Si j’avais su…”Si t’aurais su, t’aurais pas v’nu, c’est ça”?
Claire sourit, façon “Joconde” comme dirait
son cousin Michel qui, pour le moment, pelle à gâteau en main, fignole le glaçage d’une pièce montée. -C’était l’autre matin, au chalet; ayant invité le “club des cinq” à dîner, il me fallait toutes sortes de choses pour préparer le repas. Je suis donc partie de bonne heure. L’air était frais, j’allais dans la lumière rose du matin, sur la petite route, tu sais, celle qui passe devant la ferme des Francoeur. Michel, qui vient de goûter une bouchée de crème, agitant sa cuillère lève la tête, -Là où il y a un kiosque de légumes? -Précisément. Ils ont aussi de la viande et des fruits, du miel, des fines herbes, enfin tout ce qu’il me fallait pour cuisiner un festin. En marchant, je dressais mentalement la liste des denrées dont j’avais besoin pour le repas; plongée dans mes pensées, je ne faisais pas attention à ce qu’il y avait autour, jusqu’à ce que je butte sur une motte de terre; c’est alors que je me suis rendu compte que la route n’était plus asphaltée et devenait un chemin de terre battue et que bien qu’ayant parcouru un assez long trajet, je n’avais toujours pas atteint la ferme, ce qui n’était pas normal car habituellement il me faut tout au plus un quart d’heure pour y arriver, or là j’avais largement dépassé la demi heure pourtant je n’étais pas à destination. -Alors tu as fait demi tour? demande Michel en touillant son sucre dans une casserole; -Non, j’ai continué sur le chemin me disant que je n’avais simplement pas été assez attentive; tu le sais, il n’y a qu’une route par là et aucune bifurcation; j’ai essayé de trouver des points de repère, mais rien ne ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre, de sorte qu’une demi heure plus tard, quoique rendue plus loin, je n’étais pas beaucoup plus avancée. -Donc, cette fois tu as fait demi tour! dit Michel en lui tendant une cuillère du coulis de fruit de la passion qui doit accompagner la pièce montée. -Hum! C’est délicieux, un vrai péché, s’exclame Claire en se pourléchant, avec le chocolat ce sera parfait! -Pour en revenir à cette matinée, non, je n’ai pas fait demi tour, parce que j’ai pris plaisir à prendre un chemin de terre qui ne menait nulle part. Tu vois, ça m’a rappelé combien j’avais été déçue, enfant, quand le petit bois où nous jouions avait été transformé en parc. Avant, il n’y avait pas d’allées sagement tracées et asphaltées; nous grimpions aux arbres, nous allongions dans l’herbe, dévalions les pentes, escaladions les rochers, nous vivions l’aventure, nous étions pirates, bandits, gendarmes, explorateurs; avec le parc, son toboggan, son tourniquet, ses balançoires, nous n’étions plus que des enfants avec de gros jouets. -Comme je disais, j’ai poursuivi mon chemin le long d’un petit ruisseau tout transparent; j’ai ôté mes souliers et marché dans l’eau, glissant un peu sur les roches toutes lisses qui tapissaient le fond; Il y avait des talles de lupins multicolores sur les bords, alors je suis sortie de l’eau, me suis séché les pieds et j’en ai cueilli des brassées, que tu vois dans les vases. Tout à mon plaisir, j’ai poursuivi ma route et, ma foi, j’ai complètement oublié mes invités. Ça m’a menée jusqu’au fleuve; je me suis assise sur le grève à rêvasser en regardant deux gamins faire ricocher des cailloux dans l’eau; ils riaient, faisant mouche à tout coup; les vagues clapotaient le long du fleuve; le soleil était doux sur la peau; un papillon est venu se poser quelques instants sur mon bouquet de fleurs; quelqu’un a appelé les enfants. Je me suis levée au moment où ils partaient et, oui, cette fois j’ai fait demi tour. -Et tes pauvres copains n’ont rien eu à manger! s’exclame Michel en riant, tout en dressant en cône les choux de la pièce montée qu’il enrobe de sirop caramélisé. -Erreur! Ils ont dû se contenter d’une fondue bourguignonne, mais il y a tout de même pire que ça dans la vie! -Michel concède, en arrosant délicatement le gâteau du fameux coulis de fruit de la passion. -En fait en revenant vers la maison, j’ai pris conscience du fait que n’avais jamais pris cette route que jusqu’à la ferme pour y acheter diverses denrées et que ma distraction ce jour-là m’avais permis de découvrir que ce chemin offrait quelque chose de différent à condition d’ouvrir les yeux, de sortir des sentiers battus si l’on peut dire. Alors oui, si j’avais su, il y a bien longtemps que j’aurais suivi le chemin jusqu’au fleuve qui ouvre tant d’horizons. -Au Fait, quand dégusterons-nous ce chef-d’oeuvre?