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L’INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE SUR LA POÉSIE ROMANTIQUE

ROUMAINE DANS LES PERSPECTIVES COMPARATISTES DE NICOLAE


APOSTOLESCU ET DE BASIL MUNTEANO

Ma démarche se propose de mettre en évidence la contribution apportée à la francophonie


par Nicolae I. Apostolescu et Basil Munteano, deux personnalités qui ont reçu relativement peu
d’attention de la part de la critique littéraire de notre pays, mais qui ont popularisé la littérature
française en Roumanie et notre littérature en France. Pour mieux souligner la place importante
que ces deux savants occupent dans le développement des relations franco-roumaines, j’ai décidé
de me concentrer sur leurs façons de percevoir l’influence que la littérature française a eue sur
notre poésie romantique. Mais, avant de commencer, je voudrais dire quelques mots sur leurs
vies et leurs activités.
Basil Munteano est né à Brăila en 1897. Il fait des études de philologie moderne à
l’Université de Bucarest et il obtient sa licence en 1920, avec l'appréciation « magna cum
laude ». Il travaille comme bibliothécaire à la Bibliothèque de l'Académie et il devient membre
de de l’École Roumaine de Fontenay-aux-Roses, dirigée par Nicolae Iorga (1923-1925). Il
soutient son doctorat ès lettres à l’Université de Bucarest et il est élu membre correspondant de
l'Académie roumaine (1939).
Après la mort de Charles Drouhet, il est nommé titulaire de la Chaire de langue et
littérature française. Parmi les étudiants avec lesquels il discute de “l’immense prestige” de la
France, se trouvent Virgil Ierunca, Theodor Cazaban, Monica Lovinescu, Sanda Stolojan, etc. En
1946, il part à Paris, pour rester définitivement en France. Il occupe la fonction de directeur
adjoint de l’École Roumaine de Fontenay-aux-Roses et il est désigné membre du Centre National
de la Recherche Scientifique.
Il publie des études de littérature comparée, mais aussi de littérature roumaine. Il
collabore avec Marcel Bataillon et, à partir de l'année 1952, il est secrétaire de rédaction de la
Revue de Littérature Comparée. En étant introduit par Hélène Vacaresco dans le monde
intellectuel parisien et en déployant une riche activité culturelle, Basil Munteano devient l’un des
plus connus et des plus appréciés hommes de lettres roumains en France et en Europe. Troublé
par la mort de cette « figure d’élite », survenue en 1972, Marcel Bataillon affirme que "peu
d'hommes se sont sentis plus enracinés (en France) que ce déraciné qui n'a jamais voulu perdre
sa nationalité roumaine".1
Malheureusement, Basil Munteano a été peu médiatisé par ses compatriotes, étant
couvert d’une certaine indifférence en Roumanie. D’ailleurs, Cristian Florin Popescu, affirme :
« Insuffisamment connu en Roumanie, oublié en France, sur Basil Munteano l’on a écrit
rarement, poliment, à la hâte et presque en chuchotant. Il semble ne pouvoir être localisé nulle
part, bien qu’il fasse sentir sa présence partout. Sa vaste œuvre en témoigne. En Roumanie, Basil
Munteano est perçu comme l’un des connaisseurs les plus autorisés et les plus profonds de la

1
Marcel Bataillon, Revue de littérature comparée, XLVI, 3, 1972, cité par Alexandru Niculescu, « 30 de ani de la
moarte: Basil Munteanu », România literară, 29, 2002, http://www.romlit.ro/basil_munteanu.
littérature française, vue en tant que expression fidèle de l’esprit gaulois. En France, Basil
Munteano est l’un des plus infatigables propagateurs de la culture et des valeurs littéraires
roumaines. Dans la communauté des comparatistes européens, Basil Munteano devrait occuper le
lieu convenu à l’un des plus dignes successeurs de Paul Hazard… Trop cartésien pour l’espace
roumain, trop sensible pour la rigueur sentimentale française, Basil Munteano représente, parmi
d’autres, une curiosité grâce à l’acribie, à la ténacité et à la passion avec lesquelles il étudie,
analyse et ranime, dans ses études solides et captivantes, des siècles de culture et de sentiment qui
sont passés depuis longtemps. »2

