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ACTES SUD – PAPIERS
Éditorial : Claire David

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Ce texte a reçu l’aide à la création du Centre national du théâtre.

Illustration de couverture : La Tentation de saint Anthony (détail), Hieronymus Bosch, musée national
de l’Art ancien, Lisbonne, Portugal/Bridgeman Images

© ACTES SUD, 2015


ISSN 0298-0592
ISBN 978-2-330-05373-4
LE POISSON BELGE
Léonore Confino

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à ma fille, Noa

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PERSONNAGES

Grande monsieur
Petit fille
Un solide poisson rouge

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Noir. Respiration sifflante. Soubresauts dans l’eau. Battements de cœur
des fonds marins.
Lumière. C’est l’hiver aux étangs d’Ixelles à Bruxelles.
Grande monsieur et Petit fille sont assis sur un banc face au public.
Grande monsieur porte une écharpe à carreaux et des boucles d’oreilles

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en perles. Il mange une barre au chocolat. Petit fille, dix ans, tient un
énorme cartable dans ses bras. Ils attendent. Ils s’ignorent. Il gèle.
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PETIT FILLE. J’ai faim. j’ai faim. j’ai faim.
GRANDE MONSIEUR. Tes parents sont morts ?
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PETIT FILLE. Ils sont toujours en retard le vendredi.
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GRANDE MONSIEUR. Tu ne comptes pas sur moi pour les attendre


avec toi ?
PETIT FILLE. J’ai rien demandé.
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Temps.
GRANDE MONSIEUR. J’attends moi aussi quelqu’un. (Temps.)
j’attends moi aussi quelqu’un.
PETIT FILLE. Je suis pas sourde. Ne comptez pas sur moi pour
l’attendre avec vous.
GRANDE MONSIEUR. Tant mieux. Je n’aime pas la proximité
des petites clochardes qui font semblant d’attendre leurs parents.
PETIT FILLE. Et moi je me méfie des presque monsieurs qui collent
au banc.

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GRANDE MONSIEUR. Les “qui collent au” quoi ? Tu veux que je
t’en colle… (Petit fille éclate de rire, il se ravise. Temps.) Ils ferment
le manège.
PETIT FILLE. Je déteste les manèges. Ça cafarde le cœur de ma mère.
GRANDE MONSIEUR. Je n’avais pas l’intention de te payer un tour.
PETIT FILLE. Toutes façons il est fermé.
GRANDE MONSIEUR. Toutes façons, oui. (Temps.) Les étangs noir­
cissent.
PETIT FILLE. Ils ne viendront plus. Ça y est. Je suis en train de me
faire abandonner. C’est maintenant, là, que ça se passe. J’y avais pensé
plus petite comme un pire cauchemar. Et maintenant, voilà ça se

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passe en vrai. Ça fait drôle.

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GRANDE MONSIEUR. Ma date ne viendra pas non plus. C’est
sûr. C’est dur. Bon.
PETIT FILLE. Si vous espérez me faire pitié…
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GRANDE MONSIEUR. Pour moi tu n’existes pas.
Grande monsieur se lève.
TE

PETIT FILLE. Tiens, c’est curieux, j’ai le bout des doigts bleu.
GRANDE MONSIEUR. Ouais ouais, t’as le bout des doigts bleu.
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PETIT FILLE. Dommage, je n’ai pas de gobelet pour récupérer les


gouttes qui tombent de mon nez. Ça m’aurait fabriqué un dîner…
GRANDE MONSIEUR. Moi je vais rentrer manger mes poissons
panés. Et des Youpichocs à la vanille en regardant la télé.
PETIT FILLE. Ha oui ? Des Youpichocs ? Attendez. (Elle ferme les
yeux, crispe son visage puis s’illumine. Avec un large sourire.) J’ai trouvé :
Vos dents, elles sont tellement blanches et alignées qu’on dirait un
dentier.
GRANDE MONSIEUR. C’est normal c’est un dentier.
PETIT FILLE. Ah vraiment ? Eh bien… Ça fait très naturel.

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GRANDE MONSIEUR. Tu es pathétique. Je t’invite. Contente-toi
de prendre une place relative à ta taille.

*
Dans l’appartement de Grande monsieur.
PETIT FILLE. Pas de sonnette. Une porte blindée quatre verrous. Un
portemanteau penché. Trois parapluies : un vert, un marron foncé,
un kaki. Une moquette molle sous les pieds, ça fait “ploschplosch”
par endroits. Au mur, un miroir collé. Un crochet avec deux grosses
clefs rouillées. Salon. Buffet de vieux. Un, deux, trois, quatre, cinq,
plein de cadres avec des photos d’un garçon roux qui n’a pas fait
“cheese”. Papier peint en moquette. Rideaux fermés. Un lapin en

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céramique avec une fente dans le dos, donc une tirelire. Un pouf
à bout de nerfs. Une cuisine bleu ciel angoisse. Le sol colle. Un
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placard rempli de nourriture : mélange de fruits secs pour apéri-
tif, soupe aux asperges lyophilisée, crème de bolets lyophilisée, lait
en poudre, purée en poudre, morue séchée, abricots secs. Il aime
pas l’eau ou quoi. Odeur correcte sans plus. Une chambre avec un
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lit qui prend toute la place. Il a voulu faire du baldaquin avec des
draps suspendus. C’est raté. Rien à dire sur le couloir. Tiens tiens.
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Porte coulissante en verre dépoli. Salle de bains high-tech : baignoire


spa, lavabo chrome en forme de vasque, miroir grossissant, épila-
teur électrique, éclairage diffusant halogène avec variateur, porte-
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serviettes chauffant et deux peignoirs blanc pub lessive. La salle de


bains de mes rêves…
GRANDE MONSIEUR. Sors de là.
PETIT FILLE. Hoooouu, elle est belle votre salle de bains.
GRANDE MONSIEUR. C’est pas une salle de bains, c’est un spa.
Et ça m’a coûté très cher.
PETIT FILLE. Ça donne envie de prendre un bain là-dedans. On
se croirait dans une villa.
GRANDE MONSIEUR. Vire-toi de là.
PETIT FILLE. Il faudra quand même que je me lave un jour.

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GRANDE MONSIEUR. Un jour ? Tu vas me donner le numéro de
tes parents, ils vont venir te repêcher dans l’heure.
PETIT FILLE. S’ils m’ont abandonnée, ils vont pas décrocher.
GRANDE MONSIEUR. On n’abandonne pas son enfant.
PETIT FILLE. Vous êtes sûr ?
GRANDE MONSIEUR (perturbé). Quasi sûr. Sauf…
PETIT FILLE. Sauf ?
GRANDE MONSIEUR. Sauf si… Sauf si on a une violente envie de
le manger. Ou… Si des touffes de poils lui poussent dans la bouche.
Visiblement ce n’est pas ton cas ?

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PETIT FILLE. Ma mère elle dit que je leur pourris la vie.

donne pas. SU
GRANDE MONSIEUR. Même un enfant qui pourrit on ne l’aban-

PETIT FILLE. Et un enfant, il peut abandonner ses parents ?


GRANDE MONSIEUR. Ça se comprend mieux.
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PETIT FILLE. Je veux rester chez vous ce soir.
TE

GRANDE MONSIEUR. Donne-moi le numéro de ta mère.


PETIT FILLE. Nan.
AC

GRANDE MONSIEUR. Donne.


PETIT FILLE. Nan.
GRANDE MONSIEUR. Très bien. (Grande monsieur saisit le car-
table de Petit fille. Il en sort trois paires de chaussettes, cinq culottes et
trois cols roulés.) Ils sont pas venus te chercher hein ? Peut-être que tu
ne les as pas attendus au bon endroit. Carnet scolaire de… Claude
Cloquet. Toi ? Ah ! Tu t’appelles Claude !? Ah ah !
PETIT FILLE. C’est quoi le problème ?
GRANDE MONSIEUR. Hum. Claude Cloquet, 3, impasse des
Deux-Rives. Mère : Jocelyne Cloquet. 04 22 45 68 36. Je vais pas
me laisser gangrener.

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Il compose le numéro sur son vieux téléphone fixe à cadran circulaire.
PETIT FILLE. Raccroche.
GRANDE MONSIEUR. Nan.
PETIT FILLE. Raccroche steuplaît.
GRANDE MONSIEUR. Nan.
PETIT FILLE. T’es une vieille connarde qui pue la merde.
GRANDE MONSIEUR. C’est ça. (Temps.) Répondeur. (Il raccroche.)
On va tenter le papa Cloquet.
Il compose un nouveau numéro.
PETIT FILLE. Si vous me dénoncez, je crierai que vous m’avez atti-

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rée chez vous avec des Youpichocs et puis que…
SU
GRANDE MONSIEUR (raccrochant). T’es mal foutue toi, hein ?
PETIT FILLE. Je sais me défendre. J’ai vécu la cour de récré.
GRANDE MONSIEUR. Remballe ta salive.
S
PETIT FILLE. Tu sais pas ce que c’est toi, la cour de récré.
TE

GRANDE MONSIEUR. Détrompe-toi.


PETIT FILLE. La cour de récré, quand tu t’appelles Claude, c’est
le Moyen Âge sans la cotte de mailles pour te protéger. La cour de
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récré, c’est une planche à clous géante : tu dois pas t’arrêter de courir
sinon tu te fais transpercer. La cour de récré c’est la guerre, sauf que
ton ennemi change d’un jour sur l’autre. La cour de récré, c’est…
GRANDE MONSIEUR. Stoooop ! Stop. J’aime pas les monologues.
Je te dépanne pour la nuit. Demain tu dégages.
PETIT FILLE. Si vous me ramenez chez moi et que je pue, ils vont
pas être contents contents mes parents.
GRANDE MONSIEUR. Si je te ramène chez toi et qu’ils apprennent
que tu as pris un bain toute nue dans mon spa, ils vont pas être con­
tents contents non plus.
PETIT FILLE. Pourquoi ?

