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La Poétique au Seuil ou L’aventure par les concepts

Christine Noille
Dans Littérature 2016/2 (N° 182), pages 33 à 35
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200930561
DOI 10.3917/litt.182.0033
© Armand Colin | Téléchargé le 19/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 51.81.203.74)

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CHRISTINE NOILLE, UNIVERSITÉ GRENOBLE ALPES

La Poétique au Seuil ou
L’aventure par les concepts

Si je partais... disons sur une île déserte – sur une île (déserte) :
quelle fiction –, je veux dire si j’embarquais pour une autre terre, c’est
décidé, je n’emporterais pas Figures I – mon exemplaire n’y résisterait
pas, mes pages préférées s’envolent déjà, sur « Montaigne bergsonien », sur
« Structuralisme et critique littéraire » ; je n’emporterais pas non plus tel
article de Michel Charles dans Poétique – je le connais (presque) par cœur,
je pourrais (presque) le récrire ; je n’emporterais pas même Borges – car
je me dis, après y avoir bien réfléchi, le cœur gros : Borges est bon pour
l’écriture, mais avant que d’écrire, il faut avoir à penser1 ; alors c’est décidé,
j’emporterais – uniquement – mon Aristote : dans la collection « Poétique »,
cela va de soi.
Pourquoi ? Parce qu’il comporte deux livres en un, bien sûr : le texte
d’Aristote, dense, simple, un ; et le livre intitulé effrontément Notes – trois
cent quatre pages2 denses, multiples, dialogiques. Quand je prends mon
Aristote, j’ouvre au jugé à la recherche d’un terme, d’une idée, d’une piste
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dans le texte d’Aristote – que je trouve, là, ou juste à côté, et que j’abandonne
aussitôt pour me lancer sur une autre piste, dans l’autre livre, à la poursuite
d’une investigation qui me fasse passer du nom à la chose, du terme au
concept et qui m’invite à une immersion, dans un travail de la pensée à
l’œuvre : en prise avec la difficulté, l’exigence, la complexité, la rigueur de
la conceptualisation – laquelle est toujours fondamentalement, pour moi,
une aventure – « la vraie [...], la seule [...] par conséquent réellement vécue »
(disait à peu près Proust, peut-être pas sur la théorie, mais sur un objet
semblable me semble-t-il, la littérature3 ). Aussi bien, je peux vous l’avouer
maintenant, à l’instant j’ai un peu biaisé, louvoyé, j’ai menti quant à la
véritable hiérarchie et à la cohérence qui forment mon texte de la Poétique :
quand je prends l’édition du Seuil, j’entre toujours, de plain-pied, d’abord
dans le texte des Notes, tissant à travers elles le parcours de ma propre

1. Quelques références en forme d’hommage : Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard,
1957 ; Gérard Genette, Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1966 ; Michel Charles, « Trois
hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », Poétique, n° 164, novembre 2010, p. 387-417 ; 33
et Aristote, Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Éditions
du Seuil, « Poétique », 1980.
2. Avec l’index. LITTÉRATURE
3. Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Flammarion, 1986, p. 289. N°182 – J UIN 2016

rticle on line
ARISTOTE, L’ AVENTURE PAR LES CONCEPTS

réflexion de façon à me permettre la lisibilité de l’autre texte, je veux dire


celui d’Aristote.
Car les Notes m’initient à un art de lire, à un art d’entrer en lecture de la
Poétique : non pas munie d’une interprétation fixe ou d’un lexique stabilisé,
aussi bloquants et réducteurs l’un et l’autre qu’un rasoir (d’Ockham) ; mais
ayant expérimenté, dans le lacis des hypothèses convoquées pour modéliser
chaque terme, chaque notion de poétique, ce que c’est, ce que peut être
une traduction. Pour aller vite, je dirai que le travail philologique tel que le
pratiquent les Notes œuvre sur deux points qui me semblent essentiels pour
nous les théoriciens. Il ouvre les concepts sur ce que Barbara Cassin nomme
ailleurs l’efflorescence des possibles4 ; et il fait basculer l’outillage poétique
du substantivé dans le processuel.
Je reviens rapidement sur le premier gain, qui est donc de mettre en
situation philosophique le lexique somme toute désincarné de la poétique,
m’obligeant à imaginer autour d’un concept toute une constellation d’actua-
lisations possibles, m’obligeant à faire basculer le concept d’un fonctionne-
ment clos sur un fonctionnement ouvert. Chaque nouvelle note m’ouvre ainsi
un monde nouveau, un monde de problèmes nouveaux. Mais ce n’est pas
tout : il me faut encore mesurer tout ce que les analyses des Notes apportent
à ce qui serait une compréhension stable de la poétique comme système
figé. Les notions sont bien présentes, isolables, mais en même temps elles
sont ancrées dans les chaînes sémantiques et syntaxiques qui les entourent,
les motivent, les interprètent. Et la leçon globale qu’on peut retenir de cet
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effet du réseau sur la notion, de cette tension entre insularité du concept et
immersion syntagmatique, c’est que l’annotation expérimente dans le sens
du mouvement, d’une dynamique, des notions que l’on pouvait penser de
pures descriptions d’états : les concepts de la poétique cessent d’être figés
dans une compréhension iconique pour exprimer des moments de processus.
Pluralisation et dynamisation des concepts, donc, et ce, je le redis
(parce que c’est décisif), grâce à un protocole méthodiquement suivi de
contextualisation : très systématiquement, la note ne cherche pas à fixer le
sens des termes, mais à les mettre en relation et à les étoiler sur les réseaux
de sens qui se croisent et s’entrechoquent pour chacun d’eux, faisant ainsi
des mots de la Poétique autant de nœuds où se joue l’actualité d’Aristote –
c’est-à-dire sa capacité à être repris, déterritorialisé, réinvesti dans d’autres
pensées, dans d’autres pratiques, dans d’autres lieux de la théorie.

