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14 août 2005

Omar Bendourou : «Il faut une réforme globale du Code des libertés publiques» (Le Matin)

Entretien avec le grand spécialiste des droits de l'Homme

Le professeur de droit public fait le bilan des droits de l'Homme au sein de notre pays et trace la courbe
historique que les libertés privées ont connue à travers l'histoire actuelle du Maroc

Le Matin : Dans votre livre, « Libertés publiques et Etat de droit au Maroc », vous tentez d'analyser le
code des libertés publiques. Que pouvez-vous nous en dire ?

Omar Bendourou : La législation relative aux libertés publiques a connu des fluctuations justifiées par
des considérations sécuritaires. Si les années 1957-1958 constituent une date cruciale dans la mesure
où elles coïncident avec la promulgation des dahirs relatifs au Code des libertés publiques (liberté
syndicale, liberté d'association, de presse et de rassemblements publics), les amendements dont ce
code a fait l'objet plus tard en 1973 ont constitué un net recul quant aux garanties des droits et des
libertés : des restrictions sensibles à l'exercice des libertés ont été introduites et l'administration a été
dotée d'un large pouvoir d'appréciation pour suspendre ou interdire leur exercice.

Les amendements de 1973 ont fait entorse à l'Etat de droit qui implique que le contrôle de l'exercice
des libertés ne peut se faire que par voie judiciaire. Toutefois, en 2002, les projets gouvernementaux
relatifs au Code des libertés publiques (adoptés par le Parlement) ont eu pour objectif de remédier aux
insuffisances des garanties relatives à ces libertés en tentant de les rapprocher de la version initiale
des textes de 1958.

Bien que ces amendements constituent un progrès par rapport à l'ancien texte, ils se situent
néanmoins en deçà des standards internationaux puisque plusieurs dispositions de ce code demeurent
restrictives des libertés et se trouvent en contradiction avec le droit international des droits de
l'homme, qui fait pourtant partie de l'ordonnancement constitutionnel marocain. D'où la nécessité
d'entreprendre une réforme globale du code qui correspond à l'évolution que connaît le pays et qui
permet de nous prémunir contre les violations graves des droits de l'homme sur lesquels plusieurs
organisations nationales officielles et de la société civile se penchent actuellement.

Votre étude est plutôt comparative avec d'autres pays du monde et ceux du Maghreb. Quelle
conclusion en tirez-vous ?

La législation marocaine est moins restrictive que celle actuellement en vigueur dans certains pays du
Maghreb, mais demeure largement en retrait par rapport aux lois régissant les libertés dans les
démocraties modernes et, dans certains cas, comme je l'ai dit tout à l'heure, en contradiction avec les
conventions internationales, notamment avec le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques.

Le projet de loi relatif aux partis politiques qui vient d'être déposé auprès de la Chambre des
représentants, s'il est adopté dans sa version actuelle, constituera un recul par rapport à la loi relative
à la liberté d'association et sera en contradiction avec le droit international des droits de l'Homme. Il
est curieux de constater que ce projet de loi s'inspire de l'actuelle loi algérienne sur les partis politiques
qui comporte de nombreuses restrictions et qui a été critiquée à l'époque par les défenseurs des droits
de l'Homme. Le projet de loi actuel est encore plus restrictif que la loi algérienne, ce qui nous conduit
à nous interroger sur les intentions réelles des auteurs de ce projet.
On a certes avancé des arguments tels que la nécessité de parvenir à une recomposition du champ
politique, de limiter la prolifération des partis politiques et d'instaurer des règles relatives à la
démocratie interne et à la transparence financière. Il faut préciser que le bipartisme ou la
bipolarisation de la vie politique ne sont pas tributaires d'une loi relative aux partis politiques, mais
d'autres facteurs tels le mode de scrutin, la culture politique propre à chaque pays et la volonté des
citoyens. La diversité des partis politiques est en fait le reflet de la différence qui existe au sein de
l'opinion publique et qui est le corollaire à la démocratie pluraliste. Il faut espérer que les
parlementaires fassent preuve de courage pour défendre le pluralisme et ne pas laisser passer des lois
restrictives des libertés comme jadis.

Quelle place occupe les libertés publiques dans le régime politique marocain?

Les libertés occupent une place secondaire dans la Constitution marocaine. Même si la Constitution
de 1992 a affirmé l'attachement du Maroc aux droits de l'Homme tels qu'ils sont universellement
reconnus, les libertés ne sont pas détaillées dans la loi suprême du pays contrairement à ce qui existe
dans de nombreuses démocraties modernes.

Or, en raison des violations graves des droits de l'Homme perpétrées dans le passé et qui continuent
de l'être aujourd'hui encore, il est indispensable de repenser les libertés et de les détailler dans la
Constitution pour leur donner une meilleure protection aussi bien vis-à-vis du pouvoir exécutif que du
pouvoir législatif, ce qui implique une réforme substantielle du pouvoir judiciaire pour qu'il puisse
assumer cette protection efficacement et en toute indépendance.

Les droits et les libertés ont connu des changements à travers l'histoire. Pouvez-vous nous tracer une
courbe de nos droits et libertés à travers les deux dernières Monarchies ?

