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Le génocide juif selon Moishe Postone

par Urbain Bizot

L'ensemble de l'article consacré par Postone au génocide juif commis par les nazis vise à expliquer celui-ci
par la structure même de l'économie ; non pas en tant que traduisant des intérêts économiques, comme le
prétend (faussement) le « marxisme », mais au sens où les catégories logiques de la marchandise et du
capital sont l'inconscient de notre époque, et les cadres formels dans lesquels tout « se pense ».
La Critique du travail marginal [de Jean-Pierre Baudet], publiée sur ce même site, parvenait à des
conclusions similaires (§ 9 à 12, et § 28 à 30), à partir d'un phénomène sans nul doute nettement plus
insignifiant (mais dans ce domaine, la taille n'est pas un critère, au point qu'on pourrait même être tenté de
donner plus d'importance au phénomène le plus restreint, exactement comme Freud l'avait fait dans
saPsychopathologie de la vie quotidienne). La cohésion logique de la marchandise est un phénomène
incontestable et universellement reconnu (qui fait par exemple dire à Postone, p. 69, que l'on ne peut abolir
l'argent sans abolir de façon solidaire la totalité de la logique marchande, et donc le travail). Mais Postone va
plus loin en affirmant à propos du génocide juif que « ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse
ni une théorie de l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d'explication
satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer
fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l'armée
alors que la Wehrmacht était écrasée par l'Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative de
l'anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d'explication qui
s'appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de
personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales » (p. 83). Or, la démonstration même qu'apporte
ensuite Postone donne à penser que le problème ne se situe pas seulement entre le spécifique et le général,
mais aussi et surtout dans le fait que ni les intérêts matériels, ni les idéologies manifestes ne régissent la
pensée profonde d'une époque, mais que c'est bien plutôt la logique latente des concepts
économiques.Postone le formule très clairement : « la critique faite par Marx comprend une dimension
épistémologique qui traverse tout Le Capital mais qui n'est explicitée que dans le cadre de son analyse de la
marchandise. L'idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux « réifiés » spécifiques et des
formes de pensée diffère essentiellement du principe courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces
catégories en termes de « base économique » et la pensée en termes de superstructure, dérivée d'intérêts et de
besoins des classes » (p. 91). Se référant à Lukàcs, à Adorno et à Sohn-Rethel, Postone rappelle à juste titre
que « ce mode d'objectivation des rapports sociaux est leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du
capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur est propre [...] Les catégories marxiennes expriment à
la fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes
de pensée fondées sur des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux
capitalistes » (p. 91), ce qui permet en effet d'établir que :

§ les juifs en tant que représentants du capital financier (international) ont permis aux allemands
de projeter sur eux leur désir d'avoir à s'en prendre à un ennemi extérieur, exterritorialisé, et de ne pas devoir
bouleverser leur propre monde et leur propre vie (ni le capital industriel allemand) pour s'extirper de la
misère grandissante de la République de Weimar ; l'extermination des juifs sauvait la réputation du capital
industriel (national), dans la mesure où « l'organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle
de la corporation médiévale – l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique
supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race » (p. 96) ;
§ les juifs devinrent une sorte de fétiche négatif n'acquérant « une vie quasi objective qui leur est propre »
que pour la perdre aussi le plus vite possible ; leur « vie objective » devenant ainsi leur mort réelle ;

§ « quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux
juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité –, on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques
d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur » (ibidem) ;

§ l'argent fonctionne comme une sorte d'abcès de fixation pour la logique marchande, la critique de l'argent
permettant de sauver la marchandise elle-même, c.a.d. ce qui rend nécessaire l'existence de l'argent (« la
tension dialectique entre valeur et valeur d'usage dans la forme-marchandise implique que ce "double
caractère" s'extériorise matériellement dans la forme-valeur : en tant qu'argent (forme phénoménale de la
valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien que la marchandise soit
une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la
marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage, comme purement matérielle, comme
chose. L'argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l'abstrait pur au
lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension-valeur de la marchandise même », p. 92,
ou encore : « … l'argent comme racine du mal. La dimension concrète existante lui est donc opposée de
manière positive comme ce qui serait "naturel" ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en
dehors de la société capitaliste », p. 93).

