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AGOTA KRISTOF est née en 1935 en Hongrie, à Csikvand.

L'Analphabète Agota Kristof


Elle arrive en Suisse en 1956, où elle travaille en usine.
Puis elle apprend le français. Agota Kristof
L'Analphabète
En 1987, elle devient célèbre avec son premier roman,
Le Grand Cahier, qui reçoit le prix du « Livre Européen ».
Deux autres livres suivent, La Preuve et Le Troisième
Mensonge, une trilogie traduite dans trente langues. Elle
Récit
publie encore Hier, puis C'est égal et de nombreux textes
pour le théâtre. Elle est décédée en juillet 2011.

L'Analphabète est son seul récit autobiographique.

Onze chapitres pour onze moments de sa vie, de la


petite fille qui dévore les livres en Hongrie à l'écriture des
premiers romans en français. L'enfance heureuse, la pau-
vreté après la guerre, les années de solitude en internat,
la mort de Staline, la langue maternelle et les langues
ennemies que sont l'allemand et le russe, la fuite en
Autriche et l'arrivée à Lausanne, avec son bébé.

Ces histoires ne sont pas tristes, mais cocasses. Phra-


ses courtes, mot juste, lucidité carrée, humour, le monde
d'Agota Kristof est bien là, dans son récit de vie comme
dans ses romans.

ISBN 978-2-88182-51-5

ZOE
,!1!!! 1 91 P1
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II(
11)11 )I
Débuts

Je lis. C'est comme une maladie. Je lis tout ce


qui me tombe sous la main, sous les yeux: jour -
naux, livres d'école, affiches, bouts de papier
trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres
d'enfant. Tout ce qui est imprimé.
J'ai quatre ans. La guerre vient de commencer.
Nous habitons à cette époque un petit village
qui n'a pas de gare, ni l'électricité, ni l'eau cou -
rante, ni le téléphone.
© Éditions Zoé, 11 rue des Moraines Mon père est le seul instituteur du village. Il
CH — 1227 Carouge-Genève, 2004
enseigne à tous les degrés, du premier au
www.editionszoe.ch
Maquette de couverture: Silvia Francia sixième. Dans la même salle. L'école n'est sépa -
Illustration: Marianne Stokes, Girl of the Tatra, 1905-1907,
huile sur bois, © The Bridgeman Art Library
rée de notre maison que par la cour de récréa-
Photo de l'auteur: Yvonne Biihler don, et ses fenêtres donnent sur le jardin potager
ISBN 978-2-88182-512-5
de ma mère. Quand je grimpe à la dernière
L'analphabète — Rien d'autre ?
Il me demande «rien d'autre ? », parce que
fenêtre de la grande salle, je vois toute la classe, parfois il y a un billet de ma mère que je dois
avec mon père devant, debout, écrivant au donner sans rien dire, ou bien il y a un mot à pro-
tableau noir.
noncer: « médecin », « urgence », et parfois seule-
La salle de mon père sent la craie, l'encre, le ment un chiffre : 38 ou 40. Tout ça à cause du
papier, le calme, le silence, la neige, même en bébé qui a tout le temps des maladies d'enfance.
été. Je dis à mon père :
La grande cuisine de ma mère sent la bête — Non. Rien d'autre.
tuée, la viande bouillie, le lait, la confiture, le Il me donne un livre avec des images:
pain, le linge mouillé, le pipi du bébé, l'agitation, — Va t'asseoir.
le bruit, la chaleur de l'été, même en hiver. Je vais au fond de la classe, là où il y a toujours
Quand le temps ne nous permet pas ,cle jouer des places vides derrière les plus grands.
dehors, quand le bébé crie plus fort que d'habi - C'est ainsi que, très jeune, sans m'en aperce -
tude, quand mon frère et moi faisons trop de voir et tout à fait par hasard, j'attrape la maladie
bruit et trop de dégâts dans la cuisine, notre inguérissable de la lecture.
mère nous envoie chez notre père pour une
Quand nous allons rendre visite aux parents
«punition ».
de ma mère, qui habitent dans une ville proche,
Nous sortons de la maison. Mon frère s'arrête dans une maison avec de la lumière et de l'eau,
devant le hangar où on range le bois de chauf - mon grand-père me prend par la main, et nous
fage : faisons ensemble le tour du voisinage.
— Je préfère rester ici. Je vais couper du petit
Grand-père sort un journal de la grande
bois.
poche de sa redingote et dit aux voisins :
— Oui. Mère sera contente.
— Regardez ! Écoutez !
Je traverse la cour, j'entre dans la grande salle,
je m'arrête près de la porte, je baisse les yeux. Et à moi :
— Lis.
Mon p& - e dit:
— Approche.
J'approche. Je lui dis dans l'oreille : Débuts

