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05 Eric Naulleau - Ruse PDF
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Graham Parker
Ruse ou Roussé est la cinquième plus importante ville
de Bulgarie. Jusqu’à l’indépendance du pays, en 1878,
elle portait le nom de Roustchouk.
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Le même sourire énigmatique, soudain apparu sur les lèvres de la sainte, à
moins qu’il n’ait cessé d’y flotter dans l’attente qu’une lumière venue de plus
loin que le temps ne le révèle aux yeux des premiers passants, accueillit en ce
nouveau matin la subite agitation des hommes. La ville se mit à graviter en
accéléré autour d’elle.
Depuis le centre de la place, elle s’attachait à toutes les trajectoires, la dureté
de son regard s’atténuait parfois d’une fugitive expression de bienveillance, de la
même façon qu’un détective finit par s’attendrir devant tant d’insignifiance et de
petitesse accumulées chez celui qu’il prend en filature depuis des années. Mais
peut-être n’était-ce que l’ombre d’un nuage attardé sur son visage.
Le premier tramway s’ébranla, les wagons emplis de spectres aux paupières
closes débutèrent leur ronde, petit manège sans autre musique que le battement
des cœurs au ralenti. Tel l’œil d’un cyclope braqué sur l’horizon d’où peut à tout
instant surgir une voile, l’unique phare peinait à dissiper les ténèbres, les
tintements du carillon couvraient les bribes de conversations, s’immisçaient dans
les rêves, réveillaient en sursaut les dormeurs.
Les rails fendaient une circulation plus dense à présent, des gamins aux pieds
nus se faufilaient entre les voitures avec des grâces de toréador pour aller
prendre possession de leur coin de bitume, des grands-mères à cabas tournaient
et retournaient d’un air soupçonneux les légumes du marché, une princesse de
seize ans, lippe boudeuse et bras haut levé, héla un taxi devant l’hôtel Sheraton.
À la manière d’un homme qui s’éclaircit la gorge avant de prendre la parole et
décide pour finir de retourner au silence, une enseigne clignota brièvement puis
s’éteignit de nouveau.
La sainte ne perdait rien du spectacle recommencé, les traces de vie naissaient
de partout, sinuaient et se perdaient comme des giclées de couleur dans une pâte
de pure clarté.
La capitale déployait ses rues, gagnait en précision minérale sous le grand
soleil d’août. Il en naissait à mesure pour le promeneur un sentiment d’irréalité,
l’impression de se tenir devant des façades dressées contre le vide d’où sur un
signal sortaient tout à coup du néant quelques comparses de la mystification.
Le bleu du ciel s’assombrit d’une touche de nuit, le blanc des pierres aspirait
la clarté, une silhouette apparut vers le haut du boulevard.
La sainte ne souriait plus, la chouette en équilibre sur son bras déployait ses
ailes, écarquillait un œil farouche.
1.
Elle avait beau s’en éloigner, la statue paraissait toujours dresser ses quelques
tonnes de bronze et de cuivre à la même distance. Son ombre venait l’envelopper
depuis la sortie du métro jusqu’à destination – et c’était devenu un jeu pour
Deliana que de lever la tête à l’improviste pour vérifier si la patronne de la ville
continuait d’étendre la main au-dessus d’elle en un geste de protection ou de
mise en garde. De cette aberration optique naissait en des proportions variables,
selon l’état d’esprit du soir, un mélange d’angoisse et d’amusement. Banale
illustration des canons du réalisme socialiste, dont les chromos faisaient à
présent le bonheur des antiquaires, une sculpture de Lénine s’était jadis
longtemps élevée au même endroit – possédait-elle semblable pouvoir ? Le
souvenir de Vladimir Ilitch se perdait dans un passé aussi lointain que les
pyramides d’Égypte ou les épidémies de peste noire, il aurait fallu consulter l’un
de ces vieillards sans âge qui occupaient leurs dernières heures à pousser des
pièces sur un échiquier dans le parc voisin. L’artiste avait curieusement chargé
l’effigie de symboles empruntés à diverses figures de la mythologie grecque,
parmi lesquels la chouette d’Athéna et la couronne de Tyché. Elle crut voir
l’oiseau perché à vingt-cinq mètres de hauteur sur le bras de sainte Sophie battre
un instant des ailes tandis que s’arrondissait son œil de rapace.
Rien de plus simple pour rompre le charme que d’emprunter un autre chemin,
mais elle aimait sentir les pavés jaunes sous ses pas, des envies de marelle
taquinaient ses chevilles. Elle aimait que, passé un certain carrefour, le même
refrain anglais monte à ses lèvres. Elle aimait assister à la relève des soldats, en
grand uniforme ce soir encore malgré la chaleur accablante, devant la présidence
de la République – il lui était même arrivé, avec pour tout vêtement une toque à
haute plume offerte par un client, de parodier sur scène leur chorégraphie d’un
autre temps, d’abandonner la souplesse des contorsions pour les poses
hiératiques, le pas de l’oie et les soudaines volte-face. Elle aimait enfin que la
capitale change à mesure l’or des boulevards contre la menue monnaie des rues
louches, les monuments contre des bars à hôtesses, la lumière blanche des
réverbères contre l’éblouissement des enseignes au néon.
Celle qui couronnait l’entrée du club Orphée & Eurydice avait d’évidence
connu des jours plus fastes depuis son installation. Les lettres luisaient
faiblement dans la nuit, témoignage de l’avarice du propriétaire autant que
souvenir d’un voyage de noces à Paris d’où il avait rapporté ce nom d’un sauna
crapuleux des environs de la place Blanche. Deliana salua d’un signe de tête le
videur – pas sûr que tous les mots échangés avec lui en une dizaine d’années
aient suffi à former une phrase complète –, poussa la porte et plongea dans le
rouge.
Rouge des fauteuils et des nappes sur lesquelles vacillait la flamme d’une
veilleuse, rouge des banquettes dans les recoins où s’ouvraient des loges plus
discrètes, rouge des projecteurs, rouge des costumes de l’orchestre, rouge des
reflets sur la peau moite des danseuses. Rouge des larmes dont Kornelia, robe
rouge, paupières mi-closes et gestes de noyée dans les flots de lumière jaillis de
la poursuite, feignait de suivre du bout des doigts la trace sur ses joues – les mots
qu’elle chantait glissaient entre les tables puis dérivaient un moment au-dessus
des clients avec les vapeurs du tabac, Comme le Danube se perd dans la mer
Noire, tu as disparu un soir, j’ai prié la Vierge blanche et j’ai prié la Vierge
noire qu’elles me laissent te revoir… Rouge du bois dans lequel avait été taillée
d’une pièce la planche du comptoir où elle s’accoudait à présent.
– Salut, Ivancho.
– Salut, Deliana.
– Pas foule, ce soir…
– Le Levski joue contre une équipe turque, ils en sont aux prolongations. Dans
moins d’une heure, tu vas voir débarquer tous les supporters, bien décidés à se
bourrer la gueule, quel que soit le résultat. Comme d’habitude ?
Un couplet vint lentement se défaire sous le plafond enfumé. Le souvenir de
toi, quand vient le soir, brille dans mon ciel comme un soleil noir, le souvenir de
toi, quand vient le soir, coule dans mes veines comme un sang noir…
Et rouge de la bière, une marque belge dont Ivan, Ivancho pour les intimes,
passait commande à sa seule intention ou presque. Servie sans mousse, ainsi
qu’il était devenu inutile de le préciser, car rien ne devait varier dans le
cérémonial de cette parenthèse ouverte entre la nuit de la ville et la nuit du club.
Les bocks se heurtèrent, leurs voix se joignirent.
– Samo Levski 1 !
Le barman fit un signe de tête en direction de la scène.
– Le souvenir de toi, quand vient le soir, brille dans mon ciel comme un soleil
noir… Je me demande toujours si elles croient un peu à ce qu’elles racontent,
toutes ces chanteuses dont le prénom finit en « a ». Ou si c’est comme dire
bonjour et bonsoir pour le reste de l’humanité.
– Et toutes les chanteuses dont le prénom finit en « a » se demandent toujours
si tu t’intéresses pour de bon à toutes les histoires que te racontent les clients ou
si tu fais juste ton boulot. Tiens, quand on parle des loups…
Deux hommes s’installaient à l’autre bout du comptoir, levaient la main pour
passer commande.
– Au bout d’un moment, on ne fait plus trop la différence, j’imagine, conclut
Ivan avant de se tourner vers eux. Sinon, c’est à devenir dingue.
Deliana laissa courir son regard sur la salle aux trois quarts déserte, sur un box
où deux couples consultaient leurs portables sans s’adresser la parole, sur la
scène où Kornelia continuait d’étirer sa complainte, comme une folle, j’ai voulu
te revoir soir après soir, j’ai traîné dans les rues et j’ai traîné dans les bars à
écouter toutes sortes d’histoires, comme une folle, j’ai voulu te revoir soir après
soir après soir, j’ai traîné dans les rues et j’ai traîné dans les bars, des hommes
m’ont offert à boire…, tandis que deux danseuses nues mimaient le plus ravageur
désespoir amoureux. L’ensemble n’était pas sans évoquer les conventions du
catch adaptées aux grands sentiments. Malgré la musique, les deux hommes au
comptoir baissaient la tête vers leurs coupes de champagne pour s’entretenir à
voix basse. Leurs attitudes de conspirateurs détonnaient avec les propos anodins
dont quelques bribes parvenaient jusqu’aux oreilles de Deliana. Ivan revint se
planter en face d’elle.
– T’as toujours voulu être barman ?
– Je voulais être footballeur comme tous les petits garçons. À quarante ans
bien sonnés, c’est déjà très vieux pour jouer au foot et c’est encore très jeune
pour servir de l’alcool, mais au fond de moi, je n’ai toujours pas renoncé à
gagner la Ligue des champions. Et toi, tu voulais être danseuse ?
Deliana but une gorgée, s’essuya les lèvres du revers de la main.
– Danseuse, oui, mais en tutu. Ou au moins avec quelque chose sur les fesses.
Un jour, mes parents m’ont emmenée voir un spectacle du ballet national, je ne
m’en suis pas remise. Après, vers mes treize ans, j’ai eu ma période cosmonaute.
– Au lieu de tourner autour de la Terre, tu tournes autour d’une barre, c’est
déjà ça…
Les projecteurs baissaient d’intensité en même temps que la voix de Kornelia.
