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Simone de Beauvoir

LE DEUXIÈME
SEXE
II
L’expérience vécue

FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Gallimard

© Éditions Gallimard, 1949


Renouvelé en 1976

France Loisirs, 1990, pour la préface


ISBN 2-7242-4851-1
Quel malheur que d’être femme ! et pourtant le pire malheur quand on est femme est
au fond de ne pas comprendre que c’en est un.

KIERKEGAARD.

À moitié victimes, à moitié complices, comme tout le monde.

J.-P. SARTRE.
INTRODUCTION

Les femmes d’aujourd’hui sont en train de détrôner le mythe de la


féminité ; elles commencent à affirmer concrètement leur
indépendance ; mais ce n’est pas sans peine qu’elles réussissent à
vivre intégralement leur condition d’être humain. Élevées par des
femmes, au sein d’un monde féminin, leur destinée normale est le
mariage qui les subordonne encore pratiquement à l’homme ; le
prestige viril est bien loin de s’être effacé : il repose encore sur de
solides bases économiques et sociales. Il est donc nécessaire
d’étudier avec soin le destin traditionnel de la femme. Comment la
femme fait-elle l’apprentissage de sa condition, comment l’éprouve-
t-elle, dans quel univers se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions
lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire. Alors
seulement nous pourrons comprendre quels problèmes se posent aux
femmes qui, héritant d’un lourd passé, s’efforcent de forger un avenir
nouveau. Quand j’emploie les mots « femme » ou « féminin » je ne
me réfère évidemment à aucun archétype, à aucune immuable
essence ; après la plupart de mes affirmations il faut sous-entendre
« dans l’état actuel de l’éducation et des mœurs ». Il ne s’agit pas ici
d’énoncer des vérités éternelles mais de décrire le fond commun sur
lequel s’enlève toute existence féminine singulière.
PREMIÈRE PARTIE

FORMATION
CHAPITRE PREMIER

ENFANCE

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique,


psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la
société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui
élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on
qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un
individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne
saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les
garçons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivité,
l’instrument qui effectue la compréhension du monde : c’est à travers
les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils appréhendent
l’univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de
la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les
mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d’abord la
source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par
une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des
fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement
génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité
et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même
plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s’objective,
elle se tourne vers la mère : c’est la chair féminine, douce, lisse,
élastique, qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ;
c’est d’une manière agressive que la fille comme le garçon embrasse
sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s’il naît un
nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères,
bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries
pour capter l’amour des adultes. Jusqu’à douze ans la fillette est
aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités
intellectuelles ; il n’y a aucun domaine où il lui soit interdit de
rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa
toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement
spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la
vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que
l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et
que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement
insufflée.
Le monde n’est d’abord présent au nouveau-né que sous la figure
de sensations immanentes ; il est encore noyé au sein du Tout
comme au temps où il habitait les ténèbres d’un ventre ; qu’il soit
élevé au sein ou au biberon, il est investi par la chaleur d’une chair
maternelle. Peu à peu, il apprend à percevoir les objets comme
distincts de lui : il se distingue d’eux ; en même temps, d’une façon
plus ou moins brutale, il est détaché du corps nourricier ; parfois il
réagit à cette séparation par une crise violente(1) ; en tout cas, c’est
vers le moment où elle se consomme – vers l’âge de six mois environ
– qu’il commence à manifester dans des mimiques, qui deviennent
par la suite de véritables parades, le désir de séduire autrui. Certes,
cette attitude n’est pas définie par un choix réfléchi ; mais il n’est pas
besoin de penser une situation pour l’exister. D’une manière
immédiate le nourrisson vit le drame originel de tout existant qui est
le drame de son rapport à l’Autre. C’est dans l’angoisse que l’homme
éprouve son délaissement. Fuyant sa liberté, sa subjectivité, il
voudrait se perdre au sein du Tout : c’est là l’origine de ses rêveries
cosmiques et panthéistiques, de son désir d’oubli, de sommeil,
d’extase, de mort. Il ne parvient jamais à abolir son moi séparé : du
moins souhaite-t-il atteindre la solidité de l’en-soi, être pétrifié en
chose ; c’est singulièrement lorsqu’il est figé par le regard d’autrui
qu’il s’apparaît comme un être. C’est dans cette perspective qu’il faut
interpréter les conduites de l’enfant : sous une forme charnelle, il
découvre la finitude, la solitude, le délaissement dans un monde
étranger ; il essaie de compenser cette catastrophe en aliénant son
existence dans une image dont autrui fondera la réalité et la valeur. Il
semble que ce soit à partir du moment où il saisit son reflet dans les
glaces – moment qui coïncide avec celui du sevrage – qu’il
commence à affirmer son identité(2) : son moi se confond avec ce
reflet si bien qu’il ne se forme qu’en s’aliénant. Que le miroir
proprement dit joue un rôle plus ou moins considérable, il est certain
que l’enfant commence vers six mois à comprendre les mimiques de
ses parents et à se saisir sous leur regard comme un objet. Il est déjà
un sujet autonome qui se transcende vers le monde : mais c’est
seulement sous une figure aliénée qu’il se rencontrera lui-même.
Lorsque l’enfant grandit, il lutte de deux façons contre le
délaissement originel. Il essaie de nier la séparation : il se blottit
dans les bras de sa mère, il recherche sa chaleur vivante, il réclame
ses caresses. Et il essaie de se faire justifier par le suffrage d’autrui.
Les adultes lui apparaissent comme des dieux : ils ont le pouvoir de
lui conférer l’être. Il éprouve la magie du regard qui le
métamorphose tantôt en un délicieux petit ange, tantôt en monstre.
Ces deux modes de défense ne s’excluent pas : au contraire ils se
complètent et se pénètrent. Quand la séduction réussit, le sentiment
de justification trouve une confirmation charnelle dans les baisers et
les caresses reçus : c’est une même heureuse passivité que l’enfant
connaît dans le giron de sa mère et sous ses yeux bienveillants. Il n’y
a pas pendant les trois ou quatre premières années de différence
entre l’attitude des filles et celle des garçons ; ils tentent tous de
perpétuer l’heureux état qui a précédé le sevrage ; chez ceux-ci
autant que celles-là on rencontre des conduites de séduction et de
parade : ils sont aussi désireux que leurs sœurs de plaire, de
provoquer des sourires, de se faire admirer.
Il est plus satisfaisant de nier le déchirement que de le surmonter,
plus radical d’être perdu au cœur du Tout que de se faire pétrifier par
la conscience d’autrui : la fusion charnelle crée une aliénation plus
profonde que toute démission sous le regard d’autrui. La séduction,
la parade représentent un stade plus complexe, moins facile, que le
simple abandon dans les bras maternels. La magie du regard adulte
est capricieuse ; l’enfant prétend être invisible, ses parents entrent
dans le jeu, ils le cherchent à tâtons, ils rient et puis brusquement ils
déclarent : « Tu nous ennuies, tu n’es pas invisible du tout. » Une
phrase de l’enfant a amusé, il la répète : cette fois, on hausse les
épaules. Dans ce monde aussi incertain, aussi imprévisible que
l’univers de Kafka, on trébuche à chaque pas(3). C’est pourquoi tant
d’enfants ont peur de grandir ; ils se désespèrent si leurs parents
cessent de les prendre sur leurs genoux, de les admettre dans leur
lit : à travers la frustration physique ils éprouvent de plus en plus
cruellement le délaissement dont l’être humain ne prend jamais
conscience qu’avec angoisse.
C’est ici que les petites filles vont d’abord apparaître comme
privilégiées. Un second sevrage, moins brutal, plus lent que le
premier, soustrait le corps de la mère aux étreintes de l’enfant ; mais
c’est aux garçons surtout qu’on refuse peu à peu baisers et caresses ;
quant à la fillette, on continue à la cajoler, on lui permet de vivre
dans les jupes de sa mère, le père la prend sur ses genoux et flatte ses
cheveux ; on l’habille avec des robes douces comme des baisers, on
est indulgent à ses larmes et à ses caprices, on la coiffe avec soin, on
s’amuse de ses mines et de ses coquetteries : des contacts charnels et
des regards complaisants la protègent contre l’angoisse de la
solitude. Au petit garçon, au contraire, on va interdire même la
coquetterie ; ses manœuvres de séduction, ses comédies agacent.
« Un homme ne demande pas qu’on l’embrasse… Un homme ne se
regarde pas dans les glaces… Un homme ne pleure pas », lui dit-on.
On veut qu’il soit « un petit homme » ; c’est en s’affranchissant des
adultes qu’il obtiendra leur suffrage. Il plaira en ne paraissant pas
chercher à plaire.
Beaucoup de garçons, effrayés de la dure indépendance à laquelle
on les condamne, souhaitent alors être des filles ; au temps où on les
habillait d’abord comme elles, c’est souvent avec des larmes qu’ils
abandonnaient la robe pour le pantalon, qu’ils voyaient couper leurs
boucles. Certains choisissent obstinément la féminité, ce qui est une
des manières de s’orienter vers l’homosexualité : « Je souhaitai
passionnément d’être fille et je poussai l’inconscience de la grandeur
d’être homme jusqu’à prétendre pisser assis », raconte Maurice
Sachs(4). Cependant si le garçon apparaît d’abord comme moins
favorisé que ses sœurs, c’est qu’on a sur lui de plus grands desseins.
Les exigences auxquelles on le soumet impliquent immédiatement
une valorisation. Dans ses souvenirs Maurras raconte qu’il était
jaloux d’un cadet que sa mère et sa grand-mère cajolaient : son père
le saisit par la main et l’emmena hors de la chambre : « Nous
sommes des hommes ; laissons ces femmes », lui dit-il. On persuade
l’enfant que c’est à cause de la supériorité des garçons qu’il leur est
demandé davantage ; pour l’encourager dans le chemin difficile qui
est le sien, on lui insuffle l’orgueil de sa virilité ; cette notion abstraite
revêt pour lui une figure concrète : elle s’incarne dans le pénis ; ce
n’est pas spontanément qu’il éprouve de la fierté à l’égard de son
petit sexe indolent ; mais il la ressent à travers l’attitude de son
entourage. Mères et nourrices perpétuent la tradition qui assimile le
phallus et l’idée de mâle ; qu’elles en reconnaissent le prestige dans
la gratitude amoureuse ou dans la soumission, ou que ce soit pour
elles une revanche de le rencontrer chez le nourrisson sous une
forme humiliée, elles traitent le pénis enfantin avec une
complaisance singulière. Rabelais nous rapporte les jeux et les
propos des nourrices de Gargantua(5) ; l’histoire a retenu ceux des
nourrices de Louis XIII. Des femmes moins effrontées donnent
cependant un nom d’amitié au sexe du petit garçon, elles lui en
parlent comme d’une petite personne qui est à la fois lui-même, et
autre que lui-même ; elles en font, selon le mot déjà cité, « un alter
ego d’habitude plus rusé, plus intelligent et plus adroit que
l’individu(6) ». Anatomiquement, le pénis est tout à fait apte à
remplir ce rôle ; détaché du corps, il apparaît comme un petit jouet
naturel, une sorte de poupée. On valorisera donc l’enfant en
valorisant son double. Un père me racontait qu’un de ses fils à l’âge
de trois ans urinait encore assis ; entouré de sœurs et de cousines,
c’était un enfant timide et triste ; un jour son père l’emmena avec lui
aux W.-C. en lui disant : « Je vais te montrer comment font les
hommes. » Désormais l’enfant, tout fier d’uriner debout, méprisa les
filles « qui pissent par un trou » ; son dédain venait originellement
non du fait qu’il leur manquait un organe, mais de ce qu’elles
n’avaient pas été comme lui distinguées et initiées par le père. Ainsi,
bien loin que le pénis se découvre comme un privilège immédiat d’où
le garçon tirerait un sentiment de supériorité, sa valorisation
apparaît au contraire comme une compensation – inventée par les
adultes et ardemment acceptée par l’enfant – aux duretés du dernier
sevrage : par là, il est défendu contre le regret de ne plus être un
nourrisson, de ne pas être une fille. Par la suite il incarnera dans son
sexe sa transcendance et sa souveraineté orgueilleuse(7).
Le sort de la fillette est très différent. Mères et nourrices n’ont pas
pour ses parties génitales de révérence ni de tendresse ; elles
n’attirent pas son attention sur cet organe secret, dont on ne voit que
l’enveloppe et qui ne se laisse pas empoigner ; en un sens, elle n’a pas
de sexe. Elle n’éprouve pas cette absence comme un manque ; son
corps est évidemment pour elle une plénitude ; mais elle se trouve
située dans le monde d’une autre manière que le garçon ; et un
ensemble de facteurs peut transformer à ses yeux cette différence en
une infériorité.
Il y a peu de questions plus discutées par les psychanalystes que le
fameux « complexe de castration » féminin. La plupart admettent
aujourd’hui que l’envie d’un pénis se présente selon les cas de
manières très diverses(8). D’abord, il y a beaucoup de fillettes qui
ignorent jusqu’à un âge avancé l’anatomie masculine. L’enfant
accepte naturellement qu’il y ait des hommes et des femmes comme
il y a un soleil et une lune : il croit en des essences contenues dans
des mots et sa curiosité n’est pas d’abord analytique. Pour beaucoup
d’autres, ce petit morceau de chair qui pend entre les jambes des
garçons est insignifiant ou même dérisoire ; c’est une singularité qui
se confond avec celle des vêtements, de la coiffure ; souvent, c’est sur
un petit frère nouveau-né qu’elle se découvre et « quand la petite fille
est très jeune, dit H. Deutsch, elle n’est pas impressionnée par le
pénis de son petit frère » ; elle cite l’exemple d’une fillette de dix-huit
mois qui resta absolument indifférente à la découverte du pénis et ne
lui donna de valeur que beaucoup plus tard, en rapport avec ses
préoccupations personnelles. Il arrive même que le pénis soit
considéré comme une anomalie : c’est une excroissance, une chose
vague qui pend comme les loupes, les tétines, les verrues ; elle peut
inspirer du dégoût. Enfin, le fait est qu’il y a de nombreux cas où la
fillette s’intéresse au pénis d’un frère ou d’un camarade ; mais cela ne
signifie pas qu’elle en éprouve une jalousie proprement sexuelle et
encore moins qu’elle se sente profondément atteinte par l’absence de
cet organe ; elle désire se l’approprier comme elle désire s’approprier
tout objet ; mais ce désir peut demeurer superficiel.
Il est certain que les fonctions excrétoires et singulièrement les
fonctions urinaires intéressent passionnément les enfants : uriner au
lit est souvent une protestation contre la préférence marquée par les
parents à un autre enfant. Il y a des pays où les hommes urinent assis
et il arrive que les femmes urinent debout : c’est l’usage entre autres
chez beaucoup de paysannes ; mais, dans la société occidentale
contemporaine, les mœurs veulent généralement qu’elles
s’accroupissent tandis que la station debout est réservée aux mâles.
Cette différence est pour la fillette la différenciation sexuelle la plus
frappante. Pour uriner, elle doit s’accroupir, se dénuder et partant se
cacher : c’est une servitude honteuse et incommode. La honte
s’accroît dans les cas fréquents où elle souffre d’émissions urinaires
involontaires, au cas de crise de fou rire, par exemple ; le contrôle est
moins sûr chez elle que chez les garçons. Chez ceux-ci, la fonction
urinaire apparaît comme un jeu libre qui a l’attrait de tous les jeux
dans lesquels la liberté s’exerce ; le pénis se laisse manipuler, à
travers lui on peut agir, ce qui est un des profonds intérêts de
l’enfant. Une petite fille voyant uriner un garçon déclara avec
admiration : « Comme c’est commode(9) ! » Le jet peut être dirigé à
volonté, l’urine lancée au loin : le garçon en tire un sentiment
d’omnipotence. Freud a parlé de « l’ambition brûlante des anciens
diurétiques » ; Stekel a discuté avec bon sens cette formule, mais il
est vrai que comme le dit Karen Horney(10) « des fantasmes
d’omnipotence surtout d’un caractère sadique sont souvent associés
au jet mâle d’urine » ; ces fantasmes qui survivent chez certains
hommes(11) sont importants chez l’enfant. Abraham parle du « grand
plaisir que les femmes éprouvent à arroser le jardin avec un tuyau » ;
je crois, en accord avec les théories de Sartre et de Bachelard(12), que
ce n’est pas nécessairement(13) l’assimilation du tuyau au pénis qui
est source de ce plaisir ; tout jet d’eau apparaît comme un miracle, un
défi à la pesanteur : le diriger, le gouverner, c’est remporter sur les
lois naturelles une petite victoire ; en tout cas il y a là pour le petit
garçon un amusement quotidien qui est interdit à ses sœurs. Il
permet en outre, à la campagne surtout, d’établir à travers le jet
urinaire quantité de rapports avec les choses : eau, terre, mousse,
neige, etc. Il y a des petites filles qui, pour connaître ces expériences,
se couchent sur le dos et tentent de faire gicler l’urine « vers le haut »
ou qui s’exercent à uriner debout. D’après Karen Horney, elles
envieraient aussi au garçon la possibilité d’exhibition qui lui est
accordée. « Une malade s’exclama subitement, après avoir vu dans la
rue un homme qui urinait : “Si je pouvais demander un cadeau à la
Providence, ce serait de pouvoir une seule fois dans ma vie uriner
comme un homme” », rapporte Karen Horney. Il semble aux fillettes
que le garçon, ayant le droit de toucher son pénis, peut s’en servir
comme d’un jouet tandis que leurs organes à elles sont tabous. Que
cet ensemble de facteurs rende désirable à beaucoup d’entre elles la
possession d’un sexe mâle, c’est un fait dont quantité d’enquêtes et
de confidences recueillies par les psychiatres font foi. Havelok
Ellis(14) cite ces paroles d’un sujet qu’il désigne sous le nom de
Zénia : « Le bruit d’un jet d’eau, surtout sortant d’un long tuyau
d’arrosage, a toujours été très excitant pour moi en me rappelant le
bruit du jet d’urine observé pendant l’enfance chez mon frère et
même chez d’autres personnes. » Une autre, Mme R. S., raconte
qu’étant enfant elle aimait infiniment tenir entre ses mains le pénis
d’un petit camarade ; un jour on lui confia un tuyau d’arrosage : « Il
me sembla délicieux de tenir cela comme si je tenais un pénis. » Elle
insiste sur le fait que le pénis n’avait pour elle aucun sens sexuel ; elle
en connaissait seulement l’usage urinaire. Le cas le plus intéressant
est celui de Florrie recueilli par Havelock Ellis(15) et dont Stekel a
repris plus tard l’analyse. J’en donne donc un compte rendu détaillé :

Il s’agit d’une femme très intelligente, artiste, active, biologiquement normale et non
invertie. Elle raconte que la fonction urinaire a tenu un grand rôle dans son enfance ; elle
jouait avec ses frères à des jeux urinaires et ils se mouillaient les mains sans aucun
dégoût. « Mes premières conceptions de la supériorité des mâles furent en relation avec
les organes urinaires. J’en voulais à la nature de m’avoir privée d’un organe aussi
commode et aussi décoratif. Aucune théière privée de son bec ne se sentit aussi
misérable. Personne n’eut besoin de m’insuffler la théorie de la prédominance et de la
supériorité masculines. J’en avais une preuve constante sous les yeux. » Elle-même
prenait un grand plaisir à uriner dans la campagne. « Rien ne lui semblait comparable
au bruit enchanteur du jet sur des feuilles mortes dans un coin de forêt et elle en
observait l’absorption. Mais ce qui la fascinait le plus, c’était d’uriner dans l’eau. » C’est
un plaisir auquel beaucoup de petits garçons sont sensibles et il y a toute une imagerie
puérile et vulgaire qui montre des garçonnets en train d’uriner dans des étangs ou des
ruisseaux. Florrie se plaint que la forme de ses pantalons l’empêchât de se livrer aux
expériences qu’elle aurait voulu tenter ; souvent, au cours de promenades dans la
campagne, il lui arrivait de se retenir le plus longtemps possible et brusquement de se
soulager debout. « Je me rappelle parfaitement la sensation étrange et défendue de ce
plaisir et aussi mon étonnement que le jet pût sortir quand j’étais debout. » À son avis, la
forme des vêtements enfantins a beaucoup d’importance dans la psychologie de la
femme en général. « Ce ne fut pas seulement pour moi une source d’ennui d’avoir à
défaire mes pantalons puis de me baisser pour ne pas les souiller devant, mais le pan de
derrière qui doit être ramené et qui met les fesses à nu explique pourquoi, chez tant de
femmes, la pudeur est placée derrière et non pas devant. La première distinction
sexuelle qui s’imposa à moi, en fait, la grande différence, fut que les garçons urinent
debout et les filles accroupies. C’est probablement ainsi que mes sentiments de pudeur
les plus anciens ont été associés à mes fesses plutôt qu’à mon pubis. » Toutes ces
impressions ont pris chez Florrie une extrême importance parce que son père la fouettait
souvent jusqu’au sang et qu’une gouvernante l’avait un jour fessée afin de la faire uriner ;
elle était hantée de rêves et de fantasmes masochistes où elle se voyait fouettée par une
institutrice sous les yeux de toute l’école et urinant alors contre sa volonté, « idée qui me
procurait une sensation de plaisir vraiment curieuse ». Il lui arriva à quinze ans, pressée
par un besoin urgent, d’uriner debout dans une rue déserte. « En analysant mes
sensations, je pense que la plus importante était la honte d’être debout et la longueur du
trajet que le jet devait faire entre moi et la terre. C’est cette distance qui faisait de cette
affaire quelque chose d’important et de risible, même si les vêtements le cachaient. Dans
l’attitude ordinaire, il y avait un élément d’intimité. Étant enfant, même grande, le jet
n’aurait pu faire un long trajet ; mais à quinze ans j’étais de taille élevée et cela me causa
de la honte de penser à la longueur du trajet. Je suis sûre que les dames dont j’ai
parlé(16), qui se sauvèrent effrayées de l’urinoir moderne de Portsmouth, ont regardé
comme très indécent pour une femme de se tenir debout les jambes écartées, de relever
ses jupes et de faire un si long jet du dessous d’elle. » Elle recommença à vingt ans et
souvent par la suite, cette expérience ; elle éprouvait un mélange de honte et de volupté à
l’idée qu’elle pouvait être surprise et qu’elle serait incapable de s’arrêter. « Le jet
semblait sortir de moi sans mon consentement et pourtant me causait plus de plaisir
que si je l’avais fait partir de mon plein gré(17). Cette sensation curieuse qu’il est tiré
hors de vous par quelque pouvoir invisible qui a décidé que vous le feriez est un plaisir
exclusivement féminin et un charme subtil. Il y a un charme aigu à sentir le torrent sortir
de vous par une volonté plus puissante que vous-même. » Par la suite, Florrie développa
un érotisme flagellatoire mélangé toujours à des obsessions urinaires.

Ce cas est très intéressant parce qu’il met en lumière plusieurs


éléments de l’expérience infantile. Mais ce sont évidemment des
circonstances singulières qui leur confèrent une importance si
énorme. Pour des petites filles normalement élevées, le privilège
urinaire du garçon est chose trop secondaire pour engendrer
directement un sentiment d’infériorité. Les psychanalystes qui
supposent après Freud que la simple découverte du pénis suffirait à
engendrer un traumatisme méconnaissent profondément la
mentalité infantile ; celle-ci est beaucoup moins rationnelle qu’ils ne
semblent le supposer, elle ne pose pas des catégories tranchées et
n’est pas gênée par la contradiction. Quand la toute petite fille voyant
un pénis déclare : « J’en ai eu aussi » ou « J’en aurai aussi », ou
même « J’en ai un aussi », ce n’est pas une défense de mauvaise foi ;
la présence et l’absence ne s’excluent pas ; l’enfant – comme le
prouvent ses dessins – croit beaucoup moins à ce qu’il voit avec ses
yeux qu’aux types signifiants qu’il a fixés une fois pour toutes : il
dessine souvent sans regarder et en tout cas il ne trouve dans ses
perceptions que ce qu’il y met. Saussure(18) qui insiste justement sur
ce point cite cette observation très importante de Lucquet : « Une
fois un tracé reconnu fautif, il est comme inexistant, l’enfant ne le
voit littéralement plus, hypnotisé en quelque sorte par le tracé
nouveau qui le remplace, pas plus qu’il ne tient compte des lignes qui
peuvent se trouver accidentellement sur son papier. » L’anatomie
masculine constitue une forme forte qui souvent s’impose à la
fillette ; et littéralement elle ne voit plus son propre corps. Saussure
cite l’exemple d’une petite fille de quatre ans qui essayant d’uriner
comme un garçon entre les barreaux d’une barrière disait qu’elle
voulait « un petit chose long qui coule ». Elle affirmait en même
temps posséder un pénis et n’en pas posséder, ce qui s’accorde avec
la pensée par « participation » que Piaget a décrite chez les enfants.
La fillette pense volontiers que tous les enfants naissent avec un
pénis mais qu’ensuite les parents coupent certains d’entre eux pour
en faire des filles ; cette idée satisfait l’artificialisme de l’enfant qui,
divinisant ses parents, « les conçoit comme la cause de tout ce qu’il
possède », dit Piaget ; il ne voit pas d’abord dans la castration une
punition. Pour qu’elle prenne le caractère d’une frustration, il faut
que déjà la petite fille soit pour une raison quelconque mécontente
de sa situation ; comme H. Deutsch le fait justement remarquer, un
événement extérieur tel que la vue d’un pénis ne saurait commander
un développement interne : « La vue de l’organe mâle peut avoir un
effet traumatique, dit-elle, mais seulement à condition qu’une chaîne
d’expériences antérieures propres à créer cet effet l’ait précédée. » Si
la petite fille se sent impuissante à assouvir ses désirs de
masturbation ou d’exhibition, si ses parents répriment son
onanisme, si elle a l’impression d’être moins aimée, moins estimée
que ses frères, alors elle projettera sur l’organe mâle son
insatisfaction. « La découverte faite par la petite fille de la différence
anatomique avec le garçon est une confirmation d’un besoin qu’elle a
antérieurement ressenti, sa rationalisation pour ainsi dire(19). » Et
Adler a insisté justement sur le fait que c’est la valorisation effectuée
par les parents et l’entourage qui donne au garçon le prestige dont le
pénis devient l’explication et le symbole aux yeux de la petite fille. On
considère son frère comme supérieur ; lui-même s’enorgueillit de sa
virilité ; alors elle l’envie et se sent frustrée. Parfois elle en a de la
rancune à l’égard de sa mère, plus rarement à l’égard de son père ; ou
bien elle s’accuse elle-même de s’être mutilée, ou elle se console en
pensant que le pénis est caché dans son corps et qu’un jour il sortira.
Il est certain que l’absence de pénis jouera dans la destinée de la
fillette un rôle important, même si elle n’en envie pas sérieusement
la possession. Le grand privilège que le garçon en tire c’est que, doué
d’un organe qui se laisse voir et saisir, il peut au moins partiellement
s’y aliéner. Le mystère de son corps, ses menaces, il les projette hors
de lui, ce qui lui permet de les tenir à distance : certes, il se sent en
danger dans son pénis, il redoute la castration, mais c’est une peur
plus facile à dominer que la crainte diffuse éprouvée par la petite fille
à l’égard de ses « intérieurs », crainte qui souvent se perpétuera
pendant toute sa vie de femme. Elle a un extrême souci de tout ce qui
se passe au-dedans d’elle, elle est dès le départ plus opaque à ses
propres yeux, plus profondément investie par le trouble mystère de
la vie, que le mâle. Du fait qu’il a un alter ego dans lequel il se
reconnaît, le petit garçon peut hardiment assumer sa subjectivité ;
l’objet même dans lequel il s’aliène devient un symbole d’autonomie,
de transcendance, de puissance : il mesure la longueur de son pénis ;
il compare avec ses camarades celle du jet urinaire ; plus tard,
l’érection, l’éjaculation seront sources de satisfaction et de défi. La
petite fille cependant ne peut s’incarner dans aucune partie d’elle-
même. En compensation on lui met entre les mains, afin qu’il
remplisse auprès d’elle le rôle d’alter ego, un objet étranger : une
poupée. Il faut noter qu’on appelle aussi « poupée » ce bandage dont
on enveloppe un doigt blessé : un doigt habillé, séparé, est regardé
avec amusement et une sorte de fierté, l’enfant ébauche à son propos
le processus d’aliénation. Mais c’est une figurine à face humaine – ou
à défaut un épi de maïs, voire un morceau de bois – qui remplacera
de la manière la plus satisfaisante ce double, ce jouet naturel qu’est le
pénis. La grande différence c’est que, d’une part, la poupée
représente le corps dans sa totalité et que, d’autre part, elle est une
chose passive. Par là, la fillette sera encouragée à s’aliéner dans sa
personne tout entière et à considérer celle-ci comme un donné
inerte. Tandis que le garçon se recherche dans le pénis en tant que
sujet autonome, la fillette dorlote sa poupée et la pare comme elle
rêve d’être parée et dorlotée ; inversement, elle se pense elle-même
comme une merveilleuse poupée(20). À travers compliments et
gronderies, à travers les images et les mots, elle découvre le sens des
mots « jolie » et « laide » ; elle sait bientôt que pour plaire il faut être
« jolie comme une image » ; elle cherche à ressembler à une image,
elle se déguise, elle se regarde dans les glaces, elle se compare aux
princesses et aux fées des contes. Un exemple frappant de cette
coquetterie infantile nous est fourni par Marie Bashkirtseff. Ce n’est
certainement pas un hasard si, tardivement sevrée – elle avait trois
ans et demi – elle éprouva si fortement vers l’âge de quatre à cinq
ans le besoin de se faire admirer, d’exister pour autrui : le choc a dû
être violent chez une enfant plus mûre et elle a dû chercher avec plus
de passion à surmonter la séparation infligée : « À cinq ans, écrit-elle
dans son journal, je m’habillais avec des dentelles à maman, des
fleurs dans les cheveux et j’allais danser au salon. J’étais la grande
danseuse Patipa et toute la maison était là à me regarder… »
Ce narcissisme apparaît si précocement chez la fillette, il jouera
dans sa vie de femme un rôle si primordial qu’on le considère
volontiers comme émanant d’un mystérieux instinct féminin. Mais
nous venons de voir qu’en vérité ce n’est pas un destin anatomique
qui lui dicte son attitude. La différence qui la distingue des garçons
est un fait qu’elle pourrait assumer d’une quantité de manières. Le
pénis constitue certainement un privilège, mais dont le prix
naturellement diminue quand l’enfant se désintéresse de ses
fonctions excrétoires et se socialise : s’il en conserve à ses yeux, passé
l’âge de huit à neuf ans, c’est qu’il est devenu le symbole d’une virilité
qui est socialement valorisée. En vérité, l’influence de l’éducation et
de l’entourage est ici immense. Tous les enfants essaient de
compenser la séparation du sevrage par des conduites de séduction
et de parade ; on oblige le garçon à dépasser ce stade, on le délivre de
son narcissisme en le fixant sur son pénis ; tandis que la fillette est
confirmée dans cette tendance à se faire objet qui est commune à
tous les enfants. La poupée l’y aide, mais elle n’a pas non plus un rôle
déterminant ; le garçon aussi peut chérir un ours, un polichinelle en
qui il se projette ; c’est dans la forme globale de leur vie que chaque
facteur : pénis, poupée, prend son poids.
Ainsi, la passivité qui caractérisa essentiellement la femme
« féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières
années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée
biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses
éducateurs et par la société. L’immense chance du garçon, c’est que
sa manière d’exister pour autrui l’encourage à se poser pour soi. Il
fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le
monde ; il rivalise de dureté et d’indépendance avec les autres
garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec
des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son
corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de
combat ; il s’enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à
travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi
équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères
de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la
douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il
invente, il ose. Certes, il s’éprouve aussi comme « pour autrui », il
met en question sa virilité et il s’ensuit par rapport aux adultes et aux
camarades bien des problèmes. Mais ce qui est très important, c’est
qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre le souci de cette
figure objective qui est sienne et sa volonté de s’affirmer dans des
projets concrets. C’est en faisant qu’il se fait être, d’un seul
mouvement. Au contraire, chez la femme il y a, au départ, un conflit
entre son existence autonome et son « être-autre » ; on lui apprend
que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit
donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée
vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car
moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le
monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins
elle osera s’affirmer comme sujet ; si on l’y encourageait, elle pourrait
manifester la même exubérance vivante, la même curiosité, le même
esprit d’initiative, la même hardiesse qu’un garçon. C’est ce qui
arrive parfois quand on lui donne une formation virile ; beaucoup de
problèmes lui sont alors épargnés(21). Il est intéressant de noter que
c’est là le genre d’éducation qu’un père dispense volontiers à sa fille ;
les femmes élevées par un homme échappent en grande partie aux
tares de la féminité. Mais les mœurs s’opposent à ce qu’on traite les
filles tout à fait comme des garçons. J’ai connu dans un village des
fillettes de trois et quatre ans à qui leur père faisait porter des
culottes ; tous les enfants les persécutaient : « C’est des filles ou des
garçons ? » ; et ils prétendaient vérifier ; si bien qu’elles ont supplié
qu’on les habillât avec des robes. À moins qu’elle ne mène une vie
très solitaire, même si les parents autorisent des manières
garçonnières, l’entourage de la petite fille, ses amies, ses professeurs
en seront choqués. Il y aura toujours des tantes, des grands-mères,
des cousines pour contrebalancer l’influence du père. Normalement,
le rôle qui lui est assigné à l’égard de ses filles est secondaire. Une
des malédictions qui pèsent sur la femme – Michelet l’a justement
signalée – c’est que, dans son enfance, elle est abandonnée aux
mains des femmes. Le garçon aussi est d’abord élevé par sa mère ;
mais elle a du respect pour sa virilité et il lui échappe très vite(22) ;
tandis qu’elle entend intégrer la fille au monde féminin.
On verra, plus loin, combien les rapports de la mère à la fille sont
complexes : la fille est pour la mère à la fois son double et une autre,
à la fois la mère la chérit impérieusement et elle lui est hostile ; elle
impose à l’enfant sa propre destinée : c’est une manière de
revendiquer orgueilleusement sa féminité, et une manière aussi de
s’en venger. On trouve le même processus chez les pédérastes, les
joueurs, les drogués, chez tous ceux qui à la fois se flattent
d’appartenir à une certaine confrérie et en sont humiliés : ils essaient
avec un ardent prosélytisme de gagner des adeptes. Ainsi, les
femmes, quand une enfant leur est confiée, s’attachent, avec un zèle
où l’arrogance se mélange à la rancune, à la transformer en une
femme semblable à elles. Et même une mère généreuse, qui cherche
sincèrement le bien de son enfant, pensera d’ordinaire qu’il est plus
prudent de faire d’elle une « vraie femme » puisque c’est ainsi que la
société l’accueillera le plus aisément. On lui donne donc pour amies
d’autres petites filles, on la confie à des professeurs féminins, elle vit
parmi les matrones comme au temps du gynécée, on lui choisit des
livres et des jeux qui l’initient à sa destinée, on lui déverse dans les
oreilles les trésors de la sagesse féminine, on lui propose des vertus
féminines, on lui enseigne la cuisine, la couture, le ménage en même
temps que la toilette, le charme, la pudeur ; on l’habille avec des
vêtements incommodes et précieux dont il lui faut être soigneuse, on
la coiffe de façon compliquée, on lui impose des règles de maintien :
tiens-toi droite, ne marche pas comme un canard ; pour être
gracieuse, elle devra réprimer ses mouvements spontanés, on lui
demande de ne pas prendre des allures de garçon manqué, on lui
défend les exercices violents, on lui interdit de se battre : bref, on
l’engage à devenir, comme ses aînées, une servante et une idole.
Aujourd’hui, grâce aux conquêtes du féminisme, il devient de plus en
plus normal de l’encourager à faire des études, à s’adonner aux
sports ; mais on lui pardonne plus volontiers qu’au garçon d’y mal
réussir ; on lui rend plus difficile la réussite en exigeant d’elle un
autre genre d’accomplissement : du moins veut-on qu’elle soit aussi
une femme, qu’elle ne perde pas sa féminité.
Dans les toutes premières années, elle se résigne sans trop de
peine à ce sort. L’enfant se meut sur le plan du jeu et du rêve : il joue
à être, il joue à faire ; faire et être ne se distinguent pas nettement
lorsqu’il ne s’agit que d’accomplissements imaginaires. La fillette
peut compenser la supériorité actuelle des garçons par les promesses
enfermées dans sa destinée de femme et que, déjà, elle réalise dans
ses jeux. Du fait qu’elle ne connaît encore que son univers enfantin,
sa mère lui semble d’abord douée de plus d’autorité que le père ; elle
imagine le monde comme une sorte de matriarcat ; elle imite sa
mère, elle s’identifie à elle ; souvent même elle intervertit les rôles :
« Quand je serai grande et que tu seras petite… », lui dit-elle
volontiers. La poupée n’est pas seulement son double : c’est aussi son
enfant, fonctions qui s’excluent d’autant moins que l’enfant véritable
est aussi pour la mère un alter ego ; à la fois quand elle gronde,
punit, puis console sa poupée, elle se défend contre sa mère et elle se
revêt elle-même de la dignité de mère : elle résume les deux éléments
du couple ; elle se confie à sa poupée, elle l’éduque, affirme sur elle
son autorité souveraine, parfois même, elle lui arrache les bras, la
bat, la torture : c’est-à-dire qu’elle accomplit à travers elle
l’expérience de l’affirmation subjective et de l’aliénation. Souvent la
mère est associée à cette vie imaginaire : l’enfant autour de la poupée
joue au père et à la mère avec sa mère, c’est un couple d’où l’homme
est exclu. Là, non plus, il n’y a aucun « instinct maternel » inné et
mystérieux. La fillette constate que le soin des enfants revient à la
mère, on le lui enseigne ; récits entendus, livres lus, toute sa petite
expérience le confirme ; on l’encourage à s’enchanter de ces richesses
futures, on lui donne des poupées pour qu’elles prennent d’ores et
déjà un aspect tangible. Sa « vocation » lui est impérieusement
dictée. Du fait que l’enfant lui apparaît comme son lot, du fait aussi
qu’elle s’intéresse à ses « intérieurs » plus que le garçon, la petite fille
est particulièrement curieuse du mystère de la procréation ; elle
cesse vite de croire que les bébés naissent dans les choux ou sont
apportés par les cigognes ; surtout dans les cas où la mère lui donne
des frères ou des sœurs, elle apprend bientôt que les nourrissons se
forment dans le ventre maternel. D’ailleurs, les parents d’aujourd’hui
en font moins mystère que ceux de naguère ; elle en est généralement
plus émerveillée qu’effrayée parce que le phénomène lui apparaît
comme magique ; elle n’en saisit pas encore toutes les implications
physiologiques. Elle ignore d’abord le rôle du père et suppose que
c’est en absorbant certains aliments que la femme devient enceinte,
ce qui est un thème légendaire (on voit des reines de conte accoucher
d’une petite fille ou d’un beau garçon après avoir mangé certain fruit,
certain poisson) et ce qui amène plus tard chez certaines femmes une
liaison entre l’idée de gestation et celle du système digestif.
L’ensemble de ces problèmes et de ces découvertes absorbe une
grande partie des intérêts de la fillette et nourrit son imagination. Je
citerai comme typique l’exemple recueilli par Jung(23) et qui
présente de remarquables analogies avec celui du petit Hans que
Freud analysa vers la même époque :

C’est vers trois ans qu’Anna commença à interroger ses parents sur l’origine des
nouveau-nés ; ayant entendu dire que c’était « des petits anges », elle sembla d’abord
s’imaginer que lorsque les gens meurent, ils vont au ciel et se réincarnent sous forme de
nourrissons. À quatre ans, elle eut un petit frère ; elle n’avait pas paru remarquer la
grossesse de sa mère mais quand elle la vit couchée le lendemain de l’accouchement, elle
la regarda avec gêne et méfiance et finit par lui demander : « Est-ce que tu ne vas pas
mourir ? » On l’envoya quelque temps chez sa grand-mère ; au retour, une nurse était
installée près du lit ; elle la détesta d’abord puis elle s’amusa à jouer à la garde-malade ;
elle fut jalouse de son frère : elle ricanait, se racontait des histoires, désobéissait et
menaçait de s’en aller de nouveau chez sa grand-mère ; elle accusait souvent sa mère de
ne pas dire la vérité, parce qu’elle la soupçonnait de mentir sur la naissance de l’enfant ;
sentant obscurément qu’il y avait une différence entre « avoir » un enfant en tant que
nurse ou en tant que mère, elle demandait à sa mère : « Est-ce que je deviendrai une
femme comme toi ? » Elle prit l’habitude d’appeler ses parents à grands cris pendant la
nuit ; et comme on parlait beaucoup autour d’elle du tremblement de terre de Messine,
elle en fit le prétexte de ses angoisses ; elle posait sans cesse des questions à ce sujet. Un
jour, elle se mit à brûle-pourpoint à demander : « Pourquoi Sophie est-elle plus jeune
que moi ? où était Fritz avant d’être né ? est-ce qu’il était au ciel ? qu’est-ce qu’il y
faisait ? pourquoi est-ce qu’il en est descendu seulement maintenant ? » Sa mère finit
par lui expliquer que le petit frère avait poussé dans son ventre comme les plantes dans
la terre. Anna parut enchantée de cette idée. Puis elle demanda : « Est-ce qu’il est sorti
tout seul ? – Oui. – Mais comment puisqu’il ne marche pas ? – Il est sorti en rampant. –
Alors est-ce qu’il y a un trou là ? (elle désigna sa poitrine), ou est-ce qu’il est sorti par la
bouche ? » Sans attendre la réponse, elle déclara qu’elle savait bien que c’était la cigogne
qui l’avait apporté ; mais le soir, elle dit soudain : « Mon frère(24) est en Italie ; il a une
maison d’étoffe et de verre qui ne peut pas s’écrouler » ; et elle cessa de s’intéresser au
tremblement de terre et de demander à voir des photos de l’éruption. Elle parlait encore
de cigogne à ses poupées mais sans conviction. Bientôt cependant elle eut de nouvelles
curiosités. Ayant vu son père au lit : « Pourquoi es-tu au lit ? Est-ce que tu as aussi une
plante dans le ventre ? » Elle raconta un rêve ; elle avait rêvé à son arche de Noé : « Et en
dessous, il y avait un couvercle qui s’ouvrait et tous les petits animaux tombaient par
cette ouverture » ; en fait, son arche de Noé s’ouvrait par le toit. À ce moment, elle eut de
nouveau des cauchemars : on pouvait deviner qu’elle s’interrogeait sur le rôle du père.
Une dame enceinte étant venue rendre visite à sa mère, celle-ci le lendemain vit Anna
mettre une poupée sous ses jupes et la retirer lentement, la tête en bas, en disant :
« Vois-tu, voilà le petit enfant qui sort, il est déjà presque complètement dehors. »
Quelque temps après, mangeant une orange, elle dit : « Je veux l’avaler et la faire
descendre tout en bas, jusqu’au fond de mon ventre, alors j’aurai un enfant. » Un matin,
son père était dans le cabinet de toilette, elle sauta sur son lit, s’y étendit à plat ventre et
gigota avec les jambes en disant : « N’est-ce pas, c’est comme ça que papa fait ? »
Pendant cinq mois, elle sembla abandonner ses préoccupations ; puis elle se mit à
manifester de la méfiance à l’égard du père : elle crut qu’il avait voulu la noyer, etc. Un
jour qu’elle s’était amusée à enfouir des graines dans la terre sous la surveillance du
jardinier elle demanda à son père : « Est-ce que les yeux ont été plantés dans la tête ? et
les cheveux ? » Le père expliqua qu’ils étaient déjà en germe dans le corps de l’enfant
avant de se développer. Alors, elle demanda : « Mais comment est-ce que le petit Fritz
est entré dans maman ? Qui est-ce qui l’a planté dans son corps ? Et toi, qui est-ce qui t’a
planté dans ta maman ? et par où est-ce que le petit Fritz est sorti ? » Son père dit en
souriant : « Qu’est-ce que tu en penses ? » Alors, elle désigna ses organes sexuels : « Est-
ce qu’il est sorti par là ? – Mais oui. – Mais comment est-ce qu’il est entré dans maman ?
Est-ce qu’on y a semé de la graine ? » Alors le père lui expliqua que c’est le père qui
donne la semence. Elle parut tout à fait satisfaite et le lendemain elle taquina sa mère :
« Papa m’a raconté que Fritz était un petit ange et que c’est la cigogne qui l’a apporté. »
Elle se montra beaucoup plus calme qu’auparavant ; elle eut cependant un rêve où elle
voyait des jardiniers en train d’uriner et parmi eux le père ; elle rêva aussi, après avoir vu
le jardinier raboter un tiroir, qu’il lui rabotait les organes génitaux ; elle était
évidemment préoccupée de connaître le rôle exact du père. Il semble que, à peu près
complètement instruite à l’âge de cinq ans, elle n’en ait éprouvé par la suite aucun
trouble.

L’histoire est caractéristique, bien que très souvent la fillette


s’interroge moins précisément sur le rôle joué par le père ou que sur
ce point les parents se montrent très évasifs. Quantité de fillettes
cachent des coussins sous leur tablier pour jouer à être enceintes, ou
bien elles promènent la poupée dans les plis du jupon et la laissent
choir dans le berceau, elles lui donnent le sein. Les garçons, comme
les filles, admirent le mystère de la maternité ; tous les enfants ont
une imagination « en profondeur » qui leur fait pressentir à
l’intérieur des choses des richesses secrètes ; tous sont sensibles au
miracle des « emboîtements », poupées qui enferment d’autres
poupées plus petites, boîtes contenant d’autres boîtes, vignettes qui
se reproduisent sous une forme réduite en leur cœur même ; tous
s’enchantent quand on déplie sous leurs yeux un bourgeon, quand on
leur montre le poussin dans sa coquille ou quand se déroule, dans
une cuvette d’eau, la surprise des « fleurs japonaises ». C’est un petit
garçon qui, ouvrant un œuf de Pâques plein de petits œufs en sucre,
s’écria avec extase : « Oh ! une maman ! » Faire sortir un enfant de
son ventre, c’est beau comme un tour de prestidigitation. La mère
apparaît douée de la puissance mirifique des fées. Beaucoup de
garçons se désolent qu’un tel privilège leur soit refusé ; si, plus tard,
ils dénichent les œufs, piétinent les jeunes plantes, s’ils détruisent
autour d’eux la vie avec une espèce de rage, c’est qu’ils se vengent de
n’être pas capables de la faire éclore ; tandis que la petite fille
s’enchante de la créer un jour.
Outre cette espérance que concrétise le jeu de la poupée, la vie
ménagère fournit aussi à la fillette des possibilités d’affirmation de
soi. Une grande partie du travail domestique peut être accomplie par
un très jeune enfant ; on en dispense d’ordinaire le garçon ; mais on
permet, on demande même à sa sœur de balayer, épousseter,
éplucher les légumes, laver un nouveau-né, surveiller le pot-au-feu.
En particulier la sœur aînée est souvent associée aux tâches
maternelles ; soit par commodité, soit par hostilité et sadisme, la
mère se décharge sur elle d’un grand nombre de ses fonctions ; elle
est alors précocement intégrée à l’univers du sérieux ; le sens de son
importance l’aidera à assumer sa féminité ; mais l’heureuse gratuité,
l’insouciance enfantine lui sont refusées ; femme avant l’âge, elle
connaît trop tôt les limites que cette spécification impose à l’être
humain ; elle arrive adulte à l’adolescence, ce qui donne à son
histoire un caractère singulier. L’enfant surchargée de besogne peut
être prématurément esclave, condamnée à une existence sans joie.
Mais si on ne lui demande qu’un effort qui soit à sa mesure, elle
éprouve de la fierté à se sentir efficace comme une grande personne
et se réjouit d’être solidaire des adultes. Cette solidarité est possible
du fait qu’il n’y a pas de l’enfant à la ménagère une distance
considérable. Un homme spécialisé dans son métier est séparé du
stade infantile par des années d’apprentissage ; les activités
paternelles sont profondément mystérieuses pour le petit garçon ; en
lui, l’homme qu’il sera plus tard s’ébauche à peine. Au contraire, les
activités de la mère sont accessibles à la fillette ; « C’est déjà une
petite femme », disent ses parents ; et on estime parfois qu’elle est
plus précoce que le garçon : en vérité si elle est plus proche du stade
adulte c’est que ce stade demeure traditionnellement chez la majorité
des femmes plus infantile. Le fait est qu’elle se sent précoce, qu’elle
est flattée de jouer auprès des derniers-nés le rôle d’une « petite
mère » ; elle devient volontiers importante, elle parle raison, elle
donne des ordres, elle prend des supériorités sur ses frères enfermés
dans le cercle enfantin, elle parle à sa mère sur un pied d’égalité.
Malgré ces compensations, elle n’accepte pas sans regret le destin
qui lui est assigné ; en grandissant, elle envie aux garçons leur
virilité. Il arrive que parents et grands-parents cachent mal qu’ils
eussent préféré un rejeton mâle à une femelle ; ou bien ils marquent
plus d’affection au frère qu’à la sœur : des enquêtes ont montré que
la majorité des parents souhaitent avoir des fils plutôt que des filles.
On parle aux garçons avec plus de gravité, plus d’estime, on leur
reconnaît plus de droits ; eux-mêmes traitent les filles avec mépris,
ils jouent entre eux, ils n’admettent pas de filles dans leur bande, ils
les insultent : entre autres ils les appellent des « pisseuses », ravivant
par ces mots la secrète humiliation infantile de la fillette. En France,
dans les écoles mixtes, la caste des garçons opprime et persécute
délibérément celle des filles. Cependant, si celles-ci veulent entrer en
compétition avec eux, se battre avec eux, on les réprimande. Elles
envient doublement les activités par lesquelles les garçons se
singularisent : elles ont un désir spontané d’affirmer leur pouvoir sur
le monde et elles protestent contre la situation inférieure à laquelle
on les condamne. Elles souffrent entre autres de ce qu’on leur
interdise de monter aux arbres, aux échelles, sur les toits. Adler
remarque que les notions de haut et de bas ont une grande
importance, l’idée d’élévation spatiale impliquant une supériorité
spirituelle, comme on voit à travers nombre de mythes héroïques ;
atteindre une cime, un sommet, c’est émerger par-delà le monde
donné comme sujet souverain ; c’est entre garçons un prétexte
fréquent de défi. La fillette à qui ces exploits sont interdits et qui,
assise au pied d’un arbre ou d’un rocher, voit au-dessus d’elle les
garçons triomphants s’éprouve corps et âme comme inférieure. De
même si elle est laissée en arrière dans une course ou un concours
de saut, si elle est jetée par terre dans une bagarre ou simplement
tenue à l’écart.
Plus l’enfant mûrit, plus son univers s’élargit, et plus la
supériorité masculine s’affirme. Très souvent, l’identification à la
mère n’apparaît plus alors comme une solution satisfaisante ; si la
fillette accepte d’abord sa vocation féminine, ce n’est pas qu’elle
entende abdiquer : c’est au contraire pour régner ; elle se veut
matrone parce que la société des matrones lui semble privilégiée ;
mais quand ses fréquentations, ses études, ses jeux, ses lectures
l’arrachent au cercle maternel, elle comprend que ce ne sont pas les
femmes, mais les hommes qui sont les maîtres du monde. C’est cette
révélation – bien plus que la découverte du pénis – qui modifie
impérieusement la conscience qu’elle prend d’elle-même.
La hiérarchie des sexes se découvre d’abord à elle dans
l’expérience familiale ; elle comprend peu à peu que si l’autorité du
père n’est pas celle qui se fait le plus quotidiennement sentir, c’est
elle qui est souveraine ; elle ne revêt que plus d’éclat du fait qu’elle
n’est pas galvaudée ; même si c’est en fait la mère qui règne en
maîtresse dans le ménage, elle a d’ordinaire l’adresse de mettre en
avant la volonté du pire ; dans les moments importants, c’est en son
nom, à travers lui qu’elle exige, qu’elle récompense ou punit. La vie
du père est entourée d’un mystérieux prestige : les heures qu’il passe
à la maison, la pièce où il travaille, les objets qui l’entourent, ses
préoccupations, ses manies ont un caractère sacré. C’est lui qui
nourrit la famille, il en est le responsable et le chef. Habituellement il
travaille dehors et c’est à travers lui que la maison communique avec
le reste du monde : il est l’incarnation de ce monde aventureux,
immense, difficile et merveilleux ; il est la transcendance, il est
Dieu(25). C’est là ce qu’éprouve charnellement l’enfant dans la
puissance des bras qui la soulèvent, dans la force de ce corps contre
lequel elle se blottit. Par lui, la mère se trouve détrônée comme jadis
Isis par Râ et la Terre par le Soleil. Mais la situation de l’enfant est
alors profondément changée : elle était appelée à devenir un jour une
femme semblable à sa toute-puissante mère – elle ne sera jamais le
père souverain ; le lien qui l’attachait à sa mère était une active
émulation – du père elle ne peut qu’attendre passivement une
valorisation. Le garçon saisit la supériorité paternelle à travers un
sentiment de rivalité, tandis que la fillette la subit avec une
admiration impuissante. J’ai dit déjà que ce que Freud appelle
« complexe d’Électre » n’est pas, comme il le prétend, un désir
sexuel ; c’est une abdication profonde du sujet qui consent à se faire
objet dans la soumission et l’adoration. Si le père manifeste de la
tendresse pour sa fille, celle-ci sent son existence magnifiquement
justifiée ; elle est dotée de tous les mérites que les autres ont à
acquérir difficilement ; elle est comblée et divinisée. Il se peut que
toute sa vie elle recherche avec nostalgie cette plénitude et cette paix.
Si cet amour lui est refusé, elle peut se sentir à jamais coupable et
condamnée ; ou elle peut chercher ailleurs une valorisation de soi et
devenir indifférente à son père ou même hostile. Le père n’est
d’ailleurs pas le seul à détenir les clefs du monde : tous les hommes
participent normalement au prestige viril ; il n’y a pas lieu de les
considérer comme des « substituts » du père. C’est immédiatement,
en tant qu’ils sont hommes, que grands-pères, frères aînés, oncles,
pères de camarades, amis de la maison, professeurs, prêtres,
médecins fascinent la petite fille. La considération émue que les
femmes adultes témoignent à l’Homme suffirait à le jucher sur un
piédestal(26).
Tout contribue à confirmer aux yeux de la fillette cette hiérarchie.
Sa culture historique, littéraire, les chansons, les légendes dont on la
berce sont une exaltation de l’homme. Ce sont les hommes qui ont
fait la Grèce, l’Empire romain, la France et toutes les nations, qui ont
découvert la terre et inventé les instruments permettant de
l’exploiter, qui l’ont gouvernée, qui l’ont peuplée de statues, de
tableaux, de livres. La littérature enfantine, mythologie, contes,
récits, reflète les mythes créés par l’orgueil et les désirs des hommes :
c’est à travers les yeux des hommes que la fillette explore le monde et
y déchiffre son destin. La supériorité mâle est écrasante : Persée,
Hercule, David, Achille, Lancelot, Duguesclin, Bayard, Napoléon,
que d’hommes pour une Jeanne d’Arc ; et derrière celle-ci se profile
la grande figure mâle de saint Michel archange ! Rien de plus
ennuyeux que les livres retraçant des vies de femmes illustres : ce
sont de bien pâles figures à côté de celles des grands hommes ; et la
plupart baignent dans l’ombre de quelque héros masculin. Ève n’a
pas été créée pour elle-même mais comme compagne d’Adam et tirée
de son flanc ; dans la Bible il y a peu de femmes dont les actions
soient notoires : Ruth n’a fait que se trouver un mari. Esther a
obtenu la grâce des Juifs en s’agenouillant devant Assuérus, encore
n’était-elle qu’un instrument docile entre les mains de Mardochée ;
Judith a eu plus d’audace mais elle aussi obéissait aux prêtres et son
exploit a un arrière-goût louche : on ne saurait le comparer au pur et
éclatant triomphe du jeune David. Les déesses de la mythologie sont
frivoles ou capricieuses et toutes tremblent devant Jupiter ; tandis
que Prométhée dérobe superbement le feu du ciel, Pandore ouvre la
boîte à malheur. Il y a bien quelques sorcières, quelques vieilles
femmes qui exercent dans les contes une puissance redoutable. Entre
autres, dans le Jardin du paradis d’Andersen la figure de la Mère des
vents rappelle la Grande Déesse primitive : ses quatre énormes fils
lui obéissent en tremblant, elle les bat et les enferme dans des sacs
quand ils se sont mal conduits. Mais ce ne sont pas là des
personnages attrayants. Plus séduisantes sont les fées, sirènes et
ondines qui échappent à la domination du mâle ; mais leur existence
est incertaine, à peine individualisée ; elles interviennent dans le
monde humain sans avoir de destinée propre : du jour où la petite
sirène d’Andersen se fait femme, elle connaît le joug de l’amour et la
souffrance devient son lot. Dans les récits contemporains comme
dans les légendes anciennes, l’homme est le héros privilégié. Les
livres de Mme de Ségur sont une curieuse exception : ils décrivent une
société matriarcale où le mari quand il n’est pas absent joue un
personnage ridicule ; mais d’habitude l’image du père est, comme
dans le monde réel, nimbée de gloire. C’est sous l’égide du père
divinisé par l’absence que se déroulent les drames féminins de Little
Women. Dans les romans d’aventures ce sont les garçons qui font le
tour du monde, qui voyagent comme marins sur des bateaux, qui se
nourrissent dans la jungle du fruit de l’arbre à pain. Tous les
événements importants arrivent par les hommes. La réalité confirme
ces romans et ces légendes. Si la fillette lit les journaux, si elle écoute
la conversation des grandes personnes, elle constate qu’aujourd’hui
comme autrefois les hommes mènent le monde. Les chefs d’État, les
généraux, les explorateurs, les musiciens, les peintres qu’elle admire
sont des hommes ; ce sont des hommes qui font battre son cœur
d’enthousiasme.
Ce prestige se reflète dans le monde surnaturel. Généralement,
par suite du rôle que joue la religion dans la vie des femmes, la petite
fille qui est plus que son frère dominée par la mère subit aussi
davantage les influences religieuses. Or, dans les religions
occidentales, Dieu le Père est un homme, un vieillard doué d’un
attribut spécifiquement viril : une opulente barbe blanche(27). Pour
les chrétiens, le Christ est plus concrètement encore un homme de
chair et d’os à la longue barbe blonde. Les anges selon les théologiens
n’ont pas de sexe ; mais ils portent des noms masculins et se
manifestent sous la figure de beaux jeunes gens. Les émissaires de
Dieu sur terre : le pape, les évêques dont on baise l’anneau, le prêtre
qui dit la messe, celui qui prêche, celui devant qui on s’agenouille
dans le secret du confessionnal, ce sont les hommes. Pour une petite
fille pieuse, les rapports avec le père éternel sont analogues à ceux
qu’elle soutient avec le père terrestre ; comme ils se déroulent sur le
plan de l’imaginaire, elle connaît même une démission plus totale. La
religion catholique entre autres exerce sur elle la plus trouble des
influences(28). La Vierge accueille à genoux les paroles de l’ange :
« Je suis la servante du Seigneur », répond-elle. Marie-Madeleine est
prostrée aux pieds du Christ et elle les essuie avec ses longs cheveux
de femme. Les saintes déclarent à genoux leur amour au Christ
rayonnant. À genoux, dans l’odeur d’encens, l’enfant s’abandonne au
regard de Dieu et des anges : un regard d’homme. On a insisté
souvent sur les analogies du langage érotique et du langage mystique
tels que les parlent les femmes ; par exemple, sainte Thérèse de
l’Enfant-Jésus écrit :

Ô mon Bien-Aimé, par ton amour j’accepte de ne pas voir ici-bas la douceur de ton
regard, de ne pas sentir l’inexprimable baiser de ta bouche, mais je te supplie de
m’embraser de ton amour.
Mon Bien-Aimé de ton premier sourire
Fais-moi bientôt entrevoir la douceur.
Ah ! laisse-moi dans mon brûlant délire,
Oui, laisse-moi me cacher en ton cœur !
Je veux être fascinée par ton regard divin, je veux devenir la proie de ton amour. Un
jour, j’en ai l’espoir, tu fondras sur moi en m’emportant au foyer de l’amour, tu me
plongeras enfin dans ce brûlant abîme pour m’en faire devenir à jamais l’heureuse
victime.

Mais il ne faut pas en conclure que ces effusions soient toujours


sexuelles ; plutôt quand la sexualité féminine se développe, elle se
trouve pénétrée du sentiment religieux que la femme a voué à
l’homme dès l’enfance. Il est vrai que la fillette connaît auprès du
confesseur et même au pied de l’autel désert un frisson très proche
de celui qu’elle éprouvera plus tard dans les bras de son amant : c’est
que l’amour féminin est une des formes de l’expérience dans laquelle
une conscience se fait objet pour un être qui la transcende ; et ce sont
aussi ces délices passives que la jeune dévote goute dans l’ombre de
l’église.
Prostrée, le visage enfoui entre ses mains, elle connaît le miracle
du renoncement : à genoux elle monte au ciel ; son abandon aux bras
de Dieu lui assure une assomption capitonnée de nuages et d’anges.
C’est sur cette merveilleuse expérience qu’elle calque son avenir
terrestre. L’enfant peut aussi le découvrir par beaucoup d’autres
chemins : tout l’invite à s’abandonner en rêve aux bras des hommes
pour être transportée dans un ciel de gloire. Elle apprend que pour
être heureuse il faut être aimée ; pour être aimée, il faut attendre
l’amour. La femme c’est la Belle au bois dormant, Peau d’Âne,
Cendrillon, Blanche-Neige, celle qui reçoit et subit. Dans les
chansons, dans les contes, on voit le jeune homme partir
aventureusement à la recherche de la femme ; il pourfend des
dragons, il combat des géants ; elle est enfermée dans une tour, un
palais, un jardin, une caverne, enchaînée à un rocher, captive,
endormie : elle attend. Un jour mon prince viendra… Some day he’ll
come along, the man I love… les refrains populaires lui insufflent des
rêves de patience et d’espoir. La suprême nécessité pour la femme,
c’est de charmer un cœur masculin ; même intrépides, aventureuses,
c’est la récompense à laquelle toutes les héroïnes aspirent ; et le plus
souvent il ne leur est demandé d’autre vertu que leur beauté. On
comprend que le souci de son apparence physique puisse devenir
pour la fillette une véritable obsession ; princesses ou bergères, il
faut toujours être jolie pour conquérir l’amour et le bonheur ; la
laideur est cruellement associée à la méchanceté et on ne sait trop
quand on voit les malheurs qui fondent sur les laides si ce sont leurs
crimes ou leur disgrâce que le destin punit. Souvent les jeunes
beautés promises à un glorieux avenir commencent par apparaître
dans un rôle de victime ; les histoires de Geneviève de Brabant, de
Grisélidis, ne sont pas aussi innocentes qu’il semble ; amour et
souffrance s’y entrelacent d’une manière troublante ; c’est en
tombant au fond de l’abjection que la femme s’assure les plus
délicieux triomphes ; qu’il s’agisse de Dieu ou d’un homme la fillette
apprend qu’en consentant aux plus profondes démissions elle
deviendra toute-puissante : elle se complaît à un masochisme qui lui
promet de suprêmes conquêtes. Sainte Blandine, blanche et
sanglante entre les griffes des lions, Blanche-Neige gisant comme
une morte dans un cercueil de verre, la Belle endormie, Atala
évanouie, toute une cohorte de tendres héroïnes meurtries, passives,
blessées, agenouillées, humiliées, enseignent à leur jeune sœur le
fascinant prestige de la beauté martyrisée, abandonnée, résignée. Il
n’est pas étonnant, tandis que son frère joue au héros, que la fillette
joue si volontiers à la martyre : les païens la jettent aux lions, Barbe-
Bleue la traîne par les cheveux, le roi son époux l’exile au fond des
forêts ; elle se résigne, elle souffre, elle meurt et son front se nimbe
de gloire. « N’étant encore que toute petite fille, je souhaitais attirer
la tendresse des hommes, les inquiéter, être sauvée par eux, mourir
entre tous les bras », écrit Mme de Noailles. On trouve un
remarquable exemple de ces rêveries masochistes dans la Voile noire
de Marie Le Hardouin.

À sept ans, de je ne sais quelle côte, je fabriquai mon premier homme. Il était grand,
mince, extrêmement jeune, vêtu d’un costume de satin noir aux longues manches
traînant jusqu’à terre. Ses beaux cheveux blonds roulaient en lourdes boucles sur ses
épaules… Je l’appelai Edmond… Puis un jour vint où je lui donnai deux frères… Ces trois
frères : Edmond, Charles et Cédric, tous trois vêtus de satin noir, tous les trois blonds et
sveltes, me firent connaître d’étranges béatitudes. Leurs pieds chaussés de soie étaient si
beaux et leurs mains si fragiles que toutes sortes de mouvements me montaient à l’âme…
Je devins leur sœur Marguerite… J’aimais me représenter assujettie au bon plaisir de
mes frères et totalement à leur merci. Je rêvais que mon frère aîné, Edmond, avait droit
de vie et de mort sur moi. Je n’avais jamais la permission de lever les yeux sur son
visage. Il me faisait fouetter sous le moindre prétexte. Quand il m’adressait la parole,
j’étais si bouleversée par la crainte et le regret que je ne trouvais rien à lui répondre et
bredouillais inlassablement des « Oui, monseigneur », « Non, monseigneur » où je
savourais l’étrange délice de me sentir idiote… Quand la souffrance qu’il m’imposait était
trop forte, je murmurais « Merci, monseigneur » et il venait un moment où défaillant
presque de souffrance je posais, pour ne pas crier, mes lèvres sur sa main pendant que
quelque élan brisant enfin mon cœur j’atteignais à un de ces états où l’on désire mourir
par excès de bonheur.

À un âge plus ou moins précoce, la fillette rêve que déjà elle a


atteint l’âge de l’amour ; à neuf ans, à dix ans, elle s’amuse à se
maquiller, elle rembourre son corsage, elle se déguise en dame. Elle
ne cherche cependant à réaliser aucune expérience érotique avec des
petits garçons : s’il lui arrive d’aller avec eux dans les coins et de
jouer « à se montrer des choses » c’est seulement par curiosité
sexuelle. Mais le partenaire des rêveries amoureuses est un adulte,
soit purement imaginaire, soit évoqué à partir d’individus réels : en
ce dernier cas, l’enfant se satisfait de l’aimer à distance. On trouvera
dans les souvenirs de Colette Audry(29) un très bon exemple de ces
rêveries enfantines ; elle a découvert l’amour dès l’âge de cinq ans,
raconte-t-elle.

Cela n’avait naturellement rien à voir avec les petits plaisirs sexuels de l’enfance, la
satisfaction que j’éprouvais par exemple à chevaucher une certaine chaise de la salle à
manger ou à me caresser avant de m’endormir… Le seul trait commun entre le sentiment
et le plaisir est que je les dissimulais tous deux soigneusement à mon entourage… Mon
amour pour ce jeune homme consistait à penser à lui avant de m’endormir en imaginant
des histoires merveilleuses… À Privas, je fus successivement amoureuse de tous les chefs
de cabinet de mon père… je n’étais jamais très profondément affligée de leur départ car
ils ne constituaient guère qu’un prétexte à fixer mes rêveries amoureuses… Le soir quand
j’étais couchée je prenais ma revanche de trop de jeunesse et de timidité. Je préparais
tout avec soin, je n’avais aucune peine à me le rendre, lui, présent, mais il s’agissait de
me transformer, moi, de manière que je puisse me voir de l’intérieur car je devenais :
elle, et cessais d’être : je. D’abord j’étais belle et j’avais dix-huit ans. Une boite à bonbons
m’aida beaucoup : une longue boîte de dragées rectangulaire et plate qui représentait
deux jeunes filles environnées de colombes. J’étais la brune coiffée de boucles courtes,
vêtue d’une longue robe de mousseline. Une absence de dix ans nous avait séparés. Lui
revenait à peine vieilli et la vue de cette merveilleuse créature le bouleversait. Elle
paraissait à peine se souvenir de lui, elle était pleine de naturel, d’indifférence et d’esprit.
Je composais pour cette première rencontre des conversations vraiment brillantes.
S’ensuivaient des malentendus, toute une conquête difficile, des heures cruelles de
découragement et de jalousie pour lui. Enfin, poussé à bout, il avouait son amour. Elle
l’écoutait en silence et au moment où il croyait tout perdu elle lui apprenait qu’elle
n’avait jamais cessé de l’aimer et ils s’enlaçaient un peu. La scène se passait d’ordinaire
sur un banc du parc, le soir. Je voyais les deux formes rapprochées, j’entendais le
murmure des voix, je sentais en même temps le contact chaud des corps. Mais à partir de
là tout se déliait… jamais je n’abordai au mariage(30)… Le lendemain j’y pensais un peu
en me lavant. Je ne sais pourquoi le visage tout ensavonné que je regardais dans la glace
me ravissait (le reste du temps je ne me trouvais pas belle) et m’emplissait d’espoir.
J’aurais considéré des heures cette face nuageuse un peu renversée qui semblait
m’attendre de loin sur la route de l’avenir. Mais il fallait se presser ; une fois essuyée tout
était fini, je retrouvais ma tête banale d’enfant qui ne m’intéressait plus.
Jeux et rêves orientent la fillette vers la passivité ; mais elle est un
être humain avant que de devenir une femme ; et déjà elle sait que
s’accepter comme femme c’est se démettre et se mutiler ; si la
démission est tentante, la mutilation est odieuse. L’Homme, l’Amour
sont encore bien loin dans les brumes de l’avenir ; au présent, la
petite fille cherche comme ses frères l’activité, l’autonomie. Le
fardeau de la liberté n’est pas lourd aux enfants parce qu’il
n’implique pas de responsabilité ; ils se savent en sécurité à l’abri des
adultes : ils ne sont pas tentés de se fuir. Son élan spontané vers la
vie, son goût du jeu, du rire, de l’aventure, amènent la fillette à
trouver le cercle maternel étroit, étouffant. Elle voudrait échapper à
l’autorité de sa mère. C’est une autorité qui s’exerce de manière
beaucoup plus quotidienne et intime que celle que doivent accepter
les garçons. Rares sont les cas où elle est aussi compréhensive et
discrète que chez cette « Sido » que Colette a peinte avec amour.
Sans parler des cas quasi pathologiques – ils sont fréquents(31) – où
la mère est une sorte de bourreau, assouvissant sur l’enfant ses
instincts de domination et son sadisme, sa fille est l’objet privilégié
en face duquel elle prétend s’affirmer comme sujet souverain ; cette
prétention amène l’enfant à se cabrer avec révolte. C. Audry a décrit
cette rébellion d’une fillette normale contre une mère normale :

Je n’aurais su répondre la vérité, si innocente fût-elle, car je ne me sentais jamais


innocente devant maman. Elle était la grande personne essentielle et je lui en voulais
tant que je n’en suis pas encore guérie. Il y avait au fond de moi une sorte de plaie
tumultueuse et féroce que j’étais sûre de retrouver toujours à vif… Je ne pensais pas : elle
est trop sévère ; ni : elle n’a pas le droit. Je pensais : non, non, non, de toutes mes forces.
Je ne lui reprochais pas le fait même de son autorité, ni des ordres ou des défenses
arbitraires, mais de vouloir me mater. Elle le disait quelquefois : quand elle ne le disait
pas, ses yeux le disaient, sa voix le disait. Ou bien elle avait raconté à des dames que les
enfants sont bien plus souples après une correction. Ces mots me restaient dans la gorge,
inoubliables : je ne pouvais pas les vomir, je ne pouvais pas les avaler. C’était, cette
colère, ma culpabilité devant elle et aussi ma honte devant moi (car enfin, elle me faisait
peur, et je n’avais à mon actif en guise de représailles que quelques paroles violentes ou
quelques insolences) mais aussi ma gloire, malgré tout : tant que la plaie serait là, et
vivante la folie muette qui me prenait à seulement répéter : mater, souple, correction,
humiliation, je ne serais pas matée.

La rébellion est d’autant plus violente que souvent la mère a


perdu son prestige. Elle apparaît comme celle qui attend, qui subit,
qui se plaint, qui pleure, qui fait des scènes : et dans la réalité
quotidienne ce rôle ingrat ne conduit à aucune apothéose ; victime
elle est méprisée, mégère, détestée ; son destin apparaît comme le
prototype de la fade répétition : par elle la vie ne fait que
stupidement se répéter sans aller nulle part ; butée dans son rôle de
ménagère, elle arrête l’expansion de l’existence, elle est obstacle et
négation. Sa fille veut ne pas lui ressembler. Elle voue un culte aux
femmes qui ont échappé à la servitude féminine : actrices, écrivains,
professeurs ; elle se donne avec ardeur aux sports, à l’étude, elle
grimpe aux arbres, déchire ses vêtements, essaie de rivaliser avec les
garçons. Le plus souvent, elle se choisit une amie de cœur à qui elle
se confie ; c’est une amitié exclusive comme une passion amoureuse
et qui ordinairement comporte le partage de secrets sexuels : les
fillettes échangent les renseignements qu’elles ont réussi à se
procurer et les commentent. Il arrive assez souvent qu’il y ait
formation d’un triangle, une des fillettes étant amoureuse du frère de
son amie : ainsi Sonia dans Guerre et Paix est l’amie de cœur de
Natacha dont elle aime le frère Nicolas. En tout cas cette amitié
s’entoure de mystère, et d’une manière générale l’enfant, dans cette
période, aime avoir des secrets ; de la chose la plus insignifiante elle
fait un secret : ainsi réagit-elle contre les cachotteries qu’on oppose à
sa curiosité ; c’est une manière aussi de se donner de l’importance ;
elle cherche par tous les moyens à en acquérir ; elle essaie
d’intervenir dans la vie des grandes personnes, elle invente à leur
propos des romans auxquels elle ne croit qu’à moitié et dans lesquels
elle joue un grand rôle. Avec ses amies, elle affecte de rendre aux
garçons mépris pour mépris ; elles font bande à part, elles ricanent et
se moquent d’eux. Mais, en fait, elle est flattée dès qu’ils la traitent
sur un pied d’égalité, elle cherche leurs suffrages. Elle voudrait
appartenir à la caste privilégiée. Le même mouvement qui, dans les
hordes primitives, soumet la femme à la suprématie masculine, se
traduit en chaque nouvelle initiée par un refus de son sort : en elle, la
transcendance condamne l’absurdité de l’immanence. Elle s’irrite
d’être brimée par les règles de la décence, gênée par ses vêtements,
asservie aux soins du ménage, arrêtée dans tous ses élans ; sur ce
point on a fait un grand nombre d’enquêtes qui ont à peu près
toutes(32) donné le même résultat : tous les garçons – tel Platon jadis
– déclarent qu’ils auraient horreur d’être des filles ; presque toutes
les filles se désolent de ne pas être des garçons. D’après les
statistiques rapportées par Havelock Ellis, un garçon sur cent
souhaitait être une fille ; plus de 75 % des filles eussent préféré
changer de sexe. D’après une enquête de Karl Pipal (rapportée par
Baudouin dans son ouvrage sur l’Âme enfantine) sur 20 garçons de
douze à quatorze ans, 18 ont dit qu’ils aimeraient mieux tout au
monde que d’être des filles ; sur 22 filles, 10 souhaitaient être des
garçons ; elles en donnaient les raisons suivantes : « Les garçons sont
mieux : ils n’ont pas à souffrir comme les femmes… Ma mère
m’aimerait plus… Un garçon fait du travail plus intéressant… Un
garçon a plus de capacités pour les études… Je m’amuserais à faire
peur aux filles… Je n’aurais plus peur des garçons… Ils sont plus
libres… Les jeux des garçons sont plus amusants… Ils ne sont pas
gênés par leurs vêtements… » Cette dernière observation revient
souvent : les filles se plaignent presque toutes d’être gênées par leurs
robes, de n’avoir pas la liberté de leurs mouvements, d’être obligées
de surveiller leurs jupes ou leurs toilettes claires si faciles à tacher.
Vers dix ou douze ans, la plupart des petites filles sont vraiment des
« garçons manqués », c’est-à-dire des enfants à qui manque la
licence d’être des garçons. Non seulement elles en souffrent comme
d’une privation et d’une injustice mais le régime auquel on les
condamne est malsain. En elles l’exubérance de la vie est barrée, leur
vigueur inemployée retombe en nervosité ; leurs occupations trop
sages n’épuisent pas leur trop-plein d’énergie ; elles s’ennuient : par
ennui et pour compenser l’infériorité dont elles souffrent, elles
s’abandonnent à des rêveries moroses et romanesques ; elles
prennent le goût de ces évasions faciles et perdent le sens du réel ;
elles se livrent à leurs émotions avec une exaltation désordonnée ;
faute d’agir elles parlent, entremêlant volontiers des propos sérieux
avec des paroles sans queue ni tête ; délaissées, « incomprises », elles
cherchent une consolation dans des sentiments narcissistes : elles se
regardent comme une héroïne de roman, s’admirent et se plaignent ;
il est naturel qu’elles deviennent coquettes et comédiennes : ces
défauts s’accentueront au moment de la puberté. Leur malaise se
traduit par des impatiences, des crises de colère, des larmes ; elles
ont le goût des larmes – goût que gardent par la suite beaucoup de
femmes – en grande partie parce qu’elles aiment à jouer aux
victimes : c’est à la fois une protestation contre la dureté du destin et
une manière de se rendre soi-même touchante. « Les petites filles
aiment tant à pleurer que j’en ai connu qui allaient pleurer devant un
miroir pour jouir doublement de cet état », raconte Mgr Dupanloup.
La plupart de leurs drames concernent leurs rapports avec la
famille ; elles cherchent à briser leurs liens avec la mère ; tantôt elles
lui sont hostiles, tantôt elles gardent un besoin aigu de sa protection ;
elles voudraient accaparer l’amour du père ; elles sont jalouses,
susceptibles, exigeantes. Souvent elles inventent des romans ; elles
supposent qu’elles sont une enfant adoptée, que leurs parents ne
sont pas vraiment leurs parents ; elles leur attribuent une vie
secrète ; elles rêvent sur leurs rapports ; elles s’imaginent volontiers
que le père est incompris, malheureux, qu’il ne rencontre pas en sa
femme la compagne idéale que sa fille saurait être pour lui ; ou au
contraire que la mère le trouve avec raison grossier et brutal, qu’elle
a horreur de tout rapport physique avec lui. Fantasmes, comédies,
puériles tragédies, faux enthousiasmes, bizarreries, il en faut
chercher la raison non dans une mystérieuse âme féminine mais
dans la situation de l’enfant.
C’est une étrange expérience pour un individu qui s’éprouve
comme sujet, autonomie, transcendance, comme un absolu, de
découvrir en soi à titre d’essence donnée l’infériorité : c’est une
étrange expérience pour celui qui se pose pour soi comme l’Un d’être
révélé à soi-même comme altérité. C’est là ce qu’il arrive à la petite
fille quand faisant l’apprentissage du monde elle s’y saisit comme
une femme. La sphère à laquelle elle appartient est de partout
enfermée, limitée, dominée par l’univers mâle : si haut qu’elle se
hisse, si loin qu’elle s’aventure, il y aura toujours un plafond au-
dessus de sa tête, des murs qui barreront son chemin. Les dieux de
l’homme sont dans un ciel si lointain qu’en vérité, pour lui, il n’y a
pas de dieux : la petite fille vit parmi des dieux à face humaine.
Cette situation n’est pas unique. C’est aussi celle que connaissent
les Noirs d’Amérique, partiellement intégrés à une civilisation qui
cependant les considère comme une caste inférieure ; ce que Big
Thomas(33) éprouve avec tant de rancœur à l’aurore de sa vie, c’est
cette définitive infériorité, cette altérité maudite qui est inscrite dans
la couleur de sa peau : il regarde passer des avions et il sait que parce
qu’il est noir le ciel lui est défendu. Parce qu’elle est femme, la fillette
sait que la mer et les pôles, que mille aventures, mille joies lui sont
défendues : elle est née du mauvais côté. La grande différence, c’est
que les Noirs subissent leur sort dans la révolte : aucun privilège n’en
compense la dureté ; tandis que la femme est invitée à la complicité.
J’ai rappelé déjà(34) qu’à côté de l’authentique revendication du sujet
qui se veut souveraine liberté, il y a chez l’existant un désir
inauthentique de démission et de fuite ; ce sont les délices de la
passivité que parents et éducateurs, livres et mythes, femmes et
hommes font miroiter aux yeux de la petite fille ; dans sa toute petite
enfance, on lui apprend déjà à les goûter ; la tentation se fait de plus
en plus insidieuse ; et elle y cède d’autant plus fatalement que l’élan
de sa transcendance se heurte à de plus sévères résistances. Mais en
acceptant sa passivité, elle accepte aussi de subir sans résistance un
destin qui va lui être imposé du dehors, et cette fatalité l’effraie. Qu’il
soit ambitieux, étourdi ou timide, c’est vers un avenir ouvert que
s’élance le jeune garçon ; il sera marin ou ingénieur, il restera aux
champs ou il partira pour la ville, il verra le monde, il deviendra
riche ; il se sent libre en face d’un avenir où l’attendent des chances
imprévues. La fillette sera épouse, mère, grand-mère ; elle tiendra sa
maison exactement comme le fait sa mère, elle soignera ses enfants
comme elle a été soignée : elle a douze ans et déjà son histoire est
inscrite au ciel ; elle la découvrira jour après jour sans jamais la
faire ; elle est curieuse mais effrayée quand elle évoque cette vie dont
toutes les étapes sont d’avance prévues et vers laquelle l’achemine
inéluctablement chaque journée.
C’est pourquoi, beaucoup plus encore que ses frères, la fillette est
préoccupée par les mystères sexuels ; certes, ils s’y intéressent eux
aussi passionnément ; mais, dans leur avenir, leur rôle de mari, de
père n’est pas celui dont ils se soucient le plus ; dans le mariage, dans
la maternité, c’est toute la destinée de la petite fille qui est mise en
question ; et, dès qu’elle commence à en pressentir les secrets, son
corps lui apparaît comme odieusement menacé. La magie de la
maternité s’est dissipée : qu’elle ait été renseignée plus ou moins tôt,
de manière plus ou moins cohérente, elle sait que l’enfant n’apparaît
pas par hasard dans le ventre maternel et que ce n’est pas un coup de
baguette qui l’en fait sortir ; elle s’interroge avec angoisse. Souvent, il
ne lui semble plus merveilleux mais horrible qu’un corps parasite
doive proliférer à l’intérieur de son corps ; l’idée de cette
monstrueuse enflure l’épouvante. Et comment le bébé sortira-t-il ?
Même si on ne lui a jamais parlé des cris et des souffrances de la
maternité, elle a surpris des propos, elle a lu les mots bibliques : « Tu
enfanteras dans la douleur » ; elle pressent des tortures qu’elle ne
saurait pas même imaginer ; elle invente d’étranges opérations dans
la région du nombril ; si elle suppose que le fœtus sera expulsé par
l’anus, elle n’en est pas plus rassurée : on a vu des fillettes faire des
crises de constipation névrotique quand elles ont cru découvrir le
processus de la naissance. Des explications exactes ne seront pas
d’un grand secours : les images d’enflure, de déchirure, d’hémorragie
vont la hanter. La fillette sera d’autant plus sensible à ces visions
qu’elle est plus imaginative ; mais aucune ne pourra les regarder en
face sans frémir. Colette raconte que sa mère la retrouva évanouie
après qu’elle eut lu chez Zola la description d’une naissance.

L’auteur peignait l’accouchement « avec un luxe brusque et cru de détails, une


minutie anatomique, une complaisance dans la couleur, l’attitude, le cri où je ne
reconnus rien de ma tranquille compétence de jeune fille des champs. Je me sentis
crédule, effarée, menacée dans mon destin de petite femelle… D’autres mots sous mes
yeux peignaient la chair écartelée, l’excrément, le sang souillé… Le gazon me reçut
étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers apportaient, frais
tués, dans la cuisine ».

Les apaisements offerts par les grandes personnes laissent


l’enfant inquiète ; en grandissant, elle apprend à ne plus croire les
adultes sur parole ; souvent, c’est sur les mystères mêmes de la
génération qu’elle a surpris leurs mensonges ; et elle sait aussi qu’ils
considèrent comme normales les choses les plus épouvantables ; si
elle a éprouvé quelque choc physique violent : amygdales coupées,
dent arrachée, panaris ouvert au bistouri, elle projettera sur
l’accouchement l’angoisse dont elle a gardé le souvenir.
Le caractère physique de la grossesse, de l’accouchement, suggère
aussitôt qu’entre époux il se passe « quelque chose de physique ». Le
mot « sang » qu’on rencontre souvent dans des expressions telles
que « enfant du même sang, pur sang, sang mêlé » oriente parfois
l’imagination enfantine ; on suppose que le mariage s’accompagne de
quelque transfusion solennelle. Mais plus souvent la « chose
physique » apparaît comme liée au système urinaire et excrémentiel ;
en particulier, les enfants supposent volontiers que l’homme urine
dans la femme. L’opération sexuelle est pensée comme sale. C’est là
ce qui bouleverse l’enfant pour qui les choses « sales » ont été
entourées des plus sévères tabous : comment donc se fait-il que les
adultes les intègrent à leur vie ? L’enfant est d’abord défendu contre
le scandale pour l’absurdité même de ce qu’il découvre : il ne trouve
aucun sens à ce qu’il entend raconter, à ce qu’il lit, à ce qu’il écrit ;
tout lui paraît irréel. Dans le charmant livre de Carson Mac Cullers :
The Member of the wedding, la jeune héroïne surprend au lit deux
voisins nus ; l’anomalie même de l’histoire empêche qu’elle n’y
attache de l’importance.

C’était un dimanche d’été et la porte des Marlowe était ouverte. Elle pouvait voir
seulement une partie de la chambre, une partie de la commode et seulement le pied du
lit sur lequel était jeté le corset de Mrs. Marlowe. Mais il y avait dans la chambre
tranquille un bruit qu’elle ne comprenait pas et quand elle s’avança sur le seuil, elle fut
frappée d’étonnement par un spectacle qui dès le premier regard la chassa vers la cuisine
criant : Mr. Marlowe a une crise ! Bérénice s’était précipitée vers le hall mais quand elle
regarda dans la chambre elle ne fit que serrer les lèvres et claqua la porte… Frankie avait
essayé de questionner Bérénice pour découvrir ce qui en était. Mais Bérénice avait
seulement dit que c’était des gens ordinaires et ajouté que par égard à une certaine
personne ils auraient dû au moins savoir fermer une porte. Frankie savait qu’elle était
cette personne et cependant elle ne comprenait pas. Quel genre de crise était-ce ?
demanda-t-elle. Mais Bérénice répondit seulement : « Mon petit, rien qu’une crise
ordinaire. » Et Frankie comprit au ton de sa voix qu’on ne lui disait pas tout. Plus tard,
elle se rappela seulement les Marlowe comme des gens ordinaires…

Quand on met des enfants en garde contre des inconnus, quand


on interprète devant eux un incident sexuel, on leur parle volontiers
de malades, de maniaques, de fous ; c’est une explication commode ;
la fillette palpée par son voisin au cinéma, celle devant qui un
passant déboutonne sa braguette pensent qu’elles ont eu affaire à des
fous ; certes, la rencontre de la folie est déplaisante : une attaque
d’épilepsie, une crise d’hystérie, une querelle violente mettent en
défaut l’ordre du monde adulte, et l’enfant qui en est témoin se sent
en danger ; mais enfin, de même qu’il y a dans une société
harmonieuse des clochards, des mendiants, des infirmes aux plaies
hideuses, il peut s’y trouver aussi certains anormaux sans que les
fondements en soient ébranlés. C’est lorsque les parents, les amis, les
maîtres sont soupçonnés de célébrer en cachette des messes noires
que l’enfant prend vraiment peur.

Quand on m’a parlé pour la première fois de rapports sexuels entre homme et femme
je les déclarais impossibles puisque mes parents auraient dû en avoir aussi et je les
estimais trop pour le croire. Je disais que c’était beaucoup trop dégoûtant pour que je le
fasse jamais. Malheureusement je devais être détrompée peu après en entendant ce que
faisaient mes parents… Cet instant fut épouvantable ; je cachai ma figure sous la
couverture en bouchant mes oreilles et je souhaitai être à mille kilomètres de là(35).

Comment passer de l’image de gens habillés et dignes, ces gens


qui enseignent la décence, la réserve, la raison, à celle de deux bêtes
nues qui s’affrontent ? Il y a là une contestation des adultes par eux-
mêmes qui ébranle leur piédestal, qui enténèbre le ciel. Souvent
l’enfant refuse avec entêtement l’odieuse révélation : « Mes parents
ne font pas ça », déclare-t-il. Ou il essaie de se donner du coït une
image décente : « Quand on veut un enfant », disait une petite fille,
« on va chez le médecin ; on se déshabille, on se bande les yeux,
parce qu’il ne faut pas regarder ; le médecin attache les parents l’un à
l’autre et il aide pour que tout marche bien » ; elle avait changé l’acte
amoureux en une opération chirurgicale, sans doute peu plaisante,
mais aussi honorable qu’une séance chez le dentiste. Mais malgré
refus et fuites, le malaise et le doute s’insinuent au cœur de l’enfant ;
il se produit un phénomène aussi douloureux que celui du sevrage :
ce n’est plus qu’on détache l’enfant de la chair maternelle, mais
autour de lui l’univers protecteur s’écroule ; il se retrouve sans toit
au-dessus de sa tête, délaissé, absolument seul devant un avenir
plein de nuit. Ce qui augmente l’angoisse de la fillette, c’est qu’elle ne
réussit pas à cerner exactement les contours de l’équivoque
malédiction qui pèse sur elle. Les renseignements obtenus sont
incohérents, les livres contradictoires ; même les exposés techniques
ne dissipent pas l’ombre épaisse ; cent questions se posent : l’acte
sexuel est-il douloureux ? ou délicieux ? Combien de temps dure-t-
il ? cinq minutes ou toute une nuit ? On lit parfois qu’une femme est
devenue mère en une étreinte, et parfois après des heures de volupté
elle demeure stérile. Est-ce que les gens « font ça » tous les jours ? ou
rarement ? L’enfant essaie de se renseigner en lisant la Bible, en
compulsant des dictionnaires, en interrogeant des camarades et il
tâtonne dans l’obscurité et le dégoût. Sur ce point un document
intéressant, c’est l’enquête menée par le docteur Liepmann ; voici
quelques-unes des réponses que lui ont fournies des jeunes filles
touchant leur initiation sexuelle :

Je continuai à errer avec mes idées nébuleuses et biscornues. Personne n’abordait le


sujet, ni ma mère ni la maîtresse d’école ; aucun livre ne traitait la question à fond. Peu à
peu il se tissait une sorte de mystère de péril et de laideur autour de l’acte qui m’avait
d’abord paru si naturel. Les grandes de douze ans se servaient de plaisanteries grossières
pour créer comme un pont entre elles et nos compagnes de classe. Tout cela était encore
si vague et si dégoûtant qu’on discutait sur le point de savoir où les enfants se formaient ;
si la chose n’avait lieu qu’une fois chez l’homme puisque le mariage était l’occasion d’un
tel tam-tam. Mes règles qui parurent quand j’eus quinze ans furent pour moi une
nouvelle surprise. Je me trouvais à mon tour entraînée en quelque sorte dans la ronde…
… Initiation sexuelle ! C’est une expression à laquelle on ne devait pas faire allusion
dans la maison de nos parents !… Je cherchais dans les livres, mais je me tourmentais et
m’énervais à chercher sans savoir où trouver la route à suivre… Je fréquentais une école
de garçons : pour le maître la question semblait ne pas exister… L’ouvrage de Horlam,
Garçonnet et fillette, enfin m’apporta la vérité. Mon état de crispation, de surexcitation
insupportable se dissipa, bien que je fusse alors très malheureuse et qu’il m’ait fallu
beaucoup de temps pour reconnaître et comprendre que seuls l’érotisme et la sexualité
constituent le véritable amour.

Étapes de mon initiation : I. Premières questions et quelques vagues notions


(nullement satisfactoires). De trois ans et demi jusqu’à onze ans… Pas de réponses aux
questions que je posais dans les années suivantes. Quand j’eus sept ans voilà qu’en
donnant à manger à ma lapine je vis soudain ramper sous elle des petits tout nus… Ma
mère me dit que chez les animaux et aussi chez l’homme les petits poussent dans le
ventre de la mère et lui sortent par le flanc. Cette naissance par le flanc me parut
irraisonnée… Une bonne d’enfants me raconta beaucoup de choses sur la grossesse, la
gestation, la menstruation… Enfin, à ma dernière question, que je posai à mon père sur
sa fonction réelle, il me répondit par d’obscures histoires de pollen et de pistil.
II. Quelques essais d’initiation personnelle (onze à treize ans). Je dénichai une
encyclopédie et un ouvrage de médecine… Ce ne fut qu’un enseignement théorique
formé de gigantesques mots étranges. III. Contrôle des connaissances acquises (treize à
vingt ans) : a) dans la vie quotidienne ; b) dans les travaux scientifiques.

Quand j’eus huit ans, je jouais souvent avec un garçon de mon âge. Une fois nous
abordâmes le sujet. Je savais déjà, parce que ma mère me l’avait dit, qu’une femme a
beaucoup d’œufs dans le corps… et qu’un enfant naissait d’un de ces œufs toutes les fois
que la mère en éprouvait un vif désir… Ayant donné la même explication à mon petit
camarade, je reçus de lui cette réponse : « Tu es complètement stupide ! Quand notre
boucher et sa femme veulent avoir un enfant, ils se mettent au lit et ils font des
cochonneries. » J’en fus indignée… Nous avions alors (vers douze ans et demi) une
domestique qui nous racontait toutes sortes de vilaines histoires. Je n’en soufflais mot à
maman car j’avais honte ; mais je lui demandais si l’on attrape un enfant quand on
s’assied sur les genoux d’un homme. Elle m’expliqua tout aussi bien que possible.

D’où les enfants sortaient, je l’ai appris à l’école et j’ai eu le sentiment que c’était
quelque chose d’affreux. Mais comment venaient-ils au monde ? Nous nous faisions de
la chose toutes les deux une idée en quelque sorte monstrueuse, surtout depuis qu’en
allant à l’école, un matin d’hiver, en pleine obscurité, nous avions ensemble rencontré un
certain homme qui nous avait montré ses parties sexuelles et nous avait dit en
s’approchant de nous : « Est-ce que ça ne vous parait pas gentil à croquer ? » Notre
répugnance à toutes deux fut inconcevable et nous fûmes littéralement écœurées.
Jusqu’à ma vingt et unième année je me suis figuré que la venue au monde des enfants
s’effectuait par le nombril.

Une fillette me prit à part et me demanda : « Sais-tu d’où sortent les enfants ? »
Finalement, elle se décida à déclarer : « Mince alors ! ce que t’es bête ! Les gosses ça sort
du ventre des femmes et pour qu’ils viennent au monde, faut qu’elles fassent avec les
hommes quelque chose de tout à fait dégoûtant ! » Après quoi, elle m’expliqua plus en
détail cette dégoûtation. Mais j’en étais devenue toute transformée, me refusant
absolument à tenir pour possible qu’il se passât des choses pareilles. Nous couchions
dans la même chambre que nos parents… Une des nuits qui suivirent j’entendis se
produire ce que je n’avais pas cru possible et alors j’eus honte, oui, j’eus honte de mes
parents. Tout cela fit de moi comme un autre être. J’éprouvai d’horribles souffrances
morales. Je me considérais comme une créature profondément dépravée d’être déjà au
courant de ces choses.

Il faut dire que même un enseignement cohérent ne résoudrait


pas le problème ; malgré toute la bonne volonté des parents et des
maîtres, on ne saurait mettre en mots et en concepts l’expérience
érotique ; on ne la comprend qu’en la vivant ; toute analyse, fût-elle
la plus sérieuse du monde, aura un côté humoristique et échouera à
livrer la vérité. Quand à partir des poétiques amours des fleurs, des
noces des poissons, passant par le poussin, le chat, le chevreau, on se
sera élevé jusqu’à l’espèce humaine, on peut bien théoriquement
éclaircir le mystère de la génération : celui de la volupté et de l’amour
sexuel demeure entier. Comment expliquerait-on à une enfant au
sang calme l’agrément d’une caresse ou d’un baiser ? En famille, on
donne, on reçoit des baisers et parfois même sur les lèvres : pourquoi
en certains cas cette rencontre des muqueuses provoque-t-elle des
vertiges ? C’est décrire des couleurs à un aveugle. Tant que manque
l’intuition du trouble et du désir qui donne à la fonction érotique son
sens et son unité, les différents éléments en semblent choquants,
monstrueux. En particulier, la fillette est révoltée quand elle
comprend qu’elle est vierge et scellée, que, pour la changer en
femme, il faudra qu’un sexe d’homme la pénètre. Du fait que
l’exhibitionnisme est une perversion répandue, beaucoup de fillettes
ont vu des pénis en érection ; en tout cas, elles ont observé des sexes
d’animaux et il est regrettable que si souvent celui du cheval leur tire
les yeux ; on conçoit qu’elles en soient épouvantées. Peur de
l’accouchement, peur du sexe mâle, peur des « crises » qui menacent
les gens mariés, dégoût pour des pratiques sales, dérision à l’égard de
gestes dénués de toute signification, tout cela amène souvent la
fillette à déclarer : « Je ne me marierai jamais(36). » C’est là la plus
sûre défense contre la douleur, la folie, l’obscénité. En vain, essaie-t-
on de lui expliquer qu’au jour venu ni la défloration ni
l’accouchement ne lui sembleront si terribles, que des millions de
femmes s’y sont résignées et ne s’en portent pas plus mal. Quand un
enfant a peur d’un événement extérieur, on le délivre mais en lui
prédisant que, plus tard, il l’acceptera tout naturellement : c’est lui-
même qu’il redoute alors de rencontrer aliéné, égaré, au fond de
l’avenir. Les métamorphoses de la chenille qui se fait chrysalide et
papillon mettent au cœur un malaise : est-ce encore la même chenille
après ce long sommeil ? Sous ces ailes brillantes, se reconnaît-elle ?
J’ai connu des fillettes que la vue d’une chrysalide plongeait dans un
rêve effaré.
Et cependant la métamorphose s’opère. La fillette n’en connaît
pas elle-même le sens, mais elle se rend compte que, dans ses
rapports avec le monde et avec son propre corps, quelque chose est
en train de changer subtilement : elle est sensible à des contacts, à
des goûts, à des odeurs qui la laissaient naguère indifférente ; il passe
dans sa tête des images baroques ; dans les glaces elle se reconnaît
mal ; elle se sent « drôle », les choses ont un air « drôle » ; telle est la
petite Emily que Richard Hughes décrit dans Un cyclone à la
Jamaïque :

Emily pour se rafraîchir s’était assise dans l’eau jusqu’au ventre et des centaines de
petits poissons chatouillaient de leurs bouches curieuses chaque pouce de son corps ; on
aurait dit de légers baisers dépourvus de sens. Ces derniers temps elle s’était mise à
détester qu’on la touchât, mais ceci était abominable. Elle ne put le supporter
davantage : elle sortit de l’eau et se rhabilla.

Même l’harmonieuse Tessa de Margaret Kennedy connaît ce


trouble bizarre :

Tout à coup, elle s’était sentie profondément malheureuse. Ses yeux regardèrent
fixement l’obscurité du hall coupé en deux par le clair de lune qui entrait comme un flot
à travers la porte ouverte. Elle ne put y tenir. Elle se leva d’un bond avec un petit cri
exagéré : « Oh ! s’écria-t-elle, comme je hais le monde entier ! » Elle courut alors se
cacher dans la montagne, effrayée et furieuse, poursuivie par un triste pressentiment qui
semblait remplir la tranquille maison. Tout en trébuchant sur le sentier, elle se remit à
murmurer pour elle-même : « Je voudrais mourir, je voudrais être morte. »
Elle savait qu’elle ne pensait pas ce qu’elle disait, elle n’avait pas le moins du monde
envie de mourir. Mais la violence de ses paroles paraissait la satisfaire…

Dans le livre déjà cité de Carson Mac Cullers ce moment


inquiétant est longuement décrit.

C’était l’été où Frankie se sentait écœurée et fatiguée d’être Frankie. Elle se haïssait,
elle était devenue une vagabonde et une propre à rien qui rôdait à travers la cuisine : sale
et affamée, misérable et triste. Et, en outre, elle était une criminelle… Ce printemps avait
été une drôle de saison qui n’en finissait pas. Les choses se mirent à changer et Frankie
ne comprenait pas ce changement… Il y avait quelque chose dans les arbres verdoyants
et les fleurs d’avril qui la rendait triste. Elle ne savait pas pourquoi elle était triste, mais à
cause de cette singulière tristesse, elle pensa qu’elle aurait dû quitter la ville… Elle aurait
dû quitter la ville et s’en aller au loin. Car cette année, le tardif printemps était
nonchalant et sucré. Les longues après-midi coulaient lentement et la verte douceur de
la saison l’écœurait… Beaucoup de choses lui donnaient soudain envie de pleurer. Tôt le
matin, elle sortait parfois dans la cour et restait là un long moment à regarder l’aube ; et
c’était comme une question qui naissait dans son cœur, et le ciel n’y répondait pas. Des
choses qu’auparavant elle n’avait jamais remarquées se mirent à la toucher : les lumières
des maisons qu’elle apercevait le soir en se promenant, une voix inconnue montant
d’une impasse. Elle regardait les lumières, écoutait la voix et quelque chose du dedans
d’elle se raidissait dans l’attente. Mais les lumières s’éteignaient, la voix se taisait et,
malgré son attente, c’était tout. Elle avait peur de ces choses qui lui faisaient se
demander soudain qui elle était, et ce qu’elle allait devenir en ce monde, et pourquoi elle
se trouvait là, en train de voir une lumière ou d’écouter, ou de fixer le ciel : seule. Elle
avait peur et sa poitrine se serrait bizarrement.
… Elle se promenait dans la ville et les choses qu’elle voyait et entendait semblaient
inachevées et il y avait cette angoisse en elle. Elle se hâtait de faire quelque chose : mais
ce n’était jamais ce qu’il aurait fallu… Après les longs crépuscules de la saison, quand elle
avait arpenté toute la ville, ses nerfs vibraient comme un air de jazz mélancolique, son
cœur se durcissait et il semblait qu’il s’arrêtât.

Ce qui se passe dans cette trouble période, c’est que le corps


enfantin devient un corps de femme et se fait chair. Sauf en cas de
déficience glandulaire où le sujet demeure fixé au stade infantile
s’ouvre vers douze ou treize ans la crise de la puberté(37). Cette crise
commence beaucoup plus tôt pour la fille que pour le garçon et elle
amène des changements beaucoup plus importants. La fillette
l’aborde avec inquiétude, avec déplaisir. Au moment où se
développent les seins et le système pileux, naît un sentiment qui
parfois se change en fierté mais qui est originellement la honte ;
soudain, l’enfant manifeste de la pudeur, elle refuse de se montrer
nue même à ses sœurs ou à sa mère, elle s’examine avec un
étonnement mêlé d’horreur et c’est avec angoisse qu’elle épie le
gonflement de ce noyau dur, un peu douloureux, apparu sous les
mamelons, naguère aussi inoffensifs qu’un nombril. Elle s’inquiète
de sentir en elle un point vulnérable : sans doute cette meurtrissure
est-elle bien légère à côté des souffrances d’une brûlure, d’une rage
de dents ; mais accidents ou maladies, les douleurs étaient toujours
des anomalies ; tandis que la jeune poitrine est habitée normalement
par on ne sait quelle sourde rancune. Quelque chose est en train de
se passer, qui n’est pas une maladie, qui est impliqué par la loi même
de l’existence et qui est cependant lutte, déchirement. Certes, de la
naissance à la puberté la fillette a grandi, mais jamais elle ne s’est
sentie grandir : jour après jours, son corps lui était présent comme
une chose exacte, achevée ; à présent, elle « se forme » : le mot même
lui fait horreur ; les phénomènes vitaux ne sont rassurants que
lorsqu’ils ont trouvé un équilibre et revêtu l’aspect figé d’une fleur
fraîche, d’une bête lustrée ; mais dans le bourgeonnement de sa
poitrine la fillette éprouve l’ambiguïté du mot : vivant. Elle n’est ni or
ni diamant, mais une étrange matière, mouvante, incertaine, au cœur
de laquelle d’impures alchimies s’élaborent. Elle est habituée à une
chevelure qui se déploie avec la tranquillité d’un écheveau de soie ;
mais cette végétation neuve sous ses aisselles, au bas de son ventre,
la métamorphose en bête ou en algue. Qu’elle soit plus ou moins
avertie, elle pressent dans ces changements une finalité qui l’arrache
à elle-même ; la voilà jetée dans un cycle vital qui déborde le moment
de sa propre existence, elle devine une dépendance qui la voue à
l’homme, à l’enfant, au tombeau. Par eux-mêmes, les seins
apparaissent comme une prolifération inutile, indiscrète. Bras,
jambes, peau, muscles, même les fesses rondes sur lesquelles on
s’assied, tout avait jusque-là un usage clair ; seul le sexe défini
comme organe urinaire était bien un peu louche, mais secret,
invisible à autrui. Sous le pull-over, sous la blouse, les seins s’étalent
et ce corps que la petite fille confondait avec soi lui apparaît comme
chair ; c’est un objet que les autres regardent et voient. « Pendant
deux ans j’ai porté des pèlerines pour cacher ma poitrine tant j’en
avais honte », m’a dit une femme. Et une autre : « Je me rappelle
encore l’étrange désarroi que j’ai éprouvé quand une amie de mon
âge, mais plus tôt formée que moi, se baissant pour ramasser une
balle, j’aperçus par l’échancrure de son corsage deux seins déjà
lourds : à travers ce corps si proche du mien, sur lequel mon corps
allait se modeler, c’était de moi-même que je rougissais. » « À treize
ans, je me promenais, jambes nues, en robe courte », m’a dit une
autre femme. « Un homme a fait en ricanant une réflexion sur mes
gros mollets. Le lendemain, maman m’a fait porter des bas et
allonger ma jupe : mais je n’oublierai jamais le choc ressenti soudain
à me voir vue. » La fillette sent que son corps lui échappe, il n’est
plus la claire expression de son individualité ; il lui devient étranger ;
et, au même moment, elle est saisie par autrui comme une chose :
dans la rue, on la suit des yeux, on commente son anatomie ; elle
voudrait se rendre invisible ; elle a peur de devenir chair et peur de
montrer sa chair.
Ce dégoût se traduit en quantité de jeunes filles par la volonté de
maigrir : elles ne veulent plus manger ; si on les y oblige, elles ont des
vomissements ; elles surveillent sans cesse leur poids. D’autres
deviennent maladivement timides ; entrer dans un salon et même
sortir dans la rue est un supplice. À partir de là se développent
parfois des psychoses. Un exemple typique est celui de la maladie
que, dans les Obsessions et la psychasthénie, Janet décrit sous le
nom de Nadia :

Nadia était une jeune fille de famille riche et remarquablement intelligente ;


élégante, artiste, elle était surtout une excellente musicienne ; mais dès l’enfance elle se
montra entêtée et irritable : « Elle tenait énormément à être aimée et réclamait un
amour fou de tout le monde, de ses parents, de ses sœurs, de ses domestiques : mais dès
qu’elle obtenait un peu d’affection, elle était tellement exigeante, tellement dominatrice
qu’elle ne tardait pas à éloigner les gens ; horriblement susceptible, les moqueries de ses
cousins qui souhaitaient changer son caractère lui donnèrent un sentiment de honte qui
se localisa sur son corps. » D’autre part son besoin d’être aimée lui inspirait le désir de
rester enfant, d’être toujours une petite fille que l’on câline et qui peut tout exiger, en un
mot il lui inspirait une terreur à la pensée de grandir… L’arrivée précoce de la puberté
aggrava singulièrement les choses en mêlant des craintes de pudeur à ses craintes de
grandir : puisque les hommes aiment des femmes grosses, je veux toujours rester
extrêmement maigre. La terreur des poils du pubis, du développement de la poitrine,
s’ajouta aux craintes précédentes. Dès l’âge de onze ans, comme elle portait des jupes
courtes, il lui semblait que tout le monde la regardait ; on lui a mis des jupes longues et
elle a eu honte de ses pieds, de ses hanches, etc. L’apparition des règles la rendit à moitié
folle ; quand les poils du pubis ont commencé à pousser, « elle a été convaincue qu’elle
était seule au monde avec cette monstruosité » et jusqu’à l’âge de vingt ans elle travaillait
à s’épiler « pour faire disparaître cet ornement de sauvage ». Le développement de sa
poitrine a aggravé ces obsessions parce qu’elle avait toujours eu horreur de l’obésité ; elle
ne la détestait pas chez autrui ; mais elle estimait que pour elle, ç’eût été une tare. « Je
ne tiens pas à être jolie, mais cela me ferait trop de honte si je devenais bouffie, cela me
ferait horreur ; si par malheur j’engraissais je n’oserais plus me faire voir de personne. »
Alors, elle se mit à rechercher tous les moyens de ne pas grandir, elle s’entourait de
précautions, se liait par des serments, se livrait à des conjurations : elle jurait de
recommencer cinq ou dix fois une prière, de sauter cinq fois sur un pied. « Si je touche
quatre fois une note de piano dans le même morceau, je consens à grandir et à ne plus
être aimée de personne. » Elle a fini par décider de ne pas manger. « Je ne voulais ni
grossir, ni grandir, ni ressembler à une femme parce que j’aurais voulu rester toujours
petite fille. » Elle promet solennellement de ne plus accepter aucune nourriture ; cédant
aux supplications de sa mère, elle brise ce vœu, mais on la voit alors passer des heures à
genoux à écrire des serments et à les déchirer. Après la mort de sa mère survenue quand
elle avait dix-huit ans, elle s’impose le régime suivant : deux potages au bouillon clair, un
jaune d’œuf, une cuiller à bouche de vinaigre, une tasse de thé avec le jus d’un citron
entier, c’est tout ce qu’elle absorbe dans une journée. La faim la dévore. « Quelquefois je
passais des heures entières à penser à la nourriture tellement j’avais faim : j’avalais ma
salive, je mâchais mon mouchoir, je me roulais par terre tellement j’avais envie de
manger. » Mais elle résistait aux tentations. Quoiqu’elle fût jolie, elle prétendait que sa
figure était bouffie, et couverte de boutons ; si le médecin affirmait ne pas les voir elle
disait qu’il n’y entendait rien, qu’il ne savait pas « reconnaître des boutons qui sont entre
la peau et la chair ». Elle a fini par être séparée de sa famille et par s’enfermer dans un
petit appartement où elle ne voyait que la garde et le médecin ; elle ne sortait jamais ;
elle n’acceptait que difficilement la visite de son père ; il entraîna une grave rechute en
lui disant un jour qu’elle avait bonne mine ; elle redoutait d’avoir une grosse figure, un
teint éclatant, de gros muscles. Elle vivait presque toujours dans l’obscurité tant il lui
était intolérable d’être vue ou même visible.

Très souvent, l’attitude des parents contribue à inculquer à la


fillette la honte de son apparence physique. Une femme confie(38) :

Je souffrais d’un sentiment d’infériorité physique entretenu par des critiques


incessantes à la maison… Ma mère dans sa vanité exagérée voulait toujours me voir
particulièrement à mon avantage et elle avait toujours un tas de détails à faire remarquer
à la couturière pour dissimuler mes défauts : les épaules tombantes, les hanches trop
fortes, le derrière trop plat, les seins trop pleins, etc. Ayant eu le cou gonflé pendant des
années, il ne m’était pas permis d’avoir le cou nu… Je me vexai surtout à cause de mes
pieds qui pendant ma puberté étaient très laids et on m’agaçait à cause de ma façon de
marcher… Il y avait certainement quelque chose de vrai dans tout cela, mais on m’avait
rendue tellement malheureuse, et surtout comme « backfisch » et j’étais parfois
tellement intimidée que je ne savais plus du tout comment me tenir ; si je rencontrais
quelqu’un, ma première idée était toujours « si seulement je pouvais cacher mes pieds ».

Cette honte amène la fillette à agir avec gaucherie, à rougir à tout


bout de champ ; ces rougeurs augmentent sa timidité et deviennent
elles-mêmes l’objet d’une phobie. Stekel raconte entre autres(39)
d’une femme que « jeune fille elle rougissait de façon si maladive et
violente que, pendant un an, elle porta des pansements autour de la
figure en prétextant des maux de dents ».
Parfois, dans la période qu’on peut appeler période de pré-
puberté et qui précède l’apparition des règles, la fillette n’éprouve
pas encore le dégoût de son corps ; elle est fière de devenir femme,
elle épie avec satisfaction la maturation de sa poitrine, elle
rembourre son corsage avec des mouchoirs et se vante auprès de ses
aînées ; elle ne saisit pas encore la signification des phénomènes qui
se produisent en elle. Sa première menstruation la lui révèle et les
sentiments de honte apparaissent. S’ils existaient déjà, ils se
confirment et s’exagèrent à partir de ce moment. Tous les
témoignages concordent : que l’enfant ait été ou non avertie,
l’événement lui apparaît toujours comme répugnant et humiliant. Il
est très fréquent que sa mère ait négligé de la prévenir ; on a noté(40)
que les mères découvrent plus volontiers à leurs filles les mystères de
la grossesse, de l’accouchement et même des relations sexuelles que
celui de la menstruation ; c’est qu’elles ont elles-mêmes horreur de
cette servitude féminine, horreur qui reflète les vieilles terreurs
mystiques des mâles et qu’elles transmettent à leur descendance.
Quand la fillette trouve dans son linge des taches suspectes elle se
croit victime d’une diarrhée, d’une hémorragie mortelle, d’une
maladie honteuse. D’après une enquête rapportée en 1896 par
Havelock Ellis, sur 125 élèves d’une « high-school » américaine, 36
au moment de leurs premières règles ne savent absolument rien sur
la question, 39 avaient de vagues connaissances ; c’est-à-dire que
plus de la moitié d’entre elles était dans l’ignorance. Selon Helen
Deutsch, les choses en 1946 n’auraient guère changé. H. Ellis cite le
cas d’une jeune fille qui s’est jetée dans la Seine à Saint-Ouen parce
qu’elle se croyait atteinte d’une « maladie inconnue ». Stekel, dans
les « lettres à une mère », raconte aussi l’histoire d’une enfant qui
tenta de se suicider, voyant dans le flux menstruel le signe et la
punition des impuretés qui souillaient son âme. Il est naturel que la
jeune fille ait peur : il lui semble que c’est sa vie qui lui échappe.
D’après Klein et l’école psychanalytique anglaise, le sang
manifesterait à ses yeux une blessure des organes internes. Même si
des avis prudents lui épargnent de trop vives angoisses, elle a honte,
elle se sent sale : elle se précipite aux lavabos, elle tâche de laver ou
de cacher son linge souillé. On trouve de cette expérience un récit
typique dans le livre de Colette Audry, Aux yeux du souvenir :

Au cœur de cette exaltation, le drame brutal est clos. Un soir, en me déshabillant, je


me crus malade ; cela ne me fit pas peur et je me gardai de rien raconter dans l’espoir
que ce serait passé le lendemain… Quatre semaines plus tard, le mal reprit, plus violent.
J’allai tout doucement jeter ma culotte dans le panier au linge sale derrière la porte de la
salle de bains. Il faisait si chaud que le carreau losangé du couloir était tiède sous mes
pieds nus. Comme j’entrais dans mon lit au retour, maman ouvrit la porte de ma
chambre : elle venait m’expliquer les choses. Je suis incapable de me rappeler l’effet que
produisirent à ce moment sur moi ses paroles mais tandis qu’elle chuchotait, Kaki passa
tout à coup la tête. La vue de ce visage rond et curieux me mit hors de moi. Je lui criai de
s’en aller et elle disparut, effrayée. Je suppliai maman d’aller la battre parce qu’elle
n’avait pas frappé avant d’entrer… Le calme de ma mère, son air averti et doucement
heureux achevaient de me faire perdre la tête. Quand elle fut partie, je m’enfonçai dans
une nuit sauvage.
Deux souvenirs revinrent tout à coup : quelques mois auparavant, comme nous
rentrions de promenade avec Kaki, maman et moi nous avions rencontré le vieux
médecin de Privas, carré comme un bûcheron avec une ample barbe blanche. « Elle se
fait grande votre fille, Madame » m’avait-il dit en me regardant ; et sur-le-champ je
l’avais détesté sans rien comprendre. Un peu plus tard, maman à son retour de Paris
avait rangé dans une commode un paquet de petites serviettes neuves. « Qu’est-ce que
c’est ? » avait demandé Kaki. Maman avait pris cet air naturel des grandes personnes qui
vous révèlent une part de la vérité en réservant les trois autres : « C’est pour Colette,
bientôt. » Muette, incapable de poser une seule question, j’avais détesté ma mère.
Toute cette nuit-là je me tournai et retournai dans mon lit. Ce n’était pas possible.
J’allai me réveiller. Maman s’était trompée, cela passerait et ne reviendrait plus… Le
lendemain secrètement changée et souillée il me fallut affronter les autres. Je regardai
avec haine ma sœur parce qu’elle ne savait pas encore, parce qu’elle se trouvait douée
tout à coup, à son insu, d’une supériorité écrasante sur moi. Puis je me mis à haïr les
hommes qui ne connaîtraient jamais cela, et qui savaient. Pour finir je détestai aussi les
femmes de prendre si tranquillement leur parti. J’étais sûre que si elles avaient été
averties de ce qui m’arrivait, toutes se seraient réjouies : « Voilà que tu y passes à ton
tour » auraient-elles pensé. Celle-là aussi, me disais-je dès que j’en voyais une. Et celle-
là. Le monde m’avait eue. Je marchais avec gêne et n’osais pas courir. La terre, les
verdures chaudes de soleil, la nourriture semblaient dégager une odeur suspecte… La
crise passa et je me repris à espérer contre tout bon sens qu’elle ne se reproduirait plus.
Un mois plus tard, il fallut bien se rendre à l’évidence et admettre le mal définitivement
dans une lourde stupeur cette fois. Il y avait désormais dans ma mémoire un « avant ».
Tout le reste de mon existence ne serait plus qu’un « après ».

Les choses se passent d’une manière analogue pour la plupart des


petites filles. Beaucoup d’entre elles ont horreur de livrer leur secret
à leur entourage. Une amie m’a raconté que, vivant sans mère entre
son père et une institutrice, elle a passé trois mois dans la peur et la
honte, cachant son linge maculé, avant qu’on ne découvrît qu’elle
était réglée. Même les paysannes qu’on pourrait croire endurcies par
la connaissance qu’elles ont des plus rudes aspects de la vie animale
ressentent avec horreur cette malédiction du fait que dans les
campagnes la menstruation a encore un caractère tabou : j’ai connu
une jeune fermière qui, pendant tout un hiver, a lavé son linge en
cachette dans le ruisseau glacé, remettant à même la peau sa chemise
trempée, pour dissimuler son inavouable secret. Je pourrais citer
cent faits analogues. Même l’aveu de ce malheur étonnant n’est pas
une délivrance. Sans doute, cette mère qui gifla brutalement sa fille
en disant : « Idiote ! tu es bien trop jeune » est-elle une exception.
Mais plus d’une manifeste de la mauvaise humeur ; la plupart ne
donnent pas à l’enfant des éclaircissements suffisants et celle-ci
demeure pleine d’anxiété devant l’état nouveau que la première crise
menstruelle inaugure : elle se demande si l’avenir ne lui réserve pas
d’autres douloureuses surprises ; ou elle s’imagine que dorénavant
elle peut devenir enceinte par la simple présence ou le contact d’un
homme, et elle éprouve à l’égard des mâles une véritable terreur.
Même si on lui épargne ces angoisses par des explications
intelligentes, on ne lui rend pas si facilement la paix du cœur.
Auparavant, la fillette pouvait avec un peu de mauvaise foi se penser
encore un être asexué, elle pouvait ne pas se penser ; il lui arrivait
même de rêver qu’elle se réveillerait un matin changée en homme ; à
présent, les mères et les tantes chuchotent avec des airs flattés :
« C’est une grande fille, maintenant » ; la confrérie des matrones a
gagné : elle leur appartient. La voilà rangée sans recours du côté des
femmes. Il arrive qu’elle en soit fière ; elle pense que la voilà devenue
une grande personne et qu’il va se produire dans son existence un
bouleversement. Thyde Monnier(41) par exemple raconte :

Plusieurs de nous avaient été « grandes filles » pendant leurs vacances ; d’autres le
devenaient au lycée même et alors l’une après l’autre dans les cabinets de la cour où elles
trônaient sur les sièges comme des reines recevant leurs sujets nous allions « voir le
sang ».

Mais la fillette est bientôt déçue, car elle s’aperçoit qu’elle n’a
acquis aucun privilège et que la vie suit son cours. La seule
nouveauté, c’est l’événement malpropre qui se répète chaque mois ;
il y a des enfants qui pleurent pendant des heures quand elles
apprennent qu’elles sont condamnées à ce destin ; ce qui aggrave
encore leur révolte, c’est que cette tare honteuse soit connue des
hommes eux-mêmes : au moins voudraient-elles que l’humiliante
condition féminine demeurât pour eux voilée de mystère. Mais non,
père, frères, cousins, les hommes savent et même parfois ils
plaisantent. C’est alors que chez la fillette naît ou s’exagère le dégoût
de son corps trop charnel. Et passé la première surprise, le
désagrément mensuel ne s’efface pas pour autant : chaque fois la
jeune fille retrouve le même dégoût devant cette odeur fade et
croupie qui monte d’elle-même – odeur de marécage, de violettes
fanées – devant ce sang moins rouge, plus suspect que celui qui
s’échappait de ses écorchures enfantines. Jour et nuit, elle devra
penser à se changer, surveiller son linge, ses draps, résoudre mille
petits problèmes pratiques et répugnants ; dans les familles
économes, les serviettes hygiéniques se lavent chaque mois et
reprennent leur place entre des piles de mouchoirs ; il faudra donc
livrer aux mains chargées de la lessive, blanchisseuse, domestique,
mère, sœur aînée, ces déjections sorties de soi. Les espèces de
pansements que vendent les pharmaciens dans des boîtes aux noms
fleuris : « Camelia », « Edelweiss », se jettent après usage ; mais en
voyage, en villégiature, en excursion, il n’est pas si commode de s’en
débarrasser, la cuvette des cabinets étant expressément interdite. La
petite héroïne du Journal psychanalytique(42) décrit son horreur
pour la serviette hygiénique ; même devant sa sœur, elle ne consent à
se déshabiller que dans le noir au moment de ses époques. Cet objet
gênant, encombrant peut se détacher au cours d’un exercice violent ;
c’est une pire humiliation que de perdre sa culotte au milieu de la
rue : cette perspective atroce engendre parfois des manies
psychasthéniques. Par une sorte de malveillance de la nature, les
malaises, les douleurs ne commencent souvent qu’après l’hémorragie
dont le début peut passer inaperçu ; les jeunes filles sont souvent mal
réglées : elles risquent d’être surprises au cours d’une promenade,
dans la rue, chez des amis ; elles risquent – telle
Mme de Chevreuse(43) – de souiller leur vêtement, leur siège ; il y en a
qu’une telle possibilité fait vivre dans une constante angoisse. Plus la
jeune fille éprouve de la répulsion pour cette tare féminine, plus elle
est obligée d’y penser avec vigilance pour ne pas s’exposer à l’affreuse
humiliation d’un accident ou d’une confidence.
Voici la série de réponses qu’obtint à ce propos le docteur
Liepmann(44) au cours de son enquête sur la sexualité juvénile :

À seize ans quand je fus indisposée pour la première fois je fus très effrayée en le
constatant un matin. À vrai dire, je savais que cela devait arriver ; mais j’en eus une telle
honte que je restais couchée toute la demi-journée et à toutes les questions je ne faisais
que cette réponse : Je ne peux pas me lever.

Je restai muette d’étonnement lorsque, n’ayant pas tout à fait douze ans je fus
indisposée pour la première fois. J’en fus frappée d’épouvante et comme ma mère se
contenta de m’apprendre tout sec qu’on avait cela tous les mois, je considérai cela
comme une grande cochonnerie et je me refusai à admettre que cela n’arrivât pas aussi
aux hommes.

Cette aventure détermina ma mère à faire mon initiation, sans oublier en même
temps la menstruation. J’eus alors mon deuxième désappointement parce que dès que je
fus indisposée je me précipitai rayonnante de joie chez ma mère qui dormait encore et je
l’éveillai en criant : « Maman, je les ai ! – Et c’est pour cela que tu me réveilles » se
contenta-t-elle de répondre. Malgré tout, j’ai considéré la chose comme un vrai
bouleversement dans mon existence.
Aussi ai-je ressenti l’épouvante la plus intense lorsque j’ai été indisposée pour la
première fois en constatant que l’hémorragie ne cessait pas au bout de quelques
minutes. Néanmoins, je n’en soufflai mot à personne ni à ma mère non plus. Je venais
d’atteindre tout juste l’âge de quinze ans. Au surplus je n’en ai que très peu souffert. Une
seule fois j’ai été prise de douleurs si effroyables que je me suis évanouie et que je suis
restée près de trois heures dans ma chambre étendue sur le plancher. Mais je n’en ai rien
dit non plus.

Quand, pour la première fois, cette indisposition se produisit chez moi, j’avais à peu
près treize ans. Nous en avions déjà causé mes camarades de classe et moi et je me sentis
toute fière d’être à mon tour devenue une des plus grandes. Avec beaucoup d’importance
j’expliquai au professeur de gymnastique qu’aujourd’hui il m’était impossible de prendre
part à la leçon parce que j’étais indisposée.

Ce n’est pas ma mère qui m’a initiée. Ce n’est qu’à dix-neuf ans que celle-ci a eu ses
règles et de peur d’être grondée pour avoir sali son linge, elle alla l’enterrer dans un
champ.

J’atteignis l’âge de dix-huit ans et j’eus alors pour la première fois mes époques(45).
J’étais dépourvue de toute initiation… La nuit, j’eus de violentes hémorragies
accompagnées de fortes coliques et je ne pus reposer un seul instant. Dès le matin, le
cœur palpitant je courus à ma mère et sans cesser de sangloter je lui demandai conseil.
Mais je n’obtins que cette sévère réprimande : « Tu aurais bien dû t’en apercevoir plus
tôt et ne pas salir ainsi les draps et le lit. » Ce fut tout en guise d’explications.
Naturellement, je me creusais la tête pour savoir quel crime je pouvais bien avoir
commis et je ressentais une terrible angoisse.

Je savais déjà ce qui en était. J’attendais même la chose avec impatience parce que
j’espérais que ma mère me révélerait alors la façon dont les enfants se fabriquent. Le
fameux jour arriva : mais ma mère garda le silence. Néanmoins je me sentais toute
joyeuse : « À présent, me disais-je, tu peux aussi faire des enfants : tu es une dame. »

Cette crise se produit à un âge encore tendre ; le garçon n’atteint


l’adolescence que vers quinze ou seize ans ; c’est de treize à quatorze
ans que la fillette se change en femme. Mais ce n’est pas de là que
vient l’essentielle différence de leur expérience ; elle ne réside pas
non plus dans les manifestations physiologiques qui lui donnent
dans le cas de la jeune fille son affreux éclat : la puberté prend dans
les deux sexes une signification radicalement autre parce que ce n’est
pas un même avenir qu’elle leur annonce.
Certes, les garçons aussi, au moment de leur puberté, ressentent
leur corps comme une présence embarrassante, mais étant fiers dès
l’enfance de leur virilité, c’est vers elle que, fièrement, ils
transcendent le moment de leur formation ; ils se montrent avec
orgueil le poil qui pousse sur leurs jambes et qui fait d’eux des
hommes ; plus que jamais, leur sexe est un objet de comparaison et
de défi. Devenir des adultes, c’est une métamorphose qui les
intimide : beaucoup d’adolescents éprouvent de l’angoisse quand
s’annonce une liberté exigeante ; mais c’est avec joie qu’ils accèdent à
la dignité de mâle. Au contraire, pour se changer en une grande
personne, il faut que la fillette se confine dans les limites que lui
imposera sa féminité. Le garçon admire dans ses poils naissants des
promesses indéfinies : elle demeure confondue devant le « drame
brutal et clos » qui arrête son destin. De même que le pénis tire du
contexte social sa valeur privilégiée, de même c’est le contexte social
qui fait de la menstruation une malédiction. L’un symbolise la
virilité, l’autre la féminité : c’est parce que la féminité signifie altérité
et infériorité que sa révélation est accueillie avec scandale. La vie de
la fillette lui est toujours apparue comme déterminée par cette
impalpable essence à laquelle l’absence de pénis ne réussissait pas à
donner une figure positive : c’est elle qui se découvre dans le flux
rouge qui s’échappe d’entre ses cuisses. Si déjà elle a assumé sa
condition, c’est avec joie qu’elle accueille l’événement… « À présent,
tu es une dame. » Si elle l’a toujours refusée, le verdict sanglant la
foudroie ; le plus souvent, elle hésitait : la souillure menstruelle
l’incline vers le dégoût et la peur. « Voilà donc ce que signifient ces
mots : être une femme ! » La fatalité qui jusqu’ici pesait sur elle
confusément et du dehors, elle est tapie dans son ventre ; il n’y a
aucun moyen d’échapper ; elle se sent traquée. Dans une société
sexuellement égalitaire, elle n’envisagerait la menstruation que
comme sa manière singulière d’accéder à sa vie d’adulte ; le corps
humain connaît chez les hommes et les femmes bien d’autres
servitudes plus répugnantes : ils s’en accommodent facilement parce
qu’étant communes à tous, elles ne représentent pour personne une
tare ; les règles inspirent à l’adolescente de l’horreur parce qu’elles la
précipitent dans une catégorie inférieure et mutilée. Ce sentiment de
déchéance pèsera lourdement sur elle. Elle garderait l’orgueil de son
corps saignant si elle ne perdait pas sa fierté d’être humain. Et si elle
réussit à préserver celle-ci, elle ressentira bien moins vivement
l’humiliation de sa chair : la jeune fille qui dans des activités
sportives, sociales, intellectuelles, mystiques, s’ouvre les chemins de
la transcendance ne verra pas dans sa spécification une mutilation, et
elle la surmontera facilement. Si vers cette époque la jeune fille
développe si souvent des psychoses c’est qu’elle se sent sans défense
devant une sourde fatalité qui la condamne à d’inimaginables
épreuves ; sa féminité signifie à ses yeux maladie, souffrance, mort et
elle se fascine sur ce destin.
Un exemple qui illustre de manière saisissante ces angoisses, c’est
celui de la malade décrite par H. Deutsch sous le nom de Molly.

Molly avait quatorze ans quand elle commença à souffrir de troubles psychiques ;
c’était la quatrième enfant d’une famille de cinq ; le père, très sévère, critiquait ses filles
à chaque repas, la mère était malheureuse et souvent les parents ne se parlaient pas. Un
des frères avait fui la maison. Molly était très douée, elle dansait très bien les claquettes,
mais elle était timide et ressentait péniblement l’atmosphère familiale ; les garçons lui
faisaient peur. Sa sœur aînée se maria contre le gré de sa mère et Molly fut très
intéressée par la grossesse de sa sœur : celle-ci eut un accouchement difficile où il fallut
employer les forceps ; Molly qui en connut les détails et qui apprit que souvent les
femmes mouraient en couches en fut très frappée. Elle prit soin pendant deux mois du
nourrisson ; quand la sœur quitta la maison, il y eut une scène terrible où la mère
s’évanouit ; Molly s’évanouit aussi : elle avait vu des camarades s’évanouir en classe et
les idées de mort et d’évanouissement l’obsédaient. Quand elle fut réglée, elle dit à sa
mère avec un air embarrassé : « La chose est arrivée » et elle alla acheter des serviettes
hygiéniques avec sa sœur ; rencontrant un homme dans la rue elle baissa la tête ; d’une
manière générale elle manifestait du dégoût d’elle-même. Elle ne souffrait pas pendant
ses époques mais elle essayait toujours de les cacher à sa mère. Une fois, ayant remarqué
une tache sur les draps sa mère lui demanda si elle était indisposée, et elle le nia bien
que ce fût vrai. Un jour elle dit à sa sœur : « Tout peut m’arriver maintenant. Je peux
avoir un enfant. – Pour ça il faudrait que tu vives avec un homme, dit sa sœur. – Mais je
vis avec deux hommes : papa et ton mari. »
Le père ne permettait pas à ses filles de sortir seules le soir de peur qu’on ne les
violât : ces craintes contribuaient à donner à Molly l’idée que les hommes étaient des
êtres redoutables ; la peur de devenir enceinte, de mourir en couches, prit une telle
intensité à partir du moment où elle fut réglée qu’elle refusa peu à peu de quitter sa
chambre, elle voulait même rester tout le jour au lit ; elle a de terribles crises d’anxiété si
on l’oblige à sortir ; et si elle doit s’éloigner de la maison, elle a une attaque et s’évanouit.
Elle a peur des autos, des taxis, elle ne peut plus dormir, elle croit que des cambrioleurs
entrent la nuit dans la maison, elle crie et pleure. Elle a des manies alimentaires, par
moment elle mange trop pour s’empêcher de s’évanouir ; elle a aussi peur quand elle se
sent enfermée. Elle ne peut plus aller à l’école ni mener une vie normale.

Une histoire analogue, qui n’est pas liée à la crise de la


menstruation mais où se manifeste l’anxiété qu’éprouve la fillette à
l’égard de ses intérieurs, c’est celle de Nancy(46).

La petite fille était vers l’âge de treize ans intime avec sa sœur aînée et elle a été toute
fière de recevoir ses confidences quand celle-ci se fiança en cachette puis se maria :
partager le secret d’une grande personne, c’était être admise parmi les adultes. Elle vécut
quelque temps dans le foyer de sa sœur ; mais quand celle-ci lui dit qu’elle allait
« acheter » un bébé, Nancy devint jalouse de son beau-frère et de l’enfant à venir ; être
traitée de nouveau en enfant à qui on fait des cachotteries lui avait été insupportable.
Elle commença à éprouver des troubles internes et voulut qu’on l’opérât de
l’appendicite ; l’opération réussit, mais pendant son séjour à l’hôpital, Nancy vécut dans
une terrible agitation ; elle avait des scènes violentes avec la nurse qu’elle haïssait ; elle
essayait de séduire le docteur, lui donnait des rendez-vous, se montrait provocante et
exigeait à travers des crises nerveuses qu’il la traitât en femme ; elle s’accusait d’être
responsable de la mort d’un petit frère survenue des années auparavant ; et surtout elle
était sûre qu’on ne lui avait pas enlevé l’appendice, qu’on avait oublié un scalpel dans
son estomac : elle réclama qu’on la passât aux rayons X sous le faux prétexte qu’elle avait
avalé un penny.

Ce désir d’une opération – et en particulier de l’ablation de


l’appendice – se rencontre souvent à cet âge ; les jeunes filles
expriment ainsi leur peur du viol, de la grossesse, de l’accouchement.
Elles sentent dans leur ventre d’obscures menaces et elles espèrent
que le chirurgien les sauvera de ce danger inconnu qui les guette.
Ce n’est pas seulement l’apparition de ses règles qui annonce à la
fillette son destin de femme. D’autres phénomènes suspects se
produisent en elle. Jusque-là son érotisme était clitoridien. Il est
difficile de savoir si les pratiques solitaires sont moins répandues
chez elle que chez les garçons ; elle s’y livre dans les deux premières
années, peut-être même dès les premiers mois de sa vie ; il semble
qu’elle les abandonne vers deux ans pour ne les retrouver que plus
tard ; par sa conformation anatomique, cette tige plantée dans la
chair masculine sollicite les attouchements plus qu’une muqueuse
secrète : mais les hasards d’un frottement – l’enfant grimpant à des
agrès, à des arbres, se hissant sur une bicyclette – d’un contact
vestimentaire, d’un jeu, ou encore une initiation par des camarades,
des aînées, des adultes, découvrent fréquemment à la fillette des
sensations qu’elle s’efforce de ressusciter. En tout cas le plaisir,
quand il est atteint, est une sensation autonome : il a la légèreté et
l’innocence de tous les divertissements enfantins(47). Elle
n’établissait guère de rapports entre ces délectations intimes et sa
destinée de femme ; ses relations sexuelles avec les garçons, s’il en
existait, étaient essentiellement basées sur la curiosité. Et voilà
qu’elle se sent traversée de troubles émois dans lesquels elle ne se
reconnaît pas. La sensibilité des zones érogènes se développe et
celles-ci sont chez la femme si nombreuses qu’on peut considérer
tout son corps comme érogène : c’est ce que lui révèlent des caresses
familiales, des baisers innocents, l’attouchement indifférent d’une
couturière, d’un médecin, d’un coiffeur, une main amicale posée sur
ses cheveux ou sur sa nuque ; elle apprend et souvent recherche
délibérément un trouble plus profond dans des rapports de jeu, de
lutte avec des garçons ou des filles : ainsi Gilberte luttant aux
Champs-Élysées avec Proust ; dans les bras de ses danseurs, sous
l’œil ingénu de sa mère, elle connaît d’étranges langueurs. Et puis,
même une jeunesse bien défendue est exposée à de plus précises
expériences ; dans les milieux « comme il faut » on tait d’un commun
accord ces incidents regrettables ; mais il est fréquent que certaines
caresses d’amis de la maison, d’oncles, de cousins, pour ne rien dire
des grands-pères et des pères, soient beaucoup moins inoffensives
que la mère ne le suppose ; un professeur, un prêtre, un médecin, ont
été hardis, indiscrets. On trouvera des récits de telles expériences
dans l’Asphyxie de Violette Leduc, dans la Haine maternelle de
S. de Tervagnes et l’Orange bleue de Yassu Gauclère. Stekel estime
que les grands-pères entre autres sont souvent très dangereux.

J’avais quinze ans. La veille de l’enterrement, mon grand-père était venu coucher à la
maison. Le lendemain, ma mère s’était déjà levée, il me demanda s’il ne pourrait pas
venir dans mon lit pour jouer avec moi ; je me levai immédiatement sans lui répondre…
Je commençai à avoir peur des hommes, raconte une femme(48).

Une autre jeune fille se rappelle avoir subi un choc sérieux à l’âge de huit ou dix ans
quand son grand-père, un vieillard de soixante-dix ans, avait tripoté ses organes
génitaux. Il l’avait prise sur ses genoux en glissant son doigt dans son vagin. L’enfant
avait senti une immense angoisse mais n’osa pourtant jamais en parler. Depuis ce temps
elle a eu très peur de tout ce qui est sexuel(49).

Ces incidents sont généralement passés sous silence par la fillette


à cause de la honte qu’ils lui inspirent. Et d’ailleurs, souvent, si elle
s’en ouvre à ses parents, la réaction de ceux-ci, c’est de la gronder.
« Ne dis pas de bêtises… Tu as mauvais esprit. » Elle se tait aussi sur
les agissements bizarres de certains inconnus. Une fillette a raconté
au docteur Liepmann(50) :

Nous avions loué chez un cordonnier une chambre au sous-sol. Souvent quand notre
propriétaire était seul, il venait me chercher, me prenait dans ses bras et m’embrassait
très, très longuement tout en se trémoussant en arrière et en avant. En outre son baiser
n’était pas superficiel ; car il m’enfonçait sa langue dans la bouche. Je le détestais à cause
de ces façons de faire. Mais je n’en ai jamais soufflé mot parce que j’étais très craintive.
Outre les camarades entreprenants, les amies perverses, il y a ce
genou qui au cinéma a pressé celui de la fillette, cette main qui, la
nuit dans le train, a glissé le long de sa jambe, ces jeunes gens qui
ricanaient sur son passage, ces hommes qui l’ont suivie dans la rue,
ces étreintes, ces frôlements furtifs. Elle comprend mal le sens de ces
aventures. Il y a souvent, dans une tête de quinze ans, un étrange
tohu-bohu, parce que les connaissances théoriques et les expériences
concrètes ne se recoupent pas. Celle-ci a déjà éprouvé toutes les
brûlures du trouble et du désir, mais elle s’imagine – telle la Clara
d’Ellébeuse inventée par Francis Jammes – qu’il suffirait d’un baiser
masculin pour la rendre mère ; celle-là a des lumières exactes sur
l’anatomie génitale mais quand son danseur l’étreint, elle prend pour
une migraine l’émoi qu’elle ressent. Assurément les jeunes filles sont
mieux renseignées aujourd’hui qu’autrefois. Cependant, certains
psychiatres affirment que plus d’une adolescente ignore encore que
les organes sexuels ont un autre usage que l’usage urinaire(51). De
toute façon, elles établissent peu de rapport entre leurs émois sexuels
et l’existence de leurs organes génitaux, du fait qu’aucun signe aussi
précis que l’érection masculine ne leur indique cette corrélation.
Entre leurs rêveries romanesques concernant l’homme, l’amour, et la
crudité de certains faits qui leur sont révélés, il existe un tel hiatus
qu’elles n’inventent entre eux aucune synthèse. Thyde Monnier(52)
raconte qu’elle avait fait avec quelques amies le serment de regarder
comment était fait un homme et de le raconter aux autres :

Moi, étant exprès entrée sans frapper dans la chambre paternelle je décrivis : « Ça
ressemble à un manche à gigot, c’est-à-dire que c’est comme un rouleau et ensuite il y a
une chose ronde. » C’était difficile à expliquer. Je fis un dessin, j’en fis même trois et
chacune emporta le sien caché dans son corsage et de temps en temps pouffa de rire en
le regardant puis demeura rêveuse… Comment pour des filles innocentes comme nous
établir une liaison entre ces objets et les chansons sentimentales, les jolies petites
histoires romanesques où l’amour tout entier respect, timidité, soupirs et baisemains est
sublimisé jusqu’à en faire un eunuque ?

Néanmoins, à travers ses lectures, ses conversations, les


spectacles et les mots qu’elle a surpris, la jeune fille donne un sens au
trouble de sa chair ; elle se fait appel, désir. Dans ses fièvres, frissons,
moiteurs, malaises incertains, son corps prend une nouvelle et
inquiétante dimension. Le jeune homme revendique ses tendances
érotiques parce qu’il assume joyeusement sa virilité ; chez lui, le
désir sexuel est agressif, préhensif ; il y voit une affirmation de sa
subjectivité et de sa transcendance ; il s’en vante auprès de ses
camarades ; son sexe demeure pour lui un trouble dont il
s’enorgueillit ; l’élan qui le jette vers la femelle est de même nature
que celui qui le jette vers le monde, aussi s’y reconnaît-il. Au
contraire, la vie sexuelle de la fillette a toujours été clandestine ;
quand son érotisme se transforme et envahit toute sa chair, le
mystère en devient angoissant : elle subit le trouble comme une
maladie honteuse ; il n’est pas actif : c’est un état, et même en
imagination elle ne peut s’en délivrer par aucune décision
autonome ; elle ne rêve pas de prendre, de pétrir, de violer : elle est
attente et appel ; elle s’éprouve comme dépendante ; elle se sent en
danger dans sa chair aliénée.
Car son espoir diffus, son rêve de passivité heureuse lui révèlent
avec évidence son corps comme un objet destiné à un autre ; elle ne
veut connaître l’expérience sexuelle que dans son immanence ; c’est
le contact de la main, de la bouche, d’une autre chair qu’elle appelle
et non la main, la bouche, la chair étrangère ; elle laisse dans l’ombre
l’image de son partenaire, ou elle la noie dans des vapeurs idéales ;
cependant, elle ne peut empêcher que sa présence ne la hante. Ses
terreurs, ses répulsions juvéniles à l’égard de l’homme ont pris un
caractère plus équivoque que naguère et, par là même, plus
angoissant. Elles naissaient auparavant d’un profond divorce entre
l’organisme enfantin et son avenir d’adulte ; maintenant, elles ont
leur source dans cette complexité même que la jeune fille éprouve
dans sa chair. Elle comprend qu’elle est vouée à la possession
puisqu’elle l’appelle : et elle se révolte contre ses désirs. Elle souhaite
et redoute, à la fois, la honteuse passivité de la proie consentante.
L’idée de se mettre nue devant un homme la bouleverse de trouble ;
mais elle sent aussi qu’elle sera alors livrée sans recours à son regard.
La main qui prend, qui touche, a une présence encore plus
impérieuse que des yeux : elle effraie davantage. Mais le symbole le
plus évident et le plus détestable de la possession physique, c’est la
pénétration par le sexe du mâle. Ce corps qu’elle confond avec elle-
même, la jeune fille hait qu’on puisse le perforer comme on perfore
du cuir, le déchirer comme on déchire une étoffe. Mais plus que la
blessure et la douleur qui l’accompagne, ce que la jeune fille refuse
c’est que blessure et douleur soient infligées. « C’est horrible l’idée
d’être percée par un homme », me disait un jour une jeune fille. Ce
n’est pas la peur du membre viril qui engendre l’horreur de l’homme,
mais elle en est la confirmation et le symbole, l’idée de pénétration
prend son sens obscène et humiliant à l’intérieur d’une forme plus
générale, dont elle est en retour un élément essentiel.
L’anxiété de la fillette se traduit par les cauchemars qui la
tourmentent et les fantasmes qui la hantent : c’est au moment où elle
sent en soi une insidieuse complaisance que l’idée de viol devient en
beaucoup de cas obsédante. Elle se manifeste dans les rêves et dans
les conduites à travers quantité de symboles plus ou moins clairs. La
jeune fille explore sa chambre avant de se coucher, dans la peur d’y
découvrir quelque voleur aux intentions louches ; elle croit entendre
des cambrioleurs dans la maison ; un agresseur entre par la fenêtre,
armé d’un couteau dont il la transperce. D’une manière plus ou
moins aiguë, les hommes lui inspirent de la frayeur. Elle se met à
éprouver pour son père un certain dégoût ; elle ne peut plus
supporter l’odeur de son tabac, elle déteste entrer après lui dans la
salle de bains ; même si elle continue à le chérir, cette répulsion
physique est fréquente ; elle prend une figure exaspérée comme si
déjà l’enfant était hostile à son père, comme il arrive souvent chez les
cadettes. Il y a un rêve que les psychiatres disent avoir souvent
rencontré chez leurs jeunes patientes : elles s’imaginent être violées
par un homme sous les yeux d’une femme âgée et avec le
consentement de celle-ci. Il est clair qu’elles demandent
symboliquement à leur mère la permission de s’abandonner à leurs
désirs. Car, une des contraintes qui pèsent le plus odieusement sur
elles, c’est celle de l’hypocrisie. La jeune fille est vouée à la
« pureté », à l’innocence précisément au moment où elle découvre en
elle et autour d’elle les troubles mystères de la vie et du sexe. On la
veut blanche comme l’hermine, transparente comme un cristal, on
l’habille d’organdi vaporeux, on tapisse sa chambre avec des tentures
couleur de dragée, on baisse la voix à son approche, on lui interdit les
livres scabreux ; or, il n’est pas une enfant de Marie qui ne caresse
des images et des désirs « abominables ». Elle s’applique à les
dissimuler même à sa meilleure amie, même à soi ; elle ne veut plus
vivre ni penser que par consignes ; sa défiance d’elle-même lui donne
un air sournois, malheureux, maladif ; et, plus tard, rien ne lui sera
plus difficile que de combattre ces inhibitions. Mais, malgré tous ses
refoulements, elle se sent accablée par le poids de fautes indicibles.
Sa métamorphose en femme, c’est non seulement dans la honte mais
dans le remords qu’elle la subit.
On comprend que l’âge ingrat soit pour la fillette une période de
douloureux désarroi. Elle ne veut pas rester une enfant. Mais le
monde adulte lui semble effrayant ou ennuyeux :

Donc je souhaitais grandir, mais jamais je ne songeais sérieusement à mener la vie


que je voyais mener aux adultes, dit Colette Audry… Et ainsi encore se nourrissait en moi
la volonté de grandir sans jamais assumer la condition d’adulte, sans jamais me rendre
solidaire des parents, des maîtresses de maison, des femmes d’intérieur, des chefs de
famille.

Elle voudrait s’affranchir du joug de sa mère ; mais elle a aussi un


ardent besoin de sa protection. Ce sont les fautes qui pèsent sur sa
conscience : pratiques solitaires, amitiés équivoques, mauvaises
lectures, qui lui rendent ce refuge nécessaire. La lettre suivante(53),
écrite à une amie par une jeune fille de quinze ans, est
caractéristique :

Maman veut que je porte une robe longue au grand bal chez les X… ma première
robe longue. Elle est étonnée que je ne veuille pas. Je l’ai suppliée de me laisser porter
ma petite robe rose pour la dernière fois. J’ai si peur. Il me semble que si je mets la robe
longue que maman va partir pour un long voyage et que je ne sais pas quand elle
reviendra. N’est-ce pas stupide ? Et, quelquefois, elle me regarde comme si j’étais une
petite fille. Ah ! si elle savait ! Elle attacherait mes mains au lit et me mépriserait !

On trouve dans le livre de Stekel, la Femme frigide, un


remarquable document sur une enfance féminine. Il s’agit d’une
« Süsse Mädel » viennoise qui rédigea vers l’âge de vingt et un ans
une confession détaillée. Elle constitue une synthèse concrète de tous
les moments que nous avons étudiés séparément.

« À l’âge de cinq ans, je choisis mon premier compagnon de jeu, un garçon, Richard,
qui avait six ou sept ans. Je voulais toujours savoir comment on reconnaît qu’un enfant
est un garçon ou une fille. On me disait, par les boucles d’oreilles, par le nez… Je me
contentais de cette explication tout en ayant la sensation qu’on me cachait quelque
chose. Tout d’un coup, Richard désira faire pipi… J’eus l’idée de lui prêter mon pot de
chambre. En voyant son membre, quelque chose d’absolument surprenant pour moi, je
criai dans la plus grande joie : “Mais qu’est-ce que tu as là ? Comme c’est joli ! Seigneur,
je voudrais en avoir un aussi.” En même temps je le touchai courageusement… » Une
tante les surprit et à partir de là les enfants sont très surveillés. À neuf ans, elle joue au
mariage avec deux autres garçons de huit et dix ans : et aussi au docteur ; on touche ses
organes génitaux et un jour un des garçons la touche avec son sexe, puis il lui dit que ses
parents ont fait la même chose quand ils se sont mariés : « J’étais indignée au plus haut
degré : Oh ! non ils n’ont pas fait quelque chose de si laid ! » Elle poursuit longtemps ces
jeux et elle a une grande amitié amoureuse et sexuelle avec les deux garçons. Sa tante
l’apprend un jour et il y a une scène épouvantable où on menace de la mettre dans une
maison de correction. Elle cessa de voir Arthur qui était son préféré et en souffre
beaucoup ; elle se met à travailler mal, son écriture se déforme, elle louche. Elle
recommence une autre amitié avec Walter et François. « Walter occupait toutes mes
idées et tous mes sens. Je lui permis de me toucher sous mes jupes étant debout ou
assise devant lui en faisant des pages d’écriture… Dès que ma mère ouvrait la porte, il
retirait sa main et moi j’étais en train d’écrire. Enfin nous eûmes des rapports normaux
entre homme et femme, mais je ne lui permettais pas beaucoup ; dès qu’il croyait avoir
pénétré dans mon vagin je m’arrachais de lui en disant qu’il y avait quelqu’un… Je ne
m’imaginais pas que c’était un péché. »
Ses amitiés avec les garçons se terminent et il ne lui reste que des amitiés avec des
jeunes filles. « Je m’attachai à Emmy, jeune fille bien élevée et instruite. Une fois, à Noël,
à l’âge de douze ans nous échangeâmes des petits cœurs en or avec nos noms gravés
dedans. Nous considérions cela comme une sorte de fiançailles en nous jurant “fidélité
éternelle”. Je dois une partie de mon instruction à Emmy. Elle me renseigna aussi sur les
problèmes sexuels. En cinquième, j’avais déjà commencé à douter de l’histoire de la
cigogne qui apporte les enfants. Je croyais que les enfants venaient du ventre et qu’il
fallait ouvrir pour qu’ils puissent sortir. Emmy m’effrayait surtout à propos de la
masturbation. À l’école plusieurs évangiles nous ouvrirent les yeux sur les questions
sexuelles. Par exemple quand sainte Marie venait voir sainte Élisabeth : “L’enfant dans
son sein sautait de joie” et autres passages curieux de la Bible. Nous soulignions ces
passages, et c’est tout juste si la classe n’eut pas une mauvaise note de conduite lorsque
ce fut découvert. Elle me montrait aussi le “souvenir de neuf mois” dont Schiller parle
dans les Brigands. Le père d’Emmy fut déplacé et je restai seule à nouveau. Nous nous
écrivîmes dans une écriture secrète que nous avions inventée mais, comme je me sentais
seule, je m’attachai à une petite fille juive, Hedl. Une fois Emmy me surprit sortant de
l’école avec Hedl. Elle me fit une scène de jalousie. Je restai avec Hedl jusqu’à notre
entrée à l’école commerciale et nous étions les meilleures amies, rêvant de devenir
belles-sœurs plus tard car j’aimais bien un de ses frères qui était étudiant. Être abordée
par lui me rendait confuse au point de lui répondre de façon ridicule. Au crépuscule,
Hedl et moi, serrées l’une contre l’autre sur le petit divan, je pleurais à chaudes larmes
sans savoir pourquoi, quand il jouait du piano.
« Avant mon amitié avec Hedl, j’ai fréquenté pendant plusieurs semaines une
certaine Ella, fille de pauvres gens. Elle avait observé ses parents “en tête à tête”,
réveillée par le bruit du lit. Elle vint me dire que son père s’était couché sur sa mère qui
avait crié terriblement et le père avait dit : “Va vite te laver pour qu’il n’y ait rien.” J’étais
intriguée de la conduite du père, l’évitais dans la rue et avais une profonde pitié pour sa
mère (elle devait avoir terriblement souffert pour avoir tant crié). Je parlai avec une
autre camarade de la longueur du pénis, j’entendis une fois parler de douze à quinze
centimètres ; pendant la leçon de couture nous prenions le mètre pour mesurer à partir
de l’endroit en question le long du ventre au-dessus de nos jupes. Nous arrivions
évidemment au moins au nombril et nous étions épouvantées à l’idée d’être littéralement
empalées quand nous nous marierions. »
Elle regarde un chien coïter avec une chienne. « Si dans la rue je voyais uriner un
cheval, je ne pouvais en détacher mes yeux, je crois que la longueur du pénis
m’impressionnait. » Elle observe les mouches et à la campagne les animaux.
« À l’âge de douze ans, j’eus une forte angine et on consulta un médecin ami ; assis
auprès de mon lit, il mit tout d’un coup sa main sous mes couvertures me touchant
presque “l’endroit”. Je sursautai en criant : “N’êtes-vous pas honteux !” Ma mère se
précipita, le docteur était horriblement embarrassé et prétendit que j’étais une petite
impertinente et qu’il n’avait voulu que me pincer les mollets. Je fus forcée de lui
demander pardon… Quand, enfin, j’eus mes règles et que mon père découvrit mes
serviettes tachées de sang, il y eut une scène terrible. Pourquoi, lui, homme propre,
“était-il obligé de vivre parmi tant de femmes sales”, il me semblait que j’avais tort d’être
indisposée. » À quinze ans, elle a une autre amie avec qui elle communique « en
sténographie » pour que personne chez nous ne pût lire nos lettres. Il y avait tant à écrire
sur nos conquêtes. Elle me communiquait aussi un grand nombre de vers qu’elle avait
trouvés sur les murs des cabinets de toilette ; je me souviens d’un parce qu’il dégradait
jusqu’à l’ordure l’amour qui était tellement sublime dans mon imagination : “Quel est le
but suprême de l’amour ? Quatre fesses suspendues au bout d’une tige.” Je décidai de ne
jamais en arriver là ; un homme qui aime une jeune fille ne peut lui demander une telle
chose. À quinze ans et demi, j’eus un frère, j’étais très jalouse car j’avais toujours été
enfant unique. Mon amie me demandait toujours de regarder comment mon frère était
fait, mais je ne pouvais absolument pas lui donner les renseignements qu’elle désirait. À
cette époque, une autre amie me fit la description d’une nuit de noces et après cela, j’eus
l’idée de me marier, à cause de la curiosité ; seulement “haleter comme un cheval”,
d’après sa description, offensait mon sens esthétique… Laquelle de nous n’aurait voulu
se marier pour se laisser déshabiller par son mari aimé et se laisser emporter au lit par
lui, c’était si tentant… »

On dira peut-être – bien qu’il s’agisse d’un cas normal et non


pathologique – que cette enfant était d’une exceptionnelle
« perversité » ; elle était seulement moins surveillée que d’autres. Si
les curiosités et les désirs des jeunes filles « bien élevées » ne se
traduisent pas par des actes, ils n’en existent pas moins sous forme
de fantasmes et de jeux. J’ai connu, autrefois, une jeune fille fort
pieuse et d’une déconcertante innocence – qui est devenue depuis
une femme accomplie, confite dans la maternité et la dévotion – qui
un soir confia toute frémissante à une aînée : « Comme ça doit être
merveilleux de se déshabiller devant un homme ! Supposons que tu
sois mon mari » ; et elle se mit à se dévêtir, toute tremblante d’émoi.
Aucune éducation ne peut empêcher la fillette de prendre conscience
de son corps et de rêver sur son destin ; tout au plus, peut-on lui
imposer de stricts refoulements qui pèseront par la suite sur toute sa
vie sexuelle. Ce qui serait souhaitable, c’est qu’on lui apprît, au
contraire, à s’accepter sans complaisance et sans honte.
On comprend, maintenant, quel drame déchire l’adolescente au
moment de la puberté : elle ne peut devenir « une grande personne »
sans accepter sa féminité ; elle savait déjà que son sexe la
condamnait à une existence mutilée et figée ; elle le découvre à
présent sous la figure d’une maladie impure et d’un crime obscur.
Son infériorité n’était d’abord saisie que comme une privation :
l’absence de pénis s’est convertie en souillure et en faute. C’est
blessée, honteuse, inquiète, coupable, qu’elle s’achemine vers
l’avenir.
CHAPITRE II

LA JEUNE FILLE

Pendant toute son enfance la fillette a été brimée et mutilée ;


mais, cependant, elle se saisissait comme un individu autonome ;
dans ses relations avec ses parents, ses amis, dans ses études et ses
jeux, elle se découvrait au présent comme une transcendance : elle ne
faisait que rêver sa future passivité. Une fois pubère, l’avenir non
seulement se rapproche : il s’installe dans son corps ; il devient la
plus concrète réalité. Il garde le caractère fatal qu’il a toujours eu ;
tandis que l’adolescent s’achemine activement vers l’âge adulte, la
jeune fille guette l’ouverture de cette période neuve, imprévisible,
dont la trame est d’ores et déjà ourdie et vers laquelle le temps
l’entraîne. Détachée déjà de son passé d’enfant, le présent ne lui
apparaît que comme une transition ; elle n’y découvre aucune fin
valable mais seulement des occupations. D’une manière plus ou
moins déguisée, sa jeunesse se consume dans l’attente. Elle attend
l’Homme.
Certes, l’adolescent aussi rêve à la femme, il la désire ; mais elle
ne sera jamais qu’un élément de sa vie : elle ne résume pas son
destin ; depuis l’enfance, la fillette, qu’elle souhaitât se réaliser
comme femme ou surmonter les bornes de sa féminité, a attendu du
mâle accomplissement et évasion ; il a le visage éblouissant de
Persée, de saint Georges ; il est libérateur ; il est aussi riche et
puissant, il détient les clefs du bonheur, il est le Prince Charmant.
Elle pressent que, sous ses caresses, elle se sentira emportée par le
grand courant de la vie comme au temps où elle reposait dans le
giron maternel ; soumise à sa douce autorité, elle retrouvera la même
sécurité qu’entre les bras de son père : la magie des étreintes et des
regards la pétrifiera de nouveau en idole. Elle a toujours été
convaincue de la supériorité virile ; ce prestige des mâles n’est pas un
puéril mirage ; il a des bases économiques et sociales ; les hommes
sont bel et bien les maîtres du monde ; tout persuade l’adolescente
qu’il est de son intérêt de se faire leur vassale ; ses parents l’y
engagent ; le père est fier des succès remportés par sa fille, la mère y
voit les promesses d’un avenir prospère : les camarades envient et
admirent celle d’entre elles qui recueille le plus d’hommages
masculins ; dans les collèges américains, le standard d’une étudiante
est mesuré par le nombre de « date » qu’elle cumule. Le mariage est
non seulement une carrière honorable et moins fatigante que
beaucoup d’autres : seul, il permet à la femme d’accéder à son
intégrale dignité sociale et de se réaliser sexuellement comme
amante et mère. C’est sous cette figure que son entourage envisage
son avenir et qu’elle l’envisage elle-même. On admet unanimement
que la conquête d’un mari – ou en certains cas d’un protecteur – est
pour elle la plus importante des entreprises. Dans l’homme s’incarne
à ses yeux l’Autre, comme pour l’homme il s’incarne en elle : mais cet
Autre lui apparaît sur le mode de l’essentiel et elle se saisit en face de
lui comme l’inessentiel. Elle s’affranchira du foyer de ses parents, de
l’emprise maternelle, elle s’ouvrira l’avenir non par une active
conquête mais en se remettant passive et docile entre les mains d’un
nouveau maître.
On a prétendu souvent que, si elle se résignait à cette démission,
c’est que physiquement et moralement elle devient alors inférieure
aux garçons et incapable de rivaliser avec eux : renonçant à une vaine
compétition, elle s’en remettrait à un membre de la caste supérieure
du soin d’assurer son bonheur. En vérité, ce n’est pas d’une
infériorité donnée que vient son humilité : celle-ci, au contraire,
engendre toutes ses insuffisances ; elle a sa source dans le passé de
l’adolescente, dans la société qui l’entoure et précisément dans cet
avenir qui lui est proposé.
Certes, la puberté transforme le corps de la jeune fille. Il est plus
fragile que naguère ; les organes féminins sont vulnérables, leur
fonctionnement délicat ; insolites et gênants les seins sont un
fardeau ; dans les exercices violents ils rappellent leur présence, ils
frémissent, ils font mal. Dorénavant, la force musculaire,
l’endurance, l’agilité de la femme sont inférieures à celles de
l’homme. Le déséquilibre des sécrétions hormonales crée une
instabilité nerveuse et vaso motrice. La crise menstruelle est
douloureuse : maux de tête, courbatures, douleurs de ventre rendent
pénibles ou même impossibles les activités normales ; à ces malaises
s’ajoutent souvent des troubles psychiques ; nerveuse, irritable, il est
fréquent que la femme traverse chaque mois un état de semi-
aliénation ; le contrôle du système nerveux et du système
sympathique par les centres n’est plus assuré ; les troubles de la
circulation, certaines auto-intoxications font du corps un écran qui
s’interpose entre la femme et le monde, un brouillard brûlant qui
pèse sur elle, l’étouffe et la sépare : à travers cette chair dolente et
passive, l’univers entier est un fardeau trop lourd. Oppressée,
submergée, elle devient étrangère à elle-même du fait qu’elle est
étrangère au reste du monde. Les synthèses se désagrègent, les
instants ne sont plus liés, autrui n’est plus reconnu que par une
reconnaissance abstraite ; et si le raisonnement et la logique
demeurent intacts comme dans les délires mélancoliques, ils sont
mis au service des évidences passionnelles qui éclatent au sein du
désarroi organique. Ces faits sont extrêmement importants : mais
c’est par sa manière d’en prendre conscience que la femme leur
donne leur poids.
C’est vers treize ans que les garçons font un véritable
apprentissage de la violence, que se développent leur agressivité, leur
volonté de puissance, leur goût du défi ; c’est justement à ce moment
que la fillette renonce aux jeux brutaux. Des sports lui restent
accessibles ; mais le sport qui est spécialisation, soumission à des
règles artificielles, n’offre pas l’équivalent d’un recours spontané et
habituel à la force ; il se situe en marge de la vie ; il ne renseigne pas
sur le monde et sur soi-même aussi intimement qu’un combat
désordonné, une escalade imprévue. La sportive n’éprouve jamais
l’orgueil conquérant d’un garçon qui a fait toucher les épaules à un
camarade. D’ailleurs, en beaucoup de pays, la plupart des jeunes
filles n’ont aucun entraînement sportif ; comme les bagarres, les
escalades leur sont défendues, elles ne font que subir leur corps
passivement ; bien plus nettement que dans le premier âge, il leur
faut renoncer à émerger par-delà le monde donné, à s’affirmer au-
dessus du reste de l’humanité : il leur est interdit d’explorer, d’oser,
de reculer les limites du possible. En particulier, l’attitude du défi si
importante chez les jeunes gens leur est à peu près inconnue ; certes,
les femmes se comparent, mais le défi est autre chose que ces
confrontations passives : deux libertés s’affrontent en tant qu’ayant
sur le monde une emprise dont elles prétendent repousser les
bornes ; grimper plus haut qu’un camarade, faire plier un bras, c’est
affirmer sa souveraineté sur toute la terre. Ces conduites
conquérantes ne sont pas permises à la jeune fille, en particulier la
violence ne lui est pas permise. Sans doute, dans l’univers des
adultes la force brutale ne joue pas, en périodes normales, un grand
rôle ; mais, cependant, elle le hante ; nombreuses sont les conduites
masculines qui s’enlèvent sur un fond de violence possible : à chaque
coin de rue, des querelles s’ébauchent ; la plupart du temps elles
avortent ; mais il suffit à l’homme d’éprouver dans ses poings sa
volonté d’affirmation de soi pour qu’il se sente confirmé dans sa
souveraineté. Contre tout affront, toute tentative pour le réduire en
objet, le mâle a le recours de frapper, de s’exposer aux coups : il ne se
laisse pas transcender par autrui, il se retrouve au cœur de sa
subjectivité. La violence est l’épreuve authentique de l’adhésion de
chacun à soi-même, à ses passions, à sa propre volonté ; la refuser
radicalement, c’est se refuser toute vérité objective, c’est s’enfermer
dans une subjectivité abstraite ; une colère, une révolte qui ne
passent pas dans les muscles demeurent imaginaires. C’est une
terrible frustration que de ne pas pouvoir inscrire les mouvements de
son cœur sur la face de la terre. Dans le sud des États-Unis, il est
rigoureusement impossible à un Noir d’user de violence à l’égard des
Blancs ; c’est cette consigne qui est la clef de la mystérieuse « âme
noire » ; la façon dont le Noir s’éprouve dans le monde blanc, les
conduites par lesquelles il s’y ajuste, les compensations qu’il cherche,
toute sa manière de sentir et d’agir s’expliquent à partir de la
passivité à laquelle il est condamné. Pendant l’Occupation, les
Français qui avaient décidé de ne pas se laisser aller à des gestes
violents contre les occupants même en cas de provocation – (que ce
fût par prudence égoïste ou parce qu’ils avaient des devoirs
exigeants) – sentaient leur situation dans le monde profondément
bouleversée : il dépendait du caprice d’autrui qu’ils fussent changés
en objets, leur subjectivité n’avait plus le moyen de s’exprimer
concrètement, elle n’était qu’un phénomène secondaire. Ainsi,
l’univers a un tout autre visage pour l’adolescent à qui il est permis
de témoigner impérieusement de lui-même et pour l’adolescente
dont les sentiments sont privés d’efficacité immédiate ; l’un remet
sans cesse le monde en question, il peut, à chaque instant, s’insurger
contre le donné et il a donc l’impression quand il l’accepte de le
confirmer activement ; l’autre ne fait que le subir ; le monde se
définit sans elle et il a une figure immuable. Cette impuissance
physique se traduit par une timidité plus générale : elle ne croit pas à
une force qu’elle n’a pas expérimentée dans son corps ; elle n’ose pas
entreprendre, se révolter, inventer : vouée à la docilité, à la
résignation, elle ne peut qu’accepter dans la société une place toute
faite. Elle prend l’ordre des choses comme donné. Une femme me
racontait que, pendant toute sa jeunesse, elle avait nié avec une
mauvaise foi farouche sa faiblesse physique ; l’admettre, c’eût été
perdre le goût et le courage de rien entreprendre, fût-ce dans des
domaines intellectuels et politiques. J’ai connu une jeune fille élevée
de manière garçonnière et exceptionnellement vigoureuse qui se
croyait aussi forte qu’un homme ; bien qu’elle fût très jolie, bien
qu’elle eût chaque mois des règles douloureuses, elle ne prenait
aucunement conscience de sa féminité ; elle avait la brusquerie,
l’exubérance de vie, les initiatives d’un garçon ; elle en avait les
hardiesses : elle n’hésitait pas à intervenir dans la rue à coups de
poing si elle voyait molester un enfant ou une femme. Une ou deux
expériences malheureuses lui révélèrent que la force brutale est du
côté des mâles. Quand elle eut mesuré sa faiblesse, une grande partie
de son assurance s’écroula ; ce fut le début d’une évolution qui la
conduisit à se féminiser, à se réaliser comme passivité, à accepter la
dépendance. N’avoir plus confiance en son corps, c’est perdre
confiance en soi-même. Il n’y a qu’à voir l’importance que les jeunes
gens accordent à leurs muscles pour comprendre que tout sujet saisit
son corps comme son expression objective.
Ses impulsions érotiques ne font que confirmer chez le jeune
homme l’orgueil qu’il tire de son corps : il y découvre le signe de sa
transcendance et de sa puissance. La jeune fille peut réussir à
assumer ses désirs : mais le plus souvent, ils gardent un caractère
honteux. Son corps tout entier est subi dans la gêne. La défiance que
tout enfant elle éprouvait à l’égard de ses « intérieurs » contribue à
donner à la crise menstruelle le caractère suspect qui la rend odieuse.
C’est par l’attitude psychique qu’elle suscite que la servitude
menstruelle constitue un lourd handicap. La menace qui pèse sur la
jeune fille pendant certaines périodes peut lui paraître si intolérable
qu’elle renoncera à des expéditions, à des plaisirs par peur que sa
disgrâce ne soit connue. L’horreur que celle-ci inspire se répercute
dans l’organisme et en accroît les troubles et les douleurs. On a vu
qu’une des caractéristiques de la physiologie féminine, c’est l’étroite
liaison des sécrétions endocrines et de la régulation nerveuse : il y a
action réciproque ; un corps de femme – et singulièrement de jeune
fille – est un corps « hystérique » en ce sens qu’il n’y a pour ainsi dire
pas de distance entre la vie psychique et sa réalisation physiologique.
Le bouleversement qu’amène chez la jeune fille la découverte des
troubles de la puberté les exaspère. Parce que son corps lui est
suspect, qu’elle l’épie avec inquiétude, il lui parait malade : il est
malade. On a vu qu’en effet ce corps est fragile et il y a des désordres
proprement organiques qui s’y produisent, mais les gynécologues
s’accordent à dire que les neuf dixièmes de leurs clientes sont des
malades imaginaires, c’est-à-dire que, ou bien leurs malaises n’ont
aucune réalité physiologique, ou bien le désordre organique est lui-
même motivé par une attitude psychique. C’est en grande partie
l’angoisse d’être femme qui ronge le corps féminin.
On voit que si la situation biologique de la femme constitue pour
elle un handicap, c’est à cause de la perspective dans laquelle elle est
saisie. La fragilité nerveuse, l’instabilité vasomotrice, quand elles ne
deviennent pas pathologiques, ne lui interdisent aucun métier : entre
les mâles eux-mêmes, il y a une grande diversité de tempéraments.
Une indisposition d’un ou deux jours par mois, même douloureuse,
n’est pas non plus un obstacle ; en fait quantité de femmes s’en
accommodent et singulièrement celles que la « malédiction »
mensuelle pourrait gêner davantage : sportives, voyageuses, femmes
exerçant de durs métiers. La plupart des professions ne réclament
pas une énergie supérieure à celle que la femme peut fournir. Et dans
les sports, le but visé n’est pas une réussite indépendante des
aptitudes physiques : c’est l’accomplissement de la perfection propre
à chaque organisme ; le champion des poids plume vaut celui des
poids lourds ; une championne de ski n’est pas inférieure au
champion plus rapide qu’elle : ils appartiennent à deux catégories
différentes. Ce sont précisément les sportives qui positivement
intéressées à leur propre accomplissement se sentent le moins
handicapées par rapport à l’homme. Il reste que sa faiblesse
physique ne permet pas à la femme de connaître les leçons de la
violence : s’il lui était possible de s’affirmer dans son corps et
d’émerger dans le monde d’une autre manière, cette déficience serait
facilement compensée. Qu’elle nage, qu’elle escalade des pics, qu’elle
pilote un avion, qu’elle lutte contre les éléments, prenne des risques
et s’aventure, elle n’éprouvera pas devant le monde la timidité dont
j’ai parlé. C’est dans l’ensemble d’une situation qui lui laisse bien peu
de débouchés que ces singularités prennent leur valeur et non pas
immédiatement mais en confirmant le complexe d’infériorité qui a
été développé en elle par son enfance.
C’est aussi ce complexe qui va peser sur ses accomplissements
intellectuels. On a souvent remarqué qu’à partir de la puberté, la
jeune fille dans les domaines intellectuels et artistiques perd du
terrain. Il y a beaucoup de raisons. Une des plus fréquentes, c’est que
l’adolescente ne rencontre pas autour d’elle les encouragements
qu’on accorde à ses frères ; bien au contraire ; on veut qu’elle soit
aussi une femme et il lui faut cumuler les charges de son travail
professionnel avec celles qu’implique sa féminité. La directrice d’une
école professionnelle a fait à ce propos les remarques suivantes :

La jeune fille devient tout à coup un être qui gagne sa vie en travaillant. Elle a de
nouveaux désirs qui n’ont plus rien à voir avec la famille. Il arrive assez fréquemment
qu’elle doive faire un effort assez considérable… Elle rentre la nuit dans sa famille recrue
d’une fatigue colossale et la tête comme farcie de tous les événements du jour…
Comment sera-t-elle alors reçue ? La mère l’envoie vite faire une commission. Il y a aussi
à terminer les travaux ménagers laissés en suspens et elle a encore à s’occuper des soins
de sa propre garde-robe. Impossible de dégager toutes les pensées intimes qui
continuent à la préoccuper. Elle se sent malheureuse, compare sa situation à celle de son
frère qui n’a aucun devoir à remplir à la maison et elle se révolte(54).

