, mais le jeune homme,
d’un réflexe incroyable, esquive mon coup en pivotant
sur le côté. Ma main termine sa course dans le vide.
Emporté dans mon élan, je perds l’équilibre et tombe
vers l’avant. A la même seconde, le garçon me fait un
croc-en-jambe. Je mets mes mains au sol pour prévenir la

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La vie selon Jérôme ✞
chute, mais l’alcool rend mes gestes lents, gauches,
approximatifs, si bien qu’elles dérapent sur le goudron,
s’éraflent, sans que je ne parvienne à amortir le choc. Ma
tête cogne la pierre d’angle du trottoir. Ce choc à peine
encaissé, un violent coup de pied dans le flanc me plie en
deux. La douleur est atroce et irradie tout mon corps !
J’ai un mal de chien, j’ai l’impression de crever. Le
souffle coupé, j’émets une sorte de râle animal
indescriptible. C’est son étrangeté, je crois, qui me sauve.
Le son est si terrifiant, caverneux, guttural, que les deux
jeunes prennent peur. Quiconque entendrait pareil cri, à
vrai dire, s’attendrait à voir débarquer un Troll ! Les deux
jeunes hommes ne demandent pas leur reste et
déguerpissent en courant.
Je ne saurais dire combien de temps je reste ainsi
allongé sur le sol. Bizarrement, la douleur de mon corps,
comme un vase communiquant, vide celle de mon esprit.
Tandis que j’agonise, souffre le martyre, je suis visité par
des visions idylliques. Les après-midi passés en famille
dans l’herbe d’un jardin en fleurs me reviennent en
mémoire. Les éclats de rire de mon fils Jérémy résonnent
à mes oreilles comme les notes d’une symphonie. Je me
traîne jusqu’au pas d’une porte et m’assieds sur le perron.
Du sang coule de ma tête et la douleur me lance dans tout
le corps. Le coup de pied a dû me fêler une côte. A
grande peine, je parviens à me remettre debout et prends
la direction de l’hôtel. Je marche près de trente minutes à
la vitesse d’une tortue avant d’arriver à la porte du hall.
Respirer me fait mal.
Mon dos me fait atrocement mal. Il ne s’agit cette
fois pas d’un contrecoup de mon altercation, mais de ma

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La vie selon Jérôme ✞
sciatique qui s’est réveillée. Un pinçon semble appuyer
au creux de mon dos au niveau de la ceinture. Le
tristement célèbre L4-L5. La douleur descend tout le long
de ma jambe jusqu’à la plante de mon pied. Je marche
voûté en avant et une main posée sur le dos. Ma
démarche est celle d’un vieillard. Arrivé dans ma
chambre, je passe dans la salle de bain pour me
débarbouiller. Mes mains sont couvertes de sang. En
explorant le cuir chevelu de mon crâne, je trouve une
plaie à l’endroit où ma tête a heurté le trottoir. Les
cheveux noirs sont pris dans le sang coagulé. Je nettoie la
blessure, mais la boule de cheveux rend cette opération
difficile. Je saisis la mèche gênante et la coupe. Ce n’est
qu’alors que je parviens à laver la plaie convenablement.
Ce nettoyage accompli, je m’aperçois que ma coiffure est
bancale. Il manque une touffe sur le côté droit. Pour
recréer une symétrie, j’opère des coupes supplémentaires,
mais ces interventions successives, de part et d’autre de
mon crâne, jamais satisfaisantes, ont tôt fait de me mettre
la boule à zéro… Le résultat est en réalité désastreux : les
cernes sous mes yeux, ma coiffure de bagnard, le teint
hâve de ma peau, mes sourcils broussailleux et noir me
font ressembler à un prisonnier du goulag !
Je m’allonge sur le lit, mais sans parvenir à
trouver le repos. Mes douleurs lombaires ainsi que la
nervosité qui m’habite m’empêchent de me délasser. Je
me retourne sur le ventre, sur le côté, défait les draps, en
vain ! Je suis incapable de dormir… Je sors. La nuit
m’attendait. Je le sens. Elle m’accueille en son sein
comme une partie d’elle-même. Je la sens sur moi, en
moi, partout. Tout devient poreux, sans frontière,

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La vie selon Jérôme ✞
l’extérieur se mêle à l’intérieur, les ombres gagnent les
recoins, grignotent les murs, les maisons, ma raison, les
villes entières sont englouties dans les ténèbres. Et dans
ce monde de nuit, j’ai conscience que personne ne
s’appartient vraiment. Ma rencontre avec les deux jeunes
hommes le prouve : dans les ténèbres, nous devenons des
enveloppes animées par des forces incontrôlables, qui
nous habitent, nous transportent, nous traversent et nous
abandonnent pour mieux s’emparer du prochain corps.
Tous ces meurtres, viols, ce sang de la nuit, ne sont pas le
fait de l’individu seul. La nuit venue, nous ne sommes
plus les mêmes et certainement pas celui que nos parents
ont élevé, celui que nos femmes ont épousé, que nos
enfants affectionnent. L’appétence est à son paroxysme.
Un peu d’alcool et on perd tout contrôle sur soi, nous
livrons nos enveloppes à ces forces animales, ces
pulsions, qui parcourent le pays avec le vent mauvais.
Les hommes se battent, volent, s’étripent. A qui la faute ?
Ces forces sombres trouvent toujours une âme pour les
servir. Cela peut-être moi, cela peut être vous, la seule
faute pour certain est de se trouver au mauvais endroit, au
mauvais moment. Rien de plus. La justice punit
l’individu, car elle ne peut enfermer entre quatre murs
cette force invisible qui parcourt la foule et frappe au
hasard. La peur, le dégoût, la haine, l’envie, la jalousie,
voilà les cinq doigts qui animent la marionnette que nous
sommes. Enfilez n’importe quel gant, le résultat sera
toujours le même ; rien ne sert de résister si le sort vous a
désigné pour servir ces maîtres. La nuit est là et je me
sens à nouveau poreux. La marche est ma seule issue.
Pour le reste, mon esprit se disperse en mille pensées, se

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La vie selon Jérôme ✞
craquelle, se désagrège en lambeaux. De toutes ces
miettes ne reste qu’une impression, plutôt qu’un
souvenir, un sentiment de poussières balayées aux quatre
vents : vent du Nord, vent d’effroi, vent de la discorde,
vent de folie. Je ne me souviens pas de tout. Il manque
des instants. J’ai dû dormir, sans doute. J’espère. Sinon,
qu’aurais-je fait ? La nuit m’effraie. Non, c’est de moi
dont j’ai peur. De quoi suis-je capable ? Ces absences
peuvent elles me. C’est comme si mon cerveau ne
fonctionnait pas complètement. Par bribes. La
conscience, mais en pointillé. J’ai l’impression de perdre
le contrôle de tous les. Et surtout devant. Et cette haine,
cette colère froide qui me sert de guide. Où me conduit-
elle ? Cette garce. Alors ? Ils étaient où ces fumiers
quand j’avais besoin ? Dans la tour, le bouton 15 de
l’ascenseur qui scintillait. Hein ? Ils étaient où ? Les
fumiers. Je vais tout casser. Un torrent m’anime. Bande
de Des raclures. Je ne me sens plus très bien. Je suis
pris de spasmes, d’éruptions internes. Les visions me
reprennent. Cette force qui me pousse, m’entraîne et me
dirige.
Le jour me sauve. Je continue de
marcher dans les rues désertes de la ville.
Je marche, comme ce con dans le film de Wim
Wenders, Paris-Texas, un pauvre type qui
déambule des heures durant, on ne sait pas
pourquoi, jusqu’au moment où on comprend que
le gars fuit un traumatisme, la perte de sa femme.
Un timbré ordinaire. Nous sommes tous à un moment de
notre vie confronté à cette douleur solitaire. Pour les plus
chanceux, le temps vient lentement panser les plaies de la

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La vie selon Jérôme ✞
blessure mais, pour d’autres, le choc est si fort, si violent,
qu’il dresse un obstacle à jamais infranchissable.
Combien sont-ils ceux à ne s’être jamais remis de la perte
d’un proche, d’une vision, d’un accident ?
Une clarté blanche envahit le ciel. Il ne doit pas
être loin des heures. Je marche le long des hôtels
luxueux qui bordent la promenade des anglais et pénètre
dans le hall du Carlton. Je ne suis pas le premier client de
la journée malgré l’heure matinale, d’autres personnes
sont installées dans la salle à des places espacées les unes
des autres. Il y a un couple et trois hommes seuls. Je ne
sais pas si le serveur comprend que je n’ai pas pris de
chambre. Il m’installe à une table près d’une grande baie
vitrée. La proximité de la mort me donne envie de
profiter de tout ce luxe avec la sourde volonté de profiter
et de dépenser sans compter. J’éprouve une urgence
compulsive à jouir.
Il y a une salière en argent sur la table. Elle est
d’un modèle banal et trouverait parfaitement sa place
dans un bed & breakfast anglais. Elle est bombée, polie,
chromée, avec un ventre sur le bas qui reflète la lumière
des plafonniers. Après une étude approfondie, je me
rends compte que la tache rouge sur le côté droit, c’est
moi. Un hâle de lumière recouvre toute la partie haute
tandis que les mobiliers et objets courants sont écrasés
sur le bas de la scène. Cette salière donne la part belle
aux astres et écrase les hommes. C’est une bonne
représentation de la réalité tant je me sens broyé par tout
ce qui m’entoure. Je me revois enfant, sans défense,
craintif, perdu dans l’immensité du monde. Je n’ai jamais
su véritablement me défaire de cette vision. Papa était

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La vie selon Jérôme ✞
fort, Jean l’est aussi à sa façon, pas moi. Je suis le
dernier, le tout petit, le protégé, celui qui est à la traîne, à
qui on pardonne, qu’on ne tient pas pour responsable.
Aujourd’hui encore, c’est la place que j’occupe au sein
de la famille. Aucun de mes accomplissements adultes
n’a permis d’inverser la tendance et de modifier la
perception de mes proches. Arrivé à l’âge de dix ou onze
ans, les cartes sont distribuées et chacun a en mains ses
atouts et ses faiblesses ; le reste de l’existence n’est que
le déroulement de la partie.
Je commande le petit déjeuner continental avec
buffet à volonté. J’engloutie les premières tartines, avale
ma première gorge de café, lorsque je sens mon ventre se
relâcher subitement. In extremis, je parviens à contracter
les muscles du périnée et à me contenir. Ce besoin est
apparu en une fraction de seconde. Il y une minute j’étais
prêt à avaler des montagnes, et voilà que mon ventre me
tiraille, me presse, m’oblige ! Je n’ai pas le temps
d’avaler une miette de plus. Je file aux toilettes. Je suis le
tapis rouge qui longe le comptoir nickelé et me précipite
dans les waters, m’enferme dans la première cabine, fait
sauter la boucle de ma ceinture, les boutons de mon
pantalon et, d’un même mouvement, m’assied sur la
lunette tout en glissant mon caleçon sur les genoux.
L’effet est immédiat. La poussée se fait sans effort, sans
décision de ma part, comme si tout cela était l’œuvre
d’un autre. Les éléments se déversent hors de moi à
l’image d’un tube de peinture brutalement compressé. Ce
premier jet passé, cependant, j’ai besoin de plusieurs
minutes pour me vider complètement. L’effort est plus
marqué et le travail plus laborieux. Cela me laisse le

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La vie selon Jérôme ✞
temps de réfléchir à ce qui vient d’arriver. De la table aux
cabinets, je n’ai vécu, pensé, agi, que pour satisfaire mon
besoin animal. Cette idée m’obsédait tant que je vivais
sous son empire et dans une sorte de transe et d’hypnose.
J’ai toujours été frappé par les capacités de mon corps.
Cette fois encore, par une étrange magie, il a perçu qu’il
y avait une opportunité à saisir dans ce restaurant. Par
quel miracle, je ne saurais le dire, mais il est certain que
mes entrailles ont senti que le cadre était propice pour se
vider. A aucun moment, ma tête n’a décidé d’emmener
mon corps se soulager. C’est bien le contraire qui s’est
passé. Les milliards de neurones qui stationnent dans
mon ventre ont commandé mon cerveau de l’emmener au
petit coin. Et cette communication est d’autant plus
remarquable que si un feu s’était manifesté sur le chemin
des toilettes, ou un quelconque danger, mon corps aurait
immédiatement changé de stratégie. Mon envie de
déféquer serait passée aux oubliettes et une peur sans
nom m’aurait fait partir à toutes jambes dans la direction
opposée. La subordination de la tête au ventre explique
bon nombre de nos décisions. La personnalité, la
quintessence de l’être, n’est pas à rechercher dans le
cerveau des individus, mais bien dans leurs entrailles.
C’est là que réside la véritable personnalité des hommes.
Ce n’est qu’en sortant des cabinets que j’en
prends conscience. Je l’avais senti, tout à l’heure, mais
sans pouvoir mettre clairement le doigt dessus.
Maintenant, cela me saute aux yeux. Les rayons du soleil,
qui illuminent la salle à manger, font luire la cire des
tables et donnent des ombres portées aux mobiliers. La
pièce paraît ainsi encore plus immense. Ce qui donne à

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La vie selon Jérôme ✞
cette salle son cachet, son vrai sens, ce ne sont pas les
nappes blanches harmonieusement plissées autour des
tables, ni les couverts en argent, les tableaux aux murs, la
moquette à fleurs d’un style suranné, ou l’air pincé des
serveurs, non, ce qui donne véritablement toute sa
dimension à ce lieu, c’est le silence ! Le silence qui
creuse des douves autour des individus, ce silence qui
écarte, le silence de l’isolement et de la solitude. Il n’y a
pas ici le brouhaha des salles grouillantes, les murmures
incessants des foules, cette couche sonore qu’il faut
percer en forçant la voix pour se faire entendre. Le
silence est ici barrière, différence, rejet. Dans ce désert
sonore, la parole est rare et précieuse et donne à penser
que ceux qui la distillent le sont tout autant. Belle mise
en scène pour une belle illusion !
Il est et mon tour de garde à l’hôpital approche.
Je quitte le palace et me dirige en direction du quartier de
La Bocca, mais sans me presser. Les passants que je
croise sont tous vieux et j’ai l’impression de traverser une
de ces villes de retraités américaines, où la jeunesse est
bannie. Où que porte mon regard, les gens ont soixante
ans passés ! Les plus jeunes, ceux qui ont fait la fête toute
la nuit, doivent être en train de dormir et les actifs n’ont
guère le temps de flâner le matin. Ne reste que cette
frange de la population qui se couche avec les poules…
Une vielle femme marche vers moi en s’aidant d’une
canne et est si voûtée sur elle-même que je ne peux voir
son visage. A tous les passants, elle offre le sommet de
son crâne et des mèches de cheveux blancs qui tombent
le long d’un vieux pardessus bleu. Je la laisse passer à
mes côtés en me disant qu’elle croise sans doute chaque

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La vie selon Jérôme ✞
jour des gens de sa connaissance sans le savoir. Il
pourrait même s’agir d’une personne de mon entourage...
L’image de Maman me revient en mémoire. Toutes
sortes de scènes de mon enfance défilent dans ma tête. Je
repense à elle et aux tourments qu’elle a endurés, aux
souffrances qu’elle a supportées, aux coups qu’elle a
subis. L’enfance ne m’a pas suffisamment préparé, ni
appris l’égoïsme nécessaire pour me préserver des
souffrances des autres. Celles de Maman me sont arrivées
de plein fouet. Trop jeune pour comprendre, et incapable
de faire la part des choses, mon corps a emmagasiné ces
émotions à l’état brut. Le sens critique de l’âge adulte ne
m’a pas permis de guérir de l’enfance. Je reste avec ces
plaies béantes. Encore aujourd’hui, ces traumatismes
orientent ma vie. Quelques personnes de cette époque
lointaine règnent ainsi en maître sur ma destinée. A
chaque décision importante, par exemple, je repense à
l’un de mes oncles, le frère aîné de Maman, qu’on voyait
pourtant à peine à l’époque. Malgré le peu de contact que
nous avons eu avec lui, il a joué un rôle déterminant dans
mon évolution. A chaque fois que Maman parlait de lui,
un masque de douleur se peignait sur ses traits. Son
regard se posait sur moi, plein d’espérance et de doute.
Elle ne disait rien, me regardait longuement sans savoir
comment se défaire du sentiment qui la dominait
totalement. Elle disait trois mots, ton oncle Claude, puis
s’éteignait, comme si ce nom l’avait brûlée, blessée,
ravagée un peu davantage. Elle n’en disait pas plus, mais
je savais que sa souffrance ne devait pas rester sans
réponse. Je n’ai pas revu mon oncle Claude depuis trente
ans et pourtant j’ai pensé à lui lorsque mes enfants sont

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La vie selon Jérôme ✞
nés, quand je suis devenu agent de maîtrise, quand j’ai
acheté ma maison. J’aurais voulu qu’il soit présent pour
lui mettre ces réussites dans la figure. Le plus incroyable
est que ma haine à son égard ne se nourrit d’aucun
élément concret. Dans les faits, je n’ai rien à lui
reprocher. J’ai simplement pris en moi la souffrance de
Maman et jouer le rôle qu’elle m’avait assigné : la
venger.
Je passe devant la maison de Papa. Tout est
calme, quiet et tranquille. Les volets sont ouverts,
accrochés à la façade par les loquets en forme de cigale,
et la rosée du matin donne au gazon une teinte plus
foncée qu’à l’accoutumée. Je mets la main sur la poignée
de la grille, mais n’ose pénétrer dans la propriété. Une
force m’empêche d’aller plus loin. Encore et toujours, la
peur me dirige, m’empêche et m’oriente. Je ne me sens
pas en mesure d’affronter cette maison remplie de
souvenirs et les fantômes de ma jeunesse.
Quand j’arrive enfin à l’hôpital, Jean est en train
de faire les cents pas dans le hall. Il a déjà endossé son
costume, noué sa cravate et la lumière blanche du matin,
qui filtre par la grande façade en verre de l’entrée, dépose
sur lui une cendre étincelante à la manière des peintures
de Vermeer. Sa tenue sombre, son visage émacié et sa
posture grave et raide le font ressembler à un de ces
pasteurs austères, dont le seul but semble être de vider la
vie de sa joie pour se vautrer corps et âme dans la
souffrance et le repentir. Mon frère est de ceux qui
privilégient la pensée à l’émotion. En d’autres termes, un
connard fini. Lorsqu’il m’aperçoit, rien ne bouge sur son
visage. Il m’observe calmement et stoïquement. Ses traits

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La vie selon Jérôme ✞
sont figés et dessinent un masque sévère, sec et
extrêmement inquiétant. S’il m’annonçait ma mise à
mort, je ne serais pas autrement surpris. Je lui tends la
main, mais il reste les deux mains dans le dos dans
l’attitude d’un censeur. Il observe mon bras tendu, puis
s’en va sans l’avoir saisi. Aucune parole n’a été
échangée. Mon frère a toujours su me réduire ! Je n’ai
pas trouvé le courage de le défier. L’ordre du monde est
ainsi : il est mon aîné et exercera sur moi une fascination
jusqu’à ma mort. La stupeur de la rencontre passée, je
suis pris par des bouffées de haine qui me fouettent
l’esprit et galvanisent le corps. Mes membres se mettent
à trembler d’un mouvement frénétique que je ne parviens
pas à maîtriser. Hélas ! je n’ai su saisir ma chance. A
l’instant, où il me toisait avec tant de mépris, j’aurais dû
bondir à son cou et l’étrangler de toutes mes forces
jusqu’à vider ma rage.
Papa porte une tunique blanche. Sa barbe a
légèrement poussé et, cette fois, ce n’est pas une ou deux,
mais six coccinelles qui parcourent son visage. Je n’ose
pas imaginer le nombre d’insectes qui circulent sur son
corps. Je vais pour les chasser, mais une force me retient.
C’est comme si une puissance naturelle et invisible
m’empêchait d’approcher. Des images me parviennent à
l’esprit sans que je sache s’il s’agit de souvenirs ou d’une
implant mental dans mon cerveau. Je me vois, assis dans
mon canapé, en train de regarder un reportage télévisé.
Le documentaire montre
comment des animaux en
transforment d’autres en
esclaves. A l’aide de leur dard,

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La vie selon Jérôme ✞
certaines guêpes introduisent ainsi un œuf dans
l’abdomen des coccinelles, qui grandit en se nourrissant
des aliments ingérés par l’insecte. Lorsque la larve est
suffisamment grosse, elle perce la carapace, s’extraie de
ses entrailles, mais reste accroché à la coccinelle. Alors,
le plus prodigieux et le plus incompréhensible se produit.
Au lieu de fuir, de recouvrer sa liberté, la coccinelle se
comporte comme un garde du corps pour l’hôte qu’elle a
abrité. Elle le couve, repousse les prédateurs et ce jusqu’à
ce que le parasite atteigne un poids et une taille critique.
Quand ce dernier est assez mature, il grignote la
chrysalide, s’en extraie et part vivre sa vie adulte. A cet
instant précis, la coccinelle meurt.
Je regarde les coccinelles circuler sur le visage de
papa sans comprendre. Des larmes me montent aux yeux
et une tristesse infinie m’envahit. J’ai le sentiment que
mon corps est rempli de larmes et éclate en sanglots. Je
vais dans la salle de bain située à l’entrée de la chambre.
Je me déshabille, pénètre dans la douche et ouvre le
robinet. Comme j’aimerais pouvoir me laver de toutes
ces pensées qui m’habitent ! La chaleur de l’eau agit
comme un onguent délicieux. Je me branle. Je pense à la
fille du bar, mais ce doit être la fatigue, je n’y arrive pas.
J’essaie encore, mais sans cesse mes pensées partent en
lambeaux. Impossible de rester concentré sur la même
image ! Celle d’Odile gonfle ma verge. Son odeur et le
goût de sa chair me submergent comme si elle fût à mes
côtés. Je me branle plusieurs minutes, mais encore une
fois sans succès. Je laisse l’eau laver mes soucis, mais
perds le sens du temps. J’ai dû dormir : l’eau devient
froide sans que je m’en aperçoive. Ce moment d’absence

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La vie selon Jérôme ✞
et cette perte de repère me rappellent les histoires de la
guerre, la grande, celle des tranchées, où les gars
s’effondraient de fatigue un peu partout dans les champs.
Tel poilu sortait des tranchées pour porter un message,
s’accrochait à une motte, trébuchait, tombait à terre, se
relevait sans se rendre compte que deux heures venaient
de s’écouler. Harassés de fatigue, les hommes
s’effondraient et dormaient, ça et là, aux quatre coins de
la campagne sans comprendre que les jours sont si courts
et le temps si distordu.
Odile me trouve avachi sur un lit articulé dans le
couloir. Elle porte un paréo aux tons noir et rouge qui
drapent ses fesses merveilleusement. Elle doit le faire
exprès. Je crois qu’elle est dotée d’une personnalité
histrionique. Encore plus que d’habitude, sa présence
irradie tout son entourage et son magnétisme est
indiscutable. Les uns après les autres, médecins et
infirmiers se retournent sur son passage. Elle s’est autant
embellie que je me suis enlaidi… Nos parcours ont fait
l’exact chemin inverse ! Elle s’approche de moi, enlace
son bras autour de mon cou.
 J’ai pensé à toi cette nuit.
Je n’ai pas envie de parler. Les effluves de son
parfum me montent à la tête. L’odeur m’enveloppe dans
un cocon de douceur autant qu’il m’enferme. Je
l’embrasse et me sauve sans me retourner. Je ne sais quel
chemin j’emprunte, je me trouve dans les rues de la ville.
Nous sommes à l’heure la plus chaude de la journée et
pourtant j’ai l’impression qu’il fait nuit. Je ne comprends
pas. Ça doit être la fatigue, à moins que je ne perde la
notion du temps. Je vois les ombres des immeubles se

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La vie selon Jérôme ✞
dessiner sur le trottoir, mais la ville est déserte comme
aux heures les plus noires de la nuit. Je m’arrête dans un
bar pour avaler une pinte de bière, mais l’alcool ne me
fait aucun bien ; au contraire, ma vue se trouble. J’ai des
hallucinations. Je ressors du café et vais pour. Oui, le
parc, c’est vert, frais, aéré. Deux jeunes se bécotent sur la
pelouse, la jeune femme porte un cache-cœur rose bordé
de dentelles blanches. Une banane est tatouée sur son
sein droit. Le gars lui pétrie la poitrine tout en emmêlant
sa langue à la sienne. Je n’en peux plus. Je m’allonge sur
le banc à proximité du réverbère. Pourquoi l’ampoule
scintille-t-elle s’il fait jour ? Cette position me soulage,
mais le répit est de courte durée. Je suis pris d’une crise
qui me lance dans tout le corps. Deux vielles dames
passent à mes côtés et me jettent des regards inquisiteurs
et révoltés. Elles échangent des messes basses puis me
pointent du doigt en éclatant d’un rire sonore. Salopes !
Je me redresse sur le banc, mais le temps de m’asseoir,
elles ont disparu... A l’autre bout du parc, trois SDF me
regardent fixement, une canette de bière à la main. L’un
d’eux me fait un doigt d’honneur. J’ai l’impression qu’ils
me prennent pour un des leurs. Je sens une rage sourde
couler dans mes veines. Les fumiers ! J’ai envie de les
tabasser à coups de barre de fer. Et cette douleur qui n’en
finit pas de me tarauder le dos ! Je vais leur lkjh. Qu’ils
aillent se faire voir. Je vais leur montrer, leur dire, leur
aboyer à la gueule leurs quatre vérités à tous ces cons.
Oui, c’est ça, il faut que ça sorte, que je leur vomisse sur
la tronche tous ce qu’ils m’ont mis dans le ventre. Bandes
d’enculés ! Tous. Le premier que je chope. Voilà ce
qu’ils sont, des rescapés de la pilule, des merdeux, qu’ils

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La vie selon Jérôme ✞
aillent s’embourber le gland avec tous les
bâtards de la terre. Qu’on se le dise, qu’on le
scande, qu’on le déclame, qu’on l’ahane, qu’on le beugle,
qu’on le feule, qu’on le chie s’il le faut ! Pourvu que la
vérité éclate… Savez-vous ce qu’ils sont réellement ?
Des bâtés mâtinés d’analphabètes et de crétins qui
jouissent en se gargarisant dans les chiottes d’un collège
de pensionnat de puceaux fantasmant sur des sexes
protéiformes en compagnie de sodomites mal baisés qui
se caguent dessus avec la lie des jean-foutre, des cul-
terreux, des gouines, des guenons, une cohorte de sous-
merdes qui se vautrent dans la fange putride remplie
d’immondice nauséeuse et ces autres métèques sans
couilles qui se pissent à la raie et s’enfoncent jusqu’au
coude leur pourriture de descendances maudites et
d’ascendances débiles pétries de tares congénitales et
ataviques au milieu d’un colloque d’héroïnomane
scabreux qui se touchent et se branlent avec des alléluias
à chaque giclée, des cris de hyènes pour se masturber le
dard, des rots, des pets sortant de fions pourris dans une
apothéose fielleuse où le dernier des rastaquouères encule
le premier nain venu tout en vociférant des incantations
de sauvages croisés à des porcs en ruts sous les hourras
d’une foule hallucinée, une horde de glands qui
s’imaginent homme, mais sont ver de terre, et tout ça au
rythme d’un ballet rose rempli de putains Aphrodite, de
bâtards et de sous-merdes, une sorte de curée des gueux
heureux, des glands, des enflures, une enfilade de
demeurés qui se lorgnent l’appendice en rêvant de sucer
les mamelles de la reine du porno sur une piste de danse
devant un jury expert en fange humaine où les putes se

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La vie selon Jérôme ✞
trémoussent le cul sur des rythmes vaudous en
s’envoyant des invectives nauséabondes devant le public
érotomane qui célèbre le dieu du sexe, l’athlète de la
levrette, le césar de pignolette, l’as de la brouette
Tchèque, le nabab de la toupie nipponne, le caméléon du
cunnilingus, l’obélisque orgiaque, cette formidable
transhumance d’abrutis peuplés de sous-espèces
lobotomisées, des handicapés du cerveau, la brigade des
stupres, macaques analphabètes, adoubée d’immondice
de fientes de sodomites entachées de foutre lépreux,
gigolo à vieilles prêtes à étrangler le cyclope pour la
giclée blanche au milieu d’une ronde de chérubins
beuglant à l’unisson la sainte trinité qu’ils implorent de
leurs vœux lustre, stupre et dépravation tout en se
paluchant le membre et se pourlèchant les babines, ces
pissent drus, une burne entourée de cinq membres issue
de cette génération spontanée d’enculeurs en rond qui
essaime le monde à tous les niveaux de la société, qui
infeste tous les cercles du pouvoir, un paquet d’hormones
monté comme un cheval qui s’est fait greffé une couille
en lieu et place du cerveau et des pistons en guise de
virilité bodybuildé comme des nageuses d’Allemagne de
l’Est gavées de testostérone pour allonger l’appendice en
face de guenons siliconées sculptées en fruits
mûrs à lécher, mâcher des seins pétris comme
un pâte à pain en gouine, des moules ; cette histoire qui
part en couille et revient en pédalo et l’autre fiotte en tutu
rose qui part en croisière orgasmique le long du canal de
l’urètre pour se faire Kamasutrer par les nains de jardins
aux calibres turgescents qui hurlent avec les !

