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École pratique des hautes études,

Section des sciences religieuses

La conquête de l'iranisme et la récupération des mages hellénisés


Jean-Pierre de Menasce

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de Menasce Jean-Pierre. La conquête de l'iranisme et la récupération des mages hellénisés. In: École pratique des hautes
études, Section des sciences religieuses. Annuaire 1956-1957. 1955. pp. 3-12;

doi : 10.3406/ephe.1955.17889

http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1955_num_68_64_17889

Document généré le 16/06/2016


LA CONQUETE DE L'IRAiNISME

b:T LA RÉCUPÉRATION DES MAGES HELLÉNISÉS

« Et moi, Karter, dès lors, pour les dieux, les princes, et pour
mon âme, j'ai connu grand labeur et ... (1); j'ai fait prospérer
nombre de feux et de mages dans le pays d'Iran; et moi aussi, dans les
pays de l'Aniran, les feux et les mages qui- étaient dans les pays de
l'Aniran, là où parvinrent chevaux et hommes du 'Roi des Rois — la
ville d'Antioche, et le pays de Syrie, et, ce qui est au-delà du* pays
de Syrie, la ville de Tarse et le pays de Cilicie, et ce qui est au-delà
du pays de Cilicie, la ville de Césarée et le pays de Cappadoce, et
au-delà de la Cappadoce, vers le, pays de Galatie et le pays
d'Arménie, l'Ibérie, l'Albanie et le Balasakan, jusqu'à la porte d'Albanie (2)
— Shahpuhr, Roi des Rois, par ses chevaux et ses hommes, fit
pillage, incendie et dévastation, là même, moi, sur l'ordre du Roi
des Rois, j'organisai les mages et les feux qui étaient dans ces. pays;
j'interdis de faire pillage et ... (3), et le butin qui avait été fait, je le
fis restituer à ces pays. La Dën Mazdësn et les mages qui étaient
bons, je leur donnai rang et autorité dans le pays. Quant aux hommes
hérétiques ou dégénérés qui dans le corps des mages, en fait de
Dên Mazdësn et de culte des dieux, menaient une vie inconvenante,
je leur fis subir châtiment et réprimande. Ils s'amendèrent et je fis
chartes et patentes pour nombre de feux et de mages. Grâce à
l'appui des dieux et du Roi des Rois, je fondai en Iransahr nombre de
feux . Varharan, et je fis nombre de mariages consanguins; nombre
d'hommes qui ne professaient pas (la foi) la professèrent, et nombre
de ceux qui tenaient la doctrine des démons, grâce à mon action,
abandonnèrent la doctrine des démons et adoptèrent la doctrine
des dieux... » (4).
Ainsi s'exprime dans. sa grande inscription de la Kaaba de Zar-
tust à Naqs-i-Rustam, Karter le ministre des cultes de Shahpuhr Ier,

(1) 'wd'm : mot obscur dont je ne connais pas d'autre attestation.


(2) Je suis l'interprétation de Maricq dans ses Recherches sur les Res Gestae
Divi Saporis (avec E. Honigmann), dans Mémoires de VAcadémie royale de
Belgique (clisse des Lettres), t. XLVII, fasc. 4..
(3) zyd'n ou byd ni
(4) Le texte a été publié pour la piemière fois par M. Sprengling, Third Century
Iran, Sapor and Kartir, Chicago, 1953.
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Hormizd,Ier, Vahraran Ier et Vahraran II, après avoir énuméré les