Les travaux ménagers ou les corvées mondaines que la mère


n’hésite pas à imposer à l’étudiante, à l’apprentie, achèvent de la
surmener. J’ai vu pendant la guerre des élèves que je préparais à
Sèvres accablées par les tâches familiales qui se surajoutaient à leur
travail scolaire : l’une a fait un mal de Pott, une autre une méningite.
La mère – on le verra – est sourdement hostile à l’affranchissement
de sa fille et, plus ou moins délibérément, elle s’applique à la brimer ;
on respecte l’effort que fait l’adolescent pour devenir un homme et
déjà on lui reconnaît une grande liberté. On exige de la jeune fille
qu’elle reste à la maison, on surveille ses sorties : on ne l’encourage
aucunement à prendre elle-même en main ses amusements, ses
plaisirs. Il est rare de voir des femmes organiser seules une longue
randonnée, un voyage à pied ou à bicyclette ou s’adonner à un jeu tel
que le billard, les boules, etc. Outre un manque d’initiative qui vient
de leur éducation, les mœurs leur rendent l’indépendance difficile. Si
elles vagabondent dans les rues, on les regarde, on les accoste. Je
connais des jeunes filles qui sans être le moins du monde timides ne
trouvent aucun plaisir à se promener seules dans Paris parce que,
sans cesse importunées, il leur faut sans cesse être sur le qui-vive :
tout leur plaisir en est gâché. Si des étudiantes dévalent les rues en
bandes joyeuses comme font les étudiants, elles se donnent en
spectacle ; marcher à grands pas, chanter, parler fort, rire haut,
manger une pomme, c’est une provocation, elles se feront insulter ou
suivre ou aborder. L’insouciance devient tout de suite un manque de
tenue ; ce contrôle de soi auquel la femme est obligée et qui devient
une seconde nature chez « la jeune fille bien élevée » tue la
spontanéité ; l’exubérance vivante en est brimée. Il en résulte de la
tension et de l’ennui. Cet ennui est communicatif : les jeunes filles se
lassent vite les unes des autres ; elles ne s’attachent pas
mutuellement à leur prison ; et c’est une des raisons qui leur rend la
compagnie des garçons si nécessaire. Cette incapacité à se suffire à
soi-même engendre une timidité qui s’étend sur toute leur vie et se
marque dans leur travail même. Elles pensent que les triomphes
éclatants sont réservés aux hommes ; elles n’osent pas viser trop
haut. On a vu que se comparant aux garçons, des fillettes de quinze
ans déclaraient : « Les garçons sont mieux. » Cette conviction est
débilitante. Elle encourage à la paresse et à la médiocrité. Une jeune
fille – qui n’avait pour le sexe fort aucune déférence particulière –
reprochait à un homme sa lâcheté ; on lui fit observer qu’elle était
elle-même fort poltronne : « Oh ! une femme, ce n’est pas la même
chose », déclara-t-elle d’un ton complaisant.
La raison profonde de ce défaitisme c’est que l’adolescente ne se
pense pas responsable de son avenir ; elle juge inutile d’exiger
beaucoup d’elle-même puisque ce n’est pas d’elle finalement que doit
dépendre son sort. Bien loin qu’elle se voue à l’homme parce qu’elle
se sait inférieure à lui, c’est parce qu’elle lui est vouée qu’acceptant
l’idée de son infériorité elle la constitue.
Ce n’est pas en effet en augmentant sa valeur humaine qu’elle
gagnera du prix aux yeux des mâles : c’est en se modelant sur leurs
rêves. Quand elle est inexpérimentée elle ne s’en rend pas toujours
compte. Il lui arrive de manifester la même agressivité que les
garçons ; elle essaie de faire leur conquête avec une autorité brutale,
une franchise orgueilleuse : cette attitude la voue presque sûrement à
l’échec. De la plus servile à la plus hautaine, elles apprennent toutes
que, pour plaire, il leur faut abdiquer. Leur mère leur enjoint de ne
plus traiter les garçons en camarades, de ne pas leur faire d’avances,
d’assumer un rôle passif. Si elles désirent ébaucher une amitié, un
flirt, elles doivent soigneusement éviter de paraître en prendre
l’initiative ; les hommes n’aiment pas les garçons manqués, ni les
bas-bleus, ni les femmes de tête ; trop d’audace, de culture,
d’intelligence, trop de caractère les effraient. Dans la plupart des
romans, comme le remarque G. Eliot, c’est l’héroïne blonde et sotte
qui l’emporte sur la brune au caractère viril ; et dans le Moulin sur la
Floss, Maggie essaie en vain de renverser les rôles ; elle meurt en fin
de compte et c’est Lucy la blonde qui épouse Stephen ; dans le
Dernier des Mohicans, c’est la fade Alice qui prend le cœur du héros
et non la vaillante Clara ; dans Little Women la sympathique Joe
n’est pour Laurie qu’un camarade d’enfance : il voue son amour à
l’insipide Amy aux cheveux bouclés. Être féminine, c’est se montrer
impotente, futile, passive, docile. La jeune fille devra non seulement
se parer, s’apprêter, mais réprimer sa spontanéité et lui substituer la
grâce et le charme étudié que lui enseignent ses aînées. Toute
affirmation d’elle-même diminue sa féminité et ses chances de
séduction. Ce qui rend relativement facile le départ du jeune homme
dans l’existence, c’est que sa vocation d’être humain et de mâle ne se
contrarient pas : déjà son enfance annonçait ce sort heureux. C’est en
s’accomplissant comme indépendance et liberté qu’il acquiert sa
valeur sociale et concurremment son prestige viril : l’ambitieux, tel
Rastignac, vise l’argent, la gloire et les femmes d’un même
mouvement ; une des stéréotypies qui le stimulent, c’est celle de
l’homme puissant et célèbre que les femmes adulent. Pour la jeune
fille, au contraire, il y a divorce entre sa condition proprement
humaine et sa vocation féminine. Et c’est pourquoi l’adolescence est
pour la femme un moment si difficile et si décisif. Jusqu’alors elle
était un individu autonome : il lui faut renoncer à sa souveraineté.
Non seulement elle est déchirée comme ses frères, et d’une manière
plus aiguë, entre le passé et l’avenir ; mais en outre un conflit éclate
entre sa revendication originelle qui est d’être sujet, activité, liberté,
et d’autre part ses tendances érotiques et les sollicitations sociales
qui l’invitent à s’assumer comme objet passif. Elle se saisit
spontanément comme l’essentiel : comment se résoudra-t-elle à
devenir l’inessentiel ? Mais si je ne peux m’accomplir qu’en tant
qu’Autre, comment renoncerai-je à mon Moi ? Tel est l’angoissant
dilemme devant lequel la femme en herbe se débat. Oscillant du
désir au dégoût, de l’espoir à la peur, refusant ce qu’elle appelle, elle
est encore en suspens entre le moment de l’indépendance enfantine
et celui de la soumission féminine : c’est cette incertitude qui lui
donne au sortir de l’âge ingrat un goût acide de fruit vert.
La jeune fille réagit à sa situation d’une manière très différente
selon ses choix antérieurs. La « petite femme », la matrone en herbe,
peut se résigner aisément à sa métamorphose ; cependant elle peut
aussi avoir puisé dans sa condition de « petite mère » un goût
d’autorité qui l’amène à se rebeller contre le joug masculin : elle est
prête à fonder un matriarcat, non à devenir objet érotique et
servante. Ce sera souvent le cas des sœurs aînées qui ont assumé très
jeunes d’importantes responsabilités. Le « garçon manqué », en se
découvrant femme, éprouve parfois une déception brûlante qui peut
la conduire directement à l’homosexualité ; cependant, ce qu’elle
cherchait dans l’indépendance et la violence c’était la possession du
monde : elle peut ne pas vouloir renoncer au pouvoir de sa féminité,
aux expériences de la maternité, à toute une partie de son destin.
Généralement, à travers certaines résistances, la jeune fille consent à
sa féminité : déjà, au stade de la coquetterie infantile, en face de son
père, dans ses rêveries érotiques, elle a connu le charme de la
passivité ; elle en découvre le pouvoir ; à la honte que lui inspire sa
chair se mêle bientôt de la vanité. Cette main qui l’a émue, ce regard
qui l’a troublée, c’était un appel, une prière ; son corps lui apparaît
comme doué de vertus magiques ; c’est un trésor, une arme ; elle en
est fière. Sa coquetterie, qui souvent avait disparu pendant les
années d’enfance autonome, ressuscite. Elle essaie des fards, des
coiffures ; au lieu de cacher ses seins, elle les masse pour les faire
grossir, elle étudie son sourire dans les glaces. La liaison du trouble
et de la séduction est si étroite qu’en tous les cas où la sensibilité
érotique ne s’éveille pas, on n’observe chez le sujet aucun désir de
plaire. Des expériences ont montré que des malades souffrant d’une
insuffisance thyroïdienne et par suite apathiques, maussades,
pouvaient être transformées par une injection d’extraits
glandulaires : elles se mettent à sourire, elles deviennent gaies et
minaudières. Hardiment des psychologues imbus de métaphysique
matérialiste ont déclaré que la coquetterie était un « instinct »
sécrété par la glande thyroïde ; mais cette explication obscure n’est
pas plus valable ici que pour la première enfance. Le fait est que dans
tous les cas de déficience organique : lymphatisme, anémie, etc., le
corps est subi comme un fardeau ; étranger, hostile, il n’espère ni ne
promet rien ; quand il retrouve son équilibre et sa vitalité, aussitôt le
sujet le reconnaît comme sien et, à travers lui, il se transcende vers
autrui.
Pour la jeune fille, la transcendance érotique consiste afin de
prendre à se faire proie. Elle devient un objet ; et elle se saisit comme
objet ; c’est avec surprise qu’elle découvre ce nouvel aspect de son
être : il lui semble qu’elle se dédouble ; au lieu de coïncider
exactement avec soi, voilà qu’elle se met à exister dehors. Ainsi, dans
l’Invitation à la valse de Rosamund Lehmann, on voit Olivia
découvrir dans une glace une figure inconnue : c’est elle-objet dressé
soudain en face de soi-même ; elle en éprouve une émotion vite
dissipée, mais bouleversante :

Depuis quelque temps, une émotion particulière accompagnait la minute où elle se


regardait ainsi de pied en cap : de façon imprévue et rare, il arrivait qu’elle vît en face
d’elle une étrangère, un être nouveau.
Cela s’était produit à deux ou trois reprises. Elle se regardait dans une glace, se
voyait. Mais qu’arrivait-il ?… Aujourd’hui, ce qu’elle voyait c’était tout autre chose : un
visage mystérieux, à la fois sombre et rayonnant ; une chevelure débordante de
mouvements et de force et comme parcourue de courants électriques. Son corps – était-
ce à cause de la robe – lui paraissait se rassembler harmonieusement : se centrer,
s’épanouir, souple et stable à la fois : vivant. Elle avait devant elle, pareille à un portrait,
une jeune fille en rose que tous les objets de la chambre, reflétés dans la glace,
paraissaient encadrer, présenter, en murmurant : C’est vous…

Ce qui éblouit Olivia, ce sont les promesses qu’elle croit lire dans
cette image où elle reconnaît ses rêves enfantins et qui est elle-
même ; mais la jeune fille chérit aussi dans sa présence charnelle ce
corps qui l’émerveille comme celui d’une autre. Elle se caresse à elle-
même, elle embrasse la rondeur de l’épaule, la saignée du coude, elle
contemple sa poitrine, ses jambes ; le plaisir solitaire devient
prétexte à rêverie, elle y cherche une tendre possession de soi. Chez
l’adolescent, il y a une opposition entre l’amour de soi-même et le
mouvement érotique qui le jette vers l’objet à posséder : son
narcissisme, généralement, disparaît au moment de la maturité
sexuelle. Au lieu que la femme étant un objet passif pour l’amant
comme pour soi, il y a dans son érotisme une indistinction primitive.
Dans un mouvement complexe, elle vise la glorification de son corps
à travers les hommages des mâles à qui ce corps est destiné ; et ce
serait simplifier les choses de dire qu’elle veut être belle afin de
charmer, ou qu’elle cherche à charmer pour s’assurer qu’elle est
belle : dans la solitude de sa chambre, dans les salons où elle essaie
d’attirer les regards, elle ne sépare pas le désir de l’homme de
l’amour de son propre moi. Cette confusion est manifeste chez Marie
Bashkirtseff. On a vu déjà qu’un sevrage tardif l’a disposée plus
vivement qu’aucune autre enfant à vouloir être regardée et valorisée
par autrui ; depuis l’âge de cinq ans jusqu’au sortir de l’adolescence,
elle voue tout son amour à son image ; elle admire à la folie ses
mains, son visage, sa grâce, elle écrit : « Je suis mon héroïne à
moi… » Elle veut devenir cantatrice pour être regardée par un public
ébloui et pour en retour le toiser d’un regard fier ; mais cet
« autisme » se traduit par des rêves romanesques ; dès l’âge de douze
ans, elle est amoureuse : c’est qu’elle souhaite être aimée et elle ne
cherche dans l’adoration qu’elle souhaite inspirer que la
confirmation de celle qu’elle se voue. Elle rêve que le duc de H. dont
elle est amoureuse, sans lui avoir jamais parlé, se prosterne à ses
pieds : « Tu seras ébloui par ma splendeur et tu m’aimeras… Tu n’es
digne que d’une femme comme j’espère l’être. » C’est la même
ambivalence que nous rencontrons dans la Natacha de Guerre et
Paix :

Maman non plus ne me comprend pas. Mon Dieu, que j’ai donc d’esprit ! C’est un
vrai charme que cette Natacha ! poursuivit-elle en parlant d’elle à la troisième personne
et en plaçant cette exclamation dans la bouche d’un personnage masculin qui lui prêtait
toutes les perfections de son sexe. Elle a tout, tout pour elle. Elle est intelligente et
gentille et jolie et adroite. Elle nage, elle monte supérieurement à cheval, elle chante à
ravir. Oui, on peut le dire, à ravir !…
Elle en était revenue ce matin-là à cet amour de soi, à cette admiration pour sa
personne qui constituaient son état d’âme habituel. « Quel charme que cette Natacha !
disait-elle, en faisant parler un tiers, personnage collectif et masculin. Elle est jeune et
jolie, elle a une belle voix, elle ne gêne personne ; laissez-la donc tranquille ! »

Katherine Mansfield a décrit aussi, dans le personnage de Béryl,


un cas où le narcissisme et le désir romanesque d’une destinée de
femme se mêlent étroitement :

Dans la salle à manger, à la lueur clignotante d’un feu de bois, Béryl assise sur un
coussin jouait de la guitare. Elle jouait pour elle-même, chantait à mi-voix et s’observait.
La lueur du feu miroitait sur ses souliers, sur le ventre rubicond de sa guitare et sur ses
doigts blancs…
« Si j’étais dehors et regardais à l’intérieur par la fenêtre, je serais assez frappée de
me voir ainsi », songeait-elle. Elle joua l’accompagnement tout à fait en sourdine ; elle ne
chantait plus, mais écoutait.
« La première fois que je t’ai vue, petite fille, oh ! tu te croyais bien seule ! tu étais
assise avec tes petits pieds sur un coussin et tu jouais de la guitare. Dieu ! je ne pourrai
jamais oublier… » Béryl releva la tête et se mit à chanter :

Même la lune est lasse.

Mais on frappait un grand coup à la porte. La figure cramoisie de la bonne parut…


Mais non, elle ne supporterait pas cette sotte de fille. Elle se sauva dans le salon obscur
et se mit à marcher de long en large. Oh ! elle était agitée, agitée. Le manteau de la
cheminée était surmonté d’un miroir. Les bras appuyés, elle regarda sa pâle image.
Comme elle était belle ! mais il n’y avait personne pour s’en apercevoir, personne… Béryl
sourit et vraiment son sourire était si adorable qu’elle sourit de nouveau… (Prélude.)

Ce culte du moi ne se traduit pas seulement chez la jeune fille par


l’adoration de sa personne physique ; elle souhaite posséder et
encenser son moi tout entier. C’est là le but poursuivi à travers ces
journaux intimes dans lesquels elle déverse volontiers son âme : celui
de Marie Bashkirtseff est célèbre et c’est un modèle du genre. La
jeune fille parle à son carnet comme elle parlait naguère à ses
poupées, c’est un ami, un confident, on l’interpelle comme s’il était
une personne. Entre les pages s’inscrit une vérité cachée aux parents,
aux camarades, aux professeurs, et dont l’auteur s’enivre
solitairement. Une fillette de douze ans, qui tint son journal jusqu’à
l’âge de vingt ans, avait écrit en exergue :

Je suis le petit carnet


Gentil joli et discret
Confie-moi tous tes secrets
Je suis le petit carnet(55).

D’autres annoncent : « À ne lire qu’après ma mort » ou « À brûler


après ma mort ». Le sens du secret développé chez la fillette au
moment de la prépuberté ne fait que gagner en importance. Elle
s’enferme dans une solitude farouche ; elle refuse de livrer à son
entourage le moi caché qu’elle considère comme son vrai moi et qui
est en fait un personnage imaginaire : elle joue à être une danseuse
comme la Natacha de Tolstoï, ou une sainte comme faisait Marie
Lenéru, ou simplement cette merveille singulière qu’est elle-même. Il
y a toujours une énorme différence entre cette héroïne et le visage
objectif que ses parents et amis lui reconnaissent. Aussi se persuade-
t-elle qu’elle est incomprise ; ses rapports avec elle-même n’en sont
que plus passionnés ; elle se grise de son isolement, elle se sent
différente, supérieure, exceptionnelle : elle se promet que l’avenir
sera une revanche sur la médiocrité de sa vie présente. De cette
existence étroite et mesquine elle s’évade par des rêves. Elle a
toujours aimé rêver : elle s’abandonnera plus que jamais à ce
penchant ; elle masque sous des clichés poétiques un univers qui
l’intimide, elle nimbe le sexe mâle de clair de lune, de nuages roses,
de nuit veloutée ; elle fait de son corps un temple de marbre, de
jaspe, de nacre ; elle se raconte de sottes histoires féeriques. C’est
faute d’avoir prise sur le monde qu’elle sombre si souvent dans la
niaiserie ; si elle devait agir il lui faudrait y voir clair ; tandis qu’elle
peut attendre au milieu du brouillard. Le jeune homme rêve lui
aussi : il rêve surtout d’aventures où il joue un rôle actif. La jeune
fille préfère à l’aventure le merveilleux ; elle répand sur choses et
gens une incertaine lumière magique. L’idée de magie, c’est celle
d’une force passive ; parce qu’elle est vouée à la passivité et que
pourtant elle souhaite le pouvoir, il faut que l’adolescente croie à la
magie : à celle de son corps qui réduira les hommes sous son joug, à
celle de la destinée en général qui la comblera sans qu’elle ait rien à
faire. Quant au monde réel, elle essaie de l’oublier.

« Quelquefois, à l’école, je fuis je ne sais comment du sujet expliqué et m’envole dans


le pays des rêves… », écrit une jeune fille(56). « Je suis alors si bien absorbée dans de
délicieuses chimères que je perds complètement la notion de la réalité. Je suis clouée sur
mon banc et quand je m’éveille, je suis ébahie de me retrouver entre quatre murs. »

« J’aime bien mieux rêvasser que faire des vers », écrit une autre, « ébaucher dans
ma tête de jolis contes, sans queue ni tête ou inventer une légende en regardant des
montagnes à la lueur des étoiles. C’est bien plus joli parce que c’est plus vague et que ça
laisse une impression de repos, de rafraîchissement. »

La rêverie peut prendre une forme morbide et envahir toute


l’existence comme dans le cas suivant(57) :

Marie B…, enfant intelligente et rêveuse, au moment de la puberté qui se manifeste


vers quatorze ans, a une crise d’excitation psychique avec idées de grandeur.
« Brusquement, elle déclare à ses parents qu’elle est reine d’Espagne, prend des attitudes
hautaines, se drape dans un rideau, rit, chante, commande, ordonne. » Pendant deux
ans, cet état se répète pendant les règles ; puis durant huit années, elle mène une vie
normale, mais elle est très rêveuse, adore le luxe et dit souvent avec amertume : « Je suis
la fille d’un employé. » Vers vingt-trois ans, elle devient apathique, méprisante pour son
entourage, manifeste des conceptions ambitieuses ; elle dépérit au point qu’on l’interne à
Sainte-Anne, où elle passe huit mois ; elle rentre dans sa famille où, pendant trois ans,
elle garde le lit, « désagréable, méchante, violente, capricieuse, inoccupée, faisant mener
à tous autour d’elle une véritable vie d’enfer ». On la ramène à Sainte-Anne, d’où elle ne
sort plus. Elle garde le lit et ne s’intéresse à rien. À certaines périodes – qui semblent
correspondre aux époques menstruelles – elle se lève, se drape dans ses couvertures,
prend des attitudes théâtrales, des poses, fait des sourires aux médecins ou les regarde
ironiquement… Ses propos expriment souvent un certain érotisme et son attitude
hautaine traduit des conceptions mégalomanes. Elle s’enfonce de plus en plus dans la
rêverie au cours de laquelle des sourires de satisfaction passent sur son visage ; elle ne
fait plus aucune toilette et gâte même son lit. « Elle arbore des ornements bizarres. Sans
chemise, souvent sans draps, roulée dans ses couvertures quand elle ne s’expose pas nue,
sa tête est ornée d’un diadème en papier d’étain, ses bras, ses poignets, ses épaules, ses
chevilles portent d’innombrables bracelets en ficelles et rubans. Des bagues de même
sorte ornent ses doigts. » Cependant, elle fait parfois sur son état des confidences tout à
fait lucides. « Je me rappelle la crise que j’ai eue autrefois. Dans le fond, je savais que ce
n’était pas vrai. J’étais comme une enfant qui joue à la poupée et qui sait bien que sa
poupée n’est pas vivante mais qui veut s’en persuader… Je me coiffais, je me drapais.
Cela m’amusait et puis peu à peu, ce fut comme malgré moi, j’étais comme enchantée ;
c’était comme un rêve que je vivais… J’étais comme une comédienne qui aurait joué un
rôle. J’étais dans un monde imaginaire. C’était plusieurs vies que je vivais et dans toutes
ces vies, j’étais le personnage principal… Ah ! j’ai eu tant de vies différentes, une fois, je
me suis mariée avec un Américain très beau qui portait des lunettes d’or… Nous avions
un grand hôtel et chacun notre chambre. Quelles fêtes j’ai données !… J’ai vécu au temps
de l’homme des cavernes… J’ai fait la noce autrefois. Je n’ai pas compté tous ceux avec
qui j’ai couché. Ici, on est un peu en retard. On ne comprend pas que je me mette nue
avec un bracelet d’or aux cuisses. Autrefois, j’avais des amis que j’aimais beaucoup. On
donnait des fêtes chez moi. Il y avait des fleurs, des parfums, des fourrures d’hermine.
Mes amis me donnaient des objets d’art, des statues, des autos… Quand je me mets nue
dans mes draps, ça me rappelle ma vie d’autrefois. Je m’adorais dans la glace, en
artiste… Dans l’enchantement, j’ai été tout ce que j’ai voulu. J’ai même fait des bêtises.
J’ai été morphinomane, cocaïnomane. J’ai eu des amants… Ils s’introduisaient chez moi
la nuit. Ils venaient à deux. Ils amenaient des coiffeurs et on regardait des cartes
postales. » Elle aime aussi un des médecins dont elle se déclare la maîtresse. Elle aurait
eu une fille de trois ans. Elle en a aussi une de six ans, très fortunée, qui voyage. Le père
est un homme ultra-chic. « Il y a dix autres récits semblables. Chacun est celui d’une
existence factice qu’elle vit en imagination. »

On voit que cette rêverie morbide était essentiellement destinée à


assouvir le narcissisme de la jeune fille qui n’estime pas avoir une vie
à sa mesure et qui craint d’affronter la vérité de l’existence ;
Marie B… n’a fait que porter à l’extrême un processus de
compensation qui est commun à quantité d’adolescentes.
Cependant ce culte solitaire qu’elle se rend ne suffit pas à la jeune
fille. Pour s’accomplir, elle a besoin d’exister dans une conscience
autre. Elle cherche souvent du secours auprès de ses compagnes.
Plus jeune, l’amie de cœur lui servait d’appui pour s’évader du cercle
maternel, pour explorer le monde et en particulier le monde sexuel ;
à présent elle est à la fois un objet qui arrache l’adolescente aux
limites de son moi et un témoin qui le lui restitue. Certaines fillettes
s’exhibent les unes aux autres leur nudité, elles comparent leurs
poitrines : on se rappelle peut-être la scène de Jeunes Filles en
uniforme qui montrait ces jeux hardis de pensionnaires ; elles
échangent des caresses diffuses ou précises. Comme Colette l’indique
dans Claudine à l’école et moins franchement Rosamund Lehmann
dans Poussière, il y a des tendances lesbiennes chez presque toutes
les jeunes filles ; ces tendances se distinguent à peine de la
délectation narcissiste : en l’autre, c’est la douceur de sa propre peau,
le modelé de ses courbes que chacune convoite ; et réciproquement,
dans l’adoration qu’elle se porte à elle-même est impliqué le culte de
la féminité en général. Sexuellement, l’homme est sujet ; les hommes
sont donc normalement séparés par le désir qui les pousse vers un
objet différent d’eux ; mais la femme est objet absolu de désir ; c’est
pourquoi dans les lycées, les écoles, les pensionnats, les ateliers,
fleurissent tant « d’amitiés particulières » ; certaines sont purement
spirituelles, et d’autres lourdement charnelles. Au premier cas, il
s’agit surtout entre amies de s’ouvrir son cœur, d’échanger des
confidences ; la preuve de confiance la plus passionnée, c’est de
montrer à l’élue son journal intime ; à défaut d’étreintes sexuelles, les
amies échangent des manifestations de tendresses extrêmes et
souvent se donnent par un détour un gage physique de leur
sentiment : ainsi Natacha se brûle le bras avec une règle portée au
rouge pour prouver son amour à Sonia ; surtout elles s’appellent de
mille noms caressants, elles échangent des lettres ardentes. Voici,
par exemple, ce qu’écrivait à l’aimée Émilie Dickinson, jeune
puritaine de Nouvelle-Angleterre :

Je pense à vous tout aujourd’hui et j’ai rêvé de vous toute la nuit dernière. J’étais en
train de me promener avec vous dans le plus merveilleux des jardins et je vous aidais à
cueillir des roses et mon panier n’était jamais plein. Et ainsi tout le jour, je prie de me
promener avec vous ; et quand la nuit approche, je suis heureuse et je compte
impatiemment les heures qui s’interposent entre moi et l’obscurité et mes rêves et le
panier jamais rempli…

Dans son ouvrage sur l’Âme de l’Adolescente, Mendousse cite un


grand nombre de lettres analogues :
Ma chère Suzanne… J’aurais aimé à transcrire ici quelques versets du Cantique des
Cantiques : que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! Comme la fiancée mystique vous
étiez semblable à la rose de Saron, au lys de la Vallée et comme elle, vous avez été pour
moi plus qu’une jeune fille ordinaire ; vous avez été symbole, le symbole de bien des
choses belles et élevées… et à cause de cela, blanche Suzanne, je vous aime d’un amour
pur et désintéressé où il y a quelque chose de religieux.

Une autre avoue dans un journal des émois moins élevés :

J’étais là, ma taille enserrée par cette petite main blanche, ma main reposant sur son
épaule ronde, mon bras sur son bras nu et tiède, pressée contre la douceur de son sein,
avec devant moi sa jolie bouche entrouverte sur ses petites dents… Je frissonnais et je
sentais ma figure brûlante(58).

Dans son livre sur l’Adolescente, Mme Évard a recueilli aussi un


grand nombre de ces effusions intimes :

À ma fée bien-aimée, ma chère chérie. Ma jolie fée. Oh ! dis-moi que tu m’aimes


encore, dis-moi que je suis toujours pour toi l’amie dévouée. Je suis triste, je t’aime tant,
ô ma L… et je ne puis te parler, te formuler assez mon affection ; il n’y a pas de paroles
pour décrire mon amour. Idolâtre c’est peu dire en comparaison de ce que j’éprouve ; il
me semble parfois que mon cœur va éclater. Être aimée de toi, c’est trop beau, je n’y puis
croire. Ô ma mignonne, dis-moi, m’aimeras-tu encore longtemps ?… etc.

De ces tendresses exaltées, on glisse facilement à de coupables


amours juvéniles ; parfois, une des deux amies domine l’autre et
exerce son pouvoir avec sadisme ; mais souvent, ce sont des amours
réciproques sans humiliation ni lutte ; le plaisir donné et reçu
demeure aussi innocent qu’au temps où chacune s’aimait
solitairement sans s’être dédoublée en un couple. Mais cette
blancheur même est fade ; quand l’adolescente souhaite entrer dans
la vie, accéder à l’Autre, elle veut ressusciter à son profit la magie du
regard paternel, elle exige l’amour et les caresses d’une divinité. Elle
s’adressera à une femme moins étrangère et moins redoutable que le
mâle mais qui participera au prestige viril : une femme qui a un
métier, qui gagne sa vie, qui a une certaine surface sociale sera
facilement aussi fascinante qu’un homme : on sait combien de
« flammes » s’allument au cœur des écolières pour des professeurs,
des surveillantes. Dans Régiment de femmes, Clémence Dane décrit
sur un mode chaste des passions d’une brûlante ardeur. Parfois, la
jeune fille fait à son amie de cœur la confidence de sa grande
passion ; il arrive même qu’elles la partagent et que chacune se pique
de l’éprouver plus vivement. Ainsi, une écolière écrit à sa camarade
préférée :

Je suis au lit, enrhumée, je ne puis que penser à Mlle X… Je n’ai jamais aimé une
maîtresse à ce point. Déjà en première année je l’aimais beaucoup ; mais maintenant
c’est un vrai amour. Je crois que je suis plus passionnée que toi. Il me semble que je
l’embrasse ; je m’évanouis à moitié et me réjouis de rentrer à l’école pour la voir(59).

Plus souvent, elle ose avouer ses sentiments à son idole même :

Je suis, chère Mademoiselle, vis-à-vis de vous dans un état indescriptible… Lorsque


je ne vous vois pas, je donnerais tout au monde pour vous rencontrer ; je pense à vous à
chaque instant. Si je vous aperçois, j’ai les yeux pleins de larmes, le désir de me cacher ;
je suis si petite, si ignorante auprès de vous. Quand vous me causez, je suis embarrassée,
émue, il me semble entendre la douce voix d’une fée et un bourdonnement de choses
aimantes, impossibles à traduire ; j’épie vos moindres gestes, je ne suis plus à la
conversation et je marmotte quelque bêtise : vous avouerez bien, chère Mademoiselle,
que c’est embrouillé. J’y vois une chose bien nette, c’est que je vous aime du plus
profond de mon âme(60).

La directrice d’une école professionnelle raconte(61) :

Je me rappelle que, dans ma propre jeunesse, nous nous disputions le papier dans
lequel un de nos jeunes professeurs apportait son déjeuner et que nous en payions les
morceaux jusqu’à vingt pfennige. Ses tickets de métro périmés faisaient aussi l’objet de
notre manie de collectionneuses.

Puisqu’elle doit jouer un rôle viril, il est préférable que la femme


aimée ne soit pas mariée : le mariage ne décourage pas toujours la
jeune amoureuse mais il la gêne ; elle hait que l’objet de son
adoration apparaisse comme soumis au pouvoir d’un époux ou d’un
amant. Souvent ces passions se déroulent en secret, ou du moins sur
un plan purement platonique ; mais le passage à un érotisme concret
est beaucoup plus facile ici que si l’objet aimé est du sexe masculin ;
même si elle n’a pas eu de faciles expériences avec des amies de son
âge, le corps féminin n’effarouche pas la jeune fille ; elle a souvent
connu avec ses sœurs, avec sa mère, une intimité où la tendresse
était subtilement pénétrée de sensualité, et près de l’aimée qu’elle
admire le glissement de la tendresse au plaisir se fera aussi de
manière insensible. Quand, dans Jeunes Filles en uniforme, Dorothy
Wieck embrassait sur les lèvres Herta Thill, ce baiser était maternel
et sexuel à la fois. Il y a entre femmes une complicité qui désarme la
pudeur ; le trouble que l’une éveille en l’autre est généralement sans
violence ; les caresses homosexuelles n’impliquent ni défloration, ni
pénétration : elles assouvissent l’érotisme clitoridien de l’enfance
sans réclamer de nouvelles et inquiétantes métamorphoses. La jeune
fille peut réaliser sa vocation d’objet passif sans se sentir
profondément aliénée. C’est ce qu’exprime Renée Vivien dans ces
vers, où elle décrit les rapports des « femmes damnées » et de leurs
amantes :

Nos corps sont pour leurs corps un fraternel miroir,


Nos lunaires baisers ont de pâles douceurs,
Nos doigts ne froissent point le duvet d’une joue
Et nous pouvons quand la ceinture se dénoue
Être tout à la fois des amants et des sœurs(62).

Et dans ceux-ci :

Car nous aimons la grâce et la délicatesse


Et ma possession ne meurtrit pas tes seins…
Ma bouche ne saurait mordre âprement ta bouche(63).

À travers l’impropriété poétique des mots « seins » et « bouche »,


ce qu’elle promet clairement à son amie c’est de ne pas la violenter.
Et, c’est en partie par peur de la violence, du viol, que l’adolescente
adresse souvent son premier amour à une aînée plutôt qu’à un
homme. La femme virile réincarne à la fois pour elle le père et la
mère : du père elle a l’autorité, la transcendance, elle est source et
mesure des valeurs, elle émerge par-delà le monde donné, elle est
divine ; mais elle demeure femme : qu’enfant elle ait été trop sevrée
des caresses maternelles, ou qu’au contraire sa mère l’ait trop
longtemps dorlotée, l’adolescente rêve comme ses frères à la chaleur
du sein ; dans cette chair proche de la sienne elle retrouve avec
abandon cette fusion immédiate avec la vie que le sevrage a détruite ;
et par ce regard étranger qui l’enveloppe la séparation qui
l’individualise est surmontée. Bien entendu, tout rapport humain
implique des conflits, tout amour des jalousies. Mais beaucoup des
difficultés qui se dressent entre la vierge et son premier amant sont
ici aplanies. L’expérience homosexuelle peut prendre la figure d’un
véritable amour ; elle peut apporter à la jeune fille un équilibre si
heureux qu’elle désirera la perpétuer, la répéter, qu’elle en gardera
un souvenir nostalgique ; elle peut révéler ou faire naître une
vocation lesbienne(64). Mais, le plus souvent, elle ne représentera
qu’une étape : sa facilité même la condamne. Dans l’amour qu’elle
voue à une aînée, la jeune fille convoite son propre avenir : elle veut
s’identifier à l’idole ; à moins d’une supériorité exceptionnelle, celle-
ci perd vite son aura ; quand elle commence à s’affirmer, la cadette
juge, compare : l’autre qui a été choisie justement parce qu’elle était
proche et n’intimidait pas n’est pas assez autre pour s’imposer
longtemps ; les dieux mâles sont plus solidement installés parce que
leur ciel est plus lointain. Sa curiosité, sa sensualité incitent la jeune
fille à désirer des étreintes plus violentes. Très souvent, elle n’a, dès
l’origine, envisagé l’aventure homosexuelle que comme une
transition, une initiation, une attente ; elle a joué l’amour, la jalousie,
la colère, l’orgueil, la joie, la peine dans l’idée plus ou moins avouée
qu’elle imitait sans grand risque les aventures dont elle rêve mais
qu’elle n’osait pas encore ou qu’elle n’avait pas l’occasion de vivre.
Elle est vouée à l’homme, elle le sait ; et elle veut une destinée de
femme normale et complète.
L’homme l’éblouit et cependant il lui fait peur. Pour concilier les
sentiments contradictoires qu’elle lui porte elle va dissocier en lui le
mâle qui l’effarouche et la divinité rayonnante qu’elle adore
pieusement. Brusque, sauvage avec des camarades masculins, elle
idolâtre de lointains princes charmants : acteurs de cinéma dont elle
affiche la photo au-dessus de son lit, héros défunts ou vivants mais
en tout cas inaccessibles, inconnus aperçus par hasard et qu’elle sait
ne plus revoir jamais. De telles amours ne soulèvent aucun
problème. Très souvent c’est à un homme doué de prestige social ou
intellectuel mais dont le physique ne saurait susciter de trouble
qu’elles s’adressent : par exemple à un vieux professeur un peu
ridicule ; ces hommes d’âge émergent au-delà du monde où
l’adolescente est enfermée, on peut se destiner à eux en secret, s’y
consacrer comme on se consacrerait à Dieu : un tel don n’a rien
d’humiliant, il est librement consenti puisqu’on ne les désire pas
dans sa chair. L’amoureuse romanesque accepte même volontiers
que l’élu soit d’un aspect humble, qu’il soit laid, un peu dérisoire :
elle ne se sent que plus en sécurité. Elle feint de déplorer les
obstacles qui la séparent de lui ; mais en vérité elle l’a justement
choisi parce que d’elle à lui aucun rapport réel n’était possible. Ainsi
peut-elle faire de l’amour une expérience abstraite, purement
subjective, qui n’attente pas à son intégrité ; son cœur bat, elle
connaît la douleur de l’absence, les affres de la présence, le dépit,
l’espoir, la rancune, l’enthousiasme, mais à blanc ; rien d’elle-même
n’est engagé. Il est amusant de constater que l’idole est choisie
d’autant plus éclatante qu’elle est plus distante : il est utile que le
professeur de piano qu’on rencontre quotidiennement soit ridicule et
laid ; mais si on s’éprend d’un étranger qui se meut dans
d’inaccessibles sphères, alors on le préfère beau et mâle. L’important
c’est que d’une manière ou d’une autre, la question sexuelle ne se
pose pas. Ces amours de tête prolongent et confirment l’attitude
narcissiste où l’érotisme n’apparaît que dans son immanence, sans
présence réelle de l’Autre. C’est parce qu’elle y trouve un alibi qui lui
permet d’éluder des expériences concrètes que souvent l’adolescente
développe une vie imaginaire d’une extraordinaire intensité. Elle
choisit de confondre des fantasmes avec la réalité. Entre autres
exemples, H. Deutsch(65) en rapporte un très significatif : c’est celui
d’une jeune fille jolie et séduisante, qui aurait pu facilement être
courtisée et qui se refusait à tout commerce avec les jeunes gens de
son entourage ; cependant dans le secret de son cœur elle avait à
l’âge de treize ans choisi de rendre un culte à un garçon de dix-sept
ans, plutôt disgracié et qui ne lui avait jamais adressé la parole. Elle
se procura une photo de lui, y inscrivit elle-même une dédicace, et
pendant trois ans tint chaque jour un journal relatant ses expériences
imaginaires : ils échangeaient des baisers, des étreintes passionnées ;
il y avait parfois entre eux des scènes de larmes dont elle sortait avec
des yeux réellement rouges et gonflés ; puis ils se réconciliaient, elle
s’envoyait des fleurs, etc. Quand un changement de résidence la
sépara de lui, elle lui écrivit des lettres, qu’elle ne lui envoya jamais,
mais auxquelles elle répondait elle-même. Cette histoire était très
évidemment une défense contre des expériences réelles dont elle
avait peur.
Ce cas est presque pathologique. Mais il illustre en le grossissant
un processus qui se rencontre normalement. On voit chez Marie
Bashkirtseff un saisissant exemple de vie sentimentale imaginaire. Le
duc de H… dont elle prétend être amoureuse, elle ne lui a jamais
parlé. Ce qu’elle souhaite, en vérité, c’est l’exaltation de son moi ;
mais étant femme et surtout à l’époque et dans la classe à laquelle
elle appartient, il ne pouvait être question pour elle d’obtenir le
succès par une existence autonome. À l’âge de dix-huit ans, elle note
lucidement : « j’écris à C… que je voudrais être un homme. Je sais
que je pourrais devenir quelqu’un ; mais avec des jupons, où voulez-
vous qu’on aille ? Le mariage est la seule carrière des femmes ; les
hommes ont trente-six chances, la femme n’en a qu’une, le zéro,
comme à la banque. » Elle a donc besoin de l’amour d’un homme ;
mais pour qu’il soit capable de lui conférer une valeur souveraine, il
doit être lui-même conscience souveraine. « jamais un homme en
dessous de ma position ne saurait me plaire, écrit-elle. Un homme
riche, indépendant, porte avec lui l’orgueil et un certain air
confortable. L’assurance a un certain air victorieux. J’aime en H… cet
air capricieux, fat et cruel : il a du Néron. » Et encore : « Cet
anéantissement de la femme devant la supériorité de l’homme aimé
doit être la plus grande jouissance d’amour-propre que peut
éprouver la femme supérieure. » Ainsi le narcissisme conduit au
masochisme : cette liaison se rencontrait déjà chez l’enfant rêvant à
Barbe-Bleue, à Grisélidis, aux saintes martyres. Le moi est constitué
comme pour autrui, par autrui : plus autrui est puissant, plus le moi
a de richesses et de pouvoirs ; captivant son maître, il enveloppe en
soi toutes les vertus que celui-ci détient ; aimée de Néron, Marie
Bashkirtseff serait Néron ; s’anéantir devant autrui, c’est réaliser
autrui à la fois en soi et pour soi ; en vérité ce rêve de néant est une
orgueilleuse volonté d’être. De fait, Marie Bashkirtseff n’a jamais
rencontré d’homme assez superbe pour qu’elle acceptât de s’aliéner à
travers lui. Autre chose est de s’agenouiller devant un dieu qu’on
forge soi-même et qui demeure à distance, autre chose de
s’abandonner à un mâle de chair et d’os. Beaucoup de jeunes filles
s’entêtent longtemps à poursuivre leur rêve à travers le monde réel :
elles cherchent un homme qui leur semble supérieur à tous les autres
par sa position, son mérite, son intelligence ; elles le veulent plus âgé
qu’elles, s’étant déjà taillé une place sur terre, jouissant d’autorité et
de prestige ; la fortune, la célébrité les fascinent : l’élu apparaît
comme le Sujet absolu qui par son amour leur communiquera sa
splendeur et sa nécessité. Sa supériorité idéalise l’amour que la jeune
fille lui porte : ce n’est pas parce qu’il est un mâle qu’elle souhaite se
donner à lui, c’est parce qu’il est cet être d’élite. « Je voudrais des
géants et je ne trouve que des hommes », me disait naguère une
amie. Au nom de ces hautes exigences, la jeune fille dédaigne des
prétendants trop quotidiens et élude les problèmes de la sexualité.
Elle chérit aussi, dans ses rêves, sans risque, une image d’elle-même
qui l’enchante en tant qu’image, encore qu’elle ne consente pas du
tout à s’y conformer. Ainsi Marie Le Hardouin(66) raconte qu’elle se
plaisait à se voir en victime toute dévouée à un homme alors qu’elle
était réellement autoritaire.

Par une sorte de pudeur, je n’ai jamais pu exprimer dans la réalité ces tendances
cachées de ma nature que j’ai tant vécues en rêve. Telle que j’ai appris à me connaître, je
suis en effet autoritaire, violente, incapable au fond de plier.
Obéissant toujours à un besoin de m’abolir, je m’imaginais parfois que j’étais une
femme admirable, ne vivant que par le devoir et amoureuse jusqu’à l’imbécillité d’un
homme dont je m’efforçais de prévenir les moindres volontés. Nous nous débattions au
sein d’une laide vie de nécessités. Il se tuait de travail et rentrait le soir hâve et défait.
Moi je perdais mes yeux auprès d’une fenêtre sans lumière à raccommoder ses
vêtements. Dans une étroite cuisine enfumée, je lui composais quelques mets de misère.
La maladie menaçait sans cesse de faire mourir notre unique enfant. Cependant, un
sourire crucifié de douceur palpitait toujours sur mes lèvres et toujours l’on voyait dans
mes yeux cette expression insupportable de courage silencieux que je n’ai jamais pu
supporter sans dégoût dans la réalité.

Outre ces complaisances narcissistes, certaines jeunes filles


éprouvent plus concrètement le besoin d’un guide, d’un maître. Au
moment où elles échappent à l’emprise des parents, elles se trouvent
tout embarrassées d’une autonomie à laquelle elles n’ont pas été
habituées ; elles ne savent guère en faire qu’un usage négatif ; elles
tombent dans le caprice et l’extravagance ; elles souhaitent se
démettre à nouveau de leur liberté. L’histoire de la jeune fille
capricieuse, orgueilleuse, rebelle, insupportable et qui se fait
amoureusement dompter par un homme raisonnable est un poncif
de la littérature à bon marché et du cinéma : c’est un cliché qui flatte
à la fois les hommes et les femmes. C’est l’histoire que raconte entre
autres Mme de Ségur dans Quel amour d’enfant ! Enfant, Gisèle déçue
par un père trop indulgent s’est attachée à une vieille tante sévère ;
jeune fille, elle subit l’ascendant d’un jeune homme grondeur, Julien,
qui lui dit durement ses vérités, qui l’humilie, qui cherche à la
réformer ; elle épouse un riche duc sans caractère auprès de qui elle
est fort malheureuse et c’est quand, veuve, elle accepte l’amour
exigeant de son mentor qu’elle trouve enfin joie et sagesse. Dans
Good Wives de Louisa Alcott, l’indépendante Joe commence à
s’éprendre de son futur mari parce qu’il lui reproche sévèrement une
étourderie qu’elle a commise ; il la gronde lui aussi, et elle est tout
empressée à s’excuser, à se soumettre. Malgré l’orgueil crispé des
femmes américaines, les films de Hollywood nous ont présenté cent
fois des enfants terribles domptées par la saine brutalité d’un
amoureux ou d’un mari : une paire de gifles, voire une fessée
apparaissent comme de sûrs moyens de séduction. Mais dans la
réalité le passage de l’amour idéal à l’amour sexuel n’est pas simple.
Beaucoup de femmes évitent soigneusement de se rapprocher de
l’objet de leur passion par une peur plus ou moins avouée d’une
déception. Si le héros, le géant, le demi-dieu répond à l’amour qu’il
inspire et le transforme en une expérience réelle la jeune fille
s’effarouche ; son idole devient un mâle dont elle se détourne,
écœurée. Il y a des adolescentes coquettes qui mettent tout en œuvre
pour séduire un homme qui leur semble « intéressant », ou
« fascinant », mais qui paradoxalement s’irritent s’il leur manifeste
en retour un sentiment trop vif ; il leur plaisait parce qu’il paraissait
inaccessible : amoureux, il se banalise. « C’est un homme comme les
autres. » La jeune fille lui en veut de sa déchéance ; elle en prend
prétexte pour refuser les contacts physiques qui effraient la
sensibilité virginale. Si la jeune fille cède à son « Idéal », elle
demeure insensible dans ses bras et « il arrive, dit Stekel(67), que des
jeunes filles exaltées se suicident à la suite de telles scènes où toute la
construction de l’imagination amoureuse s’effondre parce que l’Idéal
se révèle sous la forme d’un « animal brutal ». C’est aussi par goût de
l’impossible que souvent la jeune fille tombe amoureuse d’un homme
quand il commence à faire la cour à une de ses amies et que très
souvent aussi elle élit un homme marié. Elle est volontiers fascinée
par les don juans ; elle rêve se soumettre et s’attacher ce séducteur
qu’aucune femme ne retient jamais, elle caresse l’espoir de le
réformer : mais en fait elle sait qu’elle échouera dans son entreprise
et c’est là une des raisons de son choix. Certaines jeunes filles
s’avèrent à tout jamais incapables de connaître un amour réel et
complet. Toute leur vie elles rechercheront un idéal impossible à
atteindre.
C’est qu’il y a conflit entre le narcissisme de la jeune fille et les
expériences auxquelles sa sexualité la destine. La femme ne s’accepte
comme l’inessentiel qu’à condition de se retrouver l’essentiel au sein
de son abdication. En se faisant objet, voilà qu’elle devient une idole
dans laquelle elle se reconnaît orgueilleusement ; mais elle refuse
l’implacable dialectique qui lui inflige de retourner à l’inessentiel.
Elle veut être un trésor fascinant, non une chose à prendre. Elle aime
apparaître comme un merveilleux fétiche chargé d’effluves magiques,
non s’envisager comme une chair qui se laisse voir, palper, meurtrir :
ainsi l’homme chérit la femme proie mais fuit l’ogresse Déméter.
Fière de capter l’intérêt masculin, de susciter l’admiration, ce qui
la révolte, c’est d’être captée en retour. Avec la puberté, elle a appris
la honte : et la honte demeure mêlée à sa coquetterie et à sa vanité ;
les regards des mâles la flattent et la blessent à la fois ; elle ne
voudrait être vue que dans la mesure où elle se montre : les yeux sont
toujours trop perçants. D’où les incohérences qui déconcertent les
hommes : elle étale son décolleté, ses jambes, et dès qu’on la regarde
elle rougit, s’irrite. Elle s’amuse à provoquer le mâle mais si elle
s’aperçoit qu’elle a suscité en lui le désir elle recule avec dégoût : le
désir masculin est une offense autant qu’un hommage ; dans la
mesure où elle se sent responsable de son charme, où il lui semble
l’exercer librement, elle s’enchante de ses victoires : mais en tant que
ses traits, ses formes, sa chair sont donnés et subis, elle veut les
dérober à cette liberté étrangère et indiscrète qui les convoite. C’est
là le sens profond de cette pudeur originelle, qui interfère de manière
déconcertante avec les coquetteries les plus hardies. Une fillette peut
avoir d’étonnantes audaces parce qu’elle ne réalise pas que ses
initiatives la révèlent dans sa passivité : dès qu’elle s’en aperçoit elle
s’effarouche et se fâche. Rien de plus équivoque qu’un regard ; il
existe à distance, et par cette distance, il parait respectueux : mais il
s’empare sournoisement de l’image perçue. La femme en herbe se
débat dans ces pièges. Elle commence à s’abandonner mais aussitôt
elle se crispe et tue en elle le désir. Dans son corps encore incertain,
la caresse est éprouvée tantôt comme un plaisir tendre, tantôt
comme un désagréable chatouillement ; un baiser l’émeut d’abord,
puis brusquement la fait rire ; elle fait suivre chaque complaisance
d’une révolte ; elle se laisse embrasser, mais elle s’essuie la bouche
avec affectation ; elle est souriante et tendre, puis soudain ironique et
hostile ; elle fait des promesses et délibérément les oublie. Telle est
Mathilde de La Mole séduite par la beauté et les rares qualités de
Julien, désireuse d’atteindre à travers son amour un destin
exceptionnel mais refusant farouchement la domination de ses
propres sens et celle d’une conscience étrangère ; elle passe de la
servilité à l’arrogance, de la supplication au mépris ; tout ce qu’elle
donne, elle le fait aussitôt payer. Telle est aussi cette « Monique »
dont Marcel Arland a tracé le portrait, qui confond le trouble et le
péché, pour qui l’amour est une abdication honteuse, dont le sang
brûle mais qui déteste cette ardeur et qui ne se soumet qu’en se
cabrant.
C’est en exhibant une nature enfantine et perverse, que le « fruit
vert » se défend contre l’homme. Sous cette figure à moitié sauvage,
à moitié assagie, la jeune fille a été souvent décrite. Colette, entre
autres, l’a peinte dans Claudine à l’école et aussi dans le Blé en herbe
sous les traits de la séduisante Vinca. Elle garde un intérêt ardent
pour le monde posé en face d’elle et sur lequel elle règne en
souveraine ; mais elle a aussi de la curiosité, un désir sensuel et
romanesque de l’homme. Vinca s’écorche aux ronces, pêche des
crevettes, grimpe aux arbres, et cependant elle frémit quand son
camarade Phil touche sa main ; elle connaît le trouble où le corps se
fait chair et qui est la première révélation de la femme comme
femme ; troublée, elle commence à se vouloir jolie : par moments elle
se coiffe, elle se maquille, s’habille d’organdi vaporeux, elle s’amuse à
être coquette et à séduire ; mais comme aussi elle veut exister pour
soi et non seulement pour autrui, à d’autres moments, elle se fagote
dans de vieilles robes sans grâce, dans des pantalons malséants ; il y
a toute une partie d’elle-même qui blâme la coquetterie et la
considère comme une démission : aussi fait-elle exprès d’avoir les
doigts tachés d’encre, de se montrer dépeignée, souillon. Ces
rébellions lui donnent une gaucherie qu’elle ressent avec dépit : elle
s’en agace, rougit, redouble de maladresse et prend en horreur ces
tentatives avortées de séduction. À ce stade, la jeune fille ne veut plus
être une enfant, mais elle n’accepte pas de devenir adulte, elle se
reproche tour à tour sa puérilité et sa résignation de femelle. Elle est
en attitude de constant refus.
C’est là le trait qui caractérise la jeune fille et qui nous donne la
clef de la plupart de ses conduites ; elle n’accepte pas le destin que la
nature et la société lui assignent ; et cependant, elle ne le répudie pas
positivement : elle est intérieurement trop divisée pour entrer en
lutte avec le monde ; elle se borne à fuir la réalité ou à la contester
symboliquement. Chacun de ses désirs se double d’une angoisse : elle
est avide d’entrer en possession de son avenir, mais elle redoute de
rompre avec son passé ; elle souhaite « avoir » un homme, elle
répugne à être sa proie. Et derrière chaque peur se dissimule un
désir : le viol lui fait horreur mais elle aspire à la passivité. Aussi est-
elle vouée à la mauvaise foi et à toutes ses ruses ; est-elle prédisposée
à toutes sortes d’obsessions négatives qui traduisent l’ambivalence
du désir et de l’anxiété.
Une des formes de contestation qu’on rencontre le plus souvent
chez l’adolescente, c’est le ricanement. Lycéennes, midinettes
« pouffent » de rire en se racontant des histoires sentimentales ou
scabreuses, en parlant de leurs flirts, en croisant des hommes, en
voyant des amoureux s’embrasser ; j’ai connu des écolières qui
passaient exprès dans le jardin du Luxembourg par l’allée des
amoureux, histoire de rire ; et d’autres qui fréquentaient les bains
turcs afin de se moquer des grosses dames aux ventres lourds, aux
seins pendants, qu’elles y rencontraient ; bafouer le corps féminin,
tourner les hommes en ridicule, rire de l’amour, c’est une manière de
désavouer la sexualité : il y a dans ces rires, avec un défi aux adultes,
une manière de surmonter sa propre gêne ; on joue avec des images,
avec des mots, afin d’en tuer la magie dangereuse : ainsi j’ai vu les
élèves de quatrième « pouffer » en trouvant dans un texte latin le
mot femur. À plus forte raison, si la fillette se laisse embrasser,
tripoter, elle prendra sa revanche en riant au nez de son partenaire
ou avec des camarades. Je me rappelle dans un compartiment de
chemin de fer, une nuit, deux jeunes filles qui se faisaient cajoler tour
à tour par un commis voyageur tout heureux de l’aubaine : entre
chaque séance, elles riaient hystériquement, retrouvant, dans un
compromis de sexualité et de vergogne, les conduites de l’âge ingrat.
En même temps qu’au fou rire, les jeunes filles demandent un
secours au langage : on trouve, dans la bouche de certaines d’entre
elles, un vocabulaire dont la grossièreté ferait rougir leurs frères ;
elles s’en effarouchent d’autant moins que, sans doute, les
expressions dont elles usent n’évoquent pas en elles, du fait de leur
demi-ignorance, d’image très précise ; le but est d’ailleurs sinon
d’empêcher les images de se former, du moins de les désarmer ; les
histoires grossières que les lycéennes se racontent sont beaucoup
moins destinées à assouvir des instincts sexuels qu’à nier la
sexualité : on ne veut la considérer que sous un aspect humoristique,
comme une opération mécanique et quasi chirurgicale. Mais, comme
le rire, l’usage d’un langage obscène n’est pas seulement une
contestation : c’est aussi un défi aux adultes, une sorte de sacrilège,
une conduite délibérément perverse. Refusant la nature et la société,
la jeune fille les provoque et les brave par quantité de singularités.
On a souvent noté chez elle des manies alimentaires : elle mange des
mines de crayon, des pains à cacheter, des bouts de bois, des
crevettes vivantes, elle avale des cachets d’aspirine par dizaine, voire
même, elle absorbe des mouches, des araignées ; j’en ai connu une,
très assagie cependant, qui composait avec du café et du vin blanc
d’affreuses mixtures qu’elle se forçait à absorber ; d’autres fois, elle
mangeait du sucre trempé dans du vinaigre ; j’en ai vu une autre,
trouvant un ver blanc dans une salade, le croquer avec décision. Tous
les enfants s’attachent à expérimenter le monde avec les yeux, les
mains, et plus intimement avec la bouche et l’estomac : mais à l’âge
ingrat, la fillette se plaît plus particulièrement à l’explorer dans ce
qu’il a d’indigeste, de répugnant. Très souvent, ce qui est
« dégoûtant » l’attire. L’une d’elles qui était jolie, coquette à ses
heures et soignée, se montrait véritablement fascinée par tout ce qui
lui semblait « sale » : elle touchait des insectes, contemplait ses
linges hygiéniques souillés, suçait le sang de ses écorchures. Jouer
avec des choses malpropres, c’est évidemment une manière de
surmonter le dégoût ; ce sentiment a pris beaucoup d’importance au
moment de la puberté : la fillette a du dégoût pour son corps trop
charnel, pour le sang menstruel, pour les pratiques sexuelles des
adultes, pour le mâle auquel elle est vouée ; elle le nie en se
complaisant précisément dans la familiarité de tout ce qui lui
répugne. « Puisqu’il faut que je saigne chaque mois, je prouve en
buvant le sang de mes écorchures que mon sang ne me fait pas peur.
Puisque je devrai me soumettre à une épreuve révoltante, pourquoi
ne pas croquer un ver blanc ? » D’une manière beaucoup plus nette,
cette attitude s’affirme dans les automutilations si fréquentes à cet
âge. La jeune fille se taillade la cuisse à coups de rasoir, se brûle avec
des cigarettes, se coupe, s’écorche ; pour ne pas aller à une garden-
party ennuyeuse, une amie de ma jeunesse s’est fendu le pied d’un
coup de hachette, au point d’avoir à garder six semaines le lit. Ces
pratiques sado masochistes sont à la fois une anticipation de
l’expérience sexuelle et une révolte contre elle ; il faut, en supportant
ces épreuves, s’endurcir contre toute épreuve possible et par là les
rendre toutes anodines, y compris la nuit nuptiale. Quand elle met
une limace sur sa poitrine, quand elle avale un tube d’aspirine,
quand elle se blesse, la jeune fille défie son futur amant : Tu ne
m’infligeras jamais rien de plus odieux que ce que je m’inflige à moi-
même. Ce sont là des initiations moroses et orgueilleuses à l’aventure
sexuelle. Destinée à être une proie passive, elle revendique sa liberté
jusque dans le fait de subir douleur et dégoût. Quand elle s’impose la
morsure du couteau, la brûlure d’une braise, elle proteste contre la
pénétration qui la déflore : elle proteste en l’annulant. Masochiste,
puisque dans ses conduites elle accueille la douleur, elle est surtout
sadique : en tant que sujet autonome, elle fouaille, bafoue, torture
cette chair dépendante, cette chair condamnée à la soumission
qu’elle déteste sans vouloir cependant s’en distinguer. Car elle ne
choisit pas en toutes ces conjonctures de refuser authentiquement
son destin. Les manies sado masochistes impliquent une
fondamentale mauvaise foi : si la fillette s’y livre, c’est qu’elle
accepte, à travers ses refus, son avenir de femme ; elle ne mutilerait
pas haineusement sa chair si d’abord elle ne se reconnaissait pas
comme chair. Même ses explosions de violence s’enlèvent sur un
fond de résignation. Quand un jeune garçon est en révolte contre son
père, contre le monde, il se livre à des violences efficaces ; il cherche
querelle à un camarade, il se bat, il s’affirme à coups de poing,
comme sujet : il s’impose au monde, il le dépasse. Mais s’affirmer,
s’imposer est interdit à l’adolescente, et c’est bien là ce qui met dans
son cœur tant de révolte : elle n’espère ni changer le monde, ni en
émerger ; elle se sait ou du moins se croit, et peut-être même se veut,
ligotée : elle ne peut que détruire ; il y a du désespoir dans sa rage ;
au cours d’une soirée irritante, elle casse des verres, des vitres, des
vases : ce n’est pas pour vaincre le sort ; ce n’est qu’une protestation
symbolique. C’est à travers son impuissance présente que la jeune
fille se rebelle contre son asservissement futur ; et ses vaines
explosions loin de la délivrer de ses liens ne font souvent que les
resserrer. Violences contre elle-même ou contre l’univers qui
l’entoure ont toujours un caractère négatif : elles sont plus
spectaculaires qu’efficaces. Le garçon qui escalade des rochers, qui se
bat avec des camarades, regarde la douleur physique, les plaies et les
bosses, comme une conséquence insignifiante des activités positives
auxquelles il s’adonne ; il ne les recherche ni ne les fuit pour elles-
mêmes (sauf en cas d’un complexe d’infériorité qui le met dans une
situation analogue à celle des femmes). La jeune fille se regarde
souffrir : elle cherche dans son propre cœur le goût de la violence et
de la révolte plutôt qu’elle demeure ancrée dans l’univers enfantin
d’où elle ne s’intéresse à leurs résultats. Sa perversité vient de ce
qu’elle ne peut ou ne veut pas véritablement s’évader ; elle se débat
dans sa cage plutôt qu’elle ne cherche à en sortir ; ses attitudes sont
négatives, réflexives, symboliques. Il y a des cas où cette perversité
prend des formes inquiétantes. Un assez grand nombre de jeunes
vierges sont kleptomanes ; la kleptomanie est une « sublimation
sexuelle » de nature très équivoque ; la volonté d’enfreindre les lois,
de violer un tabou, le vertige de l’acte défendu et dangereux est
certainement essentiel chez la voleuse : mais il a une double face.
Prendre des objets sans en avoir le droit, c’est affirmer avec
arrogance son autonomie, c’est se poser comme sujet en face des
choses volées et de la société qui condamne le vol, c’est refuser
l’ordre établi et en défier les gardiens ; mais ce défi a aussi un aspect
masochiste ; la voleuse est fascinée par le risque couru, par l’abîme
dans lequel elle sera précipitée si elle est prise ; c’est le danger d’être
prise qui donne au fait de prendre un attrait si voluptueux ; alors
sous les regards pleins de blâme, sous la main posée sur son épaule,
dans la honte, elle se réaliserait totalement et sans recours comme
objet. Prendre sans être prise, dans l’angoisse de devenir proie, c’est
là le jeu dangereux de la sexualité féminine adolescente. Toutes les
conduites perverses et délictueuses qu’on rencontre chez des jeunes
filles ont cette même signification. Certaines se spécialisent dans
l’envoi de lettres anonymes, d’autres s’amusent à mystifier leur
entourage : une fillette de quatorze ans avait persuadé tout un village
qu’une maison était hantée par les esprits. Elles jouissent à la fois de
l’exercice clandestin de leur pouvoir, de leur désobéissance, de leur
défi à la société, et du risque d’être démasquées ; c’est un élément si
important de leur plaisir que souvent elles se démasquent elles-
mêmes ; et, même, elles s’accusent parfois de fautes ou de crimes
qu’elles n’ont pas commis. Il n’est pas étonnant que le refus de
devenir objet conduise à se reconstituer en objet : c’est un processus
commun à toutes les obsessions négatives. C’est d’un seul
mouvement que dans une paralysie hystérique le malade craint la
paralysie, la désire et la réalise : il n’en guérit qu’en cessant d’y
penser ; de même pour les tics des psychasthéniques. C’est la
profondeur de sa mauvaise foi qui apparente la jeune fille à ces types
de névrosés : manies, tics, conjurations, perversités, on trouve chez
elle beaucoup de symptômes névrotiques à cause de cette
ambivalence du désir et de l’angoisse que nous avons signalée. Il est
assez fréquent, par exemple, qu’elle fasse des « fugues » ; elle s’en va
au hasard, elle erre loin de la maison paternelle et, au bout de deux
ou trois jours, elle revient d’elle-même. Il ne s’agit pas là d’un
véritable départ, d’un acte réel de rupture avec la famille ; c’est
seulement une comédie d’évasion et souvent la jeune fille est tout à
fait déconcertée si on lui propose de la soustraire définitivement à
son entourage : elle veut le quitter tout en ne le voulant pas. La fugue
est liée parfois à des fantasmes de prostitution : la jeune fille rêve
qu’elle est une prostituée, elle en joue le rôle plus ou moins
timidement ; elle se maquille avec éclat, elle se penche à la fenêtre et
adresse des œillades aux passants ; en certains cas, elle quitte la
maison et pousse si loin la comédie que celle-ci se confond avec la
réalité. Ces conduites traduisent souvent un dégoût du désir sexuel,
un sentiment de culpabilité : puisque j’ai ces pensées, ces appétits, je
ne vaux pas mieux qu’une prostituée, j’en suis une, pense la jeune
fille. Parfois, elle cherche à s’en libérer : Finissons-en, allons jusqu’au
bout, se dit-elle ; elle veut se prouver que la sexualité est de peu
d’importance en se donnant au premier venu. En même temps, une
telle attitude manifeste souvent de l’hostilité à l’égard de la mère, soit
que la jeune fille ait horreur de son austère vertu, soit qu’elle la
soupçonne d’être, elle-même, de mœurs faciles ; ou elle exprime de la
rancune à l’égard du père qui s’est montré trop indifférent. De toute
façon dans cette obsession – comme dans les fantasmes de grossesse
dont nous avons déjà parlé et qui lui sont souvent associés – se
rencontre cette inextricable confusion de la révolte et de la
complicité qui caractérise les vertiges psychasthéniques. Il est
remarquable que dans toutes ces conduites la jeune fille ne cherche
pas à dépasser l’ordre naturel et social, elle ne prétend pas reculer les
limites du possible ni opérer une transmutation de valeurs ; elle se
contente de manifester sa révolte au sein d’un monde établi dont les
frontières et les lois sont conservées ; c’est là l’attitude qu’on a
souvent définie comme « démoniaque » et qui implique une tricherie
fondamentale : le bien est reconnu afin d’être bafoué, la règle est
posée afin d’être violée, le sacré respecté afin qu’il soit possible de
perpétrer des sacrilèges. L’attitude de la jeune fille se définit
essentiellement par le fait que, dans les ténèbres angoissantes de la
mauvaise foi, elle refuse en l’acceptant le monde et son propre
destin.
Cependant, elle ne se borne pas à contester négativement la
situation qui lui est imposée ; elle cherche aussi à en compenser les
insuffisances. Si l’avenir l’effraie, le présent ne la satisfait pas ; elle
hésite à devenir femme ; elle s’agace de n’être encore qu’une enfant ;
elle a déjà quitté son passé ; elle n’est pas engagée dans une vie
nouvelle. Elle s’occupe mais elle ne fait rien : parce qu’elle ne fait
rien, elle n’a rien, elle n’est rien. C’est par des comédies et des
mystifications qu’elle s’efforce de combler ce vide. On lui reproche
souvent d’être sournoise, menteuse, et de faire des « histoires ». Le
fait est qu’elle est vouée au secret et au mensonge. À seize ans, une
femme a déjà traversé de pénibles épreuves : puberté, règles, éveil de
la sexualité, premiers troubles, premières fièvres, peurs, dégoûts,
expériences louches, elle a enfermé toutes ces choses dans son cœur ;
elle a appris à garder soigneusement ses secrets. Le seul fait d’avoir à
cacher ses serviettes hygiéniques, à dissimuler ses règles, l’entraîne
déjà au mensonge. Dans la nouvelle Old Mortality, K. A. Porter
raconte que les jeunes Américaines du Sud, vivant vers 1900, se
rendaient malades en avalant des mélanges de sel et de citron pour
arrêter leurs règles quand elles allaient au bal : elles avaient peur que
les jeunes gens ne reconnaissent leur état d’après leurs yeux cernés,
le contact de leurs mains, une odeur peut-être, et cette idée les
bouleversait. Il est difficile de jouer les idoles, les fées, les princesses
lointaines, quand on sent entre ses jambes un linge sanglant ; et, plus
généralement, quand on connaît la misère originelle d’être corps. La
pudeur qui est un refus spontané de se laisser saisir comme chair
touche à l’hypocrisie. Mais surtout, le mensonge auquel on
condamne l’adolescente, c’est qu’il lui faut feindre d’être objet, et un
objet prestigieux, alors qu’elle s’éprouve comme une existence
incertaine, dispersée, et qu’elle connaît ses tares. Maquillages,
fausses boucles, guêpières, soutiens-gorge « renforcés » sont des
mensonges ; le visage même se fait masque : on y suscite avec art des
expressions spontanées, on mime une passivité émerveillée ; rien de
plus étonnant que de découvrir soudain dans l’exercice de sa fonction
féminine une physionomie dont on connaît l’aspect familier ; sa
transcendance se renie et imite l’immanence ; le regard ne perçoit
plus, il reflète ; le corps ne vit plus, il attend ; tous les gestes et les
sourires se font appel ; désarmée, disponible, la jeune fille n’est plus
qu’une fleur offerte, un fruit à cueillir. C’est l’homme qui l’encourage
à ces leurres en réclamant d’être leurré : ensuite, il s’irrite, il accuse.
Mais, pour la fillette sans ruse, il n’a qu’indifférence et même
hostilité. Il n’est séduit que par celle qui tend des pièges ; offerte,
c’est elle qui guette une proie ; sa passivité sert une entreprise, elle
fait de sa faiblesse l’instrument de sa force ; puisqu’il lui est défendu
d’attaquer franchement, elle en est réduite aux manœuvres et aux
calculs ; et son intérêt est de paraître gratuitement donnée ; aussi lui
reprochera-t-on d’être perfide et traîtresse : c’est vrai. Mais il est vrai
qu’elle est obligée d’offrir à l’homme le mythe de sa soumission du
fait qu’il réclame de dominer. Et peut-on exiger qu’elle étouffe alors
ses plus essentielles revendications ? Sa complaisance ne saurait être
que pervertie dès l’origine. D’ailleurs, ce n’est pas seulement par ruse
concertée qu’elle triche. Du fait que tous les chemins lui sont barrés,
qu’elle ne peut pas faire, qu’elle a à être, une malédiction pèse sur sa
tête. Enfant, elle jouait à être une danseuse, une sainte ; plus tard,
elle joue à être elle-même : qu’est-ce au juste que la vérité ? Dans le
domaine où on l’a enfermée, c’est un mot qui n’a pas de sens. La
vérité c’est la réalité dévoilée et le dévoilement s’opère par des actes :
mais elle n’agit pas. Les romans qu’elle se raconte sur elle-même – et
que souvent elle raconte aussi à autrui – lui semblent mieux traduire
les possibilités qu’elle sent en elle que le plat compte rendu de sa vie
quotidienne. Elle n’a pas les moyens de prendre sa mesure : elle s’en
console par des comédies ; elle campe un personnage auquel elle
cherche à donner de l’importance ; elle essaie de se singulariser par
des extravagances parce qu’il ne lui est pas permis de s’individualiser
dans des activités définies. Elle se sait sans responsabilité,
insignifiante dans ce monde d’hommes : c’est parce qu’elle n’a rien
d’autre de sérieux à faire qu’elle « fait des histoires ». L’Électre de
Giraudoux est une femme à histoires, parce que c’est à Oreste seul
qu’il appartient d’accomplir un vrai meurtre avec une vraie épée.
Comme l’enfant, la jeune fille s’épuise en scènes et en colères, elle se
rend malade, elle présente des troubles hystériques afin de retenir
l’attention et d’être quelqu’un qui compte. C’est afin de compter
qu’elle intervient dans le destin d’autrui ; toute arme lui est bonne ;
elle livre des secrets, elle en invente, elle trahit, elle calomnie ; elle a
besoin de tragédie autour d’elle pour se sentir vivre puisqu’elle ne
trouve pas de secours dans sa vie même. C’est pour la même raison
qu’elle est capricieuse ; les fantasmes que nous formons, les images
dont nous nous berçons sont contradictoires : seule l’action unifie la
diversité du temps. La jeune fille n’a pas de véritable volonté mais
des désirs et elle saute de l’un à l’autre avec incohérence. Ce qui rend
ses inconséquences parfois dangereuses, c’est qu’en chaque moment,
ne s’engageant qu’en songe, elle s’engage tout entière. Elle se situe
sur un plan d’intransigeance, d’exigence ; elle a le goût du définitif et
de l’absolu : faute de disposer de l’avenir, elle veut atteindre l’éternel.
« Je n’abdiquerai jamais. Je voudrai toujours tout. J’ai besoin de
préférer ma vie pour l’accepter », écrit Marie Lenéru. À ce mot, fait
écho l’Antigone d’Anouilh : « Je veux tout, tout de suite. » Cet
impérialisme enfantin ne peut se rencontrer que chez un individu qui
rêve son destin : le rêve abolit le temps et les obstacles, il a besoin de
s’exaspérer pour compenser son peu de réalité ; quiconque a de
véritables projets connaît une finitude qui est le gage de son pouvoir
concret. La jeune fille veut tout recevoir parce qu’il n’y a rien qui
dépende d’elle. De là, lui vient en face des adultes et de l’homme en
particulier son caractère d’« enfant terrible ». Elle n’admet pas les
limitations qu’impose à un individu son insertion dans le monde
réel ; elle le met au défi de les dépasser. Ainsi Hilde(68) attend que
Solness lui donne un royaume : ce n’est pas elle qui a à le conquérir,
aussi le veut-elle sans bornes ; elle exige qu’il bâtisse la plus haute
tour qui ait jamais été construite, et qu’il « monte aussi haut qu’il
bâtit » : il hésite à grimper, il a peur du vertige ; elle qui reste à terre
et qui regarde nie la contingence et la faiblesse humaine, elle
n’accepte pas que la réalité impose une limite à ses rêves de
grandeur. Les adultes paraissent toujours mesquins et prudents à
celle qui ne recule devant aucun risque du fait qu’elle n’a rien à
risquer ; se permettant en rêve les plus extraordinaires audaces, elle
les provoque à s’égaler à elle en vérité. N’ayant pas l’occasion de se
mettre à l’épreuve, elle se pare des plus étonnantes vertus sans
craindre de démenti.
Cependant, c’est aussi de cette absence de contrôle que naît son
incertitude ; elle rêve qu’elle est infinie ; elle n’en est pas moins
aliénée dans le personnage qu’elle propose à l’admiration d’autrui ; il
dépend de ces consciences étrangères : elle est en danger dans ce
double qu’elle identifie à soi mais dont elle subit passivement la
présence. C’est pourquoi elle est susceptible et vaniteuse. La moindre
critique, une raillerie la mettent tout entière en question. Ce n’est pas
de son propre effort, c’est d’un capricieux suffrage qu’elle tire sa
valeur. Celle-ci n’est pas définie par des activités singulières mais
constituée par la voix générale de la renommée ; elle semble donc
quantitativement mesurable ; le prix d’une marchandise diminue
quand elle devient trop commune : ainsi la jeune fille n’est rare,
exceptionnelle, remarquable, extraordinaire que si aucune autre ne
l’est. Ses compagnes sont des rivales, des ennemies ; elle essaie de les
déprécier, de les nier ; elle est jalouse et malveillante.
On voit que tous les défauts que l’on reproche à l’adolescente ne
font qu’exprimer sa situation. C’est une pénible condition que de se
savoir passive et dépendante à l’âge de l’espoir et de l’ambition, à
l’âge où s’exalte la volonté de vivre et de prendre une place sur terre ;
c’est dans cet âge conquérant que la femme apprend qu’aucune
conquête ne lui est permise, qu’elle doit se renier, que son avenir
dépend du bon plaisir des hommes. Sur le plan social comme sur le
plan sexuel de nouvelles aspirations ne s’éveillent en elle que pour se
trouver condamnées à demeurer inassouvies ; tous ses élans d’ordre
vital ou spirituel sont aussitôt barrés. On comprend qu’elle ait peine
à rétablir son équilibre. Son humeur instable, ses larmes, ses crises
nerveuses sont moins la conséquence d’une fragilité physiologique
que le signe de sa profonde désadaptation.
Cependant, cette situation que la jeune fille fuit par mille chemins
inauthentiques, il lui arrive aussi d’authentiquement l’assumer. Elle
agace par ses défauts : mais elle étonne parfois par des qualités
singulières. Les uns et les autres ont la même origine. De son refus
du monde, de son attente inquiète, de son néant, elle peut se faire un
tremplin et émerger alors dans sa solitude et sa liberté.
La jeune fille est secrète, tourmentée, en proie à de difficiles
conflits. Cette complexité l’enrichit ; sa vie intérieure se développe
plus profondément que celle de ses frères ; elle est plus attentive aux
mouvements de son cœur qui deviennent par là plus nuancés, plus
divers ; elle a plus de sens psychologique que les garçons tournés
vers des buts extérieurs. Elle est capable de donner du poids à ces
révoltes qui l’opposent au monde. Elle évite les pièges du sérieux et
du conformisme. Les mensonges concertés de son entourage la
trouvent ironique et clairvoyante. Elle éprouve au jour le jour
l’ambiguïté de sa condition : par-delà les protestations stériles, elle
peut avoir le courage de remettre en question l’optimisme établi, les
valeurs toutes faites, la morale hypocrite et rassurante. Tel est
l’exemple émouvant que donne, dans le Moulin sur la Floss, cette
Maggie où George Eliot a réincarné les doutes et les courageuses
rébellions de sa jeunesse contre l’Angleterre victorienne ; les héros –
et en particulier Tom, le frère de Maggie – affirment avec entêtement
les principes acceptés, ils figent la morale en règles formelles :
Maggie tente d’y réintroduire un souffle vivant, elle les renverse, elle
va au bout de sa solitude et elle émerge comme une pure liberté par-
delà l’univers sclérosé des mâles.
De cette liberté, l’adolescente ne trouve guère à faire qu’un usage
négatif. Cependant, sa disponibilité peut engendrer une précieuse
faculté de réceptivité ; elle se montrera alors dévouée, attentive,
compréhensive, aimante. C’est par cette générosité docile que se
distinguent les héroïnes de Rosamund Lehmann. Dans l’Invitation à
la valse, on voit Olivia encore timide et gauche, à peine coquette,
scruter avec une curiosité émue ce monde dans lequel elle entrera
demain. Elle écoute de tout son cœur les danseurs qui se succèdent
auprès d’elle, elle s’efforce de leur répondre selon leurs vœux, elle se
fait écho, elle vibre, elle accueille tout ce qui s’offre. L’héroïne de
Poussière, Judy, a la même qualité attachante. Elle n’a pas renié les
joies de l’enfance ; elle aime se baigner nue, la nuit, dans la rivière du
parc ; elle aime la nature, les livres, la beauté, la vie ; elle ne se rend
pas un culte narcissiste ; sans mensonge, sans égoïsme, elle ne
cherche pas à travers les hommes une exaltation de son moi : son
amour est don. Elle le voue à tout être qui la séduit, homme ou
femme, Jennifer ou Rody. Elle se donne sans se perdre : elle mène
une vie d’étudiante indépendante, elle a son monde à elle, ses
projets. Mais ce qui la distingue d’un garçon, c’est son attitude
d’attente, sa tendre docilité. D’une manière subtile, c’est à l’Autre que
malgré tout elle se destine : l’Autre a à ses yeux une dimension
merveilleuse au point qu’elle est amoureuse à la fois de tous les
jeunes gens de la famille voisine, de leur maison, de leur sœur, de
leur univers ; ce n’est pas comme camarade, c’est comme Autre que
Jennifer la fascine. Et elle charme Rody et ses cousins par son
aptitude à se plier à eux, à se modeler sur leurs désirs ; elle est
patience, douceur, acceptation et silencieuse souffrance.
Différente, mais captivante aussi par sa manière d’accueillir en
son cœur ceux qu’elle chérit, nous apparaît dans la Nymphe au cœur
fidèle de Margaret Kennedy, Tessa, à la fois spontanée, sauvage et
donnée. Elle refuse de rien abdiquer d’elle-même : parures, fards,
déguisements, hypocrisie, grâces apprises, prudence et soumission
de femelle lui répugnent ; elle souhaite être aimée, mais non sous un
masque ; elle se plie aux humeurs de Lewis : mais sans servilité ; elle
le comprend, elle vibre en unisson avec lui ; mais si jamais ils se
disputent, Lewis sait que ce n’est pas par des caresses qu’il pourra la
soumettre : tandis que Florence autoritaire et vaniteuse se laisse
convaincre par des baisers, Tessa réussit le prodige de demeurer
libre dans son amour, ce qui lui permet d’aimer sans hostilité ni
orgueil. Son naturel a toutes les séductions de l’artifice ; pour plaire,
jamais elle ne se mutile, ne se diminue ou se fige en objet. Entourée
d’artistes qui ont engagé toute leur existence dans la création
musicale, elle ne se sent pas en elle ce démon dévorant ; elle
s’emploie tout entière à les aimer, à les comprendre, à les aider : elle
le fait sans effort, par une générosité tendre et spontanée et c’est
pourquoi elle demeure parfaitement autonome dans les moments
mêmes où elle s’oublie en faveur d’autrui. Grâce à cette pure
authenticité, les conflits de l’adolescence lui sont épargnés ; elle peut
souffrir de la dureté du monde, elle n’est pas divisée à l’intérieur
d’elle-même ; elle est harmonieuse à la fois comme une enfant
insouciante et comme une femme très sage. La jeune fille sensible et
généreuse, réceptive et ardente, est toute prête à devenir une grande
amoureuse.
Quand elle ne rencontre pas l’amour, il lui arrive de rencontrer la
poésie. Parce qu’elle n’agit pas, elle regarde, elle sent, elle enregistre ;
une couleur, un sourire trouvent en elle de profonds échos ; car c’est
en dehors d’elle, dans les villes déjà bâties, sur les visages d’hommes
faits qu’est épars son destin ; elle touche, elle goûte d’une manière à
la fois passionnée et plus gratuite que le jeune homme. Étant mal
intégrée à l’univers humain, ayant peine à s’y adapter, elle est comme
l’enfant capable de le voir ; au lieu de s’intéresser seulement à sa
prise sur les choses, elle s’attache à leur signification ; elle en saisit
les profils singuliers, les métamorphoses imprévues. Il est rare
qu’elle sente en elle une audace créatrice et le plus souvent les
techniques, qui lui permettraient de s’exprimer, lui font défaut ; mais
dans ses conversations, ses lettres, ses essais littéraires, ses
ébauches, il lui arrive de manifester une originale sensibilité. La
jeune fille se jette avec ardeur vers les choses, parce qu’elle n’est pas
encore mutilée de sa transcendance ; et le fait qu’elle n’accomplit
rien, qu’elle n’est rien rendra son élan d’autant plus passionné : vide
et illimitée, ce qu’elle cherchera à atteindre du sein de son néant,
c’est Tout. C’est pourquoi elle vouera un amour singulier à la
Nature : plus encore que l’adolescent, elle lui rend un culte.
Indomptée, inhumaine, c’est la Nature qui résume avec le plus
d’évidence la totalité de ce qui est. L’adolescente ne s’est encore
annexé aucune parcelle de l’univers : grâce à ce dénuement, il est
tout entier son royaume ; quand elle en prend possession, elle prend
aussi orgueilleusement possession d’elle-même. Colette(69) nous a
souvent fait le récit de ces orgies juvéniles :

Car j’aimais tant l’aube déjà que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais
qu’elle m’éveillât à trois heures et demie et je m’en allais, un panier vide à chaque bras,
vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les
fraises, les cassis et les groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus et
quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait
d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignant mes lèvres, mes oreilles et
mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… C’est sur ce chemin, c’est à
cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma
connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale,
déformé par son éclosion… Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant
d’avoir mangé mon saoul, pas avant d’avoir dans les bois décrit un grand circuit de chien
qui chasse seul et goûté l’eau de deux sources perdues que je révérais…

Mary Webb nous décrit aussi, dans le Poids des ombres, les joies
ardentes qu’une jeune fille peut connaître dans l’intimité d’un
paysage familier :

Quand l’atmosphère de la maison devenait trop orageuse, les nerfs d’Ambre se


tendaient à se rompre. Alors, elle s’en allait jusqu’au bois par la hauteur. Il lui paraissait
alors que tandis que les gens de Dormer vivaient sous la férule de la loi, la forêt ne vivait
que d’impulsions. À force de s’éveiller à la beauté de la nature, elle arriva à une
perception particulière de la beauté. Elle se mit à voir des analogies ; la nature n’était
plus un assemblage fortuit de petits détails mais une harmonie, un poème austère et
majestueux. La beauté régnait ici, une lumière étincelait qui n’était pas même celle de la
fleur ou de l’étoile… Un tremblement léger, mystérieux et prenant, semblait courir
comme la lumière à travers toute la forêt… Les sorties d’Ambre dans ce monde de
verdure avaient quelque chose d’un rite religieux. Un matin où tout était calme, elle
monta au Verger des Oiseaux. C’est ce qu’elle faisait souvent avant que commençât la
journée d’irritations mesquines… elle puisait un certain réconfort dans l’absurde
inconséquence du monde des oiseaux… Elle arriva enfin vers les Hauts-Bois et, aussitôt,
elle fut aux prises avec la beauté. Il y avait littéralement là pour elle dans ces
conversations avec la nature quelque chose d’une bataille, quelque chose de cette
humeur qui a parlé ainsi : « Je ne te laisserai pas aller jusqu’à ce que tu m’aies bénie… »
Comme elle s’appuyait au tronc d’un pommier sauvage, elle devint consciente tout à
coup par une espèce d’ouïe intérieure de la montée de la sève si vive et si forte qu’elle
l’imaginait grondant comme la marée. Puis un frisson de vent passa sous les houppes
fleuries de l’arbre et elle s’éveilla de nouveau à la réalité des sons, aux discours étranges
des feuilles… Chaque pétale, chaque feuille lui paraissait chantonner une musique
rappelant elle aussi les profondeurs dont elle était issue. Chacune de ces fleurs
doucement bombées lui paraissait pleine d’échos trop graves pour sa fragilité… Du
sommet des collines, il vint une bouffée d’air parfumé qui se glissa parmi les branches.
Les choses qui avaient une forme et qui savaient la mortalité des formes frémirent
devant cette chose qui passait là, sans forme et inexprimable. À cause d’elle, la forêt
n’était plus un simple groupement, mais un ensemble glorieux comme une
constellation… Elle se possédait elle-même dans une existence continue et immuable.
C’était cela qui attirait Ambre, prise d’une curiosité qui lui coupait le souffle, dans ces
lieux hantés de la nature. C’était ce qui l’immobilisait maintenant dans une extase
singulière…

Des femmes aussi différentes qu’Emily Brontë et Anna


de Noailles ont connu dans leur jeunesse – et prolongé ensuite au
cours de leur vie – de semblables ferveurs.
Les textes que j’ai cités montrent bien quel secours l’adolescente
trouve dans les champs et les bois. Dans la maison paternelle règnent
la mère, les lois, la coutume, la routine, elle veut s’arracher à ce
passé ; elle veut devenir à son tour un sujet souverain : mais,
socialement, elle n’accède à sa vie d’adulte qu’en se faisant femme ;
elle paie sa libération d’une abdication ; tandis qu’au milieu des
plantes et des bêtes elle est un être humain ; elle est affranchie à la
fois de sa famille et des mâles, un sujet, une liberté. Elle trouve dans
le secret des forêts une image de la solitude de son âme et dans les
vastes horizons des plaines la figure sensible de la transcendance ;
elle est elle-même cette lande illimitée, cette cime jetée vers le ciel ;
ces routes qui partent, vers l’avenir inconnu, elle peut les suivre, elle
les suivra ; assise au sommet de la colline, elle domine toutes les
richesses du monde déversées à ses pieds, offertes ; à travers les
palpitations de l’eau, le frémissement de la lumière, elle pressent des
joies, des larmes, des extases qu’elle ignore encore ; ce sont les
aventures de son propre cœur que confusément lui promettent les
rides de l’étang, les taches de soleil. Odeurs, couleurs parlent un
mystérieux langage mais dont un mot se détache avec une
triomphante évidence : le mot « vie ». L’existence n’est pas
seulement un destin abstrait qui s’inscrit sur les registres des
mairies, elle est avenir et richesse charnelle. Avoir un corps
n’apparaît plus comme une tare honteuse ; dans ces désirs que sous
le regard maternel l’adolescente répudie, elle reconnaît la sève qui
monte dans les arbres ; elle n’est plus maudite, elle revendique
fièrement sa parenté avec les feuillages et les fleurs ; elle froisse une
corolle, et elle sait qu’une proie vivante remplira un jour ses mains
vides. La chair n’est plus souillure : elle est joie et beauté. Confondue
avec le ciel et la lande, la jeune fille est ce souffle indistinct qui anime
et embrase l’univers, et elle est chaque brin de bruyère ; individu
enraciné au sol et conscience infinie, elle est à la fois esprit et vie ; sa
présence est impérieuse et triomphante comme celle de la terre
même.
Par-delà la Nature, elle cherche parfois une réalité plus lointaine
et plus éblouissante encore ; elle est disposée à se perdre dans de
mystiques extases ; aux époques de foi, un grand nombre de jeunes
âmes féminines demandaient à Dieu de combler le vide de leur être ;
c’est à un âge tendre que se dévoila la vocation de Catherine
de Sienne, de Thérèse d’Avila(70). Jeanne d’Arc était une jeune fille.
En d’autres temps, c’est l’humanité qui apparaît comme le but
suprême ; alors l’élan mystique se coule en projets définis ; mais c’est
aussi un jeune désir d’absolu qui fit naître en Mme Roland, en Rosa
Luxemburg, la flamme dont s’alimenta leur vie. Dans sa servitude,
dans son dénuement, du fond de son refus, la jeune fille peut puiser
les plus grandes audaces. Elle rencontre la poésie ; elle rencontre
aussi l’héroïsme. Une des manières d’assumer le fait qu’elle est mal
intégrée à la société, c’est d’en dépasser les horizons bornés.
La richesse et la force de leur nature, des circonstances heureuses,
ont permis à quelques femmes de perpétuer dans leur vie d’adulte les
projets passionnés de l’adolescence. Mais ce sont des exceptions. Ce
n’est pas sans raison que George Eliot fait mourir Maggie Tulliver et
Marguerite Kennedy, Tessa. Ce fut un âpre destin que connurent les
sœurs Brontë. La jeune fille est pathétique, parce qu’elle se dresse,
faible et seule, contre le monde ; mais le monde est trop puissant ; si
elle s’entête à le refuser, elle se brise. Belle de Zuylen qui éblouissait
l’Europe par la force caustique et l’originalité de son esprit effrayait
tous ses prétendants : son refus de toutes concessions la condamna
pendant de longues années à un célibat qui lui pesait, puisqu’elle
déclarait que l’expression « vierge et martyre » est un pléonasme. Cet
entêtement est rare. Dans l’immense majorité des cas, la jeune fille
se rend compte que le combat est par trop inégal, et elle finit par
céder. « Vous mourez toutes à quinze ans », écrit Diderot à Sophie
Volland. Quand le combat n’a été – comme il arrive le plus souvent –
qu’une révolte symbolique, la défaite est certaine. Exigeante en rêve,
pleine d’espoir mais passive, la jeune fille fait sourire avec un peu de
pitié les adultes ; ils la vouent à la résignation. Et en effet, l’enfant
rebelle et baroque qu’on avait quittée, on la retrouve deux ans plus
tard assagie, prête à consentir à sa vie de femme. C’est le sort que
Colette prédit à Vinca ; c’est ainsi qu’apparaissent les héroïnes des
premiers romans de Mauriac. La crise de l’adolescence, c’est une
sorte de « travail » analogue à ce que le docteur Lagache appelle « le
travail du deuil ». La jeune fille enterre lentement son enfance, cet
individu autonome et impérieux qu’elle a été ; et elle entre avec
soumission dans l’existence adulte.

Bien entendu, on ne peut établir d’après l’âge seulement des


catégories tranchées. Il y a des femmes qui demeurent infantiles
toute leur vie ; les conduites que nous avons décrites se perpétuent
parfois jusque dans un âge avancé. Néanmoins, il y a dans l’ensemble
une grande différence entre le « tendron » de quinze ans et une
« grande jeune fille ». Celle-ci est adaptée à la réalité ; elle ne se meut
plus guère sur le plan de l’imaginaire ; elle est moins divisée en elle-
même que naguère. Marie Bashkirtseff écrit vers dix-huit ans :

Plus j’avance vers la vieillesse de ma jeunesse, plus je me recouvre d’indifférence. Peu


de chose m’agite et tout m’agitait.

Irène Reweliotty note :

Pour être acceptée des hommes, il faut penser et agir comme eux, sans cela, ils vous
traitent en brebis galeuse et la solitude devient votre lot. Et moi, maintenant, j’en ai
soupé de la solitude et je veux la foule non pas même autour de moi mais avec moi…
Vivre maintenant et non plus exister et attendre et rêver et tout se raconter en soi-même
la bouche close et le corps immobile.

Et plus loin :

À force d’être flattée, courtisée, etc., je deviens terriblement ambitieuse. Ce n’est plus
le bonheur tremblant, émerveillé, de mes quinze ans. C’est une sorte d’ivresse froide et
dure de prendre ma revanche sur la vie, de monter. Je flirte, je joue à aimer. Je n’aime
pas… Je gagne en intelligence, en sang-froid, en habituelle lucidité. Je perds mon cœur.
Il s’est fait comme une brisure… En deux mois, j’ai quitté mon enfance.
C’est à peu près le même son que rendent ces confidences d’une
jeune fille de dix-neuf ans(71) :

Autrefois ah ! quel conflit entre une mentalité qui semblait incompatible avec ce
siècle et les appels de ce siècle lui-même ! Maintenant, j’ai l’impression d’un apaisement.
Chaque nouvelle grande idée qui entre en moi au lieu de provoquer un bouleversement
pénible, une destruction et une reconstruction incessante vient s’adapter
merveilleusement à ce qui est déjà en moi… Maintenant, je passe insensiblement des
pensées théoriques à la vie courante sans solution de continuité.

La jeune fille – à moins qu’elle ne soit particulièrement disgraciée


– a fini par accepter sa féminité ; et souvent elle est heureuse de jouir
gratuitement des plaisirs, des triomphes qu’elle en tire avant de
s’installer définitivement dans sa destinée ; n’étant encore exigé par
aucun devoir, irresponsable, disponible, le présent ne lui semble
cependant ni vide ni décevant puisqu’il n’est qu’une étape ; la toilette
et le flirt ont encore la légèreté d’un jeu et ses rêves d’avenir lui en
déguisent la futilité. C’est ainsi que V. Woolf décrit les impressions
d’une jeune coquette au cours d’une soirée :

Je me sens toute luisante dans l’obscurité. Mes jambes soyeuses frottent doucement
l’une contre l’autre. Les pierres froides d’un collier reposent sur ma gorge. Je suis parée,
je suis prête… Mes cheveux ont la courbe qu’il faut. Mes lèvres sont aussi rouges que je
les veux. Je suis prête à rejoindre ces hommes, ces femmes qui montent l’escalier. Ce
sont mes pairs. Je passe devant eux, exposée à leurs regards comme ils sont aux miens…
Dans cette atmosphère de parfums, de lumières, je m’épanouis comme une fougère qui
déploie ses feuilles bouclées… Je sens mille possibilités naître en moi. Je suis tour à tour
espiègle, gaie, languissante, mélancolique. J’ondoie au-dessus de mes profondes racines.
Penchée à droite, toute dorée, je dis à ce jeune homme : « Approche… » Il approche. Il
vient vers moi. C’est le moment le plus excitant que j’aie encore vécu. Je frémis,
j’ondule… Ne sommes-nous pas charmants assis ensemble, moi vêtue de satin et lui tout
noir et blanc ? Mes pairs peuvent me dévisager maintenant, tous tant qu’ils sont,
hommes et femmes. Je vous rends vos regards. Je suis des vôtres. Je suis ici dans mon
univers… La porte s’ouvre. La porte s’ouvre sans cesse. La prochaine fois qu’elle
s’ouvrira, ma vie tout entière en sera peut-être changée. La porte s’ouvre. « Oh,
approche », dis-je à ce jeune homme en me penchant vers lui comme une grande fleur
d’or. « Approche », lui dis-je et il vient vers moi(72).

Cependant plus la jeune fille mûrit, plus l’autorité maternelle lui


pèse. Si elle mène à la maison une vie ménagère, elle souffre de n’être
qu’une assistante, elle voudrait consacrer son travail à son propre
foyer, à ses propres enfants. Souvent la rivalité avec sa mère
s’exaspère : en particulier, une fille aînée s’irrite s’il lui naît encore de
jeunes frères ou sœurs ; elle estime que sa mère « a fait son temps »,
c’est à elle maintenant d’engendrer, de régner. Si elle travaille hors
de la maison, elle souffre quand elle rentre chez elle d’être encore
traitée comme un simple membre de la famille et non comme un
individu autonome.
Moins romanesque que naguère, elle commence à songer
beaucoup plus au mariage qu’à l’amour. Elle ne pare plus son futur
époux d’une auréole prestigieuse : ce qu’elle souhaite, c’est d’avoir en
ce monde une situation stable, de commencer à mener sa vie de
femme. Virginia Woolf décrit ainsi les imaginations d’une riche jeune
fille campagnarde :

Bientôt, à l’heure chaude de midi où les abeilles bourdonnent autour du


chèvrefeuille, mon bien-aimé viendra. Il ne prononcera qu’une parole et je ne lui
répondrai qu’un seul mot. Je lui ferai don de tout ce qui a grandi en moi. J’aurai des
enfants, j’aurai des servantes portant des tabliers et des ouvrières portant des torches.
J’aurai une cuisine où l’on apportera dans des paniers des agneaux malades pour les
réchauffer, où les jambons pendront des solives et où les chapelets d’oignons reluiront.
Je serai pareille à ma mère, silencieuse, couverte d’un tablier bleu et tenant à la main la
clef des armoires(73).

Un rêve analogue habite la pauvre Prue Sarn(74) :

Je pensais que ne jamais se marier était un sort bien affreux. Toutes les filles se
marient. Et quand une fille se marie, elle a une maison et, peut-être, une lampe qu’elle
allume le soir à l’heure où son homme rentre ; si elle n’a que des chandelles, c’est tout
pareil car elle peut les mettre près de la fenêtre ; alors il se dit : « Ma femme est là, elle a
allumé les chandelles. » Et un autre jour vient où Mme Beguildy lui fait un berceau de
roseau ; et un autre jour, on y voit un bébé beau et grave et on envoie des lettres
d’invitation pour le baptême ; et les voisins accourent autour de la mère comme les
abeilles autour de leur reine. Souvent quand les choses allaient mal, je me disais : « Ça
ne fait rien, Prue Sam ! un jour tu seras reine dans ta propre ruche. »

Pour la plupart des grandes jeunes filles, qu’elles aient une vie
laborieuse ou frivole, qu’elles soient confinées au foyer paternel ou
qu’elles s’en évadent partiellement, la conquête d’un mari – ou à la
rigueur d’un amant sérieux – devient une entreprise de plus en plus
urgente. Ce souci est souvent néfaste aux amitiés féminines. L’« amie
de cœur » perd sa place privilégiée. Dans ses compagnes, la jeune
fille voit plutôt que des complices des rivales. J’en ai connu une,
intelligente et douée mais qui avait choisi de se penser en « princesse
lointaine » : c’est ainsi qu’elle se décrivait dans des poèmes et des
essais littéraires ; elle avouait sincèrement qu’elle ne gardait aucun
attachement pour ses camarades d’enfance : laides et sottes, elles lui
déplaisaient ; séduisantes, elle les redoutait. L’attente impatiente de
l’homme qui implique souvent des manœuvres, des ruses et des
humiliations, barre l’horizon de la jeune fille ; elle devient égoïste et
dure. Et si le prince charmant tarde à paraître, naissent le dégoût et
l’aigreur.
Le caractère et les conduites de la jeune fille expriment sa
situation : si celle-ci se modifie, la figure de l’adolescente apparaît
aussi comme différente. Aujourd’hui, il lui devient possible de
prendre son sort entre ses mains, au lieu de s’en remettre à l’homme.
Si elle est absorbée par des études, des sports, un apprentissage
professionnel, une activité sociale et politique, elle s’affranchit de
l’obsession du mâle, elle est beaucoup moins préoccupée par ses
conflits sentimentaux et sexuels. Cependant, elle a beaucoup plus de
difficulté que le jeune homme à s’accomplir comme un individu
autonome. J’ai dit que ni sa famille ni les mœurs ne favorisaient son
effort. En outre, même si elle choisit l’indépendance, elle n’en fait pas
moins une place dans sa vie à l’homme, à l’amour. Elle aura souvent
peur si elle se donne tout entière à quelque entreprise de manquer
son destin de femme. Ce sentiment souvent demeure inavoué : mais
il est là, il pervertit les volontés concertées, il marque des bornes. En
tout cas, la femme qui travaille veut concilier sa réussite avec des
succès purement féminins ; cela n’exige pas qu’elle consacre un
temps considérable à sa toilette, à sa beauté, mais ce qui est plus
grave, cela implique que ses intérêts vitaux sont divisés. En marge
des programmes, l’étudiant s’amuse à des jeux gratuits de pensée et
de là naissent ses meilleures trouvailles ; les rêveries de la femme
sont orientées tout autrement ; elle pensera à son apparence
physique, à l’homme, à l’amour ; elle n’accordera que le strict
nécessaire à ses études, à sa carrière alors qu’en ces domaines rien
n’est aussi nécessaire que le superflu. Il ne s’agit pas là d’une
faiblesse mentale, d’une impuissance à se concentrer : mais d’un
partage entre des intérêts qui se concilient mal. Un cercle vicieux se
noue ici : on s’étonne souvent de voir avec quelle facilité une femme
peut abandonner musique, études, métier, dès qu’elle a trouvé un
mari ; c’est qu’elle avait engagé trop peu d’elle-même dans ses
projets pour trouver dans leur accomplissement un grand profit.
Tout concourt à freiner son ambition personnelle, et cependant une
énorme pression sociale l’invite à trouver dans le mariage une
position sociale, une justification. Il est naturel qu’elle ne cherche
pas à se créer par elle-même sa place en ce monde ou qu’elle ne le
cherche que timidement. Tant qu’une parfaite égalité économique ne
sera pas réalisée dans la société et tant que les mœurs autoriseront la
femme à profiter en tant qu’épouse et maîtresse des privilèges
détenus par certains hommes, le rêve d’une réussite passive se
maintiendra en elle et freinera ses propres accomplissements.
Cependant de quelque manière que la jeune fille aborde son
existence d’adulte, son apprentissage n’est pas encore terminé. Par
lentes graduations ou brutalement, il lui faut subir son initiation
sexuelle. Il y a des jeunes filles qui s’y refusent. Si des incidents
sexuellement pénibles ont marqué leur enfance, si une éducation
maladroite a lentement enraciné en elles l’horreur de la sexualité,
elles gardent à l’égard de l’homme leur répugnance de fillette pubère.
Il arrive aussi que les circonstances conduisent, malgré elles,
certaines femmes à une virginité prolongée. Mais dans la grande
majorité des cas la jeune fille accomplit, à un âge plus ou moins
avancé, son destin sexuel. La manière dont elle l’affronte est
évidemment en étroite liaison avec tout son passé. Mais il y a là aussi
une expérience neuve qui se propose dans des circonstances
imprévues et à laquelle elle réagit librement. C’est cette nouvelle
étape qu’il nous faut maintenant envisager.
CHAPITRE III

L’INITIATION SEXUELLE

En un sens, l’initiation sexuelle de la femme, comme celle de


l’homme, commence dès la plus tendre enfance. Il y a un
apprentissage théorique et pratique qui se poursuit de manière
continue depuis les phases orale, anale, génitale, jusqu’à l’âge adulte.
Mais les expériences érotiques de la jeune fille ne sont pas un simple
prolongement de ses activités sexuelles antérieures ; elles ont très
souvent un caractère imprévu et brutal ; elles constituent toujours un
événement neuf qui crée une rupture avec le passé. Dans le moment
où elle les traverse, tous les problèmes qui se posent à la jeune fille se
trouvent résumés sous une forme urgente et aiguë. En certains cas, la
crise se résout avec aisance ; il y a des conjectures tragiques où elle
ne se liquide que par le suicide ou la folie. De toute manière, la
femme, par la manière dont elle y réagit, engage une grande partie de
sa destinée. Tous les psychiatres s’accordent sur l’extrême
importance que prennent pour elle ses débuts érotiques : ils ont une
répercussion dans toute la suite de sa vie.
La situation est ici profondément différente pour l’homme et pour
la femme, à la fois du point de vue biologique, social et
psychologique. Pour l’homme, le passage de la sexualité infantile à la
maturité est relativement simple : il y a objectivation du plaisir
érotique qui au lieu d’être réalisé dans sa présence immanente est
intentionné sur un être transcendant. L’érection est l’expression de
ce besoin ; sexe, mains, bouche, de tout son corps l’homme se tend
vers sa partenaire, mais il demeure au cœur de cette activité, comme
en général le sujet en face des objets qu’il perçoit et des instruments
qu’il manipule ; il se projette vers l’autre sans perdre son autonomie ;
la chair féminine est pour lui une proie et il saisit sur elle les qualités
que sa sensualité réclame de tout objet ; sans doute, il ne réussit pas
à se les approprier : du moins, il les étreint ; la caresse, le baiser
impliquent un demi-échec : mais cet échec même est un stimulant et
une joie. L’acte amoureux trouve son unité dans son achèvement
naturel, l’orgasme. Le coït a un but physiologique précis ; par
l’éjaculation le mâle se décharge de sécrétions qui lui pèsent ; après
le rut, il obtient une complète délivrance qui s’accompagne à coup
sûr de plaisir. Et, certes, le plaisir n’était pas seul visé ; il est suivi
souvent d’une déception : le besoin a disparu plutôt qu’il ne s’est
assouvi. En tout cas un acte défini a été consommé et l’homme se
retrouve avec un corps intègre : le service qu’il a rendu à l’espèce
s’est confondu avec sa propre jouissance. L’érotisme de la femme est
beaucoup plus complexe et il reflète la complexité de la situation
féminine. On a vu(75) qu’au lieu d’intégrer à sa vie individuelle les
forces spécifiques la femelle est en proie à l’espèce dont les intérêts
sont dissociés de ses fins singulières ; cette antinomie atteint chez la
femme son paroxysme ; elle s’exprime entre autres par l’opposition
de deux organes : le clitoris et le vagin. Au stade infantile, c’est le
premier qui est le centre de l’érotisme féminin : quelques psychiatres
soutiennent qu’il existe une sensibilité vaginale chez certaines
fillettes, mais c’est une opinion très controuvée ; elle n’aurait en tout
cas qu’une importance secondaire. Le système clitoridien ne se
modifie pas dans l’âge adulte(76) et la femme conserve toute sa vie
cette autonomie érotique ; le spasme clitoridien est comme l’orgasme
mâle une sorte de détumescence qui s’obtient de manière quasi
mécanique ; mais il n’est qu’indirectement lié au coït normal, il ne
joue aucun rôle dans la procréation. C’est par le vagin que la femme
est pénétrée et fécondée ; il ne devient un centre érotique que par
l’intervention du mâle et celle-ci constitue toujours une sorte de viol.
C’est par un rapt réel ou simulé que la femme était jadis arrachée à
son univers enfantin et jetée dans sa vie d’épouse ; c’est une violence
qui la change de fille en femme : on parle aussi de « ravir » sa
virginité à une fille, de lui « prendre » sa fleur. Cette défloration n’est
pas l’aboutissement harmonieux d’une évolution continue, c’est une
rupture abrupte avec le passé, le commencement d’un nouveau cycle.
Le plaisir est alors atteint par des contractions de la surface interne
du vagin ; celles-ci se résolvent-elles en un orgasme précis et
définitif ? C’est un point sur lequel on discute encore. Les données de
l’anatomie sont très vagues. « L’anatomie et la clinique prouvent
abondamment que la plus grande partie de l’intérieur du vagin n’est
pas innervée », dit entre autres le rapport Kinsey. « On peut
procéder à de nombreuses opérations chirurgicales à l’intérieur du
vagin sans recourir aux anesthésiques. On a démontré qu’à
l’intérieur du vagin les nerfs sont localisés dans une zone située dans
la paroi interne proche de la base du clitoris. » Cependant, outre la
stimulation de cette zone innervée, « la femelle peut avoir conscience
de l’intrusion d’un objet dans le vagin en particulier si les muscles
vaginaux sont contractés ; mais la satisfaction ainsi obtenue se
rapporte probablement plus au tonus musculaire qu’à la stimulation
érotique des nerfs ». Néanmoins, il est hors de doute que le plaisir
vaginal existe ; et la masturbation vaginale même – chez les femmes
adultes – semble plus répandue que ne le dit Kinsey(77). Mais ce qui
est certain c’est que la réaction vaginale est une réaction très
complexe, qu’on peut qualifier de psycho physiologique parce qu’elle
intéresse non seulement l’ensemble du système nerveux mais qu’elle
dépend de toute la situation vécue par le sujet : elle réclame un
consentement profond de l’individu tout entier ; le cycle érotique
nouveau qu’inaugure le premier coït exige pour s’établir une sorte de
« montage » du système nerveux, l’élaboration d’une forme qui n’est
pas encore ébauchée et qui doit envelopper aussi le système
clitoridien ; elle met longtemps à se réaliser et parfois ne réussit
jamais à se créer. Il est frappant que la femme ait le choix entre deux
cycles dont l’un perpétue l’indépendance juvénile, tandis que l’autre
la voue à l’homme et à l’enfant. L’acte sexuel normal met en effet la
femme dans la dépendance du mâle et de l’espèce. C’est lui – comme
chez presque tous les animaux – qui a le rôle agressif, tandis qu’elle
subit son étreinte. Normalement, elle peut toujours être prise par
l’homme, tandis que lui ne peut la prendre que s’il est en état
d’érection ; sauf en cas d’une révolte aussi profonde que le vaginisme
qui scelle la femme plus sûrement que l’hymen, le refus féminin peut
être surmonté ; encore le vaginisme laisse-t-il au mâle des moyens de
s’assouvir sur un corps que sa force musculaire lui permet de réduire
à merci. Puisqu’elle est objet, son inertie ne modifie pas
profondément son rôle naturel ; au point que beaucoup d’hommes ne
se soucient pas de savoir si la femme qui partage leur lit veut le coït
ou s’y soumet seulement. On peut même coucher avec une morte. Le
coït ne saurait se produire sans le consentement du mâle et c’est la
satisfaction du mâle qui en est le terme naturel. La fécondation peut
s’effectuer sans que la femme en éprouve aucun plaisir. D’autre part,
la fécondation est bien loin de représenter pour elle l’achèvement du
processus sexuel ; c’est à ce moment au contraire que commence le
service réclamé d’elle par l’espèce : il se réalise lentement,
péniblement dans la grossesse, l’accouchement, l’allaitement.
Le « destin anatomique » de l’homme et de la femme est donc
profondément différent. Leur situation morale et sociale ne l’est pas
moins. La civilisation patriarcale a voué la femme à la chasteté ; on
reconnaît plus ou moins ouvertement le droit du mâle à assouvir ses
désirs sexuels tandis que la femme est confinée dans le mariage :
pour elle, l’acte de chair, s’il n’est pas sanctifié par le code, par le
sacrement, est une faute, une chute, une défaite, une faiblesse ; elle
se doit de défendre sa vertu, son honneur ; si elle « cède », si elle
« tombe », elle suscite le mépris ; tandis que dans le blâme même
qu’on inflige à son vainqueur, il entre de l’admiration. Depuis les
civilisations primitives jusqu’à nos jours, on a toujours admis que le
lit était pour la femme un « service », dont le mâle la remercie par
des cadeaux ou en assurant son entretien : mais servir, c’est se
donner un maître ; il n’y a dans ce rapport aucune réciprocité. La
structure du mariage comme aussi l’existence des prostituées en est
la preuve : la femme se donne, l’homme la rémunère et la prend.
Rien n’interdit au mâle de maîtriser, de prendre des créatures
inférieures : les amours ancillaires ont toujours été tolérées, tandis
que la bourgeoise qui se livre à un chauffeur, à un jardinier est
socialement dégradée. Les Américains du Sud si farouchement
racistes ont toujours été autorisés par les mœurs à coucher avec des
femmes noires, avant la guerre de Sécession comme aujourd’hui, et
ils usent de ce droit avec une arrogance seigneuriale : une Blanche
qui aurait eu un commerce avec un Noir au temps de l’esclavage
aurait été mise à mort, elle serait lynchée aujourd’hui. Pour dire qu’il
a couché avec une femme, l’homme dit qu’il l’a « possédée », qu’il l’a
« eue » ; inversement, pour dire qu’on a « eu » quelqu’un on dit
parfois grossièrement qu’on l’a « baisé » ; les Grecs appelaient
« Parthenos adémos », vierge insoumise, la femme qui n’avait pas
connu le mâle ; les Romains qualifiaient Messaline d’« invicta »,
parce que aucun de ses amants ne lui avait donné de plaisir. Pour
l’amant, l’acte amoureux est donc conquête et victoire. Si, chez un
autre homme, l’érection apparaît souvent comme une dérisoire
parodie de l’acte volontaire, chacun cependant la considère en son
propre cas avec quelque vanité. Le vocabulaire érotique des mâles
s’inspire du vocabulaire militaire : l’amant a la fougue d’un soldat,
son sexe se bande comme un arc, quand il éjacule il « décharge »,
c’est une mitrailleuse, un canon ; il parle d’attaque, d’assaut, de
victoire. Il y a dans son rut on ne sait quel goût d’héroïsme. « L’acte
générateur consistant dans l’occupation d’un être par un autre être,
écrit Benda(78), impose, d’une part, l’idée d’un conquérant, d’autre
part, d’une chose conquise. Aussi bien lorsqu’ils traitent de leurs
rapports d’amour les plus civilisés parlent-ils de conquête, d’attaque,
d’assaut, de siège et de défense, de défaite, de capitulation, calquant
nettement l’idée de l’amour sur celle de guerre. Cet acte, comportant
la pollution d’un être par un autre, impose au polluant une certaine
fierté et au pollué même consentant quelque humiliation. » Cette
dernière phrase introduit un nouveau mythe : à savoir que l’homme
inflige une souillure à la femme. En fait le sperme n’est pas un
excrément ; on parle de « pollution nocturne » parce qu’il est
détourné alors de sa fin naturelle ; mais parce que le café peut tacher
une robe claire on ne déclare pas que c’est une ordure et qu’il souille
l’estomac. D’autres hommes soutiennent, au contraire, que la femme
est impure parce que c’est elle qui est « souillée d’humeurs », et
qu’elle pollue le mâle. Le fait d’être celui qui pollue ne confère en
tout cas qu’une bien équivoque supériorité. En fait, la situation
privilégiée de l’homme vient de l’intégration de son rôle
biologiquement agressif à sa fonction sociale de chef, de maître ; c’est
à travers celle-ci que les différences physiologiques prennent tout
leur sens. Parce que, dans ce monde, l’homme est souverain, il
revendique comme signe de sa souveraineté la violence de ses
désirs ; on dit d’un homme doué de grandes capacités érotiques qu’il
est fort, qu’il est puissant : épithètes qui le désignent comme une
activité et une transcendance ; au contraire, la femme n’étant qu’un
objet, on dira d’elle qu’elle est chaude ou froide, c’est-à-dire qu’elle
ne pourra jamais manifester que des qualités passives.
Le climat dans lequel s’éveille la sexualité féminine est donc tout à
fait autre que celui que rencontre autour de lui l’adolescent. D’autre
part, au moment où la femme affronte le mâle pour la première fois,
son attitude érotique est très complexe. Il n’est pas vrai, comme on
l’a prétendu parfois, que la vierge ne connaisse pas le désir et que ce
soit l’homme qui éveille sa sensualité ; cette légende trahit encore
une fois le goût de domination du mâle qui veut qu’en sa compagne
rien ne soit autonome, pas même l’envie qu’elle a de lui ; en fait, chez
l’homme aussi, c’est souvent le contact de la femme qui suscite le
désir, et inversement la plupart des jeunes filles appellent
fiévreusement des caresses avant qu’aucune main les ait jamais
effleurées.
Mes hanches qui me donnaient la veille comme une allure de garçon s’arrondirent et,
par tout mon être, je ressentais une immense impression d’attente, un appel qui montait
en moi et dont le sens n’était que trop clair : je ne pouvais plus dormir la nuit, je me
retournais, je m’agitais, fiévreuse et douloureuse, dit Isadora Duncan dans Ma vie.

Une jeune femme, qui a fait à Stekel une longue confession de sa


vie, raconte :

Je commençai à flirter passionnément. Il me fallait un « chatouillement des nerfs »


(sic). Danseuse passionnée, je fermais les yeux en dansant pour m’abandonner
complètement à ce plaisir… En dansant, j’exprimais une sorte d’exhibitionnisme parce
que la sensualité l’emportait sur la pudeur. Pendant la première année, je dansais
passionnément. J’aimais dormir et je dormais beaucoup et je me masturbais tous les
jours, souvent pendant une heure… Je me masturbais souvent jusqu’à ce que inondée de
sueur, incapable de continuer à cause de la fatigue, je m’endormais… Je brûlais et
j’aurais accepté celui qui aurait voulu m’apaiser. Je ne cherchais pas l’individu, mais
l’homme(79).

Ce qu’il y a plutôt, c’est que le trouble virginal ne se traduit pas


par un besoin précis : la vierge ne sait pas exactement ce qu’elle veut.
En elle se survit l’érotisme agressif de l’enfance ; ses premières
impulsions ont été préhensives et elle a encore le désir d’étreindre,
de posséder ; la proie qu’elle convoite, elle la souhaite douée des
qualités qui à travers le goût, l’odorat, le toucher se sont découvertes
à elle comme des valeurs ; car la sexualité n’est pas un domaine isolé,
elle prolonge les rêves et les joies de la sensualité ; les enfants et
adolescents des deux sexes aiment le lisse, le crémeux, le satiné, le
moelleux, l’élastique : ce qui sans s’effondrer ni se décomposer cède
à la pression, glisse sous le regard ou sous les doigts ; comme
l’homme, la femme s’enchante de la chaude douceur des dunes de
sable si souvent comparée à des seins, du frôlement de la soie, de la
tendresse duveteuse d’un édredon, du velouté d’une fleur ou d’un
fruit ; et singulièrement la jeune fille chérit les pâles couleurs des
pastels, des vapeurs du tulle et de la mousseline. Elle n’a pas de goût
pour les étoffes rugueuses, les graviers, les rocailles, les saveurs
âpres, les odeurs acides ; c’est la chair maternelle qu’elle a d’abord
comme ses frères caressée et chérie ; dans son narcissisme, dans ses
expériences homosexuelles diffuses ou précises elle se posait comme
un sujet et elle cherchait la possession d’un corps féminin. Quand
elle affronte le mâle, elle a dans la paume de ses mains, sur ses
lèvres, l’envie de caresser activement une proie. Mais l’homme avec
ses muscles durs, sa peau râpeuse et souvent velue, son odeur rude,
ses traits grossièrement taillés ne lui paraît pas désirable, il lui
inspire même de la répulsion. C’est ce qu’exprime Renée Vivien
quand elle écrit :

Je suis femme, je n’ai pas droit à la beauté


… On m’avait condamnée aux laideurs masculines
On m’avait interdit tes cheveux, tes prunelles
Parce que tes cheveux sont longs et pleins d’odeurs.

Si la tendance préhensive, possessive demeure chez la femme la


plus forte, elle s’orientera telle Renée Vivien vers l’homosexualité. Ou
elle ne s’attachera qu’à des mâles qu’elle puisse traiter en femmes :
ainsi l’héroïne de Monsieur Vénus, de Rachilde, s’achète un jeune
amant qu’elle se plaît à caresser passionnément, mais par qui elle ne
se laisse pas déflorer. Il y a des femmes qui aiment caresser des
jeunes gens de treize à quatorze ans ou même des enfants et qui se
refusent à l’homme fait. Mais on a vu que chez la majorité des
femmes s’est aussi développée depuis l’enfance une sexualité
passive : la femme aime être étreinte, caressée, et singulièrement
depuis la puberté elle souhaite se faire chair entre les bras d’un
homme ; c’est à lui que revient normalement le rôle de sujet ; elle le
sait ; « Un homme n’a pas besoin d’être beau », lui a-t-on répété ; elle
ne doit pas chercher en lui les qualités inertes d’un objet mais la
puissance et la force virile. Ainsi se trouve-t-elle en elle-même
divisée : elle appelle une étreinte robuste qui la métamorphosera en
chose frissonnante ; mais la rudesse et la force sont aussi des
résistances ingrates qui la blessent. Sa sensualité est localisée à la
fois dans sa peau et dans sa main : et les exigences de l’une sont en
partie opposées à celles de l’autre. Autant qu’il lui est possible, elle
choisit un compromis ; elle se donne à un homme viril mais assez
jeune et séduisant pour être un objet désirable ; chez un bel
adolescent, elle pourra rencontrer tous les attraits qu’elle convoite ;
dans le Cantique des Cantiques, il y a symétrie entre la délectation de
l’épouse et celle de l’époux ; elle saisit en lui ce qu’il recherche en
elle : la faune et la flore terrestres, les pierres précieuses, les
ruisseaux, les étoiles. Mais elle n’a pas les moyens de prendre ces
trésors ; son anatomie la condamne à rester maladroite et
impuissante comme un eunuque : le désir de possession avorte faute
d’un organe dans lequel s’incarner. Et l’homme refuse le rôle passif.
Souvent d’ailleurs, les circonstances conduisent la jeune fille à se
faire la proie d’un mâle dont les caresses l’émeuvent mais qu’elle n’a
plaisir ni à regarder ni à caresser en retour. On n’a pas assez dit que
dans la répugnance qui se mêle à ses désirs il n’y a pas seulement
peur de l’agressivité masculine, mais aussi un profond sentiment de
frustration : la volupté devra être conquise contre l’élan spontané de
la sensualité alors que chez l’homme la joie du toucher, de la vue se
fond avec le plaisir sexuel proprement dit.
Les éléments de l’érotisme passif même sont ambigus. Rien de si
louche qu’un contact. Beaucoup d’hommes qui triturent sans dégoût
entre leurs mains n’importe quelle matière détestent que des herbes
ou des bêtes les frôlent ; effleurée par la soie, le velours, la chair
féminine tantôt frémit agréablement, tantôt se hérisse : je me
rappelle une amie de jeunesse à qui la simple vue d’une pêche
donnait la chair de poule ; le glissement est facile du trouble au
chatouillement, de l’agacement au plaisir ; des bras enlaçant un
corps peuvent être refuge et protection, mais aussi ils emprisonnent,
ils étouffent. Chez la vierge, cette ambiguïté se perpétue à cause du
paradoxe de sa situation : l’organe où s’achèvera sa métamorphose
est scellé. L’appel incertain et brûlant de sa chair est répandu dans le
corps tout entier sauf au lieu même où le coït doit s’accomplir. Aucun
organe ne permet à la vierge d’assouvir son érotisme actif ; et elle n’a
pas l’expérience vécue de celui qui la voue à la passivité.
Cependant cette passivité n’est pas pure inertie. Pour que la
femme soit troublée, il faut que se produisent dans son organisme
des phénomènes positifs : innervation des zones érogènes,
gonflement de certains tissus érectiles, sécrétions, élévation de la
température, accélération du pouls et de la respiration. Le désir et la
volupté exigent d’elle comme du mâle une dépense vitale ; réceptif, le
besoin féminin est en un sens actif, il se manifeste par une
augmentation du tonus nerveux et musculaire. Les femmes
apathiques et languides sont toujours froides ; c’est une question de
savoir s’il existe des frigidités constitutionnelles et assurément les
facteurs psychiques jouent, quant aux capacités érotiques de la
femme, un rôle prépondérant ; mais il est certain que les
insuffisances physiologiques, une vitalité appauvrie s’expriment
entre autres par l’indifférence sexuelle. Inversement, si l’énergie
vitale se dépense dans des activités volontaires, dans le sport par
exemple, elle ne s’intègre pas au besoin sexuel : les Scandinaves sont
saines, robustes et froides. Les femmes « à tempérament » sont
celles qui concilient la langueur et le « feu », comme les Italiennes ou
les Espagnoles, c’est-à-dire dont l’ardente vitalité est tout entière
coulée en chair. Se faire objet, se faire passive, c’est tout autre chose
qu’être un objet passif : une amoureuse n’est ni une dormeuse ni une
morte ; il y a en elle un élan qui sans cesse retombe et sans cesse se
renouvelle : c’est l’élan retombé qui crée l’envoûtement où se
perpétue le désir. Mais l’équilibre entre l’ardeur et l’abandon est
facile à détruire. Le désir mâle est tension ; il peut envahir un corps
où nerfs et muscles sont tendus : des postures, des gestes qui
réclament à l’organisme une participation volontaire ne le
contrarient pas et souvent, au contraire, le servent. Tout effort
volontaire empêche au contraire la chair féminine de « se prendre » ;
c’est pourquoi spontanément(80) la femme refuse les formes de coït
qui lui demandent travail et tension ; des changements trop
brusques, trop nombreux de position, l’exigence d’activités
consciemment dirigées – gestes ou paroles – brisent l’envoûtement.
La violence des tendances déchaînées peut amener crispation,
contraction, tension : des femmes griffent, ou mordent, leur corps
s’arc-boute, doué d’une force inaccoutumée ; mais ces phénomènes
ne se produisent que lorsqu’un certain paroxysme est atteint, et il ne
s’atteint que si d’abord l’absence de toute consigne – physique aussi
bien que morale – permet une concentration sexuelle de toute
l’énergie vivante. C’est dire qu’il ne suffit pas à la jeune fille de se
laisser faire ; docile, languide, absente, elle ne satisfait ni son
partenaire ni soi-même. Une active participation lui est demandée
dans une aventure que ni son corps vierge ni sa conscience
encombrée de tabous, d’interdits, de préjugés, d’exigences ne veulent
positivement.

Dans les conditions que nous venons de décrire on comprend que


les débuts érotiques de la femme ne soient pas faciles. On a vu qu’il
arrivait assez fréquemment que des incidents survenus dans
l’enfance ou dans la jeunesse aient engendré en elle de profondes
résistances ; celles-ci sont parfois insurmontables ; le plus souvent la
jeune fille s’efforce de passer outre, mais il naît alors en elle de
violents conflits. Une éducation sévère, la crainte du péché, le
sentiment de culpabilité à l’égard de la mère créent des barrages
puissants. La virginité est mise à si haut prix dans beaucoup de
milieux que la perdre hors du légitime mariage semble un véritable
désastre. La jeune fille qui cède par entraînement, par surprise pense
qu’elle se déshonore. La « nuit de noces » qui livre la vierge à un
homme que d’ordinaire elle n’a pas vraiment choisi, et qui prétend
résumer en quelques heures – ou quelques instants – toute
l’initiation sexuelle, n’est pas non plus une expérience facile. D’une
manière générale, tout « passage » est angoissant à cause de son
caractère définitif, irréversible : devenir femme, c’est rompre avec le
passé, sans recours ; mais ce passage-ci est plus dramatique
qu’aucun autre ; il ne crée pas seulement un hiatus entre hier et
demain ; il arrache la jeune fille au monde imaginaire dans lequel se
déroulait une importante part de son existence et la jette dans le
monde réel. Par analogie avec les courses de taureau, Michel Leiris
appelle le lit nuptial « un terrain de vérité » ; c’est pour la vierge que
cette expression prend son sens le plus plein et le plus redoutable.
Pendant la période des fiançailles, du flirt, de la cour, si rudimentaire
qu’elle ait été, elle a continué à vivre dans son univers habituel de
cérémonie et de rêve ; le prétendant parlait un langage romanesque
ou du moins courtois ; il était encore possible de tricher. Et soudain
la voilà vue par de vrais yeux, empoignée par de vraies mains : c’est
l’implacable réalité de ces regards et de ces étreintes qui l’épouvante.
À la fois le destin anatomique et les mœurs confèrent à l’homme
le rôle d’initiateur. Sans doute, auprès du jeune homme vierge, la
première maîtresse aussi est une initiatrice ; mais il possède une
autonomie érotique que l’érection manifeste clairement ; sa
maîtresse ne fait que lui livrer dans sa réalité l’objet que déjà il
convoitait : un corps de femme. La jeune fille a besoin de l’homme
pour que son propre corps lui soit révélé : sa dépendance est
beaucoup plus profonde. Dès ses premières expériences, il y a
ordinairement chez l’homme activité, décision, soit qu’il paie sa
partenaire, soit que plus ou moins sommairement il la courtise et la
sollicite. Au contraire, dans la plupart des cas, la jeune fille est
courtisée et sollicitée ; même si c’est elle qui a d’abord provoqué
l’homme, c’est lui qui reprend en main leurs rapports ; il est souvent
plus âgé, plus expert et il est admis que c’est lui qui a la
responsabilité de cette aventure nouvelle pour elle ; son désir est plus
agressif et plus impérieux. Amant ou mari, c’est lui qui la conduit
jusqu’à la couche où elle n’a plus qu’à s’abandonner et à obéir. Même
si elle avait accepté en pensée cette autorité, au moment où il lui faut
concrètement la subir, elle est prise de panique. Elle a peur d’abord
de ce regard dans lequel elle s’engouffre. Sa pudeur est en partie
apprise ; mais elle a aussi des racines profondes ; hommes et femmes
connaissent tous la honte de leur chair ; dans sa pure présence
immobile, son immanence injustifiée, la chair existe sous le regard
d’autrui comme l’absurde contingence de la facticité et cependant
elle est soi-même : on veut l’empêcher d’exister pour autrui ; on veut
la nier. Il y a des hommes qui disent ne pas supporter de se montrer
nus à une femme autrement qu’en état d’érection ; par l’érection en
effet la chair devient activité, puissance, le sexe n’est plus objet inerte
mais comme la main ou le visage l’expression impérieuse d’une
subjectivité. C’est une des raisons pour lesquelles la pudeur paralyse
beaucoup moins les jeunes gens que les femmes ; du fait de leur rôle
agressif, ils sont moins exposés à être regardés ; et s’ils le sont, ils
redoutent peu d’être jugés car ce ne sont pas des qualités inertes que
leur maîtresse exige d’eux : c’est plutôt sur leur puissance amoureuse
et leur habileté à donner le plaisir que se porteront leurs complexes ;
du moins peuvent-ils se défendre, essayer de gagner la partie. À la
femme il n’est pas donné de changer sa chair en volonté : dès qu’elle
ne la dérobe plus, elle la livre sans défense ; même si elle désire des
caresses, elle se révolte contre l’idée d’être vue et palpée ; d’autant
plus que les seins, les fesses sont une prolifération singulièrement
charnelle ; beaucoup de femmes adultes supportent mal d’être vues
de dos même quand elles sont vêtues ; on imagine quelles résistances
doit vaincre une amoureuse naïve pour consentir à se montrer. Sans
doute une Phryné ne craint pas les regards, elle se dénude au
contraire avec superbe : sa beauté l’habille. Mais, fût-elle l’égale de
Phryné, une jeune fille ne le sait jamais avec certitude ; elle ne peut
avoir l’orgueil arrogant de son corps tant que les suffrages mâles
n’ont pas confirmé sa jeune vanité. Et c’est même là ce qui
l’épouvante ; l’amant est plus redoutable encore qu’un regard : c’est
un juge ; il va la révéler à elle-même dans sa vérité ; même éprise
passionnément de son image, toute jeune fille au moment du verdict
masculin doute de soi ; et c’est pourquoi elle réclame l’obscurité, elle
se cache dans les draps ; quand elle s’admirait dans son miroir, elle
ne faisait encore que se rêver : elle se rêvait à travers des yeux
d’homme ; maintenant les yeux sont présents ; impossible de
tricher ; impossible de lutter : c’est une mystérieuse liberté qui
décide et cette décision est sans appel. Dans l’épreuve réelle de
l’expérience érotique, les obsessions de l’enfance et de l’adolescence
vont enfin se dissiper ou se confirmer à jamais ; beaucoup de jeunes
filles souffrent de ces mollets trop robustes, de ces seins trop discrets
ou trop lourds, de ces hanches maigres, de cette verrue ; ou bien elles
craignent quelque malformation secrète.

Toute jeune fille porte en elle toutes sortes de craintes ridicules qu’elle ose à peine
s’avouer, dit Stekel(81). On ne saurait croire combien de jeunes filles souffrent de
l’obsession d’être physiquement anormales et se tourmentent en secret parce qu’elles ne
peuvent pas avoir la certitude d’être normalement bâties. Une jeune fille par exemple
croyait que son « ouverture inférieure » n’était pas à sa place. Elle avait cru que le
commerce sexuel se faisait à travers le nombril. Elle était malheureuse que son nombril
soit fermé et qu’elle ne puisse y enfoncer son doigt. Une autre se croyait hermaphrodite.
Une autre se croyait estropiée et incapable d’avoir jamais de rapports sexuels.

Même si elles ne connaissent pas ces obsessions, elles s’effraient à


l’idée que certaines régions de leur corps qui n’existaient ni pour elle,
ni pour personne, qui n’existaient absolument pas, vont soudain
émerger à la lumière. Cette figure inconnue que la jeune fille doit
assumer comme sienne suscitera-t-elle le dégoût ? l’indifférence ?
l’ironie ? Elle ne peut que subir le jugement masculin : les jeux sont
faits. C’est pourquoi l’attitude de l’homme aura des résonances si
profondes. Son ardeur, sa tendresse peuvent donner à la femme une
confiance en elle-même qui résistera à tous les démentis : jusqu’à
quatre-vingts ans, celle-ci se croira cette fleur, cet oiseau des îles
qu’une nuit a fait éclore un désir d’homme. Au contraire, si l’amant
ou le mari sont maladroits, ils feront naître en elle un complexe
d’infériorité, sur lequel se grefferont parfois de durables névroses ; et
elle en éprouvera une rancune qui se traduira par une frigidité têtue.
Stekel rapporte à ce propos des exemples saisissants :

Une dame de trente-six ans souffre depuis quatorze ans de douleurs lombaires si
insupportables qu’elle doit garder le lit pendant plusieurs semaines… Elle a ressenti cette
violente douleur pour la première fois au cours de sa nuit de noces. Au cours de la
défloration qui avait été excessivement douloureuse, son mari s’était écrié : « Tu m’as
trompé, tu n’es plus vierge… » La douleur est la fixation de cette scène pénible. Cette
maladie est le châtiment du mari qui a dû dépenser de grosses sommes pour ses
innombrables cures… Cette femme est restée insensible pendant la nuit de noces et elle
l’est restée pendant tout le temps de son mariage… La nuit de noces fut pour elle un
affreux traumatisme déterminant toute sa vie future.
Une jeune femme me consulte pour plusieurs troubles nerveux et surtout une
frigidité absolue… Dans la nuit de noces, son mari après l’avoir découverte se serait
écrié : « Oh ! comme tu as les jambes courtes et épaisses ! » Ensuite, il tenta le coït qui la
laissa parfaitement insensible et ne lui causa que des douleurs… Elle savait très bien que
c’était l’offense de sa nuit de noces qui était la cause de sa frigidité.
Une autre femme frigide raconte que pendant sa nuit de noces son mari l’aurait
profondément offensée : en la voyant se déshabiller, il aurait dit : « Mon Dieu que tu es
maigre ! » Ensuite, il se serait décidé à la caresser. Pour elle, ce moment aurait été
inoubliable et horrible. Quelle brutalité !
Mme Z. W. est également complètement frigide. Le grand traumatisme de la nuit de
noces fut que son mari lui aurait dit après le premier coït : « Tu as un grand trou, tu m’as
trompé. »

Le regard est danger ; les mains sont une autre menace. La


femme n’a généralement pas accès à l’univers de la violence ; elle n’a
jamais connu l’épreuve que le jeune homme a surmontée à travers les
bagarres de l’enfance et de l’adolescence : d’être une chose de chair
sur laquelle autrui a prise ; et maintenant elle est empoignée, elle est
emportée dans un corps à corps où l’homme est le plus fort ; elle
n’est plus libre de rêver, de reculer, de manœuvrer : elle est livrée au
mâle, il dispose d’elle. Ces étreintes analogues à celles de la lutte
alors qu’elle n’a jamais lutté la terrorisent. Elle s’abandonnait aux
caresses d’un fiancé, d’un camarade, d’un collègue, d’un homme
civilisé et courtois ; mais il a pris un aspect étranger, égoïste et têtu ;
elle n’a plus de recours contre cet inconnu. Il n’est pas rare que la
première expérience de la jeune fille soit un véritable viol et que
l’homme se montre odieusement brutal ; dans les campagnes entre
autres où les mœurs sont rudes, il arrive souvent qu’à moitié
consentante, à moitié révoltée la jeune paysanne perde son pucelage
au creux de quelque fossé dans la honte et la frayeur. Ce qui est en
tout cas extrêmement fréquent dans tous les milieux, dans toutes les
classes, c’est que la vierge soit brusquée par un amant égoïste qui
cherche au plus vite son propre plaisir, ou par un mari fort de ses
droits conjugaux que la résistance de son épouse blesse comme une
insulte, qui va jusqu’à se mettre en fureur si la défloration est
difficile.
D’ailleurs, l’homme fût-il déférent et courtois, la première
pénétration est toujours un viol. Parce qu’elle souhaite des caresses
sur ses lèvres, ses seins, que, peut-être, elle convoite entre ses cuisses
une jouissance connue ou pressentie, voilà qu’un sexe mâle déchire
la jeune fille et s’introduit dans des régions où il n’était pas appelé.
On a souvent décrit la pénible surprise d’une vierge pâmée dans les
bras d’un mari ou d’un amant, qui croit toucher enfin à
l’accomplissement de ses rêves voluptueux et qui sent au secret de
son sexe une douleur imprévue ; les rêves s’évanouissent, le trouble
se dissipe, et l’amour prend la figure d’une opération chirurgicale.
Dans les confessions recueillies par le docteur Liepmann(82), je
relève le récit suivant qui est typique. Il s’agit d’une fille appartenant
à un milieu modeste et très ignorante sexuellement.

« Souvent, je m’imaginais qu’on pouvait avoir un enfant rien que par l’échange d’un
baiser. Au cours de ma dix-huitième année, je fis la connaissance d’un monsieur dont je
me suis comme on dit réellement amourachée. » Elle sortit souvent avec lui et au cours
de leurs conversations, il lui expliquait que lorsqu’une jeune fille aime un homme, elle
doit se donner à lui parce que les hommes ne peuvent pas vivre sans relations sexuelles
et que tant qu’ils n’ont pas une situation suffisante pour se marier, il leur faut donc avoir
des rapports avec les jeunes filles. Elle résistait. Un jour, il organisa une excursion de
manière qu’ils puissent passer la nuit ensemble. Elle lui écrivit une lettre pour lui répéter
que « ce serait pour elle un trop grave préjudice ». Le matin du jour fixé, elle lui donna la
lettre mais il la mit dans sa poche sans la lire et l’emmena à l’hôtel ; il la dominait
moralement, elle l’aimait ; elle le suivit. « j’étais comme hypnotisée. Chemin faisant, je le
suppliai de m’épargner… Comment je suis arrivée à l’hôtel, je n’en sais rien du tout. Le
seul souvenir qui me soit resté, c’est que tout mon corps tremblait violemment. Mon
compagnon essayait de me calmer ; mais il n’y réussit qu’après une longue résistance. Je
ne fus plus alors maîtresse de ma volonté et malgré moi, je me laissai tout faire. Quand je
me retrouvai plus tard dans la rue, il me sembla que tout n’avait été qu’un rêve dont je
venais de m’éveiller. » Elle se refusa à recommencer l’expérience et pendant neuf ans ne
connut plus d’homme. Elle en rencontra un alors qui lui demanda de l’épouser et elle y
consentit.

Dans ce cas, la défloration a été une espèce de viol. Mais même si


elle est consentie, elle peut être pénible. On a vu quelles fièvres
tourmentaient la jeune Isadora Duncan. Elle rencontra un acteur
admirablement beau dont elle tomba amoureuse à première vue et
qui lui fit une cour ardente(83).

Je me sentais troublée moi aussi, la tête me tournait et un désir irrésistible de


l’étreindre plus étroitement montait en moi jusqu’à ce qu’un soir, perdant tout contrôle
de lui-même et comme pris de furie, il m’emportât sur le canapé. Épouvantée, ravie
d’extase puis criant de douleur, je fus initiée au geste de l’amour. J’avoue que mes
premières impressions furent une horrible frayeur, une douleur atroce, comme si l’on
m’avait arraché plusieurs dents à la fois ; mais la grande pitié que m’inspiraient les
souffrances qu’il semblait lui-même ressentir, m’empêcha de fuir ce qui ne fut d’abord
qu’une mutilation et une torture… (Le lendemain), ce qui n’était alors pour moi qu’une
expérience douloureuse reprit au milieu de mes gémissements et de mes cris de martyre.
Je me sentais comme estropiée.

Elle devait connaître bientôt avec cet amant d’abord, puis avec
d’autres, des paradis qu’elle décrit lyriquement.
Cependant, dans l’expérience réelle, comme naguère dans
l’imagination virginale, ce n’est pas la douleur qui joue le plus grand
rôle : le fait de la pénétration compte bien davantage. L’homme
n’engage dans le coït qu’un organe extérieur : la femme est atteinte
jusque dans l’intérieur d’elle-même. Sans doute, il y a beaucoup de
jeunes gens qui ne s’aventurent pas sans angoisse dans les ténèbres
secrètes de la femme ; ils retrouvent leurs terreurs d’enfant au seuil
des grottes, des sépulcres, leur effroi aussi devant les mâchoires, les
faux, les pièges à loup : ils imaginent que leur pénis gonflé restera
pris dans le fourreau des muqueuses ; la femme, une fois pénétrée,
n’a pas ce sentiment de danger ; mais en revanche, elle se sent
charnellement aliénée. Le propriétaire affirme ses droits sur ses
terres, la ménagère sur sa maison, en proclamant « défense
d’entrer » ; en particulier, les femmes, du fait qu’on les frustre de
leur transcendance, défendent jalousement leur intimité : leur
chambre, leur armoire, leurs coffrets sont sacrés. Colette raconte
qu’une vieille prostituée lui disait un jour : « Dans ma chambre,
madame, aucun homme n’y est jamais entré ; pour ce que j’ai à faire
avec les hommes, Paris est bien assez grand. » À défaut de son corps
du moins possédait-elle une parcelle de terre qui fût défendue à
autrui. La jeune fille au contraire ne possède guère en propre que son
corps : c’est son plus précieux trésor ; l’homme qui entre en lui le lui
prend ; le mot populaire est confirmé par l’expérience vécue.
L’humiliation qu’elle pressentait, elle l’éprouve concrètement : elle
est dominée, soumise, vaincue. Comme presque toutes les femelles,
elle est pendant le coït sous l’homme(84). Adler a beaucoup insisté
sur le sentiment d’infériorité qui en résulte. Dès l’enfance, les notions
de supérieur et d’inférieur sont des plus importantes ; grimper aux
arbres est un acte prestigieux ; le ciel est au-dessus de la terre, l’enfer
dessous ; tomber, descendre c’est déchoir et monter s’exalter ; dans
la lutte, la victoire appartient à qui fait toucher les épaules à son
adversaire ; or, la femme est couchée sur le lit dans l’attitude de la
défaite ; c’est pire encore si l’homme la chevauche comme une bête
asservie aux rênes et au mors. En tout cas, elle se sent passive : elle
est caressée, pénétrée, elle subit le coït tandis que l’homme se
dépense activement. Sans doute, le sexe mâle n’est pas un muscle
strié que la volonté commande ; il n’est ni soc ni épée mais
seulement chair ; cependant, c’est un mouvement volontaire que
l’homme lui imprime ; il va, il vient, s’arrête, recommence tandis que
la femme le reçoit docilement ; c’est l’homme – surtout quand la
femme est novice – qui choisit les postures amoureuses, qui décide
de la durée du coït et de sa fréquence. Elle se sent instrument : toute
la liberté est dans l’autre. C’est ce qu’on exprime poétiquement en
disant que la femme est comparable à un violon et l’homme à l’archet
qui la fait vibrer. « En amour, dit Balzac(85), toute âme mise à part,
la femme est comme une lyre qui ne livre son secret qu’à celui qui
sait en jouer. » Il prend son plaisir avec elle ; il lui en donne ; les
mots mêmes n’impliquent pas la réciprocité. La femme est imbue des
représentations collectives qui donnent au rut masculin un caractère
glorieux, et qui font du trouble féminin une abdication honteuse :
son expérience intime confirme cette asymétrie. Il ne faut pas oublier
que l’adolescent et l’adolescente éprouvent leur corps d’une manière
très différente : le premier l’assume tranquillement et en revendique
orgueilleusement les désirs ; pour la seconde, en dépit de son
narcissisme, il est un fardeau étranger et inquiétant. Le sexe de
l’homme est propre et simple comme un doigt ; il s’exhibe avec
innocence, souvent les garçons l’ont montré à leurs camarades dans
l’orgueil et le défi ; le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-
même, caché, tourmenté, muqueux, humide ; il saigne chaque mois,
il est parfois souillé d’humeurs, il a une vie secrète et dangereuse.
C’est en grande partie parce que la femme ne se reconnaît pas en lui
qu’elle n’en reconnaît pas comme siens les désirs. Ceux-ci
s’expriment d’une manière honteuse. Tandis que l’homme « bande »
la femme « mouille » ; il y a dans le mot même des souvenirs
infantiles de lit mouillé, d’abandon coupable et involontaire au
besoin urinaire ; l’homme a le même dégoût devant d’inconscientes
pollutions nocturnes ; projeter un liquide, urine ou sperme,
n’humilie pas : c’est une opération active ; mais il y a humiliation si le
liquide s’échappe passivement car le corps n’est plus alors un
organisme, muscles, sphincters, nerfs, commandés par le cerveau et
exprimant le sujet conscient mais un vase, un réceptacle fait de
matière inerte et jouet de caprices mécaniques. Si la chair suinte –
comme suintent un vieux mur ou un cadavre – il semble non qu’elle
émette du liquide mais qu’elle se liquéfie : c’est un processus de
décomposition qui fait horreur. Le rut féminin, c’est la molle
palpitation d’un coquillage ; tandis que l’homme a de l’impétuosité,
la femme n’a que de l’impatience ; son attente peut devenir ardente
sans cesser d’être passive ; l’homme fond sur sa proie comme l’aigle
et le milan ; elle guette comme la plante carnivore, le marécage où
insectes et enfants s’enlisent ; elle est succion, ventouse, humeuse,
elle est poix et glu, un appel immobile, insinuant et visqueux : du
moins est-ce ainsi que sourdement elle se sent. C’est pourquoi il n’y a
pas seulement en elle résistance contre le mâle qui prétend la
soumettre, mais aussi conflit intérieur. Aux tabous, aux inhibitions
provenant de son éducation et de la société se superposent des
dégoûts, des refus qui ont leur source dans l’expérience érotique elle-
même : les uns et les autres se renforcent mutuellement si bien
qu’après le premier coït la femme est très souvent plus révoltée
qu’auparavant contre son destin sexuel.
Enfin, il y a un autre facteur qui donne souvent à l’homme un
visage hostile et change l’acte sexuel en un grave danger : c’est la
menace de l’enfant. Un enfant illégitime est dans la plupart des
civilisations un tel handicap social et économique pour la femme non
mariée qu’on voit des jeunes filles se suicider quand elles se savent
enceintes, et des filles-mères égorger le nouveau-né ; un pareil risque
constitue un frein sexuel assez puissant pour que beaucoup de jeunes
filles observent la chasteté prénuptiale exigée par les mœurs. Quand
le frein est insuffisant, la jeune fille tout en cédant à l’amant est
épouvantée par le terrible danger que celui-ci recèle dans ses flancs.
Stekel cite, entre autres, une jeune fille qui pendant tout le temps du
coït criait : « Pourvu que rien n’arrive ! pourvu que rien n’arrive ! »
Dans le mariage même, souvent la femme ne veut pas d’enfant, elle
n’a pas une santé suffisante, ou il représenterait pour le jeune
ménage une trop lourde charge. Amant ou mari, si elle n’a pas dans
son partenaire une confiance absolue, son érotisme sera paralysé par
la prudence. Ou bien elle surveillera avec inquiétude les conduites de
l’homme, ou bien, aussitôt le coït achevé, elle devra courir au cabinet
de toilette pour chasser de son ventre le germe vivant déposé en elle
malgré elle ; cette opération hygiénique contredit brutalement la
magie sensuelle des caresses, elle réalise une absolue séparation des
corps qu’une même joie confondait ; c’est alors que le sperme mâle
apparait comme un germe nocif, une souillure ; elle se nettoie
comme on nettoie un vase sale, tandis que l’homme repose sur son lit
dans sa superbe intégrité. Une jeune divorcée m’a raconté son
horreur, après une nuit nuptiale à l’agrément incertain, quand il lui
fallut s’enfermer dans la salle de bains tandis que son époux allumait
nonchalamment une cigarette : il semble que dès cet instant la ruine
du ménage ait été décidée. La répugnance pour la poire à injection, le
bock, le bidet est une des causes fréquentes de la frigidité féminine.
L’existence de méthodes anticonceptionnelles plus sûres et plus
convenables aide beaucoup à l’affranchissement sexuel de la femme ;
dans un pays comme l’Amérique, où ces pratiques sont répandues, le
nombre des jeunes filles qui arrivent vierges au mariage est très
inférieur à celui qu’on trouve en France ; elles permettent pendant
l’acte amoureux plus d’abandon. Mais là encore la jeune femme a des
répugnances à vaincre avant de traiter son corps comme une chose :
pas plus qu’elle n’acceptait sans un frisson d’être « percée » par un
homme, elle ne se résigne gaiement à être « bouchée » pour satisfaire
aux désirs d’un homme. Qu’elle se fasse sceller l’utérus, qu’elle
introduise en elle quelque tampon mortel aux spermatozoïdes, une
femme consciente des équivoques du corps et du sexe sera gênée par
cette froide préméditation : il y a beaucoup d’hommes aussi qui
considèrent avec répugnance l’usage des préservatifs. C’est
l’ensemble du comportement sexuel qui en justifie les divers
moments : des conduites qui sembleraient à l’analyse répugnantes
paraissent naturelles quand les corps sont transfigurés par les vertus
érotiques dont ils sont revêtus ; mais inversement, dès qu’on
décompose en éléments séparés et privés de sens, corps et conduites,
ces éléments deviennent malpropres, obscènes. La pénétration
qu’une amoureuse éprouvera avec joie comme union, fusion à
l’homme aimé, retrouve le caractère chirurgical et sale qu’elle revêt
aux yeux des enfants si on la réalise hors du trouble, du désir, du
plaisir : c’est ce qui se produit par l’usage concerté des préservatifs.
De toute façon, ces précautions ne sont pas à la portée de toutes les
femmes ; beaucoup de jeunes filles ne connaissent aucune défense
contre les menaces de la grossesse et elles sentent d’une manière
angoissante que leur sort dépend de la bonne volonté de l’homme
auquel elles s’abandonnent.
On comprend qu’une épreuve subie à travers tant de résistances,
revêtue d’un sens si lourd, crée souvent de terribles traumatismes. Il
arrive assez souvent qu’une démence précoce latente soit révélée par
la première aventure. Stekel en donne plusieurs exemples :

Mlle M. G… âgée de dix-neuf ans fut subitement atteinte d’un délire aigu. Je la vis
dans sa chambre, criant et répétant toujours : « Je ne veux pas ! Non ! je ne veux pas ! »
Elle arrachait ses robes et voulait courir nue dans le couloir… Il fallut l’amener dans une
clinique psychiatrique. Là, le délire s’apaisa et se transforma en un état catatonique.
Cette jeune fille était sténodactylo et amoureuse du fondé de pouvoir de la maison où elle
travaillait. Elle était partie à la campagne avec une amie et deux collègues. L’un d’eux lui
demanda de passer la nuit dans sa chambre en promettant que « ça ne serait qu’une
blague ». Il l’aurait caressée trois nuits de suite sans attenter à sa virginité… Elle serait
restée « froide comme le museau d’un chien » et aurait déclaré que c’était une
cochonnerie. Pendant quelques minutes, elle aurait été comme troublée et aurait crié :
Alfred, Alfred ! (nom du fondé de pouvoir). Elle avait eu des remords (Que dirait ma
mère si elle savait ?). Rentrée chez elle, elle s’était mise au lit en se plaignant d’une
migraine.

Mlle L. X…, très déprimée, pleurait souvent, ne mangeait pas, ne dormait pas ; elle
avait commencé à avoir des hallucinations et n’avait plus reconnu les personnes de son
entourage. Elle avait sauté sur l’appui de la fenêtre pour se précipiter dans la rue. On
l’envoya dans une maison de santé. « Je trouvai cette jeune fille de vingt-trois ans assise
sur son lit ; elle ne remarqua pas mon entrée… La figure exprimait l’angoisse et la
terreur ; les mains étaient projetées en avant comme pour se défendre, les jambes étaient
croisées et remuaient convulsivement. Elle cria : “Non ! non ! non ! brute ! Il faudrait
arrêter des gens pareils ! Ça me fait mal ! Ah !” Ensuite, il y eut des mots
incompréhensibles. Tout d’un coup son expression changea, les yeux brillèrent, la
bouche s’avança comme dans un baiser, les jambes se calmèrent et s’écartèrent
insensiblement, elle prononça des paroles qui exprimaient plutôt de la volupté… L’accès
se termina dans une crise de larmes silencieuses et continuelles… La malade tirait sa
chemise pour se couvrir comme si c’eût été une robe et répétait toujours : “Non !” On sut
qu’un collègue marié avait été la voir souvent alors qu’elle était malade, qu’elle en avait
été d’abord heureuse, mais qu’ensuite elle avait eu des hallucinations avec tentative de
suicide. Elle s’est guérie, mais elle n’a plus permis à aucun homme de l’approcher et elle
a refusé une demande en mariage sérieuse. »

Dans d’autres cas la maladie ainsi déclenchée est moins grave.


Voici un exemple où le regret de la virginité perdue joue le rôle
principal dans les troubles consécutifs aux premiers coïts :

Une jeune fille de vingt-trois ans souffre de différentes phobies. La maladie a


commencé à Franzensbad par crainte d’attraper une grossesse par un baiser ou un
frôlement dans un lieu d’aisances… Peut-être un homme avait laissé quelque sperme
dans l’eau après une masturbation ; elle exigeait que la baignoire fût nettoyée trois fois
en sa présence et n’osait procéder à la défécation dans la position normale. Quelque
temps après se développa une phobie de déchirement de l’hymen, elle n’osait pas danser,
sauter ou franchir une barrière ni même marcher autrement qu’à très petits pas ; si elle
apercevait un poteau, elle craignait de se faire déflorer par un mouvement maladroit et
faisait un grand détour en tremblant. Une autre de ses phobies était, dans un train ou au
milieu d’une foule, qu’un homme pût introduire son membre par-derrière, la déflorer et
provoquer une grossesse… Pendant la dernière période de la maladie, elle craignait de
trouver dans son lit ou sur sa chemise des épingles qui pourraient entrer dans le vagin.
Chaque soir, la malade restait nue au milieu de la chambre tandis que sa malheureuse
mère était forcée de se livrer à un pénible examen du linge… Elle avait toujours affirmé
son amour pour son fiancé. L’analyse découvrit qu’elle n’était plus vierge et qu’elle
remettait le mariage parce qu’elle craignait les constatations funestes de son fiancé. Elle
lui avoua avoir été séduite par un ténor, l’épousa et guérit(86).

Dans un autre cas, c’est le remords – non compensé par une


satisfaction voluptueuse – qui provoqua les troubles psychiques :

Mlle H. B…, âgée de vingt ans, après un voyage en Italie avec une amie manifeste une
grave dépression. Elle refuse de quitter sa chambre, ne prononce pas un mot. On
l’amena dans une maison de santé où son état s’aggrava. Elle entendait des voix qui
l’injuriaient, tout le monde se moquait d’elle, etc. On la ramena chez ses parents où elle
resta dans un coin sans bouger. Elle demanda au médecin : « Pourquoi ne suis-je pas
venue avant que le crime n’ait été commis ? » Elle était morte. Tout était éteint, tout
détruit. Elle était sale. Elle ne pourrait plus chanter une seule note, les ponts étaient
coupés avec le monde… Le fiancé avoua l’avoir retrouvée à Rome où elle s’était donnée à
lui après une longue résistance ; elle avait eu des crises de larmes… Elle avoua n’avoir
jamais eu de plaisir avec son fiancé. Elle guérit quand elle trouva un amant qui la satisfit
et qui l’épousa.

La « mignonne Viennoise » dont j’ai résumé les confessions


enfantines a fait aussi un récit détaillé et saisissant de ses premières
expériences d’adulte. On remarquera que – malgré le caractère très
poussé de ses aventures antérieures – son « initiation » n’en a pas
moins un caractère absolument neuf.

« À seize ans et demi j’entrai dans un bureau. À dix-sept ans et demi j’eus mon
premier congé ; ce fut une belle époque pour moi. On me faisait la cour de tous côtés…
J’étais amoureuse d’un jeune collègue de bureau… Nous allâmes au parc. C’était le
15 avril 1909. Il me fit asseoir à côté de lui sur un banc. Il m’embrassait en me suppliant :
“Ouvrez vos lèvres” ; mais je les fermais convulsivement. Ensuite, il commença à
déboutonner ma jaquette. J’aurais bien voulu le lui permettre quand je me rappelai que
je n’avais pas de seins ; je renonçai à la sensation voluptueuse que j’aurais pu avoir s’il
me touchait… Le 7 avril un collègue marié m’invita à aller voir une exposition avec lui.
Nous bûmes du vin au dîner. Je perdis un peu de ma réserve et je commençai par
raconter quelques blagues équivoques. Malgré mes prières, il héla une voiture, m’y
poussa et à peine les chevaux se mirent-ils en marche qu’il m’embrassa. Il devenait de
plus en plus intime, il avançait de plus en plus sa main ; je me défendais de toutes mes
forces et je ne me rappelle plus s’il est arrivé à son but. Le lendemain j’allai au bureau
assez troublée. Il me montra ses mains couvertes d’égratignures que je lui avais faites…
Il me demanda de venir le voir le plus souvent… Je cédai, pas très à mon aise mais
pourtant pleine de curiosité… Dès qu’il s’approchait de mon sexe je m’arrachais pour
retourner à ma place ; mais une fois, plus rusé que moi, il l’emporta sur moi et
probablement introduisit son doigt dans mon vagin. Je pleurais de douleur. C’était au
mois de juin 1909 et je partis en vacances. J’ai fait une excursion avec mon amie. Deux
touristes survinrent. Ils nous invitèrent à les accompagner. Mon compagnon voulut
embrasser mon amie, elle lui lança un coup de poing. Il arriva sur moi, me saisit par-
derrière, me plia sur lui, m’embrassa. Je ne résistai pas… Il m’invita à venir avec lui. Je
lui donnai la main et nous descendîmes au milieu de la forêt. Il m’embrassa… il
embrassa mon sexe à ma grande indignation. Je lui disais : “Comment pouvez-vous faire
une cochonnerie pareille ?” Il me mit sa verge dans la main… je la caressais… tout d’un
coup, il arracha ma main et y jeta un mouchoir pour m’empêcher de voir ce qui se
passait… Deux jours plus tard nous allâmes ensemble à Liesing. Dans un pré isolé, il
retira tout d’un coup son manteau pour le mettre dans l’herbe… Il me jeta par terre de
telle façon qu’une de ses jambes était placée entre les miennes. Je ne croyais pas encore
au sérieux de la situation. Je le suppliais de me tuer plutôt que de me priver de “ma
parure la plus belle”. Il devint très grossier, me dit des gros mots et me menaça de la
police. Il plaqua sa main sur ma bouche et introduisit son pénis. Je crus ma dernière
heure venue. J’avais la sensation que mon estomac tournait. Quand il eut enfin fini, je
commençai à le trouver supportable. Il fut obligé de me relever car je restais étendue. Il
couvrit mes yeux et ma figure de baisers. Je ne voyais et n’entendais rien. S’il ne m’avait
pas retenue, je serais tombée aveuglément sous les autos… Nous étions tout seuls dans
un compartiment de deuxième classe, il ouvrit son pantalon de nouveau pour venir vers
moi. Je poussai un cri et courus à travers toute la voiture vite jusqu’au dernier
marchepied… Enfin, il me laissa avec un rire brutal et strident que je n’oublierai jamais
en me traitant d’oie stupide qui ne sait pas ce qui est bon. Il me laissa retourner seule à
Vienne. Arrivée à Vienne j’allai vite aux W.-C. parce que j’avais senti quelque chose de
chaud couler le long de ma cuisse. Effrayée, je vis des traces de sang. Comment
dissimuler cela chez moi ? Je me couchai le plus tôt possible pour pleurer pendant des
heures. Je ressentais toujours la pression sur l’estomac causée par l’enfoncement du
pénis. Mon attitude étrange et mon manque d’appétit indiquèrent à ma mère qu’il y avait
eu quelque chose. Je lui avouai tout. Elle n’y trouva rien de si terrible… Mon collègue
faisait ce qu’il pouvait pour me consoler. Il profita des soirées obscures pour se
promener avec moi dans le parc et me caresser sous mes jupes. Je le lui permettais ;
seulement dès que je sentais mon vagin devenir humide je m’arrachais parce que j’avais
affreusement honte. »
Elle va quelquefois avec lui dans un hôtel mais sans coucher avec lui. Elle fait
connaissance d’un jeune homme très riche qu’elle voudrait épouser. Elle couche avec lui,
mais sans rien sentir et avec dégoût. Elle reprend ses relations avec son collègue, mais
elle s’ennuie de l’autre et elle commence à loucher, à maigrir. On l’envoie dans un
sanatorium où elle manque coucher avec un jeune Russe, mais elle le chasse de son lit à
la dernière minute. Avec un médecin, avec un officier elle ébauche des liaisons mais sans
consentir à des rapports sexuels complets. C’est alors qu’elle devint malade moralement
et décida de se faire soigner. Après sa cure elle consentit à se donner à un homme qui
l’aimait et qui l’épousa par la suite. Dans le mariage, sa frigidité disparut.

