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Déplacements, sutures et esquives :

le corps torturé dans Le temps de Ia revanche,


La nuit des ctayons et Garage Olimpo
I

Jaume PERIS BLANES


U niaer¡itat de Valinci a, (J niuersit í dAntananariao

On sait que pendant le Processus de Réorganisation Nationale qui


a secoué I'Argentine de 197 6 á 1983, la violence coqporelle sur les
détenus a joué un gtand róle. Dans les centres clandestins de
détention, des milliers de personnes ont été complétement
soustraites á I'espace du droit et soumises, dans le flou de ce néant
juridique, á un systéme répressif qui essayait d'amener leurs corps
jusqu'á un état limite.

Sans aucun doute, la violence extréme appliquée sur les corps


faisait partie d'un dispositif conjoint qui comprenait des ordres
différents et qui a essayé d'étouffer quelques éventuels foyers de
résistance i la dictature pat l'anéannssement de I'opposition et la
diffusion d'une tereur paralysante. Mais la torture massive joua
également un róle essentiel á un niveau encore plus concret ; c'est-
á-dire, en produisant des suiets modulables, parfaitement
disponibles pour le pouvoir poütique, des sujets qui, en raison de
leur effondrement intime, poumaient servir parfaitement les
intéréts du pouvoir militaite. Ce fut, au moins une des aspirations
fondamentales de la technologie répressive argentine.
A l'échelle globale, la violence militaire n'avatt pas d'autre
objectif que de déstructurer le tissu social, les identités poJitiques
et les üens communautaires qü avaient transformé látgentine des
années soixante et soixante-dix en une scéne pour la mise en place
de certains proiets de transformation sociale, parmi les plus
imptessionnants en Amérique Latine. Dans ce but, en plus des
réformes qui, dans la sphére socio-économique et législative,
assoiraient les bases afin que cette déstructuration soit effective -
et dont la complexité et l'efficacité seraient, sans aucun doute,
bien moindres qu'au Chili voisin - le régime militaire metrait en
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place un dispositif important pour générer également cette caractéirsa les premiers temps du Pmcessus ait commencé á
rupture á un niveau microphysique, c'est-á-dite, centrée sur le s'atténuer - les mécanismes de censure et de loi du silence du
corps des individus qui portaient ces proiets et sur la subjectivité régime miütaire continuaient i fonctionner avec insistance et
qui les soutenait. efficacité. Dans un contexte oü il était pratiquement impossible de
faire une allusion directe au systéme des camps de concentration
La violence, ainsi articulée sur le double ieu du massif et du et i la pratique systématique de la torture, le film de Aristaráin fit
micro-physique, se doterait, d'une part, de la capacité de générer la le choix de déplacer la représentation de la persécution, du
terreur nécessaire afin que la rupture sociale manque de fortes harcélement, de l'application de la violence sur le corps et de
résistances - méme si elles existaient malgé tout - et d'autre part, I'obtention par la force d'informations, vers un récit portant sur
du pouvoir de construire des corps dociles, disponibles pour le les telations de travail au sein de I'entreprise, dans lequel les
pouvoir poütique et discipJinés par ses technologies de contróle. appareils répressifs de I'Etat Militaire n'étaient pas représentés,
Elle se doterait également de subjectivités modulables, mais dont les caractéristiques et les effets étaient reconnaissables
fonctionnelles selon ses vicissitudes y les logiques de pouvoir dans le fonctionnement de I'entreprise capitaliste et dans la
qu'elle essayait de mettre en ceuvre.
contrainte qu'elle allait imposer au protagoniste du film.
Trés tót, et malgré les difficultés évidentes, le champ culturel Le film racontait I'histoire de Pedro Bengoa, ex syndicaliste qü
