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Garisaki Ghost Hunters Show
Garisaki Ghost Hunters Show
Tesha Garisaki
À Shashaï, mon petit chat fantôme
GHOST HUNTERS SHOW
Natacha s’assit sur le banc en face du quai numéro 3, et arrangea sa jupe sous elle pour ne pas
faire de pli, parfaite pour le retour de Jonas. Elle frissonna et reprit sa contemplation du quai.
Il lui sembla entendre une voix grave venir de derrière elle, mais comme le banc était adossé à
un mur, elle n’y prêta pas grande attention. Toutefois, la voix reprit, alors elle tendit l’oreille.
« Il y a un point froid, ici, non ? Mets ta main là. »
Natacha ne bougea pas la main, car elle se doutait bien que l’on ne s’adressait pas à elle. La
voix devait venir de l’autre côté du mur, dans le hall de la gare. Il était étrange qu’une voix
traverse un mur aussi épais, mais on était à Mannaz, capitale de l’occulte, après tout : s’il fallait
s’étonner de tout ce qui se passait ici, on n’en aurait pas fini.
« Oh, bon sang, oui ! Il fait clairement quelques degrés de moins que dans le reste du bâtiment. Peux-tu
balayer les lieux avec la caméra thermique ? »
Natacha se retourna. La voix était vraiment claire, impossible de l’ignorer. Et qu’est-ce que
c’était, une caméra thermique ?
« Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
— On dirait une silhouette humaine.
— Oui, une silhouette. Comme s’il y avait un banc et que quelqu’un était assis dessus. »
Natacha frémit. Est-ce qu’on était en train de parler d’elle ? La gare était-elle hantée ?
« Oui. Et ça ne bouge pas… Jonathan, je crois qu’on tient là la meilleure manifestation d’entité de l’histoire de
Ghost Hunters Show ! On devrait fait une séance de PVE. Allume l’enregistreur numérique, je vais poser le
K2 juste ici, à côté… Oh la vache, j’en ai des frissons ! »
Natacha fut tentée de se lever pour aller attendre ailleurs, mais l’apparition d’un petit engin à
ses pieds la cloua sur place de stupeur. Il s’agissait d’un boitier, muni de minuscules ampoules.
« Est-ce que vous êtes là, avec nous ? Si oui, j’aimerais que vous vous manifestiez. Si vous touchez cet appareil,
nous saurons que c’est vous qui essayez de rentrer en contact avec nous. »
Natacha était perplexe quant à la marche à suivre. Est-ce qu’elle voulait entrer en contact avec
ces entités ? Et qu’est-ce qu’ils lui voulaient, déjà, pour commencer ? Elle crut que ces êtres
pouvaient lire dans les pensées quand la voix poursuivit :
« Nous venons en amis. Nous voulons juste entrer en contact avec vous, communiquer. Et peut-être vous aider,
si vous le souhaitez. »
Natacha n’avait pas besoin d’aide. Mais elle était aussi curieuse qu’elle était inquiète. Elle
toucha l’appareil, qui clignota en vert. Elle se décala sur le banc pour s’éloigner de l’engin.
« Formidable ! Est-ce que vous pouvez recommencer ? »
Elle recommença, du bout du pied. Elle ne savait pas pourquoi elle faisait ça, vraiment.
« Merci. Merci beaucoup. Vous pouvez parler à voix haute… Nous ne vous entendrons pas, mais nous avons
avec nous des enregistreurs numériques, donc nous pourrons vous écouter plus tard. Si vous voulez nous laisser un
message, c’est l’occasion.
— Vous êtes qui ? Et vous me voulez quoi ?
— Je vais vous poser plusieurs questions. Si vous touchez l’appareil, cela voudra dire oui. Vous comprenez ? »
Natacha toucha l’appareil.
« OK, merci ! Nous allons donc partir du principe que vous avez compris. Est-ce que vous êtes un homme ?
— Non. »
Natacha ne toucha pas l’appareil.
« Est-ce que vous êtes une femme ? »
Natacha soupira et toucha.
« Vous êtes une femme. C’est bien cela ? Vous êtes une femme ?
— Oui, oui, je suis une femme ! »
Elle piétina l’engin, agacée.
« Oh ! Je crois que c’est un oui franc ! »
Les voix rirent. Natacha commençait à ne pas beaucoup les aimer.
« Vous attendez un train ? Vous partez en voyage ?
— Non, j’attends mon fiancé.
— Apparemment non. Vous attendez quelqu’un qui arrive en train, alors, peut-être ?
— C’est ce que je viens de vous dire. »
Appui, lumière.
« OK. Est-ce qu’il y a d’autres personnes, comme vous, dans cette gare ? »
Bien évidemment, c’était une gare ! La question était stupide. Toutefois, à bien y regarder, il
n’y avait pas grand monde, aujourd’hui. En face de son banc s’étendaient les trois quais et les
trois voies. Aucun train n’était en gare. Aucun passager n’attendait sous la coupole de verre.
Aucun employé de la Mannaz Railway Company ne déambulait sur les quais pour régler l’arrivée
et le départ des trains. À bien y regarder… oui, à bien y regarder, il n’y avait personne d’autre
qu’elle, ici. C’était inquiétant. Personne d’autre que ces étranges individus désincarnés qui avaient
le pouvoir de lui parler et de déposer des objets près d’elle sans même être là.
« Vous n’avez pas touché le K2. Ça veut dire que vous êtes seule ? »
Appui. Lumière.
« Est-ce que vous êtes décédée ici ? »
Décédée ?
