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Compagnon - Antoine-Baudelaire-l Irreductible-Flammarion - 2014 2007
Compagnon - Antoine-Baudelaire-l Irreductible-Flammarion - 2014 2007
Baudelaire
L’Irréductible
Flammarion
Collection : Tandem
Maison d’édition : Flammarion
© Flammarion, 2014.
Dépôt légal : octobre 2014
Bijoux ou daguerréotypes ?
Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé, qui fit l’éloge des Veuves et
du Vieux Saltimbanque, dans l’article très malicieux qu’il consacra
dans Le Constitutionnel du 20 janvier 1862 aux élections de
l’Académie française, où Baudelaire s’était porté candidat. Le
critique signalait que « dans les petits poëmes en prose de l’auteur,
Le Vieux Saltimbanque et Les Veuves sont deux bijoux 1 ». Des
« bijoux » ? Le compliment était peut-être malveillant, en tout cas
insidieux. Baudelaire voulait-il produire des « bijoux » ? Dans cet
article du Constitutionnel, on avait pu lire également, sous la plume
du critique, la qualification spirituelle de l’œuvre de Baudelaire qui
devait rester la plus célèbre : « Ce singulier kiosque, fait en
marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis
quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka
romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire 2. » Baudelaire choisit
malgré tout – avait-il le choix ? – de prendre ce jugement en bonne
part et il en donna même un écho anonyme, sous le titre « Une
réforme à l’Académie » (II, 188-191).
Un point est curieux : il ne semble pas qu’à cette date, en janvier
1862, Baudelaire ait encore jamais parlé de ses textes sous
l’appellation de « petits poèmes en prose ». Dans la Revue fantaisiste,
ils venaient de paraître sous le simple titre de Poèmes en prose, sans
l’adjectif petits utilisé par Sainte-Beuve. Dans ses lettres de décembre
1861 à Arsène Houssaye, avec qui il était en affaires pour une
publication simultanée de ses poèmes dans La Presse, ainsi que dans
L’Artiste, la revue que dirigeait aussi Houssaye, Baudelaire parlait
d’un recueil dont le titre aurait été « La Lueur et la fumée/ Poème, en
prose » (C, II, 197). Dans ce titre, « poème » était au singulier, et une
virgule précédait la particularité « en prose », la virgule excluant
encore qu’il s’agît d’un genre à part entière. Le jour de Noël 1861,
Baudelaire envoya à Houssaye un ensemble qu’il appelait « ce
spécimen de poèmes en prose », cette fois au pluriel et sans virgule,
mais sans l’adjectif « petits ». Il suggérait cette fois qu’« un titre
comme : Le Promeneur solitaire, ou Le Rôdeur parisien vaudrait mieux
peut-être », pour « [s]es poèmes en prose » (C, II, 207). Ces
nouveaux titres insistaient un peu trop expressément sur la
contradiction que Baudelaire entendait apporter à Rousseau :
lorsque le promeneur devient un rôdeur, et le solitaire un Parisien,
on entre dans un autre monde, celui de la ville, du danger. Jamais
cependant, du moins dans les lettres qui nous sont parvenues,
Baudelaire ne qualifiait ses poèmes en prose de petits. Il semble donc
que Sainte-Beuve ait été le premier à proposer cette épithète
mitigée, et que Baudelaire l’ait reprise, puisque ce fut sous le titre de
« Petits poèmes en prose » que La Presse les fit paraître en août et
septembre 1862.
Or Sainte-Beuve avait employé la même épithète à propos
d’Aloysius Bertrand, dans son introduction de 1842 à Gaspard de la
nuit, recueillie dans le tome second de ses Portraits littéraires, en
1844. Il relatait sa première rencontre avec Louis Bertrand et
qualifiait ses Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Calot de
« petites ballades en prose » :
… nous le vîmes arriver à Paris vers la fin de 1828 ou peut-être au commencement de
1829. […] un grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux
petits yeux bruns très vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine
peut-être, au long rire silencieux. Il semblait timide ou plutôt sauvage. Nous le connaissions
à l’avance et nous crûmes d’abord l’avoir apprivoisé. Il nous récita sans trop se faire prier
et d’une voix sautillante quelques-unes de ses petites ballades en prose dont le couplet ou le
3
verset exact simulait assez bien la cadence d’un rythme .