argentin a ptoduit des représentations publiques de cette violence décidait d'effacer son passé d'agitation politique afin de s'intégrer
qui essayaient d'élaborer d'une certaine fagon la dévastation que la dans I'entreprise minidre Tulsaco et de pouvoir vivre
dictature avait produite. De faqon voilée au début, souvent tranquillement avec sa femme Amanda, Ioin des difficultés de
allégorique, et plus tard, avec le retour de la démocratie, affrontant Buenos Aires et des dangers que son ancienne condition de
de front la représentation du systéme répressif, la cinématographie syndicaliste pouvat encore lui occasionner. Face aux conditions
argentine se ferait l'écho et servirait de catalyseur ptivilégié de pénibles de travail dans la mine et i la mesquinerie de ses patrons
quelques-unes des préoccupations fondamentales qui ravagent - qui causeraient la mort de plusiews de ses camarades de
encore la société argentine: il s'agissait essentiellement du devenir - Bengoa prenait la décision de se joindre ) un plan, monté
tt^v^iL
des détenus dispatus, des dimensions de la répression et de la par un ancien compagnon, pour simuler un accident, feindre un
fagon de se tappeler et de teprésenter un passé qui apparút mutisme traumatique et exiger de I'entreprise une énorme
touiours comme un des grands événements traumatiques autour compensation économique. Son camarade moufant dans
desquels l'Argentine actuelle s'est construite. l'accident, Bengoa se chargerait de la simulation et du procés
contre l'entreprise.
Mais toutes ces représentations ont connu un probléme
Par cette approche, le film développait deux Jignes de sens
fondamental: comment mettre en image une expérience comme
fondamentales. La premiére, I'idée du mutisme comme résistance
celle de la tortute, dont le corps est le scénario matériel mais qui
face á. un systéme qui essayait de faire parler le protagoniste,
suppose en méme temps l'écroulement des sujets sur lesquels elle
tandis que I'entreprise menacée transformait I'espace de Bengoa
s'applique ? Comment metffe en relief dans le double registre de
en un üeu infesté de mictos et que chaque mot était enregistré ; ne
la narration et de la construction visuelle une part de vérité de
pas pader devenait la derniére forme possible d'opposition et de
cette expérience qui parait dépasser toute possibiüté de
lutte. La seconde, la possibilité d'appJication de la üolence sur le
représentation ?
corps de Bengoa, précisément pour 'le faite patler', d'oü la
nécessitéd'un mode d'entrainement particulier durant lequel
I. Déplacement et métaphotisation
Bengoa s'auto-infligeait des chátiments corporels comme
Le film It tenps de la reuanche, d'Adolfo Atistaráin, est sorti en
d'éteindre des cigarettes allumées sur ses bras, afin d'apprendre á
1981, dans une pédode oü -bien que l'extréme violence qui
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supporter la douleur et, de cette fagon, toutes les tortures corruption régnante, ces logiques arrivaient i leur apogée, zu
possibles auxquelles son colps pourtait étre soumis. moment précis oü elles auraient dü s'interrompre. Aprés sa
L^ tr^me argumentative aPportait de la vraisemblance et poursuite par une voiture, qui laissa tomber á ses pieds le cadavre
donnait de cohérence i l'union de ces deux lignes de sens sans
la torturé d'un compagnon qui I'avait aidé pendant le procés, tout
qu'on perde jamais I'illusion de la réñté, mais á mesure que le I'espace urbain se remplissait des signes de la persécution et, plus
récit avangait, et surtout vers la fin, la narration prenait une allure encore, des corps détruits qu'elle laissait derdére elle.
cauchematdesque qui déplagait les représentations du corps de Pour y répondre, Bengoa retournait chez lui et se coupait la
Bengoa vers un registre quasi allégorique. S'y introduisaient de langue avec son rasoir, aprés en avoir effilé lentement la lame et
