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Beauvoir - Le Deuxieme Sexe Tome2
Beauvoir - Le Deuxieme Sexe Tome2
LE DEUXIÈME
SEXE
II
L’expérience vécue
FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Gallimard
KIERKEGAARD.
J.-P. SARTRE.
INTRODUCTION
FORMATION
CHAPITRE PREMIER
ENFANCE
Il s’agit d’une femme très intelligente, artiste, active, biologiquement normale et non
invertie. Elle raconte que la fonction urinaire a tenu un grand rôle dans son enfance ; elle
jouait avec ses frères à des jeux urinaires et ils se mouillaient les mains sans aucun
dégoût. « Mes premières conceptions de la supériorité des mâles furent en relation avec
les organes urinaires. J’en voulais à la nature de m’avoir privée d’un organe aussi
commode et aussi décoratif. Aucune théière privée de son bec ne se sentit aussi
misérable. Personne n’eut besoin de m’insuffler la théorie de la prédominance et de la
supériorité masculines. J’en avais une preuve constante sous les yeux. » Elle-même
prenait un grand plaisir à uriner dans la campagne. « Rien ne lui semblait comparable
au bruit enchanteur du jet sur des feuilles mortes dans un coin de forêt et elle en
observait l’absorption. Mais ce qui la fascinait le plus, c’était d’uriner dans l’eau. » C’est
un plaisir auquel beaucoup de petits garçons sont sensibles et il y a toute une imagerie
puérile et vulgaire qui montre des garçonnets en train d’uriner dans des étangs ou des
ruisseaux. Florrie se plaint que la forme de ses pantalons l’empêchât de se livrer aux
expériences qu’elle aurait voulu tenter ; souvent, au cours de promenades dans la
campagne, il lui arrivait de se retenir le plus longtemps possible et brusquement de se
soulager debout. « Je me rappelle parfaitement la sensation étrange et défendue de ce
plaisir et aussi mon étonnement que le jet pût sortir quand j’étais debout. » À son avis, la
forme des vêtements enfantins a beaucoup d’importance dans la psychologie de la
femme en général. « Ce ne fut pas seulement pour moi une source d’ennui d’avoir à
défaire mes pantalons puis de me baisser pour ne pas les souiller devant, mais le pan de
derrière qui doit être ramené et qui met les fesses à nu explique pourquoi, chez tant de
femmes, la pudeur est placée derrière et non pas devant. La première distinction
sexuelle qui s’imposa à moi, en fait, la grande différence, fut que les garçons urinent
debout et les filles accroupies. C’est probablement ainsi que mes sentiments de pudeur
les plus anciens ont été associés à mes fesses plutôt qu’à mon pubis. » Toutes ces
impressions ont pris chez Florrie une extrême importance parce que son père la fouettait
souvent jusqu’au sang et qu’une gouvernante l’avait un jour fessée afin de la faire uriner ;
elle était hantée de rêves et de fantasmes masochistes où elle se voyait fouettée par une
institutrice sous les yeux de toute l’école et urinant alors contre sa volonté, « idée qui me
procurait une sensation de plaisir vraiment curieuse ». Il lui arriva à quinze ans, pressée
par un besoin urgent, d’uriner debout dans une rue déserte. « En analysant mes
sensations, je pense que la plus importante était la honte d’être debout et la longueur du
trajet que le jet devait faire entre moi et la terre. C’est cette distance qui faisait de cette
affaire quelque chose d’important et de risible, même si les vêtements le cachaient. Dans
l’attitude ordinaire, il y avait un élément d’intimité. Étant enfant, même grande, le jet
n’aurait pu faire un long trajet ; mais à quinze ans j’étais de taille élevée et cela me causa
de la honte de penser à la longueur du trajet. Je suis sûre que les dames dont j’ai
parlé(16), qui se sauvèrent effrayées de l’urinoir moderne de Portsmouth, ont regardé
comme très indécent pour une femme de se tenir debout les jambes écartées, de relever
ses jupes et de faire un si long jet du dessous d’elle. » Elle recommença à vingt ans et
souvent par la suite, cette expérience ; elle éprouvait un mélange de honte et de volupté à
l’idée qu’elle pouvait être surprise et qu’elle serait incapable de s’arrêter. « Le jet
semblait sortir de moi sans mon consentement et pourtant me causait plus de plaisir
que si je l’avais fait partir de mon plein gré(17). Cette sensation curieuse qu’il est tiré
hors de vous par quelque pouvoir invisible qui a décidé que vous le feriez est un plaisir
exclusivement féminin et un charme subtil. Il y a un charme aigu à sentir le torrent sortir
de vous par une volonté plus puissante que vous-même. » Par la suite, Florrie développa
un érotisme flagellatoire mélangé toujours à des obsessions urinaires.
C’est vers trois ans qu’Anna commença à interroger ses parents sur l’origine des
nouveau-nés ; ayant entendu dire que c’était « des petits anges », elle sembla d’abord
s’imaginer que lorsque les gens meurent, ils vont au ciel et se réincarnent sous forme de
nourrissons. À quatre ans, elle eut un petit frère ; elle n’avait pas paru remarquer la
grossesse de sa mère mais quand elle la vit couchée le lendemain de l’accouchement, elle
la regarda avec gêne et méfiance et finit par lui demander : « Est-ce que tu ne vas pas
mourir ? » On l’envoya quelque temps chez sa grand-mère ; au retour, une nurse était
installée près du lit ; elle la détesta d’abord puis elle s’amusa à jouer à la garde-malade ;
elle fut jalouse de son frère : elle ricanait, se racontait des histoires, désobéissait et
menaçait de s’en aller de nouveau chez sa grand-mère ; elle accusait souvent sa mère de
ne pas dire la vérité, parce qu’elle la soupçonnait de mentir sur la naissance de l’enfant ;
sentant obscurément qu’il y avait une différence entre « avoir » un enfant en tant que
nurse ou en tant que mère, elle demandait à sa mère : « Est-ce que je deviendrai une
femme comme toi ? » Elle prit l’habitude d’appeler ses parents à grands cris pendant la
nuit ; et comme on parlait beaucoup autour d’elle du tremblement de terre de Messine,
elle en fit le prétexte de ses angoisses ; elle posait sans cesse des questions à ce sujet. Un
jour, elle se mit à brûle-pourpoint à demander : « Pourquoi Sophie est-elle plus jeune
que moi ? où était Fritz avant d’être né ? est-ce qu’il était au ciel ? qu’est-ce qu’il y
faisait ? pourquoi est-ce qu’il en est descendu seulement maintenant ? » Sa mère finit
par lui expliquer que le petit frère avait poussé dans son ventre comme les plantes dans
la terre. Anna parut enchantée de cette idée. Puis elle demanda : « Est-ce qu’il est sorti
tout seul ? – Oui. – Mais comment puisqu’il ne marche pas ? – Il est sorti en rampant. –
Alors est-ce qu’il y a un trou là ? (elle désigna sa poitrine), ou est-ce qu’il est sorti par la
bouche ? » Sans attendre la réponse, elle déclara qu’elle savait bien que c’était la cigogne
qui l’avait apporté ; mais le soir, elle dit soudain : « Mon frère(24) est en Italie ; il a une
maison d’étoffe et de verre qui ne peut pas s’écrouler » ; et elle cessa de s’intéresser au
tremblement de terre et de demander à voir des photos de l’éruption. Elle parlait encore
de cigogne à ses poupées mais sans conviction. Bientôt cependant elle eut de nouvelles
curiosités. Ayant vu son père au lit : « Pourquoi es-tu au lit ? Est-ce que tu as aussi une
plante dans le ventre ? » Elle raconta un rêve ; elle avait rêvé à son arche de Noé : « Et en
dessous, il y avait un couvercle qui s’ouvrait et tous les petits animaux tombaient par
cette ouverture » ; en fait, son arche de Noé s’ouvrait par le toit. À ce moment, elle eut de
nouveau des cauchemars : on pouvait deviner qu’elle s’interrogeait sur le rôle du père.
Une dame enceinte étant venue rendre visite à sa mère, celle-ci le lendemain vit Anna
mettre une poupée sous ses jupes et la retirer lentement, la tête en bas, en disant :
« Vois-tu, voilà le petit enfant qui sort, il est déjà presque complètement dehors. »
Quelque temps après, mangeant une orange, elle dit : « Je veux l’avaler et la faire
descendre tout en bas, jusqu’au fond de mon ventre, alors j’aurai un enfant. » Un matin,
son père était dans le cabinet de toilette, elle sauta sur son lit, s’y étendit à plat ventre et
gigota avec les jambes en disant : « N’est-ce pas, c’est comme ça que papa fait ? »
Pendant cinq mois, elle sembla abandonner ses préoccupations ; puis elle se mit à
manifester de la méfiance à l’égard du père : elle crut qu’il avait voulu la noyer, etc. Un
jour qu’elle s’était amusée à enfouir des graines dans la terre sous la surveillance du
jardinier elle demanda à son père : « Est-ce que les yeux ont été plantés dans la tête ? et
les cheveux ? » Le père expliqua qu’ils étaient déjà en germe dans le corps de l’enfant
avant de se développer. Alors, elle demanda : « Mais comment est-ce que le petit Fritz
est entré dans maman ? Qui est-ce qui l’a planté dans son corps ? Et toi, qui est-ce qui t’a
planté dans ta maman ? et par où est-ce que le petit Fritz est sorti ? » Son père dit en
souriant : « Qu’est-ce que tu en penses ? » Alors, elle désigna ses organes sexuels : « Est-
ce qu’il est sorti par là ? – Mais oui. – Mais comment est-ce qu’il est entré dans maman ?
Est-ce qu’on y a semé de la graine ? » Alors le père lui expliqua que c’est le père qui
donne la semence. Elle parut tout à fait satisfaite et le lendemain elle taquina sa mère :
« Papa m’a raconté que Fritz était un petit ange et que c’est la cigogne qui l’a apporté. »
Elle se montra beaucoup plus calme qu’auparavant ; elle eut cependant un rêve où elle
voyait des jardiniers en train d’uriner et parmi eux le père ; elle rêva aussi, après avoir vu
le jardinier raboter un tiroir, qu’il lui rabotait les organes génitaux ; elle était
évidemment préoccupée de connaître le rôle exact du père. Il semble que, à peu près
complètement instruite à l’âge de cinq ans, elle n’en ait éprouvé par la suite aucun
trouble.
Ô mon Bien-Aimé, par ton amour j’accepte de ne pas voir ici-bas la douceur de ton
regard, de ne pas sentir l’inexprimable baiser de ta bouche, mais je te supplie de
m’embraser de ton amour.
Mon Bien-Aimé de ton premier sourire
Fais-moi bientôt entrevoir la douceur.
Ah ! laisse-moi dans mon brûlant délire,
Oui, laisse-moi me cacher en ton cœur !
Je veux être fascinée par ton regard divin, je veux devenir la proie de ton amour. Un
jour, j’en ai l’espoir, tu fondras sur moi en m’emportant au foyer de l’amour, tu me
plongeras enfin dans ce brûlant abîme pour m’en faire devenir à jamais l’heureuse
victime.
À sept ans, de je ne sais quelle côte, je fabriquai mon premier homme. Il était grand,
mince, extrêmement jeune, vêtu d’un costume de satin noir aux longues manches
traînant jusqu’à terre. Ses beaux cheveux blonds roulaient en lourdes boucles sur ses
épaules… Je l’appelai Edmond… Puis un jour vint où je lui donnai deux frères… Ces trois
frères : Edmond, Charles et Cédric, tous trois vêtus de satin noir, tous les trois blonds et
sveltes, me firent connaître d’étranges béatitudes. Leurs pieds chaussés de soie étaient si
beaux et leurs mains si fragiles que toutes sortes de mouvements me montaient à l’âme…
Je devins leur sœur Marguerite… J’aimais me représenter assujettie au bon plaisir de
mes frères et totalement à leur merci. Je rêvais que mon frère aîné, Edmond, avait droit
de vie et de mort sur moi. Je n’avais jamais la permission de lever les yeux sur son
visage. Il me faisait fouetter sous le moindre prétexte. Quand il m’adressait la parole,
j’étais si bouleversée par la crainte et le regret que je ne trouvais rien à lui répondre et
bredouillais inlassablement des « Oui, monseigneur », « Non, monseigneur » où je
savourais l’étrange délice de me sentir idiote… Quand la souffrance qu’il m’imposait était
trop forte, je murmurais « Merci, monseigneur » et il venait un moment où défaillant
presque de souffrance je posais, pour ne pas crier, mes lèvres sur sa main pendant que
quelque élan brisant enfin mon cœur j’atteignais à un de ces états où l’on désire mourir
par excès de bonheur.
Cela n’avait naturellement rien à voir avec les petits plaisirs sexuels de l’enfance, la
satisfaction que j’éprouvais par exemple à chevaucher une certaine chaise de la salle à
manger ou à me caresser avant de m’endormir… Le seul trait commun entre le sentiment
et le plaisir est que je les dissimulais tous deux soigneusement à mon entourage… Mon
amour pour ce jeune homme consistait à penser à lui avant de m’endormir en imaginant
des histoires merveilleuses… À Privas, je fus successivement amoureuse de tous les chefs
de cabinet de mon père… je n’étais jamais très profondément affligée de leur départ car
ils ne constituaient guère qu’un prétexte à fixer mes rêveries amoureuses… Le soir quand
j’étais couchée je prenais ma revanche de trop de jeunesse et de timidité. Je préparais
tout avec soin, je n’avais aucune peine à me le rendre, lui, présent, mais il s’agissait de
me transformer, moi, de manière que je puisse me voir de l’intérieur car je devenais :
elle, et cessais d’être : je. D’abord j’étais belle et j’avais dix-huit ans. Une boite à bonbons
m’aida beaucoup : une longue boîte de dragées rectangulaire et plate qui représentait
deux jeunes filles environnées de colombes. J’étais la brune coiffée de boucles courtes,
vêtue d’une longue robe de mousseline. Une absence de dix ans nous avait séparés. Lui
revenait à peine vieilli et la vue de cette merveilleuse créature le bouleversait. Elle
paraissait à peine se souvenir de lui, elle était pleine de naturel, d’indifférence et d’esprit.
Je composais pour cette première rencontre des conversations vraiment brillantes.
S’ensuivaient des malentendus, toute une conquête difficile, des heures cruelles de
découragement et de jalousie pour lui. Enfin, poussé à bout, il avouait son amour. Elle
l’écoutait en silence et au moment où il croyait tout perdu elle lui apprenait qu’elle
n’avait jamais cessé de l’aimer et ils s’enlaçaient un peu. La scène se passait d’ordinaire
sur un banc du parc, le soir. Je voyais les deux formes rapprochées, j’entendais le
murmure des voix, je sentais en même temps le contact chaud des corps. Mais à partir de
là tout se déliait… jamais je n’abordai au mariage(30)… Le lendemain j’y pensais un peu
en me lavant. Je ne sais pourquoi le visage tout ensavonné que je regardais dans la glace
me ravissait (le reste du temps je ne me trouvais pas belle) et m’emplissait d’espoir.
J’aurais considéré des heures cette face nuageuse un peu renversée qui semblait
m’attendre de loin sur la route de l’avenir. Mais il fallait se presser ; une fois essuyée tout
était fini, je retrouvais ma tête banale d’enfant qui ne m’intéressait plus.
Jeux et rêves orientent la fillette vers la passivité ; mais elle est un
être humain avant que de devenir une femme ; et déjà elle sait que
s’accepter comme femme c’est se démettre et se mutiler ; si la
démission est tentante, la mutilation est odieuse. L’Homme, l’Amour
sont encore bien loin dans les brumes de l’avenir ; au présent, la
petite fille cherche comme ses frères l’activité, l’autonomie. Le
fardeau de la liberté n’est pas lourd aux enfants parce qu’il
n’implique pas de responsabilité ; ils se savent en sécurité à l’abri des
adultes : ils ne sont pas tentés de se fuir. Son élan spontané vers la
vie, son goût du jeu, du rire, de l’aventure, amènent la fillette à
trouver le cercle maternel étroit, étouffant. Elle voudrait échapper à
l’autorité de sa mère. C’est une autorité qui s’exerce de manière
beaucoup plus quotidienne et intime que celle que doivent accepter
les garçons. Rares sont les cas où elle est aussi compréhensive et
discrète que chez cette « Sido » que Colette a peinte avec amour.
Sans parler des cas quasi pathologiques – ils sont fréquents(31) – où
la mère est une sorte de bourreau, assouvissant sur l’enfant ses
instincts de domination et son sadisme, sa fille est l’objet privilégié
en face duquel elle prétend s’affirmer comme sujet souverain ; cette
prétention amène l’enfant à se cabrer avec révolte. C. Audry a décrit
cette rébellion d’une fillette normale contre une mère normale :
C’était un dimanche d’été et la porte des Marlowe était ouverte. Elle pouvait voir
seulement une partie de la chambre, une partie de la commode et seulement le pied du
lit sur lequel était jeté le corset de Mrs. Marlowe. Mais il y avait dans la chambre
tranquille un bruit qu’elle ne comprenait pas et quand elle s’avança sur le seuil, elle fut
frappée d’étonnement par un spectacle qui dès le premier regard la chassa vers la cuisine
criant : Mr. Marlowe a une crise ! Bérénice s’était précipitée vers le hall mais quand elle
regarda dans la chambre elle ne fit que serrer les lèvres et claqua la porte… Frankie avait
essayé de questionner Bérénice pour découvrir ce qui en était. Mais Bérénice avait
seulement dit que c’était des gens ordinaires et ajouté que par égard à une certaine
personne ils auraient dû au moins savoir fermer une porte. Frankie savait qu’elle était
cette personne et cependant elle ne comprenait pas. Quel genre de crise était-ce ?
demanda-t-elle. Mais Bérénice répondit seulement : « Mon petit, rien qu’une crise
ordinaire. » Et Frankie comprit au ton de sa voix qu’on ne lui disait pas tout. Plus tard,
elle se rappela seulement les Marlowe comme des gens ordinaires…
Quand on m’a parlé pour la première fois de rapports sexuels entre homme et femme
je les déclarais impossibles puisque mes parents auraient dû en avoir aussi et je les
estimais trop pour le croire. Je disais que c’était beaucoup trop dégoûtant pour que je le
fasse jamais. Malheureusement je devais être détrompée peu après en entendant ce que
faisaient mes parents… Cet instant fut épouvantable ; je cachai ma figure sous la
couverture en bouchant mes oreilles et je souhaitai être à mille kilomètres de là(35).
Quand j’eus huit ans, je jouais souvent avec un garçon de mon âge. Une fois nous
abordâmes le sujet. Je savais déjà, parce que ma mère me l’avait dit, qu’une femme a
beaucoup d’œufs dans le corps… et qu’un enfant naissait d’un de ces œufs toutes les fois
que la mère en éprouvait un vif désir… Ayant donné la même explication à mon petit
camarade, je reçus de lui cette réponse : « Tu es complètement stupide ! Quand notre
boucher et sa femme veulent avoir un enfant, ils se mettent au lit et ils font des
cochonneries. » J’en fus indignée… Nous avions alors (vers douze ans et demi) une
domestique qui nous racontait toutes sortes de vilaines histoires. Je n’en soufflais mot à
maman car j’avais honte ; mais je lui demandais si l’on attrape un enfant quand on
s’assied sur les genoux d’un homme. Elle m’expliqua tout aussi bien que possible.
D’où les enfants sortaient, je l’ai appris à l’école et j’ai eu le sentiment que c’était
quelque chose d’affreux. Mais comment venaient-ils au monde ? Nous nous faisions de
la chose toutes les deux une idée en quelque sorte monstrueuse, surtout depuis qu’en
allant à l’école, un matin d’hiver, en pleine obscurité, nous avions ensemble rencontré un
certain homme qui nous avait montré ses parties sexuelles et nous avait dit en
s’approchant de nous : « Est-ce que ça ne vous parait pas gentil à croquer ? » Notre
répugnance à toutes deux fut inconcevable et nous fûmes littéralement écœurées.
Jusqu’à ma vingt et unième année je me suis figuré que la venue au monde des enfants
s’effectuait par le nombril.
Une fillette me prit à part et me demanda : « Sais-tu d’où sortent les enfants ? »
Finalement, elle se décida à déclarer : « Mince alors ! ce que t’es bête ! Les gosses ça sort
du ventre des femmes et pour qu’ils viennent au monde, faut qu’elles fassent avec les
hommes quelque chose de tout à fait dégoûtant ! » Après quoi, elle m’expliqua plus en
détail cette dégoûtation. Mais j’en étais devenue toute transformée, me refusant
absolument à tenir pour possible qu’il se passât des choses pareilles. Nous couchions
dans la même chambre que nos parents… Une des nuits qui suivirent j’entendis se
produire ce que je n’avais pas cru possible et alors j’eus honte, oui, j’eus honte de mes
parents. Tout cela fit de moi comme un autre être. J’éprouvai d’horribles souffrances
morales. Je me considérais comme une créature profondément dépravée d’être déjà au
courant de ces choses.
Emily pour se rafraîchir s’était assise dans l’eau jusqu’au ventre et des centaines de
petits poissons chatouillaient de leurs bouches curieuses chaque pouce de son corps ; on
aurait dit de légers baisers dépourvus de sens. Ces derniers temps elle s’était mise à
détester qu’on la touchât, mais ceci était abominable. Elle ne put le supporter
davantage : elle sortit de l’eau et se rhabilla.
Tout à coup, elle s’était sentie profondément malheureuse. Ses yeux regardèrent
fixement l’obscurité du hall coupé en deux par le clair de lune qui entrait comme un flot
à travers la porte ouverte. Elle ne put y tenir. Elle se leva d’un bond avec un petit cri
exagéré : « Oh ! s’écria-t-elle, comme je hais le monde entier ! » Elle courut alors se
cacher dans la montagne, effrayée et furieuse, poursuivie par un triste pressentiment qui
semblait remplir la tranquille maison. Tout en trébuchant sur le sentier, elle se remit à
murmurer pour elle-même : « Je voudrais mourir, je voudrais être morte. »
Elle savait qu’elle ne pensait pas ce qu’elle disait, elle n’avait pas le moins du monde
envie de mourir. Mais la violence de ses paroles paraissait la satisfaire…
C’était l’été où Frankie se sentait écœurée et fatiguée d’être Frankie. Elle se haïssait,
elle était devenue une vagabonde et une propre à rien qui rôdait à travers la cuisine : sale
et affamée, misérable et triste. Et, en outre, elle était une criminelle… Ce printemps avait
été une drôle de saison qui n’en finissait pas. Les choses se mirent à changer et Frankie
ne comprenait pas ce changement… Il y avait quelque chose dans les arbres verdoyants
et les fleurs d’avril qui la rendait triste. Elle ne savait pas pourquoi elle était triste, mais à
cause de cette singulière tristesse, elle pensa qu’elle aurait dû quitter la ville… Elle aurait
dû quitter la ville et s’en aller au loin. Car cette année, le tardif printemps était
nonchalant et sucré. Les longues après-midi coulaient lentement et la verte douceur de
la saison l’écœurait… Beaucoup de choses lui donnaient soudain envie de pleurer. Tôt le
matin, elle sortait parfois dans la cour et restait là un long moment à regarder l’aube ; et
c’était comme une question qui naissait dans son cœur, et le ciel n’y répondait pas. Des
choses qu’auparavant elle n’avait jamais remarquées se mirent à la toucher : les lumières
des maisons qu’elle apercevait le soir en se promenant, une voix inconnue montant
d’une impasse. Elle regardait les lumières, écoutait la voix et quelque chose du dedans
d’elle se raidissait dans l’attente. Mais les lumières s’éteignaient, la voix se taisait et,
malgré son attente, c’était tout. Elle avait peur de ces choses qui lui faisaient se
demander soudain qui elle était, et ce qu’elle allait devenir en ce monde, et pourquoi elle
se trouvait là, en train de voir une lumière ou d’écouter, ou de fixer le ciel : seule. Elle
avait peur et sa poitrine se serrait bizarrement.
… Elle se promenait dans la ville et les choses qu’elle voyait et entendait semblaient
inachevées et il y avait cette angoisse en elle. Elle se hâtait de faire quelque chose : mais
ce n’était jamais ce qu’il aurait fallu… Après les longs crépuscules de la saison, quand elle
avait arpenté toute la ville, ses nerfs vibraient comme un air de jazz mélancolique, son
cœur se durcissait et il semblait qu’il s’arrêtât.
Plusieurs de nous avaient été « grandes filles » pendant leurs vacances ; d’autres le
devenaient au lycée même et alors l’une après l’autre dans les cabinets de la cour où elles
trônaient sur les sièges comme des reines recevant leurs sujets nous allions « voir le
sang ».
Mais la fillette est bientôt déçue, car elle s’aperçoit qu’elle n’a
acquis aucun privilège et que la vie suit son cours. La seule
nouveauté, c’est l’événement malpropre qui se répète chaque mois ;
il y a des enfants qui pleurent pendant des heures quand elles
apprennent qu’elles sont condamnées à ce destin ; ce qui aggrave
encore leur révolte, c’est que cette tare honteuse soit connue des
hommes eux-mêmes : au moins voudraient-elles que l’humiliante
condition féminine demeurât pour eux voilée de mystère. Mais non,
père, frères, cousins, les hommes savent et même parfois ils
plaisantent. C’est alors que chez la fillette naît ou s’exagère le dégoût
de son corps trop charnel. Et passé la première surprise, le
désagrément mensuel ne s’efface pas pour autant : chaque fois la
jeune fille retrouve le même dégoût devant cette odeur fade et
croupie qui monte d’elle-même – odeur de marécage, de violettes
fanées – devant ce sang moins rouge, plus suspect que celui qui
s’échappait de ses écorchures enfantines. Jour et nuit, elle devra
penser à se changer, surveiller son linge, ses draps, résoudre mille
petits problèmes pratiques et répugnants ; dans les familles
économes, les serviettes hygiéniques se lavent chaque mois et
reprennent leur place entre des piles de mouchoirs ; il faudra donc
livrer aux mains chargées de la lessive, blanchisseuse, domestique,
mère, sœur aînée, ces déjections sorties de soi. Les espèces de
pansements que vendent les pharmaciens dans des boîtes aux noms
fleuris : « Camelia », « Edelweiss », se jettent après usage ; mais en
voyage, en villégiature, en excursion, il n’est pas si commode de s’en
débarrasser, la cuvette des cabinets étant expressément interdite. La
petite héroïne du Journal psychanalytique(42) décrit son horreur
pour la serviette hygiénique ; même devant sa sœur, elle ne consent à
se déshabiller que dans le noir au moment de ses époques. Cet objet
gênant, encombrant peut se détacher au cours d’un exercice violent ;
c’est une pire humiliation que de perdre sa culotte au milieu de la
rue : cette perspective atroce engendre parfois des manies
psychasthéniques. Par une sorte de malveillance de la nature, les
malaises, les douleurs ne commencent souvent qu’après l’hémorragie
dont le début peut passer inaperçu ; les jeunes filles sont souvent mal
réglées : elles risquent d’être surprises au cours d’une promenade,
dans la rue, chez des amis ; elles risquent – telle
Mme de Chevreuse(43) – de souiller leur vêtement, leur siège ; il y en a
qu’une telle possibilité fait vivre dans une constante angoisse. Plus la
jeune fille éprouve de la répulsion pour cette tare féminine, plus elle
est obligée d’y penser avec vigilance pour ne pas s’exposer à l’affreuse
humiliation d’un accident ou d’une confidence.
Voici la série de réponses qu’obtint à ce propos le docteur
Liepmann(44) au cours de son enquête sur la sexualité juvénile :
À seize ans quand je fus indisposée pour la première fois je fus très effrayée en le
constatant un matin. À vrai dire, je savais que cela devait arriver ; mais j’en eus une telle
honte que je restais couchée toute la demi-journée et à toutes les questions je ne faisais
que cette réponse : Je ne peux pas me lever.
Je restai muette d’étonnement lorsque, n’ayant pas tout à fait douze ans je fus
indisposée pour la première fois. J’en fus frappée d’épouvante et comme ma mère se
contenta de m’apprendre tout sec qu’on avait cela tous les mois, je considérai cela
comme une grande cochonnerie et je me refusai à admettre que cela n’arrivât pas aussi
aux hommes.
Cette aventure détermina ma mère à faire mon initiation, sans oublier en même
temps la menstruation. J’eus alors mon deuxième désappointement parce que dès que je
fus indisposée je me précipitai rayonnante de joie chez ma mère qui dormait encore et je
l’éveillai en criant : « Maman, je les ai ! – Et c’est pour cela que tu me réveilles » se
contenta-t-elle de répondre. Malgré tout, j’ai considéré la chose comme un vrai
bouleversement dans mon existence.
Aussi ai-je ressenti l’épouvante la plus intense lorsque j’ai été indisposée pour la
première fois en constatant que l’hémorragie ne cessait pas au bout de quelques
minutes. Néanmoins, je n’en soufflai mot à personne ni à ma mère non plus. Je venais
d’atteindre tout juste l’âge de quinze ans. Au surplus je n’en ai que très peu souffert. Une
seule fois j’ai été prise de douleurs si effroyables que je me suis évanouie et que je suis
restée près de trois heures dans ma chambre étendue sur le plancher. Mais je n’en ai rien
dit non plus.
Quand, pour la première fois, cette indisposition se produisit chez moi, j’avais à peu
près treize ans. Nous en avions déjà causé mes camarades de classe et moi et je me sentis
toute fière d’être à mon tour devenue une des plus grandes. Avec beaucoup d’importance
j’expliquai au professeur de gymnastique qu’aujourd’hui il m’était impossible de prendre
part à la leçon parce que j’étais indisposée.
Ce n’est pas ma mère qui m’a initiée. Ce n’est qu’à dix-neuf ans que celle-ci a eu ses
règles et de peur d’être grondée pour avoir sali son linge, elle alla l’enterrer dans un
champ.
J’atteignis l’âge de dix-huit ans et j’eus alors pour la première fois mes époques(45).
J’étais dépourvue de toute initiation… La nuit, j’eus de violentes hémorragies
accompagnées de fortes coliques et je ne pus reposer un seul instant. Dès le matin, le
cœur palpitant je courus à ma mère et sans cesser de sangloter je lui demandai conseil.
Mais je n’obtins que cette sévère réprimande : « Tu aurais bien dû t’en apercevoir plus
tôt et ne pas salir ainsi les draps et le lit. » Ce fut tout en guise d’explications.
Naturellement, je me creusais la tête pour savoir quel crime je pouvais bien avoir
commis et je ressentais une terrible angoisse.
Je savais déjà ce qui en était. J’attendais même la chose avec impatience parce que
j’espérais que ma mère me révélerait alors la façon dont les enfants se fabriquent. Le
fameux jour arriva : mais ma mère garda le silence. Néanmoins je me sentais toute
joyeuse : « À présent, me disais-je, tu peux aussi faire des enfants : tu es une dame. »
Molly avait quatorze ans quand elle commença à souffrir de troubles psychiques ;
c’était la quatrième enfant d’une famille de cinq ; le père, très sévère, critiquait ses filles
à chaque repas, la mère était malheureuse et souvent les parents ne se parlaient pas. Un
des frères avait fui la maison. Molly était très douée, elle dansait très bien les claquettes,
mais elle était timide et ressentait péniblement l’atmosphère familiale ; les garçons lui
faisaient peur. Sa sœur aînée se maria contre le gré de sa mère et Molly fut très
intéressée par la grossesse de sa sœur : celle-ci eut un accouchement difficile où il fallut
employer les forceps ; Molly qui en connut les détails et qui apprit que souvent les
femmes mouraient en couches en fut très frappée. Elle prit soin pendant deux mois du
nourrisson ; quand la sœur quitta la maison, il y eut une scène terrible où la mère
s’évanouit ; Molly s’évanouit aussi : elle avait vu des camarades s’évanouir en classe et
les idées de mort et d’évanouissement l’obsédaient. Quand elle fut réglée, elle dit à sa
mère avec un air embarrassé : « La chose est arrivée » et elle alla acheter des serviettes
hygiéniques avec sa sœur ; rencontrant un homme dans la rue elle baissa la tête ; d’une
manière générale elle manifestait du dégoût d’elle-même. Elle ne souffrait pas pendant
ses époques mais elle essayait toujours de les cacher à sa mère. Une fois, ayant remarqué
une tache sur les draps sa mère lui demanda si elle était indisposée, et elle le nia bien
que ce fût vrai. Un jour elle dit à sa sœur : « Tout peut m’arriver maintenant. Je peux
avoir un enfant. – Pour ça il faudrait que tu vives avec un homme, dit sa sœur. – Mais je
vis avec deux hommes : papa et ton mari. »
Le père ne permettait pas à ses filles de sortir seules le soir de peur qu’on ne les
violât : ces craintes contribuaient à donner à Molly l’idée que les hommes étaient des
êtres redoutables ; la peur de devenir enceinte, de mourir en couches, prit une telle
intensité à partir du moment où elle fut réglée qu’elle refusa peu à peu de quitter sa
chambre, elle voulait même rester tout le jour au lit ; elle a de terribles crises d’anxiété si
on l’oblige à sortir ; et si elle doit s’éloigner de la maison, elle a une attaque et s’évanouit.
Elle a peur des autos, des taxis, elle ne peut plus dormir, elle croit que des cambrioleurs
entrent la nuit dans la maison, elle crie et pleure. Elle a des manies alimentaires, par
moment elle mange trop pour s’empêcher de s’évanouir ; elle a aussi peur quand elle se
sent enfermée. Elle ne peut plus aller à l’école ni mener une vie normale.
La petite fille était vers l’âge de treize ans intime avec sa sœur aînée et elle a été toute
fière de recevoir ses confidences quand celle-ci se fiança en cachette puis se maria :
partager le secret d’une grande personne, c’était être admise parmi les adultes. Elle vécut
quelque temps dans le foyer de sa sœur ; mais quand celle-ci lui dit qu’elle allait
« acheter » un bébé, Nancy devint jalouse de son beau-frère et de l’enfant à venir ; être
traitée de nouveau en enfant à qui on fait des cachotteries lui avait été insupportable.
Elle commença à éprouver des troubles internes et voulut qu’on l’opérât de
l’appendicite ; l’opération réussit, mais pendant son séjour à l’hôpital, Nancy vécut dans
une terrible agitation ; elle avait des scènes violentes avec la nurse qu’elle haïssait ; elle
essayait de séduire le docteur, lui donnait des rendez-vous, se montrait provocante et
exigeait à travers des crises nerveuses qu’il la traitât en femme ; elle s’accusait d’être
responsable de la mort d’un petit frère survenue des années auparavant ; et surtout elle
était sûre qu’on ne lui avait pas enlevé l’appendice, qu’on avait oublié un scalpel dans
son estomac : elle réclama qu’on la passât aux rayons X sous le faux prétexte qu’elle avait
avalé un penny.
