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MELANGES MARCEL COHEN | ETUDES DE LINGUISTIQUE, | ETHNOGRAPHIE ET SCIENCES CONNEXES OFFERTES PAR SES AMIS ET SES ELEVES A L'OCCASION DE SON 80EME ANNIVERSAIRE AVEC DES ARTICLES ET £TUDES INEDITS DE MARCEL COHEN REUNIS PAR DAVID COHEN 1970 MOUTON ‘THE HAGUE * PARIS. “GENOU” ET “FORCE” EN BERBERE P, GALAND-PERNET Dans un article du Mémorial Henri Basset, en 1928, M. Marcel Cohen, examinant es désignations du genou dans le domeine chamito-sémitique et recherchant ‘si les termes employés servent aussi de désignation pour le lien familial ow pour d'autres notions”, entre autres celle de “force”, éerivait: “en berbére, le nom du genou est afd; ce mot peut désigner aussi une autre articulation, Pangle fait par une branche avec le trone d’un arbre, une élévation de terrain, En dehors de cette signification physique, il semble qu'on ne trouve a relever que “le sens de bataille,” combat important” donné par de Foucauld, Dictionnaire abrégé touareg-frangais (1918), 1, P. 209: s'agit-il de V'idée de force? D'aprés une communication de M. E. Destaing, Vidée dappartenance par génération s'exprime par des locutions comme “6 tre de ‘mime os, de méme sang, de méme veine” mais non “de méme genou”. On dit “lever” pour “adopter”. L’année suivante, G. Marey apportait & l'étude de M. Cohen une “confirmation particuliére qui Tui faisat jusque (-18) défaut, & savoir le témoignage concordant du groupe linguistique berbére”: & propos du nom d'un volcan du Maroc central, werfotid ou yerfoad oi il reconnait “une racine fodd” qui désigne I’ “articulation du genou” il cite les expressions wer afodd, bou tifaddin, s'appliquant & un individu misérable et bow ifadden ‘personnage riche et puissant’, oit le mot “genou” est “en Tapports plus ou moins étroits avec lidée originelle de force physique”? Je voudrais préciser ici 'indication de G. Marcy et rechercher, au moyen d’exemples pris & différents groupes de parlers, quelles sont les notions qui s'associent dans le champ sémantique du terme désignant le genou.* 1M. Colien, “Genou, famille, force dans le domaine chamito-sémitique”, dans Mémorlal Henri Basset (Pati, 1928), pp. 204, 206 « G Marcy, “Une tribu berbire de la confédération Ait Warain, Les Ait Jllidasen”, dans Hespéris, 1929, n. 4, pp. 85-6, cf. infra n. 25. * ss lexiques berbéres, qui se limitent en général & T'quivalence afud- ‘genow', sont d'un faible Secours pour une étude de ce genre, Seuls les dictionnaires du P. de Fouceuld donnent, avec des exemple, des indications plus substantilles. La présente étude a sa source dans des notes de lect dl textes; Ie travail du P. H. Genevois sur les noms des parties du corps pout la Kabylie ot une enguéte aupris de Marocains ont complété les premitres données, Des dépouillements exhastife de lextes permetiraient de se faire une idée plus précse des emplols de ces termes: mais si 'on compte & “GENOU” ET “FORCE” EN BERBERE 255 La dénomination panberbére du “genou” est afid, avec des variantes de forme selon les différents parlers, qui ont ét6 relevées par André Basset dans ses Etudes de géographie linguistique en Kabylie Le mot se caractérise aussi par un pluriel de type connu mais, non des plus fréquents, avec voyelle a devant la derniére radicale en méme temps que sufixation de -1 et alternance non-tensionjtension (d/dé-) pour la deuxitme (et derniére) consonne radicale; ce pluriel faddn est attesté aussi bien dans des parlers orientaux que des parlers occidentaux.* Selon les parlers, état d’annexion, 1d oit on a une forme a a- initial, est en u- ou wa-.* Enfin, c'est un des termes les plus ancienne- rent attestés en berbére puisque des chroniques ibadites des VIe et Vile siécles de Phégire nous ont transmis un nom de lieu ot semble bien figurer le nom du genou, si Ton en eroit la traduction arabe.” La comparaison des formes des différents parlers berbéres aménerait & supposer une racine bilitére FD. M. Cohen, dans son Essai comparatif a rapproché afud de Takkadien puridu et de 'égyptien p'd ‘genou, jambe’, rapprochement confirmé par M. F. Hintze.