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« Une fois j’ai vu un film sur des poêliers de Bucarest.

L’auteur une jeune fille en fin de


cours d’initiation au film vidéo, est tombée sur la situation suivante : le poêlier construit une
poêle et bois ; la bouteille se vide et la poêle s’élève. Quand la bouteille est vide, la poêle est
finie. Alors, le poêlier commence à danser avec elle. Il lui caresse les rondeurs avec ses mains, la
touche avec son ventre en toute candeur... Un moment on peut croire qu’elle va céder. L’érotisme
de la scène est insupportable. Je décolle et j’affirme que j’aime Bucarest avec un amour de
poêlier. »1 C’est le fragment avec lequel les auteurs, deux piliers importants du Musée du Paysan
Roumain, Irina Nicolau et Ioana Popescu, ont décidé à commencer leur oeuvre, née grâce à
l’atelier franco-roumain de 1996. Le sentiment qu’on approprie pour parler de Bucarest,- et,
notamment, d’ « une rue précise de Bucarest », qui n’est tout à fait une rue quelconque de la
ville, mais une rue typique-, est comparé à l’amour et à l’ivresse qu’on exerce lorsqu’on voit
s’élever sur ces mains le fruit de son travail. Ce sont les mêmes mains qui peut-être vont bâtir
tout le Bucarest. Menées par cet amour les auteurs vont se lancer dans cette démarche même si
on reconnaît dès le début que l’ethnologie de la ville leur était tout à fait inconnue : « Notre
expérience en matière de l’ethnologie de la ville était nulle »2. Néanmoins, elles décident de
faire ce qu’elles savent le mieux : le terrain, avec des entretiens et des regards scrutateurs et
curieux.

La rue Oratiu choisie pour cette « monographie de voyeur » a été choisie comme exemplaire
typique pour les rues périphériques d’une ville qui essaie d’attraper à grande vitesse les autres
grandes villes du monde. Elle (la ville) cherche ainsi d’englober et transformer tout ce qu’elle
peut : les bâtiments, les relations sociales, les mentalités. La rue est la moelle de la ville. D’une
part, elle est celle qui lui donne la possibilité d’exister et, d’autre part, elle l’aide se développer et
se métamorphoser : elle lie et délie des relations, elle bavarde, donnant également des conseils et
des jugement, elle privilégie certains en défaveur des autres. On peut dire qu’elle est un monde à
l’échelle microscopique où on rencontre toute sorte des gens : roumains, aroumains, juifs,
allemandes, tsiganes, sécuristes ; mélange qui se diversifie avec le temps, mais qui devient une
caractéristique de la ville. On arrive même à pouvoir prendre le pouls de ce va-et-vient
interminable grâce à la maison numéro 14 où « les gens venaient seulement pour avoir d’où
partir »3 La clé proposée par les auteurs pour la lecture de ce livre est une découpage de la réalité
1 Irina Nicolau, Ioana Popescu, O strada oarecare din Bucuresti, Bucuresti, Editura Nemira, 1999, p. 7
2 Ibidem, p. 8
3 ibidem., p. 188. A ce propos il faut voir aussi les travaux de F. Hainard sur la rue de Zabrauti.

1
même : lisez ce livre comme si vous allez vous promener dans les rues quand vous n’êtes pas
hâtés ou quand vos pensées ne vous empêchent pas de voir ce qui se passe dans ces rues. Et j’en
suis sure, dit la voix unique des auteurs, que chacun de nous va construire à partir de cette
révélation une « rue imaginaire, mais plus véridique que la réalité elle-même»4, en ajoutant avec
un regret évident : « Et très, très humaine ».