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GRANDE MONSIEUR. Pour rien.
PETIT FILLE. Je comprends pas.
GRANDE MONSIEUR. Il y a des vieux qui font des choses hor-
ribles avec les enfants.
PETIT FILLE. Des trucs vers le bas ?
GRANDE MONSIEUR. Vooooiiiiilà.
PETIT FILLE. Je vous rassure c’est vraiment pas mon genre.
GRANDE MONSIEUR. Tu me rassures. Je vais préparer le dîner.
PETIT FILLE. Qu’est-ce qu’on mange ? (Grande monsieur pose deux
bols sur la table à manger, il y verse un sachet de soupe aux champi-

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gnons en poudre.) Vous m’aviez pas parlé de poissons panés ?
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GRANDE MONSIEUR. Le congélateur est en panne.
PETIT FILLE. C’est ça. Vous m’avez aussi carottée sur les Youpi-
chocs ?
S
GRANDE MONSIEUR. Je dois avoir une boîte qui traîne. Quelque
part.
TE

PETIT FILLE. Y a intérêt. (Regardant la soupe lyophilisée dans son


bol.) Ça se mange en poudre ?
GRANDE MONSIEUR. Carafe d’eau. Tu dilues ta soupe comme
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tu veux.
PETIT FILLE. Ça se mangerait pas chaud, la soupe aux champi-
gnons ?
GRANDE MONSIEUR. Le micro-ondes est dans la cuisine.
PETIT FILLE. Vous pouvez me montrer comment ça marche ?
GRANDE MONSIEUR. Je suis pas puéricultrice.
Petit fille verse un peu d’eau dans sa soupe, touille avec sa cuillère. Ils
aspirent ensemble, exactement au même rythme.
PETIT FILLE. Vous avez un lave-vaisselle ?

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GRANDE MONSIEUR. Il est momentanément cassé. Mets tout
dans l’évier et va te coucher. Je t’ai préparé une couverture sur la
banquette.
PETIT FILLE. J’ai pas sommeil. Vous voulez pas qu’on se raconte
l’histoire de nos vies avec tous les détails ?
GRANDE MONSIEUR. Va te coucher.
PETIT FILLE. Et les Youpichocs ?!
GRANDE MONSIEUR. On verra.
PETIT FILLE (pour elle). Vieille croûte. (Elle s’allonge toute habillée sur
la banquette. Grande monsieur baisse les lumières. Allume son ordina-
teur. Petit fille se relève.) J’arrive pas à dormir. J’ai le cafard. Je trouve

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ça compliqué d’être orpheline.
SU
GRANDE MONSIEUR. Tu n’es pas orpheline. Tes parents sont
justes inconscients. Retourne te coucher.
PETIT FILLE. J’ai besoin d’être rassurée.
S
GRANDE MONSIEUR. Je ne suis pas là pour être rassurant.
PETIT FILLE. J’ai oublié ma Ventoline.
TE

GRANDE MONSIEUR. Ça ne me regarde pas.


PETIT FILLE. La couverture a un goût bizarre.
AC

GRANDE MONSIEUR. Elle n’est pas là pour être mangée.


PETIT FILLE. Je n’ai pas mon doudou. Il faut que je mâche.
GRANDE MONSIEUR. Sans moi, tu serais déjà dévorée par les
punks à chiens. Alors sois gentille, relativise un peu sur le doudou.
PETIT FILLE. Vous avez un cœur en merde. (Temps.) Qu’est-ce
que vous faites ?
GRANDE MONSIEUR. Du Internet. Je chat. Va te coucher.
PETIT FILLE. Je n’ai pas de brosse à dents.
GRANDE MONSIEUR. Achevez-la.

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PETIT FILLE. Je peux prendre votre brosse à dents ?
GRANDE MONSIEUR. Je ne me brosse plus les dents.
PETIT FILLE. Jamais ?
GRANDE MONSIEUR. Jamais.
PETIT FILLE. Gerbique.
GRANDE MONSIEUR. Je mets mon dentier dans un verre avec
du produit. Ça décape tout seul.
PETIT FILLE. Et quand vous retirez votre dentier, il y a quoi à l’in-
térieur de ta bouche ?

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GRANDE MONSIEUR. Un grand trou qui a avalé trop de couleuvres.
PETIT FILLE. Elles vivent dans votre ventre ?
SU
GRANDE MONSIEUR. C’est ça. Je marche et je respire lentement
pour ne pas les exciter. Ce soir, elles dorment d’un sommeil agité.
Toi aussi tu vas dormir.
S
PETIT FILLE. Vous pourriez me montrer l’intérieur de votre bouche
sans dentier ?
TE

GRANDE MONSIEUR. Hors de question.


PETIT FILLE. Allez, ça m’aidera à m’endormir.
AC

GRANDE MONSIEUR. Tu vas avoir peur.


PETIT FILLE. Non, je vous jure. C’est pas le genre de choses qui me
font peur. Moi je suis plutôt branchée monstres marins au niveau
des angoisses nocturnes. C’est pas une presque monsieur édentée
qui va me faire flipper. Montrez-moi votre trou noir s’il te plaît.
GRANDE MONSIEUR. Même moi, je ne regarde plus.
PETIT FILLE. Je vous raconterai.
GRANDE MONSIEUR. Si je te montre, tu me laisses tranquille ?
PETIT FILLE. Promis.

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GRANDE MONSIEUR. Plus de caprices autour du doudou ou du
dentifrice ?
PETIT FILLE. Craché. Montrez-moi.
Temps.
GRANDE MONSIEUR (ôtant son dentier) : voilààà.
PETIT FILLE (hurlant). Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! Horrible ! C’est
horrible ! (Grande monsieur éclate de rire.) Fermez. Fermez la bouche !
C’est pas drôle. Ferme le trou, je te dis. J’ai peur ! Pas le trou ! Ferme
la bouche !
Elle sanglote. Grande monsieur ferme la bouche.

D
GRANDE MONSIEUR. Claude ?
PETIT FILLE. Vous ne devez pas me donner tout ce que je demande.
SU
GRANDE MONSIEUR. Tu…! Dis donc ! Tu m’as juré que tu n’au-
rais pas peur !
PETIT FILLE. Ça ne veut rien dire quand un enfant jure. Tu dois
S
me cadrer : “non ça non ah ça non ça non regarde-moi bien je ne
céderai pas même pas en rêve” et il faut tenir même si moi je crie
TE

“je te jure, craché promis juré je te jure fais-moi confiance”. Parce


que si tu cèdes une fois avec un enfant, c’est fini c’est mort, tu com-
prends ? Tu vas te laisser bouffer.
AC

GRANDE MONSIEUR. Faites-la taire. Va te coucher.


PETIT FILLE. Non.
GRANDE MONSIEUR. Va te coucher sinon je te donne un coup
de pelle.
PETIT FILLE. OK.
GRANDE MONSIEUR. Bonne nuit.
PETIT FILLE. Bonne nuit.
Elle se couche. Grande monsieur reprend le carnet de correspondance.
Saisit le vieux téléphone : compose un numéro, puis un autre.

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GRANDE MONSIEUR (raccrochant). Répondeur.

*
C’est le matin. Petit fille se lève, échevelée.
PETIT FILLE. T’as des céréales ?
GRANDE MONSIEUR. Non.
PETIT FILLE. T’as du Nesquik ?
GRANDE MONSIEUR. Non.
PETIT FILLE. T’as deux euros pour que j’aille acheter un pain au
chocolat ?

D
GRANDE MONSIEUR. Rassemble-toi. Je t’emmène.
PETIT FILLE. Non. SU
GRANDE MONSIEUR. On rentre chez tes parents. Ils ont dû cas-
ser leur téléphone. Il faut y aller directement.
S
PETIT FILLE. Non.
TE

GRANDE MONSIEUR. J’appelle les services sociaux. Tu dois partir.


PETIT FILLE. Il faut que je prenne un bain avant. Si je rentre toute
poisseuse chez moi, ils vont se douter que j’ai été maltraitée.
AC

GRANDE MONSIEUR. On en a parlé hier. J’aime pas parler. Je vais


pas en plus répéter les conversations deux fois.
PETIT FILLE. Laisse-moi prendre un bain dans ta belle baignoire.
Chez moi on n’a pas une baignoire comme ça. Après, on va où tu
veux, quand tu veux, quoi tu veux.
GRANDE MONSIEUR. Tu me suivras sans discuter ?
PETIT FILLE. Je sais plus comment te le dire : je te le jure.
GRANDE MONSIEUR. Tu commences pas à jouer avec les jets
d’eau ?
PETIT FILLE. Craché.

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Elle entre dans la salle de bains et referme les deux grandes portes sur
Grande monsieur. On la distingue derrière la vitre.
GRANDE MONSIEUR. Pas la peine de fermer le loquet, je n’en-
trerai pas.
PETIT FILLE. OK.
Elle ferme le loquet.
GRANDE MONSIEUR. Qu’est-ce que… (Petit fille fait couler l’eau
dans l’immense baignoire. À travers la porte.) Tu fais un peu des éco-
nomies d’énergie, s’il te plaît. À ton âge, à notre époque, on prend
conscience de ça.
PETIT FILLE. Quoi ?

D
GRANDE MONSIEUR. Mollo sur l’eau, je te prie.
PETIT FILLE. Ouais. SU
GRANDE MONSIEUR. Un fond de bain, ça suffit pour se laver.
PETIT FILLE. Quoi ?
S
GRANDE MONSIEUR. Tu coupes l’eau avant qu’elle n’arrive à
ras bord.
TE

PETIT FILLE. Quoi ?


GRANDE MONSIEUR. Tu laisses pas déborder, bordel !
AC

PETIT FILLE. Je ne t’entends pas. Je n’ai pas le temps de m’occuper


de toi. Je la vois. Wow ! La pieuvre est sortie du ventre de la baleine,
elle me fixe avec ses tentacules. Pas bouger. Elle roule ses gros yeux.
Sa poche est pleine d’encre. Calme. Ne pas trembler. Elle… Elle…
Oh, elle ! Aaaaaaaaah !
Elle s’immerge au fond de la baignoire.
GRANDE MONSIEUR. Petite ?
PETIT FILLE : …
GRANDE MONSIEUR. Claude ?
PETIT FILLE. …

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GRANDE MONSIEUR. Claude ? !
PETIT FILLE. …
GRANDE MONSIEUR. Ouvre. Dis quelque… Tu trouves ça drôle ?
PETIT FILLE. …
GRANDE MONSIEUR. Claude, merde ! Claude ! (Bruits de bulles.
Il force le loquet, lui sort la tête de l’eau, la secoue dans tous les sens,
la gifle. Petit fille affiche un grand sourire. Il saisit une serviette pour
l’envelopper.) T’es pas bien, toi.
PETIT FILLE. Je l’ai vue.
GRANDE MONSIEUR. Tu as vu quoi ?