4. Deux références circonstancielles pour ce développement sur la philologie philosophique :


34 Jean-Pierre Lefebvre, article « Allemand. Syntaxe et sémantique dans l’allemand philosophique
moderne : Hegel et Kant », dans le Vocabulaire européen des Philosophies, dictionnaire des
intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), Paris, Éditions du Seuil/Dictionnaires Le Robert, 2004,
LITTÉRATURE p. 53-63 ; et Barbara Cassin, « Relativité de la traduction et relativisme », Conférence au
N°182 – J UIN 2016 Collège de France (http://conferences-cdf.revues.org/208).
LA POÉTIQUE AU SEUIL OU L’AVENTURE PAR LES CONCEPTS

Autant dire que les Notes m’apprennent beaucoup de la résistance des


concepts en général, et de la persistance de la théorie poétique en particulier :
elles m’obligent, à chaque fois, à reprendre à nouveaux frais, à mon propre
compte, le processus de la théorisation.
... Ah, j’oubliais – un détail, « infime, il est vrai, mais qui sait, peut-
être capitalissime » (comme le disait à peu près Gérard Genette en 1979
– certes sur un tout autre sujet5 ) : les Notes m’apprennent aussi – très
simplement – à traduire, je veux dire à accepter des décisions de termes
et de sens, à m’engager avec les traducteurs et parfois contre eux dans
des choix de pensée et de cohérence : bref, à ne pas oublier que toute
traduction qui se respecte n’en reste pas à la fascination des multiples, mais
s’articule forcément à une éthique de la décision – chose que nous avions si
cruellement ignorée, quelques années plus tard, lors d’un séminaire fantôme
que quelques-uns d’entre nous (Michel Charles, Sophie Rabau, Marc Escola,
Martin Rueff et d’autres) avons reformé autour d’un autre objet aristotélicien
de pensée, aussi résistant, compact et provoquant, j’ai cité la Rhétorique.
J’ai écrit ailleurs6 que les deux premiers chapitres nous ont offert à
l’époque des difficultés presque insurmontables (et que les chapitres suivants
ne furent guère mieux). Il me semble me souvenir que nous n’avons jamais
dépassé le livre I. Il faut dire que nous avions opté pour un principe d’ana-
lyse typiquement borgésien : comprendre Aristote, ses idées, ses concepts,
en restant nous-mêmes, des lecteurs méthodiques soucieux des fonction-
nements textuels et conceptuels, être nous-mêmes et devenir Aristote en
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quelque sorte.
Mais il n’est pas permis à tout le monde de reconcevoir, dans notre
monde, des concepts et des idées qu’Aristote a fait exister. Nous échouâmes
– là où le livre des Notes a réussi : à établir le texte (de la Poétique) au bout
du texte de la théorie. Car le miracle (ou, si l’on préfère, le prodige) des
éditeurs est bien là : avoir pu écrire la Poétique après avoir écrit les Notes,
avoir pu devenir Aristote après l’avoir lu.
Aussi conserverai-je à travers tous les mondes possibles (y compris
le nôtre) mon édition du Seuil : pour que, en tête à tête avec la Poétique, le
temps de mon aventure par ses concepts (du livre des Notes au livre annoté),
moi aussi, à mon tour, comme chacun d’entre nous à chaque fois que nous
la reprenons, je puisse enfin être – totalement et idéalement – Aristote.

35
5. Gérard Genette, « Note conjointe. Écrire catleia », Poétique, n° 37, février 1979, p. 126. LITTÉRATURE
6. Dans un numéro lui aussi fantôme, Poétique, n° 165 bis, 2011, p. 87. N°182 – J UIN 2016

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