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LA CANICULE

Par Guillaume Simard

Je m'éclipsai de la pièce macabre en courant. Cheveux excités, cœur battant, je me dirigeai vers la
sortie de l'appartement. Le parquet de bois ridé semblait craquer sous le poids de ma conscience.
Mes yeux se détournèrent vers la gauche, puis vers la droite. L'édifice proposait un silence amer.
J'étais seule sous les poutres défraîchies, complice des murs peinturés depuis plus d'une décennie.

Je dévalai les marches deux par deux jusqu'au rez-de-chaussée. Je tombai face à face avec un
homme de taille moyenne, portant une moustache qui s'agençait parfaitement avec sa chevelure
en désordre.

 Qui êtes-vous ?

Je baissai aussitôt la tête, permettant à mes cheveux de masquer mon visage. J'esquivai
maladroitement sa question en me retournant vers la sortie arrière de l'immeuble. La cour était,
sans l'ombre d'un doute, la parcelle la plus habitable de cette adresse. Un jardin, deux balançoires
et un gazon brunâtre composaient l'espace devant moi. L'air pollué de la métropole y ajoutait une
touche particulière. Ce n'est que lorsqu'une vieille dame, assise sur la balançoire de droite, leva la
tête vers moi que j'enclenchai la suite de ma course folle. Je franchis la palissade blanchâtre teinte
par un appétissant mélange de poussière, de terre et d'eau de pluie. Se frayer un chemin au travers
des arbustes n'était pas chose facile. Le bruit des branches sèches, fracassées sous mes talons,
m'empêchait d'atteindre la discrétion désirée. La canicule de juillet aurait dû être emprisonnée
pour meurtre au trente-cinquième degré.

Après m'être éraflé la majeure partie des jambes, je pris un détour afin de m'engager sur les
trottoirs du centre-ville. Achalandage continu, les passants se bousculaient comme à l'habitude.
Résultats d'un magasinage superflu d'une main, téléphone portable de l'autre, ces abeilles
n'avaient pour but que d'arriver à la ruche le plus tôt possible. L'épuisement causé par le travail et
la chaleur enragée suffisait à faire augmenter le taux d'agressivité de plus de moitié. Les corps
inertes des itinérants en sueur se camouflaient du côté de la rue où je me trouvais, source d'ombre
et de fraîcheur illusionnée. Les vitrines des magasins, décorées d'affiches de femmes parfaites en
bikini et d'hommes musclés en maillot de bain, réussissaient une fois de plus à rendre certaines
jeunes filles complexées de leurs cent trois livres de chair et d'os.

La tête basse, je marchai au travers des autres piétons. Klaxons et gestes vulgaires démontraient
le manque de patience et de politesse de certains automobilistes. J'esquivai du regard ces fous du
volant, retenant ma main droite terriblement tentée par la démonstration d'un doigt d'honneur.
Soudainement prise de panique, je bifurquai d'un bond vers la droite et pénétrai à l'intérieur d'une
boutique. Un policier semblait foncer directement vers moi. Je me dirigeai immédiatement vers le
fond du commerce tout en surveillant la vitrine tapissée d’affiches inutiles et de traces de doigts
graisseux. Confinée entre les rangées, j'en profitai pour tapoter certains articles clairement
identifiés : FRAGILE. Boules de l'amitié, articles de décoration et formes inexplicables en verre
soufflé surplombaient les étagères. Un léger coup de pied au bas de la tablette aurait suffit à
produire un vacarme d'environ deux milles dollars. De l'autre côté, un nombre incroyable de
fleurs s'étalaient sous les yeux mouillés des clients. Funérailles, mariage, anniversaire d'un
proche, nombreuses sont les raisons de visiter un fleuriste.

Le commerce se situait entre un restaurant italien et une boutique de chaussures. Le propriétaire