D
PETIT FILLE. La pieuvre.
GRANDE MONSIEUR. Ah.
SU
PETIT FILLE. Elle m’a serrée dans ses huit bras. On a nagé jusqu’au
fond des mers. On était bien. Quand j’ai voulu remonter, elle a
croisé ses tentacules pour me garder contre elle.
S
GRANDE MONSIEUR. Tu vas t’éloigner de cette baignoire. On va
verser du Destop. On va vider toute la bouteille et laisser dissoudre.
TE

PETIT FILLE. Tu touches pas à la pieuvre. On jette pas du Destop


sur les pieuvres, qu’est-ce que c’est que ces manières ? Je te demande
juste de ne pas m’obliger à rentrer chez moi. Garde-moi.
AC

GRANDE MONSIEUR. Hors de question. (Emprunté.) Je ne céderai


pas, ah non, ah ça non, je ne céderai pas, même pas en rêve. (Petit
fille tousse de l’eau.) Alors juste pour le week-end. (Au public.) Par
contre, j’aurai l’air moins pédophile si je l’aide à faire ses devoirs. (À
l’enfant.) Tu n’aurais pas une gentille rédaction à écrire pour lundi ?
Un cours d’histoire à réviser ?
PETIT FILLE. J’ai cinq équations à résoudre.
GRANDE MONSIEUR. Pourquoi pas.

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*

GRANDE MONSIEUR (en sueur). Ne pas s’énerver. Le tout est de


prendre les instructions calmement, les unes après les autres. Ce n’est
pas ton statut de petit fille qui doit te mettre en échec. D’accord ?
PETIT FILLE. D’accord.
GRANDE MONSIEUR. Relis.
PETIT FILLE. Une gomme et deux stylos-bille coûtent ensemble
2,35 €. Deux gommes et trois stylos-bille coûtent ensemble 3,70 €.
Quel est le prix d’un stylo-bille ?
Elle réfléchit.

D
GRANDE MONSIEUR. Répète la première phrase en détachant
les syllabes.
SU
PETIT FILLE. U-ne gom-me et deux sty-los-bille coû-tent ens-emble
2,35 €.
GRANDE MONSIEUR. Qu’est-ce que, logiquement, tu peux en
S
déduire ?
TE

PETIT FILLE. Il faut absolument que je déduise ? M’en fous des


gommes.
GRANDE MONSIEUR. Ne pas s’énerver. Comment… Est-ce qu’il
AC

y aurait quelque chose qui t’intéresse ?


PETIT FILLE. Dans la vie ? En général ?
GRANDE MONSIEUR. Par exemple.
PETIT FILLE. Heu… Les handicapés, les vers solitaires, les mantes
religieuses, les femmes-troncs, les pieuvres, les poissons, les…
GRANDE MONSIEUR. Ça va, ça va. (Il réfléchit.) Donc. Chez le
poissonnier, il y a…
PETIT FILLE. J’ai dit les poissons, pas les poissons morts.
Grande monsieur prend sa respiration.

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GRANDE MONSIEUR. OK. Écris. (Dictant.) Au marché du fond
des océans, tout se paie en bigorneaux. Monsieur calamar achète 1 kg
de moules et 2 kg de plancton pour 2,35 bigorneaux… Mademoi-
selle crevette achète 2 kg de moules et 3 kg de plancton pour 3,70
bigorneaux. Quel est, en bigorneaux, le prix d’1 kg de plancton ?
PETIT FILLE. J’adore !
GRANDE MONSIEUR. Oui, et ? (En apnée.) Je pense qu’ils se sont
trompés dans l’énoncé. Je vais demander à un contact sur Internet
qui a travaillé dans l’aérospatial.
PETIT FILLE. Fistfiona ?
GRANDE MONSIEUR. Bein ! Comment tu connais Fistfiona ?

D
C’est… C’est pas croyable. Je… Je t’interdis de… Parce que c’est
quand même ma vie privée qui… C’est privé. Bon, amène-toi on va
SU
lui écrire. Stop ! Ne t’approche pas de l’écran… Je ferme quelques…
Je t’interdis de regarder mes photos !
PETIT FILLE. Je peux taper ?
S
GRANDE MONSIEUR. Taper qui ?
TE

PETIT FILLE. Le texte ?


GRANDE MONSIEUR. Oui.
PETIT FILLE. Bonjour Fistfiona. (L’ordinateur fait “bling”.) Elle
AC

répond !
GRANDE MONSIEUR. Pose-lui ta question.
PETIT FILLE (tapant à l’ordinateur). Chère Fistfiona… (Marmon-
nant.) Au marché du… Se paie en bigorneaux… Mademoiselle
crevette… Kilos de… Quel est le prix d’1 kg de plancton ? (Temps.
L’ordinateur fait “ping”.) Elle écrit “je ne saisis pas bien le sous-texte”.
GRANDE MONSIEUR. Effectivement. Pousse-toi. (Tapant à l’ordi-
nateur.) Pas de sous-texte. Je dois vraiment régler un problème de
math pour ma… Ma filleule et je comprends rien.
PETIT FILLE. Filleule ?

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GRANDE MONSIEUR. Plus simple. (L’ordinateur fait “ping”.) Elle
écrit : Lot A égal 2 kg de moules et 3 kg de plancton à 3,70 bigor-
neaux. Lot B égal 1 kg de moules et 2 kg de plancton à 2,35 bi­­
gorneaux. Si tu achètes deux lots B, tu auras 2 kg de moules et 4 kg de
plancton et tu paieras deux fois 2,35 bigorneaux ce qui revient à
4,70 bigorneaux. La différence entre deux lots B et un lot A fait
tout juste 1 kg de plancton qui vaudra donc 4,70 bigorneaux moins
3,70 bigorneaux, égal 1 bigorneau. un bigorneau. Un ! Fantastique !
Tu as compris ?
PETIT FILLE (furax). Toute cette histoire pour arriver à 1 ? Il faut
se taper des kilos de moules et de machins pour arriver à un bigor-
neau tout seul !

D
GRANDE MONSIEUR (pour lui). L’histoire de ma vie. (À Petit fille.)
Tu as compris le raisonnement ?
SU
PETIT FILLE. On s’en fout, j’ai le résultat.
GRANDE MONSIEUR. Tu n’auras pas toujours une Fistfiona à
disposition, petite.
S
PETIT FILLE. Si ça peut te rassurer, explique-moi.
TE

GRANDE MONSIEUR. Aaaah, voilà une enfant qui veut apprendre.


PETIT FILLE. Oui.
AC

GRANDE MONSIEUR. Mais il est 10 heures. Il faut que je me rende


au kiosque à journaux. (Petit fille sourit. Avant de sortir.) Demain soir,
je te laisserai seule. J’ai une date prévue depuis longtemps. Ça ira ?
PETIT FILLE. Gladiatex ?
GRANDE MONSIEUR. T’arrête de fouiller dans mon ordinateur ?
C’est pas bien pour ta croissance. Regarde-moi. Tu veux finir comme
moi ?
PETIT FILLE. Non merci, c’est très gentil.
GRANDE MONSIEUR. Alors enfile-toi des dessins animés conçus
pour les enfants.

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Il lui jette la télécommande, va dans la cuisine, on l’entend visser quelque
chose, puis il sort.
Petit fille prend de grandes inspirations, plaque ses mains sur ses côtes,
comme saisie de douleur.

Grande monsieur rentre, le visage froncé, avec un bouquet de fleurs,


la gazette bruxelloise et un grand sac plastique. Petit fille est plantée
devant lui.
PETIT FILLE. Tu as coupé l’eau.
GRANDE MONSIEUR. Évidemment.

D
PETIT FILLE. Ne fais plus jamais ça.
SU
GRANDE MONSIEUR. Je te protège.
PETIT FILLE. J’ai pas besoin.
Temps.
S
GRANDE MONSIEUR (prenant sur lui). Je t’ai acheté quelques habits.
TE

J’ai fait un tour chez Tiptopmarché.


PETIT FILLE. Tiptopmarché c’est moche.
AC

GRANDE MONSIEUR. C’est pas moche du tout. Je suis pas du tout


d’accord. Toutes façons c’est soit ça, soit je te prête mes affaires. Le
chômage c’est pas juste une idée. Le chômage c’est comme la cour
de récré, sauf que tu…
PETIT FILLE. Ça va, c’est bon. Montre.
GRANDE MONSIEUR. Comment on dit d’abord ?
PETIT FILLE. S’il te plaît.
GRANDE MONSIEUR. J’ai pensé que ce petit col roulé 30 % laine
t’irait bien.
PETIT FILLE. Euh… Merci.

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GRANDE MONSIEUR. Ils vendaient ces robes imprimées par lots
de trois coloris.
PETIT FILLE. Super.
GRANDE MONSIEUR. T’aimes pas.
PETIT FILLE. Si si. Je comprends juste pas pourquoi tu m’as acheté
un sac entier d’habits si tu comptes me ramener chez moi après le
week-end.
Temps.
GRANDE MONSIEUR. Ton nom de famille c’est bien Cloquet ?
PETIT FILLE. Oui, pourquoi ?

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GRANDE MONSIEUR. Peu importe. Tu es sûre ? Ce n’est pas autre
SU
chose comme Verbeeck, Lefèbvre ou je ne sais pas moi, Fletcher ?
Cauvin ? Razinsky ? Autre chose que Cloquet ?
PETIT FILLE. Non. Je m’appelle Claude Cloquet.
S
GRANDE MONSIEUR. Tu ne t’appelles pas, je sais pas moi, Claude
Meulemester ?
TE

PETIT FILLE. Hein ? Bein non, je m’appelle Claude Cloquet.


GRANDE MONSIEUR. C’est embêtant ça. Tu ne veux pas chan-
AC

ger ton nom ?