Le fragment tiré du livre O strada oarecare din Bucuresti révèle une vie comme un spectacle
(à la Goffman) où les acteurs sociales apparaissent pour interpréter leur numéro qui doit les faire
célèbres. Ces acteurs se comportent comme des « vedettes » : leur vie devient en quelque sorte
connue aux autres, le publique étant incline à chercher chaque fois de surprendre les aspects les
plus intimes de la part de ceux-ci. Les deux vedettes, le sécuriste et le Rom, sont des personnages
notoires pour la vie de la rue. Ils sont également ceux qui brisent la rue, d’une part et d’autre part
ceux sans lesquels la rue ne présente plus d’importance. Ils sont ceux qui échappent au modèle
d’une bonne cohabitation et par leur conduite ne se laissent pas soumis aux règles de la
communauté qu’ils habitent. Ils sont ainsi regardés comme des intrus qui ont envahi un espace
intime. Catalogués comme étrangers, ceux qui sont différents à nous, ils n’arrivent jamais à lier
des relations avec les insiders du système, étant exclus de l’espace familial configuré par la rue.
Ce phénomène nous fait penser à la famille traditionnelle d’auparavant qui ne donnait pas en
mariage une fille que dans les frontières de son propre village. Les étrangers étaient perçus
comme des personnes mauvaises qui ne pouvaient s’approprier jamais la culture de la nouvelle
famille à laquelle il voulait s’apparenter. Cet espace conçu comme une maison devient le lieu
anthropologique5 pourvu d’identité. C’est le lieu « des siens », c’est le lieu de l’identité partagée,
c’est le lieu de ceux qui y cohabitent et ont le même univers de croyances, et qui sont reconnus
par les autres comme un groupe identitaire. C’est pour cela que l’autre est dépourvu de
l’identité. Gérard Althabe propose deux modèles à l’aide desquels il parlera du même processus
– l’anonymat :

1. Le sécuriste – il est par excellence l’homme sans nom. Même s’il est une vedette il
vit dans l’anonymat complet et dans la sphère de l’incertitude : on n’est jamais sur

4 ibidem, p. 9
5 Marc Augé, Non-lieux, Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 49
que « tel individu l’était ou non ». Lié au pouvoir il n’aura jamais des relations
avec ses voisins. Le portrait qu’on construit à propos du monsieur S, le seul
personnage qui a de l’épaisseur, est basé sur trois piliers qui sont d’une façon ou
d’une autre complémentaires : le pouvoir – la dépravation morale – l’exclusion, ou
mieux dire se sont des éléments qui s’incluent l’un l’autre. Donc, tous ceux qui sont
dans la sphère du pouvoir sont des sécuristes ; un sécuriste par définition est un
étranger, - anonyme et dangereux - , et comme étranger on n’a pas accès « à un
monde structuré par le familial », faisant même de ta famille un non-lieu. C’est ça la
dépravation morale – transgresser le principe du lien familial et du voisinage et de ne
pas pouvoir entrer dans la rue.

2. Le Rom. A la différence du sécuriste on sait le nom de l’Arménien et les noms de ses


enfants. Le monde dans lequel vivent ceux-ci, un monde parallèle à celui des
roumains, est celui de l’excès. Ce monde n’apparaît pourtant qu’à nos yeux car on
voit tout cela par le caléidoscope de notre propre culture, tend à dire Gérard Althabe.
Pour eux se sont des choses qui font partie de leur univers culturel. Les exemples des
noces racontés par Ioana marquent deux étapes dans la construction du cérémoniel :
- les noces de 1973 ont été plus modestes, l’excès étant particulièrement représenté
par les six robes élisabéthains ;

-les noces de 1987 : on est en pleine austérité du régime quand la pénurie atteint les
valeurs les plus grandes. En dépit de cela, les tsiganes font des noces opulentes ;
l’excès est partout – dans la robe de la mariée et même dans les paroles injures de la
mère adressées aux invités qui refusent d’offrir de l’argent pour les jeunes mariés.

D’une manière ou d’une autre les tsiganes sont eux aussi l’extérieur qui envahit la rue. Avec
les sécuristes, ils décomposent la rue – lui enlève son identité – et dépossèdent ses habitants de
la représentation qu’ils s’en sont donnés. Cette représentation est une continuation de la
représentation de la rue traditionnelle villageoise. Là où tous les gens se connaissent, travaillent
et se divertissent ensemble, sont liés par des liaisons de parenté dans une unité patrimoniale de
production et de consommation. Là où on ne doit jamais se quereller avec son voisin parce qu’il

