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OUVRAGES PARUS :
Jean BORELLA, Problèmes de gnose, 2007.
Wolfgang SMITH, Sagesse de la cosmologie ancienne : les cosmologies traditionnelles face à la
science contemporaine, 2008.
Françoise BONARDEL, Bouddhisme et philosophie : en quête d’une sagesse commune, 2008.
Jean BORELLA, La crise du symbolisme religieux, 2009.
Jean BIÈS, Vie spirituelle et modernité : comment concilier l’inconciliable, 2009.
David LUCAS, Crise des valeurs éducatives et postmodernité, 2009.
Koskas MAVRAKIS, De quoi Badiou est-il le nom ? Pour en finir avec le (XXe) siècle, 2009.
Marco PALLIS, La Voie et la Montagne, 2010.
Reza SHAH-KAZEMI, Shankara, Ibn ‘Arabî et Maître Eckhart : les voies de la
transcendance, 2010.
Jean HANI, La Royauté sacrée : du pharaon au roi très chrétien, 2010.
Frithjof SCHUON, Avoir un centre, 2010.
Patrick RINGGENBERG, Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof
Schuon, 2010.
Kenryo KANAMATSU, Le Naturel. Un classique du bouddhisme Shin, 2011.
Frithjof SCHUON, Les stations de la sagesse, 2011.
ILLUSTRATIONS DE COUVERTURE :
DE GAUCHE À DROITE ET DE BAS EN HAUT
Shiva Natarâja. Bronze. Tamil Nadu, XIe siècle. Musée Guimet. Photographie : P. Ringgenberg.
Shaka Nyorai. Peinture sur rouleau. Kyoto, XIIe siècle. Kyoto National Museum.
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Shaka_Nyorai.jpg
Guo Xi, Début de printemps. Peinture sur soie, 1072. Musée National du Palais, Taipei.
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Guo_Xi_-_Early_Spring_(large).jpg
Christ en mosaïque. Basilique Sainte-Sophie, Istanbul, XIIe siècle. Photographie : P. Ringgenberg.
Cathédrale de Bourges, 1195-1324. Photographie : P. Ringgenberg.
Mosquée Qarawiyyin, Fès, XIIe-XVIIe siècle. Photographie : P. Ringgenberg.
Patrick RINGGENBERG
Collection Théôria
____________________
DU MÊME AUTEUR
ESSAIS – 2E PÉRIODE
– Guide culturel de l’Iran, Téhéran, Rowzaneh, 2006 [édition revue et corrigée, 2009].
– La gloire des rois et la sagesse de l’épopée. Une introduction au Livre des rois (Shâhnâmeh)
de Ferdowsi, Paris, L’Harmattan, 2009.
– L’univers symbolique des arts islamiques, Paris, L’Harmattan, 2009.
TRAVAUX UNIVERSITAIRES
– Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, Paris, L’Harmattan,
2010.
EN PRÉPARATION
– L’ornement dans les arts d’Islam
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-54969-2
EAN : 9782296549692
À mes parents
Remerciements
Un livre est une traversée, et si l’on navigue seul, on n’oserait quitter un port sans étoiles et
sans souffle. C’est ainsi une joie de pouvoir remercier mon directeur de recherche, le Professeur
Dario Gamboni, pour ses conseils et son aide ; mes parents et mon épouse, dont les sourires ont été
l’horizon et l’inspiration de ces années ; le Professeur Jean Wirth, le Professeur Jean-Pierre Brach,
Harald de Meyenburg, Jean-Paul Schneuwly, Stefano Bianca, qui m’ont éclairé de leurs
remarques et de leurs informations ; Pierre-Marie Sigaud, qui a bien voulu accepter ce livre dans
sa collection, et Bruno Bérard pour ses aides multiples ; les contributeurs de Wikimedia
Commons, anonymes ou non, dont les images ont permis au dossier iconographique d’être ce qu’il
est ; la Faculté des lettres de l’Université de Genève pour son soutien financier.
INTRODUCTION
Gide avait certainement tort de dire cela – et son Journal de cette année
montre une opinion plus nuancée –, mais elle révèle en tous les cas l’impact d’un
courant intellectuel et spirituel, né dans les années 1920, longtemps peu étudié et
peu connu, bien que son influence, plus souterraine que publique, ait été
considérable et tôt reconnue. Initié par René Guénon, ce courant s’est présenté lui-
même comme le rappel ou la revification d’une métaphysique invariable, enracinée
dans une Tradition universelle et solidaire d’une connaissance de nature spirituelle.