Dans ces quelques exemples, choisis parmi des quantités d’autres


analogues, la brutalité du partenaire ou du moins la soudaineté de
l’événement est le facteur qui détermine traumatisme ou dégoût. Le
cas le plus favorable à une initiation sexuelle, c’est celui où sans
violence ni surprise, sans consigne fixe ni délai précis, la jeune fille
apprend lentement à vaincre sa pudeur, à se familiariser avec son
partenaire, à aimer ses caresses. En ce sens, on ne peut qu’approuver
la liberté de mœurs dont jouissent les jeunes Américaines et que les
Françaises tendent aujourd’hui à conquérir : elles glissent presque
sans s’en apercevoir du « necking » et du « petting » à des rapports
sexuels complets. L’initiation est d’autant plus aisée qu’elle revêt
moins un caractère tabou, que la jeune fille se sent plus libre à
l’égard de son partenaire, et qu’en lui le caractère dominateur du
mâle s’efface ; si l’amant est jeune lui aussi, novice, timide, un égal,
les résistances de la jeune fille sont moins fortes ; mais aussi sa
métamorphose en femme sera moins profonde. Ainsi, dans le Blé en
herbe, la Vinca de Colette au lendemain d’une défloration assez
brutale montre une placidité qui surprend son camarade Phil : c’est
qu’elle ne s’est pas sentie « possédée », elle a mis au contraire son
orgueil à se délivrer de sa virginité, elle n’a pas éprouvé d’égarement
bouleversant ; en vérité, Phil a tort de s’étonner, son amie n’a pas
connu le mâle. Claudine était moins indemne après un tour de danse
dans les bras de Renaud. On m’a cité une lycéenne française encore
attardée au stade du « fruit vert », qui, ayant passé une nuit avec un
camarade, accourait au matin chez une amie pour annoncer : « J’ai
couché avec C…, c’était très amusant. » Un professeur de collège
américain me disait que ses élèves cessaient d’être vierges bien avant
de devenir femmes ; leurs partenaires les respectent trop pour
effaroucher leur pudeur, ils sont trop jeunes et eux-mêmes trop
pudibonds pour éveiller en elles aucun démon. Il y a des jeunes filles
qui se jettent dans des expériences érotiques et qui les multiplient
afin d’échapper à l’angoisse sexuelle ; elles espèrent se délivrer ainsi
de leur curiosité et de leurs obsessions ; mais souvent leurs actes
gardent un caractère théorique qui les rend aussi irréels que les
fantasmes par lesquels d’autres anticipent l’avenir. Se donner par
défi, par crainte, par rationalisme puritain, ce n’est pas réaliser une
authentique expérience érotique : on atteint seulement un ersatz
sans danger et sans grande saveur ; l’acte sexuel ne s’accompagne ni
d’angoisse ni de honte parce que le trouble est demeuré superficiel et
que le plaisir n’a pas envahi la chair. Ces pucelles déflorées
demeurent des jeunes filles ; et il est probable que le jour où elles se
trouveront aux prises avec un homme sensuel et impérieux, elles lui
opposeront des résistances virginales. En attendant, elles demeurent
encore dans une espèce d’âge ingrat ; les caresses les chatouillent, les
baisers parfois les font rire, elles regardent l’amour physique comme
un jeu et, si elles ne sont pas en humeur de s’en divertir, les
exigences de l’amant leur semblent vite importunes et grossières ;
elles gardent des dégoûts, des phobies, une pudeur d’adolescente. Si
elles ne franchissent jamais ce stade – ce qui est, au dire des mâles
américains, le cas de beaucoup d’Américaines –, elles passeront leur
vie dans un état de semi-frigidité. Il n’y a de véritable maturité
sexuelle que chez la femme qui consent à se faire chair dans le
trouble et le plaisir.
Cependant, il ne faut pas croire que toutes les difficultés
s’atténuent chez les femmes dont le tempérament est ardent. Il arrive
au contraire qu’elles s’exaspèrent. Le trouble féminin peut atteindre
une intensité que ne connaît pas l’homme. Le désir du mâle est
violent mais localisé, et il le laisse – sauf peut-être dans l’instant du
spasme – conscient de lui-même ; la femme, au contraire, subit une
véritable aliénation ; pour beaucoup, cette métamorphose est le
moment le plus voluptueux et le plus définitif de l’amour ; mais elle a
aussi un caractère magique et effrayant. Il arrive que l’homme
éprouve de la peur devant la femme qu’il tient dans ses bras, tant
celle-ci apparaît absente d’elle-même, en proie à l’égarement ; le
bouleversement qu’elle ressent est une transmutation bien plus
radicale que la frénésie agressive du mâle. Cette fièvre la délivre de la
honte ; mais à son réveil elle lui fait à son tour honte et horreur ;
pour qu’elle l’accepte heureusement – ou même orgueilleusement –,
il faudrait au moins qu’elle se soit épanouie en flammes de volupté ;
elle pourrait revendiquer ses désirs si elle les avait glorieusement
assouvis : sinon, elle les répudie avec colère.
On touche ici au problème crucial de l’érotisme féminin : au début
de sa vie érotique, l’abdication de la femme n’est pas compensée par
une jouissance violente et sûre. Elle sacrifierait bien plus facilement
pudeur et orgueil si elle s’ouvrait ainsi les portes d’un paradis. Mais
on a vu que la défloration n’est pas un heureux accomplissement de
l’érotisme juvénile ; c’est au contraire un phénomène insolite ; le
plaisir vaginal ne se déclenche pas tout de suite ; selon les
statistiques de Stekel – que quantité de sexologues et psychanalystes
confirment – à peine 4 % des femmes ont du plaisir dès le premier
coït ; 50 % n’atteignent pas le plaisir vaginal avant des semaines, des
mois ou même des années. Les facteurs psychiques jouent ici un rôle
essentiel. Le corps de la femme est singulièrement « hystérique » en
ce sens qu’il n’y a souvent chez elle aucune distance entre les faits
conscients et leur expression organique ; ses résistances morales
empêchent l’apparition du plaisir ; n’étant compensées par rien,
souvent elles se perpétuent et forment un barrage de plus en plus
puissant. En beaucoup de cas, il se crée un cercle vicieux : une
première maladresse de l’amant, un mot, un geste gauche, un sourire
arrogant se répercuteront pendant toute la lune de miel ou même la
vie conjugale ; déçue de n’avoir pas tout de suite connu le plaisir, la
jeune femme en garde une rancune qui la dispose mal à une
expérience plus heureuse. Il est vrai qu’à défaut de satisfaction
normale l’homme peut toujours lui donner le plaisir clitoridien, qui,
en dépit de légendes moralisatrices, est susceptible de lui apporter
détente et apaisement. Mais beaucoup de femmes le refusent parce
que, plus que le plaisir vaginal, il apparaît comme infligé ; car, si la
femme souffre de l’égoïsme des hommes qui ne pensent qu’à leur
propre assouvissement, elle est aussi heurtée par une volonté trop
explicite de lui donner du plaisir. « Faire jouir l’autre », dit Stekel,
« cela veut dire le dominer ; se donner à quelqu’un, c’est abdiquer sa
volonté. » La femme acceptera beaucoup plus aisément le plaisir s’il
lui semble découler naturellement de celui que l’homme prend lui-
même, comme il arrive dans un coït normal réussi. « Les femmes se
soumettent avec joie dès qu’elle se rendent compte que le partenaire
ne veut pas les soumettre », dit encore Stekel ; mais inversement, si
elles sentent cette volonté, elles se rebellent. Beaucoup répugnent à
se laisser caresser avec la main, parce que la main est un instrument
qui ne participe pas au plaisir qu’elle donne, elle est activité et non
chair ; et si le sexe même apparaît non comme une chair pénétrée de
désir, mais comme un outil habilement utilisé, la femme éprouvera la
même répulsion. En outre, toute compensation lui semblera
entériner son échec à connaître les sensations d’une femme normale.
Stekel note d’après quantité d’observations que tout le désir des
femmes dites frigides va vers la norme : « Elles veulent obtenir
l’orgasme comme une femme normale, tout autre procédé ne les
satisfait pas moralement. »
L’attitude de l’homme a donc une extrême importance. Si son
désir est violent et brutal, sa partenaire se sent entre ses bras
changée en une pure chose ; mais s’il est trop maître de lui, trop
détaché, il ne se constitue pas comme chair ; il demande à la femme
de se faire objet sans qu’elle ait en retour prise sur lui. Dans les deux
cas son orgueil se rebelle ; pour qu’elle puisse concilier sa
métamorphose en objet charnel et la revendication de sa subjectivité,
il faut que, se faisant proie pour le mâle, elle fasse aussi de lui sa
proie. C’est pourquoi, si souvent, la femme s’entête dans la frigidité.
Si l’amant manque de séduction, s’il est froid, négligent, maladroit, il
échoue à éveiller sa sexualité, ou il la laisse insatisfaite ; mais viril et
expert il peut susciter des réactions de refus ; la femme redoute sa
domination : certaines ne peuvent trouver de plaisir qu’avec des
hommes timides, mal doués, ou même à demi impuissants et qui ne
les effarouchent pas. Il est facile à l’homme d’éveiller en sa maîtresse
aigreur et rancune. La rancune est la source la plus habituelle de la
frigidité féminine ; au lit, la femme fait payer au mâle par une
froideur insultante tous les affronts qu’elle estime avoir subis ; il y a
souvent dans son attitude un complexe d’infériorité agressif :
Puisque tu ne m’aimes pas, puisque j’ai des défauts qui m’empêchent
de plaire et que je suis méprisable, je ne m’abandonnerai pas non
plus à l’amour, au désir, au plaisir. C’est ainsi qu’elle se venge à la
fois de lui et d’elle-même s’il l’a humiliée par sa négligence, s’il a
excité sa jalousie, s’il s’est déclaré trop tard, s’il a fait d’elle sa
maîtresse alors qu’elle souhaitait le mariage ; le grief peut soudain
apparaître et déclencher cette réaction au cours même d’une liaison
dont le commencement a été heureux. Il est rare que l’homme qui a
suscité cette inimitié réussisse lui-même à la vaincre : il peut arriver
pourtant qu’un témoignage persuasif d’amour ou d’estime modifie la
situation. On a vu des femmes défiantes et raidies entre les bras d’un
amant qu’une alliance au doigt transformait : heureuses, flattées, la
conscience en paix, toutes leurs résistances tombaient. Mais c’est un
nouveau venu respectueux, amoureux, délicat qui pourra le mieux
transformer la femme dépitée en une maîtresse ou une épouse
heureuse ; s’il la délivre de son complexe d’infériorité, elle se
donnera à lui avec ardeur.
L’ouvrage de Stekel, la Femme frigide, s’attache essentiellement à
démontrer le rôle des facteurs psychiques dans la frigidité féminine.
Les exemples suivants montrent bien qu’elle est très souvent une
conduite de rancune à l’égard du mari ou de l’amant :
Mlle G. S… s’était donnée à un homme en attendant qu’il l’épouse, mais en insistant
sur le fait « qu’elle ne tenait pas à un mariage, qu’elle ne voulait pas se lier ». Elle jouait à
la femme libre. En vérité, elle était esclave de la morale comme toute sa famille. Mais son
amant la croyait et ne parlait jamais de mariage. Son opiniâtreté s’intensifiait de plus en
plus jusqu’à ce qu’elle devînt insensible. Quand il la demanda enfin en mariage, elle se
vengea en lui avouant son anesthésie et en ne voulant plus entendre parler d’une union.
Elle ne voulait plus être heureuse. Elle avait trop attendu… Elle se dévorait de jalousie et
attendait anxieusement le jour de sa demande pour la refuser orgueilleusement. Ensuite,
elle voulut se suicider uniquement pour punir son amant avec raffinement.

Une femme qui jusque-là avait eu du plaisir avec son mari, mais très jalouse,
s’imagine pendant une maladie que son mari la trompe. En rentrant chez elle, elle décide
de rester froide avec son mari. Jamais plus elle ne devrait être excitée par lui puisqu’il ne
l’estimait pas et n’usait d’elle qu’en cas de besoin. Depuis son retour elle était frigide. Au
début elle se servait de petits trucs pour ne pas être excitée. Elle se représentait son mari
faisant la cour à son amie. Mais bientôt l’orgasme fut remplacé par des douleurs…

Une jeune fille de dix-sept ans avait une liaison avec un homme et y prenait un
intense plaisir. Enceinte à dix-neuf ans, elle demanda à son amant de l’épouser ; il fut
indécis et lui conseilla de se faire avorter, ce qu’elle refusa. Après trois semaines, il se
déclara prêt à l’épouser et elle devint sa femme. Mais elle ne lui pardonna jamais ces
trois semaines de tourment et devint frigide. Plus tard, une explication avec son mari
vainquit sa frigidité.

Mme N. M… apprend que son mari, deux jours après son mariage, est allé voir une
ancienne maîtresse. L’orgasme qu’elle avait auparavant disparut à jamais. Elle eut l’idée
fixe de ne plus plaire à son mari qu’elle croyait avoir déçu ; c’est là pour elle la cause de
sa frigidité.

Même lorsque la femme surmonte ses résistances et connaît au


bout d’un temps, plus ou moins long, le plaisir vaginal, toutes les
difficultés ne sont pas abolies : car le rythme de sa sexualité et celui
de la sexualité mâle ne coïncident pas. Elle est beaucoup plus lente à
jouir que l’homme.

Les trois quarts peut-être de tous les mâles connaissent l’orgasme au cours des deux
minutes qui suivent les débuts du rapport sexuel, dit le rapport Kinsey. Si l’on considère
les nombreuses femmes du niveau supérieur dont l’état est si défavorable aux situations
sexuelles qu’il leur faut de dix à quinze minutes de la stimulation la plus active pour
connaître l’orgasme, et si on considère le nombre assez important des femmes qui ne
connaissent jamais l’orgasme au cours de leur vie, il faut naturellement que le mâle ait
une compétence tout à fait exceptionnelle à prolonger l’activité sexuelle sans éjaculer
pour pouvoir créer une harmonie avec sa partenaire.

Il paraît qu’aux Indes l’époux, tout en remplissant ses devoirs


conjugaux, fume volontiers la pipe afin de se distraire de son propre
plaisir et de faire durer celui de son épouse ; en Occident, c’est plutôt
du nombre de ses « coups » que se vante un Casanova ; et sa
suprême fierté, c’est d’obtenir que sa partenaire crie merci : d’après
la tradition érotique, c’est un exploit qu’on ne réussit pas souvent ;
les hommes se plaignent volontiers des terribles exigences de leur
compagne : c’est une matrice enragée, une ogresse, une affamée ; elle
n’est jamais assouvie. Montaigne expose ce point de vue au livre III
de ses Essais (ch. v).

Elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous
et [que] ce prestre ancien l’a ainsi témoigné qui avait été tantôt homme, tantôt femme…
et en outre [que] nous avons appris de leur propre bouche la preuve qu’en firent
autrefois en divers siècles un empereur et une emperière de Romme, maistres ouvriers
et fameux en cette besogne (lui dépucela bien en une nuit dix vierges sarmates ses
captives ; mais elle fournit réellement en une nuit à vingt et cinq entreprises, changeant
de compagnie selon son besoing et son goût,

adhuc ardens rigidae tentigine vulvae


Et lassata viris, necdum satiata recessit(87))

et [que] sur le différent advenu en Catalogne entre une femme se plaignant des
efforts trop assidus de son mari, non tant à mon avis qu’elle en fût incommodée (car je
ne crois les miracles qu’en foi)… intervint ce notable arrêt de la reine d’Aragon par
lequel, après mûre délibération de conseil, cette bonne dame… ordonna pour bornes
légitimes et nécessaires le nombre de six par jour, relaschant et quittant beaucoup de
besoing et désir de son sexe pour établir disait-elle une forme aysée et par conséquent
permanente et immuable.

C’est qu’en vérité la volupté n’a pas du tout chez la femme la


même figure que chez l’homme. J’ai dit déjà qu’on ne savait pas
exactement si le plaisir vaginal aboutissait jamais à un orgasme
défini : sur ce point les confidences féminines sont rares et même
quand elles visent la précision elles demeurent extrêmement vagues ;
il semble que les réactions soient très différentes selon les sujets. Ce
qui est certain c’est que le coït a pour l’homme une fin biologique
précise : l’éjaculation ; et assurément c’est à travers quantité d’autres
intentions très complexes que cette fin est visée ; mais une fois
obtenue elle apparaît comme un aboutissement et, sinon comme
l’assouvissement du désir, du moins comme sa suppression. Au
contraire, chez la femme, le but est au départ incertain et de nature
plus psychique que physiologique ; elle veut le trouble, la volupté en
général mais son corps ne projette aucune conclusion nette de l’acte
amoureux : et c’est pour cela que pour elle le coït n’est jamais tout à
fait fini : il ne comporte aucune fin. Le plaisir mâle monte en flèche ;
lorsqu’il atteint un certain seuil il s’accomplit et meurt abruptement
dans l’orgasme ; la structure de l’acte sexuel est finie et discontinue.
La jouissance féminine est irradiée dans le corps tout entier ; elle
n’est pas toujours centrée sur le système génital ; même alors les
contractions vaginales plutôt qu’un véritable orgasme constituent un
système d’ondulations qui rythmiquement naissent, s’effacent, se
reforment, atteignent par instants un paroxysme, puis se brouillent
et se fondent sans jamais mourir tout à fait. Du fait qu’aucun terme
fixe ne lui est assigné, le plaisir vise l’infini : c’est souvent une fatigue
nerveuse ou cardiaque ou une satiété psychique qui limite les
possibilités érotiques de la femme plutôt qu’un assouvissement
précis ; même comblée, même épuisée, elle n’est jamais tout à fait
délivrée :
Lassata necdum satiata, selon le mot de Juvénal.
L’homme commet une grave erreur quand il prétend imposer à sa
partenaire son propre rythme et qu’il s’acharne à lui donner un
orgasme : souvent il ne réussit qu’à briser la forme voluptueuse
qu’elle était en train de vivre à sa manière singulière(88). C’est une
forme assez plastique pour se donner à elle-même un terme :
certains spasmes localisés dans le vagin ou dans l’ensemble du
système génital ou émanant du corps tout entier peuvent constituer
une résolution ; chez certaines femmes, ils se produisent assez
régulièrement et avec assez de violence pour être assimilés à un
orgasme ; mais une amoureuse peut aussi trouver dans l’orgasme
masculin une conclusion qui l’apaise et la satisfasse. Et il se peut
aussi que d’une manière continue, sans heurt, la forme érotique se
dissolve tranquillement. La réussite n’exige pas comme le croient
quantité d’hommes méticuleux mais simplistes une synchronisation
mathématique du plaisir mais l’établissement d’une forme érotique
complexe. Beaucoup s’imaginent que « faire jouir » une femme est
une affaire de temps et de technique, donc de violence ; ils ignorent à
quel point la sexualité de la femme est conditionnée par l’ensemble
de la situation. La volupté est chez elle, avons-nous dit, une sorte
d’envoûtement ; elle réclame un total abandon ; si des mots ou des
gestes contestent la magie des caresses, l’envoûtement se dissipe.
C’est une des raisons pour lesquelles si souvent la femme ferme les
yeux : physiologiquement, il y a là un réflexe destiné à compenser la
dilatation de la pupille ; mais même dans l’ombre elle abaisse encore
ses paupières ; elle veut abolir tout décor, abolir la singularité de
l’instant, d’elle-même et de son amant, elle veut se perdre au cœur
d’une nuit charnelle aussi indistincte que le sein maternel. Et plus
particulièrement elle souhaite supprimer cette séparation qui dresse
le mâle en face d’elle, elle souhaite se fondre avec lui. On a dit déjà
qu’elle désire en se faisant objet demeurer un sujet. Plus
profondément aliénée que l’homme, du fait qu’elle est désir et
trouble dans son corps tout entier, elle ne demeure sujet que par
l’union avec son partenaire ; il faudrait que pour tous deux recevoir
et donner se confondent ; si l’homme se borne à prendre sans donner
ou s’il donne le plaisir sans en prendre, elle se sent manœuvrée ; dès
qu’elle se réalise comme Autre, elle est l’autre inessentiel ; il lui faut
nier l’altérité. C’est pourquoi le moment de la séparation des corps
lui est presque toujours pénible. L’homme, après le coït, qu’il se
sente triste ou joyeux, dupé par la nature ou vainqueur de la femme,
en tout cas renie la chair ; il redevient un corps intègre, il veut
dormir, prendre un bain, fumer une cigarette, sortir au grand air.
Elle voudrait prolonger le contact charnel jusqu’à ce que
l’envoûtement qui l’a faite chair se dissipe tout à fait ; la séparation
est un arrachement douloureux comme un nouveau sevrage ; elle a
de la rancune contre l’amant qui s’écarte d’elle trop brusquement.
Mais ce qui la blesse davantage, ce sont les paroles qui contestent la
fusion à laquelle pendant un moment elle avait cru. La « femme de
Gilles », dont Madeleine Bourdouche a raconté l’histoire, se rétracte
quand son mari lui demande : « Tu as bien joui ? » Elle lui met la
main sur la bouche ; le mot fait horreur à beaucoup de femmes parce
qu’il réduit le plaisir à une sensation immanente et séparée. « C’est
assez ? tu en veux encore ? c’était bon ? » Le fait même de poser la
question manifeste la séparation, change l’acte amoureux en une
opération mécanique dont le mâle a assumé la direction. Et c’est bien
pourquoi il la pose. Beaucoup plus que la fusion et la réciprocité, il
cherche la domination ; quand l’unité du couple se défait, il se
retrouve le seul sujet : il faut beaucoup d’amour ou de générosité
pour renoncer à ce privilège ; il aime que la femme se sente humiliée,
possédée en dépit d’elle-même ; il veut toujours la prendre un peu
plus qu’elle ne se donne. Bien des difficultés seraient épargnées à la
femme si l’homme ne traînait derrière lui quantité de complexes qui
lui font considérer l’acte amoureux comme une lutte : alors elle
pourrait ne pas envisager le lit comme une arène.
Cependant, en même temps que le narcissisme et l’orgueil, on
observe chez la jeune fille un désir d’être dominée. Le masochisme
serait d’après certains psychanalystes une des caractéristiques de la
femme, et c’est grâce à cette tendance qu’elle pourrait s’adapter à son
destin érotique. Mais la notion de masochisme est très embrouillée et
il nous faut la considérer de près.
Les psychanalystes distinguent, d’après Freud, trois formes de
masochisme : l’une consiste dans la liaison de la douleur et de la
volupté, une autre serait l’acceptation féminine de la dépendance
érotique, la dernière reposerait sur un mécanisme d’autopunition. La
femme serait masochiste parce que en elle plaisir et douleur seraient
liés à travers défloration et accouchement, et parce qu’elle
consentirait à son rôle passif.
Il faut d’abord remarquer qu’attribuer une valeur érotique à la
douleur ne constitue pas du tout une conduite de soumission passive.
Souvent la douleur sert à relever le tonus de l’individu qui la subit, à
réveiller une sensibilité engourdie par la violence même du trouble et
du plaisir ; c’est une lumière aiguë éclatant dans la nuit charnelle,
elle enlève l’amoureux des limbes où il se pâmait afin qu’il puisse y
être à nouveau précipité. La douleur fait normalement partie de la
frénésie érotique ; des corps qui s’enchantent d’être corps pour leur
joie réciproque cherchent à se trouver, s’unir, se confronter de toutes
les manières possibles. Il y a dans l’érotisme un arrachement à soi-
même, un transport, une extase : la souffrance aussi détruit les
limites du moi, elle est un dépassement et un paroxysme ; la douleur
a toujours joué un grand rôle dans les orgies ; et on sait que l’exquis
et le douloureux se touchent : une caresse peut devenir torture, un
supplice donner du plaisir. Étreindre amène facilement à mordre,
pincer, griffer ; ces conduites ne sont pas généralement sadiques ;
elles expriment un désir de fusionner, non de détruire ; et le sujet qui
les subit ne cherche pas non plus à se renier et s’humilier mais à
s’unir ; d’ailleurs elles ne sont pas spécifiquement masculines, bien
loin de là. En fait, la douleur n’a de signification masochiste qu’au
cas où elle est saisie et voulue comme la manifestation d’une
servitude. Quant à la douleur de la défloration, elle ne s’accompagne
précisément pas de plaisir ; toutes les femmes redoutent les
souffrances de l’accouchement et elles sont heureuses que les
méthodes modernes les en dispensent. La douleur a ni plus ni moins
de place dans leur sexualité que dans celle de l’homme.
La docilité féminine est, d’autre part, une notion très équivoque.
Nous avons vu que la plupart du temps la jeune fille accepte dans
l’imaginaire la domination d’un demi-dieu, d’un héros, d’un mâle ;
mais ce n’est encore qu’un jeu narcissiste. Elle n’est aucunement
disposée par là à subir dans la réalité l’expression charnelle de cette
autorité. Souvent, au contraire, elle se refuse à l’homme qu’elle
admire et respecte, elle se livre à un homme sans prestige. C’est une
erreur de chercher dans des fanstasmes la clef de conduites
concrètes ; car les fantasmes sont créés et caressés en tant que
fantasmes. La fillette qui rêve de viol avec un mélange d’horreur et de
complaisance ne désire pas être violée et l’événement, s’il se
produisait, serait une odieuse catastrophe. On a vu déjà chez Marie
Le Hardouin un exemple typique de cette dissociation. Elle écrit
aussi :

Mais sur le chemin de l’abolition, il restait un domaine où je n’entrais que les narines
serrées et le cœur battant. C’était celui qui par-delà la sensualité amoureuse me menait à
la sensualité tout court… Il n’y a pas une infamie sournoise que je n’aie commise en rêve.
Je souffrais du besoin de m’affirmer de toutes les manières possibles(89).

Il faut encore rappeler le cas de Marie Bashkirtseff :

J’ai toute ma vie cherché à me placer volontairement sous une domination illusoire
quelconque, mais tous ces gens dont j’ai essayé étaient si ordinaires en comparaison de
moi que je n’en ai eu que du dégoût.

D’autre part, il est vrai que le rôle sexuel de la femme est en


grande partie passif ; mais vivre immédiatement cette situation
passive n’est pas plus masochiste que l’agressivité normale du mâle
n’est sadique ; la femme peut transcender caresses, trouble,
pénétration vers son propre plaisir, maintenant ainsi l’affirmation de
sa subjectivité ; elle peut aussi chercher l’union avec l’amant, et se
donner à lui, ce qui signifie un dépassement de soi et non une
abdication. Le masochisme apparaît quand l’individu choisit de se
faire constituer en pure chose par la conscience d’autrui, de se
représenter à soi-même comme chose, de jouer à être une chose. « Le
masochisme est une tentative non pour fasciner l’autre par mon
objectivité mais pour me faire fasciner moi-même par mon
objectivité pour autrui(90). » La Juliette de Sade ou la jeune pucelle
de la Philosophie dans le boudoir qui se livrent au mâle de toutes
manières possibles mais à fin de leur propre plaisir ne sont
aucunement masochistes. Lady Chatterley ou Kate dans le total
abandon qu’elles consentent ne sont pas masochistes. Pour qu’on
puisse parler de masochisme, il faut que le moi soit posé et que l’on
considère ce double aliéné comme fondé par la liberté d’autrui.
En ce sens on rencontrera, en effet, chez certaines femmes un
véritable masochisme. La jeune fille y est disposée puisqu’elle est
volontiers narcissiste et que le narcissisme consiste à s’aliéner dans
son ego. Si elle éprouvait dès le début de son initiation érotique un
trouble et un désir violents, elle vivrait authentiquement ses
expériences et cesserait de les projeter vers ce pôle idéal qu’elle
appelle moi ; mais dans la frigidité, le moi continue à s’affirmer ; en
faire la chose d’un mâle apparaît alors comme une faute. Or, « le
masochisme comme le sadisme est assomption de culpabilité. Je suis
coupable, en effet, du seul fait que je suis objet ». Cette idée de Sartre
rejoint la notion freudienne d’autopunition. La jeune fille s’estime
coupable de livrer son moi à autrui et elle s’en punit en redoublant
volontairement humiliation et servitude ; on a vu que les vierges
défiaient leur futur amant et se punissaient de leur soumission à
venir en s’infligeant diverses tortures ; quand l’amant est réel et
présent, elles s’entêtent dans cette attitude. La frigidité même nous
est déjà apparue comme un châtiment que la femme impose autant à
soi qu’à son partenaire : blessée dans sa vanité, elle a de la rancune
contre lui et contre elle-même et elle s’interdit le plaisir. Dans le
masochisme, elle se fera éperdument esclave du mâle, elle lui dira
des mots d’adoration, elle souhaitera être humiliée, frappée ; elle
s’aliénera de plus en plus profondément par fureur d’avoir consenti à
l’aliénation. C’est assez clairement la conduite de Mathilde
de La Mole par exemple ; elle s’en veut de s’être donnée à Julien ;
c’est pourquoi, par moments, elle tombe à ses pieds, veut se plier à
tous ses caprices, lui immole sa chevelure ; mais, en même temps,
elle est en révolte contre lui autant que contre soi-même ; on la
devine glacée entre ses bras. Le feint abandon de la femme
masochiste crée de nouveaux barrages qui la défendent du plaisir ; et
en même temps, c’est de cette incapacité à connaître le plaisir qu’elle
se venge contre soi-même. Le cercle vicieux qui va de la frigidité au
masochisme peut se nouer à jamais, entraînant alors par
compensation des conduites sadiques. Il se peut aussi que la
maturation érotique délivre la femme de sa frigidité, de son
narcissisme et qu’assumant sa passivité sexuelle elle la vive
immédiatement au lieu de la jouer. Car le paradoxe du masochisme,
c’est que le sujet sans cesse se réaffirme dans son effort même pour
s’abdiquer ; c’est dans le don irréfléchi, dans le mouvement spontané
vers l’autre, qu’il réussit à s’oublier. Il est donc vrai que la femme
sera plus sollicitée que l’homme par la tentation masochiste ; sa
situation érotique d’objet passif l’engage à jouer la passivité ; ce jeu
est l’autopunition à laquelle l’invitent ses révoltes narcissistes et la
frigidité qui en est la conséquence ; le fait est que beaucoup de
femmes et en particulier de jeunes filles sont masochistes. Colette,
parlant de ses premières expériences amoureuses, nous confie dans
Mes Apprentissages :

La jeunesse et l’ignorance aidant, j’avais bien commencé par la griserie, une coupable
griserie, un affreux et impur élan d’adolescente. Elles sont nombreuses les filles à peines
nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’œuvre libertin d’un homme mûr.
C’est une laide envie qu’elles expient en la contentant, une envie qui va de pair avec les
névroses de la puberté, l’habitude de grignoter la craie et le charbon, de boire l’eau
dentifrice, de lire des livres sales et de s’enfoncer des épingles dans la paume des mains.

On ne peut mieux dire que le masochisme fait partie des


perversions juvéniles, qu’il n’est pas une authentique solution du
conflit créé par le destin sexuel de la femme, mais une manière, en
s’y vautrant, de le fuir. Il ne représente aucunement
l’épanouissement normal et heureux de l’érotisme féminin.
Cet épanouissement suppose que – dans l’amour, la tendresse, la
sensualité – la femme réussisse à surmonter sa passivité et à établir
avec son partenaire un rapport de réciprocité. L’asymétrie de
l’érotisme mâle et femelle crée des problèmes insolubles tant qu’il y a
lutte des sexes ; ils peuvent aisément se trancher quand la femme
sent chez l’homme à la fois désir et respect ; s’il la convoite dans sa
chair tout en reconnaissant sa liberté, elle se retrouve l’essentiel au
moment où elle se fait objet, elle demeure libre dans la soumission à
laquelle elle consent. Alors, les amants peuvent connaître chacun à
sa manière une jouissance commune ; le plaisir est éprouvé par
chaque partenaire comme étant sien, tout en ayant sa source dans
l’autre. Les mots recevoir et donner échangent leur sens, la joie est
gratitude, le plaisir tendresse. Sous une forme concrète et charnelle
s’accomplit la reconnaissance réciproque du moi et de l’autre dans la
conscience la plus aiguë de l’autre et du moi. Certaines femmes
disent sentir en elles le sexe masculin comme une partie de leur
propre corps ; certains hommes croient être la femme qu’ils
pénètrent ; ces expressions sont évidemment inexactes ; la
dimension de l’autre demeure ; mais le fait est que l’altérité n’a plus
un caractère hostile ; c’est cette conscience de l’union des corps dans
leur séparation qui donne à l’acte sexuel son caractère émouvant ; il
est d’autant plus bouleversant que les deux êtres qui ensemble nient
et affirment passionnément leurs limites sont des semblables et sont
cependant différents. Cette différence qui, trop souvent, les isole
devient quand ils se rejoignent la source de leur émerveillement ; la
fièvre immobile qui la brûle, la femme en contemple dans la fougue
virile la figure inversée ; la puissance de l’homme, c’est le pouvoir
qu’elle exerce sur lui ; ce sexe gonflé de vie lui appartient comme son
sourire à l’homme qui lui donne le plaisir. Toutes les richesses de la
virilité, de la féminité se réfléchissant, se ressaisissant les unes à
travers les autres, composent une mouvante et extatique unité. Ce
qui est nécessaire à une telle harmonie, ce ne sont pas des
raffinements techniques mais plutôt, sur les bases d’un attrait
érotique immédiat, une réciproque générosité de corps et d’âme.
Cette générosité est souvent empêchée chez l’homme par sa
vanité, chez la femme par la timidité ; tant qu’elle n’a pas surmonté
ses inhibitions, elle ne saurait la faire triompher. C’est pourquoi le
plein épanouissement sexuel est généralement chez la femme assez
tardif : c’est vers trente-cinq ans qu’elle atteint érotiquement son
apogée. Malheureusement, si elle est mariée, son époux s’est alors
trop habitué à sa frigidité ; elle peut encore séduire de nouveaux
amants, mais elle commence à se défraîchir : son temps est mesuré.
C’est au moment où elles cessent d’être désirables que quantité de
femmes se décident enfin à assumer leurs désirs.
Les conditions dans lesquelles se déroule la vie sexuelle de la
femme dépendent non seulement de ces données, mais de tout
l’ensemble de sa situation sociale et économique. Il serait abstrait de
prétendre l’étudier plus avant sans ce contexte. Mais de notre
examen ressortent plusieurs conclusions généralement valables.
L’expérience érotique est une de celles qui découvrent aux êtres
humains de la façon la plus poignante l’ambiguïté de leur condition ;
ils s’y éprouvent comme chair et comme esprit, comme l’autre et
comme sujet. C’est pour la femme que ce conflit revêt le caractère le
plus dramatique parce qu’elle se saisit d’abord comme objet, qu’elle
ne trouve pas tout de suite dans le plaisir une sûre autonomie ; il lui
faut reconquérir sa dignité de sujet transcendant et libre tout en
assumant sa condition charnelle : c’est une entreprise malaisée et
pleine de risque ; elle sombre souvent. Mais la difficulté même de sa
situation la défend contre les mystifications auxquelles le mâle se
laisse prendre ; il est volontiers dupe des fallacieux privilèges
qu’impliquent son rôle agressif et la solitude satisfaite de l’orgasme ;
il hésite à se reconnaître pleinement comme chair. La femme a d’elle-
même une expérience plus authentique.
Qu’elle s’adapte plus ou moins exactement à son rôle passif, la
femme est toujours frustrée en tant qu’individu actif. Ce n’est pas
l’organe de la possession qu’elle envie à l’homme : c’est sa proie.
C’est un curieux paradoxe que l’homme vive dans un monde sensuel
de douceur, de tendresse, de mollesse, un monde féminin, tandis que
la femme se meut dans l’univers mâle qui est dur et sévère ; ses
mains gardent le désir d’étreindre la chair lisse, la pulpe fondante :
adolescent, femme, fleurs, fourrures, enfant ; toute une part d’elle-
même demeure disponible et souhaite la possession d’un trésor
analogue à celui qu’elle livre au mâle. Par là s’explique qu’en
beaucoup de femmes subsiste de manière plus ou moins larvée une
tendance à l’homosexualité. Il en est chez qui, pour un ensemble de
raisons complexes, cette tendance s’affirme avec une particulière
autorité. Toutes les femmes n’acceptent pas de donner à leurs
problèmes sexuels la solution classique, seule officiellement admise
par la société. Il nous faut aussi envisager celles qui choisissent les
chemins condamnés.
CHAPITRE IV

LA LESBIENNE

On se représente volontiers la lesbienne coiffée d’un feutre sec, le


cheveu court, et cravatée ; sa virilité serait une anomalie traduisant
un déséquilibre hormonal. Rien de plus erroné que cette confusion
entre l’invertie et la virago. Il y a beaucoup d’homosexuelles parmi
les odalisques, les courtisanes, parmi les femmes les plus
délibérément « féminines » ; inversement un grand nombre de
femmes « masculines » sont des hétérosexuelles. Sexologues et
psychiatres confirment ce que suggère l’observation courante :
l’immense majorité des « damnées » est constituée exactement
comme les autres femmes. Aucun « destin anatomique » ne
détermine leur sexualité.
Assurément, il y a des cas où les données physiologiques créent
des situations singulières. Il n’existe pas entre les deux sexes de
distinction biologique rigoureuse ; un soma identique est modifié par
des actions hormonales dont l’orientation est génotypiquement
définie, mais peut être déviée au cours de l’évolution du fœtus ; il en
résulte l’apparition d’individus intermédiaires entre les mâles et les
femelles. Certains hommes revêtent une apparence féminine parce
que la maturation de leurs organes virils est tardive : ainsi voit-on
parfois des filles – en particulier des sportives – se changer en
garçon. H. Deutsch raconte l’histoire d’une jeune fille qui fit une cour
ardente à une femme mariée, voulut l’enlever et vivre avec elle : elle
s’aperçut un jour qu’elle était en fait un homme, ce qui lui permit
d’épouser sa bien-aimée et d’en avoir des enfants. Mais il n’en
faudrait pas conclure que toute invertie est un « homme caché » sous
des formes trompeuses. L’hermaphrodite chez qui les deux systèmes
génitaux sont ébauchés a souvent une sexualité féminine : j’en ai
connu une, exilée de Vienne par les nazis, qui se désolait de ne plaire
ni aux hétérosexuels, ni aux pédérastes, alors qu’elle n’aimait que les
hommes. Sous l’influence d’hormones mâles, les femmes
« viriloïdes » présentent des caractères sexuels secondaires
masculins ; chez les femmes infantiles les hormones femelles sont
déficientes et leur développement demeure inachevé. Ces
particularités peuvent motiver plus ou moins directement une
vocation lesbienne. Une personne douée d’une vitalité vigoureuse,
agressive, exubérante souhaite se dépenser activement et refuse
ordinairement la passivité ; disgraciée, malformée, une femme peut
essayer de compenser son infériorité en acquérant des qualités
viriles ; si sa sensibilité érogène n’est pas développée, elle ne désire
pas les caresses masculines. Mais anatomie et hormones ne
définissent jamais qu’une situation et ne posent pas l’objet vers
lequel celle-ci sera transcendée. H. Deutsch encore cite le cas d’un
légionnaire polonais blessé qu’elle soigna au cours de la guerre 1914-
1918 et qui était en fait une jeune fille aux caractères viriloïdes
accusés ; elle avait suivi l’armée comme infirmière, puis avait réussi à
revêtir l’uniforme ; elle n’en était pas moins tombée amoureuse d’un
soldat – qu’elle épousa par la suite – ce qui la faisait considérer
comme un homosexuel. Ses conduites viriles ne contredisaient pas
un érotisme de type féminin. L’homme même ne désire pas
exclusivement la femme ; le fait que l’organisme de l’homosexuel
mâle peut être parfaitement viril implique que la virilité d’une femme
ne la voue pas nécessairement à l’homosexualité.
Chez les femmes physiologiquement normales elles-mêmes on a
parfois prétendu distinguer les « clitoridiennes », et les « vaginales »,
les premières étant vouées aux amours saphiques ; mais on a vu que
chez toutes l’érotisme infantile est clitoridien ; qu’il se fixe à ce stade
ou se transforme ne dépend d’aucune donnée anatomique ; il n’est
pas vrai non plus comme on l’a soutenu souvent que la masturbation
infantile explique le privilège ultérieur du système clitoridien : la
sexologie reconnaît aujourd’hui dans l’onanisme de l’enfant un
phénomène absolument normal et généralement répandu.
L’élaboration de l’érotisme féminin est – nous l’avons vu – une
histoire psychologique dans laquelle les facteurs physiologiques sont
enveloppés, mais qui dépend de l’attitude globale du sujet en face de
l’existence. Marañon considérait que la sexualité est « à sens
unique », et qu’elle atteint chez l’homme une forme achevée tandis
que chez la femme elle demeure « à mi-chemin » ; seule la lesbienne
posséderait une libido aussi riche que celle du mâle, elle serait donc
un type féminin « supérieur ». En fait la sexualité féminine a une
structure originale et l’idée de hiérarchiser les libidos mâle et femelle
est absurde ; le choix de l’objet sexuel ne dépend aucunement de la
quantité d’énergie dont la femme disposerait.
Les psychanalystes ont eu le grand mérite de voir dans l’inversion
un phénomène psychique et non organique ; néanmoins, elle
apparaît encore chez eux comme déterminée par des circonstances
extérieures. Ils l’ont d’ailleurs peu étudiée. D’après Freud la
maturation de l’érotisme féminin exige le passage du stade
clitoridien au stade vaginal, passage symétrique de celui qui a
transféré sur le père l’amour que la petite fille éprouvait d’abord pour
sa mère ; des raisons diverses peuvent enrayer ce développement ; la
femme ne se résigne pas à la castration, elle se cache l’absence du
pénis, elle demeure fixée sur sa mère dont elle recherche des
substituts. Pour Adler, cet arrêt n’est pas un accident passivement
subi : il est voulu par le sujet qui, par volonté de puissance, nie
délibérément sa mutilation et cherche à s’identifier à l’homme dont
elle refuse la domination. Fixation infantile ou protestation virile,
l’homosexualité apparaîtrait en tout cas comme un inachèvement. En
vérité, la lesbienne n’est pas plus une femme « manquée » qu’une
femme « supérieure ». L’histoire de l’individu n’est pas un progrès
fatal : à chaque mouvement le passé est ressaisi par un choix neuf et
la « normalité » du choix ne lui confère aucune valeur privilégiée :
c’est d’après son authenticité qu’il faut le juger. L’homosexualité peut
être pour la femme une manière de fuir sa condition ou une manière
de l’assumer. Le grand tort des psychanalystes c’est, par
conformisme moralisateur, de ne l’envisager jamais que comme une
attitude inauthentique.
La femme est un existant à qui on demande de se faire objet ; en
tant que sujet elle a une sensualité agressive qui ne s’assouvit pas sur
le corps masculin : de là naissent les conflits que son érotisme doit
surmonter. On considère comme normal le système qui la livrant
comme proie à un mâle lui restitue sa souveraineté en mettant dans
ses bras un enfant : mais ce « naturalisme » est commandé par un
intérêt social plus ou moins bien compris. L’hétérosexualité même
permet d’autres solutions. L’homosexualité de la femme est une
tentative parmi d’autres pour concilier son autonomie et la passivité
de sa chair. Et si l’on invoque la nature, on peut dire que
naturellement toute femme est homosexuelle. La lesbienne se
caractérise en effet par son refus du mâle et son goût pour la chair
féminine ; mais toute adolescente redoute la pénétration, la
domination masculine, elle éprouve à l’égard du corps de l’homme
une certaine répulsion ; en revanche, le corps féminin est pour elle
comme pour l’homme un objet de désir. Je l’ai dit déjà : des hommes,
se posant comme des sujets, se posent du même coup comme
séparés ; considérer l’autre comme une chose à prendre, c’est
attenter en lui et solidairement en soi-même à l’idéal viril ; au
contraire, la femme qui se reconnaît comme objet voit en ses
semblables et en soi une proie. Le pédéraste inspire de l’hostilité aux
hétérosexuels mâles et femelles car ceux-ci exigent que l’homme soit
un sujet dominateur(91) ; au contraire, les deux sexes considèrent
spontanément les lesbiennes avec indulgence. « J’avoue, dit le comte
de Tilly, que c’est une rivalité qui ne me donne aucune humeur ; au
contraire, cela m’amuse et j’ai l’immoralité d’en rire. » Colette a prêté
cette même indifférence amusée à Renaud devant le couple que
Claudine forme avec Rézi(92). L’homme est plus agacé par une
hétérosexuelle active et autonome que par une homosexuelle non
agressive ; la première seule conteste les prérogatives masculines ;
les amours saphiques sont bien loin de contredire la forme
traditionnelle de la division des sexes : elles sont dans la majorité des
cas une assomption de la féminité, non son refus. On a vu qu’elles
apparaissent souvent chez l’adolescente comme un ersatz des
relations hétérosexuelles qu’elle n’a pas encore l’occasion ou l’audace
de vivre : c’est une étape, un apprentissage et celle qui s’y livre avec
le plus d’ardeur peut être demain la plus ardente des épouses, des
amantes, des mères. Ce qu’il faut expliquer chez l’invertie ce n’est
donc pas l’aspect positif de son choix, c’en est la face négative : elle
ne se caractérise pas par son goût pour les femmes, mais par
l’exclusivité de ce goût.
On distingue souvent – après Jones et Hesnard – deux types de
lesbiennes : les unes « masculines » qui « veulent imiter l’homme »,
les autres « féminines » qui « ont peur de l’homme ». Il est vrai
qu’on peut en gros considérer dans l’inversion deux tendances ;
certaines femmes refusent la passivité, tandis que d’autres
choisissent pour s’y abandonner passivement des bras féminins ;
mais ces attitudes réagissent l’une sur l’autre : les rapports à l’objet
choisi, à l’objet refusé, s’expliquent l’un par l’autre. Pour quantité de
raisons, nous allons le voir, la distinction indiquée nous paraît assez
arbitraire.
Définir la lesbienne « virile » par sa volonté d’« imiter l’homme »,
c’est la vouer à l’inauthenticité. J’ai dit déjà combien les
psychanalystes créent d’équivoques en acceptant les catégories
masculin-féminin telles que la société actuelle les définit. En effet,
l’homme représente aujourd’hui le positif et le neutre, c’est-à-dire le
mâle et l’être humain, tandis que la femme est seulement le négatif,
la femelle. Chaque fois qu’elle se conduit en être humain, on déclare
donc qu’elle s’identifie au mâle. Ses activités sportives, politiques,
intellectuelles, son désir pour d’autres femmes sont interprétés
comme une « protestation virile » ; on refuse de tenir compte des
valeurs vers lesquelles elle se transcende, ce qui conduit évidemment
à considérer qu’elle fait le choix inauthentique d’une attitude
subjective. Le grand malentendu sur lequel repose ce système
d’interprétation, c’est qu’on admet qu’il est naturel pour l’être
humain femelle de faire de soi une femme féminine : il ne suffit pas
d’être une hétérosexuelle, ni même une mère, pour réaliser cet idéal ;
la « vraie femme » est un produit artificiel que la civilisation fabrique
comme naguère on fabriquait des castrats ; ses prétendus
« instincts » de coquetterie, de docilité, lui sont insufflés comme à
l’homme l’orgueil phallique ; il n’accepte pas toujours sa vocation
virile ; elle a de bonnes raisons pour accepter moins docilement
encore celle qui lui est assignée. Les notions « complexe
d’infériorité », « complexe de masculinité » me font songer à cette
anecdote que Denis de Rougemont raconte dans la Part du Diable :
une dame s’imaginait que, lorsqu’elle se promenait dans la
campagne, les oiseaux l’attaquaient ; après plusieurs mois d’un
traitement psychanalytique qui échoua à la guérir de son obsession,
le médecin l’accompagnant dans le jardin de la clinique s’aperçut que
les oiseaux l’attaquaient. La femme se sent diminuée parce que, en
vérité, les consignes de la féminité la diminuent. Spontanément, elle
choisit d’être un individu complet, un sujet et une liberté devant qui
s’ouvrent le monde et l’avenir : si ce choix se confond avec celui de la
virilité, c’est dans la mesure où la féminité signifie aujourd’hui
mutilation. On voit clairement dans les confessions d’inverties –
platonique dans le premier cas, déclarée dans le second – qu’ont
recueillies Havelock Ellis et Stekel que c’est la spécification féminine
qui indigna les deux sujets.
Aussi loin que je me souvienne, dit l’une, je ne me suis jamais regardée comme une
fille et je me suis trouvée dans un trouble perpétuel. Vers cinq ou six ans, je me dis que
quelle que pût être l’opinion des gens, si je n’étais pas un garçon, en tout cas je n’étais
pas une fille… Je regardais la conformation de mon corps comme un accident
mystérieux… Alors que je pouvais à peine marcher je m’intéressais aux marteaux et aux
clous, je voulais être assise sur le dos des chevaux. Vers sept ans, il m’apparut que tout ce
que j’aimais était mal pour une fille. Je n’étais nullement heureuse et souvent pleurais et
me mettais en colère tant j’étais furieuse de ces conversations sur les garçons et les
filles… Chaque dimanche je sortais avec les garçons de l’école de mes frères… Vers onze
ans… pour me punir d’être ce que j’étais, on me mit interne… Vers quinze ans, dans
quelque direction que mes pensées allassent, mon point de vue était toujours celui d’un
garçon… Je me sentis pénétrée de compassion pour les femmes… Je me fis leur
protecteur et leur aide.

Quant à la travestie de Stekel :

Jusqu’à sa sixième année, malgré les assertions de son entourage, elle se croyait un
garçon, habillé en fille pour des raisons qui lui restaient inconnues… À six ans, elle se
disait : « je serai lieutenant et, si Dieu me prête vie, maréchal. » Elle rêvait souvent
qu’elle montait à cheval et sortait de la ville à la tête d’une armée. Très intelligente, elle
fut malheureuse d’être transférée de l’école normale dans un lycée, elle avait peur de
devenir efféminée.

Cette révolte n’implique nullement une prédestination saphique ;


la plupart des fillettes connaissent le même scandale et le même
désespoir quand elles apprennent que l’accidentelle conformation de
leur corps condamne leurs goûts et leurs aspirations ; c’est dans la
colère que Colette Audry(93) découvrit à douze ans qu’elle ne
pourrait jamais devenir un marin ; tout naturellement la future
femme s’indigne des limitations que lui impose son sexe. C’est mal
poser la question que de demander pourquoi elle les refuse : le
problème est plutôt de comprendre pourquoi elle les accepte. Son
conformisme vient de sa docilité, de sa timidité ; mais cette
résignation se retournera facilement en révolte si les compensations
offertes par la société ne sont pas jugées suffisantes. C’est ce qui
arrivera dans les cas où l’adolescente se pensera disgraciée, en tant
que femme : c’est surtout par ce détour que les données anatomiques
prennent leur importance ; laide, malbâtie, ou croyant l’être, la
femme refuse un destin féminin pour lequel elle ne se sent pas
douée ; mais il serait faux de dire que l’attitude virile est adoptée
pour compenser un manque de féminité : plutôt, en échange des
avantages virils qu’on lui demande de sacrifier, les chances accordées
à l’adolescente lui semblent trop maigres. Toutes les fillettes envient
les vêtements commodes des garçons ; c’est leur image dans la glace,
les promesses qu’elles y devinent qui leur rendent peu à peu précieux
leurs falbalas ; si le miroir reflète sèchement un visage quotidien, s’il
ne promet rien, dentelles et rubans demeurent une livrée gênante,
voire ridicule, et le « garçon manqué » s’entête à rester un garçon.
Fût-elle bien faite, jolie, la femme qui est engagée dans des
projets singuliers ou qui revendique sa liberté en général se refuse à
abdiquer au profit d’un autre être humain ; elle se reconnaît dans ses
actes, non dans sa présence immanente : le désir mâle qui la réduit
aux limites de son corps la choque autant qu’il choque le jeune
garçon ; pour ses compagnes soumises, elle éprouve le même dégoût
que l’homme viril à l’égard du pédéraste passif. C’est en partie pour
répudier toute complexité avec elles qu’elle adopte une attitude
masculine ; elle travestit son vêtement, son allure, son langage, elle
forme avec une amie féminine un couple où elle incarne le
personnage mâle : cette comédie est, en effet, une « protestation
virile » ; mais elle apparaît comme un phénomène secondaire ; ce qui
est spontané, c’est le scandale du sujet conquérant et souverain à
l’idée de se changer en une proie charnelle. Un grand nombre de
sportives sont homosexuelles ; ce corps qui est muscle, mouvement,
détente, élan, elles ne le saisissent pas comme une chair passive ; il
n’appelle pas magiquement les caresses, il est prise sur le monde,
non une chose du monde : le fossé qui existe entre le corps pour-soi
et le corps pour-autrui semble en ce cas infranchissable. On trouve
des résistances analogues chez la femme d’action, la femme « de
tête » à qui la démission, fût-ce sous une forme charnelle, est
impossible. Si l’égalité des sexes était concrètement réalisée, cet
obstacle dans un grand nombre de cas s’abolirait ; mais l’homme est
encore imbu de sa supériorité et c’est une conviction gênante pour la
femme si elle ne la partage pas. Il faut remarquer cependant que les
femmes les plus volontaires, les plus dominatrices, hésitent peu à
affronter le mâle : la femme dite « virile » est souvent une franche
hétérosexuelle. Elle ne veut pas renier sa revendication d’être
humain ; mais elle n’entend pas non plus se mutiler de sa féminité,
elle choisit d’accéder au monde masculin, voire de se l’annexer. Sa
sensualité robuste ne s’effraie pas de l’âpreté mâle ; pour trouver sa
joie dans un corps d’homme, elle a moins de résistances à vaincre
que la vierge timide. Une nature très fruste, très animale ne sentira
pas l’humiliation du coït ; une intellectuelle à l’esprit intrépide la
contestera ; sûre de soi, d’humeur batailleuse, la femme s’engagera
gaiement dans un duel où elle est certaine de vaincre. George Sand
avait une prédilection pour les jeunes gens, les hommes
« féminins » ; mais Mme de Staël ne rechercha que tardivement, dans
ses amants, jeunesse et beauté : dominant les hommes par la vigueur
de son esprit, accueillant avec orgueil leur admiration, elle ne devait
guère se sentir une proie entre leurs bras. Une souveraine comme
Catherine de Russie pouvait même se permettre des ivresses
masochistes : elle demeurait dans ces jeux le seul maître. Isabelle
Ehberardt qui, habillée en homme, parcourut à cheval le Sahara, ne
s’estimait en rien diminuée quand elle s’était livrée à quelque
vigoureux tirailleur. La femme qui ne se veut pas vassale de l’homme
est bien loin de toujours le fuir : elle essaie plutôt d’en faire
l’instrument de son plaisir. Dans des circonstances favorables –
dépendant en grande partie de son partenaire – l’idée même de
compétition s’abolira et elle se plaira à vivre dans sa plénitude sa
condition de femme comme l’homme vit sa condition d’homme.
Mais cette conciliation entre sa personnalité active et son rôle de
femelle passive est malgré tout beaucoup plus difficile pour elle que
pour l’homme ; plutôt que de s’user dans cet effort, il y aura
beaucoup de femmes qui renonceront à le tenter. Parmi les artistes et
écrivains féminins, on compte de nombreuses lesbiennes. Ce n’est
pas que leur singularité sexuelle soit source d’énergie créatrice ou
manifeste l’existence de cette énergie supérieure ; c’est plutôt
qu’absorbées par un sérieux travail elles n’entendent pas perdre leur
temps à jouer un rôle de femme ni à lutter contre les hommes.
N’admettant pas la supériorité mâle, elles ne veulent ni feindre de la
reconnaître ni se fatiguer à la contester ; elles cherchent dans la
volupté détente, apaisement, diversion : elles ont meilleur compte à
se détourner d’un partenaire qui se présente sous la figure d’un
adversaire ; et par là elles s’affranchissent des entraves qu’implique
la féminité. Bien entendu, c’est souvent la nature de ses expériences
hétérosexuelles qui décidera la femme « virile » à choisir
l’assomption ou la répudiation de son sexe. Le dédain masculin
confirme la laide dans le sentiment de sa disgrâce ; l’arrogance d’un
amant blessera l’orgueilleuse. Tous les motifs de frigidité que nous
avons envisagés : rancune, dépit, crainte de la grossesse,
traumatisme provoqué par un avortement, etc., se retrouvent ici. Ils
prennent d’autant plus de poids que la femme aborde l’homme avec
plus de défiance.
Cependant l’homosexualité n’apparaît pas toujours, quand il
s’agit d’une femme dominatrice, comme une solution entièrement
satisfaisante ; puisqu’elle cherche à s’affirmer, il lui déplaît de ne pas
réaliser intégralement ses possibilités féminines ; les relations
hétérosexuelles lui semblent à la fois une diminution et un
enrichissement ; en répudiant les limitations impliquées par son
sexe, il se trouve que d’une autre manière elle se limite. De même
que la femme frigide souhaite le plaisir tout en le refusant, la
lesbienne voudrait souvent être une femme normale et complète,
tout en ne le voulant pas. Cette hésitation est manifeste dans le cas
de la travestie étudiée par Stekel.

On a vu qu’elle ne se plaisait qu’avec des garçons et ne voulait pas « s’efféminer ». À


seize ans, elle noua ses premières relations avec des jeunes filles ; elle avait pour elles un
profond mépris ce qui donna tout de suite à son érotisme un caractère sadique ; à une
camarade qu’elle respectait elle fit une cour ardente, mais platonique : pour celles qu’elle
possédait, elle éprouvait du dégoût. Elle se jeta avec rage dans des études difficiles.
Déçue dans son premier grand amour saphique, elle s’abandonna avec frénésie à des
expériences purement sensuelles et se mit à boire. À dix-sept ans, elle fit la connaissance
d’un jeune homme qu’elle épousa : mais elle considéra qu’il était sa femme ; elle
s’habillait de façon masculine, elle continuait à boire et à étudier. Elle eut d’abord du
vaginisme et jamais le coït n’entraîna l’orgasme. Elle trouvait sa position « humiliante » ;
c’est toujours elle qui prenait le rôle agressif et actif. Elle abandonna son mari tout en
« l’aimant à la folie » et reprit ses rapports avec des femmes. Elle fit connaissance d’un
artiste à qui elle se donna, mais également sans orgasme. Sa vie se divisait en périodes
nettement tranchées ; pendant un temps elle écrivait, travaillait en créateur et se sentait
complètement mâle ; elle couchait alors avec des femmes, de manière épisodique et
sadiquement. Ensuite, elle avait une période femelle. Elle se fit analyser parce qu’elle
souhaitait parvenir à l’orgasme.

La lesbienne pourrait facilement consentir à la perte de sa


féminité si elle acquérait par là une triomphante virilité. Mais non.
Elle demeure évidemment privée d’organe viril ; elle peut déflorer
son amie avec la main ou utiliser un pénis artificiel pour mimer la
possession ; elle n’en est pas moins un castrat. Il arrive qu’elle en
souffre profondément. Inachevée en tant que femme, impuissante en
tant qu’homme, son malaise se traduit parfois par des psychoses.
Une malade disait à Dalbiez(94) : « Si j’avais quelque chose pour
pénétrer, cela irait mieux. » Une autre souhaitait que ses seins
fussent rigides. Souvent la lesbienne essaiera de compenser son
infériorité virile par une arrogance, un exhibitionnisme qui
manifestent en fait un déséquilibre intérieur. Parfois aussi elle
réussira à créer avec les autres femmes un type de rapports tout à fait
analogues à ceux que soutient avec elles un homme « féminin » ou
un adolescent encore mal assuré dans sa virilité. Un cas des plus
frappants d’une telle destinée c’est celui de « Sandor » que rapporte
Krafft Ebbing. Elle avait atteint par ce biais un parfait équilibre que
vint seule détruire l’intervention de la société.

Sarolta était originaire d’une famille noble hongroise réputée pour ses excentricités.
Son père la fit élever en garçon : elle montait à cheval, chassait, etc. Cette influence se
prolongea jusqu’à l’âge de treize ans où on la mit en pension : elle tomba alors
amoureuse d’une petite Anglaise, prétendit être un garçon et l’enleva. Elle revint chez sa
mère mais bientôt, sous le nom de « Sandor », habillée en garçon, elle partit en voyage
avec son père : elle s’adonnait à des sports virils, elle buvait et fréquentait les bordels.
Elle se sentait particulièrement attirée vers les actrices ou vers les femmes isolées et qui,
autant que possible, n’étaient pas de la première jeunesse ; elle les aimait vraiment
« féminines ». « J’aimais, dit-elle, la passion féminine qui se manifestait sous un voile
poétique. Toute effronterie de la part d’une femme m’inspirait du dégoût… J’avais une
aversion indicible pour les vêtements de femme et en général pour tout ce qui est
féminin, mais seulement sur moi et en moi ; car au contraire j’avais de l’enthousiasme
pour le beau sexe. » Elle eut de nombreuses liaisons avec des femmes et dépensa
beaucoup d’argent pour elles. Elle collaborait cependant à deux grands journaux de la
capitale. Elle vécut maritalement pendant trois ans avec une femme de dix ans plus âgée
qu’elle et elle eut beaucoup de peine à lui faire accepter une rupture. Elle inspirait de
violentes passions. Amoureuse d’une jeune institutrice, elle s’unit à elle par un simulacre
de mariage : sa fiancée et sa belle-famille la prenaient pour un homme ; son beau-père
avait cru remarquer chez son futur gendre un membre en érection (probablement un
priape) ; elle se faisait raser pour la forme, mais la femme de chambre avait trouvé dans
son linge des traces de sang menstruel et par le trou de la serrure elle se convainquit que
Sandor était femme. Démasquée, celle-ci fut mise en prison, mais acquittée. Elle eut un
immense chagrin d’être séparée de sa bien-aimée Marie à qui elle écrivait de sa cellule
les lettres les plus passionnées. Elle n’avait pas tout à fait une conformation féminine : le
bassin était très mince, la taille manquait. Les seins étaient développés, les parties
génitales tout à fait féminines mais imparfaitement développées. Sandor n’avait été
réglée qu’à dix-sept ans et elle avait une profonde horreur du phénomène menstruel.
L’idée de rapport sexuel avec des hommes lui faisait horreur ; sa pudeur n’était
développée qu’avec les femmes au point qu’elle aimait mieux partager le lit d’un homme
que celui d’une femme. Très gênée quand on la traitait en femme, elle fut en proie à une
véritable angoisse quand elle dut reprendre des vêtements féminins. Elle se sentait
« attirée comme par une force magnétique vers les femmes de vingt-quatre à trente
ans ». Elle trouvait sa satisfaction sexuelle exclusivement en caressant son amie, jamais
en se laissant caresser. À l’occasion elle se servait d’un bas garni d’étoupe comme priape.
Elle détestait les hommes. Très sensible à l’estime morale d’autrui, elle possédait
beaucoup de talent littéraire, une grande culture et une mémoire colossale.
Sandor n’a pas été psychanalysée, mais du simple exposé des faits
ressortent quelques points saillants. Il semble que sans
« protestation virile », de la manière la plus spontanée, elle se soit
toujours pensée comme un homme, grâce à l’éducation qu’elle reçut
et à la constitution de son organisme ; la manière dont son père
l’associa à ses voyages, à sa vie, eut évidemment une influence
décisive ; sa virilité était si assurée qu’elle ne manifestait à l’égard des
femmes aucune ambivalence : elle les aimait comme un homme, sans
se sentir compromise par elles ; elle les aimait de manière purement
dominatrice et active, sans accepter de réciprocité. Cependant, il est
frappant qu’elle « détestât les hommes » et qu’elle chérît
singulièrement les femmes âgées. Ceci suggère que Sandor avait à
l’égard de sa mère un complexe d’Œdipe masculin ; elle perpétuait
l’attitude infantile de la toute petite fille qui, formant couple avec sa
mère, nourrit l’espoir de la protéger et de la dominer un jour. C’est
très souvent quand l’enfant a été frustrée de la tendresse maternelle
que le besoin de cette tendresse la hante tout au long de sa vie
d’adulte : élevée par son père, Sandor dut se rêver une mère aimante
et chérie, qu’elle rechercha ensuite à travers d’autres femmes ; cela
explique sa profonde jalousie à l’égard des autres hommes liée à son
respect, à son amour « poétique » pour des femmes « isolées » et
âgées qui revêtaient à ses yeux un caractère sacré. Son attitude était
exactement celle de Rousseau avec Mme de Warens, du jeune
Benjamin Constant auprès de Mme de Charrière : les adolescents
sensibles, « féminins », se tournent eux aussi vers des maîtresses
maternelles. Sous des figures plus ou moins accusées on retrouve
souvent ce type de lesbienne qui ne s’est jamais identifiée à sa mère –
parce qu’elle l’admirait ou la détestait trop – mais qui, refusant d’être
femme, souhaite autour d’elle la douceur d’une protection féminine ;
du sein de cette chaude matrice, elle peut émerger dans le monde
avec des audaces garçonnières ; elle se conduit comme un homme,
mais en tant qu’homme elle a une fragilité qui lui fait souhaiter
l’amour d’une maîtresse plus âgée ; le couple reproduira le couple
hétérosexuel classique : matrone et adolescent.
Les psychanalystes ont bien marqué l’importance des rapports
que l’homosexuelle a jadis soutenus avec sa mère. Il y a deux cas où
l’adolescente a peine à échapper à son emprise : si elle a été
ardemment couvée par une mère anxieuse ; ou si elle a été maltraitée
par une « mauvaise mère » qui lui a insufflé un profond sentiment de
culpabilité ; au premier cas leurs rapports souvent frisaient
l’homosexualité : elles dormaient ensemble, se caressaient ou
s’embrassaient les seins ; la jeune fille cherchera dans des bras
nouveaux ce même bonheur. Dans le second cas, elle éprouvera un
besoin ardent d’une « bonne mère », qui la protège contre la
première, qui écarte la malédiction qu’elle sent sur sa tête. Un des
sujets dont Havelock Ellis raconte l’histoire et qui avait détesté sa
mère pendant toute son enfance décrit ainsi l’amour qu’elle éprouva
à seize ans pour une femme plus âgée.

Je me sentais comme une orpheline qui a soudain acquis une mère et je commençai à
me sentir moins hostile aux grandes personnes, à éprouver du respect pour elles… Mon
amour pour elle était parfaitement pur et j’y pensais comme à une mère… J’aimais
qu’elle me touche et parfois elle me serrait dans ses bras ou me laissait m’asseoir sur ses
genoux… Quand j’étais couchée elle venait me dire bonsoir et m’embrassait sur la
bouche.

Si l’aînée s’y prête, la cadette s’abandonnera avec joie à des


étreintes plus ardentes. C’est ordinairement le rôle passif qu’elle
assumera car elle souhaite être dominée, protégée, être bercée et
caressée comme une enfant. Que ces relations demeurent
platoniques ou qu’elles deviennent charnelles, elles ont souvent le
caractère d’une véritable passion amoureuse. Mais du fait même
qu’elles apparaissent dans l’évolution de l’adolescente comme une
étape classique, elles ne sauraient suffire à expliquer un choix décidé
de l’homosexualité. La jeune fille y recherche à la fois une libération
et une sécurité qu’elle pourra aussi trouver dans des bras masculins.
Passé la période d’enthousiasme amoureux, la cadette éprouve
souvent par rapport à son aînée le sentiment ambivalent qu’elle
éprouvait à l’égard de sa mère ; elle subit son emprise tout en
souhaitant s’en arracher ; si l’autre s’entête à la retenir, elle restera
un temps sa « prisonnière(95) » ; mais à travers des scènes violentes,
ou à l’amiable, elle finira par s’évader ; ayant achevé de liquider son
adolescence elle se sent mûre pour affronter une vie de femme
normale. Pour que sa vocation lesbienne s’affirme il faut ou que –
comme Sandor – elle refuse sa féminité, ou que sa féminité
s’épanouisse le plus heureusement dans des bras féminins. C’est dire
que la fixation sur la mère ne suffit pas à expliquer l’inversion. Et
celle-ci peut être choisie pour de tout autres motifs. La femme peut
découvrir ou pressentir à travers des expériences complètes ou
ébauchées qu’elle ne tirera pas de plaisir des relations
hétérosexuelles, que seule une autre femme est capable de la
combler : en particulier, pour la femme qui a le culte de sa féminité,
c’est l’étreinte saphique qui s’avère la plus satisfaisante.
Il est très important de le souligner : ce n’est pas toujours le refus
de se faire objet qui conduit la femme à l’homosexualité ; la majorité
des lesbiennes cherche au contraire à s’approprier les trésors de leur
féminité. Consentir à se métamorphoser en chose passive, ce n’est
pas renoncer à toute revendication subjective : la femme espère ainsi
s’atteindre sous la figure de l’en-soi ; mais alors elle va chercher à se
ressaisir dans son altérité. Dans la solitude, elle ne réussit pas à
réellement se dédoubler ; qu’elle caresse sa poitrine, elle ne sait
comment ses seins se révéleraient à une main étrangère, ni comment
sous la main étrangère ils se sentiraient vivre ; un homme peut lui
découvrir l’existence pour soi de sa chair, mais non ce qu’elle est
pour autrui. C’est seulement quand ses doigts modèlent le corps
d’une femme dont les doigts modèlent son corps que le miracle du
miroir s’achève. Entre l’homme et la femme l’amour est un acte ;
chacun arraché à soi devient autre : ce qui émerveille l’amoureuse,
c’est que la langueur passive de sa chair soit reflétée sous la figure de
la fougue virile ; mais la narcissiste dans ce sexe dressé ne reconnaît
que trop confusément ses appas. Entre femmes l’amour est
contemplation ; les caresses sont destinées moins à s’approprier
l’autre qu’à se recréer lentement à travers elle ; la séparation est
abolie, il n’y a ni lutte, ni victoire, ni défaite ; dans une exacte
réciprocité chacune est à la fois le sujet et l’objet, la souveraine et
l’esclave ; la dualité est complicité. « L’étroite ressemblance, dit
Colette(96), rassure même la volupté. L’amie se complaît dans la
certitude de caresser un corps dont elle connaît les secrets et dont
son propre corps lui indique les préférences. » Et Renée Vivien :

Notre cœur est semblable en notre sein de femme


Très chère ! Notre corps est pareillement fait
Un même destin lourd a pesé sur notre âme
Je traduis ton sourire et l’ombre sur ta face
Ma douceur est égale à ta grande douceur
Parfois même il nous semble être de même race
J’aime en toi mon enfant, mon amie et ma sœur(97).
Ce dédoublement peut prendre une figure maternelle ; la mère
qui se reconnaît et s’aliène dans sa fille a souvent pour elle un
attachement sexuel ; le goût de protéger et de bercer dans ses bras un
tendre objet de chair lui est commun avec la lesbienne. Colette
souligne cette analogie quand elle écrit dans les Vrilles de la vigne :

Tu me donneras la volupté, penchée sur moi, les yeux pleins d’une anxiété
maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eue.

Et Renée Vivien exprime le même sentiment :

Viens, je t’emporterai comme une enfant malade


Comme une enfant plaintive et craintive et malade
Entre mes bras nerveux, j’étreins ton corps léger
Tu verras que je sais guérir et protéger
Et que mes bras sont faits pour mieux te protéger(98).

Et encore :
Je t’aime d’être faible et calme entre mes bras
Ainsi qu’un berceau tiède où tu reposeras.

Dans tout amour – amour sexuel ou amour maternel – il y a à la


fois avarice et générosité, désir de posséder l’autre et de tout lui
donner ; mais c’est dans la mesure où toutes deux sont narcissistes,
caressant dans l’enfant, dans l’amante, leur prolongement ou leur
reflet, que la mère et la lesbienne se rencontrent singulièrement.
Cependant le narcissisme ne conduit pas non plus toujours à
l’homosexualité : l’exemple de Marie Bashkirtseff le prouve ; on ne
trouve pas dans ses écrits la moindre trace d’un sentiment affectueux
à l’égard d’une femme ; cérébrale plutôt que sensuelle, extrêmement
vaniteuse, elle rêve dès l’enfance d’être valorisée par l’homme : rien
ne l’intéresse que ce qui peut contribuer à sa gloire. La femme qui
s’idolâtre exclusivement et qui vise une réussite abstraite est
incapable de chaude complicité à l’égard d’autres femmes ; elle ne
voit en elles que des rivales et des ennemies.
En vérité, aucun facteur n’est jamais déterminant ; il s’agit
toujours d’un choix effectué au cœur d’un ensemble complexe et
reposant sur une libre décision ; aucun destin sexuel ne gouverne la
vie de l’individu : son érotisme traduit au contraire son attitude
globale à l’égard de l’existence.
Les circonstances, cependant, ont aussi dans ce choix une part
importante. Aujourd’hui encore, les deux sexes vivent en grande
partie séparés : dans les pensionnats, les écoles de jeunes filles, on
glisse vite de l’intimité à la sexualité ; on rencontre beaucoup moins
de lesbiennes dans les milieux où la camaraderie des filles et des
garçons facilite les expériences hétérosexuelles. Quantité de femmes
qui travaillent dans des ateliers, des bureaux, entre femmes, et qui
ont peu d’occasion de fréquenter des hommes noueront entre elles
des amitiés amoureuses : matériellement et moralement, il leur sera
commode d’associer leurs vies. L’absence, ou l’échec, de relations
hétérosexuelles les vouera à l’inversion. Il est difficile de tracer une
limite entre résignation et prédilection : une femme peut se
consacrer aux femmes parce que l’homme l’a déçue, mais parfois il la
déçoit parce que c’est une femme qu’elle cherchait en lui. Pour toutes
ces raisons il est faux d’établir entre hétérosexuelle et homosexuelle
une distinction radicale. Passé le temps indécis de l’adolescence le
mâle normal ne se permet plus d’incartade pédérastique ; mais
souvent la femme normale retourne aux amours qui ont –
platoniquement ou non – enchanté sa jeunesse. Déçue par l’homme,
elle recherchera dans des bras féminins l’amant qui l’a trahie ;
Colette a indiqué dans la Vagabonde ce rôle consolateur que jouent
souvent dans la vie des femmes les voluptés condamnées : il arrive
que certaines passent leur existence entière à se consoler. Même une
femme comblée par les étreintes mâles peut ne pas dédaigner des
voluptés plus calmes. Passive et sensuelle, les caresses d’une amie ne
la rebuteront pas puisqu’elle n’aura ainsi qu’à s’abandonner, à se
laisser combler. Active, ardente, elle apparaîtra comme
« androgyne », non par une mystérieuse combinaison d’hormones
mais du seul fait qu’on regarde l’agressivité et le goût de la
possession comme des qualités viriles ; Claudine amoureuse de
Renaud n’en convoite pas moins les charmes de Rézi ; elle est
pleinement femme sans cesser pour autant de souhaiter elle aussi
prendre et caresser. Bien entendu, chez les « honnêtes femmes », ces
désirs « pervers » sont soigneusement refoulés : ils se manifestent
cependant sous forme d’amitiés pures mais passionnées, ou sous le
couvert de la tendresse maternelle ; quelquefois, ils se découvrent
avec éclat au cours d’une psychose ou pendant la crise de la
ménopause.
À plus forte raison est-il vain de prétendre ranger les lesbiennes
en deux catégories tranchées. Du fait qu’une comédie sociale se
superpose souvent à leurs véritables rapports, se plaisant à imiter un
couple bisexué, elles suggèrent elles-mêmes la division en « viriles »
et « féminines ». Mais que l’une porte un tailleur sévère et l’autre une
robe floue ne doit pas faire illusion. À y regarder de plus près on
s’aperçoit que – sauf dans des cas limites – leur sexualité est
ambiguë. La femme qui se fait lesbienne parce qu’elle refuse la
domination mâle goûte souvent la joie de reconnaître en une autre la
même orgueilleuse amazone ; naguère, beaucoup de coupables
amours fleurissaient parmi les étudiantes de Sèvres qui vivaient
ensemble loin des hommes ; elles étaient fières d’appartenir à une
élite féminine et voulaient demeurer des sujets autonomes ; cette
complexité qui les réunissait contre la caste privilégiée permettait à
chacune d’admirer en une amie cet être prestigieux qu’elle chérissait
en soi-même ; s’étreignant mutuellement, chacune était à la fois
homme et femme et s’enchantait de ses vertus androgynes.
Inversement, une femme qui veut jouir dans les bras féminins de sa
féminité connaît aussi l’orgueil de n’obéir à aucun maître. Renée
Vivien aimait ardemment la beauté féminine et elle se voulait belle ;
elle se parait, elle était fière de ses longs cheveux ; mais il lui plaisait
aussi de se sentir libre, intacte ; dans ses poèmes elle exprime son
mépris à l’égard de celles qui consentent par le mariage à devenir les
serves d’un mâle. Son goût des liqueurs fortes, son langage parfois
ordurier manifestaient son désir de virilité. En fait, dans l’immense
majorité des couples les caresses sont réciproques. Il s’ensuit que les
rôles se distribuent de manière très incertaine : la femme la plus
infantile peut jouer le personnage d’un adolescent en face d’une
matrone protectrice, ou celui de la maîtresse appuyée au bras d’un
amant. Elles peuvent s’aimer dans l’égalité. Du fait que les
partenaires sont homologues, toutes les combinaisons,
transpositions, échanges, comédies sont possibles. Les rapports
s’équilibrent d’après les tendances psychologiques de chacune des
amies et d’après l’ensemble de la situation. S’il en est une qui aide ou
entretient l’autre, elle assume les fonctions du mâle : tyrannique
protecteur, dupe que l’on exploite, suzerain respecté ou parfois
même souteneur ; une supériorité morale, sociale, intellectuelle lui
conférera souvent l’autorité ; cependant la plus aimée jouira des
privilèges dont la revêt l’attachement passionné de la plus aimante.
Comme celle d’un homme et d’une femme, l’association de deux
femmes prend quantité de figures différentes ; elle se fonde sur le
sentiment, l’intérêt ou l’habitude ; elle est conjugale ou romanesque ;
elle fait place au sadisme, au masochisme, à la générosité, à la
fidélité, au dévouement, au caprice, à l’égoïsme, à la trahison ; il y a
parmi les lesbiennes des prostituées comme aussi de grandes
amoureuses.
Cependant certaines circonstances donnent à ces liaisons des
caractères singuliers. Elles ne sont pas consacrées par une institution
ou par les coutumes, ni réglées par des conventions : elles se vivent
de ce fait avec plus de sincérité. Homme et femme – fussent-ils
époux – sont plus ou moins en représentation l’un devant l’autre, et
surtout la femme à qui le mâle impose toujours quelque consigne :
exemplaire vertu, charme, coquetterie, enfantillage ou austérité ;
jamais, en présence du mari et de l’amant, elle ne se sent tout à fait
elle-même ; auprès d’une amie elle ne parade pas, elle n’a pas à
feindre, elles sont trop semblables pour ne pas se montrer à
découvert. Cette similitude engendre la plus totale intimité.
L’érotisme souvent n’a qu’une assez petite part dans ces unions ; la
volupté a un caractère moins foudroyant, moins vertigineux qu’entre
l’homme et la femme, elle n’opère pas d’aussi bouleversantes
métamorphoses ; mais quand les amants ont désuni leurs chairs, ils
redeviennent étrangers ; et même le corps masculin semble à la
femme rebutant ; et l’homme éprouve parfois une sorte de fade
écœurement devant celui de sa compagne ; entre femmes, la
tendresse charnelle est plus égale, plus continue ; elles ne sont pas
emportées dans de frénétiques extases, mais elles ne retombent
jamais dans une indifférence hostile ; se voir, se toucher, c’est un
tranquille plaisir qui prolonge en sourdine celui du lit. L’union de
Sarah Posonby avec sa bien-aimée dura pendant près de cinquante
ans sans un nuage : il semble qu’elles aient su se créer en marge du
monde un paisible éden. Mais la sincérité aussi se paie. Parce qu’elles
se montrent à découvert, sans souci de dissimuler ni de se contrôler,
les femmes s’excitent entre elles à des violences inouïes. L’homme et
la femme s’intimident du fait qu’ils sont différents : il éprouve devant
elle de la pitié, de l’inquiétude ; il s’efforce de la traiter avec
courtoisie, indulgence, retenue ; elle le respecte et le craint quelque
peu, elle essaie devant lui de se dominer ; chacun a le souci
d’épargner l’autre mystérieux dont il mesure mal les sentiments, les
réactions. Les femmes entre elles sont impitoyables ; elles se
déjouent, se provoquent, se poursuivent, s’acharnent et s’entraînent
mutuellement au fond de l’abjection. Le calme masculin – qu’il soit
indifférence ou maîtrise de soi – est une digue contre laquelle se
brisent les scènes féminines ; mais entre deux amies, il y a
surenchère de larmes et de convulsions ; leur patience à rabâcher
reproches et explications est insatiable. Exigence, récriminations,
jalousie, tyrannie, tous ces fléaux de la vie conjugale se déchaînent
sous une forme exaspérée. Si de telles amours sont souvent
orageuses, c’est aussi qu’elles sont ordinairement plus menacées que
les amours hétérosexuelles. Elles sont blâmées par la société, elles
réussissent mal à s’y intégrer. La femme qui assume l’attitude virile –
de par son caractère, sa situation, la force de sa passion – regrettera
de ne pas donner à son amie une vie normale et respectable, de ne
pas pouvoir l’épouser, de l’entraîner sur des chemins insolites : ce
sont les sentiments que dans le Puits de solitude Radcliffe Hall
attribue à son héroïne ; ces remords se traduisent par une anxiété
morbide et surtout par une torturante jalousie. De son côté, l’amie
plus passive ou moins éprise souffrira en effet du blâme de la
société ; elle se pensera dégradée, pervertie, frustrée, elle en aura de
la rancune à l’égard de celle qui lui impose ce sort. Il se peut qu’une
des deux femmes désire un enfant ; ou elle ne se résigne qu’avec
tristesse à sa stérilité, ou toutes deux adoptent un enfant, ou celle qui
souhaite la maternité demande à un homme ses services ; l’enfant est
parfois un trait d’union, parfois aussi une nouvelle source de friction.
Ce qui donne aux femmes enfermées dans l’homosexualité un
caractère viril, ce n’est pas leur vie érotique qui, au contraire, les
confine dans un univers féminin : c’est l’ensemble des
responsabilités qu’elles sont obligées d’assumer du fait qu’elles se
passent des hommes. Leur situation est inverse de celle de la
courtisane qui prend parfois un esprit viril à force de vivre parmi des
mâles – telle Ninon de Lenclos – mais qui dépend d’eux.
L’atmosphère singulière qui règne autour des lesbiennes provient du
contraste entre le climat de gynécée dans lequel s’écoule leur vie
privée et l’indépendance masculine de leur existence publique. Elles
se conduisent comme des hommes dans un monde sans homme. La
femme seule apparaît toujours comme un peu insolite ; il n’est pas
vrai que les hommes respectent les femmes : ils se respectent les uns
les autres à travers leurs femmes – épouses, maîtresses, filles
« soutenues » ; quand la protection masculine ne s’étend plus sur
elle, la femme est désarmée en face d’une caste supérieure qui se
montre agressive, ricanante ou hostile. En tant que « perversion
érotique » l’homosexualité féminine fait plutôt sourire ; mais, en tant
qu’elle implique un mode de vie, elle suscite mépris ou scandale. S’il
y a beaucoup de provocation et d’affectation dans l’attitude des
lesbiennes, c’est qu’elles n’ont aucun moyen de vivre leur situation
avec naturel : le naturel implique qu’on ne réfléchit pas sur soi, qu’on
agit sans se représenter ses actes ; mais les conduites d’autrui
amènent sans cesse la lesbienne à prendre conscience d’elle-même.
C’est seulement si elle est assez âgée ou douée d’un grand prestige
social qu’elle pourra aller son chemin avec une tranquille
indifférence.
Il est difficile de décréter, par exemple, si c’est par goût ou par
réaction de défense qu’elle s’habille si souvent d’une manière
masculine. Il y a certainement là pour une grande part un choix
spontané. Rien n’est moins naturel que de s’habiller en femme ; sans
doute le vêtement masculin est-il artificiel lui aussi, mais il est plus
commode et plus simple, il est fait pour favoriser l’action au lieu de
l’entraver ; George Sand, Isabelle Ehberardt portaient des costumes
d’homme ; Thyde Monnier dans son dernier livre(99) dit sa
prédilection pour le port du pantalon ; toute femme active aime les
talons plats, les étoffes robustes. Le sens de la toilette féminine est
manifeste : il s’agit de se « parer » et se parer c’est s’offrir ; les
féministes hétérosexuelles se sont montrées naguère sur ce point
aussi intransigeantes que les lesbiennes : elles refusaient de faire
d’elles-mêmes une marchandise qu’on exhibe, elles adoptaient des
tailleurs et des feutres secs ; les robes ornées, décolletées leur
semblaient le symbole de l’ordre social qu’elles combattaient.
Aujourd’hui, elles ont réussi à maîtriser la réalité et le symbole a à
leurs yeux moins d’importance. Il en garde pour la lesbienne dans la
mesure où elle se sent encore revendiquante. Il arrive aussi – si des
particularités physiques ont motivé sa vocation – que les vêtements
austères lui siéent mieux. Il faut ajouter qu’un des rôles joués par la
parure c’est d’assouvir la sensualité préhensive de la femme ; mais la
lesbienne dédaigne les consolations du velours, de la soie : comme
Sandor elle les aimera sur ses amies, ou le corps même de son amie
lui en tiendra lieu. C’est aussi pour cette raison que la lesbienne aime
souvent boire sec, fumer du gros tabac, parler un langage rude,
s’imposer des exercices violents : érotiquement, elle a la douceur
féminine en partage ; elle aime par contraste un climat sans fadeur.
Par ce biais, elle peut être amenée à se plaire dans la compagnie des
hommes. Mais ici un nouveau facteur intervient : c’est le rapport
souvent ambigu qu’elle soutient avec eux. Une femme très assurée de
sa virilité ne voudra comme amis et camarades que des hommes :
cette assurance ne se rencontre guère que chez celle qui a avec eux
des intérêts communs, qui – en affaires, dans l’action ou en art –
travaille et réussit comme l’un d’eux. Gertrude Stein, quand elle
recevait ses amis, ne causait qu’avec les mâles et laissait à Alice
Toklas le soin d’entretenir leurs compagnes(100). C’est à l’égard des
femmes que l’homosexuelle très virile aura une attitude
ambivalente : elle les méprise, mais elle a devant elles un complexe
d’infériorité à la fois en tant que femmes et en tant qu’homme ; elle
craint de leur apparaître une femme manquée, un homme inachevé,
ce qui la conduit ou à afficher une supériorité hautaine, ou à
manifester envers elles – comme la travestie de Stekel – une
agressivité sadique. Mais ce cas est assez rare. On a vu que la plupart
des lesbiennes refusent l’homme avec réticence : il y a chez elles
comme chez la femme frigide du dégoût, de la rancune, de la
timidité, de l’orgueil ; elles ne se sentent pas vraiment semblables à
eux ; à leur rancune féminine s’ajoute un complexe d’infériorité viril ;
ce sont des rivaux mieux armés pour séduire, pour posséder et
garder leur proie ; elles détestent leur pouvoir sur les femmes, elles
détestent la « souillure » qu’ils font subir à la femme. Elles s’irritent
aussi de leur voir détenir les privilèges sociaux et de les sentir plus
forts qu’elles : c’est une cuisante humiliation de ne pouvoir se battre
avec un rival, de le savoir capable de vous terrasser d’un coup de
poing. Cette hostilité complexe est une des raisons qui conduit
certaines homosexuelles à s’afficher ; elles ne se fréquentent qu’entre
elles ; elles forment des sortes de clubs pour manifester qu’elles n’ont
pas plus besoin des hommes socialement que sexuellement. De là, on
glisse facilement à d’inutiles fanfaronnades et à toutes les comédies
de l’inauthenticité. La lesbienne joue d’abord à être un homme ;
ensuite être lesbienne même devient un jeu ; le travesti, de
déguisement se change en une livrée ; et la femme sous prétexte de
se soustraire à l’oppression du mâle se fait l’esclave de son
personnage ; elle n’a pas voulu s’enfermer dans la situation de
femme, elle s’emprisonne dans celle de lesbienne. Rien ne donne une
pire impression d’étroitesse d’esprit et de mutilation que ces clans de
femmes affranchies. Il faut ajouter que beaucoup de femmes ne se
déclarent homosexuelles que par complaisance intéressée : elles n’en
adoptent qu’avec plus de conscience des allures équivoques, espérant
en outre aguicher les hommes qui aiment les « vicieuses ». Ces
zélatrices tapageuses – qui sont évidemment celles qu’on remarque
le plus – contribuent à jeter le discrédit sur ce que l’opinion
considère comme un vice et comme une pose.
En vérité l’homosexualité n’est pas plus une perversion délibérée
qu’une malédiction fatale(101). C’est une attitude choisie en situation,
c’est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée. Aucun des
facteurs que le sujet assume par ce choix – données physiologiques,
histoire psychologique, circonstances sociales – n’est déterminant
encore que tous contribuent à l’expliquer. C’est pour la femme une
manière parmi d’autres de résoudre les problèmes posés par sa
condition en général, par sa situation érotique en particulier. Comme
toutes les conduites humaines, elle entraînera comédies,
déséquilibre, échec, mensonge ou, au contraire, elle sera source
d’expériences fécondes, selon qu’elle sera vécue dans la mauvaise foi,
la paresse et l’inauthenticité ou dans la lucidité, la générosité et la
liberté.
DEUXIÈME PARTIE

SITUATION
CHAPITRE V

LA FEMME MARIÉE

La destinée que la société propose traditionnellement à la femme,


c’est le mariage. La plupart des femmes, aujourd’hui encore, sont
mariées, l’ont été, se préparent à l’être ou souffrent de ne l’être pas.
C’est par rapport au mariage que se définit la célibataire, qu’elle soit
frustrée, révoltée ou même indifférente à l’égard de cette institution.
C’est donc par l’analyse du mariage qu’il nous faut poursuivre cette
étude.
L’évolution économique de la condition féminine est en train de
bouleverser l’institution du mariage : il devient une union librement
consentie par deux individualités autonomes ; les engagements des
conjoints sont personnels et réciproques ; l’adultère est pour les deux
parties une dénonciation du contrat ; le divorce peut être obtenu par
l’une et l’autre aux mêmes conditions. La femme n’est plus
cantonnée dans la fonction reproductrice : celle-ci a perdu en grande
partie son caractère de servitude naturelle, elle se présente comme
une charge volontairement assumée(102) ; et elle est assimilée à un
travail producteur puisque, en beaucoup de cas, le temps de repos
exigé par une grossesse doit être payé à la mère par l’État ou par
l’employeur. En U.R.S.S. le mariage est apparu pendant quelques
années comme un contrat interindividuel reposant sur la seule
liberté des époux ; il semble qu’il soit aujourd’hui un service que
l’État leur impose à tous deux. Il dépend de la structure générale de
la société que dans le monde de demain l’une ou l’autre tendance
l’emporte : mais en tout cas, la tutelle masculine est en voie de
disparition. Cependant l’époque que nous vivons est encore du point
de vue féministe une période de transition. Une partie seulement des
femmes participe à la production et celles-là mêmes appartiennent à
une société où d’antiques structures, d’antiques valeurs se survivent.
Le mariage moderne ne peut se comprendre qu’à la lumière du passé
qu’il perpétue.
Le mariage s’est toujours présenté de manière radicalement
différente pour l’homme et pour la femme. Les deux sexes sont
nécessaires l’un à l’autre, mais cette nécessité n’a jamais engendré
entre eux de réciprocité ; jamais les femmes n’ont constitué une caste
établissant avec la caste mâle sur un pied d’égalité des échanges et
des contrats. Socialement l’homme est un individu autonome et
complet ; il est envisagé avant tout comme producteur et son
existence est justifiée par le travail qu’il fournit à la collectivité ; on a
vu (103) pour quelles raisons le rôle reproducteur et domestique dans
lequel est cantonnée la femme ne lui a pas garanti une égale dignité.
Certes le mâle a besoin d’elle ; chez certains peuples primitifs, il
arrive que le célibataire, incapable d’assurer seul sa subsistance, soit
une sorte de paria ; dans les communautés agricoles une
collaboratrice est indispensable au paysan ; et pour la majorité des
hommes il est avantageux de se décharger sur une compagne de
certaines corvées ; l’individu souhaite une vie sexuelle stable, il
désire une postérité et la société réclame de lui qu’il contribue à la
perpétuer. Mais ce n’est pas à la femme elle-même que l’homme
adresse un appel : c’est la société des hommes qui permet à chacun
de ses membres de s’accomplir comme époux et comme père ;
intégrée en tant qu’esclave ou vassale aux groupes familiaux que
dominent pères et frères, la femme a toujours été donnée en mariage
à certains mâles par d’autres mâles. Primitivement, le clan, la gens
paternelle disposent d’elle à peu près comme d’une chose : elle fait
partie des prestations que deux groupes se consentent
mutuellement ; sa condition n’a pas été profondément modifiée
quand le mariage a revêtu au cours de son évolution(104) une forme
contractuelle ; dotée ou touchant sa part d’héritage, la femme
apparaît comme une personne civile : mais dot et héritage
l’asservissent encore à sa famille ; pendant longtemps les contrats
ont été signés entre le beau-père et le gendre, non entre femme et
mari ; seule la veuve jouit alors d’une autonomie économique(105).
La liberté de choix de la jeune fille a toujours été très restreinte ; et le
célibat – sauf aux cas exceptionnels où il revêt un caractère sacré – la
ravale au rang de parasite et de paria ; le mariage est son seul gagne-
pain et la seule justification sociale de son existence. Il lui est imposé
à un double titre : elle doit donner des enfants à la communauté ;
mais rares sont les cas où – comme à Sparte et quelque peu sous le
régime nazi – l’État la prend directement en tutelle et ne lui
demande que d’être une mère. Même les civilisations qui ignorent le
rôle générateur du père exigent qu’elle soit sous la protection d’un
mari ; elle a aussi pour fonction de satisfaire les besoins sexuels d’un
mâle et de prendre soin de son foyer. La charge que lui impose la
société est considérée comme un service rendu à l’époux : aussi doit-
il à son épouse des cadeaux, ou un douaire et il s’engage à
l’entretenir ; c’est par son truchement que la communauté s’acquitte
à l’égard de la femme qu’elle lui dévoue. Les droits que l’épouse
acquiert en remplissant ses devoirs se traduisent par des obligations
auxquelles le mâle se trouve soumis. Il ne peut pas briser à sa guise le
lien conjugal ; répudiation et divorce ne s’obtiennent que par une
décision des pouvoirs publics et quelquefois le mari doit alors une
compensation monétaire : l’usage en devint même abusif dans
l’Égypte de Bocchoris, comme aujourd’hui aux U.S.A. sous forme de
l’« alimony ». La polygamie a toujours été plus ou moins
ouvertement tolérée : l’homme peut mettre dans son lit esclaves,
pallages, concubines, maîtresses, prostituées ; mais il lui est enjoint
de respecter certains privilèges de sa femme légitime. Si celle-ci se
trouve maltraitée ou lésée, elle a le recours – plus ou moins
concrètement garanti – de rentrer dans sa famille, d’obtenir de son
côté séparation ou divorce. Ainsi pour les deux conjoints, le mariage
est à la fois une charge et un bénéfice ; mais il n’y a pas de symétrie
dans leurs situations ; pour les jeunes filles le mariage est le seul
moyen d’être intégrées à la collectivité et, si elles « restent pour
compte », elles sont socialement des déchets. C’est pourquoi les
mères ont toujours cherché si âprement à les caser. Au siècle dernier,
dans la bourgeoisie, c’est à peine si on les consultait. On les offrait
aux prétendants éventuels au cours d’« entrevues » arrangées à
l’avance. Zola a décrit cette coutume dans Pot-Bouille.

« Manqué, c’est manqué, dit Mme Josserand en se laissant aller sur sa chaise. – Ah !
dit simplement M. Josserand. – Mais vous ne comprenez donc pas, reprit
Mme Josserand d’une voix aiguë, je vous dis que voilà encore un mariage à la rivière et
c’est le quatrième qui rate !
— Tu entends, reprit Mme Josserand en marchant sur sa fille. Comment as-tu encore
raté ce mariage ? »
Berthe comprit que son tour était venu.
« Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.
— Un sous-chef de bureau, continuait sa mère ; pas trente ans, un avenir superbe.
Tous les mois ça vous rapporte son argent ; c’est solide, il n’y a que ça… Tu as encore fait
quelque bêtise, comme avec les autres ?
— Je t’assure que non, maman.
— En dansant vous avez passé dans le petit salon ? »
Berthe se troubla : « Oui, maman… Et même comme nous étions seuls il a voulu de
vilaines choses, il m’a embrassée en m’empoignant comme ça. Alors j’ai eu peur, je l’ai
poussé contre un meuble. »
Sa mère l’interrompit, reprise de fureur : « Poussé contre un meuble ! Ah ! la
malheureuse, poussé contre un meuble !
— Mais, maman, il me tenait.
— Après ? Il vous tenait… la belle affaire ! Mettez donc ces cruches en pension !
Qu’est-ce qu’on vous apprend, dites !… Pour un baiser derrière une porte ! en vérité est-
ce que vous devriez nous parler de ça, à nous, vos parents ? Et vous poussez les gens
contre un meuble, et vous ratez des mariages ! »
Elle prit un air doctoral, elle continua :
« C’est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille… Puisque vous n’avez pas de
fortune comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est
aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfantillages sans en
avoir l’air ; enfin, on pêche un mari… Et ce qui m’irrite c’est qu’elle n’est pas trop mal
quand elle veut, reprit Mme Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si
j’étais un monsieur en train de te faire la cour. Tu vois, tu laisses tomber ton éventail
pour que le monsieur en le ramassant effleure tes doigts… Et ne sois pas raide, aie la
taille souple. Les hommes n’aiment pas les planches. Surtout s’ils vont trop loin ne fais
pas la niaise. Un homme qui va trop loin est flambé, ma chère. »
Deux heures sonnaient à la pendule du salon ; et dans l’excitation de cette veille
prolongée, dans son désir furieux d’un mariage immédiat, la mère s’oubliait à penser
tout haut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton. Celle-ci molle,
sans volonté, s’abandonnait, mais elle avait le cœur très gros, une peur et une honte la
serraient à la gorge…

Ainsi la jeune fille apparaît-elle comme absolument passive ; elle


est mariée, donnée en mariage par ses parents. Les garçons se
marient, ils prennent femme. Ils cherchent dans le mariage une
expansion, une confirmation de leur existence mais non le droit
même d’exister ; c’est une charge qu’ils assument librement. Ils
peuvent donc s’interroger sur ses avantages et ses inconvénients
comme ont fait les satiristes grecs et ceux du Moyen Âge ; ce n’est
pour eux qu’un mode de vie, non un destin. Il leur est loisible de
préférer la solitude du célibat, certains se marient tard ou ne se
marient pas.
La femme en se mariant reçoit en fief une parcelle du monde ; des
garanties légales la défendent contre les caprices de l’homme, mais
elle devient sa vassale. C’est lui qui est économiquement le chef de la
communauté, et partant c’est lui qui l’incarne aux yeux de la société.
Elle prend son nom ; elle est associée à son culte, intégrée à sa classe,
à son milieu ; elle appartient à sa famille, elle devient sa « moitié ».
Elle le suit là où son travail l’appelle : c’est essentiellement d’après le
lieu où il exerce son métier que se fixe le domicile conjugal ; plus ou
moins brutalement, elle rompt avec son passé, elle est annexée à
l’univers de son époux ; elle lui donne sa personne : elle lui doit sa
virginité et une rigoureuse fidélité. Elle perd une partie des droits
que le code reconnaît à la célibataire. La législation romaine plaçait
la femme dans la main du mari loco filiœ ; au début du XIXe siècle,
Bonald déclarait que la femme est à son époux ce que l’enfant est à la
mère ; jusqu’à la loi de 1942, le code français réclamait d’elle
l’obéissance à son mari ; la loi et les mœurs confèrent encore à celui-
ci une grande autorité : elle est impliquée par sa situation même au
sein de la société conjugale. Puisque c’est lui qui est producteur, c’est
lui qui dépasse l’intérêt de la famille vers celui de la société et qui lui
ouvre un avenir en coopérant à l’édification de l’avenir collectif : c’est
lui qui incarne la transcendance. La femme est vouée au maintien de
l’espèce et à l’entretien du foyer, c’est-à-dire à l’immanence(106). En
vérité toute existence humaine est transcendance et immanence à la
fois ; pour se dépasser elle exige de se maintenir, pour s’élancer vers
l’avenir il lui faut intégrer le passé et tout en communiquant avec
autrui, elle doit se confirmer en soi-même. Ces deux moments sont
impliqués en tout mouvement vivant : à l’homme, le mariage en
permet précisément l’heureuse synthèse ; dans son métier, dans sa
vie politique il connaît le changement, le progrès, il éprouve sa
dispersion à travers le temps et l’univers ; et quand il est las de ce
vagabondage, il fonde un foyer, il se fixe, il s’ancre dans le monde ; le
soir, il se rassemble dans la maison où la femme veille sur les
meubles et les enfants, sur le passé qu’elle emmagasine. Mais celle-ci
n’a pas d’autre tâche que de maintenir et entretenir la vie dans sa
pure et identique généralité ; elle perpétue l’espèce immuable, elle
assure le rythme égal des journées et la permanence du foyer dont
elle garde les portes fermées ; on ne lui donne aucune prise directe
sur l’avenir ni sur l’univers ; elle ne se dépasse vers la collectivité que
par le truchement de l’époux.

Aujourd’hui, le mariage conserve pour une grande part cette


figure traditionnelle. Et, d’abord, il s’impose beaucoup plus
impérieusement à la jeune fille qu’au jeune homme. Il y a encore
d’importantes couches sociales où aucune autre perspective ne se
propose à elle ; chez les paysans, la célibataire est une paria ; elle
demeure la servante de son père, de ses frères, de son beau-frère ;
l’exode vers les villes ne lui est guère possible ; le mariage en
l’asservissant à un homme la fait maîtresse d’un foyer. Dans certains
milieux bourgeois, on laisse encore la jeune fille incapable de gagner
sa vie ; elle ne peut que végéter en parasite au foyer paternel ou
accepter dans un foyer étranger quelque position subalterne. Même
dans le cas où elle est plus émancipée, le privilège économique
détenu par les mâles l’engage à préférer le mariage à un métier : elle
cherchera un mari dont la situation soit supérieure à la sienne ou elle
espère qu’il « arrivera » plus vite, plus loin qu’elle n’en serait
capable. On admet comme jadis que l’acte amoureux est, de la part
de la femme, un service qu’elle rend à l’homme ; il prend son plaisir
et il doit en échange une compensation. Le corps de la femme est un
objet qui s’achète ; pour elle, il représente un capital qu’elle est
autorisée à exploiter. Parfois elle apporte à l’époux une dot ; souvent,
elle s’engage à fournir un certain travail domestique : elle tiendra la
maison, élèvera les enfants. En tout cas, elle a le droit de se laisser
entretenir et même la morale traditionnelle l’y exhorte. Il est naturel
qu’elle soit tentée par cette facilité, d’autant plus que les métiers
féminins sont souvent ingrats et mal payés ; le mariage est une
carrière plus avantageuse que beaucoup d’autres. Les mœurs rendent
encore difficile l’affranchissement sexuel de la célibataire ; en France,
l’adultère de l’épouse a été jusqu’à nos jours un délit tandis
qu’aucune loi n’interdisait à la femme l’amour libre ; cependant, si
elle voulait prendre un amant, il fallait d’abord qu’elle se mariât.
Beaucoup de jeunes bourgeoises sévèrement tenues se marient
encore à présent « pour être libres ». Un assez grand nombre
d’Américaines ont conquis leur liberté sexuelle ; mais leurs
expériences ressemblent à celles des jeunes primitifs décrits par
Malinowsky qui goûtent dans la Maison des célibataires des plaisirs
sans conséquence ; on attend d’eux qu’ils se marient et c’est alors
seulement qu’on les regarde pleinement comme des adultes. Une
femme seule, en Amérique plus encore qu’en France, est un être
socialement incomplet, même si elle gagne sa vie ; il faut une alliance
à son doigt pour qu’elle conquière l’intégrale dignité d’une personne
et la plénitude de ses droits. En particulier, la maternité n’est
respectée que chez la femme mariée ; la fille mère demeure un objet
de scandale et l’enfant est pour elle un lourd handicap. Pour toutes
ces raisons, beaucoup d’adolescentes du Vieux et du Nouveau
Monde, interrogées sur leurs projets d’avenir, répondent aujourd’hui
comme elles l’eussent fait autrefois : « Je veux me marier. » Aucun
jeune homme cependant ne considère le mariage comme son projet
fondamental. C’est la réussite économique qui lui donnera sa dignité
d’adulte : elle peut impliquer le mariage – en particulier pour le
paysan – mais elle peut aussi l’exclure. Les conditions de la vie
moderne – moins stable, plus incertaine que naguère – rendent les
charges du mariage singulièrement lourdes au jeune homme ; les
bénéfices en ont au contraire diminué puisqu’il peut facilement
subvenir lui-même à son entretien et que des satisfactions sexuelles
lui sont en général possibles. Sans doute le mariage comporte des
commodités matérielles – (« On mange mieux chez soi qu’au
restaurant. ») – des commodités érotiques – (« Comme ça on a le
bordel à la maison. ») –, il délivre l’individu de sa solitude, il le fixe
dans l’espace et le temps en lui donnant un foyer, des enfants ; c’est
un accomplissement définitif de son existence. Il n’empêche que
dans l’ensemble les demandes masculines sont inférieures aux offres
féminines. Le père donne moins sa fille qu’il ne s’en débarrasse ; la
jeune fille qui cherche un mari ne répond pas à un appel masculin :
elle le provoque.
Les mariages arrangés n’ont pas disparu ; il y a toute une
bourgeoisie bien pensante qui les perpétue. Autour du tombeau de
Napoléon, à l’Opéra, au bal, sur une plage, à un thé, l’aspirante aux
cheveux lissés de frais, vêtue d’une robe neuve, exhibe timidement
ses grâces physiques et sa conversation modeste ; ses parents la
harcèlent : « Tu m’as déjà coûté assez cher en entrevues ; décide-toi.
La prochaine fois, ce sera le tour de ta sœur. » La malheureuse
candidate sait que ses chances diminuent à mesure qu’elle monte en
graine ; les prétendants ne sont pas nombreux : elle n’a pas beaucoup
plus de liberté de choix que la jeune bédouine qu’on échange contre
un troupeau de brebis. Comme le dit Colette(107) : « Une jeune fille
sans fortune et sans métier qui est à charge de ses frères n’a qu’à se
taire, à accepter sa chance et à renier Dieu ! »
D’une manière moins crue, la vie mondaine permet aux jeunes
gens de se rencontrer sous l’œil vigilant des mères. Un peu plus
affranchies, les jeunes filles multiplient les sorties, fréquentent les
facultés, prennent un métier qui leur fournit l’occasion de connaître
des hommes. Une enquête a été conduite entre 1945 et 1947 dans la
bourgeoisie belge par Mme Claire Leplae sur le problème du choix
matrimonial(108). L’auteur a procédé par interviews ; je citerai
quelques-unes des questions qu’elle a posées et des réponses
obtenues.

Q. : Les mariages arrangés sont-ils fréquents ?


R. : Il n’y a plus de mariages arrangés (51 %).
Les mariages arrangés sont très rares, 1 % au plus (16 %).
1 à 3 % des mariages sont arrangés (28 %).
5 à 10 % des mariages sont arrangés (5 %).
Les personnes intéressées signalent que les mariages arrangés, nombreux avant
1945, ont à peu près disparu. Cependant, « l’intérêt, l’absence de relations, la timidité ou
l’âge, le désir de réaliser une bonne union sont les motifs de quelques mariages
arrangés ». Ces mariages sont souvent faits par des prêtres ; parfois aussi la jeune fille se
marie par correspondance. « Elles font elles-mêmes leurs portraits par écrit, celui-ci
passe dans une feuille spéciale, sous un numéro. Cette feuille est envoyée à toutes
personnes qui y sont décrites. Elle comporte par exemple deux cents candidates au
mariage et un nombre à peu près égal de candidats. Eux aussi ont fait leur propre
portrait. Tous peuvent librement se choisir un correspondant auquel ils écrivent par
l’entremise de l’œuvre. »

Q. : Dans quelles circonstances les jeunes gens ont-ils trouvé à se fiancer durant ces
dix dernières années ?
R. : Les réunions mondaines (48 %).
Les études, les œuvres faites en commun (22 %).
Les réunions intimes, les séjours (30 %).
Tout le monde s’accorde sur le fait que « les mariages entre amis d’enfance sont
très rares. L’amour naît de l’imprévu ».

Q. : L’argent joue-t-il un rôle primordial dans le choix de la personne qu’on épouse ?


R. : 30 % des mariages ne sont qu’affaires d’argent (48 %).
50 % des mariages ne sont qu’affaires d’argent (35 %).
70 % des mariages ne sont qu’affaires d’argent (17 %).

Q. : Les parents sont-ils avides de marier leurs filles ?


R. : Les parents sont avides de marier leurs filles (58 %).
Les parents sont désireux de marier leurs filles (24 %).
Les parents souhaitent garder leurs filles chez eux (18 %).

Q. : Les jeunes filles sont-elles avides de se marier ?


R. : Les jeunes filles sont avides de se marier (36 %).
Les jeunes filles désirent se marier (38 %).
Les jeunes filles plutôt que de se marier mal préfèrent ne pas se marier (26 %).
« Les jeunes filles font l’assaut des jeunes gens. Les jeunes filles épousent le premier
venu pour se caser. Elles espèrent toutes se marier et se donnent de la peine pour y
arriver. C’est une humiliation pour une jeune fille que de n’être pas recherchée : afin d’y
échapper elle se marie souvent avec le premier venu. Les jeunes filles se marient pour se
marier. Les jeunes filles se marient pour être mariées. Les jeunes filles ont hâte de se
caser parce que le mariage leur assurera plus de liberté. » Sur ce point presque tous les
témoignages concordent.

Q. : Dans la recherche du mariage, les jeunes filles sont-elles plus actives que les
jeunes gens eux-mêmes ?
R. : Les jeunes filles déclarent leurs sentiments aux jeunes gens et leur demandent de
les épouser (43 %).
Les jeunes filles sont plus actives que les jeunes gens dans la recherche du
mariage (43 %).
Les jeunes filles sont discrètes (14 %).
Ici encore il y a quasi-unanimité : ce sont les jeunes filles qui prennent
ordinairement l’initiative du mariage. « Les jeunes filles se rendent compte qu’elles
n’ont pas acquis de quoi se débrouiller dans la vie ; ne sachant comment elles
pourraient travailler pour se procurer de quoi vivre, elles cherchent dans le mariage
une planche de salut. Les jeunes filles font des déclarations, elles se jettent à la tête
des jeunes gens. Elles sont effrayantes ! La jeune fille met tout en œuvre pour se
marier… c’est la femme qui cherche l’homme, etc. »

Il n’existe pas de semblable document concernant la France ;


mais la situation de la bourgeoisie étant analogue en France et en
Belgique, on aboutirait sans doute à des conclusions voisines ; les
mariages « arrangés » ont toujours été plus nombreux en France
qu’en aucun autre pays et le fameux « Club des lisérés verts », dont
les adhérents se retrouvent dans des soirées destinées à faciliter les
rapprochements entre les deux sexes, prospère encore ; les annonces
matrimoniales occupent de longues colonnes dans quantité de
journaux.
En France, comme en Amérique, les mères, les aînées, les
hebdomadaires féminins enseignent avec cynisme aux jeunes filles
l’art d’« attraper » un mari comme le papier tue-mouches attrape les
mouches ; c’est une « pêche », une « chasse », qui demande
beaucoup de doigté : ne visez ni trop haut ni trop bas ; ne soyez pas
romanesques, mais réalistes ; mêlez la coquetterie à la modestie ; ne
demandez ni trop ni trop peu… Les jeunes gens se méfient des
femmes qui « veulent se faire épouser ». Un jeune Belge
déclare(109) : « Il n’y a rien de plus désagréable pour un homme que
de se sentir poursuivi, de se rendre compte qu’une femme a jeté le
grappin sur lui. » Ils s’attachent à déjouer leurs pièges. Le choix de la
jeune fille est le plus souvent très limité : il ne serait vraiment libre
que si elle s’estimait aussi libre de ne pas se marier. Il y a d’ordinaire
dans sa décision du calcul, du dégoût, de la résignation plutôt que de
l’enthousiasme. « Si le jeune homme qui la demande convient à peu
près (milieu, santé, carrière), elle l’accepte sans l’aimer. Elle l’accepte
même s’il y a des mais et garde la tête froide. »
Cependant, en même temps qu’elle le désire, la jeune fille souvent
redoute le mariage. Il représente un bénéfice plus considérable pour
elle que pour l’homme, et c’est pourquoi elle le souhaite plus
avidement ; mais il exige aussi de plus lourds sacrifices ; en
particulier, il implique une rupture beaucoup plus brutale avec le
passé. On a vu que beaucoup d’adolescentes étaient angoissées à
l’idée de quitter le foyer paternel : quand l’événement devient
proche, cette anxiété s’exaspère. C’est à ce moment que naissent
quantité de névroses ; il s’en rencontre aussi chez les jeunes gens qui
s’effraient des responsabilités neuves qu’ils assument, mais elles sont
beaucoup plus répandues chez les jeunes filles pour les raisons que
nous avons déjà vues et qui prennent dans cette crise tout leur poids.
Je n’en citerai qu’un exemple que j’emprunte à Stekel. Il a eu à traiter
une jeune fille de bonne famille qui présentait plusieurs symptômes
névrotiques.

Au moment où Stekel fait sa connaissance, elle souffre de vomissements, prend de la


morphine tous les soirs, a des crises de colère, refuse de se laver, mange au lit, reste
enfermée dans sa chambre. Elle est fiancée et affirme aimer ardemment son fiancé. Elle
avoue à Stekel qu’elle s’est donnée à lui… Plus tard, elle dit qu’elle n’en a eu aucun
plaisir : qu’elle a même gardé de ses baisers un souvenir répugnant et c’est là la source
de ses vomissements. On découvre qu’en fait elle s’est donnée pour punir sa mère dont
elle ne se sentait pas assez aimée ; enfant, elle épiait ses parents la nuit parce qu’elle
avait peur qu’ils ne lui donnent un frère ou une sœur ; elle adorait sa mère. « Et
maintenant elle devait se marier, quitter la maison paternelle, abandonner la chambre à
coucher de ses parents ? c’était impossible. » Elle se fait grossir, gratte et abîme ses
mains, s’abrutit, devient malade, essaie d’offenser son fiancé de toute manière. Le
médecin la guérit mais elle supplie sa mère de renoncer à cette idée de mariage : « Elle
voulait rester à la maison, toujours, pour rester l’enfant. » Sa mère insistait pour qu’elle
se marie. Une semaine avant le jour du mariage on la trouva dans son lit, morte ; elle
s’était tuée d’une balle de revolver.

Dans d’autres cas, la jeune fille s’entête dans une longue maladie ;
elle se désespère parce que son état ne lui permet pas d’épouser
l’homme « qu’elle adore » ; en vérité, elle se rend malade afin de ne
pas l’épouser et elle ne retrouve son équilibre qu’en rompant ses
fiançailles. Parfois la peur du mariage vient de ce que la jeune fille a
eu antérieurement des expériences érotiques qui l’ont marquée ; en
particulier, elle peut redouter que la perte de sa virginité ne se
découvre. Mais souvent, c’est un sentiment ardent pour son père, sa
mère, une sœur, ou l’attachement au foyer paternel en général qui lui
rend insupportable l’idée de se soumettre à un mâle étranger. Et
beaucoup de celles qui s’y décident parce qu’il faut bien se marier,
parce qu’on fait pression sur elles, qu’elles savent que c’est la seule
issue raisonnable, qu’elles veulent une existence normale d’épouse et
de mère, n’en gardent pas moins au fond du cœur de secrètes et
opiniâtres résistances qui rendent difficiles les débuts de leur vie
conjugale, qui peuvent même les empêcher d’y trouver jamais un
heureux équilibre.

Généralement ce n’est donc pas par amour que se décident les


mariages. « L’époux n’est jamais pour ainsi dire qu’un succédané de
l’homme aimé et non cet homme lui-même », a dit Freud. Cette
dissociation n’a rien d’un accident. Elle est impliquée par la nature
même de l’institution. Il s’agit de transcender vers l’intérêt collectif
l’union économique et sexuelle de l’homme et de la femme, non
d’assurer leur bonheur individuel. Dans les régimes patriarcaux, il
arrivait – il arrive encore aujourd’hui chez certains musulmans – que
les fiancés choisis par l’autorité des parents n’aient pas même aperçu
leur visage avant le jour du mariage. Il ne saurait être question de
fonder l’entreprise d’une vie, considérée sous son aspect social, sur
un caprice sentimental ou érotique.

En ce sage marché, dit Montaigne, les appétits ne se trouvent pas si folâtres ; ils sont
sombres et plus mousses. L’amour hait qu’on le tienne par ailleurs que lui et se mêle
lâchement aux accointances qui sont dressées et entretenues sous d’autres titres, comme
est le mariage : l’alliance, les moyens y poilent par raison autant ou plus que les grâces et
la beauté. On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise ; on se marie autant ou plus pour
sa postérité, pour sa famille (Livre III, ch. v).

L’homme, du fait que c’est lui qui « prend » femme – et surtout


quand les offres féminines sont nombreuses –, a un peu plus de
possibilité de choix. Mais puisque l’acte sexuel est considéré comme
un service imposé à la femme et sur lequel se fondent les avantages
qu’on lui concède, il est logique de passer outre ses préférences
singulières. Le mariage est destiné à la défendre contre la liberté de
l’homme : mais comme il n’y a ni amour ni individualité hors de la
liberté, pour s’assurer à vie la protection d’un mâle elle doit renoncer
à l’amour d’un individu singulier. J’ai entendu une mère de famille
pieuse enseigner à ses filles que « l’amour est un sentiment grossier
qui est réservé aux hommes et que ne connaissent pas les femmes
comme il faut ». C’était, sous une forme naïve, la doctrine même que
Hegel exprime dans la Phénoménologie de l’Esprit (t. II, p. 25) :

Mais les relations de mère et d’épouse ont la singularité en partie comme quelque
chose de naturel qui appartient au plaisir, en partie comme quelque chose de négatif qui
y contemple seulement sa propre disparition ; c’est justement pour cela qu’en partie
aussi cette singularité est quelque chose de contingent qui peut toujours être remplacé
par une autre singularité. Dans le foyer du règne érotique, il ne s’agit pas de ce mari-ci
mais d’un mari en général, des enfants en général. Ce n’est pas sur la sensibilité mais
sur l’universel que se fondent ces relations de la femme. La distinction de la vie éthique
de la femme d’avec celle de l’homme consiste justement en ce que la femme dans sa
distinction par la singularité et dans son plaisir reste immédiatement universelle et
étrangère à la singularité du désir. Au contraire, chez l’homme, ces deux côtés se
séparent l’un de l’autre et parce que l’homme possède comme citoyen la force consciente
de soi et l’universalité, il s’achète ainsi le droit du désir et se préserve en même temps sa
liberté à l’égard de ce désir. Ainsi, si à cette relation de la femme se trouve mélangée la
singularité, son caractère éthique n’est pas pur ; mais en tant que ce caractère éthique est
tel, la singularité est indifférente et la femme est privée de la reconnaissance de soi
comme ce soi-ci dans un autre.

C’est dire qu’il ne s’agit aucunement pour la femme de fonder


dans leur singularité des rapports avec un époux d’élection, mais de
justifier dans leur généralité l’exercice de ses fonctions féminines ;
elle ne doit connaître le plaisir que sous une forme spécifique et non
individualisée ; il en résulte touchant son destin érotique deux
conséquences essentielles : d’abord, elle n’a droit à aucune activité
sexuelle hors du mariage ; pour les deux époux, le commerce charnel
devenant une institution, désir et plaisir sont dépassés vers l’intérêt
social ; mais l’homme se transcendant vers l’universel en tant que
travailleur et citoyen peut goûter avant les noces, et en marge de la
vie conjugale, des plaisirs contingents : il trouve en tout cas son salut
par d’autres chemins ; tandis que dans un monde où la femme est
essentiellement définie comme femelle, il faut qu’en tant que femelle
elle soit intégralement justifiée. D’autre part, on a vu que la liaison
du général et du singulier est biologiquement différente chez le mâle
et chez la femelle : en accomplissant sa tâche spécifique d’époux et de
reproducteur, le premier trouve à coup sûr son plaisir(110) ; au
contraire, il y a très souvent chez la femme dissociation entre la
fonction génitale et la volupté. Si bien que, prétendant donner à sa
vie érotique une dignité éthique, le mariage en vérité se propose de la
supprimer.
Cette frustration sexuelle de la femme a été délibérément
acceptée par les hommes ; on a vu qu’ils s’appuyaient sur un
naturalisme optimiste pour se résigner sans peine à ses souffrances :
c’est son lot ; la malédiction biblique les confirme dans cette opinion
commode. Les douleurs de la grossesse – cette lourde rançon infligée
à la femme en échange d’un bref et incertain plaisir – ont même été
le thème de maintes plaisanteries. « Cinq minutes de plaisir : neuf
mois de peine… Ça entre plus facilement que ça ne sort. » Ce
contraste les a souvent égayés. Il entre dans cette philosophie du
sadisme : beaucoup d’hommes se réjouissent de la misère féminine
et répugnent à l’idée qu’on veuille l’atténuer(111). On comprend donc
que les mâles n’aient eu aucunement scrupule à dénier à leur
compagne le bonheur sexuel ; il leur a même paru avantageux de lui
refuser avec l’autonomie du plaisir les tentations du désir(112).
C’est ce qu’exprime, avec un charmant cynisme, Montaigne :

Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré
les efforts et les extravagances de la licence amoureuse ; il faut, dit Aristote, « toucher sa
femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le
plaisir ne la fasse sortir hors des gonds de la raison… ». Je ne vois pas de mariages qui
faillent plus tôt et se troublent que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs
amoureux : il y faut des fondements plus solides et plus constants et y marcher d’aguet ;
cette brillante allégresse ne vaut rien… Un bon mariage, s’il en est un, refuse la
compagnie et condition de l’amour (L. III, ch. v). Il dit aussi (LI., ch. xxx) : « Les plaisirs
mêmes qu’ils ont à l’accointance de leurs femmes sont réprouvés si la modération n’y est
observée ; et (qu’) il y a de quoi défaillir en licence et débordement comme en un subjet
illégitime. Ces enchériments deshontez que la chaleur première nous suggère à ce jeu
sont non indécemment seulement, mais dommageablement employez envers nos
femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre manière. Elles sont
toujours assez éveillées par notre besoing… C’est une religieuse liaison et dévote que le
mariage : voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, ce doit être un plaisir retenu, sérieux et
meslé à quelque sévérité ; ce doit être une volupté aucunement prudente et
consciencieuse. »

En effet, si le mari éveille la sensualité féminine, il l’éveille dans


sa généralité puisqu’il n’a pas été élu singulièrement ; il dispose son
épouse à chercher le plaisir en d’autres bras ; trop bien caresser une
femme, dit encore Montaigne, c’est : « Chier dans le panier pour
après se le mettre sur la tête ». Il convient d’ailleurs avec bonne foi
que la prudence masculine met la femme dans une situation bien
ingrate.

Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles de vie qui sont
introduites au monde ; d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y
a naturellement de la brigue et de la riotte entre elles et nous. Nous les traitons
inconsidérément en ceci : après que nous avons connu qu’elles sont sans comparaison
plus capables et plus ardentes aux effets de l’amour que nous… nous sommes allés leur
donner la continence péculièrement en partage et sous peines dernières et extrêmes…
Nous les voulons saines, vigoureuses, en bon point, bien nourries et chastes ensemble,
c’est-à-dire et chaudes et froides ; car le mariage que nous disons avoir à charge de les
empêcher de brûler leur apporte peu de rafraîchissements, selon nos mœurs.

Proudhon a moins de scrupule : écarter l’amour du mariage c’est,


selon lui, conforme à la « justice » :

L’amour doit être noyé dans la justice… toute conversation amoureuse, même entre
fiancés, même entre époux, est messéante, destructive du respect domestique, de
l’amour du travail et de la pratique du devoir social… (une fois rempli l’office de
l’amour)… nous devons l’écarter comme le berger qui après avoir fait cailler le lait en
retire la pressure…

Cependant, au cours du XIXe siècle, les conceptions de la


bourgeoisie se sont un peu modifiées ; elle s’efforçait ardemment de
défendre et de maintenir le mariage ; et, d’autre part, les progrès de
l’individualisme empêchaient qu’on pût tout simplement étouffer les
revendications féminines ; Saint-Simon, Fourier, George Sand et
tous les romantiques avaient trop violemment proclamé le droit à
l’amour. Le problème s’est posé d’intégrer au mariage les sentiments
individuels que jusqu’alors on en avait tranquillement exclus. C’est
alors qu’on inventa la notion équivoque d’« amour conjugal », fruit
miraculeux du mariage de convenance traditionnel. Balzac exprime
dans toutes leurs inconséquences les idées de la bourgeoisie
conservatrice. Il reconnaît que dans le principe mariage et amour
n’ont rien à voir ensemble ; mais il répugne à assimiler une
institution respectable à un simple marché où la femme est traitée en
chose ; et il aboutit ainsi aux incohérences déconcertantes de la
Physiologie du mariage, où nous lisons :

Le mariage peut être considéré politiquement, civilement et moralement comme une


loi, comme un contrat, comme une institution… Le mariage doit donc être l’objet du
respect général. La société n’a pu considérer que ces sommités qui pour elle dominent la
question conjugale.
La plupart des hommes n’ont en vue, par leur mariage, que la reproduction, la
propriété de l’enfant ; mais ni la reproduction, ni la propriété, ni l’enfant ne constituent
le bonheur. Le crescite et multiplicamini n’implique pas l’amour. Demander à une fille
que l’on a vue quatorze fois en quinze jours de l’amour de par la loi, le roi et la justice est
une absurdité digne de la plupart des prédestinés.

Voilà qui est aussi net que la théorie hégélienne. Mais Balzac
enchaîne sans aucune transition :

L’amour est l’accord du besoin et du sentiment, le bonheur en mariage résulte d’une


parfaite entente des âmes entre les époux. Il suit de là que pour être heureux un homme
est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur et de délicatesse. Après avoir usé
du bénéfice de la loi sociale qui consacre le besoin, il doit obéir aux lois secrètes de la
nature qui font éclore les sentiments. S’il met son bonheur à être aimé, il faut qu’il aime
sincèrement : rien ne résiste à une passion véritable. Mais être passionné c’est désirer
toujours. Peut-on toujours désirer sa femme ?
— Oui.

Ensuite de quoi, Balzac expose la science du mariage. Mais on


s’aperçoit vite qu’il s’agit pour le mari non d’être aimé mais de n’être
pas trompé : il n’hésitera pas à infliger à sa femme un régime
débilitant, à lui refuser toute culture, à l’abrutir dans le seul but de
sauvegarder son honneur. Est-ce encore d’amour qu’il s’agit ? Si on
veut trouver un sens à ces idées brumeuses et décousues, il semble
que l’homme ait droit de choisir une femme sur qui il assouvisse ses
besoins dans leur généralité, généralité qui est le gage de sa fidélité :
à lui ensuite d’éveiller l’amour de sa femme en usant de certaines
recettes. Mais est-il vraiment amoureux s’il se marie pour sa
propriété, pour sa postérité ? Et s’il ne l’est pas, comment sa passion
sera-t-elle assez irrésistible pour entraîner une passion réciproque.
Et Balzac ignore-t-il vraiment qu’un amour non partagé, bien loin de
séduire inéluctablement, importune au contraire et dégoûte ? On voit
clairement toute sa mauvaise foi dans les Mémoires de deux jeunes
mariées, roman par lettres et à thèse. Louise de Chaulieu prétend
baser le mariage sur l’amour : par l’excès de sa passion, elle tue son
premier époux ; elle meurt par suite de l’exaltation jalouse qu’elle
éprouve pour le second. Renée de l’Estorade a sacrifié ses sentiments
à sa raison : mais les joies de la maternité l’en récompensent assez et
elle construit un bonheur stable. On se demande d’abord quelle
malédiction – sinon un décret de l’auteur lui-même – interdit à
l’amoureuse Louise la maternité qu’elle souhaite : l’amour n’a jamais
empêché la conception ; et on pense d’autre part que pour accepter
joyeusement les étreintes de son époux, il a fallu à Renée cette
« hypocrisie » que Stendhal haïssait chez les « honnêtes femmes ».
Balzac décrit la nuit des noces en ces termes :

La bête que nous nommons un mari, selon ton expression, a disparu, écrit Renée à
son amie. J’ai vu, par je ne sais quelle douce soirée, un amant dont les paroles m’allaient
à l’âme et sur le bras duquel je m’appuyais avec un plaisir indicible… la curiosité s’est
levée en mon cœur… Sache cependant que rien n’a manqué de ce que veut l’amour le
plus délicat ni de cet imprévu qui est, en quelque sorte, l’honneur de ce moment-là : les
grâces mystérieuses que nos imaginations lui demandent, l’entraînement qui excuse, le
consentement arraché, les voluptés idéales longtemps entrevues et qui nous subjuguent
l’âme avant que nous nous laissions aller à la réalité, toutes les séductions y étaient avec
leurs formes enchanteresses.

Ce beau miracle n’a pas dû se répéter souvent puisque, quelques


lettres plus loin, nous retrouvons Renée en larmes : « j’étais un être
auparavant et je suis maintenant une chose » ; et elle se console de
ses nuits « d’amour conjugal » en lisant Bonald. Mais on voudrait
néanmoins savoir par quelle recette le mari s’est changé, au moment
le plus difficile de l’initiation féminine, en un enchanteur ; celles que
donne Balzac dans la Physiologie du mariage sont sommaires : « Ne
commencez jamais le mariage par un viol » ou vagues : « Saisir
habilement les nuances du plaisir, les développer, leur donner un
style nouveau, une expression originale constitue le génie d’un
mari. » Il ajoute d’ailleurs aussitôt que : « entre deux êtres qui ne
s’aiment pas, ce génie est du libertinage ». Or, précisément, Renée
n’aime pas Louis ; et tel qu’il nous est peint, d’où lui vient ce
« génie » ? En vérité, Balzac a cyniquement escamoté le problème. Il
a méconnu le fait qu’il n’y a pas de sentiments neutres et que
l’absence d’amour, la contrainte, l’ennui engendrent moins aisément
l’amitié tendre que la rancune, l’impatience, l’hostilité. Il est plus
sincère dans le Lys dans la vallée et le destin de la malheureuse
Mme de Mortsauf apparaît comme bien moins édifiant.
Réconcilier le mariage et l’amour est un tel tour de force qu’il ne
faut pas moins d’une intervention divine pour le réussir ; c’est la
solution à laquelle se range Kierkegaard à travers des détours
compliqués. Il se plaît à dénoncer le paradoxe du mariage :
Quelle étrange invention que le mariage ! Et ce qui le rend plus étrange encore, c’est
qu’il passe pour une démarche spontanée. Et pourtant aucune démarche n’est aussi
décisive… Un acte aussi décisif, il faudrait donc le faire spontanément(113).
La difficulté est celle-ci : l’amour et l’inclination amoureuse sont tout à fait
spontanés, le mariage est une décision ; cependant l’inclination amoureuse doit être
réveillée par le mariage ou par la décision : vouloir se marier ; cela veut dire que ce qu’il
y a de plus spontané doit être en même temps la décision la plus libre, et que ce qui à
cause de la spontanéité est tellement inexplicable qu’on doit l’attribuer à une divinité
doit en même temps avoir lieu en vertu d’une réflexion et d’une réflexion tellement
épuisante que la décision en résulte. En outre, une des choses ne doit pas suivre l’autre,
la décision ne doit pas arriver par-derrière à pas de loup, le tout doit avoir lieu
simultanément, les deux choses doivent se trouver réunies dans le moment du
dénouement(114).

C’est dire qu’aimer n’est pas épouser et qu’il est bien difficile de
comprendre comment l’amour peut devenir devoir. Mais le paradoxe
n’effraie par Kierkegaard : tout son essai sur le mariage est fait pour
élucider ce mystère. Il est vrai, convient-il, que :

« La réflexion est l’ange exterminateur de la spontanéité… S’il était vrai que la


réflexion doive se rabattre sur l’inclination amoureuse, il n’y aurait jamais de mariage. »
Mais « la décision est une nouvelle spontanéité obtenue à travers la réflexion, éprouvée
de manière purement idéale, spontanéité qui correspond précisément à celle de
l’inclination amoureuse. La décision est une conception religieuse de la vie construite sur
les données éthiques et doit pour ainsi dire ouvrir la voie à l’inclination amoureuse et
l’assurer contre tout danger extérieur ou intérieur ». Et c’est pourquoi « un époux, un
vrai époux est lui-même un miracle !… Pouvoir retenir le plaisir de l’amour pendant que
l’existence rassemble toute la puissance du sérieux sur lui et sur la bien-aimée ! »

Quant à la femme, la raison n’est pas son lot, elle n’a pas de
« réflexion » ; aussi « elle passe de l’immédiateté de l’amour à
l’immédiateté du religieux ». Traduite en langage clair, cette doctrine
signifie qu’un homme qui aime se décide au mariage par un acte de
foi en Dieu qui doit lui garantir l’accord du sentiment et de
l’engagement ; et que la femme dès qu’elle aime souhaite épouser.
J’ai connu une vieille dame catholique qui plus naïvement croyait au
« coup de foudre sacramentel » ; elle affirmait qu’au moment où les
époux prononcent au pied de l’autel le « oui » définitif ils sentent
leur cœur s’embraser. Kierkegaard admet bien qu’antérieurement il
doit y avoir « inclination », mais que celle-ci soit promise à durer
toute une existence n’en est pas moins miraculeux.
Cependant, en France, romanciers et dramaturges fin de siècle,
moins confiants en la vertu du sacrement, cherchent à assurer par
des procédés plus humains le bonheur conjugal ; plus hardiment que
Balzac, ils envisagent la possibilité d’intégrer l’érotisme à l’amour
légitime. Porto-Riche affirme, dans Amoureuse, l’incompatibilité de
l’amour sexuel et de la vie du foyer : le mari excédé des ardeurs de sa
femme cherche la paix auprès d’une maîtresse plus tempérée. Mais, à
l’instigation de Paul Hervieu, on inscrit dans le code que « l’amour »
est entre époux un devoir. Marcel Prévost prêche au jeune époux
qu’il lui faut traiter sa femme comme une maîtresse et il évoque en
termes discrètement libidineux les voluptés conjugales. Bernstein se
fait le dramaturge de l’amour légitime : auprès de la femme amorale,
menteuse, sensuelle, voleuse, méchante, le mari apparaît comme un
être sage, généreux ; et l’on devine aussi en lui un amant puissant et
expert. Par réaction contre les romans d’adultère apparaissent
quantité d’apologies romanesques du mariage. Même Colette cède à
cette vague moralisante quand dans l’Ingénue libertine, après avoir
décrit les cyniques expériences d’une jeune mariée gauchement
déflorée, elle décide de lui faire connaître la volupté dans les bras de
son mari. De même M. Martin Maurice, dans un livre qui fit un peu
de bruit, ramène la jeune femme, après une brève incursion dans le
lit d’un amant habile, dans celui de son mari qu’elle fait profiter de
son expérience. Pour d’autres raisons, d’une autre manière, les
Américains d’aujourd’hui, qui sont à la fois respectueux de
l’institution conjugale et individualistes, multiplient les efforts
d’intégration de la sexualité au mariage. Chaque année paraissent
quantité d’ouvrages d’initiation à la vie conjugale destinés à
enseigner aux époux à s’adapter l’un à l’autre, et singulièrement à
enseigner à l’homme comment créer avec la femme une heureuse
harmonie. Des psychanalystes, des médecins jouent le rôle de
« conseillers conjugaux » ; il est admis que la femme a, elle aussi,
droit au plaisir et que l’homme doit connaître les techniques
susceptibles de le lui procurer. Mais on a vu que la réussite sexuelle
n’est pas seulement une affaire de technique. Le jeune homme eût-il
appris par cœur vingt manuels tels que Ce que tout mari doit savoir,
le Secret du bonheur conjugal, l’Amour sans peur, il n’est pas certain
qu’il saura pour autant se faire aimer de sa nouvelle épouse. C’est à
l’ensemble de la situation psychologique que celle-ci réagit. Et le
mariage traditionnel est loin de créer les conditions les plus
favorables à l’éveil et à l’épanouissement de l’érotisme féminin.
Autrefois, dans les communautés de droit maternel, la virginité
n’était pas exigée de la nouvelle épouse ; et même, pour des raisons
mystiques, elle devait ordinairement être déflorée avant ses noces.
Dans certaines campagnes françaises, on observe encore des
survivances de ces antiques licences ; on n’exige pas des jeunes filles
la chasteté prénuptiale ; et même les filles qui ont « fauté », voire les
filles-mères, trouvent parfois plus facilement que les autres un
époux. D’autre part, dans les milieux qui acceptent l’émancipation de
la femme, on reconnaît aux jeunes filles la même liberté sexuelle
qu’aux garçons. Cependant l’éthique paternaliste réclame
impérieusement que la fiancée soit livrée vierge à son époux ; il veut
être sûr qu’elle ne porte pas dans son sein un germe étranger ; il veut
l’intégrale et exclusive propriété de cette chair qu’il fait sienne(115) ;
la virginité a revêtu une valeur morale, religieuse et mystique et cette
valeur est encore très généralement reconnue aujourd’hui. En
France, il y a des régions où les amis du marié demeurent derrière la
porte de la chambre nuptiale riant et chantant jusqu’à ce que l’époux
vienne triomphalement exposer à leurs yeux le drap taché de sang ;
ou bien les parents l’exhibent au matin aux gens du voisinage(116).
Sous une forme moins brutale, la coutume de la « nuit de noces » est
encore très répandue. Ce n’est pas un hasard si elle a suscité toute
une littérature grivoise : la séparation du social et de l’animal
engendre nécessairement l’obscénité. Une morale humaniste réclame
que toute expérience vivante ait un sens humain, qu’elle soit habitée
par une liberté ; dans une vie érotique authentiquement morale, il y a
libre assomption du désir et du plaisir, ou du moins lutte pathétique
pour reconquérir la liberté au sein de la sexualité : mais ceci n’est
possible que si une reconnaissance singulière de l’autre est effectuée
dans l’amour ou dans le désir. Quand la sexualité n’a plus à être
sauvée par l’individu, mais que c’est Dieu ou la société qui
prétendent la justifier, le rapport des deux partenaires n’est plus
qu’un rapport bestial. On comprend que les matrones bien-
pensantes parlent avec dégoût des aventures de la chair : elles les ont
ravalées au rang de fonctions scatologiques. C’est pourquoi aussi on
entend pendant le banquet nuptial tant de rires égrillards. Il y a un
paradoxe obscène dans la superposition d’une cérémonie pompeuse
à une fonction animale d’une brutale réalité. Le mariage expose sa
signification universelle et abstraite : un homme et une femme sont
unis selon des rites symboliques sous les yeux de tous ; mais dans le
secret du lit ce sont des individus concrets et singuliers qui
s’affrontent et tous les regards se détournent de leurs étreintes.
Colette, assistant à l’âge de treize ans à un mariage paysan, fut prise
d’un affreux désarroi quand une amie l’emmena voir la chambre
nuptiale :

La chambre des jeunes mariés… Sous ses rideaux d’andrinople, le lit étroit et haut, le
lit bourré de plumes, bouffi d’oreillers en duvet d’oie, le lit où aboutit cette journée toute
fumante de sueur, d’encens, d’haleine de bétail, de vapeur de sauce… Tout à l’heure, les
jeunes mariés vont venir ici. Je n’y avais pas pensé. Ils plongeront dans cette plume
profonde… Il y aura entre eux cette lutte obscure sur laquelle la candeur hardie de ma
mère et la vie des bêtes m’ont appris trop et trop peu. Et puis ? J’ai peur de cette
chambre et de ce lit auquel je n’avais pas pensé(117).

Dans sa détresse enfantine, la fillette a senti le contraste entre


l’apparat de la fête familiale et le mystère animal du grand lit clos. Le
côté comique et graveleux du mariage ne se découvre guère dans les
civilisations qui n’individualisent pas la femme : en Orient, en Grèce,
à Rome ; la fonction animale y apparaît comme aussi générale que
les rites sociaux ; mais de nos jours, en Occident, hommes et femmes
sont saisis comme des individus et les invités de la noce ricanent
parce que c’est cet homme-ci et cette femme-ci qui vont consommer
dans une expérience toute singulière l’acte qu’on déguise sous les
rites, les discours et les fleurs. Certes, il y a aussi un contraste
macabre entre la pompe des grands enterrements et la pourriture du
tombeau. Mais le mort ne se réveille pas quand on le met en terre ;
tandis que la jeune mariée éprouve une terrible surprise quand elle
découvre la singularité et la contingence de l’expérience réelle à
laquelle la promettaient l’écharpe tricolore du maire et les orgues de
l’église. Ce n’est pas seulement dans les vaudevilles qu’on voit de
jeunes femmes rentrer en larmes chez leur mère la nuit de leurs
noces : les livres de psychiatrie abondent en récits de cette espèce ;
on m’en a raconté directement plusieurs cas : il s’agissait de jeunes
filles trop bien élevées qui n’avaient reçu aucune éducation sexuelle
et que la brusque découverte de l’érotisme bouleversa. Au siècle
dernier, Mme Adam s’imaginait qu’il était de son devoir d’épouser un
homme qui l’avait embrassée sur la bouche, car elle croyait que
c’était là la forme achevée de l’union sexuelle. Plus récemment,
Stekel raconte à propos d’une jeune mariée : « Lorsque, pendant le
voyage de noces, son mari la déflora, elle le prit pour un fou et n’osa
dire un mot de peur d’avoir affaire à un aliéné(118). » Il est même
arrivé que la jeune fille fût assez innocente pour épouser une
invertie, et pour vivre longtemps avec son pseudo-mari sans se
douter qu’elle n’avait pas affaire à un homme.

Si le jour de vos noces, en rentrant, vous mettez votre femme à tremper la nuit dans
un puits, elle est abasourdie. Elle a beau avoir eu une vague inquiétude…
Tiens, tiens, se dit-elle, c’est donc ça le mariage. C’est pourquoi on en tenait la
pratique si secrète. Je me suis laissé prendre en cette affaire.
Mais étant vexée, elle ne dit rien. C’est pourquoi vous pourrez l’y plonger longuement
et maintes fois, sans causer aucun scandale dans le voisinage.

Ce fragment d’un poème de Michaux(119), intitulé Nuits de Noces,


rend assez exactement compte de la situation. Aujourd’hui, beaucoup
de jeunes filles sont plus averties ; mais leur consentement demeure
abstrait ; et leur défloration garde le caractère d’un viol. « Il y a
certainement plus de viols commis dans le mariage que hors du
mariage », dit Havelock Ellis. Dans son ouvrage Monatsschrift für
Geburtshilfe, 1889, t. IX, Neugebauer a réuni plus de cent cinquante
cas de blessures infligées à des femmes par le pénis lors du coït ; les
causes en étaient la brutalité, l’ivresse, une fausse position, une
disproportion des organes. En Angleterre, rapporte Havelock Ellis,
une dame demanda à six femmes mariées de la classe moyenne,
intelligentes, leur réaction pendant la nuit de noces : pour toutes le
coït était survenu comme un choc ; deux d’entre elles ignoraient
tout ; les autres croyaient savoir mais n’en furent pas moins
psychiquement blessées. Adler, aussi, a insisté sur l’importance
psychique de l’acte de défloration.

Ce premier moment où l’homme acquiert tous ses droits décide souvent de toute la
vie. Le mari sans expérience et surexcité peut semer alors le germe de l’insensibilité
féminine et, par sa maladresse et sa brutalité continues, la transformer en anesthésie
permanente.

On a vu au chapitre précédent beaucoup d’exemples de ces


initiations malheureuses. Voici encore un cas rapporté par Stekel :

Mme H. N… élevée très pudiquement tremblait à l’idée de sa nuit de noces. Son mari
la déshabilla presque avec violence sans lui permettre de se coucher. Il se débarrassa de
ses vêtements en lui demandant de le regarder nu et d’admirer son pénis. Elle dissimula
sa figure dans ses mains. Alors il s’exclama : « Pourquoi n’es-tu pas restée chez toi,
espèce de gourde ! » Ensuite, il la jeta sur le lit et la déflora brutalement. Naturellement,
elle demeura à jamais frigide.

On a vu, en effet, toutes les résistances que la vierge doit vaincre


pour accomplir son destin sexuel : son initiation réclame tout un
« travail » à la fois physiologique et psychique. Il est stupide et
barbare de vouloir la résumer en une nuit ; il est absurde de
transformer en un devoir l’opération si difficile du premier coït. La
femme est d’autant plus terrorisée que l’étrange opération à laquelle
elle est soumise est sacrée, que société, religion, famille, amis l’ont
livrée solennellement à l’époux comme à un maître ; et aussi que
l’acte lui semble engager tout son avenir, le mariage ayant encore un
caractère définitif. C’est alors qu’elle se sent vraiment révélée dans
l’absolu : cet homme à qui elle est vouée à jamais incarne à ses yeux
tout l’Homme ; et il se révèle aussi à elle sous une figure inconnue,
qui est d’une terrible importance puisqu’il sera le compagnon de sa
vie entière. Cependant, l’homme lui-même est angoissé par la
consigne qui pèse sur lui ; il a ses propres difficultés, ses propres
complexes qui le rendent timide et maladroit ou au contraire brutal ;
il y a nombre d’hommes qui se montrent impuissants la nuit de leurs
noces à cause de la solennité même du mariage. Janet écrit dans les
Obsessions et la psychasthénie :

Qui ne connaît ces jeunes mariés tout honteux de leur sort qui ne peuvent arriver à
accomplir l’acte conjugal et qui sont poursuivis à ce sujet par une obsession de honte et
de désespoir ? Nous assistâmes l’an dernier à une scène tragi-comique bien curieuse,
quand un beau-père courroucé traîna à la Salpêtrière son gendre humble et résigné : le
beau-père demandait une attestation médicale qui lui permit de demander le divorce. Le
pauvre garçon expliquait qu’autrefois il avait été suffisant, mais que depuis son mariage
un sentiment de gêne et de honte avait tout rendu impossible.

Trop de fougue effraie la vierge, trop de respect l’humilie ; des


femmes haïssent à jamais l’homme qui a pris égoïstement son plaisir
au prix de leur souffrance ; mais elles éprouvent une rancune
éternelle contre celui qui a paru les dédaigner(120), et souvent contre
celui qui n’a pas tenté de les déflorer au cours de la première nuit ou
qui en a été incapable. Hélène Deutsch signale(121) que certains
époux, timides ou maladroits, demandent au médecin de déflorer
leur femme par une opération chirurgicale sous prétexte qu’elle est
mal conformée ; le motif n’est généralement pas valable. Les
femmes, dit-elle, gardent à jamais mépris et rancune à l’égard du
mari qui a été incapable de les pénétrer normalement. Une des
observations de Freud(122) montre que l’impuissance de l’époux peut
engendrer chez la femme un traumatisme :

Une malade avait l’habitude de courir d’une chambre vers une autre au milieu de
laquelle se trouvait une table. Elle arrangeait alors la nappe d’une certaine façon, sonnait
la bonne qui devait s’approcher de la table et la congédiait… Quand elle essaya
d’expliquer cette obsession, elle se rappela que cette couverture avait une vilaine tache et
qu’elle l’arrangeait chaque fois de façon que la tache devait sauter aux yeux de la bonne…
Le tout était une reproduction de la nuit de noces où le mari ne s’était pas montré viril. Il
accourut mille fois de sa chambre dans la sienne pour essayer de nouveau. Ayant honte
de la bonne qui devait faire les lits, il versa de l’encre rouge sur le drap pour lui faire
croire qu’il y avait du sang.

La « nuit de noces » transforme l’expérience érotique en une


épreuve que chacun s’angoisse de ne pas savoir surmonter, trop
empêtré de ses propres problèmes pour avoir le loisir de penser
généreusement à l’autre ; elle lui donne une solennité qui la rend
redoutable ; et il n’est pas étonnant que, souvent, elle voue à jamais
la femme à la frigidité. Le difficile problème qui se pose à l’époux est
celui-ci : s’il « chatouille trop lascivement sa femme », elle peut en
être scandalisée et outragée ; il semble que cette crainte paralyse
entre autres les maris américains, surtout dans les couples qui ont
reçu une éducation universitaire, remarque le rapport Kinsey, parce
que les femmes, plus conscientes d’elles-mêmes, sont plus
profondément inhibées. Cependant, s’il la « respecte », il échoue à
éveiller sa sensualité. Ce dilemme est créé par l’ambiguïté de
l’attitude féminine : la jeune femme à la fois veut et refuse le plaisir ;
elle réclame une discrétion dont elle souffre. À moins d’un bonheur
exceptionnel, le mari apparaîtra nécessairement comme libertin ou
comme maladroit. Il n’est donc pas étonnant que les « devoirs
conjugaux » ne soient souvent pour la femme qu’une corvée
répugnante.

La soumission à un maître qui lui déplaît est pour elle un supplice, dit Diderot(123).
J’ai vu une femme honnête frissonner d’horreur à l’approche de son époux ; je l’ai vue se
plonger dans le bain et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette
sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent.
Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l’extrême de la volupté. Cette sensation
que je regarderais volontiers comme une épilepsie passagère est rare pour elles et ne
manque jamais d’arriver quand nous l’appelons. Le souverain bonheur les fuit entre les
bras de l’homme qu’elles adorent. Nous le trouvons à côté d’une femme complaisante
qui nous déplaît. Moins maîtresses de leurs sens que nous, la récompense est moins
prompte et moins sûre pour elles. Cent fois, leur attente est trompée.

Bien des femmes, en effet, deviennent mères et grand-mères sans


avoir jamais connu le plaisir ni même le trouble ; elles essaient de se
dérober à la « souillure du devoir » en se faisant délivrer des
certificats médicaux ou sous d’autres prétextes. Le rapport Kinsey
indique que, en Amérique, un grand nombre d’épouses « déclarent
considérer leur fréquence coïtale comme déjà élevée et
souhaiteraient que leur mari ne désire pas des rapports aussi
fréquents ». On a vu, cependant, que les possibilités érotiques de la
femme étaient presque indéfinies. Cette contradiction manifeste bien
que le mariage prétendant réglementer l’érotisme féminin
l’assassine.
Dans Thérèse Desqueyroux, Mauriac a décrit les réactions d’une
jeune femme « raisonnablement mariée » en face du mariage en
général et des devoirs conjugaux en particulier :

Peut-être cherchait-elle moins dans le mariage une domination, une possession,


qu’un refuge ? Ce qui l’y avait précipitée, n’était-ce pas une panique ? Petite fille
pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place
définitive ; elle voulait être rassurée contre elle ne savait quel péril. Jamais elle ne parut
plus raisonnable qu’à l’époque de ses fiançailles : elle s’incrustait dans un bloc familial,
« elle se casait », elle entrait dans un ordre. Elle se sauvait. Le jour étouffant des noces,
dans l’étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l’harmonium à
bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l’encens, ce fut ce jour-là que Thérèse
se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au lourd fracas de la porte
refermée, soudain la misérable enfant se réveillait. Rien de changé, mais elle avait le
sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule. Au plus épais d’une famille elle
allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la branche…
… Au soir de cette noce mi-paysanne, mi-bourgeoise, des groupes où éclataient les
robes des filles obligèrent l’auto des époux à ralentir et on les acclamait… Thérèse
songeant à la nuit qui vint ensuite murmure : « Ce fut horrible », puis se reprend :
« Mais non… pas si horrible. » Durant ce voyage aux lacs italiens, a-t-elle beaucoup
souffert ? Non, non, elle jouait à ce jeu : ne pas se trahir… Thérèse sut plier son corps à
ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. Ce monde inconnu de sensations où un
homme la forçait à pénétrer, son imagination l’aidait à concevoir qu’il y aurait eu là, pour
elle aussi peut-être, un bonheur possible, mais quel bonheur ? Comme devant un
paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu’il eût été dans le soleil, ainsi
Thérèse découvrait la volupté. Bernard, ce garçon au regard absent… quelle facile dupe !
Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de
regarder à travers la grille lorsqu’ils reniflent de bonheur devant une auge : « C’était moi
l’auge », pense Thérèse… Où avait-il appris à classer tout ce qui touche à la chair, à
distinguer les caresses de l’honnête homme de celles du satyre ? Jamais une hésitation…
… Pauvre Bernard, non pire qu’un autre ! Mais le désir transforme l’être qui nous
approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. « Je faisais la morte comme si ce fou,
cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. »

Voici un témoignage plus cru. C’est une confession recueillie par


Stekel et dont je cite le passage qui concerne la vie conjugale. Il s’agit
d’une femme de vingt-huit ans, qui a été élevée dans un milieu
raffiné et cultivé.

J’étais une fiancée heureuse ; enfin, j’avais la sensation d’être à l’abri, tout à coup
j’étais quelqu’un qui attirait l’attention. J’étais gâtée, mon fiancé m’admirait, tout cela
était nouveau pour moi… Les baisers (mon fiancé n’avait jamais tenté d’autres caresses)
m’avaient enflammée au point que je ne pouvais attendre le jour du mariage… Le matin
du mariage, je me trouvais dans une telle excitation que ma chemise fut immédiatement
trempée de sueur. Ce n’était que l’idée que j’allais enfin connaître l’inconnu que j’avais
tellement désiré. J’avais la représentation infantile que l’homme devait uriner dans le
vagin de la femme… Dans notre chambre, il y eut déjà une petite déception quand mon
mari me demanda s’il devait s’éloigner. Je le lui demandai car j’avais vraiment honte
devant lui. La scène du déshabillage avait joué un rôle important dans mon imagination.
Il revint, très embarrassé lorsque je fus au lit. Plus tard, il m’avoua que mon aspect
l’avait intimidé : j’étais l’incarnation de la jeunesse radieuse et pleine d’attente. À peine
déshabillé, il éteignit la lumière. M’ayant à peine embrassée, il essaya tout de suite de me
prendre. J’avais très peur et lui demandai de me laisser tranquille. Je désirais être très
loin de lui. J’étais horrifiée de cet essai sans caresses préalables. Je le trouvais brutal et
le lui reprochai souvent plus tard : ce n’était pas de la brutalité mais une grande
maladresse et un manque de sensibilité. Tous ses essais furent vains au cours de la nuit.
Je commençai à être très malheureuse, j’avais honte de ma stupidité, je me croyais
fautive et malbâtie… Finalement, je me contentai de ses baisers. Dix jours après, il arriva
enfin à me déflorer, le coït ne dura que quelques secondes et, sauf une douleur légère, je
n’avais rien senti. Ce fut une grande déception ! Ensuite, je ressentais un peu de joie
pendant le coït mais la réussite avait été bien pénible, mon mari peinait encore pour
atteindre son but… À Prague, dans la garçonnière de mon beau-frère, j’imaginais les
sensations de mon beau-frère en apprenant que j’avais couché dans son lit. C’est là que
j’eus mon premier orgasme qui me rendit très heureuse. Mon mari fit l’amour avec moi
tous les jours pendant les premières semaines. J’atteignis encore l’orgasme mais je
n’étais pas satisfaite parce que c’était trop court et j’étais excitée au point de pleurer…
Après deux accouchements… Le coït devenait de moins en moins satisfaisant. Il
entraînait rarement l’orgasme, mon mari l’atteignait toujours avant moi ; anxieusement,
je suivais chaque séance (Combien de temps va-t-il continuer ?). S’il était satisfait en me
laissant à moitié, je le haïssais. Parfois, j’imaginais mon cousin pendant le coït ou le
médecin qui m’avait accouchée. Mon mari essaya de m’exciter avec son doigt… J’en étais
très excitée mais, en même temps, je trouvais ce moyen honteux et anormal et n’en avais
aucune jouissance… Pendant tout le temps de notre mariage, il n’a jamais caressé un
seul endroit de mon corps. Un jour, il me dit qu’il n’osait rien faire avec moi… Il ne m’a
jamais vue nue car nous gardions nos chemises de nuit, il ne faisait le coït que la nuit.
Cette femme qui était en vérité très sensuelle fut par la suite
parfaitement heureuse dans les bras d’un amant.
Les fiançailles sont précisément destinées à créer dans l’initiation
de la jeune fille des gradations ; mais souvent les mœurs imposent
aux fiancés une extrême chasteté. Dans le cas où la vierge « connaît »
son futur mari, pendant cette période, sa situation n’est pas très
différente de celle de la jeune mariée ; elle ne cède que parce que son
engagement lui semble déjà aussi définitif qu’un mariage et le
premier coït garde le caractère d’une épreuve ; une fois qu’elle s’est
donnée – même si elle n’est pas enceinte, ce qui achèverait de la
ligoter – il est bien rare qu’elle ose reprendre sa parole.
Les difficultés des premières expériences sont aisément
surmontées si l’amour ou le désir arrachent aux deux partenaires un
total consentement ; de la joie que se donnent et prennent les amants
dans la conscience réciproque de leur liberté, l’amour physique tire
sa puissance et sa dignité ; alors aucune de leurs pratiques n’est
infâme puisque, pour aucun, elle n’est subie mais généreusement
voulue. Mais le principe du mariage est obscène parce qu’il
transforme en droits et devoirs un échange qui doit être fondé sur un
élan spontané ; il donne aux corps en les vouant à se saisir dans leur
généralité un caractère instrumental, donc dégradant ; le mari est
souvent glacé par l’idée qu’il accomplit un devoir, et la femme a
honte de se sentir livrée à quelqu’un qui exerce sur elle un droit. Bien
entendu, il peut arriver qu’au début de la vie conjugale les rapports
s’individualisent ; l’apprentissage sexuel se fait parfois par lentes
gradations ; dès la première nuit peut se découvrir entre époux un
heureux attrait physique. Le mariage facilite l’abandon de la femme
en supprimant la notion de péché encore si souvent attachée à la
chair ; une cohabitation régulière et fréquente engendre une intimité
charnelle qui est favorable à la maturation sexuelle : il y a pendant
les premières années du mariage des épouses comblées. Il est
remarquable qu’elles en gardent à leur mari une reconnaissance qui
les amène à lui pardonner plus tard tous les torts qu’il peut avoir.
« Les femmes qui ne peuvent pas se dégager d’un ménage
malheureux ont toujours été satisfaites par leur mari », dit Stekel. Il
n’empêche que la jeune fille court un terrible risque en s’engageant à
coucher toute sa vie et exclusivement avec un homme qu’elle ne
connaît pas sexuellement, alors que son destin érotique dépend
essentiellement de la personnalité de son partenaire : c’est le
paradoxe que Léon Blum dénonçait avec raison dans son ouvrage sur
le Mariage.
Prétendre qu’une union fondée sur les convenances ait beaucoup
de chances d’engendrer l’amour, c’est une hypocrisie ; réclamer de
deux époux liés par des intérêts pratiques, sociaux et moraux que
tout au long de leur vie ils se dispensent la volupté est une pure
absurdité. Cependant les partisans du mariage de raison ont beau jeu
de montrer que le mariage d’amour n’a pas beaucoup de chances
d’assurer le bonheur des époux. D’abord l’amour idéal qui est
souvent celui que connaît la jeune fille ne la dispose pas toujours à
l’amour sexuel ; ses adorations platoniques, ses rêveries, ses passions
dans lesquelles elle projette des obsessions infantiles ou juvéniles ne
sont pas destinées à subir l’épreuve de la vie quotidienne ni à se
perpétuer longtemps. Même s’il existe entre elle et son fiancé un
attrait érotique sincère et violent, ce n’est pas là une base solide pour
édifier l’entreprise d’une vie.

La volupté tient dans le désert illimité de l’amour une ardente et très petite place, si
embrasée qu’on ne voit d’abord qu’elle, écrit Colette(124). Autour de ce foyer inconstant,
c’est l’inconnu, c’est le danger. Lorsque nous nous serons relevés d’une courte étreinte
ou même d’une longue nuit, il faudra commencer à vivre l’un près de l’autre, l’un pour
l’autre.

En outre, même dans le cas où l’amour charnel existe avant le


mariage ou s’éveille au début des noces, il est très rare qu’il dure
pendant de longues années. Certes la fidélité est nécessaire à l’amour
sexuel du fait que le désir de deux amants épris enveloppe leur
singularité ; ils refusent que celle-ci soit contestée par des
expériences étrangères, ils se veulent l’un pour l’autre
irremplaçables ; mais cette fidélité n’a de sens qu’autant qu’elle est
spontanée ; et spontanément la magie de l’érotisme se dissipe assez
vite. Le prodige, c’est qu’à chaque amant il livre dans l’instant, dans
sa présence charnelle, un être dont l’existence est une transcendance
indéfinie : et sans doute la possession de cet être est-elle impossible,
mais du moins est-il atteint d’une manière privilégiée et poignante.
Mais quand les individus ne souhaitent plus s’atteindre parce qu’il y
a entre eux hostilité, dégoût, indifférence, l’attrait érotique disparaît ;
et il meurt presque aussi sûrement dans l’estime et l’amitié ; car deux
êtres humains qui se rejoignent dans le mouvement même de leur
transcendance, à travers le monde et leurs entreprises communes,
n’ont plus besoin de s’unir charnellement ; et même, du fait que cette
union a perdu sa signification, ils y répugnent. Le mot d’inceste que
prononce Montaigne est profond. L’érotisme est un mouvement vers
l’Autre, c’est là son caractère essentiel ; mais au sein du couple les
époux deviennent l’un pour l’autre le Même ; aucun échange n’est
plus possible entre eux, aucun don ni aucune conquête. Aussi s’ils
demeurent amants, c’est souvent honteusement : ils sentent que
l’acte sexuel n’est plus une expérience intersubjective, dans laquelle
chacun se dépasse, mais bien une sorte de masturbation en commun.
Qu’ils se considèrent l’un l’autre comme un ustensile nécessaire à
l’assouvissement de leurs besoins, c’est un fait que dissimule la
politesse conjugale mais qui ressort avec éclat dès que cette politesse
est refusée, par exemple dans les observations rapportées par le
docteur Lagache dans son ouvrage sur Nature et forme de la
jalousie ; la femme regarde le membre viril comme une certaine
provision de plaisir qui lui appartient, et dont elle se montre aussi
avare que des conserves enfermées dans ses placards : si l’homme en
donne à la voisine, il n’en restera plus pour elle ; elle examine avec
soupçon ses caleçons pour voir s’il n’a pas gaspillé la précieuse
semence. Jouhandeau signale dans les Chroniques maritales cette
« censure quotidienne exercée par la femme légitime qui épie votre
chemise et votre sommeil pour y surprendre le signe de
l’ignominie ». De son côté l’homme satisfait sur elle ses désirs sans
lui demander son avis.
Cette brutale satisfaction du besoin ne suffit d’ailleurs pas à
assouvir la sexualité humaine. C’est pourquoi il y a souvent dans ces
étreintes qu’on regarde comme les plus légitimes un arrière-goût de
vice. Il est fréquent que la femme s’aide de fantasmes érotiques.
Stekel cite une femme de vingt-cinq ans qui « peut éprouver un
orgasme léger avec son mari en s’imaginant qu’un homme fort et
plus âgé la prend sans le lui demander de façon qu’elle ne puisse se
défendre ». Elle se représente qu’on la viole, qu’on la bat, que son
mari n’est pas lui-même mais un autre. Il caresse le même rêve : sur
le corps de sa femme, il possède les cuisses de telle danseuse vue
dans un music-hall, les seins de cette pin-up dont il a contemplé la
photographie, un souvenir, une image ; ou alors il imagine sa femme
désirée, possédée, violée, ce qui est une manière de lui rendre
l’altérité perdue. « Le mariage, dit Stekel, crée des transpositions
grotesques et des inversions, des acteurs raffinés, des comédies
jouées entre les deux partenaires qui menacent de détruire toute
limite entre l’apparence et la réalité. » À la limite, des vices définis se
déclarent. Le mari se fait voyeur : il a besoin de voir sa femme ou de
la savoir couchant avec un amant pour retrouver un peu de sa
magie ; ou il s’acharne sadiquement à faire naître en elle des refus, de
manière qu’enfin sa conscience et sa liberté lui apparaissent et que ce
soit bien un être humain qu’il possède. Inversement, des conduites
masochistes s’ébauchent chez la femme qui cherche à susciter chez
l’homme le maître, le tyran qu’il n’est pas ; j’ai connu une dame
élevée au couvent et fort pieuse, autoritaire et dominatrice pendant
le jour, et qui la nuit adjurait passionnément son mari de la fouetter,
ce dont il s’acquittait avec horreur. Le vice même prend dans le
mariage un aspect organisé et froid, un aspect sérieux qui en fait le
plus triste des pis-aller.
La vérité c’est que l’amour physique ne saurait être traité ni
comme une fin absolue ni comme un simple moyen ; il ne saurait
justifier une existence : mais il ne peut recevoir aucune justification
étrangère. C’est dire qu’il devrait jouer en toute vie humaine un rôle
épisodique et autonome. C’est dire qu’avant tout il devrait être libre.

Aussi bien n’est-ce pas l’amour que l’optimisme bourgeois promet


à la jeune épousée : l’idéal qu’on fait miroiter à ses yeux, c’est celui
du bonheur, c’est-à-dire d’un tranquille équilibre au sein de
l’immanence et de la répétition. À certaines époques de prospérité et
de sécurité, cet idéal a été celui de la bourgeoisie tout entière et
singulièrement des propriétaires fonciers ; ils visaient non la
conquête de l’avenir et du monde mais la conservation paisible du
passé, le statu quo. Une médiocrité dorée sans ambition ni passion,
des jours qui ne mènent nulle part et qui indéfiniment se
recommencent, une vie qui glisse doucement vers la mort sans se
chercher de raisons, voilà ce que prône, par exemple, l’auteur du
Sonnet du bonheur ; cette pseudo-sagesse mollement inspirée
d’Épicure et de Zénon a perdu aujourd’hui son crédit : conserver et
répéter le monde tel qu’il est ne semble ni désirable ni possible. La
vocation du mâle, c’est l’action ; il lui faut produire, combattre, créer,
progresser, se dépasser vers la totalité de l’univers et l’infinité de
l’avenir ; mais le mariage traditionnel n’invite pas la femme à se
transcender avec lui ; il la confine dans l’immanence. Elle ne peut
donc rien se proposer d’autre que d’édifier une vie équilibrée où le
présent prolongeant le passé échappe aux menaces du lendemain,
c’est-à-dire précisément d’édifier un bonheur. À défaut d’amour, elle
éprouvera pour son mari un sentiment tendre et respectueux appelé
amour conjugal ; entre les murs du foyer qu’elle sera chargée
d’administrer, elle enfermera le monde ; elle perpétuera l’espèce
humaine à travers l’avenir. Cependant aucun existant ne renonce
jamais à sa transcendance, fût-ce quand il s’entête à la renier. Le
bourgeois de jadis pensait qu’en conservant l’ordre établi, en en
manifestant les vertus par sa prospérité, il servait Dieu, son pays, un
régime, une civilisation : être heureux c’était remplir sa fonction
d’homme. Pour la femme aussi il faut que la vie harmonieuse du
foyer soit dépassée vers des fins : c’est l’homme qui servira de
truchement entre l’individualité de la femme et l’univers, c’est lui qui
revêtira d’une valeur humaine sa facticité contingente. Puisant
auprès de l’épouse la force d’entreprendre, d’agir, de lutter, c’est lui
qui la justifie : elle n’a qu’à remettre entre ses mains son existence et
il lui donnera son sens. Cela suppose de sa part à elle une humble
renonciation ; mais elle en est récompensée parce que guidée,
protégée par la force mâle elle échappera au délaissement originel ;
elle deviendra nécessaire. Reine dans sa ruche, reposant
paisiblement en soi-même au cœur de son domaine, mais emportée
par la médiation de l’homme à travers l’univers et le temps sans
bornes, épouse, mère, maîtresse de maison, la femme trouve dans le
mariage à la fois la force de vivre et le sens de sa vie. Il nous faut voir
comment cet idéal se traduit dans la réalité.