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La vie selon Jérôme ✞
Il fait terriblement chaud. Je ne me sens pas bien.
La douleur au creux de mon dos est atroce. C’est comme
si. J’ai l’impression de perdre pied. Je ne comprends
plus, le monde est si lourd, si opaque, j’avance dans un
brouillard à fendre au couteau. Les oiseaux tournoient
dans le ciel à la façon. Papa ? J’aimerais tellement
entendre sa voix, lui dire, oui, rejouer cette partie de
tennis, tu te souviens ? J’avais 12 ans, je ne sais pas
comment expliquer, Papa, ça fait si mal ? C’est que
maintenant je voudrais, j’ai besoin, il y a des grappes de
fleurs jaune et fuchsia ; la tête, ne pas perdre la tête, le
chemin retour, je trébuche, des passants, non, laissez-
moi, ils me relèvent, les bouquets blancs des roseraies, il
faut que je tienne, l’hôpital, tenir, les portes de l’hôpital,
l’escalier.
Ma soeur est assise près de la fenêtre en train de
s’épiler les jambes. Avant même qu’elle ne remarque ma
présence, je hurle MAIS QU’EST-CE QUE TU FOUS ?
Odile me regarde avec de grands yeux vides : une vache
cherchant à comprendre le passage du train !
 Tu vois bien ! je m’épile, j’ai un rendez-vous ce
soir, si tu veux tout savoir.
 Mais ça va PAS, T’ES PAS BIEN ?
 Qu’est-ce qu’il y a encore…
 T’as pas l’impression d’être juste un petit peu
odieuse, non ? Tu ne peux pas faire ça ailleurs ?
Papa est en train de crever et toi tu te refais le
maillot en prévision de ta partie de jambes en l’air
de ce soir ! Non, tu ne vois pas le TRUC ?
 Jérôme, je m’épile les jambes, c’est tout, arrête de
dire des conneries. De toute façon on ne va pas

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La vie selon Jérôme ✞
s’arrêter de vivre. Si Papa meurt, on n’y peut rien,
ça ne sert à rien d’en rajouter.
Il y a quelque chose dans sa voix qui me dit
qu’elle a raison, mais je ne veux rien céder. Qu’elle
puisse accepter cette disparition sans plus d’émotions que
ça me rend fou de rage.
 Tu t’en fous, oui, c’est ça que ça veut dire ! Ton
père claque et la seule idée qui te traverse le
cerveau, c’est d’aller t’envoyer en l’air avec le
premier connard venu ! Grosse PUTE, tu me
dégoûtes.
Au lieu de riposter à mes insultes, Odile
s’approche de moi, passe une main dans mes cheveux et
colle ma tête à sa poitrine. Je sens ses seins sous ma joue
et quelque chose de très profond remonte en moi,
quelque chose que je ne connais pas et que je parviens
pas à contrôler. Brusquement, j’éclate en sanglots. Je suis
agité de convulsions pendant plusieurs minutes,
incapable de retrouver une emprise sur moi-même.
L’odeur de sa peau me monte au cerveau et active en moi
des gestes instinctifs. Je fais sauter les boutons de son
corsage, dégrafe son soutien-gorge, empoigne ses deux
seins à pleines mains et colle ma bouche à son téton. Je
me mets à téter cette mamelle goulûment. Odile continue
d’agiter sa main dans mes cheveux. Nous restons
plusieurs secondes ainsi. L’idée de m’arracher à ce sein
m’est intolérable. Je suis pris d’une érection. J’ai envie
d’enfoncer mon sexe en elle. Je glisse une main entre ses
cuisses et recouvre sa vulve de toute la paume. Odile se
courbe et m’embrasse à pleine bouche. Ma verge est
grosse à exploser. Je la prends sur le bord du lit, elle, les

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La vie selon Jérôme ✞
jambes repliées autour de ma taille, et moi à grands coups
de butoir. Ce n’est qu’alors que je me rends compte que
Papa est là, dans le lit, tout près, à deux mètres de
distance ! Je le regarde et vois ses yeux s’ouvrir. Non, ce
n’est pas possible, je délire ! Je ne sais plus ce qui est
vrai, ce qui est réel ou le fruit de mes phantasmes. Il me
semble vivre deux vies : pendant que mon corps continue
de culbuter ma sœur, mon esprit s’envole, s’égare. C’est
comme si j’étais à la fois cycliste sur le tour de France et
spectateur dans la foule. Un pouvoir d’ubiquité qui me
met mal à l’aise. Cesser le va et vient me semble
impossible, comme si arrêter me ferait inévitablement
tomber. S’arrêter, c’est mourir. J’attrape Odile et la porte
à bout de bras, les bras passés sous ses cuisses. Elle
enroule ses bras autour de mon cou et nous continuons la
cadence infernale ainsi, debout, elle, me chevauchant,
tandis que je l’entraîne à l’autre bout de la pièce dans le
renfoncement où Papa ne peut pas nous voir.
Mezaghnnoiipmdqwbvyuomwqzehbgfdsqazefgtry
uiopmlkjhbvgfd.
La jouissance vient comme un éclat dans mon
cerveau. Comme si ma tête entière explosait pour donner
passage à cette formidable giclée de vie.

56
La vie selon Jean ✞

Au nom de l’esprit

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La vie selon Jean ✞
C’est arrivé vers six heures. Oui, c’est ça, six. Le
soleil affleurait l’horizon et une lumière blanche inondait
le ciel. Carré dans mon siège, je tentais de retrouver le
sommeil, lorsque le bruit d’un plissement de drap a attiré
mon attention. J’ai scruté son visage plusieurs minutes
avant d’apercevoir un tressaillement. Le premier
mouvement était infime, isolé, à peine visible. Les
suivants sont devenus plus perceptibles. Ses lèvres se
sont tordues et son nez s’est retroussé comme si un
insecte s’était introduit dans les fosses. Alors, le souffle
est venu. C’est comme si l’enveloppe avait pris vie. Il a
ouvert les yeux, pas lentement, progressivement,
imperceptiblement, non, c’était tout le contraire : d’un
coup, ils étaient grands ouverts, larges, énormes,
dévorants les alentours avec frénésie, comme un homme
au bord de la noyade reprenant subitement son souffle.
La vue comme autant de goulée d’air ! Son regard fouille
le plafond, les murs, la chambre, cherche la vie par delà
la fenêtre, puis revient se poser sur moi. Les traits
défigurés de son visage se sont incrustés dans ma
mémoire. J’ai mis du temps à comprendre. Déchiffrer les
expressions n’a jamais été une évidence pour moi. Ce
n’est qu’au prix d’un travail intellectuel que je parviens à
leur donner un sens. Son regard était à la fois fébrile et
brûlant, tandis que ses sourcils dressés en accent
circonflexe trahissaient une terreur enfantine atroce. Ses
lèvres, les muscles de sa mâchoire étaient inertes et
inexpressifs laissant penser que le bas du visage était
paralysé. Il a tendu son bras vers moi et la terreur qui
suintait de sa peau le faisait ressembler à un miséreux
implorant grâce. Nos mains se sont jointes. Ses ongles se

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La vie selon Jean ✞
sont plantés dans le revers de ma paume avec tant de
forces que le sang a jailli par endroit.
A présent, il reprend peu à peu ses esprits. Ses
mains sont détendues.
 Ça va ?
Comment pourrait-t-il aller ? Je devine pourtant
qu’il est content, la joie d’être le fait aimer. Nous nous
observons en silence et restons plusieurs minutes ainsi
dans ce mutisme qui caractérise si parfaitement notre
relation. Le moment est agréable. C’est comme si tout
rentrait dans l’ordre. Oui, Papa, c’est moi, Jean, oui, ton
autre fils dort dans la chambre voisine, ta fille n’est pas
loin, ne t’inquiète pas, je ne dirai rien. Mais cette sérénité
ne dure qu’un temps. L’instant des retrouvailles est un
moment magique, à part, où la joie de se redécouvrir
nous submerge complètement, mais il ne dure pas. Le
premier contact passé, nous basculons dans le monde
d’avant, celui qui régissait nos rapports, et tout reprend sa
place, même l’ennui et la défiance.
 Ça fait longtemps ?
Sa voix est grave, pâteuse et étrangement éraillée.
 Deux jours.
 Tu es resté là tout ce temps ?
 On se relaie avec Odile et Jérôme.
Vient à nouveau le silence. Je sais alors que le
moment est venu, qu’il faut que je parle, que c’est
maintenant ou jamais. Papa est là, devant moi, seul. Cette
intimité ne se reproduira plus. Les autres vont venir,
occuper le terrain, prendre la place ; une pareille occasion
ne se représentera pas. Son regard m’implore. Il est arrivé
aux mêmes conclusions. Il est prêt, prêt à entendre, prêt à
supporter, prêt à subir, prêt à expier, prêt à accueillir mes

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La vie selon Jean ✞
reproches. Nous restons les yeux dans les yeux,
accrochés par le regard, tandis que les images de mon
enfance défilent dans mon cerveau. Je me vois assis sur
le canapé du salon à côté de mon père secoué par les
sanglots. L’ambulance vient d’emmener Maman. J’ai
onze ans. Jérôme et Odile dorment à l’étage et n’ont rien
vu de la violence de la scène. Il a fallu la force de deux
hommes plus celle de mon père pour la faire monter dans
l’ambulance. Papa se tient le visage entre les mains et
pleure à gros bouillon tandis que je reste stoïque à ses
côtés. Ca va aller, Papa, ça va aller, Maman va être
soignée et elle reviendra. Il met vingt minutes à recouvrer
ses esprits, mais ce laps de temps suffit à démolir le
mythe. Papa n’y arrive pas, Papa s’effondre, Papa n’est
plus Papa. Jamais je n’oublierai la brèche entraperçue ce
jour là. Le lendemain matin, dans la cuisine, il a joué une
scène à mon frère et ma sœur. C’était comme s’il avait
appris un texte écrit pour l’occasion, endossé un costume
et joué son meilleur rôle. Il paraissait de nouveau fort,
leur disait qu’ils ne devaient pas s’en faire, qu’il était là,
Maman va rentrer bientôt, ne vous inquiétez pas, ça va
aller, je vais m’occuper de tout. Je lui ai demandé s’il
allait mieux. Il m’a giflé. Va dans ta chambre ! a-t-il
hurlé, j’en ai assez de ton arrogance ! Comme je ne
comprenais pas, il m’a pris par le bras et jeté dans le
salon. J’ai roulé à travers la pièce et me suis cogné la tête
contre le buffet en chêne de Mémé. Allez, files ! Et ne
t’avise pas de recommencer ! Nous n’en avons jamais
reparlé. C’est de ce jour là que j’ai compris que nous
avions un monde à nous, rien qu’à nous. Personne ne
devait savoir. Ni Maman, ni Odile, ni Jean, personne. Par
la suite, j’ai souvent été le témoin des désespoirs de mon

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La vie selon Jean ✞
père. Au lieu de soliloquer dans la salle de bain ou de
taper à grands coups de marteau dans le garage sur une
pièce de son atelier, comme d’autres peuvent le faire, il
venait me voir et parlait d’une traite de ses difficultés. Il
n’y avait pas d’échange, c’était un flot continu et
unilatéral de récriminations, de peurs, de doutes,
d’amertume et d’égoïsme. Cela pouvait durer quelques
minutes, comme une heure entière. Son sac vidé, il
quittait la pièce sans un regard en arrière. Nous n’en
reparlions jamais. La première expérience m’avait
enseigné le silence. Etrangement, celui qu’il m’imposait
alors continue de me commander aujourd’hui. Je n’ai
jamais parlé à quiconque de ces instants. C’est comme
s’ils n’existaient pas, du moins, pas réellement. Ils
appartiennent à l’univers des phantasmes, des rêves, des
cauchemars, à ces mondes qui se vivent, mais ne se
racontent pas. Ce manège a duré quatre ans, jusqu’à mes
quinze ans lorsque je suis parti en internat.
Papa continue de me regarder. Je sens qu’il attend
ma décision, mon jugement, ma sentence. Il m’observe.
Quoique je fasse, je sais qu’il s’en accommodera, qu’il
acceptera, qu’il se soumettra.
 Ca ne sert plus à rien maintenant.
Ses yeux s’embuent de larmes. Je devine qu’il
espérait autre chose, un reproche, des pleurs, de la
violence physique peut-être, tout en tout cas plutôt que ce
constat stérile et glacé. Son attitude me pousse à parler, à
faire un pas dans sa direction, mais je n’y arrive pas.
L’horrible vérité est que toute ma vie j’ai cloisonné cette
partie de mon être pour la tenir à distance et en respect. A
présent, je suis incapable de voir ces choses de
l’intérieur. C’est comme si j’étais exilé de mes propres

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La vie selon Jean ✞
souvenirs et que je vivais banni de mes souvenirs
d’enfance. Exilé. Je peux me remémorer les moments de
ma vie que nous avons partagés, mais ils restent loin de
moi, enfermés dans leur bulle, comme s’ils ne
m’appartenaient pas véritablement. J’aimerais avoir une
parole réconfortante, mais ne trouve pas au fond de moi
l’émotion qui pourrait me donner l’impulsion de départ et
l’élan nécessaire pour poursuivre. Mon cœur est
désespérément sec. Papa m’adresse un sourire qui dégage
plus de tristesse que de joie.
 Il faut que tu te reposes, on discutera plus tard.
Lui comme moi savons que rien de tel ne se
produira. L’occasion s’est présentée, sans doute pour la
dernière fois, et nous l’avons manquée, voilà tout.
 Je vais prévenir les infirmiers.
Je me lève, mais nos mains restent jointes de sorte
que je ne peux partir. Papa continue de m’agripper et sa
poigne, loin de se relâcher, se fait plus pressante. Je le
sers à mon tour avec vigueur et ce geste, aussi futile soit-
il, corrige partiellement ce que nos paroles n’ont pas su
dire. Je pose mon autre main sur la sienne et nous restons
quelques secondes ainsi liés par la chaleur de nos
paumes.
Avant de prévenir le corps médical, je rends visite
à mon frère qui repose dans la chambre d’à côté. Je
pénètre dans la pièce sans frapper. Les stores tirés
laissent filtrer une lumière diffuse, une sorte de halo
blanc sans rais ni origine. Jérôme me fait face. Allongé
en chien de fusil, dos à la fenêtre, il dort paisiblement.
Odile m’a expliqué qu’elle n’avait pu le réveiller malgré
l’aide des infirmiers et qu’ils l’avaient transporté dans
cette chambre. En observant son visage, je me rends

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La vie selon Jean ✞
compte que cela fait près de vingt que je ne l’ai pas vu
dormir. Les muscles sont relâchés et aucune émotion ne
déforme ses traits, dont se dégage quelque chose de doux
et d’enfantin. Ses cheveux coupés à ras accentuent sa
ressemblance avec mon père. Je m’approche, le secoue
par l’épaule, mais sans résultat, autant réveiller un mort !
L’infirmière est une jeune femme d’une trentaine
d’année, petite, sèche, brune avec de jolis yeux noisette.
Je la mets au courant de la situation et la conduis jusqu’à
la chambre. A peine assise, elle procède à une batterie de
tests pour vérifier l’état de santé de mon père. Elle vérifie
sa tension, ses réflexes, ausculte ses yeux, sa bouche.
 Comment vous sentez-vous ? lui demande-t-elle.
 J’ai soif…
 C’est bon signe !
Elle lui apporte un verre d’eau, puis me demande
de la suivre dans le couloir.
 Je vais prévenir le docteur, il va venir rapidement.
Vous pouvez contacter vos proches pour qu’ils
viennent le voir. C’est un miracle qu’il se soit
réveillé, vous ne disposerez sans doute que peu de
temps. Ne le fatiguez pas trop.
Elle me gratifie d’un sourire et se dirige
vers l’ascenseur. Les portes se referment sur elle
et l’avalent toute entière en me laissant seul avec
mes doutes. Je reste plusieurs secondes
immobile, planté au milieu du couloir, sans
savoir quelle attitude adopter. Je sors mon
téléphone de la poche, mais ne compose aucun
numéro. L’indécision paralyse mes gestes. Je
suis coincé dans une sorte de no man’s land
intellectuel et ne sais comment en sortir. Tout est

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La vie selon Jean ✞
noir dans ma tête. Un homme d’une soixantaine d’années
débouche dans le couloir en poussant une chaise roulante,
où est installée une patiente plus âgée que lui. Avachie
dans son siège et voûtée sur elle-même, elle donne
l’impression qu’elle tombera du siège au moindre
soubresaut. Je ne fais aucun effort pour leur céder le
passage. Ils progressent lentement et mettent plusieurs
minutes à traverser le corridor. Je les regarde passer à
mes côtés sans sourciller. Une fois disparu, je reste
immobile, inutile, abîmé dans mes pensées. J’ai
conscience que le temps est compté, qu’il me faut
contacter mes proches au plus vite, mais un sentiment
diffus et insaisissable, une sorte de voile brumeux
obstruant ma capacité de raisonnement, m’empêche
d’agir. J’exècre ces moments. Les dernières paroles de
l’infirmière me reviennent en mémoire : ne le fatiguez
pas trop. Cette phrase me décide. Je range le téléphone
dans ma poche.
Quand je pénètre dans la chambre, un médecin est
en train de bavarder avec mon père, qui fait son possible
pour se montrer gai et chaleureux. Je crois qu’il cherche
surtout à se mentir sur son état de santé véritable.
 Vous avez une fougue de jeune homme ! dit le
docteur.
Ils rient, mais personne n’est dupe. Le docteur
reste encore quelques minutes aux côtés de mon père,
pose des questions anodines, puis me demande de venir
le voir.
 Pas maintenant ! ajoute-t-il, rien de ne presse !
Passez me voir quand vous serez prêt, je serai à
mon bureau au 1er étage.

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La vie selon Jean ✞
Grand, maigre, il a la physionomie d’un
adolescent ayant grandi trop vite. Il griffonne quelques
mots sur un calepin orangé, qu’il glisse dans la poche de
sa blouse, puis se retire d’une foulée large et élastique.
De nouveau seul, Papa et moi n’échangeons
aucune parole. Le vrombissement d’une tondeuse à
gazon monte depuis le jardin de l’hôpital. Je reste plus
d’une minute près du lit, raide, stoïque, le regard fixé sur
l’horizon. Des nuages forment une bande grise au dessus
des toitures orangées. Les couleurs de la ville ont perdu
leurs éclats, paraissent passées et tout le paysage est
devenu terne ; même les flèches dessinées par les cyprès
dans le ciel semblent émoussées… Je me dirige vers la
fenêtre, appuie mon front contre la vitre et observe le
parking, les jardinières et les gazons environnant
l’établissement médical. Deux massifs de fleurs sont
disposés à chaque extrémité du terrain. Le jardinier, un
homme roux d’une vingtaine d’années, a les mains
posées sur l’arceau métallique de sa tondeuse à essence.
Il n’est que huit heures du matin, mais ses passages ont
déjà dessiné une dizaine de bandes sur le gazon. Dix. Le
terrain a une forme rectangulaire et fait un peu moins
d’un hectare. Les allées et venues du jardinier sont faits
dans la largeur du terrain et je me rends compte
immédiatement que cela implique un plus grand nombre
d’aller-retour et donc une perte de temps au final.
Comme malgré moi, je me mets à calculer l’économie de
temps et de pétrole que produirait une approche
différente. Chaque bande fait quatre-vingts centimètres
de large et le terrain mesure environ cent cinquante
mètres par soixante. En procédant pas la largeur, le
jardinier doit faire 150 traversées (120 / 0,80 = 150) et

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La vie selon Jean ✞
donc 75 demi-tours. En procédant par la longueur, le
jardinier ferait 75 traversées (60 / 0,80 = 75) et donc 38
demi-tours. L’économie serait donc de 37 demi-tours (75
– 38 = 37). Je regarde l’ouvrier et suis subitement pris
d’envie pour cet homme. Comme j’aimerais être à sa
place ! Quel bonheur se serait d’être à l’extérieur attelé à
ma tâche, bercé par les bruits du moteur, pris dans mes
réflexions et dans les odeurs de l’herbe coupée… Le
labeur est si reposant comparé aux tourments de
l’existence !
 Tu m’as écarté.
Les paroles ont jailli de ma bouche sans que je ne
m’en aperçoive. Je ne sais ce qui a déclenché cette
parole, mais comprends qu’un verrou vient de sauter. Les
sensations de mon enfance me reviennent en mémoire
avec une netteté sidérante. Je revois tout, revis tout,
ressens tout et, surtout, comprends tout.
 Tu m’as sacrifié au profit d’Odile et de Jérôme.
Pour la première fois, je parviens à jeter un pont
entre les deux mondes, le tangible et le transfiguré. Dans
le reflet de la vitre, je vois mon père baisser la tête. Je me
retourne pour lui faire face.
 J’ai grandi seul, sans ta protection, sans ton aide.
 Jean…
 Mon enfance s’est arrêtée un soir de mes onze
ans. Du jour où maman est partie, tu t’es déchargé
de tes responsabilités sur moi, tu as déversé tes
angoisses en moi, tu m’as transféré le mal que tu
n’arrivais pas à digérer.
 J’ai fait ce que j’ai pu, je…
Mais rien d’autre ne sort de sa bouche. Il baisse la
tête. Je vais m’asseoir sur la chaise à côté du lit et nous

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La vie selon Jean ✞
restons plusieurs minutes ainsi, côte à côte, silencieux,
plongé dans nos pensées respectives. Je ne ressens rien
de particulier, ni soulagement, ni colère, juste un vague
sentiment du devoir accompli. Par la fenêtre, j’observe la
bande grise des nuages s’épaissir au-dessus des maisons.
 Jean, je ne savais pas que…
Je le dévisage, mais ses traits ne m’apportent
aucune réponse. Je ne parviens pas à déchiffrer son
expression. C’est la première fois que je lui trouve ce
visage tiré, ses yeux gris, fixes et pourtant absents, ce
front plat sans ride, les mâchoires légèrement détendues.
Ses épaules sont voûtées, sa tête inclinée vers le sol et ses
deux mains, jointes sur la longueur des paumes, reposent
sur leurs tranches appuyées sur le giron. Un temps assez
long passe, jusqu’à ce qu’il redresse la tête et me
confronte. Ses yeux fouillent au plus profond de moi
comme s’il me découvrait pour la première fois.
 Tu peux les appeler maintenant.
C’est vrai ! La gêne que je ressentais tout à
l’heure à l’idée de contacter la famille a disparue ! A mon
tour, je dévisage mon père avec des yeux neufs. Neufs.
Sa remarque me laisse perplexe tant elle prouve qu’il me
connaît parfaitement et peut-être même mieux que moi-
même… L’explication qui m’échappait tout à l’heure
m’apparaît évidente à présent : si je n’ai appelé personne,
ce n’est pas pour protéger mon père d’une quelconque
fatigue, mais pour le conserver sous ma coupe et le
garder pour moi, à moi, à ma merci. Cette révélation me
surprend autant qu’elle me choque. Je supporte mal
d’être le jouet de mon inconscient. Ma part animale n’a
jamais montré un visage agréable ; elle est tyrannique,
égoïste et cruelle. Qu’elle ait pu me berner et me faire

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La vie selon Jean ✞
agir de la sorte me révulse ! En colère contre moi-même,
je quitte la chambre, me rends dans la cage d’escalier,
gravis les marches quatre à quatre sur trois étages, puis
traverse le bâtiment dans sa longueur en allongeant la
foulée. Cette progression à marche forcée est à la fois un
exutoire autant qu’elle me permet de canaliser mes
pensées. Je resonge au déroulement des évènements et,
très vite, identifie mon erreur : l’émotion qui m’a
submergée tout à l’heure a corrompu ma faculté de
raisonnement. J’aurai dû me douter qu’une décision prise
dans de pareilles circonstances serait marquée du sceau
de l’instinct et non de la raison. Cette analyse renforce
encore un peu plus ma conviction que le cœur est
versatile et inconstant et qu’il ne faut jamais s’en
remettre à lui pour faire des choix. Afin que d’autres
épisodes de la sorte ne se reproduisent pas, je prends la
résolution d’accroître mon emprise sur ma part animale.
Je redescends les cinq étages du bâtiment et regagne le
hall d’entrée de l’hôpital. Dehors, le ciel a une couleur
indéfinissable, une sorte de blanc crayeux qui donne
l’impression d’être entouré par des falaises. Mon calme
définitivement recouvré, j’appelle un à un les membres
de ma famille.
Oncle René est le premier à arriver. Il a mis moins
de trente minutes pour venir. Lui et mon père ne se
parlent plus depuis vingt ans. C’est à cause de Maman.
Lorsqu’elle a eu sa première crise, mon oncle lui a dit
qu’il aurait mieux fait de choisir une épouse plus robuste.
La plupart des gens se montrent égoïstes devant la
maladie. Par peur, lâcheté, incompréhension, ils préfèrent
couper les ponts plutôt que d’avoir à s’exposer à la
souffrance des autres. Je ne leur en tiens pas rigueur, la

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La vie selon Jean ✞
nature est ainsi faite : quelque soit l’espèce, les plus
faibles finissent toujours par être asservis, dévorés ou
exclus du groupe. Papa, lui, n’a jamais pardonné à son
frère sa réaction.
René m’embrasse sur les deux joues. Sa petite
taille me surprend. Je pensais qu’il me dépassait d’une
tête et c’est moi au contraire qui dois me pencher pour
me mettre à sa hauteur ! Il me dévisage une seconde
comme pour jauger l’homme que je suis devenu.
 C’était toujours toi qui ouvrais la porte, me lance-
t-il de sa voix rocailleuse, tu t’en souviens ?
Quand je venais à la maison, à peine avais-je
enlevé le doigt de la sonnette, que tu étais là, sur
le perron, le sourire aux lèvres et fier comme un
paon !
C’est vrai ! Je me revois enfant guetter l’arrivée
des invités pour être le premier à les accueillir. Encore
aujourd’hui, j’aime expérimenter les évènements de la
vie avant les autres et les cueillir le premier pour en
goûter toutes les saveurs. Il m’est indispensable
d’observer toutes les étapes pour bien comprendre le
mécanisme général. Cela me permet de compenser mon
imaginaire et mon instinct, qui sont très peu développés.
Les deux frères s’embrassent avec effusion, mais
sitôt l’accolade passée leur relation d’antan reprend
rapidement ses droits. Un mélange d’amitié, de rancœur,
de tendresse et d’hostilité alimente leurs échanges.
 Jacques ! pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus
tôt ?
 Figures-toi que j’étais dans le coma, mon cher
imbécile…
 Vingt ans de coma oui !

69
La vie selon Jean ✞
Après dix minutes de discussion, je les entends se
chamailler pour un four à tarte brisé il y a soixante ans…
J’interromps leurs échanges pour leur annoncer mon
départ
 Je vous laisse, je repasserai tout à l’heure…
Papa paraît inquiet. Son visage se crispe, sa
bouche se tord et un voile de peur passe dans ses yeux.
 Je repasserai tout à l’heure, répétais-je pour le
rassurer, on se verra ce soir avec Odile et Jérôme.
Mais ces paroles ne l’apaisent pas. Ses sourcils se
froncent au point de se rejoindre, sa respiration
s’accélère, devient saccadée. Il a peur ! En l’espace d’une
seconde, il est redevenu cet enfant terrorisé par
l’abandon. Je me rends compte que les paroles échangées
tout à l’heure n’ont eu aucun impact sur notre relation :
rien n’a changé, je reste l’homme responsable et lui
l’assisté, à lui revient le droit de souffrir et à moi celui de
me taire ! Les mots, sans actes, n’ont décidemment aucun
poids ! Il allonge le bras pour me saisir la main, mais je
fais mine de ne pas le voir. Je me tourne vers René, qui
m’embrasse et me gratifie de toutes sortes de paroles
affectueuses. Mon oncle parle avec effusion, souvent
pour ne rien dire, mais je vois que le flot continu de ses
paroles anime et réconforte mon père. Je le laisse dire.
Etrangement, alors que ces échanges tissent des liens
nouveaux, je me dis que je ne le reverrai plus. Nos
retrouvailles sonnent comme un adieu.
Je me rends chez le docteur toujours sans savoir
ce qu’il souhaite me dire. La salle d’attente est une sorte
de dégagement sans fenêtre dans le couloir, où je patiente
près d’une demi-heure. Lorsque le médecin me reçoit
enfin, il paraît ne pas me reconnaître. Il mâche un

70
La vie selon Jean ✞
chewing-gum, les yeux rivés sur le foutoir de son bureau
et déplace plusieurs feuilles d’une pile à l’autre. Enfin,
comme si l’histoire lui revenait tout à coup en mémoire,
son visage s’illumine. Ses traits se détendent, ses yeux
s’écarquillent et un large sourire vient orner ses lèvres.
Vous savez, me dit-il en se levant de son siège, c’est un
véritable miracle que votre père se soit réveillé ! Nous
avons tant à apprendre de la vie, elle est si imprévisible,
si incontrôlable, elle est comme un sale gosse qui n’en
fait qu’à sa tête ! Il dit cela en s’esclaffant, heureux pour
moi de cette issue favorable. Je n’ose pas lui donner mon
avis. La vérité, c’est que je ne suis absolument pas
surpris par cette situation. Je m’attendais à son réveil. Je
l’attendais pour être précis. J’étais sûr qu’il se réveillerait
à mes côtés, comme je suis certain qu’il s’en ira dans les
bras de mon frère. Jérôme a sa partition à jouer et moi la
mienne et rien ne pourra entraver cette marche du monde.
Le docteur regagne son siège, retrouve son sérieux puis
se met à discourir de façon continue d’une voix grave et
profonde. Il parle des patients qu’il a soignés, de sa
longue expérience d’urgentiste, des conférences qu’il a
animées, des publications qu’il a eues dans des revues
prestigieuses. Ce n’est que lorsqu’il mentionne le nom
d’Odile que je comprends.
 Nous savons combien le rôle des aidants est
primordial pour la convalescence de nos patients.
Sachez que si vous, votre frère ou votre sœur le
souhaitent, nous sommes en mesure de leur
fournir un accompagnement psychologique. La
pratique médicale nous a montré que les femmes
en particulier apprécient ces cellules de soutien.

