05 Eric Naulleau - Ruse PDF

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Éditions Albin Michel, 2020


ISBN : 978-2-226-45264-1
À la mémoire de Maria Staneva Tsaneva Nentcheva
Love gets you twisted.

Graham Parker
Ruse ou Roussé est la cinquième plus importante ville
de Bulgarie. Jusqu’à l’indépendance du pays, en 1878,
elle portait le nom de Roustchouk.

Wikipédia
Le même sourire énigmatique, soudain apparu sur les lèvres de la sainte, à
moins qu’il n’ait cessé d’y flotter dans l’attente qu’une lumière venue de plus
loin que le temps ne le révèle aux yeux des premiers passants, accueillit en ce
nouveau matin la subite agitation des hommes. La ville se mit à graviter en
accéléré autour d’elle.
Depuis le centre de la place, elle s’attachait à toutes les trajectoires, la dureté
de son regard s’atténuait parfois d’une fugitive expression de bienveillance, de la
même façon qu’un détective finit par s’attendrir devant tant d’insignifiance et de
petitesse accumulées chez celui qu’il prend en filature depuis des années. Mais
peut-être n’était-ce que l’ombre d’un nuage attardé sur son visage.

Le premier tramway s’ébranla, les wagons emplis de spectres aux paupières
closes débutèrent leur ronde, petit manège sans autre musique que le battement
des cœurs au ralenti. Tel l’œil d’un cyclope braqué sur l’horizon d’où peut à tout
instant surgir une voile, l’unique phare peinait à dissiper les ténèbres, les
tintements du carillon couvraient les bribes de conversations, s’immisçaient dans
les rêves, réveillaient en sursaut les dormeurs.

Les rails fendaient une circulation plus dense à présent, des gamins aux pieds
nus se faufilaient entre les voitures avec des grâces de toréador pour aller
prendre possession de leur coin de bitume, des grands-mères à cabas tournaient
et retournaient d’un air soupçonneux les légumes du marché, une princesse de
seize ans, lippe boudeuse et bras haut levé, héla un taxi devant l’hôtel Sheraton.
À la manière d’un homme qui s’éclaircit la gorge avant de prendre la parole et
décide pour finir de retourner au silence, une enseigne clignota brièvement puis
s’éteignit de nouveau.
La sainte ne perdait rien du spectacle recommencé, les traces de vie naissaient
de partout, sinuaient et se perdaient comme des giclées de couleur dans une pâte
de pure clarté.

La capitale déployait ses rues, gagnait en précision minérale sous le grand
soleil d’août. Il en naissait à mesure pour le promeneur un sentiment d’irréalité,
l’impression de se tenir devant des façades dressées contre le vide d’où sur un
signal sortaient tout à coup du néant quelques comparses de la mystification.

Le bleu du ciel s’assombrit d’une touche de nuit, le blanc des pierres aspirait
la clarté, une silhouette apparut vers le haut du boulevard.
La sainte ne souriait plus, la chouette en équilibre sur son bras déployait ses
ailes, écarquillait un œil farouche.
1.

Elle avait beau s’en éloigner, la statue paraissait toujours dresser ses quelques
tonnes de bronze et de cuivre à la même distance. Son ombre venait l’envelopper
depuis la sortie du métro jusqu’à destination – et c’était devenu un jeu pour
Deliana que de lever la tête à l’improviste pour vérifier si la patronne de la ville
continuait d’étendre la main au-dessus d’elle en un geste de protection ou de
mise en garde. De cette aberration optique naissait en des proportions variables,
selon l’état d’esprit du soir, un mélange d’angoisse et d’amusement. Banale
illustration des canons du réalisme socialiste, dont les chromos faisaient à
présent le bonheur des antiquaires, une sculpture de Lénine s’était jadis
longtemps élevée au même endroit – possédait-elle semblable pouvoir ? Le
souvenir de Vladimir Ilitch se perdait dans un passé aussi lointain que les
pyramides d’Égypte ou les épidémies de peste noire, il aurait fallu consulter l’un
de ces vieillards sans âge qui occupaient leurs dernières heures à pousser des
pièces sur un échiquier dans le parc voisin. L’artiste avait curieusement chargé
l’effigie de symboles empruntés à diverses figures de la mythologie grecque,
parmi lesquels la chouette d’Athéna et la couronne de Tyché. Elle crut voir
l’oiseau perché à vingt-cinq mètres de hauteur sur le bras de sainte Sophie battre
un instant des ailes tandis que s’arrondissait son œil de rapace.
Rien de plus simple pour rompre le charme que d’emprunter un autre chemin,
mais elle aimait sentir les pavés jaunes sous ses pas, des envies de marelle
taquinaient ses chevilles. Elle aimait que, passé un certain carrefour, le même
refrain anglais monte à ses lèvres. Elle aimait assister à la relève des soldats, en
grand uniforme ce soir encore malgré la chaleur accablante, devant la présidence
de la République – il lui était même arrivé, avec pour tout vêtement une toque à
haute plume offerte par un client, de parodier sur scène leur chorégraphie d’un
autre temps, d’abandonner la souplesse des contorsions pour les poses
hiératiques, le pas de l’oie et les soudaines volte-face. Elle aimait enfin que la
capitale change à mesure l’or des boulevards contre la menue monnaie des rues
louches, les monuments contre des bars à hôtesses, la lumière blanche des
réverbères contre l’éblouissement des enseignes au néon.
Celle qui couronnait l’entrée du club Orphée & Eurydice avait d’évidence
connu des jours plus fastes depuis son installation. Les lettres luisaient
faiblement dans la nuit, témoignage de l’avarice du propriétaire autant que
souvenir d’un voyage de noces à Paris d’où il avait rapporté ce nom d’un sauna
crapuleux des environs de la place Blanche. Deliana salua d’un signe de tête le
videur – pas sûr que tous les mots échangés avec lui en une dizaine d’années
aient suffi à former une phrase complète –, poussa la porte et plongea dans le
rouge.
Rouge des fauteuils et des nappes sur lesquelles vacillait la flamme d’une
veilleuse, rouge des banquettes dans les recoins où s’ouvraient des loges plus
discrètes, rouge des projecteurs, rouge des costumes de l’orchestre, rouge des
reflets sur la peau moite des danseuses. Rouge des larmes dont Kornelia, robe
rouge, paupières mi-closes et gestes de noyée dans les flots de lumière jaillis de
la poursuite, feignait de suivre du bout des doigts la trace sur ses joues – les mots
qu’elle chantait glissaient entre les tables puis dérivaient un moment au-dessus
des clients avec les vapeurs du tabac, Comme le Danube se perd dans la mer
Noire, tu as disparu un soir, j’ai prié la Vierge blanche et j’ai prié la Vierge
noire qu’elles me laissent te revoir… Rouge du bois dans lequel avait été taillée
d’une pièce la planche du comptoir où elle s’accoudait à présent.
– Salut, Ivancho.
– Salut, Deliana.
– Pas foule, ce soir…
– Le Levski joue contre une équipe turque, ils en sont aux prolongations. Dans
moins d’une heure, tu vas voir débarquer tous les supporters, bien décidés à se
bourrer la gueule, quel que soit le résultat. Comme d’habitude ?
Un couplet vint lentement se défaire sous le plafond enfumé. Le souvenir de
toi, quand vient le soir, brille dans mon ciel comme un soleil noir, le souvenir de
toi, quand vient le soir, coule dans mes veines comme un sang noir…
Et rouge de la bière, une marque belge dont Ivan, Ivancho pour les intimes,
passait commande à sa seule intention ou presque. Servie sans mousse, ainsi
qu’il était devenu inutile de le préciser, car rien ne devait varier dans le
cérémonial de cette parenthèse ouverte entre la nuit de la ville et la nuit du club.
Les bocks se heurtèrent, leurs voix se joignirent.
– Samo Levski 1 !
Le barman fit un signe de tête en direction de la scène.
– Le souvenir de toi, quand vient le soir, brille dans mon ciel comme un soleil
noir… Je me demande toujours si elles croient un peu à ce qu’elles racontent,
toutes ces chanteuses dont le prénom finit en « a ». Ou si c’est comme dire
bonjour et bonsoir pour le reste de l’humanité.
– Et toutes les chanteuses dont le prénom finit en « a » se demandent toujours
si tu t’intéresses pour de bon à toutes les histoires que te racontent les clients ou
si tu fais juste ton boulot. Tiens, quand on parle des loups…
Deux hommes s’installaient à l’autre bout du comptoir, levaient la main pour
passer commande.
– Au bout d’un moment, on ne fait plus trop la différence, j’imagine, conclut
Ivan avant de se tourner vers eux. Sinon, c’est à devenir dingue.
Deliana laissa courir son regard sur la salle aux trois quarts déserte, sur un box
où deux couples consultaient leurs portables sans s’adresser la parole, sur la
scène où Kornelia continuait d’étirer sa complainte, comme une folle, j’ai voulu
te revoir soir après soir, j’ai traîné dans les rues et j’ai traîné dans les bars à
écouter toutes sortes d’histoires, comme une folle, j’ai voulu te revoir soir après
soir après soir, j’ai traîné dans les rues et j’ai traîné dans les bars, des hommes
m’ont offert à boire…, tandis que deux danseuses nues mimaient le plus ravageur
désespoir amoureux. L’ensemble n’était pas sans évoquer les conventions du
catch adaptées aux grands sentiments. Malgré la musique, les deux hommes au
comptoir baissaient la tête vers leurs coupes de champagne pour s’entretenir à
voix basse. Leurs attitudes de conspirateurs détonnaient avec les propos anodins
dont quelques bribes parvenaient jusqu’aux oreilles de Deliana. Ivan revint se
planter en face d’elle.
– T’as toujours voulu être barman ?
– Je voulais être footballeur comme tous les petits garçons. À quarante ans
bien sonnés, c’est déjà très vieux pour jouer au foot et c’est encore très jeune
pour servir de l’alcool, mais au fond de moi, je n’ai toujours pas renoncé à
gagner la Ligue des champions. Et toi, tu voulais être danseuse ?
Deliana but une gorgée, s’essuya les lèvres du revers de la main.
– Danseuse, oui, mais en tutu. Ou au moins avec quelque chose sur les fesses.
Un jour, mes parents m’ont emmenée voir un spectacle du ballet national, je ne
m’en suis pas remise. Après, vers mes treize ans, j’ai eu ma période cosmonaute.
– Au lieu de tourner autour de la Terre, tu tournes autour d’une barre, c’est
déjà ça…
Les projecteurs baissaient d’intensité en même temps que la voix de Kornelia.
La chanteuse reculait lentement vers le fond de la scène, le cri d’amour se fit
chuchotement, le chuchotement expira dans un murmure, noire est la couleur de
l’amour, noire est la couleur de mes jours, noire est la douleur de mes jours,
amour noir, amour noir, amour noir… Elle interrompit sa lamentation. Kornelia
répétait souvent qu’il en allait des romances comme des œufs à la coque, passées
trois minutes de cuisson dans l’eau de rose, elles perdaient leur saveur. Quelques
applaudissements crépitèrent.
– Remarque, reprit Ivan en essuyant un verre, t’as bien plaqué la fac pour
atterrir ici, tu peux faire le chemin inverse.
– Comme un chien qui revient bouffer son propre vomi ?
– Merci pour l’image, ça va me faire la soirée.
– Désolée. C’est l’heure, je vais me changer. Bon courage pour cette nuit,
Ivancho.
– À toi aussi, ma jolie. Fais-les bander !
– Promis…
Parvenue au milieu de l’escalier, elle fit un pas sur le côté et s’immobilisa
pour laisser passer Kornelia qui venait d’apparaître en haut des marches.
Descente sur talons aiguilles comme pour résumer une existence dont aucune
péripétie n’avait échappé à l’œil public, une carrière en forme de glissade du
papier glacé des pages mondaines à l’encre poisseuse des tabloïds. Mariée très
jeune à un politicien de premier plan, elle en avait divorcé quelques mois plus
tard avant de l’épouser de nouveau le jour de son trentième anniversaire. On lui
prêtait des liaisons avec des sportifs, des hommes d’affaires, des patrons de
presse, tout ce que la Bulgarie fin de siècle comptait de vainqueurs du nouvel
ordre politique. Le millésime suivant s’était révélé un moins bon cru, son nom
s’accouplait à celui de tel oligarque dans d’obscurs scandales financiers et
sexuels, d’autant plus obscurs qu’une presse aux ordres les embrouillait encore à
l’envi de manière à ce que le grand public finisse par n’y plus rien comprendre ;
il était question de privatisation et de délits d’initié, l’expression partie fine
clignotait parfois au milieu d’un paragraphe. Aux senteurs de parfum et de
poudre, attachées à ses pas comme une traîne immatérielle, se mêlait une note
inconnue, peut-être le soufre, peut-être l’odeur d’une défaite depuis longtemps
annoncée, mais à laquelle Kornelia refusait pourtant d’acquiescer malgré la
silhouette alourdie et déjà quelques plis d’amertume autour de la bouche. Elle
jouait ses derniers matchs en première division, ainsi qu’un ami de Deliana avait
résumé la situation. À temps nouveaux, poètes d’un nouveau genre.

Une demi-douzaine de miroirs bifaces s’alignaient dans l’unique loge réservée
aux artistes telle une iconostase profane où le reflet des danseuses évinçait la
représentation des saints, où la croix s’effaçait devant le talisman. Sans qu’il fût
besoin du moindre rappel au règlement, accord tacite valait ici texte de loi, les
nouvelles venues s’installaient dos à la porte et cédaient à leurs aînées les places
les plus éloignées. Il s’en fallait d’une légère inclinaison du buste pour que les
unes contemplent leur passé et les autres leur avenir. Aucune des présentes ne
s’y était jamais risquée. Le spectacle offert tenait du camp volant et de la cabine
d’essayage, des chaussures traînaient un peu partout, un corsage s’affaissait sur
le dos d’une chaise, abandonné sous les cintres, un grand éventail de plumes
poussiéreuses convoquait l’image d’un oiseau mazouté venu s’échouer à bout de
forces loin de la mer, quantité d’accessoires débordaient d’un coffre d’où
émergeait au milieu des perles et du strass la gueule aplatie d’un serpent factice,
quelques têtes de mannequin en polystyrène, au milieu desquelles un farceur
avait placé un buste de Staline, servaient de support à des perruques de tous
crins, un ventilateur brassait au ralenti l’air brûlant, la pièce embaumait les
cosmétiques bon marché et la chair en liberté.
Une trousse à maquillage atterrit sur la coiffeuse voisine, Maria eut un léger
sursaut, interrompit l’épilation d’un sourcil, jeta un coup d’œil dans la glace.
– Salut, Deliana.
– Salut, Maria. La forme ?
– Ici, l’essentiel, c’est pas d’avoir la forme, plutôt d’avoir les formes, corrigea
la nouvelle venue.
– Cent fois que tu me la sors, je ne m’en lasserai jamais. Quoi de neuf, meuf ?
– J’ai expédié la gamine à la campagne chez ses grands-parents, répondit
Maria tout en redressant une photographie glissée entre le bois et le tain, je vais
enfin pouvoir faire la grasse mat’. À propos de gamines, t’as raté un grand
moment…
Deliana répandait en vrac devant elle pinceaux et brosses, tubes et faux cils,
vaporisateurs et boîte à paillettes. Maria se rapprocha et désigna le coin opposé.
– Les deux bleues, là, les petites, qui rêvaient à voix haute de lever un richard
à force de se laisser renifler la chatte, mieux que les dialogues de ta sitcom
brésilienne préférée.
– Trop mignon…
– Si on veut, c’est plus un jour mon prince viendra, c’est un soir mon gros
dégueu se pointera.
– Les paroles changent, mais c’est toujours la même musique, non ?
– Je préfère encore les chansons folkloriques. Valya Balkanska 2 chante juste,
elle, au moins, et puis quand elle s’envoie en l’air, c’est dans la sonde Voyager,
ça vole plus haut quand même.
– Au septième ciel, pour de vrai !
– Pas le ciel bidon de ces mecs qui vont aller les sauter à l’hôtel du coin pour
rentrer ensuite chez bobonne. T’inquiète, elles vont bientôt retomber sur terre,
les pauvrettes, et ça m’étonnerait qu’elles aient prévu un parachute.
Une des plus jeunes stripteaseuses apparut à l’entrée de la loge, entreprit
d’ôter les billets glissés dans la culotte qu’elle portait pour tout vêtement et les
aligna sur la table. Des gouttes de sueur perlaient entre ses seins rendus plus
menus encore par comparaison avec la généreuse poitrine que montrait Deliana,
à présent dénudée jusqu’à la taille.
– Comment vont les affaires, collègue ? lui lança celle-ci depuis l’autre bout
de la pièce en imitant l’accent du sud. Quelques murmures amusés saluèrent la
question.
– Beaucoup de 5, un peu de 10, quelques 20 et même du 1.
– Des prudents, des connaisseurs et des radins, intervint Maria, rien de
nouveau sous les projecteurs.
Une clameur s’éleva du côté du stade, le poète et ses copains donnaient de la
voix. Ça sentait bon pour le Levski.
La petite effeuilleuse tenait à bout de bras une coupure sous le plafonnier
comme pour en vérifier l’authenticité. Deux larmes de plastique perlaient à
chacune de ses paupières.
– Et roulement de tambour, un 50 avec un numéro de portable dessus.
– Pas très original non plus.
Ce fut à Nikolaï de montrer son visage où la lumière crue révélait des
séquelles de petite vérole et des cheveux teints en noir par un chimiste pris de
boisson ou de démence. Les filles poussèrent des petits cris stridents, couvrirent
à la hâte bustes et épaules, toute une froufroutante chorégraphie de feinte
indignation se déploya en quelques instants, à celle qui en rajouterait le plus dans
l’expression de la beauté outragée.
– On t’a jamais appris à frapper avant d’entrer chez les dames ? fit Deliana. Si
c’est pour une danse privée, allonge la monnaie et on tirera au sort pour savoir
laquelle d’entre nous se dévouera.
– Un seul conseil pour cette malheureuse, renchérit une voix, ferme les yeux
et pense à la Bulgarie…
– Très drôle, lança Nikolaï à l’adresse de Deliana. Toi et Maria, grouillez-vous
un peu, vous passez juste avant le deuxième set de Kornelia. Ensuite, ce sera
votre tour, les gamines.
Après une ultime vérification dans le miroir, Deliana et Maria se levèrent et se
postèrent devant le régisseur, toujours debout à l’entrée de la loge.
– Regarde le résultat, ça valait la peine d’attendre, non ?

Notes
1. Cri de ralliement des supporters du Levski Sofia, l’un des principaux clubs de football bulgares.
2. Légende de la chanson folklorique bulgare née en 1942. En 1977, l’un de ses enregistrements fut
embarqué à bord de la sonde Voyager à destination d’éventuels extraterrestres.
2.

Le rouge se noyait lentement dans le bleu.


Des supporters ne cessaient d’affluer, ils se joignaient autour d’une table à
d’autres hommes vêtus du même maillot frappé de la lettre L, se tapaient dans
les mains, échangeaient des bourrades à étourdir un bœuf, criaient des
commandes en direction du bar sans bouger de leur chaise, agitaient des
drapeaux aussi vastes qu’un coin de ciel soudain révélé parmi la grisaille. Une
bordée de sifflets admiratifs salua l’entrée des danseuses.
Chemise d’homme ouverte sur un corset, Deliana empoigna la barre d’une
main, ébouriffa ses cheveux de l’autre. Regard braqué sur l’assistance, elle fit
quelques exercices d’échauffement puis se lança tout à coup dans une première
figure, une rotation à la seule force des bras. S’ensuivirent diverses acrobaties
plutôt prévisibles, mais accueillies avec le même enthousiasme délirant par les
hommes bleus. Rien à voir avec les Touaregs, ceux-là ne connaîtraient jamais les
affres de la soif. Tandis que, cambrée à l’extrême limite de ses possibilités, elle
se figeait tête renversée, jambes nouées autour de la barre, sa chevelure frôlant le
sol, Deliana vit Maria gagner le devant de la scène. Début du deuxième acte.
Elle laissa pendre ses mains, demeura un moment dans la position du poirier, se
redressa et s’approcha à son tour de la fosse. Sa chemise glissa, dévoilant la
blancheur des épaules, tomba à ses pieds. Rires, vociférations et cris mêlés, le
bruit atteignait un tel niveau que Deliana avait l’impression d’évoluer devant un
mur sonore. Des éclats de voix parvinrent cependant quelques instants à
s’imposer au milieu du tumulte – deux types s’efforçaient de déshabiller une
serveuse afin qu’elle revête le maillot de leur équipe favorite. On faisait cercle
autour du trio, l’atmosphère se chargeait d’électricité. Deliana accentuait les
déhanchés, tournait le visage contre ses bras levés, se laissait descendre au gré
d’exquises sinuosités jusqu’à ce que ses fesses en viennent à effleurer les talons
d’une imitation d’escarpin célèbre pour le rouge des semelles parfaitement
assorti avec la couleur dominante du club. Elle accorda un peu de jeu aux lacets
de cuir, vint s’agenouiller au bord de la scène.
– Comment tu t’appelles, chérie ?
Mèche collée par la sueur au milieu du front, l’homme butait sur les mots,
proche de la cote d’alerte. Il glissa un billet plié en quatre dans le corset.
– Comme tu voudras. Comme ton premier amour, comme ta mère ou comme
la reine d’Angleterre, c’est toi qui décides.
– C’est gentil, ça… Et si t’es encore plus gentille, il y aura plein d’autres
billets pour toi.
Deliana s’assit et plaça ses jambes sur les épaules de son admirateur.
– Gentille comme ça ?
– Oui, enfin non, encore plus gentille, si tu vois ce que je veux dire.
Il glissa un nouveau billet dans le corset.
Debout sur une table, un grand barbu se mit à haranguer la foule des
supporters.
– 3-0, on a écrasé les Turcs, Vassil Levski est vengé ! Il leva son verre, imité
par tous : À la mémoire de Vassil Levski, à la mémoire de notre héros, à la
Bulgarie !
L’hymne bleu retentit dans le club. Nous venons du nord, nous venons du
sud… Le prétendant fit chorus. Et l’esprit de Gundy est avec nous, pour ça, les
gars, ne ménagez pas votre voix, l’avalanche bleue fonce dans les airs… Samo
Levski, samo Levski, samo Levski !
Les poitrines vibraient, le plancher tremblait.
– Tu vois, c’est un jour historique, il faut fêter ça, fais pas ta dégoûtée.
Deliana se redressa. Tout le rouge alentour lui monta soudain à la tête.
– Pourquoi t’irais pas plutôt baiser ton copain, il a l’air en forme ce soir…
– Fais bien attention à ce que tu dis, c’est Vassil Levski que tu insultes, sale
pute !
– Je me demande si on trouve des connards dans ton genre en Turquie. S’il y
avait un match des ploucs, c’est pas 3-0, c’est 6-0 que tu gagnerais.
– Toi, tu vas fermer ta grande gueule…
Mal lui en prit de vouloir saisir une cheville de Deliana, le talon l’atteignit en
pleine face. Tandis que d’une main prudente, il s’efforçait d’évaluer l’ampleur
des dommages, plusieurs supporters se ruèrent vers la scène, quelques gros bras
sortirent de l’ombre pour s’interposer, la bagarre éclata près du bar. Un
minuscule meneur de revue, modèle réduit d’être humain tout de rouge vêtu
jusqu’au bout des ongles et l’extrémité de la barbiche, fit son apparition et
brandit un haut-parleur miniature.
– Mesdames et messieurs, annonça-t-il au milieu du tumulte, celle que vous
attendez tous, la grande, l’unique, l’incomparable Kornelia !
Escortée des deux gamines apeurées et de musiciens guère plus rassurés, la
chanteuse s’approcha du micro aussi tranquillement que si elle avait foulé le
tapis d’une soirée de gala. Les nervis repoussaient les derniers excités,
flanquaient dehors ceux qui ne voulaient pas entendre raison, des serveuses
ramassaient les éclats de verre et redressaient les chaises. Du coin de l’œil,
Deliana vit Kornelia se fondre dans le rouge, lever la main. Quelques notes de
synthétiseur se firent entendre, comme le Danube se perd dans la mer Noire, tu
as disparu un soir, j’ai prié la Vierge blanche et j’ai prié la Vierge noire qu’elles
m’enlèvent tout espoir, le souvenir de toi, quand vient le soir, brille dans mon
ciel comme un soleil noir, le souvenir de toi, quand vient le soir, brûle dans mes
veines comme un alcool noir… Les paroles rebondissaient entre les murs de
l’escalier, elle écarta les pans d’un rideau, fit quelques pas, parut hésiter,
s’immobilisa un instant au milieu de l’obscurité, bras tendus sur les côtés comme
un derviche en transe, comme si elle cherchait à s’orienter dans ce lieu pourtant
familier, puis tourna le coin du couloir. Seuls les bourdonnements de la basse lui
parvenaient encore.

Elle n’avait pas encore atteint l’âge de raison que ses parents et tous leurs
amis prédisaient le plus brillant avenir à Deliana. La fillette ne demeurait dans
une classe que le temps de s’ennuyer avant de bondir sur l’échelon supérieur de
sa scolarité, elle faisait un sort à tous les livres qui lui tombaient sous l’œil et
parlait presque aussi bien le français que le bulgare grâce aux cours particuliers
que lui prodiguait une vieille voisine, ci-devant comtesse, murmurait-on, l’un
des ultimes vivants souvenirs de la cour du roi Boris III, précisait-on toujours à
voix basse. Un dérèglement s’était produit pendant l’adolescence, Deliana ne
jurait plus que par la poésie française et le rock anglais, déclamait volontiers
l’une comme l’autre à qui voulait et même à qui ne voulait pas l’entendre, se
désintéressait du reste. Elle traînait au bord du Danube avec tout ce que la ville
de Ruse comptait de marginaux, se faisait remarquer par quantité d’excentricités
comme de remonter la rue principale coiffée d’un fez, scandale garanti dans une
ville qui avait vu naître nombre d’apôtres des luttes d’indépendance contre
l’Empire ottoman. Ce fut donc à tous égards un profond soulagement pour sa
mère (un cancer du pancréas avait tôt effacé le père du tableau familial) lorsque
Deliana s’inscrivit à la faculté des lettres de Sofia où elle pourrait réciter jour et
nuit, et sur la tête si tel était son bon plaisir, du Rimbaud et du Hugo, son si cher
Hugo qu’elle ne se lassait jamais de lire et relire. Qui plus est à l’autre bout du
pays. Elle apprit toutefois sans surprise que sa fille unique abandonnait les cours
avant d’obtenir le moindre diplôme et jugea préférable de ne pas informer ses
connaissances des débuts de celle-ci dans la carrière de stripteaseuse, de même
qu’elle n’aborda jamais le sujet avec l’intéressée.
3.

Face au miroir qu’entourait une guirlande de puissantes ampoules, elle


massait doucement ses paupières.
– T’en fais pas, ma jolie, dit Maria, juste un mauvais soir, ça ira mieux
demain.
– Entre les mauvais soirs et les matins qui pourraient être meilleurs, je
commence à en avoir ma claque.
– Passe une bonne nuit là-dessus et appelle-moi. Pas trop tôt, hein ? On ira se
balader pour se changer les idées.
– Heureusement que tu es là, toi, conclut Deliana en lui donnant un baiser
avant d’attraper son sac.
Au moment de quitter la loge, elle se heurta à Nikolaï.
– Deliana, ramène ton cul, le patron veut te parler.
– Maintenant ? Pourquoi ?
– Chercher à comprendre, c’est déjà désobéir, c’est ce qu’on m’a appris à
l’armée. La règle, ici, c’est ferme ta gueule et ouvre les jambes. Grouille-toi !