honneurs et les charges dont l'avaient comblé ses maîtres, héritiers
du- trône que s'était conquis Ardasir, fondateur de la dynastie sassa-
nide. De ce document, qui présente un intérêt considérable, presque
inégalé, pour l'histoire de la religion officielle de l'Iran préislamique,
nous avons extrait un passage qui nous éclaire singulièrement sur
ce que l'on pourrait appeler la politique extérieure du mazdéisme
iranien. Le tableau des conquêtes de Shahpuhr, qui méritait à lui
seul un important commentaire, n'est ici qu'un simple résumé des
données si précises que détaille l'inscription trilingue du souverain,
à la suite de laquelle Karter a voulu graver ses propres titres de
gloire. C'est, pour nous, la carte ecclésiastique de l'Iran « extérieur »,
le relevé des régions de paganisme hellénistique survivant, et de
christianisme progressant, où des mages continuaient d'entretenir le
culte du feu depuis un temps qu'il ne nous est pas facile de
déterminer:
Letexte précise qu'il1 se trouvait dans ces pays « Dën Mazdësn »
et « mages », par où il faut entendre doctrine - et culte, la doctrine
faisant, aussi bien que le culte, le lien entre les adeptes de ce mazdéisme
in partibus infidelium. Doctrine enseignée oralement, mais dont
il' ne faut pas exclure qu'elle ait eu aussi une expression écrite. Les
déviations contre lesquelles Karter a sévi portent, semble-t-il, sur la
foi aussi bien que sur les mœurs : il punit et blâme les hérétiques
(arsmôk; ahramôk) et les gumarcdk : ce mot nouveau signifie
littéralement « ceux qui usent en frottant », disons : « ceux qui affadissent
la doctrine », qui, sans la fausser à la manière des hérétiques, lui
ont fait perdre toute consistance. Tels étaient en effet les maux
auxquels devaient normalement succomber des mages exerçant
leur ministère à grande distance des centres iraniens séparés par
une frontière militaire, et n'entretenant pas de rapports avec la
métropole. Le début de l'inscription de Karter nous déclare que
c'est de Shahpuhr qu'il tenait le pouvoir absolu qu'il exerçait sur
le corps des mages, et nous laisse soupçonner que c'est sous Shahpuhr,
et sans doute sur l'initiative du roi, que commença de se centraliser
l'organisation du clergé mazdéen. Le rôle de Karter semble avoir
été avant tout administratif, juridictionnel, et nous donnons ailleurs (1)
nos raisons de penser qu'il se distingue nettement en cela de 'Celui
de Tôsar (2), le ministre d'Ardasir, qui eut pour première mission,

(1) Dans notre Introduction au Dènkart à paraître cette année.


(2) Une transcription grecque d'un» nom iranien de l'inscription de Shahpuhr
suggère que c'est ainsi qu'il faut lire le nom que les auteui" arabes transcrivent Tansar.
en1 vue de la restauration religieuse entreprise par la dynastie
naissante, de rassembler «le canon des Ecritures)). On conçoit que Karter
ait accompagné son souverain dans ses campagnes, et que la conquête
iranienne se soit ainsi doublée d'une véritable mission mazdéenne.
Qu'était-ce donc que ces mages de l'Aniran? Cumont, bien avant
la publication de ses Mages hellénisés, leur a consacré un chapitre
classique de ses Religions orientales dans le Paganisme romain :
il a insisté sur le doute qui plane quant à l'origine chaldéenne ou-
iranienne de telle doctrine ou pratique attribuée aux « mages » par
les auteurs hellénistiques, et il conclut : « Dans la plupart des cas,
il' est impossible d'en décider. Le problème n'aura chance - d'être
résolu que quand les fouilles nous auront fait connaître la
civilisation et la religion composites de l'empire des Séleucides où l'Orient
et l'Occident s'affrontèrent; elles sont pour nous lettres closes» (1).
Note d'attente et d'espoir qui reste encore valable, surtout en ce qui
concerne l'histoire religieuse de cette période, même après les beaux
travaux de Tarn et de Bickermann.
Ce qui ressort de l'inscription de Karter, c'est que, tout chal-
daïsés qu'ils aient pu1 être, les mages d'Asie Mineure ou de Syrie
devaient se réclamer de leurs origines • iraniennes assez pour tomber
sous le coup des mesures réformatrices de Karter. Certains semblent
même s'être maintenus dans une orthodoxie qui leur valut d'être
choisis pour former les cadres de la nouvelle organisation du
mazdéisme extra-iranien. On notera aussi que Karter ne s'est pas borné
à réformer et à organiser un clergé consacré au ministère de petites
communautés iranisantes ou mazdaïsantes ; il est intervenu ,en faveur
des populations conquises, en* faisant interdire aux troupes' les
pillages et les ■ dévastations d'usage, et en leur faisant même restituer
le butin déjà amoncelé. Il nous indique la part qu'il a prise lui-même
à cette mesure d'exception qui aurait pu, autrement, paraître un
geste de clémence venant du Roi des Rois. Le contexte ne laisse
aucun doute sur la signification « missionnaire » d'une générosité
si peu commune. La récupération des mages hellénisés s'accompagne, .
somme toute normalement, d'avances faites à la population « païenne »
des pays nouvellement conquis. Nous ignorons le succès de ces
démarches, mais Karter s'est chargé de nous informer de l'effet de ses
mesures sur les mages : les mauvais se convertirent et on procéda
à de nouvelles fondations de feux sacrés qui leur furent confiés,
l'acte se solennisant par chartes et patentes. Karter semble avoir