En ce qui concerne l’essayiste, critique et historien littéraire Nicolae I. Apostolescu, il est


né à Alexandrie en 1876. Il suit les cours de la Faculté de Philosophie et des Lettres de
l'Université de Bucarest, où l’on compte, parmi ses maîtres, B.P. Hasdeu, Titu Maiorescu, Gr.
Tocilescu, Ion Bianu, etc. En 1899, il passe sa licence en philologie et il devient enseignant au
lycée „I.C. Brătianu” de Piteşti, où il restera jusqu’à la fin de sa vie.
En 1905, il gagne une bourse d’études pour participer aux cours de « sémantique,
noématologie et littérature comparée » de l’Université de Paris, où il a comme professeurs Émile
Faguet, Antonie Thomas, Émile Picot, L. Havet et Mario Roques, qui ont formé la nouvelle
génération de l’école comparatiste française, représentée pendant l'entre-deux-guerres par Paul
Hazard, Jean Marie Carré, Paul van Thieghem, etc.
Sous la direction d'Émile Faguet, il obtient le titre de Docteur ès lettres avec la mention
très honorable avec deux thèses publiées la même année (1909) : L’Influence des romantiques
français sur la poésie roumaine et L’Ancienne versification roumaine. Il devient ainsi un des
premiers comparatistes roumains et aussi un de nos meilleurs spécialistes de la versification. De
retour en Roumanie, il continue à enseigner au lycée de Pitești et il est nommé inspecteur général
des établissements culturels du pays et conférencier de la Maison des écoles. Malheureusement,
il ne reçoit une chaire universitaire qu'en 1918, peu avant sa mort inattendue.
Apostolescu a élaboré des études de philosophie de la culture et de littérature roumaine,
universelle et comparée, mais aussi des essais de folklore et de théorie littéraire. Il a fait un
travail pionnier dans l’affirmation de la littérature roumaine sur le plan européen, en contribuant
pleinement au fleurissement de l’école roumaine de comparatisme. Sa thèse de doctorat,
L’influence3 des romantiques français sur la poésie roumaine, se trouve parmi les premiers
ouvrages roumains de littérature comparée, pouvant être considérée comme une « œuvre
d’histoire de la littérature roumaine, la première écrite dans une langue de circulation
européenne ».4

2
Cristian Florin Popescu, Basil Munteanu, contemporanul nostru : Studiu monografic, București, Muzeul Literaturii
Române, 2003, p.2.

