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1 Vous ferez une critique marxiste de cet extrait de Germinal, d’Émile Zola

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5 Le silence retomba, Maheu et Étienne se levèrent et laissèrent la famille morne, devant les
6 assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez
7 Rasseneur, où les délégués des corons voisins arrivaient par petits groupes. Là, quand les vingt
8 membres de la délégation furent rassemblés, on arrêta les conditions qu’on opposerait à celles de
9 la Compagnie ; et l’on partit pour Montsou. L’aigre bise du nord-est balayait le pavé. Deux
10 heures sonnèrent, comme on arrivait.
11 D’abord, le domestique leur dit d’attendre, en refermant la porte sur eux ; puis, lorsqu’il
12 revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisé par les
13 guipures. Et les mineurs, restés seuls, n’osèrent s’asseoir, embarrassés, tous très propres, vêtus de
14 drap, rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes
15 entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les
16 styles, que le goût de l’antiquaille a mises à la mode : des fauteuils Henri II, des chaises Louis
17 XV, un cabinet italien du dix-septième siècle, un contador espagnol du quinzième, et un devant
18 d’autel pour le lambrequin de la cheminée, et des chamarres d’anciennes chasubles réappliquées
19 sur les portières. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les
20 avait saisis d’un malaise respectueux. Les tapis d’Orient semblaient les lier aux pieds de leur
21 haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c’était la chaleur, une chaleur égale de calorifère,
22 dont l’enveloppement les surprenait, les joues glacées du vent de la route. Cinq minutes
23 s’écoulèrent. Leur gêne augmentait, dans le bien-être de cette pièce riche, si confortablement
24 close.
25 Enfin, M. Hennebeau entra, boutonné militairement, portant à sa redingote le petit nœud
26 correct de sa décoration. Il parla le premier.
27 — Ah ! vous voilà !… Vous vous révoltez, à ce qu’il paraît…
28 Et il s’interrompit, pour ajouter avec une raideur polie :
29 — Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer.
30 Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du regard. Quelques-uns se risquèrent sur
31 les chaises ; tandis que les autres, inquiétés par les soies brodées, préféraient se tenir debout.
32 Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulé son fauteuil devant la cheminée, les
33 dénombrait vivement, tâchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaître Pierron, caché
34 au dernier rang ; et ses yeux s’étaient arrêtés sur Étienne, assis en face de lui.
35 — Voyons, demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire ?
36 Il s’attendait à entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir
37 Maheu s’avancer qu’il ne put s’empêcher d’ajouter encore :
38 — Comment ! c’est vous, un bon ouvrier qui s’est toujours montré si raisonnable, un ancien
39 de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche !… Ah ! c’est mal,
40 ça me chagrine que vous soyez à la tête des mécontents !
41 Maheu écoutait, les yeux baissés. Puis, il commença, la voix hésitante et sourde d’abord.
42 — Monsieur le directeur, c’est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n’a
43 rien à reprocher, que les camarades m’ont choisi. Cela doit vous prouver qu’il ne s’agit pas d’une
44 révolte de tapageurs, de mauvaises têtes cherchant à faire du désordre. Nous voulons seulement
45 la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu’il serait temps de s’arranger,
46 pour que nous ayons au moins du pain tous les jours.
47 Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur :
48 — Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau système… On nous accuse
49 de mal boiser. C’est vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire. Mais, si nous le
50 donnions, notre journée se trouverait réduite encore, et comme elle n’arrive déjà pas à nous
51 nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous
52 davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous
53 acharner à l’abattage, la seule besogne productive. Il n’y a pas d’autre arrangement possible, il
54 faut que le travail soit payé pour être fait… Et qu’est-ce que vous avez inventé à la place ? une
55 chose qui ne peut pas nous entrer dans la tête, voyez-vous ! Vous baissez le prix de la berline,
56 puis vous prétendez compenser cette baisse en payant le boisage à part. Si cela était vrai, nous
57 n’en serions pas moins volés, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui
58 nous enrage, c’est que cela n’est pas même vrai : la Compagnie ne compense rien du tout, elle
59 met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voilà !