(1) P. 271 de la 4e édition, 1929.


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gravé ses inscriptions rupestres dans le but très précis d'instruire


les générations futures sur l'identité de l'auteur des documents de
fondation qu'on pourrait retrouver dans les pyréesoù ils devaient
être conservés : ces pièces « écrites et scellées », parchemins ou
peut-être même papyri, avaient pourtant moins de chance de résister
au temps que les inscriptions sur pierre, et nous n'avons pas encore
retrouvé de cachet ou de bulle au nom de Karter (1).
Mais ce rattachement des mages de la diaspora à l'église sassa-
nide n'a dû être ni unanime ni soudain. Nous devons,. étant donné
la date à laquelle apparaît le culte « occidental » de Mithra, c'est-à-dire
dès le IIe siècle, envisager l'hypothèse d'une scission- de- plus
en plus accentuée entre mages « orthodoxes » » et mages «
superstitieux », c'est-à-dire syncrétistes, qui expliquerait dans une certaine
mesure la cristallisation « excentrique » du culte de Mithra, d'autant
plus exposé à des refontes étrangères que l'orthodoxie se montrait
plus stricte et plus sévère. C'est ainsi que le mithriacisme se serait
graduellement coupé de ses sources iraniennes, ce qui* aurait, du
même coup, facilité sa- propagation parmi les troupes romaines (2).
La suite de l'inscription montre que la politique évangélisatrice
de. Karter ne se limita pas aux «pays de mission»; non seulement
il ramène les gens à la foi et assure l'orthodoxie cultuelle, mais il
se ' consacre, après coup, à la « mission intérieure » et couronne son
œuvre en garantissant les mazdéens contre les influences étrangères,
dues sans doute aux migrations, mais aussi aux mariages mixtes,,
en encourageant la- prat;que' du xvëtôdat, ce mariage consanguin
«à la per.sane » qui a scandalisé le monde gréco-romain1 et jusqu'à
l'Inde (3).
Dans le contexte oui s'insère la mention de cette mesure, elle
prend une signification qu'il, convient de mettre en lumière : sans
doute, l'endogamie était-elle ancienne en Iran et avait-elle une valeur
sacrée qu'attestent l'Avesta et la tradition mythique ; la «
revalorisation » de cette pratique au IIIe siècle, quel qu'ait été son- sens