Sous le Roi Hassan II, la législation sur les libertés publiques a connu une évolution en dents de scie.
Mais, le Maroc a pris une nouvelle orientation dès la fin des années 80. Le régime de l'époque s'est
rendu compte de la place des libertés dans un pays et de l'importance de leur respect et leur protection
dans les relations inter-étatiques, notamment avec les pays démocratiques pourvoyeurs de fonds et
avec les institutions internationales.

C'est ainsi que le Conseil consultatif des droits de l'homme a été créé et qu'une nouvelle Constitution
élargissant les libertés a vu le jour. Il s'agit de la Constitution de 1992 qui a également prévu une
juridiction constitutionnelle chargée de protéger, entre autres, les droits et libertés. Une commission
chargée d'indemniser les victimes des violations des droits de l'homme a été constituée, une ouverture
politique a été concrétisée par la formation du gouvernement d'alternance dans lequel les anciens
partis de l'opposition se sont vus confier certains postes ministériels clés, et surtout le responsable du
principal parti de l'opposition de gauche l'USFP a été chargé de diriger ce gouvernement.

Au moment où cette ouverture devait se traduire par le renforcement des libertés et de la transition
politique, le décès du Roi Hassan II est intervenu et la succession du Roi Mohammed VI s'en est suivie.

Il est certain que le nouveau règne a été inauguré par des actes hautement symboliques : le
rétablissement de Abraham Serfaty dans ses droits pleins et entiers en tant que citoyen marocain qui
s'est même vu confier la charge de conseiller auprès de l'Office national de recherches et
d'exploitations pétrolières, la levée de l'assignation à résidence de Cheikh Abdesslam Yassine, la
préparation des conditions favorables pour le retour de la famille Ben Barka… Le nouveau Roi a
reconnu les cas de disparitions forcées, de torture et d'arrestations arbitraires, ce qui a permis la
constitution de l'Instance équité et réconciliation…

En dépit des efforts entrepris, les libertés souffrent d'insuffisances liées aux garanties de leur
protection. L'IER a une mission limitée, ce qui n'a pas manqué de susciter des critiques à son égard, les
notions vagues et imprécises prédominent dans les textes, ce qui laisse la voie ouverte tant à
l'administration qu'à la justice de les interpréter dans un sens restrictif. La loi relative à la lutte contre
le terrorisme est venue amplifier le manque de garanties…

Quel est le rôle de la religion dans cette évolution ? Quel est son impact -négatif ou positif- sur
l'engagement du Maroc à respecter les droits de l'Homme, tels qu'ils sont universellement reconnus ?

Les interprétations de la religion et des pratiques religieuses ont été, dans certains cas, sources de
violations des droits de l'Homme. Les lois relatives aux libertés publiques prévoient des dispositions
assez vagues qui permettent des sanctions sévères à l'égard des personnes physiques ou morales qui
portent atteinte à la religion islamique. Par ailleurs, certains groupes ou personnes professant une
religion autre que les trois religions révélées ont été condamnés, d'autres ayant abandonné l'Islam
pour une autre religion ont été inquiétés… Ces pratiques comme les restrictions légales mentionnées
précédemment paraissent en contradiction avec la Charte internationale des droits de l'Homme.

D'ailleurs, les cinq Constitutions qu'a connues le Maroc ont toutes reconnu la liberté religieuse. Si
l'article 6 énonce que l'Islam est la religion de l'Etat, il garantit néanmoins le libre exercice des cultes.
En outre, le Maroc qui adhère au droit international des droits de l'homme depuis la Constitution de
1992 est tenu de respecter la liberté religieuse.

En effet, la Déclaration universelle des droits de l'homme dispose dans son article 18 que: «Toute
personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule
ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et
l'accomplissement des rites ».

Par ailleurs, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Maroc en 1979,
réaffirme ce droit dans son article 18 : «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion ; ce droit implique la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son
choix ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun,
tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement
».

La liberté religieuse constitue donc l'un des fondements de l'Etat de droit. Aujourd'hui, la religion est
instrumentalisée tant du point de vue politique que social pour restreindre davantage les libertés.

Mohamed al-Guerbouzi, l'islamiste britannique d'origine marocaine présenté par la presse britannique
comme l'un des cerveaux des attentats de Londres, a demandé qu'on lui retire la nationalité
marocaine. Est-ce qu'un citoyen marocain a le droit de formuler une telle demande quand il a des
démêlés avec la justice de son pays ?
La poursuite des personnes pour actes de terrorisme ne dépend pas de leur nationalité mais des faits
qui leur sont reprochés.

Il est vrai que le Maroc a demandé l'extradition de M. Al-Guerbouzi. Mais, les pays européens qui ont
adhéré à la Convention européenne des droits de l'homme et qui ont aboli la peine de mort n'extradent
pas en principe les étrangers, encore moins leurs nationaux, vers les Etats qui appliquent encore la
peine capitale ou qui sont connus pour certaines pratiques contraires aux droits de l'Homme.

Repère

Omar Bendourou est Docteur d'Etat en droit. Assistant à la Faculté de droit de Genève en droit public
général et en droit constitutionnel comparé et Maître de conférences à la Faculté de droit d'Oujda,
il est depuis 1995 Professeur de l'enseignement supérieur à la Faculté de droit de Rabat-Souissi où il
assure les cours sur le Droit constitutionnel, Libertés publiques.

http://peinedemortaumaroc.over-blog.com/article-710145.html

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