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2002/121 - N° 121
ISSN 1157-0466 | ISBN 2-913062-85-7 | pages 73 à 83
Jean-Philippe PIERRON
Pour préciser ce qui se joue là, nous voudrions rapprocher ici la formule
biblique : « Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras » (Gn, 3, 19)
et les analyses que Gaston Bachelard consacre à la métaphysique de la pous-
sière. Le rapprochement peut surprendre. La poussière, sorte d’intuition de
l’atome dont Bachelard évalue la valeur épistémique n’a pas grand-chose à
voir avec la poussière envisagée comme imagerie pédagogique au service
d’une préparation aux fins dernières. Ce rapprochement se justifie pourtant
par des considérations factuelles bien circonstanciées. La pratique tradition-
nelle et rurale de l’ensevelissement, de l’enfouissement du cadavre dans la
terre connaît aujourd’hui la concurrence de la crémation ou de l’incinération,
pratique plus urbaine. Nous sommes aujourd’hui devant des poussières entrant
en concurrence. À la poussière lentement produite par décomposition dans la
terre se trouve opposée une autre poussière, produite par le feu, qui sera cendre
cette fois.
« Un seul être nous manque est tout est dépeuplé » dit... le survivant endeuillé.
Mais très rapidement le mort qui est un homme en moins signifie, avec le
cadavre, un homme de trop, dont il va falloir se débarrasser ! Tel sera l’intérêt
des rites funéraires que d’assumer cette première contradiction !
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UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA POUSSIÈRE
3. Bachelard dans tout son texte sur la métaphysique de la poussière n’aborde étonnam-
ment jamais la question de la mort. Il ne convoque qu’une seule fois, l’exemple de la crimina-
listique, en tant que forme d’attachement à la diversité empirique de la poussière, comme
l’éclairage des analyses microscopiques dans les enquêtes judiciaires le révèle. Op. cit. p. 29.
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UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA POUSSIÈRE
Toutes les cultures ont développé des conduites, des comportements et des
pratiques autour du cadavre. Ceux-ci sont autant de manière de se positionner vis-
à-vis de la décomposition qui travaille le corps-mort, soit pour supprimer la
décomposition (de l’embaumement à la crémation), soit pour l’accompagner
(des tours de silence à l’ensevelissement), soit parfois et par accident selon
l’expression d’Edgar Morin, être une sorte de « raté de la décomposition » (morts
ignobles ou funérailles ratées)... Les rites funéraires sont ainsi autant de sursauts
civilisationnels vis-à-vis d’une nature, qui par la mort, rentre et pénètre dans le
monde des vivants. Les pratiques hygiénistes de notre culture du propre et du sain
en faisant de la poussière une figure de la pureté n’échapperont pas à cette règle.
Mais si la thématique de la poussière peut rejoindre celle du cadavre, c’est parce
que tous deux ont un statut particulier, ouvre sur une sorte de tiers-monde. Le
langage de la poussière, en ce que celle-ci n’est ni tout à fait la terre, ni tout à fait
de l’air, ni tout à fait du feu, ni même de l’eau, si l’on peut envisager la vapeur
comme une poussière d’eau, est un discours de l’ambigu. L’ambiguïté de l’ima-
ginaire de la poussière redoublera alors, nous le montrerons, l’ambiguïté attachée
au cadavre lui-même, rapprochant alors poussière et cadavre en disant de la
poussière qu’elle est un cadavre de matière. C’est cette ambiguïté même qui rend
l’imagerie de la poussière capable d’explorer ces inter-mondes auxquels nous
livre le devenir incertain du cadavre et de la mort. En effet, avec le cadavre, on
n’a plus tout à fait un sujet, mais on n’a pas encore vraiment un objet. Le cadavre
se situe à un point intermédiaire, entre le sujet et l’objet, que la thématique du
double cherche à désigner et que l’imaginaire veut apprivoiser. Car si le cadavre
n’est pas la mort dans son abstraction, il n’est pas non plus le mort dans son
expression franche et objective. Le cadavre, état stationnaire, maintient une
ultime figure du vivant comme le signifient ces derniers gestes que sont la toilette
mortuaire ou la fabrication d’un masque mortuaire. Le cadavre n’est pas un objet
comme les autres puisqu’il est trace signifiante, présence absence, matérialité et
immatérialité.