Réactionnaire ou révolutionnaire ?
L’homme épouvantable
Un style journaliste
Une phrase de Claudel, citée par Jacques Rivière dans La
Nouvelle Revue française de septembre 1910, et rendue fameuse par
Walter Benjamin, a longtemps résumé les relations de Baudelaire et
du journal. Claudel, suivant Rivière, aurait caractérisé la langue de
Baudelaire dans cette formule saisissante : « C’est un extraordinaire
mélange du style racinien et du style journaliste de son temps 1. »
Rivière voulait parler de la coexistence ou de la contiguïté, sous la
plume de Baudelaire, des mots les plus rares et des plus familiers,
les plus humbles et les plus hardis, voire les plus « imprévus – on
pourrait presque dire saugrenus » (observation de Rivière qui
appelait en note la citation de Claudel). Sous la plume de
Baudelaire, au dire de Claudel, l’imprévu et le saugrenu se seraient
mêlés au recherché et au rare. Cette alliance – Rivière y insistait
déjà – suppose à la fois que l’on pose un écart entre niveaux de
style, et qu’on le réduise, qu’on le rende possible, acceptable.
Deux mois plus tard, dans La Nouvelle Revue française de
novembre 1910, Gide s’intéressa à son tour à l’alliance de termes
baudelairienne. Il la décrivait comme une « apparente impropriété
des termes », une « savante imprécision dont Racine déjà usait en
maître » 2. Il y aurait ainsi, d’un côté, Racine et, de l’autre, ce que
Gide appelle d’une très belle formule « cet espacement, ce laps entre
l’image et l’idée, entre le mot et la chose ». La dualité stylistique de
Baudelaire fut souvent traitée de laps, écart, tension, discord ; mais
Gide est lui aussi sensible, en même temps qu’à un certain
éclectisme stylistique, à sa résolution, qui serait elle-même
racinienne. Baudelaire réalise une synthèse, une « alliance ». Bien
avant que Brunetière, ennemi de Baudelaire, retrouve chez Racine
cette même contradiction et assimile les intrigues des tragédies à des
faits divers 3, Baudelaire fusionnait Racine et La Gazette des
tribunaux. Pour présenter quelques poèmes en prose sous le titre, Le
Spleen de Paris, dans le Figaro en février 1864, Gustave Bourdin écrit
que « l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable »
(I, 1297). L’idée de l’écart et de l’union, thématique et stylistique,
reprise par Claudel, Rivière, Benjamin et tant d’autres, était
observée dès les premières publications des poèmes en prose.
Venue sous la plume de Bourdin, la formule avait manifestement
été suggérée par Baudelaire lui-même, conscient de la discorde qui
creusait son œuvre. Lorsqu’il envisagea en décembre 1861 de
publier des poèmes en prose dans la presse, il établit une répartition
surprenante entre deux organes de profils très distincts. Il souhaitait
paraître en même temps dans L’Artiste, revue littéraire précieuse, et
dans La Presse, quotidien parisien à grand tirage, le deuxième après
Le Siècle. Tous les deux, la revue et le quotidien, étaient alors dirigés
par Arsène Houssaye, vieille connaissance de Baudelaire du temps
de la bohème, à qui il écrivit : « J’ai de la besogne accumulée pour
vous (pour L’Artiste seulement, pas encore pour La Presse). Votre
idée de placer les choses alternativement dans L’Artiste et La Presse
me sourit beaucoup » (C, II, 196). Ce projet d’une répartition entre
deux périodiques aussi différents a de quoi déconcerter : l’idée,
venue de Houssaye, lui « sourit beaucoup », expression elle-même
surprenante, rare sous sa plume. Dans une lettre à Ancelle du
26 octobre 1865, il confie que Julien Lemer, son agent à Paris
durant son séjour à Bruxelles en 1865 et 1866, qui cherche à placer
Le Spleen de Paris chez les frères Garnier, « prétend qu’elle [mon
affaire] sourit beaucoup à Hippolyte. Tandis qu’Auguste est contre
moi » (C, II, 536). Ce verbe affecté, sourire, semble spécialisé dans
les manœuvres d’approche des éditeurs et des directeurs de
journaux.
