Vous êtes sur la page 1sur 20

LES THÉORIES DE L’ART

DANS LA PENSÉE TRADITIONNELLE

Guénon – Coomaraswamy – Schuon – Burckhardt


COLLECTION THÉÔRIA
DIRIGÉE PAR PIERRE-MARIE SIGAUD
AVEC LA COLLABORATION DE BRUNO BÉRARD

OUVRAGES PARUS :
Jean BORELLA, Problèmes de gnose, 2007.
Wolfgang SMITH, Sagesse de la cosmologie ancienne : les cosmologies traditionnelles face à la
science contemporaine, 2008.
Françoise BONARDEL, Bouddhisme et philosophie : en quête d’une sagesse commune, 2008.
Jean BORELLA, La crise du symbolisme religieux, 2009.
Jean BIÈS, Vie spirituelle et modernité : comment concilier l’inconciliable, 2009.
David LUCAS, Crise des valeurs éducatives et postmodernité, 2009.
Koskas MAVRAKIS, De quoi Badiou est-il le nom ? Pour en finir avec le (XXe) siècle, 2009.
Marco PALLIS, La Voie et la Montagne, 2010.
Reza SHAH-KAZEMI, Shankara, Ibn ‘Arabî et Maître Eckhart : les voies de la
transcendance, 2010.
Jean HANI, La Royauté sacrée : du pharaon au roi très chrétien, 2010.
Frithjof SCHUON, Avoir un centre, 2010.
Patrick RINGGENBERG, Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof
Schuon, 2010.
Kenryo KANAMATSU, Le Naturel. Un classique du bouddhisme Shin, 2011.
Frithjof SCHUON, Les stations de la sagesse, 2011.

ILLUSTRATIONS DE COUVERTURE :
DE GAUCHE À DROITE ET DE BAS EN HAUT

Shiva Natarâja. Bronze. Tamil Nadu, XIe siècle. Musée Guimet. Photographie : P. Ringgenberg.
Shaka Nyorai. Peinture sur rouleau. Kyoto, XIIe siècle. Kyoto National Museum.
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Shaka_Nyorai.jpg
Guo Xi, Début de printemps. Peinture sur soie, 1072. Musée National du Palais, Taipei.
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Guo_Xi_-_Early_Spring_(large).jpg
Christ en mosaïque. Basilique Sainte-Sophie, Istanbul, XIIe siècle. Photographie : P. Ringgenberg.
Cathédrale de Bourges, 1195-1324. Photographie : P. Ringgenberg.
Mosquée Qarawiyyin, Fès, XIIe-XVIIe siècle. Photographie : P. Ringgenberg.
Patrick RINGGENBERG

LES THÉORIES DE L’ART


DANS LA PENSÉE TRADITIONNELLE

Guénon – Coomaraswamy – Schuon – Burckhardt

Collection Théôria
____________________
DU MÊME AUTEUR

ESSAIS – 1RE PÉRIODE

– L’union du Ciel et de la Terre. La peinture de paysage en Chine et au Japon, Paris, Les


Deux Océans, 2004.
– L’art chrétien de l’image. La ressemblance de Dieu, Paris, Les Deux Océans, 2005.
– La peinture persane ou La vision paradisiaque, Paris, Les Deux Océans, 2006.
– Miroirs du Moyen Âge, Paris, Les Deux Océans, 2006.

ESSAIS – 2E PÉRIODE
– Guide culturel de l’Iran, Téhéran, Rowzaneh, 2006 [édition revue et corrigée, 2009].
– La gloire des rois et la sagesse de l’épopée. Une introduction au Livre des rois (Shâhnâmeh)
de Ferdowsi, Paris, L’Harmattan, 2009.
– L’univers symbolique des arts islamiques, Paris, L’Harmattan, 2009.

TRAVAUX UNIVERSITAIRES
– Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, Paris, L’Harmattan,
2010.

EN PRÉPARATION
– L’ornement dans les arts d’Islam

Ouvrage publié avec le soutien de la


Faculté des lettres de l’Université de Genève

© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-54969-2
EAN : 9782296549692
À mes parents
Remerciements

Un livre est une traversée, et si l’on navigue seul, on n’oserait quitter un port sans étoiles et
sans souffle. C’est ainsi une joie de pouvoir remercier mon directeur de recherche, le Professeur
Dario Gamboni, pour ses conseils et son aide ; mes parents et mon épouse, dont les sourires ont été
l’horizon et l’inspiration de ces années ; le Professeur Jean Wirth, le Professeur Jean-Pierre Brach,
Harald de Meyenburg, Jean-Paul Schneuwly, Stefano Bianca, qui m’ont éclairé de leurs
remarques et de leurs informations ; Pierre-Marie Sigaud, qui a bien voulu accepter ce livre dans
sa collection, et Bruno Bérard pour ses aides multiples ; les contributeurs de Wikimedia
Commons, anonymes ou non, dont les images ont permis au dossier iconographique d’être ce qu’il
est ; la Faculté des lettres de l’Université de Genève pour son soutien financier.
INTRODUCTION

« Si Guénon a raison, eh bien ! toute mon œuvre tombe… »