71
La vie selon Jean ✞
Immédiatement, je saisis que tout ceci n’est
qu’une mascarade pour approcher ma sœur. Son discours
est habile, mais l’expérience est de mon côté. Ma sœur, il
faut bien le dire, m’a souvent mis (bien malgré elle) dans
des situations similaires. Aujourd’hui, je n’ai besoin que
d’un détail pour deviner les intentions de mon
interlocuteur. Et le fond de l’histoire, c’est qu’il veut
coucher avec Odile !
 Merci pour ces informations docteur, dis-je en me
levant, j’en parlerai à ma famille, et à ma sœur en
particulier.
Le docteur me raccompagne à la porte, où il me
serre la main chaleureusement, mais son geste tourne
court. A mon contact, il se fige, comme s’il venait de
plonger sa main dans un baquet d’eau glacée. Ce n’est
pas volontaire de ma part, je n’ai rien contre cet homme,
ni même contre son dessein, je sais que ces stratégies
plus ou moins lourdes font parties de l’existence. Nous
échangeons un regard étrange, à la fois complice et
suspicieux, comme s’il savait, que je savais, qu’il savait,
que je savais…. Notre au revoir est crispé et désagréable.
Ce sentiment ambigu continue de m’habiter tandis
que je parcours les couloirs de l’hôpital. Ce qui me gêne
en vérité ce n’est pas tant le caractère immoral, graveleux
ou malhonnête de sa démarche, mais de constater que les
forces animales, une fois encore, sont parvenues à
prendre le pas sur la raison. Voici un homme de science,
sans doute bon médecin, croulant sous le travail, et qui
consacre de précieuses minutes à une stratégie qui
pourrait, peut-être, éventuellement, après maints et moult
efforts, lui permettre d’assouvir un penchant sexuel... Et
cet homme est semblable à tous les autres. Tous sont

72
La vie selon Jean ✞
convaincus qu’ils vouent leurs vies à la science, à la
religion, à l’art, à leur famille ou à une cause charitable,
alors que ce qui les fascine véritablement, ce qui occupe
leurs pensées, remplis leurs conversations et leurs rêves,
c’est leur part animale. Les hommes s’imaginent libres,
maîtres de leur destin, originaux, alors que
fondamentalement quatre vingt cinq pour cent de la
population mondiale sont gouvernés par la même soif de
sexe, de gloire et de pouvoir (ou qu’ils passent quatre
vingt quinze pour cent de leur temps sous cette emprise,
ce qui revient au même : (95/100 x T) x (100/100 x H) =
(95/100 x H) x (100/100 x T)).
Je force l’allure, dépasse l’ascenseur, m’engage
dans la cage d’escalier et dévale les marches jusqu’au
sous-sol. Mon véhicule est stationné à quelques mètres de
la porte de secours. Je m’installe au volant, démarre et
roule jusqu’à la sortie du parking souterrain. La route.
Les feux. La voie express. L’autoroute. Les bandes
blanches comme des salves de tirs à l’arrière du véhicule.
Un sentiment de liberté me gagne à mesure que j’enfonce
la pédale de l’accélérateur. Mon réservoir fait soixante
litres et est rempli au cinquième. Soixante. Je roule à la
vitesse de 105 km/h. Nous sommes le 23 septembre
2017. L’unité de mesure est la seconde. Si l’unité était le
battement de cœur ou la respiration, combien de temps
Papa resterait-il en vie ? 100.000 battements ? 15.000
respirations ? Malgré moi, je me mets à surveiller mon
souffle, à compter les battements de mon cœur, à
chercher le pouls dans mes veines. Je me concentre sur la
route et enfonce la pédale de l’accélérateur. L’aiguille du
cadran monte à 115, 120, 130, 135, 140 km/h. Je change
de files, double les véhicules, par la droite s’il le faut,

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La vie selon Jean ✞
passe les rapports de vitesse, fait des appels de phares,
freine, accélère. Je conduis ainsi près de trente minutes
sans prendre garde ni aux directions, ni aux panneaux, ni
aux sorties. La route occupe toutes mes pensées. Ce n’est
qu’après une concentration extrême et les premiers signes
de fatigue que je sens la charge s’alléger. Enfin, mon
esprit prend le pas sur les évènements. Je réduis ma
vitesse à mesure que mon intelligence retrouve la
maîtrise de mon corps. Bientôt, je sens renaître en moi
celui que je suis, c'est-à-dire, celui que j’ai décidé d’être.
La raison permet d’éteindre l’incendie allumé par les
passions. Même si beaucoup se détournent de ma
compagnie, la trouvant trop roide et trop austère, je me
félicite de mon attitude, car ma conduite épouse les
règles auxquelles je me suis astreint.
Je quitte l’autoroute. Le péage franchi, je
contourne le rond-point, traverse le pont, puis m’engage
sur la bretelle en sens inverse. Cette fois, ma conduite est
reléguée au second plan de mon attention. Je m’installe
dans une vitesse de croisière
et m’enfonce au plus
profond de moi-même.
Rapidement, la mue
s’accomplie. Je connais bien
ce processus, il s’opère à
chacun de mes
déplacements. Au volant de
ma voiture, plongé dans un
état quasi hypnotique, je
deviens un autre ou plus
exactement je redeviens moi-même. Le mouvement
dresse un rempart invisible entre moi et le monde

74
La vie selon Jean ✞
extérieur. La voiture devient un univers clos, confiné,
protégé, où la communication avec les autres se limite à
des trajectoires, des sons, des panneaux, des signes et des
gesticulations. Cela me convient parfaitement, je perçois
les hommes de cette façon. A mes yeux, ils sont autant
d’objets lointains et dangereux qui menacent mon
existence. A mon sens, un langage similaire à celui utilisé
par les panneaux routiers devrait exister dans les autres
sphères de la vie. Cela limiterait les contacts superflus.
Une centaine de signes suffirait pour couvrir quatre-vingt
pour cent de nos besoins en communication. Les écrans
en tout genre ont déjà permis de limiter considérablement
les échanges, il faudrait maintenant aller plus loin et
définir une grammaire visuelle universelle pour que
l’individu soit libéré de la nécessité d’échanger. A
l’international, cela faciliterait énormément la
communication entre les gens.
Mes trajets en voiture sont des sas entre mes
différentes existences. Avec les années, ces bulles spatio-
temporelles sont mêmes devenues ma maison, mon
véritable chez moi, là où je me retrouve pleinement. Au
fond, je ne suis moi-même que seul. Avec les autres,
même avec ma famille proche, ma femme, j’ai le
sentiment d’être en représentation. Les zones de transit,
les gares, les aéroports, les halls d’attente sont les lieux
qui me correspondent le mieux. Je ne suis pas nomade
pour autant, j’aime avoir mes repères, retrouver les
mêmes lieux, mon pavillon, mon bureau, ma maison de
campagne. Mais ma vraie vie se trouve sur les chemins
qui relient ces lieux. Pour le commun des mortels, partir
est une fuite, une délivrance ou un espoir. Dans mon cas,
c’est un moyen de me retrouver. Ma conception du

75
La vie selon Jean ✞
voyage est aux antipodes de celle mise en avant par les
agences touristiques, c’est même tout le contraire de ce
que je recherche. L’industrie du loisir a fait des
déplacements un continuum avec la maison et de la
sphère intime : partir à l’autre bout du monde tout en
étant chez soi ! Le tourisme est un spectacle, à l’instar du
cinéma à ceci près que, dans le premier cas, nous
sommes immobiles devant des images en mouvement
tandis que, dans le second cas, nous nous déplaçons sur
un support fixe. Mais dans le fond, c’est pareil : dans les
deux cas, nous sommes confortablement installés, dans
une bulle et entourés de nos proches, avec le monde en
toile de fond. Dans les deux cas, nous ne sommes pas
solidaires du support qui nous anime. C’est
l’entertainment. Goûter sans se compromettre, être
ailleurs en étant terriblement ancré chez soi, partir en
emportant avec soi le confort de son salon. Je suis
imperméable à cette société de spectacle. Je ne vais
jamais au cinéma, ni au théâtre. A mon sens, se déplacer
est un moyen de se couper du monde et d’échapper à son
environnement. Il suffit de faire du vélo pour s’en rendre
compte. Immédiatement une bulle vous recouvre et vous
protège. La vitesse s’apparente à un espace où l’on peut
trouver refuge. Etre deux dans ce mouvement, c’est tisser
un cocon autour du couple. Bien souvent au cinéma, on
voit l’homme et la femme installés sur un manège ; la
femme rit et des lumières scintillent comme des étoiles
en toile de fond. La vitesse et le mouvement construisent
un nid d’amour autour d’eux. L’amour qui est ici mis en
exergue n’est en réalité que lois physiques, gravité,
modification des sens. Je suis toujours surpris de

76
La vie selon Jean ✞
constater que des personnes peuvent confondre ces
artifices avec l’amour véritable.
Un vent du large souffle dans les rues lorsque
j’arrive au centre ville de Cannes. Je trouve une place de
stationnement à deux cent mètres des pompes funèbres
dans une petite ruelle perpendiculaire. Sitôt garé, je glisse
mon attaché-case sous le siège passager et sors de la
voiture. Sur le trottoir opposé, à dix mètres de distance,
un sac plastique emporté par un ascenseur d’air
tourbillonne devant
un pignon aveugle. Je
le regarde monter,
descendre, être aspiré
à nouveau et cherche
à lire la mécanique
des fluides en jeu. Le sac plastique, par ses propriétés
imperméables, rend visible l’invisible : la circulation des
flux se dévoile. Je regarde le phénomène se reproduire
sur plusieurs cycles jusqu’à ce que le mystère des forces
en présence se dissipe. Rêver ne m’intéresse pas, tandis
que comprendre mon environnement m’obsède : cela me
permet d’accroître ma maîtrise sur le monde et sur moi-
même.
Les bourrasques de vent fouettent mon dos tandis
que je descends la rue en direction de la boutique. Au
loin, à des kilomètres au large, le tonnerre gronde et des
nuages noirs s’amoncellent sur le fil de l’horizon. Par la
vitrine du magasin des pompes funèbres, j’aperçois un
homme d’une trentaine d’année habillé d’un complet
bleu marine et assis derrière un bureau bordé de deux
immenses vases remplis d’orchidées blanches.
L’intérieur est entièrement décoré en blanc et vert. Quand

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La vie selon Jean ✞
je franchis la porte d’entrée, il referme l’écran de son
portable avec un geste brusque comme s’il était pris en
faute.
 Bonjour ! lance-t-il en se redressant et s’avançant
vers moi.
Le sourire qu’il m’adresse est sobre et accueillant.
Il y a ce mélange savamment dosé qui montre qu’il est à
la fois ravi de me voir, mais aussi sensible à la douleur
qui m’amène dans ce lieu. D’emblée, je sais que j’ai
affaire à un bon vendeur ! Nous échangeons quelques
paroles, jusqu’à ce qu’il m’indique le siège devant le
bureau.
 Asseyez-vous ! je vous en prie, nous serons plus à
l’aise pour échanger.
Je sens que ses postures, sa gestuelle, son discours
obéissent à un schéma de vente préconçu. Cela ne me
gêne pas, je suis là pour ça. Cela me conforte même
d’identifier les procédures, elles me forment un cadre
pour nos échanges. Je n’aime pas l’improvisation et tout
ce qui mobilise l’intuition ou le sensoriel.
 Quand est décédé votre proche ?
 Jeudi 21 septembre.
 Pardon ?
 Il décèdera demain.
L’homme me regarde fixement sans savoir s’il doit
rire ou appeler police secours.
 Quels sont vos liens avec le défunt ?
 C’est mon père.
Les yeux de mon interlocuteur s’écarquillent un peu
plus.

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La vie selon Jean ✞
 Excusez-moi, mais comment savez-vous qu’il va
mourir demain ?
 C’est mon père, un fils sait ce genre de chose.
Le malaise de mon interlocuteur est de plus en
plus perceptible. Il se redresse sur son siège et arbore un
sourire figé qui donne à ses traits l’expression d’un
masque. Je dois lui mentir pour que son monde ne
s’écroule pas.
 Les médecins m’ont prévenu, sa situation est très
critique, il ne lui reste que quelques heures à
vivre.
 Très bien, je comprends, me dit le vendeur, alors
que son attitude montre très clairement qu’il ne
comprend rien à ce que je raconte. Il se gratte le
revers de sa main, jette des regards perdus à
droite et à gauche.
 Peut-être souhaitez-vous repasser demain, après
le décès, cela vous permettrait de passer les
dernières heures…
 Non, je veux m’occuper de cela tout de suite.
Vous acceptez les règlements par carte bancaire ?
Je pose ma carte sur la table devant lui et ce geste
suffit à lui remettre les idées en place. N’est-ce pas
extraordinaire ? Que je sois dément n’a plus
d’importance pourvu que je sois solvable !
 Oui, bien sûr…
La conversation prend alors une tournure plus
technique. Nous parlons taille, modèle, niveau de service,
option, coût. Je suis rassuré par ces échanges, heureux
même d’avoir cette conversation. Accomplir ces
formalités me donne le sentiment de remplir mon devoir.
Je suis le fils aîné après tout, n’est-ce pas mon rôle ? Mon

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La vie selon Jean ✞
frère, s’il pouvait agir à sa guise, serait assez stupide pour
creuser un trou dans le premier terrain vague venu et l’y
jeter sans autre cérémonial. C’est un animal, une pulsion
faite homme, il n’entend rien aux règles et usages de la
société. Pour lui, ensevelir son corps n’a d’autre portée
que de rendre une chair à la terre qui l’a vu grandir. Il ne
comprend rien aux notions de rang, de place et d’entité
sociale. Même les éléphants ont un cérémonial funéraire
plus élaboré que celui qu’il serait prêt à donner à ses
proches disparus ! Eux se regroupent autour du mort, le
recouvrent de terre à l’aide de leurs trompes, puis vont
chercher des branchages dans les buissons avoisinants
pour le recouvrir. Jérôme, lui, ne s’embarrasserait pas
d’autant de tracas ; il n’aurait aucune peine à voir la
dépouille de papa dévorer par les charognards et pourrir à
l’air libre. Non pas qu’il ne l’ait pas aimé, au contraire, il
l’a adoré plus que moi ou Odile, c’est juste qu’un corps
n’est à ses yeux qu’un amas de chair. Qu’un corbeau
vienne à gober son œil serait pour lui un bon moyen de se
réincarner ! Même si je partage cette indifférence pour la
dépouille humaine, j’accorde en revanche une grande
importance à la cérémonie. A mes yeux, elle reconstruit
la dignité du défunt et donne aux vivants l’occasion de
panser leurs blessures. Lui se fout royalement des
obsèques, je l’ai déjà vu bailler à se décrocher la
mâchoire à celles auxquelles nous avons assisté
ensemble…
 Vous vous orientez vers une inhumation ou une
crémation ?
La demande me prend de court, je n’ai pas
réfléchi à la question. Comme pour me montrer qu’il a
tout son temps, et qu’il ne veut pas me brusquer, le

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La vie selon Jean ✞
vendeur repose ses mains jointes sur le nu de la table en
pierre. J’essaie de me rappeler mes dernières
conversations avec Papa. N’a-t-il rien dit à ce sujet ? Je
le sais soucieux des autres plus que de lui-même et
sensible à la nature plus qu’aux hommes et à leurs
usages. Mais cela ne me dit pas s’il souhaite laisser une
trace, s’ancrer dans un territoire ou se disperser au vent…
Un de ses commentaires concernant un projet communal
me revient en mémoire. La ville de Cannes, comme
nombre de communes en France, est confrontée à un
problème de place dans ses cimetières. Pour y remédier,
elle envisage de construire un cimetière vertical, c'est-à-
dire un bâtiment de dix étages avec des puits de lumière
et jardins à chaque niveau. Chaque famille bénéficierait
d’un caveau familial, desservi par des coursives
extérieures et habillées de façades en verre. Papa avait
fait part de son écoeurement pour ce projet. La
surpopulation des vivants suffit, avait-il dit
sentencieusement, cela n’est pas nécessaire de rajouter la
surpopulation des morts ! Ce souvenir me décide.
 L’incinération, dis-je fermement, oui, mon père
souhaite être incinéré.
Les formalités remplies, le contrat signé, la
facture acquittée, je sors de la boutique et regagne mon
véhicule. Je m’installe au volant de ma voiture, mais
reste plusieurs minutes assis, immobile, l’humeur sombre
et l’esprit chiffonné. Bien qu’ayant la certitude d’avoir
pris la bonne décision et d’accomplir les dernières
volontés de papa, le choix de la crémation me laisse un
goût amer. Cette solution me procure un sentiment de
gâchis. Le feu rend la mort encore plus inutile : il n’ancre
pas le défunt dans un lieu particulier, où chacun peut se

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La vie selon Jean ✞
rendre pour se recueillir, et ne procure aux vivants aucun
bénéfice. Ni la médecine, ni les insectes, ni les plantes ne
pourront en tirer le moindre profit. Le corps des animaux
retourne à la terre, enrichit les sols et nourrit les bêtes.
D’un point de vue strictement économique, on peut aussi
envisager des débouchés bien plus intéressants. Les corps
d’animaux sont exploités pour toutes sortes
d’applications industrielles, pharmaceutiques,
cosmétiques, agricoles ; pourquoi ne le ferions nous pas
avec celui des hommes ? Je n’aurais aucune gêne à ce
que ma peau soit transformée en sac de voyage. Moi qui
aime tant voyager, quelle belle réincarnation ce serait !
Un détail de mon pare-brise retient subitement mon
attention. Vers le bas, au niveau du
tableau de bord, deux petits éclats reliés
par une microfissure forment le dessin
d’un neurone. La ressemblance est si frappante que
l’espace d’un instant je me demande si des cellules
organiques n’ont pas été injectées dans le verre pour en
améliorer ses performances. En somme, le vivant mis au
service de l’industrie pour concevoir la génération
d’automobile de demain : la voiture organique !
Ce type d’élucubration est chez moi une alerte à
laquelle j’accorde la plus grande attention. Lorsque mes
pensées prennent une tournure de ce genre, je sais qu’une
crise se prépare. Il ne me reste alors que peu de temps
pour la contenir. J’allume le contact, extrais la voiture de
la place de stationnement et m’engage sur la chaussée. Je
connais les routes par cœur, n’ai pas besoin de réfléchir
pour trouver le chemin de l’autoroute et pourtant me
concentre et jette toutes mes forces dans la conduite.
J’arrive au péage, prends le ticket, passe le rapport,

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La vie selon Jean ✞
accélère. L’asphalte se déroule tel un ruban d’encre en
direction de l’Italie. Il est douze heures cinquante deux.
Cinquante deux. Le réservoir de ma voiture est rempli au
tiers. Le tunnel de mes pensées m’enveloppe tandis que
le rail de ma volonté s’étire. Le mental, cette ligne
d’acier qui nous porte jusqu’à l’horizon. Je roule vingt
minutes tendu, crispé, jusqu’à dépasser le stade critique
et sentir l’éruption s’éloigner. Cet exercice de contrôle
me permet d’étouffer les pulsions naissantes. Alors, la
pression se relâche. Vingt. Ma conduite s’apaise. Je
retrouve le flot de la circulation, m’y coule, regagne le
rang. Cette fois encore, je parviens à dompter l’animal
qui s’agite en moi.
Je sors à la station service suivante et roule au pas
le long du grillage, gare ma voiture en épis près d’une
camionnette grise, sors du véhicule l’attaché-case sous le
bras et traverse la passerelle qui enjambe l’autoroute.
L’entrée de la cafétéria se situe à une vingtaine de mètres
au pied de l’escalier. Le restaurant est quasiment vide.
Une femme d’une cinquantaine d’années, blonde et
rondouillette, me délivre à la caisse un jeton pour la
machine à café. Son nez retroussé et ses pommettes
saillantes lui donnent un air slave.
 Vous déjeunez légèrement dites-moi ! Une sorte
de gloussement aigu ponctue sa phrase.
Je mets plusieurs secondes à comprendre ce
qu’elle me dit. Ses yeux plissés, ses lèvres rétractées en
demi-lune et sa bouche légèrement ouverte me font
comprendre qu’elle plaisante. Je mets encore quelques
secondes à trouver une réponse appropriée.
 Je n’ai pas dit mon dernier mot, je reviendrai à la
charge tout à l’heure !

83
La vie selon Jean ✞
Elle rit, mais son rire dure longtemps, trop
longtemps ; je ne comprends pas cet échange. Je lui
adresse un sourire et pars m’installer au fond du
réfectoire, près de la grande baie vitrée, là où la vue est la
plus dégagée. J’allume mon ordinateur et, tandis qu’il se
met en marche, regarde le flot continu des voitures passer
sur la route. J’aime ces instants où la fourmilière
humaine s’active loin de moi. J’ai toujours apprécié être
à l’écart, en dehors des sentiers battus et en marge de la
vie ; c’est la place que j’occupe spontanément dans
n’importe quelle société. Il me faut avouer que je me
désintéresse totalement de mes semblables. L’Histoire,
par exemple, m’ennuie profondément. Les manuels, à
mes yeux, relatent les sempiternels mêmes évènements et
chaque chapitre s’apparente à un énième épisode d’un
mauvais feuilleton, dont le titre pourrait être guerre,
gloire et pouvoir… Les seuls livres qui trouvent grâce à
mes yeux sont ceux qui traitent de sciences. Si les sens
nous ramènent inexorablement aux mêmes
préoccupations, la logique, elle, permet d’échafauder des
modèles inédits, d’aller au-delà de soi-même et
d’explorer l’inconnu. La raison, poussée à ses limites,
transcende les frontières de notre conscience. J’aime ces
moments où elle se dissout pour se recomposer en
modèles abstraits. Alors, le monde tangible se transforme
et de nouvelles dimensions se font jour. La raison me
transporte bien plus loin que n’importe quel sens ne l’a
jamais fait. Je me souviens d’une anecdote concernant le
physicien anglais, Stephen Hawking, atteint de la maladie
de Charcot : il passait son temps plié en deux sur sa
chaise roulante de façon à ne pas voir les autres, si bien
que sa femme devait l’admonester comme un enfant pour

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La vie selon Jean ✞
qu’il fasse un minimum cas des invités venus pour dîner !
Je comprends tout à fait son attitude, le monde intérieur
est si riche ! Et la conversation des hommes si
ennuyeuse !
Le souvenir de Papa me revient brusquement en
mémoire. La dernière image qu’il m’a donné à voir était
celle d’un homme apeuré. L’angoisse défigurait ses traits
pour y imprimer un masque mortuaire avant l’heure.
Pourquoi cette vision me visite-t-elle maintenant ? Je ne
suis jamais parvenu à discerner les mécanismes de la
mémoire et à comprendre les raisons de ces apparitions
subites dans mon cerveau. Un facteur externe ou interne
a déclenché cette vision et la mémoire tente maintenant
de prendre le contrôle sur mon esprit. Je lutte contre cette
emprise. Si je me laisse entraîner, je sais qu’elle me
conduira vers des pensées non seulement tristes et
douloureuses, mais surtout stériles. Je ne veux pas
m’égarer dans des émotions inutiles, qui me détournent
du chemin que je me suis tracé. Les sentiments nous
entraînent dans des tourbillons dont on ressort la plupart
du temps meurtri et affaibli, il ne sert à rien de s’y
appesantir.
Mon ordinateur enfin allumé, je chasse le
souvenir de mon père de mon esprit et me plonge dans
les tableaux financiers. Un sentiment de sécurité et de
soulagement me gagne lorsque les fenêtres de mon
logiciel s’ouvrent. Ce monde de grilles, de chiffres, de
colonnes et de calculs va comme un gant à mon cerveau ;
c’est comme si je retrouvais une partie de mon identité.
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé cet
univers de chiffres, de règles et de logiques. Dès que j’ai
découvert la comptabilité, j’ai su que je ferais carrière

85
La vie selon Jean ✞
dans ce domaine. Après des années passées à buter contre
les choses de la vie, j’avais l’impression de trouver enfin
un monde à ma mesure. Mon niveau en français et dans
les sciences humaines, qui plus est, ne me permettait pas
de suivre un cursus normal. Ces lacunes m’ont obligé à
emprunter le chemin le plus long pour arriver à mes fins.
J’ai gravi tous les échelons, passé tous les diplômes,
franchi toutes les étapes. J’ai obtenu le C.A.P.
comptabilité, puis le B.E.P., le Bac Professionnel, le
B.T.S., le D.E.C.F., le D.P.E.C.F pour accéder au rang
d’expert comptable. J’ai perdu du temps, mais cela ne me
laisse aucun regret, cela m’a évité de m’investir dans des
matières qui n’ont aucun intérêt à mes yeux. La plupart
des gens n’entendent rien à ce que je fais, ni au plaisir
que cela me procure. Manier des chiffres à longueur de
journée est pour un eux un pensum à la limite de la
torture. Comment pourraient-ils comprendre ? Expliquer
ce que je ressens reviendrait à décrire les couleurs de
l’arc-en-ciel à un aveugle ! Pour moi, les nombres ont des
couleurs : le 3 est vert, le 6 est orange et le 8 opale. Mes
clients s’étonnent de ma capacité à retenir d’une année
sur l’autre les chiffres de leur entreprise, mais qui oublie
un visage qu’on a scruté des heures durant ? Il n’y a rien
d’extraordinaire à cela. Un médecin m’a dit un jour que
j’étais atteint de synesthésie. Lors d’une consultation, il
m’a invité à lire le poème de Rimbaud, Voyelles :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,


Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

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La vie selon Jean ✞
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fières, rois blancs, frissons
d’ombelles ;
I, pourpres, sang crachés, rire des lèvres belles
Dans la colère où les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des anges ;
- O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Il m’a demandé ce que j’en pensais et je le lui ai


dit : ce poème est incomplet ! A mon sens, il ne fait
qu’égratigner la surface d’un monde bien plus vaste. Les
voyelles ne sont pas les seules lettres à avoir une couleur,
un goût, une odeur, chaque lettre de l’alphabet a une
personnalité propre et diffuse une atmosphère différente.
Il a paru content d’entendre mon analyse. Pour
approfondir notre échange, nous nous sommes rencontrés
à plusieurs reprises, à sa demande, jusqu’à ce que je
comprenne qu’il s’intéressait à moi, non pour m’aider,
mais comme à un cas d’étude. Il était surtout
impressionné par ma capacité à mémoriser les nombres.
A notre troisième séance, j’étais en mesure de lui réciter
les trois mille première décimales du chiffre pie :
3.14159265358979323846264338327950288419716939
9375105820974944592307816406286208998628034825
3421170679821480865132823066470938446095505822
3172535940812848111745028410270193852110555964
4622948954930381964428810975665933446128475648

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La vie selon Jean ✞
2337867831652712019091456485669234603486104543
2664821339360726024914127372458700660631558817
4881520920962829254091715364367892590360011330
5305488204665213841469519415116094330572703657
5959195309218611738193261179310511854807446237
9962749567351885752724891227938183011949129833
6733624406566430860213949463952247371907021798
6094370277053921717629317675238467481846766940
5132000568127145263560827785771342757789609173
6371787214684409012249534301465495853710507922
7968925892354201995611212902196086403441815981
3629774771309960518707211349999998372978049951
0597317328160963185950244594553469083026425223
0825334468503526193118817101000313783875288658
7533208381420617177669147303598253490428755468
7311595628638823537875937519577818577805321712
2680661300192787661119590921642019893809525720
1065485863278865936153381827968230301952035301
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283479131515574857242454150695950
829533116861727855889075098381754
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009848824012858361603563707660104
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9152104752162056966024058038150193511253382430
0355876402474964732639141992726042699227967823
5478163600934172164121992458631503028618297455
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La vie selon Jean ✞
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3852332390739414333454776241686251898356948556
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8488626945604241965285022210661186306744278622
0391949450471237137869609563643719172874677646
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5764078951269468398352595709825822620522489407
7267194782684826014769909026401363944374553050
6820349625245174939965143142980919065925093722
1696461515709858387410597885959772975498930161
7539284681382686838689427741559918559252459539
5943104997252468084598727364469584865383673622
2626099124608051243884390451244136549762780797
7156914359977001296160894416948685558484063534
2207222582848864815845602850601684273945226746
7678895252138522549954666727823986456596116354
8862305774564980355936345681743241125150760694
7945109659609402522887971089314566913686722874
8940560101503308617928680920874760917824938589
0097149096759852613655497818931297848216829989
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6234364542858444795265867821051141354735739523
1134271661021359695362314429524849371871101457
6540359027993440374200731057853906219838744780
8478489683321445713868751943506430218453191048
4810053706146806749192781911979399520614196634
2875444064374512371819217999839101591956181467
514269123974894090718649423196
Le record mondial, m’a-t-il dit, est détenu par un
autiste anglais, Daniel Tammet, qui a récité

89
La vie selon Jean ✞
22 514 décimales d’affilées pendant plus de cinq heures.
A côté, ma performance est peu de chose. Je ne vois pas
très bien en quoi mon cas est digne d’étude.
L’hypermnésie est une déviance comme une autre. En
vérité, peu de gens me comprennent. J’ai le sentiment
d’appartenir à une espèce rare, anormale, qui me coupe
de mes semblables. Cela ne me dérange pas, au contraire,
la solitude me grise. Avec le temps, elle est même
devenue une drogue, un besoin, un état que je recherche.
C’est dans ces moments d’abandon que j’atteins les
moments de félicité les plus beaux. Bien souvent, je vais
au-delà des frontières du raisonnable, si loin, que le
chemin retour en devient difficile. Il m’arrive
régulièrement de perdre le sens de la parole, du contact,
des autres. Communiquer avec mes semblables devient
une épreuve si douloureuse que je reste muré dans mon
silence, abruti à tout ce qui m’entoure. Voir les autres
discuter, échanger, communiquer, est pour moi un
miracle incompréhensible. Maman aimait à le répéter :
Jean est différent, il n’est pas comme les autres. Pas de
mon frère, de ma sœur, de ma famille, différent, c’est
tout. Si j’étais le seul homme sur terre, je serais quand
même différent. Je reste une énigme, même pour mes
proches. Notre médecin a voulu mettre une étiquette là-
dessus. Il a brandi un grand mot, Syndrome d’Asperger,
et tout le monde était content. C’était comme si on avait
réussi à enfermer un papillon rare dans un bocal. C’est
bon, on le tient ! En réalité, cela n’a rien changé. Tout le
monde a oublié ce nom compliqué et la vie est revenue à
ce qu’elle a toujours été. Jean est différent. Voilà tout.
Mon café avalé, je retourne chercher un plat au
self. La femme blonde est toujours à son poste et sa

90
La vie selon Jean ✞
présence me met mal à l’aise. Je suis effrayé à l’idée de
devoir échanger avec elle. Je sais que ma réaction est
ridicule, disproportionnée, mais je ne parviens pas à
surmonter mon appréhension. Je suis comme ces enfants
qui tremblent à l’idée d’acheter une baguette à la
boulangère ! Mon plateau posé sur les rails, je fais
semblant de m’intéresser à chaque plat en espérant
qu’elle se fera remplacée. Je compare les entrées,
soupèse, hésite, change d’assiette, regarde le menu,
observe les plats, retourne me chercher un verre, une
bouteille d’eau. Lorsque tous les stratagèmes dilatoires
sont épuisés, je choisis une salade de tomate, un croque-
monsieur et, penaud, me présente à la caisse.
 C’est bien ce que je disais, lance la femme
lorsqu’elle me voit, vous avez un appétit de
moineau ! Remarquez, pour être mince comme
vous êtes, il faut bien des sacrifices !
Sa remarque me crispe. J’ai horreur qu’on pénètre
dans mon intimité quand bien même ce serait par
gentillesse. Les gens badinent avec moi sans se rendre
compte qu’ils me mettent en vérité au supplice. Leurs
plaisanteries m’obligent à chercher des réponses, alors
que je n’ai absolument pas le goût de l’humour !
 Oui, c’est vrai… J’aimerais ajouter un mot,
quelque chose, mais ne trouve absolument rien à
dire.
 Remarquez, je suis sûr que ce n’est pas votre
femme qui s’en plaindra !
Le sourire de la femme finit de me troubler
complètement. Je reste un instant comme suspendu en
l’air sans savoir sur quel pied retomber. Me fait-elle des
avances ? Cherche-t-elle simplement à tuer le temps en

91
La vie selon Jean ✞
blaguant avec les clients ? Faut-il rire, être sérieux ? Ce
genre de situation me fait perdre toute contenance. Ma
sensibilité ne me permet pas de me faire une opinion
précise des gens que je rencontre. Ni leur physionomie,
ni leur attitude, ni leurs vêtements, ni leur façon de parler
ne me renseignent. Les lieux publics, qui plus est,
brassent une population hétéroclite et cette mixité sociale
brouille encore davantage mes repères. Dans le monde
professionnel, une sélection est appliquée à l’entrée des
entreprises de façon à n’accueillir que des personnes d’un
même gabarit. Une fois dans la société, le nombre de
sujets de conversation est ainsi limité et chacun d’eux
standardisé. Les règles et usages y sont si stricts, qui plus
est, qu’il suffit de s’y conformer pour passer inaperçu.
Au fil des années, je me suis ainsi construit un
personnage à même de répondre aux situations les plus
fréquentes. Je sais me présenter, saluer, rire aux blagues
des directeurs, mais aussi échanger avec les employés
devant la machine à café. Pour éviter les situations
embarrassantes, je me suis constitué une liste de
conversations types qui me permettent de combler les
silences. Voici quelques exemples de mon kit de survie :
 J’ai mis plus d’une heure à venir ce matin !
C’était, mais alors, bouché, bouché, bouché…
 Les jeunes ne savent plus écrire sans faire de
fautes d’orthographes, c’est fou !
 Quand j’étais jeune, lorsque le maître d’école
donnait une punition, on s’en prenait une
deuxième en arrivant à la maison. Aujourd’hui,
c’est le professeur qui risque de se faire frapper
par le parent d’élève s’il fait son travail
consciencieusement !

