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Antoine Compagnon

Baudelaire
L’Irréductible

Flammarion

Collection : Tandem
Maison d’édition : Flammarion

© Flammarion, 2014.
Dépôt légal : octobre 2014

ISBN numérique : 978-2-0813-5003-8


ISBN du pdf web : 978-2-0813-5004-5

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0813-0167-2

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Présentation de l’éditeur :

Contrairement à l’idée reçue qui fait de lui le précurseur des avant-


gardes du XXe siècle, Baudelaire fut à la fois moderne et
antimoderne. On l’éprouve ici devant certaines nouveautés qui
l’obsédèrent : la presse, la photographie, la ville et l’art. C’étaient
diverses facettes d’une même « chose moderne », fuyante et
contradictoire, à laquelle il donna le nom de modernité.
Le poète allie devant elles l’horreur et l’extase : les journaux à grand
tirage le dégoûtent, mais il assiège ces « canailles » de directeurs
pour qu’ils le publient ; il attaque la photographie, mais il pose pour
des clichés de légende. Cette ambivalence constitue la toile de fond
du Spleen de Paris, sommet des contradictions du dernier
Baudelaire, véritable objecteur de la conscience moderne.
Un Baudelaire insoupçonné autant qu’irréductible.
DU MÊME AUTEUR
La Seconde Main ou le travail de la citation, Seuil, 1979.
Le Deuil antérieur, Seuil, 1979.
Nous, Michel de Montaigne, Seuil, 1980.
La Troisième République des lettres, de Flaubert à Proust, Seuil, 1983.
Ferragosto, Flammarion, 1985.
Proust entre deux siècles, Seuil, 1989.
Les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, 1990.
Chat en poche. Montaigne et l’allégorie, Seuil, « La Librairie du
XX siècle », 1993.
e

Connaissez-vous Brunetière ? Enquête sur un antidreyfusard et ses amis,


Seuil, « L’Univers historique », 1997.
Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, « La Couleur
des idées », 1998 ; « Points », 2001.
Baudelaire devant l’innombrable, Presses de l’université Paris-
Sorbonne, 2003.
Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard,
« Bibliothèque des idées », 2005.
La Littérature, pour quoi faire ?, Collège de France-Fayard, « Leçons
inaugurales du Collège de France », 2007.
Que reste-t-il de la culture française ? Le souci de la grandeur, en
collaboration avec Donald Morrison, Denoël, 2008.
Le Cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale,
Gallimard, « La Suite des temps », 2009.
La Classe de rhéto, Gallimard, 2012 ; « Folio », 2014.
Un été avec Montaigne, Équateurs-France Inter, 2013.
Une question de discipline. Entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu,
Flammarion, 2013.
Baudelaire
Avant-propos

« Baudelaire irréductible » : c’est sous ce titre que Georges Blin


donna son cours au Collège de France en 1968-1969 1. En 2012, je
n’ai pas osé le reprendre et j’ai annoncé mes leçons sous l’intitulé
« Baudelaire moderne et antimoderne ». Les deux expressions étaient
synonymes dans mon esprit et désignaient l’ambivalence essentielle
du poète des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris, sa « dualité » ou sa
« réversibilité ». Michel Leiris confiait déjà à Walter Benjamin, avant
1940, que Les Fleurs du Mal étaient « le livre de poésie le plus
irréductible 2 ». L’inventeur de la « modernité » fut à la fois attiré et
repoussé par le monde moderne, le détesta et l’adora.
Dans Les Antimodernes, l’essai que j’ai publié en 2005, Baudelaire
était présent d’un bout à l’autre à la manière d’un passeur. Aucun
chapitre ne lui était expressément consacré, mais il hantait l’ouvrage
d’une présence spectrale. Avec Chateaubriand, il servait de modèle à
cette figure de l’antimoderne dont j’entreprenais le portrait. Nul
n’illustrait mieux que lui la résistance moderne au monde moderne.
L’« antimodernité » représentait en effet à mes yeux la modernité
authentique, celle qui résistait à la vie moderne, au monde moderne,
tout en y étant irrémédiablement engagée.
C’est cela même, cette profonde tension, que Georges Blin avait
voulu caractériser par l’irréductibilité du poète : irréductibilité
d’abord aux récupérations des générations successives comme
prophète de l’art moderne, ou précurseur des avant-gardes, ou
promoteur du nouveau comme valeur suprême. Blin cherchait à
dissiper un anachronisme contemporain qui lui semblait
dommageable à l’œuvre de l’écrivain. On se situait à l’automne
1968, après les événements de Mai, qui avaient pu accroître le
malentendu.
Malgré l’absence d’un chapitre qui lui fût spécialement consacré
dans mon livre, Baudelaire fixait donc le modèle de cette
ambivalence qui en fait le moderne antimoderne par excellence.
Revenant vers lui, il s’agissait cette fois d’explorer, de creuser cette
équivoque ou cette contradiction, cet engagement irréductible du
poète, malgré lui, dans la modernité, tout cela qui est surtout
manifeste dans Le Spleen de Paris, chez le « dernier Baudelaire »,
pour citer Charles Mauron 3. Divers aspects de ce monde moderne et
de la résistance que lui oppose le poète seraient abordés. La fameuse
« modernité » baudelairienne, attitude esthétique, se définit par sa
« récalcitrance » même au monde moderne sous la plupart de ses
formes : le matérialisme bourgeois, l’urbanisme haussmannien, la
fraternité démocratique, en un mot le progrès ou, plus exactement,
le dogme du progrès, la foi dans le progrès, symbolisée par la presse,
la photographie, la ville, et tant d’autres aspects du moderne
auxquels Baudelaire résiste en même temps qu’il s’en délecte.
Dans la lettre qu’il écrivit le 11 mai 1865 à Manet, qui était
abattu par les éreintements de son Olympia, exposée au Salon,
Baudelaire, au lieu de réconforter son ami, lui lança en manière de
provocation : « … vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de
votre art » (C, II, 497 4). Baudelaire observait et jugeait en dandy ; il
se tenait toujours à la fois dedans et dehors, il était partie prenante
du mouvement en même temps que son contempteur. Hetzel, dans
une lettre à Arsène Houssaye du 18 août 1862, au moment de la
publication d’une série de Petits poèmes en prose en feuilleton dans
La Presse, et alors qu’il était en pourparlers avec Baudelaire pour les
recueillir dans un volume, décrit le poète comme un « étrange
classique des choses qui ne sont pas classiques » (C, II, 786).
Nombreux sont ceux qui campent Baudelaire comme un personnage
contradictoire. L’adjectif étrange choisi par Hetzel paraît bienvenu.
Baudelaire lui préfère son synonyme, singulier. L’épithète parcourt
son œuvre et sa correspondance. Il traite Constantin Guys
d’« homme singulier à l’originalité puissante » dans Le Peintre de la
vie moderne (II, 687), et Charles Meryon d’« homme puissant et
singulier » dans le Salon de 1859 (II, 666). Il associe, pour ces deux
hommes qu’il révère, la singularité à la puissance. Lui-même se
décrit comme singulier dans une lettre à sa mère de juin 1861 : « Je
puis devenir grand ; mais je puis me perdre, et ne laisser que la
réputation d’un homme singulier » (C, II, 175). Lui manquerait-il la
puissance qu’il associe à Meryon ou à Guys, deux prétendants au
titre de « peintre de la vie moderne » ?
L’une de ses singularités les plus saisissantes reste sa protestation
contre le monde moderne, qu’il abhorre mais dont il est incapable
de se détacher. Il affiche pourtant la volonté de quitter la ville
fourmillante, comme il l’écrit à sa mère en août 1862 :
Enfin ! Enfin ! je crois que [je] pourrai à la fin du mois fuir l’horreur de la face humaine.
Tu ne saurais croire jusqu’à quel point la race parisienne est dégradée. Ce n’est plus ce
monde charmant et aimable que j’ai connu autrefois : les artistes ne savent rien, les
littérateurs ne savent rien, pas même l’orthographe. Tout ce monde est devenu abject,
inférieur peut-être aux gens du monde. Je suis un vieillard, une momie, et on m’en veut
parce que je suis moins ignorant que le reste des hommes. Quelle décadence ! Excepté
D’Aurevilly, Flaubert, Sainte-Beuve, je ne peux m’entendre avec personne. Th. Gautier seul
peut me comprendre quand je parle peinture. J’ai horreur de la vie. Je le répète : – je vais
fuir la face humaine, mais surtout la face française (C, II, 254).

Baudelaire ne quitta pourtant jamais Paris, dont il était trop


dépendant, sauf dans les derniers temps désastreux de sa fuite à
Bruxelles. Cette « tyrannie de la face humaine », cette face humaine
qu’il fallait à tout prix fuir, c’était une expression qu’il emprunta à
De Quincey, dans « Tortures de l’opium » (I, 483), traduit dans Les
Paradis artificiels. Elle fut reprise dans le poème À une heure du matin
du Spleen de Paris : « Enfin ! seul ! […] la tyrannie de la face
humaine a disparu… » Et dans Pauvre Belgique, il nota encore : « En
Belgique on sent partout l’ennemi. Tyrannie de la face humaine,
plus dure qu’ailleurs » (II, 868). Voilà résumée toute l’horreur
moderne qui sera examinée dans ce livre.
Quatre dossiers seront ouverts successivement sur des « choses
modernes » qui obsédaient Baudelaire : la presse, la photographie, la
ville et l’art. Les recoupements seront nombreux, comme si ces
quatre réalités n’étaient jamais que différents aspects d’une même
chose, cette « chose moderne » si difficile à définir pour de bon, si
fuyante et contradictoire, cette chose à laquelle Baudelaire donna le
nom de modernité. Et nous nous démenons depuis lors pour essayer
de la comprendre. La modernité résiderait au carrefour des quatre
« choses modernes » observées dans ces pages, à l’intersection de la
presse, de la photographie, de la ville et de l’art, nœud où se tient le
peintre ou le poète de la vie moderne.
Et devant toutes ces « choses modernes », devant la modernité à
leur croisée, c’est toujours la même ambiguïté irréductible de
Baudelaire que nous constaterons, le même tourniquet, la même
duplicité ou la même double postulation. Ces « choses modernes », il
leur résiste mais elles le fascinent ; il leur est réfractaire mais il y
revient sans cesse. Tous les produits du monde moderne le rebutent
par leurs effets sociaux, psychologiques, moraux, artistiques,
métaphysiques, théologiques. La foi dans le progrès lui répugne ; il a
songé à se suicider, dégoûté de la vie par les journaux à grand
tirage, mais il assiège ces « canailles » de directeurs, et il n’a de
cesse qu’ils le publient ; il s’en prend à la photographie comme à un
moderne veau d’or, mais il a posé pour des photographes qui nous
ont laissé quelques-uns des meilleurs portraits d’écrivain que nous
connaissions. Parcourir la modernité de biais, par des chemins de
traverse, à la faveur de quelques-unes de ses choses, sans aller droit
au carrefour, cela nous permettra d’analyser le comportement
équivoque du poète face à chacune d’elles. Odi et amo : Baudelaire
allie l’horreur et l’extase, le refus et le désir face à tous les
changements de son temps. « Désir mêlé d’horreur », indiquait-il
dans Le Rêve d’un curieux à propos de la mort, mais la même dualité
caractérise ses rapports à tous les aspects de la vie moderne. Avec
ses amis, Nadar et Manet en particulier, son double jeu est constant.
Sans doute aurions-nous pu aborder d’autres « choses modernes »
intéressant Baudelaire de près, comme la femme ou le dandy –
Baudelaire qualifiait le dandysme de « chose moderne » dans le
Salon de 1846 (II, 494) –, sujets de prédilection de Gavarni ou de
Guys, prétendants au titre de « peintre de la vie moderne », mais ces
quatre choses-là s’imposaient car elles tissent la toile de fond du
Spleen de Paris, sommet des contradictions et des oscillations du
dernier Baudelaire. À chaque détour, il y apparaît comme un
objecteur de la conscience moderne, bifront, irréductible 5.
1
Le dernier Baudelaire

Le Spleen de Paris, le recueil posthume des petits poèmes en


prose, concentre toutes les ambiguïtés du dernier Baudelaire. Aucun
autre texte du poète n’illustre mieux sa résistance à la modernité…
inhérente à sa modernité. Ce n’est pas le cas de tous les poèmes en
prose. Les deux plus anciens, par exemple, Le Crépuscule du soir et La
Solitude, furent publiés en 1855 dans Fontainebleau, un recueil
d’hommages à Claude-François Denecourt, qui, en publiant des
guides, conduisant des visites, traçant des sentiers, avait fait de la
forêt un lieu favori d’excursions. Ils furent redonnés en août 1857
dans Le Présent, sous le titre de Poèmes nocturnes, avec quatre
nouvelles pièces (Les Projets, L’Horloge, La Chevelure et L’Invitation au
voyage), qui relevaient encore du lyrisme et ressemblaient à des
doublets de certains poèmes en vers des Fleurs du Mal, publiées en
volume trois mois plus tôt.
Les poèmes en prose des années suivantes marquèrent une nette
rupture avec l’idéal et une inflexion irréversible vers le monde
contemporain, urbain et social, en même temps que Baudelaire
composait de nouveaux poèmes en vers pour la seconde édition des
Fleurs du Mal, qui paraîtra en 1861, notamment pour la section des
Tableaux parisiens. Les nouvelles pièces en prose constituent le
noyau du Spleen de Paris : ce sont les trois poèmes inédits (Les Foules,
Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque) publiés auprès des six poèmes
de 1855 et 1857 dans la Revue fantaisiste en novembre 1861. Ces
trois poèmes de la rupture se retrouvèrent juste au milieu des vingt-
six poèmes, dont dix-sept nouveaux, prêts pour une publication en
feuilleton dans La Presse à l’été de 1862. Après cette date, des
poèmes en prose inédits furent publiés irrégulièrement, certains
majeurs, comme le magnifique ensemble constitué par Une mort
héroïque, La Fausse Monnaie et La Corde, dans L’Artiste en novembre
1864, tandis que les derniers, de plus en plus amers et sarcastiques,
ne furent connus qu’après la mort du poète.
Le recueil posthume manque manifestement d’unité : certaines
pièces sont lyriques, d’autres des faits divers, ou des boutades qui ne
méritent peut-être pas l’appellation de poèmes. Divers classements
ont été proposés par les critiques, sans qu’ils s’avèrent
indispensables. Toutefois, Les Foules, Les Veuves et Le Vieux
Saltimbanque, sous le titre de Poèmes en prose, marquèrent en 1861
un vrai tournant en se démarquant de façon décisive des six poèmes
de 1855 et 1857. Avec eux, les poèmes en prose devinrent urbains et
parisiens et, même si leurs thèmes pouvaient encore les rattacher à
certaines pièces des Tableaux parisiens, ils ouvraient un nouveau
continent poétique.

Bijoux ou daguerréotypes ?

Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé, qui fit l’éloge des Veuves et
du Vieux Saltimbanque, dans l’article très malicieux qu’il consacra
dans Le Constitutionnel du 20 janvier 1862 aux élections de
l’Académie française, où Baudelaire s’était porté candidat. Le
critique signalait que « dans les petits poëmes en prose de l’auteur,
Le Vieux Saltimbanque et Les Veuves sont deux bijoux 1 ». Des
« bijoux » ? Le compliment était peut-être malveillant, en tout cas
insidieux. Baudelaire voulait-il produire des « bijoux » ? Dans cet
article du Constitutionnel, on avait pu lire également, sous la plume
du critique, la qualification spirituelle de l’œuvre de Baudelaire qui
devait rester la plus célèbre : « Ce singulier kiosque, fait en
marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis
quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka
romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire 2. » Baudelaire choisit
malgré tout – avait-il le choix ? – de prendre ce jugement en bonne
part et il en donna même un écho anonyme, sous le titre « Une
réforme à l’Académie » (II, 188-191).
Un point est curieux : il ne semble pas qu’à cette date, en janvier
1862, Baudelaire ait encore jamais parlé de ses textes sous
l’appellation de « petits poèmes en prose ». Dans la Revue fantaisiste,
ils venaient de paraître sous le simple titre de Poèmes en prose, sans
l’adjectif petits utilisé par Sainte-Beuve. Dans ses lettres de décembre
1861 à Arsène Houssaye, avec qui il était en affaires pour une
publication simultanée de ses poèmes dans La Presse, ainsi que dans
L’Artiste, la revue que dirigeait aussi Houssaye, Baudelaire parlait
d’un recueil dont le titre aurait été « La Lueur et la fumée/ Poème, en
prose » (C, II, 197). Dans ce titre, « poème » était au singulier, et une
virgule précédait la particularité « en prose », la virgule excluant
encore qu’il s’agît d’un genre à part entière. Le jour de Noël 1861,
Baudelaire envoya à Houssaye un ensemble qu’il appelait « ce
spécimen de poèmes en prose », cette fois au pluriel et sans virgule,
mais sans l’adjectif « petits ». Il suggérait cette fois qu’« un titre
comme : Le Promeneur solitaire, ou Le Rôdeur parisien vaudrait mieux
peut-être », pour « [s]es poèmes en prose » (C, II, 207). Ces
nouveaux titres insistaient un peu trop expressément sur la
contradiction que Baudelaire entendait apporter à Rousseau :
lorsque le promeneur devient un rôdeur, et le solitaire un Parisien,
on entre dans un autre monde, celui de la ville, du danger. Jamais
cependant, du moins dans les lettres qui nous sont parvenues,
Baudelaire ne qualifiait ses poèmes en prose de petits. Il semble donc
que Sainte-Beuve ait été le premier à proposer cette épithète
mitigée, et que Baudelaire l’ait reprise, puisque ce fut sous le titre de
« Petits poèmes en prose » que La Presse les fit paraître en août et
septembre 1862.
Or Sainte-Beuve avait employé la même épithète à propos
d’Aloysius Bertrand, dans son introduction de 1842 à Gaspard de la
nuit, recueillie dans le tome second de ses Portraits littéraires, en
1844. Il relatait sa première rencontre avec Louis Bertrand et
qualifiait ses Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Calot de
« petites ballades en prose » :
… nous le vîmes arriver à Paris vers la fin de 1828 ou peut-être au commencement de
1829. […] un grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux
petits yeux bruns très vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine
peut-être, au long rire silencieux. Il semblait timide ou plutôt sauvage. Nous le connaissions
à l’avance et nous crûmes d’abord l’avoir apprivoisé. Il nous récita sans trop se faire prier
et d’une voix sautillante quelques-unes de ses petites ballades en prose dont le couplet ou le
3
verset exact simulait assez bien la cadence d’un rythme .

Sainte-Beuve citait alors Le Maçon, que Bertrand leur aurait


récité et que le critique qualifie de « petite drôlerie gothique » –
toujours « petite » –, avant de livrer un commentaire qui, autant que
l’expression « petites ballades en prose », intéresse la comparaison
avec Baudelaire :
On aura remarqué la précision presque géométrique des termes et l’exquise curiosité
pittoresque du vocabulaire. Tout cela est vu et saisi à la loupe. De telles imagettes sont
comme le produit du daguerréotype en littérature, avec la couleur en sus. Vers la fin de sa
vie, l’ingénieux Bertrand s’occupait beaucoup, en effet, du daguerréotype et de le
perfectionner. Il avait reconnu là un procédé analogue au sien, il s’était mis à courir après.
4
Mais alors de telles comparaisons ne venaient pas .

Sur le moment, précisait Sainte-Beuve, on comparait les textes de


Bertrand plutôt à des « jeux gothiques », des ciselures et moulures
de cathédrale, ou à des parcelles de vitraux, non à des
daguerréotypes, lesquels n’existaient pas encore. Sainte-Beuve
mettait en tout cas l’accent sur l’art de la miniature, du petit genre
court. Baudelaire lui-même devait appeler dans ses lettres ses
poèmes en prose « ces babioles » ou « ces bagatelles », vocables
toujours précédés du déterminant ces, par nature minorant (C, II,
473 et 583).
La ressemblance entre les deux formules de Sainte-Beuve,
« petites ballades en prose » pour Gaspard de la nuit en 1842, « petits
poèmes en prose » pour les textes de Baudelaire en 1862, semble
d’autant plus pertinente que Gaspard de la nuit est
traditionnellement (et peut-être exagérément) tenu pour
annonciateur des proses de Baudelaire, lequel se réclamait lui-même
de Bertrand dans sa dédicace à Arsène Houssaye dans La Presse du
26 août 1862 :
C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit,
d’Aloysius Bertrand […] que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et
d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus
abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement
pittoresque.

Baudelaire aurait tenté de reproduire pour la ville moderne


l’expérimentation de Bertrand pour la vie rustique et pittoresque.
Alors que Gaspard de la nuit était tourné vers la « vie ancienne »,
Baudelaire aurait visé la « vie moderne ».
C’est pourquoi le rapprochement que proposait Sainte-Beuve dès
1842 entre les Fantaisies de Bertrand et des daguerréotypes,
manifestation exemplaire de la modernité, est capital, ainsi que la
précision « avec la couleur en sus ». La comparaison est même assez
extraordinaire par sa précocité, puisque l’invention de Daguerre
datait de 1837 et que le mot se répandait tout juste. Dans le Salon de
1845, Baudelaire avance une comparaison semblable à propos de
certains tableaux orientalistes que l’on dirait « faits avec le
daguerréotype de la couleur » (II, 484). Autrement dit, avant même
que Baudelaire eût écrit le moindre poème en prose, Sainte-Beuve
les avait pour ainsi dire déjà, par le truchement de Gaspard de la
nuit, qualifiés de « petits » et assimilés à des daguerréotypes.
D’emblée, la question de l’appartenance du poème en prose au
monde ancien ou au monde moderne avait été posée, sa parenté
avec l’art gothique de la ciselure et du vitrail ou avec une technique
moderne, même si un mot comme « imagette » (sur lequel je
reviendrai) restait dépréciatif ou ambigu. Avant même que
Baudelaire eût écrit un seul petit poème en prose, le petit poème en
prose était déjà un genre inclassable entre l’ancien et le moderne.
Nombreux sont les articles, essais et thèses sur l’histoire et la
préhistoire du genre du petit poème en prose, et sur la place de
Baudelaire dans cette généalogie 5. Il semble bien toutefois que
l’expression même de « petits poèmes en prose », après « petites
ballades en prose » en 1842 pour Bertrand, n’ait pas figuré sous la
plume de Baudelaire avant l’article de Sainte-Beuve en janvier 1862,
qualifiant Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque à la fois de « petits
poëmes en prose » et de « bijoux ». Baudelaire devait se souvenir
longtemps de cet article, substituant au mot « bijoux », peut-être en
raison de son intention diminutive, celui de « chefs-d’œuvre ». En
janvier 1866, de Bruxelles, alors qu’il cherchait une fois de plus à
publier son recueil, cette fois chez les frères Garnier, il écrivit à
Narcisse Ancelle, son notaire qui lui servait alors aussi
d’intermédiaire : « Les Garnier ignorent ce que c’est que Le Spleen de
Paris ; – que Sainte-Beuve, dans Le Constitutionnel, lors de ma
bouffonne, mais très intentionnée candidature à l’Académie, a cité,
parlant de quelques-uns de ces fragments comme de vrais chefs-
d’œuvre. Ce n’est pas moi qui parle. On pourrait retrouver le
numéro » (C, II, 580).
L’expression « petits poèmes », elle, est ancienne et désigne une
courte pièce, par opposition aux poèmes tout court, lesquels n’ont
pas besoin d’être qualifiés de grands car ce sont la tragédie et la
comédie. Le « petit poème » deviendra en prose au début du
XIX
e
siècle. Rousseau, dans sa correspondance, parlait
dédaigneusement d’un « petit Poème en prose » pour qualifier ses
œuvres de jeunesse : « Les Benjamites, ou Le Lévite d’Éphraïm, est une
espèce de petit Poème en prose de sept ou huit pages 6. » Mais
l’expression « petit poème en prose », d’une seule traite, comme si
c’était une forme ou un genre en soi, semble rare jusqu’au moment
où Baudelaire la reprit et elle paraît, comme Sainte-Beuve
l’employait, être dépréciative. Étienne de Jouy et Antoine Jay, deux
hommes de lettres emprisonnés à Sainte-Pélagie sous la
Restauration, après avoir inclus un régicide dans leur Biographie
nouvelle des contemporains, qualifient les poésies régionales qu’un de
leurs compagnons de prison se distrait à composer de « petits
poèmes en prose, dans le genre d’Ossian 7 ». Amédée Pichot, qui
avait déjà traduit en 1834 le célèbre roman de sir Edward Bulwer-
Lytton, Les Derniers Jours de Pompéi, traduisit l’année suivante un
recueil de 1835 de petits essais, L’Étudiant, par le même auteur,
lequel avertissait dans la préface : « Si ce titre n’était pas un peu
équivoque et peut-être même présomptueux, je me hasarderais à
appeler mes esquisses : Petits poèmes en prose, parce que c’est en effet
de la poésie didactique, moins les vers./ J’avoue qu’elles doivent
être prises cum grano 8. » Petits poèmes en prose aurait donc pu
désigner de courts essais didactiques impliquant une certaine ironie,
une certaine distance. L’expression avait été traduite de l’anglais,
Bulwer-Lytton ayant écrit « Minor Prose Poems », ce qui éclaire sur le
sens à donner à l’adjectif quand Sainte-Beuve et Baudelaire
l’appliquent au poème en prose : « court » sans doute, mais aussi et
peut-être surtout « mineur ».
Si le concept de « poésie lyrique en prose » a pu exister dès les
débuts du romantisme, l’expression « poèmes en prose » et,
davantage, celle de « petits poèmes en prose », ne se répandit donc
pas en français avant Baudelaire ni, surtout, Mallarmé. Baudelaire
envisageait d’envoyer à Sainte-Beuve, en février 1862, « plusieurs
paquets de Rêvasseries en prose » (C, II, 229). Fin mars, il assure à sa
mère : « Les Poèmes en prose passeront aussi à La Presse » (C, II, 237).
L’expression « petits poèmes en prose » est aussi rare dans sa
correspondance qu’elle l’est alors en français. Elle pose même une
question d’accent tonique : comment prononçait-on ces mots ?
Disait-on « peTITS poèmes en prose » ou « petits poÈMES en
prose » ? Autrement dit, s’agissait-il de « petits poèmes qui étaient
en prose » ou bien de « poèmes en prose qui étaient petits » ?
Comme le mot « petit » n’apparut pas avant 1862 dans La Presse, on
penchera pour la seconde hypothèse, c’est-à-dire des « poèmes en
prose qui étaient petits », et pour interpréter petit au sens de minor et
non de short, relevant d’un genre mineur, non d’un grand genre.
C’était vraisemblablement le sens minorant que Sainte-Beuve
voulait donner à la formule, puisqu’il la faisait suivre aussitôt du
mot « bijoux ». Lorsqu’il évoqua de nouveau les mêmes poèmes,
dans un article du Constitutionnel du 24 avril 1865, ce fut pour leur
comparer des textes en prose de Charles Monselet : « C’est plus
prosaïque que Baudelaire lequel peint sur émail (se rappeler Le
Vieux Saltimbanque, Les Petites Vieilles, Le Café neuf ou Les Yeux des
pauvres) ; c’est moins cherché aussi 9. » Sainte-Beuve ajoutait un
troisième poème aux deux « bijoux » de 1862 – c’était Les Veuves
qu’il appelait à présent Les Petites Vieilles, confondant avec le poème
des Tableaux parisiens, dans Les Fleurs du Mal, de même qu’il n’était
plus sûr du titre des Yeux des pauvres, qu’il appelait aussi Le Café
neuf –, et il jugeait cette fois que Baudelaire « pei[gnait] sur émail »,
variation sur l’art de la miniature, la sophistication. Baudelaire,
toujours reconnaissant, répondit en mai 1865 à ce second éloge à
double tranchant de ses pièces mineures :
Hélas ! les Poèmes en prose, auxquels vous avez encore décoché un encouragement récent,
sont bien attardés. Je me mets toujours sur les bras des besognes difficiles. Faire cent
bagatelles laborieuses qui exigent une bonne humeur constante (bonne humeur nécessaire
même pour traiter des sujets tristes), une excitation bizarre qui a besoin de spectacles, de
foules, de musiques, de réverbères même, voilà ce que j’ai voulu faire ! Je n’en suis qu’à
soixante, et je ne peux plus aller. J’ai besoin de ce fameux bain de multitude dont
l’incorrection vous avait justement choqué (C, II, 493).

Baudelaire était à Bruxelles : lui manquaient ces foules qu’il


désirait quitter quand il était à Paris.

Réactionnaire ou révolutionnaire ?

Une des expressions de la lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve de


mai 1865 justifie un cliché durable qui a nui aux poèmes en prose :
« Je n’en suis qu’à soixante, et je ne peux plus aller. » Le dernier
Baudelaire a longtemps été peu lu, victime de la réputation faite à
sa santé dégradée et à l’impuissance créatrice de ses dernières
années. Ce préjugé a jeté le soupçon sur ses textes tardifs.
Baudelaire serait tombé définitivement dans la procrastination après
l’« avertissement » du début de 1862, consigné dans Fusées, à
l’époque de la candidature malheureuse à l’Académie après la
seconde édition des Fleurs du Mal, et annonçant la dégradation de la
santé et de l’inspiration du poète : « J’ai cultivé mon hystérie avec
jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige, et
aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement,
j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité » (I, 669).
L’avertissement fut « singulier », adjectif que Baudelaire affectionne.
Cet aveu de faiblesse aurait autorisé que l’on considérât les poèmes
en prose comme des ébauches avortées de poèmes en vers, et non
comme des choses en soi, nouvelles et modernes. La chute dans le
prosaïsme aurait été un symptôme d’impuissance : c’était la thèse de
Suzanne Bernard dans son ouvrage de la fin des années 1950 sur Le
Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours 10, qui a longtemps fait
autorité.
À la Noël de 1861, Baudelaire expliquait à Arsène Houssaye,
lequel paraissait disposé à publier ses poèmes en prose, la difficulté
à laquelle il était confronté : « Vous serez indulgent ; car vous avez
fait aussi quelques tentatives de ce genre, et vous savez combien
c’est difficile, particulièrement pour éviter d’avoir l’air de montrer le
plan d’une chose à mettre en vers » (C, II, 207). D’un côté, le poème
en prose ne doit pas ressembler à une ébauche de poème en vers ;
de l’autre, il ne doit pas non plus verser dans la prose poétique, style
que Baudelaire condamne. Dans le Salon de 1859, à propos de la
peinture de genre, il s’en prenait à la « poésie en prose », genre bas
et facile :
Peinture de genre implique un certain prosaïsme, et peinture romanesque, qui remplissait un
peu mieux mon idée, exclut l’idée du fantastique. C’est dans ce genre surtout qu’il faut
choisir avec sévérité ; car la fantaisie est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et
plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman, elle ressemble à
l’amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la puérilité ou dans la
bassesse ; dangereuse comme toute liberté absolue (II, 644).
Se prononçant contre la peinture qui racontait, Baudelaire en
profitait pour régler ses comptes avec la « poésie en prose ». Pour
que son projet de poèmes en prose ne pût pas être tenu pour une
défaillance, il était indispensable qu’il évitât les deux écueils du
« plan d’une chose à mettre en vers » et de la « poésie en prose »,
c’est-à-dire qu’il retrouvât une « sévérité », une discipline
équivalente à celle qu’il observait dans ses vers.
Georges Blin avait auparavant soutenu une thèse radicalement
opposée à celle de Suzanne Bernard. C’était dans son introduction
au Spleen de Paris en 1946 : « Autant que le permettent les lois de la
création littéraire, les Petits poèmes en prose marquent un
commencement absolu 11. » Les Fleurs du Mal auraient daté la fin
d’une époque (Henri Peyre devait insister en 1967 sur leur « peu
d’influence 12 »), mais Le Spleen de Paris avait inauguré une nouvelle
tradition, poursuivie avec Mallarmé, Rimbaud et leurs héritiers. Plus
récemment, certains critiques ont soutenu au contraire que les
poèmes en prose de Baudelaire représentaient non un
commencement, mais l’aboutissement et la totalisation d’un genre.
Dans les Tableaux parisiens et Le Spleen de Paris, Baudelaire aurait
achevé en la sublimant la longue série des Physiologies, depuis le
Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, en passant par Les
Français peints par eux-mêmes, Le Diable à Paris, autres feuilletons de
flâneries 13.
Le Spleen de Paris est-il un commencement ou un aboutissement ?
Une fin ou un début ? Le débat reste ouvert et porte sur la place de
Baudelaire entre moderne et antimoderne. Poser la question
aujourd’hui encore, comme si la réponse restait impossible, c’est
reconnaître les tensions qui traversent l’œuvre. Si le recueil peut
être apprécié pour sa modernité aussi bien que pour sa tradition,
c’est bien la preuve de sa dualité et de sa réversibilité. Le fait même
que la question se pose atteste la modernité antimoderne de
Baudelaire, son désir et son horreur du moderne.
Dans de nombreuses lettres des dernières années, Baudelaire
recourait à son adjectif de prédilection, singulier, pour caractériser le
nouveau recueil qu’il projetait : « … je puis vous garantir un livre
singulier et facile à vendre », assurait-il à Hetzel en mars 1863 (C, II,
295). « Ce sera un livre singulier », confiait-il à sa mère en juin 1863
(C, II, 301), et il insistait sur cette épithète à plusieurs reprises
auprès d’elle, comme en mars 1865 : « … un ouvrage singulier, plus
singulier, plus volontaire du moins, que Les Fleurs du Mal, où
j’associerai l’effrayant avec le bouffon, et même la tendresse avec la
haine » (C, II, 473). Singulier, c’est-à-dire étrange, mais aussi
indécidable, contradictoire, alliant des sentiments aussi opposés que
la tendresse et la haine. La seconde définition qu’il donnait de son
projet était celle d’un « pendant » des Fleurs du Mal, comme il le
signalait par exemple dans une lettre à Hugo en décembre 1863 :
« Je me propose de vous envoyer prochainement Les Fleurs du Mal
(encore augmentées) avec Le Spleen de Paris, destiné à leur servir de
pendant » (C, II, 339). Dressant la liste de ses œuvres, il écrivit de
même en juillet 1865 à Julien Lemer, qui lui servit d’agent à Paris
durant son séjour à Bruxelles : « Le Spleen de Paris (pour faire
pendant aux Fleurs du Mal) » (C, II, 512). « Pendant », c’est-à-dire à
la fois la même chose et une autre, sans que la dualité de
l’entreprise ne soit jamais absente.
Pendant singulier des Fleurs du Mal : c’est tout dire de l’hybridité
du projet. Le Spleen de Paris est longtemps resté – pour toutes ces
raisons – une œuvre marginale et négligée. En 1975, dans son
édition de la Pléiade, Claude Pichois regrettait le faible intérêt porté
à ce recueil dont l’importance n’était « pas encore pleinement
reconnue », et la part infime de la bibliographie qui lui était
consacrée dans les études baudelairiennes, pas plus de 1 % (I,
1293). Or, si les études sur Le Spleen de Paris étaient rares il y a
trente ans, le paysage critique a été bouleversé depuis lors. Le Spleen
de Paris est même l’un des boulevards baudelairiens les plus
fréquentés par la critique, peut-être jusqu’à la saturation. L’un des
textes qui ont été les plus commentés de toute la littérature
française durant les années récentes, et dans le monde entier, est le
poème en prose Assommons les pauvres !, à cause de la lecture qu’en
a faite Walter Benjamin, de l’énorme réputation acquise par ce
critique, et de la politisation des études littéraires et des études
baudelairiennes en particulier.
La lecture idéologique du poète des Fleurs du Mal était quasi
inexistante en 1975. Assommons les pauvres ! est devenu l’un des
textes phares de la littérature française parce que l’interprétation
politique de la littérature a prévalu depuis le crépuscule du
formalisme. Sans doute fut-ce par une réaction saine contre une
certaine décontextualisation de l’œuvre de Baudelaire, tendance que
Paul Valéry encourageait dès l’entre-deux-guerres, observant en
1924 dans « Situation de Baudelaire » : « Les Fleurs du Mal ne
contiennent ni poèmes historiques ni légendes ; rien qui repose sur
un récit. On n’y voit point de tirades philosophiques. La politique
n’y paraît point. Les descriptions y sont rares, et toujours
significatives. Mais tout y est charme, musique, sensualité puissante
et abstraite… luxe, forme et volupté 14. » Valéry lisait Baudelaire,
c’est-à-dire Les Fleurs du Mal, en dehors de tout cadre politique ou
social ; il ne cherchait pas un message, mais une musique et une
forme. Cette lecture, qui a longtemps dominé, explique la
marginalisation du Spleen de Paris. Si d’aventure l’on s’intéressait
aux poèmes en prose, l’attention était restreinte aux pièces les plus
lyriques, à celles qui apparaissaient comme des doublets des Fleurs
du Mal, au détriment des autres, et on comparait quelques poèmes
en prose avec leurs « pendants » en vers : Le Crépuscule du soir,
L’Invitation au voyage, La Chevelure. C’était encore le cas dans les
années 1970.
Depuis ce temps, le retour de l’histoire, du contexte, des réalités
sociales contemporaines dans la lecture de Baudelaire a modifié,
peut-être à l’excès, la réception du recueil. L’article de 1939 de
Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », traduit en
1959 par Maurice de Gandillac 15, est resté longtemps confidentiel,
sans grand effet sur la lecture et l’interprétation de Baudelaire en
France, mais il a été essentiel ailleurs dans la recherche du message
politique et de la situation historique du Spleen de Paris. Les recueils
majeurs de Benjamin sur Baudelaire ont été publiés très tard en
français : Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme
en 1979 16, et le grand projet sur Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre
des passages en 1989 seulement 17. « Le Paris du Second Empire chez
Baudelaire » de Benjamin était depuis longtemps l’introduction
canonique à l’œuvre hors de France, faisant de Baudelaire un
ennemi caché de la bourgeoisie, un révolutionnaire dissimulé, l’alter
ego littéraire de Blanqui. Ses poèmes touchaient à l’actualité sociale
et politique, comme l’alcoolisme des classes laborieuses et l’octroi
qui frappait le vin aux barrières de Paris, dans Le Vin des
chiffonniers. Dans les textes que Benjamin commentait (tirés encore,
signe des temps, des Fleurs du Mal plus que du Spleen de Paris), il
voyait en Baudelaire un « témoin à charge dans le procès historique
intenté par le prolétariat contre la classe bourgeoise 18 ». Une célèbre
formule résumait sa lecture : l’auteur des Fleurs du Mal fut « un
agent secret – l’agent de la secrète insatisfaction de sa classe à
l’égard de sa propre hégémonie 19 ». Benjamin soutenait cette thèse
contre Bertolt Brecht, lequel, sensible à l’argumentation de Valéry,
reprochait à Baudelaire de « n’exprim[er] nullement son époque, pas
même dix ans de celle-ci ». Telle fut en tout cas la nouvelle grille de
lecture obligée de Baudelaire à partir des années 1970 en
Allemagne, faisant de lui un conspirateur socialiste et un poète
fouriériste. Baudelaire aurait eu un moment socialiste, entre 1848 et
1851 ou 1852, en tout cas jusqu’au coup d’État, mais son instinct
politique aurait persisté au-delà de cette période, de manière cachée
ou même non consciente, dans toute son œuvre et jusque dans les
derniers poèmes en prose du Spleen de Paris.
L’interprétation benjaminienne de Baudelaire cherche à le
récupérer du côté de l’avant-garde politique, c’est-à-dire
révolutionnaire, contre ceux qui insistent sur sa pensée
réactionnaire, influencée par la lecture de Joseph de Maistre. En
Allemagne, nombre de travaux ont porté sur Baudelaire autour de
1848, en liaison avec les études sur l’avant-garde 20. Après 1968,
Georges Blin qualifiait Baudelaire d’« irréductible » contre ceux qui,
à Paris, faisaient de lui le précurseur des avant-gardes esthétiques
du XXe siècle, mais de l’autre côté du Rhin on était déjà à voir en lui
le prophète des avant-gardes politiques modernes, déchiffrant les
poèmes en vers et en prose comme autant d’allégories de la lutte des
classes, des Chats au Cygne. Le mouvement s’est ensuite déplacé
dans les universités de langue anglaise, en Grande-Bretagne 21 et aux
États-Unis, dans les années 1980 et 1990, dans d’innombrables
commentaires des poèmes les plus sociaux du Spleen de Paris : non
seulement Assommons les pauvres !, mais Le Mauvais Vitrier, Le
Gâteau, Les Yeux des pauvres, Une mort héroïque, La Fausse Monnaie,
La Corde… Comme dans Les Fleurs du Mal, chaque génération choisit
désormais ses poèmes dans Le Spleen de Paris, ce qui prouve que son
importance est « pleinement reconnue ». En France, on a suivi
tardivement le mouvement 22, et l’on s’est mis aussi à démasquer le
révolutionnaire dissimulé dans Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris
au début des années 2000 seulement 23.
Une déclaration fameuse de Baudelaire a beaucoup retenu
l’attention des commentateurs et fait l’objet d’innombrables gloses.
Datant de mars 1852 dans une lettre à Narcisse Ancelle, elle suit le
coup d’État, la proclamation de la présidence à vie et les élections
législatives : « Vous ne m’avez pas vu au vote ; c’est un parti pris
chez moi. LE 2 DÉCEMBRE m’a physiquement dépolitiqué » (C, I, 188). Les
lecteurs politiques de Baudelaire refusent de prendre à la lettre cette
profession de dépolitisation ou de « dépolitiquisation ». Pour la
période postérieure à 1851, s’affrontent les partisans d’un
Baudelaire maistrien, catholique réactionnaire, et ceux d’un
Baudelaire fouriériste et socialiste. Après une période
révolutionnaire assumée de 1848 à 1851, Baudelaire avoua
l’influence de Joseph de Maistre sur sa pensée : « De Maistre et
Edgar Poe m’ont appris à raisonner », affirmait-il dans Fusées (I,
669). Cela n’a pas empêché de le camper en révolutionnaire
clandestin, dissimulant ou même ignorant son engagement, comme
on l’a fait pour Balzac, jugé démocrate progressiste en dépit de son
monarchisme catholique revendiqué. Baudelaire se montrait lui-
même réticent face aux récupérations de cette sorte. Il réprouvait la
manière dont Hugo et les démocrates s’étaient emparés de
Shakespeare pour faire la leçon au régime. C’était en 1864, lors du
troisième centenaire de la naissance du barde, dans une lettre
anonyme au Figaro, où il accusait le clan Hugo qui préparait un
banquet :
Vous savez, Monsieur, qu’en 1848 il se fit une alliance adultère entre l’école littéraire de
1830 et la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre. Olympio renia la fameuse
doctrine de l’art pour l’art, et depuis lors, lui, sa famille et ses disciples, n’ont cessé de
prêcher le peuple, de parler pour le peuple, et de se montrer en toutes occasions les amis et
les patrons assidus du peuple. « Tendre et profond amour du peuple ! » Dès lors, tout ce
qu’ils peuvent aimer en littérature a pris la couleur révolutionnaire et philanthropique.
Shakespeare est socialiste. Il ne s’en est jamais douté, mais il n’importe. Une espèce de
critique paradoxale a déjà essayé de travestir le monarchiste Balzac, l’homme du trône et
de l’autel, en homme de subversion et de démolition. Nous sommes familiarisés avec ce
genre de supercherie (II, 228).

Le Baudelaire anonyme s’offusquait de ce que l’on fît de


Shakespeare un socialiste, ce qui lui valut d’être traité de
« mouchard » par les hugoliens après que leur banquet fut interdit. Il
aurait protesté si on l’avait enrôlé comme révolutionnaire (ou
d’ailleurs comme contre-révolutionnaire) : « Nous sommes
familiarisés avec ce genre de supercherie », disait-il de l’embauchage
de Shakespeare. Pourquoi ne pas adopter la même vigilance devant
les lectures politiques de Baudelaire ?

L’homme épouvantable

Le Miroir nous initiera aux roueries de Baudelaire politique. Ce


poème en prose, le plus petit (court et mineur) du Spleen de Paris, a
paru dans la Revue de Paris le 25 décembre 1864, avec cinq autres
pièces, dont seul Le Port était aussi inédit. Nous n’en connaissons pas
de variantes :
XL. Le Miroir

Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.


« – Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu’avec
déplaisir ? »
L’homme épouvantable me répond : « – Monsieur, d’après les immortels principes de 89,
tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir
ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. »
Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n’avait
pas tort.
Ce poème, à la structure très simple, a été qualifié de « boutade »
par les experts qui ont classé les poèmes en prose en sous-genres :
« … nous rencontrons ici une sorte de genre littéraire […] qu’on
pourrait appeler le poème-boutade », disait Henri Lemaître dans son
édition 24. Mais est-ce bien un poème ? L’emportement contre la
sottise moderne (« les immortels principes de 89 ») le rapproche
moins des Fleurs du Mal que de Mon cœur mis à nu ou de Pauvre
Belgique, recueils des pensées amères du dernier Baudelaire, proches
par leur inspiration désabusée de certaines pièces du Spleen de Paris,
surtout les plus tardives. La composition est serrée et symétrique :
une phrase de mise en place, une phrase de moralité, et, entre les
deux, juste un bout de dialogue, deux répliques, une pour chacun
des interlocuteurs. La première n’est pas attribuée et on ne sait pas
d’abord qui parle, mais elle est reprise à son compte après coup par
la première personne du poète, observateur et narrateur, présent
entre les deux reparties (« L’homme épouvantable me répond »),
puis dans l’épilogue (« Au nom du bon sens, j’avais sans doute
raison »). Cette première personne, juste au milieu du texte, en est le
pivot.
Le Miroir s’énonce au présent, commence comme une chose vue,
mais ce présent est lui-même incertain, car il pourrait être à valeur
gnomique : le lecteur hésite entre le passé récent d’une anecdote
vécue et l’intemporalité d’une vérité générale. L’homme resterait
indéfini s’il ne recevait pas les épithètes d’« épouvantable »,
d’« affreux », d’« effrayant », de « monstrueux ». Baudelaire est
pourtant économe d’adjectifs dans ses poèmes en prose. En face de
cet homme, se dresse « la glace », non pas une glace particulière,
« cette glace » de la chose vue, mais plutôt « la glace »
omniprésente, ubiquitaire, celle qui trône dans tous les salons
bourgeois au-dessus de la cheminée, telle que la mentionne le titre
Le Miroir, de portée symbolique. Le poème s’insère d’entrée de jeu
dans l’ambiguïté entre la chose vue et le symbole ou l’allégorie du
miroir, à interpréter d’un point de vue psychologique (celui du
« déplaisir » narcissique auquel le texte condamne l’« homme
épouvantable »), ou plus probablement d’un point de vue politique
(social et moral).
Les répliques, toutes deux raisonneuses et syllogistiques avec
leur « puisque » et leur « donc », l’expression figée « immortels
principes de 89 », résumé de la doctrine moquée par Baudelaire,
fournissent une belle introduction à l’œuvre d’un poète ratiocineur,
mêlant les niveaux de langue, entre le recherché et vieilli « se
mirer » et l’expression plus familière « se regarder au miroir ».
Quand l’homme épouvantable répond au poète, le verbe « regarder »
revient (« cela ne regarde que ma conscience »), mais dans un autre
sens : il ne s’agit plus de la vue, mais de l’introspection ou de l’œil
de la conscience, comme dans les expressions : mêlez-vous de ce qui
vous regarde, cela ne vous regarde pas.
La symétrie ne se limite pas à la disposition des répliques ou au
double sens des mots ; on la retrouve dans la chute opposant le
« bon sens » et la « loi », suivant une tension ancienne entre ce que
dicte la conscience et ce qu’exige la loi. L’antithèse de la moralité
(« Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais, au point de
vue de la loi, il n’avait pas tort ») souligne le sarcasme antiégalitaire,
où le sens fort de « sans doute » (certainement) n’a pas son
équivalent dans la litote « il n’avait pas tort ». La législation
moderne, issue des principes de 1789, en particulier de l’égalité, se
heurte au bon sens. Le Miroir propose une application d’un principe
politique abstrait à une situation personnelle (le droit
constitutionnel pour un homme épouvantable de se regarder dans la
glace), afin d’en exposer le ridicule.
Toutefois, une apologie du bon sens ne va pas de soi sous la
plume de Baudelaire. Il est même paradoxal et ironique qu’il mette
le « bon sens » du côté du poète et la « loi » du côté de l’« homme
épouvantable », alors que le bon sens est généralement associé par
lui au peuple : « Défions-nous du peuple, du bon sens », note-t-il
dans Mon cœur mis à nu (I, 693). Baudelaire montre peu d’affinité
avec ce que, en 1851 dans Les Drames et les romans honnêtes, il
nomme l’« école du bon sens et […] ses types de bourgeois corrects
et vaniteux », dont le meilleur représentant est le notaire (II, 40).
Comme toute chose, pourtant, le bon sens est ambivalent, réversible.
Il arrive à Baudelaire de louer Daumier en ces termes, dans le Salon
de 1859 : « Daumier est doué d’un bon sens lumineux qui colore
toute sa conversation », autre chose que le bon sens populaire ou
bourgeois qu’il exècre (II, 611). Il établit la même distinction, la
même année, et avec la même épithète, dans sa notice sur Gautier :
« Avec son lumineux bon sens (je parle du bon sens du génie, et non
pas du bon sens des petites gens) » (II, 117). Le bon sens vulgaire ou
bourgeois, ce ne sont pas, ou pas seulement, des vues archaïques et
de vieux préjugés, mais c’est l’horizon même de la démocratie
moderne. En février 1866, une des dernières lettres de Baudelaire,
lettre rageuse à Ancelle, son notaire, l’incarnation même du bon
sens, rattache les conférences d’Émile Deschanel, ancien condisciple
de Baudelaire à Louis-le-Grand, à ce bon sens démocrate
méprisable : « Et vous avez été assez ENFANT pour aller écouter ce
petit bêta de Deschanel ! professeur pour demoiselles ! démocrate
qui ne croit pas aux miracles et ne croit qu’au BON SENS (!), parfait
représentant de la petite littérature, petit vulgarisateur de choses
vulgaires, etc., etc. ! » (C, II, 610).
Devant Le Miroir, il est donc impossible de s’arrêter à la chose
vue, à l’interprétation littérale, et de ne pas passer de la glace réelle
au miroir symbolique, allégorique et moral. Dans Quelques
caricaturistes français, Baudelaire concédait que « les images
triviales, les croquis de la foule et de la rue, les caricatures, sont
souvent le miroir le plus fidèle de la vie » (II, 544). Ce poème en
prose se présente comme un croquis ou une caricature ; il excède la
simple scène réaliste saisie sur le vif et pourrait être la légende
d’une lithographie de Daumier. Nombreux furent les miroirs de
Baudelaire, avant l’hôtel du Grand Miroir où il résida durant son
malheureux séjour à Bruxelles. Dans Les Fleurs du Mal, celui de
L’Héautontimorouménos (« Je suis le sinistre miroir/ Où la mégère se
regarde »), où se joue la réversibilité du bourreau et de la victime,
et, si on l’applique au Miroir, celle du poète et de l’homme
épouvantable. Dans L’Irrémédiable, le poète confiait :
Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,


Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
– La conscience dans le Mal !

Le miroir est l’instrument de la réflexivité : c’est grâce à lui que


l’homme peut découvrir sa dualité, sa nature satanique à côté de son
aspiration à l’idéal. La conscience dans le mal, absente des illusions
rousseauistes de 1789, s’y dévoile. Inversement, ou plutôt,
conformément à l’ambivalence caractéristique de la pensée de
Baudelaire, le miroir est aussi l’auxiliaire de l’aspiration au sublime
chez le dandy, comme dans Mon cœur mis à nu : « Le Dandy doit
aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir
devant un miroir » (I, 678). Le miroir a, dans toute l’œuvre, un
usage spirituel et un usage satanique. D’un côté, il concourt à la
lucidité, au contrôle de soi, à la discipline morale et esthétique ; de
l’autre, il témoigne du narcissisme le plus absurde, comme le montre
Le Miroir ; il illustre la complaisance de la nature humaine et prouve
l’illusion de l’homme sur sa nature déchue, sa méconnaissance du
péché originel. Au lieu de présenter l’image attendue, tout y est
renversé : l’homme épouvantable, c’est-à-dire tout homme, se
présente comme l’homme naturel, le représentant des droits de
l’homme, et non pas comme l’Homme lui-même, cet homme éternel
que Baudelaire qualifiait d’« animal de proie le plus parfait » dans
Fusées (I, 663).
Le suffrage universel, qui avait légitimé le coup d’État dont
Baudelaire disait qu’il l’avait « physiquement dépolitiqué », est le
miroir de l’homme épouvantable. Dans Pauvre Belgique, il le
comparait à un face-à-face de l’homme avec lui-même : « (Rien de
plus ridicule que de chercher la vérité dans le nombre.)/ Le suffrage
universel et les tables tournantes./ C’est l’homme cherchant la vérité
dans l’homme (!!!) » (II, 903). Par le suffrage universel, l’homme
cherche la vérité en lui-même, comme dans un miroir, et non
ailleurs, par exemple dans la « conscience dans le Mal ». Le bref
apologue du Miroir aurait pu s’intituler « Le catholique (voire le
janséniste) et le démocrate » ; il ridiculise par l’absurde la
démocratie, fondée sur l’idée de nature et sur le déni du péché
originel. Ce poème en prose est une satire ou plutôt un sarcasme
antidémocratique et antiégalitaire, d’inspiration maistrienne,
conforme à ce que Baudelaire décrétait encore dans Mon cœur mis à
nu : « Ce que je pense du droit de vote et du droit d’élections. Des
droits de l’homme. […] Vous figurez-vous un Dandy parlant au
peuple, excepté pour le bafouer ? » (I, 684). Le Miroir, c’est l’homme
des droits de l’homme bafoué par le dandy. Comme l’observe Jean
Starobinski, « le regard au miroir est le privilège aristocratique de
l’individu qui sait se faire le comédien de soi-même », et la
démocratisation du miroir est donc un « véritable sacrilège 25 ».
Baudelaire associe toutefois « le suffrage universel et les tables
tournantes », une doctrine politique rationnelle et une croyance
occulte irrationnelle, dans une même condamnation de leur ridicule.
C’est que ces deux idéologies modernes, également incarnées en la
personne du mage romantique Victor Hugo, reposent sur le même
postulat que Baudelaire tient pour une ridicule illusion et qui
voudrait que l’homme puisse trouver la vérité tout seul, sans aide
surhumaine. Ces deux croyances contemporaines sont des formes
comparables du narcissisme et de la démesure modernes, ainsi que
les symptômes d’une réflexivité de mauvais aloi. L’assimilation de la
souveraineté populaire et de l’occultisme ne doit donc pas
surprendre. Baudelaire ne rapproche-t-il pas ailleurs les tables
tournantes des principes mêmes et des techniques modernes ? Mon
cœur mis à nu les insère dans une liste qui comprend aussi le gaz et
dénonce le mythe du progrès, au cours d’une réflexion sur la
civilisation et sur le progrès authentiques : « Théorie de la vraie
civilisation./ Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les
tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché
originel » (II, 697). Hugo, qui fit parler les tables presque
quotidiennement pendant plus de deux ans, est visé, Hugo qui
« croit que l’Homme est né bon » et qui « même devant ses désastres
permanents, […] n’accuse pas la férocité et la malice de Dieu »,
comme Baudelaire le formule en conclusion de son article sur Les
Misérables en 1862 : « Hélas ! du Péché Originel, même après tant de
progrès depuis si longtemps promis, il restera toujours bien assez de
traces pour en constater l’immémoriale réalité ! » (II, 224).
Ce petit Miroir nous aura éclairés sur la réaction antimoderne de
Baudelaire. Bien d’autres poèmes du Spleen de Paris pourraient être
lus à la fois comme des scènes anecdotiques observées ou imaginées,
dans un présent immédiat et réaliste, et comme des symboles ou des
« moralités », pour reprendre le terme employé par Baudelaire lui-
même : moralité antimoderne, moralité antiégalitaire, puisqu’il
s’agit d’une caricature de l’homme des droits de l’homme, l’individu
« épouvantable », l’homme d’une « société trop amoureuse d’elle-
même », ainsi que Baudelaire qualifie la société moderne dans ce
même article de 1862 sur Les Misérables de Hugo (II, 224). On est
loin du Baudelaire conspirateur révolutionnaire de Benjamin et
surtout de ses disciples.
2
Un poète journaliste

Comme la souveraineté populaire et le suffrage universel,


parodiés dans Le Miroir, le journal présente un miroir moral, une
caricature de l’homme moderne, c’est-à-dire aussi de l’homme
éternel, puisque c’est sa nature à jamais épouvantable qu’il y révèle.
Dans un fragment de Mon cœur mis à nu, Baudelaire s’emportait
contre le scandale de la presse, laquelle diffusait la foi du progrès, le
mythe de l’homme bon, tout en racontant des horreurs :
Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour ou quel mois
ou quelle année, sans y trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus
épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté,
de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation (I,
705).

L’épithète « épouvantable » revient, cette fois associée au


journal, comme elle s’applique encore au dogme moderne du
progrès lorsque Baudelaire rend compte de l’Exposition universelle
de 1855, grande fête portant à son comble l’illusion de l’homme sur
lui-même : « Transportée dans l’ordre de l’imagination, l’idée du
progrès […] se dresse avec une absurdité gigantesque, une
grotesquerie qui monte jusqu’à l’épouvantable » (II, 581). La
modernité, avec ses « immortels principes », est un monde
« épouvantable », épithète de nature, une fois franchi le miroir.

La presse, miroir de l’homme moderne

Avec la démocratie, le journal est un nouveau miroir de l’homme


moderne, le révélateur de sa perversité. Baudelaire y publie
néanmoins articles et poèmes ; il en vit. Son attitude face au journal
est emblématique de sa confrontation avec le monde moderne. Il
fréquente la presse depuis toujours. La Fanfarlo, nouvelle publiée en
1847, mettait déjà en scène le milieu odieux, fait d’éreintages et de
chantages, des « petits journaux », polémiques et satiriques.
Baudelaire abhorrait la presse mais ne pouvait pas s’en passer. La
forme même du « petit poème en prose » n’est pas séparable du lieu
où Baudelaire parvint à publier certaines de ses « babioles », la
nouvelle presse quotidienne à grand format et à grand tirage, mais
elle garde aussi quelque chose de l’esprit et du ton de tous les petits
journaux auxquels il collabora autour de 1848. Le poème en prose
est un texte bref (court et mineur), décrivant ou imaginant une
chose vue, un fait divers, le racontant de manière réaliste ou
fantastique, le tout suivi d’une moralité le plus souvent
« désagréable ». Sur la page imprimée du journal, le poème voisine
avec toutes les atrocités que Baudelaire découvre dans ce miroir de
la société moderne : le « premier-paris » (l’éditorial des journaux
parisiens), les nouvelles de la politique, les faits divers, la Bourse, la
chronique judiciaire, la publicité. Le poème, dans la presse
quotidienne, est entouré de toute la trivialité de la vie moderne. La
frontière s’est effacée entre celle-ci et la poésie. Les privilèges de la
création poétique ont été abolis ; le poète est déclassé dans le tohu-
bohu, la cacophonie du journal.
Le journal, la « gazette », appartient de plein droit à cette série
de « choses modernes » auxquelles Baudelaire résiste, comme le gaz,
la vapeur et les tables tournantes. Entre gaz et gazette, aucune
parenté étymologique, mais ce sont bien deux facettes de l’horreur
moderne. Le long fragment de Mon cœur mis à nu sur l’abomination
de l’âge de la presse se poursuivait ainsi :
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres,
crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des
particuliers, une ivresse d’atrocité universelle.
Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque
matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme.
Je ne comprends pas qu’une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût
(I, 705-706).

Baudelaire entre en conflit avec ses contemporains, lecteurs


avides de la presse quotidienne, laquelle ne prouve rien d’autre à ses
yeux que la nature déchue de l’homme. Un détail fait ici du journal
le sommet de la perversion moderne : son assimilation à la
« muraille » et au « visage de l’homme ». Le « visage de l’homme »
s’explique par Le Miroir, et le « journal » comme « tissu d’horreurs »,
mais que vient faire la « muraille » entre le « journal » et le « visage
de l’homme » ? C’est qu’elle offre un autre « visage » de la société
moderne, celui des affiches qui couvrent les murs de la capitale,
celui des réclames et des annonces omniprésentes dans le vieux
Paris que Baudelaire fréquenta (les photographies de Charles
Marville l’attestent : Paris avant Haussmann, avant la colonne
Morris, était couvert d’inscriptions) : « Immense nausée des
affiches », note d’ailleurs Baudelaire dans Mon cœur mis à nu (I,
684). Les murs de Paris étaient revêtus de graffitis, lesquels
relevaient (relèvent toujours) de deux registres d’inspiration
consacrés, la pornographie et la politique. Un autre fragment de
Mon cœur mis à nu en apporte la preuve : « Deux belles religions,
immortelles sur les murs, éternelles obsessions du Peuple : une pine
(le phallus antique) – et “Vive Barbès !” ou “À bas Philippe !” ou
“Vive la République !” » (II, 700). Les murs de la ville sont le miroir
public des manies dissimulées ; ils les exhibent sur les dessins
obscènes et dans les slogans révolutionnaires qui les recouvrent. Les
murmures des foules sont ainsi montrés à tous. La mention de Louis-
Philippe et, auprès de lui, du conspirateur républicain Armand
Barbès (c’est la seule allusion à cet opposant de la monarchie de
Juillet dans les écrits de Baudelaire), nous renvoie à la révolution de
1848 ou aux années qui précédèrent la chute de la monarchie de
Juillet, moment qui suscite l’irritation rétrospective du poète, lequel
a participé à l’enthousiasme collectif.
L’analogie qu’il relève entre le journal et les murs couverts de
graffitis où se lit le refoulé sexuel et social du monde moderne
illustre à merveille le mépris dans lequel le poète tient la presse. Le
journal présente le versant en apparence honorable de la déchéance
humaine. Auprès du suffrage universel et des tables tournantes, il
est le miroir le plus exact de l’homme moderne. Baudelaire lisait
assidument et citait avec plaisir La Gazette des tribunaux, le
speculum même du fait divers, l’inventaire des crimes quotidiens, le
summum de cette presse qui concentre les atrocités. Il envisagea
d’écrire des mélodrames s’inspirant des périodiques de ce genre,
regorgeant d’anecdotes effroyables, propres à fournir des canevas
pour le « boulevard du Crime » : « Que de fois j’ai été frappé par des
cas semblables en lisant la Gazette des tribunaux ! », écrivait-il en
1854 à l’acteur Hippolyte Tisserant en lui présentant son projet d’un
drame intitulé L’Ivrogne (C, I, 259). Dans Le Peintre de la vie moderne,
il invite le lecteur philanthrope qui cherche à connaître le vrai
visage de l’homme et la permanence du péché originel à s’instruire
par la lecture de cette publication : « La négation du péché originel
ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette
époque. Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait
visible ; à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des tribunaux,
nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien […]. Le
crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa
mère, est originellement naturel » (II, 715).
Pour se convaincre de la fausseté de la thèse de Rousseau sur
l’homme naturellement bon, il devrait suffire de lire La Gazette des
tribunaux, mais les contemporains, devenus matérialistes, peu à
même de saisir les notions abstraites de péché originel ou de nature
humaine déchue, ignorent le fond des affaires criminelles.
Baudelaire polémique avec une tradition fraternitaire qui voit dans
le crime non pas une donnée naturelle mais un effet des inégalités,
corrigible par une réforme de la société. En faisant remonter le goût
du crime chez chaque individu au ventre de sa mère, et en le
renvoyant à l’« expérience de tous les âges », à toute l’histoire
humaine, il récuse les illusions confiantes en la nature humaine.
Plus que tout autre journal, La Gazette des tribunaux est le réflecteur
de la nature humaine authentique, du vrai visage de l’homme, y
compris de l’homme moderne qui se figure trop vite comme
exempté des anciennes servitudes morales.
L’homme épouvantable du Miroir, c’est donc bien l’homme
moderne, mais c’est aussi l’homme éternel, tel que le journal lui
renvoie chaque jour son reflet fidèle. Or Baudelaire n’hésite pas à
publier dans cette presse honnie ; il en vit même, ou en survit. Rien
n’est plus emblématique de sa position équivoque à l’égard de la
modernité que son attitude face au journal.

Un style journaliste
Une phrase de Claudel, citée par Jacques Rivière dans La
Nouvelle Revue française de septembre 1910, et rendue fameuse par
Walter Benjamin, a longtemps résumé les relations de Baudelaire et
du journal. Claudel, suivant Rivière, aurait caractérisé la langue de
Baudelaire dans cette formule saisissante : « C’est un extraordinaire
mélange du style racinien et du style journaliste de son temps 1. »
Rivière voulait parler de la coexistence ou de la contiguïté, sous la
plume de Baudelaire, des mots les plus rares et des plus familiers,
les plus humbles et les plus hardis, voire les plus « imprévus – on
pourrait presque dire saugrenus » (observation de Rivière qui
appelait en note la citation de Claudel). Sous la plume de
Baudelaire, au dire de Claudel, l’imprévu et le saugrenu se seraient
mêlés au recherché et au rare. Cette alliance – Rivière y insistait
déjà – suppose à la fois que l’on pose un écart entre niveaux de
style, et qu’on le réduise, qu’on le rende possible, acceptable.
Deux mois plus tard, dans La Nouvelle Revue française de
novembre 1910, Gide s’intéressa à son tour à l’alliance de termes
baudelairienne. Il la décrivait comme une « apparente impropriété
des termes », une « savante imprécision dont Racine déjà usait en
maître » 2. Il y aurait ainsi, d’un côté, Racine et, de l’autre, ce que
Gide appelle d’une très belle formule « cet espacement, ce laps entre
l’image et l’idée, entre le mot et la chose ». La dualité stylistique de
Baudelaire fut souvent traitée de laps, écart, tension, discord ; mais
Gide est lui aussi sensible, en même temps qu’à un certain
éclectisme stylistique, à sa résolution, qui serait elle-même
racinienne. Baudelaire réalise une synthèse, une « alliance ». Bien
avant que Brunetière, ennemi de Baudelaire, retrouve chez Racine
cette même contradiction et assimile les intrigues des tragédies à des
faits divers 3, Baudelaire fusionnait Racine et La Gazette des
tribunaux. Pour présenter quelques poèmes en prose sous le titre, Le
Spleen de Paris, dans le Figaro en février 1864, Gustave Bourdin écrit
que « l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable »
(I, 1297). L’idée de l’écart et de l’union, thématique et stylistique,
reprise par Claudel, Rivière, Benjamin et tant d’autres, était
observée dès les premières publications des poèmes en prose.
Venue sous la plume de Bourdin, la formule avait manifestement
été suggérée par Baudelaire lui-même, conscient de la discorde qui
creusait son œuvre. Lorsqu’il envisagea en décembre 1861 de
publier des poèmes en prose dans la presse, il établit une répartition
surprenante entre deux organes de profils très distincts. Il souhaitait
paraître en même temps dans L’Artiste, revue littéraire précieuse, et
dans La Presse, quotidien parisien à grand tirage, le deuxième après
Le Siècle. Tous les deux, la revue et le quotidien, étaient alors dirigés
par Arsène Houssaye, vieille connaissance de Baudelaire du temps
de la bohème, à qui il écrivit : « J’ai de la besogne accumulée pour
vous (pour L’Artiste seulement, pas encore pour La Presse). Votre
idée de placer les choses alternativement dans L’Artiste et La Presse
me sourit beaucoup » (C, II, 196). Ce projet d’une répartition entre
deux périodiques aussi différents a de quoi déconcerter : l’idée,
venue de Houssaye, lui « sourit beaucoup », expression elle-même
surprenante, rare sous sa plume. Dans une lettre à Ancelle du
26 octobre 1865, il confie que Julien Lemer, son agent à Paris
durant son séjour à Bruxelles en 1865 et 1866, qui cherche à placer
Le Spleen de Paris chez les frères Garnier, « prétend qu’elle [mon
affaire] sourit beaucoup à Hippolyte. Tandis qu’Auguste est contre
moi » (C, II, 536). Ce verbe affecté, sourire, semble spécialisé dans
les manœuvres d’approche des éditeurs et des directeurs de
journaux.
Dans la lettre de décembre 1861 à Houssaye, la parenthèse,
« (pour L’Artiste seulement, pas encore pour La Presse) », suggère que
Baudelaire ne destinait pas le même genre de poèmes aux deux
périodiques, et qu’il songeait à des textes nouveaux pour le
quotidien à grand tirage. Suit une liste de douze poèmes qu’il
prétend déjà rédigés ; en fait, huit d’entre eux seulement seront
achevés (l’un d’eux étant désigné par deux titres), et les trois autres
resteront à l’état de projet ; sept de ces huit nouveaux poèmes
paraîtront dans La Presse à la fin de l’été, en août et septembre
1862, dans le journal à grand tirage et non pas dans L’Artiste,
comme Baudelaire l’envisageait quelques mois plus tôt. Ce sont des
poèmes qui se situeront vers le début du recueil et qui signent l’acte
de naissance du projet des poèmes en prose 4.
Le jour de Noël 1861, Baudelaire évoque encore la distribution
des poèmes dans une lettre à Houssaye : « Je voulais vous porter
deux manuscrits : un pour La Presse (dont nous avons parlé), un
pour L’Artiste, celui-là est plus avancé. Il y a plusieurs années que je
rêve à mes poèmes en prose » (C, II, 207). Derechef, Baudelaire
paraît concevoir deux genres distincts de poèmes ; certains seraient
plus adaptés à L’Artiste, d’autres à La Presse. Mais le manuscrit qui
est « plus avancé », « celui-là », désigne-t-il celui qui est destiné à La
Presse, comme le voudrait la syntaxe, ou plutôt celui de L’Artiste,
comme Baudelaire l’écrivait quelques jours plus tôt ? Que destinait-
il au journal à grand tirage ? Rien ne l’indique. À la même époque, il
écrivait à son ami et éditeur Poulet-Malassis : « … les poèmes en
prose, auxquels je travaille, paraîtront de mois en mois moitié à
L’Artiste, moitié à La Presse (vendu à Houssaye) » (C, II, 213). Mais
quelle moitié ? Songeait-il à répartir les pièces selon leur adéquation
à l’un ou l’autre périodique, en fonction de leurs publics respectifs ?
L’énigme de la répartition générique de ce qu’il appelle ses
« élucubrations en prose », dans une lettre à Vigny du 30 janvier
1862 (C, II, 223), demeure. Dans l’esprit de Baudelaire, certaines
pièces penchaient plutôt du côté de la revue esthète, d’autres du
côté du quotidien sur mauvais papier ; certaines sont plus
recherchées, d’autres sans doute plus « journalistes », pour reprendre
le mot de Claudel, du moins seront-elles accessibles au public de la
presse à grand tirage. Baudelaire ne se refuse pas à publier dans un
de ces affreux miroirs de l’homme moderne. Il a même conçu le
projet d’une quinzaine de feuilletons dans La Presse, si l’on en croit
une lettre à sa mère du 22 septembre 1862 (C, II, 261).