PETIT FILLE. Je me suis habituée.
GRANDE MONSIEUR. Oui, enfin ça. Bon. Et ta mère, elle s’appelle
pas Jocelyne ?
PETIT FILLE. Si, ma mère elle s’appelle Jocelyne.
GRANDE MONSIEUR. Elle s’appellerait pas Paule ou Françoise ?
PETIT FILLE. Non non, c’est Jocelyne, Jocelyne Cloquet, pourquoi ?
GRANDE MONSIEUR. Pour rien. Passons à ton père.
PETIT FILLE. Joseph.

23
GRANDE MONSIEUR. Non. Ton père ne s’appelle pas Joseph. Il
s’appelle Boris ou Jean-Pierre.
PETIT FILLE. Mon père c’est Joseph. Joseph Cloquet.
GRANDE MONSIEUR. Tentons autre chose. Est-ce que Cloquet
s’écrit C-l-o-c-k-e-t ?
PETIT FILLE. Non, c’est Cloquet “comme une cloque avec un t à
la fin”, dit toujours ma mère.
GRANDE MONSIEUR. Alors il n’y a plus de doute.
PETIT FILLE. C’est ça, Claude Cloquet.
GRANDE MONSIEUR. C’est ça. Tes parents sont morts, c’est écrit

D
dans le journal. Un accident.
Temps.
SU
PETIT FILLE. C’est indélébile ?
GRANDE MONSIEUR. C’est indélébile.
S
PETIT FILLE. Ça y est. Ils sont morts. Je suis en train de devenir
orpheline. C’est maintenant, là, que ça se passe. Ça m’avait traversé
TE

la tête dans mes pires cauchemars. Mais en vrai… Ça fait drôle. Ça


fait drôle. Oh oui, ça fait drôle…
Elle explose en larmes. Grande monsieur se précipite à la cuisine pour
AC

lui apporter un Youpichoc. Elle le jette pour se jeter dans ses bras.
Progressivement, le relais s’opère : Grande monsieur se met à pleurer
comme une fontaine tandis que l’enfant se calme et tente poliment de
se défaire de son étreinte.
GRANDE MONSIEUR (pleurant). Excuse-moi. Je vais me ressaisir.
Qu’est-ce que je peux faire ?
PETIT FILLE. Rien…
GRANDE MONSIEUR (pleurant de plus en plus fort). Oh ! Excuse-
moi, je ne sais pas ce qui me prend.
PETIT FILLE. Non non, t’inquiète.

24
GRANDE MONSIEUR. C’est pas de ta faute… Ça fait remonter
des trucs.
PETIT FILLE. Remonte remonte.
GRANDE MONSIEUR. Toi ça va ?
PETIT FILLE. Oui.
GRANDE MONSIEUR. Tu veux que j’achète un livre qui aborde-
rait de manière très pédagogique le deuil des enfants ?
PETIT FILLE. Argh ! Pitié, non. Par contre, ce serait bien si tu te
mouchais parce que ton nez coule sur mes pieds…
GRANDE MONSIEUR. Pardon pardon.

D
PETIT FILLE. C’est gentil. Je suis fatiguée. Je vais dormir.

* SU
Grande monsieur est assis à côté du lit de Petit fille. Elle émerge. Il lui
tend un verre d’eau qu’elle avale d’une traite.
S
PETIT FILLE. Encore.
TE

Il court remplir une carafe d’eau, elle la boit en entier.


GRANDE MONSIEUR. Tu as dormi deux jours et deux nuits.
AC

Comment tu te sens ?
PETIT FILLE. Nickel.
GRANDE MONSIEUR. Tu te souviens de ce qui s’est passé avant
ton sommeil ?
PETIT FILLE. Oui. Je te dis que ça va. Je me débrouille.
GRANDE MONSIEUR. Je suis sorti quelques heures. J’en ai profité
pour… Tu sais… J’ai acheté L’Enfant face à la mort, pari d’un deuil
épanouissant chez Laffont. La couverture était jolie. “Très pédago-
gique” m’a dit la libraire.
PETIT FILLE. …

25
GRANDE MONSIEUR. C’est illustré par des fleurs ou des fruits
qui… Qui éclosent, vivent, pourrissent et se transforment en engrais
pour à nouveau…
PETIT FILLE. Tu as des traces sur le visage.
GRANDE MONSIEUR. C’est rien. C’est Internet.
PETIT FILLE. Tu es déçu ?
GRANDE MONSIEUR. Non non. C’est normal. C’est Internet.
PETIT FILLE. Gladiatex t’a frappé ?
GRANDE MONSIEUR. Ne fais pas attention.

D
PETIT FILLE. Je ne suis pas d’accord qu’on te frappe.
GRANDE MONSIEUR. C’était inscrit dans mon profil. C’était ins-
SU
crit dans le sien. Gladiatex a tenu compte de nos profils. Il a obtenu
ce qui lui manquait et j’ai obtenu ce qui me manquait. Nous ne
nous reverrons plus jusqu’à ce que le manque revienne.
PETIT FILLE. Alors pourquoi tu as l’air si triste si ça te fait tant
S
de bien ?
TE

GRANDE MONSIEUR. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne


chose pour toi qui traverses des épreuves difficiles de voir qu’une
grande monsieur apprécie qu’on le frappe. Donc je fais semblant
AC

d’être triste.
PETIT FILLE. Pas de ça entre nous.
GRANDE MONSIEUR (souriant). Entendu.
PETIT FILLE. Tu me dis quand ça te manque et je te donne un coup
de pelle.
GRANDE MONSIEUR. Tu n’as pas le profil Claude. Tu ne prends
pas le livre que je t’ai apporté ?
PETIT FILLE. Plutôt mourir. J’avais une bibliothèque entière de livres
comme ça dans ma chambre : Sociabiliser l’enfant unique, Déculpabi-
liser bébé de son arrivée au monde, Le stade bucco-anal, un merveilleux

26
cadeau… Et là, oh pitié la purge ! Ma mère m’avait commandé : Les
Blessures de l’adolescence pour mon anniver…
GRANDE MONSIEUR. Claude ?
PETIT FILLE. Oui ?
GRANDE MONSIEUR. Tu peux relever les bras en l’air comme tu
viens de le faire ?
PETIT FILLE. Pourquoi ?
GRANDE MONSIEUR. Comme tu viens de le faire. Soulève encore.
Ton tee-shirt.
PETIT FILLE. Il est malade lui.

D
GRANDE MONSIEUR. Soulève.
PETIT FILLE. Nan. SU
GRANDE MONSIEUR. Je soulève moi-même si tu n’obéis pas.
PETIT FILLE. Aaaah ! Je le savais que t’étais un pervers. (Grande
S
monsieur saute sur elle et soulève son tee-shirt juste au-dessus du nom-
bril.) Lâche-mooooooiiiiii ! Me touche paaaas !
TE

De chaque côté, sa taille est lacérée de quatre traits réguliers et paral-


lèles. Grande monsieur recule d’effroi.
GRANDE MONSIEUR. Qu’est-ce que c’est que… ces choses !?
AC

PETIT FILLE. C’est à moi.


GRANDE MONSIEUR. Qui t’a fait ça ?
PETIT FILLE. Personne. La nature.
GRANDE MONSIEUR (inspirant). Très bien. Prends tes affaires. Je
te jette à la police. C’est trop pour moi. Je sais pas gérer un enfant.
Je sais pas gérer un enfant mutilé orphelin traumatisé.
PETIT FILLE. Qu’est-ce qu’il raconte. Je suis pas tordue comme
toi ! C’est juste mes branchies.
GRANDE MONSIEUR. Tes quoi ?

27
PETIT FILLE. Mes branchies. Comme les poissons. Ils ont des
branchies les poissons.
GRANDE MONSIEUR (se frottant le visage). Retrouver ma vie.
PETIT FILLE. Mes bronches sont trop fragiles. J’étouffe. Depuis
ma naissance j’étouffe. J’ai fait ma première crise d’asthme en sor-
tant du ventre de ma mère, ma deuxième en voyant la tête de mon
père. Avec ces branchies j’arrive à respirer sous l’eau : j’aspire l’oxy-
gène présent dans l’H2O et je rejette le liquide.
GRANDE MONSIEUR. Et moi j’arrive à m’asperger d’essence et
à me foutre le feu sans me faire brûler. Ma peau est comme qui
dirait ignifugée.

D
PETIT FILLE. Ah ouais ?
GRANDE MONSIEUR : Pffffffffff.
SU
Il va chercher du mercurochrome et un coton.
PETIT FILLE. Te moque pas de mes rêves. Faut vraiment être une
vieille bite aigrie pour se moquer comme ça des rêves d’une jeune
S
enfant pure.
GRANDE MONSIEUR. Toi ? Une enfant pure ? Ah ! Laisse-moi
TE

faire. (Il applique le mercurochrome sur les coupures.) Tu as coupé


très profond.
PETIT FILLE. Tu comprends rien. Ça sert à rien. C’est pas des bles-
AC

sures. T’es sourd ?


GRANDE MONSIEUR. Tu es folle, tu comprends ?
PETIT FILLE. Je suis pas folle. C’est pas un travelo desséché qui
bouffe de la poudre aux champignons qui va m’apprendre la vie. Je
suis née poisson. Je suis déçue. Je pensais que toi, tu serais moins
parallèle que les autres. Tous les jours à l’école on me traite de cau-
chemar. Je suis pas standard. Je suis pas girly. J’ai pas les mêmes
rêves. Mais je suis pas folle et je sais que ces traces sur mon ventre,
c’est pas des blessures.
GRANDE MONSIEUR. C’est bien d’avoir de l’imagination. Je dis
pas. C’est sûr. Tous les enfants ont de l’imagination. Cependant il

28
faut savoir faire la différence entre… un cheval et une licorne, tu
comprends ? Claude. Regarde-moi. Je sais plus quoi faire de toi. On
s’enfonce dans la vase tous les deux. Ils parlent de toi dans les jour-
naux. “Où est passée la petite Cloquet ? Ses oncles et tantes sont
terrassés d’inquiétude. L’enfant aurait pu saisir l’occasion du décès
de ses parents pour fuguer. Ses camarades la décrivent comme une
enfant peu aimante, trop critique, réfractaire aux jeux de récréation
préférant s’amuser à imiter des handicapés mentaux à l’agonie.”
PETIT FILLE. N’importe quoi. J’imite pas les handicapés. J’imite
les poissons quand on les sort de l’eau. Comme ça…
GRANDE MONSIEUR. Stop ! Laisse-moi finir. “Certains osent
même sous-entendre que l’enfant aurait piloté elle-même l’accident

D
de ses parents. Seule la petite Mandy semble réellement bouleversée
par la disparition de son amie.”
SU
PETIT FILLE. Mandy ? Tu m’étonnes qu’elle est bouleversée. Je lui
devais 13,50 €.
GRANDE MONSIEUR. Quelle espèce d’enfant es-tu ?
S
PETIT FILLE. J’ai pas tué mes parents. Ils sont drogués ceux-là.
GRANDE MONSIEUR. Mais tu n’as pas beaucoup pleuré.
TE

PETIT FILLE. Ça sert à rien de gaspiller de l’eau salée.