J’avais quinze ans. La veille de l’enterrement, mon grand-père était venu coucher à la
maison. Le lendemain, ma mère s’était déjà levée, il me demanda s’il ne pourrait pas
venir dans mon lit pour jouer avec moi ; je me levai immédiatement sans lui répondre…
Je commençai à avoir peur des hommes, raconte une femme(48).
Une autre jeune fille se rappelle avoir subi un choc sérieux à l’âge de huit ou dix ans
quand son grand-père, un vieillard de soixante-dix ans, avait tripoté ses organes
génitaux. Il l’avait prise sur ses genoux en glissant son doigt dans son vagin. L’enfant
avait senti une immense angoisse mais n’osa pourtant jamais en parler. Depuis ce temps
elle a eu très peur de tout ce qui est sexuel(49).
Nous avions loué chez un cordonnier une chambre au sous-sol. Souvent quand notre
propriétaire était seul, il venait me chercher, me prenait dans ses bras et m’embrassait
très, très longuement tout en se trémoussant en arrière et en avant. En outre son baiser
n’était pas superficiel ; car il m’enfonçait sa langue dans la bouche. Je le détestais à cause
de ces façons de faire. Mais je n’en ai jamais soufflé mot parce que j’étais très craintive.
Outre les camarades entreprenants, les amies perverses, il y a ce
genou qui au cinéma a pressé celui de la fillette, cette main qui, la
nuit dans le train, a glissé le long de sa jambe, ces jeunes gens qui
ricanaient sur son passage, ces hommes qui l’ont suivie dans la rue,
ces étreintes, ces frôlements furtifs. Elle comprend mal le sens de ces
aventures. Il y a souvent, dans une tête de quinze ans, un étrange
tohu-bohu, parce que les connaissances théoriques et les expériences
concrètes ne se recoupent pas. Celle-ci a déjà éprouvé toutes les
brûlures du trouble et du désir, mais elle s’imagine – telle la Clara
d’Ellébeuse inventée par Francis Jammes – qu’il suffirait d’un baiser
masculin pour la rendre mère ; celle-là a des lumières exactes sur
l’anatomie génitale mais quand son danseur l’étreint, elle prend pour
une migraine l’émoi qu’elle ressent. Assurément les jeunes filles sont
mieux renseignées aujourd’hui qu’autrefois. Cependant, certains
psychiatres affirment que plus d’une adolescente ignore encore que
les organes sexuels ont un autre usage que l’usage urinaire(51). De
toute façon, elles établissent peu de rapport entre leurs émois sexuels
et l’existence de leurs organes génitaux, du fait qu’aucun signe aussi
précis que l’érection masculine ne leur indique cette corrélation.
Entre leurs rêveries romanesques concernant l’homme, l’amour, et la
crudité de certains faits qui leur sont révélés, il existe un tel hiatus
qu’elles n’inventent entre eux aucune synthèse. Thyde Monnier(52)
raconte qu’elle avait fait avec quelques amies le serment de regarder
comment était fait un homme et de le raconter aux autres :
Moi, étant exprès entrée sans frapper dans la chambre paternelle je décrivis : « Ça
ressemble à un manche à gigot, c’est-à-dire que c’est comme un rouleau et ensuite il y a
une chose ronde. » C’était difficile à expliquer. Je fis un dessin, j’en fis même trois et
chacune emporta le sien caché dans son corsage et de temps en temps pouffa de rire en
le regardant puis demeura rêveuse… Comment pour des filles innocentes comme nous
établir une liaison entre ces objets et les chansons sentimentales, les jolies petites
histoires romanesques où l’amour tout entier respect, timidité, soupirs et baisemains est
sublimisé jusqu’à en faire un eunuque ?
Maman veut que je porte une robe longue au grand bal chez les X… ma première
robe longue. Elle est étonnée que je ne veuille pas. Je l’ai suppliée de me laisser porter
ma petite robe rose pour la dernière fois. J’ai si peur. Il me semble que si je mets la robe
longue que maman va partir pour un long voyage et que je ne sais pas quand elle
reviendra. N’est-ce pas stupide ? Et, quelquefois, elle me regarde comme si j’étais une
petite fille. Ah ! si elle savait ! Elle attacherait mes mains au lit et me mépriserait !
« À l’âge de cinq ans, je choisis mon premier compagnon de jeu, un garçon, Richard,
qui avait six ou sept ans. Je voulais toujours savoir comment on reconnaît qu’un enfant
est un garçon ou une fille. On me disait, par les boucles d’oreilles, par le nez… Je me
contentais de cette explication tout en ayant la sensation qu’on me cachait quelque
chose. Tout d’un coup, Richard désira faire pipi… J’eus l’idée de lui prêter mon pot de
chambre. En voyant son membre, quelque chose d’absolument surprenant pour moi, je
criai dans la plus grande joie : “Mais qu’est-ce que tu as là ? Comme c’est joli ! Seigneur,
je voudrais en avoir un aussi.” En même temps je le touchai courageusement… » Une
tante les surprit et à partir de là les enfants sont très surveillés. À neuf ans, elle joue au
mariage avec deux autres garçons de huit et dix ans : et aussi au docteur ; on touche ses
organes génitaux et un jour un des garçons la touche avec son sexe, puis il lui dit que ses
parents ont fait la même chose quand ils se sont mariés : « J’étais indignée au plus haut
degré : Oh ! non ils n’ont pas fait quelque chose de si laid ! » Elle poursuit longtemps ces
jeux et elle a une grande amitié amoureuse et sexuelle avec les deux garçons. Sa tante
l’apprend un jour et il y a une scène épouvantable où on menace de la mettre dans une
maison de correction. Elle cessa de voir Arthur qui était son préféré et en souffre
beaucoup ; elle se met à travailler mal, son écriture se déforme, elle louche. Elle
recommence une autre amitié avec Walter et François. « Walter occupait toutes mes
idées et tous mes sens. Je lui permis de me toucher sous mes jupes étant debout ou
assise devant lui en faisant des pages d’écriture… Dès que ma mère ouvrait la porte, il
retirait sa main et moi j’étais en train d’écrire. Enfin nous eûmes des rapports normaux
entre homme et femme, mais je ne lui permettais pas beaucoup ; dès qu’il croyait avoir
pénétré dans mon vagin je m’arrachais de lui en disant qu’il y avait quelqu’un… Je ne
m’imaginais pas que c’était un péché. »
Ses amitiés avec les garçons se terminent et il ne lui reste que des amitiés avec des
jeunes filles. « Je m’attachai à Emmy, jeune fille bien élevée et instruite. Une fois, à Noël,
à l’âge de douze ans nous échangeâmes des petits cœurs en or avec nos noms gravés
dedans. Nous considérions cela comme une sorte de fiançailles en nous jurant “fidélité
éternelle”. Je dois une partie de mon instruction à Emmy. Elle me renseigna aussi sur les
problèmes sexuels. En cinquième, j’avais déjà commencé à douter de l’histoire de la
cigogne qui apporte les enfants. Je croyais que les enfants venaient du ventre et qu’il
fallait ouvrir pour qu’ils puissent sortir. Emmy m’effrayait surtout à propos de la
masturbation. À l’école plusieurs évangiles nous ouvrirent les yeux sur les questions
sexuelles. Par exemple quand sainte Marie venait voir sainte Élisabeth : “L’enfant dans
son sein sautait de joie” et autres passages curieux de la Bible. Nous soulignions ces
passages, et c’est tout juste si la classe n’eut pas une mauvaise note de conduite lorsque
ce fut découvert. Elle me montrait aussi le “souvenir de neuf mois” dont Schiller parle
dans les Brigands. Le père d’Emmy fut déplacé et je restai seule à nouveau. Nous nous
écrivîmes dans une écriture secrète que nous avions inventée mais, comme je me sentais
seule, je m’attachai à une petite fille juive, Hedl. Une fois Emmy me surprit sortant de
l’école avec Hedl. Elle me fit une scène de jalousie. Je restai avec Hedl jusqu’à notre
entrée à l’école commerciale et nous étions les meilleures amies, rêvant de devenir
belles-sœurs plus tard car j’aimais bien un de ses frères qui était étudiant. Être abordée
par lui me rendait confuse au point de lui répondre de façon ridicule. Au crépuscule,
Hedl et moi, serrées l’une contre l’autre sur le petit divan, je pleurais à chaudes larmes
sans savoir pourquoi, quand il jouait du piano.
« Avant mon amitié avec Hedl, j’ai fréquenté pendant plusieurs semaines une
certaine Ella, fille de pauvres gens. Elle avait observé ses parents “en tête à tête”,
réveillée par le bruit du lit. Elle vint me dire que son père s’était couché sur sa mère qui
avait crié terriblement et le père avait dit : “Va vite te laver pour qu’il n’y ait rien.” J’étais
intriguée de la conduite du père, l’évitais dans la rue et avais une profonde pitié pour sa
mère (elle devait avoir terriblement souffert pour avoir tant crié). Je parlai avec une
autre camarade de la longueur du pénis, j’entendis une fois parler de douze à quinze
centimètres ; pendant la leçon de couture nous prenions le mètre pour mesurer à partir
de l’endroit en question le long du ventre au-dessus de nos jupes. Nous arrivions
évidemment au moins au nombril et nous étions épouvantées à l’idée d’être littéralement
empalées quand nous nous marierions. »
Elle regarde un chien coïter avec une chienne. « Si dans la rue je voyais uriner un
cheval, je ne pouvais en détacher mes yeux, je crois que la longueur du pénis
m’impressionnait. » Elle observe les mouches et à la campagne les animaux.
« À l’âge de douze ans, j’eus une forte angine et on consulta un médecin ami ; assis
auprès de mon lit, il mit tout d’un coup sa main sous mes couvertures me touchant
presque “l’endroit”. Je sursautai en criant : “N’êtes-vous pas honteux !” Ma mère se
précipita, le docteur était horriblement embarrassé et prétendit que j’étais une petite
impertinente et qu’il n’avait voulu que me pincer les mollets. Je fus forcée de lui
demander pardon… Quand, enfin, j’eus mes règles et que mon père découvrit mes
serviettes tachées de sang, il y eut une scène terrible. Pourquoi, lui, homme propre,
“était-il obligé de vivre parmi tant de femmes sales”, il me semblait que j’avais tort d’être
indisposée. » À quinze ans, elle a une autre amie avec qui elle communique « en
sténographie » pour que personne chez nous ne pût lire nos lettres. Il y avait tant à écrire
sur nos conquêtes. Elle me communiquait aussi un grand nombre de vers qu’elle avait
trouvés sur les murs des cabinets de toilette ; je me souviens d’un parce qu’il dégradait
jusqu’à l’ordure l’amour qui était tellement sublime dans mon imagination : “Quel est le
but suprême de l’amour ? Quatre fesses suspendues au bout d’une tige.” Je décidai de ne
jamais en arriver là ; un homme qui aime une jeune fille ne peut lui demander une telle
chose. À quinze ans et demi, j’eus un frère, j’étais très jalouse car j’avais toujours été
enfant unique. Mon amie me demandait toujours de regarder comment mon frère était
fait, mais je ne pouvais absolument pas lui donner les renseignements qu’elle désirait. À
cette époque, une autre amie me fit la description d’une nuit de noces et après cela, j’eus
l’idée de me marier, à cause de la curiosité ; seulement “haleter comme un cheval”,
d’après sa description, offensait mon sens esthétique… Laquelle de nous n’aurait voulu
se marier pour se laisser déshabiller par son mari aimé et se laisser emporter au lit par
lui, c’était si tentant… »
LA JEUNE FILLE
La jeune fille devient tout à coup un être qui gagne sa vie en travaillant. Elle a de
nouveaux désirs qui n’ont plus rien à voir avec la famille. Il arrive assez fréquemment
qu’elle doive faire un effort assez considérable… Elle rentre la nuit dans sa famille recrue
d’une fatigue colossale et la tête comme farcie de tous les événements du jour…
Comment sera-t-elle alors reçue ? La mère l’envoie vite faire une commission. Il y a aussi
à terminer les travaux ménagers laissés en suspens et elle a encore à s’occuper des soins
de sa propre garde-robe. Impossible de dégager toutes les pensées intimes qui
continuent à la préoccuper. Elle se sent malheureuse, compare sa situation à celle de son
frère qui n’a aucun devoir à remplir à la maison et elle se révolte(54).
Ce qui éblouit Olivia, ce sont les promesses qu’elle croit lire dans
cette image où elle reconnaît ses rêves enfantins et qui est elle-
même ; mais la jeune fille chérit aussi dans sa présence charnelle ce
corps qui l’émerveille comme celui d’une autre. Elle se caresse à elle-
même, elle embrasse la rondeur de l’épaule, la saignée du coude, elle
contemple sa poitrine, ses jambes ; le plaisir solitaire devient
prétexte à rêverie, elle y cherche une tendre possession de soi. Chez
l’adolescent, il y a une opposition entre l’amour de soi-même et le
mouvement érotique qui le jette vers l’objet à posséder : son
narcissisme, généralement, disparaît au moment de la maturité
sexuelle. Au lieu que la femme étant un objet passif pour l’amant
comme pour soi, il y a dans son érotisme une indistinction primitive.
Dans un mouvement complexe, elle vise la glorification de son corps
à travers les hommages des mâles à qui ce corps est destiné ; et ce
serait simplifier les choses de dire qu’elle veut être belle afin de
charmer, ou qu’elle cherche à charmer pour s’assurer qu’elle est
belle : dans la solitude de sa chambre, dans les salons où elle essaie
d’attirer les regards, elle ne sépare pas le désir de l’homme de
l’amour de son propre moi. Cette confusion est manifeste chez Marie
Bashkirtseff. On a vu déjà qu’un sevrage tardif l’a disposée plus
vivement qu’aucune autre enfant à vouloir être regardée et valorisée
par autrui ; depuis l’âge de cinq ans jusqu’au sortir de l’adolescence,
elle voue tout son amour à son image ; elle admire à la folie ses
mains, son visage, sa grâce, elle écrit : « Je suis mon héroïne à
moi… » Elle veut devenir cantatrice pour être regardée par un public
ébloui et pour en retour le toiser d’un regard fier ; mais cet
« autisme » se traduit par des rêves romanesques ; dès l’âge de douze
ans, elle est amoureuse : c’est qu’elle souhaite être aimée et elle ne
cherche dans l’adoration qu’elle souhaite inspirer que la
confirmation de celle qu’elle se voue. Elle rêve que le duc de H. dont
elle est amoureuse, sans lui avoir jamais parlé, se prosterne à ses
pieds : « Tu seras ébloui par ma splendeur et tu m’aimeras… Tu n’es
digne que d’une femme comme j’espère l’être. » C’est la même
ambivalence que nous rencontrons dans la Natacha de Guerre et
Paix :
Maman non plus ne me comprend pas. Mon Dieu, que j’ai donc d’esprit ! C’est un
vrai charme que cette Natacha ! poursuivit-elle en parlant d’elle à la troisième personne
et en plaçant cette exclamation dans la bouche d’un personnage masculin qui lui prêtait
toutes les perfections de son sexe. Elle a tout, tout pour elle. Elle est intelligente et
gentille et jolie et adroite. Elle nage, elle monte supérieurement à cheval, elle chante à
ravir. Oui, on peut le dire, à ravir !…
Elle en était revenue ce matin-là à cet amour de soi, à cette admiration pour sa
personne qui constituaient son état d’âme habituel. « Quel charme que cette Natacha !
disait-elle, en faisant parler un tiers, personnage collectif et masculin. Elle est jeune et
jolie, elle a une belle voix, elle ne gêne personne ; laissez-la donc tranquille ! »
Dans la salle à manger, à la lueur clignotante d’un feu de bois, Béryl assise sur un
coussin jouait de la guitare. Elle jouait pour elle-même, chantait à mi-voix et s’observait.
La lueur du feu miroitait sur ses souliers, sur le ventre rubicond de sa guitare et sur ses
doigts blancs…
« Si j’étais dehors et regardais à l’intérieur par la fenêtre, je serais assez frappée de
me voir ainsi », songeait-elle. Elle joua l’accompagnement tout à fait en sourdine ; elle ne
chantait plus, mais écoutait.
« La première fois que je t’ai vue, petite fille, oh ! tu te croyais bien seule ! tu étais
assise avec tes petits pieds sur un coussin et tu jouais de la guitare. Dieu ! je ne pourrai
jamais oublier… » Béryl releva la tête et se mit à chanter :
« J’aime bien mieux rêvasser que faire des vers », écrit une autre, « ébaucher dans
ma tête de jolis contes, sans queue ni tête ou inventer une légende en regardant des
montagnes à la lueur des étoiles. C’est bien plus joli parce que c’est plus vague et que ça
laisse une impression de repos, de rafraîchissement. »
Je pense à vous tout aujourd’hui et j’ai rêvé de vous toute la nuit dernière. J’étais en
train de me promener avec vous dans le plus merveilleux des jardins et je vous aidais à
cueillir des roses et mon panier n’était jamais plein. Et ainsi tout le jour, je prie de me
promener avec vous ; et quand la nuit approche, je suis heureuse et je compte
impatiemment les heures qui s’interposent entre moi et l’obscurité et mes rêves et le
panier jamais rempli…
J’étais là, ma taille enserrée par cette petite main blanche, ma main reposant sur son
épaule ronde, mon bras sur son bras nu et tiède, pressée contre la douceur de son sein,
avec devant moi sa jolie bouche entrouverte sur ses petites dents… Je frissonnais et je
sentais ma figure brûlante(58).
Je suis au lit, enrhumée, je ne puis que penser à Mlle X… Je n’ai jamais aimé une
maîtresse à ce point. Déjà en première année je l’aimais beaucoup ; mais maintenant
c’est un vrai amour. Je crois que je suis plus passionnée que toi. Il me semble que je
l’embrasse ; je m’évanouis à moitié et me réjouis de rentrer à l’école pour la voir(59).
Plus souvent, elle ose avouer ses sentiments à son idole même :
Je me rappelle que, dans ma propre jeunesse, nous nous disputions le papier dans
lequel un de nos jeunes professeurs apportait son déjeuner et que nous en payions les
morceaux jusqu’à vingt pfennige. Ses tickets de métro périmés faisaient aussi l’objet de
notre manie de collectionneuses.
Et dans ceux-ci :
Par une sorte de pudeur, je n’ai jamais pu exprimer dans la réalité ces tendances
cachées de ma nature que j’ai tant vécues en rêve. Telle que j’ai appris à me connaître, je
suis en effet autoritaire, violente, incapable au fond de plier.
Obéissant toujours à un besoin de m’abolir, je m’imaginais parfois que j’étais une
femme admirable, ne vivant que par le devoir et amoureuse jusqu’à l’imbécillité d’un
homme dont je m’efforçais de prévenir les moindres volontés. Nous nous débattions au
sein d’une laide vie de nécessités. Il se tuait de travail et rentrait le soir hâve et défait.
Moi je perdais mes yeux auprès d’une fenêtre sans lumière à raccommoder ses
vêtements. Dans une étroite cuisine enfumée, je lui composais quelques mets de misère.
La maladie menaçait sans cesse de faire mourir notre unique enfant. Cependant, un
sourire crucifié de douceur palpitait toujours sur mes lèvres et toujours l’on voyait dans
mes yeux cette expression insupportable de courage silencieux que je n’ai jamais pu
supporter sans dégoût dans la réalité.
Car j’aimais tant l’aube déjà que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais
qu’elle m’éveillât à trois heures et demie et je m’en allais, un panier vide à chaque bras,
vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les
fraises, les cassis et les groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus et
quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait
d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignant mes lèvres, mes oreilles et
mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… C’est sur ce chemin, c’est à
cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma
connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale,
déformé par son éclosion… Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant
d’avoir mangé mon saoul, pas avant d’avoir dans les bois décrit un grand circuit de chien
qui chasse seul et goûté l’eau de deux sources perdues que je révérais…
Mary Webb nous décrit aussi, dans le Poids des ombres, les joies
ardentes qu’une jeune fille peut connaître dans l’intimité d’un
paysage familier :
Pour être acceptée des hommes, il faut penser et agir comme eux, sans cela, ils vous
traitent en brebis galeuse et la solitude devient votre lot. Et moi, maintenant, j’en ai
soupé de la solitude et je veux la foule non pas même autour de moi mais avec moi…
Vivre maintenant et non plus exister et attendre et rêver et tout se raconter en soi-même
la bouche close et le corps immobile.
Et plus loin :
À force d’être flattée, courtisée, etc., je deviens terriblement ambitieuse. Ce n’est plus
le bonheur tremblant, émerveillé, de mes quinze ans. C’est une sorte d’ivresse froide et
dure de prendre ma revanche sur la vie, de monter. Je flirte, je joue à aimer. Je n’aime
pas… Je gagne en intelligence, en sang-froid, en habituelle lucidité. Je perds mon cœur.
Il s’est fait comme une brisure… En deux mois, j’ai quitté mon enfance.
C’est à peu près le même son que rendent ces confidences d’une
jeune fille de dix-neuf ans(71) :
Autrefois ah ! quel conflit entre une mentalité qui semblait incompatible avec ce
siècle et les appels de ce siècle lui-même ! Maintenant, j’ai l’impression d’un apaisement.
Chaque nouvelle grande idée qui entre en moi au lieu de provoquer un bouleversement
pénible, une destruction et une reconstruction incessante vient s’adapter
merveilleusement à ce qui est déjà en moi… Maintenant, je passe insensiblement des
pensées théoriques à la vie courante sans solution de continuité.
Je me sens toute luisante dans l’obscurité. Mes jambes soyeuses frottent doucement
l’une contre l’autre. Les pierres froides d’un collier reposent sur ma gorge. Je suis parée,
je suis prête… Mes cheveux ont la courbe qu’il faut. Mes lèvres sont aussi rouges que je
les veux. Je suis prête à rejoindre ces hommes, ces femmes qui montent l’escalier. Ce
sont mes pairs. Je passe devant eux, exposée à leurs regards comme ils sont aux miens…
Dans cette atmosphère de parfums, de lumières, je m’épanouis comme une fougère qui
déploie ses feuilles bouclées… Je sens mille possibilités naître en moi. Je suis tour à tour
espiègle, gaie, languissante, mélancolique. J’ondoie au-dessus de mes profondes racines.
Penchée à droite, toute dorée, je dis à ce jeune homme : « Approche… » Il approche. Il
vient vers moi. C’est le moment le plus excitant que j’aie encore vécu. Je frémis,
j’ondule… Ne sommes-nous pas charmants assis ensemble, moi vêtue de satin et lui tout
noir et blanc ? Mes pairs peuvent me dévisager maintenant, tous tant qu’ils sont,
hommes et femmes. Je vous rends vos regards. Je suis des vôtres. Je suis ici dans mon
univers… La porte s’ouvre. La porte s’ouvre sans cesse. La prochaine fois qu’elle
s’ouvrira, ma vie tout entière en sera peut-être changée. La porte s’ouvre. « Oh,
approche », dis-je à ce jeune homme en me penchant vers lui comme une grande fleur
d’or. « Approche », lui dis-je et il vient vers moi(72).
Je pensais que ne jamais se marier était un sort bien affreux. Toutes les filles se
marient. Et quand une fille se marie, elle a une maison et, peut-être, une lampe qu’elle
allume le soir à l’heure où son homme rentre ; si elle n’a que des chandelles, c’est tout
pareil car elle peut les mettre près de la fenêtre ; alors il se dit : « Ma femme est là, elle a
allumé les chandelles. » Et un autre jour vient où Mme Beguildy lui fait un berceau de
roseau ; et un autre jour, on y voit un bébé beau et grave et on envoie des lettres
d’invitation pour le baptême ; et les voisins accourent autour de la mère comme les
abeilles autour de leur reine. Souvent quand les choses allaient mal, je me disais : « Ça
ne fait rien, Prue Sam ! un jour tu seras reine dans ta propre ruche. »
Pour la plupart des grandes jeunes filles, qu’elles aient une vie
laborieuse ou frivole, qu’elles soient confinées au foyer paternel ou
qu’elles s’en évadent partiellement, la conquête d’un mari – ou à la
rigueur d’un amant sérieux – devient une entreprise de plus en plus
urgente. Ce souci est souvent néfaste aux amitiés féminines. L’« amie
de cœur » perd sa place privilégiée. Dans ses compagnes, la jeune
fille voit plutôt que des complices des rivales. J’en ai connu une,
intelligente et douée mais qui avait choisi de se penser en « princesse
lointaine » : c’est ainsi qu’elle se décrivait dans des poèmes et des
essais littéraires ; elle avouait sincèrement qu’elle ne gardait aucun
attachement pour ses camarades d’enfance : laides et sottes, elles lui
déplaisaient ; séduisantes, elle les redoutait. L’attente impatiente de
l’homme qui implique souvent des manœuvres, des ruses et des
humiliations, barre l’horizon de la jeune fille ; elle devient égoïste et
dure. Et si le prince charmant tarde à paraître, naissent le dégoût et
l’aigreur.
Le caractère et les conduites de la jeune fille expriment sa
situation : si celle-ci se modifie, la figure de l’adolescente apparaît
aussi comme différente. Aujourd’hui, il lui devient possible de
prendre son sort entre ses mains, au lieu de s’en remettre à l’homme.
Si elle est absorbée par des études, des sports, un apprentissage
professionnel, une activité sociale et politique, elle s’affranchit de
l’obsession du mâle, elle est beaucoup moins préoccupée par ses
conflits sentimentaux et sexuels. Cependant, elle a beaucoup plus de
difficulté que le jeune homme à s’accomplir comme un individu
autonome. J’ai dit que ni sa famille ni les mœurs ne favorisaient son
effort. En outre, même si elle choisit l’indépendance, elle n’en fait pas
moins une place dans sa vie à l’homme, à l’amour. Elle aura souvent
peur si elle se donne tout entière à quelque entreprise de manquer
son destin de femme. Ce sentiment souvent demeure inavoué : mais
il est là, il pervertit les volontés concertées, il marque des bornes. En
tout cas, la femme qui travaille veut concilier sa réussite avec des
succès purement féminins ; cela n’exige pas qu’elle consacre un
temps considérable à sa toilette, à sa beauté, mais ce qui est plus
grave, cela implique que ses intérêts vitaux sont divisés. En marge
des programmes, l’étudiant s’amuse à des jeux gratuits de pensée et
de là naissent ses meilleures trouvailles ; les rêveries de la femme
sont orientées tout autrement ; elle pensera à son apparence
physique, à l’homme, à l’amour ; elle n’accordera que le strict
nécessaire à ses études, à sa carrière alors qu’en ces domaines rien
n’est aussi nécessaire que le superflu. Il ne s’agit pas là d’une
faiblesse mentale, d’une impuissance à se concentrer : mais d’un
partage entre des intérêts qui se concilient mal. Un cercle vicieux se
noue ici : on s’étonne souvent de voir avec quelle facilité une femme
peut abandonner musique, études, métier, dès qu’elle a trouvé un
mari ; c’est qu’elle avait engagé trop peu d’elle-même dans ses
projets pour trouver dans leur accomplissement un grand profit.
Tout concourt à freiner son ambition personnelle, et cependant une
énorme pression sociale l’invite à trouver dans le mariage une
position sociale, une justification. Il est naturel qu’elle ne cherche
pas à se créer par elle-même sa place en ce monde ou qu’elle ne le
cherche que timidement. Tant qu’une parfaite égalité économique ne
sera pas réalisée dans la société et tant que les mœurs autoriseront la
femme à profiter en tant qu’épouse et maîtresse des privilèges
détenus par certains hommes, le rêve d’une réussite passive se
maintiendra en elle et freinera ses propres accomplissements.
Cependant de quelque manière que la jeune fille aborde son
existence d’adulte, son apprentissage n’est pas encore terminé. Par
lentes graduations ou brutalement, il lui faut subir son initiation
sexuelle. Il y a des jeunes filles qui s’y refusent. Si des incidents
sexuellement pénibles ont marqué leur enfance, si une éducation
maladroite a lentement enraciné en elles l’horreur de la sexualité,
elles gardent à l’égard de l’homme leur répugnance de fillette pubère.
Il arrive aussi que les circonstances conduisent, malgré elles,
certaines femmes à une virginité prolongée. Mais dans la grande
majorité des cas la jeune fille accomplit, à un âge plus ou moins
avancé, son destin sexuel. La manière dont elle l’affronte est
évidemment en étroite liaison avec tout son passé. Mais il y a là aussi
une expérience neuve qui se propose dans des circonstances
imprévues et à laquelle elle réagit librement. C’est cette nouvelle
étape qu’il nous faut maintenant envisager.
CHAPITRE III
L’INITIATION SEXUELLE
Toute jeune fille porte en elle toutes sortes de craintes ridicules qu’elle ose à peine
s’avouer, dit Stekel(81). On ne saurait croire combien de jeunes filles souffrent de
l’obsession d’être physiquement anormales et se tourmentent en secret parce qu’elles ne
peuvent pas avoir la certitude d’être normalement bâties. Une jeune fille par exemple
croyait que son « ouverture inférieure » n’était pas à sa place. Elle avait cru que le
commerce sexuel se faisait à travers le nombril. Elle était malheureuse que son nombril
soit fermé et qu’elle ne puisse y enfoncer son doigt. Une autre se croyait hermaphrodite.
Une autre se croyait estropiée et incapable d’avoir jamais de rapports sexuels.
Une dame de trente-six ans souffre depuis quatorze ans de douleurs lombaires si
insupportables qu’elle doit garder le lit pendant plusieurs semaines… Elle a ressenti cette
violente douleur pour la première fois au cours de sa nuit de noces. Au cours de la
défloration qui avait été excessivement douloureuse, son mari s’était écrié : « Tu m’as
trompé, tu n’es plus vierge… » La douleur est la fixation de cette scène pénible. Cette
maladie est le châtiment du mari qui a dû dépenser de grosses sommes pour ses
innombrables cures… Cette femme est restée insensible pendant la nuit de noces et elle
l’est restée pendant tout le temps de son mariage… La nuit de noces fut pour elle un
affreux traumatisme déterminant toute sa vie future.
Une jeune femme me consulte pour plusieurs troubles nerveux et surtout une
frigidité absolue… Dans la nuit de noces, son mari après l’avoir découverte se serait
écrié : « Oh ! comme tu as les jambes courtes et épaisses ! » Ensuite, il tenta le coït qui la
laissa parfaitement insensible et ne lui causa que des douleurs… Elle savait très bien que
c’était l’offense de sa nuit de noces qui était la cause de sa frigidité.
Une autre femme frigide raconte que pendant sa nuit de noces son mari l’aurait
profondément offensée : en la voyant se déshabiller, il aurait dit : « Mon Dieu que tu es
maigre ! » Ensuite, il se serait décidé à la caresser. Pour elle, ce moment aurait été
inoubliable et horrible. Quelle brutalité !
Mme Z. W. est également complètement frigide. Le grand traumatisme de la nuit de
noces fut que son mari lui aurait dit après le premier coït : « Tu as un grand trou, tu m’as
trompé. »
« Souvent, je m’imaginais qu’on pouvait avoir un enfant rien que par l’échange d’un
baiser. Au cours de ma dix-huitième année, je fis la connaissance d’un monsieur dont je
me suis comme on dit réellement amourachée. » Elle sortit souvent avec lui et au cours
de leurs conversations, il lui expliquait que lorsqu’une jeune fille aime un homme, elle
doit se donner à lui parce que les hommes ne peuvent pas vivre sans relations sexuelles
et que tant qu’ils n’ont pas une situation suffisante pour se marier, il leur faut donc avoir
des rapports avec les jeunes filles. Elle résistait. Un jour, il organisa une excursion de
manière qu’ils puissent passer la nuit ensemble. Elle lui écrivit une lettre pour lui répéter
que « ce serait pour elle un trop grave préjudice ». Le matin du jour fixé, elle lui donna la
lettre mais il la mit dans sa poche sans la lire et l’emmena à l’hôtel ; il la dominait
moralement, elle l’aimait ; elle le suivit. « j’étais comme hypnotisée. Chemin faisant, je le
suppliai de m’épargner… Comment je suis arrivée à l’hôtel, je n’en sais rien du tout. Le
seul souvenir qui me soit resté, c’est que tout mon corps tremblait violemment. Mon
compagnon essayait de me calmer ; mais il n’y réussit qu’après une longue résistance. Je
ne fus plus alors maîtresse de ma volonté et malgré moi, je me laissai tout faire. Quand je
me retrouvai plus tard dans la rue, il me sembla que tout n’avait été qu’un rêve dont je
venais de m’éveiller. » Elle se refusa à recommencer l’expérience et pendant neuf ans ne
connut plus d’homme. Elle en rencontra un alors qui lui demanda de l’épouser et elle y
consentit.
Elle devait connaître bientôt avec cet amant d’abord, puis avec
d’autres, des paradis qu’elle décrit lyriquement.
Cependant, dans l’expérience réelle, comme naguère dans
l’imagination virginale, ce n’est pas la douleur qui joue le plus grand
rôle : le fait de la pénétration compte bien davantage. L’homme
n’engage dans le coït qu’un organe extérieur : la femme est atteinte
jusque dans l’intérieur d’elle-même. Sans doute, il y a beaucoup de
jeunes gens qui ne s’aventurent pas sans angoisse dans les ténèbres
secrètes de la femme ; ils retrouvent leurs terreurs d’enfant au seuil
des grottes, des sépulcres, leur effroi aussi devant les mâchoires, les
faux, les pièges à loup : ils imaginent que leur pénis gonflé restera
pris dans le fourreau des muqueuses ; la femme, une fois pénétrée,
n’a pas ce sentiment de danger ; mais en revanche, elle se sent
charnellement aliénée. Le propriétaire affirme ses droits sur ses
terres, la ménagère sur sa maison, en proclamant « défense
d’entrer » ; en particulier, les femmes, du fait qu’on les frustre de
leur transcendance, défendent jalousement leur intimité : leur
chambre, leur armoire, leurs coffrets sont sacrés. Colette raconte
qu’une vieille prostituée lui disait un jour : « Dans ma chambre,
madame, aucun homme n’y est jamais entré ; pour ce que j’ai à faire
avec les hommes, Paris est bien assez grand. » À défaut de son corps
du moins possédait-elle une parcelle de terre qui fût défendue à
autrui. La jeune fille au contraire ne possède guère en propre que son
corps : c’est son plus précieux trésor ; l’homme qui entre en lui le lui
prend ; le mot populaire est confirmé par l’expérience vécue.
