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Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)

OCTOBRE RUSSE, chronique vulgaire

Mercredi 17 octobre 2001 – taxi driver1


(…) Le problème, pour la suite, c'est que le chauffeur ne sait absolument pas où il
va, quoi qu'il ait essayé d'en faire accroire avant de déposer les Feutrier. À peine a-t-
il fait deux cents mètres qu'il s'arrête pour regarder son plan. Pas très content, je me
penche par-dessus le siège et son épaule pour lui situer où on va, en espérant qu'il
saura comment, et là, effroi : le mec pue la vodka… M'étonne pas qu'il se soit bien
entendu avec Natacha, l'œil tout émoustillé des confessions sauvages de la belle
enivrée… Un poivrot ! Un satané poivrot qui se permet de faire le taxi et qui, en plus,
est infichu de lire un plan ! Si ça continue, il va même arriver à le déchirer ! Le mieux
que j'aurais à faire, c'est descendre, mais le problème c'est que je ne sais pas du tout où nous
sommes, et que j'ai filé à Christophe les 100 derniers roubles que j'avais sur moi pour payer le
pochard. J'ai plus qu'à m'en remettre à ma bonne étoile, en espérant qu'elle accepte
de guider aussi l'autre farcissure, au moins jusqu'à mon port. D'un calme surhumain
je rassemble mes esprits eux aussi un tantisoit avinés, et j'aide Superchauffeur à se
repérer sur son plan, tout cyrillique évidemment, ce qui ne serait pas un vrai
handicap pour le cador que je suis devenu en lecture non-latine, mais qui en est un
de plus quand même lorsque le déchiffrage se fait à partir des minuscules caractères
habituels aux plans, qu'on a 1,3 grammes d'alcool dans le sang et qu'on lit une carte que
n'arrête pas de gigoter le type qui la tient, sous l'éclairage à 6 watts d'une Lada des années
70.
De mont en vaux, j'arrive quand même à pointer Vladikino sur la carte. "Ax !2 fait
l'arsouille, c'est plus un problème, on va donc prendre la prochaine à droite". Il
redémarre, on fait cent cinquante mètres, il met son clignotant… et il tourne à gauche ! À
partir de là, t'as plusieurs solutions mais ton inquiétude croît inexorablement :
- soit tu te dis que tu as mal compris, il avait dit gauche ; ça voudrait dire que t'es
complètement out of order, et que l'endroit que tu lui as préalablement indiqué sur
le plan n'était peut-être pas non plus Vladiniko ;
- soit tu te dis qu'il avait dit droite, mais qu'il voulait dire gauche ; tu peux alors raisonnablement
t'interroger sur sa capacité à tenir un volant que tu savais déjà tendancieusement
autonomiste ;
- soit tu te dis qu'il avait bien dit droite et que c'était à droite qu'il aurait dû aller ; et
là tu devines que t'es pas encore arrivé au bout de la nuit.
À chaque carrefour sur la chaussée glissante nous apercevons (difficile de faire
mieux à travers un pare-brise embué et dont l'essuie-glace trop court et trop lent ne
parvient pas à dégager l'eau qui ruisselle au-dehors) des carambolages, des gens
debout sur la chaussée qui s'engueulent, ou qui font ralentir. Nous roulons sur notre
quatrième boulevard, de temps à autre la voiture fait une embardée pour changer de
1
Extrait des pages 124 à 128 du texte intégral
http://srivron.free.fr/images/PDF/Octobre_russe

2
en cyrillique dans le texte
Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)