Dans la lettre de décembre 1861 à Houssaye, la parenthèse,
« (pour L’Artiste seulement, pas encore pour La Presse) », suggère que
Baudelaire ne destinait pas le même genre de poèmes aux deux
périodiques, et qu’il songeait à des textes nouveaux pour le
quotidien à grand tirage. Suit une liste de douze poèmes qu’il
prétend déjà rédigés ; en fait, huit d’entre eux seulement seront
achevés (l’un d’eux étant désigné par deux titres), et les trois autres
resteront à l’état de projet ; sept de ces huit nouveaux poèmes
paraîtront dans La Presse à la fin de l’été, en août et septembre
1862, dans le journal à grand tirage et non pas dans L’Artiste,
comme Baudelaire l’envisageait quelques mois plus tôt. Ce sont des
poèmes qui se situeront vers le début du recueil et qui signent l’acte
de naissance du projet des poèmes en prose 4.
Le jour de Noël 1861, Baudelaire évoque encore la distribution
des poèmes dans une lettre à Houssaye : « Je voulais vous porter
deux manuscrits : un pour La Presse (dont nous avons parlé), un
pour L’Artiste, celui-là est plus avancé. Il y a plusieurs années que je
rêve à mes poèmes en prose » (C, II, 207). Derechef, Baudelaire
paraît concevoir deux genres distincts de poèmes ; certains seraient
plus adaptés à L’Artiste, d’autres à La Presse. Mais le manuscrit qui
est « plus avancé », « celui-là », désigne-t-il celui qui est destiné à La
Presse, comme le voudrait la syntaxe, ou plutôt celui de L’Artiste,
comme Baudelaire l’écrivait quelques jours plus tôt ? Que destinait-
il au journal à grand tirage ? Rien ne l’indique. À la même époque, il
écrivait à son ami et éditeur Poulet-Malassis : « … les poèmes en
prose, auxquels je travaille, paraîtront de mois en mois moitié à
L’Artiste, moitié à La Presse (vendu à Houssaye) » (C, II, 213). Mais
quelle moitié ? Songeait-il à répartir les pièces selon leur adéquation
à l’un ou l’autre périodique, en fonction de leurs publics respectifs ?
L’énigme de la répartition générique de ce qu’il appelle ses
« élucubrations en prose », dans une lettre à Vigny du 30 janvier
1862 (C, II, 223), demeure. Dans l’esprit de Baudelaire, certaines
pièces penchaient plutôt du côté de la revue esthète, d’autres du
côté du quotidien sur mauvais papier ; certaines sont plus
recherchées, d’autres sans doute plus « journalistes », pour reprendre
le mot de Claudel, du moins seront-elles accessibles au public de la
presse à grand tirage. Baudelaire ne se refuse pas à publier dans un
de ces affreux miroirs de l’homme moderne. Il a même conçu le
projet d’une quinzaine de feuilletons dans La Presse, si l’on en croit
une lettre à sa mère du 22 septembre 1862 (C, II, 261).