92
La vie selon Jean ✞
 Je reviens de voyage. Là-bas en …. Les gens
mangent des... Ils sont pauvres, mais heureux. Ça
fait réfléchir !
Ne restant jamais longtemps dans un même
endroit, ces comportements génériques me suffisent dans
quatre-vingt quinze pour cent des cas. Les cinq pour cent
nécessitant une improvisation de ma part posent
effectivement problème. Lorsque je n’ai ni référence, ni
cadre, je perds mes moyens. Pour couper court, je n’ai
alors d’autre alternative que de fuir au plus vite.
C’est ce que je fais aujourd’hui. Je souris, salue
mon interlocutrice et regagne ma table sans me retourner.
A peine suis-je installé à ma table, que mon portable se
met à vibrer. Je consulte ma messagerie et lis le message
qui m’a été envoyé : On est à l’hôpital, on t’attend, fais
vite. Odile ne donne pas plus de détails. Sa forme
lapidaire m’inquiète. Je finis mon repas rapidement et
sans faire attention à ce que je mange. Déguster ne m’a
de toute façon jamais intéressé, me nourrir me suffit. Le
repas englouti, je regagne mon véhicule et prends le
chemin du retour.
Les routes sont chargées, mais cela ne n’empêche
pas de rouler à vive allure. Je parviens à boucler la
distance qui me sépare de Cannes en une vingtaine de
minutes, puis mets encore une dizaine de minutes pour
arriver à l’hôpital. Je gare ma voiture à l’extérieur de
l’hôpital sur une place dans la rue et termine le chemin en
trottinant. A ma grande surprise, je découvre ma famille
au grand complet à l’entrée du bâtiment. Mon frère se
tient à côté de mon père et les deux forment une sorte
d’îlot indépendant du reste du groupe. Tous les autres
membres de la famille entourent Odile. A ses côtés, il y a

93
La vie selon Jean ✞
sa fille Océane, mon oncle René, ma tante Aude, ma
belle-sœur Ophélie (l’épouse de Jérôme), leurs trois fils,
Joël, Jérémy et Justin et mon cousin Armand que je n’ai
pas revu depuis au moins quatre ans. Je n’arrive pas à
comprendre comment tout ce petit monde est parvenu à
se retrouver en un laps de temps si court. Lorsque j’arrive
à leur niveau et que je salue le groupe, tout le monde
semble se désintéresser de moi. Personne ne répond à
mon salut, ne m’accueille ou ne m’embrasse ! Pourtant, à
peine suis-je arrivé, que mon père lance aux autres c’est
bon, tout le monde est là, on peut y aller !
Le groupe se met en branle. Je ne sais où nous
nous dirigeons. Je ne suis pas certain d’ailleurs que
quelqu’un le sache… Nous marchons en direction de
l’aile gauche de l’hôpital, mais mon père s’arrête au bout
de cent mètres, tourne sur lui-même, observe les
alentours et fait demi-tour. Tout le groupe lui emboîte le
pas. La largeur du trottoir ne permet le passage que de
deux personnes de front, si bien que nous repassons
devant l’entrée de l’hôpital en deux files indiennes
parallèles, cinq d’un côté et six de l’autre. Personne ne
pose de question. Nous contournons à présent le bâtiment
par la droite et arrivons à l’entrée des urgences, où
stationnent un camion pompier et deux ambulances. Papa
s’immobilise, jette un œil circulaire, se retourne, s’arrête
à nouveau, fait volte-face, réfléchit, puis s’approche de
l’ambulance. Il jette un œil sur le tableau de bord, puis
ouvre la grande porte coulissante sur le côté du véhicule.
Allez ! lance-t-il, tout le monde dedans ! Papa a l’air si
sûr de lui que personne ne conteste ses ordres. Nous
montons à l’arrière du véhicule. Il est si petit cependant
que nous devons nous serrer comme des sardines. Nous

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La vie selon Jean ✞
nous installons à quatre sur le lit placé dans la longueur
tandis que quatre autres se partagent tant bien que mal les
trois sièges restants.
 Jérôme, prends le volant, on y va !
Mon père s’installe à l’avant entre mon frère et
ma tante Aude. A peine sommes nous installés que
Jérôme enclenche la marche arrière, opère un demi-tour
et prend la direction de la sortie. Nous franchissons le
portail de l’établissement au pas et sans encombre. La
facilité avec laquelle nous volons l’ambulance est
stupéfiante ! Une fois sortie, nous remontons la route le
long du mur d’enceinte jusqu’à un grand rond-point et
tournons trois fois autour sans savoir quelle direction
prendre.
 Par là ! crie enfin Papa, non là ! Suis le quatre-
quatre…
A l’arrière, les cahots de la route nous font nous
entrechoquer les uns contre les autres.
 Aïe ! C’est mon bras ça, tu permets ? J’en ai
encore besoin, si tu veux savoir…
 Parce que tu crois que je le fais exprès, hein ? Oh
fa, quelle famille !
Ces piques sont envoyés sur un ton moqueur et
jovial, qui a tôt fait de détendre l’atmosphère. Tour à
tour, chacun y va de sa remarque, de son nom d’oiseau,
gesticule, pousse, apostrophe, revendique, mais tout cela
dans un esprit bon enfant si bien que le tohu-bohu
générale se transforme en une tranche de franche
rigolade. En fait, ce joyeux bordel ressemble à s’y
méprendre à un départ en vacances ! Joël, le fils aîné de
mon frère, est pris d’un fou rire incontrôlable. Il se tient
les bras croisés et est secoué par les pouffées de rires.

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La vie selon Jean ✞
Océane est gagnée à son tour et chaque regard que les
deux cousins échangent est l’occasion d’un éclat de rire
incoercible.
Nous roulons une dizaine de minutes et je ne sais
toujours pas où nous allons ! Personne d’ailleurs ne sait
ce que cherche Papa, mais nous le laissons faire. Assis au
centre de la banquette, il observe la route avec le sérieux
d’un sergent major menant ses troupes au combat. Son
accoutrement est pourtant parfaitement ridicule : il porte
une robe de chambre à carreaux rouge et bleue (façon
charentaise des sixties…) par dessus une blouse vert
tendre qu’il a probablement chipée dans le casier d’un
interne. De temps à autres, il donne des consignes à son
fils, tu prendras la prochaine à droite, suis le trafic blanc
là-bas, puis replonge dans son mutisme. En arrivant sur la
Napoule, il se retourne et nous observe les uns après les
autres, puis se fend d’un large sourire. Ses yeux brillent
d’un éclat malicieux et je comprends que cette virée
improvisée, cette échappée belle, l’amuse
prodigieusement…
 Descends par là !
La route est une impasse et le petit parking à son
extrémité surplombe une crique longue d’une centaine de
mètres et bordée par une falaise. La plage est traversée de
roches brunes qui dessinent des bandes sombres sur le
sable. Jérôme gare l’ambulance sur la place réservée aux
handicapés puis Papa nous demande de sortir. Allez, zou,
tout le monde dehors ! Nous sortons de l’ambulance les
uns après les autres et toujours dans cette atmosphère de
bazar indescriptible. La descente est si malaisée que j’ai
le sentiment de m’extraire d’un bus de New Delhi !
Lorsque la famille se trouve au complet sur la route, nous

96
La vie selon Jean ✞
nous dirigeons vers le sentier qui mène au bord de l’eau.
Papa ouvre la voie en compagnie d’Odile. Soudain, elle
se fige, se retourne, fouille du regard derrière elle,
jusqu’à me trouver.
 Et Maman, me lance-t-elle, il manque Maman !
Immédiatement, je ressens le manque. Odile a
réveillé en moi le besoin de la voir, de la sentir, de l’avoir
parmi nous.
 Tout à l’heure ! crie mon père, on ira la voir tout à
l’heure !
Nous empruntons l’escalier qui serpente entre les
chênes liège et pins d’Alep dressés sur le talus. Armand
tient son père par le bras tout le long de la descente, puis
remonte chercher sa mère pour réitérer l’opération. Le
temps tourne clairement à l’orage et le ciel est envahi de
nuages noirs. La plupart des vacanciers ont fuit et ne
reste sur la plage qu’une mère de famille, qui est
justement en train de replier son parasol tout en
houspillant ses deux enfants pour qu’ils se dépêchent
avant l’arrivée de la pluie.
Papa marche en pointe au milieu de la plage.
Nous le suivons à quelques mètres de distance en deux
lignes séparées suivant la forme d’un V, qui rappelle la
formation des oiseaux migrateurs. Il retire son peignoir,
le jette sur une roche, puis se dirige vers la mer. Le reste
de la famille se morcelle en petits groupes de deux à trois
personnes et chacun prend un chemin différent. Tandis
que Papa marche le long de l’eau et ramasse coquillages
et cailloux, Armand et ses parents s’adossent à une
grosse pierre plantée dans le sable et discutent du
mauvais temps et de l’orage qui menace. Océane et Justin
sont assis sur le talus en bordure de la plage les jambes

97
La vie selon Jean ✞
repliées et les bras posés sur les genoux. Odile s’abrite du
vent au pied de la falaise et fume une cigarette à côté de
Jérôme qui a les deux genoux plantés dans le sable.
Quelque chose dans leur attitude m’intrigue. J’ai souvent
pensé qu’ils formaient les deux moitiés d’une même
entité, mais jamais la proximité entre les deux ne m’a
parue aussi flagrante. Un lien nouveau semble les réunir
encore davantage. Comme s’il sentait mon regard peser
sur ses épaules, Jérôme tourne brusquement la tête en ma
direction. Nos regards se croisent. Nous restons plusieurs
secondes ainsi accrochés l’un à l’autre, mais même alors
je ne parviens pas à voir autre chose qu’une enveloppe
vide. En lieu et place d’une personne, il me semble
découvrir un pantin. Je ne suis jamais parvenu à dépasser
le profond ennui que m’inspire sa présence. Quel intérêt
un homme entièrement gouverné par ses hormones peut-
il avoir ? Aucun ! Mon frère est un spécimen quelconque,
banal et insignifiant. Je le vois se crisper, bouillir, lutter
contre je ne sais quelle pulsion qui l’agite à l’intérieur.
Son regard devient plus perçant et brille d’une intensité
nouvelle. Brusquement, il bondit sur ses pieds et
s’avance vers moi d’un air résolu et menaçant. L’heure
de l’explication arrive ! Tant mieux ! Depuis le temps
que couve notre mésentente, un règlement de compte me
paraît incontournable. Je n’accepte pas de voir mon frère,
un être vil, bête, dénué de toute qualité, être entouré de
l’affection des siens. Il est la preuve vivante que mon
intelligence hors normes est un handicap social. Même si
je garde le contrôle de mes sentiments, je ne peux nier
que ma jalousie à son égard s’est exacerbée au fils des
années à mesure que je m’enfonçais dans une solitude
toujours plus profonde. Jérôme n’a pas le temps de

98
La vie selon Jean ✞
parcourir un mètre, cependant, qu’Odile l’agrippe par le
bras et le fait revenir en arrière. Quel dommage ! Une
explication m’aurait permis d’évacuer ma rancœur…
J’enlève mes chaussures, remonte mon pantalon
et marche dans l’eau. Je regarde les vaguelettes lécher le
sable, compte les ondulations, cherche à trouver leur
fréquence et à comprendre l’animation de cette masse
cristalline. Les vagues se succèdent et viennent mourir
sur le sable, mais jamais au même endroit. Certaines
trébuchent sitôt la ligne de démarcation entre l’eau et la
terre franchie, tandis que d’autres, emportées par leur
élan, franchissent plusieurs mètres. Le va-et-vient des
vagues est le fruit des conditions météorologiques et
topographiques, mais aussi des forces gravitationnelles
exercées par le soleil et la lune. Je tente de déterminer la
séquence et le cycle pendulaire des ondulations, quand le
cri des enfants attire mon
attention. Regroupés à l’autre
extrémité de la plage, ils jouent
avec des bouts de bois qu’ils
enfoncent dans la terre et qu’ils
tentent ensuite de dégommer avec
un galet. Chaque coup gagnant
est marqué par une explosion de
joie. Encore dans mes pensées,
j’observe ma famille en me
demandant quelle est la force qui nous relie. Si les lois de
Képler permettent d’appréhender le mouvement des
astres dans l’univers, elles n’expliquent en rien ce qui
relie les êtres vivants. Papa est le point autour duquel
nous gravitons, il est une sorte de barycentre, notre point
d’équilibre, et pourtant la physique est incapable de

99
La vie selon Jean ✞
présenter un modèle fiable à même d’expliquer ce qui
nous unit. La plupart des gens appellent ce lien amour,
qui est en réalité un terme vague, dans lequel on retrouve
à peu près tout, mais absolument rien de précis. L’amour,
qui plus est, ne balaie pas tout le spectre du lien. La
passion destructrice, la jalousie, la peur, l’intérêt, la
haine, l’amitié, l’envie, l’asservissement, l’emprise, par
exemple, sont d’autres types de relation très répandus.
Pourtant, personne n’ose décrire ses relations familiales
autrement que par l’amour. A mon sens, l’église est
responsable de ce jugement standardisé. Les religions se
sont non seulement appropriées ce sentiment au point
d’en revendiquer l’exclusivité, mais elles l’ont également
défini très précisément. N’aime pas qui veut ! Pour jouir
du titre, l’église impose certaines figures imposées, des
conditions, une façon de penser. En dehors de ce chemin
étroit, tu n’aimeras point ! Le lien qui unit les hommes a
ainsi été coupé en deux : en haut, se trouve tout ce que
l’église enseigne (l’amour, bien sûr) et, en bas, tout ce
qu’elle combat. Nos sociétés continuent de penser
suivant ce modèle. Et pourtant. Pour appréhender le lien
dans toute sa globalité, il est indispensable de dépasser
cette notion d’amour, qui est à la fois fausse et réductrice.
Pour déterminer le lien qui existe entre deux personnes, il
faut connaître la place que chacune d’elles occupe. Sans
place, il n’y pas de distance et donc pas de lien possible.
La question de la place est primordiale, elle détermine
nos ambitions, le rôle qu’on s’attribue, notre travail, nos
interactions avec l’entourage. Chez les rats, par exemple,
les individus faibles, âgés ou blessés sont mis à
contribution du reste du groupe pour assurer sa survie.
Ses individus diminués deviennent les goûteurs de la

100
La vie selon Jean ✞
tribu, ceux à qui ont fait tester les nouvelles nourritures.
De même, dans la harde, les biches stériles ouvrent la
marche. En cas de danger, ce sont elles qui seront
sacrifiées pour sauver le groupe. Les stratégies de survie
du groupe existent dans toutes les espèces, qu’elles soient
animales ou humaines. Elles déterminent la place et le
lien. Notre espèce n’échappe pas à la règle, même s’il est
difficile intellectuellement d’appliquer ce raisonnement à
soi même. Se voir comme partie d’un groupe, et non
comme une entité à part entière, va à l’encontre de la
vision que nous avons spontanément de nous-mêmes. J’ai
toujours occupé une place particulière au sein de ma
famille. Je suis à la fois seul et membre d’un groupe,
inclus et marginalisé. Ces rôles ont été distribués alors
que nous étions enfants et il est quasiment impossible de
les modifier une fois arrivé à l’âge adulte. Depuis mes
dix ans, rien n’a véritablement changé : je suis Jean le
différent, celui qui est en marge, celui qu’on ne
comprend pas, à qui on sourit pour éviter de parler...
Quel est mon rôle alors ? Quelle est ma place ? Je vis en
périphérie du groupe comme une sentinelle veillant sur
l’extérieur. L’ostracisme dont je suis victime n’a pas pour
seule fonction de protéger le groupe, il lui permet aussi
d’avoir un vigile à même de surveiller le monde
extérieur.
Un grondement d’orage déchire brusquement le
ciel. Tous les membres de la famille courent se mettre à
l’abri sous les arbres en lisière du talus. Je les rejoins en
quelques enjambées et nous nous serrons sous les
branches d’un chêne liège. Il manque Papa. Lui n’a pas
bougé d’un centimètre. Il est seul au milieu de la plage.
La pluie tombe comme si une poche d’eau venait de

101
La vie selon Jean ✞
crever. Les gouttes criblent le sol comme de la mitraille
et le sable se couvre de milliers de crevasses. Papa fixe
l’horizon. On dirait qu’il se mesure à la Méditerranée,
qu’il cherche la faille d’un adversaire pour le terrasser.
Les deux pieds ancrés dans le sol, il fléchit ses jambes et
se cabre dans une position de défi à la façon d’un sumo.
Une rage sourde semble sourdre des pores de sa peau.
Soudain, il retire sa tunique et avance vers la mer, nu et
d’un pas décidé. Personne dans la famille ne bouge. Nous
regardons papa, médusé par le spectacle qu’il nous offre.
Il se dégage de lui une force étonnante, comme une
incandescence. L’ultime éclat d’une bougie m’a toujours
semblé être la plus intense. Papa fait cet effet. Son corps
ridé, blanc, irradie une force brute, primaire et animale. Il
pénètre dans l’eau, s’enfonce jusqu’à la poitrine, dresse
les poings vers l’horizon et crie. Le son ressemble à un
râle d’agonie. La scène est atroce.
Le retour à l’hôpital se fait en silence. Personne
ne parle. Odile ne dit rien, nous échangeons un regard qui
en dit assez. Cela ne m’est plus arrivé depuis mon
enfance, j’ai envie de pleurer. Des frissons me parcourent
le corps. Cette fois, mon esprit est incapable de contenir
les vagues d’émotions qui m’assaillent de toutes parts.
Nous abandonnons l’ambulance sur le parking extérieur
de l’hôpital et c’est là que nous nous séparons. Nous
laissons mon père seul avec Jérôme. Je crois qu’ils sont
les deux seuls à ne pas savoir. Mon frère marche devant
et passe les portes coulissantes de l’entrée principale
suivi à quelques mètres de Papa. Sa silhouette frêle
disparaît derrière les portes en verre de l’établissement.
Je sais que cette image restera gravée dans ma mémoire à
jamais. Je m’éloigne des autres. Ils ne m’intéressent plus,

102
La vie selon Jean ✞
c’est comme si nos attaches avaient subitement rompu.
Entre nous, il n’y a plus de place, plus de rôle, plus de
lien, plus rien. Je regagne ma voiture. J’allume le contact,
franchis le portail et m’engage sur la chaussée. La route.
Le trafic. Je roule l’esprit focalisé sur ma conduite. La
pluie sur le pare-brise. Mes pensées se rétractent et se
recroquevillent dans une niche tout au fond de moi-
même. Pourtant, je ne parviens pas à trouver le noir.
C’est comme si un pied empêchait la porte de se refermer
complètement. Je ne comprends pas. La bulle est comme
fissurée et ma forteresse prise d’assaut par des ennemis
innombrables. D’où viennent tous ces monstres ?

103
La vie selon Jean ✞

104
La mort selon Odile ✞

Au nom de l’âme

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La mort selon Odile ✞

Les tiges,
on dirait
comme un parapluie
fruits d’ombelles et perles de cascade,
une courbe en révérence.
Le bouquet est inégal
et les floraisons forment une
mosaïque de couleurs dépareillées.
La dominante blanche est
traversée de tâches mauves et bleues sans qu’on ne sache
pourquoi.
Je n’arrive pas à comprendre.
D’habitude, je parviens à dénouer le sens,
mais celui-ci reste cadenassé et refermé
sur lui-même.
Les entrées ne mènent nulle part,
si bien qu’on ne peut pénétrer les gerbes.
A peine jaillie, la rêverie se perd aussitôt.
Tout nous échappe
et cette évanescence perpétuelle,
ces étincelles fugaces,
laissent nos sens meurtris par tant de gâchis.
C’est comme si la beauté se devinait,
s’espérait,
mais n’arrivait jamais.
L’éclat déçoit sans
véritablement exister.
C’est peut-être cela un
enterrement, après tout,

106
La mort selon Odile ✞
on s’attend à quelque chose, mais rien n’arrive.
Il n’y a pas
de fenêtres dans la pièce,
juste des lumières en périphérie du faux-plafond.
Ce vaste caisson en bois, marqueté en sous-face,
vient mourir à dix centimètres des murs,
si bien qu’on ne voit pas les ampoules,
mais juste leurs reflets sur la peinture crème.
Je me demande si ces lumières suffisent pour éclairer
les fleurs. Elles sont mortes, après tout, elles n’en ont
plus besoin, n’est-ce pas ? Leurs extrémités
doivent pourtant encore vivre, à l’image
de ces poules à qui on tranche la tête et qui
continuent de courir
à travers la basse-cour. Là où l’onde de mort n’est
pas parvenue, la vie s’y poursuit.
Les cheveux, paraît-il, continuent de pousser des
semaines entières après un décès.
C’est vrai que la barbe de Papa est plus fournie.
A le regarder ainsi allongé, il pourrait tout
aussi bien être dans le coma,
il est exactement comme il était il y a deux jours.
La mort, au fond, n’est jamais totale,
il reste toujours quelque chose dans le monde du vivant.
 Le personnel des pompes funèbres devrait arriver
d’un instant à l’autre.
Ils veulent me poser des questions, m’a-t-
on dit. 
Quelque chose    
dans cette pièce me pousse à sortir une cigarette, à
l’allumer 

107
La mort selon Odile ✞
et d’y répandre la fumée.
Voir les volutes monter au plafond
est un spectacle qui me fascine.
Une cigarette est une bonne unité de mesure.
Regarder les aiguilles d’une montre ne produit pas
le même effet,
cela reste abstrait, comme en dehors de
soi.
Les bouffées de fumée qui entrent et qui sortent de
ma bouche
jalonnent l’écoulement de la vie avec davantage
de force.
On frappe à la porte.
Un coup. 
Deux coups. 
Puis trois. 
La porte s’ouvre et deux hommes pénètrent
dans la salle. Le premier est grand, maigre, d’une
vingtaine d’années et dépasse son collègue d’une hauteur
de tête. Ce dernier a la quarantaine, un corps massif et ses
cheveux coupés à ras associés à ses grosses joues
blanches donnent à son visage la forme d’une boule de
billard. Pendant qu’il referme la porte délicatement
derrière lui, son collaborateur s’avance vers moi la main
tendue en avant.
 Bonjour Madame, dit-il d’une voix mal assurée.
Il y a quelque chose d’obscène dans son attitude.
On dirait un navire, l’éperon dressé en avant et paré à me
pourfendre. Une femme, j’en suis sûre, n’agirait pas de la
sorte. Je n’ai pas envie de me lever de mon siège, ni de
répondre à son salut. Sa mise dégage une impression

108
La mort selon Odile ✞
désagréable. Le costume mal ajusté, le nœud de la
cravate en travers et les chaussures élimées à leurs
pointes lui donnent un air fruste qui parachève le portrait
du parfait coquebin. Si j’en juge à sa réaction, mes
pensées doivent se lire sur mon visage... Il rougit et, d’un
pas sur le côté, s’efface pour céder le passage à son
collègue.
 Je suis désolé de vous déranger, lance ce dernier
d’une voix de basse, mais nous avons besoin
d’informations pour organiser les obsèques. Peut-
être pourrions-nous aller dans un endroit plus
adapté pour discuter ?
Son élocution est lente, exagérément articulée,
sans doute pour conférer un caractère solennel à ses
paroles, mais cela ne fait qu’exacerber mon impatience.
Je n’ai aucune envie d’engager la conversation avec cet
homme bedonnant. Je voudrais être seule et que ces deux
là s’en aillent ! Je détourne la tête, mais le silence qui
s’installe ne les décourage pas. J’ai l’impression d’être
une forteresse prise d’assaut par deux barbares.
 Je vous écoute, dis-je enfin résignée, mais sans
bouger de mon siège.
 Le médecin a établi le certificat de décès et a
transmis un exemplaire à la Mairie. Comme nous
l’a demandé votre frère, nous emporterons le
corps demain matin. Nous le transporterons à la
chambre mortuaire du funérarium où le
thanatopracteur prodiguera les derniers soins.
Auriez-vous la possibilité de nous faire parvenir
un de ses costumes ?

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La mort selon Odile ✞
Papa ne portait jamais de costume. Il en avait
deux, qu’il mettait à tour de rôle pour les grandes
occasions, mais les enlevait sitôt l’évènement passé. Je
ne le vois pas traverser l’éternité engoncé dans un
costume anthracite et tiré aux quatre épingles !
 Dites-moi quand vous en aurez besoin et je vous
apporterai une tenue.
Les deux hommes ne bougent pas d’un pouce. Je
comprends qu’il y a autre chose et que je n’en ai pas
encore fini de ces deux là ! L’homme acquiesce d’un
hochement de tête puis aborde le second sujet qui
l’amène.
 Il y a certaines formalités, poursuit-il, pour
lesquelles nous avons besoin de votre concours.
Avez-vous réfléchi au texte de l’avis de décès ?
Mes préoccupations du moment sont si éloignées
des considérations matérielles que je me sens
littéralement agressée par toutes ces questions. Là où je
me trouve, c'est-à-dire là où évoluent mes pensées, les
règles n’ont pas cours, les coutumes n’existent pas et les
formalités encore moins.
 Nous avons certains modèles que nous pourrions
vous soumettre, ajoute-t-il, cela vous aidera peut-
être à trouver la formulation appropriée. Il faudra
également définir l’épitaphe que vous souhaitez
faire graver dans le marbre.
Quelle horreur ! Dois-je vraiment réduire Papa en
une ligne ? Les stèles de demain seront équipées d’écrans
tactiles et il suffira d’appuyer son doigt sur un nom pour
faire défiler la biographie complète du disparu. Qui se

110
La mort selon Odile ✞
chargera de ce travail ? Faudra-t-il écrire des pages et des
pages pour honorer un mort ?
 Seriez-vous disponible demain matin, par
exemple, pour arrêter les textes ?
J’ai toujours eu du mal avec la réalité. Les règles,
les traditions, la loi, les procédures ont très peu d’intérêt
à mes yeux. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas.
Pourquoi faut-il accomplir toutes ces démarches ? Tout
cela ne m’apportera rien. Exister, c’est ressentir
pleinement les choses. Or, pour que nos émotions
s’épanouissent, n’est-il pas indispensable de leur
accorder un minimum de temps ? A vouloir aller trop vite
et balayer les difficultés d’un revers de la main, on ne fait
qu’enfouir les problèmes. Cela ne sert à rien, ils finissent
toujours par refaire surface un jour ou l’autre avec, qui
plus est, des proportions démesurées. Ne sait-il pas cela
ce gros monsieur à force d’enterrer les morts ? Je scrute
le visage de mon interlocuteur et son air bonasse me
persuade que je ne parviendrai pas à lui faire entendre
raison. Son visage adipeux et son ventre à deux bouées
me rappellent un flanc caramel : j’aurai beau le secouer,
il reviendra inexorablement à sa place ! La bêtise a cette
force, la raison n’en vient que rarement à bout... Quelque
soit l’argumentation que je pourrais développer, il se
retranchera derrière ses conceptions obtuses et continuera
de m’accabler de ses questions.
 Je travaille demain matin, dis-je consciente que le
plus sûr moyen de me débarrasser de ces deux
énergumènes est encore de leur donner ce qu’ils
attendent, je serai à l’aéroport de Nice. Je peux
être chez vous en début d’après-midi.

111
La mort selon Odile ✞
 Quatorze heures, cela vous irait ?
 C’est bon, j’y serai.
 Voici mes coordonnées, dit-il en me tendant sa
carte, n’hésitez pas à me contacter en cas de
besoin.
Les deux hommes me saluent d’une poignée de
main, accompagnée d’une sorte de révérence miniature
de la tête, puis quittent la pièce sans un regard en arrière.
Enfin seule, je me replonge dans mes réflexions.
L’endroit est de nouveau paisible, mais je ne parviens pas
à retrouver l’atmosphère qui m’enveloppait tout à
l’heure. C’est comme si je ne retrouvais pas le chemin
ou, pire, qu’elle avait disparue. Je me rends compte alors
que les deux employés ont fait plus que m’interrompre,
ils ont saccagé ma tranquillité ! Dans leur sillage flotte
maintenant un parfum nouveau qui imprègne et entache
mes pensées. Le sentiment d’urgence qui les habitait
m’oppresse à mon tour. Je m’étais installée dans cette
salle avec une idée d’éternité comme si rien ne pouvait
arriver. Puisque les jeux sont faits, m’étais-je dis, puisque
que l’issue est écrite, rien ne sera rajouté. C’est faux ! Le
décès clinique n’est pas la fin, il faut encore en passer par
la mort sociale et la communion avec le sacré. Ce n’est
qu’alors que l’histoire se termine. Le rideau ne tombe
qu’une fois la cérémonie funéraire achevée.
Personnellement, l’intérêt de ce rituel m’a toujours
échappé. S’il permet aux vivants de se réunir pour
partager leur peine, je trouve les chichis et les tralalas qui
l’entourent complètement superflus. C’est comme si on
cherchait à transformer le vide laissé par le défunt en un
joli tableau pour que la mémoire ait un souvenir à ronger.