L’idéal du bonheur s’est toujours matérialisé dans la maison,


chaumière ou château ; elle incarne la permanence et la séparation.
C’est entre ses murs que la famille se constitue en une cellule isolée
et qu’elle affirme son identité par-delà le passage des générations ; le
passé mis en conserve sous forme de meubles et de portraits
d’ancêtres préfigure un avenir sans risque ; dans le jardin les saisons
inscrivent en légumes comestibles leur cycle rassurant ; chaque
année, le même printemps paré des mêmes fleurs promet le retour
de l’immuable été, de l’automne avec ses fruits identiques à ceux de
tous les automnes : ni le temps ni l’espace ne s’échappent vers
l’infini, ils tournent sagement en rond. Dans toute civilisation fondée
sur la propriété foncière il y a une abondante littérature qui chante la
poésie et les vertus de la maison ; dans le roman d’Henry Bordeaux
intitulé précisément la Maison, elle résume toutes les valeurs
bourgeoises : fidélité au passé, patience, économie, prévoyance,
amour de la famille, du sol natal, etc. ; il est fréquent que les chantres
de la maison soient des femmes puisque c’est leur tâche d’assurer le
bonheur du groupe familial ; leur rôle comme au temps où la
« domina » siégeait dans l’atrium est d’être « maîtresse de maison ».
Aujourd’hui la maison a perdu sa splendeur patriarcale ; pour la
majorité des hommes elle est seulement un habitat que n’écrase plus
la mémoire des générations défuntes, qui n’emprisonne plus les
siècles à venir. Mais la femme s’efforce encore de donner à son
« intérieur » le sens et la valeur que possédait la vraie maison. Dans
Cannery Road, Steinbeck décrit une vagabonde qui s’entête à orner
de tapis et de rideaux le vieux cylindre abandonné où elle loge avec
son mari : en vain objecte-t-il que l’absence de fenêtres rend les
rideaux inutiles.
Ce souci est spécifiquement féminin. Un homme normal
considère les objets qui l’entourent comme des instruments ; il les
dispose d’après les fins auxquelles ils sont destinés ; son « ordre » –
où la femme souvent ne verra qu’un désordre – c’est d’avoir à portée
de sa main ses cigarettes, ses papiers, ses outils. Entre autres les
artistes à qui il est donné de recréer le monde à travers une matière –
sculpteurs et peintres – sont tout à fait insouciants du cadre dans
lequel ils vivent. Rilke écrit à propos de Rodin :

La première fois que j’allai chez Rodin, je compris que sa maison n’était rien pour lui
sinon une pauvre nécessité : un abri contre le froid, un toit pour dormir. Elle le laissait
indifférent et ne pesait pas le moins du monde sur sa solitude ou son recueillement. C’est
en soi qu’il trouvait un foyer : ombre, refuge et paix. Il était devenu son propre ciel, sa
forêt et son large fleuve que rien n’arrête plus.

Mais pour trouver en soi un foyer, il faut d’abord s’être réalisé


dans des œuvres ou des actes. L’homme ne s’intéresse que
médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout
entier et parce qu’il peut s’affirmer dans des projets. Au lieu que la
femme est enfermée dans la communauté conjugale : il s’agit pour
elle de changer cette prison en un royaume. Son attitude à l’égard de
son foyer est commandée par cette même dialectique qui définit
généralement sa condition : elle prend en se faisant proie, elle se
libère en abdiquant ; en renonçant au monde elle veut conquérir un
monde.
Ce n’est pas sans regret qu’elle referme derrière elle les portes du
foyer ; jeune fille, elle avait toute la terre pour patrie ; les forêts lui
appartenaient. À présent, elle est confinée dans un étroit espace ; la
Nature se réduit aux dimensions d’un pot de géranium ; des murs
barrent l’horizon. Une héroïne de V. Woolf(125) murmure :

Je ne distingue plus l’hiver de l’été par l’état de l’herbe ou de la bruyère des landes
mais par la buée ou le gel qui se forment sur la vitre. Moi qui jadis marchais dans les bois
de hêtres en admirant la couleur bleue que prend la plume du geai quand elle tombe,
moi qui rencontrais sur mon chemin le vagabond et le berger… je vais de chambre en
chambre, un plumeau à la main.

Mais elle va s’appliquer à nier cette limitation. Elle enferme entre


ses murs sous des figures plus ou moins coûteuses la faune et la flore
terrestres, les pays exotiques, les époques passées ; elle y enferme
son mari qui résume pour elle la collectivité humaine, et l’enfant qui
lui donne sous une forme portative tout l’avenir. Le foyer devient le
centre du monde et même son unique vérité ; comme le note
justement Bachelard, c’est « une sorte de contre-univers ou un
univers du contre » ; refuge, retraite, grotte, ventre, il abrite contre
les menaces du dehors : c’est cette confuse extériorité qui devient
irréelle. Le soir surtout, quand les volets sont tirés, la femme se sent
reine ; la lumière répandue à midi par le soleil universel la gêne ; à la
nuit elle n’est plus dépossédée car elle abolit ce qu’elle ne possède
pas ; elle voit briller sous l’abat-jour une lumière qui est sienne et qui
éclaire exclusivement sa demeure : rien d’autre n’existe. Un texte de
V. Woolf nous montre la réalité se concentrant dans la maison,
tandis que l’espace du dehors s’effondre.

La nuit était maintenant tenue à l’écart par les vitres et celles-ci au lieu de donner
une vue exacte du monde extérieur le gondolaient d’étrange façon au point que l’ordre, la
fixité, la terre ferme semblaient s’être installés à l’intérieur de la maison ; au-dehors au
contraire, il n’y avait plus qu’un reflet dans lequel les choses devenues fluides
tremblaient et disparaissaient.

Grâce aux velours, aux soies, aux porcelaines dont elle s’entoure,
la femme pourra en partie assouvir cette sensualité préhensive que
ne satisfait pas d’ordinaire sa vie érotique ; elle trouvera aussi dans
ce décor une expression de sa personnalité ; c’est elle qui a choisi,
fabriqué, « déniché » meubles et bibelots, qui les a disposés selon
une esthétique où le souci de la symétrie tient généralement une
large place ; ils lui renvoient son image singulière tout en témoignant
socialement de son standard de vie. Son foyer, c’est donc pour elle le
lot qui lui est dévolu sur terre, l’expression de sa valeur sociale, et de
sa plus intime vérité. Parce qu’elle ne fait rien, elle se recherche
avidement dans ce qu’elle a.
C’est par le travail ménager que la femme réalise l’appropriation
de son « nid » ; c’est pourquoi, même si elle « se fait aider », elle
tient à mettre la main à la pâte ; du moins, surveillant, contrôlant,
critiquant, elle s’applique à faire siens les résultats obtenus par les
serviteurs. De l’administration de sa demeure, elle tire sa
justification sociale ; sa tâche est aussi de veiller sur l’alimentation,
sur les vêtements, d’une manière générale sur l’entretien de la société
familiale. Ainsi se réalise-t-elle, elle aussi, comme une activité. Mais
c’est, on va le voir, une activité qui ne l’arrache pas à son immanence
et qui ne lui permet pas une affirmation singulière d’elle-même.
On a hautement vanté la poésie des travaux ménagers. Il est vrai
qu’ils mettent la femme aux prises avec la matière, et qu’elle réalise
avec les objets une intimité qui est dévoilement d’être et qui par
conséquent l’enrichit. Dans À la recherche de Marie, Madeleine
Bourdhouxe décrit le plaisir que prend son héroïne à étendre sur le
fourneau la pâte à nettoyer : elle éprouve au bout de ses doigts la
liberté et la puissance dont la fonte bien récurée lui renvoie l’image
brillante.

Lorsqu’elle remonte de la cave, elle aime ce poids des seaux remplis qui à chaque
palier s’alourdit davantage. Elle a toujours eu l’amour des matières simples qui ont bien
à elles leur odeur, leur rugosité ou leur galbe. Et dès lors elle sait comment les manier.
Marie a des mains qui sans une hésitation, sans un mouvement de recul, plongent dans
les fourneaux éteints ou dans les eaux savonneuses, dérouillent et graissent le fer,
étendent les encaustiques, ramassent d’un seul grand geste circulaire les épluchures qui
recouvrent une table. C’est une entente parfaite, une camaraderie entre ses paumes et les
objets qu’elle touche.

Quantité d’écrivains féminins ont parlé avec amour du linge frais


repassé, de l’éclat bleuté de l’eau savonneuse, des draps blancs, du
cuivre miroitant. Quand la ménagère nettoie et polit les meubles,
« des rêves d’imprégnation soutiennent la douce patience de la main
qui donne au bois la beauté par la cire », dit Bachelard. La tâche
achevée, la ménagère connaît la joie de la contemplation. Mais pour
que les qualités précieuses se révèlent : le poli d’une table, le luisant
d’un chandelier, la blancheur glacée et empesée du linge, il faut
d’abord que se soit exercée une action négative ; il faut que tout
principe mauvais ait été expulsé. C’est là, écrit Bachelard, la rêverie
essentielle à laquelle s’abandonne la ménagère : c’est le rêve de la
propreté active, c’est-à-dire de la propreté conquise contre la
malpropreté. Il la décrit ainsi(126) :

Il semble donc que l’imagination de la lutte pour la propreté ait besoin d’une
provocation. Cette imagination doit s’exciter dans une maligne colère. Avec quel mauvais
sourire on couvre de la pâte à polir le cuivre du robinet. On le charge des ordures d’un
tripoli empâté sur le vieux torchon sale et gras. Amertume et hostilité s’amassent dans le
cœur du travailleur. Pourquoi d’aussi vulgaires travaux ? Mais vienne l’instant du
torchon sec, alors apparaît la méchanceté gaie, la méchanceté vigoureuse et bavarde :
robinet, tu seras miroir ; chaudron, tu seras soleil ! Enfin quand le cuivre brille et rit avec
la grossièreté d’un bon garçon, la paix est faite. La ménagère contemple ses victoires
rutilantes.

Ponge a évoqué la lutte, au cœur de la lessiveuse, entre


l’immondice et la pureté(127) :

Qui n’a vécu un hiver au moins dans la familiarité d’une lessiveuse, ignore tout d’un
certain ordre de qualités et d’émotions fort touchantes.
Il faut – bronchant – l’avoir, pleine de sa charge de tissus immondes, d’un seul effort
soulevée de terre pour la porter sur le fourneau où l’on doit la trainer d’une certaine
façon, ensuite, pour l’asseoir juste au rond du foyer.
Il faut avoir sous elle attisé les brandons, à progressivement l’émouvoir ; souvent tâté
ses parois tièdes ou brûlantes ; puis écouté le profond bruissement intérieur et plusieurs
fois, dès lors, soulevé le couvercle pour vérifier la tension des jets et la régularité de
l’arrosage.
Il faut l’avoir enfin toute bouillante encore embrassée de nouveau pour la reposer par
terre…
La lessiveuse est conçue de telle façon qu’emplie d’un amas de tissus ignobles,
l’émotion intérieure, la bouillante indignation qu’elle en ressent, canalisée vers la partie
supérieure de son être, retombe en pluie sur cet amas de tissus ignobles qui lui soulève le
cœur – et cela quasi perpétuellement – et que cela aboutisse à une purification…
Certes le linge, lorsque le reçut la lessiveuse, avait été déjà grossièrement décrassé…
Il n’en reste pas moins qu’elle éprouve une idée ou un sentiment de saleté diffuse des
choses à l’intérieur d’elle-même dont à force d’émotion, de bouillonnements et d’efforts,
elle parvient à avoir raison, à détacher des tissus, si bien que ceux-ci, rincés sous une
catastrophe d’eau fraîche, vont paraître d’une blancheur extrême.
Et voici qu’en effet le miracle s’est produit :
Mille drapeaux blancs sont déployés tout à coup – qui attestent non d’une
capitulation mais d’une victoire – et ne sont peut-être pas seulement le signe de la
propreté corporelle des habitants de l’endroit…

Ces dialectiques peuvent donner au travail ménager l’attrait d’un


jeu : la fillette s’amuse volontiers à faire briller l’argenterie, à
astiquer les boutons de porte. Mais pour que la femme y trouve des
satisfactions positives, il faut qu’elle consacre ses soins à un intérieur
dont elle soit fière ; sinon elle ne connaît jamais le plaisir de la
contemplation, seul capable de récompenser son effort. Un reporter
américain(128), qui a vécu plusieurs mois parmi les « pauvres
Blancs » du sud des U.S.A., a décrit le pathétique destin d’une de ces
femmes accablées de besogne qui s’acharnent en vain à rendre
habitable un taudis. Elle vivait avec son mari et sept enfants dans
une baraque de bois aux murs couverts de suie, grouillante de
punaises ; elle avait essayé de « rendre la maison jolie » ; dans la
chambre principale, la cheminée recouverte d’un crépi bleuâtre, une
table et quelques tableaux pendus au mur évoquaient une sorte
d’autel. Mais le taudis demeurait un taudis et Mrs. G. disait les
larmes aux yeux : « Ah ! je déteste tant cette maison ! Il me semble
qu’il n’y a rien au monde qu’on puisse faire pour la rendre jolie ! »
Des légions de femmes n’ont ainsi en partage qu’une fatigue
indéfiniment recommencée au cours d’un combat qui ne comporte
jamais de victoire. Même en des cas plus privilégiés, cette victoire
n’est jamais définitive. Il y a peu de tâches qui s’apparentent plus que
celles de la ménagère au supplice de Sisyphe ; jour après jour, il faut
laver les plats, épousseter les meubles, repriser le linge qui seront à
nouveau demain salis, poussiéreux, déchirés. La ménagère s’use à
piétiner sur place ; elle ne fait rien : elle perpétue seulement le
présent ; elle n’a pas l’impression de conquérir un Bien positif mais
de lutter indéfiniment contre le Mal. C’est une lutte qui se renouvelle
chaque jour. On connaît l’histoire de ce valet de chambre qui refusait
avec mélancolie de cirer les bottes de son maitre. « À quoi bon ?
disait-il, il faudra recommencer demain. » Beaucoup de jeunes filles
encore mal résignées partagent ce découragement. Je me rappelle la
dissertation d’une élève de seize ans qui commençait à peu près par
ces mots : « C’est aujourd’hui jour de grand nettoyage. J’entends le
bruit de l’aspirateur que maman promène à travers le salon. Je
voudrais fuir. Je me jure que quand je serai grande, il n’y aura jamais
dans ma maison de jour de grand nettoyage. » L’enfant envisage
l’avenir comme une ascension indéfinie vers on ne sait quel sommet.
Soudain, dans la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette
comprend que depuis des années, chaque après-midi, à la même
heure, les mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la
porcelaine avec le torchon rugueux. Et jusqu’à la mort elles seront
soumises à ces rites. Manger, dormir, nettoyer…, les années
n’escaladent plus le ciel, elles s’étalent identiques et grises en une
nappe horizontale ; chaque jour imite celui qui le précéda ; c’est un
éternel présent inutile et sans espoir. Dans la nouvelle intitulée la
Poussière(129), Colette Audry a subtilement décrit la triste vanité
d’une activité qui s’acharne contre le temps :

C’est le lendemain qu’en passant le balai de crin sous le divan, elle ramena quelque
chose qu’elle prit d’abord pour un vieux morceau de coton ou un gros duvet. Mais ce
n’était qu’un flocon de poussière comme il s’en forme sur les hautes armoires qu’on
oublie d’essuyer ou derrière les meubles, entre mur et bois. Elle resta pensive devant
cette curieuse substance. Ainsi, voilà huit à dix semaines qu’ils vivaient dans ces pièces
et déjà, malgré la vigilance de Juliette, un flocon de poussière avait eu le loisir de se
former, de s’engraisser, tapi dans son ombre comme ces bêtes grises et qui lui faisaient
peur quand elle était petite. Une fine cendre de poussière proclame la négligence, un
commencement d’abandon, c’est l’impalpable dépôt de l’air qu’on respire, des vêtements
qui flottent, du vent qui entre par les fenêtres ouvertes ; mais ce flocon représentait déjà
un second état de la poussière, la poussière triomphante, un épaississement qui prend
forme et de dépôt devient déchet. Il était presque joli à voir, transparent et léger comme
les houppes de ronces, mais plus terne.
… La poussière avait gagné de vitesse toute la puissance aspirante du monde. Elle
s’était emparée du monde et l’aspirateur n’était plus qu’un objet témoin destiné à
montrer tout ce que l’espèce humaine était capable de gâcher de travail, de matière et
d’ingéniosité pour lutter contre l’irrésistible salissement. Il était le déchet fait
instrument.
… C’était leur vie en commun qui était cause de tout, leurs petits repas qui faisaient
des épluchures, leurs deux poussières qui se mélangeaient partout… Chaque ménage
sécrète ces petites ordures qu’il faut détruire afin de laisser la place aux nouvelles…
Quelle vie on passe – et pour pouvoir sortir avec une chemisette fraîche qui attire le
regard des passants, pour qu’un ingénieur qui est votre mari présente bien dans
l’existence. Des formules repassaient dans la tête de Marguerite : veiller à l’entretien des
parquets… pour l’entretien des cuivres, employer… elle était chargée de l’entretien de
deux êtres quelconques jusqu’à la fin de leurs jours.

Laver, repasser, balayer, dépister les moutons tapis sous la nuit


des armoires, c’est arrêtant la mort refuser aussi la vie : car d’un seul
mouvement le temps crée et détruit ; la ménagère n’en saisit que
l’aspect négateur. Son attitude est celle du manichéiste. Le propre du
manichéisme n’est pas seulement de reconnaître deux principes, l’un
bon, l’autre mauvais : mais de poser que le bien s’atteint par
l’abolition du mal et non par un mouvement positif ; en ce sens, le
christianisme n’est guère manichéiste malgré l’existence du diable,
car c’est en se vouant à Dieu qu’on combat le mieux le démon et non
en s’occupant de celui-ci afin de le vaincre. Toute doctrine de la
transcendance et de la liberté subordonne la défaite du mal au
progrès vers le bien. Mais la femme n’est pas appelée à édifier un
monde meilleur ; la maison, la chambre, le linge sale, le parquet sont
des choses figées : elle ne peut qu’indéfiniment expulser les principes
mauvais qui s’y glissent ; elle attaque la poussière, les taches, la boue,
la crasse ; elle combat le péché, elle lutte avec Satan. Mais c’est un
triste destin au lieu d’être tourné vers des buts positifs d’avoir à
repousser sans répit un ennemi ; souvent la ménagère le subit dans
la rage. Bachelard prononce à son propos le mot de « méchanceté » ;
on le trouve aussi sous la plume des psychanalystes. Pour eux la
manie ménagère est une forme de sadomasochisme ; le propre des
manies et des vices, c’est d’engager la liberté à vouloir ce qu’elle ne
veut pas ; parce qu’elle déteste avoir pour lot la négativité, la saleté,
le mal, la ménagère maniaque s’acharne avec furie contre la
poussière, revendiquant un sort qui la révolte. À travers les déchets
que laisse derrière soi toute expansion vivante, elle s’en prend à la vie
même. Dès qu’un être vivant entre dans son domaine, son œil brille
d’un feu mauvais. « Essuie tes pieds ; ne chamboule pas tout, ne
touche pas à ça. » Elle voudrait empêcher son entourage de respirer :
le moindre souffle est menace. Tout événement implique la menace
d’un travail ingrat : une culbute de l’enfant, c’est un accroc à réparer.
À ne voir dans la vie que promesse de décomposition, exigence d’un
effort indéfini, elle perd toute joie à vivre ; elle prend des yeux durs,
un visage préoccupé, sérieux, toujours en alerte ; elle se défend par la
prudence et l’avarice. Elle ferme les fenêtres car, avec le soleil,
s’introduiraient aussi insectes, germes et poussières ; d’ailleurs le
soleil mange la soie des tentures ; les fauteuils anciens sont cachés
sous des housses et embaumés de naphtaline : la lumière les fanerait.
Elle ne trouve pas même de plaisir à exhiber ces trésors aux
visiteurs : l’admiration tache. Cette défiance tourne à l’aigreur et
suscite de l’hostilité à l’égard de tout ce qui vit. On a souvent parlé de
ces bourgeoises de province qui enfilent des gants blancs pour
s’assurer qu’il ne reste pas sur les meubles une invisible poussière :
c’étaient des femmes de cette espèce que les sœurs Papin exécutèrent
voici quelques années ; leur haine de la saleté ne se distinguait pas de
leur haine à l’égard de leurs domestiques, à l’égard du monde et
d’elles-mêmes.
Il y a peu de femmes qui choisissent dès leur jeunesse un vice si
morne. Celles qui aiment généreusement la vie en sont défendues.
Colette nous dit de Sido :

C’est qu’elle était agile et remuante, mais non ménagère appliquée ; propre, nette,
dégoûtée, mais loin du génie maniaque et solitaire qui compte les serviettes, les
morceaux de sucre et les bouteilles pleines. La flanelle en main et surveillant la servante
qui essuyait longuement les vitres en riant avec le voisin, il lui échappait des cris
nerveux, d’impatients appels à la liberté : « Quand j’essuie longtemps et avec soin mes
tasses de Chine, disait-elle, je me sens vieillir. » Elle atteignait, loyale, la fin de sa tâche.
Alors, elle franchissait les deux marches de notre seuil, entrait dans le jardin. Sur-le-
champ, tombaient son excitation morose et sa rancune.

C’est dans cette nervosité, dans cette rancune, que se complaisent


les femmes frigides ou frustrées, les vieilles filles, les épouses déçues,
celles qu’un mari autoritaire condamne à une existence solitaire et
vide. J’ai connu, entre autres, une vieille dame qui chaque matin se
levait à cinq heures pour inspecter ses armoires et en recommencer
le rangement ; il paraît qu’à vingt ans elle était gaie et coquette ;
enfermée dans une propriété isolée, avec un mari qui la négligeait et
un unique enfant, elle se mit à faire de l’ordre comme d’autres se
mettent à boire. Chez Élise des Chroniques maritales(130), le goût du
ménage provient du désir exaspéré de régner sur un univers, d’une
exubérance vivante et d’une volonté de domination qui faute d’objet
tourne à vide ; c’est aussi un défi jeté au temps, à l’univers, à la vie,
aux hommes, à tout ce qui existe.

Depuis neuf heures, après diner, elle lave. Il est minuit. J’avais sommeillé mais son
courage, comme s’il insultait mon repos en lui donnant l’air de la paresse, m’offense.
ÉLISE : Pour faire de la propreté, n’avoir pas peur d’abord de se salir les mains.
Et la maison bientôt sera si propre qu’on n’osera plus l’habiter. Il y a des lits de repos,
mais pour qu’on se repose à côté, sur le parquet. Les coussins sont trop frais. On craint
de les ternir ou de les faner en y appuyant sa tête ou ses pieds et chaque fois que je foule
un tapis, une main me suit, armée d’une mécanique ou d’un linge qui efface ma trace.
Le soir :
— C’est fait.
De quoi s’agit-il pour elle, dès qu’elle se lève jusqu’à ce qu’elle dorme ? De déplacer
chaque objet et chaque meuble et de toucher dans toutes leurs dimensions les parquets,
les murs et les plafonds de sa maison.
Pour le moment, c’est la femme de ménage en elle qui triomphe. Quand elle a
épousseté l’intérieur des placards, elle époussette les géraniums des fenêtres.
SA MÈRE : Élise est toujours si affairée qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle existe.

Le ménage permet en effet à la femme une fuite indéfinie loin de


soi-même. Chardonne dit justement :

C’est une tâche méticuleuse et désordonnée, sans frein ni limites. Dans la maison,
une femme assurée de plaire atteint vite un point d’usure, un état de distraction et de
vide mental qui la supprime…

Cette fuite, ce sado-masochisme où la femme s’acharne à la fois


contre les objets et contre soi, a souvent un caractère précisément
sexuel. « Le ménage qui exige la gymnastique du corps, c’est le
bordel accessible à la femme », dit Violette Leduc(131). Il est frappant
que le goût de la propreté prenne une importance suprême en
Hollande où les femmes sont froides et dans les civilisations
puritaines qui opposent aux joies de la chair un idéal d’ordre et de
pureté. Si le Midi méditerranéen vit dans une saleté joyeuse, ce n’est
pas seulement que l’eau y soit rare : l’amour de la chair et de son
animalité conduit à tolérer l’odeur humaine, la crasse et même la
vermine.
La préparation des repas est un travail plus positif et souvent plus
joyeux que celui du nettoyage. Il implique d’abord le moment du
marché qui est pour beaucoup de ménagères le moment privilégié de
la journée. La solitude du foyer pèse à la femme d’autant que les
tâches routinières n’absorbent pas son esprit. Elle est heureuse
quand, dans les villes du Midi, elle peut coudre, laver, éplucher les
légumes, assise sur le seuil de la porte en bavardant ; aller quérir
l’eau à la rivière est une grande aventure pour les musulmanes à
demi cloîtrées : j’ai vu un petit village de Kabylie où les femmes ont
saccagé la fontaine qu’un administrateur avait fait édifier sur la
place ; descendre chaque matin toutes ensembles jusqu’à l’oued qui
coulait au bas de la colline était leur unique distraction. Tout en
faisant leur marché les femmes échangent dans les queues, dans les
boutiques, au coin des rues, des propos par lesquels elles affirment
des « valeurs ménagères » où chacune puise le sens de son
importance ; elles se sentent membres d’une communauté qui – pour
un instant – s’oppose à la société des hommes comme l’essentiel à
l’inessentiel. Mais surtout l’achat est un profond plaisir : c’est une
découverte, presque une invention. Gide remarque dans son Journal
que les musulmans qui ne connaissent pas le jeu lui ont substitué la
découverte des trésors cachés ; c’est là la poésie et l’aventure des
civilisations mercantiles. La ménagère ignore la gratuité du jeu :
mais un chou bien pommé, un camembert bien fait sont des trésors
que le commerçant dissimule malignement et qu’il faut lui subtiliser ;
entre vendeur et acheteuse s’établissent des rapports de lutte et de
ruse : pour celle-ci, la gageure est de se procurer la meilleure
marchandise au plus bas prix ; l’extrême importance accordées à la
plus minime économie ne saurait s’expliquer par le seul souci
d’équilibrer un budget difficile : il faut gagner une partie. Tandis
qu’elle inspecte avec suspicion les éventaires, la ménagère est reine ;
le monde est à ses pieds avec ses richesses et ses pièges pour qu’elle
s’y taille un butin. Elle goûte un fugitif triomphe quand elle vide sur
sa table le filet à provisions. Dans le placard, elle range les conserves,
les denrées non périssables qui l’assurent contre l’avenir ; et elle
contemple avec satisfaction la nudité des légumes et des viandes
qu’elle va soumettre à son pouvoir.
Le gaz et l’électricité ont tué la magie du feu ; mais dans les
campagnes beaucoup de femmes connaissent encore la joie de tirer
du bois inerte des flammes vivantes. Le feu allumé, voilà la femme
changée en sorcière. D’un simple mouvement de la main – quand
elle bat les œufs, pétrit la pâte – ou par la magie du feu, elle opère la
transmutation des substances ; la matière devient aliment. Colette,
encore, décrit l’enchantement de ces alchimies :

Tout est mystère, magie, sortilège, tout ce qui s’accomplit entre le moment de poser
sur le feu la cocotte, le coquemar, la marmite et leur contenu et le moment plein de
douce anxiété, de voluptueux espoir où vous décoiffez sur la table votre plat fumant…

Elle peint entre autres avec complaisance les métamorphoses qui


s’opèrent dans le secret des cendres chaudes.

La cendre de bois cuit savoureusement ce qu’on lui confie. La pomme, la poire logées
dans un nid de cendres chaudes en sortent ridées, boucanées mais molles sous la peau
comme un ventre de taupe et si « bonne femme » que se fasse la pomme sur le fourneau
de cuisine, elle reste loin de cette confiture enfermée sous sa robe originelle,
congestionnée de saveur et qui n’a exsudé – si vous savez vous y prendre – qu’un seul
pleur de miel… Un chaudron à trois pieds, haut jambé, contenait une cendre tamisée qui
ne voyait jamais le feu. Mais farci de pommes de terre qui voisinaient sans se toucher,
campé sur ses pattes noires à même la braise, le chaudron nous pondait des tubercules
blancs comme neige, brûlants, écailleux.

Les écrivains féminins ont particulièrement célébré la poésie des


confitures : c’est une vaste entreprise que de marier dans les bassines
de cuivre le sucre solide et pur à la molle pulpe des fruits ; écumante,
visqueuse, brûlante, la substance qui s’élabore est dangereuse : c’est
une lave en ébullition que la ménagère dompte et coule
orgueilleusement dans les pots. Quand elle les habille de parchemin
et inscrit la date de sa victoire, c’est du temps même qu’elle
triomphe : elle a pris la durée dans le piège du sucre, elle a mis la vie
en bocaux. La cuisine fait plus que pénétrer et révéler l’intimité des
substances. Elle les modèle à neuf, elle les recrée. Dans le travail de
la pâte elle éprouve son pouvoir. « La main aussi bien que le regard a
ses rêveries et sa poésie », dit Bachelard(132). Et il parle de cette
« souplesse de la plénitude, cette souplesse qui emplit la main, qui se
réfléchit sans fin de la matière à la main et de la main à la matière ».
La main de la cuisinière qui pétrit est une « main heureuse » et la
cuisson revêt encore la pâte d’une valeur nouvelle. « La cuisson est
ainsi un grand devenir matériel, un devenir qui va de la pâleur à la
dorure, de la pâte à la croûte(133) » : la femme peut trouver une
satisfaction singulière dans la réussite du gâteau, du pâté feuilleté car
elle n’est pas accordée à tous : il y faut le don. « Rien de plus
compliqué que les arts de la pâte, écrit Michelet. Rien qui se règle
moins, s’apprenne moins. Il faut être né. Tout est don de la mère. »
Dans ce domaine encore, on comprend que la petite fille s’amuse
passionnément à imiter ses aînées : avec de la craie, de l’herbe, elle
joue à fabriquer des ersatz ; elle est plus heureuse encore quand elle
a pour jouet un vrai petit fourneau ou quand sa mère l’admet à la
cuisine et lui permet de rouler la pâte du gâteau entre ses paumes ou
de découper le caramel brûlant. Mais il en est ici comme des soins du
ménage : la répétition a vite fait d’épuiser ces plaisirs. Chez les
Indiens qui se nourrissent essentiellement de tortillas, les femmes
passent la moitié de leurs journées à pétrir, cuire, réchauffer, pétrir à
nouveau les galettes identiques sous chaque toit, identiques à travers
les siècles : elles ne sont guère sensibles à la magie du four. On ne
peut pas chaque jour transformer le marché en une chasse au trésor
ni s’extasier sur le brillant du robinet. Ce sont surtout les hommes et
les femmes écrivains qui exaltent lyriquement ces triomphes parce
qu’ils ne font pas le ménage ou le font rarement. Quotidien, ce travail
devient monotone et machinal ; il est troué d’attentes : il faut
attendre que l’eau bouille, que le rôti soit à point, le linge sec ; même
si on organise les différentes tâches, il reste de longs moments de
passivité et de vide ; elles s’accomplissent la plupart du temps dans
l’ennui ; elles ne sont entre la vie présente et la vie de demain qu’un
intermédiaire inessentiel. Si l’individu qui les exécute est lui-même
producteur, créateur, elles s’intègrent à son existence aussi
naturellement que les fonctions organiques ; c’est pourquoi les
corvées quotidiennes semblent beaucoup moins tristes quand elles
sont exécutées par des hommes ; elles ne représentent pour eux
qu’un moment négatif et contingent dont ils se hâtent de s’évader.
Mais ce qui rend ingrat le sort de la femme-servante, c’est la division
du travail qui la voue tout entière au général et à l’inessentiel ;
l’habitat, l’aliment sont utiles à la vie mais ne lui confèrent pas de
sens : les buts immédiats de la ménagère ne sont que des moyens,
non des fins véritables et en eux ne se reflètent que des projets
anonymes. On comprend que pour se donner du cœur à l’ouvrage
elle essaie d’y engager sa singularité et de revêtir d’une valeur
absolue les résultats obtenus ; elle a ses rites, ses superstitions, elle
tient à sa manière de disposer le couvert, de ranger le salon, de faire
une reprise, de cuisiner un plat ; elle se persuade qu’à sa place
personne ne pourrait réussir aussi bien un rôti ou un astiquage ; si le
mari ou la fille veulent l’aider ou tentent de se passer d’elle, elle leur
arrache des mains l’aiguille, le balai. « Tu n’es pas capable de
recoudre un bouton. » Dorothy Parker(134) a décrit avec une ironie
apitoyée le désarroi d’une jeune femme convaincue qu’elle doit
apporter à l’arrangement de son foyer une note personnelle et qui ne
sait pas comment s’y prendre.

Mrs. Ernest Weldon errait dans le studio bien rangé, lui donnant quelques-unes de
ces petites touches féminines. Elle n’était pas spécialement experte dans l’art de donner
des touches. L’idée était jolie et aguichante. Avant d’être mariée, elle s’était représenté
qu’elle se promenait doucement à travers son nouveau logis, déplaçant ici une rose, là
redressant une fleur et transformant ainsi une maison en un « home ». Même à présent,
après sept ans de mariage, elle aimait s’imaginer en train de se livrer à cette gracieuse
occupation. Mais, bien qu’elle essayât consciencieusement chaque soir aussitôt que les
lampes aux abat-jour roses étaient allumées, elle se demandait avec un peu de détresse
comment s’y prendre pour accomplir ces menus miracles qui font dans un intérieur
toute la différence du monde… Donner une touche féminine, c’était le rôle de l’épouse. Et
Mrs. Weldon n’était pas femme à esquiver ses responsabilités. Avec un air d’incertitude
presque pitoyable, elle tâtonna sur la cheminée, souleva un petit vase japonais et resta
debout, le vase en main, inspectant la chambre d’un regard désespéré… Puis elle recula
et considéra ses innovations. C’était incroyable le peu de changements qu’elles avaient
apportés à la pièce.

Dans cette recherche de l’originalité ou d’une perfection


singulière, la femme gaspille beaucoup de temps et d’efforts ; c’est là
ce qui donne à son travail le caractère d’une « tâche méticuleuse et
désordonnée, sans frein ni limites » que signale Chardonne et qui
rend si difficile d’apprécier la charge que représentent vraiment les
soucis ménagers. D’après une récente enquête (publiée en 1947 par le
journal Combat sous la signature de C. Hébert), les femmes mariées
consacrent environ trois heures quarante-cinq au travail ménager
(ménage, ravitaillement, etc.), chaque jour ouvrable, et huit heures
les jours de repos, soit trente heures par semaine, ce qui correspond
aux 3/4 de la durée de travail hebdomadaire d’une ouvrière ou d’une
employée ; c’est énorme si cette tâche se surajoute à un métier ; c’est
peu si la femme n’a rien d’autre à faire (d’autant qu’ouvrière et
employée perdent du temps en déplacements qui n’ont pas ici
d’équivalents). Le soin des enfants s’ils sont nombreux alourdit
considérablement les fatigues de la femme : une mère de famille
pauvre use ses forces au long de journées désordonnées. Au contraire
les bourgeoises qui se font aider sont presque oisives ; et la rançon de
ces loisirs c’est l’ennui. Parce qu’elles s’ennuient, beaucoup
compliquent et multiplient indéfiniment leurs devoirs de manière
qu’ils deviennent plus excédants qu’un travail qualifié. Une amie qui
avait traversé des crises de dépression nerveuse me disait que
lorsqu’elle était en bonne santé, elle tenait sa maison presque sans y
penser et qu’il lui restait du temps pour des occupations beaucoup
plus astreignantes ; quand une neurasthénie l’empêchait de se vouer
à ces autres travaux, elle se laissait engloutir par les soucis ménagers
et elle avait peine alors, leur consacrant des journées entières, à en
venir à bout.
Le plus triste, c’est que ce travail n’aboutit pas même à une
création durable. La femme est tentée – et d’autant qu’elle y a
apporté plus de soins – de considérer son œuvre comme une fin en
soi. Contemplant le gâteau qu’elle sort du four, elle soupire : C’est
vraiment dommage de le manger ! c’est vraiment dommage que mari
et enfants traînent leurs pieds boueux sur le parquet ciré. Dès que les
choses servent elles sont salies ou détruites : elle est tentée, on l’a vu
déjà, de les soustraire à tout usage ; celle-ci conserve les confitures
jusqu’à ce que la moisissure les envahisse ; celle-là ferme le salon à
clef. Mais on ne peut pas arrêter le temps ; les provisions attirent les
rats ; les vers s’y mettent. Les couvertures, les rideaux, les vêtements
se mangent aux mites : le monde n’est pas un rêve de pierre, il est fait
d’une substance louche que la décomposition menace ; l’étoffe
comestible est aussi équivoque que les monstres en viande de Dali :
elle paraissait inerte, inorganique mais les larves cachées l’ont
métamorphosée en cadavre. La ménagère qui s’aliène dans des
choses dépend comme les choses du monde entier : le linge roussit,
le rôti brûle, la porcelaine se brise ; ce sont des désastres absolus car
les choses quand elles se perdent, se perdent irréparablement.
Impossible d’obtenir à travers elles permanence et sécurité. Les
guerres avec les pillages et les bombes menacent les armoires, la
maison.
Il faut donc que le produit du travail ménager se consomme ; une
constante renonciation est exigée de la femme dont les opérations ne
s’achèvent que par leur destruction. Pour qu’elle y consente sans
regret, du moins faut-il que ces menus holocaustes allument quelque
part une joie, un plaisir. Mais comme le travail ménager s’épuise à
maintenir un statu quo, le mari en rentrant chez lui remarque le
désordre et la négligence mais il lui semble que l’ordre et la propreté
vont de soi. Il porte un intérêt plus positif au repas bien préparé. Le
moment où triomphe la cuisinière, c’est celui où elle pose sur la table
un plat réussi : mari et enfants l’accueillent avec chaleur, non
seulement avec des mots, mais en le consommant joyeusement.
L’alchimie culinaire se poursuit, l’aliment devient chyle et sang.
L’entretien d’un corps a un intérêt plus concret, plus vital que celui
d’un parquet ; d’une manière évidente l’effort de la cuisinière est
dépassé vers l’avenir. Cependant, s’il est moins vain de se reposer sur
une liberté étrangère que de s’aliéner dans les choses, ce n’est pas
moins dangereux. C’est seulement dans la bouche de ses convives
que le travail de la cuisinière trouve sa vérité ; elle a besoin de leurs
suffrages ; elle exige qu’ils apprécient ses plats, qu’ils en reprennent ;
elle s’irrite s’ils n’ont plus faim : au point qu’on ne sait plus si les
pommes de terre frites sont destinées au mari ou le mari aux
pommes de terre frites. Cette équivoque se retrouve dans l’ensemble
de l’attitude de la femme d’intérieur : elle tient la maison pour son
mari ; mais aussi exige-t-elle qu’il consacre tout l’argent qu’il gagne à
acheter des meubles ou un frigidaire. Elle veut le rendre heureux :
mais elle n’approuve de ses activités que celles qui rentrent dans les
cadres du bonheur qu’elle a construit.
Il y a eu des époques où ces prétentions étaient généralement
satisfaites : au temps où le bonheur était aussi l’idéal de l’homme, où
il était attaché avant tout à sa maison, à sa famille et où les enfants
eux-mêmes choisissaient de se définir par les parents, leurs
traditions, leur passé. Alors celle qui régnait sur le foyer, qui
présidait la table était reconnue comme souveraine ; elle joue encore
ce rôle glorieux chez certains propriétaires fonciers, chez certains
riches paysans qui perpétuent sporadiquement la civilisation
patriarcale. Mais dans l’ensemble, le mariage est aujourd’hui la
survivance de mœurs défuntes et la situation de l’épouse est bien
plus ingrate que naguère parce qu’elle a encore les mêmes devoirs
mais qu’ils ne lui confèrent plus les mêmes droits ; elle a les mêmes
tâches sans tirer de leur exécution récompense ni honneur.
L’homme, aujourd’hui, se marie pour s’ancrer dans l’immanence,
mais non pour s’y enfermer ; il veut un foyer mais en demeurant
libre de s’en évader ; il se fixe, mais souvent il demeure dans son
cœur un vagabond ; il ne méprise pas le bonheur, mais il n’en fait pas
une fin en soi ; la répétition l’ennuie ; il cherche la nouveauté, le
risque, les résistances à vaincre, des camaraderies, des amitiés qui
l’arrachent à la solitude à deux. Les enfants plus encore que le mari
souhaitent dépasser les limites du foyer : leur vie est ailleurs, devant
eux ; l’enfant désire toujours ce qui est autre. La femme essaie de
constituer un univers de permanence et de continuité : mari et
enfants veulent dépasser la situation qu’elle crée et qui n’est pour eux
qu’un donné. C’est pourquoi, si elle répugne à admettre la précarité
des activités auxquelles toute sa vie se dévoue, elle est amenée à
imposer par la force ses services : de mère et de ménagère elle se fait
marâtre et mégère.
Ainsi, le travail que la femme exécute à l’intérieur du foyer ne lui
confère pas une autonomie ; il n’est pas directement utile à la
collectivité, il ne débouche pas sur l’avenir, il ne produit rien. Il ne
prend son sens et sa dignité que s’il est intégré à des existences qui se
dépassent vers la société dans la production ou l’action : c’est dire
que, loin d’affranchir la matrone, il la met dans la dépendance du
mari et des enfants ; c’est à travers eux qu’elle se justifie : elle n’est
dans leurs vies qu’une médiation inessentielle. Que le code ait effacé
de ses devoirs « l’obéissance » ne change rien à sa situation ; celle-ci
ne repose pas sur la volonté des époux mais sur la structure même de
la communauté conjugale. Il n’est pas permis à la femme de faire une
œuvre positive et par conséquent de se faire reconnaître comme une
personne achevée. Si respectée soit-elle, elle est subordonnée,
secondaire, parasite. La lourde malédiction qui pèse sur elle, c’est
que le sens même de son existence n’est pas entre ses mains. C’est
pourquoi les réussites et les échecs de sa vie conjugale ont beaucoup
plus de gravité pour elle que pour l’homme : il est un citoyen, un
producteur avant d’être un mari ; elle est avant tout, et souvent
exclusivement, une épouse ; son travail ne l’arrache pas à sa
condition ; c’est de celle-ci, au contraire, qu’il tire ou non son prix.
Amoureuse, généreusement dévouée, elle exécutera ses tâches dans
la joie ; elles lui paraîtront d’insipides corvées si elle les accomplit
dans la rancune. Elles n’auront jamais dans sa destinée qu’un rôle
inessentiel ; dans les avatars de la vie conjugale elles ne seront pas un
secours. Il nous faut donc voir comment se vit concrètement cette
condition essentiellement définie par le « service » du lit et le
« service » du ménage et où la femme ne trouve sa dignité qu’en
acceptant sa vassalité.

C’est une crise qui a fait passer la jeune fille de l’enfance à


l’adolescence ; c’est une crise plus aiguë qui la précipite dans sa vie
d’adulte. Aux troubles que provoque facilement chez la femme une
initiation sexuelle un peu brusque se superposent les angoisses
inhérentes à tout « passage » d’une condition à une autre.

Être lancée comme par un horrible coup de foudre dans la réalité et la connaissance,
par le mariage, surprendre l’amour et la honte, en contradiction, devoir sentir en un seul
objet le ravissement, le sacrifice, le devoir, la pitié et l’effroi, à cause du voisinage
inattendu de Dieu et de la bête… on a créé là un enchevêtrement de l’âme qui chercherait
en vain son égal, écrit Nietzsche.

L’agitation du traditionnel « voyage de noces » était destinée en


partie à masquer ce désarroi : jetée pendant quelques semaines hors
du monde quotidien, toutes attaches avec la société étant
provisoirement rompues, la jeune femme ne se situait plus dans
l’espace, dans le temps, dans la réalité(135). Mais il lui fallait bien tôt
ou tard s’y replacer ; et ce n’est jamais sans inquiétude qu’elle se
retrouve dans son nouveau foyer. Ses liens avec le foyer paternel sont
beaucoup plus étroits que ceux du jeune homme. S’arracher de sa
famille, c’est un définitif sevrage : c’est alors qu’elle connaît toute
l’angoisse du délaissement et le vertige de la liberté. La rupture est
selon les cas plus ou moins douloureuse ; si elle a déjà brisé les liens
qui l’attachaient à son père, à ses frères et sœurs, et surtout à sa
mère, elle les quitte sans drame ; si, dominée encore par eux, elle
peut pratiquement demeurer sous leur protection, le changement de
sa condition sera moins sensible ; mais habituellement, même si elle
souhaitait s’évader de la maison paternelle, elle se sent déconcertée
quand elle est séparée de la petite société à laquelle elle était
intégrée, coupée de son passé, de son univers enfantin aux principes
sûrs, aux valeurs garanties. Seule une vie érotique ardente et pleine
pourrait la faire à nouveau baigner dans la paix de l’immanence ;
mais d’ordinaire elle est d’abord plus bouleversée que comblée ;
qu’elle soit plus ou moins réussie, l’initiation sexuelle ne fait
qu’accroître son trouble. On retrouve chez elle au lendemain des
noces beaucoup des réactions qu’elle opposa à sa première
menstruation : elle éprouve souvent du dégoût devant cette suprême
révélation de sa féminité, et de l’horreur à l’idée que cette expérience
se renouvellera. Elle connaît aussi l’amère déception des
lendemains ; une fois réglée, la fillette s’apercevait avec tristesse
qu’elle n’était pas une adulte ; dépucelée, voilà la jeune femme
adulte, la dernière étape est franchie : et maintenant ? Cette
déception inquiète est d’ailleurs liée au mariage proprement dit
autant qu’à la défloration : une femme qui avait déjà « connu » son
fiancé, ou qui avait « connu » d’autres hommes mais pour qui le
mariage représente la pleine accession à la vie d’adulte aura souvent
la même réaction. Vivre le commencement d’une entreprise, c’est
exaltant ; mais rien n’est plus déprimant que de découvrir un destin
sur lequel on n’a plus de prise. C’est sur ce fond définitif, immuable,
que la liberté émerge avec la plus intolérable gratuité. Naguère, la
jeune fille abritée par l’autorité des parents usait de sa liberté dans la
révolte et l’espoir ; elle l’employait à refuser et dépasser une
condition dans laquelle en même temps elle trouvait la sécurité ;
c’était vers le mariage même qu’elle se transcendait du sein de la
chaleur familiale ; maintenant elle est mariée, il n’y a plus devant elle
d’avenir autre. Les portes du foyer se sont refermées sur elle : ce sera
là toute sa part sur terre. Elle sait exactement quelles tâches lui sont
réservées : celles mêmes qu’accomplissait sa mère. Jour après jour,
les mêmes rites se répéteront. Jeune fille, elle avait les mains vides :
en espoir, en rêve, elle possédait tout. Maintenant elle a acquis une
parcelle du monde et elle pense avec angoisse : Ce n’est que cela, à
jamais. À jamais ce mari, cette demeure. Elle n’a plus rien à attendre,
plus rien d’important à vouloir. Cependant, elle a peur de ses
nouvelles responsabilités. Même si le mari a de l’âge, de l’autorité, le
fait qu’elle a avec lui des rapports sexuels lui enlève du prestige : il ne
saurait remplacer un père, encore moins une mère, il ne peut la
délivrer de sa liberté. Dans la solitude du nouveau foyer, liée à un
homme qui lui est plus ou moins étranger, non plus enfant mais
épouse et vouée à devenir mère à son tour, elle se sent transie ;
définitivement détachée du sein maternel, perdue au milieu d’un
monde où aucune fin ne l’appelle, abandonnée dans un présent
glacé, elle découvre l’ennui et la fadeur de la pure facticité. C’est cette
détresse qui s’exprime d’une manière saisissante dans le journal de la
jeune comtesse Tolstoï ; elle a accordé sa main avec enthousiasme au
grand écrivain qu’elle admirait ; après les étreintes fougueuses
qu’elle subit sur le balcon de bois de Iasnaïava Poliana, elle se
retrouve écœurée de l’amour charnel, loin des siens, coupée de son
passé, aux côtés d’un homme à qui elle a été fiancée huit jours, qui a
dix-sept ans de plus qu’elle, un passé et des intérêts qui lui sont
totalement étrangers ; tout lui semble vide, glacé ; sa vie n’est plus
qu’un sommeil. Il faut citer le récit qu’elle fait du début de son
mariage et les pages de son journal au cours des premières années.
Le 23 septembre 1862, Sophie se marie et le soir quitte sa famille :

Un sentiment pénible, douloureux me contractait la gorge et m’étreignait. Je sentis


alors que le moment était venu de quitter pour toujours ma famille et tous ceux que
j’aimais profondément et avec qui j’avais toujours vécu… Les adieux commencèrent, ils
furent terribles… Voici les dernières minutes. J’avais intentionnellement réservé pour la
fin les adieux à ma mère… Quand je m’arrachai de son étreinte et que sans me retourner
j’allai prendre place dans la voiture, elle poussa un cri déchirant que toute ma vie je n’ai
pu oublier. La pluie d’automne ne cessait de tomber… Blottie dans mon coin, accablée de
fatigue et de peine, je laissai libre cours à mes larmes. Léon Nikolaïevitch semblait fort
étonné, mécontent même… Lorsque nous sortîmes de la ville, j’éprouvai dans les
ténèbres un sentiment d’effroi… L’obscurité m’oppressait. Nous ne nous dimes presque
rien jusqu’à la première station, Birioulev sauf erreur. Je me souviens que Léon
Nikolaïevitch était très tendre et aux petits soins pour moi. À Birioulev, on nous donna
les chambres dites du tsar, de grandes pièces aux meubles tapissés de reps rouge qui
n’avaient rien d’accueillant. On nous apporta le samovar. Pelotonnée dans un coin du
divan, je gardais le silence comme une condamnée. « Eh bien ! me dit Léon
Nikolaïevitch, si tu faisais les honneurs. » J’obéis et servis le thé. J’étais confuse et ne
pouvais me libérer d’une certaine crainte. Je n’osais pas tutoyer Léon Nikolaïevitch et
évitais de l’appeler par son nom. Longtemps encore, je continuai à lui dire vous.

Vingt-quatre heures après, ils arrivent à Iasnaïava Poliana. Le


8 octobre, Sophie reprend son journal. Elle se sent angoissée. Elle
souffre de ce que son mari ait un passé.

Depuis que je me souviens, j’ai toujours rêvé d’un être complet, frais, pur, que
j’aimerais… il m’est difficile de renoncer à ces rêves d’enfant. Lorsqu’il m’embrasse, je
songe que je ne suis pas la première qu’il embrasse ainsi.

Le lendemain elle note :

Je me sens à l’étroit. J’ai fait cette nuit de mauvais rêves et bien que je n’y pense pas
constamment, je n’en ai pas moins l’âme lourde. C’est maman qui m’est apparue en
songe et cela m’a fait beaucoup de peine. C’est comme si je dormais sans pouvoir me
réveiller… Quelque chose me pèse. Il me semble constamment que je vais mourir. C’est
étrange, maintenant que j’ai un mari. Je l’entends dormir et j’ai peur toute seule. Il ne
me laisse pas pénétrer dans son for intérieur et cela m’afflige. Toutes ces relations
charnelles sont répugnantes.
11 octobre : Terrible ! affreusement triste ! Je me replie toujours davantage sur moi-
même. Mon mari est malade, de mauvaise humeur et ne m’aime pas. Je m’y attendais
mais ne pensais pas que ce serait aussi affreux. Qui se soucie de mon bonheur ? Nul ne
se doute que ce bonheur, je ne sais le créer ni pour lui ni pour moi. Dans mes heures de
tristesse, il m’arrive de me demander : à quoi bon vivre quand les choses vont si mal et
pour moi-même et pour les autres ! C’est étrange, mais cette idée m’obsède. Il devient de
jour en jour plus froid tandis que moi, au contraire, je l’aime de plus en plus… J’évoque
le souvenir des miens. Que la vie était légère alors ! Tandis que maintenant, ô mon Dieu !
j’ai l’âme déchirée ! Personne ne m’aime… Chère maman, chère Tania, comme elles
étaient gentilles !
Pourquoi les ai-je quittées ? C’est triste, c’est affreux ! Pourtant Liovotchka est
excellent… Autrefois, je mettais de l’ardeur à vivre, à travailler, à vaquer aux soins du
ménage. Maintenant, c’est fini : je pourrais rester silencieuse des jours entiers à me
croiser les bras et à ressasser mes années passées. J’aurais voulu travailler mais je ne le
puis… Jouer du piano m’eût fait plaisir mais ici c’est très incommode… Liovotchka
m’avait proposé de rester à la maison aujourd’hui pendant qu’il irait à Nikolskoië.
J’aurais dû y consentir pour le libérer de moi, mais je n’ai pas eu la force… Le pauvre ! Il
cherche partout des distractions et des prétextes pour m’éviter. Pourquoi suis-je sur
terre ?
13 novembre 1863 : J’avoue ne pas savoir m’occuper. Liovotchka est heureux parce
qu’il a intelligence et talent, tandis que moi, je n’ai ni l’un ni l’autre. Il n’est pas difficile
de trouver quelque chose à faire, le travail ne manque pas. Mais il faut prendre goût à ces
menues besognes, s’entraîner à les aimer : soigner la basse-cour, racler du piano, lire
beaucoup de bêtises et très peu de choses intéressantes, saler des concombres… Je me
suis rendormie si profondément que ni notre voyage à Moscou ni l’attente d’un enfant ne
me procurent la moindre émotion, la plus petite joie, rien. Qui m’indiquera le moyen de
me réveiller, de me ranimer ? Cette solitude m’accable. Je n’y suis pas habituée. À la
maison, il y avait tant d’animation et ici en son absence, tout est morne. La solitude lui
est familière. Il ne tire pas comme moi plaisir de ses amis intimes mais de ses activités…
Il a grandi sans famille.
23 novembre : Certes, je suis inactive, mais je ne le suis pas de nature. Simplement,
je ne sais pas quel travail entreprendre. Parfois, j’éprouve une envie folle d’échapper à
son influence… pourquoi son influence m’est-elle à charge ?… Je prends sur moi mais je
ne deviendrai pas lui. Je ne ferai que perdre ma personnalité. Déjà, je ne suis pas la
même, ce qui me rend la vie plus difficile encore.
1er avril : J’ai le grand défaut de ne pas trouver de ressources en moi-même… Liova
est très absorbé par son travail et par l’administration du domaine, tandis que moi, je
n’ai aucun souci. Je n’ai de dons pour rien. Je voudrais avoir plus à faire mais un
véritable travail. Naguère par ces belles journées printanières, j’éprouvais le besoin,
l’envie de quelque chose. Dieu sait à quoi je rêvais ! Aujourd’hui, je n’ai besoin de rien, je
ne sens plus cette vague et stupide aspiration vers je ne sais quoi, car ayant tout trouvé,
je n’ai plus rien à cacher. Néanmoins, il m’arrive de m’ennuyer.
20 avril : Liova s’éloigne de moi de plus en plus. Le côté physique de l’amour joue
chez lui un très grand rôle tandis que chez moi, il n’en joue aucun.

On voit que la jeune femme souffre, au cours de ces six premiers


mois, de sa séparation d’avec les siens, de sa solitude, de l’aspect
définitif qu’a pris son destin ; elle déteste les relations physiques avec
son mari et elle s’ennuie. C’est aussi cet ennui que ressent jusqu’aux
larmes la mère de Colette(136) après son premier mariage que ses
frères lui avaient imposé :

Elle quitta donc la chaude maison belge, la cuisine de cave qui sentait le gaz, le pain
chaud et le café, elle quitta le piano, le violon, le grand Salvator Rosa légué par son père,
le pot à tabac et les fines pipes de terre à long tuyau…, les livres ouverts et les journaux
froissés pour entrer, jeune mariée, dans la maison à perron que le dur hiver des pays
forestiers entourait. Elle y trouva un inattendu salon blanc et or, au rez-de-chaussée
mais un premier étage à peine crépi, abandonné comme un grenier… les chambres à
coucher glacées ne parlaient ni d’amour ni de doux sommeil… Sido qui cherchait des
amis, une sociabilité innocente et gaie, ne rencontra dans sa propre demeure que des
serviteurs, des fermiers cauteleux… Elle fleurit la grande maison, fit blanchir la cuisine
sombre, surveilla, elle-même, des plats flamands, pétrit des gâteaux aux raisins et espéra
son premier enfant. Le Sauvage lui souriait entre deux randonnées et repartait… À bout
de recettes gourmandes, de patience et d’encaustique, Sido, maigrie d’isolement,
pleura…

Marcel Prévost décrit dans Lettres à Françoise mariée le désarroi


de la jeune femme au retour de son voyage de noces.
Elle pense à l’appartement maternel avec ses meubles Napoléon III et Mac-Mahon,
ses peluches aux glaces, ses armoires en prunier noir, tout ce qu’elle jugeait si vieux jeu,
si ridicule… Tout cela s’évoque un instant devant sa mémoire comme un asile réel,
comme un vrai nid, le nid où elle a été couvée par une tendresse désintéressée, à l’abri de
toute intempérie et de tout danger. Cet appartement-ci avec son odeur de tapis neuf, ses
fenêtres dégarnies, la sarabande des sièges, tout son air d’impromptu et de faux départ,
non ce n’est pas un nid. Ce n’est que la place du nid qu’il s’agit de construire… Elle se
sentira soudain horriblement triste, triste comme si on l’avait abandonnée dans un
désert.

À partir de ce désarroi naissent souvent chez la jeune femme de


longues mélancolies et diverses psychoses. En particulier elle
éprouve sous la figure de différentes obsessions psychasthéniques le
vertige de sa liberté vide ; par exemple elle développe ces fantasmes
de prostitution que nous avons rencontrés déjà chez la jeune fille.
Pierre Janet(137) cite le cas d’une jeune mariée qui ne pouvait pas
supporter de demeurer seule dans son appartement parce qu’elle se
sentait tentée de se mettre à la fenêtre et de faire des œillades aux
passants. D’autres demeurent abouliques en face d’un univers qui
« n’a plus l’air vrai », qui n’est peuplé que de fantômes et de décors
en carton peint. Il y en a qui s’efforcent de nier leur condition
d’adulte, qui s’obstineront à la nier toute leur vie. Ainsi cette autre
malade(138) que Janet désigne sous les initiales de Qi.

Qi, femme de trente-six ans, est obsédée par l’idée qu’elle est une petite enfant de dix
à douze ans ; surtout lorsqu’elle est seule, elle se laisse aller à sauter, à rire, à danser, elle
défait ses cheveux, les fait flotter sur ses épaules, les coupe au moins en partie. Elle
voudrait pouvoir s’abandonner complètement à ce rêve d’être une enfant : Il est si
malheureux qu’elle ne puisse pas devant tout le monde jouer à cache-cache, faire des
niches… Je voudrais qu’on me trouve gentille, j’ai peur d’être laide comme un pou, je
voudrais qu’on m’aime bien, qu’on me cause, qu’on me câline, qu’on me dise tout le
temps qu’on m’aime comme on aime les petits enfants. On aime un enfant pour ses
espiègleries, pour son bon petit cœur, pour ses gentillesses et que lui demande-t-on en
retour ? vous aimer, rien de plus. C’est là ce qui est bon, mais je ne peux pas dire cela à
mon mari, il ne me comprendrait pas. Tenez, je voudrais tant être une petite, avoir un
père ou une mère qui me tiendrait sur ses genoux, me caresserait les cheveux… mais
non, je suis madame, mère de famille ; il faut tenir un intérieur, être sérieuse, réfléchir
toute seule, oh quelle vie !

Pour l’homme aussi le mariage est souvent une crise : la preuve


en est que beaucoup de psychoses masculines naissent au cours des
fiançailles ou pendant les premiers temps de la vie conjugale. Moins
attaché à sa famille que ses sœurs, le jeune homme appartenait à
quelque confrérie : grande école, université, atelier d’apprentissage,
équipe, bande, qui le protégeait contre le délaissement ; il la quitte
pour commencer sa véritable existence d’adulte ; il redoute sa
solitude à venir et c’est souvent pour la conjurer qu’il se marie. Mais
il est dupe de cette illusion qu’entretient la collectivité et qui
représente le couple comme une « société conjugale ». Sauf dans le
bref incendie d’une passion amoureuse, deux individus ne sauraient
constituer un monde qui protège chacun d’entre eux contre le
monde : c’est ce que tous deux éprouvent au lendemain des noces. La
femme bientôt familière, asservie, ne masque pas au mari sa liberté ;
elle est une charge, non un alibi ; elle ne le délivre pas du poids de
ses responsabilités, mais au contraire les aggrave. La différence des
sexes implique souvent des différences d’âge, d’éducation, de
situation qui ne permettent aucune entente réelle : familiers, les
époux sont cependant étrangers. Naguère, il y avait souvent entre
eux un véritable abîme : la jeune fille, élevée dans un état
d’ignorance, d’innocence, n’avait aucun « passé » tandis que son
fiancé avait « vécu », c’était à lui de l’initier à la réalité de l’existence.
Certains mâles se sentaient flattés de ce rôle délicat ; plus lucides,
c’est avec inquiétude qu’ils mesuraient la distance qui les séparait de
leur future compagne. Édith Wharton a décrit dans son roman au
Temps de l’innocence les scrupules d’un jeune Américain de 1870 en
face de celle qui lui est destinée :

Avec une sorte de terreur respectueuse, il contempla le front pur, les yeux sérieux, la
bouche innocente et gaie de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit
redoutable du système social dont il faisait partie et auquel il croyait – la jeune fille qui
ignorant tout espérait tout – lui apparaissait maintenant comme une étrangère… Que
savaient-ils vraiment l’un de l’autre puisqu’il était de son devoir à lui, en galant homme,
de cacher son passé à sa fiancée et à celle-ci de n’en pas avoir ?… La jeune fille, centre de
ce système de mystification supérieurement élaboré, se trouvait être par sa franchise et
sa hardiesse même une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre
chérie, parce qu’elle n’avait rien à cacher ; confiante, parce qu’elle n’imaginait pas avoir à
se garder ; et sans autre préparation, elle devait être plongée en une nuit dans ce qu’on
appelait « les réalités de la vie… ». Ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme
succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté factice, si adroitement
fabriquée par la conspiration des mères, des tantes, des grand-mères, jusqu’aux
lointaines aïeules puritaines, n’existait que pour satisfaire ses goûts personnels, pour
qu’il pût exercer sur elle son droit de seigneur et la briser comme une image de neige.

Aujourd’hui, le fossé est moins profond parce que la jeune fille est
un être moins factice ; elle est mieux renseignée, mieux armée pour
la vie. Mais souvent elle est encore beaucoup plus jeune que son
mari. C’est un point dont on n’a pas assez souligné l’importance ; on
prend souvent pour des différences de sexe les conséquences d’une
inégale maturité ; en beaucoup de cas la femme est une enfant non
parce qu’elle est femme, mais parce qu’elle est en fait très jeune. Le
sérieux de son mari et des amis de celui-ci l’accable. Sophie Tolstoï
écrivait environ un an après le jour de ses noces :

Il est vieux, il est trop absorbé et moi, je me sens aujourd’hui si jeune et j’aurais si
grande envie de faire des folies ! Au lieu de me coucher, j’aurais voulu faire des
pirouettes, mais avec qui ?
Une atmosphère de vieillesse m’enveloppe, tout mon entourage est vieux. Je
m’efforce de réprimer chaque élan de jeunesse tant il paraîtrait déplacé dans ce milieu
qui est raisonnable.

De son côté, le mari voit dans sa femme un « bébé » ; elle n’est


pas pour lui la compagne qu’il attendait et il le lui fait sentir ; elle en
est humiliée. Sans doute, au sortir de la maison paternelle, elle aime
retrouver un guide, mais elle veut aussi être regardée comme une
« grande personne » ; elle souhaite rester une enfant, elle veut
devenir une femme, l’époux plus âgé ne peut jamais la traiter de
manière à la satisfaire tout à fait.
Même si la différence d’âge est insignifiante, il n’en reste pas
moins que jeune fille et jeune homme ont été généralement élevés
tout autrement ; elle émerge d’un univers féminin où lui a été
inculquée une sagesse féminine, le respect des valeurs féminines,
tandis qu’il est imbu des principes de l’éthique mâle. Il leur est
souvent très difficile de se comprendre et des conflits ne tardent pas
à naître.
Du fait que le mariage subordonne normalement la femme au
mari, c’est à elle surtout que le problème des relations conjugales se
pose dans toute son acuité. Le paradoxe du mariage, c’est qu’il a à la
fois une fonction érotique et une fonction sociale : cette ambivalence
se reflète dans la figure que le mari revêt pour la jeune femme. Il est
un demi-dieu doué de prestige viril et destiné à remplacer le père :
protecteur, pourvoyeur, tuteur, guide ; c’est dans son ombre que la
vie de l’épouse doit s’épanouir ; il est le détenteur des valeurs, le
garant de la vérité, la justification éthique du couple. Mais il est aussi
un mâle avec qui il faut partager une expérience souvent honteuse,
baroque, odieuse, ou bouleversante, en tout cas contingente ; il invite
la femme à se vautrer avec lui dans la bestialité cependant qu’il la
dirige d’un pas ferme vers l’idéal.

Un soir à Paris, où sur le chemin du retour ils s’arrêtèrent, Bernard quitta


ostensiblement un music-hall dont le spectacle l’avait choqué : « Dire que les étrangers
voient ça ! Quelle honte et c’est là-dessus qu’on nous juge… » Thérèse admirait que cet
homme pudique fût le même dont il lui faudrait subir dans moins d’une heure les
patientes inventions de l’ombre(139).

Entre le mentor et le faune, quantité de formes hybrides sont


possibles. Parfois l’homme est à la fois père et amant, l’acte sexuel
devient une orgie sacrée et l’épouse est une amoureuse qui trouve
dans les bras de l’époux un salut définitif acheté par une totale
démission. Cet amour-passion au sein de la vie conjugale est très
rare. Parfois aussi la femme aimera platoniquement son mari mais
elle refusera de s’abandonner aux bras d’un homme trop respecté.
Telle cette femme dont Stekel rapporte le cas : « Mme D. S. veuve d’un
très grand artiste a maintenant quarante ans. Tout en adorant son
mari, elle a été complètement frigide avec lui. » Au contraire, elle
peut connaître avec lui un plaisir qu’elle subit comme une commune
déchéance et qui tue en elle estime et respect. D’autre part, un échec
érotique ravale à jamais le mari au rang de la brute : haï dans sa
chair il sera méprisé en esprit ; inversement on a vu comment
mépris, antipathie, rancune vouaient la femme à la frigidité. Ce qui
arrive assez souvent c’est que le mari demeure après l’expérience
sexuelle un supérieur respecté dont on excuse les faiblesses
animales ; il semble que ç’ait été entre autres le cas d’Adèle Hugo. Ou
bien il est un agréable partenaire sans prestige. K. Mansfield a décrit
une des formes que peut prendre cette ambivalence dans la nouvelle
Prélude :

Elle l’aimait vraiment. Elle le chérissait, l’admirait et le respectait énormément. Oh !


plus que n’importe qui en ce monde. Elle le connaissait à fond. Il était la franchise, la
respectabilité même et malgré toute son expérience pratique restait simple, absolument
ingénu, content de peu, vexé de peu. Si seulement il ne bondissait pas ainsi après elle,
aboyant si fort, la regardant avec des yeux si avides, si amoureux ! Il était trop fort pour
elle. Depuis son enfance, elle détestait les choses qui se précipitaient sur elle. Il y avait
des moments où il devenait terrifiant, vraiment terrifiant, où elle avait failli crier de
toutes ses forces : Tu vas me tuer ! Et alors elle avait envie de dire des choses rudes, des
choses détestables… Oui, oui, c’était vrai ; avec tout son amour, son respect et son
admiration pour Stanley, elle le détestait. Jamais elle n’avait éprouvé cela aussi
clairement ; tous ces sentiments à son égard étaient nets, définis, aussi vrais l’un que
l’autre. Et cet autre, cette haine, bien réelle comme le reste. Elle aurait pu les mettre en
autant de petits paquets et les donner à Stanley. Elle avait envie de lui remettre le
dernier comme surprise et s’imaginait ses yeux lorsqu’il l’ouvrirait.

La jeune femme est bien loin de s’avouer toujours ses sentiments


avec cette sincérité. Aimer son époux, être heureuse, c’est un devoir à
l’égard de soi-même et de la société ; c’est ce que sa famille attend
d’elle ; ou si les parents se sont montrés hostiles au mariage, c’est un
démenti qu’elle veut leur infliger. Elle commence ordinairement par
vivre sa situation conjugale dans la mauvaise foi ; elle se persuade
volontiers qu’elle éprouve pour son mari un grand amour ; et cette
passion prend une forme d’autant plus maniaque, possessive,
jalouse, que sexuellement la femme est moins satisfaite ; pour se
consoler de la déception qu’elle refuse d’abord de s’avouer, elle a
insatiablement besoin de la présence du mari. Stekel cite de
nombreux exemples de ces attachements maladifs.

Une femme était restée frigide pendant les premières années de son mariage par
suite de fixations infantiles. Alors se développa chez elle un amour hypertrophique
comme on en rencontre fréquemment chez les femmes qui ne veulent pas voir que leur
mari leur est indifférent. Elle ne vivait et ne pensait qu’à son mari. Elle n’avait plus de
volonté. Il devait faire le matin son programme de la journée, lui dire ce qu’elle devait
acheter, etc. Elle exécutait le tout consciencieusement. S’il ne lui indiquait rien, elle
restait dans sa chambre sans rien faire en s’ennuyant après lui. Elle ne pouvait le laisser
aller nulle part sans l’accompagner. Elle ne pouvait pas rester seule et aimait le tenir par
la main… Elle était malheureuse et pleurait pendant des heures, tremblait pour son mari
et s’il n’y avait pas d’occasions de trembler, elle les créait.
Mon second cas était celui d’une femme enfermée dans sa chambre comme dans une
prison par la peur de sortir seule. Je la trouvais tenant les mains de son mari, le
conjurant de rester toujours près d’elle… Mariée depuis sept ans, il n’avait jamais pu
arriver à avoir des relations avec sa femme.

Le cas de Sophie Tolstoï est analogue ; il ressort évidemment des


passages que j’ai cités et de toute la suite du journal qu’aussitôt
mariée, elle s’est aperçue qu’elle n’aimait pas son mari. Les relations
charnelles qu’elle avait avec lui l’écœuraient ; elle lui reprochait son
passé, le trouvait vieux et ennuyeux, n’avait qu’hostilité à l’égard de
ses idées ; d’ailleurs il semble qu’avide et brutal au lit, il la négligeait
et la traitait avec dureté. Aux cris de désespoir, aux aveux d’ennui, de
tristesse, d’indifférence se mêlent cependant chez Sophie des
protestations d’amour passionné ; elle veut avoir sans cesse auprès
d’elle l’époux bien-aimé ; dès qu’il est loin elle est torturée de
jalousie. Elle écrit :

11-1-1863 : Ma jalousie est une maladie innée. Peut-être provient-elle de ce que


l’aimant et n’aimant que lui seul, je ne puis être heureuse qu’avec lui, par lui.
15-1-1863 : Je voudrais qu’il ne rêvât et ne pensât que par moi et n’aimât que moi
seule… À peine me dis-je : j’aime aussi ceci, cela, que je me rétracte aussitôt et je sens
que je n’aime rien en dehors de Liovotchka. Pourtant je devrais absolument aimer autre
chose comme il aime son travail… J’éprouve pourtant une telle angoisse sans lui. Je sens
croître de jour en jour le besoin de ne pas le quitter…
17-10-1863 : Je me sens incapable de le bien comprendre, c’est pourquoi je l’épie si
jalousement…
31-7-1868 : C’est drôle de relire son journal ! Que de contradictions ! Comme si j’étais
une femme malheureuse ! Existe-t-il des couples plus unis et plus heureux que nous ne
le sommes ? Mon amour ne fait que croître. Je l’aime toujours du même amour inquiet,
passionné, jaloux, poétique. Son calme et son assurance m’irritent parfois.
16-9-1876 : Je cherche avidement les pages de son journal où il est question d’amour
et dès que je les ai trouvées, je suis dévorée par la jalousie. J’en veux à Liovotchka d’être
parti. Je ne dors pas, je ne mange presque rien, j’avale mes larmes ou bien je pleure en
cachette. J’ai chaque jour un peu de fièvre et des frissons le soir… Suis-je punie pour
avoir tant aimé ?

On sent à travers toutes ces pages un vain effort pour compenser


par l’exaltation morale ou « poétique » l’absence d’un véritable
amour ; c’est ce vide de son cœur que traduisent exigences, anxiété,
jalousie. Beaucoup de jalousies morbides se développent dans de
telles conditions ; la jalousie traduit d’une manière indirecte une
insatisfaction que la femme objective en inventant une rivale ;
n’éprouvant jamais auprès de son mari un sentiment de plénitude,
elle rationalise en quelque sorte sa déception en imaginant qu’il la
trompe.
Très souvent, par moralité, hypocrisie, orgueil, timidité, la femme
s’entête dans son mensonge. « Souvent une aversion pour l’époux
chéri n’a pas été perçue tout au long de la vie : on l’appelle
mélancolie ou d’un autre nom », dit Chardonne(140). Mais sans être
nommée, l’hostilité n’en est pas moins vécue. Elle s’exprime avec
plus ou moins de violence par l’effort de la jeune femme pour refuser
la domination de l’époux. Après la lune de miel et la période de
désarroi qui souvent la suit, elle tente de reconquérir son autonomie.
Ce n’est pas une entreprise facile. Du fait que le mari est souvent plus
âgé qu’elle, qu’il possède en tout cas un prestige viril, qu’il est le
« chef de famille » selon la loi, il détient une supériorité morale et
sociale ; très souvent il possède aussi – du moins en apparence – une
supériorité intellectuelle. Il a sur la femme l’avantage de la culture ou
du moins d’une formation professionnelle ; depuis l’adolescence il
s’intéresse aux affaires du monde : ce sont ses affaires ; il connaît un
peu de droit, il est au courant de la politique, il appartient à un parti,
à un syndicat, à des associations ; travailleur, citoyen, sa pensée est
engagée dans l’action ; il connaît l’épreuve de la réalité avec laquelle
on ne peut pas tricher : c’est dire que l’homme moyen a la technique
du raisonnement, le goût des faits et de l’expérience, un certain sens
critique ; c’est là ce qui manque encore à quantité de jeunes filles ;
même si elles ont lu, entendu des conférences, taquiné les arts
d’agrément, leurs connaissances entassées plus ou moins au hasard
ne constituent pas une culture ; ce n’est pas par suite d’un vice
cérébral qu’elles savent mal raisonner : c’est que la pratique ne les y a
pas contraintes ; pour elles la pensée est plutôt un jeu qu’un
instrument ; même intelligentes, sensibles, sincères, elles ne savent
pas, faute de technique intellectuelle, démontrer leurs opinions et en
tirer les conséquences. C’est par là qu’un mari – même beaucoup
plus médiocre – prendra facilement barre sur elles ; il saura prouver
qu’il a raison, même s’il a tort. Entre des mains masculines la logique
est souvent violence. Chardonne a bien décrit dans l’Épithalame
cette forme sournoise d’oppression. Plus âgé, plus cultivé et plus
instruit que Berthe, Albert s’autorise de cette supériorité pour dénier
toute valeur aux opinions de sa femme quand il ne les partage pas ; il
lui prouve inlassablement qu’il a raison ; de son côté elle se bute et
refuse d’accorder aucun contenu aux raisonnements de son mari : il
s’entête dans ses idées, voilà tout. Ainsi s’aggrave entre eux un lourd
malentendu. Il ne cherche pas à comprendre des sentiments, des
réactions qu’elle est inhabile à justifier mais qui ont en elle des
racines profondes ; elle ne comprend pas ce qu’il peut y avoir de
vivant sous la logique pédante dont son mari l’accable. Il va jusqu’à
s’irriter d’une ignorance que cependant elle ne lui a jamais
dissimulée, et lui pose avec défi des questions d’astronomie ; il est
flatté pourtant de diriger ses lectures, de trouver en elle un auditeur
qu’il domine aisément. Dans une lutte où son insuffisance
intellectuelle la condamne à être vaincue à tous coups, la jeune
femme n’a d’autres recours que le silence, ou les larmes, ou la
violence :
Le cerveau assourdi, comme accablée de coups, Berthe ne pouvait plus penser
lorsqu’elle entendait cette voix saccadée et stridente et Albert continuait à l’envelopper
d’un bourdonnement impérieux pour l’étourdir, la blesser dans le désarroi de son esprit
humilié… Elle était vaincue, désemparée devant les aspérités d’une argumentation
inconcevable et pour se dégager de cette injuste puissance elle cria : Laisse-moi
tranquille ! Ces mots lui semblaient trop faibles ; elle regarda sur la coiffeuse un flacon
de cristal et tout à coup lança le coffret vers Albert…

La femme essaie quelquefois de lutter. Mais souvent elle accepte


bon gré mal gré, telle Nora de Maison de Poupée(141), que l’homme
pense à sa place ; c’est lui qui sera la conscience du couple. Par
timidité, par maladresse, par paresse, elle s’en remet à l’homme du
soin de forger les opinions communes sur tous les sujets généraux et
abstraits. Une femme intelligente, cultivée, indépendante, mais qui
avait admiré pendant quinze ans un mari qu’elle jugeait supérieur,
me disait avec quel désarroi, après sa mort, elle s’était vue obligée de
décider elle-même de ses convictions et de ses conduites : elle essaie
encore de deviner ce qu’il eût pensé et résolu en chaque circonstance.
Le mari se complaît généralement dans ce rôle de mentor et de
chef(142). Au soir d’une journée où il a connu les difficultés des
rapports avec des égaux, la soumission à des supérieurs, il aime se
sentir un supérieur absolu et dispenser des vérités incontestées(143).
Il expose les événements du jour, se donne raison contre les
adversaires, heureux de trouver en son épouse un double qui le
confirme en lui-même ; il commente le journal et les nouvelles
politiques, il fait volontiers à sa femme la lecture à haute voix afin
que son rapport même avec la culture ne soit pas autonome. Pour
étendre son autorité, il exagère à plaisir l’incapacité féminine ; elle
accepte plus ou moins docilement ce rôle subordonné. On sait avec
quel plaisir étonné des femmes, qui regrettent sincèrement l’absence
de leur mari, découvrent en elles-mêmes en cette occasion des
possibilités insoupçonnées ; elles gèrent les affaires, élèvent les
enfants, décident, administrent sans secours. Elles souffrent quand
le retour du mari les voue à nouveau à l’incompétence.
Le mariage encourage l’homme à un capricieux impérialisme : la
tentation de dominer est la plus universelle, la plus irrésistible qui
soit ; livrer l’enfant à la mère, livrer la femme au mari, c’est cultiver
sur terre la tyrannie ; souvent il ne suffit pas à l’époux d’être
approuvé, admiré, de conseiller, de guider ; il ordonne, il joue au
souverain ; toutes ses rancunes amassées dans son enfance, au long
de sa vie, amassées quotidiennement parmi les autres hommes dont
l’existence le brime et le blesse, il s’en délivre à la maison en assenant
à sa femme son autorité ; il mime la violence, la puissance,
l’intransigeance ; il laisse tomber des ordres d’une voix sévère, ou
bien il crie, frappe sur la table : cette comédie est pour la femme une
quotidienne réalité. Il est si convaincu de ses droits que la moindre
autonomie préservée par sa femme lui apparaît comme une
rébellion ; il voudrait l’empêcher de respirer sans lui. Elle,
cependant, se rebelle. Même si elle a commencé par reconnaître le
prestige viril, son éblouissement se dissipe vite ; l’enfant s’aperçoit
un jour que son père n’est qu’un individu contingent ; l’épouse
découvre bientôt qu’elle n’a pas en face d’elle la haute figure du
Suzerain, du Chef, du Maître mais un homme ; elle ne voit aucune
raison de lui être asservie ; il ne représente à ses yeux qu’un ingrat et
injuste devoir. Parfois, elle se soumet avec une complaisance
masochiste : elle prend un rôle de victime et sa résignation n’est
qu’un long reproche silencieux ; mais souvent aussi elle entre en lutte
ouverte contre son maître, et elle s’efforce de le tyranniser en retour.
L’homme est naïf quand il s’imagine qu’il soumettra facilement sa
femme à ses volontés et qu’il la « formera » à sa guise. « La femme
est ce que son mari la fait », dit Balzac ; mais il dit le contraire
quelques pages plus loin. Sur le terrain de l’abstraction et de la
logique, la femme se résigne souvent à accepter l’autorité mâle ; mais
quand il s’agit d’idées, d’habitudes qui lui tiennent vraiment à cœur,
elle lui oppose une ténacité sournoise. L’influence de l’enfance et de
la jeunesse est beaucoup plus profonde chez elle que chez l’homme,
du fait qu’elle demeure davantage enfermée dans son histoire
individuelle. Ce qu’elle a acquis pendant ces périodes, le plus souvent
elle ne s’en défait jamais. Le mari imposera à sa femme une opinion
politique, il ne modifiera pas ses convictions religieuses, il
n’ébranlera pas ses superstitions : c’est ce que constate Jean Barois
qui s’imaginait prendre une réelle influence sur la petite dévote
niaise qu’il a associée à sa vie. Il dit avec accablement : « Un cerveau
de petite fille, confit à l’ombre d’une ville de province : toutes les
affirmations de la sottise ignorante : ça ne se décrasse pas. » La
femme conserve en dépit des opinions apprises, en dépit des
principes qu’elle débite comme un perroquet, sa vision à elle du
monde. Cette résistance peut la rendre incapable de comprendre un
mari plus intelligent qu’elle ; ou, au contraire, elle l’élèvera au-dessus
du sérieux masculin comme il arrive aux héroïnes de Stendhal ou
d’Ibsen. Parfois, elle se cramponne délibérément, par hostilité pour
l’homme – soit qu’il l’ait sexuellement déçue ou qu’au contraire il la
domine et qu’elle souhaite s’en venger –, à des valeurs qui ne sont
pas les siennes ; elle s’appuie sur l’autorité d’une mère, d’un père,
d’un frère, de quelque personnalité masculine qui lui semble
« supérieure », d’un confesseur, d’une sœur, pour lui faire échec. Ou
sans lui opposer rien de positif, elle s’attache à le contredire
systématiquement, à l’attaquer, à le blesser ; elle s’efforce de lui
inculquer un complexe d’infériorité. Bien entendu, si elle a les
capacités nécessaires, elle se complaira à éblouir son mari, à lui
imposer ses avis, ses opinions, ses directives ; elle s’emparera de
toute l’autorité morale. Dans les cas où il lui est impossible de
contester la suprématie spirituelle du mari, elle essaiera de prendre
sa revanche sur le plan sexuel. Ou elle se refuse à lui, comme
Mme Michelet dont Halévy nous dit que :

Elle voulait dominer partout ; au lit puisqu’il fallait en passer par là et à la table de
travail. C’est la table qu’elle visait et Michelet la défendit d’abord tandis qu’elle défendait
le lit. Pendant plusieurs mois le ménage fut chaste. Enfin Michelet eut le lit et Athénaïs
Mialaret bientôt après eut la table : elle était née femme de lettres et c’était sa vraie
place…

Ou elle se raidit entre ses bras et lui inflige l’affront de sa


frigidité ; ou elle se montre capricieuse, coquette, elle lui impose une
attitude de suppliant ; elle flirte, elle le rend jaloux, elle le trompe :
d’une manière ou d’une autre elle essaie de l’humilier dans sa virilité.
Si la prudence lui interdit de le pousser à bout, du moins enferme-t-
elle orgueilleusement dans son cœur le secret de sa froideur
hautaine ; elle le livre parfois à un journal, plus volontiers à des
amies : quantité de femmes mariées s’amusent à se confier les
« trucs » dont elles se servent pour feindre un plaisir qu’elles
prétendent ne pas éprouver ; et elles rient férocement de la vaniteuse
naïveté de leurs dupes ; ces confidences sont peut-être une autre
comédie : entre la frigidité et la volonté de frigidité, la frontière est
incertaine. En tout cas, elles se pensent insensibles et satisfont ainsi
leur ressentiment. Il y a des femmes – celles qu’on assimile à la
« mante religieuse » qui veulent triompher la nuit comme le jour :
elles sont froides dans les étreintes, méprisantes dans les
conversations, tyranniques dans les conduites. C’est ainsi que –
d’après le témoignage de Mabel Dodge – Frieda se comportait avec
Lawrence. Ne pouvant nier sa supériorité intellectuelle, elle
prétendait lui imposer sa propre vision du monde où seules
comptaient les valeurs sexuelles.

Il lui fallait voir la vie à travers elle et c’était son rôle à elle de la voir du point de vue
du sexe. C’était à ce point de vue qu’elle se plaçait pour accepter ou condamner la vie.

Elle déclara un jour à Mabel Dodge :

Il faut qu’il reçoive tout de moi. Tant que je ne suis pas là, il ne sent rien ; rien et c’est
de moi qu’il reçoit ses livres, continua-t-elle avec ostentation. Personne ne sait. J’ai fait
des pages entières de ses livres pour lui.

Cependant, elle a âprement besoin de se prouver sans cesse ce


besoin qu’il a d’elle ; elle exige qu’il s’occupe d’elle sans trêve : s’il ne
le fait pas spontanément elle l’y accule :

Frieda très consciencieusement s’appliquait à ne jamais permettre que ses relations


avec Lawrence se déroulassent dans ce calme qui s’établit ordinairement entre gens
mariés. Dès qu’elle le sentait s’assoupir dans l’accoutumance, elle lui lançait une bombe.
Elle faisait en sorte qu’il ne l’oubliât jamais. Ce besoin d’une attention perpétuelle… était
devenu, quand je les vis, l’arme dont on se sert contre un ennemi. Frieda savait le piquer
aux endroits sensibles… Si dans la journée il n’avait pas fait attention à elle, le soir elle
en arrivait à l’insulte.

La vie conjugale était devenue entre eux une suite de scènes


indéfiniment recommencées dans lesquelles aucun ne voulait plier,
donnant aux moindres démêlés la figure titanesque d’un duel entre
l’Homme et la Femme.
D’une manière très différente, on trouve également chez Élise,
que nous décrit Jouhandeau(144), une farouche volonté de
domination qui la conduit à rabaisser le plus possible son mari :

ÉLISE : Dès l’abord, autour de moi, je diminue tout. Ensuite, je suis bien tranquille.
Je n’ai plus affaire qu’à des guenons ou à des grotesques.
En se réveillant, elle m’appelle :
— Mon laideron.
C’est une politique.
Elle veut m’humilier.
Avec quelle franche gaieté elle s’est plu me faire renoncer à toutes mes illusions sur
moi l’une après l’autre. Jamais elle n’a perdu une occasion de me dire que je suis ceci,
que je suis cela de misérable devant mes amis ébahis ou nos domestiques interloqués.
Ainsi ai-je fini par la croire… Pour me mépriser, il n’est pas d’occasion qu’elle manque de
me faire sentir que mon œuvre l’intéresse moins que ce qu’elle pourrait nous apporter de
bien-être.
C’est elle qui a tari la source de mes pensées en me décourageant patiemment,
lentement, pertinemment, en m’humiliant avec méthode, en me faisant renoncer malgré
moi brin à brin avec une logique précise, imperturbable, implacable, à mon orgueil.
— En somme tu gagnes moins qu’un ouvrier, me lança-t-elle un jour devant le
frotteur…
… Elle veut me diminuer pour paraître supérieure ou du moins égale et que ce dédain
la maintienne devant moi sur sa hauteur… Elle n’a d’estime pour moi qu’autant que ce
que je fais lui sert de marchepied ou de marchandise.

Frieda et Élise pour se poser à leur tour en face du mâle comme le


sujet essentiel usent d’une tactique que les hommes ont souvent
dénoncée : elles s’efforcent de leur dénier leur transcendance. Les
hommes supposent volontiers que la femme nourrit à leur égard des
rêves de castration ; en vérité, son attitude est ambiguë : elle désire
plutôt humilier le sexe masculin que le supprimer. Ce qui est
beaucoup plus exact, c’est qu’elle souhaite mutiler l’homme de ses
projets, de son avenir. Elle triomphe quand le mari ou l’enfant sont
malades, fatigués, réduits à leur présence de chair. Alors ils
n’apparaissent plus, dans la maison sur laquelle elle règne, que
comme un objet parmi d’autres ; elle le traite avec une compétence
de ménagère ; elle le panse comme on recolle une assiette cassée, elle
le nettoie comme on récure un pot ; rien ne rebute ses mains
angéliques, amies des épluchures et des eaux de vaisselle. Lawrence
disait à Mabel Dodge en parlant de Frieda : « Vous ne pouvez savoir
ce que c’est de sentir sur vous la main de cette femme quand vous
êtes malade. La main lourde, allemande de la chair. »
Consciemment, la femme impose cette main dans toute sa lourdeur
pour faire sentir à l’homme qu’il n’est lui aussi qu’un être de chair.
On ne peut pousser plus loin cette attitude d’Élise dont Jouhandeau
raconte

Je me souviens par exemple du pou Tchang Tsen au début de notre mariage… Je n’ai
connu vraiment l’intimité avec une femme que grâce à lui, le jour qu’Élise me prit tout
nu sur ses genoux pour me tondre comme un mouton, m’éclairant jusque dans mes
replis avec une bougie qu’elle promenait autour de mon corps. Oh, sa lente inspection de
mes aisselles, de ma poitrine, de mon nombril, de la peau de mes testicules tendue entre
ses doigts comme un tambour, ses stations prolongées le long de mes cuisses, entre mes
pieds et le passage du rasoir autour du trou de mon cul : la chute enfin dans le corbillon
d’un bouquet de poils blonds où le pou se cachait et qu’elle brûla, en me livrant d’un seul
coup, en même temps qu’elle me délivrait de lui et de ses repaires, à une nudité nouvelle
et au désert de l’isolement.

La femme aime que l’homme soit non un corps où s’exprime une


subjectivité, mais une chair passive. Contre l’existence elle affirme la
vie, contre les valeurs spirituelles, les valeurs charnelles ; elle adopte
volontiers à l’égard des entreprises viriles l’attitude humoristique de
Pascal ; elle pense aussi que « tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans
une chambre » ; elle les enfermerait de bon cœur au logis ; toute
activité qui ne profite pas à la vie familiale provoque son hostilité ; la
femme de Bernard Palissy s’indigne qu’il brûle les meubles pour
inventer un nouvel émail dont le monde jusqu’ici s’est bien passé ;
Mme Racine intéresse son mari aux groseilles du jardin et se refuse à
lire ses tragédies. Jouhandeau se montre souvent exaspéré dans les
Chroniques maritales parce que Élise s’entête à ne considérer son
travail littéraire que comme une source de profits matériels.

Je lui dis : Ma dernière nouvelle paraît ce matin. Sans vouloir être cynique, rien que
parce qu’il n’y a que cela en vérité qui la touche, elle a répondu : Ce sera bien au moins
trois cents francs de plus pour ce mois-ci.

Il arrive que ces conflits s’exaspèrent jusqu’à provoquer une


rupture. Mais, généralement, la femme tout en refusant la
domination de son époux veut cependant le « garder ». Elle lutte
contre lui afin de défendre son autonomie, et elle combat contre le
reste du monde pour conserver la « situation » qui la voue à la
dépendance. Ce double jeu est difficile à jouer, ce qui explique en
partie l’état d’inquiétude et de nervosité dans lequel quantité de
femmes passent leur vie. Stekel en donne un exemple très
significatif :

Mme Z. T. qui n’a jamais joui est mariée à un homme très cultivé. Mais elle ne peut
pas supporter sa supériorité et elle commença à vouloir l’égaler en étudiant sa spécialité.
Comme c’était trop pénible, elle abandonna ses études dès ses fiançailles. L’homme est
très connu et il a de nombreuses élèves qui courent après lui. Elle se propose de ne pas se
laisser aller à ce culte ridicule. Dans son ménage, elle fut insensible dès le début et le
resta. Elle n’arrivait à l’orgasme que par l’onanisme quand son mari la quittait satisfait et
elle le lui racontait. Elle refusait ses essais de l’exciter par des caresses… Bientôt elle
commença à ridiculiser et à déprécier le travail de son mari. Elle n’arrivait pas à
« comprendre ces oies qui couraient après lui, elle qui connaissait les coulisses de la vie
privée du grand homme ». Dans leurs querelles quotidiennes, il venait des expressions
telles que : « Ce n’est pas à moi que tu t’imposes par ton griffonnage ! » ou : « Tu crois
que tu peux faire de moi ce que tu veux parce que tu es un écrivaillon. » Le mari
s’occupait de plus en plus de ses élèves, elle s’entourait de jeunes gens. Elle continua
ainsi pendant des années jusqu’à ce que son mari devint amoureux d’une autre femme.
Elle avait toujours supporté ses petites liaisons, elle se faisait même l’amie des « pauvres
sottes » abandonnées… Mais alors elle changea d’attitude et s’abandonna sans orgasme
au premier venu des jouvenceaux. Elle avoua à son mari l’avoir trompé, il l’admit
parfaitement. On pourrait se séparer tranquillement… Elle refusa le divorce. Il y eut une
grande explication et une réconciliation… Elle s’abandonna en pleurant et éprouva son
premier orgasme intense…

On voit que dans sa lutte contre son mari elle n’a jamais envisagé
de le quitter.
C’est tout un art « d’attraper un mari » : c’est un métier de le
« retenir ». Il y faut beaucoup de doigté. À une jeune femme
acariâtre, une sœur prudente disait : « Fais attention, à force de faire
des scènes à Marcel, tu vas perdre ta situation. » L’enjeu est le plus
sérieux qui soit : la sécurité matérielle et morale, un foyer à soi, la
dignité d’épouse, un succédané plus ou moins réussi de l’amour, du
bonheur. La femme apprend vite que son attrait érotique n’est que la
plus faible de ses armes ; il se dissipe avec l’accoutumance ; et il y a
hélas ! d’autres femmes désirables par le monde ; elle s’emploie
pourtant à se faire séduisante, à plaire : souvent elle est partagée
entre l’orgueil qui l’incline vers la frigidité et l’idée que par son
ardeur sensuelle elle flattera et attachera son mari. Elle compte aussi
sur la force des habitudes, sur le charme qu’il trouve dans un logis
agréable, son goût de la bonne chère, sa tendresse pour les enfants ;
elle s’applique à « lui faire honneur » par sa manière de recevoir, de
s’habiller et à prendre de l’ascendant sur lui par ses conseils, son
influence ; autant qu’elle le peut elle se rendra indispensable, soit à
sa réussite mondaine, soit à son travail. Mais, surtout, toute une
tradition enseigne aux épouses l’art de « savoir prendre un
homme » ; il faut découvrir et flatter ses faiblesses, doser
adroitement la flatterie et le dédain, la docilité et la résistance, la
vigilance et l’indulgence. Ce dernier mélange est tout spécialement
délicat. Il ne faut laisser au mari ni trop ni trop peu de liberté. Trop
complaisante, la femme voit son mari lui échapper : l’argent, l’ardeur
amoureuse qu’il dépense avec d’autres femmes, il l’en frustre ; elle
court le risque qu’une maîtresse ne prenne sur lui assez de pouvoir
pour obtenir un divorce ou du moins pour prendre dans sa vie la
première place. Cependant, si elle lui interdit toute aventure, si elle
l’excède par sa surveillance, ses scènes, ses exigences, elle peut
l’indisposer contre elle gravement. Il s’agit de savoir « faire des
concessions » à bon escient ; que le mari donne quelques « coups de
canif dans le contrat » on fermera les yeux ; mais, à d’autres
moments, il faut les ouvrir tout grands ; en particulier la femme
mariée se méfie des jeunes filles qui seraient trop heureuses, pense-t-
elle, de lui voler sa « position ». Pour arracher son mari à une rivale
inquiétante, elle l’emmènera en voyage, elle essaiera de le distraire ;
au besoin – prenant modèle sur Mme de Pompadour – elle suscitera
une autre rivale moins dangereuse ; si rien ne réussit, elle aura
recours aux crises de larmes, crises de nerfs, tentatives de suicide,
etc. ; mais trop de scènes et de récriminations chasseront le mari
hors du foyer ; la femme se rendra insupportable au moment où elle
a le plus urgent besoin de séduire ; si elle veut gagner la partie, elle
dosera habilement larmes touchantes et héroïques sourires, chantage
et coquetterie. Dissimuler, ruser, haïr et craindre en silence, miser
sur la vanité et les faiblesses d’un homme, apprendre à le déjouer, à
le jouer, à le manœuvrer, c’est une bien triste science. La grande
excuse de la femme c’est qu’on lui a imposé d’engager dans le
mariage tout d’elle-même : elle n’a pas de métier, pas de capacités,
pas de relations personnelles, son nom même n’est plus à elle ; elle
n’est rien que « la moitié » de son mari. S’il l’abandonne, elle ne
trouvera le plus souvent aucun secours ni en soi ni hors de soi. Il est
facile de jeter la pierre à Sophie Tolstoï comme font A. de Monzie et
Montherlant : mais si elle eût refusé l’hypocrisie de la vie conjugale
où fût-elle allée ? quel destin l’attendait ? Certes, elle semble avoir
été une très odieuse mégère : mais peut-on lui demander d’avoir
aimé son tyran et béni son esclavage ? Pour qu’il y ait entre époux
loyauté et amitié, la condition sine qua non c’est qu’ils soient tous
deux libres à l’égard l’un de l’autre et concrètement égaux. Tant que
l’homme possède seul l’autonomie économique et qu’il détient – de
par la loi et les mœurs – les privilèges que confère la virilité, il est
naturel qu’il apparaisse si souvent comme un tyran, ce qui incite la
femme à la révolte et la ruse.
Nul ne songe à nier les tragédies et les mesquineries conjugales :
mais ce que soutiennent les défenseurs du mariage c’est que les
conflits des époux viennent de la mauvaise volonté des individus,
non de l’institution. Tolstoï, entre autres, a décrit dans l’épilogue de
Guerre et Paix le couple idéal : celui de Pierre et de Natacha. Celle-ci
a été une jeune fille coquette et romanesque ; mariée elle étonne tout
son entourage parce qu’elle renonce à la toilette, au monde, à toute
distraction pour se consacrer exclusivement à son mari et à ses
enfants ; elle devient le type même de la matrone.

Elle n’avait plus cette flamme de vie toujours brûlante qui faisait son charme
autrefois. Maintenant, souvent, on n’apercevait d’elle que son visage et son corps, on ne
voyait pas son âme, on ne voyait que la forte femelle, belle et féconde.

Elle réclame de Pierre un amour aussi exclusif que celui qu’elle lui
voue ; elle est jalouse de lui ; il renonce à toute sortie, à toute
camaraderie pour se consacrer, lui aussi, tout entier à sa famille.

Il n’osait ni aller dîner dans les clubs, ni entreprendre un voyage de longue durée,
excepté pour ses affaires au nombre desquelles sa femme fait entrer ses travaux dans les
sciences auxquelles sans y rien comprendre elle attribuait une extrême importance.

Pierre était « sous la pantoufle de sa femme », mais en revanche :

Natacha dans l’intimité s’était faite l’esclave de son mari. Toute la maison était
régentée par les soi-disant ordres du mari, c’est-à-dire par les désirs de Pierre que
Natacha s’efforçait de deviner.

Quand Pierre est parti loin d’elle, Natacha au retour l’accueille


avec impatience parce qu’elle a souffert de son absence ; mais il
règne entre les époux une merveilleuse entente ; ils se comprennent
à demi-mot. Entre ses enfants, sa maison, le mari aimé et respecté,
elle goûte un bonheur à peu près sans mélange.
Ce tableau idyllique mérite d’être étudié de plus près. Natacha et
Pierre sont unis, dit Tolstoï, comme l’âme au corps ; mais quand
l’âme quitte le corps, c’est une seule mort ; qu’arriverait-il si Pierre
cessait d’aimer Natacha ? Lawrence aussi refuse l’hypothèse de
l’inconstance masculine : Don Ramon aimera toujours la petite
Indienne Teresa qui lui a fait don de son âme. Pourtant un des plus
ardents zélateurs de l’amour unique, absolu, éternel, André Breton,
est bien forcé d’admettre qu’au moins dans les circonstances
actuelles cet amour peut se tromper d’objet : erreur ou inconstance,
c’est pour la femme le même abandon. Pierre, robuste et sensuel,
sera attiré charnellement par d’autres femmes ; Natacha est jalouse :
bientôt les rapports vont s’aigrir ; ou il la quittera, ce qui ruinera sa
vie à elle, ou il mentira et la supportera avec rancune, ce qui gâche sa
vie à lui, ou ils vivront de compromis et de demi-mesures, ce qui les
rendra tous les deux malheureux. On objectera que Natacha aura du
moins ses enfants : mais les enfants ne sont une source de joie qu’au
sein d’une forme équilibrée, dont le mari est un des sommets ; pour
l’épouse délaissée, jalouse, ils deviennent un fardeau ingrat. Tolstoï
admire l’aveugle dévouement de Natacha aux idées de Pierre ; mais
un autre homme, Lawrence, qui réclame aussi de la femme un
aveugle dévouement, se moque de Pierre et de Natacha ; un homme
peut donc, de l’avis d’autres hommes, être une idole d’argile et non
un vrai dieu ; à lui rendre un culte, on perd sa vie au lieu de la
sauver ; comment savoir ? les prétentions masculines se contestent :
l’autorité ne joue plus : il faut que la femme juge et critique, elle ne
saurait n’être qu’un écho docile. D’ailleurs, c’est l’avilir que de lui
imposer des principes, des valeurs auxquels elle n’adhère par aucun
mouvement libre ; ce qu’elle peut partager de la pensée de l’époux,
elle ne saurait le partager qu’à travers un jugement autonome ; ce qui
lui est étranger, elle ne doit avoir ni à l’approuver ni à le refuser ; elle
ne peut emprunter à un autre ses propres raisons d’exister.
La plus radicale condamnation du mythe Pierre-Natacha, c’est le
couple Léon-Sophie qui la fournit. Sophie a de la répulsion pour son
mari, elle le trouve « assommant » ; il la trompe avec toutes les
paysannes des environs, elle est jalouse et s’ennuie ; elle vit dans la
nervosité ses multiples grossesses et ses enfants ne remplissent ni le
vide de son cœur ni celui de ses jours ; pour elle le foyer est un aride
désert ; pour lui un enfer. Et cela finit par cette vieille femme
hystérique se couchant à demi nue dans la nuit mouillée de la forêt,
par ce vieil homme traqué qui prend la fuite, reniant enfin
l’« union » de toute une vie.
Certes le cas de Tolstoï est exceptionnel ; il y a quantité de
ménages qui « marchent bien », c’est-à-dire où les époux arrivent à
un compromis ; ils vivent l’un à côté de l’autre sans trop se brimer,
sans trop se mentir. Mais il est une malédiction à laquelle ils
échappent fort rarement : c’est l’ennui. Que le mari réussisse à faire
de sa femme un écho de lui-même ou que chacun se retranche dans
son univers, au bout de quelques mois ou de quelques années, ils
n’ont plus rien à se communiquer. Le couple est une communauté
dont les membres ont perdu leur autonomie sans se délivrer de leur
solitude ; ils sont statiquement assimilés l’un à l’autre au lieu de
soutenir l’un avec l’autre un rapport dynamique et vivant ; c’est
pourquoi dans le domaine spirituel comme sur le plan érotique, ils
ne peuvent rien se donner, rien échanger. Dans une de ses meilleures
nouvelles Too bad ! Dorothy Parker a résumé le triste roman de
maintes vies conjugales ; c’est le soir et Mr. Welton rentre à la
maison :

Mrs. Welton ouvrit la porte à son coup de sonnette.


— Eh bien ! dit-elle gaiement.
Ils se sourirent d’un air animé.
— Hello ! dit-il. Tu es restée à la maison ?
Ils s’embrassèrent légèrement. Avec un intérêt poli, elle le regarda pendre son
manteau, son chapeau, sortir les journaux de sa poche et lui en tendre un.
— Tu as apporté les journaux ! dit-elle en le prenant.
— Eh bien ? Qu’est-ce que tu as fait toute la journée ? demanda-t-il.
Elle avait attendu la question ; elle s’était représenté avant son retour comment elle
lui raconterait tous les petits incidents de la journée… Mais à présent cela semblait une
longue histoire insipide.
— Oh ! rien, dit-elle avec un petit rire gai. As-tu eu une bonne après-midi ?
— Eh bien ! commença-t-il… Mais son intérêt s’évanouit avant qu’il eût commencé à
parler… D’ailleurs, elle était occupée à arracher un fil d’une frange de laine sur un des
coussins.
— Oh, ça a été, dit-il.
… Elle savait assez bien parler aux autres gens… Ernest aussi était assez bavard en
société… Elle essaya de se rappeler de quoi ils parlaient avant d’être mariés, pendant
leurs fiançailles. Ils n’avaient jamais eu grand-chose à se dire. Mais elle ne s’en était pas
inquiétée… Il y avait eu les baisers et des choses qui vous occupent l’esprit. Mais on ne
peut compter sur les baisers et le reste pour faire passer les soirées au bout de sept ans.
On pourrait croire qu’on s’habitue en sept ans, qu’on se rend compte que c’est
comme ça, et qu’on s’y résigne. Mais non. Ça finit par vous porter sur les nerfs. Ce n’est
pas un de ces silences douillets, amicaux, qui tombent parfois entre les gens. Ça vous
donne l’impression qu’il y a quelque chose à faire, que vous ne remplissez pas votre
devoir. Comme une maîtresse de maison, quand sa soirée ne marche pas… Ernest allait
lire laborieusement et vers la moitié du journal il commencerait à bâiller. Il se passait
quelque chose à l’intérieur de Mrs. Welton quand il faisait ça. Elle murmurerait qu’elle
devrait parler à Délia et elle se précipiterait à la cuisine. Elle resterait là un long moment,
regardant vaguement dans les pots, vérifiant les listes de blanchissage, et quand elle
reviendrait il serait en train de faire sa toilette de nuit.
En une année, trois cents de leurs soirées se passaient comme ça. Sept fois trois
cents, ça fait plus de deux mille.

On prétend parfois que ce silence même est signe d’une intimité


plus profonde que toute parole ; et certes nul ne songe à nier que la
vie conjugale ne crée une intimité : il en est ainsi de tous les rapports
de famille qui n’en recouvrent pas moins des haines, des jalousies,
des rancœurs. Jouhandeau marque fortement la différence entre
cette intimité et une vraie fraternité humaine quand il écrit :

Élise est ma femme et sans doute aucun de mes amis, aucun des membres de ma
famille, aucun de mes propres membres ne m’est plus intime qu’elle, mais si proche de
moi que soit la place qu’elle s’est faite, que je lui ai faite dans mon univers le plus privé,
si enracinée qu’elle soit à l’inextricable tissu de ma chair et de mon âme (et c’est là tout le
mystère et tout le drame de notre indissoluble union), l’inconnu qui passe en ce moment
sur le boulevard et que j’aperçois à peine de ma fenêtre, quel qu’il soit, humainement
m’est moins étranger qu’elle.

Il dit ailleurs :

On s’aperçoit qu’on est victime d’un poison, mais qu’on s’y est habitué. Comment y
renoncer désormais sans renoncer à soi ?

Et encore :

Quand je pense à elle j’éprouve que l’amour conjugal n’a aucun rapport ni avec la
sympathie, ni avec la sensualité, ni avec la passion, ni avec l’amitié, ni avec l’amour.
Adéquat à lui seul, réductible ni à l’un ni à l’autre de ces divers sentiments, il a sa nature
propre, son essence particulière et son mode unique selon le couple qu’il assemble.

Les avocats de l’amour conjugal(145) plaident volontiers qu’il n’est


pas un amour et que cela même lui donne un caractère merveilleux.
Car la bourgeoisie a inventé dans ces dernières années un style
épique : la routine prend figure d’aventure, la fidélité, d’une folie
sublime, l’ennui devient sagesse et les haines familiales sont la forme
la plus profonde de l’amour. En vérité, que deux individus se
détestent sans pouvoir cependant se passer l’un de l’autre n’est pas
de toutes les relations humaines la plus vraie, la plus émouvante,
c’en est la plus pitoyable. L’idéal serait au contraire que des êtres
humains se suffisant parfaitement chacun ne soient enchaînés l’un à
l’autre que par le libre consentement de leur amour. Tolstoï admire
que le lien de Natacha avec Pierre soit quelque chose
« d’indéfinissable, mais de ferme, de solide comme était l’union de sa
propre âme à son corps ». Si l’on accepte l’hypothèse dualiste, le
corps ne représente pour l’âme qu’une pure facticité ; ainsi dans
l’union conjugale, chacun aurait pour l’autre l’inéluctable lourdeur
du donné contingent ; c’est en tant que présence absurde et non
choisie, condition nécessaire et matière même de l’existence, qu’il
faudrait l’assumer et l’aimer. On fait entre ces deux mots une
confusion volontaire et c’est de là que naît la mystification : ce qu’on
assume, on ne l’aime pas. On assume son corps, son passé, sa
situation présente : mais l’amour est mouvement vers un autre, vers
une existence séparée de la sienne, une fin, un avenir ; la manière
d’assumer un fardeau, une tyrannie, ce n’est pas de l’aimer mais de
se révolter. Une relation humaine n’a pas de valeur tant qu’elle est
subie dans l’immédiat ; les rapports des enfants aux parents par
exemple ne prennent de prix que lorsqu’ils se réfléchissent dans une
conscience ; on ne saurait admirer dans les rapports conjugaux qu’ils
retombent à l’immédiat et que les conjoints y engloutissent leur
liberté. Ce mélange complexe d’attachement, de rancune, de haine,
de consigne, de résignation, de paresse, d’hypocrisie, appelé amour
conjugal, on ne prétend le respecter que parce qu’il sert d’alibi. Mais
il en est de l’amitié comme de l’amour physique : pour qu’elle soit
authentique, il faut d’abord qu’elle soit libre. Liberté ne signifie pas
caprice : un sentiment est un engagement qui dépasse l’instant ; mais
il n’appartient qu’à l’individu de confronter sa volonté générale et ses
conduites singulières de manière à maintenir sa décision ou au
contraire à la briser ; le sentiment est libre quand il ne dépend
d’aucune consigne étrangère, quand il est vécu dans une sincérité
sans peur. La consigne de « l’amour conjugal » invite au contraire à
tous les refoulements et à tous les mensonges. Et d’abord elle interdit
aux époux de véritablement se connaître. L’intimité quotidienne ne
crée ni compréhension ni sympathie. Le mari respecte trop sa femme
pour s’intéresser aux avatars de sa vie psychologique : ce serait lui
reconnaître une secrète autonomie qui pourrait s’avérer gênante,
dangereuse ; au lit prend-elle vraiment du plaisir ? Aime-t-elle
vraiment son mari ? Est-elle vraiment heureuse de lui obéir ? Il
préfère ne pas s’interroger ; ces questions lui semblent même
choquantes. Il a épousé une « honnête femme » ; par essence elle est
vertueuse, dévouée, fidèle, pure, heureuse, et elle pense ce qu’il faut
penser. Un malade après avoir remercié ses amis, ses proches, ses
infirmières, dit à sa jeune femme qui, pendant six mois, n’avait pas
quitté son chevet : « Toi, je ne te remercie pas, tu n’as fait que ton
devoir. » D’aucune de ses qualités il ne fait un mérite : elles sont
garanties par la société, elles sont impliquées par l’institution même
du mariage ; il ne s’avise pas que sa femme ne sort pas d’un livre de
Bonald, qu’elle est un individu de chair et d’os ; il prend pour donnée
sa fidélité aux consignes qu’elle s’impose : qu’elle ait des tentations à
vaincre, que peut-être elle y succombe, qu’en tout cas sa patience, sa
chasteté, sa décence soient de difficiles conquêtes, il n’en tient pas
compte ; il ignore plus radicalement encore ses rêves, ses fantasmes,
ses nostalgies, le climat affectif dans lequel elle coule ses jours. Ainsi
Chardonne nous montre dans Ève un mari qui pendant des années
tient un journal de sa vie conjugale : il parle de sa femme avec des
nuances délicates ; mais seulement de sa femme telle qu’il la voit,
telle qu’elle est pour lui sans jamais lui restituer sa dimension
d’individu libre : il est foudroyé quand il apprend soudain qu’elle ne
l’aime pas, qu’elle le quitte. On a souvent parlé de la désillusion de
l’homme naïf et loyal devant la perfidie féminine : c’est avec scandale
que les maris de Bernstein découvrent que la compagne de leur vie
est voleuse, méchante, adultère ; ils encaissent le coup avec un
courage viril mais l’auteur n’en échoue pas moins à les faire
apparaître généreux et forts : ils nous semblent surtout des butors
dénués de sensibilité et de bonne volonté ; l’homme reproche aux
femmes leur dissimulation mais il faut beaucoup de complaisance
pour se laisser duper avec tant de constance. La femme est vouée à
l’immoralité parce que la morale consiste pour elle à incarner une
inhumaine entité : la femme forte, la mère admirable, l’honnête
femme, etc. Dès qu’elle pense, qu’elle rêve, qu’elle dort, qu’elle
désire, qu’elle respire sans consigne, elle trahit l’idéal masculin. C’est
pourquoi tant de femmes ne se laissent aller à « être elles-mêmes »
qu’en l’absence de leur mari. Réciproquement, la femme ne connaît
pas son mari ; elle croit apercevoir son vrai visage parce qu’elle le
saisit dans sa contingence quotidienne : mais l’homme est d’abord ce
qu’il fait dans le monde au milieu des autres hommes. Refuser de
comprendre le mouvement de sa transcendance, c’est le dénaturer.
« On épouse un poète, dit Élise, et quand on est sa femme, ce qu’on
remarque d’abord c’est qu’il oublie de tirer la chaîne des
cabinets(146). » Il n’en demeure pas moins un poète et la femme qui
ne s’intéresse pas à ses œuvres le connaît moins qu’un lointain
lecteur. Ce n’est souvent pas la faute de la femme si cette complicité
lui est interdite : elle ne peut se mettre au courant des affaires de son
mari, elle n’a pas l’expérience, la culture nécessaires pour le
« suivre » : elle échoue à s’unir à lui à travers les projets bien plus
essentiels pour lui que la monotone répétition des journées. Dans
certains cas privilégiés la femme peut réussir à devenir pour son
mari une véritable compagne : elle discute ses projets, lui donne des
conseils, participe à ses travaux. Mais elle se berce d’illusions si elle
croit par là réaliser une œuvre personnelle : il demeure la seule
liberté agissante et responsable. Il faut qu’elle l’aime pour trouver sa
joie à le servir ; sinon elle n’éprouvera que du dépit parce qu’elle se
sentira frustrée du produit de ses efforts. Les hommes – fidèles à la
consigne donnée par Balzac de traiter la femme en esclave tout en la
persuadant qu’elle est reine – exagèrent à plaisir l’importance de
l’influence exercée par les femmes ; au fond ils savent fort bien qu’ils
mentent. Georgette Le Blanc fut dupe de cette mystification quand
elle réclama de Maeterlinck qu’il inscrivît leurs deux noms sur le
livre qu’ils avaient, croyait-elle, écrit ensemble ; dans la préface dont
il fit précéder les Souvenirs de la cantatrice, Grasset lui explique sans
ménagement que tout homme est prompt à saluer dans la femme qui
partage sa vie une associée, une inspiratrice mais qu’il n’en regarde
pas moins son travail comme n’appartenant qu’à lui ; avec raison. En
toute action, en toute œuvre, c’est le moment du choix et de la
décision qui compte. La femme joue généralement le rôle de cette
boule de verre que consultent les voyantes : une autre ferait tout
aussi bien l’affaire. Et la preuve, c’est que bien souvent l’homme
accueille avec la même confiance une autre conseillère, une autre
collaboratrice. Sophie Tolstoï copiait les manuscrits de son mari, les
mettait au net : il en chargea plus tard une de ses filles ; elle comprit
alors que même son zèle ne l’avait pas rendue indispensable. Il n’y a
qu’un travail autonome qui puisse assurer à la femme une
authentique autonomie(147).
La vie conjugale prend selon les cas des figures différentes. Mais
pour une quantité de femmes la journée se déroule à peu près de la
même manière. Le matin, le mari quitte son épouse hâtivement :
c’est avec plaisir qu’elle entend la porte se refermer derrière lui ; elle
aime se retrouver libre, sans consigne, souveraine dans sa maison.
Les enfants à leur tour partent pour l’école : elle restera seule tout le
jour ; le bébé qui s’agite dans le berceau ou qui joue dans son parc
n’est pas une compagnie. Elle passe un temps plus ou moins long à
sa toilette, au ménage ; si elle a une bonne, elle lui donne ses ordres,
traîne un peu dans la cuisine en bavardant ; sinon elle va flâner au
marché, échange quelques mots sur le prix de la vie avec ses voisines
ou avec les fournisseurs. Si mari et enfants reviennent à la maison
pour déjeuner, elle ne profite pas beaucoup de leur présence ; elle a
trop à faire à préparer le repas, servir, desservir ; le plus souvent ils
ne rentrent pas. De toute façon, elle a devant elle une longue après-
midi vide. Elle conduit ses plus jeunes enfants au jardin public et
tricote ou coud tout en les surveillant ; ou, assise chez elle près de la
fenêtre, elle raccommode ; ses mains travaillent, son esprit n’est pas
occupé ; elle ressasse des soucis ; elle esquisse des projets ; elle
rêvasse, elle s’ennuie ; aucune de ses occupations ne se suffit à elle-
même ; sa pensée est tendue vers le mari, les enfants qui porteront
ces chemises, qui mangeront le plat qu’elle prépare ; elle ne vit que
pour eux ; et lui en sont-ils seulement reconnaissants ? Son ennui se
change peu à peu en impatience, elle commence à attendre
anxieusement leur retour. Les enfants rentrent de l’école, elle les
embrasse, les interroge ; mais ils ont des devoirs à faire, ils ont envie
de s’amuser entre eux, ils s’échappent, ils ne sont pas une distraction.
Et puis, ils ont eu de mauvaises notes, ils ont perdu un foulard, ils
font du bruit, du désordre, ils se battent : il faut toujours plus ou
moins les gronder. Leur présence fatigue la mère plutôt qu’elle ne
l’apaise. Elle attend de plus en plus impérieusement son mari. Que
fait-il ? Pourquoi n’est-il pas déjà rentré ? Il a travaillé, vu le monde,
causé avec des gens, il n’a pas pensé à elle ; elle se met à ruminer
avec nervosité qu’elle est bien sotte de lui sacrifier sa jeunesse ; il ne
lui en sait pas gré. Le mari s’acheminant vers la maison où sa femme
est enfermée sent bien qu’il est vaguement coupable ; les premiers
temps du mariage, il apportait en offrande un bouquet de fleurs, un
menu cadeau ; mais ce rite perd bientôt tout sens ; maintenant il
arrive les mains vides, et il s’empresse d’autant moins qu’il
appréhende l’accueil quotidien. En effet, souvent la femme se venge
par une scène de l’ennui, de l’attente de la journée ; par là, elle
prévient aussi la déception d’une présence qui ne comblera pas les
espoirs de l’attente. Même si elle tait ses griefs, le mari de son côté
est déçu. Il ne s’est pas amusé à son bureau, il est fatigué ; il a un
désir contradictoire d’excitation et de repos. Le visage trop familier
de sa femme ne l’arrache pas à soi-même ; il sent qu’elle voudrait lui
faire partager ses soucis, qu’elle attend aussi de lui distraction et
détente : sa présence lui pèse sans le combler, il ne trouve pas auprès
d’elle un vrai délassement. Les enfants, non plus, n’apportent ni
divertissement ni paix ; repas et soirée se passent dans une vague
mauvaise humeur ; lisant, écoutant la T.S.F., causant mollement,
chacun sous le couvert de l’intimité demeurera seul. Cependant, la
femme se demande avec un espoir anxieux – ou une appréhension
non moins anxieuse – si cette nuit – enfin ! encore ! – il se passera
quelque chose. Elle s’endort déçue, irritée ou soulagée ; c’est avec
plaisir qu’elle entendra claquer la porte demain matin. Le sort des
femmes est d’autant plus dur qu’elles sont plus pauvres et plus
surchargées de besogne ; il s’éclaire quand elles ont à la fois des
loisirs et des distractions. Mais ce schéma : ennui, attente, déception,
se retrouve dans bien des cas.
Certaines évasions(148) se proposent à la femme ; mais,
pratiquement, elles ne sont pas permises à toutes. En particulier en
province, les chaînes du mariage sont lourdes ; il faut que la femme
trouve une manière d’assumer une situation à laquelle elle ne peut
échapper. Il y en a, on l’a vu, qui se gonflent d’importance et
deviennent des matrones tyranniques, des mégères. D’autres se
complaisent dans un rôle de victime, elles se font les douloureuses
esclaves de leur mari, de leurs enfants et y prennent une joie
masochiste. D’autres perpétuent les conduites narcissistes que nous
avons décrites à propos de la jeune fille : elles souffrent elles aussi de
ne se réaliser dans aucune entreprise et, ne se faisant rien être, de
n’être rien ; indéfinies, elles se sentent illimitées et se pensent
méconnues ; elles se rendent un culte mélancolique ; elles se
réfugient dans des rêves, des comédies, des maladies, des manies,
des scènes ; elles créent des drames autour d’elles ou s’enferment
dans un monde imaginaire ; la « souriante madame Beudet » qu’a
peinte Amiel est de cette espèce. Enfermée dans la monotonie d’une
vie provinciale, auprès d’un mari qui est un butor, n’ayant ni
l’occasion d’agir ni celle d’aimer, elle est rongée par le sentiment du
vide et de l’inutilité de sa vie ; elle essaie de trouver une
compensation dans des rêveries romanesques, dans les fleurs dont
elle s’entoure, dans ses toilettes, son personnage : son mari dérange
même ces jeux. Elle finit par tenter de le tuer. Les conduites
symboliques dans lesquelles s’évade la femme peuvent entraîner des
perversions, ses obsessions aboutir à des crimes. Il y a des crimes
conjugaux qui sont dictés moins par l’intérêt que par une pure haine.
Ainsi, Mauriac nous montre Thérèse Desqueyroux essayant
d’empoisonner son mari comme fit naguère Mme Lafarge. On a
acquitté récemment une femme de quarante ans qui avait supporté
pendant vingt ans un mari odieux et qui un jour, froidement, avec
l’aide de son grand fils, l’avait étranglé. Il n’y avait pas, pour elle,
d’autre moyen de se délivrer d’une situation intolérable.
À une femme qui entend vivre sa situation dans la lucidité, dans
l’authenticité, il ne reste souvent d’autre secours qu’un orgueil
stoïque. Parce qu’elle dépend de tout et de tous, elle ne peut
connaître qu’une liberté tout intérieure, donc abstraite ; elle refuse
les principes et les valeurs toutes faites, elle juge, elle interroge, par
là elle échappe à l’esclavage conjugal ; mais sa réserve hautaine, son
adhésion à la formule « Supporte et abstiens-toi » ne constituent
qu’une attitude négative. Raidie dans le renoncement, le cynisme, il
lui manque un emploi positif de ses forces ; tant qu’elle est ardente,
vivante, elle s’ingénie à les utiliser : elle aide autrui, elle console,
protège, donne, elle multiplie ses occupations ; mais elle souffre de
ne rencontrer aucune tâche qui vraiment l’exige, de ne consacrer son
activité à aucune fin. Souvent rongée par sa solitude et sa stérilité,
elle finit par se renier, se détruire. Un remarquable exemple d’une
telle destinée nous est fourni par Mme de Charrière. Dans le livre
attachant qu’il lui a consacré(149), Geoffrey Scott la dépeint « Traits
de feu, front de glace ». Mais ce n’est pas sa raison qui a éteint en elle
cette flamme de vie dont Hermenches disait qu’elle eût « réchauffé
un cœur de Lapon » ; c’est le mariage qui a lentement assassiné
l’éclatante Belle de Zuylen ; elle a fait de sa résignation raison : il eût
fallu de l’héroïsme ou du génie pour inventer une autre issue. Que
ses hautes et rares qualités n’aient pas suffi à la sauver est une des
plus éclatantes condamnations de l’institution conjugale qui se
rencontre dans l’Histoire.
Brillante, cultivée, intelligente, ardente, Mlle de Tuyll étonnait
l’Europe ; elle effrayait les épouseurs ; elle en refusa cependant plus
de douze, mais d’autres, plus acceptables peut-être, reculèrent. Le
seul homme qui l’intéressait, Hermenches, il n’était pas question
qu’elle en fît son mari : elle entretint avec lui une correspondance de
douze années ; mais cette amitié, ses études finirent par ne plus lui
suffire ; « Vierge et martyre », c’est un pléonasme, disait-elle ; et les
contraintes de la vie de Zuylen lui étaient insupportables ; elle voulait
devenir femme, être libre ; à trente ans elle épousa M. de Charrière ;
elle appréciait « l’honnêteté du cœur » qu’elle trouvait en lui, « son
esprit de justice », et elle décida d’abord de faire de lui « le mari le
plus tendrement aimé qui soit au monde » ; plus tard, Benjamin
Constant racontera qu’« elle l’avait beaucoup tourmenté pour lui
imprimer un mouvement égal au sien » ; elle ne réussit pas à vaincre
son flegme méthodique ; enfermée à Colombier entre ce mari
honnête et morne, un beau-père sénile, deux belles-sœurs sans
charme, Mme de Charrière commença à s’ennuyer ; la société
provinciale de Neufchâtel lui déplaisait par son esprit étroit, sa
plénitude ; elle tuait ses journées en lavant le linge de la maison et en
jouant le soir à la « Comète ». Un jeune homme traversa sa vie,
brièvement, et la laissa plus seule encore qu’auparavant. « Prenant
l’ennui pour muse », elle écrivit quatre romans sur les mœurs de
Neufchâtel, et le cercle de ses amis se restreignit encore. Dans une de
ses œuvres, elle peignit le long malheur d’un mariage entre une
femme vive et sensible et un homme bon mais froid et lourd : la vie
conjugale lui apparaissait comme une suite de malentendus, de
déceptions, de menues rancunes. Il était visible qu’elle-même était
malheureuse ; elle tomba malade, se rétablit, revint à la longue
solitude accompagnée qu’était sa vie. « Il est évident que la routine
de la vie de Colombier et la douceur négative et soumise de son mari
creusaient des vides perpétuels que ne pouvait combler aucune
activité », écrit son biographe. C’est alors que surgit Benjamin
Constant qui l’occupa passionnément pendant huit ans. Quand, trop
fière pour le disputer à Mme de Staël, elle eut renoncé à lui, son
orgueil se durcit. Elle lui avait écrit un jour : « Le séjour de
Colombier m’était odieux et je n’y revenais jamais sans désespoir. Je
ne l’ai plus voulu quitter et me le suis rendu supportable. » Elle s’y
enferma et ne sortit pas de son jardin pendant quinze ans ; ainsi
appliquait-elle le précepte stoïque : chercher à vaincre son cœur
plutôt que la fortune. Prisonnière, elle ne pouvait trouver la liberté
qu’en choisissant sa prison. « Elle acceptait la présence de
M. de Charrière à ses côtés comme elle acceptait les Alpes », dit
Scott. Mais elle était trop lucide pour ne pas comprendre que cette
résignation n’était après tout que duperie ; elle devint si renfermée,
si dure, on la devinait si désespérée qu’elle effrayait. Elle avait ouvert
sa maison aux émigrés qui affluaient à Neufchâtel, elle les protégeait,
les secourait, les dirigeait ; elle écrivait des œuvres élégantes et
désenchantées que Hüber, philosophe allemand dans la misère,
traduisait ; elle prodiguait ses conseils à un cercle de jeunes femmes
et enseignait Locke à sa favorite, Henriette ; elle aimait jouer le rôle
de providence auprès des paysans des environs ; évitant de plus en
plus soigneusement la société neuf châteloise, elle rétrécissait
orgueilleusement sa vie ; elle « ne s’efforçait plus qu’à créer de la
routine et à la supporter. Ses gestes d’infinie bonté mêmes
comportaient quelque chose d’effrayant, tant était glaçant le sang-
froid qui les dictait… Elle fit à ceux qui l’entouraient l’effet d’une
ombre qui passe dans une pièce vide(150) ». À de rares occasions –
une visite par exemple – la flamme de vie se réveillait. Mais « les
années passaient de façon aride. M. et Mme de Charrière vieillissaient
côte à côte, séparés par tout un monde, et plus d’un visiteur,
poussant un soupir de soulagement au sortir de la maison, avait
l’impression d’échapper à une tombe close… La pendule battait son
tic-tac, M. de Charrière, en bas, travaillait à ses mathématiques ; de
la grange montait le son rythmé des fléaux… La vie se poursuivait
bien que les fléaux l’eussent vidée de son grain… Une vie de petits
faits, désespérément réduits à boucher les moindres crevasses de la
journée, voilà où en était arrivée cette Zélide qui détestait la
petitesse. »
On dira peut-être que la vie de M. de Charrière ne fut pas plus
gaie que celle de sa femme : du moins l’avait-il choisie ; et il semble
qu’elle convenait à sa médiocrité. Que plutôt on imagine un homme
doué des qualités exceptionnelles de Belle de Zuylen, il est certain
qu’il ne se fût pas consumé dans l’aride solitude de Colombier. Il se
serait taillé sa place dans le monde où il eût entrepris, lutté, agi, vécu.
Combien de femmes englouties dans le mariage ont été, selon le mot
de Stendhal, « perdues pour l’humanité » ! On a dit que le mariage
diminue l’homme : c’est souvent vrai ; mais presque toujours il
annihile la femme. Marcel Prévost, défenseur du mariage, l’admet
lui-même.

Cent fois retrouvant au bout de quelques mois ou de quelques années une jeune
femme que j’avais connue jeune fille, j’étais frappé par la banalité de son caractère, par
l’insignifiance de sa vie.

Ce sont presque les mêmes mots qu’on trouve sous la plume de


Sophie Tolstoï six mois après ses noces.

Mon existence est d’une telle banalité : c’est une mort. Tandis que lui a une vie
pleine, une vie intérieure, du talent et l’immortalité (23-12-1863).
Quelques mois plus tôt, elle laissait échapper une autre plainte :

Comment une femme pourrait-elle se contenter d’être assise toute la journée, une
aiguille à la main, de jouer du piano, d’être seule, absolument seule, si elle pense que son
mari ne l’aime pas et l’a pour toujours réduite en esclavage ? (9 mai 1863).

Onze ans plus tard, elle écrit ces mots auxquels souscrivent
encore à présent bien des femmes (22-10-1875) :

Aujourd’hui, demain, les mois, les années, c’est toujours, toujours la même chose. Je
me réveille le matin et n’ai pas le courage de sortir du lit. Qui est-ce qui m’aidera à me
secouer ? Qu’est-ce qui m’attend ? Oui, je sais, le cuisinier va venir et puis ce sera le tour
de Niannia. Ensuite, je m’assoirai en silence et prendrai ma broderie anglaise, puis je
ferai répéter la grammaire et les gammes. Quand le soir sera venu je me remettrai à ma
broderie anglaise pendant que petite tante et Pierre feront leurs éternelles patiences…

La plainte de Mme Proudhon rend exactement le même son.


« Vous avez vos idées, disait-elle à son mari. Et moi, quand vous êtes
à votre travail, quand les enfants sont en classe, je n’ai rien. »
Souvent dans les premières années la femme se berce d’illusions,
elle essaie d’admirer inconditionnellement son mari, de l’aimer sans
réserve, de se sentir indispensable à lui et aux enfants ; et puis ses
vrais sentiments se découvrent ; elle s’aperçoit que son mari pourrait
se passer d’elle, que ses enfants sont faits pour se détacher d’elle : ils
sont toujours plus ou moins ingrats. Le foyer ne la protège plus
contre sa liberté vide ; elle se retrouve, solitaire, délaissée, un sujet ;
et elle ne trouve pas d’emploi à faire d’elle-même. Affections,
habitudes peuvent être encore un grand secours, non un salut. Tous
les écrivains féminins qui sont sincères ont noté cette mélancolie qui
habite le cœur des « femmes de trente ans » ; c’est un trait commun
aux héroïnes de Katherine Mansfield, de Dorothy Parker, de Virginia
Woolf. Cécile Sauvage qui chanta si gaiement au début de sa vie
mariage et maternité exprime plus tard une délicate détresse. Il est
remarquable que si l’on compare le nombre des suicides féminins
perpétrés par des célibataires et par des femmes mariées, on trouve
que celles-ci sont solidement protégées contre le dégoût de vivre
entre vingt et trente ans (surtout de vingt-cinq à trente) mais non pas
dans les années suivantes. « Quant au mariage, écrit Halbwachs(151),
il protège les femmes en province aussi bien qu’à Paris surtout
jusqu’à trente ans mais de moins en moins aux âges suivants. »
Le drame du mariage, ce n’est pas qu’il n’assure pas à la femme le
bonheur qu’il lui promet – il n’y a pas d’assurance sur le bonheur –
c’est qu’il la mutile – il la voue à la répétition et à la routine. Les vingt
premières années de la vie féminine sont d’une extraordinaire
richesse ; la femme traverse les expériences de la menstruation, de la
sexualité, du mariage, de la maternité ; elle découvre le monde et son
destin. À vingt ans, maîtresse d’un foyer, liée à jamais à un homme,
un enfant dans les bras, voilà sa vie finie pour toujours. Les vraies
actions, le vrai travail sont l’apanage de l’homme : elle n’a que des
occupations qui sont parfois harassantes mais qui ne la comblent
jamais. On lui a vanté le renoncement, le dévouement ; mais il lui
semble souvent fort vain de se consacrer « à l’entretien de deux êtres
quelconques jusqu’à la fin de leur vie ». C’est très beau de s’oublier,
encore faut-il savoir pour qui, pour quoi. Et le pire est que son
dévouement même apparaît comme importun ; il se convertit aux
yeux du mari en une tyrannie à laquelle il essaie de se soustraire ; et
cependant c’est lui qui l’impose à la femme comme sa suprême, son
unique justification ; en l’épousant il l’oblige à se donner à lui tout
entière ; il n’accepte pas l’obligation réciproque qui est d’accepter ce
don. Le mot de Sophie Tolstoï : « Je vis par lui, pour lui, j’exige la
même chose pour moi », est certainement révoltant ; mais Tolstoï
exigeait en effet qu’elle ne vécût que pour lui et par lui, attitude que
seule la réciprocité peut justifier. C’est la duplicité du mari qui voue
la femme à un malheur dont il se plaint ensuite d’être lui-même
victime. De même qu’au lit il la veut à la fois chaude et froide, il la
réclame totalement donnée et cependant sans poids ; il lui demande
de le fixer sur terre et de le laisser libre, d’assurer la répétition
monotone des journées et de ne pas l’ennuyer, d’être toujours
présente et jamais importune ; il veut l’avoir tout à lui et ne pas lui
appartenir ; vivre en couple et demeurer seul. Ainsi dès le moment
où il l’épouse il la mystifie. Elle passe son existence à mesurer
l’étendue de cette trahison. Ce que dit D. H. Lawrence à propos de
l’amour sexuel est généralement valable : l’union de deux êtres
humains est vouée à l’échec si elle est un effort pour se compléter
l’un par l’autre, ce qui suppose une mutilation originelle ; il faudrait
que le mariage fût la mise en commun de deux existences
autonomes, non une retraite, une annexion, une fuite, un remède.
C’est ce que comprend Nora(152) quand elle décide qu’avant de
pouvoir être une épouse et une mère, il lui faut devenir d’abord une
personne. Il faudrait que le couple ne se considérât pas comme une
communauté, une cellule fermée, mais que l’individu fût en tant que
tel intégré à une société au sein de laquelle il pourrait s’épanouir sans
secours ; alors il lui serait permis de créer en pure générosité des
liens avec un autre individu également adapté à la collectivité, liens
qui seraient fondés sur la connaissance de deux libertés.
Ce couple équilibré n’est pas une utopie ; il en existe, parfois dans
le cadre même du mariage, le plus souvent au-dehors ; certains sont
unis par un grand amour sexuel qui les laisse libres de leurs amitiés
et de leurs occupations ; d’autres sont liés par une amitié qui
n’entrave pas leur liberté sexuelle ; plus rarement il en est qui sont à
la fois amants et amis mais sans chercher l’un dans l’autre leur
exclusive raison de vivre. Quantité de nuances sont possibles dans les
rapports d’un homme et d’une femme : dans la camaraderie, le
plaisir, la confiance, la tendresse, la complicité, l’amour, ils peuvent
être l’un pour l’autre la plus féconde source de joie, de richesse, de
force qui se propose à un être humain. Ce ne sont pas les individus
qui sont responsables de l’échec du mariage : c’est – à l’encontre de
ce que prétendent Bonald, Comte, Tolstoï – l’institution elle-même
qui est originellement pervertie. Déclarer qu’un homme et une
femme qui ne se sont même pas choisis doivent se suffire de toutes
les manières à la fois pendant toute leur vie est une monstruosité qui
engendre nécessairement hypocrisie, mensonge, hostilité, malheur.
La forme traditionnelle du mariage est en train de se modifier :
mais il constitue encore une oppression que les deux époux
ressentent de manière diverse. À ne considérer que les droits
abstraits dont ils jouissent, ils sont aujourd’hui presque des égaux ;
ils se choisissent plus librement qu’autrefois, ils peuvent beaucoup
plus aisément se séparer, surtout en Amérique où le divorce est
chose courante ; il y a entre les époux moins de différence d’âge et de
culture que naguère ; le mari reconnaît plus volontiers à sa femme
l’autonomie qu’elle revendique ; il arrive qu’ils partagent à égalité les
soins du ménage ; leurs distractions sont communes : camping,
bicyclette, natation, etc. Elle ne passe pas ses journées à attendre le
retour de l’époux : elle fait du sport, elle appartient à des
associations, à des clubs, elle s’occupe au-dehors, elle a même parfois
un petit métier qui lui rapporte un peu d’argent. Beaucoup de jeunes
ménages donnent l’impression d’une parfaite égalité. Mais tant que
l’homme conserve la responsabilité économique du couple, ce n’est
qu’une illusion. C’est lui qui fixe le domicile conjugal d’après les
exigences de son travail : elle le suit de la province à Paris, de Paris
en province, aux colonies, à l’étranger ; le niveau de vie s’établit
d’après ses gains ; le rythme des jours, des semaines, de l’année se
règle sur ses occupations ; relations et amitiés dépendent le plus
souvent de sa profession. Étant plus positivement intégré que sa
femme à la société, il garde la direction du couple dans les domaines
intellectuels, politiques, moraux. Le divorce n’est pour la femme
qu’une possibilité abstraite si elle n’a pas les moyens de gagner elle-
même sa vie : si en Amérique l’« alimony » est pour l’homme une
lourde charge, en France le sort de la femme, de la mère abandonnée
avec une pension dérisoire est un scandale. Mais l’inégalité profonde
vient de ce que l’homme s’accomplit concrètement dans le travail ou
l’action tandis que pour l’épouse, en tant que telle, la liberté n’a
qu’une figure négative : la situation des jeunes Américaines entre
autres rappelle celle des Romaines émancipées de la décadence. On a
vu que celles-ci avaient le choix entre deux types de conduites : les
unes perpétuaient le mode de vie et les vertus de leurs grand-mères ;
les autres passaient leur temps dans une vaine agitation ; de même
quantité d’Américaines demeurent des « femmes d’intérieur »
conformes au modèle traditionnel ; les autres pour la plupart ne font
que dissiper leurs forces et leur temps. En France, le mari eût-il toute
la bonne volonté du monde, dès que la jeune femme est mère les
charges du foyer ne l’accablent pas moins qu’autrefois.
C’est un lieu commun de déclarer que dans les ménages
modernes, et surtout aux U.S.A., la femme a réduit l’homme en
esclavage. Le fait n’est pas nouveau. Depuis les Grecs les mâles se
sont plaints de la tyrannie de Xanthippe ; ce qui est vrai, c’est que la
femme intervient dans des domaines qui, autrefois, lui étaient
condamnés ; je connais par exemple des femmes d’étudiants qui
apportent à la réussite de leur mâle un acharnement frénétique ;
elles règlent son emploi du temps, son régime, elles surveillent son
travail ; elles le sèvrent de toutes distractions, c’est tout juste si elles
ne l’enferment pas à clef ; il est vrai aussi que l’homme est plus
désarmé que naguère devant ce despotisme ; il reconnaît à la femme
des droits abstraits et il comprend qu’elle ne peut les rendre concrets
qu’à travers lui : c’est à ses propres dépens qu’il compensera
l’impuissance, la stérilité à laquelle la femme est condamnée ; pour
que se réalise dans leur association une apparente égalité, il faut que
ce soit lui qui donne le plus du fait qu’il possède davantage. Mais
précisément, si elle reçoit, prend, exige, c’est qu’elle est la plus
pauvre. La dialectique du maître et de l’esclave trouve ici son
application la plus concrète : en opprimant on devient opprimé. C’est
par leur souveraineté même que les mâles sont enchaînés ; c’est
parce qu’ils gagnent seuls de l’argent que l’épouse exige des chèques,
parce que seuls ils exercent un métier qu’elle leur impose d’y réussir,
parce que seuls ils incarnent la transcendance qu’elle veut la leur
voler en faisant siens leurs projets, leurs succès. Et inversement, la
tyrannie exercée par la femme ne fait que manifester sa dépendance :
elle sait que la réussite du couple, son avenir, son bonheur, sa
justification reposent aux mains de l’autre ; si elle cherche âprement
à le soumettre à sa volonté, c’est qu’elle est aliénée en lui. C’est de sa
faiblesse qu’elle se fait une arme ; mais le fait est qu’elle est faible.
L’esclavage conjugal est plus quotidien et plus irritant pour le mari ;
mais il est plus profond pour la femme ; la femme qui retient son
mari auprès d’elle pendant des heures parce qu’elle s’ennuie le brime
et lui pèse ; mais en fin de compte il peut se passer d’elle bien plus
facilement qu’elle de lui ; s’il la quitte, c’est elle qui aura sa vie
ruinée. La grande différence c’est que chez la femme la dépendance
est intériorisée : elle est esclave même quand elle se conduit avec une
apparente liberté ; tandis que l’homme est essentiellement autonome
et c’est du dehors qu’il est enchaîné. S’il a l’impression que c’est lui la
victime, c’est que les charges qu’il supporte sont les plus évidentes :
la femme se nourrit de lui comme un parasite ; mais un parasite n’est
pas un maître triomphant. En vérité, de même que biologiquement
les mâles et les femelles ne sont jamais victimes l’un de l’autre mais
tous ensemble de l’espèce, de même aussi les époux subissent
ensemble l’oppression d’une institution qu’ils n’ont pas créée. Si l’on
dit que les hommes oppriment les femmes, le mari s’indigne ; c’est
lui qui se sent opprimé : il l’est ; mais le fait est que c’est le code
masculin, c’est la société élaborée par les mâles et dans leur intérêt,
qui a défini la condition féminine sous une forme qui est à présent
pour les deux sexes une source de tourments.
C’est dans leur intérêt commun qu’il faudrait modifier la situation
en interdisant que le mariage soit pour la femme une « carrière ».
Les hommes qui se déclarent antiféministes sous prétexte que « les
femmes sont déjà bien assez empoisonnantes comme ça » raisonnent
sans beaucoup de logique : c’est justement parce que le mariage en
fait des « mantes religieuses », des « sangsues », des « poisons »,
qu’il faut transformer le mariage et, par conséquent, la condition
féminine en général. La femme pèse si lourdement sur l’homme
parce qu’on lui interdit de se reposer sur soi : il se délivrera en la
délivrant, c’est-à-dire en lui donnant quelque chose à faire en ce
monde.
Il y a des jeunes femmes qui déjà s’essaient à conquérir cette
liberté positive ; mais rares sont celles qui persévèrent longtemps
dans leurs études ou leur métier : le plus souvent elles savent que les
intérêts de leur travail seront sacrifiés à la carrière de leur mari ; elles
n’apporteront au foyer qu’un salaire d’appoint ; elles ne s’engagent
que timidement dans une entreprise qui ne les arrache pas à la
servitude conjugale. Celles mêmes qui ont un sérieux métier n’en
tirent pas les mêmes bénéfices sociaux que les hommes : les femmes
d’avocats, par exemple, ont droit à une pension à la mort de leur
mari ; on a refusé aux avocates de verser symétriquement une
pension à leurs époux en cas de décès. C’est dire qu’on ne considère
pas que la femme qui travaille entretienne le couple à égalité avec
l’homme. Il y a des femmes qui trouvent dans leur profession une
véritable indépendance ; mais nombreuses sont celles pour qui le
travail « au-dehors » ne représente dans les cadres du mariage
qu’une fatigue supplémentaire. D’ailleurs, le plus souvent, la
naissance d’un enfant les oblige à se cantonner dans leur rôle de
matrone ; il est actuellement fort difficile de concilier travail et
maternité.
C’est précisément l’enfant qui selon la tradition doit assurer à la
femme une autonomie concrète qui la dispense de se vouer à aucune
autre fin. Si en tant qu’épouse elle n’est pas un individu complet, elle
le devient en tant que mère : l’enfant est sa joie et sa justification.
C’est par lui qu’elle achève de se réaliser sexuellement et
socialement ; c’est donc par lui que l’institution du mariage prend
son sens et atteint son but. Examinons donc cette suprême étape du
développement de la femme.
CHAPITRE VI

LA MÈRE

C’est par la maternité que la femme accomplit intégralement son


destin physiologique ; c’est là sa vocation « naturelle » puisque tout
son organisme est orienté vers la perpétuation de l’espèce. Mais on a
dit déjà que la société humaine n’est jamais abandonnée à la nature.
Et en particulier depuis environ un siècle, la fonction reproductrice
n’est plus commandée par le seul hasard biologique, elle est
contrôlée par des volontés(153). Certains pays ont officiellement
adopté des méthodes précises de « birth-control » ; dans les nations
soumises à l’influence du catholicisme, il s’opère clandestinement :
ou bien l’homme pratique le coïtus interruptus, ou la femme après
l’acte amoureux chasse de son corps les spermatozoïdes. C’est
souvent entre amants ou époux une source de conflits et de rancune ;
l’homme s’irrite d’avoir à surveiller son plaisir ; la femme déteste la
corvée du lavage ; il en veut à la femme de son ventre trop fécond ;
elle redoute ces germes de vie qu’il risque de déposer en elle. Et c’est
pour tous deux la consternation quand, malgré les précautions, elle
se trouve « prise ». Le cas est fréquent dans les pays où les méthodes
anticonceptionnelles sont rudimentaires. Alors l’anti-physis prend
une forme particulièrement grave : c’est l’avortement. Également
interdit dans les pays qui autorisent le « birth-control », il a
beaucoup moins d’occasions de s’y proposer. Mais en France c’est
une opération à laquelle quantité de femmes se trouvent acculées et
qui hante la vie amoureuse de la plupart d’entre elles.
Il est peu de sujets sur lesquels la société bourgeoise déploie plus
d’hypocrisie : l’avortement est un crime répugnant auquel il est
indécent de faire allusion. Qu’un écrivain décrive les joies et les
souffrances d’une accouchée, c’est parfait ; qu’il parle d’une avortée,
on l’accuse de se vautrer dans l’ordure et de décrire l’humanité sous
un jour abject : or, il y a en France chaque année autant
d’avortements que de naissances. C’est un phénomène si répandu
qu’il faut le considérer comme un des risques normalement
impliqués par la condition féminine. Le code s’obstine cependant à
en faire un délit : il exige que cette opération délicate soit exécutée
clandestinement. Rien de plus absurde que les arguments invoqués
contre la législation de l’avortement. On prétend que c’est une
intervention dangereuse. Mais les médecins honnêtes reconnaissent
avec le docteur Magnus Hirschfeld que : « L’avortement fait par la
main d’un véritable médecin spécialiste, dans une clinique et avec les
mesures préventives nécessaires, ne comporte pas ces graves dangers
dont la loi pénale affirme l’existence. » C’est au contraire sous sa
forme actuelle qu’il fait courir à la femme de grands risques. Le
manque de compétence des « faiseuses d’anges », les conditions dans
lesquelles elles opèrent, engendrent quantité d’accidents, parfois
mortels. La maternité forcée aboutit à jeter dans le monde des
enfants chétifs, que leurs parents seront incapables de nourrir, qui
deviendront les victimes de l’Assistance publique ou des « enfants
martyrs ». Il faut remarquer d’ailleurs que la société si acharnée à
défendre les droits de l’embryon se désintéresse des enfants dès
qu’ils sont nés ; on poursuit les avorteuses au lieu de s’appliquer à
réformer cette scandaleuse institution nommée Assistance publique ;
on laisse en liberté les responsables qui en livrent les pupilles à des
tortionnaires ; on ferme les yeux sur l’horrible tyrannie qu’exercent
dans des « maisons d’éducation » ou dans des demeures privées les
bourreaux d’enfants ; et si on refuse d’admettre que le fœtus
appartient à la femme qui le porte, en revanche, on consent que
l’enfant soit la chose de ses parents ; dans la même semaine, on vient
de voir un chirurgien se suicider parce qu’il était convaincu de
manœuvres abortives et un père qui avait battu son fils presque à
mort a été condamné à trois mois de prison avec sursis. Récemment
un père a laissé mourir son fils du croup, faute de soins ; une mère a
refusé d’appeler un médecin auprès de sa fille, au nom de son
abandon inconditionné à la volonté divine : au cimetière, des enfants
lui ont jeté des pierres ; mais quelques journalistes s’étant indignés,
une cohorte d’honnêtes gens ont protesté que les enfants
appartenaient aux parents, que tout contrôle étranger serait
inacceptable. Il y a aujourd’hui « un million d’enfants en péril », dit
le journal Ce soir ; et France-Soir imprime que : « Cinq cent mille
enfants sont signalés comme se trouvant en danger physique ou
moral. » En Afrique du Nord, la femme arabe n’a pas la possibilité de
se faire avorter : sur dix enfants qu’elle engendre, il en meurt sept ou
huit et personne ne s’en soucie parce que les pénibles et absurdes
maternités ont tué le sentiment maternel. Si la morale y trouve son
compte, que penser d’une telle morale ? Il faut ajouter que les
hommes les plus respectueux de la vie embryonnaire sont aussi ceux
qui se montrent les plus empressés quand il s’agit de condamner des
adultes à une mort militaire.
Les raisons pratiques invoquées contre l’avortement légal sont
sans aucun poids ; quant aux raisons morales, elles se réduisent au
vieil argument catholique : le fœtus a une âme à qui on ferme le
paradis en le supprimant sans baptême. Il est remarquable que
l’Église autorise à l’occasion le meurtre des hommes faits : dans les
guerres, ou quand il s’agit de condamnés à mort ; elle réserve pour le
fœtus un humanitarisme intransigeant. Il n’est pas racheté par le
baptême : mais au temps des guerres saintes contre les Infidèles,
ceux-ci ne l’étaient pas non plus et le massacre en était hautement
encouragé. Les victimes de l’Inquisition n’étaient sans doute pas
toutes en état de grâce, non plus qu’aujourd’hui le criminel qu’on
guillotine et les soldats morts sur le champ de bataille. Dans tous ces
cas, l’Église s’en remet à la grâce de Dieu ; elle admet que l’homme
n’est dans sa main qu’un instrument et que le salut d’une âme se joue
entre elle et Dieu. Pourquoi donc défendre à Dieu d’accueillir l’âme
embryonnaire dans son ciel ? Si un concile l’y autorisait, il ne
protesterait pas plus qu’à la belle époque du pieux massacre des
Indiens. En vérité, on bute ici contre une vieille tradition têtue qui
n’a rien à voir avec la morale. Il faut compter aussi avec ce sadisme
masculin dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Le livre que le docteur
Roy dédia en 1943 à Pétain en est un exemple éclatant ; c’est un
monument de mauvaise foi. Il insiste paternellement sur les dangers
de l’avortement ; mais rien ne lui semble plus hygiénique qu’une
césarienne. Il veut que l’avortement soit considéré comme un crime
et non comme un délit ; et il souhaite qu’il soit interdit même sous sa
forme thérapeutique, c’est-à-dire quand la grossesse met en danger
la vie ou la santé de la mère : il est immoral de choisir entre une vie
et une autre, déclare-t-il, et fort de cet argument, il conseille de
sacrifier la mère. Il déclare que le fœtus n’appartient pas à la mère,
c’est un être autonome. Cependant, quand ces mêmes médecins
« bien pensants » exaltent la maternité, ils affirment que le fœtus fait
partie du corps maternel, qu’il n’est pas un parasite se nourrissant à
ses dépens. On voit combien l’antiféminisme est encore vivace par
cet acharnement que mettent certains hommes à refuser tout ce qui
pourrait affranchir la femme.
D’ailleurs, la loi qui voue à la mort, à la stérilité, à la maladie
quantité de jeunes femmes est totalement impuissante à assurer un
accroissement de la natalité. Un point sur lequel s’accordent
partisans et ennemis de l’avortement légal, c’est le radical échec de la
répression. D’après les professeurs Doléris, Balthazard, Lacassagne,
il y aurait eu en France 500 000 avortements par an aux environs de
1933 ; une statistique (citée par le docteur Roy) dressée en 1938 en
estimait le nombre à un million. En 1941, le docteur Aubertin de
Bordeaux hésitait entre 800 000 et un million. C’est ce dernier
chiffre qui semble le plus proche de la vérité. Dans un article de
Combat daté de mars 1948, le docteur Desplas écrit :

L’avortement est entré dans les mœurs… La répression a pratiquement échoué…


Dans la Seine, en 1943, 1 300 enquêtes ont entraîné 750 inculpations dont 360 femmes
arrêtées, 513 condamnations de moins d’un an à plus de cinq ans, ce qui est peu par
rapport aux 15 000 avortements présumés dans le département. Sur le territoire, on
compte 10 000 instances.

Il ajoute :

L’avortement dit criminel est aussi familier à toutes les classes sociales que les
politiques anticonceptionnelles acceptées par notre société hypocrite. Les deux tiers des
avortées sont des femmes mariées… On peut estimer approximativement qu’il y a en
France autant d’avortements que de naissances.

Du fait que l’opération se pratique dans des conditions souvent


désastreuses, beaucoup d’avortements se terminent par la mort de
l’avortée.

Deux cadavres de femmes avortées arrivent par semaine à l’Institut médico-légal de


Paris ; beaucoup provoquent des maladies définitives.

On a dit parfois que l’avortement était un « crime de classe » et


c’est en grande partie vrai. Les pratiques anticonceptionnelles sont
beaucoup plus répandues dans la bourgeoisie ; l’existence du cabinet
de toilette en rend l’application plus facile que chez les ouvriers ou
les paysans privés d’eau courante ; les jeunes filles de la bourgeoisie
sont plus prudentes que les autres ; dans les ménages, l’enfant
représente une charge moins lourde : la pauvreté, la crise du
logement, la nécessité pour la femme de travailler hors de la maison
sont parmi les causes les plus fréquentes de l’avortement. Il semble
que le plus souvent c’est après deux maternités que le couple décide
de limiter les naissances ; si bien que l’avortée aux traits hideux, c’est
aussi cette mère magnifique qui berce dans ses bras deux anges
blonds : la même femme. Dans un document publié dans les Temps
modernes d’octobre 1945, sous le nom « Salle commune »,
Mme Geneviève Sarreau décrit une salle d’hôpital où elle a eu
l’occasion de séjourner et où beaucoup des malades venaient de subir
des curetages : 15 sur 18 avaient fait des fausses couches dont plus de
la moitié avaient été provoquées. Le numéro 9 était la femme d’un
fort de la halle ; elle avait eu en deux mariages dix enfants vivants
dont il ne restait que trois, et elle avait fait sept fausses couches, dont
cinq provoquées ; elle employait volontiers la technique de la
« tringle », qu’elle exposait avec complaisance, et aussi des
comprimés dont elle indiqua les noms à ses compagnes. Le
numéro 16, âgée de seize ans, mariée, avait eu des aventures et
souffrait d’une salpingite par suite d’un avortement. Le numéro 7,
âgée de trente-cinq ans, expliquait : « Ça fait vingt ans que je suis
mariée ; je ne l’ai jamais aimé : vingt ans je me suis conduite
proprement. C’est il y a trois mois que j’ai eu un amoureux. Une
seule fois, dans une chambre d’hôtel. Je me suis trouvée enceinte…
Alors, il fallait bien, n’est-ce pas ? Je l’ai fait passer. Personne n’en
sait rien, ni mon mari, ni… lui. Maintenant, c’est fini ; jamais je ne
recommencerai. On souffre trop… je ne parle pas du curetage… Non,
non, c’est autre chose : c’est… c’est l’amour-propre, voyez-vous. » Le
numéro 14 avait eu cinq enfants en cinq ans ; à quarante ans elle
avait l’air d’une vieille femme. Il y avait chez toutes une résignation
faite de désespoir : « La femme est faite pour souffrir », disaient-elles
tristement.
La gravité de cette épreuve varie beaucoup selon les
circonstances. La femme bourgeoisement mariée ou confortablement
entretenue, appuyée par un homme, ayant argent et relations, est
très avantagée ; d’abord, elle obtient beaucoup plus facilement
qu’une autre la licence d’un avortement « thérapeutique » ; au
besoin, elle a les moyens de se payer un voyage en Suisse où
l’avortement est libéralement toléré ; dans les conditions actuelles de
la gynécologie, c’est une opération bénigne quand elle est effectuée
par un spécialiste avec toutes les garanties de l’hygiène et, s’il le faut,
les ressources de l’anesthésie ; à défaut de complicité officielle, elle
trouve des secours officieux qui sont aussi sûrs : elle connaît de
bonnes adresses, elle a assez d’argent pour payer des soins
consciencieux et sans attendre que sa grossesse soit avancée ; on la
traitera avec égard ; certaines de ces privilégiées prétendent que ce
petit accident est profitable à la santé et donne de l’éclat au teint. En
revanche, il y a peu de détresses plus pitoyables que celle d’une jeune
fille isolée, sans argent, qui se voit acculée à un « crime » pour
effacer une « faute » que son entourage ne lui pardonnerait pas :
c’est chaque année en France le cas d’environ trois cent mille
employées, secrétaires, étudiantes, ouvrières, paysannes ; la
maternité illégitime est encore une tare si affreuse que beaucoup
préfèrent le suicide ou l’infanticide à l’état de fille mère : c’est dire
qu’aucune pénalité ne saurait les empêcher de « faire passer
l’enfant ». Un cas banal qui se rencontre à des milliers d’exemplaires,
c’est celui qui est relaté dans une confession recueillie par le docteur
Liepmann(154). Il s’agit d’une Berlinoise, enfant naturelle, fille d’un
cordonnier et d’une domestique :

Je liai connaissance avec le fils d’un voisin de dix ans plus âgé que moi… Les caresses
me furent tellement nouvelles que, ma foi, je me laissai faire. Toutefois en aucune façon
ce n’était là de l’amour. Cependant, il continua à m’initier de toute manière, me donnant
à lire des livres sur la femme ; et finalement je lui fis don de ma virginité. Quand après
une attente de deux mois j’acceptai une place d’institutrice à l’école maternelle de Speuze
j’étais enceinte. Je ne revis pas du tout mes époques pendant deux autres mois. Mon
séducteur m’écrivait qu’il fallait absolument m’occuper de faire revenir mes affaires en
buvant du pétrole et en mangeant du savon noir. Vous dépeindre maintenant les
tourments que j’ai soufferts, je n’en suis plus capable… J’ai dû toute seule aller jusqu’au
bout de cette misère. La crainte d’avoir un enfant m’a fait faire la chose affreuse. C’est
alors que j’ai appris la haine de l’homme.

Le pasteur de l’école, ayant appris l’histoire par une lettre égarée,


lui fait un long sermon et elle se sépare du jeune homme ; on la traite
en brebis galeuse.

C’est comme si j’eusse vécu dix-huit mois dans une maison de correction.

Puis elle devient bonne d’enfant chez un professeur et y reste


quatre ans.
À cette époque, j’ai appris à connaître un magistrat. Je fus heureuse d’avoir un vrai
homme à aimer. Avec mon amour je lui donnai tout. Nos rapports eurent pour
conséquence qu’à vingt-quatre ans je mis au monde un garçon bien constitué. L’enfant a
aujourd’hui dix ans. Je n’ai pas revu le père depuis neuf ans et demi… comme je trouvais
insuffisante la somme de 2 500 marks et que de son côté en refusant de donner son nom
à l’enfant il reniait sa paternité, tout a été fini entre nous. Aucun homme ne m’inspire
plus de désirs.

C’est souvent le séducteur lui-même qui convainc la femme de se


débarrasser de l’enfant. Ou bien il l’a déjà abandonnée quand elle se
trouve enceinte, ou elle veut généreusement lui cacher sa disgrâce,
ou elle se trouve aucun secours en lui. Parfois, elle ne refuse pas
l’enfant sans regret ; soit parce qu’elle ne se décide pas tout de suite à
le supprimer, soit parce qu’elle ne connaît aucune adresse, ou parce
qu’elle n’a pas d’argent disponible et qu’elle a perdu son temps à
essayer des drogues inefficaces ; elle est arrivée au troisième,
quatrième, cinquième mois de sa grossesse, quand elle entreprend de
s’en débarrasser ; la fausse couche sera alors infiniment plus
dangereuse, plus douloureuse, plus compromettante qu’au cours des
premières semaines. La femme le sait ; c’est dans l’angoisse et le
désespoir qu’elle tente de se délivrer. À la campagne, l’usage de la
sonde n’est guère connu ; la paysanne qui a « fauté » se laisse tomber
de l’échelle du grenier, elle se jette du haut de l’escalier, et souvent
elle se blesse sans résultat ; aussi arrive-t-il qu’on trouve dans les
haies, les fourrés, les fosses d’aisance quelque petite cadavre
étranglé. En ville, les femmes s’entraident. Mais il n’est pas toujours
facile de mettre la main sur une « faiseuse d’ange », et encore moins
de réunir la somme exigée ; la femme enceinte demande du secours à
une amie ou elle s’opère elle-même ; ces chirurgiennes d’occasion
sont souvent peu compétentes ; elles ont vite fait de se perforer avec
la tringle et l’épingle à tricoter ; un médecin m’a raconté qu’une
cuisinière ignorante, voulant s’injecter du vinaigre dans l’utérus,
l’injecta dans la vessie, ce qui provoqua d’atroces souffrances.
Brutalement déclenchée et mal soignée, la fausse couche, souvent
plus pénible qu’un accouchement normal, s’accompagne de troubles
nerveux pouvant aller jusqu’au bord de la crise épileptique, provoque
parfois de graves maladies internes et peut déclencher une
hémorragie mortelle. Colette a raconté, dans Gribiche, la dure agonie
d’une petite danseuse de music-hall abandonnée aux mains
ignorantes de sa mère ; un remède habituel, dit-elle, c’était de boire
une solution de savon concentrée et ensuite de courir pendant un
quart d’heure : par de tels traitements, c’est souvent en tuant la mère
qu’on supprime l’enfant. On m’a parlé d’une dactylo qui est
demeurée quatre jours dans sa chambre, baignant dans son sang,
sans manger ni boire, parce qu’elle n’avait pas osé appeler. Il est
difficile d’imaginer délaissement plus affreux que celui où la menace
de la mort se confond avec celle du crime et de la honte. L’épreuve
est moins rude dans le cas des femmes pauvres, mais mariées, qui
agissent avec l’accord de leur mari et sans être tourmentées d’inutiles
scrupules : une assistante sociale me disait que dans la « zone » elles
se donnent mutuellement des conseils, se prêtent des instruments et
s’assistent aussi simplement que s’il s’agissait de s’extirper des cors
aux pieds. Mais elles subissent de dures souffrances physiques ; dans
les hôpitaux on est obligé d’accueillir la femme dont la fausse couche
est commencée ; mais on la punit sadiquement en lui refusant tout
calmant pendant les douleurs et pendant l’opération ultime du
curetage. Comme on le voit entre autres dans le témoignage recueilli
par G. Sarreau, ces persécutions n’indignent même pas les femmes
trop habituées à la souffrance : mais elles sont sensibles aux
humiliations dont on les abreuve. Le fait que l’opération subie est
clandestine et criminelle, en multiplie les dangers et lui donne un
caractère abject et angoissant. Douleur, maladie, mort prennent la
figure d’un châtiment : on sait quelle distance sépare la souffrance de
la torture, l’accident de la punition ; à travers les risques qu’elle
assume, la femme se saisit comme coupable, c’est cette
interprétation de la douleur et de la faute qui est singulièrement
pénible.
Cet aspect moral du drame est ressenti selon les circonstances
avec plus ou moins d’intensité. Pour les femmes très « affranchies »,
grâce à leur fortune, leur situation sociale, le milieu libre auquel elles
appartiennent, pour celles à qui pauvreté ou misère ont enseigné le
dédain de la morale bourgeoise, il ne se pose guère de questions : il y
a un moment plus ou moins désagréable à passer et il faut qu’il se
passe, c’est tout. Mais quantité de femmes sont intimidées par une
morale qui garde à leurs yeux son prestige bien qu’elles ne puissent y
conformer leur conduite ; elles respectent intérieurement la loi
qu’elles enfreignent et elles souffrent de commettre un délit ; elles
souffrent encore davantage d’avoir à se chercher des complices. Elles
subissent d’abord l’humiliation de quémander : elles quémandent
une adresse, les soins du médecin, de la sage-femme ; elles risquent
de se faire rabrouer avec hauteur : ou elles s’exposent à une
connivence dégradante. Inviter délibérément autrui à commettre un
délit, c’est une situation que la plupart des hommes ignorent et que
la femme vit dans un mélange de peur et de honte. Cette intervention
qu’elle réclame, souvent, dans son cœur elle la repousse. Elle est
divisée à l’intérieur d’elle-même. Il se peut que son désir spontané
soit de garder cet enfant qu’elle empêche de naître ; même si elle ne
souhaite pas positivement la maternité, elle ressent avec malaise
l’ambiguïté de l’acte qu’elle accomplit. Car s’il n’est pas vrai que
l’avortement soit un assassinat, il ne saurait non plus être assimilé à
une simple pratique anticonceptionnelle ; un événement a eu lieu qui
est un commencement absolu et dont on arrête le développement.
Certaines femmes seront hantées par la mémoire de cet enfant qui
n’a pas été. Hélène Deutsch(155) cite le cas d’une femme mariée,
psychologiquement normale, qui ayant perdu deux fois à cause de sa
condition physique des fœtus de trois mois leur fit édifier deux
petites tombes qu’elle traita avec grande piété même après la
naissance de nombreux enfants. À plus forte raison, si la fausse
couche a été provoquée, la femme aura souvent le sentiment d’avoir
commis un péché. Le remords qui suit dans l’enfance le désir jaloux
de la mort du petit frère nouveau-né ressuscite, et la femme se sent
coupable d’avoir réellement tué un enfant. Des mélancolies
pathologiques peuvent exprimer ce sentiment de culpabilité. À côté
des femmes qui pensent avoir attenté à une vie étrangère, il y en a
beaucoup qui estiment avoir été mutilées d’une part d’elles-mêmes ;
de là naît une rancune contre l’homme qui a accepté ou sollicité cette
mutilation. H. Deutsch, encore, cite le cas d’une jeune fille,
profondément éprise de son amant, qui insista elle-même pour faire
disparaître un enfant qui eût été un obstacle à leur bonheur ; au
sortir de l’hôpital, elle refusa et pour toujours de revoir l’homme
qu’elle aimait. Si une rupture aussi définitive est rare, en revanche, il
est fréquent que la femme devienne frigide, soit à l’égard de tous les
hommes, soit à l’égard de celui qui l’a rendue enceinte.
Les hommes ont tendance à prendre l’avortement à la légère ; ils
le regardent comme un de ces nombreux accidents auxquels la
malignité de la nature a voué les femmes : ils ne mesurent pas les
valeurs qui y sont engagées. La femme renie les valeurs de la
féminité, ses valeurs, au moment où l’éthique mâle se conteste de la
façon la plus radicale. Tout son avenir moral en est ébranlé. En effet,
on répète à la femme depuis son enfance qu’elle est faite pour
engendrer et on lui chante la splendeur de la maternité ; les
inconvénients de sa condition – règles, maladies, etc. –, l’ennui des
tâches ménagères, tout est justifié par ce merveilleux privilège qu’elle
détient de mettre des enfants au monde. Et voilà que l’homme, pour
garder sa liberté, pour ne pas handicaper son avenir, dans l’intérêt de
son métier, demande à la femme de renoncer à son triomphe de
femelle. L’enfant n’est plus du tout un trésor sans prix : engendrer
n’est plus une fonction sacrée : cette prolifération devient
contingente, importune, c’est encore une des tares de la féminité. La
corvée mensuelle de la menstruation apparaît en comparaison
comme bénie : voilà qu’on guette anxieusement le retour de cet
écoulement rouge qui avait plongé la fillette dans l’horreur ; c’est en
lui promettant les joies de l’enfantement qu’on l’avait consolée.
Même consentant à l’avortement, le désirant, la femme le ressent
comme un sacrifice de sa féminité : il faut que définitivement elle
voie dans son sexe une malédiction, une espèce d’infirmité, un
danger. Allant au bout de ce reniement, certaines femmes deviennent
homosexuelles à la suite du traumatisme de l’avortement.
Cependant, au même moment où l’homme pour mieux réussir son
destin d’homme demande à la femme de sacrifier ses possibilités
charnelles, il dénonce l’hypocrisie du code moral des mâles. Ceux-ci
interdisent universellement l’avortement ; mais ils l’acceptent
singulièrement comme une solution commode ; il leur est possible de
se contredire avec un cynisme étourdi ; mais la femme éprouve ces
contradictions dans sa chair blessée ; elle est généralement trop
timide pour se révolter délibérément contre la mauvaise foi
masculine ; tout en se pensant victime d’une injustice qui la décrète
criminelle malgré elle, elle se sent souillée, humiliée ; c’est elle qui
incarne sous une figure concrète et immédiate, en soi, la faute de
l’homme ; il commet la faute, mais il s’en débarrasse sur elle ; il dit
des mots seulement, d’un ton suppliant, menaçant, raisonnable,
furieux : il les oublie vite ; à elle de traduire ces phrases dans la
douleur et le sang. Quelquefois il ne dit rien, il s’en va ; mais son
silence et sa fuite sont un démenti encore plus évident de tout le code
moral institué par les mâles. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’on
appelle « l’immoralité » des femmes, thème favori des misogynes ;
comment n’éprouveraient-elles pas une intime défiance à l’égard des
principes arrogants que les hommes publiquement affichent et qu’en
secret ils dénoncent ? Elles apprennent à ne plus croire ce que disent
les hommes quand ils exaltent la femme, ni quand ils exaltent
l’homme : la seule chose sûre, c’est ce ventre fourragé et saignant, ces
lambeaux de vie rouge, cette absence de l’enfant. C’est au premier
avortement que la femme commence à « comprendre ». Pour
beaucoup d’entre elles, le monde n’aura plus jamais tout à fait la
même figure. Et cependant, faute de la diffusion des méthodes
anticonceptionnelles, l’avortement est aujourd’hui en France la seule
voie ouverte à la femme qui ne veut pas mettre au monde des enfants
condamnés à mourir de misère. Stekel(156) l’a dit très justement :
« La défense de l’avortement est une loi immorale puisqu’elle doit
être obligatoirement violée, tous les jours, à toutes les heures. »

*
**

Le « birth-control » et l’avortement légal permettraient à la


femme d’assumer librement ses maternités. En fait c’est en partie
une volonté délibérée, en partie le hasard qui décident de la fécondité
féminine. Tant que l’insémination artificielle n’est pas devenue une
pratique courante, il arrive que la femme souhaite la maternité sans
l’obtenir – soit parce qu’elle n’a pas commerce avec les hommes, ou
que son mari est stérile, ou qu’elle est mal conformée. Et, en
revanche, elle se trouve souvent contrainte à engendrer contre son
gré. Grossesse et maternité seront vécues de manière très différente
selon qu’elles se déroulent dans la révolte, dans la résignation, la
satisfaction, l’enthousiasme. Il faut prendre garde que les décisions
et les sentiments avoués de la jeune mère ne correspondent pas
toujours à ses désirs profonds. Une fille-mère peut être
matériellement accablée par la charge qui lui est soudain imposée,
s’en désoler ouvertement, et trouver cependant dans l’enfant
l’assouvissement de rêves secrètement caressés ; inversement, une
jeune mariée qui accueille sa grossesse avec joie et fierté peut la
redouter en silence, la détester, à travers des obsessions, des
fantasmes, des souvenirs infantiles qu’elle-même refuse de
reconnaître. C’est une des raisons qui rend sur ce sujet les femmes si
secrètes. Leur silence vient en partie de ce qu’elles se plaisent à
entourer de mystère une expérience qui est exclusivement leur
apanage ; mais aussi, elles sont déconcertées par les contradictions et
les conflits dont elles sont alors le siège. « Les préoccupations de la
grossesse sont un rêve qui est oublié aussi complètement que le rêve
des douleurs de l’accouchement(157) », a dit une femme. Ce sont les
complexes vérités qui se découvrent alors à elle qu’elle s’applique à
ensevelir dans l’oubli.
On a vu que dans l’enfance et l’adolescence, la femme passe par
rapport à la maternité par plusieurs phases. Toute petite, c’est un
miracle et un jeu : elle trouve dans la poupée, elle pressent dans
l’enfant à venir un objet à posséder et à dominer. Adolescente, elle y
voit, au contraire, une menace contre l’intégrité de sa précieuse
personne. Ou bien elle la refuse farouchement, comme l’héroïne de
Colette Audry(158) qui nous confie :

Chaque petit enfant qui jouait sur le sable, je l’exécrais d’être sorti d’une femme… Les
grandes personnes aussi je les exécrais d’avoir la haute main sur ces enfants, de les
purger, de les fesser, de les habiller, de les avilir de toutes les manières : les femmes avec
leurs corps mous toujours prêts à bourgeonner de nouveaux petits, les hommes qui
regardaient toute cette pulpe de femmes et d’enfants à eux, d’un air satisfait et
indépendant. Mon corps était à moi toute seule, je ne l’aimais que bruni, incrusté du sel
de la mer, griffé par les ajoncs. Il devait rester dur et scellé.