André Gide, Rabat, octobre 19431

Gide avait certainement tort de dire cela – et son Journal de cette année
montre une opinion plus nuancée –, mais elle révèle en tous les cas l’impact d’un
courant intellectuel et spirituel, né dans les années 1920, longtemps peu étudié et
peu connu, bien que son influence, plus souterraine que publique, ait été
considérable et tôt reconnue. Initié par René Guénon, ce courant s’est présenté lui-
même comme le rappel ou la revification d’une métaphysique invariable, enracinée
dans une Tradition universelle et solidaire d’une connaissance de nature spirituelle.
Situé en dehors d’une démarche universitaire, des courants politiques et des
institutions nationales, il s’est également voulu distinct du traditionalisme religieux,
et s’est opposé au positivisme et au rationalisme contemporains comme aux
nombreux courants occultistes qui fleurissaient depuis le XIXe siècle. Ses idées,
assez aisément identifiables mais irréductibles à des analyses schématiques ou de
partis pris, ont reçu diverses appellations, bien qu’aucune ne se soit imposée de
manière satisfaisante : « pensée traditionnelle », « traditionalisme », « néo-
traditionalisme » (J. A. Cuttat), « traditionnisme » (Pierre A. Riffard) et – dans le
monde anglo-saxon surtout – « pérennialisme » (« perennialism »). Ce courant a
exercé une influence très diversifiée, parfois indirecte, sur plusieurs générations de
savants, d’intellectuels, d’artistes, de Mircea Eliade à Schuyler Cammann, de René
Daumal et André Breton à Raymond Queneau, d’Albert Gleizes à Maurice Béjart.
Né à Blois et mort au Caire, René Guénon (1886-1951) a fondé son œuvre
sur plusieurs thèses fondamentales : la notion de civilisation traditionnelle et une
critique corrélative de la modernité, le rôle central du symbolisme, le caractère
initiatique et spirituel de la connaissance métaphysique, les principes universels
communs des traditions, des religions et des sagesses de l’humanité. Il n’a guère
écrit sur l’art, mais ses idées ont influencé plusieurs auteurs, qui ont élaboré la
conception d’un « art traditionnel », c’est-à-dire fondé sur une tradition d’ordre
spirituel et exprimant par l’entremise du symbolisme une doctrine cosmologique
ou métaphysique. Les ouvrages de Guénon influencèrent tôt un historien de l’art

1 Parole rapportée par Henri Bosco, cité in Pierre-Marie Sigaud (éd.), René Guénon, Lausanne, L’Âge

d’Homme, « Les dossiers H », 1984, p. 270.


9
français, Luc Benoist (1893-1980), auteur de plusieurs études aux idées
« traditionnelles » dans les années 1930 et 1940. Toutefois, c’est surtout le
Cinghalais Ananda K. Coomaraswamy (1877-1947), érudit polyglotte qui, dans les
années 1930-1940, alors conservateur au Musée des Beaux-Arts de Boston,
développa les thèses de Guénon, en les appliquant aux domaines de l’art et des
religions surtout indiennes, et en les étayant par un appareil de références de
caractère universitaire. Appartenant à une autre génération, deux autres auteurs ont
poursuivi, étendu ou refondé une « pensée traditionnelle » sur l’art, inspirée par le
cadre idéologique posé par Guénon et par les apports documentaires de
Coomaraswamy. Héritier intellectuel de Guénon, fondateur d’une confrérie soufie
en France et en Suisse, Frithjof Schuon (1907-1998) a publié une œuvre importante
de spiritualité et de métaphysique, et se consacra également à la poésie et à la
peinture, dans laquelle il a surtout illustré des thèmes relatifs aux Indiens
d’Amérique du Nord et à l’idée d’une Féminité céleste et universelle. Ami
d’enfance de Schuon, Titus Burckhardt (1908-1984) fut le directeur artistique de la
maison d’édition suisse Urs Graf, et, initié au soufisme et bon connaisseur du
Maroc, écrivit notamment plusieurs livres et articles sur l’art islamique et une
théorie « traditionnelle » de l’art.
Le présent ouvrage aimerait retraçer le déploiement d’une vision méta-
physique et contemplative des arts chez ces auteurs fondateurs : la naissance d’une
conception traditionnelle des civilisations chez Guénon, son exemplification et son
développement chez Coomaraswamy, le renouvellement de la problématique de
l’art chez Schuon, et enfin les développements et la forme de synthèse effectués
par Burckhardt. Mais d’abord, il convient de faire plus ample connaissance avec ces
auteurs et de préciser le champ et les enjeux de cette étude.

René Guénon
La biographie de Guénon est partiellement mal connue, en dépit de la
multiplication des études universitaires depuis les années 1970. La raison tient,
notamment, à la nature même de sa personnalité : menant une vie discrète,
Guénon ne s’est jamais voulu l’inventeur d’une pensée originale, mais comme le
transmetteur d’une métaphysique qu’il estimait impersonnelle et universelle. Il a
ainsi volontairement et presque systématiquement tendu, dans sa correspondance
privée comme dans ses textes publiés, à effacer sa personnalité au profit de son
message, à taire ses sources d’information, à refuser toute indication biographique.
Il a pu s’offusquer qu’on lui attribue une Weltanschauung,2 et en 1931, il pouvait
répondre aux attaques d’un polémiste en écrivant dans une revue « que, si étrange
que cela puisse lui sembler, “la personnalité de René Guénon” nous importe peut-
être encore moins qu’à lui, attendu que les personnalités, ou plutôt les
individualités, ne comptent pas dans l’ordre des choses dont nous nous