3
doit toujours être près de toi comme un parent. Là où les conflits qui apparaissent sont résolus
immédiatement pour ne pas permettre au chaos de s’installer. Dans le milieu urbain il est plus
difficile de conserver ces préceptes, mais en dépit de la modernisation et de l’urbanisation, les
roumains ont eu la capacité de respecter ces lois non écrites de la parenté et du voisinage. Le
processus de l’urbanisation devait du se fonder sur la mort du rural, comme bien le dit Max
Weber. Mais cela ne s’est passé de la même manière en Bucarest : les villageois qui sont venus
ont apporté leur héritage culturel, phénomène qui signifie que sur le rural s’est fondé l’urbain. Il
faut bien comprendre que le Bucarest est le produit de cette continuité, même si on a essayé de
rompre définitivement les relations entre les villes et les villages par l’intermédiaire de ses
habitants. La rue Oratiu préserve cette loi, d’une part par les relations qui existe entre les voisins
– la femme qui aident la famille qui a resté sans abris après la tremblement de terre, les enfants
qui se jouent dans la rue en la métamorphosant dans une immense maison, - mais, d’autre part,
elle cherche à s’adapter au nouveau style de vie : le médecin qui va aider une femme malade et
qui en partant est accusé de vol, des gens qui s’aident et qui ne s’adressent plus de parole à cause
d’un chien. Tout ces gestes (et beaucoup d’autres) attestent une nouvelle formule urbaine qui
cherche à s’imposer peu à peu dans la vie privée. Le mouvement qui veut renforcer ce projet
c’est le communisme qui construit des immeubles dont le but caché est une manipulation plus à
l’aise de la communauté et une instauration plus rapide de son idéologie. Gérard Althabe
distingue deux moments importants de la politique de Ceausescu :

1. La construction de grands quartiers Militari, Drumul Taberei si Balta Alba amenés


jusqu’au centre de la ville de cette manière que tout autre bâtiment n’avait pas de la
chance à se dresser que s’il n’appartenait pas au pouvoir.

2. Le deuxième moment veut rompre pour toujours la relation avec le modèle rural : la
construction de Centre Civique et de la Maison du Peuple. Ainsi, Ceausescu réussit à
faire d’une ville à centralité faible un centre fort de la Ville Roumanie.

Ce qui va devenir une entrave dans la réalisation du projet totalitaire ce sont les rues telles que
Oratiu où on ne doit pas vivre dans l’homogénéisation et où on peut perpétuer le modèle rural.
Etant soumise à la démolition, les gens de la Rue ont été contraints à partir mais ils ont amené
leur modèle de cohabitation. On assiste ainsi à l’exportation du modèle dans les lieux où l’on
voulait produire, d’après une technologie bien définie, l’homme nouveau et à la création de
novelles rues, cette fois-ci, en hauteur, rangées sur la verticale.

Le quiproquo sur lequel insiste Gérard Althabe est perçu avec un double effet : le premier – le
monde des étrangers proposé par le régime a été remplacé à l’improviste par le monde familial
villageois, et le deuxième – le régime a permis une construction de soi par rapport à l’Etat,
construction positive grâce à laquelle le totalitarisme serait vaincu. Il est vrai que le
communisme a produit des mutations considérables dans la structure de la vie. Mais à cause de
cette hâte de réorganiser la ville, les immigrés n’ont pas été préparés du point de vue de la
mentalité pour résister à ce phénomène et grâce à cette hâte ils ont conservé le pattern familial de
cohabitation. La survivance dans l’espace urbain est assurée par des relations bien entretenues
avec le village : il y a des gens qui vont, même aujourd’hui au village pour faire des provisions.
Le village devient le réservoir des vivres et d’énergie, on y va pour échapper aux soins du
quotidien. La transposition du village dans la rue de la vie nous fait comprendre pourquoi on
choisit d’avoir des relations si étroites avec les voisins. Pour conclure, le trait qui fait de Bucarest
une ville tant spéciale est lié au symbolisme des liens familiaux, car entre le bucarestois et sa
ville il existe toujours le village.

5
BIBLIOGRAPHIE :

1. Augé, Marc, Non-lieux, Paris, Editions du Seuil, 1992

2. Nicolau, Irina ; Popescu, Ioana, O strada oarecare din Bucuresti, Bucuresti, Editura
Nemira, 1999

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