file, avant une bifurcation qu'on hésite à prendre, qu'on prend, des fois. Je sais pas
s'il a vu qu'il pleuvait, ça fait au moins trois demi tête-à-queue qu'on s'essaye, je
m'habitue. Je tente de repérer à travers l'eau un coin déjà vu, d'habitude ça marche
pas mal, j'ai souvent un bon feeling quand on arrive vers les abords du grand parc
qui jouxte notre quartier. Il en est à sa deuxième clope et, malgré mon horreur
nauséeuse à fumer en voiture, je me dis qu'après tout c'est peut-être mon dernier
cigare, je m'en offre un. Y a une espèce d'énorme statue en métal, très réalisme
populaire, qu'on n'arrête pas de croiser. On varie les angles. C'est deux personnages
debout plein d'élan, une femme un homme, jeunes, splendide cliché de travailleurs
en liesse, la terre et l'usine. Ils ont bien fait de la garder, celle-là. Ç'aurait été con de
la jeter avec l'eau du bain, pour l'Histoire. Et puis, quand on est en taxi dans le coin,
ça distrait. J'essayerais bien de l'inciter à revoir le plan, mais j'ai peur qu'il le prenne
mal. Ou peut-être profiter d'une grosse flaque, qu'il noie la voiture pour de bon, ça a
déjà failli arriver à deux reprises. Avec un peu de bol, l'eau sera encore montée le
prochain coup qu'on passera dedans…
Des fois, je repère une voie qu'on n'a pas essayée, je l'incite gentiment à la
prendre, pour voir. Il souffle un peu de vodka-fumée sur le volant, genre "je voudrais
pas vous décevoir, mais celle-là, je sais où elle va", et la partie continue. J'aime
vraiment bien cette statue, on la voit mieux encore d'ici. Comment tu peux faire des
visages, des attitudes, aussi ancrés dans la propagande ? Des archétypes aussi
formidables ? C'est vraiment dommage que je n'ai pas mon appareil sur moi, je me la
faisais plein cadre.
Je sais pas depuis combien de temps on roule quand tout à coup on se retrouve
dans une forêt. C'est peut-être notre chance, on va voir. À la lueur de quelques
sporadiques réverbères, ça ressemble au bois de Boulogne un jour de déluge, avec
moins de voitures arrêtées pour loger moins de putes, mais l'ambiance y est.
Pourrait-ce être mon fameux parc ? Je ne reconnais rien, trop sombre, trop de buée,
trop fatigué. Supertaxi ralentit, il y a l'ombre d'un type sous un abribus. On s'arrête à
sa hauteur, il ouvre la portière du passager pour lui demander notre chemin. Ça
rassure. Le type, doté de la voix de Donald Duck version russe, qui avait d'abord
manifestement cru qu'un micheton s'arrêtait enfin pour quelque rémunératrice
gaudriole lubrique, vu qu'il est en outre doté d'un rimmel dégoulinant qui lui a tout
barbouillé le devant du joli tailleur mauve qu'il arbore virilement sous son gentil
blouson de cuir, sait parfaitement où se trouve notre chemin. Il explique à l'autre zob.
Qui, évidemment, n'y entend rien. Mais qui a, enfin, un bon réflexe : il propose au
travelo, qui a lâché pendant son explication qu'il habitait dans la direction, de le
transporter à mes frais jusqu'à chez lui, ce dont je suis parfaitement aise, tu t'en
doutes. Je prie seulement pour que le chez lui de notre nouveau passager ne soit
pas trop éloigné avant mon chez moi à moi. J'ai pas envie de repartir pour un tour.
Nous voici donc re-chaotés, moi tout ouïe des indications cancanées par Donald,
Superdriver plus accroché à son volant que jamais, sans doute autant par
concentration que pour marquer la distance, crainte de se prendre une paluche
poilue sur la cuisse droite, faut-il qu'il ait été dans l'ennui pour faire monter à son
bord un personnage aussi inquiétant… Mais putain qu'il conduit mal, l'animal ! Au
second tonneau qu'il tente, je commence à craindre que notre providentiel canard ne
se barre en courant au prochain feu rouge. Rien ne le retient ici, lui ! Il est moscovite,
et vu le style de vie qu'il a choisi, il doit pas avoir trop peur de marcher seul dans le
noir sous la pluie. Il est pas du tout obligé à la sérénité Zen que j'ai réussi à trouver
depuis une heure. Oh ! Fan de coucourde ! Encore un sens interdit sur une bretelle
Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)

de raccordement ! Le travelo est effaré ! S'accroche à la poignée de porte ! Pourvu


qu'on n'ait pas à s'arrêter ! Qu'on ralentisse même plus, au point de trouille où il en
est, il serait capable de se jeter !… Non, il se reprend, se remet à indiquer les
directions, le plus pédago et le plus ferme qu'il peut, en s'y prenant bien à l'avance.
Je sens qu'on tient le bon bout, on craint plus que le coma éthylique de Superpoivrot,
dont la caboche dodeline de plus en plus dangereusement.
Mon ange Donald se fait déposer en donnant les dernières indications, que
j'enregistre au millimètre, pour pouvoir les égrener au somnolent navigateur quand je
serais à nouveau tout seul avec. Il reste plus que trois carrefours et une longue ligne
droite, ça devrait pouvoir faire. Je te prie de croire qu'à cet instant tous mes neurones
sont connectés, y'en a pas un qui dévie… C'est pas l'éveil des sens, c'est leur
apothéose !… J'ai le plan gravé dans la tête, avec les mots en russe un par un pour
le réciter, les yeux qui filment à 360°, la voix agile et le timbre clair, le cap tendu vers
l'optimisme !… Je négocie parfaitement le premier carrefour… le second, malgré une
vingtaine de mètres sur un trottoir… le troisième, la dernière ligne droite… STOOOP!
Qu'il est beau le Bocxog, tout droit cage-à-poulé sous sa couverture de crasse !
Des moments comme ça, tu jouis du moindre frémissement de tes articulations
retrouvées vives, tu serais capable de sentir l'air des montagnes au travers des
émanations de fuel d'un semi-remorque, tu mangerais tes baskets avec du ketchup
et des petits pois Casino ! Ce qu'on est, quand même… Tu pleurerais sur la beauté
des platitudes les plus insanes, tu t'ébaubirais de la profondeur des perles de
comptoir… Tu t'imagines Lazare déroulé de ses bandelettes, Ulysse retour à Ithaque,
Boudu sauvé des eaux ! – Tu sais surtout que tu vas dormir d'un sommeil parfait.

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