2 Dans un compte rendu de 1932 (Comptes rendus, p. 123).


10
occupons ».3 Parue en 1958, la première biographie de Guénon, due à la plume de
son éditeur, Paul Chacornac, est un travail pionnier et estimable, mais qui tend à
présenter une vision lisse et superficielle.4 Il faut attendre les années 1970, avec les
travaux universitaires de Jean-Pierre Laurant,5 véritable initiateur d’une étude
historico-critique, pour que la vie de Guénon, et surtout l’élaboration de son
œuvre, avec ses influences et ses contextes, se voie éclairée de manière plus précise
et différenciée. Malgré cela, de nombreuses zones d’ombre subsistent, et les
éléments biographiques connus ne sont souvent guère utiles pour cerner les
orientations fondamentales de notre auteur. Par ailleurs, la correspondance privée
de Guénon, volumineuse, n’est que très partiellement connue et publiée, n’offrant
que des aperçus très (trop) fragmentaires sur le rayon d’action et d’influence de sa
pensée. On se contentera donc d’esquisser ici les grandes lignes d’un parcours et de
son œuvre publique.6
Né à Blois le 15 novembre 1886, baptisé, Guénon est le fils d’un architecte,
Jean-Baptiste Guénon, et d’une jeune fille issue de la bourgeoisie de la ville, Anna-
Léontine Jolly. Il suit une scolarité rendue difficile par des problèmes de santé
récurrents. Après l’école secondaire catholique Notre-Dame des Aydes, il obtient,
en 1904, un baccalauréat, série mathématiques élémentaires, au collège Augustin-
Thierry de Blois. En 1906, réformé de l’armée en raison de sa santé fragile, il est
installé à Paris, où il a dû renoncer à préparer les concours pour l’accès aux grandes
écoles. Il s’intéresse alors, pendant plusieurs années, à l’occultisme et à la franc-
maçonnerie, participant successivement ou parallèlement à plusieurs organisations :
il entre en 1906 à l’« École des Sciences hermétiques » dirigée par Papus (1865-
1916) et dans l’Ordre Martiniste, il participe aux travaux de deux loges
maçonniques parallèles en 1907 (Loge Humanidad et le Chapitre et Temple
I.N.R.I.), prend la direction en 1908 d’un « Ordre du Temple rénové », puis en
1909 est consacré évêque de l’« Église gnostique de France » sous le nom de
« Palingénius d’Alexandrie ». C’est dans la revue La Gnose, « Organe officiel de
l’Église Gnostique universelle », qu’il publie son premier texte, « Le Démiurge »
(1909), suivi d’autres articles sur la franc-maçonnerie ou des questions
métaphysiques. En 1912, toutefois, il quitte l’Église gnostique et se marie la même
année, selon le rite catholique, avec Berthe Loury. Rattaché à un ordre maçonnique
(la Loge Thebah de la Grande-Loge de France), il est initié au soufisme sous le
nom arabe d’Abdel Wahid Yahia, sans doute en 1912, peut-être plus tôt, en 1911
ou même vers 1908 / 1909 : peut-être doit-il cette initiation à Ivan Aguéli (1869-
1917), un Suédois entré en soufisme, connu dans son pays pour des peintures de
paysages au style post-impressionniste, beaucoup inspirés d’Émile Bernard (1868-

3 Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome I, p. 182.


4 La vie simple de René Guénon, Paris, Éditions Traditionnelles, 1958.
5 Le sens caché dans l’œuvre de René Guénon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975 et René Guénon. Les enjeux

d’une lecture, Paris, Dervy, 2006.


6 On peut citer ici le livre utile, mais pas toujours fiable, de Pierre Feydel, Aperçus historiques touchant à

la fonction de René Guénon suivis d’une Étude bio-bibliographique, Milan, Archè, 2003.
11
1941).7 Guénon entretient alors, entre 1912 et le début des années 1920, plusieurs
contacts avec les milieux néo-thomistes de l’Institut Catholique de Paris, grâce à
Noële Maurice-Denis, fille du peintre nabi Maurice Denis (1870-1943), qui lui fait
rencontrer Jacques Maritain (1882-1973), l’un des principaux acteurs du néo-
thomisme.8 Il entreprend également un cursus universitaire : il obtient une licence
ès Lettres à la Sorbonne en 1915, est reçu à un D.E.S. en philosophie des sciences
en 1916 (« Leibniz et le calcul infinitésimal »), mais il échoue à l’oral de l’agrégation
de philosophie (1919) et se voit refuser par Sylvain Lévi son Introduction générale à
l’étude des doctrines hindoues comme doctorat d’État (1921). Parallèlement, il écrit
plusieurs articles et comptes rendus pour des revues diverses, telles que Le
Symbolisme, La France Anti-maçonnique ou La Revue Philosophique.
C’est à partir des années 1920 que Guénon va véritablement entrer sur la
scène publique et poser les jalons fondateurs de sa pensée. Publiée en 1921,
l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues se présente à bien des égards comme
un manifeste de la pensée guénonienne. À travers une analyse des structures et des
contenus doctrinaux de la civilisation hindoue, auxquels Guénon entend restituer
leurs véritables implication et signification, l’auteur pose en même temps les
fondements de sa démarche et de sa vision : il définit ce que sont pour lui la
métaphysique et l’intuition intellectuelle, la réalisation par la connaissance, la
tradition, l’exotérisme et l’ésotérisme, une civilisation traditionnelle. Il souligne
également la différence entre l’Orient et l’Occident, dénonce le préjugé voulant
ramener toute œuvre de civilisation à l’Antiquité gréco-romaine, et considère
comme inadéquates et fausses les interprétations des orientalistes occidentaux. Il
publie ensuite une série de livres critiques, consacrés d’abord à des courants
spiritualistes contemporains qu’il considère comme non-traditionnels : Le
théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion, paru en 1921, une étude surtout historique
sur la Société Théosophique fondée par H. P. Blavatsky (1831-1891), puis L’erreur
spirite, de 1923, une étude plutôt philosophique dont l’ambition est de réfuter les
thèses de base du spiritisme, telles que la réincarnation et la communication avec
les défunts. Puis, c’est une critique du monde occidental moderne en général que
propose Guénon, d’abord dans Orient et Occident (1924), ensuite dans La crise du
monde moderne (1927). Il y dénonce le développement profane, scientiste, rationaliste
et individualiste de l’Occident depuis la Renaissance, en opposant le monde
moderne à un Orient contemporain encore traditionnel, sur la base d’une
interprétation de la doctrine hindoue des cycles cosmiques et du postulat d’un
déclin cyclique et spirituel, général et graduel, de l’humanité. Il propose également
la constitution d’une élite intellectuelle qui, grâce à des Orientaux, pourrait insuffler
à une Église catholique plus ou moins inconsciente du sens profond de ses
doctrines les principes nécessaires à une restauration spirituelle de l’Occident.