Situé en dehors d’une démarche universitaire, des courants politiques et des
institutions nationales, il s’est également voulu distinct du traditionalisme religieux,
et s’est opposé au positivisme et au rationalisme contemporains comme aux
nombreux courants occultistes qui fleurissaient depuis le XIXe siècle. Ses idées,
assez aisément identifiables mais irréductibles à des analyses schématiques ou de
partis pris, ont reçu diverses appellations, bien qu’aucune ne se soit imposée de
manière satisfaisante : « pensée traditionnelle », « traditionalisme », « néo-
traditionalisme » (J. A. Cuttat), « traditionnisme » (Pierre A. Riffard) et – dans le
monde anglo-saxon surtout – « pérennialisme » (« perennialism »). Ce courant a
exercé une influence très diversifiée, parfois indirecte, sur plusieurs générations de
savants, d’intellectuels, d’artistes, de Mircea Eliade à Schuyler Cammann, de René
Daumal et André Breton à Raymond Queneau, d’Albert Gleizes à Maurice Béjart.
Né à Blois et mort au Caire, René Guénon (1886-1951) a fondé son œuvre
sur plusieurs thèses fondamentales : la notion de civilisation traditionnelle et une
critique corrélative de la modernité, le rôle central du symbolisme, le caractère
initiatique et spirituel de la connaissance métaphysique, les principes universels
communs des traditions, des religions et des sagesses de l’humanité. Il n’a guère
écrit sur l’art, mais ses idées ont influencé plusieurs auteurs, qui ont élaboré la
conception d’un « art traditionnel », c’est-à-dire fondé sur une tradition d’ordre
spirituel et exprimant par l’entremise du symbolisme une doctrine cosmologique
ou métaphysique. Les ouvrages de Guénon influencèrent tôt un historien de l’art
1 Parole rapportée par Henri Bosco, cité in Pierre-Marie Sigaud (éd.), René Guénon, Lausanne, L’Âge
René Guénon
La biographie de Guénon est partiellement mal connue, en dépit de la
multiplication des études universitaires depuis les années 1970. La raison tient,
notamment, à la nature même de sa personnalité : menant une vie discrète,
Guénon ne s’est jamais voulu l’inventeur d’une pensée originale, mais comme le
transmetteur d’une métaphysique qu’il estimait impersonnelle et universelle. Il a
ainsi volontairement et presque systématiquement tendu, dans sa correspondance
privée comme dans ses textes publiés, à effacer sa personnalité au profit de son
message, à taire ses sources d’information, à refuser toute indication biographique.
Il a pu s’offusquer qu’on lui attribue une Weltanschauung,2 et en 1931, il pouvait
répondre aux attaques d’un polémiste en écrivant dans une revue « que, si étrange
que cela puisse lui sembler, “la personnalité de René Guénon” nous importe peut-
être encore moins qu’à lui, attendu que les personnalités, ou plutôt les
individualités, ne comptent pas dans l’ordre des choses dont nous nous
la fonction de René Guénon suivis d’une Étude bio-bibliographique, Milan, Archè, 2003.
11
1941).7 Guénon entretient alors, entre 1912 et le début des années 1920, plusieurs
contacts avec les milieux néo-thomistes de l’Institut Catholique de Paris, grâce à
Noële Maurice-Denis, fille du peintre nabi Maurice Denis (1870-1943), qui lui fait
rencontrer Jacques Maritain (1882-1973), l’un des principaux acteurs du néo-
thomisme.8 Il entreprend également un cursus universitaire : il obtient une licence
ès Lettres à la Sorbonne en 1915, est reçu à un D.E.S. en philosophie des sciences
en 1916 (« Leibniz et le calcul infinitésimal »), mais il échoue à l’oral de l’agrégation
de philosophie (1919) et se voit refuser par Sylvain Lévi son Introduction générale à
l’étude des doctrines hindoues comme doctorat d’État (1921). Parallèlement, il écrit
plusieurs articles et comptes rendus pour des revues diverses, telles que Le
Symbolisme, La France Anti-maçonnique ou La Revue Philosophique.