maniére subtile des éléments narratifs et iconographiques qui saisi sa langue fermement d'une main, dans une scéne d'un grand
faisaient allusion de fagon déplacée á la üolence vécue, á cette impact visuel qui n'épargnait aucun détail au spectateur. Tout en
période, dans les centres clandestins de détention. étant paffi'ttement intégrée dans le fil conducteur de la trame et
Le confinement de Bengoa dans la chambre d'hótel, son rendue vraisemblable, cette image extréme court-circuitait la
isolement complet du monde - on allait iusqu'á lui laisser la fluidité narrative et lui apportait une dimension métaphorique trés
nourriture devant la porte de sa chambre, aftn qu'il n'ait aucun claire, au-delir du récit dans lequel elle s'inscrivait. Cette image
contact avec les serveurs - non seulement créaient une terrifiante, qui fermait les deux ügnes de représentation du corps
atmosphére de claustrophobie, mais encore faisaient appel á une mentionnées antérieurement - le mutisme et la violence auto-
iconographie de I'enfermement facilement identifiable dans les infligée -, étut suivie d'une image de nature totalement opposée.
films qui traitaient de la prison. Dans cette ambiance de Le caractére allégorique de cetre image étut renforcé du fait
claustrophobie, deux images qui avaient pout objet le corps de qu'elle était semblable á celle qui avait ouvert le film : dans une
Bengoa, par leur caractére récurrent, allaient peu á peu acquérir le ütrine de NoéI, totalement décontextualisée du récit, un automate
statut de syrnbole de la üe de son enfermemeot : celle de sa du Pére Noél répétait rythmiquement des mouvements otdinaires
bouche scellée par un baillon afin de ne pas pouvoir pader, méme d'inclinaison, sans aucun sens particulier dans Ie contexte de la
dans ses réves, et celle de son bras brulé pat une cigarette allumée, naffaüon.
le visage tendu dans une grimace de douleur. Cette image, qui ouvrait et fermait le film, sans relation aucune
De cette fagon, méme si la naration du film se déroulait sans avec la tr^me, donnait une autre dimension aux images du coqps
faire allusion á la répression d'Etat - en fait, et contre tout qui avaient peuplé le film. Elle remettait en question I'orientation
principe de réalité, le pouvoit judiciaire fonctionnait comme téaliste de la représentation, dans laquelle toute llmagerie de la
g^r^nt de la iustice - le film présentait une série d'images qui violence était rendue vraisemblable par la trame. Au contraire,
renvoyaient aux discours communs des témoignages des dans les images du Pére Noél mécanique, on ne trouvait aucune
survivants des centres de détention et de torture, et, dans justification argumentative, ce qui renforgait et rendait éüdent son
lArgentine de 1981, il était difficile que ceux-ci passent inapergus. caractére métaphorique; l'histoire qu'on nous racontait se
Ce qü me parait intéressant, c'est que le film ne construisait pas déroulait donc dans le cadre d'un paysage de colps mécaniques
une fiction d'enfermement forcé - une séquestration paf qui manquaient de contróle sur eux-mémes et qui répétaient
exemple - pour métaphoriser les détentions poJitiques et le destin constammeflt et sans aucune volonté un répertoire de gestes
des détenus-disparus, mais qu'il incluait des éléments qoi y patfaitement programmés.
renvoyaient dans une situation totalement inverse - étant donné Dans ce sens, on peut lire l'histoire de Bengoa comme une
que l'enfermement du héros, son mutisme et la violence sur son histoire dans laquelle le corps, pris dans les filets de la üolence et
co¡ps venaient de lui comme 'revanche' sur I'entreprise. A h suite de la nécessité du silence, se rebellait contre le pouvoir qui essayait
de ce moment fort r-rü Bengoa gagnait le ptocés face á Tulasco et d'en faire une chose parfaitement malléable et de transformer ses
Évélait publiquement ses pénibles conditions de travail et la mouvements en un répettoire progtammé et contrólable. C'est
.l f' 47