Les Petits poèmes en prose dans la presse à grand


tirage

Les Petits poèmes en prose n’avaient pas pour unique finalité la


publication d’un feuilleton dans la presse. À la même époque,
Baudelaire parlait, dans de nombreuses lettres, d’un livre, d’un
recueil. Dès sa lettre de la Noël 1861 à Houssaye, il mentionnait non
seulement les poèmes, mais le futur recueil : « J’ai dans l’idée
qu’Hetzel y trouvera la matière d’un volume romantique à images.
[…] Il y a déjà quelque temps que je voulais vous offrir ce petit
volume » (C, II, 208). Il évoquait aussi ce volume dans une lettre à
sa mère (29 mars 1862, C, II, 238), et une autre à Poulet-Malassis
(août-septembre 1862, C, II, 256), et le contrat avec Hetzel fut établi
le 13 janvier 1863. Pourtant, les poèmes restèrent dispersés. Dans
une lettre du 15 avril 1864 à Albert Collignon, de la Revue nouvelle,
avant de quitter Paris pour la Belgique, Baudelaire proposait : « Je
ne sais pas si vous êtes toujours dans l’intention d’imprimer des
Poèmes en prose. Je finirai l’ouvrage à Bruxelles, et de là j’en
enverrai des fragments aux personnes qui m’ont fait l’honneur de
m’en demander » (C, II, 354). Collignon n’en publia pas. Des motifs
financiers dictaient les vœux de double publication, permettant de
percevoir des droits à deux reprises.
Ainsi Baudelaire, qui, non sans ironie, traitait Sainte-Beuve de
« poète-journaliste » dans sa recension non signée de l’article de
janvier 1862 du critique sur les élections à l’Académie française (II,
189), n’en publia pas moins de nombreuses préoriginales de ses
poèmes en prose dans la presse. S’il avait pu, il en aurait publié
davantage. À cette date, Baudelaire est lui-même un « poète-
journaliste » plus caractérisé que Sainte-Beuve. Il se disperse,
cherche désespérément à placer ses poèmes en prose et ses essais,
comme Le Peintre de la vie moderne. Le besoin d’argent le contraint à
solliciter toutes sortes de périodiques parmi les plus improbables : il
s’adresse à Louis Marcelin pour La Vie parisienne, à Alphonse de
Calonne pour la Revue contemporaine, à Étienne Carjat pour Le
Boulevard, à Mario Uchard pour Le Nord, à Léon Bérardi pour
L’Indépendance belge, à Albert Collignon pour la Revue nouvelle, à
Gervais Charpentier pour la Revue nationale et étrangère, à Henry de
La Madelène pour la nouvelle Revue de Paris – liste qui illustre son
désespoir d’être publié, car la plupart de ces tentatives se soldèrent
par un échec. Tout ce vain empressement garde quelque chose de
pathétique et suit un itinéraire capricieux. Chacune des « babioles »
vaut une centaine de francs. Dans sa course à la publication,
Baudelaire pourchasse autant les revues littéraires ou poétiques,
comme l’éphémère Revue fantaisiste de Catulle Mendès, que les
périodiques moins ambitieux, quotidiens ou non, comme La Presse,
Le Boulevard de Carjat, ou le Figaro, alors bihebdomadaire sous la
direction d’Hippolyte de Villemessant et de Gustave Bourdin.
Il est remarquable que quasi tous les périodiques où Baudelaire
réussit à placer ses poèmes en prose disparurent peu après leur
publication, sans que Baudelaire y fût pour rien, semble-t-il.
Plusieurs d’entre eux ouvrirent leurs colonnes à Baudelaire dans leur
dernier numéro, lequel ne fut pas toujours distribué. Baudelaire
entretenait des relations compliquées avec les directeurs ou
rédacteurs en chef, rapports symptomatiques de ses arrière-pensées
sur la presse. Le cas d’Arsène Houssaye est emblématique.
Baudelaire imagine de publier chez lui un feuilleton d’une centaine
de poèmes ; une vingtaine seulement paraîtront les 26 et 27 août et
24 septembre 1862, et la dernière livraison, le quatrième feuilleton,
sera composé mais non imprimé, et restera sur épreuves. Houssaye
justifie alors l’arrêt prématuré du feuilleton en faisant valoir que
Baudelaire lui livre des poèmes qu’il a déjà publiés ailleurs. Est-ce la
seule raison ? On aimerait connaître la réaction des lecteurs aux
trois premiers feuilletons de La Presse. Il est probable que les poèmes
en prose ne suscitèrent pas beaucoup d’enthousiasme.
Les échanges s’étaient envenimés entre Baudelaire et Houssaye,
lequel s’était par exemple permis de corriger le prénom de la
femme, Féline, en Nyssia dans L’Horloge. Le poète, en position
subalterne, s’était irrité des corrections demandées ou imposées par
Houssaye. Plus tard, en juin 1863, il se querella avec Gervais
Charpentier à propos des atténuations moralisantes introduites dans
La Belle Dorothée après le bon à tirer pour la Revue nationale : « Je
vous avais dit : supprimez tout un morceau, si une virgule vous déplaît
dans le morceau, mais ne supprimez pas la virgule ; elle a sa raison
d’être./ J’ai passé ma vie entière à apprendre à construire des
phrases, et je dis, sans crainte de faire rire, que ce que je livre à une
imprimerie est parfaitement fini » (C, II, 307). Ces échanges
épistolaires sont instructifs des attentes inconciliables du poète et
des directeurs. Peu de temps auparavant, le 28 avril 1860, il se
plaignait à Alphonse de Calonne de retouches à un poème en vers :
« Je suis désolé de vous faire observer pour la dixième fois qu’on ne
retouche pas MES vers. Veuillez les supprimer » (C, II, 33). Cette
terrible guérilla qui opposait le poète aux directeurs ne devait cesser
qu’avec sa maladie. Tous ces grands hommes fuyaient un poète aussi
impossible lorsqu’il apparaissait dans les salles de rédaction.
Longtemps, on s’est contenté de la citation de Claudel, sans assez
s’intéresser aux rapports, pourtant essentiels, de Baudelaire et de la
presse. Le « poète-journaliste » n’a pas été pris assez au sérieux 5. On
a souligné le style de l’anecdotier, l’écriture de la « chose vue », on a
loué le sens de l’observation suivie d’une réflexion morale, fût-ce
« désagréable », comme l’écrivait Baudelaire à Sainte-Beuve lorsque,
dans les derniers moments de son séjour en Belgique, le 15 janvier
1866, il espérait se remettre au travail : « J’ai tâché de me replonger
dans Le Spleen de Paris (poèmes en prose) ; car, ce n’était pas fini.
Enfin j’ai l’espoir de pouvoir montrer, un de ces jours, un nouveau
Joseph Delorme accrochant sa pensée rapsodique à chaque accident
de sa flânerie et tirant de chaque objet une morale désagréable.
Mais ces bagatelles, quand on peut les exprimer d’une manière à la
fois pénétrante et légère, sont donc difficiles à faire ! » (C, II, 583). À
nouveau, le poème en prose est présenté comme une alliance des
contraires, le pénétrant et le léger, l’anecdote et la leçon, la flânerie
et la morale. On y a vu l’héritage des nouvelles « à la main » du
XVIII siècle, passées dans les petits journaux satiriques du début du
e

XIX siècle. Dans La Fanfarlo, Baudelaire évoque, à propos des articles


e

de Samuel Cramer, ce qu’il appelle « cette tactique particulière aux


journalistes, qui consiste à comparer des choses dissemblables » (II,
571), et cette tactique même a marqué les poèmes en prose à partir
du moment où la presse a été conçue comme leur débouché.
Benjamin insistera sur cette esthétique du choc liée à l’anonymat et
à la brutalité de la vie dans la grande ville. Nombreux sont les
modèles du flâneur en rue qui tire un mot d’esprit d’une chose vue.
Dans le Salon de 1859, Baudelaire se moque du style de l’anecdote à
portée morale chez les auteurs à succès, de « ce goût de
MM. Commerson et Paul de Kock qui les pousse à voir une pensée
dans le choc fortuit de toute antithèse » (II, 677). Commerson,
proche de Nadar, était connu pour ses aphorismes humoristiques,
Pensées d’un emballeur pour faire suite aux Maximes de La
Rochefoucauld (1851-1852), mais il avait aussi fondé Le Tintamarre,
petit journal humoristique auquel Baudelaire collabora en 1846 et
1847 avec des « Causeries » typiques du style journaliste. Quant à
l’optimisme de Paul de Kock, romancier et dramaturge consolant, il
sera encore ridiculisé dans une variante des Yeux de pauvres dans Le
Spleen de Paris : « C’est Paul de Kock, je crois, qui a le plus contribué
à populariser cette idée que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le
cœur. »
Baudelaire parodie les bons sentiments d’un De Kock et les bons
mots d’un Commerson, comme on le pratiquait dans les petits
journaux, mais en tentant de le faire dans la presse à grand tirage.
La relecture des premiers poèmes du Spleen de Paris dans le contexte
de leur publication préoriginale permet de leur restituer leur
puissance de violence et d’agression, quand ils côtoient la Bourse, le
fait divers, la publicité. Sur la page du journal, on lit le poème
autrement. L’Étranger, le premier des poèmes en prose dans le futur
recueil posthume, apparaît à la première page de La Presse, le
26 août 1862. Il affirme d’emblée, avec force, la différence entre
l’étranger et l’enquêteur insistant, c’est-à-dire en quelque manière
entre le poète et le lecteur, le lecteur de La Presse qui ouvre son
journal en prenant son petit déjeuner. Le lecteur est pris à partie par
l’étranger. Interrogé sur l’or, la réponse de celui-ci est une
provocation : « Je le hais comme vous haïssez Dieu. » Ce « vous »,
c’est le lecteur, mais aussi tout le public des lecteurs de La Presse,
représentatifs des hommes modernes mis en accusation pour leur
matérialisme et leur athéisme. La dernière question de l’enquêteur :
« Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? » reçoit cependant
une réponse équivoque, qui n’anoblit pas clairement l’étranger :
« J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les
merveilleux nuages ! » Cette réponse désigne moins la recherche
d’une transcendance opposée à la vie bourgeoise que la quête
ingénue d’un refuge hors du monde moderne, comme dans La Soupe
et les Nuages, où la bien-aimée rappelle à l’ordre son poète : « –
Allez-vous bientôt manger votre soupe, s… b… de marchand de
nuages ? » La première page du quotidien à grand tirage retient
toute l’attention du lecteur, du notable soucieux de la parcourir vite
et de s’informer des nouvelles politiques ou du cours de ses actions
en Bourse. Et voilà qu’il tombe sur une apostrophe du poète, une
invitation à une sorte d’examen de conscience, une anecdote
indéfinie et incongrue. Comment lire un tel poème dans ce
contexte ? Le lecteur lit-il ce poème comme il lit, avant, après, ce
qui l’entoure : faits divers, publicité, chroniques politiques ou
financières ? Houssaye avait-il mesuré que le lecteur pourrait
ressentir L’Étranger comme un affront ?
Les premiers poèmes en prose avaient été publiés en 1855 dans
Fontainebleau, puis en 1857 dans Le Présent, éphémère revue publiée
de juillet à octobre 1857, enfin dans l’ultime numéro de la Revue
fantaisiste de novembre 1861, publications littéraires à diffusion
confidentielle ; mais La Presse était d’une autre nature. Ce quotidien,
le premier journal français à grand tirage, avait été lancé en 1836
par Émile de Girardin. L’une de ses innovations était le feuilleton, le
premier par Frédéric Soulié ; d’autres suivirent, par Eugène Sue,
George Sand, Champfleury et Paul Féval. À la première page du
26 août 1862, les premiers poèmes en prose apparurent au « rez-de-
chaussée », poursuivis au bas de la deuxième page (ill. 1) ; deux
autres livraisons suivirent le lendemain et le 24 septembre, avant
que Houssaye n’y mît un terme. Baudelaire occupe la place
consacrée traditionnellement au feuilleton, dans La Presse comme
dans Le Siècle, l’autre grand quotidien, fondé lui aussi en 1836. En
haut à gauche, figurent les données de la Bourse. En dessous, le
« premier-paris » est longuement occupé ce jour-là par les affaires
d’Italie : Garibaldi est cerné en Calabre, Le Moniteur universel est
cité, et la position du gouvernement français est discutée. La page 2
fournit le bulletin commercial hebdomadaire, les résultats du
steeple-chase de Dieppe, les actes officiels et les faits divers et, en
bas de page, la suite des poèmes de Baudelaire, là encore à
l’emplacement du roman-feuilleton. Les poèmes en prose occupent
donc, comme un roman d’Eugène Sue ou de Paul Féval, les bas des
deux premières pages. La numérotation des poèmes en chiffres
romains ressemble à celle de chapitres, si bien qu’un lecteur hâtif,
inattentif au titre Petits poèmes en prose, pourrait s’attendre à y
découvrir le début d’un nouveau roman-feuilleton, illusion que les
intitulés des poèmes confirmeraient : L’Étranger, Le Désespoir de la
vieille, Un plaisant, La Chambre double, Chacun la sienne, Le Fou et la
Vénus, Le Chien et le Flacon et Le Mauvais Vitrier. Les poèmes sont
toutefois précédés de la dédicace à Arsène Houssaye, elle aussi
provocante et qui propose au lecteur habitué des feuilletons une
manière paradoxale de lire : « Nous pouvons couper où nous
voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture. »
La page 3 offre, après les poèmes de Baudelaire, le tirage de la
loterie, la chronique judiciaire des cours et des tribunaux, les
nouvelles des spectacles, les faillites, les décès et les observations
météorologiques ; puis, en bas de page, le journal informe le lecteur
des adjudications et des ventes, et donne quelques publicités, à
l’endroit même des poèmes aux deux pages précédentes. Dont une
publicité pour une fabrique de glaces (annonce imprévue du
Miroir) : « Fabrique de glaces nues et encadrées, tous styles, Venise,
etc., vendues au-dessous du cours. Sculpture sur bois. Immense
assortiment. Alexandre jeune, 91-93, faubourg Saint-Antoine Paris. »
Après les deux premières livraisons des poèmes en prose, les
26 et 27 août 1862, un nouveau feuilleton prit le relais, La Cabra
d’or, légende provençale par Charles Expilly, journaliste et romancier
dont le roman fut publié avant la fin de l’année en volume. Un mois
plus tard, la troisième livraison des poèmes en prose parut le
24 septembre, et le 25 septembre, jour où Arsène Houssaye refusa
de publier le quatrième feuilleton de Baudelaire, un nouveau roman
commença de paraître : La Sœur aînée d’Auguste-Marc Bayeux. Sur
les pages de La Presse, les poèmes en prose font concurrence au
roman-feuilleton, mais aussi à la publicité ou à la Bourse. Le
26 août, quand La Presse publie L’Étranger, Le Flacon et autres
provocations de Baudelaire, Le Siècle propose à ses lecteurs un
feuilleton de Paul Féval, Jean Diable, plus conforme aux attentes des
lecteurs de la presse à grand tirage.
L’expérience ne fut pas heureuse et Baudelaire finit censuré ; il
n’en publia pas moins de nouveaux poèmes en prose dans Le
Boulevard en 1863, périodique aussi peu adapté que La Presse à des
œuvres de ce genre. Ce « Journal littéraire illustré » hebdomadaire
était dirigé par Étienne Carjat, le caricaturiste et photographe, qui
avait appartenu au groupe de la Revue fantaisiste, avec Catulle
Mendès et Charles Asselineau. Le numéro spécimen du Boulevard
parut le 1er décembre 1861, en pleine candidature de Baudelaire à
l’Académie française. Émile Durandeau y publia une méchante
caricature intitulée « Les Nuits de Monsieur Baudelaire », nuits
agitées et réclame peu faite pour gagner au poète des voix au quai
de Conti. L’effet du dessin était à peine atténué par un texte de
Banville, qui faisait de cette représentation du poète noctambule
une pure légende. Le Boulevard avait la réputation d’un journal
d’échotiers de la petite presse ; il était farci d’anecdotes, de faits
divers, de choses vues 6. Il publia néanmoins des extraits des
Misérables, le 6 avril 1862, et Baudelaire collabora à huit numéros,
avec dix poèmes en vers, deux en prose, ainsi que trois articles. Les
deux poèmes en prose, Les Bienfaits de la lune et Laquelle est la
vraie ?, parurent dans le dernier numéro, le 14 juin 1863, comme si
c’était une fatalité et comme Baudelaire avait clos la Revue fantaisiste
en 1861.
Baudelaire publia ensuite un bel ensemble de poèmes en prose
dans le Figaro des 7 et 14 février 1864. Le Procès de Lavalette, par le
spécialiste de l’histoire des prisons Barthélemy Maurice, auteur
d’une vie de Vidocq, occupait l’emplacement du feuilleton, tandis
que les poèmes de Baudelaire commençaient à la page 3, couvraient
toute la page 4, et se terminaient à la page 5, avant les « Échos de
Paris », nouvelles ou ragots de la vie littéraire dont le style n’était
parfois pas sans ressembler à celui des poèmes en prose.
Pour apprécier ceux-ci, pour comprendre leur genre, leur forme,
leur style, il est utile de repenser à leurs premiers destinataires, ces
lecteurs que Baudelaire pouvait avoir à l’esprit en cherchant à les
publier dans la presse à grand tirage et à grand format ou dans des
journaux d’échotiers de la petite presse. Pour concevoir le projet de
Baudelaire, mais aussi l’intention de Houssaye et des autres
directeurs, le contexte de la publication préoriginale est précieux.
Auprès des faits divers, des réclames, de la chronique de la Bourse
ou de la vie parisienne, les poèmes en prose font figure à la fois
d’échos et de contrepoints. Ils s’intègrent à la publication qui les
reçoit, mais ils l’assaillent aussi. Cette curieuse confrontation semble
leur plus constante caractéristique.

Les charges contre la presse

Baudelaire fut en conflit perpétuel avec les directeurs de


journaux et de revues. Sa guerre contre les autorités de la vie
littéraire l’obséda, ces bêtes noires qui formaient ce qu’il appelait
« la canaille littéraire ». Il dressa plusieurs listes de telles
« canailles » dans Mon cœur mis à nu : « Les directeurs de journaux,
François, Buloz, Houssaye, Henry Rouy, Girardin, Texier, de
Calonne, Solar, Turgan, Dalloz./ – Liste de canailles, Solar en tête »
(II, 694). Ces hommes-là ne cessèrent jamais de l’éconduire. Avec
chacun d’eux, il eut maille à partir : il ne parvint plus à rien publier
dans la Revue des Deux Mondes de Buloz après les poèmes des Fleurs
du Mal en juin 1855 ; son essai sur Constantin Guys languit
longtemps à L’Illustration d’Edmond Texier ; il se disputa avec
Arsène Houssaye et Alphonse de Calonne ; il destinait Les Paradis
artificiels au Moniteur de Julien Turgan, où ils furent refusés.
Un autre inventaire figure dans Mon cœur mis à nu : « Portraits et
anecdotes./ François, – Buloz, – Houssaye, – le fameux Rouy, – de
Calonne, – Charpentier, – qui corrige ses auteurs, en vertu de
l’égalité donnée à tous les hommes par les immortels principes
de 89 ; – Chevalier, véritable rédacteur en chef selon l’Empire » (II,
685). À peu près les mêmes noms, plus Gervais Charpentier, qui se
permit de retoucher Les Tentations et La Belle Dorothée, publiés dans
la Revue nationale et étrangère en 1863. Baudelaire affronta cette
« canaille », négocia avec eux la parution de ses textes, veilla à les
préserver de toute mutilation, essuya de nombreux refus et
humiliations.
Il ne se contenta pas d’aligner leurs noms dans ses carnets
intimes, non destinés à la publication, car certains poèmes
contiennent eux-mêmes des piques contre les directeurs et
rédacteurs en chef, ces hommes qui dominaient la presse et
houspillaient les poètes. Dans La Chambre double, l’un des poèmes
publiés en première page de La Presse le 26 août 1862, appartenant
au genre anecdotique de l’examen de conscience où l’écrivain
raconte sa journée, une brève première partie euphorique décrit un
idéal hors du temps. Elle est suivie d’une rechute dans la réalité de
la vie moderne : « Et puis un Spectre est entré. C’est un huissier qui
vient me torturer au nom de la loi ; une infâme concubine qui vient
crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la
mienne ; ou bien le saute-ruisseau d’un directeur de journal qui
réclame la suite du manuscrit. » Le directeur de journal, ou plutôt
son émissaire, le « saute-ruisseau », terme familier qui désigne le
petit clerc de notaire, le garçon de courses ou le commissionnaire, et
appellation digne du roman-feuilleton, fréquente chez Balzac,
Eugène Sue ou Alexandre Dumas, figure parmi les trois avatars de
l’horreur quotidienne, avec l’huissier qui le menace de saisie et la
maîtresse qui harcèle le poète. Cela à la première page de La Presse,
le premier jour, comme pour taquiner son directeur.
Le directeur de revue est de nouveau présent dans le feuilleton
du lendemain ; il ouvre même la seconde livraison de La Presse, le
27 août 1862, avec un poème intitulé À une heure du matin.
Baudelaire ose une allusion déplaisante à son égard :
Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de
lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait
sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une
revue, qui à chaque objection répondait : « – C’est ici le parti des honnêtes gens », ce qui
implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une
vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de
main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ;
être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui
dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre.

L’horrible vie de l’homme de lettres tient aux démarches


incessantes qu’il doit entreprendre auprès de ces importants, et à la
réalité qu’ils lui opposent : le directeur de revue, la sauteuse
(danseuse aux mœurs faciles ou prostituée : voilà un exemple
d’impropriété de langage, de choc de registre, redoublant l’impropre
« Vénustre » pour « Vénus », mot écorché par la sauteuse), les gens
de lettres, les importuns, le directeur de théâtre. Il n’y manque que
l’homme de loi. L’opposition du coquin et de l’honnête homme
rappelle un certain nombre des démêlés de Baudelaire avec les
directeurs, mais aussi le mot de Joseph de Maistre au chevalier de
Saint-Réal : « Je sais ce qu’est la vie d’un coquin, je ne l’ai jamais
été ; mais celle d’un honnête homme est abominable » (II, 1183),
auquel Baudelaire fait allusion dans son article d’avril 1862, dans Le
Boulevard, sur Les Misérables, à propos de Javert (II, 223).
Le Gâteau contient une autre allusion à la presse, de nouveau à
une place stratégique : c’est le premier poème du troisième et
dernier feuilleton de La Presse, le 24 septembre 1862. Lui aussi se
présente en deux temps : le temps de l’idéal et celui de la chute. Le
passage désobligeant pour la presse figure vers la fin de la première
partie, pour résumer le bonheur ressenti par le poète dans la
nature : « Bref, je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté dont
j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l’univers ;
je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total
oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus trouver si
ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né bon. »
Baudelaire se moque de la confiance philanthropique en la bonté
naturelle de l’homme inspirant de nombreux journaux, y compris La
Presse, qui imprime cette critique. La foi progressiste en la bonté
humaine, caractéristique de la presse contemporaine, est l’une de
ces stupidités dont Le Siècle a le secret, comme Baudelaire l’explique
dans sa préface aux Martyrs ridicules de Léon Cladel, publiée dans la
Revue fantaisiste du 15 octobre 1861. Il y distingue quatre espèces de
la jeunesse parisienne : l’une riche, bête et oisive ; l’autre, « bête,
sans autre souci que l’argent », cherchant à faire fortune ; la
dernière, littéraire, réaliste, bohème, comme chez Musset ou
Murger, est celle que décrit Cladel. Quant à la troisième, elle se
compose des lecteurs assidus et béats du Siècle :
Il y a une troisième espèce de jeunes gens qui aspirent à faire le bonheur du peuple, et qui ont
étudié la théologie et la politique dans le journal Le Siècle ; c’est généralement de petits
avocats, qui réussiront, comme tant d’autres, à se grimer pour la tribune, à singer le
Robespierre et à déclamer, eux aussi, des choses graves, mais avec moins de pureté que lui,
sans aucun doute ; car la grammaire sera bientôt une chose aussi oubliée que la raison, et,
au train dont nous marchons vers les ténèbres, il y a lieu d’espérer qu’en l’an 1900 nous
serons plongés dans le noir absolu.
Le règne de Louis-Philippe, vers sa fin, fournissait déjà de nombreux échantillons de lourde
jeunesse épicurienne et de jeunesse agioteuse. La troisième catégorie, la bande des
politiques, est née de l’espérance de voir se renouveler les miracles de Février (II, 182-183).

Cette jeunesse lectrice des journaux, progressiste et voltairienne,


est celle pour laquelle Baudelaire professe le plus grand mépris à
l’époque des poèmes en prose.
La dernière référence au monde du journal dans Le Spleen de
Paris se trouve dans Les Tentations ou Éros, Plutus et la Gloire, pièce
destinée à La Presse et composée pour le quatrième feuilleton écarté
par Houssaye. Dans ce récit de rêve apparaissent « Deux superbes
Satans et une Diablesse ». Les divinités de l’amour et de la richesse,
Éros et Plutus, sont repoussées victorieusement par le poète, mais
reste la troisième, à laquelle il reconnaît un « bizarre charme »
auquel il pourrait succomber : « Pour définir ce charme, je ne
saurais le comparer à rien de mieux qu’à celui des très belles
femmes sur le retour, qui cependant ne vieillissent plus, et dont la
beauté garde la magie pénétrante des ruines. Elle avait l’air à la fois
impérieux et dégingandé, et ses yeux, quoique battus, contenaient
une force fascinatrice. » Or qui est-elle, cette très belle femme sur le
retour ? La Presse ! Les épreuves de La Presse présentent des
corrections intéressantes. La diablesse offre la gloire au poète :
« Veux-tu connaître ma puissance ? » dit la fausse déesse avec sa voix charmante et
paradoxale. « Écoute. »
Et elle emboucha alors une gigantesque trompette, enrubannée, comme un mirliton, des
titres de tous les journaux de l’univers, et à travers cette trompette elle cria mon nom, qui
roula ainsi à travers l’espace avec le bruit de cent mille tonnerres, et me revint répercuté
par l’écho de la plus lointaine planète.
« Diable ! » fis-je, à moitié subjugué, « voilà qui est précieux ! » Mais en examinant plus
attentivement la séduisante virago, il me sembla vaguement que je la reconnaissais pour
l’avoir vue trinquant avec quelques drôles de ma connaissance ; et le son même <rauque>
du cuivre apporta à mes oreilles je ne sais quel souvenir de <d’une> trompette prostituée.
Aussi je répondis, avec tout mon dédain : « Va-t’en ! Je ne suis pas fait pour épouser la
maîtresse de certains que je ne veux pas nommer. »

En belle page de La Presse, Baudelaire projetait d’associer


crûment le journalisme à la prostitution, comme Lucien de
Rubempré dans Illusions perdues. Dans La Muse vénale des Fleurs du
Mal de 1857, il indiquait déjà un rapprochement de ce genre :
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de chœur, jouer de l’encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas


Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire.

Ces agressions caractérisées contre la presse dans les pages


mêmes de La Presse laissent perplexe. Houssaye les avait-il bien lues
avant leur publication ? En avait-il pris la mesure ? Les avait-il
prises au sérieux ? Du côté de Baudelaire, l’ambiguïté face à cette
« chose moderne » est criante. Il s’en prend à la presse dans des
textes qu’il cherche à placer dans La Presse, il quémande
l’approbation de directeurs qu’il traite de canailles. Les premiers
lecteurs purent se sentir agressés par les piques contre le journal
qu’ils tenaient en main et contre les idées que ce journal défendait.
Du côté des directeurs, l’attitude n’était pas moins équivoque,
puisque l’on accueillait Baudelaire dans ses colonnes, puisqu’on lui
cédait après s’être longtemps dérobé, quitte à suspendre bientôt la
publication, comme Houssaye coupa court au quatrième feuilleton.
Fut-ce parce que Baudelaire y avait traité son journal de maison de
prostitution ? Mais cela pouvait aussi l’amuser.

Duplicité de Baudelaire et de Houssaye

Baudelaire était un homme perpétuellement en colère. En


septembre 1862, quand Houssaye suspendit la publication de ses
poèmes en prose, il expliqua à sa mère son silence depuis plusieurs
mois par le manque de « béatitude », de paix de l’âme qui l’avait
empêché de lui écrire : « Ainsi aujourd’hui je t’écris des bureaux de
La Presse (où je me croyais enfin installé, et depuis onze mois j’étais
sans abri) et voilà que j’endure ici des tortures, de véritables tortures,
et il se pourrait bien que je renonçasse à publier la suite des Poèmes
en prose, qui faisaient quinze feuilletons./ Et cependant l’argent !/
Car tout est là » (C, II, 261). Baudelaire présentait à son avantage la
situation à sa mère, comme s’il s’apprêtait lui-même à renoncer, de
sa propre initiative, à publier dans La Presse, sans avouer qu’on le
congédiait. Il liait aussi son désir de publier à ses besoins d’argent :
aucun doute sur les motifs de sa hâte à voir paraître ses poèmes en
prose dans La Presse.
Dans une lettre à Houssaye, il donnait plus de précisions sur
l’origine de leur litige et sur l’arrêt de la publication : « J’apportais
les deux feuilletons remaniés pour la troisième fois, et j’en ai trouvé
de nouveaux par vous », c’est-à-dire de nouveaux remaniements (C,
II, 262). Houssaye était encore intervenu sur la copie des deux
feuilletons de septembre, indication précieuse pour comprendre ce
qui avait été convenu entre eux : il semble que Houssaye ait été
disposé à publier deux jours de poèmes en prose par mois, entre la
fin d’un roman-feuilleton et le début du suivant. Le litige,
communiqué à Baudelaire par un collaborateur de Houssaye, portait
d’abord sur les remaniements du directeur : « Moi, un peu
embarrassé, M. Catrin un peu de mauvaise humeur. Les vôtres
contrariant les miens, par exemple Nyssia au lieu de Féline ; car j’ai
essayé de rendre beaucoup de choses plus claires » (C, II, 262). La
substitution, proposée par Houssaye dans L’Horloge, de Nyssia à
Féline (allusion possible à Jeanne Duval), ne sera toutefois pas
suivie. Le directeur exerce son autorité et le poète fait des
concessions : il a corrigé son texte afin de le rendre plus « clair »,
selon son expression ; il propose aussi de supprimer les pièces
remaniées à son insu. Les derniers poèmes semblent avoir été
publiés comme il le voulait, mais sans la suite qu’il envisageait.
Baudelaire et Houssaye corrigent la copie chacun de leur côté. Il
en résulte des remaniements incohérents et surtout un malentendu.
Ils ne partagent pas la même idée du feuilleton. La littérature, pour
Houssaye, c’est de la copie. Comme Baudelaire le savait dès ses
Conseils aux jeunes littérateurs de 1846, dans la presse, « la
littérature, qui est la matière la plus inappréciable, – est avant tout
un remplissage de colonnes » (II, 15). Houssaye corrigeait le
feuilleton comme le reste du journal. Baudelaire se forgeait une
autre idée de ses textes et refusait que l’on repassât après lui, tenait
à ses phrases à la virgule près. La cause de la censure, ou son
prétexte, est invoquée expressément. C’est la reprise de poèmes déjà
publiés. L’Horloge, dans La Presse du 24 septembre 1862, en est à sa
troisième publication, ainsi qu’Un hémisphère dans une chevelure et
L’Invitation au voyage. S’ils avaient paru le lendemain comme prévu,
Le Crépuscule du soir et La Solitude auraient atteint leur quatrième
publication. Une lettre de Baudelaire à Houssaye du 8 octobre 1862
détaille leur différend, transmis par l’administrateur de La Presse,
Henry Rouy (lui aussi sur une liste de « canailles » dans Mon cœur
mis à nu) : « J’ai vu tout à l’heure M. Rouy qui m’a fait les reproches
que vous l’avez chargé de me transmettre, ainsi que la suppression
totale de tous les Poèmes en prose. Ce n’est pas là ce qui m’est le plus
désagréable, comme vous le devinez ; c’est le reproche que vous
croyez sans doute pouvoir me faire » (C, II, 263). Bien pire que la
censure, le reproche de fraude, d’abus de confiance, de stellionat,
affecte Baudelaire : il aurait vendu deux, trois ou quatre fois les
mêmes poèmes, alors que Houssaye comptait sur des inédits.
Baudelaire poursuit : « Je considère la chose en soi comme légère, et
je n’en ai deviné la gravité, que quand M. Rouy me l’a présentée
dans ses rapports avec le procès. » La Presse et Arsène Houssaye, à
cette date, étaient poursuivis par leurs actionnaires, action à la suite
de laquelle Émile de Girardin récupéra son journal. « Je ne me
sentais pas coupable du tout, – et je vous transmets littéralement ce
que je lui ai répondu. » Baudelaire donne à ses republications au
moins trois raisons. Premièrement, ses poèmes avaient paru
auparavant dans des périodiques de très faible tirage, comme la
Revue fantaisiste, mal distribuée et sur le point de disparaître.
D’autre part, les poèmes ont été transformés, certains profondément.
Sur les épreuves de 1862, Le Crépuscule du soir est un poème tout
différent de celui que Baudelaire avait publié en 1855, 1857 et
1861. Enfin, il comptait « donner au lecteur une idée complète de
l’ouvrage dans son ampleur, ouvrage conçu depuis longtemps » (C,
II, 264). Baudelaire exagérait quelque peu : sa conception de
l’ouvrage ne remontait pas si loin, et il était pris dans une
contradiction entre sa volonté de concevoir l’ouvrage comme un
tout et sa dépendance à l’égard d’un organe moderne qui imposait le
feuilleton.
Le poète tente encore d’en appeler au public, il se réclame des
lecteurs qui, à son avis, plébiscitent ses poèmes en prose : « Tout
cela est d’autant plus désagréable que je rencontre une foule de gens
qui prenaient goût à la chose. » Et il termine sa lettre par un coup de
bluff ou un vœu pieux. Le volume entier, prétend-il, était quasi
prêt : « J’étais allé dire à M. Rouy que je comptais, sous peu de
jours, livrer la totalité du manuscrit », pour qu’on lui indiquât ce
dont on ne voulait pas. Il n’a pas renoncé à son désir de publier dans
La Presse et espère encore faire revenir Houssaye sur son arrêt :
« Selon votre décision finale, quand vous aurez tout, je vous laisserai
l’ouvrage, ou je le porterai immédiatement au libraire. » Or l’œuvre
entière qu’il prétend prête, au-delà des vingt-six pièces composées
pour La Presse, n’existe pas à cette date, sinon dans la tête de
Baudelaire, et le contrat qu’il signa avec Hetzel en janvier 1863 ne
fut jamais honoré.
Baudelaire ravalait son orgueil devant le patron de La Presse :
« J’aurais dû vous consulter vous-même, et ce n’est qu’à vous seul que
je dois des excuses. » Même s’il soupçonnait de l’hostilité chez
Houssaye, il cherchait un accommodement, acceptait la censure,
priait qu’on lui indiquât les morceaux à retirer, et terminait ainsi
son courrier : « Quand même vous maintiendriez la suppression
totale, je ne m’en considérerais pas moins comme votre obligé, au
moins à cause de l’admirable intention que vous avez montrée » (C,
II, 264), intention qui consistait à faire paraître des poèmes en prose
en feuilleton. Dans cette lettre, la déférence, la gentillesse, la
souplesse de Baudelaire paraissent remarquables. Il devait se
rattraper dans Mon cœur mis à nu en traitant ses censeurs de
« canailles ».
En vérité, les raisons avancées par Houssaye pour suspendre la
parution des poèmes en prose, à savoir que certains poèmes
n’étaient pas inédits, paraissent peu convaincantes. Dans sa
« Chronique » de L’Artiste, sa revue littéraire, Houssaye, le
1er octobre 1862, sous le pseudonyme de Pierre Dax, reproduisait
l’article où Banville avait fait l’éloge des poèmes en prose, dans Le
Boulevard du 31 août : « Un véritable événement littéraire a eu lieu ;
je veux parler de la publication des poèmes en prose de Charles
Baudelaire dans le feuilleton de La Presse. » Banville mentionnait Le
Vieux Saltimbanque et Le Mauvais Vitrier, deux poèmes parmi les plus
nouveaux révélés par les feuilletons d’août. Houssaye lui-même
citait encore L’Horloge, publié le 24 septembre dans La Presse et
objet de leur différend à cause de ses publications antérieures.
Ensuite, il ne se brouilla pas avec Baudelaire et d’autres poèmes en
prose parurent dans L’Artiste, le 1er novembre 1864, Une mort
héroïque, La Fausse Monnaie et La Corde, trois des plus belles pièces
du Spleen de Paris, très bien choisies, sous le titre Petits poèmes en
prose (c’est la seule autre occurrence de ce titre après le feuilleton de
La Presse). Or un seul de ces trois poèmes était inédit, La Fausse
Monnaie (Une mort héroïque avait paru un an plus tôt dans la Revue
nationale, et La Corde dans le Figaro au début de l’année). Houssaye,
cette fois sans rechigner, inséra donc dans L’Artiste deux morceaux
déjà publiés dans des périodiques nullement confidentiels ;
l’argument du doublon n’aurait donc plus prévalu, à moins qu’il
n’ait été propre à La Presse et non à L’Artiste ; Houssaye aurait
changé d’avis, se serait laissé faire, ou bien aurait été moins
regardant pour sa propre revue. Cela reste peu cohérent. Son
argumentation, malgré son apparente clarté, reste mystérieuse.
Comment ne pas penser qu’après trois livraisons des petits poèmes
en prose dans La Presse, Houssaye ait jugé que cela suffisait ?
Le personnage ne manque pas d’intérêt ni d’énigmes.
D’extraction modeste, Arsène Houssaye (1814-1896) est le modèle
du poète arrivé, qui a su se frayer un chemin de la bohème littéraire
à la notabilité et à l’administration. Il dirige L’Artiste depuis 1844, a
été administrateur de la Comédie-Française de 1849 à 1856, puis
inspecteur des musées de province. On lui confie la direction de La
Presse en 1861-1862. « Habile, fécond et superficiel », ainsi le
présentait Claude Pichois (C, II, 1007). Sa production littéraire est
en effet copieuse ; il a écrit dans tous les genres, le roman, le
théâtre, la poésie et, dans le milieu littéraire, il se situe aux
antipodes de Baudelaire, auteur rare. Il est passé de l’impasse du
Doyenné à l’enrichissement dans les spéculations immobilières sous
Haussmann, et, tandis que Baudelaire végète dans les hôtels garnis,
Houssaye se fait construire un hôtel particulier sur la plaine
Monceau, près de l’actuelle rue Arsène-Houssaye, vers les Champs-
Élysées et la place de l’Étoile. On n’imagine pas destins poétiques
plus contraires que ceux-là. Houssaye, c’est le poète moderne
devenu homme d’action, tout ce que Baudelaire abomine, mais avec
quoi il doit passer des compromis.
L’arrêt brutal de la publication des poèmes en prose dans La
Presse en septembre 1862 ne les brouilla donc pas. La chronique de
L’Artiste du 1er octobre 1862 (mais elle put être prête avant la fin de
septembre) et surtout la publication de 1864 dans la revue de
Houssaye l’établissent. Son nom figure sur la liste des « canailles »
de l’édition, mais aussi sur celle du service de presse des Épaves en
février ou mars 1866 (C, II, 624). Publiant Baudelaire, Houssaye
prouvait, ou se prouvait à lui-même, qu’il restait fidèle à la bohème
de sa jeunesse. Après avoir signalé, avec Banville, Le Vieux
Saltimbanque et Le Mauvais Vitrier en 1862, Houssaye ne retint pas
pour L’Artiste en 1864 des poèmes boutades, sarcastiques,
ressemblant à des choses vues de journalistes, mais des pièces d’une
certaine étendue, mettant en scène le poète dans ce que Jean
Starobinski appela ses « répondants allégoriques 7 » : Une mort
héroïque, La Fausse Monnaie et La Corde. Qui dit mieux ? La sélection
de Houssaye est l’une des meilleures et des plus cohérentes des
prépublications du Spleen de Paris. Mais les lettres de Baudelaire ne
disent rien de ce choix, nous ignorons comment Baudelaire et
Houssaye s’entendirent sur lui, et la réputation de Houssaye reste
mauvaise parmi les baudelairiens, qui ne citent jamais cette
publication à sa décharge.
Certains critiques estiment non seulement que la dédicace « À
Arsène Houssaye », en tête du premier feuilleton de La Presse, était
équivoque et renfermait des épines, comme toute dédicace de
Baudelaire, mais que c’était une mystification pleine d’une ironie
dont Houssaye ne se serait même pas rendu compte. Baudelaire,
fait-on valoir, n’aurait pas pu offrir sincèrement ses poèmes en prose
à un tel personnage et n’aurait jamais cité sérieusement un aussi
mauvais poème que La Chanson du vitrier de Houssaye 8 comme le
modèle de son Mauvais Vitrier : « Vous-même, mon cher ami, n’avez-
vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et
d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions
que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes
brumes de la rue ? » Baudelaire aurait forcément raillé Houssaye,
l’aurait offensé sans que l’autre en prît conscience. Au prétexte de la
médiocrité du poème de Houssaye, type de ces pièces utopistes,
datant de la révolution de 1848 et des débuts de la République,
poésie militante que Baudelaire déteste, on voit un persiflage de
Baudelaire dans sa dédicace. Pourtant, opposer simplement le
Mauvais Vitrier de Baudelaire au bon Vitrier de Houssaye, c’est faire
bon marché de la complexité et des ambiguïtés des deux hommes.
La Chanson du vitrier d’Arsène Houssaye, dédiée à Hoffmann,
relève certes d’une autre veine que les poèmes en prose de
Baudelaire :
Oh ! vitrier !
Je descendais la rue du Bac ; j’écoutai, – moi seul au milieu de tous ces passants qui à pied
ou en carrosse allaient au but, à l’or, à l’amour, à la vanité, – j’écoutai cette chanson pleine
de larmes.
Oh ! vitrier !

Le refrain, « Oh ! vitrier ! », « strident », dit Baudelaire, lasse à


force d’être répété, et certains passages ne manquèrent pas de
contrarier Baudelaire par leur naïveté fraternitaire :
J’allai à lui. « Mon brave homme, il ne faut pas mourir de faim. » Il s’était appuyé sur le
mur comme un homme ivre. Allons ! allons ! continuai-je en lui prenant le bras. Et je
l’entraînai au cabaret, comme si j’en savais le chemin. Un petit enfant était au comptoir,
qui cria de sa voix fraîche et gaie :
Oh ! vitrier !
Je trinquai avec lui. Mais ses dents claquèrent sur le verre, et il s’évanouit, – oui, madame,
il s’évanouit ! – Ce qui lui causa un dégât de trois francs dix sous, la moitié de son capital !
car je ne pus empêcher ses carreaux de casser. Le pauvre homme revint à lui en disant
encore :
Oh vitrier !

Le charitable narrateur du poème de Houssaye détruit le


« capital » de son vitrier en lui voulant du bien, au plus loin du
poème de Baudelaire, où la destruction de la cargaison de l’artisan
est voulue et procure de la jouissance au poète. Houssaye ne fait
preuve d’aucune « conscience dans le mal », mais d’un misérabilisme
niais :
Il nous raconta comment il était parti le matin de la rue des Anglais, une rue où ils sont
quatre cents pauvres diables et où il n’y a pas quatre feux en hiver, comment il avait laissé
là-bas une femme et sept enfants qui avaient déjà donné une année de misère à la
République, sans compter toutes celles données à la royauté.

La fin du poème brille par ses bons sentiments humanitaires :


J’étais silencieux devant cette suprême misère je n’osais plus rien offrir à ce pauvre
homme, quand le cabaretier lui dit « Pourquoi donc ne vous recommandez-vous pas à
quelque bureau de charité ? – Allons donc s’écria brusquement le vitrier, est-ce que je suis
plus pauvre que les autres ? Toute la vermine de la place Maubert est logée à la même
enseigne. Si nous voulions vivre à pleine gueule, comme on dit, nous mangerions le reste
de Paris en quatre repas. »
Oh ! vitrier !
Il retourna à sa femme et à ses enfants, un peu moins triste que le matin, non point parce
qu’il avait rencontré la charité, mais parce que la fraternité avait trinqué avec lui.

Comment douter de l’agacement de Baudelaire devant ce genre


d’élans ? Le poème qui suit dans le recueil de Houssaye, Le Déluge,
porte lui aussi sur la fraternité de 1848 : « La Fraternité seule est
debout sur la terre ! », répète le refrain. Baudelaire ne pouvait pas
avoir de considération pour cette prose poétique en 1862. On
l’imagine donc mal parler sans rire d’un rapport entre Le Mauvais
Vitrier et La Chanson du vitrier, et la dédicace ironique et railleuse
aurait fait illusion à Houssaye.
Cette interprétation paraît pourtant insuffisante. Houssaye
remania lui-même, et de près, les poèmes en prose de Baudelaire
qu’il publia, dont certains parmi les plus agressifs de tout le recueil.
Et Baudelaire se prêta au jeu, de plus ou moins bonne grâce.
Personne ne fut la dupe de l’autre dans cette affaire et la duplicité
fut partagée. Houssaye, qui n’était plus le même homme qu’en 1848
et ne tenait sans doute pas plus que ça à son propre Vitrier, laissa
faire, du moins jusqu’à un certain point, tandis que Baudelaire, qui
cherchait à tout prix une large tribune, jugea que cela valait bien
une dédicace complaisante et suspendit son jugement. En définitive,
c’est bien Houssaye qui prit la responsabilité de mettre les poèmes
en prose de Baudelaire au rez-de-chaussée d’un journal à grand
tirage, faisant de cette première un événement littéraire, comme le
reconnut aussitôt Banville.
Suivant une lettre à Houssaye datant de l’été 1862, les poèmes
devaient paraître au titre de ce que Baudelaire appelle les
« Variétés », sorte de second feuilleton du journal, situé en page
intérieure et donc moins visible. Le passage au rez-de-chaussée de la
première page constitua une promotion éclatante et témoigne du
soutien apporté par Houssaye. Dans sa lettre du 18 août, un
Baudelaire timoré plaidait son cas auprès du directeur de La Presse :
« J’espérais toujours que La Presse commencerait mon Variétés et
continuerait tout doucement de semaine en semaine ou de quinzaine
en quinzaine » (C, II, 255). Houssaye, vieux bohème, savait ce qu’il
faisait et n’était donc pas hostile à la parution dans son journal des
charges contre la presse : la comparaison des directeurs de journaux
à des coquins dans À une heure du matin, ou celle du journalisme et
de la prostitution dans Les Tentations, n’a pas pu lui échapper. Les
contradictions de Houssaye face à la poésie, qu’il avait reniée,
étaient parallèles aux contradictions de Baudelaire face au journal,
qu’il détestait. L’hypothèse est raisonnable que ces attaques contre
la presse et son public ne furent pas du goût des lecteurs (ou des
actionnaires), contrairement à ce que prétendit Baudelaire. Ne
faudrait-il pas chercher de ce côté-là le motif de l’interruption du
feuilleton ?
Une seconde contradiction traverse la dédicace de Baudelaire.
Proposant un protocole de lecture pour ses poèmes en prose, il
défend l’idée de leur fragmentation sur un ton léger et enjoué, n’y
voyant que des avantages pour tous les partenaires :
Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice,
qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue,
alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables
commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons
couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne
suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue.
Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans
peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part.
Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et
vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier.

Le blanc-seing laissé à Houssaye pour couper le manuscrit où il


voudrait ne manque pas d’ironie au regard de la résistance que
Baudelaire devait ensuite déployer face à ses exigences. On doit là
aussi s’interroger sur la sincérité ou la bonne foi du propos. Mais
Baudelaire pose très justement la question du temps consacré à la
lecture du journal et de la discontinuité des nouveaux médias du
milieu du XIXe siècle ; il tente de répondre par une fragmentation
choisie, celle des poèmes en prose, à une fragmentation forcée, celle
qui distribue son œuvre en articles de presse. Surtout, cette apologie
de la fragmentation constitue une attaque peu voilée du genre
même du roman-feuilleton, dont le principe exige une attention
continue de la part des lecteurs, dans chaque numéro et d’un
numéro à l’autre du journal (les dames découpaient le feuilleton
dans le journal de leur mari et cousaient ensemble les feuillets pour
en faire un livre). Baudelaire publie en première page de La Presse
une attaque du genre littéraire qui s’y étalait hier et qui y retrouvera
sa place après-demain. En août ou septembre 1862, alors qu’il
donne à lire dans La Presse ces lignes allègres et spirituelles sur une
fragmentation dont tout le monde tirera profit, il se plaint de ses
ennuis d’argent auprès de son éditeur Poulet-Malassis (lui-même au
bord de la faillite) et lui fait part de son désir de vendre une
troisième édition des Fleurs du Mal, ainsi que tout le reste de son
œuvre, à l’éditeur Michel Lévy, « en toute propriété » afin
d’« abandonner à tout jamais le système de fragmentation dans les
journaux qui me fait tant souffrir (INSISTER LÀ-DESSUS) » (C, II, 256).
Baudelaire tient un double discours contradictoire sur la
fragmentation, plaisante d’un côté, pénible de l’autre, à la même
date, dans une dédicace publique et dans une lettre privée. Il est
vrai qu’il ajoute aussitôt « INSISTER LÀ-DESSUS » : l’argument est de
nature commerciale et lui permettrait de vendre à Michel Lévy la
totalité de son œuvre. Baudelaire emploie même l’expression
« matière vendable » pour désigner ses Fleurs du Mal, les Poèmes en
prose et le reste. Le rachat de son œuvre par Michel Lévy lui
éviterait d’avoir à se répandre dans La Presse. Toujours à la même
date, Baudelaire écrit encore à Houssaye : « … je vous tourmente
pour essayer un ouvrage de moi à La Presse. […] Tout pourrait se
morceler. J’ai trouvé deux titres nouveaux :/ Fusées et Suggestions./
Soixante-six Suggestions » (C, II, 256). Ces arguments nous remettent
une fois encore devant les yeux le rapport très équivoque de
Baudelaire à cette chose moderne qu’est le journal. Quel mobile le
pousse à publier dans La Presse ? Le désir de feuilleton, le besoin
d’argent, certes, mais aussi le projet expérimental : « essayer un
ouvrage de moi à La Presse ».
Retenons donc l’idée que l’arrêt de la publication après trois
feuilletons fut provoqué par des réactions de lecteurs, à un moment
où la position de Houssaye dans le quotidien devenait fragile.
Certains poèmes avaient de quoi les choquer. L’hypothèse semble
d’autant plus vraisemblable que Baudelaire connut une telle
mésaventure un an et demi plus tard, lors de sa seconde tentative de
publication dans la presse, au Figaro en 1864.

Le « mouchard » du Figaro

Le Figaro n’avait pas la diffusion de La Presse. Il faisait encore


partie de ce que Baudelaire appelait en décembre 1865 « le petit
journalisme, et les petites gazettes, et la littérature de café » (C, II,
550). Ce bihebdomadaire de huit pages, publié le jeudi et le
dimanche, était « petit » tant par son format que par ses « Échos ».
Baudelaire avait toutefois contracté une aversion pour le « grand »
format, celui de La Presse ou du Siècle. L’épithète petit ne lui
déplaisait pas. Le Figaro des années 1860, dirigé par Hippolyte de
Villemessant depuis 1854, est un journal de la vie littéraire (et
même une « feuille d’avant-garde littéraire » à la « légèreté de libres
allures », d’après Henri de Riancey, rédacteur en chef de L’Union,
l’organe légitimiste 9), satirique, riche en potins dans sa célèbre
rubrique des « Échos » (« Échos de la vie littéraire », « Échos de la
vie parisienne », « Bruits de la semaine »), qui assurait ses ventes.
Six poèmes en prose de Baudelaire y furent publiés les dimanches
7 et 14 février 1864, sous le titre Le Spleen de Paris. Poèmes en prose,
non pas en feuilleton, mais à partir de la page 3, avec La Corde, la
page 4 leur étant réservée dans son intégralité, sauf le feuilleton en
bas de page, ainsi qu’une partie de la page 5. Les poèmes étaient
suivis des « Échos de Paris », lesquels n’étaient pas sans affinités
génériques, textes eux aussi incisifs, anecdotiques et réflexifs,
adaptés à la lecture rapide de la presse moderne.
La configuration était aussi curieuse que dans La Presse, les
poèmes de Baudelaire étant précédés d’un chapeau de Gustave
Bourdin, secrétaire de la rédaction et gendre de Villemessant. Or
c’était à lui que Baudelaire attribuait les poursuites contre Les Fleurs
du Mal en 1857, Bourdin ayant publié, dans le Figaro du 5 juillet
1857, une recension où il signalait quatre poèmes des Fleurs du Mal :
Le Reniement de Saint-Pierre, Lesbos et les deux Femmes damnées :
« … rien ne peut justifier un homme de plus de trente [ans] d’avoir
donné la publicité d’un livre à de semblables monstruosités. » Un
rapport du ministère de l’Intérieur avait suivi dès le 7 juillet.
Cependant, toujours ambigu, ou condamné à surmonter les
vexations, Baudelaire s’était rapproché du Figaro et de Bourdin. Le
Peintre de la vie moderne y avait paru quelques mois plus tôt, en
novembre et décembre 1863, après de longues tribulations dans
d’innombrables salles de rédaction. Bourdin présenta les poèmes en
prose en des termes très voisins de ceux de Baudelaire dans sa
dédicace à Houssaye : « … tous les détails matériels et, en un mot,
toutes les minuties de la vie prosaïque, trouvent leur place dans
l’œuvre en prose, où l’idéal et le trivial se fondent dans un
amalgame inséparable. » On reconnaît aussi Baudelaire quand
Bourdin poursuivait : « … toutes les suggestions de la rue, de la
circonstance et du ciel parisiens, tous les soubresauts de la
conscience, toutes les langueurs de la rêverie, la philosophie, le
songe et même l’anecdote peuvent prendre leur rang à tour de rôle.
Il s’agit seulement de trouver une prose qui s’adapte aux différents
états de l’âme du flâneur morose. Nos lecteurs jugeront si M. Charles
Baudelaire y a réussi » (I, 1297).
Baudelaire était derrière cette présentation, sauf la dernière
phrase, laquelle dut lui déplaire. Bourdin y livrait le poète au
jugement des lecteurs, comme il l’avait fait dans le chapeau du
Peintre de la vie moderne. Baudelaire avait alors réagi dans une lettre
à sa mère : « Je suis assez mécontent de l’annonce (signée G. B.) qui
l’accompagne (notre feuilleton) » (C, II, 333). Bourdin, qui n’était
jamais revenu de ses préventions contre Les Fleurs du Mal, mettait
alors en garde les lecteurs du Figaro à la page 2 du numéro du
26 novembre 1863, alors que le feuilleton s’étalait au bas des
pages 1 à 5 : « Le Peintre de la vie moderne, étude de haute critique,
très curieuse, très fouillée et très originale, fera trois feuilletons ; le
rez-de-chaussée de notre journal est ordinairement consacré à des
romans ou à des nouvelles, et si nous dérogeons pour cette fois à nos
habitudes, c’est avec la persuasion que nos lecteurs ne s’en
plaindront pas » (II, 1414).
Si Le Peintre de la vie moderne plut aux lecteurs du Figaro, ou si
du moins sa publication ne suscita point de plaintes qui en eussent
justifié la suspension, il n’en fut pas de même pour les poèmes en
prose. Après les 7 et 14 février 1864 – et alors que le texte se
terminait par la mention : « (Sera continué.) » – rien ne vint jamais.
Baudelaire écrivit le 3 mars 1864 à sa mère, qui s’interrogeait sur
cet arrêt : « L’explication est bien plus simple. C’est tout simplement
parce que mes poèmes ennuyaient tout le monde (m’a dit le
directeur du journal) qu’on les a interrompus » (C, II, 350).
L’interruption n’entraîna d’ailleurs pas plus de brouille avec le Figaro
et Bourdin qu’avec Houssaye deux ans plus tôt ; le poète fit preuve
de la même résignation, confiant simplement à sa mère : « Je suis
tombé dans une hideuse léthargie » (C, II, 350).
Cette déconvenue, qui eut lieu peu avant le départ de Baudelaire
pour Bruxelles à la fin d’avril 1864, ne l’empêcha pas de publier
encore dans le Figaro une lettre anonyme sur l’« Anniversaire de la
naissance de Shakespeare », le 14 avril. Il y accusait le clan Hugo
d’avoir récupéré l’événement en organisant un banquet. Invité, il
prit prétexte de son prochain départ pour ne pas s’y rendre, tandis
que, couvert par l’anonymat, il tint dans sa lettre le rôle du lecteur
moyen et occasionnel, bourgeois, du Figaro, et s’amusa à attaquer le
« petit journalisme » : « Il m’est arrivé plus d’une fois de lire le
Figaro et de me sentir scandalisé par le sans-gêne de rapin qui
forme, malheureusement, une partie du talent de vos collaborateurs.
Pour tout dire, ce genre de littérature frondeuse qu’on appelle le
“petit journal” n’a rien de bien divertissant pour moi et choque
presque toujours mes instincts de justice et de pudeur » (II, 225). Il
est tentant de voir dans cette parodie la réaction que Baudelaire
imputait aux lecteurs qui venaient de provoquer l’arrêt de la
publication de ses poèmes en prose. Sous le masque du lecteur
moyen, du bourgeois choqué par les rapins du Figaro, Baudelaire
faisait le procès du « petit journal » dans un « petit journal », comme
il s’était moqué de la presse dans La Presse. Il jouait de sa complicité
d’ami-ennemi avec les journalistes et les directeurs de journaux pour
introduire son véritable propos du jour : la dénonciation de la
réclame faite à Hugo et à la démocratie à l’occasion d’un banquet
réuni en l’honneur de Shakespeare, mais transformé en fête
humanitaire.
Malgré ses réserves face au « petit journal », l’anonyme qui jouait
au bourgeois reconnaissait l’utilité du Figaro pour accuser ce qu’il
qualifiait de « monstrueuse hypocrisie », coutumière de l’époque :
« Cependant, toutes les fois qu’une grosse bêtise, une monstrueuse
hypocrisie, une de celles que notre siècle produit avec une
inépuisable abondance se dresse devant moi, tout de suite je
comprends l’utilité du “petit journal”. » On préparait un banquet
démocratique, la naissance de Shakespeare n’étant qu’une
couverture : « … selon les occurrences et le crescendo particulier de
la bêtise chez les foules rassemblées dans un seul lieu, porter des
toasts à Jean Valjean, à l’abolition de la peine de mort, à l’abolition
de la misère, à la Fraternité universelle, à la diffusion des lumières, au
vrai Jésus-Christ, législateur des chrétiens, comme on disait jadis, à
M. Renan, à M. Havin, etc., enfin à toutes les stupidités propres à ce
XIX siècle, où nous avons le fatigant bonheur de vivre, et où chacun
e

est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères » (II,
229). Le Figaro servait à Baudelaire à protester contre le siècle et son
incarnation exemplaire, Le Siècle (dont Léonor-Joseph Havin était le
directeur), quotidien qui s’identifiait pour lui au monde moderne
avec tous ses travers, par ses idéaux républicains, voltairiens et
anticléricaux. Dans ses Lettres d’un atrabilaire, dont le canevas
daterait de 1863, il comptait déjà épingler ce journal : « Le Siècle,
ma passion pour la Sottise./ […] Les journaux et les tables
tournantes. Lumières des Tables. Lumières des journaux./ […] Les
romans du Siècle. Paul de Kock, prétentieux./ […] Les auteurs
favoris du Siècle./ Molière, Béranger, etc. » (I, 781-782). Cette
nouvelle liste reprend quelques emblèmes désormais bien connus de
l’esprit français, cartésien, voltairien, de cette « face française » que
Baudelaire honnit : journaux, tables tournantes et Paul de Kock ; il
ne manque cette fois que le gaz. Une des dernières lettres de
Baudelaire à Ancelle, le 18 février 1866, décrit la « fureur » que
l’« erreur » provoque en lui, « excepté quand je cultive
volontairement la sottise, comme j’ai fait pendant vingt ans pour Le
Siècle, pour en extraire la quintessence » (C, II, 611). Le Siècle tant
honni, c’est M. Prudhomme, M. Homais, Baudelaire faisant ici
allusion à ses découpages maniaques de la sottise des journaux.
L’antimoderne se reconnaît à sa fureur, issue de son impuissance
à contenir le déroulement inéluctable de la modernité. La seule
action possible consiste à morigéner son monde. Dans le poème en
prose Le Gâteau, le poète estime la contemplation rousseauiste de la
nature dangereuse pour le vitupérateur, lequel risque de
s’abandonner à l’apaisement au point de devenir la dupe des
journaux : « Bref, je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté
dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec
l’univers ; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans
mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus
trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né
bon. » Le journal est assimilé à l’idéologie du progrès, et Le Siècle est
son prophète. Une autre fois, dans le Salon de 1859, Baudelaire ne le
cite pas non plus, mais c’est encore ce périodique qu’il vise : « Il y a
un brave journal où chacun sait tout et parle de tout, où chaque
rédacteur, universel et encyclopédique comme les citoyens de la
vieille Rome, peut enseigner tour à tour politique, religion,
économie, beaux-arts, philosophie, littérature. » Journal que
Baudelaire traite encore de « vaste monument de la niaiserie,
penché vers l’avenir comme la tour de Pise, et où s’élabore le
bonheur du genre humain » (II, 653).
Face à la bêtise qui touche à son comble dans Le Siècle,
Baudelaire maintenait sa fidélité au « petit journal », tout maltraité
qu’il y avait été en 1857, et s’en prenait aux embrigadements
idéologiques auxquels se livraient les Hugo, en ralliant Shakespeare
à l’étendard de la Révolution. Or le banquet pour Shakespeare fut
interdit et le clan Hugo soupçonna Baudelaire d’appartenir à la
police : voilà ce qu’il gagna au double discours qui n’avait jamais
cessé d’être le sien sur tous les aspects de la modernité, la presse
comme la démocratie, ou Hugo et les tables tournantes.

Une perpétuelle équivoque

Bien des mots pourraient encore illustrer la méfiance que


Baudelaire a de la presse, par exemple gazetier. Selon Littré, ce mot,
pour un journaliste, se dit surtout par dénigrement. C’est ainsi que
Baudelaire emploie le terme dans le poème en prose La Solitude,
paru pour la première fois dans la Revue de Paris en décembre 1864.
Baudelaire ironise sur un journaliste influent : « Un gazetier
philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l’homme. »
Sur les épreuves de La Presse, où le poème avait été composé en
1862, on lisait à la place : « Un grand politique de gazette me dit
que la solitude est mauvaise pour l’homme. » Sous l’appellation de
« gazetier philanthrope » ou de « grand politique de gazette »,
Baudelaire vise un collaborateur du Siècle, l’organe de l’idéologie
progressiste et fraternitaire qu’il déteste. Le « gazetier
philanthrope », c’est l’homme moderne par excellence, l’homme du
progrès. Horace Vernet, le peintre d’histoire pour qui Baudelaire a
peu d’estime et qu’il avait injurié dans le Salon de 1846 – « Je hais
cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais
une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme
français » (II, 469-470) –, est traité de « véritable gazetier plutôt que
peintre essentiel » dans Le Peintre de la vie moderne (II, 701).
Autrement dit, il n’est qu’un journaliste optimiste qui échoue à
extraire la beauté éternelle de la vie quotidienne. Par une sorte de
tourniquet, Constantin Guys, qui lui est opposé, est loué comme
« archiviste de la vie », belle expression qui pourrait définir
l’excellent journaliste, le chroniqueur perspicace (II, 701).
Un poème en prose parmi les plus agressifs que Baudelaire
publia contre la presse figurait dans le premier feuilleton de La
Presse. En ouvrant leur journal le 26 août 1862, les lecteurs
tombèrent sur Le Chien et le Flacon, qui formulait une autre de ces
« morales désagréables » que Baudelaire affectionnait. C’est une
parabole antimoderne qui présente au lecteur de La Presse le miroir
de sa propre attitude devant l’art et de son mauvais goût. Elle ne
pouvait qu’attiser la haine du public ainsi insulté :
« Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un
excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. »
Et le chien, en frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe
correspondant du rire et du sourire, s’approche et pose curieusement son nez humide sur le
flacon débouché ; puis reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi, en manière
de reproche.
« Ah ! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’auriez flairé
avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie,
vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui
l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies. »
Baudelaire, en comparant le public des journaux, désintéressé
des beautés poétiques, à un chien délaissant les parfums rares et
subtils pour un « paquet d’excréments », maltraitait ses propres
lecteurs de La Presse. Son propos était une fois de plus très violent.
Or il le tenait à la place d’honneur, au rez-de-chaussée, et il aimait
ce mot de paquet, souvent employé dans sa correspondance pour
désigner ses poèmes, dont il envoyait un « petit paquet », un « gros
paquet » ou des « paquets de vers » à l’un ou l’autre. Il écrivait à
Sainte-Beuve en février 1862 : « Je vous ai envoyé un petit paquet
de sonnets, je vous enverrai prochainement plusieurs paquets de
Rêvasseries en prose » (C, II, 229). « D’ici à la fin du mois, vous
recevrez un énorme paquet de Poèmes en prose », assurait-il à Julien
Lemer, son nouvel agent, en février 1865 (C, II, 464). Le public
préférait les « ordures soigneusement choisies » aux « parfums
délicats », c’est-à-dire la presse à la poésie, et ce public était
méchamment pris à partie en découvrant la première page de son
journal.
Le dernier Baudelaire, hostile à La Presse comme au Figaro, en
dépendait pour publier et survivre. Cette ambivalence à l’égard de la
presse et des feuilletons était ancienne. Dès La Fanfarlo, en 1847,
Samuel Cramer vivait de la presse tout en la maudissant, et l’utilisait
pour séduire la femme désirée :
Il prit donc un parti simple et brutal ; il fallait que la Fanfarlo vînt à lui. À cette époque, les
articles d’éloges et de critiques avaient beaucoup plus de valeur que maintenant. Les
facilités du feuilleton, comme disait récemment un brave avocat dans un procès tristement
célèbre, étaient bien plus grandes qu’aujourd’hui ; quelques talents ayant parfois capitulé
avec les journalistes, l’insolence de cette jeunesse étourdie et aventureuse ne connut plus
de bornes. Samuel entreprit donc, – lui qui ne savait pas un mot de musique, – la spécialité
des théâtres lyriques.
Dès lors la Fanfarlo fut hebdomadairement éreintée au bas d’une feuille importante (I,
570).
Samuel Cramer exerçait un chantage par feuilleton interposé,
déversant dans ses articles les « linges sales de la vie privée, qui sont
la pâture et la friandise journalière de certains petits journaux » (I,
571).
Très jeune, à l’âge de vingt ans à peine, en 1842 ou 1843,
Baudelaire avait songé à se suicider. L’une des raisons qu’il donnait
à ses amis, c’était les nouveaux journaux, la nouvelle presse à grand
tirage. Selon plusieurs témoignages, il allait répétant à ses amis :
« Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable. » Il
en voulait à La Presse et au Siècle, ces organes du progressisme. La
multiplication des gazettes « vastes à parcourir, ainsi qu’un désert »,
lui donnait l’envie de fuir vers un monde, Any where out of the world,
où elles n’auraient pas encore fait leur apparition 10. Son
abomination de la modernité le caractérisait bien avant qu’il ne se
mît à collectionner les sottises des journaux en Belgique, dans les
deux dernières années de sa vie. Sa relation compliquée à la presse,
mélange de fascination et de dégoût chez un lecteur assidu des
quotidiens, fait encore de lui un « bourreau de soi-même ». Tout
lecteur des journaux est partagé, y croit et n’y croit pas, mais
Baudelaire élève ce comportement au statut de
L’Héautontimorouménos. Pas de meilleur symptôme de l’incertitude
antimoderne de Baudelaire que sa méfiance de la presse. Il dépend
d’elle, court après elle, mais il la hait et ne passe pas une occasion
de se moquer d’elle dans ses colonnes.
3
À bas la photographie !