(1) Le Karter dont le nom apparaît sur une intaille du Metropolitan Muséum of
Arts (et qui a sans doute appartenu jadis au Cabinet du grand-duo de Toscane)
n'est probahlement pas Terpat de Shahpuhr. Cf. Mordtmann, ZDMG, XVIII
(1864), p. 37.
(2) L'accusation que Karter porte contre les mages d'adorer les démons a peut-
être un fondement ailleurs que dans la rhétorique de l'invective : qu'on songe au
Deus Arimanius de certaines inscriptions mithriaques.
(3) Voir les témoignages réunis dans mon article Autour d'un texte syriaque
inédit svr la religion des Mages, dans B.S.O.S., IX (1938),~p. 587-602, et
l'allusion de Vasubandhu'dans son Abidharma Kosa, ch. IV, 68 d, 3 (trad.' La' Vallée-
Poussin, III, p. 147).
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ancien, a eu incontestablement pour but de protéger la religion


contre les croyances étrangères par le moyen d'une véritable
ségrégation' raciale. Il nous semble bien entendre Karter en disant qu'il
vise la reprise non seulement d'un- vieil usage iranien, vénérable
comme tel, mais d'unv procédé de préservation aussi bien reh'gieuse
que nationale. L'endogamie iranienne assure au IIIe siècle la même
fonction que l'antique interdiction des mariages mixtes en Israël.
Nous connaissons assez les vicissitudes des pays disputés entre
les empires romain et iranien pour penser que l'œuvre .
centralisatrice et doctrinale de-Karter à l'endroit des mages de la diaspora
n'a pu se poursuivre avec beaucoup de - continuité. Leur influence
locale a dû pourtant continuer de se faire sentir, s'il faut donner
un sens aux divers « traités • contre les mages » qui se rencontrent
parmi les œuvres des Pères de l'Église grecque.
Moins connue encore est l'influence religieuse de l'Iran- sur les
régions orientales limitrophes : nos seuls témoignages là sont
d'ordre archéologique, principalement numimastique. Nul doute que
la' question ne mérite d'être reprise quelque jour. Par contre, nous
avons quelques textes qui nous éclairent sur la conscience que l'Iran
mazdéen avait, au temps des Sassanides, continué à garder de son
rôle missionnaire. Si l'on connaît bien les mesures de protection
que les Sassanides prenaient contre la propagation delà foi chré--
tienne en Iran, si l'histoire des persécutions en Arménie et en
Mésopotamie constitue un dossier considérable et souvent étudié, on ne
s'est pas souvent posé la question de savoir si les Mazdéens
envisageaient une action missionnaire distincte, du moins en théorie,
de la domination politique et de la répression des autres religions.
Les récits traditionnels relatifs aux guerres du premier roi zoroas--
trien, Vistaspa, ne les présentent pas comme des croisades : ce
sont des guerres défensives contre les attaques des rois voisins
irrités par son adoption de la nouvelle religion. Sans doute Vistaspa
refuse-t-il d'apostasier, et, après sa victoire sur les Chionites, voit-
on les peuples, d'après le Shah Nameh, s'empresser de lui demander
des exemplaires de l'«Avesta»; mais ilr n'est, pas question d'une
guerre de conquête spirituelle (1).
La situation est tout autre à l'époque sassanide : Y Histoire
d'Arménie d'Elisée de Pharb (ch. 2) nous fait connaître le texte du fameux
édit de Mihr Narseh, vuzurg-framatar de Yezdegerd II, aux
Arméniens chrétiens : à la fois exposé doctrinal du mazdéisme zurvanien

(1) Cf. Ayâtkâr i Zarêrân, «Le Mémorial de Zarer», édité et traduit par
M. Pagliaro et étudié par M; Benveniste.
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et réfutation du « christianisme, mais aussi prélude à la persécution