L’humiliation qu’elle pressentait, elle l’éprouve concrètement : elle
est dominée, soumise, vaincue. Comme presque toutes les femelles,
elle est pendant le coït sous l’homme(84). Adler a beaucoup insisté
sur le sentiment d’infériorité qui en résulte. Dès l’enfance, les notions
de supérieur et d’inférieur sont des plus importantes ; grimper aux
arbres est un acte prestigieux ; le ciel est au-dessus de la terre, l’enfer
dessous ; tomber, descendre c’est déchoir et monter s’exalter ; dans
la lutte, la victoire appartient à qui fait toucher les épaules à son
adversaire ; or, la femme est couchée sur le lit dans l’attitude de la
défaite ; c’est pire encore si l’homme la chevauche comme une bête
asservie aux rênes et au mors. En tout cas, elle se sent passive : elle
est caressée, pénétrée, elle subit le coït tandis que l’homme se
dépense activement. Sans doute, le sexe mâle n’est pas un muscle
strié que la volonté commande ; il n’est ni soc ni épée mais
seulement chair ; cependant, c’est un mouvement volontaire que
l’homme lui imprime ; il va, il vient, s’arrête, recommence tandis que
la femme le reçoit docilement ; c’est l’homme – surtout quand la
femme est novice – qui choisit les postures amoureuses, qui décide
de la durée du coït et de sa fréquence. Elle se sent instrument : toute
la liberté est dans l’autre. C’est ce qu’on exprime poétiquement en
disant que la femme est comparable à un violon et l’homme à l’archet
qui la fait vibrer. « En amour, dit Balzac(85), toute âme mise à part,
la femme est comme une lyre qui ne livre son secret qu’à celui qui
sait en jouer. » Il prend son plaisir avec elle ; il lui en donne ; les
mots mêmes n’impliquent pas la réciprocité. La femme est imbue des
représentations collectives qui donnent au rut masculin un caractère
glorieux, et qui font du trouble féminin une abdication honteuse :
son expérience intime confirme cette asymétrie. Il ne faut pas oublier
que l’adolescent et l’adolescente éprouvent leur corps d’une manière
très différente : le premier l’assume tranquillement et en revendique
orgueilleusement les désirs ; pour la seconde, en dépit de son
narcissisme, il est un fardeau étranger et inquiétant. Le sexe de
l’homme est propre et simple comme un doigt ; il s’exhibe avec
innocence, souvent les garçons l’ont montré à leurs camarades dans
l’orgueil et le défi ; le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-
même, caché, tourmenté, muqueux, humide ; il saigne chaque mois,
il est parfois souillé d’humeurs, il a une vie secrète et dangereuse.
C’est en grande partie parce que la femme ne se reconnaît pas en lui
qu’elle n’en reconnaît pas comme siens les désirs. Ceux-ci
s’expriment d’une manière honteuse. Tandis que l’homme « bande »
la femme « mouille » ; il y a dans le mot même des souvenirs
infantiles de lit mouillé, d’abandon coupable et involontaire au
besoin urinaire ; l’homme a le même dégoût devant d’inconscientes
pollutions nocturnes ; projeter un liquide, urine ou sperme,
n’humilie pas : c’est une opération active ; mais il y a humiliation si le
liquide s’échappe passivement car le corps n’est plus alors un
organisme, muscles, sphincters, nerfs, commandés par le cerveau et
exprimant le sujet conscient mais un vase, un réceptacle fait de
matière inerte et jouet de caprices mécaniques. Si la chair suinte –
comme suintent un vieux mur ou un cadavre – il semble non qu’elle
émette du liquide mais qu’elle se liquéfie : c’est un processus de
décomposition qui fait horreur. Le rut féminin, c’est la molle
palpitation d’un coquillage ; tandis que l’homme a de l’impétuosité,
la femme n’a que de l’impatience ; son attente peut devenir ardente
sans cesser d’être passive ; l’homme fond sur sa proie comme l’aigle
et le milan ; elle guette comme la plante carnivore, le marécage où
insectes et enfants s’enlisent ; elle est succion, ventouse, humeuse,
elle est poix et glu, un appel immobile, insinuant et visqueux : du
moins est-ce ainsi que sourdement elle se sent. C’est pourquoi il n’y a
pas seulement en elle résistance contre le mâle qui prétend la
soumettre, mais aussi conflit intérieur. Aux tabous, aux inhibitions
provenant de son éducation et de la société se superposent des
dégoûts, des refus qui ont leur source dans l’expérience érotique elle-
même : les uns et les autres se renforcent mutuellement si bien
qu’après le premier coït la femme est très souvent plus révoltée
qu’auparavant contre son destin sexuel.
Enfin, il y a un autre facteur qui donne souvent à l’homme un
visage hostile et change l’acte sexuel en un grave danger : c’est la
menace de l’enfant. Un enfant illégitime est dans la plupart des
civilisations un tel handicap social et économique pour la femme non
mariée qu’on voit des jeunes filles se suicider quand elles se savent
enceintes, et des filles-mères égorger le nouveau-né ; un pareil risque
constitue un frein sexuel assez puissant pour que beaucoup de jeunes
filles observent la chasteté prénuptiale exigée par les mœurs. Quand
le frein est insuffisant, la jeune fille tout en cédant à l’amant est
épouvantée par le terrible danger que celui-ci recèle dans ses flancs.
Stekel cite, entre autres, une jeune fille qui pendant tout le temps du
coït criait : « Pourvu que rien n’arrive ! pourvu que rien n’arrive ! »
Dans le mariage même, souvent la femme ne veut pas d’enfant, elle
n’a pas une santé suffisante, ou il représenterait pour le jeune
ménage une trop lourde charge. Amant ou mari, si elle n’a pas dans
son partenaire une confiance absolue, son érotisme sera paralysé par
la prudence. Ou bien elle surveillera avec inquiétude les conduites de
l’homme, ou bien, aussitôt le coït achevé, elle devra courir au cabinet
de toilette pour chasser de son ventre le germe vivant déposé en elle
malgré elle ; cette opération hygiénique contredit brutalement la
magie sensuelle des caresses, elle réalise une absolue séparation des
corps qu’une même joie confondait ; c’est alors que le sperme mâle
apparait comme un germe nocif, une souillure ; elle se nettoie
comme on nettoie un vase sale, tandis que l’homme repose sur son lit
dans sa superbe intégrité. Une jeune divorcée m’a raconté son
horreur, après une nuit nuptiale à l’agrément incertain, quand il lui
fallut s’enfermer dans la salle de bains tandis que son époux allumait
nonchalamment une cigarette : il semble que dès cet instant la ruine
du ménage ait été décidée. La répugnance pour la poire à injection, le
bock, le bidet est une des causes fréquentes de la frigidité féminine.
L’existence de méthodes anticonceptionnelles plus sûres et plus
convenables aide beaucoup à l’affranchissement sexuel de la femme ;
dans un pays comme l’Amérique, où ces pratiques sont répandues, le
nombre des jeunes filles qui arrivent vierges au mariage est très
inférieur à celui qu’on trouve en France ; elles permettent pendant
l’acte amoureux plus d’abandon. Mais là encore la jeune femme a des
répugnances à vaincre avant de traiter son corps comme une chose :
pas plus qu’elle n’acceptait sans un frisson d’être « percée » par un
homme, elle ne se résigne gaiement à être « bouchée » pour satisfaire
aux désirs d’un homme. Qu’elle se fasse sceller l’utérus, qu’elle
introduise en elle quelque tampon mortel aux spermatozoïdes, une
femme consciente des équivoques du corps et du sexe sera gênée par
cette froide préméditation : il y a beaucoup d’hommes aussi qui
considèrent avec répugnance l’usage des préservatifs. C’est
l’ensemble du comportement sexuel qui en justifie les divers
moments : des conduites qui sembleraient à l’analyse répugnantes
paraissent naturelles quand les corps sont transfigurés par les vertus
érotiques dont ils sont revêtus ; mais inversement, dès qu’on
décompose en éléments séparés et privés de sens, corps et conduites,
ces éléments deviennent malpropres, obscènes. La pénétration
qu’une amoureuse éprouvera avec joie comme union, fusion à
l’homme aimé, retrouve le caractère chirurgical et sale qu’elle revêt
aux yeux des enfants si on la réalise hors du trouble, du désir, du
plaisir : c’est ce qui se produit par l’usage concerté des préservatifs.
De toute façon, ces précautions ne sont pas à la portée de toutes les
femmes ; beaucoup de jeunes filles ne connaissent aucune défense
contre les menaces de la grossesse et elles sentent d’une manière
angoissante que leur sort dépend de la bonne volonté de l’homme
auquel elles s’abandonnent.
On comprend qu’une épreuve subie à travers tant de résistances,
revêtue d’un sens si lourd, crée souvent de terribles traumatismes. Il
arrive assez souvent qu’une démence précoce latente soit révélée par
la première aventure. Stekel en donne plusieurs exemples :
Mlle M. G… âgée de dix-neuf ans fut subitement atteinte d’un délire aigu. Je la vis
dans sa chambre, criant et répétant toujours : « Je ne veux pas ! Non ! je ne veux pas ! »
Elle arrachait ses robes et voulait courir nue dans le couloir… Il fallut l’amener dans une
clinique psychiatrique. Là, le délire s’apaisa et se transforma en un état catatonique.
Cette jeune fille était sténodactylo et amoureuse du fondé de pouvoir de la maison où elle
travaillait. Elle était partie à la campagne avec une amie et deux collègues. L’un d’eux lui
demanda de passer la nuit dans sa chambre en promettant que « ça ne serait qu’une
blague ». Il l’aurait caressée trois nuits de suite sans attenter à sa virginité… Elle serait
restée « froide comme le museau d’un chien » et aurait déclaré que c’était une
cochonnerie. Pendant quelques minutes, elle aurait été comme troublée et aurait crié :
Alfred, Alfred ! (nom du fondé de pouvoir). Elle avait eu des remords (Que dirait ma
mère si elle savait ?). Rentrée chez elle, elle s’était mise au lit en se plaignant d’une
migraine.
Mlle L. X…, très déprimée, pleurait souvent, ne mangeait pas, ne dormait pas ; elle
avait commencé à avoir des hallucinations et n’avait plus reconnu les personnes de son
entourage. Elle avait sauté sur l’appui de la fenêtre pour se précipiter dans la rue. On
l’envoya dans une maison de santé. « Je trouvai cette jeune fille de vingt-trois ans assise
sur son lit ; elle ne remarqua pas mon entrée… La figure exprimait l’angoisse et la
terreur ; les mains étaient projetées en avant comme pour se défendre, les jambes étaient
croisées et remuaient convulsivement. Elle cria : “Non ! non ! non ! brute ! Il faudrait
arrêter des gens pareils ! Ça me fait mal ! Ah !” Ensuite, il y eut des mots
incompréhensibles. Tout d’un coup son expression changea, les yeux brillèrent, la
bouche s’avança comme dans un baiser, les jambes se calmèrent et s’écartèrent
insensiblement, elle prononça des paroles qui exprimaient plutôt de la volupté… L’accès
se termina dans une crise de larmes silencieuses et continuelles… La malade tirait sa
chemise pour se couvrir comme si c’eût été une robe et répétait toujours : “Non !” On sut
qu’un collègue marié avait été la voir souvent alors qu’elle était malade, qu’elle en avait
été d’abord heureuse, mais qu’ensuite elle avait eu des hallucinations avec tentative de
suicide. Elle s’est guérie, mais elle n’a plus permis à aucun homme de l’approcher et elle
a refusé une demande en mariage sérieuse. »
Mlle H. B…, âgée de vingt ans, après un voyage en Italie avec une amie manifeste une
grave dépression. Elle refuse de quitter sa chambre, ne prononce pas un mot. On
l’amena dans une maison de santé où son état s’aggrava. Elle entendait des voix qui
l’injuriaient, tout le monde se moquait d’elle, etc. On la ramena chez ses parents où elle
resta dans un coin sans bouger. Elle demanda au médecin : « Pourquoi ne suis-je pas
venue avant que le crime n’ait été commis ? » Elle était morte. Tout était éteint, tout
détruit. Elle était sale. Elle ne pourrait plus chanter une seule note, les ponts étaient
coupés avec le monde… Le fiancé avoua l’avoir retrouvée à Rome où elle s’était donnée à
lui après une longue résistance ; elle avait eu des crises de larmes… Elle avoua n’avoir
jamais eu de plaisir avec son fiancé. Elle guérit quand elle trouva un amant qui la satisfit
et qui l’épousa.
« À seize ans et demi j’entrai dans un bureau. À dix-sept ans et demi j’eus mon
premier congé ; ce fut une belle époque pour moi. On me faisait la cour de tous côtés…
J’étais amoureuse d’un jeune collègue de bureau… Nous allâmes au parc. C’était le
15 avril 1909. Il me fit asseoir à côté de lui sur un banc. Il m’embrassait en me suppliant :
“Ouvrez vos lèvres” ; mais je les fermais convulsivement. Ensuite, il commença à
déboutonner ma jaquette. J’aurais bien voulu le lui permettre quand je me rappelai que
je n’avais pas de seins ; je renonçai à la sensation voluptueuse que j’aurais pu avoir s’il
me touchait… Le 7 avril un collègue marié m’invita à aller voir une exposition avec lui.
Nous bûmes du vin au dîner. Je perdis un peu de ma réserve et je commençai par
raconter quelques blagues équivoques. Malgré mes prières, il héla une voiture, m’y
poussa et à peine les chevaux se mirent-ils en marche qu’il m’embrassa. Il devenait de
plus en plus intime, il avançait de plus en plus sa main ; je me défendais de toutes mes
forces et je ne me rappelle plus s’il est arrivé à son but. Le lendemain j’allai au bureau
assez troublée. Il me montra ses mains couvertes d’égratignures que je lui avais faites…
Il me demanda de venir le voir le plus souvent… Je cédai, pas très à mon aise mais
pourtant pleine de curiosité… Dès qu’il s’approchait de mon sexe je m’arrachais pour
retourner à ma place ; mais une fois, plus rusé que moi, il l’emporta sur moi et
probablement introduisit son doigt dans mon vagin. Je pleurais de douleur. C’était au
mois de juin 1909 et je partis en vacances. J’ai fait une excursion avec mon amie. Deux
touristes survinrent. Ils nous invitèrent à les accompagner. Mon compagnon voulut
embrasser mon amie, elle lui lança un coup de poing. Il arriva sur moi, me saisit par-
derrière, me plia sur lui, m’embrassa. Je ne résistai pas… Il m’invita à venir avec lui. Je
lui donnai la main et nous descendîmes au milieu de la forêt. Il m’embrassa… il
embrassa mon sexe à ma grande indignation. Je lui disais : “Comment pouvez-vous faire
une cochonnerie pareille ?” Il me mit sa verge dans la main… je la caressais… tout d’un
coup, il arracha ma main et y jeta un mouchoir pour m’empêcher de voir ce qui se
passait… Deux jours plus tard nous allâmes ensemble à Liesing. Dans un pré isolé, il
retira tout d’un coup son manteau pour le mettre dans l’herbe… Il me jeta par terre de
telle façon qu’une de ses jambes était placée entre les miennes. Je ne croyais pas encore
au sérieux de la situation. Je le suppliais de me tuer plutôt que de me priver de “ma
parure la plus belle”. Il devint très grossier, me dit des gros mots et me menaça de la
police. Il plaqua sa main sur ma bouche et introduisit son pénis. Je crus ma dernière
heure venue. J’avais la sensation que mon estomac tournait. Quand il eut enfin fini, je
commençai à le trouver supportable. Il fut obligé de me relever car je restais étendue. Il
couvrit mes yeux et ma figure de baisers. Je ne voyais et n’entendais rien. S’il ne m’avait
pas retenue, je serais tombée aveuglément sous les autos… Nous étions tout seuls dans
un compartiment de deuxième classe, il ouvrit son pantalon de nouveau pour venir vers
moi. Je poussai un cri et courus à travers toute la voiture vite jusqu’au dernier
marchepied… Enfin, il me laissa avec un rire brutal et strident que je n’oublierai jamais
en me traitant d’oie stupide qui ne sait pas ce qui est bon. Il me laissa retourner seule à
Vienne. Arrivée à Vienne j’allai vite aux W.-C. parce que j’avais senti quelque chose de
chaud couler le long de ma cuisse. Effrayée, je vis des traces de sang. Comment
dissimuler cela chez moi ? Je me couchai le plus tôt possible pour pleurer pendant des
heures. Je ressentais toujours la pression sur l’estomac causée par l’enfoncement du
pénis. Mon attitude étrange et mon manque d’appétit indiquèrent à ma mère qu’il y avait
eu quelque chose. Je lui avouai tout. Elle n’y trouva rien de si terrible… Mon collègue
faisait ce qu’il pouvait pour me consoler. Il profita des soirées obscures pour se
promener avec moi dans le parc et me caresser sous mes jupes. Je le lui permettais ;
seulement dès que je sentais mon vagin devenir humide je m’arrachais parce que j’avais
affreusement honte. »
Elle va quelquefois avec lui dans un hôtel mais sans coucher avec lui. Elle fait
connaissance d’un jeune homme très riche qu’elle voudrait épouser. Elle couche avec lui,
mais sans rien sentir et avec dégoût. Elle reprend ses relations avec son collègue, mais
elle s’ennuie de l’autre et elle commence à loucher, à maigrir. On l’envoie dans un
sanatorium où elle manque coucher avec un jeune Russe, mais elle le chasse de son lit à
la dernière minute. Avec un médecin, avec un officier elle ébauche des liaisons mais sans
consentir à des rapports sexuels complets. C’est alors qu’elle devint malade moralement
et décida de se faire soigner. Après sa cure elle consentit à se donner à un homme qui
l’aimait et qui l’épousa par la suite. Dans le mariage, sa frigidité disparut.
Une femme qui jusque-là avait eu du plaisir avec son mari, mais très jalouse,
s’imagine pendant une maladie que son mari la trompe. En rentrant chez elle, elle décide
de rester froide avec son mari. Jamais plus elle ne devrait être excitée par lui puisqu’il ne
l’estimait pas et n’usait d’elle qu’en cas de besoin. Depuis son retour elle était frigide. Au
début elle se servait de petits trucs pour ne pas être excitée. Elle se représentait son mari
faisant la cour à son amie. Mais bientôt l’orgasme fut remplacé par des douleurs…
Une jeune fille de dix-sept ans avait une liaison avec un homme et y prenait un
intense plaisir. Enceinte à dix-neuf ans, elle demanda à son amant de l’épouser ; il fut
indécis et lui conseilla de se faire avorter, ce qu’elle refusa. Après trois semaines, il se
déclara prêt à l’épouser et elle devint sa femme. Mais elle ne lui pardonna jamais ces
trois semaines de tourment et devint frigide. Plus tard, une explication avec son mari
vainquit sa frigidité.
Mme N. M… apprend que son mari, deux jours après son mariage, est allé voir une
ancienne maîtresse. L’orgasme qu’elle avait auparavant disparut à jamais. Elle eut l’idée
fixe de ne plus plaire à son mari qu’elle croyait avoir déçu ; c’est là pour elle la cause de
sa frigidité.
Les trois quarts peut-être de tous les mâles connaissent l’orgasme au cours des deux
minutes qui suivent les débuts du rapport sexuel, dit le rapport Kinsey. Si l’on considère
les nombreuses femmes du niveau supérieur dont l’état est si défavorable aux situations
sexuelles qu’il leur faut de dix à quinze minutes de la stimulation la plus active pour
connaître l’orgasme, et si on considère le nombre assez important des femmes qui ne
connaissent jamais l’orgasme au cours de leur vie, il faut naturellement que le mâle ait
une compétence tout à fait exceptionnelle à prolonger l’activité sexuelle sans éjaculer
pour pouvoir créer une harmonie avec sa partenaire.
Elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous
et [que] ce prestre ancien l’a ainsi témoigné qui avait été tantôt homme, tantôt femme…
et en outre [que] nous avons appris de leur propre bouche la preuve qu’en firent
autrefois en divers siècles un empereur et une emperière de Romme, maistres ouvriers
et fameux en cette besogne (lui dépucela bien en une nuit dix vierges sarmates ses
captives ; mais elle fournit réellement en une nuit à vingt et cinq entreprises, changeant
de compagnie selon son besoing et son goût,
et [que] sur le différent advenu en Catalogne entre une femme se plaignant des
efforts trop assidus de son mari, non tant à mon avis qu’elle en fût incommodée (car je
ne crois les miracles qu’en foi)… intervint ce notable arrêt de la reine d’Aragon par
lequel, après mûre délibération de conseil, cette bonne dame… ordonna pour bornes
légitimes et nécessaires le nombre de six par jour, relaschant et quittant beaucoup de
besoing et désir de son sexe pour établir disait-elle une forme aysée et par conséquent
permanente et immuable.
Mais sur le chemin de l’abolition, il restait un domaine où je n’entrais que les narines
serrées et le cœur battant. C’était celui qui par-delà la sensualité amoureuse me menait à
la sensualité tout court… Il n’y a pas une infamie sournoise que je n’aie commise en rêve.
Je souffrais du besoin de m’affirmer de toutes les manières possibles(89).
J’ai toute ma vie cherché à me placer volontairement sous une domination illusoire
quelconque, mais tous ces gens dont j’ai essayé étaient si ordinaires en comparaison de
moi que je n’en ai eu que du dégoût.
La jeunesse et l’ignorance aidant, j’avais bien commencé par la griserie, une coupable
griserie, un affreux et impur élan d’adolescente. Elles sont nombreuses les filles à peines
nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’œuvre libertin d’un homme mûr.
C’est une laide envie qu’elles expient en la contentant, une envie qui va de pair avec les
névroses de la puberté, l’habitude de grignoter la craie et le charbon, de boire l’eau
dentifrice, de lire des livres sales et de s’enfoncer des épingles dans la paume des mains.
LA LESBIENNE
Jusqu’à sa sixième année, malgré les assertions de son entourage, elle se croyait un
garçon, habillé en fille pour des raisons qui lui restaient inconnues… À six ans, elle se
disait : « je serai lieutenant et, si Dieu me prête vie, maréchal. » Elle rêvait souvent
qu’elle montait à cheval et sortait de la ville à la tête d’une armée. Très intelligente, elle
fut malheureuse d’être transférée de l’école normale dans un lycée, elle avait peur de
devenir efféminée.
Sarolta était originaire d’une famille noble hongroise réputée pour ses excentricités.
Son père la fit élever en garçon : elle montait à cheval, chassait, etc. Cette influence se
prolongea jusqu’à l’âge de treize ans où on la mit en pension : elle tomba alors
amoureuse d’une petite Anglaise, prétendit être un garçon et l’enleva. Elle revint chez sa
mère mais bientôt, sous le nom de « Sandor », habillée en garçon, elle partit en voyage
avec son père : elle s’adonnait à des sports virils, elle buvait et fréquentait les bordels.
Elle se sentait particulièrement attirée vers les actrices ou vers les femmes isolées et qui,
autant que possible, n’étaient pas de la première jeunesse ; elle les aimait vraiment
« féminines ». « J’aimais, dit-elle, la passion féminine qui se manifestait sous un voile
poétique. Toute effronterie de la part d’une femme m’inspirait du dégoût… J’avais une
aversion indicible pour les vêtements de femme et en général pour tout ce qui est
féminin, mais seulement sur moi et en moi ; car au contraire j’avais de l’enthousiasme
pour le beau sexe. » Elle eut de nombreuses liaisons avec des femmes et dépensa
beaucoup d’argent pour elles. Elle collaborait cependant à deux grands journaux de la
capitale. Elle vécut maritalement pendant trois ans avec une femme de dix ans plus âgée
qu’elle et elle eut beaucoup de peine à lui faire accepter une rupture. Elle inspirait de
violentes passions. Amoureuse d’une jeune institutrice, elle s’unit à elle par un simulacre
de mariage : sa fiancée et sa belle-famille la prenaient pour un homme ; son beau-père
avait cru remarquer chez son futur gendre un membre en érection (probablement un
priape) ; elle se faisait raser pour la forme, mais la femme de chambre avait trouvé dans
son linge des traces de sang menstruel et par le trou de la serrure elle se convainquit que
Sandor était femme. Démasquée, celle-ci fut mise en prison, mais acquittée. Elle eut un
immense chagrin d’être séparée de sa bien-aimée Marie à qui elle écrivait de sa cellule
les lettres les plus passionnées. Elle n’avait pas tout à fait une conformation féminine : le
bassin était très mince, la taille manquait. Les seins étaient développés, les parties
génitales tout à fait féminines mais imparfaitement développées. Sandor n’avait été
réglée qu’à dix-sept ans et elle avait une profonde horreur du phénomène menstruel.
L’idée de rapport sexuel avec des hommes lui faisait horreur ; sa pudeur n’était
développée qu’avec les femmes au point qu’elle aimait mieux partager le lit d’un homme
que celui d’une femme. Très gênée quand on la traitait en femme, elle fut en proie à une
véritable angoisse quand elle dut reprendre des vêtements féminins. Elle se sentait
« attirée comme par une force magnétique vers les femmes de vingt-quatre à trente
ans ». Elle trouvait sa satisfaction sexuelle exclusivement en caressant son amie, jamais
en se laissant caresser. À l’occasion elle se servait d’un bas garni d’étoupe comme priape.
Elle détestait les hommes. Très sensible à l’estime morale d’autrui, elle possédait
beaucoup de talent littéraire, une grande culture et une mémoire colossale.
Sandor n’a pas été psychanalysée, mais du simple exposé des faits
ressortent quelques points saillants. Il semble que sans
« protestation virile », de la manière la plus spontanée, elle se soit
toujours pensée comme un homme, grâce à l’éducation qu’elle reçut
et à la constitution de son organisme ; la manière dont son père
l’associa à ses voyages, à sa vie, eut évidemment une influence
décisive ; sa virilité était si assurée qu’elle ne manifestait à l’égard des
femmes aucune ambivalence : elle les aimait comme un homme, sans
se sentir compromise par elles ; elle les aimait de manière purement
dominatrice et active, sans accepter de réciprocité. Cependant, il est
frappant qu’elle « détestât les hommes » et qu’elle chérît
singulièrement les femmes âgées. Ceci suggère que Sandor avait à
l’égard de sa mère un complexe d’Œdipe masculin ; elle perpétuait
l’attitude infantile de la toute petite fille qui, formant couple avec sa
mère, nourrit l’espoir de la protéger et de la dominer un jour. C’est
très souvent quand l’enfant a été frustrée de la tendresse maternelle
que le besoin de cette tendresse la hante tout au long de sa vie
d’adulte : élevée par son père, Sandor dut se rêver une mère aimante
et chérie, qu’elle rechercha ensuite à travers d’autres femmes ; cela
explique sa profonde jalousie à l’égard des autres hommes liée à son
respect, à son amour « poétique » pour des femmes « isolées » et
âgées qui revêtaient à ses yeux un caractère sacré. Son attitude était
exactement celle de Rousseau avec Mme de Warens, du jeune
Benjamin Constant auprès de Mme de Charrière : les adolescents
sensibles, « féminins », se tournent eux aussi vers des maîtresses
maternelles. Sous des figures plus ou moins accusées on retrouve
souvent ce type de lesbienne qui ne s’est jamais identifiée à sa mère –
parce qu’elle l’admirait ou la détestait trop – mais qui, refusant d’être
femme, souhaite autour d’elle la douceur d’une protection féminine ;
du sein de cette chaude matrice, elle peut émerger dans le monde
avec des audaces garçonnières ; elle se conduit comme un homme,
mais en tant qu’homme elle a une fragilité qui lui fait souhaiter
l’amour d’une maîtresse plus âgée ; le couple reproduira le couple
hétérosexuel classique : matrone et adolescent.
Les psychanalystes ont bien marqué l’importance des rapports
que l’homosexuelle a jadis soutenus avec sa mère. Il y a deux cas où
l’adolescente a peine à échapper à son emprise : si elle a été
ardemment couvée par une mère anxieuse ; ou si elle a été maltraitée
par une « mauvaise mère » qui lui a insufflé un profond sentiment de
culpabilité ; au premier cas leurs rapports souvent frisaient
l’homosexualité : elles dormaient ensemble, se caressaient ou
s’embrassaient les seins ; la jeune fille cherchera dans des bras
nouveaux ce même bonheur. Dans le second cas, elle éprouvera un
besoin ardent d’une « bonne mère », qui la protège contre la
première, qui écarte la malédiction qu’elle sent sur sa tête. Un des
sujets dont Havelock Ellis raconte l’histoire et qui avait détesté sa
mère pendant toute son enfance décrit ainsi l’amour qu’elle éprouva
à seize ans pour une femme plus âgée.
Je me sentais comme une orpheline qui a soudain acquis une mère et je commençai à
me sentir moins hostile aux grandes personnes, à éprouver du respect pour elles… Mon
amour pour elle était parfaitement pur et j’y pensais comme à une mère… J’aimais
qu’elle me touche et parfois elle me serrait dans ses bras ou me laissait m’asseoir sur ses
genoux… Quand j’étais couchée elle venait me dire bonsoir et m’embrassait sur la
bouche.
Tu me donneras la volupté, penchée sur moi, les yeux pleins d’une anxiété
maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eue.
Et encore :
Je t’aime d’être faible et calme entre mes bras
Ainsi qu’un berceau tiède où tu reposeras.
SITUATION
CHAPITRE V
LA FEMME MARIÉE
« Manqué, c’est manqué, dit Mme Josserand en se laissant aller sur sa chaise. – Ah !
dit simplement M. Josserand. – Mais vous ne comprenez donc pas, reprit
Mme Josserand d’une voix aiguë, je vous dis que voilà encore un mariage à la rivière et
c’est le quatrième qui rate !
— Tu entends, reprit Mme Josserand en marchant sur sa fille. Comment as-tu encore
raté ce mariage ? »
Berthe comprit que son tour était venu.
« Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.
— Un sous-chef de bureau, continuait sa mère ; pas trente ans, un avenir superbe.
Tous les mois ça vous rapporte son argent ; c’est solide, il n’y a que ça… Tu as encore fait
quelque bêtise, comme avec les autres ?
— Je t’assure que non, maman.
— En dansant vous avez passé dans le petit salon ? »
Berthe se troubla : « Oui, maman… Et même comme nous étions seuls il a voulu de
vilaines choses, il m’a embrassée en m’empoignant comme ça. Alors j’ai eu peur, je l’ai
poussé contre un meuble. »
Sa mère l’interrompit, reprise de fureur : « Poussé contre un meuble ! Ah ! la
malheureuse, poussé contre un meuble !
— Mais, maman, il me tenait.
— Après ? Il vous tenait… la belle affaire ! Mettez donc ces cruches en pension !
Qu’est-ce qu’on vous apprend, dites !… Pour un baiser derrière une porte ! en vérité est-
ce que vous devriez nous parler de ça, à nous, vos parents ? Et vous poussez les gens
contre un meuble, et vous ratez des mariages ! »
Elle prit un air doctoral, elle continua :
« C’est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille… Puisque vous n’avez pas de
fortune comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est
aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfantillages sans en
avoir l’air ; enfin, on pêche un mari… Et ce qui m’irrite c’est qu’elle n’est pas trop mal
quand elle veut, reprit Mme Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si
j’étais un monsieur en train de te faire la cour. Tu vois, tu laisses tomber ton éventail
pour que le monsieur en le ramassant effleure tes doigts… Et ne sois pas raide, aie la
taille souple. Les hommes n’aiment pas les planches. Surtout s’ils vont trop loin ne fais
pas la niaise. Un homme qui va trop loin est flambé, ma chère. »
Deux heures sonnaient à la pendule du salon ; et dans l’excitation de cette veille
prolongée, dans son désir furieux d’un mariage immédiat, la mère s’oubliait à penser
tout haut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton. Celle-ci molle,
sans volonté, s’abandonnait, mais elle avait le cœur très gros, une peur et une honte la
serraient à la gorge…
Q. : Dans quelles circonstances les jeunes gens ont-ils trouvé à se fiancer durant ces
dix dernières années ?
R. : Les réunions mondaines (48 %).
Les études, les œuvres faites en commun (22 %).
Les réunions intimes, les séjours (30 %).
Tout le monde s’accorde sur le fait que « les mariages entre amis d’enfance sont
très rares. L’amour naît de l’imprévu ».
Q. : Dans la recherche du mariage, les jeunes filles sont-elles plus actives que les
jeunes gens eux-mêmes ?
R. : Les jeunes filles déclarent leurs sentiments aux jeunes gens et leur demandent de
les épouser (43 %).
Les jeunes filles sont plus actives que les jeunes gens dans la recherche du
mariage (43 %).
Les jeunes filles sont discrètes (14 %).
Ici encore il y a quasi-unanimité : ce sont les jeunes filles qui prennent
ordinairement l’initiative du mariage. « Les jeunes filles se rendent compte qu’elles
n’ont pas acquis de quoi se débrouiller dans la vie ; ne sachant comment elles
pourraient travailler pour se procurer de quoi vivre, elles cherchent dans le mariage
une planche de salut. Les jeunes filles font des déclarations, elles se jettent à la tête
des jeunes gens. Elles sont effrayantes ! La jeune fille met tout en œuvre pour se
marier… c’est la femme qui cherche l’homme, etc. »
Dans d’autres cas, la jeune fille s’entête dans une longue maladie ;
elle se désespère parce que son état ne lui permet pas d’épouser
l’homme « qu’elle adore » ; en vérité, elle se rend malade afin de ne
pas l’épouser et elle ne retrouve son équilibre qu’en rompant ses
fiançailles. Parfois la peur du mariage vient de ce que la jeune fille a
eu antérieurement des expériences érotiques qui l’ont marquée ; en
particulier, elle peut redouter que la perte de sa virginité ne se
découvre. Mais souvent, c’est un sentiment ardent pour son père, sa
mère, une sœur, ou l’attachement au foyer paternel en général qui lui
rend insupportable l’idée de se soumettre à un mâle étranger. Et
beaucoup de celles qui s’y décident parce qu’il faut bien se marier,
parce qu’on fait pression sur elles, qu’elles savent que c’est la seule
issue raisonnable, qu’elles veulent une existence normale d’épouse et
de mère, n’en gardent pas moins au fond du cœur de secrètes et
opiniâtres résistances qui rendent difficiles les débuts de leur vie
conjugale, qui peuvent même les empêcher d’y trouver jamais un
heureux équilibre.