La jeunesse de Baudelaire fut contemporaine du développement


accéléré de la photographie. Il avait seize ans quand les premiers
daguerréotypes apparurent, prenant la suite de nombreux spectacles
et instruments optiques appréciés du public. Louis Daguerre, à
l’origine peintre, décorateur de théâtre et auteur de panoramas tels
qu’on les réalisait depuis la fin du XVIIIe siècle, introduisit le diorama
en 1822, spectacle à effets animés par des jeux de lumière. Deux ans
après l’invention du daguerréotype en 1837, il en fit la
démonstration à Arago, dont le rapport de 1839 à la Chambre des
députés et à l’Académie des sciences donna à la nouvelle technique
son nom et sa notoriété. L’une des premières images célèbres issues
de l’atelier de Daguerre représente le boulevard du Temple en
1838 ; les promeneurs se sont évanouis, faute d’une exposition
suffisante, à l’exception d’un homme resté longtemps immobile. Des
paysages, des monuments, le Louvre en 1839, des fossiles et des
coquillages composent les premières collections de plaques et
d’épreuves. Les portraits suivirent bientôt. Daguerréotypes et
photographies suscitèrent l’engouement du public – de la foule,
aurait dit Baudelaire –, mais aussi ses inquiétudes.
Auprès de la presse, la seconde « chose moderne » qui mobilisa
intensément Baudelaire et suscita chez lui une semblable confusion
des sentiments, ce fut la photographie, modèle de la sensibilité
moderne, réaliste, imitatrice, païenne, qu’il perçoit comme une
décadence. À l’instar du suffrage universel et du journal à grand
format, la photographie offre un nouveau miroir au monde et à
l’homme : suivant un lieu commun précoce, « c’est un miroir qui
garde toutes les empreintes », comme disait Jules Janin pour
caractériser le daguerréotype dès 1839 1. Miroir et mémoire parfaits,
elle provoque, comme le journal, la résistance de Baudelaire, mais
aucun écrivain contemporain n’en a mieux joué, et nous possédons
de lui quelques photographies extraordinaires qui démontrent qu’il
avait parfaitement maîtrisé l’art de la pose, si bien qu’il mérite
autant que Nadar ou Carjat le titre d’auteur de ses portraits. Haine
et servitude, ce sont encore les termes de son balancement devant la
photographie.

Du panorama au daguerréotype

Balzac, dont l’épreuve photographique de 1842 par Louis-


Auguste Bisson est l’un des premiers portraits d’écrivain connus,
avait d’abord refusé de poser pour un daguerréotype, par crainte
d’être dépossédé de son image. Nadar, dans ses souvenirs de
photographe, devait rappeler la panique du romancier :
… selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en
couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où
l’optique perçoit ce corps.
L’homme à jamais ne pouvant créer, – c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable,
constituer une chose solide, ou de rien faire une chose, – chaque opération daguerrienne
venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps
2
objecté .
Chaque prise daguerrienne, supprimant une couche du corps
humain, aurait dépossédé l’homme d’une part de son humanité, de
son identité, voire de sa vie. De telles croyances exercèrent une
influence durable qui explique certaines réticences du public à
l’égard de l’invention. Balzac, lui, abandonna vite ses craintes et
salua la nouvelle technique dans laquelle il vit une allégorie du
monde moderne.
Les jeunes gens de la génération de Baudelaire, quant à eux,
s’enthousiasmèrent immédiatement pour l’invention de Daguerre.
Théodore de Banville la célébra dès 1839 dans une Ode à Daguerre
aux accents passionnés :
Car Daguerre nous rend les lointaines peuplades,
Les beaux temples brisés des âges fabuleux,
Et le groupe riant des heureuses Cyclades,
3
Nymphes qu’on voit jouer dans les horizons bleus .

Les « lointaines peuplades » et les « beaux temples brisés »


rappellent les images des voyages en Égypte et en Grèce qui
fleurirent dès les premières années du daguerréotype.
L’analogie entre le poème en prose et le daguerréotype, signalée
très tôt par Sainte-Beuve, dès 1842, et justifiée par la curiosité de
Bertrand pour le nouveau procédé, se fondait sur le réalisme, la
précision, le pittoresque. Le petit poème en prose comme forme
d’écriture moderne puise dans le procédé daguerrien une méthode,
celle de la saisie sur le vif et de l’exactitude. Sainte-Beuve les
rassemblait sous l’appellation d’imagette. Ce vocable charmant, bien
que diminutif, ne devait pas rester dans la langue. Le critique le
ressuscitait, car le mot figurait chez les poètes de la Pléiade, où il
avait pu le recueillir, avec une connotation qui ne paraît pas sans
pertinence pour son propos et suggère qu’il ne le choisit pas au
hasard : l’imagette, au Moyen Âge, décrit l’homme façonné à l’image
de Dieu, la créature. Or les premières réflexions sur la photographie,
et celles de Baudelaire dans le Salon de 1859, virent dans la nouvelle
technique une concurrence à Dieu dans la production d’images de
l’homme. Baudelaire pensera toujours la nature de la photographie
dans une perspective métaphysique, voire théologique. Bertrand et
Baudelaire, producteurs d’imagettes, faisant œuvre d’enlumineurs
ou de daguerréotypistes, touchaient à quelque chose de sacré.
La comparaison avec le daguerréotype ou la photographie, qui
fixe une image fidèle, trop fidèle, de la réalité, devint vite un
procédé de la critique en général. Baudelaire en hérita et lui donna
un sens dévalorisant, quand il l’appliqua non pas au poème en
prose, mais à certains tableaux identifiés à des daguerréotypes, puis
à des photographies. L’assimilation à la photographie fut courante
pour parler des poèmes en prose à la fin du siècle, par exemple des
textes de Mallarmé et de Rimbaud 4. Renversant l’analogie, ce fut
aussi la photographie que l’on associa au poème en prose. Le
parallèle fut donc vite établi dans les deux sens et servit de substitut
moderne au rapprochement traditionnel entre le poème en vers et la
gravure. C’est pourquoi, pour saisir la complexité et l’ambiguïté des
anathèmes lancés par Baudelaire contre la photographie, il faut
garder à l’esprit l’alliance déjà bien installée dans les esprits entre la
nouvelle technique photographique et le genre littéraire original
auquel il s’essaie.
Dans le Salon de 1846, Baudelaire compare des tableaux
orientalistes, en l’occurrence les paysages algériens du peintre Louis
Lottier, à des daguerréotypes : « M. Lottier, au lieu de chercher le
gris et la brume des climats chauds, aime à en accuser la crudité et
le papillotage ardent. Ces panoramas inondés de soleil sont d’une
vérité merveilleusement cruelle. On les dirait faits avec le
daguerréotype de la couleur » (II, 484). Le glissement du panorama
au daguerréotype peut surprendre, vu la grande différence entre les
deux formats, mais Lottier aurait suivi une progression semblable à
celle de l’inventeur lui-même en allant du « panorama inondé de
soleil » de la peinture orientaliste au « daguerréotype de la couleur »
pour ses paysages algériens (la dimension de ses toiles est réduite).
Comme Sainte-Beuve, Baudelaire semble regretter que la couleur
manque au daguerréotype, mais c’est le soleil qui lui suggère cette
transition du panorama à la nouvelle technique. La photographie,
c’est encore un lieu commun du temps, est l’œuvre du soleil. Niépce
avait nommé son propre procédé l’« héliographie », en 1829, avant
Daguerre. C’était le soleil qui écrivait et dessinait directement, qui
tenait de crayon sans intermédiaire humain, selon une métaphore
qui tourna vite elle aussi au cliché. Dans The Pencil of Nature, publié
entre 1844 et 1846, et dans Sun Pictures in Scotland en 1845,
William Henry Fox Talbot, l’inventeur anglais du calotype,
annonçait en tête de ses recueils : « Les épreuves du présent ouvrage
sont imprimées par l’action de la seule lumière, sans aucune aide du
crayon de l’artiste. Ce sont les images elles-mêmes du soleil, et non,
comme certains l’ont imaginé, des gravures en imitation 5. »
Le panorama prépara l’avènement de la photographie. Le
spectateur regardait, au centre d’une scène circulaire, des tableaux
et décors colorés. Sa transformation en diorama par Daguerre
l’améliora, le dotant de jeux de lumière sur les tableaux, donnant au
spectateur une impression de relief et de mouvement. Balzac, dans
un passage bien connu du Père Goriot, joue avec ces inventions, en
1835 : « La récente invention du Diorama, qui portait l’illusion de
l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené
dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en
rama 6. » Baudelaire utilisait le terme, sans encore l’associer au
daguerréotype, dans le Salon de 1845, pour évoquer une peinture
monumentale, la fameuse Prise de la smalah d’Abd-el-Kader (1844)
d’Horace Vernet. Il comparait ce grand paysage décoratif, lui aussi
exposé au soleil, à un panorama, autrement dit à un spectacle de
foire :
Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une
blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais une foule de petites anecdotes
intéressantes – un vaste panorama de cabaret ; – en général, ces sortes de décorations sont
divisées en manière de compartiments ou d’actes, par un arbre, une grande montagne, une
caverne, etc. M. Horace Vernet a suivi la même méthode ; grâce à cette méthode de
feuilletoniste, la mémoire du spectateur retrouve ses jalons, à savoir : un grand chameau,
des biches, une tente, etc. – vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit
patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse,
les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… (II, 357-358.)

Baudelaire utilise l’expression peu valorisante de « panorama de


cabaret » pour qualifier une peinture qui se déroule comme un
grand spectacle, un décor plein de détails réalistes, accumulant une
« foule de petites anecdotes intéressantes ». Il n’est pas anodin qu’il
compare aussitôt après ce tableau à un feuilleton, autre forme
moderne à cheval entre l’art et l’industrie. Vernet aurait suivi en
peinture la « méthode du feuilletoniste », que Baudelaire définit par
le souci de donner au lecteur des repères, des « jalons », afin de lui
faciliter le travail, d’aider sa mémoire et de lui éviter l’imagination.
Panorama, feuilleton, daguerréotype : en 1845 et 1846, ces termes
peuvent servir à Baudelaire de métaphores plus ou moins
interchangeables pour discréditer un tableau, la différence de taille
entre le panorama et le daguerréotype (Vernet peint de grandes
machines, Lottier a l’art de la miniature) étant secondaire par
rapport à la référence réaliste.

Duplicités de 1859
Dans le Salon de 1859, Baudelaire revalorise le spectacle du
panorama. Du temps a passé. En 1845 et 1846, le terme servait,
comme celui de daguerréotype, à déprécier une peinture. En 1859,
alors que la photographie touche à ses vingt ans et que Baudelaire
fait son procès, la comparaison à un art démodé comme celui du
panorama devient valorisante pour parler des paysagistes.
Baudelaire regrette le temps des panoramas et des dioramas. Il ne
cache pas sa nostalgie pour les paysages romantiques de sa jeunesse,
alors que les paysagistes sont devenus des artistes très sages. Il
reproche à la nouvelle génération son imitation servile et littérale de
la réalité, dépourvue de génie créatif, proche en cela de la méthode
photographique. Parmi les paysagistes romantiques, deux retiennent
son attention, Delacroix et Hugo, en des termes qui font référence
au passé :
Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une
utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement
exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu’elles
sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos paysagistes
sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir (II, 668).

Ce jugement introduit l’un des paradoxes que développe


Baudelaire au sujet de la photographie : parce que c’est vrai, c’est
plus faux (la photographie et les paysagistes de 1859, influencés par
elle), tandis qu’inversement, parce que c’est faux, c’est plus vrai (les
dioramas et les paysages romantiques, qui font rêver). Se tenir au
plus près de la réalité n’aboutit qu’au mensonge. Alors que le
panorama et le diorama disparaissent inéluctablement, Baudelaire,
non sans mélancolie, les réévalue face à la marée montante de la
photographie. Ils ne servent plus de comparants au réalisme
pictural, mais au paysage romantique ; rétrospectivement,
Baudelaire les conçoit comme des formes englouties par le
déferlement de la photographie dans le champ artistique, donc
chéries.
Certains lecteurs et critiques de Baudelaire ont aperçu la trace du
panorama et du diorama dans les poèmes des Fleurs du Mal, comme
en toile de fond. On peut sans doute repérer une allusion dans
L’Irréparable :
– J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal
Qu’enflammait l’orchestre sonore,
Une fée allumer dans un ciel infernal
Une miraculeuse aurore.

L’orchestre et le théâtre évoqueraient ici les spectacles optiques


qui précédèrent la photographie et dont les décors merveilleux
faisaient illusion, ici sous l’apparence d’une fée portant l’aurore
« miraculeuse » dans le « ciel infernal ». Dans Le Rêve d’un curieux,
poème dédié à Nadar, le photographe ami de Baudelaire, ou ennemi
selon les moments, le dernier vers pourrait rappeler un spectacle du
même genre : « La toile était levée et j’attendais encore. » En
l’occurrence, c’est la mort qu’attend le poète, et aucun spectacle
n’intervient. Dans son enfance et sa jeunesse, Baudelaire a connu la
mode romantique des spectacles optiques qui ont précédé
l’avènement de la photographie. Charles Nodier, dans son Histoire du
roi de Bohême et de ses sept châteaux, s’amusait en 1830 de cet
engouement optique qui caractérisait le temps : « J’aurai l’optique,
la dioptrique, la catoptrique ; l’aposcopie, la catascopie, la
métoposcopie, l’hélioscopie, la physioscopie, la microscopie, la
mégascopie, la polyscopie, la périscopie, la kaleïdoscopie ; le
panorama, le diorama, le néorama, le géorama, le cosmorama, le
pantostéréorama ; le prisme, la lanterne magique, et la lorgnette
d’opéra 7. » Le succès de la photographie devait expédier dans les
oubliettes de l’histoire toutes ces choses et toutes ces techniques vite
démodées.
Baudelaire assista à cette extraordinaire transformation qui fit en
vingt ans, de 1839 à 1859, de la photographie un art populaire. En
1859, la vogue de la photographie se mesure à la cote de la gravure
et de la lithographie. Un chroniqueur du Salon photographique de
1859, Louis Figuier, s’arrêtait sur ce qu’il appelait la « querelle des
graveurs et des photographistes » (on distinguait le photographe, qui
était l’appareil, du photographiste, qui était l’opérateur), dans
laquelle il voyait l’équivalent contemporain de la querelle des
Anciens et des Modernes 8. Baudelaire prit parti dans cette querelle,
défendant les anciens du jour, c’est-à-dire les graveurs qu’alarmaient
les succès de leurs rivaux modernes. « L’eau-forte est à la mode »,
s’exclamait ainsi Baudelaire, dans un article de la Revue anecdotique
en 1862, pour tenter de remettre à l’honneur les arts de la gravure
(II, 735). Dans un Carnet qu’il tint de juillet 1861 à novembre 1863,
il note parmi ses comptes et ses listes :

PHOTOGRAPHIES LITHOGRAPHIES
R. Vivienne R. de Seine
Panoramas R. de Rivoli
R. de Rivoli Place St Georges

Ces adresses où Baudelaire se fournissait se répartissent sur deux


colonnes (I, 771). Leur disposition parallèle figure le duel de la
photographie et de la lithographie, même si la rue de Rivoli,
présente des deux côtés, pourrait être un terrain d’entente.
Un rêve de Baudelaire témoigne de la transition entre la culture
du dessin et de la gravure et celle de la photographie, évolution que
le poète a vécue intimement. Raconté dans une lettre à Asselineau
du 13 mars 1856, ce rêve est célèbre. Michel Butor en a tenté
l’analyse et, plus récemment, Roberto Calasso 9. Un détail mérite
notre attention. Baudelaire (ou le rêveur) arrive dans une grande
maison de prostitution pour offrir à la maîtresse des lieux l’un de ses
livres tout juste paru :
Je me trouve dans de vastes galeries […]. Ce qui me frappe, c’est que les murs […] sont
ornés de dessins de toute sorte. […] Dans une partie reculée d’une de ces galeries, je trouve
une série très singulière. – Dans une foule de petits cadres, je vois des dessins, des
miniatures, des épreuves photographiques. Cela représente des oiseaux coloriés, avec des
plumages très brillants, dont l’œil est vivant. Quelquefois, il n’y a que des moitiés d’oiseaux. –
Cela représente quelquefois des images d’êtres bizarres, monstrueux, presque amorphes,
comme des aérolithes. – Dans un coin de chaque dessin, il y a une note – La fille une telle,
âgée de …, a donné le jour à ce fœtus en telle année ; – et d’autres notes de ce genre (C, I,
339).

Sur les parois de la galerie sont donc accrochés en alternance des


dessins ou des miniatures, et des photographies représentant des
oiseaux, des formes anatomiques, des fœtus. Dès les premières
années de la nouvelle technique, un genre photographique apparut
vite, à côté du paysage, du monument et du portrait : la
reproduction d’objets d’histoire naturelle. Nombreuses sont alors les
photographies scientifiques, qui se mettent à remplacer les planches
d’anatomie obtenues par la gravure ou la lithographie. En 1859, les
épreuves photographiques d’animaux laissent encore à désirer, faute
de sujets qui observent la pose, en un temps où la technique des
instantanés n’est pas encore au point. Seules les natures mortes
fournissent alors des images scientifiques précises. Le Salon
photographique de 1859 proposa tout de même au spectateur deux
Groupes de cailles et perdreaux par une Mme Lafont, rappelant les
clichés d’oiseaux dans le rêve de Baudelaire.
Baudelaire emploie l’expression technique d’« épreuve
photographique » ; c’est le terme courant sous sa plume comme
ailleurs, emprunté à la gravure et à l’imprimerie. On le rencontre
souvent dans ses lettres, non seulement au sens de ses épreuves
d’imprimerie, avec lesquelles il est toujours en train de se battre.
Dans la gravure, le mot désigne la feuille d’essai, mais aussi toute
estampe. En photographie, on entend par là l’image positive tirée
sur papier, mais la connotation de l’essai est conservée, comme dans
la gravure, et comme s’il y avait dans toute photographie quelque
chose de non définitif et de transitoire, alors que la photographie
immortalise, a aussi beaucoup à voir avec la mort.
Le songe de 1856 faisait cohabiter l’ancien et le moderne, le
dessin ou la miniature et la photographie, dans une maison de
prostitution. La même coexistence est au cœur de Mademoiselle
Bistouri, poème en prose du Spleen de Paris qui fut considéré comme
l’un des plus choquants et que Baudelaire ne parvint pas à faire
paraître de son vivant, aucune revue ne l’acceptant. La demoiselle
éponyme racole le poète au bout du faubourg et l’invite à monter
chez elle. Sa manie consiste à séduire les chirurgiens et à
collectionner leurs portraits, et accessoirement à traiter tous les
hommes comme s’ils étaient des chirurgiens. Son imposante
collection comprend deux sortes d’images de médecins : des
lithographies pour les plus âgés, les mandarins de la faculté, et des
photographies pour les plus jeunes, internes et externes :
Et elle tira d’une armoire une liasse de papiers, qui n’était autre chose que la collection des
portraits des médecins illustres de ce temps, lithographiés par Maurin, qu’on a pu voir
étalée pendant plusieurs années sur le quai Voltaire. […]
Et comme je touchais à un paquet ficelé, posé aussi sur le guéridon : « Attends un peu, dit-
elle ; – ça, c’est les internes, et ce paquet-ci, c’est les externes. »
Et elle déploya en éventail une masse d’images photographiques, représentant des
physionomies beaucoup plus jeunes.

Le saut des générations passe entre les lithographies et les


photographies. Le recueil de Nicolas Maurin, cité par Baudelaire,
Célébrités contemporaines […] ou portraits de personnes de notre époque
lithographiés par MM. Maurin et Belliard, datait de 1842 10 et
comprenait les portraits lithographiés des grands médecins
parisiens. La masse de « physionomies beaucoup plus jeunes » est
ficelée dans un jeu des portraits-cartes, format populaire durant les
années 1850 et 1860. La mode était alors aux portraits-cartes de
célébrités, artistes, acteurs, écrivains, ou jeunes médecins, exposés
derrière les vitrines des boutiques des boulevards. Baudelaire lui-
même eut son portrait-carte et le distribuait à ses amis comme une
carte de visite. Lorsque sa mère le rejoignit à Bruxelles en avril
1866, après qu’il eut perdu l’usage de la parole, elle trouva « dans
les poches de son paletot, […] beaucoup de petites photographies de
lui par Nadar 11 ». Pourtant, il n’hésitait pas à condamner ces
nouveaux objets de consommation qui avaient fait évoluer la
photographie vers un commerce vulgaire. Dans le poème en prose,
les collections de portraits lithographiés ou photographiques
révèlent la fixation érotique de Mlle Bistouri sur les médecins et
offensent la respectabilité du corps médical.
Baudelaire collectionnait lui aussi des photographies, non pas
des portraits photographiques, mais des photographies de tableaux.
Les termes que Mlle Bistouri emploie pour désigner ses amas de
photographies, « liasses » pour les anciens, « paquets » ou « masses »
d’images photographiques pour les plus jeunes, correspondent aux
mots utilisés régulièrement par Baudelaire dans sa correspondance
pour désigner ses propres poèmes, notamment ses poèmes en prose,
comme on l’a vu à propos du « paquet d’ordures » dans Le Chien et le
Flacon.

Nadar au Salon
Dans le chapitre sur « Le public moderne et la photographie » du
Salon de 1859, Baudelaire dressa un sévère réquisitoire contre la
photographie. Or il était lié (il eut cette chance) à l’un des pionniers
de la photographie qui fut son ami-ennemi intime. Ses pages de
1859 sont inséparables des rapports compliqués qu’il entretint avec
Nadar, que le goût immodéré du progrès devait rapidement mener
de la photographie au ballon aérostatique, etc. Daumier le
caricatura en 1862 : « Nadar élevant la photographie à la hauteur de
l’art », au-dessus d’une ville, Paris, dont tous les toits étaient revêtus
de l’inscription « Photographie », comme une réclame pour Nadar.
Baudelaire avait rencontré ce condisciple d’Asselineau dès 1843 ou
1844, et leurs relations restèrent longtemps épisodiques, mais en
cette année 1859, ironiquement, elles se resserraient. Baudelaire
correspondait plus que de coutume avec lui au moment même où il
composait, sans rien lui dire, son libelle contre la photographie.
D’un côté, il dénonçait cette technique moderne ; de l’autre, il
flattait son ami photographe. C’était encore une instance de la
duplicité de Baudelaire. Les coups fourrés se faisaient aussi dans
l’autre sens, puisque Nadar venait de caricaturer Baudelaire en
« Prince des Charognes », ce qui lui avait été « pénible » (C, I, 573).
Un an plus tôt, Nadar avait publié dans le Journal amusant du
10 juillet 1858 un dessin qui représentait un père s’écriant :
« Qu’est-ce qui a pu fourrer Les Fleurs du Mal de cet affreux mosieu
Baudelaire dans les mains de ma fille !… » (ill. 2). Dans leurs
échanges ambigus, à la fois cordiaux et agressifs, le double jeu était
donc réciproque.
Tandis qu’il préparait sa diatribe contre la photographie,
Baudelaire envoya deux longues lettres à Nadar depuis Honfleur, où
il séjourna au printemps de 1859, en pleine période de création et
d’exaltation poétiques. Il vécut dans une sorte de grâce, composa
quelques grands poèmes pour la seconde édition des Fleurs du Mal,
s’attela au Salon de 1859 et conçut Le Peintre de la vie moderne. En ce
moment capital, il écrivit à Nadar le 14 mai, comme à l’accoutumée
pour lui demander de l’argent, mais aussi pour qu’il allât
photographier des tableaux chez un marchand :
Si tu étais un ange, tu irais faire ta cour à un nommé Moreau, marchand de tableaux, rue
Laffitte, Hôtel Laffitte (je compte bien lui faire la mienne, à propos d’une étude générale
que je prépare sur la peinture espagnole), et tu obtiendrais de cet homme la permission de
faire une double épreuve photographique, d’après La Duchesse d’Albe, de Goya (archi-Goya,
archi-authentique). Les doubles (grandeur naturelle) sont en Espagne, où Gautier les a vus.
Dans l’un des cadres, la Duchesse est en costume national, dans le pendant, elle est nue et
dans la même posture, couchée à plat sur le dos (C, I, 574).

Baudelaire témoigne de son intérêt pour un genre bien


particulier de la photographie, et tout nouveau, la reproduction
d’œuvres d’art. Il envisage alors des études sur Constantin Guys et
surtout sur Manet, pour lesquelles des photographies des tableaux
de Goya lui seraient utiles. Gautier a consacré quelques pages à
Goya dans son Voyage en Espagne (1843), sans mentionner les deux
toiles dont parle Baudelaire, la Maja vestida et la Maja desnuda du
Prado, lesquelles ne représentent pas la duchesse d’Albe, protectrice
du peintre, comme on le croit à Paris, mais une fille, peut-être la
maîtresse du commanditaire 12. Le marchand de la rue Laffitte aurait
en sa possession des répliques par Goya au format réduit. Trop peu
fortuné pour les acquérir, Baudelaire demande donc à Nadar d’en
faire une « double épreuve photographique » pour éclairer l’étude
qu’il compte rédiger. Deux jours plus tard, il confirme son souhait
dans une autre lettre à Nadar : « Oui, je désire pour moi que tu
réussisses dans l’affaire Moreau, mais je suis convaincu aussi qu’il te
sera également agréable d’avoir de bonnes épreuves d’après ces
peintures singulières » (C, I, 576). Baudelaire est toujours attaché à
ce qui est « singulier ». Il recommande ensuite à Nadar, moins
impécunieux que lui, d’acquérir les deux répliques : « Pour les
Duchesses d’Albe, je te répéterais, si tu n’étais pas dans de grandes
gênes, qu’il serait bon de les arracher à un prix modéré » (C, I, 578).
Il essaiera encore de persuader Poulet-Malassis de faire l’acquisition
des deux toiles, mais, dans l’immédiat, il insiste auprès de son ami
pour obtenir leurs reproductions photographiques, car il ne
dédaigne manifestement pas ce genre-là. En tout cas, la
correspondance entre Baudelaire et Nadar est nombreuse et
familière, et le comble de l’intimité est atteint dans la « fantaisie
priapique », « Clergeon aux Enfers », que Baudelaire envoya à Nadar
au moment même, semble-t-il, où il lançait ses anathèmes contre
cette photographie que son ami s’efforçait de faire reconnaître
comme un des beaux-arts (C, I, 580-581).
Baudelaire, qui avait mal pris sa caricature en « Prince des
Charognes », avait rétorqué à Nadar : « Après cela, tu es si fou, que
tu t’es peut-être dit : Je vais lui faire bien plaisir ! » (C, I, 574). Le
mois suivant, il publia son libelle contre la photographie. Il
imaginait peut-être que son ami lui eût tenu la même réplique. Il lui
gardait en tout cas un chien de sa chienne. Le Salon de 1859 parut
dans quatre livraisons de juin et juillet dans la Revue française,
dirigée par Jean Morel, à qui le texte de Baudelaire était adressé
sous la forme d’une lettre. Une fois de plus, la revue disparut
aussitôt après ! Le deuxième chapitre de ce Salon est intitulé « Le
public moderne et la photographie », après que le premier a porté
sur « L’artiste moderne ». L’adjectif moderne n’a pas le même sens
dans les deux intitulés. Dans « L’artiste moderne », moderne signifie
une esthétique qui se distingue de l’esthétique classique ou
romantique ; Baudelaire songe à l’école réaliste, dont la présence
marque à ses yeux ce Salon, ainsi qu’au rejet de l’imagination par les
artistes de cette école. Dans « Le public moderne », l’adjectif désigne
simplement les spectateurs d’aujourd’hui.
Pour la première fois, la photographie est présente au Salon des
beaux-arts de Paris. Pour fêter les vingt ans de l’invention de
Daguerre, c’est une consécration majeure. En 1855, lors de
l’Exposition universelle dont Baudelaire rendit compte, la
photographie était exposée avec les produits de l’industrie, et la
Société française de photographie, fondée en 1854, avait organisé
son propre Salon à deux reprises jusque-là. En 1859, elle s’était
battue pour obtenir une place au Salon de la peinture, de la
sculpture et de la gravure. L’accommodement restait toutefois
tortueux, puisque la manifestation photographique se déroulait dans
une salle adjacente, sans communication entre les deux Salons, avec
deux entrées distinctes sur la rue, sans publicité commune, et avec
un prix d’entrée plus élevé du côté de la photographie 13.
Le Salon de 1859 ne reconnaissait pas moins,
institutionnellement et pour la première fois, la photographie
comme un art. Cela ne s’était pas fait sans de sérieuses réserves ni
arrière-pensées. Si certains photographes voulaient arracher la
photographie au mercantilisme des produits de l’industrie, d’autres
lui voyaient un avenir plus rentable de ce côté-là, et il n’était
nullement acquis qu’elle pût être accueillie parmi les beaux-arts.
L’objectif photographique, précisait Louis Figuier dans sa recension,
était un instrument au même titre que le crayon ou que le pinceau,
et la photographie un procédé artistique équivalent au dessin ou à la
gravure. On pouvait saisir l’individualité du « photographiste » dans
un paysage ou un portrait, le reconnaître à son style, ce qui
établissait assez la nature artistique, et non seulement technique, de
son travail. Le Salon de Baudelaire traitera de la photographie sans
citer une seule œuvre, comme si l’individualité du photographe ne
comptait pas. Se rendit-il seulement au Salon de la photographie ?
Paya-t-il pour franchir l’entrée séparée ? Il est probable que non, car
il ne se rendit au Salon de peinture qu’une seule fois, en vitesse.
Or à la tête du combat pour la reconnaissance de la
photographie au Salon de peinture, il y avait justement Nadar, qui
militait pour cela depuis 1856. N’ayant pas réussi à obtenir
l’inclusion de la photographie au Salon en 1857, il s’était rapproché
de la Société française de photographie, malgré ses réticences contre
une association trop proche du régime impérial. Sans y adhérer, il
partageait pourtant avec ses membres une même conception de la
photographie comme art nouveau et une même hostilité contre le
commerce photographique des boulevards. En novembre 1856, on
lut une lettre de Nadar à l’assemblée générale de la société, à
laquelle il avait joint son article du Musée français-anglais d’octobre,
sur la légitimité de l’art photographique. Il y avançait ceci :
La photographie est aujourd’hui plus qu’une science : elle s’est élevée à la hauteur de l’art.
[…] Il est certain que la photographie aujourd’hui n’est plus seulement le rendez-vous de
tous les fruits secs des autres carrières […], et chaque photographe met si évidemment son
caractère individuel dans ses œuvres, qu’un œil habitué reconnaît au premier coup leur
auteur sans recourir à la signature, comme tel expert reconnaît ses maîtres sans chercher le
nom au bas du tableau. Quant au portrait, n’est-il pas un peu temps d’en finir avec ce
reproche, que le photographe ne peut donner comme le peintre le sentiment intime et
14
artistique de son modèle ?

D’une part, la photographie n’est plus le refuge des artistes ratés


comme elle a pu l’être à ses débuts ; elle permet d’autre part à des
styles personnels de s’exprimer comme dans les portraits artistiques,
puisque l’on reconnaît le photographe dans la photographie. Une
critique photographique est donc possible, qui fait d’elle un art
légitime. Nadar, l’ami de Baudelaire, milita dans la presse pour la
reconnaissance de la photographie, tandis que la Société de
photographie faisait campagne auprès de la Cour impériale.
Ensemble, ils obtinrent gain de cause pour le Salon de 1859.
Nadar y exposa des portraits qui furent parmi les plus
remarqués. Le catalogue de l’exposition témoigne de sa présence
massive, avec cinquante-six portraits nommément désignés, sans
compter « Divers portraits de femmes et d’enfants, et études d’après
nature », ce qui faisait de lui le photographe de loin le plus exposé
au Salon. En outre, de nombreux portraits d’écrivains figuraient au
catalogue, dont certains proches du poète et du photographe. Leur
liste forme un panthéon contemporain : Jules Janin, Théophile
Gautier, Alexandre Dumas, Arsène Houssaye, tous les quatre par
Nadar, mais aussi Paul Féval, Champfleury, Paul de Saint-Victor.
L’auteur des Fleurs du Mal, dont les portraits de 1854 et 1855 par
Nadar sont aujourd’hui les plus connus, était absent. Louis Figuier
loua le naturel des portraits de Nadar, contrastant avec les portraits
idéalisés du sculpteur Adam Salomon : « Ici, plus de poses
solennelles ; tout est naturel, simple et, pour ainsi dire, de première
venue. Le personnage reproduit vit sur le papier avec ses allures
usuelles. L’artiste ne s’est pas préoccupé de chercher une image
idéalisée de son modèle, il nous donne l’individu 15. » Figuier citait
le portrait de Rossini, une image « simple, familière et prise sur le
fait par la main preste et fine de Nadar ». Le clou de l’exposition
photographique était toutefois, au dire de Figuier, le portrait par
Gustave Le Gray du ministre de la Culture de l’époque, le comte
Émilien de Nieuwerkerke, directeur général des musées et président
du jury du Salon. L’éloge qu’en fit le chroniqueur est révélateur de
la courtisanerie dont la Société française de photographie dut faire
montre pour assurer son bon droit : « Nous ne connaissons aucun
portrait photographique qui vaille celui de M. de Nieuwerkerke,
exécuté par M. Le Gray. Ayant la conscience de l’œuvre qu’il
entreprenait, voulant prouver à M. le directeur des Beaux-Arts toute
la valeur artistique de la photographie, M. Le Gray a exécuté le chef-
d’œuvre du genre. En voyant le portrait de M. de Nieuwerkerke, on
est converti à la cause de cet art nouveau 16. »
Les défenseurs d’un Baudelaire conspirateur dissimulé pourraient
arguer de la complicité entre la photographie et le régime impérial
pour justifier l’hostilité du poète envers la nouvelle technique. Cette
interprétation serait toutefois peu convaincante, car son procès de la
photographie le mettait en porte-à-faux avec la plupart de ses amis,
par exemple Gautier, à qui il avait dédié Les Fleurs du Mal. Membre
de la Société française de photographie, Gautier avait rendu compte
des premières expositions de cette société dans L’Artiste, la revue
d’Arsène Houssaye, à laquelle Baudelaire collaborait lui aussi. Son
article sur l’exposition de 1857 louait la photographie comme un
exercice sublime, « une œuvre de Titan », non d’homme ordinaire,
car c’est « dérober et fixer les images produites par le soleil, réduire
l’astre central du monde à l’humble métier de lithographe ou de
graveur » 17. Dans son exaltation, Gautier donnait à la photographie
une dimension héroïque, prométhéenne et même divine ; elle
consistait à apprivoiser le soleil pour le transformer en crayon,
puisque c’est l’astre lui-même qui exerce comme lithographe et
graveur, qui s’exprime et s’imprime sur la plaque ou le papier.
Quand Baudelaire aborde la dimension divine de la photographie en
1859, c’est dans un tout autre sens, pour condamner l’entrée dans
une nouvelle religion moderne qu’il identifie au retour du
paganisme et de l’idolâtrie. Sa querelle l’éloigne aussi de Delacroix,
membre fondateur de la première société de photographie avec
Champfleury en 1851, la Société héliographique, à l’origine de la
Société française de photographie en 1854, qui achetait et fit même
faire des photographies de modèles afin de les dessiner, voire de
préparer ses tableaux, usage ignoré de Baudelaire 18. Presque tous
ses amis se sont déclarés pour cet art nouveau ; la plupart sont
enthousiastes. Baudelaire est donc très seul dans sa résistance, mais
celle-ci tient à une conviction profonde.

Décrépitude de la peinture

« Le public moderne et la photographie » s’ouvre sur les titres


ridicules des tableaux anecdotiques exposés au Salon. Baudelaire
méprisait les tableaux de genre. Deux, en particulier, déclenchent sa
colère : Amour et Gibelotte et Appartement à louer : « Je vous
demande pardon de m’être diverti quelques instants à la manière
des petits journaux » (II, 615), dit-il, par allusion à cette presse
facétieuse et sarcastique de sa jeunesse. Il voit dans ces intitulés un
« symptôme déplorable » de l’état de l’art, car « le goût du bête, le
goût du spirituel », les « conceptions alambiquées » n’ont pas
toujours prévalu en peinture. Comme on ne trouverait pas de
« semblables monstruosités » dans l’Italie de Michel-Ange ou de
Véronèse, Baudelaire « considère ces horreurs comme une grâce
spéciale attribuée à la race française ». De telles aberrations sont
propres à la culture française moderne, l’artifice des titres répondant
de l’insignifiance des tableaux.
Certes, si Baudelaire disserte sur les titres, c’est parce qu’il est
plus familier du catalogue que du Salon lui-même. Il confiait à
Nadar le 14 mai : « … j’écris maintenant un Salon sans l’avoir vu.
Mais j’ai un livret. Sauf la fatigue de deviner les tableaux, c’est une
excellente méthode, que je te recommande. On craint de trop louer
et de trop blâmer ; on en arrive ainsi à l’impartialité » (C, I, 575).
Deux jours plus tard, il corrigeait toutefois son propos : « Quant au
Salon, hélas ! je t’ai un peu menti, mais si peu ! J’ai fait une visite,
UNE SEULE, consacrée à chercher les nouveautés, mais j’en ai trouvé
bien peu ; et pour tous les vieux noms, ou les noms simplement
connus, je me confie à ma vieille mémoire, excitée par le livret.
Cette méthode, je le répète, n’est pas mauvaise, à la condition qu’on
possède bien son personnel » (C, I, 578). Pas un mot des
photographies, qu’il n’aurait donc pas vues, dont toutes celles de
Nadar.
Après cette ironique entrée en matière, Baudelaire attribue le
déclin de l’art au jeu de l’offre et de la demande. La faute n’incombe
pas seulement aux artistes, car les horreurs qu’ils livrent au public
répondent à l’exigence, au goût de ce public. Baudelaire résume la
dialectique dégradante de l’art moderne : « … si l’artiste abêtit le
public, celui-ci le lui rend bien », artiste et public étant « deux
termes corrélatifs qui agissent l’un sur l’autre avec une égale
puissance » (II, 615-616). L’art est un marché, l’offre et la demande
y jouent leur rôle, et la mauvaise monnaie chasse la bonne. L’artiste
moderne répond aux vœux du public moderne et, l’influençant à son
tour, accélère la déchéance. L’effet nivelant, démocratique, du
marché de l’art, ressemble par là à celui de la presse. Baudelaire
parle d’une contagion. La technique et l’industrie démocratisent
l’art, avec le résultat que « nous nous enfonçons dans la voie du
progrès (j’entends par progrès la domination progressive de la
matière) » (II, 616). Dans une variante de la Revue française, de
manière plus balancée, le progrès était défini par « la diminution
progressive de l’âme et la domination progressive de la matière » (II,
1388), soit la fin de l’idéalisme et la montée du matérialisme. Le
public n’est pas artiste, il recherche le Vrai plutôt que le Beau, ce
public qui devait obtenir la suppression des poèmes en prose dans le
Figaro et peut-être auparavant dans La Presse. Le peintre moderne
est « philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur
d’anecdotes instructives, tout ce qu’on voudra mais jamais
spontanément artiste ». Il existe donc un commun accord entre
l’artiste et le public pour éliminer le beau (II, 616).
Tous ces tableaux aux titres artificiels étonnent sans faire rêver :
« Je parlais tout à l’heure des artistes qui cherchent à étonner le
public. Le désir d’étonner et d’être étonné est très légitime. It is a
happiness to wonder, “c’est un bonheur d’être étonné” ; mais aussi, it
is a happiness to dream, “c’est un bonheur de rêver” » (II, 616).
Baudelaire reprend les termes de Poe à l’appui de sa théorie
esthétique de l’étonnement ou de l’émerveillement, traduisant
« happiness to wonder » par « bonheur d’être étonné ». Cette pensée
de l’art n’est pas nouvelle pour lui ; elle est ancrée dans ses idées
depuis le Salon de 1846, d’où l’importance qu’il accorde toujours à
la « singularité ». Suivant la fameuse proposition du compte rendu
de l’Exposition universelle de 1855 : « Le beau est toujours bizarre »
(II, 578). La maxime, cependant, n’implique pas, comme corollaire,
que le bizarre soit toujours beau, car, ajoute-t-il, « volontairement,
froidement bizarre, […] il serait un monstre sorti des rails de la
vie », comme toutes ces toiles de 1859 aux titres ridicules,
Appartement à louer ou Amour et Gibelotte. Si l’étonnement,
l’émerveillement, la « bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente »,
sont une part nécessaire de la beauté, ils ne sauraient devenir une
fin en soi : « Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait
absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau »,
explique-t-il dans le Salon de 1859, en écho et en complément de sa
chronique de l’Exposition universelle de 1855 (II, 616).
Les titres tarabiscotés des tableaux du Salon attestent une
volonté d’épater qui échoue à faire rêver. Baudelaire en veut au
public moderne qui demande qu’on l’épate et qui, « impuissant à
sentir le bonheur de la rêverie ou de l’admiration (signe des petites
âmes), veut être étonné par des moyens étrangers à l’art » ; il en
veut aux artistes modernes, ces « artistes obéissants » qui se
conforment au goût du public et qui « veulent le frapper, le
surprendre, le stupéfier par des stratagèmes indignes », tels les sujets
anecdotiques et les titres ingénieux (II, 616). Baudelaire analyse un
malaise, une crise de la peinture, dont les titres torturés du
catalogue sont le meilleur symptôme. L’épate n’est pas l’admiration ;
l’anglais wonder de Poe signifie l’émerveillement, mais aussi
l’admiration, l’admiration souveraine.

L’idolâtrie photographique

Si, pour parler de la photographie, Baudelaire a commencé par


un détour par la peinture, c’est que la photographie apparaît à la
fois comme le produit de la crise de l’art, un produit exacerbé, et
comme l’une de ses causes, une parmi d’autres. La photographie
participe, selon lui, à la crise de l’art pour au moins trois raisons.
D’abord, d’un point de vue technique, la photographie copie
littéralement la réalité. C’est l’objet lui-même qui impressionne la
plaque sensible ou le papier, comme dans le cliché du soleil
lithographe, chez Gautier et ailleurs. La photographie sème la
confusion dans le public, mais aussi chez les artistes, entre la
représentation exacte de la réalité et l’art. La deuxième raison est
commerciale ou mercantile. En vingt ans, la photographie est devenue
une industrie, et les épreuves photographiques sont désormais des
objets de consommation en vente sur les boulevards. De nombreux
ateliers et boutiques se sont installés autour de la Madeleine, sur le
boulevard des Capucines. Baudelaire réagit au moment où, en outre,
la photographie est parvenue à se faire reconnaître comme un art,
car la marchandisation de l’art témoigne de sa dégradation. La
troisième raison est sociale ou politique : la photographie se confond
avec la démocratie et transforme la société.
La crise contemporaine de la représentation combine donc des
facteurs techniques, commerciaux et politiques pour provoquer une
révolution morale et même métaphysique : « Dans ces jours
déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua
pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait
rester de divin dans l’esprit français » (II, 616). L’époque était déjà
« déplorable » avant l’avènement de la photographie, preuve que la
crise ne s’y réduit pas ; son apparition n’a fait que « confirmer » et
aggraver la transformation de la société. Baudelaire utilise un
lexique délibérément religieux. L’homme, dit-il, notamment
l’homme français, gardait un reste du divin. Comme Joseph de
Maistre le soutenait, une trace de l’homme créé à l’image de Dieu
n’a pas été abolie par le péché originel. Cette ultime survivance du
divin en l’homme disparaît toutefois en ces « jours déplorables »,
effacée par la photographie, image mécanique de l’homme.
Baudelaire insiste sur la ruine de l’esprit français, de la race
française, alors que ses contemporains, tel Hugo, les associent au
progrès ; à rebours, Baudelaire juge que les Français ont été
corrompus par le progrès, le matérialisme, l’industrie et le
commerce. La révolution morale amplifiée par la photographie
désacralise et vulgarise les objets qu’elle reproduit dans ses images,
que ce soit des paysages lointains – par exemple les paysages
rapportés d’Égypte par Maxime Du Camp, autre ami de Baudelaire
–, des monuments – l’une des photos mémorables exposées au Salon
de 1859 représentait la bibliothèque impériale du Louvre par
Édouard Baldus –, des hommes et des femmes célèbres, artistes,
actrices, hommes politiques, ou des œuvres d’art. Tous ces chefs-
d’œuvre de la nature ou de la culture se trouvent banalisés, constat
qui anticipe les considérations de Benjamin sur l’œuvre d’art à l’ère
de sa reproductibilité technique et sur sa perte d’aura.
Désacralisant le rapport de l’homme à l’image, provoquant une
révolution de la représentation, la photographie entraîne, selon
Baudelaire, des conséquences extrêmes. Matérialiste et bourgeoise,
elle est, au sens de la théologie morale, un vrai scandale (suivant
l’étymologie, une pierre sur la route de l’humanité et qui occasionne
sa chute). Baudelaire qualifie la décadence qu’elle a déclenchée en
termes moraux, métaphysiques et même théologiques. Les traces du
divin sont effacées par ce moderne veau d’or exposé à une « foule
idolâtre ». Baudelaire décrit la sortie du monothéisme au profit d’un
néopaganisme, dont il énonce le credo :
« Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature […]. Je crois que l’art est et ne peut être
que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets
de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi
l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu
vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit :
« Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils
croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » À partir de ce moment, la société
immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal
(II, 617).

Le Miroir avait fait voir un premier speculum de l’homme


moderne dans le suffrage universel ; la presse en avait été un
deuxième ; la photographie est le troisième miroir de l’homme
moderne, vers lequel la société se précipite à la rencontre de son
« imagette » de métal ou de papier. Baudelaire n’a rien d’un
iconoclaste, au contraire : « Glorifier le culte des images (ma grande,
mon unique, ma primitive passion) », s’écrie-t-il dans Mon cœur mis
à nu (I, 701), mais la nouvelle religion moderne du réalisme
photographique relève à ses yeux non pas du « culte des images »,
mais de l’idolâtrie, car elle privilégie l’imitation au lieu de faire
appel à l’imagination, proclamée « reine des facultés » dans le Salon
de 1859, en réaction contre le réalisme. La religion photographique
est donc un paganisme résurgent ; l’âge de la photographie est celui
de la mort de Dieu, car elle initie à une religion de substitution,
avec une foi, un credo et un messie. La « triviale image » remplace
la « divine peinture ».
Baudelaire fait du photographe, ou plutôt de la photographie, un
rival de Dieu, à la fois un déicide et un petit dieu moderne. À la
vérité, cette comparaison est peu originale. Elle reproduit un cliché
des débuts de la photographie, et Baudelaire radicalise simplement
un lieu commun. Jules Janin, photographié par Nadar en 1859,
exposé au Salon, rendit compte, dès 1839, dans deux articles de
L’Artiste, de l’invention de Daguerre et du rapport d’Arago.
Enthousiaste, il comparait Daguerre à Dieu par sa maîtrise du soleil,
car « nulle main humaine ne pourrait dessiner comme dessine le
soleil 19 ». Le photographe apparaissait comme un conquérant qui
prenait possession de la puissance du soleil. Janin évoquait aussi la
« perfection divine » du daguerréotype, lequel offrait le « portrait
spontané de la nature vivante ». Filant l’analogie de la photographie
et de la religion, Janin relevait que toutes deux avaient leurs
mystères, celui de la photographie portant principalement sur le
temps d’exposition approprié, dont Janin avançait : « Il n’y a que
Dieu qui le sache et peut-être M. Daguerre 20. » La formule
préfigurait celle de Baudelaire faisant de Daguerre un messie. Dès
l’apparition du daguerréotype, le photographe arrêtant ou domptant
le soleil s’est imposé comme un poncif, de même que l’image du
soleil dessinant tout seul. L’invention technique a tout de suite
exercé un pouvoir magique.
Or Nadar, le photographe le plus connu de l’époque, l’ami de
Baudelaire, est lui aussi couramment traité de dieu, de messie ou de
prophète dans les articles des contemporains. Il est le successeur le
plus médiatique de Daguerre. Charles Bauquier, alors jeune
journaliste, signe une chronique dans le Figaro du 16 janvier 1859,
intitulée « Paris dans la rue. La photographie ». Il y satirise
l’invention dans une formule qui joue avec le poncif : « Les
photographes sont les rapins du soleil. » Rapin, rapinade, ces mots
sont fréquents sous la plume de Baudelaire. L’expression est
heureuse et spirituelle, jouant sur un terme qui désigne à la fois
l’apprenti peintre, le peintre médiocre ou le bohème, dans l’argot de
l’atelier, par exemple dans les Scènes de la vie de bohème de Murger
(1851), et le maraudeur, celui qui exerce la rapine, le brigandage, le
détournement, le vol. Bauquier campe donc le photographe à la fois
en peintre raté et en dérobeur de la lumière, en voleur du soleil. Et
il poursuit : « Laissons-les donc crier à tue-tête, sauf à ne pas faire
chorus avec eux ; le soleil seul est Dieu et Tournadar est son
prophète ! » Tournadar, c’était le sobriquet d’atelier de Félix
Tournachon, devenu Nadar, désormais grand-prêtre de la nouvelle
religion du soleil 21.
L’association de la photographie et du culte du soleil était une
vieille affaire en 1859. Nadar faisait figure de prophète ou de dieu
de ce culte, et il chercha à faire mentir sa réputation en
s’enfouissant dès 1861 dans les catacombes de Paris, afin de les
photographier à la lumière artificielle. Tant de considérations
contemporaines sur la photographie et le soleil incitent à relire
autrement, en songeant à cette référence, certains poèmes de
Baudelaire, comme Le Soleil, poème ancien, éloge du soleil avant sa
déification par la photographie, lorsqu’il est comparé au poète qui,
comme lui, « descend dans les villes », éclaire le « vieux faubourg »,
et « ennoblit le sort des choses les plus viles ». En 1859, le discours
hostile à la photographie est déjà si codé et éculé qu’on le parodie
depuis quelques années. Le Journal amusant de Nadar publie dès
1856 un numéro intitulé « À bas la phothographie !!! » (ill. 3),
ajoutant en note : « Quand elle n’est pas faite par notre ami Nadar,
rue Saint-Lazare, 113. » Sous couvert de parodie du discours
antiphotographique, on fait de la réclame pour Nadar. Le numéro
date de septembre 1856, en pleine campagne pour faire admettre la
photographie au Salon de peinture et de gravure. Une grande
allégorie propose de comparer les deux arts : « Autrefois la peinture,
maintenant la photographie. » À gauche, la belle peinture d’autrefois
représente une jouvencelle et son cupidon de peintre en médaillon ;
à droite, un sinistre portrait photographique de mégère aux
membres déformés, et au-dessous, le photographe en ange déchu qui
disparaît derrière le voile noir de l’appareil et dont on ne voit que
les ailes. L’allégorie est précédée de deux épigraphes. La première,
« In conspectu meo stetit sol. (Un photographe) », ou « En ma présence
le soleil s’est arrêté », fait référence à Josué, le prophète biblique,
par l’intermédiaire d’Alexandre Dumas qui, après Voltaire et
d’autres, lui avait comparé le Roi-Soleil dans Le Vicomte de
Bragelonne, feuilleton publié dans Le Siècle entre 1847 et 1850 22.
Certes, on plaisante au Journal amusant, mais on n’en repère pas
moins avec une grande justesse l’hybris photographique du moment.
Tandis que la seconde épigraphe dit ceci : « Le photographe est un
cas pendable. (Une jolie femme.) » Car la photographie donne à la
femme une allure mortuaire, à la différence du joli minois
d’autrefois.
Louis Marcelin, qui a conçu ce numéro, lui-même caricaturiste et
complice de Nadar, ainsi que relation de Baudelaire, ironise sur la
prétention artistique de la photographie, en rappelant, dans un
discours au second degré, comment les photographes maltraitent
leurs sujets habituels, Venise, l’Orient et Paris, ou les célébrités
contemporaines : « … ce qui fait de la photographie une calamité
publique, un fléau social, c’est la profanation photographique des
jolies femmes et des grands hommes de notre temps, […] je veux
parler de ces caricatures sérieuses d’actrices, d’artistes, d’écrivains
célèbres qui depuis quelque temps s’étalent effrontément aux
étalages des photographes 23. » Derrière la parodie du discours
hostile, une idée ne manque pourtant pas d’intérêt : c’est la
définition de la photographie comme « caricature sérieuse ».
Baudelaire use de la même expression dans Quelques caricaturistes
français, article qui a connu une longue gestation avant d’être publié
en 1857, pour qualifier Un dernier bain ! de Daumier (ill. 4) : un
homme, debout sur le parapet d’un pont, une lourde pierre autour
du cou, s’apprête à se jeter à l’eau, tandis qu’au second plan, un
personnage pêche à la ligne, situation que Baudelaire traite de
« caricature sérieuse et lamentable » (II, 553). La scène serait digne
d’un petit poème en prose du genre de La Corde, et l’expression de
« caricature sérieuse » est à retenir, car elle convient aussi bien à la
photographie qui noircit le trait qu’aux saynètes du Spleen de Paris.
Marcelin concluait ainsi sa diatribe facétieuse : « Et maintenant
conviendra-t-on que la photographie est une calamité publique, un
fléau social, une épouvantable invention qui nous déshonorera dans
l’avenir, comme elle vous dessèche l’esprit et le cœur dans le
présent, le dernier mot de la science et du scepticisme, d’accord,
comme toujours, pour nous enlever le peu qui nous reste d’illusions
poétiques et généreuses 24 ! » Cette parodie anticipée de la
philippique de Baudelaire contre la photographie est le fait d’un
homme qui ne lui est pas un inconnu et qui a publié dans la « revue
comique de l’année 1857 » du Monde illustré (30 janvier 1858), une
caricature du poète : on l’y voit respirant un bouquet de Fleurs du
Mal. La charge n’empêcha pas Baudelaire de solliciter Marcelin en
1862, afin de faire paraître dans sa revue, La Vie parisienne, un
chapitre du Peintre de la vie moderne, « L’éloge du maquillage », puis
de nouveau en 1864 pour deux poèmes en prose : Les Yeux des
pauvres et Les Projets. Baudelaire et Marcelin correspondirent au
cours du séjour du poète à Bruxelles : « … ce sont des horreurs et
des monstruosités qui feraient avorter vos lectrices enceintes »,
disait Baudelaire en février 1865 des poèmes en prose qu’il tenait à
la disposition de Marcelin, puisque tel était le ton sur lequel ils
communiquaient (C, II, 465). Comme avec Nadar et Houssaye,
Baudelaire entretint avec lui des relations compliquées, non
exemptes de duplicité, de coups de griffe, de complaisances.
Le Journal amusant multiplie dans ces années-là les mystifications
antiphotographiques afin de ridiculiser les adversaires de l’art
nouveau. Ce sont aussi des réclames pince-sans-rire, renversant le
propos, telle celle-ci, pour Nadar, comprenant image et légende
(ill. 5). La légende : « 190 séances pour un portrait d’autrefois.
M. Ingres est un peu distancé par le daguerréotype 25. » L’image : un
appareil photographique personnifié donne un coup de pied dans le
derrière d’Ingres. Et, au-dessus, ce libellé : « Photographies
artistiques. Seule maison : Nadar, 113 rue St-Lazare. »
Reprenant à son compte les poncifs du discours hostile à la
photographie, Baudelaire prenait le risque de rappeler les griefs de
réalisme qui avaient été faits contre Les Fleurs du Mal en 1857,
quand le procureur Pinard lui reprochait son manque de retenue :
« Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à
nu » (I, 1206 et 1209). Le jugement avait souligné le « réalisme
grossier et offensant pour la pudeur » de certains de ses poèmes (I,
1182). Nadar et Marcelin, qui évoquaient périodiquement l’affaire
dans leurs caricatures du Journal amusant, se moquaient sans doute
des juges et de l’opinion qui avaient reproché à Baudelaire de tout
décrire et de manquer d’imagination, mais, ce faisant, ils
réactivaient aussi les accusations formulées contre le poète.
Baudelaire ne devait-il pas dénoncer la photographie pour donner
des gages aux censeurs de sa propre représentation jugée trop crue
de la réalité ?
En 1859, les arguments de Baudelaire contre la photographie
innovaient donc peu, sinon par leurs implications théologiques. Le
texte de Baudelaire reste essentiel, non pas en faisant de Daguerre le
prophète d’une nouvelle religion, mais en définissant cette religion
par la sortie du « culte des images » légitimé dans le cadre du
monothéisme, et par le retour d’un paganisme idolâtre. La
photographie bouleverse le statut de l’image : « Une folie, un
fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs
du soleil », affirme encore Baudelaire (II, 617). Il n’était pas le
premier à traiter d’idolâtres les amateurs de la photographie, mais il
était le seul à tirer les conséquences du basculement de la société
hors de sa fondation monothéiste.

« La couleur d’une vengeance »

Poursuivant sur le ton du pamphlet, Baudelaire se moquait des


différents genres de la photographie contemporaine. D’abord les
tableaux vivants de l’histoire et les tableaux de genre, mis en scène
« [e]n associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés
comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval » (II,
617). Baudelaire n’était pas le seul à condamner de telles
photographies. Louis Figuier se moquait d’un genre qu’il qualifiait
d’« anglais » au Salon de 1859 :
On voit à l’exposition différents spécimens d’un genre propre à l’Angleterre, où il est
extrêmement en faveur : ce sont de petites compositions, des scènes de sentiment dans le
goût de la peinture anglaise. Le Secret, L’Effroi, La Mourante, toutes ces scènes d’expression
peuvent plaire aux amateurs britanniques, mais elles ne vont guère à notre adresse, et les
photographistes français ont toujours échoué en abordant ce genre, qui sort trop
manifestement du domaine naturel et des ressources pratiques de leur art. Faire poser sept
à huit personnes dont les physionomies expriment chacune un sentiment, c’est une
26
entreprise puérile et d’un succès impossible .

Baudelaire dénonçait ensuite l’exploitation érotique ou


pornographique de la photographie, car celle-ci donne lieu à un
commerce non seulement démocratique, mais obscène, ce qui, pour
lui, revenait au même. Il rapportait les scènes observées au
stéréoscope dans les foires comme exemples de la pornographie
moderne : « … des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous
du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de
l’obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme
que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle
occasion de se satisfaire » (II, 617). Le stéréoscope restituait le relief
grâce à la fusion de deux images légèrement différentes, observées
séparément par chaque œil. Or son usage s’avéra rentable non
seulement pour les paysages mais aussi, et peut-être surtout, pour
les scènes érotiques ou pornographiques. Cela permettait au poète
de stigmatiser l’hypocrisie d’une bourgeoisie qui avait condamné Les
Fleurs du Mal et qui se collait derrière les stéréoscopes. Là non plus,
rien d’original. Bauquier dressait un constat semblable dans le Figaro
quelques mois plus tôt : « Quant aux stéréoscopes, je crois qu’il est
évident pour tout le monde aujourd’hui que ce sont simplement des
prétextes à exhibitions de seins flétris de blanchisseuses et de
femmes qui attachent leurs jarretières aussi haut que possible. »
La chronique de Bauquier annonçait encore d’autres
considérations de Baudelaire, car il refusait lui aussi que la
photographie fût un art, mais l’admettait comme technique
auxiliaire des arts :
L’art n’a absolument rien à démêler avec cette imagerie. Car le but de l’art n’est pas la
représentation exacte de ce qui est. Cela est niais d’évidence comme dit le bon Töppfer.
Autrement, si l’on pouvait arriver à fixer l’image reproduite par une glace, c’en serait fait
de la peinture ; ce qui est évidemment absurde. Or, le soleil, qui n’a pas d’intentions dans
ce qu’il dessine sur la plaque, est un habile décalqueur et pas autre chose. Que la
photographie s’applique donc à la reproduction des gravures et de la sculpture, que
27
fabriquée à très bon compte, elle arrive à remplacer l’ignoble image d’Épinal .

Que la photographie serve à reproduire fidèlement


d’authentiques œuvres d’art, qu’elle remplace la lithographie qui les
reproduit grossièrement, Baudelaire non plus ne lui en demande pas
plus : « Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est
d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble
servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni
suppléé la littérature » (II, 618).
Bref, la plupart des arguments de Baudelaire contre la
photographie relèvent d’un catalogue bien établi en 1859. Gustave
Planche, le critique de la Revue des Deux Mondes qui mena croisade
contre le romantisme et le réalisme successivement, et que
Baudelaire traitait de « paysan du Danube » dans le Salon de 1845
(II, 351), attribuait en 1857 la décadence des arts du dessin aux
« doctrines qui dominent aujourd’hui le paysage », et il imputait
celles-ci non à un « abaissement de l’intelligence », mais à
l’influence de la photographie 28. « Le soleil dessine la forme des
objets plus exactement que les plus habiles crayons. » Qu’il s’en
contente ! « L’œuvre du soleil, envisagée comme document, est une
chose excellente, dont il ne faut pas médire. » Planche, comme
Baudelaire et Bauquier, entendait cantonner la photographie dans le
statut modeste de document et condamnait sa prétention à servir de
référence comme une usurpation : « Il ne faut voir dans la
photographie qu’un document à consulter, un document très fidèle
dans le sens absolu du mot, puisqu’il ne révèle rien d’imaginaire,
mais qui nous abuse en nous offrant les choses sous un aspect que
nos regards ne peuvent contrôler. Malheureusement la photographie
est acceptée aujourd’hui comme une autorité sans appel 29. » Planche
entendait par l’autorité de la photographie le fait qu’elle servît
désormais d’étalon de la peinture et qu’elle poussât celle-ci au
réalisme :
Les œuvres du pinceau, on peut le dire sans exagération, sont estimées en raison directe de
leur conformité avec la photographie, et je n’hésite pas à dire que la découverte de
Daguerre, si estimable d’ailleurs au point de vue scientifique, a puissamment contribué à la
corruption du goût du public. Or c’est là précisément ce que les gens du monde paraissent
ignorer ; ils consultent la photographie comme un oracle, et toutes les fois qu’ils ne
retrouvent pas sur la toile ce que la photographie leur a montré, ils se déclarent
mécontents.

Se voulant plus qu’un simple modèle pour jauger telle ou telle


peinture, elle a inspiré une nouvelle pensée de l’art, réduisant celui-
ci à sa valeur d’imitation : « Les peintres qui ne sont pas assez
opulents ou assez résolus pour résister au goût corrompu des gens
du monde se proposent l’imitation comme but suprême, et
accréditent l’erreur que leur bon sens condamne. C’est ainsi que le
paysage s’est détourné de sa voie légitime 30. »
Malgré son antipathie pour Planche, Baudelaire ne dira pas autre
chose. Il avance aussi un argument sociologique, qui ne lui est pas
plus personnel. Les photographes sont des artistes ratés qui se
vengent de leur insuccès en prenant le dessus sur l’art authentique :
Comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal
doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non
seulement le caractère de l’aveuglement et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur
d’une vengeance. Qu’une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans
toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d’une manière absolue, je ne le
crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les progrès mal
appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès
purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare (II, 618).
Baudelaire est persuadé que les bouleversements engendrés par
l’apparition et le succès de la photographie ont eu des conséquences
sur les autres arts, dont la plus grave est la stérilisation progressive
de la création. À quelles représailles songe-t-il, sous cette belle
expression de « la couleur d’une vengeance », pour caractériser la
mode de la photographie ? D’abord, à la revanche sociale et
économique des « peintres manqués », envieux de leurs confrères
plus artistes. C’est aussi une idée reçue. Dans le Journal amusant, le
photographe est en effet toujours représenté sous un déguisement
d’artiste, vêtu d’une tenue orientale de pacotille, couvert d’un fez
orné d’un gland. Bauquier abondait dans ce sens dans le Figaro :
« Mais à cette question : que deviennent, quand leurs rêves de gloire
ont avorté, les innombrables jeunes peintres mal peignés qui
obstruent les galeries du Louvre ; à cette question personne n’a
répondu. C’est moi qui vous le dirai. – Ils se font photographes. »
Nadar lui-même devait revenir sur ce cliché dans ses souvenirs,
et lui faire un sort : « Aussi tout un chacun déclassé ou à classer
s’installait photographe, – clerc d’étude qui avait un peu négligé de
rentrer à l’heure un jour de recette, ténor de café-concert ayant
perdu sa note, concierge atteint de la nostalgie artistique, – ils
s’intitulaient tous artistiques ! – peintres ratés, sculpteurs manqués
affluèrent, et on y vit même reluire un cuisinier 31. » L’afflux de ces
photographes marrons cessa toutefois, selon Nadar, après les
premiers temps, bien révolus quand il milita pour l’admission de la
photographie au Salon de 1859.
À côté de la revanche sociale des artistes ratés, la densité du
vocabulaire religieux et des idées métaphysiques sous la plume de
Baudelaire suggère néanmoins une autre lecture de cette « couleur
d’une vengeance » : ce serait une vengeance divine, celle de ce
« Dieu vengeur » dont « Daguerre fut le messie ». Les artistes ratés,
qui se servent de l’arme photographique pour porter un coup fatal à
l’ancienne culture dont ils sont chassés ou exclus, sont les agents
d’une punition divine, à la manière providentielle conçue par
Joseph de Maistre. La photographie est une punition donnée par
Dieu aux hommes.
Il serait donc illusoire d’imaginer que l’art ancien et la
photographie puissent coexister pacifiquement. C’est la guerre et, tôt
ou tard, l’un éliminera l’autre, ou ceci tuera cela :
… cela tombe sous le sens que l’industrie, faisant irruption dans l’art, en devient la plus
mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie.
La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et,
quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il
est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle
l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle
trouvera dans la sottise de la multitude (II, 618).