* Pour la labiale sourde et la dentale sonore, l'apparentement ne pose aucun probléme du cété du berbére. Reste un troisiéme élément, représenté en égyption par fa laryngale’, ce qui nous conduit & nous poser les questions suivantes: la base “chamito-sémitique” commune est-elle une racine bilitére avec élargissement en. akkadien et en égyptien, ou bien at-on affaire & une racine trlitére, V'absence de aryngale n’étant pas étonnante, ni pour le berbére, ni pour Pakkadien? Revue sous angle du berbére, cette deuxigme question se formulerait ainsi: existerait-il, dans le vvocalisme de afud, un résidu d'une troisiéme radicale laryngale (ou sonante vélaire?) Or a voyelle initiale, & état d’ennexion — qui, lorsqu’elle est constante, dans «que, sur es quelque 3000 apparitions de mats du recueil de pofsie de Stumme, on ne reléve qu'une fois add (pluie! de afd), on ot que les dépouillements nécessares seraient longs et peut-éire ‘gcevants, Aussi me suis attachée, pour Pesguisse que reste cet article, d'une part & relever dans ‘ques syntagmes appara le terme désignant le genou,d'autre part &célimiter son champ sémantique ‘par rapport 8 ceux de afus ou agar. Ps. Basset, Enudes de géographie lingustique en Kabylie Paris, 1929) pp. 89-93. Ces variantes se ‘ésument, pour le singulie, a la présence ou absence de voyele préradicale, 'altermance -di-, plus rarement dj, FF. PPour le -a- morphéme de pluie, v. A. Basset, La langue berbire (Oxford, 1951), p. 25 et Rev. afticaine, 1942, pp. 256-7; ef, afus pl ifssn, asia OP" Mteme sur une aire comme aire chlevh qui, pour de nombreux fits de langue, est homogtne, les deux formes sont atestées selon les parlers, 1", Lewicki, Melanges berbéres-thaltes, dans Rev. des ét,ilamiques, 1936, p. 280, §4 ct A. Basset, Deusieme note additionnelle, ibid, p. 287-8: la premibre des formes, restituée aprés correction d'un k final en d seaitoftd ow fu, la seconde, Ved que A. Basset considére comme une variante possible Pun fed parallel de afer ‘main’, bien attesté aujourd'hui, dans des parlers orientaux, On ne peut rien ajouter Ace que dit A. Basset de oes données fragmentaires dont I'intérét est avant tout leur date fncienne, pour Pesuvre méme, sinon pour la copie tM. Cohen, Essa! comparatf cur le vocabullre2t la phonétique du chamitosémitigue, 1947, pp. 59, 64 et 368 n° 361.; F. Hintze, “Zur hamitosemitisehen Wortverglichung, Bererkungen 20 Marcel Cohen, Essai comparaif..", dans Zeitschrift f, Phonetik.... V/1951, p. 83, qui met en rapport les ‘autres formes sémitiques itées par M, Cohen avee une autre racine de Pégyptien. G. Marcy, art. cit, p.85n,4, parle a tort d'une "racine foad”. 256 P. GALAND-PERNET certains noms, correspond & une forme ancienne plus étoffée’ — est, pour afd, selon les parlers, constante ou caduque. D’autre part, le -w ne semble étre, mulle part, la réalisation d'un w. Néanmoins tout n'est pas dit sur afid, en particulier si 'on con= sidére le pluriel, et une étude de ce terme en corrélation avec afs‘main-bras’ qui est son pendant pour le sens et la répartition dialectale des formes'® — et en liaison avee les noms de structure analogue au singulier et au pluriel apportera peut-étre un jour quelque lumire. Voyons maintenant quels sont les sens de ce terme ancien, ou de ses substituts plus récents,” a travers le domaine berbére. On peut classer sous les rubriques suivantes des acveptions en partie citées par M. Cohen ou par A. Basset et regroupées ou complétées ici A. Parties du corps: “genou" est le sens le plus généralement donné par les lexiques, gui ont souvent leur base des questionnaires incluant une liste des parties du corps, La forme & ‘initial, au pluriel, en fonction de diminutif, est utilisée pour désigner les genoux ou les jambes des enfants (dans les parlers chleuhs notamment). En Kabylie, sur une partie seulement du domaine, afud a le sens de “geno”, il peut signifier “Jambe” en d'autres parlers oi il a été supplanté par tagecrirt (ou errekbet).