Natacha se leva, un peu raide. Fit le tour de la gare du regard. Personne. Et le train de Jonas
qui n’arrivait pas. Et personne d’autre pour attendre le train de Jonas. Qu’est-ce que ça voulait
dire ? Décédée ? DÉCÉDÉE ?
« Merde, ça s’estompe ! Franck, ça s’estompe !
— Bordel, Jonathan, ils le savent pas ! Faut jamais leur dire qu’ils sont décédés !
— On l’a perdue sur la caméra thermique. Est-ce que vous êtes toujours là, avec nous ? Si oui, faites-nous un
signe ! Touchez le K2, faites un bruit, n’importe quoi ! »
Je mourrais d’ennui en cours d’alchimie quand mon téléphone vibra dans ma poche. C’était un
appel de Vincent, mon collègue et colocataire.
Je rassemblai mes affaires en vitesse et quittai l’amphi aussi discrètement que possible –
l’avantage du dernier rang où j’avais installé mes quartiers – avant de décrocher. L’alchimie, je
trouvais ça profondément ennuyeux et globalement, après un mois de cours, la fac de magie ne
m’apportait pas ce que j’en attendais. J’aurais peut-être même envisagé de revenir en France si je
n’avais décroché un job ponctuel suffisamment particulier pour m’inciter à creuser un peu avant
de baisser les bras. Ce job, c’était Vincent qui me l’avait dégoté. Il ne me serait jamais venu à
l’idée de postuler par moi-même au ministère de la Nécromancie. Après, la nécromancie, ce n’est
pas ce que la plupart des gens s’imaginent.
« Allo Vincent ?
— Élisabeth, j’ai un job pour toi, tu es dispo ?
— J’ai cours d’alchimie jusque 17h.
— Donc tu es dispo.
— Tu me connais si bien. Je t’écoute.
— Il s’agit d’escorter une équipe de couillons dans un immeuble hanté, ce soir.
— Quoi ?
— Ghost Hunters Show, tu connais ? »
Alors, oui, j’avoue, cette émission à la con, je la regardais sur mon ordinateur quand je vivais
en France. J’ai dû voir tous les épisodes. Du coup, j’avais une idée assez précise de « l’équipe de
couillons » en question.
« Je connais vaguement, oui.
— Bon, ils ont débarqué à Mannaz il y a deux jours et ont perturbé un esprit à la gare. Quand
il a appris ça, le maire leur a interdit de foutre les pieds dans un lieu hanté sans la présence d’un
chaperon. Et à qui Edward a-t-il pensé ? »
Edward. Le boss. Clairement pas le genre de types avec qui j’aurais imaginé me lier, avant
d’arriver ici. Dix ans de plus que moi à tout casser, mais plus mort que vivant. C’est l’impression
qu’il donne, en tout cas. Pourtant il suffit qu’il demande pour que j’aie envie de lui rendre service.
Quant à Vincent, lui, c’est plus ou moins mon tuteur dans le métier. Plutôt moins que plus,
parce qu’il a tendance à croire que le meilleur moyen d’apprendre, c’est sur le tas. En un mois, il
ne m’a rien enseigné, et trouve que je me débrouille bien toute seule. Je ne suis vraiment pas
d’accord, mais je viens de débarquer à Mannaz, Vincent est là depuis dix ans, on est tous les deux
français, et ça fait de nous deux un binôme tout trouvé, malheureusement.
« OK, c’est à quelle adresse ?
— Brittany Street. »
Coup de bol, j’étais pas en train de boire un café, parce que j’aurais tout recraché.
« 23 Brittany Street ?
— Ah, tu connais déjà ? »
L’immeuble le plus hanté au monde ?
« Tu te fous de ma gueule ? »
« Comment ça, on est des médiums du ministère du Tourisme ? demandai-je à Vincent une
fois que les starlettes eurent fini de tourner leur vidéo d’introduction.
— C’est comme ça qu’on leur a été présentés. Et en fait, le ministère du Tourisme est bel et
bien sur le coup. Tu veux une bière ? »
Il y a un truc sur l’équipe de Ghost Hunters Show qu’on avait compris en arrivant sur le lieu du
tournage : c’est que leur côté super enthousiaste et leur capacité à se faire des films n’étaient pas
nécessairement des traits de caractère chez eux. L’alcool aidait beaucoup. Ça ne faisait pas une
heure qu’on était là et ça commençait déjà à me monter à la tête. C’était de la bière anglaise.
« Non merci.
— Bon, en résumé : le ministère du Tourisme aimerait bien créer un Mannaz Ghost Tour, qui
est déjà en test dans certains immeubles soft du centre-ville. Ils font des séances de tables
tournantes, ce genre de trucs. L’émission qu’on va tourner est un de ces tests, et pourrait aussi
être une chouette vitrine publicitaire. Edward s’oppose fermement à ce que l’on inclue le 23,
Brittany Street dans ce projet et a réclamé un droit de véto au maire, demande qui a abouti au
compromis suivant : le test a lieu, mais il est encadré par des agents de notre ministère. Nous
deux.
— Nous deux ? Toi d’accord, je comprends, mais moi je viens de débarquer. Et j’ai même pas
fini ma formation. Ça n’a pas de sens.
— En fait, cet immeuble fait partie de la formation des nécromanciens de Mannaz, et Edward
est assez débordé, ou fainéant, je sais pas. Donc il fait d’une pierre deux coups. »
Depuis que j’avais commencé la nécromancie à titre professionnel, je me demandais ce qui me
retenait. Ce devait être cette petite voix, au fond de moi, qui me disait que j’étais faite pour ce job
et que ce job était fait pour moi. Mais sur quoi reposait cette certitude ? Je l’ignorais sincèrement.