7 Cf. Viveca Wessel, « Ivan Aguéli, målare och sufi », in Karin Ådahl et al., Sverige och den islamika världen

– ett svenskt kulturarv, Värnamo, Wahlström & Widstrand, 2002, p. 330-343.


8 Cf. Marie-France James, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, Paris, Nouvelles Éditions

Latines, 1981.
12
D’autres livres contribuent à élargir sa pensée. L’ésotérisme de Dante, paru en
1925, prolonge un intérêt ancien pour La Divine Comédie, dont Guénon veut
dévoiler le message initiatique, en défendant une interprétation symbolique et
métaphysique de l’œuvre du poète italien. Le Roi du monde, de 1927, inspiré par la
parution des aventures de Ferdynand Ossendowski en Mongolie (Bêtes, Hommes,
Dieux, édition anglaise de 1922), permet à Guénon de développer l’idée d’un centre
transcendant du monde, et la conception de centres spirituels dépositaires de la
Tradition. Paru dans un climat politique marqué par l’Action Française,
mouvement nationaliste et royaliste dirigé par Charles Maurras (1868-1952) et
condamné par la papauté en 1926, Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929) se veut
néanmoins apolitique, et défend, contre les positions agnostiques de Maurras, la
subordination, universelle et principielle, de la royauté à une élite spirituelle.
L’année 1925 voit surtout la parution de L’homme et son devenir selon le Vêdânta, étude
sur les principes et les étapes d’une réalisation métaphysique et spirituelle de
l’homme, d’après les doctrines hindoues du Vedânta que Guénon a étudié dans le
texte (il a appris le sanscrit) et qu’il considère comme les expressions les plus pures
et les plus hautes de la métaphysique. Ce livre connaîtra un prolongement avec Le
symbolisme de la croix (1931), puis avec Les états multiples de l’être (1932), deux ouvrages
majeurs exposant une théorie métaphysique de l’univers, de l’Être et de l’homme,
et offrant également (pour le premier) une doctrine du symbole. Enfin, c’est
également dans les années 1920 que Guénon publie plusieurs articles sur le
symbolisme : d’abord, entre 1925 et 1927, dans une revue catholique (Regnabit, la
« revue universelle du Sacré-Cœur », fondée en 1921), puis, dès 1927, dans le Voile
d’Isis, une revue occultiste que Guénon va peu à peu prendre en main et
transformer en une revue acquise à ses thèses et qui, en 1935, sera rebaptisée
Études Traditionnelles. Dans ses articles pour Regnabit, consacrés à des questions
générales de symbolique comme à des symboles précis (en particulier le cœur et le
centre), Guénon propose une lecture métaphysique et universaliste du symbolisme,
en rattachant la signification des symboles (religieux, culturels prémodernes, ou
naturels) à un ordre philosophique immuable du monde, et en tissant des
comparaisons entre des symboles de provenances diverses, afin de suggérer
l’existence d’une tradition primordiale, à l’origine de l’humanité, et dont toutes les
traditions spirituelles de l’humanité seraient dérivées. « Langue métaphysique par
excellence »,9 le symbolisme est aussi, pour Guénon, le support de l’intuition
intellectuelle nécessaire à la réalisation spirituelle de la connaissance. Cette
démarche et cette méthode d’interprétation et d’exposition des symboles, Guénon
les poursuivra jusqu’à ses derniers articles parus dans les Études Traditionnelles.
Traitant de thèmes aussi variés que le Graal, le symbolisme géométrique, la
caverne, les armes, le dôme, les pierres, l’arbre, le cœur, les animaux ou les
solstices, ces articles seront réunis dans plusieurs recueils après sa mort, et
principalement dans Symboles de la science sacrée (1962). C’est en référence à cette

9 Cf. Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 108.


13
« tradition primordiale » ou « Tradition » que Guénon, puis les auteurs qu’il a pu
influencer, emploient le terme de « traditionnel », pour désigner tout courant de
nature ésotérique ou exotérique (religieux) légitime et « orthodoxe », c’est-à-dire
dont les doctrines, le langage symbolique, les rites se rattachent, dans leur essence,
à l’universalité de la Tradition et de la métaphysique.
Dans l’espace intellectuel contemporain, Guénon traite de sujets familiers et
en vogue à son époque. Œuvre de réaction contre le rationalisme, le positivisme,
l’industrialisme et l’occultisme du début du XXe siècle, elle s’inscrit dans nombre
d’enjeux, de courants et de débats présents déjà au XIXe siècle ou plus tôt encore :
le néo-médiévalisme, l’occultisme, l’universalisme des religions et des civilisations,
le symbolisme et les mythes, le rapport Orient et Occident, la remise en question
de la modernité. Si Guénon entend se distancier radicalement de l’occultisme ou de
la Société Théosophique, il partage néanmoins avec eux nombre de thèmes, et
s’inspire également d’ésotéristes chrétiens du XIXe siècle (Fabre d’Olivet, Saint-
Yves d’Alveydre) : l’idée d’une sagesse primordiale à l’origine anhistorique de
l’humanité, une visée universaliste qui veut puiser aux textes sacrés de toutes les
religions connues, le goût pour les constructions symboliques, les sociétés secrètes,
les transmissions initiatiques. À la Renaissance, des penseurs comme Marsile Ficin
(1433-1499), Pic de la Mirandole (1463-1494), Agostino Steuco (1496-1549) ou
Guillaume Postel (1510-1581) avaient déjà, diversement, formulé l’idée d’une
sagesse pérenne (une « philosophia perennis »), antérieure à l’apparition du
christianisme, et dès la fin du XVIIIe siècle, le développement des études sur les
religions de la Perse, de l’Inde et de Chine avaient alimenté et conforté l’idée, chez
plusieurs auteurs, d’une unité originelle des mythes, des symboles et des religions,
par exemple chez Antoine Court de Gébelin (1725-1784), Fabre d’Olivet (1768-
1825), Joseph Görres (1776-1848) et Friedrich Creuzer (1771-1858).10 En
privilégiant l’Inde et le Vedânta, Guénon s’inscrit également dans un héritage du
XIXe siècle, voyant dans l’Inde le berceau des civilisations et en Shankarasharya ou
Shankara (VIIIe-IXe siècle), principal commentateur du Vedânta, le plus grand
métaphysicien de l’Inde.11 Héritier d’un XIXe siècle féru de spéculations
symboliques, Guénon a tenté de refonder philosophiquement le symbolisme, en le
dépouillant de l’arbitraire autant que des approximations propres à nombre de
milieux occultistes, en intégrant la question du signe à une métaphysique complexe
et totalisante, et en redonnant une vie herméneutique renouvelée, précise et
pluridimensionnelle au langage des symboles. Enfin, si la critique foncière du
modernisme n’est nullement chose inédite en son temps,12 pas plus que la vision