se nommait Mark Henley, information découverte en regardant la pile de cartes d'affaires déposée
à l'extrémité droite du comptoir de service. Une femme, fin cinquantaine, cheveux poivre et sel,
occupait l'espace derrière la caisse enregistreuse. Deux clientes discutaient avec la caissière,
épuisée par une journée sensiblement longue et difficile. Un étalage de lunettes de soleil s'élevait
tout près d'elles. Je m'y faufilai discrètement de peur d'attirer l'attention. Je choisis la paire aux
plus grands verres fumés possible et, au risque de briser la conversation, je m'avançai au bout du
comptoir. L'employée me servit sans même ouvrir la bouche. Elle se contenta de m'offrir un
sourire forcé en guise de remerciement. Je fis de même avant d'arracher le prix de mon nouvel
objet. Mes sandales se dirigèrent vers la sortie tandis que mes mains s'occupèrent à placer les
protecteurs solaires sur mon nez trop élancé. La chaleur accablante frappa mes pores désormais
habitués à l'air climatisé du commerce. Aucun policier en vue. Mes verres fumés me serviraient
tout de même à me rendre à mon appartement, incognito. Il y avait maintenant plus d'une demi-
heure que j'avais laissé le cadavre pourrir sur les couvertures. La découverte du corps n'avait
probablement pas encore eue lieu, mais il fallait mieux être prudente. Ma vie allait devenir un
véritable jeu de cache-cache.

* * *

Mon habitacle se résumait par un salon miteux, une cuisine minuscule, une chambre à dormir
debout et une salle de bain qui ne me convenait pas. Le blanc jauni constituait la seule et unique
couleur murale. Le tapis de l'entrée accumulait les saletés depuis plus d'une semaine sans pour
autant se plaindre de son état. L'aspirateur avait refusé tout mouvement depuis quelques jours et
les guenilles encore humides d'un nettoyant toxique se laissaient bronzer sur la corde à linge du
balcon. Le comptoir de la cuisine s'essoufflait à retenir l'amas de vaisselle sale stagnant sur sa
surface. Le réfrigérateur chantait ses fausses notes habituelles; longtemps j'ai cru qu'il allait
succomber d’hypothermie.

Balayant de la main droite la pile de vieux journaux, je libérai une parcelle d'espace sur la table
de la cuisine. Dégustation rapide du surplus de la veille, je ne pris même pas le temps de
m'asseoir. Je m'aventurai à travers les débris du salon, question de démarrer le ventilateur sur
pied placé au fond de l'appartement. L'air qu'il déplaçait avait peine à se rafraîchir, étouffé lui-
même par la plus importante canicule des dix dernières années.

Les valises, déposées sur le sofa depuis plusieurs jours, me regardaient d'un air impatient. Je
m'empressai de les remplir de vieux vêtements. Tout tissu susceptible de camoufler mon corps
terne de fraîcheur me satisfaisait. Plaire ne m'intéressait plus.

Je n'étais plus en sécurité. Je transportai mes valises tout près de la sortie et je rangeai les objets
qui traînaient. Tout devait sembler normal. L'endroit allait devenir un véritable bijou pour les
enquêteurs. Pour l'ultime fois, je balayai du regard l'endroit qui m'avait hébergé pendant plus de
cinq ans, tout en songeant à perdre prise, à m'étaler sur le sol, bras en croix, et attendre la venue
des policiers.

Il m'arrivait, quelques fois, d'être portée par des envies qu'il m'était impossible à contrôler.
Magasinage intensif, voyage imprévu, générosité surhumaine, bénévolat auprès des organismes
d'aide aux personnes en difficulté, élan de poésie, études inutiles, libido en furie, vitesse, longues
conversations au volant, vol à l'étalage, mensonges, meurtre, fuite...

* * *

Comme à l'habitude, les voisins s'occupaient du mieux qu’ils pouvaient. Madame Vachon, fine
cuisinière, enivrait le corridor de ses parfums de coriandre, de parmesan frais et de potage aux
carottes. Longtemps elle m'avait servi ses plats raffinés. Deux coups discrets à ma porte d’entrée
signifiaient, à l'époque, la venue d'un plat de cette veuve au cœur tendre et cuit à point.

Je sautai rapidement à l'intérieur de ma vieille voiture, stationnée au sous-sol de l'immeuble


depuis plusieurs semaines. Peinturée en noir, plaque d'immatriculation trafiquée, elle n’était plus
la même. Démarrage rapide, je me dirigeai vers la sortie du stationnement souterrain tout en
guettant autour de moi. Virage à gauche, virage à droite, je fis un arrêt devant un salon de
coiffure : Mode sans limites. J'entrai. Je m'assis sur le fauteuil. Face au miroir, je regardai mes
cheveux blonds mourir sur mon cou, sur mes épaules, puis sur le sol.

Je me revoyais entrer à l'intérieur de l'immeuble, grimper trois étages, pénétrer en douce et


abattre l’homme qui avait volé mon enfance. Le regard de ma victime s'était imprégné dans le
mien, tachant de criminalité mon cœur et mon esprit.

Roulant à l'intérieur de ma Nissan Sentra 1997, je quittai la ville la tête rasée.

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