Le « mouchard » du Figaro
est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères » (II,
229). Le Figaro servait à Baudelaire à protester contre le siècle et son
incarnation exemplaire, Le Siècle (dont Léonor-Joseph Havin était le
directeur), quotidien qui s’identifiait pour lui au monde moderne
avec tous ses travers, par ses idéaux républicains, voltairiens et
anticléricaux. Dans ses Lettres d’un atrabilaire, dont le canevas
daterait de 1863, il comptait déjà épingler ce journal : « Le Siècle,
ma passion pour la Sottise./ […] Les journaux et les tables
tournantes. Lumières des Tables. Lumières des journaux./ […] Les
romans du Siècle. Paul de Kock, prétentieux./ […] Les auteurs
favoris du Siècle./ Molière, Béranger, etc. » (I, 781-782). Cette
nouvelle liste reprend quelques emblèmes désormais bien connus de
l’esprit français, cartésien, voltairien, de cette « face française » que
Baudelaire honnit : journaux, tables tournantes et Paul de Kock ; il
ne manque cette fois que le gaz. Une des dernières lettres de
Baudelaire à Ancelle, le 18 février 1866, décrit la « fureur » que
l’« erreur » provoque en lui, « excepté quand je cultive
volontairement la sottise, comme j’ai fait pendant vingt ans pour Le
Siècle, pour en extraire la quintessence » (C, II, 611). Le Siècle tant
honni, c’est M. Prudhomme, M. Homais, Baudelaire faisant ici
allusion à ses découpages maniaques de la sottise des journaux.
L’antimoderne se reconnaît à sa fureur, issue de son impuissance
à contenir le déroulement inéluctable de la modernité. La seule
action possible consiste à morigéner son monde. Dans le poème en
prose Le Gâteau, le poète estime la contemplation rousseauiste de la
nature dangereuse pour le vitupérateur, lequel risque de
s’abandonner à l’apaisement au point de devenir la dupe des
journaux : « Bref, je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté
dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec
l’univers ; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans
mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus
trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né
bon. » Le journal est assimilé à l’idéologie du progrès, et Le Siècle est
son prophète. Une autre fois, dans le Salon de 1859, Baudelaire ne le
cite pas non plus, mais c’est encore ce périodique qu’il vise : « Il y a
un brave journal où chacun sait tout et parle de tout, où chaque
rédacteur, universel et encyclopédique comme les citoyens de la
vieille Rome, peut enseigner tour à tour politique, religion,
économie, beaux-arts, philosophie, littérature. » Journal que
Baudelaire traite encore de « vaste monument de la niaiserie,
penché vers l’avenir comme la tour de Pise, et où s’élabore le
bonheur du genre humain » (II, 653).
Face à la bêtise qui touche à son comble dans Le Siècle,
Baudelaire maintenait sa fidélité au « petit journal », tout maltraité
qu’il y avait été en 1857, et s’en prenait aux embrigadements
idéologiques auxquels se livraient les Hugo, en ralliant Shakespeare
à l’étendard de la Révolution. Or le banquet pour Shakespeare fut
interdit et le clan Hugo soupçonna Baudelaire d’appartenir à la
police : voilà ce qu’il gagna au double discours qui n’avait jamais
cessé d’être le sien sur tous les aspects de la modernité, la presse
comme la démocratie, ou Hugo et les tables tournantes.
Du panorama au daguerréotype
Duplicités de 1859
Dans le Salon de 1859, Baudelaire revalorise le spectacle du
panorama. Du temps a passé. En 1845 et 1846, le terme servait,
comme celui de daguerréotype, à déprécier une peinture. En 1859,
alors que la photographie touche à ses vingt ans et que Baudelaire
fait son procès, la comparaison à un art démodé comme celui du
panorama devient valorisante pour parler des paysagistes.
Baudelaire regrette le temps des panoramas et des dioramas. Il ne
cache pas sa nostalgie pour les paysages romantiques de sa jeunesse,
alors que les paysagistes sont devenus des artistes très sages. Il
reproche à la nouvelle génération son imitation servile et littérale de
la réalité, dépourvue de génie créatif, proche en cela de la méthode
photographique. Parmi les paysagistes romantiques, deux retiennent
son attention, Delacroix et Hugo, en des termes qui font référence
au passé :
Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une
utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement
exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu’elles
sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos paysagistes
sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir (II, 668).
