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ELIADE
(Revue Question De. No 16 : La fin du monde. Janvier-Février 1977)
Les premiers explorateurs ont traversé l'Océan à la recherche d'un Paradis terrestre
Christophe Colomb était sûr d'être arrivé aux portes du Paradis terrestre. Il croyait que les
ruisseaux d'eau fraîche qu'il rencontrait dans le golfe de Paria venaient des quatre fleuves
du Jardin de l'Éden. La recherche du Paradis terrestre n'était pas pour lui une chimère. Le
grand navigateur accordait à cette découverte géographique une signification
eschatologique. Le Nouveau Monde représentait plus qu'un nouveau continent à
évangéliser.
C'est dans cette atmosphère messianique et apocalyptique qu'eurent lieu les expéditions
transocéaniques et les découvertes géographiques qui ébranlèrent et changèrent
radicalement l'Europe occidentale. Dans toute l'Europe, les gens croyaient à une
régénération imminente du monde, même si les causes et les raisons en étaient multiples
et souvent contradictoires.
Les premiers colons avaient conscience de jouer un rôle important dans l'histoire du
Salut
La colonisation des deux Amériques commença sous un signe eschatologique : les gens
croyaient que le temps était venu de renouveler le monde chrétien et que le véritable
renouveau était le retour au Paradis terrestre ou, au moins, le recommencement de
l'Histoire sainte, la répétition des événements prodigieux relatés dans la Bible.
C'est pour cette raison que la littérature de cette époque, ainsi que les sermons, les
Mémoires et la correspondance abondent en allusions eschatologiques et paradisiaques.
Aux yeux des Anglais, par exemple, la colonisation de l'Amérique ne fait que prolonger et
perfectionner une Histoire sainte qui a commencé à la Réforme. En fait, la poussée des
pionniers vers l'ouest continuait la marche triomphale de la Sagesse et de la Vraie
Religion de l'Orient vers l'Occident. Depuis quelque temps déjà, les théologiens
protestants avaient tendance à identifier l'Occident au progrès spirituel et moral. Certains
théologiens avaient transféré l'arche d'alliance d'Abraham chez les Anglais. Comme l'écrit
le théologien anglican William Crashaw, « le Dieu d'Israël est... le Dieu de l'Angleterre ».
En 1583, Sir Humphrey Gilbert affirmait que si l'Angleterre avait conquis « des territoires
vastes et agréables », c'était sans aucun doute grâce au fait que la parole de Dieu, c'est-à-
dire la religion, née en Orient, avait peu à peu gagné l'Occident où, ajoutait-il, « il y a de
fortes chances qu'elle s'arrête ».
L'Amérique, identifiée au Paradis terrestre, a été choisie entre toutes les nations
pour préparer la seconde venue du Christ
Plus que toute autre nation moderne, les États-Unis étaient le produit de la Réforme
protestante à la recherche d'un Paradis terrestre où la réforme de l'Église devait être menée
à bien. Le lien entre la Réforme et le rétablissement du Paradis terrestre a frappé un très
grand nombre d'auteurs, de Heinrich Bullinger à Charles Dumoulin. Pour ces théologiens,
la Réforme a accéléré la venue de l'âge de la béatitude paradisiaque.
Le paradis américain
George Alsop présente le Maryland comme le seul endroit qui paraît être le « Paradis
terrestre ». Ses arbres, ses plantes, ses fruits, ses fleurs, écrit-il, parlent en « hiéroglyphes
de notre situation paradisiaque ou primitive ».
Mais les pionniers faisaient aussi l'expérience du millénarisme. Aux yeux de nombreux
nouveaux immigrants, le Nouveau Monde était un désert hanté par des êtres démoniaques
: leur exaltation eschatologique n'en était pas pour autant diminuée, car on leur disait dans
les sermons que leurs misères présentes n'étaient qu'une épreuve morale et spirituelle
avant d'entrer dans le Paradis terrestre qui leur avait été promis. Les pionniers pensaient se
trouver dans la situation des Israélites après le passage de la mer Rouge, de même que leur
vie en Angleterre et en Europe avait été, estimaient-ils, une sorte d'esclavage égyptien.