En ce sage marché, dit Montaigne, les appétits ne se trouvent pas si folâtres ; ils sont
sombres et plus mousses. L’amour hait qu’on le tienne par ailleurs que lui et se mêle
lâchement aux accointances qui sont dressées et entretenues sous d’autres titres, comme
est le mariage : l’alliance, les moyens y poilent par raison autant ou plus que les grâces et
la beauté. On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise ; on se marie autant ou plus pour
sa postérité, pour sa famille (Livre III, ch. v).
Mais les relations de mère et d’épouse ont la singularité en partie comme quelque
chose de naturel qui appartient au plaisir, en partie comme quelque chose de négatif qui
y contemple seulement sa propre disparition ; c’est justement pour cela qu’en partie
aussi cette singularité est quelque chose de contingent qui peut toujours être remplacé
par une autre singularité. Dans le foyer du règne érotique, il ne s’agit pas de ce mari-ci
mais d’un mari en général, des enfants en général. Ce n’est pas sur la sensibilité mais
sur l’universel que se fondent ces relations de la femme. La distinction de la vie éthique
de la femme d’avec celle de l’homme consiste justement en ce que la femme dans sa
distinction par la singularité et dans son plaisir reste immédiatement universelle et
étrangère à la singularité du désir. Au contraire, chez l’homme, ces deux côtés se
séparent l’un de l’autre et parce que l’homme possède comme citoyen la force consciente
de soi et l’universalité, il s’achète ainsi le droit du désir et se préserve en même temps sa
liberté à l’égard de ce désir. Ainsi, si à cette relation de la femme se trouve mélangée la
singularité, son caractère éthique n’est pas pur ; mais en tant que ce caractère éthique est
tel, la singularité est indifférente et la femme est privée de la reconnaissance de soi
comme ce soi-ci dans un autre.
Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré
les efforts et les extravagances de la licence amoureuse ; il faut, dit Aristote, « toucher sa
femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le
plaisir ne la fasse sortir hors des gonds de la raison… ». Je ne vois pas de mariages qui
faillent plus tôt et se troublent que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs
amoureux : il y faut des fondements plus solides et plus constants et y marcher d’aguet ;
cette brillante allégresse ne vaut rien… Un bon mariage, s’il en est un, refuse la
compagnie et condition de l’amour (L. III, ch. v). Il dit aussi (LI., ch. xxx) : « Les plaisirs
mêmes qu’ils ont à l’accointance de leurs femmes sont réprouvés si la modération n’y est
observée ; et (qu’) il y a de quoi défaillir en licence et débordement comme en un subjet
illégitime. Ces enchériments deshontez que la chaleur première nous suggère à ce jeu
sont non indécemment seulement, mais dommageablement employez envers nos
femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre manière. Elles sont
toujours assez éveillées par notre besoing… C’est une religieuse liaison et dévote que le
mariage : voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, ce doit être un plaisir retenu, sérieux et
meslé à quelque sévérité ; ce doit être une volupté aucunement prudente et
consciencieuse. »
Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles de vie qui sont
introduites au monde ; d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y
a naturellement de la brigue et de la riotte entre elles et nous. Nous les traitons
inconsidérément en ceci : après que nous avons connu qu’elles sont sans comparaison
plus capables et plus ardentes aux effets de l’amour que nous… nous sommes allés leur
donner la continence péculièrement en partage et sous peines dernières et extrêmes…
Nous les voulons saines, vigoureuses, en bon point, bien nourries et chastes ensemble,
c’est-à-dire et chaudes et froides ; car le mariage que nous disons avoir à charge de les
empêcher de brûler leur apporte peu de rafraîchissements, selon nos mœurs.
L’amour doit être noyé dans la justice… toute conversation amoureuse, même entre
fiancés, même entre époux, est messéante, destructive du respect domestique, de
l’amour du travail et de la pratique du devoir social… (une fois rempli l’office de
l’amour)… nous devons l’écarter comme le berger qui après avoir fait cailler le lait en
retire la pressure…
Voilà qui est aussi net que la théorie hégélienne. Mais Balzac
enchaîne sans aucune transition :
La bête que nous nommons un mari, selon ton expression, a disparu, écrit Renée à
son amie. J’ai vu, par je ne sais quelle douce soirée, un amant dont les paroles m’allaient
à l’âme et sur le bras duquel je m’appuyais avec un plaisir indicible… la curiosité s’est
levée en mon cœur… Sache cependant que rien n’a manqué de ce que veut l’amour le
plus délicat ni de cet imprévu qui est, en quelque sorte, l’honneur de ce moment-là : les
grâces mystérieuses que nos imaginations lui demandent, l’entraînement qui excuse, le
consentement arraché, les voluptés idéales longtemps entrevues et qui nous subjuguent
l’âme avant que nous nous laissions aller à la réalité, toutes les séductions y étaient avec
leurs formes enchanteresses.
C’est dire qu’aimer n’est pas épouser et qu’il est bien difficile de
comprendre comment l’amour peut devenir devoir. Mais le paradoxe
n’effraie par Kierkegaard : tout son essai sur le mariage est fait pour
élucider ce mystère. Il est vrai, convient-il, que :
Quant à la femme, la raison n’est pas son lot, elle n’a pas de
« réflexion » ; aussi « elle passe de l’immédiateté de l’amour à
l’immédiateté du religieux ». Traduite en langage clair, cette doctrine
signifie qu’un homme qui aime se décide au mariage par un acte de
foi en Dieu qui doit lui garantir l’accord du sentiment et de
l’engagement ; et que la femme dès qu’elle aime souhaite épouser.
J’ai connu une vieille dame catholique qui plus naïvement croyait au
« coup de foudre sacramentel » ; elle affirmait qu’au moment où les
époux prononcent au pied de l’autel le « oui » définitif ils sentent
leur cœur s’embraser. Kierkegaard admet bien qu’antérieurement il
doit y avoir « inclination », mais que celle-ci soit promise à durer
toute une existence n’en est pas moins miraculeux.
Cependant, en France, romanciers et dramaturges fin de siècle,
moins confiants en la vertu du sacrement, cherchent à assurer par
des procédés plus humains le bonheur conjugal ; plus hardiment que
Balzac, ils envisagent la possibilité d’intégrer l’érotisme à l’amour
légitime. Porto-Riche affirme, dans Amoureuse, l’incompatibilité de
l’amour sexuel et de la vie du foyer : le mari excédé des ardeurs de sa
femme cherche la paix auprès d’une maîtresse plus tempérée. Mais, à
l’instigation de Paul Hervieu, on inscrit dans le code que « l’amour »
est entre époux un devoir. Marcel Prévost prêche au jeune époux
qu’il lui faut traiter sa femme comme une maîtresse et il évoque en
termes discrètement libidineux les voluptés conjugales. Bernstein se
fait le dramaturge de l’amour légitime : auprès de la femme amorale,
menteuse, sensuelle, voleuse, méchante, le mari apparaît comme un
être sage, généreux ; et l’on devine aussi en lui un amant puissant et
expert. Par réaction contre les romans d’adultère apparaissent
quantité d’apologies romanesques du mariage. Même Colette cède à
cette vague moralisante quand dans l’Ingénue libertine, après avoir
décrit les cyniques expériences d’une jeune mariée gauchement
déflorée, elle décide de lui faire connaître la volupté dans les bras de
son mari. De même M. Martin Maurice, dans un livre qui fit un peu
de bruit, ramène la jeune femme, après une brève incursion dans le
lit d’un amant habile, dans celui de son mari qu’elle fait profiter de
son expérience. Pour d’autres raisons, d’une autre manière, les
Américains d’aujourd’hui, qui sont à la fois respectueux de
l’institution conjugale et individualistes, multiplient les efforts
d’intégration de la sexualité au mariage. Chaque année paraissent
quantité d’ouvrages d’initiation à la vie conjugale destinés à
enseigner aux époux à s’adapter l’un à l’autre, et singulièrement à
enseigner à l’homme comment créer avec la femme une heureuse
harmonie. Des psychanalystes, des médecins jouent le rôle de
« conseillers conjugaux » ; il est admis que la femme a, elle aussi,
droit au plaisir et que l’homme doit connaître les techniques
susceptibles de le lui procurer. Mais on a vu que la réussite sexuelle
n’est pas seulement une affaire de technique. Le jeune homme eût-il
appris par cœur vingt manuels tels que Ce que tout mari doit savoir,
le Secret du bonheur conjugal, l’Amour sans peur, il n’est pas certain
qu’il saura pour autant se faire aimer de sa nouvelle épouse. C’est à
l’ensemble de la situation psychologique que celle-ci réagit. Et le
mariage traditionnel est loin de créer les conditions les plus
favorables à l’éveil et à l’épanouissement de l’érotisme féminin.
Autrefois, dans les communautés de droit maternel, la virginité
n’était pas exigée de la nouvelle épouse ; et même, pour des raisons
mystiques, elle devait ordinairement être déflorée avant ses noces.
Dans certaines campagnes françaises, on observe encore des
survivances de ces antiques licences ; on n’exige pas des jeunes filles
la chasteté prénuptiale ; et même les filles qui ont « fauté », voire les
filles-mères, trouvent parfois plus facilement que les autres un
époux. D’autre part, dans les milieux qui acceptent l’émancipation de
la femme, on reconnaît aux jeunes filles la même liberté sexuelle
qu’aux garçons. Cependant l’éthique paternaliste réclame
impérieusement que la fiancée soit livrée vierge à son époux ; il veut
être sûr qu’elle ne porte pas dans son sein un germe étranger ; il veut
l’intégrale et exclusive propriété de cette chair qu’il fait sienne(115) ;
la virginité a revêtu une valeur morale, religieuse et mystique et cette
valeur est encore très généralement reconnue aujourd’hui. En
France, il y a des régions où les amis du marié demeurent derrière la
porte de la chambre nuptiale riant et chantant jusqu’à ce que l’époux
vienne triomphalement exposer à leurs yeux le drap taché de sang ;
ou bien les parents l’exhibent au matin aux gens du voisinage(116).
Sous une forme moins brutale, la coutume de la « nuit de noces » est
encore très répandue. Ce n’est pas un hasard si elle a suscité toute
une littérature grivoise : la séparation du social et de l’animal
engendre nécessairement l’obscénité. Une morale humaniste réclame
que toute expérience vivante ait un sens humain, qu’elle soit habitée
par une liberté ; dans une vie érotique authentiquement morale, il y a
libre assomption du désir et du plaisir, ou du moins lutte pathétique
pour reconquérir la liberté au sein de la sexualité : mais ceci n’est
possible que si une reconnaissance singulière de l’autre est effectuée
dans l’amour ou dans le désir. Quand la sexualité n’a plus à être
sauvée par l’individu, mais que c’est Dieu ou la société qui
prétendent la justifier, le rapport des deux partenaires n’est plus
qu’un rapport bestial. On comprend que les matrones bien-
pensantes parlent avec dégoût des aventures de la chair : elles les ont
ravalées au rang de fonctions scatologiques. C’est pourquoi aussi on
entend pendant le banquet nuptial tant de rires égrillards. Il y a un
paradoxe obscène dans la superposition d’une cérémonie pompeuse
à une fonction animale d’une brutale réalité. Le mariage expose sa
signification universelle et abstraite : un homme et une femme sont
unis selon des rites symboliques sous les yeux de tous ; mais dans le
secret du lit ce sont des individus concrets et singuliers qui
s’affrontent et tous les regards se détournent de leurs étreintes.
Colette, assistant à l’âge de treize ans à un mariage paysan, fut prise
d’un affreux désarroi quand une amie l’emmena voir la chambre
nuptiale :
La chambre des jeunes mariés… Sous ses rideaux d’andrinople, le lit étroit et haut, le
lit bourré de plumes, bouffi d’oreillers en duvet d’oie, le lit où aboutit cette journée toute
fumante de sueur, d’encens, d’haleine de bétail, de vapeur de sauce… Tout à l’heure, les
jeunes mariés vont venir ici. Je n’y avais pas pensé. Ils plongeront dans cette plume
profonde… Il y aura entre eux cette lutte obscure sur laquelle la candeur hardie de ma
mère et la vie des bêtes m’ont appris trop et trop peu. Et puis ? J’ai peur de cette
chambre et de ce lit auquel je n’avais pas pensé(117).
Si le jour de vos noces, en rentrant, vous mettez votre femme à tremper la nuit dans
un puits, elle est abasourdie. Elle a beau avoir eu une vague inquiétude…
Tiens, tiens, se dit-elle, c’est donc ça le mariage. C’est pourquoi on en tenait la
pratique si secrète. Je me suis laissé prendre en cette affaire.
Mais étant vexée, elle ne dit rien. C’est pourquoi vous pourrez l’y plonger longuement
et maintes fois, sans causer aucun scandale dans le voisinage.
Ce premier moment où l’homme acquiert tous ses droits décide souvent de toute la
vie. Le mari sans expérience et surexcité peut semer alors le germe de l’insensibilité
féminine et, par sa maladresse et sa brutalité continues, la transformer en anesthésie
permanente.
Mme H. N… élevée très pudiquement tremblait à l’idée de sa nuit de noces. Son mari
la déshabilla presque avec violence sans lui permettre de se coucher. Il se débarrassa de
ses vêtements en lui demandant de le regarder nu et d’admirer son pénis. Elle dissimula
sa figure dans ses mains. Alors il s’exclama : « Pourquoi n’es-tu pas restée chez toi,
espèce de gourde ! » Ensuite, il la jeta sur le lit et la déflora brutalement. Naturellement,
elle demeura à jamais frigide.
Qui ne connaît ces jeunes mariés tout honteux de leur sort qui ne peuvent arriver à
accomplir l’acte conjugal et qui sont poursuivis à ce sujet par une obsession de honte et
de désespoir ? Nous assistâmes l’an dernier à une scène tragi-comique bien curieuse,
quand un beau-père courroucé traîna à la Salpêtrière son gendre humble et résigné : le
beau-père demandait une attestation médicale qui lui permit de demander le divorce. Le
pauvre garçon expliquait qu’autrefois il avait été suffisant, mais que depuis son mariage
un sentiment de gêne et de honte avait tout rendu impossible.
Une malade avait l’habitude de courir d’une chambre vers une autre au milieu de
laquelle se trouvait une table. Elle arrangeait alors la nappe d’une certaine façon, sonnait
la bonne qui devait s’approcher de la table et la congédiait… Quand elle essaya
d’expliquer cette obsession, elle se rappela que cette couverture avait une vilaine tache et
qu’elle l’arrangeait chaque fois de façon que la tache devait sauter aux yeux de la bonne…
Le tout était une reproduction de la nuit de noces où le mari ne s’était pas montré viril. Il
accourut mille fois de sa chambre dans la sienne pour essayer de nouveau. Ayant honte
de la bonne qui devait faire les lits, il versa de l’encre rouge sur le drap pour lui faire
croire qu’il y avait du sang.
La soumission à un maître qui lui déplaît est pour elle un supplice, dit Diderot(123).
J’ai vu une femme honnête frissonner d’horreur à l’approche de son époux ; je l’ai vue se
plonger dans le bain et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette
sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent.
Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l’extrême de la volupté. Cette sensation
que je regarderais volontiers comme une épilepsie passagère est rare pour elles et ne
manque jamais d’arriver quand nous l’appelons. Le souverain bonheur les fuit entre les
bras de l’homme qu’elles adorent. Nous le trouvons à côté d’une femme complaisante
qui nous déplaît. Moins maîtresses de leurs sens que nous, la récompense est moins
prompte et moins sûre pour elles. Cent fois, leur attente est trompée.
J’étais une fiancée heureuse ; enfin, j’avais la sensation d’être à l’abri, tout à coup
j’étais quelqu’un qui attirait l’attention. J’étais gâtée, mon fiancé m’admirait, tout cela
était nouveau pour moi… Les baisers (mon fiancé n’avait jamais tenté d’autres caresses)
m’avaient enflammée au point que je ne pouvais attendre le jour du mariage… Le matin
du mariage, je me trouvais dans une telle excitation que ma chemise fut immédiatement
trempée de sueur. Ce n’était que l’idée que j’allais enfin connaître l’inconnu que j’avais
tellement désiré. J’avais la représentation infantile que l’homme devait uriner dans le
vagin de la femme… Dans notre chambre, il y eut déjà une petite déception quand mon
mari me demanda s’il devait s’éloigner. Je le lui demandai car j’avais vraiment honte
devant lui. La scène du déshabillage avait joué un rôle important dans mon imagination.
Il revint, très embarrassé lorsque je fus au lit. Plus tard, il m’avoua que mon aspect
l’avait intimidé : j’étais l’incarnation de la jeunesse radieuse et pleine d’attente. À peine
déshabillé, il éteignit la lumière. M’ayant à peine embrassée, il essaya tout de suite de me
prendre. J’avais très peur et lui demandai de me laisser tranquille. Je désirais être très
loin de lui. J’étais horrifiée de cet essai sans caresses préalables. Je le trouvais brutal et
le lui reprochai souvent plus tard : ce n’était pas de la brutalité mais une grande
maladresse et un manque de sensibilité. Tous ses essais furent vains au cours de la nuit.
Je commençai à être très malheureuse, j’avais honte de ma stupidité, je me croyais
fautive et malbâtie… Finalement, je me contentai de ses baisers. Dix jours après, il arriva
enfin à me déflorer, le coït ne dura que quelques secondes et, sauf une douleur légère, je
n’avais rien senti. Ce fut une grande déception ! Ensuite, je ressentais un peu de joie
pendant le coït mais la réussite avait été bien pénible, mon mari peinait encore pour
atteindre son but… À Prague, dans la garçonnière de mon beau-frère, j’imaginais les
sensations de mon beau-frère en apprenant que j’avais couché dans son lit. C’est là que
j’eus mon premier orgasme qui me rendit très heureuse. Mon mari fit l’amour avec moi
tous les jours pendant les premières semaines. J’atteignis encore l’orgasme mais je
n’étais pas satisfaite parce que c’était trop court et j’étais excitée au point de pleurer…
Après deux accouchements… Le coït devenait de moins en moins satisfaisant. Il
entraînait rarement l’orgasme, mon mari l’atteignait toujours avant moi ; anxieusement,
je suivais chaque séance (Combien de temps va-t-il continuer ?). S’il était satisfait en me
laissant à moitié, je le haïssais. Parfois, j’imaginais mon cousin pendant le coït ou le
médecin qui m’avait accouchée. Mon mari essaya de m’exciter avec son doigt… J’en étais
très excitée mais, en même temps, je trouvais ce moyen honteux et anormal et n’en avais
aucune jouissance… Pendant tout le temps de notre mariage, il n’a jamais caressé un
seul endroit de mon corps. Un jour, il me dit qu’il n’osait rien faire avec moi… Il ne m’a
jamais vue nue car nous gardions nos chemises de nuit, il ne faisait le coït que la nuit.
Cette femme qui était en vérité très sensuelle fut par la suite
parfaitement heureuse dans les bras d’un amant.
Les fiançailles sont précisément destinées à créer dans l’initiation
de la jeune fille des gradations ; mais souvent les mœurs imposent
aux fiancés une extrême chasteté. Dans le cas où la vierge « connaît »
son futur mari, pendant cette période, sa situation n’est pas très
différente de celle de la jeune mariée ; elle ne cède que parce que son
engagement lui semble déjà aussi définitif qu’un mariage et le
premier coït garde le caractère d’une épreuve ; une fois qu’elle s’est
donnée – même si elle n’est pas enceinte, ce qui achèverait de la
ligoter – il est bien rare qu’elle ose reprendre sa parole.
Les difficultés des premières expériences sont aisément
surmontées si l’amour ou le désir arrachent aux deux partenaires un
total consentement ; de la joie que se donnent et prennent les amants
dans la conscience réciproque de leur liberté, l’amour physique tire
sa puissance et sa dignité ; alors aucune de leurs pratiques n’est
infâme puisque, pour aucun, elle n’est subie mais généreusement
voulue. Mais le principe du mariage est obscène parce qu’il
transforme en droits et devoirs un échange qui doit être fondé sur un
élan spontané ; il donne aux corps en les vouant à se saisir dans leur
généralité un caractère instrumental, donc dégradant ; le mari est
souvent glacé par l’idée qu’il accomplit un devoir, et la femme a
honte de se sentir livrée à quelqu’un qui exerce sur elle un droit. Bien
entendu, il peut arriver qu’au début de la vie conjugale les rapports
s’individualisent ; l’apprentissage sexuel se fait parfois par lentes
gradations ; dès la première nuit peut se découvrir entre époux un
heureux attrait physique. Le mariage facilite l’abandon de la femme
en supprimant la notion de péché encore si souvent attachée à la
chair ; une cohabitation régulière et fréquente engendre une intimité
charnelle qui est favorable à la maturation sexuelle : il y a pendant
les premières années du mariage des épouses comblées. Il est
remarquable qu’elles en gardent à leur mari une reconnaissance qui
les amène à lui pardonner plus tard tous les torts qu’il peut avoir.
« Les femmes qui ne peuvent pas se dégager d’un ménage
malheureux ont toujours été satisfaites par leur mari », dit Stekel. Il
n’empêche que la jeune fille court un terrible risque en s’engageant à
coucher toute sa vie et exclusivement avec un homme qu’elle ne
connaît pas sexuellement, alors que son destin érotique dépend
essentiellement de la personnalité de son partenaire : c’est le
paradoxe que Léon Blum dénonçait avec raison dans son ouvrage sur
le Mariage.
Prétendre qu’une union fondée sur les convenances ait beaucoup
de chances d’engendrer l’amour, c’est une hypocrisie ; réclamer de
deux époux liés par des intérêts pratiques, sociaux et moraux que
tout au long de leur vie ils se dispensent la volupté est une pure
absurdité. Cependant les partisans du mariage de raison ont beau jeu
de montrer que le mariage d’amour n’a pas beaucoup de chances
d’assurer le bonheur des époux. D’abord l’amour idéal qui est
souvent celui que connaît la jeune fille ne la dispose pas toujours à
l’amour sexuel ; ses adorations platoniques, ses rêveries, ses passions
dans lesquelles elle projette des obsessions infantiles ou juvéniles ne
sont pas destinées à subir l’épreuve de la vie quotidienne ni à se
perpétuer longtemps. Même s’il existe entre elle et son fiancé un
attrait érotique sincère et violent, ce n’est pas là une base solide pour
édifier l’entreprise d’une vie.
La volupté tient dans le désert illimité de l’amour une ardente et très petite place, si
embrasée qu’on ne voit d’abord qu’elle, écrit Colette(124). Autour de ce foyer inconstant,
c’est l’inconnu, c’est le danger. Lorsque nous nous serons relevés d’une courte étreinte
ou même d’une longue nuit, il faudra commencer à vivre l’un près de l’autre, l’un pour
l’autre.
La première fois que j’allai chez Rodin, je compris que sa maison n’était rien pour lui
sinon une pauvre nécessité : un abri contre le froid, un toit pour dormir. Elle le laissait
indifférent et ne pesait pas le moins du monde sur sa solitude ou son recueillement. C’est
en soi qu’il trouvait un foyer : ombre, refuge et paix. Il était devenu son propre ciel, sa
forêt et son large fleuve que rien n’arrête plus.
Je ne distingue plus l’hiver de l’été par l’état de l’herbe ou de la bruyère des landes
mais par la buée ou le gel qui se forment sur la vitre. Moi qui jadis marchais dans les bois
de hêtres en admirant la couleur bleue que prend la plume du geai quand elle tombe,
moi qui rencontrais sur mon chemin le vagabond et le berger… je vais de chambre en
chambre, un plumeau à la main.
La nuit était maintenant tenue à l’écart par les vitres et celles-ci au lieu de donner
une vue exacte du monde extérieur le gondolaient d’étrange façon au point que l’ordre, la
fixité, la terre ferme semblaient s’être installés à l’intérieur de la maison ; au-dehors au
contraire, il n’y avait plus qu’un reflet dans lequel les choses devenues fluides
tremblaient et disparaissaient.
Grâce aux velours, aux soies, aux porcelaines dont elle s’entoure,
la femme pourra en partie assouvir cette sensualité préhensive que
ne satisfait pas d’ordinaire sa vie érotique ; elle trouvera aussi dans
ce décor une expression de sa personnalité ; c’est elle qui a choisi,
fabriqué, « déniché » meubles et bibelots, qui les a disposés selon
une esthétique où le souci de la symétrie tient généralement une
large place ; ils lui renvoient son image singulière tout en témoignant
socialement de son standard de vie. Son foyer, c’est donc pour elle le
lot qui lui est dévolu sur terre, l’expression de sa valeur sociale, et de
sa plus intime vérité. Parce qu’elle ne fait rien, elle se recherche
avidement dans ce qu’elle a.
C’est par le travail ménager que la femme réalise l’appropriation
de son « nid » ; c’est pourquoi, même si elle « se fait aider », elle
tient à mettre la main à la pâte ; du moins, surveillant, contrôlant,
critiquant, elle s’applique à faire siens les résultats obtenus par les
serviteurs. De l’administration de sa demeure, elle tire sa
justification sociale ; sa tâche est aussi de veiller sur l’alimentation,
sur les vêtements, d’une manière générale sur l’entretien de la société
familiale. Ainsi se réalise-t-elle, elle aussi, comme une activité. Mais
c’est, on va le voir, une activité qui ne l’arrache pas à son immanence
et qui ne lui permet pas une affirmation singulière d’elle-même.
On a hautement vanté la poésie des travaux ménagers. Il est vrai
qu’ils mettent la femme aux prises avec la matière, et qu’elle réalise
avec les objets une intimité qui est dévoilement d’être et qui par
conséquent l’enrichit. Dans À la recherche de Marie, Madeleine
Bourdhouxe décrit le plaisir que prend son héroïne à étendre sur le
fourneau la pâte à nettoyer : elle éprouve au bout de ses doigts la
liberté et la puissance dont la fonte bien récurée lui renvoie l’image
brillante.
Lorsqu’elle remonte de la cave, elle aime ce poids des seaux remplis qui à chaque
palier s’alourdit davantage. Elle a toujours eu l’amour des matières simples qui ont bien
à elles leur odeur, leur rugosité ou leur galbe. Et dès lors elle sait comment les manier.
Marie a des mains qui sans une hésitation, sans un mouvement de recul, plongent dans
les fourneaux éteints ou dans les eaux savonneuses, dérouillent et graissent le fer,
étendent les encaustiques, ramassent d’un seul grand geste circulaire les épluchures qui
recouvrent une table. C’est une entente parfaite, une camaraderie entre ses paumes et les
objets qu’elle touche.
Il semble donc que l’imagination de la lutte pour la propreté ait besoin d’une
provocation. Cette imagination doit s’exciter dans une maligne colère. Avec quel mauvais
sourire on couvre de la pâte à polir le cuivre du robinet. On le charge des ordures d’un
tripoli empâté sur le vieux torchon sale et gras. Amertume et hostilité s’amassent dans le
cœur du travailleur. Pourquoi d’aussi vulgaires travaux ? Mais vienne l’instant du
torchon sec, alors apparaît la méchanceté gaie, la méchanceté vigoureuse et bavarde :
robinet, tu seras miroir ; chaudron, tu seras soleil ! Enfin quand le cuivre brille et rit avec
la grossièreté d’un bon garçon, la paix est faite. La ménagère contemple ses victoires
rutilantes.
Qui n’a vécu un hiver au moins dans la familiarité d’une lessiveuse, ignore tout d’un
certain ordre de qualités et d’émotions fort touchantes.
Il faut – bronchant – l’avoir, pleine de sa charge de tissus immondes, d’un seul effort
soulevée de terre pour la porter sur le fourneau où l’on doit la trainer d’une certaine
façon, ensuite, pour l’asseoir juste au rond du foyer.
Il faut avoir sous elle attisé les brandons, à progressivement l’émouvoir ; souvent tâté
ses parois tièdes ou brûlantes ; puis écouté le profond bruissement intérieur et plusieurs
fois, dès lors, soulevé le couvercle pour vérifier la tension des jets et la régularité de
l’arrosage.
Il faut l’avoir enfin toute bouillante encore embrassée de nouveau pour la reposer par
terre…
La lessiveuse est conçue de telle façon qu’emplie d’un amas de tissus ignobles,
l’émotion intérieure, la bouillante indignation qu’elle en ressent, canalisée vers la partie
supérieure de son être, retombe en pluie sur cet amas de tissus ignobles qui lui soulève le
cœur – et cela quasi perpétuellement – et que cela aboutisse à une purification…
Certes le linge, lorsque le reçut la lessiveuse, avait été déjà grossièrement décrassé…
Il n’en reste pas moins qu’elle éprouve une idée ou un sentiment de saleté diffuse des
choses à l’intérieur d’elle-même dont à force d’émotion, de bouillonnements et d’efforts,
elle parvient à avoir raison, à détacher des tissus, si bien que ceux-ci, rincés sous une
catastrophe d’eau fraîche, vont paraître d’une blancheur extrême.
Et voici qu’en effet le miracle s’est produit :
Mille drapeaux blancs sont déployés tout à coup – qui attestent non d’une
capitulation mais d’une victoire – et ne sont peut-être pas seulement le signe de la
propreté corporelle des habitants de l’endroit…
C’est le lendemain qu’en passant le balai de crin sous le divan, elle ramena quelque
chose qu’elle prit d’abord pour un vieux morceau de coton ou un gros duvet. Mais ce
n’était qu’un flocon de poussière comme il s’en forme sur les hautes armoires qu’on
oublie d’essuyer ou derrière les meubles, entre mur et bois. Elle resta pensive devant
cette curieuse substance. Ainsi, voilà huit à dix semaines qu’ils vivaient dans ces pièces
et déjà, malgré la vigilance de Juliette, un flocon de poussière avait eu le loisir de se
former, de s’engraisser, tapi dans son ombre comme ces bêtes grises et qui lui faisaient
peur quand elle était petite. Une fine cendre de poussière proclame la négligence, un
commencement d’abandon, c’est l’impalpable dépôt de l’air qu’on respire, des vêtements
qui flottent, du vent qui entre par les fenêtres ouvertes ; mais ce flocon représentait déjà
un second état de la poussière, la poussière triomphante, un épaississement qui prend
forme et de dépôt devient déchet. Il était presque joli à voir, transparent et léger comme
les houppes de ronces, mais plus terne.
… La poussière avait gagné de vitesse toute la puissance aspirante du monde. Elle
s’était emparée du monde et l’aspirateur n’était plus qu’un objet témoin destiné à
montrer tout ce que l’espèce humaine était capable de gâcher de travail, de matière et
d’ingéniosité pour lutter contre l’irrésistible salissement. Il était le déchet fait
instrument.
… C’était leur vie en commun qui était cause de tout, leurs petits repas qui faisaient
des épluchures, leurs deux poussières qui se mélangeaient partout… Chaque ménage
sécrète ces petites ordures qu’il faut détruire afin de laisser la place aux nouvelles…
Quelle vie on passe – et pour pouvoir sortir avec une chemisette fraîche qui attire le
regard des passants, pour qu’un ingénieur qui est votre mari présente bien dans
l’existence. Des formules repassaient dans la tête de Marguerite : veiller à l’entretien des
parquets… pour l’entretien des cuivres, employer… elle était chargée de l’entretien de
deux êtres quelconques jusqu’à la fin de leurs jours.
C’est qu’elle était agile et remuante, mais non ménagère appliquée ; propre, nette,
dégoûtée, mais loin du génie maniaque et solitaire qui compte les serviettes, les
morceaux de sucre et les bouteilles pleines. La flanelle en main et surveillant la servante
qui essuyait longuement les vitres en riant avec le voisin, il lui échappait des cris
nerveux, d’impatients appels à la liberté : « Quand j’essuie longtemps et avec soin mes
tasses de Chine, disait-elle, je me sens vieillir. » Elle atteignait, loyale, la fin de sa tâche.
Alors, elle franchissait les deux marches de notre seuil, entrait dans le jardin. Sur-le-
champ, tombaient son excitation morose et sa rancune.
Depuis neuf heures, après diner, elle lave. Il est minuit. J’avais sommeillé mais son
courage, comme s’il insultait mon repos en lui donnant l’air de la paresse, m’offense.
ÉLISE : Pour faire de la propreté, n’avoir pas peur d’abord de se salir les mains.
Et la maison bientôt sera si propre qu’on n’osera plus l’habiter. Il y a des lits de repos,
mais pour qu’on se repose à côté, sur le parquet. Les coussins sont trop frais. On craint
de les ternir ou de les faner en y appuyant sa tête ou ses pieds et chaque fois que je foule
un tapis, une main me suit, armée d’une mécanique ou d’un linge qui efface ma trace.
Le soir :
— C’est fait.
De quoi s’agit-il pour elle, dès qu’elle se lève jusqu’à ce qu’elle dorme ? De déplacer
chaque objet et chaque meuble et de toucher dans toutes leurs dimensions les parquets,
les murs et les plafonds de sa maison.
Pour le moment, c’est la femme de ménage en elle qui triomphe. Quand elle a
épousseté l’intérieur des placards, elle époussette les géraniums des fenêtres.
SA MÈRE : Élise est toujours si affairée qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle existe.
C’est une tâche méticuleuse et désordonnée, sans frein ni limites. Dans la maison,
une femme assurée de plaire atteint vite un point d’usure, un état de distraction et de
vide mental qui la supprime…
Tout est mystère, magie, sortilège, tout ce qui s’accomplit entre le moment de poser
sur le feu la cocotte, le coquemar, la marmite et leur contenu et le moment plein de
douce anxiété, de voluptueux espoir où vous décoiffez sur la table votre plat fumant…
La cendre de bois cuit savoureusement ce qu’on lui confie. La pomme, la poire logées
dans un nid de cendres chaudes en sortent ridées, boucanées mais molles sous la peau
comme un ventre de taupe et si « bonne femme » que se fasse la pomme sur le fourneau
de cuisine, elle reste loin de cette confiture enfermée sous sa robe originelle,
congestionnée de saveur et qui n’a exsudé – si vous savez vous y prendre – qu’un seul
pleur de miel… Un chaudron à trois pieds, haut jambé, contenait une cendre tamisée qui
ne voyait jamais le feu. Mais farci de pommes de terre qui voisinaient sans se toucher,
campé sur ses pattes noires à même la braise, le chaudron nous pondait des tubercules
blancs comme neige, brûlants, écailleux.