GRANDE MONSIEUR. Tu peux me le dire à moi si tu as…
AC

PETIT FILLE. Je n’ai pas tué mes parents !


GRANDE MONSIEUR. Admets que tu n’as pas pleuré longtemps.
PETIT FILLE. On est pas obligé de chialer ! Si ?
GRANDE MONSIEUR. C’étaient des un peu violents tes parents ?
Temps.
PETIT FILLE. Oui. Psychanalystes.
GRANDE MONSIEUR. Les deux ??
PETIT FILLE. Ouais. Psychanalystes et bavards. Des malades men-
taux de la bouche. Du bruit, du bruit, du bruit, tout le temps.

29
– MON PÈRE : Tu ne m’entends pas.
– MA MÈRE : Toi, tu ne m’entends pas.
– MON PÈRE : Tu copies tout ce que je dis.
– MA MÈRE : Je copie ? Constructif !
– MON PÈRE : De quel droit tu emploies le mot “constructif ” ?
– MA MÈRE : Constructif, constructif, constructif !
– MON PÈRE : Moins fort ! L’enfant !
– MA MÈRE : Ne l’appelle pas “l’enfant”. Ce n’est pas une demi-
personne. Cet enfant a un prénom : Claude.
– MON PÈRE : J’aurais jamais dû accepter ce prénom.
– MA MÈRE : Alors quel prénom ? Je t’écoute ?
– MON PÈRE : Un prénom qui l’aurait aidé à se trouver, un mini-
mum.

D
– MA MÈRE : Je ne sais pas de quoi tu parles.
– MON PÈRE : Tu es dans le déni Jocelyne.
SU
– MA MÈRE : Déni de quoi Joseph ?
– MON PÈRE : Si tu le demandes, c’est que tu es dans le déni.
– MA MÈRE : Kafka sors de ce couple !
– MON PÈRE : J’abandonne.
– MA MÈRE : Tu abandonnes tout.
S
– MON PÈRE : redis ça ?
– MA MÈRE : Moins fort. L’enfant. Heu… Claude.
TE

– MON PÈRE : J’abandonne ? Est-ce que je t’ai abandonnée pendant


ta dépression ? Je t’ai abandonnée ? Est-ce que je t’ai abandonnée ?
– MA MÈRE : Non, ça justifie peut-être qu’elle ait duré si long-
AC

temps, ma dépression.
– MON PÈRE : Te regarderas-tu en face !
– MA MÈRE : Moins fort ! On s’était juré, merde !
– MON PÈRE : Tu t’entends hurler ? Tu es sourde à ta propre voix.
– MA MÈRE : Ce n’est pas à moi que tu t’adresses. Tu règles des
comptes avec ta mère qui n’a pas fait le deuil de l’enfant avorté avant
ta conception. Regarde, tu touches ton ventre.
– MON PÈRE : Mais ta gueule, j’en ai rien à foutre des avortements
de ma mère !
– MA MÈRE : Pose-toi la question de savoir pourquoi tu te sens
toujours de trop.
– MON PÈRE : Je ne me sens pas de trop !
– MA MÈRE : L’enfant réparateur.

30
– MON PÈRE : Quelle pute.
– MA MÈRE : Pose-toi la question de savoir d’où vient cette colère
de ne pas être compris, connard.
– MON PÈRE : De ne pas être compris, trisomique.
– MA MÈRE : Ne te fais pas plus simple que tu ne l’es. Tes patients
seraient horrifiés.
– MON PÈRE : Est-ce que tes patients savent que tu as sucé un Viet-
namien pour avoir ton diplôme ?
– MA MÈRE : Tu imagines si la petite t’entend dénigrer à ce point
ma carrière ? Tu crois qu’elle va pouvoir se construire avec ça ?
– MON PÈRE : De quel droit tu emploies le mot “construire” ? C’est
toi, grosse conne, qui parles de “constructif ” ? C’est toi ?
– MA MÈRE : On est en boucle. Il faut que tu la fermes tout de

D
suite, tout de suite.
– MON PÈRE : Tu n’es pas Dieu, Jocelyne. Tu ne distribues pas des
SU
tickets de rationnement de parole aux uns et aux autres.
– MA MÈRE : Je vais craquer. Je vais craquer.
– MON PÈRE : Ta fragilité est un chantage. J’ai encore des constats
à exprimer.
– MA MÈRE : rrrrrhaaaaaaaaaaaaaaaaa !
S
Ça monte. Je suis bleue, l’air est poison, je gigote. Ils accourent dans
TE

ma chambre, me bourrent de Ventoline. Puis j’ai mal au ventre, une


diarrhée coincée qui veut pas sortir et maman chuchote à l’oreille de
mon père “somatisation”. Alors papa se baisse à mon niveau, me dit
avec la bouche toute sèche et les yeux qui vibrent : “Tu sais Claude,
AC

papa et maman discutent de manière un peu vigoureuse parce qu’ils


échangent des points de vue. C’est sain. Au moins, papa et maman
se parlent.” Moi je préférerais qu’ils s’étripent une fois pour toutes.
Mais si je leur dis la vérité comme je la pense c’est double séance de
psy par semaine, acupuncteur, art-thérapie sa mère et tout. Alors je
cours vers la salle de bains, je remplis d’eau le lavabo et j’y plonge
ma tête tout entière jusqu’à ce que je respire, jusqu’à ce que la vie
ne soit plus qu’un écho.
GRANDE MONSIEUR. Ah quand même. Oui. Quand même.
Temps.
PETIT FILLE (explosant de rire). Tu fais une de ces têtes !

31
GRANDE MONSIEUR. Qu’est-ce qu’elle fait ma tête ?
PETIT FILLE. Elle ressemble à un chiffon.
GRANDE MONSIEUR. Ah… Ah oui ?
PETIT FILLE. On a envie d’utiliser ton visage pour nettoyer la
poussière.
GRANDE MONSIEUR. Ah. C’est parce que… Je me dis… C’est
peut-être pas très bon pour la santé d’en vouloir aux morts quand
ils sont morts.
PETIT FILLE. Je vois pas le rapport.
GRANDE MONSIEUR. Regarde-moi. Tu l’as devant toi le rapport.

D
Il se touche le ventre.

SU
PETIT FILLE. Les couleuvres ?
GRANDE MONSIEUR. Les couleuvres, oui. (Long temps.) Ça sent
le renfermé. Ouvre la fenêtre de la cuisine. Je m’occupe des autres.
Ils ouvrent ensemble rideaux et fenêtres. Un rayon de soleil éclaire le
S
salon.
TE

PETIT FILLE. Je m’étais pas rendu compte qu’il y avait du soleil.


T’es exposé quoi ? Ouest ? Sud-ouest ?
GRANDE MONSIEUR. Je suis pas exposé.
AC

PETIT FILLE. T’es forcément exposé. Le soleil, chez toi, il passe


d’où à où ?
GRANDE MONSIEUR. Je sais pas. J’ai jamais remarqué. Je regar-
derai.
PETIT FILLE. “Je suis pas exposé” ! Ah ah !
GRANDE MONSIEUR. Tut ! Donne-moi tes draps et tes habits
sales. J’ai prévu de faire une lessive.
PETIT FILLE. Qu’est-ce qui te prend ?
GRANDE MONSIEUR. Pour être honnête, tu sens un peu le pois-
son.

32
PETIT FILLE (très flattée). C’est vrai ?
Le téléphone fixe sonne. Ils se regardent, inquiets.
GRANDE MONSIEUR. Pas normal. Personne n’appelle jamais sur
mon fixe.
PETIT FILLE. T’as pas de portable ?
GRANDE MONSIEUR. Si. Mais il est déchargé. Depuis novembre.
PETIT FILLE. Ah. Tu veux pas décrocher ?
GRANDE MONSIEUR. Si c’était la police ? J’ai essayé d’appeler tes
parents avec ce téléphone. Le numéro a dû s’afficher.
PETIT FILLE. Dis-leur que… Que tu étais un patient sur le point

D
de se suicider.

SU
GRANDE MONSIEUR. Super. (Il inspire puis décroche.) Oui…?
Tout à fait… Absolument… Je peux savoir qui vous êtes…?
PETIT FILLE. C’est qui ?
GRANDE MONSIEUR. Je vous remercie mais je ne suis pas inté-
S
ressé. Oui oui, j’ai déjà une assurance habitation… Non, je n’ai pas
besoin de… Un trois-pièces…
TE

PETIT FILLE. Donne, mes parents ils ont une technique infaillible.
GRANDE MONSIEUR. Je gère. (Au téléphone.) Comment avez-
AC

vous eu mon numéro…? Non, je ne suis pas intéressé monsieur…


Euh, construction autour des années 1970… Au gaz…
PETIT FILLE. Tu gères comme une bouse. Donne je te dis.
GRANDE MONSIEUR (chuchotant). Puisque t’es si forte. (Au télé-
phone.) Monsieur, je vous passe ma… Ma fille. Elle saura mieux
vous répondre.
Petit fille saisit le combiné et imite sans dignité un handicapé mental
en crise sous les yeux atterrés de Grande monsieur.
PETIT FILLE. Rallô ? Rawallô ? Rallôwallô ? Gnian ? Gain. Gniagain.
Rchiahan… gain ! gniamallôôô…? maaaaaa… houmaaaaaaa…
aallôôô ? gain ?

33
Le téléphone fait “tuuuut tuuuut tuuuut”.
PETIT FILLE. Radical. Mes parents, ils font toujours ça. Les gars ils
te pulvérisent de leur fichier. Personne peut supporter les handicapés.
GRANDE MONSIEUR. Tu peux me rappeler la profession de tes
parents ?
PETIT FILLE. Psychanalystes.
GRANDE MONSIEUR. Voilà.