et au- massacre. L'esprit de Karter se retrouve dins cet épisode.
Il suivit encore dans un des derniers grands ouvrages que nous
ait laissés le mazdéisme iranien, le Dênkart, vaste encyclopédie
du. savoir religieux mazdéen qui- fut compilée vers le milieu du
Xe siècle, probablement dans le Fârs. Il nous conserve bon nombre
de données de caractère théorique qui reflètent la pensée mazdéenne
du temps des Sassanides. Une série de textes expose l'appui que se
prêtent . mutuellement . religion et royauté iraniennes. Bien moins
connus sont ceux où il est question de la propagation du mazdéisme
parmi les peuples voisins de l'Iran.
M. Bailey a mis en lumière (1) la réponse que fait un docteur
mazdéen (de l'époque islamique) à un chrétien du nom de Bôxtmarë
qui lui objecte l'absurdité, l'inconvenance, de la transmission
principalement orale de cet Avesta, écrit, par surcroît, dans une langue
« cachée ». M. Bailey a bien montré l'importance de ce texte en ce
qui touche à la diffusion orale du- Zand, c'est-à-dire de la traduction
pehlevie glosée : par contre,, sa traduction a laissé échapper une
nuance qui intéresse la- question que nous étudions ici. Etant donné
que la science divine qu'expriment manthras et Avesta est, de
soi,, transcendante, la révélation s'est propagée par le Zand,. pat
advënak-ë (« as a substitute ») plus , répandue au centre du monde
(pat miyàn i gêhân) et mieux connue dans le monde (andar gëhân).
L' Avesta est venu « en tous lieux également et équivalemment »
(pat.c rastîhâ ô harnâk kustak niydzakîhâ u, hâvand âyisnîh i
apastâk); d'autre part le Zand a été envoyé au centre du monde
en vue de sa propagation orale (u miyânak i, gëhân uzvânik asnâ-
kïhâfrêstisnlh.c i zand). Miyân «le centre»' s'oppose, à kustak
'< les régions » : la religion a bien quelque chose d'universel, mais
son interprétation véridique et authentique ne se trouve qu'en un
seul lieu, au centre du monde, . dans l'Iran d'où elle va rayonner,
notamment sur les pays environnants (2).
Rapprochons de ce passage les chapitres 28, et 29 du IIIe livre
du même ouvrage, qui traitent respectivement «de la couleur (plus
exactement teinture, rang) propre à l'Iran » et « de la couleur qui
convient aux régions extérieures à l'Iran ».
« La couleur propre à l'Iran c'est la, coutume de la bonne loi- et
religion- mazdéenne. -Les couleurs étrangères sont toutes les coutumes

(l)'Un texte parallèle et de même portée se trouve dans le Dênkart, livre IV


(éd. Madan, p. 425).
(2) Zoroastrian Problems in the Ninth-Century Books, Oxford, 1943, p. 162-164.
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antagonistes au caractère et aux doctrines de la religion mazdéenne