3
Tout comme les autres comparatistes du début du XXe siècle (Pompiliu Eliade, Charles Drouhet, etc.),
Apostolescu entend en général par la recherche des influences l’étude parallèle et formelle des textes, en déterminant
leurs similitudes extérieures et en établissant leur succession chronologique. Cette approche est aujourd’hui
dépassée.
4
Ion M. Dinu: Nicolae I. Apostolescu. Omul și opera, Craiova, Scrisul românesc, 1983, p. 6
Apostolescu est un représentant du comparatisme sorbonnard5, qui est basé sur
l’historicisme et le positivisme. Il a comme précurseur Pompiliu Eliade, dont le premier ouvrage,
De l'influence française sur l'esprit public en Roumanie. Les origines. Étude sur l'état de la
société roumaine à l'époque des règnes phanariotes (1898), a été nommé « l’acte de naissance de
la littérature comparatiste roumaine »6. Eliade analyse la littérature en tant que manifestation de
l’esprit roumain qui a subi l’influence française, pendant que son deuxième étude, Histoire de
l'esprit public en Roumanie au dix-neuvième siècle, reprend le thème de son premier livre, en
montrant comment cette influence a façonné la pensée et la sensibilité de notre pays. Eliade
considère que celle-ci représente un facteur déterminant pour la culture roumaine, car, pour lui,
les deux petites provinces n’existent pas pour la civilisation avant l’influence française.
Apostolescu suit l’initiative de son précurseur lorsqu’il considère que les roumains
doivent tout à la France. Sa thèse de doctorat, L'Influence des romantiques français sur la poésie
roumaine, met en évidence l’influence déterminante des poètes de la France sur la poésie de
notre pays jusqu'à l’avant-dernière décade du XIXe siècle. Dans l’esprit de Pompiliu Eliade, il
considère que les romantiques français ont influencé la poésie roumaine dans son intégralité, car
« il n'y a pas de poète roumain - grand ou petit – qui n'ait subi ce joug d'ailleurs si agréable. »7
En décrivant la pénétration de la culture française dans les Principautés Danubiennes à la
fin du XIIIe siècle, Apostolescu affirme que celle-ci s’est produite directement, par la lecture des
ouvrages français ou indirectement par la voie des traductions. Le comparatiste roumain soutient
que ces traductions constituaient un mélange de classicisme de fin du XVIIIe siècle et de
romantisme8 et, pour illustrer cette idée, il montre comment l'Art Poétique de Boileau et des
Lamartiniennes peuvent coexister en un même volume. Pourtant, par l’intermède de ces
traductions et des imitations de la poésie française, la mélancolie de Lamartine, la tristesse de
Musset, la beauté de Chateaubriand et l'esprit frondeur de Victor Hugo séduisent toute une
génération de roumains avides de nouveauté et de liberté. Apostolescu ajoute :
La littérature et surtout la poésie roumaine suivra la marche de la littérature française,
mais elle s'arrêtera longtemps et de préférence au Romantisme, parce qu'il fut le rêve de sa
jeunesse. Et les premiers moments d'enthousiasme politique et social passés, on ne s'en tiendra
pas seulement aux idées ; on cherchera à soigner la forme et à s'approprier aussi et autant que
possible les allures des écoles dérivées du Romantisme ou aimées par celui-ci : on chantera
Ronsard et on imitera Baudelaire ou Gérard de Nerval.9

5
Aujourd’hui, on reproche à ce type de comparatisme la minimalisation du récepteur, la surestimation de l’émetteur,
la schématisation des processus d’influences, etc.
6
Ibidem, p. 66
7
Nicolae. I. Apostolescu, L’Influence des romantiques français sur la poésie roumaine, Avec une Préface de M.
Émile Faguet, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, Éditeur, 1909. p. 4.
8