lurlrrlul ,r, lrr l,rlrlr, rlr¡ llllll I t lertps de /a reuanche, comme son titre situation qui, jusques lá., avut été cachée par les appareils
,¡r rrrl,l;rr l'rrr,ll.lrrt-r,
¡rurlait d'une résistance possible face au représentatifs de l'Etat. Dans ce sens, l'histoire du film constituait,
!¡rrulrrrtt ,ltt en elle-méme, une métonymie de l'envergure que la violence avait
¡'r¡¡¡y.'¡'".,nlcnt miütaire de construire des corps dociles
'=t rlrir r¡rlrrrt's r't rlcs subjectivités modulables par le pouvoir, acquise pendant toute la période militaire.
l,,rr( ttnnn(.ll('s p()ur la société que les mütaires essayaient de Face au défi de devoir représenter la narration de faits réels, le
r r( ttr( ( n ¡rltcc. Cette maniére déplacée et métaphorique était Jiée, film a diüsé I'histoire en deux parties parfaitement différenciées ;
:,:urs ,u.rcun doute, non seulement aux conditions de censure et de d'une part, le récit de la lutte étudiante et des réunions du groupe
t r¡ntrólc dans lesquelles le film avart été produit, mais aussi aux d'étudiants qui disparaitraient plus tard et d'autre part le récit de
tlifflcultés de reptésenter de maniére frontale les effets du systéme leur internement dans les centres clandestins de détention et la
répressif des militaires. fagon dont ils y avaient subi toutes sortes de tortures. Tandis que
Sans aucun doute, le pari esthétique et narratif dans L¿ tenps de la premiére partie était fondamentalement diurne et mettait
/a reuanche répondait aux conditions de production d'un moment l'accent sur la ieunesse des protagonistes et l'énergie de leurs
précis et á la fagon dont, á ce moment- lá, un film pouvait luttes, la seconde adoptait une tonalité plus obscure, propre aux
intervenir dans l'espace pubüc argentin, présentant des images de cellules et aux salles de tortures, et décrivait en détail la
la violence qui frappait le pays depuis des années. Mais détérioration progressive des corps des jeunes gens, qui peu á peu
I'ambivalence entre son esthétique réaliste - avec des images trés rejoignaient I'obscurité á laquelle I'ombre de la prison les
fortes de corps violentés - et le caractére métaphorique de ces soumettalt.
images, allait se retrouver dans une bonne pattie des Mais la différence entre les deux parties était bien plus
représentations postérieures de la violence d'Etat, méme si ces profonde. Conformément ) un critéte assez logique de fidélité aux
demiéres allaient tenter de l'affronter de face, de différentes sources mais qui créerut certains désaiustements dans le ton de la
maniéres, dans le contexte de la post dictature argentine. narration, la premiére partie obéissait i une approche chorale et
sans subjectivité, tandis que la seconde se concentrait sur le point
II. Entre le téalisme et la conceptualisation de la violence de r,'ue de Pablo Díaz - qü, en tant que survivant, avait pu
Un des films dans lesquels on retrouve, plus tangible, cette témoignet des faits - et organisut Ia nanatton autour de son
tension entre le caractére métaphorique des images et le réalisme expérience. Directement en relation avec ce qui précéde, la
de la représentation, est sans doute L.a nuit des craJons de Héctor premiére partie utilisait, pour la représentation du mouvement
Oüveta - qui avait été, par ailleurs, le producteut de Ln nnps de k révolutionnaire et de l'opposition des forces de I'Etat, des
reuancbe- sorti en 1986. Le film racontait l'histoire réelle d'un procédés narratifs provenant de la tradition soviétique ; plus
groupe de lycéens de La Plata qui, aprés avoir participé á des spécifiquement, une conception du discouts liée au montage
manifestations en faveur du bon de réduction étudiant, avaient été intellectuel d'Eisenstein et á son utiüsation métaphorique et
détenus et internés dans des centres clandestins oü ils avaient vécu conceptuelle des éléments visuels2.
toutes sortes de torh¡res et de vexations, tous ayant disparu, á
I'exception de Pablo Díaz, dont le témoignage servirait de base au
fiIm1. 2 Eisenstein définissait le montage intellectuel comme un < jeu d'association
Le film s'intégrait dans une série de manifestations culturelles, d'images I I q"i devaient conduite psychologiquement, dans l'espdt du
spectateur, i des concepts et i des idées préétablies pat le cinéaste >. Cette
tlpiques des premiéres années de la post-dictature, pendant
méthode lui petmetra de partir d'éléments physiques teptésentables pout
lesquelles le plus important était d'exposer pubJiquement une visualiser des concepts et des idées difficiles i reptésenter, de méme que dans les
idéogrammes japonais, la juxtaposition de deux images forme, dans l'esprit du
spectateur, une ttoisiéme (ail et eau signifient pleut, bouche et chien, aboyet). Cf.
1 Le film a utilisé également
comme documentation de base les recherches de Setgei Mikhailoütch EISENSTETN, Iz foma en el cine, Buenos Afues, Editotial
María Seoane y Héctor Ruiz Núñez (1984). Losange,1958.
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Sans doute la construction visuelle de la manifestation pour le