Après une pause bière pas vraiment méritée, Franck décida de poursuivre le tournage. Ils
n’étaient pas bien pressés, les ghost hunters, vu que le cœur de l’émission se passerait de nuit,
mais il fallait quand même tourner les prises en extérieur sous la même lumière, et faire un petit
tour dans le bâtiment caméra au poing avant d’installer le matos, et ce tant qu’il faisait encore
jour. Ça nous laissait quelques heures, mais j’allais vite découvrir que ce ne serait pas de trop.
C’était technique, la chasse aux fantômes, pour ce qui était du matériel audiovisuel, tout du
moins.
La visite de découverte
L’équipe se rend tout d’abord à l’immeuble du 23, Britany Street en plein jour, pour
visiter les lieux avec Élisabeth et Vincent.
Franck : Ouah ! Regardez-moi ça ! Il y a combien d’étages ?
Vincent : Sept.
Franck : Sept ! On va avoir du boulot, les gars !
Vincent (face caméra) : Ici on est dans une des rues du quartier français. La rue des Bretons,
plus précisément, d’où elle tire son nom. Des gens ont commencé à y emménager dès le XVe
siècle, pour entretenir des traditions païennes d’origine celtique. En fait ils ont afflué peu après
que la faille thaumaturgique se soit ouverte, et comptent parmi les fondateurs de Mannaz.
Franck : Elle est loin, la faille ?
Vincent : Non, tout près d’ici ! Dans les sous-sols de la mairie. C’est une des plus anciennes
failles, donc une des moins actives, mais qu’on ne se trompe pas : ça ne veut pas dire que la magie
est faible, ici. Elle est très forte. Au XVe siècle la magie jaillissait de la faille comme d’un volcan en
éruption, et pas que la magie : tout un tas de créatures pas très sympa – leurs descendants sont
des citoyens à part entière, maintenant, mais à l’époque il y a eu de nombreuses batailles, ici. Les
druides bretons sont venus en renfort, les mages ont réussi à prendre le contrôle de la situation et
tout s’est peu à peu apaisé, jusqu’à nos jours où tout le monde vit en paix. Mais il y a eu plein de
morts pour qu’on en arrive là.
Franck : Je vois. Et cet immeuble date de cette époque ?
Vincent : Non, il est plus récent, de la fin du XIXe siècle. Cela dit c’était encore le quartier
breton, et ça l’est toujours aujourd’hui – en témoigne le nombre de crêperies dans les environs.
Franck : Oui, j’ai vu ça ! Il faut absolument qu’on mange des crêpes ce soir avant l’enquête !
Tu nous fais visiter, pendant que l’équipe technique prépare le matériel ?
Vincent : Avec plaisir, suivez-moi !
Franck, Sarah, Élisabeth et Vincent sont dans le hall d’entrée.
Vincent : On est ici dans le hall d’entrée. Ce n’est pas ici qu’il se passe des choses, même si
certains disent ressentir une forte oppression.
Franck : Il y a souvent des gens qui viennent ici ? Ça me semble complètement abandonné.
Vincent : L’immeuble a longtemps été en vente, donc il y avait parfois des visites. Il faut
savoir une chose, à propos de l’immobilier à Mannaz : beaucoup de bâtiments sont hantés, ici,
c’est très commun, du fait de la porosité entre les plans induite par la faille. Du coup le niveau de
hantise influe beaucoup sur les prix de vente ou de location. Si vous voulez un appartement non
hanté, il faut le payer très cher. Alors beaucoup de gens acceptent de vivre avec un fantôme à la
maison, et la plupart du temps ça se passe très bien. Dans cet immeuble le degré de hantise est tel
que vous pouvez l’acquérir pour une bouchée de pain. Il a eu beaucoup de propriétaires au cours
des dernières décennies, mais aucun n’a pu mener à bien les travaux nécessaires pour le rendre à
nouveau habitable. Actuellement il appartient au ministère du Tourisme, ce qui explique notre
présence aujourd’hui. Le ministère aimerait l’intégrer à un Mannaz Ghost Tour, mais la faisabilité
du projet est toujours à l’étude – à vrai dire, nous ne sommes pas certains que l’on puisse
emmener des touristes ici, on avait déjà des réticences à vous laisser entrer…
Franck : OK… OK. Et si tu nous emmenais là où il y a le plus de manifestations ?
Vincent : Suivez-moi.
Avant que l’on retourne dans l’immeuble, Vincent demanda à s’isoler avec moi dans le camion
régie, sous prétexte de « méditer pour mieux communiquer avec les esprits ». William, le
responsable technique, nous fit bien comprendre combien il n’aimait pas beaucoup l’idée de nous
laisser sans surveillance avec son matériel. Ce n’était pas tant qu’il ne nous faisait pas confiance,
ou en fait si : rien de personnel, mais il avait tout réglé et en avait assez de devoir repasser derrière
tout le monde à chaque tournage tout ça parce que personne ne savait garder ses mains dans ses
poches, et qu’il fallait toujours que quelqu’un touche à quelque chose. Sur le coup, je me suis dit
que William ne faisait peut-être pas un aussi bon boulot qu’il le prétendait, et qu’il succombait à
cette agaçante manie qu’ont tant de gens et qui consiste à toujours rejeter la faute sur les autres.
Mais avec le recul que j’ai aujourd’hui, je crois bien qu’en réalité William était le seul membre
compétent de l’équipe, et qu’à fréquenter ses collègues à longueur d’année il avait du perdre foi
en l’humanité.
Vincent et moi mîmes donc nos mains dans nos poches, et fîmes la promesse solennelle de ne
toucher à rien.