60 — Oui, oui, c’est la vérité, murmurèrent les autres délégués, en voyant M. Hennebeau faire un
61 geste violent, comme pour interrompre.
62 Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout
63 seuls. Par moments, il s’écoutait avec surprise, comme si un étranger avait parlé en lui. C’étaient
64 des choses amassées au fond de sa poitrine, des choses qu’il ne savait même pas là, et qui
65 sortaient, dans un gonflement de son cœur. Il disait leur misère à tous, le travail dur, la vie de
66 brute, la femme et les petits criant la faim à la maison. Il cita les dernières payes désastreuses, les
67 quinzaines dérisoires, mangées par les amendes et les chômages, rapportées aux familles en
68 larmes. Est-ce qu’on avait résolu de les détruire ?
69 — Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que,
70 crever pour crever, nous préférons crever à ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins… Nous
71 avons quitté les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle
72 veut baisser le prix de la berline, payer le boisage à part. Nous autres, nous voulons que les
73 choses restent comme elles étaient, et nous voulons encore qu’on nous donne cinq centimes de
74 plus par berline. Maintenant, c’est à vous de voir si vous êtes pour la justice et pour le travail.
75 Des voix, parmi les mineurs, s’élevèrent.
76 — C’est cela… Il a dit notre idée à tous… Nous ne demandons que la raison.
77 D’autres, sans parler, approuvaient d’un hochement de tête. La pièce luxueuse avait disparu,
78 avec ses ors et ses broderies, son entassement mystérieux d’antiquailles ; et ils ne sentaient même
79 plus le tapis, qu’ils écrasaient sous leurs chaussures lourdes.
80 — Laissez-moi donc répondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fâchait. Avant tout, il
81 n’est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline… Voyons les chiffres.
82 Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tâcher de les diviser, interpella Pierron, qui
83 se déroba, en bégayant. Au contraire, Levaque était à la tête des plus agressifs, embrouillant les
84 choses, affirmant des faits qu’il ignorait. Le gros murmure des voix s’étouffait sous les tentures,
85 dans la chaleur de serre.
86 — Si vous causez tous à la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons.
87 Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gérant qui a reçu une consigne
88 et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Étienne du regard, il
89 manœuvrait pour le tirer du silence où le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la
90 discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la question.
91 — Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations détestables. C’est une peste,
92 maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs… Oh ! je n’ai besoin
93 de la confession de personne, je vois bien qu’on vous a changés, vous si tranquilles autrefois.
94 N’est-ce-pas ? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour était
95 venu d’être les maîtres… Enfin, on vous enrégimente dans cette fameuse Internationale, cette
96 armée de brigands dont le rêve est la destruction de la société…
97 Étienne, alors, l’interrompit.
98 — Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n’a encore
99 adhéré. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s’enrôleront. Ça dépend de la Compagnie.
100 Dès ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs
101 n’avaient plus été là.
102 — La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette
103 année, elle a dépensé trois cent mille francs à bâtir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux
104 pour cent, et je ne parle ni des pensions qu’elle sert, ni du charbon, ni des médicaments qu’elle
105 donne… Vous qui paraissez intelligent, qui êtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les
106 plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de répandre ces vérités-là que de vous perdre, en
107 fréquentant des gens de mauvaise réputation ? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons
108 dû nous séparer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste… On vous voit toujours
109 chez lui, et c’est lui assurément qui vous a poussé à créer cette caisse de prévoyance, que nous
110 tolérerions bien volontiers si elle était seulement une épargne, mais où nous sentons une arme
111 contre nous, un fonds de réserve pour payer les frais de la guerre. Et, à ce propos, je dois ajouter
112 que la Compagnie entend avoir un contrôle sur cette caisse.
113 Étienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lèvres agitées d’un petit battement nerveux.