Apostolescu définit le romantisme de la façon suivante:
« Le Romantisme c'est une époque, c'est 1800- 1850 environ ; et son caractère, une exubérance d'imagination et de
sensibilité. Tous ceux qui ont eu ces deux traits communs ont été dénommés romantiques, indépendamment du fait
qu'ils ont, avec cette sensibilité et cette imagination, exprimé les idées les plus différentes, les plus diverses et les
plus contraires, d'où il résulte qu'on les reconnaît bien comme ayant parentage ensemble, mais que leur œuvre à eux
tous, on ne peut pas la définir. » Ibidem, p. 12.
9
Ibidem, p. 64.
Se trouvant dans un milieu tout à fait français, car ils avaient accès à des publications qui
leur parvenaient de Paris, les roumains s'inspiraient de tous les poètes français avec les œuvres
desquels ils entraient en contact. Et ils ne pouvaient que devenir plus ou moins romantiques,
parce qu'ils connaissaient la littérature française justement au moment où elle était sous la
domination de ce courant. Pour Apostolescu, le romantisme doit avoir été si prédominant, que les
roumains n’ont pas trié les poètes français selon leur valeur, en traduisant en même temps les
grands poètes et ceux les moins importants.
En analysant la création poétique de plusieurs poètes roumains qu’il considère comme
importants pour cette période, le comparatiste mentionne Jean Heliade-Radulescu, «le père de la
littérature roumaine », qui traduit de Lamartine, Dante ou Byron et qui a pour modèles non
seulement Lamartine, Chateaubriand, Byron, Victor Hugo, Dante, Lamennais et Alphonse
Esquiros, mais aussi toute une série d'autres poètes plus ou moins connus, « dont il sut mettre à
profit les traits vraiment poétiques, en les fondant en un mélange original avec beaucoup
d'éléments personnels. »10 Bien que Heliade soit « un vrai lamartinien dans ses meilleures
poésies », il est considéré par Apostolescu comme étant un créateur de productions « vraiment
originales ».
Dans les vers de Basile Cârlova, le comparatiste roumain identifie les traces de Volney,
Lamartine, Florian, tandis que la création poétique de Grégoire Alexandrescu semble avoir subi
l'influence générale de Lamartine, de La Fontaine et de Boileau et les influences connexes de
Volney, Chénier, Sainte-Beuve et Théophile Gautier, ayant « pour maître d'un côté La Fontaine
et d'un autre Musset ».
Une place importante dans l’étude d’Apostolescu est accordée à Bolintineanu, admiré « à
cause de ses allures lamartiniennes et de son amour du passé.» Le comparatiste roumain tient à
préciser que ce poète a une culture « complètement française » et il est « très attaché aux
romantiques français », se servant assez souvent « d'une langue roumaine très francisée ». Parmi
les maîtres de celui-ci, Apostolescu identifie aussi Chénier, Victor Hugo, Gérard de Nerval,
Théophile Gautier.
Pour Apostolescu, Bolintineanu est le premier poète roumain qui se soit occupé des
rapports entre les idées ou les états affectifs et leur expression artistique dans la création
poétique. Le comparatiste considère que c’est à partir de Bolintineanu et de Negruzzi, le
traducteur des Ballades de Victor Hugo, que le romantisme français se fait ressentir très
clairement dans la littérature roumaine, « non seulement par la voie des idées, du coloris du style,
de l'harmonie de la phrase, mais aussi au point de vue rythmique, de la combinaison des vers
dans les strophes, et de la façon dont celles-ci sont présentées. »11
Apostolescu explique également le grand succès du romantisme de la France dans notre
espace culturel par sa valeur militante, par le fait qu’il s’accorde avec le besoin d’indépendance
du peuple roumain à cette époque-là.12 Le comparatiste précise que les poètes de cette période