C’est à partir des années 1920 que Guénon va véritablement entrer sur la
scène publique et poser les jalons fondateurs de sa pensée. Publiée en 1921,
l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues se présente à bien des égards comme
un manifeste de la pensée guénonienne. À travers une analyse des structures et des
contenus doctrinaux de la civilisation hindoue, auxquels Guénon entend restituer
leurs véritables implication et signification, l’auteur pose en même temps les
fondements de sa démarche et de sa vision : il définit ce que sont pour lui la
métaphysique et l’intuition intellectuelle, la réalisation par la connaissance, la
tradition, l’exotérisme et l’ésotérisme, une civilisation traditionnelle. Il souligne
également la différence entre l’Orient et l’Occident, dénonce le préjugé voulant
ramener toute œuvre de civilisation à l’Antiquité gréco-romaine, et considère
comme inadéquates et fausses les interprétations des orientalistes occidentaux. Il
publie ensuite une série de livres critiques, consacrés d’abord à des courants
spiritualistes contemporains qu’il considère comme non-traditionnels : Le
théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion, paru en 1921, une étude surtout historique
sur la Société Théosophique fondée par H. P. Blavatsky (1831-1891), puis L’erreur
spirite, de 1923, une étude plutôt philosophique dont l’ambition est de réfuter les
thèses de base du spiritisme, telles que la réincarnation et la communication avec
les défunts. Puis, c’est une critique du monde occidental moderne en général que
propose Guénon, d’abord dans Orient et Occident (1924), ensuite dans La crise du
monde moderne (1927). Il y dénonce le développement profane, scientiste, rationaliste
et individualiste de l’Occident depuis la Renaissance, en opposant le monde
moderne à un Orient contemporain encore traditionnel, sur la base d’une
interprétation de la doctrine hindoue des cycles cosmiques et du postulat d’un
déclin cyclique et spirituel, général et graduel, de l’humanité. Il propose également
la constitution d’une élite intellectuelle qui, grâce à des Orientaux, pourrait insuffler
à une Église catholique plus ou moins inconsciente du sens profond de ses
doctrines les principes nécessaires à une restauration spirituelle de l’Occident.
7 Cf. Viveca Wessel, « Ivan Aguéli, målare och sufi », in Karin Ådahl et al., Sverige och den islamika världen
Latines, 1981.
12
D’autres livres contribuent à élargir sa pensée. L’ésotérisme de Dante, paru en
1925, prolonge un intérêt ancien pour La Divine Comédie, dont Guénon veut
dévoiler le message initiatique, en défendant une interprétation symbolique et
métaphysique de l’œuvre du poète italien. Le Roi du monde, de 1927, inspiré par la
parution des aventures de Ferdynand Ossendowski en Mongolie (Bêtes, Hommes,
Dieux, édition anglaise de 1922), permet à Guénon de développer l’idée d’un centre
transcendant du monde, et la conception de centres spirituels dépositaires de la
Tradition. Paru dans un climat politique marqué par l’Action Française,
mouvement nationaliste et royaliste dirigé par Charles Maurras (1868-1952) et
condamné par la papauté en 1926, Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929) se veut
néanmoins apolitique, et défend, contre les positions agnostiques de Maurras, la
subordination, universelle et principielle, de la royauté à une élite spirituelle.
L’année 1925 voit surtout la parution de L’homme et son devenir selon le Vêdânta, étude
sur les principes et les étapes d’une réalisation métaphysique et spirituelle de
l’homme, d’après les doctrines hindoues du Vedânta que Guénon a étudié dans le
texte (il a appris le sanscrit) et qu’il considère comme les expressions les plus pures
et les plus hautes de la métaphysique. Ce livre connaîtra un prolongement avec Le
symbolisme de la croix (1931), puis avec Les états multiples de l’être (1932), deux ouvrages
majeurs exposant une théorie métaphysique de l’univers, de l’Être et de l’homme,
et offrant également (pour le premier) une doctrine du symbole. Enfin, c’est
également dans les années 1920 que Guénon publie plusieurs articles sur le
symbolisme : d’abord, entre 1925 et 1927, dans une revue catholique (Regnabit, la
« revue universelle du Sacré-Cœur », fondée en 1921), puis, dès 1927, dans le Voile
d’Isis, une revue occultiste que Guénon va peu à peu prendre en main et
transformer en une revue acquise à ses thèses et qui, en 1935, sera rebaptisée
Études Traditionnelles. Dans ses articles pour Regnabit, consacrés à des questions
générales de symbolique comme à des symboles précis (en particulier le cœur et le
centre), Guénon propose une lecture métaphysique et universaliste du symbolisme,
en rattachant la signification des symboles (religieux, culturels prémodernes, ou
naturels) à un ordre philosophique immuable du monde, et en tissant des
comparaisons entre des symboles de provenances diverses, afin de suggérer
l’existence d’une tradition primordiale, à l’origine de l’humanité, et dont toutes les
traditions spirituelles de l’humanité seraient dérivées. « Langue métaphysique par
excellence »,9 le symbolisme est aussi, pour Guénon, le support de l’intuition
intellectuelle nécessaire à la réalisation spirituelle de la connaissance. Cette
démarche et cette méthode d’interprétation et d’exposition des symboles, Guénon
les poursuivra jusqu’à ses derniers articles parus dans les Études Traditionnelles.