Mitko devait accuser un bon quintal et demi sur la balance, sa masse de
graisse et de muscles débordait d’un fauteuil pivotant dont le similicuir fatigué
rappelait les écailles de quelque animal préhistorique avant la grande extinction.
Une tache de vin naissait sous son œil gauche, incendiait jusqu’à l’oreille son
visage parfaitement glabre, montait à l’assaut du crâne rasé. La chaîne en or
tressautait sur sa poitrine au gré des insultes qu’il lâchait à intervalles réguliers
dans un téléphone réduit aux dimensions d’un jouet d’enfant entre ses doigts
boudinés. Tout en continuant de vociférer, il fit signe à Deliana de s’asseoir, mit
fin à la conversation sur un ultime juron et jeta le portable sur son bureau.
– Putain de leur race d’Albanais ! Je préfère encore traiter avec les
Tchétchènes, c’est te dire… regarde dans quel état ils m’ont mis, poursuivit-il en
s’épongeant le front, et pas un souffle d’air depuis trois jours dans cette ville à la
con… Bon, on n’est pas là pour causer de la météo, tu sais pourquoi j’ai voulu te
voir, Deliana ?
– Pour me parler de la difficulté de conclure des affaires dans les Balkans par
messagerie sécurisée ?
– Ta grande gueule, l’étudiante, ça te portera pas bonheur un de ces jours…
Deliana fit mine de cracher trois fois dans son corsage, ainsi que les paysannes
ont coutume de le faire pour conjurer le mauvais sort.
– Au fait, reprit Mitko en haussant les sourcils devant cette pitrerie, il paraît
que tu ne l’as pas raté, le mec bourré, tout à l’heure. Note que j’en ai rien à
foutre de ce ringard, il savait qu’on ne touche pas à la marchandise. Pas
officiellement en tout cas.
– Tu devrais peut-être afficher un mot à l’entrée du club, « Attention,
danseuse méchante ! »
– Arrête de faire la mariole et écoute-moi bien, l’étudiante, je vais t’expliquer
un truc et je ne vais te l’expliquer qu’une seule fois. En Bulgarie, on a deux
spécialités, les yaourts et les jolies filles, il se trouve que les uns et les autres ont
une date limite de consommation. Tu as fait ton temps, Deliana.
Un temps de silence. Comme si elle soumettait les sonorités d’une langue
inconnue à un logiciel de traduction pour en découvrir la signification.
– C’est quoi, ces conneries sur le yaourt ? T’as forcé sur la merde que tu te
contentais de vendre avant ou quoi ?
– J’y peux rien si les clients veulent de la chair fraîche, passé vingt ans, les
gamines ne les intéressent plus, ils vont voir ailleurs, très mauvais pour mon
business. Bref, tu es officiellement à la retraite.
– Qu’est-ce que tu me chantes avec tes morveuses ? Elles font tout le temps la
gueule, elles ne savent ni danser, ni bouger, et quand elles empoignent la barre,
on dirait qu’elles se cramponnent à celle du métro.
– Me demande pas ce qu’ils trouvent à toutes ces princesses anorexiques, ça
me dépasse. Moi, je préfère, les femmes qui ont ce qu’il faut où il faut, si tu vois
ce que je veux dire…
Elle voyait.
– Mais au cas où ça t’aurait échappé, insista Mitko, il y a très peu d’abonnés
du Bolchoï qui poussent la porte du club, ici, la devise, c’est Un pour tous et
tous bourrins !, juste des types qui veulent se rincer l’œil et la gorge. Et plus, si
affinités, comme tu as vu.
– Dix ans que je bosse ici et tu me vires entre deux portes, tu crois vraiment
que ça peut se terminer comme ça ? T’as fondu un plomb, Mitko…
– C’est toi qui barbotais en plein délire si tu croyais que ça pouvait durer
autant que les impôts. Et je ne te dis rien des Ukrainiennes et des Russes qui
continuent de débarquer par cars entiers, sans compter les Syriennes maintenant,
prêtes à bosser pour une misère, tout juste si elles ne me paieraient pas, et qui
frappent à ma porte tous les jours. Je t’ai gardée par bonté d’âme.
Le téléphone vibra au milieu de la paperasse accumulée sur le bureau, Mitko
s’en saisit d’un geste nerveux, accueillit son interlocuteur par quelques phrases
aboyées. Deliana soupira, alluma une cigarette, vint se placer devant la fenêtre et
tira une profonde bouffée en regardant la ville. L’enfoiré disait vrai au moins sur
un point, même à minuit passé, la chaleur continuait d’étouffer la capitale, les
drapeaux pendaient le long des hampes comme de vieux linges décolorés, les
pavés exsudaient une transpiration jaunâtre, le vent prolongeait ses vacances
sous d’autres latitudes. Mitko montrait toujours les dents à son portable, la
conversation s’éternisait, elle écrasa son mégot sur le bord de la fenêtre, tira une
autre cigarette du paquet.
La pièce ressemblait à son propriétaire, un foutoir sans âme. Si une pluie de
lave s’était à l’instant abattue sur Sofia pour figer la scène jusqu’à la fin des
temps, c’était à se demander quels enseignements auraient tiré les futurs
archéologues de cet empilement de strates où les emballages de pizza, les
gobelets et les bouteilles vides côtoyaient les chemises sales, les vieux journaux
et un bloc frappé du logo d’une célèbre marque de bière qui servait à inscrire au
vol des heures de rendez-vous et des numéros de téléphone. La porte du coffre-
fort laissée entrouverte renseignait aussi sur le personnage, c’était une bravade,
une manière de rappeler que Mitko ne craignait rien en son royaume, que nul ne
viendrait défier le Minotaure au cœur du labyrinthe. Un soudain silence
interrompit ses rêveries.
– Hé ! lui lança Mitko, de nouveau tourné vers elle, t’es avec nous ? On en
était où ?
– On parlait de ton grand cœur et des ravages de la mondialisation sur la
e
stripteaseuse du XXI siècle, cingla Deliana en allant se rasseoir.
– Voilà ! On s’était tout dit, quoi.
– Et comment je vais vivre maintenant ?
– Les jolies filles se débrouillent toujours.
– T’es vraiment une ordure !
Coudes sur la table, Mitko se pencha vers elle.
– Pas de grands mots, t’étais bien contente que je te file ce taf quand t’as
plaqué ton mec et tes études. Mais je dirige un club, pas des bonnes œuvres, j’ai
une boutique à faire tourner, fin de la discussion. Non, une dernière chose…
Il saisit une bouteille de plastique qu’il broya lentement entre ses mains. La
tache de vin s’empourpra, Deliana aurait juré qu’elle s’était mise à palpiter,
qu’elle se changerait d’un instant à l’autre en une monstrueuse bestiole prête à
lui sauter au visage.
– Fais gaffe à la manière dont tu me parles, l’étudiante, fit-il en détachant les
syllabes, le dernier qui m’a traité d’ordure, je lui ai serré le crâne jusqu’à ce que
les yeux lui giclent des orbites. T’as du bol que je t’aime bien, mais ne pousse
pas trop ta chance.
Il jeta la compression sur les genoux de Deliana.
– Maintenant, tu m’excuses, j’ai du boulot.
Le téléphone sonna de nouveau.
– Mais, putain, ça s’arrête jamais ! Allô ! Quoi ? Non, je t’ai déjà dit tout à
l’heure qu’on faisait comme d’habitude, ça me coûte un bras d’arroser ce mec à
la frontière, autant qu’il me serve à quelque chose…
Il pivota sur son siège, tournant le dos à Deliana. Pas question de se laisser
congédier comme une mendiante qu’on chasse d’un geste de la main ou plus
précisément dans son cas d’un coup de pied au cul. Elle quitta sa chaise,
s’adossa contre le rebord de la fenêtre, fouilla dans son sac, alluma une cigarette
et posa machinalement le briquet sur le coffre-fort. Ses mains tremblaient de
peur et de rage à fleur de nerfs. La rumeur du boulevard baignait le monologue
de Mitko d’une atmosphère irréelle, comme si ses paroles lui parvenaient du plus
lointain d’un rêve.
– … au pire, on demande aux Serbes de désosser de leur côté celles qui
craignent le plus et on renvoie par petits paquets à Stuttgart. Bordel de merde,
pas besoin d’être prix Nobel d’économie pour piger la combine…
De la pointe de sa chaussure, elle fit doucement pivoter la porte du coffre-fort.
Quelques dossiers en vrac, deux calibres, plusieurs passeports liés par un
élastique et une enveloppe kraft d’où dépassait une liasse de billets.
– Je te paye justement pour pas m’occuper de ces détails, tu piges ça ?
L’éclat de voix la fit sursauter, Mitko s’était brusquement retourné. Elle fit un
discret pas en arrière.
– Si c’est trop compliqué pour toi, je peux passer une petite annonce dans
l’officiel des loufiats, je trouverai sans problème un type que ça intéresse de s’en
mettre plein les fouilles sans faire grand-chose…
Il se renversa sur son siège, de nouveau face à la porte.
– Sinon, pour les jobs peinards, t’as instituteur ou postier, ça te laissera du
temps pour commencer une collection de timbres ou aller à la pêche, je te
préviens juste que ça paye moins…
Lentement, très lentement. Au plus petit bruit, au moindre grincement, c’était
foutu.
– Bon, maintenant qu’on est sur la même longueur d’onde, il faut parler d’un
autre problème à régler d’urgence avant que ça nous pète à la gueule.
Centimètre par centimètre, l’enveloppe venait à elle entre deux doigts serrés à
faire blanchir les articulations. Il lui semblait que ses battements de cœur
emplissaient la pièce des alarmes d’un tocsin, et que Mitko haussait le ton pour
en couvrir le fracas. Sans le quitter du coin de l’œil, Deliana fit disparaître
l’enveloppe au fond de son sac.
Quand elle passa devant lui, toujours en pleine conversation d’affaires, il eut
un haussement de sourcils comme s’il reprenait conscience de sa présence,
comme s’il se demandait ce qu’elle faisait encore là, comme si elle avait cessé
d’exister dès les derniers mots échangés un peu plus tôt. Il lui fit signe de fermer
la porte derrière elle.
Ce qu’elle fit.

Le club était bourré à craquer, commandes tenues à bout de bras au-dessus des
têtes, les serveuses traversaient la salle comme des boules de billard aux
trajectoires sans cesse plus hasardeuses. Sac en bandoulière, rage au cœur et
mâchoires serrées, Deliana se frayait un chemin vers la sortie quand elle se
heurta à son prétendant du soir dont la pommette s’ornait de plusieurs nuances
de violet. Ils ne l’avaient pas foutu dehors, celui-là ?
– Te revoilà, espèce de poufiasse ! Tu te prends pour qui, tu sais pas que le
client est roi ici ? Je vais te faire virer !
– Je suis sûre qu’au lit, t’arrives toujours trop tôt, mais là, t’es carrément en
retard de plusieurs trains…
La réflexion fut accueillie par un regard soudain devenu fixe, les ultimes
neurones du type se noyaient dans une mer d’alcool, la plus proche bouée
dérivait hors de portée.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Je pige rien à ton baratin.
– C’est ce que je viens de t’expliquer, soit t’es trop rapide, soit t’es trop lent.
– Ce que je comprends, c’est que tu te fous de ma gueule.
– Comme quoi, il ne faut jamais perdre espoir.
L’homme lui agrippa le poignet.
– Je vais te l’arranger, moi, ta petite gueule, siffla-t-il entre ses dents.
Deliana le cueillit d’un coup de pied entre les jambes, poursuivit son chemin.
Une fois la porte franchie, il se fit un grand calme en elle et autour d’elle. Qui
s’attardait devant l’entrée avant de décocher un clin d’œil à l’adresse du videur
et de disparaître dans la nuit surchauffée.
4.

Autour de la cathédrale, les dentellières remballaient leur marchandise


immatérielle, volutes de pâle fumée en suspension dans la nuit. Un peu plus loin,
des adolescents occupés à faire tourner leurs planches sous le faible éclairage
tombé d’un réverbère ignoraient que sur ce terrain de jeux trônait autrefois la
dernière demeure d’un héros national conçue sur le modèle du mausolée de
Lénine. Bien avant d’accéder au pouvoir, Georgi Dimitrov, premier guide du
pays vers la félicité obligatoire, s’était d’abord fait connaître du monde entier
pour participation supposée à l’incendie du Reichstag, un acte dont Adolf Hitler
avait tiré prétexte pour abolir la démocratie en Allemagne. Quarante ans après sa
disparition aussi prématurée que douteuse survenue dans le sanatorium proche
de Moscou où il faisait soigner sa prostate défaillante, des milliers d’étudiants,
mieux instruits que les générations précédentes des atrocités commises sous
l’autorité du camarade en chef, réclamaient que soit à son tour réduit en cendres
le bâtiment devant lequel ils manifestaient en portant sur leurs épaules des
cercueils frappés du mot communisme. Certains retours de karma évoquent des
retours de manivelle. Ce n’était pas la première fois qu’ils tournaient ainsi autour
du cadavre, toute la population s’était par le passé totalitaire soumise à ce rituel
assorti d’une interdiction de marquer le moindre temps d’arrêt devant le suprême
empaillé – à s’attarder ne fût-ce qu’un instant, le visiteur aurait découvert que les
thanatopracteurs soviétiques avaient salement bâclé l’affaire, sans doute moins
par incompétence que pour avoir accompli en toute hâte leur office afin de
masquer les preuves d’un crime.
Après la trouvaille d’un urinoir dans les sous-sols, la mode se répandit d’aller
pisser sur la tombe. Le maître à penser du défunt avait pourtant averti en son
temps que l’histoire se répète au moins deux fois, la première comme tragédie, la
seconde comme farce. On résolut d’évacuer la dépouille embaumée de son palais
de béton par des souterrains dont seuls quelques rares initiés connaissaient
l’existence pour la bonne raison qu’ils ne figuraient pas au cadastre de la
capitale. Les mauvais esprits, catégorie nouvellement apparue dans la
nomenclature officielle, firent alors remarquer qu’on prenait décidément grand
soin de cette momie au chevet de laquelle les meilleurs médecins et les plus
habiles maquilleuses du pays s’étaient quotidiennement relayés pendant
plusieurs décennies, tandis que restaient introuvables les corps de ses victimes
mortes d’épuisement dans les camps de travaux forcés. Les spectres venaient
tirer les pieds du mort. Un concours fut lancé pour trouver un nouvel usage à la
nécropole vidée de son seul occupant, sans qu’aucun projet, du monument
militaire au supermarché, du musée du socialisme à l’ossuaire, trouve grâce
auprès de l’opinion publique. Le dernier mot revint à la dynamite, il fallut s’y
reprendre à trois fois avant que ne s’effondre l’édifice conçu pour résister aux
attaques nucléaires, mais pas à l’accumulation de graffitis vengeurs sur sa base.
Un demi-siècle après son décès, les restes incinérés du père de la nation
reposaient dans le cimetière central de la capitale où, sur demande expresse de sa
famille, ils avaient été enterrés selon le rite chrétien. Tout ça pour ça.
L’un des jeunes gens, auquel des vêtements bien trop amples donnaient tout
comme à ses camarades l’allure d’un Bibendum, laissa échapper un sifflement
admiratif au passage de Deliana, qui répondit à l’hommage par un sourire.

La ville se faisait plus déserte, elle entendait maintenant avec netteté ses pas
résonner sur le bitume et les pensées tourner dans sa tête. Le paquet de cigarettes
émergea de nouveau des profondeurs du sac. Vide. Rien ne va plus, rien ne veut
plus. Elle laissa tomber l’emballage froissé, l’expédia d’un pointu dans le
caniveau. But ! Samo Levski…
Cinquante mètres plus loin s’ouvrait une des curiosités de la ville, une de ces
échoppes en contrebas du trottoir où se procurer le nécessaire pour tenir un autre
jour ou une autre nuit.
– Un paquet de Sredets, demanda Deliana après s’être accroupie sur
l’asphalte.
Trois billets changèrent de main, une sourde douleur dans le dos lui arracha
une grimace tandis qu’elle se relevait. Reins cambrés, tête levée vers le ciel, elle
restait plantée là, soudain frappée d’indécision ou de surprise.
Quelques silhouettes s’agitaient dans un faisceau de lumière au bout de la rue
– l’assemblée des créatures nées du songe de tous les dormeurs derrière les
volets clos ? Elle se dirigea sans trop savoir pourquoi vers le congrès des
apparitions, trébucha sur une mendiante adossée contre un rideau métallique.
Son visage évoquait un masque taillé dans du très vieux cuir bouilli, le blanc des
yeux disparaissait derrière des pupilles démesurées.
– Veux-tu connaître ton avenir, ma beauté ? s’enquit une voix éraillée. Je n’ai
besoin que de cinq minutes et de ta main.
Deliana secoua la tête avec un petit sourire.
– J’ai déjà mon idée sur la question, grand-mère. Quelques pièces tintèrent au
fond de la soucoupe, une bénédiction s’éleva entre les façades aveugles. Deliana
poursuivit son chemin vers la clarté.

Un vernissage nocturne, la dernière tendance. Elle contourna la vingtaine de
personnes massées devant la galerie, verre à la main, s’éloigna un peu et revint
sur ses pas. Elle détonnait parmi ces hommes à la négligence étudiée et ces
femmes aux moues blasées, au milieu de ce casting pour la Juliette de
Shakespeare et le Vladimir de Beckett. Les uns montraient l’air détaché des
membres d’une caste aristocratique, les autres affichaient la mine extatique du
pèlerin admis dans une enceinte sacrée, les derniers laissaient entendre par leur
attitude qu’il s’en était fallu d’un rien, d’une minuscule aberration du destin pour
qu’ils ne fussent pas cette nuit le roi ou la reine de la fête, mais demain, mais
bientôt, tout rentrerait dans l’ordre.
Deliana s’attardait longuement devant chaque photographie en noir et blanc.
L’artiste avait choisi ses modèles parmi les marginaux de toute sorte, orphelins
pouilleux abandonnés à leur sort sur le parvis d’une église, blottis les uns contre
les autres à la manière d’une portée de chiots, malades mentaux oubliés dans des
établissements tombés en ruines, vieillards devenus les gardiens de villages
hantés par les chats et les poules, montreurs d’ours et vagabonds, éclopés et
joueurs d’accordéon itinérants. Elle restait plus particulièrement captivée par ce
qui évoquait un tableau de la Renaissance italienne dont un arpenteur de toutes
les zones se serait approprié la manière. Sous le grand ciel où s’effilochaient des
nuages, une madone tzigane serrait contre elle son enfant, gamin d’une dizaine
d’années à la tête rasée. À l’abandon se mêlait chez celui-ci la naissance d’une
inquiétude, comme s’il percevait une lointaine menace dans l’agitation de l’air,
comme si un pressentiment jetait une ombre sur la scène. La mère l’étreignait
autant qu’elle le retenait prisonnier entre ses bras, elle le protégeait autant qu’elle
s’accrochait à lui, la Vierge refusait de laisser partir le Christ au supplice et un
rictus de souffrance déformait son visage, autour duquel le vent noir soulevait
quelques mèches folles.
Elle prit conscience qu’un homme se tenait à ses côtés.
– Les vivants ne les voient plus, les morts ne les voient pas encore,
commença-t-il en détachant les syllabes. Comme s’ils étaient tombés dans une
doublure de l’espace, dans une faille du temps. Sauf ici, sauf maintenant. Ils sont
dans l’œil du photographe, ils sont dans la main du poète, seuls à pouvoir les
sauver.
À peine leurs regards s’étaient-ils croisés que l’homme se perdait parmi les
buveurs sans lui laisser d’autre souvenir qu’une image en négatif où les verres de
fines lunettes scintillaient. La rumeur des conversations s’éteignit doucement
tandis qu’elle s’éloignait de la galerie.

Appuyée contre la vitre du café, Deliana s’efforçait d’une main lasse d’attirer
l’attention des serveurs. Une de ces professions, au même titre que les taxis,
parvenues à substituer la notion d’obligé à celle de client. Lequel n’achetait pas
la boisson ou le trajet de son choix, mais se voyait de mauvaise grâce accorder
un privilège exorbitant en échange d’une somme variable et par définition
toujours insuffisante. Un représentant de la corporation consentit enfin à
s’approcher.
– Une rakia, s’il vous plaît. Cinquante grammes 1.
Elle le rappela à mi-chemin du comptoir.
– Non, cent grammes, plutôt. Et…
Le garçon attendait, sans rien exprimer d’autre que l’immense lassitude avec
laquelle se confondait depuis longtemps sa vie.
– Et je garde aussi celle de cinquante grammes.
Elle trinqua avec elle-même en cognant un verre contre l’autre. De bruyantes
exclamations lui parvenaient depuis une table où avait pris place une volée de
jeunes gens, comme l’écho des conversations entre étudiants jusqu’au bout de la
nuit du temps de l’université. Les souvenirs remontaient entre deux gorgées,
l’alcool se répandait dans ses veines, elle éprouvait un relâchement de tous les
nerfs. Et bénissait l’inventeur de la climatisation.
Cigarette à la bouche, elle fouillait en vain dans le sac à la recherche du
briquet quand ses doigts palpèrent un objet oublié. L’enveloppe. Les indemnités
de licenciement. Rapide estimation de la somme, un petit sifflement s’échappa
d’entre ses lèvres. De quoi voir venir. D’une autre enveloppe de moindre format
apparue derrière les billets glissèrent plusieurs photos. Deliana blêmissait à
mesure que défilaient les clichés. Merde. Merde. La merde, c’était la merde. Si
le pays tout entier connaissait le visage de cet homme, elle découvrait le reste de
son anatomie telle que révélée par diverses situations scabreuses avec des
partenaires de tous sexes. Entre autres motifs d’indignation, nombre de ses
électeurs s’offusqueraient de le voir partager son lit avec des jeunes filles
auxquelles leur âge interdisait de voter pour plusieurs années encore.
En quelques gestes nerveux et saccadés, elle déversa tout le contenu du sac sur
la table. Mais c’est du fond de sa mémoire que surgit l’image du briquet resté sur
le coffre-fort. Même sans cela, Mitko serait bien sûr parvenu à la conclusion que
deux et deux faisaient quatre, mais la signature aggravait le vol d’une note
d’insolence et dispensait le patron du club de mener son enquête. Il avait sans
doute déjà lancé des sbires à ses trousses. Elle alluma la cigarette à celle d’un
voisin de guéridon, ses doigts tremblaient. Inutile d’aller rendre l’argent avec un
mot de sa mère priant monsieur le proviseur de bien vouloir excuser le
comportement de la jeune Deliana, la maison ne pratiquait ni le crédit ni le
pardon. Et puis elle avait vu ce qu’elle n’aurait jamais dû voir, quelques pelletées
de terre sur ses paupières en effaceraient mieux le souvenir que les menaces ou
les promesses.
Deux hommes paraissaient l’observer depuis un banc vissé au milieu du terre-
plein. Tout en pressant deux doigts contre ses tempes, elle leur jetait des regards
à la dérobée, tantôt persuadée que Mitko avait déjà retrouvé sa trace, tantôt
convaincue que la paranoïa lui jouait des tours. Elle se raccrochait mentalement
aux probabilités. Une chance sur deux, une chance sur deux, martelait son cœur,
systole, diastole, systole, diastole. Quand l’un des inconnus fit un signe de tête à
l’adresse de l’autre avant de s’éloigner d’un bon pas, Deliana balaya du bras tout
ce qui se trouvait éparpillé sur la table à l’exception de deux billets froissés,
empoigna son sac et se dirigea vers les toilettes du café au sous-sol.
Après s’être longuement passé le visage à l’eau froide, elle considéra son
reflet dans la glace. L’affolement se lisait pour la première fois chez l’inconnue
qui l’observait sans que le moindre battement de cils vienne adoucir la fixité du
regard. Une antique prostituée, boa miteux lové autour du cou, sortit d’une
cabine, vint se placer devant un autre lavabo et entreprit d’arranger ce qui
pouvait l’être encore dans son maquillage et dans ses vêtements.
– Il devrait y avoir des horaires pour les miroirs dans les cafés, et pour les
autres d’ailleurs, des heures où il ne serait pas possible de se regarder en face,
surtout la nuit, on attendrait que les miroirs rouvrent le matin. Ce serait toujours
assez tôt, non ? J’ai pas raison, ma beauté ?
Deliana se figea. La même expression que la mendiante tout à l’heure. Mains
crispées sur les robinets, elle tâchait de se rappeler ses traits, de les comparer
avec ceux de la prostituée. Se pouvait-il qu’il s’agisse de la même femme sous
un nouveau déguisement ? Absurde, c’était absurde, systole, diastole. Reprends-
toi, ma fille, reprends-toi, systole, diastole. Elle tourna les talons sans un mot,
poussa une porte de service, traversa les cuisines sans attirer l’attention et
déboucha dans une ruelle derrière le café.

La chaleur se compliquait d’une touche de moiteur. Elle croyait fuir au hasard
des rues, mais en voyant apparaître le grand bâtiment ovale posé comme une
soucoupe volante au centre de la ville, elle comprit que le Palais de la Culture
aimantait sa cavale depuis le premier pas.
Ce vaisseau spatial, qu’on aurait cru droit sorti de l’imagination d’un auteur
de science-fiction, portait autrefois un nom célèbre, celui de Ludmila Jivkova, la
fille du satrape local qui avait régné plus de quatre décennies sur le pays et
nommé ministre de la Culture son unique enfant. Il advint un soir que les hasards
du protocole désignent comme voisin de table à Ludmila un écrivain réputé pour
son intérêt envers les philosophies orientales. Dans son ciel apparurent bientôt de
nouvelles constellations, des chariots inconnus d’où l’étoile rouge était bannie,
ses pensées se mirent à dériver toujours plus à l’est, vers l’Inde, plus précisément
vers la vallée de Koulou où le théosophe Nicolas Roerich était mort loin de sa
Russie natale. Elle se lia par ailleurs d’amitié avec l’oracle de Petritch, surnom
de Vanga, une prophétesse aveugle établie dans le sud-ouest de la Bulgarie que
venaient consulter jusqu’aux théoriciens les plus endurcis du matérialisme
historique. Elle sautait d’un avion à l’autre, d’un lieu de la planète chargé
d’énergie spirituelle à l’autre. Non sans causer quelque scandale à l’occasion.
Après trois jours passés sans nouvelles, les autorités mexicaines finirent par
enfoncer la porte de sa chambre d’hôtel pour en découvrir l’occupante
entièrement nue sur la moquette dans la position du lotus. Les grands pharaons
de Moscou adressèrent un ultimatum au petit pharaon de Sofia en lui ordonnant
de tempérer la passion de sa fille pour l’ésotérisme himalayen, faute de quoi il se
retrouverait embaumé avec un peu d’avance sur le calendrier prévu. Ludmila fut,
quelque temps plus tard, retrouvée sans vie au fond de sa baignoire, disparition
dans laquelle les uns virent un suicide, les autres la conséquence d’une tumeur
au cerveau, les derniers la main de services étrangers et néanmoins frères. C’était
un temps où les filtres du complexe de persécution servaient à distinguer la
réalité sous ses couleurs les plus exactes. « Elle s’est consumée », commenta
sobrement son père.
Deliana parcourait maintenant les allées du parc où des couples s’enlaçaient
dans l’obscurité devenue si épaisse qu’elle éprouvait la tentation de s’en
barbouiller le visage pour disparaître à la vue de ses poursuivants. Des voix se
répondaient dans les ténèbres, des ombres la frôlaient. Une masse immense se
dressa soudain dans son dos.
La sculpture géante achevait de se défaire dans la nuit. Érigé en l’honneur des
treize siècles d’existence du pays, le monument n’avait pas résisté plus de
quelques années aux éléments et à ses vices de construction. Une lèpre rongeait
le métal, des monceaux de ferraille chutaient à intervalles réguliers depuis le
sommet de la carcasse au risque d’écraser les promeneurs. Le temps est en nous
et nous sommes dans le temps, n’en proclamait pas moins ironiquement une
citation de Vassil Levski pour ceux qui parvenaient à reconstituer le message à
partir des quelques lettres encore visibles. Opposants et partisans de la
démolition des vestiges s’affrontaient par journaux interposés, de part et d’autre
d’une ligne de démarcation entre l’ancien régime et la Bulgarie nouvelle. Serait-
il possible de trouver refuge dans le ventre du monstre décharné, se demandait
Deliana, comme les compagnons d’Ulysse s’étaient embusqués dans les flancs
du cheval de Troie ? Vivre cachée aux yeux de tous. À moins de se fondre dans
la communauté des toxicomanes qui avaient élu domicile sous la construction,
dans les catacombes comme on désignait à présent sa partie souterraine. Une
lointaine réminiscence manqua prendre forme dans son esprit, un souvenir se
précisa, puis s’évapora de nouveau dans la nuit. Ses rêveries se dissipèrent, elle
scruta les lumières au-delà des limites du parc.