En réalité, une fois à l’intérieur, Vincent se vautra dans le fauteuil de la régie et fit passer le
signal de chaque caméra à l’écran, tranquillement, comme s’il était le boss de la technique.
« Bon », fit-il au bout d’un moment, après avoir sélectionné une des caméras. C’était celle du
cinquième étage. « Il est temps que je te briefe. Ça, c’est le cinquième étage. J’ai attiré l’attention
de Franck sur le premier étage, le deuxième, le dernier et le grenier, mais c’est pour mieux les
tenir éloignés de celui-là. C’est là que s’est déroulée la majorité des événements rapportés au sujet
de l’immeuble. Et on a une théorie à ce sujet.
— Je t’écoute.
— Notre ami Franck croit qu’il n’existe que deux types de hantise, l’intelligente et la résiduelle.
Ou du moins c’est ce qu’il prétend devant les caméras. Toutefois, ici, on a affaire à une hantise
d’un troisième type : une hantise de portail. En résumé, l’immeuble se situe sur l’entrecroisement
de deux lignes de ley, et c’est sans nul doute pour cette raison que des druides se sont installés ici.
On a même dans les archives de Mannaz une demande pour l’érection d’un site mégalithique que
la mairie a rejetée pour cause, je cite, ―d’anachronisme et de non-adéquation au plan urbain‖.
— Anachronisme ? Des druides au moyen-âge, de base, c’était déjà anachronique, non ?
— Ne plaisante pas, c’étaient de véritables druides. »
J’allais répondre à ça, mais Vincent m’a vue venir et m’a coupé l’herbe sous le pied.
« Je sais ce que tu vas dire : que le véritable druidisme a été perdu suite à l’invasion de la Gaule
par les Romains.
— Oui, c’est ce que j’allais dire.
— Et en y réfléchissant bien, en prenant en considération la diversité des pratiques magiques
présentes à Mannaz, tu devrais parvenir à la conclusion que les traditions ne se perdent jamais
tout à fait. Je ne suis pas un expert en Histoire ni en druidisme, mais selon les informations que
j’ai, il y a un ordre qui a perduré dans l’ombre, bla-bla-bla, complète par toi-même. Quand le
maire de l’époque faisait mention d’anachronisme, il parlait d’un risque d’anachronisme. D’une
faille temporelle, quoi.
— Wo wo wo…
— Il en existe vingt-quatre de répertoriées à ce jour à travers le monde. Un jour où on aura de
la thune à claquer et rien d’autre à foutre on ira y faire un tour, tu trouveras ça édifiant.
— OK. Admettons. »
J’affectais un air nonchalant, mais en vérité, si j’avais pu, j’aurais tout laissé tomber pour aller
voir ça sur-le-champ. Ce n’est pas que je sois influençable, mais je suis très curieuse.
« Bref. On n’a pour l’instant aucune preuve d’une faille temporelle dans cet immeuble,
maaaaiiiis c’est une hypothèse au sujet de laquelle nous sommes vigilants. Ce qui est avéré, par
contre, c’est l’existence d’un portail, et même de multiples portails. Il y en a un à chaque étage que
j’ai indiqué à Franck. Au cinquième il y en a entre un et huit. On n’est pas sûrs du chiffre, parce
qu’on n’a pas tranché la question de ―Est-ce qu’un portail peut s’ouvrir à plusieurs dates et heures
dans l’année ?‖.
— Tu veux dire que ces portails s’ouvrent à des moments précis ?
— Oui. La plupart entre minuit et quatre heures du matin. Celui qui se trouve au grenier n’est
actif que l’après-midi : il ne se passera donc rien là ce soir. Celui du premier étage sera ouvert,
mais le degré de hantise y est modéré. Les ghost hunters devraient y récupérer quelques images
pour leur émission, il faudra donc les inciter à y passer du temps. Celui du deuxième s’ouvre les
nuits de pleine lune. Elle n’a lieu que dans deux jours, mais il pourrait y avoir quelques signes
indistincts d’activité, probablement plus de l’ordre du ressenti. Celui du septième sera actif, mais
la hantise y est minime. Au cinquième, par contre, ça devrait être un festival. Je me répète, mais il
faudra l’éviter autant que possible.
— Mais si on ne parvient pas à les empêcher d’y aller, il se passera quoi ?
— Des sensations d’oppression allant jusqu’à la nausée, des évanouissements, des sentiments
de terreur. Des ombres, des apparitions. Dans le pire des cas, des phénomènes PK. Le ministère
ne tient pas à ce qu’on voie des gens vomir à la télé, et encore moins des gens blessés. »
Je pris le temps d’assimiler cette masse d’infos.
« Des phénomènes PK, tu dis. Tu ne parles pas du poltergeist. Et celui du deuxième étage,
alors ?
— Ça n’existe pas, les poltergeists. Ou si, mais ce sont des gens, dont la sensibilité est propice
à créer des phénomènes.
— De psychokinésie.
— Oui.
— C’est dingue. J’aurais plus volontiers cru en l’existence des poltergeists qu’en la
psychokinésie. »
Vincent haussa les épaules.
« Entre ce que l’on peut être porté à croire et le monde réel, il y a souvent un gouffre. Par
ailleurs, il ne se passe rien de la sorte au deuxième étage. »
Un long silence suivit cette déclaration. Quand la gêne commença à s’installer, Vincent se leva.
« Prête ?
— Oui, je crois. Ou non. Les caméras, ça me rend nerveuse. Mais allons-y. »
Quand nous sortîmes du camion, nous trouvâmes William, le responsable technique, en plein
soliloque.