La chanteuse reculait lentement vers le fond de la scène, le cri d’amour se fit
chuchotement, le chuchotement expira dans un murmure, noire est la couleur de
l’amour, noire est la couleur de mes jours, noire est la douleur de mes jours,
amour noir, amour noir, amour noir… Elle interrompit sa lamentation. Kornelia
répétait souvent qu’il en allait des romances comme des œufs à la coque, passées
trois minutes de cuisson dans l’eau de rose, elles perdaient leur saveur. Quelques
applaudissements crépitèrent.
– Remarque, reprit Ivan en essuyant un verre, t’as bien plaqué la fac pour
atterrir ici, tu peux faire le chemin inverse.
– Comme un chien qui revient bouffer son propre vomi ?
– Merci pour l’image, ça va me faire la soirée.
– Désolée. C’est l’heure, je vais me changer. Bon courage pour cette nuit,
Ivancho.
– À toi aussi, ma jolie. Fais-les bander !
– Promis…
Parvenue au milieu de l’escalier, elle fit un pas sur le côté et s’immobilisa
pour laisser passer Kornelia qui venait d’apparaître en haut des marches.
Descente sur talons aiguilles comme pour résumer une existence dont aucune
péripétie n’avait échappé à l’œil public, une carrière en forme de glissade du
papier glacé des pages mondaines à l’encre poisseuse des tabloïds. Mariée très
jeune à un politicien de premier plan, elle en avait divorcé quelques mois plus
tard avant de l’épouser de nouveau le jour de son trentième anniversaire. On lui
prêtait des liaisons avec des sportifs, des hommes d’affaires, des patrons de
presse, tout ce que la Bulgarie fin de siècle comptait de vainqueurs du nouvel
ordre politique. Le millésime suivant s’était révélé un moins bon cru, son nom
s’accouplait à celui de tel oligarque dans d’obscurs scandales financiers et
sexuels, d’autant plus obscurs qu’une presse aux ordres les embrouillait encore à
l’envi de manière à ce que le grand public finisse par n’y plus rien comprendre ;
il était question de privatisation et de délits d’initié, l’expression partie fine
clignotait parfois au milieu d’un paragraphe. Aux senteurs de parfum et de
poudre, attachées à ses pas comme une traîne immatérielle, se mêlait une note
inconnue, peut-être le soufre, peut-être l’odeur d’une défaite depuis longtemps
annoncée, mais à laquelle Kornelia refusait pourtant d’acquiescer malgré la
silhouette alourdie et déjà quelques plis d’amertume autour de la bouche. Elle
jouait ses derniers matchs en première division, ainsi qu’un ami de Deliana avait
résumé la situation. À temps nouveaux, poètes d’un nouveau genre.
Une demi-douzaine de miroirs bifaces s’alignaient dans l’unique loge réservée
aux artistes telle une iconostase profane où le reflet des danseuses évinçait la
représentation des saints, où la croix s’effaçait devant le talisman. Sans qu’il fût
besoin du moindre rappel au règlement, accord tacite valait ici texte de loi, les
nouvelles venues s’installaient dos à la porte et cédaient à leurs aînées les places
les plus éloignées. Il s’en fallait d’une légère inclinaison du buste pour que les
unes contemplent leur passé et les autres leur avenir. Aucune des présentes ne
s’y était jamais risquée. Le spectacle offert tenait du camp volant et de la cabine
d’essayage, des chaussures traînaient un peu partout, un corsage s’affaissait sur
le dos d’une chaise, abandonné sous les cintres, un grand éventail de plumes
poussiéreuses convoquait l’image d’un oiseau mazouté venu s’échouer à bout de
forces loin de la mer, quantité d’accessoires débordaient d’un coffre d’où
émergeait au milieu des perles et du strass la gueule aplatie d’un serpent factice,
quelques têtes de mannequin en polystyrène, au milieu desquelles un farceur
avait placé un buste de Staline, servaient de support à des perruques de tous
crins, un ventilateur brassait au ralenti l’air brûlant, la pièce embaumait les
cosmétiques bon marché et la chair en liberté.
Une trousse à maquillage atterrit sur la coiffeuse voisine, Maria eut un léger
sursaut, interrompit l’épilation d’un sourcil, jeta un coup d’œil dans la glace.
– Salut, Deliana.
– Salut, Maria. La forme ?
– Ici, l’essentiel, c’est pas d’avoir la forme, plutôt d’avoir les formes, corrigea
la nouvelle venue.
– Cent fois que tu me la sors, je ne m’en lasserai jamais. Quoi de neuf, meuf ?
– J’ai expédié la gamine à la campagne chez ses grands-parents, répondit
Maria tout en redressant une photographie glissée entre le bois et le tain, je vais
enfin pouvoir faire la grasse mat’. À propos de gamines, t’as raté un grand
moment…
Deliana répandait en vrac devant elle pinceaux et brosses, tubes et faux cils,
vaporisateurs et boîte à paillettes. Maria se rapprocha et désigna le coin opposé.
– Les deux bleues, là, les petites, qui rêvaient à voix haute de lever un richard
à force de se laisser renifler la chatte, mieux que les dialogues de ta sitcom
brésilienne préférée.
– Trop mignon…
– Si on veut, c’est plus un jour mon prince viendra, c’est un soir mon gros
dégueu se pointera.
– Les paroles changent, mais c’est toujours la même musique, non ?
– Je préfère encore les chansons folkloriques. Valya Balkanska 2 chante juste,
elle, au moins, et puis quand elle s’envoie en l’air, c’est dans la sonde Voyager,
ça vole plus haut quand même.
– Au septième ciel, pour de vrai !
– Pas le ciel bidon de ces mecs qui vont aller les sauter à l’hôtel du coin pour
rentrer ensuite chez bobonne. T’inquiète, elles vont bientôt retomber sur terre,
les pauvrettes, et ça m’étonnerait qu’elles aient prévu un parachute.
Une des plus jeunes stripteaseuses apparut à l’entrée de la loge, entreprit
d’ôter les billets glissés dans la culotte qu’elle portait pour tout vêtement et les
aligna sur la table. Des gouttes de sueur perlaient entre ses seins rendus plus
menus encore par comparaison avec la généreuse poitrine que montrait Deliana,
à présent dénudée jusqu’à la taille.
– Comment vont les affaires, collègue ? lui lança celle-ci depuis l’autre bout
de la pièce en imitant l’accent du sud. Quelques murmures amusés saluèrent la
question.
– Beaucoup de 5, un peu de 10, quelques 20 et même du 1.
– Des prudents, des connaisseurs et des radins, intervint Maria, rien de
nouveau sous les projecteurs.
Une clameur s’éleva du côté du stade, le poète et ses copains donnaient de la
voix. Ça sentait bon pour le Levski.
La petite effeuilleuse tenait à bout de bras une coupure sous le plafonnier
comme pour en vérifier l’authenticité. Deux larmes de plastique perlaient à
chacune de ses paupières.
– Et roulement de tambour, un 50 avec un numéro de portable dessus.
– Pas très original non plus.
Ce fut à Nikolaï de montrer son visage où la lumière crue révélait des
séquelles de petite vérole et des cheveux teints en noir par un chimiste pris de
boisson ou de démence. Les filles poussèrent des petits cris stridents, couvrirent
à la hâte bustes et épaules, toute une froufroutante chorégraphie de feinte
indignation se déploya en quelques instants, à celle qui en rajouterait le plus dans
l’expression de la beauté outragée.
– On t’a jamais appris à frapper avant d’entrer chez les dames ? fit Deliana. Si
c’est pour une danse privée, allonge la monnaie et on tirera au sort pour savoir
laquelle d’entre nous se dévouera.
– Un seul conseil pour cette malheureuse, renchérit une voix, ferme les yeux
et pense à la Bulgarie…
– Très drôle, lança Nikolaï à l’adresse de Deliana. Toi et Maria, grouillez-vous
un peu, vous passez juste avant le deuxième set de Kornelia. Ensuite, ce sera
votre tour, les gamines.
Après une ultime vérification dans le miroir, Deliana et Maria se levèrent et se
postèrent devant le régisseur, toujours debout à l’entrée de la loge.
– Regarde le résultat, ça valait la peine d’attendre, non ?
Notes
1. Cri de ralliement des supporters du Levski Sofia, l’un des principaux clubs de football bulgares.
2. Légende de la chanson folklorique bulgare née en 1942. En 1977, l’un de ses enregistrements fut
embarqué à bord de la sonde Voyager à destination d’éventuels extraterrestres.
2.
Note
1. En Bulgarie, les quantités d’alcool s’expriment en grammes.
5.
La porte s’ouvrit à la troisième sonnerie. Pieds nus, vêtu d’un jean et d’un tee-
shirt décoloré à l’effigie d’un groupe de rock plusieurs fois sorti des radars et
revenu à la mode, l’homme restait planté sur le seuil. À l’incrédulité succéda
bientôt sur son visage une expression plus trouble. Divers sentiments
antagonistes paraissaient s’affronter en lui, il inclina la tête, contempla
longuement ses mains pendantes, paumes retournées, comme s’il se recueillait
ou soupesait les arguments en faveur d’une importante décision. Ils restaient
plongés dans le silence, deux abeilles prisonnières d’un bloc d’ambre.
– Tu vas me laisser passer la nuit sur le paillasson ?
L’homme s’éloigna sans un mot. Deliana pénétra dans l’appartement, referma
la porte derrière elle.
Livre en main, il avait pris place dans un fauteuil que la haute lampe chromée
emprisonnait dans son puits de lumière. Une bibliothèque surchargée occupait
l’un des murs, des piles d’ouvrages et de journaux menaçaient de s’effondrer
dans tous les coins. L’homme continuait de lire.
– Charmant. Où sont passées tes bonnes manières françaises ? fit-elle en se
laissant tomber dans le canapé.
L’homme interrompit sa lecture.
– Tu débarques au milieu de la nuit au bout de… Ça fait combien de temps au
juste depuis la dernière fois qu’on s’est vus ? Trois ans, quatre ans, plus ? Et tu
me parles de bonnes manières ? J’ai dû m’endormir en bouquinant, je suis en
train de rêver.
– Trois ans et demi depuis le bureau du juge des divorces, un peu moins si on
compte la fois où je t’ai croisé en belle compagnie dans le parc, tu te rappelles ?
Elle marqua une hésitation. Était-ce la scène sur le point de lui revenir à la
mémoire un peu plus tôt ?