C’était à présent un quartier excentré où Deliana semblait pourtant s’orienter
avec facilité. Elle ne cessait de jeter des regards par-dessus son épaule, tournait
le plus proche coin de rue dès qu’une silhouette venait à sa rencontre. Elle
obliqua le long d’un boulevard vide de toute présence humaine, franchit un
porche et se retrouva dans une vaste cour commune où elle choisit de
s’engouffrer dans le premier bâtiment.

Note
1. En Bulgarie, les quantités d’alcool s’expriment en grammes.
5.

La porte s’ouvrit à la troisième sonnerie. Pieds nus, vêtu d’un jean et d’un tee-
shirt décoloré à l’effigie d’un groupe de rock plusieurs fois sorti des radars et
revenu à la mode, l’homme restait planté sur le seuil. À l’incrédulité succéda
bientôt sur son visage une expression plus trouble. Divers sentiments
antagonistes paraissaient s’affronter en lui, il inclina la tête, contempla
longuement ses mains pendantes, paumes retournées, comme s’il se recueillait
ou soupesait les arguments en faveur d’une importante décision. Ils restaient
plongés dans le silence, deux abeilles prisonnières d’un bloc d’ambre.
– Tu vas me laisser passer la nuit sur le paillasson ?
L’homme s’éloigna sans un mot. Deliana pénétra dans l’appartement, referma
la porte derrière elle.
Livre en main, il avait pris place dans un fauteuil que la haute lampe chromée
emprisonnait dans son puits de lumière. Une bibliothèque surchargée occupait
l’un des murs, des piles d’ouvrages et de journaux menaçaient de s’effondrer
dans tous les coins. L’homme continuait de lire.
– Charmant. Où sont passées tes bonnes manières françaises ? fit-elle en se
laissant tomber dans le canapé.
L’homme interrompit sa lecture.
– Tu débarques au milieu de la nuit au bout de… Ça fait combien de temps au
juste depuis la dernière fois qu’on s’est vus ? Trois ans, quatre ans, plus ? Et tu
me parles de bonnes manières ? J’ai dû m’endormir en bouquinant, je suis en
train de rêver.
– Trois ans et demi depuis le bureau du juge des divorces, un peu moins si on
compte la fois où je t’ai croisé en belle compagnie dans le parc, tu te rappelles ?
Elle marqua une hésitation. Était-ce la scène sur le point de lui revenir à la
mémoire un peu plus tôt ?
– Oui, pendant un moment, j’ai donné tous mes rendez-vous sous le
monument qui tombe en ruines, morceau par morceau, une manière de penser à
toi, à nous.
Une brume de pixels flottait dans la pièce, mais l’image continuait de lui
échapper.
– J’en viens, justement. Écoute, Serge, je ne suis pas venue me disputer avec
toi, surtout après tout ce temps. Si je débarque comme ça, c’est que j’ai eu une
embrouille au boulot et…
– On parle bien toujours du même boulot, celui où tu montres ton cul en
échange de quelques billets ?
– Tu ne vas pas remettre ça sur le tapis, si ? D’ailleurs, je viens de me faire
virer, tu devrais être content.
– Ça n’a plus d’importance à présent.
Deliana se leva, alluma une cigarette, examina les tranches de quelques livres
dans la bibliothèque.
– Je te disais que je me suis fait jeter comme une merde. J’étais énervée, un
peu larguée, j’ai marché au hasard et je me suis retrouvée sans savoir comment
devant chez nous, enfin devant chez toi. C’est émouvant, non ? Je me sentirais
flattée à ta place.
– Cette fois, c’est sûr, je rêve.
– Si quelques minutes de ton temps, c’est trop demander, dis-le et je m’en
vais. Quelques minutes de ton temps et une tasse de thé. Quand il fait chaud, il
paraît qu’il faut combattre le mal par le mal.
Serge exhala un profond soupir avant de quitter la pièce d’un pas traînant.
Des bruits de tiroirs ouverts et d’ustensiles remués se firent entendre depuis la
cuisine. Deliana se posta près de la fenêtre et entrouvrit le rideau pour jeter un
coup d’œil dans la cour déserte. Son regard fit ensuite le tour du salon où le
papier sous toutes les formes prenait ses aises, du carnet au dictionnaire, des
feuillets couverts d’une minuscule écriture illisible aux enveloppes demeurées
closes, des magazines empilés aux livres restés ouverts sur la table de travail.
Deux hautes enceintes et une platine surnageaient au milieu d’une mer de
vinyles à la surface de laquelle se lisait une préférence pour le rock des
années 1970 et 1980.
– Ce qui est sûr, c’est que tu n’es pas devenu un homme d’intérieur, lança-t-
elle en direction de l’autre pièce, t’es obligé de tout garder comme ça ?
– C’est ça la différence entre nos boulots, répondit Serge, qui revenait chargé
d’un plateau, moi, je garde tout et toi, rien.
– Toujours le même vieux chat qui se réveille quand on lui marche sur le
queue.
– Sur la queue…
– Avant, tu trouvais ça sexy, mes fautes de français.
– C’était avant.
– Il n’y a pas de mauvais élèves, juste de mauvais professeurs.
– Ainsi soit-elle ! Toi non plus, tu n’as pas changé.
– Ferme les yeux et concentre-toi, je suis certaine que tu vas te rappeler au
moins d’un bon souvenir de moi.
– On parie ? Mais avec un peu de chance, tu seras partie quand je les rouvrirai.
– Tu finiras tout seul comme un chat des rues, tout seul avec sa queue et ses
plaisanteries pour lui tenir chaud, tu sais ça ?
Le millier de jours écoulés depuis leur séparation s’était instantanément égaré
dans une dimension parallèle, plus rien ne comptait à nouveau que de se balancer
des phrases au visage, plus rien n’existait que le plaisir mauvais d’infliger la plus
vive douleur à l’adversaire jusqu’à définitif épuisement, jusqu’à ce qu’il n’y voie
plus que du blanc, jusqu’à ce qu’il s’affaisse lentement sur le ring, sonné pour le
compte. Ce qui bien entendu n’arrivait jamais. À bout de souffle, corps à corps,
les deux adversaires restaient accrochés l’un à l’autre, sueurs mélangées,
longtemps après que les spectateurs et l’arbitre étaient rentrés chez eux.
Le sifflement de la bouilloire interrompit le pugilat.
– À propos de chaleur…
Deliana profita de l’absence de Serge pour de nouveau écarter le rideau.
Tandis qu’il versait l’eau bouillante dans les tasses, un amoncellement de
journaux à la une desquels s’étiraient des gros titres en caractères cyrilliques se
répandit sans bruit sur le sol.
– Pas de commentaires, s’il te plaît.
– Je n’ai rien dit.
– Parfait. Mieux vaut perdre un bon mot qu’un ex-mari.
– Qu’un ex-mari susceptible.
Deliana but une gorgée, ramassa un des journaux éparpillés, parcourut
quelques lignes.
– Je continue à lire tes articles dans le Sofia News, tu écris toujours aussi bien.
– Merci.
– Et ce roman sur lequel tu travaillais quand…
– Je l’ai laissé de côté depuis un moment, mais je vais m’y remettre bientôt.
– Il y a un mot français compliqué pour ça, quelque chose comme
proclamation.
– Procrastination ?
– Voilà, confirma Deliana avec un petit rire.
– Je suis tombé dans le panneau comme un débutant.
Elle lui jeta un regard par-dessus la tasse.
– Tu as maigri, non ?
– Peut-être. En tout cas, trois semaines que je ne bouffe plus rien avec cette
canicule.
Il s’épongea le front du revers de la main.
– Tu es certaine de ta théorie sur le mal par le mal ? ajouta-t-il en s’épongeant
le front. Quand je pense que les Français croient que la Bulgarie se situe quelque
part du côté du pôle Nord.
– Si le père Noël était bulgare, ça se saurait. À propos, je voudrais te
demander un service.
– Dis toujours.
– Je voudrais passer la nuit ici.
– Tu as perdu ton appart’ en plus de ton boulot ?
– Juste pour cette nuit. Je suis crevée et puis ça m’a déprimée de me faire jeter
comme ça.
Serge secoua la tête.
– Pas une bonne idée.
– Une nuit ! Quel est le problème ? Tu as peur de ce que penseront les
voisins ? Ou que je te viole ?
– Pas une bonne idée.
Deliana reposa la tasse, se leva d’un bond et tourna sur elle-même.
– Hé, Serge, regarde un peu le matos ! Il y a des millions d’hommes qui
rêveraient que je les supplie de passer la nuit chez eux. Non pas que je te
propose quoi que ce soit, hein…
– Alors pourquoi tu n’irais pas rendre heureux un de ces millions d’hommes ?
– C’est quoi, le truc ? Que je te supplie pour que tu acceptes ?
Elle se laissa brusquement tomber sur les genoux, joignit les mains comme
pour une prière.
– Pourquoi, tu m’as demandé pourquoi ? Parce que ce connard de Mitko m’a
balancé à la gueule que j’étais une vieille peau, parce qu’un abruti de supporter
m’a traitée de pute, parce que j’en ai plein le cul, si tu veux savoir, parce que le
passé compte aussi et parce que tu ne vas pas me foutre dehors au milieu de la
nuit, si ?
Serge continuait de siroter le contenu de sa tasse.
– Si ?
Il se leva, disparut quelques instants et revint pour jeter un oreiller et une
couverture sur le canapé.
– Tu ne sors jamais de scène, toi… il y a des draps propres sur le lit, je
dormirai dans le salon.
Deliana se releva.
– Je savais que tes bonnes manières françaises reviendraient. Et, pour être
franche, j’étais à court d’arguments.

Cela faisait déjà longtemps que le conférencier n’avait plus de mots que pour
elle, mais il ignorait toujours la couleur de ses yeux. Tête baissée et légèrement
désaxée, elle ne cessait de faire tourner un crayon entre ses doigts, comme s’il
eût été du plus mauvais goût de montrer des signes trop visibles d’attention. Il
avait tout de suite remarqué cette étudiante assise au deuxième rang, perçu
l’avertissement de s’en tenir à distance, compris qu’il n’en ferait rien. Une sirène
d’alarme n’en continuait pas moins de jouer en sourdine ; la note têtue et haut
perchée se mêlait à quelques réflexions inspirées par son expérience du
journalisme tant bien que mal rassemblées sous forme de causerie. Le
département de français, l’une des sections les plus réputées de l’université
Saint-Clément-d’Ohrid, s’était montré insistant. Très insistant. Et c’est ainsi que,
toutes réponses dilatoires épuisées, Serge se retrouvait aujourd’hui à discourir
devant le dernier carré d’une secte d’égarés – comment qualifier autrement des
jeunes gens persuadés que maîtriser la langue de Proust plutôt que celle de Bill
Gates se révélerait d’un meilleur rapport pour affronter le siècle nouveau ?
Il se tut. Le professeur Tchernogorova remercia Serge et indiqua d’un geste de
la main que s’ouvrait la séquence des questions à l’invité.
– Je suis très déçue par ce que je viens d’entendre, fit une voix.
Ses yeux étaient verts.
– J’ai choisi d’étudier le français afin de pouvoir lire Hugo, Rimbaud ou
Breton dans le texte, reprit l’étudiante du deuxième rang, pas pour qu’on
m’explique un miracle à l’envers, comment les mêmes mots dont ils usent
servent à composer des phrases mortes à peine nées. Parlez-moi plutôt de
littérature, des auteurs que vous aimez.
Tout en encaissant la charge, il ne manqua pas de noter le tour personnel de
l’apostrophe. Ils en garderaient le souvenir de leur première querelle de couple.
La conversation devint néanmoins générale, on s’anima, on s’échauffa un peu,
on discuta les mérites de nombreux écrivains. Serge évoqua même quelques-uns
des petits maîtres de la prose française auxquels il vouait une passion si secrète
qu’en naissait toujours le sentiment d’avoir trahi la confiance d’un ami lorsqu’il
lui arrivait malgré tout de citer un de leurs noms en public.
Emplies de ce que les Bulgares qualifient très abusivement de champagne, une
boisson russe en vérité plus proche de la limonade alcoolisée, les coupes
tintèrent l’une contre l’autre. Il apprit qu’elle se prénommait Deliana et se
trouvait accompagnée de Bojina, sa meilleure amie. Qu’en se rappelant leur
rencontre, ils ne désigneraient plus à l’avenir par dérision que sous le sobriquet
du « chaperon ».
La fin du cours marquait aussi celle de l’année universitaire. L’été à venir
s’annonçait par le délié des attitudes et une touche de légèreté réapparue dans les
propos échangés. Serge s’efforçait de retourner à l’envoyeuse un peu de
l’attraction qu’il éprouvait pour Deliana, mais ne faisait guère que se balancer
d’un pied sur l’autre en guise de parade amoureuse. Le salut vint du chaperon,
qui suggéra de poursuivre la discussion quelques heures plus tard dans un bar du
centre. À quoi il ne trouva rien de plus piteux à répondre qu’en invoquant une
obligation professionnelle. Il n’en crut pas ses oreilles, aussi incrédule que si la
phrase avait été prononcée par quelqu’un d’autre.
– À chacun son destin, commenta froidement Deliana en plantant son regard
dans le sien.
Tout compte fait, parvint-il à bredouiller, l’obligation ne présentait pas un
caractère aussi obligatoire qu’il y paraissait, il trouverait moyen de se libérer.

Le chaperon était allé se repoudrer le nez, le groupe spécialisé dans les
reprises de chansons traditionnelles à la sauce planante faisait une pause.
Alignement de planètes dont Deliana profita pour passer au tutoiement et à
l’attaque.
– Je sais où tu veux en venir, d’ailleurs, n’importe quelle femme saurait où tu
veux en venir, mais que les choses soient claires. Tu es vieux, ce qui signifie
pour moi que tu es tabou. Je ne mange pas de ce pain-là.
De l’enseignement de la comtesse, elle avait gardé l’usage d’expressions
vieillies dont le surgissement dans la conversation introduisait une note
dissonante, une légère confusion des époques, un tremblement du temps.
– Tu me traites de vieille croûte, quoi…
Elle eut un petit rire.
– Tu as encore l’esprit vif pour un homme aussi âgé.
Cet échange donna le ton de leur future relation, faite d’incessantes piques,
griffes sorties et jamais rentrées, d’une passion qui trouvait à s’exprimer sous
couvert de provocation réciproque. Serge resta en outre aussi frappé par les
brusques ruptures de ton dans la conversation de Deliana, du français le plus
sophistiqué au langage le plus familier, ponctué de quelques mots d’argot.
Renseignement pris, elle possédait une aussi solide connaissance des aventures
du San Antonio de Frédéric Dard que de celles du Monte-Cristo d’Alexandre
Dumas.
Ils convinrent d’un autre rendez-vous aux pieds de la déesse de cuivre et de
bronze, puis d’un troisième devant la cinémathèque où se donnait une curiosité
des années 1960, Détour de Grisha Ostrovski et Todor Stoyanov, un film que ses
réalisateurs avaient singulièrement placé sous le parrainage d’Alain Resnais. La
soirée se termina chez Serge, ainsi que la suivante. Les semaines passèrent.
Deliana oublia tout d’abord des livres dans l’appartement, puis des vêtements.
6.

Une paire de jambes fines et musclées dépassaient du tee-shirt que Deliana


portait pour tout vêtement. Elle trouva Serge penché au-dessus d’un journal, une
main sous le menton, l’autre autour d’une tasse de café.
– Toujours du café noir au petit-déjeuner ?
Serge tourna une page sans même se tourner vers elle.
– Toujours, donc. Et on ne parle toujours pas avant la deuxième tasse ?
– Toujours pas, grommela-t-il en poussant la cafetière dans sa direction.
– T’as perdu.
Elle fit quelques pas dans la pièce, jeta mine de rien un coup d’œil par la
fenêtre et vint se rasseoir. Entre deux gorgées, elle eut un geste de la main pour
désigner ce qui l’entourait.
– Ça me donne presque envie de faire le ménage quand je vois ça.
– Presque, c’est noté. De l’importance des adverbes.
Le bruit du papier plié et replié à intervalles réguliers emplissait tout l’espace.
Deliana n’avait pas oublié que Serge en aurait remontré au plus dévot des
moines trappistes sur le point du vœu de silence. Il en usait selon les cas comme
d’une méthode punitive ou d’une manière de repousser toute intrusion dans ses
labyrinthes intimes. Dissimulé au cœur de la forteresse, ce châtelain mutique
avait dressé autour de lui des remparts de livres. Sauf à le brusquer un peu, il lui
infligerait la lecture du journal jusqu’à la dernière petite annonce avant
d’attaquer la grille de mots croisés.
– Bon, je connais la règle, mais tu n’es pas censé faire la conversation à tes
invités ?
– Je ne t’ai pas invitée, tu t’es invitée, si ma mémoire est bonne.
– Pas étonnant que t’aies choisi d’émigrer au pays des ours. Je me demande
comment j’ai fait pour vivre avec toi dans le temps.
– Faut croire que j’ai aussi mes bons côtés.
– Il faudrait faire plusieurs fois le tour pour les trouver, répliqua Deliana tout
en beurrant une tartine. Pas le temps et il fait déjà trop chaud pour ce genre de
gymnastique.
– De quoi veux-tu parler ? De ton avenir professionnel ?
Elle replia les jambes sur sa chaise, enlaça ses genoux.
– Cet enfoiré de Mitko a peut-être raison, je suis devenue trop vieille pour ce
cirque. Marre de cette merde chaque soir, de tous ces porcs qui me matent et
fourrent leur groin entre mes seins pour un billet.
– C’est pas un ours qui ferait ça, tu as déjà trouvé un de mes bons côtés. Cela
dit, tu comprends maintenant pourquoi ça me rendait dingue, ton métier,
appelons-le comme ça.
– C’est pas avec ce que tu gagnais qu’on allait s’en sortir, tout le monde ne vit
pas de café et de bouquins, figure-toi. C’était de l’argent facile, je comptais faire
ça quelques mois et puis…
– Et puis les mois sont devenus des années, et voilà où ça nous a menés. On
en a déjà parlé mille fois.
Deliana s’était levée, laissait courir ses doigts le long des livres alignés dans la
bibliothèque d’où elle tira un volume.
– Sous le joug 1, c’est moi qui t’avais offert ça. Il y a même une dédicace,
poursuivit-elle en soulevant la couverture. « Pour Serge, sa femme soumise… »
Merde, c’est moi qui écrivais des trucs pareils ? Et sur notre roman national, s’il
te plaît. C’est chaud ! On devait sortir d’une sacrée nuit de baise, pas possible
autrement.
– Toujours aussi romantique.
– Tu peux parler ! C’est pas toi qui m’appelais « petite conne » ? « Chérie »
ou « mon amour », ça t’écorchait les livres… les lèvres, je veux dire.
Elle replaça le roman dans la bibliothèque.
– Je vais aller passer un moment dans ma famille à Ruse pour me reposer et
réfléchir à la suite.
– Voilà, rien de tel qu’un petit séjour en province pour faire le point.
– Tu peux faire une dernière chose pour moi ?
– Te resservir du café ?
– Oui. Et ensuite m’accompagner jusqu’à la gare routière pour que j’attrape le
prochain car.
– Primo, les taxis ne sont ni pour les cochons ni pour les ours. Deuzio, j’ai
horreur de cet endroit, ça grouille de monde et de gamins qui te font les poches.
Je préférerais encore aller faire les boutiques sur le boulevard Vitosha, pour te
situer mon degré de motivation.
– Ça te prendra cinq minutes. Je ne repasse même pas chez moi, je file direct.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans « j’ai horreur de cet endroit » ?
– Tu dis toi-même que ça craint. Et c’est peut-être la dernière fois qu’on se
voit. Alors…
Serge emprisonna l’arête de son nez entre deux doigts, comme pour repousser
l’assaut d’un mal de tête.
– Alors, si ma mémoire est bonne, tu vas de toute façon insister jusqu’à ce que
je cède, autant abréger le supplice. À moins que tu n’aies bien changé.
– La même, exactement la même Deliana que dans tes souvenirs.
Elle se leva d’un bond.
– Le dernier à la salle de bains est un cochon, lança-t-elle tout en ôtant son
tee-shirt.
Serge eut le temps d’admirer une chute de reins à se damner avant que la porte
ne se referme sur Deliana et quelques souvenirs brûlants. Il secoua la tête et
reprit sa lecture.

Les soldats perdus se rencontrent ordinairement sous des formes plus
romanesques et surtout plus exotiques que celles de Serge. En combinant les
deux registres, on obtient la figure de Kurtz dans Au cœur des ténèbres de Joseph
Conrad, elle-même inspirée par divers aventuriers au long cours, Nil ou Congo.
Mais dans la plupart des cas, le songe creux l’emporte sur le cauchemar, la plage
asiatique sur la jungle africaine, le parasol miniature fiché dans un verre à
cocktail sur le crâne humain planté au bout d’un piquet. Le portrait-robot révèle
un homme entre deux âges venu s’échouer au fin fond de l’Indonésie plutôt
qu’au bout de la nuit mystique. Durant les premières semaines de son exil
volontaire, l’individu type s’est levé avec le soleil, il a couru les temples et s’est
initié au surf. Il passe aujourd’hui l’essentiel de son temps à remuer des journaux
dans un café avec vue sur la mer. Qu’il ne regarde plus depuis longtemps, pas
davantage que ne lui apparaît l’utilité de changer la chemise qui pend depuis
deux mois sur son dos. Le Bali de Serge, c’était la Bulgarie. Après avoir pratiqué
en France tous les petits métiers de l’écriture, secrétaire de rédaction d’une revue
confidentielle, modérateur de rencontres littéraires, employé de librairie, auteur
de livres signés par d’autres, lecteur de manuscrits pour le compte d’une grande
maison d’édition – une expérience dont il gardait la hantise des enveloppes kraft,
par lui rebaptisées pochettes sans surprise –, il avait soudain tourné le dos à cette
existence pour s’en aller explorer d’autres marges. Un après-midi de novembre,
il avait quitté la table et il était parti.
Le type debout au milieu de tous ces gens assis dans le salon d’honneur d’un
palace parisien, semblable au perdant d’un grand concours de chaises musicales,
c’était lui. Au désespoir, l’entrepreneuse en mondanités dévidait des chapelets de
regrets, se répandait en excuses circulaires façon mantra, tout en consultant ses
fiches et les plans de table chiffonnés qui ne cessaient de se mélanger, de tomber
et de se répandre sur le sol – et que Serge ne cessait à mesure de ramasser
comme s’il mettait à profit ce contretemps pour passer le test de Ruffier-
Dickson. Oui, le rassurait-elle inlassablement, il figurait bien sur la liste des
invités au déjeuner donné à l’occasion de la remise du prix Moderne, non,
déplorait-elle non moins obstinément, aucun couvert n’avait été dressé à son
nom. Regrettable confusion, simple oubli qu’elle se faisait fort de réparer sans
délai, précisa-t-elle avant de disparaître. Et de ne pas revenir. Il restait planté là,
point de mire de l’assemblée, figure de proue émergeant d’un épais brouillard
sonore et tabagique. Quelques têtes se tournaient de temps à autre vers lui.
Toujours plus rarement.
Il était parvenu à s’accouder contre une fausse cheminée sur laquelle une
douzaine d’exemplaires du roman primé se trouvaient gracieusement mis à
disposition des convives. Il entreprit d’en feuilleter un pour garder contenance. Il
s’agissait, crut-il comprendre d’après la quatrième de couverture imprimée en
caractères gris sur papier blême, d’une variation érotique du Cluedo : « Le
colonel Moutarde a pénétré Mlle Rose avec le chandelier dans la cuisine.
Francis, le jardinier, a tout vu, mais n’a rien compris. Le révérend Olive n’a rien
vu, mais a tout compris. » Rien à dire, furieusement moderne. L’auteur n’avait
pas volé son prix. Plus personne ne faisait attention à lui.
Coudes au corps, compte tenu du territoire des plus restreints qui lui avait été
concédé sur l’espace vital de ses deux voisins de table, il engloutissait aussi
discrètement que possible sa cassolette de pétoncles aux oursins tandis que le
reste des invités sauçait déjà qui son mignon d’agneau pané à la graine de
sésame, qui son escalope de foie d’oie poêlée aux pommes. L’hôtesse lui avait
finalement déniché une place excentrée parmi quelques relégables littéraires,
parents pauvres de la critique et autres écornifleurs du Tout-Paris de la chose
écrite. Deux extras à nœud papillon et feu de plancher avaient entrepris de
repousser la chaise de droite puis celle de gauche. Compte tenu de la mauvaise
volonté des pique-assiettes professionnels qui l’entouraient à présent et le
regardaient de travers, il s’était avéré nécessaire de renouveler plusieurs fois la
manœuvre, centimètre après centimètre, avant de procéder à l’insertion du siège
d’appoint. Pour l’heure, il rentrait la tête sous le déluge verbal d’un homme assis
en face de lui dont il ne parvenait pas à lire le nom sur le carton placé devant son
assiette. Lequel répétait que la grande passion de son existence était d’écouter
les autres, qu’il s’agissait là d’une manière bien à lui de se sustenter, tel était le
verbe qu’il avait à plusieurs reprises employé entre deux bouchées. Son verre à
la main, il n’en rompit pas moins net pour s’éloigner en direction d’une autre
table où il tint la jambe à une vedette de la télévision dont Serge avait écrit les
deux derniers romans. Le regard du chouchou des ménagères de tous âges, voix
de velours, langue de pute et mèches dont le complexe arrangement et
l’ostentatoire rébellion nécessitaient les soins quotidiens d’une escouade de
coiffeuses à plein temps, croisa le sien un bref instant – il détourna vivement la
tête. Plusieurs clauses des contrats menaçaient Serge d’épouvantables et
définitives représailles s’il venait à révéler le pot aux roses, certaines rédigées en
caractères aussi menus que les sommes perçues au titre du « suivi de
publication ». À l’autre bout du salon, entre une ancienne muse de Salvador Dalí
et un gigolo aux yeux désormais plus gros que le bas-ventre, il aperçut certain
essayiste à répétition, brasseur d’idées générales, baudruche médiatique gonflée
du vent qu’il faisait profession de souffler sur tous les tréteaux, Cassandre aux
oracles invariablement démentis par les faits dont, selon une expression pudique,
il avait mis en forme les dernières prophéties. Le pseudo-romancier et le penseur
en série, cela va sans dire, gagnaient fort bien leur vie et auraient aisément pu se
dispenser d’encombrer chaque année à date fixe les têtes de gondole, les
suppléments littéraires, les studios radiophoniques et les plateaux télévisuels.
D’aucuns diraient un peu vite qu’il n’y a pas de petit profit. Ils oublient les frais
généraux : nos deux graphomanes s’étaient fait pincer et condamner plus
souvent qu’à leur tour pour plagiat et contrefaçon aggravée. Certains confrères
ne s’encombraient pas d’une conscience professionnelle aussi démesurée que
celle de Serge. S’agissant de rédiger des livres qu’ils ne signeraient pas, il leur
arrivait de préférer une prose toute cuite, piochée à pleines louches dans de
vieilles écuelles, au goulasch d’arrière-cuisine, de toute manière peu alléchant,
qu’on leur demandait de mitonner à coups de fiches, de synthèses et de
compilations. Sans qu’il soit toujours possible de distinguer chez eux entre la
paresse, la malhonnêteté intellectuelle et la volonté de se payer une première et
dernière fois la tête de leurs employeurs – placés dans l’impossibilité de se
retourner contre eux lorsqu’ils se faisaient prendre la main dans le sac à
emprunts non crédités. C’est la façon dont les rats de bibliothèque se vengeaient
et montraient leurs dents jaunes. Mais l’essentiel n’était pas là. Le quart d’heure
de gloire promis à chacun, il fallait croire qu’on y prenait goût. Au point de
vouloir le renouveler indéfiniment. Ces deux papillonneurs étaient attirés
jusqu’au vertige par la lumière des projecteurs, ils ne riaient jamais assez de se
voir si beaux dans le miroir du petit écran ou dans les prunelles de ses
admirateurs pour le premier et de ses admiratrices pour le second. Serge était le
nègre des Narcisses.
Ni fromage ni dessert – au prix d’une double impasse, il avait fini par combler
son retard et sirotait la deuxième tasse d’un excellent café tout en enchaînant
quelques travellings paresseux sur l’honorable assistance. Le bavard de tout à
l’heure promenait sa logorrhée de table en table. Le spécialiste de l’encaissement
des droits d’auteur au titre de livres qu’il n’avait pas pris la peine d’écrire et
qu’il ne prendrait pas même celle de lire, et soyons justes, se disait Serge,
comment les innombrables programmes tombés dans son escarcelle des mains
publiques ou privées lui en auraient-ils laissé le loisir ?, parlait à l’oreille de l’ex-
égérie du plus paranoïaque des Catalans. Le reste de la tablée s’efforçait
mentalement de calculer leurs âges respectifs. La lauréate était en grande
conversation avec son éditeur, qui ne vivrait pas vieux mais lui expliquait en
attendant qu’il venait de vendre les droits de son livre pour un manga et une
série animée. Un peu plus loin placée, sa rivale malheureuse ne semblait pas trop
déçue d’avoir laissé le prix filer entre ses doigts effilés et tatoués. En rupture de
son Afghanistan natal pour motif politique, elle avait trouvé refuge dans
l’accueillante Normandie et neuf mois de cours intensifs à l’Alliance française
plus tard, abracadabra !, voilà que se matérialisait en vitrine chez tous les
libraires de l’Hexagone La Burqa de Cabourg, écrit directement dans la langue
de Michaux avec imparfait du subjonctif à tous les étages et exergues proustiens
comme s’il en pleuvait. Nous avons lu, nous avons aimé. À en croire la rumeur,
trois porte-plume s’étaient relayés jour et nuit. Nous avons sué, nous avons
peiné. Mais même les nègres attrapent le blues. Le bruit courait qu’ils avaient
abandonné la carrière pour fonder un trio vocal. Le déjeuner touchait à sa fin,
des sympathies se tramaient, des complots s’épanouissaient. C’est alors que
Serge s’était levé, qu’il était parti sans se retourner pour ne plus revenir dans ce
milieu, ainsi qu’on le désignait avec justesse.
Il avait plus tard trouvé cet emploi de correspondant pour les Balkans au sein
d’un hebdomadaire parisien. Les trois sous du salaire suffisaient à couvrir ses
besoins principaux, on ne semblait se rappeler de sa présence à Sofia qu’à
l’occasion des visites officielles d’un ministre ou des tournées d’un artiste
français dans la région. Il complétait l’ordinaire par quelques piges dans les
éditions en langue étrangère d’une publication locale. Serge vivait à petit feu.
Note
1. Roman d’Ivan Vazov (1850-1921) écrit sous l’influence des Misérables de Victor Hugo.
7.