Traitant de thèmes aussi variés que le Graal, le symbolisme géométrique, la
caverne, les armes, le dôme, les pierres, l’arbre, le cœur, les animaux ou les
solstices, ces articles seront réunis dans plusieurs recueils après sa mort, et
principalement dans Symboles de la science sacrée (1962). C’est en référence à cette
10 Cf. Antoine Faivre, « Histoire de la notion moderne de Tradition dans ses rapports avec les
courants ésotériques (XVe-XXe siècles) », in Symboles et mythes dans les mouvements initiatiques et ésotériques
(XVIIe-XXe siècles) : filiations et emprunts, Paris, Archè / La Table d’Emeraude, 1999, p. 7-48.
11 Cf. Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 74
et 209-211.
12 Ne citons que Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, publié en 1918, Le stupide XIXe siècle de Léon
16 Pierre Feuga, « René Guénon et l’hindouisme », in Connaissance des religions n° 65-66, Paris, Dervy,
2002, p. 131-149.
17 Jean Borella a fourni une analyse critique complète des thèses guénoniennes sur le christianisme
L’Harmattan, 2010.
17
Ananda K. Coomaraswamy
À la différence de Guénon, qui mena une vie effacée, Coomaraswamy eut de
nombreuses activités publiques : ses livres, articles et conférences publiées en
témoignent abondamment, et de nombreux témoignages d’amis ou de
correspondants de l’auteur ont paru dans des recueils collectifs. Toutefois, si le
parcours du savant cinghalais peut être retracé dans ses grandes lignes, sa pensée
intime nous échappe dans une grande mesure. Comme Guénon, Coomaraswamy a
en effet tendu à occulter sa personnalité, et avait refusé d’écrire une
autobiographie, qu’il considérait comme « anti-traditionnelle », estimant que le
destin individuel et l’idiosyncrasie ne sont rien au regard des vérités immuables.19
La correspondance de Coomaraswamy n’a été aussi que très partiellement
publiée.20 À ce jour, la principale biographie critique demeure celle de Roger
Lipsey, parue en 1977 : nous nous en inspirons largement dans les pages qui
suivent.21
Ananda Kentish Coomaraswamy naît à Colombo (Ceylan), une colonie
anglaise depuis 1802, le 22 août 1877, d’un père tamoul (Sir Mutu
Coomaraswamy), dont la famille avait occupé des fonctions importantes dans le
gouvernement de l’île, et d’une riche Anglaise de Kent, Elizabeth Clay Beeby. En
1879, le jeune Ananda est emmené en Angleterre, à Kent, par sa mère, et son père
meurt la même année. Coomaraswamy étudie au College Wycliffe pendant huit
ans, puis, entré à l’université de Londres en 1897, y reçoit un Bachelor of Science
en géologie et botanique en 1900. Il épouse une Anglaise, Ethel Mary, en 1902, et
le couple s’installe à Ceylan. Coomaraswamy y mène des prospections, publie des
cartes géologiques, découvre des minéraux, et ses travaux incitent les autorités
anglaise et cinghalaise à créer un Mineralogical Survey of Ceylon, dont
Coomaraswamy devient le premier directeur.22 Nommé Fellow of University
College en 1903, il obtient un doctorat en 1906 de l’Université de Londres.