Mrs. Ernest Weldon errait dans le studio bien rangé, lui donnant quelques-unes de
ces petites touches féminines. Elle n’était pas spécialement experte dans l’art de donner
des touches. L’idée était jolie et aguichante. Avant d’être mariée, elle s’était représenté
qu’elle se promenait doucement à travers son nouveau logis, déplaçant ici une rose, là
redressant une fleur et transformant ainsi une maison en un « home ». Même à présent,
après sept ans de mariage, elle aimait s’imaginer en train de se livrer à cette gracieuse
occupation. Mais, bien qu’elle essayât consciencieusement chaque soir aussitôt que les
lampes aux abat-jour roses étaient allumées, elle se demandait avec un peu de détresse
comment s’y prendre pour accomplir ces menus miracles qui font dans un intérieur
toute la différence du monde… Donner une touche féminine, c’était le rôle de l’épouse. Et
Mrs. Weldon n’était pas femme à esquiver ses responsabilités. Avec un air d’incertitude
presque pitoyable, elle tâtonna sur la cheminée, souleva un petit vase japonais et resta
debout, le vase en main, inspectant la chambre d’un regard désespéré… Puis elle recula
et considéra ses innovations. C’était incroyable le peu de changements qu’elles avaient
apportés à la pièce.
Être lancée comme par un horrible coup de foudre dans la réalité et la connaissance,
par le mariage, surprendre l’amour et la honte, en contradiction, devoir sentir en un seul
objet le ravissement, le sacrifice, le devoir, la pitié et l’effroi, à cause du voisinage
inattendu de Dieu et de la bête… on a créé là un enchevêtrement de l’âme qui chercherait
en vain son égal, écrit Nietzsche.
Depuis que je me souviens, j’ai toujours rêvé d’un être complet, frais, pur, que
j’aimerais… il m’est difficile de renoncer à ces rêves d’enfant. Lorsqu’il m’embrasse, je
songe que je ne suis pas la première qu’il embrasse ainsi.
Je me sens à l’étroit. J’ai fait cette nuit de mauvais rêves et bien que je n’y pense pas
constamment, je n’en ai pas moins l’âme lourde. C’est maman qui m’est apparue en
songe et cela m’a fait beaucoup de peine. C’est comme si je dormais sans pouvoir me
réveiller… Quelque chose me pèse. Il me semble constamment que je vais mourir. C’est
étrange, maintenant que j’ai un mari. Je l’entends dormir et j’ai peur toute seule. Il ne
me laisse pas pénétrer dans son for intérieur et cela m’afflige. Toutes ces relations
charnelles sont répugnantes.
11 octobre : Terrible ! affreusement triste ! Je me replie toujours davantage sur moi-
même. Mon mari est malade, de mauvaise humeur et ne m’aime pas. Je m’y attendais
mais ne pensais pas que ce serait aussi affreux. Qui se soucie de mon bonheur ? Nul ne
se doute que ce bonheur, je ne sais le créer ni pour lui ni pour moi. Dans mes heures de
tristesse, il m’arrive de me demander : à quoi bon vivre quand les choses vont si mal et
pour moi-même et pour les autres ! C’est étrange, mais cette idée m’obsède. Il devient de
jour en jour plus froid tandis que moi, au contraire, je l’aime de plus en plus… J’évoque
le souvenir des miens. Que la vie était légère alors ! Tandis que maintenant, ô mon Dieu !
j’ai l’âme déchirée ! Personne ne m’aime… Chère maman, chère Tania, comme elles
étaient gentilles !
Pourquoi les ai-je quittées ? C’est triste, c’est affreux ! Pourtant Liovotchka est
excellent… Autrefois, je mettais de l’ardeur à vivre, à travailler, à vaquer aux soins du
ménage. Maintenant, c’est fini : je pourrais rester silencieuse des jours entiers à me
croiser les bras et à ressasser mes années passées. J’aurais voulu travailler mais je ne le
puis… Jouer du piano m’eût fait plaisir mais ici c’est très incommode… Liovotchka
m’avait proposé de rester à la maison aujourd’hui pendant qu’il irait à Nikolskoië.
J’aurais dû y consentir pour le libérer de moi, mais je n’ai pas eu la force… Le pauvre ! Il
cherche partout des distractions et des prétextes pour m’éviter. Pourquoi suis-je sur
terre ?
13 novembre 1863 : J’avoue ne pas savoir m’occuper. Liovotchka est heureux parce
qu’il a intelligence et talent, tandis que moi, je n’ai ni l’un ni l’autre. Il n’est pas difficile
de trouver quelque chose à faire, le travail ne manque pas. Mais il faut prendre goût à ces
menues besognes, s’entraîner à les aimer : soigner la basse-cour, racler du piano, lire
beaucoup de bêtises et très peu de choses intéressantes, saler des concombres… Je me
suis rendormie si profondément que ni notre voyage à Moscou ni l’attente d’un enfant ne
me procurent la moindre émotion, la plus petite joie, rien. Qui m’indiquera le moyen de
me réveiller, de me ranimer ? Cette solitude m’accable. Je n’y suis pas habituée. À la
maison, il y avait tant d’animation et ici en son absence, tout est morne. La solitude lui
est familière. Il ne tire pas comme moi plaisir de ses amis intimes mais de ses activités…
Il a grandi sans famille.
23 novembre : Certes, je suis inactive, mais je ne le suis pas de nature. Simplement,
je ne sais pas quel travail entreprendre. Parfois, j’éprouve une envie folle d’échapper à
son influence… pourquoi son influence m’est-elle à charge ?… Je prends sur moi mais je
ne deviendrai pas lui. Je ne ferai que perdre ma personnalité. Déjà, je ne suis pas la
même, ce qui me rend la vie plus difficile encore.
1er avril : J’ai le grand défaut de ne pas trouver de ressources en moi-même… Liova
est très absorbé par son travail et par l’administration du domaine, tandis que moi, je
n’ai aucun souci. Je n’ai de dons pour rien. Je voudrais avoir plus à faire mais un
véritable travail. Naguère par ces belles journées printanières, j’éprouvais le besoin,
l’envie de quelque chose. Dieu sait à quoi je rêvais ! Aujourd’hui, je n’ai besoin de rien, je
ne sens plus cette vague et stupide aspiration vers je ne sais quoi, car ayant tout trouvé,
je n’ai plus rien à cacher. Néanmoins, il m’arrive de m’ennuyer.
20 avril : Liova s’éloigne de moi de plus en plus. Le côté physique de l’amour joue
chez lui un très grand rôle tandis que chez moi, il n’en joue aucun.
Elle quitta donc la chaude maison belge, la cuisine de cave qui sentait le gaz, le pain
chaud et le café, elle quitta le piano, le violon, le grand Salvator Rosa légué par son père,
le pot à tabac et les fines pipes de terre à long tuyau…, les livres ouverts et les journaux
froissés pour entrer, jeune mariée, dans la maison à perron que le dur hiver des pays
forestiers entourait. Elle y trouva un inattendu salon blanc et or, au rez-de-chaussée
mais un premier étage à peine crépi, abandonné comme un grenier… les chambres à
coucher glacées ne parlaient ni d’amour ni de doux sommeil… Sido qui cherchait des
amis, une sociabilité innocente et gaie, ne rencontra dans sa propre demeure que des
serviteurs, des fermiers cauteleux… Elle fleurit la grande maison, fit blanchir la cuisine
sombre, surveilla, elle-même, des plats flamands, pétrit des gâteaux aux raisins et espéra
son premier enfant. Le Sauvage lui souriait entre deux randonnées et repartait… À bout
de recettes gourmandes, de patience et d’encaustique, Sido, maigrie d’isolement,
pleura…
Qi, femme de trente-six ans, est obsédée par l’idée qu’elle est une petite enfant de dix
à douze ans ; surtout lorsqu’elle est seule, elle se laisse aller à sauter, à rire, à danser, elle
défait ses cheveux, les fait flotter sur ses épaules, les coupe au moins en partie. Elle
voudrait pouvoir s’abandonner complètement à ce rêve d’être une enfant : Il est si
malheureux qu’elle ne puisse pas devant tout le monde jouer à cache-cache, faire des
niches… Je voudrais qu’on me trouve gentille, j’ai peur d’être laide comme un pou, je
voudrais qu’on m’aime bien, qu’on me cause, qu’on me câline, qu’on me dise tout le
temps qu’on m’aime comme on aime les petits enfants. On aime un enfant pour ses
espiègleries, pour son bon petit cœur, pour ses gentillesses et que lui demande-t-on en
retour ? vous aimer, rien de plus. C’est là ce qui est bon, mais je ne peux pas dire cela à
mon mari, il ne me comprendrait pas. Tenez, je voudrais tant être une petite, avoir un
père ou une mère qui me tiendrait sur ses genoux, me caresserait les cheveux… mais
non, je suis madame, mère de famille ; il faut tenir un intérieur, être sérieuse, réfléchir
toute seule, oh quelle vie !
Avec une sorte de terreur respectueuse, il contempla le front pur, les yeux sérieux, la
bouche innocente et gaie de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit
redoutable du système social dont il faisait partie et auquel il croyait – la jeune fille qui
ignorant tout espérait tout – lui apparaissait maintenant comme une étrangère… Que
savaient-ils vraiment l’un de l’autre puisqu’il était de son devoir à lui, en galant homme,
de cacher son passé à sa fiancée et à celle-ci de n’en pas avoir ?… La jeune fille, centre de
ce système de mystification supérieurement élaboré, se trouvait être par sa franchise et
sa hardiesse même une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre
chérie, parce qu’elle n’avait rien à cacher ; confiante, parce qu’elle n’imaginait pas avoir à
se garder ; et sans autre préparation, elle devait être plongée en une nuit dans ce qu’on
appelait « les réalités de la vie… ». Ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme
succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté factice, si adroitement
fabriquée par la conspiration des mères, des tantes, des grand-mères, jusqu’aux
lointaines aïeules puritaines, n’existait que pour satisfaire ses goûts personnels, pour
qu’il pût exercer sur elle son droit de seigneur et la briser comme une image de neige.
Aujourd’hui, le fossé est moins profond parce que la jeune fille est
un être moins factice ; elle est mieux renseignée, mieux armée pour
la vie. Mais souvent elle est encore beaucoup plus jeune que son
mari. C’est un point dont on n’a pas assez souligné l’importance ; on
prend souvent pour des différences de sexe les conséquences d’une
inégale maturité ; en beaucoup de cas la femme est une enfant non
parce qu’elle est femme, mais parce qu’elle est en fait très jeune. Le
sérieux de son mari et des amis de celui-ci l’accable. Sophie Tolstoï
écrivait environ un an après le jour de ses noces :
Il est vieux, il est trop absorbé et moi, je me sens aujourd’hui si jeune et j’aurais si
grande envie de faire des folies ! Au lieu de me coucher, j’aurais voulu faire des
pirouettes, mais avec qui ?
Une atmosphère de vieillesse m’enveloppe, tout mon entourage est vieux. Je
m’efforce de réprimer chaque élan de jeunesse tant il paraîtrait déplacé dans ce milieu
qui est raisonnable.
Une femme était restée frigide pendant les premières années de son mariage par
suite de fixations infantiles. Alors se développa chez elle un amour hypertrophique
comme on en rencontre fréquemment chez les femmes qui ne veulent pas voir que leur
mari leur est indifférent. Elle ne vivait et ne pensait qu’à son mari. Elle n’avait plus de
volonté. Il devait faire le matin son programme de la journée, lui dire ce qu’elle devait
acheter, etc. Elle exécutait le tout consciencieusement. S’il ne lui indiquait rien, elle
restait dans sa chambre sans rien faire en s’ennuyant après lui. Elle ne pouvait le laisser
aller nulle part sans l’accompagner. Elle ne pouvait pas rester seule et aimait le tenir par
la main… Elle était malheureuse et pleurait pendant des heures, tremblait pour son mari
et s’il n’y avait pas d’occasions de trembler, elle les créait.
Mon second cas était celui d’une femme enfermée dans sa chambre comme dans une
prison par la peur de sortir seule. Je la trouvais tenant les mains de son mari, le
conjurant de rester toujours près d’elle… Mariée depuis sept ans, il n’avait jamais pu
arriver à avoir des relations avec sa femme.
Elle voulait dominer partout ; au lit puisqu’il fallait en passer par là et à la table de
travail. C’est la table qu’elle visait et Michelet la défendit d’abord tandis qu’elle défendait
le lit. Pendant plusieurs mois le ménage fut chaste. Enfin Michelet eut le lit et Athénaïs
Mialaret bientôt après eut la table : elle était née femme de lettres et c’était sa vraie
place…
Il lui fallait voir la vie à travers elle et c’était son rôle à elle de la voir du point de vue
du sexe. C’était à ce point de vue qu’elle se plaçait pour accepter ou condamner la vie.
Il faut qu’il reçoive tout de moi. Tant que je ne suis pas là, il ne sent rien ; rien et c’est
de moi qu’il reçoit ses livres, continua-t-elle avec ostentation. Personne ne sait. J’ai fait
des pages entières de ses livres pour lui.
ÉLISE : Dès l’abord, autour de moi, je diminue tout. Ensuite, je suis bien tranquille.
Je n’ai plus affaire qu’à des guenons ou à des grotesques.
En se réveillant, elle m’appelle :
— Mon laideron.
C’est une politique.
Elle veut m’humilier.
Avec quelle franche gaieté elle s’est plu me faire renoncer à toutes mes illusions sur
moi l’une après l’autre. Jamais elle n’a perdu une occasion de me dire que je suis ceci,
que je suis cela de misérable devant mes amis ébahis ou nos domestiques interloqués.
Ainsi ai-je fini par la croire… Pour me mépriser, il n’est pas d’occasion qu’elle manque de
me faire sentir que mon œuvre l’intéresse moins que ce qu’elle pourrait nous apporter de
bien-être.
C’est elle qui a tari la source de mes pensées en me décourageant patiemment,
lentement, pertinemment, en m’humiliant avec méthode, en me faisant renoncer malgré
moi brin à brin avec une logique précise, imperturbable, implacable, à mon orgueil.
— En somme tu gagnes moins qu’un ouvrier, me lança-t-elle un jour devant le
frotteur…
… Elle veut me diminuer pour paraître supérieure ou du moins égale et que ce dédain
la maintienne devant moi sur sa hauteur… Elle n’a d’estime pour moi qu’autant que ce
que je fais lui sert de marchepied ou de marchandise.
Je me souviens par exemple du pou Tchang Tsen au début de notre mariage… Je n’ai
connu vraiment l’intimité avec une femme que grâce à lui, le jour qu’Élise me prit tout
nu sur ses genoux pour me tondre comme un mouton, m’éclairant jusque dans mes
replis avec une bougie qu’elle promenait autour de mon corps. Oh, sa lente inspection de
mes aisselles, de ma poitrine, de mon nombril, de la peau de mes testicules tendue entre
ses doigts comme un tambour, ses stations prolongées le long de mes cuisses, entre mes
pieds et le passage du rasoir autour du trou de mon cul : la chute enfin dans le corbillon
d’un bouquet de poils blonds où le pou se cachait et qu’elle brûla, en me livrant d’un seul
coup, en même temps qu’elle me délivrait de lui et de ses repaires, à une nudité nouvelle
et au désert de l’isolement.
Je lui dis : Ma dernière nouvelle paraît ce matin. Sans vouloir être cynique, rien que
parce qu’il n’y a que cela en vérité qui la touche, elle a répondu : Ce sera bien au moins
trois cents francs de plus pour ce mois-ci.
Mme Z. T. qui n’a jamais joui est mariée à un homme très cultivé. Mais elle ne peut
pas supporter sa supériorité et elle commença à vouloir l’égaler en étudiant sa spécialité.
Comme c’était trop pénible, elle abandonna ses études dès ses fiançailles. L’homme est
très connu et il a de nombreuses élèves qui courent après lui. Elle se propose de ne pas se
laisser aller à ce culte ridicule. Dans son ménage, elle fut insensible dès le début et le
resta. Elle n’arrivait à l’orgasme que par l’onanisme quand son mari la quittait satisfait et
elle le lui racontait. Elle refusait ses essais de l’exciter par des caresses… Bientôt elle
commença à ridiculiser et à déprécier le travail de son mari. Elle n’arrivait pas à
« comprendre ces oies qui couraient après lui, elle qui connaissait les coulisses de la vie
privée du grand homme ». Dans leurs querelles quotidiennes, il venait des expressions
telles que : « Ce n’est pas à moi que tu t’imposes par ton griffonnage ! » ou : « Tu crois
que tu peux faire de moi ce que tu veux parce que tu es un écrivaillon. » Le mari
s’occupait de plus en plus de ses élèves, elle s’entourait de jeunes gens. Elle continua
ainsi pendant des années jusqu’à ce que son mari devint amoureux d’une autre femme.
Elle avait toujours supporté ses petites liaisons, elle se faisait même l’amie des « pauvres
sottes » abandonnées… Mais alors elle changea d’attitude et s’abandonna sans orgasme
au premier venu des jouvenceaux. Elle avoua à son mari l’avoir trompé, il l’admit
parfaitement. On pourrait se séparer tranquillement… Elle refusa le divorce. Il y eut une
grande explication et une réconciliation… Elle s’abandonna en pleurant et éprouva son
premier orgasme intense…
On voit que dans sa lutte contre son mari elle n’a jamais envisagé
de le quitter.
C’est tout un art « d’attraper un mari » : c’est un métier de le
« retenir ». Il y faut beaucoup de doigté. À une jeune femme
acariâtre, une sœur prudente disait : « Fais attention, à force de faire
des scènes à Marcel, tu vas perdre ta situation. » L’enjeu est le plus
sérieux qui soit : la sécurité matérielle et morale, un foyer à soi, la
dignité d’épouse, un succédané plus ou moins réussi de l’amour, du
bonheur. La femme apprend vite que son attrait érotique n’est que la
plus faible de ses armes ; il se dissipe avec l’accoutumance ; et il y a
hélas ! d’autres femmes désirables par le monde ; elle s’emploie
pourtant à se faire séduisante, à plaire : souvent elle est partagée
entre l’orgueil qui l’incline vers la frigidité et l’idée que par son
ardeur sensuelle elle flattera et attachera son mari. Elle compte aussi
sur la force des habitudes, sur le charme qu’il trouve dans un logis
agréable, son goût de la bonne chère, sa tendresse pour les enfants ;
elle s’applique à « lui faire honneur » par sa manière de recevoir, de
s’habiller et à prendre de l’ascendant sur lui par ses conseils, son
influence ; autant qu’elle le peut elle se rendra indispensable, soit à
sa réussite mondaine, soit à son travail. Mais, surtout, toute une
tradition enseigne aux épouses l’art de « savoir prendre un
homme » ; il faut découvrir et flatter ses faiblesses, doser
adroitement la flatterie et le dédain, la docilité et la résistance, la
vigilance et l’indulgence. Ce dernier mélange est tout spécialement
délicat. Il ne faut laisser au mari ni trop ni trop peu de liberté. Trop
complaisante, la femme voit son mari lui échapper : l’argent, l’ardeur
amoureuse qu’il dépense avec d’autres femmes, il l’en frustre ; elle
court le risque qu’une maîtresse ne prenne sur lui assez de pouvoir
pour obtenir un divorce ou du moins pour prendre dans sa vie la
première place. Cependant, si elle lui interdit toute aventure, si elle
l’excède par sa surveillance, ses scènes, ses exigences, elle peut
l’indisposer contre elle gravement. Il s’agit de savoir « faire des
concessions » à bon escient ; que le mari donne quelques « coups de
canif dans le contrat » on fermera les yeux ; mais, à d’autres
moments, il faut les ouvrir tout grands ; en particulier la femme
mariée se méfie des jeunes filles qui seraient trop heureuses, pense-t-
elle, de lui voler sa « position ». Pour arracher son mari à une rivale
inquiétante, elle l’emmènera en voyage, elle essaiera de le distraire ;
au besoin – prenant modèle sur Mme de Pompadour – elle suscitera
une autre rivale moins dangereuse ; si rien ne réussit, elle aura
recours aux crises de larmes, crises de nerfs, tentatives de suicide,
etc. ; mais trop de scènes et de récriminations chasseront le mari
hors du foyer ; la femme se rendra insupportable au moment où elle
a le plus urgent besoin de séduire ; si elle veut gagner la partie, elle
dosera habilement larmes touchantes et héroïques sourires, chantage
et coquetterie. Dissimuler, ruser, haïr et craindre en silence, miser
sur la vanité et les faiblesses d’un homme, apprendre à le déjouer, à
le jouer, à le manœuvrer, c’est une bien triste science. La grande
excuse de la femme c’est qu’on lui a imposé d’engager dans le
mariage tout d’elle-même : elle n’a pas de métier, pas de capacités,
pas de relations personnelles, son nom même n’est plus à elle ; elle
n’est rien que « la moitié » de son mari. S’il l’abandonne, elle ne
trouvera le plus souvent aucun secours ni en soi ni hors de soi. Il est
facile de jeter la pierre à Sophie Tolstoï comme font A. de Monzie et
Montherlant : mais si elle eût refusé l’hypocrisie de la vie conjugale
où fût-elle allée ? quel destin l’attendait ? Certes, elle semble avoir
été une très odieuse mégère : mais peut-on lui demander d’avoir
aimé son tyran et béni son esclavage ? Pour qu’il y ait entre époux
loyauté et amitié, la condition sine qua non c’est qu’ils soient tous
deux libres à l’égard l’un de l’autre et concrètement égaux. Tant que
l’homme possède seul l’autonomie économique et qu’il détient – de
par la loi et les mœurs – les privilèges que confère la virilité, il est
naturel qu’il apparaisse si souvent comme un tyran, ce qui incite la
femme à la révolte et la ruse.
Nul ne songe à nier les tragédies et les mesquineries conjugales :
mais ce que soutiennent les défenseurs du mariage c’est que les
conflits des époux viennent de la mauvaise volonté des individus,
non de l’institution. Tolstoï, entre autres, a décrit dans l’épilogue de
Guerre et Paix le couple idéal : celui de Pierre et de Natacha. Celle-ci
a été une jeune fille coquette et romanesque ; mariée elle étonne tout
son entourage parce qu’elle renonce à la toilette, au monde, à toute
distraction pour se consacrer exclusivement à son mari et à ses
enfants ; elle devient le type même de la matrone.
Elle n’avait plus cette flamme de vie toujours brûlante qui faisait son charme
autrefois. Maintenant, souvent, on n’apercevait d’elle que son visage et son corps, on ne
voyait pas son âme, on ne voyait que la forte femelle, belle et féconde.
Elle réclame de Pierre un amour aussi exclusif que celui qu’elle lui
voue ; elle est jalouse de lui ; il renonce à toute sortie, à toute
camaraderie pour se consacrer, lui aussi, tout entier à sa famille.
Il n’osait ni aller dîner dans les clubs, ni entreprendre un voyage de longue durée,
excepté pour ses affaires au nombre desquelles sa femme fait entrer ses travaux dans les
sciences auxquelles sans y rien comprendre elle attribuait une extrême importance.
Natacha dans l’intimité s’était faite l’esclave de son mari. Toute la maison était
régentée par les soi-disant ordres du mari, c’est-à-dire par les désirs de Pierre que
Natacha s’efforçait de deviner.
Élise est ma femme et sans doute aucun de mes amis, aucun des membres de ma
famille, aucun de mes propres membres ne m’est plus intime qu’elle, mais si proche de
moi que soit la place qu’elle s’est faite, que je lui ai faite dans mon univers le plus privé,
si enracinée qu’elle soit à l’inextricable tissu de ma chair et de mon âme (et c’est là tout le
mystère et tout le drame de notre indissoluble union), l’inconnu qui passe en ce moment
sur le boulevard et que j’aperçois à peine de ma fenêtre, quel qu’il soit, humainement
m’est moins étranger qu’elle.
Il dit ailleurs :
On s’aperçoit qu’on est victime d’un poison, mais qu’on s’y est habitué. Comment y
renoncer désormais sans renoncer à soi ?
Et encore :
Quand je pense à elle j’éprouve que l’amour conjugal n’a aucun rapport ni avec la
sympathie, ni avec la sensualité, ni avec la passion, ni avec l’amitié, ni avec l’amour.
Adéquat à lui seul, réductible ni à l’un ni à l’autre de ces divers sentiments, il a sa nature
propre, son essence particulière et son mode unique selon le couple qu’il assemble.
Cent fois retrouvant au bout de quelques mois ou de quelques années une jeune
femme que j’avais connue jeune fille, j’étais frappé par la banalité de son caractère, par
l’insignifiance de sa vie.
Mon existence est d’une telle banalité : c’est une mort. Tandis que lui a une vie
pleine, une vie intérieure, du talent et l’immortalité (23-12-1863).
Quelques mois plus tôt, elle laissait échapper une autre plainte :
Comment une femme pourrait-elle se contenter d’être assise toute la journée, une
aiguille à la main, de jouer du piano, d’être seule, absolument seule, si elle pense que son
mari ne l’aime pas et l’a pour toujours réduite en esclavage ? (9 mai 1863).
Onze ans plus tard, elle écrit ces mots auxquels souscrivent
encore à présent bien des femmes (22-10-1875) :
Aujourd’hui, demain, les mois, les années, c’est toujours, toujours la même chose. Je
me réveille le matin et n’ai pas le courage de sortir du lit. Qui est-ce qui m’aidera à me
secouer ? Qu’est-ce qui m’attend ? Oui, je sais, le cuisinier va venir et puis ce sera le tour
de Niannia. Ensuite, je m’assoirai en silence et prendrai ma broderie anglaise, puis je
ferai répéter la grammaire et les gammes. Quand le soir sera venu je me remettrai à ma
broderie anglaise pendant que petite tante et Pierre feront leurs éternelles patiences…
LA MÈRE
Il ajoute :
L’avortement dit criminel est aussi familier à toutes les classes sociales que les
politiques anticonceptionnelles acceptées par notre société hypocrite. Les deux tiers des
avortées sont des femmes mariées… On peut estimer approximativement qu’il y a en
France autant d’avortements que de naissances.
Je liai connaissance avec le fils d’un voisin de dix ans plus âgé que moi… Les caresses
me furent tellement nouvelles que, ma foi, je me laissai faire. Toutefois en aucune façon
ce n’était là de l’amour. Cependant, il continua à m’initier de toute manière, me donnant
à lire des livres sur la femme ; et finalement je lui fis don de ma virginité. Quand après
une attente de deux mois j’acceptai une place d’institutrice à l’école maternelle de Speuze
j’étais enceinte. Je ne revis pas du tout mes époques pendant deux autres mois. Mon
séducteur m’écrivait qu’il fallait absolument m’occuper de faire revenir mes affaires en
buvant du pétrole et en mangeant du savon noir. Vous dépeindre maintenant les
tourments que j’ai soufferts, je n’en suis plus capable… J’ai dû toute seule aller jusqu’au
bout de cette misère. La crainte d’avoir un enfant m’a fait faire la chose affreuse. C’est
alors que j’ai appris la haine de l’homme.
C’est comme si j’eusse vécu dix-huit mois dans une maison de correction.
*
**
Chaque petit enfant qui jouait sur le sable, je l’exécrais d’être sorti d’une femme… Les
grandes personnes aussi je les exécrais d’avoir la haute main sur ces enfants, de les
purger, de les fesser, de les habiller, de les avilir de toutes les manières : les femmes avec
leurs corps mous toujours prêts à bourgeonner de nouveaux petits, les hommes qui
regardaient toute cette pulpe de femmes et d’enfants à eux, d’un air satisfait et
indépendant. Mon corps était à moi toute seule, je ne l’aimais que bruni, incrusté du sel
de la mer, griffé par les ajoncs. Il devait rester dur et scellé.
Mme H… avait été très mal préparée à sa vie de femme par sa mère ; celle-ci lui avait
toujours prédit les pires catastrophes si elle venait à être enceinte… Lorsque Mme H… fut
mariée elle se crut enceinte le mois suivant ; elle reconnut son erreur ; puis encore une
fois au bout de trois mois : nouvelle erreur. Au bout d’un an elle alla consulter un
gynécologue qui se refusa à reconnaître en elle ou en son mari une cause quelconque
d’infécondité. Après trois années, elle en vit un autre qui lui dit : « Vous serez enceinte
quand vous en parlerez moins… » Après cinq ans de mariage, Mme H… et son mari
avaient admis qu’ils n’auraient pas d’enfant. Le bébé naquit au bout de six ans.
Mrs. Smith, benjamine d’une famille nombreuse qui ne comptait qu’un garçon, avait
été accueillie avec dépit par sa mère qui voulait un fils ; elle n’en souffrit pas trop grâce à
l’affection de son père et d’une sœur aînée. Mais quand elle fut mariée et attendit son
enfant, bien qu’elle le désirât ardemment, la haine qu’elle avait éprouvée autrefois pour
sa mère lui rendit haïssable l’idée d’être elle-même mère ; elle accoucha un mois avant
terme d’un enfant mort-né. Enceinte une seconde fois, elle eut peur d’un nouvel
accident ; heureusement une de ses amies intimes se trouva grosse en même temps
qu’elle ; elle avait une mère très affectueuse qui protégea les deux jeunes femmes
pendant leur grossesse ; mais l’amie avait conçu un mois plus tôt que Mrs. Smith qui fut
effrayée à l’idée d’achever seule sa grossesse ; à la surprise de tout le monde, l’amie
demeura enceinte pendant un mois encore après le terme prévu pour sa délivrance(160)
et les deux femmes accouchèrent le même jour. Les amies décidèrent de concevoir le
même jour leur prochain enfant et Mrs. Smith commença sans inquiétude sa nouvelle
grossesse. Mais son amie au cours du troisième mois dut quitter la ville ; le jour où elle
l’apprit, Mrs. Smith fit une fausse couche. Elle ne put plus jamais avoir d’autre enfant ; le
souvenir de sa mère pesait trop lourdement sur elle.
Une jeune femme mariée se crut enceinte et en fut extrêmement heureuse ; séparée
de son mari par un voyage, elle eut une aventure très brève et qu’elle accepta
précisément parce que, comblée par sa maternité, rien d’autre ne lui paraissait tirer à
conséquence ; revenue près de son mari, elle apprit un peu plus tard qu’en vérité elle
s’était trompée sur la date de la conception : celle-ci datait du moment de son voyage.
Quand l’enfant fut né, elle se demanda brusquement s’il était fils de son mari ou de son
amant de rencontre ; elle devint incapable de sentiment à l’égard de l’enfant désiré ;
angoissée, malheureuse, elle eut recours à un psychiatre et ne s’intéressa au bébé que
lorsqu’elle se fut décidée à considérer son mari comme le père du nouveau-né.
Depuis hier je suis tout à fait malade, j’ai peur de faire une fausse couche. Cette
douleur dans le ventre me procure même une jouissance. C’est comme lorsque j’étais
enfant et que j’avais fait une sottise, maman me pardonnait mais, moi, je ne me
pardonnais pas. Je me pinçais, ou piquais fortement la main jusqu’à ce que la douleur
devînt intolérable. Pourtant je la supportais et y trouvais un immense plaisir… Quand…
l’enfant sera là, cela recommencera, c’est dégoûtant ! Tout me paraît fastidieux. Les
heures sonnent si tristement. Tout est morne. Ah ! si Lioval…
Je n’avais jamais pensé qu’il pût donner un sens à ma vie… Son être avait germé en
moi et j’avais dû le mener à bien, quoi qu’il advienne, jusqu’au terme, sans pouvoir hâter
les choses même s’il avait fallu en mourir. Puis il avait été là, né de moi ; ainsi il
ressemblait à l’œuvre que j’aurais pu faire dans ma vie… mais enfin il ne l’était pas(161).
Ces soins, ces prévenances augmentent le malaise, le mal de cœur, les maux de nerfs
et les mille et une souffrances qui sont presque toujours les compagnes des premières
grossesses. Je l’ai éprouvé… Ce fut ma mère qui commença un jour où je dînais chez
elle… « Ah ! mon Dieu, me dit-elle tout à coup en posant sa fourchette et en me
regardant d’un air consterné, ah ! mon Dieu ! je n’ai pas songé à te demander quelle était
ton envie.
— Mais je n’en ai pas, lui répondis-je.
— Tu n’as pas d’envie, dit ma mère… Tu n’as pas d’envie ! mais cela ne s’est jamais
vu ! Tu te trompes. C’est que tu n’y fais pas attention. J’en parlerai à ta belle-mère.
Et voilà mes deux mères consultant entre elles. Et voilà Junot qui dans la terreur que
je n’aille lui faire quelque enfant à hure de sanglier… me demandait tous les matins :
« Laure, de quoi as-tu donc envie ? » Ma belle-sœur qui revint de Versailles ajouta au
chœur des questions… ce qu’elle avait vu de personnes défigurées par des envies non
satisfaites ne pouvait se nombrer… Je finis par m’effrayer moi-même… Je cherchai dans
ma tête ce qui me plaisait le mieux et je ne trouvai rien. Enfin, un jour, il m’arriva de
réfléchir en mangeant une pastille d’ananas qu’un ananas devait être une bien excellente
chose… Une fois que je me persuadai que j’avais envie d’un ananas, j’éprouvai d’abord
un désir très vif ; puis il augmenta lorsque Corcelet déclara que… ce n’était pas le
moment. Oh ! alors j’éprouvai cette souffrance qui tient de la rage et qui vous met dans
l’état de mourir ou de le satisfaire.
(Junot, après quantité de démarches, finit par recevoir un ananas des mains de
Mme Bonaparte. La duchesse d’Abrantès l’accueillit avec joie et passa la nuit à le sentir et
le toucher, le médecin lui ayant ordonné de ne le manger qu’au matin. Quand enfin
Junot le lui servit) :
Je repoussais l’assiette loin de moi. « Mais… je ne sais pas ce que j’ai, je ne puis
manger de l’ananas. » Il me ramenait le nez sur la maudite assiette, ce qui provoqua une
assertion positive que je ne pouvais pas manger de l’ananas. Il fallut non seulement
l’emporter, mais ouvrir les fenêtres, parfumer ma chambre pour enlever jusqu’au
moindre vestige d’une odeur qu’une seconde avait suffi pour me rendre odieuse. Ce qu’il
y a de plus singulier dans ce fait c’est que depuis je n’ai jamais pu manger de l’ananas
sans me faire une sorte de violence…
Et plus loin :
C’est drôle, il me semble que j’assiste à la formation d’une infime planète et que j’en
pétris le globe frêle. Je n’ai jamais été si près de la vie. Je n’ai jamais si bien senti que je
suis sœur de la terre avec les végétations et les sèves. Mes pieds marchent sur la terre
comme sur une bête vivante. Je songe au jour plein de flûtes, d’abeilles réveillées, de
rosée car voici qu’il se cabre et s’agite en moi. Si tu savais quelle fraîcheur de printemps
et quelle jeunesse cette âme en bourgeon met dans mon cœur. Et dire que c’est là l’âme
enfantine de Pierrot et qu’elle élabore dans la nuit de mon être deux grands yeux d’infini
pareils aux siens.
