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D’Ovide à Stan Lee : l’humanité à l’ombre

des mutants
Auteur : Alain Musset
ALAIN MUSSET
SCIENCE-FICTION : DES LIVRES ET DES MONDES
CHRONIQUE 4
"D’Ovide à Stan Lee : l’humanité à l’ombre des mutants"
8 FEVRIER 2010

Dans la littérature de science-fiction (mais c’est tout aussi valable pour les films, les bandes dessinées
ou les jeux vidéos comme Fall Out), le mutant apparaît souvent comme une forme ultime de
l’évolution humaine qui bouleverse les lois de Darwin — ou bien qui les renforce. Selon l’auteur et
selon la culture qu’il partage avec ses contemporains, l’origine des mutants est très variée. Dans
certains cas, on peut voir apparaître spontanément un mutant isolé, ou bien tout une famille d’êtres
qui se distinguent du commun des mortels, sans que l’on puisse rattacher ce phénomène à une cause
précise. Les fameux X-Men, créés en 1963 par Stan Lee et Jack Kirby pour Marvel Comics, vivent
ainsi dans un monde où les mutations génétiques naturelles sont devenues quotidiennes, permettant
à une part croissante de la population de bénéficier de pouvoirs étranges ou de capacités
extraordinaires qui font peur aux citoyens de base et provoquent de fortes tensions entre les deux
communautés. Regroupés autour du bon docteur Charles Xavier, on trouve Angel, qui possède des
ailes lui permettant de voler ; le Fauve (Beast), dont la force est herculéenne ; Cyclope, dont les yeux
projettent un rayon laser ; Marvel Girl, qui jouit de pouvoirs télékinésiques et télépathiques ; et
Iceman, capable de créer et de modeler la glace.
À bien des égards, comme leur nom ou leurs pouvoirs l’indiquent, ces mutants ne sont que la
résurgence de mythes anciens qui font partie de notre mémoire collective, nourrie de demi-dieux
antiques, de créatures fantastiques, de chimères, de centaures et de chevaux ailés comme le fameux
Pégase dont Ovide nous a raconté la naissance dans ses Métamorphoses. En fait, on peut même
considérer le long poème d’Ovide comme le premier ouvrage consacré à ces mutants surnaturels que
Stan Lee a, d’une certaine manière, ressuscités pour le plus grand plaisir des adolescents américains.
Les quelque 250 métamorphoses de dieux ou de héros que le poète latin a chantées au long de ses
quatorze mille vers n’ont rien à envier aux exploits accomplis par les généticiens modernes, ni à ceux
d’un futur plus ou moins lointain : Io transformée en génisse, Cygnus en cygne, Callisto en ourse,
Galanthis en belette, Cadmus et Hermione en serpents, Actéon en cerf, Dédalion en épervier,
Ascalaphus en hibou, Philomèle en rossignol, Antigone en cigogne, Progné en hirondelle, Scylla en
alouette, les filles de Mynias en chauve-souris… Sans compter le malheureux corbeau qui a perdu sa
belle couleur blanche et s’est retrouvé couvert de plumes noires parce qu’il a été indiscret et n’a pas
su se taire.
De manière sans doute plus subtile que Stan Lee et moins poétique qu’Ovide, Greg Bear a quant à lui
imaginé l’apparition d’un rétrovirus capable de bouleverser les structures physiques et psychiques de
certains êtres humains. Dans son roman intitulé L’échelle de Darwin, Les femmes accouchent
d’enfants dotés de facultés extraordinaires, en particulier celle de communiquer entre eux de manière
instantanée par le biais des phéromones qu’ils produisent et qui composent un langage ineffable et
inexprimé. En accélérant l’évolution de l’humanité, ces individus trop doués mettent en péril l’équilibre
de toute notre civilisation.
Le mutant peut aussi être le résultat improbable d’un croisement entre un ou une humaine et une ou
un partenaire d’origine extra-terrestre. Le fruit de cette union s’enrichit du patrimoine génétique de ses
parents et développe des capacités qui nous dépassent parce qu’elles ne nous sont pas naturelles.
C’est en partie la base du scénario d’une saga cinématographique d’un nouveau genre La mutante,
où des Aliens hostiles tentent de s’emparer de notre planète en utilisant une arme inattendue, l’ADN,
par le biais d’une créature particulièrement dangereuse et attrayante puisqu’il s’agit d’une femme
hybride à la plastique irréprochable – la beauté fatale par excellence.
Cependant, une des principales causes de l’apparition de mutants sur notre planète est la guerre
nucléaire, les radiations provoquant des changements définitifs et héréditaires dans le métabolisme
des survivants. Un article paru en 1953 dans le magazine Mechanix Illustrated peut être considéré
comme le point de départ de cette littérature post-apocalyptique qui reflète toutes les peurs de la
Guerre Froide. Sous le titre "How Nuclear Radiation Can Change Our Race" ("Comment les radiations
atomiques peuvent changer notre espèce"), l’auteur évoquait l’hypothèse d’une guerre entre le bloc
soviétique et les Nations de l’Ouest – conflit aboutissant à la destruction d’une partie de l’humanité et
à l’apparition d’une race de mutants dotés de pouvoirs surnaturels leur permettant d’aider ou
d’asservir les survivants : "Now hear this, Earth! I am Mutant Man, Homo Superior! I have been
created by radiation forces out of the loins of you, the human race, after your great and terrible Atom
War. Yes, I am a step above and beyond you and I am now your master for better or for worse"
("Ecoute-moi maintenant, Terre ! Je suis le Mutant, l’Homme supérieur ! J’ai été crée par des
radiations. Je ne suis pas né de tes entrailles, race humaine, après ta grande et terrible guerre