Un jour de prospection, à la vue d’une femme et de son enfant habillés à
l’européenne dans un village traditionnel de l’île, Coomaraswamy prend conscience
de l’influence anglaise négative sur la culture locale, et cet événement donne une
nouvelle orientation à sa vie. En 1905, il publie ses premiers articles sur la culture,
19 S. Durai Raja Singam (ed.), Ananda Coomaraswamy. Remembering and Remembering Again and Again,
Coomaraswamy (edited by Alvin Moore and Rama Poonambulam Coomaraswamy, Delhi / Bombay,
Oxford University Press, 1988), alors que les lettres de Guénon furent un temps publiées sur
Internet, puis retirées (http://rene-guenon.org/crrspd.html).
21 Roger Lipsey, Coomaraswamy. His Life and Work, Princeton, Princeton University Press, 1977. On
trouvera d’autres éléments biographiques dans le livre de P. S. Sastri, Ananda K. Coomaraswamy, New
Delhi, Arnold-Heinemann, 1974 et dans l’ouvrage collectif édité par S. Durai Raja Singam, Ananda
Coomaraswamy. Remembering and Remembering Again and Again.
22 Certains de ses travaux ont fait l’objet d’une réédition : Ananda K. Coomaraswamy, Writings on
Geology and Mineralogy, edited by A. Ranganathan and K. Srinivasa Rao, New Delhi, Indira Gandhi
National Centre for the Arts and Manohar, 2001.
18
bouddhique et indianisée, de l’île, notamment une lettre ouverte déplorant la perte
de l’art et des compétences artisanales de Kandyan, le déclin de la littérature et de
la musique cinghalaises. Il fonde, la même année, avec d’autre Européens résidant
à Ceylan, la Ceylon Social Reform Society, dont il devient président. Dans le
premier numéro d’une revue publiée par cette fondation dès 1906, un manifeste
synthétise ses buts : partant du constat que les coutumes les plus superficielles de
l’Occident ont été adoptées dans l’île, et non ses éléments de réelle valeur, et que
parallèlement ont été négligés les éléments de supériorité des civilisations
orientales, il faut encourager le renouveau des arts locaux, recréer une demande
pour les objets artisanaux afin de contrer les produits occidentaux manufacturés,
préserver les anciens monuments, encourager l’adoption ou le retour de coutumes
locales (habits, crémation, plats végétariens).23 Désormais entièrement investi dans
un travail d’étude et de répertoriage de la culture locale prémoderne,
Coomaraswamy publie en 1906 un catalogue pour une exposition d’arts et
d’artisanats, et réunit les documents pour une étude encyclopédique de l’art
cinghalais, publiée en 1908 : Mediaeval Sinhalese Art, œuvre richement illustrée, née
d’une longue expérience de terrain, et consacrée à des manifestations artistiques
tardives mais antérieures à l’arrivée des Anglais. Œuvre de préservation et
d’inventaire, Mediaeval Sinhalese Art offre également un discours « militant » et
critique : Coomaraswamy entend présenter, à travers l’exemple de l’art cinghalais,
l’image, teintée d’idéal et de nostalgie, d’une société et d’un mode de vie semblables
à ceux de l’Europe médiévale, dans lesquels l’artisanat est un lien social essentiel et
la voie de transmission vitale et cardinale de la culture et d’un art de vivre. Par là
même, Coomaraswamy dénonce la prolétarisation contemporaine des artisans, la
décadence de l’artisanat sous la pression des produits industrialisés, la réduction de
l’art à un privilège d’élite.24 Il s’inspire, dans ses prises de position et ses analyses,
des idées de William Morris (1834-1896), décorateur, poète et critique anglais, aux
idées socialistes et humanitaires, qui voyait dans le Moyen Âge un temps idéal, où
la culture populaire participait dans certains aspects aux mêmes principes et thèmes
que la culture des élites, où les objets utilitaires se rattachaient à la spiritualité de la
culture, et où l’artisan, lié à des guildes, avait une place stable et un avenir sûr et
reconnu dans la société. Soucieux comme Morris de renouer avec d’anciennes
techniques artisanales, Coomaraswamy fait imprimer son Mediaeval Sinhalese Art sur
la Kelmscott Press, avec laquelle Morris avait produit, en 1896, sa splendide édition
de Chaucer, en exécutant lui-même les lettrines et les enluminures et en illustrant
l’ouvrage par des bois gravés tirés de dessins d’Edward Burne-Jones (1833-1898).