– Oui, pendant un moment, j’ai donné tous mes rendez-vous sous le
monument qui tombe en ruines, morceau par morceau, une manière de penser à
toi, à nous.
Une brume de pixels flottait dans la pièce, mais l’image continuait de lui
échapper.
– J’en viens, justement. Écoute, Serge, je ne suis pas venue me disputer avec
toi, surtout après tout ce temps. Si je débarque comme ça, c’est que j’ai eu une
embrouille au boulot et…
– On parle bien toujours du même boulot, celui où tu montres ton cul en
échange de quelques billets ?
– Tu ne vas pas remettre ça sur le tapis, si ? D’ailleurs, je viens de me faire
virer, tu devrais être content.
– Ça n’a plus d’importance à présent.
Deliana se leva, alluma une cigarette, examina les tranches de quelques livres
dans la bibliothèque.
– Je te disais que je me suis fait jeter comme une merde. J’étais énervée, un
peu larguée, j’ai marché au hasard et je me suis retrouvée sans savoir comment
devant chez nous, enfin devant chez toi. C’est émouvant, non ? Je me sentirais
flattée à ta place.
– Cette fois, c’est sûr, je rêve.
– Si quelques minutes de ton temps, c’est trop demander, dis-le et je m’en
vais. Quelques minutes de ton temps et une tasse de thé. Quand il fait chaud, il
paraît qu’il faut combattre le mal par le mal.
Serge exhala un profond soupir avant de quitter la pièce d’un pas traînant.
Des bruits de tiroirs ouverts et d’ustensiles remués se firent entendre depuis la
cuisine. Deliana se posta près de la fenêtre et entrouvrit le rideau pour jeter un
coup d’œil dans la cour déserte. Son regard fit ensuite le tour du salon où le
papier sous toutes les formes prenait ses aises, du carnet au dictionnaire, des
feuillets couverts d’une minuscule écriture illisible aux enveloppes demeurées
closes, des magazines empilés aux livres restés ouverts sur la table de travail.
Deux hautes enceintes et une platine surnageaient au milieu d’une mer de
vinyles à la surface de laquelle se lisait une préférence pour le rock des
années 1970 et 1980.
– Ce qui est sûr, c’est que tu n’es pas devenu un homme d’intérieur, lança-t-
elle en direction de l’autre pièce, t’es obligé de tout garder comme ça ?
– C’est ça la différence entre nos boulots, répondit Serge, qui revenait chargé
d’un plateau, moi, je garde tout et toi, rien.
– Toujours le même vieux chat qui se réveille quand on lui marche sur le
queue.
– Sur la queue…
– Avant, tu trouvais ça sexy, mes fautes de français.
– C’était avant.
– Il n’y a pas de mauvais élèves, juste de mauvais professeurs.
– Ainsi soit-elle ! Toi non plus, tu n’as pas changé.
– Ferme les yeux et concentre-toi, je suis certaine que tu vas te rappeler au
moins d’un bon souvenir de moi.
– On parie ? Mais avec un peu de chance, tu seras partie quand je les rouvrirai.
– Tu finiras tout seul comme un chat des rues, tout seul avec sa queue et ses
plaisanteries pour lui tenir chaud, tu sais ça ?
Le millier de jours écoulés depuis leur séparation s’était instantanément égaré
dans une dimension parallèle, plus rien ne comptait à nouveau que de se balancer
des phrases au visage, plus rien n’existait que le plaisir mauvais d’infliger la plus
vive douleur à l’adversaire jusqu’à définitif épuisement, jusqu’à ce qu’il n’y voie
plus que du blanc, jusqu’à ce qu’il s’affaisse lentement sur le ring, sonné pour le
compte. Ce qui bien entendu n’arrivait jamais. À bout de souffle, corps à corps,
les deux adversaires restaient accrochés l’un à l’autre, sueurs mélangées,
longtemps après que les spectateurs et l’arbitre étaient rentrés chez eux.
Le sifflement de la bouilloire interrompit le pugilat.
– À propos de chaleur…
Deliana profita de l’absence de Serge pour de nouveau écarter le rideau.
Tandis qu’il versait l’eau bouillante dans les tasses, un amoncellement de
journaux à la une desquels s’étiraient des gros titres en caractères cyrilliques se
répandit sans bruit sur le sol.
– Pas de commentaires, s’il te plaît.
– Je n’ai rien dit.
– Parfait. Mieux vaut perdre un bon mot qu’un ex-mari.
– Qu’un ex-mari susceptible.
Deliana but une gorgée, ramassa un des journaux éparpillés, parcourut
quelques lignes.
– Je continue à lire tes articles dans le Sofia News, tu écris toujours aussi bien.
– Merci.
– Et ce roman sur lequel tu travaillais quand…
– Je l’ai laissé de côté depuis un moment, mais je vais m’y remettre bientôt.
– Il y a un mot français compliqué pour ça, quelque chose comme
proclamation.
– Procrastination ?
– Voilà, confirma Deliana avec un petit rire.
– Je suis tombé dans le panneau comme un débutant.
Elle lui jeta un regard par-dessus la tasse.
– Tu as maigri, non ?
– Peut-être. En tout cas, trois semaines que je ne bouffe plus rien avec cette
canicule.
Il s’épongea le front du revers de la main.
– Tu es certaine de ta théorie sur le mal par le mal ? ajouta-t-il en s’épongeant
le front. Quand je pense que les Français croient que la Bulgarie se situe quelque
part du côté du pôle Nord.
– Si le père Noël était bulgare, ça se saurait. À propos, je voudrais te
demander un service.
– Dis toujours.
– Je voudrais passer la nuit ici.
– Tu as perdu ton appart’ en plus de ton boulot ?
– Juste pour cette nuit. Je suis crevée et puis ça m’a déprimée de me faire jeter
comme ça.
Serge secoua la tête.
– Pas une bonne idée.
– Une nuit ! Quel est le problème ? Tu as peur de ce que penseront les
voisins ? Ou que je te viole ?
– Pas une bonne idée.
Deliana reposa la tasse, se leva d’un bond et tourna sur elle-même.
– Hé, Serge, regarde un peu le matos ! Il y a des millions d’hommes qui
rêveraient que je les supplie de passer la nuit chez eux. Non pas que je te
propose quoi que ce soit, hein…
– Alors pourquoi tu n’irais pas rendre heureux un de ces millions d’hommes ?
– C’est quoi, le truc ? Que je te supplie pour que tu acceptes ?
Elle se laissa brusquement tomber sur les genoux, joignit les mains comme
pour une prière.
– Pourquoi, tu m’as demandé pourquoi ? Parce que ce connard de Mitko m’a
balancé à la gueule que j’étais une vieille peau, parce qu’un abruti de supporter
m’a traitée de pute, parce que j’en ai plein le cul, si tu veux savoir, parce que le
passé compte aussi et parce que tu ne vas pas me foutre dehors au milieu de la
nuit, si ?
Serge continuait de siroter le contenu de sa tasse.
– Si ?
Il se leva, disparut quelques instants et revint pour jeter un oreiller et une
couverture sur le canapé.
– Tu ne sors jamais de scène, toi… il y a des draps propres sur le lit, je
dormirai dans le salon.
Deliana se releva.
– Je savais que tes bonnes manières françaises reviendraient. Et, pour être
franche, j’étais à court d’arguments.
Cela faisait déjà longtemps que le conférencier n’avait plus de mots que pour
elle, mais il ignorait toujours la couleur de ses yeux. Tête baissée et légèrement
désaxée, elle ne cessait de faire tourner un crayon entre ses doigts, comme s’il
eût été du plus mauvais goût de montrer des signes trop visibles d’attention. Il
avait tout de suite remarqué cette étudiante assise au deuxième rang, perçu
l’avertissement de s’en tenir à distance, compris qu’il n’en ferait rien. Une sirène
d’alarme n’en continuait pas moins de jouer en sourdine ; la note têtue et haut
perchée se mêlait à quelques réflexions inspirées par son expérience du
journalisme tant bien que mal rassemblées sous forme de causerie. Le
département de français, l’une des sections les plus réputées de l’université
Saint-Clément-d’Ohrid, s’était montré insistant. Très insistant. Et c’est ainsi que,
toutes réponses dilatoires épuisées, Serge se retrouvait aujourd’hui à discourir
devant le dernier carré d’une secte d’égarés – comment qualifier autrement des
jeunes gens persuadés que maîtriser la langue de Proust plutôt que celle de Bill
Gates se révélerait d’un meilleur rapport pour affronter le siècle nouveau ?
Il se tut. Le professeur Tchernogorova remercia Serge et indiqua d’un geste de
la main que s’ouvrait la séquence des questions à l’invité.
– Je suis très déçue par ce que je viens d’entendre, fit une voix.
Ses yeux étaient verts.
– J’ai choisi d’étudier le français afin de pouvoir lire Hugo, Rimbaud ou
Breton dans le texte, reprit l’étudiante du deuxième rang, pas pour qu’on
m’explique un miracle à l’envers, comment les mêmes mots dont ils usent
servent à composer des phrases mortes à peine nées. Parlez-moi plutôt de
littérature, des auteurs que vous aimez.
Tout en encaissant la charge, il ne manqua pas de noter le tour personnel de
l’apostrophe. Ils en garderaient le souvenir de leur première querelle de couple.
La conversation devint néanmoins générale, on s’anima, on s’échauffa un peu,
on discuta les mérites de nombreux écrivains. Serge évoqua même quelques-uns
des petits maîtres de la prose française auxquels il vouait une passion si secrète
qu’en naissait toujours le sentiment d’avoir trahi la confiance d’un ami lorsqu’il
lui arrivait malgré tout de citer un de leurs noms en public.
Emplies de ce que les Bulgares qualifient très abusivement de champagne, une
boisson russe en vérité plus proche de la limonade alcoolisée, les coupes
tintèrent l’une contre l’autre. Il apprit qu’elle se prénommait Deliana et se
trouvait accompagnée de Bojina, sa meilleure amie. Qu’en se rappelant leur
rencontre, ils ne désigneraient plus à l’avenir par dérision que sous le sobriquet
du « chaperon ».