l'évolution émotionnelle des personnages était celle qui réglait le
développement de la trame et qui donnait de la consiitancJ et du
bon de réduction des étudiants et de la répression policiére qui
s'en suivit, était-elle I'exemple le plus évident de ce type de sens idéologique á. sa représentation. C'est dans cette seconde
partie que l' on représenterait, dans I'espace des différents camps
; aucun personnage n'unifiait narrativement le
discours
de concentration parcourus par PabIo Díaz et avec one aodac-e,
développement de la manifestation, celle-ci était seulement
représentée au moyen de prises de r,'ue saturées de coqps peut-étre sans précédent dans le cinéma argentin, les effets de la
d'étudiants qui eigeaient le bon de réduction et qui exhibaient la tortLlre politique sur les corps des adolescents arrétés par les
liberté et l'énergie de leur ieunesse pat des sauts, des chants et de militaires.
la joie. De l'autre c6té, et avec une configuration visuelle trés La mise en scéne des scénes de torture, des passages d tabac,
différente qui mettait l'accent sur le caractére machinal des gestes de la gégéne et les dynamiques de I'enfermement soügnaient la
des agents, on nous montrait en contrepoint le déploiement de la détérioration progressive des corps des torhrrés, qui, peu a peu se
force poüciére, en soulignant, avec la symétrie de la composition couvraient de signes de violence, de crasse, et d,une
-"igr"rr.
visuelle, sa condition de bloc homogéne et discipliné, sans esPace chaque fois plus accentuée. Mais Ie caractére insupportabl. d"e .es
pour la liberté, et de force de guerre sans aucune subiectivité. scénes de violence extréme obligea sans doute I'organisation
Dans cette opération de contraste, le film se concentrait sur les üsuelle des scénes de torture á faire appel á quelques éléáents qui
images hautement symboliques des bottes militaires, des boucliers, semblaient entrer en conflit avec I'orientation realiste qrr. ..tt.
des matraques et des sabots des chevaux sur lesquels étaient seconde partie avait prise. Ainsi, dans les scénes qui exprimaient le
montés les agents. plus fort la violence, quand la représentation du coqps atteignait
Le montage alterné et les effets sonores soulignaient de fagon un point extréme de tension, apparaissait un élément pour déüer
évidente et schématique la différence des deux types d'images et la la représentation vers une logique beaucoup plus symboJique,
confrontation á laquelle le dispositif audiovisuel les soumettait. Au proche du tlpe de représentation intellectualisée et conceptuLle
moment de I'affrontement üolent, les boucJiers policiers étaient propre i la premiére partie du film.
charges de disposant d'un c6té et de I'autre, Dans cette optique, il semblait que la seule vision de cette
les policiet et les manifestants violentés qui violence ne setait pas en mesure de lui faire prendre toute sa
avaient déj eurs colPs et qui se heurtaient valeut et la représentation devrait recourir i des éléments
au bouclier. A tra'o.rs cette image fortement conceptuelle' on métaphoriques qui lui donneraient sens. Ainsi, i différents
nous montrait la fuite des étudiants terrorisés, Ie patcours de leurs moments du film, le co{ps violenté des adolescents se
co{ps totalement désorganisé et chaotique, á l'opposé des corps convertissait en un espace sltnboJique au travers duquel la
disciplinés des miLitaires. Pour fermer la scéne, on montrait en narration allait au-deli de la simple exhibition de la violence et y
plan de détail un dossier du Centre d'Etudiants qui était tombé construisait un sens. Dans la scéne oü l'on appüquait la technique
par teffe dans le fracas de la manifestation et qui était de la gégéne sur Pablo Díaz, une des scénes les plus terribles etles
symboliquement foulé par une botte militaire' Le message plus commentées du film, au momerit oü la tension atteignait son
devenait ainsi parfaitement comPréhensible á travers un discours point culminant avec la douleur du corps du protagoniste _ qui
de type conceptuel qui travaillait sur les images du corps en tant iusques lá. avait été représenté dans sa globalité, par I'utilisatión
qu'éléments métaphoriques, molph¿mes qui en soi manquaient de d'une caméra récurrente, en forte plongée, qui permettait de
sens propre, mais á qui la logique du montage apportait un sens visualiser la scéne globalement -, un mouvement de caméra
assez évident. appuyé nous amenait jusqu'i son poing serré qui essayait de
Face á cet usage un peu schématique mais efficace du montage conjurer la douleur, et s'y atrétait durant quelques secondes
intellectuel, la deuxiéme partie du film puisait son iconogtaphie et interminables.
sa tonalité dans une ttadition plus narrative, dans laquelle
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C'est-á-dire, au moment méme oü la représentation atteignait I'importance de la répression durant le processus étaient