La gare routière s’était longtemps confondue avec un terrain vague où seuls


les initiés parvenaient à trouver leur chemin au milieu du caravansérail pour
prendre place à bord de véhicules hors d’âge ressortis en toute hâte des garages
et des casses automobiles où ils achevaient de pourrir. En même temps que la
liberté d’expression, la bougeotte venait aux Bulgares. Improvisées du jour au
lendemain, des compagnies de transport proposaient en échange d’une somme
dérisoire de vous mener d’un bout à l’autre du pays et même, pour les plus
téméraires que n’effrayaient pas le spectacle des pneus aussi lisses qu’une peau
de bébé et l’idée de jouer toute une nuit les fakirs sur les ressorts d’un siège en
fin de vie, jusqu’aux extrémités les plus reculées du continent européen. Là
comme ailleurs, il avait bien fallu mettre un peu d’ordre dans ce qui avait
succédé à l’effondrement instantané du communisme, à savoir la jungle du
capitalisme le plus primitif. Les vitres bleutées d’un bâtiment flambant neuf
renvoyaient désormais les rayons d’un soleil déjà haut dans le ciel et les autocars
en attente de leur cargaison d’humanité dans la chaleur matinale n’avaient plus
rien à envier quant à la sécurité ou au confort à leurs équivalents américains.
– Un billet pour Ruse, s’il vous plaît.
– Le car de onze heures ?
– Oui.
Sac en bandoulière, son billet dans une main, une brassée de journaux dans
l’autre, Deliana vint rejoindre Serge dans un café où, faute de trouver des sièges
libres à l’intérieur, il avait pris place tout au bout d’une terrasse qui s’avançait
telle une jetée dans la mer au-dessus du parking. Ils apercevaient les autocars en
contrebas, qu’entouraient des bâtiments disposés en arc de cercle parmi lesquels
un seul édifice, pourtant affecté au peu poétique service des douanes, dédaignait
de sacrifier au culte de la hideur. Un grain de beauté cerné par la disgrâce. Sur la
droite, un casino miteux s’efforçait d’attirer le chaland par des promesses de
gains auprès desquelles les trop nombreux points d’exclamation occupaient le
même emploi que les comparses d’un joueur de bonneteau. Animés par l’espoir
d’un miraculeux infléchissement de la destinée survenu dans le temps
additionnel, des voyageurs en poussaient la porte, réapparaissaient quelques
minutes plus tard, mains crispées au fond de leurs poches sur ce que les bandits
manchots avaient omis de les dépouiller, retournaient s’asseoir tête basse sur un
banc de la salle d’attente.
Plus loin, trois cheminées d’usine bicolores paraissaient monter la garde et
diffusaient alentour l’atmosphère raréfiée d’une peinture signée Giorgio De
Chirico. Tout au bout de la perspective, des montagnes parlaient d’ailleurs et de
pureté dans une langue secrète.

– Que des mauvaises nouvelles, fit Deliana en examinant les unes de la presse.
– Plus mauvaises que ce café, ça m’étonnerait.
Serge examina d’un air dégoûté le contenu de son gobelet en plastique. De
l’inqualifiable boisson au mobilier du même modèle impersonnel dans toute la
gare, des couleurs criardes à l’incessant ballet des arrivées et des départs, tout
conspirait pour décourager les présents de s’attarder en ces lieux, tout les
renvoyait à leur statut de créatures en transit. Des êtres de passage.
– Des mauvaises nouvelles ou alors les habituels trucs à la con. « Pour la
troisième fois ce mois-ci, lut-elle à voix haute, on signale le passage d’une
soucoupe volante au-dessus du village de Tcherkaski. » Ah, je retire ce que j’ai
dit, c’est du sérieux, c’est le maire qui l’a vue, cette fois-ci.
– Dommage que ça ne soit pas au-dessus de Sofia, tu aurais pu leur demander
de te déposer chez toi, ça ne fait pas un grand détour sur le chemin de Mars.
– « Une méthode infaillible pour gagner au loto », on se demande pourquoi le
type ne l’utilise pas lui-même pour ramasser le gros lot.
Elle ouvrit un autre journal.
– « Une méthode infaillible pour perdre dix kilos en un mois, adieu la graisse,
bonjour les muscles ! » Je te découpe la page ?
– Tu devrais continuer à faire de la scène, mais pour un spectacle comique. Ce
serait difficile au début, mais je suis certain que tu finirais par t’habituer à porter
des vêtements.
– Mais il y a des preuves, Serge ! La photo avant/après d’un type qui a essayé
la méthode, regarde, c’est impressionnant !
Il se mordait la langue, s’efforçait de garder son sérieux sans pouvoir
s’empêcher de sourire. Il enviait cette énergie et cette fantaisie qui trouvaient à
s’épanouir à la moindre occasion comme un brin d’herbe trouve la place de
pousser dans la plus petite anfractuosité entre deux pavés jaunes de Sofia, cette
manière de sautiller autour de lui pour planter des banderilles jusqu’à
épuisement du taureau. Un peu de sa légèreté se mettait à courir dans ses veines,
lui d’habitude si lent, si lourd, si difficile à bouger de son fauteuil de lecture, en
perpétuel conciliabule avec des morts.
– Merci de m’avoir accompagnée. C’était agréable de se revoir sans scène,
sans cris. J’avais fini par oublier que c’était possible.
– Peut-être qu’on est enfin devenus adultes.
– Aucun risque pour toi, un jour tu seras un vieil enfant, mais tu ne seras
jamais un adulte.
– Une dernière scène pour la route ?
– Non, juste un peu de ma sagesse pour toi au moment de se dire adieu.
Deliana porta le gobelet à ses lèvres et le reposa avec une grimace.
– Tu n’avais pas tort pour le café. C’est l’heure, tu as pensé à emporter un
mouchoir pour le départ ?
– Pour l’agiter ou pour me moucher ?
– Il faut que tu choisisses. Les deux à la fois, c’est pas hygiénique.

Le flot continu des voyageurs évoquait une scène d’exode. Certains traînaient
après eux d’immenses cabas à motifs géométriques dont plusieurs mètres de
ficelle empêchaient tout juste le contenu de se répandre, les autres d’élégantes
valises à roulettes quand ils ne se contentaient pas d’un sac à dos. La Bulgarie
d’hier et la Bulgarie d’aujourd’hui se croisaient, se marchaient sur les pieds et
jouaient des coudes. De considérables babas dont seul le carbone 14 aurait pu
contribuer à situer la date de naissance, on leur donnait la soixantaine comme
aussi bien le double, côtoyaient des adolescentes moulées au gramme près selon
les commandements internationaux de la sveltesse. Les secondes maîtrisaient à
la perfection l’art de pianoter sur un clavier sans dévier de leur route, les
premières s’engageaient avec des méfiances de chatte dans les portes tournantes.
Avant de grimper à bord, les passagers fourraient leurs bagages dans les
coffres latéraux que le chauffeur, occupé un peu plus loin à griller une cigarette
avec des collègues, avait laissés grands ouverts. À force d’observer la scène, un
souvenir d’abord des plus vagues finit par se préciser dans l’esprit de Deliana.
La nuit dans le parc, la folle idée inspirée par les guerriers grecs de se réfugier
dans les entrailles de la sculpture. La voix de Serge interrompit sa méditation.
– Bon voyage. Tu salueras le Danube pour moi.
– Promis. J’irai m’y baigner nue demain à l’aube, comme si c’était le Gange.
– Évite de boire l’eau dans ton enthousiasme.
– Heureusement que tu…
Il se fit un remous du côté des portes automatiques de la gare comme si
quelqu’un se taillait brutalement un chemin au milieu de la foule. Deux têtes en
émergèrent un bref instant.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Non, rien, j’ai cru voir une connaissance.
– Combien de temps vas-tu rester là-bas ?
La vague enflait et se rapprochait.
– Deux ou trois semaines, un mois peut-être.
– Je ne te demande pas de me faire signe à ton retour, deux fois en un mois,
pas sûr qu’on tienne le choc.
Le chauffeur revint et ferma les portes du compartiment à bagages.
– Oh, les amoureux, lança-t-il en grimpant les marches, si vous voulez
toujours aller à Ruse, c’est le moment d’embarquer, je pars.
– Allez, grimpe, et quand tu seras arrivée là-bas, n’oublie pas de m’envoyer
une carte postale.
Les deux têtes pointèrent de nouveau au-dessus de la masse, on aurait dit
qu’un marionnettiste tirait à intervalles réguliers sur les ficelles de ses pantins.
Deliana avait blêmi. La température parut soudain monter de plusieurs degrés,
une lumière pâle tomba sur le parking, le métal des véhicules et la chair des
visages se décoloraient lentement dans l’attente du fondu au blanc.
Deliana eut un sursaut.
Le premier homme était maintenant assez proche pour qu’elle distingue la
longue balafre dont l’extrémité se perdait sous le verre teinté.
– Serge, monte dans le car avec moi !
– Quoi, qu’est-ce que tu racontes ?
– Je t’expliquerai, tu descendras un peu plus loin, mais grimpe, je t’en
supplie !
L’homme avait ôté ses lunettes. Deux yeux vairons se plantèrent dans les
siens.
– Pas le temps de discuter, fais-moi confiance, monte !
Elle l’entraîna par la main, les portes du car se fermèrent derrière eux avec un
gémissement. Sans la quitter du regard, l’homme passa un doigt sur sa gorge
avant de se ruer vers la sortie de la gare, son acolyte après lui.
8.

Ils avaient pris place au fond du car. L’explosion eut lieu au bout d’un
kilomètre.
– C’est quoi, ce délire, Deliana ?
– Pas maintenant, pas ici.
– Ou tu m’expliques ce qui se passe ou je me barre tout de suite.
– Trop de monde, tu comprendras tout à l’heure.
– Ils ne pigent pas le français dans ce bus, accouche !
Pour toute réponse, Deliana se rencogna dans l’angle de la fenêtre. Serge se
leva et s’éloigna dans le couloir.
– Je voudrais descendre.
– Prochain arrêt, Biala Kotka, vingt minutes de pause, répondit le chauffeur
sans même tourner la tête vers lui.
– Je veux descendre maintenant.
– Prochain arrêt, Biala Kotka, vers 14 heures. Spécialités : café froid et bière
chaude. Tu vas adorer, camarade !
Serge restait planté près de l’homme au volant. À travers le pare-brise, il
voyait la grande ville se prolonger en terrains vagues, en misérables quartiers où
des gosses crasseux erraient entre les baraques de tôle et de carton. Seuls
quelques tas de pneus empilés au bord de la route ou l’enseigne d’une entreprise
spécialisée dans le matériel de construction témoignaient d’une autre activité que
de végéter dans l’attente de la nuit et d’un identique lendemain. La rouille
déposait parfois une touche automnale au cœur de l’été, un couple de gitans
secouait les branches d’un arbre fruitier à l’aide de longues gaules tandis que
leurs enfants patientaient dans l’attente du maigre butin sous les vitres crevées
d’un hangar à l’abandon. Bientôt se déploierait la somptuosité des paysages de
montagne, le car jouerait les funambules au-dessus de précipices tapissés de
conifères au fond desquels continuaient de macérer les vieilles légendes,
maléfices et enchantements mélangés, et scintillaient parfois les tuiles d’un lieu-
dit, s’enfoncerait dans des tunnels taillés à même le roc, émergerait de nouveau à
l’air libre parmi la grande indifférence du ciel, de la pierre et des arbres.
– Pas moyen de se tirer de cette saleté de car ! lança Serge en regagnant sa
place. Toujours rien à me dire ?
– Au prochain arrêt. Biala Kotka, comme tu sais, je crois.
– Putain, Deliana, si tu savais à quel point je suis en rogne, ça te ferait peur et
tu garderais pour toi tes petites blagues.
Elle se figea, lèvres décolorées, le sang parut d’un coup refluer de son visage.
Serge se reprochait déjà d’y être allé un peu fort quand il entreprit de suivre son
regard.
Un homme aux mensurations d’armoire à glace balkanique s’était levé depuis
la première rangée de sièges et descendait la travée à pas pesants. Deliana restait
comme hypnotisée par sa présence. L’individu s’arrêta devant le couple,
considéra quelques instants les voyageurs, le blanc de l’œil, parcouru de
vaisseaux sanguins apparents, filtrait sous ses paupières lourdes, avant de fourrer
une main dans sa poche. Elle eut un brusque mouvement de recul. L’homme finit
par extirper un carnet à souche des profondeurs de son pantalon et s’adressa à
Serge.
– Puisque vous allez finalement rester un peu avec nous, ça fera quinze lévas.
Transaction faite, le contrôleur s’éloigna sans hâte.
– Qu’est-ce que tu as ? Tu es blanche comme un linge.
Deliana s’était ressaisie.
– Rien. Un peu le mal de voiture, c’est bien comme ça qu’on dit en français ?
– Oui, mais là, on ne dit plus rien jusqu’à ce que tu m’aies tout déballé. Je vais
dormir, rendez-vous à Biala Kotka, le terminus pour ce qui me concerne.
Et il ferma les yeux.
En retrait de la route surgit un motel, seule bâtisse visible à des kilomètres à la
ronde. Des tubes au néon d’un rouge vibrant soulignaient en plein jour le contour
de ses fenêtres, telle une femme qui traînerait encore dans sa robe de soirée un
lendemain de fête. Tout disparut avec le reste du paysage. Le soleil cognait
toujours plus fort à la vitre. Deliana tira le rideau comme une dérisoire protection
contre la chaleur et les complots ourdis au plus haut des cieux vierges de tout
nuage.
9.

– Biala Kotka, vingt minutes d’arrêt ! annonça le chauffeur.


Tous les voyageurs se dirigèrent vers la sortie. Seule une femme restait
plongée dans la lecture d’un fatras de journaux éparpillés sur ses genoux dont les
unes faisaient concours de gros titres tapageurs. À force de le secouer, Deliana
parvint à tirer Serge de son sommeil. Il ouvrit un œil effaré, haussa les sourcils
en découvrant le spectacle de l’autre côté de la fenêtre. Tout lui revint d’un coup
à l’esprit. Il se lisait sur son visage qu’il aurait préféré rester plongé dans un
autre rêve.
De part et d’autre de l’établissement, une grande plaine venait buter contre la
roche bleutée. La montagne avait pris ses distances, elle viendrait bientôt
resserrer son étreinte minérale autour des humains.
– Je suis sûr que pas une goutte de café n’entre dans la composition de cette
boisson, fit Serge tout en repoussant devant lui son gobelet.
Il replaça sa chaise dans l’ombre du parasol, puis désigna d’un geste de la
main les voyageurs occupés à déjeuner sur le pouce d’un sandwich ou d’une
brochette de viande accompagnée de frites d’aspect douteux.
– Que le chauffeur touche sa commission au passage sur tout ça, je
comprends, mais pourquoi ne pas choisir un rade moins pourri ? insista-t-il tout
en faisant glisser un croissant de son emballage.
– Toujours ce goût pervers pour ces trucs au goût plastique, vraiment bizarre
pour un Français.
Serge mordit dans le croissant, reprit par réflexe le gobelet avant de se raviser
et de le reposer.
– Alors, tu te décides à m’expliquer tout ce bordel ?
Un couple sortit du café, Deliana les regarda s’éloigner.
– Bon, se lança-t-elle enfin, je ne t’ai pas tout dit hier.
– Pas trop tôt !
– Voilà, Mitko m’a virée comme une merde, c’est vrai, mais j’étais tellement
en colère qu’avant de quitter son bureau, j’ai pris une enveloppe dans son coffre-
fort.
– Une enveloppe ?
– Oui, au hasard, j’ai vu des billets dépasser et j’ai décidé que c’était ma
prime de licenciement. C’est seulement plus tard que j’ai examiné le contenu.
– Et alors ?
– En plus des billets, il y avait aussi ces photos.
Elle plongea quelques instants à pleines mains dans son sac et tendit
l’enveloppe à Serge, qui se mit à examiner les photos une à une.
– Tu sais bien sûr qui est ce type à poil pris dans toutes les positions ?
– Toute la Bulgarie sait qui est ce type.
Il regarda de plus près un des clichés et fit une grimace.
– Et pas non plus la peine de te faire un dessin pour expliquer à quoi sert ce
genre de photos ?
– J’ai compris que ce n’était pas pour une exposition, je ne suis pas stupide !
C’est pour ça que je vais me planquer, le temps que ça se tasse.
– Tu n’es pas si futée que ça si tu crois que ça se tassera un jour. Ça ne se
tassera jamais.
Elle encaissa le coup, parut chercher tout au fond d’elle-même les mots pour
dire ce qui allait suivre.
– À ce sujet, il y a encore un truc que tu devrais savoir.
– Au point où on en est…
– J’ai cru voir deux de ses hommes à la gare. C’est pour ça que j’ai paniqué
et…
– Mais putain, Deliana, l’interrompit-il, tu saisis dans quelle merde tu m’as
foutu ? Ils vont vouloir me buter aussi !
Elle lui fit signe de baisser d’un ton.
– Tu peux rester chez ma mère, ils ne nous retrouveront pas là-bas.
– Tu délires ou quoi ? Je te parie qu’ils sont déjà en train de planquer devant la
baraque. Ces mecs-là finissent toujours par te dénicher, que tu te caches dans un
trou de souris, sur un morceau de banquise à la dérive ou sous une pierre dans le
désert. On est baisés de chez baisés ! Tout ça par ta faute.
– C’est moi qui suis baisée de chez baisée, comme tu dis, c’est moi qu’ils
veulent.
Il rapprocha son visage du sien, les mots chuintaient entre ses dents serrées.
– Les deux types m’ont vu à la gare, je suis sur la liste, je suis aussi mort que
tous les frères Ramones réunis.
Il se renversa un instant contre son siège, revint s’accouder à la table, reprit
d’une voix plus posée.
– Albena Dimitrova, ça te dit quelque chose ?
– La journaliste ?
– Tout juste. Feue Albena Dimitrova. Elle enquêtait sur des fraudes aux
subventions européennes qui auraient profité à quelques gros bonnets. Elle a fini
violée, étranglée, le crâne défoncé dans un parc. Tu te rappelles dans quelle ville
ça se passait ?
– Ruse…
– Bingo ! La bonne nouvelle, c’est qu’on a serré son meurtrier, un petit voyou
du coin. La mauvaise, c’est qu’il avait succombé à une overdose dans un bouge
de Munich. Comment était-il arrivé là ? Avec quelles complicités ? Qui étaient
les commanditaires du massacre ? Toutes questions auxquelles il ne pouvait plus
répondre, tu ne crois pas que ça arrangeait bien des gens ? Voilà comment ça
marche, leur cuisine, dans ce milieu, on ne fait pas d’omelette sans casser tous
les œufs. Et ça ne s’est pas arrêté là.
Quelques regards se levèrent vers le ciel où dérivait une minuscule masse
blanche, le phénomène fut accueilli à la manière d’un prodige.
– Dix jours plus tard, une certaine Hélène Vincent passe la soirée dans une
boîte de Ruse. Vers trois heures du matin, elle sort prendre l’air, si l’on en croit
du moins la dernière phrase adressée à ses amis. Ils n’ont plus jamais entendu le
son de sa voix. Un ouvrier est tombé sur elle au milieu d’un chantier. Pendue. La
justice a conclu au suicide, sans doute un accès de mélancolie foudroyante. Elle
était française, travaillait pour l’Union européenne dans un service chargé de
veiller au bon usage des fonds communautaires. Mitko n’aura aucun mal à
recruter du personnel qualifié sur place. Si ça se trouve, les deux types de la gare
sont toujours à Sofia.
– Qu’est-ce qu’on fait alors ?
– Toi, je ne sais pas, tu fais ce que tu veux, tu vas jusqu’à Ruse et tu passes en
Roumanie en espérant ne pas tomber sur les correspondants locaux de ton ancien
boss.
– Qu’est-ce que tu veux que je foute en Roumanie ?
– Tu entres au couvent, tu deviens vampire ou tu te fais passer pour la
réincarnation d’Elena Ceausescu, comme tu le sens, Deliana, je m’en branle !
– Ne parle pas si fort, on nous regarde.
– Il n’y a plus de nous, il y a toi et il y a moi, chacun pour soi. Sinon, la
prochaine fois qu’ils verront nos gueules ensemble, ce sera à la page des faits
divers de leur canard préféré, avant de s’en servir pour emballer les restes de
poisson, alors, je m’en branle aussi qu’ils nous regardent, pour tout te dire.
Il fit signe au serveur de lui apporter l’addition. Sans mot dire, Deliana
observa celui-ci encaisser l’argent, ramasser les verres et passer un vague coup
de torchon sur la table. Quand il se fut éloigné, elle rompit le silence.
– Et pour toi, quel est le plan ?
– Mettre quelques milliers de kilomètres entre moi et tes potes, entre moi et
toi aussi, il faut que je me débarrasse du mistigri.
Deliana se leva d’un bond.
– Je suis dans les ennuis jusqu’au cul, on va me buter, et tout ce que tu trouves
à dire, c’est que je suis un mistigri ?
– Jusqu’au cou, pas jusqu’au cul. Oui, un mistigri, je ne t’avais rien demandé.
Jusqu’à ce que tu débarques chez moi la nuit dernière, tout ce que je voulais,
c’était rester en vie bien peinard.
– Rester en vie bien peinard, sacrée philosophie. Merci pour ton soutien,
Serge, merci pour tout, désolée d’avoir dérangé ton petit confort avant de crever.
Arrachant son sac du dossier de la chaise, elle prit la direction des toilettes, sur
le côté du café, passa devant une fontaine érigée « par tous ceux qui l’aimaient »
en souvenir d’un certain Borislav Mikhaïlov, ainsi que l’énonçait en lettres
dorées l’équivalent d’une pierre tombale. Au fond du bassin, quelques araignées
sinuaient entre les feuilles d’arbre racornies par la sécheresse.

Mains derrière la tête, Serge méditait sur le désastre avec lequel se confondait
son existence depuis quelques minutes. La montagne s’était encore éloignée vers
l’horizon, il semblait que s’étendaient autour de lui les immensités d’une planète
inconnue. Il se tournait de tous côtés sans savoir quelle direction prendre. Le
soleil bascula au bout d’une pique, le ciel s’effondra comme tombe la toile
peinte d’un décor de théâtre, l’ombre se retira des pierres et des arbres découpés
au laser dans la lumière glacée, tout fut englouti par l’abîme. Un grand froid le
saisit.
Du coin de l’œil, il vit un individu se glisser dans les toilettes pour femmes.
Debout, une main sur la table, il jeta un regard vers le car à bord duquel
remontaient déjà les premiers voyageurs, puis reporta son attention vers l’endroit
où avait disparu l’inconnu. Un moment plus tard, il prenait la direction du
parking.
10.

L’homme se tenait près de l’unique lavabo.