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La mort selon Odile ✞
Beaucoup trouvent du réconfort dans ces cérémonies. Pas
moi. A mon sens, ces mises en scènes dénaturent la mort
et enferment nos sentiments dans un canevas préconçu.
La mort, au contraire, devrait être aussi libre que l’air.
Elle est volatile, éthérée, personne ne devrait pouvoir lui
imposer une forme. Au fond, la mort venue, reste le plus
difficile à accomplir : dire au revoir. Je regarde Papa
allongé sur son lit, scrute ses traits, cherche à déchiffrer
l’expression de son visage, mais ne lui trouve rien de
particulier. Il est là, comme il l’était il y a deux jours, et
comme il m’est toujours apparu : un inconnu
parfaitement familier ! Dans beaucoup de domaines, c’est
vrai, nous étions des étrangers l’un pour l’autre. Des pans
entiers de nos existences n’étaient jamais évoqués,
comme si un contrat tacite nous liait. Il ne savait rien de
ma vie intime, sentimentale, de la plupart de mes amis,
de mes projets, et moi pas grand-chose de ses activités.
Les sujets que nous abordions étaient toujours les mêmes.
Ils tournaient autour de ma fille, des séjours qu’elle
faisait chez lui, des visites à maman, d’argent, des repas
de famille à préparer, de souvenirs d’enfance.... C’est
étrange que l’organisation des obsèques m’incombe ;
parmi ses trois enfants, je suis celle qui s’est le plus
détachée de lui.
Il fait un froid de canard dans la pièce. Je regarde
autour de moi avec l’impression que l’endroit est vide et
inhabité. Ces deux imbéciles ont réussi à chasser l’âme
de Papa ! Puisqu’elle est partie, je n’ai plus rien à faire
ici. Je dépose un baiser sur son front terriblement froid,
puis quitte la pièce. Avant de refermer la porte, je jette un
dernier regard en arrière. Tout est paisible, mais la

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La mort selon Odile ✞
quiétude qui règne sonne faux. Un pressentiment me dit
qu’il s’agit du calme avant la tempête, que nous sommes
à l’étale et que les grands mouvements ne font que
commencer. Reste à savoir si les flots, qui vont remonter,
vont nous engloutir tout entier… A cet instant précis, un
coup d’une force incroyable me frappe la poitrine. Ce
premier choc passé, je me sens prise dans un étau. La
pression se ressert comme si un corset de fer me
compressait la cage thoracique au point de m’empêcher
de respirer. Cela fait plusieurs semaines maintenant que
je suis sujette à ces crises. C’est peut-être simplement les
effets de la peur, mais je crains que cela ne soit plus
grave. Il faudrait que j’aille consulter un médecin. Je dois
prendre sur moi pour recouvrer mon calme, vider mon
esprit et sentir l’emprise se relâcher tout doucement. Je
mets près d’une minute à recouvrer la maîtrise de mon
corps.
Jérôme est en pleine discussion avec l’aide-
soignante qui s’occupait de Papa lorsque j’arrive dans le
hall. Cette petite femme brune aux cheveux longs a des
fesses larges, un visage rond, des pommettes saillantes et
des lèvres charnues. A la façon dont mon frère se tient,
penche la tête sur le côté et lève les mains à hauteur de
ses seins, je devine qu’il cherche à la séduire. Mon frère
est un dragueur compulsif, mais d’une espèce
particulière : il agit plus par peur que par appétit. Aussi
étrange que cela puisse paraître, Jérôme drague, séduit et
baise pour trouver refuge. Il s’agit en quelque sorte d’un
mécanisme d’autodéfense. Faire l’amour est pour lui un
moyen de s’abandonner dans les bras d’une force
supérieure et de s’en remettre à une sorte de déesse

114
La mort selon Odile ✞
païenne. Beaucoup d’hommes sont ainsi. Pleurer dans les
jupons d’une mère ou faire l’amour à leur maîtresse est
pour eux une seule et même consolation. Le plus
étonnant réside dans le sentiment d’insatisfaction qui ne
les abandonne jamais. Sitôt une conquête dans son lit, ils
se tournent vers une autre, jurant que la première n’était
pas la bonne et que la prochaine le serait
indubitablement. C’est un peu comme ces écrivains qui
finissent un livre et qui se disent à la fin, non, en fait ce
n’est pas ça que je voulais écrire, il faut que j’en écrive
un autre, ce coup-ci ce sera vraiment le bon… Une
infinité de gens sont ainsi ; ils n’arrivent pas à se
contenter de ce qu’ils ont et imaginent que le bonheur est
à portée de main, mais pas ici, ni maintenant, juste un
peu plus loin, là, au coin de rue, il faut que j’aille voir...
Lorsqu’il remarque ma présence, Jérôme met un
terme à sa conversation et serre la main de l’aide-
soignante, mais la retient quelques secondes prisonnières
et ce geste en dit long sur ses intentions et sur
l’incroyable grossièreté de ses manières.
 Qu’est-ce que tu fais là ? me chuchote-t-il sans
me regarder.
 Tu te fous pas de moi ? On a rendez-vous, tu te
souviens ?
Jérôme se fout éperdument de ma remarque ! Je
ne sais même pas s’il entend ce que je lui dis ! Il a les
yeux fixés sur le derrière de la femme et observe sa
silhouette glisser dans les couloirs de l’hôpital. Je
l’attrape par la manche et le tire à moi.
 On ne va pas prendre de café, finalement. J’ai vu
les employés des pompes funèbres et je dois aller

115
La mort selon Odile ✞
récupérer des affaires chez Papa. Je t’appellerai
pour dire ce qu’il en est des obsèques. T’as des
nouvelles de Jean ?
 Ce n’est pas moi qu’il appellerait pour donner des
nouvelles, tu le sais bien !
Bien sûr que je le sais ! Un besoin de lui faire mal
m’a poussé à lui mettre l’image de notre frère entre ses
deux oreilles. Cela n’a pas l’air de trop mal marcher, du
reste. Dans un mouvement brusque qui trahit sa colère, il
se tourne vers moi et plante ses yeux dans les miens.
 Et embrasse ta femme pour moi ! dis-je en
conclusion de nos échanges.
Sur ses paroles, je le plante au milieu du hall et
marche jusqu’à la sortie de l’hôpital. Je franchis les
portes vitrées du bâtiment, traverse le parking, puis
remonte la rue Marco Del Ponte en direction de ma
voiture. Les pluies d’hier ont lavé le ciel et fait chuter la
température de quatre ou cinq degrés. Les caresses du
soleil n’en sont que plus agréables. Je m’installe au
volant de ma Clio et conduis la fenêtre entrebâillée. Le
filet d’air qui passe dans l’habitacle produit un
chuintement aigu pareil à celui d’un autocuiseur. Cette
idée occupe mes pensées durant tout le trajet. J’ai
l’impression que ce sifflement traduit la pression qui
monte autour de moi. A moins d’enclencher un
mouvement inverse, tout cela se terminera fatalement par
une explosion…
Océane n’est pas encore rentrée. Je le sais au
nombre de tours de clé que je dois faire dans la serrure.
Cela me soulage d’être arrivée avant elle. J’accroche mon
sac à main à la patère, troque mes chaussures contre mes

116
La mort selon Odile ✞
pantoufles et me rends sur le balcon pour dérouler le
store banne. Comme chaque jour, notre chat Mako
profite de ce que la porte soit ouverte pour se glisser dans
l’appartement. A la façon dont il se jette à l’intérieur,
quitte à forcer le passage et à se cogner le museau contre
l’ouvrant, on croirait qu’il n’a pas mangé depuis une
éternité. Et chaque jour c’est pareil ! C’est drôle de voir
ce mouvement de panique se répéter quotidiennement,
comme si les habitudes ne suffisaient pas à le rassurer. Je
m’assieds sur le fauteuil en rotin et me roule une
cigarette, l’oeil fixé sur l’entrée de la résidence. Il est
seize heures dix et ma fille devrait arriver d’un instant à
l’autre. J’allume ma cigarette et aspire plusieurs bouffées
alors qu’une sensation à la fois délicieuse et
insupportable m’enveloppe. Je ne suis jamais parvenue à
chasser ce sentiment de crainte et d’excitation mêlées que
me procure cette attente. J’ai si peur de perdre ma fille.
Voir Océane apparaître à la grille me procure une joie
intense qui se renouvelle chaque jour. L’habitude n’a rien
enlevé de l’excitation. Dans le fond, je suis comme
Mako, j’ai besoin de concret pour être apaisée ! Je profite
de ces instants d’attente pour revisiter les derniers jours,
me remémorer les réactions d’Océane et tenter de mieux
comprendre son caractère. J’ai besoin d’intellectualiser
nos rapports, car ils ne coulent pas de source. Océane est
une petite fille bien différente de moi à son âge, ce qui la
rend mystérieuse et parfois incompréhensible à mes
yeux. Sage, vertueuse même, elle n’apprécie pas mes
originalités, mon caractère fantasque et me répète
souvent qu’elle voudrait vivre dans un monde normal.
J’ai beau lui dire qu’il n’en existe pas, elle ne veut rien

117
La mort selon Odile ✞
entendre, elle pense que l’environnement dans lequel je
l’éduque est anormal. Je ne saurais expliquer d’où lui
vient son caractère, il ne s’inspire de personne de mon
entourage. Sa principale qualité est son abnégation. Elle
n’a pas de facilité particulière pour les études, mais elle
travaille avec entrain et détermination. Les efforts qu’elle
met pour obtenir un résultat me la rendent infiniment
précieuse. Là où d’autres peuvent se débarrasser d’un
exercice en un tour de main, il lui arrive d’y consacrer
une après-midi entière. C’est le courage qu’elle met à
l’œuvre qui me la rend si attachante. Je ne crois pas
qu’un enfant doué aurait su m’inspirer autant d’amour.
La voilà ! Elle franchit le portail de la résidence,
marche sur le chemin bitumineux bordeaux qui mène à
l’immeuble et m’adresse un signe de la main. Elle n’a
que 11 ans, mais mesure déjà plus d’un mètre quarante.
Un curieux effet d’optique la fait grandir puis rétrécir de
nouveau à mesure qu’elle s’approche. Lorsqu’elle passe
sous le balcon, à ma verticale, elle n’est plus qu’une
boule de cheveux d’où dépassent un cartable et deux
adorables petites épaules.
Je me rends dans l’entrée, entrebâille la porte et
guette l’arrivée de l’ascenseur. Océane fait son apparition
derrière les portes coulissantes qui se dérobent.
 Bonjour ma chérie !
Elle se laisse embrasser distraitement puis se
déchausse sans se baisser et, de deux shoots magistraux,
projette ses souliers dans l’entrebâillement de la porte
coulissante de l’armoire.
 Tu as passé une bonne journée ?

118
La mort selon Odile ✞
En guise de réponse, je n’obtiens qu’un demi-
sourire et un vague hochement de tête. Ma fille est ainsi,
dès qu’elle arrive à la maison, elle a déjà l’esprit tourné
vers ses devoirs et se précipite à son bureau sans même
avaler un encas. C’est la seule enfant que je connaisse qui
prenne ses devoirs autant à cœur. Le rituel est immuable.
Son manteau enlevé, elle se rend dans sa chambre,
s’installe à son bureau, sors les affaires de son cartable et
se met au travail. Son chat saute sur le bureau, dresse sa
queue en l’air, la glisse sous son nez puis s’assied en
boule sur le coin de la table, où il l’observe en ronronnant
d’un air condescendant. Ils restent ainsi vingt minutes
côte à côte jusqu’à ce que Mako se lève et vienne se
frotter à nouveau contre Océane. Sans son insistance, je
crois qu’elle serait capable de travailler à son bureau
toute la soirée !
Lorsqu’elle sort enfin de sa chambre, je
l’accompagne dans la cuisine où l’attend le goûter que je
lui ai préparé. Nous nous installons dans le coin de la
table et Océane se met à grignoter les tranches de pain de
seigle arrosées d’un coulis de miel tout en sirotant sa
boisson.
 Je voudrais te demander quelque chose…
Océane relève la tête de son verre de lait et me
regarde avec des yeux ronds, consciente qu’il s’agit de
quelque chose d’inhabituelle.
 Je voudrais que tu m’accompagnes chez Papi.
Ses yeux s’écarquillent.
 Je dois y chercher une tenue pour l’amener aux
gens des pompes funèbres. J’aimerais que tu
m’aides à la choisir.

119
La mort selon Odile ✞
Cette idée m’est venue tout à l’heure en la voyant
marcher sur le chemin de la résidence. Océane est assez
grande maintenant pour comprendre ce qui se passe. Le
meilleur moyen de la protéger est encore de l’associer à
cet évènement. La réalité est moins angoissante que
l’inconnu pourvu qu’on sache comment l’aborder. Je suis
certaine que Papa aurait aimé cette idée.
 D’accord, mais…
Océane plante ses dents blanches dans la mie et
mâche le pain plusieurs secondes avant de poursuivre.
 …on rentre tôt.
Dans le langage de ma fille, « rentrer tôt » veut
dire que nous fassions l’aller-retour sans étapes et sans
que j’essaie de l’entraîner dans une de mes réunions.
 Promis ! On y va, on reste un quart d’heure et on
revient à la maison. Ça te va ?
Océane me jette un œil en coin pour montrer
qu’elle n’a pas encore baissé sa garde.
 Tu peux me faire un peu confiance, quand
même !
Elle m’observe d’un air suspicieux puis se fend
d’un large sourire : c’est gagné ! Le goûter avalé, les
souliers chaussés, nous descendons dans le parking
extérieur de la résidence et nous installons à l’avant de la
voiture. Pour éviter le trafic, j’emprunte le réseau
secondaire et la route au pied des collines de l’arrière
pays. Le trajet est un peu plus long, mais bien plus
agréable et le point de vue sur la mer tout simplement
splendide.
 J’ai fait un nouveau rêve, tu sais ?
Océane me jette un regard réprobateur.

120
La mort selon Odile ✞
 Je peux te le raconter ?
 Mmmmm…
A la façon dont elle se renfrogne, je sais qu’elle
voudrait que j’arrête de lui parler de mes rêves. Moi, au
contraire, je pense qu’elle doit savoir.
 Alors voilà, il y a cette femme dont je t’ai déjà
parlé. Elle est nue et des peintures rouges et or
recouvrent sa peau de la tête aux pieds. Trois
diamants sont disposés sur son front si bien qu’on
a l’impression qu’elle a cinq yeux. A côté d’elle,
il y a un animal étrange, une sorte de tigre avec
une tête de kangourou. Je suis nue, moi aussi, et il
fait froid. J’ai peur. La femme lève son bras, me
pointe du doigt et l’animal s’approche. Il se fige à
un mètre de distance et une langue longue comme
le bras sort de sa bouche et me lèche le visage.
Trois fois, j’entends un message résonner dans
ma tête : c’est la prophétie ! c’est la prophétie !
c’est la prophétie ! Et puis, tout à coup, plus rien.
Ils ont disparu. Je me réveille.
Océane ne dit rien. Elle regarde ailleurs.
 Ecoute Océane, je ne te demande pas de croire
quoi que ce soit, je veux juste que tu ais
connaissance de tout cela. Si je ressens ces forces,
que je les vois en rêve, c’est bien qu’elles peuvent
exister, non ?
 Pourquoi je ne rêve jamais de ces choses là,
alors ? Hein, tu le sais peut-être ?
Le regard noir qu’elle m’adresse me fait
comprendre que je suis allée trop loin. Trop loin, trop
vite. Elle est en colère. Je n’insiste pas et nous passons le

121
La mort selon Odile ✞
reste du chemin sans échanger d’autres paroles, murées
dans notre silence. Océane ouvre la fenêtre et laisse l’air
balayer ses cheveux châtains. Son nez retroussé et ses
lèvres allongées en une moue boudeuse la font
ressembler à un gentil farfadet, tandis que ses sourcils
froncés, son large front et ses épais sourcils noirs lui
donnent un air sévère, suspicieux et inquisiteur. Cette
ambivalence résume assez bien le caractère de ma fille :
sa maturité est si inégale qu’on ne sait jamais quelle
attitude adopter ! D’un côté, elle passe des heures à jouer
avec ses poupées, s’endort avec un ours en peluche et,
d’un autre, tous les jeux, livres et dessins animés de son
âge lui arrachent bâillements et soupirs… Cela
m’inquiète de la voir en avance sur ses camarades, j’ai
peur qu’elle ne grandisse trop vite. Ce que je redoute par-
dessus tout, en vérité, c’est qu’elle perde ses capacités
d’émerveillement et de révolte. Se révolter, c’est vouloir
défendre ce monde enchanteur qui nous habite et sans
lequel on ne saurait vivre. Or, ma fille n’a jamais
manifesté cette colère enfantine qui continue pourtant de
me mobiliser. Tous les enfants haïssent les hommes un
jour ou l’autre pour ce qu’ils ont faits à la nature, pour
l’avoir détruite, pour avoir exterminé les indiens
d’Amériques, mis le monde à feu et à sang, violé les
sanctuaires les plus purs, saccagé la beauté, tué les
animaux, souillé les mers. En grandissant, la plupart
tempèrent leurs jugements, mais certains gardent cette
haine solidement chevillée au corps. C’est mon cas. Je
hais mes semblables. Mon souhait le plus cher est qu’ils
disparaissent par légion pour que la terre respire enfin !
Les humains devraient cesser de se reproduire ; avoir

122
La mort selon Odile ✞
plus qu’un enfant est de l’égoïsme pur. Océane, elle, n’a
jamais crié son dégoût pour ses semblables. Je ne sais si
elle partage ma conception de l’humanité.
Je gare la voiture devant la clôture de la maison.
Le soleil, dans sa course déclinante, projette l’ombre
d’un gigantesque pin voisin sur le gazon et la terrasse
maçonnée qui s’étire devant l’entrée. Derrière les tuiles
orangées du toit, on aperçoit les premières collines de
l’arrière pays avec ses bouquets inégaux de pins et de
chênes. La maison date des années soixante, mais paraît
plus vieille et ce malgré les travaux d’entretien que Papa
engageait chaque année. Avec son crépi défraîchi, ses
tuiles couvertes de mousses, ses croisées en bois marron
vernis et revernis et ses volets aux peintures écaillées,
elle dénote avec les villas de plain-pied avec piscine qui
se sont construites dans le quartier. Papa n’était pas
bricoleur, il était surtout doué pour le jardinage. Les
bourgeons, les éclats et les pétales du jardin sont un
prolongement de sa personne. Il avait une prédilection
pour les plants de courge et de potiron, sans qu’on ne
sache pourquoi. A chaque saison, il nous donnait une
confiture de sa fabrication, un bocal de soupe ou même le
fruit entier qui finissait inexorablement par pourrir sur le
balcon.
La porte du garage est restée ouverte, il suffit
d’actionner la béquille pour rentrer. Océane enjambe
l’armature du tablier métallique et me suis dans le
corridor central. Papa a eu sa crise alors qu’il était parti
faire des courses au marché et la maison est restée dans
son jus. Ses pantoufles sont rangées au bas de l’escalier
et des journaux usagés sont empilés à côté du placard à

123
La mort selon Odile ✞
chaussures. Une veste de jogging bleu marine avec des
rayures rouges sur les manches pend sur le pommeau de
la rampe.
 Ca va ?
Océane hoche la tête, mais garde les yeux fixés au
sol. Elle semble tétanisée, comme si un mal la rongeait
de l’intérieur. Je passe mon bras autour de ses épaules et
la serre contre moi.
 Ne t’inquiètes pas, c’est normal, ça va partir…
Nous restons plus d’une minute collées l’une à
l’autre. Je sens son cœur battre la chamade puis, peu à
peu, recouvrer son calme. Enfin, elle passe ses mains sur
le visage et coiffe ses cheveux en arrière de ses doigts
effilés.
 Attends-moi ici, lui dis-je en prenant son visage
entre mes mains, je n’en ai pas pour longtemps, je
vais choisir deux ou trois tenues dans sa chambre
et tu me diras laquelle tu veux qu’on emmène.
D’accord ?
Bien que la maison dispose d’un étage, Papa ne
vivait ces dernières années plus qu’au rez-de-chaussée. Je
traverse le salon, pénètre dans le bureau transformé en
chambre, ouvre le placard en merisier et sors un
assortiment de pantalons, de vestes et de chemises. Dans
la commode située au pied du lit, je trouve ses sous-
vêtements, chaussettes et ceintures. Lorsque je regagne
l’entrée, Océane est campée au milieu du couloir et tiens
une paire de bottes en caoutchouc dans les mains.
 C’est les chaussures qu’il mettait pour jardiner,
explique-t-elle, ça lui fera plaisir de les avoir,
non ?

124
La mort selon Odile ✞
Va pour les bottes en caoutchouc ! Nous nous
installons sur les marches de l’escalier, où je jette les
affaires en vrac, et faisons le tri dans les vêtements.
Océane choisit un pantalon en coton bleu, une chemise
blanche avec un col en pelle à tarte et… c’est tout !
 Tu veux rien prendre d’autre ?
Océane soupèse les deux vêtements puis tourne
sur elle-même en jetant des regards interrogatifs.
 Je reviens, lance-t-elle enfin en se levant d’un
bond.
M’abandonnant sur les marches, elle passe une
dizaine de minutes à fouiller les différentes pièces de la
maison. Elle se rend dans la chambre, visite le salon, la
véranda, passe devant moi, monte à l’étage, redescend,
va dans la cuisine. Enfin, elle revient chargée d’une pile
d’objets hétéroclites dans les bras.
 Voilà, lance-t-elle, je crois que j’ai tout !
Elle me montre les affaires qu’elle a récupérées
dans la maison :
 une pompe à vélo.
 une montre au bracelet en cuir déchiré.
 sa paire de lunettes.
 un bestiaire du moyen-
âge.
 ses jumelles.
 la télécommande.
 une tasse avec la photo
d’Océane incrustée sur le
côté.
 un plant de potiron.

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La mort selon Odile ✞
 un dauphin de cristal monté sur un socle en verre
d’un mauvais goût absolu.
 une boîte de thé russe.
Je soupèse chaque objet et les regarde
attentivement. Pour certains, c’est la première fois que je
les vois de ma vie.
 C’est d’accord, dis-je finalement, je donnerai tout
ça aux employés des pompes funèbres pour qu’ils
les rangent dans le cercueil.
Nous fourrons les objets dans un cabas aux
couleurs de la ville de Mandelieu La Napoule et
traversons le couloir en sens inverse. Par acquis de
conscience, je passe à la cuisine pour une dernière
inspection. Je fais le tri dans le réfrigérateur, jette la
nourriture périssable et ferme le sac poubelle pour
l’emporter avec moi. Les boutons de la gazinière sont
éteints. Je les manipule plusieurs fois pour être certaine
que toute est en ordre.
Nous parlons peu sur le chemin retour, mais le
silence signe cette fois notre complicité et non une
mésentente. Il flotte dans l’habitacle un parfum de
tristesse, mais aussi de liberté et d’aventure comme si
nous étions en route pour un grand voyage. La maison de
Papa ne sera plus jamais ce port d’attache où nous
trouvions refuge. L’une et l’autre savons que, ce point
d’ancrage disparaissant, il ne reste qu’un chemin
possible : aller de l’avant et affronter l’avenir ensemble.
Océane renifle, mais ne pleure pas et garde les yeux fixés
sur la ligne d’horizon.
Jean nous attend devant l’immeuble. Je ne sais
pas ce qu’il fait là. Il est assis sur le parapet qui borde la

126
La mort selon Odile ✞
résidence et sa mise débraillée laisse penser qu’il n’est
pas dans son état normal. Sa chemise est déboutonnée en
partie haute et ses cheveux se dressent en épis sur sa tête.
Un de ses lacets est défait et traîne sur le côté de sa
chaussure. Il nous rejoint sur le parking extérieur au
moment où nous nous garons.
 Qu’est-ce que tu fais là ? Ça fait plaisir de te
voir !
Nous l’embrassons l’une après l’autre et c’est à
peu prêt le seul moment qu’il paraît être avec nous. Il
attrape le cabas, nous aide à le transporter dans la
maison, mais reste muet. Tout le reste de la soirée, il est
ainsi, absent, étrange, absorbé par ses pensés. Peu
loquace d’ordinaire, sa compagnie est pour ainsi dire
complètement transparente aujourd’hui. Je me rends
compte alors combien la mort de Papa l’affecte. Le voir
si touché, lui, le bloc de marbre, le roc, m’ébranle à mon
tour. Étonnamment, voir la mort en face et contempler le
corps froid de Papa ce matin ne m’a pour ainsi dire rien
fait ; ce n’est que maintenant que l’émotion me gagne. Le
comportement de Jean donne plus de réalité à la mort de
Papa que de contempler son corps inerte. Pour ne pas
donner prise au trouble qui m’envahit, je me rends dans
la cuisine et me concentre sur le dîner. Je prépare une
soupe froide à base de tomates fraîches, de basilic et de
coriandre, une salade d’endives aux noix et des tartines
de tapenades.
Nous passons à table dans le salon, où je mets de
la musique pour détendre l’atmosphère. Océane ne
semble pas affectée par l’attitude de Jean, elle est comme
à son habitude, avale distraitement son repas et parle de

127
La mort selon Odile ✞
la compétition de gymnastique qui l’attend le week-end
prochain. Je suis heureuse d’avoir ce sujet de
conversation, qui me détourne de mes pensées et de la
peur qui grignote inexorablement du terrain.
 Au fait, tu as retrouvé ta paire de demi-pointes ?
Tout en bavardant avec ma fille, je garde un œil
sur mon frère et son attitude fait ressurgir des souvenirs
d’enfance. Il a ce même regard fixe qu’il avait lorsqu’il
ressortait de ses discussions avec Papa. Lorsque les deux
s’enfermaient dans la cuisine, je me postais en haut des
escaliers pour les épier, mais ne parvenais jamais à
donner un sens aux rares paroles que je parvenais à
capter. Jean quittait généralement le salon au bout d’une
demi-heure, montait dans sa chambre le regard fixe et
passait à mes côtés sans me voir. Il a exactement le
même comportement aujourd’hui : il est ailleurs, absorbé
par une souffrance qui le consume de l’intérieur et qu’il
ne parvient pas à surmonter. Ce qui est paradoxale avec
Jean, c’est que je n’ai jamais été proche de lui, mais que
je l’ai toujours préféré à mon autre frère. Avec Jérôme, la
conversation coule et il nous suffit d’un regard pour nous
comprendre. Mais je préfère Jean. La normalité de
Jérôme me dérange, elle me renvoie à mes problèmes et à
mes différences, tandis que les attitudes de Jean me
rassurent. Jérôme crie lorsque cela ne va pas, rit lorsqu’il
est heureux, bave sur les jolies femmes, insulte quand il
se sent perdu, tape quand il perd pied, etc.… Jean est
incapable de tout cela. Quelles que soient les
circonstances, il reste froid, distant et inaccessible. Jean
et moi partageons une même peine à vivre, ce sentiment
d’être constamment en décalage avec les autres. Maman,

128
La mort selon Odile ✞
je crois, avait aussi ce mal en elle. Bien que j’aie
davantage d’échanges avec Jérôme, c’est à Jean que je
pense lorsque je suis seule. Ses choix, son attitude, ses
silences résonnent durablement en moi. C’est d’ailleurs
lorsque je suis loin de lui que je le comprends le mieux.
A ses côtés, mes sens brouillent ma compréhension. Jean
est pareil à ces affiches de cinéma : si on les regarde de
trop près, on voit des mosaïques de couleurs, des milliers
de pixels juxtaposés, sans en comprendre la portée
générale. Pour avoir une vision juste de la personnalité de
mon frère, il faut prendre du recul et regarder l’ensemble
de loin. Alors seulement, les évènements disparates et
séparés dessinent un contour, une forme, un caractère. Et
alors, on voit ses qualités, sa force, son courage, sa
générosité. Brusquement, il se lève de table.
 Merci pour le repas, dit-il, je dois y aller.
Sans plus d’explications, il quitte le salon, puis
l’appartement en claquant la porte derrière lui. Son départ
est si précipité que je n’ai pas le temps de réagir, de le
retenir ou de dire un mot. Je me tourne vers Océane. Elle
ne paraît pas surprise par ce qui vient de se passer.
Quelque chose dans ses yeux montre que tout cela lui
paraît d’une grande logique : puisque ma famille est
folle, pourquoi serait-elle étonnée par leurs
comportements étranges ? J’ai envie de lui expliquer son
erreur et de lui dire qu’on ne peut poser un jugement sur
les gens comme un couvercle sur une boîte, et les y
enfermer, mais je ravale ma colère. Elle n’est qu’une
enfant, après tout, elle comprendra plus tard.
Le repas terminé, nous musardons l’une et l’autre
dans l’appartement jusqu’au coucher du soleil. Je

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La mort selon Odile ✞
débarrasse la table, essuie la vaisselle, range les assiettes,
écoute la radio. Océane, de son côté, lit un magazine,
prend une douche, se brosse les dents, puis se met au lit à
vingt et une heures trente. Lorsque je vais dans sa
chambre pour l’embrasser, elle est allongée en chien de
fusil, les bras enroulés autour de son ours polaire, et rêve
les yeux ouverts.
 Bonne nuit, ma chérie !
Je l’embrasse sur la joue et reste assise quelques
instants à ses côtés sur le rebord du lit. Je n’ose
l’interrompre dans ses rêveries, bien que l’envie de lui
parler de son Papi me brûle les lèvres. Ses paupières se
referment doucement, puis s’ouvrent pour se refermer
lentement l’instant d’après. Je dépose un second baiser
sur son front et quitte la pièce en tirant doucement la
porte derrière moi.
De retour dans le salon, je m’installe sur ma
chaise à bascule (Océane et moi en avons chacune une) et
me balance avec la pointe des pieds. Mes journées se
terminent souvent ainsi. Après quelques minutes,
mon esprit se libère et se met à flotter sans fil conducteur.
L’ordre se désagrège, et les émotions de la
journée,
comme des bulles d’air regagnant la
surface de l’eau,
remontent libres et sans
attaches.
C’est drôle de se dire,
aujourd’hui, j’ai perdu mon père ;
ce soir, je me coucherai orpheline Le
balancier de la chaise me berce

130
La mort selon Odile ✞
tandis que des sentiments contraires se mêlent en
moi.
Je plonge dans cette mélancolie que je connais si bien
et qui est presque devenue mon amie.
Cette tristesse qui m’aspire et m’hypnotise
me conduit d’une main rassurante vers
les abysses de ma vie.
Une lente descente aux enfers, qu’un charme rend
presque agréable.
Nous avons rendez-vous, je sais qu’il m’attend.
Son visage m’apparaît,
beau comme jamais,
je lui parle, et nous nous retrouvons.
Je vais me coucher enveloppée
dans cette ouate de tristesse,
pas complètement éveillée,
pas complètement endormie.
La fabrique des imaginaires alimente mes pensées.
La nuit se gorge de rêves, de pleurs et de
bruits étranges.
Je dors les yeux ouverts, veille les yeux
fermés, régresse, souris dans le noir aux
souvenirs qui me reviennent,
seule, complètement seule,
désespérément seule.
J’ai peur que ma vie se fracasse contre le mur des
ténèbres,
et que la nuit se dresse en un obstacle
infranchissable.
J’attends que demain me tende la main.