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À partir de là, une poétique des éléments est à l’œuvre dans le traitement du
cadavre, façon de donner à l’imagerie de la poussière une force figurative spécifique.
L’imagerie poétique connaît, elle aussi, des poussières différentes aux capacités
expressives spécifiques En bref ; inhumation (terre), immersion (eau), crémation
(feu), et exposition (air) résument ainsi les avatars que l’on fait subir aux cadavres
selon les lieux, les époques, les situations (âge, origine sociale, sexe, type de mort).
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retour à la terre, communion originaire avec une terre dont les entrailles sont
disponibles à l’accueil, vécu et pensé ici comme l’ultime lieu du recueil. Ainsi
la terre convoque-t-elle les « rêveries du repos ». Là où on meurt, la terre offre sa
demeure. L’ensevelissement, quel qu’en soient les formes, en est une des expres-
sions. Quand on a accepté les premiers rêves d’intimité, quand on vit la mort dans
sa fonction d’accueil, elle (la terre) se révèle comme un giron dit Bachelard.
Le Feu. L’utilisation du feu, plus encore que de la flamme, dans les rites
funéraires est récente dans notre culture. Elle prend la forme de la crémation6. La
6. La confédération des sociétés de pompes funèbres a adopté une convention lexicale pour
distinguer incinération et crémation. On incinère des déchets, on crématise un corps.
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poussière que produit le feu offre des restes qui contournent la putréfaction par
une technique de purification. La poussière du feu est cendres. Seulement, le feu
produit des restes offerts à la dispersion, il n’a pas de demeure. La pratique
étrusque de la crémation (qui inspirera les Romains) suivie d’ensevelissement de
l’urne funéraire qui conservera les cendres contournera l’obstacle. Là où l’ense-
velissement apparaît comme une convocation de l’élément terrestre, pratique de
sédentaire, l’utilisation du feu dans la crémation semble une pratique très urbaine,
en même temps que propice au nomadisme. À la grande mobilité de nos sociétés,
le transport aisé de l’urne funéraire répond comme techniquement adapté,
puisque l’on peut honorer les morts peu importe l’endroit.
11. Bachelard, L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, José Corti,1942,
p. 77.
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L’Air. La poussière est un élément volatile livré au vent. Penser les rites
funéraires sous l’élément de l’air, c’est penser le devenir du cadavre sur le mode
du mouvement, de la volatilité et de la légèreté. L’air, le grand air que l’on trouve
au sommet des tours de silence (Asie) sur lesquelles les cadavres sont exposés,
purifie par une usure asséchante.
La pratique des rites funéraires qui s’en remettent à l’air est peut-être celle qui
nous est la plus étrangère. À la décomposition du corps, l’air répond par une usure
par assèchement, le cadavre étant exposé au vent. Si le cadavre est soumis à un
processus de putréfaction dont l’odeur nauséabonde impose la nudité animale
dans ce qu’elle a de plus prosaïque, la violence du vent présente le corps au grand
air.
La poussière d’air nourrit d’étranges communions. Il y a bien sûr, la parenté
entre le mourir comme façon de rendre un dernier souffle (pneuma), souffle rendu
d’une âme communiant avec l’air et son infini cosmique. Mais il y a aussi avec
la poussière d’air livrée au flottement, à la légèreté, l’aérien. Car le grain de
poussière déroge à la loi générale de la pesanteur (...) il flotte dans le « vide » ; il
suit sa fantaisie12.
Remis aux mains invisibles de l’air (qui prennent souvent l’allure très terre
à terre des vautours), le cadavre exposé est ainsi offert à un passage à la limite
pour lequel des correspondances inédites se révèlent entre la matière et l’invi-
sible. Le cadavre exposé est, comme la poussière, un véritable volatile. Là où le
corps nous attache à la pesanteur et à l’entropie, la poussière d’air propose de
vivre le détachement, l’arrachement à la lourdeur pour vivre l’aérien, le léger
sinon l’angélique. L’air donne des ailes là où la mort donne du poids. La
séparation par les rites funéraires qui convoquent l’air est donc séparation par le
haut de tout envol, elle est promesse d’altitude, de hauteur, et de verticalité.
Jean-Philippe PIERRON
Professeur agrégé de philosophie
chargé de cours à l’Université de Lyon III
Fondateur de la revue Philomèle