atomique. Oui, je suis une étape après toi, au-delà de toi, et je suis maintenant ton maître, pour le
meilleur ou pour le pire" (note 1 : http://blog.modernmechanix.com/2006/08/15/how-nuclear-radiation-
can-change-our-race/, consulté le 8 février 2010.). Ce scénario (avec de multiples variantes) a été
utilisé dans de nombreux comics américains comme Judge Dredd, mais aussi dans la série de jeux
vidéos Fall Out : après une monstrueuse guerre nucléaire qui a dévasté le monde civilisé, le joueur
doit affronter des Super Mutants aux capacités physiques extraordinaires mais à l’intelligence très
limitée (leurs capacités ayant été décuplées par l’effet d’un virus redoutable).
Dans La cité du grand Juge (livre publié en 1957 sous le titre The mind cage), A.E. Van Vogt évoque
l’existence d’êtres humains qui ont été soumis à de trop grandes quantités de radiations. Celles-ci ont provoqué
des mutations irréversibles qui se caractérisent par l’apparition de gènes animaux dans leur ADN recomposé. On
peut alors rencontrer des individus dotés d’une tête de tigre, ou d’autres qui présentent des traits et des caractères
hérités d’espèces marines comme les poissons. C’est le cas d’un couple aperçu dans la rue par Marin, le héros du
roman : "Le couple était humain, c’était indubitable ; mais sur sa lignée génétique s’était posée une main d’effroi
qui y avait laissé l’empreinte de ses griffes. Sur le tronc évolutif de l’espèce apparaissaient, résurgence partielle,
des ébauches de formes vivantes venues d’un lointain passé racial" (note 2 : A.E. Van Vogt, La Cité du grand
Juge, Paris, Denoël, 1993, p. 59.). Les victimes des radiations nucléaires de Van Vogt se retrouvent alors dans la
même situation que le mythique roi Midas, condamné par Apollon à avoir des oreilles d’âne parce qu’il
avait préféré le son de la flûte de Pan aux accords de la lyre divine: "Le dieu de Délos ne peut souffrir
que des oreilles si grossières, de l'oreille de l'homme conservent la figure. Il les allonge, il les couvre
d'un poil grisâtre; elles ne sont plus fixes, et peuvent se mouvoir. C'est le seul changement que Midas
éprouve. Il n'est puni que dans sa partie coupable. Il a seulement des oreilles d'âne" (note 3 : Ovide,
Métamorphoses , livre X-172.).
L’essence de l’être humain (ou tout au moins son apparence physique) peut aussi être menacée par
un accident industriel qui va affecter un ensemble d’individus dont la descendance sera durablement
dotée de nouvelles caractéristiques. Comme dans la Cité du Grand Juge de Van Vogt, l’idée d’une
mutation marquée par l’animalité des victimes a été reprise par Pierre Bordage dans son cycle des Guerriers du
Silence. On y apprend que la planète Ut-Gen avait imprudemment fondé sa prospérité économique sur l’usage
inconsidéré de la fission atomique. Cependant, en l’an 3519, un tremblement de terre dévastateur a détruit
presque toutes les centrales en service et de gigantesques nuages radioactifs, poussés par des vents violents, se
sont abattus sur la population. Depuis cette date, les habitants irradiés présentent une physionomie monstrueuse,
à l’image du vieil Artrarak dont les yeux, profondément renfoncés dans leurs orbites, sont placés de part et
d’autre d’un nez distordu en forme de museau : "Comme bon nombre de quarantains, Artrarak souffrait de
bêtazoomorphie. Ses lointains ascendants avaient été irradiés par les grands vents radioactifs, et la maladie,
infectant les gènes, s’était transmise de génération en génération" (note 4 : Pierre Bordage, Les Guerriers du
silence : Terra Mater, Nantes, L’Atalante, 1995, p. 599.).
Enfin, dans la vieille tradition littéraire qui consiste à inventer des savants fous, il ne faut pas négliger
tous les mutants qui sont issus d’une manipulation génétique plus ou moins bien contrôlée. C’est le
cas dans Mutant X, série télévisée créée en 2001 par Howard Chaykin et Avi Arad, où un organisme
secret du gouvernement, la GenomeX, a pour but de créer des mutants dont on pourra utiliser les
pouvoirs extraordinaires — même s’il n’est pas toujours facile de les contrôler. Ce filon inépuisable a
aussi été exploité dans Complot génétique, téléfilm réalisé en 1999 par Winrich Kolbe. Le titre original
de cette œuvre mineure, The Darwin Conspiracy, est révélateur du message véhiculé par un
scénariste fâché avec la théorie de l’évolution, puisqu’il met en scène des scientifiques sans
conscience qui récupèrent l’ADN d’un être supérieur afin de développer une race humaine améliorée
susceptible de remplacer notre vieille branche d’homo sapiens – comme dans le roman Babylon
Babies de Maurice G. Dantec (voir à ce sujet ma précédente chronique). De la même manière, dans
Le Lait de la chimère de Robert Reed (Black Milk, 1989), le docteur Florida manipule sans scrupule
des gênes humains dans son laboratoire, afin d’obtenir des enfants parfaits, doués de capacités
exceptionnelles. Mais à côté de ces mutants plutôt sympathiques, l’apprenti sorcier fabrique aussi des
monstres destinés à coloniser d’autres planètes…
En fait, dans chacun de ces récits, tout le problème est de savoir ce qu’on doit faire de ces mutants
présentés comme l’avenir ou comme le tombeau de notre humanité. En incarnant de manière
métaphorique les individus et les groupes "différents", qui ont du mal à trouver leur place dans une
société standardisée, les mutants de science-fiction expriment toute l’ambiguïté de notre regard sur
l’Autre, un regard tout à tour empreint de crainte, de dégoût, de jalousie ou de pitié.

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