La fin du cours marquait aussi celle de l’année universitaire. L’été à venir
s’annonçait par le délié des attitudes et une touche de légèreté réapparue dans les
propos échangés. Serge s’efforçait de retourner à l’envoyeuse un peu de
l’attraction qu’il éprouvait pour Deliana, mais ne faisait guère que se balancer
d’un pied sur l’autre en guise de parade amoureuse. Le salut vint du chaperon,
qui suggéra de poursuivre la discussion quelques heures plus tard dans un bar du
centre. À quoi il ne trouva rien de plus piteux à répondre qu’en invoquant une
obligation professionnelle. Il n’en crut pas ses oreilles, aussi incrédule que si la
phrase avait été prononcée par quelqu’un d’autre.
– À chacun son destin, commenta froidement Deliana en plantant son regard
dans le sien.
Tout compte fait, parvint-il à bredouiller, l’obligation ne présentait pas un
caractère aussi obligatoire qu’il y paraissait, il trouverait moyen de se libérer.
Le chaperon était allé se repoudrer le nez, le groupe spécialisé dans les
reprises de chansons traditionnelles à la sauce planante faisait une pause.
Alignement de planètes dont Deliana profita pour passer au tutoiement et à
l’attaque.
– Je sais où tu veux en venir, d’ailleurs, n’importe quelle femme saurait où tu
veux en venir, mais que les choses soient claires. Tu es vieux, ce qui signifie
pour moi que tu es tabou. Je ne mange pas de ce pain-là.
De l’enseignement de la comtesse, elle avait gardé l’usage d’expressions
vieillies dont le surgissement dans la conversation introduisait une note
dissonante, une légère confusion des époques, un tremblement du temps.
– Tu me traites de vieille croûte, quoi…
Elle eut un petit rire.
– Tu as encore l’esprit vif pour un homme aussi âgé.
Cet échange donna le ton de leur future relation, faite d’incessantes piques,
griffes sorties et jamais rentrées, d’une passion qui trouvait à s’exprimer sous
couvert de provocation réciproque. Serge resta en outre aussi frappé par les
brusques ruptures de ton dans la conversation de Deliana, du français le plus
sophistiqué au langage le plus familier, ponctué de quelques mots d’argot.
Renseignement pris, elle possédait une aussi solide connaissance des aventures
du San Antonio de Frédéric Dard que de celles du Monte-Cristo d’Alexandre
Dumas.
Ils convinrent d’un autre rendez-vous aux pieds de la déesse de cuivre et de
bronze, puis d’un troisième devant la cinémathèque où se donnait une curiosité
des années 1960, Détour de Grisha Ostrovski et Todor Stoyanov, un film que ses
réalisateurs avaient singulièrement placé sous le parrainage d’Alain Resnais. La
soirée se termina chez Serge, ainsi que la suivante. Les semaines passèrent.
Deliana oublia tout d’abord des livres dans l’appartement, puis des vêtements.
6.
Ils avaient pris place au fond du car. L’explosion eut lieu au bout d’un
kilomètre.
– C’est quoi, ce délire, Deliana ?
– Pas maintenant, pas ici.
– Ou tu m’expliques ce qui se passe ou je me barre tout de suite.
– Trop de monde, tu comprendras tout à l’heure.
– Ils ne pigent pas le français dans ce bus, accouche !
Pour toute réponse, Deliana se rencogna dans l’angle de la fenêtre. Serge se
leva et s’éloigna dans le couloir.
– Je voudrais descendre.
– Prochain arrêt, Biala Kotka, vingt minutes de pause, répondit le chauffeur
sans même tourner la tête vers lui.
– Je veux descendre maintenant.
– Prochain arrêt, Biala Kotka, vers 14 heures. Spécialités : café froid et bière
chaude. Tu vas adorer, camarade !
Serge restait planté près de l’homme au volant. À travers le pare-brise, il
voyait la grande ville se prolonger en terrains vagues, en misérables quartiers où
des gosses crasseux erraient entre les baraques de tôle et de carton. Seuls
quelques tas de pneus empilés au bord de la route ou l’enseigne d’une entreprise
spécialisée dans le matériel de construction témoignaient d’une autre activité que
de végéter dans l’attente de la nuit et d’un identique lendemain. La rouille
déposait parfois une touche automnale au cœur de l’été, un couple de gitans
secouait les branches d’un arbre fruitier à l’aide de longues gaules tandis que
leurs enfants patientaient dans l’attente du maigre butin sous les vitres crevées
d’un hangar à l’abandon. Bientôt se déploierait la somptuosité des paysages de
montagne, le car jouerait les funambules au-dessus de précipices tapissés de
conifères au fond desquels continuaient de macérer les vieilles légendes,
maléfices et enchantements mélangés, et scintillaient parfois les tuiles d’un lieu-
dit, s’enfoncerait dans des tunnels taillés à même le roc, émergerait de nouveau à
l’air libre parmi la grande indifférence du ciel, de la pierre et des arbres.
– Pas moyen de se tirer de cette saleté de car ! lança Serge en regagnant sa
place. Toujours rien à me dire ?
– Au prochain arrêt. Biala Kotka, comme tu sais, je crois.
– Putain, Deliana, si tu savais à quel point je suis en rogne, ça te ferait peur et
tu garderais pour toi tes petites blagues.
Elle se figea, lèvres décolorées, le sang parut d’un coup refluer de son visage.
Serge se reprochait déjà d’y être allé un peu fort quand il entreprit de suivre son
regard.
Un homme aux mensurations d’armoire à glace balkanique s’était levé depuis
la première rangée de sièges et descendait la travée à pas pesants. Deliana restait
comme hypnotisée par sa présence. L’individu s’arrêta devant le couple,
considéra quelques instants les voyageurs, le blanc de l’œil, parcouru de
vaisseaux sanguins apparents, filtrait sous ses paupières lourdes, avant de fourrer
une main dans sa poche. Elle eut un brusque mouvement de recul. L’homme finit
par extirper un carnet à souche des profondeurs de son pantalon et s’adressa à
Serge.
– Puisque vous allez finalement rester un peu avec nous, ça fera quinze lévas.
Transaction faite, le contrôleur s’éloigna sans hâte.
– Qu’est-ce que tu as ? Tu es blanche comme un linge.
Deliana s’était ressaisie.
– Rien. Un peu le mal de voiture, c’est bien comme ça qu’on dit en français ?
– Oui, mais là, on ne dit plus rien jusqu’à ce que tu m’aies tout déballé. Je vais
dormir, rendez-vous à Biala Kotka, le terminus pour ce qui me concerne.
Et il ferma les yeux.
En retrait de la route surgit un motel, seule bâtisse visible à des kilomètres à la
ronde. Des tubes au néon d’un rouge vibrant soulignaient en plein jour le contour
de ses fenêtres, telle une femme qui traînerait encore dans sa robe de soirée un
lendemain de fête. Tout disparut avec le reste du paysage. Le soleil cognait
toujours plus fort à la vitre. Deliana tira le rideau comme une dérisoire protection
contre la chaleur et les complots ourdis au plus haut des cieux vierges de tout
nuage.
9.
Ils regagnèrent leur place en s’appuyant au passage contre les fauteuils pour
garder l’équilibre tant leurs jambes s’étaient mises à trembler. L’un des passagers
eut un mouvement de protection lorsque Serge parvint à sa hauteur. Suivant la
direction de son regard, il s’avisa qu’il tenait toujours le cran d’arrêt à la main.
Le périple reprit son cours. Le contrôleur fit son office auprès des voyageurs
embarqués à Biala Kotka. Leur voisine exhuma une nouvelle liasse de la poche
en plastique qui lui servait de sac à main, déplia et lissa posément le premier
journal de la pile où se trouvait annoncé sur plusieurs colonnes qu’en signe de
solidarité avec cette région ravagée par une sécheresse historique et des feux de
forêt pour l’heure impossibles à maîtriser, le Premier ministre passerait la
journée dans le sud-est du pays. Le gouvernement turc proposait son aide,
l’ancien ennemi héréditaire clamait bien haut qu’il répondrait à toute demande
faite par Sofia d’envoyer à la rescousse ses pompiers d’élite. Les temps
changeaient, la grande roue de l’histoire continuait de tourner et les hommes s’y
cramponnaient comme ils pouvaient. Il était aussi question de réchauffement
climatique, d’exil de population et de pertes irréparables infligées à
l’écosystème. La femme retourna son quotidien pour consulter l’horoscope au-
dessus duquel trônait une beauté très dévêtue.
Chaque fois que l’autocar traversait un tunnel, les voyageurs s’enveloppaient
d’une pâle lumière, comme s’ils gisaient sous terre, au plus anonyme d’une fosse
commune sur laquelle de bonnes âmes venaient pourtant déposer les offrandes
alignées au-dessus de leurs têtes.
– Il y avait un deuxième type à la gare, laissa tomber Deliana au bout d’un
moment en regardant droit devant elle, un que je n’avais jamais vu.
– Ton Nikolaï nous a suivis à la trace, l’autre doit attendre à Ruse, des fois que
le collègue ait foiré sa mission.
Il passa la main dans ses cheveux, en essuya la sueur sur son pantalon.
– J’ai épuisé ma chance pour aujourd’hui, surtout qu’il sera au courant de ce
qui s’est passé dans les chiottes, pas question de compter sur l’effet de surprise,
il ne nous ratera pas cette fois.
Elle se tourna brusquement vers lui.
– « Nous » ? Il y a de nouveau un « nous », maintenant ?
– Bien obligé. Avant, notre problème, c’était de vivre ensemble. Maintenant,
c’est de ne pas mourir ensemble.
Une rumeur de volière emplit l’habitacle, la femme aux journaux se saisit du
téléphone d’où s’échappaient les pépiements sonores et débuta une conversation
à voix haute.
– J’ai un plan pour la suite.
– Génial ! D’autant que jusque-là, tu as fait un sans-faute.
– Pas le moment de faire de l’ironie, Serge ! Tu peux m’écouter deux
minutes ?
Il pivota à moitié sur son siège, croisa les bras et afficha la physionomie
exagérée d’un auditeur concentré à l’extrême sur ce qui allait suivre.
– Voilà, on descend en route, on se planque un jour ou deux dans un hôtel
discret, le temps de savoir si la maison est surveillée. Ensuite, on fait comme tu
as dit, on se barre par la Roumanie, droit devant, le plus loin possible.
– L’autre type et ses potes vont planquer à la gare et à la frontière. Tu comptes
traverser le Danube à la nage pour passer de l’autre côté ?
– On verra bien. Si je peux aller lui parler, ma mère nous aidera, on trouvera
un moyen. À moi de dormir, maintenant, réveille-moi dans une heure. Et je ne
veux pas rêver.