10 Cf. Antoine Faivre, « Histoire de la notion moderne de Tradition dans ses rapports avec les
courants ésotériques (XVe-XXe siècles) », in Symboles et mythes dans les mouvements initiatiques et ésotériques
(XVIIe-XXe siècles) : filiations et emprunts, Paris, Archè / La Table d’Emeraude, 1999, p. 7-48.
11 Cf. Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 74

et 209-211.
12 Ne citons que Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, publié en 1918, Le stupide XIXe siècle de Léon

Daudet (1922), et La trahison des clercs de Julien Benda (1927).


14
ésotérique et cyclique de l’histoire – largement répandue à la fin du XVIIIe et au
XIXe siècle13 –, Guénon va néanmoins donner à ces thèmes une force nouvelle, en
les fondant sur le postulat d’une métaphysique immuable et d’essence
contemplative, sur une spiritualité qu’il veut dépouiller de tout moralisme et de
tout subjectivisme, sur une interprétation cyclique et quasi géométrique de
l’histoire, et sur l’opposition schématique mais conceptuellement efficace de
l’Orient et de l’Occident, du Moyen Âge et d’une modernité inaugurée par la
Renaissance. Autrement dit, les thèmes et les ressources de l’œuvre de Guénon ne
sont pas neufs, et même ses exposés sur l’Inde « sont en général conformes à ceux
de l’enseignement indianiste de son temps »,14 mais à partir de sujets plus ou
moins anciens et – à son époque – actuels, il a su proposer une approche inédite
par son esprit de synthèse, sa volonté de construction métaphysique, la profondeur
et l’ampleur de ses vues, la clarté presque cartésienne de son discours, et créer un
sillon intellectuel qui rejette autant le rationalisme que l’occultisme ou une
religiosité partisane.
La fin des années 1920 voit des changements profonds dans la vie de
Guénon. En 1928, son épouse, puis sa tante (Mme Duru), meurent, le laissant dans
un profond désarroi. Après une année 1929 occupée par quelques voyages,
Guénon part pour Le Caire en 1930, pour y chercher des textes soufis. Il s’y
installe définitivement, fait la connaissance de plusieurs membres de confréries
soufies, et notamment du cheikh Mohammed Ibrahim, dont il épouse la fille aînée,
Fatma Hanem, en 1934. Malgré la distance, il n’a cessé de maintenir des contacts
épistolaires avec la France et d’envoyer des articles au Voile d’Isis, et notamment, à
partir de 1932, une série d’articles sur l’initiation, réunis par la suite dans des livres
(Aperçus sur l’initiation, 1946, et Initiation et réalisation spirituelle, posthume, 1962) :
Guénon y développe les principes et les méthodes d’une initiation, qui doit
permettre, en mettant en jeu la connaissance métaphysique et une démarche
rituelle et spirituelle méthodique, le plein accès à la métaphysique et la réalisation
intérieure des vérités universelles par l’intuition intellectuelle. Cette initiation, selon
l’auteur, se trouve essentiellement en Orient (dans le soufisme principalement, car
un étranger ne peut guère être initié dans l’hindouisme), et ne peut s’obtenir, dans
l’Occident moderne, qu’à travers la franc-maçonnerie et le compagnonnage. Ces
thèses auront une influence déterminante sur certains lecteurs, qui choisiront –
parfois sur la recommandation de Guénon lui-même – soit un rattachement à la
franc-maçonnerie, associé à une pratique chrétienne ou parfois musulmane, soit
une entrée dans le soufisme, à travers un contact direct avec des confréries
maghébines ou le plus généralement – à partir du milieu des années 1930 – par une

13 On la trouve par exemple chez un Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et un Joseph de


Maistre (1753-1821), dans l’occultisme du XIXe siècle, dans la Société Théosophique ou chez des
auteurs comme Fabre d’Olivet et Saint-Yves d’Alveydre (cf. Auguste Viatte, Les sources occultes du
romantisme, tome 1, Paris, Honoré Champion, 1928, p. 279-284).
14 D’après l’orientaliste Jean Filliozat, dans Le Nouveau Planète : René Guénon. L’homme et son message,

avril 1970, p. 124.