« Non mais regardez-moi ces câbles, goddamit, ils vont me les bousiller, à les enrouler comme
ça… Et il manque encore un micro… Oh, ça y est, vous me rendez mon van ? »
Vincent lui tapota le haut du bras.
« Ça va aller William, j’ai vu plus d’une émission et vous vous débrouillez comme un chef,
même si vous n’êtes pas aidé.
— C’est bien vrai, ça. Même la voix off vante toujours vos mérites », ajoutai-je, en lui servant
mon plus beau sourire.
Nous rejoignîmes Franck et ses séides, en plein briefing devant l’entrée de l’immeuble.
*
On monta les escaliers lentement, pour permettre au caméraman de suivre le mouvement. Au
bout de quelques volées de marches, il demanda à faire une pause. Je le comprenais bien
volontiers : la caméra infra-rouge devait peser lourd, et il la portait sur l’épaule, bras replié pour
que son biceps forme un support. On s’assit donc en tailleur le temps qu’il reprenne son souffle,
et Sarah en profita pour me poser des questions.
« Alors, dis-moi, Élisabeth, comment as-tu découvert que tu étais médium ?
— Euh… je vois des trucs depuis que je suis toute petite, mais c’est quand je suis arrivée à
Mannaz qu’on m’a expliqué...
— OK… et… tu es plutôt une médium visuelle ou auditive ?
— Un peu des deux… Mais je débute, alors…
— Mais, du coup… Qu’est-ce qui t’a amenée à venir t’installer à Mannaz ?
— Euh… Comment dire… J’ai toujours senti qu’il y avait un truc chez moi de… pas tout à
fait normal, ou différent. Une sensibilité, peut-être ? J’ai essayé de l’ignorer pendant longtemps,
de vivre une vie normale, un job normal, un mec, des enfants, tout ça, mais j’ai fini par
comprendre que ça ne fonctionnerait pas. Le job… j’ai jamais réussi à m’épanouir dans un travail.
Là à la fin je vendais des cuisines, tu vois. Les clients j’aurais fini par les buter, alors j’ai
démissionné et j’ai pris du temps pour réfléchir. Le mec, ça marchait pas plus, j’arrivais pas à
trouver quelqu’un avec qui je me sentais en osmose, j’en ai pas supporté un plus de six mois.
— Peut-être que ton truc c’est pas les mecs.
— Oh, c’est pas les filles non plus. J’ai essayé. Quant à avoir des enfants, bon… Non. À côté
de ça je m’étais souvent dit que j’aurais bien aimé naître à Mannaz. Ça m’appelait, d’une certaine
façon. Je n’y étais jamais venue, ne serait-ce qu’en vacances, mais je croyais fermement que c’était
cette ville, l’environnement dont j’avais besoin. Mais je n’étais pas magicienne. Et puis un jour, j’ai
eu comme un déclic : avec ma sensibilité et des études à la fac de Mannaz, il y avait peut-être
moyen que je trouve ma place. Alors je me suis inscrite à la fac, j’ai rendu mon appartement et je
me suis payé un billet de train. Je ne savais pas comment j’allais vivre ici, et je savais qu’il me
faudrait un job à côté des études. Quand j’ai vu le prix des apparts en arrivant ici j’ai cru que
j’allais mourir. »
Je repensai à la façon dont j’avais rencontré mon cher coloc quand je sentis quelque chose.
Une énergie qui se déplaçait dans notre direction. Dans le noir, je peinais à discerner la chose,
mais elle était de plus en plus proche. Je jetai un coup d’œil en coin vers la caméra, pour vérifier
qu’elle filmait dans la bonne direction. Mais je n’en voyais qu’une LED rouge, et il me semblait
qu’elle était tournée vers Sarah. C’est quand je sentis cette énergie monter sur mes jambes et
s’installer en se roulant en boule que je compris ce que c’était.
Un chat.
Ou plutôt, un fantôme de chat.
Je fus soudain envahie d’une vive émotion. Une affection immédiate, teintée de tristesse. Tout
en passant ma main à la surface de ce flux d’énergie, je m’interrogeai. Pouvait-on caresser un
fantôme ? Qu’est-ce qui lui était arrivé, à ce chat ? Comment vivait-il son après-vie ? Était-il seul ?
Malheureux ? Pourquoi il n’était pas au paradis des chats, et est-ce que ça existait vraiment,
d’ailleurs ? Je repensai soudain à Croquette, le chat de mes parents. J’avais vécu avec lui plusieurs
années avant de partir à la fac – pas celle de Mannaz, celle que j’avais fréquentée à mes vingt ans,
à Lille. Un jour, ma mère m’avait appelée pour me dire que le vétérinaire avait diagnostiqué un
FIV chez Croquette. Un mois plus tard, il était mort. À mon retour à la maison, il ne restait de
mon Croquinette qu’un coin de jardin recouvert de galets.
« Et ? me demanda Sarah.
— Hum ?
— T’as trouvé un job, finalement ? »
Je repris mes esprits en réalisant que j’étais la seule à avoir perçu le fantôme du chat. Le K2
n’avait pas bipé, et les ghosts hunters ne s’étaient rendu compte de rien.
« Oui. À la fac, il y avait un panneau avec des annonces de location et de collocation. Il y en
avait une qui proposait un logement gratuit en contrepartie d’un job, formation à la clé. Ça me
paraissait trop beau, mais un logement gratuit… Je me suis dit que j’allais appeler, pour voir. Je
suis tombée sur Vincent, qui m’a expliqué qu’il s’agissait d’un ―piège à médiums‖, en quelque
sorte. L’annonce avait été déposée dans un espace intermédiaire entre notre plan et celui des
morts. Si j’avais réussi à la voir, j’avais les aptitudes pour le job. Voilà. Du coup je débute, et je
suis toujours en formation. Et toi ? Comment es-tu devenue membre de la London Ghost
Society ?