La femme parlait toujours.
Serge ne cessait de perdre le fil de l’intrigue, il en venait à se demander si le
téléviseur suspendu au plafond de l’autocar diffusait bien le même film qu’au
début du voyage. Les acteurs eux-mêmes semblaient gagnés par le doute. Sur le
bord de la route, les arbres exhibaient des moignons maculés de peinture
verdâtre, spectres implorants auxquels on aurait tranché les bras pour empêcher
qu’ils n’agrippent au passage les vivants et ne les assourdissent de leurs
supplications.
La femme se tut, déposa son téléphone. Un nouveau concert de trilles s’éleva
sans tarder, elle reprit en main l’appareil, entreprit de dérouler la même histoire
que précédemment à l’intention d’un correspondant vierge.
Les montagnes furent escamotées, le paysage s’aplanit de tous côtés. De la
monotonie du voyage seuls venaient distraire les panneaux publicitaires sur
lesquels une ancienne gloire du football vantait les mérites d’une marque de
tronçonneuse électrique ou l’approche de bourgades dont les mystérieuses
sonorités soufflaient aux tempes l’appel d’une déviation, faisaient naître des
envies de tangente, de se perdre au long des chemins de campagne, de s’en aller
partager quelques heures du quotidien des hommes nés, grandis et bientôt
disparus sous le signe exclusif du mot de passe serti au cœur des lettres de deux
alphabets : Telish, Yablanitsa, Totleben. Pordim, Malchika, Strahilovo. Grivitsa,
Delyanovtsi, Maslarevo. Peut-être aurait-il suffi de s’attabler assez longtemps
dans un café désert au milieu d’un village presque abandonné pour en faire sa
définitive adresse, pour ne plus souhaiter voir le ciel sous un autre angle. Pour
demeurer là. Mais l’énigme têtue se refermait autour des hiéroglyphes, les noms
sombraient instantanément dans l’oubli, même s’il arrivait qu’ils resurgissent en
rêve parmi les remous d’une nuit agitée.
L’autocar entreprenait une nouvelle fois de déboîter pour dépasser l’un des
poids lourds dont le cortège s’étirait sans fin vers le nord lorsque Deliana,
brusquement tirée du sommeil par un nouveau chœur d’oiseaux, se réveilla et
consulta sa montre.
– Je t’avais pourtant dit de me réveiller au bout d’une heure…
– Tu vois le type chauve, là, devant ?
– Monsieur Propre ?
– Lui-même. Il a baratiné vingt bonnes minutes l’étudiante assise à côté de lui
et, quand elle s’est endormie, il l’a discrètement prise en photo.
– Pas si discrètement que ça, on dirait. Un pervers, quoi.
– Il se définit plutôt comme un artiste, j’imagine.
– J’imagine aussi, confirma Deliana en esquissant un sourire. On en est où ?
– À la louche, il doit rester une demi-heure de route.
– C’est le moment de dire au revoir, viens avec moi.
– Maintenant ?
– Maintenant ou jamais.
Ils remontaient l’allée centrale quand Deliana marqua un arrêt devant la
femme qui continuait de parler dans son portable.
– Elle ne s’est pas tue une seconde, celle-là ?
– Le temps de reprendre son souffle, et encore…
Elle arracha le combiné de l’oreille avant de l’envoyer glisser jusqu’au fond
de l’autobus, puis s’éloigna sous le regard interloqué de la pipelette.
Ils parvinrent à la hauteur du chauffeur.
– On descend là, lança Deliana à l’intention de celui-ci.
– Encore ? C’est une manie chez vous. Plus d’arrêt avant Ruse. Retournez
vous asseoir.
– Écoute, camarade, rétorqua Deliana en plaçant une main au niveau de son
estomac, il faut vraiment que je prenne l’air et vite. J’attends un heureux
événement comme on dit. Maintenant, si tu préfères que je vomisse partout dans
ton joli car, ça peut s’arranger, c’est même une question de secondes. À toi de
voir.
Il jeta un regard dans le rétroviseur, mâchonna quelques jurons. Quelques
instants plus tard, le véhicule ralentissait et se garait sur le bas-côté.
12.
À peine étaient-ils entrés dans la chambre que Deliana se jetait sur le lit tandis
que Serge se postait à la fenêtre pour en entrouvrir le rideau et jeter un coup
d’œil dans l’impasse.
Elle se redressa, prit appui sur ses coudes, examina les lieux.
– Ça me rappelle en plus miteux ce petit hôtel qu’on avait déniché dans les
Rhodopes, sauf que le lit était deux fois plus étroit. Ça ne nous dérangeait pas
trop à l’époque. Tiens, je me souviens même du couvre-lit bleu nuit, bizarre
comme la mémoire conserve dans l’arrière-boutique ce genre de détails
superflus.
– Pendant que tu évoques tes souvenirs de vieille combattante sur le front des
lunes de miel, je vais prendre une douche.
La pomme de douche émit un sifflement suraigu, on entendit l’eau gicler par
saccades.
– T’étais moins farouche en ce temps-là, lança Deliana à la porte close, tu me
sautais dessus toutes les cinq minutes.
– J’entends rien, fit-il en passant une tête, qu’est-ce que tu dis ?
– De ne pas oublier de te laver derrière les oreilles.
Elle fit le tour de la pièce, écarta à son tour le rideau, ouvrit un placard au
fond duquel brillait un coffre-fort, trouvaille plutôt inattendue dans un
établissement de ce genre. Des images lui revinrent en rafale tandis qu’elle en
effleurait les touches, le bureau de Mitko, l’engueulade crescendo, l’enveloppe,
le geste irréfléchi, instinctif, irrévocable de s’en emparer, l’errance dans les rues
de la capitale, le parc, l’exposition, l’appartement de Serge, qui avait été aussi le
sien autrefois, la gare, Nikolaï adossé contre le mur des toilettes, la traînée
sanglante apparue sur la céramique à mesure qu’il glissait vers le sol. Tout le
temps de leur cavale, les plus élémentaires réflexes de survie et l’incessante
nécessité de parer au plus urgent avaient tenu l’angoisse en respect. À présent
qu’elle était devenue une proie immobile, captive de ces quatre murs, la peur
s’immisçait à nouveau dans la moindre pensée.
Ce fut par conséquent une autre surprise bienvenue de découvrir dans le petit
réfrigérateur une honorable sélection d’alcools de toutes origines et de variables
degrés. Elle rafla l’ensemble des flacons miniatures, cala sa tête contre une paire
d’oreillers, but une première gorgée, éventra le paquet de chips. But une autre
gorgée. Et puis une autre. La réputation des mélanges lui parut bientôt relever
d’un mauvais procès. Tout en savourant la sensation de brusque détente, elle
ouvrit une autre bouteille, cueillit du bout de la langue les ultimes miettes à
l’intérieur du sachet.
– On n’est pas si mal, ici, tu ne trouves pas ?
– Quoi ?
– T’as bientôt fini ?
Nouveau signal de détresse de la douche, le bruit de l’eau s’arrêta net. Serge
sortit de la salle de bains, une serviette ceinte autour des reins.
– Il paraît que les hommes vieillissent mieux que les femmes, mais on dirait
qu’il y a des exceptions à la règle.
– On se marre bien avec toi.
– N’empêche que tu devrais faire un peu d’exercice.
– Je me suis déjà remis à courir grâce à toi.
– Touchée ! De toute façon, tu ne m’as pas séduit par ton physique. J’ai
toujours eu un faible pour les ours mal léchés. Mal léchés, ça peut toujours
s’arranger, tu me connais, mais un ours reste un ours.
Serge enfilait sa chemise, la serviette toujours nouée autour des hanches.
– Encore cette histoire d’ours ! Une spécialité du pays, je sais bien, mais
quand même. Et puis tu sais comment les Tziganes font danser les ours, par la
corde et par la peur du bâton. Joli symbole du couple, encore mieux que les
cadenas sur les ponts de Paris. L’amour rend aveugle, faut croire qu’il rend con
aussi.
– En parlant de problèmes de vue, tu as boutonné hier avec aujourd’hui, c’est
bien ça, l’expression ? Attends, je vais t’arranger ça.
Elle se rapprocha de lui, défit les boutons fautifs et entreprit de rétablir leur
bon ordre.
– On dit plutôt lundi avec mardi, mais c’est l’idée, oui.
Un flottement envahit la chambre, une hésitation ralentissait ses gestes. Serge
sentit les mains contre son cœur qui cognait un peu plus fort, une légère odeur de
sueur se mêlait au parfum, Serge sentit les mains plus bas contre lui, ventre
soudain creusé par la houle de sa respiration. Par-delà les siècles accumulés
depuis leur rupture, des sensations oubliées lui revinrent intactes. Tous circuits
remis sous tension après cet interminable arrêt sur image dans les ténèbres, il
avança d’un pas, bras tendus vers la lointaine lumière au bout du souterrain.
– Et voilà, tu es quand même plus présentable, fit Deliana en tirant sur la
chemise.
Il retourna dans la salle de bains d’où il sortit quelques instants plus tard tout
habillé.
– Le mieux, c’est que tu restes ici, je vais aller chercher quelque chose à
manger.
– Et quelques fringues de rechange, ce ne sera pas du luxe. Tu te souviens de
ma taille ?
– Tu n’arrêtes jamais, hein ? Je reviens tout de suite avec le room service.
– Et moi, je fais la morte pendant ce temps-là.
– Très drôle.
La porte claqua derrière lui. Et se rouvrit immédiatement.
– Au fait…
– Oui ?
– Vert, il était vert, le couvre-lit.
La porte se referma pour de bon. Deliana s’allongea de nouveau, fit le compte
des cadavres parmi les mignonnettes, dénicha deux survivantes, mais ne put
réprimer une moue de dépit en constatant que le sachet ne contenait plus le
moindre fragment comestible.
15.
Lorsque Deliana avait tiré de son chapeau le nom d’Elias Canetti afin d’égarer
la curiosité du chauffeur de taxi, pour le moins suspecte ainsi qu’il devait bien en
convenir à présent, lui étaient revenues les images d’une autre vie pas si
lointaine, mais déjà presque aussi décolorée qu’une photographie échappée
d’entre les pages d’un album de famille et abandonnée dans quelque recoin
poussiéreux. Passée, dans tous les sens du mot.
Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, et même un peu plus, le
boulevard Berthier se trouvait absolument désert. Mais pas le foyer du théâtre de
l’Odéon, ou plus précisément de sa succursale du Nord parisien, où Serge se
tenait, essoufflé et suant, aussi humble qu’un candidat à la dernière traversée
devant Charon et sa barque. La barque était un comptoir et le passeur un jeune
homme à bouc et lunettes qui secouait la tête tantôt pour lui signifier ainsi qu’à
la centaine d’autres personnes pressées les unes contre les autres que l’ultime
représentation d’Eraritjaritjaka, musée des phrases (prononcer érarit-iarit-iaka),
spectacle musical mis en scène par Heiner Goebbels d’après des textes d’Elias
Canetti, affichait complet, tantôt pour dissuader les plus résolus d’inscrire leur
nom sur la liste d’attente officiellement close. Pourtant, Serge insistait. Dehors,
quelques désespérés brandissaient d’une main un morceau de carton, où
s’exprimait en grossières majuscules le très vif désir d’acquérir à tout prix une
ou deux places auprès d’on ne sait quel insensé disposé à se défaire des précieux
coupons, et de l’autre une ombrelle, dérisoire protection contre le plomb fondu
qui tombait goutte à goutte du soleil endimanché, ou même un éventail à la
mode andalouse – les bouleversements climatiques suggèrent des changements
de latitude et imposent des changements d’attitude. Il insista encore. De guerre
lasse, Charon consentit. L’appel par tirage au sort commencerait cinq minutes
avant le début du spectacle. Restait à meubler la brève attente en traînant dans la
petite librairie et en observant la troupe des suppléants agglutinés autour du
comptoir, ainsi que les titulaires qui s’attardaient encore un moment avant
d’entrer dans la salle.
L’information lui avait un peu plus tôt sauté aux yeux tandis qu’il feuilletait le
journal durant un trajet souterrain. Dernière occasion pour voir cette pièce
inspirée d’un auteur découvert avec le prémonitoire, monumental et terrifiant
e
Auto-da-fé, six cents pages de pure épouvante parues au tiers du XX siècle,
cauchemar aussi poisseux que celui où sombrerait bientôt toute l’Europe,
l’histoire d’un fou des livres dont l’obsession finit par recouvrir l’existence à ses
exactes dimensions, Peter Kien, autrement dit « le plus grand sinologue du
temps », et la destruction méthodique de celui-ci par une coalition de barbares en
tête de laquelle complotent sa domestique Thérèse et Fischerle, le nain
maléfique. Le roman se terminait par l’incendie de sa bibliothèque démesurée –
d’autres gnomes ne tarderaient pas à danser la ronde autour des bûchers où
disparaissaient des millions de volumes, où partaient en fumée les plus hautes
productions de l’esprit humain. En attendant que leurs lecteurs subissent le
même sort. Le texte avait hanté ses rêves plusieurs nuits de suite, il s’en était
suivi des lectures moins fiévreuses, mais tout aussi passionnées de Masse et
Puissance, Le Territoire de l’homme ou Le Cœur secret de l’horloge, de l’œuvre
intégrale pour finir.
Moins de trois quarts d’heure avant que retentisse l’appel du rassemblement
pour Eraritjaritjaka, musée des phrases. Se déroutant sans tarder, il était
descendu à la station suivante, avait consulté une carte sur le quai, établi les
correspondances, évalué le temps nécessaire pour traverser la ville jusqu’à son
extrémité opposée. Jouable. Il avait émergé de la bouche du métro avec dix
minutes d’avance sur l’horaire. Toujours cette même gifle de vent au visage à
peine posé un pied sur le boulevard qui s’étirait ce jour-là comme une grève en
pente douce vers la mer au cœur de l’été, tandis que les rues alentour sinuaient
tels des cerfs-volants dans la lumière de juillet.
L’appel débuta. Il n’y en aurait pas pour tout le monde, prévint Charon,
goguenard. À mesure que retentissaient leurs noms, les élus s’approchaient du
comptoir, s’acquittaient de la réglementaire obole et prenaient possession du
laissez-passer. Il arrivait toutefois qu’aucun mouvement ne se produise parmi les
attroupés. Sans doute un des irréductibles qui continuaient à griller en plein
soleil sur le boulevard dans l’espoir toujours plus chimérique de dénicher un
ticket et n’en avaient pas moins pris la précaution de se faire connaître du
batelier. L’idée d’aller vérifier l’hypothèse ne venait à l’esprit de quiconque. Un
et peut-être deux rivaux en moins, toujours ça de gagné. L’amateur de théâtre est
un loup pour l’amateur de théâtre. « Il reste une seule place, annonça Charon,
sans même prendre la peine de dissimuler un sourire narquois, j’appelle…
j’appelle M. Untel. » Lequel sortit des rangs sous les regards torves des recalés.
Et accompagné de Mme Untel. Pour s’entendre dire que le règlement du théâtre
n’autorisait pas à prendre sa moitié sur les genoux. M. Untel ne trouvait pas ça
drôle. Charon se renfrogna à son tour et demanda si « oui ou non ». « Non »,
déclina M. Untel. – Parfait, conclut Charon, j’appelle donc… » Et le nom de
Serge lui vint aux lèvres. À l’aune de pareil triomphe sur le sort, tous les retours
bredouilles des plus obscures loteries de kermesse paraissaient tout à coup fort
peu de choses. Il tendit sa carte bleue à Charon, mais au moment de taper le code
chuta tête la première dans un trou noir sans fond, une amnésie sans retour, pas
moyen de se rappeler les quatre chiffres du sésame. Après avoir sollicité en vain
toutes les astuces du manuel de mnémotechnie, il entreprit de fouiller ses poches
au fond desquelles il finit bien par dénicher quelques pièces, mais les passeurs
avaient de toute évidence revu leurs prix à la hausse depuis les temps anciens.
Derrière lui, on s’impatientait, « tant pis, tant pis pour lui, qu’il laisse sa place,
au suivant, au suivant… ». Tout semblait perdu, trop bête, vraiment trop bête,
lorsque surgit en trombe dans le foyer un retardataire qui fonçait droit vers la
salle, son billet à la main, un retardataire dont la silhouette lui parut des plus
familières. Et pour cause. Nul autre que sa vieille connaissance Denis, qu’il
intercepta au passage, auquel il confia un embarras dont le directeur du Nouvel
Hexagone accepta sans manière de le tirer en lui avançant la somme requise, non
sans ajouter que le plaisir était pour lui et qu’on se retrouverait au terme du
spectacle, car il y avait d’ailleurs trop longtemps que, n’est-ce pas ? Il ignorait
que ce copain revu de loin en loin depuis leurs années lycéennes fût canettien,
mais la situation invitait moins à l’étonnement qu’à l’action – il prit place dans
les gradins.
Le quatuor à cordes Mondriaan enchaînait à la perfection les pièces de Bach,
Ravel ou Chostakovitch, sans que Serge parvienne pour autant à chasser une
pensée aussi irritante qu’une mouche venue et revenue bourdonner à ses oreilles,
le souvenir aussi insistant qu’ironique d’une réflexion de Canetti dans Le
Territoire de l’homme dont il ne gardait en mémoire que le sens général, à savoir
que le drame musical relevait du kitsch le plus achevé et, pire encore, il
retrouvait d’un coup la phrase précise affirmant que « la musique étant devenue
l’essentiel de l’œuvre, l’action n’aurait plus la moindre importance ». Et il ne
pouvait dès lors que se demander ce que l’écrivain aurait dit d’un drame musical
et cinématographique. Au mitan du spectacle, André Wilms quittait la scène
qu’il occupait seul. À la faveur d’un trucage du meilleur effet, une caméra le
suivait de près d’abord dans les coulisses du théâtre, puis sur le boulevard
Berthier où l’attendait une voiture à bord de laquelle il faisait un arrêt devant une
épicerie coréenne avant de retourner chez lui. Où il préparait et dégustait sans
hâte une omelette, s’installait ensuite à son bureau. Quelques plans distillés à
bon escient sur un calendrier mural où s’affichait la date du jour et une horloge à
l’heure exacte parachevaient la mystification. Des aphorismes, pensées, notes et
autres saillies égrenés par le comédien se trouvait soigneusement écarté tout
emprunt à Auto-da-fé comme à Masse et Puissance, les deux œuvres maîtresses
du prix Nobel de littérature 1981, soit un roman porteur d’une charge de
sidération demeurée intacte plusieurs décennies après sa publication et une
somme inclassable au moyen de laquelle il estimait pourtant avoir pris le siècle à
la gorge.
Ces milliers de pages laissées de côté, demeurait un Canetti faiseur de bons
mots, rien qui puisse troubler la bonne digestion du pot-au-feu et du mille-feuille
dominicaux. Au théâtre ce soir, ou plutôt cet après-midi, pour diplômés de
l’enseignement supérieur et abonnés d’hebdomadaire culturel, le spectacle
prendrait fin et rien n’aurait changé ni à l’intérieur, ni à l’extérieur des
spectateurs, où « l’espace d’accueil » serait toujours décoré par Valentine
fleuriste et le « personnel d’accueil » toujours habillé par agnès b. Un monde
accueillant, si on comprenait bien, aux antipodes de sa représentation menaçante
par Elias Canetti.
Entre deux évocations de leurs frasques de jeunesse, telles étaient quelques-
unes des réflexions que Serge partageait avec Denis à propos du spectacle auquel
ils venaient d’assister. Réfugiés tout au fond du café, chacun pressait
alternativement le bock contre sa nuque pour sinon trouver un peu de fraîcheur,
du moins s’en procurer l’illusion. De fil en aiguille, son camarade d’adolescence
en était venu à lui proposer cet emploi de correspondant pour les Balkans au sein
du magazine dont il assurait la direction depuis une dizaine d’années. « Pas le
job du siècle », avait-il commenté, mais toujours préférable au quotidien de
soutier des Lettres que son ancien condisciple venait de lui exposer dans les
grandes lignes. Avant de se quitter, pour mieux se retrouver trois jours plus tard
afin de signer le contrat de travail « et toute la paperasse », Serge confia à Denis
que le seul moment où la mise en scène lui avait procuré la sensation d’une
aigrette de vent aux tempes, comme disait André Breton, était celui où la maison
de poupée placée au centre de la scène s’était illuminée de l’intérieur, comme
éclairée d’une aube atomique, et que l’acteur y avait appuyé la tête après s’être
allongé. On voulait croire que Heiner Goebbels avait songé à la maison natale de
Canetti, la maison natale où, de l’aveu même de l’auteur du Collier de mouches,
tout s’était noué pour lui, la maison natale où le cœur secret d’une vie et d’une
œuvre n’avait cessé de battre, la maison natale où, en compagnie de sa famille
« coagulée par l’attente », il avait assisté en janvier 1910 au passage de la
comète de Haley.