10
Ibidem, p.77.
11
Nicolae. I. Apostolescu, L’Influence …, op. cit., p. 236.
12
De ce corolaire politique et social que ce courant comporte va aussi parler Basil Munteano, dans son Panorama de
la Littérature roumaine contemporaine.
vivent dans un milieu où prédominent les luttes politico-nationales, s’inspirant même sans le
vouloir de cette atmosphère de renaissance nationale :
Tous les poètes et tous les écrivains que nous avons passés en revue jusqu'à présent
étaient plus ou moins laudatores temporis acti, non pas parce qu'ils commençaient à vieillir, ni par
pur engouement poétique pour les temps disparus et pour la beauté, réelle ou imaginaire, de ce
qui est lointain et qu'on ne verra plus, mais à la suite d'une comparaison entre les temps glorieux
de jadis et le présent incertain et assez souvent gris. Tous montraient plutôt de la mélancolie,
plutôt de la tristesse — le ton surtout en témoigne —et presque tous laissaient voir, comme
Alexandreseu dans Anul 1840 qu'au fond de leur cœur vivait encore l'espérance, discrète, humble,
mais ayant la force des choses éternelles, d'un meilleur avenir des pays roumains.13

Un peu plus tard, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les roumains commencent
à préférer plutôt Alfred de Musset et, en général, une vision plus pessimiste en poésie.
Apostolescu observe que le courant d'idées prédominantes change de direction, car, même s’ils
chantent encore le passé, les poètes roumains n’osent plus espérer en l’avenir, en se concentrant
sur les misères du présent. Selon le comparatiste, cette tendance pessimiste de la création
poétique s'accentuera définitivement avec Eminescu, sous l'influence de Lenau et de Leopardi.
Apostolescu affirme que les influences des grands et quelquefois même des petits
romantiques de la France sur notre poésie paraissent, disparaissent et se combinent en des
productions captivantes pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, « jusqu'au moment où
Eminescu greffe, sur cette grande et ancienne influence française, une ente germanique, mais
toujours romantique. »14
Selon le comparatiste, dans les Pays Roumains, le romantisme n’a pas été un mouvement
littéraire ou une révolution des idées, mais une simple continuation de l’influence française.
Puisque dans la première moitié du XIXe siècle ce type de littérature était triomphant, on l’a
traduit, on l’a imité et on l’a adapté. En conséquence, par suite de l'absence d’une évolution
précise des formes littéraires françaises au début du xix° siècle, la poésie romantique de notre
pays est, elle aussi, variée.
Ce court passage en revue de L'Influence des romantiques français sur la poésie
roumaine serait incomplet sans mentionner la contribution d’Émile Faguet, qui tient à montrer
son admiration pour la création poétique roumaine. Dans la préface du livre d’Apostolescu,
celui-ci souligne le fait que, tout en s’inspirant des poètes français tels Chateaubriand, Lamartine,
Victor Hugo, Alfred de Musset, Gérard de Nerval, Lamennais, Michelet, etc., les poètes de la
Roumanie ont réussi à garder et à affirmer leur originalité. Car même s’ils ont emprunté à la
France les idées et les attitudes devant la nature,
« …c’est bien leur nature, leur sol, leur ciel, leur cœur et leurs amours qu’ils mettent en
vers. Leur patriotisme les sauve des dangers de l'admiration. Ils sont patriotes et ils aiment le
passé et leur passé. […] car on n'aime véritablement son pays que quand on l'aime radicalement,
c'est-à-dire dans ses racines, dans son passé lointain, dans son passé légendaire et
mystérieux. […] Tous les poètes roumains sont des élèves du Romantisme français et ils sont tous
patriotes, optimistes, altruistes, pleins d'espérance, ardents d'espérance, admirablement vaillants

13
Nicolae. I. Apostolescu, L’Influence …, op. cit., p. 237.
14
Ibidem, p. 37.
devant la vie et pour la vie, devant l'avenir et pour l'avenir. Ils ont les meilleurs sentiments du
monde et les plus beaux. »15

De ces observations précieuses sur les disponibilités créatrices du peuple roumain tiendra
compte Basil Munteano dans son introduction au Panorama de la Littérature roumaine
contemporaine, paru en 1938. En rapport avec Apostolescu, qui fait partie de la première
génération de chercheurs dans le domaine des relations littéraires franco-roumaines, Munteano
s’inscrit dans une étape plus évoluée de ce type de recherche, dans laquelle, en ce qui concerne la
littérature roumaine, sont analysées aussi les influences slavonnes et byzantines des textes ou les
sources italiennes, allemandes et anglaises des œuvres.
Dans cette période, on a déjà abandonné l’idée de la France comme centre irradiant
unique, sans diminuer le rôle privilégié de celle-ci dans le développement de notre littérature.
Selon Munteano, le romantisme roumain, avec ses nostalgies et ses tristesses, représente le
résultat du mélange des influences françaises, allemandes et anglaises, qui réunit « les délicates
effluves lamartiniennes avec les âpres souffrances wertheriennes et les noirs désespoirs de
Young et Byron. »16
Selon le comparatiste, les grandes littératures comme celle française traversent de lentes
étapes organiques qui leur permettent de développer des valeurs vérifiées par le temps. Au
contraire, tard venue à la culture européenne, la littérature roumaine, qui n’a pas de direction
littéraire précise se dégageant de discussions théoriques, offre un spectacle où les époques et les
courants se bousculent.
À son tour, Munteano est impressionné par l’ardeur avec laquelle les écrivains roumains
de la première moitié du XIXe siècle traduisent n’importe quelle œuvre dans le but de se mettre
au courant avec ce qui se passe en Occident. Mais la conséquence de cette hâte a été, selon lui
aussi, l’introduction dans la culture roumaine d’une pléthore d’œuvres de valeurs inégales,
appartenant à divers courants et à différentes époques. En quelques décennies, les roumains
s’efforcent de récupérer plusieurs siècles de littérature européenne, et c’est pour cela que les
classiques Boileau, Racine et Molière peuvent voisiner avec les romantiques Lamartine, Byron
ou Goethe. Ce qui manque à notre littérature pendant cette période semble être une conception
esthétique qui l‘aide à trouver ses orientations, ses idéaux, ses attitudes.
Les poètes roumains sont ainsi forcés de créer, malgré le temps et les circonstances, des
valeurs qui puissent répondre aux exigences locales. Pour cette raison, les ouvres originelles nées
à cette époque sont difficiles à caractériser. Munteano peut pourtant identifier un romantisme
roumain développé en marge de celui européen et une sensibilité qui contient les thèmes
spécifiques du lyrisme romantique européen :
Classicisme et romantisme, ce sont des notions toutes faites, pour lesquelles on ne se
passionne guère et qui demeurent sans prise sur le fond des choses. Et il est fréquent de voir des
influences classiques et romantiques s'enchevêtrant au sein d'un même poème, où Boileau,
Florian, Gessner, Lamartine et Byron consentent aux voisinages les plus inattendus. Aucun des
lyriques roumains de l'époque n'aura échappé à cette confusion, que l'on voit s'épanouir dans
l'œuvre de Georges ASAKI (1788-1869) et d' Ion ELIADE-RADULESCO (1802-1872),