* Les noms de a rotule ou du tibia sont souvent des composts de afud, que le parler utilise ou non ce dernier au sens de “genou”. Outre le sens de “genou”, le touareg de T'Ahaggar connait pour afud le sens de “articulation du doigt”. B. Partie d'un végétal; notion de renflement ou de coude, On a, pour le Chenoua ‘adden n temzin “base de la feuille engainante de Vorge et des céréales” (ef. Zatan);!3 pour le Maroc, Nufa, “nerd, renflement irrégulier se trouvant sur un trone, une branche, une tige de végétal; Beni Snows, tifaddin “bourgeons d’arbres ou d'arbrisseaux qui perdent leurs feuilles en hiver”.# Le touareg de I'Ahaggar connait aussi tfaddin “bourgeons (d'arbres ou d'arbrisseaux qui perdent leurs feuilles en hiver, com. Ia vvigne, le figuier etc...)” et afud p. ex. “coude moyennement accentué (... d'un trone arbre ou d'une branche)". Comme pour le germanique, le grec ou le latin, on peut penser que c’est le corps humain qui a fourni ces “métaphores de la langue rurale”. C. Teponymie: On peut supposer la méme origine aux sens de “coude moyennement accentué (d'un relief de terrain)” pour 'Ahaggar ct, pour le Maroc, “colline”, 1 A. Basset, La langue berb.,p.28, donne des exemples od tout se passe comms sila voyelle constants “*résultait 6 fa contraction de deux voyelles par suite de la chute d'une eonsonne intervocalique ou, simplement de la compensation de la chute de Ia consonne” A, Basse, bid, p. a4, 8 tagetrirt et erekber (emprunt & arabe), dapris A, Basset, tudes, p. 90-1. 4 HL. Genevois, “Le corps humain. Les mots. Les expressions”, dans Fichier de Documentation berbitre, n° 78, 1963, pp. 14, 65-6 pour afud, $8, 658, 17-8, 3, 389, 45 pour les autres termes. 3 Voir note 4 ci-dessus, 3 E, Laoust, Mots er choses berbires (Paris, 1920), p. 475. uM. Caen, "“Genou, ‘adoption’ et ‘parenté” en germanique”, dans BSL, t. XVII n° 81, p. 66. [Les exemples touareg viennent de C, de Foucaul, Det rovareeffangais (Pati, 1951), tl, pp. 301-2. SGENOU” ET “FORCE” EN BERBERE 231 “gecident de terrain plus accusé”,* mais aussi nom d'un endroit escarpé avec des ravins profonds, entre Tiznit et Tafraout.” D. tifaddin est également, dans VAhaggar, le “fait de mettre les genoux en terre sans Sfaccroupir (pour permettre a son maitre de se mettre en selle) (en parlant dun cchameau de selle)” et le P. de Foucauld précise que ce terme ne s'emploie que lorsqu’il s‘agit bien de action de baraquer et non de s'agenouiller pour une autre raison. On peut rapprocher cet emploi de celui qui est fait de ifadden dans d'autres parlers, notamment chleuh ign f ifaddn “il est & genoux" et Berrian gim s ifaden “s'agenouil- Ter” Ces notions conerétes sont faciles & inventorier. Mais les notions abstraites étaient plus diffcles & atteindre a travers les lexiques, Pourtant C. de Foucauld indiquait déja pour afud le sens de “bataille, combat important” et nous pouvons reprendre ici Ja question que se posait M. Cohen: “Sagit-il de lidée de force?”. En kabyle, nous Pavons vu, afud n'est utilisé au sens de “genou” qu’ aux deux extré mités, orientale et occidentale, du domaine, mais bien vivant ailleurs au sens de “jambe” ou dans des syntagmes figés — composés comme le nom de la rotule, idiotismes, dictons: ainsi dans la région de Michelet, ott 'on alles trois termes tagecrirt ‘genow' (igess n etgecrit “otule”), tagejirt ‘jamb’, adar ‘pied-jamibe’,afud est donné avec le sens de “jambe, dans expression adrar wfud “(mont de ta-jambe) tibia’, et dans les idiotismes suivants®: fukkn ifadden; ifaddn ulwan “(sont finis les i; les i, ils sont mous) il est sans Forces (physique, moral)”. —d ifaddn ig heddmen leegal (ce-sont les ifaddn ce-qui font les-travaux) on