C’est le petit matin.

D
Grande monsieur se lève. Du bruit émerge de la salle de bains, il ouvre la
porte. Petit fille est penchée sur le lavabo qu’elle remplit avec ses larmes.
SU
Des jets sortent de ses yeux comme dans un manga.
PETIT FILLE (sanglotant). Je sais pas ce que j’ai. J’arrive… J’arrive
pas à… J’arrive pas à m’arrêter.
S
GRANDE MONSIEUR. Il était temps.
TE

PETIT FILLE. Ils me… Ils me manquent. Maman me manque.


Je… Je comprends ce qui est arrivé. Mes parents ils… Ils m’ont pas
trouvée à la sortie de l’école. Parce que j’avais décidé de ne… de ne
AC

pas y être. Je voulais qu’ils me cherchent un petit peu. Je fais ça de


temps en temps. Ils ont… Ils ont sauté dans leur voiture et ils ont
roulé dans les rues de Bruxelles, les carrefours, les parkings en regar-
dant partout, partout sur les toits, les impasses, les abribus, partout
sauf… Sauf la route. Comme ils me trouvaient pas ils ont dû s’en-
gueuler. Ils n’ont pas pu ne pas s’engueuler. Ils se sont engueulés en
regardant tout autour, tout autour sauf la route, et leur voiture a
fauché l’arbre et l’arbre a fauché leurs têtes et toute ma vie de future
femme pleine d’avenir.
GRANDE MONSIEUR. Pleure. Pleure. (Les jets d’eau qui émanent
des yeux de Petit fille redoublent.) Moi je l’ai lu le livre, là.
PETIT FILLE. Pitié ! Jette ce truc !

34
GRANDE MONSIEUR. Je dis pas, c’est un peu “le deuil c’est super”.
Mais il y a une chose qui va t’intéresser. Ils décrivent un rituel au
Japon. Pour ceux qui ont perdu un proche. Pas une petite mort,
non, une mort qui fait pleurer comme un robinet ouvert pendant
des semaines. L’endeuillé doit récolter ses larmes dans un bocal. Le
bocal se remplit d’eau salée de jour en jour. Quand il est plein, il
faut pêcher un poisson dans la mer et le jeter vivant dans le bocal
d’eau de larmes. On vit avec le poisson sept jours et sept nuits. Au
bout de ces sept jours et sept nuits, l’endeuillé doit sortir le pois-
son du bocal, l’assommer d’un coup sec, le faire cuire et le manger.
Quand le corps a digéré le poisson, on considère que le deuil est
consommé. (Petit fille continue de couler.) Je vais te chercher un vase ?
PETIT FILLE. Foutue pour foutue… (Grande monsieur fonce dans

D
la cuisine et revient avec un bocal rond, il le lui tend. L’eau continue

C’est rempli. SU
de s’écouler de ses yeux. En vingt secondes, le bocal déborde.) Tiens.

GRANDE MONSIEUR. Ça me gêne vis-à-vis de la tradition japo-


naise. T’as rempli un peu vite. Normalement il faut prévoir quelques
S
jours…
PETIT FILLE (en pleurs). Je… Je peux en remplir d’autres.
TE

GRANDE MONSIEUR. Non non, ça ira c’est mon seul bocal. Par
contre, j’ai pas envie que tu gondoles mon linoléum. Penche-toi
AC

au-dessus de la baignoire s’il te plaît.


PETIT FILLE. OK. (Elle remplit la baignoire de ses larmes.) Ça y est.
Je me sens mieux. Je peux me baigner ?
GRANDE MONSIEUR. Dans tes larmes ?
PETIT FILLE. C’est comme de l’eau de mer. Ça me ferait vraiment
du bien.
GRANDE MONSIEUR. Tu me jures de garder la tête hors de l’eau ?
PETIT FILLE. Je te dis que ça risque rien.
GRANDE MONSIEUR. Si tu meurs, il n’y aura pas assez d’une pis-
cine olympique pour recueillir mes larmes. Tu comprends Claude ?

35
PETIT FILLE. Je comprends.
GRANDE MONSIEUR. Je te fais confiance. Tu as une serviette propre
juste ici.
PETIT FILLE. Merci.
GRANDE MONSIEUR. Je ferme la porte. (Petit fille se baigne. À
travers la porte.) Tout va bien ?
PETIT FILLE. Tu peux pas imaginer.
GRANDE MONSIEUR (ouvrant la porte d’entrée). Je reviens.
PETIT FILLE. Tu me laisses toute seule dans l’eau ?

D
GRANDE MONSIEUR. Je t’ai dit que je te faisais confiance.

SU *

Petit fille est en peignoir, radieuse ; ses cheveux sont mouillés.


Grande monsieur entre avec un poisson rouge fatigué dans un sac plas-
tique rempli d’eau.
S

PETIT FILLE (observant le poisson). C’est pas un poisson de mer.


TE

GRANDE MONSIEUR. On s’adapte.


PETIT FILLE. Je vais le regarder pendant les sept jours.
AC

GRANDE MONSIEUR. T’attache pas trop, tu es censée le manger.


PETIT FILLE. C’est obligé ? Même si je sens que mon deuil, au final
ça va, je gère ?
GRANDE MONSIEUR. Les rites se vengent quand on les avorte.
PETIT FILLE. T’aurais pas un deuil à faire toi aussi ? Comme ça
on le tuera ensemble…
GRANDE MONSIEUR. Je ne sais pas. Quand on m’a annoncé la
mort de mes parents, je me suis essoré tant que j’ai pu, je n’ai pas
réussi à sortir la moindre petite goutte d’eau. Sec comme une bis-
cotte.

36
*
Grande monsieur court derrière Petit fille dans l’appartement, slalo-
mant entre les meubles avec du coton et son flacon de mercurochrome.
PETIT FILLE (hilare). Ça se voit que t’as pas l’habitude de courir.
Tu veux un déambulateur ?
GRANDE MONSIEUR (essoufflé). Je t’aurai à l’usure.
PETIT FILLE. Arrête ! Tu vas te tuer pépé !
GRANDE MONSIEUR. Retire ce que tu viens de dire ! Retire ça
clocharde !
PETIT FILLE. Si je retire, t’arrête de me courir derrière ?

D
GRANDE MONSIEUR (au bord de l’apoplexie). Je… Je te le jure.
SU
PETIT FILLE (n’en pouvant plus de courir). OK. Je retire ce que j’ai dit.
Ils s’arrêtent, puis d’un bond Grande monsieur saute sur Petit fille et
la plaque au sol.
S
GRANDE MONSIEUR. Moi aussi je suis capable de jurer dans le
vide !
TE

PETIT FILLE. Les personnes du troisième âge sont censées mon-


trer l’exemple.
AC

GRANDE MONSIEUR. Tut ! T’es pas en position de la ramener.


Allez… Laisse-moi vérifier que ça s’infecte pas.
PETIT FILLE. Je veux pas que tu mettes des trucs dessus sinon ça
bouche.
GRANDE MONSIEUR. On va voir.
Il soulève respectueusement le tee-shirt de Petit fille. Les branchies, d’une
teinte bleutée, se sont déployées. Elles se dilatent magnifiquement à chaque
respiration de l’enfant. On perçoit une résonance, des reflets bleus dans
tout l’appartement. Grande monsieur a un mouvement de recul et
observe longtemps, bouche bée. Petite fille baisse son tee-shirt.
PETIT FILLE. Ça va, respire ! Tu veux de la soupe ?

37
GRANDE MONSIEUR. arrête ! Arrête de faire comme si t’étais
normale ! Tu n’es pas normale ! (Temps.) Quand la police nous tom-
bera dessus, personne ne comprendra pourquoi tu es restée des
semaines chez une monsieur approximative avec ton… Avec ton
corps mal fermé par endroits… (Mielleux.) Peut-être que tu as des
oncles et tantes qui sont en mesure de prendre soin de ton éducation
et de te donner tout l’amour dont a besoin une adorable petite fille ?
PETIT FILLE. Ils puent de la gueule.
GRANDE MONSIEUR. Je trouve que tu focalises beaucoup sur les
problèmes de bouche.
PETIT FILLE. En regardant une bouche, on voit tout de suite à
qui on a affaire.

D
GRANDE MONSIEUR. Bon. Et ils ont tous des problèmes d’ha-
leine dans ta famille ?
SU
PETIT FILLE. C’est pas qu’ils puent plus que d’autres mais ils se
collent à mon visage quand ils me parlent. Comme s’ils voulaient
poser leurs mots directement dans ma bouche sans passer par les
S
oreilles. J’ai avalé trop de mots. J’ai souvent la colique. Si un jour
j’ai un enfant, je le mettrai au bout de la pièce pour lui parler. Qu’il
TE

comprenne que je le regarde comme une petite personne en entier.


Comme toi avec moi. Je suis une personne avec toi.
GRANDE MONSIEUR. Je garde la distance parce que j’ai peur
AC

de toi.
PETIT FILLE. Peur de moi ? Tu te fais défoncer la face par des inter-
nautes.
GRANDE MONSIEUR. On a des règles strictes. Avec toi je n’ai pas
de notice. J’ai l’habitude d’être seul.
PETIT FILLE. T’as jamais pensé à prendre un chien, comme tous
les vieux ?
GRANDE MONSIEUR. Je suis pas vieux. Et non. Je ne sais pas m’oc-
cuper de quelqu’un d’autre.
PETIT FILLE. Tu t’occupes bien de moi.

38
GRANDE MONSIEUR. Disons que tu es mon entraînement pour
avoir un chien.
PETIT FILLE. Merci.
Le téléphone fixe sonne. Ils se regardent.
GRANDE MONSIEUR. Cette fois, laisse-moi faire. (Il attrape le com­­
biné et se lance vaillamment en prenant un plaisir fou à jouer l’handi-
capé.) rawallô ? gain ! gain ! wallô ? ragniagain ! aaaahwazin ?
rrraainnnn ! gougnacain !
Tuuuut tuuuut tuuuut. Ils explosent de rire. Temps.
PETIT FILLE. T’as pas peur de moi. T’as peur de t’attacher à moi.