— Oh, ça a été un enchaînement d’opportunités. À la base, j’ai fait des études de journalisme,
et mon premier job ça a été la chronique astrologie d’un magazine féminin. Beautiful People, tu
connais ?
— Non. Tu es astrologue ? »
Sarah leva les yeux.
« Bien sûr que non, je crois pas à ces conneries. »
Ah, l’astrologie… À Mannaz, c’est une science exacte : la faille thaumaturgique donne
consistance à toutes les croyances occultes que l’on puisse imaginer. Ailleurs, c’est sujet à caution,
et je ne m’intéresse pas suffisamment au sujet pour avoir une opinion.
« Comment tu rédigeais ta chronique, alors ?
— Ben, c’est pas très compliqué, tu sais. » Elle rit doucement. « Ce mois-ci, soyez ouvert à
l’amour. De possibles rencontres pourraient donner une nouvelle orientation à votre vie
amoureuse. Attention aux dépenses, surveillez votre budget… bla, bla, bla… De fil en aiguille, je
me suis retrouvée présentatrice météo et astro au Evening Show. C’est là que j’ai rencontré Franck,
un soir où il était invité, et il cherchait un membre féminin dans son équipe, pour la parité. Il y a
eu un bon feeling. J’ai eu le job.
— Mais tu en avais déjà rencontré, des fantômes ?
— Non, pas du tout. »
Comme elle n’ajoutait rien de plus, je dus relancer.
« Et après ? Avec l’émission ?
— J’ai vu des trucs bizarres, mais honnêtement, ce qu’on a vu l’autre jour à la gare était ce qui
y ressemblait le plus. »
Un fantôme, j’en avais un qui ronronnait sur mes genoux. J’hésitais à la prévenir. Quelque
chose me retenait. On était dans le noir, et personne ne voyait ce que je faisais, alors je continuai
à caresser ce gentil spectre ni vu ni connu. Maintenant que la conversation avait pris fin, je
focalisais toute mon attention sur lui. Il avait l’air de se contenter d’être là, comme n’importe quel
chat. Je me sentais triste pour lui, sans pouvoir dire si j’avais raison. Était-il plus malheureux
qu’un chat vivant, ou vivait-il sa mort avec la même indifférence apparente que ses
congénères félins ? Je n’avais aucun moyen de le savoir.
Et puis je me posai une autre question. Il y avait un fantôme, ici, mais il n’y en avait pas à tous
les étages. Je ne savais pas également combien de volées de marches nous avions grimpées pour
arriver ici : dans le noir, il était difficile de se rendre compte, on se contentait d’avancer en
essayant de ne pas se prendre les pieds dans une marche. Mais, selon toute hypothèse, nous
étions au cinquième étage et, alors que Vincent m’avait demandé d’en éloigner l’équipe, nous
venions d’y passer cinq bonnes minutes, alors qu’un portail y était ouvert. Il fallait lever le camp.
« Bon, dis-je. Et si on allait au septième étage ?
— Oui, répondit Sarah. Il est temps qu’on ramène quelques images. »
Je sentis à l’afflux massif d’énergie que nous venions d’arriver au cinquième étage. Je fus
frappée par la beauté du ballet de lucioles qui se livrait ici à une étrange chorégraphie, éclairant les
visages terrifiés de Sarah, Jonathan et du caméraman. Il me fallut quelques instants pour réaliser
qu’il s’agissait là d’orbes.
Les ghost hunters reculèrent jusqu’à un mur où ils se trouvèrent acculés. Par un réflexe
professionnel extraordinaire, le caméraman songea à lever sa caméra en direction des orbes qui,
en s’approchant d’eux, matérialisaient des visages blafards et curieux, des silhouettes incomplètes,
des voix désincarnées et inquisitrices.
Une odeur d’urine chaude se répandit dans la pièce.
Et je me désintéressai de ce spectacle que j’avais provoqué. À côté des ghost hunters, il y avait
une porte. Et derrière cette porte, il y avait le portail. J’entrai dans la pièce. Ça avait été un salon,
sans doute cossu, mais cela n’avait aucune importance. Je ne prêtais pas attention au décor alors
qu’il y avait, face à moi, un vortex formidable, une pulsation circulaire, crépitant d’une énergie qui
faisait se dresser les poils sur mes bras. Au cœur de cette masse, je devinais les contours d’un
autre monde. Je m’en approchai, singulièrement attirée. J’étais animée par la conviction bizarre
que c’était là ma vraie place, le lieu auquel j’appartenais, que j’étais une entité déracinée et qu’il ne
me faudrait que quelques pas pour rentrer chez moi.
Un chez-moi sombre, mais où je n’aurais de toute façon aucun besoin de voir.
Un chez-moi silencieux où mon âme saurait jouer sa propre musique.
Un chez-moi où je laisserais derrière moi les contingences de ma vie matérielle.
Je compris ce qu’était la mort, et comme elle était désirable.
Je fis un pas de plus, touchai la surface du portail, et sentis une énergie considérable me
repousser.
Chaque fois que j’essayais d’avancer, le portail me repoussait, faisant valdinguer derrière moi
tout ce que la pièce pouvait comporter d’objets matériels, mais je n’en avais cure. Ce royaume au-
delà, c’était le mien, et je n’avais nulle intention de renoncer. Une chaise me vola à la figure, je
l’écartai du bras. Ça me fit très mal, mais la douleur venait comme de très loin, et je la sentais
comme extérieure à moi-même. Ça me mit tout de même dans une rage folle.