– Salut, Deliana.
Elle eut un instant l’absurde réflexe de vouloir retourner dans la cabine
comme une tortue rentre la tête dans sa carapace à l’approche d’un danger.
– Nikolaï. Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu fous ici, qu’est-ce que tu veux ?
– C’est la première fois que je te vois en dehors du club. Ça te change, et pas
en bien, pour être franc, t’as l’air crevée.
Il se décolla du mur, avança d’un pas vers elle. Deliana remarqua pour la
première fois qu’un tatouage figurait une dague passée au travers de son cou. Ses
bras disparaissaient entièrement sous une écriture serrée. Les membres de sa
confrérie y faisaient inscrire en lettres majuscules les grandes dates de leur
existence, à droite pour les événements heureux, à gauche pour les petits et
grands malheurs. Ou bien l’inverse, mais le moment était mal choisi pour se
lancer dans une exégèse.
– Et tu sais très bien ce que je veux.
– Je ne vois pas de quoi tu parles.
– Écoute, tu as déjà gâché ma journée en m’obligeant à te suivre jusque dans
ce trou paumé… putain, ce que je peux détester la province ! Alors, ne rends pas
les choses plus difficiles et donne-moi les photos sans faire d’histoires. Et le
pognon, tant qu’on y est.
Deliana s’était ressaisie, elle soutenait à présent son regard.
– Je ne les ai pas sur moi. Je les ai confiées à un ami, qui les remettra à la
police s’il m’arrive quoi que ce soit.
Un ricanement accueillit la tirade.
– Tu bluffes. T’as balancé que dalle pour la bonne raison que tu n’as pas eu le
temps d’organiser ta petite combine. Ton sac, magne-toi !
– Je veux faire un deal avec Mitko, je suis sûre qu’on peut s’arranger, on va
retourner ensemble à Sofia, je…
Un cran d’arrêt se matérialisa entre les doigts de Nikolaï, sa lame brillait du
même éclat blafard que les carreaux de faux marbre du sol. Sur lesquels Nikolaï
avançait lentement. Une tache jaune s’épanouit au milieu des souvenirs de
Deliana, les pavés de Sofia, l’enfance revenue sur la pointe des pieds. Fini de
jouer, marelle fatale.
Le couteau ne cessait d’approcher, frôlait à présent son entrejambe. Elle ferma
les yeux, les rouvrit pour constater que Nikolaï avait été effacé du tableau
comme une silhouette à la craie par un coup d’éponge. À plat ventre sur le
carrelage, il essayait d’une main d’éloigner le bras de Serge qui l’étranglait et de
l’autre s’efforçait de poignarder son assaillant au hasard des coups portés
derrière lui. D’une brusque ruade, il parvint à se dégager, Serge roula sur le côté.
Les deux hommes se relevèrent, haletants, transpirants, ils se firent face, le
souffle court. L’égorgeur marcha sur Serge, se fendit à la manière d’un
escrimeur. La lame vint heurter l’émail du lavabo, ils s’empoignèrent, donnèrent
tout enlacés contre la porte d’une cabine sans qu’aucun des lutteurs ne lâche
prise, se retrouvèrent de nouveau à terre. Nikolaï prit rapidement l’avantage,
s’agenouilla de tout son poids sur le torse de son adversaire, dont tous les efforts
ne tendaient plus qu’à dévier la trajectoire du couteau. Sa poigne autour du
manche de l’arme faiblissait à chaque seconde, les sueurs mêlées coulaient le
long de ses doigts. Ni les muscles ni les tendons. Pas même les nerfs. Ce fut la
volonté qui céda en premier chez lui. En éprouvant la pointe du cran d’arrêt
contre sa paupière, il sentit monter en lui le grand apaisement de la soumission,
la définitive quiétude du renoncement, il consentit à ce qui advenait, une phrase
se mit à tourner dans sa tête, une phrase sans plus de signification, sans plus de
gravité que la prédiction expulsée d’un biscuit divinatoire à la fin d’un repas
entre amis dans une gargote chinoise. Ce jour est le dernier du reste de votre vie.
Il lâcha prise. Un même sourire étirait les lèvres de l’assassin et celles de
l’assassiné à l’instant de la mise à mort.
Nikolaï rejeta violemment la tête sur le côté, toute sa personne fut aussi
soudainement ravie que si une tornade avait traversé la pièce pour l’emporter au
cœur de son tourbillon. Une lunette de toilettes à la main, Deliana apparut dans
le champ visuel de Serge. Qui se redressa avec difficulté en prenant appui sur ses
deux mains.
– Je ne critiquerai plus jamais la fabrication locale, dit-elle en laissant tomber
l’objet, bois massif et grande facilité de démontage.
Elle passa un bras autour des épaules de son compagnon, toucha du bout du
pied l’homme inanimé.
– Il a son compte, pour le moment ou pour toujours, pas le temps de vérifier.
Encore sonné, Serge l’écoutait, partagé entre l’effarement et l’incrédulité.
– Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Aide-moi, plutôt.
Ils attrapèrent chacun une jambe de Nikolaï et poussèrent le corps dans une
cabine.
Deliana sur ses talons, Serge écarta le balai placé en travers de l’entrée des
toilettes. Avec force grands gestes et cris à l’intention du chauffeur, tous deux se
précipitèrent vers le car qui venait de démarrer. Le véhicule ralentit sans s’arrêter
tout juste le temps qu’ils sautent sur le marchepied. La porte fit entendre un
grincement strident au moment de se refermer. À moins que ce ne fût un
hurlement de femme venu du café.
11.

Ils regagnèrent leur place en s’appuyant au passage contre les fauteuils pour
garder l’équilibre tant leurs jambes s’étaient mises à trembler. L’un des passagers
eut un mouvement de protection lorsque Serge parvint à sa hauteur. Suivant la
direction de son regard, il s’avisa qu’il tenait toujours le cran d’arrêt à la main.
Le périple reprit son cours. Le contrôleur fit son office auprès des voyageurs
embarqués à Biala Kotka. Leur voisine exhuma une nouvelle liasse de la poche
en plastique qui lui servait de sac à main, déplia et lissa posément le premier
journal de la pile où se trouvait annoncé sur plusieurs colonnes qu’en signe de
solidarité avec cette région ravagée par une sécheresse historique et des feux de
forêt pour l’heure impossibles à maîtriser, le Premier ministre passerait la
journée dans le sud-est du pays. Le gouvernement turc proposait son aide,
l’ancien ennemi héréditaire clamait bien haut qu’il répondrait à toute demande
faite par Sofia d’envoyer à la rescousse ses pompiers d’élite. Les temps
changeaient, la grande roue de l’histoire continuait de tourner et les hommes s’y
cramponnaient comme ils pouvaient. Il était aussi question de réchauffement
climatique, d’exil de population et de pertes irréparables infligées à
l’écosystème. La femme retourna son quotidien pour consulter l’horoscope au-
dessus duquel trônait une beauté très dévêtue.
Chaque fois que l’autocar traversait un tunnel, les voyageurs s’enveloppaient
d’une pâle lumière, comme s’ils gisaient sous terre, au plus anonyme d’une fosse
commune sur laquelle de bonnes âmes venaient pourtant déposer les offrandes
alignées au-dessus de leurs têtes.
– Il y avait un deuxième type à la gare, laissa tomber Deliana au bout d’un
moment en regardant droit devant elle, un que je n’avais jamais vu.
– Ton Nikolaï nous a suivis à la trace, l’autre doit attendre à Ruse, des fois que
le collègue ait foiré sa mission.
Il passa la main dans ses cheveux, en essuya la sueur sur son pantalon.
– J’ai épuisé ma chance pour aujourd’hui, surtout qu’il sera au courant de ce
qui s’est passé dans les chiottes, pas question de compter sur l’effet de surprise,
il ne nous ratera pas cette fois.
Elle se tourna brusquement vers lui.
– « Nous » ? Il y a de nouveau un « nous », maintenant ?
– Bien obligé. Avant, notre problème, c’était de vivre ensemble. Maintenant,
c’est de ne pas mourir ensemble.
Une rumeur de volière emplit l’habitacle, la femme aux journaux se saisit du
téléphone d’où s’échappaient les pépiements sonores et débuta une conversation
à voix haute.
– J’ai un plan pour la suite.
– Génial ! D’autant que jusque-là, tu as fait un sans-faute.
– Pas le moment de faire de l’ironie, Serge ! Tu peux m’écouter deux
minutes ?
Il pivota à moitié sur son siège, croisa les bras et afficha la physionomie
exagérée d’un auditeur concentré à l’extrême sur ce qui allait suivre.
– Voilà, on descend en route, on se planque un jour ou deux dans un hôtel
discret, le temps de savoir si la maison est surveillée. Ensuite, on fait comme tu
as dit, on se barre par la Roumanie, droit devant, le plus loin possible.
– L’autre type et ses potes vont planquer à la gare et à la frontière. Tu comptes
traverser le Danube à la nage pour passer de l’autre côté ?
– On verra bien. Si je peux aller lui parler, ma mère nous aidera, on trouvera
un moyen. À moi de dormir, maintenant, réveille-moi dans une heure. Et je ne
veux pas rêver.
La femme parlait toujours.
Serge ne cessait de perdre le fil de l’intrigue, il en venait à se demander si le
téléviseur suspendu au plafond de l’autocar diffusait bien le même film qu’au
début du voyage. Les acteurs eux-mêmes semblaient gagnés par le doute. Sur le
bord de la route, les arbres exhibaient des moignons maculés de peinture
verdâtre, spectres implorants auxquels on aurait tranché les bras pour empêcher
qu’ils n’agrippent au passage les vivants et ne les assourdissent de leurs
supplications.
La femme se tut, déposa son téléphone. Un nouveau concert de trilles s’éleva
sans tarder, elle reprit en main l’appareil, entreprit de dérouler la même histoire
que précédemment à l’intention d’un correspondant vierge.
Les montagnes furent escamotées, le paysage s’aplanit de tous côtés. De la
monotonie du voyage seuls venaient distraire les panneaux publicitaires sur
lesquels une ancienne gloire du football vantait les mérites d’une marque de
tronçonneuse électrique ou l’approche de bourgades dont les mystérieuses
sonorités soufflaient aux tempes l’appel d’une déviation, faisaient naître des
envies de tangente, de se perdre au long des chemins de campagne, de s’en aller
partager quelques heures du quotidien des hommes nés, grandis et bientôt
disparus sous le signe exclusif du mot de passe serti au cœur des lettres de deux
alphabets : Telish, Yablanitsa, Totleben. Pordim, Malchika, Strahilovo. Grivitsa,
Delyanovtsi, Maslarevo. Peut-être aurait-il suffi de s’attabler assez longtemps
dans un café désert au milieu d’un village presque abandonné pour en faire sa
définitive adresse, pour ne plus souhaiter voir le ciel sous un autre angle. Pour
demeurer là. Mais l’énigme têtue se refermait autour des hiéroglyphes, les noms
sombraient instantanément dans l’oubli, même s’il arrivait qu’ils resurgissent en
rêve parmi les remous d’une nuit agitée.
L’autocar entreprenait une nouvelle fois de déboîter pour dépasser l’un des
poids lourds dont le cortège s’étirait sans fin vers le nord lorsque Deliana,
brusquement tirée du sommeil par un nouveau chœur d’oiseaux, se réveilla et
consulta sa montre.
– Je t’avais pourtant dit de me réveiller au bout d’une heure…
– Tu vois le type chauve, là, devant ?
– Monsieur Propre ?
– Lui-même. Il a baratiné vingt bonnes minutes l’étudiante assise à côté de lui
et, quand elle s’est endormie, il l’a discrètement prise en photo.
– Pas si discrètement que ça, on dirait. Un pervers, quoi.
– Il se définit plutôt comme un artiste, j’imagine.
– J’imagine aussi, confirma Deliana en esquissant un sourire. On en est où ?
– À la louche, il doit rester une demi-heure de route.
– C’est le moment de dire au revoir, viens avec moi.
– Maintenant ?
– Maintenant ou jamais.
Ils remontaient l’allée centrale quand Deliana marqua un arrêt devant la
femme qui continuait de parler dans son portable.
– Elle ne s’est pas tue une seconde, celle-là ?
– Le temps de reprendre son souffle, et encore…
Elle arracha le combiné de l’oreille avant de l’envoyer glisser jusqu’au fond
de l’autobus, puis s’éloigna sous le regard interloqué de la pipelette.
Ils parvinrent à la hauteur du chauffeur.
– On descend là, lança Deliana à l’intention de celui-ci.
– Encore ? C’est une manie chez vous. Plus d’arrêt avant Ruse. Retournez
vous asseoir.
– Écoute, camarade, rétorqua Deliana en plaçant une main au niveau de son
estomac, il faut vraiment que je prenne l’air et vite. J’attends un heureux
événement comme on dit. Maintenant, si tu préfères que je vomisse partout dans
ton joli car, ça peut s’arranger, c’est même une question de secondes. À toi de
voir.
Il jeta un regard dans le rétroviseur, mâchonna quelques jurons. Quelques
instants plus tard, le véhicule ralentissait et se garait sur le bas-côté.
12.

Deliana et Serge coupaient à travers champs sous l’œil écarquillé du soleil.


Chaque pas comptait double sous l’impitoyable chaleur, chaque pas comptait
double dans la plaine semblable à un jour recommencé pour l’éternité, sans le
moindre accident de terrain en guise de repère ou de but. Si l’enfer existe, il se
situe du côté de Ruse, à une trentaine de kilomètres au sud du Danube.
– Cette partie de ton plan m’avait échappé, la mort par insolation au milieu de
nulle part.
– Tu préfères finir égorgé comme un mouton ?
– Je préférerais être quelques années plus vieux, occupé à lire mon bouquin
dans un café du Quartier latin. Ou alors quelques années plus jeune, avant de
t’avoir connue.
Deliana s’agenouilla un instant pour refaire son lacet, Serge la dépassa et
s’arrêta pour l’attendre quelques pas plus loin à l’ombre d’un arbre solitaire.
– C’est ça, ton problème, Serge, t’es jamais heureux d’être là où tu es. Ici et
maintenant, tu connais pas.
– Pour l’instant, ici, c’est la pampa à perte de vue et maintenant, c’est peut-
être mon dernier jour sur Terre. Alors, oui, je cache ma joie.
– Vois les choses du bon côté, t’aurais jamais découvert ce coin de Bulgarie
sans ça.
– Sûr que les touristes doivent pas se bousculer dans les parages.
– Hé, doucement, c’est chez moi, par ici ! Si tu préfères les beautés plus
faciles, va sur la Côte d’Azur ou à Miami.
– Plutôt crever sur place.
– Tu vois, le charme commence à agir. Note quand même que si tu veux
absolument visiter la région, le célèbre monastère d’Ivanovo ne se trouve pas
loin d’ici, églises rupestres, fresques médiévales et vente de miel bio, le tout
classé par l’Unesco. Ça vaut le détour. Vingt petits kilomètres. À la fraîche, c’est
comme ça que vous dites en français ?
– N’empêche, mon royaume pour une douche et une bière glacée.
Elle désigna soudain du doigt un point loin devant elle. Plutôt qu’en enfer, ils
ne séjournaient peut-être qu’au purgatoire puisqu’une longue ligne droite venait
d’apparaître à l’horizon.
– Si je ne me trompe pas, il y a un autocar pour la ville qui passe par cette
route, à la sortie d’un bled dont j’ai oublié le nom.
– Encore une demi-heure de marche sous le cagnard au bas mot.

Le village sans nom s’étiolait dans l’ombre proche d’un autre de ces
monastères dont la toile mystique, étendue sur tout le pays au temps de la
domination ottomane, avait mis à l’abri sous son voile la vieille foi et les textes
sacrés en attendant des siècles meilleurs, ceux de l’indépendance retrouvée. À en
croire d’antiques manuscrits conservés entre ses murs, l’exposition des reliques
d’un saint local transportées de l’autre côté du Danube suffit à endiguer la
terrible épidémie de peste qui ravageait alors Bucarest. Serge et Deliana
suivaient en quelque sorte la route des miracles.
Pour l’heure, dans la torpeur du plein après-midi, ils offraient à des poules
affalées dans la poussière immobile et quelques villageois incrédules le spectacle
inédit de deux étrangers occupés à passer d’un trottoir à l’autre de l’unique rue à
la recherche d’un peu de fraîcheur. Assommés par la canicule, les chiens ne
trouvaient pas la force d’aboyer sur leur passage. La dernière maison avait
disparu dans un virage depuis longtemps déjà lorsqu’ils tombèrent sur un abri
sacrifié à la rouille, aux mauvaises herbes et aux graffitis à la gloire de divers
groupes de rock parmi lesquels se glissaient une déclaration d’amour pour telle
équipe de football ou la conviction exprimée en termes plutôt crus que les
attributs virils d’un certain Ivaïlo pêchaient par excès de modestie.
– Si tu veux mon avis, fit Serge, plus aucun car n’est passé ici depuis le temps
du communisme.
La plaine les cernait à nouveau de tous côtés. Deliana plaça sa main en visière
pour scruter les alentours avant de répondre.
– Même si on doit finir en rampant, le plus dur est fait. Une bonne nuit de
sommeil, histoire d’avoir les idées claires pour la suite et, dans deux jours, le
cauchemar sera terminé.
– Si tu le dis. Moi, je…
Il s’interrompit net. Le lointain s’était mis à vibrer. L’apparition se précisa,
prit des contours. Plus aucun doute. Une voiture surgie d’au beau milieu du
paysage désertique se rapprochait.
– Putain, j’aime pas ça. Putain de putain que j’aime pas ça, pourvu que ce soit
un mirage.
Ils restèrent un moment plantés au bord de la route sans savoir que faire avant
d’aller se dissimuler sur un côté de la cahute.
Le taxi s’immobilisa juste à leur hauteur, le chauffeur baissa la vitre.
– Jamais vu des auto-stoppeurs aussi timides ! J’ai fini mon service, je vous
dépose en ville ?
13.

Intarissable. La logorrhée se déversait tantôt sur Deliana, assise à côté de lui,


tantôt sur Serge, installé à l’arrière.
– Une sacrée chance que vous soyez tombés sur moi, il ne passe pas grand
monde par ici.
Dans le rétroviseur, Serge opina d’un signe de tête.
– Je rentre chez moi. J’ai fait une course un peu spéciale pour un client qui
allait à Pleven, trois cents bornes aller-retour ! Ma journée est faite et plus que
faite. Croyez-moi, ça lui a coûté un joli paquet. Dites un prix, pour voir.
– Aucune idée, disons cent cinquante, finit par enchérir Serge à contrecœur.
– Multipliez par trois et vous n’aurez toujours pas le bon compte. Je ne sais
pas ce qu’il y avait dans sa mallette, mais il ne l’a pas lâchée de tout le voyage,
l’air d’y tenir plus qu’à sa vie.
La logorrhée détourna son cours vers Deliana.
– Bon, ce que j’en dis, ça ne me regarde pas, hein ? C’est un métier où il faut
garder ses questions pour soi, même si un type moins discret vous demanderait
peut-être ce que vous pouviez bien faire en pleine nature sous ce soleil. Vous
allez à Ruse ?
– Oui.
– Votre visage me dit quelque chose, vous êtes du coin ?
– Non, jamais mis un orteil par ici.
– J’aurais pourtant juré. Il paraît qu’on a tous un sosie quelque part dans le
monde, ça doit être ça.
– Ça doit être ça.
– Vous allez dire que je suis curieux…
– J’allais le dire, en effet, l’interrompit-elle.
– … mais qu’est-ce que vous venez faire chez nous ?
– On va visiter la maison natale d’Elias Canetti. Mon mari, précisa-t-elle en
appuyant sur le dernier mot, écrit un essai sur lui.
Serge secoua la tête. Tout en surveillant d’oblique le chauffeur, Deliana lui tira
la langue en retour.
– Ah, notre gloire locale, notre prix Nobel de littérature. Je connais son nom
comme tout le monde, mais pour être honnête, je ne possède pas le moindre livre
de lui.
– Vous n’êtes pas le seul. Il est né ici, mais comme il n’a jamais écrit en
bulgare, nous le considérons quand même comme un auteur étranger. Dans son
autobiographie, il raconte que toutes les histoires entendues ou lues durant son
enfance lui restaient en mémoire dans leur traduction allemande, comme si
d’avoir quitté le pays dès six ans avait provoqué le glissement d’une langue à
l’autre dans ses souvenirs. La Bulgarie l’a effacé comme lui le bulgare.
– Jusqu’à ce que des petits malins se disent que son nom pourrait attirer
quelques touristes de plus sur les bords du Danube, pas vrai ?
– Tout juste. Et Canetti redevint bulgare.
Le chauffeur jeta un nouveau coup d’œil dans le miroir.
– Pas très causant, on dirait, votre mari.
– Faut pas croire ça. Quand il commence, impossible de l’arrêter, vous seriez
surpris, une vraie commère.
Serge secoua la tête.
– Vous voyagez léger, dites donc.
– On repart demain, pas la peine de se charger.
– Ça va durer encore longtemps, l’interrogatoire ? s’agaça Serge en français.
Et il n’a même pas besoin de te torturer.
Deliana se contorsionna pour le fusiller du regard avant de s’adresser de
nouveau à l’homme au volant.
– Qu’est-ce que je vous disais ? Un moulin à paroles.
– C’était du français, non ? Marrant, ça, j’aurais cru que vous étiez russe,
rapport à l’accent.
Il considéra successivement sans mot dire les deux passagers avant de
reprendre.
– Ça vous embête si on s’arrête quelques instants dans un café que je connais
un peu plus loin ? Je dois pisser et je me jetterais bien une petite bière au
passage.
– Pas très recommandé de boire quand on conduit, si ? objecta Deliana pour la
forme.
– Canetti n’est pas vraiment un écrivain bulgare et la bière n’est pas vraiment
de l’alcool.

Le taxi stationnait portières ouvertes au bord de la route. Les premières tables
du minuscule café empiétaient sur la chaussée ravaudée de plaques plus
sombres. Le chauffeur disparut dans l’obscurité de l’établissement, un serveur
vint à pas lents prendre leur commande.
– Une bière, s’il vous plaît.
Un battement de cils parut indiquer que la demande avait été prise en
considération. Les yeux se tournèrent vers Deliana sans que la tête bouge.
– Un café et un verre d’eau pour moi.
– Pas de café.
– Comment ça, pas de café dans un café ?
– Pas de café.
– Et du thé, il y en a ?
– Il y en a.
– Un thé, alors.
Le serveur s’éloigna, revint sur ses pas.
– Et un verre d’eau ?
– Oui, je garde le verre d’eau. S’il vous reste assez d’eau pour le verre et pour
le thé, bien sûr.
– Il en reste assez, confirma l’homme, tout en inscrivant avec soin les trois
articles sur son carnet avant de repartir sans plus se hâter.
– J’en aurais presque pleuré d’émotion, fit Serge.
– De quoi parles-tu ?
– Du serveur. Il m’a rappelé la Bulgarie communiste, t’es trop jeune pour
avoir connu ça, toi. Le personnel catatonique, les menus longs comme le bras sur
lesquels tu ne pouvais commander qu’un seul plat, tout le reste était là pour créer
l’illusion d’abondance et de choix. J’ai senti monter une bouffée de nostalgie. Il
faudrait placer ce café sous cloche ou en faire un musée comme les Allemands
de l’Est avec leur monde disparu.
– La nostalgie du pays d’« il n’y a pas », comme tu disais.
– Oui, « niama », le premier mot que j’ai appris ici à l’époque où j’ai
commencé à couvrir les Balkans. J’habitais Athènes, je ne venais que de temps
en temps en Bulgarie, idéal pour apprécier cette forme d’exotisme sans en subir
vraiment les désagréments.
Chargé d’un plateau, le serveur fit une nouvelle apparition.
– Ou alors, j’éprouve la nostalgie du temps où la presse écrite signifiait encore
quelque chose. À moins que ce ne soit d’une période de ma vie où je n’étais pas
obligé de crapahuter au fin fond de la Bulgarie en me demandant ce qui allait me
tomber sur la tête.
L’arrivée d’une grosse cylindrée noire interrompit le monologue. Preuve
qu’on se rapprochait de la civilisation après ces heures passées à errer au milieu
des immensités décolorées. Ou peut-être pas tant que ça. Quatre hommes s’en
extirpèrent dans ce qui évoquait un uniforme pour civils, lunettes de soleil,
pantalons noirs et chemises blanches échancrées. Les portières claquèrent avec
un bel ensemble. Celui qui fermait la marche du quatuor souleva ses verres
teintés pour laisser courir un regard insistant sur Deliana comme s’il soupesait
une marchandise et s’efforçait d’en évaluer le prix. Sourire en coin, il rejoignit
ensuite ses compères autour d’une table voisine.
– D’honnêtes négociants, commenta Serge, ça se voit tout de suite.
– C’est ça, le problème de nos jours, impossible de faire la différence entre les
hommes d’affaires et les bandits.
Le maquignon revint sans tarder à l’abordage.
– Salut, ma jolie, lança-t-il en prenant appui des poings sur leur table. T’as
raison de payer un verre à ton père, c’est important de s’hydrater à cet âge-là et
par cette chaleur.
Deliana fit une grimace de douleur et empoigna sa chaussure.
– Merde, ton humour m’est tombé sur le pied, je suis sûr qu’il est cassé.
– Mes copains et moi, poursuivit-il sans se démonter, on va faire une petite
virée au bord de la mer, tu pourrais nous accompagner. Il y fait plus frais le jour
et plus chaud la nuit qu’ici. Si tu aimes t’amuser, bien sûr.
D’une pression sur le bras, elle dissuada Serge de se lever.
– Elle a raison. Reste assis, papy, tu vas transpirer.
– Je n’aime pas m’amuser, justement, je préfère m’emmerder dans la vie. Tu
me déranges en plein ennui, là.
– Et du répondant en plus ! Je sens que je tombe amoureux.
– Retiens-toi.
Il se pencha de manière à ce que son visage en vienne à frôler celui de Serge.
– Je ne sais pas ce qu’elle peut bien te trouver, l’ancêtre, tu dois avoir des
talents cachés. Est-ce que tu mérites ta chance au moins ?
– Va savoir. En tout cas, j’aime bien ton collier, ça te donne un petit air viril.
Presque un genre.
L’intéressé arracha brusquement sa chaîne et la jeta d’un geste théâtral à
travers la table.
– Tiens, c’est pour acheter ta fille. Garde la monnaie.
– T’aurais rajouté la gourmette, intervint Deliana, je dis pas. Mais là, j’ai
vraiment l’impression d’être en solde.
Elle s’adressa ensuite en français à son compagnon.
– Je t’interdis d’accepter, Serge, tu m’entends ?
– T’es dure en affaires, répondit celui-ci dans la même langue. Elle est belle,
cette chaîne, je trouve.
Le regard de l’homme allait de l’un à l’autre sans comprendre un traître mot
de la conversation.
– C’est du plaqué, Serge !
Serge fit mine d’examiner l’objet de plus près.
– T’es sûre ? On dirait du vrai, pourtant.
– Du toc, rien que du toc, j’ai vu ça au premier coup d’œil.
– Et avec les Ray-Ban ?
– Non, décidément, le cœur n’y est pas.
– Je savais que ça ne ferait pas long feu, vous étiez partis trop fort dans la
passion. Et puis un homme en plaqué finit toujours par se faire plaquer, c’est
fatal.
Ils retrouvaient d’instinct leur ancienne connivence, cette manière
d’improviser des pièces en un acte aux dépens du public avec le français pour
code secret. La représentation continuait. Serge désigna d’un mouvement de
menton l’un des types qui s’était écarté de quelques pas pour parler dans son
téléphone et s’exprima de nouveau en bulgare.
– Il nous regarde d’un air bizarre, ton copain, là-bas, on dirait qu’il est jaloux.
– Pas faux, insista Deliana. Mais de qui ? C’est pas son petit ami, au moins ?
Elle lui fit un signe de la main, auquel il répondit tout en poursuivant sa
conversation.
– Joli garçon, en tout cas. Dis-lui de venir boire un verre et présente-le-nous.
Cette fois, ils lui adressèrent de concert quelques grands gestes amicaux et
obtinrent en retour un franc sourire.
L’homme aux lunettes noires abandonna le rôle du dindon de la farce pour
celui d’oracle au petit pied.
– À force de jouer avec le feu, vous allez finir par vous brûler un jour tous les
deux.
– Gorki a dit, énonça sentencieusement Serge : « Mourir n’est pas compliqué,
ce qu’il faudrait, c’est que tu saches vivre ! »
Écœuré, il ramassa la chaîne au creux de son poing, héla le serveur et glissa
un billet plié en quatre dans la poche de ce dernier.
– Les consommations de la demoiselle et de son père sont pour moi.
Et il s’en alla rejoindre ses copains en secouant la tête. Serge et Deliana se
retenaient à grand-peine pour ne pas pouffer. On en aurait presque oublié le
chauffeur, lequel émergea à cet instant du café.
– Ah, ça fait du bien. Bon, si vous êtes prêts, on peut y aller.
– Pas de bière ?
– Quelle bière ?