ne peut travailler que si 'on en a la force’. —d ita id ifadén n-etmaurt “(c'est lui qui-est les i. du pays) c'est Iui qui fait vivre le pays". “ifadin n-eimurt serait le nom de Vorobanche dont Ia tige, pilée, sert & frictionner les jambes des bébés pour les faire marcher plus tot”. — adishhi rbbi ifaddn ~ke “(que- fortific Dieu tes i.) que Dieu te donne santé et vigueur (formule de remerciement)”. Ces différents contextes font bien ressortir une valeur “vigueur, force physique ou morale, ou les deux A la fois" pour afud (employé ici au pluriel). Ces emplois de afud sont des survivances, et il ne semble plus y avoir, dans lesprit des locuteurs, pour ces idiotismes-a, de conscience d'une association force/genou. Mais, sur la méme aire, autres idiotismes associent ragecrirt ‘genow’, qui s'est substitué a afd, & des notions analogues: yes3a tagcrirt ‘(l-posstde genou) il est fort, puissant”. — asmi tella tgecrirt “(lorsquiil y avait genou) quand j'étais (ou autre personne) valide, en pleine force, — d eldjens imi teqwa tgecrirt “(cest un-peuple a-qui est-gras (Fort) le-genow) 4B, Leoust, “Contribution 4 la toponymie du Haut Atlas”, dans Rev. des ét. islamgues, 1939-1940, {8 p.p. 27 n° 26, p. 101 n° 388 "Notes d'enquete personnelle 1 Voie note 17 eb-dessus. Biarnay, Notes d'erhncgraphie... Paris, 1924), p. 248. Enive parenthéses, la traduction litérale que je propose, & la suite, celle de auteur. Pour tes cexemples eile ne provenant pas de mes notes, jai le plus souvent substitué ma propre traduction ‘celle de Fauteur. al 258 P, GALAND-PERNET c'est un peuple puissant (en hommes, en ressources). — ttekkag igecrar-iw ‘(Faie appuyé (étayé) mes genoux) je suis certain de ce que je dis, (j'ai de bonnes raisons pour Paffirmer), c'est pourquoi je tiens & mon idée’. — tettekka tigecrar-is “(elle-a-appuyé ses genoux) elle @ toujours l'approbation de son mari’. On citera encore, toujours pour Ia Grande Kabylic, mais d'autres sources, ces extraits de poésies.* Raillant un ‘amin de village qui n’a pas tenu envers Iui ses promesses de collecte, wn chanteur it: ifadden is oulouan) thamarth amzoun d’Ouchouli | our issin te K’ouran ... "ses ‘genoux sont faibles / sa barbe ressemble & celle d’Ouchouli (un mesurcur de grains ‘méprisé) il ignore le Coran”. Une autre chanson que Hanoteau intitule “Btude de la langue frangaise” résume les méfaits dela civilisation occidentale: aprés avoir regu un coup sur la machoire avec “bonsoir”, un coup sur le nez en apprenant “bonjour”, un coup sur la gorge avec “merci”, perdu ’honneur en apprenant “‘cochon”, “le Jour oii nous fut révéléle frére /nous avons regu un coup sur le genou nous/ marchons dans la honte jusqu‘au poitrail”. Bien que la rime ait favorisé certains rapprochements, dansles différentes strophes, les associations de termes dece poéme restentsignificatives. Eneffet, on trouve, en kabyle comme en d'autres langues, des emplois métaphoriques des noms de parties du corps et la confrontation de ces emplois avec ceux de afud permettra de préciser le champ sémantique de ce dernier. Les contextes donnés pat M. H. Genevois* pour afus ‘main-bras’ cernent les valeurs suivantes: (1) main comme organe du travail, habileté manuelle (alors que ii! ‘bras, avant-bras’ évoquerait plutot la capacité de travail) (2) powvoir, autorité (de Dieu notamment) (3) main qui donne ou refuse (générosité, avarice, vol, rétribution ete.) (4) main propre ou sate, baiser la main: courtoisie et impolitesse dans les rapports sociaux. adar ‘pied-jambe? évoque avant tout Ia notion de marche: (1) promenade, voyage (2) revenir en arriére (prudence), s’esquiver (3) étendre les jambes (aise, sans-géne) (4) broncher, étre piqué une épine (critique, échee) (5) En outre, dans une “formule féminine”, i fait allusion au geste du suppliant, qui touche le pied de celui qu'il prie. Ces valeurs que prennent

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