Il reprit conscience de ce qui l’entourait, le café, le supermarché, les achats en
vrac à ses pieds, le soir tombé sur la ville, et de sa situation d’homme traqué. La
maison Canetti, songeait-il tout en avalant les dernières gouttes du liquide tiédi à
l’arrière-goût de carton, devait se trouver à proximité, Ruse n’était pas si vaste,
mais le pèlerinage littéraire attendrait. L’idée de s’y rendre depuis Sofia lui avait
maintes fois traversé l’esprit, sans jamais qu’il joigne le voyage à l’idée du
voyage, sans jamais que sa volonté l’emporte sur sa tendance à la
procrastination. Il se rappela que Deliana l’avait piégé avec ce dernier mot une
vingtaine d’heures plus tôt, cent ans plus tôt. Il se leva, prit le chemin de l’hôtel.
En aranda, langue en usage chez certains aborigènes d’Australie,
Eraritjaritjaka signifie « animé du désir d’une chose qui s’est perdue ».
17.
Deliana fut d’un bond une nouvelle fois sur ses jambes, elle se contempla dans
le miroir, enchaîna quelques grimaces à se rendre méconnaissable, regarda par la
fenêtre, s’assit dans le fauteuil, pointa la télécommande vers le téléviseur comme
on met en joue un ennemi, sauta d’une chaîne à l’autre. Kornelia apparut dans un
film promotionnel dont le scénario appelait quantité d’adjectifs, en tête desquels
kitsch et minimal. Après avoir arpenté une plage en tous sens, elle s’enfonça
doucement dans la mer sans cesser de chanter. Le souvenir de toi, quand vient le
soir, brille dans mon ciel comme un soleil noir, le souvenir de toi, quand vient le
soir, bat dans mes veines comme un flot noir. Noire est la couleur de l’amour,
noire est la couleur de mes jours, noire est la couleur de l’amour, noire est la
douleur de mes jours…
Elle éteignit la télévision, la ralluma, l’éteignit de nouveau, se leva, se rassit,
se releva et s’allongea sur le lit. Une clé jouait dans la serrure. Sans perdre la
porte de vue, elle se laissa doucement glisser vers le sol, évalua la distance qui la
séparait de la salle de bains.
Serge apparut sur le seuil, jeta en vrac les sacs sur l’édredon au milieu duquel
une ouverture permettait de glisser le drap.
– Madame est servie.
Un peu de couleur lui était revenue aux joues, les mots de reproche
s’accumulaient dans sa bouche comme l’horizon se charge de pluie, l’orage
éclata.
– Mais putain, Serge, qu’est-ce que tu foutais ? Ça fait trois heures que tu es
parti !
– Deux heures et demie. Et si tu veux savoir, pas de la tarte pour dénicher des
fringues dans le quartier, surtout en rasant les murs et en regardant tout le temps
par-dessus mon épaule.
Elle se tenait à présent presque contre lui.
– T’es un grand malade ou quoi ? fit-elle en accompagnant sa question d’un
coup de poing en pleine poitrine. Je tourne en rond comme un animal en cage
depuis que tu es parti, je ne savais plus quoi penser ni quoi faire, j’ai regardé des
clips en boucle, j’ai vu se trémousser jusqu’à la dernière poufiasse à la mode,
j’en suis à trois douches, j’allais prendre un bain. Je croyais que tu t’étais barré,
que tu m’avais abandonnée là.
– C’est toi qui me plantes d’habitude, c’est toi qui te casses, t’as déjà oublié ?
La voix de Deliana s’envola haut dans les cintres.
– Tu veux vraiment qu’on parle de ça maintenant ?
– Tu m’as largué comme une merde pour aller montrer ton cul dans un club de
striptease, alors je veux bien qu’on parle de ça maintenant. Ou pas !
– Tu refais l’histoire, comme d’habitude. J’en avais marre de cette vie, marre
de tes petits boulots minables, marre d’apprendre des conneries à l’université,
marre de te regarder lire des bouquins toute la soirée après avoir fait la vaisselle,
marre d’habiter cet appartement pourri, marre d’attendre qu’il se passe quelque
chose, tu comprends ce que ça veut dire, en avoir marre, marre, marre…
Des coups répétés se firent entendre contre le mur.
– Ta gueule ! hurla Deliana à l’intention du voisin mécontent, ta gueu-le !
– Inutile d’ameuter tout l’hôtel, j’avais compris dès le premier « marre ».
Le flot de récriminations ne faiblissait pas.
– Et puisque tu es aussi doué pour la psychologie de couple que pour la vie
pratique, tu n’as rien trouvé de mieux que de me poser un ultimatum, toi ou le
club.
– And the winner is…
– Je t’emmerde, Serge ! Ne me refais plus jamais ça, tu entends ? Ne me laisse
plus tomber, assure, sois là pour moi une fois, une seule fois dans ta vie.
– J’ai traversé la moitié de la Bulgarie en bus, à pied et en taxi, en attendant le
dos de mulet, si ça se trouve, je suis complice d’un meurtre et future victime
d’un autre, je vais passer la nuit dans cet hôtel pourri sans aucune idée de ce qui
m’arrivera demain et tu me demandes d’assurer ?
Ce fut à son tour de se rapprocher d’elle à la toucher.
– Tu es vraiment unique en ton genre, toi. Tiens, j’aurais dû me barrer, oui,
c’est ce que j’aurais dû faire, te laisser patauger au milieu de la merde que tu as
soulevée.
– Tu veux une médaille, c’est ça ?
– Tu crois que je ne vois pas clair en toi depuis le temps que je te connais ? En
fait, tu aurais voulu que je te plante dans cette chambre d’hôtel, que je me tire
sans me retourner, pour justifier tout le bien que tu penses de moi, pour pouvoir
te dire : je le savais, c’est un salaud ! Une vraie tordue, voilà ce que tu es.
– N’importe quoi ! répliqua-t-elle d’une voix étranglée tandis que les larmes
lui venaient sans prévenir. J’ai peur, si tu savais comme j’ai peur, tellement peur
que j’en ai mal au ventre, tellement peur qu’il n’y a plus rien d’autre en moi, que
je suis devenue cette peur, tu peux comprendre ça ?
Elle prit le visage de Serge entre ses mains.
– J’ai besoin de pouvoir compter sur toi. Regarde-moi et dis-moi que je vais
m’en sortir, qu’on va s’en sortir, jure-le-moi. Maintenant !
– Tu vas t’en sortir, promis, on va s’en sortir ensemble.
Il plaça les mains autour de ses hanches.
– Ensemble. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas passer cinq minutes dans la
même pièce sans se hurler dessus et se sauter à la gorge, tu sais, toi ?
– C’est comme ça depuis le début, une sale habitude, un mauvais rituel.
Ni l’un ni l’autre ne surent jamais expliquer l’enchaînement des gestes qui
s’ensuivit, les corps aimantés suivirent leur pente sans possibilité de retour ou de
recours. Il troussa le tee-shirt, sentit la peau sous ses doigts, l’instant d’après il
mordait sa lèvre. Les langues se trouvèrent tandis qu’il caressait doucement ses
seins nus, elle se laissa aller contre lui, l’embrassa plus profondément, l’entraîna
vers le lit où ils basculèrent. Lundi, mardi, mercredi, sa bouche descendit le long
du torse de Serge, elle débouclait la ceinture du pantalon quand il la saisit par les
épaules et la renversa sur le dos. Quelques instants plus tard, il enfouissait la tête
entre ses cuisses, Deliana jouit vite et fort. Mains à plat, elle prit appui sur les
genoux, se cambra, sentit le sexe de son amant peser contre ses fesses,
l’empoigna par-derrière et le guida au plus intime d’elle.
Seule la lampe de chevet éclairait d’une lumière apaisante la pièce en
désordre. Des paquets de gâteaux éventrés gisaient un peu partout, la bière
tiédissait dans une bouteille non loin d’une boule de pain et d’un saucisson
entamé. Dont Serge coupait quelques tranches à l’aide du cran d’arrêt de
Nikolaï. Après quoi, il tendit le couteau à Deliana.
– Tiens, garde-le, ça te fera un souvenir.
Dos calé contre un oreiller, seulement vêtue d’un chemisier, Deliana piochait
de ses doigts recourbés à l’intérieur du grand bocal de yaourt avant de porter
l’onctueuse matière jusqu’à sa bouche. Elle avait ôté le drap de l’édredon ajouré
pour le glisser entre ses cuisses, le sommet d’un triangle épilé apparaissait et
disparaissait au gré de ses mouvements.
– Encore une cliente satisfaite. Rien de tel qu’un peu de pression pour une
bonne baise. La situation présente quelques avantages, finalement.
– J’avais oublié que tu étais branchée sur courant alternatif, fit Serge depuis le
fond du fauteuil. Tu voulais m’étrangler et maintenant, tu joues la petite salope
en chaleur.
– Pas la petite salope, la petite conne.
– Quoi ?
– Petite conne, c’est comme ça que tu m’appelais, pas petite salope, je te l’ai
déjà dit. Elle remonta le drap, s’en servit pour essuyer un peu de yaourt tombé
sur sa poitrine. Pas beaucoup mieux, remarque. Ta manière à toi d’exprimer tes
sentiments, j’imagine. T’as toujours eu un côté très rustique pour un intello.
– N’empêche qu’il faut s’accrocher avec toi. C’est plus les montagnes russes,
c’est les montagnes bulgares.
– T’avais pourtant l’air d’apprécier les montées et les descentes tout à l’heure.
Mais c’est plutôt la vie qui fait des hauts et des bas ces derniers temps, j’ai
l’impression qu’il s’est passé des années depuis que j’ai sonné chez toi la nuit
dernière.
– Et moi, j’ai l’impression de courir avec toi dans un tunnel et que ce n’est pas
demain la veille qu’on se retrouvera à l’air libre.
Il vint s’allonger près de Deliana.
– Comme Alice dans le terrier du lapin ? demanda-t-elle en se blottissant
contre lui.