presque la limite de ce qui pouvait étre vu - la douleur extréme, reconnues comme véridiques par la majorité de la société
I'effondtement d'une personne comme effet de la violence - argentine, I'intervention cinématographique était donc liée á
l'énonciation filmique recherchait un élément pour suturer Ie vide l'élaboration culturelle du traumatisme plus qu') la dénonciation
figuratif dont cette ümite le rapptochait. Et elle le trouvait avec pufe.
sagesse dans une image ambivalente : ce poing setré qui était De ce fait, sans doute, le film ne cherchait pas tant i faire des
propre au colps violenté, constituant ainsi sa méthonymie, mais allusions métaphoriques i la violence répressive depuis un lieu
qui était également un symbole codifié de la résistance et qui, par déplacé, comme c'était le cas dans Lz tenps de /a reuancbe, ni á
conséquent, donnait un nouveau sens á la représentation du corps suturer les déchirures de sens auxquelles conduisait \a
de Pablo Díaz. Plus encore, quelques secondes plus tard, le chef teprésentation frontale de cette violence, comme l'avut tenté L¿
des tortionnaires entrerait dans la salle et développerait le nuitdes craJons, qu') ouvrir des lignes de fuite par lesquelles le sens
caractdre métaphorique de cette image en disant au détenu que, testerait en suspens, installé dans un espace impossible á refermer.
s'il voulait pader @ien entendu, pour dénoncer ses camarades), la C'est peut-étte pour cela que I'ellipse et surtout le hors champ ont
seule chose qu'il aurait á, fatte c'était d'ouvrir la main pour qu'on été les principales clefs autour desquelles le film organisait son
arréte de lui appJiquet l'électricité. discours, laissant dans un espace sans visibiüté ou de simple
Ce qui est important n'est Pas, pour ce qui nous concerne, le allusion quelques- unes des clefs qui soutenaient le récit.
développement de la toile métaphorique que le film tissait autour Le film commengait avec une image apparemment anodine,
du coqps des prisonniers, mais le fait que chaque fois qu'il se sans fonctionnalité narrative mais de grande rentabiüté
heurtait au 'non teprésentable' dans la douleut extréme, il trouvait esthétique: I'image de Buenos Aires depuis le Río de la plata,
touiours un élément avec lequel fermer les vides figuratifs prise en plein vol, presque au ras de I'eau au début et, plus tard, en
auxquels il aboutissait. En croisant les deux logiques de plongée sur la ville iusqu') offrir une vue aérienne magnifique.
reptésentation qui soutenaient les différentes parties du film - la Cette vue plus loin, á mesure qu'avangait le récit, s'insérerait de
logique conceptuelle d'Eisenstein et la logique narrative-réaliste - fagon récurrente dans \a narration, comme une sorte de
le film apportait une solution intellectuelle - á travers une image ponctuation qü marquerait les temps et les pauses de I'histoire.
emblématique - i l'impasse vers laquelle conduit toute Sur cette image en apparence banale, on entendait une musique
représentation réaliste en essayant de représenter de front la joyeuse, féte radiophonique, qui contrastait avec le ton déchiré du
violence extréme sur les coqps. En ce sens, le film oPtait Pour un récit.
trut caractéristique: suturer avec une forte charge de sens - Néanmoins, ces deux éléments discursifs, apparemment
idéologique, humain, moral - la représentation de ce qui, anodins, se chargeraient peu i peu de densité poJitique et de
précisément par son caractére extréme, menagait de détruire tout pouvoir d'évocation, d'une fagon complexe qui condensait, ) mon
sens. sens, le mode de fonctionnement de ce film singulier. Ce ne serait
que beaucoup plus tard que le spectateut commencerait )
III. Les trous de la teprésentation comprendre llmportance des vols clandestins dans sa trame, vols
Presque trois lustres plus tard, I'option prise par Garage Olinpo au cours desquels l'armée jetait des prisonniers dans le Río de la
([,Iarco Bechis, 1999), qui tratta;lt de nouveau la représentation Plata et, á la fin seulement, il comprendrait que c'étaiLtle sort qui
directe de ce qü s'était passé dans les salles de torture, était attendait la ptotagoniste et que c'était l'élément qui unissait les
presque contraire et utiüsait des patamétres discursifs différents. différentes histoires qui se cdtoyaient dans le film. Par lá méme, la
Il s'agissait sans aucun doute d'un fikn qui avait pris plus de densité de ces premiéres images était déterminée par l'élément qui
distance histodque que les films antérieurs par rapPort aux faits restait hors de la vue du spectateur : l'avion d'oü elles étaient
qu'il relatait ; ce film fut produit á un moment oü l'existence et prises et d'oü on langait les prisonniers á la mer.
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L'importance de ces images résidait en fait, non Pas dans ce