« C’est ça, tue-moi ! criai-je. Tue-moi, et j’aurai gagné ! »
Je m’apprêtai à courir en direction du portail, me contrefichant des conséquences – soit je
passais, soit ce portail me tuait… et plus rien ne pourrait alors m’empêcher de le franchir.
Mais un miaulement retentit. Un miaulement pitoyable et désespéré. Je tournai la tête dans sa
direction et vis un chat – le chat – brun, trapu, dont les grands yeux verts me regardaient avec un
mélange de reproche et de détresse, tandis qu’il continuait de miauler. Croquette avait ce même
genre d’attitude quand je n’avais pas mis assez de pâtée à son goût dans sa gamelle. Mais le chat
fantôme, car c’était lui, j’en étais sûre – ce n’était pas parce que je le voyais distinctement que ce
n’était pas lui : je compris soudain que même sans avoir passé le portail une part de moi avait
franchi la frontière de l’autre monde – ne se livrait pas à ce genre de caprice typiquement félin. Il
essayait désespérément de m’empêcher de faire une connerie.
Quelque chose se brisa en moi, et la rage me quitta. Je tombai à genoux et tentai de tendre le
bras droit vers l’animal, avant d’être foudroyée de douleur. Il était cassé, vu l’angle. Je détournai le
regard pour ne pas tourner de l’œil, tendis le bras gauche et caressai le chat entre les oreilles. Il
appuya sa tête contre ma main, quémandant que je lui gratte le cou. Autour de nous les flux
d’énergie allaient décroissant, et le spectre perdit de sa matérialité. Ce furent d’abord ses couleurs
qui s’évanouirent, puis ses contours qui devinrent flous. Je fondis en larmes alors qu’il
disparaissait peu à peu, gagnée par la certitude que d’une façon ou d’une autre, je lui avais failli.
La douleur n’avait plus aucune importance, remplacée par le chagrin de la perte – de l’esprit, et de
Croquette, aussi.
« Hey, ça va ? »
Une main se posa sur mon épaule et me fit tressaillir. C’était Vincent.
Le chat n’était plus là.
J’éclatai en sanglots. Non, ça n’allait pas.
« J’ai appelé une ambulance, mais il va falloir descendre au rez-de-chaussée. Ils n’accepteront
jamais de venir te chercher ici. »
Vincent glissa son bras sous mon épaule et m’aida à me relever. Je le suivis sans rechigner, plus
morte que vivante, mais tout de même assez consciente de moi-même pour faire attention dans
les escaliers, dont mon colocataire éclairait les marches avec la lampe torche de son téléphone
portable.
La descente me parut interminable, mais elle fut moins insupportable que les glapissements
des ghost hunters qui avaient déjà rejoint le rez-de-chaussée et récupéré des bières pour trinquer.
« BEST. SHOW. EVER ! braillait Franck.
— OH YEAH ! » renchérissait Sarah.
La voir aussi enthousiaste me mit hors de moi. La vue de cette bande d’escrocs me fut soudain
insupportable.
« Allons-nous-en. Je t’en supplie, allons-nous-en », dis-je à Vincent.
Il opina du chef et alla signaler aux autres que nous les quittions. Je n’eus pas la force de rester
un instant de plus, et sortis de l’immeuble sans l’attendre et sans dire au revoir à personne. Je
m’assis sur le bord du trottoir avec moult précautions. Mon bras me faisait mal à hurler, mais je
serrai les dents. Cinq minutes plus tard, Vincent sortit enfin du bâtiment.
« Qu’est-ce qui t’a pris autant de temps ? lui demandai-je.
— Ils m’ont demandé de tourner une petite séquence de conclusion face caméra. Non pas que
ça me faisait tellement envie, mais c’est le boulot. »
Il s’assit en face de moi.
« Comment tu te sens ?
— Minable.
— Y a pas de raison.
— Tu plaisantes ? Tu as vu ce que j’ai fait ?
— Oui. Je crois que tu as fait ton boulot, et que tu auras bien mérité ton salaire.
— Pitié, Vincent. C’était abominable.
— Ça fait partie des risques du métier. Certains nécromanciens sont plus sensibles que
d’autres et… c’était un peu ce qu’Edward cherchait à vérifier en t’envoyant ici. En tout cas, notre
mission est accomplie.
— Tu rigoles ? On ne devait pas les emmener au cinquième étage, et on ne devait pas les
mettre en danger. Ils ne devaient pas croiser de poltergeist, et le poltergeist… c’était moi ! »
De nouveau, je fondis en larmes. Vincent me passa une main dans le dos et se mit à le frotter
dans un geste de réconfort maladroit.
« Mais ils sont en un seul morceau et le ministère du Tourisme va l’avoir dans l’os, Élisabeth.
Edward va être très content. »
Il allait falloir que Vincent perde cette sale habitude de me téléphoner quand j’étais en cours,
même s’il me fournissait à chaque fois une bonne raison de m’éclipser.
« HEY ! Tu fais quoi après les cours ? » me demanda-t-il.
J’avais un devoir à rendre dans moins d’une semaine et une heure ou deux de recherches à la
bibliothèque n’auraient pas été du luxe, mais j’en avais soupé de l’alchimie pour la journée, et je
ne m’en sentais vraiment pas le courage.
« Rien de spécial, répondis-je.
— Génial ! Edward nous invite à passer la soirée chez lui !
— Tu déconnes ?