15
Ibidem, p. xj- xiij.
16
Basil Munteanu, « Literatura românească în perspectivă europeană », Transilvania, 73, 6, 1942, p. 426.
esprits universels, hommes à la fois d'action et de pensée; dans celle d’un Ion VACARESCO
(1792-1863), représentant d'une grande famille dont la France accueille si chaudement
aujourd’hui l’illustre descendante, Mlle Hélène Vacaresco; dans celle d'un Basile CARLOVA
(1808-1831) et d'un Grégoire ALEXANDRESCO (1812-1885); chez les chantres éplorés du
« mal du siècle », les Sihleano, Nicoleano, Déparatiano, Bolintineano...

Grâce à ces poètes et malgré leurs incertitudes, le romantisme européen comporte une
annexe moldo-valaque. Young, Byron, Goethe de Werther, Lamartine et Hugo, prêtent à la
littérature roumaine, à partir de 1825, une atmosphère, des moyens et des thèmes. Dans l'âme
roumaine s'insinuent alors des doutes et des problèmes nouveaux, et l'existence lui apparaît sous
les couleurs pessimistes du temps, l'incitant à la révolte et aux larmes. Elle s'ouvre aux sensations
musicales et pittoresques, devient sensible au charme de la solitude, du souvenir, de la
contemplation. Le style s’essaie à suivre le mouvement, se complique d'images, d'antithèses, de
nuances inédites.17

Cette effervescence représente un apprentissage de la langue et du vers, qui doivent


s’adapter à des modèles extrêmement variés pour être capables d’exprimer des sensations et des
idées qui n’ont pas encore été rendues en roumain. Mais elle est aussi un apprentissage des
facultés poétiques, car la jeune poésie roumaine doit apprendre à imaginer, à méditer, à rêver,
pour pouvoir vivre intimement toute la gamme des possibilités du cœur humain.
Mais bien que les roumains s’enrichissent de ces éléments, une littérature originelle
demande encore quelque chose d’essentiel – une vision personnelle, et nos poètes ont compris
que cette extension européenne de leur esprit devait aller en parallèle avec une descente dans les
profondeurs de la spiritualité locale. En comprenant que tout progrès est vain s’il ne surgit pas de
l'âme même du pays, les poètes roumains commencent à la chercher dans le passé, dans le
présent, dans le paysan. Ils prennent conscience de la double orientation de leur peuple : vers
l'Occident et vers les profondeurs de l'instinct ethnique. Car seulement en acquérant les
particularités d’une personnalité originelle, la poésie roumaine peut s’imposer à la littérature
européenne. Pour Munteano, le grand mérite de l'œuvre poétique d'un Eliade Radulesco, d'un
Alexandresco ou d'un Alecsandri est donné par la synthèse qu'ils ont opérée entre les données du
romantisme européen et celles de leur pays.
C’est pour cela que, dans l’étude La littérature roumaine en perspective européenne, en
parlant de la poésie moderne, le savant considère que la vision originelle que notre littérature doit
apporter à l’Occident doit être constituée par le retour aux antinomies substantielles extraites de
l’âme même du peuple roumain. Il affirme que sur l’écran de « l’autochtonisme européen
roumain » se remarquent deux orientations importantes. La première, rationnelle et sereine, est
représentée par Vasile Alecsandri, pendant que l’autre, de facture spirituelle et métaphysique,
est donnée par le grand lyrique et idéologue Mihai Eminescu :
D’une part, une littérature baignée par la lumière solaire ; d’autre part, la lumière lunaire,
propice au jeu caché et fluide de l’idée et du mystère. D’une part, l’homme social et
psychologique, d’autre part, l’homme solitaire et métaphasique. Tout est plastique pour