114 Il sourit à la dernière phrase, il répondit simplement :
115 — C’est donc une nouvelle exigence, car monsieur le directeur avait jusqu’ici négligé de
116 réclamer ce contrôle… Notre désir, par malheur, est que la Compagnie s’occupe moins de nous,
117 et qu’au lieu de jouer le rôle de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant
118 ce qui nous revient, notre gain qu’elle se partage. Est-ce honnête, à chaque crise, de laisser
119 mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires ?… Monsieur le
120 directeur aura beau dire, le nouveau système est une baisse de salaire déguisée, et c’est ce qui
121 nous révolte, car si la Compagnie a des économies à faire, elle agit très mal en les réalisant
122 uniquement sur l’ouvrier.
123 — Ah ! nous y voilà ! cria M. Hennebeau. Je l’attendais, cette accusation d’affamer le peuple
124 et de vivre de sa sueur ! Comment pouvez-vous dire des bêtises pareilles, vous qui devriez savoir
125 les risques énormes que les capitaux courent dans l’industrie, dans les mines par exemple ? Une
126 fosse tout équipée, aujourd’hui, coûte de quinze cent mille francs à deux millions ; et que de
127 peine avant de retirer un intérêt médiocre d’une telle somme englouties ! Presque la moitié des
128 sociétés minières, en France, font faillite… Du reste, c’est stupide d’accuser de cruauté celles qui
129 réussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mêmes. Croyez-vous que la
130 Compagnie n’a pas autant à perdre que vous, dans la crise actuelle ? Elle n’est pas la maîtresse
131 du salaire, elle obéit à la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous-en aux faits, et non à
132 elle… Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre !
133 — Si, dit le jeune homme, nous comprenons très bien qu’il n’y a pas d’amélioration possible
134 pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c’est même à cause de ça que les
135 ouvriers finiront, un jour ou l’autre, par s’arranger de façon à ce qu’elles aillent autrement.
136 Cette parole, si modérée de forme, fut prononcée à demi-voix, avec une telle conviction,
137 tremblante de menace, qu’il se fit un grand silence. Une gêne, un souffle de peur passa dans le
138 recueillement du salon. Les autres délégués, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le
139 camarade venait de réclamer leur part, au milieu de ce bien être ; et ils recommençaient à jeter
140 des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les sièges confortables, sur tout ce luxe dont la
141 moindre babiole aurait payé leur soupe pendant un mois.
142 Enfin, M. Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les congédier. Tous l’imitèrent.
143 Étienne, légèrement, avait poussé le coude de Maheu ; et celui-ci reprit, la langue déjà empâtée
144 et maladroite :
145 — Alors, monsieur, c’est tout ce que vous répondez… Nous allons dire aux autres que vous
146 repoussez nos conditions.
147 — Moi, mon brave, s’écria le directeur, mais je ne repousse rien !… Je suis un salarié comme
148 vous, je n’ai pas plus de volonté ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et
149 mon seul rôle est de veiller à leur bonne exécution. Je vous ai dit ce que j’ai cru devoir vous dire,
150 mais je me garderais bien de décider… Vous m’apportez vos exigences, je les ferai connaître à la
151 Régie, puis je vous transmettrai la réponse.
152 Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, évitant de se passionner dans les questions,
153 d’une sécheresse courtoise de simple instrument d’autorité. Et les mineurs, maintenant, le
154 regardaient avec défiance, se demandaient d’où il venait, quel intérêt il pouvait avoir à mentir, ce
155 qu’il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-être, un
156 homme qu’on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien !
157 Étienne osa de nouveau intervenir.
158 — Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider
159 notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons
160 qui vous échappent forcément… Si nous savions seulement où nous adresser !
161 M. Hennebeau ne se fâcha point. Il eut même un sourire.
162 — Ah ! dame ! cela se complique, du moment où vous n’avez pas confiance en moi… Il faut
163 aller là-bas.
164 Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenêtres. Où était-ce,
165 là-bas ? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain
166 terrifiant, dans une contrée inaccessible et religieuse, où trônait le dieu inconnu, accroupi au fond
167 de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de
168 loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c’était cette
169 force qu’il avait derrière lui, cachée et rendant des oracles.
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173 Émile Zola, Germinal, 1885
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