15
initiation dans la tariqa fondée par Schuon. C’est aussi, en partie du moins, dans le
contexte de ses propos sur l’initiation que Guénon publie ses deux premiers
articles consacrés à l’art : « L’initiation et les métiers » (1934), affirmant le
rattachement de l’artisanat à une structure initiatique, et « Les arts et leur
conception traditionnelle » (1935), dans lequel il souligne la valeur symbolique des
arts prémodernes.
Après avoir vécu près de la mosquée Al-Azhar dès 1931, puis dans la maison
de son beau-père après son mariage, Guénon se fixe finalement, en 1937, dans le
faubourg de Doki. La fin des années 1930 le voit entretenir une correspondance
intense, notamment avec Ananda K. Coomaraswamy, dont la pensée a été
marquée par les thèses guénoniennes dès le tournant des années 1920-1930. En
1938 et 1939, Guénon reçoit la visite de Schuon, qui à la suite d’un voyage à
Mostaghanem avait fondé et constitué un groupe soufi en France et en Suisse, puis
de Burckhardt, initié également au soufisme lors d’un séjour au Maroc et
« converti », comme Schuon, à l’essentiel de la perspective guénonienne. Installé au
Caire au tournant des années 1930-1940, Martin Lings, un Anglais converti à
l’islam et devenu disciple de Schuon, travaille auprès de Guénon comme secrétaire.
La guerre provoque une interruption du courrier, mais Guénon ne cesse de
travailler à de nouveaux livres qui paraîtront dès la fin de la guerre : Le règne de la
quantité et les signes des temps (1945), qui prolonge une critique métaphysique du
monde occidental moderne amorcée dans les années 1920, Les principes du calcul
infinitésimal (1946), et La grande triade (1946), dédiée au symbolisme de différents
types de ternaires. En 1944 naît la première fille du couple Guénon, Khadidja : une
deuxième fille (Leila) naîtra en 1947, un fils (Ahmed) en 1949, et un fils posthume
(Abdel Wahid) en 1951. Avec la fin de la guerre, les Études Traditionnelles paraissent
à nouveau, et Guénon, parallèlement à l’écriture de nombreux articles sur la
symbolique ou l’initiation, poursuit une correspondance considérable, notamment
avec des francs-maçons (Marius Lepage ou Denys Roman), et avec Julius Evola, un
auteur italien qui mêle des idées guénoniennes à une réflexion plus politisée, flirtant
avec le fascisme et le Troisième Reich, et attiré par les traditions chevaleresques,
tantriques et magiques. En 1947, il reçoit également, au Caire, la visite de Marco
Pallis, alpiniste chevronné, bouddhiste spécialiste du Tibet, ainsi que du fils de
Coomaraswamy, Rama. La même année, il soutient la création, en France, d’une
loge maçonnique d’orientation guénonienne, la « Loge de la Grande Triade ». En
1949, Guénon obtient la nationalité égyptienne, et après avoir fait paraître plusieurs
articles tout au long de l’année 1950, il s’éteint le 7 janvier 1951. Au cours des vingt
années suivantes, les articles qu’il avait consacrés au symbolisme et aux traditions,
principalement à l’hindouisme et au christianisme, mais également – bien que plus
rarement – à l’islam et au taoïsme, furent republiés en volumes thématiques, de
même que plusieurs centaines de comptes rendus de livres et de revues.15

15 Cf. Bibl. I.1.2.


16
L’œuvre de Guénon s’étend sur près de quarante ans et comprend, non
seulement plus d’une vingtaine de livres, mais également des milliers de lettres,
pour l’essentiel largement inédites, même si certaines ont été publiées au cours de
ces dernières décennies. De son premier texte, « Le Démiurge », publié en 1909
sous le pseudonyme de Palingénius, aux derniers articles publiés dans les Études
Traditionnelles, elle fait montre d’une continuité et d’une cohérence remarquables.
Les positions intellectuelles fondamentales de Guénon n’ont, pour ainsi dire, pas
varié. Nombre de thèmes traités dans ses grands ouvrages de la maturité se
trouvent déjà évoqués dans des articles des années 1910, et seules les
considérations sur l’initiation, développées par l’auteur à partir de 1932, ont
introduit des aspects importants plus ou moins nouveaux. La clarté péremptoire de
son message explique une bonne part de son impact durable et profond sur
plusieurs générations de lecteurs, mais a tendu longtemps à occulter ses limites et
ses failles : ainsi, de l’existence hypothétique d’une tradition primordiale, sur
laquelle Guénon ne s’est jamais expliqué de manière détaillée et systématique, sa
vision par trop schématique et abstraite de la distinction exotérisme / ésotérisme,
sa conception unilatéralement « technique » et désincarnée de la spiritualité et de
l’initiation, sa méconnaissance de pans essentiels de la spiritualité hindoue, sa
dépréciation du bouddhisme16 et ses jugements partiaux et souvent infondés sur le
christianisme,17 et enfin la prétention intellectuelle même de Guénon – parler dans
la lumière de la tradition primordiale.18
Guénon n’avait que peu d’affinité avec l’art, l’esthétique, la littérature et la
poésie, et en a de fait peu parlé : son étude sur La Divine Comédie de Dante n’a rien
de littéraire, et s’il évoquera dans les années 1930-1940 des questions relatives aux
arts et aux métiers, notamment au gré de comptes rendus ou d’études sur le
symbolisme, ce sera essentiellement sous l’influence de Coomaraswamy. Toutefois,
ses considérations sur le symbolisme, sa vision d’une civilisation traditionnelle, le
lien qu’il établit entre l’exercice du métier et la spiritualité, vont nourrir la réflexion
de plusieurs historiens d’art : d’abord, du Français Luc Benoist (1893-1980),
diplômé de l’École du Louvre, qui, après sa découverte de Guénon en 1928,
s’inspire de ses idées pour proposer une nouvelle vision de l’art, concrétisée dans
une série d’articles parus dans les Études Traditionnelles en 1935 et 1936, puis réunis
dans un livre en 1941 (Art du monde) ; ensuite, et surtout, d’Ananda K.
Coomaraswamy, qui va devenir, à la suite directe de Guénon, l’un des piliers
fondateurs de la pensée traditionnelle, en illustrant les thèses de Guénon par une
œuvre considérable qui entrecroise l’histoire de l’art, l’étude du bouddhisme et de
l’hindouisme, le symbolisme et la métaphysique.