Baudelaire défend la hiérarchie de l’art et de l’industrie. La


photographie n’a pas vocation à faire autorité en art, mais,
technique auxiliaire, doit se contenter d’un rôle subalterne, comme
l’imprimerie auprès de la littérature (II, 618). Sa prétention solaire
et divine est une imposture.
La comparaison à l’imprimerie n’emporte pourtant pas la
conviction, car Baudelaire condamne celle-ci par ailleurs, au même
titre que la photographie. Un fragment de Mon cœur mis à nu fait le
procès de l’imprimerie, Baudelaire songeant au nivellement du goût
par les grands tirages de la librairie et surtout de la presse : « De
l’infamie de l’imprimerie, grand obstacle au développement du
Beau » (I, 706). L’une et l’autre, imprimerie et photographie, ont
partie liée ; ce sont des techniques usurpatrices qui mettent l’art en
danger, au lieu de servir de moyens vers une fin qui leur donne du
sens. Toutes deux, en s’arrogeant une place qui n’est pas la leur, sont
les vecteurs de la crise contemporaine.
Toute la démonstration de Baudelaire est fondée sur le jeu de
l’action et de la réaction, entre la demande du public et l’offre
d’artistes plus ou moins manqués, aboutissant à la destruction de
l’art par l’industrie, le commerce et la démocratie. Ainsi, l’amitié
paradoxale de Baudelaire et Nadar incarne la concurrence même de
la poésie et de la photographie, « deux ambitieux qui se haïssent
d’une haine instinctive », jumeaux ennemis, fraternels et fratricides.
Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire commente un propos d’Adrien
Tournachon, le frère cadet de Nadar : « Nadar, c’est la plus
étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix
avait tous les viscères en double. J’ai été jaloux de lui à le voir si
bien réussir dans tout ce qui n’est pas l’abstrait » (I, 695). L’éloge est
une fois de plus équivoque : si Nadar est une force de la nature, si sa
puissance physique est monstrueuse (« tous les viscères en double »),
il reste imperméable à l’abstraction, selon la dichotomie de la
matière et de l’esprit. Baudelaire l’envie, comme on peut envier un
frère, mais il juge aussi qu’il manque de spiritualité dans son
maniement des images. Qu’une confidence du frère de Nadar ait
inspiré cette réflexion fait d’autant plus de sens que Nadar lui-même
défia son frère. Adrien fut en effet longtemps en procès avec Nadar,
son aîné de cinq ans, de 1856 à 1859, sur l’usage du nom « Nadar »,
après qu’il s’était installé comme photographe sous l’enseigne
« Nadar Jeune ». Félix remporta le procès et garda l’exclusivité du
nom, mais la querelle entre les frères fut longue, avant qu’ils se
réconcilient et que Nadar continue d’aider financièrement son cadet.
Dans le Salon de 1859, la photographie est un autre nom de Nadar.
4
Devant la chambre noire

Presque tous les arguments de Baudelaire contre la


photographie, dans le Salon de 1859, étaient empruntés et moqués
depuis des années dans la presse satirique, mais une proposition
frappe, à la fois très générale et très personnelle, qui révèle sa
réaction la plus intime en face de la nouveauté. La poésie et le
progrès, autrement dit la poésie et la photographie, « se haïssent
d’une haine instinctive ». Comme dans Duellum, un sonnet des Fleurs
du Mal :
Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.

Voilà qui nous éclaire sur les relations antagoniques entre


Baudelaire et Nadar, la poésie et la photographie incarnées, et aide
à relire Le Rêve d’un curieux, sonnet dédié « À F. N. », c’est-à-dire
Félix Nadar.
Ce poème figure dans la section La Mort de l’édition de 1861 des
Fleurs du Mal. C’est même l’avant-dernier poème du recueil,
précédant Le Voyage, dédié, lui, à Maxime Du Camp, autre adulateur
du progrès, chantre du gaz et des chemins de fer, comme si la fin
des Fleurs du Mal réglait quelques comptes avec des camarades qui
avaient trahi. La dédicace, comme celle des Petits poèmes en prose à
Arsène Houssaye dans La Presse du 26 août 1862, accomplit un geste
ambigu, à la fois de complicité (c’est à première vue un don) et
d’hostilité (ce pourrait être aussi une agression). Toutes les autres
dédicaces imprimées dans Les Fleurs du Mal donnent le nom au
complet au lieu de se contenter des initiales du dédicataire.
Pourquoi ces seules lettres dans le cas de Nadar ? Celui-ci l’a-t-il
souhaité, ou bien Baudelaire a-t-il voulu tempérer l’hommage en
limitant sa reconnaissance aux happy few ? Le dédicataire, puisque
l’interlocuteur auquel le poème s’adresse semble s’identifier à lui, est
traité d’« homme singulier » dès le deuxième vers. Cette épithète de
caractère, toujours laudative, place Nadar, s’il s’agit de lui, dans
l’élite des esprits forts. Baudelaire combattit Nadar, mais l’imposante
présence du photographe dans la vie et dans l’œuvre du poète
aboutit tout de même à un rachat de son art.

Le supplice de la pose

Le Rêve d’un curieux parut d’abord dans la Revue contemporaine


du 15 mai 1860, peu de temps après la charge contre la
photographie du Salon de 1859. Deux mois plus tôt, le 13 mars
1860, Baudelaire avait joint le poème à une lettre à Poulet-Malassis,
ainsi qu’un autre poème, Rêve parisien, dédié, lui, à Constantin
Guys : « J’ai donné, hier soir, ce sonnet à Nadar ; il m’a dit qu’il n’y
comprenait rien du tout, mais que cela tenait sans doute à l’écriture,
et que des caractères d’imprimerie le rendraient plus clair. – Quant à
la deuxième pièce, celle dédiée à Guys, elle n’a pas avec lui d’autre
rapport positif et matériel que celui-ci : c’est que, comme le poète de
la pièce, il se lève généralement à midi » (C, II, 10). Si Baudelaire
précise que le poème à Constantin Guys n’a rien à voir avec lui, il ne
dit rien de tel de la pièce destinée à Nadar. Pourtant, celui-ci a lu
son poème, dont le sens lui a échappé, où il n’a vu aucune allusion à
lui-même ; affable, ou imperturbable, il a attribué son
incompréhension à l’écriture de Baudelaire, non au poème lui-
même. Baudelaire n’ignorait pas que Nadar, homme pratique, était
peu doué pour l’abstraction. Or, par une singulière perversion, il lui
offrit l’un de ses poèmes les plus abstraits, les plus métaphysiques,
sur la curiosité de la mort :
Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! »
– J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d’horreur, un mal particulier ;

Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.


Plus allait se vidant le fatal sablier,
Plus ma torture était âpre et délicieuse ;
Tout mon cœur s’arrachait au monde familier.

J’étais comme l’enfant avide du spectacle,


Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…
Enfin la vérité froide se révéla :

J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore


M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.

La chute du sonnet différait dans la lettre à Poulet-Malassis de


mars 1860 :
Mais voilà qu’une idée étrange me glaça :

– J’étais mort, ô miracle, et la terrible aurore


Avait lui. – « Quoi ! me dis-je alors, ce n’est que ça ? »
La toile était levée et j’attendais encore.
On a longtemps vu dans cette « toile » la reprise du « rideau » de
théâtre mentionné quatre vers plus haut, mais l’historien de l’art
Éric Darragon a proposé une lecture plus ingénieuse du sonnet, en
1985, dans un article intitulé « Nadar double », par allusion à ses
viscères : « L’expérience de la mort est décrite comme celle du
passage de l’attente avant un spectacle à une autre attente qui peut
s’assimiler à une pose devant la chambre noire. C’est la mort qui
semble photographier et révéler l’attente, la déception, la naïveté de
l’enfant avide du spectacle 1. » Le poème relaterait une séance de
pose chez le photographe, ce qui justifierait la dédicace à Nadar, et
il comparerait cette expérience à l’attente décevante de la mort.
Les zélateurs de la photographie insistaient sur son côté
lumineux et solaire, mais un autre imaginaire, plus nocturne et
mortifère, lui était également associé, comme dans les caricatures
funèbres de Marcelin, ou lorsque Balzac craignait que le
daguerréotype n’entamât son intégrité et que tant de gens
redoutaient que la prise de vue leur volât leur image. Le lien de la
photographie et de la mort fut précocement et fortement éprouvé.
La chambre obscure ou la chambre noire fut communément
assimilée à la chambre mortuaire, le voile noir derrière lequel se
dissimulait le photographe au voile du deuil, l’immobilité requise
par la pose photographique à la rigidité de la mort, ou enfin le
portrait photographique qui immortalise à un suaire ou à une image
mortuaire.
Philippe Ortel et Jérôme Thélot ont repris et systématisé
l’hypothèse d’Éric Darragon faisant du Rêve d’un curieux la
transposition d’une pose en chambre noire. Le sonnet aurait pour
contexte le conflit du poète et du photographe. Selon Philippe Ortel,
« le face-à-face du poète avec la mort prend la forme d’une séance
de pose chez le photographe 2 ». Jérôme Thélot interprète « J’allais
mourir », au troisième vers, comme une métaphore de « J’allais chez
le photographe 3 ». Ces interprétations sont séduisantes, sinon tout à
fait persuasives. Si la dédicace à Nadar ne nous mettait pas sur la
piste, n’en resterait-on pas à la métaphore du théâtre ou d’un autre
spectacle optique, comme la lanterne magique, le panorama ou le
diorama ? Faisons pourtant l’hypothèse que la désillusion de la mort
soit dite, dans Le Rêve d’un curieux, à travers la déconvenue du sujet
photographié, lequel attendait une révélation de son expérience, ne
serait-ce que celle de sa photogénie. Or, suivant les deux versions du
poème, la perplexité est la morale de la fable : « ce n’est que ça ? »,
puis, moins familièrement, « n’est-ce donc que cela ? »
La pose photographique était couramment vécue comme un
supplice. Marcelin, pour parodier cette idée reçue en 1856 dans le
Journal amusant, relatait la visite d’une dame chez le photographe :
« … vous montez cinq étages, et vous arrivez tout essoufflée dans
une sorte de cage vitrée, prise en saillie sur un toit, où le vent siffle
et la pluie ruisselle en hiver, où le soleil darde en été 4. » L’atelier du
photographe, souvent un ancien atelier de peintre, était de
préférence situé en hauteur, pour bénéficier de la lumière en se
rapprochant du soleil. Marcelin poursuivait la description de la
torture subie par la pauvre dame : « … au milieu se dresse un
fauteuil d’opérateur surmonté d’une tige de fer avec un tampon ; en
entrant là vous éprouvez cette répugnance instinctive analogue à
celle que cause le salon d’un dentiste./ Un monsieur que vous ne
connaissez pas s’empare de vous comme d’une proie, vous fait
asseoir, vous palpe, vous manie à son gré, vous fait pencher la tête,
plier un bras, étendre l’autre, rentrer vos jambes, sous prétexte
d’éviter les raccourcis 5. » La visite chez le photographe se révèle un
châtiment d’un bout à l’autre, car le moment de vérité est encore le
pire, lorsque l’épreuve photographique est enfin tendue à la
victime : « Horreur ! horreur ! horreur !/ Quoi ! cette chose noire,
charbonnée, ce fantôme dans cette cave, ce visage tiré, ces yeux
éteints, ces rides dures, ce gros nez, ces grosses mains, ces gros
genoux, c’est moi !/ Que faire cependant, il est convenu qu’une
photographie est un chef-d’œuvre de ressemblance ! Vous payez 6. »
Le grief est familier : la photographie déforme votre corps, elle vous
rend prognathe, vous fait souffrir d’acromégalie : votre nez, vos
mains, vos genoux sont durcis, démesurément grossis,
disproportionnés ; le contraste du noir et du blanc est macabre
(ill. 6). Désabusé comme dans Le Rêve d’un curieux, vous renfermez
votre portrait photographique dans son écrin, lui-même comparé par
Marcelin à un tombeau, et vous enfouissez la chose dans un tiroir
dont votre photographie ne ressortira plus jamais. L’image
mortuaire finit dans la tombe au bout de ce petit récit à la morale
aussi désagréable qu’un poème en prose du Spleen de Paris.
Claude Pichois, qui aurait sans doute hésité à entrevoir une
séance de pose photographique dans Le Rêve d’un curieux,
rapprochait la fin du poème d’une lithographie de Daumier publiée
dans Le Charivari du 25 mai 1866, quelques années après le poème,
mais illustrant un lieu commun (ill. 7). Un spectateur que les images
aperçues au fond d’une lanterne magique désappointent proteste
auprès d’un bonimenteur de foire : « – Ah ! ça mais on ne voit rien
dans votre Lanterne magique ? – Un peu de patience ! le rideau n’est
pas encore levé. » Le rideau du poème, suggérait Pichois, ne
désignait pas forcément un rideau de théâtre, mais renvoyait peut-
être à cet autre spectacle optique à la mode. Or le bonimenteur de
Daumier était déguisé ; il portait une faux et une toge, tel Chronos ;
et sa lanterne magique ressemblait fort à un catafalque. Comme la
photographie et avant elle, la lanterne magique était associée à la
mort, ou encore au « drame de la vie », sujet par excellence des
spectacles optiques. Un poème de Schiller s’intitule Le Drame de la
vie, dans une traduction contemporaine de Baudelaire, et commence
par ces mots : « Voulez-vous voir ma lanterne magique ? Je vais à
l’instant vous montrer le drame de la vie humaine, le monde en
petit 7. » L’analogie est frappante : « lanterne magique », « drame de
la vie », « monde en petit », l’enchaînement ne manquera pas de
rappeler le dernier poème des Fleurs du Mal en 1861, Le Voyage, et
ce vers : « Aux yeux du souvenir, que le monde est petit ! »
Que Le Rêve d’un curieux transpose la déception causée par un
numéro de lanterne magique ou par une séance de pose
photographique, il y est en tout cas question du « drame de la vie »
à travers la métaphore d’un divertissement théâtral ou optique.
L’image de la vie comme représentation de lanterne magique,
cortège de phénomènes, ou fantasmagorie, était courante.
Baudelaire lui-même, dans La Morale du joujou, en 1853, associe le
« joujou » à la « vie en miniature » : un « grand magasin de joujoux »
résume à ses yeux « [t]oute la vie en miniature […], et beaucoup
plus colorée, nettoyée et luisante que la vie réelle » (I, 582). La
Morale du joujou dresse l’encyclopédie hétéroclite de la vie moderne
(« des jardins, des théâtres, de belles toilettes, des yeux purs comme
le diamant, des joues allumées par le fard, des dentelles charmantes,
des voitures, des écuries, des étables, des ivrognes, des charlatans,
des banquiers, des comédiens, des polichinelles qui ressemblent à
des feux d’artifice, des cuisines, et des armées entières, bien
disciplinées, avec de la cavalerie et de l’artillerie »), toute la vie
reproduite en petit dans le joujou de l’enfant, avant de conclure :
« Tous les enfants parlent à leurs joujoux ; les joujoux deviennent
acteurs dans le grand drame de la vie, réduit par la chambre noire
de leur petit cerveau » (I, 582). « Vie en miniature », « grand drame
de la vie », « chambre noire de leur petit cerveau » : les termes font
songer à la photographie, mais l’imaginaire de la photographie
avait, pour ainsi dire, précédé la photographie, laquelle appartenait,
pour Baudelaire comme pour ses contemporains, à la longue
succession des spectacles optiques qui avaient émerveillé le public
depuis le XVIIIe siècle, s’apparentait à la fantasmagorie et à la
lanterne magique, les continuait en les transformant, avant d’en
triompher et de les éliminer pour de bon. C’est pourquoi il est
difficile de trancher entre la lanterne magique et la séance
photographique dans Le Rêve d’un curieux, tous deux contribuant à
donner de l’espoir et à décevoir.
À la chute du sonnet, une fois le rideau levé, la lumière de
l’aurore révèle que rien n’a changé. Le poème dit l’ennui
métaphysique du sujet moderne, quand, post mortem, l’autre vie
répète la vie ; après la mort de Dieu, détrôné par la photographie au
profit du soleil, rien de nouveau ne se profile plus à l’horizon : « Le
monde, monotone et petit, aujourd’hui/ Hier, demain, toujours,
nous fait voir notre image », pour citer deux autres vers du Voyage,
pièce décidément plus proche du Rêve d’un curieux que par la seule
contiguïté. Le fantasme de la mort impossible, l’angoisse de ne
jamais mourir, c’est un thème mélancolique profondément
baudelairien, distinctif du spleen, et analysé avec pénétration par
Jean Starobinski et John E. Jackson 8. Le monde moderne rend
indistinctes la vie et la mort, notamment par la photographie, et
c’est toute la vie moderne qui se présente comme une mort
perpétuelle. Telle serait la signification esthétique et historique de
l’avant-dernier poème des Fleurs du Mal de 1861 : le vide religieux
et métaphysique du Rêve d’un curieux peut donc être figuré par la
photographie, qui étonne sans faire rêver, sans exciter l’imagination,
mais également par l’un de ces spectacles optiques qui préparèrent
son avènement. Le curieux, c’est aussi l’homme avide de nouveau
des derniers vers du Voyage : « Au fond de l’Inconnu pour trouver du
nouveau ! » Le sujet lyrique du sonnet dédié à Nadar sait, quant à
lui, qu’après la mort il n’y aura que du connu et rien de nouveau.
Le Rêve d’un curieux, donné à Nadar en mars 1860, est
contemporain du Peintre de la vie moderne, consacré non pas à un
photographe, mais à un dessinateur d’actualités, Constantin Guys,
dont la profession était en passe d’être rendue inutile par la
photographie. Étrange choix de Baudelaire, a-t-on souvent objecté,
que cet homme du passé pour saisir la vie moderne, mais l’article
peut être lu comme un pendant du Salon de 1859, en particulier de
son chapitre sur « Le public moderne et la photographie ». Le Peintre
de la vie moderne s’apparente à un traité de l’antiphotographie. Un
seul extrait suffira à illustrer ce point de vue : « … dans l’exécution
de M. G. se montrent deux choses : l’une, une contention de
mémoire résurrectionniste, évocatrice, une mémoire qui dit à
chaque chose : “Lazare, lève-toi !” ; l’autre, un feu, une ivresse de
crayon, de pinceau, ressemblant presque à une fureur » (II, 699). Ce
crayon, ce pinceau et ce feu de Constantin Guys rivalisent avec le
soleil du photographe. Baudelaire oppose Guys au photographe en
reprenant les termes et les figures dont il se servait pour parler de la
photographie. Alors que la photographie propose une mémoire
passive qui enregistre tout, Guys fait œuvre de mémoire, ce qui veut
dire qu’il ressuscite et évoque par l’imagination. Et sa vitesse
d’exécution élimine la pose, fait mieux que l’instantané (l’expression
de « photographie instantanée » apparut vers 1858). Alors que la
photographie immortalise, Guys fait revivre. L’allusion à la
résurrection de Lazare répond à l’immédiateté de la photographie ; à
la platitude chimique du cliché, réplique la fureur de Guys, un furor
poeticus, une inspiration et un enthousiasme évocateurs, là encore au
sens religieux, voire spiritiste. La résurrection de Lazare, unique,
testamentaire, fondatrice, s’oppose aux miracles miniatures et
profanes qui se produisent quotidiennement au 113 de la rue Saint-
Lazare.

Images photographiques dans les poèmes

Quelques autres poèmes des Fleurs du Mal ont parfois été


interprétés comme des scènes photographiques. Selon Philippe
Ortel, La Mort des amants recourrait à des termes provenant de la
photographie : « vastes flambeaux », « doubles lumières », « miroirs
jumeaux » dans les quatrains, tandis que les tercets reproduiraient
les deux temps de la procédure photographique, d’abord « un éclair
unique », ensuite « [l]es miroirs ternis et les flammes mortes » 9. Et
la photographie aurait cette fois encore partie liée avec la mort.
Un poème invite à une lecture photographique plus
approfondie : Le Voyage, déjà rapproché du Rêve d’un curieux.
Maxime Du Camp, son dédicataire, fut l’un des tout premiers
voyageurs photographes ; il avait accompagné Flaubert en Orient
entre 1849 et 1851 et en avait tiré un très beau livre, Égypte, Nubie,
Palestine et Syrie (1852-1853), recueil de « dessins
photographiques ». Jeune ambitieux, Du Camp fut promu officier de
la Légion d’honneur en janvier 1853 (il était né en 1822), ce dont
Flaubert se moqua dans une lettre à Louise Colet : « Nouvelle ! Le
jeune Du Camp est officier de la Légion d’honneur ! Comme ça doit
lui faire plaisir ! Quand il se compare à moi, et considère le chemin
qu’il a fait depuis qu’il m’a quitté, il est certain qu’il doit me trouver
bien loin de lui en arrière, et qu’il a fait de la route (extérieure) 10. »
La rivalité entre Flaubert et Du Camp, qui n’est pas sans rappeler
celle de Baudelaire et de Nadar, illustre le conflit de l’artisan des
lettres et de l’homme du progrès. Flaubert, encore loin de publier
Madame Bovary, ajoutait :
Tu le verras, à quelque jour, attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se
confond dans sa tête, femmes, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau, et
pourvu que ça le pousse, c’est l’important. Admirable époque […] que celle où l’on décore
les photographes et où l’on exile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux qu’il
faudrait avoir faits avant d’arriver à cette croix d’officier ?). […] Quelle immense ironie
que tout cela ! et comme les honneurs foisonnent quand l’honneur manque !

L’amertume de Flaubert était dirigée à la fois contre la personne


de Du Camp et contre son temps, contre un régime qui récompensait
un photographe et chassait Hugo ; il déplorait que les jeunes gens
qui voulaient arriver désertassent la littérature pour la
photographie, comme, au temps des Illusions perdues, Rubempré
avait abandonné la poésie pour la presse.
Du Camp, adulateur des dernières techniques, avait irrité
Baudelaire par son éloge du nouvel art photographique dans Les
Chants modernes, hymne progressiste et positiviste publié à
l’occasion de l’Exposition universelle de 1855, laquelle déclencha
l’ire de Baudelaire contre l’idée du progrès : « Ce fanal obscur,
invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la
Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres
sur tous les objets de la connaissance » (II, 580). Les alliances de
termes forgées par Baudelaire pour saisir le progrès dans sa
contradiction, « fanal obscur » ou « lanterne moderne », lanterne
bien peu magique et qui « jette des ténèbres », retrouvent les
métaphores de la photographie déjà rencontrées, qui l’associaient à
la fois à la lumière et à la mort. Baudelaire ironise en dédiant à
Du Camp un poème aussi hostile au progrès que Le Voyage, qui
donne « du globe entier l’éternel bulletin », à savoir « [l]e spectacle
ennuyeux de l’immortel péché », qui décrit le monde comme « [u]ne
oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Alors qu’il est offert au
chantre du progrès, Le Voyage n’a de cesse de ruiner la foi dans le
progrès.
Du Camp célébrait sans arrière-pensées les inventions techniques
les plus récentes. Dans La Vapeur, poème publié dans la Revue de
Paris en 1855 avant d’être recueilli dans Les Chants modernes, il
donnait la parole à la photographie qui, après le gaz et l’électricité,
demandait à se faire entendre :
Écoutez la photographie
Qui parle et réclame son tour :
« Tous les crayons, je les défie !
« Et mon seul maître c’est le jour !
« Les contours les plus difficiles,
« Les dessins qu’on n’ose aborder
« Ne me sont jamais indociles,
« Et je n’ai qu’à les regarder !

« Avec vous je vais en voyage,


« Et m’arrêtant à tous moments,
« Je ramasse les paysages,
« Les villes et les monuments ;
« Je viens en aide à la peinture,
« Peintres qui courez les chemins,
« Je m’empare de la nature
11
« Et je la mets entre vos mains !

Certes, dans les derniers vers, la photographie cherche à séduire


les plus réticents en se faisant passer pour un instrument auxiliaire
des peintres, un modeste document de travail, ainsi que Gustave
Planche et Baudelaire l’exigeaient d’elle. Avant cette chute,
toutefois, elle s’est fièrement proclamée supérieure au dessin, l’a
défié en assurant qu’elle pouvait tout reproduire, y compris ce qui
échappait au crayon ou devant quoi il échouait. La photographie
embrasse tout, monuments, paysages et villes ; elle accompagne
l’homme en tout lieu et affiche sa toute-puissance, puisqu’elle
« [s]’empare de la nature ». L’objectif de l’appareil photographique
est assimilé à un œil : « Et je n’ai qu’à les regarder. » Surhumaine,
divinisée par la prosopopée, elle remet entre les mains des hommes
tous les trésors de la nature. Sa suffisance, sa démesure ne
connaissent pas de bornes. On conçoit la rage de Baudelaire quand il
prit connaissance de telles niaiseries, lesquelles invitent à lire le
chapitre sur la photographie du Peintre de la vie moderne comme une
réfutation de cette littérature enthousiaste. Personne n’est pourtant
à une contradiction près, et Du Camp donna lui aussi un Salon de
1859 où, quatre ans plus tard, il rencontrait Baudelaire pour
dénoncer, comme lui, la décadence de la peinture (« L’art le plus
souvent n’est que le reflet intelligent de l’esprit du public ; or, quand
l’esprit public dort, il est assez naturel que l’art soit endormi 12 »), et
sans dire un seul mot de la photographie, parce que, bien que
photographe lui-même, il ne jugeait pas qu’elle fît partie des beaux-
arts et ne souhaitait pas qu’elle le devînt, estimant qu’elle était
mieux lotie du côté de l’industrie.
Rédigé à Honfleur en 1859, Le Voyage est ainsi une réplique aux
vers naïfs de Du Camp et dénonce les illusions du progrès.
Baudelaire confiait à Asselineau en février 1859 : « J’ai fait un long
poème dédié à Max Du Camp, qui est à faire frémir la nature, et
surtout les amateurs du progrès » (C, I, 553). Sa duplicité était aussi
patente que dans sa correspondance avec Nadar avant l’été, quand il
écrivit trois jours plus tard à Du Camp :
Il y avait longtemps que je projetais de faire quelque chose qui fût digne de vous et qui
servit à témoigner de ma sympathie pour votre talent. Ai-je réussi, c’est ce que vous me
direz ; mais ai-je réussi à vous plaire surtout, c’est la question importante. […] [S]i, par
exemple, vous étiez choqué de mes plaisanteries contre le progrès, ou bien de ce que le
Voyageur avoue n’avoir rien vu que de la banalité, ou enfin de n’importe quoi, dites-le-moi
sans vous gêner ; je ferai pour vous autre chose avec tout autant de joie (C, I, 554).
Comme Houssaye, Du Camp, qui était l’un des directeurs de la
Revue de Paris en 1852, quand Baudelaire y publiait sa première
étude sur Poe, n’y vit pas de perfidie et accepta l’hommage de ces
vers, qu’il qualifia même de « très beaux » (C, I, 1012).
La présence de Du Camp au seuil du Voyage incite, comme le fait
Philippe Ortel, à y déceler des allusions à la photographie 13 :
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !


Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Ces « yeux profonds », dans lesquels on lit, rappelleraient


l’assimilation de l’objectif photographique à des yeux, comme dans
le poème de Du Camp ; ces « écrins de vos riches mémoires »
évoqueraient les écrins dans lesquels reposaient les épreuves
photographiques, écrins que Marcelin, dans sa bouffonnerie,
transformait en tombeaux. Les images projetées sur les « esprits,
tendus comme une toile » pourraient bien participer d’un imaginaire
de la photographie. Enfin, les « souvenirs avec leurs cadres
d’horizon » suggéreraient même une définition périphrastique de
l’épreuve photographique. Toutefois, l’ensemble du dispositif
conviendrait tout aussi bien, comme dans Le Rêve d’un curieux, s’il
s’agissait de la représentation allégorique d’un autre dispositif
optique, diorama, lanterne magique ou fantasmagorie. La « toile »,
par exemple, renvoie souvent au spectacle, dans Les Fleurs du Mal,
comme dans Obsession, sonnet publié dans la Revue contemporaine, le
15 mai 1860 (après des algarades avec le directeur, Alphonse de
Calonne), avec Rêve parisien et Le Rêve d’un curieux, aux dédicataires
que l’on connaît. Obsession assimile les ténèbres à des toiles :
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.

L’œil projette les souvenirs sur la toile des ténèbres, comme des
fantômes, à la manière d’une fantasmagorie ou d’une lanterne
magique. De retour de leurs expéditions photographiques, les
voyageurs, comme Du Camp, projetaient à l’aide d’une lanterne
magique les épreuves qu’ils avaient rapportées. Il se peut que la
photographie fournisse certaines images dans Les Fleurs du Mal, mais
sa présence y est moins patente que celle de la presse dans Le Spleen
de Paris. Elle se révèle peu dissociable des autres dispositifs optiques
dont elle prit le relais et qu’elle devait vite rendre obsolètes. Comme
tous ces dispositifs relèvent de la même configuration moderne, qu’il
s’agisse précisément du diorama, de la lanterne magique ou de la
photographie dans tel ou tel poème, cela importe peu, car la dualité
de Baudelaire devant la modernité reste la conclusion.

Éloge des rivaux

Sous le Second Empire, on exilait donc les poètes, mais on


décorait les photographes. La formule de Flaubert résumait les
rapports difficiles de la poésie et de la photographie, rivales
irréconciliables. Baudelaire associe la photographie à la décadence
moderne, à la fois technique, commerciale, politique, esthétique, et
métaphysique ou théologique, au point de lui préférer d’autres
images optiques pour lesquelles il ne montrait pourtant guère
d’affinité autrefois. La comparaison à un panorama dévalorisait une
œuvre en 1845 et 1846, mais elle devint positive en 1859. Dans son
refus de la photographie, Baudelaire fit désormais référence à des
techniques devenues archaïques, ou bien à des joujoux, comme le
kaléidoscope. Il affectionnait le terme, néologisme de 1819, qui lui
servait par exemple à caractériser l’art de Diaz de la Peña, dans le
Salon de 1845 : « M. Diaz fait d’habitude de petits tableaux dont la
couleur magique surpasse les fantaisies du kaléidoscope » (II, 381).
Diaz est un coloriste insouciant des lignes, ses tableaux ressemblent
à des taches de couleur, ce qui motive l’image du kaléidoscope, ici
peu laudative. Baudelaire se montra plus explicite et sévère un an
plus tard, dans le Salon de 1846 : « M. Diaz de la Peña […] part de
ce principe qu’une palette est un tableau. […] Pour le dessin, – le
dessin du mouvement, le dessin des coloristes, – il n’en est pas
question […]. – Je préfère le kaléidoscope, parce qu’il ne fait pas Les
Délaissées ou Le Jardin des Amours ; il fournit des dessins de châle ou
de tapis, et son rôle est modeste » (II, 453). Les tableaux de Diaz
jettent les couleurs sur la toile, qui a l’allure d’une palette, et
l’allusion aux verroteries du kaléidoscope est caustique.
Toutefois, le kaléidoscope peut aussi être pris en bonne part,
quelques années plus tard, une fois que la photographie a triomphé
de ses rivales, justement dans Le Peintre de la vie moderne, pour louer
Constantin Guys. « Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans
la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut
aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à
un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses
mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de
tous les éléments de la vie » (II, 692). La vitalité du peintre
moderne, sa conscience toujours en éveil, sa mobilité, son
dynamisme et son animation l’opposent au photographe tel que
Baudelaire le conçoit, figé sous son voile noir. C’est tout cela que le
miroir, immense, ou le kaléidoscope, gracieux et coloré, représente à
merveille, et c’est un peu comme si Baudelaire inventait le cinéma,
c’est-à-dire l’image mobile, pour faire l’éloge paradoxal de l’artiste
sur le retour qu’il promeut contre Nadar. Baudelaire aime désormais
le kaléidoscope. L’un des projets de dédicace du Spleen de Paris
compare d’ailleurs le recueil lui-même à cet instrument : « J’ai
cherché des titres. Les 66. Quoique cependant cet ouvrage tenant de
la vis et du kaléidoscope pût bien être poussé jusqu’au cabalistique
666 et même 6666… » (I, 365). Le kaléidoscope serait une autre
façon de formuler la « tortueuse fantaisie » des petits poèmes en
prose, les « mouvements lyriques de l’âme », les « ondulations de la
rêverie », les « soubresauts de la conscience ». Baudelaire rehausse
délibérément le modeste kaléidoscope pour lui faire prendre le
contre-pied de la photographie. L’image de la ville moderne comme
kaléidoscope humain, qu’il reprend pour décrire les mouvements de
la foule, lorsque Guys la pénètre, était d’ailleurs devenue usuelle au
milieu du XIXe siècle. Hugo l’utilisait dans Notre-Dame de Paris, et
Amiel, en 1866, s’en servait dans son journal à propos de Genève,
qui n’était pourtant ni Londres ni Paris : « Tout passe par Genève, et
avec l’œil ouvert, on peut profiter de cette lanterne magique ou de
ce kaléidoscope humain 14 », observation remarquable par
l’équivalence qu’elle établit entre la lanterne magique et le
kaléidoscope comme métaphores du spectacle offert par la ville.
Parmi les autres instruments optiques que Baudelaire mit en
avant contre la photographie, le stéréoscope comparaissait dans La
Morale du joujou, non pas pour son usage pornographique, cette fois,
mais scientifique : « Il est une espèce de joujou qui tend à se
multiplier depuis quelque temps, et dont je n’ai à dire ni bien ni
mal. Je veux parler du joujou scientifique. Le principal défaut de ces
joujoux est d’être chers. Mais ils peuvent amuser longtemps, et
développer dans le cerveau de l’enfant le goût des effets merveilleux
et surprenants. Le stéréoscope, qui donne en ronde bosse une image
plane, est de ce nombre. Il date maintenant de quelques années » (I,
585). Et, auprès du stéréoscope, Baudelaire mentionnait encore un
instrument qui eut sa vogue, le phénakisticope, ou « illusion
d’optique », qu’il décrivait très longuement et très soigneusement,
donnant un mode d’emploi technique dans lequel le lecteur se
perdait :
Supposez un mouvement quelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur,
divisé et décomposé en un certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces
mouvements, – au nombre de vingt, si vous voulez, – soit représenté par une figure entière
du jongleur ou du danseur, et qu’ils soient tous dessinés autour d’un cercle de carton.
Ajustez ce cercle, ainsi qu’un autre cercle troué, à distances égales, de vingt petites
fenêtres, à un pivot au bout d’un manche que vous tenez comme on tient un écran devant
le feu. Les vingt petites figures, représentant le mouvement décomposé d’une seule figure,
se reflètent dans une glace située en face de vous. Appliquez votre œil à la hauteur des
petites fenêtres, et faites tourner rapidement les cercles. La rapidité de la rotation
transforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous voyez se
réfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables et exécutant les
mêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque petite figure a bénéficié des
dix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, et sa rapidité la rend invisible ; dans la glace, vue
à travers la fenêtre tournante, elle est immobile, exécutant en place tous les mouvements
distribués entre les vingt figures. Le nombre des tableaux qu’on peut créer ainsi est infini (I,
585-586).

Derechef, c’est le mouvement qui séduit le poète dans cette


fugitive invention de 1833, dont le général Aupick offrit l’un des
tout premiers exemplaires au petit Baudelaire, alors âgé de douze
ans. Celui-ci le décrivait déjà avec presque autant de minutie et
d’embarras dans une lettre à son frère Alphonse :
Papa aussi m’a fait un cadeau ; il m’a donné un phénakisticope. Ce mot est aussi bizarre
que l’invention. Tu dois savoir ce que c’est, toi qui es à Paris. Car il [y] en [a] déjà
beaucoup. Quoique je pense que tu saches ce que c’est, je t’en vais faire la description, pour
que tu ne puisses pas dire : « Que m’importe le phénakisticope, si je ne sais pas ce que c’est
[ ! »] C’est un cartonnage dans lequel il y a une petite glace qu’on met sur une table entre
deux bougies. On y trouve aussi un manche auquel on adapte un rond de carton percé tout
autour de petits trous. Par-dessus on ajoute un autre carton dessiné, le dessin tourné vers la
glace. Puis on fait tourner, et on regarde par les petits trous dans la glace où l’on voit de
forts jolis dessins. Mes pensées sont-elles suivies, au moins ? (C, I, 22.)

On y voyait des danseurs, des animaux, avant Muybridge et son


zoopraxiscope. Rien de plus difficile que d’expliquer le
fonctionnement d’un instrument scientifique, de rédiger une notice
technique. Baudelaire s’y essaya par deux fois, enfant et adulte, et il
conserva toujours un faible pour ces ancêtres de l’image mobile qui
nous disent aussi quelque chose de son ambition dans les petits
poèmes en prose.
Après le phénakisticope et le kaléidoscope, Baudelaire sauva
encore la fantasmagorie, l’art de faire voir des fantômes par illusion
d’optique. Elle consiste à projeter, dans l’obscurité, des figures
lumineuses animées simulant des apparitions surnaturelles. La
fantasmagorie ajoute à la lanterne magique des artifices qui
frappent l’imagination. Le mot est aussi courant au sens figuré, et
Baudelaire l’utilise ainsi, par exemple à propos de Balzac, dans
Comment on paie ses dettes quand on a du génie, paru sous l’anonymat
en novembre 1845 dans Le Corsaire-Satan : « C’était bien lui, la plus
forte tête commerciale et littéraire du dix-neuvième siècle ; lui, le
cerveau poétique tapissé de chiffres comme le cabinet d’un
financier ; c’était bien lui, l’homme aux faillites mythologiques, aux
entreprises hyperboliques et fantasmagoriques dont il oublie
toujours d’allumer la lanterne ; le grand pourchasseur de rêves, sans
cesse à la recherche de l’absolu » (II, 6). Dès lors qu’une lanterne
éteinte figure auprès de la fantasmagorie, la comparaison reste
toutefois ambiguë, comme encore dans cette appréciation de Pierre-
Narcisse Guérin, en janvier 1846 dans Le Musée classique du Bazar
Bonne-Nouvelle, publié également dans Le Corsaire-Satan : « Guérin
est représenté par deux esquisses, dont l’une, La Mort de Priam, est
une chose superbe. On y retrouve toutes les qualités dramatiques et
quasi fantasmagoriques de l’auteur de Thésée et Hippolyte./ Il est
certain que Guérin s’est toujours beaucoup préoccupé du
mélodrame » (II, 411). La fantasmagorie n’a désormais plus rien de
douteux quand Baudelaire l’applique à Guys : « La fantasmagorie a
été extraite de la nature » (II, 694).
Dans La Soupe et les Nuages, ce sont les « merveilleux nuages »
qui forment une fantasmagorie, faite de la main de Dieu :
Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à
manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les
merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : «
– Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée,
la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »
Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque
et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, voix de ma chère
petite bien-aimée, qui disait : « – Allez-vous bientôt manger votre soupe, s… b… de
marchand de nuages ? »

La fantasmagorie est le lieu onirique de la sortie de la réalité et


de l’émerveillement. Rien ne lui est donc plus réfractaire que la
photographie. Si la photographie est un art de marchand de soupe,
un art de la trivialité, la fantasmagorie est du ressort du « marchand
de nuages », des illusions dont le poète de L’Étranger n’est pas dupe.
La Soupe et les Nuages ne manque pas non plus d’équivoques. La
fantasmagorie, avec son monde « impalpable » de rêve, berce le
poète hors de la réalité quotidienne et de ses violences.
Malgré tout, quelque rétive qu’elle soit, la sensibilité moderne ne
peut pas échapper à la photographie, comme semble l’illustrer le
poème en prose Les Fenêtres, sortes de cadres photographiques. La
première phrase pose un petit problème : « Celui qui regarde au-
dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses
que celui qui regarde une fenêtre fermée », suivant la Revue
nationale et étrangère du 10 décembre 1863, mais « Celui qui regarde
du dehors… », dans l’édition posthume de 1869. Le poète regarde-t-
il au-dehors ou du dehors ? Se trouve-t-il dedans ou dehors ? Le texte
de 1863 semble plus satisfaisant (ce ne serait pas la seule coquille de
l’édition de 1869), opposant avec plus de cohérence deux situations
symétriques : celle du spectateur qui regarde dans la rue par sa
fenêtre ouverte et celle du voyeur qui regarde derrière les fenêtres
fermées qui encadrent ses voisins.
Celui qui regarde au-dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses
que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux,
plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce
qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une
vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

L’obscurité donne à penser, à deviner, même à voir. Cette fenêtre


fermée s’apparente à une chambre noire ou à un cadre
photographique, mais elle comporte du mystère, lequel n’est pas
l’apanage des spectacles optiques ou de la peinture ; elle est à la fois
ténébreuse et éblouissante ; le trou qu’elle sertit est noir et lumineux
simultanément. Derrière la fenêtre fermée, on se protège du soleil,
on renie l’astre fétiche de la civilisation moderne, on refuse de
s’exposer comme l’ordonne la photographie. L’ombre constitue un
rempart et un refuge contre la nouvelle religion envahissante du
soleil, et elle donne plus à voir que lui.
Dans Le Crépuscule du soir, le coucher du soleil est vécu par le
poète comme une libération : « La tombée de la nuit a toujours été
pour moi le signal d’une fête intérieure et comme la délivrance
d’une angoisse. » La disparition du soleil, adoré des photographes et
du public moderne, libère le poète d’une horreur. Il se comporte à
rebours de ses contemporains, diurnes et solaires : « L’ombre qui fait
la lumière dans mon esprit fait la nuit dans le leur », en l’occurrence
les deux amis que le crépuscule rend malades. Baudelaire médita
plusieurs titres pour son recueil de poèmes en prose, dont Poèmes
nocturnes. L’ombre projette une lumière singulière plus qu’elle
n’obscurcit. Ce paradoxe est frappant dans Le Désir de peindre, le
poème qui suit Les Fenêtres. Le poète « brûle de peindre » une
femme : « En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est
nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille
vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est
une explosion dans les ténèbres./ Je la comparerais à un soleil noir,
si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le
bonheur. » Après l’oxymore de l’ombre rayonnante, l’obscurité est
associée au mystère. Dans À une passante, la femme, inconnue à
jamais, apparaît à l’occasion de l’une de ces fulgurances sombres :
« Un éclair… puis la nuit ! » La nuit, ou le déni de la photographie,
tant que Nadar n’expérimenta pas la lumière artificielle dans les
catacombes de Paris. Dans l’œuvre de Baudelaire, l’éloge de l’ombre,
le culte de l’obscurité est une forme de résistance à la lumière
moderne.

Une singulière photogénie

En dépit de sa méfiance de la photographie, Baudelaire fit part à


sa mère, dans une lettre émouvante du 23 décembre 1865, de son
désir de posséder un portrait d’elle. Cette lettre est d’autant plus
précieuse qu’il y donnait des détails quasi professionnels sur
l’épreuve souhaitée, démontrant qu’il était très averti :
Je voudrais bien avoir ton portrait. C’est une idée qui s’est emparée de moi. Il y a un
excellent photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas possible
maintenant. Il faudrait que je fusse présent. Tu ne t’y connais pas, et tous les photographes,
même excellents, ont des manies ridicules ; ils prennent pour une bonne image une image
où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont
rendus très visibles, très exagérés ; plus l’image est DURE, plus ils sont contents. De plus, je
voudrais que le visage eût au moins la dimension d’un ou deux pouces. Il n’y a guère qu’à
Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou
d’un dessin. Enfin, nous y penserons, n’est-ce pas ? (C, II, 554.)

Cette déclaration figure dans l’une des dernières lettres de


Baudelaire à sa mère, peut-être la dernière qui fût longue et intime.
On ne connaît pas de photographie de Mme Aupick, qui ne mourut
pourtant qu’en 1871. Baudelaire venait de lui rappeler leur intimité
de jadis et son bonheur, entre la mort de son père et le remariage de
sa mère, quand elle était toute à lui : « Ma pensée est toujours
dirigée vers toi. Je te vois dans ta chambre ou ton salon, travaillant,
allant, agissant, maugréant, et me faisant des reproches de loin. Et
puis je revois toute mon enfance passée près de toi, et la rue
Hautefeuille, et la rue Saint-André-des-Arcs » (C, II, 553-554). Mais,
comme dans La Soupe et les Nuages, il avait été violemment tiré de
cette rêverie par la terreur de devoir rembourser ses dettes.
Dans ses recommandations à sa mère, Baudelaire formule mieux
que partout ailleurs son esthétique photographique. Il est au fait des
défauts habituels des portraits : les traits durs, la noirceur sinistre,
les contrastes forcés, les nez, les mains et les genoux proéminents,
tout ce dont Marcelin se moquait dans le Journal amusant. La
photographie réussie est celle qui retrouve le flou d’un dessin,
s’éloigne du réalisme brut ou de la copie sculptée. Il rêve d’une
grande photographie adoucie de sa mère, moins bougée que fondue
par la mise au point. Et il connaît un « excellent photographe au
Havre », qui serait capable de réaliser un tel portrait si Baudelaire le
dirigeait.
Qui était ce photographe du Havre ? Se pourrait-il qu’il fût ce
Varnod qui exposa au Salon de 1859, où ses photographies furent
très remarquées ? Louis Figuier les signale avec admiration : « Une
curieuse collection de portraits est celle de M. Varnod, du Havre, à
qui l’on doit de magnifiques marines 15. » Ses portraits étaient en
effet de grande dimension, mais plutôt nets que flous (ill. 8, 9).
Figuier jugeait toutefois leurs poses gauches, et, selon lui, Varnod
n’aurait pas su « dessiner » ni eu assez de « sentiment artistique ».
N’est-ce pas précisément ce qui pouvait plaire à Baudelaire, que
Varnod n’eût pas « dessiné » ni eu du « sentiment artistique », au
sens où Figuier l’entendait ? Varnod n’était pas un inconnu ni un
photographe quelconque. Dans ses souvenirs de 1899, au chapitre
« Les primitifs de la photographie », Nadar mentionne Varnod, ou
Warnod, entre les « grandes têtes d’expression du mime Deburau
fils » par son frère Adrien, et les portraits d’Étienne Carjat ; il cite les
« impeccables positifs sur verre » de Warnod, présentés lors de la
première Exposition de photographie en 1855, au Palais de
l’industrie, avant de conclure : « Warnod était un esthète éminent,
écrivain de réelle valeur 16. » Nous savons peu de chose de Jean
Victor Warnod (1812-après 1886), actif d’abord à Paris, puis au
Havre, sinon qu’il s’était spécialisé dans les marines et les portraits,
que Nadar l’estimait au point de glisser son nom entre ceux d’Adrien
Tournachon et de Carjat dans ses souvenirs (Nadar et Carjat, les
deux heureux portraitistes de Baudelaire). En 1859, Varnod fut
également apprécié à Londres : « Cet artiste a exposé un nombre
considérable de portraits. Nous ne pensons pas que nous pourrions
en trouver un seul de mauvais. Ils sont pour la plupart remarquables
pour ce que les Français appellent le modelé – le bon ton, la douceur
et le relief. Ses marines, prises au Havre, méritent d’être signalées
pour la manière parfaite dont les nuages sont rendus ; mais, d’autre
part, les objets comme les navires, les personnages, les quais, etc.
sont trop développés sur plus d’une épreuve 17. » Il exposa de
nouveau des portraits et des marines au Salon en 1861 et fut présent
à l’Exposition internationale de Londres en 1862, où ses
« instantanés » de bateaux eurent du succès et où il fut récompensé.
Tout indique qu’il fut ce photographe du Havre auquel
Baudelaire songeait en 1865 et qu’il qualifiait d’« excellent ».
« Warnod & Caccia », associés, était le seul photographe signalé dans
un guide anglais de 1864 18. Baudelaire connaissait Le Havre, « port
noir et américain » (C, II, 408), où, venant de Paris par le train, il
passait une nuit à l’hôtel avant de prendre le bateau pour Honfleur.
Il fut vraisemblablement sensible aux marines de ce photographe, à
ses bateaux et à ses nuages, ainsi qu’à ses portraits, au point de se
souvenir de lui pour un portrait de sa mère en 1865.
Des relations tendues de Baudelaire avec la photographie, il
résulte un dernier paradoxe, qui n’est pas des moindres. Malgré sa
haine de la photographie, Baudelaire posa devant la caméra de
Nadar, qu’il eut la chance de fréquenter et grâce auquel il connut
intimement l’art nouveau, devant celle de Carjat, et devant celle de
Charles Neyt, à Bruxelles. S’il posa avec réticence, sa complaisance
est pourtant manifeste dans les épreuves qui nous sont parvenues.
Baudelaire n’a pas refusé de se prêter à la photographie, et nous
connaissons près d’une quinzaine de portraits de lui, chiffre élevé,
comparé à ceux de ses contemporains. Il dédicaçait des portraits-
cartes à ses amis, par exemple à Poulet-Malassis, bien qu’il pensât le
plus grand mal de ces colifichets. Il se soumit souvent au rituel de la
pose, ce qui veut dire qu’il se tut, resta immobile, même s’il ne fut
pas toujours aussi sage que son photographe l’aurait voulu, puisque
la photographie du poète la plus belle à nos yeux d’aujourd’hui est
son portrait de trois quarts conservé au musée d’Orsay, penché, flou,
le modèle ayant bougé (ill. 10). Baudelaire a observé ses amis qui
posaient, fixé la caméra au moment où elle les saisissait, comme sur
la photographie de Thomas Arnauldet, récemment découverte, où
l’on croit distinguer la silhouette du poète, ressemblant aux portraits
par Carjat de 1861-1862, au fond à gauche, attentif, vigilant
derrière la toile (ill. 11).
Il n’était pas facile de saisir, de fixer Baudelaire, et Nadar n’était
pas satisfait du dessin du poète qu’il avait inclus dans le Panthéon
Nadar en 1854, se demandant encore, des années plus tard,
comment « déduire l’individualité si personnelle, […] l’étrangeté si
naïvement et si parfaitement sincère de cet alambiqué Baudelaire,
né natif du pays de l’Hippogriffe et de la Chimère 19 ». Or la
photographie réalisa ce que le dessin n’avait pas permis. Une
photographie est réussie si le sujet photographié donne du sien.
Baudelaire l’a fait. Il s’est donné à Nadar et à Carjat, et il est autant
qu’eux l’auteur de ses portraits, par l’offrande de sa pose, par sa
photogénie. Car les portraits de Baudelaire sont remarquables.
Malgré ses regimbements, il savait d’ailleurs reconnaître leur
qualité. À Carjat, il écrivit le 6 octobre 1863, après avoir vu le
portrait dit « Baudelaire aux gravures » : « Manet vient de me
montrer la photographie qu’il portait chez Bracquemond ; je vous
félicite et je vous remercie. Cela n’est pas parfait, parce que cette
perfection est impossible ; mais j’ai rarement vu quelque chose d’aussi
bien » (C, II, 322). Baudelaire, à son habitude, assortit le
compliment d’une réserve : si l’épreuve n’était pas parfaite, elle était
tout de même très bien, et Baudelaire s’y plaisait.
Il lui arrivait aussi de respecter les portraits photographiques des
hommes qu’il admirait. Projetant une « belle édition » de
« morceaux inédits » d’Edgar Poe en juillet 1860, il avait l’intention
d’y insérer deux portraits de l’écrivain, d’après ce qu’il écrivit à un
amateur de Poe, Alfred Guichon :
Il y aura deux portraits, l’un, qui est en tête de l’édition posthume des œuvres de Poe (chez
Redfield, New York), reproduction d’une peinture qui était chez Griswold ; […] – l’autre,
o
qui orne l’édition grand in-8 illustrée des poésies, édition de Londres. […]
Il y a d’autres éditions et aussi d’autres portraits ; mais ils ne sont jamais que la
reproduction plus ou moins altérée de ces deux portraits types.
Si je réussis à faire mon entreprise, je les ferai reproduire avec un soin parfait. L’un (édition
américaine) représente Poe avec la physionomie connue du gentleman : pas de moustaches,
– des favoris, – le col de la chemise relevé. Une prodigieuse distinction. – L’autre (édition
des poésies, de Londres) est fait d’après une épreuve daguerrienne. Ici, il est à la française :
moustaches, pas de favoris, col rabattu. – Dans les deux, un front énorme en largeur
comme en hauteur ; l’air très pensif, avec une bouche souriante. Malgré l’immense force
masculine du haut de la tête, c’est, en somme, une figure très féminine. Les yeux sont
vastes, très beaux et très rêveurs. – Je crois qu’il sera utile de donner les deux (C, II, 65).

Baudelaire s’exprime là en homme de métier qui maîtrise les


techniques de l’illustration. Or il écrit cette lettre à Honfleur et, dit-
il, sans ses « collections » ; il cite donc ces images de mémoire. C’est
la preuve qu’il a étudié les détails des portraits de Poe et qu’ils sont
inscrits dans la « chambre noire de son cerveau » : moustache,
favoris, col de chemise, front, air pensif, bouche souriante,
impression de distinction, de force et de féminité. Tirer une gravure
d’une « épreuve daguerrienne » ne le choque pas, comme
Bracquemond et Manet en exécutèrent d’après ses propres
photographies par Nadar et Carjat.
Malgré sa détestation affichée de la photographie, Baudelaire
nous est familier grâce à quelques superbes portraits
photographiques dont son œuvre est pour nous inséparable. Il fut le
plus photogénique des poètes, si bien que Proust pouvait voir dans
l’une de ses photographies par Nadar, l’image du poète éternel, le
poète dont tous les autres seraient des avatars : « Il a surtout sur ce
dernier portrait une ressemblance fantastique avec Hugo, Vigny et
Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n’étaient que des
épreuves un peu différentes d’un même visage, du visage de ce
grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde,
dont la vie intermittente, mais aussi longue que celle de l’humanité,
eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles 20. »
D’où venait alors sa résistance opiniâtre à une invention
moderne dont il sut tirer le meilleur et qui le servit admirablement ?
De l’immobilité de la photographie. Sans doute lit-on dans La
Beauté : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes », mais ce
n’est pas le poète qui parle, c’est une Beauté de pierre, tandis que le
poète, qui préfère la couleur au dessin, aime tout ce qui bouge. Par
esprit de contradiction, il fait l’éloge du flou dans le dessin chez les
peintres coloristes. Son goût de l’image tient au mouvement, celui
des dessins de Guys ou celui que procurent tous les dispositifs
optiques qu’il opposait à la photographie : la lanterne magique, le
panorama, le diorama, la fantasmagorie, le kaléidoscope, le
phénakisticope, ancêtres du cinéma plutôt que de la photographie.
Baudelaire aurait sans doute aimé le cinéma ; il lui aurait trouvé le
charme qui manquait à la photographie.
5
L’horrible ville

La presse et la photographie fleurissent sur les boulevards de la


capitale, dans les kiosques et les boutiques du Paris du Second
Empire, la ville modernisée par Haussmann, la « ville lumière ».
Celle-ci fait aussi l’objet de sentiments ambivalents de la part du
poète. L’immense cité moderne, avec son bruit et sa fureur, c’est
pour lui l’« horrible ville », mais cela ne l’empêche pas de lui
consacrer ses Tableaux parisiens, la nouvelle section des Fleurs du
Mal en 1861, puis Le Spleen de Paris. « Je t’aime, ô capitale
infâme ! », lit-on même, condensant la contradiction, dans le projet
d’un « Épilogue » pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal (I, 191).

Le chaos urbain

L’« horrible ville » apparaît dans un poème en prose, À une heure


du matin :
Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés.
Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de
la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.
Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double
tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les
barricades qui me séparent actuellement du monde.
Horrible vie ! Horrible ville !

La « tyrannie de la face humaine », qui motive l’horreur de la


ville et de ses foules, vient des Paradis artificiels, des cauchemars de
Thomas De Quincey dans les « Tortures de l’opium » (I, 470 et 483).
Baudelaire croise à nouveau cette « [t]yrannie de la face humaine,
plus dure qu’ailleurs », durant son séjour en Belgique (II, 868). Cette
image ou ce fantasme des foules peuplant la ville forme un
leitmotiv. Toutefois, la jouissance de la ville ne saurait, comme
toujours, être méconnue auprès de l’horreur. La ville est inséparable
de la vie, ne serait-ce que dans la paronomase dont Baudelaire joue
à la chute du poème : d’un côté l’épithète de nature, de l’autre le
doublet, la connivence des deux substantifs. Tant de textes de
Baudelaire rapprochent la vie et la ville, ou, plus exactement, la vie
et la ville modernes.
Le dernier paragraphe de Mademoiselle Bistouri, où s’énonce la
moralité du conte, les conjoint également : « Quelles bizarreries ne
trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et
regarder ? La vie fourmille de monstres innocents. » Ville, vie : on
attendrait « La ville fourmille… », non pas « La vie fourmille… »,
mais c’est bien le signe de leur équivalence. Derrière son
grouillement vital, son affairement incessant, la ville apparaît
comme une immense fourmilière humaine. Le poète perçoit de haut
les citadins comme des fourmis, « monstres innocents », et lui-même
fait partie et ne fait pas partie de la foule, comme une divinité se
pencherait du ciel.
La vision de la ville en fourmilière transforme l’élément solide en
élément liquide, la pierre en eau, la rue en canal, les individus en
foule et en mer. L’équivalence est manifeste dans plusieurs poèmes
des Fleurs du Mal, à travers les images du fleuve humain ou de la
mer humaine. Rêve parisien liquéfie la ville dans un songe où le
poète mêle le marbre à l’eau, où il imagine une « Babel d’escaliers et
d’arcades » pleine « de bassins et de cascades », et des « cataractes
pesantes » suspendues à « des murailles de métal », avant de se
réveiller brutalement dans l’« horreur de [s]on taudis ». Le poème
des Sept vieillards fait de la ville le décor d’un cauchemar, comme
dans Les Paradis artificiels :
Fourmillante cité, cité pleine de rêves,
Où le spectre en plein jour raccroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant.

Les deux premiers vers de ce quatrain étaient les vers préférés de


T. S. Eliot, qui y voyait le résumé de toute l’œuvre de Baudelaire 1.
Les deux suivants allient de nouveau le liquide et le solide. La ville,
« colosse puissant » s’écoule, ou écoule ses passants, ses rêves et ses
mystères.
Chez Baudelaire, la ville est presque toujours accompagnée
d’épithètes : « horrible », « grande », « immense », « immonde »,
« fourmillante », jusqu’aux Bons Chiens, le dernier poème du Spleen
de Paris : « Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent,
solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes. »
Régulièrement, comme ici, la ville est en mouvement, selon un
réseau d’images qui évoquent l’écoulement (« les ravines
sinueuses »). « Cité » rime avec « atrocité », dans Les Aveugles :
… Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,


[…].
Benjamin opposait sur ce point Baudelaire à Hugo, car le
premier se montre chiche en descriptions de la ville et de la foule,
tandis que le second s’y complaît : « Ni dans Les Fleurs du Mal ni
dans Le Spleen de Paris, on ne trouvera l’équivalent de ces tableaux
urbains que peignait Hugo de main de maître. Baudelaire ne décrit
ni la population ni la ville 2. » Cette comparaison paraît avoir été
matricielle dans la réflexion de Benjamin sur Baudelaire. La ville
baudelairienne n’a pas le degré de précision, les anecdotes
pittoresques, les détails concrets qui abondent sous la plume de
Hugo ; la cité baudelairienne est pour ainsi dire abstraite, elle est
d’emblée pensée du point de vue de la conscience du poète : Les
Foules, selon Karlheinz Stierle, « ne décrit pas la foule elle-même,
[…] mais l’amplification de la conscience par la foule dont le poète
fait l’expérience 3 ». La ville est perçue du côté de ses implications
métaphysiques, voire théologiques, comme une sorte d’archétype ou
d’idée reproduisant la multitude éternelle. Dans Le Cygne, le poète
évoque le vieux Paris comme une forme analogue à l’âme humaine :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel).

L’écoulement urbain n’est pas seulement spatial ; il est aussi


temporel, et avance même plus vite que la clepsydre de L’Horloge ne
se vide. La ville est encore l’un des ces multiples miroirs de l’homme
moderne : on y voit reflétée partout la « tyrannie de la face
humaine », dans son horreur primitive.
Si Baudelaire ne détaille pas la ville moderne avec toute
l’abondance de Hugo, Le Spleen de Paris offre tout de même quelques
aperçus concrets de l’architecture urbaine, tels la rue, le boulevard,
l’avenue, le trottoir, le macadam, les baraques, les fenêtres, les
mansardes, les parcs et les jardins publics, ou le café, le bureau de
tabac, le gaz. Tout ce mobilier urbain contemporain est certes plus
nommé qu’il n’est décrit, mais l’un des premiers poèmes en prose,
Un plaisant, paru dans La Presse du 26 août 1862, croque une chose
vue en ville :
C’était l’explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses,
étincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de désespoirs, délire officiel
d’une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus fort.
Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme, un âne trottait vivement, harcelé par un
malotru armé d’un fouet.
Comme l’âne allait tourner l’angle d’un trottoir, un beau monsieur ganté, verni,
cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout neufs, s’inclina cérémonieusement
devant l’humble bête…

Avant l’anecdote, le premier paragraphe fournit le cadre, sans


doute de portée allégorique, avec son chaos de boue et de neige, ses
mille carrosses, ses joujoux et ses bonbons. Les images de l’explosion
et du chaos (terme grec que Baudelaire affectionne, ainsi que son
synonyme hébreu tohu-bohu, présent dans le deuxième paragraphe,
pour désigner la confusion primitive précédant la création organisée
du monde, le vide, le néant, la solitude, le désordre et l’agitation)
transportent le texte hors d’une situation réaliste. Le poème y ajoute
immédiatement des mots et des tours abstraits comme « cupidités »,
« désespoirs » ou « délire » de la ville, faisant verser la description de
la cité dans une étude psychologique et morale. Baudelaire emploie
le terme de chaos, avec majuscule, dans De profundis clamavi :
Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos.

Le chaos, cette confusion primitive, suscite l’horreur du poète. Il


n’est donc pas étonnant que les villes soient à leur tour qualifiées
d’horribles, puisqu’elles renouvellent, dans le monde moderne, le
« vieux Chaos » qu’on croyait révolu, le fourmillement disparate et
désordonné des êtres et des choses. Or le chaos urbain n’est
nullement confiné au seul Plaisant. Il imprègne d’autres poèmes sur
la ville, comme dans ces deux vers des Petites vieilles :
Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
À travers le chaos des vivantes cités.

Vie et ville sont une fois de plus associées dans « le chaos des
vivantes cités », expression dont les trois termes sont quasi
synonymes.
Dans sa notice de 1861 sur Théodore de Banville pour
l’anthologie d’Eugène Crépet, Baudelaire comparait le Paris
d’aujourd’hui avec la ville qu’ils avaient connue vingt ans plus tôt,
en 1841, quand Les Cariatides de Banville furent publiées : « Paris
n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui, un tohu-bohu, un
capharnaüm, une Babel peuplée d’imbéciles et d’inutiles, peu
délicats sur les manières de tuer le temps, et absolument rebelles
aux jouissances littéraires. Dans ce temps-là, le tout Paris se
composait de cette élite d’hommes chargés de façonner l’opinion des
autres » (II, 162). À l’en croire, la révolution urbaine se situa donc
entre 1841 et 1861, sous l’action de Haussmann en particulier, la
transformation d’un Paris ordonné, hiérarchisé, en « un tohu-bohu,
un capharnaüm, une Babel », toutes métaphores qui nous renvoient
encore au Chaos. Baudelaire présente cette rupture, qu’il envisage
comme une décadence, non pas comme une organisation plus
rationnelle de l’espace urbain, traversé de larges artères qui
éliminèrent les labyrinthes médiévaux, mais au contraire comme
une désagrégation, le résultat d’une explosion dont Paris serait sorti
déboussolé et encore plus chaotique. L’épicentre de la vie
parisienne, du « tout Paris », s’est déplacé du Palais-Royal,
traditionnellement présenté comme un louche capharnaüm de
maisons de jeu et de prostitution dans les Tableaux de Paris, vers les
boulevards, mieux éclairés et fréquentés, mais Baudelaire perçoit
tout autrement ce bouleversement de la géographie culturelle de la
capitale. La vie littéraire a dépéri au profit de loisirs moins lettrés et
plus égalitaires, sans directeurs de conscience.
La même idée de tohu-bohu pour qualifier la nouvelle vie
citadine en la comparant à celle des époques passées était déjà
présente dans le Salon de 1846. Baudelaire y évoquait l’actuelle
« turbulence, tohu-bohu de styles et de couleurs, cacophonie de
tons, trivialités énormes, prosaïsme de gestes et d’attitudes, noblesse
de convention, poncifs de toutes sortes » (II, 490), qui
caractérisaient la peinture contemporaine. Dans Un plaisant, un
second terme redoublait le « tohu-bohu », c’était le « vacarme » :
« Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme ». Les cris et les bruits
assourdissants remplissent la ville moderne. C’est peut-être avant
tout le bruit qui la caractérise. Dans À une passante, la rue
personnifiée, allégorisée, pousse un hurlement : « La rue
assourdissante autour de moi hurlait. » Au fourmillement visuel de
la ville répond sa violence sonore, son cri infernal. La ville est
comparée à Babel, la cité biblique maudite. La cité moderne a, chez
Baudelaire, un indéniable caractère apocalyptique et satanique. Elle
défait la création, l’ordre divin, pour faire renaître la confusion, le
chaos primitif, le tohu-bohu.

Les boulevards

Si la ville baudelairienne a d’emblée un caractère allégorique,


elle ne conserve pas moins des traits très concrets dans les poèmes
du Spleen de Paris, comme Les Yeux des pauvres, l’allégorie
substituant aux idées des images. Ce poème, on s’en souvient, avait
frappé Sainte-Beuve, qui, quelques mois après l’avoir lu, hésitait sur
son titre : « Le Café neuf ou Les Yeux des pauvres », écrivait-il dans Le
Constitutionnel du 24 avril 1865 (C, II, 493), comme si le « café
neuf » était le sujet du poème. Baudelaire décrivait un café
haussmannien des boulevards, sorte de Maison dorée qui témoignait
de la nouvelle vie urbaine dans Paris en pleins travaux. Ce texte
figurait sur les épreuves pour le quatrième feuilleton de La Presse, en
septembre 1862, et il aurait conclu ce premier ensemble de vingt-six
poèmes en prose ; Houssaye ayant arrêté le feuilleton, les premières
publications des Yeux des pauvres, que Sainte-Beuve garda en
mémoire, eurent lieu en juillet 1864 dans La Vie parisienne et en
décembre 1864 dans la Revue de Paris. Baudelaire y peignait un
aperçu de la ville moderne, un « tableau de Paris », le café dernier
cri :
Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin
d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses
splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un
début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes
éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches.