Ou bien elle le redoute tout en le souhaitant, ce qui conduit à des


fantasmes de grossesse et à toutes sortes d’angoisses. Il y a des
jeunes filles qui se complaisent à exercer l’autorité que confère la
maternité mais qui ne sont pas disposées à en assurer pleinement les
responsabilités. C’est le cas de cette Lydia citée par H. Deutsch qui, à
l’âge de seize ans, placée comme bonne chez des étrangers, s’occupait
des enfants confiés à ses soins avec le plus extraordinaire
dévouement : c’était une prolongation des rêveries infantiles où elle
formait couple avec sa mère pour élever un enfant ; brusquement,
elle se mit à négliger son service, à se montrer indifférente aux
enfants, à sortir, à flirter ; le temps des jeux était fini et elle
commençait à se soucier de sa vraie vie où le désir de maternité
tenait peu de place. Certaines femmes ont pendant toute leur
existence le désir de dominer des enfants, mais elles gardent
l’horreur du travail biologique de la parturition : elles se font sages-
femmes, infirmières, institutrices ; elles sont des tantes dévouées,
mais elles se refusent à enfanter. Certaines aussi, sans repousser avec
dégoût la maternité, sont trop absorbées par leur vie amoureuse ou
par une carrière pour lui faire une place dans leur existence. Ou elles
ont peur de la charge que représenterait l’enfant pour elles ou pour
leur mari.
Souvent la femme assure délibérément sa stérilité soit en se
dérobant à tous rapports sexuels, soit par les pratiques du « birth-
control » ; mais il y a aussi des cas où elle n’avoue pas sa crainte de
l’enfant et où c’est un processus psychique de défense qui empêche la
conception ; il se produit en elle des troubles fonctionnels décelables
à un examen médical, mais d’origine nerveuse. Le docteur
Arthus(159) en cite entre autres un exemple frappant :

Mme H… avait été très mal préparée à sa vie de femme par sa mère ; celle-ci lui avait
toujours prédit les pires catastrophes si elle venait à être enceinte… Lorsque Mme H… fut
mariée elle se crut enceinte le mois suivant ; elle reconnut son erreur ; puis encore une
fois au bout de trois mois : nouvelle erreur. Au bout d’un an elle alla consulter un
gynécologue qui se refusa à reconnaître en elle ou en son mari une cause quelconque
d’infécondité. Après trois années, elle en vit un autre qui lui dit : « Vous serez enceinte
quand vous en parlerez moins… » Après cinq ans de mariage, Mme H… et son mari
avaient admis qu’ils n’auraient pas d’enfant. Le bébé naquit au bout de six ans.

L’acceptation ou le refus de la conception est influencé par les


mêmes facteurs que la grossesse en général. Au cours de celle-ci se
ravivent les rêves infantiles du sujet et ses angoisses d’adolescente ;
elle est vécue de manière très différente selon les rapports que la
femme soutient avec sa mère, avec son mari, avec elle-même.
Devenant mère à son tour, la femme prend en quelque sorte la
place de celle qui l’a enfantée : c’est là pour elle une totale
émancipation. Si elle la souhaite sincèrement, elle se réjouira de sa
grossesse et aura à cœur de la conduire sans secours ; encore
dominée, et consentant à l’être, elle se remet au contraire dans les
mains maternelles : le nouveau-né lui semblera un frère ou une sœur
plutôt que son propre fruit ; si tout à la fois elle veut et n’ose pas
s’affranchir, elle redoute que l’enfant au lieu de la sauver ne la fasse
retomber sous le joug : cette angoisse peut provoquer des fausses
couches ; H. Deutsch cite le cas d’une jeune femme qui devant
accompagner son mari dans un voyage et abandonner l’enfant à sa
mère accoucha d’un bébé mort-né ; elle s’étonna de ne pas le pleurer
davantage car elle l’avait vivement désiré ; mais elle aurait eu horreur
de le livrer à sa mère qui l’eût dominée à travers lui. On a vu que le
sentiment de culpabilité à l’égard de la mère est fréquent chez
l’adolescente ; s’il est encore vivace, la femme s’imagine qu’une
malédiction pèse sur sa progéniture ou sur elle-même : l’enfant,
croit-elle, la tuera en venant au monde ou il mourra en naissant.
C’est le remords qui souvent provoque cette angoisse, si fréquente
chez les jeunes femmes, de ne pas mener leur grossesse à terme. On
voit dans cet exemple rapporté par H. Deutsch combien le rapport à
la mère peut prendre une importance néfaste :

Mrs. Smith, benjamine d’une famille nombreuse qui ne comptait qu’un garçon, avait
été accueillie avec dépit par sa mère qui voulait un fils ; elle n’en souffrit pas trop grâce à
l’affection de son père et d’une sœur aînée. Mais quand elle fut mariée et attendit son
enfant, bien qu’elle le désirât ardemment, la haine qu’elle avait éprouvée autrefois pour
sa mère lui rendit haïssable l’idée d’être elle-même mère ; elle accoucha un mois avant
terme d’un enfant mort-né. Enceinte une seconde fois, elle eut peur d’un nouvel
accident ; heureusement une de ses amies intimes se trouva grosse en même temps
qu’elle ; elle avait une mère très affectueuse qui protégea les deux jeunes femmes
pendant leur grossesse ; mais l’amie avait conçu un mois plus tôt que Mrs. Smith qui fut
effrayée à l’idée d’achever seule sa grossesse ; à la surprise de tout le monde, l’amie
demeura enceinte pendant un mois encore après le terme prévu pour sa délivrance(160)
et les deux femmes accouchèrent le même jour. Les amies décidèrent de concevoir le
même jour leur prochain enfant et Mrs. Smith commença sans inquiétude sa nouvelle
grossesse. Mais son amie au cours du troisième mois dut quitter la ville ; le jour où elle
l’apprit, Mrs. Smith fit une fausse couche. Elle ne put plus jamais avoir d’autre enfant ; le
souvenir de sa mère pesait trop lourdement sur elle.

Un rapport non moins important, c’est celui que la femme


soutient avec le père de son enfant. Une femme déjà mûre,
indépendante, peut vouloir un enfant qui n’appartienne qu’à elle :
j’en ai connu une dont les yeux s’allumaient à la vue d’un beau mâle,
non par désir sensuel, mais parce qu’elle jugeait ses capacités
d’étalon ; ce sont ces maternelles amazones qui saluent avec
enthousiasme le miracle de l’insémination artificielle. Si le père de
l’enfant partage leur vie, elles lui refusent tout droit sur leur
progéniture, elles essaient – telle la mère de Paul dans Amants et fils
– de former avec leur petit un couple fermé. Mais, dans la majorité
des cas, la femme a besoin d’un appui masculin pour accepter ses
nouvelles responsabilités ; elle ne se dévouera joyeusement au
nouveau-né que si un homme se dévoue à elle.
Plus elle est infantile et timide, plus ce besoin est urgent. Ainsi
H. Deutsch raconte l’histoire d’une jeune femme qui épousa à quinze
ans un garçon de seize ans qui l’avait engrossée. Petite fille, elle avait
toujours aimé les bébés et assisté sa mère dans les soins que celle-ci
donnait à ses frères et sœurs. Mais une fois mère elle-même de deux
enfants, elle fut prise de panique. Elle exigeait que son mari restât
sans cesse auprès d’elle ; il dut prendre un travail qui lui permit de
demeurer au foyer de longues heures. Elle vivait dans une constante
anxiété, exagérant les disputes de ses enfants, donnant une excessive
importance aux moindres incidents de leurs journées. Beaucoup de
jeunes mères demandent ainsi du secours à leur mari que parfois
elles chassent hors du foyer en l’accablant de leurs soucis.
H. Deutsch cite d’autres cas curieux, celui-ci entre autres :

Une jeune femme mariée se crut enceinte et en fut extrêmement heureuse ; séparée
de son mari par un voyage, elle eut une aventure très brève et qu’elle accepta
précisément parce que, comblée par sa maternité, rien d’autre ne lui paraissait tirer à
conséquence ; revenue près de son mari, elle apprit un peu plus tard qu’en vérité elle
s’était trompée sur la date de la conception : celle-ci datait du moment de son voyage.
Quand l’enfant fut né, elle se demanda brusquement s’il était fils de son mari ou de son
amant de rencontre ; elle devint incapable de sentiment à l’égard de l’enfant désiré ;
angoissée, malheureuse, elle eut recours à un psychiatre et ne s’intéressa au bébé que
lorsqu’elle se fut décidée à considérer son mari comme le père du nouveau-né.

La femme qui a de l’affection pour son mari modèlera souvent ses


sentiments sur ceux qu’il éprouve : elle accueille grossesse et
maternité avec joie ou mauvaise humeur selon qu’il en est fier ou
importuné. Parfois l’enfant est souhaité afin de consolider une
liaison, un mariage, et l’attachement que lui porte la mère dépend de
la réussite ou de l’échec de ses plans. Si c’est de l’hostilité qu’elle
ressent à l’égard du mari, la situation est encore différente : elle peut
se vouer âprement à l’enfant dont elle dénie au père la possession, ou
au contraire considérer avec haine le rejeton de l’homme détesté.
Mme H. N…, dont nous avons raconté d’après Stekel la nuit de noces,
fut tout de suite enceinte et elle détesta toute sa vie la petite fille
conçue dans l’horreur de cette brutale initiation. On voit aussi dans
le Journal de Sophie Tolstoï que l’ambivalence de ses sentiments à
l’égard de son mari se reflète dans sa première grossesse. Elle écrit :

Cet état m’est insupportable physiquement et moralement. Physiquement, je suis


constamment malade et, moralement, j’éprouve un ennui, un vide, une angoisse
terribles. Et pour Liova, j’ai cessé d’exister… Je ne peux lui donner aucune joie puisque je
suis enceinte.
Le seul plaisir qu’elle trouve dans cet état est d’ordre masochiste :
sans doute est-ce l’échec de ses rapports amoureux qui lui a donné
un besoin infantile d’auto punition.

Depuis hier je suis tout à fait malade, j’ai peur de faire une fausse couche. Cette
douleur dans le ventre me procure même une jouissance. C’est comme lorsque j’étais
enfant et que j’avais fait une sottise, maman me pardonnait mais, moi, je ne me
pardonnais pas. Je me pinçais, ou piquais fortement la main jusqu’à ce que la douleur
devînt intolérable. Pourtant je la supportais et y trouvais un immense plaisir… Quand…
l’enfant sera là, cela recommencera, c’est dégoûtant ! Tout me paraît fastidieux. Les
heures sonnent si tristement. Tout est morne. Ah ! si Lioval…

Mais la grossesse est surtout un drame qui se joue chez la femme


entre soi et soi ; elle la ressent à la fois comme un enrichissement et
comme une mutilation ; le fœtus est une partie de son corps, et c’est
un parasite qui l’exploite ; elle le possède et elle est possédée par lui ;
il résume tout l’avenir et, en le portant, elle se sent vaste comme le
monde ; mais cette richesse même l’annihile, elle a l’impression de
ne plus être rien. Une existence neuve va se manifester et justifier sa
propre existence, elle en est fière ; mais elle se sent aussi jouet de
forces obscures, elle est ballottée, violentée. Ce qu’il y a de singulier
chez la femme enceinte, c’est qu’au moment même où son corps se
transcende il est saisi comme immanent : il se replie sur lui-même
dans les nausées et les malaises ; il cesse d’exister pour lui seul et
c’est alors qu’il devient plus volumineux qu’il n’a jamais été. La
transcendance de l’artisan, de l’homme d’action est habitée par une
subjectivité : mais chez la future mère l’opposition sujet et objet
s’abolit ; elle forme avec cet enfant dont elle est gonflée un couple
équivoque que la vie submerge ; prise aux rets de la nature, elle est
plante et bête, une réserve de colloïdes, une couveuse, un œuf ; elle
effraie les enfants au corps égoïste et fait ricaner les jeunes gens
parce qu’elle est un être humain, conscience et liberté, qui est devenu
un instrument passif de la vie. La vie n’est habituellement qu’une
condition de l’existence ; dans la gestation elle apparaît comme
créatrice ; mais c’est une étrange création qui se réalise dans la
contingence et la facticité. Il y a des femmes pour qui les joies de la
grossesse et de l’allaitement sont si fortes qu’elles veulent
indéfiniment les répéter ; dès que le bébé est sevré, elles se sentent
frustrées. Ces femmes, qui sont des « pondeuses » plutôt que des
mères, cherchent avidement la possibilité d’aliéner leur liberté au
profit de leur chair : leur existence leur apparaît tranquillement
justifiée par la passive fertilité de leur corps. Si la chair est pure
inertie, elle ne peut incarner, même sous une forme dégradée, la
transcendance ; elle est paresse et ennui, mais dès qu’elle
bourgeonne elle devient souche, source, fleur, elle se dépasse, elle est
mouvement vers l’avenir en même temps qu’une présence épaisse.
La séparation dont la femme a jadis souffert au moment de son
sevrage est compensée ; elle est noyée à nouveau dans le courant de
la vie, réintégrée au tout, chaînon dans la chaîne sans fin des
générations, chair qui existe pour et par une autre chair. La fusion
cherchée dans les bras du mâle et qui est refusée aussitôt
qu’accordée, la mère la réalise quand elle sent l’enfant dans son
ventre lourd ou qu’elle le presse contre ses seins gonflés. Elle n’est
plus un objet soumis à un sujet ; elle n’est pas non plus un sujet
angoissé par sa liberté, elle est cette réalité équivoque : la vie. Son
corps est enfin à elle puisqu’il est à l’enfant qui lui appartient. La
société lui en reconnaît la possession et le revêt, en outre, d’un
caractère sacré. Le sein qui était naguère un objet érotique, elle peut
l’exhiber, c’est une source de vie : au point que des tableaux pieux
nous montrent la Vierge Mère découvrant sa poitrine en suppliant
son Fils d’épargner l’humanité. Aliénée dans son corps et dans sa
dignité sociale, la mère a l’illusion pacifiante de se sentir un être en
soi, une valeur toute faite.
Mais ce n’est qu’une illusion. Car elle ne fait pas vraiment
l’enfant : il se fait en elle ; sa chair engendre seulement de la chair :
elle est incapable de fonder une existence qui aura à se fonder elle-
même ; les créations qui émanent de la liberté posent l’objet comme
valeur et le revêtent d’une nécessité : dans le sein maternel, l’enfant
est injustifié, il n’est encore qu’une prolifération gratuite, un fait brut
dont la contingence est symétrique de celle de la mort. La mère peut
avoir ses raisons de vouloir un enfant, mais elle ne saurait donner à
cet autre qui va être demain ses propres raisons d’être ; elle
l’engendre dans la généralité de son corps, non dans la singularité de
son existence. C’est ce que comprend l’héroïne de Colette Audry
quand elle dit :

Je n’avais jamais pensé qu’il pût donner un sens à ma vie… Son être avait germé en
moi et j’avais dû le mener à bien, quoi qu’il advienne, jusqu’au terme, sans pouvoir hâter
les choses même s’il avait fallu en mourir. Puis il avait été là, né de moi ; ainsi il
ressemblait à l’œuvre que j’aurais pu faire dans ma vie… mais enfin il ne l’était pas(161).

En un sens le mystère de l’incarnation se répète en chaque


femme ; tout enfant qui naît est un dieu qui se fait homme : il ne
saurait se réaliser comme conscience et liberté s’il ne venait pas au
monde ; la mère se prête à ce mystère, mais elle ne le commande
pas ; la suprême vérité de cet être qui se façonne dans son ventre lui
échappe. C’est cette équivoque qu’elle traduit par deux fantasmes
contradictoires : toute mère a l’idée que son enfant sera un héros ;
elle exprime ainsi son émerveillement à l’idée d’engendrer une
conscience et une liberté ; mais elle redoute aussi d’accoucher d’un
infirme, d’un monstre, parce qu’elle connaît l’affreuse contingence de
la chair, et cet embryon qui l’habite est seulement chair. Il y a des cas
où c’est tel ou tel mythe qui l’emporte : mais souvent la femme oscille
entre l’un et l’autre. Elle est sensible aussi à une autre équivoque.
Prise dans le grand cycle de l’espèce, elle affirme la vie contre le
temps et la mort : par là elle est promise à l’immortalité ; mais elle
éprouve aussi dans sa chair la réalité du mot de Hegel : « La
naissance des enfants est la mort des parents. » L’enfant, dit-il
encore, est pour les parents « l’être pour soi de leur amour qui tombe
en dehors d’eux », et inversement, il obtiendra son être pour soi
« dans la séparation de la source, une séparation dans laquelle cette
source se tarit ». Ce dépassement de soi est aussi pour la femme
préfiguration de sa mort. Elle traduit cette vérité par la peur qu’elle
ressent quand elle imagine l’accouchement : elle redoute d’y perdre
sa propre vie.
La signification de la grossesse étant ainsi ambiguë, il est naturel
que l’attitude de la femme soit ambivalente : elle se modifie d’ailleurs
aux divers stades de l’évolution du fœtus. Il faut souligner d’abord
qu’au début du processus, l’enfant n’est pas présent ; il n’a encore
qu’une existence imaginaire ; la mère peut rêver à ce petit individu
qui naîtra dans quelques mois, s’affairer à lui préparer un berceau,
une layette : elle ne saisit concrètement que les troubles phénomènes
organiques dont elle est le siège. Certains prêtres de la Vie et de la
Fécondité prétendent mystiquement que la femme reconnaît à la
qualité du plaisir éprouvé que l’homme vient de la rendre mère : c’est
un de ces mythes qu’il faut mettre au rebut. Elle n’a jamais une
intuition décisive de l’événement : elle l’induit à partir de signes
incertains. Ses règles s’arrêtent, elle épaissit, ses seins deviennent
lourds et lui font mal, elle éprouve des vertiges, des nausées ; parfois
elle se croit tout simplement malade et c’est un médecin qui la
renseigne. Alors elle sait que son corps a reçu une destination qui le
transcende ; jour après jour, un polype né de sa chair et étranger à sa
chair va s’engraisser en elle ; elle est la proie de l’espèce qui lui
impose ses mystérieuses lois et généralement cette aliénation
l’effraie : son effroi se traduit par des vomissements. Ceux-ci sont en
partie provoqués par les modifications des sécrétions gastriques qui
se produisent alors ; mais si cette réaction, inconnue des autres
femelles mammifères, prend de l’importance, c’est pour des motifs
psychiques ; elle manifeste le caractère aigu que revêt alors chez la
femelle humaine le conflit entre espèce et individu(162). Même si la
femme désire profondément l’enfant, son corps se révolte d’abord
quand il lui faut enfanter. Dans les États nerveux d’angoisse, Stekel
affirme que le vomissement de la femme enceinte exprime toujours
un certain refus de l’enfant ; et si celui-ci est accueilli avec hostilité –
pour des raisons souvent inavouées – les troubles stomacaux
s’exagèrent.
« La psychanalyse nous a enseigné que l’exagération psychique
des symptômes du vomissement ne se rencontre qu’au cas où
l’expulsion orale traduit des émotions d’hostilité à l’égard de la
grossesse ou du fœtus », dit H. Deutsch. Elle ajoute que : « Souvent
le contenu psychique du vomissement de la grossesse est exactement
le même que dans les vomissements hystériques des jeunes filles
provenant d’un fantasme de grossesse(163). » Dans les deux cas est
ravivée la vieille idée de fécondation par la bouche qu’on rencontre
chez les enfants. Pour les femmes infantiles en particulier, la
grossesse est, comme autrefois, assimilée à une maladie de l’appareil
digestif. H. Deutsch cite une malade qui étudiait avec anxiété son
vomissement pour voir s’il ne s’y trouvait pas des fragments
d’embryon ; cependant elle savait, disait-elle, que cette obsession
était absurde. La boulimie, le manque d’appétit, les dégoûts
marquent la même hésitation entre le désir de conserver et celui de
détruire l’embryon. J’ai connu une jeune femme qui souffrait à la fois
de vomissements exaspérés et de constipation farouche ; elle m’a dit
d’elle-même un jour qu’elle avait l’impression à la fois de chercher à
rejeter le fœtus et de s’efforcer de le retenir ; ce qui correspondait
exactement à ses désirs avoués.
Le docteur Arthus(164) cite l’exemple suivant que je résume :

Mme T… présente des troubles graves de grossesse avec vomissements incoercibles…


La situation est si inquiétante qu’on doit songer à pratiquer une interruption de la
grossesse en cours… La jeune femme est désolée… La brève analyse qui peut être
pratiquée révèle [que] : Mme T… fait une identification inconsciente avec une de ses
anciennes amies de pension qui a joué un très grand rôle dans sa vie affective et qui est
décédée des suites de sa première grossesse. Dès que cette cause peut être révélée, les
symptômes s’améliorent ; après une quinzaine de jours les vomissements se produisent
encore parfois, mais ne présentent plus aucun danger.

Constipation, diarrhées, travail d’expulsion manifestent toujours


le même mélange de désir et d’angoisse ; le résultat en est parfois
une fausse couche : presque toutes les fausses couches spontanées
ont une origine psychique. Ces malaises s’accentuent d’autant plus
que la femme leur attache plus d’importance et qu’elle « s’écoute »
davantage. En particulier, les fameuses « envies » des femmes
enceintes sont des obsessions d’origine infantile complaisamment
caressées : elles portent toujours sur des aliments, par suite de la
vieille idée de fécondation alimentaire ; la femme se sentant en
désarroi dans son corps traduit, comme il arrive souvent dans les
psychasthénies, ce sentiment d’étrangeté par un désir sur lequel
parfois elle se fascine. Il y a d’ailleurs une « culture » de ces envies
par la tradition, comme il y eut naguère une culture de l’hystérie ; la
femme s’attend à avoir des envies, elle les guette, elle s’en invente.
On m’a cité une jeune fille mère qui avait eu une envie si frénétique
d’épinards qu’elle avait couru en acheter au marché et qu’elle
trépignait d’impatience en les regardant cuire : elle exprimait ainsi
l’angoisse de sa solitude ; sachant ne pouvoir compter que sur elle-
même, c’est avec une hâte fiévreuse qu’elle s’empressait de satisfaire
ses désirs. La duchesse d’Abrantès a décrit d’une façon très amusante
dans ses Mémoires un cas où l’envie est impérieusement suggérée
par l’entourage de la femme. Elle se plaint d’avoir été entourée
pendant sa grossesse de trop de sollicitude.

Ces soins, ces prévenances augmentent le malaise, le mal de cœur, les maux de nerfs
et les mille et une souffrances qui sont presque toujours les compagnes des premières
grossesses. Je l’ai éprouvé… Ce fut ma mère qui commença un jour où je dînais chez
elle… « Ah ! mon Dieu, me dit-elle tout à coup en posant sa fourchette et en me
regardant d’un air consterné, ah ! mon Dieu ! je n’ai pas songé à te demander quelle était
ton envie.
— Mais je n’en ai pas, lui répondis-je.
— Tu n’as pas d’envie, dit ma mère… Tu n’as pas d’envie ! mais cela ne s’est jamais
vu ! Tu te trompes. C’est que tu n’y fais pas attention. J’en parlerai à ta belle-mère.
Et voilà mes deux mères consultant entre elles. Et voilà Junot qui dans la terreur que
je n’aille lui faire quelque enfant à hure de sanglier… me demandait tous les matins :
« Laure, de quoi as-tu donc envie ? » Ma belle-sœur qui revint de Versailles ajouta au
chœur des questions… ce qu’elle avait vu de personnes défigurées par des envies non
satisfaites ne pouvait se nombrer… Je finis par m’effrayer moi-même… Je cherchai dans
ma tête ce qui me plaisait le mieux et je ne trouvai rien. Enfin, un jour, il m’arriva de
réfléchir en mangeant une pastille d’ananas qu’un ananas devait être une bien excellente
chose… Une fois que je me persuadai que j’avais envie d’un ananas, j’éprouvai d’abord
un désir très vif ; puis il augmenta lorsque Corcelet déclara que… ce n’était pas le
moment. Oh ! alors j’éprouvai cette souffrance qui tient de la rage et qui vous met dans
l’état de mourir ou de le satisfaire.
(Junot, après quantité de démarches, finit par recevoir un ananas des mains de
Mme Bonaparte. La duchesse d’Abrantès l’accueillit avec joie et passa la nuit à le sentir et
le toucher, le médecin lui ayant ordonné de ne le manger qu’au matin. Quand enfin
Junot le lui servit) :
Je repoussais l’assiette loin de moi. « Mais… je ne sais pas ce que j’ai, je ne puis
manger de l’ananas. » Il me ramenait le nez sur la maudite assiette, ce qui provoqua une
assertion positive que je ne pouvais pas manger de l’ananas. Il fallut non seulement
l’emporter, mais ouvrir les fenêtres, parfumer ma chambre pour enlever jusqu’au
moindre vestige d’une odeur qu’une seconde avait suffi pour me rendre odieuse. Ce qu’il
y a de plus singulier dans ce fait c’est que depuis je n’ai jamais pu manger de l’ananas
sans me faire une sorte de violence…

Ce sont les femmes dont on s’occupe trop, ou qui s’occupent trop


d’elles-mêmes qui présentent le plus de phénomènes morbides.
Celles qui traversent le plus facilement l’épreuve de la grossesse, ce
sont d’une part les matrones totalement vouées à leur fonction de
pondeuse, d’autre part les femmes viriles qui ne se fascinent pas sur
les aventures de leur corps et qui ont à cœur de les surmonter avec
aisance : Mme de Staël menait une grossesse aussi rondement qu’une
conversation.
Quand la grossesse se poursuit, le rapport entre la mère et le
fœtus change. Celui-ci s’est solidement installé dans le ventre
maternel, les deux organismes se sont adaptés l’un à l’autre et il y a
entre eux des échanges biologiques qui permettent à la femme de
retrouver son équilibre. Elle ne se sent plus possédée par l’espèce :
c’est elle qui possède le fruit de ses entrailles. Les premiers mois, elle
était une femme quelconque, et diminuée par le travail secret qui
s’accomplissait en elle ; plus tard elle est avec évidence une mère et
ses défaillances sont l’envers de sa gloire. L’impotence dont elle
souffrait devient en s’accentuant un alibi. Beaucoup de femmes
trouvent alors dans leur grossesse une merveilleuse paix : elles se
sentent justifiées ; elles avaient toujours eu le goût de s’observer,
d’épier leur corps ; elles n’osaient pas, par sens de leurs devoirs
sociaux, s’intéresser à lui avec trop de complaisance : à présent elles
en ont le droit ; tout ce qu’elles font pour leur propre bien-être, elles
le font aussi pour l’enfant. On ne leur demande plus ni travail ni
effort ; elles n’ont plus à se soucier du reste du monde ; les rêves
d’avenir qu’elles caressent donnent leur sens au moment présent ;
elles n’ont qu’à se laisser vivre : elles sont en vacances. La raison de
leur existence est là, dans leur ventre, et leur donne une parfaite
impression de plénitude. « C’est comme un petit poêle en hiver qui
est toujours allumé, qui est là, pour vous seule, entièrement soumis à
votre volonté. C’est aussi une douche fraîche tombant sans arrêt
pendant l’été. C’est là », dit une femme citée par Hélène Deutsch.
Comblée, la femme connaît aussi la satisfaction de se sentir
« intéressante », ce qui a été depuis son adolescence son plus
profond désir ; comme épouse, elle souffrait de sa dépendance à
l’égard de l’homme ; à présent elle n’est plus objet sexuel, servante ;
mais elle incarne l’espèce, elle est promesse de vie, d’éternité ; son
entourage la respecte ; ses caprices mêmes deviennent sacrés : c’est
ce qui l’encourage, on l’a vu, à inventer des « envies ». « La grossesse
permet à la femme de rationaliser des actes qui autrement
paraîtraient absurdes », dit Hélène Deutsch. Justifiée par la présence
dans son sein d’un autre, elle jouit enfin pleinement d’être soi-même.
Colette a décrit dans l’Étoile Vesper cette phase de sa grossesse.

Insidieusement, sans hâte, la béatitude des femelles pleines m’envahissait. Je n’étais


plus tributaire d’aucun malaise, d’aucun malheur. Euphorie, ronronnement, de quel
nom, le scientifique ou le familier, nommer cette préservation ? Il faut bien qu’elle m’ait
comblée puisque je ne l’oublie pas… On se lasse de taire ce qu’on n’a jamais dit, en
l’espèce, l’état d’orgueil, de banale magnificence que je goûtais à préparer mon fruit…
Chaque soir je disais un peu adieu à l’un des bons temps de ma vie. Je savais bien que je
le regretterais. Mais l’allégresse, le ronronnement, l’euphorie submergeaient tout, et sur
moi régnaient la douce bestialité, la nonchalance dont me chargeaient mon poids accru
et les sourds appels de la créature que je formais.
Sixième, septième mois… Premières fraises, premières roses. Puis-je appeler ma
grossesse autrement qu’une longue fête ? On oublie les affres du terme, on n’oublie pas
une longue fête unique : je n’en ai rien oublié. Je me souviens surtout que le sommeil, à
des heures capricieuses, s’emparait de moi et que j’étais reprise, comme dans mon
enfance, par le besoin de dormir sur la terre, sur l’herbe, sur la terre échauffée. Unique
« envie », saine envie…
Vers la fin j’avais l’air d’un rat qui traîne un œuf volé. Incommode à moi-même il
m’arrivait d’être trop fatiguée pour me coucher… Sous le poids, sous la fatigue, ma
longue fête ne s’interrompait pas encore. On me portait sur un pavois de privilèges et de
soins…

Cette grossesse heureuse, Colette nous dit qu’un de ses amis la


nomma une « grossesse d’homme ». Et elle apparaît en effet comme
le type de ces femmes qui supportent vaillamment leur état parce
qu’elles ne s’absorbent pas en lui. Elle poursuivait en même temps
son travail d’écrivain. « L’enfant manifesta qu’il arrivait le premier et
je vissai le capuchon de mon stylo. »
D’autres femmes s’appesantissent davantage ; elles ruminent
indéfiniment leur importance neuve. Pour peu qu’on les y encourage,
elles reprennent à leur compte les mythes masculins : elles opposent
à la lucidité de l’esprit la nuit féconde de la Vie, à la conscience claire
les mystères de l’intériorité, à la liberté fertile, le poids de ce ventre
qui est là dans son énorme facticité ; la future mère se sent humus et
glèbe, source, racine ; quand elle s’assoupit, son sommeil est celui du
chaos où fermentent les mondes. Il y en a qui plus oublieuses de soi
s’enchantent surtout du trésor de vie qui grandit en elles. C’est cette
joie qu’exprime Cécile Sauvage au long de ses poèmes l’Âme en
bourgeon :

Tu m’appartiens ainsi que l’aurore à la plaine


Autour de toi ma vie est une chaude laine
Où tes membres frileux poussent dans le secret.

Et plus loin :

Ô toi que je cajole avec crainte dans l’ouate


Petite âme en bourgeon attachée à ma fleur
D’un morceau de mon cœur je façonne ton cœur
Ô mon fruit cotonneux, petite bouche moite.

Et dans une lettre à son mari :

C’est drôle, il me semble que j’assiste à la formation d’une infime planète et que j’en
pétris le globe frêle. Je n’ai jamais été si près de la vie. Je n’ai jamais si bien senti que je
suis sœur de la terre avec les végétations et les sèves. Mes pieds marchent sur la terre
comme sur une bête vivante. Je songe au jour plein de flûtes, d’abeilles réveillées, de
rosée car voici qu’il se cabre et s’agite en moi. Si tu savais quelle fraîcheur de printemps
et quelle jeunesse cette âme en bourgeon met dans mon cœur. Et dire que c’est là l’âme
enfantine de Pierrot et qu’elle élabore dans la nuit de mon être deux grands yeux d’infini
pareils aux siens.

En revanche, les femmes qui sont profondément coquettes, qui se


saisissent essentiellement comme objet érotique, qui s’aiment dans
la beauté de leur corps, souffrent de se voir déformées, enlaidies,
incapables de susciter le désir. La grossesse ne leur apparaît pas du
tout comme une fête ou un enrichissement mais comme une
diminution de leur moi.
On lit entre autres dans Ma vie par Isadora Duncan.

L’enfant faisait maintenant sentir sa présence… Mon beau corps de marbre se


détendait, se brisait, se déformait… En marchant au bord de la mer, je sentais parfois un
excès de force et de vigueur et je me disais parfois que cette petite créature serait à moi, à
moi seule ; mais d’autres jours… j’avais l’impression d’être un pauvre animal pris au
piège… Avec des alternatives d’espoir et de désespoir, je pensais souvent aux pèlerinages
de ma jeunesse, à mes courses errantes, à mes découvertes de l’art, et tout cela n’était
qu’un prologue ancien, perdu dans la brume qui aboutissait à l’attente d’un enfant, chef-
d’œuvre à la portée de n’importe quelle paysanne… Je commençai à être prise de toutes
sortes de frayeurs. Vainement je me disais que toutes les femmes ont des enfants. C’était
quelque chose de naturel et pourtant j’avais peur. Peur de quoi ? Certes pas de la mort ni
même de la souffrance, j’avais une peur inconnue de ce que je ne connaissais pas. De
plus en plus mon beau corps se déformait à mes yeux étonnés. Où étaient mes gracieuses
formes juvéniles de naïade ? Où étaient mon ambition, ma renommée ? Souvent en dépit
de moi-même je me sentais misérable et vaincue. La lutte avec la vie, cette géante, était
inégale ; mais alors je pensais à l’enfant qui allait naître et toute ma tristesse
s’évanouissait. Heures cruelles d’attente dans la nuit. Comme nous payons cher la gloire
d’être mère !…

Dans le dernier stade de la grossesse, la séparation s’ébauche


entre la mère et l’enfant. Les femmes ressentent de manière
différente son premier mouvement, ce coup de pied frappé aux
portes du monde, frappé contre la paroi du ventre qui l’enferme à
l’écart du monde. Certaines accueillent avec émerveillement ce signal
qui annonce la présence d’une vie autonome ; d’autres se pensent
alors avec répugnance comme le réceptacle d’un individu étranger.
De nouveau, l’union du fœtus et du corps maternel se trouble :
l’utérus descend, la femme a une sensation de pression, de tension,
des difficultés respiratoires. Elle est possédée cette fois non par
l’espèce indistincte, mais par cet enfant qui va naître ; il n’était
jusqu’alors qu’une image, un espoir ; il devient lourdement présent.
Sa réalité crée de nouveaux problèmes. Tout passage est angoissant :
l’accouchement apparaît comme singulièrement effrayant. Quand la
femme se rapproche de son terme, toutes ses terreurs infantiles se
raniment ; si par suite d’un sentiment de culpabilité elle se croit
maudite par sa mère, elle se persuade qu’elle va mourir ou que
l’enfant mourra. Tolstoï a peint dans Guerre et Paix sous les traits de
Lise une de ces femmes infantiles qui voient dans l’accouchement
une condamnation à mort : et elle meurt en effet.
L’accouchement prendra selon les cas un caractère très différent :
la mère souhaite à la fois garder dans son ventre le trésor de chair
qui est un précieux morceau de son moi et se débarrasser d’un
gêneur ; elle veut tenir enfin son rêve entre ses mains, mais elle a
peur des responsabilités nouvelles que va créer cette matérialisation :
l’un ou l’autre désir peut l’emporter, mais souvent elle est divisée.
Souvent aussi ce n’est pas d’un cœur décidé qu’elle aborde
l’angoissante épreuve : elle entend se prouver et prouver à son
entourage – à sa mère, à son mari – qu’elle est capable de la
surmonter sans aide ; mais en même temps elle en veut au monde, à
la vie, à ses proches, des souffrances qui lui sont infligées et elle
adopte par protestation une conduite passive. Les femmes
indépendantes – matrones ou femmes viriles – ont à cœur de jouer
un rôle actif dans les moments qui précèdent l’accouchement et
pendant l’accouchement même ; très infantiles, elles s’abandonnent
passivement à la sage-femme, à leur mère ; certaines mettent leur
orgueil à ne pas crier ; d’autres refusent toute consigne. D’une
manière générale, on peut dire que dans cette crise elles expriment
leur attitude profonde à l’égard du monde en général, et de leur
maternité en particulier : elles sont stoïques, résignées,
revendicantes, impérieuses, révoltées, inertes, tendues… Ces
dispositions psychologiques ont une énorme influence sur la durée et
la difficulté de l’accouchement (qui dépend aussi bien entendu de
facteurs purement organiques). Ce qui est significatif, c’est que
normalement la femme – comme certaines femelles domestiques – a
besoin d’un secours pour accomplir la fonction à laquelle la nature la
voue ; il y a des paysannes aux mœurs rudes et des filles-mères
honteuses qui s’accouchent elles-mêmes : mais leur solitude entraîne
souvent la mort de l’enfant ou chez la mère des maladies
inguérissables. Dans le moment même où la femme achève de
réaliser son destin féminin, elle est encore dépendante : ce qui
prouve aussi que dans l’espèce humaine la nature ne se distingue
jamais de l’artifice. Naturellement, le conflit entre l’intérêt de
l’individu féminin et celui de l’espèce est si aigu qu’il entraîne
souvent la mort ou de la mère, ou de l’enfant : ce sont les
interventions humaines de la médecine, de la chirurgie qui ont
considérablement diminué – et même presque éliminé – les
accidents naguère si fréquents. Les méthodes de l’anesthésie sont en
train de démentir l’affirmation biblique : « Tu enfanteras dans la
douleur » ; couramment utilisées en Amérique, elles commencent à
se répandre en France ; en mars 1949, un décret vient de les rendre
obligatoires en Angleterre(165).
Quelles sont exactement les souffrances qu’elles épargnent à la
femme, il est difficile de le savoir. Le fait que la délivrance dure
parfois plus de vingt-quatre heures et parfois s’achève en deux ou
trois heures interdit toute généralisation. Pour certaines femmes,
l’enfantement est un martyre. C’est le cas d’Isadora Duncan : elle
avait vécu sa grossesse dans l’angoisse et sans doute des résistances
psychiques aggravèrent-elles encore les douleurs de la délivrance ;
elle écrit :

On peut dire ce qu’on veut de l’Inquisition espagnole, aucune femme qui a eu un


enfant ne saurait la redouter. C’était un jeu en comparaison. Sans trêve, sans arrêt, sans
pitié, cet invisible et cruel génie me tenait dans ses griffes, me déchirait les os et les
nerfs. On dit que de telles souffrances sont vite oubliées. Tout ce que je peux répondre
c’est qu’il me suffit de fermer les yeux pour entendre à nouveau mes cris et mes plaintes.

Certaines femmes considèrent au contraire que c’est une épreuve


relativement facile à supporter. Un petit nombre y trouve un plaisir
sensuel.

Je suis un être tellement sexuel que l’accouchement même est pour moi un acte
sexuel, écrit l’une(166). J’avais une très belle « Madame ». Elle me baignait et me donnait
des injections. C’était assez pour me mettre dans un état de haute excitation avec des
frissons nerveux.

Il y en a qui disent avoir éprouvé pendant leurs couches une


impression de puissance créatrice ; elles ont vraiment accompli un
travail volontaire et producteur ; beaucoup, au contraire, se sont
senties passives, un instrument souffrant, torturé.
Les premiers rapports de la mère avec le nouveau-né sont
également variables. Certaines femmes souffrent de ce vide que
maintenant elles éprouvent dans leur corps : il leur semble qu’on leur
a volé leur trésor.

Je suis la ruche sans parole


Dont l’essaim est parti dans l’air
Je n’apporte plus la becquée
De mon sang à ton frêle corps
Mon être est la maison fermée
Dont on vient d’enlever un mort,

écrit Cécile Sauvage. Et encore :

Tu n’es plus tout à moi. Ta tête


Réfléchit déjà d’autres cieux.

Et aussi :

Il est né, j’ai perdu mon jeune bien-aimé


Maintenant il est né, je suis seule, je sens
S’épouvanter en moi le vide de mon sang…

En même temps, cependant, il y a chez toute jeune mère une


curiosité émerveillée. C’est un étrange miracle de voir, de tenir un
être vivant formé en soi, sorti de soi. Mais quelle part la mère a-t-elle
eue au juste dans l’événement extraordinaire qui jette sur terre une
existence neuve ? Elle l’ignore. Il n’existerait pas sans elle et
cependant il lui échappe. Il y a une tristesse étonnée à le voir dehors,
coupé de soi. Et presque toujours une déception. La femme voudrait
le sentir sien aussi sûrement que sa propre main : mais tout ce qu’il
éprouve est enfermé en lui, il est opaque, impénétrable, séparé ; elle
ne le reconnaît même pas puisqu’elle ne le connaît pas ; sa grossesse,
elle l’a vécue sans lui : elle n’a aucun passé commun avec ce petit
étranger ; elle s’attendait à ce qu’il lui soit tout de suite familier :
mais non, c’est un nouveau venu et elle est stupéfaite de
l’indifférence avec laquelle elle l’accueille. Pendant les rêveries de la
grossesse, il était une image, il était infini et la mère jouait en pensée
sa maternité future ; maintenant, c’est un tout petit individu fini, et il
est là pour de vrai, contingent, fragile, exigeant. La joie qu’enfin il
soit là, bien réel, se mêle au regret qu’il ne soit que cela.
C’est par l’allaitement que beaucoup de jeunes mères retrouvent
sur leur enfant par-delà la séparation un intime rapport animal ;
c’est une fatigue plus épuisante que celle de la grossesse, mais qui
permet à la nourrice de perpétuer l’état de « vacances », de paix, de
plénitude que savourait la femme enceinte.

Quand le bébé tétait, dit à propos d’une de ses héroïnes Colette Audry(167), il n’y
avait justement rien autre à faire et cela aurait pu durer des heures ; elle ne pensait
même pas à ce qui viendrait après. Il n’y avait qu’à attendre qu’il se détachât du sein
comme une grosse abeille.

Mais il y a des femmes qui ne peuvent pas nourrir et en qui


l’indifférence étonnée des premières heures se perpétue tant qu’elles
n’ont pas retrouvé avec l’enfant des liens concrets. Ce fut le cas, entre
autres, de Colette à qui il ne fut pas possible d’allaiter sa fille et qui
décrit avec son habituelle sincérité ses premiers sentiments
maternels(168) :

La suite, c’est la contemplation d’une personne nouvelle qui est entrée dans la
maison sans venir du dehors… Mettais-je à ma contemplation assez d’amour ? Je n’ose
pas l’affirmer. Certes j’avais l’habitude – je l’ai encore – de l’émerveillement. Je l’exerçais
sur l’assemblage de prodiges qu’est le nouveau-né : ses ongles, pareils en transparence à
l’écaille bombée de la crevette rose, la plante de ses pieds, venus à nous sans toucher
terre. Le léger plumage de ses cils, abaissés sur la joue, interposés entre les paysages
terrestres et le songe bleuâtre de l’œil. Le petit sexe, amande à peine incisée, bivalve, clos
exactement, lèvre à lèvre. Mais la minutieuse admiration que je dédiais à ma fille je ne la
nommais pas, je ne la sentais pas amour. Je guettais… Je ne puisais pas, à des spectacles
que ma vie avait si longtemps attendus, la vigilance et l’émulation des mères éblouies.
Quand viendrait donc pour moi le signe qui accomplit une deuxième, une plus difficile
effraction ? Je dus accepter qu’une somme d’avertissements, de furtifs soulèvements
jaloux, des prémonitions fausses, et même des vraies, la fierté de disposer d’une vie dont
j’étais l’humble créancière, la conscience un peu perfide de donner à l’autre une leçon de
modestie, me changeassent enfin en une mère ordinaire. Encore ne me rassérénai-je que
lorsque le langage intelligible fleurit sur des lèvres ravissantes, lorsque la connaissance,
la malice et même la tendresse firent d’un poupon standard une fille, et d’une fille, ma
fille !

Il y a aussi beaucoup de mères qui sont effrayées par leurs


nouvelles responsabilités. Pendant la grossesse, elles n’avaient qu’à
s’abandonner à leur chair ; aucune initiative n’était exigée d’elles.
Maintenant, il y a en face d’elles une personne qui a sur elles des
droits. Certaines femmes caressent gaiement leur enfant tant qu’elles
sont à l’hôpital, encore gaies et insouciantes, mais commencent à le
regarder comme un fardeau dès qu’elles rentrent chez elles. Même
l’allaitement ne leur apporte aucune joie, au contraire, elles
redoutent d’abîmer leur poitrine ; c’est avec rancune qu’elles sentent
leurs seins crevassés, leurs glandes douloureuses ; la bouche de
l’enfant les blesse : il leur semble qu’il aspire leurs forces, leur vie,
leur bonheur. Il leur inflige une dure servitude et il ne fait plus partie
d’elles : il apparaît comme un tyran ; elles regardent avec hostilité ce
petit individu étranger qui menace leur chair, leur liberté, leur moi
tout entier.
Beaucoup d’autres facteurs interviennent. Les relations de la
femme avec sa mère conservent toute leur importance. H. Deutsch
cite le cas d’une jeune nourrice dont le lait tarissait chaque fois que
sa mère venait la voir ; souvent elle demande de l’aide, mais elle est
jalouse des soins qu’une autre donne au bébé et éprouve à l’égard de
celui-ci de la morosité. Les rapports avec le père de l’enfant, les
sentiments qu’il nourrit lui-même ont aussi une grande influence.
Tout un ensemble de raisons économiques, sentimentales, définit
l’enfant comme un fardeau, une chaîne, ou une libération, un joyau,
une sécurité. Il y a des cas où l’hostilité devient une haine déclarée
qui se traduit par une extrême négligence ou de mauvais traitements.
Le plus souvent la mère, consciente de ses devoirs, la combat ; elle en
éprouve un remords qui engendre des angoisses où se prolongent les
appréhensions de la grossesse. Tous les psychanalystes admettent
que les mères qui vivent dans l’obsession de faire du mal à leurs
enfants, celles qui imaginent d’horribles accidents éprouvent envers
eux une inimitié qu’elles s’efforcent de refouler. Ce qui est en tout cas
remarquable et qui distingue ce rapport de tout autre rapport
humain, c’est que dans les premiers temps l’enfant lui-même
n’intervient pas : ses sourires, ses balbutiements n’ont d’autre sens
que celui que la mère leur donne ; il dépend d’elle, non de lui, qu’il
lui semble charmant, unique, ou ennuyeux, banal, odieux. C’est
pourquoi les femmes froides, insatisfaites, mélancoliques, qui
attendaient de l’enfant une compagnie, une chaleur, une excitation
qui les arrachent à elles-mêmes sont toujours profondément
désappointées. Comme le « passage » de la puberté, de l’initiation
sexuelle, du mariage, celui de la maternité engendre une déception
morose chez les sujets qui espèrent qu’un événement extérieur peut
rénover et justifier leur vie. C’est le sentiment qu’on rencontre chez
Sophie Tolstoï. Elle écrit :

Ces neuf mois ont été les plus terribles de ma vie. Quant au dixième, mieux vaut n’en
pas parler.

En vain s’efforce-t-elle d’inscrire dans son journal une joie


conventionnelle : c’est sa tristesse et sa peur des responsabilités qui
nous frappent.

Tout s’est accompli. J’ai accouché, j’ai eu ma part de souffrances, je me suis relevée et
peu à peu je rentre dans la vie avec une peur et une inquiétude constantes au sujet de
l’enfant et surtout de mon mari. Quelque chose s’est brisé en moi. Quelque chose me dit
que je souffrirai constamment, je crois que c’est la crainte de ne pas m’acquitter de mes
devoirs envers ma famille. J’ai cessé d’être naturelle parce que j’ai peur de ce vulgaire
amour d’une femelle pour ses petits et peur d’aimer exagérément mon mari. On affirme
que c’est une vertu d’aimer son mari et ses enfants. Cette idée me console parfois… Que
le sentiment maternel est puissant et comme il me semble naturel d’être mère. C’est
l’enfant de Liova et voilà pourquoi je l’aime.

Mais on sait que précisément elle n’affiche tant d’amour pour son
mari que parce qu’elle ne l’aime pas ; cette antipathie rejaillit sur
l’enfant conçu dans des étreintes qui l’écœuraient.
K. Mansfield a décrit l’hésitation d’une jeune mère qui chérit son
mari mais subit avec répulsion ses caresses. Elle éprouve devant ses
enfants à la fois de la tendresse et une impression de vide qu’elle
interprète avec morosité comme une complète indifférence. Linda, se
reposant dans le jardin auprès de son dernier-né, pense à son mari,
Stanley(169).

À présent elle l’avait épousé ; et même elle l’aimait. Pas le Stanley que tout le monde
connaissait, pas le Stanley quotidien ; mais un Stanley timide, sensible, innocent, qui
s’agenouillait chaque soir pour dire ses prières. Mais le malheur était… qu’elle voyait son
Stanley si rarement. Il y avait des éclairs, des instants de calme mais le reste du temps
elle avait l’impression de vivre dans une maison toujours prête à prendre feu, sur un
bateau qui faisait chaque jour naufrage. Et c’est toujours Stanley qui était au cœur du
danger. Elle passait tout son temps à le sauver, à le soigner, à le calmer et à écouter son
histoire. Le temps qui lui restait, elle le passait dans la peur d’avoir des enfants… C’était
très beau de dire qu’avoir des enfants est le sort commun des femmes. Ce n’était pas vrai.
Elle, par exemple, pourrait prouver que c’était faux. Elle était brisée, affaiblie,
découragée par ses grossesses. Et ce qui était le plus dur à supporter, c’est qu’elle
n’aimait pas ses enfants. Ce n’est pas la peine de feindre… Non, c’est comme si un vent
froid l’avait glacée à chacun de ces terribles voyages ; il ne lui restait plus de chaleur à
leur donner. Quant au petit garçon, eh bien ! grâce au ciel il appartenait à sa mère, à
Béryl, à qui voulait. Elle l’avait à peine tenu dans ses bras. Il lui était si indifférent tandis
qu’il reposait à ses pieds. Elle abaissa son regard… Il y avait quelque chose de si bizarre,
si inattendu dans son sourire que Linda sourit à son tour. Mais elle se reprit et dit à
l’enfant froidement : « Je n’aime pas les bébés. – Tu n’aimes pas les bébés ? » Il ne
pouvait pas le croire. « Tu ne m’aimes pas ? » Il agitait stupidement ses bras vers sa
mère. Linda se laissa tomber sur l’herbe. « Pourquoi continues-tu à sourire ? » dit-elle
sévèrement. « Si tu savais ce que je pensais, tu ne rirais pas… » Linda était si étonnée de
la confiance de cette petite créature. Ah non, sois sincère. Ce n’était pas ce qu’elle
sentait ; c’était quelque chose de tout à fait différent, quelque chose de si neuf, de si…
Des larmes dansèrent dans ses yeux ; elle murmura doucement à l’enfant : « Bonjour,
mon drôle de petit… »

Tous ces exemples suffisent à montrer qu’il n’existe pas


d’« instinct » maternel : le mot ne s’applique en aucun cas à l’espèce
humaine. L’attitude de la mère est définie par l’ensemble de sa
situation et par la manière dont elle l’assume. Elle est, comme on
vient de le voir, extrêmement variable.
Le fait est cependant que si les circonstances ne sont pas
positivement défavorables, la mère trouvera dans l’enfant un
enrichissement.

C’était comme une réponse de la réalité de sa propre existence… par lui elle avait
prise sur toutes choses et sur elle-même pour commencer,

écrit C. Audry à propos d’une jeune mère.


Elle prête à une autre ces paroles :

Il pesait sur mes bras, sur ma poitrine comme ce qu’il y a de plus lourd au monde,
jusqu’à la limite de mes forces. Il m’enfonçait en terre dans le silence et la nuit. D’un seul
coup il m’avait jeté le poids du monde sur les épaules. C’est bien pourquoi je l’avais voulu
lui. Seule j’étais trop légère.

Si certaines femmes qui sont des « pondeuses » plutôt que des


mères se désintéressent de l’enfant dès qu’il est sevré, dès qu’il est
né, et ne souhaitent qu’une nouvelle grossesse, beaucoup au
contraire éprouvent que c’est la séparation même qui leur donne
l’enfant ; il n’est plus un morceau indistinct de leur moi mais une
parcelle du monde ; il ne hante plus sourdement le corps, mais on
peut le voir, le toucher ; après la mélancolie de la délivrance, Cécile
Sauvage exprime la joie de la maternité possessive :
Te voilà mon petit amant
Sur le grand lit de ta maman
Je peux t’embrasser, te tenir,
Soupeser ton bel avenir ;
Bonjour ma petite statue
De sang, de joie et de chair nue,
Mon petit double, mon émoi…

On a dit et répété que la femme trouve heureusement dans


l’enfant un équivalent du pénis : c’est tout à fait inexact. En fait
l’homme adulte a cessé de voir dans son pénis un jouet merveilleux :
la valeur que garde son organe, c’est celle des objets désirables dont
il assure la possession ; de même la femme adulte envie au mâle la
proie qu’il annexe, non l’instrument de cette annexion ; l’enfant
assouvit cet érotisme agressif que l’étreinte masculine ne comble
pas : il est l’homologue de cette maîtresse qu’elle livre au mâle et que
celui-ci n’est pas pour elle ; bien entendu il n’y a pas équivalence
exacte : toute relation est originale ; mais la mère trouve dans
l’enfant – comme l’amant dans l’aimée – une plénitude charnelle et
ceci non dans la reddition mais dans la domination ; elle saisit en lui
ce que l’homme recherche dans la femme : un autre à la fois nature et
conscience qui soit sa proie, son double. Il incarne toute la nature.
L’héroïne de C. Audry nous dit qu’elle trouvait dans son enfant

La peau qui était pour mes doigts, qui avait tenu la promesse de tous les petits chats,
de toutes les fleurs…

Sa chair a cette douceur, cette tiède élasticité que, petite fille, la


femme a convoitée à travers la chair maternelle et, plus tard, partout
dans le monde. Il est plante, bête, il y a dans ses yeux les pluies et les
rivières, l’azur du ciel et de la mer, ses ongles sont du corail, ses
cheveux une végétation soyeuse, c’est une poupée vivante, un oiseau,
un chaton ; ma fleur, ma perle, mon poussin, mon agneau… la mère
murmure presque les mots de l’amant et comme lui elle se sert
avidement de l’adjectif possessif ; elle use des mêmes modes
d’appropriation : caresses, baisers ; elle serre l’enfant contre son
corps, elle l’enveloppe dans la chaleur de ses bras, de son lit. Parfois
ces rapports revêtent un caractère nettement sexuel. Ainsi, dans la
confession recueillie par Stekel et que j’ai citée, on lit :
J’allaitais mon fils, mais sans joie car il ne poussait pas et nous perdions tous deux du
poids. Cela représentait quelque chose de sexuel pour moi et j’éprouvais un sentiment de
honte en lui donnant le sein. J’avais la sensation adorable de sentir le petit corps chaud
qui se serrait contre le mien ; je frissonnais quand je sentais ses petites mains me
toucher… Tout mon amour se détachait de mon moi pour aller vers mon fils… L’enfant
était trop souvent avec moi. Dès qu’il me voyait au lit, il avait alors deux ans, il se traînait
vers le lit, essayant de se mettre sur moi. Il caressait mes seins avec ses petites mains et
voulait descendre avec son doigt ; ce qui me faisait plaisir au point que j’avais de la peine
à le renvoyer. Souvent j’ai dû lutter contre la tentation de jouer avec son pénis…

La maternité revêt une nouvelle figure lorsque l’enfant grandit ;


les premiers temps il n’est qu’un « poupon-standard », il n’existe que
dans sa généralité : peu à peu il s’individualise. Les femmes très
dominatrices ou très charnelles se refroidissent alors à son égard ;
c’est à ce moment au contraire que certaines autres – comme Colette
– commencent à s’y intéresser. Le rapport de la mère à l’enfant
devient de plus en plus complexe : il est un double et parfois elle est
tentée de totalement s’aliéner en lui, mais il est un sujet autonome,
donc rebelle ; il est chaudement réel, aujourd’hui, mais c’est au fond
de l’avenir un adolescent, un adulte imaginaire ; c’est une richesse,
un trésor : c’est aussi une charge, un tyran. La joie que la mère peut
trouver en lui est une joie de générosité ; il faut qu’elle se complaise à
servir, à donner, à créer du bonheur telle la mère que peint
C. Audry :

Il avait donc une enfance heureuse comme dans les livres, mais qui était à l’enfance
des livres comme les vraies roses aux roses des cartes postales. Et ce bonheur à lui
sortait de moi comme le lait dont je l’avais nourri.

Comme l’amoureuse, la mère s’enchante de se sentir nécessaire ;


elle est justifiée par les exigences auxquelles elle répond ; mais ce qui
fait la difficulté et la grandeur de l’amour maternel, c’est qu’il
n’implique pas de réciprocité ; la femme n’a pas en face d’elle un
homme, un héros, un demi-dieu, mais une petite conscience
balbutiante, noyée dans un corps fragile et contingent ; l’enfant ne
détient aucune valeur, il ne peut en conférer aucune ; en face de lui la
femme demeure seule ; elle n’attend aucune récompense en échange
de ses dons, c’est à sa propre liberté de les justifier. Cette générosité
mérite les louanges que les hommes inlassablement lui décernent ;
mais la mystification commence quand la religion de la Maternité
proclame que toute mère est exemplaire. Car le dévouement
maternel peut être vécu dans une parfaite authenticité ; mais, en fait,
c’est rarement le cas. Ordinairement, la maternité est un étrange
compromis de narcissisme, d’altruisme, de rêve, de sincérité, de
mauvaise foi, de dévouement, de cynisme.
Le grand danger que nos mœurs font courir à l’enfant, c’est que la
mère à qui on le confie pieds et poings liés est presque toujours une
femme insatisfaite : sexuellement elle est frigide ou inassouvie ;
socialement elle se sent inférieure à l’homme ; elle n’a pas de prise
sur le monde ni sur l’avenir ; elle cherchera à compenser à travers
l’enfant toutes ces frustrations ; quand on a compris à quel point la
situation actuelle de la femme lui rend difficile son plein
épanouissement, combien de désirs, de révoltes, de prétentions, de
revendications l’habitent sourdement, on s’effraie que des enfants
sans défense lui soient abandonnés. Comme au temps où tour à tour
elle dorlotait et torturait ses poupées, ses conduites sont
symboliques : mais ces symboles deviennent pour l’enfant une âpre
réalité. Une mère qui fouette son enfant ne bat pas seulement
l’enfant, en un sens elle ne le bat pas du tout : elle se venge d’un
homme, du monde, ou d’elle-même ; mais c’est bien l’enfant qui
reçoit les coups. Mouloudji a fait sentir dans Enrico ce pénible
malentendu : Enrico comprend bien que ce n’est pas lui que sa mère
frappe si follement ; et éveillée de son délire elle sanglote de remords
et de tendresse ; il ne lui en garde pas rancune, mais il n’est pas
moins défiguré par ces coups. De même la mère décrite dans
l’Asphyxie, de Violette Leduc, en se déchaînant contre sa fille se
venge du séducteur qui l’a abandonnée, de la vie qui l’a humiliée et
vaincue. On a toujours connu cet aspect cruel de la maternité ; mais
avec une pudeur hypocrite on a désarmé l’idée de « mauvaise mère »
en inventant le type de la marâtre ; c’est l’épouse du second lit qui
tourmente l’enfant d’une « bonne mère » défunte. En vérité, en
Mme Fichini c’est une mère, exact pendant de l’édifiante
Mme de Fleurville, que Mme de Ségur nous décrit. Depuis Poil de
carotte, de Jules Renard, les actes d’accusation se sont multipliés :
Enrico, l’Asphyxie, la Haine maternelle de S. de Tervagnes, Vipère
au poing d’Hervé Bazin. Si les types tracés dans ces romans sont un
peu exceptionnels, c’est que la majorité des femmes refoule par
moralité et décence leurs impulsions spontanées ; mais celles-ci se
manifestent par éclairs à travers scènes, gifles, colères, insultes,
punitions, etc. À côté des mères franchement sadiques, il en est
beaucoup qui sont surtout capricieuses ; ce qui les enchante c’est de
dominer ; tout petit, le bébé est un jouet : si c’est un garçon elles
s’amusent sans scrupule de son sexe ; si c’est une fille elles en font
une poupée ; plus tard, elles veulent qu’un petit esclave leur obéisse
aveuglément : vaniteuses, elles exhibent l’enfant comme un animal
savant ; jalouses et exclusives, elles l’isolent du reste du monde.
Souvent aussi la femme ne renonce pas à être récompensée des soins
qu’elle donne à l’enfant : elle modèle à travers lui un être imaginaire
qui la reconnaîtra avec gratitude pour une mère admirable et en qui
elle se reconnaîtra. Quand Cornélie montrant ses fils disait avec
fierté : « Voilà mes joyaux », elle donnait le plus néfaste exemple à la
postérité ; trop de mères vivent dans l’espoir de répéter un jour ce
geste orgueilleux ; et elles n’hésitent pas à sacrifier à cette fin le petit
individu de chair et d’os dont l’existence contingente, indécise, ne les
comble pas. Elles lui imposent de ressembler à leur mari ou au
contraire de ne pas lui ressembler, ou de réincarner un père, une
mère, un ancêtre vénéré ; elles imitent un modèle prestigieux : une
socialiste allemande admirait profondément Lily Braun, raconte
H. Deutsch ; la célèbre agitatrice avait un fils génial et qui mourut
jeune ; son imitatrice s’entêta à traiter son propre fils en futur génie
et le résultat fut qu’il devint un bandit. Nuisible à l’enfant, cette
tyrannie désadaptée est toujours pour la mère une source de
déception. H. Deutsch en cite un autre exemple frappant, celui d’une
Italienne dont elle suivit l’histoire pendant plusieurs années.

Mme Mazetti avait de nombreux enfants et se plaignait sans cesse d’être en difficulté
ou avec l’un ou avec l’autre ; elle demandait de l’aide mais il était difficile de l’aider parce
qu’elle se pensait supérieure à tout le monde et surtout à son mari et à ses enfants ; elle
se conduisait avec beaucoup de pondération et de hauteur hors de sa famille : mais chez
elle, au contraire, elle était très excitée et faisait des scènes violentes. Elle était issue d’un
milieu pauvre et inculte et elle avait toujours voulu « s’élever » ; elle suivait des cours du
soir et aurait peut-être satisfait ses ambitions si elle ne s’était mariée à seize ans avec un
homme qui l’attirait sexuellement et qui l’avait rendue mère. Elle continua à essayer de
sortir de son milieu en suivant des cours, etc. ; le mari était un bon ouvrier qualifié, que
l’attitude agressive et supérieure de sa femme conduisit, par réaction, à l’alcoolisme ;
c’est peut-être pour s’en venger qu’il l’engrossa un grand nombre de fois. Séparée de son
mari, après un temps où elle se résigna à sa condition, elle commença à traiter ses
enfants de la même manière que leur père ; dans leur premier âge, ils la satisfirent : ils
travaillaient bien, ils avaient de bonnes notes en classe, etc. Mais quand Louise, l’aînée,
eut seize ans, la mère eut peur qu’elle ne répétât sa propre expérience : elle devint si
sévère et si dure que Louise en effet, par vengeance, eut un enfant illégitime. Les enfants
prenaient dans l’ensemble le parti de leur père contre leur mère qui les assommait avec
ses hautes exigences morales ; elle ne pouvait jamais s’attacher tendrement qu’à un
enfant à la fois, mettant en lui tous ses espoirs ; et puis elle changeait de favori, sans
raison, ce qui rendait les enfants furieux et jaloux. Une fille après l’autre se mit à
fréquenter des hommes, à attraper la syphilis et à ramener à la maison des enfants
illégitimes ; les garçons devinrent voleurs. Et la mère ne voulait pas comprendre que
c’était ses exigences idéales qui les avaient poussés dans ce chemin.

Cet entêtement éducateur et le sadisme capricieux dont j’ai parlé


se mélangent souvent ; la mère donne comme prétexte à ses colères
qu’elle veut « former » l’enfant ; et inversement l’échec de son
entreprise exaspère son hostilité.
Une autre attitude assez fréquente et qui n’est pas moins néfaste à
l’enfant, c’est le dévouement masochiste ; certaines mères, pour
compenser le vide de leur cœur et se punir d’une hostilité qu’elles ne
veulent pas s’avouer, se font les esclaves de leur progéniture ; elles
cultivent indéfiniment une anxiété morbide, elles ne supportent pas
que l’enfant s’éloigne d’elles ; elles renoncent à tout plaisir, à toute
vie personnelle, ce qui leur permet d’emprunter une figure de
victime ; et elles puisent dans ces sacrifices le droit de dénier ainsi à
l’enfant toute indépendance ; ce renoncement se concilie facilement
avec une volonté tyrannique de domination ; la mater dolorosa fait
de ses souffrances une arme dont elle use sadiquement ; ses scènes
de résignation engendrent chez l’enfant des sentiments de culpabilité
qui souvent pèseront sur lui toute sa vie : elles sont plus nocives
encore que des scènes agressives. Ballotté, déconcerté, l’enfant ne
trouve aucune attitude de défense : tantôt des coups, tantôt des
larmes le dénoncent comme criminel. La grande excuse de la mère
c’est que l’enfant est bien loin de lui apporter cet heureux
accomplissement d’elle-même qu’on lui a promis depuis sa propre
enfance : elle s’en prend à lui de la mystification dont elle a été
victime et qu’innocemment il dénonce. De ses poupées, elle disposait
à son gré ; quand elle assistait dans les soins d’un bébé une sœur, une
amie, c’était sans responsabilité. À présent la société, son mari, sa
mère et son propre orgueil lui demandent compte de cette petite vie
étrangère comme si elle était son œuvre : le mari en particulier
s’irrite des défauts de l’enfant comme d’un dîner raté ou d’une
inconduite de sa femme ; ses exigences abstraites pèsent souvent
lourdement sur le rapport de la mère à l’enfant ; une femme
indépendante – grâce à sa solitude, son insouciance ou son autorité
dans le foyer – sera beaucoup plus sereine que celles sur qui pèsent
des volontés dominatrices auxquelles elle doit, bon gré mal gré, obéir
en faisant obéir l’enfant. Car la grande difficulté est d’enfermer dans
des cadres prévus une existence mystérieuse comme celle des bêtes,
turbulente et désordonnée comme les forces naturelles, humaine
cependant ; on ne peut ni dresser l’enfant en silence comme on
dresse un chien ni le persuader avec des mots d’adulte : il joue de
cette équivoque, opposant aux mots l’animalité de ses sanglots, de
ses convulsions et aux contraintes l’insolence du langage. Certes, le
problème ainsi posé est passionnant et quand elle en a le loisir la
mère se plaît à être une éducatrice : tranquillement installé dans un
jardin public, le bébé est encore un alibi comme au temps où il
nichait dans son ventre ; souvent, étant demeurée plus ou moins
infantile, elle s’enchante de bêtifier avec lui, ressuscitant les jeux, les
mots, les préoccupations, les joies des temps ensevelis. Mais quand
elle lave, cuisine, allaite un autre enfant, fait le marché, reçoit des
visites et surtout quand elle s’occupe de son mari, l’enfant n’est plus
qu’une présence importune, harassante ; elle n’a pas le loisir de le
« former » ; il faut d’abord l’empêcher de nuire ; il casse, il déchire, il
salit, il est un constant danger pour les objets et pour lui-même ; il
s’agite, il crie, il parle, il fait du bruit : il vit pour son compte ; et cette
vie dérange celle de ses parents. Leur intérêt et le sien ne se
recoupent pas : de là le drame. Sans cesse encombrés par lui, les
parents sans cesse lui infligent des sacrifices dont il ne comprend pas
les raisons : ils le sacrifient à leur tranquillité et aussi à son propre
avenir. Il est naturel qu’il se rebelle. Il ne comprend pas les
explications que sa mère tente de lui donner : elle ne peut pénétrer
dans sa conscience à lui ; ses rêves, ses phobies, ses obsessions, ses
désirs forment un monde opaque : la mère ne peut que réglementer
du dehors, à tâtons, un être qui éprouve ces lois abstraites comme
une violence absurde. Quand l’enfant grandit, l’incompréhension
demeure : il entre dans un monde d’intérêts, de valeurs d’où la mère
s’est exclue ; souvent il l’en méprise. Le garçon en particulier, fier de
ses prérogatives masculines, se rit des ordres d’une femme : elle
exige que ses devoirs soient faits, mais elle ne saurait résoudre les
problèmes qu’il a à traiter, traduire ce texte latin ; elle ne peut pas le
« suivre ». La mère parfois s’énerve jusqu’aux larmes dans cette
tâche ingrate dont le mari mesure rarement la difficulté : gouverner
un être avec qui on ne communique pas et qui est cependant un être
humain ; s’immiscer dans une liberté étrangère qui ne se définit et
s’affirme qu’en se révoltant contre vous.
La situation est différente selon que l’enfant est un garçon ou une
fille ; et bien que le premier soit plus « difficile » la mère
généralement s’en accommode mieux. À cause du prestige dont la
femme revêt les hommes, et aussi des privilèges que ceux-ci
détiennent concrètement, beaucoup de femmes souhaitent des fils.
« C’est merveilleux de mettre au monde un homme ! » disent-elles ;
on a vu qu’elles rêvaient d’engendrer un « héros », et le héros est
évidemment de sexe mâle. Le fils sera un chef, un conducteur
d’hommes, un soldat, un créateur ; il imposera sa volonté sur la face
de la terre et sa mère participera à son immortalité ; les maisons
qu’elle n’a pas construites, les pays qu’elle n’a pas explorés, les livres
qu’elle n’a pas lus, il les lui donnera. À travers lui elle possédera le
monde : mais à condition qu’elle possède son fils. De là naît le
paradoxe de son attitude. Freud considère que la relation de la mère
et du fils est celle où l’on rencontre le moins d’ambivalence ; mais en
fait, dans la maternité, comme dans le mariage et dans l’amour, la
femme a une attitude équivoque à l’égard de la transcendance
masculine ; si sa vie conjugale ou amoureuse l’a rendue hostile aux
hommes, ce sera une satisfaction pour elle que de dominer le mâle
réduit à sa figure infantile ; elle traitera avec une familiarité ironique
le sexe aux prétentions arrogantes : parfois elle effraiera l’enfant en
lui annonçant qu’on le lui ôtera s’il n’est pas sage. Même si, plus
humble, plus pacifique, elle respecte dans son fils le héros à venir,
afin qu’il soit vraiment sien elle s’efforce de le réduire à sa réalité
immanente : de même qu’elle traite son mari en enfant, elle traite
l’enfant en bébé. Il est trop rationnel, trop simple, de croire qu’elle
souhaite châtrer son fils ; son rêve est plus contradictoire : elle le
veut infini et cependant tenant dans le creux de sa main, dominant le
monde entier, et agenouillé devant elle. Elle l’encourage à se montrer
douillet, gourmand, généreux, timide, sédentaire, elle lui interdit le
sport, la camaraderie, elle le rend défiant de lui-même, parce qu’elle
entend l’avoir à elle ; mais elle est déçue s’il ne devient pas en même
temps un aventurier, un champion, un génie dont elle pourrait
s’enorgueillir. Que son influence soit souvent néfaste – comme l’a
affirmé Montherlant, comme l’a illustré Mauriac dans Genitrix –
c’est hors de doute. Heureusement pour le garçon, il peut assez
facilement échapper à cette emprise : les mœurs, la société l’y
encouragent. Et la mère elle-même s’y résigne : elle sait bien que la
lutte contre l’homme est inégale. Elle se console en jouant les mater
dolorosa ou en ruminant l’orgueil d’avoir engendré un de ses
vainqueurs.
La petite fille est plus totalement livrée à sa mère ; les prétentions
de celle-ci en sont accrues. Leurs rapports revêtent un caractère
beaucoup plus dramatique. Dans une fille, la mère ne salue pas un
membre de la caste élue : elle y cherche son double. Elle projette en
elle toute l’ambiguïté de son rapport à soi ; et quand s’affirme
l’altérité de cet alter ego, elle se sent trahie. C’est entre mère et fille
que les conflits dont nous avons parlé prennent une forme exaspérée.
Il y a des femmes qui sont assez satisfaites de leur vie pour
souhaiter se réincarner en une fille ou du moins pour l’accueillir sans
déception ; elles voudront donner à leur enfant les chances qu’elles
ont eues, celles aussi qu’elles n’ont pas eues : elles lui feront une
jeunesse heureuse. Colette a tracé le portrait d’une de ces mères
équilibrées et généreuses : Sido chérit sa fille dans sa liberté ; elle la
comble sans jamais rien exiger parce qu’elle tire sa joie de son propre
cœur. Il se peut que, se dévouant à ce double en qui elle se reconnaît
et se dépasse, la mère finisse par s’aliéner totalement en elle ; elle
renonce à son moi, son seul souci est le bonheur de son enfant ; elle
se montrera même égoïste et dure à l’égard du reste du monde ; le
danger qui la menace, c’est de devenir importune à celle qu’elle
adore, comme Mme de Sévigné le fut pour Mme de Grignan ; la fille
essaiera avec mauvaise humeur de se débarrasser d’un dévouement
tyrannique ; souvent elle y réussit mal, elle demeure toute sa vie
infantile, timide devant ses responsabilités parce qu’elle a été trop
« couvée ». Mais c’est surtout une certaine forme masochiste de la
maternité qui risque de peser lourdement sur la jeune fille. Certaines
femmes sentent leur féminité comme une malédiction absolue : elles
souhaitent ou accueillent une fille avec l’amer plaisir de se retrouver
en une autre victime ; et, en même temps, elles s’estiment coupables
de l’avoir mise au monde ; leurs remords, la pitié qu’elles éprouvent
à travers leur fille pour elles-mêmes se traduisent par d’infinies
anxiétés ; elles ne quitteront pas l’enfant d’un seul pas ; elles
dormiront dans le même lit qu’elle pendant quinze ans, vingt ans ; la
petite fille sera annihilée par le feu de cette passion inquiète.
La majorité des femmes à la fois revendiquent et détestent leur
condition féminine ; c’est dans le ressentiment qu’elles la vivent. Le
dégoût qu’elles éprouvent pour leur sexe pourrait les inciter à donner
à leurs filles une éducation virile : elles sont rarement assez
généreuses. Irritée d’avoir engendré une femme, la mère l’accueille
par cette équivoque malédiction : « Tu seras femme. » Elle espère
racheter son infériorité en faisant de celle qu’elle regarde comme son
double une créature supérieure ; et elle tend aussi à lui infliger la tare
dont elle a souffert. Parfois, elle cherche à imposer exactement à
l’enfant son propre destin : « Ce qui était assez bon pour moi l’est
aussi pour toi ; c’est ainsi qu’on m’a élevée, tu partageras mon sort. »
Parfois, au contraire, elle lui interdit farouchement de lui
ressembler : elle veut que son expérience serve, c’est une manière de
reprendre son coup. La femme galante met sa fille au couvent,
l’ignorante la fait instruire. Dans l’Asphyxie, la mère qui voit dans sa
fille la conséquence détestée d’une faute de jeunesse lui dit avec
fureur :

Essaie de comprendre. Si ça t’arrivait une chose pareille, je te renierais. Moi, je ne


savais rien. Le péché ! c’est vague, le péché ! Si un homme t’appelait, n’y va pas. Suis ton
chemin. Ne te retourne pas. Tu m’entends ? Tu es prévenue, il ne faut pas que ça t’arrive
et si cela t’arrivait, je n’aurais aucune pitié, je te laisserais dans le ruisseau.

On a vu que Mme Mazetti, à force de vouloir épargner à sa fille


l’erreur qu’elle avait elle-même commise, l’y avait précipitée. Stekel
raconte un cas complexe de « haine maternelle » à l’égard d’une
fille :

Je connaissais une mère qui dès sa naissance ne pouvait supporter sa quatrième fille,
une charmante et gentille petite créature… Elle l’accusait d’avoir hérité de tous les
défauts de son mari… L’enfant était née à une époque où un autre homme lui avait fait la
cour, un poète dont elle avait été passionnément amoureuse ; elle espérait que – comme
dans les Affinités électives de Goethe – l’enfant prendrait les traits de l’homme aimé.
Mais dès sa naissance elle ressembla à son père. En outre la mère voyait dans cette
enfant son propre reflet : l’enthousiasme, la douceur, la dévotion, la sensualité. Elle
aurait voulu être forte, inflexible, dure, chaste, énergique. Elle se détestait beaucoup plus
que son mari dans l’enfant.

C’est quand la fillette grandit que naissent de véritables conflits ;


on a vu qu’elle souhaitait affirmer contre sa mère son autonomie :
aux yeux de la mère, c’est là un trait d’odieuse ingratitude ; elle
s’entête à « mater » cette volonté qui se dérobe ; elle n’accepte pas
que son double devienne une autre. Le plaisir que l’homme goûte
auprès des femmes : se sentir absolument supérieur, la femme ne le
connaît qu’auprès de ses enfants et surtout de ses filles ; elle se sent
frustrée s’il lui faut renoncer à ses privilèges, à son autorité. Mère
passionnée ou mère hostile, l’indépendance de l’enfant ruine ses
espoirs. Elle est doublement jalouse : du monde qui lui prend sa fille,
de sa fille qui en conquérant une part du monde la lui vole. Cette
jalousie porte d’abord sur les rapports de la fillette avec son père ;
parfois, la mère se sert de l’enfant pour attacher le mari au foyer : en
cas d’échec, elle est dépitée mais, si sa manœuvre réussit, elle est
prompte à raviver sous une forme inversée son complexe infantile :
elle s’irrite contre sa fille, comme naguère contre sa propre mère ;
elle boude, elle se pense abandonnée et incomprise. Une Française,
mariée à un étranger qui aimait beaucoup ses filles, disait un jour
avec colère : « J’en ai assez de vivre avec des métèques ! » Souvent
l’aînée, favorite du père, est particulièrement en butte aux
persécutions maternelles. La mère l’accable de tâches ingrates, exige
d’elle un sérieux au-dessus de son âge puisqu’elle est une rivale, on la
traitera en adulte ; elle apprendra elle aussi que « la vie n’est pas un
roman, tout n’est pas rose, on ne fait pas ce qu’on veut, on n’est pas
sur terre pour s’amuser… ». Bien souvent, la mère gifle l’enfant à tort
et à travers simplement « pour lui apprendre » ; elle tient entre
autres à lui prouver qu’elle demeure la maîtresse : car ce qui l’agace
le plus, c’est qu’elle n’a aucune supériorité véritable à opposer à une
enfant de onze à douze ans ; celle-ci peut déjà s’acquitter
parfaitement des tâches ménagères, c’est « une petite femme » ; elle
a même une vivacité, une curiosité, une lucidité qui la rendent à bien
des égards supérieure aux femmes adultes. La mère se plaît à régner
sans conteste sur son univers féminin ; elle se veut unique,
irremplaçable ; et voilà que sa jeune assistante la réduit à la pure
généralité de sa fonction. Elle gronde durement sa fille si, après deux
jours d’absence, elle trouve la maison en désordre ; mais elle entre
dans des transes furieuses s’il s’avère que la vie familiale s’est
parfaitement poursuivie sans elle. Elle n’accepte pas que sa fille
devienne vraiment un double, un substitut d’elle-même. Cependant,
il lui est encore plus intolérable qu’elle s’affirme franchement comme
une autre. Elle déteste systématiquement les amies en qui sa fille
cherche du secours contre l’oppression familiale et qui « lui montent
la tête » ; elle les critique, défend à sa fille de les voir trop souvent ou
même prend prétexte de leur « mauvaise influence » pour lui
interdire radicalement de les fréquenter. Toute l’influence qui n’est
pas la sienne est mauvaise ; elle a une animosité particulière à l’égard
des femmes de son âge – professeurs, mères de camarades – vers qui
la fillette tourne son affection : elle déclare ces sentiments absurdes
ou malsains. Parfois, il suffit pour l’exaspérer de la gaieté, de
l’inconscience, des jeux et des rires de l’enfant ; elle les pardonne
plus volontiers aux garçons ; ils usent de leur privilège mâle, c’est
naturel, elle a renoncé depuis longtemps à une impossible
compétition. Mais pourquoi cette autre femme jouirait-elle
d’avantages qui lui sont refusés ? Emprisonnée dans les pièges du
sérieux, elle envie toutes les occupations et les amusements qui
arrachent la fillette à l’ennui du foyer ; cette évasion est un démenti
de toutes les valeurs auxquelles elle s’est sacrifiée. Plus l’enfant
grandit, plus la rancune ronge le cœur maternel ; chaque année
achemine la mère vers son déclin ; d’année en année le corps juvénile
s’affirme, s’épanouit ; cet avenir qui s’ouvre devant sa fille, il semble
à la mère qu’on le lui dérobe ; c’est de là que vient l’irritation de
certaines femmes, quand leurs filles ont leurs premières règles : elles
leur en veulent d’être dorénavant sacrées femmes. À cette nouvelle
venue s’offrent, contre la répétition et la routine qui sont le lot de
l’aînée, des possibilités encore indéfinies : ce sont ces chances que la
mère envie et déteste ; ne pouvant les faire siennes, elle essaie
souvent de les diminuer, de les supprimer : elle garde sa fille à la
maison, la surveille, la tyrannise, elle la fagote exprès, elle lui refuse
tous loisirs, elle entre dans des colères sauvages si l’adolescente se
maquille, si elle « sort » ; toute sa rancune à l’égard de la vie, elle la
tourne contre cette jeune vie qui s’élance vers un avenir neuf ; elle
essaie d’humilier la jeune fille, elle tourne en ridicule ses initiatives,
elle la brime. Une lutte ouverte se déclare souvent entre elles, c’est
normalement la plus jeune qui gagne car le temps travaille pour elle ;
mais sa victoire a goût de faute : l’attitude de sa mère engendre en
elle à la fois révolte et remords ; la seule présence de la mère fait
d’elle une coupable : on a vu que ce sentiment peut lourdement
grever tout son avenir. Bon gré, mal gré, la mère finit par accepter sa
défaite ; quand sa fille devient adulte, il se rétablit entre elles une
amitié plus ou moins tourmentée. Mais l’une demeure à jamais
déçue, frustrée ; l’autre se croira souvent poursuivie par une
malédiction.
Nous reviendrons sur les rapports que soutient avec ses grands
enfants une femme avancée en âge : mais c’est évidemment pendant
leurs vingt premières années qu’ils occupent dans la vie de leur mère
la plus grande place. De la description que nous venons d’en faire, la
dangereuse fausseté de deux préjugés couramment admis ressort
avec évidence. Le premier, c’est que la maternité suffise en tout cas à
combler une femme : il n’en est rien. Il y a quantité de mères qui sont
malheureuses, aigries, insatisfaites. L’exemple de Sophie Tolstoï qui
accoucha plus de douze fois est significatif ; elle ne cesse de répéter
au long de son journal que tout lui paraît inutile et vide dans le
monde et en elle-même. Les enfants lui procurent une sorte de paix
masochiste. « Avec les enfants, je n’ai déjà plus le sentiment d’être
jeune. Je suis calme et heureuse. » Renoncer à sa jeunesse, à sa
beauté, à sa vie personnelle lui apporte un peu de calme ; elle se sent
âgée, justifiée. « Le sentiment de leur être indispensable m’est un
grand bonheur. » Ils sont une arme qui lui permet de refuser la
supériorité de son mari. « Mes seules ressources, mes seules armes
pour rétablir entre nous l’égalité, ce sont les enfants, l’énergie, la joie,
la santé… » Mais ils ne suffisent absolument pas à donner un sens à
une existence rongée par l’ennui. Le 25 janvier 1905, après un
moment d’exaltation, elle écrit :

Moi aussi je veux et je peux tout(170). Mais dès que ce sentiment passe, je constate
que je ne veux et ne puis rien, rien si ce n’est soigner les poupons, manger, boire, dormir,
aimer mon mari et mes enfants, ce qui en définitive devrait être le bonheur mais ce qui
me rend triste et comme hier me donne envie de pleurer.

Et onze ans plus tard :

Je me consacre énergiquement et avec un ardent désir de bien faire à l’éducation des


enfants. Mais mon Dieu ! comme je suis impatiente, irascible, comme je crie !… Combien
est triste cette éternelle lutte avec les enfants !

Le rapport de la mère avec ses enfants se définit au sein de la


forme globale qu’est sa vie ; il dépend de ses relations avec son mari,
avec son passé, avec ses occupations, avec soi-même ; c’est une
erreur néfaste autant qu’absurde de prétendre voir dans l’enfant une
panacée. C’est la conclusion à laquelle aboutit aussi H. Deutsch, dans
l’ouvrage que j’ai souvent cité et où elle étudie à travers son
expérience de psychiatre les phénomènes de la maternité. Elle place
très haut cette fonction ; c’est par elle, estime-t-elle, que la femme
s’accomplit totalement : mais à condition qu’elle soit librement
assumée et sincèrement voulue ; il faut que la jeune femme soit dans
une situation psychologique, morale et matérielle qui lui permette
d’en supporter la charge ; sinon les conséquences en seront
désastreuses. En particulier, il est criminel de conseiller l’enfant
comme remède à des mélancoliques ou à des névrosées ; c’est faire le
malheur de la femme et de l’enfant. La femme équilibrée, saine,
consciente de ses responsabilités, est seule capable de devenir une
« bonne mère ».
J’ai dit que la malédiction qui pèse sur le mariage, c’est que trop
souvent les individus s’y rejoignent dans leur faiblesse, non dans leur
force, c’est que chacun demande à l’autre au lieu de se plaire à lui
donner. C’est un leurre encore plus décevant que de rêver atteindre
par l’enfant une plénitude, une chaleur, une valeur qu’on n’a pas su
créer soi-même ; il n’apporte de joie qu’à la femme capable de
vouloir avec désintéressement le bonheur d’un autre, à celle qui sans
retour sur soi cherche un dépassement de sa propre existence.
Certes, l’enfant est une entreprise à laquelle on peut valablement se
destiner ; mais pas plus qu’aucune autre elle ne représente de
justification toute faite ; et il faut qu’elle soit voulue pour elle-même,
non pour d’hypothétiques bénéfices. Stekel dit très justement :

Les enfants ne sont pas des ersatz de l’amour ; ils ne remplacent pas un but de vie
brisée ; ils ne sont pas du matériel destiné à remplir le vide de notre vie ; ils sont une
responsabilité et un lourd devoir ; ils sont les fleurons les plus généreux de l’amour libre.
Ils ne sont ni le jouet des parents, ni l’accomplissement de leur besoin de vivre, ni des
succédanés de leurs ambitions insatisfaites. Des enfants : c’est l’obligation de former des
êtres heureux.

Une telle obligation n’a rien de naturel : la nature ne saurait


jamais dicter de choix moral ; celui-ci implique un engagement.
Enfanter, c’est prendre un engagement ; si la mère ensuite s’y
dérobe, elle commet une faute contre une existence humaine, contre
une liberté ; mais personne ne peut le lui imposer. Le rapport des
parents aux enfants, comme celui des époux, devrait être librement
voulu. Et il n’est pas même vrai que l’enfant soit pour la femme un
accomplissement privilégié ; on dit volontiers d’une femme qu’elle
est coquette, ou amoureuse, ou lesbienne, ou ambitieuse « faute
d’enfant » ; sa vie sexuelle, les buts, les valeurs qu’elle poursuit
seraient des succédanés de l’enfant. En fait, il y a primitivement
indétermination : on peut dire aussi bien que c’est faute d’amour,
faute d’occupation, faute de pouvoir assouvir ses tendances
homosexuelles que la femme souhaite un enfant. C’est une morale
sociale et artificielle qui se cache sous ce pseudo-naturalisme. Que
l’enfant soit la fin suprême de la femme, c’est là une affirmation qui a
tout juste la valeur d’un slogan publicitaire.
Le second préjugé immédiatement impliqué par le premier, c’est
que l’enfant trouve un sûr bonheur dans les bras maternels. Il n’y a
pas de mère « dénaturée » puisque l’amour maternel n’a rien de
naturel : mais, précisément à cause de cela, il y a de mauvaises
mères. Et une des grandes vérités que la psychanalyse a proclamées,
c’est le danger que constituent pour l’enfant les parents « normaux »
eux-mêmes. Les complexes, les obsessions, les névroses dont
souffrent les adultes ont leur racine dans leur passé familial ; les
parents qui ont leurs propres conflits, leurs querelles, leurs drames,
sont pour l’enfant la compagnie la moins souhaitable. Profondément
marqués par la vie du foyer paternel, ils abordent leurs propres
enfants à travers des complexes et des frustrations : et cette chaîne
de misère se perpétuera indéfiniment. En particulier, le sado-
masochisme maternel crée chez la fille un sentiment de culpabilité
qui se traduira par des conduites sado-masochistes à l’égard de ses
enfants, sans fin. Il y a une mauvaise foi extravagante dans la
conciliation du mépris que l’on voue aux femmes et du respect dont
on entoure les mères. C’est un criminel paradoxe que de refuser à la
femme toute activité publique, de lui fermer les carrières masculines,
de proclamer en tous domaines son incapacité, et de lui confier
l’entreprise la plus délicate, la plus grave aussi qui soit : la formation
d’un être humain. Il y a une quantité de femmes à qui les mœurs, la
tradition refusent encore l’éducation, la culture, les responsabilités,
les activités, qui sont le privilège des hommes et à qui, cependant, on
met sans scrupule des enfants dans les bras, comme naguère on les
consolait avec des poupées de leur infériorité par rapport aux petits
garçons ; on les empêche de vivre ; par compensation, on leur permet
de jouer avec des jouets de chair et d’os. Il faudrait que la femme fût
parfaitement heureuse ou qu’elle fût une sainte pour résister à la
tentation d’abuser de ses droits. Montesquieu avait peut-être raison
quand il disait qu’il vaudrait mieux confier aux femmes le
gouvernement de l’État que celui d’une famille ; car, dès qu’on lui en
donne l’occasion, la femme est aussi raisonnable, aussi efficace qu’un
homme ; c’est dans la pensée abstraite, dans l’action concertée
qu’elle surmonte le plus aisément son sexe ; il lui est bien plus
difficile, actuellement, de se délivrer de son passé de femme, de
trouver un équilibre affectif que rien dans sa situation ne favorise.
L’homme aussi est beaucoup plus équilibré et rationnel dans son
travail qu’au foyer ; il conduit ses calculs avec une précision
mathématique : il devient illogique, menteur, capricieux près de la
femme avec qui il se « laisse aller » ; de même, elle se « laisse aller »
avec l’enfant. Et cette complaisance est plus dangereuse, parce
qu’elle peut mieux se défendre contre son mari que l’enfant ne peut
se défendre contre elle. Il serait évidemment souhaitable pour le bien
de l’enfant que sa mère fût une personne complète et non mutilée,
une femme qui trouve dans son travail, dans son rapport à la
collectivité, un accomplissement de soi qu’elle ne chercherait pas à
atteindre tyranniquement à travers lui ; et il serait souhaitable aussi
qu’il soit abandonné à ses parents infiniment moins qu’il ne l’est à
présent, que ses études, ses distractions se déroulent au milieu
d’autres enfants, sous le contrôle d’adultes qui n’auraient avec lui
que des liens impersonnels et purs.
Même au cas où l’enfant apparaît comme une richesse au sein
d’une vie heureuse ou du moins équilibrée, il ne saurait borner
l’horizon de sa mère. Il ne l’arrache pas à son immanence ; elle
façonne sa chair, elle l’entretient, le soigne : elle ne peut jamais créer
qu’une situation de fait qu’il appartient à la seule liberté de l’enfant
de dépasser ; quand elle mise sur son avenir, c’est encore par
procuration qu’elle se transcende à travers l’univers et le temps,
c’est-à-dire qu’une fois de plus elle se voue à la dépendance. Non
seulement l’ingratitude, mais l’échec de son fils sera le démenti de
tous ses espoirs : comme dans le mariage ou l’amour, elle remet à un
autre le soin de justifier sa vie alors que la seule conduite
authentique, c’est de librement l’assumer. On a vu que l’infériorité de
la femme venait originellement de ce qu’elle s’est d’abord bornée à
répéter la vie tandis que l’homme inventait des raisons de vivre, à ses
yeux plus essentielles que la pure facticité de l’existence ; enfermer la
femme dans la maternité, ce serait perpétuer cette situation. Elle
réclame aujourd’hui de participer au mouvement par lequel
l’humanité tente sans cesse de se justifier en se dépassant ; elle ne
peut consentir à donner la vie que si la vie a un sens ; elle ne saurait
être mère sans essayer de jouer un rôle dans la vie économique,
politique, sociale. Ce n’est pas la même chose d’engendrer de la chair
à canon, des esclaves, des victimes ou des hommes libres. Dans une
société convenablement organisée, où l’enfant serait en grande partie
pris en charge par la collectivité, la mère soignée et aidée, la
maternité ne serait absolument pas inconciliable avec le travail
féminin. Au contraire : c’est la femme qui travaille – paysanne,
chimiste ou écrivain – qui a la grossesse la plus facile du fait qu’elle
ne se fascine pas sur sa propre personne ; c’est la femme qui a la vie
personnelle la plus riche qui donnera le plus à l’enfant et qui lui
demandera le moins ; c’est celle qui acquiert dans l’effort, dans la
lutte, la connaissance des vraies valeurs humaines qui sera la
meilleure éducatrice. Si trop souvent, aujourd’hui, la femme a peine
à concilier le métier qui la retient pendant des heures hors du foyer
et qui lui prend toutes ses forces avec l’intérêt de ses enfants, c’est
que, d’une part, le travail féminin est encore trop souvent un
esclavage ; d’autre part, qu’aucun effort n’a été fait pour assurer le
soin, la garde, l’éducation des enfants hors du foyer. Il s’agit là d’une
carence sociale : mais c’est un sophisme de la justifier en prétendant
qu’une loi inscrite au ciel ou dans les entrailles de la terre réclame
que mère et enfant s’appartiennent exclusivement l’un à l’autre ;
cette mutuelle appartenance ne constitue en vérité qu’une double et
néfaste oppression.
C’est une mystification de soutenir que la femme devient par la
maternité l’égale concrète de l’homme. Les psychanalystes se sont
donné beaucoup de peine pour démontrer que l’enfant lui apportait
un équivalent du pénis : mais si enviable que soit cet attribut,
personne ne prétend que sa seule possession puisse justifier une
existence ni qu’elle en soit la fin suprême. On a aussi énormément
parlé des droits sacrés de la mère mais ce n’est pas en tant que mère
que les femmes ont conquis le bulletin de vote ; la fille-mère est
encore méprisée ; c’est seulement dans le mariage que la mère est
glorifiée, c’est-à-dire en tant qu’elle demeure subordonnée au mari.
Tant que celui-ci demeure le chef économique de la famille, bien
qu’elle s’occupe bien davantage des enfants, ils dépendent beaucoup
plus de lui que d’elle. C’est pourquoi, on l’a vu, le rapport de la mère
aux enfants est étroitement commandé par celui qu’elle soutient avec
son époux.
Ainsi les rapports conjugaux, la vie ménagère, la maternité
forment un ensemble dont tous les moments se commandent ;
tendrement unie à son mari, la femme peut porter allégrement les
charges du foyer ; heureuse dans ses enfants, elle sera indulgente à
son mari. Mais cette harmonie n’est pas facile à réaliser car les
différentes fonctions assignées à la femme s’accordent mal entre
elles. Les journaux féminins enseignent abondamment à la ménagère
l’art de garder son attrait sexuel tout en faisant sa vaisselle, de rester
élégante au cours de sa grossesse, de concilier coquetterie, maternité
et économie ; mais celle qui s’astreindrait à suivre avec vigilance
leurs conseils serait vite affolée et défigurée par les soucis ; il est fort
malaisé de demeurer désirable quand on a les mains gercées et le
corps déformé par les maternités ; c’est pourquoi une femme
amoureuse a souvent de la rancune à l’égard des enfants qui ruinent
sa séduction et la privent des caresses de son mari ; si elle est au
contraire profondément mère, elle est jalouse de l’homme qui
revendique aussi les enfants comme siens. D’autre part, l’idéal
ménager contredit, on l’a vu, le mouvement de la vie ; l’enfant est
ennemi des parquets cirés. L’amour maternel souvent se perd dans
les réprimandes et les colères que dicte le souci du foyer bien tenu. Il
n’est pas étonnant que la femme qui se débat parmi ces
contradictions passe bien souvent ses journées dans la nervosité et
l’aigreur ; elle perd toujours sur quelque tableau et ses gains sont
précaires, ils ne s’inscrivent en aucune réussite sûre. Ce n’est jamais
par son travail même qu’elle peut se sauver ; il l’occupe mais ne
constitue pas sa justification : celle-ci repose sur des libertés
étrangères. La femme enfermée au foyer ne peut fonder elle-même
son existence ; elle n’a pas les moyens de s’affirmer dans sa
singularité : et cette singularité ne lui est par conséquent pas
reconnue. Chez les Arabes, les Indiens, dans beaucoup de
populations rurales, la femme n’est qu’une femelle domestique qu’on
apprécie selon le travail qu’elle fournit et qu’on remplace sans regret
si elle disparaît. Dans la civilisation moderne, elle est aux yeux de son
mari plus ou moins individualisée ; mais à moins qu’elle ne renonce
tout à fait à son moi, s’engloutissant comme Natacha dans un
dévouement passionné et tyrannique envers sa famille, elle souffre
d’être réduite à sa pure généralité. Elle est la maîtresse de maison,
l’épouse, la mère unique et indistincte ; Natacha se complaît dans cet
anéantissement souverain et, repoussant toute confrontation, nie les
autres. Mais la femme occidentale moderne souhaite au contraire
être remarquée par autrui en tant que cette maîtresse de maison,
cette épouse, cette mère, cette femme. C’est là la satisfaction qu’elle
cherchera dans sa vie sociale.
CHAPITRE VII

LA VIE DE SOCIÉTÉ

La famille n’est pas une communauté fermée sur soi : par-delà sa


séparation elle établit des communications avec d’autres cellules
sociales ; le foyer n’est pas seulement un « intérieur » dans lequel se
confine le couple ; il est aussi l’expression de son standard de vie, de
sa fortune, de son goût : il doit être exhibé aux yeux d’autrui. C’est
essentiellement la femme qui ordonnera cette vie mondaine.
L’homme est relié à la collectivité, en tant que producteur et citoyen,
par les liens d’une solidarité organique fondée sur la division du
travail ; le couple est une personne sociale, défini par la famille, la
classe, le milieu, la race, auxquels il appartient, rattaché par les liens
d’une solidarité mécanique aux groupes qui sont situés socialement
d’une manière analogue ; c’est la femme qui est susceptible de
l’incarner avec le plus de pureté : les relations professionnelles du
mari souvent ne coïncident pas avec l’affirmation de sa valeur
sociale ; tandis que la femme qu’aucun travail n’exige peut se
cantonner dans la fréquentation de ses pairs ; en outre, elle a les
loisirs d’assurer dans ses « visites » et ses « réceptions » ces rapports
pratiquement inutiles et qui, bien entendu, n’ont d’importance que
dans les catégories appliquées à tenir leur rang dans la hiérarchie
sociale, c’est-à-dire qui s’estiment supérieures à certaines autres. Son
intérieur, sa figure même, que mari et enfants ne voient pas parce
qu’ils en sont investis, elle s’enchante de les exhiber. Son devoir
mondain qui est de « représenter » se confondra avec le plaisir
qu’elle éprouve à se montrer.
Et, d’abord, il faut qu’elle se représente soi-même ; à la maison,
vaquant à ses occupations, elle est seulement vêtue : pour sortir,
pour recevoir, elle « s’habille ». La toilette a un double caractère : elle
est destinée à manifester la dignité sociale de la femme (son standard
de vie, sa fortune, le milieu auquel elle appartient) mais, en même
temps, elle concrétisera le narcissisme féminin ; elle est une livrée et
une parure ; à travers elle, la femme qui souffre de ne rien faire croit
exprimer son être. Soigner sa beauté, s’habiller, c’est une sorte de
travail qui lui permet de s’approprier sa personne comme elle
s’approprie son foyer par le travail ménager ; son moi lui semble
alors choisi et recréé par elle-même. Les mœurs l’incitent à s’aliéner
ainsi dans son image. Les vêtements de l’homme comme son corps
doivent indiquer sa transcendance et non arrêter le regard(171) ; pour
lui ni l’élégance ni la beauté ne consistent à se constituer en objet ;
aussi ne considère-t-il pas normalement son apparence comme un
reflet de son être. Au contraire, la société même demande à la femme
de se faire objet érotique. Le but des modes auxquelles elle est
asservie n’est pas de la révéler comme un individu autonome, mais
au contraire de la couper de sa transcendance pour l’offrir comme
une proie aux désirs mâles : on ne cherche pas à servir ses projets,
mais au contraire à les entraver. La jupe est moins commode que le
pantalon, les souliers à hauts talons gênent la marche ; ce sont les
robes et les escarpins les moins pratiques, les chapeaux et les bas les
plus fragiles qui sont les plus élégants ; que le costume déguise le
corps, le déforme ou le moule, en tout cas il le livre aux regards. C’est
pourquoi la toilette est un jeu enchanteur pour la petite fille qui
souhaite se contempler ; plus tard son autonomie d’enfant s’insurge
contre les contraintes des mousselines claires et des souliers vernis ;
dans l’âge ingrat elle est partagée entre le désir et le refus de
s’exhiber ; quand elle a accepté sa vocation d’objet sexuel elle se
complaît à se parer.
Par la parure, avons-nous dit(172), la femme s’apparente à la
nature tout en prêtant à celle-ci la nécessité de l’artifice ; elle devient
pour l’homme fleur et gemme : elle le devient pour soi-même. Avant
de lui donner les ondulations de l’eau, la chaude douceur des
fourrures, elle se les approprie. Plus intimement que sur ses bibelots,
ses tapis, ses coussins, ses bouquets, elle a prise sur les plumes, les
perles, les brocarts, les soieries qu’elle mêle à sa chair ; leur aspect
chatoyant, leur tendre contact compensent l’âpreté de l’univers
érotique qui est son partage : elle y attache d’autant plus de prix que
sa sensualité est plus insatisfaite. Si beaucoup de lesbiennes
s’habillent virilement, ce n’est pas seulement par imitation des mâles
et défi à la société : elles n’ont pas besoin des caresses du velours et
du satin parce qu’elles en saisissent sur un corps féminin les qualités
passives(173). La femme vouée à la rude étreinte masculine – même
si elle la goûte et davantage encore si elle la ressent sans plaisir – ne
peut étreindre d’autre proie charnelle que son propre corps : elle le
parfume pour le changer en fleur et l’éclat des diamants qu’elle
attache à son cou ne se distingue pas de celui de sa peau ; afin de les
posséder, elle s’identifie à toutes les richesses du monde. Elle n’en
convoite pas seulement les trésors sensuels mais parfois aussi les
valeurs sentimentales, idéales. Tel bijou est un souvenir, tel autre un
symbole. Il y a des femmes qui se font bouquet, volière ; d’autres qui
sont des musées, d’autres des hiéroglyphes. Georgette Leblanc nous
dit dans ses Mémoires, évoquant les années de sa jeunesse :

J’étais toujours vêtue en tableau. Je me promenais en Van Eyck, en allégorie de


Rubens ou en Vierge de Memling. Je me vois encore traversant une rue de Bruxelles un
jour d’hiver avec une robe de velours améthyste rehaussée de vieux galons d’argent
empruntés à quelque chasuble. Traînant une longue queue dont le souci m’eût paru
méprisable, je balayais consciencieusement les trottoirs. Mon béguin de fourrure jaune
encadrait mes cheveux blonds, mais le plus insolite était le diamant posé en ferronnière
sur le milieu de mon front. Pourquoi tout cela ? Parce que cela me plaisait simplement et
qu’ainsi je croyais vivre en dehors de toute convention. Plus on riait sur mon passage,
plus je redoublais d’inventions burlesques. J’aurais eu honte de changer quelque chose à
mon aspect parce qu’on s’en moquait. Cela m’eût semblé une capitulation dégradante…
Chez moi c’était encore bien autre chose. Les anges de Gozzoli, de Fra Angelico, les
Burne Jones et les Watts étaient mes modèles. J’étais toujours vêtue d’azur et d’aurore ;
mes amples robes s’étalaient en queues multiples autour de moi.

C’est dans les asiles qu’on trouve les plus beaux exemples de cette
appropriation magique de l’univers. La femme qui ne contrôle pas
son amour des objets précieux et des symboles oublie sa propre
figure et risque de s’habiller avec extravagance. Ainsi la toute petite
fille voit surtout dans la toilette un déguisement qui la change en fée,
en reine, en fleur ; elle se croit belle dès qu’elle est chargée de
guirlandes et de rubans parce qu’elle s’identifie à ces oripeaux
merveilleux ; charmée par la couleur d’une étoffe, la jeune fille naïve
ne remarque pas la teinte blafarde qui se reflète sur son visage ; on
trouve aussi ce mauvais goût généreux chez des adultes artistes ou
intellectuelles plus fascinées par le monde extérieur que conscientes
de leur propre figure : éprises de ces tissus antiques, de ces bijoux
anciens, elles s’enchantent d’évoquer la Chine ou le Moyen Âge et ne
jettent sur leur miroir qu’un coup d’œil rapide ou prévenu. On
s’étonne parfois des étranges accoutrements auxquels se plaisent les
femmes âgées : diadèmes, dentelles, robes éclatantes, colliers
baroques, attirent fâcheusement l’attention sur leurs traits ravagés.
C’est souvent qu’ayant renoncé à séduire la toilette est redevenue
pour elles un jeu gratuit comme dans leur enfance. Une femme
élégante au contraire peut à la rigueur chercher dans sa toilette des
plaisirs sensuels ou esthétiques, mais il faut qu’elle les concilie avec
l’harmonie de son image : la couleur de sa robe flattera son teint, la
coupe soulignera ou rectifiera sa ligne ; c’est elle-même parée qu’elle
chérit avec complaisance et non les objets qui la parent.
La toilette n’est pas seulement parure : elle exprime, avons-nous
dit, la situation sociale de la femme. Seule la prostituée dont la
fonction est exclusivement celle d’un objet érotique doit se
manifester sous cet unique aspect ; comme jadis sa chevelure safran
et les fleurs qui semaient sa robe, aujourd’hui les talons hauts, les
satins collants, le maquillage violent, les parfums épais annoncent sa
profession. On blâme toute autre femme de s’habiller « comme une
grue ». Ses vertus érotiques sont intégrées à la vie sociale et ne
doivent apparaître que sous cette figure assagie. Mais il faut
souligner que la décence ne consiste pas à se vêtir avec une
rigoureuse pudeur. Une femme qui sollicite trop clairement le désir
mâle a mauvais genre ; mais celle qui semble le répudier n’est pas
plus recommandable : on pense qu’elle veut se masculiniser, c’est
une lesbienne ; ou se singulariser : c’est une excentrique ; en refusant
son rôle d’objet, elle défie la société : c’est une anarchiste. Si elle veut
seulement ne pas se faire remarquer, il faut qu’elle conserve sa
féminité. C’est la coutume qui réglemente le compromis entre
l’exhibitionnisme et la pudeur ; tantôt c’est la gorge et tantôt la
cheville que « l’honnête femme » doit cacher ; tantôt la jeune fille a
droit à souligner ses appas afin d’attirer des prétendants tandis que
la femme mariée renonce à toute parure : tel est l’usage dans
beaucoup de civilisations paysannes ; tantôt on impose aux jeunes
filles des toilettes vaporeuses, aux couleurs de dragées, à la coupe
discrète, tandis que leurs aînées ont droit à des robes collantes, des
tissus lourds, des teintes riches, des coupes provocantes ; sur un
corps de seize ans le noir semble voyant parce que la règle à cet âge
est de n’en pas porter(174). Il faut, bien entendu, se plier à ces lois ;
mais en tout cas, et même dans les milieux les plus austères, le
caractère sexuel de la femme sera souligné : une femme de pasteur
ondule ses cheveux, se maquille légèrement, suit la mode avec
discrétion, marquant par le souci de son charme physique qu’elle
accepte son rôle de femelle. Cette intégration de l’érotisme à la vie
sociale est particulièrement évidente dans la « robe du soir ». Pour
signifier qu’il y a fête, c’est-à-dire luxe et gaspillage, ces robes doivent
être coûteuses et fragiles ; on les veut aussi incommodes qu’il est
possible ; les jupes sont longues et si larges ou si entravées qu’elles
interdisent la marche ; sous les bijoux, les volants, les paillettes, les
fleurs, les plumes, les faux cheveux, la femme est changée en poupée
de chair ; cette chair même s’exhibe ; comme gratuitement
s’épanouissent les fleurs, la femme étale ses épaules, son dos, sa
poitrine ; sauf dans les orgies, l’homme ne doit pas indiquer qu’il la
convoite : il n’a droit qu’aux regards et aux étreintes de la danse ;
mais il peut s’enchanter d’être le roi d’un monde aux si tendres
trésors. D’homme à homme, la fête prend ici la figure d’un potlatch ;
chacun offre en cadeau à tous les autres la vision de ce corps qui est
son bien. En robe du soir, la femme est déguisée en femme pour le
plaisir de tous les mâles et l’orgueil de son propriétaire.
Cette signification sociale de la toilette permet à la femme
d’exprimer par sa manière de s’habiller son attitude à l’égard de la
société ; soumise à l’ordre établi, elle se confère une personnalité
discrète et de bon ton ; beaucoup de nuances sont possibles : elle se
fera fragile, enfantine, mystérieuse, candide, austère, gaie, posée, un
peu hardie, effacée selon son choix. Ou, au contraire, elle affirmera
par son originalité son refus des conventions. Il est frappant que
dans beaucoup de romans la femme « affranchie » se singularise par
une audace de toilette qui souligne son caractère d’objet sexuel, donc
sa dépendance : ainsi, dans This age of innocence d’Édith Wharton,
la jeune divorcée au passé aventureux, au cœur audacieux, est
d’abord présentée comme exagérément décolletée ; le frisson de
scandale qu’elle suscite lui renvoie le reflet tangible de son mépris
pour le conformisme. Ainsi, la jeune fille s’amusera à s’habiller en
femme, la femme âgée en petite fille, la courtisane en femme du
monde et celle-ci en vamp. Même si chacune s’habille selon sa
condition, il y a encore là un jeu. L’artifice comme l’art se situent
dans l’imaginaire. Non seulement gaine, soutien-gorge, teintures,
maquillages déguisent corps et visage ; mais la femme la moins
sophistiquée dès qu’elle est « habillée » ne se propose pas à la
perception : elle est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur
la scène, un analogon à travers lequel est suggéré un sujet absent qui
est son personnage mais qu’elle n’est pas. C’est cette confusion avec
un objet irréel, nécessaire, parfait comme un héros de roman,
comme un portrait ou un buste, qui la flatte ; elle s’efforce de
s’aliéner en lui et de s’apparaître ainsi à elle-même pétrifiée, justifiée.
C’est ainsi qu’à travers les Écrits intimes de Marie Bashkirtseff,
nous la voyons de page en page multiplier inlassablement sa figure.
Elle ne nous fait grâce d’aucune de ses robes : à chaque toilette
neuve, elle se croit une autre et elle s’adore à neuf.

J’ai pris un grand châle à maman, j’ai fait une fente pour la tête et j’ai cousu les deux
côtés. Ce châle qui tombe en plis classiques me donne un air oriental, biblique, étrange.
Je vais chez Laferrière et Caroline en trois heures de temps me fait une robe dans
laquelle j’ai l’air d’être enveloppée d’un nuage. Tout cela est une pièce de crêpe anglais
qu’elle drape sur moi et qui me rend mince, élégante, longue.
Enveloppée d’une robe de laine chaude à plis harmonieux, une figure de Lefebvre
lequel sait si bien dessiner ces corps souples et jeunes dans de pudiques draperies.

Ce refrain se répète jour après jour : « J’étais charmante en noir…


En gris, j’étais charmante… J’étais en blanc, charmante. »
Mme de Noailles, qui accordait aussi beaucoup d’importance à sa
parure, évoque avec tristesse dans ses Mémoires le drame d’une robe
manquée.

J’aimais la vivacité des couleurs, leur audacieux contraste, une robe me semblait un
paysage, une amorce avec le destin, une promesse d’aventure. Au moment de revêtir la
robe exécutée par des mains hésitantes, je ne manquais pas de souffrir de tous les
défauts qui m’étaient révélés.

Si la toilette a pour beaucoup de femmes une importance si


considérable, c’est qu’elle leur livre illusoirement à la fois le monde
et leur propre moi. Un roman allemand, la Jeune Fille en soie
artificielle(175), raconte la passion éprouvée par une jeune fille
pauvre pour un manteau de petit-gris ; elle en aime avec sensualité la
chaleur caressante, la tendresse fourrée ; sous les peaux précieuses,
c’est elle-même transfigurée qu’elle chérit ; elle possède enfin la
beauté du monde que jamais elle n’avait étreinte et le destin radieux
qui jamais n’avait été le sien.

Et voilà que j’ai vu un manteau suspendu à un crochet, une fourrure si molle, si


douce, si tendre, si grise, si timide : j’avais envie de l’embrasser tant je l’aimais. Elle avait
un air de consolation et de Toussaint et de sécurité complète, comme un ciel. C’était du
vrai petit-gris. Silencieusement, j’ai ôté mon imperméable, passé le petit-gris. Cette
fourrure était comme un diamant pour ma peau qui l’aimait et ce qu’on aime, on ne le
rend pas une fois qu’on l’a. À l’intérieur, une doublure en crêpe marocain, pure soie, avec
de la broderie à la main. Le manteau m’enveloppait et il parlait plus que moi au cœur
d’Hubert… Je suis si élégante avec cette fourrure. Elle est comme un homme rare qui me
rendrait précieuse à travers son amour pour moi. Ce manteau me veut et je le veux :
nous nous avons.

Puisque la femme est un objet, on comprend que la manière dont


elle est parée et habillée modifie sa valeur intrinsèque. Ce n’est pas
pure futilité si elle attache tant d’importance à des bas de soie, des
gants, un chapeau : tenir son rang est une impérieuse obligation. En
Amérique, une part énorme du budget de la travailleuse est
consacrée aux soins de beauté et aux vêtements ; en France, cette
charge est moins lourde ; néanmoins, la femme est d’autant plus
respectée qu’elle « représente mieux » ; plus elle a besoin de trouver
du travail, plus il lui est utile d’avoir un air cossu : l’élégance est une
arme, une enseigne, un porte-respect, une lettre de recommandation.
Elle est une servitude ; les valeurs qu’elle confère se paient ; elles
se paient si cher que, parfois, un inspecteur surprend dans les grands
magasins une femme du monde ou une actrice en train de dérober
des parfums, des bas de soie, du linge. C’est pour s’habiller que
beaucoup de femmes se prostituent ou « se font aider » ; c’est la
toilette qui commande leurs besoins d’argent. Être bien habillée
réclame aussi du temps et des soins ; c’est une tâche qui est parfois
source de joies positives : en ce domaine aussi il y a « découverte de
trésors cachés », marchandages, ruses, combinaisons, invention ;
adroite, la femme peut même devenir créatrice. Les journées
d’exposition – les soldes surtout – sont des aventures frénétiques.
Une robe neuve est à elle seule une fête. Le maquillage, la coiffure
sont l’ersatz d’une œuvre d’art. Aujourd’hui, plus que naguère(176), la
femme connaît la joie de modeler son corps par les sports, la
gymnastique, les bains, les massages, les régimes ; elle décide de son
poids, de sa ligne, de la couleur de sa peau ; l’esthétique moderne lui
permet d’intégrer à sa beauté des qualités actives : elle a droit à des
muscles exercés, elle refuse l’envahissement de la graisse ; dans la
culture physique, elle s’affirme comme sujet ; il y a là pour elle une
sorte de libération à l’égard de la chair contingente ; mais cette
libération retourne facilement à la dépendance. La star d’Hollywood
triomphe de la nature : mais elle se retrouve objet passif entre les
mains du producteur.

À
À côté de ces victoires dans lesquelles la femme peut à bon droit
se complaire, la coquetterie implique – comme les soins du ménage
– une lutte contre le temps ; car son corps aussi est un objet que la
durée ronge. Colette Audry a décrit ce combat, symétrique de celui
que dans sa maison la ménagère livre à la poussière(177).

Déjà ce n’était plus la chair compacte de la jeunesse ; le long de ses bras et de ses
cuisses le dessin des muscles s’accusait sous une couche de graisse et de peau un peu
détendue. Inquiète, elle bouleversa de nouveau son emploi du temps : la journée
s’ouvrirait sur une demi-heure de gymnastique et le soir, avant de se mettre au lit, un
quart d’heure de massage. Elle se mit à consulter des manuels de médecine, des
journaux de mode, à surveiller son tour de taille. Elle se prépara des jus de fruits, se
purgea de temps en temps et fit la vaisselle avec des gants de caoutchouc. Ses deux
soucis finirent par ne faire qu’un : rajeunir si bien son corps, fourbir si bien sa maison
qu’elle aboutirait un jour à une sorte de période étale, à une sorte de point mort… le
monde serait comme arrêté, suspendu hors du vieillissement et du déchet… À la piscine,
elle prenait maintenant de vraies leçons pour améliorer son style et les magazines de
beauté la tenaient en haleine par des recettes indéfiniment renouvelées. Ginger Rogers
nous confie : « Je me donne chaque matin cent coups de brosse, cela prend exactement
deux minutes et demie et j’ai des cheveux de soie… » Comment affiner vos chevilles :
dressez-vous tous les jours trente fois de suite sur la pointe des pieds sans reposer les
talons, cet exercice ne demande qu’une minute ; qu’est-ce qu’une minute dans une
journée ? Une autre fois, c’était le bain d’huile pour les ongles, la pâte au citron pour les
mains, les fraises écrasées sur les joues.

La routine ici encore fige en corvées les soins de beauté,


l’entretien de la garde-robe. L’horreur de la dégradation qu’entraîne
tout devenir vivant suscite en certaines femmes froides ou frustrées
l’horreur de la vie même : elles cherchent à se conserver comme
d’autres conservent les meubles et les confitures ; cet entêtement
négatif les rend ennemies de leur propre existence et hostiles à
autrui : les bons repas déforment la ligne, le vin gâte le teint, trop
sourire ride le visage, le soleil abîme la peau, le repos alourdit, le
travail use, l’amour cerne les yeux, les baisers enflamment les joues,
les caresses déforment les seins, les étreintes flétrissent la chair, la
maternité enlaidit le visage et le corps ; on sait combien de jeunes
mères repoussent avec colère l’enfant émerveillé par leur robe de bal.
« Ne me touche pas, tu as les mains moites, tu vas me salir » ; la
coquette oppose les mêmes rebuffades aux empressements du mari
ou de l’amant. Comme on couvre les meubles sous des housses, elle
voudrait se soustraire aux hommes, au monde, au temps. Mais toutes
ces précautions n’empêchent pas l’apparition des cheveux blancs, des
pattes-d’oie. Dès sa jeunesse, la femme sait que ce destin est
inéluctable. Et malgré toute sa prudence elle est victime d’accidents :
une goutte de vin tombe sur sa robe, une cigarette la brûle ; alors
disparaît la créature de luxe et de fête qui se pavanait en souriant
dans le salon : elle prend le visage sérieux et dur de la ménagère ; on
découvre soudain que sa toilette n’était pas une gerbe, un feu
d’artifice, une splendeur gratuite et périssable destinée à illuminer
généreusement un instant : c’est une richesse, un capital, un
placement ; elle a coûté des sacrifices ; sa perte est un désastre
irréparable. Taches, accrocs, robes manquées, indéfrisables ratées,
sont des catastrophes encore plus graves qu’un rôti brûlé ou un vase
brisé : car la coquette ne s’est pas seulement aliénée dans des choses,
elle s’est voulue chose, et c’est sans intermédiaire qu’elle se sent en
danger dans le monde. Les rapports qu’elle soutient avec couturière
et modiste, ses impatiences, ses exigences manifestent son esprit de
sérieux et son insécurité. La robe réussie crée en elle le personnage
de son rêve ; mais dans une toilette défraîchie, manquée, elle se sent
déchue.

De la robe, dépendaient mon humeur, ma tenue et l’expression de mon visage, tout…,


écrit Marie Bashkirtseff. Et encore : Ou bien, il faut se promener toute nue, ou bien il
faut être habillée selon son physique, son goût, son caractère. Quand je ne suis pas dans
ces conditions, je me sens gauche, commune et par conséquent humiliée. Que
deviennent l’humeur et l’esprit ? Ils pensent aux chiffons et alors on est bête, ennuyé, on
ne sait où se fourrer.

Beaucoup de femmes préfèrent renoncer à une fête que de s’y


rendre mal habillées, même si elles ne doivent pas être remarquées.
Cependant, quoique certaines femmes affirment : « Moi, je ne
m’habille que pour moi », on a vu que dans le narcissisme même le
regard d’autrui est impliqué. Ce n’est guère que dans les asiles que
les coquettes gardent avec entêtement une foi entière en des regards
absents ; normalement, elles réclament des témoins.

Je voudrais plaire, qu’on dise que je suis belle et que Liova le vît et l’entendît… À quoi
servirait d’être belle ? Mon charmant petit Pétia aime sa vieille niannia comme il eût
aimé une beauté et Liovotchka se fût habitué au plus hideux visage… J’ai envie de
m’onduler. Nul ne le saura mais ce n’en sera pas moins charmant. Quel besoin ai-je que
l’on me voie ? Les rubans et les nœuds me font plaisir, je voudrais une nouvelle ceinture
de cuir et maintenant que j’ai écrit cela, j’ai envie de pleurer…, écrit Sophie Tolstoï, après
dix ans de mariage.
Le mari s’acquitte très mal de ce rôle. Ici encore ses exigences
sont duplices. Si sa femme est trop attrayante, il devient jaloux ;
cependant, tout époux est plus ou moins le roi Candaule ; il veut que
sa femme lui fasse honneur ; qu’elle soit élégante, jolie ou du moins
« bien » ; sinon, il lui dira avec humeur les mots du père Ubu :
« Vous êtes bien laide aujourd’hui ! est-ce parce que nous avons du
monde ? » Dans le mariage, avons-nous vu, les valeurs érotiques et
sociales sont mal conciliées ; cet antagonisme se reflète ici. La femme
qui souligne son attrait sexuel a mauvais genre aux yeux de son
mari ; il blâme des audaces qui le séduiraient chez une étrangère et
ce blâme tue en lui tout désir ; si la femme s’habille décemment, il
l’approuve mais avec froideur : il ne la trouve pas attirante et le lui
reproche vaguement. À cause de cela, il la regarde rarement pour son
propre compte : c’est à travers les yeux d’autrui qu’il l’inspecte. « Que
dira-t-on d’elle ? » Il prévoit mal parce qu’il attribue à autrui sa
perspective de mari. Rien de plus irritant pour une femme que de le
voir goûter chez une autre les robes ou les allures qu’il critique chez
elle. Spontanément d’ailleurs, il est trop proche d’elle pour la voir ;
elle a pour lui un immuable visage ; il ne remarque ni ses toilettes
neuves ni ses changements de coiffure. Même un mari amoureux ou
un amant épris sont souvent indifférents à la toilette de la femme.
S’ils l’aiment ardemment dans sa nudité les parures les plus seyantes
ne font que la déguiser ; et ils la chériront mal vêtue, fatiguée, aussi
bien qu’éclatante. S’ils ne l’aiment plus, les robes les plus flatteuses
seront sans promesse. La toilette peut être un instrument de
conquête, mais non une arme défensive ; son art est de créer des
mirages, elle offre aux regards un objet imaginaire : dans l’étreinte
charnelle, dans la fréquentation quotidienne tout mirage se dissipe ;
les sentiments conjugaux comme l’amour physique se situent sur le
terrain de la réalité. Ce n’est pas pour l’homme aimé que la femme
s’habille. Dorothy Parker, dans une de ses nouvelles(178), décrit une
jeune femme qui, attendant avec impatience son mari qui vient en
permission, décide de se faire belle pour l’accueillir :

Elle acheta une nouvelle robe noire : il aimait les robes noires ; simple, il aimait les
robes simples ; et si chère, qu’elle ne voulait pas penser à son prix…
— … Aimes-tu ma robe ?
— Oh oui ! dit-il. Je t’ai toujours aimée dans cette robe. Ce fut comme si elle se
changeait en un morceau de bois.
— Cette robe, dit-elle, en articulant avec une clarté insultante, est toute neuve. Je ne
l’ai jamais portée. Au cas où ça t’intéresserait, je l’ai achetée exprès pour la circonstance.
— Pardon, chérie, dit-il. Oh ! bien sûr, maintenant je vois qu’elle ne ressemble pas du
tout à l’autre ; elle est magnifique ; je t’aime toujours en noir.
— À des moments pareils, dit-elle, je souhaite presque avoir une autre raison de
porter du noir.

On a dit souvent que la femme s’habillait pour exciter la jalousie


des autres femmes : cette jalousie est en effet un signe éclatant de
réussite ; mais elle n’est pas seule visée. À travers les suffrages
envieux ou admiratifs, la femme cherche une affirmation absolue de
sa beauté, de son élégance, de son goût : d’elle-même. Elle s’habille
pour se montrer ; elle se montre pour se faire être. Elle se soumet par
là à une douloureuse dépendance ; le dévouement de la ménagère est
utile même s’il n’est pas reconnu ; l’effort de la coquette est vain s’il
ne s’inscrit en aucune conscience. Elle cherche une définitive
valorisation d’elle-même ; c’est cette prétention à l’absolu qui rend sa
quête si harassante ; blâmé par une seule voix ce chapeau n’est pas
beau ; un compliment la flatte mais un démenti la ruine ; et comme
l’absolu ne se manifeste que par une série indéfinie d’apparitions,
elle n’aura jamais tout à fait gagné ; c’est pourquoi la coquette est si
susceptible ; c’est pourquoi aussi certaines femmes jolies et adulées
peuvent être tristement convaincues qu’elles ne sont ni belles ni
élégantes, qu’il leur manque précisément l’approbation suprême d’un
juge qu’elles ne connaissent pas : elles visent un en-soi qui est
irréalisable. Rares sont les coquettes superbes qui incarnent elles-
mêmes les lois de l’élégance, que nul ne peut prendre en faute parce
que ce sont elles qui définissent par décrets le succès et l’échec ;
celles-là, tant que dure leur règne, peuvent se penser comme une
réussite exemplaire. Le malheur, c’est que cette réussite ne sert à rien
ni à personne.
La toilette implique aussitôt des sorties et des réceptions, et
d’ailleurs c’est là sa destination originelle. La femme promène de
salon en salon son tailleur neuf et elle convie d’autres femmes à la
voir régner sur son « intérieur ». En certains cas particulièrement
solennels, le mari l’accompagne dans ses « visites » ; mais la plupart
du temps, c’est pendant qu’il vaque à son travail qu’elle remplit ses
« devoirs mondains ». On a mille fois décrit l’implacable ennui qui
pèse sur ces réunions. Il vient de ce que les femmes rassemblées par
les « obligations mondaines » n’ont rien à se communiquer. Aucun
intérêt commun ne lie la femme de l’avocat à celle du médecin – et
pas davantage celle du docteur Dupont à celle du docteur Durand. Il
est de mauvais ton dans une conversation générale de parler des
incartades de ses enfants et de ses soucis domestiques. On est donc
réduit à des considérations sur le temps, le dernier roman à la mode,
quelques idées générales empruntées aux maris. La coutume du
« jour de Madame » tend de plus en plus à disparaître ; mais, sous
diverses formes, la corvée de la « visite » survit en France. Les
Américaines substituent volontiers à la conversation le bridge, ce qui
n’est un avantage que pour les femmes qui aiment ce jeu.
Cependant la vie mondaine revêt des formes plus attrayantes que
cette oiseuse exécution d’un devoir de politesse. Recevoir, ce n’est
pas seulement accueillir autrui dans sa demeure particulière ; c’est
changer celle-ci en un domaine enchanté ; la manifestation
mondaine est à la fois fête et potlatch. La maîtresse de maison
expose ses trésors : argenterie, linge, cristaux ; elle fleurit la maison :
éphémères, inutiles, les fleurs incarnent la gratuité des fêtes qui sont
dépense et luxe ; épanouies dans les vases, vouées à une mort rapide,
elles sont feu de joie, encens et myrrhe, libation, sacrifice. La table se
charge de mets raffinés, de vins précieux. Il s’agit, assouvissant les
besoins des convives, d’inventer des dons gracieux qui préviennent
leurs désirs ; le repas se change en une mystérieuse cérémonie.
V. Woolf souligne ce caractère dans ce passage de Mrs. Dalloway :

Et alors commença par les portes battantes le va-et-vient silencieux et charmant de


soubrettes en tabliers et bonnets blancs, non pas servantes du besoin mais prêtresses
d’un mystère, de la grande mystification opérée par les maîtresses de maison de Mayfair
de une heure et demie à deux heures. Sur un geste de la main, le mouvement de la rue
s’arrête et à sa place s’élève cette illusion trompeuse : d’abord voilà les aliments qui sont
donnés pour rien, et puis la table se couvre toute seule de cristaux et d’argenterie, de
vanneries, de jattes de fruits rouges ; un voile de crème brune masque le turbot ; dans les
cocottes, les poulets découpés nagent, le feu brûle, coloré, cérémonieux ; et avec le vin et
le café – donnés pour rien – de joyeuses visions se lèvent devant les yeux rêveurs, les
yeux qui méditent doucement, à qui la vie apparaît musicale, mystérieuse…

La femme qui préside à ces mystères est fière de se sentir


créatrice d’un moment parfait, dispensatrice du bonheur, de la
gaieté. C’est par elle que les convives se trouvent réunis, c’est par elle
qu’un événement a lieu, elle est source gratuite de joie, d’harmonie.
C’est justement ce que sent Mrs. Dalloway.
Mais supposons que Peter lui dise : Bon ! bon ! mais vos soirées, quelle est la raison
de ces soirées ? Tout ce qu’elle peut répondre est ceci (tant pis si personne ne
comprend) : Elles sont une offrande… Voilà Un tel qui vit dans South Kennington, un
autre qui vit dans Bayswater et un troisième disons dans Mayfair. Et elle a sans cesse le
sentiment de leur existence ; et elle se dit : Quel regret ! quel dommage ! Et elle se dit :
Que ne peut-on les réunir. Et elle les réunit. C’est une offrande ; c’est combiner, créer.
Mais pour qui ?
Une offrande pour la joie d’offrir peut-être. En tout cas, c’est son présent. Elle n’a
rien d’autre…
Une autre personne, n’importe qui, aurait pu se tenir là, faire tout aussi bien.
Pourtant c’était bien un peu admirable, pensait-elle. Elle avait fait que cela fût.

S’il y a dans cet hommage rendu à autrui pure générosité, la fête


est vraiment une fête. Mais la routine sociale a vite fait de changer le
potlatch en institution, le don en obligation et de guinder la fête en
rite. Tout en savourant le « dîner en ville », l’invitée songe qu’il
faudra le rendre : elle se plaint parfois d’avoir été trop bien reçue.
« Les X… ont voulu nous épater », dit-elle à son mari avec aigreur.
On m’a raconté entre autres que pendant la dernière guerre les thés
étaient devenus dans une petite ville du Portugal le plus coûteux des
potlatchs : à chaque réunion la maîtresse de maison se devait de
servir une variété et une quantité de gâteaux plus grande qu’à la
réunion précédente ; cette charge devint si lourde qu’un jour toutes
les femmes décidèrent d’un commun accord de ne plus rien offrir
avec le thé. La fête en de telles circonstances perd son caractère
généreux et magnifique ; c’est une corvée parmi d’autres ; les
accessoires qui expriment la festivité ne sont qu’une source de
soucis : il faut surveiller les cristaux, la nappe, mesurer champagne et
petits fours ; une tasse cassée, la soie d’un fauteuil brûlée, c’est un
désastre ; demain il faudra nettoyer, ranger, remettre en ordre : la
femme redoute ce surcroît de travail. Elle éprouve cette multiple
dépendance qui définit le destin de la ménagère : elle dépend du
soufflet, du rôti, du boucher, de la cuisinière, de l’extra ; elle dépend
du mari qui fronce les sourcils dès que quelque chose cloche ; elle
dépend des invités qui jaugent les meubles, les vins et qui décident si
oui ou non la soirée a été réussie. Seules les femmes généreuses ou
sûres d’elles-mêmes traverseront d’un cœur serein une telle épreuve.
Un triomphe peut leur donner une vive satisfaction. Mais beaucoup
ressemblent sur ce point à Mrs. Dalloway dont V. Woolf nous dit :
« Tout en les aimant, ces triomphes… et leur éclat et l’excitation
qu’ils donnent, elle en sentait aussi le vide, le faux-semblant. » La
femme ne peut vraiment s’y complaire que si elle ne leur attache pas
trop d’importance ; sinon elle connaîtra les tourments de la vanité
jamais satisfaite. Il y a d’ailleurs peu de femmes assez fortunées pour
trouver dans la « mondanité » un emploi de leur vie. Celles qui s’y
consacrent entièrement essaient à l’ordinaire non seulement de se
rendre par là un culte mais aussi de dépasser cette vie mondaine vers
certains buts : les vrais « salons » ont un caractère ou littéraire ou
politique. Elles s’efforcent par ce moyen de prendre de l’ascendant
sur les hommes et de jouer un rôle personnel. Elles s’évadent de la
condition de la femme mariée. Celle-ci n’est généralement pas
comblée par les plaisirs, les triomphes éphémères qui lui sont
dispensés rarement et qui souvent représentent pour elle une fatigue
autant qu’une distraction. La vie mondaine exige qu’elle
« représente », qu’elle s’exhibe, mais ne crée pas entre elle et autrui
une véritable communication. Elle ne l’arrache pas à sa solitude.

« Chose douloureuse à penser, écrit Michelet, la femme, l’être


relatif qui ne peut vivre qu’à deux, est plus souvent seule que
l’homme. Lui, il trouve partout la société, se crée des rapports
nouveaux. Elle, elle n’est rien sans la famille. Et la famille l’accable ;
tout le poids porte sur elle. » Et, en effet, la femme enfermée,
séparée, ne connaît pas les joies de la camaraderie qui implique la
poursuite en commun de certains buts ; son travail n’occupe pas son
esprit, sa formation ne lui a donné ni le goût ni l’habitude de
l’indépendance, et cependant elle passe ses journées dans la
solitude ; on a vu que c’est un des malheurs dont se plaignait Sophie
Tolstoï. Son mariage l’a souvent éloignée du foyer paternel, de ses
amitiés de jeunesse. Colette a décrit dans Mes apprentissages le
déracinement d’une jeune mariée transportée de sa province à Paris ;
elle ne trouve de secours que dans la longue correspondance qu’elle
échange avec sa mère ; mais des lettres ne remplacent pas une
présence et elle ne peut avouer à Sido ses déceptions. Souvent il n’y a
plus de véritable intimité entre la jeune femme et sa famille : ni sa
mère ni ses sœurs ne sont des amies. Aujourd’hui, par suite de la
crise du logement, beaucoup de jeunes mariées vivent dans leur
famille ou leur belle-famille ; mais ces présences imposées sont loin
de toujours constituer pour elles une vraie compagnie.
Les amitiés féminines qu’elle parvient à conserver ou à créer
seront précieuses à la femme ; elles ont un caractère très différent
des relations que connaissent les hommes ; ceux-ci communiquent
entre eux en tant qu’individus à travers les idées, les projets qui leur
sont personnels ; les femmes, enfermées dans la généralité de leur
destin de femmes, sont unies par une sorte de complicité
immanente. Et ce que d’abord elles cherchent les unes auprès des
autres, c’est l’affirmation de l’univers qui leur est commun. Elles ne
discutent pas des opinions : elles échangent des confidences et des
recettes ; elles se liguent pour créer une sorte de contre-univers dont
les valeurs l’emportent sur les valeurs mâles ; réunies, elles trouvent
la force de secouer leurs chaînes ; elles nient la domination sexuelle
de l’homme en se confiant les unes aux autres leur frigidité, en
raillant cyniquement les appétits de leur mâle, ou sa maladresse ;
elles contestent aussi avec ironie la supériorité morale et
intellectuelle de leur mari et les hommes en général. Elles
confrontent leurs expériences : grossesses, accouchements, maladies
des enfants, maladies personnelles, soins ménagers deviennent les
événements essentiels de l’histoire humaine. Leur travail n’est pas
une technique : en se transmettant des recettes de cuisine, de
ménage, elles lui donnent la dignité d’une science secrète fondée sur
des traditions orales. Parfois elles examinent ensemble des
problèmes moraux. Les « petites correspondances » des journaux
féminins donnent un bon échantillon de ces échanges ; on n’imagine
guère de « courrier des cœurs » réservé à des hommes ; ils se
rencontrent dans le monde qui est leur monde ; tandis que les
femmes ont à définir, mesurer, explorer leur propre domaine ; elles
se communiquent surtout des conseils de beauté, des recettes de
cuisine et de tricot, et elles demandent des avis ; à travers leur goût
du bavardage et de l’exhibition, on sent parfois percer de vraies
angoisses. La femme sait que le code masculin n’est pas le sien, que
l’homme même escompte qu’elle ne l’observera pas, puisqu’il la
pousse à l’avortement, à l’adultère, à des fautes, des trahisons, des
mensonges qu’il condamne officiellement ; elle demande donc aux
autres femmes de l’aider à définir une sorte de « loi du milieu », un
code moral proprement féminin. Ce n’est pas seulement par
malveillance que les femmes commentent et critiquent si
longuement les conduites de leurs amies : pour les juger et pour se
conduire elles-mêmes, il leur faut beaucoup plus d’invention morale
qu’aux hommes.
Ce qui donne leur valeur à de tels rapports, c’est la vérité qu’ils
comportent. Devant l’homme, la femme est toujours en
représentation ; elle ment en feignant de s’accepter comme l’autre
inessentiel, elle ment en dressant devant lui à travers mimiques,
toilettes, paroles concertées, un personnage imaginaire ; cette
comédie réclame une constante tension ; près de son mari, près de
son amant, toute femme pense plus ou moins : « Je ne suis pas moi-
même » ; le monde mâle est dur, il a des arêtes tranchantes, les voix
y sont trop sonores, les lumières trop crues, les contacts rudes.
Auprès des autres femmes, la femme est derrière le décor ; elle
fourbit ses armes, elle ne combat pas ; elle combine sa toilette,
invente un maquillage, prépare ses ruses : elle traîne en pantoufles et
en peignoir dans les coulisses avant de monter sur la scène ; elle
aime cette atmosphère tiède, douce, détendue. Colette décrit ainsi les
moments qu’elle passait avec son amie Marco :

Confidences brèves, amusements de recluses, heures qui ressemblent tantôt à celles


d’un ouvroir, tantôt aux loisirs d’une convalescence(179)…

Elle se plaisait à jouer auprès de la femme plus âgée le rôle de


conseillère :

Par les chaudes après-midi, sous le store du balcon, Marco entretenait son linge. Elle
cousait mal mais avec soin et je tirais vanité des conseils que je lui donnais… « Il ne faut
pas mettre de la comète bleu ciel aux chemises, le rose est plus joli dans le linge et près
de la peau. » Je ne tardais pas à lui en donner d’autres qui visaient sa poudre de riz, la
couleur de son rouge à lèvres, un dur trait de crayon dont elle cernait le beau dessin de
sa paupière. « Vous croyez ? vous croyez ? » disait-elle. Ma jeune autorité ne fléchissait
pas. Je prenais le peigne, j’ouvrais une petite brèche gracieuse dans sa frange éponge, je
me montrais experte à lui embraser le regard, à allumer une rouge aurore au haut de ses
pommettes, près des tempes.

Un peu plus loin, elle nous montre Marco se préparant


anxieusement à affronter un jeune homme qu’elle voudrait
conquérir :

… Elle voulait essuyer ses yeux mouillés, je l’en empêchai.


— Laissez-moi faire.
De mes deux pouces, je lui soulevai vers le front les paupières supérieures pour que
les deux larmes prêtes à couler se résorbassent et que le mascara des cils ne fondît pas à
leur contact.
— Là ! Attendez, ce n’est pas fini.
Je retouchai tous ses traits. Sa bouche tremblait un peu. Elle se laissa faire
patiemment, en soupirant comme si je la pansais. Pour finir, je chargeai la houppe de
son sac d’une poudre plus rosée. Nous ne parlions ni l’une ni l’autre.
— … Quoi qu’il arrive, lui dis-je, ne pleurez pas. À aucun prix ne vous laissez dominer
par les larmes.
… Elle passa la main entre sa frange et son front.
— J’aurais dû acheter samedi dernier cette robe noire que j’ai vue chez le revendeur…
Dites-moi, est-ce que vous pourriez me prêter des bas très fins ? à cette heure-ci, je n’ai
plus le temps.
— Mais oui, mais oui.
— Merci. Ne pensez-vous pas qu’une fleur pour éclaircir ma robe ? Non, pas de fleur
au corsage. Est-ce vrai que le parfum d’iris soit passé de mode ? Il me semble que
j’aurais des tas de choses à vous demander ; des tas de choses…

Et dans un autre de ses livres encore, le Toutounier, Colette a


évoqué cet envers de la vie des femmes. Trois sœurs malheureuses ou
inquiètes dans leurs amours se rassemblent chaque nuit autour du
vieux canapé de leur enfance ; là elles se détendent, ruminant les
soucis du jour, préparant les batailles du lendemain, goûtant les
fugitifs plaisirs d’un repos soigneux, d’un bon sommeil, d’un bain
chaud, d’une crise de larmes ; elles ne se parlent guère mais chacune
crée pour les autres une espèce de nid ; et tout ce qui se passe entre
elles est vrai.
Pour certaines femmes, cette intimité frivole et chaude est plus
précieuse que la pompe sérieuse des relations avec les hommes. C’est
en une autre femme que la narcissiste trouve, comme au temps de
son adolescence, un double privilégié ; c’est dans ses yeux attentifs et
compétents qu’elle pourra admirer sa robe bien coupée, son intérieur
raffiné. Par-delà le mariage, l’amie de cœur demeure un témoin de
choix : elle peut aussi continuer d’apparaître comme un objet
désirable, désiré. En presque toute jeune fille, avons-nous dit, il y a
des tendances homosexuelles : les étreintes souvent maladroites du
mari ne les effacent pas ; de là vient cette douceur sensuelle que la
femme connaît auprès de ses semblables et qui n’a pas d’équivalent
chez les hommes normaux. Entre les deux amies, l’attachement
sensuel peut se sublimer en sentimentalité exaltée, ou se traduire par
des caresses diffuses ou précises. Leurs étreintes peuvent aussi n’être
qu’un jeu qui distrait leurs loisirs – c’est le cas pour les femmes de
harem dont le principal souci est de tuer le temps – ou elles peuvent
prendre une importance primordiale.
Cependant, il est rare que la complicité féminine s’élève jusqu’à
une véritable amitié ; les femmes se sentent plus spontanément
solidaires que les hommes, mais du sein de cette solidarité ce n’est
pas chacune vers l’autre qu’elles se dépassent : ensemble, elles sont
tournées vers le monde masculin dont elles souhaitent accaparer
chacune pour soi les valeurs. Leurs rapports ne sont pas construits
sur leur singularité, mais immédiatement vécus dans la généralité :
et par là s’introduit aussitôt un élément d’hostilité. Natacha(180) qui
chérissait les femmes de sa famille parce qu’elle pouvait exhiber sous
leurs yeux les couches de ses nourrissons éprouvait cependant à leur
égard de la jalousie : en chacune pouvait s’incarner aux yeux de
Pierre la femme. L’entente des femmes provient de ce qu’elles
s’identifient les unes aux autres : mais par là même chacune conteste
sa compagne. Une maîtresse de maison a avec sa bonne des rapports
bien plus intimes qu’un homme – à moins qu’il ne soit pédéraste –
n’en a jamais avec son valet de chambre ou son chauffeur ; elles
échangent des confidences, par moments elles se font complices ;
mais il y a aussi entre elles une rivalité hostile, car la patronne tout
en se déchargeant de l’exécution du travail veut s’en assurer la
responsabilité et le mérite ; elle veut se penser irremplaçable,
indispensable. « Dès que je ne suis pas là, tout va de travers. » Elle
essaie âprement de prendre sa servante en faute ; si celle-ci s’acquitte
trop bien de ses tâches, l’autre ne peut plus connaître la fierté de se
sentir unique. De même, elle s’irrite systématiquement contre les
institutrices, gouvernantes, nourrices, bonnes d’enfants qui
s’occupent de sa progéniture, contre les parentes et amies qui
l’aident dans ses tâches ; elle en donne comme prétexte qu’elles ne
respectent pas « sa volonté », qu’elles ne se conduisent pas selon
« ses idées à elle » ; la vérité est qu’elle n’a ni volonté, ni idées
particulières ; ce qui l’agace au contraire c’est que d’autres
s’acquittent de sa fonction exactement de la manière dont elle s’en
fût acquittée. C’est là une des sources principales de toutes les
discussions familiales et domestiques qui empoisonnent la vie du
foyer : chaque femme exige d’autant plus âprement d’être la
souveraine qu’elle n’a aucun moyen de faire reconnaître ses mérites
singuliers. Mais c’est surtout sur le terrain de la coquetterie et de
l’amour que chacune voit dans l’autre une ennemie ; j’ai signalé cette
rivalité chez les jeunes filles : elle se perpétue souvent toute la vie. On
a vu que l’idéal de l’élégante, de la mondaine, c’est une valorisation
absolue ; elle souffre de ne jamais sentir une gloire autour de sa tête ;
il lui est odieux de percevoir le plus mince halo autour d’un autre
front ; tous les suffrages que recueille une autre, elle les lui vole ; et
qu’est-ce qu’un absolu qui n’est pas unique ? Une amoureuse sincère
se contente d’être glorifiée en un cœur, elle n’enviera pas à ses amies
leurs succès superficiels ; mais elle se sent en danger dans son amour
même. Le fait est que le thème de la femme trompée par sa meilleure
amie n’est pas seulement un poncif littéraire ; plus deux femmes sont
amies, plus leur dualité devient dangereuse. La confidente est invitée
à voir à travers les yeux de l’amoureuse, à sentir avec son cœur, avec
sa chair : elle est attirée par l’amant, fascinée par l’homme qui séduit
son amie ; elle se croit assez protégée par sa loyauté pour se laisser
aller à ses sentiments ; elle est agacée aussi de ne jouer qu’un rôle
inessentiel : elle est bientôt prête à céder, à s’offrir. Prudentes,
beaucoup de femmes dès qu’elles aiment évitent les « amies
intimes ». Cette ambivalence ne permet guère aux femmes de se
reposer sur leurs sentiments réciproques. L’ombre du mâle pèse
toujours lourdement sur elles. Même lorsqu’elles ne parlent pas de
lui, on peut lui appliquer le vers de Saint-John Perse :

Et le soleil n’est pas nommé, mais sa puissance est parmi


nous.

Ensemble elles se vengent de lui, lui dressent des pièges, le


maudissent, l’insultent : mais elles l’attendent. Tant qu’elles stagnent
dans le gynécée, elles baignent dans la contingence, dans la fadeur et
l’ennui ; ces limbes ont retenu un peu de la chaleur du sein
maternel : mais ce sont des limbes. La femme ne s’y attarde avec
plaisir qu’à condition d’escompter bientôt en émerger. Ainsi ne se
plaît-elle dans la moiteur de la salle de bains qu’en imaginant le
salon illuminé où elle fera tout à l’heure son entrée. Les femmes sont
les unes pour les autres des camarades de captivité, elles s’aident à
supporter leur prison, même à préparer leur évasion : mais le
libérateur viendra du monde masculin.
Pour la grande majorité des femmes, ce monde, après le mariage,
conserve son éclat ; le mari seul perd son prestige ; la femme
découvre que la pure essence d’homme en lui s’est dégradée : mais
l’homme n’en demeure pas moins la vérité de l’univers, la suprême
autorité, le merveilleux, l’aventure, le maître, le regard, la proie, le
plaisir, le salut ; il incarne encore la transcendance, il est la réponse à
toutes les questions. Et l’épouse la plus loyale ne consent jamais tout
à fait à renoncer à lui pour s’enfermer dans un morne tête-à-tête avec
un individu contingent. Son enfance lui a laissé le besoin impérieux
d’un guide ; quand le mari échoue à remplir ce rôle, elle se tourne
vers un autre homme. Parfois le père, un frère, un oncle, un parent,
un vieil ami a gardé son ancien prestige : c’est sur lui qu’elle
s’appuiera. Il y a deux catégories d’hommes que leur profession
destine à devenir des confidents et des mentors : les prêtres et les
médecins. Les premiers ont ce grand avantage qu’ils ne font pas
payer leurs consultations ; le confessionnal les livre sans défense aux
bavardages des dévotes ; ils se dérobent le plus possible aux
« punaises de sacristie », aux « grenouilles de bénitier » ; mais c’est
leur devoir de diriger leurs ouailles sur les chemins de la morale,
devoir d’autant plus urgent que les femmes prennent plus
d’importance sociale et politique et que l’Église s’efforce de faire
d’elles son instrument. Le « directeur de conscience » dicte à sa
pénitente ses opinions politiques, gouverne son vote ; et bien des
maris se sont irrités de le voir s’immiscer dans leur vie conjugale :
c’est à lui de définir les pratiques qui sont dans le secret de l’alcôve
licites ou illicites ; il s’intéresse à l’éducation des enfants ; il conseille
la femme touchant l’ensemble des conduites qu’elle tient avec son
mari ; celle qui a toujours salué dans l’homme un dieu s’agenouille
avec délices aux pieds du mâle qui est le substitut terrestre de Dieu.
Le médecin est mieux défendu en ce sens qu’il réclame des
émoluments ; et il peut fermer sa porte aux clientes trop indiscrètes ;
mais il est en butte à des poursuites plus précises, plus têtues ; les
trois quarts des hommes que persécutent les érotomanes sont des
médecins ; dénuder son corps devant un homme représente pour
maintes femmes un grand plaisir exhibitionniste.

Je connais quelques femmes, dit Stekel, qui trouvent leur seule satisfaction dans
l’examen par un médecin qui leur est sympathique. C’est particulièrement parmi les
vieilles filles qu’on trouve un grand nombre de malades qui viennent voir le médecin
pour se faire examiner « très soigneusement » pour des pertes sans importance ou pour
un trouble quelconque. D’autres souffrent de la phobie du cancer ou des infections (par
les W.-C.) et ces phobies leur donnent un prétexte à se faire examiner.

Il cite entre autres les deux cas suivants :

Une vieille fille, B. V…, quarante-trois ans, riche, va voir un médecin une fois par
mois, après ses règles, en exigeant un examen très soigneux parce qu’elle croyait que
quelque chose n’allait pas. Elle change chaque mois de médecin et joue chaque fois la
même comédie. Le médecin lui demande de se déshabiller et de se coucher sur la table
ou le divan. Elle s’y refuse en disant qu’elle est trop pudique, qu’elle ne peut pas faire une
chose pareille, que c’est contre la nature ! Le médecin la force ou la persuade doucement,
elle se déshabille enfin, lui expliquant qu’elle est vierge et qu’il ne devrait pas la blesser.
Il lui promet de faire un toucher rectal. Souvent l’orgasme se produit dès l’examen du
médecin ; il se répète, intensifié, pendant le toucher rectal. Elle se présente toujours sous
un faux nom et paye de suite… Elle avoue qu’elle a joué avec l’espoir d’être violée par un
médecin…

Mme L. M…, trente-huit ans, mariée, me dit être complètement insensible auprès de
son mari. Elle vient se faire analyser. Après deux séances seulement, elle m’avoue avoir
un amant. Mais il n’arrivait pas à lui faire atteindre l’orgasme. Elle n’en avait qu’en se
faisant examiner par un gynécologue. (Son père était gynécologue !) Toutes les deux ou
trois séances à peu près, elle était poussée par le besoin d’aller chez un médecin pour
demander un examen. De temps en temps, elle demandait un traitement et c’étaient les
époques les plus heureuses. La dernière fois, un gynécologue l’avait massée longtemps à
cause d’une prétendue descente de la matrice. Chaque massage avait entraîné plusieurs
orgasmes. Elle explique sa passion pour ces examens par le premier toucher qui avait
provoqué le premier orgasme de sa vie…

La femme s’imagine facilement que l’homme à qui elle s’est


exhibée a été impressionné par son charme physique ou la beauté de
son âme et ainsi se persuade-t-elle, dans les cas pathologiques, être
aimée du prêtre ou du médecin. Même si elle est normale, elle a
l’impression qu’entre lui et elle existe un lien subtil ; elle se complaît
dans une respectueuse obéissance ; parfois, d’ailleurs, elle y puise
une sécurité qui l’aide à accepter sa vie.
Il y a des femmes, cependant, qui ne se contentent pas d’étayer
leur existence sur une autorité morale ; elles ont aussi besoin au sein
de cette existence d’exaltation romanesque. Si elles ne veulent ni
tromper ni quitter leur époux, elles auront recours à la même
manœuvre que la jeune fille effrayée par les mâles de chair et d’os :
elles s’abandonnent à des passions imaginaires. Stekel en donne
plusieurs exemples(181) :
Une femme mariée, très décente, du meilleur monde, se plaint d’état nerveux et de
dépressions. Un soir à l’Opéra, elle se rend compte qu’elle est follement amoureuse du
ténor. Elle se sent profondément agitée en l’écoutant. Elle devient une admiratrice
fervente du chanteur. Elle ne manque aucune représentation, achète sa photo, rêve de
lui, elle lui envoie même une gerbe de roses avec une dédicace : « D’une inconnue
reconnaissante. » Elle se décide même à lui écrire une lettre (signée également « une
inconnue »). Mais elle reste à distance. L’occasion se présente pour elle de faire la
connaissance du chanteur. Elle sait immédiatement qu’elle n’ira pas. Elle ne veut pas le
connaître de près. Elle n’a pas besoin de sa présence. Elle est heureuse d’aimer avec
enthousiasme et de rester une épouse fidèle.

Une dame s’abandonnait au culte de Kainz, acteur très célèbre de Vienne. Elle avait
installé dans son appartement une chambre de Kainz avec d’innombrables portraits du
grand artiste. Dans un coin se trouvait une bibliothèque de Kainz. Tout ce qu’elle avait
pu collectionner : livres, brochures ou journaux parlant de son héros, était
soigneusement conservé ainsi qu’une collection de programmes de théâtres, premières
ou jubilés de Kainz. Le tabernacle était une photographie signée du grand artiste.
Lorsque son idole mourut, la femme porta son deuil pendant un an et entreprit de longs
voyages pour écouter des conférences sur Kainz. Le culte de Kainz avait immunisé son
érotisme et sa sensualité.

On se rappelle avec quelles larmes fut accueillie la mort de


Rudolph Valentino. Les femmes mariées autant que les jeunes filles
rendent des cultes à des héros de cinéma. Ce sont parfois leurs
images qu’elles évoquent lorsqu’elles se livrent à des plaisirs
solitaires ou lorsque dans les étreintes conjugales elles font appel à
des fantasmes ; souvent aussi ceux-ci ressuscitent sous la figure d’un
grand-père, un frère, un professeur, etc., quelque souvenir infantile.
Cependant, il y a aussi dans l’entourage de la femme des hommes
de chair et d’os ; qu’elle soit sexuellement comblée, qu’elle soit
frigide ou frustrée – sauf au cas très rare d’un amour complet,
absolu, exclusif – elle accorde le plus grand prix à leurs suffrages. Le
regard trop quotidien de son mari ne réussit plus à animer son
image ; elle a besoin que des yeux encore pleins de mystère la
découvrent elle-même comme mystère ; il faut une conscience
souveraine en face d’elle pour recueillir ses confidences, réveiller les
photographies pâlies, pour faire exister cette fossette au coin de sa
bouche, ce battement de cils qui n’appartient qu’à elle ; elle n’est
désirable, aimable que si on la désire, si on l’aime. Si elle
s’accommode à peu près de son mariage, ce sont surtout des
satisfactions de vanité qu’elle cherche près des autres hommes : elle
les invite à participer au culte qu’elle se rend ; elle séduit, elle plaît,
contente de rêver à des amours défendues, de penser : Si je
voulais… ; elle aime mieux charmer de nombreux adorateurs que de
s’en attacher profondément aucun ; plus ardente, moins farouche
que la jeune fille, sa coquetterie demande aux mâles de la confirmer
dans la conscience de sa valeur et de son pouvoir ; elle est souvent
d’autant plus hardie qu’ancrée dans son foyer, ayant réussi à
conquérir un homme, elle mène le jeu sans grands espoirs et sans
grands risques.
Il arrive qu’après une période de fidélité plus ou moins longue, la
femme ne se borne plus à ces flirts et ces coquetteries. Souvent, c’est
par rancune qu’elle se décide à tromper son mari. Adler prétend que
l’infidélité de la femme est toujours une vengeance ; c’est aller trop
loin ; mais le fait est qu’elle cède souvent moins à la séduction de
l’amant qu’à un désir de défier son époux : « Il n’est pas le seul
homme au monde – il y en a d’autres à qui je peux plaire – je ne suis
pas son esclave, il se croit bien malin et il se laisse duper. » Il se peut
que le mari bafoué garde aux yeux de la femme une importance
primordiale ; comme la jeune fille parfois prend un amant par
révolte contre sa mère, pour se plaindre de ses parents, leur désobéir,
s’affirmer, ainsi une femme que ses rancunes mêmes attachent à son
époux cherche dans l’amant un confident, un témoin qui contemple
son personnage de victime, un complice qui l’aide à ravaler son
mari ; elle lui parle sans cesse de celui-ci sous prétexte de le livrer en
pâture à son mépris ; et si l’amant ne joue pas bien son rôle, elle se
détourne de lui avec humeur soit pour retourner vers son mari, soit
pour chercher un autre consolateur. Mais très souvent, c’est moins la
rancune que la déception qui la jette aux bras d’un amant ; dans le
mariage, elle ne rencontre pas l’amour ; elle se résigne difficilement à
ne jamais connaître les voluptés, les joies dont l’attente a charmé sa
jeunesse. Le mariage, en frustrant les femmes de toute satisfaction
érotique, en leur déniant la liberté et la singularité de leurs
sentiments, les conduit par une dialectique nécessaire et ironique à
l’adultère.

Nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour, dit Montaigne, leur grâce,
leur attifeure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but.
Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fût-ce
qu’en le leur représentant continuellement pour les en dégoûter…

Et il ajoute un peu plus loin :


C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si
naturel.

Et Engels déclare :

Avec la monogamie apparaissent d’une façon permanente deux figures sociales


caractéristiques : l’amant de la femme et le cocu… À côté de la monogamie et de
l’hétaïrisme, l’adultère devient une institution sociale inéluctable, proscrite,
rigoureusement punie, mais impossible à supprimer.

Si les étreintes conjugales ont excité la curiosité de la femme sans


assouvir ses sens, telle l’Ingénue libertine de Colette, elle cherche à
achever son éducation dans des lits étrangers. Si son mari a réussi à
éveiller sa sexualité, du fait qu’elle n’a pas pour lui d’attachement
singulier, elle voudra goûter avec d’autres les plaisirs qu’il lui a
découverts.
Des moralistes se sont indignés de la préférence accordée à
l’amant, et j’ai signalé l’effort de la littérature bourgeoise pour
réhabiliter la figure du mari ; mais il est absurde de le défendre en
montrant que souvent aux yeux de la société – c’est-à-dire des autres
hommes – il a plus de valeur que son rival : ce qui est important ici,
c’est ce qu’il représente pour la femme. Or, il y a deux traits
essentiels qui le rendent odieux. D’abord c’est lui qui assume le rôle
ingrat d’initiateur ; les exigences contradictoires de la vierge qui se
rêve à la fois violentée et respectée le condamnent presque
nécessairement à un échec ; elle en demeure à jamais frigide entre
ses bras ; auprès de l’amant elle ne connaît ni les affres de la
défloration ni les premières humiliations de la pudeur vaincue ; le
traumatisme de la surprise lui est épargné : elle sait à peu près ce qui
l’attend ; plus sincère, moins susceptible, moins naïve que la nuit de
ses noces, elle ne confond plus l’amour idéal et l’appétit physique, le
sentiment et le trouble : quand elle prend un amant, c’est bien un
amant qu’elle veut. Cette lucidité est un aspect de la liberté de son
choix. Car c’est l’autre tare qui pèse sur le mari : il a été
ordinairement subi, et non élu. Ou elle l’a accepté par résignation, ou
elle lui a été livrée par sa famille ; en tout cas, l’eût-elle épousé par
amour, en l’épousant, elle en a fait son maître ; leurs rapports sont
devenus un devoir et souvent il lui est apparu sous la figure d’un
tyran. Sans doute le choix de l’amant est-il limité par les
circonstances, mais il y a dans ce rapport une dimension de liberté ;
se marier, c’est une obligation, prendre un amant, c’est un luxe ; c’est
parce qu’il l’a sollicitée que la femme lui cède : elle est sûre sinon de
son amour, du moins de son désir ; ce n’est pas pour obéir aux lois
qu’il s’exécute. Il a aussi ce privilège qu’il n’use pas ses séductions et
son prestige dans les frottements de la vie quotidienne : il demeure à
distance, un autre. Aussi la femme a-t-elle dans leurs rencontres
l’impression de sortir de soi, d’accéder à des richesses neuves : elle se
sent autre. C’est là ce que certaines femmes recherchent avant tout
dans une liaison : d’être occupées, étonnées, arrachées à elles-mêmes
par l’autre. Une rupture laisse en elles un sentiment désespéré de
vide. Janet(182) cite plusieurs cas de ces mélancolies qui nous
montrent en creux ce que la femme recherchait et trouvait dans
l’amant :

Une femme de trente-neuf ans, navrée d’avoir été abandonnée par un littérateur qui
pendant cinq ans l’avait associée à ses travaux, écrit à Janet : « Il avait une vie si riche et
il était si tyrannique que je ne pouvais m’occuper que de lui et je ne pouvais penser à
autre chose. »

Une autre, âgée de trente et un ans, était devenue malade par suite d’une rupture
avec un amant qu’elle adorait. « Je voudrais être un encrier de son bureau pour le voir,
l’entendre », écrit-elle. Et elle explique : « Seule, je m’ennuie, mon mari ne fait pas
travailler ma tête suffisamment, il ne sait rien, il ne m’apprend rien, il ne m’étonne
pas…, il n’a que du bon sens ordinaire, cela m’assomme. » De l’amant au contraire, elle
écrivait : « C’est un homme étonnant, jamais je ne lui ai vu une minute de trouble,
d’émotion, de gaieté, de laisser-aller, toujours maître de lui, persifleur, toujours à froid à
vous faire mourir de chagrin. Avec cela un toupet, un sang-froid, une finesse d’esprit,
une vivacité d’intelligence qui me faisaient perdre la tête… »

Il y a des femmes qui ne goûtent ce sentiment de plénitude et


d’excitation joyeuse que dans les premiers moments d’une liaison ; si
l’amant ne leur donne pas tout de suite du plaisir – ce qui arrive
fréquemment la première fois, les partenaires étant intimidés et mal
adaptés l’un à l’autre – elles éprouvent à son égard de la rancune et
du dégoût ; ces « Mescalines » multiplient les expériences et quittent
un amant après l’autre. Mais il arrive aussi que la femme éclairée par
l’échec conjugal soit attirée cette fois par l’homme qui précisément
lui convient et qu’il se crée entre eux une liaison durable. Souvent, il
lui plaira parce qu’il est d’un type radicalement opposé à celui de son
époux. C’est sans doute le contraste que Sainte-Beuve offrait avec
Victor Hugo qui séduisit Adèle. Stekel cite le cas suivant :
Mme P. H… est mariée depuis huit ans à un membre d’un club d’athlétisme. Elle va
consulter dans une clinique gynécologique pour une légère salpingite en se plaignant que
son mari ne la laisse pas tranquille… elle n’éprouve que des douleurs. L’homme est rude
et brutal. Il finit par prendre une maîtresse, elle en est heureuse. Elle veut divorcer et
dans le bureau de l’avocat fait connaissance d’un secrétaire qui est juste l’opposé de son
mari. Il est mince, fragile, frêle, mais très aimable et doux. Ils deviennent intimes ;
l’homme recherche son amour et lui écrit des lettres tendres et a mille petits égards pour
elle. Ils découvrent des intérêts spirituels communs… Le premier baiser fait disparaître
son anesthésie… La puissance relativement faible de cet homme entraîne les orgasmes
les plus intenses chez la femme… Après le divorce, ils se marièrent et vécurent très
heureux… Il arrivait à entraîner l’orgasme par des baisers et des caresses. C’était cette
même femme que le mari extrêmement puissant accusait de frigidité !