— Punie... Ma mère...
L'analphabète

Et je lis. Couramment, sans faute, aussi vite


qu'on me le demande.
Mise à part cette fierté grand-parentale, ma
maladie de la lecture m'apportera plutôt des
reproches et du mépris:
«Elle ne fait rien. Elle lit tout le temps. »
«Elle ne sait rien faire d'autre. »
« C'est l'occupation la plus inactive qui soit. »
« C'est de la paresse. »
Et, surtout: « Elle lit au lieu de... » De la parole à l'écriture
Au lieu de quoi?
«Il y a tant de choses plus utiles, n'est-ce pas? » Toute petite déjà, j'aime raconter des histoires.
Encore maintenant, le matin, quand la maison Des histoires inventées par moi-même.
se vide et que tous mes voisins partent au travail, Grand-mère vient parfois de la ville en visite,
j'ai un peu mauvaise conscience de m'installer à pour aider mère. Le soir, c'est grand-mère qui
la table de la cuisine pour lire les journaux pen - nous couche, elle essaye de nous endormir avec
dant des heures, au lieu de... de faire le ménage, des contes que nous avons déjà entendus une
ou de laver la vaisselle d'hier soir, d'aller faire les centaine de fois.
courses, de laver et de repasser le linge, de faire Je sors de mon lit, je dis à grand-mère :
de la confiture ou des gâteaux... — Les histoires, c'est moi qui les raconte, pas
Et, surtout, surtout ! Au lieu d'écrire. toi.
Elle me prend sur ses genoux, elle me berce :
— Raconte, raconte donc.
Je commence par une phrase, n'importe
laquelle, et tout s'enchaîne. Des personnages
apparaissent, meurent, ou disparaissent. Il y a les
L'analphabète Tila dit: De la parole à l'écriture

bons et les méchants, les pauvres et les riches, les — Ce n'est pas vrai.
vainqueurs et les vaincus. Cela ne finira jamais, je — Mes parents vont te le dire plus tard, quand
bégaye sur les genoux de grand-mère : tu seras grand. Si tu savais comme tu nous faisais
— Et après... et après... pitié, si maigre, si nu.
Grand-mère me pose dans mon lit-cage, elle Tila commence à pleurer. Je le prends dans
baisse la mèche de la lampe à pétrole, et s'en va mes bras:
dans la cuisine. Ne pleure pas. Je t'aime autant que si tu
étais mon vrai frère.
Mes frères dorment, je m'endors, moi aussi, et
dans mon rêve l'histoire continue, belle et terri - — Autant que Yano?
fiante. Presque. Yano est tout de même mon vrai
frère véritable.
Ce que j'aime le plus, c'est de raconter des Tila réfléchit:
histoires à mon petit frère Tula. C'est le préféré — Mais alors, pourquoi que j'ai le même nom
de notre mère. Il a trois ans de moins que moi, que vous? Et pourquoi que mère m'aime plus
alors il croit tout ce que je lui dis. Par exemple, que vous deux? Vous êtes tout le temps punis, toi
je l'attire dans un coin du jardin et je lui et Yano. Et moi, jamais.
demande : Je lui explique :
— Veux-tu que je te révèle un secret? — Tu as le même nom, parce qu'on t'a adopté
— Quel secret? officiellement. Et si mère est plus gentille avec toi
— Le secret de ta naissance. qu'avec nous, c'est parce qu'elle veut montrer
— Il n'y a aucun secret à ma naissance. qu'elle ne fait aucune différence entre toi et ses
— Si. Mais je te le dis seulement si tu jures de vrais enfants.
n'en parler à personne. — Je suis son vrai enfant !
— Je le jure. Tula hurle, il court vers la maison:
— Alors, voilà: tu es un enfant trouvé. — Maman ! Maman !
Tu n'es p a s d e - n o t r e f a m i l l e . O n t ' a Je cours derrière lui :
t r o u v é d a n s u n champ, abandonné, tout — Tu as juré de ne rien dire. Je plaisantais.
nu.

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