La scène se déroule sur l’un de ces boulevards qui détrônèrent le


Palais-Royal, substituant aux « jouissances littéraires » la flânerie à
la terrasse du café, pour « tuer le temps ». Elle rappelle d’autres
descriptions du nouveau Paris, par exemple celles de Julien Lemer.
Ce polygraphe servit à Baudelaire de correspondant à Paris,
d’« agent d’affaires littéraires » (C, II, 395), durant son séjour à
Bruxelles, à partir de février 1865 (C, II, 441) ; il lui revint de
chercher à placer les poèmes en prose auprès de plusieurs éditeurs,
ce qu’il tenta sans succès. Or il avait lui-même publié un
passionnant Paris au gaz en 1861, c’est-à-dire Paris la nuit, éclairé
par le gaz, métamorphosé, transformé en « ville lumière » sur les
boulevards : « Hiver comme été, c’est maintenant là, une fois le gaz
allumé, qu’est le siège principal de vie extérieure de la grande ville.
Là, entre la Madeleine et la Bastille, vous pouvez, pour ainsi dire,
observer toutes les physionomies diverses de Paris. Flânons un peu,
si vous voulez ; aussi bien, rien n’est bon comme de flâner le soir sur
les boulevards 4. » La promenade sur les boulevards, de la Madeleine
à la Bastille, le long du rempart, devint le nouveau loisir des
Parisiens. Éric Hazan, dans son beau livre sur L’Invention de Paris,
rappelait que « c’est sur les boulevards que sont apparues une par
une les nouveautés de la ville moderne 5 » : la première ligne de
transports en commun (Madeleine-Bastille), les stations de fiacres,
les kiosques à journaux, les colonnes Morris, les urinoirs. Ajoutons à
cette liste les ateliers photographiques du boulevard des Italiens et
les nouvelles librairies, déplacées depuis le Palais-Royal, dont celle
de Michel Lévy, l’un des éditeurs de Baudelaire, au 2 bis, rue
Vivienne, et la Librairie internationale, au 15, boulevard
Montmartre, qui publia le fameux Paris Guide, célébration du
nouveau Paris pour l’Exposition universelle de 1867.
Le « Boulevard », avec une capitale et sans autre précision,
désigne la portion la plus animée des boulevards, c’est-à-dire le
boulevard des Italiens, entre la rue de la Chaussée-d’Antin et la rue
de Richelieu. « Traversez la ligne qui fait l’axe de la rue de la
Chaussée-d’Antin et de la rue Louis-le-Grand, écrivait Julien Lemer,
et vous voilà entré dans le domaine de la foule. Le long de ce
boulevard, du côté droit, particulièrement [c’est-à-dire du côté
intérieur, vers la ville], tout est magasin brillant, pompeux étalages,
cafés dorés, illumination permanente ; de la rue Louis-le-Grand à la
rue Richelieu, le flot de lumières qui jaillit des boutiques vous
permettrait de lire votre journal en vous promenant, si le flot des
promeneurs ne vous enlevait pas toute liberté de lecture 6. » Les
« cafés dorés » de Lemer rappellent l’étincellement, la blancheur
aveuglante, les miroirs et les ors des Yeux des pauvres. La lecture du
journal, sur le boulevard éclairé au gaz, est devenue un symbole de
la vie moderne. Elle associe symboliquement ces trois innovations
qui ont changé la ville et la vie : le gaz, la presse et les boulevards.
La lumière et la foule en mouvement caractérisent le Boulevard,
avec ses quelques hauts lieux : le café Anglais entre la rue Favart et
la rue de Marivaux, la Maison dorée à l’angle de la rue Laffitte. Le
cœur du Boulevard bat ainsi entre la rue Le Peletier et la rue
Taitbout, encadrée, à gauche, par le café de Paris, et à droite, par
Tortoni, le café fréquenté tous les soirs par « la fleur du dandysme
parisien 7 », comme Barbey d’Aurevilly, et les artistes, dont Manet,
un habitué. Lemer lui-même est une figure du Boulevard ;
Baudelaire écrit ainsi à Champfleury, le 13 novembre 1865 : « Vous
passez souvent sur le boulevard des Italiens. Si vous rencontrez
Julien Lemer, dites-lui de me donner des nouvelles de ce qu’il fait
pour moi » (C, II, 543). Les marchands de tableaux et d’estampes ont
également déménagé vers les rues Laffitte et Le Peletier, dont
Moreau, le collectionneur chez qui Baudelaire envoya Nadar
photographier les copies de Goya.
C’est aussi là qu’apparurent, dans les années 1850, les premières
tables en terrasse, modèles de celle où s’assoient le poète et sa dame
dans Les Yeux des pauvres. Lemer le signalait :
Depuis quelques années les chaises se multiplient, et les femmes sont moins jolies et plus
rarement honnêtes ; tous les cafés garnissent de sièges le trottoir qui longe leur devanture ;
on en établit un groupe notable entre la rue Laffitte et la rue Le Peletier, et il n’est pas rare
de voir, pendant les grandes chaleurs de l’été, les flâneurs accablés rester, jusqu’à une
heure du matin, à la porte des cafés à humer des glaces, de la bière, des limonades ou des
soda-water […], tout en cherchant à aspirer un peu de l’air frais de la nuit, lequel leur
8
arrive tout chargé de la poussière du macadam .

Les terrasses des cafés servent de refuge aux flâneurs accablés


par la chaleur ou la fatigue, ainsi que de terrain de manœuvre pour
la prostitution, données nouvelles que les poèmes en prose de
Baudelaire n’ignorent pas.
Sur le boulevard, les dangers de la circulation sont familiers, les
accidents sont nombreux, et le piéton éprouve de grandes difficultés
à se faufiler entre les voitures. Le carrefour le plus meurtrier est le
carrefour Montmartre, à l’intersection du boulevard Montmartre, de
la rue et du faubourg du même nom. Émile de Girardin, le fondateur
de La Presse, l’avait surnommé le « carrefour des écrasés 9 ». Il
délimite la frontière entre les beaux quartiers, à l’ouest, et les
faubourgs plus populaires, à l’est : les boulevards Poissonnière et
Bonne-Nouvelle. Baudelaire, dans Le Musée classique du bazar Bonne-
Nouvelle, rendit compte en 1846 de l’exposition qui se tenait dans ce
grand magasin, situé près de la porte Saint-Denis, tandis que la
galerie Martinet – Baudelaire consacra un article à l’une de ses
expositions en 1862 – se trouvait au 26, boulevard des Italiens. Plus
loin, commencent le boulevard Saint-Martin et le boulevard du
Temple, plus inquiétants, presque dangereux. Le boulevard du
Temple, connu sous le nom de « boulevard du Crime », fut démoli
par Haussmann en 1862 pour créer la place du Château-d’Eau,
future place de la République, mais aussi pour éliminer l’un des
lieux de la subversion dans le vieux Paris. La portion de ce
boulevard qui traversait l’actuelle place de la République abritait
sept théâtres populaires, dont le Théâtre-Lyrique, les Folies-
Dramatiques, le Théâtre de la Gaîté et les Funambules. Il y régnait
une atmosphère bouffonne de kermesse et de foire perpétuelle. C’est
aux Funambules qu’officiait « le regrettable Deburau », le mime à
qui Baudelaire rend hommage dans De l’essence du rire (II, 538), et
en qui il est tentant de voir un modèle de Fancioulle, dans Une mort
héroïque. C’est aussi dans cette région des boulevards que l’on
imagine un autre poème du Spleen de Paris, Le Vieux Saltimbanque.
En 1861, dans Paris au gaz, Lemer regrettait la disparition annoncée
pour l’année suivante de ce Paris populaire, avec ses cris et son
grouillement 10.
À l’occasion de l’Exposition universelle, le Paris Guide de 1867,
magnifique publication de deux mille pages et monument libéral de
la fin de l’Empire, décrivit la nouvelle physionomie de la ville sous
tous ses aspects. Après une introduction de Hugo qui, en exil à
Guernesey, n’avait pas revu la capitale depuis 1851, ces deux
volumes réunissaient des articles rédigés par le Tout-Paris littéraire
du moment, Renan (l’Institut), Sainte-Beuve (l’Académie française),
Michelet (le Collège de France) et de nombreux proches ou moins
proches de Baudelaire, tels Théophile Gautier (le Louvre), Arsène
Houssaye (les Tuileries), les Dumas père et fils, Paul Féval, Jules
Janin, Champfleury, Émile de Girardin, George Sand, Maxime
Du Camp, Paul de Kock, Banville, Nadar (le Paris souterrain), Henry
de La Madelène, etc. Baudelaire, lui, résidait alors dans la maison de
santé du docteur Duval, rue du Dôme, près de l’Étoile, où il mourut
le 31 août.
Émile de La Bedollière, rédacteur au Siècle, y décrit le carrefour
Montmartre :
Quelques pas encore et nous y arrivons ; mais le moyen d’avancer ! Quel encombrement,
quelle cohue ! elle est comparable à celle du Strand et de London Bridge ! Comment
s’aventurer sans péril au milieu de ce labyrinthe roulant de voitures qui semblent prêtes à
s’emboîter les unes dans les autres, afin de mieux nous étreindre dans un cercle mobile !
Nous franchissons pourtant le terrible carrefour formé par l’intersection de la rue
Montmartre, du faubourg et des boulevards. Le torrent impétueux que nous venons de
traverser est une sorte de Bidassoa qui sépare deux contrées, et nous tombons en pleine
11
littérature .

Dans cette portion du boulevard Montmartre se tiennent de


« vastes salons littéraires » et se regroupent les librairies, dont la
Librairie internationale qui publie le luxueux Paris Guide.
Comment ne pas situer là, près du « carrefour des écrasés », Perte
d’auréole, le poème en prose le plus longuement analysé par
Benjamin comme prototype du choc baudelairien ?
Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de
quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.
– Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme
je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce
chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un
mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam.

Baudelaire dit macadam, quand d’autres choisissent plutôt


asphalte pour désigner le nouveau revêtement des boulevards, même
si Lemer parlait en 1861 de la « poussière du macadam » qui incitait
les flâneurs à se désaltérer à la terrasse des cafés. À la faveur du
dialogue, la description des lieux utilise des termes concrets, à
l’exception de la périphrase du « chaos mouvant » – toujours le
« chaos », comme dans Un plaisant, impliquant une ressemblance
entre l’anarchie de la vie urbaine et la confusion primitive. La
périphrase est immédiatement suivie d’une allégorisation, « la mort
arrive au galop », pour indiquer l’emballement des voitures et des
chevaux.
Une esquisse de cette anecdote se trouve dans Fusées, avec un
début identique, mais la suite prenait une autre tournure : « Comme
je traversais le boulevard, et comme je mettais un peu de
précipitation à éviter les voitures, mon auréole s’est détachée et est
tombée dans la boue du macadam. J’eus heureusement le temps de
la ramasser ; mais cette idée malheureuse se glissa un instant après
dans mon esprit, que c’était un mauvais présage ; et dès lors l’idée
n’a plus voulu me lâcher ; elle ne m’a laissé aucun repos de toute la
journée » (I, 659). Alors que la chute de l’auréole provoquait chez le
poète l’angoisse de la perte de son identité dans Fusées, dans Perte
d’auréole, il parvient à métamorphoser son anxiété en légèreté et en
désinvolture, jusqu’à la badinerie finale : « Et puis, me suis-je dit, à
quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener
incognito […]. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais
poète la ramassera et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux,
quelle jouissance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez
à X, ou à Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! » Le poète a perdu son
insigne : l’idée menaçante de sa disqualification dans la ville
moderne se mue en une démystification dérisoire de son activité,
voire en une jouissance perverse de son anonymat dans les mauvais
lieux, le théâtre ou le café.

Les « rapports innombrables »

Dès la dédicace des Petits poèmes en prose dans La Presse en août


1862, l’abstraction de la ville était sensible, dans le contraste affirmé
avec le « fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand », lequel
n’avait rien de parisien : « … l’idée m’est venue de tenter quelque
chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne,
ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait
appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement
pittoresque. » On peut s’interroger sur le sens de la correction de « la
vie moderne » en « une vie moderne et plus abstraite ». Existe-t-il
une vie moderne plus ou moins abstraite ou concrète, ou bien
l’abstraction est-elle une qualité inhérente à la vie moderne, par
opposition au pittoresque de la vie ancienne ? En tout cas, le
mouvement même de la ville moderne dicte la forme poétique :
« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé
le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime,
assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements
lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de
la conscience ? »
La forme, à savoir une prose poétique sans rythme et sans rime,
comme le fond, c’est-à-dire la description de la vie moderne, sont
imposés par le cadre de la grande ville. La modernité, fût-elle
esthétique, puise sa source dans la ville immense, énorme, mais
abstraite et non pittoresque. Baudelaire évoquait ce mouvement vers
l’abstraction qui faisait de Constantin Guys le « peintre de la vie
moderne ». Benjamin découvrira une « corrélation interne, chez
Baudelaire, entre l’image du choc et le contact avec les masses qui
habitent les grandes villes 12 ». Dans Perte d’auréole, Baudelaire,
selon Benjamin, ne décrit pas le peuple, la masse ou la ville, parce
que la brusquerie des rapports urbains est immédiatement
intériorisée dans les « soubresauts de la conscience 13 ».
La phrase suivante est troublante ; elle pose un problème de
compréhension : « C’est surtout de la fréquentation des villes
énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que
naît cet idéal obsédant. » La rupture de construction entre les deux
membres de phrase dérange le sens, mais la première proposition,
avec ses « villes énormes », arrête déjà. L’épithète est chère à
Baudelaire pour parler de la ville, en particulier de Paris, et ne se
rapporte pas exclusivement au Paris moderne. Dans Le Vin des
chiffonniers, une périphrase qualifiait ces personnages de
« [v]omissement confus de l’énorme Paris ». Dès ce poème ancien,
du temps du vieux Paris, le poète voyait avant tout dans la cité son
énormité. Les villes sont énormes, car innumérables, innombrables,
hors nombre, monstrueuses. Dans Obsession, un sonnet de 1860,
l’adjectif revient bizarrement, pour qualifier le bruit de la mer,
personnifié en un rire :
Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Derrière « les villes énormes », « l’énorme Paris », ou encore « le


rire énorme de la mer », on retrouve la ressemblance de la mer et de
la ville, de la foule et de l’océan, comme dans une mer humaine.
L’épithète qui qualifie le rire de la mer dans Obsession est bizarre ;
elle est inspirée d’une image du Prométhée enchaîné d’Eschyle,
« ποντίων τε κυμά των ά νήριθμον γέλασμα 14 », « rire innombrable de
la mer », que Baudelaire retrouva en traduisant les Suspiria de
profundis de De Quincey 15, et qu’il inscrivit en épigraphe dans le
manuscrit du poème qu’il envoya à Poulet-Malassis en février 1860
(C, I, 664). Baudelaire, après De Quincey, déplace l’image de la mer
vers la foule et la ville. Lorsqu’il traduit l’adjectif grec anarithmos
par « énorme », il ajoute à nombreuse ou innombrable une dimension
monstrueuse, comme à la fin des Sept Vieillards : « Et mon âme
dansait, dansait, vieilles gabarres/ Sans mâts, sur une mer
monstrueuse et sans bords ! »
Quant à la seconde expression, « c’est du croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal obsédant », elle semble
bien abstraite et très obscure pour saisir l’expérience de la ville.
L’épithète énorme traduisait déjà l’adjectif grec pour innombrable, et
les deux adjectifs sont donc synonymes, comme chaos et tohu-bohu,
pour dire la confusion primitive à laquelle la ville retourne. Or
innombrables comparaît à son tour pour qualifier cette fois non plus
les villes, mais les rapports, dans le « croisement de leurs
innombrables rapports ». Mais, dans cette tournure, qui croise qui
ou quoi ? Est-ce le poète qui croise d’« innombrables rapports », au
sens où il les rencontrerait sur son trajet, comme on dit « j’ai croisé
quelqu’un sur le boulevard », et comme il fréquente les « villes
énormes » ? Ou bien, ces rapports innombrables se croisent-ils entre
eux ? Cependant, le substantif croisement correspond mal à ce sens
du verbe croiser : le croisement désigne l’action par laquelle deux
choses se croisent, comme le font les fils d’un tissu ou les chemins.
S’il peut désigner la rencontre de deux objets venant de sens
opposés (le croisement de deux véhicules), le croisement ne désigne
pas, ou très rarement, la rencontre d’un être animé et d’un objet, ou
bien de deux êtres animés. Le Dictionnaire de l’Académie française de
1835 définit le croisement ainsi : « Action par laquelle deux choses se
croisent ou résultat de cette action. Il se dit spécialement en termes
de chemin de fer, de l’endroit où deux lignes se croisent. » Chez
Littré, la définition est identique : « Croisement. Action par laquelle
deux choses se croisent : le croisement de deux chemins. » Aucun
des dictionnaires ne retient le substantif croisement au sens de croiser
une personne, qui est, chez Littré, le onzième sens du verbe croiser,
mais dans son usage pronominal : « Nous nous croisâmes en route. »
Dans tous les exemples et définitions fournis par les dictionnaires du
temps, les deux objets qui se croisent sont de même nature : des
chemins, des lignes de chemin de fer, des fleurets, des épées, des
moutons (dans le cas d’un accouplement, sens à ne pas négliger,
puisque Baudelaire fait « naître » quelque chose du « croisement » :
un « idéal obsédant »).
L’expression de Baudelaire éprouve donc l’usage de la langue. On
ne trouve pas d’autre occurrence, au XIXe siècle, de croisement pour
désigner l’action par laquelle un être animé croise ou rencontre
autre chose. Le sens est par conséquent confus, sinon indécidable,
oscillant entre l’anacoluthe (la rupture de construction) et le
solécisme (l’incorrection grammaticale). Dans tous les cas, le tour
fait montre d’une forte audace grammaticale.
Ce n’est pas tout : quels sont ces rapports innombrables, qui, en
plus, se croisent ? N’est-ce pas d’autant plus étrange que des
« rapports » sont déjà, en quelque sorte, des croisements ?
Baudelaire parle à deux autres reprises de « rapports », dans Le
Spleen de Paris. C’est le cas tout d’abord dans Le Crépuscule du soir :
« Le crépuscule excite les fous. – Je me souviens que j’ai eu deux
amis que le crépuscule rendait tout malades. L’un méconnaissait
alors tous les rapports d’amitié et de politesse, et maltraitait, comme
un sauvage, le premier venu. » Malgré les nombreux remaniements
du poème, cette phrase resta inchangée entre 1855 et les dernières
prépublications. Les « rapports » désignent ici des relations entre des
hommes. Enfin, dans La Corde, poème publié en 1864 et dédié à
Manet, le début semble éclairant : « Les illusions, – me disait mon
ami, – sont aussi innombrables peut-être que les rapports des
hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. » Le poème, qui
s’ouvre sur une réflexion abstraite et philosophique, et qualifie lui
aussi des « rapports » d’« innombrables », nous fournit peut-être le
sens qui convient le mieux au mot : à la fois les relations des
hommes entre eux, et les relations des hommes avec les choses. Le
début de La Corde aurait à peu près le même sens que le
dénouement et la moralité plus familière de Mademoiselle Bistouri :
« Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand
on sait se promener et regarder ? »
Dans la phrase très abstraite de la dédicace à Houssaye, le poète
serait donc bien le sujet, non seulement celui de la fréquentation des
« villes énormes », mais aussi celui du « croisement de leurs
innombrables rapports ». C’est lui qui, dans la ville, serait le témoin
des rapports que les passants entretiennent entre eux ou avec les
objets qu’ils côtoient. Devant l’alternative, le solécisme semble
l’interprétation la plus juste. L’expression serait « bistournée »,
comme Baudelaire le dit, dans le Salon de 1846, des vers « mal
construits, pleins de barbarismes et de solécismes » de Béranger (II,
470). Le poète conçoit la ville moderne moins comme une
géographie ou une architecture concrète que comme un réseau
psychologique et social, celui des rapports innombrables des
hommes entre eux et des hommes avec les choses. Il vise une morale
de la vie urbaine.

Une grande barbarie éclairée au gaz

L’éclairage au gaz symbolisa la modernisation de la ville. C’est


pourquoi il n’est pas de meilleure entrée dans la ville énorme aux
innombrables rapports. Le gaz résume la vanité du monde moderne
dans un fragment déjà cité de Mon cœur mis à nu : « Théorie de la
vraie civilisation./ Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni
dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du
péché originel » (I, 697). Le gaz, après la gazette qui commençait de
la même façon, permet de mieux comprendre ce que Baudelaire
détestait et adorait, ou adorait détester, dans la vie et la ville
modernes. Les deux inventions furent contemporaines et leurs
développements parallèles. L’éclairage au gaz et les kiosques à
journaux se répandirent au cours des mêmes années sur les
boulevards. Le poète assista à leur triomphe, oscillant entre mépris
et admiration.
La sonorité du mot est moderne, étrangère à la langue française,
et figure dans plusieurs vocables aux étymologies suggestives. Elle
intriguait Baudelaire, qui l’appréciait encore dans gazon ou
gazouillis. Dans La Corde, le peintre décrit le « quartier reculé » qu’il
habite, quartier nouveau en construction, « où de vastes espaces
gazonnés séparent encore les bâtiments ». Dans L’Idéal, un sonnet
des Fleurs du Mal, on lit : « Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,/
son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital », tandis que le
directeur du Constitutionnel, qui remet toujours de publier Le Peintre
de la vie moderne et qui fuit Baudelaire, est « devenu pour [lui]
gazéiforme » (C, II, 102).
Gazette vient de Gazeta de la novite, feuille volante qui, à Venise
au XVIe siècle, valait une gazeta, petite pièce de monnaie, du latin
gaza, trésor, tandis que gaz est un néologisme, créé au XVIIe siècle par
le médecin flamand Van Helmont à partir du latin chaos (en grec
χαóς), la graphie en « g » venant de la prononciation flamande. Le
gaz, c’est donc le chaos, la masse confuse de tous les éléments, mais
aussi le chaos apprivoisé, domestiqué, canalisé. Au gaz comme à la
gazette, on s’abonnait du temps de Baudelaire ; le gaz et la gazette
circulaient avec docilité. Le gaz était aussi traître que la gazette, et
toujours prêt à retourner au chaos ; chaos domestiqué, il revient à sa
forme primitive, au chaos explosif, dans plusieurs poèmes en prose.
L’installation du gaz dans la ville, comme la distribution des
journaux à grand tirage ou la contagion de la photographie, se
répandit dans les années 1840 sur les boulevards, des becs de gaz
éclairant les nouveaux quartiers tandis que des becs à huile
subsistaient dans le vieux Paris. La Compagnie parisienne
d’éclairage et de chauffage par le gaz fut créée en 1856, et le gaz
métamorphosa le Paris de Haussmann. En 1867, on dénombrait près
de vingt mille becs de gaz à Paris, suivant le Paris Guide 16. Lorsque
Murger notait dès 1851, dans ses Scènes de la vie de jeunesse : « Il y a
maintenant à Paris plus de poëtes que de becs de gaz 17 », cela
voulait dire quelques milliers, mais en croissance rapide. Les
écrivains contemporains parlent en abondance du gaz. Dans
L’Éducation sentimentale, dans Les Chants de Maldoror, de nombreuses
allusions au gaz enracinent la littérature dans l’actualité.
Alors que la ville nocturne était un lieu de beaucoup d’ombre et
de peu de lumière, la modernisation illumina Paris et en interdit
certains usages marginaux. Un chapitre des Misérables est même
intitulé « Qui serait impossible avec l’éclairage au gaz 18 » ; on y
découvre comment Jean Valjean et Cosette, coincés dans une
impasse, échappèrent miraculeusement à une patrouille menée par
Javert :
Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac
Genrot. À cette époque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. À la nuit
tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et
descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait
dans la rainure d’une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé au-
dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la
corde elle-même était protégée jusqu’à une certaine hauteur par un étui de métal.

S’emparant de la corde, Valjean hissa Cosette en haut de la


muraille, où il la rejoignit, et ils se sauvèrent avant l’arrivée de
Javert, alors que l’éclairage au gaz les aurait livrés à leurs ennemis.
La péripétie montre combien Hugo, éloigné de Paris depuis 1851,
était attentif, dès avant son introduction au Paris Guide de 1867, aux
bouleversements de la capitale, et, comme l’observait Benjamin, les
décrivait moins allusivement que Baudelaire.
Les plus anciens poèmes des Fleurs du Mal gardent la trace de la
physionomie de la capitale avant le gaz, tels les quinquets à huile du
Vin des chiffonniers, composé avant 1851 :
Souvent à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux…

L’ancienne clarté du quinquet à huile, rougeoyante et sans cesse


menacée par le vent, renvoie au passé, comme dans ces vers du
Crépuscule du soir, datant de 1851 :
À travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s’allume dans les rues.
La fragilité du vieil éclairage nocturne, toujours soulignée dans
les anciens poèmes par le vent qui menace les lanternes, sera bientôt
abolie par le gaz, comme il aurait ruiné l’astuce de Jean Valjean.
Julien Lemer, dans Paris au gaz, a laissé un remarquable
témoignage des mutations techniques de la capitale et de leurs effets
sur la vie nocturne : « Maintenant, depuis que le gaz a pénétré dans
les ruelles les plus étroites de la grande ville, il n’y a véritablement
plus de nuit à Paris, puisqu’il n’y a plus d’obscurité. On pourrait
même dire que, pour certains quartiers, qui ont échappé jusqu’à
présent au système général de démolition et d’alignement, le jour
commence réellement à l’heure où le soleil se couche,/ … Le soir,
dans la brume,/ Quand la grande cité, comme un falot s’allume,/ ainsi
que disait Auguste Barbier 19. » La disparition de la nuit est un cliché
du temps, aussi bien chez les noctambules que chez les esprits
chagrins. Le gaz atteint désormais les quartiers de Paris encore
épargnés par les remaniements de Haussmann, où, à la tombée de la
nuit, les rues étroites, baignées par la pénombre durant la journée,
s’illuminent soudain, par un paradoxe relevé par Lemer. Non sans
anachronisme, il cite de chic deux vers de Barbier comparant la ville
à un falot qui s’allume, comme si ces vers concernaient le moderne
éclairage au gaz. En vérité, dans son Melpomène de 1831, diatribe
contre l’immoralité du théâtre romantique, contre Hugo et Dumas,
Barbier, « grand poète malgré lui », selon Baudelaire dans sa notice de
1861 (II, 145), décrivait encore le vieux Paris, et c’était la brume qui
s’allumait « comme un falot », sans la vivacité du gaz :
Allez, homme au cœur pur, allez en curieux
Heurter vos pieds, le soir, à tous ces mauvais lieux ;
Dans ces antres infects descendez quand la brume
Sur la grande cité comme un falot s’allume.
Les Fleurs du Mal emploient la même image ancienne de la brume
urbaine, des « faubourgs brumeux », et des « brumeuses saisons »,
adjectif convenant à la description de la triste réalité de ce Paris
obscur ! Selon le nouveau cliché, le gaz, répandant généreusement
la lumière sur la ville, n’interrompt plus la vie nocturne, l’éclaire
comme en plein jour, mieux même que durant une journée
brumeuse.
Le gaz est un objet riche, polysémique, ambigu, lié à la fois au
progrès des lumières et aux activités de la nuit. Les écrivains
progressistes ne manquèrent pas d’en célébrer l’invention. Maxime
Du Camp composa une prosopopée du gaz, lequel prend la parole,
dans ses Chants modernes de 1855, entre l’électricité et la
photographie :
Écoutez ! c’est le gaz agile
Qui dit sur sa tige de fer :
« Gardez vos mèches et votre huile,
« Je sais brûler tout seul dans l’air !
« Au lieu d’éclater dans les mines
« En mortelles brutalités,
« Je sors brillant de mes usines
« Pour vous inonder de clartés !

« Je transforme vos nuits brumeuses,


« En un jour élégant et vif ;
« Rien n’éteint mes flammes joyeuses,
« Je suis un feu follet captif ;
« Mes regards ne sont jamais ternes,
« Je suis jeune, blond et vermeil,
« Et je parais dans mes lanternes
20
« Beau comme un rayon du soleil !»

C’est le même culte du soleil que la photographie annonçait, car


gaz et photographie sont deux prophètes de la nouvelle religion
païenne, de l’idolâtrie moderne. Le gaz se présente ici comme une
divinité apollinienne, dans la fleur de la jeunesse, au teint « blond et
vermeil ». Ce dernier adjectif arrête, car il désigne une couleur
rouge, rappelle les becs à huile plus que les becs de gaz, dont la
flamme, comme l’observe Gautier dans Jettatura (1856), a une
couleur plus froide : « Un bec de gaz tira sa langue bleue et
blanche 21 », et mit le feu au voile d’une danseuse. Le gaz envahit les
théâtres avant même les boulevards, non sans accidents, mais
Du Camp, soucieux de le diviniser, prend des libertés avec son
apparence. La plupart des écrivains insistent en effet, comme
Baudelaire dans Les Yeux des pauvres, sur la blancheur de sa lumière.
Le nouveau Paris est une ville blanche.
La vapeur, l’électricité et le gaz sont les muses de Du Camp dans
Les Chants modernes, suivies de la photographie. C’est bien cette
vision du gaz comme vecteur de progrès urbain, contribuant à la
sûreté et facilitant l’activité, qui provoque la rage de Baudelaire,
lequel reprend les trois mêmes innovations, dans le même ordre, et
y adjoint la presse et les cafés, pour condamner le progrès, dans sa
tirade sur l’Exposition universelle de 1855 : « Demandez à tout bon
Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet, ce qu’il
entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et
l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces
découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les
anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et
tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si
bizarrement confondues ! » (II, 580). La haine du gaz, emblème
maudit de la modernité parisienne, est loin d’être propre à
Baudelaire, elle est elle-même un cliché d’époque. Dans leur Journal,
les Goncourt font le portrait, le 30 août 1860 (à l’époque où
Baudelaire crée les poèmes des Tableaux parisiens et du Spleen de
Paris), d’un ridicule homme de progrès :
Il y a un imbécile, un caricaturiste manqué et inconnu, du nom de Lorentz, un homme dont
Gavarni fait, on ne sait pourquoi, un grand cas. Celui-ci est un imbécile à idées, tranchant,
coupant la parole à tous, ayant en un mot toutes les immodesties et toutes les suffisances
insupportables, qu’ignore d’ordinaire l’homme qui a fait la preuve de sa valeur. […]
En politique, c’est la démocratie avec un autocrate ; puis la supériorité du Français sur
toutes les autres nations et la vieille rengaine de la perfide Albion. En littérature, ce n’est
pas Béranger, mais c’est Molière, – là est la nuance du caractère, – et Molière arrivant au
22
bout des phrases à toutes sauces …

Le catalogue que dressent les Goncourt ressemble beaucoup à


ceux de Baudelaire et distingue plusieurs catégories de la bêtise
moderne : la stupidité politique (une démocratie conduite par un
autocrate : on est en plein Second Empire), nationale (le mépris
pour « la perfide Albion »), littéraire (le goût de Molière). L’auteur
du Misanthrope est alors embrigadé comme moraliste moderne. C’est
pourquoi Baudelaire l’associe régulièrement à Béranger, le
chansonnier philosophe, dans Mon cœur mis à nu : « Les religions
modernes ridicules./ Molière./ Béranger./ Garibaldi » (I, 681) ; ou
dans les Lettres d’un atrabilaire : « Les auteurs favoris du Siècle./
Molière, Béranger, etc. » (I, 782).
Les Goncourt poursuivent leur inventaire avec la technique,
représentée à nouveau par le gaz et la photographie :
Voit-il des becs de gaz ? « Voilà, dit-il, le vrai progrès ! » Puis c’est la photographie :
« Admirable ! Que c’est intéressant ! Voilà la vraie fraternité… Oui, ça réunira tous les
peuples. Quand les mahométans verront tous les autres se faire photographier, ils enverront
promener leur religion pour faire comme tout le monde… On ne voit pas ça, mais vous
verrez ! » Il est fier de son siècle. Il explique tout, même la pluie, par la providence : « Les
forêts manquaient d’eau, on ne pense pas à ça ! » Type du réactionnaire progressiste : les
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nuages deviendront des arrosoirs, il le prédit aux fermiers !

Gaz et photographie, toujours inséparables, sont enrôlés sous la


bannière de la fraternité universelle, puisque les mahométans n’y
échapperont pas. Comme chez Baudelaire, les objets techniques sont
censés éradiquer les anciennes croyances pour leur substituer une
nouvelle religion, en l’occurrence une iconolâtrie. Les Goncourt
usent d’une belle formule, celle du « réactionnaire-progressiste » qui
cumule les tares des deux bords, le fanatisme aveugle et la foi dans
un monde meilleur. Les adulateurs comme les sceptiques partagent
une même idée : la technique ne se réduit pas à la technique, mais
bouleversera la religion et la civilisation. La modernité ne saurait se
résumer dans un catalogue d’objets nouveaux, car leur usage aura
des conséquences morales et métaphysiques, ne serait-ce qu’en
consacrant la foi dans le progrès.
Les Goncourt en viennent à la nouvelle vie urbaine, symbolisée
par le café neuf, celui des Yeux des pauvres. La démocratie passe par
le café :
Puis vient la moralisation des masses, – car il s’occupe beaucoup de la moralisation des
masses, – devinez par quoi ? Par le café d’abord ! “Ce n’est plus le cabaret : on ne se saoule
pas au café… Et puis, voyez le grand café parisien : il y a tous les mondes de Paris, des
circuleurs, des putains, des ouvriers, des employés, des femmes du monde. Eh bien, tous ces
gens-là apprennent à se connaître ! Voilà la véritable fraternisation !” Et toujours plus il se
24
saoule de la tendresse et de phrases qui coulent sur les masses .

L’inventaire est cocasse, mais les traits de la manie moderne


relevés par les Goncourt concordent avec la physionomie que
Baudelaire trace de l’homme de progrès, du philanthrope incarnant
l’idéologie du siècle et du Siècle. Le caricaturiste Alcide-Joseph
Lorentz, dont se gaussent ici les Goncourt, n’a pas intéressé
Baudelaire et ne figure pas parmi les Quelques caricaturistes français,
bien qu’il ait été un compagnon de Gavarni, Daumier et Trimolet ; il
a même appartenu au cercle du Doyenné (avec Gautier, Nerval et
Houssaye), haut lieu de la bohème. Les Goncourt nous font part de
sa fantaisie : Lorentz proposait d’installer des marmites en haut des
réverbères au gaz, afin de chauffer du bouillon pour le peuple sans
gaspiller d’énergie.
Le gaz définit la ville moderne. Dans Mademoiselle Bistouri,
poème soucieux des progrès de la modernisation (opposant, parmi
les portraits des médecins, les photographies des internes aux
lithographies des patrons), le gaz a atteint les quartiers éloignés :
« Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg sous les éclairs du gaz,
je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis
une voix qui me disait à l’oreille : “Vous êtes médecin, monsieur ?” »
Baudelaire, économe de ses mots dans les poèmes en prose, ne
donne aucun détail inutile. Pour situer la scène, il retient un seul
accessoire significatif. Placer la rencontre, ou le « croisement » avec
le personnage éponyme, « sous les éclairs du gaz » et « à l’extrémité
du faubourg » n’a rien d’anodin. Le poète installe d’emblée la scène
à la frontière de la ville ancienne et de la ville moderne. Tout Paris
est désormais éclairé par le gaz, même « à l’extrémité du faubourg »,
mais cela ne rapproche pas de la « vraie civilisation », puisque,
comme Baudelaire le rappelle dans Mon cœur mis à nu, elle « n’est
pas dans le gaz », mais « dans la diminution des traces du péché
originel » (I, 697). Le contraste avec l’éclairage au gaz accentue
cependant la folie et la monstruosité éternelles de Mademoiselle
Bistouri. C’est une illusion de croire que la diffusion du gaz civilise la
ville et la vie. Baudelaire refuse d’associer au progrès technique une
conséquence morale, et la ville moderne reste une « grande barbarie
éclairée au gaz ».
Cette heureuse formule, Baudelaire l’emploie en 1856 dans Edgar
Poe, sa vie et ses œuvres, la préface de sa traduction des Histoires
extraordinaires chez Michel Lévy : « De tous les documents que j’ai
lus est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent
pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation
fiévreuse d’un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, –
qu’une grande barbarie éclairée au gaz, – et que sa vie intérieure,
spirituelle de poète ou même d’ivrogne n’était qu’un effort perpétuel
pour échapper à l’influence de cette atmosphère antipathique » (II,
297). Une « vaste prison », une « grande barbarie éclairée au gaz »
ne saurait être qu’irrespirable pour un poète spirituel, la passion
moderne du gaz, avec son « atmosphère antipathique », détournant
les âmes du souci de diminuer en elles les traces de la Chute.

À tout casser

La haine que Baudelaire a pour le gaz n’en était pas moins


réversible. Le gaz suscitait chez lui de la jubilation, certes, non pas
sa domestication par l’éclairage urbain, facteur de progrès
abêtissant, mais son énergie explosive. Le retour du gaz à son être
étymologique, le chaos, éveille en lui un intense plaisir. Il lui arrive
même de comparer la vigueur poétique de son œuvre à une charge
explosive, dans une lettre à Poulet-Malassis, le 29 avril 1859 :
« Nouvelles Fleurs du Mal faites. À tout casser, comme une explosion
de gaz chez un vitrier » (C, I, 568). Il vient de composer de
nouveaux poèmes, les plus audacieux des Tableaux parisiens : Le
Cygne, Les Sept Vieillards, Les Petites Vieilles. Il s’est dépassé pour
accomplir ces chefs-d’œuvre. Il en a conscience lorsque, à la fin mai
1859, il envoie à Jean Morel Les Sept Vieillards (sous le titre
Fantômes parisiens) : « … c’est le premier numéro d’une nouvelle
série que je veux tenter, et je crains bien d’avoir simplement réussi à
dépasser les limites assignées à la Poésie » (C, I, 583). Les deux
expressions, exploser, dépasser les limites, voisines par les dates et
relatives aux mêmes pièces, disent la même ambition. Baudelaire se
présente comme un casseur de vitres dans le palais de cristal de la
littérature. Un autre imaginaire du gaz, plus épique qu’industriel,
plus guerrier qu’urbain, se manifeste ainsi dans l’éloge de ses
meilleures créations.
On a coutume d’associer la génération poétique suivante, celle
de Mallarmé, contemporain des anarchistes, à une poétique de
l’explosion, poésie qui brise les vitres, les verrières ou les vitraux.
Mallarmé dut même se défendre, après l’attentat d’Auguste Vaillant
à la Chambre des députés, en 1893, de son goût pour les explosions.
Dans Grands faits divers, il justifie son attrait pour les bombes : « Les
engins, dont le bris illumine les parlements d’une lueur sommaire,
mais estropie à faire grand’pitié, des badauds, je m’y intéresserais,
en raison de leur lueur – sans la brièveté de son enseignement qui
permet au législateur d’alléguer une définitive incompréhension ; je
récuse l’adjonction de balles à tir et de clous 25. » Mallarmé prend
soin de distinguer ce qui retient ses faveurs, l’illumination, la lueur,
l’éclair, de ce qu’il désapprouve, les balles et les clous qui blessent. Il
n’applaudit qu’au feu d’artifice (lui aussi présent dans Le Spleen de
Paris). L’association de la poésie à l’explosion est pourtant
antérieure à Mallarmé, puisque le fantasme de la déflagration
traverse les poèmes en prose de Baudelaire.
Le Mauvais Vitrier en fournit un exemple flagrant. L’action
soudaine du narrateur détruit le trésor du vitrier, toute sa cargaison
transportée sur le dos. Cette casse a été préfigurée par l’évocation de
deux modèles explosifs. Le poète décrit deux bouillants amis :
Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt
pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement.
Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.
Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour
tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le
joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

Loin de susciter son effroi, l’explosion exerce un pouvoir de


fascination sur le poète. Symbole d’énergie et de transgression, elle
le délivre de la vie domestiquée, de la « barbarie éclairée au gaz ».
Baudelaire inverse les valeurs : le bon gaz d’éclairage est en réalité
le mauvais ; inversement, le gaz explosif suscite son attirance.
Lui-même est perçu comme un être explosif, une sorte de casseur
de vitres. Le chroniqueur du Siècle, Edmond Texier, dans sa revue
des candidatures à l’Académie française en décembre 1861, le décrit
comme « un poète audacieux, traducteur d’Edgard Poe [sic], et qui
est lui-même l’Edgard Poe du vieux monde ». Il ajoute : « Le jour où
M. Baudelaire fera son entrée solennelle sous la coupole, si toutes
les vitres de ce vénérable palais Mazarin n’éclatent pas en mille
morceaux, il faudra croire que le dieu de la tradition classique est
décidément mort et enterré 26. » L’image du palais Mazarin aux
vitres éclatées annonce un thème mallarméen, mais, alors que
Baudelaire compose ses poèmes en prose, elle invite à voir dans Le
Mauvais Vitrier une allégorie du misérable « dieu de la tradition
classique » : « “Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ?
des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de
paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans
des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent
voir la vie en beau !” » Et l’aventure perverse du Mauvais vitrier,
encore inconnu en 1861, se terminait déjà dans « le bruit éclatant
d’un palais de cristal crevé par la foudre ».
Des explosions se font entendre un peu partout dans Le Spleen de
Paris, à la différence des Fleurs du Mal. Les poèmes en prose sont
plus éruptifs que les poèmes en vers. L’explosion exprime la fête, la
joie, la fête macabre, le rire jaune ou le rire malin, l’ivresse, la
fureur, l’ardeur, la violence et l’excès. En ouverture d’Un plaisant :
« C’était l’explosion du nouvel an. » Dans Le Vieux Saltimbanque :
« C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre et
d’explosions de fusées. » Et plus bas : « Partout la joie, le gain, la
débauche ; partout la certitude du pain pour les lendemains ;
partout l’explosion frénétique de la vitalité. » Toutes ces explosions,
fait remarquable, se produisent dans des phrases nominales ou à
présentatif : « C’était… », « Partout… » L’explosion empêche le
développement syntaxique et déchaîne le style éruptif du Spleen de
Paris.
L’hymne à la nuit qui clôt Le Crépuscule du soir emprunte une
construction appositive pour décrire l’allumage des réverbères à la
nuit tombée comme une explosion : « Dans la solitude des plaines,
dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des
étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la
déesse Liberté ! » Au cours du dernier spectacle de Fancioulle, dans
Une mort héroïque, « les explosions de la joie et de l’admiration
ébranlèrent à plusieurs reprises les voûtes de l’édifice avec l’énergie
d’un tonnerre continu ». Après la foudre tombée sur le palais de
cristal du Mauvais Vitrier, le plaisir des spectateurs de Fancioulle se
manifeste par un tonnerre qui fait trembler le théâtre. Le poète
décrit ainsi Le Thyrse : « Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la
spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une
muette adoration ? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates,
tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un
mystique fandango autour du bâton hiératique ? » L’explosion
botanique des senteurs et des couleurs autour du thyrse figure ici
comme une allégorie de cette poésie pétulante, et comme un avatar
du kaléidoscope de la peinture coloriste.
D’un bout à l’autre du Spleen de Paris, s’affirme une poétique de
l’explosion (de gaz, de rire ou de poudre). Cette débauche de la
commotion et de la déflagration rappelle les écrits de Baudelaire sur
l’essence du rire et sur le comique absolu. Un autre exemple de
plaisir foudroyant figure dans Le Désir de peindre, à propos d’une
passante disparue dans la nuit (le poème a déjà été cité à propos du
culte baudelairien de l’obscurité) :
Elle est belle, et plus belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle
inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le
mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière
et le bonheur.

L’antithèse de l’« explosion dans les ténèbres » rappelle le vers


d’À une passante, dans Les Fleurs du Mal : « Un éclair… puis la nuit !
Fugitive beauté ». La passion s’apparente elle aussi à une explosion.
Dans Le Tir et le cimetière, le promeneur, installé dans un café avec
vue sur les tombes, entend des détonations :
… la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout
de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense
bruissement de vie remplissait l’air, – la vie des infiniment petits, – coupé à intervalles
réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme
l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en
sourdine.

L’explosion des bouchons de champagne, incongrue en face du


cimetière, évoque ironiquement une fête. « Enfin, mon âme fait
explosion », écrit encore le poète dans Any where out of the world.
L’éclairage au gaz, l’explosion du gaz, c’est en somme le sic et non, le
pro et contra de la modernité, le chaos dominé ou le retour au chaos.

Dialectique du gaz

Ce mouvement baudelairien de répulsion et d’attirance pour le


gaz, selon que celui-ci s’identifie au progrès ou à la destruction,
conduit au rachat du gaz. Baudelaire ne se contente pas de ranger
l’éclairage au gaz parmi les ridicules fétiches de la modernité, et le
gaz lumineux se présente parfois de manière plus équivoque. Il le
mentionne en certains endroits avec plus de grâce que de sarcasme.
Dans L’Amour du mensonge, poème destiné à la nouvelle édition des
Fleurs du Mal et joint à une lettre à Poulet-Malassis de la mi-mars
1860, sous le titre Le Décor (C, II, 14-15), le gaz ne figure ni pour
son usage public ni pour son pouvoir explosif, mais pour la douceur
intime de son halo sur le visage d’une femme qui se trouve rajeunie
par sa lueur artificielle. L’épigraphe, dans la lettre à Poulet-Malassis,
est empruntée à l’Athalie de Racine : « Pour réparer des ans
l’irréparable outrage. » Cette fois, l’éclairage est devenu intérieur :
Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
Où les torches du soir allument une aurore,
Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,

Je me dis : qu’elle est belle ! et bizarrement fraîche !

L’éclairage au gaz semble racheté, du moins dans un salon,


puisqu’il agit comme une eau de jouvence ; il rend la femme
« bizarrement fraîche » (admettons tout de même que l’adverbe
choque auprès de l’adjectif), alors que l’éclairage ancien pouvait
décevoir, par exemple dans Le Jeu, méditation sur une estampe de
1790 que Baudelaire attribue par erreur à Carle Vernet, où les
« pâles lustres » et les « énormes quinquets » projetaient leur
« lueur » sur des « fronts ténébreux » (ill. 13). La préférence pour
l’ancien au détriment du nouveau n’est donc pas absolue chez
Baudelaire, et le gaz n’est pas toujours dénué de beauté, fût-elle
« morbide ». Sa qualité ne se réduit pas à la détonation sublime et sa
lumière peut avoir un effet exaltant. En cela, n’est-il pas un
progrès ?
Un des poèmes en prose du Spleen de Paris fut profondément
remanié au cours des années et sa récriture renseigne sur le
retournement de la poétique baudelairienne en faveur du gaz : c’est
l’étrange hymne à la nuit qui conclut Le Crépuscule du soir.
Baudelaire ajouta trois paragraphes à ce poème, déjà publié en
1855, 1857, et 1861, en le mettant au point pour le feuilleton de La
Presse en 1862. C’est ainsi qu’ils apparaissaient sur les épreuves dont
Houssaye empêcha la publication. Cette apostrophe aux ténèbres a
soulevé de vives réserves chez certains commentateurs des plus
autorisés, qui ont fait valoir que son ton tranchait avec le texte
initial du poème. Suzanne Bernard s’est montrée très sévère pour ces
strophes dans son livre de 1959 : « Certes, les trois paragraphes qui
terminent, à partir de 1864, Le Crépuscule du soir ne sont pas sans
beauté, dans leur élan lyrique ; mais lorsque Baudelaire les rajouta
au texte primitif, purement anecdotique, conçu pour figurer dans le
recueil Fontainebleau [en 1855], comment n’a-t-il pas senti qu’il
greffait un second poème sur le premier, différent de caractère et
d’inspiration 27 ? » L’addition ne date pas de 1864, mais Suzanne
Bernard ignorait les épreuves de 1862 de La Presse et ne connaissait
que la prépublication du poème de 1864 dans le Figaro comme
première attestation de sa récriture ; son interprétation devient de
ce fait moins pertinente, puisqu’elle expliquait ce prolongement
hétérogène du poème par le déclin de la santé de Baudelaire en
1864 et par son impuissance créatrice. Gérald Antoine, plus modéré,
qualifia en 1967 cet ajout de « glorieuse (trop peut-être)
orchestration 28 », après que Georges Blin, dans son introduction aux
poèmes en prose de 1946, avait déjà émis un jugement ambigu,
puisqu’il parlait d’« une prose qu’il ne serait point malaisé de
disposer métriquement 29 ». L’hymne à la nuit, trop rythmé,
reconduirait le poème en prose vers la strophe et le vers :
Ô nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous
êtes la délivrance d’une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes
pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu
d’artifice de la déesse Liberté !
Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre ! Les lueurs roses qui traînent encore à
l’horizon comme l’agonie du jour sous l’oppression victorieuse de sa nuit, les feux des
candélabres qui font des taches d’un rouge opaque sur les dernières gloires du couchant, les
lourdes draperies qu’une main invisible attire des profondeurs de l’Orient, imitent tous les
sentiments compliqués qui luttent dans le cœur de l’homme aux heures solennelles de la
vie.
On dirait encore une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze transparente et
sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d’une jupe éclatante, comme sous le noir
présent transperce le délicieux passé ; et les étoiles vacillantes d’or et d’argent, dont elle est
semée, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s’allument bien que sous le deuil
profond de la Nuit.

Le premier de ces trois paragraphes, l’antépénultième du


nouveau poème, récrivait le paragraphe d’ouverture du poème de
1855, dans le recueil Fontainebleau. Dans le texte primitif, plus
prosaïque, il manquait l’envolée lyrique de l’apostrophe à la nuit :
La tombée de la nuit a toujours été pour moi le signal d’une fête intérieure et comme la
délivrance d’une angoisse. Dans les bois comme dans les rues d’une grande ville,
l’assombrissement du jour et le pointillement des étoiles ou des lanternes éclairent mon
esprit.

Alors qu’en 1855 la propriété des lanternes était banalement


d’éclairer, fût-ce l’esprit du poète, en 1862 elles sont devenues
explosives. Aurait-on changé d’époque entre 1855 et 1862 ? Les
« rues d’une grande ville », en 1855, se sont muées en « labyrinthes
pierreux d’une capitale » en 1862, rappelant des images des
Tableaux parisiens. La superbe allégorie du « feu d’artifice de la
déesse Liberté » a fait son apparition. Il est tentant de voir dans ces
diverses transformations le passage de la nuit d’avant le gaz, avec le
« pointillement » ténu des lanternes et des étoiles (c’est la nuit en
clair-obscur de Paysage : « Il est doux, à travers les brumes, de voir
naître/ L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre »), à l’illumination
glorieuse du Paris nocturne, désormais lieu du « scintillement » et de
l’« explosion », aperçue cette fois-ci dans sa beauté (c’est la nuit du
projet d’un « Épilogue » pour l’édition de 1861 : « Et tes feux
d’artifice, éruptions de joie,/ Qui font rire le Ciel, muet et
ténébreux »).
Cet hymne à la nuit appelle une comparaison avec le poème Any
where out of the world. La scène se situe cette fois à l’extrémité
septentrionale de la Baltique, à Tornéa, à la frontière de la Suède et
de la Finlande, tout près du pôle :
« Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la
nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous
pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores
boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu
d’artifice de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où !
pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Le « feu d’artifice de la déesse Liberté » du Crépuscule du soir se


transforme ici en « feu d’artifice de l’Enfer ». L’origine du feu
crépusculaire passe aisément du divin à l’infernal, comme dans les
deux derniers vers du Voyage :
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Las de ce monde décevant, « Une oasis d’horreur dans un désert


d’ennui », le poète du Voyage ne voit plus d’autre issue que dans un
monde où la vie et la mort s’équivaudraient. Une moralité semblable
clôt Any where out of the world et le second Crépuscule du soir en
prose. Un feu d’artifice, divin ou infernal, retentit au crépuscule et
annonce au poète sa délivrance hors d’un monde désenchanteur,
éclairé au gaz et adepte de la gazette.
Au spectacle extérieur du feu d’artifice crépusculaire, répond
l’explosion intérieure du poète : « mon âme fait explosion », confie-t-
il dans Any where out of the world. L’expression est belle, mais
Baudelaire avait-il le choix ? Le verbe exploser n’existait pas encore
en français, sinon à l’état de néologisme, et Baudelaire n’aurait pas
pu dire « mon âme explose ». Ce verbe est signalé par Mercier en
1801, mais l’usage ne l’a pas adopté avant les deux dernières
décennies du XIXe siècle, lors des attentats anarchistes,
contemporains de la poésie de Mallarmé. Exploser est absent du
dictionnaire de Littré, où l’on trouve en revanche explosionner,
aujourd’hui inusité, et Baudelaire aurait pu dire « mon âme
explosionne », mais « mon âme fait explosion », même si faire
explosion appartient alors à l’usage courant, se rattache superbement
au fil éruptif du Spleen de Paris.
Les deux derniers paragraphes du Crépuscule du soir, entièrement
nouveaux en 1862, se déploient dans d’amples phrases prolongées
par des relatives et abondant en images du triomphe de la nuit,
éclairée par les étoiles et les lanternes, les feux des candélabres, la
gaze transparente, les feux de la fantaisie. Toute l’ambivalence de la
nuit s’y concentre, à la fois fête paradisiaque et chaos infernal. Le
gaz, devenu la gaze, métamorphose la lumière et le chaos en
jouissance. Le gazier et le gazetier étaient de bêtes hommes de
progrès, mais, au XIXe siècle, gazier et gazetier, indifféremment,
désignaient encore l’ouvrier qui fabriquait de la gaze, terme
d’origine incertaine, sans doute emprunté à l’arabe ou au persan.
Ai-je raison d’insister sur la place du gaz, à mi-chemin de la
gazette et de la gaze, dans la poétique baudelairienne de la ville et
de la vie modernes, horreur et extase mêlées ? Mallarmé ne devait
pas manquer de reconnaître que le gaz était précieux pour
Baudelaire et il l’a fait figurer en position éminente dans son
Tombeau de Baudelaire, dont voici les deux quatrains :
Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égout bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche
Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche

Le sonnet condense thèmes et images que Mallarmé jugeait


essentiels dans l’œuvre de Baudelaire : la Mort et la Prostitution
imprègnent ces deux quatrains, et la ville y est convoquée. La
bouche d’égout, objet vulgaire, est relevée par l’épithète
« sépulcral », qui la transfigure en une architecture monumentale
égyptienne. Les images du second quatrain semblent développer les
vers sous-jacents du Crépuscule du soir des Fleurs du Mal : « À travers
les lueurs que tourmente le vent/ La Prostitution s’allume dans les
rues. » Toutefois, dans Le Crépuscule du soir en vers, le gaz n’avait
pas encore atteint les vieux faubourgs de la prostitution, faiblement
éclairés par des lanternes dont le vent faisait vaciller la flamme,
alors que le Tombeau de Baudelaire fait une place majeure à ce que
Mallarmé qualifie de « gaz récent ». L’expression est équivoque :
s’agit-il de l’éclairage au gaz nouvellement apparu dans la ville, ou
bien des becs de gaz à peine allumés ce soir-là ? Ce « gaz récent »,
quoi qu’il en soit, « allume hagard un immortel pubis », nouvelle
alliance de la modernité urbaine et de l’éternel désir. Comme chez
Baudelaire, la ville apparaît telle une vieille catin.

Vers un sublime urbain

Sur un petit bout de papier, et même s’il n’en fit rien, Baudelaire
reconnut au moins une fois que l’expérience de la grande ville
pouvait donner lieu à une griserie aussi sublime que le spectacle de
la nature : « Le vertige senti dans les grandes villes est analogue au
vertige éprouvé au sein de la nature. – Délices du chaos et de
l’immensité. – Sensations d’un homme sensible en visitant une
grande ville inconnue » (II, 607). La grande ville est expressément
comparée à la nature pour les sensations de démesure qu’elle
procure ; la leçon rousseauiste du promeneur solitaire peut
s’appliquer à la « grande ville inconnue », même si Baudelaire n’a
connu Londres, le modèle de la cité immense, que par
l’intermédiaire de Thomas De Quincey. Claude Pichois, éditeur des
Notes diverses sur l’art philosophique, où figure cette bribe, la
rapproche de la dédicace du Spleen de Paris. La première version de
la fin de La Solitude, l’un des deux plus anciens poèmes en prose,
publié en 1855 avec Le Crépuscule du soir dans Fontainebleau,
vérifiait cette analogie entre émotion naturelle et exaltation urbaine
comme sentiment « du chaos et de l’immensité », et plaçait celle-là
au-dessus de celle-ci, mais ce ne sera plus le cas ensuite. En 1855, ce
poème, qui opposait les bienfaits de la retraite au divertissement de
la société, se terminait par un éloge apparemment non ironique du
recueillement dans la nature : « Quant à la jouissance, – les plus
belles agapes fraternelles, les plus belles réunions d’hommes
électrisés par un plaisir commun n’en donneront jamais de
comparable à celle qu’éprouve le Solitaire, qui, d’un coup d’œil, a
embrassé et compris toute la sublimité d’un paysage. Ce coup d’œil
lui a conquis une propriété individuelle inaliénable » (I, 1329).
Marqué par un reste de romantisme, Baudelaire dressait la nature
sublime contre la société urbaine et la fraternité moderne.
En 1862, dans la nouvelle version de La Solitude, cette
concession a disparu sur les épreuves du dernier feuilleton de La
Presse :
« Presque tous nos malheurs nous viennent de n’avoir pas su rester dans notre chambre »,
dit un autre sage, Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces
affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je
pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle.
Alors qu’en 1855, le poète opposait les paysages naturels aux
« plus belles agapes fraternelles », en 1862, dans un excès de rage
contre l’idéologie contemporaine de la fraternité, les « belles agapes
fraternelles » se muent en une sarcastique « prostitution
fraternitaire ».
Comme on le voit, les changements du Crépuscule du soir et de La
Solitude étaient profonds en 1862 et ils donnaient raison à
Baudelaire, lorsqu’il justifiait auprès de Houssaye la nouvelle
publication de ces pièces bien qu’elles ne fussent pas inédites. La
Solitude, comme Le Crépuscule du soir, avait déjà paru trois fois, en
1855, 1857 et 1861, mais, insistait Baudelaire, les poèmes avaient
été « remaniés et même transformés » (C, II, 263). En 1855, le poète
ne rejetait pas complètement l’idée d’un sublime naturel, même si,
dans Fontainebleau, sa lettre à Fernand Desnoyers, datant de la fin de
1853 ou du début de 1854 et précédant les deux poèmes en vers et
les deux poèmes en prose qu’il avait donnés pour l’Hommage à
C. F. Denecourt, exprimait sans ménagement la haine de la nature :
Mon cher Desnoyers, vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la
Nature, n’est-ce pas ? sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, le soleil, sans
doute ? Mais vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que
mon âme est rebelle à cette singulière Religion nouvelle, qui aura toujours, ce me semble,
pour tout être spirituel je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l’âme des Dieux
habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement,
et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés.
J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la Nature, florissante et rajeunie, quelque chose
d’affligeant, de dur, de cruel, – un je ne sais quoi qui frise l’impudence. […] Dans le fond
des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je
pense à nos étonnantes villes, et la prodigieuse musique qui roule sur les sommets me
semble la traduction des lamentations humaines.

Baudelaire ne s’attendrit pas au spectacle de la nature ; il réfute


l’épanchement panthéiste ou animiste des adorateurs de « légumes
sanctifiés ». Devant un beau paysage, au lieu de s’élever à l’infini
comme Rousseau et les romantiques, il entend le « rire amer » de la
foule urbaine. Les bois, malgré leurs voûtes semblables aux arcs des
cathédrales, ne sont plus les « forêts de symboles » du sonnet
Correspondances ; aussi Claude Pichois nuance-t-il la portée de cette
lettre, considérant qu’elle « n’exprime pas les sentiments profonds de
Baudelaire, mais plutôt un agacement » contre la « Religion
nouvelle » (C, I, 843). En tout cas, la forêt n’émeut pas le poète,
dont la pensée s’évade vers « nos étonnantes villes », à la fois
« énormes » et « bizarres », répondant mieux à sa théorie esthétique
de l’étonnement. Dans la forêt, lui reviennent aux oreilles les
« lamentations humaines », anticipation des « rapports
innombrables » de la dédicace du Spleen de Paris. Pourtant, après
cette lettre odieuse, La Solitude se terminait en opposant aux
« agapes fraternelles » la sublimité d’un paysage contemplé par un
solitaire, à la manière de Rousseau et du premier romantisme. Le
Spleen de Paris, à partir de 1862, ne retiendra rien de tel.
Le recueil contient, au contraire, plusieurs réfutations de
l’émotion devant la nature, dont la plus nette figure au début du
Gâteau. Le poète parodie le lyrisme romantique, quitte à renier un
voyage de jeunesse dans les Pyrénées en 1838, en compagnie de son
beau-père, le général Aupick, dont il se souviendrait ici :
Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placé était d’une grandeur et d’une
noblesse irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme.
Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l’atmosphère. […] Bref, je me
sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-
même et avec l’univers ; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total
oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui
prétendent que l’homme est né bon.

En extase devant la nature, le poète serait prêt à excuser, voire à


reprendre à son compte, « la belle langue de son siècle », comme il
la qualifie ironiquement dans La Solitude de 1862, et à suivre les
« gazetiers philanthropes », journalistes optimistes du Siècle.
Toutefois, dans Le Gâteau, la béatitude poétique est aussitôt
interrompue par l’irruption d’un puis de deux garnements, en lutte
pour une miche de pain dont le poète leur fait la charité. Chacun
veut sa part du gâteau :
Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme avant
d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps,
me répétant sans cesse : « Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau,
friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! »

La perfection du paysage n’a pas résisté à la laideur de la société


humaine. Les « agapes fraternelles », comme le poète appelait le
partage fraternitaire dans la première version de La Solitude,
s’inversent instantanément en « une guerre parfaitement fratricide ».
La contemplation de la nature ne saurait aveugler le poète sur la
nature de l’homme et le bercer d’illusions « fraternitaires » : depuis
la chute originelle, depuis le meurtre d’Abel par Caïn, l’éternelle
lutte fratricide contamine la société humaine, dès l’enfance de ces
deux « petits hommes ». Le dernier Baudelaire répudie la nature
idéalisée, car l’idéalisme politique et moral occulte la perpétuation
de la violence, principe de la vie sociale dans Le Spleen de Paris. Sans
doute se souvient-il des Considérations sur la France de Joseph de
Maistre : « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes
gâtés par la philosophie moderne qui a dit que tout est bien, tandis
que le mal a tout souillé 30. »
La ville n’est plus comparée à la nature dans Le Spleen de Paris,
mais, suivant la loi de la réversibilité si caractéristique de la pensée
de Baudelaire, l’horreur urbaine est susceptible de rachat et de
métamorphose. Le critique d’art l’observe chez Whistler en
septembre 1862, dans l’article Peintres et aquafortistes, en examinant
The Thames Set, série de seize gravures de l’artiste : « Tout
récemment, un jeune artiste américain, M. Whistler, exposait à la
galerie Martinet une série d’eaux-fortes, subtiles, éveillées comme
l’improvisation et l’inspiration, représentant les bords de la Tamise ;
merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de cordages ; chaos de
brumes, de fourneaux et de fumées tirebouchonnées ; poésie
profonde et compliquée d’une vaste capitale » (II, 740). Le chaos
urbain a la puissance de la poésie ; l’artiste de talent sait extraire
des fouillis et des chaos de brumes « la poésie profonde et
compliquée », à la manière de Rêve parisien, dédié à Constantin
Guys. Malgré sa part de banalité et d’horreur, la ville recèle une
beauté que l’artiste ou le poète doit rendre.
6
Le bain de multitude

Après le gaz, entrée latérale, la grande porte donnant accès à la


ville de Baudelaire, c’est la foule, incarnation même de la modernité
urbaine. Un triptyque poétique lui est consacré au cœur du Spleen de
Paris : le noyau des Foules, des Veuves et du Vieux Saltimbanque.
Avant leur reprise dans le deuxième feuilleton de La Presse, le
27 août 1862, ces poèmes avaient paru dans la Revue fantaisiste en
novembre 1861, à la suite de six poèmes qui en étaient déjà à leur
deuxième ou troisième publication (troisième pour Le Crépuscule du
soir et La Solitude, deuxième pour Les Projets, L’Horloge, La Chevelure
et L’Invitation au voyage) et qui ressemblaient encore à des doublets
en prose de certains poèmes en vers des Fleurs du Mal de 1857. Les
Foules, Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque, textes nouveaux,
contemporains des Tableaux parisiens des Fleurs du Mal de 1861,
marquaient en revanche le véritable commencement du Spleen de
Paris. Les Veuves introduisait, dans le poème en prose, le boulevard,
le café, le cabinet de lecture, les gazettes, le jardin public, et Le
Vieux Saltimbanque leur ajoutait le concert public, la foire et les
loisirs du peuple. Avec ces poèmes, la ville et la foule s’imposaient
comme thèmes centraux des poèmes en prose, dans la continuité des
poèmes en vers des Tableaux parisiens dans lesquels Baudelaire
jugeait avoir « dépassé les limites » de la poésie et qu’il comparait à
une « explosion de gaz chez un vitrier ».
Dans la foule de la grande ville, le poète oscille entre la joie du
flâneur et l’anxiété de la déperdition de soi. La grande cité
dépossède le sujet d’une part de son identité, mais l’anonymat,
l’incognito lui procure des plaisirs secrets. Cette réversibilité de la
foule rappelle les deux côtés des Paradis artificiels, la volupté et la
torture de l’opium, au cours d’une autre épreuve urbaine, celle de
De Quincey dans la métropole moderne par excellence, Londres. La
dualité de l’opium préfigurait l’expérience de la ville dans Le Spleen
de Paris, balançant entre la « tyrannie de la face humaine » et la
jouissance de la foule, l’odi et amo de la modernité.
Les Foules est parfois considéré comme un ars poetica, le
manifeste des Petits Poèmes en prose. Au moment d’entrer pour de
bon dans Le Spleen de Paris en 1861, Baudelaire choisit de placer Les
Foules en tête des trois nouveaux poèmes de la Revue fantaisiste. Fait
rare dans l’ensemble des poèmes en prose, celui-là ne possède ni
intrigue, ni anecdote, ni personnages, et la première personne y est
absente. Il s’apparente à un court essai, proche en cela de La
Solitude. Les deux poèmes paraissent même former une paire, et tous
deux furent d’ailleurs très remaniés. La Solitude est néanmoins à la
première personne, tandis qu’auprès des Foules, Le Port est le seul
autre poème en prose sans première personne. Le poème peut servir
d’introduction philosophique aux Veuves et au Vieux Saltimbanque,
les deux pièces suivantes dans la Revue fantaisiste comme dans La
Presse, donc dans le recueil posthume. Le pluriel du titre n’est pas
indifférent. Baudelaire a traduit The Man of the Crowd, la nouvelle
d’Edgar Poe, par L’Homme des foules, publié en 1855 dans Le Pays,
mais déjà proposé en 1853 sous ce titre. Celui-ci est donc ancien,
mais son écho sera durable, puisque le traducteur de Poe le
commente encore dans Le Peintre de la vie moderne :
Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau !) écrit par la plus puissante
plume de cette époque, et qui a pour titre L’Homme des foules ? Derrière la vitre d’un café,
un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mêle, par la pensée, à toutes les
pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire
avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie ; comme il a été sur le point de
tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se
précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue
l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible ! (II,
690.)

Dans ce conte des Nouvelles Histoires extraordinaires, un narrateur


analyse sa jouissance de la foule. Au café, il interrompt la lecture de
son journal (la scène allie ces trois objets emblématiques de la
modernité, le café, le journal et la foule) : « Un cigare à la bouche,
un journal sur mes genoux, je m’étais amusé, pendant la plus grande
partie de l’après-midi, tantôt à regarder attentivement les annonces,
tantôt à observer la société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la
rue à travers les vitres voilées par la fumée 1. » Par la fenêtre du
café, le narrateur observe les passants : « … ce tumultueux océan de
têtes humaines me remplissait d’une délicieuse émotion toute
nouvelle 2 » (c’est ainsi que Baudelaire traduisait l’expression de
Poe : « … the tumultuous sea of human heads filled me, therefore, with
a delicious novelty of emotion »). Entre l’homme et la foule, l’union
est quasi mystique ; le narrateur est comme envahi par la mer
humaine. Puis il identifie un individu, particularise un homme dans
la foule, laquelle est à la fois uniforme et faite de monades, comme
la fourmilière. Il décide de suivre cet homme et s’attache à lui toute
une nuit, avant d’abandonner cet avatar du Juif errant ou ce modèle
des Sept Vieillards : « – Ce vieux homme, – me dis-je à la longue, –
est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est
l’homme des foules 3 » (« “The old man,” I said at length, “is the type
and the genius of deep crime. He refuses to be alone. He is the man of
the crowd” »).
Baudelaire a donc retenu le pluriel, les foules, pour traduire the
crowd, au singulier. La décision n’est pas indifférente, car elle fait du
titre du conte une notion sociologique avant la lettre. Cet individu
est d’emblée un concept théorique, bien plus que « the man of the
crowd », un être de nature collective, un fait social, historique ou
civilisationnel, bien avant la Psychologie des foules de Gustave Le Bon
(1895). Dans le poème en prose, après le titre, Les Foules, le mot
figure ensuite au singulier, dès le premier paragraphe :
Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ;
et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée
a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile
et la passion du voyage.