— Non, je suis sérieux ! C’est ce soir qu’a lieu la diffusion de Ghost Hunters Show. Il aimerait
regarder tout ça avec nous pour, hum, débrieffer. »
Ce que je craignais le plus depuis cette horrible soirée allait donc se produire. Edward allait me
dire les yeux dans les yeux que j’étais un danger public et que j’étais virée. Je ne pourrais que lui
donner raison. Je me sentais merdeuse, mais je n’avais pas l’intention de me défiler.
« Il faut venir à quelle heure ?
— À vingt heures.
— Et on doit amener quelque chose ?
— Il a un faible pour les whiskys écossais… »
Edward Folkson habitait à une station de métro de chez nous et, visiblement, être ministre
rapportait convenablement : si l’appartement de Vincent avait de l’allure, le loft d’Edward me fit
ouvrir des yeux tous ronds : des baies gigantesques offraient une vue de Mannaz à couper le
souffle. L’horizon était dégagé d’autres immeubles, on devinait les lumières du quartier
impeccablement quadrillé des Japonais et on voyait distinctement le toit du temple de Vishnou.
Quant à la déco, il aimait le blanc et la sobriété. Les livres, aussi. Il en avait probablement des
milliers dans son salon.
Le ministre nous avait accueillis avec son impassibilité caractéristique, et nous avait plantés là
pour chercher des bières dans sa cuisine. Il m’avait remerciée pour la bouteille de whisky, mais
j’aurais été incapable de dire s’il l’avait fait en souriant. Je n’étais pas parvenue à soutenir son
regard, fixant stupidement le gilet de son costume – noir, chemise comprise, comme tout
nécromancien qui se respecte.
Quand il revint, il nous tendit à chacun une bière fraîche, et nous invita à rejoindre le canapé,
qui faisait face à un gigantesque écran plat. Je me retrouvai assise entre Vincent et lui,
recroquevillée sur moi-même, infoutue de savoir comment me comporter.
« Vos copains de Ghost Hunters Show sont un petit peu frustrés, d’après ce que j’ai entendu, dit
Edward. Ils n’ont pas eu l’émission qu’ils espéraient.
— Quoi ? Avec ce qui s’est passé, ils ne sont pas contents ? rétorqua Vincent.
— Héhé... ―Perturbation électromagnétique‖, je crois… il semblerait que leurs caméras aient
connu des dysfonctionnements aux moments les plus intéressants. »
J’éclatai de rire, soudain prise de gaieté.
« J’ai hâte de voir comment ils s’en sont tirés au montage. »
« Qui veut une autre bière ? demanda Edward alors que la séquence de présentations passait à
l’écran.
— Moi.
— Pareil. »
Je crus mourir de honte en me voyant apparaître à l’image. Mon malaise devant la caméra était
perceptible, et une bonne partie de mon intervention avait été coupée. Le résultat devait être
encore pire que dans mon souvenir. Et ma voix… J’avais vraiment cette voix-là ?
S’ensuivit la séquence de la visite, et au moment où Vincent racontait l’anecdote du fantôme
aux crêpes, Edward éclata de rire à s’en tenir les côtes. Il avait un rire communicatif, et j’eus
bientôt des larmes aux yeux, moi aussi.
« C’est faux, cette histoire de crêpes ? finis-je par demander.
— Faux et archifaux, répondit Edward. C’est une des meilleures blagues que j’ai jamais
entendu. »
Je glissai un regard en coin à Vincent, qui avait manifestement l’air très fier de lui.
Je découvris ensuite quelques instants de la soirée qu’il avait passée en compagnie de Franck,
bien ennuyeuse : les séances de PVE avaient dû être de longs moments d’attente et de silence
dans le noir le plus total.
« On les faisait clairement fuir, commenta Vincent. Je suppose que Franck ne leur revenait
pas. »
Je me tassai de nouveau sur moi-même quand j’apparus à l’image, l’air soucieux. Je ne sais
quand ces images avaient été filmées. Je bouillis intérieurement en entendant les commentaires de
la voix off.
Élisabeth est-elle en contact avec l’au-delà ou perd-elle son sang-froid ?
« Les enfoirés… »
On vit brièvement les images de la caméra thermique filmant Jonathan.
Mais l’équipe n’a pas le temps d’approfondir et de déterminer la nature de ce qui est
apparu à l’écran, car les choses se corsent au cinquième étage !
S’ensuivirent des images saccadées de la descente de l’escalier, puis les orbes, et la voix de
Sarah retentit, hystérique :
« Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? »
Et puis la pause pub. Je serrai le poing autour de ma bière, pas très fière de moi, et aussi en
colère de voir comment ils étaient parvenus à présenter les choses à leur avantage.
« C’était quoi, ce truc, à la caméra thermique ? me demanda Edward.
— C’était Jonathan. »
Il éclata de rire à nouveau et, à l’entendre, mon humeur chagrine s’envola. Je me rappelai que
tout ceci n’était rien d’autre qu’un show, et qu’il ne servait à rien de m’offusquer de l’imposture :
elle avait toujours été là, dès le début.
L’émission reprit : l’équipe allait maintenant décortiquer les bandes audio et vidéo afin d’y
dénicher des preuves matérielles.
« BULLSHIT ! s’écria Vincent. Il n’y avait personne dans cette pièce, et l’immeuble est hanté
par des Français ! »
*
L’équipe reprend son étude des bandes. Franck pose son casque et se passe la main dans les cheveux.
William : Il y a quelque chose ?
Franck : Non.
Sarah : Ça y est, j’ai le moment où l’on a filmé quelque chose sur la caméra thermique au 7 e
étage. Regardez : on voit clairement deux bras, une tête.
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