qui était filmé, mais dans ce qü testait en dehors du cadrage. I1 en
allait de méme avec la musique, qui se révélerait trés proche de
celle qu'utiJisaient les tottionnaites pour étouffer les cris des
prisonniers dans les cellules de Garage Olimpo ; sa densité en tant
qu'élément narra:jlf n'avait rien á voir avec ce qu'elle disait ou manquantes interdisaient une compréhension globale.
exprimait, mais avec ce qu'elle contribuait á fure ture. Sans pour autant que ce fait récurrent et structurel arrive dr
Garage Olinpo est sans aucun doute le filrn de fiction qui a le bloquer complétement la représentation, le récit se remplissait
mieux réussi, de fagon puissante et inquiétante, á représenter la d'espaces vides, de temps d'attente et d'incertitude et de scénes
dynamique interne des centres de détention et de torture, mettant dans lesquelles l'essentiel se déroulait en dehors de la vue du
I'accent sur son caract¿re fortement administratif, Presque
bureaucratique, avec une hiérarchie aux responsabiütés
segmentées3 Qes tortionnaires 'pointent'leurs entrées et sorties du
centre de détention comme des employés de bureau et iouent au
ping-pong pour s'occuper quand ce n'est pas leur tour de torture).
On insiste également sur la fonctionnalité poJitique de la violence
extréme qui s'est appliquée dans ce contexte sur les coqps des
détenus afin de les détruire complétement. C'est dans Ia
représentation décharnée, lucide et profondément poJitique de
tous ces éléments que se üouve une bonne partie de la valeur du systéme tépressif - s'est efforcé de faire des allusions, á travers
incontestable de ce film. des esquives, des silences, des vides et des omissions, i ces zo.es
Ce que je souhaiterais souligner dans cette analyse, c'est le fait de \a Éahté qu'il essayait de représenter
que ces éléments, et plus spécialement la représentation de la restaient imperméables á la représentation et
torture, étaient remplis d'indices qui signalaient l'impossibiüté y entrer. Si elles ne pouvaient pas étre montré
méme de trouver, dans les images des corps violentés ou des on faire remarquer leur absence, c'est ce que I
actions des tortionnaires, la signification de tout ce que le film
essayait de montrer, comme c'était le cas dans Ln nait des cralons' Bibüogtaphie
On pourrait dire que, de la méme fagon que le film de Olivera Ar'nN¡r' Hannah, Eichmann en .lenuarén, (Jn ensayo sobre ra banaüdatl tlel
faisait du coqps des prisonniers et de tout l'espace de la mal, Barcelona, Lumen, 2001 .
représentation des éléments possibles du montage intellectuel - la c¡rvErRo, Pilat, Poderl duaparición. I as campos de concentración en Argentina,
Buenos Aires, Colihue, 2000.
construction d'un sens conceptuel se faisant au travers d'images EISENSTETN, Sergei Mikhailovltch, L¿
qui manquaient de ce sens á l'origine -, le film de Bechis fonna en el cine, Buenos Aires,
Editorial Losange, S. A., 1958.
MIUÁN, Francisco Jaier. Lz memoria agitada. Cine J rvpruión en Cbile y
3 En d'auües temes, de ce que Atendt a appelé, dans une étude maintenant
Argentina, Huelva, Fundación Culturd de Cine Iberoamericano de
classique, la banalité du mal. Peut-étre que I'intetprétation la plus compléte de la
réptession argentine, en ce sens, a été celle de Pilar Calvei¡o : < Le dispositif des
Huelva - Librería Ocho y Medio, 2001.
camps se chatgeait de ftactionner, segmenter leu¡ fonctionnement afin que SEo¡Np, Mzria, Ftutz NúñEz, Héctor, I_"a Noche de los I áp¡s¡, Buenos
personne ne se sente finalement tesponsable > (Calveiro, 2000 : 38) et aussi "Le Aires, Sudame rica¡a, 1984.
dispositif de dispatition des petsonnes et des corps inclut, gtáce á la
ftagmentation et á la buteauctatisation, des mécanismes poul diluet la
responsabiüté, I'aplanir et, en detniére instance, la faite dispataite" (Calveiro,
2002:42).
Semin
Comité de lecture