de l'Iran ». Chaque fois que le pays d'Iran possède sa couleur propre,
c'est le règne du 'bon esprit et de toutes les vertus; et, à l'inverse,
quand dominent les couleurs étrangères. Dans le premier cas c'est
le triomphe de la Mesure, dans le second le chaos- des Excès et des
Défauts.
Notons la conjonction de loi (dat) et religion (dën) qui nous
rappelle l'expression musulmane dîn wa-dawlah. Mais il ne s'agit
pas d'une locution banale ou d'une notion confuse : le chapitre
suivant distingue bien le rôle qui revient à chacune.
« La loi et la religion qui conviennent aux régions membres dont
l'Erânsahr est la tête, sont essentiellement ces mêmes loi et religion
de l'Iran qui est leur tête. Par la venue de cette loi et de cette
religion,, il- y a eu accroissement de bien' et de succès. Ainsi provint
de la loi de l'Iran, grâce à la* souveraineté des rois iraniens, ceux
des 7 kesvar et ceux de Xvaniras, qui étaient de l'Iran, de Hosang,
et Tahmorup et Yim et Feritun, aux autres qui étaient sous leur
puissance ..., grand salut, bonheur, gouvernement, assurance,
et ce succès a dépendu de cela. Et aussi les autres souverains iraniens,
chaque fois qu'ils ont reçu leur loi et justice (dâtastân) et ont
possédé un bon dëhpat, ne trompaient pas l'espérance par la- violence,
ne massacraient, ne volaient, ni ne pillaient, grâce à la loi parfaite
qu'ils possédaient; on se ralliait à eux en grand nombre; et la religion
qui avait cours en ces lieux fut abolie par la puissance et l'action
et le xvarrah de la Dën Mazdësn, apte à les défendre contre" les
attaques, ainsi que le montre leur succès et leur bonheur, ... et la
dégénérescence et l'abolition des doctrines qui s'étaient abattues
sur eux ou s'étaient infiltrés parmi eux; ainsi de la doctrine de Jésus
(expulsée) de Rum, celle de Moïse de Xazarân, celle de Mani du Tur-
kestân; la vigueur et la prospérité qu'elles avaient autrefois ont
été défaites et elles sont tombées dans la dégénérescence et le mépris
parmi leurs congénères; et celle de Mani a été aussi réfutée -par les
Philosophes de Rum » (éd. Madan, p. 24-25).
Si la syntaxe de ce texte n'est pas toujours claire, le sens général'
paraît suffisamment assuré. Les rois iraniens apportent aux pays
voisins loi et religion; la loi assure l'ordre et la prospérité, là religion
mazdéenne dissipe l'erreur en chassant les religions fausses..
Publié depuis longtemps, mais non traduit, ce texte n'avait pas
échappé à la curiosité des iranistes. L'obscurité proverbiale dû
style- du- Dënkart avait égaré West et Darmesteter (1) qui, avaient

(1) Cf. West, Pahlavi Texts I (S.B.E., V), p. 296, note.


3.
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pourtant pressenti l'intérêt historique de ce, passage; mais, outre


qu'ils lisaient Juifs (yahût)a.u lieu de Jésus (Ysw) et Messie au lieu
de Moïse (MT comme dans le Skand gumânïk vicâr), il leur semblait
que le mot pehlevi hac, qui a le sens du latin « ex » désignait le
lieu d'origine de ces religions, alors que nous comprenons que c'est,
tout au1 contraire, de ces pays que ces religions, étrangères, non
iraniennes, ont été finalement expulsées. Mais Darmesteter avait
parfaitement compris,, et. bien> avant les découvertes de Turfan,
que • l'allusion au Manichéisme dans le Turkestan était la
confirmation des rapports des historiens arabes sur l'expansion manichéenne
vers la Chine. Dans un ouvrage publié en 1945 (1), je pus, en rn' aidant
de textes parallèles, restaurer la lecture des noms de Jésus et de Moïse,
mais je continuai de faire la même erreur quant au sens principal
de la phrase et au lieu* du mot que je lis aujourd'hui, Xazaran;
je lisais, avec un point d'interrogation, Hauran.

Il ne me paraît plus douteux aujourd'hui que le texte nous décrit


la venue et la disparition des grandes religions d'Occident dans
les territoires avoisinant . l'Iran, disparition qui tient évidemment à
la conquête musulmane, balayant les Chrétiens du proche Orient et
les Manichéens du Horasan et du Turkestan.,

La mention des Khazars nous pose un problème de chronologie.


Le royaume des Khazars dont les chefs avaient embrassé le Judaïsme,
et qui longtemps protégea la Perse contre les invasions du Nord
tout en résistant à la domination musulmane, finit par être vaincu
par les Slaves qui, en 965, occupèrent la capitale des Khaqans. Il
serait donc a priori normal de penser que notre texte fait allusion
à cette défaite. Cependant, suivant l'opinion commune qui place la
rédaction du Dënkart au IXe siècle, je pensai tout d'abord (2) qu'il
pouvait être question de succès partiels et éphémères, remportés
par les Arabes au cours des guerres qu'ils livrèrent aux Khazars.
Cette opinion ne résiste pas à l'examen des faits : le dernier
compilateur du Dënkart, celui qui en est proprement l'auteur, est le Mobed
Aturpât-i-Emëtân, pësopây du pays de Fârs. Or Mascudi (Tanbih,
trad. Carra de Vaux, p. 149) nous dit que, de son temps,
le Mobed' préposé aux Mazdéensde l'Irak, du Jebal, et autres pays
de l'Ajami, s'appelait Anmad b. Asavahist : ceci se passait vers 955.
Nous pouvons donc supposer que l'Aturpât, auteur du> Dënkart,

(1) Skand-gumânïk-Vicâr, Fribourg-en-Suisse, p. 239-240.