En Angleterre, et jusqu’à son départ pour les États-Unis en 1917,
Coomaraswamy rencontre à Londres de nombreuses personnalités du monde
artistique. Il lit Nietzsche (1844-1900), William Blake (1757-1827), Walt Whitman
(1819-1892), s’intéresse à des sujets aussi divers que le statut des femmes, la
question de l’amour et du mariage, les arts et l’anti-industrialisme. Il participe à un
23 Roger Lipsey a cité ce manifeste (Coomaraswamy. His Life and Work, p. 22 et 24-25).
24 Lipsey, Coomaraswamy. His Life and Work, p. 33-39.
19
cercle culturel londonien, articulé autour d’un hebdomadaire, The New Age, publié
entre 1907 et 1922 par Alfred R. Orage (1873-1934). Coomaraswamy a des
relations avec l’architecte et philosophe Arthur J. Penty (1875-1937), auteur de
plusieurs livres et d’articles dans The New Age, et avec Eric Gill (1882-1940),
sculpteur, designer et écrivain anglais, farouche opposant au capitalisme et à
l’industrialisme, et partisan d’une conception de l’art comme « l’expression rituelle
de la religion », de l’artiste comme un prêtre, de l’art comme une collaboration de
l’homme avec la création de Dieu.25 En 1911, il a un contact épistolaire avec le
Japonais Okakura Kazuko (1863-1913), ardent défenseur de l’art traditionnel et du
patrimoine culturel japonais, auteur de plusieurs livres (notamment The Ideals of the
East, 1903 ; The Book of Tea, 1906), un temps collaborateur du musée des Beaux-
Arts de Boston pour le catalogage des œuvres orientales.26 Coomaraswamy
participe surtout au mouvement de pensée initié par John Ruskin (1819-1900) et
Morris, et poursuivi par Charles Robert Ashbee (1863-1942), membre fondateur
du mouvement Arts and Crafts. C’est d’ailleurs à Broad Campden que
Coomaraswamy s’installe en 1907, là où Ashbee avait fondé une petite classe
Ruskin, qui se développa et devint, en 1988, « The Guild and School of
Handicraft », renommée plus tard « The Campden School of Arts and Crafts ».
Cette école réunissait des artisans (menuisiers, forgerons, joailliers, artisans des
métaux et des émaux, etc.) travaillant selon des techniques pré-industrielles. Si
Coomaraswamy ne suivait guère les idées socialistes de Morris, il partageait, avec ce
dernier et avec Ashbee, leur critique foncière de l’industrialisme et du machinisme,
et leur volonté de perpétuer ou de reconstituer des foyers authentiques d’artisanat :
c’est ce mouvement que Coomaraswamy voulut initier à Ceylan, en s’inspirant
également de la restauration culturelle et nationaliste que le poète Frédéric Mistral
(1830-1914) désirait éveiller en Provence, et de la préservation du gaélique en
Irlande défendue par la Gaelic League fondée en 1893. Tout en créant une
collection personnelle d’art cinghalais (joaillerie, textiles, poteries, œuvres en métal)
et en achetant des pièces pour le Musée de Colombo, Coomaraswamy s’intéresse
également à l’art de l’Inde et publie, en 1909, The Indian Craftsman. Il propose, à la
même époque, une vision plus orientale et philosophique de l’art, à l’image
d’auteurs comme Vivekânanda (1862-1902), en se référant volontiers à Platon pour
une définition de la culture. Il manifeste déjà un intérêt conjugué pour l’art et la
religion, que concrétise aussi sa participation, en 1908, au XVth International
Oriental Congress de Copenhague et au Third International Congress for the
History of Religions de Londres.
Son intérêt pour le renouveau culturel et nationaliste ne se limite pas à
Ceylan, mais s’étend à l’Inde. Entre 1909 et 1912, Coomaraswamy y effectue de
nombreux séjours, et publie, respectivement en 1909 et 1911, deux recueils de
textes (Essays in National Idealism et Art and Swadeshi), dédiés à une revalorisation
25 Cf. Eric Gill, Autobiography, London, Jonathan Cape, 1940, p. 173-174. Gill a par ailleurs fait l’éloge
de Coomaraswamy dans son autobiographie (ibid., p. 174).
26 Cf. Lipsey, Coomaraswamy. His Life and Work, p. 130-131.
20