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« Le Figaro » et Clearstream : une enquête d’Eric Decouty

Apr 19, 2006

QUAND Pierre de Bousquet de Florian, patron de la Direction de la surveillance du territoire


(DST), entre dans le bureau du ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, il sait que la partie va être
serrée. En cette soirée de juin 2005, il se voit déjà «préparer ses cartons». En préambule, le
ministre l'assure de toute sa confiance. Pour passer immédiatement au motif du rendez-vous.
«Bien. Vous m'avez apporté le dossier que vous avez sur moi ?», demande Sarkozy. «Ce ne sont
que quelques notes», répond le patron du contre-espionnage en tendant une mince chemise
cartonnée. «Non, l'arrête Nicolas Sarkozy sans saisir le document. Je crois que vous en avez oublié
un certain nombre. Vous reviendrez lorsque vous aurez réussi à toutes les réunir.» Fin de
l'échange.

Tout juste revenu Place Beauvau avec le gouvernement Villepin, Nicolas Sarkozy veut à tout prix
traquer le «corbeau» apparu dans l'affaire Clearstream. A l'été 2004, ce mystérieux imprécateur
avait fait parvenir au juge Van Ruymbeke un cédérom contenant les noms de personnalités qui
posséderaient des comptes illégaux à l'étranger. Parmi elles, Nicolas Sarkozy.

Comptes secrets

Le premier acte se joue le 3 mai 2004. En ouvrant son courrier, Renaud Van Ruymbeke découvre
une lettre de deux feuillets qui commence en ces termes : «Je vous écris pour vous informer de
l'existence d'un groupe mafieux...» Au milieu d'oligarques russes, trois Français : Alain Gomez,
ancien PDG de Thomson, Pierre Martinez, un de ses anciens collaborateurs et ex-patron de la
brigade financière, et Philippe Delmas, numéro deux d'Airbus. Tous trois sont accusés d'avoir
touché des commissions liées au marché des frégates de Taïwan. Et, selon le corbeau,
bénéficieraient de comptes secrets à Clearstream, une chambre de compensation financière
domiciliée au Luxembourg.

Le juge d'instruction prend la missive très au sérieux. Il demande des investigations à la justice
luxembourgeoise et cible le nom nouvellement apparu dans le dossier : Philippe Delmas, bras droit
de Noël Forgeard, PDG d'Airbus. Le 7 mai 2004, il est interpellé et interrogé. Son domicile est
perquisitionné, ses ordinateurs auscultés. En vain.

Le deuxième acte a lieu un peu plus d'un mois plus tard, les 9 et 14 juin 2004. Un cédérom, qui
contient la liste de milliers de comptes bancaires, et une lettre, catalogue des détenteurs de comptes
secrets chez Clearstream, arrivent chez le juge. Cette fois, il s'agit de grands patrons et de quatre
hommes politiques : Dominique Strauss-Kahn, Jean-Pierre Chevènement, Alain Madelin et
Nicolas Sarkozy. Les magistrats sont circonspects. Le juge Van Ruymbeke se contente de lancer
une série de commissions rogatoires internationales pour vérifier si les numéros de comptes
correspondent aux personnalités citées.

Dès l'automne 2004, il est démontré que le corbeau est un affabulateur. Ses ailes sont coupées sans
dégâts judiciaires, le rideau peut tomber sur une manipulation promptement éventée. Mais une
traque est lancée : celle de l'oiseau ! Nicolas Sarkozy ne décolère pas. Il en veut à Dominique de
Villepin, qui était Place Beauvau au moment où l'affaire a démarré. Le 15 octobre, dans un face-à-
face tendu, il lui reproche d'avoir demandé une enquête à la DST sur son implication dans l'affaire
Clearstream et d'avoir passé sous silence les conclusions qui l'innocentaient.

Au Palais de justice, on a confié la chasse au corbeau au juge Jean-Marie d'Huy. Saisi d'une
procédure en «dénonciation calomnieuse», il n'ignore pas que la rumeur désigne avec insistance
Jean-Louis Gergorin comme le corbeau. Vice-président d'EADS, soutien de Camus contre
Forgeard dans la course à la présidence française du groupe d'aéronautique, il est également connu
pour son goût du secret, son intelligence aiguë et... sa vieille amitié avec Dominique de Villepin.
Aucun élément concret ne vient cependant étayer les soupçons.

Jean-Marie d'Huy cherche alors à savoir ce que les agents de la DST ont pu découvrir sur le
corbeau. Trois fois rien, répond en substance Pierre de Bousquet, dans une lettre au juge du 18
novembre 2004. La réponse est un peu courte. Et c'est en qualité de témoin que le chef de la DST
est convoqué, le 21 janvier 2005, par le magistrat. Le haut fonctionnaire reconnaît que, début
juillet 2004, Dominique de Villepin, son ministre de tutelle, lui a demandé «d'essayer de voir ce
qu'il y avait derrière» cette affaire. Face au juge, il invoque «le secret de la défense nationale qui
couvre la totalité du travail» de la DST.