Après la terrible épreuve du désert, ils entreraient dans Canaan. Comme l'écrivait Cotton
Mather, « le pays sauvage » que nous traversons en direction de la Terre promise est »
partout empli de farouches serpents volants ».
Mais, plus tard, une autre idée germa : la Nouvelle Jérusalem serait en partie le produit du
travail humain. Jonathan Edwards (1703-1758) pensait que c'est par le travail que la
Nouvelle-Angleterre serait transformée en une sorte de « Paradis sur terre ».
Nous voyons ainsi comment le millénarisme des pionniers aboutit peu à peu à l'idée de
progrès. La première étape consista à effectuer un rapprochement entre le paradis et les
ressources terrestres du Nouveau Monde. A l'étape suivante, la tension eschatologique fut
réduite par l'omission de la période de décadence et de misère qui était supposée précéder
les « Derniers jours », et c'est ainsi qu'on en arriva finalement à l'idée d'une amélioration
progressive et constante.
A une certaine époque, la littérature coloniale anglaise fut envahie par une véritable
obsession : l'invasion de l'Amérique par l'Antéchrist qui menaçait de ruiner tout espoir
d'un triomphe glorieux du Christ. Pour John Winthrop1, le premier devoir de la Nouvelle-
Angleterre était de « dresser un rempart à l'encontre du royaume de l'Antéchrist que les
jésuites étaient sur le point d'établir dans ces régions ». D'autres auteurs affirmaient que le
Nouveau Monde était un vrai paradis avant L'arrivée des catholiques.
Certes, la rivalité entre les puissances européennes pour la domination des empires
américains était essentiellement d'ordre économique, mais elle était exacerbée par une
eschatologie presque manichéenne : tout semblait se réduire à un conflit entre Dieu et le
Mal. Les écrivains coloniaux parlaient de la menace que faisaient peser les Français et les
Espagnols sur les colonies anglaises comme d'une « nouvelle captivité babylonienne » ou
d'un « esclavage égyptien ». Français et Espagnols étaient des tyrans au service de
l'Antéchrist. L'Europe catholique était dépeinte comme un monde déchu, un Enfer, face au
Paradis du Nouveau Monde. On disait « le Ciel ou l'Europe » pour « le Ciel ou l'Enfer ».
Les épreuves des pionniers dans le désert américain avaient pour principal objectif la
rédemption des péchés charnels de l'homme du vieux monde païen.
Tant que le conflit entre le Bien et le Mal fut, aux yeux des colons, concrétisé par la lutte
entre le protestantisme et le catholicisme, l'Angleterre resta à l'abri des attaques. Mais
après 1640, une certaine tension se fit jour entre les colons et la mère patrie. La Réforme
anglaise parut aux yeux des perfectionnistes des colonies comme une réforme imparfaite.
Pis même, les pratiques religieuses anglaises furent considérées comme l'œuvre de
l'Antéchrist. Dans l'imagerie coloniale apocalyptique, l'Angleterre remplaça Rome. Cette
substitution eut une conséquence immédiate : les colons — en tant que peuple élu —
commencèrent à croire que leur mission dans le désert n'était pas seulement la
continuation d'une activité religieuse traditionnelle, mais aussi quelque chose
d'entièrement nouveau. Dans l'espoir d'une renaissance loin de l'enfer européen, ils
estimèrent qu'il leur revenait d'inaugurer l'étape ultime de l'Histoire. En 1647, John Eliot,
apôtre des Indiens, annonçait l'« aube de l'Évangile... en Nouvelle-Angleterre ».
Ce genre de langage montre à quel point la rupture avec le passé européen était profonde.
Et il faut insister sur le fait que cette rupture avait eu lieu bien avant la Révolution et
l'Indépendance américaines. En 1646, la Nouvelle-Angleterre se considérait comme un
État libre et non comme une « colonie ou compagnie de l'Angleterre ». Cette prise de
conscience de L'autonomie eut d'abord des motifs d'ordre religieux. Cotton Mather
attendait en Nouvelle-Angleterre le retour aux premiers âges du christianisme. « En
1
J. Winthrop : avocat qui organisa en 1629 une association pour l'émigration en Nouvelle-
Angleterre. Premier gouverneur du Massachussetts où il établit une théocratie puritaine.
résumé, écrit-il, le premier âge était l'Age d'or ; pour y revenir, l'homme redeviendra
protestant et, j'ajouterai, puritain. » Ce retour à l'Age d'or du christianisme devait
s'accompagner d'une transfiguration de la Terre. Comme le déclarait Increase Mather, la
restauration de l'Église primitive transformerait la Terre en paradis.