D
GRANDE MONSIEUR. Pas du tout. J’ai peur que tu t’incrustes. Je
n’ai pas envie de désorganiser ma vie. J’ai peu d’amis, peu de famille
et l’enfance ne m’intéresse pas. SU
PETIT FILLE. C’est le boutonneux qui t’intéresse pas ?
GRANDE MONSIEUR. Le… Qui ?
S
PETIT FILLE (pointant une photo encadrée). Lui.
TE

GRANDE MONSIEUR. Touche pas.


PETIT FILLE. Alors… C’est lui qui t’intéresse pas ?
AC

GRANDE MONSIEUR. Oui.


PETIT FILLE. Parce que tu ne le vois plus.
GRANDE MONSIEUR. Exact.
PETIT FILLE. Lui aussi il est mort ?
GRANDE MONSIEUR. Non.
PETIT FILLE. Il est dans le coma ?
GRANDE MONSIEUR. Euh non.
PETIT FILLE (scrutant la photo). Il est albinos ? Il a une phlébite
de la tête ?

39
GRANDE MONSIEUR. T’arrêtes oui…! Il vit aux États-Unis avec
sa mère.
PETIT FILLE. C’est toi qui l’avais mis dans le ventre de sa mère ?
GRANDE MONSIEUR. Voilà.
PETIT FILLE. Exprès ?
GRANDE MONSIEUR. Exprès, voilà.
PETIT FILLE. Alors pourquoi t’en parles jamais de ton fils ?
GRANDE MONSIEUR. Il vit aux États-Unis je te dis. (Temps.) Sa
mère est américaine. Elle lui a dégoté un autre père. Un monsieur
monsieur du New Jersey qui mange des nuggets.

D
PETIT FILLE. T’es trop con. Tu t’es laissé remplacer par un man-
geur de nuggets.
SU
GRANDE MONSIEUR. Tu ne me parles pas comme…
PETIT FILLE. C’est la faute aux boucles d’oreilles ?
GRANDE MONSIEUR. Voilà.
S
PETIT FILLE. T’as commencé tout petit à faire la fille ?
TE

GRANDE MONSIEUR. Non.


PETIT FILLE. Quand ?
AC

GRANDE MONSIEUR. Ça te regarde pas.


PETIT FILLE. Pourquoi tu te vides jamais ? (Long temps.) Laisse
tomber.
GRANDE MONSIEUR. Depuis que je suis en âge de marcher, une
fille pousse clandestinement sous ma poitrine.
PETIT FILLE. Pour quoi faire ?
GRANDE MONSIEUR. Pour me compliquer l’existence.
PETIT FILLE. Ah.
GRANDE MONSIEUR. Mes parents se démènent pour corriger le
tir. Pour leur faire plaisir, je singe les hommes. Mes poils me font

40
horreur mais je les laisse pousser. Personne ne peut deviner la petite
bonne femme qui grandit en cachette. Je passe mon bac. Je me
cherche. Je fais des petits boulots. Je rencontre Liza. On veut faire
un enfant.
PETIT FILLE. Je croyais que t’aimais les hommes.
GRANDE MONSIEUR. J’aime les humains. À sept mois de gros-
sesse, Liza tombe sur une culotte sous le lit. Elle pense que je me
tape une fille sous notre toit. Elle hurle. Je dis que la fille c’est moi.
Je lui montre ma planque à vêtements. Elle me croit pas. Je m’ha-
bille en femme sous ses yeux. Je lui répète que je l’aime, que ça ne
change rien, que je suis heureux de faire un enfant avec elle. Elle
réfléchit toute la nuit. Pas possible de se reproduire avec un sous-

D
homme. Elle rentre dans sa famille aux États-Unis avec notre fils
dans le ventre. Elle accouche sans moi. J’accepte. Je laisse faire. Je
SU
perds mon boulot et 14 kg. Je raconte tout à nos proches, les amis,
les voisins. Ils me demandent de les oublier. J’accepte, je laisse faire.
PETIT FILLE. C’est chaud. Ton bébé, il sait que t’existe ?
GRANDE MONSIEUR. Le bébé a vingt ans. Il s’appelle Sam. Oui,
S
il sait. Mais son père, c’est celui qui lui a appris à changer les vitesses
TE

du 4×4.
PETIT FILLE. Tu connais son nom de famille ?
GRANDE MONSIEUR. Non.
AC

PETIT FILLE. Pourquoi tu as des photos ?


GRANDE MONSIEUR. Liza envoie un portrait de Sam à chacun
de ses anniversaires.
PETIT FILLE. T’as pas leur adresse ?
GRANDE MONSIEUR. Nan.
PETIT FILLE. T’as rien ?
GRANDE MONSIEUR. Nan.
PETIT FILLE. Ouf. Pendant une minute j’ai eu peur qu’il y ait de
l’espoir.

41
Temps.
GRANDE MONSIEUR (tout doucement). Les enveloppes sont tam-
ponnées par un bureau de poste.
PETIT FILLE. Il dit quoi le tampon ?
GRANDE MONSIEUR. Smithville, New Jersey.
PETIT FILLE. Smithville ? Ça pète ! Il faut y aller.
GRANDE MONSIEUR. Je n’existe plus.
PETIT FILLE. Il faut vérifier que tu n’existes plus.
GRANDE MONSIEUR. Je suis phobique de l’avion.

D
PETIT FILLE. Il reste le bateau.
GRANDE MONSIEUR. La traversée prend dix jours.
SU
PETIT FILLE. C’est quoi dix jours dans ta vie de pépé ?
GRANDE MONSIEUR. Je suis pas un pépé. J’ai quarante-huit ans.
PETIT FILLE. Tu fais beaucoup plus vieux que ton âge.
S
GRANDE MONSIEUR. C’est à cause du dentier que tu dis ça.
TE

PETIT FILLE. Non. À cause de tes yeux. Tu as des bourrelets sur


les paupières.
GRANDE MONSIEUR. Tu feras moins la fière quand tes seins tou-
AC

cheront tes cuisses. (Il lui fait une place devant l’ordinateur.) 11 heures :
viens réviser tes maths avec Fistfiona. Elle est connectée.

*
Ils sont tous deux autour du bocal où frétille le poisson rouge régénéré.
Ils portent chacun fièrement une chemise d’homme blanche repassée.
GRANDE MONSIEUR (tenant le livre pédagogique sur le deuil).
Selon les préceptes du rite Batara, est venue aujourd’hui l’heure
de consommer ton deuil. Ce presque poisson des mers a vécu sept
jours et sept nuits dans tes larmes et je suis sûr qu’il est à présent
très heureux que tu l’assommes pour le manger.

42
PETIT FILLE. Je me suis attachée, moi. Comment ça se passe si je
veux faire le deuil du poisson qui sert à faire le deuil de mes parents ?
GRANDE MONSIEUR. Je te déconseille vivement d’entrer dans
cette spirale. Tiens.
Il lui tend un court bâton pour assommer le poisson. Petit fille plonge
les deux mains dans le bocal.
PETIT FILLE (au poisson). Pardonne-moi cousin. Wow, il est rapide !
GRANDE MONSIEUR. Il a compris. Laisse-moi essayer. Saloperie.
J’arrive pas. On va vider le bocal dans une passoire. (Petit fille sort
une passoire. Il verse l’eau du bocal et récupère maladroitement le pois-
son plein de vie dans la passoire.) À toi de jouer, championne. Frappe !

D
PETIT FILLE. Je peux pas faire ça !

SU
GRANDE MONSIEUR. Frappe ! Ça porte malheur quand on ne
va pas au bout. Il faut abréger ses souffrances. (Petit fille frappe avec
le bâton sur le poisson. Il gesticule sur la table, joyeux. Elle tape à nou-
veau, une fois, deux fois, trois fois : rien à faire, la bestiole sautille.) Il
est en quoi ce poisson ? Tu frappes pour de faux ?
S
PETIT FILLE. Je te jure que non.
TE

GRANDE MONSIEUR. Passe le bâton. Il va voir si je sais pas l’as-


sommer, moi. (Il s’acharne : tape cinq, puis dix coups, explose la table.
Le poisson sautille encore. Petit fille est pliée de rire.) J’ai mieux. Sur-
AC

veille-le. Il serait encore capable de trouver les clefs et de se faire la


malle.
Il va chercher sa grande pelle et tape sur le poisson comme un acharné…
Rien à faire.
PETIT FILLE. Je veux pas dire mais… Il est peut-être pas encore
prêt à mourir.
GRANDE MONSIEUR. Oui. Pourquoi lutter. Il a la vie crampon-
née au corps, ce petit. Remplis le bocal.
(Il va s’asseoir dans le canapé, avec son journal.) Il m’a épuisé ce con.
(Petit fille remplit le bocal et y plonge le poisson rouge qui reprend le
cours circulaire des choses… Grande monsieur tourne nerveusement

43
les pages de son journal et bondit.) Les feignasses. J’en reviens pas.
Crevures !
PETIT FILLE. Quoi ? Quoi ?! Montre ! Quoi ?
GRANDE MONSIEUR. Rien. Il n’y a rien. Tu n’es pas dans le jour-
nal. Hier non plus tu n’y étais pas. Avant-hier non plus. Le monde
t’a effacée. Plus personne ne s’inquiète pour toi.
PETIT FILLE. C’est génial !
GRANDE MONSIEUR (sur lui). C’est horrible.
PETIT FILLE. Ce qui est horrible c’est quand on s’inquiète pour
vous. On va pouvoir prendre l’air… Je pourrai partir aux États-

D
Unis avec toi.
GRANDE MONSIEUR. Arrête avec ces niaiseries.
SU
PETIT FILLE. Des bateaux partent du Havre tous les mois.
GRANDE MONSIEUR. Je suis phobique des bateaux.
S
PETIT FILLE. Je croyais que c’était des avions.
TE

GRANDE MONSIEUR. Des avions, des bateaux, des trottinettes,


des skis… De tout ce qui bouge. Jusqu’ici, mon fils a vécu parfaite­
ment sans moi.
AC

PETIT FILLE. Et toi sans lui.


GRANDE MONSIEUR. Aussi, oui.
PETIT FILLE. Tu as raison. Mauvaise idée. Pardon. Continue
Claude. Continue de macérer dans tes souvenirs. Débranche ton
téléphone, branle-toi sur ton ordinateur, frotte ta salle de bains, éco-
nomise l’eau, engraisse tes phobies et surtout : débrouille-toi pour
mourir bien au chaud dans ton sommeil sans jamais avoir connu
l’odeur de ton fils.
Noir. Musique.