PHOTOGRAPHIES LITHOGRAPHIES
R. Vivienne R. de Seine
Panoramas R. de Rivoli
R. de Rivoli Place St Georges
Nadar au Salon
Dans le chapitre sur « Le public moderne et la photographie » du
Salon de 1859, Baudelaire dressa un sévère réquisitoire contre la
photographie. Or il était lié (il eut cette chance) à l’un des pionniers
de la photographie qui fut son ami-ennemi intime. Ses pages de
1859 sont inséparables des rapports compliqués qu’il entretint avec
Nadar, que le goût immodéré du progrès devait rapidement mener
de la photographie au ballon aérostatique, etc. Daumier le
caricatura en 1862 : « Nadar élevant la photographie à la hauteur de
l’art », au-dessus d’une ville, Paris, dont tous les toits étaient revêtus
de l’inscription « Photographie », comme une réclame pour Nadar.
Baudelaire avait rencontré ce condisciple d’Asselineau dès 1843 ou
1844, et leurs relations restèrent longtemps épisodiques, mais en
cette année 1859, ironiquement, elles se resserraient. Baudelaire
correspondait plus que de coutume avec lui au moment même où il
composait, sans rien lui dire, son libelle contre la photographie.
D’un côté, il dénonçait cette technique moderne ; de l’autre, il
flattait son ami photographe. C’était encore une instance de la
duplicité de Baudelaire. Les coups fourrés se faisaient aussi dans
l’autre sens, puisque Nadar venait de caricaturer Baudelaire en
« Prince des Charognes », ce qui lui avait été « pénible » (C, I, 573).
Un an plus tôt, Nadar avait publié dans le Journal amusant du
10 juillet 1858 un dessin qui représentait un père s’écriant :
« Qu’est-ce qui a pu fourrer Les Fleurs du Mal de cet affreux mosieu
Baudelaire dans les mains de ma fille !… » (ill. 2). Dans leurs
échanges ambigus, à la fois cordiaux et agressifs, le double jeu était
donc réciproque.
Tandis qu’il préparait sa diatribe contre la photographie,
Baudelaire envoya deux longues lettres à Nadar depuis Honfleur, où
il séjourna au printemps de 1859, en pleine période de création et
d’exaltation poétiques. Il vécut dans une sorte de grâce, composa
quelques grands poèmes pour la seconde édition des Fleurs du Mal,
s’attela au Salon de 1859 et conçut Le Peintre de la vie moderne. En ce
moment capital, il écrivit à Nadar le 14 mai, comme à l’accoutumée
pour lui demander de l’argent, mais aussi pour qu’il allât
photographier des tableaux chez un marchand :
Si tu étais un ange, tu irais faire ta cour à un nommé Moreau, marchand de tableaux, rue
Laffitte, Hôtel Laffitte (je compte bien lui faire la mienne, à propos d’une étude générale
que je prépare sur la peinture espagnole), et tu obtiendrais de cet homme la permission de
faire une double épreuve photographique, d’après La Duchesse d’Albe, de Goya (archi-Goya,
archi-authentique). Les doubles (grandeur naturelle) sont en Espagne, où Gautier les a vus.
Dans l’un des cadres, la Duchesse est en costume national, dans le pendant, elle est nue et
dans la même posture, couchée à plat sur le dos (C, I, 574).
Décrépitude de la peinture
L’idolâtrie photographique
Le supplice de la pose
L’œil projette les souvenirs sur la toile des ténèbres, comme des
fantômes, à la manière d’une fantasmagorie ou d’une lanterne
magique. De retour de leurs expéditions photographiques, les
voyageurs, comme Du Camp, projetaient à l’aide d’une lanterne
magique les épreuves qu’ils avaient rapportées. Il se peut que la
photographie fournisse certaines images dans Les Fleurs du Mal, mais
sa présence y est moins patente que celle de la presse dans Le Spleen
de Paris. Elle se révèle peu dissociable des autres dispositifs optiques
dont elle prit le relais et qu’elle devait vite rendre obsolètes. Comme
tous ces dispositifs relèvent de la même configuration moderne, qu’il
s’agisse précisément du diorama, de la lanterne magique ou de la
photographie dans tel ou tel poème, cela importe peu, car la dualité
de Baudelaire devant la modernité reste la conclusion.