Trois expressions sont remarquables dès cette première phrase :


« bain de multitude », « jouir de la foule » et « ribote de vitalité ».
Le « bain de multitude » prolonge l’analogie entre la mer et la
foule. C’est encore un indice de la liquéfaction, déjà observée, de la
foule urbaine. Or en 1861, ce tour avait déplu à Sainte-Beuve.
Baudelaire, trois ans plus tard, le 4 mai 1865, dans une lettre au
critique, se plaint de la lenteur avec laquelle il compose ses poèmes
en prose : « Hélas ! les Poèmes en prose […] sont bien attardés. […]
Je n’en suis qu’à soixante, et je ne peux plus aller. J’ai besoin de ce
fameux bain de multitude dont l’incorrection vous avait justement
choqué » (C, II, 493). Pourquoi « fameux », sinon justement parce
qu’il avait « choqué » le critique ? L’intention de Baudelaire n’était-
elle pas justement de déranger le lecteur ? Sainte-Beuve avait donc
jugé l’expression incorrecte, sans doute parce que trop concrète,
trop familière. Le sens figuré du mot bain était encore rare, même si
le Larousse du XIXe siècle ne l’ignorait pas : « Fig. Contact moral,
impression générale dans laquelle l’âme se trouve comme plongée. »
Pour illustrer cette acception du mot, le dictionnaire citait « bain de
délices » (Mercier), « bain de misère » (La Châtre) et « bain de sang »
(Balzac), mais le sens concret du terme prédominait, comme dans
« bain de mer », « bain de pieds » ou « bain de siège ». La tournure
dut heurter le sens que Sainte-Beuve avait de la correction de la
langue : elle était inappropriée, exagérée, triviale, voire vulgaire (ce
serait la raison pour laquelle il ne cita jamais Les Foules auprès des
Veuves et du Vieux Saltimbanque, ni en 1862 ni en 1865).
Baudelaire ne se défend pas et semble donner raison à Sainte-
Beuve. Pourtant, il tient à cette métaphore et la reproduit dans un
autre poème en prose, La Chambre double : « L’âme y prend un bain
de paresse, aromatisé par le regret et le désir. » Peut-être ce « bain
de paresse » est-il calqué sur la seule expression figurée qui fût un
peu répandue à l’époque, le « bain de jeunesse », modernisation de
la « fontaine de jouvence ». L’image revient encore dans À une heure
du matin : « Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain
de ténèbres ! » Puis dans Any where out of the world : « Là, nous
pourrons prendre de longs bains de ténèbres. » Ce bain-là est l’un
des rares qui soient attestés dans la langue, chez Alphonse
Toussenel, dans le premier tome de L’Esprit des bêtes. Le Monde des
oiseaux. Ornithologie passionnelle, de 1853, lors de la description d’un
crépuscule du matin : « … cette heure matinale où la brume, fille
des nuits d’octobre, défend avec succès l’héritage maternel contre
les clartés de l’aurore, submerge l’horizon dans un bain de
ténèbres 4. » Baudelaire connaissait cet ouvrage ; il écrivit à l’auteur
en janvier 1856, après avoir reçu son troisième tome, où il avait
retrouvé des arguments fouriéristes sur l’« analogie universelle »,
encore que Toussenel, par ailleurs l’auteur des Juifs, rois de l’époque
(1845), crût au « Progrès indéfini » comme un « simple rédacteur du
Siècle » et lâchât des injures à Joseph de Maistre, « le grand génie de
notre temps » (C, I, 336-337) 5.
Quatre « bains » figurés jalonnent ainsi Le Spleen de Paris, dont le
« bain de multitude ». Les autres occurrences, « bain de paresse » ou
« bain de ténèbres », désignent l’envers même de la foule, un refuge
pour la fuir, dans la solitude de la chambre ou de la nuit, ou à
l’extrémité du monde, aux confins du pôle. Néanmoins, « bain de
multitude » ne pourrait-il être une variante recherchée de « bain de
foule » et avoir déplu à Sainte-Beuve pour cette raison ? Cette image
devenue banale aujourd’hui n’est toutefois nullement attestée du
temps de Baudelaire, et Sainte-Beuve, qui n’est plus l’auteur de
Volupté, censure l’originalité stylistique de Baudelaire. La métaphore
du « bain » réapparaît, au sens exact que lui donne Baudelaire, chez
le critique Émile Hennequin, dans un recueil posthume, Écrivains
francisés (1889), à propos de Dickens, « cet écrivain qui a passé son
enfance à rôder par les rues de Londres et qui, dans son âge mûr,
avant de se mettre à une de ses œuvres, éprouvait le besoin de
parcourir la ville, de prendre un bain de foule 6 ». Hennequin avait
pris le relais de Baudelaire pour traduire les Contes grotesques de
Poe 7 ; c’était un admirateur du poète, dont il louait la langue. Le
« bain de multitude » semble bien être un « baudelairisme » et, avant
que la métaphore du « bain de foule » ne se lexicalise, une audace
qui marqua les contemporains. Ainsi Mallarmé, désœuvré à
Tournon, regrettait l’affairement de la grande ville, dans une lettre
de 1864 à Henri Cazalis : « … l’âme passive, malade, affaiblie,
impuissante, qui, excitée à chaque instant par le contact de Paris et
se retrempant dans le grand bain des foules – peut faire de grandes
choses, celle-là meurt en province, dans un village misérable et
n’offrant pas même les distractions du corps 8. » Plus haut dans cette
même lettre, Mallarmé, qui appartenait à l’« école Baudelaire »,
faisait d’ailleurs cet aveu : « Je n’ai pas écrit depuis longtemps,
parce que le spleen m’a entièrement envahi 9. » Bref, le « bain de
multitude » a précédé le « bain de foule », les bains métaphoriques
étant rares du temps de Baudelaire, et celui-ci se plaisait à donner
au terme un sens figuré, comme dans ces vers du Cygne :
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre.

Quant au terme multitude, il mérite lui aussi un peu d’attention.


La foule, quand elle est pourvue d’une volonté commune, devient le
peuple, comme dans l’expression « souveraineté du peuple ». En
revanche, la multitude est délestée de volonté et s’apparente à la
simple juxtaposition des individus, au fourmillement sans principe.
Le mot est pourtant ambigu chez Baudelaire, ou instable, évolutif.
Dans le Salon de 1846, il lui donne un sens favorable : depuis 1830,
les collections « ont élargi leurs portes pour la multitude » (II, 416).
La multitude est ici synonyme du peuple, et Baudelaire semble
approuver la démocratisation de l’art sous la monarchie de Juillet.
En revanche, le terme est péjoratif dans la plupart de ses emplois
plus tardifs, comme dans « Le Public moderne et la photographie » :
« Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre
fut son Messie » (II, 617), expression où le contexte suggère que
multitude pourrait aussi avoir son sens biblique, comme dans l’Épître
aux Romains ou dans l’Apocalypse : « Je vis ensuite une grande
multitude, que personne ne pouvait compter, de toute nation, de
toute tribu, de tout peuple, et de toute langue 10. » Quelques lignes
plus bas, la photographie est destinée à triompher grâce à
l’« alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la
multitude ». Baudelaire déprécie encore le terme, en 1863, lorsqu’il
décrit Delacroix : « Haïsseur des multitudes, il ne les considérait
guère que comme des briseuses d’images », en raison du sort réservé
à certaines de ses œuvres en 1848 (II, 757).
Dans Les Foules, l’expression « bain de multitude » pourrait
sembler hautaine et rappeler la condescendance du dandy pour le
peuple. Cela ne semble pas le cas, car Baudelaire l’a déjà employée
dans un contexte voisin de celui du poème en prose : c’était dans le
chapitre « Voluptés de l’opium » des Paradis artificiels, publié en
1860. La coïncidence confirme l’importance de ces pages inspirées
de De Quincey pour la réflexion de Baudelaire sur la ville et la foule
avant Le Spleen de Paris :
Mais quelquefois, le samedi soir, une autre tentation d’un goût plus singulier et non moins
enchanteur triomphait de son amour pour l’opéra italien. La jouissance en question, assez
alléchante pour rivaliser avec la musique, pourrait s’appeler le dilettantisme dans la
charité. L’auteur a été malheureux et singulièrement éprouvé, abandonné tout jeune au
tourbillon indifférent d’une grande capitale. […] [I]l a appris, dans ses longues journées de
vagabondage et dans ses nuits d’angoisse encore plus longues, à aimer et à plaindre le
pauvre. L’ancien écolier veut revoir cette vie des humbles ; il veut se plonger au sein de
cette foule de déshérités, et, comme le nageur embrasse la mer et entre ainsi en contact
plus direct avec la nature, il aspire à prendre, pour ainsi dire, un bain de multitude (I,
468).

Ce passage, qui ne traduisait ni n’adaptait De Quincey, était bien


de Baudelaire, lequel commentait et justifiait l’expression « bain de
multitude », avancée cette fois avec précaution (« pour ainsi dire »)
et en toute conscience de son inconvenance. La métaphore était
expliquée (« se plonger au sein de cette foule […] comme le nageur
embrasse la mer »), non sans rappeler L’Homme et la mer : « Tu te
plais à plonger au sein de ton image. » La mer, avant la foule, était
un miroir heureux de l’homme, mais elle pouvait devenir mauvaise,
et la multitude où l’on baigne, la ville liquéfiée, inspire elle aussi la
torture comme la volupté, dans de nombreux poèmes des Tableaux
parisiens.
Une seconde expression de l’ouverture des Foules – « jouir de la
foule » – a pu déranger Sainte-Beuve. La jouissance appartient au
lexique favori du poète, surtout lorsque, dans Le Spleen de Paris, il
parle de la ville et de ses explosions. Elle fournit la chute perverse
du Mauvais Vitrier : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à
qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? » Le même
terme définit la notion d’étonnement, au cœur de l’esthétique
baudelairienne du « bizarre », dans l’article sur l’Exposition
universelle de 1855, car l’étonnement « est une des grandes
jouissances causées par l’art et la littérature » (II, 578). Et il
caractérise encore le « peintre de la vie moderne », dans son affinité
avec l’enfant et le convalescent : « Le convalescent jouit au plus haut
degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux
choses, même les plus triviales en apparence » (II, 690). La foule,
chose éminemment équivoque, si elle fait parfois l’objet de mépris
ou si elle donne l’angoisse de la déperdition de soi, pourvoit aussi le
poète en jouissances.
Enfin, une troisième expression bouscule la première phrase des
Foules : la « ribote de vitalité » sonne comme une combinaison
discordante. La ribote, mot vieilli ou populaire, désigne une beuverie
ou une ivresse, une débauche, une orgie. Ici, « ribote de vitalité »
rend hyperbolique l’énergie du poète à la rencontre des foules, au
croisement de l’intimité et de la multitude. La « vitalité » a partie
liée avec l’énergie de la « modernité » dans d’autres poèmes encore,
comme Le Vieux Saltimbanque : lorsque la fête bat son plein, c’est
« partout l’explosion frénétique de la vitalité », suivant une autre
hyperbole. Ribote est aussi un mot habituel de Baudelaire. Dans
L’Œuvre et la vie de Delacroix (1863), il décrit l’hostilité du peintre à
l’égard de la foule en des termes qui renversent ceux des Foules ou
du Peintre de la vie moderne : seul au milieu de la multitude, isolé
dans sa « tour d’ivoire », Delacroix se livre à de « véritables ribotes
de travail » et aurait pu avoir pour devise « Odi profanum vulgus » (II,
761). Ce nouveau paradoxe de la ribote solitaire est justement
éclairé par le deuxième paragraphe des Foules : « Multitude,
solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond.
Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul
dans une foule affairée. » Delacroix, comme Guys, comme
Baudelaire (ou comme Dickens, selon Hennequin), va et vient entre
la multitude et la solitude, entre les foules et le travail, mais, quel
que soit le côté, leur vitalité et leur jouissance sont excessives.
L’oscillation entre la multitude et la solitude illustre la notion clé de
réversibilité, empruntée à Joseph de Maistre, ou de convertibilité
des contraires. Le poète, comme le peintre, sait être seul dans la
foule et y préserver son identité, comme il sait, grâce à son
imagination, être nombreux dans la solitude. L’antithèse n’est pas
nouvelle, puisqu’elle était fermement posée dans un poème des
Fleurs du Mal, « Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire », daté de
1854, où la symétrie de la multitude et de la solitude était renforcée
par leur position dans le vers :
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude
Que ce soit dans la rue et dans la multitude
Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau.

Le poète fait rimer les deux termes antonymes, mais


convertibles, comme le sont aussi la nuit et la rue. Chez Delacroix,
l’antithèse de ses « ribotes de travail » rappelle à Baudelaire une
sentence d’Emerson, citée aussitôt : « The one prudence in life is
concentration ; the one evil is dissipation » (II, 761). Le jeu de la
« concentration productive » et de la « déperdition », dans Fusées (I,
649), ou de la « vaporisation » et de la « centralisation du Moi »,
dans Mon cœur mis à nu (I, 676), est un thème récurrent, essentiel,
de ces fragments autobiographiques. Derrière la réversibilité de la
solitude peuplée et de la multitude solitaire, un mot s’impose, qui
les réunit, celui de modernité, comme Baudelaire s’en explique à
propos de Guys, « homme des foules », dans Le Peintre de la vie
moderne :
Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai
dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand
désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre
que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra
d’appeler la modernité (II, 694).

La somptueuse formule du « grand désert d’hommes », en italique


puisqu’elle est empruntée à Chateaubriand, condense de manière
saisissante l’anonymat moderne, l’isolement en pleine foule.
« Inconnu, je me mêlais à la foule : vaste désert d’hommes ! »,
écrivait l’auteur de René en 1802 11. Dès cette date, au début du
siècle, après la Révolution, la foule parisienne se métamorphosait en
un espace de solitude pour le voyageur qui revenait de la grande
Amérique. La ville, l’océan, le désert, ces termes pouvaient
s’échanger.
« Bain de multitude », « jouir de la foule », « ribote de vitalité » :
le flâneur entre dans un rapport sensuel, charnel avec la foule ;
plonger en elle le grise. Les troisième et quatrième paragraphes des
Foules décrivent leurs noces :
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui.
Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le
personnage de chacun. […]
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion.
Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses.

Pour peindre l’expérience moderne de la foule, Baudelaire mêle


aux termes profanes (ivresse, jouissance, fièvre) un lexique sacré
(« universelle communion », « âmes errantes »). L’union de
l’individu avec la multitude est à la fois physique et mystique ; la
« singulière ivresse » de l’homme des foules le fait accéder à une
expérience religieuse, conformément à un thème récurrent dans
Fusées : « Ivresse religieuse des grandes villes. – Panthéisme. Moi,
c’est tous ; Tous, c’est moi./ Tourbillon » (I, 651). Dans sa terrible
doctrine de la réversibilité, suivant laquelle les bons paient pour les
méchants, Joseph Maistre reformulait le dogme chrétien de la
« communion des saints » ou du « corps mystique » ; Baudelaire le
transforme à son tour en une communion des vivants dans la foule,
où chaque individu, pour peu qu’il soit « solitaire et pensif »,
pénètre la conscience de tous. Dans le « tourbillon » de la multitude,
l’union de l’Un et du Multiple peut se réaliser, échange dans lequel
Joseph de Maistre voyait le noyau de la prisca theologia, dégradé
dans les sacrifices du paganisme, retrouvé dans la révélation
chrétienne 12. Sur les boulevards, la foule ordinaire, comme la
photographie, ruine le monothéisme au profit d’une nouvelle
prostitution païenne, mais la communion de l’individu supérieur – le
poète, le peintre, le dandy – et de la foule est bien le lieu d’une vie
unitive de portée métaphysique et théologique.

Une prostitution sacrée

Au cinquième paragraphe des Foules, les noces de l’Un et du


Multiple sont miraculeusement célébrées, et l’« universelle
communion » se mue en « sainte prostitution » :
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à
cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et
charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.

La rencontre du flâneur et de la foule vire à l’« ineffable orgie »,


laquelle intensifie la « ribote », même si celle-ci garde quelque chose
de céleste grâce à l’adjectif « ineffable », traditionnellement associé
à l’union avec Dieu dans le langage mystique. Au paragraphe
précédent, l’ivresse et la fièvre préparaient l’« universelle
communion » ; une même progression vers l’acmé caractérise
l’énumération qui suit, allant de l’orgie à la « sainte prostitution de
l’âme ».
Dans Le Crépuscule du soir, la prostitution s’allumait comme les
becs des quinquets :
À travers les lueurs que tourmente le vent,
La Prostitution s’allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues.

Derrière la Prostitution, allégorisée par la majuscule, qui


« s’allume dans les rues », la ville elle-même est campée en
prostituée (et de nouveau en fourmilière), en « énorme catin,/ Dont
le charme infernal me rajeunit sans cesse », pour reprendre les
termes du projet d’un « Épilogue » pour l’édition de 1861 des Fleurs
du Mal (I, 191). Paris métropole s’apparente à la grande prostituée
satanique de l’Apocalypse de Jean : « La grande Babylone, mère des
fornications et des abominations de la terre 13. » Elle est assise sur
des eaux, figure des peuples : « Les eaux que vous avez vues, où
cette prostituée est assise, sont les peuples, les nations et les
langues 14. » Paradoxalement, la ville moderne, avec ses boulevards,
son éclairage au gaz, ses kiosques à journaux et ses ateliers de
photographie, réincarne la ville éternelle et représente un avatar de
l’immortelle Babel ou Babylone. L’individualité est submergée par le
nombre ; l’égoïsme et l’altruisme se confondent ; on ne distingue
plus l’activité et la passivité dans l’échange imaginaire des rôles et
des identités, comme dans la dialectique de la victime et du
bourreau résumée dans Mon cœur mis à nu : « Il serait doux d’être
alternativement victime et bourreau » (II, 676).
Baudelaire fait allusion à la doctrine de la « prostitution sacrée »,
à laquelle il s’intéresse après Joseph de Maistre. L’« universelle
communion » des Foules réinterprète la communion des saints,
principe de la charité chrétienne, dans le sens sacrificiel de la
prostitution. La théorie du sacrifice, selon les Éclaircissements sur les
sacrifices de Joseph de Maistre, « reposait sur le dogme de la
réversibilité. On croyait (comme on a cru, comme on croira
toujours) que l’innocent pouvait payer pour le coupable 15 ». L’oblation
substitue ou prostitue la victime offerte en expiation. Baudelaire a
trouvé cette analogie entre substitution et prostitution chez Joseph
de Maistre, pour qui toute religion, ou la religion universelle au
fond de toutes les religions, repose sur la possibilité de la
substitution : on « a fort bien expliqué, par ce dogme de la
substitution, ces prostitutions légales très connues dans
l’Antiquité 16 ». Du panthéisme, du sacrifice des animaux, de la
prostitution sacrée, l’humanité est passée au dogme chrétien, postule
Joseph de Maistre dans le neuvième entretien des Soirées de Saint-
Pétersbourg : « Dieu veut bien accepter les souffrances du Christ comme
une expiation des péchés du genre humain 17… » Aussi la réversibilité,
principe de la substitution, du sacrifice ou de la prostitution, comme
de la rédemption christique, s’identifie-t-elle pour lui au « dogme
universel et aussi ancien que le monde, de la réversibilité des douleurs
de l’innocence au profit des coupables 18 ». Selon Joseph de Maistre :
« Les hommes n’ont jamais douté que l’innocence ne pût satisfaire
pour le crime 19. » Dans la communion des saints, les douleurs des
innocents tournent au profit des coupables ; la victime souffrant
volontairement à la place d’autrui se substitue au coupable.
Plusieurs fragments de Fusées s’inspirent de cette lecture
maistrienne du sacrifice et conçoivent l’universelle prostitution de
manière contradictoire, à la fois positive et négative, euphorique et
dysphorique, extatique et horrifiante, encore une fois ambivalente.
L’un de ces fragments affirme l’universalité de la prostitution, où
« chacun jouit de tous » :
L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse
être ramené à la Prostitution.
Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.
Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.
Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la
multiplication du nombre.
Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. L’ivresse est un
nombre (I, 649).

La loi de la prostitution est la clé du comportement humain,


profane comme sacré. Baudelaire illustre son propos autant par
l’amour que par les réunions publiques, les spectacles, les bals et
l’art, comme lors du numéro de Fancioulle, dans Une mort héroïque,
et grâce à l’ivresse qu’il procure aux spectateurs. S’enfoncer dans
une foule donne une jouissance de la multiplication du nombre
jusqu’à l’énorme ou l’innombrable.
Joseph de Maistre attachait lui aussi une grande importance au
nombre. Le comte, son porte-parole dans Les Soirées de Saint-
Pétersbourg, affirmait à ses interlocuteurs :
Le nombre, messieurs, le nombre ! […] Le nombre est la barrière évidente entre la brute et
nous […]. Dieu nous a donné le nombre, et c’est par le nombre qu’il se prouve à nous,
comme c’est par le nombre que l’homme se prouve à son semblable. Ôtez le nombre, vous
ôtez les arts, les sciences, la parole et par conséquent l’intelligence. Ramenez-le : avec lui
reparaissent ses deux filles célestes, l’harmonie et la beauté ; le cri devient chant, le bruit
reçoit le rythme, le saut est danse, la force s’appelle dynamique, et les traces sont des figures.
20
[…] ce mot de pensée même ne vient-il pas d’un mot latin qui a rapport au nombre ?

Le comte, comme Joseph de Maistre, croit à la preuve par


l’étymologie, et penser, issu du latin pendere, « laisser pendre les
plateaux de la balance », c’est donc aussi peser ou compter. Maistre,
avant Baudelaire, jouait sur la polysémie du nombre, principe
d’organisation et d’harmonie capable d’ordonner le chaos en
cosmos, le cri en chant, etc. La fascination de Baudelaire pour la
modernité, pour la ville et la foule aux « innombrables rapports »,
tient au défi qu’elles lancent au nombre.
Un fragment de Mon cœur mis à nu indique comment lire la
référence à la sainte prostitution dans Les Foules et comment
respecter son équivoque :
Analyse des contre-religions, exemple : la prostitution sacrée.
Qu’est-ce que la prostitution sacrée ?
Excitation nerveuse.
Mysticité du paganisme.
Le mysticisme, trait d’union entre le paganisme et le christianisme.
Le paganisme et le christianisme se prouvent réciproquement (I, 678).

La succession de ces aphorismes semble d’abord énigmatique,


mais ils renvoient tous au principe de l’union mystique, la prisca
theologia de Joseph de Maistre. La foule ramène l’homme à ce qu’il y
a en lui de plus primitif. Comme chez Maistre, le fond sacrificiel
commun à toutes les religions sert de « trait d’union » entre le
dogme chrétien et les rites païens. La substitution sacrificielle
conduit à la prostitution sacrée des religions primitives, comme à la
charité chrétienne, et la « preuve réciproque » du paganisme et du
christianisme tient au fait que tous deux reposent sur la réversibilité.
Celle-ci constitue le dogme universel, valable pour toutes les
croyances religieuses, ou encore « le grand mystère de l’univers »,
comme le comte l’appelle dans le dixième entretien des Soirées de
Saint-Pétersbourg 21.
Joseph de Maistre affirme que « chaque dogme du christianisme
se rattache aux lois fondamentales du monde spirituel 22 ». Quand les
chrétiens croient que « [l]e juste, en souffrant volontairement, ne
satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de
réversibilité », ils reconduisent « une des plus grandes et des plus
importantes vérités de l’ordre spirituel 23 ». Le « dogme universel et
aussi ancien que le monde, de la réversibilité des douleurs de
l’innocence au profit des coupables » a été « consacré » par le
christianisme 24, et il ne se démontre pas, car il est une « vérité innée
dans toute la force du terme 25 ». Au fond de tout réside « cette
incompréhensible unité, base nécessaire de la réversibilité qui
expliquerait tout, si on pouvait l’expliquer 26 ».
Une réflexion semblable hante la pensée de Baudelaire. Mon
cœur mis à nu complique ces considérations en superposant à la
notion du sacrifice traditionnel celle de la prostitution moderne :
« Qu’est-ce que l’amour ?/ Le besoin de sortir de soi./ L’homme est
un animal adorateur./ Adorer, c’est se sacrifier et se prostituer.
Aussi tout amour est-il prostitution » (I, 692). La prostitution
procure à Baudelaire ce que le sacrifice apportait à Joseph de
Maistre : un principe herméneutique valable pour toute la
compréhension du monde. Dieu lui-même n’y échappe pas : « L’être
le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu, puisqu’il est
l’ami suprême pour chaque individu, puisqu’il est le réservoir
commun, inépuisable, de l’amour » (I, 692). Dieu appartient à tous :
afin de laver Baudelaire de tout soupçon d’hérésie, certains de ses
lecteurs catholiques s’employèrent à tempérer ses réflexions très
personnelles sur la prostitution de Dieu. Derrière l’énoncé paradoxal
et provocateur de Baudelaire, il est question du sacrifice du Christ
comme forme particulière de la réversibilité universelle. Saint Paul,
dans la première Épître aux Corinthiens, distinguait l’union de
l’Église avec le Christ et l’union avec une prostituée, l’union
spirituelle et l’union charnelle : « Ne savez-vous pas que vos corps
sont les membres de Jésus-Christ ? Arracherai-je donc à Jésus-Christ
ses propres membres, pour les faire devenir les membres d’une
prostituée ? À Dieu ne plaise ! Ne savez-vous pas que celui qui se
joint à une prostituée est un même corps avec elle ? Car ceux qui
étaient deux ne seront plus qu’une chair, dit l’Écriture. Mais celui
qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui 27. » La
métaphore de la prostitution charnelle était sublimée dans l’union
spirituelle des membres de l’Église avec le Christ. La Vulgate disait
meretrices, c’est-à-dire, à Rome, les prostituées enregistrées, par
opposition aux prostibulae, les « péripatéticiennes ».

Le poète comme voyeur

Pour Baudelaire, le rapport du poète avec la foule urbaine


moderne est de nature religieuse, sacrée, mystique, primitive.
« Ivresse », « noce », « communion », « poésie » et « charité » le
qualifient dans Les Foules. Le schéma paulinien est transposé à la
grande ville, version moderne du sublime éternel. Le promeneur
solitaire y évolue non plus à travers les forêts, mais parmi les foules
citadines, comme un rôdeur. Les noces qu’il célèbre avec la foule
sont décrites en termes semblables dans Le Peintre de la vie moderne :
La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson.
Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour
l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre,
dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini (II, 691).

Le texte s’accorde avec le début des Foules, et le « parfait


flâneur » pourrait également désigner l’ami de Baudelaire, Édouard
Manet, modèle et dédicataire d’un autre poème en prose, La Corde :
« Ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, les
physionomies, qui s’offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons de
cette faculté qui rend à nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour les autres
hommes. Dans le quartier reculé que j’habite, […] j’observai souvent un enfant dont la
physionomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d’abord. »
Une fois encore, l’observation anonyme des foules et des visages
procure une rare jouissance ; elle transforme même ici « le parfait
flâneur » en artiste, en « peintre de la vie moderne ».
De manière récurrente, Le Spleen de Paris décrit le narrateur, le
poète, comme un observateur ou un voyeur, posture qui est
commentée dans Le Peintre de la vie moderne : « Être hors de chez
soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au
centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns
des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés,
impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir » (II,
692). N’aurait-on pas ici la définition même du dandy urbain ou
cosmopolite, toujours à la fois dedans et dehors, étranger bien que
natif, avec les agréments et l’inconfort que procure le double jeu ?
Le dandy est le peintre de la vie moderne, œil central dissimulé dans
la foule, voyant sans être vu.
C’est la position même du narrateur dans Une mort héroïque. Le
poème met en scène le prince et le bouffon, puis la foule des
spectateurs, saisis d’ivresse par le spectacle de Fancioulle, mais le
narrateur est là, qui se réduit à un œil, qui observe tous les
protagonistes. Le bouffon est plus prince que le prince ; il est même
le despote du prince. Et le prince est plus bouffon que le bouffon.
Leurs rôles s’inversent devant la foule. Derrière eux se cache le
poète, sorte de prince et de bouffon à la puissance trois, juge du
prince :
Cependant, pour un œil clairvoyant, son ivresse, à lui, n’était pas sans mélange. Se sentait-
il vaincu dans son pouvoir de despote ? humilié dans son art de terrifier les cœurs et
d’engourdir les esprits ? frustré de ses espérances et bafoué dans ses prévisions ? De telles
suppositions non exactement justifiées, mais non absolument injustifiables, traversèrent
mon esprit pendant que je contemplais le visage du Prince, sur lequel une pâleur nouvelle
s’ajoutait sans cesse à sa pâleur habituelle, comme la neige s’ajoute à la neige.
La belle image de la « neige s’ajoutant à la neige » fait du prince
le double du bouffon, puisque ce dernier est vêtu et maquillé de
blanc, comme le mime Deburau.
Or c’est précisément à un prince que, dans Le Peintre de la vie
moderne, Baudelaire compare son protagoniste central, à la fois
partenaire et témoin de la foule, mais occulte :
L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du
monde sa famille, comme l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés
trouvées, trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société
enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la
foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un
miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun
de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de
la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en
images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. « Tout homme,
disait un jour M. G. dans une de ces conversations qu’il illumine d’un regard intense et d’un
geste évocateur, tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une nature trop
positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au sein de la multitude, est
un sot ! un sot ! et je le méprise ! » (II, 692.)

La multitude est bien le lieu d’une jouissance, d’une méditation


et d’une création poétique ou artistique. L’image, encore une fois
inappropriée, du « réservoir d’électricité », rappelle le « bain de
multitude », qui rime ici, plus bas, avec le « sein de la multitude ». Le
passage multiplie les comparaisons, toutes très différentes, mais
aussi riches. L’observateur est tour à tour un prince, un séducteur,
un collectionneur, un miroir aussi immense que la foule, et un
singulier kaléidoscope « doué de conscience » (qu’aurait dit Sainte-
Beuve d’une telle association ?). Certaines de ces images prolongent
la réflexion de Baudelaire sur les objets modernes qui lui sont chers,
comme le kaléidoscope (aperçu plus tôt), ou le miroir (aux divers
miroirs de l’homme moderne dont il a déjà été question, le lecteur
superpose l’esthétique du roman de Stendhal, défini comme un
miroir promené le long des routes). Savoir être seul dans la foule
comme être nombreux dans sa chambre, avancer dans la ville en
prince sans être reconnu de ses « sujets », comme Haroun al-Rachid
dans Les Mille et Une Nuits, tel est l’art du « parfait flâneur », du
peintre de la vie moderne, et du poète en prose. La métaphore
érotique de l’union de l’artiste avec la foule revient avec insistance
dans la comparaison de l’« amateur du beau sexe ».
Derrière ces passages en miroir dans Le Spleen de Paris et Le
Peintre de la vie moderne, un dernier joint rattache le moderne
« promeneur solitaire », le « rôdeur parisien », à la « prostitution
sacrée ». Il tient à un mot, un seul mot, mot pour ainsi dire matriciel
du rapprochement entre la ville et la religion primitive. À nouveau,
c’est dans Les Paradis artificiels, texte fondateur de la vision
baudelairienne de la ville, que ce mot apparaît, à propos des
errances de De Quincey :
… le jeune homme avait une autre amie dont il est temps que nous parlions. Je voudrais,
pour raconter dignement cet épisode, dérober, pour ainsi dire, une plume à l’aile d’un
ange, tant ce tableau m’apparaît chaste, plein de candeur, de grâce et de miséricorde. « De
tout temps, dit l’auteur, je m’étais fait gloire de converser familièrement, more socratico,
avec tous les êtres humains, hommes, femmes et enfants, que le hasard pouvait jeter dans
mon chemin ; habitude favorable à la connaissance de la nature humaine, aux bons
sentiments et à la franchise d’allures qui conviennent à un homme voulant mériter le titre
de philosophe. Car le philosophe ne doit pas voir avec les yeux de cette pauvre créature
bornée qui s’intitule elle-même l’homme du monde, remplie de préjugés étroits et
égoïstiques, mais doit au contraire se regarder comme un être vraiment catholique, en
communion et relations égales avec tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas, avec
les gens instruits, et les gens non éduqués, avec les coupables comme avec les innocents. »
Plus tard, parmi les jouissances octroyées par le généreux opium, nous verrons se
reproduire cet esprit de charité et de fraternité universelles, mais activé et augmenté par le
génie particulier de l’ivresse. Dans les rues de Londres, plus encore que dans le pays de
Galles, l’étudiant émancipé était donc une espèce de péripatéticien, un philosophe de la
rue, méditant sans cesse à travers le tourbillon de la grande cité. L’épisode en question peut
paraître un peu étrange dans les pages anglaises, car on sait que la littérature britannique
pousse la chasteté jusqu’à la pruderie ; mais, ce qui est certain, c’est que le même sujet,
effleuré seulement par une plume française, aurait rapidement tourné au shocking, tandis
qu’ici il n’y a que grâce et décence. Pour tout dire en deux mots, notre vagabond s’était lié
d’une amitié platonique avec une péripatéticienne de l’amour (I, 455-456).

Le jeune homme, plongé dans « le tourbillon de la grande cité »,


décrit comme « une espèce de péripatéticien, un philosophe de la
rue », a fait la connaissance d’une jeune fille, « une péripatéticienne
de l’amour », Ann : « Que de fois, à travers leurs monotones
pérégrinations dans l’interminable Oxford Street, à travers le
fourmillement de la grande ville regorgeante d’activité, l’étudiant
famélique a-t-il exhorté sa malheureuse amie à implorer le secours
d’un magistrat contre le misérable qui l’avait dépouillée, lui offrant
de l’appuyer de son témoignage et de son éloquence ! » (I, 456.)
Tous les thèmes et les termes mêmes du Peintre de la vie moderne et
du Spleen de Paris sont rassemblés en quelques lignes, mais il vaut la
peine de retourner au texte original que Baudelaire traduit ici et
adapte. Un mot y accouple mystiquement le péripatéticien et la
péripatéticienne, le philosophe de la rue et la prostituée : c’est le
terme anglais de street-walker, mot-valise littéralement intraduisible
en français : « Being myself at that time of necessity a peripatetic, or a
walker of the streets, I naturally fell in more frequently with those female
peripatetics who are technically called street-walkers 28. » Ce mot motive
ou remotive la thématique baudelairienne de la prostitution, dans sa
proximité avec la haute tradition philosophique remontant à
Aristote.
« Péripatéticienne de l’amour » : la périphrase était-elle courante à
l’époque ou est-elle originale ? Cet euphémisme est-il en plus un
néologisme ? Comment le savoir ? Malheureusement, la plus
ancienne attestation en français de péripatéticienne relevée par le
Trésor de la langue française n’est autre que cette citation des Paradis
artificiels. Claude Pichois se demandait quel était le sens du mot
lesbienne au moment où Baudelaire songea à intituler son recueil de
poésies Les Lesbiennes, et hésitait dans sa réponse : les Lesbiennes
étaient-elles seulement les « habitantes de Lesbos », ou bien
l’allusion à leurs mœurs était-elle immédiatement entendue (I, 793-
794) ? Péripatéticienne, au sens de « prostituée des rues », ne semble
pas avoir été commun en français du temps de Baudelaire. Plus tard,
Yves Guyot, dans son grand livre de 1882 sur La Prostitution, cite la
presse contemporaine : « Le samedi 16 juillet, […] des journaux
faisaient, avec la jubilation qu’ils auraient mise à raconter une
battue dans les bois de Marly, le récit d’une rafle “d’une centaine de
péripatéticiennes” 29. » En 1895, Gabriel Mourey emploie le vocable
dans une description de Londres, Passé le détroit, trait que signale
Maurras, lequel, rendant compte du livre, ne semble pas connaître le
mot : « prostituées des rues (péripatéticiennes, les baptise le
voyageur) », comme s’il s’agissait d’un anglicisme 30, mais
Apollinaire suggère, une quinzaine d’années plus tard, que le terme
s’est démodé : « Un mot se répand, charmant et parisien en diable,
pour désigner celles qu’Aurélien Scholl – Aristote du perron Tortoni
– appelait les péripatéticiennes du Boulevard. On les nomme
maintenant des Madeleine-Bastille 31. » Aurélien Scholl,
collaborateur du Figaro, était le type même du grand boulevardier,
fondateur et rédacteur en chef du Nain jaune en 1863 (Baudelaire lui
envoya Le Peintre de la vie moderne, comme à tant d’autres qui ne le
publièrent pas). Dans Mon cœur mis à nu, il est classé parmi les
« jolis grands hommes du jour » (I, 694), avec Renan, Feydeau et
Feuillet, lesquels surent tirer profit des temps ou du régime. La
formule « Aristote du perron Tortoni » ne manque pas d’esprit, par
l’association du philosophe du Lycée et du fameux café du
Boulevard. Tout cela indique néanmoins que péripatéticienne n’était
probablement pas une appellation ordinaire de la prostituée de rue,
de la prostibula, au moment où Baudelaire traduisit la longue
périphrase de De Quincey, « female peripatetics who are technically
called street-walkers » par « péripatéticienne de l’amour ».

La volte-face des Foules

Le dernier paragraphe des Foules dresse un réquisitoire de la


bourgeoisie utilitariste, de sa morale et de ses satisfactions :
Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier
un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus
raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés
au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et,
au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui
les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.

La chute de ce poème en forme d’essai est pour le moins


inattendue. Tout ce qu’il pouvait y avoir de sensuel, d’orgiaque, de
prostitué dans les noces avec la foule, paraît se renverser. Voilà que
les « prêtres missionnaires », pourtant soumis au vœu de chasteté et
retirés à mille lieues du tourbillon urbain, deviennent les vrais
dépositaires de ces ivresses attribuées plus haut à la pénétration
charnelle des foules urbaines, à la fréquentation des boulevards, des
cafés, des théâtres et des bals. Les « mystérieuses ivresses »
désigneraient-elles une sorte de transport supérieur à la « singulière
ivresse », réservée aux solitaires partis pour les colonies ou les
missions ? Sans doute faut-il voir dans cette volta un effet de la
réversibilité, « grand mystère de l’univers ». À moins d’une dernière
provocation ironique, la hiérarchie des enivrements, imprévisible,
corrige l’érotisme initial du poème. Au bas de l’échelle des vertiges,
l’ivresse ordinaire est éprouvée au contact des foules, par exemple
dans la liesse populaire de la foire sur laquelle s’ouvre Le Vieux
Saltimbanque. C’est aussi la jouissance perverse saisie dans Mon cœur
mis à nu : « Un chapitre sur l’indestructible, éternelle, universelle et
ingénieuse férocité humaine./ De l’amour du sang./ De l’ivresse du
sang./ De l’ivresse des foules. De l’ivresse du supplicié (Damiens) »
(I, 693). Le plaisir sadique à dévisager un condamné au moment de
son exécution, comme au temps de Louis XV la foule pressée devant
les supplices du régicide Damiens, relève de cette espèce de vertige.
En haut de l’échelle, l’exaltation épurée des colons, des pasteurs de
peuples et des missionnaires sublime l’idéalisme politique et
l’altruisme social dans la religion. C’est ce que Baudelaire, à propos
de l’Exposition universelle, en 1855, appelait la « grâce divine du
cosmopolitisme », conquise par les « voyageurs solitaires qui ont
vécu pendant des années au fond des bois, au milieu des
vertigineuses prairies, sans autre compagnon que leur fusil » (II,
576).
Qui sont ces fondateurs de colonies auxquels pensait le poète ? Il
vouait de l’admiration à l’armée d’Afrique. Dans le Salon de 1859, il
rendit hommage à la mission colonisatrice de l’armée, devant un
tableau de François Tabar représentant des soldats moissonnant,
Guerre de Crimée. Fourrageurs. Baudelaire le décrit à la fois comme
un « tableau militaire » et « presque une pastorale », mélange
paradoxal : « … ma pensée, devant cette armée de moissonneurs, se
porta d’abord vers nos troupes d’Afrique, que l’imagination se figure
toujours si prêtes à tout, si industrieuses, si véritablement romaines »
(II, 644), autrement dit, « dignes de l’antique », modernes et
héroïques.
L’ivresse supérieure est encore celle que procure la comédie ou
la littérature. Un fragment de Mon cœur mis à nu insère celles-ci
dans une étrange série : « Ivresse d’Humanité./ Grand tableau à
faire/ Dans le sens de la charité./ Dans le sens du libertinage./ Dans
le sens littéraire ou du comédien » (I, 683). On ne s’étonne plus de
voir le libertinage suivre la charité, lui équivaloir chez un écrivain
fasciné par la réversibilité. Mais pourquoi la littérature et la
comédie leur sont-elles associées ? Quelle précision le dernier alinéa
apporte-t-il ? Le destin de Fancioulle peut l’expliquer :
Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se convulsait, avec une indestructible auréole
autour de la tête, auréole invisible pour tous, mais visible pour moi, et où se mêlaient, dans
un étrange amalgame, les rayons de l’Art et la gloire du Martyre. […] Fancioulle me
prouvait, d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’Art est plus apte que
toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de
la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un
paradis excluant toute idée de tombe et de destruction.

Cette joie mélangée ou inquiétante ressemble au mauvais plaisir


éprouvé face au supplice de Damiens, mais elle le dépasse, le
sublime, quand la victime se fait bourreau de soi-même.
Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire confie avoir désiré se vouer
à plusieurs de ces ivresses supérieures : « Étant enfant, je voulais
être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien » (I, 702). Il
réunit ici tous les enivrements nobles, ceux du pasteur, du
missionnaire, du soldat et du comédien. Lorsqu’il décrit la vie
moderne comme l’« ivresse religieuse des grandes villes », comme
une contre-religion qui accomplit une régression vers le paganisme
primitif, Baudelaire est à la fois ironique et sérieux. Il exalte les
voyants : « Il n’existe que trois êtres respectables :/ Le prêtre, le
guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer./ Les autres hommes sont
taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer
ce qu’on appelle des professions » (I, 684). La même trinité sociale
réapparaît dans un autre fragment de Mon cœur mis à nu : « Il n’y a
de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat,/
l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se
sacrifie./ Le reste est fait pour le fouet » (I, 693). Ces déclarations
prolongent la conception maistrienne de la guerre et la sacralisation
du soldat. Dans la conclusion des Foules, le comédien et le poète ne
sont pas mentionnés auprès de ces autres grands hommes que sont
le colon, le missionnaire, le pasteur, mais ils réapparaîtront bientôt
dans la moralité du Vieux Saltimbanque, poème toujours inséparable
des Foules.
La jouissance de la foule, le bain de multitude, l’universelle
communion, la sainte prostitution, voilà les données incontestables
de la relation du poète avec la rue, le boulevard, la ville, celle-ci
étant à la fois moderne et éternelle. Cependant, cette alliance de
« poésie et charité », cette extase philosophique ou poétique du
flâneur, reste inséparable de son envers ou de son double, le côtoie
sans cesse comme son gouffre, à savoir la prostitution pour ainsi
dire profane, la passion ordinaire, grégaire, de tous ceux qui ne
savent pas être seuls, qui en ont peur, y compris le poète à ses
heures : « L’homme aime tant l’homme que, quand il fuit la ville,
c’est encore pour chercher la foule, c’est-à-dire pour refaire la ville à
la campagne » (I, 689), à moins d’être le pasteur, le missionnaire ou
le poète.
Cette réversibilité de la solitude de la multitude, c’est enfin le
thème de La Solitude, poème en prose ancien, mais récrit après
novembre 1861 pour La Presse, dans son avant-dernier paragraphe.
La version initiale de 1855, dans le recueil Fontainebleau, distinguait
encore deux types de solitude, la bonne et la mauvaise :
N’est-ce pas La Bruyère qui a dit : « Ce grand malheur de ne pouvoir être seul… » ? Il en
serait donc de la solitude comme du crépuscule ; elle est bonne ou mauvaise, criminelle ou
salutaire, incendiaire ou calmante, selon qu’on en use, et selon qu’on a usé de la vie.

Dans le remaniement de 1862 pour La Presse, le poète interprète


différemment la citation de La Bruyère et introduit le motif de la
foule :
« Ce grand malheur de ne pouvoir être seul !… » dit quelque part La Bruyère, comme pour
faire honte à tous ceux qui courent s’oublier dans la foule, craignant sans doute de ne
pouvoir se supporter eux-mêmes.

Les mots de La Bruyère formaient l’épigraphe en français de The


Man of the Crowd : « Ce grand malheur, de ne pouvoir être seul. »
Poe citait Les Caractères de chic, et Baudelaire lui emprunte sa
citation sans revenir au texte de La Bruyère, où la formulation était
un peu différente : « Tout notre mal vient de ne pouvoir être
seuls 32. »
Courir après la foule pour s’y oublier, telle est la prostitution que
le poète incrimine ; pur divertissement, elle entraîne une
déperdition d’énergie et d’identité. Baudelaire ne cesse de la fuir et
de la conjurer lorsqu’il s’exalte au travail dans les fragments
d’Hygiène : « Goût invincible de la prostitution dans le cœur de
l’homme, d’où naît son horreur de la solitude. – Il veut être deux.
L’homme de génie veut être un, donc solitaire./ La gloire, c’est rester
un, et se prostituer d’une manière particulière./ C’est cette horreur
de la solitude, le besoin d’oublier son moi dans la chair extérieure,
que l’homme appelle noblement besoin d’aimer » (I, 700). Il y a donc
bien deux prostitutions, la prostitution grégaire de celui qui ne peut
pas « être seul », et celle, « particulière », de l’« homme de génie »,
de l’« homme des foules », du « parfait flâneur », du poète ou du
philosophe péripatéticien, ou encore du « peintre de la vie
moderne », pour qui la loi mystérieuse de la réversibilité rend la
solitude et la multitude égales.
Introduits par Les Foules, les deux poèmes suivants, Les Veuves et
Le Vieux Saltimbanque, mettent en scène deux types de solitaires
désœuvrés : les femmes seules et l’artiste déchu, dans des décors
urbains, le jardin public où le poète observe les veuves, et la foire
où il repère le comédien abandonné. Ces poèmes illustrent par
l’absurde la prisca theologia, la théologie primitive de l’Un et du
Multiple. Il manque à ces victimes ordinaires de la vie, sacrifiées
sans sacré, bannies sans façon par les foules, la « grâce divine du
cosmopolitisme » qui ferait d’elles des « voyageurs solitaires »
reproduisant en eux la multitude. La ville moderne exaspère les
traits de la ville éternelle et caricature la primitive religion païenne
en sacrifiant banalement les vaincus de la vie, les vieillards et les
petites vieilles, et bien d’autres encore.
7
Des caricatures sérieuses

La presse, la photographie, le gaz, le boulevard furent autant


d’innovations qui provoquèrent l’irritation de Baudelaire, autant de
miroirs où il aperçut l’homme moderne. Il faut leur ajouter un
dernier miroir, le miroir que l’art tend à l’homme et à la société,
moins les beaux-arts dans leur majesté, les tableaux d’histoire ou de
genre, les paysages et les portraits, que les petits formats, la masse
des œuvres accumulées dans les dernières salles du Salon, les
dessins, les aquarelles, les pastels, les gravures, ou même les
lithographies et les caricatures à l’étal des boutiques. Baudelaire, en
tête de Quelques caricaturistes français, défend l’idée que « les images
triviales, les croquis de la foule et de la rue, les caricatures, sont
souvent le miroir le plus fidèle de la vie » (II, 544). Le conflit de la
presse et de la poésie, ou la rivalité de la photographie et de la
peinture, aurait pu faire penser que, pour Baudelaire, la modernité
était essentiellement réfractaire à l’art, que l’art moderne était une
contradiction dans les termes. Pourtant, et à la suite d’un raccourci
tout aussi expéditif, on a parfois fait de Baudelaire le prophète de
toute modernité esthétique, alors que celle-ci n’est au mieux que « la
moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », selon
la formule mémorable du Peintre de la vie moderne (II, 695). Les
réflexions de Baudelaire sur la modernité en art paraissent plus
compliquées que ces deux lieux communs qui les résument de
manière univoque comme réactionnaires ou révolutionnaires. Pour
pénétrer un peu mieux sa pensée, nulle entrée ne vaut Le Peintre de
la vie moderne.

L’héroïsme moderne

L’enquête sur le « peintre de la vie moderne » répond cependant


à une interrogation ancienne de Baudelaire. L’essai publié sous ce
titre fut écrit en 1859-1860 ; il parut en 1863 dans le Figaro,
longtemps après les premières investigations du poète à la recherche
de l’artiste exemplaire. Dès le Salon de 1845, le jeune essayiste de
vingt-quatre ans terminait son étude par un regret :
Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne
nous entoure et nous presse. […] Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux
épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté
épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous
sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies (II, 407).

S’esquissait déjà une théorie esthétique portant sur la nécessité


d’« arracher à la vie actuelle » ses attributs épiques ; la beauté
moderne aurait tenu à ces éléments de grandeur extraits de la réalité
quotidienne dans sa trivialité. La recherche du « vrai peintre » du
monde contemporain, celui qui saurait exposer ses héroïsmes et son
souffle épique, fut l’objet d’une préoccupation de longue durée chez
Baudelaire ; en 1845, lors de son premier Salon, ou même plus tôt, il
avait posé les termes de son ambition.
Un an plus tard, il revint à la charge dans le Salon de 1846, où il
développa le thème au point de lui consacrer son dernier chapitre,
« De l’héroïsme de la vie moderne », lequel s’ouvre sur le constat de
la décadence de la peinture : « Il est vrai que la grande tradition
s’est perdue, et que la nouvelle n’est pas faite » (II, 493). Comment
fonder une nouvelle tradition qui ait la grandeur de l’ancienne ?
Celle-ci consistait dans l’« idéalisation ordinaire et accoutumée de la
vie ancienne », c’est-à-dire d’une vie « robuste et guerrière », faite de
« pompe » publique et privée. Baudelaire ne désespère pourtant pas,
car « tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté » ; donc
« nous avons inévitablement la nôtre ». Il s’agit de la trouver, de
l’inventer, de la dégager. Baudelaire formule son projet pour la
peinture de manière tout à fait cohérente avec ce qu’il demandait en
1845 : la voie, pour l’artiste moderne, serait de « rechercher quel
peut être le côté épique de la vie moderne, et de prouver par des
exemples que notre époque n’est pas moins féconde que les
anciennes en motifs sublimes » (II, 493). Une quinzaine d’années
plus tard, le point de vue du Peintre de la vie moderne, texte
contemporain des Tableaux parisiens des Fleurs du Mal et du Spleen
de Paris, ne sera pas essentiellement différent. Il n’y a pas de beauté
absolue et éternelle. Baudelaire affiche son romantisme et son
hostilité à la théorie classique du beau, avec Stendhal, qu’il cite dans
le Salon de 1846 : « … le romantisme est l’expression la plus récente,
la plus actuelle du beau » (II, 420). Ou encore : « Qui dit
romantisme dit art moderne » (II, 421). Jusqu’au bout, romantisme
et modernité ne feront qu’un pour Baudelaire, au point de susciter
peut-être certaines de ses méconnaissances ou bévues, par exemple
l’attitude embarrassée qu’il adopta envers Manet. À la fin du Salon
de 1846, il affirme franchement : « Toutes les beautés contiennent
[…] quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, –
d’absolu et de particulier » (II, 493). Ce sera encore la thèse qu’il
soutiendra dans Le Peintre de la vie moderne, mais en la précisant.
Pour l’instant, il procède par la métaphore en invoquant cette
opération savoureuse qui fait du beau en soi une « abstraction
écrémée à la surface générale des beautés diverses » (II, 493),
comme on enlève la crème du lait, suivant une expression familière
qui veut dire qu’on prélève le meilleur.
Malgré l’éloge du romantisme, de la couleur et de Delacroix,
décrit au début de ce Salon de 1846 comme « le chef de l’école
moderne » (II, 427) ou « la dernière expression du progrès dans
l’art » (II, 441), Baudelaire donne alors deux exemples de la beauté
moderne qui semblent relever d’une esthétique très différente. Ces
deux tentatives pour extraire la grandeur de la trivialité, suivant une
démarche qu’il appelle de ses vœux pour créer une nouvelle
tradition, le poète les trouve – fait remarquable qui pourrait relever
de l’ironie ou de la provocation – chez un peintre de mœurs et chez
un caricaturiste, Eugène Lami et Paul Gavarni, « qui ne sont
pourtant pas des génies supérieurs », concède-t-il, mais qui ont su
exprimer la beauté de la vie moderne, en particulier de « l’habit, la
pelure du héros moderne » (II, 494). Dans les années qui précèdent
1848, l’habit noir, emblème traditionnel de deuil, est devenu le
vêtement masculin bon à tout ; avec lui, l’« expression de l’égalité
universelle » se mue en « symbole du deuil perpétuel ». Sous l’habit
noir, la ville moderne, le Boulevard, semble une « défilade de
croque-morts », où le suffixe dépréciatif et familier en -ade
transforme la flânerie sur le boulevard en cortège macabre.
Eugène Lami était un peintre officiel de tableaux historiques
pour le musée du palais de Versailles, créé par Louis-Philippe. Il
commémora notamment l’Attentat de Fieschi, le 28 juillet 1835, alors
que Louis-Philippe passait en revue la garde nationale sur le
boulevard du Temple, ce fameux « boulevard du Crime », lieu des
promenades populaires et de la foire permanente que Haussmann
devait démolir en 1862. Lami était toutefois mieux connu comme
aquarelliste mondain et chroniqueur officieux de la vie élégante
sous la monarchie de Juillet. Son Boulevard des Italiens, lithographie
de 1843, représente l’épicentre du Boulevard et de la nouvelle vie
parisienne, avec la Maison dorée, le non moins célèbre café Tortoni,
et le café Riche (ill. 12). Au Salon de 1846, il exposa La Reine
Victoria dans le salon de famille au château d’Eu, le 3 septembre 1843,
destiné à Versailles, mais Baudelaire pensait plus probablement à
une scène de mœurs, comme sa lithographie des Champs-Élysées, de
1846. Gavarni, lui, qui dessinait dans les journaux de mode et
donnait des caricatures au Charivari, laissa d’innombrables croquis
de types ou de caractères urbains, des dames, princesses ou
drôlesses, des flâneurs et des dandies, et surtout des « lorettes »,
auxquelles il fit une renommée.
Dès 1846, bien avant sa découverte de Constantin Guys, les
premiers artistes de la vie moderne identifiés par Baudelaire furent
donc un peintre de mœurs et un caricaturiste répandus par la
lithographie, technique récente qui permit, avant la photographie, la
grande diffusion des images. Dans le Salon de 1845, Baudelaire citait
Devéria dans ce genre : « Pendant de longues années, M. Achille
Devéria a puisé, pour notre plaisir, dans son inépuisable fécondité,
de ravissantes vignettes, de charmants petits tableaux d’intérieur, de
gracieuses scènes de la vie élégante […]. Il savait colorer la pierre
lithographique […]. Ces lithographies, que les marchands achètent
trois sols et qu’ils vendent un franc, sont les représentants fidèles de
cette vie élégante et parfumée de la Restauration » (II, 365). Devéria
représentait les concerts, les Bouffes, l’Opéra et les salons de Paris.
Lami et Gavarni le remplacèrent en 1846, mais, encore dans Le
Peintre de la vie moderne, Baudelaire donnera la lithographie comme
la représentation exemplaire de la vie moderne et des mœurs
actuelles. Dans le second chapitre, « Croquis de mœurs », il note
ainsi : « Dès que la lithographie parut, elle se montra tout de suite
très apte à cette énorme tâche, si frivole en apparence. Nous avons
dans ce genre de véritables monuments » (II, 686-687). Baudelaire
défendit toujours l’idée d’une convenance mutuelle entre
lithographie et vie moderne, nul procédé n’étant mieux en mesure
d’écrémer la dimension épique de la mode.
En 1846, Baudelaire qualifie Lami et Gavarni, dessinateurs de la
mode, de « poètes du dandysme », par allusion au livre récent de
Barbey d’Aurevilly, Du dandysme et de G. Brummell (1845). Lami, dit-
il, est le poète du « dandysme officiel » (non par ses tableaux
d’histoire pour Versailles, mais par ses lithographies de la vie
élégante), tandis que Gavarni pratique un « dandysme hasardeux et
d’occasion » (II, 494). L’un et l’autre seront encore cités dans Le
Peintre de la vie moderne, au chapitre « Le croquis de mœurs », à
propos de l’avènement de la lithographie et de sa faculté de
représenter la « vie triviale », la « métamorphose journalière des
choses extérieures » (II, 686), métamorphose qui consiste à trouver
et à transformer ce qui est « grand », digne de l’ancien, dans les
gestes quotidiens. Le poète fait l’éloge de ces deux artistes, non sans
leur adjoindre Daumier, ou encore Devéria : « On a justement appelé
les œuvres de Gavarni et de Daumier des compléments de La
Comédie humaine » (II, 687). Grâce à eux, Balzac est mis en images,
non sans une réserve toutefois, ou du moins une remarque inspirée
par la duplicité habituelle du poète : le peintre de mœurs a une
« nature mixte », hybride, car il entre dans son génie une « bonne
part d’esprit littéraire ». Le compliment paraît équivoque : il se mêle
à l’art du peintre de mœurs un élément littéraire qui le complète ou
le contrebalance, si bien qu’il n’est ni totalement peintre ni
totalement poète. Tel est aussi le cas de Guys, traité
d’« [o]bservateur, flâneur, philosophe », mais aussi d’« esprit
littéraire » : « Quelquefois il est poète ; plus souvent il se rapproche
du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et
de tout ce qu’elle suggère d’éternel » (II, 687). Poète, romancier ou
moraliste, Guys appartient à la même famille que Gavarni et
Daumier, auprès desquels Baudelaire cite de nouveau Lami,
« presque anglais à force d’amour pour les élégances
aristocratiques », ainsi que quelques autres, dont deux caricaturistes
mineurs, Trimolet et Traviès, « chroniqueurs de la pauvreté et de la
petite vie » (II, 687).
Tous avaient été loués déjà dans Quelques caricaturistes français.
Un solide fil conducteur relie ainsi le Salon de 1846, où Lami et
Gavarni étaient donnés comme modèles de l’artiste moderne, au
Peintre de la vie moderne, où Guys remplit désormais ce rôle avec ses
dessins de mœurs proches de la caricature. Et ce fil passe par
Quelques caricaturistes français, article publié en 1857, mais relevant
d’un projet plus vaste et ancien (un texte intitulé De la caricature
avait été annoncé sur la couverture du Salon de 1845). La première
rédaction de l’essai sur la caricature date, selon Claude Pichois, de
1846 au plus tard, et fut suivie de plusieurs campagnes de
remaniements et de mises à jour, avant la publication de 1857 (II,
1342). De l’essence du rire sert de prologue théorique à deux textes
plus descriptifs, Quelques caricaturistes français et Quelques
caricaturistes étrangers. À la fin de sa vie, lors de son séjour à
Bruxelles, Baudelaire insistait auprès de Lemer puis d’Ancelle pour
que cet essai, qu’il jugeait capital, figurât dans ses Réflexions sur
quelques-uns de mes contemporains (C, II, 444 et 591). Il y comparait
les caricaturistes, en particulier Daumier, aux romanciers réalistes et
aux moralistes ; Gavarni, Trimolet et Traviès y étaient également
passés en revue. Depuis 1845, Balzac figurait toujours à l’arrière-
plan de la recherche de l’« héroïsme de la vie moderne », héroïsme
voilé par l’uniformité de cette vie et qui n’est donc jamais manifeste,
mais toujours à dégager. Ce fil nous guide aussi vers Le Spleen de
Paris, fait de nombreux « croquis de mœurs », ou de véritables
caricatures en prose, pour risquer cette expression. Si Baudelaire se
passionne pour la caricature dès 1845, le poème en prose n’en
deviendra pas l’équivalent littéraire avant 1861 ou 1862.
En 1846, le dandysme, avec Lami et Gavarni, s’offre comme la
« chose moderne » par excellence (II, 494). Cette beauté moderne,
explique Baudelaire, est à chercher du côté non des « sujets publics
et officiels », mais des « sujets privés, qui sont bien autrement
héroïques » (II, 495), à savoir la « vie élégante » et, déjà, le
fourmillement louche de la grande ville : ces « milliers d’existences
flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, –
criminels et filles entretenues », tout ce milieu interlope qui
intéresse La Gazette des tribunaux et auquel Baudelaire fera encore
allusion dans son projet d’un « Épilogue » aux Fleurs du Mal de
1861 :
Je t’aime, ô capitale infâme ! Courtisanes
Et bandits, tel souvent vous offrez des plaisirs
Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.

De l’héroïsme moderne, du nouveau sacré des « mystères de


Paris », Baudelaire donne alors l’exemple de la rumeur admirative
qui circula sur le boulevard des Italiens, au soir de la réplique
hautaine d’un ministre à une interpellation impertinente de
l’opposition : « N… de D… ! qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu
de si fier ! » (II, 495). Comme l’a montré Dolf Oehler 1, Guizot fut
l’auteur de la réplique splendide dont Baudelaire se souvient. Le
26 janvier 1844, alors qu’il était attaqué à la Chambre par les
légitimistes et la gauche dynastique, le ministre lança à
l’opposition : « Et quant aux injures, aux calomnies, aux colères
extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu’on voudra, on
ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain 2. » L’incident fut
commémoré par une médaille qui portait cette inscription : « On
peut épuiser ma force/ on n’épuisera pas mon courage. » Comme
second exemple d’héroïsme moderne, Baudelaire cite un cas très
différent, celui du « sublime B… », criminel au comportement
superbe sous la guillotine. Également identifié par Dolf Oehler,
Pierre-Joseph Poulmann fut condamné à mort le 27 janvier 1844, le
lendemain de la réplique de Guizot, et exécuté au début du mois de
février 1844, après avoir refusé les secours d’un prêtre. Baudelaire
voit dans ce rejet du prêtre une forme du sublime. Les deux
exemples sont donc pris aux deux bouts de l’échelle sociale – l’un est
emprunté au Moniteur universel (l’héroïsme du Premier ministre),
l’autre à La Gazette des tribunaux (l’héroïsme de l’assassin) –, mais
tous deux témoignent de la même grandeur d’âme. Ils remontent à
la même date au début de 1844, laquelle atteste l’ancienneté de la
réflexion de Baudelaire sur l’héroïsme moderne, ces deux types
complémentaires illustrant la « beauté nouvelle et particulière », la
« beauté moderne » que recherche le poète.
« La vie parisienne, écrit-il en 1846, est féconde en sujets
poétiques et merveilleux », bizarres, étonnants, donc beaux, faisant
rêver, à la manière de Balzac. Baudelaire pour finir apostrophe le
romancier, « vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus
romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous
avez tirés de votre sein ! » (II, 496). Les épithètes adressées à Balzac
sont les mêmes que celles qui qualifient la beauté moderne :
héroïque, romantique et poétique, sans oublier le très baudelairien
singulier, souvent rencontré déjà.
Delacroix reste le phare dans le Salon de 1846, et Baudelaire
continue d’identifier les épithètes romantique et moderne, mais il est
à la recherche d’une autre beauté, urbaine, « en habit », en noir et
blanc, mais qui sauverait la couleur : « Les grands coloristes savent
faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un
fond gris » (II, 495), exigence qui annonce son hostilité à la
photographie noir sur noir. Plus tard, en 1857, dans Quelques
caricaturistes français, à propos de Daumier, Baudelaire dira de
même que « son dessin est naturellement coloré » et qu’il « fait
deviner la couleur comme la pensée » (II, 557). Il restera fidèle à
Lami et à Gavarni, et sa curiosité pour le dessin de mœurs le mènera
vers les caricaturistes, puis vers d’autres artistes marginaux comme
Meryon ou Constantin Guys. Une constante reliera toutefois sa
réflexion durant une vingtaine d’années : malgré son admiration
pour Delacroix, ce sera toujours du côté du croquis de mœurs ou
même de la caricature qu’il recherchera la beauté moderne, et c’est
cette beauté-là qui trouvera enfin son expression littéraire dans le
poème en prose du Spleen de Paris comme « caricature sérieuse ».

Complaisance de Gavarni

L’essai sur Quelques caricaturistes français reprend là où la


réflexion du Salon de 1846 s’était interrompue, décrivant « les
images triviales, les croquis de la foule et de la rue, les caricatures »
comme « le miroir le plus fidèle de la vie » (II, 544), proposition
dont tous les termes révèlent une fois de plus les intérêts et les
hantises du poète : la trivialité, la foule et la rue comme instances de
la vie moderne, et le croquis ou la caricature comme miroir.
Baudelaire y loue la « petite Comédie humaine » d’une estampe, Le
Jeu, qu’il attribue à Carle Vernet. Il s’agit en réalité d’une planche de
1790, Le Trente-un, ou la maison de prêt sur nantissement, dessin de
Jean Urbain Guérin gravé par Louis Darcis (ill. 13) :
Chacun se rappelle cette grande planche qui représente une maison de jeu. Autour d’une
vaste table ovale sont réunis des joueurs de différents caractères et de différents âges. Il n’y
manque pas les filles indispensables, avides et épiant les chances, courtisanes éternelles des
joueurs en veine. Il y a là des joies et des désespoirs violents ; de jeunes joueurs fougueux
et brûlant la chance ; des joueurs froids, sérieux et tenaces ; des vieillards qui ont perdu
leurs rares cheveux au vent furieux des anciens équinoxes (II, 544-545).

La scène illustre à merveille cette modernité artistique que


Baudelaire appelle de ses vœux et que certains portraits de groupe
du Spleen de Paris chercheront à réaliser, comme Le Joueur généreux
ou Portraits de maîtresses, qui ajoutent au « tableau de Paris » une
touche de fantastique.
Baudelaire, s’il loue encore le trait moderne de Gavarni, comme
dans le Salon de 1846, se montre désormais plus évasif à son égard.
Il le juge « bizarre » (II, 559), qualificatif toujours élogieux chez lui,
mais il le classe de nouveau ni comme « tout à fait un
caricaturiste », ni « uniquement un artiste », mais aussi comme « un
littérateur », et pareille appréciation est équivoque. Par là,
Baudelaire entend qualifier la façon dont procède Gavarni : en usant
de l’allusion, en se montrant réticent, à la manière de Marivaux,
auquel Baudelaire le compare. Comme le dramaturge, Gavarni n’est
pas toujours ou pas assez satirique, mais fait preuve de
complaisance dans sa représentation de la vie moderne. Aussi
corrompu et flatteur que le sont les gens de lettres, cynique et
gracieux à la fois, il est le complice du monde qu’il dépeint,
connivence ou faiblesse qui explique son succès. Baudelaire donne
l’exemple de la gravure Quartier Breda : Ma bonne dame charitable,
des Baliverneries parisiennes (1846) (ill. 14) :
… vous rappelez-vous cette grande et belle fille qui regarde avec une moue dédaigneuse un
jeune homme joignant devant elle les mains dans une attitude suppliante ? « Un petit
baiser, ma bonne dame charitable, pour l’amour de Dieu ! s’il vous plaît. – Repassez ce soir,
on a déjà donné à votre père ce matin. » On dirait vraiment que la dame est un portrait.
Ces coquins-là sont si jolis que la jeunesse aura fatalement envie de les imiter. Remarquez,
en outre, que le plus beau est dans la légende, le dessin étant impuissant à dire tant de
choses (II, 560).