Ils traversaient des faubourgs, longèrent un parc, les grands ensembles des
cités s’effacèrent, une ville apparut.
– Où est-ce que je vous lâche ?
– Quelque part vers le centre, ce sera parfait.
– Je sais où vous pourriez trouver une petite chambre pas trop chère, aussi
confortable que dans les hôtels de luxe. Près de la grande place, mais calme
comme tout, idéal pour écrire. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Que du bien.

– Voilà, bienvenue à Ruse et à l’hôtel Atlant !
– Combien on vous doit ?
– Rien du tout, ce sera ma contribution à la littérature bulgare de langue
allemande. À un de ces jours, peut-être.
– Qui sait ?
Après avoir regardé la voiture s’éloigner et jeté un regard circulaire, elle retint
par la main Serge, qui grimpait déjà les marches vers l’entrée de l’hôtel.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?
– On va ailleurs, j’ai pas confiance.
Il haussa les sourcils, examina un moment le bâtiment en quête d’un indice.
– Il m’a l’air normal, cet hôtel.
– Je te parle du chauffeur de taxi. Qu’est-ce qu’il a foutu tout ce temps au
café ?
– Des problèmes de prostate ?
– Quand il est revenu, je l’ai vu ranger son téléphone. Et plus question de
boire une bière tout d’un coup, il avait le feu aux fesses, je suis sûre qu’il nous a
balancés.
– Il a peut-être appelé sa vieille mère…
– Je te parie que sa vieille mère porte un flingue et passe ses journées dans une
salle de musculation. Viens !
Le soleil baissa soudain d’un ton, un apaisement inattendu au plus sévère de la
fournaise, pas encore une fraîcheur, mais déjà son idée. Ils empruntèrent une
voie piétonne, obliquèrent dans une petite rue, tournèrent, s’en retournèrent,
tournèrent de nouveau, au hasard des pas pour toute boussole. L’hôtel barrait une
impasse.
– On tente ?

À leur approche, le réceptionniste abandonna à regret sa grille de mots fléchés
sans pour autant aller jusqu’à décoller le postérieur de son siège.
– Vous avez une chambre libre ?
L’homme fit mine de consulter l’écran placé devant lui.
– Une chambre double avec un grand lit, ça vous va ?
– On s’arrangera, répondit Deliana avec un regard en coin vers Serge.
– Parfait, une pièce d’identité, s’il vous plaît.
Deliana tendit la sienne, Serge entreprit de fouiller longuement ses poches.
– Merde, je l’ai laissée à Sofia. Avec mon portable, en prime.
Deliana parvint à étouffer un soupir d’exaspération et se tourna de nouveau
vers l’homme derrière le comptoir.
– Avec le mien, ça suffira, n’est-ce pas ?
– Non, la politique de notre établissement est très stricte, s’entendit-elle
répondre sur un ton où il était impossible de démêler le sérieux de l’ironie, pas
d’enregistrement sans pièce d’identité.
Deliana considéra la moquette fatiguée, les fauteuils avachis dans l’entrée
autour d’une table basse encombrée de journaux en vrac.
– Question de standing, je comprends. Cherche encore ! lança-t-elle ensuite à
Serge.
– Écoute, j’ai même retourné ma poche kangourou, rien de rien ! On est partis
un peu précipitamment, tu te rappelles ?
Deliana plongea la main dans son sac, sentit sous ses doigts l’enveloppe, les
photos et les billets. Elle en sortit deux coupures toutes neuves dont elle fit
crépiter le papier avant de les déposer sur le comptoir.
– Suis-je bête, elle était dans mon sac ! Et tout ce qu’il y a de plus valable,
comme vous voyez.
Le réceptionniste empocha la somme, pianota sur son ordinateur et leur tendit
une clé. Il ne semblait pas entrer dans la politique de l’établissement d’indiquer
aux clients l’emplacement de l’ascenseur. Vérification faite, l’établissement ne
disposait d’ailleurs pas de cette commodité.
14.

À peine étaient-ils entrés dans la chambre que Deliana se jetait sur le lit tandis
que Serge se postait à la fenêtre pour en entrouvrir le rideau et jeter un coup
d’œil dans l’impasse.
Elle se redressa, prit appui sur ses coudes, examina les lieux.
– Ça me rappelle en plus miteux ce petit hôtel qu’on avait déniché dans les
Rhodopes, sauf que le lit était deux fois plus étroit. Ça ne nous dérangeait pas
trop à l’époque. Tiens, je me souviens même du couvre-lit bleu nuit, bizarre
comme la mémoire conserve dans l’arrière-boutique ce genre de détails
superflus.
– Pendant que tu évoques tes souvenirs de vieille combattante sur le front des
lunes de miel, je vais prendre une douche.
La pomme de douche émit un sifflement suraigu, on entendit l’eau gicler par
saccades.
– T’étais moins farouche en ce temps-là, lança Deliana à la porte close, tu me
sautais dessus toutes les cinq minutes.
– J’entends rien, fit-il en passant une tête, qu’est-ce que tu dis ?
– De ne pas oublier de te laver derrière les oreilles.

Elle fit le tour de la pièce, écarta à son tour le rideau, ouvrit un placard au
fond duquel brillait un coffre-fort, trouvaille plutôt inattendue dans un
établissement de ce genre. Des images lui revinrent en rafale tandis qu’elle en
effleurait les touches, le bureau de Mitko, l’engueulade crescendo, l’enveloppe,
le geste irréfléchi, instinctif, irrévocable de s’en emparer, l’errance dans les rues
de la capitale, le parc, l’exposition, l’appartement de Serge, qui avait été aussi le
sien autrefois, la gare, Nikolaï adossé contre le mur des toilettes, la traînée
sanglante apparue sur la céramique à mesure qu’il glissait vers le sol. Tout le
temps de leur cavale, les plus élémentaires réflexes de survie et l’incessante
nécessité de parer au plus urgent avaient tenu l’angoisse en respect. À présent
qu’elle était devenue une proie immobile, captive de ces quatre murs, la peur
s’immisçait à nouveau dans la moindre pensée.
Ce fut par conséquent une autre surprise bienvenue de découvrir dans le petit
réfrigérateur une honorable sélection d’alcools de toutes origines et de variables
degrés. Elle rafla l’ensemble des flacons miniatures, cala sa tête contre une paire
d’oreillers, but une première gorgée, éventra le paquet de chips. But une autre
gorgée. Et puis une autre. La réputation des mélanges lui parut bientôt relever
d’un mauvais procès. Tout en savourant la sensation de brusque détente, elle
ouvrit une autre bouteille, cueillit du bout de la langue les ultimes miettes à
l’intérieur du sachet.
– On n’est pas si mal, ici, tu ne trouves pas ?
– Quoi ?
– T’as bientôt fini ?
Nouveau signal de détresse de la douche, le bruit de l’eau s’arrêta net. Serge
sortit de la salle de bains, une serviette ceinte autour des reins.
– Il paraît que les hommes vieillissent mieux que les femmes, mais on dirait
qu’il y a des exceptions à la règle.
– On se marre bien avec toi.
– N’empêche que tu devrais faire un peu d’exercice.
– Je me suis déjà remis à courir grâce à toi.
– Touchée ! De toute façon, tu ne m’as pas séduit par ton physique. J’ai
toujours eu un faible pour les ours mal léchés. Mal léchés, ça peut toujours
s’arranger, tu me connais, mais un ours reste un ours.
Serge enfilait sa chemise, la serviette toujours nouée autour des hanches.
– Encore cette histoire d’ours ! Une spécialité du pays, je sais bien, mais
quand même. Et puis tu sais comment les Tziganes font danser les ours, par la
corde et par la peur du bâton. Joli symbole du couple, encore mieux que les
cadenas sur les ponts de Paris. L’amour rend aveugle, faut croire qu’il rend con
aussi.
– En parlant de problèmes de vue, tu as boutonné hier avec aujourd’hui, c’est
bien ça, l’expression ? Attends, je vais t’arranger ça.
Elle se rapprocha de lui, défit les boutons fautifs et entreprit de rétablir leur
bon ordre.
– On dit plutôt lundi avec mardi, mais c’est l’idée, oui.
Un flottement envahit la chambre, une hésitation ralentissait ses gestes. Serge
sentit les mains contre son cœur qui cognait un peu plus fort, une légère odeur de
sueur se mêlait au parfum, Serge sentit les mains plus bas contre lui, ventre
soudain creusé par la houle de sa respiration. Par-delà les siècles accumulés
depuis leur rupture, des sensations oubliées lui revinrent intactes. Tous circuits
remis sous tension après cet interminable arrêt sur image dans les ténèbres, il
avança d’un pas, bras tendus vers la lointaine lumière au bout du souterrain.
– Et voilà, tu es quand même plus présentable, fit Deliana en tirant sur la
chemise.
Il retourna dans la salle de bains d’où il sortit quelques instants plus tard tout
habillé.
– Le mieux, c’est que tu restes ici, je vais aller chercher quelque chose à
manger.
– Et quelques fringues de rechange, ce ne sera pas du luxe. Tu te souviens de
ma taille ?
– Tu n’arrêtes jamais, hein ? Je reviens tout de suite avec le room service.
– Et moi, je fais la morte pendant ce temps-là.
– Très drôle.
La porte claqua derrière lui. Et se rouvrit immédiatement.
– Au fait…
– Oui ?
– Vert, il était vert, le couvre-lit.
La porte se referma pour de bon. Deliana s’allongea de nouveau, fit le compte
des cadavres parmi les mignonnettes, dénicha deux survivantes, mais ne put
réprimer une moue de dépit en constatant que le sachet ne contenait plus le
moindre fragment comestible.
15.

Passés quelques bâtiments semblables à des meringues enveloppées dans le


bleu du ciel, d’élégantes façades dans le goût viennois où dominaient l’ocre, le
rose et le jaune, la grande place offrait une déroutante variété de styles, du
rococo tardif au stalinien précoce en passant par diverses manières moins
identifiables. Au-dessus des cafés bondés, les parasols en formation serrée
plantaient un champ de coquelicots publicitaires au beau milieu de la cité. Des
palais miniatures prolongeaient leur sieste pour l’éternité au fond de jardins
méticuleusement entretenus. Les artères naguère tracées au cordeau sous
l’influence du baron Haussmann hésitaient entre l’ancienne rigueur et la rechute
dans le débraillé balkanique, comme la végétation reprend possession d’un
temple abandonné par ses grands prêtres au fond de la jungle. Prisonnière des
rives, la masse d’eau mythique se faisait parfois oublier, mais les gens d’ici
avaient depuis longtemps réglé leur souffle sur sa respiration. Ils restaient
soudain frappés d’immobilité au coin d’une rue, yeux à demi clos et visage
tourné vers le scintillement, vers l’incessant frémissement argenté au ras des
flots par quoi se rappelait aux passants une présence immémoriale. Le vent du
soir enfin levé portait à nouveau sa voix. Qui disait que rien ne demeure, que
tout passe et que tout recommence, à la manière dont son propre cours ne cessait
de renaître dans les profondeurs de la Forêt-Noire pour ne cesser de revenir se
perdre au bout du voyage dans les eaux de la mer Noire, du noir au noir jusqu’à
la fin des temps. Qui répétait ainsi, sans jamais désespérer de convaincre malgré
l’aveuglement des hommes, que, surgis un jour des ténèbres pour retourner un
jour dans les ténèbres, nous avancions sur un fil tendu entre deux abîmes.
Ruse menaçait à chaque instant de glisser vers le Danube, de prendre le fleuve
comme on prend la mer afin de remonter à contre-courant jusqu’au cœur du
continent, jusqu’à des voisinages mieux accordés à une distinction dont les
années avaient patiemment appliqué le vernis sur toute la ville et ses deux cents
édifices classés au patrimoine national.

Une sorte de marché aux puces proposait sa camelote à même le trottoir.
Parmi les contrefaçons en tous genres, du maillot de football à la montre de luxe,
des parfums français aux vêtements de marque, des cartes postales aux tasses à
l’effigie de quelques dictateurs d’hier et d’aujourd’hui dont on aurait plutôt
imaginé les trognes alignées pour un jeu de massacre, Serge dénicha et enfonça
jusqu’aux sourcils une casquette frappée d’un écusson aux couleurs du drapeau
bulgare.
Non loin du modeste bazar, l’entrée d’un supermarché figurait la gueule
grande ouverte d’un moloch aux lèvres peintes d’un jaune criard, prêt à engloutir
quiconque passerait à portée pour recracher aussitôt sa victime alourdie de
quelques sacs en plastique. Il poussa le chariot d’une allée à l’autre, rafla au gré
de sa déambulation un peu de tout ce qui pouvait se manger cru, décrocha au
hasard quelques vêtements « pour lui » et « pour elle » ainsi que l’affichage
distinguait entre les deux rayons mitoyens. Devant le spectacle offert sur une
moitié d’hectare par cette abondance en marchandises de tous genres, un
souvenir ému lui revint des lieux de désolation où erraient jadis les ménagères
contemporaines du socialisme advenu, ces femmes pour lesquelles la moindre
hésitation aurait été inconcevable quand telle denrée de première nécessité, dont
on avait presque oublié l’existence, faisait une miraculeuse réapparition. Alors,
sous le terne éclairage d’une utopie mourante et parmi le remugle douceâtre de
son pourrissement déjà à l’œuvre, elles sortaient leur porte-monnaie tout en
désignant le prodige derrière la vitrine. Quelque chose manquait toutefois après
inventaire au terme de ce subit effondrement d’un système sur lui-même,
quelque chose manquait à l’appel après exécution de l’une des plus affolantes
pirouettes du siècle gymnaste, quelque chose que l’on ne parvenait toujours pas
à nommer après cette nouvelle cabriole des cycles cul par-dessus tête. Dans un
minuscule square où quelques bambins s’ébrouaient au milieu du sable et où
deux hommes à longue barbe pareillement vêtus d’une tunique immaculée
conversaient à voix basse sur un banc, une très vieille dame exposait son visage
momifié aux rayons du soleil déclinant. Sous les lunettes teintées, son regard
d’un bleu délavé ne se tournait plus depuis longtemps que vers des mondes
intérieurs. Quand après avoir rajusté le plaid sur ses genoux et le châle autour de
ses épaules, l’infirmière au service de l’aristocrate centenaire mit en branle la
chaise roulante, les époques se heurtèrent, les temps firent collision dans son
esprit, toute son existence défila sous les apparences d’un film en costumes dont
les styles variaient d’une seconde à l’autre. Les rois bousculaient d’un coup
d’épaule les sultans, les communistes grimpaient sur les épaules des fascistes
pour accéder au pouvoir, l’étoile rouge détrônait le croissant ottoman au-dessus
des têtes courbées, le collectivisme le plus féroce cédait la place en une nuit au
capitalisme le plus sauvage. Les caddies se remplissaient à déborder, mais les
sourires d’un éphémère contentement, disparu aussitôt qu’exprimé, comme un
trophée qui s’obstinerait à glisser entre les mains au moment d’être brandi,
comme un alcool évaporé tandis que son bouquet montait aux narines, le flacon
sans l’ivresse, se déformaient dans l’instant en grimaces de frustration. Le pays
prenait désormais l’allure d’un immense centre commercial à ciel ouvert sans
que jamais personne ne demande, jamais à haute voix du moins, comment tant
d’articles pouvaient s’écouler auprès d’une clientèle toujours plus restreinte.
L’angoisse existentielle ne naissait plus que d’une incertitude sur la date des
soldes dans telle enseigne mondialisée, la spiritualité avait trouvé refuge dans les
musées et la politique se résumait à une grouillante agitation de gorets autour de
la mangeoire, même si quelques réfractaires continuaient de se prosterner sur la
dalle glacée des cathédrales ou à souffler sur les braises d’une nostalgie pour la
tyrannie révolue. Comme par un tour de magie au ralenti, le pays disparaissait
lentement, jeunesse partie en exil et vieillesse calfeutrée dans ses cuisines avec
pour toute ressource, comptée sur la toile cirée jusqu’à la moindre piécette du
subside mensuel, une somme insuffisante à couvrir le montant des achats que
Serge déposait maintenant devant la caissière.

À force de banalité appliquée au moindre détail, il naissait du lieu une
nouvelle idée de la perfection. Tout en observant la noria des véhicules sur le
parking, Serge laissait refroidir au fond du gobelet le liquide ambré qu’une
employée, vêtue d’orange des pieds à la visière, tirait toute la journée d’une
machine avec des gestes lointainement inspirés de ceux d’une aïeule oubliée au
pis des vaches. Jambes étirées de tout leur long, coudes en appui sur le bois du
banc semé de nœuds factices, il réfléchissait moins aux événements des
dernières vingt-quatre heures qu’il ne prêtait l’oreille aux voix de ses démons
favoris, qu’il ne cédait au vieil attrait de disparaître ou plutôt de se dissoudre
dans une existence raréfiée, réduite à quelques emplettes dans la grande surface,
la lecture du journal dans le café attenant et une promenade quotidienne jusqu’au
Danube. La nuit l’enveloppait tandis qu’il perdait enfin la notion du temps et de
l’espace, se laissait couler dans ses pensées. La nuit l’enveloppait tandis qu’un
orage magnétique venu de la capitale répandait dans le ciel d’inquiétantes
calligraphies à l’encre rouge. Rien de bon ne parvenait jamais à Ruse depuis
Sofia. Après-guerre, la seconde avait notamment fait donner la troupe contre la
première pour mater à force d’assassinats, de tortures et de déportations au
goulag la résistance anticommuniste du mouvement des Goryani,
particulièrement actif dans la région. Il faut croire que le massacre des
maquisards ne s’était pas effacé de la mémoire d’une prostituée qui hérita du
surnom de « Mara la brique » pour avoir visé à la tête le dictateur local, alias le
petit pharaon, en visite sur les bords du Danube. Nombre des clients de
l’héroïque putain prétendaient qu’afin de venger l’affront et contraindre la ville à
quitter les grands airs d’aristocrate qu’elle se donnait trop volontiers, le petit
pharaon avait fait éventrer une place de Ruse pour en garnir des pavés jaunes les
abords de son palais présidentiel. Ces mêmes pavés jaunes dont Deliana
n’userait plus jamais comme d’une marelle sur le chemin du club Orphée &
Eurydice.
16.

Lorsque Deliana avait tiré de son chapeau le nom d’Elias Canetti afin d’égarer
la curiosité du chauffeur de taxi, pour le moins suspecte ainsi qu’il devait bien en
convenir à présent, lui étaient revenues les images d’une autre vie pas si
lointaine, mais déjà presque aussi décolorée qu’une photographie échappée
d’entre les pages d’un album de famille et abandonnée dans quelque recoin
poussiéreux. Passée, dans tous les sens du mot.
Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, et même un peu plus, le
boulevard Berthier se trouvait absolument désert. Mais pas le foyer du théâtre de
l’Odéon, ou plus précisément de sa succursale du Nord parisien, où Serge se
tenait, essoufflé et suant, aussi humble qu’un candidat à la dernière traversée
devant Charon et sa barque. La barque était un comptoir et le passeur un jeune
homme à bouc et lunettes qui secouait la tête tantôt pour lui signifier ainsi qu’à
la centaine d’autres personnes pressées les unes contre les autres que l’ultime
représentation d’Eraritjaritjaka, musée des phrases (prononcer érarit-iarit-iaka),
spectacle musical mis en scène par Heiner Goebbels d’après des textes d’Elias
Canetti, affichait complet, tantôt pour dissuader les plus résolus d’inscrire leur
nom sur la liste d’attente officiellement close. Pourtant, Serge insistait. Dehors,
quelques désespérés brandissaient d’une main un morceau de carton, où
s’exprimait en grossières majuscules le très vif désir d’acquérir à tout prix une
ou deux places auprès d’on ne sait quel insensé disposé à se défaire des précieux
coupons, et de l’autre une ombrelle, dérisoire protection contre le plomb fondu
qui tombait goutte à goutte du soleil endimanché, ou même un éventail à la
mode andalouse – les bouleversements climatiques suggèrent des changements
de latitude et imposent des changements d’attitude. Il insista encore. De guerre
lasse, Charon consentit. L’appel par tirage au sort commencerait cinq minutes
avant le début du spectacle. Restait à meubler la brève attente en traînant dans la
petite librairie et en observant la troupe des suppléants agglutinés autour du
comptoir, ainsi que les titulaires qui s’attardaient encore un moment avant
d’entrer dans la salle.
L’information lui avait un peu plus tôt sauté aux yeux tandis qu’il feuilletait le
journal durant un trajet souterrain. Dernière occasion pour voir cette pièce
inspirée d’un auteur découvert avec le prémonitoire, monumental et terrifiant
e
Auto-da-fé, six cents pages de pure épouvante parues au tiers du XX siècle,
cauchemar aussi poisseux que celui où sombrerait bientôt toute l’Europe,
l’histoire d’un fou des livres dont l’obsession finit par recouvrir l’existence à ses
exactes dimensions, Peter Kien, autrement dit « le plus grand sinologue du
temps », et la destruction méthodique de celui-ci par une coalition de barbares en
tête de laquelle complotent sa domestique Thérèse et Fischerle, le nain
maléfique. Le roman se terminait par l’incendie de sa bibliothèque démesurée –
d’autres gnomes ne tarderaient pas à danser la ronde autour des bûchers où
disparaissaient des millions de volumes, où partaient en fumée les plus hautes
productions de l’esprit humain. En attendant que leurs lecteurs subissent le
même sort. Le texte avait hanté ses rêves plusieurs nuits de suite, il s’en était
suivi des lectures moins fiévreuses, mais tout aussi passionnées de Masse et
Puissance, Le Territoire de l’homme ou Le Cœur secret de l’horloge, de l’œuvre
intégrale pour finir.
Moins de trois quarts d’heure avant que retentisse l’appel du rassemblement
pour Eraritjaritjaka, musée des phrases. Se déroutant sans tarder, il était
descendu à la station suivante, avait consulté une carte sur le quai, établi les
correspondances, évalué le temps nécessaire pour traverser la ville jusqu’à son
extrémité opposée. Jouable. Il avait émergé de la bouche du métro avec dix
minutes d’avance sur l’horaire. Toujours cette même gifle de vent au visage à
peine posé un pied sur le boulevard qui s’étirait ce jour-là comme une grève en
pente douce vers la mer au cœur de l’été, tandis que les rues alentour sinuaient
tels des cerfs-volants dans la lumière de juillet.
L’appel débuta. Il n’y en aurait pas pour tout le monde, prévint Charon,
goguenard. À mesure que retentissaient leurs noms, les élus s’approchaient du
comptoir, s’acquittaient de la réglementaire obole et prenaient possession du
laissez-passer. Il arrivait toutefois qu’aucun mouvement ne se produise parmi les
attroupés. Sans doute un des irréductibles qui continuaient à griller en plein
soleil sur le boulevard dans l’espoir toujours plus chimérique de dénicher un
ticket et n’en avaient pas moins pris la précaution de se faire connaître du
batelier. L’idée d’aller vérifier l’hypothèse ne venait à l’esprit de quiconque. Un
et peut-être deux rivaux en moins, toujours ça de gagné. L’amateur de théâtre est
un loup pour l’amateur de théâtre. « Il reste une seule place, annonça Charon,
sans même prendre la peine de dissimuler un sourire narquois, j’appelle…
j’appelle M. Untel. » Lequel sortit des rangs sous les regards torves des recalés.
Et accompagné de Mme Untel. Pour s’entendre dire que le règlement du théâtre
n’autorisait pas à prendre sa moitié sur les genoux. M. Untel ne trouvait pas ça
drôle. Charon se renfrogna à son tour et demanda si « oui ou non ». « Non »,
déclina M. Untel. – Parfait, conclut Charon, j’appelle donc… » Et le nom de
Serge lui vint aux lèvres. À l’aune de pareil triomphe sur le sort, tous les retours
bredouilles des plus obscures loteries de kermesse paraissaient tout à coup fort
peu de choses. Il tendit sa carte bleue à Charon, mais au moment de taper le code
chuta tête la première dans un trou noir sans fond, une amnésie sans retour, pas
moyen de se rappeler les quatre chiffres du sésame. Après avoir sollicité en vain
toutes les astuces du manuel de mnémotechnie, il entreprit de fouiller ses poches
au fond desquelles il finit bien par dénicher quelques pièces, mais les passeurs
avaient de toute évidence revu leurs prix à la hausse depuis les temps anciens.
Derrière lui, on s’impatientait, « tant pis, tant pis pour lui, qu’il laisse sa place,
au suivant, au suivant… ». Tout semblait perdu, trop bête, vraiment trop bête,
lorsque surgit en trombe dans le foyer un retardataire qui fonçait droit vers la
salle, son billet à la main, un retardataire dont la silhouette lui parut des plus
familières. Et pour cause. Nul autre que sa vieille connaissance Denis, qu’il
intercepta au passage, auquel il confia un embarras dont le directeur du Nouvel
Hexagone accepta sans manière de le tirer en lui avançant la somme requise, non
sans ajouter que le plaisir était pour lui et qu’on se retrouverait au terme du
spectacle, car il y avait d’ailleurs trop longtemps que, n’est-ce pas ? Il ignorait
que ce copain revu de loin en loin depuis leurs années lycéennes fût canettien,
mais la situation invitait moins à l’étonnement qu’à l’action – il prit place dans
les gradins.
Le quatuor à cordes Mondriaan enchaînait à la perfection les pièces de Bach,
Ravel ou Chostakovitch, sans que Serge parvienne pour autant à chasser une
pensée aussi irritante qu’une mouche venue et revenue bourdonner à ses oreilles,
le souvenir aussi insistant qu’ironique d’une réflexion de Canetti dans Le
Territoire de l’homme dont il ne gardait en mémoire que le sens général, à savoir
que le drame musical relevait du kitsch le plus achevé et, pire encore, il
retrouvait d’un coup la phrase précise affirmant que « la musique étant devenue
l’essentiel de l’œuvre, l’action n’aurait plus la moindre importance ». Et il ne
pouvait dès lors que se demander ce que l’écrivain aurait dit d’un drame musical
et cinématographique. Au mitan du spectacle, André Wilms quittait la scène
qu’il occupait seul. À la faveur d’un trucage du meilleur effet, une caméra le
suivait de près d’abord dans les coulisses du théâtre, puis sur le boulevard
Berthier où l’attendait une voiture à bord de laquelle il faisait un arrêt devant une
épicerie coréenne avant de retourner chez lui. Où il préparait et dégustait sans
hâte une omelette, s’installait ensuite à son bureau. Quelques plans distillés à
bon escient sur un calendrier mural où s’affichait la date du jour et une horloge à
l’heure exacte parachevaient la mystification. Des aphorismes, pensées, notes et
autres saillies égrenés par le comédien se trouvait soigneusement écarté tout
emprunt à Auto-da-fé comme à Masse et Puissance, les deux œuvres maîtresses
du prix Nobel de littérature 1981, soit un roman porteur d’une charge de
sidération demeurée intacte plusieurs décennies après sa publication et une
somme inclassable au moyen de laquelle il estimait pourtant avoir pris le siècle à
la gorge.
Ces milliers de pages laissées de côté, demeurait un Canetti faiseur de bons
mots, rien qui puisse troubler la bonne digestion du pot-au-feu et du mille-feuille
dominicaux. Au théâtre ce soir, ou plutôt cet après-midi, pour diplômés de
l’enseignement supérieur et abonnés d’hebdomadaire culturel, le spectacle
prendrait fin et rien n’aurait changé ni à l’intérieur, ni à l’extérieur des
spectateurs, où « l’espace d’accueil » serait toujours décoré par Valentine
fleuriste et le « personnel d’accueil » toujours habillé par agnès b. Un monde
accueillant, si on comprenait bien, aux antipodes de sa représentation menaçante
par Elias Canetti.
Entre deux évocations de leurs frasques de jeunesse, telles étaient quelques-
unes des réflexions que Serge partageait avec Denis à propos du spectacle auquel
ils venaient d’assister. Réfugiés tout au fond du café, chacun pressait
alternativement le bock contre sa nuque pour sinon trouver un peu de fraîcheur,
du moins s’en procurer l’illusion. De fil en aiguille, son camarade d’adolescence
en était venu à lui proposer cet emploi de correspondant pour les Balkans au sein
du magazine dont il assurait la direction depuis une dizaine d’années. « Pas le
job du siècle », avait-il commenté, mais toujours préférable au quotidien de
soutier des Lettres que son ancien condisciple venait de lui exposer dans les
grandes lignes. Avant de se quitter, pour mieux se retrouver trois jours plus tard
afin de signer le contrat de travail « et toute la paperasse », Serge confia à Denis
que le seul moment où la mise en scène lui avait procuré la sensation d’une
aigrette de vent aux tempes, comme disait André Breton, était celui où la maison
de poupée placée au centre de la scène s’était illuminée de l’intérieur, comme
éclairée d’une aube atomique, et que l’acteur y avait appuyé la tête après s’être
allongé. On voulait croire que Heiner Goebbels avait songé à la maison natale de
Canetti, la maison natale où, de l’aveu même de l’auteur du Collier de mouches,
tout s’était noué pour lui, la maison natale où le cœur secret d’une vie et d’une
œuvre n’avait cessé de battre, la maison natale où, en compagnie de sa famille
« coagulée par l’attente », il avait assisté en janvier 1910 au passage de la
comète de Haley.