17
Basil Munteanu, Panorama de la littérature roumaine contemporaine, Paris, Editions du Sagittaire, 1938, p. 24-
25.
Alecsandri et sa descendance spirituelle ; tout devient musique, extérieure ou intérieure, pour
Eminescu et la tradition qu’il représente.18

Dans l’orientation d’Alecsandri, qui s’est formée dans l’atmosphère française,


s’inscrivent Alexandru Macedonski, Ion Minulescu, Ion Pillat et, dans une certaine mesure, V.
Voiculescu, tandis que dans la filiation d’Eminescu, de facture allemande, se situent George
Bacovia, Al. Philippide, Adrian Maniu et Demostene Botez. La synthèse de ces deux familles
lyriques, qui expriment les tendances contraires d’une âme « dont le contenu ne pourrait pas être
satisfait par une seule conception », serait représentée par Lucian Blaga, Nichifor Crainic et
Tudor Arghezi. Pourtant, Munteano affirme que ces influences ne sont pas décisives pour la
poésie roumaine, car il considère qu’il serait absurde de parler de la fascinante création poétique
d’après-guerre comme d’une simple annexe du lyrisme français ou allemand.
Nicolae Apostolescu et Basile Munteano ont été non seulement les plus grands
admirateurs de la culture française, mais aussi des patriotes extraordinaires qui ont fait des
efforts soutenus pour faire connaitre la culture roumaine en Europe, pour synchroniser notre
littérature avec celle européenne. Chacun d’eux marque une étape distincte dans le comparatisme
roumain et dans le développement des relations franco-roumaines, tandis que leurs œuvres
fondamentales, L’Influence des romantiques français sur la poésie roumaine et le Panorama de
la Littérature roumaine contemporaine représentent encore aujourd’hui, pour beaucoup de
chercheurs, les plus connues histoires littéraires de la littérature roumaine en étranger.

18
Basil Munteanu, « Literatura românească… », op. cit., p. 438.
Références bibliographiques :
Alexandru Dima, Principii de literatură comparată, București, Editura pentru literatură,
1962.
Alexandru Niculescu, « 30 de ani de la moarte: Basil Munteanu », România literară, 29,
2002, http://www.romlit.ro/basil_munteanu.
Aurel Sasu, Dicționarul biografic al literaturii române, vol. I-II, Pitești, Paralela 45,
2006.
Basil Munteanu, « Literatura românească în perspectivă europeană », Transilvania, 73, 6,
1942, p. 417-430.

Basil Munteanu, Panorama de la littérature roumaine contemporaine, Paris, Editions du


Sagittaire, 1938.

Cristian Florin Popescu, Basil Munteanu, contemporanul nostru : Studiu monografic,


București, Muzeul Literaturii Române, 2003

Ion M. Dinu: Nicolae I. Apostolescu. Omul și opera, Craiova, Scrisul românesc, 1983

Nicolae. I. Apostolescu, L’Influence des romantiques français sur la poésie roumaine,


Avec une Préface de M. Émile Faguet, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, Éditeur,
1909.
Nicolae. I. Apostolescu, Studii şi portrete literare, Ediţie îngrijită şi prefaţă de Ion M.
Dinu, Cluj-Napoca, Dacia, 1983.
Paul Cornea, Originile romantismului românesc – Momente și sinteze, București,
Minerva, 1972.
Paul Van Tieghem, Literatură comparată, traducere și prefață de Al. Dima, București,
Editura pentru literatură universală, 1966.
Pompiliu Eliade, Influența franceză asupra spiritului public în România – Originile.
Studiu asupra stării societății românești în vremea domniilor fanariote. București, Editura
Univers, 1982.

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