Toutes les liaisons ne s’achèvent pas ainsi en conte de fées. Il


arrive, de même que la jeune fille rêve d’un libérateur qui l’arrachera
au foyer paternel, que la femme attende que l’amant la délivre du
joug conjugal : c’est un thème souvent exploité que celui de
l’amoureux ardent qui se glace et s’enfuit quand sa maîtresse
commence à parler de mariage ; souvent elle est blessée par ses
réticences et ces rapports à leur tour sont pervertis par la rancune et
l’hostilité. Si une liaison se stabilise, elle finit souvent par prendre un
caractère familier, conjugal ; on y retrouve l’ennui, la jalousie, la
prudence, la ruse, tous les vices du mariage. Et la femme rêve d’un
autre homme qui l’arrachera à cette routine.
L’adultère revêt d’ailleurs des caractères très différents selon les
mœurs et les circonstances. L’infidélité conjugale apparaît encore
dans notre civilisation où se survivent les traditions patriarcales
comme beaucoup plus grave pour la femme que pour l’homme :

Inique estimation des vices ! dit Montaigne. Nous faisons et poisons les vices non
selon nature mais selon notre intérêt, par où ils prennent tant de formes inégales.
L’âpreté de nos décrets rend l’application des femmes à ce vice plus aspre et vicieuse que
porte sa condition et l’engage à des suites pires que n’est leur cause.

On a vu les raisons originelles de cette sévérité : l’adultère de la


femme risque, introduisant dans la famille le fils d’un étranger, de
frustrer les héritiers légitimes ; le mari est le maître, l’épouse sa
propriété. Les changements sociaux, la pratique du « birth-control »
ont enlevé à ces motifs beaucoup de leur force. Mais la volonté de
maintenir la femme en état de dépendance perpétue les interdits
dont on l’entoure encore. Souvent elle les intériorise ; elle ferme les
yeux sur les fredaines conjugales sans que sa religion, sa moralité, sa
« vertu » lui permettent d’envisager aucune réciprocité. Le contrôle
exercé par son entourage – en particulier dans les « petites villes »
du Vieux comme du Nouveau Monde – est beaucoup plus sévère que
celui qui pèse sur son mari : il sort davantage, il voyage, et on tolère
avec plus d’indulgence ses écarts ; elle risque de perdre sa réputation
et sa situation de femme mariée. On a souvent décrit les ruses par
lesquelles la femme parvient à déjouer ces surveillances : je connais
une petite ville portugaise, d’une sévérité antique, où les jeunes
femmes ne sortent qu’accompagnées par une belle-mère ou une
belle-sœur ; mais le coiffeur loue des chambres situées au-dessus de
son officine ; entre la « mise en plis » et le coup de peigne, les amants
s’étreignent hâtivement. Dans les grandes villes, la femme a
beaucoup moins de geôliers : mais les « cinq à sept » qui se
pratiquaient naguère ne permettaient guère non plus aux sentiments
illégitimes de s’épanouir heureusement. Hâtif, clandestin, l’adultère
ne crée pas des relations humaines et libres ; les mensonges qu’il
implique achèvent de dénier aux rapports conjugaux toute dignité.
Dans beaucoup de milieux, les femmes ont aujourd’hui conquis
partiellement leur liberté sexuelle. Mais c’est encore pour elles un
difficile problème que de concilier leur vie conjugale avec des
satisfactions érotiques. Le mariage n’impliquant généralement pas
l’amour physique, il semblerait raisonnable de dissocier franchement
l’un de l’autre. On admet que l’homme peut être un excellent mari, et
cependant volage : ses caprices sexuels ne l’empêchent pas en effet
de mener en amitié avec sa femme l’entreprise d’une vie commune ;
cette amitié sera même d’autant plus pure, moins ambivalente,
qu’elle ne représente pas une chaîne. On pourrait admettre qu’il en
soit de même pour l’épouse ; elle souhaite souvent partager
l’existence de son mari, créer avec lui un foyer pour leurs enfants, et
cependant connaître d’autres étreintes. Ce sont les compromis de
prudence et d’hypocrisie qui rendent l’adultère dégradant ; un pacte
de liberté et de sincérité abolirait une des tares des mariages.
Cependant, il faut reconnaître qu’aujourd’hui l’irritante formule qui
inspira la Francillon de Dumas fils : « Pour la femme, ce n’est pas la
même chose », garde une certaine vérité. La différence n’a rien de
naturel. On prétend que la femme a moins besoin que l’homme
d’activité sexuelle : rien n’est moins sûr. Les femmes refoulées font
des épouses acariâtres, des mères sadiques, des ménagères
maniaques, des créatures malheureuses et dangereuses ; en tout cas,
ses désirs fussent-ils plus rares, ce n’est pas une raison pour trouver
superflu qu’elle les satisfasse. La différence vient de l’ensemble de la
situation érotique de l’homme et de la femme telle que la tradition et
la société actuelle la définissent. On considère encore chez la femme
l’acte amoureux comme un service qu’elle rend à l’homme et qui fait
donc apparaître celui-ci comme son maître ; on a vu qu’il peut
toujours prendre une inférieure mais qu’elle se dégrade si elle se
livre à un mâle qui n’est pas son pair ; son consentement a en tout
cas le caractère d’une reddition, d’une chute. Une femme accepte
souvent de bon cœur que son mari possède d’autres femmes : elle en
est même flattée ; il semble qu’Adèle Hugo ait vu sans regret son
époux fougueux porter ses ardeurs vers d’autres lits ; certaines
mêmes imitant la Pompadour acceptent de se faire
entremetteuses(183). Au contraire, dans l’étreinte, la femme est
changée en objet, en proie ; il semble au mari qu’elle se soit
imprégnée d’un mana étranger, elle a cessé d’être sienne, on la lui a
volée. Et le fait est qu’au lit la femme souvent se sent, se veut et par
conséquent est dominée ; le fait est aussi qu’à cause du prestige viril
elle a tendance à approuver, à imiter le mâle qui l’ayant possédée
incarne à ses yeux l’homme tout entier. Le mari s’irrite, non sans
raison, d’entendre dans une bouche familière l’écho d’une pensée
étrangère : il lui semble un peu que c’est lui qu’on a possédé, violé. Si
Mme de Charrière rompit avec le jeune Benjamin Constant – qui entre
deux femmes viriles jouait le rôle féminin – c’est qu’elle ne
supportait pas de le sentir marqué par l’influence détestée de
Mme de Staël. Tant que la femme se fait esclave et reflet de l’homme à
qui elle « se donne », elle doit reconnaître que ses infidélités
l’arrachent plus radicalement à son mari que des infidélités
réciproques.
Si elle garde son intégrité, elle peut cependant craindre que le
mari se soit compromis dans la conscience de l’amant. Même une
femme est prompte à s’imaginer qu’en couchant avec un homme –
fût-ce une fois, en hâte, sur un canapé – elle a pris une supériorité
sur l’épouse légitime ; à plus forte raison un homme qui croit
posséder sa maîtresse estime qu’il joue un tour au mari. C’est
pourquoi dans la Tendresse de Bataille, dans Belle de nuit de Kessel,
la femme a soin de choisir des amants de basse condition : elle
cherche près d’eux des satisfactions sensuelles, mais elle ne veut pas
leur donner barre sur un mari respecté. Dans la Condition humaine,
Malraux nous montre un couple où homme et femme ont fait un
pacte de liberté réciproque : cependant quand May raconte à Kyo
qu’elle a couché avec un camarade, il souffre en pensant que cet
homme s’est imaginé l’avoir « eue » ; il a choisi de respecter son
indépendance, parce qu’il sait bien qu’on n’a jamais personne ; mais
les idées complaisantes caressées par un autre le blessent et
l’humilient à travers May. La société confond la femme libre et la
femme facile ; l’amant même ne reconnaît pas volontiers la liberté
dont il profite ; il préfère croire que sa maîtresse a cédé, s’est laissé
entraîner, qu’il l’a conquise, séduite. Une femme orgueilleuse peut
prendre personnellement son parti de la vanité de son partenaire ;
mais il lui sera odieux qu’un mari estimé en supporte l’arrogance. Il
est très difficile à une femme d’agir en égale de l’homme tant que
cette égalité n’est pas universellement reconnue et concrètement
réalisée.
De toute façon, adultère, amitiés, vie mondaine ne constituent
dans la vie conjugale que des divertissements ; ils peuvent aider à en
supporter les contraintes mais ne les brisent pas. Ce ne sont là que de
fausses évasions qui ne permettent aucunement à la femme de
reprendre authentiquement en main sa destinée.
CHAPITRE VIII

PROSTITUÉES ET HÉTAÏRES

Le mariage, avons-nous vu(184), a comme corrélatif immédiat la


prostitution. « L’hétaïrisme, dit Morgan, suit l’humanité jusque dans
sa civilisation comme une obscure ombre portée sur la famille. » Par
prudence, l’homme voue son épouse à la chasteté mais il ne se
satisfait pas du régime qu’il lui impose.

Les roys de Perse, raconte Montaigne qui approuve leur sagesse, appelaient leurs
femmes à la compaignie de leurs festins ; mais quand le vin venait à les échauffer en bon
escient et qu’il leur allait tout à fait lascher la bride à la volupté, ils les r’envoiaient en
leur privé pour ne les faire participantes de leurs appétits immodérez et faisaient venir
en leur lieu des femmes auxquelles ils n’eussent point cette obligation de respect.

Il faut des égouts pour garantir la salubrité des palais, disaient les
Pères de l’Église. Et Mandeville dans un ouvrage qui fit du bruit : « Il
est évident qu’il existe une nécessité de sacrifier une partie des
femmes pour conserver l’autre et pour prévenir une saleté d’une
nature plus repoussante. » Un des arguments des esclavagistes
américains en faveur de l’esclavage, c’est que les Blancs du Sud étant
tous déchargés des besognes serviles pouvaient entretenir entre eux
les relations les plus démocratiques, les plus raffinées ; de même,
l’existence d’une caste de « filles perdues » permet de traiter
« l’honnête femme », avec le respect le plus chevaleresque. La
prostituée est un bouc émissaire ; l’homme se délivre sur elle de sa
turpitude et il la renie. Qu’un statut légal la mette sous une
surveillance policière ou qu’elle travaille dans la clandestinité, elle
est en tout cas traitée en paria.
Du point de vue économique, sa situation est symétrique de celle
de la femme mariée. « Entre celles qui se vendent par la prostitution
et celles qui se vendent par le mariage, la seule différence consiste
dans le prix et la durée du contrat », dit Marro(185). Pour toutes deux
l’acte sexuel est un service ; la seconde est engagée à vie par un seul
homme ; la première a plusieurs clients qui la paient à la pièce. Celle-
là est protégée par un mâle contre tous les autres, celle-ci est
défendue par tous contre l’exclusive tyrannie de chacun. En tout cas
les bénéfices qu’elles retirent du don de leurs corps sont limités par
la concurrence ; le mari sait qu’il aurait pu s’assurer une autre
épouse : l’accomplissement des « devoirs conjugaux » n’est pas une
grâce, c’est l’exécution d’un contrat. Dans la prostitution, le désir
masculin, étant non singulier mais spécifique, peut s’assouvir sur
n’importe quel corps. Épouse ou hétaïre ne réussissent à exploiter
l’homme que si elles prennent sur lui un ascendant singulier. La
grande différence entre elles, c’est que la femme légitime, opprimée
en tant que femme mariée, est respectée en tant que personne
humaine ; ce respect commence à faire sérieusement échec à
l’oppression. Tandis que la prostituée n’a pas les droits d’une
personne, en elle se résument toutes les figures à la fois de
l’esclavage féminin.
Il est naïf de se demander quels motifs poussent la femme à la
prostitution ; on ne croit plus aujourd’hui à la théorie de Lombroso
qui assimilait prostituées et criminels et qui voyait dans les uns et les
autres des dégénérés ; il est possible, comme l’affirment des
statistiques, que d’une manière générale le niveau mental des
prostituées soit un peu en dessous de la moyenne et que certaines
soient franchement débiles : les femmes dont les facultés mentales
sont ralenties choisissent volontiers un métier qui ne réclame d’elles
aucune spécialisation ; mais la plupart sont normales, certaines très
intelligentes. Aucune fatalité héréditaire, aucune tare physiologique
ne pèse sur elles. En vérité, dans un monde où sévissent misère et
chômage, dès qu’une profession est ouverte, il y a des gens pour
l’embrasser ; aussi longtemps qu’existeront la police, la prostitution,
il y aura des policiers, des prostituées. D’autant qu’en moyenne ces
métiers rapportent plus que beaucoup d’autres. Il est bien hypocrite
de s’étonner des offres que suscite la demande masculine ; c’est là un
processus économique rudimentaire et universel. « De toutes les
causes de la prostitution, écrivait en 1857 Parent-Duchâtelet au cours
de son enquête, aucune n’est plus active que le manque de travail et
la misère qui est la conséquence inévitable des salaires insuffisants. »
Les moralistes bien pensants répondent en ricanant que les récits
apitoyants des prostituées sont des romans à l’usage du client naïf.
En effet, dans beaucoup de cas, la prostituée aurait pu gagner sa vie
par un autre moyen : mais si celui qu’elle a choisi ne lui semble pas le
pire, cela ne prouve pas qu’elle a le vice dans le sang ; plutôt cela
condamne une société où ce métier est encore un de ceux qui paraît à
beaucoup de femmes le moins rebutant. On demande : pourquoi l’a-
t-elle choisi ? La question est plutôt : pourquoi ne l’eût-elle pas
choisi ? On a remarqué entre autres qu’une grande partie des
« filles » se rencontraient parmi les servantes ; c’est ce qu’a établi
pour tous les pays Parent-Duchâtelet, ce que Lily Braun notait en
Allemagne et Ryckère pour la Belgique. Environ 50 % des prostituées
ont été d’abord domestiques. Un coup d’œil sur les « chambres de
bonnes » suffit à expliquer le fait. Exploitée, asservie, traitée en objet
plutôt qu’en personne, la bonne à tout faire, la femme de chambre
n’attend de l’avenir aucune amélioration de son sort ; parfois, il lui
faut subir les caprices du maître de la maison : de l’esclavage
domestique, des amours ancillaires, elle glisse vers un esclavage qui
ne saurait être plus dégradant et qu’elle rêve plus heureux. En outre,
les femmes en service sont très souvent des déracinées ; on estime
que 80 % des prostituées parisiennes viennent de la province ou de
la campagne. La proximité de sa famille, le souci de sa réputation
empêcheraient la femme d’embrasser une profession généralement
déconsidérée ; mais perdue dans une grande ville, n’étant plus
intégrée à la société, l’idée abstraite de « moralité » ne lui oppose
aucun barrage. Autant la bourgeoisie entoure l’acte sexuel – et
surtout la virginité – de tabous redoutables, autant ils apparaissent
dans beaucoup de milieux paysans et ouvriers comme une chose
indifférente. Quantité d’enquêtes concordent sur ce point : il y a un
grand nombre de jeunes filles qui se laissent déflorer par le premier
venu et qui trouveront ensuite naturel de se donner au premier venu.
Dans une enquête portant sur cent prostituées, le docteur Bizard a
relevé les faits suivants : une avait été déflorée à onze ans, deux à
douze ans, deux à treize ans, six à quatorze ans, sept à quinze ans,
vingt et une à seize ans, dix-neuf à dix-sept ans, dix-sept à dix-huit
ans, six à dix-neuf ans ; les autres après vingt et un ans. Il y en avait
donc 5 % qui avaient été violées avant la formation. Plus de la moitié
disaient s’être données par amour ; les autres avaient consenti par
ignorance. Le premier séducteur est souvent jeune. C’est le plus
souvent un camarade d’atelier, un collègue de bureau, un ami
d’enfance ; ensuite viennent les militaires, les contremaîtres, les
valets de chambre, les étudiants ; la liste du docteur Bizard
comportait, en outre, deux avocats, un architecte, un médecin, un
pharmacien. Il est assez rare que ce soit, comme le veut la légende, le
patron lui-même qui joue ce rôle d’initiateur : mais souvent c’est son
fils ou son neveu ou un de ses amis. Commenge, dans son étude,
signale aussi quarante-cinq jeunes filles de douze à dix-sept ans qui
auraient été déflorées par des inconnus qu’elles n’avaient ensuite
jamais revus ; elles avaient consenti avec indifférence, sans éprouver
de plaisir. Entre autres, le docteur Bizard a relevé plus précisément
les cas suivants :

Mlle G. de Bordeaux, en rentrant du couvent à dix-huit ans, se laisse entraîner par


curiosité, sans penser à mal, dans une roulotte où elle est déflorée par un forain inconnu.
Une enfant de treize ans se donne sans réfléchir à un monsieur qu’elle a rencontré
dans la rue, qu’elle ne connaît pas et qu’elle ne reverra jamais.
M… nous raconte textuellement qu’elle a été déflorée à l’âge de dix-sept ans par un
jeune homme qu’elle ne connaissait pas… elle s’est laissée faire par complète ignorance.
R… déflorée à dix-sept ans et demi par un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu et
qu’elle avait par hasard rencontré chez un médecin du voisinage qu’elle était allée
chercher pour sa sœur malade, qui l’a ramenée en auto pour qu’elle soit plus vite rentrée
et qui en réalité, après avoir eu ce qu’il voulait d’elle, l’a plantée là en pleine rue.
B… déflorée à quinze ans et demi « sans penser à ce qu’elle faisait », dit
textuellement notre cliente, par un jeune homme qu’elle n’a jamais revu ; neuf mois
après, elle a accouché d’un enfant bien portant.
S… déflorée à quatorze ans par un jeune homme qui l’attira chez lui sous le prétexte
de lui faire connaître sa sœur. Le jeune homme en réalité n’avait pas de sœur mais il
avait la syphilis et contamina la fillette.
R… déflorée à dix-huit ans dans une ancienne tranchée du front par un cousin marié
avec qui elle visitait les champs de bataille, qui l’a mise enceinte et qui l’a obligée à
quitter sa famille.
C… à dix-sept ans, déflorée sur la plage un soir d’été par un jeune homme dont elle
vient de faire connaissance à l’hôtel et à cent mètres de leurs deux mamans qui causent
de frivolités. Contaminée de blennorragie.
L… déflorée à treize ans par son oncle en écoutant la T.S.F. tandis que sa tante, qui
aimait à se coucher tôt, reposait tranquillement dans la chambre voisine.

Ces jeunes filles qui ont cédé passivement n’en ont pas moins
subi, on peut en être certain, le traumatisme de la défloration ; on
voudrait savoir quelle influence psychologique cette brutale
expérience a eue sur leur avenir ; mais on ne psychanalyse pas les
« filles », elles sont maladroites à se décrire et se dérobent derrière
des clichés. Chez certaines, la facilité à se donner au premier venu
s’explique par l’existence des fantasmes de prostitution dont nous
avons parlé : par rancune familiale, par horreur de leur sexualité
naissante, par désir de jouer à la grande personne, il y a de très
jeunes filles qui imitent les prostituées ; elles se maquillent
violemment, fréquentent les garçons, se montrent coquettes et
provocantes ; elles qui sont encore infantiles, asexuées, froides,
croient pouvoir jouer avec le feu impunément ; un jour, un homme
les prend au mot et elles glissent des rêves aux actes.
« Quand une porte a été enfoncée, ensuite c’est difficile de la tenir
fermée », disait une jeune prostituée de quatorze ans(186).
Cependant, la jeune fille se décide rarement à faire le trottoir tout de
suite après sa défloration. Dans certains cas, elle demeure attachée à
son premier amant et continue à vivre avec lui ; elle prend un métier
« honnête » ; quand l’amant l’abandonne, un autre la console ;
puisqu’elle n’appartient plus à un seul homme, elle estime pouvoir se
donner à tous ; parfois, c’est l’amant – le premier, le second – qui
suggère ce moyen de gagner de l’argent. Il y a aussi beaucoup de
jeunes filles qui sont prostituées par leurs parents : en certaines
familles – telle la célèbre famille américaine des Juke – toutes les
femmes sont vouées à ce métier. Parmi les jeunes vagabondes, on
compte aussi un grand nombre de fillettes abandonnées par leurs
proches, qui commencent par la mendicité et glissent de là au
trottoir. En 1857, Parent-Duchâtelet, sur 5 000 prostituées, avait
trouvé que 1 441 avaient été influencées par la pauvreté, 1 425
séduites et abandonnées, 1 255 abandonnées et laissées sans
ressources par leurs parents. Les enquêtes modernes suggèrent à peu
près les mêmes conclusions. La maladie pousse souvent à la
prostitution la femme devenue incapable d’un vrai travail, ou qui a
perdu sa place ; elle détruit l’équilibre précaire du budget, elle oblige
la femme à s’inventer hâtivement des ressources neuves. De même,
la naissance d’un enfant. Plus de la moitié des femmes de Saint-
Lazare ont eu au moins un enfant ; beaucoup en ont élevé de trois à
six ; le docteur Bizard en signale une qui en avait mis au monde
quatorze, dont huit vivaient encore quand il la connut. Il en est peu,
dit-il, qui abandonnent leur petit ; et il arrive que ce soit pour le
nourrir que la fille mère devienne une prostituée. Il cite ce cas entre
autres :

Déflorée en province, à l’âge de dix-neuf ans, par un patron de soixante ans alors
qu’elle était encore dans sa famille, elle a été obligée, étant enceinte, de quitter les siens
et a accouché d’une fille bien portante qu’elle a très correctement élevée. Après ses
couches, elle est venue à Paris, s’est placée comme nourrice et a commencé à faire la
noce à l’âge de vingt-neuf ans. Elle se prostitue donc depuis trente-trois ans. À bout de
force et de courage, elle demande maintenant à être hospitalisée à Saint-Lazare.

On sait qu’il y a aussi recrudescence de la prostitution pendant les


guerres et dans les crises qui les suivent.
L’auteur de la Vie d’une prostituée, publiée en partie dans les
Temps Modernes(187), raconte ainsi ses débuts :

Je me suis mariée à seize ans avec un homme de treize ans plus âgé que moi. C’est
pour sortir de chez mes parents que je me suis mariée. Mon mari ne pensait qu’à me
faire des gosses. « Comme cela, tu resteras à la maison, tu ne sortiras pas », qu’il disait.
Il ne voulait pas que je me maquille, ne voulait pas m’emmener au cinéma. J’avais la
belle-mère à supporter, qui venait à la maison tous les jours et donnait toujours raison à
son salaud de fils. Mon premier enfant était un garçon, Jacques ; quatorze mois plus
tard, j’accouchai d’un autre, Pierre… Comme je m’ennuyais beaucoup, je me suis mise à
suivre des cours d’infirmière, cela me plaisait bien… Je suis rentrée à l’hôpital dans la
banlieue de Paris, chez les femmes. Une infirmière qui était une gamine m’a appris des
choses que je ne connaissais pas avant. Coucher avec son mari était plutôt une corvée.
Chez les hommes, je suis restée six mois sans faire un seul béguin. Voilà qu’un jour, un
vrai blédard, genre vache, mais joli garçon, rentre dans ma chambre privée… Il m’a fait
comprendre que je pourrais changer de vie, que j’irais avec lui à Paris, que je ne
travaillerais plus… Il savait bien m’endormir… Je me suis décidée à partir avec lui…
Pendant un mois, j’ai été vraiment heureuse… Un jour, il a amené une femme bien
habillée, chic, en disant : « Voilà, celle-là se défend bien. » Au début, je ne marchais pas.
J’ai même trouvé une place d’infirmière dans une clinique du quartier pour lui faire voir
que je ne voulais pas faire le trottoir, mais je ne pouvais pas résister longtemps. Il me
disait : « Tu m’aimes pas. Quand on aime bien son homme, on travaille pour lui. » Je
pleurais. À la clinique, j’étais toute triste. Finalement, je me suis laissé emmener chez le
coiffeur… J’ai commencé à faire des passes ! Julot me suivait par-derrière pour voir si je
me défendais bien et pour pouvoir m’avertir au cas où les poulets venaient à moi…

Par certains côtés, cette histoire est conforme à l’histoire classique


de la fille vouée au trottoir par un souteneur. Il arrive que ce dernier
rôle soit joué par le mari. Et quelquefois aussi par une femme.
L. Faivre a fait, en 1931, une enquête sur 510 jeunes prostituées(188) ;
il a trouvé que 284 d’entre elles vivaient seules, 132 avec un ami, 94
avec une amie à qui les unissaient ordinairement des liens
homosexuels. Il cite (avec leur orthographe) les extraits de lettres
suivants :

Suzanne, dix-sept ans. Je me suis livré à la prostitution avec surtout des prostituées.
Une qui m’a garder longtemps, était très jalouse, aussi j’ai quitté la rue de…
Andrée, quinze ans et demi. J’ai quitter mes parents pour habité avec une amie
rencontrée dans un bal, je m’apercevais vite qu’elle voulait m’aimer comme un homme,
je suis restée avec elle quatre mois, puis…
Jeanne, quatorze ans. Mon pauvre petit papa s’appelait X…, il est mort des suites de
la guerre à l’hôpital en 1922. Ma mère s’est remariée. J’allais à l’école pour obtenir mon
certificat d’études, puis l’ayant obtenu je dus apprendre la couture… puis gagnant très
peu, les disputes commencèrent avec mon beau-père… J’ai dû être placée bonne chez
Mme X…, rue… J’étais seule depuis dix jours avec sa fille qui pouvait avoir vingt-cinq ans
environ ; j’aperçu un changement très grand envers elle. Puis un jour, tout comme un
jeune homme, elle m’avoua son grand amour. J’hésitais puis ayant peur d’être renvoyé,
je finis par céder ; je compris alors certaines choses… J’ai travaillé, puis me trouvant
sans travail je dus aller au Bois où je me prostituai avec des femmes. Je fis connaissance
d’une dame très généreuse, etc.

Assez souvent la femme n’envisage la prostitution que comme un


moyen provisoire d’augmenter ses ressources. Mais on a maintes fois
décrit la manière dont elle se trouve ensuite enchaînée. Si les cas de
« traite des Blanches » où elle est entraînée dans l’engrenage par
violence, fausses promesses, mystifications, etc., sont relativement
rares, ce qui est fréquent, c’est qu’elle soit retenue dans la carrière
contre son gré. Le capital nécessaire à ses débuts lui a été fourni par
un souteneur ou une maquerelle qui s’est acquis des droits sur elle,
qui recueille la plus grande part de ses bénéfices et dont elle n’arrive
pas à se libérer. « Marie-Thérèse » a mené pendant plusieurs années
une véritable lutte avant d’y réussir.

J’ai compris enfin que Julot voulait que mon pognon et j’ai pensé que loin de lui, je
pourrais mettre un peu d’argent de côté… À la maison au début, j’étais timide, je n’osais
pas m’approcher des clients et leur dire « tu montes ». La femme d’un copain à Julot me
surveillait de près et comptait même mes passes… Voilà que Julot m’écrit que je dois
remettre mon argent chaque soir à la patronne, « comme cela, on ne te volera pas… ».
Quand je voulais m’acheter une robe, la taulière m’a dit que Julot avait défendu de me
donner mon pognon… j’ai décidé de quitter au plus vite cette taule. Quand la patronne a
appris que je voulais partir, elle m’a pas mis de tampon(189) avant la visite comme les
autres fois et j’ai été arrêtée et mise à l’hôpital… J’ai dû retourner à la taule pour gagner
l’argent de mon voyage… mais je ne suis restée au bordel que quatre semaines… J’ai
travaillé quelques jours à Barbès comme avant mais j’en voulais trop à Julot pour
pouvoir rester à Paris : on s’engueulait, il me tapait dessus, une fois il m’a presque jetée
par la fenêtre… Je me suis arrangée avec un placeur pour aller en province. Quand je me
suis rendu compte que le placeur connaissait Julot, je ne suis pas allée au rendez-vous
comme convenu. Les deux gonzesses du placeur m’ont rencontrée après rue Belhomme
et m’ont foutu une trempe… Le lendemain, j’ai fait ma valise et je suis partie toute seule
pour l’île de T… Au bout de trois semaines, j’en avais marre de la taule, j’ai écrit au
docteur quand il est venu pour la visite de me marquer sortante… Julot m’a aperçue sur
le boulevard Magenta et m’a frappée… J’avais la figure marquée après la trempe sur le
boulevard Magenta. J’avais marre de Julot. J’ai donc fait un contrat pour partir en
Allemagne…
La littérature a popularisé la figure du « Julot ». Il joue dans la vie
de la fille un rôle protecteur. Il lui avance de l’argent pour s’acheter
des toilettes, ensuite il la défend contre la concurrence des autres
femmes, contre la police – il est parfois lui-même un policier –,
contre les clients. Ceux-ci seraient heureux de pouvoir consommer
sans payer ; il y en a qui assouviraient volontiers sur la femme leur
sadisme. À Madrid, voici quelques années, une jeunesse fasciste et
dorée s’amusait à jeter les prostituées dans le fleuve, par les nuits
froides ; en France, des étudiants en gaieté emmenèrent parfois des
femmes dans la campagne pour les y abandonner à la nuit,
entièrement nues ; pour toucher son argent, éviter les mauvais
traitements, la prostituée a besoin d’un homme. Il lui apporte aussi
un appui moral : « Seule on travaille moins bien, on a moins de cœur
à l’ouvrage, on se laisse aller », disent certaines. Souvent elle a pour
lui de l’amour ; c’est par amour qu’elle a embrassé son métier ou
qu’elle le justifie ; il y a dans son milieu une énorme supériorité de
l’homme sur la femme : cette distance favorise l’amour-religion, ce
qui explique l’abnégation passionnée de certaines prostituées. Dans
la violence de leur mâle, elles voient le signe de sa virilité et se
soumettent à lui avec d’autant plus de docilité. Elles connaissent près
de lui les jalousies, les tourments, mais aussi les joies de
l’amoureuse.
Cependant, elles n’ont parfois pour lui qu’hostilité et rancune :
c’est par peur, c’est parce qu’il les tient, qu’elles demeurent sous sa
coupe, comme on vient de voir dans le cas de Marie-Thérèse.
Souvent, alors, elles se consolent avec « un béguin » choisi parmi les
clients.

Toutes les femmes en plus de leur julot avaient des béguins, moi aussi, écrit Marie-
Thérèse. C’était un marin très beau garçon. Malgré qu’il faisait bien l’amour, je ne
pouvais pas prendre mon pied avec lui mais on avait beaucoup d’amitié l’un pour l’autre.
Souvent, il montait avec moi sans faire l’amour, juste pour parler, il me disait que je
devrais sortir de là, que ma place n’était pas ici.

Elles se consolent aussi avec des femmes. Un grand nombre de


prostituées sont homosexuelles. On a vu qu’il y avait souvent à
l’origine de leur carrière une aventure homosexuelle et que beaucoup
continuaient à vivre avec une amie. Selon Anna Rueling, en
Allemagne, environ 20 % des prostituées seraient homosexuelles.
Faivre signale qu’en prison les jeunes détenues échangent des lettres
pornographiques, d’un accent passionné, qu’elles signent « Unies
pour la vie ». Ces lettres sont l’homologue de celles que s’écrivent les
écolières nourrissant en leurs cœurs des « flammes » ; celles-ci sont
moins averties, plus timides ; celles-là vont au bout de leurs
sentiments, à la fois dans leurs mots et dans leurs actes. On voit dans
la vie de Marie-Thérèse – qui fut initiée à la volupté par une femme –
quel rôle privilégié joue la « copine » en face du client méprisé, du
souteneur autoritaire :

Julot a amené une fille, une pauvre bonniche qui n’avait même pas de chaussures à
se mettre. On lui achète tout aux puces et puis elle vient avec moi pour travailler. Elle
était bien gentille et comme en plus elle aimait les femmes, on s’entendait bien. Elle me
rappelait tout ce que j’ai appris avec l’infirmière. On rigolait souvent et au lieu de
travailler on partait au cinéma. J’étais contente de l’avoir avec nous.

On voit que la copine remplit à peu près le rôle que joue l’ami de
cœur pour la femme honnête confinée parmi des femmes : c’est elle
qui est une camarade de plaisir, c’est avec elle que les rapports sont
libres, gratuits, qu’ils peuvent donc être voulus ; fatiguée des
hommes, dégoûtée d’eux ou souhaitant une diversion, c’est dans les
bras d’une autre femme que souvent la prostituée cherchera détente
et plaisir. En tout cas, la complicité dont j’ai parlé et qui unit
immédiatement les femmes existe plus fortement en ce cas qu’en
aucun autre. Du fait que leurs rapports avec la moitié de l’humanité
sont de nature commerciale, que l’ensemble de la société les traite en
parias, les prostituées ont entre elles une étroite solidarité ; il leur
arrive d’être rivales, de se jalouser, s’insulter, se battre ; mais elles
ont profondément besoin les unes des autres pour constituer un
« contre-univers » où elles retrouvent leur dignité humaine ; la
camarade est la confidente et le témoin privilégié ; c’est elle qui
apprécie la robe, la coiffure qui sont des moyens destinés à séduire
l’homme, mais qui apparaissent comme fins en soi dans les regards
envieux ou admiratifs des autres femmes.
Quant aux rapports de la prostituée avec ses clients, les avis sont
très partagés et les cas sans doute variables. On a souvent souligné
qu’elle réserve à l’amant de cœur le baiser sur la bouche, expression
d’une libre tendresse, et qu’elle n’établit aucune comparaison entre
les étreintes amoureuses et les étreintes professionnelles. Les
témoignages des hommes sont suspects parce que leur vanité les
incite à se laisser duper par des comédies de jouissance. Il faut dire
que les circonstances sont très différentes quand il s’agit d’un
« abattage » qui souvent s’accompagne d’une fatigue physique
épuisante, d’une passe rapide, d’un « couché », ou de relations
suivies avec un client familier. Marie-Thérèse exerçait d’ordinaire
son métier avec indifférence, mais elle évoque certaines nuits avec
délices ; elle a eu des « béguins » et dit que toutes ses camarades en
avaient aussi ; il arrive que la femme refuse de se faire payer par un
client qui lui a plu et quelquefois, s’il est dans la gêne, elle lui propose
son aide. Dans l’ensemble, cependant, la femme travaille « à froid ».
Certaines n’ont pour l’ensemble de leur clientèle qu’une indifférence
nuancée d’un peu de mépris. « Oh ! que les hommes sont
cornichons ! Que les femmes peuvent leur mettre plein la tête de tout
ce qu’elles veulent ! » écrit Marie-Thérèse. Mais beaucoup éprouvent
une rancune dégoûtée à l’égard des hommes ; elles sont entre autres
écœurées par leurs vices. Soit parce qu’ils vont au bordel afin
d’assouvir les vices qu’ils n’osent pas avouer à leur femme ou à leur
maîtresse, soit parce que le fait d’être au bordel les incite à s’inventer
des vices, quantité d’hommes exigent de la femme « des fantaisies ».
Marie-Thérèse se plaignait en particulier que les Français fussent
d’une imagination insatiable. Les malades soignées par le docteur
Bizard lui ont confié que « tous les hommes sont plus ou moins
vicieux ». Une de mes amies a longuement causé à l’hôpital Beaujon
avec une jeune prostituée, très intelligente, qui avait commencé par
être domestique et qui vivait avec un souteneur qu’elle adorait.
« Tous les hommes sont des vicieux, disait-elle, sauf le mien. C’est
pour ça que je l’aime. Si jamais je lui découvre un vice, je le quitte. La
première fois, le client n’ose pas toujours, il a l’air normal ; mais
quand il revient, il commence à vouloir des choses… Vous dites que
votre mari n’a pas de vice : vous verrez. Ils en ont tous. » À cause de
ces vices, elle les détestait. Une autre de mes amies, en 1943, à
Fresnes, était devenue intime avec une prostituée. Celle-ci soutenait
que 90 % de ses clients avaient des vices, 50 % environ étant des
pédérastes honteux. Ceux qui montraient trop d’imagination
l’effrayaient. Un officier allemand lui avait demandé de se promener
nue dans la chambre avec des fleurs dans les bras tandis qu’il imitait
l’envol d’un oiseau ; malgré sa courtoisie et sa générosité, elle
s’enfuyait chaque fois qu’elle l’apercevait. Marie-Thérèse avait
horreur de la « fantaisie » bien qu’elle fût tarifiée beaucoup plus haut
que le coït simple, et que souvent elle exigeât de la femme moins de
dépense. Ces trois femmes étaient particulièrement intelligentes et
sensibles. Sans doute se rendaient-elles compte que dès qu’elles
n’étaient plus protégées par la routine du métier, dès que l’homme
cessait d’être un client en général et s’individualisait, elles étaient la
proie d’une conscience, d’une liberté capricieuse : il ne s’agissait plus
d’un simple marché. Certaines prostituées, cependant, se spécialisent
dans la « fantaisie » parce qu’elle rapporte davantage. Dans leur
hostilité à l’égard du client entre souvent un ressentiment de classe.
Hélène Deutsch raconte longuement l’histoire d’Anna, une jolie
prostituée blonde, enfantine, généralement très douce, mais qui avait
des crises d’excitation furieuse contre certains hommes. Elle
appartenait à une famille ouvrière ; son père buvait, sa mère était
malade : ce ménage malheureux lui donna une telle horreur de la vie
de famille qu’elle ne consentit jamais à se marier, bien que tout au
long de sa carrière on le lui proposât souvent. Les jeunes gens du
quartier la débauchèrent ; elle aimait bien son métier ; mais quand,
atteinte de tuberculose, on l’envoya à l’hôpital, elle développa une
haine farouche à l’égard des médecins ; les hommes « respectables »
lui étaient odieux ; elle ne supportait pas la politesse, la sollicitude de
son docteur. « Ne savons-nous pas que ces hommes laissent
facilement tomber leur masque d’amabilité, de dignité, de maîtrise
de soi, et qu’ils se conduisent comme des brutes ? » disait-elle. À part
cela, elle était mentalement tout à fait équilibrée. Elle prétendit
mensongèrement avoir un enfant en nourrice, sinon elle ne mentait
pas. Elle mourut de tuberculose. Une autre jeune prostituée, Julia,
qui depuis l’âge de quinze ans se donnait à tous les garçons qu’elle
rencontrait, n’aimait que les hommes pauvres et faibles ; avec eux,
elle était douce et gentille ; les autres, elle les considérait comme
« des bêtes sauvages méritant les pires traitements ». (Elle avait un
complexe très prononcé qui manifestait une vocation maternelle
insatisfaite : elle entrait en transes furieuses dès qu’on prononçait
devant elle les mots mère, enfant, ou des mots ayant une sonorité
voisine.)
La plupart des prostituées sont moralement adaptées à leur
condition ; cela ne veut pas dire qu’elles sont héréditairement ou
congénitalement immorales mais qu’elles se sentent, avec raison,
intégrées à une société qui leur réclame leurs services. Elles savent
bien que les discours édifiants du policier qui les met en carte sont
pur verbiage et les sentiments élevés que leurs clients affichent hors
du bordel les intimident peu. Marie-Thérèse explique à la boulangère
chez qui elle habite à Berlin :

Moi, j’aime tout le monde. Quand il s’agit de pognon, madame… Oui, car coucher
avec un homme à l’œil, enfin pour rien, il se dit la même chose sur vous, celle-là, c’est
une putain, que si vous faites payer, il vous juge comme une putain, oui, mais maline ;
car quand vous demandez de l’argent à un homme vous pouvez être sûre qu’il vous dit
tout de suite après : « Oh ! je ne savais pas que tu faisais ce travail » ou : « As-tu un
homme ? » Voilà. Payée ou pas, pour moi c’est la même chose. « Ah ! oui, elle répond.
Vous avez raison. » Car, je lui dis, vous allez faire la queue pendant une demi-heure pour
avoir un ticket de chaussures. Moi, pour une demi-heure, je tire un coup. J’ai les
chaussures ; pour payer, au contraire, si je sais faire mon baratin je suis encore payée
avec. Alors, vous voyez que j’ai raison.

Ce n’est pas leur situation morale et psychologique qui rend


pénible l’existence des prostituées. C’est leur condition matérielle qui
est dans la plupart des cas déplorable. Exploitées par le souteneur, la
taulière, elles vivent dans l’insécurité et les trois quarts d’entre elles
sont sans argent. Au bout de cinq ans de métier, il y en a environ
75 % qui ont la syphilis, dit le docteur Bizard qui en a soigné des
légions ; entre autres, les mineures inexpérimentées sont
contaminées avec une effrayante facilité ; il y en a près de 25 % qui
doivent être opérées par suite de complications blennorragiques.
Une sur vingt a la tuberculose, 60 % deviennent alcooliques ou
intoxiquées ; 40 % meurent avant quarante ans. Il faut ajouter que,
malgré les précautions, il leur arrive de temps à autre de se trouver
enceintes et qu’elles s’opèrent généralement dans de mauvaises
conditions. La basse prostitution est un pénible métier où la femme
opprimée sexuellement et économiquement, soumise à l’arbitraire de
la police, à une humiliante surveillance médicale, aux caprices des
clients, promise aux microbes et à la maladie, à la misère, est
vraiment ravalée au niveau d’une chose(190).

De la basse prostituée à la grande hétaïre, il y a quantités


d’échelons. La différence essentielle, c’est que la première fait
commerce de sa pure généralité, si bien que la concurrence la
maintient à un niveau de vie misérable, tandis que la seconde
s’efforce de se faire reconnaître dans sa singularité : si elle y réussit,
elle peut aspirer à de hautes destinées. La beauté, le charme ou le
sex-appeal sont ici nécessaires mais ne suffisent pas : il faut que la
femme soit distinguée par l’opinion. C’est à travers un désir
d’homme que sa valeur souvent se dévoilera : mais elle ne sera
« lancée » que quand l’homme aura proclamé son prix aux yeux du
monde. Au siècle dernier, c’était l’hôtel, l’équipage, les perles qui
témoignaient de l’ascendant pris par une « cocotte » sur son
protecteur et qui l’élevaient au rang de demi-mondaine ; son mérite
s’affirmait aussi longtemps que des hommes continuaient à se ruiner
pour elle. Les changements sociaux et économiques ont aboli le type
des Blanche d’Antigny. Il n’y a plus de « demi-monde » au sein
duquel puisse s’affirmer une réputation. C’est d’une autre manière
qu’une ambitieuse s’efforcera de conquérir la renommée. La dernière
incarnation de l’hétaïre, c’est la star. Flanquée d’un mari –
rigoureusement exigé par Hollywood – ou d’un ami sérieux, elle ne
s’en apparente pas moins à Phryné, à Imperia, à Casque d’Or. Elle
livre la Femme aux rêves des hommes qui lui donnent en échange
fortune et gloire.
Il y a toujours eu entre la prostitution et l’art un passage
incertain, du fait qu’on associe de manière équivoque beauté et
volupté ; en vérité, ce n’est pas la Beauté qui engendre le désir ; mais
la théorie platonicienne de l’amour propose à la lubricité
d’hypocrites justifications. Phryné dénudant sa poitrine offre à
l’aréopage la contemplation d’une pure idée. L’exhibition d’un corps
sans voile devient un spectacle d’art ; les « burlesques » américains
ont fait du déshabillage un drame. « Le nu est chaste », affirment les
vieux messieurs qui, sous le nom de « nus artistiques »,
collectionnent des photos obscènes. Au bordel, le moment du
« choix » est déjà une parade ; dès qu’il se complique, ce sont des
« tableaux vivants », des « poses artistiques » qui se proposent aux
clients. La prostituée qui souhaite acquérir une valeur singulière ne
se borne plus à montrer passivement sa chair ; elle s’efforce à des
talents particuliers. Les « Joueuses de flûte » grecques charmaient
les hommes par leur musique et leurs danses. Les Ouled-Naïl
exécutant la danse du ventre, les Espagnoles qui dansent et chantent
dans le Barrio-Chino ne font que se proposer d’une manière raffinée
au choix de l’amateur. C’est pour trouver des « protecteurs » que
Nana monte sur la scène. Certains music-halls, comme naguère
certains cafés-concerts, sont de simples bordels. Tous les métiers où
la femme s’exhibe peuvent être utilisés à des fins galantes. Certes, il y
a des girls, des taxi-girls, des danseuses nues, des entraîneuses, des
pin-up, des mannequins, des chanteuses, des actrices qui ne
permettent pas à leur vie érotique d’empiéter sur leur métier ; plus
celui-ci implique de technique, d’invention, plus il peut être pris en
soi comme but ; mais souvent une femme qui « se produit » en
public pour gagner sa vie est tentée de faire de ses charmes un
commerce plus intime. Inversement, la courtisane souhaite un
métier qui lui serve d’alibi. Rares sont celles qui, comme la Léa de
Colette, à un ami l’appelant « Chère artiste », répondraient :
« Artiste ? vraiment, mes amants sont bien indiscrets. » Nous avons
dit que c’est sa réputation qui lui confère une valeur marchande :
c’est sur la scène ou à l’écran qu’on peut se faire « un nom » qui
deviendra un fonds de commerce.
Cendrillon ne rêve pas toujours au prince charmant : mari ou
amant, elle redoute qu’il ne se change en tyran ; elle préfère rêver à
sa propre image riant aux portes des grands cinémas. Mais c’est le
plus souvent grâce à des « protections » masculines qu’elle arrivera à
ses fins ; et ce sont les hommes – mari, amant, soupirant – qui
confirment son triomphe en la faisant participer à leur fortune ou à
leur renommée. C’est cette nécessité de plaire à des individus, à la
foule, qui apparente la « vedette » à l’hétaïre. Elles jouent dans la
société un rôle analogue : je me servirai du mot d’hétaïre pour
désigner toutes les femmes qui traitent, non leur corps seulement,
mais leur personne entière comme un capital à exploiter. Leur
attitude est très différente de celle d’un créateur qui se transcendant
dans une œuvre dépasse le donné et fait appel en autrui à une liberté
à qui il ouvre l’avenir ; l’hétaïre ne dévoile pas le monde, elle n’ouvre
à la transcendance humaine aucun chemin(191) : au contraire, elle
cherche à la capter à son profit ; s’offrant aux suffrages de ses
admirateurs, elle ne renie pas cette féminité passive qui la voue à
l’homme : elle la doue d’un pouvoir magique qui lui permet de
prendre les mâles au piège de sa présence, et de s’en nourrir ; elle les
engloutit avec elle dans l’immanence.
Par ce chemin, la femme réussit à acquérir une certaine
indépendance. Se prêtant à plusieurs hommes, elle n’appartient
définitivement à aucun ; l’argent qu’elle amasse, le nom qu’elle
« lance » comme on lance un produit, lui assurent une autonomie
économique. Les femmes les plus libres de l’Antiquité grecque
n’étaient ni les matrones ni les basses prostituées : mais les hétaïres.
Les courtisanes de la Renaissance, les geishas japonaises jouissent
d’une liberté infiniment plus grande que leurs contemporaines. En
France, la femme qui nous apparaît comme la plus virilement
indépendante, c’est peut-être Ninon de Lenclos. Paradoxalement, ces
femmes qui exploitent à l’extrême leur féminité se créent une
situation presque équivalente à celle d’un homme ; à partir de ce sexe
qui les livre aux mâles comme objets, elles se retrouvent sujets. Non
seulement elles gagnent leur vie comme les hommes, mais elles
vivent dans une compagnie presque exclusivement masculine ; libres
de mœurs et de propos, elles peuvent s’élever – telle Ninon
de Lenclos – jusqu’à la plus rare liberté d’esprit. Les plus distinguées
sont souvent entourées d’artistes et d’écrivains que les « honnêtes
femmes » ennuient. C’est dans l’hétaïre que les mythes masculins
trouvent leur plus séduisante incarnation : elle est plus qu’aucune
autre chair et conscience, idole, inspiratrice, muse ; peintres et
sculpteurs la voudront pour modèle ; elle nourrira les rêves des
poètes ; c’est en elle que l’intellectuel explorera les trésors de
l’« intuition » féminine ; elle est plus facilement intelligente que la
matrone parce qu’elle est moins guindée dans l’hypocrisie. Celles qui
sont supérieurement douées ne se contenteront pas de ce rôle
d’Égérie ; elles sentiront le besoin de manifester de manière
autonome la valeur que le suffrage d’autrui leur confère ; elles
voudront traduire leurs vertus passives en activités. Émergeant dans
le monde comme sujets souverains, elles écrivent des vers, de la
prose, peignent, composent de la musique. Ainsi Impéria se rendit
célèbre parmi les courtisanes italiennes. Il se peut aussi qu’utilisant
l’homme comme instrument elle exerce par cet intermédiaire des
fonctions viriles : les « grandes favorites » à travers leurs puissants
amants participèrent au gouvernement du monde(192).
Cette libération peut se traduire entre autres sur le plan érotique.
Il arrive que dans l’argent ou les services qu’elle extorque à l’homme
la femme trouve une compensation au complexe d’infériorité
féminine ; l’argent a un rôle purificateur ; il abolit la lutte des sexes.
Si beaucoup de femmes qui ne sont pas des professionnelles tiennent
à soutirer à leur amant chèques et cadeaux, ce n’est pas seulement
par cupidité : faire payer l’homme – le payer aussi comme on verra
plus loin – c’est le changer en un instrument. Par là, la femme se
défend d’en être un ; peut-être croit-il « l’avoir », mais cette
possession sexuelle est illusoire ; c’est elle qui l’a sur le terrain
beaucoup plus solide de l’économie. Son amour-propre est satisfait.
Elle peut s’abandonner aux étreintes de l’amant ; elle ne cède pas à
une volonté étrangère ; le plaisir ne saurait lui être « infligé », il
apparaîtra plutôt comme un bénéfice supplémentaire ; elle ne sera
pas « prise » puisqu’elle est payée.
Cependant la courtisane a la réputation d’être frigide. Il lui est
utile de savoir gouverner son cœur et son ventre : sentimentale ou
sensuelle, elle risque de subir l’ascendant d’un homme qui
l’exploitera ou l’accaparera ou la fera souffrir. Parmi les étreintes
qu’elle accepte il en est beaucoup – surtout au début de sa carrière –
qui l’humilient ; sa révolte contre l’arrogance mâle s’exprime par sa
frigidité. Les hétaïres comme les matrones se confient volontiers les
« trucs » qui leur permettent de travailler au « chiqué ». Ce mépris,
ce dégoût de l’homme montre bien qu’au jeu exploiteur-exploité elles
ne sont pas du tout sûres d’avoir gagné. Et en effet, dans l’immense
majorité des cas, c’est encore la dépendance qui est leur lot.
Aucun homme n’est définitivement leur maître. Mais elles ont de
l’homme le besoin le plus urgent. La courtisane perd tous ses moyens
d’existence s’il cesse de la désirer ; la débutante sait que tout son
avenir est en leurs mains ; même la star, privée d’appui masculin,
voit pâlir son prestige : quittée par Orson Welles, c’est avec un air
souffreteux d’orpheline que Rita Hayworth a erré à travers l’Europe
avant d’avoir rencontré Ali Khan. La plus belle n’est jamais sûre du
lendemain, car ses armes sont magiques et la magie est capricieuse ;
elle est rivée à son protecteur – mari ou amant – presque aussi
étroitement qu’une épouse « honnête » à son époux. Elle lui doit non
seulement le service du lit mais il lui faut subir sa présence, sa
conversation, ses amis et surtout les exigences de sa vanité. En
payant à sa régulière de hauts escarpins, une jupe de satin, le
souteneur fait un placement qui lui rapportera des rentes ;
l’industriel, le producteur en offrant perles et fourrures à son amie
affirme à travers elle fortune et puissance : que la femme soit un
moyen pour gagner de l’argent ou un prétexte pour le dépenser, c’est
la même servitude. Les dons dont elle est accablée sont des chaînes.
Et ces toilettes, ces bijoux qu’elle porte sont-ils vraiment à elle ?
L’homme parfois en réclame la restitution après la rupture, comme
fit naguère avec élégance Sacha Guitry. Pour « garder » son
protecteur sans renoncer à ses plaisirs, la femme utilisera les ruses,
les manœuvres, les mensonges, l’hypocrisie qui déshonorent la vie
conjugale ; ne fit-elle que jouer la servilité, ce jeu est lui-même
servile. Belle, célèbre, elle peut, si le maître du jour lui devient
odieux, s’en choisir un autre. Mais la beauté est un souci, c’est un
trésor fragile ; l’hétaïre dépend étroitement de son corps que le
temps impitoyablement dégrade : c’est pour elle que la lutte contre le
vieillissement prend l’aspect le plus dramatique. Si elle est douée
d’un grand prestige, elle pourra survivre à la ruine de son visage et de
ses formes. Mais le soin de cette renommée qui est son bien le plus
sûr la soumet à la plus dure des tyrannies : celle de l’opinion. On sait
dans quel esclavage tombent les vedettes de Hollywood. Leur corps
n’est plus à elles ; le producteur décide de la couleur de leurs
cheveux, de leur poids, leur ligne, leur type ; pour modifier la courbe
d’une joue on leur arrachera des dents. Régimes, gymnastique,
essayages, maquillage sont une corvée quotidienne. Sous la rubrique
« Personal appearance » sont prévus les sorties, les flirts ; la vie
privée n’est plus qu’un moment de la vie publique. En France, le
règlement n’est pas écrit ; mais une femme prudente et adroite sait
ce que sa « publicité » réclame d’elle. La vedette qui refuse de se plier
à ces exigences connaîtra de brutales ou lentes mais inéluctables
déchéances. La prostituée qui ne livre que son corps est peut-être
moins esclave que la femme qui fait métier de plaire. Une femme
« arrivée » qui a dans les mains un vrai métier, dont le talent est
reconnu – actrice, cantatrice, danseuse – échappe à la condition
d’hétaïre ; elle peut connaître une véritable indépendance ; mais la
plupart demeurent toute leur vie en danger ; il leur faut sans répit
séduire à neuf le public et les hommes.
Très souvent la femme entretenue intériorise sa dépendance ;
soumise à l’opinion, elle en reconnaît les valeurs ; elle admire le
« beau monde » et en adopte les mœurs ; elle veut être considérée à
partir des normes bourgeoises. Parasite de la riche bourgeoisie, elle
adhère à ses idées ; elle « pense bien » ; naguère elle mettait
volontiers ses filles au couvent et vieillie elle allait elle-même à la
messe, se convertissant avec éclat. Elle est du côté des conservateurs.
Elle est trop fière d’avoir réussi à se faire sa place dans ce monde
pour souhaiter qu’il change. Le combat qu’elle mène pour « arriver »
ne la dispose pas à des sentiments de fraternité et de solidarité
humaine ; elle a payé ses succès par trop de complaisances d’esclave
pour souhaiter sincèrement la liberté universelle. Zola a souligné ce
trait chez Nana :

En matière de livres et de drames Nana avait des opinions très arrêtées : elle voulait
des œuvres tendres et nobles, des choses pour la faire rêver et lui grandir l’âme… Elle
s’emporta contre les républicains. Que voulaient-ils donc, ces sales gens qui ne se
lavaient jamais ? Est-ce qu’on n’était pas heureux, est-ce que l’empereur n’avait pas tout
fait pour le peuple ? Une jolie ordure, le peuple ! Elle le connaissait, elle pouvait en
parler : Non, voyez-vous, ce serait un grand malheur pour tout le monde, leur
république. Ah ! que Dieu nous conserve l’empereur le plus longtemps possible.

Pendant les guerres, personne n’étale un patriotisme aussi


agressif que les grandes grues ; par la noblesse des sentiments
qu’elles affectent, elles espèrent s’élever au niveau des duchesses.
Lieux communs, clichés, préjugés, émotions conventionnelles, sont
le fond de leurs conversations publiques et souvent elles ont jusque
dans le secret de leur cœur perdu toute sincérité. Entre le mensonge
et l’hyperbole le langage se détruit. Toute la vie de l’hétaïre est une
parade : ses paroles, ses mimiques sont destinées non à exprimer ses
pensées mais à produire un effet. Elle joue à son protecteur la
comédie de l’amour : par moments elle se la joue à elle-même. À
l’opinion elle joue des comédies de décence et de prestige : elle finit
par se croire un parangon de vertu et une idole sacrée. Une mauvaise
foi entêtée gouverne sa vie intérieure et permet à ses mensonges
concertés d’emprunter le naturel de la vérité. Il y a parfois dans sa vie
des mouvements spontanés : elle n’ignore pas tout à fait l’amour ;
elle a des « béguins », des « toquades » ; quelquefois même elle est
« mordue ». Mais celle qui donne trop de place au caprice, au
sentiment, au plaisir, perdra vite sa « situation ». Généralement, elle
apporte à ses fantaisies la prudence de l’épouse adultère ; elle se
cache à son producteur et à l’opinion ; elle ne peut donc pas donner
beaucoup d’elle-même à ses « amants de cœur » ; ils ne sont qu’une
distraction, un répit. D’ailleurs elle est généralement trop obsédée
par le souci de sa réussite pour pouvoir s’oublier dans un véritable
amour. Quant aux autres femmes, il arrive assez souvent que
l’hétaïre les aime sensuellement ; ennemie des hommes qui lui
imposent leur domination, elle trouvera dans les bras d’une amie à la
fois un voluptueux repos et une revanche : ainsi Nana auprès de sa
chère Satin. De même qu’elle souhaite jouer dans le monde un rôle
actif afin d’employer positivement sa liberté, elle se plaît aussi à
posséder d’autres êtres : de très jeunes gens qu’elle s’amusera même
à « aider », ou de jeunes femmes qu’elle entretiendra volontiers,
auprès de qui en tout cas elle sera un personnage viril. Qu’elle soit ou
non homosexuelle, elle aura avec l’ensemble des femmes les rapports
complexes dont j’ai parlé : elle a besoin d’elles comme juges et
témoins, comme confidentes et complices, pour créer ce « contre-
univers » que toute femme opprimée par l’homme réclame. Mais la
rivalité féminine atteint ici son paroxysme. La prostituée qui fait
commerce de sa généralité a des concurrentes ; mais s’il y a assez de
travail pour toutes, à travers leurs disputes mêmes, elles se sentent
solidaires. L’hétaïre qui cherche à se « distinguer » est à priori
hostile à celle qui convoite comme elle une place privilégiée. C’est en
ce cas que les thèmes connus sur les « rosseries » féminines trouvent
toute leur vérité.
Le plus grand malheur de l’hétaïre c’est que non seulement son
indépendance est l’envers mensonger de mille dépendances, mais
que cette liberté même est négative. Une actrice comme Rachel, une
danseuse comme Isadora Duncan, même si elles sont aidées par des
hommes, ont un métier qui les exige et les justifie ; elles atteignent
dans un travail voulu, aimé, une liberté concrète. Mais pour
l’immense majorité des femmes l’art, le métier ne sont qu’un moyen ;
elles n’en engagent pas de vrais projets. Le cinéma en particulier qui
soumet la vedette au metteur en scène ne lui permet pas l’invention,
les progrès d’une activité créatrice. On exploite ce qu’elle est ; elle ne
crée pas d’objet neuf. Encore est-il bien rare de devenir une vedette.
Dans la « galanterie » proprement dite, aucun chemin ne s’ouvre à la
transcendance. Ici encore l’ennui accompagne le confinement de la
femme dans l’immanence. Zola a indiqué ce trait chez Nana.

Cependant dans son luxe, au milieu de cette cour, Nana s’ennuyait à crever. Elle avait
des hommes pour toutes les minutes de la nuit et de l’argent jusque dans les tiroirs de sa
toilette, mais ça ne la contentait plus, elle sentait comme un vide quelque part, un trou
qui la faisait bâiller. Sa vie se traînait inoccupée, ramenant les mêmes heures
monotones… Cette certitude qu’on la nourrirait la laissait allongée la journée entière,
sans un effort, endormie au fond de cette crainte et de cette soumission de couvent,
comme enfermée dans son métier de fille. Elle tuait le temps à des plaisirs bêtes dans
son unique attente de l’homme.

La littérature américaine a cent fois décrit cet ennui opaque qui


écrase Hollywood et qui prend le voyageur à la gorge dès son
arrivée : les acteurs et les figurants s’y ennuient d’ailleurs autant que
les femmes dont ils partagent la condition. En France même, les
sorties officielles ont souvent le caractère de corvées. Le protecteur
qui règne sur la vie de la starlette est un homme âgé, qui a pour amis
des hommes d’âge : leurs préoccupations sont étrangères à la jeune
femme, leurs conversations l’assomment ; il y a un fossé bien plus
profond encore que dans le mariage bourgeois entre la débutante de
vingt ans et le banquier de quarante-cinq ans qui passent leurs jours
et leurs nuits côte à côte.
Le moloch à qui l’hétaïre sacrifie plaisir, amour, liberté, c’est sa
carrière. L’idéal de la matrone, c’est un bonheur statique qui
enveloppe ses relations avec son mari et ses enfants. La « carrière »
s’étale à travers le temps, mais elle n’en est pas moins un objet
immanent qui se résume dans un nom. Le nom s’enfle sur les
affiches et dans les bouches au fur et à mesure que, dans l’échelle
sociale, des degrés de plus en plus élevés sont gravis. Selon son
tempérament, la femme administre son entreprise avec prudence ou
avec audace. L’une y goûte les satisfactions d’une ménagère pliant du
beau linge dans son armoire, l’autre, l’ivresse de l’aventure. Tantôt, la
femme se borne à maintenir sans cesse en équilibre une situation
sans cesse menacée, et qui parfois s’écroule ; tantôt, elle édifie sans
fin, comme une tour de Babel visant en vain le ciel, sa renommée.
Certaines mêlant la galanterie à d’autres activités apparaissent
comme de vraies aventurières : elles sont espionnes, comme Mata
Hari, ou agents secrets ; elles n’ont généralement pas l’initiative de
leurs projets, elles sont plutôt des instruments entre des mains
masculines. Mais, dans l’ensemble, l’attitude de l’hétaïre a des
analogies avec celle de l’aventurier ; comme celui-ci, elle est souvent
à mi-chemin entre le sérieux et l’aventure proprement dite ; elle vise
des valeurs toutes faites : argent et gloire ; mais elle attache au fait de
les conquérir autant de prix qu’à leur possession ; et, finalement, la
valeur suprême à ses yeux, c’est sa réussite subjective. Elle justifie,
elle aussi, cet individualisme par un nihilisme plus ou moins
systématique, mais vécu avec d’autant plus de conviction qu’elle est
hostile aux hommes et voit dans les autres femmes des ennemies. Si
elle est assez intelligente pour sentir le besoin d’une justification
morale, elle invoquera un nietzschéisme plus ou moins bien
assimilé ; elle affirmera le droit de l’être d’élite sur le vulgaire. Sa
personne lui apparaît comme un trésor dont la simple existence est
don : si bien qu’en se consacrant à soi-même elle prétendra servir la
collectivité. La destinée de la femme dévouée à l’homme est hantée
par l’amour : celle qui exploite le mâle se repose dans le culte qu’elle
se rend. Si elle attache tant de prix à sa gloire, ce n’est pas seulement
par intérêt économique : elle y cherche l’apothéose de son
narcissisme.
CHAPITRE IX

DE LA MATURITÉ À LA VIEILLESSE

L’histoire de la femme – du fait que celle-ci est encore enfermée


dans ses fonctions de femelle – dépend beaucoup plus que celle de
l’homme de son destin physiologique ; et la courbe de ce destin est
plus heurtée, plus discontinue que la courbe masculine. Chaque
période de la vie féminine est étale et monotone : mais les passages
d’un stade à un autre sont d’une dangereuse brutalité ; ils se
trahissent par des crises beaucoup plus décisives que chez le mâle :
puberté, initiation sexuelle, ménopause. Tandis que celui-ci vieillit
continûment, la femme est brusquement dépouillée de sa féminité ;
c’est encore jeune qu’elle perd l’attrait érotique et la fécondité d’où
elle tirait, aux yeux de la société et à ses propres yeux, la justification
de son existence et ses chances de bonheur : il lui reste à vivre, privée
de tout avenir, environ la moitié de sa vie d’adulte.
« L’âge dangereux » est caractérisé par certains troubles
organiques(193), mais ce qui leur donne leur importance, c’est la
valeur symbolique qu’ils revêtent. La crise est ressentie de manière
beaucoup moins aiguë par les femmes qui n’ont pas essentiellement
misé sur leur féminité ; celles qui travaillent durement – dans leur
foyer ou au-dehors – accueillent avec soulagement la disparition de
la servitude menstruelle ; la paysanne, la femme d’ouvrier, que
menacent sans cesse de nouvelles grossesses, sont heureuses quand,
enfin, ce risque est éludé. En cette conjoncture, comme en quantité
d’autres, c’est moins du corps lui-même que proviennent les malaises
de la femme que de la conscience angoissée qu’elle en prend. Le
drame moral s’ouvre d’ordinaire avant que les phénomènes
physiologiques ne se soient déclarés et il ne s’achève que lorsqu’ils
sont depuis longtemps liquidés.
Bien avant la définitive mutilation, la femme est hantée par
l’horreur du vieillissement. L’homme mûr est engagé dans des
entreprises plus importantes que celles de l’amour ; ses ardeurs
érotiques sont moins vives que dans sa jeunesse ; et puisqu’on ne lui
demande pas les qualités passives d’un objet, l’altération de son
visage et de son corps ne ruine pas ses possibilités de séduction. Au
contraire, c’est généralement vers trente-cinq ans que la femme,
ayant enfin surmonté toutes ses inhibitions, atteint son plein
épanouissement érotique : c’est alors que ses désirs sont les plus
violents et qu’elle veut le plus âprement les assouvir ; elle a misé bien
plus que l’homme sur les valeurs sexuelles qu’elle détient ; pour
retenir son mari, s’assurer des protections, dans la plupart des
métiers qu’elle exerce, il est nécessaire qu’elle plaise ; on ne lui a
permis d’avoir de prise sur le monde que par la médiation de
l’homme : que deviendra-t-elle quand elle n’aura plus de prise sur
lui ? C’est ce qu’elle se demande anxieusement tandis qu’elle assiste
impuissante à la dégradation de cet objet de chair avec lequel elle se
confond ; elle lutte ; mais teinture, peeling, opérations esthétiques ne
feront jamais que prolonger sa jeunesse agonisante. Du moins peut-
elle ruser avec le miroir. Mais quand s’ébauche le processus fatal,
irréversible, qui va détruire en elle tout l’édifice bâti pendant la
puberté, elle se sent touchée par la fatalité même de la mort.
On pourrait croire que c’est la femme qui s’est le plus ardemment
enivrée de sa beauté, de sa jeunesse, qui connaît les pires désarrois ;
mais non ; la narcissiste est trop soucieuse de sa personne pour
n’avoir pas prévu l’inéluctable échéance et ne s’être pas aménagé des
positions de repli ; elle souffrira, certes, de sa mutilation : mais, du
moins, ne sera-t-elle pas prise de court et s’adaptera-t-elle assez vite.
La femme qui s’est oubliée, dévouée, sacrifiée, sera beaucoup plus
bouleversée par la révélation soudaine : « Je n’avais qu’une vie à
vivre ; voilà quel a été mon lot, me voilà ! » À l’étonnement de son
entourage, il se produit alors en elle un radical changement : c’est
que, délogée de ses retraites, arrachée à ses projets, elle se trouve
mise brusquement, sans secours, en face de soi-même. Passé cette
borne contre laquelle elle a buté à l’improviste, il lui semble qu’elle
ne fera plus que se survivre ; son corps sera sans promesse ; les
rêves, les désirs qu’elle n’a pas réalisés demeureront à jamais
inaccomplis ; c’est dans cette perspective nouvelle qu’elle se retourne
vers le passé ; le moment est venu de tirer un trait, de faire des
comptes ; elle dresse son bilan. Et elle s’épouvante des étroites
limitations que lui a infligées la vie. En face de cette histoire brève et
décevante qui a été la sienne, elle retrouve les conduites de
l’adolescente au seuil d’un avenir encore inaccessible : elle refuse sa
finitude ; elle oppose à la pauvreté de son existence la richesse
nébuleuse de sa personnalité. Du fait qu’étant femme elle a subi plus
ou moins passivement son destin, il lui semble qu’on lui a volé ses
chances, qu’on l’a dupée, qu’elle a glissé de la jeunesse à la maturité
sans en prendre conscience. Elle découvre que son mari, son milieu,
ses occupations n’étaient pas dignes d’elle ; elle se sent incomprise.
Elle s’isole de l’entourage auquel elle s’estime supérieure ; elle
s’enferme avec le secret qu’elle porte dans son cœur et qui est la
mystérieuse clef de son malheureux sort ; elle cherche à faire le tour
de ces possibilités qu’elle n’a pas épuisées. Elle se met à tenir un
journal intime ; si elle trouve des confidents compréhensifs, elle
s’épanche dans des conversations indéfinies ; et elle rumine à
longueur de journée, à longueur de nuit ses regrets, ses griefs.
Comme la jeune fille rêve à ce que sera son avenir, elle évoque ce qui
aurait pu être son passé ; elle se représente les occasions qu’elle a
laissés échapper et se forge de beaux romans rétrospectifs.
H. Deutsch cite le cas d’une femme qui avait rompu très jeune un
mariage malheureux et qui avait ensuite passé de longues années
sereines auprès d’un second époux : à quarante-cinq ans, elle se mit à
regretter douloureusement son premier mari et à sombrer dans la
mélancolie. Les préoccupations de l’enfance et de la puberté se
ravivent, la femme rabâche indéfiniment l’histoire de ses jeunes
années et des sentiments endormis pour ses parents, des frères et
sœurs, des amis d’enfance, s’exaltent à nouveau. Parfois, elle
s’abandonne à une morosité rêveuse et passive. Mais, le plus
souvent, elle essaie dans un sursaut de sauver son existence
manquée. Cette personnalité qu’elle vient de se découvrir par
contraste avec la mesquinerie de son destin, elle l’affiche, l’exhibe,
elle en vante les mérites, elle réclame impérieusement qu’on lui fasse
justice. Mûrie par l’expérience, elle pense qu’elle est capable enfin de
se mettre en valeur ; elle voudrait reprendre son coup. Et d’abord,
dans un pathétique effort, elle essaie d’arrêter le temps. Une femme
maternelle affirme qu’elle peut encore enfanter : elle cherche avec
passion à créer encore une fois la vie. Une femme sensuelle s’efforce
de conquérir un nouvel amant. La coquette est plus que jamais avide
de plaire. Elles déclarent toutes que jamais elles ne se sont senties si
jeunes. Elles veulent persuader autrui que le passage du temps ne les
a pas vraiment touchées ; elles se mettent à « s’habiller jeune », elles
adoptent des mimiques enfantines. La femme vieillissante sait bien
que si elle cesse d’être un objet érotique, ce n’est pas seulement parce
que sa chair ne livre plus à l’homme de fraîches richesses : c’est aussi
que son passé, son expérience font d’elle bon gré, mal gré, une
personne ; elle a lutté, aimé, voulu, souffert, joui pour son compte :
cette autonomie intimide ; elle essaie de la renier ; elle exagère sa
féminité, elle se pare, se parfume, elle se fait tout charme, toute
grâce, pure immanence ; elle admire avec un œil naïf et des
intonations enfantines l’interlocuteur masculin, elle évoque
volubilement ses souvenirs de petite fille ; au lieu de parler, elle
pépie, elle bat des mains, elle rit aux éclats. C’est avec une sorte de
sincérité qu’elle joue cette comédie. Car l’intérêt nouveau qu’elle se
porte, son désir de s’arracher aux anciennes routines et de repartir à
neuf lui donnent l’impression d’un recommencement.
En vérité, ce n’est pas d’un véritable départ qu’il est question ; elle
ne découvre pas dans le monde des buts vers lesquels elle se
projetterait dans un mouvement libre et efficace. Son agitation prend
une forme excentrique, incohérente et vaine parce qu’elle n’est
destinée qu’à compenser symboliquement les erreurs et les échecs
passés. Entre autres, la femme s’efforcera avant qu’il ne soit trop tard
de réaliser tous ses désirs d’enfant et d’adolescente : celle-ci se remet
au piano, celle-là se met à sculpter, à écrire, à voyager, elle apprend
le ski, les langues étrangères. Tout ce qu’elle avait jusqu’alors refusé
d’elle-même, elle décide – toujours avant qu’il ne soit trop tard – de
l’accueillir. Elle avoue sa répugnance pour un époux que naguère elle
tolérait et elle devient frigide entre ses bras ; ou, au contraire, elle
s’abandonne aux ardeurs qu’elle refrénait ; elle accable l’époux de ses
exigences ; elle revient à la pratique de la masturbation abandonnée
depuis l’enfance. Les tendances homosexuelles – qui existent de
manière larvée chez presque toutes les femmes – se déclarent.
Souvent, le sujet les reporte sur sa fille ; mais, parfois aussi, c’est à
propos d’une amie que naissent des sentiments insolites. Dans son
ouvrage, Sex life and faith, Rom Landau raconte l’histoire suivante
qui lui fut confiée par l’intéressée :

Mme X… approchait de la cinquantaine ; mariée depuis vingt-cinq ans, mère de trois


enfants adultes, occupant une position proéminente dans les organisations sociales et
charitables de sa ville, elle rencontra à Londres une femme plus jeune qu’elle de dix ans
et qui se dévouait comme elle aux œuvres sociales. Elles devinrent amies et Mlle Y… lui
proposa de descendre chez elle à son prochain voyage. Mme X… accepta et, le second soir
de son séjour, elle se trouva soudain en train d’embrasser passionnément son hôtesse :
elle assura à plusieurs reprises n’avoir pas eu la moindre idée de la manière dont la
chose était arrivée ; elle passa la nuit avec son amie et rentra chez elle, terrifiée.
Jusqu’alors elle ignorait tout de l’homosexualité, elle ne savait même pas qu’une
« pareille chose » pouvait exister. Elle pensait à Mlle Y… avec passion et pour la première
fois de sa vie trouva les caresses et le baiser quotidien de son mari peu agréables. Elle
décida de revoir son amie pour « tirer les choses au clair » et sa passion ne fit que
grandir ; ces rapports l’emplissaient de délices qu’elle n’avait jamais connues jusqu’à ce
jour. Mais elle était tourmentée par l’idée d’avoir commis un péché et elle s’adressa à un
médecin pour savoir s’il y avait une « explication scientifique » de son état et s’il pouvait
être justifié par quelque argument moral.

En ce cas, le sujet a cédé à un élan spontané et en a été lui-même


profondément déconcerté. Mais, souvent, c’est délibérément que la
femme cherche à vivre les romans qu’elle n’a pas connus, que bientôt
elle ne pourra plus connaître. Elle s’éloigne de son foyer, à la fois
parce qu’il lui semble indigne d’elle et qu’elle souhaite la solitude, à
la fois pour quêter l’aventure. Si elle la rencontre, elle s’y jette
avidement. Ainsi, dans cette histoire rapportée par Stekel :

Mme B. Z… avait quarante ans, trois enfants et derrière elle vingt ans de vie conjugale
quand elle commença à penser qu’elle était incomprise, qu’elle avait manqué sa vie ; elle
se livra à diverses activités nouvelles et entre autres elle partit en montagne faire du ski ;
là elle rencontra un homme de trente ans dont elle devint la maîtresse ; mais bientôt
après il tomba amoureux de la fille de Mme B. Z… Elle consentit à les marier afin de
garder auprès d’elle son amant ; il y avait entre mère et fille un amour homosexuel,
inavoué, mais très vif, qui explique en partie cette décision. Néanmoins, la situation
devint bientôt intolérable, l’amant quittant parfois le lit de la mère pendant la nuit pour
rejoindre la fille. Mme B. Z… tenta de se suicider. C’est alors – elle avait alors quarante-
six ans – qu’elle fut traitée par Stekel. Elle se décida à une rupture et sa fille renonça de
son côté à son projet de mariage. Mme B. Z… redevint alors une épouse exemplaire et
sombra dans la dévotion.

La femme sur qui pèse une tradition de décence et d’honnêteté ne


va pas toujours jusqu’aux actes. Mais ses rêves se peuplent de
fantômes érotiques qu’elle suscite aussi pendant la veille ; elle
manifeste à ses enfants une tendresse exaltée et sensuelle, elle
nourrit à propos de son fils des obsessions incestueuses ; elle tombe
secrètement amoureuse d’un jeune homme après l’autre ; comme
l’adolescente, elle est hantée par des idées de viol ; elle connaît aussi
le vertige de la prostitution ; chez elle aussi l’ambivalence de ses
désirs et de ses craintes engendre une anxiété qui parfois provoque
des névroses : elle scandalise alors ses proches par des conduites
bizarres qui ne font en vérité que traduire sa vie imaginaire.
La frontière de l’imaginaire et du réel est encore plus indécise
dans cette période troublée que pendant la puberté. Un des traits les
plus accusés chez la femme vieillissante, c’est un sentiment de
dépersonnalisation qui lui fait perdre tous repères objectifs. Les gens
qui en pleine santé ont vu la mort de très près disent aussi avoir
éprouvé une curieuse impression de dédoublement ; quand on se
sent conscience, activité, liberté, l’objet passif dont se joue la fatalité
apparaît nécessairement comme un autre : ce n’est pas moi qu’une
automobile renverse ; ce n’est pas moi cette vieille femme dont le
miroir renvoie le reflet. La femme qui « ne s’est jamais sentie aussi
jeune » et qui jamais ne s’est vue aussi âgée ne parvient pas à
concilier ces deux aspects d’elle-même ; c’est en rêve que le temps
coule, que la durée la ronge. Ainsi, la réalité s’éloigne et s’amenuise :
du même coup, elle ne se distingue plus bien de l’illusion. La femme
se fie à ses évidences intérieures plutôt qu’à cet étrange monde où le
temps avance à reculons, où son double ne lui ressemble plus, où les
événements l’ont trahie. Ainsi est-elle disposée aux extases, aux
illuminations, aux délires. Et puisque l’amour est alors plus que
jamais son essentielle préoccupation, il est normal qu’elle
s’abandonne à l’illusion qu’elle est aimée. Neuf sur dix des
érotomanes sont des femmes ; et celles-ci ont presque toutes de
quarante à cinquante ans.
Cependant, il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir si
hardiment franchir le mur de la réalité. Frustrées, même dans leurs
rêves, de tout amour humain, beaucoup de femmes cherchent du
secours auprès de Dieu ; c’est au moment de la ménopause que la
coquette, l’amoureuse, la dissipée, se fait dévote ; les vagues idées de
destinée, de secret, de personnalité incomprise que caresse la femme
au bord de son automne trouvent dans la religion une unité
rationnelle. La dévote considère sa vie manquée comme une épreuve
envoyée par le Seigneur ; son âme a puisé dans le malheur des
mérites exceptionnels qui lui valent d’être singulièrement visitée par
la grâce de Dieu ; elle croira volontiers que le ciel lui envoie des
illuminations, ou même – comme Mme Krüdener – qu’il la charge
impérieusement d’une mission. Ayant plus ou moins perdu le sens
du réel, la femme est pendant cette crise accessible à toutes les
suggestions : un directeur est bien placé pour prendre sur son âme
un puissant ascendant. Elle accueillera aussi avec enthousiasme des
autorités plus contestées ; elle est une proie toute désignée pour les
sectes religieuses, les spirites, les prophètes, les guérisseurs, pour
tous les charlatans. C’est que non seulement elle a perdu tout sens
critique en perdant contact avec le monde donné, mais qu’aussi elle
est avide d’une définitive vérité : il lui faut le remède, la formule, la
clef qui, brusquement, la sauvera en sauvant l’univers. Elle méprise
plus que jamais une logique qui ne saurait évidemment s’appliquer à
son cas singulier ; seuls lui semblent convaincants les arguments qui
lui sont tout spécialement destinés : les révélations, inspirations,
messages, signes, voire miracles se mettent alors à fleurir autour
d’elle. Ses découvertes l’entraînent parfois dans les chemins de
l’action : elle se jette dans des affaires, des entreprises, des aventures
dont quelque conseiller ou des voix intérieures lui ont soufflé l’idée.
Parfois, elle se borne à se sacrer la détentrice de la vérité et de la
sagesse absolues. Active ou contemplative, son attitude
s’accompagne de fiévreuses exaltations. La crise de la ménopause
coupe en deux avec brutalité la vie féminine ; c’est cette discontinuité
qui donne à la femme l’illusion d’une « nouvelle vie » ; c’est un autre
temps qui s’ouvre devant elle : elle l’aborde avec une ferveur de
convertie ; elle est convertie à l’amour, à la vie à Dieu, à l’art, à
l’humanité : dans ces entités, elle se perd et se magnifie. Elle est
morte et ressuscitée, elle considère la terre d’un regard qui a percé
les secrets de l’au-delà et elle croit s’envoler vers des cimes
intouchées.
La terre cependant ne change pas ; les cimes demeurent hors
d’atteinte ; les messages reçus – fût-ce dans une éblouissante
évidence – se laissent mal déchiffrer ; les lumières intérieures
s’éteignent ; il reste devant la glace une femme qui a encore vieilli
d’un jour depuis la veille. Aux moments de ferveur succèdent de
mornes heures de dépression. L’organisme indique ce rythme
puisque la diminution des sécrétions hormonales est compensée par
une suractivité de l’hypophyse ; mais c’est surtout la situation
psychologique qui commande cette alternance. Car l’agitation, les
illusions, la ferveur ne sont qu’une défense contre la fatalité de ce qui
a été. De nouveau, l’angoisse prend à la gorge celle dont la vie est
déjà consommée sans que cependant la mort l’accueille. Au lieu de
lutter contre le désespoir, elle choisit souvent de s’en intoxiquer. Elle
rabâche des griefs, des regrets, des récriminations ; elle imagine de la
part des voisins, des proches, de noires machinations ; si elle a une
sœur ou une amie de son âge qui soit associée à sa vie, il arrive
qu’elles construisent ensemble des délires de persécution. Mais
surtout elle se met à développer à l’égard de son mari une jalousie
morbide : elle est jalouse de ses amis, de ses sœurs, de son métier ; et
à tort ou à raison elle accuse quelque rivale d’être responsable de
tous ses maux. C’est entre cinquante et cinquante-cinq ans que les
cas pathologiques de jalousie sont les plus nombreux.
Les difficultés de la ménopause se prolongeront – parfois jusqu’à
sa mort – chez la femme qui ne se décide pas à vieillir ; si elle n’a
d’autres ressources que l’exploitation de ses charmes, elle luttera
pied à pied pour les conserver ; elle luttera aussi avec rage si ses
désirs sexuels demeurent vivaces. Le cas n’est pas rare. On
demandait à la princesse Metternich à quel âge une femme cesse
d’être tourmentée par la chair : « Je ne sais pas, dit-elle, je n’ai que
soixante-cinq ans. » Le mariage qui selon Montaigne n’offre jamais à
la femme que « peu de rafraîchissement » devient un remède de plus
en plus insuffisant à mesure qu’elle avance en âge ; souvent, elle paie
dans sa maturité les résistances, la froideur de sa jeunesse ; quand
elle commence enfin à connaître les fièvres du désir, le mari s’est
depuis longtemps résigné à son indifférence : il s’est arrangé.
Dépouillée de ses attraits par l’accoutumance et le temps, l’épouse
n’a guère de chances de réveiller la flamme conjugale. Dépitée,
décidée à « vivre sa vie », elle aura moins de scrupules que naguère –
si jamais elle en a eu – à prendre des amants ; mais encore faudra-t-
il qu’ils se laissent prendre : c’est une chasse à l’homme. Elle déploie
mille ruses : feignant de s’offrir, elle s’impose ; de la politesse, de
l’amitié, de la gratitude, elle fait des pièges. Ce n’est pas seulement
par goût de la chair fraîche qu’elle s’attaque à de jeunes gens : c’est
d’eux seulement qu’elle peut espérer cette tendresse désintéressée
que l’adolescent parfois éprouve pour une maîtresse maternelle ;
elle-même est devenue agressive, dominatrice : c’est la docilité de
Chéri qui comble Léa autant que sa beauté ; Mme de Staël passé la
quarantaine se choisissait des pages qu’elle écrasait de son prestige ;
et puis un homme timide, novice, est plus facile à capturer. Quand
séduction et manèges s’avèrent vraiment inefficaces, il reste à
l’entêtée une ressource : c’est de payer. Le conte des « cannivets »
populaire au Moyen Âge illustre le destin de ces insatiables ogresses :
une jeune femme, en remerciement de ses faveurs, demandait à
chacun de ses amants un petit « cannivet » qu’elle rangeait dans une
armoire ; un jour vint où l’armoire fut pleine : mais à ce moment-là
ce furent ses amants qui se mirent à lui réclamer après chaque nuit
d’amour un cannivet ; l’armoire en peu de temps fut vidée ; tous les
cannivets avaient été rendus : il fallut en racheter d’autres. Certaines
femmes envisagent la situation avec cynisme : elles ont fait leur
temps, c’est leur tour de « rendre les cannivets ». L’argent peut
même jouer à leurs yeux un rôle inverse de celui qu’il joue pour la
courtisane, mais également purificateur : il change le mâle en un
instrument et permet à la femme cette liberté érotique que refusait
jadis son jeune orgueil. Mais plus romanesque que lucide, la
maîtresse-bienfaitrice tente souvent d’acheter un mirage de
tendresse, d’admiration, de respect ; elle se persuade même qu’elle
donne pour le plaisir de donner, sans que rien lui soit demandé : ici
encore un jeune homme est un amant de choix car on peut se targuer
envers lui d’une générosité maternelle ; et puis il a un peu de ce
« mystère » que l’homme demande aussi à la femme qu’il « aide »
parce que ainsi la crudité du marché se camoufle en énigme. Mais il
est rare que la mauvaise foi soit longtemps clémente ; la lutte des
sexes se change en un duel entre exploitant et exploité où la femme
risque, déçue, bafouée, d’essuyer de cruelles défaites. Prudente, elle
se résignera à « désarmer », sans trop attendre, même si toutes ses
ardeurs ne sont pas encore éteintes.
Du jour où la femme consent à vieillir, sa situation change.
Jusqu’alors, elle était une femme encore jeune, acharnée à lutter
contre un mal qui mystérieusement l’enlaidissait et la déformait ; elle
devient un être différent, asexué mais achevé : une femme âgée. On
peut considérer qu’alors la crise de son retour d’âge est liquidée.
Mais il n’en faudrait pas conclure qu’il lui sera dorénavant facile de
vivre. Quand elle a renoncé à lutter contre la fatalité du temps, un
autre combat s’ouvre : il faut qu’elle conserve une place sur terre.
C’est dans son automne, dans son hiver que la femme s’affranchit
de ses chaînes ; elle prend prétexte de son âge pour éluder les corvées
qui lui pèsent ; elle connaît trop son mari pour se laisser encore
intimider par lui, elle élude ses étreintes, elle s’arrange à ses côtés –
dans l’amitié, l’indifférence ou l’hostilité – une vie à elle ; s’il décline
plus vite qu’elle, elle prend en main la direction du couple. Elle peut
aussi se permettre de braver la mode, l’opinion ; elle se soustrait aux
obligations mondaines, aux régimes et aux soins de beauté : telle Léa
que Chéri retrouve affranchie des couturières, des corsetières, des
coiffeurs et béatement installée dans la gourmandise. Quant à ses
enfants, ils sont assez grands pour se passer d’elle, ils se marient, ils
quittent la maison. Déchargée de ses devoirs, elle découvre enfin sa
liberté. Malheureusement dans l’histoire de chaque femme se répète
le fait que nous avons constaté au cours de l’histoire de la femme :
elle découvre cette liberté au moment où elle ne trouve plus rien à en
faire. Cette répétition n’a rien d’un hasard : la société patriarcale a
donné à toutes les fonctions féminines la figure d’une servitude ; la
femme n’échappe à l’esclavage que dans les moments où elle perd
toute efficacité. Vers cinquante ans, elle est en pleine possession de
ses forces, elle se sent riche d’expériences ; c’est vers cet âge que
l’homme accède aux plus hautes situations, aux postes le plus
importants : quant à elle, la voilà mise à la retraite. On ne lui a appris
qu’à se dévouer et personne ne réclame plus son dévouement.
Inutile, injustifiée, elle contemple ces longues années sans promesses
qui lui restent à vivre et elle murmure : « Personne n’a besoin de
moi ! »
Elle ne se résigne pas tout de suite. Parfois elle s’accroche avec
détresse à son époux ; elle l’accable de ses soins plus impérieusement
que jamais ; mais la routine de la vie conjugale est trop bien établie ;
ou elle sait depuis longtemps qu’elle n’est pas nécessaire à son mari,
ou il ne lui semble plus assez précieux pour la justifier. Assurer
l’entretien de leur vie commune, c’est une tâche aussi contingente
que de veiller solitairement sur soi-même. C’est vers ses enfants
qu’elle se tournera avec espoir : pour eux les jeux ne sont pas encore
faits ; le monde, l’avenir leur est ouvert ; elle voudrait s’y précipiter
après eux. La femme qui a eu la chance d’engendrer dans un âge
avancé se trouve privilégiée : elle est encore une jeune mère au
moment où les autres deviennent des aïeules. Mais en général, entre
quarante et cinquante ans, la mère voit ses petits se changer en
adultes. C’est dans l’instant où ils lui échappent qu’elle s’efforce avec
passion de se survivre à travers eux.
Son attitude est différente selon qu’elle escompte son salut d’un
fils ou d’une fille ; c’est dans celui-là qu’elle met ordinairement son
plus avide espoir. Le voilà qui vient à elle enfin du fond du passé,
l’homme dont autrefois elle guettait à l’horizon l’apparition
merveilleuse ; depuis les premiers vagissements du nouveau-né, elle
a attendu ce jour où il lui dispenserait tous les trésors dont le père
n’a pas su la combler. Entre-temps, elle lui a administré des gifles et
des purges mais elle les a oubliées ; celui qu’elle a porté dans son
ventre, c’était déjà un de ces demi-dieux qui gouvernent le monde et
le destin des femmes : maintenant, il va la reconnaître dans la gloire
de sa maternité. Il va la défendre contre la suprématie de l’époux, la
venger des amants qu’elle a eus et de ceux qu’elle n’a pas eus, il sera
son libérateur, son sauveur. Elle retrouve devant lui les conduites de
séduction et de parade de la jeune fille guettant le prince charmant ;
elle pense, quand elle se promène à ses côtés, élégante, charmante
encore, qu’elle semble sa « sœur aînée » ; elle s’enchante si – prenant
modèle sur les héros des films américains – il la taquine et la
bouscule, rieur et respectueux : c’est avec une orgueilleuse humilité
qu’elle reconnaît la supériorité virile de celui qu’elle a porté dans ses
flancs. Dans quelle mesure peut-on qualifier ces sentiments
d’incestueux ? Il est certain que quand elle se représente avec
complaisance appuyée au bras de son fils, le mot de « sœur aînée »
traduit pudiquement des fantasmes équivoques ; quand elle dort,
quand elle ne se surveille pas, ses rêveries l’emportent parfois très
loin ; mais j’ai dit déjà que rêves et fantasmes sont bien loin de
toujours exprimer le désir caché d’un acte réel : souvent ils se
suffisent, ils sont l’accomplissement achevé d’un désir qui ne réclame
qu’un assouvissement imaginaire. Quand la mère joue d’une manière
plus ou moins voilée à voir en son fils un amant, il ne s’agit que d’un
jeu. L’érotisme proprement dit a d’ordinaire peu de place dans ce
couple. Mais c’est un couple ; c’est du fond de sa féminité que la mère
salue en son fils l’homme souverain ; elle se remet entre ses mains
avec autant de ferveur que l’amoureuse et, en échange de ce don, elle
escompte être élevée à la droite du dieu. Pour obtenir cette
assomption, l’amoureuse en appelle à la liberté de l’amant : elle
assume généralement un risque ; la rançon, ce sont ses exigences
anxieuses. La mère estime qu’elle s’est acquis des droits sacrés par le
seul fait d’enfanter ; elle n’attend pas que son fils se reconnaisse en
elle pour le regarder comme sa créature, son bien ; elle est moins
exigeante que l’amante parce qu’elle est d’une mauvaise foi plus
tranquille ; ayant façonné une chair, elle fait sienne une existence :
elle s’en approprie les actes, les œuvres, les mérites. En exaltant son
fruit, c’est sa propre personne qu’elle porte aux nues.
Vivre par procuration, c’est toujours un expédient précaire. Les
choses peuvent ne pas tourner comme on avait souhaité. Il arrive
souvent que le fils ne soit qu’un propre à rien, un voyou, un raté, un
fruit sec, un ingrat. Sur le héros qu’il doit incarner, la mère a ses
idées à elle. Rien de plus rare que celle qui respecte authentiquement
en son enfant la personne humaine, qui reconnaît sa liberté jusque
dans ses échecs, qui assume avec lui les risques impliqués par tout
engagement. On rencontre bien plus couramment des émules de
cette Spartiate trop vantée qui condamnait allégrement son rejeton à
la gloire ou à la mort ; ce que le fils a à faire sur terre, c’est de justifier
l’existence de sa mère en s’emparant à leur profit commun des
valeurs qu’elle-même respecte. La mère exige que les projets de
l’enfant-dieu soient conformes à son propre idéal et que la réussite
en soit assurée. Toute femme veut engendrer un héros, un génie ;
mais toutes les mères des héros, des génies ont commencé par
clamer qu’ils leur brisaient le cœur. C’est contre sa mère que
l’homme le plus souvent conquiert les trophées dont elle rêvait de se
parer et qu’elle ne reconnaît même pas quand il les jette à ses pieds.
Même si elle approuve en principe les entreprises de son fils, elle est
déchirée par une contradiction analogue à celle qui torture
l’amoureuse. Pour justifier sa vie – et celle de sa mère – il faut qu’il la
dépasse vers des fins ; et il est amené pour les atteindre à
compromettre sa santé, à courir des dangers : mais il conteste la
valeur du don que sa mère lui a fait quand il place certains buts au-
dessus du pur fait de vivre. Elle s’en scandalise ; elle ne règne sur
l’homme en souveraine que si cette chair qu’elle a engendrée est pour
lui le bien suprême : il n’a pas le droit de détruire cette œuvre qu’elle
a accomplie dans la souffrance. « Tu vas te fatiguer, tu te rendras
malade, il va t’arriver malheur », lui corne-t-elle aux oreilles.
Cependant, elle sait bien que vivre ne suffit pas, sinon procréer
même serait superflu ; elle est la première à s’irriter si son rejeton est
un paresseux, un lâche. Elle n’est jamais en repos. Quand il part pour
la guerre, elle veut qu’il en revienne vivant mais décoré. Dans sa
carrière, elle souhaite qu’il « arrive » mais elle tremble qu’il ne se
surmène. Quoi qu’il fasse, c’est toujours dans le souci qu’elle
assistera impuissante au déroulement d’une histoire qui est la sienne
et qu’elle ne commande pas : elle a peur qu’il ne fasse fausse route,
peur qu’il ne réussisse pas, peur qu’en réussissant il ne tombe
malade. Même si elle lui fait confiance, la différence d’âge et de sexe
ne permet pas que s’établisse entre son fils et elle une vraie
complicité ; elle n’est pas au courant de ses travaux ; aucune
collaboration ne lui est demandée.
C’est pourquoi, même si elle admire son fils avec l’orgueil le plus
démesuré, la mère demeure insatisfaite. Croyant avoir engendré non
seulement une chair mais fondé une existence absolument
nécessaire, elle se sent rétrospectivement justifiée ; mais des droits
ne sont pas une occupation : elle a besoin pour remplir ses journées
de perpétuer son action bénéfique ; elle veut se sentir indispensable à
son dieu ; la mystification du dévouement se trouve en ce cas
dénoncée de la manière la plus brutale : l’épouse va la dépouiller de
ses fonctions. On a souvent décrit l’hostilité qu’elle éprouve à l’égard
de cette étrangère qui lui « prend » son enfant. La mère a élevé la
facticité contingente de la parturition à la hauteur d’un mystère
divin : elle se refuse à admettre qu’une décision humaine puisse avoir
plus de poids. À ses yeux les valeurs sont toutes faites, elles
procèdent de la nature, du passé : elle méconnaît le prix d’un libre
engagement. Son fils lui doit la vie ; que doit-il à cette femme qu’hier
encore il ignorait ? C’est par quelque maléfice qu’elle l’a persuadé de
l’existence d’un lien qui jusqu’ici n’existait pas ; elle est intrigante,
intéressée, dangereuse. La mère attend avec impatience que
l’imposture se découvre ; encouragée par le vieux mythe de la bonne
mère aux mains consolantes qui panse les blessures infligées par la
mauvaise femme, elle guette sur le visage de son fils les signes du
malheur : elle les découvre même s’il les nie ; elle le plaint alors qu’il
ne se plaint de rien ; elle épie sa bru, elle la critique, elle oppose à
toutes ses innovations le passé, la coutume qui condamnent la
présence même de l’intruse. Chacune entend à sa manière le bonheur
du bien-aimé ; la femme veut voir en lui un homme à travers qui elle
maîtrisera le monde ; la mère essaie pour le garder de le ramener à
son enfance ; aux projets de la jeune femme qui attend que son mari
devienne riche ou important, elle oppose les lois de son immuable
essence : il est fragile, il ne faut pas qu’il se surmène. Le conflit entre
le passé et l’avenir s’exaspère lorsque la nouvelle venue se trouve
enceinte à son tour. « La naissance des enfants est la mort des
parents » ; c’est alors que cette vérité prend toute sa force cruelle : la
mère qui espérait se survivre dans son fils comprend qu’il la
condamne à mort. Elle a donné la vie : la vie va se poursuivre sans
elle ; elle n’est plus la Mère : seulement un chaînon ; elle tombe du
ciel des idoles intemporelles ; elle n’est plus qu’un individu fini,
périmé. C’est alors que dans les cas pathologiques sa haine
s’exaspère jusqu’à entraîner une névrose ou la pousse au crime ; c’est
quand la grossesse de sa bru fut déclarée que Mme Lefevbre après
l’avoir longtemps détestée se décida à l’assassiner(194).
Normalement, la grand-mère surmonte son hostilité ; parfois elle
s’entête à voir dans le nouveau-né l’enfant de son seul fils, et elle
l’aime avec tyrannie ; mais généralement la jeune mère, la mère de
celle-ci, le revendiquent ; jalouse, la grand-mère nourrit pour le bébé
une de ces affections ambiguës où l’inimitié se dissimule sous la
figure de l’anxiété.
L’attitude de la mère à l’égard de sa grande fille est très
ambivalente : en son fils, elle cherche un dieu ; dans sa fille, elle
trouve un double. Le « double » est un personnage ambigu ; il
assassine celui dont il émane, comme on voit dans les contes de Poe,
dans le Portrait de Dorian Gray, dans l’histoire que conte Marcel
Schwob. Ainsi la fille en devenant femme condamne sa mère à mort ;
et cependant, elle lui permet de se survivre. Les conduites de la mère
sont fort différentes selon qu’elle saisit dans l’épanouissement de son
enfant une promesse de ruine ou de résurrection.
Beaucoup de mères se raidissent dans l’hostilité ; elles n’acceptent
pas d’être supplantées par l’ingrate qui leur doit la vie ; on a souligné
souvent la jalousie de la coquette à l’égard de la fraîche adolescente
qui dénonce ses artifices : celle qui a détesté en toute femme une
rivale haïra la rivale jusque dans son enfant ; elle l’éloigne ou la
séquestre, ou s’ingénie à lui refuser ses chances. Celle qui mettait sa
gloire à être, de manière exemplaire et unique, l’Épouse, la-Mère, ne
refuse pas moins farouchement de se laisser détrôner ; elle continue
à affirmer que sa fille n’est qu’une enfant, elle considère ses
entreprises comme un jeu puéril ; elle est trop jeune pour se marier,
trop fragile pour procréer ; si elle s’entête à vouloir un époux, un
foyer, des enfants, ce ne seront jamais que de faux-semblants ;
inlassablement la mère critique, raille, ou prophétise des malheurs.
Si on le lui permet, elle condamne sa fille à une éternelle enfance ;
sinon, elle essaie de ruiner cette vie d’adulte que l’autre prétend
s’arroger. On a vu qu’elle réussit souvent : quantité de jeunes femmes
demeurent stériles, font des fausses couches, se montrent incapables
d’allaiter et d’élever leur enfant, de diriger leur maison à cause de
cette influence maléfique. Leur vie conjugale s’avère impossible.
Malheureuses, isolées, elles trouveront un refuge dans les bras
souverains de leur mère. Si elles lui résistent, un conflit perpétuel les
opposera l’une à l’autre ; la mère frustrée reporte en grande partie
sur son gendre l’irritation que provoque en elle l’insolente
indépendance de sa fille.
La mère qui s’identifie passionnément à sa fille n’est pas moins
tyrannique ; ce qu’elle veut c’est, munie de sa mûre expérience,
recommencer sa jeunesse : ainsi sauvera-t-elle son passé tout en se
sauvant de lui ; elle se choisira elle-même un gendre conforme à ce
mari rêvé qu’elle n’a pas eu ; coquette, tendre, elle s’imaginera
volontiers que c’est elle qu’en quelque région secrète de son cœur il
épouse ; à travers sa fille, elle assouvira ses vieux désirs de richesse,
de succès, de gloire ; on a décrit souvent ces femmes qui « poussent »
fougueusement leur enfant dans les chemins de la galanterie, du
cinéma ou du théâtre ; sous prétexte de les surveiller, elles
s’approprient leur vie : on m’en a cité qui vont jusqu’à mettre dans
leur lit les soupirants de la jeune fille. Mais il est rare que celle-ci
supporte indéfiniment cette tutelle ; du jour où elle aura trouvé un
mari ou un protecteur sérieux, elle se rebellera. La belle-mère qui
avait commencé par chérir son gendre lui devient alors hostile ; elle
gémit sur l’ingratitude humaine, se pose en victime ; elle devient à
son tour une mère ennemie. Pressentant ces déceptions, beaucoup
de femmes se guindent dans l’indifférence quand elles voient leurs
enfants grandir : mais elles en tirent alors peu de joie. Il faut à une
mère un rare mélange de générosité et de détachement pour trouver
dans la vie de ses enfants un enrichissement sans se faire leur tyran
ni les changer en bourreaux.
Les sentiments de la grand-mère à l’égard de ses petits-enfants
prolongent ceux qu’elle éprouve envers sa fille : souvent, elle reporte
sur eux son hostilité. Ce n’est pas seulement par souci de l’opinion
que tant de femmes obligent leur fille séduite à se faire avorter, à
abandonner l’enfant, à le supprimer : elles sont trop heureuses de lui
interdire la maternité ; elles s’entêtent à vouloir en détenir seules le
privilège. Même à la mère légitime, elles conseilleront volontiers de
faire passer l’enfant, de ne pas l’allaiter, de l’éloigner. Elles-mêmes
nieront par leur indifférence cette petite existence impudente ; ou
bien elles seront sans cesse occupées à gronder l’enfant, à le punir,
voire à le maltraiter. Au contraire, la mère qui s’identifie à sa fille en
accueille souvent les enfants avec plus d’avidité que la jeune femme :
celle-ci est déconcertée par l’arrivée du petit inconnu ; la grand-mère
le reconnaît : elle recule de vingt ans à travers le temps, elle redevient
une jeune accouchée ; toutes les joies de la possession et de la
domination que depuis bien longtemps ses enfants ne lui donnaient
plus lui sont rendues, tous les désirs de maternité auxquels elle avait
renoncés au moment de la ménopause sont miraculeusement
comblés ; c’est elle la véritable mère, elle prend le bébé en charge
avec autorité et si on le lui abandonne elle se dévouera à lui avec
passion. Malheureusement pour elle, la jeune femme tient à affirmer
ses droits : la grand-mère n’est autorisée qu’à jouer le rôle
d’assistante que naguère ses aînées ont joué auprès d’elle ; elle se
sent détrônée ; et puis il faut compter avec la mère de son gendre
dont elle est naturellement jalouse. Le dépit pervertit souvent
l’amour spontané qu’elle portait d’abord à l’enfant. L’anxiété qu’on
remarque souvent chez les grand-mères traduit l’ambivalence de
leurs sentiments : elles chérissent le bébé dans la mesure où il leur
appartient, elles sont hostiles au petit étranger qu’il est aussi pour
elles, elles ont honte de cette inimitié. Cependant si, en renonçant à
les posséder tout entiers, la grand-mère garde pour ses petits-enfants
une chaude affection, elle peut jouer dans leur vie un rôle privilégié
de divinité tutélaire : ne se reconnaissant ni droits ni responsabilités,
elle les aime en pure générosité ; elle ne caresse pas à travers eux des
rêves narcissistes, elle ne leur demande rien, elle ne les sacrifie pas à
un avenir auquel elle ne sera pas présente : ce qu’elle chérit ce sont
les petits êtres de chair et d’os qui sont là aujourd’hui dans leur
contingence et leur gratuité ; elle n’est pas une éducatrice ; elle
n’incarne pas la justice abstraite, la loi. C’est de là que viendront les
conflits qui parfois l’opposent aux parents.
Il arrive que la femme n’ait pas de descendance ou ne s’intéresse
pas à sa postérité ; à défaut de liens naturels avec des enfants ou des
petits-enfants, elle essaie parfois d’en créer artificiellement des
homologues. Elle propose à de jeunes gens une tendresse
maternelle ; que son affection demeure ou non platonique, ce n’est
pas seulement par hypocrisie qu’elle déclare aimer son jeune protégé
« comme un fils » : les sentiments d’une mère, inversement, sont
amoureux. Il est vrai que les émules de Mme de Warens se plaisent à
combler, à aider, à former un homme avec générosité : elles se
veulent source, condition nécessaire, fondement d’une existence qui
les dépasse ; elles se font mères et se recherchent en leur amant bien
plus sous cette figure que sous celle d’une maîtresse. Très souvent
aussi ce sont des filles que la femme maternelle adopte : là encore
leurs rapports revêtent des formes plus ou moins sexuelles ; mais
que ce soit platoniquement ou charnellement, ce qu’elle cherche en
ses protégées, c’est son double miraculeusement rajeuni. L’actrice, la
danseuse, la cantatrice deviennent des pédagogues : elles forment
des élèves ; l’intellectuelle – telle Mme de Charrière dans la solitude
de Colombier – endoctrine des disciples ; la dévote réunit autour
d’elle des filles spirituelles ; la femme galante devient maquerelle. Si
elles apportent à leur prosélytisme un zèle si ardent, ce n’est jamais
par pur intérêt : elles cherchent passionnément à se réincarner. Leur
tyrannique générosité engendre à peu près les mêmes conflits
qu’entre les mères et les filles unies par les liens du sang. Il est
possible aussi d’adopter des petits-enfants : les grands-tantes, les
marraines jouent volontiers un rôle analogue à celui des grand-
mères. Mais il est en tout cas bien rare que la femme trouve dans sa
postérité – naturelle ou élue – une justification de sa vie déclinante :
elle échoue à faire sienne l’entreprise d’une de ces jeunes existences.
Ou elle s’entête dans son effort pour l’annexer, elle se consume dans
des luttes et des drames qui la laissent déçue, brisée ; ou elle se
résigne à une participation modeste. C’est le cas le plus ordinaire. La
mère vieillie, la grand-mère répriment leurs désirs dominateurs, elles
dissimulent leurs rancunes ; elles se contentent de ce que leurs
enfants veulent bien leur donner. Mais alors elles ne trouvent pas en
eux beaucoup de secours. Elles demeurent disponibles devant le
désert de l’avenir, en proie à la solitude, au regret, à l’ennui.
On touche là à la lamentable tragédie de la femme âgée : elle se
sait inutile ; tout au long de sa vie la femme bourgeoise a souvent à
résoudre le dérisoire problème : comment tuer le temps ? Mais une
fois les enfants élevés, le mari arrivé, ou du moins installé, les
journées n’en finissent pas de mourir. Les « ouvrages de dames » ont
été inventés afin de dissimuler cette horrible oisiveté ; les mains
brodent, tricotent, elles bougent ; il ne s’agit pas là d’un vrai travail
car l’objet produit n’est pas le but visé ; il n’a guère d’importance et
souvent c’est un problème que de savoir à quoi le destiner : on s’en
débarrasse en le donnant à une amie, à une organisation charitable,
en encombrant les cheminées et les guéridons ; ce n’est pas non plus
un jeu découvrant dans sa gratuité la pure joie d’exister ; et c’est à
peine un alibi puisque l’esprit demeure vacant : c’est le
divertissement absurde, tel que le décrit Pascal ; avec l’aiguille ou le
crochet, la femme tisse tristement le néant même de ses jours.
L’aquarelle, la musique, la lecture ont tout juste le même rôle ; la
femme désœuvrée n’essaie pas en s’y adonnant d’élargir sa prise sur
le monde, mais seulement de se désennuyer ; une activité qui n’ouvre
pas l’avenir retombe dans la vanité de l’immanence ; l’oisive
commence un livre, le rejette, ouvre le piano, le referme, revient à sa
broderie, bâille et finit par décrocher le téléphone. C’est dans la vie
mondaine, en effet, qu’elle cherche le plus volontiers du secours ; elle
sort, fait des visites, elle attache – telle Mrs. Dalloway – une énorme
importance à ses réceptions ; elle assiste à tous les mariages, à tous
les enterrements ; n’ayant plus d’existence à soi, elle se nourrit des
présences d’autrui ; de coquette, elle devient commère : elle observe,
elle commente ; elle compense son inaction en dispersant autour
d’elle critiques et conseils. Elle met son expérience au service de tous
ceux qui ne la lui demandent pas. Si elle en a les moyens, elle se met
à tenir un salon : elle espère ainsi s’approprier des entreprises et des
réussites étrangères ; on sait avec quel despotisme Mme du Deffand,
Mme Verdurin gouvernaient leurs sujets. Être un centre d’attraction,
un carrefour, une inspiratrice, créer une « ambiance », c’est déjà un
ersatz d’action. Il y a d’autres manières plus directes d’intervenir
dans le cours du monde ; en France, il existe des « œuvres » et
quelques « associations », mais c’est surtout en Amérique que les
femmes se groupent dans des clubs où elles jouent au bridge,
distribuent des prix littéraires, et méditent des améliorations
sociales. Ce qui caractérise sur les deux continents la plupart de ces
organisations, c’est qu’elles sont en soi leur propre raison d’être : les
buts qu’elles prétendent poursuivre leur servent seulement de
prétexte. Les choses se passent exactement comme dans l’apologue
de Kafka(195) : personne ne se soucie de bâtir la tour de Babel ;
autour de son emplacement idéal se construit une vaste
agglomération qui consume toutes ses forces à s’administrer, à
s’agrandir, à régler ses dissensions intestines. Ainsi les dames
d’œuvres passent le plus clair de leur temps à organiser leur
organisation ; elles élisent un bureau, discutent ses statuts, se
disputent entre elles et luttent de prestige avec l’association rivale : il
ne faut pas qu’on leur vole leurs pauvres, leurs malades, leurs
blessés, leurs orphelins ; elles les laisseront plutôt mourir que de les
céder à leurs voisins. Et elles sont bien loin de souhaiter un régime
qui supprimant injustices et abus rendrait leur dévouement inutile ;
elles bénissent les guerres, les famines qui les transforment en
bienfaitrices de l’humanité. Il est clair qu’à leurs yeux les passe-
montagnes, les colis ne sont pas destinés aux soldats, aux affamés,
mais que ceux-ci sont faits tout exprès pour recevoir des tricots et
des paquets.
Malgré tout, certains de ces groupes atteignent des résultats
positifs. Aux U.S.A. l’influence des « Moms » vénérées est puissante ;
elle s’explique par les loisirs que leur laisse leur existence
parasitaire : de là vient qu’elle soit néfaste. « Ne connaissant rien en
médecine, art, science, religion, droit, santé, hygiène…, dit Philipp
Wyllie(196) en parlant de la Mom américaine, elle s’intéresse
rarement à ce qu’elle fait en tant que membre de l’une de ces
innombrables organisations : il lui suffit que ce soit quelque chose. »
Leur effort n’est pas intégré à un plan cohérent et constructif, il ne
vise pas des fins objectives : il ne tend qu’à manifester
impérieusement leurs goûts, leurs préjugés ou à servir leurs intérêts.
Dans le domaine culturel par exemple, elles jouent un rôle
considérable : ce sont elles qui consomment le plus de livres ; mais
elles lisent comme on fait une patience ; la littérature prend son sens
et sa dignité quand elle s’adresse à des individus engagés dans des
projets, quand elle les aide à se dépasser vers des horizons plus
larges ; il faut qu’elle soit intégrée au mouvement de la
transcendance humaine ; au lieu que la femme ravale livres et
œuvres d’art en les engloutissant dans son immanence ; le tableau
devient bibelot, la musique rengaine, le roman une rêverie aussi
vaine qu’une têtière au crochet. Ce sont les Américaines qui sont
responsables de l’avilissement des best-sellers : ceux-ci non
seulement ne prétendent qu’à plaire, mais encore à plaire à des
oisives en mal d’évasion. Quant à l’ensemble de leurs activités,
Philipp Wyllie le définit ainsi :

Elles terrorisent les politiciens jusqu’à les pousser à une servilité pleurnicharde et
terrifient les pasteurs ; elles ennuient les présidents de banque et pulvérisent les
directeurs d’école. Mom multiplie les organisations dont le but réel est de réduire ses
proches à une complaisance abjecte à ses désirs égoïstes… elle expulse de la ville, et de
l’État si c’est possible, les jeunes prostituées… elle s’arrange pour que les lignes
d’autobus passent où c’est pratique pour elle plutôt que pour les travailleurs… elle donne
des foires et des fêtes de charité prodigieuses et en remet le produit au concierge pour
qu’il achète de la bière pour soigner la gueule de bois des membres du comité le
lendemain matin… Les clubs fournissent à Mom des occasions incalculables de fourrer
son nez dans les affaires des autres.

Il y a beaucoup de vérité dans cette satire agressive. N’étant


spécialisées ni en politique, ni en économie, ni en aucune discipline
technique, les vieilles dames n’ont sur la société aucune prise
concrète ; elles ignorent les problèmes que pose l’action ; elles sont
incapables d’élaborer aucun programme constructif. Leur morale est
abstraite et formelle comme les impératifs de Kant ; elles prononcent
des interdits au lieu de chercher à découvrir les chemins du progrès ;
elles n’essaient pas de créer positivement des situations neuves : elles
s’attaquent à ce qui est déjà afin d’en éliminer le mal ; c’est ce qui
explique que toujours elles se coalisent contre quelque chose : contre
l’alcool, la prostitution, la pornographie ; elles ne comprennent pas
qu’un effort purement négatif est voué à l’insuccès, comme l’a prouvé
en Amérique l’échec de la prohibition, en France celui de la loi qu’a
fait voter Marthe Richard. Tant que la femme demeure un parasite,
elle ne peut pas efficacement participer à l’élaboration d’un monde
meilleur.
Il arrive malgré tout que certaines femmes s’engageant tout
entières dans quelque entreprise deviennent vraiment agissantes ;
alors, elles ne cherchent plus seulement à s’occuper, elles visent des
fins ; productrices autonomes, elles s’évadent de la catégorie
parasitaire que nous considérions ici : mais cette conversion est rare.
La majorité des femmes dans leurs activités privées ou publiques vise
non un résultat à atteindre, mais une manière de s’occuper : et toute
occupation est vaine quand elle n’est qu’un passe-temps. Beaucoup
d’entre elles en souffrent ; ayant derrière elles une vie déjà achevée,
elles connaissent le même désarroi que les adolescents dont la vie ne
s’est pas encore ouverte ; rien ne les sollicite, autour des uns et des
autres, c’est le désert ; devant toute action ils murmurent : À quoi
bon ? Mais l’adolescent est emporté bon gré mal gré dans une
existence d’homme qui lui dévoile des responsabilités, des buts, des
valeurs ; il est jeté dans le monde, il prend parti, il s’engage. La
femme d’âge, si on lui suggère de repartir à neuf vers l’avenir, répond
tristement : C’est trop tard. Ce n’est pas que le temps lui soit
dorénavant mesuré : une femme est mise à la retraite très tôt ; mais il
lui manque l’élan, la confiance, l’espoir, la colère qui lui
permettraient de découvrir autour d’elle des fins neuves. Elle se
réfugie dans la routine qui a toujours été son lot ; elle fait de la
répétition un système, elle se jette dans des manies ménagères ; elle
s’enfonce de plus en plus profondément dans la dévotion ; elle se
guinde dans le stoïcisme comme Mme de Charrière. Elle devient
sèche, indifférente, égoïste.
C’est tout à fait vers la fin de sa vie, quand elle a renoncé à la lutte,
quand l’approche de la mort la délivre de l’angoisse de l’avenir, que
la vieille femme trouve d’ordinaire la sérénité. Son mari était souvent
plus âgé qu’elle, elle assiste à sa déchéance avec une silencieuse
complaisance : c’est sa revanche ; s’il meurt le premier, elle supporte
allégrement ce deuil ; on a maintes fois remarqué que les hommes
sont bien plus accablés par un tardif veuvage : ils tirent plus de
bénéfices que la femme du mariage, et surtout dans leurs vieux
jours ; car alors l’univers s’est concentré dans les limites du foyer ; les
jours présents ne débordent plus sur l’avenir : c’est elle qui en assure
le rythme monotone et qui règne sur eux ; quand il a perdu ses
fonctions publiques, l’homme devient totalement inutile ; la femme
garde du moins la direction de la maison ; elle est nécessaire à son
mari tandis qu’il est seulement importun. De leur indépendance,
elles tirent de l’orgueil ; elles se mettent enfin à regarder le monde
avec leurs propres yeux ; elles se rendent compte qu’elles ont été
toute leur vie dupées et mystifiées ; lucides, méfiantes, elles
atteignent souvent un savoureux cynisme. En particulier, la femme
qui « a vécu » a une connaissance des hommes qu’aucun homme ne
partage : car elle a vu non leur figure publique, mais l’individu
contingent, que chacun d’eux se laisse aller à être en l’absence de ses
semblables ; elle connaît aussi les femmes qui ne se montrent dans
leur spontanéité qu’à d’autres femmes : elle connaît l’envers du
décor. Mais si son expérience lui permet de dénoncer mystifications
et mensonges, elle ne suffit pas à lui découvrir la vérité. Amusée ou
amère, la sagesse de la vieille femme demeure encore toute négative :
elle est contestation, accusation, refus ; elle est stérile. Dans sa
pensée comme dans ses actes, la plus haute forme de liberté que
puisse connaître la femme-parasite c’est le défi stoïcien ou l’ironie
sceptique. À aucun âge de sa vie elle ne réussit à être à la fois efficace
et indépendante.
CHAPITRE X

SITUATION ET CARACTÈRE DE LA FEMME

Il nous est possible à présent de comprendre pourquoi, dans les


réquisitoires dressés contre la femme, des Grecs à nos jours, se
retrouvent tant de traits communs ; sa condition est demeurée la
même à travers de superficiels changements, et c’est elle qui définit
ce qu’on appelle le « caractère » de la femme : elle « se vautre dans
l’immanence », elle a l’esprit de contradiction, elle est prudente et
mesquine, elle n’a pas le sens de la vérité, ni de l’exactitude, elle
manque de moralité, elle est bassement utilitaire, elle est menteuse,
comédienne, intéressée… Il y a dans toutes ces affirmations une
vérité. Seulement les conduites que l’on dénonce ne sont pas dictées
à la femme par ses hormones ni préfigurées dans les cases de son
cerveau : elles sont indiquées en creux par sa situation. Dans cette
perspective, nous allons essayer de prendre sur celle-ci une vue
synthétique, ce qui nous obligera à certaines répétitions, mais nous
permettra de saisir dans l’ensemble de son conditionnement
économique, social, historique, « l’éternel féminin ».
On oppose parfois le « monde féminin » à l’univers masculin,
mais il faut souligner encore une fois que les femmes n’ont jamais
constitué une société autonome et fermée ; elles sont intégrées à la
collectivité gouvernée par les mâles et où elles occupent une place
subordonnée ; elles sont unies seulement en tant qu’elles sont des
semblables par une solidarité mécanique : il n’y a pas entre elles cette
solidarité organique sur laquelle se fonde toute communauté
unifiée ; elles se sont toujours efforcées – au temps des mystères
d’Éleusis comme aujourd’hui dans les clubs, les salons, les ouvroirs –
de se liguer pour affirmer un « contre-univers », mais c’est encore du
sein de l’univers masculin qu’elles le posent. Et de là vient le
paradoxe de leur situation : elles appartiennent à la fois au monde
mâle et à une sphère dans laquelle ce monde est contesté ; enfermées
dans celle-ci, investies par celui-là, elles ne peuvent s’installer nulle
part avec tranquillité. Leur docilité se double toujours d’un refus,
leur refus d’une acceptation ; en cela leur attitude se rapproche de
celle de la jeune fille ; mais elle est plus difficile à soutenir parce qu’il
ne s’agit plus seulement pour la femme adulte de rêver sa vie à
travers des symboles, mais de la vivre.
La femme elle-même reconnaît que l’univers dans son ensemble
est masculin ; ce sont les hommes qui l’ont façonné régi, et qui
encore aujourd’hui le dominent ; quant à elle, elle ne s’en considère
pas comme responsable ; il est entendu qu’elle est inférieure,
dépendante ; elle n’a pas appris les leçons de la violence, elle n’a
jamais émergé comme un sujet en face des autres membres de la
collectivité ; enfermée dans sa chair, dans sa demeure, elle se saisit
comme passive en face de ces dieux à face humaine qui définissent
fins et valeurs. En ce sens, il y a de la vérité dans le slogan qui la
condamne à demeurer « une éternelle enfant » ; on a dit aussi des
ouvriers, des esclaves noirs, des indigènes colonisés qu’ils étaient
« de grands enfants » aussi longtemps qu’on ne les a pas craints ;
cela signifiait qu’ils devaient accepter sans discussion les vérités et
les lois que leur proposaient d’autres hommes. Le lot de la femme,
c’est l’obéissance et le respect. Elle n’a pas de prise, même en pensée,
sur cette réalité qui l’investit. C’est à ses yeux une présence opaque.
En effet, elle n’a pas fait l’apprentissage des techniques qui lui
permettraient de dominer la matière ; quant à elle, ce n’est pas avec
la matière qu’elle est aux prises, mais avec la vie, et celle-ci ne se
laisse pas maîtriser par les outils : on ne peut qu’en subir les lois
secrètes. Le monde n’apparaît pas à la femme comme un « ensemble
d’ustensiles » intermédiaire entre sa volonté et ses fins, comme le
définit Heidegger : il est au contraire une résistance têtue,
indomptable ; il est dominé par la fatalité et traversé de mystérieux
caprices. Ce mystère d’une fraise de sang qui dans le ventre de la
mère se change en un être humain, aucune mathématique ne peut le
mettre en équation, aucune machine ne saurait le hâter ou le
ralentir ; elle éprouve la résistance de la durée que les plus ingénieux
appareils échouent à diviser ou à multiplier ; elle l’éprouve dans sa
chair soumise au rythme de la lune et que les années d’abord
mûrissent puis corrodent. Quotidiennement, la cuisine lui enseigne
aussi patience et passivité ; c’est une alchimie ; il faut obéir au feu, à
l’eau, « attendre que le sucre fonde », que la pâte lève et aussi que le
linge sèche, que les fruits mûrissent. Les travaux du ménage se
rapprochent d’une activité technique ; mais ils sont trop
rudimentaires, trop monotones pour convaincre la femme des lois de
la causalité mécanique. D’ailleurs, même en ce domaine, les choses
ont leurs caprices ; il y a des tissus qui « reviennent » et d’autres qui
ne « reviennent » pas au lavage, des taches qui s’effacent et d’autres
qui s’entêtent, des objets qui se cassent tout seuls, des poussières qui
germent comme des plantes. La mentalité de la femme perpétue celle
des civilisations agricoles qui adorent les vertus magiques de la
terre : elle croit à la magie. Son érotisme passif lui découvre le désir
non comme volonté et agression mais comme une attraction
analogue à celle qui fait osciller le pendule du sourcier ; la seule
présence de sa chair gonfle et dresse le sexe mâle ; pourquoi une eau
cachée ne ferait-elle pas tressaillir la baguette de coudrier ? Elle se
sent entourée d’ondes, de radiations, de fluides ; elle croit à la
télépathie, à l’astrologie, à la radiesthésie, au baquet de Mesmer, à la
théosophie, aux tables tournantes, aux voyantes, aux guérisseurs ;
elle introduit dans la religion les superstitions primitives : cierges,
ex-voto, etc. ; elle incarne dans les saints les antiques esprits de la
nature : celui-ci protège les voyageurs, celle-ci les accouchées, cet
autre retrouve les objets perdus ; et bien entendu aucun prodige ne
l’étonne. Son attitude sera celle de la conjuration et de la prière ;
pour obtenir un certain résultat, elle obéira à certains rites éprouvés.
Il est facile de comprendre pourquoi elle est routinière ; le temps n’a
pas pour elle une dimension de nouveauté, ce n’est pas un
jaillissement créateur ; parce qu’elle est vouée à la répétition, elle ne
voit dans l’avenir qu’un duplicata du passé ; si l’on connaît le mot et
la formule, la durée s’allie aux puissances de la fécondité : mais celle-
ci même obéit au rythme des mois, des saisons ; le cycle de chaque
grossesse, de chaque floraison reproduit identiquement celui qui le
précéda ; dans ce mouvement circulaire le seul devenir du temps est
une lente dégradation : il ronge les meubles et les vêtements comme
il abîme le visage ; les puissances fertiles sont peu à peu détruites par
la fuite des années. Aussi la femme ne fait-elle pas confiance à cette
force acharnée à défaire.
Non seulement elle ignore ce qu’est une véritable action, capable
de changer la face du monde, mais elle est perdue au milieu de ce
monde comme au cœur d’une immense et confuse nébuleuse. Elle
sait mal se servir de la logique masculine. Stendhal remarquait
qu’elle la manie aussi adroitement que l’homme si le besoin l’y
pousse. Mais c’est un instrument qu’elle n’a guère l’occasion
d’utiliser. Un syllogisme ne sert ni à réussir une mayonnaise, ni à
calmer les pleurs d’un enfant ; les raisonnements masculins ne sont
pas adéquats à la réalité dont elle a l’expérience. Et au royaume des
hommes, puisqu’elle ne fait rien, sa pensée, ne se coulant en aucun
projet, ne se distingue pas du rêve ; elle n’a pas le sens de la vérité,
faute d’efficacité ; elle n’est jamais aux prises qu’avec des images et
des mots : c’est pourquoi elle accueille sans gêne les assertions les
plus contradictoires ; elle se soucie peu d’élucider les mystères d’un
domaine qui est de toute façon hors de sa portée ; elle se contente à
son propos de connaissances horriblement vagues : elle confond les
partis, les opinions, les lieux, les gens, les événements ; c’est dans sa
tête un étrange tohu-bohu. Mais après tout, y voir clair ce n’est pas
son affaire : on lui a enseigné à accepter l’autorité masculine ; elle
renonce donc à critiquer, à examiner et juger pour son compte. Elle
s’en remet à la caste supérieure. C’est pourquoi le monde masculin
lui apparaît une réalité transcendante, un absolu. « Les hommes font
les dieux, dit Frazer, les femmes les adorent. » Ils ne peuvent pas
s’agenouiller avec une totale conviction devant les idoles qu’ils ont
forgées ; mais quand les femmes rencontrent sur leur chemin ces
grandes statues, elles n’imaginent pas qu’aucune main les ait
fabriquées et elles se prosternent docilement(197). En particulier,
elles aiment que l’Ordre, le Droit s’incarnent en un chef. Dans tout
Olympe, il y a un dieu souverain ; la prestigieuse essence virile doit
se rassembler en un archétype dont père, mari, amants ne sont que
d’incertains reflets. Il est quelque peu humoristique de dire que le
culte qu’elles rendent à ce grand totem est sexuel ; ce qui est vrai,
c’est qu’en face de lui elles satisfont pleinement le rêve infantile de
démission et d’agenouillement. En France, les généraux : Boulanger,
Pétain, de Gaulle(198), ont toujours eu les femmes pour eux ; on se
rappelle aussi avec quels frémissements de plume les femmes
journalistes de l’Humanité évoquaient naguère Tito et son bel
uniforme. Le général, le dictateur – regard d’aigle, menton volontaire
–, c’est le père céleste qu’exige l’univers du sérieux, le garant absolu
de toutes les valeurs. C’est de leur inefficacité et de leur ignorance
que naît le respect accordé par les femmes aux héros et aux lois du
monde masculin ; elles les reconnaissent non par un jugement, mais
par un acte de foi : la foi tire sa force fanatique du fait qu’elle n’est
pas un savoir : elle est aveugle, passionnée, têtue, stupide ; ce qu’elle
pose, elle le pose inconditionnellement, contre la raison, contre
l’histoire, contre tous les démentis. Cette révérence butée peut
prendre selon les circonstances deux figures : c’est tantôt au contenu
de la loi, tantôt à sa seule forme vide que la femme adhère avec
passion. Si elle fait partie de l’élite privilégiée qui tire bénéfice de
l’ordre social donné, elle le veut inébranlable et se fait remarquer par
son intransigeance. L’homme sait qu’il peut reconstruire d’autres
institutions, une autre éthique, un autre code ; se saisissant comme
transcendance, il envisage aussi l’Histoire comme un devenir ; le plus
conservateur sait qu’une certaine évolution est fatale et qu’il doit y
adapter son action et sa pensée ; la femme, ne participant pas à
l’Histoire, n’en comprend pas les nécessités ; elle se méfie de l’avenir
et souhaite arrêter le temps. Les idoles proposées par son père, ses
frères, son mari, si on les abat, elle ne pressent aucun moyen de
repeupler le ciel ; elle s’acharne à les défendre. Pendant la guerre de
Sécession nul parmi les sudistes n’était aussi passionnément
esclavagiste que les femmes ; en Angleterre au moment de la guerre
des Boers, en France contre la Commune, ce sont elles qui se
montrèrent les plus enragées ; elles cherchent à compenser par
l’intensité des sentiments qu’elles affichent leur inaction ; en cas de
victoire, elles se déchaînent comme des hyènes sur l’ennemi abattu ;
en cas de défaite, elles se refusent âprement à toute conciliation ;
leurs idées n’étant que des attitudes, il leur est indifférent de
défendre les causes les plus périmées : elles peuvent être légitimistes
en 1914, tsaristes en 1949. L’homme parfois les encourage en
souriant : il lui plaît de voir reflétées sous une forme fanatique les
opinions qu’il exprime avec plus de mesure ; mais parfois aussi il
s’agace de l’aspect stupide et têtu que revêtent alors ses propres
idées.
C’est seulement dans les civilisations et les classes fortement
intégrées que la femme fait ainsi figure d’irréductible. Généralement,
sa foi étant aveugle, elle respecte la loi simplement parce qu’elle est
la loi ; que la loi change, elle garde son prestige ; aux yeux des
femmes, la force crée le droit puisque les droits qu’elles
reconnaissent aux hommes viennent de leur force ; c’est pourquoi,
quand une collectivité se décompose, elles sont les premières à se
jeter aux pieds des vainqueurs. D’une manière générale, elles
acceptent ce qui est. Un des traits qui les caractérisent, c’est la
résignation. Quand on a déterré les statues de cendre de Pompéi, on
a remarqué que les hommes étaient figés dans des mouvements de
révolte, défiant le ciel ou cherchant à s’enfuir, tandis que les femmes
courbées, repliées sur elles-mêmes, tournaient leurs visages vers la
terre. Elles se savent impuissantes contre les choses : les volcans, les
policiers, les patrons, les hommes. « Les femmes sont faites pour
souffrir, disent-elles. C’est la vie… on n’y peut rien. » Cette
résignation engendre la patience que souvent on admire chez elles.
Elles endurent beaucoup mieux que l’homme la souffrance
physique ; elles sont capables d’un courage stoïque quand les
circonstances l’exigent : à défaut de l’audace agressive du mâle,
beaucoup de femmes se distinguent par la calme ténacité de leur
résistance passive ; elles font face aux crises, à la misère, au malheur,
plus énergiquement que leurs maris ; respectueuses de la durée
qu’aucune hâte ne peut vaincre, elles ne mesurent pas leur temps ;
quand elles appliquent à quelque entreprise leur entêtement
tranquille, elles obtiennent parfois des réussites éclatantes. « Ce que
femme veut », dit le proverbe. Chez une femme généreuse, la
résignation prend la figure de l’indulgence : elle admet tout, elle ne
condamne personne parce qu’elle estime que ni les gens ni les choses
ne peuvent être différents de ce qu’ils sont. Une orgueilleuse peut en
faire une vertu hautaine, telle Mme de Charrière raidie dans son
stoïcisme. Mais aussi elle engendre une stérile prudence ; les femmes
essaient toujours de conserver, de raccommoder, d’arranger plutôt
que de détruire et reconstruire à neuf ; elles préfèrent les compromis
et les transactions aux révolutions. Au XIXe siècle, elles ont constitué
un des plus grands obstacles à l’effort d’émancipation ouvrière : pour
une Flora Tristan, une Louise Michel, combien de ménagères égarées
de timidité suppliaient leur mari de ne prendre aucun risque ! Elles
avaient peur non seulement des grèves, du chômage, de la misère :
elles craignaient que la révolte ne fût une faute. On comprend que,
subir pour subir, elles préfèrent la routine à l’aventure : elles se
taillent plus facilement un maigre bonheur à la maison que sur les
routes. Leur sort se confond avec celui des choses périssables : elles
perdraient tout en les perdant. Seul un sujet libre, s’affirmant par-
delà la durée, peut faire échec à toute ruine ; ce suprême recours, on
l’a interdit à la femme. C’est essentiellement parce qu’elle n’a jamais
éprouvé les pouvoirs de la liberté qu’elle ne croit pas à une
libération : le monde lui semble régi par un obscur destin contre
lequel il est présomptueux de se dresser. Ces chemins dangereux
qu’on veut l’obliger à suivre, elle ne les a pas elle-même frayés : il est
normal qu’elle ne s’y précipite pas avec enthousiasme(199). Qu’on lui
ouvre l’avenir, elle ne se cramponne plus au passé. Quand on appelle
concrètement les femmes à l’action, quand elles se reconnaissent
dans les buts qu’on leur désigne, elles sont aussi hardies et
courageuses que les hommes(200).
Beaucoup des défauts qu’on leur reproche : médiocrité, petitesse,
timidité, mesquinerie, paresse, frivolité, servilité, expriment
simplement le fait que l’horizon leur est barré. La femme est, dit-on,
sensuelle, elle se vautre dans l’immanence ; mais d’abord on l’y a
enfermée. L’esclave emprisonnée dans le harem n’éprouve aucune
passion morbide pour la confiture de roses, les bains parfumés : il
faut bien qu’elle tue le temps ; dans la mesure où la femme étouffe
dans un morne gynécée – maison close ou foyer bourgeois – elle se
réfugiera aussi dans le confort et le bien-être ; d’ailleurs, si elle
poursuit avidement la volupté, c’est bien souvent parce qu’elle en est
frustrée ; sexuellement inassouvie, vouée à l’âpreté mâle,
« condamnée aux laideurs masculines », elle se console avec des
sauces crémeuses, des vins capiteux, des velours, les caresses de
l’eau, du soleil, d’une amie, d’un jeune amant. Si elle apparaît à
l’homme comme un être tellement « physique », c’est que sa
condition l’incite à attacher une extrême importance à son animalité.
La chair ne crie pas plus fort chez elle que chez le mâle : mais elle en
épie les moindres murmures et les amplifie ; la volupté, comme le
déchirement de la souffrance, c’est le foudroyant triomphe de
l’immédiat ; par la violence de l’instant, l’avenir et l’univers sont
niés : en dehors de la flambée charnelle, ce qu’il y a n’est rien,
pendant cette brève apothéose, elle n’est plus mutilée ni frustrée.
Mais encore une fois, elle n’accorde tant de prix à ces triomphes de
l’immanence que parce que celle-ci est son seul lot. Sa frivolité a la
même cause que son « matérialisme sordide » ; elle donne de
l’importance aux petites choses faute d’avoir accès aux grandes :
d’ailleurs les futilités qui remplissent ses journées sont souvent des
plus sérieuses ; elle doit à sa toilette, à sa beauté, son charme et ses
chances. Elle se montre souvent paresseuse, indolente ; mais les
occupations qui se proposent à elle sont aussi vaines que le pur
écoulement du temps ; si elle est bavarde, écrivassière, c’est pour
tromper son oisiveté : elle substitue aux actes impossibles des mots.
Le fait est que lorsqu’une femme est engagée dans une entreprise
digne d’un être humain, elle sait se montrer aussi active, efficace,
silencieuse, aussi ascétique qu’un homme. On l’accuse d’être servile ;
elle est toujours prête, dit-on, à se coucher aux pieds de son maître et
à baiser la main qui l’a frappée, il est vrai qu’elle manque
généralement d’un véritable orgueil ; les conseils que les « courriers
des cœurs » dispensent aux épouses trompées, aux amantes
délaissées sont inspirés par un esprit d’abjecte soumission ; la femme
s’épuise en scènes arrogantes et finit par ramasser les miettes que le
mâle veut bien lui jeter. Mais que peut faire sans appui masculin une
femme pour qui l’homme est à la fois le seul moyen et la seule raison
de vivre ? Elle est bien obligée d’encaisser toutes les humiliations ;
l’esclave ne saurait avoir le sens de « la dignité humaine » ; c’est
assez pour lui s’il tire son épingle du jeu. Enfin si elle est « terre à
terre », « pot-au-feu », bassement utilitaire, c’est qu’on lui impose de
consacrer son existence à préparer des aliments et nettoyer des
déjections : ce n’est pas de là qu’elle peut tirer le sens de la grandeur.
Elle doit assurer la monotone répétition de la vie dans sa contingence
et sa facticité : il est naturel qu’elle-même répète, recommence, sans
jamais inventer, que le temps lui paraisse tourner en rond sans
conduire nulle part ; elle s’occupe sans jamais rien faire : elle s’aliène
donc dans ce qu’elle a ; cette dépendance à l’égard des choses,
conséquence de celle où la tiennent les hommes, explique sa
prudente économie, son avarice. Sa vie n’est pas dirigée vers des
fins : elle s’absorbe à produire ou entretenir des choses qui ne sont
jamais que des moyens : nourriture, vêtements, habitat ; ce sont là
des intermédiaires inessentiels entre la vie animale et la libre
existence ; la seule valeur qui s’attache au moyen inessentiel, c’est
l’utilité ; c’est au niveau de l’utile que vit la ménagère et elle ne se
flatte elle-même que d’être utile à ses proches. Mais aucun existant
ne saurait se satisfaire d’un rôle inessentiel : il fait aussitôt des
moyens, des fins – comme on l’observe entre autres chez les
politiciens – et la valeur du moyen devient à ses yeux valeur absolue.
Ainsi l’utilité règne au ciel de la ménagère plus haut que la vérité, la
beauté, la liberté ; et c’est dans cette perspective qui est la sienne
qu’elle envisage l’univers entier ; et c’est pourquoi elle adopte la
morale aristotélicienne du juste-milieu, de la médiocrité. Comment
trouverait-on en elle audace, ardeur, détachement, grandeur ? Ces
qualités n’apparaissent qu’au cas où une liberté se jette à travers un
avenir ouvert, émergeant par-delà tout donné. On enferme la femme
dans une cuisine ou dans un boudoir, et on s’étonne que son horizon
soit borné ; on lui coupe les ailes, et on déplore qu’elle ne sache pas
voler. Qu’on lui ouvre l’avenir, elle ne sera plus obligée de s’installer
dans le présent.
On fait preuve de la même inconséquence lorsque, l’enfermant
dans les limites de son moi ou de son foyer, on lui reproche son
narcissisme, son égoïsme avec leur cortège : vanité, susceptibilité,
méchanceté, etc. ; on lui enlève toute possibilité de communication
concrète avec autrui ; elle n’éprouve pas dans son expérience l’appel
ni les bénéfices de la solidarité puisqu’elle est tout entière vouée à sa
propre famille, séparée ; on ne saurait donc attendre d’elle qu’elle se
dépasse vers l’intérêt général. Elle se cantonne obstinément dans le
seul domaine qui lui soit familier, où elle puisse exercer une prise sur
les choses et au sein duquel elle retrouve une précaire souveraineté.
Cependant, elle a beau fermer les portes, aveugler les fenêtres, la
femme ne trouve pas dans son foyer une absolue sécurité ; cet
univers masculin qu’elle respecte de loin sans oser s’y aventurer
l’investit ; et justement parce qu’elle est incapable de le saisir à
travers des techniques, une logique sûre, des connaissances
articulées, elle se sent comme l’enfant et le primitif entourée de
dangereux mystères. Elle y projette sa conception magique de la
réalité : le cours des choses lui semble fatal et cependant tout peut
arriver ; elle distingue mal le possible de l’impossible, elle est prête à
croire n’importe qui ; elle accueille et propage toutes les rumeurs,
elle déclenche les paniques ; même dans les périodes de calme, elle
vit dans le souci ; la nuit, dans le demi-sommeil, le gisant inerte
s’effraie des visages de cauchemar que revêt la réalité : ainsi pour la
femme condamnée à la passivité l’avenir opaque est hanté par les
fantômes de la guerre, de la révolution, de la famine, de la misère ;
ne pouvant agir, elle s’inquiète. Le mari, le fils, quand ils se lancent
dans une entreprise, quand ils sont emportés par un événement,
prennent leurs risques pour leur propre compte : leurs projets, les
consignes auxquelles ils obéissent leur tracent dans l’obscurité un sûr
chemin ; mais la femme se débat dans une nuit confuse ; elle « s’en
fait », parce qu’elle ne fait rien ; en imagination, tous les possibles
ont la même réalité : le train peut dérailler, l’opération peut rater,
l’affaire peut échouer ; ce qu’elle essaie vainement de conjurer dans
ses longues ruminations moroses, c’est le spectre de sa propre
impuissance.
Le souci traduit sa méfiance à l’égard du monde donné ; s’il lui
semble chargé de menaces, prêt à sombrer dans d’obscures
catastrophes, c’est qu’elle ne s’y sent pas heureuse. La plupart du
temps, elle ne se résigne pas à être résignée ; elle sait bien que ce
qu’elle subit, elle le subit malgré elle : elle est femme sans avoir été
consultée ; elle n’ose pas se révolter ; c’est de mauvais cœur qu’elle se
soumet ; son attitude est une constante récrimination. Tous ceux qui
reçoivent les confidences des femmes, médecins, prêtres, assistantes
sociales, savent que le mode le plus habituel en est la plainte ; entre
amies, elles gémissent chacune sur ses propres maux et toutes
ensemble sur l’injustice du sort, le monde et les hommes en général.
Un individu libre ne s’en prend qu’à soi de ses échecs, il les assume :
mais c’est par autrui que tout arrive à la femme, c’est autrui qui est
responsable de ses malheurs. Son désespoir furieux récuse tous les
remèdes ; proposer des solutions à une femme entêtée à se plaindre
n’arrange rien : aucune ne lui semble acceptable. Elle veut vivre sa
situation précisément comme elle la vit : dans une colère
impuissante. Qu’on lui propose un changement elle jette les bras au
ciel : « Il ne manquerait plus que ça ! » Elle sait que son malaise est
plus profond que les prétextes qu’elle en donne, et qu’il ne suffit pas
d’un expédient pour l’en délivrer : elle s’en prend au monde entier
parce qu’il a été édifié sans elle, et contre elle ; depuis l’adolescence,
depuis l’enfance, elle proteste contre sa condition ; on lui a promis
des compensations, on lui a assuré que, si elle abdiquait ses chances
entre les mains de l’homme, elles lui seraient rendues au centuple et
elle s’estime mystifiée ; elle met tout l’univers masculin en
accusation ; la rancune est l’envers de la dépendance : quand on
donne tout on ne reçoit jamais assez en retour. Cependant, elle a
aussi besoin de respecter l’univers mâle ; elle se sentirait en danger,
sans toit au-dessus de sa tête, si elle le contestait dans son ensemble :
elle adopte l’attitude manichéiste qui lui est aussi suggérée par son
expérience ménagère. L’individu qui agit se reconnaît comme
responsable au même titre que les autres du mal et du bien, il sait
que c’est à lui de définir des fins, de les faire triompher ; il éprouve
dans l’action l’ambiguïté de toute solution ; justice et injustice, gains
et pertes sont inextricablement mêlés. Mais quiconque est passif se
met hors-jeu et refuse de poser même en pensée les problèmes
éthiques : le bien doit être réalisé et s’il ne l’est pas il y a une faute
dont il faut punir les coupables. Comme l’enfant, la femme se
É
représente le bien et le mal en simples images d’Épinal ; le
manichéisme rassure l’esprit en supprimant l’angoisse du choix ;
décider entre un fléau et un moindre fléau, entre un bénéfice présent
et un plus grand bénéfice à venir, avoir soi-même à définir ce qui est
défaite, ce qui est victoire, c’est prendre de terribles risques ; pour le
manichéiste le bon grain est clairement distinct de l’ivraie, et il n’y a
qu’à arracher l’ivraie ; la poussière se condamne elle-même et la
propreté est parfaite absence de souillure ; nettoyer, c’est expulser
déchets et boue. Ainsi la femme pense que « tout est de la faute » des
Juifs, ou des francs-maçons, ou des bolcheviques, ou du
gouvernement ; elle est toujours contre quelqu’un ou quelque chose ;
parmi les anti-dreyfusards, les femmes ont été plus acharnées encore
que les hommes ; elles ne savent pas toujours où réside le principe
malin ; mais ce qu’elles attendent d’un « bon gouvernement », c’est
qu’il le chasse comme on chasse la poussière de la maison. Pour les
gaullistes ferventes, de Gaulle apparaît comme le roi des balayeurs ;
plumeaux et torchons en main, elles l’imaginent récurant et
astiquant pour faire une France « propre ».
Mais ces espoirs se situent toujours dans un avenir incertain ; en
attendant le mal continue à ronger le bien ; et comme elle n’a pas
sous la main les Juifs, les bolcheviques, les francs-maçons, la femme
cherche un responsable contre qui elle puisse plus concrètement
s’indigner : le mari est une victime d’élection. C’est en lui que
s’incarne l’univers masculin, c’est à travers lui que la société mâle a
pris la femme en charge et l’a mystifiée ; il supporte le poids du
monde, et si les choses tournent mal, c’est de sa faute. Quand il
rentre le soir, elle se plaint à lui des enfants, des fournisseurs, du
ménage, du prix de la vie, de ses rhumatismes, du temps qu’il fait : et
elle veut qu’il se sente coupable. Elle nourrit souvent à son égard des
griefs particuliers ; mais il est coupable avant tout d’être un homme ;
il peut bien avoir lui aussi ses maladies, ses soucis : « Ce n’est pas la
même chose » ; il détient un privilège qu’elle ressent constamment
comme une injustice. Il est remarquable que l’hostilité qu’elle
éprouve à l’égard du mari, de l’amant, l’attache à eux au lieu de l’en
éloigner ; un homme qui s’est mis à détester femme ou maîtresse
cherche à la fuir : mais elle veut avoir sous la main l’homme qu’elle
hait pour le faire payer. Choisir de récriminer, ce n’est pas choisir de
se débarrasser de ses maux mais de s’y vautrer ; sa suprême
consolation, c’est de se poser en martyre. La vie, les hommes l’ont
vaincue : elle fera de cette défaite même une victoire. C’est pourquoi,
comme dans son enfance, elle s’abandonnera si allégrement à la
frénésie des larmes et des scènes.
C’est assurément parce que sa vie s’enlève sur un fond de révolte
impuissante que la femme a tant de facilité à pleurer ; sans doute a-t-
elle physiologiquement un moindre contrôle que l’homme de son
système nerveux et sympathique ; son éducation lui a appris à se
laisser aller : les consignes jouent ici un grand rôle puisque Diderot,
Benjamin Constant versaient des déluges de larmes, alors que les
hommes ont cessé de pleurer depuis que la coutume le leur défend.
Mais surtout la femme est toujours disposée à adopter à l’égard du
monde une conduite d’échec parce qu’elle ne l’a jamais franchement
assumé. L’homme consent au monde ; le malheur même ne changera
pas son attitude, il lui fera face, il ne se « laissera pas abattre » ;
tandis qu’il suffit d’une contrariété pour découvrir à neuf à la femme
l’hostilité de l’univers et l’injustice de son sort ; alors, elle se précipite
dans son plus sûr refuge : soi-même ; ce sillage tiède sur ses joues,
cette brûlure dans ses orbites, c’est la présence sensible de son âme
douloureuse ; douces à la peau, à peine salées sur la langue, les
larmes sont aussi une tendre et amère caresse ; le visage flambe sous
un ruissellement d’eau clémente ; les larmes sont à la fois plainte et
consolation, fièvre et apaisante fraîcheur. Elles sont aussi un
suprême alibi ; brusques comme l’orage, s’échappant par saccades,
cyclone, ondée, giboulée, elles métamorphosent la femme en une
fontaine plaintive, en un ciel tourmenté ; ses yeux ne voient plus, un
brouillard les voile : ils ne sont plus même un regard, ils se fondent
en pluie ; aveugle, la femme retourne à la passivité des choses
naturelles. On la veut vaincue : elle sombre dans sa défaite ; elle
coule à pic, elle se noie, elle échappe à l’homme qui la contemple,
impuissant comme devant une cataracte. Il juge ce procédé déloyal :
mais elle estime que la lutte est déloyale dès le départ parce qu’on ne
lui a mis en main aucune arme efficace. Elle recourt une fois de plus
à une conjuration magique. Et le fait que ses sanglots exaspèrent le
mâle lui fournit une raison de plus pour s’y précipiter.
Si les larmes ne suffisent pas à exprimer sa révolte, elle jouera des
scènes dont la violence incohérente déconcertera l’homme encore
bien davantage. Dans certains milieux, il arrive que l’homme frappe
son épouse avec de vrais coups ; dans d’autres, précisément parce
qu’il est le plus fort et que son poing est un instrument efficace, il
s’interdit toute violence. Mais la femme comme l’enfant se livre à des
déchaînements symboliques : elle peut se jeter sur l’homme, le
griffer, ce ne sont que des gestes. Mais surtout elle s’emploie à mimer
dans son corps à travers des crises nerveuses les refus qu’elle ne peut
concrètement réaliser. Ce n’est pas seulement pour des raisons
physiologiques qu’elle est sujette aux manifestations convulsives : la
convulsion est une intériorisation d’une énergie qui jetée vers le
monde échoue à en saisir aucun objet ; c’est une dépense à vide de
toutes les puissances de négation suscitées par la situation. La mère a
rarement des crises de nerfs en face de ses jeunes enfants parce
qu’elle peut les battre, les punir : c’est en face de son grand fils, de
son mari, de son amant sur qui elle n’a pas de prise que la femme
s’abandonne à des désespoirs furieux. Les scènes hystériques de
Sophie Tolstoï sont significatives ; certes, elle a eu le grand tort de ne
jamais chercher à comprendre son mari et à travers son journal elle
ne semble ni généreuse, ni sensible, ni sincère, elle est loin de nous
apparaître comme une figure attachante ; mais qu’elle ait eu tort ou
raison ne change rien à l’horreur de sa situation : toute sa vie elle n’a
fait que subir à travers de constantes récriminations les étreintes
conjugales, les maternités, la solitude, le mode de vie que son mari
lui imposait : quand les nouvelles décisions de Tolstoï ont exaspéré le
conflit, elle s’est trouvée sans arme contre la volonté ennemie qu’elle
refusait de toute son impuissante volonté ; elle s’est jetée dans des
comédies de refus – faux suicides, fausses fugues, fausses maladies,
etc. – odieuses pour son entourage, pour elle-même épuisantes : on
ne voit guère quelle autre issue lui était ouverte puisqu’elle n’avait
aucune raison positive de faire taire ses sentiments de révolte, et
aucun moyen efficace de les exprimer.
Il y a bien une issue qui s’ouvre à la femme arrivée au bout du
refus, c’est le suicide. Mais il semble qu’elle en use moins souvent
que l’homme. Les statistiques sont ici très ambiguës(201) : si on
considère les suicides réussis, il y a beaucoup plus d’hommes que de
femmes qui attentent à leurs jours ; mais les tentatives de suicide
sont plus fréquentes chez celles-ci. Ce peut-être parce qu’elles se
satisfont plus souvent de comédies : elles jouent plus souvent que
l’homme le suicide mais le veulent plus rarement. C’est aussi en
partie parce que les moyens brutaux leur répugnent : elles
n’emploient presque jamais les armes blanches ni les armes à feu.
Elles se noient beaucoup plus volontiers, telle Ophélie, manifestant
l’affinité de la femme avec l’eau passive et pleine de nuit où il semble
que la vie puisse passivement se dissoudre. Dans l’ensemble, on
observe ici l’ambiguïté que j’ai déjà signalée : ce que la femme
déteste, elle ne cherche pas sincèrement à le quitter. Elle joue la
rupture mais finalement demeure près de l’homme qui la fait
souffrir ; elle feint de quitter la vie qui la moleste mais il est
relativement rare qu’elle se tue. Elle n’a pas le goût des solutions
définitives : elle proteste contre l’homme, contre la vie, contre sa
condition, mais elle ne s’en évade pas.
Il y a quantité de conduites féminines qui doivent s’interpréter
comme des protestations. On a vu que souvent la femme trompe son
mari par défi et non par plaisir ; elle sera étourdie et dépensière tout
exprès parce qu’il est méthodique et économe. Les misogynes qui
accusent la femme d’être « toujours en retard » pensent qu’il lui
manque « le sens de l’exactitude ». En vérité on a vu combien elle se
plie docilement aux exigences du temps. Ses retards sont
délibérément consentis. Certaines coquettes croient par là exaspérer
le désir de l’homme et donner d’autant plus de prix à leur présence ;
mais surtout la femme en infligeant à l’homme quelques moments
d’attente proteste contre cette longue attente qu’est sa propre vie. En
un sens toute son existence est une attente puisqu’elle est enfermée
dans les limbes de l’immanence, de la contingence et que sa
justification est toujours dans les mains d’un autre : elle attend les
hommages, les suffrages des hommes, elle attend l’amour, elle attend
la gratitude et les éloges du mari, de l’amant ; elle attend d’eux ses
raisons d’exister, sa valeur et son être même. Elle attend d’eux sa
subsistance ; qu’elle ait en main le carnet de chèques ou qu’elle
reçoive chaque semaine ou chaque mois les sommes que le mari lui
alloue, il faut qu’il ait touché sa paye, qu’il ait obtenu cette
augmentation pour qu’elle puisse régler l’épicier ou s’acheter une
robe neuve. Elle attend leur présence : sa dépendance économique la
met à leur disposition ; elle n’est qu’un élément de la vie masculine
tandis que l’homme est sa vie tout entière ; le mari a ses occupations
hors du foyer, la femme subit son absence tout au long des journées ;
c’est l’amant – fût-il passionné – qui décide des séparations et des
rencontres d’après ses obligations. Au lit, elle attend le désir du mâle,
elle attend – parfois anxieusement – son propre plaisir. Tout ce
qu’elle peut faire, c’est arriver en retard au rendez-vous que l’amant a
fixé, c’est ne pas être prête à l’heure que le mari a désignée ; par là,
elle affirme l’importance de ses propres occupations, elle revendique
son indépendance, elle redevient pour un moment le sujet essentiel
dont l’autre subit passivement la volonté. Mais ce sont de timides
revanches ; si entêtée qu’elle soit à faire « poser » les hommes, elle
ne compensera jamais les heures infinies qu’elle passe à guetter, à
espérer, à se soumettre au bon plaisir du mâle.
D’une manière générale, bien que reconnaissant en gros la
suprématie des hommes, acceptant leur autorité, adorant leurs
idoles, elle va pied à pied contester leur règne ; de là vient ce fameux
« esprit de contradiction » qu’on lui a souvent reproché ; ne
possédant pas un domaine autonome, elle ne peut opposer des
vérités, des valeurs positives à celles qu’affirment les mâles ; elle peut
seulement les nier. Sa négation est plus ou moins systématique selon
la manière dont sont dosés en elle respect et rancune. Mais le fait est
qu’elle connaît toutes les failles du système masculin et qu’elle
s’empresse de les dénoncer.
Les femmes n’ont pas de prise sur le monde des hommes parce
que leur expérience ne leur apprend pas à manier logique et
technique : inversement, la puissance des instruments mâles s’abolit
aux frontières du domaine féminin. Il y a toute une région de
l’expérience humaine que le mâle choisit délibérément d’ignorer
parce qu’il échoue à la penser : cette expérience, la femme la vit.
L’ingénieur, si précis quand il dresse ses plans, se conduit chez lui en
démiurge : un mot et voilà son repas servi, ses chemises amidonnées,
ses enfants silencieux ; procréer, c’est un acte aussi rapide que le
coup de baguette de Moïse ; il ne s’étonne pas de ces miracles. La
notion de miracle diffère de l’idée de magie : elle pose au sein d’un
monde rationnellement déterminé la radicale discontinuité d’un
événement sans cause contre lequel toute pensée se brise ; tandis que
les phénomènes magiques sont unifiés par des forces secrètes dont
une conscience docile peut épouser – sans le comprendre – le
devenir continu. Le nouveau-né est miraculeux pour le père
démiurge, magique pour la mère qui en a subi dans son ventre le
mûrissement. L’expérience de l’homme est intelligible, mais trouée
de vides ; celle de la femme est, dans ses limites propres, obscure
mais pleine. Cette opacité l’alourdit ; dans ses rapports avec elle, le
mâle lui semble léger : il a la légèreté des dictateurs, des généraux,
des juges, des bureaucrates, des codes et des principes abstraits.
C’est ce que voulait dire, sans doute, cette ménagère qui murmurait
un jour en haussant les épaules : « Les hommes, ça ne pense pas ! »
Elles disent aussi : « Les hommes, ça ne sait pas ; ça ne connaît pas la
vie. » Au mythe de la mante religieuse, elles opposent le symbole du
bourdon frivole et importun.
On comprend que, dans cette perspective, la femme récuse la
logique masculine. Non seulement celle-ci ne mord pas sur son
expérience, mais elle sait aussi qu’aux mains des hommes la raison
devient une forme sournoise de violence ; leurs affirmations
péremptoires sont destinées à la mystifier. On veut l’enfermer dans
un dilemme : Ou tu es d’accord, ou tu ne l’es pas ; au nom de tout le
système des principes admis, elle doit être d’accord : en refusant son
adhésion, c’est le système entier qu’elle refuse ; elle ne peut se
permettre un pareil éclat ; elle n’a pas les moyens de reconstruire une
autre société : pourtant, elle n’adhère pas à celle-ci. À mi-chemin
entre la révolte et l’esclavage, elle se résigne à contrecœur à l’autorité
masculine. C’est par violence qu’il faut en chaque occasion lui faire
endosser les conséquences de son incertaine soumission. Le mâle
poursuit la chimère d’une compagne librement esclave : il veut qu’en
lui cédant elle cède à l’évidence d’un théorème ; mais elle sait qu’il a
lui-même choisi les postulats auxquels s’accrochent ses vigoureuses
déductions ; tant qu’elle évite de les remettre en question, il lui
fermera facilement la bouche ; néanmoins, il ne la convaincra pas
parce qu’elle en devine l’arbitraire. Aussi l’accusera-t-il avec
irritation d’entêtement, d’illogisme : elle refuse de jouer le jeu parce
qu’elle sait que les dés sont pipés.
La femme ne pense pas positivement que la vérité est autre que ce
que les hommes prétendent : elle admet plutôt que la vérité n’est pas.
Ce n’est pas seulement le devenir de la vie qui la met en défiance à
l’égard du principe d’identité, ni les phénomènes magiques dont elle
est entourée qui ruinent la notion de causalité : c’est au cœur du
monde masculin lui-même, c’est en elle, en tant qu’appartenant à ce
monde, qu’elle saisit l’ambiguïté de tout principe, de toute valeur, de
tout ce qui existe. Elle sait que la morale masculine est en ce qui la
concerne une vaste mystification. L’homme lui assène
pompeusement son code de vertu et d’honneur ; mais en douce il
l’invite à y désobéir : il escompte même cette désobéissance ; sans
elle, toute cette belle façade derrière laquelle il s’abrite s’effondrerait.
L’homme s’autorise volontiers de l’idée hégélienne selon laquelle
le citoyen acquiert sa dignité éthique en se transcendant vers
l’universel : en tant qu’individu singulier il a droit au désir, au plaisir.
Ses rapports avec la femme se situent donc dans une région
contingente où la morale ne s’applique plus, où les conduites sont
indifférentes. Avec les autres hommes, il a des relations où des
valeurs sont engagées ; il est une liberté affrontant d’autres libertés
selon des lois que tous universellement reconnaissent ; mais auprès
de la femme – elle a été inventée à ce dessein – il cesse d’assumer
son existence, il s’abandonne au mirage de l’en-soi, il se situe sur un
plan inauthentique ; il se montre tyrannique, sadique, violent, ou
puéril, masochiste, plaintif ; il essaie de satisfaire ses obsessions, ses
manies ; il se « détend », il se « relâche » au nom des droits qu’il s’est
acquis dans sa vie publique. Sa femme est souvent étonnée – comme
Thérèse Desqueyroux – par le contraste entre la haute tenue de ses
propos, de ses conduites publiques et « ses patientes inventions
d’ombre ». Il prêche la repopulation : il est habile à ne pas engendrer
plus d’enfants qu’il ne lui convient. Il exalte les épouses chastes et
fidèles : mais il invite à l’adultère la femme de son voisin. On a vu
avec quelle hypocrisie les hommes décrètent que l’avortement est
criminel alors que chaque année en France un million de femmes
sont mises par l’homme en situation de se faire avorter ; très souvent
le mari ou l’amant leur imposent cette solution ; souvent aussi ils
supposent tacitement qu’en cas de besoin elle sera adoptée. Ils
escomptent de manière avouée que la femme consentira à se rendre
coupable d’un délit : son « immoralité » est nécessaire à l’harmonie
de la société morale respectée par les hommes. L’exemple le plus
flagrant de cette duplicité, c’est l’attitude du mâle en face de la
prostitution : c’est sa demande qui crée l’offre ; j’ai dit avec quel
scepticisme dégoûté les prostituées considèrent les messieurs
respectables qui flétrissent le vice en général mais montrent
beaucoup d’indulgence pour leurs manies personnelles ; cependant,
on considère comme perverses et débauchées les filles qui vivent de
leur corps, et non les mâles qui en usent. Une anecdote illustre cet
état d’esprit : à la fin du siècle dernier, la police découvrit dans une
maison close deux fillettes de douze à treize ans ; il y eut un procès
où elles déposèrent ; elles parlèrent de leurs clients qui étaient des
messieurs importants ; l’une d’elles ouvrit la bouche pour donner un
nom. Le procureur l’arrêta précipitamment : Ne salissez pas le nom
d’un honnête homme ! Un monsieur décoré de la Légion d’honneur
demeure un honnête homme au moment où il déflore une petite
fille ; il a ses faiblesses, mais qui n’en a pas ? Tandis que la petite fille
qui n’accède pas à la région éthique de l’universel – qui n’est ni un
magistrat, ni un général, ni un grand Français, rien qu’une petite fille
– joue sa valeur morale dans la région contingente de la sexualité :
c’est une perverse, une dévoyée, une vicieuse bonne pour la maison
de correction. L’homme peut en quantité de cas sans salir sa haute
figure perpétrer en complicité avec la femme des actes qui pour elle
sont flétrissants. Elle entend mal ces subtilités ; ce qu’elle comprend,
c’est que l’homme n’agit pas conformément aux principes qu’il
affiche et qu’il lui demande d’y désobéir ; il ne veut pas ce qu’il dit
vouloir : aussi ne lui donne-t-elle pas ce qu’elle feint de lui donner.
Elle sera une chaste et fidèle épouse : et elle cédera en cachette à ses
désirs ; elle sera une mère admirable : mais elle pratiquera avec soin
le « birth-control » et elle se fera avorter au besoin. L’homme
officiellement la désavoue, c’est la règle du jeu ; mais il est
clandestinement reconnaissant à celle-ci de sa « petite vertu », à
celle-là de sa stérilité. La femme a le rôle de ces agents secrets qu’on
laisse fusiller s’ils se font prendre, et qu’on comble de récompenses
s’ils réussissent ; à elle d’endosser toute l’immoralité des mâles : ce
n’est pas seulement la prostituée, ce sont toutes les femmes qui
servent d’égout au palais lumineux et sain dans lequel habitent les
honnêtes gens. Quand ensuite on leur parle de dignité, d’honneur, de
loyauté, de toutes les hautes vertus viriles, il ne faut pas s’étonner
qu’elles refusent de « marcher ». Elles ricanent en particulier quand
les mâles vertueux viennent leur reprocher d’être intéressées,
comédiennes, menteuses(202) : elles savent bien qu’on ne leur ouvre
aucune autre issue. L’homme aussi s’« intéresse » à l’argent, au
succès : mais il a les moyens de les conquérir par son travail ; on a
assigné à la femme un rôle de parasite : tout parasite est
nécessairement un exploiteur ; elle a besoin du mâle, pour acquérir
une dignité humaine, pour manger, jouir, procréer ; c’est par le
service du sexe qu’elle s’assure ses bienfaits ; et puisqu’on l’enferme
dans cette fonction, elle est tout entière un instrument d’exploitation.
Quant aux mensonges, sauf dans le cas de la prostitution, il ne s’agit
pas entre elle et son protecteur d’un franc marché. L’homme même
réclame qu’elle lui joue une comédie : il veut qu’elle soit l’Autre ;
mais tout existant, si éperdument qu’il se renie, demeure sujet ; il la
veut objet : elle se fait objet ; dans le moment où elle se fait être, elle
exerce une libre activité ; c’est là sa trahison originelle ; la plus
docile, la plus passive est encore conscience ; et il suffit parfois que le
mâle s’aperçoive que se donnant à lui elle le regarde et le juge pour
qu’il se sente dupé ; elle ne doit être qu’une chose offerte, une proie.
Cependant, cette chose, il exige aussi qu’elle la lui livre librement : au
lit, il lui demande d’éprouver du plaisir ; au foyer, il faut qu’elle
reconnaisse sincèrement sa supériorité et ses mérites ; dans l’instant
où elle obéit, elle doit donc feindre l’indépendance cependant qu’à
d’autres moments, elle joue activement la comédie de la passivité.
Elle ment pour retenir l’homme qui lui assure son pain quotidien :
scènes et larmes, transports d’amour, crises de nerfs ; et elle ment
aussi pour échapper à la tyrannie que par intérêt elle accepte. Il
l’encourage à des comédies dont profitent son impérialisme et sa
vanité : elle retourne contre lui ses pouvoirs de dissimulation ; elle
prend ainsi des revanches doublement délicieuses : car, en le
trompant, elle assouvit des désirs singuliers et elle goûte le plaisir de
le bafouer. L’épouse, la courtisane mentent en feignant des
transports qu’elles n’éprouvent pas ; ensuite elles s’amusent avec un
amant, avec des amies, de la naïve vanité de leur dupe : « Non
seulement ils nous “ratent”, mais ils veulent encore qu’on se fatigue à
crier de plaisir », disent-elles avec rancune. Ces conversations
ressemblent à celles des domestiques qui disent à l’office du mal de
leurs « singes ». La femme a les mêmes défauts parce qu’elle est
victime de la même oppression paternaliste ; elle a le même cynisme
parce qu’elle voit l’homme de bas en haut comme le valet voit ses
maîtres. Mais il est clair qu’aucun de ses traits ne manifeste une
essence ou une volonté originelle perverties : ils reflètent une
situation. « Il y a fausseté partout où il y a régime coercitif », dit
Fourier. « La prohibition et la contrebande sont inséparables en
amour comme en marchandises. » Et les hommes savent si bien que
les défauts de la femme manifestent sa condition que, soucieux de
maintenir la hiérarchie des sexes, ils encouragent chez leur
compagne ces traits mêmes qui les autorisent à la mépriser. Sans
doute le mari, l’amant s’irritent des tares de la femme singulière avec
laquelle ils vivent ; cependant, prônant les charmes de la féminité en
général, ils la pensent inséparable de ses tares. Si la femme n’est pas
perfide, futile, lâche, indolente, elle perd sa séduction. Dans Maison
de poupée, Helmer explique combien l’homme se sent juste, fort,
compréhensif, indulgent, quand il pardonne à la faible femme ses
fautes puériles. Ainsi les maris de Bernstein s’attendrissent – avec la
complicité de l’auteur – sur la femme voleuse, méchante, adultère ;
ils mesurent, en se penchant sur elle avec indulgence, leur sagesse
virile. Les racistes américains, les colons français souhaitent aussi
que le Noir se montre chapardeur, paresseux, menteur : il prouve par
là son indignité ; il met le bon droit du côté des oppresseurs ; s’il
s’obstine à être honnête, loyal, on le regarde comme une mauvaise
tête. Les défauts de la femme s’exagèrent donc d’autant plus qu’elle
n’essaiera pas de les combattre mais qu’au contraire elle s’en fera une
parure.
Récusant les principes logiques, les impératifs moraux, sceptique
devant les lois de la nature, la femme n’a pas le sens de l’universel ; le
monde lui apparaît comme un ensemble confus de cas singuliers ;
c’est pourquoi elle croit plus facilement aux ragots d’une voisine qu’à
un exposé scientifique ; sans doute elle respecte le livre imprimé,
mais ce respect glisse au long des pages écrites sans en accrocher le
contenu : au contraire l’anecdote racontée par un inconnu dans une
queue ou dans un salon revêt aussitôt une écrasante autorité ; dans
son domaine, tout est magie ; dehors, tout est mystère ; elle ne
connaît pas le critérium de la vraisemblance ; seule l’expérience
immédiate emporte sa conviction : sa propre expérience ou celle
d’autrui, dès qu’il l’affirme avec assez de force. Quant à elle, du fait
qu’isolée dans son foyer elle ne se confronte pas activement avec les
autres femmes, elle se considère spontanément comme un cas
singulier ; elle attend toujours que le destin et les hommes fassent en
sa faveur une exception ; bien plus qu’aux raisonnements valables
pour tous elle croit aux illuminations qui la traversent ; elle admet
facilement qu’elles lui sont envoyées par Dieu ou par quelque obscur
esprit du monde ; de certains malheurs, certains accidents, elle pense
avec tranquillité : « Ça ne m’arrivera pas à moi » ; inversement, elle
s’imagine que « pour moi on fera une exception » : elle a le goût des
passe-droits ; le commerçant lui accordera un rabais, le sergent de
ville la laissera passer sans coupe-file ; on lui a appris à surestimer la
valeur de son sourire et on a oublié de lui dire que toutes les femmes
souriaient. Ce n’est pas qu’elle se pense plus extraordinaire que sa
voisine : c’est qu’elle ne se compare pas ; pour la même raison il est
rare que l’expérience lui inflige aucun démenti : elle essuie un échec,
un autre, mais elle ne totalise pas.
C’est pourquoi les femmes ne réussissent pas à construire
solidement un « contre-univers » d’où elles puissent défier les
mâles ; sporadiquement, elles déblatèrent contre les hommes en
général, elles se racontent des histoires de lit et d’accouchement,
elles se communiquent des horoscopes et des recettes de beauté.
Mais pour bâtir vraiment ce « monde du ressentiment » que leur
rancune souhaite, elles manquent de conviction ; leur attitude à
l’égard de l’homme est trop ambivalente. En effet, c’est un enfant, un
corps contingent et vulnérable, c’est un naïf, un bourdon importun,
un tyran mesquin, un égoïste, un vaniteux : et c’est aussi le héros
libérateur, la divinité qui dispense les valeurs. Son désir est un
appétit grossier, ses étreintes une corvée dégradante : cependant la
fougue, la puissance virile apparaissent aussi comme une énergie
démiurgique. Quand une femme dit avec extase : « C’est un
homme ! » elle évoque à la fois la vigueur sexuelle et l’efficacité
sociale du mâle qu’elle admire : en l’une et l’autre s’exprime la même
souveraineté créatrice ; elle n’imagine pas qu’il soit un grand artiste,
un grand homme d’affaires, un général, un chef sans être un amant
puissant : ses réussites sociales ont toujours un attrait sexuel ;
inversement, elle est prête à reconnaître du génie au mâle qui
l’assouvit. C’est d’ailleurs un mythe masculin qu’elle reprend ici. Le
phallus pour Lawrence et pour tant d’autres, c’est à la fois une
énergie vivante et la transcendance humaine. Ainsi la femme peut
voir dans les plaisirs du lit une communion avec l’esprit du monde.
Vouant à l’homme un culte mystique, elle se perd et se retrouve dans
sa gloire. La contradiction est ici facilement levée grâce à la pluralité
des individus qui participent à la virilité. Certains – ceux dont elle
éprouve la contingence dans la vie quotidienne – sont l’incarnation
de la misère humaine ; en d’autres s’exalte la grandeur de l’homme.
Mais la femme accepte même que ces deux figures se confondent en
une seule. « Si je deviens célèbre, écrivait une jeune fille amoureuse
d’un homme qu’elle tenait pour supérieur, R… m’épousera sûrement
car sa vanité sera flattée ; il bomberait le torse en se promenant à
mon bras. » Cependant elle l’admirait follement. Le même individu
peut fort bien être, aux yeux de la femme, avare, mesquin, vaniteux,
dérisoire et un dieu : après tout, les dieux ont leurs faiblesses. Un
individu qu’on aime dans sa liberté, dans son humanité, on a pour lui
cette exigeante sévérité qui est l’envers d’une authentique estime ;
tandis qu’une femme agenouillée devant son mâle peut fort bien se
vanter de « savoir le prendre », de « le manœuvrer », elle flatte
complaisamment « ses petits côtés » sans qu’il perde son prestige ;
c’est la preuve qu’elle n’éprouve pas d’amitié pour sa personne
singulière, telle qu’elle s’accomplit dans des actes réels ; elle se
prosterne aveuglément devant l’essence générale à laquelle l’idole
participe : la virilité, c’est une aura sacrée, une valeur clonée, figée,
qui s’affirme en dépit des petitesses de l’individu qui la porte ; celui-
ci ne compte pas ; au contraire, la femme jalouse de son privilège se
complaît à prendre sur lui des supériorités malignes.
L’ambiguïté des sentiments que la femme porte à l’homme se
retrouve dans son attitude générale à l’égard de soi-même et du
monde ; le domaine où elle est enfermée est investi par l’univers
masculin ; mais il est hanté par des puissances obscures dont les
hommes eux-mêmes sont les jouets ; qu’elle s’allie à ces magiques
vertus, elle conquerra à son tour le pouvoir. La société asservit la
Nature ; mais la Nature la domine ; l’Esprit s’affirme par-delà la Vie ;
mais il s’éteint si la vie ne le supporte plus. La femme s’autorise de
cette équivoque pour accorder plus de vérité à un jardin qu’à une
ville à une maladie qu’à une idée, à un accouchement qu’à une
révolution ; elle s’efforce de rétablir ce règne de la terre, de la Mère,
rêvé par Baschoffen afin de se retrouver l’essentiel en face de
l’inessentiel. Mais comme elle est, elle aussi, un existant qu’habite
une transcendance, elle ne saurait valoriser cette région où elle est
confinée qu’en la transfigurant : elle lui prête une dimension
transcendante. L’homme vit dans un univers cohérent qui est une
réalité pensée. La femme est aux prises avec une réalité magique qui
ne se laisse pas penser : elle s’en évade par des pensées privées de
contenu réel. Au lieu d’assumer son existence, elle contemple au ciel
la pure Idée de son destin, au lieu d’agir, elle dresse dans l’imaginaire
sa statue ; au lieu de raisonner elle rêve. De là vient qu’étant si
« physique » elle soit aussi si artificielle, qu’étant si terrestre elle se
fasse si éthérée. Sa vie se passe à récurer des casseroles et c’est un
merveilleux roman ; vassale de l’homme, elle se croit son idole ;
humiliée dans sa chair, elle exalte l’Amour. Parce qu’elle est
condamnée à ne connaître que la facticité contingente de la vie, elle
se fait prêtresse de l’Idéal.
Cette ambivalence se marque dans la manière dont la femme
saisit son corps. C’est un fardeau : rongé par l’espèce, saignant
chaque mois, proliférant passivement, il n’est pas pour elle le pur
instrument de sa prise sur le monde mais une présence opaque ; il ne
s’assure pas avec certitude le plaisir et il se crée des douleurs qui le
déchirent ; il enferme des menaces : elle se sent en danger dans ses
« intérieurs ». C’est un corps « hystérique », à cause de l’intime
liaison des sécrétions endocrines avec les systèmes nerveux et
sympathique qui commandent muscles et viscères ; il exprime des
réactions que la femme refuse d’assumer : dans les sanglots, les
convulsions, les vomissements, il lui échappe, il la trahit ; il est sa
vérité la plus intime, mais c’est une vérité honteuse et qu’elle tient
cachée. Et, cependant, il est aussi son double merveilleux ; elle le
contemple avec éblouissement dans le miroir ; il est promesse de
bonheur, œuvre d’art, vivante statue ; elle le modèle, le pare, elle
l’exhibe. Quand elle se sourit dans la glace elle oublie sa contingence
charnelle ; dans l’étreinte amoureuse, dans la maternité, son image
s’anéantit. Mais souvent, rêvant sur elle-même, elle s’étonne d’être à
la fois cette héroïne et cette chair.
La Nature lui offre symétriquement un double visage : elle
alimente le pot-au-feu et incite aux effusions mystiques. En devenant
une ménagère, une mère, la femme a renoncé à ses libres échappées
dans les plaines et les bois, elle leur a préféré la calme culture du
jardin potager, elle a apprivoisé les fleurs et les a mises dans des
vases : cependant elle s’exalte encore devant les clairs de lune et les
couchers de soleil. Dans la faune et la flore terrestres, elle voit avant
tout des aliments, des ornements ; cependant il y circule une sève qui
est générosité et magie. La Vie n’est pas seulement immanence et
répétition : elle a aussi une éblouissante face de lumière ; dans les
prairies en fleurs elle se révèle comme Beauté. Accordée à la nature
par la fertilité de son ventre la femme se sent aussi balayée par le
souffle qui l’anime et qui est esprit. Et, dans la mesure où elle
demeure insatisfaite, où elle se sent comme la jeune fille
inaccomplie, illimitée, son âme aussi s’engouffrera sur les routes
indéfiniment déroulées, vers les horizons sans bornes. Asservie au
mari, aux enfants, au foyer, c’est avec ivresse qu’elle se retrouvera
seule, souveraine au flanc des collines ; elle n’est plus épouse, mère,
ménagère, mais un être humain ; elle contemple le monde passif : et
elle se souvient qu’elle est toute une conscience, une irréductible
liberté. Devant le mystère de l’eau, l’élan des cimes, la suprématie du
mâle s’abolit ; quand elle marche à travers les bruyères, quand elle
plonge sa main dans la rivière, elle ne vit pas pour autrui, mais pour
soi. La femme qui a maintenu son indépendance à travers toutes ses
servitudes aimera ardemment dans la Nature sa propre liberté. Les
autres y trouveront seulement le prétexte à des extases distinguées ;
et elles hésiteront au crépuscule entre la crainte d’attraper un rhume
et une pâmoison de l’âme.
Cette double appartenance au monde charnel et à un monde,
« poétique » définit la métaphysique, la sagesse, à laquelle adhère
plus ou moins explicitement la femme. Elle s’efforce de confondre vie
et transcendance ; c’est dire qu’elle récuse le cartésianisme et toutes
les doctrines qui s’y apparentent ; elle se trouve à son aise dans un
naturalisme analogue à celui des stoïciens ou des néo-platoniciens
du XVIe siècle : il n’est pas étonnant que les femmes, Marguerite
de Navarre en tête, se soient attachées à une philosophie si matérielle
et si spirituelle à la fois. Socialement manichéiste, la femme a un
besoin profond d’être ontologiquement optimiste : les morales de
l’action ne lui conviennent pas puisqu’il lui est interdit d’agir ; elle
subit le donné : il faut donc que le donné soit le Bien ; mais un Bien
qu’on reconnaît comme celui de Spinoza par la raison, ou comme
celui de Leibniz par un calcul, ne saurait la toucher. Elle réclame un
bien qui soit une Harmonie vivante et au sein duquel elle se situe par
le seul fait de vivre. La notion d’harmonie est une des clefs de
l’univers féminin : elle implique la perfection dans l’immobilité, la
justification immédiate de chaque élément à partir du tout et sa
participation passive à la totalité. Dans un monde harmonieux, la
femme atteint ainsi ce que recherchera l’homme dans l’action : elle
mord sur le monde, elle est exigée par lui, elle coopère au triomphe
du Bien. Les moments que les femmes considèrent comme des
révélations sont ceux où elles découvrent leur accord avec une réalité
reposant en paix sur soi-même : ce sont ces moments de bonheur
lumineux que V. Woolf – dans Mrs. Dalloway, dans la Promenade
au Phare – que K. Mansfield, tout au long de son œuvre, accordent à
leurs héroïnes comme une suprême récompense. La joie qui est un
bondissement de liberté est réservée à l’homme ; ce que la femme
connaît c’est une impression de souriante plénitude(203). On
comprend que la simple ataraxie puisse prendre à ses yeux une haute
valeur puisqu’elle vit normalement dans la tension du refus, de la
récrimination, de la revendication ; et on ne saurait lui reprocher de
goûter une belle après-midi ou la douceur d’un soir. Mais c’est un
leurre d’y chercher la définition véritable de l’âme cachée du monde.
Le Bien n’est pas ; le monde n’est pas harmonie et aucun individu n’y
a une place nécessaire.
Il y a une justification, une compensation suprême que la société
s’est toujours attachée à dispenser à la femme : la religion. Il faut une
religion pour les femmes comme il en faut une pour le peuple,
exactement pour les mêmes raisons : quand on condamne un sexe,
une classe à l’immanence, il est nécessaire de lui offrir le mirage
d’une transcendance. L’homme a tout avantage à faire endosser par
un Dieu les codes qu’il fabrique : et singulièrement puisqu’il exerce
sur la femme une autorité souveraine, il est bon que celle-ci lui ait été
conférée par l’être souverain. Entre autres chez les juifs, les
mahométans, les chrétiens, l’homme est le maître par droit divin : la
crainte de Dieu étouffera chez l’opprimée toute velléité de révolte. On
peut miser sur sa crédulité. La femme adopte devant l’univers
masculin une attitude de respect et de foi : Dieu dans son ciel lui
apparaît à peine moins lointain qu’un ministre et le mystère de la
genèse rejoint celui des centrales électriques. Mais surtout, si elle se
jette si volontiers dans la religion, c’est que celle-ci vient combler un
besoin profond. Dans la civilisation moderne qui fait – même chez la
femme – sa part à la liberté, elle apparaît beaucoup moins comme un
instrument de contrainte que comme un instrument de
mystification. On demande moins à la femme d’accepter au nom de
Dieu son infériorité que de se croire, grâce à lui, l’égale du mâle
suzerain ; on supprime la tentation même d’une révolte en
prétendant surmonter l’injustice. La femme n’est plus frustrée de sa
transcendance puisqu’elle va destiner à Dieu son immanence ; c’est
seulement au ciel que se mesurent les mérites des âmes et non
d’après leurs accomplissements terrestres ; ici-bas, il n’y a jamais,
selon le mot de Dostoïevski, que des occupations : cirer des souliers
ou bâtir un pont, c’est la même vanité ; par-delà les discriminations
sociales, l’égalité des sexes est rétablie. C’est pourquoi la petite fille et
l’adolescente se jettent dans la dévotion avec une ferveur infiniment
plus grande que leurs frères ; le regard de Dieu qui transcende sa
transcendance humilie le garçon : il demeurera à jamais un enfant
sous cette puissante tutelle, c’est une castration plus radicale que
celle dont il se sent menacé par l’existence de son père. Tandis que
« l’éternelle enfant » trouve son salut dans ce regard qui la
métamorphose en une sœur des anges ; il annule le privilège du
pénis. Une foi sincère aide beaucoup la fillette à éviter tout complexe
d’infériorité ; elle n’est ni mâle ni femelle, mais une créature de Dieu.
C’est pourquoi on trouve en beaucoup de grandes saintes une
fermeté toute virile : sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne
prétendaient avec arrogance régenter le monde ; elles ne
reconnaissaient aucune autorité masculine : Catherine dirigeait
même fort durement ses directeurs ; Jeanne d’Arc, sainte Thérèse
allaient leur chemin avec une intrépidité qu’aucun homme n’a
surpassée. L’Église veille à ce que Dieu n’autorise jamais les femmes
à se soustraire à la tutelle des mâles ; elle a remis exclusivement
entre les mains masculines ces armes redoutables : refus
d’absolution, excommunication ; entêtée dans ses visions, Jeanne
d’Arc a été brûlée. Cependant, bien que soumise par la volonté de
Dieu même à la loi des hommes, la femme trouve en Lui un solide
recours contre eux. La logique masculine est contestée par les
mystères ; l’orgueil des mâles devient un péché, leur agitation est
non seulement absurde, mais coupable : pourquoi modeler à neuf ce
monde que Dieu même a créé ? La passivité à laquelle la femme est
vouée est sanctifiée. Égrenant son chapelet au coin du feu, elle se sait
plus proche du ciel que son mari qui court les meetings politiques. Il
n’est pas besoin de rien faire pour sauver son âme, il suffit de vivre
sans désobéir. La synthèse de la vie et de l’esprit est consommée : la
mère n’engendre pas seulement une chair, elle donne à Dieu une
âme ; c’est une œuvre plus haute que de percer les futiles secrets de
l’atome. Avec la complicité du père céleste la femme peut
revendiquer hautement contre l’homme la gloire de sa féminité.
Non seulement Dieu rétablit ainsi le sexe féminin en général dans
sa dignité ; mais chaque femme trouvera dans la céleste absence un
appui singulier ; en tant que personne humaine, elle n’a pas grand
poids ; mais dès qu’elle agit au nom d’une inspiration divine, ses
volontés deviennent sacrées. Mme Guyon dit qu’elle apprit à propos
de la maladie d’une religieuse « ce que c’était de commander par le
Verbe et d’obéir par le même Verbe » ; ainsi la dévote camoufle en
humble obéissance son autorité ; élevant ses enfants, dirigeant un
couvent, organisant une œuvre, elle n’est qu’un docile outil entre des
mains surnaturelles ; on ne peut lui désobéir sans offenser Dieu lui-
même. Certes, les hommes non plus ne dédaignent pas cet appui ;
mais il n’est guère solide quand ils affrontent des semblables qui
peuvent également le revendiquer : le conflit se règle pour finir sur
un plan humain. La femme invoque la volonté divine pour justifier
absolument son autorité aux yeux de ceux qui lui sont déjà
naturellement subordonnés, pour la justifier à ses propres yeux. Si
cette coopération lui est si utile, c’est qu’elle est surtout occupée de
ses rapports avec soi-même – même quand ces rapports intéressent
autrui ; c’est seulement dans ces débats tout intérieurs que le silence
suprême peut avoir force de loi. En vérité, la femme prend prétexte
de la religion pour satisfaire ses désirs. Frigide, masochiste, sadique,
elle se sanctifie en renonçant à la chair, en jouant les victimes, en
étouffant autour d’elle tout élan vivant ; se mutilant, s’annihilant, elle
gagne des rangs dans la hiérarchie des élus ; quand elle martyrise
mari et enfants, en les privant de tout bonheur terrestre elle leur
prépare une place de choix dans le paradis ; Marguerite de Cortone
« pour se punir d’avoir péché », nous disent ses pieux biographes,
maltraitait l’enfant de sa faute ; elle ne lui donnait à manger qu’après
avoir nourri tous les mendiants de passage ; la haine de l’enfant non
désiré est, on l’a vu, fréquente : c’est une aubaine de pouvoir s’y livrer
avec une rage vertueuse. De son côté, une femme dont la morale est
peu rigoureuse s’arrange commodément avec Dieu ; la certitude
d’être demain purifiée du péché par l’absolution aide souvent la
femme pieuse à vaincre ses scrupules. Qu’elle ait choisi l’ascétisme
ou la sensualité, l’orgueil ou l’humilité, le souci qu’elle a de son salut
l’encourage à se livrer à ce plaisir qu’elle préfère à tous : s’occuper de
soi ; elle écoute les mouvements de son cœur, elle épie les
tressaillements de sa chair, justifiée par la présence en elle de la
grâce comme la femme enceinte par celle de son fruit. Non
seulement elle s’examine avec une tendre vigilance, mais elle se
raconte à un directeur ; au temps jadis, elle pouvait même goûter
l’ivresse des confessions publiques. On nous raconte que Marguerite
de Cortone pour se punir d’un mouvement de vanité monta sur la
terrasse de sa maison et se mit à pousser des cris comme une femme
qui enfante : « Levez-vous, habitants de Cortone, levez-vous avec des
chandelles et des lanternes et sortez pour entendre la pécheresse ! »
Elle énumérait tous ses péchés, clamant sa misère aux étoiles. Par
cette bruyante humilité, elle satisfaisait ce besoin d’exhibitionnisme
dont on trouve tant d’exemples chez les femmes narcissistes. La
religion autorise chez la femme la complaisance à soi-même ; elle lui
donne le guide, le père, l’amant, la divinité tutélaire dont elle a un
besoin nostalgique ; elle alimente ses rêveries ; elle occupe ses heures
vides. Mais surtout elle confirme l’ordre du monde, elle justifie la
résignation en apportant l’espoir d’un avenir meilleur dans un ciel
asexué. C’est pourquoi les femmes sont encore aujourd’hui entre les
mains de l’Église un si puissant atout ; c’est pourquoi l’Église est si
hostile à toute mesure susceptible de faciliter leur émancipation. Il
faut une religion pour les femmes : il faut des femmes, de « vraies
femmes » pour perpétuer la religion.
On voit que l’ensemble du « caractère » de la femme : ses
convictions, ses valeurs, sa sagesse, sa morale, ses goûts, ses
conduites, s’expliquent par sa situation. Le fait que sa transcendance
lui est refusée lui interdit normalement l’accès aux plus hautes
attitudes humaines : héroïsme, révolte, détachement, invention,
création ; mais chez les mâles mêmes elles ne sont pas si communes.
Il y a beaucoup d’hommes qui sont, comme la femme, confinés dans
le domaine de l’intermédiaire, du moyen inessentiel ; l’ouvrier s’en
évade par l’action politique exprimant une volonté révolutionnaire ;
mais les hommes des classes que précisément on appelle
« moyennes » s’y installent délibérément ; voués comme la femme à
la répétition des tâches quotidiennes, aliénés dans des valeurs toutes
faites, respectueux de l’opinion et ne cherchant sur terre qu’un vague
confort, l’employé, le commerçant, le bureaucrate ne détiennent sur
leurs compagnes aucune supériorité ; cuisinant, lessivant, menant sa
maison, élevant ses enfants, elle manifeste plus d’initiative et
d’indépendance que l’homme asservi à des consignes ; il doit tout le
jour obéir à des supérieurs, porter un faux col et affirmer son rang
social ; elle peut traîner en peignoir dans son appartement, chanter,
rire avec ses voisines ; elle agit à sa guise, prend de menus risques,
cherche à atteindre efficacement certains résultats. Elle vit beaucoup
moins que son mari dans la convention et dans l’apparence.
L’univers bureaucratique que Kafka – entre autres choses – a décrit,
cet univers de cérémonies, de gestes absurdes, de conduites sans but,
est essentiellement masculin ; elle mord bien davantage sur la
réalité ; quand il a aligné des chiffres ou converti en monnaie des
boîtes de sardines, il n’a rien saisi que d’abstrait ; l’enfant repu dans
son berceau, le linge blanc, le rôti sont des biens plus tangibles ;
cependant, justement parce que dans la poursuite concrète de ces
buts elle éprouve leur contingence – et corrélativement sa propre
contingence – il arrive souvent qu’elle ne s’aliène pas en eux : elle
demeure disponible. Les entreprises de l’homme sont à la fois des
projets et des fuites : il se laisse manger par sa carrière, par son
personnage ; il est volontiers important, sérieux ; contestant la
logique et la morale masculines, elle ne tombe pas dans ces pièges :
c’est là ce que Stendhal goûtait si fort chez elle ; elle n’élude pas dans
l’orgueil l’ambiguïté de sa condition ; elle ne se dérobe pas derrière le
masque de la dignité humaine ; elle découvre avec plus de sincérité
ses pensées indisciplinées, ses émotions, ses réactions spontanées.
C’est pourquoi sa conversation est beaucoup moins ennuyeuse que
celle de son mari, dès qu’elle parle en son propre nom et non comme
la loyale moitié de son seigneur ; il débite des idées dites générales,
c’est-à-dire des mots, des formules qu’on retrouve dans les colonnes
de son journal ou dans des ouvrages spécialisés ; elle livre une
expérience limitée mais concrète. La fameuse « sensibilité féminine »
tient un peu du mythe, un peu de la comédie ; mais le fait est aussi
que la femme est plus attentive que l’homme à soi-même et au
monde. Sexuellement, elle vit dans un climat masculin qui est âpre :
elle a par compensation le goût des « jolies choses », ce qui peut
engendrer de la mièvrerie mais aussi de la délicatesse ; parce que son
domaine est limité, les objets qu’elle atteint lui paraissent précieux :
ne les enfermant ni dans des concepts, ni dans des projets, elle en
dévoile les richesses ; son désir d’évasion s’exprime par son goût de
la fête : elle s’enchante de la gratuité d’un bouquet de fleurs, d’un
gâteau, d’une table bien dressée, elle se plaît à transformer le vide de
ses loisirs en une offrande généreuse ; aimant les rires, les chansons,
les parures, les bibelots, elle est prête aussi à accueillir tout ce qui
palpite autour d’elle : le spectacle de la rue, celui du ciel ; une
invitation, une sortie lui ouvrent des horizons neufs ; l’homme bien
souvent refuse de participer à ces plaisirs ; quand il entre dans la
maison, les voix joyeuses se taisent, les femmes de la famille
prennent l’air ennuyé et décent qu’il attend d’elles. Du sein de la
solitude, de la séparation, la femme tire le sens de la singularité de sa
vie : le passé, la mort, l’écoulement du temps, elle en a une
expérience plus intime que l’homme ; elle s’intéresse aux aventures
de son cœur, de sa chair, de son esprit parce qu’elle sait qu’elle n’a
sur terre que ce seul lot ; et aussi, du fait qu’elle est passive, elle subit
la réalité qui la submerge d’une manière plus passionnée, plus
pathétique que l’individu absorbé par une ambition ou un métier ;
elle a le loisir et le goût de s’abandonner à ses émotions, d’étudier ses
sensations et d’en dégager le sens. Quand son imagination ne se perd
pas en vains rêves, elle devient sympathie : elle essaie de comprendre
autrui dans sa singularité et de le recréer en elle ; à l’égard de son
mari, de son amant elle est capable d’une véritable identification :
elle fait siens ses projets, ses soucis, d’une manière qu’il ne saurait
imiter. Elle accorde son attention anxieuse au monde entier ; il lui
apparaît comme une énigme : chaque être, chaque objet peut être
une réponse ; elle interroge avidement. Quand elle vieillit, son
attente déçue se convertit en ironie et en un cynisme souvent
savoureux ; elle refuse les mystifications masculines, elle voit l’envers
contingent, absurde, gratuit de l’imposant édifice bâti par les mâles.
Sa dépendance lui interdit le détachement ; mais elle puise parfois
dans le dévouement qui lui est imposé une vraie générosité ; elle
s’oublie en faveur du mari, de l’amant, de l’enfant, elle cesse de
penser à soi, elle est tout entière offrande, don. Étant mal adaptée à
la société des hommes, elle est souvent obligée d’inventer elle-même
ses conduites ; elle peut moins se contenter de recettes toutes faites,
de clichés ; si elle est de bonne volonté, il y a en elle une inquiétude
plus proche de l’authenticité que l’assurance importante de son
époux.
Mais elle n’aura sur le mâle ces privilèges qu’à condition de
repousser les mystifications qu’il lui propose. Dans les classes
supérieures, les femmes se font ardemment complices de leurs
maîtres parce qu’elles tiennent à profiter des bénéfices qu’ils leur
assurent. On a vu que les grandes bourgeoises, les aristocrates, ont
toujours défendu leurs intérêts de classe avec plus d’entêtement
encore que leurs époux : elles n’hésitent pas à leur sacrifier
radicalement leur autonomie d’être humain ; elles étouffent en elles
toute pensée, tout jugement critique, tout élan spontané ; elles
répètent en perroquets les opinions admises, elles se confondent
avec l’idéal que le code masculin leur impose ; dans leur cœur, sur
leur visage même toute sincérité est morte. La ménagère retrouve
une indépendance dans son travail, dans le soin des enfants : elle y
puise une expérience bornée mais concrète : celle qui « se fait
servir » n’a plus aucune prise sur le monde ; elle vit dans le rêve et
dans l’abstraction, dans le vide. Elle ne sait pas la portée des idées
qu’elle affiche ; les mots qu’elle débite ont perdu dans sa bouche tout
leur sens ; le financier, l’industriel, parfois même le général,
assument des fatigues, des soucis, ils prennent des risques ; ils
achètent leurs privilèges par un marché injuste, mais du moins ils
paient de leurs personnes ; leurs épouses en échange de tout ce
qu’elles reçoivent ne donnent rien, ne font rien ; et elles croient avec
une foi d’autant plus aveugle à leurs imprescriptibles droits. Leur
vaine arrogance, leur radicale incapacité, leur ignorance butée en
font les êtres les plus inutiles, les plus nuls qu’ait jamais produits
l’espèce humaine.
Il est donc aussi absurde de parler de « la femme » en général que
de « l’homme » éternel. Et on comprend pourquoi toutes les
comparaisons où l’on s’efforce de décider si la femme est supérieure,
inférieure ou égale à l’homme sont oiseuses : leurs situations sont
profondément différentes. Si l’on confronte ces situations mêmes, il
est évident que celle de l’homme est infiniment préférable, c’est-à-
dire qu’il a beaucoup plus de possibilités concrètes de projeter dans
le monde sa liberté ; il en résulte nécessairement que les réalisations
masculines l’emportent de loin sur celles des femmes : à celles-ci, il
est à peu près interdit de rien faire. Cependant, confronter l’usage
que dans leurs limites hommes et femmes font de leur liberté est a
priori une tentative dépourvue de sens, puisque précisément ils en
usent librement. Sous des formes diverses, les pièges de la mauvaise
foi, les mystifications du sérieux les guettent les uns comme les
autres ; la liberté est entière en chacun. Seulement du fait qu’elle
demeure chez la femme abstraite et vide, elle ne saurait
authentiquement s’assumer que dans la révolte : c’est là le seul
chemin ouvert à ceux qui n’ont la possibilité de rien construire ; il
faut qu’ils refusent les limites de leur situation et cherchent à s’ouvrir
les chemins de l’avenir ; la résignation n’est qu’une démission et une
fuite ; il n’y a pour la femme aucune autre issue que de travailler à sa
libération.
Cette libération ne saurait être que collective, et elle exige avant
tout que s’achève l’évolution économique de la condition féminine.
Cependant il y a eu, il y a encore quantité de femmes qui cherchent
solitairement à réaliser leur salut individuel. Elles essaient de
justifier leur existence au sein de leur immanence, c’est-à-dire de
réaliser la transcendance dans l’immanence. C’est cet ultime effort –
parfois ridicule, souvent pathétique – de la femme emprisonnée pour
convertir sa prison en un ciel de gloire, sa servitude en souveraine
liberté que nous trouvons chez la narcissiste, chez l’amoureuse, chez
la mystique.
TROISIÈME PARTIE