(2) Communication à la Société asiatique du 4 février 1956.
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est le fils de cet « Anmad » dont le nom représente une lecture


erronée du pehlevi 'ymyt (1).
Il est vrai qu'il y a d'autres Emet et d'autres Aturpât dans la même
famille sacerdotale, mais cette récurrence des prénoms n'a rien de
surprenant. L'hypothèse qui fait de l'auteur du Dënkart un
contemporain de la défaite des Khazars a tout pour satisfaire.
Nous voilà donc en- mesure de verser une nouvelle pièce, bien
mince, il est vrai, au dossier mal fourni du Judaïsme des Khazars.
Il nous donne le nom du pays sous une forme que nous connaissons
par ailleurs : Xazarân; il confirme, s'il y fallait une confirmation,
le fait du Judaïsme dans ce pays, où il s'est maintenu dans des
conditions très curieuses de coexistence avec le Christianisme et l'Islam
fort bien décrites par Ibn Rusteh, entre autres. Il est inutile
d'insister : toute la question de l'histoire des Khazars vient
d'être traitée d'une façon. fort savante par M. Dunlop, lecteur
d'histoire orientale à Cambridge, dans son livre The History of the Jewish
Khazars, paru à- Princeton en 1954, où il revendique, entre autres,
l'authenticité de la correspondance • entre Hasdai Ibn Shaprut et le
roi Joseph, célèbre par l'usage romancé qu'en a fait Jéhudah Hallevi
dans son Kusari.
Rappelons qu'il existe peut-être une autre mention, des Khazars
dans la littérature pehlevie. Elle a été identifiée par M. Bailey (2)
au prix d'une correction graphique, dans un passage du Zand i
Vohuman Yast (IV, 57) où sont énumérés « Chyonites, Khazars,
Tibétains (Tupit), nomades et montagnards ».
Singulier témoignage du persistant attachement que les Mazdéens
portaient non seulement à leur foi mais aussi à la mission
civilisatrice et religieuse de la- royauté iranienne : en ce Xe siècle qui
devait être celui de leur exode massif vers les rivages de l'Inde,

(1) Voir aussi JJ. Modi, The Mobadân Mobed Ornid bin Ashavast, referred
to by Hamzâ Ispahâni. Who ivas he? dans Studia Indo-Iranica, Ehrengabe fur
Wilhelm Geiger, Leipzig, 1931, p. 274-288. C'est bien ''ymyt — émet qu'il faut lire
la graphie pehlevie et non omet; une intaille sassanide appartenant à un particulier,
que nous avons eu l'occasion de voir chez un antiquaire à Londres en janvier 1952,
portait en caractères non cursifs parfaitement en clair le nom d'un b'pydZY'ymyt'n =
Bâfïd i Emètân.
(2) B.S.O.S., XI (1943), p. 1-2. Le même savant avait, quelques années
auparavant (B.S.O.S., VI, 1936, p. 945), corrigé le mot qu'il lit à présent Xazar en Heftal
« Hephtalite » ; mais une transcription pazand du même texte rend plus probable
sa nouvelle lecture.
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c'est encore la méditation de l'union entre dat et dën, loi et


religion, qu'ils cultivent avec fidélité, et leur regard se porte, au-delà
des front'ères de l'Iran, vers des régions où, sept siècles plus tôt,
Karter avait tenté de regagner pour l'iranisme les Mages hellénisés.

Jean P. de Menasce.

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