La logique marchande exposée par Marx apparaît rigoureusement comme la chaîne signifiante le long de
laquelle migre l'investissement libidinal, pour pasticher le terrain sur lequel Freud avait mis à jour les
mécanismes d'inversion, de condensation et de déplacement qui permettent au sujet de se situer de façon
conforme aux exigences de son désir (déplacement du problème social vers un problème « racial
», condensation de la problématique marchande sur l'argent et le capital financier). Comme c'est en réalité la
totalité de ce qui est exposé dans la chaîne qui pose problème, on peut constater que la chaîne offre elle-
même les faux remèdes, en « redistribuant les cartes », quand le seul vrai remède serait au contraire de les
abattre, dans tous les sens du terme. Les solutions offertes par la chaîne logique reviennent toujours à
transformer ou à sacrifier une partie d'elle (pour rester dans le pastiche freudien : en organisant un Fort-
Daentre marchandise et argent, entre valeur d'usage et valeur, pour toujours esquiver la partie mise en cause).
C'est par définition ce qui lui permet de se reconstituer, et de s'adapter pour survivre : elle est un nœud
gordien en progrès permanent, qu'il faut trancher.

On ne peut que se féliciter, en une époque d'« altermondialisme », de lire des lignes comme celles-ci : « mais
le capitalisme se caractérise par des rapports sociaux médiatisés, objectivés dans des formes catégorielles
dont l'argent est l'une des expressions et non la cause. En d'autres termes, Proudhon a confondu la forme
phénoménale du capitalisme – l'argent en tant qu'objectivation de l'abstrait – avec l'essence du capitalisme »
(p. 94). L'ultime refuge du capitalisme apparaît être le « concret » (concept devenu équivalent de « tangible
», y compris chez Postone), quelle qu'en soit la forme (les racines, le pays, l'objet, la machine, le travailleur) :
« ce qui n'est pas compris, c'est que, dans ce type d' "anticapitalisme" fétichisé, tant le sangque la machine
sont vus comme principes concrets opposés à l'abstrait. L'accent positif mis sur la "nature", le sang, le sol, le
travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s'accorde sans problème avec une glorification de la
technologie et du capital industriel » (p. 97). « Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à
l'abstrait phénoménal, c'est affirmer une forme d' "anticapitalisme" qui tente de dépasser l'ordre social
existant à partir d'un point de vue qui, en fait, lui reste immanent [...] L'abstrait et le concret ne sont pas saisis
dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait
– de la dimension de la valeur – suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle-même,
ainsi que celui de chacun de ses termes » (p. 99).
Postone achève son analyse du génocide juif en Allemagne (dont nous n'avons retenu que les quelques traits
qui nous intéressaient plus particulièrement, mais qui comprend bien d'autres pistes et aperçus) par un verdict
audacieux : « L'usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, "malheureusement", doit
prendre la forme d'une production de biens, de valeurs d'usage. C'est en tant que support nécessaire de
l'abstrait que le concret est produit. Les camps d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle
usine – il faut y voir au contraire la négation "anticapitaliste", grotesque, aryenne, de celle-ci. Auschwitz
était une usine à "détruire la valeur", c'est-à-dire à détruire les personnifications de l'abstrait » (p. 105). Il
nous semble utile d'ajouter une nuance à cette interprétation par ailleurs parfaitement cohérente : c'est que
cette négation se présentait au moins sous une forme strictement identique avec ce qu'elle niait. Le triomphe
du capital était concrètement visible d'emblée dans ce qui affectait d'en être une négation. Ce qui veut dire à
la fois que personne de sensé ne pouvait être dupe de ce mensonge, et aussi que la forme industrielle reste en
toute circonstance la réalité phénoménale indépassable du capital.

Ajout :

[...] les traducteurs résument très bien l'une des qualités du livre de Postone en écrivant que « la méthode
qu'il élabore ici peut être utilisée pour analyser de manière critique tous les anticapitalismes à tendance
personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à détruire le capitalisme, ils ne font que participer à sa
mutation) » (p. 19). Ceux en effet qui ne veulent à aucun prix prendre parti dans les luttes intestines du
capital, au profit comme au détriment de ses sous-ensembles (capital privé / capital bureaucratique ; capital
industriel / capital financier ; conglomérat industriel / petite entreprise ; commerce sauvage / commerce «
équitable » ; travail hiérarchique / travail autogéré), en ont bien pris note, et ne l'oublieront pas. Le critère est
assurément solide.

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