JUSTIFICATIONS
CHAPITRE XI

LA NARCISSISTE

On a prétendu parfois que le narcissisme était l’attitude


fondamentale de toute femme(204) ; mais à étendre abusivement
cette notion on la ruine comme La Rochefoucauld a ruiné celle
d’égoïsme. En fait, le narcissisme est un processus d’aliénation bien
défini : le moi est posé comme une fin absolue et le sujet se fuit en
lui. Beaucoup d’autres attitudes – authentiques ou inauthentiques –
se rencontrent chez la femme : nous en avons déjà étudié quelques-
unes. Ce qui est vrai, c’est que les circonstances invitent la femme
plus que l’homme à se tourner vers soi et à se vouer son amour.
Tout amour réclame la dualité d’un sujet et d’un objet. La femme
est conduite au narcissisme par deux chemins convergents. Comme
sujet, elle se sent frustrée ; petite fille, elle a été privée de cet alter
ego qu’est pour le garçon un pénis ; plus tard, sa sexualité agressive
est demeurée insatisfaite. Et ce qui est beaucoup plus important, les
activités viriles lui sont défendues. Elle s’occupe, mais elle ne fait
rien ; à travers ses fonctions d’épouse, mère, ménagère, elle n’est pas
reconnue dans sa singularité. La vérité de l’homme est dans les
maisons qu’il construit, les forêts qu’il défriche, les malades qu’il
guérit : ne pouvant s’accomplir à travers des projets et des buts, la
femme s’efforcera de se saisir dans l’immanence de sa personne.
Parodiant le mot de Sieyès, Marie Bashkirtseff écrivait : « Que suis-
je ? Rien. Que voudrais-je être ? Tout. » C’est parce qu’elles ne sont
rien que quantité de femmes limitent farouchement leurs intérêts à
leur seul moi, qu’elles l’hypertrophient de manière à le confondre
avec Tout. « Je suis mon héroïne à moi », disait encore Marie
Bashkirtseff. Un homme qui agit nécessairement se confronte.
Inefficace, séparée, la femme ne peut ni se situer ni prendre sa
mesure ; elle se donne une souveraine importance parce que aucun
objet important ne lui est accessible.
Si elle peut ainsi se proposer à ses propres désirs, c’est que depuis
l’enfance elle s’est apparue comme un objet. Son éducation l’a
encouragée à s’aliéner dans son corps tout entier, la puberté lui a
révélé ce corps comme passif et désirable ; c’est une chose vers
laquelle elle peut tourner ses mains qu’émeut le satin, le velours, et
qu’elle peut contempler avec un regard d’amant. Il arrive que, dans le
plaisir solitaire, la femme se dédouble en un sujet mâle et un objet
femelle ; ainsi Irène, dont Dalbiez(205) a étudié le cas, se disait : « Je
vais m’aimer » ou plus passionnément : « Je vais me posséder » ou
dans un paroxysme : « Je vais me féconder. » Marie Bashkirtseff est
aussi à la fois sujet et objet quand elle écrit : « C’est pourtant
dommage que personne ne me voie les bras et le torse, toute cette
fraîcheur et toute cette jeunesse. »
En vérité, il n’est pas possible d’être pour soi positivement autre,
et de se saisir dans la lumière de la conscience comme objet. Le
dédoublement est seulement rêvé. C’est la poupée qui chez l’enfant
matérialise ce rêve ; elle se reconnaît en elle plus concrètement que
dans son propre corps parce qu’il y a de l’une à l’autre séparation. Ce
besoin d’être deux pour établir entre soi et soi un tendre dialogue,
Mme de Noailles l’a exprimé entre autres dans le Livre de ma vie.

J’aimais les poupées, je prêtais à leur immobilité l’animation de ma propre


existence ; je n’eusse pas dormi sous la chaleur d’une couverture sans qu’elles fussent
aussi enveloppées de laine et de duvet… Je rêvais de goûter vraiment la pure solitude
dédoublée… Ce besoin de persister intacte, d’être deux fois moi-même, je l’éprouvais
avec avidité dans ma petite enfance… Ah ! que j’ai souhaité dans les instants tragiques où
ma douceur rêveuse était le jouet des injurieuses larmes avoir à mes côtés une autre
petite Anna qui jetterait ses bras autour de mon cou, qui me consolerait, me
comprendrait… Au cours de ma vie, je la rencontrai en mon cœur et je la retins
fortement : elle me secourut non sous la forme de la consolation que j’avais espérée,
mais sous celle du courage.

L’adolescente laisse dormir ses poupées. Mais, tout au long de sa


vie, la femme sera puissamment aidée dans son effort pour se quitter
et se rejoindre par la magie du miroir. Rank a mis en lumière la
relation entre le miroir et le double dans les mythes et dans les rêves.
C’est surtout dans le cas de la femme que le reflet se laisse assimiler
au moi. La beauté mâle est indication de transcendance, celle de la
femme a la passivité de l’immanence : la seconde seule est faite pour
arrêter le regard et peut donc être prise au piège immobile du tain ;
l’homme qui se sent et se veut activité, subjectivité, ne se reconnaît
pas dans son image figée ; elle n’a guère pour lui d’attrait, puisque le
corps de l’homme ne lui apparaît pas comme objet de désir ; tandis
que la femme se sachant, se faisant objet croit vraiment se voir dans
la glace : passif et donné, le reflet est comme elle-même une chose ;
et comme elle convoite la chair féminine, sa chair, elle anime de son
admiration, de son désir, les vertus inertes qu’elle aperçoit.
Mme de Noailles qui s’y connaissait nous confie :

J’étais moins vaniteuse des dons de l’esprit, si vigoureux en moi que je ne les mettais
pas en doute, que de l’image reflétée par un miroir fréquemment consulté… Seul le
plaisir physique contente l’âme pleinement.

Les mots de « plaisir physique » sont ici vagues et impropres. Ce


qui contente l’âme, c’est, tandis que l’esprit aura à faire ses preuves,
que le visage contemplé est là, aujourd’hui, donné, indubitable. Tout
l’avenir est ramassé dans cette nappe de lumière dont le cadre fait un
univers ; hors ces étroites limites, les choses ne sont qu’un chaos
désordonné ; le monde est réduit à ce morceau de verre où resplendit
une image : l’Unique. Chaque femme noyée dans son reflet règne sur
l’espace et le temps, seule, souveraine ; elle a tous les droits sur les
hommes, sur la fortune, la gloire, la volupté. Marie Bashkirtseff était
si enivrée de sa beauté qu’elle voulait la fixer dans un marbre
impérissable ; c’est elle-même qu’elle eût ainsi vouée à l’immortalité :

En rentrant je me déshabille, je me mets nue et reste frappée de la beauté de mon


corps comme si je ne l’avais jamais vu. Il faut faire ma statue, mais comment ? Sans me
marier c’est presque impossible. Et il faut absolument, je n’aurais qu’à enlaidir, me
gâter… Il faut prendre un mari, ne fût-ce que pour faire ma statue.

Cécile Sorel se préparant à un rendez-vous amoureux se peint


ainsi :

Je suis devant mon miroir. Je voudrais être plus belle. Je me bats avec ma crinière de
lionne. Des étincelles jaillissent sous mon peigne. Ma tête est un soleil au milieu de mes
cheveux dressés comme des rayons d’or.

Je me rappelle aussi une jeune femme que j’ai vue un matin dans
les lavabos d’un café ; elle tenait une rose à la main et elle avait l’air
un peu ivre ; elle approchait ses lèvres de la glace comme pour boire
son image et elle murmurait en souriant : « Adorable ; je me trouve
adorable. » À la fois prêtresse et idole, la narcissiste plane nimbée de
gloire au cœur de l’éternité et, de l’autre côté des nuées, des créatures
agenouillées l’adorent : elle est Dieu se contemplant soi-même. « Je
m’aime, je suis mon Dieu ! » disait Mme Mejerowsky. Devenir Dieu,
c’est réaliser l’impossible synthèse de l’en-soi et du pour-soi : les
moments où un individu s’imagine y avoir réussi sont pour lui des
moments privilégiés de joie, d’exaltation, de plénitude. À dix-neuf
ans, Roussel un jour dans un grenier sentit autour de sa tête l’aura de
la gloire : il n’en guérit jamais. La jeune fille qui a vu au fond du
miroir la beauté, le désir, l’amour, le bonheur, revêtus de ses propres
traits – animés, croit-elle, par sa propre conscience –, essaiera
pendant toute sa vie d’épuiser les promesses de cette éblouissante
révélation. « C’est toi que j’aime », confie un jour Marie Bashkirtseff
à son reflet. Elle écrit un autre jour : « Je m’aime tant, je me rends si
heureuse que j’ai été comme folle à dîner. » Même si la femme n’est
pas d’une irréprochable beauté, elle verra transparaître sur son
visage les singulières richesses de son âme et cela suffira à son
ivresse. Dans le roman où elle s’est peinte sous les traits de Valérie,
Mme Krüdener se décrit ainsi :

Elle a quelque chose de particulier que je n’ai encore vu à aucune femme. On peut
avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté et être loin d’elle. On ne l’admire peut-
être pas mais elle a quelque chose d’idéal et de charmant qui force à s’en occuper. On
dirait à la voir si délicate, si svelte, que c’est une pensée…

On a tort de s’étonner que même les déshéritées puissent parfois


connaître l’extase du miroir : elles sont émues par le seul fait d’être
une chose de chair, qui est là ; comme l’homme, il suffit pour les
étonner de la pure générosité d’une jeune chair féminine ; et
puisqu’elles se saisissent comme sujet singulier, avec un peu de
mauvaise foi, elles doueront aussi d’un charme singulier leurs
qualités spécifiques ; elles découvriront dans leur visage ou leur
corps quelque trait gracieux, rare, piquant ; elles se croiront belles du
seul fait qu’elles se sentent femmes.
D’ailleurs le miroir, quoique privilégié, n’est pas le seul
instrument de dédoublement. Dans le dialogue intérieur, chacun
peut tenter de se créer un frère jumeau. Étant seule la plus grande
partie du jour, s’ennuyant aux tâches ménagères, la femme a le loisir
de façonner en rêve sa propre figure. Jeune fille, elle rêvait à
l’avenir ; enfermée dans un présent indéfini, elle se raconte son
histoire ; elle la retouche de manière à y introduire un ordre
esthétique, transformant dès avant sa mort sa vie contingente en un
destin.
On sait, entre autres, combien les femmes sont attachées à leurs
souvenirs d’enfance ; la littérature féminine en fait foi ; l’enfance
n’occupe en général qu’une place secondaire dans les
autobiographies masculines ; les femmes, au contraire, se bornent
souvent au récit de leurs premières années ; celles-ci sont la matière
privilégiée de leurs romans, de leurs contes. Une femme qui se
raconte à une amie, à un amant, commence presque toutes ses
histoires par ces mots : « Quand j’étais petite fille… » Elles gardent
une nostalgie de cette période. C’est qu’en ce temps elles sentaient
sur leur tête la main bienveillante et imposante du père tout en
goûtant les joies de l’indépendance ; protégées et justifiées par les
adultes, elles étaient des individus autonomes devant qui s’ouvrait
un libre avenir : tandis que, maintenant, elles sont imparfaitement
défendues par le mariage et l’amour et elles sont devenues des
servantes ou des objets, emprisonnées dans le présent. Elles
régnaient sur le monde, jour après jour elles en faisaient la
conquête : et les voilà séparées de l’univers, vouées à l’immanence et
à la répétition. Elles se sentent déchues. Mais ce dont elles souffrent
le plus, c’est d’être englouties dans la généralité : une épouse, une
mère, une ménagère, une femme parmi des millions d’autres ;
enfant, chacune a au contraire vécu sa condition d’une manière
singulière ; elle ignorait les analogies existant entre son
apprentissage du monde et celui de ses camarades ; par ses parents ;
ses professeurs, ses amies, elle était reconnue dans son individualité,
elle se croyait incomparable à toute autre, unique, promise à des
chances uniques. Elle se retourne avec émotion vers cette jeune sœur
dont elle a abdiqué la liberté, les exigences, la souveraineté et qu’elle
a plus ou moins trahie. La femme qu’elle est devenue regrette cet être
humain qu’elle fut ; elle essaie de retrouver au fond de soi cette
enfant morte. « Petite fille », ces mots la touchent ; mais plus encore
ceux-ci : « Drôle de petite fille », qui ressuscitent l’originalité perdue.
Elle ne se borne pas à s’émerveiller de loin devant cette enfance si
rare : elle essaie de la raviver en elle. Elle cherche à se convaincre que
ses goûts, ses idées, ses sentiments ont gardé une fraîcheur insolite.
Perplexe, interrogeant le vide, tout en jouant avec un collier ou en
tourmentant une bague, elle murmure : « C’est drôle… moi, c’est
comme ça que je suis… Figurez-vous : l’eau me fascine… Oh ! moi, je
raffole de la campagne. » Chaque préférence paraît une excentricité,
chaque opinion un défi au monde. Dorothy Parker a noté sur le vif ce
trait si répandu. Elle décrit ainsi Mrs. Welton :

Elle aimait à se penser comme une femme qui ne pouvait être heureuse si elle n’était
entourée de fleurs épanouies… Elle avouait aux gens par petits élans de confidence
combien elle aimait les fleurs. Il y avait presque un ton d’excuse dans cette petite
confession, comme si elle eût demandé à ses auditeurs de ne pas juger son goût trop
insolite. Elle semblait attendre que son interlocuteur tombât à la renverse, frappé
d’étonnement et s’écriant : « Non, vraiment ! où en arrivons-nous ! » De temps en temps
elle confessait d’autres menues prédilections ; toujours avec un peu de perplexité,
comme si dans sa délicatesse elle eût naturellement répugné à mettre son cœur à nu, elle
disait combien elle aimait la couleur, la campagne, les distractions, une pièce vraiment
intéressante, de jolies étoffes, des vêtements bien coupés, le soleil. Mais c’était son
amour des fleurs qu’elle avouait le plus souvent. Elle avait l’impression que ce goût, plus
qu’aucun autre, la distinguait du commun des mortels.

La femme cherche volontiers à confirmer ces analyses par ses


conduites ; elle choisit une couleur : « Moi, le vert, c’est ma
couleur » ; elle a une fleur préférée, un parfum, un musicien favoris,
des superstitions, des manies qu’elle traite avec respect ; et il n’est
pas besoin qu’elle soit belle pour exprimer sa personnalité dans ses
toilettes et dans son intérieur. Le personnage qu’elle campe a plus ou
moins de cohérence et d’originalité selon son intelligence, son
entêtement et la profondeur de son aliénation. Certaines ne font que
mélanger au hasard quelques traits épars et brouillés ; d’autres
créent systématiquement une figure dont elles jouent le rôle avec
constance : on a dit déjà que la femme faisait mal le départ entre ce
jeu et la vérité. Autour de cette héroïne, la vie s’organise en un roman
triste ou merveilleux, toujours un peu étrange. Parfois, c’est un
roman qui a été déjà écrit. Je ne sais combien de jeunes filles m’ont
dit s’être reconnues dans la Judy de Poussière ; je me rappelle une
vieille dame très laide qui avait coutume de dire : « Lisez le Lys dans
la vallée : c’est mon histoire » ; enfant, je regardais avec une stupeur
révérente ce lis fané. D’autres plus vaguement, murmurent : « Ma
vie, c’est tout un roman. » Il y a une étoile faste ou néfaste au-dessus
de leur front. « Ces choses-là n’arrivent qu’à moi », disent-elles. La
guigne s’attache à leurs pas, ou la chance leur sourit : en tout cas,
elles ont un destin. Cécile Sorel écrit, avec cette naïveté dont elle ne
se départ pas tout au long de ses Mémoires : « C’est ainsi que j’ai fait
mon entrée dans le monde. Mes premiers amis s’appelaient génie et
beauté. » Et dans le Livre de ma vie qui est un fabuleux monument
narcissiste, Mme de Noailles écrit :

Les gouvernantes un jour disparurent : le sort prit leur place. Il maltraita autant qu’il
l’avait comblée la créature puissante et faible, il la maintint au-dessus des naufrages où
elle apparut ainsi qu’une Ophélie combative sauvant ses fleurs et dont la voix toujours
s’élève. Il lui demanda d’espérer que fût vraiment exacte cette ultime promesse : Les
Grecs utilisent la mort.

Il faut encore citer comme exemple de littérature narcissiste le


passage suivant :

De robuste petite fille que j’étais, aux membres délicats mais arrondis, et aux joues
colorées, j’acquis ce caractère physique plus frêle, plus nuageux qui fit de moi une
adolescente pathétique, en dépit de la source de vie qui peut jaillir de mon désert, de ma
famine, de mes brèves et mystérieuses morts aussi étrangement que du rocher de Moïse.
Je ne vanterai pas mon courage comme j’en aurais le droit. Je l’assimile à mes forces, à
mes chances. Je pourrais le décrire comme on dit : J’ai les yeux verts, les cheveux noirs,
la main petite et puissante…

Et ces lignes encore :

Aujourd’hui il m’est permis de reconnaître que, soutenue par l’âme et ses forces
d’harmonie, j’ai vécu au son de ma voix…

À défaut de beauté, d’éclat, de bonheur, la femme se choisira un


personnage de victime ; elle s’entêtera à incarner les Mater dolorosa,
les épouses incomprises, elle sera à ses yeux « la femme la plus
malheureuse du monde ». C’est le cas de cette mélancolique que
décrit Stekel(206) :

Chaque année à Noël, Mme H. W…, pâle, vêtue de couleurs sombres, vient chez moi
pour se plaindre de son sort. C’est une histoire triste qu’elle raconte en versant des
larmes. Une vie manquée, un ménage raté ! La première fois qu’elle vint, je fus ému aux
larmes et prêt à pleurer avec elle… Entre-temps, deux longues années se sont écoulées et
elle habite toujours les ruines de ses espérances en pleurant sa vie perdue. Ses traits
accusent les premiers symptômes de déclin, ce qui lui donne une autre raison de se
plaindre. « Que suis-je devenue, moi dont la beauté était tant admirée ! » Elle multiplie
ses plaintes, souligne son désespoir parce que tous ses amis connaissent son sort
malheureux. Elle ennuie tout le monde de ses plaintes… C’est une autre occasion pour
elle de se sentir malheureuse, seule et incomprise. Il n’y avait plus d’issue à ce labyrinthe
de douleurs… Cette femme trouvait sa jouissance dans ce rôle tragique. Elle se grisait
littéralement de la pensée d’être la femme la plus malheureuse de la terre. Tous les
efforts pour lui faire prendre part à la vie active échouèrent.

Un trait commun à la petite Mme Welton, à la superbe Anna


de Noailles, à l’infortunée malade de Stekel, à la multitude des
femmes marquées par un destin exceptionnel, c’est qu’elles se
sentent incomprises ; leur entourage ne reconnaît pas – ou pas assez
– leur singularité ; elles traduisent positivement cette ignorance,
cette indifférence d’autrui par l’idée qu’elles enferment en elles un
secret. Le fait est que beaucoup ont silencieusement enseveli des
épisodes d’enfance et de jeunesse qui avaient eu pour elles une
grande importance ; elles savent que leur biographie officielle ne se
confond pas avec leur véritable histoire. Mais surtout, faute de se
réaliser dans sa vie, l’héroïne chérie par la narcissiste n’est qu’un
imaginaire ; son unité ne lui est pas conférée par le monde concret :
« c’est un principe caché, une espèce de « force », de « vertu » aussi
obscure que le phlogistique ; la femme croit en sa présence, mais si
elle voulait la découvrir à autrui, elle serait aussi embarrassée que le
psychasthénique s’acharnant à confesser d’impalpables crimes. Dans
les deux cas, le « secret » se réduit à la conviction vide de posséder
au fond de soi une clef permettant de déchiffrer et de justifier
sentiments et conduites. » C’est leur aboulie, leur inertie qui donne
aux psychasthéniques cette illusion ; et c’est faute de pouvoir
s’exprimer dans l’action quotidienne que la femme aussi se croit
habitée par un mystère inexprimable : le fameux mythe du mystère
féminin l’y encourage et se trouve en retour confirmé.
Riche de ses trésors méconnus, qu’elle soit marquée par une
étoile faste ou néfaste, la femme prend à ses propres yeux la
nécessité des héros de tragédie qu’un destin gouverne. Sa vie tout
entière se transfigure en un drame sacré. Sous la robe choisie avec
solennité se dressent à la fois une prêtresse vêtue de la livrée
sacerdotale et une idole parée par des mains fidèles, offerte à
l’adoration des dévots. Son intérieur devient le temple où se déroule
son culte. Marie Bashkirtseff accorde autant de soin au cadre qu’elle
installe autour d’elle qu’à ses robes :

Près du bureau, un fauteuil genre ancien, de sorte que lorsqu’on entre je n’ai qu’un
petit mouvement à imprimer à ce fauteuil pour me trouver en face des gens…, près du
pédantesque bureau avec les livres pour fond, entre des tableaux et des plantes, et les
jambes et les pieds en vue au lieu d’être coupée en deux comme avant par ce bois noir.
Au-dessus du divan sont suspendues les deux mandolines et la guitare. Mettez au milieu
de cela une jeune fille blonde et blanche aux mains toutes petites et fines, veinées de
bleu.

Quand elle se pavane dans les salons, quand elle s’abandonne aux
bras d’un amant, la femme accomplit sa mission : elle est Vénus
dispensant au monde les trésors de sa beauté. Ce n’est pas elle-
même, c’est la Beauté que Cécile Sorel défendait quand elle brisa le
verre de la caricature de Bib, on voit dans ses Mémoires qu’à tous les
instants de sa vie elle a convié les mortels au culte de l’Art. De même
Isadora Duncan, telle qu’elle se peint dans Ma Vie :

Après les représentations, écrit-elle, vêtue de ma tunique et ma chevelure couronnée


de roses, j’étais si jolie ! Pourquoi ne pas faire profiter de ce charme ? Pourquoi un
homme qui travaille toute la journée de son cerveau…, ne serait-il pas enlacé par ces bras
splendides et ne trouverait-il pas quelques consolations à sa peine et quelques heures de
beauté et d’oubli ?

La générosité de la narcissiste lui est profitable : mieux que dans


les miroirs, c’est dans les yeux admiratifs d’autrui qu’elle aperçoit
son double nimbé de gloire. Faute d’un public complaisant, elle
ouvre son cœur à un confesseur, à un médecin, à un psychanalyste ;
elle va consulter des chiromanciennes, des voyantes. « Ce n’est pas
que j’y croie, disait une apprentie starlette, mais j’aime tant qu’on me
parle de moi ! » ; elle se raconte à ses amies ; dans l’amant, plus
avidement qu’aucune autre, elle cherche un témoin, l’amoureuse
oublie vite son moi ; mais quantité de femmes sont incapables d’un
véritable amour, précisément parce qu’elles ne s’oublient jamais. À
l’intimité de l’alcôve, elles préfèrent une scène plus vaste. De là
l’importance que prend pour elles la vie mondaine : elles ont besoin
de regards pour les contempler, d’oreilles pour les écouter ; à leur
personnage, il faut le plus large public possible. Décrivant une fois de
plus sa chambre, Marie Bashkirtseff laisse échapper cet aveu :

De cette façon je suis en scène quand on entre et qu’on me trouve à écrire.

Et plus loin :

Je suis décidée à me payer une mise en scène considérable. Je vais bâtir un hôtel plus
beau que celui de Sarah et des ateliers plus grands…
De son côté, Mme de Noailles écrit :

J’ai aimé et j’aime l’agora… Aussi ai-je souvent pu rassurer des amis qui s’excusaient
du nombre de leurs convives dont ils craignaient que je fusse importunée par ce sincère
aveu : je n’aime pas jouer devant des banquettes vides.

La toilette, la conversation satisfont en grande partie ce goût


féminin de la parade. Mais une narcissiste ambitieuse souhaite
s’exhiber de manière plus rare et plus variée. En particulier, faisant
de sa vie une pièce offerte aux applaudissements du public, elle se
complaira à se mettre en scène pour de bon. Mme de Staël a raconté
longuement dans Corinne comment elle charma les foules italiennes
en récitant des poèmes qu’elle accompagnait sur une harpe. À
Coppet, une de ses distractions préférées, c’était de déclamer des
rôles tragiques ; sous la figure de Phèdre, elle adressait volontiers
aux jeunes amants qu’elle déguisait en Hippolyte des déclarations
ardentes. Mme Krüdener se spécialisait dans la danse du châle, qu’elle
décrit ainsi dans Valérie :

Valérie demanda son châle d’une mousseline bleu foncé, elle écarta ses cheveux de
dessus son front ; elle mit son châle sur sa tête ; il descendait le long de ses tempes et de
ses épaules ; son front se dessina à la manière antique, ses cheveux disparurent, ses
paupières se baissèrent, son sourire habituel s’effaça peu à peu : sa tête s’inclina, son
châle tomba mollement sur ses bras croisés, sur sa poitrine, et ce vêtement bleu, cette
figure pure et douce semblaient avoir été dessinés par le Corrège pour exprimer la
tranquille résignation ; et quand ses yeux se relevèrent, que ses lèvres essayèrent un
sourire, on eût dit voir, comme Shakespeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur
auprès d’un monument.
… C’est Valérie qu’il faut voir. C’est elle qui à la fois timide, noble, profondément
sensible, trouble, entraîne, émeut, arrache des larmes et fait palpiter le cœur comme il
palpite quand il est dominé par un grand ascendant ; c’est elle qui possède cette grâce
charmante qui ne peut s’apprendre mais que la nature a révélée en secret à quelques
êtres supérieurs.

Si les circonstances le lui permettent, rien ne donnera à la


narcissiste une satisfaction aussi profonde que de se consacrer
publiquement au théâtre :

Le théâtre, dit Georgette Leblanc, m’apportait ce que j’y avais cherché : un motif
d’exaltation. Aujourd’hui il m’apparaît comme la caricature de l’action ; quelque chose
d’indispensable aux tempéraments excessifs.
L’expression dont elle se sert est frappante : faute d’agir, la
femme s’invente des succédanés d’action ; le théâtre représente pour
certaines un ersatz privilégié. L’actrice peut d’ailleurs viser des fins
très différentes. Pour certaines, jouer est un moyen de gagner sa vie,
un simple métier ; pour d’autres, c’est l’accès à une renommée qui
sera exploitée à des fins galantes ; pour d’autres encore, le triomphe
de leur narcissisme ; les plus grandes – Rachel, la Duse – sont des
artistes authentiques qui se transcendent dans le rôle qu’elles
créent ; la cabotine, au contraire, se soucie non de ce qu’elle
accomplit, mais de la gloire qui en rejaillira sur elle ; elle cherche
avant tout à se mettre en valeur. Une narcissiste entêtée sera limitée
en art comme en amour faute de savoir se donner.
Ce défaut se fera gravement sentir dans toutes ses activités. Elle
sera tentée par tous les chemins qui peuvent conduire vers la gloire ;
mais jamais elle ne s’y engagera sans réserve. Peinture, sculpture,
littérature sont des disciplines qui réclament un sévère apprentissage
et qui exigent un travail solitaire ; beaucoup de femmes s’y essaient,
mais elles renoncent vite si elles ne sont pas poussées par un désir
positif de création ; beaucoup aussi de celles qui persévèrent ne font
jamais que « jouer » à travailler. Marie Bashkirtseff, si avide de
gloire, passait des heures devant son chevalet ; mais elle s’aimait trop
pour aimer vraiment peindre. Elle l’avoue elle-même après des
années de dépit : « Oui, je ne me donne la peine de peindre, je me
suis observée aujourd’hui, je triche… » Quand une femme réussit,
comme Mme de Staël ; Mme de Noailles, à bâtir une œuvre, c’est qu’elle
n’est pas exclusivement absorbée par le culte qu’elle se rend : mais
une des tares qui pèsent sur quantité d’écrivains féminins, c’est une
complaisance à l’égard d’elles-mêmes qui nuit à leur sincérité, les
limite et les diminue.
Beaucoup de femmes imbues du sentiment de leur supériorité ne
sont cependant pas capables de la manifester aux yeux du monde ;
leur ambition sera alors d’utiliser comme truchement un homme
qu’elles convaincront de leurs mérites ; elles ne visent pas par de
libres projets des valeurs singulières ; elles veulent annexer à leur
moi des valeurs toutes faites ; elles se tourneront donc vers ceux qui
détiennent influence et gloire dans l’espoir – se faisant muses,
inspiratrices, égéries – de s’identifier à eux. Un exemple frappant,
c’est celui de Mabel Dodge dans ses rapports avec Lawrence :
Je voulais, dit-elle, séduire son esprit, le contraindre à produire certaines choses…
J’avais besoin de son âme, de sa volonté, de son imagination créatrice et de sa vision
lumineuse. Pour me rendre maîtresse de ces instruments essentiels, il me fallait dominer
son sang… J’ai toujours cherché à faire faire des choses aux autres, sans même chercher
à faire quoi que ce soit moi-même. J’acquérais le sentiment d’une sorte d’activité, de
fécondité par procuration. C’était une sorte de compensation au sentiment désolé de
n’avoir rien à faire.

Et plus loin :

Je voulais que Lawrence conquît par moi qu’il se servît de mon expérience, de mes
observations, de mon Taos et qu’il formulât tout cela dans une magnifique création d’art.

De même Georgette Leblanc voulait être pour Maeterlinck


« aliment et flamme » ; mais elle voulait aussi voir son nom inscrit
sur le livre composé par le poète. Il ne s’agit pas ici d’ambitieuses
ayant choisi des fins personnelles et utilisant des hommes pour les
atteindre – comme firent la princesse des Ursins, Mme de Staël –
mais de femmes animées par un désir tout subjectif d’importance,
qui ne visent aucun but objectif, et qui prétendent s’approprier la
transcendance d’un autre. Elles sont loin d’y toujours réussir ; mais
elles sont adroites à se masquer leur échec et à se persuader qu’elles
sont douées d’une irrésistible séduction. Se sachant aimables,
désirables, admirables, elles se sentent sûres d’être aimées, désirées,
admirées. Toute narcissiste est Bélise. Même l’innocente Brett
dévouée à Lawrence se fabrique un petit personnage qu’elle doue
d’une grave séduction :

Je lève les yeux pour m’apercevoir que vous me regardez avec malice de votre air de
faune, une lueur provocante brille dans vos yeux, Pan. Je vous dévisage d’un air solennel
et digne jusqu’à ce que la lueur s’éteigne sur votre visage.

Ces illusions peuvent engendrer de véritables délires ; ce n’est pas


sans raison que Clérambault considérait l’érotomanie comme « une
sorte de délire professionnel » ; se sentir femme, c’est se sentir objet
désirable, c’est se croire désirée et aimée. Il est remarquable que sur
dix malades atteints de « l’illusion d’être aimés », il y en a neuf qui
sont des femmes. On voit très clairement que ce qu’elles recherchent
dans leur amant imaginaire, c’est une apothéose de leur narcissisme.
Elles le veulent doué d’une valeur inconditionnée : prêtre, médecin,
avocat, homme supérieur ; et la vérité catégorique que ses conduites
découvrent, c’est que son idéale maîtresse est supérieure à toutes les
autres femmes, qu’elle possède d’irrésistibles et souveraines vertus.
L’érotomanie peut apparaître au sein de diverses psychoses ; mais
son contenu est toujours le même. Le sujet est illuminé et glorifié par
l’amour d’un homme de grande valeur, qui a été brusquement
fasciné par ses charmes – alors qu’elle n’attendait rien de lui – et qui
lui manifeste ses sentiments de manière détournée mais impérieuse ;
cette relation demeure parfois idéale, et parfois revêt une forme
sexuelle, mais ce qui la caractérise essentiellement c’est que le demi-
dieu puissant et glorieux aime plus qu’il n’est aimé et qu’il manifeste
sa passion par des conduites bizarres et ambiguës. Parmi le grand
nombre de cas rapporté par les psychiatres, en voici un, tout à fait
typique, que je résume d’après Ferdière(207). Il s’agit d’une femme de
quarante-huit ans, Marie-Yvonne, qui fait la confession suivante :

Il s’agit de maître Achille, ancien député et sous-secrétaire d’État, membre du


Barreau et du Conseil de l’Ordre. Je le connais depuis le 12 mai 1920 ; la veille j’avais
cherché à le rencontrer au Palais ; j’avais remarqué de loin sa forte taille, mais je ne
savais pas qui il était ; ça m’a fait un froid dans le dos… Oui, il y a entre lui et moi une
affaire de sentiment, un sentiment réciproque : les yeux, les regards se sont croisés. Dès
la première fois que je l’ai vu j’ai eu un faible pour lui ; lui, c’est pareil… Il s’est en tout
cas déclaré le premier : c’était vers le début de 1922 ; il me recevait dans son salon,
toujours seule ; un jour il a même renvoyé son fils… Un jour… il s’est levé et il est venu
vers moi tout en continuant la conversation. J’ai compris tout de suite que c’était un élan
sentimental… Il m’a donné des paroles à comprendre. Par différentes amabilités il m’a
donné à comprendre que les sentiments réciproques s’étaient rencontrés. Une autre fois,
toujours dans son cabinet il s’est rapproché de moi en disant : « C’est vous, c’est vous
toute seule et pas une autre que vous, madame, vous entendez bien. » J’ai été tellement
saisie que je n’ai pas su quoi répondre ; j’ai dit seulement : Maître, merci ! Une autre fois
encore il m’a accompagnée de son cabinet jusqu’à la rue ; il s’est même débarrassé d’un
monsieur qui l’accompagnait, il lui a donné vingt sous dans l’escalier et lui a dit :
« Laissez-moi passer, mon garçon, vous voyez que je suis avec madame ! » Tout cela
c’était pour m’accompagner et rester seul avec moi. Il me serrait toujours les mains
fortement. Au cours de sa première plaidoirie il a lancé un boniment pour faire
comprendre qu’il était célibataire.
Il a envoyé un chanteur dans la cour pour me faire comprendre son amour… il
regardait sous mes fenêtres ; je pourrais vous chanter sa romance… il a fait défiler
devant ma porte la musique de la commune. J’ai été bête. J’aurais dû répondre à toutes
ses avances. J’ai refroidi maître Achille… alors il a cru que je le repoussais et il a agi ; il
aurait mieux fait de parler ouvertement ; il s’est vengé. Maître Achille croyait que j’avais
un sentiment pour B… et il était jaloux… Il m’a fait souffrir par l’envoûtement à l’aide de
ma photographie ; voilà au moins ce que j’ai découvert cette année à force d’études dans
les livres, dans les dictionnaires. Il a suffisamment travaillé cette photo : tout vient de
là…
Ce délire se change en effet facilement en un délire de
persécution. Et on trouve ce processus même dans les cas normaux.
La narcissiste ne peut admettre qu’autrui ne s’intéresse pas
passionnément à elle ; si elle a la preuve évidente qu’elle n’est pas
adorée, elle suppose aussitôt qu’on la hait. Toutes les critiques elle
les attribue à la jalousie, au dépit. Ses échecs sont le résultat de
noires machinations : et par là, ils la confirment dans l’idée de son
importance. Elle glisse facilement à la mégalomanie ou au délire de
persécution qui en est la figure inversée : centre de son univers et ne
connaissant d’autre univers que le sien, la voilà centre absolu du
monde.
Mais c’est aux dépens de la vie réelle que la comédie narcissiste se
déroule ; un personnage imaginaire sollicite l’admiration d’un public
imaginaire ; la femme en proie à son moi perd toute prise sur le
monde concret, elle ne se soucie d’établir avec autrui aucun rapport
réel ; Mme de Staël n’eût pas déclamé Phèdre de si bon cœur si elle eût
pressentit les railleries que ses « admirateurs » notaient le soir sur
leurs carnets ; mais la narcissiste refuse d’admettre qu’on puisse la
voir autrement qu’elle ne se montre : c’est ce qui explique que, si
occupée à se contempler, elle réussisse si mal à se juger et qu’elle
sombre si facilement dans le ridicule. Elle n’écoute plus, elle parle, et
quand elle parle elle débite son rôle :

Ça m’amuse, écrit Marie Bashkirtseff. Je ne cause pas avec lui, je joue et me sentant
devant un bon public je suis excellente d’intonations enfantines et fantaisistes et
d’attitudes.

Elle se regarde trop pour rien voir ; elle ne comprend d’autrui que
ce qu’elle en reconnaît ; ce qu’elle ne peut assimiler à son cas, à son
histoire lui demeure étranger. Elle se plaît à multiplier les
expériences : elle veut connaître l’ivresse et les tourments de
l’amoureuse, les pures joies de la maternité, l’amitié, la solitude, les
larmes, les rires ; mais faute de pouvoir jamais se donner, ses
sentiments et ses émotions sont fabriqués. Sans doute Isadora
Duncan pleura-t-elle avec de vraies larmes la mort de ses enfants.
Mais quand elle jeta leurs cendres à la mer dans un grand geste
théâtral, elle n’était qu’une comédienne ; et on ne peut lire sans
malaise ce passage de Ma Vie, où elle évoque son chagrin :
Je sens la tiédeur de mon propre corps. Ja baisse les yeux sur mes jambes nues que
j’étire, sur la douceur de mes seins, sur mes bras qui ne restent jamais immobiles, mais
qui flottent sans cesse en douces ondulations, et je vois que depuis douze ans je suis
lasse, que cette poitrine enferme une douleur intarissable, que ces mains ont été
marquées par la tristesse et que, quand je suis seule, ces yeux sont rarement secs.

Dans le culte de son moi, l’adolescente peut puiser le courage


d’aborder l’avenir inquiétant ; mais c’est une étape qu’il faut vite
dépasser : sinon l’avenir se referme. L’amoureuse qui enferme
l’amant dans l’immanence du couple le voue avec elle à la mort : la
narcissiste en s’aliénant dans son double imaginaire s’anéantit. Ses
souvenirs se figent, ses conduites se stéréotypent, elle ressasse des
mots, répète des mimiques qui se sont peu à peu vidés de tout
contenu : de là vient l’impression de pauvreté que donnent tant de
« journaux intimes », ou d’« autobiographies féminines » ; tout
occupée à s’encenser la femme qui ne fait rien ne se fait rien être et
encense un rien.
Son malheur, c’est que, malgré toute sa mauvaise foi, elle connaît
ce néant. Il ne saurait y avoir de relation réelle entre un individu et
son double parce que ce double n’existe pas. La narcissiste subit un
radical échec. Elle ne peut se saisir comme totalité, plénitude, elle ne
peut maintenir l’illusion d’être en soi – pour soi. Sa solitude, comme
celle de tout être humain, est éprouvée comme contingence et
délaissement. Et c’est pourquoi – à moins d’une conversion elle est
condamnée à se fuir sans répit vers la foule, vers le bruit, vers autrui.
Ce serait une lourde erreur de croire qu’en se choisissant comme fin
suprême, elle échappe à la dépendance : elle se voue au contraire au
plus étroit esclavage ; elle ne prend pas appui sur sa liberté, elle fait
de soi un objet qui est en danger dans le monde et dans les
consciences étrangères. Non seulement son corps et son visage sont
une chair vulnérable et que le temps dégrade. Mais c’est,
pratiquement, une entreprise coûteuse que de parer l’idole, de lui
dresser un piédestal, de lui bâtir un temple : on a vu que pour
inscrire ses formes dans un marbre immortel Marie Bashkirtseff eût
consenti à un mariage d’argent. Des fortunes masculines ont payé
l’or, l’encens, la myrrhe qu’Isadora Duncan ou Cécile Sorel
déposaient aux pieds de leur trône. Puisque c’est l’homme qui
incarne pour la femme la destinée, c’est par le nombre et la qualité
des hommes soumis à leur pouvoir que les femmes mesurent
ordinairement leur réussite. Mais la réciprocité joue de nouveau ici ;
la « mante religieuse », qui tente de faire du mâle son instrument, ne
parvient pas par là à s’affranchir de lui, car pour l’enchaîner elle doit
lui plaire. La femme américaine, se voulant idole, se fait l’esclave de
ses adorateurs, elle ne s’habille, ne vit, ne respire que par l’homme et
pour lui. En vérité, la narcissiste est aussi dépendante que l’hétaïre.
Si elle échappe à la domination d’un homme singulier, c’est en
acceptant la tyrannie de l’opinion. Ce lien qui la rive à autrui
n’implique pas la réciprocité de l’échange : si elle cherchait à se faire
reconnaître par la liberté d’autrui tout en la reconnaissant aussi
comme fin à travers des activités, elle cesserait d’être narcissiste. Le
paradoxe de son attitude, c’est qu’elle réclame d’être valorisée par un
monde auquel elle dénie toute valeur, puisqu’elle seule compte à ses
propres yeux. Le suffrage étranger est une puissance inhumaine,
mystérieuse, capricieuse, qu’il faut chercher à capter magiquement.
En dépit de sa superficielle arrogance, la narcissiste se sait menacée ;
c’est pourquoi elle est inquiète, susceptible, irritable, sans cesse aux
aguets ; sa vanité n’est jamais rassasiée ; plus elle vieillit, plus elle
cherche anxieusement éloges et succès, plus elle soupçonne autour
d’elle de complots ; égarée, obsédée, elle s’enfonce dans la nuit de la
mauvaise foi et finit souvent par édifier autour d’elle un délire
paranoïaque. C’est à elle que s’applique singulièrement la parole :
« Qui veut sauver sa vie la perdra. »
CHAPITRE XII

L’AMOUREUSE

Le mot « amour » n’a pas du tout le même sens pour l’un et


l’autre sexe et c’est là une source des graves malentendus qui les
séparent. Byron a dit justement que l’amour n’est dans la vie de
l’homme qu’une occupation, tandis qu’il est la vie même de la
femme. C’est la même idée qu’exprime Nietzsche dans le Gai Savoir :

Le même mot d’amour, dit-il, signifie en effet deux choses différentes pour l’homme
et pour la femme. Ce que la femme entend par amour est assez clair : ce n’est pas
seulement le dévouement, c’est un don total de corps et d’âme, sans restriction, sans nul
égard pour quoi que ce soit. C’est cette absence de condition qui fait de son amour une
foi(208), la seule qu’elle ait. Quant à l’homme, s’il aime une femme c’est cet amour-là
qu’il veut(209) d’elle ; il est par conséquent bien loin de postuler pour soi le même
sentiment que pour la femme ; s’il se trouvait des hommes qui éprouvassent aussi ce
désir d’abandon total, ma foi, ce ne seraient pas des hommes.

Des hommes ont pu être à certains moments de leur existence des


amants passionnés, mais il n’en est pas un qu’on puisse définir
comme « un grand amoureux » ; dans leurs emportements les plus
violents, ils n’abdiquent jamais totalement ; même s’ils tombent à
genoux devant leur maîtresse, ce qu’ils souhaitent encore c’est la
posséder, l’annexer ; ils demeurent au cœur de leur vie comme des
sujets souverains ; la femme aimée n’est qu’une valeur parmi
d’autres ; ils veulent l’intégrer à leur existence, non engloutir en elle
leur existence entière. Pour la femme au contraire, l’amour est une
totale démission au profit d’un maître.

Il faut que la femme oublie sa propre personnalité quand elle aime, écrit Cécile
Sauvage. C’est une loi de la nature. Une femme n’existe pas sans un maître. Sans un
maître, c’est un bouquet éparpillé.

En vérité, ce n’est pas d’une loi de la nature qu’il s’agit. C’est la


différence de leur situation qui se reflète dans la conception que
l’homme et la femme se font de l’amour. L’individu qui est sujet, qui
est soi-même, s’il a le goût généreux de la transcendance, s’efforce
d’élargir sa prise sur le monde : il est ambitieux, il agit. Mais un être
inessentiel ne peut découvrir l’absolu au cœur de sa subjectivité ; un
être voué à l’immanence ne saurait se réaliser dans des actes.
Enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son
enfance, habituée à voir en lui un souverain à qui il ne lui est pas
permis de s’égaler, ce que rêvera la femme qui n’a pas étouffé sa
revendication d’être humain, c’est de dépasser son être vers un de ces
êtres supérieurs, c’est de s’unir, de se confondre avec le sujet
souverain ; il n’y a pas pour elle d’autre issue que de se perdre corps
et âme en celui qu’on lui désigne comme l’absolu, comme l’essentiel.
Puisqu’elle est de toute façon condamnée à la dépendance, plutôt que
d’obéir à des tyrans – parents, mari, protecteur – elle préfère servir
un dieu ; elle choisit de vouloir si ardemment son esclavage qu’il lui
apparaîtra comme l’expression de sa liberté ; elle s’efforcera de
surmonter sa situation d’objet inessentiel en l’assumant
radicalement ; à travers sa chair, ses sentiments, ses conduites, elle
exaltera souverainement l’aimé, elle le posera comme la valeur et la
réalité suprêmes : elle s’anéantira devant lui. L’amour devient pour
elle une religion.
On a vu que l’adolescente commence par vouloir s’identifier aux
mâles : quand elle y renonce elle cherche alors à participer à leur
virilité en se faisant aimer par l’un d’eux ; ce n’est pas l’individualité
de cet homme-ci ou de celui-là qui la séduit ; elle est amoureuse de
l’homme en général. « Et vous, les hommes que j’aimerai, comme je
vous attends ! écrit Irène Reweliotty. Comme je me réjouis de vous
connaître bientôt : Toi surtout, le premier. » Il faut, bien entendu,
que le mâle appartienne à la même classe, à la même race que la
sienne : le privilège du sexe ne joue que dans ce cadre ; pour qu’il soit
un demi-dieu, il doit évidemment être d’abord un être humain ; pour
la fille de l’officier colonial, l’indigène n’est pas un homme ; si la
jeune fille se donne à un « inférieur », c’est qu’elle cherche à se
dégrader parce qu’elle ne se croit pas digne de l’amour.
Normalement, elle recherche l’homme en qui s’affirme la supériorité
mâle ; elle est vite amenée à constater que beaucoup d’individus du
sexe élu sont tristement contingents et terrestres ; mais elle a d’abord
à leur égard un préjugé favorable ; ils ont moins à faire la preuve de
leur valeur qu’à ne pas trop grossièrement la démentir : c’est ce qui
explique tant d’erreurs souvent lamentables ; la jeune fille naïve est
prise au miroir de la virilité. Selon les circonstances la valeur mâle se
manifestera à ses yeux par la force physique, l’élégance, la richesse,
la culture, l’intelligence, l’autorité, la situation sociale, un uniforme
militaire : mais ce qu’elle souhaite toujours c’est que dans l’amant se
résume l’essence de l’homme. La familiarité suffit souvent à détruire
son prestige ; il s’effondre au premier baiser, ou dans la
fréquentation quotidienne, ou pendant la nuit de noces. L’amour à
distance cependant n’est qu’un fantasme, non une expérience réelle.
C’est quand il est charnellement confirmé que le désir d’amour
devient un amour passionné. Inversement, l’amour peut naître des
étreintes physiques, la femme sexuellement dominée exaltant
l’homme qui lui paraissait d’abord insignifiant. Mais ce qui arrive
souvent c’est que la femme ne réussisse à transformer aucun des
hommes qu’elle connaît en un dieu. L’amour tient moins de place
dans la vie féminine qu’on ne l’a souvent prétendu. Mari, enfants,
foyer, plaisirs, mondanités, vanité, sexualité, carrière sont beaucoup
plus importants. Presque toutes les femmes ont rêvé du « grand
amour » : elles en ont connu des ersatz, elles s’en sont approchées ;
sous des figures inachevées, meurtries, dérisoires, imparfaites,
mensongères, il les a visitées ; mais très peu lui ont vraiment dédié
leur existence. Les grandes amoureuses sont le plus souvent des
femmes qui n’ont pas usé leur cœur dans des amourettes juvéniles ;
elles ont d’abord accepté le destin féminin traditionnel : mari,
maison, enfants ; ou elles ont connu une dure solitude ; ou elles ont
misé sur quelque entreprise qui a plus ou moins échoué ; quand elles
entrevoient la chance de sauver leur vie décevante en la dédiant à un
être d’élite, elles se donnent éperdument à cet espoir. Mlle Aïssé,
Juliette Drouet, Mme d’Agoult avaient presque trente ans au début de
leur vie amoureuse, Julie de Lespinasse non loin de quarante ans ;
aucune fin ne se proposait à elles, elles n’étaient en mesure de rien
entreprendre qui leur parût valable, il n’y avait pour elles d’autre
issue que l’amour.
Même si l’indépendance lui est permise, ce chemin est encore
celui qui paraît à la plupart des femmes le plus attrayant ; il est
angoissant d’assumer l’entreprise de sa vie ; l’adolescent lui aussi se
tourne volontiers vers des femmes plus âgées que lui en qui il
recherche un guide, une éducatrice, une mère ; mais sa formation, les
mœurs, les consignes qu’il rencontre en lui-même lui interdisent de
s’arrêter définitivement à la solution facile de l’abdication ; il
n’envisage de telles amours que comme une étape. La chance de
l’homme – à l’âge adulte comme dans sa petite enfance – c’est qu’on
le contraint de s’engager dans les voies les plus ardues, mais les plus
sûres ; le malheur de la femme c’est qu’elle est entourée de tentations
presque irrésistibles ; tout l’incite à suivre la pente de la facilité : au
lieu de l’inviter à lutter pour son compte, on lui dit qu’elle n’a qu’à se
laisser glisser et qu’elle atteindra des paradis enchanteurs ; quand
elle s’aperçoit qu’elle a été dupe d’un mirage, il est trop tard ; dans
cette aventure ses forces se sont épuisées.
Les psychanalystes prétendent volontiers que la femme poursuit
en son amant l’image de son père ; mais c’est parce qu’il est homme,
non parce qu’il est père, que celui-ci éblouissait l’enfant et tout
homme participe à cette magie ; la femme ne souhaite pas réincarner
un individu en un autre, mais ressusciter une situation : celle qu’elle
a connue petite fille, à l’abri des adultes ; elle a été profondément
intégrée au foyer familial, elle y a goûté la paix d’une quasi-passivité ;
l’amour lui rendra sa mère aussi bien que son père, il lui rendra son
enfance ; ce qu’elle souhaite, c’est retrouver un plafond au-dessus de
sa tête, des murs qui lui cachent son délaissement au sein du monde,
des lois qui la défendent contre sa liberté. Ce rêve infantile hante
quantité d’amours féminines ; la femme est heureuse que l’amant
l’appelle « ma petite fille, mon enfant chérie » ; les hommes savent
bien que ces mots : « Tu as l’air d’une toute petite fille », sont parmi
ceux qui touchent le plus sûrement le cœur des femmes : on a vu
combien d’entre elles ont souffert de devenir adultes ; beaucoup
s’entêtent à « faire l’enfant », à prolonger indéfiniment leur enfance
dans leur attitude et les toilettes. Redevenir une enfant entre des
bras d’homme les comble. C’est le thème de cette rengaine à succès :

Je me sens dans tes bras si petite


Si petite, ô mon amour…

thème qui se répète inlassablement dans les conversations et les


correspondances amoureuses. « Baby, mon bébé », murmure
l’amant ; et la femme se nomme « ta petite, ta toute petite ». Irène
Reweliotty écrit : « Quand donc viendra-t-il, celui qui saura me
dominer ? » Et croyant l’avoir rencontré : « J’aime te sentir un
homme et supérieur à moi. »
Une psychasthénique étudiée par Janet(210) illustre de la façon la
plus saisissante cette attitude :

Aussi loin que je me souvienne, toutes les sottises ou toutes les bonnes actions que
j’ai pu commettre viennent de la même cause, une aspiration à un amour parfait et idéal
où je puisse me donner tout entière, confier tout mon être à un autre être, Dieu, homme
ou femme, si supérieur à moi que je n’aurais plus besoin de penser à me conduire dans la
vie ou à veiller sur moi. Trouver quelqu’un qui m’aimerait assez pour se donner la peine
de me faire vivre, quelqu’un à qui j’obéirais aveuglément et en toute confiance, sûre qu’il
m’éviterait toute défaillance et me mènerait tout droit, très doucement et avec beaucoup
d’amour, vers la perfection. Combien j’envie l’amour idéal de Marie-Madeleine et de
Jésus : être le disciple ardent d’un maître adoré et qui en vaut la peine ; vivre et mourir
pour son idole, croire en lui sans aucun doute possible, tenir enfin la victoire définitive
de l’Ange sur la bête, me tenir dans ses bras si enveloppée, si petite, si blottie dans sa
protection et tellement à lui que je n’existe plus.

Quantité d’exemples nous ont déjà prouvé que ce rêve


d’anéantissement est en vérité une avide volonté d’être. Dans toutes
les religions, l’adoration de Dieu se confond pour le dévot avec le
souci de son propre salut ; la femme en se livrant tout entière à
l’idole espère qu’il va lui donner tout à la fois la possession d’elle-
même et celle de l’univers qui se résume en lui. La plupart du temps,
c’est d’abord la justification, l’exaltation de son ego qu’elle demande
à son amant. Beaucoup de femmes ne s’abandonnent à l’amour que
si elles sont aimées en retour : et l’amour qu’on leur manifeste suffit
parfois à les rendre amoureuses. La jeune fille s’est rêvée à travers
des yeux d’homme : c’est dans des yeux d’homme que la femme croit
enfin se trouver.

Marcher près de toi, écrit Cécile Sauvage, faire avancer mes tout petits pieds que tu
aimais, les sentir si menus dans leurs hauts souliers à tige de feutre me donnait de
l’amour pour tout l’amour dont tu les entourais. Les moindres mouvements de mes
mains dans mon manchon, de mes bras, de mon visage, les inflexions de ma voix
m’emplissaient de bonheur.

La femme se sent douée d’une sûre et haute valeur ; elle a enfin la


permission de se chérir à travers l’amour qu’elle inspire. Dans
l’amant, elle s’enivre de rencontrer un témoin. C’est ce qu’avoue la
Vagabonde de Colette.

J’ai cédé, je l’avoue, j’ai cédé en permettant à cet homme de revenir demain, au désir
de conserver en lui non un amoureux, non un ami, mais un avide spectateur de ma vie et
de ma personne… Il faut terriblement vieillir, m’a dit un jour Margot, pour renoncer à la
vanité de vivre devant quelqu’un.

Dans une de ses lettres à Middleton Murry, Katherine Mansfield


raconte qu’elle vient d’acheter un ravissant corset mauve ; elle ajoute
aussitôt : « Quel dommage qu’il n’y ait personne pour le voir ! » Il
n’est pire amertume que de se sentir la fleur, le parfum, le trésor
qu’aucun désir n’exige : qu’est-ce qu’une richesse qui ne m’enrichit
pas moi-même et dont personne ne souhaite le don ? L’amour est le
révélateur qui fait apparaître en traits positifs et clairs la terne image
négative aussi vaine qu’un cliché blanc ; par lui le visage de la femme,
les courbes de son corps, ses souvenirs d’enfance, ses anciennes
larmes, ses robes, ses habitudes, son univers, tout ce qu’elle est, tout
ce qui lui appartient échappe à la contingence et devient nécessaire :
elle est un merveilleux cadeau au pied de l’autel de son dieu.

Avant qu’il eût posé gentiment ses mains sur ses épaules, avant que ses yeux se
fussent saturés d’elle, elle n’avait jamais été qu’une femme pas très jolie dans un monde
incolore et morne. Dès l’instant où il l’avait embrassée, elle était debout dans la lumière
nacrée de l’immortalité(211).

C’est pourquoi les hommes doués d’un prestige social et habiles à


flatter la vanité féminine susciteront des passions même s’ils n’ont
aucune séduction physique. De par leur situation élevée, ils
incarnent la Loi, la Vérité : leur conscience dévoile une réalité
incontestée. La femme qu’ils louent se sent changée en un trésor sans
prix. C’est de là que venaient par exemple, au dire d’Isadora
Duncan(212), les succès de D’Annunzio.

Quand D’Annunzio aime une femme, il élève son âme au-dessus de la terre jusqu’aux
régions où se meut et resplendit Béatrice. Tour à tour, il fait participer chaque femme à
l’essence divine, il l’emporte si haut, si haut qu’elle se figure vraiment sur le plan de
Béatrice… Il jetait tour à tour sur chaque favorite un voile étincelant. Elle s’élevait au-
dessus des autres mortels et marchait entourée d’une étrange clarté. Mais quand le
caprice du poète prenait fin et qu’il l’abandonnait pour une autre, le voile de lumière
disparaissait, l’auréole s’éteignait et la femme retombait à l’argile ordinaire… S’entendre
louer avec cette magie particulière à D’Annunzio est une joie comparable à celle qu’Ève
put éprouver quand elle entendit la voix du serpent dans le Paradis. D’Annunzio peut
donner à chaque femme l’impression qu’elle est le centre de l’Univers.

C’est seulement dans l’amour que la femme peut


harmonieusement concilier son érotisme et son narcissisme ; on a vu
déjà qu’il y a entre ces deux systèmes une opposition qui rend très
difficile l’adaptation de la femme à son destin sexuel. Se faire objet
charnel, proie, contredit le culte qu’elle se rend : il lui semble que les
étreintes flétrissent et souillent son corps ou qu’elles dégradent son
âme. C’est pourquoi certaines femmes choisissent la frigidité,
pensant maintenir ainsi l’intégrité de leur ego. D’autres dissocient les
voluptés animales et les sentiments élevés. Un cas très
caractéristique c’est celui de Mme D. S…, rapporté par Stekel et que
j’ai cité déjà à propos du mariage.

Frigide avec un mari respecté, après sa mort elle rencontra un jeune homme
également artiste, grand musicien, elle devint sa maîtresse. Son amour était et est encore
si absolu qu’elle ne se sent heureuse qu’auprès de lui. Toute sa vie est remplie par
Lothar. Mais, tout en l’aimant ardemment, elle restait frigide dans ses bras. Un autre
homme croisa son chemin. C’était un forestier costaud et brutal qui un jour seul avec elle
la prit simplement, sans beaucoup d’histoires. Elle fut tellement consternée qu’elle se
laissa faire. Mais dans ses bras elle éprouva l’orgasme le plus violent. « Dans ses bras,
dit-elle, je me rétablis pour des mois. C’est comme une ivresse sauvage mais suivie d’un
dégoût indescriptible dès que je pense à Lothar. Je déteste Paul et j’aime Lothar.
Pourtant Paul me satisfait. Chez Lothar, tout m’attire. Mais il parait que je me change en
grue pour jouir puisque comme femme du monde la jouissance m’est refusée. » Elle
refuse d’épouser Paul mais continue à coucher avec lui ; dans ces moments, elle « se
transforme en un autre être et des paroles crues s’échappent de sa bouche, telles qu’elle
n’oserait jamais les prononcer ».

Stekel ajoute que « pour beaucoup de femmes, la chute dans


l’animalité est la condition de l’orgasme ». Elles voient dans l’amour
physique un avilissement qui ne saurait se concilier avec des
sentiments d’estime et d’affection. Mais pour d’autres au contraire
c’est par l’estime, la tendresse, l’admiration de l’homme que cet
avilissement peut être aboli. Elles ne consentent à se donner à un
homme que si elles s’en croient profondément aimées ; il faut à une
femme beaucoup de cynisme, d’indifférence ou d’orgueil pour
considérer les relations physiques comme un échange de plaisirs où
chaque partenaire trouve également son compte. L’homme, autant –
et plus peut-être – que la femme se révolte contre qui veut
sexuellement l’exploiter(213) ; mais c’est elle qui a généralement
l’impression que son partenaire use d’elle comme d’un instrument.
Seule une admiration exaltée peut compenser l’humiliation d’un acte
qu’elle considère comme une défaite. On a vu que l’acte amoureux
exige d’elle une aliénation profonde ; elle baigne dans la langueur de
la passivité ; les yeux fermés, anonyme, perdue, elle se sent soulevée
par des vagues, roulée dans la tourmente, ensevelie dans la nuit :
nuit de la chair, de la matrice, du tombeau ; anéantie, elle rejoint le
Tout, son moi s’abolit. Mais quand l’homme se sépare d’elle, elle se
trouve rejetée sur terre, sur un lit, dans la lumière ; elle reprend un
nom, un visage : elle est une vaincue, une proie, un objet. C’est alors
que l’amour lui devient nécessaire. De même qu’après le sevrage
l’enfant cherche le regard rassurant de ses parents, il faut que par les
yeux de l’amant qui la contemple la femme se sente réintégrée au
Tout dont sa chair s’est douloureusement détachée. Elle est rarement
tout à fait comblée ; même si elle a connu l’apaisement du plaisir, elle
n’est pas définitivement délivrée de l’envoûtement charnel ; son
trouble se prolonge en sentiment ; en lui dispensant la volupté,
l’homme l’attache à lui et ne la libère pas. Lui, cependant, n’éprouve
plus pour elle de désir : elle ne lui pardonne cette indifférence d’un
moment que s’il lui a dédié un sentiment intemporel et absolu. Alors
l’immanence de l’instant est dépassée ; les brûlants souvenirs ne sont
plus un regret mais un trésor ; en s’éteignant, la volupté devient
espoir et promesse ; la jouissance est justifiée ; la femme peut
glorieusement assumer sa sexualité parce qu’elle la transcende ; le
trouble, le plaisir, le désir ne sont plus un état mais un don ; son
corps n’est plus un objet : c’est un cantique, une flamme. Alors, elle
peut s’abandonner passionnément à la magie de l’érotisme ; la nuit
se change en lumière ; l’amoureuse peut ouvrir les yeux, regarder
l’homme qui l’aime et dont le regard la glorifie ; par lui le néant
devient plénitude d’être et l’être est transfiguré en valeur ; elle ne
sombre plus dans une mer de ténèbres, elle est soulevée sur des ailes,
exaltée vers le ciel. L’abandon devient extase sacrée. Quand elle
reçoit l’homme aimé, la femme est habitée, visitée comme la Vierge
par le Saint-Esprit, comme le croyant par l’hostie ; c’est ce qui
explique l’analogie obscène des cantiques pieux et des chansons
grivoises : ce n’est pas que l’amour mystique ait toujours un
caractère sexuel ; mais la sexualité de l’amoureuse revêt une couleur
mystique. « Mon Dieu, mon adoré, mon maître… », les mêmes mots
s’échappent des lèvres de la sainte agenouillée et de l’amoureuse
couchée sur le lit ; l’une offre sa chair aux traits du Christ, elle tend
les mains pour recevoir les stigmates, elle appelle la brûlure de
l’Amour divin ; l’autre est aussi offrande et attente : traits, dard,
flèches s’incarnent dans le sexe mâle. En toutes deux, c’est le même
rêve, le rêve infantile, le rêve mystique, le rêve amoureux : en
s’abolissant au sein de l’autre, exister souverainement.
On(214) a prétendu parfois que ce désir d’anéantissement
conduisait au masochisme. Mais comme je l’ai rappelé à propos de
l’érotisme, on ne peut parler de masochisme que lorsque j’essaie « de
me faire fasciner moi-même par mon objectivité par autrui(215) »,
c’est-à-dire lorsque la conscience du sujet se retourne vers l’ego pour
le saisir dans sa situation humiliée. Or l’amoureuse n’est pas
seulement une narcissiste aliénée dans son moi : elle éprouve aussi
un désir passionné de déborder ses propres limites et de devenir
infinie, grâce au truchement d’un autre qui accède à l’infinie réalité.
Elle s’abandonne d’abord à l’amour pour se sauver ; mais le paradoxe
de l’amour idolâtre, c’est qu’afin de se sauver elle finit par se renier
totalement. Son sentiment prend une dimension mystique ; elle ne
demande plus au dieu de l’admirer, de l’approuver ; elle veut se
fondre en lui, s’oublier dans ses bras. « J’aurais voulu être une sainte
de l’amour, écrit Mme d’Agoult. J’enviais le martyre dans de tels
moments d’exaltation et de fureur ascétique. » Ce qui se fait jour
dans ces paroles, c’est le désir d’une radicale destruction de soi-
même abolissant les frontières qui la séparent du bien-aimé : il ne
s’agit pas de masochisme, mais d’un rêve d’union extatique. C’est le
même rêve qui inspire ces mots de Georgette Leblanc : « À cette
époque, on m’aurait demandé ce que je souhaitais le plus au monde
que sans hésiter j’aurais dit : Être pour son esprit aliment et
flamme. »
Pour réaliser cette union, ce que la femme souhaite d’abord, c’est
servir ; c’est en répondant aux exigences de l’amant qu’elle se sentira
nécessaire ; elle sera intégrée à son existence à lui, elle participera à
sa valeur, elle sera justifiée ; même les mystiques se plaisent à croire,
selon le mot d’Angelus Silesius, que Dieu a besoin de l’homme ;
sinon le don qu’ils font d’eux-mêmes serait vain. Plus l’homme
multiplie ses demandes, plus la femme se sent comblée. Bien que la
réclusion imposée par Hugo à Juliette Drouet pèse à la jeune femme,
on sent qu’elle est heureuse de lui obéir : demeurer assise au coin du
feu, c’est faire quelque chose pour le bonheur du maître. Elle essaie
avec passion de lui être positivement utile. Elle lui cuisine des plats
fins, lui installe un foyer : notre petit « chez-toi », disait-elle
gentiment ; elle veille à l’entretien de ses vêtements.
Je veux que tu taches, que tu déchires tous tes habits le plus possible et que ce soit
moi seule qui les raccommode et les nettoie sans partage, lui écrit-elle.

Pour lui, elle lit des journaux, découpe des articles, classe des
lettres et des notes, copie des manuscrits. Elle se désole quand le
poète confie une partie de ce travail à sa fille Léopoldine. On trouve
de pareils traits chez toute femme amoureuse. Au besoin elle se
tyrannise elle-même au nom de l’amant ; il faut que tout ce qu’elle
est, tout ce qu’elle a, tous les instants de sa vie lui soient dévoués et
trouvent ainsi leur raison d’être ; elle ne veut rien posséder qu’en lui ;
ce qui la rendrait malheureuse, c’est qu’il ne lui réclamât rien, au
point qu’un amant délicat invente des exigences. Elle a cherché
d’abord dans l’amour une confirmation de ce qu’elle était, de son
passé, de son personnage ; mais elle y engage aussi son avenir : pour
le justifier, elle le destine à celui qui détient toutes les valeurs ; c’est
ainsi qu’elle se délivre de sa transcendance : elle la subordonne à
celle de l’autre essentiel dont elle se fait la vassale et l’esclave. C’est
afin de se trouver, de se sauver qu’elle a commencé par se perdre en
lui : le fait est que peu à peu elle s’y perd ; toute la réalité est en
l’autre. L’amour qui se définissait au départ comme une apothéose
narcissiste s’accomplit dans les joies âpres d’un dévouement qui
conduit souvent à une automutilation. Aux premiers temps d’une
grande passion, la femme devient plus jolie, plus élégante que
naguère : « Quand Adèle me coiffe, je regarde mon front parce que
vous l’aimez », écrit Mme d’Agoult. Ce visage, ce corps, cette chambre,
ce moi, elle leur a trouvé une raison d’être, elle les chérit par la
médiation de cet homme aimé qui l’aime. Mais un peu plus tard, elle
renonce au contraire à toute coquetterie ; si l’amant le désire, elle
modifie cette figure qui lui était d’abord plus précieuse que l’amour
même ; elle s’en désintéresse ; ce qu’elle est, ce qu’elle a, elle en fait le
fief de son souverain ; ce qu’il dédaigne, elle le renie ; elle voudrait lui
consacrer chaque palpitation de son cœur, chaque goutte de sang, la
moelle de ses os ; et c’est ce qui se traduit par un rêve de martyre :
exagérer le don de soi jusqu’à la torture, jusqu’à la mort, être le sol
que foule l’aimé, n’être rien d’autre que ce qui répond à son appel.
Tout ce qui est inutile à l’aimé, elle l’anéantit avec emportement. Si
ce cadeau qu’elle fait de soi est intégralement accepté, le masochisme
n’apparaît pas : on en voit peu de trace chez Juliette Drouet. Dans
l’excès de son adoration, elle s’agenouillait parfois devant le portrait
du poète et lui demandait pardon des fautes qu’elle avait pu
commettre ; elle ne se retournait pas avec colère contre elle-même.
Mais le glissement de l’enthousiasme généreux à la rage masochiste
est facile. L’amante qui se retrouve devant l’amant dans la situation
de l’enfant devant ses parents retrouve aussi ce sentiment de
culpabilité qu’elle connaissait auprès d’eux ; elle ne choisit pas de se
révolter contre lui tant qu’elle l’aime : elle se révolte contre soi. S’il
l’aime moins qu’elle ne le souhaite, si elle échoue à l’absorber, à le
rendre heureux, à lui suffire, tout son narcissisme se convertit en
dégoût, en humiliation, en haine de soi qui l’incite à des
autopunitions. Pendant une crise plus ou moins longue, parfois
pendant toute sa vie, elle se fera victime volontaire, elle s’acharnera à
nuire à ce moi qui n’a pas su combler l’amant. Alors son attitude est
proprement masochiste. Mais il ne faut pas confondre ces cas où
l’amoureuse cherche sa propre souffrance afin de se venger d’elle-
même, et ceux où ce qu’elle vise c’est la confirmation de la liberté de
l’homme et de sa puissance. C’est un lieu commun – et semble-t-il
une vérité – que la prostituée est fière d’être battue par son homme :
mais ce n’est pas l’idée de sa personne battue et asservie qui l’exalte,
c’est la force, l’autorité, la souveraineté du mâle dont elle dépend ;
elle aime aussi le voir maltraiter un autre mâle, elle l’excite souvent à
des compétitions dangereuses : elle veut que son maître détienne les
valeurs reconnues dans le milieu auquel elle appartient. La femme
qui se soumet avec plaisir à des caprices masculins admire aussi dans
la tyrannie qui s’exerce sur elle l’évidence d’une liberté souveraine. Il
faut prendre garde que si pour quelque raison le prestige de l’amant
s’est trouvé ruiné, les coups et les exigences deviendront odieux : ils
n’ont de prix que s’ils manifestent la divinité du bien-aimé. En ce cas,
c’est une joie enivrante que de se sentir la proie d’une liberté
étrangère : c’est pour un existant la plus surprenante aventure que de
se trouver fondé par la volonté diverse et impérieuse d’un autre ; on
se fatigue d’habiter toujours la même peau ; l’obéissance aveugle est
la seule chance de changement radical que puisse connaître un être
humain. Voilà la femme esclave, reine, fleur, biche, vitrail, paillasson,
servante, courtisane, muse, compagne, mère, sœur, enfant selon les
rêves fugaces, les ordres impérieux de l’amant : elle se plie avec
ravissement à ces métamorphoses tant qu’elle n’a pas reconnu
qu’elle gardait toujours sur ses lèvres le goût identique de la
soumission. Sur le plan de l’amour comme sur celui de l’érotisme, il
nous apparaît que le masochisme est un des chemins dans lesquels
s’engage la femme insatisfaite, déçue par l’autre et par soi-même ;
mais ce n’est pas la pente naturelle d’une démission heureuse. Le
masochisme perpétue la présence du moi sous une figure meurtrie,
déchue ; l’amour vise à l’oubli de soi en faveur du sujet essentiel.
Le but suprême de l’amour humain comme de l’amour mystique,
c’est l’identification avec l’aimé. La mesure des valeurs, la vérité du
monde sont dans sa conscience à lui ; c’est pourquoi ce n’est pas
encore assez de le servir. La femme essaie de voir avec ses yeux ; elle
lit les livres qu’il lit, préfère les tableaux et la musique qu’il préfère,
elle ne s’intéresse qu’aux paysages qu’elle voit avec lui, aux idées qui
viennent de lui ; elle adopte ses amitiés, ses inimitiés, ses opinions ;
quand elle s’interroge, c’est sa réponse à lui qu’elle s’efforce
d’entendre ; elle veut dans ses poumons l’air qu’il a déjà respiré ; les
fruits, les fleurs qu’elle ne reçoit pas de ses mains n’ont ni parfum ni
goût ; son espace hodologique même est bouleversé : le centre du
monde, ce n’est plus l’endroit où elle se tient mais celui où se trouve
l’aimé ; toutes les routes partent de sa maison et y conduisent. Elle se
sert de ses mots, refait ses gestes, prend ses manies et ses tics. « Je
suis Heathcliff », dit Catherine dans Wuthering Heights ; c’est le cri
de toute amoureuse ; elle est une autre incarnation de l’aimé, son
reflet, son double : elle est lui. Son propre monde, elle le laisse
s’effondrer dans la contingence : c’est dans son univers à lui qu’elle
vit.
Le bonheur suprême de l’amoureuse, c’est d’être reconnue par
l’homme aimé comme une partie de lui-même ; quand il dit « nous »,
elle est associée et identifiée à lui, elle partage son prestige et règne
avec lui sur le reste du monde ; elle ne se lasse pas de redire – fût-ce
abusivement – ce « nous » savoureux. Nécessaire à un être qui est
l’absolue nécessité, qui se projette dans le monde vers des buts
nécessaires et qui lui restitue le monde sous la figure de la nécessité,
l’amoureuse connaît dans sa démission la possession magnifique de
l’absolu. C’est cette certitude qui lui donne de si hautes joies ; elle se
sent exaltée à la droite du dieu ; peu lui importe de n’avoir que la
seconde place si elle a sa place, à jamais, dans un univers
merveilleusement ordonné. Aussi longtemps qu’elle aime, qu’elle est
aimée et nécessaire à l’aimé, elle se sent totalement justifiée : elle
goûte paix et bonheur. Tel fut peut-être le sort de Mlle Aïssé auprès
du chevalier d’Aydie avant que les scrupules de la religion n’eussent
troublé son âme, ou celui de Juliette Drouet dans l’ombre de Hugo.
Mais il est rare que cette glorieuse félicité soit stable. Aucun
homme n’est Dieu. Les rapports que la mystique soutient avec la
divine absence dépendent de sa seule ferveur : mais l’homme
divinisé et qui n’est pas Dieu est présent. C’est de là que vont naître
les tourments de l’amoureuse. Son destin le plus ordinaire est
résumé dans les paroles célèbres de Julie de Lespinasse : « De tous
les instants de ma vie, mon ami, je vous aime, je souffre et je vous
attends. » Certes, pour les hommes aussi la souffrance est liée à
l’amour ; mais leurs peines ou ne durent pas longtemps ou ne sont
pas dévorantes ; Benjamin Constant voulut mourir pour Juliette
Récamier : en un an, il était guéri. Stendhal regretta pendant des
années Métilde, mais c’est un regret qui embaumait sa vie plutôt qu’il
ne la détruisait. Tandis qu’en s’assumant comme l’inessentiel, en
acceptant une totale dépendance, la femme se crée un enfer ; toute
amoureuse se reconnaît dans la petite sirène d’Andersen qui ayant
échangé par amour sa queue de poisson contre des jambes de femme
marchait sur des aiguilles et des charbons ardents. Il n’est pas vrai
que l’homme aimé soit inconditionnellement nécessaire et elle ne lui
est pas nécessaire ; il n’est pas en mesure de justifier celle qui se
consacre à son culte, et il ne se laisse pas posséder par elle.
Un amour authentique devrait assumer la contingence de l’autre,
c’est-à-dire ses manques, ses limites, et sa gratuité originelle ; il ne
prétendrait pas être un salut, mais une relation inter-humaine.
L’amour idolâtre confère à l’aimé une valeur absolue : c’est là un
premier mensonge qui éclate à tous les regards étrangers : « Il ne
mérite pas tant d’amour », chuchote-t-on autour de l’amoureuse ; la
postérité sourit avec pitié quand elle évoque la pâle figure du comte
Guibert. C’est pour la femme une déception déchirante que de
découvrir les failles, la médiocrité de son idole. Colette a fait souvent
allusion – dans la Vagabonde, dans Mes Apprentissages – à cette
amère agonie ; la désillusion est plus cruelle encore que celle de
l’enfant qui voit s’écrouler le prestige paternel, parce que la femme
avait elle-même choisi celui à qui elle a fait don de tout son être.
Même si l’élu est digne du plus profond attachement, sa vérité est
terrestre : ce n’est plus lui qu’aime la femme agenouillée devant un
être suprême ; elle est dupe de cet esprit de sérieux qui se refuse à
mettre les valeurs « entre parenthèses », c’est-à-dire à reconnaître
qu’elles ont leur source dans l’existence humaine ; sa mauvaise foi
dresse des barrières entre elle et celui qu’elle adore. Elle l’encense,
elle se prosterne, mais elle n’est pas pour lui une amie puisqu’elle ne
réalise pas qu’il est en danger dans le monde, que ses projets et ses
fins sont fragiles comme lui-même ; le considérant comme la foi, la
Vérité, elle méconnaît sa liberté qui est hésitation et angoisse. Ce
refus d’appliquer à l’amant une mesure humaine explique beaucoup
des paradoxes féminins. La femme réclame de l’amant une faveur, il
l’accorde : il est généreux, riche, magnifique, il est royal, il est divin ;
s’il refuse, le voilà avare, mesquin, cruel, c’est un être démoniaque ou
bestial. On serait tenté d’objecter : Si un « oui » surprend comme
une superbe extravagance, faut-il s’étonner d’un « non » ? Si le non
manifeste un si abject égoïsme, pourquoi tant admirer le « oui » ?
Entre le surhumain et l’inhumain, n’y a-t-il pas de place pour
l’humain ?
C’est qu’un dieu déchu n’est pas un homme : c’est une imposture ;
l’amant n’a d’autre alternative que de prouver qu’il est vraiment ce
roi qu’on adule : ou de se dénoncer comme un usurpateur. Dès qu’on
ne l’adore plus, il faut le piétiner. Au nom de cette gloire dont elle a
nimbé le front de l’aimé, l’amoureuse lui interdit toute faiblesse ; elle
est déçue et irritée s’il ne se conforme pas à cette image qu’elle lui a
substituée ; s’il est fatigué, étourdi, s’il a faim ou soif hors de propos,
s’il se trompe, s’il se contredit, elle décrète qu’il est « en dessous de
lui-même » et elle lui en fait grief. Par ce biais, elle va jusqu’à lui
reprocher toutes les initiatives qu’elle-même n’apprécie pas ; elle
juge son juge, et pour qu’il mérite de demeurer son maître, elle lui
dénie sa liberté. Le culte qu’elle lui rend se satisfait parfois mieux de
l’absence que de la présence ; il y a des femmes, avons-nous vu, qui
se vouent à des héros morts ou inaccessibles, afin de n’avoir jamais à
les confronter avec des êtres de chair et d’os ; ceux-ci fatalement
contredisent leurs rêves. De là viennent les slogans désabusés : « Il
ne faut pas croire au prince charmant. Les hommes ne sont que de
pauvres êtres. » Ils ne sembleraient pas des nains si on ne leur
demandait d’être des géants.
C’est là une des malédictions qui pèsent sur la femme
passionnée : sa générosité se convertit aussitôt en exigence. S’étant
aliénée en un autre, elle veut aussi se récupérer : il lui faut annexer
cet autre qui détient son être. Elle se donne tout entière à lui : mais il
faut qu’il soit tout entier disponible pour recevoir dignement ce don.
Elle lui dédie tous ses instants : il faut qu’à chaque instant il soit
présent ; elle ne veut vivre que par lui : mais elle veut vivre ; il doit se
consacrer à la faire vivre.

Je vous aime quelquefois bêtement et dans ces moments-là, je ne comprends pas que
je ne pourrais pas, ne saurais et ne devrais pas être pour vous une pensée absorbante
comme vous l’êtes pour moi, écrit Mme d’Agoult à Liszt.

Elle essaie de refréner le souhait spontané : être tout pour lui. Il y


a le même appel dans la plainte de Mlle de Lespinasse :

Mon Dieu ! si vous saviez ce que sont les jours, ce qu’est la vie dénuée de l’intérêt et
du plaisir de vous voir ! Mon ami, la dissipation, l’occupation, le mouvement vous
suffisent ; et moi, mon bonheur c’est vous, ce n’est que vous ; je ne voudrais pas vivre si
je ne devais vous voir et vous aimer tous les moments de ma vie.

D’abord l’amoureuse s’enchantait de combler le désir de son


amant ; ensuite – tel le pompier légendaire qui par amour de son
métier allume partout des incendies – elle s’applique à éveiller ce
désir afin d’avoir à le combler ; si elle n’y réussit pas, elle se sent
humiliée, inutile au point que l’amant feindra des ardeurs qu’il
n’éprouve pas. En se faisant esclave, elle a trouvé le plus sûr moyen
de l’enchaîner. C’est là un autre mensonge de l’amour et que quantité
d’hommes – Lawrence, Montherlant – ont dénoncé avec rancune : il
se prend pour un don quand il est une tyrannie. Benjamin Constant a
peint âprement dans Adolphe les chaînes que noue autour de
l’homme la trop généreuse passion d’une femme. « Elle ne calculait
pas ses sacrifices, parce qu’elle était occupée à me les faire
accepter », dit-il avec cruauté d’Éléonore. L’acceptation est en effet
un engagement qui ligote l’amant, sans qu’il ait même le bénéfice
d’apparaître comme celui qui donne ; la femme réclame qu’il
accueille avec gratitude les fardeaux dont elle l’accable. Et sa
tyrannie est insatiable. L’homme amoureux est autoritaire : mais
quand il a obtenu ce qu’il voulait, il est satisfait ; tandis qu’il n’y a pas
de limites au dévouement exigeant de la femme. Un amant qui a
confiance en sa maîtresse accepte sans déplaisir qu’elle s’absente,
qu’elle s’occupe loin de lui : sûr qu’elle lui appartient, il aime mieux
posséder une liberté qu’une chose. Au contraire, l’absence de l’amant
est toujours pour la femme une torture : il est un regard, un juge, dès
qu’il fixe ses yeux sur autre chose qu’elle, il la frustre ; tout ce qu’il
voit, il le lui vole ; loin de lui, elle est dépossédée à la fois d’elle-
même et du monde ; même assis à ses côtés, lisant, écrivant, il
l’abandonne, il la trahit. Elle hait son sommeil. Baudelaire s’attendrit
sur la femme endormie : « Tes beaux yeux sont las, pauvre amante. »
Proust s’enchante à regarder dormir Albertine(216) ; c’est que la
jalousie mâle est simplement la volonté d’une possession exclusive ;
la bien-aimée, quand le sommeil lui rend la candeur désarmée de
l’enfance, n’appartient à personne : pour l’homme, cette certitude
suffit. Mais le dieu, le maître, ne doit pas s’abandonner au repos de
l’immanence ; c’est d’un regard hostile que la femme contemple cette
transcendance foudroyée ; elle déteste son inertie animale, ce corps
qui n’existe plus pour elle mais en soi, abandonné a une contingence
dont sa propre contingence est la rançon. Violette Leduc a exprimé
avec force ce sentiment :

Je hais les dormeurs. Je me penche sur eux avec mes mauvaises intentions. Leur
soumission m’exaspère. Je hais leur sérénité inconsciente, leur fausse anesthésie, leur
visage d’aveugle studieux, leur saoulerie raisonnable, leur application d’incapable… J’ai
guetté, j’ai attendu longtemps la bulle rose qui sortirait de la bouche de mon dormeur. Je
ne réclamais de lui qu’une bulle de présence. Je ne l’ai pas eue… j’ai vu que ses paupières
de nuit étaient des paupières de mort… Je me réfugiais dans la gaieté de ses paupières
quand cet homme était intraitable. Le sommeil est dur quand il s’y met. Il a tout raflé. Je
hais mon dormeur qui peut se créer avec de l’inconscience une paix qui m’est étrangère.
Je hais son front de miel… Il est au fond de lui-même à s’affairer pour son repos. Il
récapitule je ne sais quoi… Nous étions partis à tire-d’aile. Nous voulions quitter la terre
en utilisant notre tempérament. Nous avions décollé, escaladé, guetté, attendu,
fredonné, abouti, gémi, gagné et perdu ensemble. C’était une sérieuse école
buissonnière. Nous avions déniché une nouvelle sorte de néant. Maintenant tu dors. Ton
effacement n’est pas honnête… Si mon dormeur bouge, ma main touche, malgré elle, la
semence. C’est le grenier aux cinquante sacs de grain qui est étouffant, despotique. Les
bourses intimes d’un homme qui dort sont tombées sur ma main… J’ai les petits sacs de
semence. J’ai dans ma main les champs qui seront labourés, les vergers qui seront
soignés, la force des eaux qui sera transformée, les quatre planches qui seront clouées,
les bâches qui seront relevées. J’ai dans ma main les fruits, les fleurs, les bêtes
sélectionnées. J’ai dans ma main le bistouri, le sécateur, la sonde, le revolver, les forceps
et tout cela ne me fait pas la main pleine. La semence du monde qui dort n’est que le
superflu ballant du prolongement de l’âme…
Toi, quand tu dors, je te hais(217).

Il ne faut pas que le dieu s’endorme, sinon il devient glaise, chair ;


il ne faut pas qu’il cesse d’être présent, sinon sa créature sombre
dans le néant. Pour la femme, le sommeil de l’homme est avarice et
trahison. L’amant parfois réveille sa maîtresse : c’est pour
l’étreindre ; elle le réveille simplement pour qu’il ne dorme pas, qu’il
ne s’éloigne pas, qu’il ne pense qu’à elle, qu’il soit là, enfermé dans la
chambre, dans le lit, dans ses bras, – comme Dieu dans le tabernacle
– c’est ce que souhaite la femme : c’est une geôlière.
Et, cependant, elle ne consent pas vraiment que l’homme ne soit
rien d’autre que son prisonnier. C’est là un des douloureux paradoxes
de l’amour : captif, le dieu se dépouille de sa divinité. La femme
sauve sa transcendance en la lui destinant : mais il faut qu’il
l’emporte vers le monde tout entier. Si deux amants s’engloutissent
ensemble dans l’absolu de la passion, toute la liberté se dégrade en
immanence ; seule la mort peut alors leur apporter une solution :
c’est un des sens du mythe de Tristan et Yseult. Deux amants qui se
destinent exclusivement l’un à l’autre sont déjà morts : ils meurent
d’ennui. Marcel Arland dans Terres étrangères a décrit cette lente
agonie d’un amour qui se dévore lui-même. La femme connaît ce
danger. Sauf dans des crises de frénésie jalouse, elle-même réclame
de l’homme qu’il soit projet, action : il n’est plus un héros s’il
n’accomplit aucun exploit. Le chevalier qui part vers de nouvelles
prouesses offense sa dame ; mais elle le méprise s’il demeure assis à
ses pieds. C’est là la torture de l’impossible amour ; la femme veut
avoir l’homme tout entier, mais elle exige de lui qu’il dépasse tout
donné dont la possession serait possible : on n’a pas une liberté ; elle
veut enfermer ici un existant qui est selon le mot de Heidegger « un
être des lointains », elle sait bien que cette tentative est condamnée.
« Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie,
transport et désespoir », écrit Julie de Lespinasse. L’amour idolâtre,
s’il est lucide, ne peut être que désespéré. Car l’amante qui demande
à l’amant d’être héros, géant, demi-dieu, réclame de n’être pas tout
pour lui, alors qu’elle ne peut connaître de bonheur qu’à condition de
le contenir tout entier en elle.

La passion de la femme, renonciation totale à toute espèce de droits propres, postule


précisément que le même sentiment, le même désir de renoncement n’existe pas pour
l’autre sexe, dit Nietzsche(218), car si tous deux renonçaient à eux-mêmes par amour, il
en résulterait, ma foi, je ne sais trop quoi, disons peut-être l’horreur du vide ? La femme
veut être prise… elle exige donc quelqu’un qui prenne, qui ne se donne pas lui-même, qui
ne s’abandonne pas, mais qui veuille tout au contraire enrichir son moi dans l’amour…
La femme se donne, l’homme s’augmente d’elle…
Du moins, la femme pourra trouver sa joie dans cet
enrichissement qu’elle apporte au bien-aimé ; elle n’est pas Tout
pour lui : mais elle essaiera de se croire indispensable ; il n’y a pas de
degré dans la nécessité. S’il « ne peut pas se passer d’elle », elle se
considère comme le fondement de sa précieuse existence, et elle tire
de là son propre prix. Elle met sa joie à le servir : mais il faut qu’il
reconnaisse ce service avec gratitude ; le don devient exigence selon
l’ordinaire dialectique du dévouement(219). Et une femme à l’esprit
scrupuleux s’interroge : Est-ce vraiment de moi qu’il a besoin ?
L’homme la chérit, la désire d’une tendresse et d’un désir singuliers :
mais n’aurait-il pas pour une autre un sentiment qui serait aussi
singulier ? Beaucoup d’amoureuses se laissent leurrer ; elles veulent
ignorer que dans le singulier le général est enveloppé, et l’homme
leur facilite l’illusion parce que d’abord il la partage ; il y a souvent
dans son désir une fougue qui semble défier le temps ; dans l’instant
où il veut cette femme, il la veut avec passion, il ne veut qu’elle : et,
certes, l’instant est un absolu mais un absolu d’un instant. Dupée, la
femme passe à l’éternel. Divinisée par l’étreinte du maître, elle croit
avoir été toujours divine et destinée au dieu : elle seule. Mais le désir
mâle est aussi fugace qu’impérieux ; une fois assouvi, il meurt assez
vite tandis que c’est le plus souvent après l’amour que la femme
devient sa prisonnière. C’est le thème de toute une littérature facile
et de faciles chansons. « Un jeune homme passait, une fille chantait…
Un jeune homme chantait, une fille pleurait. » Et si l’homme est
durablement attaché à la femme, cela ne signifie encore pas qu’elle
lui soit nécessaire. C’est pourtant ce qu’elle réclame : son abdication
ne la sauve qu’à condition de lui restituer son empire ; on ne peut
échapper au jeu de la réciprocité. Il faut donc qu’elle souffre, ou
qu’elle se mente. Le plus souvent, elle s’agrippe d’abord au
mensonge. Elle imagine l’amour de l’homme comme l’exacte
contrepartie de celui qu’elle lui porte ; elle prend avec mauvaise foi le
désir pour de l’amour, l’érection pour le désir, l’amour pour une
religion. Elle force l’homme à lui mentir : Tu m’aimes ? Autant
qu’hier ? Tu m’aimeras toujours ? Adroitement, elle pose les
questions au moment où le temps manque pour donner des réponses
nuancées et sincères, ou bien où les circonstances les interdisent ;
c’est au cours de l’étreinte amoureuse, à l’orée d’une convalescence,
dans les sanglots ou sur le quai d’une gare qu’elle interroge
impérieusement ; des réponses arrachées, elle fait des trophées ; et,
faute de réponses, elle fait parler les silences ; toute véritable
amoureuse est plus ou moins paranoïaque. Je me souviens d’une
amie qui devant le silence prolongé d’un amant lointain déclarait :
« Quand on veut rompre, on écrit, pour annoncer la rupture » ; puis
ayant reçu une lettre sans ambiguïté : « Quand on veut vraiment
rompre, on n’écrit pas. » Il est souvent très difficile devant les
confidences reçues de décider où commence le délire pathologique.
Décrite par l’amoureuse en panique, la conduite de l’homme apparaît
toujours comme extravagante : c’est un névrosé, un sadique, un
refoulé, un masochiste, un démon, un inconsistant, un lâche ou tout
cela ensemble ; il défie les explications psychologiques les plus
subtiles. « X… m’adore, il est follement jaloux, il voudrait que je
porte un masque quand je sors ; mais c’est un être si étrange et qui se
méfie tellement de l’amour que, quand je sonne chez lui, il me reçoit
sur le palier et ne me laisse même pas entrer. » Ou encore : « Z…
m’adorait. Mais il était trop orgueilleux pour me demander d’aller
vivre à Lyon où il habite : j’y ai été, je me suis installée chez lui. Au
bout de huit jours, sans une dispute, il m’a mise à la porte. Je l’ai
revu deux fois. La troisième fois que je lui ai téléphoné, il a raccroché
au milieu de la conversation. C’est un névrosé. » Ces mystérieuses
histoires s’éclaircissent quand l’homme explique : « Je ne l’aimais
absolument pas », ou : « J’avais de l’amitié pour elle, mais je n’aurais
pas pu supporter de vivre un mois avec elle. » Trop entêtée, la
mauvaise foi conduit à l’asile : un des traits constants de
l’érotomanie, c’est que les conduites de l’amant apparaissent comme
énigmatiques et paradoxales ; par ce biais, le délire de la malade
réussit toujours à briser les résistances de la réalité. Une femme
normale finit parfois par être vaincue par la vérité, et par reconnaître
qu’elle n’est plus aimée. Mais, tant qu’elle n’a pas été acculée à cet
aveu, elle triche toujours un peu. Même dans l’amour réciproque, il y
a entre les sentiments des amants une différence fondamentale
qu’elle s’efforce de masquer. Il faut bien que l’homme soit capable de
se justifier sans elle puisqu’elle espère être justifiée par lui. S’il lui est
nécessaire, c’est qu’elle fuit sa liberté : mais s’il assume la liberté sans
laquelle il ne serait ni héros ni simplement homme, rien ni personne
ne sauraient lui être nécessaires. La dépendance qu’accepte la femme
vient de sa faiblesse : comment trouverait-elle une dépendance
réciproque dans celui qu’elle aime dans sa force ?
Une âme passionnément exigeante ne saurait trouver de repos
dans l’amour parce qu’elle vise une fin contradictoire. Déchirée,
tourmentée, elle risque de devenir un fardeau pour celui dont elle se
rêvait l’esclave ; faute de se sentir indispensable, elle se rend
importune, odieuse. C’est là aussi une tragédie fort courante. Plus
sage, moins intransigeante, l’amoureuse se résigne. Elle n’est pas
tout, elle n’est pas nécessaire : il lui suffit d’être utile ; une autre
occuperait facilement sa place : elle se contente d’être celle qui est là.
Elle reconnaît sa servitude sans demander de réciprocité. Elle peut
goûter alors un bonheur modeste ; mais, même dans ces limites, il ne
sera pas sans nuages. Bien plus douloureusement que l’épouse,
l’amoureuse attend. Si l’épouse elle-même est exclusivement une
amoureuse, les charges de la maison, de la maternité, ses
occupations, ses plaisirs n’ont aucune valeur à ses yeux : c’est la
présence de l’époux qui l’arrache aux limbes de l’ennui. « Quand tu
n’es plus là, il me semble que ce n’est même plus la peine de regarder
le jour ; tout ce qui m’arrive est alors comme mort, je ne suis plus
qu’une petite robe vide jetée sur une chaise », écrit Cécile Sauvage
aux premiers temps de son mariage(220). Et on a vu que, très
souvent, c’est hors du mariage que naît et s’épanouit l’amour-
passion. Un des plus remarquables exemples d’une vie tout entière
vouée à l’amour, c’est celui de Juliette Drouet : elle n’est qu’une
attente indéfinie. « Il faut toujours en revenir au même point de
départ, c’est-à-dire à t’attendre éternellement », écrit-elle à Hugo.
« Je vous attends ainsi qu’un écureuil en cage. » « Mon Dieu ! que
c’est donc triste pour une nature comme la mienne d’attendre depuis
un bout de la vie jusqu’à l’autre. » « Quelle journée ! J’ai cru qu’elle
ne passerait pas tant je t’ai attendu et maintenant je trouve qu’elle a
passé trop vite puisque je ne t’ai pas vu… » « Je trouve la journée
éternelle… » « Je vous attends parce qu’après tout j’aime encore
mieux vous attendre que croire que vous ne viendrez pas du tout. » Il
est vrai que Hugo, après avoir fait rompre Juliette avec son riche
protecteur le prince Demidoff, l’avait confinée dans un petit
appartement et pendant douze années lui interdit de sortir seule, afin
qu’elle ne renouât avec aucun de ses amis d’autrefois. Mais même
quand le sort de celle qui s’appelait « votre pauvre victime cloîtrée »
se fut adouci, elle n’en continua pas moins à n’avoir d’autre raison de
vivre que son amant et à ne le voir que bien peu. « Je t’aime mon
Victor bien aimé, écrit-elle en 1841, mais j’ai le cœur triste et plein
d’amertume ; je te vois si peu, si peu et le peu que je te vois, tu
m’appartiens si peu que tous ces peus-là font un tout de tristesse qui
m’emplit le cœur et l’esprit. » Elle rêve de concilier indépendance et
amour. « Je voudrais être à la fois indépendante et esclave,
indépendante par un état qui me nourrisse et esclave de mon amour
seulement. » Mais, ayant définitivement échoué dans sa carrière
d’actrice, elle dut « depuis un bout de la vie jusqu’à l’autre » se
résigner à n’être qu’une amante. Malgré ses efforts pour rendre
service à l’idole, les heures étaient trop vides : les 17 000 lettres
qu’elle écrivit à Hugo au rythme de 300 à 400 chaque année en
témoignent. Entre les visites du maître, elle ne pouvait que tuer le
temps. La pire horreur, dans la condition de la femme de harem,
c’est que ses jours sont des déserts d’ennui : quand le mâle n’use pas
de cet objet qu’elle est pour lui, elle n’est absolument plus rien. La
situation de l’amoureuse est analogue : elle ne veut être que cette
femme aimée, rien d’autre n’a de prix à ses yeux. Pour exister, il lui
faut donc que l’amant soit auprès d’elle, occupé par elle ; elle attend
sa venue, son désir, son réveil ; et, dès qu’il l’a quittée, elle
recommence à l’attendre. C’est la malédiction qui pèse sur l’héroïne
de Back Street(221), sur celle d’Intempéries(222), prêtresses et
victimes de l’amour pur. C’est la dure punition infligée à qui n’a pas
pris son destin entre ses propres mains.
Attendre peut être une joie ; pour celle qui guette le bien-aimé
sachant qu’il accourt vers elle, sachant qu’il l’aime, l’attente est une
éblouissante promesse. Mais passé l’ivresse confiante de l’amour qui
change l’absence même en présence, il se mêle au vide de l’absence
les tourments de l’inquiétude : l’homme peut ne plus jamais revenir.
J’ai connu une femme qui à chaque rencontre accueillait son amant
avec étonnement. « Je pensais que tu ne reviendrais plus », disait-
elle. Et s’il demandait pourquoi : « Tu pourrais ne pas revenir ;
quand je t’attends, j’ai toujours l’impression que je ne te reverrai
plus. » Surtout il peut cesser d’aimer : il peut aimer une autre
femme. Car la violence avec laquelle la femme tente de s’illusionner,
disant : « Il m’aime à la folie, il ne peut aimer que moi », n’exclut pas
les tortures de la jalousie. C’est le propre de la mauvaise foi de
permettre des affirmations passionnées et contradictoires. Ainsi le
fou qui se prend opiniâtrement pour Napoléon n’est pas embarrassé
pour reconnaître qu’il est aussi garçon coiffeur. Rarement la femme
consent à se demander : M’aime-t-il vraiment ? mais cent fois elle
s’interroge : N’en aime-t-il pas une autre ? Elle n’admet pas que la
ferveur de l’amant ait pu s’éteindre peu à peu, ni qu’il accorde moins
de prix qu’elle à l’amour : tout de suite, elle s’invente des rivales. Elle
considère l’amour à la fois comme un sentiment libre et comme un
envoûtement magique ; et elle estime que « son » mâle continue à
l’aimer dans sa liberté tandis qu’il est « embobiné », « pris au piège »
par une intrigante adroite. L’homme saisit la femme en tant
qu’assimilée à lui, dans son immanence : c’est pourquoi il joue
facilement les Boubouroche ; il a peine à imaginer qu’elle soit aussi
une autre qui lui échappe ; la jalousie n’est d’ordinaire chez lui
qu’une crise passagère, comme l’amour même : il arrive que la crise
soit violente et même meurtrière, mais il est rare que l’inquiétude
s’installe durablement en lui. La jalousie apparaît surtout chez lui
comme un dérivatif : quand ses affaires marchent mal, quand il se
sent molesté par la vie, alors il se dit bafoué par sa femme(223). Au
contraire, la femme aimant l’homme dans son altérité, dans sa
transcendance, se sent à chaque instant en danger. Il n’y a pas une
grande distance entre la trahison de l’absence et l’infidélité. Dès
qu’elle se sent mal aimée, elle devient jalouse : étant donné ses
exigences, c’est toujours plus ou moins son cas ; ses reproches, ses
griefs, quels qu’en soient les prétextes, se traduisent par des scènes
de jalousie : c’est ainsi qu’elle exprimera l’impatience et l’ennui de
l’attente, l’amer sentiment de sa dépendance, le regret de n’avoir
qu’une existence mutilée. C’est toute sa destinée qui est en jeu dans
chaque regard que l’homme aimé adresse à une autre femme
puisqu’elle a aliéné en lui son être tout entier. Aussi s’irrite-t-elle si
les yeux de son amant se tournent un instant vers une étrangère ; s’il
lui rappelle qu’elle vient de contempler longuement un inconnu, elle
répond avec conviction : « Ce n’est pas la même chose. » Elle a
raison. Un homme regardé par une femme n’en reçoit rien : le don ne
commence qu’au moment où la chair féminine se fait proie. Tandis
que la femme convoitée est aussitôt métamorphosée en objet
désirable et désiré ; et l’amoureuse dédaignée « retombe à l’argile
ordinaire ». Ainsi est-elle sans cesse aux aguets. Que fait-il ? Que
regarde-t-il ? À qui parle-t-il ? Ce qu’un désir lui a donné, un sourire
peut le lui reprendre ; il suffit d’un instant pour la précipiter de « la
lumière nacrée de l’immortalité » dans le crépuscule quotidien. Elle a
tout reçu de l’amour, elle peut tout perdre en le perdant. Imprécise
ou définie, sans fondement ou justifiée, la jalousie est pour la femme
une torture affolante parce qu’elle est une radicale contestation de
l’amour : il faut, si la trahison est certaine, ou bien renoncer à faire
de l’amour une religion, ou renoncer à cet amour ; c’est un
bouleversement si radical qu’on comprend que l’amoureuse doutant
et s’abusant tour à tour soit obsédée par le désir et par la crainte de
découvrir la mortelle vérité.
À la fois arrogante et anxieuse, il arrive souvent que la femme
étant sans cesse jalouse le soit toujours à faux : Juliette Drouet
connut les affres du soupçon à propos de toutes les femmes
qu’approchait Hugo, oubliant seulement de craindre Léonie Biard,
qu’il eut pendant huit ans pour maîtresse. Dans l’incertitude, toute
femme est une rivale, un danger. L’amour tue l’amitié du fait que
l’amoureuse s’enferme dans l’univers de l’homme aimé ; la jalousie
exaspère sa solitude et, par là, rend encore sa dépendance plus
étroite. Elle y trouve cependant un recours contre l’ennui : garder un
mari, c’est un travail ; garder un amant, c’est une espèce de
sacerdoce. La femme qui, perdue dans une adoration heureuse,
négligeait sa personne recommence à s’en soucier dès qu’elle
pressent une menace. Toilette, soins du foyer, parades mondaines
deviennent les moments d’un combat. La lutte est une activité
tonique ; tant qu’elle est à peu près sûre de vaincre, la guerrière y
trouve un plaisir poignant. Mais la crainte angoissée de la défaite
transforme en une humiliante servitude le don généreusement
consenti. L’homme pour se défendre attaque. Une femme, même
orgueilleuse, est contrainte de se faire douce et passive ; manœuvres,
prudence, ruse, sourires, charme, docilité sont ses meilleures armes.
Je revois cette jeune femme à la porte de qui je sonnais un soir à
l’improviste ; je l’avais quittée deux heures plus tôt, mal maquillée,
vêtue avec négligence, l’œil morne ; à présent, elle l’attendait ; quand
elle m’aperçut elle reprit son visage ordinaire mais un instant j’eus le
temps de la voir, préparée pour lui, crispée dans la peur et dans
l’hypocrisie, prête à toutes les souffrances derrière son sourire
enjoué ; elle était coiffée avec soin, un fard insolite animait ses joues
et ses lèvres, une blouse de dentelle d’une blancheur éclatante la
déguisait. Habits de fête, armes de combat. Les masseurs, les
visagistes, les « esthéticiens » savent quel tragique sérieux leurs
clientes apportent à des soins qui semblent futiles ; il faut inventer
pour l’amant des séductions neuves, il faut devenir cette femme qu’il
souhaite rencontrer et posséder. Mais tout effort est vain : elle ne
ressuscitera pas en elle cette image de l’Autre qui l’avait d’abord
attiré, qui peut l’attirer chez une autre. Il y a chez l’amant la même
duplice et impossible exigence que chez le mari : il veut sa maîtresse
absolument sienne et pourtant étrangère ; il la veut conforme
exactement à son rêve et différente de tout ce qu’invente son
imagination, une réponse à son attente et une surprise imprévue.
Cette contradiction déchire la femme et la voue à l’échec. Elle essaie
de se modeler sur le désir de l’amant ; beaucoup de femmes qui
s’étaient épanouies dans les premiers temps d’un amour qui
confirmait leur narcissisme effraient par une servilité maniaque
lorsqu’elles se sentent moins aimées ; obsédées, appauvries, elles
irritent l’amant ; se donnant à lui aveuglément, la femme a perdu
cette dimension de liberté qui la rendait d’abord fascinante. Il
cherchait en elle son reflet : mais s’il le retrouve trop fidèlement, il
s’ennuie. Un des malheurs de l’amoureuse, c’est que son amour
même la défigure, l’anéantit ; elle n’est plus que cette esclave, cette
servante, ce miroir trop docile, cet écho trop fidèle. Quand elle s’en
rend compte, sa détresse lui ôte encore du prix ; dans les larmes, les
revendications, les scènes, elle achève de perdre tout attrait. Un
existant est ce qu’il fait ; pour être, elle s’est fiée à une conscience
étrangère et elle a renoncé à rien faire. « Je ne sais qu’aimer », écrit
Julie de Lespinasse. Moi qui ne suis qu’amour : ce titre de
roman(224) est la devise de l’amoureuse ; elle n’est qu’amour et
quand l’amour est privé de son objet, elle n’est plus rien.
Souvent elle comprend son erreur ; alors elle essaie de réaffirmer
sa liberté, de retrouver son altérité ; elle devient coquette. Désirée
par d’autres hommes, elle intéresse à nouveau l’amant blasé : c’est le
thème rebattu de maints romans « roses » ; l’éloignement suffit
parfois à lui rendre du prestige ; Albertine paraît fade quand elle est
présente et docile ; à distance elle redevient mystérieuse et Proust
jaloux la valorise à nouveau. Mais ces manœuvres sont délicates ; si
l’homme les perce à jour, elles ne font que lui révéler dérisoirement
la servitude de son esclave. Et leur réussite même n’est pas sans
danger : c’est parce qu’elle est sienne que l’amant dédaigne sa
maîtresse, mais c’est parce qu’elle est sienne qu’il lui est attaché ; est-
ce le dédain, est-ce l’attachement que ruinera une infidélité ? Il se
peut que, dépité, l’homme se détourne de l’indifférente : il la veut
libre, soit ; mais il la veut donnée. Elle connaît ce risque : sa
coquetterie en est paralysée. Il est presque impossible à une
amoureuse de jouer adroitement ce jeu ; elle a trop peur d’être prise
à son piège. Et dans la mesure où elle révère encore son amant, elle
répugne à le duper ; comment demeurerait-il à ses yeux un dieu ? si
elle gagne la partie, elle détruit son idole ; si elle la perd, elle se perd
elle-même. Il n’y a pas de salut.
Une amoureuse prudente – mais ces deux mots jurent ensemble
– s’efforce de convertir la passion de l’amant en tendresse, en amitié,
en habitude ; ou elle essaie de l’attacher par des liens solides : un
enfant, un mariage ; ce désir du mariage hante quantité de liaisons :
c’est celui de la sécurité ; la maîtresse adroite profite de la générosité
du jeune amour pour prendre une assurance sur l’avenir : mais
quand elle se livre à ces spéculations, elle ne mérite plus le nom
d’amoureuse. Car celle-ci rêve follement de capter à jamais la liberté
de l’amant, mais non de l’annihiler. Et c’est pourquoi, sauf le cas très
rare où le libre engagement se perpétue pendant toute une vie,
l’amour-religion conduit à la catastrophe. Avec Mora,
Mlle de Lespinasse eut la chance de se lasser la première : elle se lassa
parce qu’elle avait rencontré Guibert qui en retour fut prompt à se
lasser d’elle. L’amour de Mme d’Agoult et de Liszt mourut de cette
dialectique implacable : la fougue, la vitalité, l’ambition qui
rendaient Liszt si aimable le vouaient à d’autres amours. La
religieuse portugaise ne pouvait qu’être abandonnée. La flamme qui
rendait D’Annunzio si captivant(225) avait pour rançon son infidélité.
Une rupture peut marquer profondément un homme : mais, enfin, il
a sa vie d’homme à mener. La femme délaissée n’est plus rien, n’a
plus rien. Si on lui demande : « Comment viviez-vous, avant ? » elle
ne s’en souvient même plus. Ce monde qui était sien, elle l’a laissé
tomber en cendres pour adopter une nouvelle patrie dont elle est
brusquement chassée ; elle a renié toutes les valeurs auxquelles elle
croyait, brisé ses amitiés ; elle se retrouve sans toit sur sa tête, et tout
autour d’elle c’est le désert. Comment recommencerait-elle une
nouvelle vie puisque en dehors de l’aimé il n’y a rien ? Elle se réfugie
dans des délires comme naguère dans le cloître ; ou si elle est trop
raisonnable, il ne lui reste qu’à mourir : très vite, comme
Mlle de Lespinasse, ou à petit feu ; l’agonie peut durer longtemps.
Quand pendant dix ans, vingt ans, une femme s’est vouée à un
homme corps et âme, quand il s’est maintenu fermement sur le
piédestal où elle l’a haussé, son abandon est une catastrophe
foudroyante. « Que puis-je faire ? demandait cette femme de
quarante ans, que puis-je faire si Jacques ne m’aime plus ? » Elle
s’habillait, se coiffait, se maquillait avec minutie ; mais son visage
durci, déjà défait, ne pouvait plus guère susciter un amour neuf ;
elle-même, après vingt ans passés dans l’ombre d’un homme,
pouvait-elle en aimer un autre ? Il reste encore beaucoup d’années à
vivre quand on a quarante ans. Je revois cette autre femme qui avait
gardé de beaux yeux, des traits nobles malgré une face bouffie de
souffrance et qui laissait, sans même s’en apercevoir, les larmes
couler sur ses joues en public, aveugle, sourde. Maintenant le dieu
dit à une autre les mots inventés pour elle ; reine détrônée, elle ne
sait plus si elle a jamais régné sur un vrai royaume. Si la femme est
encore jeune, elle a des chances de guérir : un nouvel amour la
guérira ; parfois, elle s’y donnera avec un peu plus de réserve,
comprenant que ce qui n’est pas unique ne saurait être absolu ; mais
souvent elle s’y brisera avec plus de violence encore que la première
fois, parce qu’il lui faudra racheter aussi sa défaite passée. L’échec de
l’amour absolu n’est une épreuve féconde que si la femme est capable
de se reprendre en main ; séparée d’Abélard, Héloïse ne fut pas une
épave parce que dirigeant une abbaye elle se construisit une
existence autonome. Les héroïnes de Colette ont trop d’orgueil et de
ressources pour se laisser briser par une déception amoureuse :
Renée Méré se sauve par le travail. Et « Sido » disait à sa fille qu’elle
ne s’inquiétait pas trop de son destin sentimental parce qu’elle savait
que Colette était autre chose encore qu’une amoureuse. Mais il y a
peu de crimes qui entraînent pire punition que cette faute
généreuse : se remettre tout entière entre des mains autres.
L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance
réciproque de deux libertés ; chacun des amants s’éprouverait alors
comme soi-même et comme l’autre : aucun n’abdiquerait sa
transcendance, aucun ne se mutilerait ; tous deux dévoileraient
ensemble dans le monde des valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre
l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi et
enrichissement de l’univers. Dans son ouvrage sur la Connaissance
de soi, George Gusdorf résume très exactement ce que l’homme
demande à l’amour.

L’amour nous révèle à nous-mêmes en nous faisant sortir de nous-mêmes. Nous


nous affirmons au contact de ce qui nous est étranger et complémentaire. L’amour
comme forme de la connaissance découvre de nouveaux cieux et de nouvelles terres dans
le paysage même où nous avons toujours vécu. Ici le grand secret : le monde est autre,
moi-même je suis autre. Et je ne suis plus seul à le savoir. Mieux même : c’est quelqu’un
qui me l’a appris. La femme joue donc un rôle indispensable et capital dans la conscience
que l’homme prend de lui-même.

De là vient l’importance que revêt pour le jeune homme


l’apprentissage amoureux(226) ; on a vu comme Stendhal, Malraux
s’émerveillent du miracle qui fait que « moi-même je suis autre ».
Mais Gusdorf a tort d’écrire : « Et pareillement l’homme représente
pour la femme un intermédiaire indispensable d’elle-même à elle-
même », car aujourd’hui sa situation n’est pas pareille ; l’homme est
révélé sous une figure autre mais il demeure soi-même et son visage
neuf est intégré à l’ensemble de sa personnalité. Il n’en serait de
même pour la femme que si elle existait aussi essentiellement
comme pour-soi ; ce qui impliquerait qu’elle possédât une
indépendance économique, qu’elle se projetât vers des buts propres
et se dépassât sans intermédiaire vers la collectivité. Alors des
amours à égalité sont possibles, tel celui que Malraux décrit entre
Kyo et May. Il se peut même que la femme joue le rôle viril et
dominateur comme Mme de Warens en face de Rousseau, Léa en face
de Chéri. Mais, dans la majorité des cas, la femme ne se connaît que
comme autre : son pour-autrui se confond avec son être même ;
l’amour n’est pas pour elle un intermédiaire de soi à soi parce qu’elle
ne se retrouve pas dans son existence subjective ; elle demeure
engloutie dans cette amante que l’homme a non seulement révélée
mais créée ; son salut dépend de cette liberté despotique qui l’a
fondée et qui peut en un instant l’anéantir. Elle passe sa vie à
trembler devant celui qui tient son destin entre ses mains sans tout à
fait le savoir, sans tout à fait le vouloir ; elle est en danger dans un
autre, témoin angoissé et impuissant de son propre destin. Tyran
malgré lui, malgré lui bourreau, cet autre en dépit d’elle et de lui a un
visage ennemi : au lieu de l’union cherchée, l’amoureuse connaît la
plus amère des solitudes, au lieu de la complicité, la lutte et souvent
la haine. L’amour chez la femme est une suprême tentative pour
surmonter en l’assumant la dépendance à laquelle elle est
condamnée ; mais même consentie la dépendance ne saurait se vivre
que dans la peur et la servilité.
Les hommes ont proclamé à l’envi que l’amour est pour la femme
son suprême accomplissement. « Une femme qui aime en femme
n’en devient que plus profondément femme », dit Nietzsche ; et
Balzac : « Dans l’ordre élevé, la vie de l’homme est la gloire, la vie de
la femme est l’amour. La femme n’est égale à l’homme qu’en faisant
de sa vie une perpétuelle offrande, comme celle de l’homme est une
perpétuelle action. » Mais c’est encore là une cruelle mystification
puisque, ce qu’elle offre, ils ne se soucient aucunement de l’accepter.
L’homme n’a pas besoin du dévouement inconditionné qu’il réclame,
ni de l’amour idolâtre qui flatte sa vanité ; il ne les accueille qu’à
condition de ne pas satisfaire aux exigences que réciproquement ces
attitudes impliquent. Il prêche à la femme de donner : et ses dons
l’excèdent ; elle se retrouve tout embarrassée de ses inutiles cadeaux,
tout embarrassée de sa vaine existence. Le jour où il sera possible à
la femme d’aimer dans sa force, non dans sa faiblesse, non pour se
fuir, mais pour se trouver, non pour se démettre, mais pour
s’affirmer, alors l’amour deviendra pour elle comme pour l’homme
source de vie et non mortel danger. En attendant, il résume sous sa
figure la plus pathétique la malédiction qui pèse sur la femme
enfermée dans l’univers féminin, la femme mutilée, incapable de se
suffire à soi-même. Les innombrables martyres de l’amour ont
témoigné contre l’injustice d’une destinée qui leur propose comme
ultime salut un stérile enfer.
CHAPITRE XIII

LA MYSTIQUE

L’amour a été assigné à la femme comme sa suprême vocation et,


quand elle l’adresse à un homme, en lui elle recherche Dieu : si les
circonstances lui interdisent l’amour humain, si elle est déçue ou
exigeante, c’est en Dieu même qu’elle choisira d’adorer la divinité.
Certes, il y a eu des hommes qui ont aussi brûlé de cette flamme ;
mais ils sont rares et leur ferveur revêtait une figure intellectuelle
fort épurée. Au lieu que les femmes qui s’abandonnent aux délices
des épousailles célestes sont légion : et elles les vivent d’une manière
étrangement affective. La femme est accoutumée à vivre à genoux ;
normalement, elle attend que son salut descende du ciel où trônent
les mâles ; eux aussi sont enveloppés de nuées : c’est par-delà les
voiles de leur présence charnelle que leur majesté se révèle. L’Aimé
est toujours plus ou moins absent ; il communique avec son
adoratrice par des signes ambigus ; elle ne connaît son cœur que par
un acte de foi ; et plus il lui apparaît comme supérieur, plus ses
conduites lui semblent impénétrables. On a vu que dans l’érotomanie
cette foi résistait à tous les démentis. La femme n’a pas besoin de
voir ni de toucher pour sentir à ses côtés la Présence. Qu’il s’agisse
d’un médecin, d’un prêtre ou de Dieu, elle connaîtra les mêmes
incontestables évidences, elle accueillera en esclave dans son cœur
les flots d’un amour qui tombe d’en haut. Amour humain, amour
divin se confondent, non parce que celui-ci serait une sublimation de
celui-là, mais parce que le premier est aussi un mouvement vers un
transcendant, vers l’absolu. Il s’agit en tout cas pour l’amoureuse de
sauver son existence contingente en l’unissant au Tout incarné en
une Personne souveraine.
Cette équivoque est flagrante dans de nombreux cas –
pathologiques ou normaux – où l’amant est divinisé, où Dieu revêt
des traits humains. Je citerai seulement celui-ci que rapporte
Ferdière dans son ouvrage sur l’érotomanie. C’est la malade qui
parle :
En 1923, j’ai correspondu avec un journaliste de la Presse ; chaque jour, je lisais ses
articles de morale, je lisais entre les lignes ; il me semblait qu’il me répondait, qu’il me
donnait des conseils ; je faisais des lettres d’amour ; je lui écrivais beaucoup… En 1924,
ça m’est venu brusquement : il me semblait que Dieu cherchait une femme, qu’il allait
venir me parler ; j’avais l’impression qu’il m’avait donné une mission, qu’il m’avait
choisie pour fonder un temple ; je me croyais le centre d’une agglomération très
importante où il y aurait des femmes que soigneraient des docteurs… C’est à ce moment-
là que… j’ai été transférée à l’asile de Clermont… Il y avait là des jeunes docteurs qui
voulaient refaire le monde : dans mon cabanon, je sentais leurs baisers sur mes doigts, je
sentais dans mes mains leurs organes sexuels ; une fois, ils m’ont dit : « Tu n’es pas
sensible, mais sensuelle ; retourne-toi » ; je me suis retournée et je les ai sentis en moi :
c’était très agréable… Le chef de service, le docteur D…, était comme un dieu ; je sentais
bien qu’il y avait quelque chose quand il venait près de mon lit ; il me regardait d’un air
de dire : Je suis tout à toi. Il m’aimait vraiment : un jour, il m’a regardée avec insistance
d’une façon vraiment extraordinaire… ses yeux de verts sont devenus bleus comme le
ciel ; ils se sont grandis intensément d’une façon formidable… il regardait l’effet produit
tout en parlant à une autre malade et il souriait… et je suis restée ainsi bloquée là-
dessus, bloquée sur le docteur D…, un clou ne chasse pas l’autre et malgré tous mes
amants (j’en ai eu 15 ou 16), je n’ai pu me séparer de lui ; c’est par là qu’il est coupable…
Depuis plus de douze ans, j’ai toujours eu des conversations mentales avec lui… quand je
voulais l’oublier, il se manifestait de nouveau… il était parfois un peu moqueur… « Tu
vois, je te fais peur, disait-il encore, tu pourras en aimer d’autres, mais tu me reviendras
toujours… » Je lui écrivais fréquemment des lettres, lui fixant même des rendez-vous
auxquels je me rendais. L’année passée, je suis allée le voir ; il s’est composé une
attitude ; il n’y avait pas de chaleur ; je me suis sentie toute bête et je suis partie… On me
dit bien qu’il a épousé une autre femme, mais il m’aimera toujours… c’est mon époux et
pourtant l’acte ne s’est jamais passé, l’acte qui ferait la soudure… « Abandonne tout, dit-
il parfois, avec moi tu monteras toujours, toujours, tu ne seras pas comme un être de la
terre. » Vous voyez : chaque fois que je cherche Dieu, je trouve un homme ; je ne sais
plus maintenant vers quelle religion me tourner.

Il s’agit ici d’un cas pathologique. Mais on rencontre chez


beaucoup de dévotes cette inextricable confusion entre l’homme et
Dieu. C’est surtout le confesseur qui occupe entre ciel et terre une
place équivoque. Il écoute avec des oreilles charnelles la pénitente
qui lui exhibe son âme, mais c’est une lumière surnaturelle qui brille
dans le regard dont il l’enveloppe ; c’est un homme divin, c’est Dieu
présent sous l’apparence d’un homme. Mme Guyon décrit en ces
termes sa rencontre avec le père La Combe : « Il me sembla qu’une
influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime de l’âme et
retournait de moi à lui de sorte qu’il éprouvait le même effet. » C’est
l’intervention du religieux qui l’arracha à la sécheresse dont elle
souffrait depuis des années et qui embrasa à nouveau son âme de
ferveur. Elle vécut à ses côtés pendant toute sa grande période
mystique. Et elle avoue : « Ce n’était plus qu’une entière unité, cela
de manière que je ne pouvais plus le distinguer de Dieu. » Il serait
trop sommaire de dire qu’elle était amoureuse en vérité d’un homme
et qu’elle feignait d’aimer Dieu : elle aimait aussi cet homme parce
qu’il était à ses yeux autre chose que lui-même. Tout comme la
malade de Ferdière, ce qu’elle cherchait indistinctement à atteindre,
c’était la source suprême des valeurs. C’est là ce que vise toute
mystique. L’intermédiaire mâle lui est parfois utile pour prendre son
élan vers le désert du ciel ; mais il n’est pas indispensable.
Distinguant mal la réalité du jeu, l’acte de la conduite magique,
l’objet et l’imaginaire, la femme est singulièrement apte à
présentifier à travers son corps une absence. Ce qui est beaucoup
moins humoristique, c’est d’identifier comme on l’a fait parfois
mysticisme et érotomanie : l’érotomane se sent valorisée par l’amour
d’un être souverain ; c’est celui-ci qui prend l’initiative du rapport
amoureux, il aime plus passionnément qu’il n’est aimé ; il fait
connaître ses sentiments par des signes évidents mais secrets ; il est
jaloux et s’irrite du manque de ferveur de l’élue : il n’hésite pas alors
à la punir ; il ne se manifeste presque jamais sous une figure
charnelle et concrète. Tous ces traits se retrouvent chez les
mystiques ; en particulier, Dieu chérit de toute éternité l’âme qu’il
embrase de son amour, il a versé son sang pour elle, il lui prépare de
splendides apothéoses ; tout ce qu’elle peut faire c’est s’abandonner
sans résistance à ses feux.
On admet aujourd’hui que l’érotomanie revêt une figure tantôt
platonique, tantôt sexuelle. De même le corps a plus ou moins de
part dans les sentiments que la mystique voue à Dieu. Ses effusions
sont calquées sur celles que connaissent les amants terrestres.
Tandis qu’Angèle de Foligno contemplait une image du Christ
serrant saint François dans ses bras, il lui dit : « Voilà comme je te
tiendrai serrée, et beaucoup plus qu’on ne le peut voir des yeux du
corps… je ne te quitterai jamais si tu m’aimes. » Mme Guyon écrit :
« L’amour ne me laissait pas un instant de repos. Je lui disais : Ô
mon amour, c’est assez, laissez-moi. » « Je veux l’amour qui traverse
l’âme de frissons ineffables ; l’amour qui me met en pâmoison… »
« Ô mon Dieu ! si vous faisiez sentir aux femmes les plus sensuelles
ce que je sens, elles quitteraient bientôt leurs faux plaisirs pour jouir
d’un bien si véritable. » On connaît la célèbre vision de sainte
Thérèse :
L’ange tenait dans ses mains un long dard doré. De temps en temps, il le plongeait
dans mon cœur et le poussait jusque dans mes entrailles. Lorsqu’il retirait le dard, c’était
comme s’il allait m’arracher les entrailles et j’en restais tout enflammée d’amour divin…
Ce dont je suis certaine, c’est que la douleur pénètre jusqu’au fond même des entrailles
et il me semble que celles-ci se déchirent lorsque mon époux spirituel retire la flèche sur
laquelle il les a transpercées.

On prétend parfois avec piété que la pauvreté du langage oblige la


mystique à emprunter ce vocabulaire érotique ; mais elle ne dispose
aussi que d’un seul corps, et elle emprunte à l’amour terrestre non
seulement des mots mais des attitudes physiques ; elle a pour s’offrir
à Dieu les mêmes conduites que lorsqu’elle s’offre à un homme. Cela
ne diminue d’ailleurs en rien la valeur de ses sentiments. Quand
Angèle de Foligno devient tour à tour : « pâle et sèche » ou « grasse
et rubiconde », selon les mouvements de son cœur, quand elle se
répand en déluges de larmes(227), quand elle tombe de son haut, on
ne peut guère considérer ces phénomènes comme purement
« spirituels », mais les expliquer seulement par son excessive
« émotivité » c’est invoquer la « vertu dormitive » du pavot ; le corps
n’est jamais la cause des expériences subjectives puisqu’il est sous sa
figure objective lui-même : celui-ci vit ses attitudes dans l’unité de
son existence. Adversaires et admirateurs des mystiques pensent que
donner un contenu sexuel aux extases de sainte Thérèse, c’est la
ravaler au rang d’une hystérique. Mais ce qui diminue le sujet
hystérique, ce n’est pas le fait que son corps exprime activement ses
obsessions : c’est qu’il soit obsédé, c’est que sa liberté soit envoûtée
et annulée ; la maîtrise qu’un fakir acquiert sur son organisme ne l’en
rend pas l’esclave ; la mimique corporelle peut être enveloppée dans
l’élan d’une liberté. Les textes de sainte Thérèse ne prêtent guère à
équivoque et ils justifient la statue du Bernin qui nous montre la
sainte pâmée dans les excès d’une foudroyante volupté ; il n’en serait
pas moins faux d’interpréter ses émotions comme une simple
« sublimation sexuelle » ; il n’y a pas d’abord un désir sexuel inavoué
qui prend figure d’amour divin ; l’amoureuse elle-même n’est pas
d’abord la proie d’un désir sans objet qui se fixerait ensuite sur un
individu ; c’est la présence de l’amant qui suscite en elle un trouble
immédiatement intentionné vers lui ; ainsi, d’un seul mouvement,
sainte Thérèse cherche à s’unir à Dieu et vit cette union dans son
corps ; elle n’est pas l’esclave de ses nerfs et de ses hormones : il faut
plutôt admirer en elle l’intensité d’une foi qui pénètre au plus intime
de sa chair. En vérité, comme sainte Thérèse elle-même l’avait
compris, la valeur d’une expérience mystique se mesure non d’après
la manière dont elle a été subjectivement vécue, mais d’après sa
portée objective. Les phénomènes de l’extase sont à peu près les
mêmes chez sainte Thérèse ou chez Marie Alacoque : l’intérêt de leur
message est fort différent. Sainte Thérèse pose d’une manière tout
intellectuelle le dramatique problème du rapport entre l’individu et
l’Être transcendant ; elle a vécu en femme une expérience dont le
sens dépasse toute spécification sexuelle ; il faut la ranger à côté de
Suso et de saint Jean de la Croix. Mais elle est une éclatante
exception. Ce que nous livrent ses sœurs mineures c’est une vision
essentiellement féminine du monde et du salut ; ce n’est pas un
transcendant qu’elles visent : c’est la rédemption de leur
féminité(228).
La femme cherche d’abord dans l’amour divin ce que l’amoureuse
demande à celui de l’homme : l’apothéose de son narcissisme ; c’est
pour elle une miraculeuse aubaine que ce souverain regard
attentivement, amoureusement fixé sur elle. À travers sa vie de jeune
fille, de jeune femme, Mme Guyon avait toujours été tourmentée du
désir d’être aimée et admirée. Une mystique protestante moderne,
Mlle Vée, écrit : « Rien ne me rend malheureuse comme de n’avoir
personne s’intéressant à moi d’une façon spéciale et sympathique à
ce qui se passe en moi. » Mme Krüdener s’imaginait que Dieu était
sans cesse occupé d’elle, au point que, raconte Sainte-Beuve, « dans
ses moments les plus décisifs avec son amant elle gémit : Mon Dieu
que je suis heureuse ! Je vous demande pardon de l’excès de mon
bonheur ! » On comprend l’ivresse qui envahit le cœur de la
narcissiste quand le ciel tout entier devient son miroir ; son image
divinisée est infinie comme Dieu même, elle ne s’éteindra jamais ; et
en même temps elle sent dans sa poitrine brûlante, palpitante, noyée
d’amour, son âme créée, rachetée, chérie par l’adorable Père ; c’est
son double, c’est elle-même qu’elle étreint, infiniment magnifiée par
la médiation de Dieu. Ces textes de sainte Angèle de Foligno sont
particulièrement significatifs. Voici comme Jésus lui parle :

Ma douce fille, ma fille, mon aimée, mon temple. Ma fille, mon aimée, aime-moi car
je t’aime, beaucoup, beaucoup plus que tu ne peux m’aimer. Toute ta vie : ton manger,
ton boire, ton dormir, toute ta vie me plaît. Je ferai en toi de grandes choses aux yeux des
nations ; en toi, je serai connu et en toi mon nom sera loué par un grand nombre de
peuples. Ma fille, mon épouse qui m’es douce, je t’aime beaucoup.
Et encore :

Ma fille qui m’es beaucoup plus douce que je ne te suis doux, mes délices, le cœur de
Dieu tout-puissant est maintenant sur ton cœur… Le Dieu tout-puissant a déposé en toi
beaucoup d’amour, plus qu’en aucune femme de cette ville ; il a fait de toi ses délices.

Une autre fois :

Je te porte un tel amour que je ne me soucie plus de tes défaillances et que mes yeux
ne les regardent plus. J’ai déposé en toi un grand trésor.

L’élue ne saurait manquer de répondre avec passion à des


déclarations si ardentes et qui tombent de si haut. Elle essaie de
rejoindre l’amant par la technique habituelle chez l’amoureuse : par
l’anéantissement. « Je n’ai qu’une seule affaire qui est d’aimer,
m’oublier, et m’anéantir », écrit Marie Alacoque. L’extase mime
corporellement cette abolition du moi ; le sujet ne voit, ne sent plus,
il oublie son corps, le renie. Par la violence de cet abandon, par
l’acceptation éperdue de la passivité est indiquée en creux
l’éblouissante et souveraine Présence. Le quiétisme de Mme Guyon
érigeait cette passivité en système : quant à elle, elle passait une
grande partie de son temps dans une sorte de catalepsie ; elle
dormait tout éveillée.
La plupart des mystiques ne se contentent pas de s’abandonner
passivement à Dieu : elles s’appliquent activement à s’anéantir par la
destruction de leur chair. Certes, l’ascétisme a été pratiqué aussi par
les moines et les religieux. Mais l’acharnement que met la femme à
bafouer sa chair prend des caractères singuliers. On a vu combien
l’attitude de la femme à l’égard de son corps est ambiguë : c’est à
travers l’humiliation et la souffrance qu’elle le métamorphose en
gloire. Livrée à un amant comme chose à plaisir, elle devient temple,
idole ; déchirée par les douleurs de l’accouchement, elle crée des
héros. La mystique va torturer sa chair pour avoir le droit de la
revendiquer ; la réduisant à l’abjection, elle l’exalte comme
instrument de son salut. Ainsi s’expliquent les étranges excès
auxquels se sont livrées certaines saintes. Sainte Angèle de Foligno
raconte qu’elle but avec délices l’eau dans laquelle elle venait de laver
les mains et les pieds des lépreux :
Ce breuvage nous inonda d’une telle suavité que la joie nous suivit et nous ramena
chez nous. Jamais je n’avais bu avec de pareilles délices. Il s’était arrêté dans mon gosier
un morceau de peau écailleuse sortie des plaies du lépreux. Au lieu de le rejeter, je fis de
grands efforts pour l’avaler et j’y réussis. Il me sembla que je venais de communier.
Jamais je n’exprimerai les délices dont j’étais noyée.