16 Pierre Feuga, « René Guénon et l’hindouisme », in Connaissance des religions n° 65-66, Paris, Dervy,
2002, p. 131-149.
17 Jean Borella a fourni une analyse critique complète des thèses guénoniennes sur le christianisme

(Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997).


18 C’est le sujet de notre Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, Paris,

L’Harmattan, 2010.
17
Ananda K. Coomaraswamy
À la différence de Guénon, qui mena une vie effacée, Coomaraswamy eut de
nombreuses activités publiques : ses livres, articles et conférences publiées en
témoignent abondamment, et de nombreux témoignages d’amis ou de
correspondants de l’auteur ont paru dans des recueils collectifs. Toutefois, si le
parcours du savant cinghalais peut être retracé dans ses grandes lignes, sa pensée
intime nous échappe dans une grande mesure. Comme Guénon, Coomaraswamy a
en effet tendu à occulter sa personnalité, et avait refusé d’écrire une
autobiographie, qu’il considérait comme « anti-traditionnelle », estimant que le
destin individuel et l’idiosyncrasie ne sont rien au regard des vérités immuables.19
La correspondance de Coomaraswamy n’a été aussi que très partiellement
publiée.20 À ce jour, la principale biographie critique demeure celle de Roger
Lipsey, parue en 1977 : nous nous en inspirons largement dans les pages qui
suivent.21
Ananda Kentish Coomaraswamy naît à Colombo (Ceylan), une colonie
anglaise depuis 1802, le 22 août 1877, d’un père tamoul (Sir Mutu
Coomaraswamy), dont la famille avait occupé des fonctions importantes dans le
gouvernement de l’île, et d’une riche Anglaise de Kent, Elizabeth Clay Beeby. En
1879, le jeune Ananda est emmené en Angleterre, à Kent, par sa mère, et son père
meurt la même année. Coomaraswamy étudie au College Wycliffe pendant huit
ans, puis, entré à l’université de Londres en 1897, y reçoit un Bachelor of Science
en géologie et botanique en 1900. Il épouse une Anglaise, Ethel Mary, en 1902, et
le couple s’installe à Ceylan. Coomaraswamy y mène des prospections, publie des
cartes géologiques, découvre des minéraux, et ses travaux incitent les autorités
anglaise et cinghalaise à créer un Mineralogical Survey of Ceylon, dont
Coomaraswamy devient le premier directeur.22 Nommé Fellow of University
College en 1903, il obtient un doctorat en 1906 de l’Université de Londres.
Un jour de prospection, à la vue d’une femme et de son enfant habillés à
l’européenne dans un village traditionnel de l’île, Coomaraswamy prend conscience
de l’influence anglaise négative sur la culture locale, et cet événement donne une
nouvelle orientation à sa vie. En 1905, il publie ses premiers articles sur la culture,

19 S. Durai Raja Singam (ed.), Ananda Coomaraswamy. Remembering and Remembering Again and Again,

Petaling Jaya, Raja Singam, 1974, p. xiii.


20 Certaines lettres de Coomaraswamy ont été publiées dans les Selected Letters of Ananda K.

Coomaraswamy (edited by Alvin Moore and Rama Poonambulam Coomaraswamy, Delhi / Bombay,
Oxford University Press, 1988), alors que les lettres de Guénon furent un temps publiées sur
Internet, puis retirées (http://rene-guenon.org/crrspd.html).
21 Roger Lipsey, Coomaraswamy. His Life and Work, Princeton, Princeton University Press, 1977. On

trouvera d’autres éléments biographiques dans le livre de P. S. Sastri, Ananda K. Coomaraswamy, New
Delhi, Arnold-Heinemann, 1974 et dans l’ouvrage collectif édité par S. Durai Raja Singam, Ananda
Coomaraswamy. Remembering and Remembering Again and Again.
22 Certains de ses travaux ont fait l’objet d’une réédition : Ananda K. Coomaraswamy, Writings on