Je suis un être tellement sexuel que l’accouchement même est pour moi un acte
sexuel, écrit l’une(166). J’avais une très belle « Madame ». Elle me baignait et me donnait
des injections. C’était assez pour me mettre dans un état de haute excitation avec des
frissons nerveux.
Et aussi :
Quand le bébé tétait, dit à propos d’une de ses héroïnes Colette Audry(167), il n’y
avait justement rien autre à faire et cela aurait pu durer des heures ; elle ne pensait
même pas à ce qui viendrait après. Il n’y avait qu’à attendre qu’il se détachât du sein
comme une grosse abeille.
La suite, c’est la contemplation d’une personne nouvelle qui est entrée dans la
maison sans venir du dehors… Mettais-je à ma contemplation assez d’amour ? Je n’ose
pas l’affirmer. Certes j’avais l’habitude – je l’ai encore – de l’émerveillement. Je l’exerçais
sur l’assemblage de prodiges qu’est le nouveau-né : ses ongles, pareils en transparence à
l’écaille bombée de la crevette rose, la plante de ses pieds, venus à nous sans toucher
terre. Le léger plumage de ses cils, abaissés sur la joue, interposés entre les paysages
terrestres et le songe bleuâtre de l’œil. Le petit sexe, amande à peine incisée, bivalve, clos
exactement, lèvre à lèvre. Mais la minutieuse admiration que je dédiais à ma fille je ne la
nommais pas, je ne la sentais pas amour. Je guettais… Je ne puisais pas, à des spectacles
que ma vie avait si longtemps attendus, la vigilance et l’émulation des mères éblouies.
Quand viendrait donc pour moi le signe qui accomplit une deuxième, une plus difficile
effraction ? Je dus accepter qu’une somme d’avertissements, de furtifs soulèvements
jaloux, des prémonitions fausses, et même des vraies, la fierté de disposer d’une vie dont
j’étais l’humble créancière, la conscience un peu perfide de donner à l’autre une leçon de
modestie, me changeassent enfin en une mère ordinaire. Encore ne me rassérénai-je que
lorsque le langage intelligible fleurit sur des lèvres ravissantes, lorsque la connaissance,
la malice et même la tendresse firent d’un poupon standard une fille, et d’une fille, ma
fille !
Ces neuf mois ont été les plus terribles de ma vie. Quant au dixième, mieux vaut n’en
pas parler.
Tout s’est accompli. J’ai accouché, j’ai eu ma part de souffrances, je me suis relevée et
peu à peu je rentre dans la vie avec une peur et une inquiétude constantes au sujet de
l’enfant et surtout de mon mari. Quelque chose s’est brisé en moi. Quelque chose me dit
que je souffrirai constamment, je crois que c’est la crainte de ne pas m’acquitter de mes
devoirs envers ma famille. J’ai cessé d’être naturelle parce que j’ai peur de ce vulgaire
amour d’une femelle pour ses petits et peur d’aimer exagérément mon mari. On affirme
que c’est une vertu d’aimer son mari et ses enfants. Cette idée me console parfois… Que
le sentiment maternel est puissant et comme il me semble naturel d’être mère. C’est
l’enfant de Liova et voilà pourquoi je l’aime.
Mais on sait que précisément elle n’affiche tant d’amour pour son
mari que parce qu’elle ne l’aime pas ; cette antipathie rejaillit sur
l’enfant conçu dans des étreintes qui l’écœuraient.
K. Mansfield a décrit l’hésitation d’une jeune mère qui chérit son
mari mais subit avec répulsion ses caresses. Elle éprouve devant ses
enfants à la fois de la tendresse et une impression de vide qu’elle
interprète avec morosité comme une complète indifférence. Linda, se
reposant dans le jardin auprès de son dernier-né, pense à son mari,
Stanley(169).
À présent elle l’avait épousé ; et même elle l’aimait. Pas le Stanley que tout le monde
connaissait, pas le Stanley quotidien ; mais un Stanley timide, sensible, innocent, qui
s’agenouillait chaque soir pour dire ses prières. Mais le malheur était… qu’elle voyait son
Stanley si rarement. Il y avait des éclairs, des instants de calme mais le reste du temps
elle avait l’impression de vivre dans une maison toujours prête à prendre feu, sur un
bateau qui faisait chaque jour naufrage. Et c’est toujours Stanley qui était au cœur du
danger. Elle passait tout son temps à le sauver, à le soigner, à le calmer et à écouter son
histoire. Le temps qui lui restait, elle le passait dans la peur d’avoir des enfants… C’était
très beau de dire qu’avoir des enfants est le sort commun des femmes. Ce n’était pas vrai.
Elle, par exemple, pourrait prouver que c’était faux. Elle était brisée, affaiblie,
découragée par ses grossesses. Et ce qui était le plus dur à supporter, c’est qu’elle
n’aimait pas ses enfants. Ce n’est pas la peine de feindre… Non, c’est comme si un vent
froid l’avait glacée à chacun de ces terribles voyages ; il ne lui restait plus de chaleur à
leur donner. Quant au petit garçon, eh bien ! grâce au ciel il appartenait à sa mère, à
Béryl, à qui voulait. Elle l’avait à peine tenu dans ses bras. Il lui était si indifférent tandis
qu’il reposait à ses pieds. Elle abaissa son regard… Il y avait quelque chose de si bizarre,
si inattendu dans son sourire que Linda sourit à son tour. Mais elle se reprit et dit à
l’enfant froidement : « Je n’aime pas les bébés. – Tu n’aimes pas les bébés ? » Il ne
pouvait pas le croire. « Tu ne m’aimes pas ? » Il agitait stupidement ses bras vers sa
mère. Linda se laissa tomber sur l’herbe. « Pourquoi continues-tu à sourire ? » dit-elle
sévèrement. « Si tu savais ce que je pensais, tu ne rirais pas… » Linda était si étonnée de
la confiance de cette petite créature. Ah non, sois sincère. Ce n’était pas ce qu’elle
sentait ; c’était quelque chose de tout à fait différent, quelque chose de si neuf, de si…
Des larmes dansèrent dans ses yeux ; elle murmura doucement à l’enfant : « Bonjour,
mon drôle de petit… »
C’était comme une réponse de la réalité de sa propre existence… par lui elle avait
prise sur toutes choses et sur elle-même pour commencer,
Il pesait sur mes bras, sur ma poitrine comme ce qu’il y a de plus lourd au monde,
jusqu’à la limite de mes forces. Il m’enfonçait en terre dans le silence et la nuit. D’un seul
coup il m’avait jeté le poids du monde sur les épaules. C’est bien pourquoi je l’avais voulu
lui. Seule j’étais trop légère.
La peau qui était pour mes doigts, qui avait tenu la promesse de tous les petits chats,
de toutes les fleurs…
Il avait donc une enfance heureuse comme dans les livres, mais qui était à l’enfance
des livres comme les vraies roses aux roses des cartes postales. Et ce bonheur à lui
sortait de moi comme le lait dont je l’avais nourri.
Mme Mazetti avait de nombreux enfants et se plaignait sans cesse d’être en difficulté
ou avec l’un ou avec l’autre ; elle demandait de l’aide mais il était difficile de l’aider parce
qu’elle se pensait supérieure à tout le monde et surtout à son mari et à ses enfants ; elle
se conduisait avec beaucoup de pondération et de hauteur hors de sa famille : mais chez
elle, au contraire, elle était très excitée et faisait des scènes violentes. Elle était issue d’un
milieu pauvre et inculte et elle avait toujours voulu « s’élever » ; elle suivait des cours du
soir et aurait peut-être satisfait ses ambitions si elle ne s’était mariée à seize ans avec un
homme qui l’attirait sexuellement et qui l’avait rendue mère. Elle continua à essayer de
sortir de son milieu en suivant des cours, etc. ; le mari était un bon ouvrier qualifié, que
l’attitude agressive et supérieure de sa femme conduisit, par réaction, à l’alcoolisme ;
c’est peut-être pour s’en venger qu’il l’engrossa un grand nombre de fois. Séparée de son
mari, après un temps où elle se résigna à sa condition, elle commença à traiter ses
enfants de la même manière que leur père ; dans leur premier âge, ils la satisfirent : ils
travaillaient bien, ils avaient de bonnes notes en classe, etc. Mais quand Louise, l’aînée,
eut seize ans, la mère eut peur qu’elle ne répétât sa propre expérience : elle devint si
sévère et si dure que Louise en effet, par vengeance, eut un enfant illégitime. Les enfants
prenaient dans l’ensemble le parti de leur père contre leur mère qui les assommait avec
ses hautes exigences morales ; elle ne pouvait jamais s’attacher tendrement qu’à un
enfant à la fois, mettant en lui tous ses espoirs ; et puis elle changeait de favori, sans
raison, ce qui rendait les enfants furieux et jaloux. Une fille après l’autre se mit à
fréquenter des hommes, à attraper la syphilis et à ramener à la maison des enfants
illégitimes ; les garçons devinrent voleurs. Et la mère ne voulait pas comprendre que
c’était ses exigences idéales qui les avaient poussés dans ce chemin.
Je connaissais une mère qui dès sa naissance ne pouvait supporter sa quatrième fille,
une charmante et gentille petite créature… Elle l’accusait d’avoir hérité de tous les
défauts de son mari… L’enfant était née à une époque où un autre homme lui avait fait la
cour, un poète dont elle avait été passionnément amoureuse ; elle espérait que – comme
dans les Affinités électives de Goethe – l’enfant prendrait les traits de l’homme aimé.
Mais dès sa naissance elle ressembla à son père. En outre la mère voyait dans cette
enfant son propre reflet : l’enthousiasme, la douceur, la dévotion, la sensualité. Elle
aurait voulu être forte, inflexible, dure, chaste, énergique. Elle se détestait beaucoup plus
que son mari dans l’enfant.
Moi aussi je veux et je peux tout(170). Mais dès que ce sentiment passe, je constate
que je ne veux et ne puis rien, rien si ce n’est soigner les poupons, manger, boire, dormir,
aimer mon mari et mes enfants, ce qui en définitive devrait être le bonheur mais ce qui
me rend triste et comme hier me donne envie de pleurer.
Les enfants ne sont pas des ersatz de l’amour ; ils ne remplacent pas un but de vie
brisée ; ils ne sont pas du matériel destiné à remplir le vide de notre vie ; ils sont une
responsabilité et un lourd devoir ; ils sont les fleurons les plus généreux de l’amour libre.
Ils ne sont ni le jouet des parents, ni l’accomplissement de leur besoin de vivre, ni des
succédanés de leurs ambitions insatisfaites. Des enfants : c’est l’obligation de former des
êtres heureux.
LA VIE DE SOCIÉTÉ
C’est dans les asiles qu’on trouve les plus beaux exemples de cette
appropriation magique de l’univers. La femme qui ne contrôle pas
son amour des objets précieux et des symboles oublie sa propre
figure et risque de s’habiller avec extravagance. Ainsi la toute petite
fille voit surtout dans la toilette un déguisement qui la change en fée,
en reine, en fleur ; elle se croit belle dès qu’elle est chargée de
guirlandes et de rubans parce qu’elle s’identifie à ces oripeaux
merveilleux ; charmée par la couleur d’une étoffe, la jeune fille naïve
ne remarque pas la teinte blafarde qui se reflète sur son visage ; on
trouve aussi ce mauvais goût généreux chez des adultes artistes ou
intellectuelles plus fascinées par le monde extérieur que conscientes
de leur propre figure : éprises de ces tissus antiques, de ces bijoux
anciens, elles s’enchantent d’évoquer la Chine ou le Moyen Âge et ne
jettent sur leur miroir qu’un coup d’œil rapide ou prévenu. On
s’étonne parfois des étranges accoutrements auxquels se plaisent les
femmes âgées : diadèmes, dentelles, robes éclatantes, colliers
baroques, attirent fâcheusement l’attention sur leurs traits ravagés.
C’est souvent qu’ayant renoncé à séduire la toilette est redevenue
pour elles un jeu gratuit comme dans leur enfance. Une femme
élégante au contraire peut à la rigueur chercher dans sa toilette des
plaisirs sensuels ou esthétiques, mais il faut qu’elle les concilie avec
l’harmonie de son image : la couleur de sa robe flattera son teint, la
coupe soulignera ou rectifiera sa ligne ; c’est elle-même parée qu’elle
chérit avec complaisance et non les objets qui la parent.
La toilette n’est pas seulement parure : elle exprime, avons-nous
dit, la situation sociale de la femme. Seule la prostituée dont la
fonction est exclusivement celle d’un objet érotique doit se
manifester sous cet unique aspect ; comme jadis sa chevelure safran
et les fleurs qui semaient sa robe, aujourd’hui les talons hauts, les
satins collants, le maquillage violent, les parfums épais annoncent sa
profession. On blâme toute autre femme de s’habiller « comme une
grue ». Ses vertus érotiques sont intégrées à la vie sociale et ne
doivent apparaître que sous cette figure assagie. Mais il faut
souligner que la décence ne consiste pas à se vêtir avec une
rigoureuse pudeur. Une femme qui sollicite trop clairement le désir
mâle a mauvais genre ; mais celle qui semble le répudier n’est pas
plus recommandable : on pense qu’elle veut se masculiniser, c’est
une lesbienne ; ou se singulariser : c’est une excentrique ; en refusant
son rôle d’objet, elle défie la société : c’est une anarchiste. Si elle veut
seulement ne pas se faire remarquer, il faut qu’elle conserve sa
féminité. C’est la coutume qui réglemente le compromis entre
l’exhibitionnisme et la pudeur ; tantôt c’est la gorge et tantôt la
cheville que « l’honnête femme » doit cacher ; tantôt la jeune fille a
droit à souligner ses appas afin d’attirer des prétendants tandis que
la femme mariée renonce à toute parure : tel est l’usage dans
beaucoup de civilisations paysannes ; tantôt on impose aux jeunes
filles des toilettes vaporeuses, aux couleurs de dragées, à la coupe
discrète, tandis que leurs aînées ont droit à des robes collantes, des
tissus lourds, des teintes riches, des coupes provocantes ; sur un
corps de seize ans le noir semble voyant parce que la règle à cet âge
est de n’en pas porter(174). Il faut, bien entendu, se plier à ces lois ;
mais en tout cas, et même dans les milieux les plus austères, le
caractère sexuel de la femme sera souligné : une femme de pasteur
ondule ses cheveux, se maquille légèrement, suit la mode avec
discrétion, marquant par le souci de son charme physique qu’elle
accepte son rôle de femelle. Cette intégration de l’érotisme à la vie
sociale est particulièrement évidente dans la « robe du soir ». Pour
signifier qu’il y a fête, c’est-à-dire luxe et gaspillage, ces robes doivent
être coûteuses et fragiles ; on les veut aussi incommodes qu’il est
possible ; les jupes sont longues et si larges ou si entravées qu’elles
interdisent la marche ; sous les bijoux, les volants, les paillettes, les
fleurs, les plumes, les faux cheveux, la femme est changée en poupée
de chair ; cette chair même s’exhibe ; comme gratuitement
s’épanouissent les fleurs, la femme étale ses épaules, son dos, sa
poitrine ; sauf dans les orgies, l’homme ne doit pas indiquer qu’il la
convoite : il n’a droit qu’aux regards et aux étreintes de la danse ;
mais il peut s’enchanter d’être le roi d’un monde aux si tendres
trésors. D’homme à homme, la fête prend ici la figure d’un potlatch ;
chacun offre en cadeau à tous les autres la vision de ce corps qui est
son bien. En robe du soir, la femme est déguisée en femme pour le
plaisir de tous les mâles et l’orgueil de son propriétaire.
Cette signification sociale de la toilette permet à la femme
d’exprimer par sa manière de s’habiller son attitude à l’égard de la
société ; soumise à l’ordre établi, elle se confère une personnalité
discrète et de bon ton ; beaucoup de nuances sont possibles : elle se
fera fragile, enfantine, mystérieuse, candide, austère, gaie, posée, un
peu hardie, effacée selon son choix. Ou, au contraire, elle affirmera
par son originalité son refus des conventions. Il est frappant que
dans beaucoup de romans la femme « affranchie » se singularise par
une audace de toilette qui souligne son caractère d’objet sexuel, donc
sa dépendance : ainsi, dans This age of innocence d’Édith Wharton,
la jeune divorcée au passé aventureux, au cœur audacieux, est
d’abord présentée comme exagérément décolletée ; le frisson de
scandale qu’elle suscite lui renvoie le reflet tangible de son mépris
pour le conformisme. Ainsi, la jeune fille s’amusera à s’habiller en
femme, la femme âgée en petite fille, la courtisane en femme du
monde et celle-ci en vamp. Même si chacune s’habille selon sa
condition, il y a encore là un jeu. L’artifice comme l’art se situent
dans l’imaginaire. Non seulement gaine, soutien-gorge, teintures,
maquillages déguisent corps et visage ; mais la femme la moins
sophistiquée dès qu’elle est « habillée » ne se propose pas à la
perception : elle est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur
la scène, un analogon à travers lequel est suggéré un sujet absent qui
est son personnage mais qu’elle n’est pas. C’est cette confusion avec
un objet irréel, nécessaire, parfait comme un héros de roman,
comme un portrait ou un buste, qui la flatte ; elle s’efforce de
s’aliéner en lui et de s’apparaître ainsi à elle-même pétrifiée, justifiée.
C’est ainsi qu’à travers les Écrits intimes de Marie Bashkirtseff,
nous la voyons de page en page multiplier inlassablement sa figure.
Elle ne nous fait grâce d’aucune de ses robes : à chaque toilette
neuve, elle se croit une autre et elle s’adore à neuf.
J’ai pris un grand châle à maman, j’ai fait une fente pour la tête et j’ai cousu les deux
côtés. Ce châle qui tombe en plis classiques me donne un air oriental, biblique, étrange.
Je vais chez Laferrière et Caroline en trois heures de temps me fait une robe dans
laquelle j’ai l’air d’être enveloppée d’un nuage. Tout cela est une pièce de crêpe anglais
qu’elle drape sur moi et qui me rend mince, élégante, longue.
Enveloppée d’une robe de laine chaude à plis harmonieux, une figure de Lefebvre
lequel sait si bien dessiner ces corps souples et jeunes dans de pudiques draperies.
J’aimais la vivacité des couleurs, leur audacieux contraste, une robe me semblait un
paysage, une amorce avec le destin, une promesse d’aventure. Au moment de revêtir la
robe exécutée par des mains hésitantes, je ne manquais pas de souffrir de tous les
défauts qui m’étaient révélés.
À
À côté de ces victoires dans lesquelles la femme peut à bon droit
se complaire, la coquetterie implique – comme les soins du ménage
– une lutte contre le temps ; car son corps aussi est un objet que la
durée ronge. Colette Audry a décrit ce combat, symétrique de celui
que dans sa maison la ménagère livre à la poussière(177).
Déjà ce n’était plus la chair compacte de la jeunesse ; le long de ses bras et de ses
cuisses le dessin des muscles s’accusait sous une couche de graisse et de peau un peu
détendue. Inquiète, elle bouleversa de nouveau son emploi du temps : la journée
s’ouvrirait sur une demi-heure de gymnastique et le soir, avant de se mettre au lit, un
quart d’heure de massage. Elle se mit à consulter des manuels de médecine, des
journaux de mode, à surveiller son tour de taille. Elle se prépara des jus de fruits, se
purgea de temps en temps et fit la vaisselle avec des gants de caoutchouc. Ses deux
soucis finirent par ne faire qu’un : rajeunir si bien son corps, fourbir si bien sa maison
qu’elle aboutirait un jour à une sorte de période étale, à une sorte de point mort… le
monde serait comme arrêté, suspendu hors du vieillissement et du déchet… À la piscine,
elle prenait maintenant de vraies leçons pour améliorer son style et les magazines de
beauté la tenaient en haleine par des recettes indéfiniment renouvelées. Ginger Rogers
nous confie : « Je me donne chaque matin cent coups de brosse, cela prend exactement
deux minutes et demie et j’ai des cheveux de soie… » Comment affiner vos chevilles :
dressez-vous tous les jours trente fois de suite sur la pointe des pieds sans reposer les
talons, cet exercice ne demande qu’une minute ; qu’est-ce qu’une minute dans une
journée ? Une autre fois, c’était le bain d’huile pour les ongles, la pâte au citron pour les
mains, les fraises écrasées sur les joues.
Je voudrais plaire, qu’on dise que je suis belle et que Liova le vît et l’entendît… À quoi
servirait d’être belle ? Mon charmant petit Pétia aime sa vieille niannia comme il eût
aimé une beauté et Liovotchka se fût habitué au plus hideux visage… J’ai envie de
m’onduler. Nul ne le saura mais ce n’en sera pas moins charmant. Quel besoin ai-je que
l’on me voie ? Les rubans et les nœuds me font plaisir, je voudrais une nouvelle ceinture
de cuir et maintenant que j’ai écrit cela, j’ai envie de pleurer…, écrit Sophie Tolstoï, après
dix ans de mariage.
Le mari s’acquitte très mal de ce rôle. Ici encore ses exigences
sont duplices. Si sa femme est trop attrayante, il devient jaloux ;
cependant, tout époux est plus ou moins le roi Candaule ; il veut que
sa femme lui fasse honneur ; qu’elle soit élégante, jolie ou du moins
« bien » ; sinon, il lui dira avec humeur les mots du père Ubu :
« Vous êtes bien laide aujourd’hui ! est-ce parce que nous avons du
monde ? » Dans le mariage, avons-nous vu, les valeurs érotiques et
sociales sont mal conciliées ; cet antagonisme se reflète ici. La femme
qui souligne son attrait sexuel a mauvais genre aux yeux de son
mari ; il blâme des audaces qui le séduiraient chez une étrangère et
ce blâme tue en lui tout désir ; si la femme s’habille décemment, il
l’approuve mais avec froideur : il ne la trouve pas attirante et le lui
reproche vaguement. À cause de cela, il la regarde rarement pour son
propre compte : c’est à travers les yeux d’autrui qu’il l’inspecte. « Que
dira-t-on d’elle ? » Il prévoit mal parce qu’il attribue à autrui sa
perspective de mari. Rien de plus irritant pour une femme que de le
voir goûter chez une autre les robes ou les allures qu’il critique chez
elle. Spontanément d’ailleurs, il est trop proche d’elle pour la voir ;
elle a pour lui un immuable visage ; il ne remarque ni ses toilettes
neuves ni ses changements de coiffure. Même un mari amoureux ou
un amant épris sont souvent indifférents à la toilette de la femme.
S’ils l’aiment ardemment dans sa nudité les parures les plus seyantes
ne font que la déguiser ; et ils la chériront mal vêtue, fatiguée, aussi
bien qu’éclatante. S’ils ne l’aiment plus, les robes les plus flatteuses
seront sans promesse. La toilette peut être un instrument de
conquête, mais non une arme défensive ; son art est de créer des
mirages, elle offre aux regards un objet imaginaire : dans l’étreinte
charnelle, dans la fréquentation quotidienne tout mirage se dissipe ;
les sentiments conjugaux comme l’amour physique se situent sur le
terrain de la réalité. Ce n’est pas pour l’homme aimé que la femme
s’habille. Dorothy Parker, dans une de ses nouvelles(178), décrit une
jeune femme qui, attendant avec impatience son mari qui vient en
permission, décide de se faire belle pour l’accueillir :
Elle acheta une nouvelle robe noire : il aimait les robes noires ; simple, il aimait les
robes simples ; et si chère, qu’elle ne voulait pas penser à son prix…
— … Aimes-tu ma robe ?
— Oh oui ! dit-il. Je t’ai toujours aimée dans cette robe. Ce fut comme si elle se
changeait en un morceau de bois.
— Cette robe, dit-elle, en articulant avec une clarté insultante, est toute neuve. Je ne
l’ai jamais portée. Au cas où ça t’intéresserait, je l’ai achetée exprès pour la circonstance.
— Pardon, chérie, dit-il. Oh ! bien sûr, maintenant je vois qu’elle ne ressemble pas du
tout à l’autre ; elle est magnifique ; je t’aime toujours en noir.
— À des moments pareils, dit-elle, je souhaite presque avoir une autre raison de
porter du noir.
Par les chaudes après-midi, sous le store du balcon, Marco entretenait son linge. Elle
cousait mal mais avec soin et je tirais vanité des conseils que je lui donnais… « Il ne faut
pas mettre de la comète bleu ciel aux chemises, le rose est plus joli dans le linge et près
de la peau. » Je ne tardais pas à lui en donner d’autres qui visaient sa poudre de riz, la
couleur de son rouge à lèvres, un dur trait de crayon dont elle cernait le beau dessin de
sa paupière. « Vous croyez ? vous croyez ? » disait-elle. Ma jeune autorité ne fléchissait
pas. Je prenais le peigne, j’ouvrais une petite brèche gracieuse dans sa frange éponge, je
me montrais experte à lui embraser le regard, à allumer une rouge aurore au haut de ses
pommettes, près des tempes.
Je connais quelques femmes, dit Stekel, qui trouvent leur seule satisfaction dans
l’examen par un médecin qui leur est sympathique. C’est particulièrement parmi les
vieilles filles qu’on trouve un grand nombre de malades qui viennent voir le médecin
pour se faire examiner « très soigneusement » pour des pertes sans importance ou pour
un trouble quelconque. D’autres souffrent de la phobie du cancer ou des infections (par
les W.-C.) et ces phobies leur donnent un prétexte à se faire examiner.
Une vieille fille, B. V…, quarante-trois ans, riche, va voir un médecin une fois par
mois, après ses règles, en exigeant un examen très soigneux parce qu’elle croyait que
quelque chose n’allait pas. Elle change chaque mois de médecin et joue chaque fois la
même comédie. Le médecin lui demande de se déshabiller et de se coucher sur la table
ou le divan. Elle s’y refuse en disant qu’elle est trop pudique, qu’elle ne peut pas faire une
chose pareille, que c’est contre la nature ! Le médecin la force ou la persuade doucement,
elle se déshabille enfin, lui expliquant qu’elle est vierge et qu’il ne devrait pas la blesser.
Il lui promet de faire un toucher rectal. Souvent l’orgasme se produit dès l’examen du
médecin ; il se répète, intensifié, pendant le toucher rectal. Elle se présente toujours sous
un faux nom et paye de suite… Elle avoue qu’elle a joué avec l’espoir d’être violée par un
médecin…
Mme L. M…, trente-huit ans, mariée, me dit être complètement insensible auprès de
son mari. Elle vient se faire analyser. Après deux séances seulement, elle m’avoue avoir
un amant. Mais il n’arrivait pas à lui faire atteindre l’orgasme. Elle n’en avait qu’en se
faisant examiner par un gynécologue. (Son père était gynécologue !) Toutes les deux ou
trois séances à peu près, elle était poussée par le besoin d’aller chez un médecin pour
demander un examen. De temps en temps, elle demandait un traitement et c’étaient les
époques les plus heureuses. La dernière fois, un gynécologue l’avait massée longtemps à
cause d’une prétendue descente de la matrice. Chaque massage avait entraîné plusieurs
orgasmes. Elle explique sa passion pour ces examens par le premier toucher qui avait
provoqué le premier orgasme de sa vie…
Une dame s’abandonnait au culte de Kainz, acteur très célèbre de Vienne. Elle avait
installé dans son appartement une chambre de Kainz avec d’innombrables portraits du
grand artiste. Dans un coin se trouvait une bibliothèque de Kainz. Tout ce qu’elle avait
pu collectionner : livres, brochures ou journaux parlant de son héros, était
soigneusement conservé ainsi qu’une collection de programmes de théâtres, premières
ou jubilés de Kainz. Le tabernacle était une photographie signée du grand artiste.
Lorsque son idole mourut, la femme porta son deuil pendant un an et entreprit de longs
voyages pour écouter des conférences sur Kainz. Le culte de Kainz avait immunisé son
érotisme et sa sensualité.
Nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour, dit Montaigne, leur grâce,
leur attifeure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but.
Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fût-ce
qu’en le leur représentant continuellement pour les en dégoûter…
Et Engels déclare :
Une femme de trente-neuf ans, navrée d’avoir été abandonnée par un littérateur qui
pendant cinq ans l’avait associée à ses travaux, écrit à Janet : « Il avait une vie si riche et
il était si tyrannique que je ne pouvais m’occuper que de lui et je ne pouvais penser à
autre chose. »
Une autre, âgée de trente et un ans, était devenue malade par suite d’une rupture
avec un amant qu’elle adorait. « Je voudrais être un encrier de son bureau pour le voir,
l’entendre », écrit-elle. Et elle explique : « Seule, je m’ennuie, mon mari ne fait pas
travailler ma tête suffisamment, il ne sait rien, il ne m’apprend rien, il ne m’étonne
pas…, il n’a que du bon sens ordinaire, cela m’assomme. » De l’amant au contraire, elle
écrivait : « C’est un homme étonnant, jamais je ne lui ai vu une minute de trouble,
d’émotion, de gaieté, de laisser-aller, toujours maître de lui, persifleur, toujours à froid à
vous faire mourir de chagrin. Avec cela un toupet, un sang-froid, une finesse d’esprit,
une vivacité d’intelligence qui me faisaient perdre la tête… »
Inique estimation des vices ! dit Montaigne. Nous faisons et poisons les vices non
selon nature mais selon notre intérêt, par où ils prennent tant de formes inégales.
L’âpreté de nos décrets rend l’application des femmes à ce vice plus aspre et vicieuse que
porte sa condition et l’engage à des suites pires que n’est leur cause.
PROSTITUÉES ET HÉTAÏRES
Les roys de Perse, raconte Montaigne qui approuve leur sagesse, appelaient leurs
femmes à la compaignie de leurs festins ; mais quand le vin venait à les échauffer en bon
escient et qu’il leur allait tout à fait lascher la bride à la volupté, ils les r’envoiaient en
leur privé pour ne les faire participantes de leurs appétits immodérez et faisaient venir
en leur lieu des femmes auxquelles ils n’eussent point cette obligation de respect.
Il faut des égouts pour garantir la salubrité des palais, disaient les
Pères de l’Église. Et Mandeville dans un ouvrage qui fit du bruit : « Il
est évident qu’il existe une nécessité de sacrifier une partie des
femmes pour conserver l’autre et pour prévenir une saleté d’une
nature plus repoussante. » Un des arguments des esclavagistes
américains en faveur de l’esclavage, c’est que les Blancs du Sud étant
tous déchargés des besognes serviles pouvaient entretenir entre eux
les relations les plus démocratiques, les plus raffinées ; de même,
l’existence d’une caste de « filles perdues » permet de traiter
« l’honnête femme », avec le respect le plus chevaleresque. La
prostituée est un bouc émissaire ; l’homme se délivre sur elle de sa
turpitude et il la renie. Qu’un statut légal la mette sous une
surveillance policière ou qu’elle travaille dans la clandestinité, elle
est en tout cas traitée en paria.
Du point de vue économique, sa situation est symétrique de celle
de la femme mariée. « Entre celles qui se vendent par la prostitution
et celles qui se vendent par le mariage, la seule différence consiste
dans le prix et la durée du contrat », dit Marro(185). Pour toutes deux
l’acte sexuel est un service ; la seconde est engagée à vie par un seul
homme ; la première a plusieurs clients qui la paient à la pièce. Celle-
là est protégée par un mâle contre tous les autres, celle-ci est
défendue par tous contre l’exclusive tyrannie de chacun. En tout cas
les bénéfices qu’elles retirent du don de leurs corps sont limités par
la concurrence ; le mari sait qu’il aurait pu s’assurer une autre
épouse : l’accomplissement des « devoirs conjugaux » n’est pas une
grâce, c’est l’exécution d’un contrat. Dans la prostitution, le désir
masculin, étant non singulier mais spécifique, peut s’assouvir sur
n’importe quel corps. Épouse ou hétaïre ne réussissent à exploiter
l’homme que si elles prennent sur lui un ascendant singulier. La
grande différence entre elles, c’est que la femme légitime, opprimée
en tant que femme mariée, est respectée en tant que personne
humaine ; ce respect commence à faire sérieusement échec à
l’oppression. Tandis que la prostituée n’a pas les droits d’une
personne, en elle se résument toutes les figures à la fois de
l’esclavage féminin.
Il est naïf de se demander quels motifs poussent la femme à la
prostitution ; on ne croit plus aujourd’hui à la théorie de Lombroso
qui assimilait prostituées et criminels et qui voyait dans les uns et les
autres des dégénérés ; il est possible, comme l’affirment des
statistiques, que d’une manière générale le niveau mental des
prostituées soit un peu en dessous de la moyenne et que certaines
soient franchement débiles : les femmes dont les facultés mentales
sont ralenties choisissent volontiers un métier qui ne réclame d’elles
aucune spécialisation ; mais la plupart sont normales, certaines très
intelligentes. Aucune fatalité héréditaire, aucune tare physiologique
ne pèse sur elles. En vérité, dans un monde où sévissent misère et
chômage, dès qu’une profession est ouverte, il y a des gens pour
l’embrasser ; aussi longtemps qu’existeront la police, la prostitution,
il y aura des policiers, des prostituées. D’autant qu’en moyenne ces
métiers rapportent plus que beaucoup d’autres. Il est bien hypocrite
de s’étonner des offres que suscite la demande masculine ; c’est là un
processus économique rudimentaire et universel. « De toutes les
causes de la prostitution, écrivait en 1857 Parent-Duchâtelet au cours
de son enquête, aucune n’est plus active que le manque de travail et
la misère qui est la conséquence inévitable des salaires insuffisants. »
Les moralistes bien pensants répondent en ricanant que les récits
apitoyants des prostituées sont des romans à l’usage du client naïf.