La rupture avec l'Angleterre et le passé européen fut d'autant plus marquée que les
pionniers prônèrent le retour aux vertus de l'Église primitive pour se préparer au
millénium. Pour les puritains, la première vertu chrétienne était la simplicité ;
l'intelligence, la culture, les connaissances, les bonnes manières et le luxe n'étaient que
l'œuvre du démon. John Cotton écrivait : « Plus vous êtes intelligent et cultivé, plus vous
êtes prêt à travailler pour Satan. » Le complexe de supériorité des pionniers et des
missionnaires se formait déjà. Ce retour au christianisme primitif, qui était censé restaurer
le paradis sur terre, impliquait un certain mépris pour l'érudition des jésuites, ainsi qu'une
critique de l'aristocratie anglaise, cultivée, élégante, sophistiquée, accoutumée à la
puissance et à l'autorité. L'extravagance ou le luxe dans l'habillement devinrent le péché
par excellence du « gentleman ». Dans son ouvrage Simple Cobbler of Aggawam (Simple
savetier d'Aggawam) [1647], Nathanael Ward opposait la vie simple et la supériorité
morale des colons aux mœurs corrompues des Anglais et tirait de cette comparaison la
preuve des progrès accomplis vers l'état paradisiaque de l'Église primitive.
L'« American way of life », le culte du progrès et de la jeunesse ont des origines
religieuses
1
Charles L. Sanford : The Quest for Paradise (Urbano, Ill., 1961).
Mais, comme nous l'avons déjà souligné, le millénarisme eschatologique et l'attente du
Paradis terrestre furent finalement assujettis à une sécularisation radicale. Le mythe du
progrès ainsi que le culte de la nouveauté et de la jeunesse en sont des conséquences
particulièrement remarquables.
Nouvelle-Angleterre, New York, New Haven — tous ces noms expriment non seulement
la nostalgie du pays natal que l'on a quitté, mais surtout l'espoir que sur ces nouvelles
terres et dans ces nouvelles cités la vie offrira de nouvelles dimensions. L'espoir de
renaître à une nouvelle vie — et l'attente d'un futur non seulement meilleur mais
paradisiaque — se retrouve aussi dans le culte américain de la jeunesse. Depuis l'ère
industrielle, les Américains ont, selon Charles L. Sanford, de plus en plus recherché leur
innocence perdue dans leurs enfants. Ce même auteur pense que l'exaltation de tout ce qui
est nouveau, qui suivit la marche des pionniers vers le Far West, a fortifié l'individualisme
par rapport à l'autorité, mais a aussi contribué au manque de respect des Américains vis-à-
vis de l'histoire et de la tradition.
On pourrait continuer l'analyse en montrant que la longue résistance des élites américaines
à l'industrialisation du pays et leur exaltation des vertus agricoles peuvent s'expliquer par
cette même nostalgie du Paradis terrestre. Même après le triomphe général de
l'urbanisation et de l'industrialisation, les images et les clichés chers aux pionniers
gardèrent longtemps leur prestige. C'est afin de prouver que l'urbanisation et
l'industrialisation n'impliquaient pas nécessairement (comme en Europe) le vice, la
pauvreté et la corruption des mœurs que les propriétaires des usines ont multiplié leurs
activités philanthropiques, construisant des églises, des écoles et des hôpitaux. Il fallait à
tout prix démontrer que la technologie et l'industrie, loin de menacer les valeurs
spirituelles et religieuses, contribuaient à leur triomphe. Un livre paru en 1842 portait le
titre le Paradis à la portée de tous les hommes, grâce à la nature et aux machines. Et cette
nostalgie du Paradis, ce désir de retrouver la « Nature » de leurs ancêtres expliquent en
partie la tendance contemporaine à quitter les métropoles pour chercher refuge dans les
faubourgs — banlieues luxueuses et tranquilles aménagées avec le plus grand soin en
paysages paradisiaques.