On sait que Marie Alacoque nettoya de sa langue les


vomissements d’une malade ; elle décrit dans son autobiographie le
bonheur qu’elle ressentit quand elle eut rempli sa bouche des
excréments d’un homme atteint de diarrhée ; Jésus la récompensa en
maintenant pendant trois heures ses lèvres collées contre son Sacré-
Cœur. C’est surtout dans les pays d’une ardente sensualité comme
l’Italie et l’Espagne que la dévotion prend des couleurs charnelles :
dans un village des Abruzzes, les femmes aujourd’hui encore
déchirent leurs langues au long d’un chemin de croix en léchant les
cailloux du sol. En toutes ces pratiques, elles ne font qu’imiter le
Rédempteur qui sauva la chair par l’avilissement de sa propre chair :
c’est d’une manière beaucoup plus concrète que les mâles qu’elles
sont sensibles à ce grand mystère.
C’est sous la figure de l’époux que Dieu apparaît le plus volontiers
à la femme ; parfois il se découvre dans sa gloire, éblouissant de
blancheur et de beauté, dominateur ; il la revêt d’une robe de noces,
il la couronne, la prend par la main et lui promet une céleste
apothéose. Mais le plus souvent il est un être de chair : l’alliance que
Jésus avait donnée à sainte Catherine et qu’elle portait, invisible, à
son doigt, c’était cet « anneau de chair » que lui avait retranché la
Circoncision. Surtout, il est un corps maltraité et sanglant : c’est dans
la contemplation du Crucifié qu’elle se noie avec le plus de ferveur ;
elle s’identifie à la Vierge Mère tenant dans ses bras la dépouille de
son Fils, ou à Madeleine debout au pied de la croix et qu’arrose le
sang du Bien-Aimé. Ainsi assouvit-elle des fantasmes
sadomasochistes. Dans l’humiliation du Dieu, elle admire la
déchéance de l’Homme ; inerte, passif, couvert de plaies, le crucifié
est l’image inversée de la martyre blanc et rouge offerte aux fauves,
aux poignards, aux mâles, et à qui la petite fille s’est si souvent
identifiée : elle est bouleversée de trouble en voyant que l’Homme,
l’Homme-Dieu a assumé son rôle. C’est elle qui est couchée sur le
bois, promise à la splendeur de la Résurrection. C’est elle : elle le
prouve ; son front saigne sous la couronne d’épines, ses mains, ses
pieds, son flanc sont transpercés par un invisible fer. Sur les
É
321 stigmatisés que compte l’Église catholique, il y a 47 hommes
seulement ; les autres – Hélène de Hongrie, Jeanne de la Croix,
G. d’Osten, Osane de Mantoue, Claire de Montfalcon – ce sont des
femmes, qui ont en moyenne dépassé l’âge de la ménopause. La plus
célèbre, Catherine Emmerich, fut marquée prématurément. À l’âge
de vingt-quatre ans, ayant souhaité les souffrances de la couronne
d’épines, elle vit venir à elle un jeune homme éblouissant qui lui
enfonça cette couronne sur la tête. Le lendemain, ses tempes et son
front enflèrent, du sang se mit à couler. Quatre ans plus tard, en
extase, elle vit le Christ avec ses plaies d’où partaient des rayons
pointus comme de fines lames et qui fit jaillir des gouttes de sang des
mains, des pieds, du flanc de la sainte. Elle avait des sueurs de sang,
elle crachait le sang. À présent encore, chaque vendredi saint,
Thérèse Neumann tourne elle aussi vers ses visiteurs un visage
ruisselant du sang du Christ. Dans les stigmates s’achève la
mystérieuse alchimie qui change la chair en gloire puisqu’ils sont,
sous la forme d’une sanglante douleur, la présence même de l’amour
divin. On comprend assez pourquoi les femmes s’attachent
singulièrement à la métamorphose du flux rouge en pure flamme
d’or. Elles ont la hantise de ce sang qui s’échappe du flanc du roi des
hommes. Sainte Catherine de Sienne en parle dans presque toutes
ses lettres. Angèle de Foligno s’abîmait dans la contemplation du
cœur de Jésus et de la plaie béante à son côté. Catherine Emmerich
revêtait une chemise rouge afin de ressembler à Jésus quand il était
pareil « à un linge trempé dans du sang » ; elle voyait toutes choses
« à travers le sang de Jésus ». Marie Alacoque, on a vu en quelles
circonstances, s’abreuva pendant trois heures au Sacré-Cœur de
Jésus. C’est elle qui proposa à l’adoration des fidèles l’énorme caillot
rouge nimbé des dards flamboyants de l’amour. C’est là l’emblème
qui résume le grand rêve féminin : du sang à la gloire par l’amour.
Extases, visions, dialogues avec Dieu, cette expérience intérieure
suffit à certaines femmes. D’autres éprouvent le besoin de la
communiquer au monde à travers des actes. Le lien de l’action à la
contemplation prend deux formes très différentes. Il y a des femmes
d’action comme sainte Catherine, sainte Thérèse, Jeanne d’Arc, qui
savent fort bien quels buts elles se proposent et qui inventent
lucidement les moyens de les atteindre : leurs révélations ne font que
donner une figure objective à leurs certitudes ; elles les encouragent
à suivre les chemins qu’elles se sont tracés avec précision. Il y a des
femmes narcissistes comme Mme Guyon, Mme Krüdener, qui, à bout
de silencieuse ferveur, se sentent soudain « dans un état
apostolique(229) ». Elles ne sont pas très précises sur leurs tâches ; et
– tout comme les dames d’œuvres en mal d’agitation – elles se
soucient peu de ce qu’elles font pourvu que ce soit quelque chose.
C’est ainsi qu’après s’être exhibée en ambassadrice, en romancière,
Mme Krüdener intériorisa l’idée qu’elle se faisait de ses mérites : ce
n’est pas pour faire triompher des idées définies, c’est pour se
confirmer dans son rôle d’inspirée de Dieu qu’elle prit en main le
destin d’Alexandre Ier. S’il suffit souvent d’un peu de beauté et
d’intelligence pour que la femme se sente revêtue d’un caractère
sacré, à plus forte raison quand elle se sait l’élue de Dieu, elle se
pense chargée de mission : elle prêche des doctrines incertaines, elle
fonde volontiers des sectes, ce qui lui permet d’opérer, à travers les
membres de la collectivité qu’elle inspire, une enivrante
multiplication de sa personnalité.
La ferveur mystique, comme l’amour et le narcissisme même,
peuvent être intégrés à des vies actives et indépendantes. Mais en soi
ces efforts de salut individuel ne sauraient aboutir qu’à des échecs ;
ou la femme se met en rapport avec un irréel : son double, ou Dieu ;
ou elle crée un irréel rapport avec un être réel ; elle n’a en tout cas
pas de prise sur le monde ; elle ne s’évade pas de sa subjectivité ; sa
liberté demeure mystifiée ; il n’est qu’une manière de l’accomplir
authentiquement : c’est de la projeter par une action positive dans la
société humaine.
QUATRIÈME PARTIE

VERS LA LIBÉRATION
CHAPITRE XIV

LA FEMME INDÉPENDANTE

Le code français ne range plus l’obéissance au nombre des devoirs


de l’épouse et chaque citoyenne est devenue une électrice ; ces
libertés civiques demeurent abstraites quand elles ne
s’accompagnent pas d’une autonomie économique ; la femme
entretenue – épouse ou courtisane – n’est pas affranchie du mâle
parce qu’elle a dans les mains un bulletin de vote ; si les mœurs lui
imposent moins de contraintes qu’autrefois, ces licences négatives
n’ont pas modifié profondément sa situation ; elle reste enfermée
dans sa condition de vassale. C’est par le travail que la femme a en
grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le
travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète. Dès qu’elle
cesse d’être un parasite, le système fondé sur sa dépendance
s’écroule ; entre elle et l’univers il n’est plus besoin d’un médiateur
masculin. La malédiction qui pèse sur la femme vassale, c’est qu’il ne
lui est permis de rien faire : alors, elle s’entête dans l’impossible
poursuite de l’être à travers le narcissisme, l’amour, la religion ;
productrice, active, elle reconquiert sa transcendance ; dans ses
projets elle s’affirme concrètement comme sujet ; par son rapport
avec le but qu’elle poursuit, avec l’argent et les droits qu’elle
s’approprie, elle éprouve sa responsabilité. Beaucoup de femmes ont
conscience de ces avantages, même parmi celles qui exercent les
métiers les plus modestes. J’ai entendu une femme de journée, en
train de laver le carreau d’un hall d’hôtel, qui déclarait : « Je n’ai
jamais rien demandé à personne. Je suis arrivée toute seule. » Elle
était aussi fière de se suffire qu’un Rockefeller. Cependant il ne
faudrait pas croire que la simple juxtaposition du droit de vote et
d’un métier soit une parfaite libération : le travail aujourd’hui n’est
pas la liberté. C’est seulement dans un monde socialiste que la
femme en accédant à l’un s’assurerait l’autre. La majorité des
travailleurs sont aujourd’hui des exploités. D’autre part, la structure
sociale n’a pas été profondément modifiée par l’évolution de la
condition féminine ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes
conserve encore la figure qu’ils lui ont imprimée. Il ne faut pas
perdre de vue ces faits d’où la question du travail féminin tire sa
complexité. Une dame importante et bien-pensante a fait récemment
une enquête auprès des ouvrières des usines Renault : elle affirme
que celles-ci préféreraient rester au foyer plutôt que de travailler à
l’usine. Sans doute, elles n’accèdent à l’indépendance économique
qu’au sein d’une classe économiquement opprimée et d’autre part les
tâches accomplies à l’usine ne les dispensent pas des corvées du
foyer(230). Si on leur avait proposé de choisir entre quarante heures
de travail hebdomadaire à l’usine ou dans la maison, elles auraient
sans doute fourni de tout autres réponses ; et peut-être même
accepteraient-elles allégrement le cumul si en tant qu’ouvrières elles
s’intégraient à un monde qui serait leur monde, à l’élaboration
duquel elles participeraient avec joie et orgueil. À l’heure qu’il est,
sans même parler des paysannes(231), la majorité des femmes qui
travaillent ne s’évadent pas du monde féminin traditionnel ; elles ne
reçoivent pas de la société, ni de leur mari, l’aide qui leur serait
nécessaire pour devenir concrètement les égales des hommes. Seules
celles qui ont une foi politique, qui militent dans les syndicats, qui
font confiance à l’avenir peuvent donner un sens éthique aux
ingrates fatigues quotidiennes ; mais privées de loisirs, héritant
d’une tradition de soumission, il est normal que les femmes
commencent seulement à développer un sens politique et social. Il
est normal que, ne recevant pas en échange de leur travail les
bénéfices moraux et sociaux qu’elles seraient en droit d’escompter,
elles en subissent sans enthousiasme les contraintes. On comprend
aussi que la midinette, l’employée, la secrétaire ne veuillent pas
renoncer aux avantages d’un appui masculin. J’ai dit déjà que
l’existence d’une caste privilégiée à laquelle il lui est permis de
s’agréger rien qu’en livrant son corps est pour une jeune femme une
tentation presque irrésistible ; elle est vouée à la galanterie du fait
que ses salaires sont minimes tandis que le standard de vie que la
société exige d’elle est très haut ; si elle se contente de ce qu’elle
gagne, elle ne sera qu’une paria : mal logée, mal vêtue, toutes les
distractions et l’amour même lui seront refusés. Les gens vertueux lui
prêchent l’ascétisme ; en vérité, son régime alimentaire est souvent
aussi austère que celui d’une carmélite ; seulement, tout le monde ne
peut pas prendre Dieu pour amant : il faut qu’elle plaise aux hommes
pour réussir sa vie de femme. Elle se fera donc aider : c’est ce
qu’escompte cyniquement l’employeur qui lui alloue un salaire de
famine. Parfois, cette aide lui permettra d’améliorer sa situation et de
conquérir une véritable indépendance ; parfois, au contraire, elle
abandonnera son métier pour se faire entretenir. Souvent elle
cumule ; elle se libère de son amant par le travail, elle s’évade de son
travail grâce à l’amant ; mais aussi elle connaît la double servitude
d’un métier et d’une protection masculine. Pour la femme mariée, le
salaire ne représente en général qu’un appoint ; pour la « femme qui
se fait aider », c’est le secours masculin qui apparaît comme
inessentiel ; mais ni l’une ni l’autre n’achètent par leur effort
personnel une totale indépendance.
Cependant, il existe aujourd’hui un assez grand nombre de
privilégiées qui trouvent dans leur profession une autonomie
économique et sociale. Ce sont elles qu’on met en cause quand on
s’interroge sur les possibilités de la femme et sur son avenir. C’est
pourquoi, bien qu’elles ne constituent encore qu’une minorité, il est
particulièrement intéressant d’étudier de près leur situation ; c’est à
leur propos que les débats entre féministes et antiféministes se
prolongent. Ceux-ci affirment que les femmes émancipées
d’aujourd’hui ne réussissent dans le monde rien d’important et que,
d’autre part, elles ont peine à trouver leur équilibre intérieur. Ceux-là
exagèrent les résultats qu’elles obtiennent et s’aveuglent sur leur
désarroi. En vérité, rien n’autorise à dire qu’elles font fausse route ;
et cependant il est certain qu’elles ne sont pas tranquillement
installées dans leur nouvelle condition : elles ne sont encore qu’à
moitié du chemin. La femme qui s’affranchit économiquement de
l’homme n’est pas pour autant dans une situation morale, sociale,
psychologique identique à celle de l’homme. La manière dont elle
s’engage dans sa profession et dont elle s’y consacre dépend du
contexte constitué par la forme globale de sa vie. Or, quand elle
aborde sa vie d’adulte, elle n’a pas derrière elle le même passé qu’un
garçon ; elle n’est pas considérée par la société avec les mêmes yeux ;
l’univers se présente à elle dans une perspective différente. Le fait
d’être une femme pose aujourd’hui à un être humain autonome des
problèmes singuliers.
Le privilège que l’homme détient et qui se fait sentir dès son
enfance, c’est que sa vocation d’être humain ne contrarie pas sa
destinée de mâle. Par l’assimilation du phallus et de la
transcendance, il se trouve que ses réussites sociales ou spirituelles le
douent d’un prestige viril. Il n’est pas divisé. Tandis qu’il est
demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et
proie, c’est-à-dire de renoncer à ses revendications de sujet
souverain. C’est ce conflit qui caractérise singulièrement la situation
de la femme affranchie. Elle refuse de se cantonner dans son rôle de
femelle parce qu’elle ne veut pas se mutiler ; mais ce serait aussi une
mutilation de répudier son sexe. L’homme est un être humain sexué ;
la femme n’est un individu complet, et l’égale du mâle, que si elle est
aussi un être humain sexué. Renoncer à sa féminité, c’est renoncer à
une part de son humanité. Les misogynes ont souvent reproché aux
femmes de tête de « se négliger » ; mais ils leur ont aussi prêché : Si
vous voulez être nos égales, cessez de vous peindre la figure et de
vernir vos ongles. Ce dernier conseil est absurde. Précisément parce
que l’idée de féminité est définie artificiellement par les coutumes et
les modes, elle s’impose du dehors à chaque femme ; elle peut
évoluer de manière que ses canons se rapprochent de ceux adoptés
par les mâles : sur les plages, le pantalon est devenu féminin. Cela ne
change rien au fond de la question : l’individu n’est pas libre de la
modeler à sa guise. Celle qui ne s’y conforme pas se dévalue
sexuellement et par conséquent socialement, puisque la société a
intégré les valeurs sexuelles. En refusant des attributs féminins, on
n’acquiert pas des attributs virils ; même la travestie ne réussit pas à
faire d’elle-même un homme : c’est une travestie. On a vu que
l’homosexualité constitue elle aussi une spécification : la neutralité
est impossible. Il n’est aucune attitude négative qui n’implique une
contrepartie positive. L’adolescente croit souvent qu’elle peut
simplement mépriser les conventions ; mais par là même elle
manifeste ; elle crée une situation nouvelle entraînant des
conséquences qu’il lui faudra assumer. Dès qu’on se soustrait à un
code établi on devient un insurgé. Une femme qui s’habille de
manière extravagante ment quand elle affirme avec un air de
simplicité qu’elle suit son bon plaisir, rien de plus : elle sait
parfaitement que suivre son bon plaisir est une extravagance.
Inversement, celle qui ne souhaite pas faire figure d’excentrique se
conforme aux règles communes. À moins qu’il ne représente une
action positivement efficace, c’est un mauvais calcul que de choisir le
défi : on y consume plus de temps et de forces qu’on n’en économise.
Une femme qui ne désire pas choquer, qui n’entend pas socialement
se dévaluer doit vivre en femme sa condition de femme : très souvent
sa réussite professionnelle même l’exige. Mais tandis que le
conformisme est pour l’homme tout naturel – la coutume s’étant
réglée sur ses besoins d’individu autonome et actif –, il faudra que la
femme qui est elle aussi sujet, activité, se coule dans une monde qui
l’a vouée à la passivité. C’est une servitude d’autant plus lourde que
les femmes confinées dans la sphère féminine en ont hypertrophié
l’importance : de la toilette, du ménage, elles ont fait des arts
difficiles. L’homme n’a guère à se soucier de ses vêtements ; ils sont
commodes, adaptés à sa vie active, il n’est pas besoin qu’ils soient
recherchés ; à peine font-ils partie de sa personnalité ; en outre, nul
ne s’attend qu’il les entretienne lui-même : quelque femme bénévole
ou rémunérée le décharge de ce soin. La femme au contraire sait que
quand on la regarde on ne la distingue pas de son apparence : elle est
jugée, respectée, désirée à travers sa toilette. Ses vêtements ont été
primitivement destinés à la vouer à l’impotence et ils sont demeurés
fragiles : les bas se déchirent ; les talons s’éculent, les blouses et les
robes claires se salissent, les plissés se déplissent ; cependant, elle
devra réparer elle-même la plupart de ces accidents ; ses semblables
ne viendront pas bénévolement à son secours et elle aura scrupule à
grever encore son budget pour des travaux qu’elle peut exécuter elle-
même : les permanentes, mises en plis, fards, robes neuves coûtent
déjà assez cher. Quand elles rentrent le soir, la secrétaire, l’étudiante
ont toujours un bas à remailler, une blouse à laver, une jupe à
repasser. La femme qui gagne largement sa vie s’épargnera ces
corvées mais elle sera astreinte à une élégance plus compliquée, elle
perdra du temps en courses, essayages, etc. La tradition impose aussi
à la femme, même célibataire, un certain souci de son intérieur ; un
fonctionnaire nommé dans une ville nouvelle habite facilement
l’hôtel ; sa collègue cherchera à s’installer un « chez-soi » ; elle devra
l’entretenir avec scrupule car on n’excuserait pas chez elle une
négligence qu’on trouverait naturelle chez un homme. Ce n’est pas
d’ailleurs le seul souci de l’opinion qui l’incite à consacrer du temps
et des soins à sa beauté, à son ménage. Elle désire pour sa propre
satisfaction demeurer une vraie femme. Elle ne réussit à s’approuver
à travers le présent et le passé qu’en cumulant la vie qu’elle s’est faite
avec la destinée que sa mère, que ses jeux d’enfants et ses fantasmes
d’adolescente lui avaient préparée. Elle a nourri des rêves
narcissistes ; à l’orgueil phallique du mâle, elle continue à opposer le
culte de son image ; elle veut s’exhiber, charmer. Sa mère, ses aînées
lui ont insufflé le goût du nid : un intérieur à elle, ç’a été la forme
primitive de ses rêves d’indépendance ; elle n’entend pas les renier
même quand elle a trouvé la liberté sur d’autres chemins. Et dans la
mesure où elle se sent encore mal assurée dans l’univers masculin,
elle garde le besoin d’une retraite, symbole de ce refuge intérieur
qu’elle a été habituée à chercher en soi-même. Docile à la tradition
féminine, elle cirera ses parquets, elle fera elle-même sa cuisine, au
lieu d’aller, comme son collègue, manger au restaurant. Elle veut
vivre à la fois comme un homme et comme une femme : par là elle
multiplie ses tâches et ses fatigues.
Si elle entend demeurer pleinement femme, c’est qu’elle entend
aussi aborder l’autre sexe avec le maximum de chances. C’est dans le
domaine sexuel que les problèmes les plus difficiles vont se poser.
Pour être un individu complet, l’égale de l’homme, il faut que la
femme ait accès au monde masculin comme le mâle au monde
féminin, qu’elle ait accès à l’autre ; seulement les exigences de l’autre
ne sont pas dans les deux cas symétriques. Une fois conquises, la
fortune, la célébrité, apparaissant comme des vertus immanentes,
peuvent augmenter l’attrait sexuel de la femme ; mais le fait d’être
une activité autonome contredit sa féminité : elle le sait. La femme
indépendante – et surtout l’intellectuelle qui pense sa situation –
souffrira en tant que femelle d’un complexe d’infériorité ; elle n’a pas
les loisirs de consacrer à sa beauté des soins aussi attentifs que la
coquette dont le seul souci est de séduire ; elle aura beau suivre les
conseils des spécialistes, elle ne sera jamais au domaine de l’élégance
qu’un amateur ; le charme féminin exige que la transcendance se
dégradant en immanence n’apparaisse plus que comme une subtile
palpitation charnelle ; il faut être une proie spontanément offerte :
l’intellectuelle sait qu’elle s’offre, elle sait qu’elle est une conscience,
un sujet ; on ne réussit pas à volonté à tuer son regard et à changer
ses yeux en une flaque de ciel ou d’eau ; on n’arrête pas à coup sûr
l’élan d’un corps qui se tend vers le monde pour le métamorphoser
en une statue animée de sourdes vibrations. L’intellectuelle essaiera
avec d’autant plus de zèle qu’elle a peur d’échouer : mais ce zèle
conscient est encore une activité et il manque son but. Elle commet
des erreurs analogues à celles que suggère la ménopause : elle essaie
de nier sa cérébralité comme la femme vieillissante essaie de nier son
âge ; elle s’habille en petite fille, elle se surcharge de fleurs, de
falbalas, d’étoffes criardes ; elle exagère les mimiques enfantines et
émerveillées. Elle folâtre, sautille, babille, elle joue la désinvolture,
l’étourderie, le primesaut. Mais elle ressemble à ces acteurs qui faute
d’éprouver l’émotion qui entraînerait la détente de certains muscles
contractent par un effort de volonté les antagonistes, abaissant les
paupières ou les coins de la bouche au lieu de les laisser tomber ;
ainsi la femme de tête pour mimer l’abandon se crispe. Elle le sent,
elle s’en irrite ; dans le visage éperdu de naïveté passe soudain un
éclat d’intelligence trop aigu ; les lèvres prometteuses se pincent. Si
elle a du mal à plaire c’est qu’elle n’est pas comme ses petites sœurs
esclaves une pure volonté de plaisir ; le désir de séduire, si vif qu’il
soit, n’est pas descendu au fond de ses os ; dès qu’elle se sent
maladroite, elle s’irrite de sa servilité ; elle veut prendre sa revanche
en jouant le jeu avec des armes masculines : elle parle au lieu
d’écouter, elle étale des pensées subtiles, des émotions inédites ; elle
contredit son interlocuteur au lieu de l’approuver, elle essaie de
prendre le dessus sur lui. Mme de Staël mélangeait assez adroitement
les deux méthodes pour remporter des triomphes foudroyants : il
était rare qu’on lui résistât. Mais l’attitude de défi, si fréquente entre
autres chez les Américaines, agace les hommes plus souvent qu’elle
ne les domine ; ce sont eux d’ailleurs qui l’attirent par leur propre
défiance ; s’ils acceptaient d’aimer au lieu d’une esclave une
semblable – comme le font d’ailleurs ceux d’entre eux qui sont à la
fois dénués d’arrogance et de complexe d’infériorité –, les femmes
seraient beaucoup moins hantées par le souci de leur féminité ; elles
y gagneraient du naturel, de la simplicité, et elles se retrouveraient
femmes sans tant de peine puisque, après tout, elles le sont.
Le fait est que les hommes commencent à prendre leur parti de la
condition nouvelle de la femme ; ne se sentant plus a priori
condamnée, celle-ci a retrouvé beaucoup d’aisance : aujourd’hui la
femme qui travaille ne néglige pas pour autant sa féminité et elle ne
perd pas son attrait sexuel. Cette réussite – qui marque déjà un
progrès vers l’équilibre – demeure cependant incomplète ; il est
encore beaucoup plus difficile à la femme qu’à l’homme d’établir
avec l’autre sexe les relations qu’elle désire. Sa vie érotique et
sentimentale rencontre de nombreux obstacles. Sur ce point la
femme vassale n’est d’ailleurs aucunement privilégiée : sexuellement
et sentimentalement, la majorité des épouses et des courtisanes sont
radicalement frustrées. Si les difficultés sont plus évidentes chez la
femme indépendante, c’est qu’elle n’a pas choisi la résignation mais
la lutte. Tous les problèmes vivants trouvent dans la mort une
solution silencieuse ; une femme qui s’emploie à vivre est donc plus
divisée que celle qui enterre sa volonté et ses désirs ; mais elle
n’acceptera pas qu’on lui offre celle-ci en exemple. C’est seulement
en se comparant à l’homme qu’elle s’estimera désavantagée.
Une femme qui se dépense, qui a des responsabilités, qui connaît
l’âpreté de la lutte contre les résistances du monde, a besoin –
comme le mâle – non seulement d’assouvir ses désirs physiques mais
de connaître la détente, la diversion, qu’apportent d’heureuses
aventures sexuelles. Or, il y a encore des milieux où cette liberté ne
lui est pas concrètement reconnue ; elle risque, si elle en use, de
compromettre sa réputation, sa carrière ; du moins réclame-t-on
d’elle une hypocrisie qui lui pèse. Plus elle a réussi à s’imposer
socialement, plus on fermera volontiers les yeux ; mais, en province
surtout, elle est dans la plupart des cas sévèrement épiée. Même dans
les circonstances les plus favorables – quand la crainte de l’opinion
ne joue plus – sa situation n’est pas équivalente ici à celle de
l’homme. Les différences proviennent à la fois de la tradition et des
problèmes que pose la nature singulière de l’érotisme féminin.
L’homme peut facilement connaître des étreintes sans lendemain
qui suffisent à la rigueur à calmer sa chair et à le détendre
moralement. Il y eu des femmes – en petit nombre – pour réclamer
que l’on ouvrît des bordels pour femmes ; dans un roman intitulé le
Numéro 17, une femme proposait qu’on créât des maisons où les
femmes pourraient aller se faire « soulager sexuellement » par des
sortes de « taxi-boys »(232). Il paraît qu’un établissement de ce genre
exista naguère à San Francisco ; seules le fréquentaient les filles de
bordel, tout amusées de payer au lieu de se faire payer : leurs
souteneurs le firent fermer. Outre que cette solution est utopique et
peu souhaitable, elle aurait sans doute peu de succès : on a vu que la
femme n’obtenait pas un « soulagement » aussi mécaniquement que
l’homme ; la plupart estimeraient la situation peu propice à un
abandon voluptueux. En tout cas, le fait est que cette ressource leur
est aujourd’hui refusée. La solution qui consiste à ramasser dans la
rue un partenaire d’une nuit ou d’une heure – à supposer que la
femme douée d’un fort tempérament, ayant surmonté toutes ses
inhibitions, l’envisage sans dégoût – est beaucoup plus dangereuse
pour elle que pour le mâle. Le risque de maladie vénérienne est plus
grave pour elle du fait que c’est à lui de prendre des précautions pour
éviter la contamination ; et, si prudente soit-elle, elle n’est jamais
tout à fait assurée contre la menace d’un enfant. Mais surtout dans
des relations entre inconnus – relations qui se situent sur un plan
brutal –, la différence de force physique compte beaucoup. Un
homme n’a pas grand-chose à craindre de la femme qu’il ramène
chez lui ; il suffit d’un peu de vigilance. Il n’en est pas de même pour
la femme qui introduit un mâle dans sa maison. On m’a parlé de
deux jeunes femmes qui, fraîchement débarquées à Paris et avides de
« voir la vie », après une tournée des grands-ducs, avaient invité à
souper deux séduisants maquereaux de Montmartre : elles se
retrouvèrent au matin dévalisées, brutalisées et menacées de
chantage. Un cas plus significatif est celui de cette femme d’une
quarantaine d’années, divorcée, qui travaillait durement tout le jour
pour nourrir trois grands enfants et de vieux parents. Encore belle et
attrayante, elle n’avait absolument pas les loisirs de mener une vie
mondaine, de faire la coquette, de conduire décemment quelque
entreprise de séduction qui l’eût d’ailleurs ennuyée. Cependant, elle
avait des sens exigeants ; et elle estimait avoir comme un homme le
droit de les apaiser. Certains soirs, elle s’en allait rôder dans les rues
et elle s’arrangeait pour lever un homme. Mais une nuit, après une
heure ou deux heures passées dans un fourré du bois de Boulogne,
son amant ne consentit pas à la laisser partir : il voulait son nom, son
adresse, la revoir, se mettre en ménage avec elle ; comme elle
refusait, il la frappa violemment et ne l’abandonna que meurtrie,
terrorisée. Quant à s’attacher un amant, comme souvent l’homme
s’attache une maîtresse, en l’entretenant ou en l’aidant, ce n’est
possible qu’aux femmes fortunées. Il en est qui s’accommodent de ce
marché : payant le mâle, elles en font un instrument, ce qui leur
permet d’en user avec un dédaigneux abandon. Mais il faut
d’ordinaire qu’elles soient âgées pour dissocier si crûment érotisme
et sentiment, alors que dans l’adolescence féminine l’union en est, on
l’a vu, si profonde. Il y a quantité d’hommes mêmes qui n’acceptent
jamais cette division entre chair et conscience. À plus forte raison, la
majorité des femmes ne consentiront pas à l’envisager. Il y a
d’ailleurs là une duperie à laquelle elles sont plus sensibles que
l’homme : le client payant est lui aussi un instrument, son partenaire
s’en sert comme d’un gagne-pain. L’orgueil viril masque au mâle les
équivoques du drame érotique : il se ment spontanément ; plus
facilement humiliée, plus susceptible, la femme est aussi plus lucide ;
elle ne réussira à s’aveugler qu’au prix d’une mauvaise foi plus rusée.
S’acheter un mâle, à supposer qu’elle en ait les moyens, ne lui
semblera généralement pas satisfaisant.
Il ne s’agit pas seulement pour la plupart des femmes – comme
aussi des hommes – d’assouvir leurs désirs, mais de maintenir en les
assouvissant leur dignité d’être humain. Quand le mâle jouit de la
femme, quand il la fait jouir, il se pose comme l’unique sujet :
impérieux conquérant, généreux donateur ou les deux ensemble. Elle
veut réciproquement affirmer qu’elle asservit son partenaire à son
plaisir et qu’elle le comble de ses dons. Aussi quand elle s’impose à
l’homme soit par les bienfaits qu’elle lui promet, soit en misant sur sa
courtoisie, soit en éveillant par des manœuvres son désir dans sa
pure généralité, se persuade-t-elle volontiers qu’elle le comble. Grâce
à cette conviction profitable, elle peut le solliciter sans se sentir
humiliée puisqu’elle prétend agir par générosité. Ainsi dans le Blé en
herbe, la « dame en blanc » qui convoite les caresses de Phil lui dit
avec hauteur : « Je n’aime que les mendiants et les affamés. » En
vérité, elle s’arrange adroitement pour qu’il adopte une attitude de
suppliant. Alors, dit Colette, « elle se hâta vers l’étroit et obscur
royaume où son orgueil pouvait croire que la plainte est l’aveu de la
détresse et où les quémandeuses de sa sorte boivent l’illusion de la
libéralité ». Mme de Warens est le type de ces femmes qui choisissent
des amants jeunes ou malheureux ou de condition inférieure pour
donner à leurs appétits la figure de la générosité. Mais il en est aussi
d’intrépides qui s’attaquent aux mâles les plus robustes et qui
s’enchantent de les combler alors qu’ils n’ont cédé que par politesse
ou terreur.
Inversement, si la femme qui prend l’homme à son piège veut
s’imaginer qu’elle donne, celle qui se donne entend affirmer qu’elle
prend. « Moi, je suis une femme qui prend », me disait un jour une
jeune journaliste. En vérité, dans cette affaire, excepté dans les cas de
viol, personne ne prend vraiment l’autre ; mais la femme ici se ment
doublement. Car le fait est que l’homme séduit souvent par sa
fougue, son agressivité, il emporte activement le consentement de sa
partenaire. Sauf des cas exceptionnels – entre autres Mme de Staël
que j’ai déjà citée –, il n’en va pas ainsi chez la femme : elle ne peut
guère faire plus que s’offrir ; car la plupart des mâles sont âprement
jaloux de leur rôle ; ils veulent éveiller chez la femme un trouble
singulier, non être élus pour assouvir son besoin dans sa généralité :
choisis, ils se sentent exploités(233). « Une femme qui n’a pas peur
des hommes leur fait peur », me disait un jeune homme. Et souvent,
j’ai entendu des adultes déclarer : « J’ai horreur qu’une femme
prenne l’initiative. » Que la femme se propose trop hardiment,
l’homme se dérobe : il tient à conquérir. La femme ne peut donc
prendre qu’en se faisant proie : il faut qu’elle devienne une chose
passive, une promesse de soumission. Si elle réussit, elle pensera que
cette conjuration magique, elle l’a effectuée volontairement, elle se
retrouvera sujet. Mais elle court le risque d’être figée en un objet
inutile par le dédain du mâle. C’est pourquoi elle est si profondément
humiliée s’il repousse ses avances. L’homme aussi se met parfois en
colère quand il estime qu’il a été joué ; cependant, il n’a fait
qu’échouer dans une entreprise, rien de plus. Au lieu que la femme a
consenti à se faire chair dans le trouble, l’attente, la promesse ; elle
ne pouvait gagner qu’en se perdant : elle reste perdue. Il faut être
grossièrement aveugle ou exceptionnellement lucide pour prendre
son parti d’une telle défaite. Et lors même que la séduction réussit, la
victoire demeure équivoque ; en effet, selon l’opinion publique, c’est
l’homme qui vainc, qui a la femme. On n’admet pas qu’elle puisse
comme l’homme assumer ses désirs : elle est leur proie. Il est
entendu que le mâle a intégré à son individualité les forces
spécifiques : tandis que la femme est l’esclave de l’espèce(234). On se
la représente tantôt comme pure passivité : c’est une « Marie couche-
toi là ; il n’y a que l’autobus qui ne lui soit pas passé sur le corps » ;
disponible, ouverte, c’est un ustensile ; elle cède mollement à
l’envoûtement du trouble, elle est fascinée par le mâle qui la cueille
comme un fruit. Tantôt, on la regarde comme une activité aliénée : il
y a un diable qui trépigne dans sa matrice, au fond de son vagin
guette un serpent avide de se gorger du sperme mâle. En tout cas, on
refuse de penser qu’elle soit simplement libre. En France surtout on
confond avec entêtement femme libre et femme facile, l’idée de
facilité impliquant une absence de résistance et de contrôle, un
manque, la négation même de la liberté. La littérature féminine
essaie de combattre ce préjugé : par exemple dans Grisélidis, Clara
Malraux insiste sur le fait que son héroïne ne cède pas à un
entraînement mais accomplit un acte qu’elle revendique. En
Amérique, on reconnaît dans l’activité sexuelle de la femme une
liberté, ce qui la favorise beaucoup. Mais le dédain qu’affectent en
France pour les « femmes qui couchent » les hommes mêmes qui
profitent de leurs faveurs paralyse un grand nombre de femmes.
Elles ont horreur des représentations qu’elles susciteraient, des mots
dont elles seraient le prétexte.
Même si la femme méprise les rumeurs anonymes, elle éprouve
dans le commerce avec son partenaire des difficultés concrètes ; car
l’opinion s’incarne en lui. Bien souvent, il considère le lit comme le
terrain où doit s’affirmer son agressive supériorité. Il veut prendre et
non recevoir, non pas échanger mais ravir. Il cherche à posséder la
femme au-delà de ce qu’elle lui donne ; il exige que son
consentement soit une défaite, et les mots qu’elle murmure, des
aveux qu’il lui arrache ; qu’elle admette son plaisir, elle reconnaît son
esclavage. Quand Claudine défie Renaud par sa promptitude à se
soumettre à lui, il la devance : il se hâte de la violer alors qu’elle allait
s’offrir ; il l’oblige à garder les yeux ouverts pour contempler dans
leur tournoiement son triomphe. Ainsi, dans la Condition humaine,
l’autoritaire Ferral s’entête à allumer la lampe que Valérie veut
éteindre. Orgueilleuse, revendicante, c’est en adversaire que la
femme aborde le mâle dans cette lutte, elle est beaucoup moins bien
armée que lui ; d’abord il a la force physique et il lui est plus facile
d’imposer ses volontés ; on a vu aussi que tension et activité
s’harmonisent avec son érotisme, tandis que la femme en refusant la
passivité détruit l’envoûtement qui l’amène à la volupté ; que dans
ses attitudes et ses mouvements elle mime la domination, elle ne
parvient pas au plaisir : la plupart des femmes qui sacrifient à leur
orgueil deviennent frigides. Rares sont les amants qui permettent à
leur maîtresse d’assouvir des tendances autoritaires ou sadiques ; et
plus rares encore sont les femmes qui tirent de cette docilité une
pleine satisfaction érotique.
Il y a un chemin qui semble pour la femme beaucoup moins
épineux : c’est celui du masochisme. Quand pendant le jour on
travaille, on lutte, on prend des responsabilités et des risques, c’est
une détente que de s’abandonner la nuit à des caprices puissants.
Amoureuse ou naïve, la femme en effet se plaît souvent à s’anéantir
au profit d’une volonté tyrannique. Mais encore faut-il qu’elle se
sente réellement dominée. Il n’est pas facile à celle qui vit
quotidiennement parmi des hommes de croire à l’inconditionnelle
suprématie des mâles. On m’a cité le cas d’une femme non pas
vraiment masochiste mais très « féminine », c’est-à-dire qui goûtait
profondément le plaisir de l’abdication entre des bras masculins ;
elle avait eu depuis l’âge de dix-sept ans plusieurs maris et de
nombreux amants dont elle avait tiré beaucoup de joie ; ayant mené
à bien une entreprise difficile au cours de laquelle elle avait
commandé à des hommes, elle se plaignait d’être devenue frigide : il
y avait une démission béate qui lui était devenue impossible parce
qu’elle était habituée à dominer les mâles, parce que leur prestige
s’était évanoui. Quand la femme commence à douter de leur
supériorité, leurs prétentions ne font que diminuer l’estime qu’elle
pourrait leur porter. Au lit, dans les moments où l’homme se veut le
plus farouchement mâle, du fait même qu’il mime la virilité, il
apparaît comme infantile à des yeux avertis : il ne fait que conjurer le
vieux complexe de castration, l’ombre de son père ou quelque autre
fantasme. Ce n’est pas toujours par orgueil que la maîtresse refuse de
céder aux caprices de son amant : elle souhaite avoir affaire à un
adulte qui vit un moment réel de sa vie, non à un petit garçon qui se
raconte des histoires. La masochiste est singulièrement déçue : une
complaisance maternelle, excédée ou indulgente, n’est pas
l’abdication dont elle rêve. Ou elle devra se contenter elle aussi de
jeux dérisoires, feignant de se croire dominée et asservie, ou elle
courra après les hommes dits « supérieurs » dans l’espoir de se
dénicher un maître, ou elle deviendra frigide.
On a vu qu’il est possible d’échapper aux tentations du sadisme et
du masochisme lorsque les deux partenaires se reconnaissent
mutuellement comme des semblables ; dès qu’il y a chez l’homme et
chez la femme un peu de modestie et quelque générosité, les idées de
victoire et de défaite s’abolissent : l’acte d’amour devient un libre
échange. Mais, paradoxalement, il est beaucoup plus difficile à la
femme qu’à l’homme de reconnaître comme son semblable un
individu de l’autre sexe. Précisément parce que la caste des mâles
détient la supériorité, l’homme peut vouer une affectueuse estime à
quantité de femmes singulières : une femme est facile à aimer ; elle a
d’abord le privilège d’introduire l’amant dans un monde différent du
sien et qu’il se plaît à explorer à ses côtés ; elle intrigue, elle amuse,
du moins pendant quelque temps ; et puis du fait que sa situation est
limitée, subordonnée, toutes ses qualités apparaissent comme des
conquêtes tandis que ses erreurs sont excusables ; Stendhal admire
Mme de Rénal et Mme de Chasteller malgré leurs préjugés détestables ;
qu’une femme ait des idées fausses, qu’elle soit peu intelligente, peu
clairvoyante, peu courageuse, l’homme ne l’en tient pas pour
responsable : elle est victime, pense-t-il – avec raison souvent –, de
sa situation ; il rêve à ce qu’elle aurait pu être, à ce qu’elle sera peut-
être : on peut lui faire crédit, on peut lui prêter beaucoup puisqu’elle
n’est rien de défini ; c’est à cause de cette absence que l’amant se
lassera vite : mais d’elle provient le mystère, le charme qui le séduit
et qui l’incline à une facile tendresse. Il est beaucoup moins aisé
d’éprouver pour un homme de l’amitié : car il est ce qu’il s’est fait
être, sans recours ; il faut l’aimer dans sa présence et sa vérité, non
dans des promesses et des possibilités incertaines ; il est responsable
de ses conduites, de ses idées ; il est sans excuse. Avec lui, il n’y a de
fraternité que si on approuve ses actes, ses buts, ses opinions ; Julien
peut aimer une légitimiste ; une Lamiel ne saurait chérir un homme
dont elle méprise les idées. Même prête à des compromis, la femme
aura peine à adopter une attitude indulgente. Car l’homme ne lui
ouvre pas un vert paradis d’enfance, elle le rencontre dans ce monde
qui est leur monde commun : il n’apporte que lui-même. Fermé sur
soi, défini, décidé, il favorise peu les rêves ; quand il parle il faut
l’écouter ; il se prend au sérieux : s’il n’intéresse pas il ennuie, sa
présence pèse. Seuls, les très jeunes gens se laissent parer de
merveilleux facile, on peut chercher en eux mystère et promesse, leur
trouver des excuses, les prendre à la légère : c’est une des raisons qui
les rendent aux yeux des femmes mûres si séduisants. Seulement la
plupart du temps ils préfèrent quant à eux des femmes jeunes. La
femme de trente ans est rejetée vers les mâles adultes. Et sans doute,
parmi ceux-là, elle en rencontrera que ne décourageront pas son
estime ni son amitié ; mais elle aura de la chance s’ils n’affichent
alors aucune arrogance. Le problème quand elle souhaite une
histoire, une aventure, où elle puisse engager son cœur avec son
corps, c’est de rencontrer un homme qu’elle puisse considérer
comme un égal sans qu’il se regarde comme supérieur.
On me dira qu’en général les femmes ne font pas tant d’histoires ;
elles saisissent l’occasion sans trop se poser de questions, et puis
elles se débrouillent avec leur orgueil et leur sensualité. C’est vrai.
Mais ce qui est vrai aussi, c’est qu’elles ensevelissent au secret de
leurs cœurs quantité de déceptions, d’humiliations, de regrets, de
rancunes dont on ne trouve pas – en moyenne – d’équivalents chez
les hommes. D’une affaire plus ou moins manquée, l’homme tire à
peu près à coup sûr le bénéfice du plaisir ; elle peut fort bien n’en
recueillir aucun profit ; même indifférente, elle se prête avec
politesse à l’étreinte quand le moment décisif est venu : il arrive que
l’amant se découvre impuissant et elle souffrira de s’être compromise
dans une dérisoire équipée ; si elle n’arrive pas à la volupté, c’est
alors qu’elle se sent « eue », jouée ; si elle est comblée, elle
souhaitera retenir durablement son amant. Elle est rarement tout à
fait sincère quand elle prétend n’envisager qu’une aventure sans
lendemain tout en escomptant le plaisir, car le plaisir, loin de la
délivrer, l’attache ; une séparation fût-elle soi-disant à l’amiable, la
blesse. Il est beaucoup plus rare d’entendre une femme parler
amicalement d’un ancien amant qu’un homme de ses maîtresses.
La nature de son érotisme, les difficultés d’une libre vie sexuelle
incitent la femme à la monogamie. Cependant, liaison ou mariage se
concilient beaucoup moins aisément pour elle que pour l’homme
avec une carrière. Il arrive qu’amant ou mari lui demande d’y
renoncer : elle hésite, telle la Vagabonde de Colette qui souhaite
ardemment à ses côtés une chaleur virile mais qui redoute les
entraves conjugales ; qu’elle cède, la voilà de nouveau vassale ;
qu’elle refuse, elle se condamne à une solitude desséchante.
Aujourd’hui l’homme accepte généralement que sa compagne
conserve son métier ; les romans de Colette Yver qui nous montrent
la jeune femme acculée à sacrifier sa profession pour maintenir la
paix du foyer sont quelque peu périmés ; la vie en commun de deux
êtres libres est pour chacun un enrichissement, et dans les
occupations de son conjoint chacun trouve le gage de sa propre
indépendance ; la femme qui se suffit affranchit son mari de
l’esclavage conjugal qui était la rançon du sien. Si l’homme est d’une
scrupuleuse bonne volonté, amants et époux arrivent dans une
générosité sans exigence à une parfaite égalité(235). C’est même
l’homme parfois qui joue le rôle de serviteur dévoué ; ainsi, auprès de
George Eliot, Lewes créait l’atmosphère propice que l’épouse crée
d’ordinaire autour du mari-suzerain. Mais, la plupart du temps, c’est
encore la femme qui fait les frais de l’harmonie du foyer. Il semble
naturel à l’homme que ce soit elle qui tienne la maison, qui assure
seule le soin et l’éducation des enfants. La femme même estime qu’en
se mariant elle a assumé des charges dont sa vie personnelle ne la
dispense pas ; elle ne veut pas que son mari soit privé des avantages
qu’il aurait trouvés en s’associant une « vraie femme » : elle se veut
élégante, bonne ménagère, mère dévouée comme le sont
traditionnellement les épouses. C’est une tâche qui devient
facilement accablante. Elle l’assume à la fois par égard pour son
partenaire et par fidélité à soi : car elle tient, on l’a vu déjà, à ne rien
manquer de son destin de femme. Elle sera pour le mari un double
en même temps qu’elle est soi-même ; elle se chargera de ses soucis,
elle participera à ses réussites autant qu’elle s’intéressera à son
propre sort et parfois même davantage. Élevée dans le respect de la
supériorité mâle, il se peut qu’elle estime encore que c’est à l’homme
d’occuper la première place ; parfois aussi elle craint en la
revendiquant de ruiner son ménage ; partagée entre le désir de
s’affirmer et celui de s’effacer, elle est divisée, déchirée.
Il y a cependant un avantage que la femme peut tirer de son
infériorité même : puisqu’elle a au départ moins de chances que
l’homme, elle ne se sent pas a priori coupable à son égard ; ce n’est
pas à elle de compenser l’injustice sociale, et elle n’en est pas
sollicitée. Un homme de bonne volonté se doit de « ménager » les
femmes puisqu’il est plus favorisé qu’elles ; il se laissera enchaîner
par des scrupules, par de la pitié, il risque d’être la proie de femmes
qui sont « collantes », « dévorantes » du fait qu’elles sont désarmées.
La femme qui conquiert une indépendance virile a le grand privilège
d’avoir affaire sexuellement à des individus eux-mêmes autonomes
et actifs qui – généralement – ne joueront pas dans sa vie un rôle de
parasite, qui ne l’enchaîneront pas par leur faiblesse et l’exigence de
leurs besoins. Seulement rares sont en vérité les femmes qui savent
créer avec leur partenaire un libre rapport ; elles se forgent elles-
mêmes les chaînes dont il ne souhaite pas les charger : elles adoptent
à son égard l’attitude de l’amoureuse. Pendant vingt ans d’attente, de
rêve, d’espoir, la jeune fille a caressé le mythe du héros libérateur et
sauveur : l’indépendance conquise dans le travail ne suffit pas à
abolir son désir d’une abdication glorieuse. Il faudrait qu’elle eût été
élevée exactement(236) comme un garçon pour pouvoir surmonter
aisément le narcissisme de l’adolescence : mais elle perpétue dans sa
vie d’adulte ce culte du moi auquel toute sa jeunesse l’a inclinée ; de
ses réussites professionnelles, elle fait des mérites dont elle enrichit
son image ; elle a besoin qu’un regard venu d’en haut révèle et
consacre sa valeur. Même si elle est sévère pour les hommes dont elle
prend quotidiennement la mesure, elle n’en révère pas moins
l’Homme et, si elle le rencontre, elle est prête à tomber à ses genoux.
Se faire justifier par un dieu, c’est plus facile que de se justifier par
son propre effort ; le monde l’encourage à croire en la possibilité d’un
salut donné : elle choisit d’y croire. Parfois, elle renonce entièrement
à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus souvent
elle essaie une conciliation ; mais l’amour folâtre, l’amour abdication
est dévastateur : il occupe toutes les pensées, tous les instants, il est
obsédant, tyrannique. En cas de déboires professionnels, la femme
cherche passionnément un refuge dans l’amour : ses échecs se
traduisent par des scènes et des exigences dont l’amant fait les frais.
Mais ses peines de cœur sont loin de redoubler son zèle
professionnel : généralement, elle s’irrite au contraire contre le genre
de vie qui lui interdit la voie royale du grand amour. Une femme, qui
travaillait il y a dix ans dans une revue politique dirigée par des
femmes, me disait que dans les bureaux on parlait rarement de
politique et sans cesse d’amour : celle-ci se plaignait qu’on ne l’aimât
que pour son corps, méconnaissant sa belle intelligence ; celle-là
gémissait qu’on n’appréciât que son esprit sans jamais s’intéresser à
ses appas charnels. Ici encore, pour que la femme pût être
amoureuse à la manière d’un homme, c’est-à-dire sans mettre son
être même en question, dans la liberté, il faudrait qu’elle se pensât
son égale, qu’elle le fût concrètement : il faudrait qu’elle s’engageât
avec la même décision dans ses entreprises, ce qui, on va le voir, n’est
pas encore fréquent.
Il y a une fonction féminine qu’il est actuellement presque
impossible d’assumer en toute liberté, c’est la maternité ; en
Angleterre, en Amérique, la femme peut du moins la refuser à son
gré grâce aux pratiques du « birth-control » ; on a vu qu’en France
elle est souvent acculée à des avortements pénibles et coûteux ;
souvent elle se trouve chargée d’un enfant dont elle ne voulait pas et
qui ruine sa vie professionnelle. Si cette charge est lourde, c’est
qu’inversement les mœurs n’autorisent pas la femme à procréer
quand il lui plaît : la fille-mère scandalise et, pour l’enfant, une
naissance illégitime est une tare ; il est rare qu’on puisse devenir
mère sans accepter les chaînes du mariage ou sans déchoir. Si l’idée
d’insémination artificielle intéresse tant les femmes, ce n’est pas
qu’elles souhaitent éviter l’étreinte mâle : c’est qu’elles espèrent que
la maternité libre va enfin être admise par la société. Il faut ajouter
que faute de crèches, de jardins d’enfants convenablement organisés,
il suffit d’un enfant pour paralyser entièrement l’activité de la
femme ; elle ne peut continuer à travailler qu’en l’abandonnant à des
parents, des amis ou des servantes. Elle a à choisir entre la stérilité
qui souvent est ressentie comme une douloureuse frustration et
entre des charges difficilement compatibles avec l’exercice d’une
carrière.
Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses
intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a
peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure c’est au prix de
concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une
perpétuelle tension. C’est là beaucoup plus que dans les données
physiologiques qu’il faut chercher la raison de la nervosité, de la
fragilité que souvent on observe en elle. Il est difficile de décider dans
quelle mesure la constitution physique de la femme représente en soi
un handicap. On s’est souvent interrogé entre autres sur l’obstacle
créé par la menstruation. Les femmes qui se sont fait connaître par
des travaux ou des actions semblaient lui attacher peu d’importance :
est-ce parce que précisément elles devaient leur réussite à la
bénignité de leurs troubles mensuels ? On peut se demander si ce
n’est pas inversement le choix d’une vie active et ambitieuse qui leur
a conféré ce privilège : car l’intérêt que la femme accorde à ses
malaises les exaspère ; les sportives, les femmes d’action en souffrent
moins que les autres parce qu’elles passent outre leurs souffrances.
Assurément, celles-ci ont aussi des causes organiques et j’ai vu des
femmes des plus énergiques passer chaque mois vingt-quatre heures
au lit en proie à d’impitoyables tortures ; mais leurs entreprises n’en
ont jamais été entravées. Je suis convaincue que la plus grande partie
des malaises et maladies qui accablent les femmes ont des causes
psychiques ; c’est ce que m’ont dit d’ailleurs des gynécologues. C’est à
cause de la tension morale dont j’ai parlé, à cause de toutes les tâches
qu’elles assument, des contradictions au milieu desquelles elles se
débattent que les femmes sont sans cesse harassées, à la limite de
leurs forces ; ceci ne signifie pas que leurs maux soient imaginaires :
ils sont réels et dévorants comme la situation qu’ils expriment. Mais
la situation ne dépend pas du corps, c’est lui qui dépend d’elle. Ainsi,
la santé de la femme ne nuira pas à son travail quand la travailleuse
aura dans la société la place qu’il lui faut ; au contraire, le travail
aidera puissamment à son équilibre physique en lui interdisant de
s’en préoccuper sans cesse.

Quand on juge les accomplissements professionnels de la femme


et qu’à partir de là on prétend anticiper sur son avenir, il ne faut pas
perdre de vue cet ensemble de faits. C’est au sein d’une situation
tourmentée, c’est asservie encore aux charges impliquées
traditionnellement par la féminité qu’elle s’engage dans une carrière.
Les circonstances objectives ne lui sont pas non plus favorables. Il est
toujours dur d’être un nouveau venu qui essaie de se frayer un
chemin à travers une société hostile ou du moins méfiante. Richard
Wright a montré dans Black Boy combien les ambitions d’un jeune
Noir d’Amérique sont barrées dès le départ et quelle lutte il a à
soutenir simplement pour s’élever au niveau où les problèmes
commencent à se poser aux Blancs ; les Noirs qui sont venus
d’Afrique en France connaissent aussi – en eux-mêmes comme au-
dehors – des difficultés analogues à celles que rencontrent les
femmes.
C’est d’abord dans la période d’apprentissage que la femme se
trouve en état d’infériorité : je l’ai indiqué déjà à propos de la jeune
fille, mais il faut y revenir avec plus de précision. Pendant ses études,
pendant les premières années, si décisives, de sa carrière, il est rare
que la femme coure franchement ses chances : beaucoup seront
handicapées ensuite par un mauvais départ. En effet, c’est entre dix-
huit et trente ans que les conflits dont j’ai parlé atteindront leur
maximum d’intensité : et c’est le moment où l’avenir professionnel se
joue. Que la femme vive dans sa famille ou soit mariée, son
entourage respectera rarement son effort comme on respecte celui
d’un homme ; on lui imposera des services, des corvées, on brimera
sa liberté ; elle-même est encore profondément marquée par son
éducation, respectueuse des valeurs qu’affirment ses aînées, hantée
par ses rêves d’enfant et d’adolescente ; elle concilie mal l’héritage de
son passé avec l’intérêt de son avenir. Parfois elle refuse sa féminité,
elle hésite entre la chasteté, l’homosexualité ou une attitude
provocante de virago, elle s’habille mal ou se travestit : elle perd
beaucoup de temps et de forces en défi, en comédies, en colères. Plus
souvent elle veut au contraire l’affirmer : elle est coquette, elle sort,
elle flirte, elle est amoureuse, oscillant entre le masochisme et
l’agressivité. De toute façon elle s’interroge, s’agite, se disperse. Du
seul fait qu’elle est en proie à des préoccupations étrangères, elle ne
s’engage pas tout entière dans son entreprise ; aussi en retire-t-elle
moins de profit, elle est plus tentée de l’abandonner. Ce qui est
extrêmement démoralisant pour la femme qui cherche à se suffire,
c’est l’existence d’autres femmes appartenant aux mêmes catégories
sociales, ayant au départ la même situation, les mêmes chances
qu’elle, et qui vivent en parasites ; l’homme peut éprouver du
ressentiment à l’égard des privilégiés : mais il est solidaire de sa
classe ; dans l’ensemble, ceux qui partent à égalité de chances
arrivent à peu près au même niveau de vie ; tandis que, par la
médiation de l’homme, des femmes de même condition ont des
fortunes très diverses ; l’amie mariée ou confortablement entretenue
est une tentation pour celle qui doit assurer seule sa réussite ; il lui
semble qu’elle se condamne arbitrairement à emprunter les chemins
les plus difficiles : à chaque écueil elle se demande s’il ne vaudrait
pas mieux choisir une autre voie. « Quand je pense qu’il faut que je
tire tout de mon cerveau ! » me disait avec scandale une petite
étudiante sans fortune. L’homme obéit à une impérieuse nécessité :
sans cesse la femme doit renouveler à neuf sa décision ; elle avance,
non en fixant droit devant elle un but, mais en laissant son regard
errer tout autour d’elle ; aussi sa démarche est-elle timide et
incertaine. D’autant plus qu’il lui semble – comme je l’ai déjà dit –
que plus elle va de l’avant, plus elle renonce à ses autres chances ; en
se faisant bas-bleu, femme de tête, elle déplaira aux hommes en
général ; ou elle humiliera son mari, son amant, par une réussite trop
éclatante. Non seulement elle s’applique d’autant plus à se montrer
élégante, frivole, mais elle freine son élan. L’espoir d’être un jour
délivrée du souci d’elle-même, la crainte de devoir, en assumant ce
souci, renoncer à cet espoir se liguent pour l’empêcher de se livrer
sans réticence à ses études, à sa carrière.
En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante
crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa féminité lui
fait douter de ses chances professionnelles. C’est là un point des plus
importants. On a vu que des fillettes de quatorze ans déclaraient au
cours d’une enquête : « Les garçons sont mieux ; ils travaillent plus
facilement. » La jeune fille est convaincue que ses capacités sont
limitées. Du fait que parents et professeurs admettent que le niveau
des filles est inférieur à celui des garçons, les élèves l’admettent aussi
volontiers ; et effectivement, malgré l’identité des programmes, leur
culture est dans les lycées beaucoup moins poussée. À part quelques
exceptions, l’ensemble d’une classe féminine de philosophie, par
exemple, est nettement en dessous d’une classe de garçons : un très
grand nombre des élèves n’entendent pas poursuivre leurs études,
elles travaillent très superficiellement et les autres souffrent d’un
manque d’émulation. Tant qu’il s’agit d’examens assez faciles, leur
insuffisance ne se fera pas trop sentir ; mais quand on abordera des
concours sérieux, l’étudiante prendra conscience de ses manques ;
elle les attribuera non à la médiocrité de sa formation, mais à
l’injuste malédiction attachée à sa féminité ; se résignant à cette
inégalité, elle l’aggrave ; elle se persuade que ses chances de réussite
ne sauraient résider que dans sa patience, son application ; elle
décide d’économiser avarement ses forces : c’est là un détestable
calcul. Surtout dans les études et les professions qui demandent un
peu d’invention, d’originalité, quelques menues trouvailles, l’attitude
utilitaire est néfaste ; des conversations, des lectures en marge des
programmes, une promenade pendant laquelle l’esprit vogue
librement peuvent être bien plus profitables à la traduction même
d’un texte grec que la compilation morne d’épaisses syntaxes.
Écrasée par le respect des autorités et le poids de l’érudition, le
regard arrêté par des œillères, l’étudiante trop consciencieuse tue en
elle le sens critique et l’intelligence même. Son acharnement
méthodique engendre tension et ennui : dans les classes où des
lycéennes préparent le concours de Sèvres, il règne une atmosphère
étouffante qui décourage toutes les individualités un peu vivantes. Se
créant à elle-même un bagne, la candidate ne souhaite que s’en
évader ; dès qu’elle ferme les livres, elle pense à de tout autres sujets.
Elle ne connaît pas ces moments féconds où étude et divertissements
se confondent, où les aventures de l’esprit prennent une chaleur
vivante. Accablée par l’ingratitude de ses tâches, elle se sent de plus
en plus inapte à les mener à bien. Je me rappelle une étudiante
d’agrégation qui disait, au temps où il y avait en philosophie un
concours commun aux hommes et aux femmes : « Les garçons
peuvent réussir en un ou deux ans ; nous, il nous faut au moins
quatre ans. » Une autre à qui on indiquait la lecture d’un ouvrage sur
Kant, auteur du programme : « C’est un livre trop difficile : c’est un
livre pour normaliens ! » Elle semblait s’imaginer que les femmes
pouvaient passer le concours au rabais ; c’était, partant battue
d’avance, abandonner effectivement aux hommes toutes les chances
de succès.
Par suite de ce défaitisme, la femme s’accommode facilement
d’une médiocre réussite ; elle n’ose pas viser haut. Abordant son
métier avec une formation superficielle, elle met très vite des bornes
à ses ambitions. Souvent le fait de gagner sa vie elle-même lui semble
un assez grand mérite ; elle aurait pu comme tant d’autres confier
son sort à un homme ; pour continuer à vouloir son indépendance,
elle a besoin d’un effort dont elle est fière mais qui l’épuise. Il lui
semble avoir assez fait dès qu’elle choisit de faire quelque chose.
« Pour une femme, ce n’est déjà pas si mal », pense-t-elle. Une
femme exerçant une profession insolite disait : « Si j’étais homme, je
me sentirais obligé d’arriver au premier rang ; mais je suis la seule
femme de France qui occupe un pareil poste : c’est assez pour moi. »
Il y a de la prudence dans cette modestie. La femme a peur en tentant
d’arriver plus loin de se casser les reins. Il faut dire qu’elle est gênée,
à juste titre, par l’idée qu’on ne lui fait pas confiance. D’une manière
générale, la caste supérieure est hostile aux parvenus de la caste
inférieure : des Blancs n’iront pas consulter un médecin noir, ni les
mâles une doctoresse ; mais les individus de la caste inférieure,
pénétrés du sentiment de leur infériorité spécifique, et souvent pleins
de rancune à l’égard de celui qui a vaincu le destin, préféreront aussi
se tourner vers les maîtres ; en particulier la plupart des femmes,
confites dans l’adoration de l’homme, le recherchent avidement dans
le médecin, l’avocat, le chef de bureau, etc. Ni hommes ni femmes
n’aiment se trouver sous les ordres d’une femme. Ses supérieurs,
même s’ils l’estiment, auront toujours pour elle un peu de
condescendance ; être femme, c’est sinon une tare, du moins une
singularité. La femme doit sans cesse conquérir une confiance qui ne
lui est pas d’abord accordée : au départ, elle est suspecte, il faut
qu’elle fasse ses preuves. Si elle a de la valeur, elle les fera, affirme-t-
on. Mais la valeur n’est pas une essence donnée : c’est
l’aboutissement d’un heureux développement. Sentir peser sur soi un
préjugé défavorable n’aide que fort rarement à le vaincre. Le
complexe d’infériorité initial amène, comme c’est ordinairement le
cas, une réaction de défense qui est une affectation exagérée
d’autorité. La plupart des femmes médecins par exemple en ont ou
trop ou trop peu. Si elles demeurent naturelles, elles n’intimident pas
car l’ensemble de leur vie les dispose plutôt à séduire qu’à
commander ; le malade qui aime à être dominé sera déçu par des
conseils donnés avec simplicité ; consciente du fait, la doctoresse
prend une voix grave, un ton tranchant ; mais alors elle n’a pas la
ronde bonhomie qui séduit chez le médecin sûr de lui. L’homme a
l’habitude de s’imposer ; ses clients croient en sa compétence ; il peut
se laisser aller : il impressionne à coup sûr. La femme n’inspire pas le
même sentiment de sécurité ; elle se guinde, elle en remet, elle en fait
trop. En affaires, dans les administrations, elle se montre
scrupuleuse, tatillonne et facilement agressive. Comme dans ses
études, elle manque de désinvolture, d’envolée, d’audace. Pour
arriver elle se crispe. Son action est une suite de défis et
d’affirmations abstraites d’elle-même. C’est là le plus grand défaut
qu’engendre le manque d’assurance : le sujet ne peut pas s’oublier. Il
ne vise pas généreusement un but : il cherche à donner ces preuves
de valeur qu’on lui réclame. À se jeter hardiment vers des fins, on
risque des déboires : mais on atteint aussi des résultats inespérés ; la
prudence condamne à la médiocrité. On rencontre rarement chez la
femme un goût de l’aventure, de l’expérience gratuite, une curiosité
désintéressée ; elle cherche à « faire une carrière » comme d’autres
se bâtissent un bonheur ; elle demeure dominée, investie par
l’univers mâle, elle n’a pas l’audace d’en crever le plafond, elle ne se
perd pas avec passion dans ses projets ; elle considère encore sa vie
comme une entreprise immanente : elle vise non un objet, mais à
travers l’objet sa réussite subjective. C’est une attitude très frappante
entre autres chez les Américaines ; il leur plaît d’avoir un « job » et
de se prouver qu’elles sont capables de l’exécuter correctement : mais
elles ne se passionnent pas pour le contenu de leurs tâches. Du
même coup la femme a tendance à attacher trop de prix à de menus
échecs, de modestes succès ; tour à tour elle se décourage ou elle se
gonfle de vanité ; quand la réussite était attendue, on l’accueille avec
simplicité : mais elle devient un triomphe enivrant si l’on doutait de
l’obtenir ; c’est là l’excuse des femmes qui s’affolent d’importance et
qui se parent avec ostentation de leurs moindres accomplissements.
Elles regardent sans cesse derrière elles pour mesurer le chemin
parcouru : cela coupe leur élan. Par ce moyen elles pourront réaliser
des carrières honorables mais non de grandes actions. Il faut ajouter
que beaucoup d’hommes ne savent aussi se construire que des
destinées médiocres. C’est seulement par rapport aux meilleurs
d’entre eux que la femme – sauf de très rares exceptions – nous
apparaît comme étant encore à la remorque. Les raisons que j’ai
données l’expliquent assez et n’hypothèquent en rien l’avenir. Pour
faire de grandes choses, ce qui manque essentiellement à la femme
d’aujourd’hui, c’est l’oubli de soi : mais pour s’oublier il faut d’abord
être solidement assuré qu’on s’est d’ores et déjà trouvé. Nouvelle
venue au monde des hommes, piètrement soutenue par eux, la
femme est encore trop occupée à se chercher.
Il y a une catégorie de femmes à qui ces remarques ne
s’appliquent pas du fait que leur carrière loin de nuire à l’affirmation
de leur féminité la renforce ; ce sont celles qui cherchent à dépasser
par l’expression artistique le donné même qu’elles constituent :
actrices, danseuses, chanteuses. Pendant trois siècles elles ont été
presque les seules à détenir au sein de la société une indépendance
concrète et elles y occupent encore à présent une place privilégiée.
Naguère les comédiennes étaient maudites par l’Église : l’excès
même de cette sévérité les a toujours autorisées à une grande liberté
de mœurs ; elles côtoient souvent la galanterie et comme les
courtisanes elles passent une grande part de leurs journées dans la
compagnie des hommes : mais gagnant elles-mêmes leur vie,
trouvant dans leur travail le sens de leur existence, elles échappent à
leur joug. Le grand avantage dont elles jouissent, c’est que leurs
succès professionnels contribuent – comme dans le cas des mâles – à
leur valorisation sexuelle ; en se réalisant comme êtres humains,
elles s’accomplissent comme femmes : elles ne sont pas déchirées
entre des aspirations contradictoires ; au contraire elles trouvent
dans leur métier une justification de leur narcissisme : toilette, soins
de beauté, charme font partie de leurs devoirs professionnels ; c’est
une grande satisfaction pour une femme éprise de son image que de
faire quelque chose simplement en exhibant ce qu’elle est ; et cette
exhibition demande en même temps assez d’artifice et d’étude, pour
apparaître, selon le mot de Georgette Leblanc, comme un succédané
d’action. Une grande actrice visera plus haut encore : elle dépassera
le donné par la manière dont elle l’exprime, elle sera vraiment une
artiste, un créateur qui donne un sens à sa vie en en prêtant un au
monde.
Mais ces rares privilèges cachent aussi des pièges : au lieu
d’intégrer à sa vie artistique ses complaisances narcissistes, et la
liberté sexuelle qui lui est accordée, l’actrice bien souvent sombre
dans le culte de soi ou dans la galanterie ; j’ai parlé déjà de ces
pseudo-« artistes » qui cherchent seulement dans le cinéma ou le
théâtre à se « faire un nom » représentant un capital à exploiter
entre des bras masculins ; les commodités d’un appui viril sont bien
tentantes comparées aux risques d’une carrière et à la sévérité
qu’implique tout véritable travail. Le désir d’une destinée féminine –
un mari, un foyer, des enfants – et l’envoûtement de l’amour ne se
concilient pas toujours aisément avec la volonté d’arriver. Mais
surtout l’admiration qu’elle éprouve pour son moi limite en
beaucoup de cas le talent de l’actrice ; elle s’illusionne sur le prix de
sa simple présence au point qu’un sérieux travail lui paraît inutile ;
elle tient avant tout à mettre en lumière sa figure, et sacrifie à ce
cabotinage le personnage qu’elle interprète ; elle n’a pas, elle non
plus, la générosité de s’oublier, ce qui lui ôte la possibilité de se
dépasser : rares sont les Rachel, les Duse, qui surmontent cet écueil
et qui font de leur personne l’instrument de leur art au lieu de voir
dans l’art un serviteur de leur moi. Dans sa vie privée, cependant, la
cabotine exagérera tous les défauts narcissistes : elle se montrera
vaniteuse, susceptible, comédienne, elle considérera le monde entier
comme une scène.

Aujourd’hui, les arts d’expression ne sont pas les seuls qui se


proposent aux femmes ; beaucoup d’entre elles s’essaient à des
activités créatrices. La situation de la femme la dispose à chercher un
salut dans la littérature et dans l’art. Vivant en marge du monde
masculin, elle ne le saisit pas sous sa figure universelle, mais à
travers une vision singulière ; il est pour elle non un ensemble
d’ustensiles et de concepts, mais une source de sensations et
d’émotions ; elle s’intéresse aux qualités des choses en ce qu’elles ont
de gratuit et de secret ; adoptant une attitude de négation, de refus,
elle ne s’engloutit pas dans le réel : elle proteste contre lui, avec des
mots ; elle cherche à travers la nature l’image de son âme, elle
s’abandonne à des rêveries, elle veut atteindre son être : elle est
vouée à l’échec ; elle ne peut le récupérer que dans la région de
l’imaginaire. Pour ne pas laisser sombrer dans le néant une vie
intérieure qui ne sert à rien, pour s’affirmer contre le donné qu’elle
subit dans la révolte, pour créer un monde autre que celui où elle ne
réussit pas à s’atteindre, elle a besoin de s’exprimer. Aussi est-il
connu qu’elle est bavarde et écrivassière ; elle s’épanche en
conversations, en lettres, en journaux intimes. Il suffit qu’elle ait un
peu d’ambition, la voilà rédigeant ses mémoires, transposant sa
biographie en roman, exhalant ses sentiments dans des poèmes. Elle
jouit de vastes loisirs qui favorisent ces activités.
Mais les circonstances mêmes qui orientent la femme vers la
création constituent aussi des obstacles qu’elle sera bien souvent
incapable de surmonter. Quand elle se décide à peindre ou à écrire à
seule fin de remplir le vide de ses journées, tableaux et essais seront
traités comme des « ouvrages de dames », elle ne leur consacrera ni
plus de temps ni plus de soin et ils auront à peu près la même valeur.
C’est souvent au moment de la ménopause que la femme, pour
compenser les failles de son existence, se jette sur le pinceau ou sur
la plume : il est bien tard ; faute d’une formation sérieuse, elle ne
sera jamais qu’un amateur. Même si elle commence assez jeune, il est
rare qu’elle envisage l’art comme un sérieux travail ; habituée à
l’oisiveté, n’ayant jamais éprouvé dans sa vie l’austère nécessité
d’une discipline, elle ne sera pas capable d’un effort soutenu et
persévérant, elle ne s’astreindra pas à acquérir une solide technique ;
elle répugne aux tâtonnements ingrats solitaires du travail qu’on ne
montre pas, qu’il faut cent fois détruire et reprendre ; et comme dès
son enfance en lui enseignant à plaire on lui a appris à tricher, elle
espère se tirer d’affaire par quelques ruses. C’est ce qu’avoue Marie
Bashkirtseff : « Oui, je me donne la peine de peindre. Je me suis
observée aujourd’hui… Je triche… » Volontiers la femme joue à
travailler, mais elle ne travaille pas ; croyant aux vertus magiques de
la passivité, elle confond conjurations et actes, gestes symboliques et
conduites efficaces ; elle se déguise en élève des Beaux-Arts, elle
s’arme de son arsenal de pinceaux ; campée devant son chevalet, son
regard erre de la toile blanche à son miroir ; mais le bouquet de
fleurs, le compotier de pommes, ne vient pas s’inscrire de lui-même
sur le canevas. Assise devant son secrétaire, ruminant de vagues
histoires, la femme s’assure un paisible alibi en s’imaginant qu’elle
est un écrivain : mais il faut en venir à tracer des signes sur la feuille
blanche, il faut qu’ils aient un sens aux yeux d’autrui. Alors la
tricherie se découvre. Pour plaire il suffit de créer des mirages : mais
une œuvre d’art n’est pas un mirage, c’est un objet solide ; pour le
construire il faut connaître son métier. Ce n’est pas seulement grâce
à ses dons ou à son tempérament que Colette est devenue un grand
écrivain ; sa plume a été souvent son gagne-pain et elle en a exigé le
travail soigné qu’un bon artisan exige de son outil ; de Claudine à la
Naissance du jour, l’amateur est devenue professionnelle : le chemin
parcouru démontre avec éclat les bienfaits d’un apprentissage sévère.
La plupart des femmes cependant ne comprennent pas les problèmes
que pose leur désir de communication : et c’est là ce qui explique en
grande partie leur paresse. Elles se sont toujours considérées comme
données ; elles croient que leurs mérites viennent d’une grâce qui les
habite et n’imaginent pas que la valeur puisse se conquérir ; pour
séduire, elles ne savent que se manifester : leur charme agit ou n’agit
pas, elles n’ont aucune prise sur sa réussite ou son échec ; elles
supposent que d’une manière analogue il suffit pour s’exprimer de
montrer ce qu’on est ; au lieu d’élaborer leur œuvre par un travail
réfléchi, elles font confiance à leur spontanéité ; écrire ou sourire,
pour elles c’est tout un : elles tentent leur chance, le succès viendra
ou ne viendra pas. Sûres d’elles-mêmes, elles escomptent que le livre
ou le tableau se trouvera réussi sans effort ; timides, la moindre
critique les décourage ; elles ignorent que l’erreur peut ouvrir le
chemin du progrès, elles la tiennent pour une catastrophe
irréparable, au même titre qu’une malformation. C’est pourquoi elles
se montrent souvent d’une susceptibilité qui leur est néfaste : elles ne
reconnaissent leurs fautes que dans l’irritation et le découragement
au lieu d’en tirer des leçons fécondes. Malheureusement la
spontanéité n’est pas une conduite aussi simple qu’elle le paraît : le
paradoxe du lieu commun – comme l’explique Paulhan dans les
Fleurs de Tarbes –, c’est qu’il se confond souvent avec l’immédiate
traduction de l’impression subjective ; si bien qu’au moment où la
femme, livrant sans tenir compte d’autrui l’image qui se forme en
elle, se croit le plus singulière, elle ne fait que réinventer un banal
cliché ; si on le lui dit, elle s’étonne, se dépite et jette sa plume ; elle
ne se rend pas compte que le public lit avec ses yeux, sa pensée à lui
et qu’une épithète toute fraîche peut éveiller dans sa mémoire maints
souvenirs usagés ; certes, c’est un don précieux que de savoir pêcher
en soi pour les ramener à la surface du langage des impressions
toutes vives ; on admire en Colette une spontanéité qui ne se
rencontre chez aucun écrivain masculin : mais – bien que ces deux
termes semblent jurer ensemble – il s’agit chez elle d’une
spontanéité réfléchie : elle refuse certains de ses apports pour n’en
accepter d’autres qu’à bon escient ; l’amateur, au lieu de saisir les
mots comme un rapport interindividuel, un appel à l’autre, y voit la
révélation directe de sa sensibilité ; il lui semble que choisir, raturer,
c’est répudier une partie de soi ; elle ne veut rien en sacrifier à la fois
parce qu’elle se complaît dans ce qu’elle est et qu’elle n’espère pas
devenir autre. Sa vanité stérile vient de ce qu’elle se chérit sans oser
se construire.
C’est ainsi que, sur la légion de femmes qui s’essaient à taquiner
les lettres et les arts, il en est bien peu qui persévèrent ; celles mêmes
qui franchissent ce premier obstacle demeureront bien souvent
partagées entre leur narcissisme et un complexe d’infériorité. Ne pas
savoir s’oublier, c’est un défaut qui pèsera sur elles plus lourdement
que dans aucune autre carrière ; si leur but essentiel est une abstraite
affirmation de soi, la satisfaction formelle de la réussite, elles ne
s’abandonneront pas à la contemplation du monde : elles seront
incapables de le créer à neuf. Marie Bashkirtseff a décidé de peindre
parce qu’elle voulait devenir célèbre ; l’obsession de la gloire
s’interpose entre elle et la réalité ; en vérité, elle n’aime pas peindre :
l’art n’est qu’un moyen ; ce ne sont pas ses rêves ambitieux et creux
qui lui dévoileront le sens d’une couleur ou d’un visage. Au lieu de se
donner généreusement à l’œuvre qu’elle entreprend, la femme trop
souvent la considère comme un simple ornement de sa vie ; le livre et
le tableau ne sont qu’un intermédiaire inessentiel lui permettant
d’exhiber publiquement cette essentielle réalité : sa propre personne.
Aussi est-ce sa personne qui est le principal – parfois l’unique – sujet
qui l’intéresse : Mme Vigée-Lebrun ne se lasse pas de fixer sur ses
toiles sa souriante maternité. Même si elle parle de thèmes généraux,
la femme écrivain parlera encore d’elle : on ne peut lire telles
chroniques théâtrales sans être renseignés sur la taille et la
corpulence de leur auteur, sur la couleur de ses cheveux et les
particularités de son caractère. Certes, le moi n’est pas toujours
haïssable. Peu de livres sont plus passionnants que certaines
confessions : mais il faut qu’elles soient sincères et que l’auteur ait
quelque chose à confesser. Le narcissisme de la femme au lieu de
l’enrichir l’appauvrit ; à force de ne faire rien d’autre que se
contempler, elle s’anéantit ; l’amour même qu’elle se porte se
stéréotype : elle ne découvre pas dans ses écrits son authentique
expérience, mais une idole imaginaire bâtie avec des clichés. On ne
saurait lui reprocher de se projeter dans ses romans comme l’ont fait
Benjamin Constant, Stendhal : mais le malheur, c’est que trop
souvent elle voit son histoire comme une niaise féerie ; la jeune fille
se masque à grand renfort de merveilleux la réalité dont la crudité
l’effraie : il est dommage qu’une fois adulte elle noie encore le
monde, ses personnages et elle-même dans de poétiques brouillards.
Quand sous ce travesti la vérité se fait jour, on obtient parfois des
réussites charmantes ; mais aussi, à côté de Poussière ou de la
Nymphe au cœur fidèle, combien de fades et languissants romans
d’évasion !
Il est naturel que la femme essaie de s’échapper de ce monde où
souvent elle se sent méconnue et incomprise ; ce qui est regrettable,
c’est qu’elle n’ose pas alors les audacieuses envolées d’un Gérard
de Nerval, d’un Poe. Bien des raisons excusent sa timidité. Plaire est
son seul grand souci ; et souvent elle a déjà peur, du seul fait qu’elle
écrit, de déplaire en tant que femme : le mot de bas-bleu, bien qu’un
peu éculé, éveille encore de désagréables résonances ; elle n’a pas le
courage de déplaire encore en tant qu’écrivain. L’écrivain original,
tant qu’il n’est pas mort, est toujours scandaleux ; la nouveauté
inquiète et indispose ; la femme est encore étonnée et flattée d’être
admise dans le monde de la pensée, de l’art, qui est un monde
masculin : elle s’y tient bien sage ; elle n’ose pas déranger, explorer,
exploser ; il lui semble qu’elle doit se faire pardonner ses prétentions
littéraires par sa modestie, son bon goût ; elle mise sur les valeurs
sûres du conformisme ; elle introduit dans la littérature tout juste
cette note personnelle qu’on attend d’elle : elle rappelle qu’elle est
femme par quelques grâces, minauderies et préciosités bien
choisies ; ainsi excellera-t-elle à rédiger des « best-sellers » ; mais il
ne faut pas compter sur elle pour s’aventurer sur des chemins
inédits. Ce n’est pas que les femmes dans leurs conduites, leurs
sentiments manquent d’originalité : il en est de si singulières qu’il
faut les enfermer ; dans l’ensemble, beaucoup d’entre elles sont plus
baroques, plus excentriques que les hommes dont elles refusent les
disciplines. Mais c’est dans leur vie, leur conversation, leur
correspondance qu’elles font passer leur bizarre génie ; si elles
essaient d’écrire, elles se sentent écrasées par l’univers de la culture
parce que c’est un univers d’hommes : elles ne font que balbutier.
Inversement, la femme qui choisit de raisonner, de s’exprimer selon
les techniques masculines aura à cœur d’étouffer une singularité
dont elle se défie ; comme l’étudiante, elle sera facilement appliquée
et pédante ; elle imitera la rigueur, la vigueur viriles. Elle pourra
devenir une excellente théoricienne, acquérir un solide talent ; mais
elle se sera imposé de répudier tout ce qu’il y avait en elle de
« différent ». Il y a des femmes qui sont folles et il y a des femmes de
talent : aucune n’a cette folie dans le talent qu’on appelle le génie.
C’est avant tout cette modestie raisonnable qui a défini jusqu’ici
les limites du talent féminin. Beaucoup de femmes ont déjoué – elles
déjouent de plus en plus – les pièges du narcissisme et du faux
merveilleux ; mais aucune n’a jamais foulé aux pieds toute prudence
pour tenter d’émerger par-delà le monde donné. D’abord, il y en a
bien entendu un grand nombre qui acceptent la société même telle
qu’elle est ; elles sont par excellence les chantres de la bourgeoisie
puisqu’elles représentent dans cette classe menacée l’élément le plus
conservateur ; avec des adjectifs choisis, elles évoquent les
raffinements d’une civilisation dite de la « qualité » ; elles exaltent
l’idéal bourgeois du bonheur et déguisent sous les couleurs de la
poésie les intérêts de leur classe ; elles orchestrent la mystification
destinée à persuader les femmes de « rester femmes » : vieilles
maisons, parcs et potagers, aïeules pittoresques, enfants mutins,
lessive, confitures, fêtes de famille, toilettes, salons, bals, épouses
douloureuses mais exemplaires, beauté du dévouement et du
sacrifice, menues peines et grandes joies de l’amour conjugal, rêves
de jeunesse, mûre résignation, les romancières d’Angleterre, de
France, d’Amérique, du Canada et de Scandinavie ont exploité ces
thèmes jusqu’à la lie ; elles y ont gagné de la gloire et de l’argent mais
n’ont certes pas enrichi notre vision du monde. Beaucoup plus
intéressantes sont les insurgées qui ont mis en accusation cette
société injuste ; une littérature de revendication peut engendrer des
œuvres fortes et sincères ; George Eliot a puisé dans sa révolte une
vision à la fois minutieuse et dramatique de l’Angleterre victorienne ;
cependant, comme Virginia Woolf le fait remarquer, Jane Austen, les
sœurs Brontë, George Eliot ont dû dépenser négativement tant
d’énergie pour se libérer des contraintes extérieures qu’elles arrivent
un peu essoufflées à ce stade d’où les écrivains masculins de grande
envergure prennent le départ ; il ne leur reste plus assez de force
pour profiter de leur victoire et rompre toutes leurs amarres : par
exemple, on ne trouve pas chez elles l’ironie, la désinvolture d’un
Stendhal ni sa tranquille sincérité. Elles n’ont pas eu non plus la
richesse d’expérience d’un Dostoïevski, d’un Tolstoï : c’est pourquoi
le beau livre qu’est Middlemarch n’égale pas Guerre et Paix ; les
Hauts de Hurlevent malgré leur grandeur n’ont pas la portée des
Frères Karamazov. Aujourd’hui, les femmes ont déjà moins de peine
à s’affirmer ; mais elles n’ont pas encore tout à fait surmonté la
spécification millénaire qui les cantonne dans leur féminité. La
lucidité, par exemple, est une conquête dont elles sont fières à juste
titre mais dont elles se satisfont un peu trop vite. Le fait est que la
femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument
de mystification ; elle essaie de se dissimuler sa dépendance, ce qui
est une manière d’y consentir ; dénoncer cette dépendance, c’est déjà
une libération ; contre les humiliations, contre la honte, le cynisme
est une défense : c’est l’ébauche d’une assomption. En se voulant
lucides, les écrivains féminins rendent le plus grand service à la
cause de la femme ; mais – sans généralement s’en rendre compte –
elles demeurent trop attachées à servir cette cause pour adopter
devant l’univers cette attitude désintéressée qui ouvre les plus vastes
horizons. Quand elles ont écarté les voiles d’illusion et de
mensonges, elles croient avoir assez fait : cependant, cette audace
négative nous laisse encore devant une énigme ; car la vérité même
est ambiguïté, abîme, mystère : après avoir indiqué sa présence, il
faudrait la penser, la recréer. C’est fort bien de n’être pas dupe : mais
c’est à partir de là que tout commence ; la femme épuise son courage
à dissiper des mirages et elle s’arrête effrayée au seuil de la réalité.
C’est pourquoi il y a par exemple des autobiographies féminines qui
sont sincères et attachantes : mais aucune ne peut se comparer aux
Confessions, aux Souvenirs d’égotisme. Nous sommes encore trop
préoccupées d’y voir clair pour chercher à percer par-delà cette clarté
d’autres ténèbres.
« Les femmes ne dépassent jamais le prétexte », me disait un
écrivain. C’est assez vrai. Encore tout émerveillées d’avoir reçu la
permission d’explorer ce monde, elles en font l’inventaire sans
chercher à en découvrir le sens. Là où parfois elles excellent c’est
dans l’observation de ce qui est donné : elles font de remarquables
reporters ; aucun journaliste masculin n’a surclassé les témoignages
d’Andrée Viollis sur l’Indochine et sur les Indes. Elles savent décrire
des atmosphères, des personnages, indiquer entre ceux-ci des
rapports subtils, nous faire participer aux mouvements secrets de
leurs âmes : Willa Cather, Edith Wharton, Dorothy Parker, Katherine
Mansfield ont évoqué de manière aiguë et nuancée des individus, des
climats et des civilisations. Il est rare qu’elles réussissent à créer des
héros masculins aussi convaincants que Heathcliff : dans l’homme,
elles ne saisissent guère que le mâle ; mais elles ont souvent décrit
avec bonheur leur vie intérieure, leur expérience, leur univers ;
attachées à la substance secrète des objets, fascinées par la
singularité de leurs propres sensations, elles livrent leur expérience
toute chaude à travers des adjectifs savoureux, des images
charnelles : leur vocabulaire est d’ordinaire plus remarquable que
leur syntaxe parce qu’elles s’intéressent aux choses plutôt qu’à leurs
rapports ; elles ne visent pas une élégance abstraite mais en revanche
leurs mots parlent aux sens. Un des domaines qu’elles ont explorés
avec le plus d’amour, c’est la Nature ; pour la jeune fille, pour la
femme qui n’a pas tout à fait abdiqué, la nature représente ce que la
femme elle-même représente pour l’homme : soi-même et sa
négation, un royaume et un lieu d’exil ; elle est tout sous la figure de
l’autre. C’est en parlant des landes ou des potagers que la romancière
nous révélera le plus intimement son expérience et ses rêves. Il en est
beaucoup qui enferment les miracles de la sève et des saisons dans
des pots, des vases, des plates-bandes ; d’autres sans emprisonner les
plantes et les bêtes essaient cependant de se les approprier par
l’amour attentif qu’elles leur portent : ainsi Colette ou Katherine
Mansfield ; très rares sont celles qui abordent la nature dans sa
liberté inhumaine, qui tentent d’en déchiffrer les significations
étrangères et qui se perdent afin de s’unir à cette présence autre : ces
chemins qu’inventa Rousseau, il n’y a guère qu’Emily Brontë,
Virginia Woolf et parfois Mary Webb qui s’y aventurent. À plus forte
raison peut-on compter sur les doigts d’une main les femmes qui ont
traversé le donné, à la recherche de sa dimension secrète : Emily
Brontë a interrogé la mort, V. Woolf la vie, et K. Mansfield parfois –
pas très souvent – la contingence quotidienne et la souffrance.
Aucune femme n’a écrit le Procès, Moby Dick, Ulysse ou les Sept
Piliers de la Sagesse. Elles ne contestent pas la condition humaine
parce qu’elles commencent à peine à pouvoir intégralement
l’assumer. C’est ce qui explique que leurs œuvres manquent
généralement de résonances métaphysiques et aussi d’humour noir ;
elles ne mettent pas le monde entre parenthèses, elles ne lui posent
pas de questions, elles n’en dénoncent pas les contradictions : elles le
prennent au sérieux. Le fait est d’ailleurs que la majorité des
hommes connaissent les mêmes limitations ; c’est quand on la
compare avec les quelques rares artistes qui méritent d’être appelés
« grands » que la femme apparaît comme médiocre. Ce n’est pas un
destin qui la limite : on peut facilement comprendre pourquoi il ne
lui a pas été donné – pourquoi il ne lui sera peut-être pas donné
avant assez longtemps – d’atteindre les plus hauts sommets.
L’art, la littérature, la philosophie sont des tentatives pour fonder
à neuf le monde sur une liberté humaine : celle du créateur ; il faut
d’abord se poser sans équivoque comme une liberté pour nourrir
pareille prétention. Les restrictions que l’éducation et la coutume
imposent à la femme limitent sa prise sur l’univers ; quand le combat
pour prendre place dans ce monde est trop rude, il ne peut être
question de s’en arracher ; or, il faut d’abord en émerger dans une
souveraine solitude si l’on veut tenter de s’en ressaisir : ce qui
manque d’abord à la femme, c’est de faire dans l’angoisse et l’orgueil
l’apprentissage de son délaissement et de sa transcendance.

Ce que j’envie, écrit Marie Bashkirtseff, c’est la liberté de se promener toute seule,
d’aller et de venir, de s’asseoir sur les bancs du jardin des Tuileries. Voilà la liberté sans
laquelle on ne peut pas devenir un vrai artiste. Vous croyez qu’on profite de ce qu’on voit
quand on est accompagné ou quand, pour aller au Louvre, il faut attendre sa voiture, sa
demoiselle de compagnie, sa famille !… Voilà la liberté qui manque et sans laquelle on ne
peut arriver sérieusement à être quelque chose. La pensée est enchaînée par suite de
cette gêne stupide et incessante… Cela suffit pour que les ailes tombent. C’est une des
grandes raisons pour lesquelles il n’y a pas d’artistes femmes.

En effet, pour devenir un créateur il ne suffit pas de se cultiver,


c’est-à-dire d’intégrer à sa vie des spectacles, des connaissances ; il
faut que la culture soit appréhendée à travers le libre mouvement
d’une transcendance ; il faut que l’esprit avec toutes ses richesses se
jette vers un ciel vide qu’il lui appartient de peupler ; mais si mille
liens ténus le rattachent à la terre, son élan est brisé. Sans doute
aujourd’hui la jeune fille sort seule et peut flâner aux Tuileries ; mais
j’ai dit déjà combien la rue lui est hostile : partout des yeux, des
mains qui guettent ; qu’elle vagabonde à l’étourdie, les pensées au
vent, qu’elle allume une cigarette à la terrasse d’un café, qu’elle aille
seule au cinéma, un incident désagréable a vite fait de se produire ; il
faut qu’elle inspire du respect par sa toilette, sa tenue : ce souci la
rive au sol et à soi-même. « Les ailes tombent. » À dix-huit ans,
T. E. Lawrence accomplit seul une vaste randonnée à bicyclette à
travers la France ; on ne permettra pas à la jeune fille de se lancer
dans une pareille équipée : encore moins lui serait-il possible comme
Lawrence le fit un an plus tard de s’aventurer à pied dans un pays à
demi désert et dangereux. Cependant de telles expériences ont une
incalculable portée : c’est alors que l’individu dans l’ivresse de la
liberté et de la découverte apprend à regarder la terre entière comme
son fief. Déjà, la femme est naturellement privée des leçons de la
violence : j’ai dit combien sa faiblesse physique l’incline à la
passivité ; quand un garçon règle un combat à coups de poing, alors
il sent qu’il peut se reposer sur soi du souci de lui-même ; du moins
faudrait-il qu’en compensation l’initiative du sport, de l’aventure, la
fierté de l’obstacle vaincu fussent permises à la jeune fille. Mais non.
Elle peut se sentir solitaire au sein du monde : jamais elle ne se
dresse en face de lui, unique et souveraine. Tout l’incite à se laisser
investir, dominer par des existences étrangères : et singulièrement
dans l’amour, elle se renie au lieu de s’affirmer. En ce sens malheur
ou disgrâce sont souvent des épreuves fécondes : c’est son isolement
qui a permis à Emily Brontë d’écrire un livre puissant et échevelé ; en
face de la nature, de la mort, du destin, elle n’attendait de secours
que d’elle-même. Rosa Luxemburg était laide ; elle n’a jamais été
tentée de s’engloutir dans le culte de son image, de se faire objet,
proie et piège : dès sa jeunesse, elle a été tout entière esprit et liberté.
Même alors, il est très rare que la femme assume pleinement
l’angoissant tête-à-tête avec le monde donné. Les contraintes dont
elle est entourée et toute la tradition qui pèsent sur elle empêchent
qu’elle ne se sente responsable de l’univers : voilà la profonde raison
de sa médiocrité.
Les hommes que nous appelons grands sont ceux qui – d’une
façon ou de l’autre – ont chargé leurs épaules du poids du monde : ils
s’en sont plus ou moins bien tirés, ils ont réussi à le recréer ou ils ont
sombré ; mais d’abord ils ont assumé cet énorme fardeau. C’est là ce
qu’aucune femme n’a jamais fait, ce qu’aucune n’a jamais pu faire.
Pour regarder l’univers comme sien, pour s’estimer coupable de ses
fautes et se glorifier de ses progrès, il faut appartenir à la caste des
privilégiés ; à ceux-là seuls qui en détiennent les commandes il
appartient de le justifier en le modifiant, en le pensant, en le
dévoilant ; seuls ils peuvent se reconnaître en lui et tenter d’y
imprimer leur marque. C’est dans l’homme, non dans la femme, qu’a
pu jusqu’ici s’incarner l’Homme. Or, les individus qui nous
paraissent exemplaires, ceux qu’on décore du nom de génies, ce sont
ceux qui ont prétendu jouer dans leur existence singulière le sort de
l’humanité tout entière. Aucune femme ne s’y est crue autorisée.
Comment Van Gogh aurait-il pu naître femme ? Une femme n’aurait
pas été envoyée en mission dans le Borinage, elle n’aurait pas senti la
misère des hommes comme son propre crime, elle n’aurait pas
cherché une rédemption ; elle n’aurait donc jamais peint les
tournesols de Van Gogh. Sans compter que le genre de vie du peintre
– la solitude d’Arles, la fréquentation des cafés, des bordels, tout ce
qui alimentait l’art de Van Gogh en alimentant sa sensibilité – lui eût
été interdit. Une femme n’aurait jamais pu devenir Kafka : dans ses
doutes et ses inquiétudes, elle n’eût pas reconnu l’angoisse de
l’Homme chassé du paradis. Il n’y a guère que sainte Thérèse qui ait
vécu pour son compte, dans un total délaissement, la condition
humaine : on a vu pourquoi. Se situant par-delà les hiérarchies
terrestres, elle ne sentait pas plus que saint Jean de la Croix un
plafond rassurant au-dessus de sa tête. C’était pour tous deux la
même nuit, les mêmes éclats de lumière, en soi le même néant, en
Dieu la même plénitude. Quand enfin il sera ainsi possible à tout être
humain de placer son orgueil par-delà la différenciation sexuelle,
dans la difficile gloire de sa libre existence, alors seulement la femme
pourra confondre son histoire, ses problèmes, ses doutes, ses espoirs
avec ceux de l’humanité ; alors seulement elle pourra chercher dans
sa vie et ses œuvres à dévoiler la réalité tout entière et non seulement
sa personne. Tant qu’elle a encore à lutter pour devenir un être
humain, elle ne saurait être une créatrice.
Encore une fois, pour expliquer ses limites, c’est donc sa situation
qu’il faut invoquer et non une mystérieuse essence : l’avenir demeure
largement ouvert. On a soutenu à l’envi que les femmes ne
possédaient pas de « génie créateur » ; c’est la thèse que défend entre
autres Mme Marthe Borély, antiféministe naguère notoire : mais on
dirait qu’elle a cherché à faire de ses livres la preuve vivante de
l’illogisme et de la niaiserie féminines, aussi se contestent-ils eux-
mêmes. D’ailleurs, l’idée d’un « instinct » créateur donné doit être
rejetée comme celle d’« éternel féminin » dans le vieux placard aux
entités. Certains misogynes, un peu plus concrètement, affirment
que la femme étant une névrosée ne saurait rien créer de valable :
mais ce sont souvent les mêmes gens qui déclarent que le génie est
une névrose. En tout cas, l’exemple de Proust montre assez que le
déséquilibre psychophysiologique ne signifie ni impuissance, ni
médiocrité. Quant à l’argument qu’on tire de l’examen de l’histoire,
on vient de voir ce qu’il faut en penser ; le fait historique ne saurait
être considéré comme définissant une vérité éternelle ; il ne fait que
traduire une situation qui précisément se manifeste comme
historique puisqu’elle est en train de changer. Comment les femmes
auraient-elles jamais eu du génie alors que toute possibilité
d’accomplir une œuvre géniale – ou même une œuvre tout court –
leur était refusée ? La vieille Europe a naguère accablé de son mépris
les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains :
« Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre
existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les
mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit
ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non
plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme
libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise,
peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes
seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle
vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant
donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera
l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle
trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses,
nous les prendrons, nous les comprendrons(237). » Il n’est pas sûr
que ses « mondes d’idées » soient différents de ceux des hommes
puisque c’est en s’assimilant à eux qu’elle s’affranchira ; pour savoir
dans quelle mesure elle demeurera singulière, dans quelle mesure
ces singularités garderont de l’importance, il faudrait se hasarder à
des anticipations bien hardies. Ce qui est certain, c’est que jusqu’ici
les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour
l’humanité, et qu’il est grand temps dans son intérêt et dans celui de
tous qu’on lui laisse enfin courir toutes ses chances.
CONCLUSION

« Non, la femme n’est pas notre frère ; par la paresse et la


corruption, nous en avons fait un être à part, inconnu, n’ayant
d’autre arme que son sexe, ce qui est non seulement la guerre
perpétuelle mais encore une arme pas de bonne guerre – adorant ou
haïssant, mais pas un compagnon franc, un être qui forme légion
avec esprit de corps, franc-maçonnerie – des défiances d’éternel petit
esclave. »
Beaucoup d’hommes souscriraient encore à ces mots de Jules
Laforgue ; beaucoup pensent qu’entre les deux sexes il y aura
toujours « brigue et riotte » et que jamais la fraternité ne leur sera
possible. Le fait est que ni les hommes ni les femmes ne sont
aujourd’hui satisfaits les uns des autres. Mais la question est de
savoir si c’est une malédiction originelle qui les condamne à s’entre-
déchirer ou si les conflits qui les opposent n’expriment qu’un
moment transitoire de l’histoire humaine.
On a vu qu’en dépit des légendes aucun destin physiologique
n’impose au Mâle et à la Femelle comme tels une éternelle hostilité ;
même la fameuse mante religieuse ne dévore son mâle que faute
d’autres aliments et dans l’intérêt de l’espèce : c’est à celle-ci que du
haut en bas de l’échelle animale tous les individus sont subordonnés.
D’ailleurs, l’humanité est autre chose qu’une espèce : un devenir
historique ; elle se définit par la manière dont elle assume la facticité
naturelle. En vérité, fût-ce avec la plus mauvaise foi du monde, il est
impossible de déceler entre le mâle et la femelle humains une rivalité
d’ordre proprement physiologique. Aussi bien situera-t-on plutôt
leur hostilité sur ce terrain intermédiaire entre la biologie et la
psychologie qui est celui de la psychanalyse. La femme, dit-on, envie
à l’homme son pénis et désire le châtrer ; mais le désir infantile du
pénis ne prend d’importance dans la vie de la femme adulte que si
elle éprouve sa féminité comme une mutilation ; et c’est alors en tant
qu’il incarne tous les privilèges de la virilité qu’elle souhaite
s’approprier l’organe mâle. On admet volontiers que son rêve de
castration a une signification symbolique : elle veut, pense-t-on,
priver le mâle de sa transcendance. Son vœu est, nous l’avons vu,
beaucoup plus ambigu : elle veut, d’une manière contradictoire,
avoir cette transcendance, ce qui suppose qu’à la fois elle la respecte
et la nie, qu’à la fois elle entend se jeter en elle et la retenir en soi.
C’est dire que le drame ne se déroule pas sur un plan sexuel ; la
sexualité d’ailleurs ne nous est jamais apparue comme définissant un
destin, comme fournissant en soi la clef des conduites humaines,
mais comme exprimant la totalité d’une situation qu’elle contribue à
définir. La lutte des sexes n’est pas immédiatement impliquée dans
l’anatomie de l’homme et de la femme. En vérité, quand on l’évoque,
on prend pour accordé qu’au ciel intemporel des Idées se déroule une
bataille entre ces essences incertaines : l’Éternel féminin, l’Éternel
masculin ; et on ne remarque pas que ce titanesque combat revêt sur
terre deux formes tout à fait différentes, correspondant à des
moments historiques différents.
La femme qui est confinée dans l’immanence essaie de retenir
aussi l’homme dans cette prison ; ainsi celle-ci se confondra avec le
monde et elle ne souffrira plus d’y être enfermée : la mère, l’épouse,
l’amante sont des geôlières ; la société codifiée par les hommes
décrète que la femme est inférieure : elle ne peut abolir cette
infériorité qu’en détruisant la supériorité virile. Elle s’attache à
mutiler, à dominer l’homme, elle le contredit, elle nie sa vérité et ses
valeurs. Mais elle ne fait par là que se défendre ; ce n’est ni une
immuable essence ni un coupable choix qui l’ont vouée à
l’immanence, à l’infériorité. Elles lui sont imposées. Toute
oppression crée un état de guerre. Ce cas-ci ne fait pas exception.
L’existant que l’on considère comme inessentiel ne peut manquer de
prétendre rétablir sa souveraineté.
Aujourd’hui, le combat prend une autre figure ; au lieu de vouloir
enfermer l’homme dans un cachot, la femme essaie de s’en évader ;
elle ne cherche plus à l’entraîner dans les régions de l’immanence
mais à émerger dans la lumière de la transcendance. C’est alors
l’attitude des mâles qui crée un nouveau conflit : c’est avec mauvaise
grâce que l’homme « donne son renvoi » à la femme. Il lui plaît de
demeurer le sujet souverain, le supérieur absolu, l’être essentiel ; il
refuse de tenir concrètement sa compagne pour une égale ; elle
répond à sa défiance par une attitude agressive. Il ne s’agit plus d’une
guerre entre des individus enfermés chacun dans sa sphère : une
caste revendicatrice monte à l’assaut et elle est tenue en échec par la
caste privilégiée. Ce sont deux transcendances qui s’affrontent ; au
lieu de mutuellement se reconnaître, chaque liberté veut dominer
l’autre.
Cette différence d’attitude se marque sur le plan sexuel comme
sur le plan spirituel ; la femme « féminine » essaie en se faisant une
proie passive de réduire aussi le mâle à sa passivité charnelle ; elle
s’emploie à le prendre au piège, à l’enchaîner par le désir qu’elle
suscite en se faisant docilement chose ; au contraire la femme
« émancipée » se veut active, préhensive et refuse la passivité que
l’homme prétend lui imposer. De même, Élise et ses émules dénient
aux activités viriles leur valeur ; elles placent la chair au-dessus de
l’esprit, la contingence au-dessus de la liberté, leur sagesse routinière
au-dessus de l’audace créatrice. Mais la femme « moderne » accepte
les valeurs masculines : elle se pique de penser, agir, travailler, créer
au même titre que les mâles ; au lieu de chercher à les ravaler, elle
affirme qu’elle s’égale à eux.
Dans la mesure où elle s’exprime dans des conduites concrètes,
cette revendication est légitime ; et c’est l’insolence des hommes qui
est alors blâmable. Mais il faut dire à leur excuse que les femmes
brouillent volontiers les cartes. Une Mabel Dodge prétendait asservir
Lawrence par les charmes de sa féminité afin de le dominer ensuite
spirituellement ; beaucoup de femmes, pour démontrer par leurs
réussites qu’elles valent un homme, s’efforcent de s’assurer
sexuellement un appui masculin ; elles jouent sur deux tableaux ;
réclamant à la fois d’antiques égards et une estime neuve, misant sur
leur vieille magie et sur leurs jeunes droits ; on comprend que
l’homme irrité se mette sur la défensive ; mais il est lui aussi duplice
quand il réclame que la femme joue loyalement le jeu alors que, par
sa méfiance, par son hostilité, il lui refuse d’indispensables atouts.
En vérité, la lutte ne saurait revêtir entre eux une claire figure
puisque l’être même de la femme est opacité ; elle ne se dresse pas en
face de l’homme comme un sujet mais comme un objet
paradoxalement doué de subjectivité ; elle s’assume à la fois comme
soi et comme autre, ce qui est une contradiction entraînant de
déconcertantes conséquences. Quand elle se fait une arme à la fois de
sa faiblesse et de sa force, il ne s’agit pas d’un calcul concerté :
spontanément, elle cherche son salut dans la voie qui lui a été
imposée, celle de la passivité, en même temps qu’elle revendique
activement sa souveraineté ; et sans doute ce procédé n’est-il « pas
de bonne guerre » mais il lui est dicté par la situation ambiguë qu’on
lui a assignée. L’homme cependant quand il la traite comme une
liberté s’indigne qu’elle demeure pour lui un piège ; s’il la flatte et la
comble en tant qu’elle est sa proie, il s’agace de ses prétentions à
l’autonomie ; quoi qu’il fasse, il se sent joué et elle s’estime lésée.
La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se
reconnaîtront pas comme des semblables, c’est-à-dire tant que se
perpétuera la féminité en tant que telle ; des uns et des autres qui est
le plus acharné à la maintenir ? La femme qui s’en affranchit veut
néanmoins en conserver les prérogatives ; et l’homme réclame
qu’alors elle en assume les limitations. « Il est plus facile d’accuser
un sexe que d’excuser l’autre », dit Montaigne. Distribuer des blâmes
et des satisfecit est vain. En vérité, si le cercle vicieux est ici si
difficile à briser, c’est que les deux sexes sont chacun victimes à la
fois de l’autre et de soi ; entre deux adversaires s’affrontant dans leur
pure liberté, un accord pourrait aisément s’établir : d’autant que
cette guerre ne profite à personne ; mais la complexité de toute cette
affaire provient de ce que chaque camp est complice de son ennemi ;
la femme poursuit un rêve de démission, l’homme un rêve
d’aliénation ; l’inauthenticité ne paie pas : chacun s’en prend à l’autre
du malheur qu’il s’est attiré en cédant aux tentations de la facilité ; ce
que l’homme et la femme haïssent l’un chez l’autre, c’est l’échec
éclatant de sa propre mauvaise foi et de sa propre lâcheté.
On a vu pourquoi originellement les hommes ont asservi les
femmes ; la dévaluation de la féminité a été une étape nécessaire de
l’évolution humaine ; mais elle aurait pu engendrer une collaboration
des deux sexes ; l’oppression s’explique par la tendance de l’existant
à se fuir en s’aliénant dans l’autre qu’il opprime à cette fin ;
aujourd’hui, en chaque homme singulier cette tendance se retrouve :
et l’immense majorité y cède ; le mari se recherche en son épouse,
l’amant dans sa maîtresse, sous la figure d’une statue de pierre ; il
poursuit en elle le mythe de sa virilité, de sa souveraineté, de son
immédiate réalité. « Mon mari ne va jamais au cinéma », dit la
femme, et l’incertaine opinion masculine s’imprime dans le marbre
de l’éternité. Mais il est lui-même esclave de son double : quel travail
pour édifier une image dans laquelle il est toujours en danger ! Elle
est malgré tout fondée sur la capricieuse liberté des femmes : il faut
sans cesse se rendre celle-ci propice ; l’homme est rongé par le souci
de se montrer mâle, important, supérieur ; il joue des comédies afin
qu’on lui en joue ; il est lui aussi agressif, inquiet ; il a de l’hostilité
pour les femmes parce qu’il a peur d’elles, et il a peur d’elles parce
qu’il a peur du personnage avec lequel il se confond. Que de temps et
de forces il gaspille à liquider, sublimer, transposer des complexes, à
parler des femmes, à les séduire, à les craindre ! On le libérerait en
les libérant. Mais c’est précisément ce qu’il redoute. Et il s’entête
dans les mystifications destinées à maintenir la femme dans ses
chaînes.
Qu’elle soit mystifiée, bien des hommes en ont conscience. « Quel
malheur que d’être femme ! et pourtant le malheur quand on est
femme est au fond de ne pas comprendre que c’en est un », dit
Kierkegaard(238). Il y a longtemps qu’on s’est attaché à déguiser ce
malheur. On a supprimé, par exemple, la tutelle : on a donné à la
femme des « protecteurs » et, s’ils sont revêtus des droits des
antiques tuteurs, c’est dans son propre intérêt. Lui interdire de
travailler, la maintenir au foyer, c’est la défendre contre elle-même,
c’est assurer son bonheur. On a vu sous quels voiles poétiques on
dissimulait les charges monotones qui lui incombent : ménage,
maternité ; en échange de sa liberté on lui a fait cadeau des fallacieux
trésors de sa « féminité ». Balzac a fort bien décrit cette manœuvre
quand il a conseillé à l’homme de la traiter en esclave tout en la
persuadant qu’elle est reine. Moins cyniques, beaucoup d’hommes
s’efforcent de se convaincre eux-mêmes qu’elle est vraiment une
privilégiée. Il y a des sociologues américains qui enseignent
aujourd’hui avec sérieux la théorie des « low-class gain », c’est-à-dire
des « bénéfices des castes inférieures ». En France, aussi, on a
souvent proclamé – quoique de manière moins scientifique – que les
ouvriers avaient bien de la chance de n’être pas obligés de
« représenter », et davantage encore les clochards qui peuvent se
vêtir de haillons et se coucher sur les trottoirs, plaisirs interdits au
comte de Beaumont et à ces pauvres messieurs de Wendel. Tels les
pouilleux insouciants qui grattent allégrement leur vermine, tels les
joyeux nègres riant sous les coups de chicote et ces gais Arabes du
Sous qui enterrent leurs enfants morts de faim avec le sourire aux
lèvres, la femme jouit de cet incomparable privilège :
l’irresponsabilité. Sans peine, sans charge, sans souci, elle a
manifestement « la meilleure part ». Ce qui est troublant c’est que
par une perversité entêtée – liée sans doute au péché originel – à
travers siècles et pays les gens qui ont la meilleure part crient
toujours à leurs bienfaiteurs : C’est trop ! Je me contenterai de la
vôtre ! Mais les capitalistes magnifiques, les généreux colons, les
mâles superbes s’entêtent : Gardez la meilleure part, gardez-la !
Le fait est que les hommes rencontrent chez leur compagne plus
de complicité que l’oppresseur n’en trouve habituellement chez
l’opprimé ; et ils s’en autorisent avec mauvaise foi pour déclarer
qu’elle a voulu la destinée qu’ils lui ont imposée. On a vu qu’en vérité
toute son éducation conspire à lui barrer les chemins de la révolte et
de l’aventure ; la société entière – à commencer par ses parents
respectés – lui ment en exaltant la haute valeur de l’amour du
dévouement, du don de soi et en lui dissimulant que ni l’amant, ni le
mari, ni les enfants ne seront disposés à en supporter la charge
encombrante. Elle accepte allégrement ces mensonges parce qu’ils
l’invitent à suivre la pente de la facilité ; et c’est là le pire crime que
l’on commet contre elle ; dès son enfance et tout au long de sa vie on
la gâte, on la corrompt en lui désignant comme sa vocation cette
démission qui tente tout existant angoissé de sa liberté ; si on invite
un enfant à la paresse en l’amusant tout le jour sans lui donner
l’occasion d’étudier, sans lui en montrer l’utilité, on ne dira pas
quand il atteint l’âge d’homme qu’il a choisi d’être incapable et
ignorant : c’est ainsi qu’on élève la femme, sans jamais lui enseigner
la nécessité d’assumer elle-même son existence ; elle se laisse
volontiers aller à compter sur la protection, l’amour, le secours, la
direction d’autrui ; elle se laisse fasciner par l’espoir de pouvoir sans
rien faire réaliser son être. Elle a tort de céder à la tentation ; mais
l’homme est mal venu de le lui reprocher puisque c’est lui-même qui
l’a tentée. Quand un conflit éclatera entre eux, chacun tiendra l’autre
pour responsable de la situation ; elle lui reprochera de l’avoir créée :
On ne m’a pas appris à raisonner ; à gagner ma vie… Il lui reprochera
de l’avoir acceptée : Tu ne sais rien, tu es une incapable… Chaque
sexe croit se justifier en prenant l’offensive : mais les torts de l’un
n’innocentent pas l’autre.
Les innombrables conflits qui mettent aux prises les hommes et
les femmes viennent de ce qu’aucun des deux n’assume toutes les
conséquences de cette situation que l’un propose et que l’autre subit ;
cette notion incertaine d’« égalité dans l’inégalité », dont l’un se sert
pour masquer son despotisme et l’autre sa lâcheté, ne résiste pas à
l’expérience : dans leurs échanges, la femme se réclame de l’égalité
abstraite qu’on lui a garantie, et l’homme de l’inégalité concrète qu’il
constate. De là vient que dans toutes les liaisons se perpétue un
débat indéfini sur l’équivoque des mots donner et prendre : elle se
plaint de tout donner, il proteste qu’elle lui prend tout. Il faut que la
femme comprenne que les échanges – c’est une loi fondamentale de
l’économie politique – se règlent selon la valeur que la marchandise
offerte revêt pour l’acheteur, et non pour le vendeur : on l’a trompée
en la persuadant qu’elle possédait un prix infini ; en vérité elle est
pour l’homme seulement une distraction, un plaisir, une compagnie,
un bien inessentiel ; il est le sens, la justification de son existence à
elle ; l’échange ne se fait donc pas entre deux objets de même
qualité ; cette inégalité va se marquer singulièrement dans le fait que
le temps qu’ils passent ensemble – et qui paraît fallacieusement le
même temps – n’a pas pour les deux partenaires la même valeur ;
pendant la soirée que l’amant passe avec sa maîtresse il pourrait faire
un travail utile à sa carrière, voir des amis, cultiver des relations, se
distraire ; pour un homme normalement intégré à la société, le temps
est une richesse positive : argent, réputation, plaisir. Au contraire,
pour la femme oisive, qui s’ennuie, c’est une charge dont elle n’aspire
qu’à se débarrasser ; dès qu’elle réussit à tuer des heures, elle fait un
bénéfice : la présence de l’homme est un pur profit ; en de nombreux
cas, ce qui intéresse le plus clairement l’homme dans une liaison,
c’est le gain sexuel qu’il en tire : à la limite, il peut se contenter de
passer tout juste avec sa maîtresse le temps nécessaire à perpétrer
l’acte amoureux ; mais – sauf exception – ce qu’elle souhaite quant à
elle c’est d’« écouler » tout cet excès de temps dont elle ne sait que
faire : et – comme le marchand qui ne vend des pommes de terre que
si on lui « prend » des navets – elle ne cède son corps que si l’amant
« prend » par-dessus le marché des heures de conversation et de
sortie. L’équilibre réussit à s’établir si le coût de l’ensemble ne paraît
pas à l’homme trop élevé : cela dépend bien entendu de l’intensité de
son désir et de l’importance qu’ont à ses yeux les occupations qu’il
sacrifie ; mais si la femme réclame – offre – trop de temps, elle
devient tout entière importune, comme la rivière qui sort de son lit,
et l’homme choisira de n’en rien avoir plutôt que d’en avoir trop. Elle
modère donc ses exigences ; mais très souvent la balance s’établit au
prix d’une double tension : elle estime que l’homme l’« a » au rabais ;
il pense qu’il paie trop cher. Bien entendu, cet exposé est quelque peu
humoristique ; cependant – sauf dans les cas de passion jalouse et
exclusive où l’homme veut la femme dans sa totalité – dans la
tendresse, le désir, l’amour même, est indiqué ce conflit ; l’homme a
toujours « autre chose à faire » de son temps ; tandis qu’elle cherche
à se débarrasser du sien ; et il ne considère pas les heures qu’elle lui
consacre comme un don, mais comme une charge. Généralement, il
consent à la supporter parce qu’il sait bien qu’il est du côté des
favorisés, il a « mauvaise conscience » ; et s’il a quelque bonne
volonté il essaie de compenser l’inégalité des conditions par de la
générosité ; cependant, il se fait un mérite d’être pitoyable et au
premier heurt il traite la femme d’ingrate, il s’irrite : Je suis trop bon.
Elle sent qu’elle se conduit en quémandeuse alors qu’elle est
convaincue de la haute valeur de ses cadeaux, et elle en est humiliée.
C’est là ce qui explique la cruauté dont souvent la femme se montre
capable ; elle a « bonne conscience », parce qu’elle est du mauvais
côté ; elle ne s’estime obligée à aucun ménagement à l’égard de la
caste privilégiée, elle songe seulement à se défendre ; elle sera même
fort heureuse si elle a l’occasion de manifester sa rancune à l’amant
qui n’a pas su la combler : puisqu’il ne donne pas assez, c’est avec un
plaisir sauvage qu’elle lui reprendra tout. Alors l’homme blessé
découvre le prix global de la liaison dont il dédaignait chaque
moment : il est prêt à toutes les promesses, quitte à s’estimer à
nouveau exploité quand il devra les tenir ; il accuse sa maîtresse de le
faire chanter : elle lui reproche son avarice ; tous deux se trouvent
lésés. Ici encore, il est vain de distribuer excuses et blâmes : on ne
peut jamais créer de justice au sein de l’injustice. Un administrateur
colonial n’a aucune possibilité de bien se conduire envers les
indigènes, ni un général envers ses soldats ; la seule solution c’est de
n’être ni colon ni chef ; mais un homme ne saurait s’empêcher d’être
un homme. Le voilà donc coupable malgré lui et opprimé par cette
faute qu’il n’a pas lui-même commise ; ainsi est-elle victime et
mégère en dépit d’elle-même ; parfois il se révolte, il choisit la
cruauté, mais alors il se fait complice de l’injustice, et la faute devient
vraiment sienne ; parfois il se laisse annihiler, dévorer, par sa
revendicatrice victime : mais alors il se sent dupé ; souvent il s’arrête
à un compromis qui à la fois le diminue et le laisse mal à son aise. Un
homme de bonne volonté sera plus déchiré par la situation que la
femme elle-même : en un sens on a toujours meilleur compte à être
du côté des vaincus ; mais si elle est de bonne volonté elle aussi,
incapable de se suffire à soi-même, répugnant à écraser l’homme du
poids de sa destinée, elle se débat dans une inextricable confusion.
On rencontre à foison dans la vie quotidienne de ces cas qui ne
comportent pas de solution satisfaisante parce qu’ils sont définis par
des conditions qui ne sont pas satisfaisantes : un homme qui se voit
obligé de continuer à faire vivre matériellement et moralement une
femme qu’il n’aime plus se sent victime ; mais s’il abandonnait sans
ressources celle qui a engagé toute sa vie sur lui, elle serait victime
d’une manière aussi injuste. Le mal ne vient pas d’une perversité
individuelle – et la mauvaise foi commence, lorsque chacun s’en
prend à l’autre –, il vient d’une situation contre laquelle toute
conduite singulière est impuissante. Les femmes sont « collantes »,
elles pèsent, et elles en souffrent ; c’est qu’elles ont le sort d’un
parasite qui pompe la vie d’un organisme étranger ; qu’on les doue
d’un organisme autonome, qu’elles puissent lutter contre le monde et
lui arracher leur subsistance, et leur dépendance sera abolie : celle de
l’homme aussi. Les uns et les autres sans nul doute s’en porteront
beaucoup mieux.
Un monde où les hommes et les femmes seraient égaux est facile
à imaginer, car c’est exactement celui qu’avait promis la Révolution
soviétique : les femmes élevées et formées exactement comme les
hommes travailleraient dans les mêmes conditions(239) et pour les
mêmes salaires ; la liberté érotique serait admise par les mœurs,
mais l’acte sexuel ne serait plus considéré comme un « service » qui
se rémunère ; la femme serait obligée de s’assurer un autre gagne-
pain ; le mariage reposerait sur un libre engagement que les époux
pourraient dénoncer dès qu’ils voudraient ; la maternité serait libre,
c’est-à-dire qu’on autoriserait le birth-control et l’avortement et
qu’en revanche on donnerait à toutes les mères et à leurs enfants
exactement les mêmes droits, qu’elles soient mariées ou non ; les
congés de grossesse seraient payés par la collectivité qui assumerait
la charge des enfants, ce qui ne veut pas dire qu’on retirerait ceux-ci
à leurs parents mais qu’on ne les leur abandonnerait pas.
Mais suffit-il de changer les lois, les institutions, les mœurs,
l’opinion et tout le contexte social pour que femmes et hommes
deviennent vraiment des semblables ? « Les femmes seront toujours
des femmes », disent les sceptiques ; et d’autres voyants prophétisent
qu’en dépouillant leur féminité elles ne réussiront pas à se changer
en hommes et qu’elles deviendront des monstres. C’est admettre que
la femme d’aujourd’hui est une création de la nature ; il faut encore
une fois répéter que dans la collectivité humaine rien n’est naturel et
qu’entre autres la femme est un produit élaboré par la civilisation ;
l’intervention d’autrui dans sa destinée est originelle : si cette action
était autrement dirigée, elle aboutirait à un tout autre résultat. La
femme n’est définie ni par ses hormones ni par de mystérieux
instincts mais par la manière dont elle ressaisit, à travers les
consciences étrangères, son corps et son rapport au monde ; l’abîme
qui sépare l’adolescente de l’adolescent a été creusé de manière
concertée dès les premiers temps de leur enfance ; plus tard, on ne
saurait empêcher que la femme ne soit ce qu’elle a été faite et elle
traînera toujours ce passé derrière elle ; si on en mesure le poids, on
comprend avec évidence que son destin n’est pas fixé dans l’éternité.
Certainement, il ne faut pas croire qu’il suffise de modifier sa
condition économique pour que la femme soit transformée : ce
facteur a été et demeure le facteur primordial de son évolution ; mais
tant qu’il n’a pas entraîné les conséquences morales, sociales,
culturelles, etc., qu’il annonce et qu’il exige, la femme nouvelle ne
saurait apparaître ; à l’heure qu’il est elles ne se sont réalisées nulle
part, pas plus en U.R.S.S. qu’en France ou aux U.S.A. ; et c’est
pourquoi la femme d’aujourd’hui est écartelée entre le passé et
l’avenir ; elle apparaît le plus souvent comme une « vraie femme »
déguisée en homme, et elle se sent mal à l’aise aussi bien dans sa
chair de femme que dans son habit masculin. Il faut qu’elle fasse
peau neuve et qu’elle se taille ses propres vêtements. Elle ne saurait y
parvenir que grâce à une évolution collective. Aucun éducateur isolé
ne peut aujourd’hui façonner un « être humain femelle », qui soit
l’exact homologue de « l’être humain mâle » : élevée en garçon, la
jeune fille se sent exceptionnelle et par là elle subit une nouvelle
sorte de spécification. Stendhal l’a bien compris qui disait : « Il faut
planter d’un coup toute la forêt. » Mais si nous supposons au
contraire une société où l’égalité des sexes serait concrètement
réalisée, cette égalité s’affirmerait à neuf en chaque individu.
Si dès l’âge le plus tendre la fillette était élevée avec les mêmes
exigences et les mêmes honneurs, les mêmes sévérités et les mêmes
licences que ses frères, participant aux mêmes études, aux mêmes
jeux, promise à un même avenir, entourée de femmes et d’hommes
qui lui apparaîtraient sans équivoque comme des égaux, le sens du
« complexe de castration » et celui du « complexe d’Œdipe » seraient
profondément modifiés. Assumant au même titre que le père la
responsabilité matérielle et morale du couple, la mère jouirait du
même durable prestige ; l’enfant sentirait autour d’elle un monde
androgyne et non un monde masculin ; fût-elle affectivement plus
attirée par son père – ce qui n’est pas même sûr –, son amour pour
lui serait nuancé par une volonté d’émulation et non par un
sentiment d’impuissance : elle ne s’orienterait pas vers la passivité ;
autorisée à prouver sa valeur dans le travail et le sport, rivalisant
activement avec les garçons, l’absence de pénis – compensée par la
promesse de l’enfant – ne suffirait pas à engendrer un « complexe
d’infériorité » ; corrélativement, le garçon n’aurait pas spontanément
un « complexe de supériorité » si on ne le lui insufflait pas et s’il
estimait les femmes autant que les hommes(240). La fillette ne
chercherait donc pas de stériles compensations dans le narcissisme
et le rêve, elle ne se prendrait pas pour donnée, elle s’intéresserait à
ce qu’elle fait, elle s’engagerait sans réticence dans ses entreprises.
J’ai dit combien sa puberté serait plus facile si elle la dépassait,
comme le garçon, vers un libre avenir d’adulte ; la menstruation ne
lui inspire tant d’horreur que parce qu’elle constitue une chute
brutale dans la féminité ; elle assumerait aussi bien plus
tranquillement son jeune érotisme si elle n’éprouvait pas un dégoût
effaré pour l’ensemble de son destin ; un enseignement sexuel
cohérent l’aiderait beaucoup à surmonter cette crise. Et grâce à
l’éducation mixte, le mystère auguste de l’Homme n’aurait pas
l’occasion de naître : il serait tué par la familiarité quotidienne et les
franches compétitions. Les objections qu’on oppose à ce système
impliquent toujours le respect des tabous sexuels ; mais il est vain de
prétendre inhiber chez l’enfant la curiosité et le plaisir ; on n’aboutit
qu’à créer des refoulements, des obsessions, des névroses ; la
sentimentalité exaltée, les ferveurs homosexuelles, les passions
platoniques des adolescentes avec tout leur cortège de niaiserie et de
dissipation sont bien plus néfastes que quelques jeux enfantins et
quelques précises expériences. Ce qui serait surtout profitable à la
jeune fille, c’est que ne cherchant pas dans le mâle un demi-dieu –
mais seulement un camarade, un ami, un partenaire – elle ne serait
pas détournée d’assumer elle-même son existence ; l’érotisme ;
l’amour prendraient le caractère d’un libre dépassement et non celui
d’une démission ; elle pourrait les vivre comme un rapport d’égal à
égal. Bien entendu, il n’est pas question de supprimer d’un trait de
plume toutes les difficultés que l’enfant a à surmonter pour se
changer en un adulte ; l’éducation la plus intelligente, la plus
tolérante ne saurait le dispenser de faire à ses frais sa propre
expérience ; ce qu’on peut demander, c’est qu’on n’accumule pas
gratuitement des obstacles sur son chemin. Qu’on ne cautérise plus
au fer rouge les fillettes « vicieuses », c’est déjà un progrès ; la
psychanalyse a un peu instruit les parents ; cependant les conditions
actuelles dans lesquelles s’accomplissent la formation et l’initiation
sexuelle de la femme sont si déplorables qu’aucune des objections
que l’on oppose à l’idée d’un radical changement ne saurait être
valable. Il n’est pas question d’abolir en elle les contingences et les
misères de la condition humaine, mais de lui donner le moyen de les
dépasser.
La femme n’est victime d’aucune mystérieuse fatalité ; les
singularités qui la spécifient tirent leur importance de la signification
qu’elles revêtent ; elles pourront être surmontées dès qu’on les
saisira dans des perspectives nouvelles ; ainsi on a vu qu’à travers
son expérience érotique la femme éprouve – et souvent déteste – la
domination du mâle : il n’en faut pas conclure que ses ovaires la
condamnent à vivre éternellement à genoux. L’agressivité virile
n’apparaît comme un privilège seigneurial qu’au sein d’un système
qui tout entier conspire à affirmer la souveraineté masculine ; et la
femme ne se sent dans l’acte amoureux si profondément passive que
parce que déjà elle se pense comme telle. Revendiquant leur dignité
d’être humain, beaucoup de femmes modernes saisissent encore leur
vie érotique à partir d’une tradition d’esclavage : aussi leur paraît-il
humiliant d’être couchées sous l’homme, pénétrées par lui et elles se
crispent dans la frigidité ; mais si la réalité était différente, le sens
qu’expriment symboliquement gestes et postures amoureux le
seraient aussi : une femme qui paie, qui domine son amant peut par
exemple se sentir fière de sa superbe oisiveté et considérer qu’elle
asservit le mâle qui activement se dépense ; et il existe d’ores et déjà
quantité de couples sexuellement équilibrés où les notions de victoire
et de défaite font place à une idée d’échange. En vérité, l’homme est
comme la femme une chair, donc une passivité, jouet de ses
hormones et de l’espèce, proie inquiète de son désir ; et elle est
comme lui au sein de la fièvre charnelle consentement, don
volontaire, activité ; ils vivent chacun à sa manière l’étrange
équivoque de l’existence faite corps. Dans ces combats où ils croient
s’affronter l’un l’autre, c’est contre soi que chacun lutte, projetant en
son partenaire cette part de lui-même qu’il répudie ; au lieu de vivre
l’ambiguïté de sa condition, chacun s’efforce d’en faire supporter par
l’autre l’abjection et de s’en réserver l’honneur. Si cependant tous
deux l’assumaient avec une lucide modestie, corrélative d’un
authentique orgueil, ils se reconnaîtraient comme des semblables et
vivraient en amitié le drame érotique. Le fait d’être un être humain
est infiniment plus important que toutes les singularités qui
distinguent les êtres humains ; ce n’est jamais le donné qui confère
des supériorités : la « vertu » comme l’appelaient les anciens se
définit au niveau de « ce qui dépend de nous ». Dans les deux sexes
se joue le même drame de la chair et de l’esprit, de la finitude et de la
transcendance ; les deux sont rongés par le temps, guettés par la
mort, ils ont un même essentiel besoin de l’autre ; et ils peuvent tirer
de leur liberté la même gloire ; s’ils savaient la goûter, ils ne seraient
plus tentés de se disputer de fallacieux privilèges ; et la fraternité
pourrait alors naître entre eux.
On me dira que toutes ces considérations sont bien utopiques
puisqu’il faudrait pour « refaire la femme » que déjà la société en ait
fait réellement l’égale de l’homme ; les conservateurs n’ont jamais
manqué en toutes circonstances analogues de dénoncer ce cercle
vicieux : pourtant l’Histoire ne tourne pas en rond. Sans doute si on
maintient une caste en état d’infériorité, elle demeure inférieure :
mais la liberté peut briser le cercle ; qu’on laisse les Noirs voter, ils
deviennent dignes du vote ; qu’on donne à la femme des
responsabilités, elle sait les assumer ; le fait est qu’on ne saurait
attendre des oppresseurs un mouvement gratuit de générosité ; mais
tantôt la révolte des opprimés, tantôt l’évolution même de la caste
privilégiée crée des situations nouvelles ; ainsi les hommes ont été
amenés, dans leur propre intérêt, à émanciper partiellement les
femmes : elles n’ont plus qu’à poursuivre leur ascension, et les succès
qu’elles obtiennent les y encouragent ; il semble à peu près certain
qu’elles accéderont d’ici un temps plus ou moins long à la parfaite
égalité économique et sociale, ce qui entraînera une métamorphose
intérieure.
En tout cas, objecteront certains, si un tel monde est possible, il
n’est pas désirable. Quand la femme sera « la même » que son mâle,
la vie perdra « son sel poignant ». Cet argument non plus n’est pas
nouveau : ceux qui ont intérêt à perpétuer le présent versent toujours
des larmes sur le mirifique passé qui va disparaître sans accorder un
sourire au jeune avenir. Il est vrai qu’en supprimant les marchés
d’esclaves on a assassiné les grandes plantations si magnifiquement
parées d’azalées et de camélias, on a ruiné toute la délicate
civilisation sudiste ; les vieilles dentelles ont rejoint dans les greniers
du temps les timbres si purs des castrats de la Sixtine, et il y a un
certain « charme féminin » qui menace de tomber lui aussi en
poussière. Je conviens que c’est être un barbare que de ne pas
apprécier les fleurs rares, les dentelles, le cristal d’une voix
d’eunuque, le charme féminin. Quand elle s’exhibe dans sa
splendeur, la « femme charmante » est un objet bien plus exaltant
que « les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de
saltimbanques, enseignes, enluminures populaires » qui affolaient
Rimbaud ; parée des artifices les plus modernes, travaillée selon les
techniques les plus neuves, elle arrive du fond des âges, de Thèbes,
de Minos, de Chichen Itza ; et elle est aussi le totem planté au cœur
de la brousse africaine ; c’est un hélicoptère et c’est un oiseau ; et
voilà la plus grande merveille : sous ses cheveux peints le
bruissement des feuillages devient une pensée et des paroles
s’échappent de ses seins. Les hommes tendent des mains avides vers
le prodige ; mais dès qu’ils s’en saisissent, celui-ci s’évanouit ;
l’épouse, la maîtresse parlent comme tout le monde, avec leur
bouche : leurs paroles valent tout juste ce qu’elles valent ; leurs seins
aussi. Un si fugitif miracle – et si rare – mérite-t-il qu’on perpétue
une situation qui est néfaste pour les deux sexes ? On peut apprécier
la beauté des fleurs, le charme des femmes et les apprécier à leur
prix ; si ces trésors se paient avec du sang ou avec du malheur, il faut
savoir les sacrifier.
Le fait est que ce sacrifice paraît aux hommes singulièrement
lourd ; il en est peu pour souhaiter du fond du cœur que la femme
achève de s’accomplir ; ceux qui la méprisent ne voient pas ce qu’ils
auraient à y gagner, ceux qui la chérissent voient trop ce qu’ils ont à y
perdre ; et il est vrai que l’évolution actuelle ne menace pas
seulement le charme féminin : en se mettant à exister pour soi, la
femme abdiquera la fonction de double et de médiatrice qui lui vaut
dans l’univers masculin sa place privilégiée ; pour l’homme pris entre
le silence de la nature et la présence exigeante d’autres libertés, un
être qui soit à la fois son semblable et une chose passive apparaît
comme un grand trésor ; la figure sous laquelle il perçoit sa
compagne peut bien être mythique, les expériences dont elle est la
source ou le prétexte n’en sont pas moins réelles : et il n’en est guère
de plus précieuses, de plus intimes, de plus brûlantes ; que la
dépendance, l’infériorité, le malheur féminins leur donnent leur
caractère singulier, il ne peut être question de le nier ; assurément
l’autonomie de la femme, si elle épargne aux mâles bien des ennuis,
leur déniera aussi maintes facilités ; assurément il est certaines
manières de vivre l’aventure sexuelle qui seront perdues dans le
monde de demain : mais cela ne signifie pas que l’amour, le bonheur,
la poésie, le rêve en seront bannis. Prenons garde que notre manque
d’imagination dépeuple toujours l’avenir ; il n’est pour nous qu’une
abstraction ; chacun de nous y déplore sourdement l’absence de ce
qui fut lui ; mais l’humanité de demain le vivra dans sa chair et dans
sa liberté, ce sera son présent et à son tour elle le préférera ; entre les
sexes naîtront de nouvelles relations charnelles et affectives dont
nous n’avons pas idée : déjà sont apparues entre hommes et femmes
des amitiés, des rivalités, des complicités, des camaraderies, chastes
ou sexuelles, que les siècles révolus n’auraient su inventer. Entre
autres, rien ne me paraît plus contestable que le slogan qui voue le
monde nouveau à l’uniformité, donc à l’ennui. Je ne vois pas que de
ce monde-ci l’ennui soit absent ni que jamais la liberté crée
l’uniformité. D’abord, il demeurera toujours entre l’homme et la
femme certaines différences ; son érotisme, donc son monde sexuel,
ayant une figure singulière ne saurait manquer d’engendrer chez elle
une sensualité, une sensibilité singulières : ses rapports à son corps,
au corps mâle, à l’enfant ne seront jamais identiques à ceux que
l’homme soutient avec son corps, avec le corps féminin et avec
l’enfant ; ceux qui parlent tant d’« égalité dans la différence »
auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des
différences dans l’égalité. D’autre part, ce sont les institutions qui
créent la monotonie : jeunes et jolies, les esclaves du sérail sont
toujours les mêmes entre les bras du sultan ; le christianisme a
donné à l’érotisme sa saveur de péché et de légende en douant d’une
âme la femelle de l’homme ; qu’on lui restitue sa souveraine
singularité, on n’ôtera pas aux étreintes amoureuses leur goût
pathétique. Il est absurde de prétendre que l’orgie, le vice, l’extase, la
passion deviendraient impossibles si l’homme et la femme étaient
concrètement des semblables ; les contradictions qui opposent la
chair à l’esprit, l’instant au temps, le vertige de l’immanence à l’appel
de la transcendance, l’absolu du plaisir au néant de l’oubli ne seront
jamais levées ; dans la sexualité se matérialiseront toujours la
tendance. Affranchir la femme, c’est refuser de l’enfermer dans les
rapports qu’elle soutient avec l’homme, mais non les nier ; qu’elle se
pose pour soi elle n’en continuera pas moins à exister aussi pour lui :
se reconnaissant mutuellement comme sujet, chacun demeurera
cependant pour l’autre un autre ; la réciprocité de leurs relations ne
supprimera pas les miracles qu’engendre la division des êtres
humains en deux catégories séparées : le désir, la possession,
l’amour, le rêve, l’aventure ; et les mots qui nous émeuvent : donner,
conquérir, s’unir, garderont leur sens ; c’est au contraire quand sera
aboli l’esclavage d’une moitié de l’humanité et tout le système
d’hypocrisie qu’il implique que la « section » de l’humanité révélera
son authentique signification et que le couple humain trouvera sa
vraie figure.
« Le rapport immédiat, naturel, nécessaire, de l’homme à
l’homme est le rapport de l’homme à la femme », a dit Marx(241).
« Du caractère de ce rapport il suit jusqu’à quel point l’homme s’est
compris lui-même comme être générique, comme homme ; le
rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’être
humain à l’être humain. Il s’y montre donc jusqu’à quel point le
comportement naturel de l’homme est devenu humain ou jusqu’à
quel point l’être humain est devenu son être naturel, jusqu’à quel
point sa nature humaine est devenue sa nature. »
On ne saurait mieux dire. C’est au sein du monde donné qu’il
appartient à l’homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour
remporter cette suprême victoire, il est entre autres nécessaire que
par-delà leurs différenciations naturelles hommes et femmes
affirment sans équivoque leur fraternité.
1 Judith Gautier raconte dans ses souvenirs qu’elle pleura et dépérit si lamentablement
quand on l’eut arrachée à sa nourrice qu’il fallut les réunir à nouveau. On ne la sevra que
beaucoup plus tard.
2 Cette théorie est proposée par le docteur LACAN dans les Complexes familiaux dans
la formation de l’individu. Ce fait, d’une importance primordiale, expliquerait qu’au cours
de son développement « le moi garde la figure ambiguë du spectacle ».
3 Dans l’Orange bleue, Yassu Gauclère dit à propos de son père : « Sa bonne humeur
me paraissait aussi redoutable que ses impatiences parce que rien ne m’expliquait ce qui la
pouvait motiver… Incertaine des mouvements de son humeur autant que je l’eusse été des
caprices d’un Dieu, je le révérais avec inquiétude… Je lançais mes mots comme j’aurais joué
à pile ou face, me demandant quel accueil leur serait fait. » Et, plus loin, elle raconte
l’anecdote suivante : « Comme un jour, après avoir été grondée, je commençais ma litanie :
Vieille table, brosse à parquets, fourneau, bassine, bouteille à lait, poêlon, etc., ma mère
m’entendit et éclata de rire… Quelques jours plus tard, je tentai d’utiliser ma litanie pour
adoucir ma mère qui de nouveau m’avait grondée : mal m’en prit cette fois. Au lieu de
l’égayer, je redoublai sa sévérité et m’attirai une punition supplémentaire. Je me dis que la
conduite des grandes personnes était décidément incompréhensible. »
4 Le Sabbat.
5 … « Et déjà commençait exercer sa braguette laquelle un chascun jour ses
gouvernantes ornoyent de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux
flocquants et passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains comme un magdaléon
d’entraict, et s’esclaffaient de rire quand elle levait les aureilles, comme si le jeu leur eust
pleu. L’une la nommait ma petite drille, l’aultre ma pine, l’aultre ma branche de coural,
l’aultre mon boudon, mon bouchon, mon vibrequin, mon poussouer, ma térière, ma
pendilloche… », etc.
6 A. BALINT, La Vie intime de l’enfant, cf. vol. Ier, p. 102.
7 Id., Ibid.
8 Outre les ouvrages de Freud et d’Adler, il existe sur le sujet une abondante
littérature. Abraham le premier a émis l’idée que la fillette considérait son sexe comme une
blessure résultant d’une mutilation. Karen Horney, Jones, Jeanne Lampt de Groot,
H. Deutsch, A. Balint ont étudié la question d’un point de vue psychanalytique. Saussure
essaie de concilier la psychanalyse avec les idées de Piaget et Lucquet. Voir aussi POLLACK,
Les Idées des enfants sur la différence des sexes.
9 Cité par A. Balint.
10 The genesis of castration complex in women International. Journal of
Psychanalyse, 1923-1924.
11 Cf. MONTHERLANT, Les Chenilles, Solstice de juin.
12 Voir vol. Ier Ire partie, ch. II.
13 En certains cas, cependant, elle est manifeste.
14 Cf. HAVELOCK ELLIS, L’Ondinisme.
15 H. ELLIS, Études de psychologie sexuelle, t. XIII.
16 Allusion à un épisode qu’elle a raconté antérieurement : on avait ouvert à
Portsmouth un urinoir moderne pour femmes exigeant la station debout ; on vit toutes les
clientes ressortir aussitôt qu’entrées.
17 C’est Florrie qui souligne.
18 Psychogenèse et psychanalyse, Revue française de psychanalyse, année 1933.
19 Cf. H. DEUTSCH, Psychology of women. Elle cite aussi l’autorité de R. Abraham et
J. H. Wram Ophingsen.
20 L’analogie entre la femme et la poupée se maintient à l’âge adulte ; en français, on
appelle vulgairement une femme une poupée ; en anglais, on dit d’une femme parée qu’elle
est « dolled up ».
21 Du moins dans sa première enfance. Dans l’état actuel de la société, les conflits de
l’adolescence pourront s’en trouver au contraire exagérés.
22 Il y a bien entendu quantité d’exceptions : mais le rôle de la mère dans la formation
du garçon ne peut être étudié ici.
23 JUNG, Les Conflits de l’âme enfantine.
24 Il s’agissait d’un grand frère fictif qui tenait un grand rôle dans ses jeux.
25 « Sa personne généreuse m’inspirait un grand amour et une peur extrême… » dit
me
M de Noailles en parlant de son père. « D’abord il m’étonnait. Le premier homme étonne
une petite fille. Je sentais bien que tout dépendait de lui. »
26 Il est remarquable que le culte du père se rencontre surtout chez l’aînée des
enfants : l’homme s’intéresse davantage à une première paternité ; c’est souvent lui qui
console sa fille, comme il console son fils, quand la mère est accaparée par de nouveaux
venus, et elle s’attachera ardemment à lui. Au contraire, la cadette ne possède jamais son
père sans partage ; elle est ordinairement jalouse à la fois de lui et de sa sœur aînée ; elle se
fixe sur cette aînée même que la complaisance du père revêt d’un grand prestige ou elle se
tourne vers sa mère, ou elle se révolte contre sa famille et cherche du secours au-dehors.
Dans les familles nombreuses, la benjamine retrouve d’une autre manière une place
privilégiée. Bien entendu quantité de circonstances peuvent motiver chez le père des
prédilections singulières. Mais presque tous les cas que je connais confirment cette
observation sur les attitudes inversées de l’aînée et de la cadette.
27 « D’autre part, je ne souffrais plus de mon incapacité à voir Dieu car j’avais réussi
depuis peu à l’imaginer sous les traits de mon grand-père défunt ; cette image à vrai dire
était plutôt humaine ; mais j’avais tôt fait de la diviniser en séparant de son buste la tête de
mon grand-père et en l’appliquant mentalement sur le fond de ciel bleu où des nuages
blancs lui faisaient un collier », raconte YASSU GAUCLÈRE dans l’Orange bleue.
28 Il est hors de doute que les femmes sont infiniment plus passives, données à
l’homme, serviles et humiliées dans les pays catholiques : Italie, Espagne, France, que chez
les protestants : pays scandinaves et anglo-saxons. Et cela vient en grande partie de leur
propre attitude : le culte de la Vierge, la confession, etc., les invitent au masochisme.
29 Aux Yeux du souvenir.
30 À l’encontre des imaginations masochistes de M. Le Hardouin, celles de C. Audry
sont d’un type sadique. Elle souhaite que le bien-aimé soit blessé, en danger et elle le sauve
héroïquement, non sans l’avoir humilié. C’est là une note personnelle, caractéristique d’une
femme qui n’acceptera jamais la passivité et cherchera à conquérir son autonomie d’être
humain.
31 Cf. V. LEDUC, Asphyxie. S. DE TERVAGNES, la Haine maternelle. H. BAZIN,
Vipère au poing.
32 Il y a exception par exemple dans une école suisse où garçons et filles participant à
la même éducation mixte, dans des conditions privilégiées de confort et de liberté, se sont
tous déclarés satisfaits : mais de telles circonstances sont exceptionnelles. Assurément, les
filles pourraient être aussi heureuses que les garçons ; mais dans la société actuelle le fait est
qu’elles ne le sont pas.
33 Cf. R. WRIGHT, Native Son.
34 Vol. Ier, p. 35.
35 Cité par le docteur LIEPMANN, Jeunesse et sexualité.
36 « Comblée de répugnance, je suppliais Dieu de m’accorder une vocation religieuse
qui me permît de ne point suivre les lois de la maternité. Et après avoir longuement songé
aux mystères répugnants que malgré moi je cachais, raffermie par tant de répulsion comme
par un signe divin, je concluais : la chasteté est certainement ma vocation », écrit Yassu
Gauclère dans l’Orange bleue. Entre autres, l’idée de perforation lui fait horreur. « Voilà
donc ce qui rendait terrible la nuit de noces ! Cette découverte me bouleversa, ajoutant au
dégoût que je ressentais précédemment la terreur physique de cette opération que
j’imaginais extrêmement douloureuse. Ma terreur se fût encore accrue si j’avais supposé que
par cette voie se faisait la naissance, mais ayant su depuis longtemps que les enfants
naissent du ventre de leur mère, je croyais qu’ils s’en détachaient par segmentation. »
37 Nous en avons décrit au vol. Ier, ch. 1er, les processus proprement physiologiques.
38 STEKEL, la Femme frigide.
39 ID., Ibid.
40 Cf. les travaux de Daly et Chadwick, cités par H. DEUTSCH, dans Psychology of
Women.
41 Moi.
42 Traduit par Clara Malraux.
43 Déguisée en homme pendant la Fronde, Mme de Chevreuse, après une longue
équipée à cheval, fut démasquée à cause des taches de sang qu’on aperçut sur sa selle.
44 Cf. docteur W. LIEPMANN, Jeunesse et sexualité.
45 Il s’agit d’une jeune fille appartenant à une misérable famille berlinoise.
46 Citée aussi par H. DEUTSCH, Psychology of Women.
47 Sauf bien entendu dans les cas assez nombreux où l’intervention directe ou
indirecte des parents, ou des scrupules religieux, en faisaient un péché. On trouvera en
appendice un exemple abominable des persécutions auxquelles des enfants sont parfois
soumis, sous le prétexte de les délivrer de leurs « mauvaises habitudes ».
48 La Femme frigide.
49 LIEPMANN, Jeunesse et sexualité.
50 LIEPMANN, Jeunesse et sexualité.
51 Cf. H. DEUTSCH, Psychology of Women, 1946.
52 Moi.
53 Citée par H. Deutsch.
54 Cité par LIEPMANN, Jeunesse et sexualité.
55 Cité par DEBESSE, la Crise d’originalité juvénile.
56 Cité par MARGUERITE LARD, l’Adolescente.
57 D’après BOREL et ROBIN, les Rêveries morbides. Cité par MINKOWSKI, la
Schizophrénie.
58 Cité aussi par MENDOUSSE, l’Âme de l’adolescente.
59 Cité par MARGUERITE LARD, l’Adolescente.
60 Id., ibid.
61 LIEPMANN, Jeunesse et Sexualité.
62 L’Heure des mains jointes.
63 Sillages.
64 Cf. ch. IV.
65 Psychology of Women.
66 La Voile noire.
67 La Femme frigide.
68 Cf. IBSEN, Solness le Constructeur.
69 Sido.
70 Nous reviendrons sur les caractères singuliers de la mystique féminine.
71 Citée par DEBESSE, la Crise d’originalité de l’adolescence.
72 Les Vagues.
73 Les Vagues.
74 MARY WEBB, Sam.
75 Vol. Ier, Ch Ier.
76 À moins qu’on ne pratique l’excision qui est de règle chez certains primitifs.
77 L’usage du pénis artificiel se constate sans interruption depuis nos jours jusqu’à
l’Antiquité classique et même antérieurement… Voici une liste d’objets trouvés ces dernières
années dans des vagins ou des vessies et qu’on n’a pu extraire qu’à la suite d’interventions
chirurgicales : crayons, morceaux de cire à cacheter, épingles à cheveux, bobines, épingles
en os, fers à friser, aiguilles à coudre et à tricoter, étuis à aiguilles, compas, bouchons de
cristal, chandelle, bouchons de liège, gobelets, fourchettes, cure-dents, brosses à dents, pots
à pommade (dans un cas cité par Schrœder le pot contenait un hanneton et par suite était
un substitut du rinutama japonais), œufs de poule, etc. Les gros objets ont été comme de
juste trouvés dans le vagin de femmes mariées. (H. ELLIS, Études de psychologie sexuelle,
vol. Ier.)
78 Le Rapport d’Uriel.
79 La Femme frigide.
80 Nous verrons plus loin qu’il peut y avoir des raisons d’ordre psychologique qui
modifient son attitude immédiate.
81 La Femme frigide.
82 Publiées en français sous le titre Jeunesse et Sexualité.
83 Ma Vie.
84 Sans doute la position peut être inversée. Mais dans les premières expériences, il
est extrêmement rare que l’homme ne pratique pas le coït dit normal.
85 Physiologie du Mariage. Dans le Bréviaire de l’Amour expérimental, Jules Guyot
dit aussi du mari : « C’est le ménestrel qui produit l’harmonie ou la cacophonie avec sa main
et son archet. La femme à ce point de vue est vraiment l’instrument à plusieurs cordes qui
produira des sons harmonieux ou discordants selon qu’elle est bien ou mal accordée. »
86 STEKEL, la Femme frigide.
87 Juvénal.
88 Lawrence a bien vu l’opposition de ces deux formes érotiques. Mais il est arbitraire
de déclarer comme il le fait que la femme ne doit pas connaître l’orgasme. Si c’est une erreur
de chercher à le provoquer à tout prix, c’en est une aussi de le refuser en tout cas comme fait
don Cipriano dans le Serpent à Plumes.
89 La Voile noire.
90 J.-P. SARTRE, l’Être et le Néant.
91 Une hétérosexuelle a facilement de l’amitié pour certains pédérastes, parce qu’elle
trouve sécurité et amusement dans ces rapports asexués. Mais dans l’ensemble, elle éprouve
de l’hostilité à l’égard de ces hommes qui en soi ou en autrui dégradent le mâle souverain en
chose passive.
92 Il est remarquable que le code anglais punisse chez les hommes l’homosexualité et
ne la considère pas entre femmes comme un délit.
93 Aux Yeux du souvenir.
94 La Méthode psychanalytique et la doctrine freudienne.
95 Comme dans le roman de DOROTHY BAKER, Trio, qui est d’ailleurs fort
superficiel.
96 Ces plaisirs…
97 Sortilèges.
98 L’Heure des mains jointes.
99 Moi.
100 Une hétérosexuelle qui croit – ou veut se persuader – qu’elle transcende par sa
valeur la différence des sexes, aura volontiers la même attitude : ainsi Mme de Staël.
101 Le Puits de solitude présente une héroïne marquée par une fatalité
psychophysiologique. Mais la valeur documentaire de ce roman est fort mince en dépit de la
réputation qu’il a connue.
102 Voir vol. Ier.
103 Voir vol. Ier.
104 Cette évolution s’est produite de manière discontinue. Elle s’est répétée en
Égypte, à Rome, dans la civilisation moderne ; Voir vol. Ier, « Histoire ».
105 D’où le caractère singulier de la jeune veuve dans la littérature érotique.
106 Cf. vol. Ier. On trouve cette thèse chez saint Paul, les Pères de l’Église, Rousseau,
Proudhon, Auguste Comte, D. H. Lawrence, etc.
107 La Maison de Claudine.
108 Cf. CLAIRE LEPLAE, les Fiançailles.
109 Cf. CLAIRE LEPLAE, les Fiançailles.
110 Bien entendu l’adage « Un trou est toujours un trou » est grossièrement
humoristique ; l’homme cherche autre chose que le plaisir brut ; néanmoins la prospérité de
certaines « maisons d’abattage » suffit à prouver que l’homme peut trouver quelque
satisfaction avec la première femme venue.
111 Il y en a qui soutiennent, par exemple, que la douleur de l’enfantement est
nécessaire à l’apparition de l’instinct maternel : des biches ayant accouché sous l’effet d’un
anesthésique se seraient détournées de leurs faons. Les faits allégués demeurent des plus
vagues ; et la femme n’est en tout cas pas une biche. La vérité est que certains mâles sont
scandalisés que les charges de la féminité soient allégées.
112 De nos jours encore, la prétention de la femme au plaisir suscite de mâles colères ;
sur ce point un document étonnant, c’est l’opuscule du docteur GRÉMILLON : La Vérité sur
l’orgasme vénérien de la Femme. La préface nous apprend que l’auteur, héros de la guerre
de 14-18, qui sauva la vie de cinquante-quatre prisonniers allemands, est un homme de la
plus haute moralité. Prenant violemment à partie l’ouvrage de STEKEL sur la Femme
frigide, il déclare entre autres : « La femme normale, la bonne pondeuse n’a pas d’orgasme
vénérien. Nombreuses sont les mères (et les meilleures) qui n’ont jamais éprouvé le spasme
mirifique… Les zones érogènes le plus souvent latentes ne sont pas naturelles mais
artificielles. On s’enorgueillit de leur acquisition, mais ce sont des stigmates de déchéance…
Dites tout cela à l’Homme de joie, il n’en tiendra pas compte. Il veut que sa camarade de
turpitude ait un orgasme vénérien et elle l’aura. S’il n’existe pas, on le fera naître. La femme
moderne veut qu’on la fasse vibrer. Nous lui répondons : Madame, nous n’avons pas le
temps et cela nous est interdit par l’hygiène !… Le créateur des zones érogènes travaille
contre lui-même : il crée des insatiables. La gouge peut sans fatigue épuiser d’innombrables
maris… la “zonée” devient une femme nouvelle avec un état d’esprit nouveau, quelquefois
une femme terrible et pouvant aller jusqu’au crime… Il n’y aurait pas de névrose, pas de
psychose si on était persuadé que “faire la bête à deux dos” est un acte aussi indifférent que
manger, uriner, déféquer, dormir… »
113 In vino veritas.
114 Propos sur le mariage.
115 Voir vol. Ier, les Mythes.
116 « Aujourd’hui, dans certaines régions des États-Unis, les immigrants de la
première génération renvoient encore le linge ensanglanté à la famille restée en Europe
comme preuve de la consommation du mariage », dit le rapport Kinsey.
117 La Maison de Claudine.
118 Les États nerveux d’angoisse.
119 Cf. la Nuit remue.
120 Voir les observations de Stekel citées au chapitre précédent.
121 Psychology of Women.
122 Nous la résumons d’après STEKEL : la Femme frigide.
123 Sur les femmes.
124 La Vagabonde.
125 Les Vagues.
126 BACHELARD, la Terre et les rêveries du repos.
127 Cf. LIASSES, la Lessiveuse.
128 Cf. ALGEE, Let us now praise famous men.
129 On joue perdant.
130 JOUHANDEAU, Chroniques maritales.
131 L’Affamée.
132 BACHELARD, la Terre et les Rêveries de la Volonté.
133 Id., ibid.
134 Cf. Too bad.
135 La littérature fin de siècle situe volontiers la défloration dans le wagon-lit, ce qui
est une manière de la situer « nulle part ».
136 La Maison de Claudine.
137 Les Obsessions et la Psychasthénie.
138 Ibid.
139 Cf. MAURIAC, Thérèse Desqueyroux.
140 Cf. Ève.
141 « Lorsque j’étais chez papa, il me disait toutes ses manières de voir et alors j’avais
les mêmes ; et si j’en avais d’autres je les cachais ; car il n’aurait pas aimé cela… Des mains
de papa je passai dans les tiennes… Tu disposais tout à ton goût et j’eus le même goût que
toi ou bien j’en fis semblant ; je ne sais pas trop ; je crois qu’il y a eu des deux : tantôt l’un
tantôt l’autre. Toi et papa, vous m’avez fait grand tort. C’est votre faute si je n’ai été bonne à
rien. »
142 Helmer dit à Nora : « Crois-tu que tu me sois moins chère parce que tu ne sais pas
agir de ton propre chef ? Non, non ; tu n’as qu’à t’appuyer sur moi ; je te conseillerai ; je te
dirigerai. Je ne serais pas un homme si cette incapacité féminine ne te rendait pas
précisément doublement séduisante à mes yeux… Prends un bon repos et sois tranquille :
j’ai de larges ailes pour te protéger… Il y a pour un homme une douceur et une satisfaction
indicibles dans la pleine conscience d’avoir pardonné à sa femme… Elle est en quelque sorte
devenue à la fois sa femme et son enfant. C’est ce que tu seras pour moi désormais, petit être
éperdu et déconcerté. Ne t’inquiète de rien, Nora ; parle-moi seulement à cœur ouvert et je
serai à la fois ta volonté et ta conscience. »
143 Cf. LAWRENCE, Fantaisie de l’inconscient : « Vous devez lutter pour que votre
femme voie en vous un homme véritable, un pionnier véritable. Nul n’est homme si sa
femme ne voit pas en lui un pionnier… Et vous devez mener un dur combat pour que la
femme soumette son but au vôtre… Alors quelle vie merveilleuse ! Quel délice de revenir le
soir vers elle et de la retrouver qui vous attend, anxieuse ! Quelle douceur de rentrer chez soi
et de s’asseoir à ses côtés… Comme l’on se sent riche et lourd avec tout le labeur du jour
dans les reins sur le chemin du retour… On éprouve une gratitude insondable pour la femme
qui vous aime, qui croit en votre tâche. »
144 Chroniques maritales et Nouvelles Chroniques maritales.
145 Il peut y avoir amour à l’intérieur du mariage ; mais alors on ne parle pas
d’« amour conjugal » ; quand on prononce ces mots c’est que l’amour est absent ; de même
quand on dit d’un homme qu’il est « très communiste » on indique par là qu’il n’est pas un
communiste ; un « grand honnête homme » est un homme qui n’appartient pas à la simple
catégorie des hommes honnêtes, etc.
146 Cf. JOUHANDEAU, Chroniques maritales.
147 Il y a parfois entre homme et femme une vraie collaboration, où les deux sont
également autonomes : comme dans le couple Joliot-Curie par exemple. Mais alors la
femme aussi compétente que le mari sort de son rôle d’épouse ; leur relation n’est plus
d’ordre conjugal. Il y a aussi des femmes qui se servent de l’homme pour atteindre des buts
personnels ; elles échappent à la condition de femme mariée.
148 Cf. ch. VII.
149 Le Portrait de Zélide.
150 G. Scott.
151 Les Causes du suicide, p. 195-239. La remarque citée s’applique à la France et à la
Suisse mais non à la Hongrie ni au Oldenbourg.
152 IBSEN, Maison de poupée.
153 Cf. vol. Ier, p. 213 et sq., où on trouvera un historique de la question du « birth-
control » et de l’avortement.
154 Jeunesse et Sexualité.
155 Psychology of women.
156 La Femme frigide.
157 N. Hale.
158 On joue perdant, « l’Enfant ».
159 Le Mariage.
160 H. Deutsch affirme avoir vérifié que l’enfant est vraiment né dix mois après avoir
été conçu.
161 Cf. On joue perdant, « l’Enfant ».
162 Cf, vol. Ier, ch. Ier.
163 On m’a cité très précisément le cas d’un homme qui pendant les premiers mois de
la grossesse de sa femme – que cependant il aimait peu – a présenté exactement les
symptômes de nausée, de vertige et de vomissement qu’on rencontre chez les femmes
enceintes. Ils traduisaient évidemment d’une manière hystérique des conflits conscients.
164 Le Mariage.
165 J’ai dit déjà que certains antiféministes s’indignaient au nom de la nature et de la
Bible qu’on prétendît supprimer les souffrances de l’enfantement ; elles seraient une des
sources de « l’instinct » maternel. H. Deutsch semble tentée par cette opinion ; quand la
mère n’a pas senti le travail de l’accouchement, elle ne reconnaît pas profondément l’enfant
pour sien au moment où on le lui présente, dit-elle ; cependant elle convient que le même
sentiment de vide et d’étrangeté se rencontre aussi chez des accouchées qui ont souffert ; et
elle soutient tout au long de son livre que l’amour maternel est un sentiment, une attitude
consciente, non un instinct ; qu’il n’est pas nécessairement lié à la grossesse ; selon elle une
femme peut aimer maternellement un enfant adopté, celui que le mari a eu d’un premier lit,
etc. Cette contradiction provient évidemment de ce qu’elle a voué la femme au masochisme
et que sa thèse lui commande d’accorder une haute valeur aux souffrances féminines.
166 Le sujet dont Stekel a recueilli une confession que nous avons en partie résumée.
167 On joue perdant.
168 COLETTE, l’Étoile Vesper.
169 Sur la baie.
170 C’est S. Tolstoï qui souligne.
171 Voir vol. Ier. Il y a exception pour les pédérastes qui, précisément, se saisissent
comme des objets sexuels ; et aussi pour les dandys qu’il faudrait étudier à part. Aujourd’hui
en particulier le « zuitsuitisme » des Noirs d’Amérique qui s’habillent de costumes clairs aux
coupes voyantes, s’explique par des raisons très complexes.
172 Vol. Ier.
173 Sandor, dont Krafft-Ebing a raconté le cas, adorait les femmes bien habillées mais
ne « s’habillait » pas.
174 Dans un film d’ailleurs stupide situé au siècle dernier, Bette Davis faisait scandale
en portant au bal une robe rouge alors que le blanc était de rigueur jusqu’au mariage. Son
acte était regardé comme une rébellion contre l’ordre établi.
175 I. Keun.
176 Il semble cependant d’après de récentes enquêtes qu’en France les gymnases
féminins soient aujourd’hui presque déserts ; c’est surtout entre 1920-1940 que les
Françaises se sont adonnées à la culture physique. Les difficultés ménagères pèsent en ce
moment trop durement sur elles.
177 On joue perdant.
178 The Lovely Eave.
179 Le Képi.
180 Cf. TOLSTOÏ, Guerre et Paix.
181 STEKEL, la Femme frigide.
182 Cf. les Obsessions et la psychasthénie.
183 Je parle ici du mariage. Dans l’amour on verra que l’attitude du couple est
inversée.
184 Vol. Ier, 2e partie.
185 La Puberté.
186 Citée par MARRO, la Puberté.
187 Elle a fait paraître clandestinement ce récit sous le pseudonyme de Marie-
Thérèse ; je la désignerai par ce nom.
188 Les Jeunes Prostituées vagabondes en prison.
189 « Un tampon pour endormir les gono qu’on donnait aux femmes avant la visite si
bien que le docteur ne trouvait une femme malade que quand la taulière voulait se
débarrasser d’elle. »
190 Ce n’est évidemment pas par des mesures négatives et hypocrites qu’on peut
modifier la situation. Pour que la prostitution disparaisse il faudrait deux conditions : qu’un
métier décent fût assuré à toutes les femmes ; que les mœurs n’opposent aucun obstacle à la
liberté de l’amour. C’est seulement en supprimant les besoins auxquels elle répond qu’on
supprimera la prostitution.
191 Il arrive qu’elle soit aussi une artiste et que cherchant à plaire elle invente et crée.
Elle peut alors ou cumuler ces deux fonctions, ou dépasser le stade de la galanterie et se
ranger dans la catégorie des femmes actrices, cantatrices, danseuses, etc. dont nous parlons
plus loin.
192 De même que certaines femmes utilisent le mariage pour servir leurs propres fins,
d’autres emploient leurs amants comme des moyens pour atteindre un but politique,
économique, etc. Elles dépassent la situation d’hétaïre comme les autres celle de matrone.
193 Cf. vol. Ier ch. Ier
194 En août 1925, une bourgeoise du Nord, Mme Lefevbre, âgée de soixante ans, qui
vivait avec son mari et ses enfants, tua sa belle-fille enceinte de six mois pendant un voyage
en auto, alors que son fils conduisait. Condamnée à mort, graciée, elle acheva sa vie dans
une maison disciplinaire où elle ne manifesta aucun remords ; elle pensait avoir été
approuvée par Dieu quand elle tua sa belle-fille « comme on arrache la mauvaise herbe, la
mauvaise graine, comme on tue une bête sauvage ». De cette sauvagerie elle donnait comme
unique preuve que la jeune femme lui avait dit un jour : « Vous m’avez maintenant, donc il
faut maintenant compter avec moi. » Ce fut quand elle soupçonna la grossesse de sa belle-
fille qu’elle acheta un revolver, soi-disant pour se défendre contre les voleurs. Après la
ménopause elle s’était désespérément accrochée à sa maternité : pendant douze ans elle
avait éprouvé des malaises qui exprimaient symboliquement une grossesse imaginaire.
195 Les Armes de la ville.
196 Génération de vipères.
197 Cf. J.-P. SARTRE, Les Mains sales. « HŒDERER : Elles sont butées, tu
comprends, elles reçoivent les idées toutes faites, alors elles y croient comme au bon Dieu.
C’est nous qui faisons les idées et nous connaissons la cuisine ; nous ne sommes jamais tout
à fait sûrs d’avoir raison. »
198 « Sur le passage du général le public était surtout composé de femmes et
d’enfants. » (Les Journaux, à propos de la tournée de septembre 1948 en Savoie.)
« Les hommes applaudirent le discours du Général, mais les femmes se distinguaient
par leur enthousiasme. On en remarquait certaines qui exprimaient littéralement de
l’extase, faisant un sort presque à chaque mot et applaudissant en criant avec une telle
ferveur que leur visage tournait au rouge d’un coquelicot. » (Aux Écoutes, 11 avril 1947.)
199 Cf. GIDE, Journal. « Créuse ou la femme de Loth : l’une s’attarde, l’autre regarde
en arrière, ce qui est une façon de s’attarder. Il n’y a pas de plus grand cri de passion que
celui-ci :

Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,


Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Mais la passion l’aveugle ; au bout de quelques pas en vérité, elle se serait assise, ou bien
elle aurait voulu revenir en arrière – ou enfin se serait fait porter. »
200 C’est ainsi que l’attitude des femmes du prolétariat a profondé-ment changé
depuis un siècle ; en particulier pendant les dernières grèves dans les mines du Nord elles
ont fait preuve d’autant de passion et d’énergie que les hommes, manifestant et luttant à
leurs côtés.
201 Voir HALBWACHS, Les Causes du suicide.
202 « Toutes ce petit air délicat et sainte nitouche accumulé par tout un passé
d’esclavage, sans autre arme de salut et gagne-pain que cet air séduisant sans le vouloir qui
attend son heure. » Jules Laforgue.
203 Entre une foule de textes, je citerai ces lignes de Mabel Dodge où le passage à une
vision globale du monde n’est pas explicite mais est clairement suggéré. « C’était un calme
jour d’automne tout or et pourpre. Frieda et moi nous triions les fruits et nous étions assises
par terre, les pommes rouges empilées en tas autour de nous. Nous avions momentanément
fait trêve. Le soleil et la terre féconde nous réchauffaient et nous parfumaient et les pommes
étaient des signes vivants de plénitude, de paix et d’abondance. La terre débordait d’une
sève qui coulait aussi dans nos veines, et nous nous sentions gaies, indomptables et chargées
de richesses comme des vergers. Pour un moment nous étions unies dans ce sentiment
qu’ont parfois les femmes d’être parfaites, de se suffire entièrement elles-mêmes, et qui
provenait de notre riche et heureuse santé. »
204 Cf. HELEN DEUTSCH, Psychology of Women.
205 La Psychanalyse. Dans son enfance, Irène aimait uriner comme les garçons ; elle
se voit souvent en rêve sous forme d’ondine, ce qui confirme les idées d’Havelock Ellis sur le
rapport entre le narcissisme et ce qu’il nomme « ondinisme », c’est-à-dire un certain
érotisme urinaire.
206 La Femme frigide.
207 L’Érotomanie.
208 C’est Nietzsche qui souligne.
209 C’est Nietzsche qui souligne.
210 Les Obsessions et la psychasthénie.
211 M. WEBB, Le Poids des ombres.
212 I. DUNCAN, Ma Vie.
213 Cf. entre autres l’Amant de Lady Chatterley. Par la bouche de Mellors Lawrence
exprime son horreur des femmes qui font de lui un instrument de plaisir.
214 C’est entre autres la thèse d’H. DEUTSCH, Psychology of women.
215 Cf. SARTRE, l’Être et le Néant.
216 Qu’Albertine soit un Albert n’y change rien ; l’attitude de Proust est ici en tout cas
l’attitude virile.
217 Je hais les dormeurs.
218 Le Gai Savoir.
219 Que nous avons tenté d’indiquer dans Pyrrhus et Cinéas.
220 Le cas est différent si la femme a trouvé dans le mariage son autonomie ; alors
l’amour entre les deux époux peut être un libre échange de deux êtres dont chacun se suffit.
221 FANNY HURST, Back Street.
222 R. LEHMANN, Intempéries.
223 C’est ce qui ressort, entre autres, de l’ouvrage de LAGACHE : Nature et formes de
la jalousie.
224 Par Dominique Rolin.
225 Au dire d’Isadora Duncan.
226 Voir vol. Ier.
227 « Les larmes brûlaient ses joues au point qu’elle devait y appliquer de l’eau
froide », rapporte un de ses biographes.
228 Chez Catherine de Sienne, les préoccupations théologiques gardent cependant
beaucoup d’importance. Elle est, elle aussi, d’un type assez viril.
229 Mme Guyon.
230 J’ai dit dans le tome Ier, p. 236, combien celles-ci sont lourdes pour la femme qui
travaille dehors.
231 Dont nous avons examiné la condition tome Ier, p. 233.
232 L’auteur – dont j’ai oublié le nom, oubli qu’il ne semble pas urgent de réparer –
explique longuement comment ils pourraient être dressés à satisfaire n’importe quelle
cliente, quel genre de vie il faudrait leur imposer, etc.
233 Ce sentiment est la contrepartie de celui que nous avons indiqué chez la jeune
fille. Seulement elle finit par se résigner à son destin.
234 On a vu au tome Ier, ch. Ier, qu’il y a une certaine vérité dans cette opinion. Mais
ce n’est précisément pas au moment du désir que se manifeste l’asymétrie : c’est dans la
procréation. Dans le désir la femme et l’homme assument identiquement leur fonction
naturelle.
235 Il semble que la vie de Clara et Robert Schumann ait été pendant un temps une
réussite de ce genre.
236 C’est-à-dire non seulement selon les mêmes méthodes mais dans le même climat,
ce qui est aujourd’hui impossible malgré tous les efforts de l’éducateur.
237 Lettre à Pierre Demeny, 15 mai 1871.
238 In vino veritas. Il dit aussi : « La galanterie revient – essentiellement – à la
femme et le fait qu’elle l’accepte sans hésiter s’explique par la sollicitude de la nature pour le
plus faible, pour l’être défavorisé et pour qui une illusion signifie plus qu’une compensation.
Mais cette illusion lui est précisément fatale… Se sentir affranchi de la misère grâce à une
imagination, être la dupe d’une imagination, n’est-ce pas une moquerie encore plus
profonde ?… La femme est très loin d’être Verwahrlos (abandonnée), mais dans un autre
sens elle l’est puisqu’elle ne peut jamais s’affranchir de l’illusion dont la nature s’est servie
pour la consoler. »
239 Que certains métiers trop durs leur soient interdits ne contredit pas ce projet :
parmi les hommes mêmes on cherche de plus en plus à réaliser une adaptation
professionnelle ; leurs capacités physiques et intellectuelles limitent leurs possibilités de
choix ; ce qu’on demande, en tout cas, c’est qu’aucune frontière de sexe ou de caste ne soit
tracée.
240 Je connais un petit garçon de huit ans qui vit avec une mère, une tante, une
grand-mère, toutes trois indépendantes et actives, et un vieux grand-père à demi impotent.
Il a un écrasant « complexe d’infériorité » à l’égard du sexe féminin, bien que sa mère
s’applique à le combattre. Au lycée il méprise camarades et professeurs parce que ce sont de
pauvres mâles.
241 Œuvres philosophiques, tome VI. C’est Marx qui souligne.

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