Toute la réserve de Baudelaire est contenue dans la dernière


phrase : en tant que littérateur, Gavarni a toujours besoin d’ajouter
à un dessin, en soi insuffisant, une légende qui explique l’ironie de
l’image. Or dans De l’essence du rire, Baudelaire faisait l’éloge du
comique quand il était lié au silence, comme chez le mime ou le
pantomime.
Gavarni parle donc trop, passe pour trop rhétorique aux yeux de
Baudelaire. Son spectateur ne peut pas se dispenser de ses légendes.
Il est le parfait représentant du « comique significatif », tel que De
l’essence du rire le définit. L’image est impuissante sans la moralité.
Faisant appel à la collusion du spectateur, Gavarni lui donne un
sentiment de supériorité sur la scène représentée, puisqu’il doit
exercer son intelligence afin de déchiffrer le dessin et de percer
l’allusion. Baudelaire insiste aussi sur la dépendance historique de
l’œuvre de Gavarni, lequel n’a pas la faculté de dépasser son temps.
Bref, il lui manque la fureur immédiate, la violence immémoriale,
qui définit le « comique absolu », sommet du comique selon De
l’essence du rire.
Alors que Gautier qualifiait Gavarni, à l’égal de Balzac, de
« franchement, exclusivement, absolument moderne 3 », le jugement
de Baudelaire est plus contrasté. Dans son livre désormais classique,
Baudelaire and Caricature, Michele Hannoosh faisait l’hypothèse
intéressante que les réserves de Baudelaire au sujet de Gavarni
auraient été la conséquence de leur excessive ressemblance 4.
Baudelaire se serait reconnu en Gavarni, et désapprouvé. Dans leur
livre consacré au dessinateur, Gavarni, l’homme et l’œuvre (1873),
allongeant leur contribution de 1858 au recueil de gravures D’après
nature 5 et faisant de Gavarni leur peintre de la vie moderne, les
Goncourt le présentaient en effet comme un dandy spirituel qui
professait les mêmes idées que Baudelaire sur les femmes, l’amour,
la démocratie, l’égalitarisme et les idéaux de février, ou encore sur
le progrès : « Le Progrès ! mais je le nie formellement, le Progrès ! »,
se serait par exemple écrié Gavarni en face de Louis Blanc, qui
cherchait à l’enrôler 6. Gavarni se répandait comme Baudelaire en
diatribes contre la presse, l’imprimerie, les « politiqueurs » et les
« aimeurs de peuples 7 ». Antilibéral, antidémagogue et antiégalitaire
comme Balzac, il fut lui aussi blessé personnellement par 1848.
L’une de ses séries de lithographies des débuts du Second Empire,
intitulée Histoire de politiquer (1852-1853), ironise sur la prétention
moderne des gens à participer aux affaires publiques, comme dans
cette légende accompagnant deux bourgeois en conversation :
« Dans le gouvernement de mon opignon, tu dois être minis’ des
finances ou n’importe, aussi bien comme moi, si tu en as les
dispositions 8 ! » Aussi « dépolitiqué » que Baudelaire, Gavarni
jugeait : « Ce qu’on appelle esprit public est la bêtise de chacun
multipliée par la bêtise de tout le monde 9. » Tous deux partageaient
en outre une semblable curiosité équivoque pour la ville et la foule :
« Qu’il faut être vide ou ennuyé pour s’ennuyer près d’une
agglomération d’hommes ! », écrivait Gavarni dès 1828 10, comme
Guys devait juger qu’il fallait être un sot pour ne pas jouir de la
foule. Baudelaire le classe parmi ses « amis » sur les listes de
distribution de ses livres, auprès de Daumier (C, II, 275), et il lui
envoie sa traduction d’Eureka en 1863 (C, II, 346). En février 1864,
Baudelaire annonce à Gavarni, avec la même duplicité que dans ses
lettres à Nadar ou à Manet, qu’il s’apprête à publier ses Curiosités
esthétiques, livre qui reproduira ses jugements mitigés sur son
« ami » dans Quelques caricaturistes français : « … vous verrez ce que
j’écrivais autrefois sur vous ; mais ce que j’écrivais était bien
inférieur à ce que je pense » (C, II, 346). Baudelaire prépare ainsi
Gavarni, ménage sa susceptibilité avant qu’il ne se retrouve traité de
corrompu, de flatteur et d’hypocrite dans le livre de son « ami ».

Bonhomie de Daumier

C’est surtout Daumier qui est célébré dans Quelques caricaturistes


français, « l’un des hommes les plus importants, je ne dirai pas
seulement de la caricature, mais encore de l’art moderne » (II, 549).
S’il représente parfaitement le « comique significatif », complaisant
et flatteur, il réunit toutefois plusieurs traits du « comique absolu »,
c’est-à-dire du grotesque, car ses dessins sont immédiats et ne
nécessitent aucune légende, à la différence de ceux de Gavarni. Il
faut exercer son intelligence devant un dessin de Gavarni, alors
qu’une caricature de Daumier convoque l’imagination. Baudelaire
parle à son sujet d’un comique « pour ainsi dire, involontaire »,
« sans rancune et sans fiel », refusant de « blesser la conscience du
genre humain ». C’est seulement, ajoute Baudelaire en conclusion,
parce qu’il « aime très passionnément la nature », qu’il « s’élèverait
difficilement au comique absolu » (II, 556-557). Comme Baudelaire
l’explique dans De l’essence du rire, le comique absolu se distingue du
comique significatif en ce qu’il suppose une « supériorité, non plus
de l’homme sur l’homme, mais de l’homme sur la nature » (II, 535).
Daumier, en somme, est encore trop naturaliste, trop bon, et pas
assez théologien ou maistrien pour faire du mal la vérité de
l’homme. Goya seul le dépassera, étudié dans Quelques caricaturistes
étrangers, et atteindra, lui, le « comique éternel » (II, 568).
Daumier, malgré ces limitations, ou peut-être grâce à elles,
incarne l’artiste moderne par excellence à l’époque de Quelques
caricaturistes français. Pour l’expliquer, Baudelaire commence par
esquisser une histoire de la caricature, de la satire politique depuis
les débuts de la monarchie de Juillet, dans des publications telles
que La Caricature (l’hebdomadaire de Charles Philipon, auquel
Balzac et Daumier collaborèrent entre 1830 et 1835) et Le Charivari
(le quotidien de Philipon, fondé en 1832). Durant quelques années,
ce fut un magnifique moment pour la liberté de la presse, à la suite
de la révolution de 1830 et jusqu’aux lois de septembre 1835, après
l’attentat de Fieschi, qui muselèrent de nouveau les journaux. La
Caricature ferma et Le Charivari ne fit dès lors plus référence à
l’actualité politique. Baudelaire se souvient avec nostalgie de cet
d’âge d’or :
C’est un tohu-bohu, un capharnaüm, une prodigieuse comédie satanique, tantôt bouffonne,
tantôt sanglante, où défilent, affublées de costumes variés et grotesques, toutes les
honorabilités politiques. Parmi tous ces grands hommes de la monarchie naissante, que de
noms déjà oubliés ! Cette fantastique épopée est dominée, couronnée par la pyramidale et
olympienne Poire de processive mémoire (II, 549).

Baudelaire fait référence aux fameuses poires dessinées par


Philipon lors de son procès en novembre 1831, alors qu’il était
poursuivi pour avoir représenté Louis-Philippe sous la forme de ce
fruit dans une célèbre caricature, reprise par Daumier :
On se rappelle que Philipon, qui avait à chaque instant maille à partir avec la justice
royale, voulant une fois prouver au tribunal que rien n’était plus innocent que cette
irritante et malencontreuse poire, dessina à l’audience même une série de croquis dont le
premier représentait exactement la figure royale, et dont chacun, s’éloignant de plus en
plus du terme primitif, se rapprochait davantage du terme fatal : la poire. « Voyez, disait-il,
quel rapport trouvez-vous entre ce dernier croquis et le premier ? » (II, 549-550.)

Les termes employés par Baudelaire pour désigner cette grande


époque, « tohu-bohu », « capharnaüm », « prodigieuse comédie
satanique, tantôt bouffonne, tantôt sanglante », ou même les deux à
la fois, « bouffonnerie sanglante », rendent la caricature très proche
du grotesque, de la pantomime anglaise, ou du théâtre des
Funambules. Un dessin représente ainsi une jeune et belle femme au
bonnet phrygien, vers laquelle s’avance un gros homme vu de dos, à
la tête piriforme : aucune légende n’est nécessaire pour comprendre
que le roi s’apprête à violer la Liberté.
Baudelaire donne plusieurs exemples de caricatures politiques
parfaites tirées de ces années-là. Le premier n’est pas de Daumier,
mais d’Alexandre Casati, sa Parodie du tableau de la Clytemnestre,
publiée dans La Caricature (no 168, 23 janvier 1834), détournant un
tableau néoclassique du Louvre dû à Pierre-Narcisse Guérin,
Clytemnestre hésitant avant de frapper Agamemnon endormi (1817), où
Égisthe pousse Clytemnestre au crime. Baudelaire décrit l’imitation
de ce tableau néoclassique :
La Liberté, jeune et belle, assoupie dans un dangereux sommeil, coiffée de son bonnet
phrygien, ne pense guère au danger qui la menace. Un homme s’avance vers elle avec
précaution, plein d’un mauvais dessein. Il a l’encolure épaisse des hommes de la halle ou
des gros propriétaires. Sa tête piriforme est surmontée d’un toupet très proéminent et
flanquée de larges favoris. Le monstre est vu de dos, et le plaisir de deviner son nom
n’ajoutait pas peu de prix à l’estampe. Il s’avance vers la jeune personne. Il s’apprête à la
violer (II, 550).

Baudelaire ne trouve rien d’équivalent à la bouffonnerie des


débuts des années 1830 dans les dessins qui suivirent 1848, sauf
dans « une seule caricature dont la férocité me rappelât le temps des
grandes fureurs politiques » (II, 551). Il la décrit de mémoire, mais
elle n’a pas été identifiée : pendant la répression et les massacres qui
suivirent l’insurrection de Rouen, en avril 1848, un cadavre est
exposé aux « gros bonnets de la ville », dont, au centre, le juge, qui
déclare que l’insurgé « fait le mort pour ne pas répondre à la
Justice » (II, 552). Rien de tel après 1848 – ce qui démontre assez la
différence entre les révolutions de 1830 et 1848 – que la Rue
Transnonain, le 14 avril 1834, la célèbre caricature de Daumier.
Baudelaire la considère comme un sommet de l’œuvre, un vrai Goya
où « la triviale et terrible réalité » est montrée dans une image
grotesque et fantastique : un ouvrier assassiné par la troupe écrase
son enfant de son corps mort. La caricature mêle la banalité de la
pauvreté au tragique et à l’épique, après la riposte sanglante de la
troupe aux coups de feu venus du bâtiment :
À propos du lamentable massacre de la rue Transnonain, Daumier se montra vraiment
grand artiste ; le dessin est devenu assez rare, car il fut saisi et détruit. Ce n’est pas
précisément de la caricature, c’est de l’histoire, de la triviale et terrible réalité. – Dans une
chambre pauvre et triste, la chambre traditionnelle du prolétaire, aux meubles banals et
indispensables, le corps d’un ouvrier nu, en chemise et en bonnet de coton, gît sur le dos,
tout de son long, les jambes et les bras écartés. Il y a eu sans doute dans la chambre une
grande lutte et un grand tapage, car les chaises sont renversées, ainsi que la table de nuit et
le pot de chambre. Sous le poids de son cadavre, le père écrase entre son dos et le carreau
le cadavre de son petit enfant. Dans cette mansarde froide il n’y a rien que le silence et la
mort (II, 552).

Le grand art de la caricature politique se situe entre 1830 et


1835 ; les dessins de 1848 n’en seront pas dignes, ils ne retrouveront
pas, selon Baudelaire, la même puissance grotesque. Ce n’est pas que
le poète ait changé de camp, puisque, se remémorant une seule
gravure anonyme remarquable de 1848, dénonçant la répression
sanglante d’une manifestation d’ouvriers à Rouen en avril, il reste
fidèle au parti des victimes et réprouve la « garde bourgeoise », ces
« dandys bourgeois qui vont monter leur garde ou réprimer l’émeute
avec un bouquet de violettes à la boutonnière », fleur qui les désigne
comme des bonapartistes et de futurs suppôts de l’Empire (II, 551).
En 1857 encore, Baudelaire maintient donc son admiration pour
la fièvre caricaturale subversive qui suivit 1830 et regrette qu’elle
ait été inégalée en 1848. Il cite plusieurs caricatures politiques
mémorables de Daumier, parues avant 1835 et la disparition de La
Caricature, mais les satires sociales qui suivirent dans Le Charivari, le
séduisent tout autant, comme Un dernier bain !, de la série Sentiments
et passions, parue le 7 juin 1840 (ill. 4). Il analyse longuement ce
dessin, exemplaire de l’art moderne à ses yeux :
Le Dernier Bain [sic], caricature sérieuse et lamentable. – Sur le parapet d’un quai, debout
et déjà penché, faisant un angle aigu avec la base d’où il se détache comme une statue qui
perd son équilibre, un homme se laisse tomber roide dans la rivière. Il faut qu’il soit bien
décidé ; ses bras sont tranquillement croisés ; un fort gros pavé est attaché à son cou avec
une corde. Il a bien juré de n’en pas réchapper. Ce n’est pas un suicide de poète qui veut
être repêché et faire parler de lui. C’est la redingote chétive et grimaçante qu’il faut voir,
sous laquelle tous les os font saillie ! Et la cravate maladive et tortillée comme un serpent,
et la pomme d’Adam, osseuse et pointue ! Décidément, on n’a pas le courage d’en vouloir à
ce pauvre diable d’aller fuir sous l’eau le spectacle de la civilisation. Dans le fond, de
l’autre côté de la rivière, un bourgeois contemplatif, au ventre rondelet, se livre aux délices
innocentes de la pêche (II, 553).

Fuir « le spectacle de la civilisation », cela correspond à une


moralité immuable de Baudelaire, celle du Voyage et de nombreuses
pièces du Spleen de Paris. Ce n’est donc pas seulement la charge
politique qui plaît à Baudelaire dans la caricature, mais aussi la
satire sociale, non la vignette complaisante à la Gavarni, mais le
dessin fantastique qui provoque l’imagination, à la manière de Goya.
Les caricatures sociales que Baudelaire apprécie comme exemplaires
de la peinture moderne annoncent certains poèmes en prose, comme
Le Tir et le Cimetière, qui pourrait décrire une lithographie de
Daumier, par exemple À la santé des pratiques. Association en
commandite pour l’exploitation de l’humanité, parue dans Le Charivari
du 26 mai 1840, et décrite dans Quelques caricaturistes français :
Figurez-vous un coin très retiré d’une barrière inconnue et peu passante, accablée d’un
soleil de plomb. Un homme d’une tournure assez funèbre, un croque-mort ou un médecin,
trinque et boit chopine sous un bosquet sans feuilles, un treillis de lattes poussiéreuses, en
tête à tête avec un hideux squelette. À côté est posé le sablier et la faux. Je ne me rappelle
pas le titre de cette planche. Ces deux vaniteux personnages font sans doute un pari
homicide ou une savante dissertation sur la mortalité (II, 553-554).
La satire sociale n’est toutefois pas entièrement détachable du
combat politique ou idéologique. Baudelaire examine ainsi une
caricature portant sur le bagne, appartenant à la série Les
Philanthropes du jour et publiée dans Le Charivari du 19 octobre
1844. Ici, le texte est indispensable à la signification du dessin :
« Ainsi donc, mon ami, à vingt-deux ans vous aviez déjà tué trois
hommes… quelle puissante organisation, et combien la société est
coupable de ne l’avoir pas mieux dirigée !… – Ah ! voui,
Monsieur !… la gendarmerie a eu bien des torts à mon égard… sans
elle je ne serais pas ici !… » Pour le philanthrope, dont Daumier se
gausse, et Baudelaire avec lui, la société est responsable de la
criminalité, lieu commun alors en plein essor. Ce dessin retient
l’attention de Baudelaire parce qu’il ridiculise le socialisme utopique
et les idées philanthropiques à la mode :
Un monsieur très docte, habit noir et cravate blanche, un philanthrope, un redresseur de
torts, est assis extatiquement entre deux forçats d’une figure épouvantable, stupides comme
des crétins, féroces comme des bouledogues, usés comme des loques. L’un d’eux lui raconte
qu’il a assassiné son père, violé sa sœur, ou fait toute autre action d’éclat. – Ah ! mon ami,
quelle riche organisation vous possédiez ! s’écrie le savant extasié (II, 554).

Daumier, dans Le Charivari, anticipe le débat idéologique et


politique de 1848 et le ridiculise à l’avance. Baudelaire ne procédera
pas autrement, une bonne dizaine d’années plus tard, dans certains
de ses poèmes en prose, par exemple Assommons les pauvres !,
suivant un rapprochement proposé depuis longtemps par Wolfgang
Drost 11. Une autre planche de la même série Les Philanthropes du
jour, non citée par Baudelaire dans Quelques caricaturistes français,
rappelle de plus près encore le thème de ce poème en prose. Parue
dans Le Charivari du 10 décembre 1844, elle est intitulée
Philanthrope anglais dans l’exercice de son sacerdoce et un homme y
donne des coups de canne à un cocher qui s’apprête à fouetter son
cheval (ill. 15). Au-dessous, figure cette légende : « Comme membre
de la société protectrice des animaux, il défend qu’on injurie aucun
quadrupède et ne se fait pas scrupule de casser les reins à un simple
bipède. »
L’inspiration d’un bon nombre des poèmes en prose des années
1860 semble donc conforme à la leçon des caricatures de Daumier
dans Le Charivari avant 1848. Bien avant de composer Mademoiselle
Bistouri, Baudelaire disait des satires sociales de Daumier :
« Feuilletez son œuvre, et vous verrez défiler devant vos yeux, dans
sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville
contient de vivantes monstruosités. Tout ce qu’elle renferme de
trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le
connaît » (II, 554). Baudelaire ne regrettait pas excessivement la
censure politique que le régime avait imposée après 1835 et qui
avait infléchi l’œuvre de Daumier vers le croquis de mœurs, le
rendant moins immédiat. Il y voyait l’occasion d’un renouvellement
heureux du génie de l’artiste, puisque la censure politique favorisa
sa transition vers la satire sociale : « Il fallait trouver du nouveau. Le
pamphlet fit place à la comédie. La Satire Ménippée céda le terrain à
Molière » (II, 555). Alors que Baudelaire demandait, dans le Salon de
1846, que les artistes fissent ressortir « le côté épique de la vie
moderne », c’est cette fois dans un genre comique qu’il cherche la
représentation du présent, non pas dans une œuvre de circonstance,
comme la Satire Ménippée, qui prit parti pour Henri de Navarre
contre la Ligue en 1593, mais dans une comédie à la manière de
Molière, plus détachée des allusions contemporaines, motifs
habituels, vite oubliés, de la caricature politique, et se faisant
générale, voire universelle, touchant à des types, des caractères à la
manière de La Bruyère : « La caricature, dès lors, prit une allure
nouvelle, elle ne fut plus spécialement politique. Elle fut la satire
générale des citoyens. Elle entra dans le domaine du roman » (II,
555). Ainsi Daumier, quittant le pamphlet politique, rejoint à la fois
la comédie et le roman. À la recherche de l’art du présent,
Baudelaire convoque successivement l’épique, le comique et le
romanesque, comme si, du point de vue de la modernité, ces trois
genres devaient se confondre. Il renvoie de nouveau, implicitement,
au modèle de La Comédie humaine, roman où Balzac allie le comique
et l’épique, transmue le comique en épique, avant que Daumier ne le
fasse dans la caricature.
Comique et épique devenus équivalents pour la modernité,
Baudelaire peut savourer les parodies héroïques de Daumier dans
ses Histoires anciennes, série de cinquante planches parues dans Le
Charivari entre décembre 1841 et janvier 1843. Avant de faire de la
mode une épopée, l’Iliade et l’Odyssée sont perçues comme des
farces :
Daumier s’est abattu brutalement sur l’antiquité, sur la fausse antiquité, – car nul ne sent
mieux que lui les grandeurs anciennes, – il a craché dessus ; et le bouillant Achille, et le
prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène qui
perdit Troie, et tous enfin nous apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces
vieilles carcasses d’acteurs tragiques prenant une prise de tabac dans les coulisses. Ce fut
un blasphème très amusant, et qui eut son utilité (II, 556).

Extraire l’épique de la vie moderne suppose de transformer


l’épopée ancienne en œuvre burlesque ou héroï-comique. La
déconstruction de l’Antiquité accomplie par Daumier est un
préalable indispensable à la peinture héroïque de la vie moderne.
Daumier est non seulement un « grand caricaturiste », mais aussi
un véritable artiste « dessinant comme les grands maîtres ». Tous les
traits de la louange semblent réunis, car Daumier croque de
mémoire, et donc avec imagination, comme le fera plus tard Guys,
au lieu de copier ou d’imiter : « Il a une mémoire merveilleuse et
quasi divine qui lui tient lieu de modèle » (II, 556). D’autre part,
« son dessin est naturellement coloré », même sur une lithographie
en noir et blanc : « Il fait deviner la couleur comme la pensée » (II,
557). C’est que, dessinant avec l’imagination, il suscite l’exercice de
l’imagination chez le spectateur. Toutefois, s’il s’approche parfois du
comique absolu, il n’y atteint pas, parce qu’il est « sans rancune et
sans fiel » et s’arrête avant de traiter des sujets « très beaux et très
violents » qui pourraient « blesser la conscience du genre humain »
(II 556-557). Il ne va donc pas jusqu’au bout de la méchanceté de
l’homme, et c’est ce « fonds d’honnêteté et de bonhomie » qui
l’empêche de s’élever jusqu’à la férocité d’un Goya.
Il appartient à la lignée moraliste de Molière, comparaison
équivoque sous la plume de Baudelaire, ou même désobligeante.
Certes, Daumier partage avec Molière un langage direct, ce qui le
distingue de Gavarni et de Marivaux : « Comme lui, il va droit au
but. L’idée se dégage d’emblée. On regarde, on a compris. Les
légendes qu’on écrit au bas de ses dessins ne servent pas à grand-
chose » (II, 556). Molière incarne « la meilleure expression
française » du comique significatif (II, 537), compliment qui revient
toutefois à exprimer une réserve, puisque cela signifie que Daumier
n’atteint pas le grotesque de la pantomime anglaise, louée dans De
l’essence du rire, et d’une tradition oubliée en France depuis Rabelais.
Ainsi, dans Mon cœur mis à nu, Molière est associé à Béranger
comme idole des « Religions modernes ridicules » (I, 681). Si les
voltairiens du Siècle ont pu faire de lui un maître à penser, c’est qu’il
a parfois fait des œuvres de circonstance : « Molière. Mon opinion
sur Tartuffe est que ce n’est pas une comédie, mais un pamphlet » (I,
701). Autrement dit, si Daumier a su s’élever parfois du pamphlet à
la comédie humaine, de la caricature politique circonstancielle à la
satire sociale immémoriale, il est arrivé à Molière d’emprunter le
chemin inverse. Camper Daumier en Molière de la caricature, contre
un Gavarni qui en serait le Marivaux, cela revient donc à suggérer
un éloge mesuré. L’authentique artiste moderne devra se frayer un
chemin entre ces deux écueils ou ces deux tentations françaises,
Marivaux et Molière, pour devenir véritablement le Balzac de la
caricature et de la peinture de mœurs.
Baudelaire fut plus lié à Daumier qu’à Gavarni. Il le fréquenta lui
aussi sur l’île Saint-Louis du temps de l’hôtel Pimodan, dans les
années 1840, et, suivant Ernest Prarond, il « adorait Daumier et
abominait Gavarni 12 ». Des années plus tard, en 1860, il tint pour
lui le rôle d’agent (comme il fit avec Meryon et Guys), le mettant en
rapport avec Poulet-Malassis après qu’il avait été congédié par Le
Charivari. Baudelaire se figurait qu’il aurait pu illustrer une édition
de La Pharsale de Lucain, ou des comédies d’Aristophane (C, II, 9),
projet qui remontait à quinze ans, au temps de sa première curiosité
pour les caricaturistes. L’idée d’illustrations de Lucain ou
d’Aristophane par Daumier témoigne encore de la conception
compliquée que Baudelaire se fait de l’art moderne et de ses
rapports à l’Antiquité. Qu’aurait fait Daumier ? Plutôt que des
illustrations classiques, on imagine des dessins dans le genre de ses
Histoires anciennes, c’est-à-dire héroï-comiques ou bouffons.
La Pharsale intéresse Baudelaire depuis longtemps. Dès 1846, il
annonçait un texte intitulé Les Amours et la mort de Lucain 13. Cette
épopée de la guerre civile mettant aux prises Pompée, le défenseur
des lois, et César, le tyran, retrouve une actualité sous le Second
Empire, d’autant plus que Lucain a été condamné par Désiré Nisard
dans son ouvrage de 1834 sur les poètes latins de la décadence. En
1860, une traduction de La Pharsale par Baudelaire est annoncée (C,
I, 265 et 851). Et dans l’une de ses dernières lettres, en janvier 1866,
il confie à Sainte-Beuve qu’il a relu La Pharsale et que l’œuvre,
« toujours étincelante, mélancolique, déchirante, stoïcienne, a
consolé [s]es névralgies » (C, II, 583).
Lucain figure aussi dans deux listes de projets de poèmes en
prose rédigées au début des années 1860. Sur l’une, « Les derniers
chants de Lucain » apparaît sous le titre « Poèmes à faire » et le sous-
titre « Symboles et moralités » (I, 368) ; sur l’autre, « Les derniers
chants de Lucain » s’inscrit sous le titre « Spleen de Paris/ à faire » (I,
370). Baudelaire aurait donc envisagé un poème en prose intitulé
« Les derniers chants de Lucain », mais ce titre figure dans les deux
cas très loin dans la liste, au milieu d’autres restés à l’état de projet.
Auprès du projet d’édition illustrée de La Pharsale par Daumier, ces
« Derniers chants de Lucain » lient à nouveau le poème en prose et
la caricature ; Lucain est d’ailleurs cité dans Le Désir de peindre.
Graham Robb a également discerné, dans Une mort héroïque, un
modèle du conflit entre le prince et Fancioulle dans celui qui opposa
Néron à Lucain, amis d’enfance et poètes rivaux 14 : Néron jalousait
les succès de Lucain, comme le prince d’Une mort héroïque envie le
pouvoir du comédien sur les foules ; Lucain prit part à la
conspiration de Pison contre Néron, à la suite de laquelle il fut
contraint au suicide, comme le prince fera mourir Fancioulle. Lucain
offre un bel exemple de poète conspirateur, révolté contre le tyran
son ami. « Les derniers chants de Lucain », avant de se donner la
mort, auraient été les plus beaux, comme le jeu de Fancioulle,
comédien ou mime, incarne l’« héroïsme de la vie moderne » (même
si le conte est situé dans une Renaissance d’opéra) : « Fancioulle me
prouvait, d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de
l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ;
que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une
joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un
paradis excluant toute idée de tombe et de destruction. » L’art de
Fancioulle, mélange de comédie muette et de grandeur épique,
illustre derechef le goût de Baudelaire pour l’héroï-comique comme
incarnation de la vie moderne. Le fragment de Mon cœur mis à nu :
« Ivresse d’Humanité./ Grand tableau à faire/ Dans le sens de la
charité./ Dans le sens du libertinage./ Dans le sens littéraire ou du
comédien » (I, 683), rapproche à son tour l’ivresse du littérateur et
celle du comédien, et, ajouterait-on volontiers, le poète Lucain et le
mime Fancioulle. Une mort héroïque est un conte, mais c’est aussi
une histoire ancienne à la Daumier, une Pharsale moderne.

Caricature de la beauté moderne

Dans Quelques caricaturistes français, un dernier exemple de la


proximité entre la caricature et la beauté moderne est fourni, après
Gavarni et Daumier, par Louis-Joseph Trimolet, ancien peintre de
verres de lanterne magique et enjoliveur d’éventails, modèle de
l’artiste à la « destinée mélancolique ». Sa vie fut assaillie de
douleurs et de chagrins ; il mourut de phtisie après sa femme, en
laissant un orphelin. Baudelaire ressent de la compassion pour cet
artiste maudit, au moment de décrire l’une de ses œuvres :
Un jour, Trimolet fit un tableau ; c’était bien conçu et c’était une grande pensée : dans une
nuit sombre et mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l’air d’une ruine ambulante et
d’un paquet de guenilles vivantes s’est étendu au pied d’un mur décrépi. Il lève ses yeux
reconnaissants vers le ciel sans étoiles, et s’écrie : « Je vous bénis, mon Dieu, qui m’avez
donné ce mur pour m’abriter et cette natte pour me couvrir ! » Comme tous les déshérités
harcelés par la douleur, ce brave homme n’est pas difficile, et il fait volontiers crédit du
reste au Tout-Puissant. Quoi qu’en dise la race des optimistes qui, selon Désaugiers, se
laissent quelquefois choir après boire, au risque d’écraser un pauvre homme qui n’a pas dîné,
il y a des génies qui ont passé de ces nuits-là ! (II, 561.)

Les mots du vieux mendiant rappellent ceux du poète de


Bénédiction : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance. »
Baudelaire identifie l’artiste, victime du « guignon », à son mendiant
qui fait mentir les chansonniers optimistes comme Béranger ou
Désaugiers. Trimolet mourut, selon Baudelaire, au moment où il
allait être reconnu, quand la fortune s’apprêtait enfin à lui sourire et
que son talent était à son sommet, mais son corps, affaibli par des
« tempêtes anciennes », devait lâcher. Comme à tous les artistes
maudits, c’est ce qui arriva à Poe, dont Baudelaire disait qu’il avait
« quitté la vie, comme Hoffmann et Balzac et tant d’autres, au
moment où il commençait à avoir raison de sa redoutable destinée »
(II, 289).
Michele Hannoosh a retrouvé une gravure reproduisant le
tableau disparu de Trimolet, Le Vieux Mendiant, « eau-forte, par feu
Trimolet ». Elle a été publiée dans Les Beaux-Arts. Illustration des arts
et de la littérature, avec la nécrologie de l’artiste, en 1844 15 (ill. 17),
année de la première rédaction de Quelques caricaturistes français.
Une légende accompagnait la gravure, source des mots prêtés par
Baudelaire au mendiant : « Mon Dieu, je vous rends grâce de ce qu’il
vous a plu de me donner ce mur pour m’abriter et cette natte pour
me couvrir. » On est loin de Gavarni et de Daumier, même si
Baudelaire voit de l’ironie dans l’hiatus entre l’image pitoyable et sa
légende lénifiante, et s’en saisit contre les optimistes et les adeptes
du progrès.
Baudelaire se souviendra longtemps du tableau ou de la gravure
de Trimolet. Le poème en prose Le Vieux Saltimbanque lui ressemble
à la fois par le titre et par la pose du personnage : « Au bout, à
l’extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il
s’était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre
saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme, adossé
contre un des poteaux de sa cahute. » L’isolement à l’écart de la
foire se substitue à la solitude de la nuit : « Ici la misère absolue, la
misère affublée, pour comble d’horreur, de haillons comiques, où la
nécessité, bien plus que l’art, avait introduit le contraste. Il ne riait
pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne
gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune chanson, ni gai
ni lamentable, il n’implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait
renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite. » Et, à la fin du
poème, l’identification au saltimbanque reproduit la compassion
pour le mendiant dans Quelques caricaturistes français, dans une
chute pathétique, rare dans Le Spleen de Paris et semblant exclure
toute ironie : « Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de
l’hystérie, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par des
larmes rebelles qui ne veulent pas tomber. » Si le poème manque du
comique à la Gavarni ou à la Daumier, il conserve pourtant une
affinité avec le croquis de mœurs ou la caricature, genre assez libre
pour accueillir Le Vieux Mendiant dans Quelques caricaturistes
français.
Gavarni et Daumier n’excèdent pas le comique significatif, le
premier par complaisance, indulgence pour ses modèles, le second
par bonté, par manque de férocité : « La véritable gloire et la vraie
mission de Gavarni et de Daumier ont été de compléter Balzac, qui
d’ailleurs le savait bien, et les estimait comme des auxiliaires et des
commentateurs » (II, 560), mais non pas donc comme des pairs ou
des égaux. Lami est par trop mondain et Trimolet par trop
émouvant. Tous illustrent cependant l’affinité essentielle du beau
moderne et du croquis de mœurs ou de la caricature. Guys les
surclassera, à la fois comme peintre de mœurs – « Comme artiste,
M. Guys est certainement l’égal de MM. Gavarni et Eugène Lami
dans l’expression des scènes de mœurs 16 » – et comme artiste
mnémonique – « Daumier et M. G. [ont été] accoutumés dès
longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images » (II,
698). La proximité du beau moderne et du comique élevé à l’épique
restera un acquis de la réflexion de Baudelaire sur le rire et la
caricature. Guys, à sa manière, est un caricaturiste, et Baudelaire
lui-même, non seulement dans ses propres dessins mais surtout dans
ses poèmes en prose.
Le Salon de 1846 commençait par rendre hommage à Delacroix
comme peintre romantique et moderne, mais Baudelaire cherchait
autre chose, un art conforme à la dualité de l’homme, lequel est à la
fois plaie et couteau, bourreau et victime. Cet art doit se fonder sur
le rire, car rien n’exprime mieux que le rire la dualité de l’homme, à
la fois son infériorité et sa supériorité. Or la ville – la ville moderne,
« énorme », qui rejoint la ville éternelle – est le lieu du comique, car
elle exagère, disproportionne tout, l’horreur et l’extase. L’exemple
du rire diabolique que donne Baudelaire dans De l’essence du rire est
inséparable de son cadre urbain, c’est le rire que suscite chez ses
semblables l’homme qui tombe dans la rue, comme le poète dans
Perte d’auréole :
Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans
le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un
trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée,
pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à
midi ou un joujou à ressorts ? Ce pauvre diable s’est au moins défiguré, peut-être s’est-il
fracturé un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certain
que si l’on veut creuser cette situation on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain
orgueil inconscient. C’est là le point de départ : moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ;
moi, mon pied est ferme et assuré. Ce n’est pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir
un trottoir interrompu ou un pavé qui barre le chemin (II, 530-531).

Le rire satanique découle de la Chute originelle de l’humanité.


Baudelaire décrit ainsi l’innocente Virginie, l’héroïne de Bernardin
de Saint-Pierre, arrivant à Paris de l’île de France, et découvrant une
caricature au Palais-Royal, mais, dans sa candeur, ignorant tout de
sa signification. Il n’y a donc rien de plus profondément humain que
la caricature, qui rend manifeste à la fois la grandeur de l’homme
par rapport à la bête, incapable de satire, et sa misère par rapport à
Dieu, qui ne se moque pas de l’homme.
Cet orgueil humain est néanmoins susceptible de dépassement :
« Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et nullement
dans l’objet du rire. Ce n’est point l’homme qui tombe qui rit de sa
propre chute, à moins qu’il ne soit un philosophe, un homme qui ait
acquis, par habitude, la force de se dédoubler rapidement et
d’assister comme spectateur désintéressé aux phénomènes de son
moi. Mais le cas est rare » (II, 532). Rare certes, mais essentiel pour
comprendre la caricature et, avec elle, la beauté moderne, extraite
d’une « civilisation turbulente, débordante et méphitique » (II, 528),
par un philosophe de la rue qui sait se moquer de soi-même.
Une sorte de gradation pascalienne régit cette page de De
l’essence du rire. Le bourgeois rit de son semblable qui tombe dans la
rue, mais le sage ne rit pas, ou bien il rit de lui-même lorsqu’il
tombe à son tour. Perte d’auréole, dont on rêverait de posséder
l’illustration par Daumier, accomplit le saut jusqu’au comique
absolu, lorsque le poète trébuche et que son insigne tombe sur le
macadam du boulevard, dans la cohue parisienne. Un instant, le
poète est abattu par la disparition de son auréole, mais la
mésaventure lui donne une sorte de joie mauvaise, de
Schadenfreude : « Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un
heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à Z ! Hein ! comme ce sera
drôle ! » Sa réaction d’autodérision dans le malheur fait passer le
poète du comique significatif au comique absolu, caractérisé par la
joie de la supériorité de l’homme non sur son semblable, mais sur la
nature. La beauté moderne doit parvenir à ce dédoublement qui
permet de rire aussi de soi dans le miroir. C’est en ce sens qu’elle est
à la fois comique et épique. Le poète, le peintre doit être l’objet et le
sujet du rire.
Charles Meryon, insupportable fou

Après Gavarni et Daumier, et avant que Guys ne l’emportât, il y


eut d’autres prétendants au titre de « peintre de la vie moderne »,
notamment Charles Meryon. Ce graveur incarna l’artiste moderne,
non plus au titre du croquis de mœurs, mais comme paysagiste
urbain, sans rien de comique. À l’occasion de l’exposition de la
galerie Martinet en 1862, où Baudelaire remarqua les eaux-fortes de
Whistler sur les « bords de la Tamise » et les loua pour leur
représentation de la « poésie profonde et compliquée d’une vaste
capitale », il en profita pour signaler la vogue des gravures de
Meryon sur Paris : « Il y a peu de temps, deux fois de suite, à peu de
jours de distance, la collection de M. Meryon se vendait en vente
publique trois fois le prix de sa valeur primitive » (II, 735). Guys
sera certes l’élu du poète, mais Meryon fut un rival momentané ; il
eut même de l’avance, puisqu’il était cité dans le Salon de 1859,
alors que Guys ne l’était pas encore.
Dans ce Salon, après avoir mentionné Eugène Boudin au chapitre
du « Paysage », et tout en regrettant l’« absence de l’homme » dans
ses marines et ses nuages, leur « solitude » peu propre à lui « gagner
un peu de popularité », Baudelaire ajoutait :
Ce n’est pas seulement les peintures de marine qui font défaut, un genre pourtant si
poétique ! (je ne prends pas pour marines des drames militaires qui se jouent sur l’eau),
mais aussi un genre que j’appellerais volontiers le paysage des grandes villes, c’est-à-dire la
collection des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissante agglomération
d’hommes et de monuments, le charme profond et compliqué d’une capitale âgée et vieillie
dans les gloires et les tribulations de la vie (II, 666).

La grandeur de la beauté, recherchée depuis 1845 dans tous les


articles sur l’art moderne, réside à la fois dans les hommes et dans
les monuments, en bas aussi bien qu’en haut de la société : du côté
des « gloires » comme des « tribulations », c’est-à-dire des épreuves
et des mésaventures.
Après les vagues et les nuages de Boudin que Baudelaire put voir
à Honfleur en 1859, durant sa dernière belle saison créatrice, il
pense aux paysages pierreux de Meryon, qu’il avait repérés au début
de l’année, avant de partir chez sa mère et peu avant sa découverte
de Guys. Il écrivait alors à Asselineau, une fois à Honfleur, le
20 février :
Autre histoire : tâchez donc de carotter pour moi à Édouard Houssaye toutes les images de
Meryon (vues de Paris), bonnes épreuves sur chine. Pour parer notre chambre, comme dit
Dorine. Il est évident qu’il ne faut pas les porter à mon compte ; car je pourrais aussi bien
les acheter. Maintenant qu’on m’a pardonné toutes mes lenteurs, je présume que ce n’est
pas une entreprise trop difficile (C, I, 551).

Édouard Houssaye, le frère d’Arsène, était le directeur de


L’Artiste, où Baudelaire publiait à l’occasion, mais Asselineau n’y put
rien, car Houssaye venait de quitter la revue. Toutefois, un mois
plus tard, le 16 mars, Édouard Houssaye, passé à la Gazette des
beaux-arts, fit remettre par l’imprimeur Auguste Delâtre à
Baudelaire, « grand admirateur de Meryon, un exemplaire de ses
œuvres gravées à l’eau-forte » (C, I, 1010). Ce sont ces Eaux-fortes
sur Paris, que Baudelaire célèbre dans le Salon de 1859, aussitôt
après les ciels de Boudin :
Il y a quelques années, un homme puissant et singulier, un officier de marine, dit-on, avait
commencé une série d’études à l’eau-forte d’après les points de vue les plus pittoresques de
Paris. Par l’âpreté, la finesse et la certitude de son dessin, M. Meryon rappelait les vieux et
excellents aquafortistes. J’ai rarement vu représentée avec plus de poésie la solennité
naturelle d’une ville immense. Les majestés de la pierre accumulée, les clochers montrant du
doigt le ciel, les obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de
fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps
solide de l’architecture leur architecture à jour d’une beauté si paradoxale, le ciel
tumultueux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par
la pensée de tous les drames qui y sont contenus, aucun des éléments complexes dont se
compose le douloureux et glorieux décor de la civilisation n’était oublié. Si Victor Hugo a
vu ces excellentes estampes, il a dû être content (II, 666-667).

C’est la pompe que Baudelaire recherche ici dans la


représentation de la vie moderne, ce qu’il nomme la « solennité
naturelle d’une ville immense », dans une expression aussi
paradoxale que les alliances de termes qu’il accumule ensuite :
« obélisques de l’industrie », joignant l’ancien et le nouveau ;
« prodigieux échafaudages » à la « beauté si paradoxale », accolant
un élément fragile (les échaudages) et un élément solide (les
monuments sur lesquels ils s’appuient). La personnification du « ciel
tumultueux, chargé de colère et de rancune », la dualité du
« douloureux et glorieux décor de la civilisation », tout montre que
la beauté moderne se caractérise immanquablement par l’alliage des
contraires.
L’éloge de Meryon se poursuit sur un mode plus inquiétant :
Mais un démon cruel a touché le cerveau de M. Meryon ; un délire mystérieux a brouillé
ces facultés qui semblaient aussi solides que brillantes. Sa gloire naissante et ses travaux
ont été soudainement interrompus. Et depuis lors nous attendons toujours avec anxiété des
nouvelles consolantes de ce singulier officier, qui était devenu en un jour un puissant
artiste, et qui avait dit adieu aux solennelles aventures de l’Océan pour peindre la noire
majesté de la plus inquiétante des capitales (II, 667).

Meryon, deux fois qualifié de « singulier », l’adjectif habituel de


Baudelaire, est alors enfermé à Charenton. Le poète rapproche une
fois de plus la ville de l’océan, et il est séduit par le mélange du
réalisme et du fantastique, du Paris ancien et des travaux
haussmanniens sur les gravures de Meryon, dans le ton des poèmes
contemporains comme Le Cygne, Les Sept Vieillards ou Rêve parisien.
Les deux hommes se rencontrèrent au début de 1860 et
formèrent le projet d’un album de gravures de Meryon
accompagnées de textes en vers et en prose de Baudelaire. Ces
textes, portant sur des images urbaines, font songer aux récents
Tableaux parisiens ou à quelques-uns des futurs poèmes en prose,
dont ce projet put être une amorce. Il n’aboutit pas. Meryon était
alors un fou délirant, obsédé d’ésotérisme et de cabale, qui vit dans
leur rencontre un signe du destin. Baudelaire relata leur entrevue à
Poulet-Malassis, dans une longue et passionnante lettre du 8 janvier
1860 :
Ce que je vous écris ce soir vaut la peine d’être écrit.
M. Meryon m’a envoyé sa carte, et nous nous sommes vus. Il m’a dit : « Vous habitez un
hôtel dont le nom a dû vous attirer, à cause du rapport qu’il a, je présume, avec vos
goûts. » – Alors, j’ai regardé l’enveloppe de sa lettre. Il y avait : Hôtel de Thèbes, et
cependant sa lettre m’était arrivée.
Dans une de ses grandes planches, il a substitué à un petit ballon une nuée d’oiseaux de
proie, et comme je lui faisais remarquer qu’il était invraisemblable de mettre tant d’aigles
dans un ciel parisien, il m’a répondu que cela n’était pas dénué de fondement, puisque ces
gens-là (le gouvernement de l’empereur) avaient souvent lâché des aigles pour étudier les
présages suivant le rite, et que cela avait été imprimé dans les journaux, même dans Le
Moniteur (C, I, 654-655).

Baudelaire logeait alors rue d’Amsterdam, à l’Hôtel de Dieppe et


non de Thèbes, mais le banal port normand atteint en chemin de fer
depuis la gare Saint-Lazare se métamorphosa en capitale de l’Égypte
antique sous la plume du graveur, détail qui révèle sa personnalité
exaltée et inspirée, tout comme sa vision de l’administration du
Second Empire occupée à déchiffrer les signes du destin dans le vol
des rapaces qu’elle lâchait sur la capitale. Son excentricité, loin de
porter Baudelaire à la méfiance, le charma au point d’envisager une
collaboration.
L’étrange gravure dont parle Baudelaire, Le Pont-au-Change de
1854, compta jusqu’à douze états successifs. Avec le pont et la
Conciergerie à l’arrière-plan, elle représente trois mariniers
inattentifs à un homme en train de se noyer dans la Seine, plus
occupés à regarder le ciel. Celui-ci est vide dans le premier état de la
gravure ; il abrite un ballon nommé Speranza et environné de
quelques oiseaux, du deuxième au sixième état ; le ballon disparaît à
partir du septième état, pour céder la place à une femme nue et à un
char tiré par un cheval ; du huitième au dixième état, planent
désormais dans le ciel de grands oiseaux. Baudelaire vit l’un de ces
états (ill. 16). Le onzième réduisit le nombre d’oiseaux et regarnit le
ciel de ballons ; le douzième accrut encore le nombre des ballons et
inscrivit un nom sur certains d’entre eux 17.
Dans sa lettre à Poulet-Malassis, Baudelaire poursuivait le récit
des croyances étonnantes de cet artiste qui venait de sortir de
Charenton :
Je dois dire qu’il ne se cache en aucune façon de son respect pour toutes les superstitions,
mais il les explique mal, et il voit de la cabale partout.
Il m’a fait remarquer, dans une autre de ses planches, que l’ombre portée par une des
maçonneries du Pont-Neuf sur la muraille latérale du quai représentait exactement le profil
d’un sphinx, – que cela avait été, de sa part, tout à fait involontaire, et qu’il n’avait
remarqué cette singularité que plus tard, en se rappelant que ce dessin avait été fait peu de
temps avant le coup d’État. Or le Prince est l’être actuel qui, par ses actes et son visage,
ressemble le plus à un sphinx (C, I, 655).

La gravure en question représente le Petit-Pont (non le Pont-


Neuf), derrière l’Hôtel-Dieu, peu avant sa destruction par
Haussmann, « pris sur nature à la chambre claire », suivant une
indication de Meryon (ill. 18). Une ombre dessine une silhouette où
il n’est pas impossible de discerner le profil d’un sphinx. Quant à la
comparaison de Napoléon III avec l’être légendaire de Thèbes –
Meryon a de la suite dans les idées –, elle ne dut point trop
surprendre Baudelaire, car elle était courante : l’empereur, difficile à
déchiffrer, était comparé à un sphinx par ses ministres, et l’un de ses
sobriquets était « le sphinx des Tuileries ». La presse anglaise reprit
ce surnom à la suite de son entrevue de Plombières avec Cavour en
juillet 1858 : « Le Times qualifiait, il y a quelque temps, l’empereur
Napoléon III de sphinx moderne. Le mot a fait fortune 18. » C’était
« un sphinx sans énigme », dira plus tard Bismarck. L’auteur d’un
Spleen où apparaît « Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux »
ne pouvait pas méconnaître cette acception contemporaine du
terme.
Baudelaire dressait le portrait d’un homme dont les troubles ne
se limitent pas aux théories divinatoires :
Il m’a demandé si j’avais lu les nouvelles d’un certain Edgar Poe. Je lui ai répondu que je
les connaissais mieux que personne, et pour cause. Il m’a demandé alors, d’un ton très
accentué, si je croyais à la réalité de cet Edgar Poe. Moi, je lui ai demandé naturellement à
qui il attribuait toutes ses nouvelles. Il m’a répondu : À une société de littérateurs très habiles,
très puissants et au courant de tout. Et voici une de ses raisons : « La Rue MORGUE. J’ai fait
un dessin de la Morgue. – Un Orang-outang. On m’a souvent comparé à un singe. – Ce singe
assassine deux femmes, la mère et sa fille. Et moi aussi, j’ai assassiné moralement deux
femmes, la mère et sa fille. – J’ai toujours pris le roman pour une allusion à mes malheurs.
Vous me feriez bien plaisir si vous pouviez me retrouver la date où Edgar Poe (en
supposant qu’il n’ait été aidé par personne), a composé ce conte, pour voir si cette date
coïncide avec mes aventures (C, I, 655).

Meryon était un paranoïaque persuadé que le monde conspirait


contre lui ; il lisait sa propre histoire dans l’une des Histoires
extraordinaires de Poe, Double assassinat dans la rue Morgue, traduite
par Baudelaire. Cela ne dut pas arranger leurs relations, puisque le
poète se trouvait au cœur de cette « société de littérateurs très habiles,
très puissants et au courant de tout », qui le persécutait. Comparées
aux excentricités de Meryon, celles de Guys, ou de Baudelaire lui-
même, paraissent dérisoires, et ce dernier cite du reste Guys, dans sa
lettre à Poulet-Malassis, comme un parangon de normalité : « Guys
et moi, nous sommes pleinement réconciliés. C’est un homme
charmant, plein d’esprit, et il n’est pas ignorant, comme tous les
littérateurs » (C, II, 656).
Lors de leur première rencontre, Meryon évoqua encore la
Jeanne d’Arc de Michelet, qu’il admirait, mais dont il refusait
l’attribution à l’historien. Son interprétation de la science
cabalistique, qui l’obsédait, était « à faire rire un cabaliste », écrivit
Baudelaire, qui semble avoir éprouvé du soulagement en se
comparant à lui : « Après qu’il m’a quitté, je me suis demandé
comment il se faisait que moi, qui ai toujours eu, dans l’esprit et
dans les nerfs, tout ce qu’il fallait pour devenir fou, je ne le fusse pas
devenu. Sérieusement, j’ai adressé au ciel les remerciements du
pharisien », confia-t-il à Poulet-Malassis (C, I, 656).
Malgré les chimères de Meryon, Baudelaire s’enthousiasma à
l’idée d’une collaboration et imagina de composer des textes pour un
nouveau tirage des Eaux-fortes sur Paris. Courtisant en même temps
Guys et Meryon, il envoya d’abord à sa mère, le 28 décembre 1859,
pour ses étrennes, une aquarelle de Guys, « le seul morceau oriental
que j’aie pu arracher à cet homme bizarre, sur qui je vais écrire un
grand article » (C, I, 644). C’était La Femme turque au parasol, qui ne
plut pas à Mme Aupick (aujourd’hui au musée du Petit Palais). Puis,
deux mois plus tard, il lui fit cadeau d’un jeu complet des gravures
de Meryon, obtenu en échange des poèmes promis : « Il y a bien
longtemps que cet album t’est destiné, qui, j’espère te plaira plus
que la femme turque. J’ai présumé que des vues de Paris te feraient
plaisir, surtout des vues prises avant les grandes démolitions. N’en
donne aucune ; c’est trop difficile de s’en procurer de bonnes
épreuves. Tu pourrais faire encadrer les trois ou quatre plus belles »
(C, I, 683). Le projet de collaboration sombra vite. Baudelaire
décrivait les difficultés que soulevaient les manies de Meryon dans
une lettre à Poulet-Malassis du 16 février 1860. Meryon ne voulait
plus que les textes de Baudelaire soient des poèmes, mais exigeait
des études iconographiques, et Baudelaire regrettait de s’être risqué
à une pareille aventure :
Et puis Meryon ! Oh ! ça, c’est intolérable. Delâtre me prie de faire un texte pour l’album.
Bon ! voilà une occasion d’écrire des rêveries de dix lignes, de vingt ou trente lignes, sur de
belles gravures, les rêveries philosophiques d’un flâneur parisien. Mais M. Meryon
intervient, qui n’entend pas les choses ainsi : Il faut dire : à droite, on voit ceci ; à gauche,
on voit cela. Il faut chercher des notes dans les vieux bouquins. Il faut dire : ici, il y avait
primitivement douze fenêtres, réduites à dix par l’artiste, et enfin il faut aller à l’Hôtel de
Ville s’enquérir de l’époque exacte des démolitions. M. Meryon parle, les yeux au plafond,
et sans écouter aucune observation (C, I, 670).

Baudelaire a une idée nette de ses proses poétiques. L’expression


de « rêveries philosophiques d’un flâneur parisien » prépare les titres
qu’il envisagera à la Noël 1861 dans une lettre à Houssaye, en écho
à Rousseau : « Le Promeneur solitaire, ou Le Rôdeur parisien ».
L’entêtement de Meryon dans ses exigences positivistes et
descriptives ne permet pas toutefois d’aboutir et Baudelaire écrit
encore à Poulet-Malassis, son confident dans toute l’affaire, et
l’éditeur potentiel de l’ouvrage, le 11 mars 1860 :
Je suis très embarrassé, mon cher, pour vous répondre relativement à l’affaire Meryon. Je
n’ai aucun droit là-dedans, aucun ; M. Meryon a repoussé, avec une espèce d’horreur, l’idée
d’un texte fait de douze petits poèmes ou sonnets ; il a refusé l’idée de méditations
poétiques en prose. Pour ne pas l’affliger, je lui ai promis de lui faire, moyennant trois
exemplaires en bonnes épreuves, un texte en style de guide ou de manuel, non signé. […]
La chose s’est présentée dans mon esprit bien simplement. D’un côté un fou infortuné qui
ne sait pas conduire ses affaires, et qui a fait un bel ouvrage ; de l’autre : vous, chez qui je
désire voir le plus de bons livres possible. Comme disent les journalistes, j’ai considéré pour
vous le plaisir double d’une bonne affaire et d’une bonne action (C, II, 8-9).

Tout ne fut pourtant pas vain, puisque certains poèmes en vers et


en prose garderont la trace du projet fait avec ce « fou infortuné »,
comme Baudelaire appelle joliment Meryon. Celui-ci avait la passion
de la ville qui disparaissait sous les béliers de Haussmann, et ses
gravures nous restituent les paysages du Cygne, avec leurs blocs et
leurs échafaudages. Nul ne fut plus sensible que lui à l’effacement
du vieux Paris au profit de la nouvelle capitale. C’est pourquoi
Baudelaire recommande à sa mère de ne pas attribuer la manière de
ses gravures à son goût du pittoresque mais à sa profonde
mélancolie :
Relativement aux gravures […] je te dirai que je les désirais et que je les cherchais depuis
plusieurs années. La première fois que je vis cela, je jugeai que cet homme avait du génie. Il
sort de Charenton et il n’est pas guéri. Je lui ai promis de rédiger un texte pour ses
gravures. Or, si tu peux comprendre tout ce qu’il y a d’insupportable dans la conversation
et la discussion avec un fou, tu penseras comme moi que je paie ces albums très chers.
Tu te trompes en appelant cela le vieux Paris. Ce sont des points de vue poétiques de Paris,
tel qu’il était avant les immenses démolitions et toutes les réparations ordonnées par
l’Empereur. Dans quelques endroits, tu verras même (par exemple la tour de l’horloge du
Palais de Justice) les bâtiments enveloppés d’un réseau de charpentes (C, II, 4).

Le Paris de Meryon n’est pas réaliste, mais aussi poétique qu’une


vieille cité spectrale et allégorique. Baudelaire donne à sa mère des
détails sur les douze gravures qu’il lui a envoyées. Il recopie dans
une lettre à Hugo le passage du Salon de 1859 qu’il a consacré à
Meryon et où il suggérait que ces images de Paris, à la fois fragile et
solide, devaient plaire au poète, qui n’avait plus vu la capitale
depuis le coup d’État (C, I, 627-629). Le mage en exil se dit ébloui
par la splendeur visionnaire des dessins : « Ce qu’il fait est superbe.
Ses planches vivent, rayonnent et pensent. Il est digne de la page
profonde et lumineuse qu’il vous a inspirée 19. » Et il confiera à
Philippe Burty, auteur de la première étude sur Meryon, dans la
Gazette des beaux-arts en 1863 : « Le souffle de l’immensité traverse
l’œuvre de Meryon et fait de ses eaux-fortes plus que des tableaux,
des visions 20. »
Baudelaire cessera vite ses relations avec Meryon. Peut-être y a-t-
il un souvenir de La Stryge, gravure représentant « Paris, vu d’en
haut » d’une tour de Notre-Dame (C, II, 4), dans le projet d’un
« Épilogue » pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal :
Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanar, enfer, bagne.

Dans Peintres et aquafortistes (Le Boulevard, 14 septembre 1862),


Baudelaire cite ses propres considérations sur Meryon dans le Salon
de 1859, il célèbre de nouveau en lui « la solennité naturelle d’une
grande capitale », « les obélisques de l’industrie », « les prodigieux
échafaudages des monuments en réparation », « le ciel brumeux,
chargé de colère et de rancune », tous traits déjà relevés et
présentant d’évidentes analogies avec les images chères à
Baudelaire, mais Meryon n’aura été qu’un prétendant fugitif au titre
de peintre de la vie moderne.

Manet, fort talent mais caractère faible

Pourquoi, après Delacroix, « romantique et moderne », Manet ne


devint-il pas le « peintre de la vie moderne » ? Connu et fréquenté
par Baudelaire dans les mêmes années que Guys, il aurait pu ou
même dû être l’élu, plus que Gavarni ou Daumier, Meryon ou Guys,
que la postérité a jugés moins représentatifs de la modernité. La
critique s’interroge depuis longtemps sur ce malentendu, sur
l’incompréhension du poète pour le peintre, malgré la proximité de
ces deux bourgeois dandies à partir de 1859, tous les deux
révolutionnaires malgré eux, et en dépit de leur amitié après 1862.
Poulet-Malassis qualifia leur relation d’« amitié-passion », et ce fut
même, à l’en croire, la dernière amitié de Baudelaire 21. Celui-ci se
comporta toutefois de manière toujours ambiguë avec Manet,
comme avec Nadar – comme avec la modernité en général, comme
avec toute « chose moderne ». Son attitude à l’égard de Manet fut,
en ce sens, exemplaire 22.
Baudelaire posséda un ou deux Manet. Eugène Crépet décrivait
ainsi sa chambre en 1866, à la maison de santé du docteur Duval :
« Les murs avaient pour principal ornement deux toiles de Manet,
dont l’une était une copie de ce portrait de la duchesse d’Albe par
Goya qu’il admirait tant 23. » La toile citée par Crépet semble plutôt
correspondre à la Jeune femme couchée en costume espagnol (1862,
New Haven, Yale University Art Gallery), portant l’inscription « À
mon ami Nadar », puisque le modèle aurait été la maîtresse du
photographe. On a avancé l’hypothèse que ce tableau serait le
pendant de La Maîtresse de Baudelaire couchée (1862, Budapest,
Szépművészeti Múzeum), de même dimension, et que les deux toiles
auraient pu être celles qui ornaient la dernière chambre du poète.
L’étrange portrait de Jeanne Duval perdue dans son immense
crinoline se trouvait en tout cas dans l’atelier de Manet lors de la
mort du peintre, en 1883, comme s’il ne l’avait pas donné à
Baudelaire, ou que le poète n’en avait pas voulu, ou comme si
Manet l’avait repris.
Si Baudelaire ne reconnut pas en Manet le peintre de la vie
moderne qu’il appelait de ses vœux en conclusion de ses Salons en
1845 et 1846, c’est sans doute faute de trouver dans son œuvre ce
mélange de comique et de fantastique qu’il réclamait de la beauté
moderne, ce comique élevé à l’épique. Jamais il ne qualifie son art
de « singulier », épithète qu’il applique aux autres prétendants ; il
manquerait à Manet cet ingrédient de bizarrerie qu’il apprécie chez
Meryon ou Guys. Baudelaire partit en quête d’un successeur de
Delacroix ; pourtant, comme l’ont relevé plusieurs critiques, son
attachement au peintre romantique, sa fixation sur ce peintre en un
temps où il confondait le romantisme et la modernité, l’empêcha de
comprendre Manet et de percevoir sa part de modernité.
Dans les années 1859-1860, où Baudelaire choisit Guys au
détriment de Meryon comme peintre de la vie moderne, Manet est
encore un jeune homme. Le poète n’intervient pas pour le défendre
lors du scandale du Déjeuner sur l’herbe (musée d’Orsay), exposé au
Salon des refusés en 1863. Il n’intervient pas davantage pour
défendre Olympia (musée d’Orsay) au Salon de 1865, alors qu’il
séjourne à Bruxelles. Les deux hommes se fréquentent pourtant
depuis 1859 au moins, quand Le Buveur d’absinthe (Copenhague, Ny
Carlsberg Glyptotek) fut refusé au Salon. Antonin Proust rapporte
dans ses souvenirs, publiés dans la Revue blanche en 1897, qu’il se
trouvait en compagnie de Baudelaire dans l’atelier de Manet, quand
celui-ci apprit le refus du Salon 24. La scène se passait rue Lavoisier,
dans cet atelier où un jeune garçon employé par Manet se pendit,
accident rappelé par Baudelaire dans le poème en prose La Corde.
Celui-ci ne dit rien cependant du tableau refusé dans son Salon de
1859.
Il loue toutefois Manet dans son article Peintres et aquafortistes,
publié dans Le Boulevard en septembre 1862 (tandis que ses Petits
poèmes en prose paraissent en feuilleton dans La Presse) : « M. Manet
est l’auteur du Guitariste, qui a produit une vive sensation au Salon
dernier. » Le Chanteur espagnol de 1860 (New York, Metropolitan
Museum) apporta en effet un premier succès à Manet au Salon de
1861. Puis Baudelaire annonce le Salon de 1863 :
On verra au prochain Salon plusieurs tableaux de lui empreints de la saveur espagnole la
plus forte, et qui donnent à croire que le génie espagnol s’est réfugié en France. MM. Manet
et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne, – ce qui est déjà un
bon symptôme, – cette imagination vive et ample, sensible, audacieuse, sans laquelle, il
faut bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs sans maître, des
agents sans gouvernement (II, 738).

Cet éloge sans réserve de 1862 célèbre chez Manet le goût de la


réalité moderne combiné à l’imagination « vive et ample »,
l’apologie de cette faculté, « la reine des facultés », selon le Salon de
1859, procurant au peintre le compliment le meilleur que
Baudelaire puisse décerner. Baudelaire a ici à l’esprit le cahier de
Huit Gravures à l’eau-forte de 1862. Le peintre offrit au poète un
exemplaire de l’édition suivante, Eaux-fortes par Édouard Manet, qu’il
dédicaça « à mon ami Charles Baudelaire » (Stockholm,
Nationalmuseum) 25. Quelle est la « réalité moderne » de ces
premières gravures de Manet ? La réponse ne va pas de soi. Ces
gravures comptent deux copies de tableaux de Vélasquez, des copies
des propres tableaux de Manet (dont Le Guitarero et Le Buveur
d’absinthe), et une seule composition originale (Le Garçon et le
Chien). Il paraît donc hasardeux de préciser ce que Baudelaire traite
de « réalité moderne » dans ces eaux-fortes de 1862.
L’admiration de Baudelaire pour Lola de Valence (musée d’Orsay)
est mieux justifiée. Ce tableau de 1862 est décrit dans un quatrain
qui fit scandale par son allusion au « bijou » de la jeune femme :
Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.

Le quatrain de Baudelaire était fixé sous le cadre, dans un cartel,


lorsque le tableau fut exposé à la Galerie Martinet, boulevard des
Italiens, en 1863, et il figura en légende de l’eau-forte que Manet
grava la même année. Zola devait rappeler en 1867 que le tableau
était « célèbre par le quatrain de Charles Baudelaire, qui fut sifflé et
maltraité autant que le tableau lui-même », mais il interprétait
littéralement les adjectifs de Baudelaire, puisque « le peintre ne
procède déjà plus que par taches » et que « la toile entière est
couverte de deux teintes » 26.
C’est à l’époque de la plus grande intimité entre les deux
créateurs, en 1862, que Manet peint La Musique aux Tuileries
(Londres, National Gallery), exposé à la galerie Martinet en 1863. Le
tableau semble répondre aux exigences de la modernité
baudelairienne. Non loin du boulevard des Italiens, le parc des
Tuileries est, sous le Second Empire, un haut lieu de la vie élégante ;
on y joue de la musique militaire sous un kiosque, comme dans Les
Petites Vieilles ou dans le poème en prose Les Veuves. Selon Antonin
Proust, Manet, après son déjeuner chez Tortoni, en bon dandy,
« allait presque chaque jour aux Tuileries de deux à quatre heures,
faisant des études en plein air, sous les arbres, d’après les enfants
qui jouaient et les groupes de nourrices qui s’affalaient sur les
chaises. Baudelaire était son compagnon habituel. On regardait
curieusement ce peintre élégamment vêtu qui disposait sa toile,
s’armait de sa palette et peignait avec autant de tranquillité que s’il
eût été dans son atelier 27 ». Le tableau fut peint en atelier durant
l’été 1862, toutefois, de mémoire et non en plein air. Il représente la
société des amis du peintre sous les arbres, parmi lesquels, outre
Manet lui-même, on reconnaît, entre autres, Champfleury, Zacharie
Astruc, Aurélien Scholl, Baudelaire, Fantin-Latour, Offenbach, ou
encore Mme Lejosne, chez qui Baudelaire et Manet s’étaient
rencontrés. Manet traite, dans un genre noble, un sujet mineur,
digne de la gravure populaire de L’Illustration ou des Français peints
par eux-mêmes, des aquarelles de Lami ou des lithographies de
Gavarni, de leurs Champs-Élysées, ou encore des croquis de Guys sur
le High Life et la vie galante. Où trouver un meilleur exemple de
beauté extraite de la vie moderne, d’épique dégagé de la trivialité ?
Or Baudelaire ne mentionne jamais le tableau, ne le défendit pas
quand Manet fut attaqué durant l’exposition de la Galerie Martinet,
et que l’on s’en prit à une toile faite de taches, à des caricatures de
visages et des esquisses de vêtements et de corps, bref, à une œuvre
rapide et inachevée.
Faut-il en déduire que la vie moderne, chez Manet, n’était pas
assez héroïque ? Ou bien qu’elle l’était moins que sur les esquisses
de Guys ? Nous ignorons ce qui ne convenait pas à Baudelaire dans
La Musique aux Tuileries, qui semble répondre à tout ce que
Baudelaire demandait au « peintre de la vie moderne », comme s’il
en avait écrit le programme. Françoise Cachin y voyait même « le
premier modèle de toutes les peintures impressionnistes et
postimpressionnistes représentant la vie contemporaine en plein air
ou dans des lieux publics populaires 28 ». Pas de plus bel échantillon
du « spectacle de la vie élégante » réclamé par Baudelaire depuis le
Salon de 1846, ou de cette « réalité moderne » reconnue chez Manet
dans Peintres et aquafortistes.
Or, s’il est fait allusion à Manet dans Le Peintre de la vie moderne,
c’est de façon anonyme et non comme porte-parole de la modernité.
Baudelaire évoque discrètement un ami artiste qui, enfant, observait
son père, le corps de son père, comme s’il était déjà un grand
peintre et que ce corps était de la matière à peindre, des formes et
des couleurs :
Un de mes amis me disait un jour qu’étant fort petit, il assistait à la toilette de son père, et
qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices, les muscles des bras, les
dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des
veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son
cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le
bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est
aujourd’hui un peintre célèbre ? (II, 690-691.)