En effet, dans beaucoup de cas, la prostituée aurait pu gagner sa vie
par un autre moyen : mais si celui qu’elle a choisi ne lui semble pas le
pire, cela ne prouve pas qu’elle a le vice dans le sang ; plutôt cela
condamne une société où ce métier est encore un de ceux qui paraît à
beaucoup de femmes le moins rebutant. On demande : pourquoi l’a-
t-elle choisi ? La question est plutôt : pourquoi ne l’eût-elle pas
choisi ? On a remarqué entre autres qu’une grande partie des
« filles » se rencontraient parmi les servantes ; c’est ce qu’a établi
pour tous les pays Parent-Duchâtelet, ce que Lily Braun notait en
Allemagne et Ryckère pour la Belgique. Environ 50 % des prostituées
ont été d’abord domestiques. Un coup d’œil sur les « chambres de
bonnes » suffit à expliquer le fait. Exploitée, asservie, traitée en objet
plutôt qu’en personne, la bonne à tout faire, la femme de chambre
n’attend de l’avenir aucune amélioration de son sort ; parfois, il lui
faut subir les caprices du maître de la maison : de l’esclavage
domestique, des amours ancillaires, elle glisse vers un esclavage qui
ne saurait être plus dégradant et qu’elle rêve plus heureux. En outre,
les femmes en service sont très souvent des déracinées ; on estime
que 80 % des prostituées parisiennes viennent de la province ou de
la campagne. La proximité de sa famille, le souci de sa réputation
empêcheraient la femme d’embrasser une profession généralement
déconsidérée ; mais perdue dans une grande ville, n’étant plus
intégrée à la société, l’idée abstraite de « moralité » ne lui oppose
aucun barrage. Autant la bourgeoisie entoure l’acte sexuel – et
surtout la virginité – de tabous redoutables, autant ils apparaissent
dans beaucoup de milieux paysans et ouvriers comme une chose
indifférente. Quantité d’enquêtes concordent sur ce point : il y a un
grand nombre de jeunes filles qui se laissent déflorer par le premier
venu et qui trouveront ensuite naturel de se donner au premier venu.
Dans une enquête portant sur cent prostituées, le docteur Bizard a
relevé les faits suivants : une avait été déflorée à onze ans, deux à
douze ans, deux à treize ans, six à quatorze ans, sept à quinze ans,
vingt et une à seize ans, dix-neuf à dix-sept ans, dix-sept à dix-huit
ans, six à dix-neuf ans ; les autres après vingt et un ans. Il y en avait
donc 5 % qui avaient été violées avant la formation. Plus de la moitié
disaient s’être données par amour ; les autres avaient consenti par
ignorance. Le premier séducteur est souvent jeune. C’est le plus
souvent un camarade d’atelier, un collègue de bureau, un ami
d’enfance ; ensuite viennent les militaires, les contremaîtres, les
valets de chambre, les étudiants ; la liste du docteur Bizard
comportait, en outre, deux avocats, un architecte, un médecin, un
pharmacien. Il est assez rare que ce soit, comme le veut la légende, le
patron lui-même qui joue ce rôle d’initiateur : mais souvent c’est son
fils ou son neveu ou un de ses amis. Commenge, dans son étude,
signale aussi quarante-cinq jeunes filles de douze à dix-sept ans qui
auraient été déflorées par des inconnus qu’elles n’avaient ensuite
jamais revus ; elles avaient consenti avec indifférence, sans éprouver
de plaisir. Entre autres, le docteur Bizard a relevé plus précisément
les cas suivants :
Ces jeunes filles qui ont cédé passivement n’en ont pas moins
subi, on peut en être certain, le traumatisme de la défloration ; on
voudrait savoir quelle influence psychologique cette brutale
expérience a eue sur leur avenir ; mais on ne psychanalyse pas les
« filles », elles sont maladroites à se décrire et se dérobent derrière
des clichés. Chez certaines, la facilité à se donner au premier venu
s’explique par l’existence des fantasmes de prostitution dont nous
avons parlé : par rancune familiale, par horreur de leur sexualité
naissante, par désir de jouer à la grande personne, il y a de très
jeunes filles qui imitent les prostituées ; elles se maquillent
violemment, fréquentent les garçons, se montrent coquettes et
provocantes ; elles qui sont encore infantiles, asexuées, froides,
croient pouvoir jouer avec le feu impunément ; un jour, un homme
les prend au mot et elles glissent des rêves aux actes.
« Quand une porte a été enfoncée, ensuite c’est difficile de la tenir
fermée », disait une jeune prostituée de quatorze ans(186).
Cependant, la jeune fille se décide rarement à faire le trottoir tout de
suite après sa défloration. Dans certains cas, elle demeure attachée à
son premier amant et continue à vivre avec lui ; elle prend un métier
« honnête » ; quand l’amant l’abandonne, un autre la console ;
puisqu’elle n’appartient plus à un seul homme, elle estime pouvoir se
donner à tous ; parfois, c’est l’amant – le premier, le second – qui
suggère ce moyen de gagner de l’argent. Il y a aussi beaucoup de
jeunes filles qui sont prostituées par leurs parents : en certaines
familles – telle la célèbre famille américaine des Juke – toutes les
femmes sont vouées à ce métier. Parmi les jeunes vagabondes, on
compte aussi un grand nombre de fillettes abandonnées par leurs
proches, qui commencent par la mendicité et glissent de là au
trottoir. En 1857, Parent-Duchâtelet, sur 5 000 prostituées, avait
trouvé que 1 441 avaient été influencées par la pauvreté, 1 425
séduites et abandonnées, 1 255 abandonnées et laissées sans
ressources par leurs parents. Les enquêtes modernes suggèrent à peu
près les mêmes conclusions. La maladie pousse souvent à la
prostitution la femme devenue incapable d’un vrai travail, ou qui a
perdu sa place ; elle détruit l’équilibre précaire du budget, elle oblige
la femme à s’inventer hâtivement des ressources neuves. De même,
la naissance d’un enfant. Plus de la moitié des femmes de Saint-
Lazare ont eu au moins un enfant ; beaucoup en ont élevé de trois à
six ; le docteur Bizard en signale une qui en avait mis au monde
quatorze, dont huit vivaient encore quand il la connut. Il en est peu,
dit-il, qui abandonnent leur petit ; et il arrive que ce soit pour le
nourrir que la fille mère devienne une prostituée. Il cite ce cas entre
autres :
Déflorée en province, à l’âge de dix-neuf ans, par un patron de soixante ans alors
qu’elle était encore dans sa famille, elle a été obligée, étant enceinte, de quitter les siens
et a accouché d’une fille bien portante qu’elle a très correctement élevée. Après ses
couches, elle est venue à Paris, s’est placée comme nourrice et a commencé à faire la
noce à l’âge de vingt-neuf ans. Elle se prostitue donc depuis trente-trois ans. À bout de
force et de courage, elle demande maintenant à être hospitalisée à Saint-Lazare.
Je me suis mariée à seize ans avec un homme de treize ans plus âgé que moi. C’est
pour sortir de chez mes parents que je me suis mariée. Mon mari ne pensait qu’à me
faire des gosses. « Comme cela, tu resteras à la maison, tu ne sortiras pas », qu’il disait.
Il ne voulait pas que je me maquille, ne voulait pas m’emmener au cinéma. J’avais la
belle-mère à supporter, qui venait à la maison tous les jours et donnait toujours raison à
son salaud de fils. Mon premier enfant était un garçon, Jacques ; quatorze mois plus
tard, j’accouchai d’un autre, Pierre… Comme je m’ennuyais beaucoup, je me suis mise à
suivre des cours d’infirmière, cela me plaisait bien… Je suis rentrée à l’hôpital dans la
banlieue de Paris, chez les femmes. Une infirmière qui était une gamine m’a appris des
choses que je ne connaissais pas avant. Coucher avec son mari était plutôt une corvée.
Chez les hommes, je suis restée six mois sans faire un seul béguin. Voilà qu’un jour, un
vrai blédard, genre vache, mais joli garçon, rentre dans ma chambre privée… Il m’a fait
comprendre que je pourrais changer de vie, que j’irais avec lui à Paris, que je ne
travaillerais plus… Il savait bien m’endormir… Je me suis décidée à partir avec lui…
Pendant un mois, j’ai été vraiment heureuse… Un jour, il a amené une femme bien
habillée, chic, en disant : « Voilà, celle-là se défend bien. » Au début, je ne marchais pas.
J’ai même trouvé une place d’infirmière dans une clinique du quartier pour lui faire voir
que je ne voulais pas faire le trottoir, mais je ne pouvais pas résister longtemps. Il me
disait : « Tu m’aimes pas. Quand on aime bien son homme, on travaille pour lui. » Je
pleurais. À la clinique, j’étais toute triste. Finalement, je me suis laissé emmener chez le
coiffeur… J’ai commencé à faire des passes ! Julot me suivait par-derrière pour voir si je
me défendais bien et pour pouvoir m’avertir au cas où les poulets venaient à moi…
Suzanne, dix-sept ans. Je me suis livré à la prostitution avec surtout des prostituées.
Une qui m’a garder longtemps, était très jalouse, aussi j’ai quitté la rue de…
Andrée, quinze ans et demi. J’ai quitter mes parents pour habité avec une amie
rencontrée dans un bal, je m’apercevais vite qu’elle voulait m’aimer comme un homme,
je suis restée avec elle quatre mois, puis…
Jeanne, quatorze ans. Mon pauvre petit papa s’appelait X…, il est mort des suites de
la guerre à l’hôpital en 1922. Ma mère s’est remariée. J’allais à l’école pour obtenir mon
certificat d’études, puis l’ayant obtenu je dus apprendre la couture… puis gagnant très
peu, les disputes commencèrent avec mon beau-père… J’ai dû être placée bonne chez
Mme X…, rue… J’étais seule depuis dix jours avec sa fille qui pouvait avoir vingt-cinq ans
environ ; j’aperçu un changement très grand envers elle. Puis un jour, tout comme un
jeune homme, elle m’avoua son grand amour. J’hésitais puis ayant peur d’être renvoyé,
je finis par céder ; je compris alors certaines choses… J’ai travaillé, puis me trouvant
sans travail je dus aller au Bois où je me prostituai avec des femmes. Je fis connaissance
d’une dame très généreuse, etc.
J’ai compris enfin que Julot voulait que mon pognon et j’ai pensé que loin de lui, je
pourrais mettre un peu d’argent de côté… À la maison au début, j’étais timide, je n’osais
pas m’approcher des clients et leur dire « tu montes ». La femme d’un copain à Julot me
surveillait de près et comptait même mes passes… Voilà que Julot m’écrit que je dois
remettre mon argent chaque soir à la patronne, « comme cela, on ne te volera pas… ».
Quand je voulais m’acheter une robe, la taulière m’a dit que Julot avait défendu de me
donner mon pognon… j’ai décidé de quitter au plus vite cette taule. Quand la patronne a
appris que je voulais partir, elle m’a pas mis de tampon(189) avant la visite comme les
autres fois et j’ai été arrêtée et mise à l’hôpital… J’ai dû retourner à la taule pour gagner
l’argent de mon voyage… mais je ne suis restée au bordel que quatre semaines… J’ai
travaillé quelques jours à Barbès comme avant mais j’en voulais trop à Julot pour
pouvoir rester à Paris : on s’engueulait, il me tapait dessus, une fois il m’a presque jetée
par la fenêtre… Je me suis arrangée avec un placeur pour aller en province. Quand je me
suis rendu compte que le placeur connaissait Julot, je ne suis pas allée au rendez-vous
comme convenu. Les deux gonzesses du placeur m’ont rencontrée après rue Belhomme
et m’ont foutu une trempe… Le lendemain, j’ai fait ma valise et je suis partie toute seule
pour l’île de T… Au bout de trois semaines, j’en avais marre de la taule, j’ai écrit au
docteur quand il est venu pour la visite de me marquer sortante… Julot m’a aperçue sur
le boulevard Magenta et m’a frappée… J’avais la figure marquée après la trempe sur le
boulevard Magenta. J’avais marre de Julot. J’ai donc fait un contrat pour partir en
Allemagne…
La littérature a popularisé la figure du « Julot ». Il joue dans la vie
de la fille un rôle protecteur. Il lui avance de l’argent pour s’acheter
des toilettes, ensuite il la défend contre la concurrence des autres
femmes, contre la police – il est parfois lui-même un policier –,
contre les clients. Ceux-ci seraient heureux de pouvoir consommer
sans payer ; il y en a qui assouviraient volontiers sur la femme leur
sadisme. À Madrid, voici quelques années, une jeunesse fasciste et
dorée s’amusait à jeter les prostituées dans le fleuve, par les nuits
froides ; en France, des étudiants en gaieté emmenèrent parfois des
femmes dans la campagne pour les y abandonner à la nuit,
entièrement nues ; pour toucher son argent, éviter les mauvais
traitements, la prostituée a besoin d’un homme. Il lui apporte aussi
un appui moral : « Seule on travaille moins bien, on a moins de cœur
à l’ouvrage, on se laisse aller », disent certaines. Souvent elle a pour
lui de l’amour ; c’est par amour qu’elle a embrassé son métier ou
qu’elle le justifie ; il y a dans son milieu une énorme supériorité de
l’homme sur la femme : cette distance favorise l’amour-religion, ce
qui explique l’abnégation passionnée de certaines prostituées. Dans
la violence de leur mâle, elles voient le signe de sa virilité et se
soumettent à lui avec d’autant plus de docilité. Elles connaissent près
de lui les jalousies, les tourments, mais aussi les joies de
l’amoureuse.
Cependant, elles n’ont parfois pour lui qu’hostilité et rancune :
c’est par peur, c’est parce qu’il les tient, qu’elles demeurent sous sa
coupe, comme on vient de voir dans le cas de Marie-Thérèse.
Souvent, alors, elles se consolent avec « un béguin » choisi parmi les
clients.
Toutes les femmes en plus de leur julot avaient des béguins, moi aussi, écrit Marie-
Thérèse. C’était un marin très beau garçon. Malgré qu’il faisait bien l’amour, je ne
pouvais pas prendre mon pied avec lui mais on avait beaucoup d’amitié l’un pour l’autre.
Souvent, il montait avec moi sans faire l’amour, juste pour parler, il me disait que je
devrais sortir de là, que ma place n’était pas ici.
Julot a amené une fille, une pauvre bonniche qui n’avait même pas de chaussures à
se mettre. On lui achète tout aux puces et puis elle vient avec moi pour travailler. Elle
était bien gentille et comme en plus elle aimait les femmes, on s’entendait bien. Elle me
rappelait tout ce que j’ai appris avec l’infirmière. On rigolait souvent et au lieu de
travailler on partait au cinéma. J’étais contente de l’avoir avec nous.
On voit que la copine remplit à peu près le rôle que joue l’ami de
cœur pour la femme honnête confinée parmi des femmes : c’est elle
qui est une camarade de plaisir, c’est avec elle que les rapports sont
libres, gratuits, qu’ils peuvent donc être voulus ; fatiguée des
hommes, dégoûtée d’eux ou souhaitant une diversion, c’est dans les
bras d’une autre femme que souvent la prostituée cherchera détente
et plaisir. En tout cas, la complicité dont j’ai parlé et qui unit
immédiatement les femmes existe plus fortement en ce cas qu’en
aucun autre. Du fait que leurs rapports avec la moitié de l’humanité
sont de nature commerciale, que l’ensemble de la société les traite en
parias, les prostituées ont entre elles une étroite solidarité ; il leur
arrive d’être rivales, de se jalouser, s’insulter, se battre ; mais elles
ont profondément besoin les unes des autres pour constituer un
« contre-univers » où elles retrouvent leur dignité humaine ; la
camarade est la confidente et le témoin privilégié ; c’est elle qui
apprécie la robe, la coiffure qui sont des moyens destinés à séduire
l’homme, mais qui apparaissent comme fins en soi dans les regards
envieux ou admiratifs des autres femmes.
Quant aux rapports de la prostituée avec ses clients, les avis sont
très partagés et les cas sans doute variables. On a souvent souligné
qu’elle réserve à l’amant de cœur le baiser sur la bouche, expression
d’une libre tendresse, et qu’elle n’établit aucune comparaison entre
les étreintes amoureuses et les étreintes professionnelles. Les
témoignages des hommes sont suspects parce que leur vanité les
incite à se laisser duper par des comédies de jouissance. Il faut dire
que les circonstances sont très différentes quand il s’agit d’un
« abattage » qui souvent s’accompagne d’une fatigue physique
épuisante, d’une passe rapide, d’un « couché », ou de relations
suivies avec un client familier. Marie-Thérèse exerçait d’ordinaire
son métier avec indifférence, mais elle évoque certaines nuits avec
délices ; elle a eu des « béguins » et dit que toutes ses camarades en
avaient aussi ; il arrive que la femme refuse de se faire payer par un
client qui lui a plu et quelquefois, s’il est dans la gêne, elle lui propose
son aide. Dans l’ensemble, cependant, la femme travaille « à froid ».
Certaines n’ont pour l’ensemble de leur clientèle qu’une indifférence
nuancée d’un peu de mépris. « Oh ! que les hommes sont
cornichons ! Que les femmes peuvent leur mettre plein la tête de tout
ce qu’elles veulent ! » écrit Marie-Thérèse. Mais beaucoup éprouvent
une rancune dégoûtée à l’égard des hommes ; elles sont entre autres
écœurées par leurs vices. Soit parce qu’ils vont au bordel afin
d’assouvir les vices qu’ils n’osent pas avouer à leur femme ou à leur
maîtresse, soit parce que le fait d’être au bordel les incite à s’inventer
des vices, quantité d’hommes exigent de la femme « des fantaisies ».
Marie-Thérèse se plaignait en particulier que les Français fussent
d’une imagination insatiable. Les malades soignées par le docteur
Bizard lui ont confié que « tous les hommes sont plus ou moins
vicieux ». Une de mes amies a longuement causé à l’hôpital Beaujon
avec une jeune prostituée, très intelligente, qui avait commencé par
être domestique et qui vivait avec un souteneur qu’elle adorait.
« Tous les hommes sont des vicieux, disait-elle, sauf le mien. C’est
pour ça que je l’aime. Si jamais je lui découvre un vice, je le quitte. La
première fois, le client n’ose pas toujours, il a l’air normal ; mais
quand il revient, il commence à vouloir des choses… Vous dites que
votre mari n’a pas de vice : vous verrez. Ils en ont tous. » À cause de
ces vices, elle les détestait. Une autre de mes amies, en 1943, à
Fresnes, était devenue intime avec une prostituée. Celle-ci soutenait
que 90 % de ses clients avaient des vices, 50 % environ étant des
pédérastes honteux. Ceux qui montraient trop d’imagination
l’effrayaient. Un officier allemand lui avait demandé de se promener
nue dans la chambre avec des fleurs dans les bras tandis qu’il imitait
l’envol d’un oiseau ; malgré sa courtoisie et sa générosité, elle
s’enfuyait chaque fois qu’elle l’apercevait. Marie-Thérèse avait
horreur de la « fantaisie » bien qu’elle fût tarifiée beaucoup plus haut
que le coït simple, et que souvent elle exigeât de la femme moins de
dépense. Ces trois femmes étaient particulièrement intelligentes et
sensibles. Sans doute se rendaient-elles compte que dès qu’elles
n’étaient plus protégées par la routine du métier, dès que l’homme
cessait d’être un client en général et s’individualisait, elles étaient la
proie d’une conscience, d’une liberté capricieuse : il ne s’agissait plus
d’un simple marché. Certaines prostituées, cependant, se spécialisent
dans la « fantaisie » parce qu’elle rapporte davantage. Dans leur
hostilité à l’égard du client entre souvent un ressentiment de classe.
Hélène Deutsch raconte longuement l’histoire d’Anna, une jolie
prostituée blonde, enfantine, généralement très douce, mais qui avait
des crises d’excitation furieuse contre certains hommes. Elle
appartenait à une famille ouvrière ; son père buvait, sa mère était
malade : ce ménage malheureux lui donna une telle horreur de la vie
de famille qu’elle ne consentit jamais à se marier, bien que tout au
long de sa carrière on le lui proposât souvent. Les jeunes gens du
quartier la débauchèrent ; elle aimait bien son métier ; mais quand,
atteinte de tuberculose, on l’envoya à l’hôpital, elle développa une
haine farouche à l’égard des médecins ; les hommes « respectables »
lui étaient odieux ; elle ne supportait pas la politesse, la sollicitude de
son docteur. « Ne savons-nous pas que ces hommes laissent
facilement tomber leur masque d’amabilité, de dignité, de maîtrise
de soi, et qu’ils se conduisent comme des brutes ? » disait-elle. À part
cela, elle était mentalement tout à fait équilibrée. Elle prétendit
mensongèrement avoir un enfant en nourrice, sinon elle ne mentait
pas. Elle mourut de tuberculose. Une autre jeune prostituée, Julia,
qui depuis l’âge de quinze ans se donnait à tous les garçons qu’elle
rencontrait, n’aimait que les hommes pauvres et faibles ; avec eux,
elle était douce et gentille ; les autres, elle les considérait comme
« des bêtes sauvages méritant les pires traitements ». (Elle avait un
complexe très prononcé qui manifestait une vocation maternelle
insatisfaite : elle entrait en transes furieuses dès qu’on prononçait
devant elle les mots mère, enfant, ou des mots ayant une sonorité
voisine.)
La plupart des prostituées sont moralement adaptées à leur
condition ; cela ne veut pas dire qu’elles sont héréditairement ou
congénitalement immorales mais qu’elles se sentent, avec raison,
intégrées à une société qui leur réclame leurs services. Elles savent
bien que les discours édifiants du policier qui les met en carte sont
pur verbiage et les sentiments élevés que leurs clients affichent hors
du bordel les intimident peu. Marie-Thérèse explique à la boulangère
chez qui elle habite à Berlin :
Moi, j’aime tout le monde. Quand il s’agit de pognon, madame… Oui, car coucher
avec un homme à l’œil, enfin pour rien, il se dit la même chose sur vous, celle-là, c’est
une putain, que si vous faites payer, il vous juge comme une putain, oui, mais maline ;
car quand vous demandez de l’argent à un homme vous pouvez être sûre qu’il vous dit
tout de suite après : « Oh ! je ne savais pas que tu faisais ce travail » ou : « As-tu un
homme ? » Voilà. Payée ou pas, pour moi c’est la même chose. « Ah ! oui, elle répond.
Vous avez raison. » Car, je lui dis, vous allez faire la queue pendant une demi-heure pour
avoir un ticket de chaussures. Moi, pour une demi-heure, je tire un coup. J’ai les
chaussures ; pour payer, au contraire, si je sais faire mon baratin je suis encore payée
avec. Alors, vous voyez que j’ai raison.
En matière de livres et de drames Nana avait des opinions très arrêtées : elle voulait
des œuvres tendres et nobles, des choses pour la faire rêver et lui grandir l’âme… Elle
s’emporta contre les républicains. Que voulaient-ils donc, ces sales gens qui ne se
lavaient jamais ? Est-ce qu’on n’était pas heureux, est-ce que l’empereur n’avait pas tout
fait pour le peuple ? Une jolie ordure, le peuple ! Elle le connaissait, elle pouvait en
parler : Non, voyez-vous, ce serait un grand malheur pour tout le monde, leur
république. Ah ! que Dieu nous conserve l’empereur le plus longtemps possible.
Cependant dans son luxe, au milieu de cette cour, Nana s’ennuyait à crever. Elle avait
des hommes pour toutes les minutes de la nuit et de l’argent jusque dans les tiroirs de sa
toilette, mais ça ne la contentait plus, elle sentait comme un vide quelque part, un trou
qui la faisait bâiller. Sa vie se traînait inoccupée, ramenant les mêmes heures
monotones… Cette certitude qu’on la nourrirait la laissait allongée la journée entière,
sans un effort, endormie au fond de cette crainte et de cette soumission de couvent,
comme enfermée dans son métier de fille. Elle tuait le temps à des plaisirs bêtes dans
son unique attente de l’homme.
DE LA MATURITÉ À LA VIEILLESSE
Mme B. Z… avait quarante ans, trois enfants et derrière elle vingt ans de vie conjugale
quand elle commença à penser qu’elle était incomprise, qu’elle avait manqué sa vie ; elle
se livra à diverses activités nouvelles et entre autres elle partit en montagne faire du ski ;
là elle rencontra un homme de trente ans dont elle devint la maîtresse ; mais bientôt
après il tomba amoureux de la fille de Mme B. Z… Elle consentit à les marier afin de
garder auprès d’elle son amant ; il y avait entre mère et fille un amour homosexuel,
inavoué, mais très vif, qui explique en partie cette décision. Néanmoins, la situation
devint bientôt intolérable, l’amant quittant parfois le lit de la mère pendant la nuit pour
rejoindre la fille. Mme B. Z… tenta de se suicider. C’est alors – elle avait alors quarante-
six ans – qu’elle fut traitée par Stekel. Elle se décida à une rupture et sa fille renonça de
son côté à son projet de mariage. Mme B. Z… redevint alors une épouse exemplaire et
sombra dans la dévotion.
Elles terrorisent les politiciens jusqu’à les pousser à une servilité pleurnicharde et
terrifient les pasteurs ; elles ennuient les présidents de banque et pulvérisent les
directeurs d’école. Mom multiplie les organisations dont le but réel est de réduire ses
proches à une complaisance abjecte à ses désirs égoïstes… elle expulse de la ville, et de
l’État si c’est possible, les jeunes prostituées… elle s’arrange pour que les lignes
d’autobus passent où c’est pratique pour elle plutôt que pour les travailleurs… elle donne
des foires et des fêtes de charité prodigieuses et en remet le produit au concierge pour
qu’il achète de la bière pour soigner la gueule de bois des membres du comité le
lendemain matin… Les clubs fournissent à Mom des occasions incalculables de fourrer
son nez dans les affaires des autres.
JUSTIFICATIONS
CHAPITRE XI
LA NARCISSISTE
J’étais moins vaniteuse des dons de l’esprit, si vigoureux en moi que je ne les mettais
pas en doute, que de l’image reflétée par un miroir fréquemment consulté… Seul le
plaisir physique contente l’âme pleinement.
Je suis devant mon miroir. Je voudrais être plus belle. Je me bats avec ma crinière de
lionne. Des étincelles jaillissent sous mon peigne. Ma tête est un soleil au milieu de mes
cheveux dressés comme des rayons d’or.
Je me rappelle aussi une jeune femme que j’ai vue un matin dans
les lavabos d’un café ; elle tenait une rose à la main et elle avait l’air
un peu ivre ; elle approchait ses lèvres de la glace comme pour boire
son image et elle murmurait en souriant : « Adorable ; je me trouve
adorable. » À la fois prêtresse et idole, la narcissiste plane nimbée de
gloire au cœur de l’éternité et, de l’autre côté des nuées, des créatures
agenouillées l’adorent : elle est Dieu se contemplant soi-même. « Je
m’aime, je suis mon Dieu ! » disait Mme Mejerowsky. Devenir Dieu,
c’est réaliser l’impossible synthèse de l’en-soi et du pour-soi : les
moments où un individu s’imagine y avoir réussi sont pour lui des
moments privilégiés de joie, d’exaltation, de plénitude. À dix-neuf
ans, Roussel un jour dans un grenier sentit autour de sa tête l’aura de
la gloire : il n’en guérit jamais. La jeune fille qui a vu au fond du
miroir la beauté, le désir, l’amour, le bonheur, revêtus de ses propres
traits – animés, croit-elle, par sa propre conscience –, essaiera
pendant toute sa vie d’épuiser les promesses de cette éblouissante
révélation. « C’est toi que j’aime », confie un jour Marie Bashkirtseff
à son reflet. Elle écrit un autre jour : « Je m’aime tant, je me rends si
heureuse que j’ai été comme folle à dîner. » Même si la femme n’est
pas d’une irréprochable beauté, elle verra transparaître sur son
visage les singulières richesses de son âme et cela suffira à son
ivresse. Dans le roman où elle s’est peinte sous les traits de Valérie,
Mme Krüdener se décrit ainsi :
Elle a quelque chose de particulier que je n’ai encore vu à aucune femme. On peut
avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté et être loin d’elle. On ne l’admire peut-
être pas mais elle a quelque chose d’idéal et de charmant qui force à s’en occuper. On
dirait à la voir si délicate, si svelte, que c’est une pensée…
Elle aimait à se penser comme une femme qui ne pouvait être heureuse si elle n’était
entourée de fleurs épanouies… Elle avouait aux gens par petits élans de confidence
combien elle aimait les fleurs. Il y avait presque un ton d’excuse dans cette petite
confession, comme si elle eût demandé à ses auditeurs de ne pas juger son goût trop
insolite. Elle semblait attendre que son interlocuteur tombât à la renverse, frappé
d’étonnement et s’écriant : « Non, vraiment ! où en arrivons-nous ! » De temps en temps
elle confessait d’autres menues prédilections ; toujours avec un peu de perplexité,
comme si dans sa délicatesse elle eût naturellement répugné à mettre son cœur à nu, elle
disait combien elle aimait la couleur, la campagne, les distractions, une pièce vraiment
intéressante, de jolies étoffes, des vêtements bien coupés, le soleil. Mais c’était son
amour des fleurs qu’elle avouait le plus souvent. Elle avait l’impression que ce goût, plus
qu’aucun autre, la distinguait du commun des mortels.
Les gouvernantes un jour disparurent : le sort prit leur place. Il maltraita autant qu’il
l’avait comblée la créature puissante et faible, il la maintint au-dessus des naufrages où
elle apparut ainsi qu’une Ophélie combative sauvant ses fleurs et dont la voix toujours
s’élève. Il lui demanda d’espérer que fût vraiment exacte cette ultime promesse : Les
Grecs utilisent la mort.
De robuste petite fille que j’étais, aux membres délicats mais arrondis, et aux joues
colorées, j’acquis ce caractère physique plus frêle, plus nuageux qui fit de moi une
adolescente pathétique, en dépit de la source de vie qui peut jaillir de mon désert, de ma
famine, de mes brèves et mystérieuses morts aussi étrangement que du rocher de Moïse.
Je ne vanterai pas mon courage comme j’en aurais le droit. Je l’assimile à mes forces, à
mes chances. Je pourrais le décrire comme on dit : J’ai les yeux verts, les cheveux noirs,
la main petite et puissante…
Aujourd’hui il m’est permis de reconnaître que, soutenue par l’âme et ses forces
d’harmonie, j’ai vécu au son de ma voix…
Chaque année à Noël, Mme H. W…, pâle, vêtue de couleurs sombres, vient chez moi
pour se plaindre de son sort. C’est une histoire triste qu’elle raconte en versant des
larmes. Une vie manquée, un ménage raté ! La première fois qu’elle vint, je fus ému aux
larmes et prêt à pleurer avec elle… Entre-temps, deux longues années se sont écoulées et
elle habite toujours les ruines de ses espérances en pleurant sa vie perdue. Ses traits
accusent les premiers symptômes de déclin, ce qui lui donne une autre raison de se
plaindre. « Que suis-je devenue, moi dont la beauté était tant admirée ! » Elle multiplie
ses plaintes, souligne son désespoir parce que tous ses amis connaissent son sort
malheureux. Elle ennuie tout le monde de ses plaintes… C’est une autre occasion pour
elle de se sentir malheureuse, seule et incomprise. Il n’y avait plus d’issue à ce labyrinthe
de douleurs… Cette femme trouvait sa jouissance dans ce rôle tragique. Elle se grisait
littéralement de la pensée d’être la femme la plus malheureuse de la terre. Tous les
efforts pour lui faire prendre part à la vie active échouèrent.
Près du bureau, un fauteuil genre ancien, de sorte que lorsqu’on entre je n’ai qu’un
petit mouvement à imprimer à ce fauteuil pour me trouver en face des gens…, près du
pédantesque bureau avec les livres pour fond, entre des tableaux et des plantes, et les
jambes et les pieds en vue au lieu d’être coupée en deux comme avant par ce bois noir.
Au-dessus du divan sont suspendues les deux mandolines et la guitare. Mettez au milieu
de cela une jeune fille blonde et blanche aux mains toutes petites et fines, veinées de
bleu.
Quand elle se pavane dans les salons, quand elle s’abandonne aux
bras d’un amant, la femme accomplit sa mission : elle est Vénus
dispensant au monde les trésors de sa beauté. Ce n’est pas elle-
même, c’est la Beauté que Cécile Sorel défendait quand elle brisa le
verre de la caricature de Bib, on voit dans ses Mémoires qu’à tous les
instants de sa vie elle a convié les mortels au culte de l’Art. De même
Isadora Duncan, telle qu’elle se peint dans Ma Vie :
Et plus loin :
Je suis décidée à me payer une mise en scène considérable. Je vais bâtir un hôtel plus
beau que celui de Sarah et des ateliers plus grands…
De son côté, Mme de Noailles écrit :
J’ai aimé et j’aime l’agora… Aussi ai-je souvent pu rassurer des amis qui s’excusaient
du nombre de leurs convives dont ils craignaient que je fusse importunée par ce sincère
aveu : je n’aime pas jouer devant des banquettes vides.
Valérie demanda son châle d’une mousseline bleu foncé, elle écarta ses cheveux de
dessus son front ; elle mit son châle sur sa tête ; il descendait le long de ses tempes et de
ses épaules ; son front se dessina à la manière antique, ses cheveux disparurent, ses
paupières se baissèrent, son sourire habituel s’effaça peu à peu : sa tête s’inclina, son
châle tomba mollement sur ses bras croisés, sur sa poitrine, et ce vêtement bleu, cette
figure pure et douce semblaient avoir été dessinés par le Corrège pour exprimer la
tranquille résignation ; et quand ses yeux se relevèrent, que ses lèvres essayèrent un
sourire, on eût dit voir, comme Shakespeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur
auprès d’un monument.
… C’est Valérie qu’il faut voir. C’est elle qui à la fois timide, noble, profondément
sensible, trouble, entraîne, émeut, arrache des larmes et fait palpiter le cœur comme il
palpite quand il est dominé par un grand ascendant ; c’est elle qui possède cette grâce
charmante qui ne peut s’apprendre mais que la nature a révélée en secret à quelques
êtres supérieurs.
Le théâtre, dit Georgette Leblanc, m’apportait ce que j’y avais cherché : un motif
d’exaltation. Aujourd’hui il m’apparaît comme la caricature de l’action ; quelque chose
d’indispensable aux tempéraments excessifs.
L’expression dont elle se sert est frappante : faute d’agir, la
femme s’invente des succédanés d’action ; le théâtre représente pour
certaines un ersatz privilégié. L’actrice peut d’ailleurs viser des fins
très différentes. Pour certaines, jouer est un moyen de gagner sa vie,
un simple métier ; pour d’autres, c’est l’accès à une renommée qui
sera exploitée à des fins galantes ; pour d’autres encore, le triomphe
de leur narcissisme ; les plus grandes – Rachel, la Duse – sont des
artistes authentiques qui se transcendent dans le rôle qu’elles
créent ; la cabotine, au contraire, se soucie non de ce qu’elle
accomplit, mais de la gloire qui en rejaillira sur elle ; elle cherche
avant tout à se mettre en valeur. Une narcissiste entêtée sera limitée
en art comme en amour faute de savoir se donner.