131
La mort selon Odile ✞
Mes paupières se ferment, s’ouvrent, se referment
morcelant et grignotant le temps qui passe.
La sonnerie du réveil me trouve les yeux ouverts.
Il est quatre heures quinze,
je me lève de mon lit,
le dernier rêve encore en mémoire.
La voix, surtout, continue de résonner dans ma
tête : c’est la prophétie ! crie la créature, c’est la
prophétie, les cendres initierons le cycle ! Cela fait
plusieurs semaines que ce rêve me visite chaque nuit. Sa
persistance et sa répétition me troublent, bien que je ne
comprenne rien aux messages qui m’arrivent. J’ai
l’impression qu’une mission m’attend et que je dois
l’accomplir coûte que coûte, mais sans savoir laquelle.
Interpréter les rêves n’a jamais été mon fort.
Je me rends dans le salon et m’assieds en tailleur
sur le tapis indien, où je laisse les secondes s’égrener
dans un silence complet. Ce n’est que lorsque je sens les
forces de l’aube me remplir de leur énergie que j’entame
ma prière. Pour être exacte, je devrais parler
d’un rituel plutôt que d’une prière. Il s’agit
en fait d’une gymnastique de mon invention
qui mêle gestuelle et spiritualité. Au début,
je ne savais comment m’y prendre, mais à
force de persévérance, je suis parvenue à
mettre en place un cérémonial. Je commence
par saluer l’air et respire plusieurs fois
profondément. Je salue ensuite la terre, la mer et les
astres. A chaque fois, je place la pulpe de mes doigts sur
le front et me prosterne en avant plusieurs secondes. Ce
n’est qu’alors que j’entame les remerciements. Je

132
La mort selon Odile ✞
remercie le feu, je remercie l’eau, je remercie le monde
végétal, je remercie le monde animal. A chaque fois, je
me dresse sur la plante des pieds, place les deux mains
face à moi, paume contre paume, et lève les bras en l’air
en me dressant sur les doigts de pieds de toute ma
hauteur. A chaque prière, je me tourne vers un point
cardinal différent et ce ne n’est que lorsque j’ai accompli
une révolution complète que ma prière prend fin.
Je sais que mes convictions peuvent effrayer,
c’est pourquoi j’évite d’en parler. J’ai peur que les gens
me considèrent folle. Pourtant, je ne suis pas seule à
éprouver les mêmes idées, d’autres partagent mes
convictions ; il suffit de consulter Internet pour s’en
rendre compte. Il existe plusieurs courants. Tous sont des
syncrétismes plus ou moins élaborés des croyances liées
à la terre et au développement, mais seul le mouvement
du pendule de Gaïa prône un réenchantement du monde
et une soumission complète à Mère Nature. La
communauté implantée sur les rivages méditerranéens est
la plus importante de France. Entre adeptes, nous nous
réunissons une à deux fois le mois pour une pratique
communautaire de notre culte. A plusieurs reprises, j’ai
emmené Océane pour l’initier, mais le lien n’a pas pris.
Elle ne veut plus participer à nos célébrations. C’est
dommage mais je ne souhaite pas la forcer, j’espère
qu’elle y viendra d’elle-même, plus tard. Tout cela ne
m’est pas venu en un jour. Au départ, je me suis plongée
dans cet univers par jeu et, les mois passants, je me suis
rendue compte des bienfaits que cette croyance
m’apportait. Ce n’est pas tant par conviction idéologique
que je m’implique davantage, mais par pragmatisme.

133
La mort selon Odile ✞
Encore aujourd’hui, je ne suis pas totalement persuadée
que cette divinité existe ; ce que je constate, en revanche,
c’est que cela me fait du bien. C’est tellement pratique,
tellement plaisant, pourquoi devrais-je m’en priver ?
Faire semblant d’y croire ou y croire véritablement ne
change finalement pas grand-chose. Les larmes d’un
acteur ne mouillent-elles pas autant que les autres ? Je
suis convaincue que notre corps a besoin de ces
respirations pour s’épancher et se ressourcer. Nier cette
part de nous-même reviendrait à s’amputer de notre part
irrationnelle. Qu’importe si le doute persiste (personne ne
parviendra à le gommer entièrement), l’important est de
se dépasser et de se connecter à des forces supérieures
qui nous sortent de notre condition humaine. Noël illustre
bien à mon sens ce processus. Les gens adorent faire
semblant de croire au Père Noël ! Enfants, parents,
grands-parents se rejoignent dans un même imaginaire.
Chacun y participe et l’alimente. Lorsque des enfants
annoncent qu’ils n’y croient plus, les parents sont tristes,
déçus et quelque chose s’éteint en eux. Et ce qu’ils
pleurent alors, ce n’est pas la fin de l’enfance ou de
l’innocence, mais bien le temps révolu de la croyance
qu’ils ont eux-mêmes initiée, conçue, abritée, partagée et
développée. Même s’ils s’en défendent, croire au Père
Noël, ou faire semblant d’y croire, c’est avoir la foi ou du
moins participer à ce qui fait le jeu des croyances. Toutes
les églises du monde jouent de ce besoin de partage,
d’espoir et de croyance. Mon rituel ne fait que s’inscrire
dans cette démarche.
Ma prière terminée, je fais ma toilette, avale un
petit-déjeuner frugal, puis prépare celui de ma fille. A

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La mort selon Odile ✞
côté de son bol, je lui mets un mot accompagné d’un
dessin de ma composition. J’y consacre chaque matin
plusieurs minutes et m’applique pour le rendre le plus
expressif possible. A travers lui, j’essaie de transmettre à
Océane mon amour pour qu’elle entame la journée du
bon pied. Je sais que ces attentions ne peuvent remplacer
la présence d’une mère, mais j’ai bon espoir qu’elles
adoucissent mon absence.
A cinq heures, je quitte mon domicile. Lorsque je
m’installe au volant de ma voiture, la ville dort encore,
les routes sont vides et je peux rouler tout à mon aise.
J’aime cette sensation d’avoir le monde à moi, et rien
qu’à moi. Je m’engage sur la chaussée et, comme un
pilotage automatique, les habitudes guident mes gestes à
travers la ville. Voir le jour poindre est un de mes
indéfectibles plaisirs de la journée. Les premières lueurs
sonnent le glas de ma victoire sur les ténèbres et
annoncent le début d’un nouveau jour plein de
promesses. Cette espérance me berce tout le long du
chemin de l’aéroport et, une fois n’est pas coutume, mon
esprit vogue sur un nuage d’insouciance.
Le parking principal est plein. Je suis obligée de
me garer plus loin qu’à l’accoutumée, puis de marcher
une quinzaine de minutes pour arriver à mon poste de
travail. A cinq heures trente précise, je suis au bureau
d’enregistrement, en uniforme, et prête à recevoir les
premiers passagers. Le chef d’équipe est un homme
d’une trentaine d’années, court sur pattes, large d’épaule,
brun et portant un collier de barbe soigneusement taillé.
Ce n’est pas la première fois que nous travaillons
ensemble. Ces manières sont élégantes, bien qu’affectées,

135
La mort selon Odile ✞
et je le soupçonne d’avoir choisi ce métier pour le
costume et l’attrait qu’il exerce sur les femmes. Je ne
peux pas lui jeter la pierre, j’ai moi aussi été attirée par
l’uniforme avec l’espoir de faire une rencontre qui
bouleverserait ma vie. C’est ce qui est arrivé d’ailleurs, il
y douze ans, quand mon chemin a croisé celui du père
d’Océane.
Les premiers à enregistrer leurs bagages sont
généralement des hommes d’affaires en costume cravate,
mais on compte aussi des jeunes ayant passés la nuit dans
le hall. Le sac à dos sur les épaules, ils se présentent au
comptoir mal réveillés, le regard brumeux et les cheveux
défaits pour enregistrer leurs bagages et attraper un vol
charter. Ce matin, il y a beaucoup de monde,
principalement des gens à destination de Paris,
d’Amsterdam ou de Francfort. J’ai l’occasion de
pratiquer mon anglais avec plusieurs clients et de
souhaiter ein gute reise à un couple de retraité Suisse.
Cela me plaît de fréquenter des gens venus de la planète
entière, cela me fait voyager. La matinée passe vite. Mon
responsable vient me voir plusieurs fois pour parler du
planning de la semaine prochaine, mais je le soupçonne
de vouloir en réalité me courtiser. J’ai l’impression
qu’une aventure avec moi ne serait pas pour lui
déplaire… Ce type de tentative de séduction ne me
dérange pas, si tant est qu’on n’insiste pas lorsque je fais
comprendre que je ne suis pas intéressée. Ce qui est le
cas aujourd’hui. Mon responsable comprend vite, ma
mine froide a tôt fait de le ramener à des considérations
toutes professionnelles. Une prochaine fois peut-être…

136
La mort selon Odile ✞
Mon service se termine à treize heures. L’heure
venue, je salue mes collègues, puis me hâte de regagner
ma voiture. A peine ai-je franchi les portes du hall,
qu’une chaleur suffocante me saisit le visage. Toute la
dalle bitumeuse du parking dégage un air sec mêlant
odeurs de goudron et de pots d’échappement. Les
réverbérations du soleil sur les bandes blanches apposées
au sol m’obligent à chausser mes lunettes de soleil. Je
marche à travers ce cagnard jusqu’à mon véhicule, qui
me paraît garé à l’autre bout du monde. Lorsque j’ouvre
la portière, un air sec, brûlant et désagréable se dégage de
l’habitacle. Je dois attendre plusieurs minutes, portes
grandes ouvertes, pour que la température à l’intérieur de
la voiture redevienne supportable.
La circulation est dense, congestionnée par
endroit, ce qui rallonge considérablement mon temps de
parcours. Pour ne pas arriver en retard, je décide de ne
pas passer à l’appartement (où j’avais prévu de changer
de tenue) et de me rendre directement à mon rendez-
vous. Je quitte l’autoroute et roule encore une quinzaine
de minutes pour atteindre la chambre funéraire, puis
marche encore sur une centaine de mètres pour arriver à
l’entrée d’un bâtiment, qui allie pierre et verre dans une
tonalité moderne. Debout sur le perron, se tient le plus
jeune des deux employés que j’ai croisés hier. Il fume
une cigarette les yeux rivés sur l’écran de son portable.
Lorsqu’il m’aperçoit, il hésite une seconde, me salue
d’un mouvement de la tête, puis attrape la poignée et me
tient la porte de l’établissement ouverte.
 Merci !

137
La mort selon Odile ✞
Je franchis un sas d’entrée composé de panneaux
de verre et pénètre dans une grande salle vide. Le sol est
recouvert d’un parquet foncé et deux énormes bancs en
bois du même coloris sont disposés le long des murs en
pierres apparentes. Un comptoir sombre sépare la pièce
en deux volumes identiques. A peine suis-je arrivée,
qu’un homme aux cheveux poivres et sels fait son entrée
à l’autre bout de la pièce en compagnie de mon ami flanc
caramel. Nous nous reconnaissons immédiatement. Nous
échangeons un sourire poli, quelques paroles d’usage,
puis rentrons dans le vif du sujet.
 Voici les vêtements que vous avez demandés, dis-
je en posant le sac plastique sur le comptoir, vous
trouverez aussi les affaires que nous souhaitons
voir déposer dans le cercueil.
Il jette un œil dans le cabas, mais ses traits ne
laissent rien transparaître de ses pensées.
 Très bien, cela ne fait aucun problème. Et pour
l’avis, avez-vous réfléchi à un texte ?
 Oui, j’ai des idées, mais j’aurais aimé voir les
exemples dont vous m’avez parlés hier. C’est
toujours possible ?
 Bien sûr !
L’homme sort un classeur rempli de pochettes
plastifiées et le met à ma disposition. Je feuillette les
pages, note quelques expressions, pioche çà et là les
formules qui m’intéressent, puis me saisis du bloc-notes
posé sur le comptoir et rédige l’avis à faire paraître. Ce
travail me prend une dizaine de minutes. Lorsque je
termine sa rédaction, je présente le texte à mon
interlocuteur, qui le lit, le relit et le rerelit tout en hochant

138
La mort selon Odile ✞
la tête en silence. Ses gestes sont lents, lourds et en
parfaite corrélation avec la diction qui m’avait tant
agacée hier. Enfin, il lève les yeux et scrute mes traits
plusieurs secondes pour s’assurer qu’il ne s’agit pas
d’une blague.
 Il s’agit du texte définitif ?
 Tout à fait.
Avec une retenue toute professionnelle, il me
sourit et me demande de patienter quelques instants. Il
s’approche de l’homme aux cheveux grisonnants et les
deux échangent à voix basses des paroles que je ne peux
entendre. Il y a visiblement un problème. Après quelques
secondes, l’homme vient à ma rencontre.
 Bonjour Madame, je suis Philippe Guandot,
m’explique-t-il, je suis le gérant de cet
établissement. Comme vous le savez… peut-
être… nous essayons de mettre notre expérience
au service de notre clientèle pour… euh… leur
apporter conseil.
A ses hésitations, je devine son embarras et
surtout qu’il redoute ma réaction.
 Le texte que vous souhaitez faire publier nous
semble… euh… peut-être… original… voilà …
du moins, ne pas obéir aux conventions sociales
et… peut-être … souhaitez-vous qu’on vous aide
à élaborer un texte… euh… plus… habituel…
Oui ?
Son regard sautille d’un point à un autre et ne
croise le mien qu’une fraction de seconde.
 Je vous remercie M. Guandot, c’est très gentil à
vous, mais je voudrais qu’on conserve ces textes

139
La mort selon Odile ✞
en l’état. Je suis certaine que mon père les aurait
validés et même appréciés.
Ma décision se heurte à l’opposition, respectueuse
mais ferme, des deux hommes. Je dois batailler plusieurs
minutes pour qu’aucune modification ne soit apportée à
mon texte. Ma détermination, heureusement, vient à bout
de leur argumentaire et les deux finissent par se résigner.
 Très bien, conclut M. Guandot, nous ferons le
nécessaire… L’avis sera publié demain… euh…
dans la presse locale…c’est entendu.
Son air acariâtre me fait comprendre qu’il
n’accepte ma demande qu’à contrecœur. Il tend à son
collaborateur le papier sur lequel se trouve mon texte, me
salue, mais ni son geste ni son sourire ne parviennent pas
à masquer l’expression d’exaspération qui se lit sur son
visage.
 Je vous laisse entre les mains de Monsieur
Dupré… qui sera le maître de cérémonie et
officiera à votre crémation… euh… enfin… à
celle de votre père… bien sûr.
Sur ces paroles, il se retire et disparaît par une
porte située au fond de la salle. Je me saisis de mon sac à
main, prête à m’en aller à mon tour, quand mon
interlocuteur me fait signe qu’il n’a pas terminé.
 Nous devons également parler du déroulement de
la cérémonie, m’explique-t-il de sa voix grave et
dressant son index en l’air, il y a certains points
que j’aimerais voir avec vous.
 Maintenant ?
 Cela vous évitera de revenir...

140
La mort selon Odile ✞
Une profonde lassitude m’envahit à cette
annonce. Quelle barbe ! Je pensais m’être acquittée de
mes devoirs et voilà qu’un travail encore plus pénible se
profile à l’horizon…
 Si vous voulez bien me suivre.
M. Dupré m’invite à passer de l’autre côté du
comptoir, puis à le suivre le long des couloirs de
l’entreprise. Nous nous installons autour d’une petite
table ronde dans la salle de réunion située à l’arrière du
bâtiment. Les murs sont recouverts d’un papier peint gris
perle et une frise bleue court en cueilli de plafond autour
de la pièce. Une fois installés, M. Dupré m’explique les
étapes de la cérémonie, le cheminement du cercueil, les
moments qu’il prévoit de consacrer à la parole, au
recueillement et à l’échange entre parents. Tout ce qu’il
me propose est si parfaitement orchestré, si lisse, que je
n’ai aucune remarque à faire. Je ne comprends d’ailleurs
pas pourquoi il a besoin de moi, tout est écrit comme sur
du papier à musique. L’échange dure une demi-heure, qui
me semble être une éternité. En vérité, savoir que Papa
sera réduit en cendre me suffit largement, je n’ai aucun
besoin de connaître les détails de l’opération !
Quand l’entretien se termine enfin, je me lève,
m’approche de la porte et pose une main sur la poignée
prête à partir. Mon interlocuteur, lui, range ses papiers,
les remises dans leurs dossiers, glisse ses stylos dans
l’encoche de sa sacoche, referme sa pochette, remet les
chaises à leurs places, vérifie que tout est en ordre…
Alors, comme si l’information lui revenait subitement en
tête, il m’annonce que le corps de Papa est à côté.

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La mort selon Odile ✞
 Nous l’avons mis dans la chambre numéro 2,
ajoute-t-il, peut-être souhaitez-vous le voir ?
Décidemment, cet homme m’en veut ! Ne sait-il
pas que mon désir le plus ardent est de fuir à toutes
jambes cet endroit ? Pourquoi me ramène-t-il sans cesse à
des pensées que je veux justement oublier ?
 Je vous remercie, mais je crois que j’ai eu mon lot
d’émotions pour la journée !
Cette fois, je ne lui laisse pas le temps de
répondre, le salue, sors de la pièce et traverse le couloir
sans me retourner. La porte principale franchie, je
marche d’un pas soutenu le long de l’allée qui serpente à
travers le jardin et quitte la propriété.
Un châtaigner projette son ombre sur la voiture.
Des feuilles mortes ainsi que des bogues sont dispersées
sur la bande de gazon qui sépare le parking du mur
d’enceinte couvert d’une vigne vierge foisonnante. Je
m’installe au volant de ma voiture, mais laisse la portière
grande ouverte et les jambes pendues à l’extérieur. La
vague de fatigue qui me submerge me fait réaliser que je
n’ai rien avalé depuis ce matin. Je tourne la molette
située sur le côté du siège jusqu’à obtenir une inclinaison
de soixante degrés. Ainsi allongée à l’ombre, la chaleur
devient supportable et même agréable. Une feuille décrit
des mouvements de pendules dans les airs et se pose sur
le capot de la voiture. Je ferme les paupières. Toutes
sortes de pensées noires m’empêchent malheureusement
de sombrer dans le sommeil. Je tente de chasser ces
mauvaises ondes, me focalise sur le piaillement des
oiseaux au-dessus de moi, mais rien n’y fait. Je ne
parviens pas à me défaire de l’angoisse sourde qui me

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La mort selon Odile ✞
noue le ventre. Sans cesse, me reviennent les paroles de
M. Dupré. Si notre entretien m’a laissé un goût si amer,
cela ne tient pas à sa personne, je sais bien qu’il tente de
faire son travail au mieux, mais bien à la lourdeur du
sujet. Envisager les funérailles d’un proche ne réjouit
quiconque, mais s’appesantir sur le moindre détail de la
cérémonie est vraiment ce qu’il y a de pire ! La plupart
des gens qui sortent de cet endroit doivent connaître un
sentiment similaire à celui que j’éprouve. Des sanglots
me montent à la gorge. Très vite, je comprends que rester
à ne rien faire revient à me livrer pieds et poings liés au
mal-être qui m’étreint. L’image de Maman me vient à
l’esprit. Je sais qu’elle n’est plus en mesure de
m’apporter le réconfort d’une mère, mais j’éprouve un
besoin urgent de la sentir à mes côtés. Je suis comme une
petite fille, qui a besoin de sa maman pour la consoler !
Je me redresse sur mon siège et allume le contact.
Il est un peu plus de quinze heures lorsque je
pénètre dans l’établissement médical. La majorité des
pensionnaires se trouve dans la salle commune. Certains
regardent la télévision, d’autres jouent au puzzle ou font
des dessins, mais aucun ne semble être en interaction
avec un autre. Chacun forme un îlot isolé et coupé des
autres. Maman est assise sur le côté de la salle et joue
avec un carton qu’elle plie et replie entre ses mains. Je
me présente à l’aide soignant et lui fait part de mon
intention d’emmener Maman avec moi.
 A quelle heure pensez-vous la ramener ?
 Vers dix-huit heures…
En réalité, je n’ai aucune idée de l’heure à
laquelle je vais la ramener, je sais juste qu’après dix-neuf

143
La mort selon Odile ✞
heures, il faut signer un tas de papiers administratifs, ce
que je n’ai pas envie de faire…
 Très bien, me répond la dame, je le signalerai à
l’infirmière de garde.
Je m’approche de Maman et m’assieds à ses
côtés. Elle me regarde et, comme à chaque fois, je ne sais
pas ce qu’elle pense, ni même si elle me reconnaît. Elle
m’observe sans rien dire d’un œil vaguement intéressé.
 Bonjour Maman, ça va ?
 Bonjour Madame.
Maman a perdu ses repères, mais heureusement
son caractère affable et ses bonnes manières n’ont pas
disparu. Elle est polie, obéissante et n’a jamais posé le
moindre problème au personnel de l’établissement.
 Tu viens ? On va se promener au soleil.
Je l’aide à se mettre debout. Maman me suit
docilement et fait ce que je lui demande sans poser la
moindre question. Nous quittons l’établissement et je
l’installe dans la voiture sur le siège passager.
 Tu sais, papa sera incinéré jeudi prochain. Tu
voudras venir ?
 D’accord, si vous voulez.
Elle ne sourit pas, mais n’a pas l’air d’aller mal
non plus. Au début, Maman était sous camisole
chimique, puis les traitements se sont allégés en même
temps que les chances de rémissions se sont éloignées.
Quand j’étais enfant, elle faisait régulièrement des
séjours à l’hôpital pour des périodes plus ou moins
longues. Elle réintégrait la maison lorsqu’elle allait
mieux, mais son retour parmi nous n’excédait jamais
quelques mois. Son état déclinait à notre contact. J’ai

144
La mort selon Odile ✞
toujours pensé que le mal de Maman venait de sa
perméabilité au mal et à son incapacité à s’en délivrer.
Elle est comme ces personnes hypermnésiques, qui ne
savent pas comment se défaire des informations qu’elles
emmagasinent, à ceci prêt que, dans le cas de ma mère, il
s’agit d’émotions et non d’informations. Au début de leur
mariage, Maman était une femme timide, effacée, mais
heureuse. Ce sont les cris qui ont finis par la détruire.
Papa avait ses crises de fureur, il l’accusait de tous ses
maux, de ses échecs, ne lui trouvaient aucune excuse.
Personne n’en parle, c’est un sujet tabou dans la famille,
mais je suis certaine que ces charges incessantes ont fini
par fissurer sa carapace. Ensuite, le mal s’est infiltré, la
maladie s’est installée et la mère que nous connaissions
s’en est allée.
Nous allons à la plage. En chemin, j’appelle
Océane et laisse un message sur son portable pour qu’elle
nous rejoigne après l’école. La chaleur est encore forte,
mais moins écrasante qu’en début d’après-midi. Nous
marchons sur le front de mer, puis nous installons sur un
banc ombragé, où nous restons à contempler l’immensité
de la mer. La vue est splendide. Les voiliers forment des
éclats de lumières sur le taffetas bleuté de l’eau. Je suis
contente d’être ici avec Maman, même si nous n’avons
pas de véritables échanges. Sa présence me suffit. A
chacune de nos escapades, pourtant, j’ai peur qu’elle se
brise en mille morceaux. Déjà menue dans sa jeunesse,
les années lui ont pris le peu de gras qu’il lui restait sur
les os. D’années en années, je l’ai vu fondre jusqu’à
prendre cette physionomie de moineau qui la caractérise
si bien. La peau blanche et ridée, les cheveux noirs

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La mort selon Odile ✞
légèrement ondulés et les membres fins comme des
bâtons, elle donne l’image d’une femme vidée de sa vie.
Même si l’idée peut choquer, je suis certaine qu’elle a
délibérément choisi de suivre ce chemin. Maman a
toujours été timide, effacée et discrète ; en toutes
circonstances, elle cherche à ne pas déranger, se fait toute
petite, prend le moins de place possible... Son corps n’a
fait que se conformer à cette attitude. Si elle pouvait
devenir invisible et disparaître complètement, je crois
qu’elle serait enfin rassurée.
Je lui prends la main et la serre entre les miennes.
 Tu comprends que Papa est mort ?
Lorsqu’un évènement la touchait, Maman disait
toujours je suis toute chose. Je n’ai jamais entendu
quelque d’autre utiliser cette expression. Dans sa bouche,
cela donnait l’impression qu’elle n’était plus une
personne, mais l’émotion elle-même, ou l’évènement, et
qu’elle ne savait pas décrire ce qui lui arrivait. Cette
chose en quoi elle se transformait l’habitait des heures
entières, parfois mêmes plusieurs jours. Il en est de même
aujourd’hui. Elle me regarde, mais ne répond pas à ma
question. Ses paupières clignent plusieurs fois de rang.
Elle détourne la tête et regarde par delà l’horizon un
monde qu’elle seule peut voir. Je passe un bras autour de
ses épaules et la sert contre moi. Blottie l’une contre
l’autre, je ne sais qui console l’autre. J’ai envie de
pleurer. Le mal de Maman, je le sais, coule dans mes
veines. J’ai si peur de l’avoir transmis à ma fille !
Comme j’aimerais qu’elle ne connaisse pas les mêmes
tourments !

146
La mort selon Odile ✞
Océane nous rejoint vers seize heures trente alors
que nous nous baguenaudons le long du front de mer.
Elle porte son cartable sur une épaule par-dessus un
débardeur rouge et vert aux couleurs d’une équipe de
basket américaine. Elle embrasse maman, dépose un
baiser sur ma joue puis m’annonce qu’elle veut un
goûter.
 J’ai faim ! lance-t-elle.
 Et moi donc ! lui dis-je, je n’ai rien avalé depuis
ce matin !
Après quelques paroles de mise au point, nous
partons à la recherche d’une épicerie. Pour la soulager, je
me saisis de son cartable et le porte à la main. Nous
traversons la double voie du front de mer, enjambons le
terre-plein central, où les palmiers se dressent en
enfilade, et nous engageons dans la première ruelle en
direction du centre ville. Nous n’avons pas parcouru deux
cent mètres, cependant, qu’Océane se fige au milieu de la
rue. Transformée en statue de sel, son regard est
littéralement scellé à une église prise entre deux
immeubles d’habitation. Elle est hypnotisée par le
bâtiment.
 On pourrait allumer un cierge pour Papi, lance-t-
elle, qu’est-ce que vous en dites ?
Je ne sais quoi répondre. Je ne comprends pas. Je
ne lui ai donné aucune éducation religieuse. D’où lui
vient cette fascination pour les églises ? Je conçois
qu’elle soit attirée par la spiritualité, mais pourquoi
s’oriente-elle vers les édifices chrétiens ? Sans même
attendre ma réponse, Océane traverse la route et pénètre

147
La mort selon Odile ✞
dans le bâtiment. Je lui emboîte le pas en entraînant
maman à ma suite.
Sitôt les portes franchies, un air frais et humide
me saisit le visage. L’écart de
température entre l’intérieur et
l’extérieur est tel que j’ai
l’impression de pénétrer dans
une grotte où coule une source
naturelle. Les muscles de mon
corps se relâchent. Mes yeux ont
besoin de plusieurs secondes
pour s’habituer à l’obscurité qui
règne dans la nef. La façade à
ma droite est illuminée par le
soleil et les grandes baies oblongues laissent filtrer des
raies de lumière rouge et bleu qui viennent taper les
pavés au sol. Le spectacle est grandiose mais ne parvient
pas à gommer l’atmosphère lugubre qui règne dans ce
vaisseau de pierre. Au premier coup d’œil, on comprend
que ce lieu est davantage dédié à la souffrance qu’aux
effusions de joie… Je m’engage dans le collatéral et ne
retrouve ma fille qu’une dizaine de mètres plus loin. Elle
se trouve à l’entrée d’une chapelle devant un porte cierge
et tient une bougie dans la main. Elle allonge le bras pour
fixer son cierge mais retiens son geste et le laisse en
suspens dans les airs. Elle tourne alors la tête vers moi et
me toise d’un air effronté et plein de défi. Cet échange ne
dure qu’une fraction de seconde. Je n’ai pas le temps de
réagir qu’elle plante le bâton de cire sur l’aiguille
métallique. Son attitude me blesse. Elle me choque et elle
me blesse. Ma chérie, comme j’aimerais que tu

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La mort selon Odile ✞
comprennes ! J’ai envie de lui parler et de lui dire que
mes jugements ne sont pas là pour lui faire du mal, mais
je sens que toute discussion serait vaine. Ma fille ne
m’écoutera pas, un mur d’incompréhension nous sépare.
Océane fait deux pas en arrière puis s’immobilise la tête
inclinée en avant et les deux mains jointes à hauteur du
ventre. Elle attend. A travers le voile de ses cheveux
longs, j’aperçois ses globes oculaires s’activer. Ses yeux
mi-clos balayent le sol et font des allers-retours entre mes
pieds et la chapelle. Je mets plusieurs secondes à
comprendre. Après quelques instants d’hésitations, et
mue par le désir de renouer avec ma fille, je décide de
passer outre mes réserves habituelles. Je m’approche du
porte cierge, glisse une pièce dans l’urne, allume une
bougie et la plante à côté de celle d’Océane. Les deux
flammes vacillent côte à côte dans une même lumière. Je
n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qu’un sourire
orne ses lèvres. Je suis contente. Non seulement ce geste
ancestral m’a procuré un plaisir inattendu, comme une
consolation, mais il m’a aussi rapproché de ma fille.
Cette action montre que je respecte ses choix, même s’ils
diffèrent des miens.
Je suis sur le point de me retourner pour la
rejoindre, quand maman vient se placer à ma hauteur.
Elle se saisit d’un cierge, l’allume, le dispose sur un pic
et termine par un signe de croix. Je suis stupéfaite !
Maman est croyante ! Jamais, elle ne m’a parlé des ses
convictions religieuses, j’ai toujours pensé qu’elle était
athée. Qui plus est, elle ne fait jamais rien de sa propre
initiative. Quelle force la conduit à agir ainsi
aujourd’hui ? Elle passe devant nous et gagne l’allée

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La mort selon Odile ✞
centrale de la nef. Je ne sais si ses gestes sont guidés par
son éducation et la force des habitudes ou sont le fait de
son désir propre. Ma fille lui emboîte le pas sans se poser
de question. Les deux se glissent dans une travée à mi-
hauteur de la nef et s’assoient côte à côte sur le banc. Je
n’en crois mes yeux ! Ma fille et ma mère sont
pratiquantes !
La surprise est telle qu’il me faut près d’une
minute pour reprendre mes esprits. Je les regarde assises
côte à côte le regard tourné vers le chœur. On dirait des
nonnes en pèlerinage ! Pour la première fois, je me sens
exclue de la relation qui se fait entre ma fille et maman.
Je marche jusqu’à l’allée centrale, hésite à l’entrée de la
travée, puis vais m’asseoir à leurs côtés. Nous restons
ainsi assises en silence de longues minutes. L’endroit est
calme, apaisant et procure un réel sentiment de
protection. Je regarde les peintures, les sculptures, les
vitraux et me laisse séduire par les motifs, les formes et
le mélange des couleurs. La qualité des ouvrages est
remarquable. Pourtant, quelque chose dans cet endroit me
tient à distance et m’empêche de m’abandonner
complètement. Je ne me retrouve pas dans ce lieu. On n’y
trouve ni arbre, ni plante, ni trace de vie animale. Mère
Nature n’est représentée nulle part et cela me gêne. Je
suis la première à dire que nous avons besoin de lien, de
spiritualité, de communion et d’échanges, mais ceux
qu’offre cette église ne sont pas suffisants à mes yeux. Je
ne rejette pas ce qu’elle donne, je trouve qu’elle
n’englobe pas suffisamment. Pour que la communion soit
complète, il me paraît indispensable d’élargir le cercle
aux règnes animal et végétal. Sans cela, le recueillement

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La mort selon Odile ✞
n’a pas de sens. Dieu est notre inconscient collectif et la
spiritualité un moyen de s’unir avec le cosmos et les
forces supérieures. Or, cette liaison se fait avant tout avec
notre part animale, nos organes, nos viscères et les
milliards de neurones et de micro-organismes qui nous
composent. Les êtres microscopiques, qui sont à la fois
en nous et autour de nous, relient les êtres vivants les uns
aux autres et créent par ce maillage un ensemble
cohérent. Le saint esprit est avant tout microbien et
bactérien. Enlevez la nature et c’est toute la spiritualité
qui disparaît. Les transhumanistes ne disent pas autre
chose. D’après eux, le cerveau n’aura plus de secret pour
l’homme d’ici 2050. La conscience, en revanche, reste un
mystère. Tout le monde s’accorde à penser qu’elle trouve
son origine dans notre corps et que l’intelligence du
cerveau est subrogée aux désirs du corps et n’est que son
exécutant. Tout laisse à penser que la véritable maison de
dieu n’est donc pas cette église, ni n’importe quel autre
bâtiment religieux fait de pierre et de verre, mais bien le
corps, notre corps.
Il est un peu plus de dix-neuf heures trente
lorsque nous ramenons Maman à la clinique. L’infirmière
de garde m’en fait le reproche, mais je lui sais gré de ne
pas en rajouter.
 La prochaine fois, prévenez-nous, dit-elle, cela
nous évitera de nous inquiéter ! Le ton employé
n’est pas sévère, juste concerné. Je me promets de
faire attention la fois suivante.
J’embrasse Maman et la serre dans les bras. Notre
promenade, et plus encore notre visite de l’église m’a
laissé un sentiment étrange qui continue à m’habiter.