Manet qui, enfant, voyait des taches, du rose et du noir comme


Baudelaire dans Lola de Valence, qui en somme était déjà un peintre
moderne, passe ainsi fugitivement, anonymement, dans Le Peintre de
la vie moderne, sans être retenu. N’aurait-il pas conservé ce regard
d’enfant indispensable au peintre moderne pour « voi[r] tout en
nouveauté », puisque « le génie n’est que l’enfance retrouvée à
volonté » (II, 690) ?
Il y a toutefois chez Manet quelque chose qui fait obstacle au
consentement de Baudelaire, alors que Manet semble avoir
parfaitement saisi Baudelaire : c’est le moment où il réalise la
première gravure du poète, de profil en chapeau, flâneur, dandy, le
nez au vent, comme dans La Musique aux Tuileries. Baudelaire est
plus circonspect. Il emprunte mille francs à Manet en janvier 1863
(C, II, 286) : c’est la preuve de leur intimité, mais Baudelaire n’a
jamais remboursé sa dette ni reconnu le génie de son ami. Quand,
en mars 1864, il le recommande à Philippe de Chennevières pour le
Salon de 1864, avec Fantin-Latour, il s’abstient de toute
appréciation des tableaux : « M. Manet envoie un Épisode d’une
course de taureaux, et un Christ ressuscitant, assisté par les anges » (C,
II, 351). Parti peu après pour Bruxelles, il écrit tout de même, en
juin 1864, une longue lettre à Théophile Thoré, auteur d’un compte
rendu du Salon dans L’Indépendance belge : il le remercie « pour le
plaisir [qu’il lui a] fait, en prenant la défense de [s]on ami Édouard
Manet, et en lui rendant un peu justice ». Baudelaire émet pourtant
des réserves, souligne quelques « petites choses à rectifier » dans la
recension de Thoré : « M. Manet que l’on croit fou et enragé est
simplement un homme très loyal, très simple, faisant tout ce qu’il
peut pour être raisonnable, mais malheureusement marqué de
romantisme depuis sa naissance » (C, II, 386). Le jugement est
ambigu, comme toujours quand Baudelaire s’exprime sur ses amis.
Champfleury, conscient des équivoques créées par Baudelaire, ne
tiendra pas compte de l’épithète de « moraliste » qu’il avait
appliquée à Gavarni, et expliquera que Baudelaire se comportait en
« poète qui croit qu’honorer les artistes c’est les juger avec
indépendance 29 ». Manet, selon Baudelaire, qui insiste auprès de
Thoré, n’a rien d’un casseur de vitres ; il est raisonnable, ni fou ni
enragé, mais romantique. Baudelaire, habitué à la folie par Meryon
et à la fantaisie par Guys, trouve-t-il Manet trop sage, trop
bourgeois ? Il termine néanmoins sa lettre à Thoré par l’expression
de sa reconnaissance : « Toutes les fois que vous chercherez à rendre
service à Manet, je vous remercierai » (C, II, 387).
Lors du scandale d’Olympia, exposé au Salon de 1865, Manet fut
très affecté. Il écrivit à Baudelaire au début de mai : « Je voudrais
bien vous avoir ici mon cher Baudelaire, les injures pleuvent sur moi
comme grêle, je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête. […]
J’aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux car tous
ces cris agacent, et il est évident qu’il y a quelqu’un qui se
trompe 30. » Manet, qui doute de lui-même, qui avoue sa perplexité,
fait confiance à Baudelaire pour émettre un « jugement sain » sur
son œuvre, pour trancher entre l’artiste et ses critiques, pour lui dire
qui « se trompe », lui-même ou ses censeurs. Depuis Bruxelles, la
réponse de Baudelaire, qui n’avait pas vu le tableau, fut équivoque,
mais ne résumons pas cette fameuse lettre du 11 mai 1865 à sa
formule la plus célèbre. Elle s’ouvre sur un ton paternel ou
avunculaire, celui de l’aîné au cadet, de l’homme d’expérience au
jeune homme :
Il faut donc que je vous parle encore de vous. Il faut que je m’applique à vous démontrer ce
que vous valez. C’est vraiment bête ce que vous exigez. On se moque de vous ; les
plaisanteries vous agacent ; on ne sait pas vous rendre justice, etc., etc. Croyez-vous que
vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que
Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant ? Ils n’en sont pas
morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des
modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche ; et que vous, vous n’êtes que
le premier dans la décrépitude de votre art (C, II, 496-497).

La formule finale, soulignée par Baudelaire, compliment sous la


forme d’une boutade mélancolique, plutôt que bévue, comme on l’a
souvent interprétée, n’est pas isolable de la question rhétorique qui
l’a précédée : « Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé
dans ce cas ? » Baudelaire en sait quelque chose, lui dont le premier
recueil de poésies a été poursuivi et condamné. C’est après avoir
invoqué cet hypothétique « premier homme » victime d’un éreintage
que Baudelaire traite Manet de « premier dans la décrépitude de [son]
art », distinguant le « monde très riche » où Chateaubriand et
Wagner exercèrent leur génie et où l’on se moqua d’eux, et le monde
appauvri, décadent, où Manet exerce le sien. La proposition s’entend
ainsi : vous n’êtes que le premier (et non pas un modèle) dans cet
art décrépit, dégradé, qu’est la peinture aujourd’hui. Baudelaire
exhorte Manet à l’humilité, une humilité sans doute applicable à lui-
même également. Le terme de décrépitude est l’exact synonyme de
celui de progrès, de moderne, dans le langage du poète. Il dénonce
ainsi « le sommeil radoteur de la décrépitude » des thuriféraires du
progrès lors de l’Exposition universelle de 1855 (II, 580) ; dans ses
Notes nouvelles sur Edgar Poe, il qualifie le progrès de « grande
hérésie de la décrépitude » (II, 324). Bref, vous n’êtes pas le premier
artiste éreinté par les critiques ; d’autres l’ont été avant vous, en un
temps où l’art était grand ; vous êtes le premier à l’être dans cet état
de l’art qui est caractérisé par la foi du progrès, c’est-à-dire par la
décrépitude.
La suite de la lettre ne manque pas non plus d’ambigüité :
« J’espère que vous ne m’en voudrez pas du sans-façon avec lequel je
vous traite. Vous connaissez mon amitié pour vous » (C, II, 497).
Baudelaire taquine, souffle le chaud et le froid, en appelle à la
modestie de Manet, lequel ne dut pas se sentir vivement défendu ni
encouragé. Et, sous l’équivoque des formulations, reste l’énigme.
Baudelaire a consulté un Belge qui a vu le tableau et qui en parle
comme les « gens d’esprit » : « “Il y a des défauts, des défaillances, un
manque d’aplomb, mais il y a un charme irrésistible.” Je sais tout cela ;
je suis un des premiers qui l’ont compris. Il a ajouté que le tableau
représentant la femme nue, avec la négresse et le chat (est-ce un
chat décidément ?), était très supérieur au tableau religieux » (C, II,
497). Le Belge a tout de même préféré Olympia à Jésus insulté par les
soldats (Chicago, Art Institute), mais Baudelaire n’a rien appris de lui
qu’il n’eût déjà su (sauf le chat), en particulier cette définition de la
peinture de Manet par le « charme » et les « défauts », nouvelle
alliance de termes concevable comme un compliment (le défaut, le
manque d’aplomb est constitutif de la modernité), mais d’un genre
qui ne console pas son destinataire.
Baudelaire commente le scandale dans plusieurs lettres
contemporaines, dont l’une du 24 mai 1865 à Mme Paul Meurice, la
femme du disciple de Hugo :
Quand vous verrez Manet, dites-lui ce que je vous dis, que la petite ou la grande fournaise,
que la raillerie, que l’insulte, que l’injustice sont des choses excellentes, et qu’il serait
ingrat, s’il ne remerciait l’injustice. Je sais bien qu’il aura quelque peine à comprendre ma
théorie ; les peintres veulent toujours des succès immédiats ; mais, vraiment, Manet a des
facultés si brillantes et si légères qu’il serait malheureux qu’il se décourageât. Jamais il ne
comblera absolument les lacunes de son tempérament. Mais il a un tempérament, c’est
l’important ; et il n’a pas l’air de se douter que, plus l’injustice augmente, plus la situation
s’améliore, – à condition qu’il ne perde pas la tête (vous saurez dire tout cela gaiement, et
sans le blesser) (C, II, 500-501).

Au-delà de la « théorie » assez maistrienne des bénéfices futurs


de l’injustice immédiate, les motifs d’admiration et les réserves
s’entremêlent comme d’habitude : « facultés si brillantes et si
légères », « lacunes de son tempérament ». Baudelaire reste frappé
par la légèreté de Manet, par sa désinvolture de dandy, et revient à
l’idée que ce peintre manque de caractère ; il a, certes, un
tempérament, mais il y a en lui une insuffisance ; dans son audace,
il manque paradoxalement d’assurance. La critique est récurrente
sous la plume du poète et, dès le lendemain, il tient un propos
semblable à Champfleury : « Manet a un fort talent, un talent qui
résistera. Mais il a un caractère faible. Il me paraît désolé et étourdi
du choc. Ce qui me frappe aussi, c’est la joie de tous les imbéciles
qui le croient perdu » (C, II, 502). « Fort talent », mais « caractère
faible » : le plus curieux, c’est que les contemporains auraient pu en
dire autant de Baudelaire lui-même.
Baudelaire et Manet étaient trop semblables pour que le poète
perçût que son ami était le vrai « peintre de la vie moderne », et leur
relation reste pour nous énigmatique. Selon Antonin Proust : « On
lui a attribué une grande influence sur Manet. C’est le contraire qui
est vrai. […] les conversations qu’il avait avec Manet […]
modifièrent sensiblement sa manière de voir et de juger, et si vers
1860 Manet et Baudelaire furent étroitement liés, c’est Manet qui
garda l’influence sur son ami 31. »
Le poème en prose La Corde parut dans le Figaro du 7 février
1864 avec une dédicace « À Édouard Manet », avant de reparaître
dans L’Artiste du 1er novembre sans la dédicace. Comme d’habitude,
il est difficile d’arrêter le sens d’un tel cadeau, rendu aussi
insaisissable par l’ironie du poème que les jugements de Baudelaire
sur Manet dans ses lettres. L’incipit (« Les illusions, – me disait mon
ami ») nous invite à voir dans l’« ami » peintre qui est le narrateur
de l’anecdote, puisque le poète ne reprendra jamais la parole (il le
fera pour une courte repartie dans la version du poème publiée dans
L’Artiste), le dédicataire du poème. L’ami raconte donc au poète
l’une de ces histoires cruelles qui font la modernité du recueil : ce
récit du suicide du jeune factotum et modèle du peintre serait
calqué sur l’histoire du petit Alexandre, qui se serait pendu dans
l’atelier de Manet, rue Lavoisier, en 1859 ou 1860, après que le
peintre l’eut « menac[é] de le renvoyer à ses parents », comme
l’écrit Baudelaire, parce qu’il chapardait du sucre et des liqueurs.
D’autres témoignages de l’incident existent, comme celui d’Antonin
Proust, qui écrira en 1897 que Manet quitta son atelier de la rue
Lavoisier après l’incident et qu’il termina ailleurs « rue de la
Victoire, d’après un petit garçon qui lui lavait ses brosses et lui
nettoyait sa palette, L’Enfant aux cerises ». Antonin Proust ajoute :
« Ce pauvre garçon, d’humeur très morose, se pendit ; Manet fut très
affecté de la fin de ce petit être qu’il aimait beaucoup 32. » Alexandre
aurait été le modèle de L’Enfant aux cerises (1858-1859, Fondation
Calouste Gulbenkian, Lisbonne) et de la gravure Le Garçon et le
Chien (1862). Le poème La Corde, le plus ancien récit de
l’événement, qui put influencer les autres, nous fournit-il une
relation fidèle des faits ? C’est le seul poème du Spleen de Paris qui
puisse se prêter à une lecture aussi référentielle, mais Baudelaire en
a tiré une sorte de conte plutôt qu’une caricature. Et une dernière
énigme complique encore la compréhension du texte : Baudelaire
supprima la dédicace du Figaro quelques mois plus tard dans
L’Artiste. Fut-ce à la demande de Manet ? Pour masquer les liens
avec une réalité dont Manet n’était pas fier ? Les dédicaces de
Baudelaire témoignent toujours de sa duplicité, et ces questions
restent sans réponse.
Le récit de l’ami peintre est enlevé, après un prologue
philosophique sur nos innombrables illusions. L’une porte sur
l’universalité de l’amour maternel, instinct censément naturel. Le
conte illustre la perversité des sentiments que nous supposons les
plus enracinés dans la nature humaine, et donc la méchanceté de
l’homme, puisque la mère du petit pendu cherche à récupérer la
corde avec laquelle il s’est tué, pour la débiter et la vendre par
bouts, obéissant à une superstition qui voudrait que la corde d’un
pendu porte bonheur. Cette impatience à prendre possession de la
corde surprit le peintre quand la mère de l’enfant lui rendit visite,
alors qu’il s’attendait aux lamentations du deuil, mais
« soudainement, une lueur se fit dans [s]on cerveau, et [il]
compri[t] pourquoi la mère tenait tant à [lui] arracher la ficelle et
par quel commerce elle entendait se consoler ». Telle était la chute
dans la version du Figaro. Celle de L’Artiste rendit la leçon explicite
dans la seule réplique du poète, tirant une morale par trop cynique :
« Parbleu ! – répondis-je à mon ami, – un mètre de corde de pendu,
à cent francs le décimètre, l’un dans l’autre, chacun payant selon ses
moyens, cela fait mille francs, un réel, un efficace soulagement pour
cette pauvre mère. » Sous le mot corde, le dictionnaire Larousse du
XIX siècle consacre un développement à la superstition populaire qui
e

entoure la corde du pendu, appelée « fatale ficelle » et relique qui


apporterait la réalisation d’un vœu ou la guérison d’une maladie.
Dans la France moderne, le monopole de l’exécution capitale par la
guillotine a rendu ce talisman très rare et a fait monter les prix.
On a longtemps fait une lecture au premier degré de ce poème,
conforme au récit du peintre, lequel se donne le beau rôle, se
disculpe. Il se présente comme un optimiste généreux qui voulait le
bien de l’enfant qu’il avait pris en charge et qui faisait confiance à la
nature. Une seconde lecture, proposée par Steve Murphy 33, est
possible : elle mettrait l’accent sur son insensibilité, sur l’égoïsme et
la suffisance de l’artiste, qui oppose en toute bonne conscience le
« paradis » de son atelier au « taudis paternel » de l’enfant, suivant
une vision bourgeoise et puérile de la société dont le poème est
imprégné. Pas un de ses voisins, tous superstitieux, ne lui vient en
aide pour détacher l’enfant ; le commissaire est soupçonneux, la
mère impassible, puis avide, et le père fataliste : « Après tout, cela
vaut peut-être mieux ainsi ; il aurait toujours mal fini ! » Le peintre
devient de plus en plus déplaisant au cours du poème ; employant
l’enfant, il ne songe pas à sa propre responsabilité dans un suicide
qui eut lieu après des réprimandes qu’il avait faites pour des
broutilles. Tout l’accent du récit est mis sur la relation contre-nature
de la mère et de l’enfant, tandis que l’inhumanité de la relation du
peintre et de l’enfant est ignorée. Persuadé de son innocence, de son
bon droit, le peintre ignore tout sentiment de culpabilité, par
exemple devant le commissaire, lequel, par habitude, fait peur « aux
innocents comme aux coupables ». L’affaire semblait réglée
(« Enfin ! enfin ! tout était accompli. Il ne me restait plus qu’à me
remettre au travail »), lorsque les voisins commencent de se
manifester pour leur bout de corde porte-bonheur.
Le poème transcrit les propos de l’ami peintre. Mais qu’en est-il
du poète ? Quel jugement porte-t-il sur l’événement ? Il est hors du
cadre (sauf dans sa repartie cynique de L’Artiste), mais il se
manifeste indirectement par sa distance, son silence justement. Dans
la réalité, Manet se montra-t-il aussi indifférent que Baudelaire le
présente dans La Corde, alors qu’Antonin Proust le décrit comme
« très affecté » ? Le récit de Baudelaire peut en tout cas être lu
comme une incrimination de sa légèreté et de sa faiblesse de
caractère.
Il se pourrait que ce fût son insensibilité à la douleur d’autrui,
son absence de compassion, qui empêchât Manet de devenir le
« peintre de la vie moderne ». Le poème en prose Les Veuves disait ce
qui manquait à Manet et proposait une sorte de négatif de La
Musique aux Tuileries, l’autre côté du miroir :
Je ne puis jamais m’empêcher de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au
moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l’enceinte d’un concert
public. L’orchestre jette à travers la nuit des chants de fête, de triomphe ou de volupté. Les
robes traînent en miroitant ; les regards se croisent ; les oisifs, fatigués de n’avoir rien fait,
se dandinent, feignant de déguster indolemment la musique. Ici rien que de riche,
d’heureux ; rien qui ne respire et n’inspire l’insouciance et le plaisir de se laisser vivre ;
rien, excepté l’aspect de cette tourbe qui s’appuie là-bas sur la barrière extérieure, attrapant
gratis, au gré du vent, un lambeau de musique, et regardant l’étincelante fournaise
intérieure.
C’est toujours chose intéressante que ce reflet de la joie du riche au fond de l’œil du
pauvre.

Manet était du côté des riches, des bourgeois. Il lui manqua, du


moins aux yeux de Baudelaire, une certaine mélancolie, peut-être la
faculté de se dédoubler et de souffrir avec l’autre, les veuves, le
saltimbanque, les pauvres, l’enfant mort.

L’énigme Constantin Guys

Reste Guys. Comment Baudelaire a-t-il pu écarter des


prétendants tels que Daumier, Gavarni, Meryon ou Manet pour élire
un artiste de moindre notoriété, un quasi-inconnu comme
l’incarnation du « peintre de la vie moderne » ? L’étrangeté de son
choix a souvent suscité l’étonnement des commentateurs. Roberto
Calasso, après bien d’autres, marquait récemment sa surprise et
présentait Guys comme un artiste marginal et un curieux individu,
« un inconnu, qui n’avait aucune protection académique, un reporter
pour images qui ne tolérait même pas de voir imprimé son propre
nom 34 ». Ce choix serait-il une provocation de Baudelaire ? Ou bien
le signe de sa résistance à la modernité ? Pourrait-il avoir « la
couleur d’une vengeance » ? Le Peintre de la vie moderne, essai qui
consacra « M. G. » dans trois livraisons du Figaro en novembre et
décembre 1863, après plusieurs années d’attente dans diverses salles
de rédaction, commence par évoquer les tableaux « de second ordre »
du Louvre, les « poetae minores » (II, 683), les gravures
confidentielles de Debucourt et de Saint-Aubin à la fin du XVIIIe et au
début du XIX
e
siècle, les illustrations de mode, toute une série
d’œuvres accessoires qui valent toutefois qu’on les sorte de l’oubli et
que l’on revienne vers elles pour retrouver « la morale et
l’esthétique du temps » (II, 684).
Guys mérite-t-il même l’appellation de peintre, sinon au sens
idiomatique, comme on dirait d’un écrivain qu’il est un « peintre de
la vie » ou un « peintre du cœur humain » ? Guys n’est pas un vrai
peintre, un peintre de métier, mais un chroniqueur, un « reporter »
comme le dit Roberto Calasso (le terme existait du temps de
Baudelaire), un ouvrier anonyme de la nouvelle grande presse, où il
ne signe pas ses contributions. Guys travaillait pour The Illustrated
London News, premier hebdomadaire illustré, fondé en 1842 à
Londres, un an avant L’Illustration à Paris. Où qu’il fût, il envoyait à
Londres des croquis à partir desquels on gravait des xylographies
(woodprints). Le mieux eût encore été de le nommer, plutôt que
peintre ou reporter, tout simplement dessinateur, puisqu’il
employait le crayon, l’encre et le lavis. « Vers le soir, le courrier
emportait vers Londres les notes et les dessins de M. G. », rappelle
Baudelaire (II, 703). L’envoyé spécial de l’Illustrated London News fut
surtout l’un des premiers correspondants de guerre, car il se rendit
en Crimée où le conflit inaugura cette spécialité du journalisme,
notamment dans la presse anglaise, avec William Howard Russell
pour le Times. La belle époque du croquis de guerre fut de courte
durée, et les photographes prirent bientôt le relais des dessinateurs
sur les champs de bataille et ailleurs. Baudelaire invente pour Guys
l’appellation de « soldat artiste » (II, 703), comme il qualifiait
Sainte-Beuve de « poète-journaliste », formule intéressante, derrière
laquelle il dissimule le fait que Guys ne fut ni vraiment un soldat ni
vraiment un artiste, mais un journaliste dont l’objet, le croquis à
graver, fut vite rendu inutile par les progrès de la photographie de
presse. Baudelaire, qui eut toujours un rapport ambigu et avec la
presse et avec la photographie, put aussi s’intéresser à Guys parce
qu’il était le survivant d’une industrie qui, ayant évolué, l’avait
congédié. Il y a de la mélancolie dans l’éloge que fait Baudelaire de
ce « soldat artiste », car ce « peintre de la vie moderne » est une
sorte de « vieux saltimbanque », mis à la retraite et ruiné par les
progrès de la technique.
Il fait aussi de Guys un « peintre de mœurs », comme Gavarni et
Daumier, c’est-à-dire un être hybride, à la fois dessinateur et « esprit
littéraire », philosophe, poète, romancier, moraliste : « Observateur,
flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez. […]
Quelquefois il est poète ; plus souvent il se rapproche du romancier
ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce
qu’elle suggère d’éternel » (II, 687). Guys extrait donc l’essentiel de
l’anecdotique, tandis que, par une sorte de renversement, Horace
Vernet, le peintre d’histoire très officiel, est traité de « véritable
gazetier plutôt que peintre essentiel » (II, 701). Guys, lui, fait de
l’histoire : « J’ai compulsé ces archives de la guerre d’Orient » (II,
700), écrit Baudelaire après avoir vu ses dessins de Crimée. Il rejoint
même l’épique, car, « archiviste de la vie », il narre « la grande
épopée de la guerre de Crimée » (II, 701), la transforme en un
« poème fait de mille croquis » (II, 702). Revenu en France, traitant
de sujets moins graves, comme la mondanité, l’élégance et les
mœurs parisiennes, ce sont encore les « archives précieuses de la vie
civilisée » qu’il constitue et qui lui permettent de prendre rang
parmi les « sérieux historiens » (II, 724), ainsi que le déclare
Baudelaire sans craindre d’exagérer.
Le sixième chapitre du Peintre de la vie moderne, le plus précis,
est consacré aux « Annales de la guerre ». Baudelaire y justifie
l’appellation de « soldat artiste » en analysant les croquis de
reportage que Guys rapporta de Crimée. Peu après juillet 1853 et le
début de la guerre entre la Russie, aux visées expansionnistes, et
l’Empire ottoman, soutenu par la France et l’Angleterre, Guys
s’embarqua pour Constantinople, où il accosta dès septembre. Il
dépeignit d’abord la vie quotidienne et les mauvais quartiers, puis
les débuts de la campagne. Baudelaire consulta chez lui les dessins
originaux d’après lesquels The Illustrated London News tirait ses
gravures, et il les décrit avec force détails : l’« hospitalité turque »
chez le général Omer-Pacha (II, 701) ; les Kurdes à Scutari, « troupes
étranges dont l’aspect fait rêver à une invasion de hordes barbares »
(II, 701) ; l’hôpital de Pera, où, écrit Baudelaire, « je vois, causant
avec deux sœurs de charité, longues, pâles et droites comme des
figures de Lesueur, un visiteur au costume négligé, désigné par cette
bizarre légende : My humble self », Guys s’étant représenté lui-même
entre les lits de l’hôpital, autoportrait que l’Illustrated London News
omettra de signaler (II, 703) (ill. 19, 20) ; ou cette fête
commémorative de l’indépendance de la Grèce que Guys aperçut en
passant par Athènes : « Tous ces petits personnages, dont chacun est
si bien à sa place, rendent plus profond l’espace qui les contient »
(II, 705).
Les grands dessins de Guys en belles pages de l’Illustrated London
News représentent toutefois surtout des batailles. Il assista, à
Balaklava en octobre 1854, à la fameuse charge de la cavalerie
légère : « La bataille de Balaklava se présente plusieurs fois dans ce
curieux recueil, et sous différents aspects. Parmi les plus frappants,
voici l’historique charge de cavalerie chantée par la trompette
héroïque d’Alfred Tennyson, poète de la reine : une foule de
cavaliers roulent avec une vitesse prodigieuse jusqu’à l’horizon entre
les lourds nuages de l’artillerie. Au fond, le paysage est barré par
une ligne de collines verdoyantes » (II, 702). Baudelaire commente
aussi, longuement, le dessin de l’office du dimanche : « De temps en
temps, des tableaux religieux reposent l’œil attristé par tous ces
chaos de poudre et ces turbulences meurtrières. Au milieu de soldats
anglais de différentes armes, parmi lesquels éclate le pittoresque
uniforme des Écossais enjuponnés, un prêtre anglican lit l’office du
dimanche ; trois tambours, dont le premier est supporté par les deux
autres, lui servent de pupitre » (II, 702). Est-ce cela, la « vie
moderne » ? Après avoir passé près de deux ans en Crimée, Guys fut
rapatrié avant la bataille de Malakoff et la prise de la forteresse par
Mac-Mahon, tournant de la guerre en septembre 1855. Il fut de
retour à Paris à temps pour crayonner la visite de la reine Victoria,
le 27 août.
Durant la guerre de Crimée, le tirage de l’Illustrated London News
atteignit des chiffres considérables, deux cent mille exemplaires
chaque semaine à l’automne 1855. À cette date, ce n’étaient pas les
gravures tirées des croquis de Guys qui faisaient monter les ventes,
mais les premières photographies de Roger Fenton, après quatre
mois de reportage en Crimée, de mars à juillet 1855. Guys repartait
pour l’Europe quand Fenton débarquait en Crimée, comme si le
relais était passé de l’un à l’autre. Les photographies de Fenton
paraissaient dans l’hebdomadaire sous la forme de photogravures,
mais trois cent douze épreuves photographiques rapportées de
Crimée furent exposées à Londres à l’automne 1855, attirant un
public énorme après que l’Illustrated London News eut recommandé à
ses lecteurs de s’y rendre. La photographie, par son réalisme,
mobilisa dès lors l’opinion publique et influença le cours de la
guerre entre la chute de Sébastopol en septembre 1855 et le traité
de Paris, signé le 30 mars 1856. Quand la reine Victoria vint à Paris
en août 1855 pour visiter l’Exposition universelle, elle arriva avec
des épreuves photographiques de Fenton dans ses bagages afin de
les montrer à l’empereur et de décider du cours de la guerre. Or
Baudelaire fait comme si les « Annales de la guerre » de Guys
n’avaient pas marqué la fin d’une époque et que la photographie
n’avait pas pris aussitôt la suite pour faire voir ce qui se passait en
Crimée et influer bien plus puissamment sur l’opinion et sur les
gouvernements. La guerre de Crimée nous est aujourd’hui familière
grâce aux photographies de Roger Fenton, non aux dessins de Guys.
Celui-ci, spécialisé dans la vie militaire après ses gravures de
Crimée, fit encore un reportage sur le camp de Chalons pour Le
Monde illustré en 1857, mais le temps des croquis à graver était
passé. La guerre de Sécession américaine, à partir de 1861, vit le
triomphe de la photographie, à la fois privée, le portrait-carte des
soldats, et officielle. Cette guerre photographique passionnait le
public, au moment où Baudelaire cherchait à placer son apologie
nostalgique de Guys dans la presse parisienne. La situation
matérielle de Guys pâtit de ce basculement ; appauvri et endetté, il
dépendit de la charité de Nadar, Manet, Gavarni, Gautier et
Baudelaire, lequel intercéda auprès de Jules Desaux, en janvier
1861, au ministère d’État, sollicitant pour Guys, « artiste et homme
de lettres », une indemnité de 500 francs (ainsi qu’une autre du
même montant pour lui-même, signe d’identification
circonstancielle) : « Comme artiste, fit-il valoir, M. Guys est
certainement l’égal de MM. Gavarni et Eugène Lami dans
l’expression des scènes de mœurs, et il possède, au même degré que
M. Horace Vernet, la puissance de crayonner l’histoire 35. »
L’essai de Baudelaire sur Guys n’était donc nullement en phase
avec le moment historique, et il n’est pas impossible que ce décalage
fût un motif des difficultés que Baudelaire rencontra pour le faire
paraître. Son appréciation de Guys était peu partagée par ses
contemporains, et les critiques d’aujourd’hui ne sont pas les seuls à
s’interroger sur l’engouement du poète. Quelle serait la place de
Guys dans l’histoire de l’art, et quelles seraient ses cotes, si
Baudelaire n’en avait pas fait son « peintre de la vie moderne » ? Les
Goncourt s’étonnaient déjà du piédestal sur lequel Baudelaire l’avait
hissé. Ils le mentionnent assez souvent dans leur journal, par
exemple le 23 avril 1858, peu avant que Baudelaire ne commence
de le fréquenter :
Nous trouvons, chez Gavarni, Guys, le dessinateur de l’Illustration anglaise, le dessinateur à
grand style et à lavis enragé des scènes bordelières, le physionomiste moral de la
prostitution de ce siècle.
C’est un étrange homme, qui a roulé sa vie dans tous les hauts et les bas de la vie, couru le
monde et ses hasards, semé de sa santé sous toutes les latitudes et à tous les amours, un
homme qui est sorti des garnis de Londres, des châteaux de la fashion, des tapis verts
d’Allemagne, des massacres de la Grèce, des tables d’hôte de Paris, des bureaux de
journaux, des tranchées de Sébastopol, des traitements mercuriels, de la peste, des chiens
d’Orient, des duels, des filles, des filous, des roués, de l’usure, de la misère, des coupe-
gorge et des bas-fonds, où grouillent comme dans une mer toutes ces existences échouées,
tous ces hommes sans nom et sans bottes, ces originalités submergées et terribles, qui ne
36
montent jamais à la surface des romans .

Ils reconnaissent pourtant l’originalité de sa conversation, ou


plutôt son excentricité, sautant sans transition d’un sujet à l’autre,
énonçant des propositions bizarres : « Jamais de gants, jamais aux
Italiens ! Ils n’aiment pas la musique, ils n’aiment pas les chevaux, –
parce qu’ils n’en ont pas. Le soleil, la campagne et encore la
friture 37 ! »
Ses croquis, qu’il laissa en quantité, toujours au dire des
Goncourt, se réduisaient à quatre genres, où ils étaient
uniformément décevants : les voitures, les cavaliers, les militaires et
les femmes. Deux mots leur semblent résumer son art :
l’immédiateté et l’insignifiance. On achetait ses dessins par
poignées : Baudelaire en possédait quelques dizaines, Gautier et
Manet davantage, fruit de leur charité. Aussi les Goncourt furent-ils
déconcertés par l’admiration déclarée par l’auteur des Fleurs du Mal
et l’exprimèrent-ils vivement : « Cet homme de talent qui s’appelait
Baudelaire a dit parfois des énormités, ainsi que le jour où il
appelait Guys le peintre de la vie moderne, et Gavarni le peintre de
la chlorose 38. » Pour les Goncourt, liés à Gavarni, le choix de Guys
comme « peintre de la vie moderne » prouvait qu’un poète
talentueux pouvait dire des énormités sur l’art, et Georges Blin, dans
son cours de 1969, devait encore suggérer que si Baudelaire s’était
décidé pour Guys, c’était parce que Gavarni, peintre de la vie
moderne bien plus légitime, était déjà « pris, célèbre et même
populaire 39 ».
En 1895, après la mort de Guys, lorsque son œuvre commença à
être redécouverte et que deux expositions eurent lieu, dont l’une
avec un catalogue préfacé par Robert de Montesquiou, Edmond de
Goncourt comprit encore moins :
La critique de l’heure présente veut en faire un grand monsieur. Mais non, Guys est un
dessinateur rondouillard et le plus sale enlumineur de la terre.
Guys n’a vraiment qu’une valeur, c’est d’être le peintre de la basse putain dans le
raccrochage du trottoir. Il a rendu la provocation animale de son visage, sous ce front
mangé par d’écrasants bandeaux, la lasciveté de la taille sans corset, le roulis des hanches
dans la marche, le retroussage ballonnant de la jupe, la tombée des mains dans les poches
du petit tablier, l’attache dénouée du chapeau au chignon, l’excitation lubrique de son dos
et de ses bras nus, en la mollesse et l’avachissement de l’étoffe qui l’habille, – et cela dans
40
les eaux verdâtres d’une aquarelle de Morgue .

Baudelaire se serait trompé, par nostalgie, par compassion, par


résistance à la modernité. La sévérité des Goncourt devant
l’emballement de Baudelaire pour Guys ne témoigne-t-elle pas
cependant de leur incompréhension de Baudelaire tout autant que
de Guys ? Le choix de Baudelaire, si surprenant soit-il, hier comme
aujourd’hui, semble en effet cohérent, en tout cas conforme à sa
quête de l’héroïsme de la vie moderne depuis le Salon de 1845, à sa
conception ambivalente de la presse, de la photographie, de la ville,
des foules, bref, de la modernité, et à sa curiosité de toujours pour la
caricature.
Baudelaire commença à fréquenter Guys peu après la rédaction
de son Salon de 1859. Une lettre à Poulet-Malassis du 13 décembre
1859 annonçait un essai sur « M. Guys, peintre de mœurs ».
Baudelaire y avouait aussi à son éditeur qu’il avait commis une
« folie » : « Malgré mes misères, et malgré votre pénurie, j’ai acheté
et commandé de superbes dessins à Guys, pour vous et pour moi »
(C, I, 626-627). Trois jours plus tard, il relatait une rencontre avec
l’artiste : « Ah ! Guys ! Guys ! si vous saviez quelles douleurs il me
cause ! Ce maniaque est un ouragan de modestie. Il m’a cherché
querelle quand il a su que je voulais parler de lui » (C, I, 639). Il
qualifiait encore Guys de « personnage fantastique » et de « vieillard
insupportable » (C, I, 670), un vieillard qui vivra encore plus de
trente ans, beaucoup plus que Baudelaire, lequel l’appelait « le
moins maniable et le plus fantastique des hommes » (C, II, 213).
Baudelaire lui trouvait cette étincelle de bizarrerie et de fantastique
indispensable à l’art moderne. Guys était moins raisonnable que
Manet, mais moins fou que Meryon, et il lui dédia Rêve parisien au
début de 1860, car Guys était à ses yeux un sage, capable de rire de
lui-même.
L’essai de Baudelaire sur Guys, rédigé en 1859 et 1860, fut très
difficile à placer. Dès 1860, il se mit en quête d’une revue, mais
personne n’en voulait : Le Constitutionnel le fit lanterner et, après
que Grandguillot, son directeur, fut devenu « gazéiforme »,
Baudelaire se tourna vers Houssaye pour La Presse : « C’est l’analyse
du talent d’un homme inconnu et plein de génie, dont je possède une
centaine de dessins » (C, II, 102). En vain. Il s’adressa à Lacaussade
pour la Revue européenne, en lui proposant de lui montrer « des
multitudes de scènes de la guerre de Crimée dessinées sur les lieux
et en face des événements » (C, II, 133). Ce fut un nouvel échec. Il
fit des tentatives tout aussi infructueuses auprès du Siècle, puis de
L’Illustration. L’essai prit le titre Le Peintre de la vie moderne en
décembre 1862, et Baudelaire entreprit Louis Marcelin, pour La Vie
parisienne ; Mario Uchard, du Nord ; Léon Bérardi, de L’Indépendance
belge, ainsi que Le Pays. Au bout de trois ans de démarches vaines,
Baudelaire finit par trouver un journal qui accepta de le publier, le
Figaro, avec lequel il s’était réconcilié et où l’essai parut à la fin de
1863, avec trois ou quatre ans de retard. La difficulté tenait
sûrement, du moins en partie, au choix du personnage que
Baudelaire célébrait, et à ses sujets de prédilection. Comment réagit
le principal intéressé ? Nous le savons par une lettre de Baudelaire à
Gavarni du 4 février 1864 : « Guys va très bien. […] Les articles que
j’ai faits à propos de son curieux talent l’ont tellement intimidé qu’il
a refusé, pendant un mois, de les lire » (C, II, 346). Ainsi Guys
n’aurait-il eu qu’un « curieux talent », éloge modéré, mais il est vrai
que Baudelaire s’adressait à Gavarni, qui pouvait partager cette
appréciation.
Baudelaire croyait-il vraiment que Guys incarnait la modernité,
ou bien affectait-il de le penser afin de promouvoir son idée du
« peintre de la vie moderne » plus qu’il ne mettait en avant « M. G. »
(l’anonymat souhaité par l’artiste lui convenant, à lui aussi) ? Afin
de tenter de répondre à cette énigme, il faut revenir à ce qu’il
appelait modernité. Le terme apparaît dans le titre, « La modernité »,
du chapitre IV du Peintre de la vie moderne, paru dans le Figaro du
26 novembre 1863, pour conclure la première des trois livraisons du
« plus grand des poèmes en prose de Baudelaire », comme Georges
Blin appelait l’essai sur Guys 41. Poème en prose plus qu’essai
d’esthétique : c’était une façon de dire qu’il valait mieux ne pas y
chercher trop de cohérence démonstrative et de mettre en garde
contre les récupérations dogmatiques, que Georges Blin dénonçait. Il
signalait plusieurs antécédents dans l’usage du mot, citait
Chateaubriand et Heine, traduisant l’allemand Modernität, pour qui
le mot était péjoratif, mais celui-ci devenait positif chez Gautier et
lorsqu’il servait à traduire l’anglais modernity 42. Malgré ces
précédents, le texte de Baudelaire fut fondateur, et nous n’en
sommes jamais revenus :
Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se
présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de
dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel
du transitoire. […] La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de
l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque
peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont
revêtus des costumes de leur époque. […] Cet élément transitoire, fugitif, dont les
métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en
passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et
indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. […] En un mot,
pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse
que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite (II, 694-695).

Que cette « modernité » est difficile à entendre, compliquée,


retorse, elle-même ambiguë ! Son incohérence a parfois été signalée,
Benjamin allant jusqu’à se débarrasser avec désinvolture de la
réflexion de Baudelaire : « On ne peut pas dire que nous ayons là
une analyse en profondeur./ La théorie de l’art moderne est le point
faible dans la conception baudelairienne de la modernité 43. »
Baudelaire commence par parler d’elle comme s’il s’agissait de la
« dégager de la mode », d’extraire du fugitif et du transitoire ce qui
serait digne de l’antiquité et mériterait l’éternité ; il s’agirait
d’« arracher à la vie actuelle son côté épique », comme il le disait
dès le Salon de 1845 (II, 407). La modernité serait une substance à
déprendre de sa gangue. Quelques lignes plus loin, toutefois, il la
présente autrement, comme l’autre face inséparable de la beauté.
Dans le Salon de 1846, puis, en 1857, dans Quelques caricaturistes
français, Baudelaire avançait déjà l’idée que la beauté moderne était
rivée à la trivialité. Sa dualité en résultait, idée toujours réaffirmée,
malgré des variations sur les deux éléments qui la composaient. Le
Peintre de la vie moderne revient sur cette dualité, même si elle n’est
pas superposable à celle de 1846. L’alliance de la beauté éternelle et
absolue (celle du néoclassicisme et de l’idéalisme auxquels la théorie
baudelairienne répond) est désormais contractée moins avec le
trivial ou le comique, qu’avec le circonstanciel et le fugitif, encore
que l’élément comique ne soit pas absent chez Guys :
C’est ici une belle occasion, en vérité, pour établir une théorie rationnelle et historique du
beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu ; pour montrer que le beau est
toujours, inévitablement, d’une composition double, bien que l’impression qu’il produit soit
une ; car la difficulté de discerner les éléments variables du beau dans l’unité de
l’impression n’infirme en rien la nécessité de la variété dans sa composition. Le beau est
fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à
déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout
ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme
l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait
indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie
qu’on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux
éléments (II, 685).

Toute beauté est maintenant faite de deux faces, comme s’il


s’agissait des deux côtés d’une même chose, indissociables comme
l’avers et le revers de la vie humaine ; toute beauté est faite de deux
éléments contradictoires, et il ne s’agit plus à présent d’extraire l’un
de l’autre.
La théorie duelle du beau proposée par Baudelaire dans Le
Peintre de la vie moderne est intrinsèquement équivoque. Les deux
éléments qui le composent s’équilibrent-ils ou se hiérarchisent-ils ?
S’agit-il d’une réciprocité entre l’éternel et le contingent, ou bien
d’une extraction du permanent au sein du fugitif ? Cette théorie
gardera toujours son ambiguïté, ou son secret. La seule certitude,
très ancienne chez Baudelaire, tient à la composition double de
toute beauté, à son mélange d’éléments contradictoires, comme dans
ces caricatures à la fois comiques et philosophiques, fugitives et
immémoriales. Elles appartiennent à la presse, que Baudelaire
honnit, mais elles lui survivent (comme les poèmes en prose publiés
dans La Presse), ainsi que Baudelaire le formulait dès De l’essence du
rire :
Comme les feuilles volantes du journalisme, elles disparaissent emportées par le souffle
incessant qui en amène de nouvelles ; mais les autres […] contiennent un élément
mystérieux, durable, éternel, qui les recommande à l’attention des artistes. Chose curieuse
et vraiment digne d’attention que l’introduction de cet élément insaisissable du beau jusque
dans les œuvres destinées à représenter à l’homme sa propre laideur morale et physique !
Et, chose non moins mystérieuse, ce spectacle lamentable excite en lui une hilarité
immortelle et incorrigible (II, 525-526).

C’est sans doute ce qui manquait à Manet pour incarner le


peintre moderne, cette « hilarité immortelle et incorrigible ». Guys,
en revanche, à la fois observateur exact et moraliste du cœur
humain, a su accomplir la double exigence de l’art moderne :
« Notre observateur est toujours exact à son poste, partout où
coulent les désirs profonds et impétueux, les Orénoques du cœur
humain, la guerre, l’amour, le jeu ; partout où s’agitent les fêtes et
les fictions qui représentent ces grands éléments de bonheur et
d’infortune » (II, 707). Toujours campé « à son poste », Guys est bien
le « soldat artiste », non plus au sens des objets qu’il dépeint comme
dans ses reportages de guerre, mais par son attitude d’artiste, par
son héroïsme moderne. Le caractère épique de ses dessins ne tient
pas seulement à la métaphore militaire, mais aussi à un autre geste,
celui de la conquête de tous les débordements humains, dans une
image diluvienne qui ne manque pas de rappeler celle qu’emploie le
poète dans son projet d’un « Épilogue » de 1861 pour Les Fleurs du
Mal, pour évoquer Paris, ville moderne et ville éternelle : « … tes
égouts pleins de sang,/ S’engouffrant dans l’enfer comme des
Orénoques. »
Baudelaire insiste enfin sur le côté solennel et grotesque à la fois
des dessins de Guys, mêlant la pompe et le comique, comme dans
l’art des caricaturistes suivant les Salons de 1845 et 1846 : « Pour
définir une fois de plus le genre de sujets préférés par l’artiste, nous
dirons que c’est la pompe de la vie, telle qu’elle s’offre dans les
capitales du monde civilisé, la pompe de la vie militaire, de la vie
élégante, de la vie galante » (II, 707). La pompe s’allie au comique
dans les œuvres de Guys, « bizarre, violent, excessif » (II, 724) :
« Pour tout dire en un mot, notre singulier artiste exprime à la fois
le geste et l’attitude solennelle ou grotesque des êtres et leur
explosion lumineuse dans l’espace » (II, 700). C’est ce mélange
explosif du solennel et du grotesque qui manquait apparemment à
Manet, mais aussi à Gavarni et à Meryon, ou même à Daumier, et
qui désigne Guys comme le modèle de l’artiste moderne, capable
d’extraire des circonstances une analyse du cœur humain, et de
traiter des réalités les plus grotesques avec gravité et pitié. N’est-ce
pas aussi ce que les poèmes en prose réaliseront comme
« caricatures sérieuses » ? « Je suis assez content de mon Spleen »,
écrivait Baudelaire en février 1866 à Jules Troubat, le secrétaire de
Sainte-Beuve, un mois avant sa chute dans l’église Saint-Loup de
Namur : « En somme, c’est encore Les Fleurs du Mal, mais avec
beaucoup plus de liberté, et de détail, et de raillerie » (C, II, 615). Le
Spleen de Paris accomplit enfin le projet poursuivi depuis toujours
par le poète, à la recherche du « comique absolu » en prose.
Dans la même collection
Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi, 2014.
Jean-Luc Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, 2014.
Benoît Peeters, Valéry. Tenter de vivre, 2014.
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Table

Avant-propos

1 - Le dernier Baudelaire
2 - Un poète journaliste
3 - À bas la photographie !
4 - Devant la chambre noire
5 - L’horrible ville
6 - Le bain de multitude
7 - Des caricatures sérieuses

Dans la même collection


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Notes

1. G. Blin, « Résumés des cours au Collège de France, 1968-1969 »,


Baudelaire, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2011, p. 232.
2. W. Benjamin, « Zentralpark », Charles Baudelaire. Un poète lyrique
à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Payot, 1979, p. 237.
3. Ch. Mauron, Le Dernier Baudelaire, José Corti, 1966.
4. Les références au texte de Baudelaire sont données à la suite des
citations, le chiffre romain renvoyant au tome, le chiffre arabe à la
page. L’édition citée est celle de C. Pichois, Œuvres complètes,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, 2 vol. Les
références introduites par la lettre « C » renvoient, elles, à la
Correspondance, citée dans l’édition de C. Pichois et J. Ziegler,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, 2 vol.
5. Je suis reconnaissant à Benoît Chantre d’avoir fait procéder à la
transcription des enregistrements des leçons données au Collège de
France entre janvier et avril 2012 ; je remercie Jean-Baptiste
Amadieu de s’être chargé d’une première mise en forme, et André
Guyaux et Matthieu Vernet, qui ont relu une seconde version.
Notes

1. Sainte-Beuve, « Des prochaines élections de l’Académie »,


Nouveaux Lundis, t. I (1863), Calmann-Lévy, 1884, p. 401 ;
A. Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lecture des « Fleurs du Mal »,
1855-1905, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2007, p. 347.
2. Ibid.
3. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, éd. G. Antoine, Robert Laffont,
« Bouquins », 1993, p. 589-590. Je dois cette référence à Robert
Kopp.
4. Ibid., p. 590-591.
5. Voir N. Vincent-Munnia, Les Premiers Poèmes en prose. Généalogie
d’un genre dans la première moitié du XIXe siècle, H. Champion, 1996 ;
Christian Leroy, La Poésie en prose française du XVIIe siècle à nos jours.
Histoire d’un genre, H. Champion, 2001.
6. Lettre au prince Louis-Eugène de Wurtemberg, 18 février 1765,
Correspondance complète de J.-J. Rousseau, éd. R. A. Leigh, Oxford,
The Voltaire Foundation, 1975, t. XXIV, p. 30.
7. E. de Jouy et A. Jay, Les Hermites en prison, ou Consolations de
Sainte-Pélagie, Ladvocat, 1823, t. I, p. 206.
8. E. Bulwer-Lytton, The Student, Londres, Saunders and Otley, 1835,
2 vol., t. I, p. IX ; L’Étudiant, trad. Amédée Pichot, Fournier jeune,
1835, 2 vol., t. I, p. VIII-IX.

9. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. X (1868), Calmann Lévy, 1886,


p. 87-88 ; C, II, 913.
10. S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours,
Nizet, 1959.
11. G. Blin, « Introduction aux Petits poèmes en prose », Fontaine,
février 1946 ; Le Sadisme de Baudelaire, José Corti, 1948, p. 143 ; Le
Spleen de Paris, éd. Robert Kopp, Gallimard, « Poésie », 2006, p. 7.
12. H. Peyre, « Remarques sur le peu d’influence de Baudelaire »,
Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1967, p. 424-436.
13. Voir K. Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours (1993),
trad. M. Rocher-Jacquin, Éd. de la Maison des sciences de l’homme,
2001.
14. P. Valéry, « Situation de Baudelaire », Variété, Œuvres,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. I, p. 609-610.
15. W. Benjamin, Œuvres choisies, Julliard, « Les Lettres nouvelles »,
1959.
16. W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du
capitalisme, trad. J. Lacoste, Payot, 1979.
e
17. W. Benjamin, Paris, capitale du XIX siècle. Le livre des passages,
trad. J. Lacoste, Cerf, 1989.
18. Voir J. Jurt, « De l’analyse immanente à l’histoire sociale de la
littérature. À propos des recherches littéraires en Allemagne depuis
1945 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 78, juin 1989,
p. 98.
19. « Baudelaire war ein Geheimagent – ein Agent der geheimen
Unzufriedenheit seiner Klasse mit ihrer eigenen Herrschaft. » Note
de W. Benjamin pour « Le Paris du Second Empire chez
Baudelaire », non retenue dans la traduction française (Gesammelte
Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1974, t. I, vol. 3, p. 1161 et 1167).
Voir C. Pichois, « Baudelaire devant la sociocritique ouest-
allemande », Études baudelairiennes IX, Neuchâtel, La Baconnière,
1981, p. 226-233.
20. Voir O. Sahlberg, Baudelaire 1848 : Gedichte der Revolution,
Berlin, Wagenbach, 1977 ; W. Fietkau, Schwanengesang auf 1848 :
ein Rendez-vous am Louvre. Baudelaire, Marx, Proudhon und Victor
Hugo, Hambourg, Rowohlt, 1978 ; D. Oehler, Pariser Bilder I (1830-
1848). Die antibourgeoise Aesthetik bei Baudelaire, Daumier und Heine,
Francfort, Suhrkamp, 1979 ; H. Stenzel, Der Historische Ort
Baudelaires, Munich, Fink, 1980 ; K. Biermann, Literarisch-politische
Avantgarde in Frankreich, Stuttgart, Munich et Berlin, Kohlhammer,
1982.
21. Voir en particulier R. Burton, Baudelaire and the Second Republic.
Writing and Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1991.
22. Voir la traduction française de l’ouvrage de D. Oehler paru en
1988, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine,
Herzen, Payot, « Critique de la politique », 1996.
23. Voir surtout S. Murphy, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures
du « Spleen de Paris », Champion, 2003 et 2007.
24. Petits poèmes en prose, Garnier, 1958, p. 185.
25. J. Starobinski, La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire
(1989), Julliard, 1997, p. 25.
Notes

1. J. Rivière, Études (1912), Gallimard, 1944, p. 15, n. 1 ; cité


par W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire »,
Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, op. cit.,
p. 143.
2. A. Gide, « Baudelaire et M. Faguet », Essais critiques, éd. Pierre
Masson, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 253.
3. « Changez les noms des personnages de Racine, et leur aventure
est un fait divers. Roxane assassinait hier le Bajazet qui la trompait,
et s’asphyxiait sur son cadavre. Phèdre se jettera demain dans la
Seine ; et tous les jours, sous toutes les latitudes, il y a quelque Titus
qui brise et qui broie le cœur de quelque Bérénice. » F. Brunetière,
Histoire de la littérature française classique. 1515-1830, Delagrave,
1912, t. II, p. 552.
4. Ce sont I. L’Étranger, II. Le Désespoir de la vieille, III. Le Confiteor de
l’artiste, V. La Chambre double, XI. La Femme sauvage, XXI. Éros,
Plutus et la Gloire, XXIV. La Belle Dorothée. Le huitième poème jugé
prêt en décembre 1861 est Le Joueur généreux, qui paraîtra dans le
Figaro en 1864.
5. Voir, plus récemment, R. Kopp, « À propos des Petits poèmes en
prose ou Baudelaire entre Racine et le journalisme du Second
Empire », Berenice, no 7, mars 1983 ; G. Robb, « Les origines
journalistiques de la prose poétique de Baudelaire », Les Lettres
romanes, no 44, 1990 ; J.-P. Bertrand, « Une lecture médiatique du
Spleen de Paris », in Presse et plumes. Journalisme et littérature au
XIX siècle, sous la dir. de M.-È. Thérenty et A. Vaillant, Nouveau
e

Monde Éditions, 2004 ; A. Vaillant, « Baudelaire, artiste moderne de


la “poésie-journal” », Études littéraires, vol. 40, no 3, 2009 ; et une
synthèse : La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la
presse française au XIXe siècle, sous la dir. de D. Kalifa, P. Régnier, M.-
È. Thérenty et A. Vaillant, Nouveau Monde Éditions, « Opus
Magnum », 2011.
6. Voir E. Fallaize, Étienne Carjat and « Le Boulevard », 1861-1863,
Genève, Slatkine, 1987.
7. J. Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète »,
Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1967, p. 402-412.
8. A. Houssaye, Poésies complètes, Charpentier, 1850, p. 148-151.
9. Cité dans le Figaro du 11 février 1864, p. 5.
10. Voir A. Guyaux, Un demi-siècle de lecture des « Fleurs du Mal »,
1855-1905, op. cit., p. 18.
Notes

1. J. Janin, « Le daguerotype » [sic], L’Artiste, 2e série, t. II,


11e livraison, 27 janvier 1839, p. 145-148 (ici, p. 147).
2. Nadar, Quand j’étais photographe, Flammarion, 1899, p. 6.
3. Voir Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur
une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 33.
4. Ibid., p. 142.
5. « Notice to the Reader. The plates of the present work are
impressed by the agency of Light alone, without any aid whatever
from the artist’s pencil. They are the sun-pictures themselves, and
not, as some persons have imagined, engravings in imitation. »
6. Balzac, Le Père Goriot, La Comédie humaine, sous la dir. de P.-
G. Castex, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. III,
p. 91.
7. Ch. Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux,
Delangle, 1830, p. 147-148.
8. L. Figuier, La Photographie au Salon de 1859, Hachette, 1860, p. 1.
9. M. Butor, Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire,
Gallimard, 1961 ; R. Calasso, La Folie Baudelaire (2008), trad. J.-P.
Manganaro, Gallimard, 2011.
10. Mme Delpech, 3 quai Voltaire, 1842.
11. E. Crépet, Charles Baudelaire, Vanier, 1906, p. 199.
12. Voir P. Guinard, « Baudelaire, le musée espagnol et Goya »,
Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1967, p. 310-328.
13. Voir Catalogues des expositions organisées par la Société française
de photographie, 1857-1876, J.-M. Place, 1987 ; A. Rouillé, La
Photographie en France. Textes et controverses. Une anthologie, 1816-
1871, Macula, 1989 ; P.-L. Roubert, « 1859, exposer la
photographie », Études photographiques, no 8, novembre 2000 [en
ligne].
14. Nadar, « Les histoires du mois », Musée français-anglais, no 22,
octobre 1856, p. 7.
15. L. Figuier, La Photographie au Salon de 1859, op. cit., p. 24.
16. Ibid., p. 25.
17. T. Gautier, « Exposition photographique », L’Artiste, 6e série,
t. III, 13e livraison, 8 mars 1857, p. 193.
18. Voir le catalogue de l’exposition Delacroix et la photographie, sous
la dir. de C. Leribault, Musée du Louvre-Le Passage, 2008.
19. J. Janin, « Le daguerotype », art. cité, p. 147.
20. J. Janin, « La description du daguérotype » [sic], L’Artiste,
2e série, t. III, 17e livraison, 25 août 1839, p. 277-283 (ici p. 281).
21. Figaro, 16 janvier 1859, p. 6. Charles Bauquier ou Beauquier
(1833-1916), chartiste, opposant à l’Empire, anticlérical, franc-
maçon, sera plus tard député radical de Besançon (1880-1914).
22. Chap. CLXVII, « Les ambassadeurs ».
23. L. Marcelin, Journal amusant, 6 septembre 1856, p. 4.
24. Ibid., p. 5.
25. L. Marcelin, Journal amusant, 12 juillet 1856, p. 5.
26. L. Figuier, La Photographie au Salon de 1859, op. cit., p. 30.
27. Ch. Bauquier, Figaro, 16 janvier 1859, p. 6.
28. G. Planche, « Le paysage et les paysagistes. Ruysdael, Claude
Lorrain, Nicolas Poussin », Revue des Deux Mondes, 15 juin 1857,
p. 756-787 (ici p. 762).
29. Ibid., p. 763.
30. Ibid., p. 764.
31. Nadar, Quand j’étais photographe, op. cit., p. 195.
Notes

1. É. Darragon, « Nadar double », Critique, no 459-460, août-


septembre 1985, p. 868-869.
2. Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., p. 99.
3. J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003,
p. 47.
4. L. Marcelin, Journal amusant, 6 septembre 1856, p. 2.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. F. von Schiller, Poésies de Schiller, trad. P.-F. Müller, Durand,
1858, p. 342.
8. J. Starobinski, « L’immortalité mélancolique », Le Temps de la
réflexion, no 3, 1982 ; J. E. Jackson, « La condamnation à vivre », La
Mort Baudelaire. Essais sur « Les Fleurs du Mal », Neuchâtel, La
Baconnière, 1982.
9. Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., p. 100.
10. Lettre de Flaubert à Louise Colet, [15 janvier 1853],
Correspondance, éd. Jean Bruneau, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1980, t. II, p. 238-239.
11. M. Du Camp, Les Chants modernes, Michel Lévy, 1855, p. 269-
270.
12. M. Du Camp, Le Salon de 1859, Librairie nouvelle, 1859, p. 13-
14.
13. Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie, op. cit., p. 61.
14. Amiel, Journal intime, Lausanne, L’Âge d’homme, 1986, t. VI,
p. 567.
15. L. Figuier, La Photographie au Salon de 1859, op. cit., p. 27-28.
16. Nadar, Quand j’étais photographe, op. cit., p. 215.
17. « This artist has exhibited a considerable number of portraits.
We do not think we could point out a bad one among them. They
are mostly remarkable for what the French call modelé – good tone,
softness and relievo. His marine views, taken at Havre, deserve
notice on account of the perfect manner in which the clouds have
been obtained ; but, on the other hand, objects such as ships,
figures, piers, etc., are over-developed in more than one proof. » The
Photographic News for Amateur Photographers, vol. 2, no 35, 6 mai
1859, p. 102 (compte rendu du Salon photographique par le
correspondant à Paris).
18. Practical Swiss Guide, Londres, Simpkin, Marshall, 1864, 9e éd.,
p. 7.
19. Nadar, Quand j’étais photographe, op. cit., p. 243-244.
20. Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, p. 262.
Notes

1. T. S. Eliot, « What Dante Means to Me » (1950), To Criticize the


Critic and Other Writings, Londres, Faber and Faber, 1965, p. 127.
2. W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du
capitalisme, op. cit., p. 167.
3. K. Stierle, La Capitale des signes, op. cit., p. 546.
4. J. Lemer, Paris au gaz, Dentu, 1861, p. 13.
5. É. Hazan, L’Invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus, Seuil,
2002 ; « Points », 2004, p. 102.
6. J. Lemer, Paris au gaz, op. cit., p. 15.
7. Ibid., p. 16.
8. Ibid.
9. Marquis de Rochegude, Promenades dans toutes les rues de Paris.
IXe Arrondissement, Hachette, 1910, p. 32.
10. J. Lemer, Paris au gaz, op. cit., p. 23.
11. Paris Guide, Librairie internationale, 1867, t. II, p. 1294.
12. W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du
capitalisme, op. cit., p. 163.
13. Ibid., p. 167.
14. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 89-90.
15. Voir l’analyse de cet adjectif dans notre Baudelaire devant
l’innombrable, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2003, p. 107-
114.
16. E. Servier, « Le gaz à Paris », in Paris Guide, op. cit., t. II, p. 1634.
17. H. Murger, Scènes de la vie de jeunesse, Michel Lévy, 1851, p. 169
(« Un poète de gouttières »).
18. V. Hugo, Les Misérables, t. II, livre V, chap. V.

19. J. Lemer, Paris au gaz, op. cit., p. 1.


20. M. Du Camp, Les Chants modernes, op. cit., p. 268-269.
21. T. Gautier, Jettatura, Michel Lévy, 1857, p. 99.
22. E. et J. de Goncourt, Journal, Robert Laffont, « Bouquins », 1989,
t. I, p. 597.
23. Ibid., p. 598.
24. Ibid.
25. S. Mallarmé, « Accusation », Grands faits divers, Divagations,
Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2003, t. II, p. 246.
26. E. Texier, « Revue hebdomadaire », Le Siècle, 23 décembre 1861,
p. 2.
27. S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours,
op. cit., p. 118-119.
28. G. Antoine, « La nuit chez Baudelaire », Revue d’histoire littéraire
de la France, avril-juin 1967, p. 378.
29. G. Blin, « Introduction aux Petits poèmes en prose », Le Sadisme de
Baudelaire, op. cit., p. 158 ; Le Spleen de Paris, éd. citée, p. 21.
30. J. de Maistre, Considérations sur la France (1797), Œuvres,
éd. Pierre Glaudes, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 218.
Notes

1. E. A. Poe, Œuvres en prose, Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade », 1951, p. 311. « With a cigar in my mouth and a
newspaper in my lap, I had been amusing myself for the greater part
of the afternoon, now in poring over advertisements, now in
observing the promiscuous company [“la société mêlée”] in the
room, and now in peering through the smoky panes into the street. »
2. Ibid., p. 312.
3. Ibid., p. 320.
4. A. Toussenel, L’Esprit des bêtes. Le Monde des oiseaux. Ornithologie
passionnelle, Librairie phalanstérienne, 1853-1855, 3 vol., t. I,
p. 178.
5. Selon F. W. Leakey, il n’est pas certain que Baudelaire ait lu le
premier volume (Baudelaire and Nature, Manchester, Manchester
University Press, 1969, p. 220-221).
6. É. Hennequin, Écrivains francisés, Perrin, 1889, p. 6.
7. E. A. Poe, Contes grotesques, trad. É. Hennequin, Ollendorff, 1882.
8. Mallarmé, Correspondance, Gallimard, 1959, t. I, p. 111.
9. Ibid., p. 110.
10. Apocalypse, VII, 9, trad. Lemaître de Sacy.
11. F.-R. de Chateaubriand, René, Œuvres romanesques et voyages,
éd. M. Regard, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, t. I,
p. 127.
12. Voir l’excellente mise au point de B. Howells, « Maistre and
Baudelaire Re-examined », Baudelaire. Individualism, Dandyism and
the Philosophy of History, Oxford, Legenda, 1996, p. 125-149 (ici
p. 140).
13. Apocalypse, XVII, 5, trad. Lemaître de Sacy.

14. Ibid., XVII, 15.

15. J. de Maistre, Éclaircissements sur les sacrifices, Œuvres, éd. citée,


p. 812-813.
16. Ibid., p. 813.
17. J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, neuvième
entretien, Œuvres, éd. citée, p. 708.
18. Ibid.
19. Ibid., p. 709.
20. Ibid., huitième entretien, p. 694-695.
21. Ibid., dixième entretien, p. 751.
22. Ibid., p. 752.
23. Ibid., huitième entretien, p. 693.
24. Ibid., neuvième entretien, p. 708.
25. Ibid., dixième entretien, p. 728.
26. Ibid., p. 741-742.
27. I Corinthiens, VI, 15-17, trad. Lemaître de Sacy.

28. T. De Quincey, Confessions of an English Opium Eater, Londres,


Penguin, 1986, p. 50.
29. Y. Guyot, La Prostitution, Charpentier, 1882, p. 133.
30. G. Mourey, Passé le détroit. La vie et l’art à Londres, Ollendorff,
1895 ; Ch. Maurras, « La vie littéraire », Revue encyclopédique.
Recueil documentaire universel et illustré, t. V, 1er juin 1895, p. 203.
31. G. Apollinaire, « Échos », L’Intransigeant, 9 mars 1910 ; Petites
merveilles du quotidien, éd. P. Caizergues, Montpellier, Fata Morgana,
1979, p. 25.
32. La Bruyère, Les Caractères, « De l’Homme », 99.
Notes

1. D. Oehler, « Le caractère double de l’héroïsme et du beau


modernes », in Études baudelairiennes VIII, Neuchâtel, La Baconnière,
1976, p. 187-216.
2. Le Moniteur universel, 27 janvier 1844.
3. T. Gautier, « Gavarni », Le Moniteur, 26 novembre 1866 ; Portraits
contemporains, Charpentier, 1874, p. 330.
4. M. Hannoosh, Baudelaire and Caricature. From the Comic to an Art
of Modernity, University Park (Pennsylvanie), The Pennsylvania
State University Press, 1992, p. 179-180.
5. Gavarni, D’après nature, textes par J. Janin, P. de Saint-Victor,
E. Texier, E. et J. de Goncourt, Morizot, 1858.
6. E. et J. de Goncourt, Gavarni, l’homme et l’œuvre, Fasquelle, 1925,
p. 176.
7. Ibid., p. 191.
8. Gavarni, Masques et visages, Paulin et Lechevalier, 1857, p. 150.
9. E. et J. de Goncourt, Gavarni, op. cit., p. 191.
10. Ibid., p. 37.
11. W. Drost, « Baudelaire between Marx, Sade and Satan », in
Baudelaire, Mallarmé, Valéry. New Essays in Honour of Lloyd Austin,
éd. M. Bowie, A. Fairlie, A. Finch, Cambridge, Cambridge University
Press, 1982, p. 38-57.
12. Lettre d’Ernest Prarond à Eugène Crépet, [octobre 1886], citée
par C. Pichois et J. Ziegler, Charles Baudelaire, Fayard, 1996, p. 183.
13. Dans le numéro-spécimen de Mouvement, mai 1846 (E. Crépet,
Charles Baudelaire, op. cit., p. 75).
14. G. Robb, « Baudelaire, Lucan, and Une mort héroïque », Romance
Notes, automne 1989, p. 69-75.
15. Les Beaux-Arts. Illustration des arts et de la littérature, 1844, t. II,
no 45, frontispice (voir la nécrologie, p. 255) ; M. Hannoosh,
Baudelaire and Caricature, op. cit., p. 183.
16. « Note sur M. Constantin Guys », lettre à Jules Desaux,
10 janvier 1861, Nouvelles lettres, éd. C. Pichois, Fayard, 2000, p. 36.
17. P. Burty, « L’œuvre de M. Charles Meryon », Gazette des beaux-
arts, t. XIV, 1er juin 1863, p. 519-533, et t. XV, 1er juillet 1863, p. 75-
88 ; R. S. Schneiderman, The Catalogue Raisonné of the Prints of
Charles Meryon, Londres, Garton, 1990, no 40, p. 82-85.
18. M.-G. de Molinari, Napoléon III publiciste, Bruxelles, A. Lacroix,
Van Meenen et Cie, 1861, p. V. On avait pu lire dans le Times du
15 juillet 1858 : « It is notoriously difficult to get at the meaning of
Louis Napoleon. He is the great modern sphinx, and his very
existence depends upon his not being found out. »
19. Lettres à Baudelaire, éd. C. Pichois, Neuchâtel, La Baconnière,
1973, p. 191.
20. Ph. Burty, « L’œuvre de M. Charles Meryon », art. cité, p. 522.
21. C. Pichois et J. Ziegler, Charles Baudelaire, op. cit., p. 585.
22. Voir J. Hiddleston, « Manet », Baudelaire and the Art of Memory,
Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 223-251.
23. E. Crépet, Charles Baudelaire, op. cit., p. 200.
24. A. Proust, « Souvenirs », La Revue blanche, février 1897, p. 134
(Édouard Manet. Souvenirs, H. Laurens, 1913, p. 33).
25. Manet, 1832-1883. Galeries nationales du Grand Palais, Paris,
22 avril-1er août 1983, Metropolitan Museum of Art, New York,
10 septembre-27 novembre 1983, Éd. de la Réunion des musées
nationaux, 1983, p. 140.
26. É. Zola, Écrits sur l’art, éd. J.-P. Leduc-Adine, Gallimard, « Tel »,
1991, p. 157.
27. A. Proust, « Souvenirs », La Revue blanche, mars 1897, p. 170-
171 (Édouard Manet. Souvenirs, op. cit., p. 39).
28. Manet, 1832-1883, op. cit., p. 126.
29. Champfleury, Histoire de la caricature moderne, F. Dentu, 1865 ;
1885, 3e éd., p. 309.
30. Lettres à Baudelaire, op. cit., p. 233-234.
31. A. Proust, « Souvenirs », La Revue blanche, février 1897, p. 128
(Édouard Manet. Souvenirs, op. cit., p. 39).
32. A. Proust, « Souvenirs », La Revue blanche, mars 1897, p. 168
(passage absent de l’édition de 1913 des Souvenirs).
33. S. Murphy, Logiques du dernier Baudelaire, op. cit., p. 579-602.
34. R. Calasso, La Folie Baudelaire, op. cit., p. 235.
35. « Note sur M. Constantin Guys », lettre à Jules Desaux,
10 janvier 1861, Nouvelles lettres, op. cit., p. 36-37 ; voir C, II, 131.
36. E. et J. de Goncourt, Journal, op. cit., t. I, p. 345-346.
37. Ibid., t. I, p. 347.
38. Ibid., t. III, p. 191.
39. G. Blin, « Résumés des cours au Collège de France, 1968-1969 »,
Baudelaire, op. cit., p. 250.
40. E. et J. de Goncourt, Journal, op. cit., t. III, p. 1122.
41. G. Blin, « Résumés des cours au Collège de France, 1968-1969 »,
Baudelaire, op. cit., p. 236.
42. Ibid., p. 237-238.
43. W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire », Charles Baudelaire.
Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, op. cit., p. 119.

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