– C’est moi, Alice, et c’est toi le lapin qui l’a entraînée sous terre.
– Même ce pervers de Lewis Caroll n’avait pas imaginé Alice en travelo avec
une barbe de plusieurs jours. Et la méchante reine qui veut nous faire couper la
tête, reprit-elle en suivant du bout des doigts le contour de ses lèvres, c’est
Mitko, bien sûr.
– Bien sûr. Avec tout un jeu de cartes à son service. Pas beaucoup de cœurs,
mais un tas de piques au bout desquelles planter nos têtes.
– Et Nikolaï dans le rôle de l’as de pique, ça va de soi.
Elle se leva pour prendre deux bouteilles dans le réfrigérateur, les décapsula
sur un coin de table et se recoucha.
– Je pourrais ne plus bouger de ce lit jusqu’au jugement dernier, à ne rien faire
d’autre que boire de la bière et me nourrir de trucs discutables. Sans oublier une
petite partie de jambes en l’air de temps à autre si la jeune Alice n’a rien contre
la chose.
– Pas mal, ton programme… sérieusement, on va faire comme on avait dit,
aller voir demain du côté de chez ta mère.
Son imitation de petite fille déçue, lippe tremblante et yeux battus, aurait
convaincu le plus insensible des publics. Elle interrompit soudain son numéro,
planta ses yeux dans les siens.
– Bon, Serge, à présent qu’on s’est un peu détendus, il faut que je te demande
un truc. Tu te doutais bien que la question viendrait sur le tapis à un moment ou
à un autre ?
– La question ? Quelle question ?
– Ne fais pas l’innocent.
– Je t’assure… je ne vois pas de quoi tu veux parler.
– Vraiment ?
– Vraiment.
– Tu me jures d’y répondre franchement ?
– Juré craché.
– Voilà, dit-elle en prenant une grande inspiration, il n’y avait pas de
chemisier plus immonde en magasin que celui que tu m’as dégoté, t’en es
certain ? Tu as bien regardé partout ?
Il en resta quelques instants sans voix, puis simula de l’étouffer sous un
oreiller. Elle se dégagea en riant.
– Serge ?
– Encore une bonne blague en réserve ?
– Non, corrigea-t-elle en s’étirant. Si on allait faire un tour en ville, prendre
l’air ? C’est une prison sans les barreaux ici, je deviens dingue dans cette
chambre.
– Tu l’étais bien avant ça. Et les chers correspondants qui nous cherchent
partout, tu en fais quoi ?
– Je les emmerde. Il fait nuit noire, on marche un peu, on trouve un bar
paumé. Bref, on refuse de jouer le rôle d’emmurés vivants qu’ils nous ont collé.
Je demande à la chance une soirée, une seule, c’est quand même pas la mort à
boire !
– On ne dit pas la mort à boire, on dit… laisse tomber, on la garde, celle-là.
– Et puis ils ne nous cherchent d’ailleurs peut-être même pas à Ruse, reprit
Deliana. En voyant que nous n’étions pas dans le car à l’arrivée, ils fouillent sans
doute ailleurs qu’ici.
– Risqué, très risqué.
– Ça se tente, ça me tente. Quitte à mourir, autant mourir sous les étoiles.
– J’allais te proposer de jouer ça à pierre, feuille, ciseau, mais je m’incline
devant la poésie bulgare d’expression française.
– Un dernier pour la route ?
– Pourquoi pas ? acquiesça Serge en attirant à lui la bouteille de bière et les
deux gobelets.
– Je ne parlais pas d’un verre.
18.
Une vaste plaine s’étendait jusqu’à l’horizon où des montagnes d’un bleu
électrique se perdaient dans la brume. Un lac scintillait à mi-chemin. Serge se
rapprocha d’un troupeau de vaches, dont quelques-unes foncèrent soudain vers
lui tête baissée. Il s’éloigna aussi vite que possible pour se retrouver face à des
chats au feulement menaçant. Il s’accroupit, ramassa une poignée de graviers, la
jeta dans leur direction où elle retomba sur leurs têtes sous la forme d’une pluie
de boue. Apparut une femme pétrifiée ou, plus exactement, une manière de galet
géant coupé en son milieu qui laissait apparaître un visage féminin.
– Qui es-tu ? demanda-t-il en bulgare.
– Attends un peu, répondit le galet humain dans la même langue, à toi de me
dire qui tu es.
– Alors, je te dirai la vérité nue. Je suis un chien et je suis un homme.
Sa montre indiquait trois heures dix quand il se réveilla en sueur. Serge ouvrit
la fenêtre, respira l’air de la nuit jusqu’à retrouver un peu de calme, on entendait
les eaux du Danube se retourner dans leur sommeil. Il reprit place entre les
draps, les jambes de Deliana se refermèrent autour de lui.
Il fut décidé d’attendre le soir pour aller planquer du côté de chez la mère de
Deliana. Ils risquèrent entre-temps une sortie en ville, se retrouvèrent les seuls
visiteurs d’un musée des transports installé dans une gare désaffectée où un
guide, que l’insistance des coups de sonnette avait fini par tirer de sa sieste,
débita à leur unique intention son laïus sur quelques antiques locomotives
exposées en plein air et les luxueux wagons privés dans lesquels avaient voyagé
rois et sultans. Quelques molécules d’un monde englouti stagnaient parmi la
poussière en suspension, le souvenir des monarques absolus vacillait comme une
flamme dans le vent, il ne tarderait pas à s’éteindre tout à fait.
– On devrait se laisser enfermer ici, fit Serge en effleurant les panneaux de
bois précieux, le refuge ultime, cent classes au-dessus de notre chambre d’hôtel.
Les mots de son amant résonnèrent étrangement au milieu du salon tendu de
rouge depuis les banquettes jusqu’aux rideaux. Deliana fit l’expérience d’une
épiphanie miniature. L’image manquante lui apparut soudainement, elle parvint
enfin à épingler le souvenir pourchassé tel un papillon de nuit dans les allées du
parc à Sofia et tout au long de sa fuite à travers le pays. L’éléphant de plâtre où
Gavroche trouvait à se cacher dans Les Misérables de son Hugo adoré, celui
dans lequel l’auteur voyait « on ne sait quel fantôme puissant, visible et debout à
côté du spectre invisible de la Bastille ». À chacune des relectures du roman, elle
avait éprouvé le même désir de se dissimuler à l’intérieur du pachyderme pour
s’y blottir contre le gamin des rues parisiennes. Elle retrouvait intacte l’émotion
déposée au plus secret de son enfance, à laquelle se mêlaient aujourd’hui un
besoin de protection et le sentiment panique du sauve-qui-peut. Serge lui fit de
nouveau face, d’un geste inattendu caressa sa joue du revers de la main.
Elle avisa trois horloges alignées au-dessus de la porte du wagon, chacune
dédiée à un fuseau horaire.
– Et peut-être qu’en trafiquant les mécanismes, on pourrait se transporter dans
le futur ou dans le passé, semer tous ceux qui nous traquent.
– On va faire plus simple, répondit Serge tout en prenant congé du guide. Ces
types sont des chiens et tout ce que j’espère, c’est que ces chiens perdront notre
trace quand on aura franchi le Danube. Comme dans les films où les fugitifs
pataugent dans un cours d’eau glacé au milieu de la forêt pour égarer les
molosses lâchés à leurs trousses.
– Et ça marche en général ?
– Toujours. Sauf quand ça ne marche pas.
– Tiens, à propos de chien…
Un corniaud au poil blanc de la queue aux oreilles les suivait à la trace, passait
entre leurs jambes, restait un moment à la traîne et les rattrapait en courant. Il
devait s’être échappé d’une des maisons basses à demi enfouies dans la
végétation autour du musée d’où s’élevaient quelques notes de guitare.
– Il faut lui donner un nom, décida Serge.
– Pourquoi pas Tcherno 1 ?
– Pur esprit de contradiction, je te reconnais bien là. Validé !
Ils s’immobilisèrent devant un panneau d’information. Le cabot rebroussa
chemin, comme s’il était parvenu aux limites de son territoire. Un texte en
majuscules détaillait l’usage à venir d’une énorme somme allouée par les
autorités européennes à la rénovation des berges du Danube.
– Si tu reviens jamais par ici, tout ce fouillis d’herbes folles et de ferraille aura
été remplacé par des plages de sable importé et des bars à jus de fruits exotiques.
– Deux propositions de voyage immobile, plaisanta Deliana. Plus besoin
d’aller jusqu’au bout du monde pour changer de pays, plus besoin d’affronter le
décalage horaire pour goûter des boissons inconnues, c’est moins fatigant. Et
moins vulgaire que les excursions de groupe.
Elle se rembrunit soudain.
– Mais une fois passés de l’autre côté, il n’y aura pas de retour pour nous,
Serge, tu le sais. Cela fait deux mille cinq cents ans qu’un philosophe nous a
enseigné qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
– Surtout quand Mitko est pendu à vos basques, aurait pu ajouter Héraclite.
– En attendant, conclut-elle, tout en plaçant sa main en visière pour scruter la
distance, c’est tout de même étrange qu’on ne voie jamais âme qui vive de
l’autre côté.
Ils marchaient de nouveau au bord de l’eau. Des vols d’oiseaux changeaient
brusquement de direction, plongeaient en piqué, frôlaient de leurs ailes la surface
dans une impeccable chorégraphie avant de repartir vers les hauteurs,
obliquaient vers l’autre rive où le vent faisait doucement balancer quelques
câbles du haut des grues, se ravisaient et revenaient précéder le couple à la
manière d’une patrouille d’éclaireurs. Peut-être gardaient-ils dans un coin de
crâne que leurs ancêtres avaient escorté sur le même chemin les Argonautes vers
la Colchide et la Toison d’Or. Peut-être Serge levait-il maintenant la tête du
même mouvement qu’autrefois Jason en quête d’un oracle parmi les figures
compliquées qu’ils traçaient dans l’air.
Sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent quelques instants devant une plaque
apposée en l’honneur d’Elias Canetti où se trouvait reproduit un extrait
d’Histoire d’une jeunesse :
Notes
1. « Noir » en bulgare.
2. L’ancien nom de Roussé.
20.
À Philippe Renonçay pour son œil fraternel, pour le couvre-lit et pour le cran d’arrêt.
À Lise Boëll pour son enthousiasme et pour sa confiance.
Et à la Bulgarie, bien sûr, à ses femmes, à ses hommes, à son histoire, à ses paysages.