151
La mort selon Odile ✞
Même si je n’adhère pas aux préceptes de l’église, force
m’est de constater que je ne me suis jamais sentie aussi
proche de ma mère que lorsque nous étions assises l’une
à côté de l’autre sur ses bancs... Océane embrasse sa
grand-mère puis regagne la voiture. Je laisse quelques
consignes à l’infirmière pour la journée de jeudi, lui parle
de la tenue que je souhaite qu’elle porte pour la
cérémonie, puis rejoins ma fille. Je démarre la voiture et
quitte la clinique. Sur le chemin de la maison, j’évite de
parler à ma fille et même de la regarder. Sa présence me
met mal à l’aise. Encore bouleversée par tous les
évènements de la journée, je me sens fragile et ne
souhaite pas qu’Océane s’inquiète de mon état, ni de la
fébrilité qui m’habite.
Nous arrivons à la maison peu après vingt heures.
L’en-cas que nous avons avalé après la visite de l’église
nous a calées si bien que je ne prépare rien pour le dîner.
Mes chaussures enlevées, je traverse le salon et
m’installe sur la chaise à bascule, tandis qu’Océane
s’assied sur le canapé en face. Elle fait semblant de
regarder ailleurs, mais je sais qu’elle m’observe. Quelque
chose a changé entre nous. Pour la première fois, j’ai le
sentiment que ma fille devine la faille qui me traverse.
Elle doute. De moi, en tant que personne, mais aussi en
temps qu’adulte responsable. En grandissant, il arrive un
jour où les enfants comprennent que ceux en qui ils
avaient placé une confiance absolue sont faillibles.
Océane se trouve à l’orée de ce stade. Elle me dévisage
d’un regard ardent, puis se saisit du magazine télé posé à
côté d’elle, feuillette les pages et se plonge dans sa
lecture d’un article. Certains traits de son visage me

152
La mort selon Odile ✞
rappellent son père. Son front haut et large vient de lui.
Ce que je n’avais jamais remarqué jusqu’alors, en
revanche, c’est que leur ressemblance ne s’arrêtait pas
qu’au physique. Lui aussi, par exemple, lisait tout ce qui
lui tombait sous la main. Peu importe ce qu’il trouvait, il
avait un besoin impérieux de lire, qui un magazine, qui
un roman, qui une notice d’appareil ménager…
Depuis la mort de papa, je pense continuellement
à lui. Je ne sais au juste ce qui a réveillé son souvenir,
mais il n’a fait qu’enflé au fil des jours. Peut-être fais-je
une association d’idée entre mon père et celui de ma fille,
je ne saurais l’expliquer... Quoiqu’il en soit, je ressens le
même vide que celui que j’ai éprouvé après notre
séparation. La même boule au ventre ne me quitte plus.
Certaines personnes deviennent des excroissances de
nous-mêmes et nous continuons de les sentir après leur
disparition, à l’instar de ces manchots qui veulent se
gratter un bras amputé. J’ai rencontré José pour la
première fois à la sortie du hall principal de l’aéroport. Il
avait raté son avion et cherchait un taxi pour le conduire
à Nice. Je ne sais pas ce qui m’a prise, j’ai proposé de l’y
conduire. Dès le début, j’ai su que notre relation ne
durerait pas. La fin était inscrite en germe dans notre
histoire. Il passait sa semaine à Sophia Antipolis et le
week-end auprès de sa famille quelque part en région
parisienne. Je ne lui ai jamais fait de reproche, ne lui ai
rien demandé et ne regrette rien, surtout pas la naissance
d’Océane. Mais je ne savais pas que ce serait aussi dur.
Je me rends compte aujourd’hui qu’une partie de moi
n’est jamais parvenue à surmonter notre séparation. Son
souvenir prend la place qu’un compagnon fait de chair et

153
La mort selon Odile ✞
de sang devrait occuper. Si je n’ai que des aventures sans
lendemain avec les hommes, c’est avant tout pour cette
raison. Certaines personnes deviennent une limite dans
notre existence et, même avec les années, on ne parvient
pas à s’affranchir de leur souvenir. L’amour est la
naissance d’un mythe que la nostalgie entretient toute
une existence. La passion ne dure qu’un temps, mais son
souvenir consume une vie entière. Je me souviens de
cette peinture au musée d’Unterlinden à Colmar. On y
voit une jeune femme assise dans le coin de la toile, le
regard incliné et en train de tailler un morceau de bois.
Ses souvenirs sont représentés par un nuage noir et
menaçant qui fond sur elle. Papa m’avait expliqué qu’au
Moyen-Âge la nostalgie était considérée comme une
pathologie extrêmement grave. Elle était perçue comme
une sorte de démence provoquée par Satan, un abandon
de l’être, une perte totale des repères, qui rendait celui ou
celle qui en était atteint incapable de vivre. Ils appelaient
cette maladie mélancolie. Je me suis toujours reconnue
dans cette jeune fille. Le
charme qui l’enveloppe est
nuisible à sa santé, mais il s’en
dégage une beauté à laquelle je
succombe sans cesse. Ce repli
sur soi, avec le champ de la vie
qui se réduit à l’être aimé,
cette incapacité à vivre seul,
sans l’autre, cet attachement
vital qui domine toute notre
vie me caractérise
parfaitement.

154
La mort selon Odile ✞
Océane m’embrasse sur la joue. Je ne l’ai pas vu
approcher ! Mes pensées occupent tant mon attention que
je ne vois pas ce qui se passe sous mes yeux !
 Bonne nuit, maman.
 Bonne nuit, ma chérie.
Elle part se coucher. Je l’entends passer aux
cabinets, faire sa toilette dans la salle de bain et
s’allonger sur son lit. Lorsque le silence envahit
l’appartement, je me rends dans la cuisine où je prépare
une tisane à base de tilleul et d’herbes relaxantes.
J’arrache les feuilles une à une des branches et les laisse
diffuser leur parfum dans l’eau chaude. Les nuages
marrons donnent au breuvage un aspect peu ragoûtant.
Ma boisson préparée, je retourne dans le salon et déplace
la chaise à bascule pour m’installer devant la table basse.
Avant de m’asseoir, j’ouvre la fenêtre et m’allume une
cigarette. La fumée a tôt fait
de tisser des broderies de vapeurs au-dessus de ma tête.
Me voilà seule avec mes pensées.
J’inhale les fumées de cigarette en savourant ce goût
d’herbe mélangé à celui du tabac.
Mon esprit divague.
Je ne lutte pas contre les réminiscences, au contraire,
je les accueille comme les vieilles compagnes qu’elles
sont. Ma conscience, comme agent régulateur,
s’évapore et
les émotions arrivant par vagues successives
lézardent ma raison.
Les minutes s’effilochent, des passerelles
se forment,
ne laissant de la ligne du temps

155
La mort selon Odile ✞
qu’une volute capricieuse.
Le pendule de la chaise me berce.
Je repense à la feuille du châtaigner qui,
dans un balancier mortel,
rejoint son dernier sommeil. Mon tour viendra.
La nuit m’effraie, j’ai toujours peur qu’elle ne soit
la dernière.
Je m’assoupie sur ma chaise laissant la
nostalgie me dominer. Son emprise est totale.
Cette langueur assassine m’accompagne au
coucher. Je ne prends pas la peine d’endosser
un pyjama,
les lumières éteintes, je me glisse
nue sous les draps.
Une fascination morbide me pousse à embrasser
à pleine force la peine qui m’étreint.
Attiser les flammes pour plus
vite rejoindre les cendres froides.
Je m’endors. Les secousses du réveil et les bras de
Morphée se partagent ma nuit.
Je tourne, me retourne, me recroqueville,
tandis que mes rêves donnent à mon sommeil
des teintes incroyables.
Je vois le feu, les flammes et des oriflammes
triomphantes claironner victoire.
Je m’abandonne à cette force supérieure qui me
domine et me commande.
A quoi bon résister ? Maman n’est plus, Mère
Nature m’a recueillie.

156
La mort selon Odile ✞
Magicienne entre toutes, elle honore notre rendez-
vous et me rejoint en rêve. Chevauchant un aurochs au
pelage de suie, puissant, énorme, magnifique,
elle m’annonce sa prophétie :
le phénix attend tes cendres
de toi viendra le cycle,
qu’après la mort, vienne la vie.
Réveille-toi !
Mais je n’ai d’autres désirs
que celui de rester à regarder les flammes dévorer
le plafond. Je n’ai pas envie d’affronter le monde.
Malgré le carillon de la pendule,
Je reste dans mon lit.
Puis vient cette force impérieuse,
péremptoire et autoritaire qui me sort et me traîne
jusqu’au salon. Je dois ! Il faut. Je m’assieds sur le grand
tapis brossé écarlate, ferme les yeux, mais ne sens aucune
force couler en moi. Il n’y a rien, absolument rien qui
vienne m’apporter l’envie de poursuivre.
C’est la première fois que cela m’arrive depuis
que j’ai la foi. Je respire profondément pour appeler les
forces de l’aube. Le rite m’accompagne, les gestes
s’enchaînent et donnent un semblant de consistance à
mon identité. L’élan me porte quelques minutes mais
retombe très vite à plat.
Je prépare le petit déjeuner d’Océane, place un
bol sur la table et sors le pain du congélateur. J’essaie de
manger quelque chose, mais n’ai pas faim. En me
forçant, je parviens à avaler une galette de riz avec un

157
La mort selon Odile ✞
reste de fromage frais, mais le goût m’écoeure. Les
habitudes me font enchaîner les étapes de la matinée sans
réfléchir. Lorsque je me saisis d’une feuille pour laisser
un mot à Océane, je reste vide. Je ne sais absolument pas
quoi écrire. Je regarde autour de moi et mon regard
s’arrête sur le torchon qui pend à la chaise. Les motifs
floraux forment des enluminures sur le pourtour du tissu.
Je me saisis des ciseaux, découpe la partie inférieure et
jette le reste à la poubelle. Sur le bas de la frise, j’écris au
feutre noir pour toi ma belle belle, passe une
merveilleuse journée, Maman.
Je n’ai plus conscience de mes gestes. De temps à
autre, je me rends compte que je suis arrivée à un endroit,
mais l’instant d’après je suis de nouveau happée par mes
rêveries. Je passe de l’immeuble à ma voiture et de ma
voiture à l’aéroport sans m’en rendre compte. Dans le
hall des départs, je me rends au point presse et achète le
journal La Provence. A ma grande surprise, je ne trouve
pas un avis de décès pour mon père, mais deux ! La
première est celle que j’ai rédigée :
Son épouse,
Sa fille et ses fils,
Ses petits-enfants,
Les plantes du jardin,
L’affreux dauphin en
cristal
Ainsi que toute sa
famille,

158
La mort selon Odile ✞
Ont la tristesse de
vous faire part du
décès de
M. JACQUES
BOURRELLY
Survenu à Cannes le
20.09.2015 dans sa
76ème année.
Un dernier hommage
peut lui être rendu au
crématorium de
Cannes entre
quatorze heures et
dix-huit heures.

Une cérémonie civile


aura lieu au
crématorium
Le jeudi 24 septembre
à 14h30.
Le thème est la
courge, ceux qui ne
porteront pas de
déguisement resteront
dehors ou
devront s’acquitter
d’un gage.
Maman est toute
chose.

159
La mort selon Odile ✞
Mère Nature
n’abandonne jamais
les siens.

Le second avis se trouve deux colonnes plus loin.


J’ai l’impression que les rédacteurs n’ont pas fait le lien
entre les deux annonces.
Le cercle de pétanque
de la Bocca éprouve
une immense tristesse
à l’annonce du décès
de l’un des siens,

JACQUES
BOURRELLY, dit
Jacky,
A l’âge de 76 ans.

Nous nous associons


à la douleur de sa
famille et de tous ses
proches.

Jacky, dans ce La
Provence que tu
aimais tant, nous
pensons si fort à toi,
notre mauvais
perdant et susceptible
préféré, à tes envolées
contre les politiques

160
La mort selon Odile ✞
de tous bords, à tes
coups de gueules
légendaires, à ton
amour de la
montagne, au papa
que tu étais, au
grand-papa que tu
étais, à ton amitié
jalouse et un poil
maniaque.
« Gardes notre
souvenir, tu nous
manques, si tu
savais… »

La cérémonie aura
lieu le jeudi 24
septembre 2015 à
14h30 au
crématorium de
Cannes.

A la lecture de ces avis, je suis submergée par


une vague de fatigue indescriptible. Je me sens vide,
lasse, au point de faillir m’écrouler. Je m’assieds à même
le sol au milieu du passage. Un homme, dont je n’arrive
pas à discerner les traits, s’approche de moi et pose sa
main sur mon épaule. J’ai plus l’impression d’une ombre
que d’une véritable personne.
 Vous allez bien ?

161
La mort selon Odile ✞
Sa voix laisse percer l’inquiétude. Il m’aide à me
relever.
 Merci, ça va aller…
Il reste encore quelques instants à mes côtés, puis
me souhaite bon courage.
 Vous avez besoin de repos, insiste-il, prenez soin
de vous.
Je me dirige vers le comptoir d’enregistrement,
mais bifurque ma course une centaine de mètres plus loin
pour me rendre aux toilettes. J’ai besoin de m’isoler. Je
m’enferme dans une cabine et reste assise sur la lunette
des WC le buste replié sur les genoux. La tête basculée
en avant, le sang remonte vers mon cerveau. Quand les
forces me reviennent, je vais me laver les mains et
m’asperge le visage, mais cela ne m’aide pas, au
contraire, mon état empire. Je suis prise d’une crise
d’angoisse qui me tétanise le corps et m’empêche de
respirer. J’ai le sentiment que la pression de l’air va me
broyer les côtes. Je retourne m’enfermer dans une cabine.
J’ai besoin d’évacuer, de souffler, de retrouver la maîtrise
de mes émotions. Je ferme les yeux, fais le vide dans ma
tête et respire par le nez en bouchant une narine après
l’autre. Le débit est si faible que j’ai besoin d’une
vingtaine de secondes pour vider mes poumons. Je fixe
mon attention sur ce flux qui sort et qui rentre, qui sort et
qui rentre. Les battements de mon cœur ralentissent.
Enfin, je recouvre mon calme.
La journée de travail est un véritable chemin de
croix. Tout me paraît lourd et incroyablement compliqué.
Plusieurs fois, je manque de quitter mon poste pour aller
m’allonger quelque part. Entre deux passagers, je

162
La mort selon Odile ✞
m’assieds sur le tapis roulant qui emporte les bagages. Je
suis lente, inefficace et ne parviens pas à répondre aux
questions des voyageurs. Leurs paroles m’arrivent à
travers un brouillard qui les rend inintelligibles. Je suis
obligée de leur faire répéter trois ou quatre fois pour
comprendre. Une collègue m’apporte son assistance, me
supplée dans des tâches et m’aide à accomplir certaines
formalités. Sans elle, je n’aurais pas pu tenir. Je la
remercie plusieurs fois. Merci, dis-je, merci, c’est gentil.
A la fin de mon service, je monte à l’étage pour
prévenir les ressources humaines que je ne viendrai pas
travailler demain. La responsable est absente et je suis
reçue par une jeune femme d’une vingtaine d’année, qui
semble dépassée par la situation. Elle bafouille des mots
confus, me présente ses condoléances, s’excuse de
l’absence de sa chef, s’excuse encore je ne sais pas
pourquoi, puis me dit ne vous inquiétez pas, je m’occupe
de tout, ne vous inquiétez pas, je vais faire le nécessaire.
Je laisse mon nom, mes coordonnées et quitte le bureau.
Ma voiture stationne en plein cagnard. Je me sens
si épuisée que je ne prends pas la peine de l’aérer et, sitôt
la portière ouverte, m’écroule dans le fauteuil du
conducteur. La chaleur est atroce, mais je n’ai pas la
force de me relever. J’allume le contact, ouvre les
fenêtres en grand et m’engage sur la route. Les courants
d’air chassent la chaleur, mais tout le tableau de bord,
ainsi que le volant et le plastique noir qui habille la porte,
restent brûlants. Je roule une trentaine de minutes dans
cette atmosphère épouvantable. J’ai envie de vomir. En
chemin, je remonte ma robe sur mes cuisses et
déboutonne ma veste. Tout mon corps est trempé de

163
La mort selon Odile ✞
sueur et secoué par des bouffées de chaleur. Des images
érotiques me traversent l’esprit. C’est étrange. J’ai
l’impression d’être malade. Comme lorsque nous
sommes pris d’une forte fièvre, le dérèglement des sens
laisse libre cours à nos pulsions les plus primaires. J’ai
envie d’être nue et de sentir le corps d’un homme près de
moi.
Arrivée à la résidence, je ne prends pas la peine
de chercher un emplacement à l’ombre et me gare sur la
première place disponible. Je coupe le contact, quitte la
voiture et gravis les deux volées d’escalier jusqu’au
premier étage. Sitôt chez moi, je me rends à ma chambre
semant en chemin les vêtements que je retire. Nos
retrouvailles avec mon matelas sont délicieuses ! Je me
glisse tout entière sous les draps et tire la toile par-dessus
ma tête. La lumière qui filtre à travers le drap crée un
halo rosé autour de moi et ma respiration remplit ce
cocon cotonneux d’une odeur et d’une chaleur animales.
La sensation du tissu collé sur ma peau encore moite me
donne l’illusion d’un contact avec un autre corps. Je
glisse un repli du drap entre mes cuisses. Il se passe
quelques minutes avant que mon cerveau ne s’active.
Toutes sortes d’images me viennent à l’esprit. Je repense
aux mains d’un voyageur norvégien que j’ai reçu ce
matin. Ses doigts extrêmement longs étaient couverts de
tâches de rousseur et d’un duvet blond. Je m’attarde sur
ce souvenir jusqu’à faire naître le désir. Les muscles de
mon corps se relâchent. Je me caresse la vulve et ce
massage suffit à dresser un mur autour de mon esprit de
façon à me confondre avec mon phantasme. Le plaisir
enfle lentement, secrètement, délicieusement.

164
La mort selon Odile ✞
La sonnerie de l’appartement m’interrompt. Qui
peux bien me déranger ainsi au milieu de l’après-midi ?
On sonne plusieurs fois. Je ne quitte pas mon lit, mais la
personne insiste. Elle garde le doigt enfoncé dans le
bouton et la sonnerie se met à émettre un sifflement aigu
en continu. Le son strident qui résonne dans
l’appartement en devient presque douloureux. Je résiste
plus d’une minute, puis n’y tiens plus ; je rejette les
draps, me lève et vais à l’interphone.
 Qui est là ? dis-je en décrochant le combiné ; ma
voix, même affaiblie, est chargée de colère.
 C’est moi, Jérôme, laisse-moi rentrer.
Ma première réaction est de l’envoyer promener,
mais je me reprends. Pour venir sonner chez moi ainsi,
mon frère doit avoir un problème... J’appuie sur le
bouton pour déclencher la gâche électrique. J’ai à peine
le temps de retourner à ma chambre pour enfiler un
peignoir que j’entends des coups sourds résonner contre
ma porte.
 J’arrive !
J’ouvre la porte et laisse mon frère pénétrer dans
l’appartement. Il me sourit pour faire bonne figure, mais
je remarque tout de suite qu’il n’est pas dans son état
normal. Il pue l’alcool. Jean était bizarre hier, mais au
moins sa compagnie ne me faisait pas peur. Je ne peux
pas en dire autant de Jérôme. Même si je ne l’ai jamais
vu lever la main sur sa femme ou ses enfants, je ne suis
pas entièrement rassurée de le voir débarquer chez moi
dans cet état.
 Qu’est-ce qu’il y a ?

165
La mort selon Odile ✞
 Je viens prendre des nouvelles. Comment va ma
grande sœur ?
J’ai horreur qu’on me prenne pour une imbécile.
 Qu’est-ce que tu veux, Jérôme !
Il ne me répond pas tout de suite. Il s’assied sur le
canapé puis se rejette en arrière contre le dossier les deux
mains derrière la tête. Je dois répéter ma question
plusieurs fois pour le faire parler.
 Il t’a dit pour l’héritage ?
 Quel héritage ? De quoi tu parles ?
Jérôme me raconte l’entrevue qu’il a eue avec
notre frère. Jean est venu le voir hier soir vers vingt et
une heures. Sans même un bonjour, il lui a annoncé tout
de go qu’il devait rembourser l’argent qu’il avait
emprunté à Papa lors de l’acquisition de son pavillon.
L’héritage, a-t-il ajouté, ne pourrait être liquidé tant que
Jérôme n’aurait pas soldé sa dette. Il s’agit d’une
provocation, c’est évident, Jean n’a évoqué cet argent
que dans le but d’asticoter son frère. Jérôme le sait aussi,
j’en suis certaine, mais il fait semblant du contraire. Je ne
sais pas ce qui s’est dit réellement, mais je sais que cette
histoire d’héritage n’est qu’un prétexte, pour tous les
deux. La vérité, c’est que ces deux là sont heureux
d’avoir trouvé une raison pour se déchirer ! Papa parti,
plus rien de les empêche d’en découdre. Je fais
également semblant de ne pas comprendre. C’est leurs
affaires, après tout, s’ils veulent s’entretuer, qu’ils le
fassent une bonne fois pour toute ! J’ai longtemps pensé
que les hommes faisaient la guerre pour atteindre leurs
objectifs, je ne savais pas que c’était le contraire.
Maintenant, je sais que les hommes s’inventent des

166
La mort selon Odile ✞
objectifs dans le seul but de se faire la guerre. J’écoute
mon frère une vingtaine de minutes. Il me parle de Jean
en termes orduriers comme s’il s’agissait du plus grand
salopard que la terre ait jamais enfanté. Il cherche à me
rallier à sa cause, mais je ne lui laisse aucune espérance.
Je n’ai aucune envie de me retrouver entre les deux à
compter les coups ! Lorsque j’en ai assez de l’entendre
débiter ses sornettes, je lui demande de partir sans
ménagement.
 Ok, j’ai compris, dis-je, maintenant laisse-moi, je
suis fatiguée, j’ai besoin de dormir. On se verra
demain à la cérémonie.
Je suis obligée de le tirer par le bras et de
littéralement le pousser dehors pour le faire sortir de chez
moi. Tout en se dirigeant vers le palier, il continue de
parler, me demande d’intervenir, mais je ne l’écoute plus.
Je lui claque la porte au nez. Arrivé en bas de
l’immeuble, il insiste et sonne à nouveau à l’interphone.
J’ouvre la porte-fenêtre du salon, vais sur le balcon et
l’apostrophe depuis le premier étage.
 Vas t’en ! je cris, fous-moi le camp, veux-tu !
Pour lui faire comprendre que je ne plaisante pas,
j’attrape un pot de fleur vide sur la terrasse et lui jette à la
figure. Le récipient en terre cuite explose en milles
morceaux à ses pieds.
 Ah, ça va ! braille-t-il en guise de réponse tout en
agitant une main dans les airs, qu’est-ce que tu
peux être chiante des fois !
Il se retourne, marche jusqu’à la sortie de la
résidence et disparaît à l’angle de l’immeuble. Je reste
cinq bonnes minutes sur le balcon pour m’assurer qu’il

167
La mort selon Odile ✞
ne reviendra pas, puis regagne l’appartement, ferme la
porte-fenêtre et retourne dans ma chambre.
Je retourne m’allonger, lorsque je découvre la
présence de Mako sur mon lit. Profitant de ma sortie sur
le balcon, il s’est faufilé dans l’appartement sans que je
ne m’en aperçoive. Quel sans-gêne ! Lové en boule, il
s’est installé au centre du matelas, là où l’empreinte de
mes fesses est encore visible. Ma première réaction est de
le chasser, mais la perspective de le déranger m’en
empêche. J’accorde une place essentielle aux animaux et
aux plantes, je ne peux décemment pas jeter mon chat
comme une vulgaire poupée ! Mako paraît si paisible et
si parfaitement heureux, qui plus est, comment aurais-je
le coeur d’interrompre un tel moment de félicité ?
Quelque peu contrainte et forcée, j’accepte de cohabiter.
Je m’allonge sur le bord, me glisse sous ce que je
parviens à récupérer de draps et tente de m’assoupir.
Sans grand succès. Les paroles de Jérôme continuent de
résonner dans ma tête. Cette guerre stupide que mes deux
frères se livrent me met en colère. J’ai peur qu’ils ne
fassent des bêtises. Le mieux serait qu’ils ne se croisent
pas pendant quelques temps ou que, par un moyen ou par
un autre, ce problème d’héritage s’évanouisse. Bien que
j’ai émis le souhait de ne pas m’immiscer dans leurs
affaires, mon cerveau se met à réfléchir de lui-même en
quête d’une solution.
Océane rentre de son cours de gymnastique
rythmique et sportive vers dix-sept heures. Je ne me
rends compte de son retour que lorsqu’elle pousse la
porte de ma chambre et me trouve à moitié endormie
dans mon lit.

168
La mort selon Odile ✞
 Ça va, maman ? Ses sourcils en accent
circonflexe marquent l’inquiétude.
 Je suis un peu malade, dis-je en me levant sur un
coude pour me donner un peu de consistance,
mais ne t’inquiètes pas, ça va aller mieux demain.
Comment s’est passée ta journée ?
En guise de réponse, je n’obtiens qu’une
information d’ordre pratique : il faut une tenue bleue et
blanche pour le spectacle de GRS de noël ! Ce n’est pas
exactement les nouvelles que j’attendais… Je n’ai pas le
temps de demander d’autres précisions, qu’elle disparaît
dans le couloir. A ma grande surprise, cependant, elle
revient trois minutes plus tard avec une tasse d’infusion
entre les mains. Elle s’approche et la pose sur la table de
chevet à mes côtés.
 J’ai mis du miel dedans.
Je n’ai pas soif, mais l’attention de ma fille me
touche. Pour lui faire plaisir, je me redresse dans mon lit
et avale quelques gorgées. Océane s’assied sur le rebord
et m’observe fixement sans détourner le regard. J’ai
l’impression de découvrir une petite fille bien différente
de l’enfant qu’elle était il y a peu. Solide et déterminée,
cette force de caractère n’apparaît encore qu’en pointillé,
mais laisse imaginer la femme qu’elle sera plus tard. Je
suis contente de la voir ainsi. Océane sera forte, plus
forte que moi, tant mieux.
 Bon, dit-elle en sautant sur ses pieds, je vais
réviser, j’ai un contrôle d’histoire demain.
Elle part dans sa chambre, suivie instantanément
de Mako qui m’abandonne à mon sort. Lorsque les deux
quittent la pièce, une idée m’effleure l’esprit. Pourquoi

169
La mort selon Odile ✞
Océane s’investit-elle tant dans ses études ? Bien qu’il
eût été normal qu’elle n’aille pas en cours demain afin
d’assister aux funérailles de son grand-père, elle a insisté
pour se rendre à l’école le matin. N’importe quel autre
enfant de onze ans aurait pris la journée. Lors d’une
conversation anodine, elle m’avait fait part de son intérêt
pour l’internat. Se peut-il qu’elle s’investisse dans ses
études dans le but de quitter la maison ? Je n’avais jamais
vu son implication dans ses études sous cet angle. Cette
idée me donne un pincement au cœur.
Je me lève de mon lit, mais suis immédiatement
prise de vertiges. J’ai besoin d’un temps assez long pour
retrouver mes esprits. Ce malaise me fait réaliser
combien je suis faible et, qu’une fois encore, je n’ai rien
mangé depuis ce matin. Je vais à la cuisine, où j’avale
quelques dattes fraîches en guise de sucre rapide, puis me
lance dans la préparation du dîner. J’enfourne une pâte
brisée, découpe et cuit des courgettes, oignons, poivrons
puis les dispose sur le plat avec un fond de sauce tomate.
Durant la cuisson, je prépare un plat de boulgour, une
salade de cresson assortie de graines de pavot germées.
Océane veut dîner devant la télévision. Je n’aime
pas ce concept, manger est à mon sens une activité en
soit, un temps pour échanger, mais je ne me sens pas le
courage de discuter. Exceptionnellement, j’accepte de
faire un plateau repas. Nous nous installons sur le canapé
et mangeons notre dîner en regardant un reportage sur les
candidats d’un télé crochet, que sont-ils devenus ?
L’émission n’est pas très intéressante, même franchement
nulle. Je ne parviens pas à m’intéresser à ce qui s’y dit.