Le chaos urbain
Vie et ville sont une fois de plus associées dans « le chaos des
vivantes cités », expression dont les trois termes sont quasi
synonymes.
Dans sa notice de 1861 sur Théodore de Banville pour
l’anthologie d’Eugène Crépet, Baudelaire comparait le Paris
d’aujourd’hui avec la ville qu’ils avaient connue vingt ans plus tôt,
en 1841, quand Les Cariatides de Banville furent publiées : « Paris
n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui, un tohu-bohu, un
capharnaüm, une Babel peuplée d’imbéciles et d’inutiles, peu
délicats sur les manières de tuer le temps, et absolument rebelles
aux jouissances littéraires. Dans ce temps-là, le tout Paris se
composait de cette élite d’hommes chargés de façonner l’opinion des
autres » (II, 162). À l’en croire, la révolution urbaine se situa donc
entre 1841 et 1861, sous l’action de Haussmann en particulier, la
transformation d’un Paris ordonné, hiérarchisé, en « un tohu-bohu,
un capharnaüm, une Babel », toutes métaphores qui nous renvoient
encore au Chaos. Baudelaire présente cette rupture, qu’il envisage
comme une décadence, non pas comme une organisation plus
rationnelle de l’espace urbain, traversé de larges artères qui
éliminèrent les labyrinthes médiévaux, mais au contraire comme
une désagrégation, le résultat d’une explosion dont Paris serait sorti
déboussolé et encore plus chaotique. L’épicentre de la vie
parisienne, du « tout Paris », s’est déplacé du Palais-Royal,
traditionnellement présenté comme un louche capharnaüm de
maisons de jeu et de prostitution dans les Tableaux de Paris, vers les
boulevards, mieux éclairés et fréquentés, mais Baudelaire perçoit
tout autrement ce bouleversement de la géographie culturelle de la
capitale. La vie littéraire a dépéri au profit de loisirs moins lettrés et
plus égalitaires, sans directeurs de conscience.
La même idée de tohu-bohu pour qualifier la nouvelle vie
citadine en la comparant à celle des époques passées était déjà
présente dans le Salon de 1846. Baudelaire y évoquait l’actuelle
« turbulence, tohu-bohu de styles et de couleurs, cacophonie de
tons, trivialités énormes, prosaïsme de gestes et d’attitudes, noblesse
de convention, poncifs de toutes sortes » (II, 490), qui
caractérisaient la peinture contemporaine. Dans Un plaisant, un
second terme redoublait le « tohu-bohu », c’était le « vacarme » :
« Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme ». Les cris et les bruits
assourdissants remplissent la ville moderne. C’est peut-être avant
tout le bruit qui la caractérise. Dans À une passante, la rue
personnifiée, allégorisée, pousse un hurlement : « La rue
assourdissante autour de moi hurlait. » Au fourmillement visuel de
la ville répond sa violence sonore, son cri infernal. La ville est
comparée à Babel, la cité biblique maudite. La cité moderne a, chez
Baudelaire, un indéniable caractère apocalyptique et satanique. Elle
défait la création, l’ordre divin, pour faire renaître la confusion, le
chaos primitif, le tohu-bohu.