Geology and Mineralogy, edited by A. Ranganathan and K. Srinivasa Rao, New Delhi, Indira Gandhi
National Centre for the Arts and Manohar, 2001.
18
bouddhique et indianisée, de l’île, notamment une lettre ouverte déplorant la perte
de l’art et des compétences artisanales de Kandyan, le déclin de la littérature et de
la musique cinghalaises. Il fonde, la même année, avec d’autre Européens résidant
à Ceylan, la Ceylon Social Reform Society, dont il devient président. Dans le
premier numéro d’une revue publiée par cette fondation dès 1906, un manifeste
synthétise ses buts : partant du constat que les coutumes les plus superficielles de
l’Occident ont été adoptées dans l’île, et non ses éléments de réelle valeur, et que
parallèlement ont été négligés les éléments de supériorité des civilisations
orientales, il faut encourager le renouveau des arts locaux, recréer une demande
pour les objets artisanaux afin de contrer les produits occidentaux manufacturés,
préserver les anciens monuments, encourager l’adoption ou le retour de coutumes
locales (habits, crémation, plats végétariens).23 Désormais entièrement investi dans
un travail d’étude et de répertoriage de la culture locale prémoderne,
Coomaraswamy publie en 1906 un catalogue pour une exposition d’arts et
d’artisanats, et réunit les documents pour une étude encyclopédique de l’art
cinghalais, publiée en 1908 : Mediaeval Sinhalese Art, œuvre richement illustrée, née
d’une longue expérience de terrain, et consacrée à des manifestations artistiques
tardives mais antérieures à l’arrivée des Anglais. Œuvre de préservation et
d’inventaire, Mediaeval Sinhalese Art offre également un discours « militant » et
critique : Coomaraswamy entend présenter, à travers l’exemple de l’art cinghalais,
l’image, teintée d’idéal et de nostalgie, d’une société et d’un mode de vie semblables
à ceux de l’Europe médiévale, dans lesquels l’artisanat est un lien social essentiel et
la voie de transmission vitale et cardinale de la culture et d’un art de vivre. Par là
même, Coomaraswamy dénonce la prolétarisation contemporaine des artisans, la
décadence de l’artisanat sous la pression des produits industrialisés, la réduction de
l’art à un privilège d’élite.24 Il s’inspire, dans ses prises de position et ses analyses,
des idées de William Morris (1834-1896), décorateur, poète et critique anglais, aux
idées socialistes et humanitaires, qui voyait dans le Moyen Âge un temps idéal, où
la culture populaire participait dans certains aspects aux mêmes principes et thèmes
que la culture des élites, où les objets utilitaires se rattachaient à la spiritualité de la
culture, et où l’artisan, lié à des guildes, avait une place stable et un avenir sûr et
reconnu dans la société. Soucieux comme Morris de renouer avec d’anciennes
techniques artisanales, Coomaraswamy fait imprimer son Mediaeval Sinhalese Art sur
la Kelmscott Press, avec laquelle Morris avait produit, en 1896, sa splendide édition
de Chaucer, en exécutant lui-même les lettrines et les enluminures et en illustrant
l’ouvrage par des bois gravés tirés de dessins d’Edward Burne-Jones (1833-1898).
En Angleterre, et jusqu’à son départ pour les États-Unis en 1917,
Coomaraswamy rencontre à Londres de nombreuses personnalités du monde
artistique. Il lit Nietzsche (1844-1900), William Blake (1757-1827), Walt Whitman
(1819-1892), s’intéresse à des sujets aussi divers que le statut des femmes, la
question de l’amour et du mariage, les arts et l’anti-industrialisme. Il participe à un

23 Roger Lipsey a cité ce manifeste (Coomaraswamy. His Life and Work, p. 22 et 24-25).
24 Lipsey, Coomaraswamy. His Life and Work, p. 33-39.
19
cercle culturel londonien, articulé autour d’un hebdomadaire, The New Age, publié
entre 1907 et 1922 par Alfred R. Orage (1873-1934). Coomaraswamy a des
relations avec l’architecte et philosophe Arthur J. Penty (1875-1937), auteur de
plusieurs livres et d’articles dans The New Age, et avec Eric Gill (1882-1940),
sculpteur, designer et écrivain anglais, farouche opposant au capitalisme et à
l’industrialisme, et partisan d’une conception de l’art comme « l’expression rituelle
de la religion », de l’artiste comme un prêtre, de l’art comme une collaboration de
l’homme avec la création de Dieu.25 En 1911, il a un contact épistolaire avec le
Japonais Okakura Kazuko (1863-1913), ardent défenseur de l’art traditionnel et du
patrimoine culturel japonais, auteur de plusieurs livres (notamment The Ideals of the
East, 1903 ; The Book of Tea, 1906), un temps collaborateur du musée des Beaux-
Arts de Boston pour le catalogage des œuvres orientales.26 Coomaraswamy
participe surtout au mouvement de pensée initié par John Ruskin (1819-1900) et
Morris, et poursuivi par Charles Robert Ashbee (1863-1942), membre fondateur
du mouvement Arts and Crafts. C’est d’ailleurs à Broad Campden que
Coomaraswamy s’installe en 1907, là où Ashbee avait fondé une petite classe
Ruskin, qui se développa et devint, en 1988, « The Guild and School of
Handicraft », renommée plus tard « The Campden School of Arts and Crafts ».
Cette école réunissait des artisans (menuisiers, forgerons, joailliers, artisans des
métaux et des émaux, etc.) travaillant selon des techniques pré-industrielles. Si
Coomaraswamy ne suivait guère les idées socialistes de Morris, il partageait, avec ce
dernier et avec Ashbee, leur critique foncière de l’industrialisme et du machinisme,
et leur volonté de perpétuer ou de reconstituer des foyers authentiques d’artisanat :
c’est ce mouvement que Coomaraswamy voulut initier à Ceylan, en s’inspirant
également de la restauration culturelle et nationaliste que le poète Frédéric Mistral
(1830-1914) désirait éveiller en Provence, et de la préservation du gaélique en
Irlande défendue par la Gaelic League fondée en 1893. Tout en créant une
collection personnelle d’art cinghalais (joaillerie, textiles, poteries, œuvres en métal)
et en achetant des pièces pour le Musée de Colombo, Coomaraswamy s’intéresse
également à l’art de l’Inde et publie, en 1909, The Indian Craftsman. Il propose, à la
même époque, une vision plus orientale et philosophique de l’art, à l’image
d’auteurs comme Vivekânanda (1862-1902), en se référant volontiers à Platon pour
une définition de la culture. Il manifeste déjà un intérêt conjugué pour l’art et la
religion, que concrétise aussi sa participation, en 1908, au XVth International
Oriental Congress de Copenhague et au Third International Congress for the
History of Religions de Londres.
Son intérêt pour le renouveau culturel et nationaliste ne se limite pas à
Ceylan, mais s’étend à l’Inde. Entre 1909 et 1912, Coomaraswamy y effectue de
nombreux séjours, et publie, respectivement en 1909 et 1911, deux recueils de
textes (Essays in National Idealism et Art and Swadeshi), dédiés à une revalorisation

25 Cf. Eric Gill, Autobiography, London, Jonathan Cape, 1940, p. 173-174. Gill a par ailleurs fait l’éloge
de Coomaraswamy dans son autobiographie (ibid., p. 174).
26 Cf. Lipsey, Coomaraswamy. His Life and Work, p. 130-131.

20

Vous aimerez peut-être aussi