170
La mort selon Odile ✞
Mon repas terminé, je me sens irrésistiblement attiré en
arrière et aspiré vers le sommeil.
 Je vais me coucher, dis-je, je suis en train de
m’endormir…
J’embrasse ma fille sur le front et me lève du sofa.
 Et ne te couche pas tard, dis-je en guise de
recommandation, tu as école demain matin !
Je passe aux toilettes, puis m’allonge sur mon lit.
Le dernier souvenir que j’ai de cette soirée est un ballet
de lumières des plus étrange. Je vois (ou j’imagine…)
flotter dans les airs au-dessus de moi un quartz cristallin
de la taille d’une main et diffracter un rayon du soleil en
un spectre jaune et vert. Ce faisceau rebondit contre les
murs de la chambre sans jamais perdre en intensité et
dessine une cage de lumières aux couleurs extrêmement
pures.
Il fait grand jour lorsque j’ouvre les yeux. Une
atmosphère nouvelle règne dans la chambre sans que je
sache dire ce qui a changé. La pièce semble plus grande,
les murs plus hauts et les fenêtres plus transparentes. Je
regarde l’horloge : il est dix heures passés. J’ai dormi
plus de douze heures d’affilée ! Cela ne m’est pas arrivé
depuis des mois. Même les jours de congés, j’ai pour
habitude de me lever avant sept heures. Je m’assieds sur
le bord du lit et passe mes mains sur toute la longueur des
bras avec la sensation d’être différente. La nuit m’a
transformée. Je tente de me remémorer mes rêves, mais
butte contre un mur noir. Je ne me souviens de rien !
Je me rends dans la cuisine, où je trouve un mot
laissé sur la table : Maman, Je serai à la maison vers
11h45. Est-ce que tu peux repasser la robe verte qui j’ai

171
La mort selon Odile ✞
mise sur mon lit ? C’est pour l’enterrement. Bisouxxx !!
Océane. Un cœur est dessiné sur le côté de la page. Je
mets du temps à retrouver mes esprits Tout est
chamboulé dans ma tête. Je vais au salon, m’assieds en
tailleur au centre du tapis, ferme les yeux et suis
immédiatement happée, ou plutôt envoûtée, par mon
univers intérieur. C’est comme si tous les rêves qui
m’avaient échappé la nuit dernière m’apparaissaient
subitement. Je me vois marcher dans une forêt luxuriante
aux côtés de sangliers, de marcassins, de fouines, de
chats sauvages, de cerfs, de renards, de belettes, de
mulots. Le spectacle de cette horde en mouvement
dégage une énergie incroyable. Au-delà des animaux qui
m’accompagnent, j’ai l’impression de ne plus être seule.
Une force que je ne connais pas coule dans mes veines.
Je sens Mère Nature autour de moi, en moi, partout,
comme si elle avait pris possession de mon corps. Je me
retrouve en elle ; je suis elle. Par un étrange don de
prescience, je devine comment la journée va se dérouler.
Je lis dans l’avenir comme dans un journal ouvert bien
que ma vision ne dépasse pas les flammes. Mon rôle sera
déterminant.
Je consacre ma prière au feu, consciente que la
journée sera placée sous son signe. Je ferme les
paupières, respire profondément et convoque en moi les
énergies environnantes. Je place mes plantes de pieds
l’une contre l’autre, mets les paumes face à face, puis
dresse mes mains au dessus de ma tête suivant une ligne
verticale. Cette détente s’inscrit dans l’axe radial de la
terre. Je répète ces mouvements plusieurs fois et, au fur
et à mesure, ralentis le déploiement de mes gestes jusqu’à

172
La mort selon Odile ✞
obtenir des déplacements imperceptibles. Pour
m’accompagner, je chante une même note continue qui
provient des profondeurs de mon ventre et résonne dans
ma gorge. Mmmmmmmmmmmmmmmmmm. Ce
marmonnement grave fait vibrer toutes les cellules de
mon être à l’unisson. La moindre parcelle de mon corps
est tournée vers cette mélopée sourde qui canalise mes
pensées et devient le réceptacle de mon énergie. Tout
mon être se confond en cette ligne qui traverse mon
corps.
Toute la matinée, je ne pense pas. Mes gestes
coulent d’eux-mêmes, s’enchaînent sans efforts et avec
une facilité déconcertante. Mon petit-déjeuner avalé, je
range la chambre, repasse la robe d’Océane, fais ma
toilette et m’habille pour la cérémonie. Je revêts une robe
orange traversée de broderie verte et chausse des
ballerines de la même couleur. En fouillant dans mes
affaires, je parviens à trouver une casquette et découpe la
partie horizontale de façon à n’avoir plus qu’une calotte
verte.
Océane arrive plus tôt que prévu. Elle passe sa
robe, enfile un collant orangé, des souliers vernis noirs et
nous partons à la clinique pour récupérer Maman.
 Tu es très jolie dans ta robe.
Je ne suis pas certaine que mon compliment fasse
plaisir à ma fille. Elle fait comme si elle n’avait rien
entendu et allume l’autoradio. Quand nous arrivons à la
clinique, je laisse ma fille dans la voiture et vais chercher
Maman. Le gardien à l’entrée du bâtiment m’informe
qu’elle m’attend dans le grand hall de l’entrée. Je
l’aperçois assise sur une chaise près de la vitre. Elle

173
La mort selon Odile ✞
ressemble comme deux gouttes d’eau à ces femmes dans
les films en noir et blanc de l’après guerre. Des barrettes
plaquent ses cheveux sur le coté et une épaisse ceinture
blanche souligne sa taille de guêpe. Elle ne porte pas la
robe que j’avais commandée aux infirmières, mais une
robe bleu clair d’un coton épais. Elle irradie une beauté
ancienne, mais non passée.
 Bonjour Maman !
J’ai envie de lui dire qu’elle est très jolie dans sa
robe mais l’idée de répéter exactement ce que j’ai dit à
ma fille m’en empêche. L’étrange idée qu’elles sont les
deux représentations d’une même personne me laisse
songeuse.
 Où m’emmenez-vous, déjà ?
 On va assister aux obsèques de Papa, tu te
souviens ?
 Ah oui ! Les obsèques, oui, c’est ça, votre papa,
d’accord.
Je la conduis à la voiture et pendant qu’Océane
passe à l’arrière de la voiture, je l’installe sur le siège
passager à mes côtés. Lorsque nous arrivons au
crématorium, la salle est déjà pleine. Je reconnais des
voisins, des amis de mon père, le groupe de pétanque,
d’anciens collègues de travail. Tiens, ce trou-du-cul de
Charles est venu ! Aucune gêne, toute vergogne bue, cet
empaffé se présente aux funérailles comme s’il était l’un
des nôtres ! Connard, ne sais-tu pas qu’on t’a banni ?
Que tu n’as pas ta place ici parmi nous ? Je m’approche
de lui et l’apostrophe.
 Super ton déguisement de courge !

174
La mort selon Odile ✞
 Ecoute Odile, je ne suis pas venu pour chercher
querelle…
 Tu veux dire que cet affreux costume n’est pas un
déguisement ?
 Ecoute moi, Odile…
 Et cette face de pet sur le visage, ce n’est pas un
masque ?
J’ai envie de le cogner, d’ailleurs, je ne m’en
prive pas, je lui décoche un coup de pied dans le tibia,
qui le fait hurler de douleur. Le salaud ! Comment ose-t-
il venir ici ? Après tout ce qu’il a fait endurer à Papa !
Océane me tire en arrière tandis que des gens emportent
Charles à l’autre bout de la salle. Pendant que je me
faufile à travers la foule pour m’approcher du
crématorium, une vieille bique me jette un regard torve et
plein de morgue. Je rejoins le premier rang, où se
tiennent les proches de la famille. Oncle René est
effondré et ne tient debout qu’avec l’aide de sa femme et
de son fils. Quel imbécile ! Lui et son frère se sont fait la
tête pendant près d’un quart de siècle et le voilà
maintenant dévasté par la mort de Papa ! J’aimerais lui
donner un bon coup dans le derrière à lui aussi… Autant
de sottise me révolte !
Quand tout le monde semble être arrivé, M.
Dupré s’avance devant la foule, monte sur une petite
estrade en bois et attend que le silence se fasse dans la
salle.
 Mesdames, messieurs, dit-il enfin de sa voix de
ténor, la cérémonie va débuter, je vous invite à
vous rapprocher.

175
La mort selon Odile ✞
Les gens se massent en deux ou trois rangs
successifs. Le silence enfin revenu, il prononce son
discours.
 Nous sommes réunis ce jour pour saluer la
mémoire d’un homme cher à tous, etc...
L’oraison est d’une extrême banalité, mais
l’ensemble sonne étonnamment juste. En l’écoutant, j’ai
l’impression que ma famille n’est finalement pas si
différente d’une autre et que la normalité, cette banalité
rassurante dans laquelle on peut se dissoudre, est
finalement à notre portée. A la fin de son discours, le
maître de cérémonie demande à mon frère de prononcer
quelques mots. Jean s’avance, monte sur l’estrade et se
tourne vers la foule, mais reste muet. Son visage est
couvert de plaques rouges et blanches comme s’il faisait
une allergie. C’est la première fois que je lui vois faire
une pareille réaction. Il ouvre la bouche, mais aucun son
ne sort. Il répète ce même mouvement et à la troisième
fois la gêne devient palpable au sein de l’assistance.
Après près d’une minute de silence, Jérôme vient à sa
hauteur, le pousse sur le côté d’une main sur l’épaule et
prend sa place.
 Mon père, ce chêne ! commence-t-il d’une voix
puissante, nous savons tous combien Jacques s’est
battu au cours de la vie pour faire le bien autour
de lui. Il n’abandonne pas ses amis, est présent
pour les siens, ne trahit pas les…
Jérôme est brusquement bousculé par son frère et
ne peut terminer son discours. D’un coup d’épaule, Jean
le projette sur le côté et reprend le devant de la scène. Il
se dresse de toute sa hauteur et une aura nouvelle se

176
La mort selon Odile ✞
dégage de lui. Il paraît plus grand que d’habitude. Il toise
la foule sans un mot, mais cette fois le silence ne produit
pas de gêne, au contraire, il semble même s’imposer
comme la seule réponse possible à la situation. Sa stature,
son maintien, la force de son regard nous impose un
sentiment de dignité. Cet état de grâce ne dure
malheureusement que quelques secondes. A peine
Jérôme reprend-t-il son équilibre, qu’il revient à la
hauteur de son frère et le pousse à nouveau de la main.
Son geste est cette fois manifestement violent et agressif.
Je décide de monter à mon tour sur l’estrade et de me
placer entre les deux. Je me tourne vers l’assistance et
prononce à mon tour quelques mots dans l’espoir de
remettre de l’ordre dans le déroulé de la cérémonie.
 Papa nous a quitté, dis-je, mais son souvenir vit
encore en nous. Bientôt, le feu consumera son
enveloppe charnelle, mais la lumière et la chaleur
de ce brasier nourrira notre mémoire. Sans cesse,
notre esprit pourra se réconforter à son souvenir.
Mère Nature nous entoure de son esprit et se
nourrit de notre énergie pour mieux la redistribuer
à ses enfants. Je sais qu’elle nous écoute et
entendra nos souffrances.
Dans l’assistance, je vois des gens s’échanger des
regards entendus, comme pour dire voilà, ça y est, elle
remet ça… Certains baisse la tête et garde les yeux rivés
au sol comme s’ils voulaient cacher l’expression de leurs
visages. Leur attitude ne me décourage pas, je suis prête
à continuer mon oraison, et à aller au bout de mon devoir,
mais la main qui s’agrippe à mon épaule m’en empêche.
 Tu peux arrêter tes conneries, oui ?

177
La mort selon Odile ✞
Jérôme me regarde avec des yeux injectés de
sang. Il a la tête d’un fanatique. Mon oncle s’approche à
son tour et cherche à nous faire reprendre les esprits,
mais les trois que nous sommes le rembarrons d’un
même mouvement. Contre l’ennemi commun, nous
faisons cause commune !
 Laisse-nous ! lance Jean.
 De quel droit tu oses nous faire la leçon, toi ? Tu
disparais pendant vingt ans et maintenant tu veux
nous faire la morale ?
 Allez, retourne à ta niche ! conclut Jérôme.
Un murmure de scandale et d’indignation
parcourt l’assistance.
 S’il vous plaît ! crie M. Dupré, s’il vous plaît ! je
vous en prie, gardez votre calme…
L’intervention du maître de cérémonie n’a aucun
effet. Jean gifle René, ce qu’il n’aurait pas dû faire,
évidemment... Ce geste met le feu aux poudres.
Immédiatement, l’assistance se met à protester par toute
sortes de cries et la trentaine de personne s’avance vers
nous. L’estrade est envahie par toutes les personnes de
l’assistance. Certains attrapent Jérôme, d’autres
empoignent Jean, tandis qu’une main agrippe mes
cheveux et me tire violemment en arrière. Dans la cohue,
je ne parviens pas à distinguer celui ou celle qui est à
l’origine de ce geste. Sale petite pute ! hurle une voix
féminine à mes oreilles, c’est toi qu’on devrait brûler à la
place de ton père ! L’hystérie collective se transforme en
une foire d’empoigne générale. Je parviens à me dégager
et tape au hasard pour me défendre. On entend des cris,
des hurlements, le bruit sourd des coups. Les plus âgés

178
La mort selon Odile ✞
sont les plus enragés ! C’est le monde à l’envers : tandis
que papis et mamies se tapent dessus à coups de cannes,
les jeunes tentent de les retenir et de s’interposer pour
éviter les blessures. Cette folie collective se communique
de proche en proche comme si elle était contagieuse.
Bientôt, la salle du crématorium est remplie d’un
vacarme assourdissant.
Lorsqu’il me paraît évident que tout va exploser,
un phénomène étrange se produit. Comme l’onde de folie
s’était propagée il y a un instant plus tôt, le silence
emprunte le chemin inverse et fait taire les représentants
les uns à la suite des autres. Quand le vacarme s’estompe,
je m’aperçois que ce n’est pas le silence qui s’impose,
mais une petite voix, si douce, si faible, qu’il faut
littéralement s’écorcher l’oreille pour l’entendre. Lorsque
je me concentre pour mieux écouter les paroles, mon
cœur se met à battre à tout rompre. Ce timbre, cette
élocution fragile qui semble se rompre à chaque instant,
je la connais ! Maman est en train de déclamer un
poème ! Je suis incapable d’expliquer ce qui l’a amenée à
faire ce choix. Sa récitation me trouble d’autant qu’elle
est complètement déplacée vu les circonstances et que,
dans le même temps, par une étrange magie
incompréhensible, elle se fond parfaitement avec le ton
de la cérémonie et l’atmosphère générale dans laquelle
nous nous trouvons tous. La poésie, c’est la folie
acceptable, celle qui a su revêtir de beaux atours pour
plaire sans effrayer. Personne n’ose la couper.

Comme je descendais des fleuves impassibles,


Je ne me senti plus guidé par les haleurs :

179
La mort selon Odile ✞
Des peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayants cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,


Porteur de blés flamands ou de cotons anglais
Quand avec mes haleurs ont finis ces tapages,
Les fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,


Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.


Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits sans regretter l’œil niais des falots !

Plus douces qu’aux enfants la chair des pommes sures,


L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le poème de la mer,


Infusé d’astres et lactescent,
Dévorant les azurs verts ;
Où, flottaison blême et ravie, un noyé pensif parfois
descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires


Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

180
La mort selon Odile ✞
Plus fortes que l’alcool, plus vaste que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Lorsque le silence se fait à nouveau dans la salle,


personne ne bouge comme si la récitation de maman
avait douché les esprits. L’air lui-même semble figé.
Profitant de ce temps mort, le maître de cérémonie
s’approche de l’incinérateur et appuie sur le bouton. Le
feu dévore tout. En quelques secondes, les flammes
s’enroulent autour du cercueil. Au même instant, comme
s’ils attendaient ce signal pour se dévoiler, des insectes se
mettent à voler dans la salle. Des coccinelles arrivent par
centaines des quatre coins de la salle. Elles semblent
sortir de nulle part et forment une spirale de points noirs
au-dessus de notre tête. Cette nuée d’insectes flotte dans
les airs et décrit de grandes boucles au plafond de la
salle. Toute l’assistance reste médusée par ce spectacle.
Nous regardons tantôt les flammes, tantôt le vol des
insectes sans comprendre ni l’un ni l’autre de ces
spectacles. Les haut-parleurs disposés aux murs se
mettent à diffuser la chanson Halleluah, interprété par
Jeff Buckley. La conjonction de tous ces éléments donne
à la scène une impression surnaturelle et hallucinante.
L’émotion qui s’en dégage nous laisse bouche bée.
Personne ne parvient à donner un sens à ce qui se
produit.
Le feu a tout pris. Tout est terminé. Enfin
presque, il manque un dernier acte. Je profite de
l’abattement de la salle pour monter sur l’estrade et
demander à tous les membres de la famille de se rendre à
la colline derrière la maison de Papa.

181
La mort selon Odile ✞
 J’aimerais qu’on se retrouve en famille, dis-je en
guise d’explication, pour nous, pour papa.
Je laisse Océane avec ses cousins et emmène
Maman avec moi. Je pars avant les autres pour avoir le
temps de passer à la maison. J’espère que le timing sera
bon… Nous quittons le crématorium et regagnons la
voiture qui stationne sur le parking. Je ne prends pas la
peine d’attacher nos ceintures. Nous roulons une dizaine
de minutes puis arrivons à la maison de papa, où je gare
la voiture devant la grille du portail. Maman et moi
rentrons dans la maison. Elle me suit de pièce en pièce,
va où je vais, m’imite dans mes gestes. Je me rends dans
la cuisine. J’ai l’impression que Maman comprend ce que
je fais. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai même
le sentiment qu’elle est d’accord. Je ramasse un torchon
et l’enfonce dans la bouche d’aération. Je mets le
minuteur sur trente, bloque le cran de sécurité et ouvre la
porte du four en grand. Je fais le tour des fenêtres pour
m’assurer qu’il n’y a pas de courant d’air puis ouvre les
robinets de la gazinière en grand.
Nous arrivons au point de rendez-vous une
vingtaine de minutes plus tard. J’ai dû faire un détour, la
route était bloquée pour un déménagement. Seuls mes
deux frères sont présents, le reste de la famille n’est pas
encore arrivé. Par je ne sais quel stratagème, ils se sont
débrouillés pour se retrouver seuls. Ils sont face à face et
je comprends qu’ils ont atteint un point de non retour. La
haine qui les lie flotte au dessus d’eux telle une cloche de
verre en les rendant inaccessibles à tout le reste. Je gare
la voiture une dizaine de mètres plus loin, mais reste dans
la voiture. De toute façon, il n’y a rien à faire. On ne peut

182
La mort selon Odile ✞
garder enfermé toute une vie en soi des sentiments aussi
forts. Un jour vient inévitablement où tout ressort.
L’explosion fait partie du chemin ; ces choses là doivent
sortir, ne serait-ce qu’une fois au cours de notre
existence.
Le premier coup vient de Jérôme. Il ne s’agit pas
vraiment d’un coup, juste d’un mouvement de la main
posée sur le torse de son frère pour le repousser en
arrière. Mais cela suffit, c’est le début. Le reste suit
logiquement et l’inévitable arrive. Jean et Jérôme
commencent à se taper dessus. Jérôme mouline ses
poings dans les airs, fait pleuvoir les coups sur son frère
tandis que Jean met toutes ses forces dans une seule
prise. Acceptant les coups, il parvient à s’approcher de
Jérôme et à le saisir par le bras. Toute son énergie est
focalisée sur une idée, celle de broyer le membre et de le
retourner à l’envers jusqu’à ce que la douleur mette son
adversaire k.o. Je reconnais là bien mes frères. Jérôme
laisse la violence le commander, la haine lui dicter les
mouvements qui tombent sans ordre ni raison mais qui
heurtent profondément, tandis que Jean est tout en
maîtrise, habité d’un haine froide pareille à la lame d’une
épée qu’il enfonce millimètre par millimètre jusqu’à le
mettre à genoux. La lutte est indécise. Si Jérôme est celui
qui beugle le plus, je ne suis pas certaine qu’il soit celui
qui souffre le plus. Jean semble ployer sous les coups et
perdre l’ascendant qu’il avait pris au début. A la violence
des coups échangés, il ne fait aucun doute à mes yeux
que l’un des deux va être grièvement blessé. Je crois que
Jérôme va tuer son frère. L’irrationnel a ceci de supérieur
à la raison, qu’il ne peut se prévoir ni être enfermé dans

183
La mort selon Odile ✞
une définition ou une formule mathématique. Jean a
sous-estimé cette force animale qui coule dans les veines
de son frère. La famille arrive en groupe et se précipite
pour séparer mes frères, mais ils sont trop loin, ils
n’arriveront jamais à temps. Je sors de la voiture pour
arrêter cette folie. Ils sont encore à une vingtaine de
mètres de moi quand Jérôme ramasse une grosse pierre et
la dresse au-dessus de la tête de son frère.
Puis vient l’explosion. Le souffle en premier nous
inflige une formidable gifle qui nous projette tous au sol.
Vient le bruit sourd, extraordinaire. Le toit s’effondre
dans un fracas ahurissant faisant apparaître une immense
gerbe de poussières, de cendres et d’étincelles. Toute la
colline tremble sous l’effet de l’onde de choc. Le fracas
passé, les flammes lèchent le bâti de la porte d’entrée
puis montent à l’étage et gagnent les hauteurs pour
former un immense brasier.
Je n’ai pas besoin d’expliquer. Maman, Jean,
Jérôme s’asseyent et regardent en silence. Il n’y a de
toute façon rien à dire. Je n’avais pas de crainte quant à la
réaction de Jean. J’étais moins sûre pour Jérôme. Je ne
savais pas s’il comprendrait. Maman se lève et marche
vers les flammes. Le spectacle est fascinant. Maman
semble attirée par les flammes comme ces papillons de
nuit. Sa silhouette se découpe sur les
jets de flammes qui embrasent toute
la maison. Elle n’est plus qu’une
forme noire sur fond rouge et jaune.
Elle ressemble comme deux gouttes
d’eau à ce pantin que les festivaliers
brûlent chaque année dans le Nevada : « Burning Man ».

184
La mort selon Odile ✞
C’était bien cela à quoi nous assistions : une fête mettant
à l’honneur les valeurs primitives de l’homme. Une
liturgie invraisemblable où les valeurs traditionnelles
explosent littéralement. Un monde délirant qui se
construit, s’improvise sur cinq jours, monte en apothéose
jusqu’à ce bûcher final où un gigantesque incendie avale
et consume un homme de paille qui représente le passé,
les malheurs, la fin d’un cycle. Chacun voit sous ses yeux
se consumer ses propres souffrances, comme dans ces
sociétés primitives qui brûlent à date anniversaire tout ce
qui leur reste de récolte de peur que les dieux ne leur
accordent pas l’année suivante les mêmes fruits de la
nature. Purger l’ancien pour être en mesure d’aborder le
nouveau. Les vikings, les indiens, les bouddhistes et
toutes sortes de peuplades avaient pour habitude de
mettre dans un même brasier la dépouille et les affaires
personnelles du défunt. Que le mort emporte avec lui les
objets qui lui sont attachés me semblent des plus normal.
A mon sens, c’est le seul moyen de mettre fin au cycle.
Cette façon de brûler les corps et de garder les objets est
contraire à toute logique. Nous sommes dans un monde
qui cherche à retenir le temps, plutôt que de s’inscrire en
lui. Tout est transformé en sons, images, films,
enregistrements et stockés. La mémoire de l’humanité
n’a jamais été aussi importante. Un dixième de la
production d’électricité française est utilisée pour faire
tourner les Datas Centers. Si les Français acceptaient
d’oublier, on pourrait mettre une centrale nucléaire
entière à l’arrêt ! L’homme ne cherche pas seulement à
combattre la mort et le vieillissement, il veut contrôler le
temps, empêcher la disparition, supprimer l’oubli. C’est

185
La mort selon Odile ✞
un véritable crime ! Viendra un jour où nous ploierons
sous le poids du passé. Les adeptes de zaratoustra avaient
pour habitude de brûler ce qu’ils avaient amassés tout au
long de l’année. Ils pensaient qu’ils devaient restituer ce
qu’ils avaient reçu pour espérer en avoir autant l’année
suivante. Je pense que nous devrions faire la même
chose, au moins une fois dans notre vie. Rendre au néant
pour reconstruire derrière. La révolution a ce rôle : faire
table rase du passé pour reconstruire sur des bases
nouvelles et pleines d’espérances. Le passé est parfois si
lourd, que le seul moyen pour poursuivre notre route est
de s’en défaire. Le propre des nouvelles générations est
de s’affranchir des règles de leurs aînés. Le monde a
toujours été ainsi ; il le sera toujours.
Toute la famille est abasourdie par ce qui vient de
se passer. Comme si un malheur ne suffisait pas !
s’exclame ma tante. Mais pour nous autres, mes frères et
moi, cela ne nous fait rien. Certes, cette maison a abrité
de bons souvenirs, mais aussi beaucoup de mauvais. Et
les voir partir en fumée est un véritablement
soulagement.

186
La mort selon Mathilde ✞

Epilogue

187
La mort selon Mathilde ✞
Comme ça, d’un coup, boum ! Et puis, plus rien.
Ah ça, je ne peux pas dire que ça m’aie pas surprise.
Comme ça, boum ! Grand, cette fois. C’était quelque
chose. Et la gentille dame qui avait l’air tout chose, ça
m’a fait de la peine pour elle. Une si jolie femme, non, ça
ne devrait pas. Ah si ! elle est belle, y’a qu’à voir la façon
dont les hommes se retournent. Même celui qui faisait le
curé, je l’ai bien vu, y faisait que la regarder. Elle a l’air
si triste des jours, une si jolie femme, c’est pas normal.
Les flammes, oui, comme ça, on aurait dit le feu de la St
Jean avec tous ces gens qu’attendent le bal. Et, au lieu de
ça, paf ! Comme ça, paf !
Les pompiers sont arrivés vingt minutes après.
J’ai rien dit. Le gaillard, celui avec le nez cassé, m’a
demandé, mais j’ai rien dit. Je ne dis rien de toute façon,
jamais, rien. Lorsqu’ils ont demandé à la jolie femme,
elle a dit je suis la seule responsable !
 C’est ma faute, qu’elle a continué, je n’aurais pas
dû laisser ma mère seule ! Je suis allée avec elle à
l’intérieur de la maison, mais je n’ai pas pensé à
vérifier derrière elle. Je m’en veux terriblement,
vous savez…
Elle est maligne comme un singe celle-là ! Ça ne
peut pas être de ma faute, vu que je suis irresponsable, et
c’est pas de la sienne, vu que c’est pas elle à ce qu’elle
dit ! Je me souviens, toute petite déjà, ça tournait là-
dedans, ah ça, oui ! Pas comme les autres, mais
drôlement quand même. Avec de telles explications, la
jolie dame n’aura pas de problèmes, moi non plus
d’ailleurs.
Après, je sais plus quand, il y a eu le repas. On
s’est assis sur une banquette en bois avec un tissu en

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La mort selon Mathilde ✞
velours rouge. Tout le monde s’était mis autour de la
table. Ils mangeaient les olives noires avec le pain. J’ai
tiré sur le fil de la nappe pour voir, mais il était trop long
et j’ai pas pu deviner en dessous. C’est curieux, enroulé
autour de mon doigt, il n’avait pas la même couleur. J’ai
réessayé plusieurs fois mais c’était à chaque fois pareille.
Ça fait comme des bourrelets sur mon doigt. Je ne sais
pas comment ils font pour avaler tout ça, moi j’ai pas
faim. C’est drôle de les voir comme ça après les coups de
ce tantôt. On dirait que ça leur a fait du bien. On
dérouille et puis on se rabiboche, on dérouille et on se
rabiboche. Pas moi en tout cas, c’est fini tout ça. Je veux
plus de ces machins, je t’aime moi non plus, qu’ils se
débrouillent, j’ai assez donné.
On est retourné le matin et le monsieur qui faisait
le curé nous a donné le vase. Il me l’a confié, mais j’ai
bien vu qu’il aurait préféré le remettre à la jolie dame. Il
était tout léger là-dedans. Tu vois, ce n’était pas la peine
de faire le monsieur ! On n’est pas grand-chose à la fin.
C’était pas la peine, hein !
 Vous pouvez ramener l’urne chez vous, ne vous
inquiétez pas, j’en mettrai une autre dans le
columbarium.
C’est le Monsieur qui a dit ça. De toute façon,
personne ne vient vérifier, qu’il a expliqué. Ensuite, on
est tous allé à la voiture. Après, on a marché, j’ai
reconnu, c’est pareil que l’endroit de l’autre jour. Il y a
les arbres qui penchent, on dirait qu’ils vont tomber sur la
plage. Les deux messieurs y disaient rien, c’est comme
s’il y avait un nuage noir au-dessus de leurs têtes. On
marche un peu le long de la mer, mais y manque de se
casser la figure et le vase tombe par terre à la renverse.

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La mort selon Mathilde ✞
Tout le noir se répand au sol. Ça fiche la colère, surtout
le grand sec, çui qui parle pas. Et la femme aussi.
 T’es con, c’est pas possible, comment on va faire
maintenant ?
 Remets ! Allez, remets dedans !
 Mais il y a du sable partout, comment tu veux que
je fasse ?
 Je suis sûr que tu l’as fait exprès ! Ce n’est pas
possible d’être aussi con, ma parole !
Y se sont regardés un bon moment et puis, je ne
sais pas pourquoi, tout le monde s’est mis à rire. C’est
étrange, je ne saurais pas dire, moi aussi je me suis mise
à rire. Ça a duré, duré ; ça faisait longtemps que j’avais
pas vu rigoler comme ça. Ça a bien duré, ça oui. Y se
tenaient le ventre. La dame, elle a dû s’asseoir tellement
elle était secouée de partout.
 J’ai des crampes !
Y s’arrêtaient et puis ça recommençait, comme ça
pendant plusieurs fois. Au bout, Y zont finit par se
calmer.
 Ça craint, quand même… Qu’est-ce qu’on va
faire ?
Personne n’a l’idée. Alors, on fait rien. On
marche un peu et puis on jette le vase dans la mer. Il était
vide, de toute façon, a quoi ça sert de garder quand c’est
vide ? Je suis bien contente du soleil. Ce n’est pas tous
les jours qu’on a un beau soleil comme ça sans le vent.
Ça fait plaisir de profiter.
Paf, comme ça. On aurait dit un bouchon de
champagne. Paf ! Tout là-haut jusqu’au ciel. Un grand
brasier pour faire la joie. Et boum ! Je suis bien aise que
ça finisse comme ça. Et zou, le grand Jacques ! Une belle

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La mort selon Mathilde ✞
gerbe d’étincelles pour toucher les étoiles. Paf, qu’il a
fait, paf !

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