Il reprit conscience de ce qui l’entourait, le café, le supermarché, les achats en
vrac à ses pieds, le soir tombé sur la ville, et de sa situation d’homme traqué. La
maison Canetti, songeait-il tout en avalant les dernières gouttes du liquide tiédi à
l’arrière-goût de carton, devait se trouver à proximité, Ruse n’était pas si vaste,
mais le pèlerinage littéraire attendrait. L’idée de s’y rendre depuis Sofia lui avait
maintes fois traversé l’esprit, sans jamais qu’il joigne le voyage à l’idée du
voyage, sans jamais que sa volonté l’emporte sur sa tendance à la
procrastination. Il se rappela que Deliana l’avait piégé avec ce dernier mot une
vingtaine d’heures plus tôt, cent ans plus tôt. Il se leva, prit le chemin de l’hôtel.

En aranda, langue en usage chez certains aborigènes d’Australie,
Eraritjaritjaka signifie « animé du désir d’une chose qui s’est perdue ».
17.

Deliana fut d’un bond une nouvelle fois sur ses jambes, elle se contempla dans
le miroir, enchaîna quelques grimaces à se rendre méconnaissable, regarda par la
fenêtre, s’assit dans le fauteuil, pointa la télécommande vers le téléviseur comme
on met en joue un ennemi, sauta d’une chaîne à l’autre. Kornelia apparut dans un
film promotionnel dont le scénario appelait quantité d’adjectifs, en tête desquels
kitsch et minimal. Après avoir arpenté une plage en tous sens, elle s’enfonça
doucement dans la mer sans cesser de chanter. Le souvenir de toi, quand vient le
soir, brille dans mon ciel comme un soleil noir, le souvenir de toi, quand vient le
soir, bat dans mes veines comme un flot noir. Noire est la couleur de l’amour,
noire est la couleur de mes jours, noire est la couleur de l’amour, noire est la
douleur de mes jours…
Elle éteignit la télévision, la ralluma, l’éteignit de nouveau, se leva, se rassit,
se releva et s’allongea sur le lit. Une clé jouait dans la serrure. Sans perdre la
porte de vue, elle se laissa doucement glisser vers le sol, évalua la distance qui la
séparait de la salle de bains.
Serge apparut sur le seuil, jeta en vrac les sacs sur l’édredon au milieu duquel
une ouverture permettait de glisser le drap.
– Madame est servie.
Un peu de couleur lui était revenue aux joues, les mots de reproche
s’accumulaient dans sa bouche comme l’horizon se charge de pluie, l’orage
éclata.
– Mais putain, Serge, qu’est-ce que tu foutais ? Ça fait trois heures que tu es
parti !
– Deux heures et demie. Et si tu veux savoir, pas de la tarte pour dénicher des
fringues dans le quartier, surtout en rasant les murs et en regardant tout le temps
par-dessus mon épaule.
Elle se tenait à présent presque contre lui.
– T’es un grand malade ou quoi ? fit-elle en accompagnant sa question d’un
coup de poing en pleine poitrine. Je tourne en rond comme un animal en cage
depuis que tu es parti, je ne savais plus quoi penser ni quoi faire, j’ai regardé des
clips en boucle, j’ai vu se trémousser jusqu’à la dernière poufiasse à la mode,
j’en suis à trois douches, j’allais prendre un bain. Je croyais que tu t’étais barré,
que tu m’avais abandonnée là.
– C’est toi qui me plantes d’habitude, c’est toi qui te casses, t’as déjà oublié ?
La voix de Deliana s’envola haut dans les cintres.
– Tu veux vraiment qu’on parle de ça maintenant ?
– Tu m’as largué comme une merde pour aller montrer ton cul dans un club de
striptease, alors je veux bien qu’on parle de ça maintenant. Ou pas !
– Tu refais l’histoire, comme d’habitude. J’en avais marre de cette vie, marre
de tes petits boulots minables, marre d’apprendre des conneries à l’université,
marre de te regarder lire des bouquins toute la soirée après avoir fait la vaisselle,
marre d’habiter cet appartement pourri, marre d’attendre qu’il se passe quelque
chose, tu comprends ce que ça veut dire, en avoir marre, marre, marre…
Des coups répétés se firent entendre contre le mur.
– Ta gueule ! hurla Deliana à l’intention du voisin mécontent, ta gueu-le !
– Inutile d’ameuter tout l’hôtel, j’avais compris dès le premier « marre ».
Le flot de récriminations ne faiblissait pas.
– Et puisque tu es aussi doué pour la psychologie de couple que pour la vie
pratique, tu n’as rien trouvé de mieux que de me poser un ultimatum, toi ou le
club.
– And the winner is…
– Je t’emmerde, Serge ! Ne me refais plus jamais ça, tu entends ? Ne me laisse
plus tomber, assure, sois là pour moi une fois, une seule fois dans ta vie.
– J’ai traversé la moitié de la Bulgarie en bus, à pied et en taxi, en attendant le
dos de mulet, si ça se trouve, je suis complice d’un meurtre et future victime
d’un autre, je vais passer la nuit dans cet hôtel pourri sans aucune idée de ce qui
m’arrivera demain et tu me demandes d’assurer ?
Ce fut à son tour de se rapprocher d’elle à la toucher.
– Tu es vraiment unique en ton genre, toi. Tiens, j’aurais dû me barrer, oui,
c’est ce que j’aurais dû faire, te laisser patauger au milieu de la merde que tu as
soulevée.
– Tu veux une médaille, c’est ça ?
– Tu crois que je ne vois pas clair en toi depuis le temps que je te connais ? En
fait, tu aurais voulu que je te plante dans cette chambre d’hôtel, que je me tire
sans me retourner, pour justifier tout le bien que tu penses de moi, pour pouvoir
te dire : je le savais, c’est un salaud ! Une vraie tordue, voilà ce que tu es.
– N’importe quoi ! répliqua-t-elle d’une voix étranglée tandis que les larmes
lui venaient sans prévenir. J’ai peur, si tu savais comme j’ai peur, tellement peur
que j’en ai mal au ventre, tellement peur qu’il n’y a plus rien d’autre en moi, que
je suis devenue cette peur, tu peux comprendre ça ?
Elle prit le visage de Serge entre ses mains.
– J’ai besoin de pouvoir compter sur toi. Regarde-moi et dis-moi que je vais
m’en sortir, qu’on va s’en sortir, jure-le-moi. Maintenant !
– Tu vas t’en sortir, promis, on va s’en sortir ensemble.
Il plaça les mains autour de ses hanches.
– Ensemble. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas passer cinq minutes dans la
même pièce sans se hurler dessus et se sauter à la gorge, tu sais, toi ?
– C’est comme ça depuis le début, une sale habitude, un mauvais rituel.
Ni l’un ni l’autre ne surent jamais expliquer l’enchaînement des gestes qui
s’ensuivit, les corps aimantés suivirent leur pente sans possibilité de retour ou de
recours. Il troussa le tee-shirt, sentit la peau sous ses doigts, l’instant d’après il
mordait sa lèvre. Les langues se trouvèrent tandis qu’il caressait doucement ses
seins nus, elle se laissa aller contre lui, l’embrassa plus profondément, l’entraîna
vers le lit où ils basculèrent. Lundi, mardi, mercredi, sa bouche descendit le long
du torse de Serge, elle débouclait la ceinture du pantalon quand il la saisit par les
épaules et la renversa sur le dos. Quelques instants plus tard, il enfouissait la tête
entre ses cuisses, Deliana jouit vite et fort. Mains à plat, elle prit appui sur les
genoux, se cambra, sentit le sexe de son amant peser contre ses fesses,
l’empoigna par-derrière et le guida au plus intime d’elle.

Seule la lampe de chevet éclairait d’une lumière apaisante la pièce en
désordre. Des paquets de gâteaux éventrés gisaient un peu partout, la bière
tiédissait dans une bouteille non loin d’une boule de pain et d’un saucisson
entamé. Dont Serge coupait quelques tranches à l’aide du cran d’arrêt de
Nikolaï. Après quoi, il tendit le couteau à Deliana.
– Tiens, garde-le, ça te fera un souvenir.
Dos calé contre un oreiller, seulement vêtue d’un chemisier, Deliana piochait
de ses doigts recourbés à l’intérieur du grand bocal de yaourt avant de porter
l’onctueuse matière jusqu’à sa bouche. Elle avait ôté le drap de l’édredon ajouré
pour le glisser entre ses cuisses, le sommet d’un triangle épilé apparaissait et
disparaissait au gré de ses mouvements.
– Encore une cliente satisfaite. Rien de tel qu’un peu de pression pour une
bonne baise. La situation présente quelques avantages, finalement.
– J’avais oublié que tu étais branchée sur courant alternatif, fit Serge depuis le
fond du fauteuil. Tu voulais m’étrangler et maintenant, tu joues la petite salope
en chaleur.
– Pas la petite salope, la petite conne.
– Quoi ?
– Petite conne, c’est comme ça que tu m’appelais, pas petite salope, je te l’ai
déjà dit. Elle remonta le drap, s’en servit pour essuyer un peu de yaourt tombé
sur sa poitrine. Pas beaucoup mieux, remarque. Ta manière à toi d’exprimer tes
sentiments, j’imagine. T’as toujours eu un côté très rustique pour un intello.
– N’empêche qu’il faut s’accrocher avec toi. C’est plus les montagnes russes,
c’est les montagnes bulgares.
– T’avais pourtant l’air d’apprécier les montées et les descentes tout à l’heure.
Mais c’est plutôt la vie qui fait des hauts et des bas ces derniers temps, j’ai
l’impression qu’il s’est passé des années depuis que j’ai sonné chez toi la nuit
dernière.
– Et moi, j’ai l’impression de courir avec toi dans un tunnel et que ce n’est pas
demain la veille qu’on se retrouvera à l’air libre.
Il vint s’allonger près de Deliana.
– Comme Alice dans le terrier du lapin ? demanda-t-elle en se blottissant
contre lui.
– C’est moi, Alice, et c’est toi le lapin qui l’a entraînée sous terre.
– Même ce pervers de Lewis Caroll n’avait pas imaginé Alice en travelo avec
une barbe de plusieurs jours. Et la méchante reine qui veut nous faire couper la
tête, reprit-elle en suivant du bout des doigts le contour de ses lèvres, c’est
Mitko, bien sûr.
– Bien sûr. Avec tout un jeu de cartes à son service. Pas beaucoup de cœurs,
mais un tas de piques au bout desquelles planter nos têtes.
– Et Nikolaï dans le rôle de l’as de pique, ça va de soi.
Elle se leva pour prendre deux bouteilles dans le réfrigérateur, les décapsula
sur un coin de table et se recoucha.
– Je pourrais ne plus bouger de ce lit jusqu’au jugement dernier, à ne rien faire
d’autre que boire de la bière et me nourrir de trucs discutables. Sans oublier une
petite partie de jambes en l’air de temps à autre si la jeune Alice n’a rien contre
la chose.
– Pas mal, ton programme… sérieusement, on va faire comme on avait dit,
aller voir demain du côté de chez ta mère.
Son imitation de petite fille déçue, lippe tremblante et yeux battus, aurait
convaincu le plus insensible des publics. Elle interrompit soudain son numéro,
planta ses yeux dans les siens.
– Bon, Serge, à présent qu’on s’est un peu détendus, il faut que je te demande
un truc. Tu te doutais bien que la question viendrait sur le tapis à un moment ou
à un autre ?
– La question ? Quelle question ?
– Ne fais pas l’innocent.
– Je t’assure… je ne vois pas de quoi tu veux parler.
– Vraiment ?
– Vraiment.
– Tu me jures d’y répondre franchement ?
– Juré craché.
– Voilà, dit-elle en prenant une grande inspiration, il n’y avait pas de
chemisier plus immonde en magasin que celui que tu m’as dégoté, t’en es
certain ? Tu as bien regardé partout ?
Il en resta quelques instants sans voix, puis simula de l’étouffer sous un
oreiller. Elle se dégagea en riant.
– Serge ?
– Encore une bonne blague en réserve ?
– Non, corrigea-t-elle en s’étirant. Si on allait faire un tour en ville, prendre
l’air ? C’est une prison sans les barreaux ici, je deviens dingue dans cette
chambre.
– Tu l’étais bien avant ça. Et les chers correspondants qui nous cherchent
partout, tu en fais quoi ?
– Je les emmerde. Il fait nuit noire, on marche un peu, on trouve un bar
paumé. Bref, on refuse de jouer le rôle d’emmurés vivants qu’ils nous ont collé.
Je demande à la chance une soirée, une seule, c’est quand même pas la mort à
boire !
– On ne dit pas la mort à boire, on dit… laisse tomber, on la garde, celle-là.
– Et puis ils ne nous cherchent d’ailleurs peut-être même pas à Ruse, reprit
Deliana. En voyant que nous n’étions pas dans le car à l’arrivée, ils fouillent sans
doute ailleurs qu’ici.
– Risqué, très risqué.
– Ça se tente, ça me tente. Quitte à mourir, autant mourir sous les étoiles.
– J’allais te proposer de jouer ça à pierre, feuille, ciseau, mais je m’incline
devant la poésie bulgare d’expression française.
– Un dernier pour la route ?
– Pourquoi pas ? acquiesça Serge en attirant à lui la bouteille de bière et les
deux gobelets.
– Je ne parlais pas d’un verre.
18.

Ils cherchaient d’instinct la protection du fleuve. Au prix d’un ample détour,


Deliana et Serge évitèrent la place aux allures de show-room architectural et les
rues adjacentes. La rumeur des terrasses de café s’éteignit peu à peu, la pulsation
du sang noir dans les grandes artères n’évoqua bientôt plus qu’un battement de
cœur assourdi. Le silence se fit en eux et autour d’eux, ils marchaient main dans
la main. Une rampe en pente douce donnait accès à la berge qu’un rideau
d’arbres séparait de la ville sur toute sa longueur, des couples enlacés se
devinaient sous les frondaisons. Non loin de la frontière invisible qui partageait
sur leur mitan les eaux entre deux pays, quelques barges illustraient l’idée même
de torpeur. Plus près, des chalands se balançaient bord à bord, fratrie unie dans le
même sommeil. Sur l’autre rive, une grue dressait contre le ciel sa haute
silhouette de rouille et de dentelle, plus sombre encore que le sombre de la nuit
piquée de rares lueurs. Ses poutrelles entrelacées composaient une grille de mots
croisés aux introuvables définitions. On distinguait d’autres engins de chantier,
semblables aux éléments d’un décor de cinéma que l’on aurait abandonné après
tournage parce qu’il revenait moins cher de le laisser pourrir sur pied que de
procéder à sa démolition. Côté bulgare, avant qu’une sinuosité ne dérobe le
Danube aux regards, une énorme masse blanchâtre fermait la perspective. Par
son nom comme par son aspect, l’hôtel Riga s’efforçait de témoigner auprès
d’autochtones et de touristes toujours plus incrédules que le goût soviétique
donnait jadis le ton dans une moitié d’Europe. Alors, le soir venu, le bâtiment
jouait les fantômes, revêtait son suaire, irradiait d’étranges phosphorescences
d’aurore boréale, laissait le vent agiter les rideaux des fenêtres entrouvertes et
s’enrouler autour de son sommet en hululant de longues plaintes. L’hôtel Riga
faisait le métier.
Le restaurant se situait tout au bout d’un ponton jeté à travers le cours presque
immobile. Ils prirent place à la dernière table, figures de proue de cette péninsule
sur le point de démarrer, aurait dit Deliana citant l’un de ses poètes favoris. La
Roumanie ou peut-être son simulacre semblait maintenant à portée de main,
mais aucune silhouette humaine ne s’y laissait apercevoir. Tout en prélevant de
temps à autre un quartier de tomate du bout de leur fourchette, ils se laissaient
descendre dans la tiédeur de l’air en se renversant d’aise contre le dossier de leur
chaise, revenaient à la surface pour trinquer en levant haut leurs verres. Au-
dessus du comptoir derrière lequel un barman maniait ses shakers pour de
spectaculaires chorégraphies, les téléviseurs alignés diffusaient pour les uns une
compétition de billard, pour les autres un défilé de mode. Serge admirait depuis
quelques instants les spectacles simultanés.
– À quoi penses-tu ? lui demanda Deliana.
– Je me disais que les sportifs, les mannequins et les barmen appartenaient aux
professionnels de l’existence, que l’espace d’une seconde, ils étaient au monde
comme le monde est à eux, qu’ils coïncidaient avec eux-mêmes, qu’ils
s’emplissaient tout entiers de leur présence ici-bas lorsque le pied se posait à
l’endroit choisi, lorsque la boule suivait la trajectoire idéale, lorsque les boissons
se mélangeaient selon les justes proportions. Toi et moi ne sommes que des
amateurs en comparaison.
– C’est la plus longue phrase sortie de ta bouche depuis que je te connais.
Pour le reste, s’il suffit d’empoigner une queue et de caresser des boules pour
passer professionnelle de la vie, j’ai mes chances, ce n’est pas toi qui viendras
dire le contraire.
– C’est d’un goût… tu devrais ralentir sur la rakia, j’ai l’impression que tu ne
fais plus que bouger les lèvres et que l’alcool parle à ta place.
– À la santé du ventriloque !
Ils firent de nouveau tinter leurs verres l’un contre l’autre.
– Et où se situent les écrivains dans ta classification ?
– Au dernier rang des amateurs, du moins pour ce qui me concerne. Ta seule
amie, cette langue dans laquelle, un instant plus tôt, tu te sentais aussi à l’aise
que ta main dans un gant sur mesure, se change sans prévenir en adversaire sans
pitié auprès de laquelle chaque phrase, même la plus anodine, surtout la plus
anodine, se négocie au prix d’humiliantes et interminables démarches. À peine
jetés sur la page blanche, les mots glorieux qui dansaient à l’intérieur de ta tête
se recroquevillent comme des cadavres d’insectes desséchés retrouvés au fond
d’un sarcophage. Un type contraint de réapprendre le métier à chaque fois qu’il y
place l’ouvrage, tu parles d’un professionnel.
– Comme un amoureux des fleurs dont tous les bouquets se faneraient à la
moindre tentative d’arrangement ?
– Tout juste.
– Et les filles qui tournent autour d’une barre ?
– Hors catégorie. Et hors sujet. Faute de toucher terre, impossible d’y trouver
leur place. À ce propos, je voudrais t’avouer quelque chose.
– Je suis prête à entendre la confession de minuit.
– Je suis allé au club un soir. J’étais bien planqué, tu ne m’as pas vu. Et plus
que ton numéro sur scène, ce sont les regards sales de tous ces types sur toi qui
m’ont fait mal. Je n’ai pas pu les supporter, je suis parti au bout de quelques
minutes. Ce n’était pas négociable, Deliana.
– Tu vois, dit-elle en rapprochant son visage du sien, je me sens tellement bien
que je vais passer mon tour pour une nouvelle dispute. Et si tu convaincs le
garçon de nous servir un supplément de cette miraculeuse eau de prune, j’irai
biffer ce mot de tous les dictionnaires dans toutes les langues, un par un, devrais-
je y passer le reste de ma vie.
– Marché conclu !
Il leva deux doigts dans la direction du bar.
– En attendant, reprit-elle, j’ai quelque chose à te demander.
– C’est reparti…
– Je suis sérieuse, cette fois. Dis-le-moi honnêtement, ça ne fait rien, on est
passé à un autre chapitre. Tu n’as pas été tenté de te tirer tout à l’heure quand tu
es sorti pour acheter la bouffe et les fringues ? L’idée ne t’a pas traversé l’esprit
de retourner à Sofia pour te placer sous la protection de ton ambassade ou
quelque chose dans le genre ?
– Tu ne vas pas remettre ça ? Jamais je ne t’aurais abandonnée, jamais de la
vie !
– Et jamais de la mort non plus, je vois.
À cet instant, l’homme à la chemise blanche revint avec le flacon de Slivenska
Perla dont il inclina le goulot en direction de leurs verres. Réapparition saluée
avec le plus grand enthousiasme par Deliana.
– Je voudrais porter un nouveau toast à la perle de Sliven, reine de toutes les
rakias !
Elle but cul sec.
– La reine est morte, vive la reine ! lança-t-elle en tendant de nouveau son
verre.
Serge attendit que le serveur termine son office et s’éloigne.
– Que voulais-tu me demander ?
– Voilà, admettons qu’on s’en tire.
– Oui, soyons fous.
– Comment vois-tu la suite ?
– La suite de quoi ?
– La suite des événements. On passe en Roumanie et puis au revoir, madame,
au revoir, monsieur, merci pour ce moment et à un de ces jours peut-être, c’est
ça ? Ou bien…
– Ou bien ?
– Ou bien on continue ensemble jusqu’en France et on voit ce que ça donne ?
– Ce que ça donne toi et moi, tu veux dire ?
– Je viens de trouver ce qui m’a séduit en toi dans le temps, ta vivacité
d’esprit.
Le serveur s’approchait de nouveau, bouteille à la main, il lui fit signe de s’en
retourner.
– Écoute, Deliana, tu retombes hier soir dans ma vie avec des tueurs aux
fesses, certes de très jolies fesses, ça fait des heures que ma seule pensée, c’est
de savoir si je respirerai encore la minute d’après, et là, tu me parles comme si
on était en voyage de noces. T’as pas l’impression qu’on marche sur la tête ?
– J’aurais peut-être dû te poser la question tout à l’heure, t’avais l’air plus
réceptif.
– Pourquoi tu le prends comme ça ? Je dis juste qu’on est en pleine panade et
que tu parles de remettre le couvert après quatre ans de divorce et vingt-trois
heures de vie commune.
– Trois ans et demi. Et tout ce temps-là, je me suis dit qu’on avait fait la plus
grosse connerie de notre vie en se séparant, surtout les matins où je me réveillais
à côté d’un type dont je ne me rappelais même plus le prénom. T’avais pas la
même impression avec tes petites pétasses comme celle que j’ai vue dans le parc
du Palais de la Culture ?
– Ça m’est peut-être venu à l’idée une ou deux fois. Mais c’est pourtant toi qui
m’as quitté.
– Eh bien, je regrette et je te le dis : j’ai eu tort.
– Deliana qui reconnaît s’être trompée ! C’est quelle date aujourd’hui ? Je
décrète d’autorité un nouveau jour férié.
– Pas de quoi la ramener. Comme disait Churchill, tu es le mec le plus
insupportable de la Terre à l’exception de tous les autres.
– T’es sûre de la citation ? Du grand homme, je connaissais : « Tous les
matins, j’apporte à ma femme le café au lit. Elle n’a plus qu’à le moudre. »
– Comme par hasard…
– En parlant de lit, si on retournait dans notre palace ?
– Et en parlant de ce dont nous parlions, si tu me répondais ?
Tête relevée comme s’il cherchait à distinguer un point dans les épaisseurs de
nuit accumulées, Serge plaça ses deux mains jointes sous le menton en un geste
familier, garda le silence quelques instants.
– Depuis un moment déjà, j’ai l’impression d’avoir fait le tour de ma vie ici,
un tour immobile, sans bouger de ma place. Et je ressens la même chose pour la
Bulgarie. Après tout, la révolution ne consiste jamais qu’à parcourir toute
l’orbite pour revenir au même point. Nous y sommes, les anciens dignitaires du
parti ont troqué leurs costumes pour ceux des oligarques du nouvel ordre
économique. Fin du cycle, fin du spectacle. Rideau. Le spectateur rentre chez
lui, je rentre chez moi.
Il laissa retomber ses mains sur la table.
– Je songeais à retourner en France, tu n’as fait que précipiter les événements.
Alors, si tu veux jouer le bagage accompagné…
La dernière phrase valait déclaration. Exprimer des sentiments, ou quoi que ce
soit d’autre d’ailleurs, n’avait jamais été son fort, à la fois par pudeur et par
conviction que le langage avait perdu ses pouvoirs comme une gomme à mâcher
son goût à force de rouler dans toutes les salives. Un peu de la magie perdue ne
se retrouvait que dans certains livres, surtout des recueils de poésie. Renoncer à
parler et choisir de se taire chaque fois que possible contribuait du moins selon
lui à ralentir l’usure des mots, à retarder l’échéance. Il citait volontiers Beckett :
« Le tort qu’on a, c’est de parler aux autres. »
Deliana fit envelopper une bouteille de rakia. Ils longèrent le fleuve dans
l’autre sens.

Dans Histoire d’une jeunesse, Elias Canetti conclut le premier chapitre par la
relation d’un drame. Un jour que les domestiques avaient mis à chauffer dans la
cour de l’eau du Danube achetée auprès d’un vendeur itinérant, sa cousine
l’avait selon toute apparence volontairement fait chuter dans le baquet d’un coup
de coude. Ébouillantée depuis le cou jusqu’aux orteils, sa peau s’était détachée
sur toute la surface du corps tandis qu’on le déshabillait. Plus que la douleur
physique, il éprouva ensuite un immense chagrin à l’idée de mourir sans revoir
son père, alors en déplacement pour ses affaires. De l’avis même des médecins,
le retour précipité de celui-ci fut à l’origine d’une miraculeuse guérison. Toute la
famille émigra peu après en Angleterre.
Un exemple à suivre pour Serge et Deliana, se laisser tomber dans le Danube,
changer de peau et passer à l’étranger.
19.

Une vaste plaine s’étendait jusqu’à l’horizon où des montagnes d’un bleu
électrique se perdaient dans la brume. Un lac scintillait à mi-chemin. Serge se
rapprocha d’un troupeau de vaches, dont quelques-unes foncèrent soudain vers
lui tête baissée. Il s’éloigna aussi vite que possible pour se retrouver face à des
chats au feulement menaçant. Il s’accroupit, ramassa une poignée de graviers, la
jeta dans leur direction où elle retomba sur leurs têtes sous la forme d’une pluie
de boue. Apparut une femme pétrifiée ou, plus exactement, une manière de galet
géant coupé en son milieu qui laissait apparaître un visage féminin.
– Qui es-tu ? demanda-t-il en bulgare.
– Attends un peu, répondit le galet humain dans la même langue, à toi de me
dire qui tu es.
– Alors, je te dirai la vérité nue. Je suis un chien et je suis un homme.
Sa montre indiquait trois heures dix quand il se réveilla en sueur. Serge ouvrit
la fenêtre, respira l’air de la nuit jusqu’à retrouver un peu de calme, on entendait
les eaux du Danube se retourner dans leur sommeil. Il reprit place entre les
draps, les jambes de Deliana se refermèrent autour de lui.