Qu'à cela ne tienne. Le juge sollicite la saisine de la Commission consultative du secret de la


défense nationale (CCSDN). En avril, dix «notes blanches» sur les seize que contient le dossier de
la DST, sont déclassifiées. Elles révèlent que des investigations ont bien eu lieu, que le ministre en
était informé, qu'une «manoeuvre de déstabilisation» était possible et que Jean-Louis Gergorin
pourrait être le (ou un des) corbeau(x). Quant aux notes encore secrètes, mystère.

«Des fichiers écrasés»

La chasse au corbeau semble mal partie. Le 28 avril, elle redémarre pourtant avec une
double perquisition dans les locaux d'EADS à Suresnes. Le bureau de Jean-Louis Gergorin
et celui d'un de ses plus proches collaborateurs, Imad Lahoud, un informaticien réputé, sont
fouillés. Les ordinateurs sont saisis mais Imad Lahoud et Jean-Louis Gergorin invoquent à
leur tour le «secret défense» pour en interdire l'exploitation. La demande de levée du secret
est formulée le 26 août. Michelle Alliot-Marie, ministre de la Défense, la transmet à la
CCSDN en exprimant ses «réticences». Huit mois plus tard, on attend encore la réponse.

Le mois d'août n'est pas perdu pour autant. L'audition de Jean-Louis Gergorin en qualité de
témoin se résume à des dénégations. Celle d'Imad Lahoud, elle, est riche en enseignements.
Sur procès-verbal, il explique être entré chez EADS en mars 2003, auprès de Jean-Louis
Gergorin, et avoir été à cette époque en contact avec le journaliste Denis Robert. Ce dernier
a publié une enquête sur Clearstream qui a fait grand bruit et détient un certain nombre de
listings informatiques. Imad Lahoud ne conteste pas les avoir vus mais nie les avoir conservés
ou utilisés.

L'ennui, c'est que le 21 octobre, entendu à son tour, Denis Robert fournit une autre version.
Sollicité par Lahoud début 2003, le journaliste dit lui avoir remis un cédérom relatif aux
comptes Clearstream de 2001. Les vrais. La traque du corbeau est relancée et une expertise
partielle des ordinateurs de Gergorin et Lahoud atteste que «de nombreux fichiers ont été
écrasés, notamment dans la nuit du 24 au 25 avril 2005». Soit quatre jours avant la
perquisition...

L'enquête qui semble se resserrer sur les deux hommes connaît alors un rebondissement.
Philippe Camus, coprésident d'EADS, écrit au juge d'Huy pour lui indiquer qu'au lendemain
des perquisitions du 28 avril, Imad Lahoud aurait fait l'objet de menaces de la part d'un
haut cadre d'Airbus afin qu'il accuse Jean-Louis Gergorin d'être le corbeau avec la
complicité du général Philippe Rondot, as des services spéciaux, conseiller de Michèle Alliot-
Marie jusqu'en décembre 2005. Que vient faire le plus célèbre espion français dans cette
histoire ? Début 2006, la justice n'a pas encore de réponse mais dispose des pièces essentielles
du puzzle : listings bancaires, services secrets, affrontements au sommet du groupe
aéronautique et rivalité Sarkozy-Villepin.

Le 31 janvier, le président de l'UMP se constitue partie civile. Et tout s'emballe. Le juge


Henri Pons rejoint son collègue d'Huy. Les deux magistrats adressent des courriers acides à
Renaud Van Ruymbeke. Ils confient l'enquête à un autre service de police et manifestent leur
défiance à l'égard du procureur de la République de Paris (voir ci-dessous).

C'est dans ce contexte qu'une vague de perquisitions déferle. Sont visés les bureaux et les
domiciles de Gergorin et Lahoud, le nouveau coprésident du groupe d'aéronautique Noël
Forgeard, le patron d'Airbus à Toulouse ainsi que le dirigeant accusé d'avoir menacé
Lahoud. Les services secrets ne sont pas épargnés : le général Rondot est «visité», la DGSE
aussi, tout comme Alain Juillet, ancien patron des services de renseignement extérieurs entre
novembre 2002 et décembre 2003. Au ministère de la Défense, le bureau de Philippe Rondot
est aussi perquisitionné. Jusqu'à celui de Michèle Alliot-Marie, fouillé jeudi dernier.

«Bénévole» pour la DGSE

Ce spectaculaire remue-ménage a établi que, début 2003, Imad Lahoud avait été recruté par
la DGSE. Le général Rondot aurait eu recours à ses talents d'informaticien pour des
recherches sur le financement du terrorisme. Lahoud aurait ensuite rencontré Denis Robert
pour sa connaissance du système Clearstream. Entendu le 15 mars, le journaliste a maintenu
sa version du 21 octobre. Pour Rondot, Lahoud, salarié d'EADS et proche de Gergorin,
n'était à l'époque qu'un «bénévole» à la DGSE.

Les documents donnés par Robert à Lahoud ont-ils servi au corbeau ? Pour l'heure, les
avocats de Gergorin et Lahoud martèlent que leurs clients ne sont «pas concernés». Nicolas
Sarkozy, qui devrait être entendu dans les prochaines semaines, souhaite livrer aux juges ses
«sentiments» sur l'affaire. D'ici là, une perquisition est attendue à la DST. Une source proche
du dossier croit savoir que Matignon pourrait subir le même sort.

©2005 L'investigateur - tous droits réservés

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