Les boulevards
À tout casser
Dialectique du gaz
Sur un petit bout de papier, et même s’il n’en fit rien, Baudelaire
reconnut au moins une fois que l’expérience de la grande ville
pouvait donner lieu à une griserie aussi sublime que le spectacle de
la nature : « Le vertige senti dans les grandes villes est analogue au
vertige éprouvé au sein de la nature. – Délices du chaos et de
l’immensité. – Sensations d’un homme sensible en visitant une
grande ville inconnue » (II, 607). La grande ville est expressément
comparée à la nature pour les sensations de démesure qu’elle
procure ; la leçon rousseauiste du promeneur solitaire peut
s’appliquer à la « grande ville inconnue », même si Baudelaire n’a
connu Londres, le modèle de la cité immense, que par
l’intermédiaire de Thomas De Quincey. Claude Pichois, éditeur des
Notes diverses sur l’art philosophique, où figure cette bribe, la
rapproche de la dédicace du Spleen de Paris. La première version de
la fin de La Solitude, l’un des deux plus anciens poèmes en prose,
publié en 1855 avec Le Crépuscule du soir dans Fontainebleau,
vérifiait cette analogie entre émotion naturelle et exaltation urbaine
comme sentiment « du chaos et de l’immensité », et plaçait celle-là
au-dessus de celle-ci, mais ce ne sera plus le cas ensuite. En 1855, ce
poème, qui opposait les bienfaits de la retraite au divertissement de
la société, se terminait par un éloge apparemment non ironique du
recueillement dans la nature : « Quant à la jouissance, – les plus
belles agapes fraternelles, les plus belles réunions d’hommes
électrisés par un plaisir commun n’en donneront jamais de
comparable à celle qu’éprouve le Solitaire, qui, d’un coup d’œil, a
embrassé et compris toute la sublimité d’un paysage. Ce coup d’œil
lui a conquis une propriété individuelle inaliénable » (I, 1329).
Marqué par un reste de romantisme, Baudelaire dressait la nature
sublime contre la société urbaine et la fraternité moderne.
En 1862, dans la nouvelle version de La Solitude, cette
concession a disparu sur les épreuves du dernier feuilleton de La
Presse :
« Presque tous nos malheurs nous viennent de n’avoir pas su rester dans notre chambre »,
dit un autre sage, Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces
affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je
pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle.
Alors qu’en 1855, le poète opposait les paysages naturels aux
« plus belles agapes fraternelles », en 1862, dans un excès de rage
contre l’idéologie contemporaine de la fraternité, les « belles agapes
fraternelles » se muent en une sarcastique « prostitution
fraternitaire ».
Comme on le voit, les changements du Crépuscule du soir et de La
Solitude étaient profonds en 1862 et ils donnaient raison à
Baudelaire, lorsqu’il justifiait auprès de Houssaye la nouvelle
publication de ces pièces bien qu’elles ne fussent pas inédites. La
Solitude, comme Le Crépuscule du soir, avait déjà paru trois fois, en
1855, 1857 et 1861, mais, insistait Baudelaire, les poèmes avaient
été « remaniés et même transformés » (C, II, 263). En 1855, le poète
ne rejetait pas complètement l’idée d’un sublime naturel, même si,
dans Fontainebleau, sa lettre à Fernand Desnoyers, datant de la fin de
1853 ou du début de 1854 et précédant les deux poèmes en vers et
les deux poèmes en prose qu’il avait donnés pour l’Hommage à
C. F. Denecourt, exprimait sans ménagement la haine de la nature :
Mon cher Desnoyers, vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la
Nature, n’est-ce pas ? sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, le soleil, sans
doute ? Mais vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que
mon âme est rebelle à cette singulière Religion nouvelle, qui aura toujours, ce me semble,
pour tout être spirituel je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l’âme des Dieux
habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement,
et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés.
J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la Nature, florissante et rajeunie, quelque chose
d’affligeant, de dur, de cruel, – un je ne sais quoi qui frise l’impudence. […] Dans le fond
des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je
pense à nos étonnantes villes, et la prodigieuse musique qui roule sur les sommets me
semble la traduction des lamentations humaines.
L’héroïsme moderne
Complaisance de Gavarni
Bonhomie de Daumier
Avant-propos
1 - Le dernier Baudelaire
2 - Un poète journaliste
3 - À bas la photographie !
4 - Devant la chambre noire
5 - L’horrible ville
6 - Le bain de multitude
7 - Des caricatures sérieuses