Il fut décidé d’attendre le soir pour aller planquer du côté de chez la mère de
Deliana. Ils risquèrent entre-temps une sortie en ville, se retrouvèrent les seuls
visiteurs d’un musée des transports installé dans une gare désaffectée où un
guide, que l’insistance des coups de sonnette avait fini par tirer de sa sieste,
débita à leur unique intention son laïus sur quelques antiques locomotives
exposées en plein air et les luxueux wagons privés dans lesquels avaient voyagé
rois et sultans. Quelques molécules d’un monde englouti stagnaient parmi la
poussière en suspension, le souvenir des monarques absolus vacillait comme une
flamme dans le vent, il ne tarderait pas à s’éteindre tout à fait.
– On devrait se laisser enfermer ici, fit Serge en effleurant les panneaux de
bois précieux, le refuge ultime, cent classes au-dessus de notre chambre d’hôtel.
Les mots de son amant résonnèrent étrangement au milieu du salon tendu de
rouge depuis les banquettes jusqu’aux rideaux. Deliana fit l’expérience d’une
épiphanie miniature. L’image manquante lui apparut soudainement, elle parvint
enfin à épingler le souvenir pourchassé tel un papillon de nuit dans les allées du
parc à Sofia et tout au long de sa fuite à travers le pays. L’éléphant de plâtre où
Gavroche trouvait à se cacher dans Les Misérables de son Hugo adoré, celui
dans lequel l’auteur voyait « on ne sait quel fantôme puissant, visible et debout à
côté du spectre invisible de la Bastille ». À chacune des relectures du roman, elle
avait éprouvé le même désir de se dissimuler à l’intérieur du pachyderme pour
s’y blottir contre le gamin des rues parisiennes. Elle retrouvait intacte l’émotion
déposée au plus secret de son enfance, à laquelle se mêlaient aujourd’hui un
besoin de protection et le sentiment panique du sauve-qui-peut. Serge lui fit de
nouveau face, d’un geste inattendu caressa sa joue du revers de la main.
Elle avisa trois horloges alignées au-dessus de la porte du wagon, chacune
dédiée à un fuseau horaire.
– Et peut-être qu’en trafiquant les mécanismes, on pourrait se transporter dans
le futur ou dans le passé, semer tous ceux qui nous traquent.
– On va faire plus simple, répondit Serge tout en prenant congé du guide. Ces
types sont des chiens et tout ce que j’espère, c’est que ces chiens perdront notre
trace quand on aura franchi le Danube. Comme dans les films où les fugitifs
pataugent dans un cours d’eau glacé au milieu de la forêt pour égarer les
molosses lâchés à leurs trousses.
– Et ça marche en général ?
– Toujours. Sauf quand ça ne marche pas.
– Tiens, à propos de chien…
Un corniaud au poil blanc de la queue aux oreilles les suivait à la trace, passait
entre leurs jambes, restait un moment à la traîne et les rattrapait en courant. Il
devait s’être échappé d’une des maisons basses à demi enfouies dans la
végétation autour du musée d’où s’élevaient quelques notes de guitare.
– Il faut lui donner un nom, décida Serge.
– Pourquoi pas Tcherno 1 ?
– Pur esprit de contradiction, je te reconnais bien là. Validé !
Ils s’immobilisèrent devant un panneau d’information. Le cabot rebroussa
chemin, comme s’il était parvenu aux limites de son territoire. Un texte en
majuscules détaillait l’usage à venir d’une énorme somme allouée par les
autorités européennes à la rénovation des berges du Danube.
– Si tu reviens jamais par ici, tout ce fouillis d’herbes folles et de ferraille aura
été remplacé par des plages de sable importé et des bars à jus de fruits exotiques.
– Deux propositions de voyage immobile, plaisanta Deliana. Plus besoin
d’aller jusqu’au bout du monde pour changer de pays, plus besoin d’affronter le
décalage horaire pour goûter des boissons inconnues, c’est moins fatigant. Et
moins vulgaire que les excursions de groupe.
Elle se rembrunit soudain.
– Mais une fois passés de l’autre côté, il n’y aura pas de retour pour nous,
Serge, tu le sais. Cela fait deux mille cinq cents ans qu’un philosophe nous a
enseigné qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
– Surtout quand Mitko est pendu à vos basques, aurait pu ajouter Héraclite.
– En attendant, conclut-elle, tout en plaçant sa main en visière pour scruter la
distance, c’est tout de même étrange qu’on ne voie jamais âme qui vive de
l’autre côté.

Ils marchaient de nouveau au bord de l’eau. Des vols d’oiseaux changeaient
brusquement de direction, plongeaient en piqué, frôlaient de leurs ailes la surface
dans une impeccable chorégraphie avant de repartir vers les hauteurs,
obliquaient vers l’autre rive où le vent faisait doucement balancer quelques
câbles du haut des grues, se ravisaient et revenaient précéder le couple à la
manière d’une patrouille d’éclaireurs. Peut-être gardaient-ils dans un coin de
crâne que leurs ancêtres avaient escorté sur le même chemin les Argonautes vers
la Colchide et la Toison d’Or. Peut-être Serge levait-il maintenant la tête du
même mouvement qu’autrefois Jason en quête d’un oracle parmi les figures
compliquées qu’ils traçaient dans l’air.
Sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent quelques instants devant une plaque
apposée en l’honneur d’Elias Canetti où se trouvait reproduit un extrait
d’Histoire d’une jeunesse :

Rien de ce que je vivrai plus tard


qui ne se fût déjà produit,
sous une forme ou sous une autre,
à Roustchouk 2,
en ce temps-là.

– Peut-être, commenta Deliana, mais si Canetti revenait aujourd’hui à Ruse, il


ne saisirait pas un traître mot de ce qui se dirait autour de lui. Il a lui-même écrit
qu’il avait tout oublié du bulgare. Je me demande s’il pourrait déchiffrer cette
simple inscription.
– Ne pas comprendre la langue qui se parle dans sa ville natale, conclut Serge,
c’est comme se trouver en exil chez soi. Drôle de situation métaphysique, non ?

Rien de bon ne parvenait jamais à Ruse depuis l’autre rive. Lorsque l’hiver
sévissait jadis au point que les eaux du Danube se retrouvent prisonnières de la
glace, les loups en usaient comme d’une patinoire pour traverser le fleuve et
venir rôder jusque dans les faubourgs de la ville. Du moins les anciens le
prétendaient-ils. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Armée rouge suivit le
même chemin dans le but d’appuyer l’instauration par le parti communiste local
d’une démocratie dite populaire d’où tant la démocratie que le peuple furent
dans l’instant écartés – la première au profit d’une caricature grimaçante, le
second par une nouvelle caste d’exploiteurs. Quarante ans plus tard vint le temps
des bouffées pestilentielles soufflées depuis une usine de traitement du chlore
implantée côté roumain. Les vapeurs méphitiques empuantissaient l’atmosphère,
chassaient la population vers l’intérieur du pays, le jour et la nuit se
confondaient, la ville suffoquait sous un permanent couvre-feu. Les femmes
furent les premières à sonner la révolte : en manière de protestation, six mères de
famille promenèrent leurs landaus autour de la place principale de Ruse. Un
mouvement écologique baptisé Ecoglasnost prit la relève contestataire, une
première brèche apparut dans le rideau de fer. Il s’effondrerait quelques mois
plus tard dans un grand fracas de tôle rouillée et un tourbillon de poussière qui
n’a pas encore fini de retomber.
Rien de bon ne parvenait jamais à Ruse depuis l’autre rive. L’ultime refuge, la
seule chance de Serge et Deliana.

Notes
1. « Noir » en bulgare.
2. L’ancien nom de Roussé.
20.

– Et si tu te dépêchais un peu ? proposa la voix de Deliana depuis le couloir.


Tout en enfilant son blouson, Serge jeta un dernier coup d’œil circulaire sur la
chambre.
– Tu n’as rien oublié ? Au cas où on ne reviendrait pas…
Un bruit de pas précipités se fit entendre de l’autre côté de la porte
entrouverte, suivi d’un bref silence, puis le hurlement lui déchira les tympans. Il
se rua à l’extérieur et tomba sur ce qui lui évoqua tout d’abord un fakir converti
au port du pantalon, créature parodique droit sortie d’un film de Terence Fisher,
un ascète en rupture de planche à clous devenu méchant d’opérette. Un léger
flou brouillait sa vision, comme une hésitation venue se loger au cœur même de
la réalité, mais la scène finit par émerger dans toute sa glaciale nudité parmi les
vapeurs de fiction. Tête enturbannée d’un bandage, Nikolaï tenait Deliana
agenouillée sur la moquette crasseuse, une main enserrait sa gorge, l’autre un
couteau. Le deuxième homme se tenait un peu en retrait, il avança d’un pas dans
sa direction. L’instant choisi par Deliana pour mordre jusqu’à l’os un doigt à
portée de ses dents. L’écorcheur laissa échapper un cri de rage et de surprise
mêlées, elle se dégagea, son regard croisa une seconde d’éternité celui de Serge
avant qu’elle ne se précipite dans les escaliers. L’autre homme partit
immédiatement à sa poursuite.

Deliana enjamba d’un bond les dernières marches, sentit le sol se dérober sous
son pied, éprouva un violent choc à la tête. Encore étourdie, elle tituba sans trop
savoir comment jusque sur la grande place. Quelques notes échappées des
entrailles d’un limonaire désaccordé s’élevaient par moments au-dessus de la
rumeur des conversations, des chevaux de bois tournaient devant l’opéra, des
étincelles crépitaient parmi le feuillage des platanes comme s’ils grouillaient
d’insectes montés à l’assaut de leurs branches. Prise de vertige, elle s’accroupit
devant le rideau baissé d’un kiosque à journaux. Le courant l’emportait, les eaux
noires s’ouvrirent sous elle, Deliana coulait à pic.
– Elle en tient une bonne, la camarade, elle a dû commencer de bonne heure.
Elle donna un coup de talon au fond des abysses, se laissa guider vers la
surface par la voix de l’homme qui s’éloignait déjà, bras passé autour des
épaules de sa compagne. Debout à présent, mais désorientée, la pensée lui revint
du tueur à ses trousses. Elle leva la tête. Juchée au sommet de la colonne qui
occupait le centre de la place, une femme couronnée désignait la direction du
fleuve.

Traits convulsés de souffrance, Nikolaï dégagea la main qu’il avait glissée
sous son aisselle. Serge s’efforçait de le contourner, l’image de Deliana en fuite à
travers la ville occupait toute sa pensée. Il n’avait plus qu’elle en tête depuis sa
disparition, Deliana, Deliana, personne d’autre qu’elle n’avait jamais existé,
Deliana, Deliana, il n’avait plus étreint après elle que de pâles imitatrices, des
intérimaires dont la seule qualification tenait à une ressemblance toujours plus
vague avec l’original, Deliana, Deliana, il n’avait plus ensuite pénétré que des
corps de fumée, Deliana, Deliana, quand il sentit ses côtes vibrer d’une
fulgurante douleur métallique. La colère monta tout à coup en lui. Deliana,
Deliana. Il bloqua la main de son agresseur, lui asséna deux coups de tête en
pleine face. Deliana, Deliana. Sonné, Nikolaï s’affaissa lentement, ses bras
emprisonnèrent les genoux de Serge à la manière d’un étau dont celui-ci ne
parvenait pas à desserrer l’étreinte. Deliana, Deliana. De ses doigts réunis, il usa
comme d’une masse pour marteler le crâne du lieutenant de Mitko. Deliana,
Deliana. Qui ne lâchait pas prise. Il enfonça les pouces dans ses orbites, pressa
jusqu’à ce que jaillissent des larmes de sang. Deliana, Deliana. Nikolaï glissa à
terre comme un paquet de vêtements sales. Deliana !
Il dégringola la volée de marches, traversa le hall en courant, déboucha devant
l’hôtel, hésita un instant sur la direction à prendre, se retrouva sur la grande
place. Les milliers de voix élevaient un dais sonore au-dessus des cafés où
parlait fort la jeunesse du samedi soir. Des lampions oscillaient parmi les arbres,
Serge sursauta, un cri avait percé les flonflons du manège. Les chevaux de bois
dardaient au passage un œil exorbité, une soucoupe volante se rapprochait à
chaque tour d’une calèche où avaient pris place quatre enfants sans jamais
parvenir à la rattraper. La lumière pulsait de tous côtés, il se tenait au milieu de
la scène tel un comédien sans texte aveuglé par les feux de la rampe, depuis la
trappe du souffleur aussi grande ouverte que la bouche d’un idiot lui montaient
au visage des rafales d’air glacé. Il leva la tête. Juchée au sommet de la colonne
qui occupait le centre de la place, une femme couronnée désignait la direction du
fleuve.
Il choisit la première rue à main droite, bouscula un couple.
– Hé, regarde un peu où tu vas !
– Laisse tomber, tu vois bien qu’il a bu un coup de trop.
Le silence et l’obscurité fondirent sur lui, comme si quelqu’un avait tout à
coup tiré le rideau et fait évacuer la salle. Les façades de la rue Alexandrovska
jetaient bas le masque sur son passage telles de vieilles coquettes dont se serait à
l’instant écaillée l’épaisse couche de maquillage pour exhiber les ravages du
temps. Sur l’épaule de Canetti, la chouette de bronze battit des ailes, ouvrit un
œil arrondi par la férocité, des reflets s’agitèrent dans le verre des lunettes du
grand écrivain.

Gamines vêtues aux extrêmes limites de l’attentat à la pudeur, Tziganes
endimanchés, voyous et voyeurs, une maigre faune traînait à proximité de la
boîte de nuit miteuse sans trop oser approcher du cerbère qui en interdisait
l’entrée par sa forte corpulence. Deliana s’arrêta sur le trottoir opposé, accorda
quelques instants de répit à sa cheville douloureusement enflée. Au plus fort de
la déroute, l’ironie de sa situation ne lui en apparaissait pas moins avec évidence.
Elle avait quitté les berges du Danube pour se retrouver dans le club de Mitko, il
lui fallait à présent accomplir le chemin inverse, depuis ce bouge minable vers le
fleuve. Revenir sur ses pas, effacer les traces de son passage sur terre, retour au
néant. La façade du Monarque consistait en briques lumineuses de diverses
couleurs, pourvu qu’elles fussent criardes, avec une préférence marquée pour le
vert et le rose. On pensait inévitablement à ce casse-tête très à la mode un quart
de siècle plus tôt, un cube dont il s’agissait de reconstituer les six faces
monocolores à force de rotations. Si tous les néons de la boîte s’éteignaient un
par un pour se fondre dans le noir, peut-être l’ordre du monde s’en trouverait-il
instantanément rétabli, peut-être le cauchemar éveillé se dissiperait-il, peut-être
son existence reprendrait-elle son cours normal ? Deux jeunes tapineurs, affublés
d’une casquette de marin et torses nus sous leur blouson de cuir, se mirent à
chuchoter en romani tout en lui jetant des regards à la dérobée. Peut-être
évoquaient-ils leur prochain retour en Autriche où, l’automne venu, ils
trompaient l’attente du client par d’interminables parties de billard dans un bar
riverain de ce même fleuve au bord duquel ils prenaient plus à l’est leurs
quartiers d’été. Mais peut-être pas. Deliana s’éloigna en boitillant.

Serge fit le tour du panthéon (à en croire une légende toujours vivace, le
conducteur du bulldozer chargé de raser l’ancien édifice religieux afin de
pouvoir ériger au sommet du même tertre ce monument à la gloire des héros de
l’indépendance avait peu après succombé des suites d’une mystérieuse maladie,
de même que sa proche famille et les principaux donneurs d’ordre), s’engagea
dans le parc. Il lui semblait qu’une battue se déployait dans son dos, que
d’innombrables pieds foulaient derrière lui l’herbe des parterres plutôt que le
bitume des allées pour dissimuler leur approche. Il ne savait plus s’il était la
proie ou le chasseur. Une tête privée de corps apparut sur un socle, celle d’un
écrivain né au cœur de la Bulgarie et venu mourir dans un petit hôtel du Quartier
latin. Des visions d’outre-monde clignotèrent au fond de sa mémoire, une place
festonnée de cafés sur toute sa circonférence, cette ruelle aux allures de passage
secret, comme ouverte d’un coup de rasoir dans la chair de la ville, qu’il s’était
en vain mille fois promis d’emprunter, il lui en naissait à présent un déchirant
regret au milieu du désordre de son esprit, la courbe d’un autre fleuve d’où, par
un jour de crue, dépassait tout juste la frondaison d’un arbre pareille à la
chevelure d’une noyée, une horloge sans aiguilles au fronton d’un immeuble, des
oiseaux en cage et des livres en vitrine, la silhouette d’une passante que dérobait
à sa vue un mouvement de foule, l’affaissement au ralenti d’une pyramide de
pavés gris. Il descendait à grandes enjambées vers la rive. Des rumeurs
suintaient de la pierre et venaient bourdonner à ses oreilles dans une langue
inconnue, commentaires à voix basse où il semblait que s’affrontaient avec
véhémence des opinions chuchotées. De son antique pétoire, un révolutionnaire
à longue barbe le mit en joue, Serge hâta encore l’allure.

Deliana continuait de marcher aussi vite que sa jambe folle le lui permettait
quand un spectacle soudain offert à sa vue vint la frapper d’un mélange de
stupeur et d’admiration. Le restaurant où elle avait dîné avec Serge flottait
lumières éteintes sur les eaux du fleuve, presque indistinctes du noir toujours
plus intense de la nuée que poussait le vent depuis l’autre rive, à l’exception
d’un salon vivement éclairé où un couple dansait sur une musique rendue
inaudible par la distance. Une valse au fond d’un aquarium. L’homme et la
femme glissaient en silence sur le parquet, indifférents à l’heure, indifférents à la
nuit, indifférents à la pluie qui venait à présent battre les vitres derrière
lesquelles ils évoluaient, indifférents à tout ce qui se tenait au-delà du cercle
délimité par leur accord intime. L’enchantement se dissipa, Deliana reprit sa
claudication. D’avoir été témoin de ces quelques instants d’harmonie ne lui
faisait par contraste que plus vivement ressentir un sentiment de perdition, le
souvenir d’une unité à jamais perdue. Tout se défaisait en elle, tout se défaisait
autour d’elle. Elle frissonna, fourra les mains dans les poches de son blouson et
trouva dans l’une d’elles le canif de Nikolaï. Un aboiement la fit sursauter, le
couteau lui échappa, elle s’agenouilla, fit en vain courir ses doigts sur le sol dans
les ténèbres. Au risque de s’étrangler, Tcherno continuait de tirer sur sa chaîne et
faisait maintenant entendre des gémissements plaintifs. Deliana flatta
longuement le chien, se releva et s’éloigna en emportant avec elle l’étrange
sensation d’avoir fait ses adieux à un ami cher.

Passé l’hôtel Riga, la promenade traversait des espaces toujours plus vagues,
se prolongeait en un chemin de terre battue que bordaient d’un côté quelques
entrepôts et de l’autre un chemin de fer submergé par une invasion de plantes
dont il ignorerait à jamais le nom. L’eau prit une teinte blafarde sous la Lune.
Serge buta contre un objet métallique. S’accroupit, chercha à tâtons dans la nuit.
Le cran d’arrêt de Nikolaï. Qu’il empocha. Deliana l’attendait quelque part dans
cette masse de nuit au milieu de laquelle disparaissait tout repère, il en était à
présent certain. Marcher, marcher encore, continuer à marcher sans se retourner.
Le ciel s’obscurcit, la Lune s’éteignit. D’un faible halo verdâtre émergea la
forme d’une citerne tenue prisonnière sur quatre côtés par une clôture
métallique. Le cours du Danube s’étrécit, la Roumanie se rapprocha, il distingua
plusieurs engins disposés en cercle, colloque de sauterelles dressées sur leurs
pattes démesurées. Une tour de guet scrutait le vide de son œil enténébré, deux
silos pointaient des têtes coniques. La pluie se mit à tomber sans prévenir,
soudaine, lourde, violente. Du fond d’un jardin vint à sa rencontre Tcherno.
Serge s’approcha du chien, que sa chaîne empêchait d’aller plus loin, caressa
l’animal entre les oreilles. Il éprouva un inexplicable serrement de cœur à le voir
regagner sa niche pour s’abriter de l’orage. De retour à lui, il leva une main vers
le ciel, puis la passa dans ses cheveux détrempés avant de se redresser. L’effort
lui arracha une plainte étouffée, il parvint à repartir de l’avant.

Au-delà du terre-plein situé entre la promenade et ce qui avait fini par acquérir
les dimensions d’un quartier à force de bicoques venues se coaguler dans la plus
parfaite anarchie, d’un faubourg dos à la ville et face au Danube, quelques vives
lueurs perçaient la nuit et donnaient aux arbres du voisinage l’aspect d’une forêt
pétrifiée. Elles couronnaient tel un diadème le sommet d’un bâtiment dont la
façade s’ornait d’inscriptions en caractères latins. Où d’autre qu’elle portât le
regard, tout n’était plus autour de Deliana que nuit épaissie. Elle coupa à travers
la bande de terre déjà gorgée d’eau, un écœurant bruit de succion accompagnait
chacun de ses pas. Sa cheville la mettait au supplice, elle glissa, tomba de tout
son long dans la boue et l’herbe humide, compta jusqu’à dix à voix basse et
parvint non sans mal à se redresser. En se rapprochant, elle distingua sur le
fronton les emblèmes et les devises alignés de plusieurs clubs de motards d’où il
ressortait que pour ces derniers, l’expression rouler des mécaniques était aussi et
peut-être surtout à prendre au sens figuré. La porte pivota sur son unique gond
valide, Deliana pénétra dans une vaste pièce au bout de laquelle un comptoir
parfaitement entretenu contredisait l’air abandonné des lieux. Au centre de
chacune des tables empoussiérées brûlait une lampe à pétrole, les flammèches
oscillaient chacune à leur rythme. Elle referma la porte, demeura une minute
indécise, fit quelques pas dans le bar, prit place sur une chaise, entoura de ses
mains le verre de lampe.

Mais ses jambes ne le portaient plus qu’à peine, l’élancement qu’il éprouvait
au côté se fit plus vif. La fièvre le prit, des imaginations lui vinrent. Planté au
bord de l’eau, Serge délirait. Deliana s’était dissimulée à bord de cette barge
parmi les tas de sable alignés en attendant de pouvoir se fondre dans le décor de
l’autre côté du fleuve. Où elle deviendrait à son tour un personnage de fiction, la
ressortissante d’un pays pétrifié, pour toujours hors d’atteinte de Mitko et de ses
hommes, sa peau changée en cire, ses yeux en verre, son sexe en silicone et son
cœur en plastique. Éparpillé en innombrables gouttelettes lumineuses que le vent
rassemblait puis dispersait de nouveau à la manière d’un rideau agité par
d’invisibles mains, l’éclairage public jetait des lueurs d’incendie sur quelques
bâtiments d’usage indéterminé. Une locomotive échappée du musée surgit de la
nuit tous feux éteints, lança deux brefs cris à sa hauteur, aucune forme humaine
ne se laissait deviner à l’intérieur de la cabine plongée dans l’obscurité, s’éloigna
comme elle était venue. Au-delà des rails du chemin de fer, la pente herbue de
faible déclivité prenait pour lui l’aspect d’un infranchissable Himalaya. Le
dernier réverbère disparut derrière lui. Loin, très loin, trop loin, le parapet d’un
immense pont lui évoquait un squelette jeté en travers du fleuve. Il traînait la
jambe, le goudron réapparu cédait de nouveau place à de gros cailloux mal
aplanis par les rares véhicules en circulation sur la berge durant la journée. Serge
trébucha, s’affala dans une flaque, resta un moment ainsi étendu de tout son long
sans que ses muscles répondent, se releva avec difficulté.

Une rafale secoua la porte, le bruit de la pluie redoublée contre le vitrail de
l’unique fenêtre couvrait ses pensées. Deliana abandonna son blouson pour celui
qu’elle avait trouvé abandonné sur le dossier d’une chaise près du comptoir, s’en
emmitoufla comme d’une fourrure, revint s’asseoir face au tableau. Les deux
battants composaient un diptyque très inspiré des codes religieux malgré le
caractère profane de la scène représentée et diffusaient dans l’établissement une
lumière mystique, une insolite atmosphère d’église entre deux offices. Sur celui
de gauche, en chemise de nuit et bottines, une jeune femme se tenait bras tendus
à la façon d’une somnambule au milieu d’un paysage dévasté, usines rongées par
les acides au-dessus desquelles pesait un ciel bas, maisons bombardées qui
exhibaient leurs pièces nues derrière les façades effondrées, carcasses
d’automobiles abandonnées au bord d’une route inondée et semée de panneaux
indicateurs tordus sous l’effet d’une chaleur inconcevable qui ne désignaient
plus aucune direction. Sur celui de droite, un motard tout de cuir vêtu attendait
sur sa machine, tête tournée vers la femme, un long fil de bitume sinuait au
second plan jusqu’à l’horizon. Il lui tendait la main en un geste où l’amour le
disputait à l’urgence. Deliana se concentrait sur les amants, son regard allait de
l’un à l’autre, comme si rien n’avait plus d’importance que de décoder cette
allégorie traitée dans le goût des vies de saint, d’en révéler la signification
occulte. Un grincement se fit entendre à l’autre extrémité de la salle. La trappe
s’ouvrait lentement au ras du sol, deux ombres s’allongèrent à mesure que le
monte-charge poursuivait son ascension. Deliana fixa une dernière fois la femme
sur le vitrail. Sa chemise de nuit se mit à flotter dans le vent noir.

Surgie d’entre les nuages, la Lune s’encadra un instant dans le carreau à demi
crevé d’une usine à l’abandon. Serge longea le bâtiment, trouva un banc, s’y
laissa tomber. La douleur continuait d’irradier, il glissa une main sous sa
chemise, l’en retira pleine de sang. Il prit soudain conscience du cri têtu d’un
oiseau. Des silhouettes se faufilaient à travers la friche, une bouteille roula sur
les gravats. Il essuya d’un geste répété le mélange de pluie battante et de sueur
tiède qui brouillait sa vue, toute son attention à présent requise par un graffiti
tracé d’oblique sur le mur de l’usine comme s’il se fût agi d’une énigme à
résoudre de toute urgence, comme si désormais tout en dépendait. Un ronflement
venu des profondeurs faisait vibrer le sol. Tout disparaîtrait, la ville et ses
musées où sommeillaient l’exquise porcelaine des tasses sur lesquelles des lèvres
depuis longtemps retroussées jusqu’à l’os de mâchoires édentées avaient
autrefois déposé un sceau rouge pâli ainsi que le bois précieux des meubles
patiné par d’innombrables mains retournées à la poussière, tout s’effacerait, le
souvenir d’Elias Canetti et les odeurs d’amour dans la chambre d’hôtel.
Devenues floues, les lettres du graffiti ondulaient, s’effaçaient lentement.
Recroquevillé sur le banc, il pressait un pan de tissu contre la blessure. Les
silhouettes se rapprochaient, elles émergèrent de la broussaille. Il posa les mains
à plat sur ses genoux, plaça le cran d’arrêt ouvert au milieu, baissa les paupières.
Les mots tournaient en boucle comme une psalmodie.
– Petite conne… Petite conne…
Il n’était plus qu’attente.
La pluie redoubla. Sur l’autre rive, les engins de chantier dressèrent une
dernière fois leurs silhouettes contre la nuit, le théâtre d’ombres se mit à flotter
dans le vent noir.
REMERCIEMENTS

À Philippe Renonçay pour son œil fraternel, pour le couvre-lit et pour le cran d’arrêt.

À Lise Boëll pour son enthousiasme et pour sa confiance.

Et à la Bulgarie, bien sûr, à ses femmes, à ses hommes, à son histoire, à ses paysages.

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