Ce défaut se fera gravement sentir dans toutes ses activités. Elle
sera tentée par tous les chemins qui peuvent conduire vers la gloire ;
mais jamais elle ne s’y engagera sans réserve. Peinture, sculpture,
littérature sont des disciplines qui réclament un sévère apprentissage
et qui exigent un travail solitaire ; beaucoup de femmes s’y essaient,
mais elles renoncent vite si elles ne sont pas poussées par un désir
positif de création ; beaucoup aussi de celles qui persévèrent ne font
jamais que « jouer » à travailler. Marie Bashkirtseff, si avide de
gloire, passait des heures devant son chevalet ; mais elle s’aimait trop
pour aimer vraiment peindre. Elle l’avoue elle-même après des
années de dépit : « Oui, je ne me donne la peine de peindre, je me
suis observée aujourd’hui, je triche… » Quand une femme réussit,
comme Mme de Staël ; Mme de Noailles, à bâtir une œuvre, c’est qu’elle
n’est pas exclusivement absorbée par le culte qu’elle se rend : mais
une des tares qui pèsent sur quantité d’écrivains féminins, c’est une
complaisance à l’égard d’elles-mêmes qui nuit à leur sincérité, les
limite et les diminue.
Beaucoup de femmes imbues du sentiment de leur supériorité ne
sont cependant pas capables de la manifester aux yeux du monde ;
leur ambition sera alors d’utiliser comme truchement un homme
qu’elles convaincront de leurs mérites ; elles ne visent pas par de
libres projets des valeurs singulières ; elles veulent annexer à leur
moi des valeurs toutes faites ; elles se tourneront donc vers ceux qui
détiennent influence et gloire dans l’espoir – se faisant muses,
inspiratrices, égéries – de s’identifier à eux. Un exemple frappant,
c’est celui de Mabel Dodge dans ses rapports avec Lawrence :
Je voulais, dit-elle, séduire son esprit, le contraindre à produire certaines choses…
J’avais besoin de son âme, de sa volonté, de son imagination créatrice et de sa vision
lumineuse. Pour me rendre maîtresse de ces instruments essentiels, il me fallait dominer
son sang… J’ai toujours cherché à faire faire des choses aux autres, sans même chercher
à faire quoi que ce soit moi-même. J’acquérais le sentiment d’une sorte d’activité, de
fécondité par procuration. C’était une sorte de compensation au sentiment désolé de
n’avoir rien à faire.
Et plus loin :
Je voulais que Lawrence conquît par moi qu’il se servît de mon expérience, de mes
observations, de mon Taos et qu’il formulât tout cela dans une magnifique création d’art.
Je lève les yeux pour m’apercevoir que vous me regardez avec malice de votre air de
faune, une lueur provocante brille dans vos yeux, Pan. Je vous dévisage d’un air solennel
et digne jusqu’à ce que la lueur s’éteigne sur votre visage.
Ça m’amuse, écrit Marie Bashkirtseff. Je ne cause pas avec lui, je joue et me sentant
devant un bon public je suis excellente d’intonations enfantines et fantaisistes et
d’attitudes.
Elle se regarde trop pour rien voir ; elle ne comprend d’autrui que
ce qu’elle en reconnaît ; ce qu’elle ne peut assimiler à son cas, à son
histoire lui demeure étranger. Elle se plaît à multiplier les
expériences : elle veut connaître l’ivresse et les tourments de
l’amoureuse, les pures joies de la maternité, l’amitié, la solitude, les
larmes, les rires ; mais faute de pouvoir jamais se donner, ses
sentiments et ses émotions sont fabriqués. Sans doute Isadora
Duncan pleura-t-elle avec de vraies larmes la mort de ses enfants.
Mais quand elle jeta leurs cendres à la mer dans un grand geste
théâtral, elle n’était qu’une comédienne ; et on ne peut lire sans
malaise ce passage de Ma Vie, où elle évoque son chagrin :
Je sens la tiédeur de mon propre corps. Ja baisse les yeux sur mes jambes nues que
j’étire, sur la douceur de mes seins, sur mes bras qui ne restent jamais immobiles, mais
qui flottent sans cesse en douces ondulations, et je vois que depuis douze ans je suis
lasse, que cette poitrine enferme une douleur intarissable, que ces mains ont été
marquées par la tristesse et que, quand je suis seule, ces yeux sont rarement secs.
L’AMOUREUSE
Le même mot d’amour, dit-il, signifie en effet deux choses différentes pour l’homme
et pour la femme. Ce que la femme entend par amour est assez clair : ce n’est pas
seulement le dévouement, c’est un don total de corps et d’âme, sans restriction, sans nul
égard pour quoi que ce soit. C’est cette absence de condition qui fait de son amour une
foi(208), la seule qu’elle ait. Quant à l’homme, s’il aime une femme c’est cet amour-là
qu’il veut(209) d’elle ; il est par conséquent bien loin de postuler pour soi le même
sentiment que pour la femme ; s’il se trouvait des hommes qui éprouvassent aussi ce
désir d’abandon total, ma foi, ce ne seraient pas des hommes.
Il faut que la femme oublie sa propre personnalité quand elle aime, écrit Cécile
Sauvage. C’est une loi de la nature. Une femme n’existe pas sans un maître. Sans un
maître, c’est un bouquet éparpillé.
Aussi loin que je me souvienne, toutes les sottises ou toutes les bonnes actions que
j’ai pu commettre viennent de la même cause, une aspiration à un amour parfait et idéal
où je puisse me donner tout entière, confier tout mon être à un autre être, Dieu, homme
ou femme, si supérieur à moi que je n’aurais plus besoin de penser à me conduire dans la
vie ou à veiller sur moi. Trouver quelqu’un qui m’aimerait assez pour se donner la peine
de me faire vivre, quelqu’un à qui j’obéirais aveuglément et en toute confiance, sûre qu’il
m’éviterait toute défaillance et me mènerait tout droit, très doucement et avec beaucoup
d’amour, vers la perfection. Combien j’envie l’amour idéal de Marie-Madeleine et de
Jésus : être le disciple ardent d’un maître adoré et qui en vaut la peine ; vivre et mourir
pour son idole, croire en lui sans aucun doute possible, tenir enfin la victoire définitive
de l’Ange sur la bête, me tenir dans ses bras si enveloppée, si petite, si blottie dans sa
protection et tellement à lui que je n’existe plus.
Marcher près de toi, écrit Cécile Sauvage, faire avancer mes tout petits pieds que tu
aimais, les sentir si menus dans leurs hauts souliers à tige de feutre me donnait de
l’amour pour tout l’amour dont tu les entourais. Les moindres mouvements de mes
mains dans mon manchon, de mes bras, de mon visage, les inflexions de ma voix
m’emplissaient de bonheur.
J’ai cédé, je l’avoue, j’ai cédé en permettant à cet homme de revenir demain, au désir
de conserver en lui non un amoureux, non un ami, mais un avide spectateur de ma vie et
de ma personne… Il faut terriblement vieillir, m’a dit un jour Margot, pour renoncer à la
vanité de vivre devant quelqu’un.
Avant qu’il eût posé gentiment ses mains sur ses épaules, avant que ses yeux se
fussent saturés d’elle, elle n’avait jamais été qu’une femme pas très jolie dans un monde
incolore et morne. Dès l’instant où il l’avait embrassée, elle était debout dans la lumière
nacrée de l’immortalité(211).
Quand D’Annunzio aime une femme, il élève son âme au-dessus de la terre jusqu’aux
régions où se meut et resplendit Béatrice. Tour à tour, il fait participer chaque femme à
l’essence divine, il l’emporte si haut, si haut qu’elle se figure vraiment sur le plan de
Béatrice… Il jetait tour à tour sur chaque favorite un voile étincelant. Elle s’élevait au-
dessus des autres mortels et marchait entourée d’une étrange clarté. Mais quand le
caprice du poète prenait fin et qu’il l’abandonnait pour une autre, le voile de lumière
disparaissait, l’auréole s’éteignait et la femme retombait à l’argile ordinaire… S’entendre
louer avec cette magie particulière à D’Annunzio est une joie comparable à celle qu’Ève
put éprouver quand elle entendit la voix du serpent dans le Paradis. D’Annunzio peut
donner à chaque femme l’impression qu’elle est le centre de l’Univers.
Frigide avec un mari respecté, après sa mort elle rencontra un jeune homme
également artiste, grand musicien, elle devint sa maîtresse. Son amour était et est encore
si absolu qu’elle ne se sent heureuse qu’auprès de lui. Toute sa vie est remplie par
Lothar. Mais, tout en l’aimant ardemment, elle restait frigide dans ses bras. Un autre
homme croisa son chemin. C’était un forestier costaud et brutal qui un jour seul avec elle
la prit simplement, sans beaucoup d’histoires. Elle fut tellement consternée qu’elle se
laissa faire. Mais dans ses bras elle éprouva l’orgasme le plus violent. « Dans ses bras,
dit-elle, je me rétablis pour des mois. C’est comme une ivresse sauvage mais suivie d’un
dégoût indescriptible dès que je pense à Lothar. Je déteste Paul et j’aime Lothar.
Pourtant Paul me satisfait. Chez Lothar, tout m’attire. Mais il parait que je me change en
grue pour jouir puisque comme femme du monde la jouissance m’est refusée. » Elle
refuse d’épouser Paul mais continue à coucher avec lui ; dans ces moments, elle « se
transforme en un autre être et des paroles crues s’échappent de sa bouche, telles qu’elle
n’oserait jamais les prononcer ».
Pour lui, elle lit des journaux, découpe des articles, classe des
lettres et des notes, copie des manuscrits. Elle se désole quand le
poète confie une partie de ce travail à sa fille Léopoldine. On trouve
de pareils traits chez toute femme amoureuse. Au besoin elle se
tyrannise elle-même au nom de l’amant ; il faut que tout ce qu’elle
est, tout ce qu’elle a, tous les instants de sa vie lui soient dévoués et
trouvent ainsi leur raison d’être ; elle ne veut rien posséder qu’en lui ;
ce qui la rendrait malheureuse, c’est qu’il ne lui réclamât rien, au
point qu’un amant délicat invente des exigences. Elle a cherché
d’abord dans l’amour une confirmation de ce qu’elle était, de son
passé, de son personnage ; mais elle y engage aussi son avenir : pour
le justifier, elle le destine à celui qui détient toutes les valeurs ; c’est
ainsi qu’elle se délivre de sa transcendance : elle la subordonne à
celle de l’autre essentiel dont elle se fait la vassale et l’esclave. C’est
afin de se trouver, de se sauver qu’elle a commencé par se perdre en
lui : le fait est que peu à peu elle s’y perd ; toute la réalité est en
l’autre. L’amour qui se définissait au départ comme une apothéose
narcissiste s’accomplit dans les joies âpres d’un dévouement qui
conduit souvent à une automutilation. Aux premiers temps d’une
grande passion, la femme devient plus jolie, plus élégante que
naguère : « Quand Adèle me coiffe, je regarde mon front parce que
vous l’aimez », écrit Mme d’Agoult. Ce visage, ce corps, cette chambre,
ce moi, elle leur a trouvé une raison d’être, elle les chérit par la
médiation de cet homme aimé qui l’aime. Mais un peu plus tard, elle
renonce au contraire à toute coquetterie ; si l’amant le désire, elle
modifie cette figure qui lui était d’abord plus précieuse que l’amour
même ; elle s’en désintéresse ; ce qu’elle est, ce qu’elle a, elle en fait le
fief de son souverain ; ce qu’il dédaigne, elle le renie ; elle voudrait lui
consacrer chaque palpitation de son cœur, chaque goutte de sang, la
moelle de ses os ; et c’est ce qui se traduit par un rêve de martyre :
exagérer le don de soi jusqu’à la torture, jusqu’à la mort, être le sol
que foule l’aimé, n’être rien d’autre que ce qui répond à son appel.
Tout ce qui est inutile à l’aimé, elle l’anéantit avec emportement. Si
ce cadeau qu’elle fait de soi est intégralement accepté, le masochisme
n’apparaît pas : on en voit peu de trace chez Juliette Drouet. Dans
l’excès de son adoration, elle s’agenouillait parfois devant le portrait
du poète et lui demandait pardon des fautes qu’elle avait pu
commettre ; elle ne se retournait pas avec colère contre elle-même.
Mais le glissement de l’enthousiasme généreux à la rage masochiste
est facile. L’amante qui se retrouve devant l’amant dans la situation
de l’enfant devant ses parents retrouve aussi ce sentiment de
culpabilité qu’elle connaissait auprès d’eux ; elle ne choisit pas de se
révolter contre lui tant qu’elle l’aime : elle se révolte contre soi. S’il
l’aime moins qu’elle ne le souhaite, si elle échoue à l’absorber, à le
rendre heureux, à lui suffire, tout son narcissisme se convertit en
dégoût, en humiliation, en haine de soi qui l’incite à des
autopunitions. Pendant une crise plus ou moins longue, parfois
pendant toute sa vie, elle se fera victime volontaire, elle s’acharnera à
nuire à ce moi qui n’a pas su combler l’amant. Alors son attitude est
proprement masochiste. Mais il ne faut pas confondre ces cas où
l’amoureuse cherche sa propre souffrance afin de se venger d’elle-
même, et ceux où ce qu’elle vise c’est la confirmation de la liberté de
l’homme et de sa puissance. C’est un lieu commun – et semble-t-il
une vérité – que la prostituée est fière d’être battue par son homme :
mais ce n’est pas l’idée de sa personne battue et asservie qui l’exalte,
c’est la force, l’autorité, la souveraineté du mâle dont elle dépend ;
elle aime aussi le voir maltraiter un autre mâle, elle l’excite souvent à
des compétitions dangereuses : elle veut que son maître détienne les
valeurs reconnues dans le milieu auquel elle appartient. La femme
qui se soumet avec plaisir à des caprices masculins admire aussi dans
la tyrannie qui s’exerce sur elle l’évidence d’une liberté souveraine. Il
faut prendre garde que si pour quelque raison le prestige de l’amant
s’est trouvé ruiné, les coups et les exigences deviendront odieux : ils
n’ont de prix que s’ils manifestent la divinité du bien-aimé. En ce cas,
c’est une joie enivrante que de se sentir la proie d’une liberté
étrangère : c’est pour un existant la plus surprenante aventure que de
se trouver fondé par la volonté diverse et impérieuse d’un autre ; on
se fatigue d’habiter toujours la même peau ; l’obéissance aveugle est
la seule chance de changement radical que puisse connaître un être
humain. Voilà la femme esclave, reine, fleur, biche, vitrail, paillasson,
servante, courtisane, muse, compagne, mère, sœur, enfant selon les
rêves fugaces, les ordres impérieux de l’amant : elle se plie avec
ravissement à ces métamorphoses tant qu’elle n’a pas reconnu
qu’elle gardait toujours sur ses lèvres le goût identique de la
soumission. Sur le plan de l’amour comme sur celui de l’érotisme, il
nous apparaît que le masochisme est un des chemins dans lesquels
s’engage la femme insatisfaite, déçue par l’autre et par soi-même ;
mais ce n’est pas la pente naturelle d’une démission heureuse. Le
masochisme perpétue la présence du moi sous une figure meurtrie,
déchue ; l’amour vise à l’oubli de soi en faveur du sujet essentiel.
Le but suprême de l’amour humain comme de l’amour mystique,
c’est l’identification avec l’aimé. La mesure des valeurs, la vérité du
monde sont dans sa conscience à lui ; c’est pourquoi ce n’est pas
encore assez de le servir. La femme essaie de voir avec ses yeux ; elle
lit les livres qu’il lit, préfère les tableaux et la musique qu’il préfère,
elle ne s’intéresse qu’aux paysages qu’elle voit avec lui, aux idées qui
viennent de lui ; elle adopte ses amitiés, ses inimitiés, ses opinions ;
quand elle s’interroge, c’est sa réponse à lui qu’elle s’efforce
d’entendre ; elle veut dans ses poumons l’air qu’il a déjà respiré ; les
fruits, les fleurs qu’elle ne reçoit pas de ses mains n’ont ni parfum ni
goût ; son espace hodologique même est bouleversé : le centre du
monde, ce n’est plus l’endroit où elle se tient mais celui où se trouve
l’aimé ; toutes les routes partent de sa maison et y conduisent. Elle se
sert de ses mots, refait ses gestes, prend ses manies et ses tics. « Je
suis Heathcliff », dit Catherine dans Wuthering Heights ; c’est le cri
de toute amoureuse ; elle est une autre incarnation de l’aimé, son
reflet, son double : elle est lui. Son propre monde, elle le laisse
s’effondrer dans la contingence : c’est dans son univers à lui qu’elle
vit.
Le bonheur suprême de l’amoureuse, c’est d’être reconnue par
l’homme aimé comme une partie de lui-même ; quand il dit « nous »,
elle est associée et identifiée à lui, elle partage son prestige et règne
avec lui sur le reste du monde ; elle ne se lasse pas de redire – fût-ce
abusivement – ce « nous » savoureux. Nécessaire à un être qui est
l’absolue nécessité, qui se projette dans le monde vers des buts
nécessaires et qui lui restitue le monde sous la figure de la nécessité,
l’amoureuse connaît dans sa démission la possession magnifique de
l’absolu. C’est cette certitude qui lui donne de si hautes joies ; elle se
sent exaltée à la droite du dieu ; peu lui importe de n’avoir que la
seconde place si elle a sa place, à jamais, dans un univers
merveilleusement ordonné. Aussi longtemps qu’elle aime, qu’elle est
aimée et nécessaire à l’aimé, elle se sent totalement justifiée : elle
goûte paix et bonheur. Tel fut peut-être le sort de Mlle Aïssé auprès
du chevalier d’Aydie avant que les scrupules de la religion n’eussent
troublé son âme, ou celui de Juliette Drouet dans l’ombre de Hugo.
Mais il est rare que cette glorieuse félicité soit stable. Aucun
homme n’est Dieu. Les rapports que la mystique soutient avec la
divine absence dépendent de sa seule ferveur : mais l’homme
divinisé et qui n’est pas Dieu est présent. C’est de là que vont naître
les tourments de l’amoureuse. Son destin le plus ordinaire est
résumé dans les paroles célèbres de Julie de Lespinasse : « De tous
les instants de ma vie, mon ami, je vous aime, je souffre et je vous
attends. » Certes, pour les hommes aussi la souffrance est liée à
l’amour ; mais leurs peines ou ne durent pas longtemps ou ne sont
pas dévorantes ; Benjamin Constant voulut mourir pour Juliette
Récamier : en un an, il était guéri. Stendhal regretta pendant des
années Métilde, mais c’est un regret qui embaumait sa vie plutôt qu’il
ne la détruisait. Tandis qu’en s’assumant comme l’inessentiel, en
acceptant une totale dépendance, la femme se crée un enfer ; toute
amoureuse se reconnaît dans la petite sirène d’Andersen qui ayant
échangé par amour sa queue de poisson contre des jambes de femme
marchait sur des aiguilles et des charbons ardents. Il n’est pas vrai
que l’homme aimé soit inconditionnellement nécessaire et elle ne lui
est pas nécessaire ; il n’est pas en mesure de justifier celle qui se
consacre à son culte, et il ne se laisse pas posséder par elle.
Un amour authentique devrait assumer la contingence de l’autre,
c’est-à-dire ses manques, ses limites, et sa gratuité originelle ; il ne
prétendrait pas être un salut, mais une relation inter-humaine.
L’amour idolâtre confère à l’aimé une valeur absolue : c’est là un
premier mensonge qui éclate à tous les regards étrangers : « Il ne
mérite pas tant d’amour », chuchote-t-on autour de l’amoureuse ; la
postérité sourit avec pitié quand elle évoque la pâle figure du comte
Guibert. C’est pour la femme une déception déchirante que de
découvrir les failles, la médiocrité de son idole. Colette a fait souvent
allusion – dans la Vagabonde, dans Mes Apprentissages – à cette
amère agonie ; la désillusion est plus cruelle encore que celle de
l’enfant qui voit s’écrouler le prestige paternel, parce que la femme
avait elle-même choisi celui à qui elle a fait don de tout son être.
Même si l’élu est digne du plus profond attachement, sa vérité est
terrestre : ce n’est plus lui qu’aime la femme agenouillée devant un
être suprême ; elle est dupe de cet esprit de sérieux qui se refuse à
mettre les valeurs « entre parenthèses », c’est-à-dire à reconnaître
qu’elles ont leur source dans l’existence humaine ; sa mauvaise foi
dresse des barrières entre elle et celui qu’elle adore. Elle l’encense,
elle se prosterne, mais elle n’est pas pour lui une amie puisqu’elle ne
réalise pas qu’il est en danger dans le monde, que ses projets et ses
fins sont fragiles comme lui-même ; le considérant comme la foi, la
Vérité, elle méconnaît sa liberté qui est hésitation et angoisse. Ce
refus d’appliquer à l’amant une mesure humaine explique beaucoup
des paradoxes féminins. La femme réclame de l’amant une faveur, il
l’accorde : il est généreux, riche, magnifique, il est royal, il est divin ;
s’il refuse, le voilà avare, mesquin, cruel, c’est un être démoniaque ou
bestial. On serait tenté d’objecter : Si un « oui » surprend comme
une superbe extravagance, faut-il s’étonner d’un « non » ? Si le non
manifeste un si abject égoïsme, pourquoi tant admirer le « oui » ?
Entre le surhumain et l’inhumain, n’y a-t-il pas de place pour
l’humain ?
C’est qu’un dieu déchu n’est pas un homme : c’est une imposture ;
l’amant n’a d’autre alternative que de prouver qu’il est vraiment ce
roi qu’on adule : ou de se dénoncer comme un usurpateur. Dès qu’on
ne l’adore plus, il faut le piétiner. Au nom de cette gloire dont elle a
nimbé le front de l’aimé, l’amoureuse lui interdit toute faiblesse ; elle
est déçue et irritée s’il ne se conforme pas à cette image qu’elle lui a
substituée ; s’il est fatigué, étourdi, s’il a faim ou soif hors de propos,
s’il se trompe, s’il se contredit, elle décrète qu’il est « en dessous de
lui-même » et elle lui en fait grief. Par ce biais, elle va jusqu’à lui
reprocher toutes les initiatives qu’elle-même n’apprécie pas ; elle
juge son juge, et pour qu’il mérite de demeurer son maître, elle lui
dénie sa liberté. Le culte qu’elle lui rend se satisfait parfois mieux de
l’absence que de la présence ; il y a des femmes, avons-nous vu, qui
se vouent à des héros morts ou inaccessibles, afin de n’avoir jamais à
les confronter avec des êtres de chair et d’os ; ceux-ci fatalement
contredisent leurs rêves. De là viennent les slogans désabusés : « Il
ne faut pas croire au prince charmant. Les hommes ne sont que de
pauvres êtres. » Ils ne sembleraient pas des nains si on ne leur
demandait d’être des géants.
C’est là une des malédictions qui pèsent sur la femme
passionnée : sa générosité se convertit aussitôt en exigence. S’étant
aliénée en un autre, elle veut aussi se récupérer : il lui faut annexer
cet autre qui détient son être. Elle se donne tout entière à lui : mais il
faut qu’il soit tout entier disponible pour recevoir dignement ce don.
Elle lui dédie tous ses instants : il faut qu’à chaque instant il soit
présent ; elle ne veut vivre que par lui : mais elle veut vivre ; il doit se
consacrer à la faire vivre.
Je vous aime quelquefois bêtement et dans ces moments-là, je ne comprends pas que
je ne pourrais pas, ne saurais et ne devrais pas être pour vous une pensée absorbante
comme vous l’êtes pour moi, écrit Mme d’Agoult à Liszt.
Mon Dieu ! si vous saviez ce que sont les jours, ce qu’est la vie dénuée de l’intérêt et
du plaisir de vous voir ! Mon ami, la dissipation, l’occupation, le mouvement vous
suffisent ; et moi, mon bonheur c’est vous, ce n’est que vous ; je ne voudrais pas vivre si
je ne devais vous voir et vous aimer tous les moments de ma vie.
Je hais les dormeurs. Je me penche sur eux avec mes mauvaises intentions. Leur
soumission m’exaspère. Je hais leur sérénité inconsciente, leur fausse anesthésie, leur
visage d’aveugle studieux, leur saoulerie raisonnable, leur application d’incapable… J’ai
guetté, j’ai attendu longtemps la bulle rose qui sortirait de la bouche de mon dormeur. Je
ne réclamais de lui qu’une bulle de présence. Je ne l’ai pas eue… j’ai vu que ses paupières
de nuit étaient des paupières de mort… Je me réfugiais dans la gaieté de ses paupières
quand cet homme était intraitable. Le sommeil est dur quand il s’y met. Il a tout raflé. Je
hais mon dormeur qui peut se créer avec de l’inconscience une paix qui m’est étrangère.
Je hais son front de miel… Il est au fond de lui-même à s’affairer pour son repos. Il
récapitule je ne sais quoi… Nous étions partis à tire-d’aile. Nous voulions quitter la terre
en utilisant notre tempérament. Nous avions décollé, escaladé, guetté, attendu,
fredonné, abouti, gémi, gagné et perdu ensemble. C’était une sérieuse école
buissonnière. Nous avions déniché une nouvelle sorte de néant. Maintenant tu dors. Ton
effacement n’est pas honnête… Si mon dormeur bouge, ma main touche, malgré elle, la
semence. C’est le grenier aux cinquante sacs de grain qui est étouffant, despotique. Les
bourses intimes d’un homme qui dort sont tombées sur ma main… J’ai les petits sacs de
semence. J’ai dans ma main les champs qui seront labourés, les vergers qui seront
soignés, la force des eaux qui sera transformée, les quatre planches qui seront clouées,
les bâches qui seront relevées. J’ai dans ma main les fruits, les fleurs, les bêtes
sélectionnées. J’ai dans ma main le bistouri, le sécateur, la sonde, le revolver, les forceps
et tout cela ne me fait pas la main pleine. La semence du monde qui dort n’est que le
superflu ballant du prolongement de l’âme…
Toi, quand tu dors, je te hais(217).
LA MYSTIQUE
Ma douce fille, ma fille, mon aimée, mon temple. Ma fille, mon aimée, aime-moi car
je t’aime, beaucoup, beaucoup plus que tu ne peux m’aimer. Toute ta vie : ton manger,
ton boire, ton dormir, toute ta vie me plaît. Je ferai en toi de grandes choses aux yeux des
nations ; en toi, je serai connu et en toi mon nom sera loué par un grand nombre de
peuples. Ma fille, mon épouse qui m’es douce, je t’aime beaucoup.
Et encore :
Ma fille qui m’es beaucoup plus douce que je ne te suis doux, mes délices, le cœur de
Dieu tout-puissant est maintenant sur ton cœur… Le Dieu tout-puissant a déposé en toi
beaucoup d’amour, plus qu’en aucune femme de cette ville ; il a fait de toi ses délices.
Je te porte un tel amour que je ne me soucie plus de tes défaillances et que mes yeux
ne les regardent plus. J’ai déposé en toi un grand trésor.
VERS LA LIBÉRATION
CHAPITRE XIV
LA FEMME INDÉPENDANTE
Ce que j’envie, écrit Marie Bashkirtseff, c’est la liberté de se promener toute seule,
d’aller et de venir, de s’asseoir sur les bancs du jardin des Tuileries. Voilà la liberté sans
laquelle on ne peut pas devenir un vrai artiste. Vous croyez qu’on profite de ce qu’on voit
quand on est accompagné ou quand, pour aller au Louvre, il faut attendre sa voiture, sa
demoiselle de compagnie, sa famille !… Voilà la liberté qui manque et sans laquelle on ne
peut arriver sérieusement à être quelque chose. La pensée est enchaînée par suite de
cette gêne stupide et incessante… Cela suffit pour que les ailes tombent. C’est une des
grandes raisons pour lesquelles il n’y a pas d’artistes femmes.
Mais la passion l’aveugle ; au bout de quelques pas en vérité, elle se serait assise, ou bien
elle aurait voulu revenir en arrière – ou enfin se serait fait porter. »
200 C’est ainsi que l’attitude des femmes du prolétariat a profondé-ment changé
depuis un siècle ; en particulier pendant les dernières grèves dans les mines du Nord elles
ont fait preuve d’autant de passion et d’énergie que les hommes, manifestant et luttant à
leurs côtés.
201 Voir HALBWACHS, Les Causes du suicide.
202 « Toutes ce petit air délicat et sainte nitouche accumulé par tout un passé
d’esclavage, sans autre arme de salut et gagne-pain que cet air séduisant sans le vouloir qui
attend son heure. » Jules Laforgue.
203 Entre une foule de textes, je citerai ces lignes de Mabel Dodge où le passage à une
vision globale du monde n’est pas explicite mais est clairement suggéré. « C’était un calme
jour d’automne tout or et pourpre. Frieda et moi nous triions les fruits et nous étions assises
par terre, les pommes rouges empilées en tas autour de nous. Nous avions momentanément
fait trêve. Le soleil et la terre féconde nous réchauffaient et nous parfumaient et les pommes
étaient des signes vivants de plénitude, de paix et d’abondance. La terre débordait d’une
sève qui coulait aussi dans nos veines, et nous nous sentions gaies, indomptables et chargées
de richesses comme des vergers. Pour un moment nous étions unies dans ce sentiment
qu’ont parfois les femmes d’être parfaites, de se suffire entièrement elles-mêmes, et qui
provenait de notre riche et heureuse santé. »
204 Cf. HELEN DEUTSCH, Psychology of Women.
205 La Psychanalyse. Dans son enfance, Irène aimait uriner comme les garçons ; elle
se voit souvent en rêve sous forme d’ondine, ce qui confirme les idées d’Havelock Ellis sur le
rapport entre le narcissisme et ce qu’il nomme « ondinisme », c’est-à-dire un certain
érotisme urinaire.
206 La Femme frigide.
207 L’Érotomanie.
208 C’est Nietzsche qui souligne.
209 C’est Nietzsche qui souligne.
210 Les Obsessions et la psychasthénie.
211 M. WEBB, Le Poids des ombres.
212 I. DUNCAN, Ma Vie.
213 Cf. entre autres l’Amant de Lady Chatterley. Par la bouche de Mellors Lawrence
exprime son horreur des femmes qui font de lui un instrument de plaisir.
214 C’est entre autres la thèse d’H. DEUTSCH, Psychology of women.
215 Cf. SARTRE, l’Être et le Néant.
216 Qu’Albertine soit un Albert n’y change rien ; l’attitude de Proust est ici en tout cas
l’attitude virile.
217 Je hais les dormeurs.
218 Le Gai Savoir.
219 Que nous avons tenté d’indiquer dans Pyrrhus et Cinéas.
220 Le cas est différent si la femme a trouvé dans le mariage son autonomie ; alors
l’amour entre les deux époux peut être un libre échange de deux êtres dont chacun se suffit.
221 FANNY HURST, Back Street.
222 R. LEHMANN, Intempéries.
223 C’est ce qui ressort, entre autres, de l’ouvrage de LAGACHE : Nature et formes de
la jalousie.
224 Par Dominique Rolin.
225 Au dire d’Isadora Duncan.
226 Voir vol. Ier.
227 « Les larmes brûlaient ses joues au point qu’elle devait y appliquer de l’eau
froide », rapporte un de ses biographes.
228 Chez Catherine de Sienne, les préoccupations théologiques gardent cependant
beaucoup d’importance. Elle est, elle aussi, d’un type assez viril.
229 Mme Guyon.
230 J’ai dit dans le tome Ier, p. 236, combien celles-ci sont lourdes pour la femme qui
travaille dehors.
231 Dont nous avons examiné la condition tome Ier, p. 233.
232 L’auteur – dont j’ai oublié le nom, oubli qu’il ne semble pas urgent de réparer –
explique longuement comment ils pourraient être dressés à satisfaire n’importe quelle
cliente, quel genre de vie il faudrait leur imposer, etc.
233 Ce sentiment est la contrepartie de celui que nous avons indiqué chez la jeune
fille. Seulement elle finit par se résigner à son destin.
234 On a vu au tome Ier, ch. Ier, qu’il y a une certaine vérité dans cette opinion. Mais
ce n’est précisément pas au moment du désir que se manifeste l’asymétrie : c’est dans la
procréation. Dans le désir la femme et l’homme assument identiquement leur fonction
naturelle.
235 Il semble que la vie de Clara et Robert Schumann ait été pendant un temps une
réussite de ce genre.
236 C’est-à-dire non seulement selon les mêmes méthodes mais dans le même climat,
ce qui est aujourd’hui impossible malgré tous les efforts de l’éducateur.
237 Lettre à Pierre Demeny, 15 mai 1871.
238 In vino veritas. Il dit aussi : « La galanterie revient – essentiellement – à la
femme et le fait qu’elle l’accepte sans hésiter s’explique par la sollicitude de la nature pour le
plus faible, pour l’être défavorisé et pour qui une illusion signifie plus qu’une compensation.
Mais cette illusion lui est précisément fatale… Se sentir affranchi de la misère grâce à une
imagination, être la dupe d’une imagination, n’est-ce pas une moquerie encore plus
profonde ?… La femme est très loin d’être Verwahrlos (abandonnée), mais dans un autre
sens elle l’est puisqu’elle ne peut jamais s’affranchir de l’illusion dont la nature s’est servie
pour la consoler. »
239 Que certains métiers trop durs leur soient interdits ne contredit pas ce projet :
parmi les hommes mêmes on cherche de plus en plus à réaliser une adaptation
professionnelle ; leurs capacités physiques et intellectuelles limitent leurs possibilités de
choix ; ce qu’on demande, en tout cas, c’est qu’aucune frontière de sexe ou de caste ne soit
tracée.
240 Je connais un petit garçon de huit ans qui vit avec une mère, une tante, une
grand-mère, toutes trois indépendantes et actives, et un vieux grand-père à demi impotent.
Il a un écrasant « complexe d’infériorité » à l’égard du sexe féminin, bien que sa mère
s’applique à le combattre. Au lycée il méprise camarades et professeurs parce que ce sont de
pauvres mâles.
241 Œuvres philosophiques, tome VI. C’est Marx qui souligne.