Mme le Professeur Milagros Ezquerro de I'Université de Paris IV


Sorbonne, Mme le Professeur Michéle Ramond de I'Université de
Paris VIII et Mme le ProfesseurJuliette Vion-Dury de l'Université
de ümoges.

Ce fascicule a été Éñsé en collaboration avec l'équipe de


recherche EHIC de l'Université de ümoges et le SAL de l'équipe
CRIMIC de l'Université de Paris IV Sorbonne.
Il est pubJié dans le cadre des éditions universitaires de I'ADEHL.

Sous la direction de
Eduardo Ramos-Izquierdo

RILMA 2 / ADE}{L
Mexico / Paris
Table des matiétes

Púlude

Gérard Gn¡r,rB :

Egon Scbiek oa lz corps écaÉelé


Laurence MuIlAI-y:
tr Circe > : le corps de laferzmeJatale
selon Julio Coúáqar et Manuel Antin 23
Jaume Pnnrs Br¡Nes :
Déplacenents, tt'úares et esquiues : le corps tortaré
dans Le temps de la tevanche, La nüt des crayons
etGatage Olimpo 47
Eduatdo RAMos-IzQUIERDo :

Interieonicités darc la reprísentation dt corps


Couverture : Igor Melnik, Cut I,{" 7,2007
ebeqMappltthorpe, Araki etTran Ba Vang 55
Maquette : José Luis Serrato

Toute teptoduction á usage collectif pat photocopie, intégtalement


ou
partiellement, du présent ouvrag€ ..i irrt rdit . Toot
arrá. forme de
reproduction, intégale ou partielle, est également
interdite sans
autorisation de l'éditeur.

Droits réservés
@ 2OOT,RILMA 2
@ 2OOT,ADEHL
Coutriers électroniques :
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ISBN : 970-94583-7-X
970-94583_9_6

Imprimé au Mexique
Printed in Medco

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