44
*
Claude et Claude sont habillés strictement de la même manière. Grande
monsieur remplit une malle-cabine. Il plie tout en huit. Petit fille s’agite
comme un poisson hors de l’eau.
GRANDE MONSIEUR. Arrête de mouliner pour rien et prends la
valise bleue dans l’armoire.
PETIT FILLE. Claude ?
GRANDE MONSIEUR. Quoi encore ?
PETIT FILLE. Quand tu te penches pour remplir ta valise, on voit
ta raie. Il faut que tu fasses attention à ce genre de détail.

D
GRANDE MONSIEUR. Oh pardon. C’était pas voulu.

SU
PETIT FILLE. Peut-être mais il faudra que tu fasses attention à ce
genre de détail.
GRANDE MONSIEUR. Comme elle est exigeante ! Comme elle
est distinguée !
S
PETIT FILLE. Je t’accompagne, c’est donc aussi mon image qui est
TE

en jeu. (Regardant la valise.) C’est très utile le lapin tirelire ?


GRANDE MONSIEUR. Ben oui ? Non ?
PETIT FILLE (fouillant dans la valise). T’as déjà voyagé dans ta vie ?
AC

GRANDE MONSIEUR. Hormis Bruges et Namur ?


PETIT FILLE. Quatre boîtes de cotons-tiges, un casse-noix, une bou-
teille de white-spirit… C’est quoi cette valise à la con ? Tu prends
pas de slip ? Pas de tee-shirt ?
GRANDE MONSIEUR. Me stresse pas.
PETIT FILLE. Laisse-moi faire.
Elle opère des trajectoires à toute vitesse.
GRANDE MONSIEUR. J’ai mal au crâne. Tu bouges trop !
PETIT FILLE. Le plus important c’est le poisson rouge.

45
GRANDE MONSIEUR. Tu te fous de moi ?
PETIT FILLE. Emporte-le.
GRANDE MONSIEUR. Il sert à rien.
PETIT FILLE. Personne ne sert à rien. Demain tu seras rassuré de
l’avoir sur le bateau.
GRANDE MONSIEUR. On était bien ici. Pourquoi on part ?
Petit fille se pose enfin.
PETIT FILLE. Tu sais pourquoi.
GRANDE MONSIEUR. J’ai peur.

D
PETIT FILLE. De quoi ?

SU
GRANDE MONSIEUR. De pas être naturel.
PETIT FILLE. Naturel de quoi ?
GRANDE MONSIEUR. Avec Sam. Je sais pas faire de hug. Quand
il sera en face de moi, si je le hug pas, je lui fais quoi ? La bise ? Je lui
S
dis : “Bonjour mon grand ?”
TE

PETIT FILLE. Quand tu seras en face de lui, tu vas commencer par


te mettre en condition. Tu poses sa main dans la tienne, comme
ça. (Elle lui attrape la main.) Sans te presser, tu déplies ses doigts
AC

un par un, tu le fixes bien fort dans les yeux, tu prends ton élan et
tu te colles une grosse beigne. (Elle tient le poignet de Grande mon-
sieur et l’oblige à se donner des beignes à lui-même.) Et tu t’en recolles
une. Et encore une. Et tu recommences. Bam bam bam ! Jusqu’à ce
que tu chiales, jusqu’à ce que tes yeux ressemblent à des beignets au
sucre. Puis tu le regardes. Tu prends le temps d’observer à quel point
il te ressemble. À quel point ce grand steak de vingt ans, c’est une
viande made in Claude. Je pense qu’après cette entrée en matière,
vous serez à l’aise.
GRANDE MONSIEUR (tendre). Je ne connais personne d’aussi taré
que toi, Claude.
PETIT FILLE. Merci Claude. Je te retourne le compliment.

46
GRANDE MONSIEUR. Merci. Il est très tard. Va dormir. Demain
est un jour spécial. (Petit fille se tient la poitrine.) Je peux faire quelque
chose ?
PETIT FILLE. Bientôt.

*
C’est l’aube. Grande monsieur suit le poisson des yeux. Dans son lit, Petit
fille gigote dans tous les sens sous les draps.
GRANDE MONSIEUR. Tu veux pas arrêter de t’agiter et dormir
encore un peu ? Il est 6 heures du matin !
PETIT FILLE (continuant de s’agiter). Prends-moi dans tes bras.

D
GRANDE MONSIEUR. Qu’est-ce qui te prend ?
PETIT FILLE. Prends-moi dans tes bras.
GRANDE MONSIEUR. Je… Je ne sais pas faire…
SU
PETIT FILLE. Dépêche-toi…
S
GRANDE MONSIEUR (regardant autour de lui). Je suis pas capable.
Pas encore.
TE

PETIT FILLE. Serre-moi. C’est le moment et tu le sais.


GRANDE MONSIEUR. Ne me fais pas ça ! Demain si tu veux.
AC

PETIT FILLE. Arrête de flipper. Allez.


GRANDE MONSIEUR. Hum… Bon. Comme… Comme ça ?
Petit fille se pelotonne dans ses bras.
PETIT FILLE. Oui. Respire et serre fort fort fort.
GRANDE MONSIEUR. J’ai peur de te faire mal.
PETIT FILLE. Impossible. Serre.
Claude serre Claude comme il n’a jamais serré personne.
GRANDE MONSIEUR.
– MA MÈRE : J’arrive pas à retirer ma main.

47
– MON PÈRE : Arrache d’un coup !
– MA MÈRE : Il s’accroche.
– MON PÈRE : Laisse-moi faire.
– MA MÈRE : Tu vas lui casser le poignet.
– MON PÈRE : Pourvu qu’il comprenne.
– MA MÈRE : Ça y est, il lâche.
– MON PÈRE : Ferme la portière, vite.
– MA MÈRE : Il pleure. Démarre.
– MON PÈRE : Regarde, il nous court derrière !
– MA MÈRE : Il court bien.
– MON PÈRE : Là, il ressemble à quelque chose.
– MA MÈRE : Roule moins vite.
– MON PÈRE : Non. Il doit penser qu’on va continuer sans lui.

D
– MA MÈRE : Ralentis. Il a un point de côté.
– MON PÈRE : Il nous aime dis donc.
– MA MÈRE : Ça suffit. SU
– MON PÈRE : Non. C’est dur mais il le faut. Mon confrère a insisté.
– MA MÈRE : Il est tout rouge.
– MON PÈRE : C’est nécessaire.
S
– MA MÈRE : Laisse-le remonter.
– MON PÈRE : Ça va, ça va.
TE

– MA MÈRE : Allez. Tu peux remonter Claude. C’est fini pour cette


fois.
– MON PÈRE : Si tu mets à nouveau les habits de ta mère, la voiture
AC

ne s’arrêtera plus, compris ? Ça ne nous réjouit pas mais s’il le faut


on roulera jusqu’à ce que tu disparaisses du rétroviseur.
Un dimanche soir j’ai disparu du rétroviseur. Je courais derrière la
Volvo comme un âne et puis j’en ai eu ma claque. Je leur ai lancé
un doigt, je me suis tourné dans l’autre sens et j’ai détalé. À travers
les champs de patates, j’ai couru pour rester entier. Pour sauver ma
différence. Jusqu’à ce qu’une fumée noire m’agrippe les poumons.
PETIT FILLE. La voiture. L’arbre.
GRANDE MONSIEUR. “Ta différence les a tués.” C’est ce qu’on
m’a dit.
PETIT FILLE. C’est ce que j’ai cru.

48
GRANDE MONSIEUR. J’ai appris à me couper de moi-même. Je
suis sorti de l’enfance.
PETIT FILLE (douce). Tu m’as dégagée oui.
GRANDE MONSIEUR. J’ai cru que le détachement me rendrait
libre. Mais tu as refait surface clocharde, avec ton cartable trop lourd,
tes équations, tes pieuvres, tes cauchemars, tes questions, tes entailles,
ton besoin d’amour… Ma Claude. Pardon. Pardon de t’avoir prise
pour un intrus quand tu étais cette partie de moi qui respirait si mal.
PETIT FILLE. Tu es prêt. Répare-moi. Répare-nous.
Grande monsieur prend une longue inspiration pendant laquelle l’en-
fant retourne vivre dans sa poitrine.
La pièce bleuit, il est ébloui.

D
PETIT FILLE (hors-scène). Je ne sais pas si je suis capable de vous
SU
décrire ce qu’il s’est produit ensuite. Je ne sais pas si vous me trou-
verez digne d’être crue. Grande monsieur s’est levé. Il m’a semblé
qu’il avait pris quelques centimètres. Son ventre s’est mis à grouiller,
puis danser, puis lancer des ondulations dans tout son corps. Il s’est
S
figé d’un coup. Après une longue apnée, il a ouvert son trou noir.
Son dentier s’est décroché et des choses sont sorties de sa bouche.
TE

Des choses longues et ininterrompues, visqueuses et tenaces, qui


les unes après les autres traversaient ses lèvres pour couler le long
de son cou, de ses épaules, de sa poitrine, de son dos, rejoindre le
sol et disparaître. Une centaine de couleuvres enfermées depuis des
AC

décennies se sont échappées du corps de Grande monsieur. Il a cru


s’envoler de s’être délesté de tant de poids d’un seul coup.
Noir.

49
AC
TE
S
SU
D
DU MÊME AUTEUR

Ring, L’Œil du Prince, 2009 ; rééd. 2013.


Building, L’Œil du Prince, 2012.
Les uns sur les autres, L’Œil du Prince, 2014.

D
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TE
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AC
TE
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SU
D
OUVRAGE RÉALISÉ
PAR L’ATELIER GRAPHIQUE ACTES SUD
REPRODUIT ET ACHEVÉ D’IMPRIMER
EN AOÛT 2015
PAR L’IMPRIMERIE SOREGRAPH
À NANTERRE
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS
ACTES SUD
LE MÉJAN

D
PLACE NINA-BERBEROVA
13200 ARLES

SU
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TE
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D
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DÉPÔT LÉGAL
1re ÉDITION : SEPTEMBRE 2015
No impr. :
Imprimé en France
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